Title: Les Dernières Années du Marquis et de la Marquise de Bombelles
Author: comte Maurice Fleury
Release date: February 28, 2014 [eBook #45036]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by The Internet Archive/Canadian Libraries)
Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Carrier à Nantes, 2e édition, Plon, 1897.
Louis XV intime et les Petites Maîtresses, 3e édition, Plon, 1899.
Souvenirs de Delaunay (de la Comédie-Française), 3e édition, Calmann-Lévy, 1902.
Le Palais de Saint-Cloud, in-4o illustré (couronné par l'Académie française), Laurens, 1902.
La France et la Russie en 1870, d'après les papiers du général comte Fleury, Émile-Paul, 1902.
Fantômes et Silhouettes (portraits du XVIIIe siècle), 3e édition, Émile-Paul, 1903.
Les Drames de l'Histoire: Mesdames de France, Mme de la Valette, Gaspard Hauser, 2e édition, Hachette, 1905.
Angélique de Mackau, marquise de Bombelles, et la Cour de Madame Élisabeth, 3e édition, Émile-Paul, 1905.
PUBLICATIONS
Souvenirs de la comtesse de Montholon, Émile-Paul, 1901.
Souvenirs du Congrès de Vienne, par le comte de la Garde-Chambonas, Émile-Paul, 1903.
Bonaparte en Égypte, notes du capitaine Thurman, Émile-Paul, 1902.
Souvenirs du général marquis d'Hautpoul sur la Révolution et l'Empire, Émile-Paul, 1905.
Souvenirs du caporal Wagré (les prisonniers de Cabréra).
Souvenirs de Jouslin de la Salle.
Héliog. Dujardin.
LE MARQUIS DE BOMBELLES
(D'après une miniature appartenant à M. le comte de Régis)
Comte FLEURY
LES DERNIÈRES ANNÉES
DU
MARQUIS ET DE LA MARQUISE
DE BOMBELLES
D'APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS
Ouvrage orné d'un portrait en héliogravure
PARIS
ÉMILE-PAUL, ÉDITEUR
100, rue du Faubourg-Saint-Honoré, 100
Place Beauvau
1906
Tous droits réservés
CHAPITRE PREMIER
1788
Les Bombelles à Versailles.—Journal du marquis.—Mlle de Matignon et l'hôtel de la Vaupalière.—Chez le comte de Montmorin.—M. de Malesherbes et les Loménie de Brienne.—Refus définitif de se marier de Mlle de Rohan-Rochefort.—Le château de Meudon.—Nouvelles extérieures.—La Reine et la duchesse de Polignac.—Nouvelles politiques.—Effervescence des provinces.—Les gentilshommes bretons.—Départ du baron de Breteuil.—Le maréchal de Vaux en Dauphiné.
Dans une précédente étude [1], nous avons laissé le marquis et la marquise de Bombelles à Lisbonne et sur le point de regagner la France. Angélique est partie la première avec ses enfants. Au milieu de mai 1788, les affaires de l'ambassade terminées, le marquis investi d'un congé se mettait en route pour Versailles, avec sa sœur de Travanet, et après une traversée sans incidents notables il débarquait aux Sables-d'Olonne. 2 De là la route est encore longue... Il faut s'arrêter à Niort, à Poitiers, où les officiers leur font fête, à Tours et à Blois, que le marquis visite avec conscience. Il aime à décrire dans son Journal [2], le «Jardin de la France»; la «Pagode» de Chanteloup, souvenir élevé par Choiseul à ses amis fidèles, que le duc de Penthièvre, nouveau propriétaire du domaine, a tenu à conserver; le château de Blois, dont l'ancien gouverneur, le comte de Breteuil, lui fait les honneurs avant qu'il ne soit métamorphosé en caserne. A Orléans, l'intendant, M. de Chevilly, est venu dîner avec eux, ce qui fait un petit événement, mais les voyageurs ont hâte de terminer leur voyage. Aussi, à Angerville, dernière couchée, maudissent-ils la comtesse de Bourbon-Busset qui arrive des eaux, veut absolument les voir et les retarde considérablement.
Ils arrivent, le 30, à la dernière étape. A deux postes d'Angerville, une bande de roue manque,... un orage à essuyer... Enfin, les voilà à Versailles, dans la maison retenue près de la porte du Dragon. Grands épanchements de famille. Femme et enfants d'abord; avec quelle joie le marquis les revoit, on le laisse à penser au lecteur. Une ligne de points dans le Journal, il ne veut pas en trop dire. Puis la petite baronne de Mackau, la belle-mère, le beau-frère..., on s'embrasse 3 avec transports, «on se dit avec confusion ce qu'on se redira avec plus de calme et d'ordre», et l'on visite la nouvelle demeure où les Bombelles, sans doute, vont gîter quelque temps. La maison n'est pas très grande, ni bien distribuée, mais elle est riante et plaît à Angélique, elle est en bon air, ce qui est l'essentiel pour les enfants. Par un escalier ils pourront descendre dans le parc, et grâce à une série de corridors on peut rejoindre le château en restant continuellement à couvert.
Le lendemain Mme de Travanet s'est rendue à Paris qu'elle avait hâte de revoir. Le frère et la sœur descendent chez Mme de Louvois, dont le fils est fortifié et «joli à peindre sans avoir sa physionomie spirituelle». La première visite de M. de Bombelles devait être pour le baron de Breteuil, mais ce n'est que le soir, à Neuilly, qu'il lui a été donné de voir son protecteur. Là, dans la maison dont M. de Sainte-Foix [3] a fait «un séjour magnifique», se préparent les noces somptueuses de Mlle de Matignon, petite-fille du baron, avec le fils du duc de Montmorency.
En peu de jours, presque en peu d'heures, le marquis de Bombelles remplit ses devoirs sociaux et politiques. Comprendrait-on qu'il différât à se montrer chez la duchesse de Montmorency, chez la comtesse de la Marck, très occupée du mariage du troisième frère du duc d'Aremberg, surtout chez son ministre, le comte de Montmorin, en son hôtel de la rue Plumet [4]? De cet 4 entretien où il a été question de choses sérieuses, des différends survenus entre les commerçants français en Portugal et l'ambassadeur qui voulait faire respecter les ordonnances royales en vigueur,—toutes choses que le ministre ignorait totalement et dont il aurait préféré n'avoir pas à s'occuper,—le marquis sort «charmé de la politesse de M. de Montmorin, navré de son ton et de ses propos comme ministre. Le cœur saigne, ajoute-t-il, à tout bon serviteur du Roi, de voir avec quelle hâte, quelle légèreté, quelle inconséquence les plus importantes affaires sont traitées.»
Ce même jour il a dîné à Versailles avec ses enfants, il a rencontré chez M. de Breteuil, à Saint-Cloud, M. de Malesherbes et un nouveau contrôleur des finances, M. de Fourqueux; il a vu au Château la duchesse de Polignac, les deux marquises de Soucy; à Longchamps il a rendu visite à la princesse de Craon, puis il est revenu coucher à Paris en vue de la cérémonie du lendemain.
Les fêtes données en l'honneur du mariage ne sont pas encore terminées, puisque le lendemain M. de Bombelles se rend de plus, le soir, chez la princesse de Montmorency, mère de la duchesse. L'hôtel est un des plus beaux de Paris, il est décoré avec un goût égal à sa magnificence, le jardin se termine en terrasse sur la Seine [5]. Illumination de l'hôtel, bateaux chargés de 5 lanternes de couleur et de pièces d'artifice et «conduits par des joûteurs adroits», souper, bal, «tout était bien et parfaitement ordonné».
Il n'y a que cinq jours que M. de Bombelles est à Versailles et il n'est pas resté une demi-journée en repos. Ainsi le veulent ses fonctions diplomatiques; ainsi le veut aussi son irrésistible goût de mouvement.
Le 5, il a été dîner à Marnes, chez le comte de Brienne, secrétaire d'État de la Guerre, et aussitôt après à Jardy, chez l'archevêque de Sens. Celui-ci, «tiraillé par tous les esclaves de la faveur, a cependant eu un moment pour s'apercevoir que j'étais chez lui et m'y recevoir honnêtement. Les affidés disent qu'il est très calme sur toutes nos commotions intérieures, mais j'ai assez bonne opinion de lui pour croire que quelque détermination qu'il prenne de faire tête à l'orage, il sent, en homme sensé, que l'on ne peut jamais calculer bien juste sur le point où s'arrêtera l'effervescence des têtes». Ceci n'est qu'une première épigramme, on en soulignera d'autres.
A Versailles il a été admis à présenter ses devoirs à Madame Élisabeth, mais à peine «a-t-il eu la satisfaction d'embrasser ses enfants qu'il a trouvés fort gais», qu'il est revenu à Paris «pour se revêtir de la robe nuptiale» et se rendre chez le marquis de la Vaupalière [6], faubourg Saint-Honoré.» La marquise souffrante d'un commencement de grossesse ne peut songer à l'accompagner, aussi a-t-il noté, pour les lui conter, tous les détails de cette fête «la plus belle de celles qui ont été 6 données pour la noce de Mlle de Matignon; aucune n'a eu l'ensemble, l'ordre, la recherche et l'agrément de celle de l'hôtel de La Vaupalière [7].»
Ruggieri s'est surpassé, le feu d'artifice eût été digne d'une fête donnée à Versailles. Souper d'une magnificence sans pareille, cuisine recherchée, service somptueux et irréprochable, à tout cela le marquis est sensible. S'il ne donne pas le menu du festin, s'il n'énumère pas la liste des élus de cette réunion superaristocratique, du moins a-t-il sacrifié à son goût de la description en nous exposant en détail comment la table était présentée.
«Des conduites d'eau artistement ménagées ont fait arriver sur la table une cascade tombant d'un rocher et formant une rivière qui contenait deux cents pintes d'eau; des poissons vivants s'y promenaient, des maisons, des hameaux, tout cela en parfaite proportion se voyait sur l'une et l'autre rive. Des ponts jetés de distance en distance, et d'une vérité aussi grande que les représentations d'hommes et d'animaux qui semblaient les passer ajoutaient au charme du paysage... A l'extrémité opposée du rocher s'élevait, en colonnes de cristal, le temple de l'hymen. Les glaces ont été servies pour la plupart attachées suivant leur forme de fruit à des arbres d'un feuillage analogue. En sortant de table, on s'est promené dans le jardin qui semblait une féerie durant toute la nuit.»
7 Le marquis est revenu à Versailles débarrassé des fêtes nuptiales, mais il a encore des ministres à saluer. Il n'a trouvé chez lui que M. de Malesherbes dont il trace ainsi le portrait: «...Avec des connaissances profondes, un esprit agréable et des choses qui tiennent au génie, il est d'une abstraction qui ne lui permit et ne lui permettra jamais d'appliquer son savoir au profit des affaires publiques. Gémissant par instant comme tout bon citoyen de la situation actuelle de la France, il passe un moment après à l'énumération de ses recherches sur l'inutilité de la population juive dans le monde...»
En rentrant à Versailles, il trouve à la porte du Dragon les ambassadeurs d'Espagne [8] et de Naples [9] et leurs femmes qui venaient souper avec les Bombelles et les Mackau. Ces ménages de diplomates se proposaient, en l'absence de la Cour [10], de passer quelques jours à Versailles «pour en voir plus à l'aise toutes les merveilles». M. de Bombelles et sa femme ont l'intention de les accompagner autant qu'il leur sera possible, et le marquis, en somme, s'en montre heureux et fier, car «les étrangers de bonne foi apprécient mieux que les Français la beauté de ce royaume, la magnificence de ses villes et les prodigieux travaux exécutés pendant que Louis XIV portait d'un pôle à l'autre 8 le nom de sa nation au plus haut degré de gloire».
La première excursion est à Saint-Cyr. Nous avons déjà dit combien Madame Elisabeth montrait de prédilection à l'Institution de Saint-Louis; avec quel plaisir, chaque fois qu'elle le pouvait, accompagnée d'une de ses dames, elle allait visiter religieuses et élèves, aimant à partager les jeux et le goûter de ces dernières; Le marquis qui aime volontiers ce qu'aiment et sa femme et la chère Princesse, est tout porté à défendre l'établissement de Saint-Cyr. «Depuis quelques années, remarque-t-il, il est de bon ton de tout ridiculiser, de trouver tout misérable et de conseiller de détruire plutôt que d'améliorer ce qui émane de la sagesse de nos pères. Ce mauvais ton souffle essentiellement sur la fondation de Mme de Maintenon.»
Parmi les dames élevées à Saint-Cyr quelques-unes ne reparaissent que pour apporter les bruits du dehors. «Avec une charité maligne elles avertissent des propos tenus pour arrêter le bien qui se fait journellement dans cette maison.» C'est là sujet de tristesse et de découragement chez des religieuses qui d'abord se refusaient à montrer aux visiteurs les différents talents de leurs élèves. Devant l'insistance du marquis auquel se joignait sa jeune femme si appréciée des dames de Saint-Louis, celles-ci ne surent pas refuser longtemps. Les ambassadeurs ont entendu «en gens sensés» et «avec grand plaisir» les entretiens de Mme de Maintenon. «Ils ont jugé des danses comme cela se doit... Des demoiselles ne doivent point acquérir les grâces minaudières des filles de l'Opéra ou des belles dames qui copient les actrices. Il suffit que l'on développe en de jeunes personnes les moyens de se présenter, de saluer 9 avec noblesse et de ne pas être marquantes en gaucherie lorsqu'elles entrent dans le monde... Les chœurs d'Athalie, l'ordre du réfectoire, celui qui s'observe à l'église et dans les promenades du jardin, tout a plu à nos ambassadeurs, tout à intéressé leurs femmes. Elles l'eussent été davantage si elles fussent venues du temps de Mmes de Mornay et du Haut; la supérieure actuelle, Mme d'Ormesson, est une bonne et honnête personne, mais n'est que cela.»
Comme, le lendemain 8, le comte de Fernand Nunez et le marquis de Circello se sont rendus au lever du Roi à Saint-Cloud, M. de Bombelles se fait le cicerone des ambassadrices et les accompagne au château de Meudon [11]. Suivons-le dans sa courte impression: le château du grand dauphin ayant été incendié en 1871, il n'est pas sans intérêt d'avoir de lui un dernier souvenir.
«Le château neuf où nous avons dîné chez le duc 10 d'Harcourt [12] a été bâti par Monseigneur pour Mlle Choin [13] qui était sa maîtresse.
«Ce château est dans une proportion qui le rendrait convenable à tout seigneur en état de dépenser 300.000 livres par an.» M. de Bombelles ne semble guère là avoir une idée exacte des proportions: nous avons sous les yeux la gravure de l'ouvrage de Piganiol de la Force, et aussi des vues du Palais prises peu de temps avant sa destruction. Il paraît bien que cet immense château eût été bien lourd pour des particuliers, à trois ou quatre exceptions près.
La comparaison avec l'autre château continue: «Il n'en est pas de même du vieux château [14]; ce palais que M. de Louvois avait augmenté, embelli avec une magnificence aussi indécente qu'incroyable, serait encore très facilement une demeure royale. Tous les plafonds sont peints en arabesque comme si le goût régnant eût présidé à leur ordonnance. Les corniches, les cheminées, les parquets de superbe boiserie, rien n'aurait besoin d'être moderné. Il y a pratiqué dans une tourelle un cabinet peint également en arabesque sur un fond d'or, qui est aussi frais de peinture que 11 s'il sortait des mains d'un de nos meilleurs artistes. Il est question de faire de ce beau château la demeure de M. le Dauphin pour tous les étés, si nous n'éprouvons pas le chagrin de perdre ce prince [15]. On nous l'a fait voir: j'aurais pleuré si j'eusse osé du lamentable état dans lequel je l'ai trouvé, courbé comme un vieillard, ouvrant des yeux mourants au milieu d'un teint livide. Il craint le monde, il a honte de se montrer. Si on le sauve du cruel marasme dans lequel il est encore, bien qu'un peu mieux, ce ne sera vraisemblablement qu'aux dépens de sa taille qu'il réchappera. Petit, l'anatomiste, espère cependant qu'il guérira sa personne et sa taille, mais il se plaint de n'avoir été appelé qu'au moment où le mal était presque incurable. Il caractérise la maladie du nom de vertébrale et diffère d'opinion avec Brunier, le premier médecin... Nos enfants de France ont été souvent victimes de ces conflits d'opinion. Les soins que le duc et la duchesse d'Harcourt prennent de ce précieux enfant sont tout à fait respectables.»
Voici d'autres minuscules événements de Cour: «Mme de Raigecourt et son «sourdaud» de mari ont donné à dîner aux ambassadeurs et aux Bombelles. Après le repas, les dames sont allées voir les grandes eaux, tandis que le marquis, emmenant son petit 12 Charles [16] dans sa voiture, pique sur Beauregard [17] pour faire visite au marquis et à la marquise de Sérent. Tous deux sont absents, mais leur belle-fille reçoit le père et l'enfant avec une grâce parfaite. Elle était avec M. de Chauvelin, «le jeune homme le plus en faveur dans ce moment. Le petit Chauvelin fils de celui qui fut ambassadeur à Turin et qui mourut dans la chambre du Roi (Louis XV) d'une attaque d'apoplexie, a la même charge qu'avait son père, celle de maître de la garde-robe du Roi. Il est très gentil et fait l'amusement de la Garde royale. Combien cela durera-t-il? C'est ce que les courtisans les plus déliés n'ont jamais, en pareil cas, apprécié bien au juste.»
Le ménage Bombelles est souvent en route. Tandis que la marquise est à Paris, son mari va rendre à Marnes visite au comte de Brienne; à Saint-Cloud, il est admis à assister à la toilette de la duchesse de Polignac. Cet insigne honneur n'est pas perdu, car le remercîment s'inscrit aussitôt sur les tablettes: «C'est encore la plus jolie femme de la Cour. Les honneurs extérieurs, mais stériles de la plus haute faveur lui sont revenus [18], mais ce n'en est pas moins l'archevêque qui gouverne absolument.»
13 Il gouverne, mais n'inspire guère de confiance, à tout le monde en général, aux Polignac en particulier. Il est vrai que ceux-ci regrettent Calonne, et pour cause.
Quelque désordre en Dauphiné, le duc de Tonnerre «perdant le peu de tête que Dieu lui a donné», les troupes blessées tirant sur les émeutiers; un dîner en famille chez l'évêque de Lisieux, la journée se terminant à l'hôtel de Soubise [19], dont le marquis est mis à même d'admirer les splendeurs, voilà le bulletin des jours suivants, terminé par cette appréciation sur le Palais Royal:
«Si l'hôtel Soubise, tant il a grand air, est digne d'être habité par un prince de sang royal, il est une autre demeure à laquelle son maître a enlevé toute dignité, mais il en a fait pour les étrangers et les Parisiens un point de réunion de tout ce qu'il y a de plus agréable et de plus commode. Ma femme et moi nous avons été finir la journée à courir les allées et les galeries de ce palais marchand, car c'est ainsi qu'il devrait être maintenant nommé. Avec de l'argent on peut dans le même jour, et sans sortir de son enceinte, se fournir avec un luxe prodigieux de tout ce qu'on ne se procurerait pas en un an dans tout autre pays; on conçoit qu'un homme désœuvré passe sa vie au Palais Royal, on conçoit qu'un homme occupé aille y chercher du délassement.»
De la Haye il est arrivé de fâcheuses nouvelles sur la manière dont le comte de Saint-Priest est traité. Ses gens ont été attaqués et forcés de se défendre pour 14 n'être pas assommés par une populace qui voulait les punir de ne pas porter des cocardes orange [20].
L'ambassadeur de Hollande, M. de Benkenrod, a fait des excuses et promis au nom de la République que sa Cour serait satisfaite des réparations. M. de Saint-Priest n'est pas amplement persuadé que son séjour en Hollande puisse être long, et il s'apprête plutôt à rentrer en France, et M. de Bombelles de prendre sa plume chagrine pour noter: «Si nous continuons à nous conduire comme nous faisons, il faudra nous armer d'une triste patience et nous attendre à recevoir toutes les avaries imaginables.» Les lignes écrites en 1788 ne pourraient-elles s'appliquer à notre politique extérieure actuelle? De concession en concession.....
Le marquis continue la vie de mouvement qui est dans ses goûts et qui doit être dans ses intérêts. Il mène ses enfants chez le baron de Breteuil, et ses trois fils sont jugés ce qu'ils sont: forts et gentils; il est parfaitement reçu à Saint-Cloud par la duchesse de Lorge qui est de service auprès de la comtesse d'Artois; un soir que Mme de Bombelles est allée souper chez la comtesse de Marsan, il s'en va, lui, chez Mme de Rougé, qui est toujours jolie «et qui le sera, à l'âge où Ninon de Lenclos était sensible et aimée». Bien souvent il est seul à sortir, il trouve en rentrant chez lui sa femme lisant, ses enfants dormant heureusement, «enfin le calme d'un ménage dont une aimable compagne fait les délices». Voilà dix ans que M. et Mme de Bombelles sont mariés; cette phrase d'un journal 15 n'en dit-elle pas plus que toutes les déclarations arrangées?
On craint de nombreux troubles en Bretagne et en Bourgogne, le Dauphiné s'apaise à peine, la Provence «a trompé l'espoir conçu par son commandant en chef le comte de Caraman», pamphlets et chansons l'ont devancé à Aix...
«On dit au Roi: le feu est aux quatre coins de votre royaume; toutes les apparences donnent un air de vérité à cette phrase, et il faut de longs raisonnements à M. de Brienne pour prouver à Sa Majesté que sa malignité cherche à augmenter l'effroi des commotions qu'elle suscite...» Les empiriques assaillent le principal ministre comme un médium, ils s'emparent d'un homme affaibli par le choc de trop rudes attaques. «Si M. de Brienne résiste à l'orage, je persiste à croire qu'il est en état de faire le bien de ce pays, mais je commence à craindre qu'il ne soit léger et qu'il ne trouve lui-même sa tâche supérieure à ses moyens.» Des brochures contre ou pour Loménie de Brienne courent les rues. Dans l'une d'elles, que Bombelles juge éminemment maladroite, l'auteur fait de la monarchie un despotisme dont l'arbitraire doit même être regardé avec respect par les sujets comme étant ce qui peut être le plus avantageux pour eux. «Il en est de certains principes comme de l'emploi des poisons en bonne pharmacie. On ne dit pas à un mourant: je vais vous sauver en donnant à votre corps une secousse violente, une action qui, peut-être, le rappellera à la vie.» Et Bombelles d'en arriver à cette conclusion: «On sait bien que la ligne de démarcation entre le despotisme et notre monarchie est presqu'imperceptible, 16 et qu'un prince qui tient à sa solde une nombreuse armée, ne sera déjoué que par sa propre et gratuite faiblesse. Mais il est maladroit de montrer à une grande nation tous les désavantages de sa constitution en voulant les lui faire adopter comme un bien.»
C'est le 22 juin que Mlle de Rohan-Rochefort devait rendre une réponse définitive au duc de Cadaval qui, ballotté depuis deux ans, n'avait pas renoncé à l'épouser [21]. La réponse est venue le 21, et elle est négative. Le marquis énonce sèchement, sans commentaire, mais en homme peu satisfait de s'être donné à Lisbonne et à Paris, autant de mal pour arriver à ce résultat blessant pour son amour-propre: «Mme la comtesse de Marsan, le prince et la princesse de Guéménée [22] et la princesse Charlotte de Rohan m'ont prié aussi ce soir de témoigner leurs regrets à M. le duc de Cadaval sur ce que, par une répugnance invincible, Mlle de Rohan-Rochefort ne peut accepter sa main, le 22, à Versailles.»
Ceci a visiblement agacé M. de Bombelles. Il se venge par épigrammes... sur les autres. «J'ai dîné avec une grande partie du corps diplomatique chez M. l'ambassadeur de l'Empereur. Je me suis trouvé à table entre mon bon ambassadeur de Portugal [23] qui n'a pas 17 inventé la poudre et le baron de Talleyrand, notre ambassadeur à Naples qui a peu de salpêtre dans les idées... Au bout opposé à nous était M. de Suffren [24] qui perd chaque jour de paix par son goût pour l'intrigue, par sa rebutante gourmandise et sa dégoûtante malpropreté, quelques nuances de la considération qu'il reprendrait s'il remontait nos vaisseaux.
Le 23 à son coucher, le roi «qui depuis son avènement à la couronne ne m'avait pas une seule fois adressé la parole m'a parlé fort longtemps. Ses questions ont porté sur le Portugal, son climat, ses usages, la fécondité des femmes et le mariage du duc de Bragance».
M. de Bombelles ne fait pas de réflexions sur cette faveur inattendue d'avoir été à même d'entendre le son de la voix du Roi s'adressant à sa personne. Ministre ou ambassadeur depuis treize ans et ayant fait d'assez fréquents séjours à Versailles, il aurait le droit de marquer son étonnement de cette indifférence. Il n'en fait rien, connaissant le rôle effacé de Louis XVI!
Ce qui est plus important, c'est que la souveraine s'est montrée aimable. «La Reine qui avait bien voulu faire attention à ce que, depuis mon retour, je n'avais pas encore eu l'honneur de lui être présenté m'a dit aujourd'hui, au moment où tout le corps diplomatique était chez elle, qu'elle m'avait manqué dans plusieurs endroits où elle était venue un instant après que je venais d'en sortir, qu'elle en avait été fâchée parce qu'elle avait grand désir de me voir et qu'elle était charmée que ma santé fût meilleure.»
18 Monsieur et Madame ont témoigné à Bombelles une égale bonté, «mais jamais princes ou princesses n'ont eu la grâce qu'a la Reine lorsqu'elle veut bien traiter qui que ce soit.»
Chez la duchesse de Polignac, le soir, se pressaient les ambassadeurs à qui Marie-Antoinette a distribué des phrases aimables. «L'ambassadeur de l'Empereur est venu montrer une minute sa longue et sèche nature, accompagné d'un seigneur flamand qui s'est fait assigner en déplaisance dans la société».
«La Reine a été chercher M. le duc de Normandie, un des plus beaux enfants qu'on puisse voir. Elle l'a fait chanter, ce dont il s'acquitte très drôlement. Sa Majesté m'a dit les airs qu'il fallait demander à son fils... Quelques courtisans ont vanté la justesse des sons; heureusement qu'il ne m'a pas été demandé ce que j'en pensais. Les princes de la maison de Bourbon ne brillent pas par la justesse de leurs voix.»
Les nouvelles politiques ne sont pas sans attrister le marquis. Outre les affaires de Hollande, il y a les questions intérieures dans lesquelles se débat l'archevêque de Sens. «Tous les députés des provinces ont dîné chez lui (le 29); il ne sait auquel entendre, les prétentions croissent chaque jour davantage. La Bretagne déclare qu'elle ne paiera plus rien, et qu'elle se considère comme affranchie de toute dépendance de la couronne, depuis l'infraction annoncée de ses privilèges.»
Que, faisant trêve à ses réflexions politiques ou à son bulletin de Cour, M. de Bombelles émaille son Journal de quelques notes de famille écrites en gamme attendrie, 19 ceci ne saurait nous étonner. Avec sa femme et Louis, son fils aîné, le marquis s'est rendu le 30 juin à Paris. «Il me quitte maintenant le moins que je puis, il est de jour en jour plus doux, plus sensible aux avis dont son esprit sent la justesse. Sa tendresse pour sa mère ne prend point sur celle qu'il a pour moi. Nous voyons croître un ami, qui nous osons nous en flatter, fera notre joie et la consolation de mes vieux jours. Ses frères font en ce moment le délice de toutes les minutes de notre vie. Le ciel conserve ces chers enfants!»
Tandis que Mme de Bombelles est de service auprès de Madame Élisabeth, son mari s'efforce de distraire son isolement. Il a soin de nous informer des visites qu'il rend au baron de Breteuil et au maréchal de Castries, à la comtesse de la Luzerne, chez lui l'on fait bonne chère; on y joue aussi au quinze, ce qui n'enrichit guère le marquis. Il y a eu aussi dîner chez la marquise de Louvois. «En sortant de table, nous avons mené le chevalier d'Almeida et les Portugais à la Comédie Française. On y représentait Mahomet; ma soirée (du 10 juillet) s'est terminée chez Mme de Rougé: les deux belles-sœurs Mmes de la Rochefoucauld et de Léon, Mmes de Fronsac et de Damas n'avaient pour leur conversation que deux jeunes gens plus jolis que parlants. Pour nous soustraire à l'ennui qui venait nous atteindre en si élégante compagnie, je me suis avisé d'être d'un avis contraire à tout ce qui s'est dit. La conversation s'est ranimée, et il était tard que nous discutions encore de toutes nos forces et de très bonne humeur.»
Pendant ce temps de gros événements se préparent. On a publié, le 7, un arrêt du Conseil d'État concernant 20 la convocation des États généraux: officiers municipaux des villes et communautés du royaume «seront tenus de rechercher dans les greffes et chartriers tout ce qui pourra donner des lumières sur la manière de procéder à la tenue des États généraux».
On suppose que cette tenue aura lieu en 1789, une fois réunis les documents nécessaires. «Les gens de lettres sont invités à communiquer les renseignements qu'ils peuvent avoir et pourront se procurer... Les papeteries du Royaume ne suffiront pas à tout ce que l'envie d'écrire fera griffonner à tous les oisifs, ainsi qu'aux gens qui ont ordre de diriger par leurs observations la marche du Gouvernement.»
L'avenir paraît bien noir à M. de Bombelles: «Le Roi perdra un temps précieux et nécessaire dans cette dangereuse lutte; les États lui donneront tout l'argent qu'il voudra; peut-être l'aideront-ils à faire banqueroute, mais en même temps on gênera de tous côtés son autorité. Cela se supportera pendant quelque temps, par un prince ami de la Paix et ne voulant que le bonheur de ses peuples, mais un ministère plus adroit et plus ferme, sous un règne plus prononcé, reprendra l'autorité primitive et en fera payer les arrérages à la nation. Ce cours des événements nous offrira, indépendamment de tous les maux faciles à prévoir, ceux du parti que nos voisins tireront de nos divisions... On n'entend que plaintes, que murmures et nous ne sommes pas au bout de cette triste position.»
Les nouvelles de Bretagne [25] sont détestables; on confirme 21 l'armement d'une vingtaine de mille hommes qui se rassembleraient au premier acte d'autorité fait par le Gouvernement. L'intendant [26] craignant pour ses jours est revenu à Paris. Le 14, le bruit courait à Saint-Cloud que les députés de Bretagne allaient être arrêtés. Le 15, la nouvelle éclatait comme un coup de foudre: «Tout Paris a su de grand matin qu'on s'était servi de l'obscurité de la nuit pour conduire à la Bastille les douze Bretons députés par environ douze cents gentilshommes assemblés à Saint-Brieuc et à Vannes. Ces députés sont: M. le comte de la Fruglaye, le marquis de Montluc, le marquis de Trémergat, le marquis de Carné, le comte de Châtillon, le vicomte de Cicé, le marquis de Bédée, le comte de Gaer, le marquis de la Rouerie, le marquis de la Féronnière, le comte des Nétumières, le comte de Bec de Lièvre, Peinhoet. «La captivité de ces messieurs a été le principal objet de notre conversation ce matin à notre cérémonie de l'ordre de Saint-Lazare.»
Ces préoccupations politiques, cette lutte contre le Gouvernement du Parlement de Bretagne n'empêche pas M. de Bombelles de continuer à faire les honneurs de Paris et de Versailles au chevalier d'Alméida. «Après l'avoir conduit chez Mme la duchesse de Polignac, je l'ai mené par Jouy et Orsay au Marais. Mme de la Briche [27] nous a reçus avec beaucoup de grâce; nous avons trouvé chez elle toute la famille de Montbreton, 22 de M. de Brienne, le secrétaire d'État au département de la Guerre... M. d'Alméida ne revient pas de l'étonnement que lui cause la magnificence d'une habitation et d'une campagne qui n'appartiennent qu'à une particulière. «Promenades, le soir, morceaux exécutés sur le piano-forte,» romances délicieuses dont les paroles sont de M. de Florian et la musique d'elle».
«Le Ministre de la Guerre nous a quittés ce matin, écrit le marquis, le 17. M. de Brienne ne laisse pas ignorer à ses amis combien il achète cher le cordon bleu, dont il sera décoré au mois de janvier, et l'honneur d'être secrétaire d'État. Heureux autrefois à Brienne, il y passait une grande partie de l'année, il y vivait en grand seigneur, confondant son revenu avec celui de l'archevêque. L'opinion qu'on avait alors des talents du préfet faisait rejaillir sur son frère une partie de la considération qu'on avait pour un homme qu'on croyait propre à régénérer nos finances et à influer avec avantage dans notre administration... Aujourd'hui, c'est à qui épiera les côtés faibles de l'archevêque et qui lui disputera jusqu'à du jugement. Son frère partage la haine et la critique du nombreux parti qui s'augmente chaque jour et cherche à culbuter le principal ministre. Celui-ci commence à jeter un regard effrayé sur la tâche qu'il s'est donnée. Combien de gens comme lui troquent une belle position pour endosser un harnais qui les écrase.»
Il faut s'arracher aux entretiens avec M. de Brienne, 23 aux proverbes joués par Mmes de Damas, de la Briche et de Montbreton et MM. de Vandœuvre et de Kergorlay, le marquis rentre à Versailles où l'attendent femme, enfants et sœurs. Le marquis est souffrant et morose: «Sans eux, souligne-t-il, j'irais passer mon congé et soigner ma santé dans quelque coin bien ignoré où je n'apprendrais que bien tard les malheurs de ma patrie.»
L'affaire de Bretagne continue et non dans la gamme douce. «On ne s'est pas tenu à l'emprisonnement des douze gentilshommes bretons; les gens de marque qui s'étaient rendus à l'Assemblée convoquée par eux à l'hôtel d'Espagne ont été disgrâciés. A la Cour même, le contre-coup se fait sentir. La duchesse de Praslin payant pour son mari a reçu l'ordre d'envoyer sa démission de dame du Palais; le duc de Chabot a perdu ses pensions, M. de la Fayette, son poste d'officier général divisionnaire, et M. de Boisgelin, frère de l'archevêque d'Aix, l'ami intime du principal ministre, a défense d'exercer sa charge de maître de la garde-robe du Roi, et l'ordre de traiter de cette place et de s'en défaire au plus tôt.» Ces exécutions amènent diverses réflexions de l'auteur du Journal: celle-ci doit être remarquée: «Quant à M. de la Fayette, bien des gens demandent pourquoi il veut être de tout étant intrinséquement si peu de chose.»
Ces mesures contre les protestataires bretons sont diversement jugées. «Le baron de Breteuil, las de signer des ordres dont l'exécution devient si funeste au peuple, si fâcheuse pour le Roi», est résolu à se retirer.
«J'ai été avec lui dîner à Saint-Cloud. Il m'a parlé de 24 sa retraite comme en ayant balancé avec prudence tous les inconvénients, avec ceux de tirer une charrue trop mal attelée. Les dépenses faites à Dangu ont gêné la fortune de M. de Breteuil, mais il restreindra sa dépense. Il espère que Mme de Matignon renoncera aussi volontiers que lui aux charmes du souverain pouvoir. En cela je crains qu'il ne s'abuse...
«L'archevêque de Sens a été à neuf heures du soir au Petit Trianon. Le Roi l'y a suivi de près; mais, pendant que le principal ministre a été enfermé dans le cabinet de la Reine, le Roi est resté dans le salon. Lorsque la Reine y a paru, il était clair qu'elle venait de pleurer. Ses chagrins ne touchent pas malheureusement à leur terme et ses vrais serviteurs croyent qu'elle s'en est ménagé de nouveaux en se faisant admettre aux Comités, parce que depuis que l'on sait dans le public qu'elle y assiste, on lui impute toutes les décisions sévères qui s'y prennent». Bombelles, en l'espèce, a vu clair; cette impression des contemporains se perpétuera, plus ou moins justement.
De nouvelles rigueurs se préparaient cependant contre dix-huit députés qui allaient se rendre à Paris; dix-huit lettres de cachet étaient expédiées pour les empêcher de venir. Que va-t-il advenir de l'archevêque et de son frère dans cette crise qui menace tous les ministères?
Bombelles a rencontré son vieil ami Esterhazy, qui si souvent s'est entremis pour lui, il vient de causer une heure avec lui le 21 juillet, il a noté son impression dont nous garderons surtout les détails sur la Reine.
Esterhazy faisait partie du Conseil de la Guerre; il en prônait «un réellement stable et à l'abri des fluctuations, 25 où l'on ne se bornât pas à lire rapidement une besogne faite sans l'avis d'aucun des membres du conseil, dont M. de Guibert fût le despote» et «où le duc de Guines ne vît que comme un échelon plus certain pour le porter au Ministère de la Guerre».
«Ne pouvant seul parer à ces abus, il s'est mis à couvert des résultats en protestant contre tout ce qui se faisait sans sa participation. Il n'a donné cette protestation qu'après l'avoir lue à la Reine, et être bien certain que le Roi en avait connaissance. Cela fait, il a prié qu'on agréât sa démission; mais Leurs Majestés n'ayant pas voulu l'accepter, il s'est retranché pour le courant des délibérations derrière sa protestation et s'est attaché particulièrement à la partie des hôpitaux militaires qui lui a été confiée. Son opposition n'a point déplu à la Reine qui continue à la traiter avec la plus grande bonté, et qui disait il y a peu de temps à Mme la duchesse de Polignac: «Je ne me connais que deux véritables amis dans le monde, c'est vous et le comte Esterhazy.» On conçoit que le comte Valentin, fier de cette confidence, se soit empressé d'en faire part à Bombelles. Celui-ci, nous le savons, admirait fort l'intelligence et le dévouement à ses amis que témoignait Esterhazy, il avait à se louer des bons offices du colonel hongrois, il ne lui venait pas à l'idée que sa conduite en toute occasion pût être autre chose que désintéressée. Nous avons vu ailleurs [28], nous verrons dans un chapitre postérieur que, si Esterhazy était capable de sincère et grand dévouement à un moment donné, il partageait avec les autres hommes ce défaut commun 26 de ne pas négliger ses intérêts chaque fois qu'il en trouvait l'occasion.
Sur la situation politique la Reine avait donné aussi ses impressions à Esterhazy. «Sa Majesté, continuait Bombelles, confiait à ce loyal favori il n'y a pas plus de quatre jours, en se promenant avec lui à Trianon, combien elle était malheureuse d'avoir choisi pour ministre principal un homme qui, désigné comme doué d'un mérite éminent, se rendait odieux à la nation; combien il était cruel pour elle de se voir détestée en ne voulant que le bien de la France; de voir en même temps son fils aîné dans le plus triste état et son frère humilié dans tous ses projets. «Connaissez-vous, ajouta-t-elle, une femme plus à plaindre que moi!»
Et Bombelles qui a oublié ses anciens griefs contre la Reine—longtemps soupçonnée par lui d'avoir, pour raisons autrichiennes, entravé ou au moins retardé son avancement de diplomate—Bombelles, en veine de dévouement attendri, ajoute cette phrase: «Il est aisé de concevoir combien cette princesse, foncièrement bonne et aimable, doit souffrir de tant de chagrins réunis.»
Avec sa femme, le marquis est allé à Beauregard rendre visite au marquis de Sérent que les affaires de Bretagne menacent de dépouiller de ses fonctions de gouverneur auprès des fils du comte d'Artois. Il a trouvé les Sérent assez ennuyés et dépités, pas encore découragés, car ils savent le frère du Roi décidé à les défendre. Le lendemain 22 juillet, «Mgr le comte d'Artois a eu une prise très vive avec Mgr l'archevêque de Sens, relativement à M. le marquis de Sérent. L'archevêque lui ayant dit qu'on pourrait trouver un autre 27 homme pour élever Mgrs les ducs d'Angoulême et de Berry, Mgr le comte d'Artois lui a répondu que l'estime qu'il avait pour le gouverneur de ses enfants ne lui permettait pas de les confier en d'autres mains, et qu'ils suivraient le marquis de Sérent dans l'exil qu'on ordonnerait et que c'était à Mgr l'archevêque de Sens à voir s'il voulait outrer assez les choses pour exiler, par contre-coup, les petits-fils de France».
Ainsi monté, le prince court chez le Roi chez qui il reste trois quarts d'heure en conversation. «Il en est sorti fort rouge, mais, en somme, ayant gain de cause, puisqu'il paraît décidé que l'on ne sévira pas autant qu'on le voulait dans la personne du marquis de Sérent. Mais on ne sait pas positivement s'il est exilé à Beauregard ou s'il a simplement défense de paraître à la Cour.»
Les événements de Dauphiné ne laissent pas d'inquiéter aussi. «Le maréchal de Vaux [29] qu'on y a envoyé est personnellement respecté; mais ayant voulu exercer les pouvoirs que la grande patente de commandement donne sur le civil comme sur le militaire, on lui a observé que les bourgeois ne pouvaient être soumis à l'autorité que d'après l'enregistrement de sa grande patente, et que le Parlement ne pouvant s'assembler, cet enregistrement était impossible à effectuer. Il a fallu en conséquence renvoyer à Grenoble M. de Tonnerre qui en revenait et n'était plus qu'à vingt lieues de Paris. On réglera le pouvoir de ces deux 28 commandants, ou on ne réglera rien, laissant aller tout cela comme cela pourra aller [30]».
Chacun s'agite et se trouble des événements provinciaux, dont la répercussion peut être immense; on commente la retraite de M. de Breteuil, que Bombelles n'est pas sans sentir très vivement. Le marquis a été questionné chez le Nonce où il a dîné avec les ambassadeurs, et il n'a pu que confirmer une nouvelle maintenant vraie. «J'ai passé la soirée avec M. le baron de Breteuil, écrit-il le lendemain 23, à Saint-Cloud. Il est aussi calme, aussi touchant, aussi noble que ferme dans sa résolution; avant de remettre sa démission, il désirait d'en prévenir la Reine qui lui a refusé une audience par une lettre faite pour raviser un des meilleurs serviteurs qu'aura jamais cette Princesse. Il lui a répondu dans les meilleurs termes sans insister pour la voir, et en prenant congé d'elle par écrit.
«La Reine s'est ravisée, car le lendemain, ayant quitté dès le matin son pavillon du Mail, Breteuil s'est rendu à Versailles, et là il reçoit une lettre obligeante de la Reine qui lui donne audience entre une heure et deux au Petit Trianon.
«M. de Breteuil s'est rendu avant au lever du Roi et lui a remis sa démission. Le Roi a écouté avec intérêt et bonté tout ce que le plus fidèle et le plus zélé de ses ministres lui a dit en se retirant. Au sortir de cette audience, M. le baron de Breteuil a été faire ses adieux au principal ministre, au garde des sceaux et aux autres ministres et secrétaires d'État. Il est entré dans 29 son cabinet avec le calme d'un homme qui vient de se conduire noblement et qui a bien pesé d'avance ses démarches.»
Après signature des lettres dont l'expédition ne souffrait pas de délai, après les adieux «remarquables en amabilité et en raison faits à ses commis»,—il a cherché à les consoler ainsi que nombre de ses gens qui fondaient en larmes,—Breteuil est parti pour Trianon avec Bombelles. Il a rapporté à la Reine les sceaux de sa maison qu'elle lui avait confiés [31]. Pendant les quelques minutes qu'a duré l'audience, Marie-Antoinette lui a proposé de rester dans le Conseil, bien qu'il eût donné sa démission de secrétaire du Roi, mais Breteuil refusa tout en remerciant avec respect. «La Reine, lorsqu'il s'est retiré, lui a dit de toujours s'adresser à elle pour tout se qu'il pourrait désirer.»
A Saint-Cloud les visites affluent. C'est d'abord le comte de Montmorin, M. de Lamoignon, des personnages politiques, des gens de Cour... même la comtesse du Barry. Le vertueux Bombelles éprouve un peu d'humeur à voir «le ton d'intimité de quelques femmes de la société du baron avec cette ancienne maîtresse de Louis XV. Elle n'a plus de beauté et n'a pas acquis, comme on me l'avait pourtant assuré, du maintien». Le soir, la duchesse de Praslin est venue, «mais elle n'a pas eu avec le ministre retiré, le ton de gens qu'un mutuel contentement rapproche... Mme de Bombelles qui avait été obligée de passer la journée à Versailles est arrivée au pavillon pour souper. M. de Breteuil 30 avait eu l'attention de l'aller voir en retournant de Trianon à Saint-Cloud. C'est dans ce moment que n'ayant plus à craindre que l'attendrissement de ses vrais amis diminuât un peu de sa fermeté que nous nous sommes livrés sans scrupule à toute notre sensibilité».
Bombelles doit énormément à Breteuil: c'est lui qui a protégé ses débuts de jeune diplomate, il s'est montré avec constance le conseil dévoué, l'ami chaud du ménage, il est juste que leurs témoignages de regret et de considération se montrent à la hauteur des services rendus et de l'amitié affichée. Mais Bombelles ne se contente pas des démonstrations verbales, il aime à écrire sa reconnaissance, et son Journal amplifie encore: «Je perds dans le conseil le seul homme qui eût à cœur d'y faire approuver ma besogne. Je porterai peut-être la peine de mon attachement à un ministre dont la conduite est une censure importune de celle de ses confrères; mais quelque chose qui m'arrive ou puisse m'arriver en mal, jamais la malice, l'injustice ou les fausses préventions ne pourront, en me conduisant bien, me faire autant de mal que l'amitié et les soins paternels de M. le baron de Breteuil ne m'ont fait de bien. C'est maintenant qu'il connaîtra ceux qui lui sont véritablement dévoués; c'est maintenant qu'il me sera vraiment doux de lui consacrer l'hommage d'une juste, mais vive reconnaissance.»
Voilà une vraie profession de foi. Si hyperbolique qu'elle puisse sembler, Bombelles l'écrit comme il la pense; il donnera plus tard mainte preuve de son attachement à Breteuil, comme Breteuil ne manquera pas une occasion de protéger Bombelles, de le pousser 31 dans les voies politiques jusque dans l'émigration. On appellera Bombelles le Sosie de Breteuil, parce que leurs actes et leurs dires s'entr'aideront et se complèteront. Nous verrons même en quoi le fait d'être inféodé à la politique royaliste de Breteuil aliénera à Bombelles et les faveurs des Princes et la bonne volonté de ceux qui suivaient leur sillon...
Dans sa tristesse de voir s'éloigner le ministre de la maison du Roi, Bombelles n'en oublie pas d'autres préoccupations. Au dîner de Saint-Cloud où sont venus le comte de la Luzerne [32], les ducs de Saulx [33] et de Céreste [34] et beaucoup d'autres personnes de marque, chez la maréchale de Duras où le marquis a soupé, tandis que Mmes de Bombelles et de Louvois se consacrent à Mme de Matignon, le sujet presque unique de l'entretien est la question de l'assemblée du Dauphiné. Le maréchal de Vaux ayant dû reculer, il sera difficile de s'opposer à ce que les Dauphinois gardent la forme ancienne de leurs Parlements. Deux jours après, des nouvelles complémentaires arrivent. L'assemblée de Grenoble a déclaré que si le Roi ne retire pas ses édits elle pourvoiera elle-même «à sauver les peuples des inconvénients de ces édits. On est partagé sur la conduite du maréchal de Vaux...; cinquante 32 mille livres ont été donnés à la ville de Grenoble pour réparer les dommages occasionnés par l'émeute [35]».
En Béarn il y eut aussi des désordres. Le duc de Guiche, comme représentant des Gramont, la plus illustre famille du pays, a été envoyé par le Roi. Un grand nombre de nobles et de paysans allèrent à la rencontre du duc, avec des démonstrations de joie et de vénération en portant au milieu d'eux, comme un palladium, le berceau de Henri IV. Le Béarn ne proclama pas son indépendance comme le faisait craindre l'état d'exaspération où se montraient ses habitants, mais l'envoyé du Roi n'obtint pas que les édits nouveaux fussent acceptés.
Continuation du Journal.—La députation de Bretagne et le Roi.—Les ambassadeurs de Tippoo-Saheb à Trianon.—Chute de Loménie de Brienne.—Facéties des Parisiens à ce sujet.—Les dessous de la disgrâce.—La duchesse de Polignac.—Disgrâce de Lamoignon.—Emeute à ce sujet.—Le Parlement et la Cour.—Prodrômes d'événements graves.—Tristesse de Louis XVI.
Le Journal continue, entremêlant assez agréablement pour le lecteur faits politiques et nouvelles de Cour.
Une députation de Bretagne est venue réclamer la liberté de ceux qui les avaient précédés et en même temps le rétablissement du Parlement breton. Le Roi a reçu les députés des commissions intermédiaires et leur a fait une réponse «qui, souligne Bombelles, n'est approuvée que par les coopérateurs de la besogne présente».
«J'ai lu le mémoire que vous m'avez remis; j'avais lu ceux qui l'avaient précédé; vous n'auriez pas dû me les rappeler. J'écouterai toujours les représentations qui me seront faites dans les formes prescrites.
«L'assemblée qui a député douze gentilshommes n'était point autorisée; aucune permission ne m'avait été demandée. Ils ont eux-mêmes convoqué à Paris la plus irrégulière des assemblées: j'ai dû les punir. Le moyen de mériter ma clémence est de ne pas perpétuer en 34 Bretagne, par de pareilles assemblées, la cause de mon mécontentement. Les commissions qui vous ont chargés de me demander le rétablissement de mon Parlement de Bretagne ne pouvaient pas prévoir la conduite qu'il vient de tenir. Elles n'auraient pas sollicité pour lui une marque de confiance lorsqu'il me porte à lui en donner de mon animadversion.
«Mais ces punitions personnelles que le bon ordre et le maintien de mon autorité exigent, n'altèrent en rien mon affection pour la province de Bretagne. Vos États seront assemblés dans le mois d'octobre. C'est par eux que doit me parvenir le vœu de la province. J'entendrai leur représentation et j'y aurai l'égard qu'elles pourront mériter.
«Vos privilèges seront conservés. En me témoignant fidélité et soumission, on peut tout espérer de ma bonté, et le plus grand tort que mes sujets puissent avoir auprès de moi, c'est de me forcer à des actes de rigueur et de sévérité; mon intention est que vous retourniez demain à vos fonctions.»
Laissons les députés de Bretagne préparer leur troisième mémoire. Refusons-nous à de trop longues considérations sur ces résistances des assemblées provinciales désireuses de reprendre leur ancienne influence; par prudence, ne prenons pas parti dans un différend où le Roi défend son pouvoir absolu—ce qui est son droit—et où les représentants des classes privilégiées défendent en même temps leurs privilèges et les revendications du peuple,—toutes les classes alors s'unissant contre le Gouvernement;—notons seulement ces murmures et ces revendications plus ou moins âpres suivant les provinces, étonnons-nous moins, en résumé, 35 en écoutant les bruits de 1788, des clameurs que nous entendrons l'année suivante.
Le marquis continue à marquer sur son Journal les visites intéressantes qu'il ne cesse de faire. Il n'a pas oublié la princesse de Vaudémont [36]: «Je l'ai trouvée non dans un boudoir de jolie femme, mais dans un cabinet de livres; elle a su mettre à profit de longues et extraordinaires maladies pour se donner par une belle instruction un genre de ressources qui ne nous manquent jamais.»
Chez la duchesse de la Vauguyon, il a conduit le 3 août le chevalier d'Alméida et un autre Portugais de marque, don Fernando de Lima. «Sa fille mariée au petit prince de Listenois, beaucoup plus jeune qu'elle, est jolie, agréable, et moins gesticulante que sa mère dont elle a la charmante physionomie et la belle taille. J'ai renouvelé connaissance avec le prince de Bauffremont qui, autrefois connu sous le nom de chevalier de Listenois, faisait les délices de la Cour de Lunéville, du temps où le bon, l'aimable Roi Stanislas fixait autour de lui tout ce qui ne se trouve plus auprès des plus grands monarques, c'est-à-dire nombre de gens de mérite et beaucoup d'un bon esprit [37].»
Tout ce qui touche le baron de Breteuil a le don d'inspirer notre narrateur. Aussi s'étend-il volontiers sur les marches et contre-marches de son protecteur. 36 Nous n'ignorons rien de ses projets comme de ses faits et gestes. Avant de partir pour Dangu il a mis de l'ordre dans sa maison, réformé les dépenses extraordinaires. Il n'a gardé positivement que les gens qu'il lui fallait, mais il s'est occupé en père de famille à placer tous les autres. Son chef de cuisine entrait dans son premier plan de réforme. Il avait été sur le point de le renvoyer à Vienne à cause de son excessive cherté. «Ce cuisinier s'était corrigé quant à la partie économique, et lorsque M. le baron a voulu se séparer de lui, il a dit à son maître: «C'est chez vous, c'est par vous que j'ai gagné tout ce que je possède, je pourrais aujourd'hui vous servir pour rien, souffrez que je ne vous quitte pas, je connais vos goûts. Je les étudierai de plus en plus, et je vous serai, par mes soins, moins dispendieux que quiconque dirigerait votre cuisine.» M. le baron s'est trouvé sans défense contre ce langage touchant, et le sieur Chandelier, car il mérite qu'on le nomme, continuera à bien nourrir son maître et ses amis.» Voilà donc un cuisinier rare, qui, grâce à Bombelles, passe à la postérité... au moment où par un arrêt du Conseil le Roi suspendait la Cour plénière et convoquait les États généraux pour le 1er mai 1789 [38].
Voici qu'un petit événement va distraire la Cour et la Ville et dissiper un moment les nuages qui assombrissent l'horizon: l'arrivée à Paris des ambassadeurs de Tippoo-Saheb, sultan Bahadour de Mysore, qui 37 venaient réclamer notre appui contre les Anglais.
A la suite d'un long voyage coupé d'arrêts à l'Ile de France, au cap de Bonne-Espérance, à Malaga, ils sont débarqués à Toulon le 8 juillet. Après avoir excité la curiosité sur tout le parcours, à Marseille, à Lyon, à Fontainebleau, ils ont été magnifiquement reçus à Paris. On les attend à Versailles le 8 août, les dames de la Cour se sont mises en frais particuliers, la sage Mme de Bombelles a commandé à Mlle Bertin un «pouf» de haut goût, le marquis s'est rendu lui-même chez la fameuse modiste pour lui recommander d'être exacte à livrer la coiffure choisie...
«Tout Versailles a été occupé aujourd'hui, écrit M. de Bombelles le 9, de l'arrivée des ambassadeurs indiens à Trianon [39], et un grand nombre de Parisiens sont arrivés pour voir demain l'audience qui sera donnée à ces ambassadeurs.
«Ils se sont fait longtemps attendre, ce qui a quelque peu impatienté les courtisans. Aucune recherche n'avait été négligée pour leur rendre encore plus agréable la plus belle, la plus magnifique des habitations. La grande salle était ornée d'un superbe tapis de la Savonnerie, de forme circulaire, autour duquel étaient des coussins de velours cramoisi avec galons, glands, riches franges d'or.»
Leurs Excellences ont été reçues dans cette espèce de divan. Une foule énorme demandait à entrer, et il 38 fallut toute la fermeté des suisses du Roi pour maintenir l'ordre. Les officiers des Gardes Françaises, de garde à Versailles, demandèrent à voir les ambassadeurs. Après eux, M. de Bombelles fit entrer sa femme et ses enfants.
«Le troisième des ambassadeurs, nommé Mouchan Osman-Khan, a été fort aimable pour cette petite famille. Ce négociateur longtemps employé par Heydin Aly et, depuis, par Tippoo-Saheb, se distingue en toutes choses de ses collègues. Les deux autres, et particulièrement Mohamed Dervich Khan sont ombrageux, jaloux et mécontents. Ils ont tout fait changer dans les appartements qui leur étaient préparés et n'ont montré toute la soirée que de l'humeur. Non seulement ils n'ont remercié personne des soins pris pour les établir comme des souverains, mais encore ils n'ont parlé à qui que ce soit des remerciements dus à la bonté du Roi. Le fait est que ces gens sont gâtés depuis qu'ils ont perdu de vue leur pays, et que, de mieux en mieux; on les traite trop bien.»
Ils se plaignent de la nourriture aussi bien que du logement, et pourtant on avait respecté leurs rites apportant poissons et autres animaux tout vivants. Les officiers de la maison du roi finirent par les laisser grogner à leur aise, et ce n'a été que de ce moment qu'ils ont paru écouter les avis d'Osman Khan en devenant moins difficiles à contenter.
Le 10, les trois ambassadeurs sont partis à onze heures du matin de Trianon. Ils sont entrés dans la grande cour du palais de Versailles dans trois carrosses attelés chacun de six chevaux et à la livrée du Roi, ils ont passé entre deux haies de gardes formées des 39 Gardes françaises et des Suisses, les tambours battant l'appel.
«Descendus de leurs voitures dans la cour des Princes, le sieur Delaunay, commissaire de la Marine, les a conduits par l'escalier des Princes et la salle des Cent Suisses qui étaient en haie, la hallebarde à la main, dans un appartement particulier, pour y attendre le moment où le roi serait prêt à les recevoir.»
L'audience qui devait avoir lieu à midi se trouva retardée par un caprice des ambassadeurs. Ils avaient émis la prétention d'être assis; il fallut un certain temps pour les faire renoncer à leur ridicule demande et leur citer tous les exemples d'audience solennelle, «où jamais les représentants de quelque souverain que ce fût n'avaient pu obtenir une distinction qui n'était pas accordée aux frères du Roi.
D'abord la Reine est entrée, arrivant par les appartements attenant au salon d'Hercule et a été prendre place longtemps avant que le Roi parût.
Il était midi trois quarts lorsque Sa Majesté, accompagnée de Monsieur, de Mgr le comte d'Artois, des ducs d'Angoulême, de Bourbon, d'Enghien, des princes de Condé et de Conti, s'est rendue dans la salle d'audience. Le trône qui sert à la cérémonie du Saint-Esprit était placé sur une estrade élevée de huit marches et adossé à la cheminée. L'on avait construit deux tribunes dans l'embrasure de la porte qui donne dans le salon de la chapelle et dans la fausse porte correspondante. Le reste du salon était garni de gradins pour les ambassadeurs et les seigneurs et les dames de la Cour. Ceux-là et celles-ci étaient placés non suivant leur rang, mais au fur et à mesure qu'ils arrivaient.»
40 «Un hasard heureux, continue Bombelles, avait placé le plus en vue les plus jeunes et les plus jolies femmes; un hasard plus heureux encore m'ayant fait rencontrer le duc de Polignac et ses enfants, il m'a permis de joindre les miens aux siens, et nous avons attrapé une embrasure de fenêtre où le petit peuple a vu aussi bien que possible.»
Dans la tribune de gauche se tient la Reine avec Madame, Madame fille du Roi et le duc de Normandie; dans la tribune de droite se placent la comtesse d'Artois, Madame Élisabeth et le duc de Berry. Les princes à droite et à gauche gardaient les avenues de ces tribunes resplendissantes de brocarts et de draperies d'or. Grands officiers présents et gentilshommes de la Chambre se tenaient derrière. Entre les cinq premières et les trois dernières marches étaient les ministres, les secrétaires d'État et le contrôleur général, M. Lambert.
Cependant l'archevêque de Sens avait monté d'un pas trop délibéré toutes les marches de l'estrade. Le maréchal de Duras dut le prier de redescendre à sa place en qualité de ministre, «parce que sa primatie ne lui vaut rien dans les cérémonies de la Cour, fût-il même premier ministre, au lieu de n'être que ministre principal».
Le Roi est monté sur son trône et donne l'ordre d'aller chercher les ambassadeurs indiens. Ceux-ci ont traversé tous les grands appartements remplis de spectateurs, entre deux haies de gardes du Corps. Les ambassadeurs s'avançaient sur la même ligne.
Il ne nous est fait grâce d'aucun détail.
«Les ambassadeurs sont conduits au salon d'Hercule. 41 Alors Mohamed-Dervich-Khan a remis au Roi leur lettre de créance et tous les trois ont présenté à Sa Majesté, sur des mouchoirs, vingt et une pièces d'or, ce qui est, dans l'usage de l'Inde, l'hommage du plus profond respect.
«Sa Majesté a accepté une de ces pièces de chacun d'eux; ensuite Mohamed-Dervich-Khan a prononcé une harangue qui a été traduite et répétée par M. Rufin. J'étais à portée de l'entendre, si M. Rufin ne l'eût prononcée qu'à basse voix, parce qu'elle renfermait plusieurs phrases peu obligeantes pour les Anglais, et que les ambassadeurs des cours d'Europe avaient quitté leur place pour tâcher d'attraper le sens de la harangue de leurs confrères indiens.
«Après la réponse du Roi, les ambassadeurs firent leurs trois révérences, ils se sont arrêtés et demandèrent la permission de jouir un instant du spectacle imposant qu'offrait le salon d'Hercule. Enfin, en se retirant, ils ont salué une quatrième fois le Roi, qui a poussé la bonté jusqu'à permettre que la suite des ambassadeurs entrât dans la salle d'audience.»
Les ambassadeurs pensèrent-ils à saluer la Reine? Plusieurs personnes ont cru que leur quatrième salut avait été pour elle. Bombelles n'en est pas bien sûr. «Ces personnages fêtés outre mesure» ne lui disent rien qui vaille.
Au même moment une autre solennité se préparait à Suresnes où Mme la comtesse d'Artois devait couronner celle de trois rosières qui obtiendrait le premier prix de bonne conduite.
M. de Bombelles a été prié de se mettre aux ordres de la princesse qui est arrivée en grand cortège à 42 Suresnes; il se trouve dans la seconde voiture avec Mmes de Montmorin, de Caulaincourt, de Montvel et de Coetlogon.
MM. de Vintimille, de Vérac et de Chabrillan étant absents, c'est le marquis qui donne la main à Mme la comtesse d'Artois pour la conduire de sa voiture à la tribune qui avait été ornée pour elle. «L'abbé Fauchet a fait un discours ampoulé pour célébrer la fête de la rosière. La plus laide des trois a obtenu la couronne... Nous mourrions de chaleur à l'église; un froid humide nous attendait dans le bois et, revenu à Saint-Cloud, j'étais transi...»
L'archevêque de Sens tient à faire acte de principal ministre et a convié, le 11, tout ce qui marque à Versailles à un grand festin donné en l'honneur des ambassadeurs indiens. «Rien n'était magnifique», remarque Bombelles, qui compare avec les dîners d'apparat offerts par le baron de Breteuil aux États de Languedoc et de Bretagne. Il étalait un tout autre luxe quoique tous ses appointements et les grâces du Roi réunis à sa fortune personnelle formassent un revenu bien inférieur à celui qui n'a jamais suffi à l'archevêque. «Ses gens sont mesquinement vêtus, ses chevaux sont laids, ses voitures vilaines; sa vaisselle est médiocre et sa table est très ordinairement servie. Il est bien rare qu'un homme qui ne se fait pas honneur de ce qu'il a et qui gère mal ses finances administre bien celles d'un grand État.»
En attendant de dire adieu définitif au funeste ministre dont les jours sont comptés, M. de Bombelles fait la courte oraison funèbre du maréchal de Richelieu qui vient de mourir. «Il était tout à fait tombé en 43 enfance et vient de terminer une vie dont les circonstances variées, mais marquantes, pourront fournir une ample matière à l'éloge. Au milieu de bien des vices, il montra des talents de plus d'un genre; sa mère et celle de Voltaire eurent toutes deux le même amant: Voltaire et le maréchal naquirent de ces feux illicites. Mon frère aîné pensait avec un certain plaisir que sa mère moins fidèle et moins chaste que la mienne [40] lui avait donné le jour dans le temps où le duc de Richelieu donnait du souci à mon père.»
Tandis que la marquise est de service auprès de Madame Élisabeth, M. de Bombelles est allé passer quelques jours à Dangu chez le baron de Breteuil. C'est là qu'entre autres nouvelles il apprend que la gêne sans cesse augmentante du Trésor a amené un arrêt du Conseil aux termes duquel les paiements de l'État étaient suspendus pendant six semaines et devaient être ensuite effectués partie en espèces, partie en papier, jusqu'au 31 décembre. L'édit [41] ne s'explique pas sur la manière dont le traitement des ambassadeurs et ministres du roi sera payé. «Mais il y a bien à craindre que nous nous ressentions de la gêne générale et d'une gêne qui n'est que la suite de mauvaises opérations. Bien des gens crieront: «Tolle», je me rappellerai que le baron de Bezenval était à sa quinzième année d'ambassade à Varsovie sans avoir vu un denier de ses appointements. Je souffrirai sans me plaindre, je me restreindrai sur tout ce qui sera possible, et 44 continuant à servir mon maître et l'État avec zèle, je ne désespérerai pas de survivre à des circonstances plus heureuses, et je ne croirai pas le bonheur de mes enfants perdu, quoique les moyens de le consolider semblent m'échapper au moment où je croyais les atteindre.»
A côté des ennuis privés, le cours forcé du papier est une calamité publique. «Si Mgr l'archevêque de Sens [42] en est la cause par une suite de fausses mesures, il doit intérieurement se faire de cruels reproches; s'il croit au contraire qu'il n'a obéi qu'à des circonstances trop impérieuses pour les dominer il faut le plaindre et de l'événement et de l'erreur où il a été sur ses talents lorsqu'il s'est présenté comme le restaurateur des finances et d'une meilleure administration en France.» Bombelles est modéré dans ses appréciations; le jour approche où la chute de Loménie de Brienne serait saluée par le public comme une délivrance.
Le 25, la marquise d'Harcourt fait connaître de grand matin à ses amis de Dangu, «une grande nouvelle», celle qui a fait crier des «Vive le Roi» dans toutes les places, les rues et les carrefours, celle qui rend le Parisien ivre de joie, et qu'est-ce donc? «L'archevêque de Sens est renvoyé, M. Necker est rappelé, les banquiers de Paris ont, dit-on, fait sur-le-champ 45 pour cent vingt millions de soumission.»
«Ce renvoi humiliant par la joie publique dont il est le signal prouve que la Reine, au moins en ce moment, n'a pas abandonné son protégé, et que, si le cri public l'a forcée de s'éloigner des affaires, il emportera dans sa retraite des preuves non équivoques de sa bienveillance [43].» On a écrit à Rome pour faire au plus tôt un cardinal de cet archevêque [44].
A son retour à Dangu, après une course à Rouen et 46 aux environs, le marquis a trouvé des lettres donnant des nouvelles inquiétantes de ses enfants dont deux sont atteints de fièvre putride. Le 2 septembre, il est à Paris, trouve les deux malades hors de danger, et son Journal, un instant assombri par ses alarmes paternelles, se reprend à sourire pour conter les plaisanteries auxquelles s'est livrée la population parisienne. «Des mannequins représentant le principal ministre ont été brûlés en différentes places publiques. La procédure, l'instruction du procès, la rédaction de la sentence sont au dire des gens de loi des chefs-d'œuvre, et le libellé de ces tristes plaisanteries prouvent qu'elles ne sont pas uniquement imaginées par la canaille de Paris. La guérite de la sentinelle du guet qui garde ordinairement la statue de Henri IV a été brûlée; les cochers et les domestiques des voitures qui passaient devant étaient obligés de saluer cette statue.»
Le chevalier du Guet ayant voulu dissiper la foule, il y eut résistance de la foule, on attacha des pétards à la queue des chevaux; de là des accidents et un grand désordre. Les hommes du guet furent rossés, on incrimina leur chef d'avoir voulu corriger sérieusement des folies populaires, il fallut s'interposer militairement et donner des lettres de commandement au maréchal de Biron, mettre garnison d'invalides dans les hôtels de Brienne et de Lamoignon.
«Au milieu de l'ivresse et de la rage publique, il s'est passé de ces choses gaies qui appartiennent exclusivement à cette nation. On a fait une robe à l'archevêque pour le conduire au bûcher, dont les trois cinquièmes étaient en satin et les deux autres en papier. Un moment avant l'exécution en effigie, on a 47 arrêté un ecclésiastique pour exhorter le patient. L'abbé s'est approché de la figure, a feint de lui parler à l'oreille et a dit ensuite à la multitude: «Vous pouvez faire de Monsieur ce que vous voudrez, il est très bien préparé et très bien résigné pour la circonstance. On a fort applaudi à la présence d'esprit du prétendu confesseur... Il y a une lettre du Pape au Roi, une autre de M. le prince de Guéménée à Sa Majesté, enfin une foule de pamphlets trouvés charmants et qui ne sont que diffus et charmants.»
Les ambassadeurs indiens s'occupèrent aussi, à leur façon, de la disgrâce de Brienne. Comme ils sortaient de l'Académie française, qui s'était crue obligée de donner une séance en leur honneur, on leur apprit la chute du grand vizir. Grimm assure qu'ils demandèrent avec beaucoup d'empressement s'ils ne pourraient pas voir sa tête (souvenir du système de leur gouvernement envers les ministres en disgrâce). «Oh! non, a répondu quelqu'un, car il n'en avait pas.» Et Grimm ajoute, non sans raison: «Quel est l'événement de notre histoire qui ne soit marqué par quelque calembour plus ou moins ridicule, plus ou moins plaisant?» Qu'aurait-il dit s'il avait vécu de nos jours?
Enfin, l'archevêque de Sens est parti le 3 septembre, mais il n'a pas osé traverser Paris. M. de Montmorin «s'est chargé de procurer des chevaux de louage qui ont conduit, avec mystère, de Jardi à la Croix de Berny, le prélat que la populace guettait. Il se propose d'aller dans peu à Pise, où peut-être il trouvera M. de Calonne, et alors ils riront, en se regardant, de la folie publique et de la leur. Peut-être M. de Loménie espère-t-il fortifier en Italie son excessive ambition et la 48 nourrir de ces maximes insidieuses qui ramenèrent autrefois au timon des affaires le banni Mazarin.»
Le garde des sceaux, Lamoignon, se maintiendra-t-il au pouvoir? M. Foulon remplacera-t-il le comte de Brienne au département de la Guerre? Voilà les questions que se pose Bombelles, occupé d'ailleurs surtout comme tout le monde, de l'installation de Necker, du bien qu'il est disposé à faire, s'il lui est possible d'endiguer le torrent. La confiance du public en «cette idole de la France» est bien minime. Pourra-t-elle s'accroître?
Un gros événement, comme la chute de Brienne, comporte des dessous qu'à côté des données générales connues de tous il peut être intéressant d'apprendre. Bombelles a partagé la joie du public; devant le renvoi de l'archevêque, il a tenu à s'informer lui-même des causes finales qui avaient fait consentir la Reine à sacrifier un ministre, que, jusque-là, elle avait défendu envers et contre tout. Auprès de qui s'informer, si ce n'est auprès de la duchesse de Polignac, dont la main pouvait se deviner dans toute cette affaire.
«Après avoir dîné avec ma femme et mes enfants, j'ai mené mon aîné dans le parc de Versailles et, pendant qu'il s'y promenait avec son précepteur, j'ai été causer chez Mme la duchesse de Polignac, car elle s'est acquise de nouveaux droits à l'estime des honnêtes gens par la conduite qu'elle tient en ce moment. C'est elle qui s'est courageusement chargée d'ouvrir les yeux de la Reine sur le danger qu'il y avait pour elle à conserver en place Mgr l'Archevêque de Sens, Mme de Polignac a dit à Sa Majesté que ce n'était point d'une manière adroite et obscure qu'elle désirait le renvoi du principal 49 ministre et qu'elle ne voulait point élever sur ses débris aucun de ses amis [45], mais que ce qu'elle désirait uniquement c'était de débarrasser la Cour et la nation d'un homme qui, n'ayant jamais eu de plan arrêté, marchait à tâtons et au jour la journée depuis plus de six mois.
La Reine n'a pas su mauvais gré à Mme de Polignac de sa démarche; mais, en cédant à l'évidence des plus sages et des plus fortes observations il en a bien coûté à Sa Majesté [46], pour vaincre l'ascendant que l'archevêque avait pris sur elle. En même temps que Mme de Polignac agissait, M. le comte d'Artois portait les grands coups chez le Roi [47]. Ce jeune prince gagne sensiblement sur lui-même et marche à grands pas vers les plus belles et les plus solides qualités. Il avait déjà toutes les brillantes. J'ai eu l'honneur de causer avec lui près d'une heure sur nos affaires au dehors; je ne lui ai pas dissimulé combien il serait nécessaire que nous suivissions d'autres maximes que celles qui nous gouvernent en ce moment.
M. le comte d'Artois est entré dans des détails qui font honneur à des connaissances que je ne lui supposais pas. Il m'a parlé de la position où se trouvaient la 50 Pologne, la Russie et la Suède comme je voudrais qu'on en entretînt le Roi dans les débats de son conseil. Mais nos plaies intérieures comme effectivement les plus sensibles sont les seules dont nous sentions la douleur. M. Necker a eu une longue conférence avec le Roi avant le Conseil d'État: il veut le retour des Parlements à leurs fonctions.»
Qu'il y ait des mécontents dans la coterie de l'archevêque cela se conçoit. M. de Brienne jouit de son reste en disant que tout est perdu si on sape la besogne de son frère. Et tout fait espérer «qu'elle sera sapée cette mauvaise besogne, et l'on n'en laissera pas vestige malgré tout ce que fait la Reine pour donner encore quelque cours aux éléments de l'archevêque de Sens et pour soumettre notre administration aux fatales lubies d'un abbé de Vermond, ce prêtre audacieux et enragé de se voir arracher les rênes du Gouvernement qu'il tenait tout entières, tandis que le principal ministre siégeait à Versailles».
Bombelles n'est guère tendre pour l'influent Vermond. «Dans son courroux, ajoute-t-il, l'abbé n'épargne dans ses invectives ni le baron de Breteuil, ni Mme de Polignac, ni même la Reine. Il dit que Sa Majesté ne mérite plus d'être servie depuis qu'elle a souffert l'éloignement de l'archevêque. Cependant il continue à être exclusivement l'homme de confiance et le conseil de notre souverain.»
La question Lamoignon est plus que jamais à l'ordre du jour. On a répandu le bruit que le Garde des Sceaux était soutenu en même temps par les frères du Roi et par la duchesse de Polignac.
De Monsieur, on ne saurait guère parler, «car, opine 51 très justement Bombelles, sa conduite variante (sic) ne permet pas de savoir bien au juste qui il protège, qui il abandonne; presqu'opposé au parti de la Cour, lors de l'Assemblée des Notables, ce prince est aujourd'hui fort bien avec la Reine et le Roi...» En apparence, devrait-on ajouter.
Quant au comte d'Artois, le marquis continue à être très bien disposé en sa faveur: «Moins entortillé dans sa marche, toujours bon et loyal Français, il n'applaudit pas à tous les partis dominants. Il aime son souverain, son pays, ses amis, sans tromper personne. Non seulement il n'a pas laissé M. de Lamoignon dans le doute de ses sentiments, mais il l'a même envoyé chercher pour lui dire que, vu la nécessité de rappeler les Parlements, il lui conseillait de donner sa démission et de ne pas s'exposer à une nouvelle explosion de la haine des Parlements. Le Garde des Sceaux lui a répondu: «Monseigneur va un peu vite en besogne», et M. le comte d'Artois lui a répliqué: «Que ce n'était pas son avis, qu'au reste il avait cru devoir lui dire franchement ce qu'il avait dit au Roi et ce qu'il lui répéterait si l'occasion s'en présentait.»
Lamoignon [48] ne se tint guère pour satisfait; il éprouva même l'impérieux désir de se plaindre à la Reine, qui se montra irritée contre son beau-frère. La Reine ne 52 voit pas la question avec justesse, pense Bombelles, car «un temps fort court apprendra à M. de Lamoignon que c'est en vain que l'on s'obstine à conserver une autorité que le public n'approuve pas». La démission volontaire pourrait lui valoir des grâces, telle que celle d'être fait duc, ce qu'il désire avant tout, mais si, par impossible, il conjurait l'orage actuel, les États généraux le foudroiraient. On parle de la création de Basville en duché, «il y aurait une sorte de justice d'ouvrir à la famille de M. de Lamoignon une carrière qui dédommageât ses enfants de celle qui leur sera irrévocablement fermée».
Quant à la duchesse de Polignac, Bombelles affirme qu'elle ne soutient nullement l'ambition de M. le Garde des Sceaux. «Il n'a dans la société de la Reine d'autre agent que le baron de Bezenval.»
Tandis que Lamoignon se fait fort de parler haut et ferme aux Parlements qui vont se réunir dans un bref délai, les Parlements sont tout à fait montés contre le Garde des Sceaux, ne parlent de rien moins que de le décréter de prise de corps ainsi que l'archevêque et tous les coopérateurs de leur besogne. Les lettres adressées à tous les membres du Parlement portaient que le Roi leur mandait de revenir à Paris pour y attendre les ordres en silence.
M. de Saint-Priest prendra-t-il le Ministère des Affaires étrangères? La duchesse de Polignac le fait espérer à Bombelles: de la sorte l'ambassade de la Porte deviendrait libre, et il échangerait le Portugal contre la Hollande. Notre diplomate en congé envisage sans enthousiasme cette conjecture: «Outre que ce poste ne donne que ce qu'il faut y dépenser, je ne 53 pense pas que nous soyons toujours assez déterminés sur ce qu'il faudrait faire dans cette république, et si nous nous résolvions à suivre un parti qui y rétablît notre réputation et nos affaires, il amènerait d'abord une rupture pendant laquelle l'ambassadeur de France verrait ce qui ne convient pas à ma situation.»
Le 11, on s'est réjoui à Paris de la nouvelle que M. de Lamoignon avait donné sa démission. On disait au Palais-Royal que les sceaux lui étaient retirés jusqu'à nouvel ordre et que M. Joly de Fleury, ancien ministre des Finances, ou M. d'Ormesson [49], servirait ad interim pour ce qui exigerait qu'un magistrat fît parvenir aux Parlements de la part du Roi.
C'était là faux bruit, car Lamoignon n'entend pas encore abandonner le gouvernail. «En attendant, continue Bombelles, les Parlements se montrent de plus en plus récalcitrants. M. le premier Président, mandé à Versailles pour concerter les arrangements du lit de justice, n'a pu être ébranlé par toutes les paroles de M. de Lamoignon, et quand celui-ci s'est avisé de lui dire qu'il cessait de lui parler comme Garde des Sceaux, M. le Président a sur-le-champ levé la séance en lui disant qu'il ne pouvait plus l'entendre qu'en vertu de l'autorité de sa place.»
Malgré cette sévérité, on assure que M. d'Aligre a déplu à la Compagnie lorsqu'il a dit qu'il avait vu 54 M. de Lamoignon. «De tout temps ce magistrat fut mal vu de ses confrères, et lorsqu'il présidait la Chambre des Vacations, il avait inutilement un grand état de maison, sa table somptueuse manquait toujours de convives.»
Chez le marquis de Puysieux, Bombelles a appris une nouvelle qui l'a comblé de joie parce qu'elle fait le bonheur de son ami le comte de Bercheny [50]. «Du temps où M. le Maréchal, alors marquis de Ségur, commandait en chef en Franche-Comté, le comte de Bercheny fut l'y voir et s'y fit aimer, parce qu'il est impossible de le connaître sans l'aimer. Un M. Denèse, riche possesseur de belles terres dans cette province, n'ayant qu'un fils, l'a trouvé destiné à une assez grande fortune pour n'en pas chercher dans la femme qu'il lui donnerait, et en conséquence il a jeté les yeux sur la fille du comte de Bercheny.
«Celle-ci, âgée de neuf ans, vient d'être promise au jeune homme, qui en a seize; les articles ont été signés, et le comte de Bercheny ne donnera que mille écus de rente à la femme du petit Denèse qui en aura, dit-on, bien solidement plus de 80.000, et qui par sa naissance est susceptible des agréments de la Cour.»
Et Bombelles de conclure, suivant son habitude, en axiome: «On voit encore que l'honnêteté et la véritable bonhomie ne restent pas toujours sans récompense.»
55 Cependant M. de Lamoignon ne se décide pas à partir sans se faire longuement prier. «Il s'obstine, disent les uns, à paraître lundi au lit de justice qui enfin aura lieu ce jour-là. D'autres assurent qu'il ne tient à son poste que parce que l'archevêque, tout en ne pouvant souffrir le Garde des Sceaux a fait promettre à la Reine qu'elle le conserverait en place, et l'on ne veut pas avoir le dégoût de le sacrifier à l'humeur des Parlements. C'est cependant ce qui sera inévitable.»
Il est une autre intrigue qui occupe la Cour. Depuis longtemps on n'entendait plus guère parler de la duchesse de Gramont. Voici que la sœur de Choiseul [51] se remuait de nouveau. «N'ayant pu amortir en elle la passion de dominer, elle se sert de son crédit ancien et ranimé pour que la Reine fasse M. le duc de Châtelet [52] ministre principal. Celui-ci refuse le département de la Guerre, à moins qu'il ne soit joint au suprême pouvoir d'un ministre dirigeant les autres départements, et M. Necker qui voit que la cabale Choiseul jointe à celle de l'abbé de Vermond veut tout envahir, tout empêtrer et lui susciter des embarras, déclare qu'il donnera sa démission si M. le duc du Châtelet était appelé pour limiter ses pouvoirs comme ministre des Finances.»
Dans cet état de crise, la Reine se montre plus qu'agitée. «Elle est d'une humeur cruelle, confesse Bombelles, hier elle s'est emportée contre tous les ministres 56 dans un comité où l'on agitait la manière de rendre le Parlement à ses fonctions... Le Roi, dont tous ces conflits énervent l'autorité, ne peut connaître à quel point ils lui sont fâcheux.»
Néanmoins Louis XVI s'est montré de belle humeur à son coucher. Il a dit des choses aimables à Bombelles et a fait des bons mots.
Le lit de justice contre lequel ont protesté la Chambre des Enquêtes et la Grande Chambre semblait destiné à faire éclater de violents orages... Soudain tout est décommandé en même temps qu'on apprend la démission définitive de Lamoignon. Plus de lit de justice, les Parlements reprendront leurs fonctions. «Il est très vrai, écrit M. de Bombelles le 15 septembre, que le Parlement a désiré que Mme la duchesse de Polignac fît passer à la Reine ses propositions, mais elle s'en est excusée en disant qu'elle devait répondre à la confiance qu'on lui marquait en avouant à la Cour que, sûre de l'estime de la Reine, se flattant encore de son amitié, elle n'avait plus le droit de lui parler d'affaires de cette importance, qu'en voulant s'en mêler, elle nuirait plus qu'elle ne servirait, attendu que M. l'abbé de Vermond gâterait et renverserait dans un quart d'heure tout ce qu'elle aurait pu obtenir de Sa Majesté.»
Mme de Polignac ne doute pas que cette réponse ne tarderait pas à venir aux oreilles de la Reine. Elle préfère donc lui dire mot pour mot ce qu'elle avait dit à l'émissaire du Parlement. «La Reine a rougi, a baissé les yeux et n'a rien répondu.»
M. de Lamoignon s'est décidé à partir pour Basville. C'est là nouvelle occasion de tapage pour la jeunesse bazochienne et la populace. Il y eut de gros désordres. 57 Des bandes nombreuses se rassemblèrent sur la place Dauphine et sur le Pont-Neuf. On brûla aussi le mannequin de Lamoignon en simarre, après avoir ordonné qu'il serait sursis quarante jours à son exécution, par allusion à son ordonnance sur la jurisprudence criminelle. La place Dauphine ressembla à un champ de bataille par l'énorme quantité de fusées et de pétards que la foule y lançait chaque soir. Les gens paisibles évitaient ces rassemblements, mais on ne fut pas peu étonné de savoir que le duc d'Orléans s'y laissa entraîner; il ne craignit pas de se donner en spectacle à la populace qui, voyant en lui une victime de la Cour, le couvrit d'applaudissements.
Pour célébrer les funérailles de Lamoignon, de longues théories d'hommes portant des flambeaux partirent du Pont-Neuf et se dirigèrent vers l'hôtel du Garde des Sceaux situé rue de Grenelle, avec l'intention d'y mettre le feu. Quelques détachements des Invalides commandés par un officier déterminé réussirent à empêcher ces bandes d'exécuter leur projet: les enragés se jetèrent alors dans la rue Saint-Dominique pour y brûler l'hôtel de Brienne, ministre de la Guerre. Des Invalides arrivait aussitôt un autre détachement qui chargea la foule, tandis qu'un peloton des gardes françaises débouchait par le bout opposé de la rue: les émeutiers se trouvaient pris entre deux feux: il y eut une vingtaine de morts et un grand nombre de blessés... D'autres émeutes éclatèrent en d'autres coins de Paris, notamment rue Meslée où demeurait Dubois, le chevalier du Guet [53].
58 On a reçu le 18 l'arrêt du Conseil qui annule celui [54] dont l'explosion a fait sauter l'archevêque de Sens [55], «on sait que les exilés sont mis en liberté, mais les opinions les plus diverses ont cours sur le nouveau ministre». «Tout ce que dit M. Necker en de belles et longues phrases, écrit M. Bombelles [56], n'est pas propre à ramener entièrement la confiance; aussi les fonds ne 59 haussent-ils pas. Bien des gens croient que le directeur général des finances ne connaissait pas toute la profondeur de l'abîme creusé par MM. de Calonne et de Brienne. La réplique de M. Necker au mémoire de M. de Calonne est depuis quelques jours dans les mains de tout le monde; les enthousiastes la mettent aux nues; les financiers la critiquent à force, les personnes sensées et impartiales suspendent leur jugement. M. Necker a voulu être éloquent et parfois plaisant dans cette réponse, et il n'a atteint aucun de ces mérites. Il s'est sans doute flatté que, dans un instant où il a de l'empire sur toutes les têtes, il pourrait aussi, en dictateur, nous faire adopter bien des mots qui ne sont pas français et qui n'ajoutent aucune clarté à ceux que nous possédons.»
«La déclaration du 23 septembre, qui fixait l'ouverture des États Généraux au 1er janvier 1789, allait de plus donner de nouvelles satisfactions au public et surtout aux Parlements et aux Cours souveraines rendus à leurs sièges. Dès le 24, les Cours étaient rassemblées par M. de Barentin, le nouveau Garde des Sceaux. Les membres du Parlement de Paris se présentaient au Palais et y reprenaient le cours de leurs séances interrompues depuis cinq mois. S'il faut en croire le libraire Hardy, ils eurent peine à fendre la multitude prodigieuse d'hommes de tous états venus pour les saluer de leurs applaudissements. Dès cette séance de rentrée on proposa la mise en accusation du Garde des Sceaux et du principal ministre précédents, on agita la question de la responsabilité des ministres. Un magistrat, Bodkin de Fitz Gerald, opina: «La Cour manquerait au Roi, à l'État, aux lois, à elle-même, si elle n'avisait aux moyens d'empêcher que la nation ne retombe 60 par la suite dans une crise semblable à celle qui a été sur le point de la perdre [57].»
La province ne se contenta pas d'imiter le mouvement de satisfaction donné par Paris, elle renchérit. A Dijon, on promena solennellement sur un char l'image de la Liberté; à Bordeaux, la voiture du premier Président fut dételée.
La joie des Parlements, ces manifestations bruyantes de «libéralisme», qui plaisaient à une partie du public, en effrayaient une autre, même des magistrats qui restaient interdits de voir exaucer si promptement des vœux qui n'avaient pas été sincères... Bombelles ne manque pas à l'annonce de tant de réformes qui lui font peur, de noter: «L'autorité de nos Rois ne fut jamais aussi cruellement compromise, ce qui réjouit fort les bourgeois enflés de l'orgueil de la magistrature, mais ce qui doit véritablement affliger les vrais serviteurs de l'État.»
Le marquis reprendra bientôt la trame des événements, qu'il suit en spectateur très averti. Dans l'intervalle, il note des anecdotes de Cour ou des réflexions intimes.
Il y a longtemps que son Journal ne nous a parlé de Madame Élisabeth. La petite Cour de Montreuil n'apporte guère d'échos saillants; Madame Élisabeth, en dehors des cérémonies auxquelles elle est obligée d'assister, partage la journée entre l'intimité de ses dames et les occupations dont nous la savons coutumière: promenades à cheval, visites à Saint-Cyr, études de botanique, 61 sans oublier les pauvres dont elle continue à être la Providence. Depuis quelques mois, au fur et à mesure de la marche des événements, elle comptait une occupation de plus; elle lisait avidement brochures et libelles, cherchait, parmi ce fatras de la littérature politique, à se former une opinion. Elle rentre pour l'heure du souper à Versailles et se mêle alors pour quelques heures au mouvement de Cour. Elle écoute et elle observe, et son jugement mûri lui fait deviner bien des choses qu'on n'aurait jamais eu l'idée de lui confier. L'avenir lui paraissait sombre et menaçant, elle ne pouvait le cacher à ses amies; moins que quiconque, nous la verrons s'étonner de la précipitation des événements, mais son doux optimisme, le fond de gaieté de son caractère, lui feront toujours entrevoir le beau côté des choses.
Angélique est toujours la femme sérieuse et bien raisonnante que nous avons connue. Si nous ne pouvons l'entendre parler elle-même, du moins de temps à autre rencontrons-nous quelques traits dessinés par le mari dont ni le temps, ni l'air ambiant de la Cour, ni la présence continue n'ont pu attiédir les sentiments.
Tandis qu'on s'agite au Parlement, Mme de Bombelles s'attriste du départ de sa «petite» belle-sœur, Mme de Mackau, qui va rejoindre son mari, nommé ministre à Stuttgard. M. de Bombelles leur décerne à chacune la part d'éloges dont il les juge dignes: «Je les ai laissées jouir des derniers moments qui précèdent une absence bien cruelle pour toutes deux. Ces deux femmes sont deux anges sous tous les rapports; toutes deux n'ont et n'ont eu que les agréments de la 62 jeunesse, presqu'en sortant de l'enfance. Elles ont été d'excellentes mères, des femmes prudentes, des amies solides. Jamais une ombre de coquetterie ne s'est glissée dans leur conduite, et plus elles se sont rendues respectables, plus on les voit être simples et faire strictement leur devoir.»
Le marquis a reçu ce 25 septembre un billet de M. de Montbel qui lui réitérait l'invitation déjà faite par la duchesse de Lorge d'aller dîner quand il le voudrait les lundis et jeudis à Saint-Cloud chez la comtesse d'Artois. Il se mettait aussitôt en route et arrive à trois heures chez la princesse. «J'ignorais qu'elle se mettait à table à deux heures. Le dessert était servi, Madame Élisabeth qui y dînait augmentait encore mon embarras de me présenter si tard. Mme la comtesse d'Artois n'a jamais voulu croire, ce que je m'efforçais de persuader, qui était que j'avais dîné. On m'a apporté de quoi nourrir un ogre, et j'ai mangé à la hâte une petite aile de poulet, une glace et un gâteau. J'étais d'une confusion dont Madame Élisabeth s'est complètement divertie; mais le café une fois pris, je me suis un peu évertué, et, en vérité, une particulière bien aimable ne le serait pas davantage que ne l'a été Mme la comtesse d'Artois pour dissiper l'inquiétude que j'avais eue de lui avoir déplu par ma légèreté.»
A Saint-Cloud, comme chez la princesse de Craon à Longchamps, où, en revenant, Bombelles s'est arrêté, on ne parle que de la séance tenue ce même jour au Parlement. «On sait d'avance qu'il doit y être fait des dénonciations, que toutes les résolutions prises porteront le caractère de l'animosité et de l'arrogance.» Chez la marquise de Rougé, le même soir, Bombelles 63 entend des virtuoses, Viotti, Duport et d'autres, qui exécutent des quatuors, Mme de Montgeron qui a «touché» des morceaux très difficiles sur le clavecin, Rousseau qui a magistralement chanté des airs de Gluck et de Piccini. Des fâcheux sont venus troubler la soirée par des folies débitées sur la rentrée du Parlement. «A les entendre, la royauté de nos Bourbons touche à son terme...»
Et Bombelles conclut: «Il n'est malheureusement que trop vrai que l'extrême facilité du Roi et la lâcheté de ses ministres trahissent depuis longtemps la meilleure cause et les droits les plus sacrés; mais, Dieu aidant, il y aura des honnêtes gens plus sensés que tous les frondeurs de l'autorité, qui sentiront qu'un pays qui s'est élevé au premier rang des premières puissances doit réparer l'édifice, mais non le culbuter.»
Bombelles a rédigé pour la comtesse d'Artois le précis de ce qui s'est déclaré à la séance du Parlement le 25.
«Le Parlement persiste dans les sentiments exprimés dans l'arrêté du 3 mai, dans la déclaration et les protestations qui en ont été la suite.
«... Sans entendre néanmoins que le Parlement eût aucun besoin d'être rétabli, ses fonctions n'ayant cessé que par la force et la violence.
«... Sans entendre que les États Généraux puissent être convoqués dans une autre forme que celle de 1640 [58].
64 «... Sans entendre que le procureur général puisse être empêché de poursuivre les délits commis depuis la cessation des fonctions, qu'il puisse y avoir d'autres juges que ceux qui auront prêté le serment au Parlement.
«... On suppliera le Roi de vouloir bien rendre la liberté à tous les magistrats et d'autres détenus dans les prisons d'État à l'occasion des derniers troubles et de rendre leurs emplois à ceux qui auraient cru devoir donner leur démission.
65 «Dénonciation de MM. de Brienne et de Lamoignon.
«... Dénonciation du chevalier Dubois et acceptation de sa démission.
«Le Parlement a envoyé de plus une injonction dans une forme peu honnête à M. le maréchal de Biron [59], pour qu'il eût à venir rendre compte de sa conduite depuis que le roi l'a chargé de contenir le peuple de Paris par le régiment des Gardes. Le maréchal a répondu que depuis quatre ans il ne siégeait plus au Parlement, ni n'allait à Versailles faire sa cour; l'on n'a pas insisté pour le moment quoique les jeunes conseillers fussent portés à toutes les impertinences envers ce pair et maréchal de France.
«Le public le plus favorablement disposé en faveur du Parlement a trouvé qu'il avait infiniment outrepassé les bornes de son devoir.»
Le soir, Bombelles a soupé chez Mme de Roquefeuille. Là est venu le président de Rosambo [60]; il est du petit nombre des membres du Parlement qui sont affligés de la démence de leurs confrères... La bonté avec laquelle le Roi a parlé aujourd'hui au premier Président envoyé devers Sa Majesté doit apaiser l'effervescence des têtes; mais la faiblesse du Gouvernement donne 66 furieusement de prise à tout ce qui se fait et se fera contre notre souverain.
Le lendemain le marquis conte cette anecdote qui semble avoir échappé aux nouvellistes, du moins dans la forme que lui donne Bombelles.
«Nos plus lestes fureteurs de cour ne parviennent pas à deviner tout ce qui se passe dans l'intérieur de la nôtre. Aujourd'hui, le Roi étant à la chasse y a reçu un paquet de lettres. Il s'est enfoncé dans un taillis pour les lire, et bientôt on l'a vu assis par terre ayant son visage dans ses mains et ses mains appuyées sur ses genoux; ses écuyers et d'autres personnes l'ayant entendu sangloter ont été chercher M. de Lambesq [61]; celui-ci s'est approché, le roi lui a dit brusquement de se retirer. Il a insisté; alors le Roi, lui montrant un visage baigné de larmes, lui a répété, mais d'un ton plein de bonté: «Laissez-moi.» Peu de temps après, Sa Majesté, pour remonter à cheval, a eu besoin qu'on l'y portât en quelque sorte; elle s'y est trouvée mal. On lui a amené une chaise où elle s'est trouvée mal une seconde fois; enfin elle est revenue à Versailles ayant repris ses sens.
«Cette aventure est tenue secrète, mais ce secret sera mal gardé, avec tant de personnes dans la confidence. Les motifs que l'on donne à la peine du Roi sont à ranger dans la classe d'une foule d'autres bruits populaires qui ne méritent aucune créance. Je rapporte un 67 fait, un fait affligeant, mais j'en ignore complètement la cause.»
Libelles, calomnies, vilenies répandues sur la Reine et sur lui-même, menaces ou outrage, rien ne manquait qui ne pût motiver les larmes du Roi... Et pendant que peu à peu s'effritait la monarchie de plus en plus chancelante, la santé du Dauphin donnait de très grandes inquiétudes.
Intrigues de l'abbé de Vermond contre la duchesse de Polignac.—L'Assemblée des Notables projetée.—Soirée chez Mme de Polignac.—Bombelles chante devant la Reine.—Le duc de Fronsac.—Madame Élisabeth déjeûne chez les Bombelles.—Impatience du diplomate qui réclame une ambassade.—Chasses de Madame Élisabeth.—Bombelles en courses perpétuelles.—Comédie chez la duchesse de Mortemart.—Mort du maréchal de Biron.—Les Notables.—M. Necker.—Concert chez la comtesse d'Artois.—Le duc d'Orléans.—Le duc du Châtelet, colonel des Gardes françaises.—Le Code national de Bergasse.—Lettre du prince de Conti.—La brochure de d'Éprémesnil.—Mémoire des princes.—Considérations de Bombelles.—Réception de Boufflers à l'Académie française.—Fin de l'année 1788.
Passer quelques jours à Dangu chez le baron de Breteuil est pour M. de Bombelles une agréable distraction. En compagnie d'aimables hôtes, dont la comtesse de Matignon et le marquis de La Luzerne, il y oublie un instant les séances du Parlement. Le 1er octobre, il est parti le matin de Dangu avec M. de la Luzerne pour arriver à deux heures à Verneuil.
«Là, en ce joli pays riverain de la Seine, est située l'habitation de Mme de Sénozan, riche veuve d'un conseiller d'État, sœur de M. de Malesherbes, tante de Mmes de Montmorin, de Périgord et du marquis de la Luzerne.
«Mme de Sénozan est choyée par tous ses parents et tous ses parents sont ses amis. Elle se met à table 69 à deux heures très précises, elle fait très bonne chère et m'a reçu comme l'ami d'un neveu qu'elle chérit.
«Le marquis de la Luzerne a des titres multipliés à la tendresse des siens; il leur rend beaucoup, il n'en dépend aucunement, il les honore par sa conduite, il les attache par la douceur de sa société.»
Après le repas, Bombelles est resté quelque temps à causer avec M. de Malesherbes et la Luzerne. «On n'a pas plus d'esprit et d'imagination que n'en a M. de Malesherbes; on n'est pas meilleur serviteur du Roi; mais comme, je l'ai déjà dit, ces qualités sont obscurcies par une distraction poussée à l'excès. Ce respectable vieillard m'a prêté sa voiture et quatre bons chevaux pour revenir à Versailles.»
Femme et enfants sont en bonne santé. Aucuns changements officiels pendant ces trois jours, mais les partisans de M. Necker craignent qu'il ne résiste pas aux cabales qui se déchaînent contre lui. Bombelles estime que les cabales ne seront pas seules cause de la non-réussite du ministre, il ne tardera pas à reconnaître son impuissance.
Une assemblée des Notables se réunira le 3 novembre, la nouvelle en est annoncée le 3 octobre. Précaution de Necker pour discuter à nouveau la question des trois ordres, celle des cahiers, et aussi l'élection des députés. C'était par le fait reculer l'époque de la réunion des États Généraux; cette mesure, approuvée par la plupart, fut blâmée par ceux qui se montraient pressés en besogne.
On colporte la nouvelle que la duchesse de Polignac tombée en disgrâce va être renvoyée; c'est Mme de Mackau qui a prévenu son gendre: Mme de Polignac lui 70 serait reconnaissante de remonter, autant que faire se pourrait, à la source d'un propos tenu par M. Durival, premier commis des fonds des Affaires étrangères. Et Bombelles, maintenant au mieux avec les Polignac, de s'émouvoir d'un événement «affligeant pour les personnes qui désirent le bien».
Il a couru sur-le-champ chez M. Durival, et dans une longue conversation roulant sur des généralités, il s'est rendu compte que si le fonctionnaire s'est permis ce langage, «il n'était que l'écho du sieur abbé de Vermond; celui-ci tenant toujours ses assises chez Mipue, le directeur des bâtiments de la Reine, y voit Durival et s'en empare pour plastron de sa bavarde loquèle, lorsqu'il se promène à pied autour de Versailles. L'abbé est le plus jactant des humains; non content de l'énorme crédit dont il abuse, il voudrait persuader que les choses les plus difficiles lui sont possibles». On peut supposer qu'il voudrait obtenir de la Reine le renvoi de Mme de Polignac; en cela d'accord avec l'archevêque de Sens, qui n'a pas perdu l'espoir de reprendre sa place dans le Conseil des ministres et voudrait écarter du château tout ce qui ne lui est pas servilement dévoué.
La duchesse de son côté a agi directement auprès de la Reine et a sollicité la faveur d'une explication. «Elle faisait une démarche, continue Bombelles, que la franchise et l'honnêteté de son caractère lui ont dictée et que la prudence lui défendait.»
La Reine s'est rendue chez Mme de Polignac, qui lui conta tout simplement les bruits qui se répandaient en pareille circonstance. Deux ans auparavant, Marie-Antoinette avait rassuré son amie «avec grâce et sentiment». 71 Cette fois elle répliqua assez durement: «Ne dit-on pas aussi que tout le monde se ligue pour éloigner de moi M. l'abbé de Vermond?»
Pour une autre que la duchesse, cette réponse aurait signifié une très prochaine disgrâce... «Je persiste à croire, opine Bombelles, que la Reine a pris des engagements trop forts pour pouvoir renvoyer sans motifs connus la gouvernante des Enfants de France. Elle se bornera à lui donner des dégoûts qui auront un terme; la Reine sera forcée d'en revenir à Mme de Polignac. Un fou, un sot, des fripons l'ont trompée, la trompent encore; mais cela ne peut durer. Cela aurait déjà cessé si Mme de Polignac mettait plus d'adresse dans sa conduite.»
Quelques jours après, M. de Bombelles fait des réflexions sur le Parlement qui accumule impertinences sur prétentions. «Les jeunes gens des Enquêtes disent publiquement que si le Roi, assisté de ses notables, procède à une convocation des États Généraux qui ne convienne pas à nos seigneurs du Parlement de Paris, ils convoqueront eux-mêmes, et de leur propre autorité, la nation.»
«L'arrêt du Conseil d'État rendu le 5 pour l'Assemblée des Notables, au 3 novembre prochain, a été publié aujourd'hui; toutes ses intentions sont sagement présentées et tendent à prouver combien le Parlement a été impopulaire en voulant qu'on s'en tînt à la forme de convocation des États Généraux de 1614, pour appeler ceux qui se tiendront en 1789.
«Le Roi dit qu'après cent soixante-quinze ans d'interruption des États généraux et après de grands changements survenus dans plusieurs parties essentielles 72 de l'ordre public, elle ne pouvait prendre trop de précautions, non seulement pour éclairer sûrement ses déterminations, mais encore pour donner au plan qu'elle adoptera la sanction la plus imposante. Qu'animé d'un pareil esprit et cédant à l'amour du bien, Sa Majesté a considéré comme le parti le plus sage d'appeler auprès d'elle, pour être aidée de leurs conseils, les mêmes notables assemblés par ses ordres au mois de janvier 1787, et dont le zèle et les travaux ont mérité son approbation et obtenu la confiance publique.
«Sa Majesté se réserve de remplacer par des personnes de même qualité et condition ceux d'entre les notables de l'Assemblée de 1787 qui sont décédés, ou qui se trouveraient valablement empêchés.»
Faisant trêve à la politique, il est des moments bien rares où l'on se ressouvient à la Cour de l'ancienne gaieté. «Ce soir (6 octobre), écrit Bombelles, étant chez Mme de Polignac, j'avais apporté à Mme de Guiche un air d'allemande qu'elle avait trouvé joli; je le lui faisais exécuter au piano, tandis que la Reine, de moitié avec Mme de Luynes, jouait au tric-trac avec le baron de Bezenval. La partie finissait, et la Reine, instruite par le baron de la facilité que j'ai de mettre des rimes en musique, a voulu que j'improvisasse en chantant et en m'accompagnant. Depuis longtemps je ne m'étais trouvé aussi embarrassé: me refuser à ce que désirait la Reine était maussade parce que le baron de Bezenval insistait sur ce qu'il appelait mon talent. Dire ou chanter des platitudes, enfin me présenter en bouffon ne m'eût fait aucun plaisir. J'ai rassemblé plus d'assurance qu'à moi n'appartient; j'ai eu le succès dû à la 73 complaisance sans prétention, la Reine a paru s'amuser beaucoup; les jeunes femmes, Mmes de Guiche et de Polastron, riaient de tout leur cœur; à les en croire, je serais resté à les divertir jusqu'à minuit. Mais je me suis retiré aussitôt que cela m'a paru faisable, laissant la société plus prévenue en ma faveur que je n'étais content d'avoir été mis en jeu dans un genre qui nuit plus qu'il ne sert.»
Le duc de Fronsac étant venu souper un soir à Montreuil, Bombelles en trace ce portrait: «Ce jeune homme, qui a voyagé avec un applaudissement général sous le nom de comte de Chinon, arrive encore en ce moment de Pologne; il désirait de servir comme volontaire dans une armée de l'Empereur, mais ce zèle pour apprendre son métier n'a pas obtenu de Sa Majesté Impériale ce que M. de Fronsac en attendait, et il est avantageux pour l'effet que son nom et son existence dans une armée étrangère eût pu faire à Constantinople que son projet ait échoué.
«M. de Fronsac n'aura, je crois, ni l'esprit de son grand-père, ni la platitude de son père; il paraît animé par des sentiments dignes de sa position. Il est du nombre des jeunes gens trompés par la frénésie du moment, qui ne parlent que de la nécessité de mettre des bornes au despotisme, mais au moins il s'exprime en bons termes, raisonne assez juste, et annonce dans ce qu'il dit plus d'instruction que n'en ont les péroreurs qui me pourchassent et m'excèdent partout.»
Le 8, Madame Élisabeth est venue déjeuner à la petite «bicoque» de Montreuil. Elle avait promis cette faveur à Bitche, et celui-ci «ne l'aurait pas tenue quitte de sa 74 promesse. On vous laisse à penser si ce déjeuner intime fut gai; on entend Madame Élisabeth taquinant ses amis et les enfants, s'abandonnant à la plus charmante «sensibilité», témoignant une fois de plus à ses dévoués son affection si enveloppante, les caresses de sa charmante gaieté.
Elle s'arrachait ainsi pour quelques heures aux absorbantes préoccupations de la politique, aux inquiétudes que donnait la santé du Dauphin. On veut se faire des illusions sur son état plutôt que l'on ne s'en fait en réalité.
Bombelles a été faire visite, à Meudon, au duc et à la duchesse d'Harcourt, mais le Dauphin était déjà retiré. «Malgré le bien qu'on dit toujours de son état, il paraît qu'on est moins pressé de le montrer et que les gens qui ne veulent pas le flatter croient que le prince ne passera pas l'hiver.» Les prévisions étaient justes, comme nous le verrons.
Comme le 9, le marquis revenait de Saint-Cloud où il était allé dîner chez la comtesse d'Artois, sa femme lui conte la conversation que sa Princesse a eue avec la Reine en allant à Meudon. Elle a plaidé la cause de l'ambassadeur «au vert» et dont le grand désir serait d'échanger son ambassade nominale de Lisbonne contre une autre, surtout celle de Constantinople, quand, d'une façon ou d'une autre, M. de Choiseul-Gouffier quitterait ce poste [62].
Tout cela, Madame Élisabeth l'a dit à la Reine. «Sa Majesté n'a pas nié qu'elle eût fait cette promesse, mais 75 elle a paru douter que M. de Choiseul fût au moment de revenir, et elle a ajouté: «Dieu sait si M. de Montmorin n'aura pas ses petits protégés.»
Madame Élisabeth lui a répondu: «Si vous daignez véritablement vous intéresser à M. de Bombelles, M. de Montmorin saura très bien qu'il n'a rien de mieux à faire que de se conformer à ce que vous voudrez.
«—Ne croyez pas cela, a dit la Reine, vous ne savez pas combien il est entêté.
«—Soit, a répliqué Madame Élisabeth, mais je ne connais à M. de Bombelles qu'un concurrent raisonnable. C'est M. de Moustier, et la Reine conviendra qu'à tous égards M. de Bombelles a droit aux préférences.
«—Ah! pour cela, oui, a réparti Sa Majesté avec un peu plus de chaleur, mais la santé de M. de Bombelles n'aurait-elle pas à souffrir du climat de Turquie comme de celui de Lisbonne?
«Enfin la Reine a promis d'envoyer chercher M. de Montmorin et de lui demander que je sois désigné le successeur de M. le comte de Choiseul-Gouffier.
«Madame Élisabeth n'a pu s'empêcher de conclure que la Reine embarrassée désirerait que je puisse obtenir une bonne ambassade, mais hors de portée des intérêts de la Cour de Vienne. L'abbé de Vermond soufflé par M. de Mercy et stimulé par ses préventions contre tout homme qui n'est pas l'aveugle serviteur du cabinet autrichien, m'a sûrement rendu suspect à la reine, en disant que j'avais un éloignement très prononcé pour tout ce qui tenait au système de notre alliance. D'un autre côté Sa Majesté serait portée à me faire du bien, 76 parce qu'elle m'honore de quelque estime et qu'elle aime particulièrement Mme de Bombelles. Nous verrons le dénouement de tout ceci: je l'attendrai avec résignation. Je ferai usage des bonnes voies, j'en dois la certitude au bien de mes enfants... Ainsi pense leur excellente mère et, quand je suis de son avis, je puis m'enorgueillir de mon opinion.»
Avec résignation! Est-ce bien le mot qui convient. Bombelles supporte mal les longues attentes, nous le savons. Entre Ratisbonne et le Portugal, long espace de temps où il a rongé son frein, réclamant une ambassade, tentant démarche sur démarche, faisant agir Esterhazy et la comtesse Diane, le baron de Breteuil et Madame Élisabeth. Il en est de même maintenant que sa santé semble rétablie et que quelques mois de séjour à Versailles, bien que coupés de déplacements, lui semblent outrageusement longs. La politique intérieure le remplit de dégoût; les événements en gestation l'effraient. Alors qu'il en est temps encore, il voudrait être mis à même de représenter dignement et utilement son pays... et en même temps d'acquérir à ses enfants l'aisance qui leur fait, pour le présent, totalement défaut.
La conversation entre la Reine et Madame Élisabeth pouvait avoir d'importants résultats, à la condition qu'une suite lui fût donnée sans perdre de temps. Bombelles a couru chez la duchesse de Polignac. Celle-ci est d'avis que, pour «rappeler Sa Majesté à toute la force de ses promesses», il fallait saisir un moment où l'abbé de Vermond serait absent de Paris.
De plus la gouvernante des Enfants de France a rendu compte à Bombelles des observations d'un autre 77 genre qu'elle avait soumises à la Reine. Elle lui a dit que «dans ces circonstances-ci, il était temps qu'elle reprît son rôle, celui de tenir avec dignité une cour et de ne pas venir toutes les après-midi se confondre dans un salon où l'habitude de la voir familièrement diminuait du respect qu'elle devait inspirer, que, dans l'absence de la Reine, elle s'occuperait mieux de lui gagner les esprits par ses manières aimables, attentives et soutenues d'une grande représentation». Il faut lire ces lignes avec soin: c'est tout un programme adroit de Mme de Polignac qui, par crainte de se voir un jour abandonée, demande à la Reine de faire ses visites plus rares—avec l'espoir que son système sera apprécié, non adopté, et qu'il en découlera au contraire un rapprochement efficace entre elle et sa royale amie, rapprochement qui semble nécessaire après les menées sourdes de l'abbé de Vermond.
La Reine en effet reçut fort bien les avis de la duchesse. Elle lui fit cette seule objection: «Que si elle la voyait moins souvent, le public l'attribuerait à du refroidissement et qu'elle serait fâchée de donner lieu à ces sots propos. Mme de Polignac répondit à la Reine qu'elle ne les craignait pas, tant que Sa Majesté lui conserverait ses bontés... qu'elle en attendait de la voir le matin, tous les jours et le plus souvent possible, pourvu que cela ne fût pas au milieu de la foule.»
Pendant ce temps de Brienne s'entête à conserver son poste à la Guerre, il n'y a plus de raison pour qu'il le quitte de bonne grâce; le Roi a cassé dans son conseil tout ce qui s'était fait au Parlement contre l'archevêque de Sens et M. de Lamoignon.
«M. Necker laisse baisser ses actions et celles de la 78 place en suivant le tarif. On voit beaucoup depuis quelque temps un de ses grands amis, M. de Couziers [63], évêque d'Arras, prélat d'un vrai mérite. Il toisait le soir les quatre secrétaires d'État, et je voyais à sa mine qu'il les trouverait de petite proportion. La mort d'un autre évêque, Hay de Bouteville, évêque de Grenoble, a fait beaucoup de bruit. Il n'avait que quarante-sept ans, et l'on suppose qu'il est mort de mort violente, que, las de la vie, il s'est tué d'un coup de fusil [64].»
La Reine se déciderait-elle à parler à Montmorin, et si elle lui parlait y mettrait-elle cette chaleur à laquelle les ministres ne résistent pas? M. de Bombelles n'était pas assez persuadé pour ne pas essayer, en mettant sa femme en avant, de réchauffer les bonnes dispositions de la souveraine.
Mme de Polignac s'y est prêtée de bonne grâce. La Reine devant se trouver chez elle après le dîner, le 12, elle en a informé la marquise en la prévenant qu'elle lui ménagerait une audience.
«En effet cela s'est passé ainsi, relate le Journal. Sa Majesté accueillit parfaitement Mme de Bombelles, lui parla de mes petits talents, de ce que j'étais, suivant elle, fort aimable; elle a ajouté qu'elle s'occuperait avec plaisir de mon avancement et de me procurer le poste de Constantinople.»
La Reine s'est montrée très simple et bienveillante. Elle est entrée dans le détail des motifs de famille qui portent le marquis à désirer un poste avantageux; elle 79 s'attendrit par degré quand Mme de Bombelles déroule assez habilement son cahier de desiderata. Pour la jeune femme elle-même, elle témoigne de l'estime en laquelle elle la tient, ajoutant que «quoiqu'il fût très simple que Madame Élisabeth s'intéressât au ménage, Mme de Bombelles ne pouvait pas hésiter à parler directement à une souveraine qui avait pour elle la plus tendre amitié». Enfin la Reine prodigua à Angélique «les promesses les plus formelles, les caresses les plus aimables et les expressions les plus touchantes».
Une audience comme celle-là apportait la gaieté. Aussi, en s'installant dans le nouvel appartement que son mari vient de faire aménager, Mme de Bombelles témoigna-t-elle la plus grande joie. Des parents, des amis, les Raigecourt, Mme de Fournès [65], MM. de Ginestous et d'Agoult sont venus passer la soirée et souper; on a fait de la musique, et une heure du matin sonnait sans que personne s'en doutât.
Il n'était pourtant pas question pour Mme de Bombelles de dormir la grasse matinée, car le matin même, avant neuf heures, elle courait déjà les bois des environs de Versailles, et bientôt, s'éloignant au grand galop, elle a encore suivi sa princesse à ses chasses fatigantes dont elle est revenue à six heures du soir.
Laissons le marquis faire des visites à Saint-Germain à la présidente de Novion, à la comtesse de la Marck, à Beauregard, au marquis et à la marquise de 80 Sérent, accompagner sa sœur Travanet à la comédie italienne, pousser jusqu'à Villiers où la comtesse de Polignac a acheté la terre de M. du Lau et arrangé avec grand goût un vrai «palais de Diane»; il court chez la duchesse de Polignac, il court chez le baron de Breteuil, chez M. de Brienne, chez M. de la Luzerne. Les nouvelles de carrière ne sont pas ce qu'il souhaiterait, car il n'aura pas Constantinople, M. de Montmorin ayant allégué la cherté du poste. On fait espérer autre chose à Bombelles, mais cette déconvenue l'attriste, et il ne manque pas de la consigner dans son Journal.
Voici des nouvelles moins personnelles. Le maréchal de Biron est si malade qu'il a fait remettre le 25 sa démission de commandant des Gardes françaises du Roi par M. d'Agoult, le nouveau major. «Sa Majesté ne l'a pas acceptée et a écrit une lettre charmante au moribond.» Les maréchaux de Castries et de Stainville sont sur les rangs. M. Necker appuie les prétentions du maréchal de Castries, mais la reine «a de terribles préventions» et porte «de toute sa volonté» le duc de Châtelet. Cependant le maréchal de Biron, en envoyant sa démission au roi, a fait prévenir le maréchal de Broglie de cette démarche, voulant par là le désigner pour le successeur qu'il souhaiterait d'avoir. «Mais le maréchal de Broglie n'est pas assez en faveur pour que l'on puisse se flatter que le choix du roi tombe sur lui.»
Mme de Bombelles est malade le 27. La chasse à courre de la semaine précédente n'était peut-être pas très indiquée, puisqu'elle se croit grosse et est hors d'état de se lever pour donner à souper à Mmes de Grille, de Grouchy et d'Alton et au marquis de la Luzerne. 81 Mme de Mackau et la marquise de Louvois ont dû faire les honneurs.
Un jour à Saint-Cyr, un autre à Fontenoy, château du duc d'Ayen, qui est loué par le marquis de Chabanais, retour par Nangis et Lagrange, autre château de la duchesse d'Ayen [66]; dîner chez Mme de Sigy à Lourps, arrivée à Everly chez la duchesse de Mortemart. Là il y avait nombreuse compagnie: la duchesse d'Harcourt et ses trois petites filles, la marquise et la comtesse de Rougé, tous les Mortemart, l'abbé de Tressan, la princesse de Broglie, la marquise de Colbert-Maulevrier. On répète une comédie qui sera jouée dans quelques jours, puis Bombelles se met au piano pour accompagner Mlle de Mortemart, qui chante des airs charmants... On apprend dans la soirée la mort du maréchal de Biron et la nomination du duc du Châtelet comme commandant du régiment des Gardes françaises.
Le lendemain 31, à huit heures et demie du matin, «le son des cors, les voix des chiens et les cloches du château ont appris à ses habitants que l'on allait célébrer par une grande chasse la Saint-Hubert». Le marquis n'étant pas veneur ne suivra pas le laisser courre, mais il assiste au déjeuner. Par un temps superbe, il a vu partir Mme de Rougé, jolie comme Diane. «Un brillant uniforme, une tenue recherchée donnaient de la magnificence et de l'élégance à l'ensemble des chasseurs, le plaisir régnait dans leurs yeux.»
Bombelles est resté au château avec la comtesse de Rougé et la marquise de Mortemart, qui lui font visiter 82 les changements apportés dans le parc. Les arbres autrefois y venaient à regret; ils croissaient dans des terrains trop secs ou submergés; une rivière bien dessinée a reçu les eaux superflues et arrose les parties qui avaient besoin de l'être. Le duc de Mortemart a fait construire des écuries qui approchent de la beauté de celles de Chantilly; son avant-cour est vraiment royale, et lorsqu'il aura fait au corps du château ce qu'il se propose, ce sera la plus noble des habitations.»
La journée s'est passée, les chasseurs sont revenus triomphants. «Un bon souper leur a fait oublier leurs fatigues, et il était une heure du matin qu'ils exigeaient encore de moi de chanter en improvisant. J'ai terminé ce concert impromptu par ce couplet arrangé sur l'air: «Il n'est qu'onze heures au cadran du village».
Il est une heure au cadran du village,
La raison dit qu'il faut aller coucher,
L'amour heureux n'est pas fait pour mon âge,
Peut-on vous voir sans se laisser toucher.
De plus en plus je deviendrais moins sage.
A mon secret craignez de m'arracher.
Le lendemain, des voisins en grand nombre sont venus assister à un spectacle vraiment charmant: L'Optimiste, pièce nouvelle, a été jouée par le duc de Mortemart. Ses trois filles y avaient des rôles qu'elles ont rendus avec grâce, avec intelligence. «Celui de l'optimiste semble avoir été fait pour le duc de Mortemart. Chaque trait de ce caractère heureux convient singulièrement bien au sien, et tout vient prouver que le Ciel n'a rien oublié en s'occupant de son bonheur. L'aigreur de sa femme ne lui paraît pas aussi insupportable 83 qu'elle le serait à un homme qui prend tout en bonne part. Il n'y a encore que le duc de Mortemart qui puisse s'arranger aussi bien des fantaisies sans nombre et sans mesures de la duchesse Pauline. Elle se couche quand il se lève, elle ne se met jamais à table que le soir, et là, mangeant à peine, elle réserve son appétit pour se faire servir à minuit, à une heure, dans sa chambre, ce qui nourrirait quatre gros mangeurs. L'an passé, elle fut quatre mois absente sans donner à âme qui vive de ses nouvelles. De tout cela le bon duc s'arrange sans murmurer une seule fois.»
Après quatre jours de plaisirs mondains qui lui font oublier préoccupations politiques et de carrière et semblent lui être très agréables, M. de Bombelles se met en route et descend à Paris dans son nouveau logement de la rue de Matignon où il jouit du voisinage de Mme de Louvois. Le lendemain 4, il est à Versailles, à l'heure où Mme de Bombelles rentre de la chasse avec Madame Élisabeth. A peine le temps d'embrasser sa femme et le marquis se remet en mouvement pour prendre langue et s'informer de la manière dont on pourra voir et entendre ce qui se passera à l'Assemblée des Notables. «M. le duc d'Orléans, qui s'est déclaré d'avance pour y apporter des dispositions peu dignes d'un prince du sang, a déjà fait parler de lui en faisant la sotte plaisanterie de dire à un Anglais qu'il était not able. Able en Anglais veut dire capable, et not ne pas, non; c'est ainsi qu'il s'est désigné comme incapable de concourir aux vues sages et bienfaisantes dont son Roi et le chef de sa maison sont animés.»
84 Le 5.—«A dix heures du matin, les Notables [67] paraissent tour à tour; les évêques en habits pontificaux, les seigneurs en habits de chevaliers et de maires et autres membres du tiers ordre dans les habits adoptés par les différentes villes. Les élus de la noblesse dans les pays d'État ont leurs habits particuliers; les maires ou échevins de quelques villes ont l'habit de chevalier qui, aux couleurs près, est le même que celui des Ordres du Saint-Esprit, de Saint-Lazare et de Saint-Michel. La salle des Menus est aussi belle, aussi spacieuse que bien et simplement décorée: le dais, le trône du Roi, la vaste estrade qui contenait la noblesse, le parquet où était le clergé et le Tiers Ordre, rien ne manquait d'emplacement, ni de dignité. Autour des barrières qui dessinaient l'enceinte, étaient des places en nombre suffisant pour contenir, bien répartis, plus de douze cents spectateurs ou spectatrices. L'indécision a laissé gratuitement plus de huit cents places vacantes.
«Le Roi n'est arrivé qu'à midi trois quarts; il s'est rendu à l'Assemblée avec tout le cortège qu'il a sauvé des réformes faites, avec plus de précipitation que d'utilité réelle. Le discours prononcé par Sa Majesté a été imprimé; celui de son Garde des Sceaux l'est à la suite, ainsi que celui de son ministre des Finances.
85 «M. Necker, assis au bout de la table, où siégeaient les quatre secrétaires d'État, a lu avec emphase une longue harangue dont il eût dû taire les phrases oratoires. Ses amis, ses partisans ont élevé aux nues un discours qui ne fera pas germer sur notre terre la graine qu'y voudrait semer le citoyen de Genève, toujours répétant que le Roi déférait entièrement aux avis de MM. les Notables. M. Necker leur a fait leur leçon avec une pédanterie extrême; il leur a taillé un travail qui, pour le bien faire, les obligerait à siéger deux ou trois mois. Il a donné l'éveil sur la manière dont le Tiers État devait se faire représenter, et toujours on remarque combien il est stimulé par le désir d'acquérir une popularité sur laquelle il s'affermisse, avec une telle puissance que celle du Roi et des grands de l'État ne puissent, réunis, ébranler le piédestal du grand homme.
«Tout tend de partout à compter le Roi pour rien, et les vœux de M. Necker pourraient bien n'être pas très différents de ceux que formait l'archevêque de Sens; celui de devenir le «Maire du Palais».
«Après ces discours, Monsieur, frère du Roi, en a prononcé un comme premier noble du royaume. L'archevêque de Narbonne a pris ensuite la parole pour dire de grandes trivialités. Le premier président du Parlement de Paris s'est permis d'annoncer, de la manière la moins équivoque, toutes les oppositions que la magistrature continuera de mettre à tout ce qui tendrait à rétablir une entière harmonie entre les corps de l'Etat.
«Ce discours a été blâmé comme il devait l'être. Ce n'était pas le lieu, ni le moment de le prononcer, mais 86 il indique le désespoir où sont les Cours souveraines d'avoir été prises au mot, lorsqu'elles se sont laissées influencer par quelques insensés, en demandant les Etats Généraux.
«Il se pourrait maintenant que les Parlements et les pays d'anciens États, après avoir demandé, comme des frénétiques, l'Assemblée des Etats Généraux, missent à leur réunion des entraves qui tourneront au profit de l'autorité royale et que le bien sortît de ce triste chaos, en confiant ensuite, et avec une sage adresse, aux États provinciaux le soin d'assurer la dette publique et de diminuer les embarras du Royaume.
«L'Assemblée a duré un peu plus d'une heure.»
Le 8 novembre, la comtesse d'Artois donne un concert à Versailles, et M. de Bombelles y est convié comme amateur de musique. Il a gardé sa franche opinion, car il ne nous cache pas que «le concert eût été charmant par le choix de la musique si, d'une part, l'orchestre de la chapelle du Roi savait aller ensemble et en mesure, et si, de l'autre, des chanteuses protégées n'eussent pas excédé l'auditoire par leur mince talent de société.» Marie-Antoinette s'est aussi fait entendre, et le marquis note ceci: «Quoique la Reine ne rende pas toujours des sons d'une bien scrupuleuse justesse, elle en forme de très agréables et chante avec une grande méthode; elle s'est très bien tirée du beau final de la Frescatana.»
Pendant l'entr'acte, des glaces ont été servies dans la chambre à coucher de la comtesse d'Artois. La Reine a été fort aimable pour les assistants, qui d'ailleurs n'étaient pas nombreux, car outre les officiers et dames 87 de la maison de la princesse et Bombelles, il n'y avait là que les ducs de Mortemart et d'Harcourt, M. de Castelnau, MM. de Sérent et de la Bourdonnaye qui conduisaient leurs élèves les ducs d'Angoulême et de Berry. «Ce dernier paraît aimer la musique. M. le duc d'Angoulême nous a avoué qu'il n'aimait sans distinction que ce qui faisait du bruit.»
«Mgr le duc d'Orléans en fait de plus en plus; dès le lendemain de l'Assemblée des Notables, il est allé courir à Paris, et, s'absentant de son bureau, on n'a plus su qui devait le remplacer dans la présidence. Enfin le Roi a décidé qu'on suivrait dans le bureau des notables la même règle qui s'observait au Conseil du Roi, c'est-à-dire que le duc et pair précédât toujours le secrétaire d'État, et qu'un maréchal de France eût de droit la présidence sur toute espèce de conseillers du Roi, excepté ceux qui seraient revêtus du respectable caractère qu'imprime la pairie.»
En l'absence du duc de Tonnerre, c'est donc le maréchal de Broglie qui va présider le bureau du duc d'Orléans, «lorsque celui-ci, comme il l'annonce, sera à se divertir à Paris, de préférence à remplir ses devoirs à Versailles».
La réception du duc du Châtelet a eu lieu le 10 à Versailles. A onze heures et demie, le Roi est monté à cheval et, accompagné de son service, de M. le maréchal de Mouchy [68] et de M. le comte de Brienne, il s'est 88 rendu à la place d'armes. Le duc du Châtelet avait précédé de quelques minutes Sa Majesté. Le nouveau colonel était suivi de M. de Livarot, maréchal de camp, de MM. de Coigny, de Noailles, de Puységur, de Champcenet servant d'aides de camp. Avec le Roi on remarquait par sa belle figure le prince de Lambesc. Lui seul avec M. le maréchal de Mouchy et M. de Brienne sont entrés dans l'enceinte carrée que formaient les six bataillons du régiment des Gardes françaises. Après que le Roi eut reçu M. le duc du Châtelet, celui-ci est venu prendre sa place à la tête de la Compagnie Colonelle, où M. le maréchal de Mouchy est venu lui faire prêter le serment d'usage.
Ensuite le régiment rompant par pelotons a défilé devant le Roi, le colonel marchant à la tête de son corps et saluant, ainsi que ses officiers, Sa Majesté de l'épée...
Le 11.—M. le duc d'Orléans a remis aujourd'hui à tous les bureaux des notables des exemplaires d'un mémoire, par lequel il demande que son chancelier et d'autres officiers nommés par lui le représentent en qualité de ses ambassadeurs près des États Généraux. Il fonde sa prétention sur les exemples d'un duc d'Anjou, Roi de Jérusalem, qui se fit représenter par des ambassadeurs à d'anciens États. Mais je trouve que nous n'avons pas eu d'assemblée depuis 987 jusqu'en 1145, et Foulques, Roi de Jérusalem, fils du comte d'Anjou (mort en 1106) mourut lui-même en 1141. Godefroy Plantagenet, comte d'Anjou, fils de ce Foulques n'hérita pas du royaume de Jérusalem, parce qu'il n'était pas fils de la princesse Mélusine, mais de 89 la première femme de Foulques qui était Eremberga, comtesse héritière de Mayenne.
Quoi qu'il en soit de l'autorité citée par M. le duc d'Orléans, sa prétention n'a pas fait fortune. Monsieur et Mgr comte d'Artois ont surtout été surpris qu'un prince du sang, séparé du trône par Monsieur le Dauphin, M. le duc de Normandie, deux frères et deux neveux du Roi, formât une demande à laquelle aucun de ces six princes ne penserait pas. Un sujet n'a point d'ambassadeurs près de sa propre nation, et M. le duc d'Orléans ne jouit des honneurs de premier prince du sang que par une grâce particulière du Roi.
Chez la comtesse de Tessé, le 13, M. de Bombelles a pu être confondu d'étonnement: «Le fils de M. de Mun, le chef d'escadron des Gardes du corps, enfant de quatorze ans, déjà auteur de très jolies et de très extraordinaires productions, a composé en huit jours une comédie dont la diction est vraiment surprenante, mais le choix du sujet est fâcheux pour un adolescent: le héros de cette comédie est un mauvais mari, joueur, escroc, complice de vol, poltron et ingrat. Et c'est un enfant de quatorze ans qui met un tel personnage en scène. Son père et une société aimable et honnête applaudissent à ce genre de talent... Je m'y perds!»
Avoir une audience de la duchesse de Bourbon est un grand honneur dont Bombelles apprécie le prix, tout en s'étonnant des sujets choisis dans l'entretien. «Je ne me flattais pas que cet honneur fût poussé jusqu'au tête-à-tête. Elle m'a parlé des merveilles de la 90 nature, du maître de ces grandes œuvres, de ces immenses laboratoires où tous les éléments réunis préparent, dans un silence imposant, ces terribles phénomènes, jeux de l'univers, etc. Heureusement que les abbés de Saint-Farre et de Saint-Albin [69] sont arrivés».
Le marquis continue à voir fréquemment le baron de Breteuil. Le 19, il a dîné chez l'ancien ministre avec ses deux sœurs, et donne le résumé de la conversation.
«Le baron ne revient pas de tout ce qu'il voit, de tout ce qu'il entend. Nombre de nos amis deviennent fols: Quiconque ose élever la voix en faveur des anciennes formes est regardé avec dédain. La licence des écrits est vraiment inconcevable, l'homme honnête, le citoyen tranquille gémissent de voir, que comme des insensés, nous courons à notre perte. Nous secouons le joug qui a été doux et, pour réprimer des abus d'autorité, des abus passagers dont la nation a su se faire justice, nous lâchons la bride à des passions qui nous conduiront à des malheurs, bien plus durables, bien plus incurables. Pourquoi la plus aimable des nations est-elle la plus légère?»
Chez la comtesse de Brienne se réunissent tous les mécontents et tous les frondeurs. «Mais déjà, commente Bombelles, ce peuple se divise: d'abord tous les traits devaient se décocher contre le Roi, contre la royauté; aujourd'hui la noblesse se brouille; les gens de lettres veulent tout rejeter dans le chaos pour qu'un 91 nouvel ordre de choses dont ils puissent profiter amplement en ressorte à l'aide de leur action et de leur lumière; des procureurs sans fin, des avocats et tous les barbouilleurs de papier voient dans une députation aux États Généraux une mine d'or pour eux.» Et le marquis de déclarer: «Ils se feront acheter par la Cour comme dans tous les pays où prévaut l'esprit républicain.»
L'esprit de réforme quand même agite le public, jette Bombelles dans un mécontentement non déguisé: Le Code national attribué à M. Bergasse, le factum de M. d'Antraygues, Mémoire sur les États Généraux ont le don de l'agacer visiblement.
Il continue à s'attrister des libelles répandus, de l'attitude libérale des notables, des remontrances adressées au Roi. «Je crois rêver, écrit-il le 9 décembre, en lisant ce qui se publie; je crois bien plus rêver encore en entendant applaudir aux folies les plus répréhensibles. Elles ont dicté l'arrêté du Parlement de Paris du 5 décembre. Cette Cour, craignant de se voir enlever le mérite d'attenter de toute part à l'autorité royale, n'a pu se refuser le plaisir de prescrire au Roi de quelle manière il devait se dépouiller de ses plus précieuses prérogatives. Hier elle a présenté des remontrances calquées sur ce fameux arrêté, et la réponse du Roi a obtenu l'approbation des plus zélés opposants.» Voici ce qui s'était passé: le Parlement avait cru reconquérir la faveur publique en se rétractant. A la majorité de quarante-cinq voix contre trente-neuf, il prit donc un arrêté où il expliquait ses véritables intentions dénaturées malgré leur évidence. «Il déclarait n'avoir entendu, par les formes de 1614, que 92 la Convocation par bailliages et sénéchaussées plus convenable que celle par gouvernements et généralités; que le nombre des députés respectifs des trois ordres n'étant déterminé par aucune loi ni par aucun usage constant, il s'en rapportait à la sagesse du roi sur les modifications que la raison, la liberté, la justice et le vœu général pouvaient indiquer. D'Éprémesnil et plusieurs autres membres de la tribune avaient été d'avis d'intervenir au milieu des débats par cette éclatante palinodie. Dans le même arrêté, le Parlement suppliait le Roi de réunir au plus vite les États Généraux, de consacrer leur retour périodique, la résolution de supprimer les impôts que supportait le peuple seul et de les remplacer, d'accord avec les trois ordres, par des subsides également répartis; la responsabilité des ministres; les rapports des États Généraux avec les Cours souveraines, réglés de façon à ce que les Cours ne souffrissent jamais la levée d'aucun subside ni l'exécution d'une loi non consentie par les États; la liberté individuelle; enfin la liberté de la Presse, sauf responsabilité des auteurs après l'impression [70].»
Un acte aussi conforme aux vœux des hommes éclairés eût pu produire grand effet lors de la lutte des magistrats et de la Cour. A l'époque où il fut présenté, le résultat ne pouvait être atteint; haut clergé, noblesse, notables manifestèrent leur indignation aussi haut que Bombelles; le Tiers railla cette adhésion tardive et peut-être peu sincère à ses intérêts. «Le rôle des Parlements finissait [71], et la suppression de ces officiers infidèles 93 de la royauté devait être l'un des effets inévitables de la révolution qu'ils invoquaient.»
Bombelles sera-t-il nommé ambassadeur en Suède, comme le lui fait espérer la duchesse de Polignac, comme Fersen le désire et le dit? Il est bien difficile de savoir les pensées de derrière la tête du ministre Montmorin.
Ceci n'empêche pas le marquis de suivre attentivement les derniers débats de l'Assemblée des Notables, de noter les fâcheux mouvements du Tiers État en Franche-Comté, d'applaudir à la sage réserve du comte d'Artois, de fulminer contre les Réflexions d'un magistrat que vient de publier d'Éprémesnil.
A peine les Notables dissous (12 décembre), tous les princes, excepté Monsieur et le duc d'Orléans, adressèrent à Louis XVI un mémoire qui contenait l'expression de leurs alarmes. Monsieur a voté en faveur d'une grande représentation du Tiers Ordre, aux États Généraux, tandis que les autres bureaux de notables ont opiné pour une représentation plus conforme aux anciens usages. «Il est à désirer, remarque Bombelles, que Monsieur n'ait pas été entraîné par des raisons plus spécieuses que solides. Quant à M. le duc d'Orléans, il n'a refusé de signer le mémoire des autres princes que pour n'être pas engagé à faire les sacrifices désignés dans ce mémoire.»
Les princes se déchaînaient contre le projet de la double représentation et repoussaient le vote par tête en feignant d'entrer dans les intérêts mêmes du Tiers, exposés à être compromis suivant eux par la séduction de quelques membres du Tiers État, si les voix étaient comptées par tête et sans distinction d'ordre. Ils semblaient 94 lui offrir dédaigneusement une sorte de capitulation. «Que le Tiers État cesse donc d'attaquer les droits des deux premiers ordres, droits qui, non moins anciens que la monarchie, doivent être aussi inaltérables que la Constitution, qu'il se borne à solliciter la diminution des impôts dont il peut être surchargé; alors les deux premiers ordres pourront, par la générosité de leurs sentiments, renoncer aux prérogatives qui ont pour objet un intérêt pécuniaire.»
L'amour-propre nobiliaire est là face à face avec la vanité bourgeoise, et devant l'empiétement certain de l'une, l'autre jette cette apostrophe: «Alors même que Votre Majesté n'éprouverait aucun obstacle à l'exécution de ses volontés, son âme noble, juste et sensible, pourrait-elle se déterminer à sacrifier, à humilier cette brave, antique et respectable noblesse qui a versé tant de sang pour la patrie et pour le Roi [72], qui plaça Hugues Capet sur le trône... En parlant pour la noblesse, les princes de votre sang parlent pour eux-mêmes; ils ne peuvent oublier qu'ils font partie du corps de la noblesse, que leur premier titre est d'être gentilshommes.»
Les princes laissaient enfin entrevoir une résistance ouverte, un refus de concours, si leurs droits étaient méconnus et leur demande repoussée.
Au mémoire virulent rédigé par le conseiller d'État Montyon, alors chancelier du comte d'Artois, les écrivains du Tiers État répondirent par des menaces. Après avoir relevé avec amertume le doute des princes 95 relatif à la surcharge d'impôts qui pesait sur le peuple, les uns conseillaient de ne pas nommer des députés si la double représentation était refusée; les autres d'en élire un nombre suffisant sans s'arrêter au chiffre que fixeraient les lettres de convocation. Se faisant l'écho de l'opinion publique, beaucoup soulignaient que les deux premiers ordres représentaient six cent mille Français et le Tiers État vingt-quatre millions. «N'est-il pas juste, disaient-ils, que ces vingt-quatre millions aient plus de représentants que les six cent mille [73]?»
Les pairs de France commencèrent par demander à supporter tous les impôts et charges publiques dans la juste proportion de leurs fortunes; les ducs de Mortemart et de Luynes furent chargés de présenter l'arrêté au Roi.
La question de la double représentation, on le sait, fut proposée au Roi par Necker. Louis XVI comprit que le doublement du Tiers était conforme à la justice, il espérait avec l'appui de la bourgeoisie vaincre l'orgueil des privilégiés... La Reine ne fit pas d'opposition au projet de Necker... Quinze jours après la séparation des Notables, la décision royale qui réglait la composition des États Généraux fut publiée sous le titre de: Résultat du Conseil du Roi tenu à Versailles, le 27 décembre 1788. 96 Colère de la noblesse, contentement général du public, réponse de Mirabeau à la note de Necker, chacun sait cela, et il n'y a pas à y revenir. Contentons-nous de noter seulement que les provinces apprécièrent de façon différente la future composition des États: les Dauphinois furent cette fois très sages; les Bretons de Rennes et de Nantes se mettront en mouvement; il y aura des querelles entre bourgeois et nobles, même du sang versé. Sans l'intervention pacifique du gouverneur, la levée du Tiers contre les privilégiés eût été effrayante de résultats [74].
Bombelles, on peut le deviner, n'est pas précisément du côté du Tiers, et l'on pressent ses réflexions sur les escarmouches causées par le mémoire des princes et le Conseil du Roi. Critiquant un mémoire des six corps de Paris, il fait ces remarques:
«Le rédacteur de ce mémoire affirme avec cette assurance, qui ne devrait appartenir qu'à la vérité, les données les plus erronées; comme entr'autres que les terres de la noblesse n'ont été et ne devraient encore être que des bénéfices militaires, et qu'aujourd'hui où la noblesse est soudoyée, elle n'a plus aucun droit à aucun privilège; comme si les appointements de tous les grades subalternes suffisaient à l'aliment d'un officier; comme si la plupart des familles nobles n'avaient pas été obligées de vendre aux gens du Tiers État l'héritage de leurs pères pour faire face aux dépenses de l'état militaire; comme si la plupart des officiers de l'armée n'étaient pas trop heureux, lorsqu'après 97 trente, et souvent quarante ans de services, ils retrouvaient, en pensions viagères, l'intérêt à fonds perdus des biens solides qu'ils avaient mangés.
Si quelques grands, quelques favoris en petit nombre, font des fortunes dans l'armée, combien un plus grand nombre de gentilshommes se sont-ils écrasés et s'écrasent-ils tous les jours au service, tandis que le négociant s'enrichit, que le financier s'anoblit et que souvent le fermier achète la terre de son seigneur.»
Sa conclusion est digne d'être retenue: «Je suis loin d'en vouloir et au fermier et au bon négociant, mon humeur ne porte que sur les individus qui, se livrant à une oisiveté répréhensible, viennent, sous une robe achetée des deniers péniblement acquis par leurs pères, insulter également aux vrais nobles et au pauvre, mais laborieux peuple.»
Emporté par le flux et le reflux des événements politiques, Bombelles, pendant cette période, se montre plus avare de détails intimes et d'anecdotes de Cour.
Il n'a pas oublié pourtant que, le jour de Noël, Madame Élisabeth a fait don à son amie de trois figures de Sèvres: l'une est Hébé, les deux autres des Vestales «du plus noble style».
Rien de nouveau pour l'ambassade espérée; l'année se terminera sans qu'une sanction soit apportée aux légitimes désirs de l'ambassadeur inactif.
«Le 29, il est allé avec Angélique entendre à l'Académie française le discours de réception du chevalier de Boufflers.
«Mme la marquise de Las-Cases avait bien voulu nous procurer des billets; après dîner, nous nous sommes rendus à l'Académie, toutes les portes en étaient tumultueusement 98 assiégées. Les Suisses à la livrée du Roi et armés de hallebardes ne savaient comment défendre leurs postes: un des fils du comte de Talleyrand s'est colleté avec l'un d'eux, et M. de Montboissier m'invitait à me joindre à lui pour désarmer le même homme. Mon silence lui a indiqué combien j'étais éloigné de le seconder, et enfin, grâce à moi, les dames qu'il accompagnait ont pu entrer.
«Le commandant des Invalides du Louvre m'a dédommagé par ses honnêtetés de l'humeur que j'avais eue, en me trouvant témoin de scènes aussi indécentes.
«Le discours du chevalier de Boufflers [75] a été entendu avec un ravissement général. M. le prince Henry [76], qui était à la séance, a reçu du chevalier un hommage, qui a été d'autant plus applaudi qu'il semblait naître absolument du sujet traité par le nouvel académicien; mais M. de Boufflers s'est trop étendu sur les principes du style.
«M. de Saint-Lambert [77] a répondu au chevalier de Boufflers par un discours, où, suivant la fureur du moment, il a fait arriver, très hors d'œuvre, une dissertation sur la question du Tiers État: quelques réflexions triviales n'ont pu être accueillies que par les enragés du moment.
«M. le maréchal de Beauvau, M. le duc du Châtelet et le comte de Rochechouart sont les coryphées de cette secte.
99 «Le chevalier de Florian a rendu le mouvement à l'Assemblée en lisant des fables plus gaies que les belles phrases de M. de Saint-Lambert.»
Le 31, à Versailles.—«M. le baron de Breteuil et moi nous sommes allés dîner chez M. le comte de Montmorin. En sortant de table, il a assuré son ancien collègue qu'il n'y avait rien de décidé sur la manière de convoquer les États Généraux: ou il a voulu faire le plus plat des mystères, ou il était lui-même dans l'ignorance de la détermination ultérieure de M. Necker, puisqu'on avait déjà, depuis une heure ou deux, des exemplaires du résultat du Conseil d'État, tenu ici le 27 de ce mois, et auquel est ajouté le rapport fait au Roi par le Ministre des Finances.
«Ce rapport va combler de joie tous les novateurs qui ne veulent qu'un nouvel ordre de choses dans notre constitution, c'est-à-dire la culbute de nos anciennes formes. Moi, ce que je vois dans cette nouvelle production de M. Necker, c'est une maligne ou stupide audace dont les résultats peuvent arracher des mains de Louis XVI un sceptre qui, depuis tant de siècles, était porté avec tant de gloire.
«Les écrits les plus séditieux avaient moins d'inconvénients que cette production monstrueuse. Le Roi, la Reine, et c'est ce qui me désole pour eux, sont, dit-on, très contents de ce résultat. Ah! leur illusion sera de courte durée! Ils verront combien on les aura trompés, en leur faisant croire qu'ils recevront de leur coalition avec le Tiers État, la force que leur eût conservé le clergé et la noblesse. Ces deux ordres étaient les gardiens des droits de la royauté; des rhéteurs, des parvenus, 100 des intrigants, qui se croiront les représentants du peuple, insulteront à la fois à la crédulité de ce peuple et à l'imprudence du monarque. Puis-je me tromper! le ciel est témoin de la pureté de mes intentions et de mon attachement à mon maître et à mon pays.»
Ainsi se termine le Journal pour 1788.
Le mot de Mirabeau: «La France est mûre pour la Révolution», se trouvait justifié par les derniers événements. En réalité, la Révolution ne date pas de la réunion des États Généraux, mais de six mois avant, du jour où la royauté est obligée de se justifier et de tenir tête non seulement, comme autrefois, au Parlement, mais à toute la légion des libellistes et écrivains du Tiers. Le Roi et Necker ont cru ressaisir une popularité en consentant de justes réformes, en faisant du Tiers un puissant rempart contre les anciens privilégiés. Ceux-ci seront englobés dans la chute progressive de la royauté, le «rempart» se mettra à leur place, emportera tout dans un immense ouragan, dont les premières revendications étaient le prélude.
Bientôt allait se faire entendre la voix de Siéyès! Qu'est-ce que le Tiers État? Rien. Que doit-il être? Tout.
Sur les ruines du passé et les débris des privilèges allait apparaître en pleine lumière la Nation, dont la face jusqu'ici était demeurée dans l'ombre.
Débuts sombres de l'année 1789.—Journal de Bombelles.—L'ambassade de Venise en perspective.—Mariage de Mlle de Mortemart avec le prince de Croy.—Nouvelles de Cour.—Le prince Henri de Prusse.—Préparation des Etats généraux.—Necker et Mme de Staël.—Considérations politiques.—En route pour le bailliage de Sens.—Mort du Dauphin.
Bombelles n'est pas le dernier à comprendre que cette année 1789 «sera bien remarquable pour l'histoire de France». C'est dans son cours que se balanceront, que se heurteront, que se traiteront les plus grands intérêts.
«Le Roi, livré à l'insouciance de quelques-uns de ses ministres, aux combinaisons personnelles et intéressées des autres et à la dangereuse audace de M. Necker, cédera aux orages qui s'accumulent et qu'il eût été si possible de conjurer. Nul au dehors, insulté au dedans de son royaume, un Prince qui avait ce qui suffisait pour être adoré de ses peuples, en est, en sera plus encore, le triste jouet; le désir du bien, les vertus nécessaires pour l'effectuer, tout en lui est devenu inutile par l'impéritie de ses conseillers. La brèche s'agrandit chaque jour davantage, et personne ne se présente, ou pour la réparer, ou pour la défendre; une haine aveugle contre la Reine fait oublier à tous les ordres de l'État ce qu'ils auraient à faire pour le bien de leur patrie; pour se venger de quelques 102 négligences, de quelques légèretés pardonnables, des grands se séparent des intérêts de leurs égaux, personne ne se sent ni les talents ni l'énergie qu'il faudrait à des chefs de partis, et chacun, sans se rendre compte de ce qu'il désire, agit confusément, contribue ridiculement à l'augmentation du désordre, uniquement parce que nous nous sommes lassés d'être la première nation du monde.»
Il y a encore de l'espoir, suivant Bombelles, puisque rien n'est perdu, que les autres puissances traversent aussi leur moment de crise. L'Angleterre est frappée de léthargie avec la démence de son roi; «nos ennemis naturels, la Russie et l'Empereur, font une guerre honteuse et malheureuse à nos vrais alliés; le ciel veut que le Roi de Prusse se presse trop de faire montre de sa puissance... Il ne permettra pas que la première des nations se dégrade, se détruise au moment où elle pourrait jouer le plus beau des rôles.»
Et sur cette belle illusion, le marquis continue à noter jour par jour les événements grands et petits. Le prince de Luxembourg et M. de Brienne ont été reçus chevaliers de l'ordre, M. de Thiard a été autorisé à porter les insignes jusqu'à ce qu'il soit reçu publiquement... Bombelles a vu le jeune Dauphin chez le duc d'Harcourt, «qui en prend des soins aussi respectables que touchants; il serait à désirer qu'ils fussent couronnés d'un plus grand succès. Mais ce prince, malgré tout ce qu'en disent les médecins, n'acquiert aucune force et aura bien de la peine à sortir du marasme dans lequel il est».
Le marquis a dîné chez l'évêque de Laon où ils étaient seize à attaquer la réponse de Necker et le système du 103 ministre. Bombelles enrage d'entendre Montmorin faire l'éloge «de ce digne successeur des Sully et des Colbert» et se ranger sous sa bannière, comme d'ailleurs il s'était précédemment inféodé à l'archevêque de Sens et à Lamoignon.
Chez la duchesse de Richelieu [78] il y a eu brillante réunion, mais de là les conversations sérieuses sont bannies. Tandis que quelques-uns, dont Bombelles, jouent au quinze, de jeunes femmes, Mmes de Fronsac, de Fleury, de Galliffet, de Montagnac, jouent dans une pièce voisine à colin-maillard et au pied-de-bœuf. «L'on ne cause guère, note l'austère marquis, où l'on rit, où l'on folâtre toujours.»
On peut prévoir des chassés-croisés dans le corps diplomatique, car dès le 5 janvier, Bombelles écrit dans son Journal:
«La crainte de me voir retourner à Lisbonne, pour souffrir encore des effets de ce climat, fait désirer aujourd'hui à Mme de Bombelles que je me prête au troc d'ambassade dont on avait eu l'idée avant mon arrivée ici.»
M. de Châlons se voyant pressé de retourner à Venise, craint tous les désagréments qui l'y attendent, et sa famille les redoute plus que lui-même. On cherche à me tenter en m'observant que Lisbonne est un poste ruineux et pour ma santé et pour ma famille, et que si je me résigne à prendre l'ambassade de Venise, il y a toute chance pour que j'en sois tiré promptement pour être porté à un poste où j'aurais plus de travail; 104 c'est obligeant à dire, mais j'aimerais mieux à cet égard des certitudes que des compliments.
«Cependant si cette mutation ne m'était pas comptée pour une grâce, si je n'ai l'air de céder qu'aux convenances réciproques, je pourrais bien renoncer sans regrets au Portugal, et m'aller confiner dans les lagunes de Venise. Avec un ministère aussi nul que le nôtre, les places nulles sont presque désirables, parce qu'on n'a pas le chagrin de voir perdre les occasions de faire de bonne besogne. Je prendrais le port de l'Adriatique comme un abri pendant l'orage qui va fondre sur nous, j'y verrais venir dans le silence de meilleurs jours, et je ressortirais de mon trou lorsque l'effervescence de nos têtes aura baissé et fait place à un ordre de choses plus satisfaisantes.»
M. de Châlons a eu des difficultés avec le Gouvernement vénitien [79], il ne saurait retourner à un poste où on lui a manqué d'égards. M. Hénin, comme principal du ministère a montré à Bombelles un mémoire qui allait être renvoyé à la République de Venise en réplique à ses allégations contre le comte de Châlons. «Le parti était pris, si la Seigneurerie voulait nous tenir le mors tant soit peu haut de retirer entièrement notre ambassadeur et de congédier le sien. Mais comme M. le comte de Montmorin a aversion pour tout parti un tant soit peu ferme, Hénin croit qu'il sera ravi de pacifier le différend en adoptant l'accommodement qui aurait pour prétexte suffisant le mal que m'a causé le climat de Lisbonne et le peu de désir que doit avoir M. de Châlons de se retrouver avec des gens qui lui ont manqué 105 de toutes les manières et qui ne sont nullement disposés à le mieux traiter.»
C'est en raison de «la platitude actuelle» que le prétexte est suffisant, car «sous un autre régime, ajoute Bombelles, j'aurais supprimé aussi promptement l'ambassade de Venise que j'aurais conservé celle de Hollande, ce n'est que par pusillanimité que nous craignons l'humeur des Vénitiens et que nous redoutons que les Hollandais insultent notre ambassadeur». Mme de Polignac a parlé à Mme de Châlons «qui décide despotiquement de toutes les résolutions de son mari», et a saisi avidement le moyen de le tirer de l'étau où il s'était mis.
Chacun s'évertue pour ou contre Necker, en faveur du Parlement ou contre lui. Les brochures continuent à pulluler. Bombelles ne retient guère celles qui tendent à détruire définitivement son cher ancien régime; mais il est d'autres sans portée politique bien sérieuse qui dérident les fronts soucieux: «L'une d'elles serait très plaisante si son auteur, au lieu de trente pages, n'en eût fait dix. Il est censé être le gouverneur de l'île Sainte-Marguerite qui se plaint qu'un pauvre fou sorti tel jour de son île a la rage de prendre le nom de M. d'Éprémesnil [80], et sous ce nom a fait à Marseille, à Aix, à Lyon, telle extravagance. Cette manière de tourner en ridicule le fameux personnage qui voulait à toute force jouer un rôle au-dessus de ses forces a paru gaie.»
Le 10.—«L'amitié dont m'honorent depuis longtemps les maisons d'Harcourt et de Mortemart les a engagées à me prier d'assister à la messe de Mlle de Mortemart qui épouse le prince de Croy, fils du duc et petit-fils de feu le maréchal [81]. Le mariage devait se faire à l'hôtel d'Harcourt et la bénédiction être donnée par le prince de Salm, évêque de Tournay, mais ce prélat n'ayant pu arriver à temps, c'est Mgr l'archevêque de Paris [82] qui a uni les deux jeunes gens. Tout le monde devait être rassemblé à midi à l'archevêché. Après la cérémonie une partie des personnes de la noce a été dîner chez le duc de Beuvron. Mme la comtesse de Brionne [83] qui y était, m'a parlé en femme d'esprit des affaires du moment et de la levée de lettre de cachet du cardinal de Rohan. Elle va demain le voir à Couprai, auprès de Chelles, où il va se reposer quelques jours avant de se rendre en Alsace, et il y a bien à craindre qu'il n'y refasse de nouvelles folies.
«Le soir entre sept et huit heures les femmes en blanc et or, les hommes en habits riches se sont rendus à l'hôtel d'Harcourt pour le souper. Vers minuit la mariée a disparu; elle est aussi fraîche, aussi jolie que son mari est fluet, délicat et fané.»
Le 11.—«La noce s'est continuée à l'hôtel de Croy, mais la mariée ne s'y est rendue que pour l'heure du souper. C'est chez sa grand'mère la duchesse d'Harcourt 107 que le mariage s'est consommé, ou qu'au moins il a passé pour tel.
«Les nouvelles de Bretagne sont effrayantes, et il y a une division entre les ordres de la Noblesse et du Tiers dont les suites sont bien inquiétantes. La Franche-Comté n'est pas plus calme: notre ministre flotte dans ses insoutenables indécisions, et ses décisions sont chaque jour de nouvelles absurdités.
«J'ai été dîner chez le curé de Saint-Roch avec le nonce, M. le baron de Breteuil et le duc de Gesvres, à l'occasion de la fête instituée sous la dénomination «du Triomphe de la foi». De là je suis allé chez Mme la comtesse de Rougé, femme d'esprit, dont je ne saurais assez louer toutes les qualités essentielles.»
Le 12, le 13.—«La marquise d'Harcourt m'a mené à Versailles, l'ambassadeur de Naples m'en a ramené et j'ai été souper chez le baron de Bezenval. Là des gens de lettres, avec de jolis mots, décidaient que notre commerce était desséché dans tous ses canaux; que notre agriculture faisait pitié; que c'était miracle que nous eussions une population assez forte; mais qu'ils allaient régénérer ce pays-ci, et qu'après on pourrait se permettre de l'habiter.»
Le 14.—«Les plus belles dames de Paris et nos jeunes gens les plus élégants ont soupé aujourd'hui chez Mme de Matignon: elle avait Mme de Balbi et la marquise de Coigny; mais je me suis cantonné dans ce grand monde avec Mmes de Rougé et de Caylus.»
Le 16, à Versailles.—«J'ai été doublement aise de revenir aujourd'hui à Versailles, auprès de ma femme 108 et de mes enfants, et j'ai eu le plaisir d'assister à la représentation des Deux Savoyards. L'auteur, M. Marsolier, s'est surpassé dans cette nouvelle production. Après on a donné Nina, et Mlle Dugazon s'est surpassée dans son rôle.
«La duchesse d'Harcourt a donné un souper à toutes les jeunes dames de Versailles, et après on a dansé jusqu'à six heures du matin.»
Le 17.—«M. de Montmorin m'a enfin parlé lui-même de mon troc avec M. de Châlons; mais, quoique le ministre désire qu'il s'effectue, il a voulu se montrer d'abord fort indifférent à cet égard, et pour paraître vouloir m'en éloigner, il m'a montré que les appointements de Venise qu'on m'avait dit être de 80.000 livres, n'étaient que de 72.000. Cette différence de 8.000 livres m'a médiocrement plu; mais, comme tous les avis qu'on me donne sur la manière de vivre à bon compte dans ce cul-de-sac de l'Italie me font désirer d'y aller végéter jusqu'à nouvel ordre, j'ai dit à M. de Montmorin que je souscrirais encore à la modicité de ces appointements, pourvu que la gratification de 20.000 livres que j'avais en Portugal me suivît à Venise. Il m'a répondu qu'à peine y serais-je que j'en voudrais sortir pour une autre ambassade. J'ai ajouté que je m'en rapportais à sa conscience et à son excellent jugement pour dire s'il croyait que je fusse placé dans un poste où nous n'aurions presque rien à faire. Mais, a-t-il répliqué, vous en tirerez parti pour nous transmettre de bonnes observations en jetant des regards sur la Turquie, la domination autrichienne et l'Italie. Puis il a ajouté que la Suède, ne valant que 109 90.000 livres, exigeait bien de la dépense, qu'il me verrait volontiers dans cette Cour du Nord, mais qu'il ne savait comment faire la retraite de M. le marquis de Pons, qui voulait un gouvernement et auquel on n'avait rien de vacant à donner.»
«Enfin, revenant à Venise, le petit ministre m'a beaucoup parlé de l'embarras où le mettrait la dépense des gratifications d'établissement, et qu'il ne pourrait parler au Roi de cet échange d'ambassade qu'après que la République de Venise aurait répondu convenablement au mémoire qui venait de lui être envoyé.
«Ce mémoire parti contre l'avis d'Hénin, il faut voir quel sera le ton que prendra la Sérénissime République. On se flatte qu'il sera honnête, parce qu'on doit avoir dit dans le tuyau de l'oreille à son ambassadeur, le chevalier Capello, que M. de Châlons ne retournerait pas à Venise. M. de Montmorin prévoit que la Reine diminue chaque jour de grâce et de confiance pour Mme la duchesse de Polignac, et trouve que son cousin a eu tort dans ses procédés à Venise. Mais que la faveur de Mme de Polignac reprenne, ou se réduise à rien, je n'en oublierai pas moins les obligations que je dois à cette charmante femme.»
Le 18.—«Le plus méchant livre qui ait jamais été fait paraît depuis plusieurs jours; c'est une histoire secrète de la Cour de Berlin, dans laquelle M. de Mirabeau déchire le prince Henry de Prusse de la manière la plus cruelle, et où il ne fait grâce ni à MM. d'Esterno, de Vibraye, de Custine, le prince de Poix et autres Français qui ont eu le malheur de se trouver sur son chemin. Il paraît qu'aux approches 110 de la mort de feu le Roi de Prusse, Frédéric II, M. de Calonne eut envie de faire entrer les trésors de ce prince dans notre agiotage français; que M. de Struensée parut capable d'entraîner dans cette opération le nouveau Roi, et que M. de Mirabeau eut réellement une commission de M. de Calonne (avec lequel il correspondait par l'entremise de l'évêque d'Autun). On est affligé de voir un homme qui porte le nom de Talleyrand être si jeune au milieu du foyer, et peut-être du bourbier d'une intrigue.
«En détestant, en méprisant M. de Mirabeau comme il le mérite, on est forcé de regretter que les talents qu'annoncent ses ouvrages n'aient pas été mieux employés. Cependant ses idées sur la politique sont pour la plupart d'une extrême justesse. Il vient de publier une correspondance entre lui et l'abbé Cerutti, sur les opérations de M. Necker, dans laquelle on trouve, au milieu de beaucoup de mauvaise foi, des reproches très fondés contre l'administration de ce ministre.
«Mme la princesse de Croy et Mme la princesse de Solre, sa belle-sœur, ont pris le tabouret toutes deux ensemble. M. le duc de Croy, leur beau-père, a repris, à la dernière cérémonie de l'ordre du Saint-Esprit, la place qu'il devait avoir à la procession. Les présentées ont été trouvées infiniment jolies; elles le sont effectivement. La princesse de Croy a plus grand air que sa belle-sœur; celle-ci a plus de douceur et d'expression dans la physionomie.»
«Le 19, à Paris. Le 20.—J'ai dîné à l'hôtel de Croy avec la nouvelle mariée. En sortant de table nous avons fait de la musique. Ensuite toute la société a été à 111 l'Opéra; autrefois on y menait les noces en grande loge. C'était une manière de présenter au public la jeune femme. Aujourd'hui on ne se soumet plus à aucune de ses formes; elles sont toutes secouées, et la bonne bourgeoisie ne connaît plus la bonne noblesse que par ses dettes et ses impertinences.
«En sortant de l'hôtel de Croy, j'ai été voir ma bonne princesse de Craon, et j'ai vu là Mlle Vigée qui va épouser le vicomte d'Osmond. Il vient de passer les mers pour aller solliciter le consentement du père de cette jolie personne. Puis je suis allé faire ma cour à Mme la comtesse de Brionne; je la cultive pour l'entrée de mes enfants dans le monde.
Le 22, le 23.—«Mme la duchesse de Bourbon que j'ai eu l'honneur de rencontrer comme j'entrais à l'Opéra m'a permis de lui faire ma cour dans sa loge. J'ai fini ma journée chez Mme la comtesse de Brionne, et là j'ai vu avec chagrin que le frac commençait à paraître à ces soupers... On parle assez haut dans cette société; j'ai été fâché d'y entendre lire, même chanter une méchanceté sur la famille royale; on a supposé qu'elle donnerait un concert, que la Reine ouvrirait par l'air «Tristes apprêts, pâle flambeau», que le Roi chanterait «Ah! ma femme, qu'avez-vous fait?» et que Madame, avec sa sœur, dirait: «Vive le vin! Vive l'amour! tous les hommes sont bons.»
Le 24, à Versailles.—«Me trouvant dans le quartier du duc de Beuvron, j'ai été dîner chez lui et me faire conduire par lui à Versailles; j'y suis arrivé à temps pour faire ma cour au jeu de la Reine et pour entendre 112 toutes les contradictions qui se débitent sur les tristes affaires du temps. J'ai eu un vrai plaisir à entendre conter au duc de Beuvron les anecdotes de la Cour de Louis XV. Il avait toujours été bien traité comme homme d'honneur et comme gendre de M. Rouillé, le ministre des Affaires étrangères; enfin, comme un ancien ami de Mme de Pompadour, amitié qui s'était formée dans leur jeunesse chez le président Hénaut.»
Le 25.—«Le Roi ayant fait venir ce matin les «gens du Roi» leur a remis un exemplaire du livre de M. de Mirabeau, intitulé: Histoire secrète de la Cour de Berlin, en leur ordonnant de dénoncer ce scandaleux ouvrage et vraisemblablement son auteur.
«Le duc d'Harcourt a donné aujourd'hui un grand dîner au prince Henri; je ne lui avais pas été présenté jusqu'à ce moment, et il m'a fait des compliments dont M. de Mirabeau eût relevé en note le ridicule. Mon fils verra dans ce journal que longtemps avant la publication des «satires» de ce chien enragé, le prince Henri était déjà connu comme un homme bien inférieur à sa réputation. Sa figure est excessivement désagréable. Le prince de Condé a aussi dîné chez le duc.
«En sortant, j'ai rencontré le comte d'Esterhazy qui m'a dit que la Reine avait exigé de M. de Montmorin la promesse de me donner 20.000 livres de gratification tous les ans, tant qu'il serait ministre des Affaires étrangères, et Sa Majesté a ajouté qu'elle ferait son affaire de me procurer le même secours du successeur de M. de Montmorin.»
Le 27.—«Hier le théâtre «des Bouffons» a été ouvert aux Tuileries, et comme ils sont sous la protection de Monsieur, et s'appellent ses comédiens, ils ont fait un discours dans lequel ils ont loué à outrance l'auguste prince qui les protège, et qui soutient si généreusement la prétendue cause du peuple. Des mains comme des battoirs ont applaudi à cet éloge, mais elles n'ont pu persuader au public qu'il s'amusait des longueurs du spectacle et de l'excessive médiocrité des acteurs.»
Le 28, le 29, à Versailles.—«On nous a donné ce soir au château la Maison de Molière. Cette pièce en 4 actes est un ingénieux prologue du Tartuffe. Elle a été suivie de la Feinte par amour où Mlle Contat a joué comme elle joue toujours avec une finesse et une grâce parfaite.»
Le 30.—«On a reçu aujourd'hui de la noblesse de Bretagne les plus tristes nouvelles, sur les excès auxquels le tiers bourgeois de Rennes s'est porté. Il a tué deux gentilshommes, blessé plusieurs membres de la noblesse, sonné le tocscin pour ameuter la campagne; les paysans n'ont pas partagé une fureur aussi cruelle, mais on ne peut calculer ce qui probablement suivra de ces terribles scènes.»
Le 31.—«Le duc de Fronsac a passé la matinée chez moi à lire différents manuscrits que j'ai recueillis sur les affaires de l'Europe, et principalement sur celles d'Allemagne.
«Le maréchal de Richelieu obscurcit de grands talents 114 par une excessive immoralité; son fils, aujourd'hui le duc de Richelieu, n'eut ni talents, ni mœurs, il végète douloureusement, portant la peine de ses débauches.
«Voici le duc de Fronsac [84] qui, après avoir voyagé avec succès sous le nom de comte de Chinon, paraît vouloir être moins nul que son père, et beaucoup plus honnête que son grand-père. Il arrive dans le monde au moment où la France est fatiguée d'un traité d'alliance dont elle n'a jamais approuvé la rédaction. On reviendra de nécessité aux vieilles maximes de cette haute politique du cardinal de Richelieu, et l'homme nouveau destiné à porter au moins noblement ce grand nom, l'homme qui montre l'amour de la gloire, est intéressant par ce seul désir. Je renouvelle ici ma profession de foi: je ne veux que le bien de mon pays et je m'attache à tous ceux que je juge de l'opérer. Je serais sans doute fort aise de contribuer moi-même, et d'une façon brillante à ce bien, mais que j'en sois seulement témoin et je dirai de bon cœur: Nunc dimittis», etc...
Aux détails qui ont été envoyés de Pétersbourg sur la prise d'Ockzakoff et de la bonne conduite tenue par les Français, il faut ajouter que mon frère a enlevé un drapeau aux Turcs, ce qui prouve qu'il s'est bien porté en avant.
Le 1er février.—«Les presses de l'imprimerie Royale sont, dit-on, en mouvement pour les lettres de convocations 115 et toutes les instructions qui doivent accompagner. Elles tiennent, dit-on, avec les lettres et les modèles de procuration, 40 pages de papier in-quarto. Les partisans de M. Necker les annoncent avec l'emphase de la secte, car c'en est une. Ses antagonistes disent qu'il règne dans cette dernière production la confusion souvent reprochée avec raison à ce ministre. Un courrier de Bretagne a remis du calme dans les têtes des Neckeristes, on chante victoire d'après une convention, ménagée par M. le comte de Thiars contre la noblesse et l'ordre du Tiers; mais d'autres lettres de Rennes ne présentent pas cette espèce de trêve comme bien assurée, ni comme devant amener une paix durable. Quoi qu'il en soit il faut regarder comme un grand bien tout ce qui peut provisoirement arrêter un désordre aussi affreux que celui qui a eu lieu lors du massacre de nombreux gentilshommes.
Difficilement sera-t-on fidèlement instruit des faits et de ce qui en a amené d'aussi terribles! Mais il paraît que tout le monde a eu tort. En dernier résultat cependant, le Tiers paraît aussi s'être porté à des extrémités dans lesquelles il s'est rendu plus coupable que la noblesse n'a pu l'être dans le principe.
Malheur à la cheville ouvrière de toutes ces monstruosités!
M. le comte de Périgord, et même l'archevêque de Narbonne, ont mandé, à plusieurs reprises, que le désordre serait grand en Languedoc, que la fermentation y était forte parce que l'on savait, sans en pouvoir douter, toutes les menées des émissaires pour soulever le peuple. Celui d'Issoire en Auvergne, rassemblé au son du tocsin, après avoir écouté les discours de quelques 116 avocats, n'y a trouvé que des idées séditieuses, a pensé que c'était mal, qu'on voulait l'arracher à l'attachement qu'il devait à ses seigneurs.»
Le 2.—«M. le duc de Chartres a été reçu chevalier des ordres du Roi, et M. le duc de Berry admis dans l'ordre du Saint-Esprit pour être reçu à la Pentecôte.
«Le grand aumônier évêque de Metz a remercié le Roi de la barrette de cardinal qui lui arrivera incessamment. Il avait renoncé à la pourpre romaine lorsqu'il avait été dit que la France ne voulait plus que des Français eussent cette décoration; mais dès qu'elle a été destinée à récompenser l'archevêque de Sens de ses rares services, l'évêque de Metz s'est cru, avec raison, dans le droit de solliciter la même dignité. Il sera le premier Montmorency qui ait pris place dans le Sacré Collège.
«La manière dont la Reine a parlé à M. de Montmorency a sans doute influé sur celle dont M. de Montmorin m'accueille depuis.
«J'ai passé la soirée chez le duc d'Harcourt où nous avons eu des détails aussi authentiques que fâcheux de tout ce qui est la suite de l'impulsion donnée au Tiers. Non seulement il a été violent et barbare à Rennes, mais il a poussé l'inhumanité jusqu'à achever à coups de sabre un jeune gentilhomme que l'on portait chez sa mère, après avoir été grièvement blessé à mort.
Le 5.—«Ma journée s'est passée en grande partie au Palais Bourbon; j'ai dîné avec ce beau, ce grand abbé Dillon, qui augmente le nombre de ceux que l'on appelle nos évêques administrateurs.
117 «Mme la duchesse de Bourbon, avec des talents rares, avec beaucoup d'esprit, s'ennuie beaucoup et cherche beaucoup à s'amuser; c'est ce qui tour à tour lui a fait chérir le monde et la retraite; c'est ce qui la rend disposée à saisir tout moyen de distraction qui se présente, sans être jamais satisfaite de celui qui s'est présenté.
«L'abbé Dillon a fait les frais de la conversation et sué sang et eau pour divertir la princesse, quoiqu'il n'y soit pas entièrement parvenu.
«Je suis allé souper chez Mme la marquise de Chabanais: j'y ai trouvé M. de Pont-Bellanger arrivant de Rennes où il a échappé au carnage. Quinze cents hommes du Tiers, armés, gardent la porte de Nantes et font, en outre, la police de la ville, tandis qu'il y a 3.000 hommes des troupes du Roi.
«Les États ont été entièrement séparés avant de se dissoudre; les nobles et le clergé ont accordé les impositions et le don gratuit pour l'année. On ne sait ce que fera le Tiers; sa conduite est effroyable, mais celle de tous les nobles n'est pas aussi exempte de menées et d'intrigues qu'elle devrait l'être pour le soutien d'une bonne cause.
«Après avoir causé avec les Bretons que j'ai rencontrés chez M. de Chabanais, je suis parti pour Versailles.»
Là Bombelles trouve des nouvelles concernant les États Généraux.
Le marquis aurait préféré ne se jeter dans aucun des embarras auxquels l'Assemblée des États Généraux et ses préliminaires donneraient lieu. Il s'était refusé à la possibilité d'être délégué par le bailliage de Bitche; 118 il ne put se dérober à l'honneur de représenter son neveu, le marquis de Louvois [85], à Sens, pour la nomination des députés aux États Généraux.
On lui avait écrit dans ce sens.
Bombelles a accepté cette mission honorable, et il a été, le matin du 10, présenter ses hommages à son seigneur et maître, le marquis de Louvois. «Sa mère m'a remercié de tout son cœur de ce que j'ai bien voulu me charger de la procuration de son fils à l'assemblée du bailliage de Sens, et ce sera dans le cours du mois prochain que cette assemblée aura lieu.»
Le 16.—«Le duc d'Harcourt étant allé à Paris pour assister à un comité relatif aux travaux de Cherbourg, j'ai été dîner avec la duchesse et tenir ensuite compagnie à M. le Dauphin, dont l'état fait de plus en plus peine et pitié.»
Le 18.—«Je suis allé à Saint-Germain dîner chez Mme de la Marck. Je l'ai trouvée seule; et à peine installé au coin de son feu, elle m'a parlé de son enthousiasme pour M. Necker: elle l'aimait parce qu'il était l'ami du maréchal de Castries. Aujourd'hui que ces deux hommes sont d'un avis absolument différent, Mme de la Marck, dans ce choix, tient à l'opinion du ministre qui gouverne, et peut-être, sans s'en douter bien exactement, est-elle comme d'autres Noailles, ses parents, qui de tous temps eurent un grand penchant 119 pour les gens en crédit et en pouvoir de consolider cette énorme masse de fortune dont Mme de Maintenon jeta les vastes et prodigieux fondements.»
Le 19.—«Le soir, à quatre heures et demie, nous avons conduit nos trois enfants chez M. le duc de Normandie qui dansait avec sa sœur et des enfants de son âge. La Reine a assisté à une partie du bal, et le Roi y est venu également, ainsi que M. le comte d'Artois.»
Bombelles est las de son inaction; c'est pourquoi le 21 il passe en revue les ambassadeurs, non sans une pointe d'aigreur parfaitement intéressée: «On abandonne la Hollande, on laisse M. de Pons en Suède où il déplaît; on veut que M. de Choiseul, rongé d'humeurs, de vapeurs, détesté à Constantinople, soit l'homme qui amènera les Turcs à des sentiments de paix.
On jouit de ce que le marquis de Noailles est le plus insignifiant des hommes, et de ce que tant qu'il sera à Vienne il n'articulera jamais à l'Empereur aucune parole digne d'attention. Il ne se permettra aucune observation qui tende à tempérer la fougue de Sa Majesté Impériale.
On sait bien que M. d'Éterno n'est pas ce qu'il faudrait à Berlin; que c'est une honte de laisser à Copenhague M. de la Houre, et à Munich M. de Montezan; mais on a, dit-on, bien d'autres chiens à fouetter que de s'occuper de donner plus de mouvement à notre politique.
En attendant la Porte s'aigrit contre nous; la Suède se jette dans les bras de l'Angleterre, et si son calcul est trompé, si le poids de sa démarche 120 retombe sur elle, nous aurons encore à nous repentir d'avoir provoqué à son affaiblissement une alliée qui devait nous être précieuse, et la Russie, la Cour de Vienne, pour lesquelles nous tenons une conduite si déraisonnable, ne nous en tiendront nul compte et saisiront la première occasion de s'arranger avec le Roi de Prusse dont nous avons rejeté les avances.»
A propos d'un mariage princier en projet, le marquis, le 22, fait ces réflexions: «Mgr le duc d'Angoulême va être promis à la fille aînée de Mgr le duc d'Orléans, et les mariages devraient toujours se faire ainsi avec nos princes de la famille royale, plutôt que d'en aller chercher dans des races étrangères. Mme la comtesse d'Artois, princesse piémontaise, est bonne et douce, mais nulle; Madame, princesse piémontaise également, est maussade et ivrogne, et ces jours passés, il a fallu renvoyer de Versailles une Mme Gourbillon [86], sa lectrice, qui, au lieu de remplir ses fonctions, remplissait sans cesse les flacons qu'elle apportait à sa princesse. Ce renvoi demandé par Monsieur a été exécuté d'après un ordre pris du Roi par M. de Villedeuil. Mais on n'a pas eu la prudence de s'emparer de plus de deux cents lettres que cette vilaine femme a de Madame, lettres qui pourront bien être portées en Angleterre et y être imprimées.»
Le 23.—«On n'est pas plus aimable que la Reine lorsqu'il lui convient de l'être. Aujourd'hui, au bal de 121 sa fille et de M. le duc de Normandie, elle m'a appelé pour me remercier de ce que je m'étais occupé, hier, d'amuser M. le Dauphin.»
Le 24.—«Ce jour, le dernier du carnaval, j'ai conduit mes enfants au bal masqué chez Madame, fille du Roi. Ils sont allés, avec le duc de Normandie, se faire applaudir chez Mme de Polignac. Mgr le duc d'Angoulême et le duc de Berry ont obtenu la permission d'aller souper chez M. de Montmorin et de rester au bal jusqu'à minuit.»
Le 26.—«Je suis parti pour Paris avec Mme la duchesse de Lorges, son fils et ma femme, nous sommes allés à l'Académie où M. le duc d'Harcourt [87] a prononcé son discours de réception. Il y a mis la noblesse de son ton habituel, souvent de la grâce, des tours de phrase heureux; mais il s'est trop étendu sur les campagnes du maréchal de Richelieu dont il faisait l'éloge comme le remplaçant à l'Académie. Ce qu'il a dit sur Mgr le Dauphin, sur les affaires du moment a été applaudi comme un hommage rendu à son patriotisme.
«M. Gaillard [88] a répondu au récipiendaire en académicien auquel le style oratoire est familier.
122 «M. de Florian [89] s'est encore chargé d'égayer l'assemblée par ses fables et par la manière dont il les débite.»
Le 1er mars, Paris.—«Les Bretons viennent d'enrégimenter un corps de 700 hommes portant des uniformes et ayant des drapeaux sur lesquels on lit le mot: Liberté, et en dessus un T, indiquant le Tiers. Sur d'autres drapeaux on voit cette devise: «Le premier qui fut Roi fut un soldat heureux».
«C'est par ces levées de boucliers que ce Tiers, si intéressant à protéger, reconnaît l'excessive et préjudiciable bonté du souverain. M. Necker a poussé d'un pied dédaigneux un rocher pour que, dans sa chute, il écrasât la noblesse; mais ce rocher en roulant a acquis une force dont rien ne pourra plus bientôt arrêter les effets. Ces sinistres annonces de malheurs n'influent point sur la gaîté de la fille de ce grand Necker: elle a tenu ses assises aujourd'hui chez son très humble serviteur, le petit Montmorin, et le comte Louis de Narbonne s'est donné le divertissement de faire le compère.
«La conversation de Mme de Staël est comme un feu de billebaude, jamais elle n'offre un instant de repos, et pendant que sa langue prononce tantôt juste, tantôt au hasard mille mots qu'elle seule peut risquer de placer les uns à côté des autres, son visage ressemble à un 123 boulet rouge. En sortant de chez M. de Montmorin, elle est allée porter ses flux de paroles chez Mme de Polignac, et là un triple cercle de jeunes gens l'entourait pour entendre tout ce qu'elle ne cesse de dire d'extraordinaire sur l'amour qui semble toujours l'occuper et qu'elle n'inspire à personne.
«Pendant ces dissertations M. de Châlons m'annonçait que sous peu de jours on allait le nommer à l'ambassade de Lisbonne, et ce qu'il m'a dit de plus intéressant, c'est qu'il prendrait la maison que j'habitais, ainsi que mes voitures et mes meubles. Il fera un excellent marché.
«Mme de Bombelles ayant repris son service aujourd'hui je suis allé souper à Paris à l'hôtel de Cröy.»
Le 5.—«J'ai dîné aujourd'hui chez le duc de Luxembourg qui vise à jouer un rôle, et qui en prépare assez bien les moyens. Il sent tout ce qu'un homme de son nom doit sentir sur l'oubli que nous faisons de nos vrais intérêts, il est possible qu'en acquérant de la gloire il la tourne au profit de son pays.»
Le 6.—«Mme la duchesse de Bourbon ayant fait au comte de Puységur l'honneur de venir chez lui passer la soirée d'aujourd'hui, il a eu l'intention obligeante de m'inviter à ce concert, où la princesse a chanté d'une manière charmante avec Garat.»
Le 7.—«Je suis retourné à Versailles remercier le ministre de ma nomination à l'ambassade de Venise, et j'ai appris chez M. de Montmorin qu'avant d'effectuer cette nomination il m'avait fait donner par le Roi une gratification de 20.000 livres qui me seront payées 124 tous les ans, tant qu'il sera ministre des Affaires étrangères. Une fois en train de bien faire les choses, il m'a accordé en outre pour gratification d'établissement à Venise 45.000 livres au lieu de 35.000 qui devaient m'être données.»
Le 8.—«Je devais remercier le Roi ce soir au Conseil, mais je suis arrivé à l'heure ordinaire et la porte du cabinet était déjà fermée. Alors j'ai été jouer au loto de la Reine.»
Le 10, à Paris.—«Les ministres étrangers étant venus aujourd'hui à Versailles, l'ambassadeur de Venise m'a déjà fait ses pantalonnades et le corps diplomatique ses compliments. Après dîner, j'ai laissé M. de Montmorin avec l'évêque de Rennes pour parvenir à l'arrangement des affaires de Bretagne; elles font baisser de plus en plus les actions de M. Necker, qu'un nouvel écrit de M. de Calonne ne relèvera pas. Puis je suis allé chez ma sœur de Louvois qui m'a peiné en me donnant des détails de l'effervescence des têtes à Tonnerre, où le souffle de la folie a attisé un feu qu'on ne verra peut-être éteindre qu'avec du sang.»
Le 11, à Versailles.—«Pour prendre congé, j'ai écrit à l'ambassadeur de Portugal M. de Sonza, pour le remercier de toutes les bontés qu'il avait eues pour moi.»
Voici le marquis en route pour son bailliage.
Le 13, à Lourps.—«J'ai lu la lettre de M. de Calonne au Roi, elle vaut bien mieux que la lettre amicale dont 125 j'ai fait mention [90]. Ici ce ne sont pas par des sarcasmes que la conduite de M. Necker est critiquée, c'est à l'aide de raisonnements que M. de Calonne prouve au Roi combien son ministre actuel a cruellement abusé de sa confiance et combien il a été malhonnête ou maladroit de détériorer, comme il l'a fait, l'autorité de Sa Majesté, en lui faisant prendre des engagements qu'il n'était pas en son pouvoir de contracter.»
Ceci fait, il est rentré à Paris pour remplir son devoir électoral, puis il est parti pour Venise, laissant sa femme en couches d'un quatrième enfant; Angélique ne le rejoindra que plus tard. Nous laisserons le marquis prendre auprès de la Sérénissime République la succession du comte de Châlons, regrettant de ne plus avoir le minutieux Journal pour nous donner des impressions vraiment neuves sur les États Généraux et sur le processus, qui, après l'ère des revendications, amena la Révolution militante.
Pendant ce temps, le Dauphin, un enfant de sept ans doué des plus heureuses dispositions, dépérissait d'une maladie de langueur. Comme presque tous ceux que la mort prend jeunes, il est plus raisonnable que son âge ne le comporte, il est précoce dans ses réflexions, montre le sérieux excessif des enfants qui jouent peu et aiment à lire. On a cité des mots de lui: quel enfant royal n'a pas légué des mots à l'histoire? mais ceux-là semblent vrais et les témoins qui les rapportent 126 sont dignes de foi. Un de ses compagnons a cassé une porcelaine à laquelle la Reine tenait beaucoup. De peur d'être grondé il s'enfuit, et le Dauphin, accusé du délit, ne se défend pas. On le punit, il est privé pendant trois jours de sa promenade à Trianon. Mais l'autre enfant est revenu et a avoué sa faute. On s'étonne que le prince n'ait rien dit: «Est-ce à moi d'accuser quelqu'un?» fut sa réponse.
Sa constitution était-elle trop frêle, son inoculation avait-elle mal réussi comme l'a écrit le secrétaire de son gouverneur, le duc d'Harcourt? Toujours est-il que, lorsqu'il passa de la main des femmes dans celle des hommes, la Faculté constata que, chez le Dauphin âgé de six ans, il y avait irrégularité dans la marche, tendance à la difformité, faiblesse dans la constitution tout entière, qui ne permettait guère d'espoirs de longue durée.
Dès l'hiver de 1788, on avait commencé à s'occuper anxieusement de cette santé anormale, de ce manque absolu de forces. «Mon fils aîné me donne bien de l'inquiétude, écrit la Reine à Joseph II. Quoiqu'il ait toujours été faible et délicat, je ne m'attendais pas à la crise qu'il éprouve. Sa taille s'est dérangée, et pour une hanche qui est plus haute que l'autre, et pour le dos dont les vertèbres sont un peu déplacées et en saillie. Depuis quelque temps il a tous les jours la fièvre et est fort amaigri et affaibli.» Les médecins purent persuader la Reine que ce n'était qu'un accident dû à la dentition et à la croissance et que le grand air triompherait de ces mauvaises dispositions: ainsi Louis XVI, très frêle dans ses premières années, avait été transporté à Meudon, et il s'était bien trouvé de la 127 cure d'air. L'enfant royal fut en effet établi à Meudon au commencement d'avril. Le changement d'existence, la vie en plein air lui redonnaient un instant gaieté et appétit; les forces semblaient revenir. La Reine se reprenait à espérer et toute la Cour avec elle.
Confiance fugitive, délais consentis par la souffrance et la mort. Trois mois après, Marie-Antoinette est déjà obligée de confesser à son frère: «Mon fils a des alternatives de mieux et de pire qui, sans détruire l'espérance, ne permettent pas d'y compter [91].» Les mois passèrent. Au printemps de 1789, il n'y a plus rien à cacher, l'enfant est perdu. La taille se déformait de plus en plus, tandis que le dos se voûtait; la gangrène envahissait l'épine dorsale; la face émaciée et d'anormal allongement reflétait la douleur et l'angoisse; le moral était violemment atteint. Et cependant l'enfant, dont les jambes étaient si faibles qu'il ne pouvait se promener sans être soutenu ou monté sur un âne, s'occupait encore: il lisait avec frénésie. Son esprit semblait vivre aux dépens du corps. On remarquait des impatiences de caractère; si l'on en croit Mme Campan, l'esprit du malade s'était aigri, il montrait une grande antipathie à la duchesse de Polignac, gouvernante des Enfants de France.
Du moins, et ceci contre l'avis de Mme Campan, restait-il d'une tendresse touchante pour sa mère; un témoignage qui ne saurait être suspect nous l'affirme. La jeune comtesse de Lâge de Volude qui fut le voir, le 8 avril, à Meudon en compagnie de la princesse de 128 Lamballe, a laissé de sa visite le plus attendrissant récit:
«Nous avions été voir cet après-dîner le petit Dauphin. Il est déchirant, d'une souffrance, d'une raison, d'une patience qui va au cœur. Quand nous sommes arrivés, on lui faisait la lecture. Il avait eu la fantaisie de se faire coucher sur son billard; on y avait étendu des matelas. Nous nous regardâmes, la princesse et moi, avec la même idée que cela ressemblait au triste lit de parade après leur mort. Mme de Lamballe lui demanda ce qu'il lisait.—«Un moment fort intéressant de notre histoire, Madame; il y a là bien des héros.—Je me permis de demander si Monseigneur lisait de suite ou les morceaux les plus frappants.—De suite, Madame, je n'en sais pas assez long pour choisir, et tout m'intéresse». Ce sont ses propres termes. Ses beaux yeux mourants se tournèrent vers moi en disant cela. Il me reconnut, il dit à moitié bas au duc d'Harcourt [92]: «C'est je crois la dame qui aime tant ma mappemonde.» Alors il me dit: «Cela vous amusera peut-être un instant.» Il ordonna à un valet de chambre de la tourner, mais je vous avoue que quoique j'eusse été enchantée de cette immense machine et de sa perfection quand je la vis chez lui au jour de l'an, aujourd'hui j'étais bien plus occupée d'écouter ce cher et malheureux enfant que nous voyons dépérir tous les jours.»
Le 4 mai, du haut d'un balcon de la petite écurie, couché sur un monceau de coussins, l'héritier du trône put assister à la procession des États Généraux. Il avait encore juste un mois à vivre. Mme de Lâge écrivait 129 encore: «Le pauvre enfant est si mal!... Tout ce qu'il dit est incroyable, il fend le cœur de la Reine; il est d'une tendresse incroyable pour elle. L'autre jour il la supplia de dîner dans sa chambre; hélas! elle avalait plus de larmes que de pain [93].»
On commence à s'émouvoir dans Paris. Malgré les événements politiques des dernières semaines, une pensée attendrie va à cet enfant royal dont la venue sept ans auparavant avait été l'objet d'inoubliables manifestations. On s'inquiète des nouvelles, on raconte les souffrances courageuses du prince qui va mourir. A dix heures du soir, le 2 juin, le bourdon de Notre-Dame sonne les prières des quarante heures. Le 3 au matin, le Saint-Sacrement est exposé dans toutes les églises, un grand concours de peuple s'y précipite. A défaut de l'amour disparu, la pitié subsiste encore. On gémit sur cette mort de l'héritier du trône.
Ce même jour, vers cinq heures du soir comme Louis XVI arrivait de Versailles pour voir son fils, le duc d'Harcourt envoya son secrétaire pour supplier le prince de ne pas entrer. «Le Roi, raconte M. Lefèvre, témoin oculaire, s'arrêta de suite en s'écriant, sanglotant: «Ah! mon fils est mort!—Non, Sire, répondis-je, il n'est pas mort, mais il est au plus mal.» Sa Majesté se laissa tomber sur le fauteuil près de la porte. La Reine entra aussitôt, se précipita à genoux entre ceux du Roi qui, en pleurant, lui cria: «Ah! ma femme, notre cher enfant est mort puisqu'on ne veut 130 pas que je le voie.» Je répétai qu'il n'était pas mort. La Reine en répandant un torrent de larmes, et toujours les deux bras appuyés sur les genoux du Roi lui dit: «Ayons du courage, mon ami, la Providence peut tout, et espérons encore qu'elle nous conservera notre fils bien-aimé.» Tous deux se levèrent et reprirent la route de Versailles». L'auteur de ce court récit si émouvant ajoute: «Cette scène fut pour moi admirable, cruellement douloureuse et ne sortira jamais de ma mémoire.»
C'était la fin. Peu après minuit, le 4 juin, l'enfant royal avait cessé de souffrir, et Louis XVI inscrivait sur son Journal: «Jeudi 4, mort de mon fils à huit heures du matin. La messe en particulier à huit heures trois quarts. Je n'ai vu que ma maison et les princes à l'Ordre.»
Les honneurs furent rendus à Meudon. Le 8, des députations des trois Ordres assistaient à la cérémonie. Dès le 4, Bailly, doyen du Tiers État, s'était présenté au Château pour «témoigner au Roi la sensibilité des Communes sur la mort du Dauphin» et demander en même temps qu'une députation du Tiers fût reçue par le Souverain pour lui remettre à lui-même une adresse sur la situation des affaires, «les députés des Communes ne pouvant reconnaître d'intermédiaire entre le Roi et son peuple [94]».
La démarche était cruelle et intempestive. Bailly insista si vivement, «d'un ton si impérieux», souligne Weber, que le Roi, malgré son immense douleur, dut 131 céder à ces exigences du Tiers. «A midi, le 6 juin [95], raconte le député Boullé, la députation des Communes a été reçue; le doyen... a prononcé à Sa Majesté le discours qui avait eu l'approbation de l'Assemblée, en y ajoutant seulement quelques expressions de regret et de douleur sur la perte qui vient d'affliger la France et son monarque.» Cette violation du sanctuaire intime de ses tristesses fut très vivement sentie par Louis XVI. «Il n'y a donc pas de pères dans l'Assemblée du Tiers?» dit-il avec un serrement de cœur [96].
Cette audience qui n'a pas respecté la mort de l'héritier du trône, c'est un nouvel empiètement sur l'autorité royale... Les coups de pioche vont se succéder sans trêve jusqu'à entier effritement de l'édifice monarchique.
Premiers départs.—L'émigration de sûreté.—Madame Élisabeth donne l'ordre à ses dames de partir.—Regrets d'Angélique de quitter Madame Élisabeth.—Avant de rejoindre son mari à Venise, elle se rend à Stuttgard chez son frère.—Installation aux environs de Venise et à Venise.—Les Polignac.—Correspondance de Madame Élisabeth et de la marquise de Raigecourt.—Événements de France, du 5 octobre à la promulgation de la Constitution.—Le serment.—Bombelles donne sa démission.
Le canon de la Bastille avait été le premier signal de l'exode. Le comte d'Artois, le clan Polignac, les Rohan, le duc de Coigny, bien d'autres appartenant à la Cour prenaient le chemin de l'exil, formaient le premier convoi de ceux qu'on appela les émigrés par sûreté [97].
Si Madame Élisabeth se refusait absolument à quitter le Roi et la Reine, les dangers et les émotions qu'elle acceptait pour elle-même elle les redoutait pour ses fidèles amies. Elle entendait que Mmes de Raigecourt 133 et de Bombelles s'éloignassent au plus vite.
La première venait de perdre un enfant et commençait une grossesse; au lieu d'affronter un long voyage, elle commença par se retirer dans le Berry où son mari possédait une terre, de là elle pourrait parfois se rendre à Versailles auprès de sa princesse et attendre ainsi les événements.
Mme de Bombelles relevait de couches et n'était pas complètement remise, elle nourrissait son quatrième fils Henri.—Avant de rejoindre son mari à Venise, elle devait attendre. La précipitation des événements et l'insistance de Madame Élisabeth lui firent hâter son départ; mais à cause de son enfant elle se dirigea d'abord vers Stuttgard, où son frère était ministre et dont le climat était plus sain que celui de Venise.
Avec quelle douleur poignante Mme de Bombelles quittait sa bienfaitrice et son amie, on le devine aux lettres de Madame Élisabeth répondant aux siennes. Plus tard la marquise elle-même, récapitulant la longue suite des heures sombres, se torturera du cuisant remords de n'avoir pas obéi aux impulsions réitérées qui lui faisaient considérer comme un devoir de revenir partager le sort de Madame Élisabeth. Au cours 134 des chapitres qui suivent, on verra que si elle avait facilement accepté, pour satisfaire des exigences de famille, de quitter la France au premier coup de la cloche d'alarme, ce n'était pas un long adieu—comme beaucoup d'autres plus clairvoyants et moins dévoués—qu'elle avait entendu faire. Au fur et à mesure que les dangers s'accumulent, que l'horizon s'assombrit de plus en plus, il semble au contraire qu'elle s'enhardisse davantage, et c'est du fond du cœur qu'à mainte reprise la marquise suppliera la princesse de la rappeler auprès d'elle.
L'exquise tendresse de Madame Élisabeth environna la jeune femme encore dolente jusqu'à ce qu'eût été résolu son départ. Si celle-ci ne peut quitter le berceau de l'enfant qu'elle nourrit, la princesse lui écrit:
«Toutes les affreuses nouvelles d'hier—la lettre est du 15 juillet—n'avaient pu parvenir à me faire pleurer; mais la lecture de ta lettre, en portant de la consolation dans mon cœur par l'amitié que tu me témoignes m'a fait verser bien des larmes.»
Sans doute la question du départ—au moins de Versailles—a été agitée: car la princesse ajoute: «Il serait bien triste pour moi de partir sans toi. Je ne sais pas si le Roi sortira de Versailles. Je ferais ce que tu désires s'il en était question...»
Et en terminant: «Je t'aime, ma petite, mieux que je ne puis le dire. Dans tous les temps, dans tous les moments, je penserai de même... J'espère que le mal n'est pas aussi grand que l'on se figure. Ce qui me le fait croire c'est le calme de Versailles... Je m'attacherai comme tu me le conseilles au char de Monsieur, mais je crois que les roues n'en valent rien...»
135 Trois semaines se sont passées, le départ de Mme de Bombelles s'est effectué. Madame Élisabeth n'attend pas d'avoir reçu des nouvelles directes pour écrire à la marquise, le 5 août: «Après des détails sur la nuit du 4 août: Dans toutes autres occasions il serait généreux de partager la joie de la petite baronne; mais, dans celle-ci, elle ne peut pas même nous en savoir gré... Je vous ai tenu parole, mon enfant; je n'ai pas été fâchée de vous dire adieu, mais je ne sais pas si cela vient de là, mais je me sens d'une humeur de chien. Ne vous en donnez pourtant pas les gants. Oui, je vous le répète, et vous le répéterai et vous le dirai sans cesse, je suis charmée que vous alliez nourrir Henri IV dans un pays où l'air est plus chaud et par conséquent plus propre à l'éducation que vous voulez lui donner. Jouissez bien du bonheur de voir la petite; animez-vous l'une l'autre à tout ce qu'il est dans votre âme de chercher pour fortifier votre moral qui, étant éloigné d'un lieu qui vous est cher sous mille rapports, doit un peu souffrir.»
Ainsi court sa plume pendant les années de séparation, tantôt enjouée et affectueuse, tantôt sérieuse d'après l'impression donnée par les événements. Il est rare que Madame Élisabeth voie les choses en noir, sauf pourtant la privation que lui cause le départ de son amie. De cela elle est triste et ne veut pas trop le montrer. Et c'est d'un ton enjoué qu'elle adresse sa première lettre à Stuttgard:
«Bonjour, ma Bombelinette, comment te portes-tu à Stuttgard? Le petit baron a-t-il bien soin de toi?
«... Notre physique est toujours en bon état, mais le moral est dans la même position où tu l'as laissé...» 136 Viennent ensuite des détails sur les nouveaux habits de la garde bourgeoise de Paris, sur le Roi salué du cri de: «Vive le Roi!» pas de dragons, alors qu'il paraissait entouré d'une escorte; sur la discussion des Droits de l'Homme à l'Assemblée nationale; sur les troubles de Caen où le malheureux Henry de Belsunce avait été écharpé et férocement mutilé.
Voici, en septembre, le résumé des événements politiques: «La comtesse d'Artois est arrivée à Turin, le Roi aura la sanction, mais il n'aura que le veto suspensif...»
Presqu'un mois d'intervalle dans les lettres qui nous sont parvenues. Mais quelle lettre que celle datée du 13 octobre! Contrastant avec le ton ordinaire de ses billets où le badinage se mêle à l'appréciation politique, c'est une vraie page d'histoire qu'il faudrait citer tout entière. Deux mille femmes armées de cordes, de couteaux de chasse, affluant à Versailles pour demander du pain, la mort de M. de Savonnières, le rôle de La Fayette, le Roi et la Reine se montrant pleins de courage, les cris de la foule, les hurlements des mégères, le meurtre des Gardes du Corps, tout cela est rendu de façon saisissante... La princesse annonce l'arrivée à Paris de la famille royale.
«Tout est tranquille ici. M. de Lafayette s'est parfaitement conduit... La Cour est établie presque comme autrefois; on voit du monde tous les jours... Il y a eu jeu, disant en public, peut-être grand couvert dimanche.» «J'ai été bien contente, ajouta-t-elle, que tu ne fus pas ici la semaine passée. J'ai bien peur que la nouvelle seule de ce qui s'est passé ne fasse mal à ton lait. Sois sûre que je ne me trompe pas en te disant que ta mère, 137 ta tante, moi, tout ce qui t'intéresse se porte bien. Dis à ton mari, de ma part, de se tranquilliser; que l'on ne pouvait pas prendre un meilleur parti que de venir habiter Paris; que nous y serons toujours mieux que partout ailleurs.»
Madame Élisabeth est-elle aussi rassurée qu'elle le dit dans le but de tranquilliser son amie? Il semble qu'avec l'abbé de Lubersac à qui elle écrit le 16 elle se livre à des impressions plus franches, et partant plus tristes... «Ah! Monsieur, quelles journées!... Une fois rentrés à Paris nous avons pu nous livrer à l'espérance malgré les cris désagréables que nous entendions autour de la voiture... La Reine, qui a eu un courage incroyable, commence à être mieux vue par le peuple. J'espère qu'avec le temps, une conduite soutenue, nous pourrons regagner l'amour des Parisiens qui n'ont été que trompés. Mais les gens de Versailles, Monsieur! Avez-vous jamais vu une ingratitude plus affreuse? Non, je crois que le ciel dans sa colère a peuplé cette ville de monstres sortis des enfers...» Ces jours-là, doit-on ajouter, les Versaillais n'étaient pas seuls à avoir commis crimes et excès, et dans les énergumènes il y avait plus d'étrangers que d'habitants de la ville.
La correspondance continue les mois suivants. Dans celle du 24 novembre, très affectueuse, la princesse s'enquiert des enfants et du bien-être de sa Bombe aimée: «Tu peux te vanter d'avoir des enfants très aimables. Si tu n'avais pas Henry pendu à ton sein et que les autres enfants fussent avec ton mari, je regretterais que tu ne fusses pas ici; mais lorsque je pense à tout cela, je suis bien vite consolée; et même je passe à la 138 joie de sentir qu'au moins tu as trouvé un endroit sur la terre où l'on puisse respirer tranquillement l'air pur et jouir des beautés de la nature.»
Passant de la tristesse à l'enjouement, elle donne des nouvelles de Montreuil, de sa laiterie et de Jacques Bosson: «Mme Jacques est grosse, et toutes mes vaches le sont aussi.»
Mme de Raigecourt, qui a perdu un enfant pendant l'été et a séjourné à la campagne, est revenue auprès de la princesse, du moins momentanément. «J'ai lu à cette pauvre Raigecourt ce que tu me dis d'elle; elle en a été bien touchée, et de là nous nous sommes étendues sur tes défauts: tu peux juger, d'après cela, si la conversation a dû tarir... Nous sommes toujours dans la même position, mon cœur, depuis trois mois; nous jouissons d'une douce stagnation.» In caudâ de la dernière lettre de décembre quelques impressions sur le plan des finances décrété par l'Assemblée et consistant à vendre une partie des biens du Roi et du clergé—«emplâtre qui adoucit nos maux, mais ne les guérit pas.»—«A propos, tu sais que l'on a dénoncé la journée du 5 et au 6 au Châtelet. On est venu du comité de la ville prendre nos dépositions. Si tu savais comme la mienne est bête, tu en rirais, mais je n'avais rien à dire. Tu sais que ce n'est pas par la science que ta princesse a jamais brillé.»
A Versailles, grand bruit dans les deux quartiers rivaux au sujet de l'élection du maire. Ce ne sont pas les gens de ville qui ont fait du train, «mais de ces gens qu'on appelle bandits, que l'on ne connaît nulle part et qui tombent tout d'un coup dans un endroit 139 sans qu'on les ait vus arriver». La princesse se loue fort de M. Berthier, le fils, qui est commandant de la place sous M. de La Fayette et se conduit à merveille. C'est le futur maréchal d'empire et prince de Wagram [98].
Les événements se succèdent rapidement et, régulièrement, Madame Élisabeth en fait défiler le chapelet dans ses lettres à la marquise. Les Juifs ont obtenu droit de cité, ce qui scandalise la princesse; les vœux monastiques sont supprimés, le malheureux marquis de Favras [99] a été sacrifié, l'empereur Joseph II est mort, voilà les effets notables relatés pendant l'hiver. Les plus graves événements semblent se préparer y compris la guerre civile que craint tant Mme de Bombelles. Madame Élisabeth juge ainsi la question: «Je t'avoue que je la regarde comme nécessaire; premièrement je crois qu'elle existe, parce que toutes les fois qu'un royaume est divisé en deux parties et que la partie la plus faible n'obtient la vie sauve qu'en se laissant dépouiller, il m'est impossible de ne pas appeler cela une guerre civile. De plus, jamais l'anarchie ne pourra finir sans cela; et je crois que plus on retardera plus il y aura de sang répandu. Voilà mon principe, il peut être faux; cependant, si j'étais Roi, il serait mon guide, et peut-être éviterait-il de grands malheurs [100]...»
140 «M. de Lameth a demandé à l'Assemblée le renvoi de Venise de M. de Bombelles, mais l'heure n'est pas encore venue de la disgrâce, et l'on a fort peu écouté M. de Lameth. On enlève au Roi le droit de faire la guerre et la paix, il la fera au nom de la Nation.» Hier (21 mai) que ce fameux décret a été rendu, tous les enragés ont passé sous nos fenêtres au milieu des acclamations publiques et des félicitations d'environ vingt mille âmes qui étaient dans le jardin; et les colporteurs, en vendant le décret, qui criaient que la Nation avait gagné. Tu juges comme cela faisait plaisir à entendre.
En juin, Madame Élisabeth a accompagné le Roi et la Reine à Saint-Cloud. D'abord un séjour de quelques jours seulement bientôt, suivi d'un second. «Cela m'a fait bien plaisir, écrit Madame Élisabeth, le 9 juin. C'est de là que j'ai été à Saint-Cyr... Je ne loge pas où tu m'as vue; je suis de l'autre côté du vestibule. J'ai une fenêtre qui donne dans un petit jardin fermé [101]; cela fait mon bonheur. Il n'est pas si joli que Montreuil, mais au moins on y est libre, et l'on respire un bon air frais qui fait un peu oublier tout ce qui est autour de soi, et tu conviendras que l'on en a souvent besoin.»
Le repos de Saint-Cloud a rendu sa gaieté à la princesse qui raille agréablement les décrets rendus par l'Assemblée, surtout celui qui supprimait les titres de noblesse. «Il afflige peu des personnes qu'il attaque, 141 écrit-elle le 27 juin, mais bien les malveillants et ceux qui l'ont rendu, car il est devenu le sujet de la dissipation des sociétés. Pour moi j'espère bien m'appeler Mademoiselle Capet, ou Hugues, ou Robert, car je ne crois pas que je puisse prendre le véritable, celui de France. Cela m'amuse beaucoup; et si ces messieurs voulaient ne rendre que ces décrets-là, je joindrais l'amour au profond respect dont je suis pénétré pour eux. Tu trouveras mon style un peu léger vu la circonstance; mais comme il ne contient pas de contre-révolution, tu me le pardonneras.»
La princesse jouit beaucoup de ce nouveau séjour à Saint-Cloud: «Paris est beau, mais dans la perspective, écrit-elle à la marquise de Raigecourt; et ici j'ai le bonheur de le voir comme je veux. Et puis de mon jardin je vois à peine le ciel et je n'entends plus tous ces vilains crieurs qui, à présent, ne se contentent pas d'être à la porte des Tuileries, mais parcourent tout le jardin pour que personne ne puisse ignorer toutes ces infamies.»
Cependant l'on prépare la fête de la Fédération qui aura lieu le 14 juillet, et c'est prétexte pour Madame Élisabeth de plaisanter sur la chaleur qu'elle redoute par dessus tout... «J'espère bien n'y pas laisser mon pauvre corps, qui pourrait bien, en quittant cet endroit, ne pas se rafraîchir de quelque temps, mais j'espère bien le ramener tout comme il y aura été. Pardonne-moi toute ces bêtises; mais j'ai tant étouffé la semaine passée et à la revue de la milice, et dans mon petit appartement, que j'en suis encore toute saisie. Et puis, il faut bien rire un peu, cela fait du bien. Mme d'Aumale me disait toujours, dans mon enfance, qu'il fallait rire, 142 que cela dilatait les poumons... J'achève ma lettre à Saint-Cloud. Me voilà rétablie dans le jardin, mon écritoire ou mon livre à la main; et là je prends patience et des forces pour le reste de ce que j'ai à faire.»
La correspondance est assez active pendant cet été entre la princesse et son amie pour qu'il soit aisé de suivre semaine par semaine leurs échanges de pensées et leurs impressions. La marquise est arrivée à Venise avec son dernier enfant... Il avait été question un instant que M. de Bombelles reprît du service militaire auprès du comte d'Artois, Madame Élisabeth blâmait ce projet, supposant que le diplomate avait depuis trop longtemps quitté l'armée pour rendre de vrais services, Mme de Bombelles se plaignait, en réponse, de cette appréciation de la princesse, qui, désolée d'avoir pu fâcher sa petite «Bombelinette», se hâtait, entre quelques réflexions sur les préparatifs de la Fédération, de «faire réparation».
L'affaire de Nancy, le départ de Necker, «qui a eu une si belle peur de la menace d'être pendu qu'il n'a pu résister à la tendresse de sa vertueuse épouse qui le pressait d'aller aux eaux», l'explosion de joie de l'Assemblée à la lecture de cette phrase, le duel de Castries-Lameth, le pillage de la maison du duc de Castries après que Charles de Lameth eût été blessé... voilà le bulletin de Madame Élisabeth. «Nous avons eu avant-hier un fier train, écrit Madame Élisabeth, le 13, MM. de Castries et de Lameth s'étaient battus. Charles a été blessé [102].» Sa blessure était grave, on ne 143 le croyait pas encore sauvé à la fin de novembre. Tout en plaignant son ancien ami, M. de Raigecourt faisait ses réflexions: «Nous avions espéré pendant quelque temps qu'il était fatigué du saint devoir de l'insurrection. La pauvre Mme de Lameth est à bout de son courage. Cette dernière atrocité de son fils achève de la tuer.»
Pendant ce temps Mme de Bombelles a pu donner des nouvelles du duc et de la duchesse de Polignac, de la comtesse Diane, ancienne dame d'honneur de la princesse. «Crois-tu qu'elle devienne un peu dévote? écrit Madame Élisabeth. Le chagrin fait ouvrir de bien grands yeux.»
En octobre, la marquise qui a quitté Venise pour une «solitude» prêtée par un Anglais, vient de faire une nouvelle installation provisoire. Elle est à Carpenedo, dans une maison située tout près du château occupé par la duchesse de Polignac et où celle-ci lui a offert l'hospitalité. «Mon mari a désiré que j'acceptasse, écrit la marquise à Mme de Raigecourt [103]. J'y 144 demeure avec mes enfants, et M. de Bombelles, pour me laisser un peu plus de commodité, demeure dans le château. Nous avons encore le plus beau temps du monde. Mes enfants prennent bien plus d'exercice qu'ils n'en prendraient à Venise, et quant à moi, je suis fort contente de cet arrangement parce que je me suis mise sur le pied d'être toute la journée avec eux, de dîner dans mon petit ménage, et je consacre la soirée à la société; de sorte que je suis beaucoup plus à moi et à mes enfants que je ne le serais à Venise. Que ne pouvez-vous mener une vie aussi tranquille que la mienne! Et notre pauvre petite princesse! Mon Dieu! J'ai des moments d'illusion dont le retour est bien amer. Lorsque je sors le soir, à neuf heures pour aller chez Madame de Polignac, il me semble que je vais souper chez notre princesse.—Que de souvenirs, que de regrets cela me cause!... Ils ne sont pas bien gais ni les uns ni les autres, comme bien vous pensez, mais ils vivent ensemble en bonnes gens, causent souvent des événements passés et présents. Je ne suis pas toujours de 145 leur avis sur le premier chapitre. La confiance est assez établie pour que j'ose leur demander compte de certaines de leurs actions et les en blâmer, et ils sont d'assez bonne foi pour convenir de leurs torts ou s'en justifier par des motifs particuliers. Nous croyons absolument être dans un autre monde, et nos causeries du soir pourraient s'intituler dialogues des morts... Les assignats, ce me semble, ne passeront pas; la tromperie eût été trop grossière et eût fait peu de dupes... La banqueroute me paraît indubitable, d'après cela, car où trouver le numéraire? Mon Dieu! que notre position est donc triste! Vous devriez, si d'ici quatre ou cinq mois les esprits sont encore dans une aussi forte fermentation, aller faire vos couches en Suisse chez les amis que vous y avez; ou bien venez les faire à Venise; vous serez bien reçue et bien traitée, ma pauvre petite. Que notre princesse n'est-elle particulière, elle viendrait avec vous...»
Bien des fois Mme de Bombelles avait manifesté à la princesse elle-même son désir de revenir auprès d'elle. Toujours Madame Élisabeth avait combattu ce projet; «Je serais désolée, lui écrivait-elle en septembre, que tu suis ton projet à exécution. Ta position te le défend, et tes enfants t'en imposent la loi. Tu dois ne penser qu'à eux et à l'utilité de tes soins. Dans d'autres tu satisferas ton cœur et celui de ceux qui, comme moi, t'aiment bien tendrement.» Mme de Bombelles avait beau insister, les réponses de la princesse étaient toujours les mêmes. Pour bien témoigner qu'elle voulait avant tout mettre ses dames en sûreté, elle renvoyait même Mme de Raigecourt, qui, jusque-là, faisait la navette entre Paris et la campagne. «Tu ne seras pas étonnée, 146 écrit Madame Élisabeth à la marquise, que je sois débarrassée de Rage; son état ne lui permettant pas de rester auprès de moi, elle est allée à Trèves; elle doit y être arrivée depuis trois jours, elle est moins souffrante et j'espère que le voyage lui fera du bien.»
Ce quelle ne dit pas, c'est que Mme de Raigecourt était partie absolument à son corps défendant et parce que le repos était nécessaire à son état de grossesse. Mais en sentant les événements devenir de plus en plus menaçants, la marquise se désespérait de ne pas être à son poste d'honneur et voulait, à peine partie, revenir.
Aussitôt sa tendre maîtresse de la gourmander et de parler sagement: la mère devant, à ses yeux, passer avant l'amie. «Dites-moi, écrit-elle dans une lettre d'octobre, pour quoi vous vous croyez obligée d'être dans des états violents. Cela est très mal vu, ma chère enfant. Vous allez vous rendre malade, donner à votre enfant un fonds de mélancolie inguérissable... Tu te tourmentes pour te faire des reproches qui n'ont pas le sens commun»; sans doute la princesse a envisagé les deux côtés de la question puisqu'elle ajoute: «Dans le premier moment, je n'ai pensé qu'au plaisir de la savoir dans un lieu bien tranquille, mais le public ne trouvera-t-il pas mauvais qu'elle m'ait quitté dans ce temps de trouble? Mais j'ai senti que cela ne se pouvait pas, à cause de votre état, que, de plus, si quelques gens à grands sentiments voulaient s'aviser de penser à cela, nous devions nous mettre au-dessus du malheur de leur déplaire, par une très bonne raison: c'est que Dieu t'ayant remis en dépôt le salut de ton enfant, aucune considération humaine ne doit t'empêcher de 147 prendre tous les moyens possibles pour lui faire recevoir le baptême.»
Cette même lettre comme les suivantes montre Madame Élisabeth plus effrayée que jadis. A Mme de Bombelles elle s'est plainte à mots couverts des hésitations du Roi: «Je crains fort qu'il n'éprouve cette année ce qu'il a éprouvé les autres, et que l'engourdissement ne se fasse sentir avec autant de force. Ses médecins en voient des symptômes effrayants.» A Mme de Raigecourt elle confesse: «Le malade a toujours de l'engourdissement dans les jambes, et il craint que cela ne gagne tellement les jointures qu'il n'y ait plus de remède. Pour moi qui en ai douté par bouffées, je me soumets aux ordres de la Providence; elle me fait la grâce de ne pas sentir aussi vivement que je le devrais la position de ce malheureux, et je l'en remercie de tout mon cœur. A chaque jour suffit son mal. J'attends qu'il soit au dernier période pour désespérer, et, dans ce moment, j'espère bien n'en rien faire.»
Entre les lignes il est facile de lire que, si la princesse n'est pas désespérée, elle éprouve par moments un grand découragement. Bien qu'elle ne s'avise pas de donner des conseils, elle a une opinion. Les ministres de Louis XVI «décampent»—c'est l'expression de Madame Élisabeth—un à un. Elle voudrait bien que le Roi se décidât lui aussi à partir. Elle juge que plus il tardera, plus il courra le risque de s'engloutir avec la famille royale sous les décombres de la monarchie. Son optimisme du début fait souvent place à des accès d'effroi. Qu'allait-il advenir maintenant que la chose royale n'était plus guère qu'un mythe?
Le retour à Paris l'a d'ailleurs attristée; le mauvais 148 temps, le manque de liberté et d'exercice lui font regretter Saint-Cloud et le voisinage de Saint-Cyr où chaque semaine elle allait visiter les dames que les nouveaux décrets menaçaient violemment [104].
La princesse s'avoue peu au courant des nouvelles. «Je sais seulement, souligne-t-elle, que l'on tient toujours des propos indignes sur la Reine. On dit entre autres choses qu'il y a une intrigue avec Mir...; que c'est lui qui conseille le Roi et qu'elle le voit. C'est si peu vraisemblable que je ne conçois pas comment on peut le dire [105].»
De retour à Venise, Mme de Bombelles a échangé des impressions, le 22 octobre, avec la marquise de Raigecourt. Après s'être réjouie avec son amie de la nouvelle de sa grossesse, elle ajoute: «Madame Élisabeth me mande qu'elle est la première à désirer que vous alliez en Lorraine, et elle a bien raison. Le séjour de Paris deviendra tous les jours plus inquiétant pour une femme grosse, et il ne faut hasarder d'y être que lorsqu'on n'a rien à risquer que pour soi.»
149 Le décret qui accorde près de six cent mille francs à la municipalité de Paris pour les frais de démolition de la Bastille, la nomination de Robespierre (qu'elle appelle Rosepierre) et autres comme juges de Versailles... voilà qui indigne Angélique. «Cela n'a pas de nom et, sans la certitude que nous devons avoir de la justice de Dieu, il y aurait de quoi désespérer.»
«...La duchesse de Polignac est aussi revenue de la campagne avec toute sa colonie; ils occupent un palais qui n'est pas bien loin du nôtre et assez commode. J'ai d'elle et de la comtesse Diane tous les soins qui sont en moi; c'est bien simple et vous en feriez sûrement autant à ma place. Nous attendons dans six semaines l'Empereur et le Roi de Naples. Cela nous procurera des fêtes, des plaisirs; mais nous forcera à une dépense que je regrette d'autant plus que nous ne sommes pas en état de la faire, et que nous n'avons pas le cœur fort gai...
Mes enfants se portent bien; ils regrettent le séjour de la campagne, et j'en suis bien aise, car je serais très fâchée qu'ils ne dussent pas un jour apprécier tout le prix d'une vie champêtre et tranquille. Il n'y a au vrai que cela de supportable dans la vie; tout le reste est chimère...»
Mme de Raigecourt est arrivée à Trèves, et c'est là que vient la rejoindre la lettre que Mme de Bombelles lui adressait le 13 novembre.
«Mon Dieu, que cela a dû vous faire de peine de laisser notre pauvre petite princesse au milieu des bourreaux qui se plaisent à persécuter elle et notre malheureuse Souveraine. Je lui sais bon gré de s'être oubliée pour s'occuper de votre sûreté, et je reconnais bien à ce 150 sacrifice sa charmante amitié pour tout ce qui lui est dévoué ainsi que nous. Puis-je me flatter, ma bonne petite, que votre éloignement ait en outre un motif caché? vous m'entendez: Croyez-vous qu'enfin ils puissent une fois se déterminer à échapper à leurs persécuteurs? mon Dieu! que je le voudrais! Il ne faudrait que leur éloignement pour autoriser tous les défenseurs des bonnes causes à se montrer.» L'idée de fuite est dans la tête de tous ceux qui sont dévoués à la famille royale; la marche des événements ne permettant plus de croire, dès cette époque, qu'elle pût se sauver autrement.
Mme de Bombelles regrette que son amie ne soit pas venue jusqu'à Venise.—M. de Raigecourt est pour le moment à Turin.—«Je sens que c'eût été bien loin, et n'étant pas avec moi, je suis bien aise de vous savoir avec ce digne maréchal et sa famille. Parlez-leur de nous, je vous en prie; notre respect, notre attachement pour le maréchal [106] est proportionné à ce qu'il mérite de vénération de tout ce qui est bon français, attaché à son Dieu et à son Roi [107].» Puis des nouvelles des Polignac qui sont venus s'installer à Venise dans un palais loué à bon compte... Les fêtes préparées pour l'arrivée de 151 l'Empereur et du Roi de Naples contrarient la marquise. «Je voudrais qu'elles soient passées, car mon cœur, d'aucun côté, n'est disposé à la joie, et je sens qu'en voyant ces Souverains j'éprouverai un sentiment de jalousie pour notre malheureux maître qui me remplira d'amertume.»
Si pour l'instant les lettres de Mme de Bombelles sont peu remplies d'espoir, celles de Madame Élisabeth revêtent aussi une tristesse dont elle n'est pas coutumière.
La Constitution civile consterne absolument la princesse; aussi écrit-elle longuement sur ce sujet à la marquise de Bombelles, le 28 novembre. «On ne peut pas se faire une idée de l'atrocité des gens qui ont parlé pour ce décret...» Et elle ajoute dans sa piété sincère: «Comment veut-on que la colère du ciel se lasse de tomber sur nous lorsqu'on se plaît à l'irriter sans cesse?» Dans une lettre de même époque à la marquise de Raigecourt, Madame Élisabeth émet cette remarque qu'on pourrait si bien appliquer au temps présent: «M. de Condorcet a décidé qu'il ne fallait pas persécuter l'Église pour ne pas rendre le clergé intéressant parce que, dit-il, cela nuirait à la Constitution.»
152 La lettre du 2 décembre est encore plus triste. «La religion, plus attaquée que jamais [108], me donne lieu de craindre que Dieu ne nous abandonne totalement; on dit que les provinces souffrent avec peine l'exécution des décrets sur la cessation du service divin dans les cathédrales, mais avec cela elles sont fermées. Il en est ainsi de tout; on gémit, mais le mal ne s'en opère pas moins. De temps en temps la province nous ménage quelques rayons d'espoir, mais leur lumière est vite effacée...»
Puis des appréciations à mots couverts sur la situation du Roi: «Sa position est toujours critique; il paraît que son commerce se remettrait si ses parents voulaient l'aider, mais il a affaire à des gens peu confiants, et ce défaut-là est tellement dans leur caractère qu'ils ne confieraient pas la moindre lettre de change aux gens les plus habiles pour la faire valoir...»
Plus les événements s'aggravaient et plus Mme de Bombelles insistait pour revenir prendre auprès de la princesse sa place de confiance. Le marquis, de son côté, suivait les événements avec calme, car il n'avait pas été long à se dicter une ligne de conduite. Du jour où il fut possible de pressentir que le serment serait imposé aux fonctionnaires, il songeait déjà à donner sa démission. Il avait prêté serment au Roi, sa conscience ne lui permettait pas la prestation d'un autre serment. Nous savons dans quelle situation de fortune était le marquis, il avait donc un vrai mérite à se montrer plus strict 153 que beaucoup d'autres dans l'accomplissement de ce qu'il considérait comme son devoir.
Madame Élisabeth pressentait la détermination à venir. «Tout en admirant les sentiments de ton mari, écrivait-elle le 28 décembre, je désire vivement qu'il fasse de sérieuses réflexions au parti qu'il veut prendre et qu'il consulte des gens éclairés; quant à toi ne prends pas celui d'arriver avant que de savoir si je le trouve bon.»
La résolution de Bombelles était prise. Dès le 25 décembre, la marquise écrivait à M. de Raigecourt: «Voici le parti définitif qu'il a pris au sujet de ce fatal serment: au lieu de motiver par une lettre les raisons qui l'engageaient à ne pas le prêter, il est décidé, lorsqu'il recevra la lettre du ministre, de lui envoyer sa démission et de lui mander que sa santé ne lui permettant plus de remplir les fonctions que le Roi avait bien voulu lui confier, il suppliait Sa Majesté de recevoir sa démission, en le priant, si un jour ses forces revenaient, de permettre alors qu'il mît à ses pieds l'offre de ses services. Par ce prompt sacrifice son but est rempli; il ne signe pas le serment, et, en s'abstenant d'un refus positif, il laisse jouir au Roi d'empêcher contre lui une trop forte persécution et de pouvoir peut-être lui donner quelques secours pécuniaires. Au reste, je ne me flatte pas que notre souverain soit touché de la conduite de M. de B. comme il le devrait être, mais, au demeurant, elle n'en sera pas moins courageuse, modeste et paternelle. Comme vous dites fort bien, ce fatal serment égratignerait au moins le strict devoir, et sans me perdre dans des raisonnements sans nombre, ma conscience et mon bon sens me disent qu'il ne faut jamais 154 promettre ce qu'on n'a pas l'intention de tenir.» Mme de Bombelles est donc, comme toujours, d'accord avec son mari, et elle envisage la question sous tous ses aspects. Les projets d'avenir sont encore assez vagues, l'économie devant présider aux arrangements du ménage, privé soudain du plus gros de ses ressources. Deux mois se passeront bien ainsi dans le provisoire. Turin est bien cher et les effraie. Il se pourrait que M. de Bombelles aille seul et que sa femme se réfugie à Stuttgard où elle prendrait pension chez son frère. Du reste la marquise ne voit de remède à la situation du Roi que s'il profite du zèle de son frère et des services que son beau-frère peut lui rendre après la soumission des Pays-Bas. «Sinon, il faut renoncer à toute espérance et la France est perdue.» Elle ne peut deviner que quelques jours plus tard, tandis que les princes entament une série de démarches auprès des puissances, le Roi va protester auprès du Président de l'Assemblée de son attachement inviolable à la Constitution. Ce seront là causes de désespoir pour les émigrés, dont les échos arriveront des bords du Rhin à M. de Raigecourt à Turin.
Dès le 1er janvier M. de Bombelles était en règle avec sa conscience, et il avait envoyé à Montmorin sa démission conçue en ces termes:
«J'ai différé tant qu'il m'a été possible de vous entretenir des infirmités qui ne me permettent pas de conserver l'ambassade dont le Roi a daigné m'honorer. Douloureusement attaqué dès les premiers jours du mois d'octobre 1791, j'ai vu successivement empirer mon état, et ne voulant pas exercer un emploi dont je ne pourrais plus remplir exactement les fonctions, je 155 vous prie, Monsieur, de regarder cette lettre comme ma démission et de supplier Sa Majesté de l'agréer. Si dans la suite, un retour de forces, etc. [109].
Ce n'est pas sans une vive anxiété que Madame Élisabeth appréciait la situation où le marquis de Bombelles se mettait avec sa famille en donnant sa démission. Son intérêt, son peu de fortune, ses quatre enfants, quelques dettes contractées au service de l'État, tout l'incitait à faire la concession nécessaire pour rester à son poste. Le Roi s'était montré disposé à l'autoriser à la prestation d'un serment dont lui-même avait donné l'exemple; Madame Élisabeth, dans le but de conserver à ses amis des moyens d'existence, déclarait la chose faisable. Elle hésitait pourtant à formuler une opinion franche. «Enfin, ma Bombe, écrit-elle le 24 janvier 1791, il faut que je te dise ma façon de penser sur la conduite de ton mari. La délicatesse de ma conscience m'a empêchée jusqu'à ce moment de t'en parler. Tes parents, comme tu sais, désiraient vivement que ton mari se soumît à l'ordre de l'Assemblée et du Roi. L'état des affaires de ton mari pouvait être d'un si grand poids qu'il me paraissait possible qu'il pût l'emporter sur les considérations qui l'ont décidé. D'autres parleraient de tes quatre enfants. Le sort qui les attend est cruel; mais j'avoue que lorsqu'il s'agit d'un serment que la conscience, l'opinion, l'attachement à ses maîtres dément, je ne trouve pas que leur infortune doive empêcher de le refuser. Il n'y a donc que ses dettes qui eussent pu l'engager à le prêter. Par elles il se voyait forcé; et comme il ne jurait que ce que le Roi 156 a juré lui-même et doit jurer de nouveau à la fin de la Constitution, il aurait été possible que ton mari imitât son maître et suivît le sort qui entraîne les malheureux Français. Des théologiens ont cette opinion. Je crois donc que cela eût été possible.»
Après avoir plaidé le pour, Madame Élisabeth examine le contre: «Mais je t'avoue que si ton mari avait seulement eu dix mille livres de rente, je n'aurais pas balancé à lui conseiller le refus le plus formel.» Elle arrive à conclure: «Tu vois par tout ce que je te mande que je ne suis pas bien décidée sur ce que j'aurais fait à sa place. L'antique honneur, un certain esprit de noblesse chevaleresque qui ne mourra jamais dans les cœurs français me font estimer l'action de ton mari. Mais le risque qu'il court de manquer à ses créanciers, et le scrupule de jurer de maintenir de tout son pouvoir ce que, dans le fond de l'âme, on maudit journellement, tout cela se combat si vivement dans mon âme qu'il ne me reste que la possibilité de partager les peines que tu vas éprouver, et d'être occupée de ce que tu vas devenir... Comment tes pauvres enfants s'habitueront-ils au mal être après avoir été élevés dans l'aisance?... Et puis le regret de ne pouvoir faire pour toi ce que mon cœur me dicte...» C'était la douleur sincère chez la princesse de ne plus être en mesure d'aider directement son amie passant soudain de l'aisance à la gêne. Quand elle ajoute: «Sois sûre que je ferai tous les sacrifices possibles pour te la rendre moins désagréable», elle parlait avec son cœur, sans être sûre que les événements lui permettraient de tenir sa promesse. Madame Élisabeth n'était pas seule à regretter la détermination des Bombelles. «Une 157 épreuve bien pénible, et qui m'a fait verser des larmes bien amères, écrit Angélique à Mme de Raigecourt, le 29 janvier, c'est la désapprobation que ma mère a donnée à la conduite de mon mari et la sécheresse de la lettre qu'elle lui a écrite à ce sujet.» Mme de Bombelles s'en dit accablée, comme aussi du conseil que sa tante de Soucy lui donne de changer d'opinion, comme surtout des sept lignes de la princesse «écrites en poste». Je vois d'ici Madame Élisabeth poussée par ma mère, retenue par sa conscience, sa propre opinion; elle n'aura pas voulu influer en rien sur notre détermination, et en cherchant de rendre sa lettre insignifiante, elle l'a rendue brève et sèche... «Il faut voir à présent ce qu'elle dira lorsqu'informée de la démission donnée par M. de Bombelles, elle sera sûre que notre parti est bien pris; je ne puis croire qu'elle le blâme, mais elle n'osera peut-être pas l'approuver.»
Et par le fait, Mme de Bombelles a raison dans cette appréciation; une lettre postérieure de Madame Élisabeth le prouvera.
Le comte d'Artois à Venise.—Rapport des espions.—Le clan Polignac.—Les idées du comte d'Artois et de ses amis.—Calonne.—Bombelles et l'empereur Léopold.—Ressentiment du comte d'Artois.—Mme de Bombelles à Stuttgard.—Correspondance de Madame Élisabeth et de la marquise de Raigecourt.—L'affaire de Varennes et ses suites.—Angoisses d'Angélique de Bombelles.—Considérations politiques.—Madame Élisabeth et le comte d'Artois.
Le 10 janvier, le comte d'Artois [110] est arrivé à Venise, événement, en somme, très gênant pour l'ambassadeur du Roi—démissionnaire, mais toujours en fonctions,—et qui, nous allons le voir, sera gros de conséquences. Grâce aux témoignages de deux espions, l'abbé de Cataneo, chargé de suivre Bombelles, Apostoli, chargé de la surveillance personnelle du prince, nous serons aussi minutieusement informés que possible.
159 M. de Bombelles a été averti de l'arrivée du comte d'Artois, qui descend chez l'ambassadeur à l'heure du dîner. Il trouve là Mmes de Polignac, de Polastron et de Bombelles; celle-ci s'évanouit de saisissement, à la grande jalousie des deux autres, à la vive émotion du prince et des spectateurs. Apostoli met quelque ironie dans le récit de cette scène. Il sait aussi qu'à son premier repas chez Bombelles, le prince fut servi par les deux fils de son hôte, qu'il passa sa première soirée seul avec les Bombelles et les Polignac; beaucoup d'autres détails sur les visites d'ambassadeurs reçues, sur la tournée faite par le prince chez les ambassadrices [111].
Pourquoi le comte d'Artois était-il venu à Venise? Les conjectures marchaient leur train. Les uns chuchotaient que la présence du prince sur la frontière savoisienne avait causé des étonnements, que l'Assemblée avait contraint Louis XVI de demander des explications au Roi de Sardaigne sur le sens de la formation d'une armée sur les frontières françaises, et sur le «caractère de l'asile» qu'il entendait accorder à son gendre. Le Roi de Sardaigne avait aussitôt manifesté ses sentiments pacifiques et prié son gendre de quitter ses États où sa présence causait des appréhensions 160 au Gouvernement français. Une autre raison sans doute motivait la prière... impérative du Roi: le comte d'Artois ne savait point se passer de Madame de Polastron, et sa présence à la rigide Cour piémontaise ne manquait pas d'être gênante. Il y avait encore d'autres raisons au séjour du prince à Venise, et nous les discuterons tout à l'heure.
Qu'obligé de s'éloigner momentanément, le prince ait choisi Venise sur les instances du clan Polignac-Guiche, rien d'étonnant. On a voulu, de plus, insister sur ce point qu'un Gouvernement républicain était plus commode à un prince dans la situation où se trouvait le comte d'Artois. Ce qui était important c'était la présence d'un ambassadeur aussi royaliste que l'était le marquis de Bombelles. Celui-ci remplissait son devoir en accueillant avec respect et attentions le frère du Roi, puisque Louis XVI était encore nominalement Roi et que lui, Bombelles, était encore ambassadeur. Eut-il raison de ne pas fermer les yeux sur certains menus faits, de se plaindre au Gouvernement qu'il autorisât l'étalage chez les libraires d'estampes représentant la prise de la Bastille, estampes qui pouvaient à la fois «fournir des exemples d'insurrection et blesser les sentiments intimes du comte d'Artois»; de dénoncer comme dangereux quelques Français résidant depuis longtemps à Venise et partisans des idées libérales, entre autres un vieux professeur, nommé Vantourmel, qui avait «adopté les maximes de l'Assemblée?» Le lecteur a été mis à même de connaître le caractère et les idées de M. de Bombelles. Démissionnaire pour ne pas prêter serment, on ne saurait attendre de lui que, dans les circonstances 161 que nous relatons il apportât la mesure et la pondération. Un historien a pu dire que «son attitude dépassait le ridicule et atteignait l'insurrection [112]». Bombelles ne se croyait pas si coupable en défendant le régime et les opinions ultra-royalistes auxquels il était resté fidèle.
Pendant que se nouent intrigues et combinaisons, que se tiennent grands et petits conseils, Mme de Bombelles n'a pas manqué de se créer une opinion personnelle.
D'abord son avis sur Calonne: «L'homme qui est l'âme du conseil a peut-être le génie le plus dangereux qui existe parce que son éloquence, sa propre persuasion entraînent; mais presque toujours ses résultats partent de fausses bases, de données hasardeuses, et son imagination enfante, sa confiance fait adopter des mesures que le bon sens ni la raison ne peuvent admettre.» Sans doute la marquise est au courant de ce qui se discute, puisqu'elle n'est pas satisfaite et ajoute: «M. de Bombelles combat tant qu'il a de force, depuis cinq jours, tout ce qui lui a été présenté, et j'espère qu'il parviendra à éclairer notre malheureux et intéressant prince sur ses véritables intérêts et les moyens de les traiter. Mais l'utilité dont il pourra être sera momentanée, et je crains que, lui n'y étant plus, on ne livre encore M. le comte d'Artois à de nouvelles chimères. La droiture de ses intentions, la justesse même de ses idées sont parfaites; mais n'ayant pas la capacité extraordinaire et sublime qu'il lui faudrait pour deviner à lui seul tous 162 les ressorts qui sont à employer, il serait de la plus urgente nécessité qu'il fût mieux conseillé. Et voilà ce qu'on lui persuadera difficilement, parce que son ami particulier pense tout différemment, et que cet ami, avec un excellent cœur, a une très mauvaise tête.»
Et c'est encore sur le même ton de défiance que, quelques jours après, la marquise donne des nouvelles du comte d'Artois... «Il est traité parfaitement et vu avec le plus grand plaisir de la part des Vénitiens. Il est impossible de ne pas regretter qu'il ne soit pas entouré de mentors dignes de ce Télémaque. Nous désirons fort, mon mari et moi, qu'il retourne à Turin, et là, s'occupe avec prudence et discrétion du rôle qu'il aura à jouer; mais le parti sage est peu goûté et contrecarre une foule de projets engendrés avec autant de légèreté que d'esprit. J'espère pourtant qu'on finira par l'adopter. M. de Calonne est ici depuis trois jours, on l'attendait pour prendre une détermination... Toute partialité à part, on ne peut refuser à M. le comte d'Artois un grand désir du bien et une grande élévation dans l'âme; et ce prince, bien dirigé, serait certainement capable de grandes choses; mais voilà le mal, c'est que les têtes de ce qui l'entoure ne valent rien.»
Sur le chapitre de Calonne, Mme de Bombelles reviendra encore, lui adjoignant dans sa pensée M. de Vaudreuil comme mauvais conseiller du comte d'Artois. Ici elle se trompe, car Vaudreuil, alors, donnait des conseils sages à son prince [113]. Mais les émigrés, au lieu d'unir leurs forces passent leur temps à se tirer 163 à boulets rouges les uns sur les autres. Calonne et Vaudreuil revaudront aux Bombelles ce que ceux-ci pensent d'eux [114]. Bombelles ne se considérait plus que comme le confident de la cause royale, et il n'avait pas hésité (dès la fin de décembre), lors de la rencontre de l'empereur Léopold et du roi de Naples à Fiume, à se rendre dans cette ville secrètement et à solliciter l'intervention de l'empereur en faveur du roi de France. C'est sous un travestissement qu'il avait fait ce voyage dont il n'était pas sans sentir l'incorrection, mais il avait été reconnu par un «observateur» attaché à l'ambassade d'Espagne, Corradini.
Bombelles tint le comte d'Artois au courant de son voyage. A cette époque où le frère du Roi n'avait pas encore bien dessiné ses projets politiques,—il hésitait même fortement sur le parti à prendre, nous allons le voir,—les intérêts de tous les royalistes convaincus semblaient communs. Tandis que M. Hénin, secrétaire de l'ambassade, était retourné à Paris pour prêter le serment civique et sans doute renseigner le ministère sur la conduite de son chef, les ultra-royalistes se réunissaient volontiers chez les Polignac qui, dès longtemps, s'étaient employés à créer au comte d'Artois un cadre agréable. Réceptions ouvertes où fréquentaient les membres de la noblesse et la petite coterie qu'on appela depuis le parti de Venise. Ce clan, peu nombreux en somme, se composait de tous les Polignac, Polastron, Guiche, Poulpry, du chevalier de Jaucourt, des Montmorency, y compris le duc de Laval, de M. de Calonne,—le futur ennemi de Bombelles—de 164 MM. de Roll, de Vaudreuil, Dillon, des Bombelles eux-mêmes, plus quelques émigrés plus modestes et qui avaient peine à suivre le train inauguré par les Polignac. Ceux-ci, à l'époque, n'avaient pas épuisé leurs ressources, et le diplomate Capello, qui arrivait de France, venait de leur rapporter une cassette de joyaux et de très grosses sommes d'argent comptant, qu'ils avaient confiées avant leur fuite aux divers ministres étrangers résidant à Paris.
Tous s'entouraient des plus grandes précautions. Des bruits d'attentats avaient circulé dès l'arrivée du comte d'Artois, on se méfiait d'une prétendue femme inconnue...; la comtesse Diane, dans la peur d'être empoisonnée, faisait essayer les plats qu'on servait devant elle, et se condamnait à vivre presque exclusivement de poisson.
Ce groupe remuant, agité, fit croire à son importance. Beaucoup ont nié l'ingérence de la coterie dans les affaires de l'émigration parce qu'ignorées étaient ses négociations. Les dernières publications, surtout la correspondance de Vaudreuil, et les papiers Gramont-Polignac encore inédits montreraient que si ces hommes, sincèrement dévoués à la cause royale, ne se montrèrent pas de profonds politiques, du moins ne restèrent-ils pas inactifs et essayèrent-ils bien des combinaisons. Le conseil intime du comte d'Artois s'était ainsi transporté de Turin à Venise; à ceux du début: Calonne, Dillon, Vaudreuil, s'étaient joints les Polignac, surtout Armand et, dût-on s'en étonner de par les événements qui précèdent et en raison de ceux dont nous verrons le déroulement, de ce conseil intime, Bombelles, ambassadeur de France, était le secrétaire. 165 Vaudreuil, Calonne et Bombelles, voilà les vrais conseillers dans l'hiver 1791. A cette époque le marquis est en pleine faveur auprès du comte d'Artois.
Les observateurs-espions cherchaient un but politique réel au voyage du comte d'Artois, et ils avaient raison. Était-il venu développer une politique contre-révolutionnaire, comme certains signes semblaient le démontrer, encore qu'on ne se pressât pas, dans les délices de Venise, de dénoncer des projets bien nets? Son but était-il, comme les rapports secrets le donnent à entendre de s'aboucher avec le groupe Polignac «sur les conditions de leur retour commun en France, en obéissance aux décisions de l'Assemblée»? Cette dernière hypothèse fut le bruit accrédité, peu après l'arrivée du comte d'Artois, de l'envoi du duc de Crussol par le roi de Sardaigne pour négocier avec Louis XVI et l'Assemblée la rentrée à Paris cum honore de son gendre. Ceci était raisonnable et sage; c'est pourquoi, sans doute, le conseil secret du comte d'Artois ne s'arrêta pas longtemps à cette combinaison. On ne voit pas Vaudreuil opinant pour la rentrée en France, car les Polignac s'offraient vraiment trop impopulaires pour tenter l'aventure, et qui disait Polignac disait Vaudreuil. Quant à Bombelles, dont nous avons souvent admiré l'esprit pondéré et juste, il faut avouer que depuis qu'il était question du serment civique des fonctionnaires, il semblait avoir perdu toute notion de modération; il est à croire que l'ambition de jouer un rôle à côté, ne pouvant plus, suivant ses convictions, en jouer un officiel, fut pour beaucoup dans l'orientation de sa politique. Dès lors, les portes de France se trouvant irrévocablement fermées, il ne devait rester 166 au comte d'Artois que le désir, devenu impérieux, de joindre l'empereur Léopold, de décider le frère de Marie-Antoinette à agir soit diplomatiquement, soit militairement. Ce serait donc là la raison principale du séjour à Venise. Après les démarches tentées à Vienne, par les Polignac, dès décembre, Bombelles, par son voyage à Fiume, avait continué la série des sollicitations.
On annonçait l'arrivée de l'Empereur dans les Etats vénitiens; nous avons vu Mme de Bombelles le mander à la marquise de Raigecourt, et de tous côtés des solliciteurs s'empressaient pour guetter le passage de Léopold à Venise. C'était fausse nouvelle, comme on l'apprit peu après, et le comte d'Artois, songeant à s'établir à Trieste, envoyait son capitaine de gardes, le baron de Roll, pour retenir des logements et louer des chevaux. Il fallait l'assentiment de l'Empereur; celui-ci refusa très nettement par une lettre arrivée le 22 janvier.
Ce premier déboire ne découragea pas le comte d'Artois. Il tint son conseil au complet, et après double séance il fut envoyé à l'Empereur, par courrier, une lettre de huit pages contenant un exposé général de la situation politique en France. En vain on attendait la réponse. Mme de Breünner, ambassadrice de l'Empire, avait beau interpréter de façon optimiste les nouvelles reçues de Vienne, on ne savait rien en somme des projets de l'Empereur, et cet appui sur lequel le «parti de Venise» avait tant compté semblait se dérober comme l'appui des rois de Naples et de Sardaigne... Le livre attendu de Calonne, qui devait produire tant d'effet, fit rire, car depuis longtemps les faits démentaient 167 les prévisions économiques de l'ancien surintendant des finances. On en loua le style: ce n'était pas suffisant pour déchaîner l'enthousiasme.
Jusqu'à notre ami le marquis de Bombelles dont le refus de prestation du serment, devait, disait-on, entraîner le refus des autres ministres, ses collègues. On comptait sur cette manifestation pour impressionner la nation. Le refus resta presque isolé [115], l'Assemblée témoigna son indignation, demanda le renvoi immédiat du fonctionnaire indocile.
Sur la résolution de Bombelles, la réaction ne tarda pas à se faire jour. L'entourage du prince et les autres émigrés commencèrent à louer sa démarche avec moins de conviction. La révolte contre la Constitution produisant peu d'effet, les ultra-royalistes voyaient s'effondrer un de leurs espoirs. Restait l'appui de l'Empereur, s'il se décidait à le donner.
La réponse de Léopold, parvenue le 20 février au comte d'Artois, était un terrible coup de massue, la ruine, au moins pour le moment, des espérances de tous, non seulement du «parti de Venise», mais des différents clans d'émigrés. L'Empereur se refusait à toute entrevue avec le prince, affectant de craindre que cette espèce de provocation n'accrût les dangers que les Souverains de France pouvaient courir à Paris. Le vrai, le seul but du voyage à Venise était manqué. Rien à tenter de nouveau dans l'instant. Dépité, on peut le croire, non découragé puisque, quelques mois après, il devait faire tenter de nouveaux efforts, le comte d'Artois ne prolongea plus son séjour à Venise et rentra à 168 Turin à la fin de février. Le «parti de Venise» se désagrégeait à la même époque: les Montmorency partaient pour Bruxelles, le duc de Guiche regagnait provisoirement la France, pour de là repasser le Rhin où il allait réorganiser les gardes du corps [116].
Pendant ce temps, on le conçoit, la correspondance de Madame Elisabeth avec ses amies n'avait pas chômé. Toutes ses lettres sont empreintes de tendresse, remplies de bons conseils. A-t-elle déplu à Bombe en lui exposant ses idées sur la décision prise par son mari, elle s'en excuse aussitôt, et si gentiment: «Mais, ma petite Bombe, comment n'as-tu pas eu l'idée de te dire: Ma princesse est bonne parce qu'elle ne veut pas nous décider; elle nous a recommandé de faire de sérieuses réflexions où nous nous trouverons, et qu'il y a tant de gens qui se mettent au-dessus des scrupules qu'elle craindrait que notre zèle ne nous fît illusion sur nos devoirs. Voilà, Mademoiselle Bombe, la conversation que vous auriez dû avoir avec vous-même, en y ajoutant quelques réflexions sur les sentiments de ta Princesse, et tu n'aurais pas tourmenté ta tête et affligé ton amie, par l'idée que tu as prise d'elle...» Après cette page de si touchante amitié, des réflexions politiques parsemées çà et là: «Il me semble, écrit la princesse le 7 février, que l'on ne s'empresse pas de nommer les places vacantes, l'Assemblée ne voulant pas des gens dans le genre de ton mari, et les Cours étrangères n'en voulant pas d'autres; ce qui ne prouve pas, autant que mes lumières me peuvent permettre de 169 l'apercevoir, un accord parfait dans les principes... Quelqu'un disait que l'Assemblée trouvait tant de charme à la liberté qu'elle la gardait pour elle toute seule. Cependant on n'a pas osé arrêter mes tantes, elles partent pour Rome. Peut-être, en chemin, leur voudra-t-on persuader, aussi doucement que l'on nous a amenés ici, qu'il faut qu'elles y reviennent: elles ne se laisseront pas persuader...»
Le 28, la princesse raconte agréablement le départ de Mesdames [117] et les incidents nombreux auxquels ce départ donne lieu.
«... Tu sais que mes tantes sont parties. Tu sais sans doute qu'elles ont été arrêtées à Arnay-le-Duc. Tu sais sans doute que Monsieur a eu la visite, mardi dernier, des filles de la rue Saint-Honoré et de leur société qui l'ont prié de ne pas sortir du royaume. Tu sais sans doute que jeudi, jour où l'on a appris que mes tantes étaient arrêtées, l'Assemblée a rendu un décret qui disait qu'Arnay-le-Duc avait eu tort, et que le pouvoir exécutif serait supplié de donner des ordres pour qu'elles pussent continuer leur route. Tu sais sans doute que les chefs des Jacobins n'étant pas de cet avis, et voulant que le président engageât le Roi à les faire revenir, une foule de badauds s'est portée sous les fenêtres du Roi, parmi laquelle il y avait peut-être une centaine de femmes qui se sont égosillées pendant quatre heures pour voir le Roi et lui faire la même demande que les Jacobins.»
Ce jour-là le Roi montra un peu d'énergie et se fit 170 obéir. «La Fayette et la garde se sont conduits parfaitement bien. Le château était comble de gens qui étaient pleins de bonne volonté. Le Roi a parlé avec force à M. Bailly. Aussi hier n'y a-t-il jamais eu tant de monde chez le Roi et chez la Reine. Il y avait longtemps que nous étions un peu seules au jeu, mais hier il était superbe... Je ne puis vous rendre le plaisir que j'ai éprouvé, écrit la princesse tout enflammée. Ah! mon cœur, le sang français est toujours le même; on lui a donné une dose d'opium bien forte; mais elle n'a pas attaqué le fond de leur cœur. Il n'est point glacé, et l'on aura beau faire, il ne changera jamais. Pour moi, je sens que depuis trois jours j'aime ma patrie mille fois davantage...» Nous savons avec quelle facilité Madame Elisabeth passe d'un extrême à l'autre, mais au fond son esprit est optimiste et, chaque fois que l'occasion s'en présente, elle s'empresse de voir les événements par leurs bons côtés.
Il n'en est peut-être pas de même de Bombelinette qui, dès cette époque, a pris son parti de partir avec ses enfants pour Stuttgart et a le droit, en face de la situation nouvelle qui leur est faite, d'envisager tristement l'avenir.
Bombelles attend ses lettres de rappel, tout en se faisant le féal serviteur du comte d'Artois. Il se vante au marquis de Raigecourt de dire des vérités au jeune prince, il se pique de contrebalancer les conseils de Calonne. N'est-ce pas une illusion? Il ne se passera pas de longs jours avant que l'influence de Calonne l'emporte définitivement au point de brouiller Bombelles avec le comte d'Artois.
Il n'y a pas que la monarchie et le comte d'Artois en 171 jeu, il est pour les Bombelles des questions matérielles terribles dont il semble qu'ils n'aient pas envisagé justement l'importance lors de la démission donnée. Ils ne regrettent nullement ni l'un ni l'autre le refus de serment qui les jette hors des postes diplomatiques, mais cela ne les empêche pas de déplorer la situation précaire où ils vont se trouver, si quelqu'un ne leur vient en aide.
Le 23 février, Angélique annonce l'arrivée d'une lettre très sèche de M. de Montmorin à M. de Bombelles. «Il y a ajouté que, quant à la pension de retraite qu'il sollicite, il ne pourra l'obtenir que lorsque, rentré en France, il aura fait son serment civique, ce qui est un refus formel; cependant ma mère me dit d'espérer que secrètement on viendra à notre secours, mais j'ignore encore si je puis m'en flatter absolument.»
Elle craint que son frère ne soit rappelé de Stuttgart. «Mon pauvre frère perdrait ainsi le prix d'un serment, qui m'a causé bien du chagrin; il se trouverait dans une cruelle position, et moi dans un grand embarras, ayant pris tous mes arrangements pour me rendre à Stuttgart.»
Le comte d'Artois va quitter Venise. Ceci semble un soulagement pour Mme de Bombelles qui prévoit l'inutilité de la politique suivie à Venise, et voudrait une action de concert entre les princes, les émigrés et ce qui reste d'amis de la famille royale. Le prince part pour voir ses tantes à Turin, mais on a peur qu'il ne veuille pas y rester, «ce qui serait absolument déraisonnable».
La lettre de la princesse l'a réconfortée. Il y avait 172 entre elles un simple malentendu. «Sa sécheresse n'était occasionnée que parce qu'elle croyait un peu légèrement que mon intention était de retourner en France. Il est impossible qu'au fond de son âme elle n'approuve pas mon mari; mais vous le dites fort bien, son opinion a été affaiblie par ses entours, et ils sont tous aux Tuileries saisis d'une telle frayeur qu'elle leur ôte la faculté de penser et de juger.»
Mme de Bombelles a admiré le courage de Mesdames! «Que je voudrais voir leur exemple suivi! mais hélas! après l'avoir bien espéré je ne l'espère plus. Je voudrais bien aussi qu'elles pussent engager M. le comte d'Artois à rester à Turin jusqu'au moment où il pourra rentrer en France, car je ne puis vous exprimer combien je suis affectée de penser que ce malheureux prince, s'il persiste à suivre les amis qu'il a ici perdra journellement considération et confiance de la part de ceux qui mettaient en lui leurs espérances...»
La marquise a dit et répété son opinion bien nette, elle a fait tout le possible pour arracher son mari à une politique d'imbroglios qu'elle sent néfaste... «J'ai au moins obtenu de mon mari qu'avant de se dévouer à partager un aussi triste sort il viendrait avec moi à Stuttgard, et dans la retraite que nous nous choisirons. De là il verra la manière dont les choses tourneront, et si d'ici à quelque temps on croit avoir besoin de lui, et que, sans trop compromettre une réputation qu'il s'est acquise par bien des travaux et des peines et qui est le seul patrimoine qu'il ait à léguer à ses enfants, il croira pouvoir être de quelque utilité, il retournera près d'un prince qui est, par son personnel, attachant, 173 intéressant au possible, mais qui, avec la prétention d'avoir du caractère, en a fort peu et est entièrement subjugué par ses amis, qui, je l'aperçois fort bien, sont plutôt importunés que contents des principes et de la manière de M. de Bombelles.»
La petite Cour et surtout Calonne ne plaît guère à Mme de Bombelles, elle le dit à satiété, et, sur Calonne elle est d'accord avec Madame Élisabeth qui lui écrivait: «Ah! s'il peut parvenir à se débarrasser de l'empirique qui donne de si mauvaises drogues, cela serait bien heureux.»
«Nous comptons partir au commencement du mois prochain pour Stuttgard. Le baron de Breteuil conseille à mon mari de se fixer à Constance où on vit à bon marché. Cette idée nous paraît raisonnable et nous sommes fort tentés de l'adopter... Le comte d'Artois avait envie d'accompagner ses tantes jusqu'à Parme et d'y rester quelque temps; alors la société s'y serait rendue. Mais rien n'est encore arrêté, et j'espère, mais bien faiblement, que peut-être Mesdames le décideront à rester à Turin... Je vous ferai le détail du séjour de l'Empereur et du Roi de Naples qu'on attend ainsi le 23...»
Mme de Bombelles s'est plainte aussi de l'inaction des Tuileries, de l'influence encore existante «de ce vilain monstre de cardinal (Brienne). M. de Raigecourt partage cette opinion que c'est ce dernier qui est cause de bien des maladresses, qu'on a tort de ne pas placer sa confiance en le comte d'Artois,—mais guidé par Bombelles et non par Calonne. Que le prince ne croie pas devoir, comme on semble le lui conseiller de Paris, se séparer de son frère des bords du Rhin. C'est aux 174 Tuileries qu'on a tort, puisqu'on n'a pas su empêcher les conséquences de la journée des poignards [118], des arrestations sous les yeux du roi des gentilshommes. M. de Raigecourt dit même massacrés, ce qui est faux. «Voilà M. de la Fayette, maire du Palais», ce qui est plus vrai.
Tandis qu'on se lamente ainsi à Venise et à Trèves, le baron de Mackau, à Stuttgard, ne se plaint nullement de l'état de choses et professe un libéralisme qui effraie et attriste sa sœur et dont les Raigecourt prévoient des résultats fâcheux pour le séjour de la marquise.
Le 19 mars, M. de Bombelles a reçu ses lettres de recréance. M. de Montmorin lui a mandé qu'il était libre de quitter son ambassade sans avoir à recevoir l'Empereur, pour lequel il ferait des dépenses dont il ne pourrait le dédommager, mais qu'il lui était permis de rester à Venise tant que ses affaires l'exigeraient.
«Nous ne partirons que le 25 du mois prochain, écrit Mme de Bombelles, pour ne pas être incommodés des neiges du Tyrol et terminer nos affaires plus à notre aise. Notre maison est rompue, mais nous sommes bien embarrassés pour nous défaire d'une partie de nos gens, c'est le seul détail qui m'afflige véritablement, car il me semble qu'il est impossible d'avoir de la philosophie pour le malheur des autres.» Voilà une charmante pensée qui peint le cœur élevé et vraiment bon d'Angélique.
175 De Calonne elle ne peut s'empêcher de parler encore. «Il me paraît que le conseiller favori de M. le Comte d'Artois laisse partir B... avec grand plaisir et qu'on se trouvait importuné des conseils sages qu'il n'a cessé de donner. Ils font, je crois, une grande sottise d'avoir aussi mal profité de la possibilité de s'attacher un homme dont la probité est reconnue et qui a des affaires de l'Europe une connaissance partagée par bien peu de gens. Quant à moi, je jouis de tout mon cœur de l'emmener, et je tiens fort à ne pas le voir complice un jour des fautes qu'il n'aurait pas partagées... Si d'ici quelques mois on sentait le besoin qu'on a de lui et qu'on voulût se laisser un peu diriger, il sacrifiera toutes considérations particulières pour voler au secours d'un prince intéressant au possible, mais incapable de se tirer à lui tout seul de la position épineuse où il se trouve. Je sens que je n'aurai pas la force de l'en empêcher, mais je désire de tout mon cœur que les choses tournent au bien pour qu'on n'ait pas recours à lui.»
Angélique voudrait bien garder son mari pour elle. Le pourra-t-elle? Déjà elle ajoute: «Mon mari me quittera à peu de distance de Soleure voir le baron de Breteuil, de là à Constance fixer le lieu de notre habitation, et puis il viendra me prendre chez mon frère...»
A la fin de mars, Mme de Bombelles écrit au marquis et à la marquise de Raigecourt une série de lettres intéressantes. Le 25 mars, des réflexions d'abord sur la journée des Poignards et sur l'attitude du Roi. «J'ai été surtout extrêmement affectée du peu d'impression qu'un tel traitement a fait sur notre maître. Si sa conduite n'est pas l'effet de la lâcheté, mais celui d'une profonde politique, je le trouve plus admirable qu'imitable, 176 mais cela me paraît si difficile qu'il me semble qu'il nous donne plus à gémir qu'à espérer.»
Là la marquise n'est pas bien informée. Le Roi fut fort affecté de cette journée du 28 février; il en fut même malade, confirme Madame Élisabeth dans sa lettre du 11 mars.
Puis des nouvelles du comte d'Artois et de l'Empereur. «Notre prince est encore à Turin, ira à Parme les premiers jours du mois prochain, de là reviendra à Venise, et Dieu veuille qu'ensuite il retourne à Turin! L'Empereur est ici depuis hier; il annonce un dégoût pour les Français en tout genre qui n'est point flatteur pour ceux qui sont ici: il a déclaré ne vouloir en recevoir aucun, et j'ai déjà recueilli hier, à une assemblée vénitienne des propos qu'on lui prête sur notre malheureux prince et ses amis, extrêmement affligeants pour eux, mais auxquels je ne puis prêter foi. Il est toujours fâcheux que cela s'établisse, et je crains que cela ne donne un grand refroidissement aux Vénitiens envers eux. Je verrai tous ces souverains ce soir à cette même assemblée, et je m'attends avec résignation à partager la disgrâce de nos compatriotes. Les malheureux ont peu d'amis, il y a longtemps que je suis convaincue de cette constante vérité, et tout ceci ne m'en prouve que trop toute la réalité.»
... Le 31, Venise est en fête à cause de l'Empereur, et bien que Mme de Bombelles, sa maison fermée, ne donne plus un verre d'eau, elle n'a cessé d'avoir du monde. Malgré ses tristesses, le naturel reprend le dessus et elle suit le mouvement. «On va donner une régate, c'est à ce qu'on m'assure la plus belle chose possible, dont je suis ravie d'être témoin avant de quitter 177 Venise; ce sont des courses sur l'eau de barques toutes plus légères et plus jolies les unes que les autres.
Il y a cinq prix accordés; le portique qui doit servir de but est superbement décoré; tous les gondoliers sont vêtus avec la plus grande recherche; enfin c'est une fête toute vénitienne et qui ne peut être imitée dans aucun lieu du monde. Nous allons au palais Mocenigo, où seront aussi tous les souverains, et qui se trouve vis-à-vis le beau portique. Il y aura ce soir, à la place Saint-Marc, une magnifique illumination qui coûte, à ce qu'on m'a assuré, cent mille francs. L'assemblée vénitienne appelée Filarmonici, où on se rassemble tous les soirs, est d'une magnificence parfaite aussi, les salles superbement décorées: bal dans la salle du milieu, jeux et concerts dans les autres, rafraîchissements distribués avec profusion, c'est réellement de la féerie. Aussi l'Empereur se divertit-il comme un bienheureux ainsi que ses trois fils, qui sont d'une politesse et d'une grâce parfaites; Sa Majesté danse jusqu'à quatre heures du matin ainsi que ses enfants. Le Roi de Naples n'a pas le même goût pour le bal; il se couche de bonne heure; la Reine de Naples est d'une amabilité charmante, enchanteresse. L'archiduchesse de Milan [119] est un autre genre; elle est un peu plus sérieuse, mais elle a de l'esprit, de la noblesse dans la conversation, dans son maintien et plaît généralement; son mari est un bon homme.»
Malgré elle, Mme de Bombelles se souvient qu'elle a fait partie d'une cour brillante. Si nuageux que soit son 178 horizon présent, elle prend encore goût à ces fêtes merveilleuses éclairées des présences souveraines, mais aussitôt elle souligne un triste rapprochement: «Quand je vois, mon enfant, tous ces Souverains être heureux, faire le bonheur et l'admiration de toute la nation vénitienne, je ne cesse de faire un retour douloureux sur l'affreuse situation de nos malheureux souverains. Cette idée empoisonne tout le plaisir que je pourrais prendre, et me suffoque dans certains moments. Se peut-il que ce soient les Français, ceux qui avaient jusqu'ici de l'idolâtrie pour leurs maîtres, qui, à présent, les retiennent dans une captivité aussi dure qu'humiliante pour les mieux découronner. Oh! mon Dieu!...»
La marquise n'a qu'à se louer personnellement de la bonté de l'Empereur. De plus tout en n'ayant «pas l'air de s'intéresser trop au parti qui est ici», on a lieu d'être content de la manière de faire de Léopold II. Mme de Bombelles n'a pas de chiffre, et elle le regrette, car elle pourrait donner des détails vrais à Madame Élisabeth, aussi compte-t-elle sur Mme de Raigecourt pour lui faire parvenir le plus tôt possible un alphabet chiffré.
N'y a-t-il pas encore des espoirs à entretenir quand on voit comme la reine de Naples s'entremet auprès de l'Empereur dans les intérêts du Roi de France. «Elle nous a comblés de bontés depuis qu'elle est ici, et elle dit si hautement sa façon de penser sur les affaires de France, sur l'estime qu'elle a de la conduite, de la fidélité de M. de B., qu'il y a tout à parier que l'Empereur, qui paraît avoir une véritable amitié pour elle, trouve fort bon qu'elle s'explique aussi clairement, et qu'il a les meilleures intentions pour son malheureux beau-frère.
179 Le comte d'Artois est à Parme avec Mesdames. «J'espère que M. de Bombelles est parvenu à le mettre en meilleur prédicament dans l'esprit de l'Empereur; il a même obtenu qu'il vit dans un autre lieu qu'ici M. de Calonne. Enfin si notre prince veut suivre les conseils de M. de B., j'ai lieu de croire qu'il aura lieu d'être content, mais s'il s'abandonne aux chimères, ou il se perdra, ou il tombera dans la nullité la plus mortifiante.» Et après avoir ainsi exposé son credo, Mme de Bombelles déplore le retour prochain du prince qui ne sera pas sans inconvénients. «Au total, mon enfant, nous aurons encore bien des angoisses, bien des chagrins, mais nous nous tirerons de tout ceci, si, comme je le désire la santé de notre pauvre maître résiste à tant d'épreuves [120].»
La lettre vient de se clore sur des redoublements de tendresse, des «je vous aime à la folie», des espoirs «que le Bon Dieu nous réunira tous dans le paradis», lorsqu'un grave événement se produit qui force Mme de Bombelles à ajouter:
«Je rouvre ma lettre pour vous faire part, mon enfant, de la fortune qui nous arrive, qui est un véritable coup du ciel: le Roi et la Reine de Naples, sans que nous ayons fait chose au monde pour l'obtenir, viennent faire à nos enfants 12.000 francs de pension jusqu'à ce M. de B. ait obtenu une nouvelle ambassade. La grâce qu'ils y ont mise est au-delà de toute expression, je vous ferai le détail par ma première lettre.»
180 Cette lettre manque malheureusement, et l'on doit regretter ce témoignage de reconnaissance qu'on sent avoir dû être chaleureux. Voici le mot de la Reine Caroline avec cette adresse:
Aux enfants de l'estimable marquis de Bombelles,
ambassadeur du Roi de France
Venise, 2 avril.
«Vous avez des parents si respectables que je ne puis vous désirer, mes chers enfants, que le bonheur de leur ressembler... Votre éducation ne faisant que commencer, j'oserai vous faire toucher 12.000 francs pour la continuer jusqu'au moment où vos respectables parents seront de nouveau rentrés dans toutes les charges et emplois dont ils sont si dignes. Recevez ce faible don avec le sentiment qui vous le fait offrir, et comptez à jamais sur mon véritable intérêt pour vous, mes enfants, et sur l'estime et l'attachement qu'aura toujours pour vos parents votre éternelle amie.
«Charlotte.»
Ce trait de générosité de la sœur de Marie-Antoinette fit d'autant plus d'effet que rien ne le faisait prévoir. La Reine de Naples connaissait la situation précaire des Bombelles, elle leur avait montré des attentions marquées, recommandant le mari au marquis de Gallo, ambassadeur de Naples à Vienne, témoignant mille grâces à la femme, demandant à voir ses enfants. Ces sourires innocents firent impression sur la princesse. 181 De là l'acte de magnanimité qui causa une grande sensation: toute l'Italie s'en émut. Alissan de Chazet l'a consigné dans ses Mémoires; le chevalier Hénin mande au ministre la libéralité venue si à propos secourir les Bombelles [121]. Ce sera pendant plusieurs années le plus clair de leur avoir, la pension leur sera servie régulièrement jusqu'au jour où les baïonnettes de Championnet auront forcé les souverains napolitains à se réfugier en Sicile.
Près de quinze jours après, Mme de Bombelles, encore toute remuée, revient sur ce sujet avec Mme de Raigecourt. «Je meurs d'impatience, ma petite, de recevoir la lettre par laquelle vous serez instruite du bienfait inattendu de la Reine de Naples. Ce véritable miracle du Ciel aura été pour vous une jouissance, j'en suis sûre, et je vous dirai que je compte tellement sur votre amitié que, peu d'instants après avoir lu la lettre de cette bonne Reine et lui avoir entendu répéter l'intention qu'elle avait de faire un traitement de 12.000 francs à mes enfants, j'ai pensé intérieurement à vous, et me suis dit que peu de gens seraient aussi contents de mon bonheur. Il y aura après-demain quinze jours de cet événement, et il me semble encore rêver. J'envisage mes enfants avec attendrissement, et il m'est bien doux de penser que les bontés de la Reine de Naples leur étant personnelles, ils ne les perdraient pas si leur père et moi venions à mourir...» Qui ne croit aux choses éternelles? Angélique ne voulait pas faire exception à la règle.
Pour le moment ils ont de quoi vivre, ils vont pouvoir 182 quitter Venise dignement, c'est un grand point qui met du baume au cœur du ménage. Leurs projets sont définitifs ou peu s'en faut. «Au lieu d'habiter Constance même, nous allons, je crois, nous gîter dans un château à 6 lieues de là appartenant à un comte de Thurn et à ses frères et qu'ils nous proposent à la seule condition de l'entretenir un peu. Le jardin est beau: tous les environs sont charmants, à ce qu'on m'assure; il se nomme Wardegg [122], et est à un mille d'une petite ville appelée Rorschack. Mon mari et moi en sommes très tentés, cependant nous ne nous déciderons entièrement que lorsqu'il y aura été en allant à Soleure (pour se rencontrer avec le baron de Breteuil). Nous partons toujours d'ici le 26. Malgré nos différentes opinions, je me fais un bien grand plaisir d'arriver à Stuttgard où je suis attendue avec un empressement qui me touche au fond du cœur.»
Les nouvelles du comte d'Artois ne sont guère plus réconfortantes. Il est revenu à Venise, au grand chagrin de Mme de Bombelles. «Je l'aime trop véritablement pour ne pas être fâchée de le voir... Il part avec sa société lundi prochain pour Vienne où il passera quelque temps; il ira de là à la campagne avec eux, et Dieu sait après cela ce qu'il deviendra. Les Vénitiens eux-mêmes ne peuvent s'empêcher de trouver cette marche inconsidérée. Je me tue de dire que sous peu de temps il se rendra à Turin, et je gémis de ne pas dire vrai.»
Turin, c'est sa famille, sa femme, son beau-père, sa sœur! le comte d'Artois s'y ennuie bien vite; or le frère 183 du Roi n'entend pas subir l'ennui. Il lui faut sa «société»: Calonne, Vaudreuil, les Polignac, surtout et avant tout Mme de Polastron. Et tout cela Mme de Bombelles le déplore, prévoyant que les conseils de modération de son mari seront de moins en moins écoutés. La marquise ajoute: «Il est d'autant plus fâcheux qu'il ne se tienne pas avec son beau-père que tout se dispose bien, et que tout sera encore retardé si on le détermine par quelques fausses démarches de tenir les enragés sur le qui-vive. Mon mari met le plus grand zèle à le bien servir et à le retenir en même temps. S'il y parvient, il gagnera tout pour lui et pour la chose en elle-même. Oh! mon enfant! il est bien vrai que les princes sont bien à plaindre d'être mal entourés. Je suis convaincue, par exemple, que notre princesse n'aurait pas balancé à approuver notre conduite, si on ne lui eût pas dit mille pauvretés, et j'avoue que l'incertitude de son opinion à cet égard m'a fait une peine véritable dans les premiers temps...»
Dans l'intervalle Madame Élisabeth s'est définitivement expliquée avec Mme de Bombelles: les nuages ont disparu. Elle ne blâme plus le marquis d'avoir refusé le serment, alors que tant d'autres l'ont accepté, jusqu'à M. de Montesquiou, nommé à Dresde, à la grande tristesse de sa sœur, Mme de Lastic, laquelle est auprès de la princesse. Elle est reconnaissante à Bombelles d'essayer de rendre service au comte d'Artois, elle l'encourage à continuer à maintenir ce frère si difficile à diriger par «l'unique bon sens».
Feuilletons le Journal de la princesse: «... Mirabeau a pris le parti d'aller voir dans l'autre monde si la Révolution est approuvée... Son arrivée a dû être bien 184 cruelle... On va, je crois, décréter que le Roi ne sera inviolable que tant qu'il sera dans le royaume et qu'il résidera dans l'endroit où sera l'Assemblée; elle a été indigne l'autre jour sur cela. Je suis fort contente de ma nouvelle connaissance (l'abbé Edgeworth de Firmont). Il a de la douceur, de l'esprit, une grande connaissance du cœur humain...»
La princesse accepte d'être la marraine lointaine de la fille... à venir de Mme de Raigecourt, Monsieur sera le parrain. «Si tu veux je lui donnerai le nom d'Hélène... Si tu voulais accoucher le 3 de mai (jour de naissance de Madame Élisabeth) à une heure du matin, cela serait très bien, pourvu pourtant que cela lui permette un avenir plus heureux que le mien. Qu'elle n'entende jamais parler d'États Généraux ni de schisme...»
Le 21 avril, Madame Élisabeth a des événements à conter: «Le Roi voulait partir pour Saint-Cloud, écrit-elle à Mme de Raigecourt, mais la garde nationale s'y est opposée, et si bien opposée que nous n'avons pu passer la porte de la Cour. On veut forcer le Roi à renvoyer les prêtres de sa chapelle ou à leur faire faire le serment, et à faire ses Pâques à la paroisse. Voilà la raison de l'insurrection d'hier. Le voyage de Saint-Cloud en a été à peu près le prétexte... La garde a parfaitement désobéi à M. de la Fayette et à tous les officiers.»
Avec Mme de Bombelles, après le récit du faux départ, elle peut s'épancher affectueusement. «Je ne te parle pas de la joie que m'a fait éprouver la bonté de la reine de Naples.» Et deux jours après, elle y revient avec plus de détails. «Que je remercie la Providence d'être venue au secours de ta famille et de toi! Je suis heureuse 185 de penser que ma pauvre Angélique pourra vivre tranquille, élever doucement ses enfants, en attendant l'instant où ils pourront apprécier la conduite de leurs parents et s'en rendre dignes. Je craignais que ton mari n'eût plus de dettes que ce que tu me mandes. Avec cette bonne Reine de Naples, il pourra payer et vivre, médiocrement, mais enfin il le pourra. Voilà que je vais l'aimer à la folie. Il est impossible d'avoir plus de grâce et de dire des choses plus aimables.» La princesse, devant la joie de son amie, en oublie un instant ses tristesses, et pourtant les difficultés apportées à l'exercice du culte comme elle le comprend l'ont émue au point de la rendre malade. «Je comptais avoir le bonheur de communier le jeudi saint et le jour de Pâques, mais les circonstances m'en ont privée, j'ai craint d'être cause d'un mouvement dans le château, et que l'on pût dire que ma dévotion était imprudente, chose que je désire éviter par dessus tout.» En revanche, quand le Roi et la Reine sont décidés à aller entendre la messe constitutionnelle à Saint-Germain l'Auxerrois, Madame Élisabeth ne peut en croire ses oreilles. Le jour de Pâques, elle ne sortit pas de son appartement; son absence fut vivement commentée par le public révolutionnaire, et insultes et menaces furent proférées sous ses fenêtres. Le lendemain, les journaux jacobins l'accusaient d'avoir caché des prêtres réfractaires dans son appartement... C'est le début des grandes vexations qui, dès lors, ne souffriront plus d'interruptions.
Mme de Bombelles termine ses préparatifs de départ, le marquis de Raigecourt la croit déjà même à Stuttgard 186 lorsque, de Trèves, le 17 avril, il lui donne des nouvelles du maréchal et de la maréchale de Broglie, de la comtesse de Brionne, et la félicite de la générosité de la reine Caroline. On croit fermement à la marche des troupes de l'Empereur, on compte davantage sur Bouillé, les émigrés n'espèrent plus qu'en la fuite du Roi qu'on devine escomptée. A Metz, à Nancy, on se prépare à la guerre, mais lentement, et l'on peut s'étonner des imprudences de langage du marquis de Bouillé qui, «d'ordinaire boutonné, a lâché des phrases qui eussent pu le perdre». Le major de Royal-allemand étant venu le voir pour prendre ses instructions sur la nouvelle formation, M. de Bouillé lui parle de l'esprit du régiment, et le major ne lui cacha pas que dans le cas, où l'on viendrait au secours de notre malheureuse patrie, le régiment serait plutôt disposé à s'y joindre qu'à marcher contre. «Tant mieux, lui répondit M. de Bouillé, j'espère qu'il ne sera pas le seul.» En contant cette anecdote au marquis de Gain-Montagnac qui est à Turin, M. de Raigecourt lui recommande le secret, excepté pour le comte d'Artois. N'est-ce pas trop déjà d'écrire en clair des choses si compromettantes au moment où l'on craint que le prince de Condé ne veuille prendre de l'avant?... La lettre parvint à son adresse, et l'on possède la réponse du marquis de Gain, qui n'est guère plus prudente.
Le 23 avril, la marquise de Bombelles écrit à son amie sa dernière lettre de Venise. «Je suis étourdie de tout ce que j'ai fait dans la journée et de tout ce qu'il me reste à faire... Je pars mardi... J'ai des dîners, des visites qui m'impatientent, des paquets à faire, des affaires, que sais-je?... Notre intéressant prince part après-demain 187 pour Vienne. Mon Dieu! ma chère, que d'exaltation non chez lui, mais dans les têtes qui le gouvernent! Il n'a pas un ami plus zélé, un serviteur plus fidèle que mon mari, mais cette lutte continuelle gâte tout et fait perdre une grande partie de son utilité. Adieu, mon homme me gronde, je vous écrirai en arrivant à Stuttgard... Que vous dirai-je de la mort de Mirabeau? J'en suis ravie, et je n'entends pas comment le côté droit et nos maîtres peuvent regretter un tel monstre.» On voit que Mme de Bombelles est de l'avis de Madame Élisabeth sur le tribun «rallié».
Laissons le comte d'Artois gagner l'Autriche avec sa «société», remettons à plus tard le récit de la mission politique qui retenait le marquis de Bombelles en Italie, avant de le ramener à Soleure. Mission en partie double qui devait à peu près le brouiller avec le frère du Roi, et suivons Angélique à Stuttgard, d'où elle adresse pendant tout le mois de mai un vrai journal à la marquise de Raigecourt.
«Je suis ici depuis le 6, écrit-elle, le 19 mai, et je ne puis vous exprimer à quel point j'ai été touchée, attendrie de la joie que mon pauvre frère et sa femme ont témoignée de me revoir. Ils sont venus à deux lieues au-devant de moi. J'ai trouvé, en arrivant dans leur maison, un appartement arrangé avec une propreté, une recherche qui prouvaient combien leur amitié avait été soigneuse pour moi.» Fleurs et estampes ornent sa chambre, la marquise a été comblée de témoignages de tendresse ainsi que ses enfants, aussi se sent-elle portée à l'indulgence pour ce frère tant chéri dont la conduite politique a été sévèrement jugée. Elle gémit dans le fond du cœur que «le meilleur des 188 hommes, le meilleur des frères, l'âme la plus pure et la plus droite fût aveuglé au point (d'avoir conservé son poste diplomatique) et jugé avec une assez grande rigueur pour être mésestimé d'un parti qui l'a condamné peut-être avec trop de précipitation».
Le voyage manqué à Saint-Cloud et les scènes dramatiques auxquelles il a donné lieu l'ont vivement frappée. «... La dernière insurrection» m'abat autant que vous... La faiblesse de notre souverain me porte à la rage; vous ne pouvez vous imaginer à quel point il est méprisé à l'étranger et ce que ses plus proches parents en disent [123]. Cependant, mon enfant, c'est le Souverain que la Providence nous a donné; c'est donc le seul qu'il nous faut servir. Mais comment le tirer des griffes de ces scélérats? Voilà ce qu'un seul miracle peut opérer.»
Mme de Bombelles voit juste au point de vue de la cause royale quand elle envisage la situation des princes qui ne peuvent rien sans l'Europe, quand elle constate que «le parti déjà bien faible d'opposition est encore si divisé en elle-même qu'elle se réduit quasi à rien». Elle n'a pas perdu courage, croit encore à l'intervention des puissances... «Je suis très sûre qu'elles s'en occupent, mais elles voudraient voir le Roi et la Reine à l'abri, et c'est leur maladresse à s'enfuir qui retarde tout...»
Voici encore de curieuses déclarations: «Si la Reine a été mal conseillée, mal dirigée, croyez, 189 mon enfant, qu'elle a pour son excuse l'impossibilité où elle était de se livrer à des princes qui ne se sont pas cachés d'avoir pour elle la haine la plus invétérée. Elle a donc eu à s'en défendre; elle n'a pu vouloir seulement changer de chaînes, mais bien chercher à les vaincre. Je conviens qu'une grande âme aurait pu mettre toute considération personnelle de côté dans un intérêt aussi majeur; mais c'eût été le comble de l'héroïsme, et croyez, mon enfant, qu'on a eu, et qu'on a encore journellement envers elle des torts que la sainteté la plus éminente aurait peine à supporter, torts qui sont bien connus de l'Empereur et qui le déterminent à n'avoir rien de commun avec tout ce parti-là.» Ceci explique suffisamment les répugnances de la Reine pour l'émigration, répugnances qui ne feront qu'augmenter au fur et à mesure des démarches imprudentes ou folles—et qui éclatent dans toutes les lettres de Marie-Antoinette à son frère.
Cette réflexion sur le comte d'Artois est assez juste aussi: «J'espère cependant que notre prince va se mettre en bons rapports avec nos malheureux souverains, qu'alors il sera soutenu par des forces majeures et en état de jouer un rôle convenable à sa position, à moins que, depuis son départ, on ne l'ait retourné; car, avec beaucoup de prétentions au caractère, on lui fait penser facilement ce qu'on veut.»
Comment s'entend-elle avec son frère pour parler de toutes «ces horreurs» présentes et à venir, du traitement infligé à la famille royale? Le baron de Mackau baisse la tête. Il n'est nullement un sectaire, déplore l'état des choses et professe la politique du mieux possible. Il dit être resté royaliste et discute avec sa sœur 190 l'idée de république et de puissance du peuple qui l'effraie tant, elle. Mais Mme de Bombelles conclut, parce qu'elle veut se convaincre elle-même: «Il n'est pas bien loin d'être converti, et je suis bien plus inquiète de l'opinion qu'il a donnée de lui que de celle qu'il aura sous peu de temps...»
Quant à sa petite belle-sœur, Angélique en fait un charmant portrait «... Dans plusieurs digressions sur les affaires... elle a toujours observé le silence le plus exact, ce qui me prouve qu'elle ne pense pas comme son mari, car elle l'eût soutenu, mais elle ne m'a pas dit qu'elle pensait autrement, et elle met, je crois, sa religion à être nulle plutôt que de différer d'opinion d'avec son mari. C'est extrêmement respectable, et me fait rougir moi-même, car je confesse qu'il s'en faut bien que j'aie agi avec autant de prudence lorsque mon mari et moi pensions aussi différemment sur le compte de M. Necker et de la double représentation. C'est qu'en tout ma petite belle-sœur est un ange véritable sur terre; primo elle est sainte à canoniser, et sa dévotion est si bien entendue qu'elle la rend douce, bonne, obligeante, sans cesse occupée de ses devoirs, et que je ne crois pas qu'elle fasse même des péchés véniels. Que je suis loin d'une pareille perfection, mon enfant! Je suis humiliée et touchée tout à la fois de tant de vertus, et en outre de la tendre amitié que m'inspire cette petite femme, j'éprouve pour elle un profond respect.»
En terminant, des nouvelles des enfants: «Les deux aînés vous présentent leurs hommages; Charles et Henri sont mes compagnons fidèles, jour et nuit; tous les quatre sont mon bonheur et ma consolation. Henri 191 n'est pas aussi beau que ce pauvre Stani [124]; il s'en faut de beaucoup; pourtant il me le rappelle et m'attache sous ce rapport.»
Pas de nouvelles récentes de son mari ce qui met Mme de Bombelles «en rage». Elle sait pourtant qu'il est en Suisse, puisque, de Schaffouse, il lui a mandé qu'il était satisfait de son voyage de Florence, «et rien de plus».
A Florence, Bombelles a vu l'Empereur à la fin d'avril; il à obtenu de celui-ci qu'il reçoive le comte d'Artois, chose à laquelle jusqu'alors il s'était formellement refusé. «Il ne m'a pas écrit depuis qu'il est à Soleure, et sa sœur Travanet me paraît fort choquée de son silence et de celui de son principal [125]; elle me mande qu'ils sont tous deux quasi inaccessibles, qu'elle s'ennuie fort à Soleure, va bientôt venir à Stuttgard avec Mme de Louvois pour me voir et iront de là s'établir à Carlsruhe.»
La situation de la princesse, de sa mère, la baronne de Mackau, tourmente la marquise, «lui perce l'âme»; pas de lettre où ne revienne cette affectueuse antienne... «Plus les événements marchent et plus le danger augmente pour ceux qui sont restés à Paris... Tant que le Roi sera à Paris, impossible de rien tenter de sérieux... Ce qui est le plus fâcheux, c'est la division des partis... Si tout ce qui est aristocrate pouvait se réunir de bonne foi et faire cause commune pour le Roi, nous serions bien plus forts, car il ne faut jamais s'écarter 192 du principe de servir la cause du Roi, de lui remettre la couronne sur tête et le pouvoir entre les mains... Tout autre but serait criminel.»
Le 26, voici des nouvelles du marquis de Bombelles et de la politique. Mon mari me mande: «Unis tes prières aux miennes et espère, espère beaucoup. J'ai vu hier *** qui m'a assuré que tout allait pour le mieux, que M. le comte d'Artois s'entendait parfaitement avec l'Empereur, le Roi et la Reine et que rien ne se ferait que de concert et avec cette certitude... Un grand nombre de Français passent tous les jours; il me paraît qu'ils se portent tous vers Aix-la-Chapelle et Bruxelles. Les princes d'Allemagne se conduisent à merveille; jamais, non jamais, depuis nos malheurs, nous n'avons eu des motifs aussi raisonnables pour espérer d'en voir le terme.»
La marquise s'est remontée parce que son mari lui a conseillé de reprendre courage. Est-il bien sûr qu'à ce moment il ne soit pas lui-même enclin à se décourager? Il n'a pas tout écrit à sa femme, ne lui a pas fait part de ses difficultés avec le comte d'Artois et Calonne, dont les lettres postérieures nous donneront la clef.
Madame Élisabeth est déjà au courant, car le marquis lui a écrit directement: mesurant l'étendue de l'affection que la princesse porte à son frère d'Artois, il lui a plutôt dépeint sa tristesse que son dépit de voir ses efforts si mal récompensés et si partialement jugés. C'est en faisant allusion à la fois aux négociations intérieures et à la démarche faite en dernier lieu, que Madame Élisabeth mande à son amie à la fin de mai. «J'en ai reçu (des nouvelles) de quelqu'un qui te touche 193 qui ne m'ont fait nul plaisir, mais ce n'est pas ta faute. Remercie-le de son zèle, de tout l'attachement qu'il continue à montrer; dis-lui que je suis affligée des mauvais tours qui lui ont été joués, mais que la justice qu'il rend au cœur et à la droiture de mon ami (le comte d'Artois) doit l'engager, si l'occasion se présentait encore, à lui donner ses soins, comme il le dit lui-même. On lui rendra justice par la suite, et si un peu de raison ne plaît pas lorsqu'on est bien jeune, l'expérience et le temps en font sentir la nécessité.»
De quelles illusions Madame Élisabeth ne se berce-t-elle pas quand il s'agit de son frère aimé!... La raison ne devait guère s'asseoir au chevet du comte d'Artois, et de toutes les têtes folles de l'émigration nulle n'écoutera moins des conseils de sagesse. La pondération d'un traditionaliste parfois enseveli dans les vieux systèmes n'était guère en état de lui imposer. Nous verrons comment les chevau-légers qui dirigeaient l'indécise pensée du comte d'Artois s'efforcèrent non pas de ramener l'union dans le camp des émigrés, panachés d'opinions, mais s'épuisèrent à se tirailler les uns sur les autres, à contrecarrer tout ce qui émanait des autres clans... De là cette anarchie de direction, ce désordre d'action qui achevaient de compromettre,—jusqu'à lui enlever toute possibilité de se relever en face des événements suscités par les émigrés eux-mêmes,—la cause royale qu'ils s'étaient donné l'apparence de défendre.
Ce n'est que quelques jours plus tard que Mme de Bombelles verra clair dans les nouvelles relations de son mari avec l'entourage du comte d'Artois.
Le prince a définitivement quitté l'Italie, il se rend 194 à Coblentz et s'est arrêté quelques jours à Stuttgard où le duc l'a parfaitement reçu.
«J'ai su peu de chose de lui et de ce qui l'entourait, et vous devinerez facilement le motif de leur réserve. Je ne sais si je me trompe, mais il m'a paru, par le peu qu'on m'a dit, qu'il n'est pas aussi instruit que je le croyais... Il existe aussi du froid entre M. le comte d'Artois et mon mari. M. de Calonne a inspiré à notre prince une grande jalousie, une grande méfiance du baron de Breteuil, et on a fait un crime à M. de Bombelles d'avoir été le rejoindre.»
Ce n'était pas là l'unique raison, nous allons le voir, mais, le 12 juin, Mme de Bombelles n'était pas encore au courant ou ne se croyait pas en droit de renseigner Mme de Raigecourt.
«Cette petite division continuelle» semblait, à juste titre, un grand inconvénient à Angélique. Aussi l'a-t-elle dit franchement à M. de Calonne, et a-t-elle tâché «de lui faire sentir l'importance de rejeter toutes considérations particulières, pour ne s'occuper que du pressant besoin de combattre nos ennemis communs». «Je lui ai protesté, ajoute-t-elle, que, dans toutes les circonstances, il trouverait mon mari prêt à se rapprocher de lui, à en rapprocher son ancien patron et à faire tout ce que M. le comte d'Artois pourrait désirer, et je l'ai conjuré de mettre, pour ce moment-ci, toute humeur de côté et de ne pas rejeter un moyen de médiation tel que mon mari entre M. le comte d'Artois, la Reine et le baron de Breteuil. M. de Calonne m'a répondu, à cet égard, à merveille, je dois le dire...»
Quant au prince qu'elle «n'en aime pas moins de tout son cœur», elle l'a trouvé «un peu plus sec dans 195 ses réponses et avec l'air d'une grande présomption dans ses propres moyens». J'ai cru n'en devoir pas moins l'assurer de tout l'attachement de M. de Bombelles, de son dévouement, et lui donner parole, pour lui et de sa part, qu'il le trouverait toujours prêt à tout ce qui pourrait lui être agréable ou utile. On m'a répondu quelques paroles honnêtes, mais insignifiantes. Cela ne l'a pas autrement affligée, car elle avait «le témoignage de sa conscience d'avoir fait ce que le devoir et la reconnaissance inspirée par les bontés de Madame Élisabeth lui prescrivaient», et il lui reste «l'espérance que ces deux démarches ne seraient pas inutiles au bien général».
«Qui sait, ajoute Mme de Bombelles, si, d'après ma parole, ils n'auront pas recours, d'un moment à l'autre, à M. de Bombelles lorsqu'ils seront dans l'embarras? J'ai mandé à mon mari tout ce qui s'est passé, et je suis bien sûre d'en être approuvée, car il irait au feu pour le service de notre infortuné souverain et pour tout ce qui pourra contribuer à sa délivrance.»
Voici ce qui s'était passé entre le comte d'Artois et Calonne d'une part et Bombelles de l'autre. Nous le savons par des lettres postérieures.
Des jalousies de Calonne contre le marquis, on n'est pas sans se souvenir. Le comte d'Artois lui-même, tout en faisant de Bombelles le secrétaire du Conseil de Venise, ne lui témoignait pas franchise entière. Pour expliquer sa manière d'être, ne se plaindra-t-il pas à Vaudreuil «d'avoir trouvé chez l'ambassadeur de son frère réserve et défiance»? Alors pourquoi songer à lui pour une démarche délicate auprès de l'Empereur? Parce que Bombelles, honoré de la confiance du Roi et 196 délégué par Breteuil, était le seul en état d'obtenir de Léopold II, pour le comte d'Artois, une entrevue.
Calonne reçu par l'Empereur, à l'instigation de Bombelles, s'en était déjà rendu compte en avril; il insista donc auprès du marquis, le «caressa plus que de coutume», lui parla de tout le parti que lui et ses enfants tireraient d'un dévouement sans bornes aux volontés du comte d'Artois. Bombelles accepta de s'entremettre pour le prince auprès de l'Empereur. «On me dit que malgré ce qui pouvait inquiéter, on me confiait sans réserve le maniement des intérêts du prince. Je réponds que je n'avais jamais provoqué sa confiance et que je la justifierais toujours. Je ne fis aucune difficulté de me charger d'une mission dont tous les motifs eussent eu l'approbation du Roi, et je ne vis, comme je ne verrai jamais, que du bien à combiner les vues de M. le comte d'Artois avec ce qui convenait à la position de mon Souverain. J'avais des ordres de Sa Majesté pour me rendre à Florence, et ce que je devais y dire de sa part ne nuisait en rien au succès des désirs de M. le comte d'Artois.»
C'est ainsi que Bombelles, écrivant, le 25 août, au marquis de Raigecourt, expliquait sa conduite. A son correspondant il ne se croyait pas obligé de répéter ce qu'il savait bien. Le principal de la mission venue de Breteuil était le projet d'évasion de la famille royale. Il semblait utile aux Tuileries d'informer le frère de Marie-Antoinette du plan de départ prochain [126]: personne 197 d'autre ne devait en avoir connaissance, surtout le comte d'Artois et Calonne.
Bombelles partit et, le 28 avril, fit remettre à l'Empereur une lettre ainsi conçue:
Sire,
«J'arrive à l'instant chargé de plusieurs lettres pour Votre Majesté Impériale. Je prends la liberté de lui adresser celle de M. le comte d'Artois et celle de M. le baron de Breteuil. Quoique je me sois servi du prétexte de l'arrangement de mes affaires avec le comte de Durfort pour que mon arrivée à Florence parût plus naturelle, je ne sortirai pas de chez Vanini [127] sans qu'il ait plu à Votre Majesté de me faire parvenir ses ordres. Quelque vif que soit l'empressement de me revoir à ses pieds, je désire n'obtenir cet honneur qu'au moment où il m'aura été accordé, sans vous causer, Sire, la moindre gêne. Lorsque je prendrai la liberté de parler à Votre Majesté, elle ne sera pas surprise de me voir une double commission; mais je dois l'assurer d'avance que quelque prix que j'attache à justifier la confiance de M. le comte d'Artois, mon devoir de fidèle sujet passera toujours avant tout. Au surplus, tout se conciliera, tout tendra vers un but salutaire, lorsque ce qui se fera sera pesé par la sagesse de Votre Majesté, dirigé, amené, secondé par ses sentiments pour une sœur digne de son intérêt et pour un Roi malheureux, auquel, Sire, vous rendrez tous les 198 moyens d'être plus que jamais un bon, un constant et un important allié de vos Couronnes.
«Je suis, etc...»
Bombelles obtint de l'Empereur tout ce que celui-ci avait refusé tant directement au prince qu'aux sollicitations de Calonne. «L'Empereur qui n'avait pas voulu voir à Vienne M. le comte d'Artois, l'Empereur qui non seulement lui avait refusé l'entrée de ses États, mais l'avait encore fait prier de ne pas se trouver soit dans les villes où séjournerait Sa Majesté, soit même dans celles où elle ne ferait que passer, m'autorisa à annoncer à M. le comte d'Artois qu'il le verrait à Mantoue du 10 au 15 mai, et, que de là, Monseigneur serait le maître de se rendre à Namur pour y rester dans une attitude plus décente et plus sûre qu'à Aix-la-Chapelle, jusqu'à ce qu'on eût pris les mesures propres à rétablir l'ordre et la royauté en France.»
Le malheur veut qu'un neveu de Calonne, M. du Hautoir [128], qui demeure dans la même auberge que Bombelles et a été sans doute envoyé pour l'épier, se trouve un instant seul dans la chambre, lit sur la table le brouillon de la lettre à l'Empereur où se rencontrent ces mots: «Je suis arrivé ici avec une double mission pour Votre Majesté», qu'aggravent sans doute ces lignes complémentaires: «Je dois l'assurer d'avance 199 que quelque prix que j'attache à justifier la confiance de M. le comte d'Artois, mon devoir de fidèle sujet passera toujours avant tout.» M. du Hautoir prend copie de la lettre et, à son retour à Venise ne manque pas de la mettre sous les yeux de Calonne. Celui-ci qui avait déjà M. de Bombelles à cheval sur le nez, et qui était fort impatienté de l'opposition qu'il mettait sans cesse aux folies qu'il voulait faire faire à M. le comte d'Artois, s'anime d'un beau zèle, dit à M. le comte d'Artois: «Vous êtes trahi, que veut dire une double mission? Qu'est-ce que cela peut être, sinon une double trahison? M. de Bombelles est sans contredit un homme abominable [129].»
En rentrant à Venise avec le consentement de l'Empereur, M. de Bombelles se berçait de l'illusion de recevoir un témoignage de satisfaction. Il trouve au contraire le comte d'Artois «monté sur un grand ton de dignité», lui disant en propres termes qu'il a des preuves convaincantes de sa trahison et qu'il eût à produire devant lui sa correspondance avec l'Empereur. Pour se justifier, Bombelles ne tente pas de désavouer sa lettre; il confesse qu'il a reçu des ordres particuliers du Roi, en ayant bien soin d'ajouter que ces ordres, loin de contrecarrer la commission dont il s'était chargé pour le prince ne faisaient que l'étayer, que, par conséquent, «il avait cru pouvoir se charger des deux messages sans blesser en rien les règles les plus sévères de la probité». «Qu'est-ce que le Roi? reprend vivement le comte d'Artois. Monsieur, dans ce 200 moment-ci, il n'est de Roi que moi, et vous me devez compte de votre conduite.» Bombelles répondit avec fermeté que sa fidélité au Roi l'emporterait toujours sur tout autre sentiment, qu'il ne se serait jamais chargé d'intérêts qui auraient pu contrecarrer les ordres du Roi, qu'il avait réussi au gré du prince puisqu'il avait obtenu une promesse d'audience de l'Empereur. Le comte d'Artois finit par se radoucir, admettant que les termes de la lettre n'avaient pas le sens que Calonne leur attribuait. Calonne, présent à l'entretien, s'efforce bien de répéter que Monseigneur était tout, que le Roi prisonnier aux Tuileries n'était rien; le comte d'Artois convient enfin que Bombelles avait au mieux secondé ses intentions, et l'incident semble terminé [130]».
Ce n'était au contraire que le point initial d'une campagne sourde de dénigrement menée par Calonne, campagne qui devait poursuivre Bombelles—le Télémaque de Breteuil comme l'appelle Vaudreuil;—à Soleure, dans la retraite de Wardeck et dans ses différentes missions en Allemagne jusqu'au jour, où le masque étant jeté à Saint-Pétersbourg l'hostilité deviendrait patente; le comte d'Artois froissé en voudrait toujours à Bombelles [131].
201 Celui-ci s'est montré digne dans son dépit, mais il n'en est pas moins mortifié; sa femme, moins obligée de se contenir, ne cache pas la blessure d'amour-propre, explique pourquoi la haine de Breteuil et surtout de la Reine [132], surexcite tant les conseillers du comte d'Artois. Elle nous dépeint même l'amie du prince sous des couleurs qui ne sont pas celles sous lesquelles on a coutume de la voir: «Mme de Polastron, plus méchante qu'un diable, a voulu faire passer, ainsi que les siens, M. de Bombelles pour un homme dont on ne saurait trop se méfier. Ils lui ont fait enfin mille horreurs.» Elle veut pourtant qu'on sache qu'elle et son mari restent attachés au comte d'Artois, qu'ils ne lui gardent pas rancune de s'être laissé entraîner par les intrigues de M. de Calonne et de toute sa «clique».
Bombelles avait plaidé auprès de l'Empereur la cause du Congrès armé que prônait Marie-Antoinette; il l'avait trouvé décidé à agir, surtout si l'évasion de la famille royale amenait sa délivrance. Et cette évasion les amis dévoués de Trèves et de Stuttgard l'appellent de leurs vœux.
Angélique est au courant des projets d'évasion [133], elle y fait plusieurs allusions, notamment dans la lettre du 22 juin. «Je suis comme vous dans des transes mortelles sur les résultats de tout ce qui se prépare; je crains plus que je n'espère, dans bien des moments. Le 202 peu de caractère et de résolution de notre souverain me fait trembler, et je n'ose me flatter qu'il se décide à la seule chose qui puisse réellement changer la face des affaires.»
Mme de Bombelles s'apprête à partir pour la Suisse où elle va rejoindre son mari qui ne peut venir à Stuttgard, et passer quelques jours avec lui. Elle n'emmènera que l'aîné de ses enfants, par économie. Angélique continue à se louer infiniment de sa belle-sœur et de son frère, avec lequel, malgré les divergences politiques, elle s'entend bien. Mme de Travanet, qui vient d'arriver à Stuttgard, y a mis du sien aussi, et la famille demeure très affectueusement unie.
Dans quelles transes, sachant qu'enfin la famille royale est partie vivent Angélique et sa belle-sœur! D'abord le bruit est venu que l'évasion a réussi jusqu'au bout, puis, comme un coup de foudre, éclate la nouvelle de l'arrestation.
«Je meurs d'impatience et d'inquiétude d'avoir des nouvelles de notre malheureuse princesse, écrit la marquise le 30 juin, à Mme de Raigecourt. Je la croyais sauvée dans le premier moment avec Monsieur et Madame, et cette idée me donnait un peu de courage; mais j'ai été cruellement détrompée. Figurez-vous, mon enfant, que depuis samedi que nous avons appris la fuite et l'arrestation du Roi et de la Reine, nous avons été jusqu'à aujourd'hui ballottées entre la crainte et l'espérance. De prétendus courriers devaient avoir annoncé que le Roi et la Reine étaient à Bruxelles; d'autres disaient que M. de Bouillé l'avait sauvé et qu'il était à Metz; enfin nous avons appris seulement aujourd'hui que notre infortuné monarque avait été décidément 203 reconduit à Paris. Ainsi nous avons bu le calice jusqu'à la lie, et un malheureux attendant l'arrêt de son dernier supplice ne souffre pas ce que j'endure depuis cinq jours... Enfin, mon enfant, c'en est fait; notre malheur est au comble; nous n'avons plus rien à perdre, et nos infortunés Souverains endurent actuellement la joie insultante de leurs tyrans, la captivité la plus rigoureuse, et peut-être la mort, grand Dieu!»
M. de Raigecourt a communiqué à Mme de Bombelles le «détail des désastres [134]». C'est donc en connaissance de cause, ayant été de plus parmi les rares personnes au courant de la fuite [135] qu'elle peut exercer sa critique sur les précautions mal prises et les différentes phases du drame. Ils ont fait une bien grande faute en retardant d'un jour leur départ, comment cette maudite femme de chambre [136] n'a-t-elle pas été éloignée? Il fallait 204 s'en débarrasser absolument, quitte à lui causer un peu de mal. Le duc de Choiseul est bien à plaindre, mais il me paraît qu'il a perdu la tête, ou ses soldats ne l'auront pas secondé [137].
«... Si les troupes autrichiennes avaient pu sortir, regagner la marche du Roi, et l'emmener à Luxembourg, ils en auraient eu, je crois, le temps, car la marche du Roi a été fort lente, nous l'aurions actuellement; mais nos troupes sont gangrenées, abominables, en un mot ce que doit être un soldat indiscipliné...» A ces paroles d'amertume on pourrait aisément répondre par les faits. Reconnu à Sainte-Menehould par le maître de poste Drouet, Louis XVI trouve à onze heures du soir, le 21, la commune de Varennes en émoi. En ne rencontrant pas sur la hauteur de Varennes le relai attendu, il a compris le danger et envoyé chercher le commandant des hussards. Celui-ci ne vient pas. Il faut composer pour se faire ouvrir la porte de la ville, exhiber des passeports; bien que ces papiers soient reconnus en règle, les jacobins de la commune ameutés par Drouet s'opposent au départ, le tocsin sonne. On connaît la ruse de Sauce, procureur de la commune, faisant entrer la famille royale dans sa maison, tandis que le conseil municipal délibère; les passeports sont saisis, le Roi, reconnu officiellement, est arrêté. En ce moment accourent MM. de Choiseul, de Damas et de Goguelat à la tête d'un détachement de hussards. Ils tentent de dégager le Roi. Il est trop 205 tard. La première parole de Louis XVI à Goguelat est: «Eh bien! quand partons-nous?—Sire, nous attendons vos ordres.» Demander des ordres à Louis XVI, c'était lui laisser le temps de l'indécision. Il eut peur du sang versé si la foule offrait quelque résistance au passage de la troupe royale... La populace commençait à gronder, on laissa le temps aux barricades de s'élever, plusieurs heures furent ainsi irrémédiablement perdues. Quand, à cinq heures du matin, le détachement de Dun commandé par M. Deslon demanda les ordres du Roi: «Mes ordres? répondit Louis XVI avec amertume, je suis prisonnier et n'en ai point à donner.» A ce moment le Roi espérait encore dans les troupes de Bouillé que son fils était allé prévenir. Avant que n'arrivât le marquis de Bouillé, les émissaires de l'Assemblée, Romeuf, aide de camp de la Fayette, et Bayon, auxquels s'était joint Palloy, envoyé du maire de Paris, avaient signifié au Roi les décrets de l'Assemblée. Toute résistance était devenue inutile... Louis XVI se résigna à son sort et le triste cortège partit pour Paris. On se rappelle le reste: le marquis de Dampierre, égorgé à Sainte-Menehould sous les yeux de la famille royale, Barnave et Pétion montant à Châlons dans la voiture du Roi, tandis que La Tour Maubourg s'asseyait à côté de Mme de Tourzel dans une voiture de suite... les incidents de la route, les grossièretés de Pétion, et en même temps sa prétention d'avoir charmé les deux princesses, les attentions de Barnave qui gagnait la bienveillance de la Reine et celle de Madame Élisabeth et se montrait séduit par l'éloquence douce et persuasive de la princesse [138]!
206 Mme de Bombelles, aux premières nouvelles, s'exagère la rigueur du sort présent réservé à la famille royale. «Je crains que le peuple ne se soit jeté sur la Reine et ne l'ait massacrée... La captivité de notre princesse va sans doute être bien dure; mais on n'attentera pas à sa vie.» Elle craint pour Mme de Tourzel: «La malheureuse femme répondra sans doute de son dévouement. Je suis au moins soulagée de savoir votre beau-frère sauvé [139].»
Puis c'est une série de projets. Profitant de la confusion, ne fera-t-on pas évader la princesse? Mais je la connais; elle ne voudra quitter ni le Roi ni la Reine, sentant qu'elle est dans leurs malheurs leur seule consolation... Que ne peut-elle la rejoindre au moins un moment! Son cerveau brûle, sa santé «se trouve mal des désastres». Elle va quitter Stuttgard et rejoindre son mari à Soleure, «où sans doute il se meurt de chagrin et de désespoir». Elle a hâte de s'installer dans le vieux château de Wardeck...
Le 5 juillet, Mme de Bombelles est toujours aussi partagée entre le désir de rejoindre la princesse et la nécessité où elle est de ne pas abandonner mari et enfants. Une fois rentrée, on ne la laisserait plus partir. Que doit-elle faire? Et encore pas de nouvelles de Madame Élisabeth!
... Les souverains prisonniers sont rentrés aux Tuileries... Le 25 juin, quand le Roi est descendu de voiture, on a gardé le silence. «Il est aussi flegme, aussi tranquille que si rien n'eût été, a raconté Pétion. Il 207 semblait qu'il revenait d'une partie de chasse.» La Reine a été saluée d'injures et abreuvée d'outrages. Le désespoir dans l'âme, elle a gardé la tête haute... Brisée par les émotions, la fatigue, l'humiliation, elle a trouvé la force de tracer pour le chevaleresque Fersen ce simple mot: «Rassurez-vous pour nous, nous vivons.»
Madame Élisabeth a attendu au mercredi 29 pour écrire à ses amies. Elle l'a fait en toute tranquillité d'esprit: «Je n'ai pas pu vous écrire plus tôt, ma chère Bombelinette, et j'en ai été désolée, parce que sûrement on vous aura fait mille histoires sur tout ce qui s'est passé. Le fait est que le Roi a été ramené samedi de Varennes; que lui, sa famille et tout ce qui était avec lui se portent bien; que Paris est tranquille, et que si le Roi n'était pas retenu chez lui ainsi que la Reine, on pourrait croire que tout est dans l'ordre accoutumé. Votre mère n'était point avec le Roi, elle se porte bien, je la vois peu, parce qu'il n'est pas facile de s'approcher; elle est maintenant dans le jardin avec Madame...»
Et cette lettre qu'enfin Mme de Bombelles a reçue est un rayon de joie au milieu de sa tristesse profonde: «C'est un ange», écrit-elle à Mme de Raigecourt, en admirant cette sereine résignation de la princesse.
Angélique voit juste quand elle écrit: «Je ne conçois pas, mon enfant, comment vous trouvez qu'on avait mal fait de ne pas instruire les princes du projet de la fuite du Roi. Songez donc à l'inconvénient qu'aurait eu leur indiscrétion! Si vous aviez été témoin comme moi de la légèreté des entours de notre prince, vous seriez bien convaincue du danger qu'il y aurait eu à lui confier un secret de cette importance.»
208 Continuant: «Nous sommés sûrement bien malheureux mais cependant la démarche du Roi invite toute l'Europe à venir à son secours, au lieu que, si on eût été instruit à Paris du projet de l'évasion, le Roi eût été de même captif; nos tyrans auraient eu l'adresse d'en taire les motifs, et les Souverains eussent été bien moins tenus à nous secourir tant que le Roi, n'étant pas sorti des Tuileries, eût été forcé de dire et signer qu'il était fort content. Quant au replâtrage qui devait se faire, croyez qu'il eût contenté beaucoup de gens.»
Voici le plan comme l'expose Mme de Bombelles, fort au courant et du projet d'évasion et du programme qui devait s'ensuivre: «Le Roi voulait revenir à sa déclaration du 23 juin, par laquelle il remplissait le vœu que la nation avait témoigné par ses mandats lors des États Généraux. Il restreignait son pouvoir, mais en même temps il l'assurait, en ramenant les esprits; car jamais, mon enfant, le despotisme ne pourra plus avoir lieu en France, et il faut être juste, il n'est pas désirable... Le Roi ne voulait donc pas conquérir son royaume armé des puissances étrangères; il voulait imposer à ses sujets et traiter avec eux. Cette conduite louable embarrasse beaucoup messieurs les tyrans.» En terminant, Mme de Bombelles soulignait: «Le comte d'Artois n'eût pas eu à se plaindre, car le Roi voulait le mettre à la tête de 30.000 Suisses prêts à marcher. Vous seriez dans l'illusion en croyant le plan mal combiné. Il l'était parfaitement et de la plus grande sagesse. Soyez-en sûre.»
D'autres lettres arrivent de Paris.
Madame Élisabeth est toujours disposée à prendre le bon côté des événements puisque, le 10 juillet, après 209 avoir écrit: «Paris et le Roi sont toujours dans la même position, le premier tranquille, et le second gardé à vue ainsi que la Reine; même hier on a établi une espèce de camp sous leurs fenêtres, de peur qu'ils ne sautent dans le jardin, qui est hermétiquement fermé, et qui est rempli de sentinelles...», elle ajoute: «On dit que l'affaire du Roi sera rapportée bientôt et qu'après, il aura sa liberté.»
Dans cette même lettre, en encre sympathique, la princesse s'épanche avec son amie qui avait demandé à venir reprendre son poste auprès d'elle! «Non, mon cœur, je suis loin de permettre votre retour. Ce n'est pas assurément que je ne fusse charmée de vous voir, mais c'est parce que je suis convaincue que tu ne serais pas en sûreté ici. Conserve-toi pour des moments plus heureux où nous pourrons peut-être jouir en paix de l'amitié qui nous unit. J'ai été bien malheureuse, je le suis moins.»
Elle revient ensuite sur le retour de Varennes: «Notre voyage avec Barnave et Pétion s'est passé le plus ridiculement. Vous croyez sans doute que nous étions au supplice, point du tout. Ils ont été bien, surtout le premier, qui a beaucoup d'esprit et qui n'est point féroce comme on le dit. J'ai commencé par leur montrer franchement mon opinion sur leurs opérations, et nous avons, après, causé le reste du voyage comme si nous étions étrangers à la chose [140].»
«Nous avons eu beaucoup de mouvement l'autre jour, qui était dimanche, écrit la princesse le 23. On a 210 été obligé de tirer sur le peuple [141], par ordre de l'Assemblée; il y a eu, dit-on, cent cinquante hommes tués ou blessés. Aussi, depuis ce moment-là, tout est tranquille, l'armée des sans-culottes étant un peu en déroute... Je t'adresse cette lettre encore à Stuttgard, parce que je suis convaincue que ton mari, à force de tourner dans les environs, te laissera aux couches de la petite [142].»
Comme le marquis de Bombelles a chargé sa femme d'exposer ses doléances touchant la manière dont il est traité et soupçonné par le conseil des Princes, Madame Élisabeth répond nettement dans cette même lettre: «Je t'avertis que je ne me charge de faire passer aucun ordre à ton mari que je n'aie la certitude que mon frère sera d'accord avec tout ce que l'on fera. Sa conduite lui mérite la confiance de ses parents. Il a celle des Français de tous les partis. Je suis sûre qu'il ne veut que le bonheur de son frère. Je dois donc, comme sa sœur et comme Française, tenir à ce qu'il obtienne enfin une confiance absolue. Ton mari a eu de fortes raisons pour ne pas le mettre au fait de ce dont il était chargé, mais il doit sentir à présent que deux politiques qui marchent au même but par un chemin 211 contraire a pu nuire longtemps, mais serait dans ce moment du plus grand danger.»
Le 26 juillet, Mme de Bombelles a donné à Mme de Raigecourt ses impressions sur les événements: «Ah! que nos malheureux Souverains sont à plaindre! Entre leurs geôliers et leurs assassins, ils n'ont rien à espérer et tout à craindre. La dernière insurrection m'a donné bien de l'inquiétude; il paraît que tout est apaisé pour le moment; on attend un peu de tranquillité pour faire aller le Roi à Fontainebleau signer librement une Constitution qui lui ôte la couronne s'il n'adhère pas aux ordres de ces messieurs, et on appelle cela de la liberté! Le Roi, il me semble, n'a d'autre parti à prendre que celui de signer tout sans restriction et d'attendre du secours des autres monarques le retour de son autorité. Notre princesse est un ange. Je ne sais si elle a la liberté de sortir des Tuileries...»
M. de Bombelles est parti en avant-garde; Angélique s'apprête à se mettre en route pour la Suisse. «Je vous manderai comment j'aurai trouvé notre petit château. On en dit la position superbe; j'espère que nous pourrons y vivre, nous y vêtir... avec nos douze mille francs de Naples. Mon mari est affligé, mais plein de courage, nous nous trouvons l'un et l'autre trop heureux en comparaison de nos Souverains et de notre princesse. Leur position est déchirante, et je n'entends pas comment il existe des gens capables de l'envisager de sang-froid.»
A Paris, la situation est pénible, les difficultés s'augmentent de l'attitude des émigrés.
Il faudrait, à chaque page, noter les divergences entre le parti de la Reine... et du Roi, et le parti des 212 princes. Aux Tuileries même, des défiances s'élèvent entre les belles-sœurs. Si Madame Élisabeth se plaint rarement de la Reine, excepté dans des lettres publiées par Mme Guénard et dont il est impossible d'établir l'authenticité, Marie-Antoinette, par contre, ne cachera pas ceci à Fersen: «Ma sœur est tellement indiscrète, entourée d'intrigants et surtout dominée par ses frères du dehors qu'il n'y a pas moyen de se parler, ou il faudrait se quereller tout le jour... C'est un enfer que notre intérieur [143]...» La folie des princes et des émigrants [144] revient souvent dans les propos de la Reine en attendant que, plus amèrement et non sans justesse d'ailleurs, elle se plaigne de ses beaux-frères, surtout du comte de Provence, que nous la verrons, dans une lettre célèbre, cingler de l'épithète de Caïn [145].
Comment s'entendre en cela avec Madame Élisabeth? Le comte d'Artois est l'idole de sa sœur, elle le nomme le jeune homme, son ami, dans la correspondance secrète qu'elle entretient avec lui par l'intermédiaire de Mme de Raigecourt. Elle a foi en son ardeur primesautière. Sait-elle qu'il n'a guère d'élan que pour les plaisirs. Quand il s'agit du mari d'Angélique, elle est partagée entre deux sentiments: donner raison au comte d'Artois, tout en ne blâmant pas Bombelles d'avoir suivi les prescriptions du Roi.
213 D'ailleurs, nous le savons, Madame Élisabeth a toujours peine à prendre parti. Souhaitant avant tout que le sort du Roi s'améliore, elle désirerait l'intervention des puissances étrangères. Mais parle-t-on de faire avancer à la frontière des Prussiens et des Autrichiens, elle penche du côté des troupes françaises. «Tranquillise-toi, ma Bombe, écrit-elle dans une lettre d'août, ton pays acquerra de la gloire, et puis voilà tout. Trois cent mille gardes nationaux parfaitement organisés et tous braves par nature bordent les frontières et ne laisseront pas approcher un seul houlan.» Étant donnée l'époque où cette lettre est écrite, on peut supposer la princesse sincère; plus tard certaines phrases sembleront équivoques, et le texte chiffré ou écrit avec encre sympathique s'offrira souvent contraire au texte en clair.
Ici elle développe la note patriotique: «Les mauvaises langues disent que du côté de Maubeuge huit houlans ont fait retirer et demander pardon à cinq cents gardes nationaux et à trois canons; il faut les laisser dire si cela les amuse, nous aurons notre tour pour nous moquer d'eux... En attendant les malheureux prêtres sont horriblement persécutés; Dieu est juste et nous jugera.»
Mme de Bombelles et ses enfants s'installent à Wartegg près de Saint-Gall.—Lettres de Madame Élisabeth.—Nouvelles politiques.—La Constitution votée.—Conférences de Pilnitz.—Situation de plus en plus ambigue du Roi et de la Reine.—Désaccord avec les princes.—La Cour de Coblentz.—Lettres du marquis de Raigecourt.—Madame Élisabeth s'emploie à ramener la concorde entre ses frères.—Calonne et Breteuil.—Illusions des émigrés.—Fausse nouvelle d'une fuite de la famille royale.—La vie à Wartegg.—Correspondance de Madame Élisabeth.—Départ mystérieux de Bombelles.
Les événements vont se précipiter, et il nous est interdit, Bombelles n'étant que spectateur lointain, de faire autre chose que des allusions à la Constitution et aux conférences de Pilnitz. Sans doute le marquis n'aura pu se faire à l'idée que la Constitution acceptée par le Roi puisse s'élaborer facilement. Partage-t-il les illusions du marquis de Raigecourt sur ces conférences où l'Empereur et le Roi de Prusse se rencontrèrent avec le comte d'Artois? La déclaration très menaçante, très belliqueuse du 27 août, n'était au fond, suivant l'expression de Mallet du Pan, «qu'une comédie auguste». L'Autriche et la Prusse s'engageaient bien à agir dans le but d'aider le Roi de France à affermir les bases d'un gouvernement monarchique, mais seulement dans le cas de concours des autres puissances [146], 215 cette restriction annulait toute la portée de l'acte. Le concours général des puissances était «bien difficile», suivant l'expression de Léopold lui-même: le manifeste ne faisait donc sans sanction possible qu'exalter les espérances des émigrés et que compromettre ceux qu'on avait la prétention de sauver.
On est fort belliqueux à Coblentz; tandis que le marquis de Bouillé confère à Berlin avec le feld-maréchal Lascy et le prince de Hohenlohe [147], le comte d'Artois et le maréchal de Broglie choisissent leurs aides de camp. M. de Raigecourt, sur le désir de Madame Élisabeth, sera attaché au comte d'Artois...
Mme de Bombelles a définitivement quitté Stuttgard et s'est installée à Wardeck, dans le vieux château qui leur a été prêté.
C'est là que lui parviennent les lettres de Madame Élisabeth, véritable journal par lequel elle tient son amie au courant des événements. «A combien de lieues es-tu de moi?» écrit, le 25 août, la princesse, qui semble un peu brouillée avec la géographie quand elle ajoute: «Si tu n'étais pas plus tranquille dans ton château, je regretterais que tu ne fusses plus à Stuttgard, car il me semblait que tu étais tout près de nous, tandis que ton vilain château me paraît aux antipodes. Je voudrais bien que mes lettres fussent pour toi un agréable journal, mais il s'en faut de beaucoup que cela puisse être...»
Cependant la princesse est d'humeur à vouloir 216 «divertir» son amie, et elle lui raconte les petites histoires du château. Une sentinelle sur la terrasse des Feuillants recevant des marrons sur la tête a cru qu'on lui jetait des pierres. «En conséquence il a tiré. Le caporal accourt à ce bruit, monte sur le mur, voit deux hommes se promenant dans la cour des Feuillants, tire dessus. Heureusement ils n'ont point été blessés. C'était deux hommes de la garde.» Autre aventure de sentinelle. «Celle-ci s'est endormie dans un corridor du haut, a rêvé je ne sais quoi, s'est éveillée en criant. Dans le même moment, tous les postes jusqu'au fond de la galerie du Louvre en ont fait autant. Dans le jardin il y a eu aussi des terreurs paniques. Tout cela entretient la garde dans une terreur apparemment fort utile pour ceux qui sont cause de toutes ces bêtises [148]. Il a été question hier de la maison militaire du Roi. Il aura douze cents hommes à pied et six cents à cheval qui seront choisis dans les troupes de ligne et dans la garde nationale. Outre cela il aura la garde d'honneur que la ville où il sera lui fournira. Tu conviendras que tout cela fera un Roi bien et librement gardé. On le croira et c'est tout de même. M. le duc d'Orléans a renoncé à ses droits au trône dans la séance d'hier. Voilà, ma Bombe, toutes les nouvelles intéressantes que mon pays peut fournir. La fête du Roi se passe avec toute la modestie possible... Il n'y a pas la moindre différence des autres jours. On ne lui permet même pas d'entendre la messe dans la chapelle.»
Querelle à l'Assemblée, désunion du parti républicain, 217 éloquence inutile de Malouet, puisque la droite ne le suivit pas et que Barnave ne put lui apporter l'aide promise. Le Chapelier, qui n'était pas dans le secret, interrompit Malouet avec violence et réussit à le faire descendre de la tribune. Ainsi finit, le 30 juillet le discours charmant dont parle Madame Élisabeth. On se hâtait à l'Assemblée, de terminer la Constitution; le 3 août, elle était remise par le député Thouret au Roi, qui déclara qu'il l'examinerait et donnerait sa décision au plus vite. Il y a eu beaucoup de cris de Vive le Roi et même de Vive la Reine; des applaudissements ont éclaté quand le Roi est sorti des vêpres. «Paris n'est point dans l'effervescence. Il y a un monde énorme aux Tuileries, mais c'est tous gens d'une assez bonne tournure. On en aperçoit de temps en temps dont le cœur est pénétré; le reste est calme, et tous ils sont bien aises de voir leur ancien maître dans l'espoir qu'il signera promptement ce superbe ouvrage dont ils ont tous la tête tournée et qu'ils croient fait pour leur bonheur.»
Les départements préparent les élections. Versailles s'est signalé en patriotisme; le fameux Lecointre «qui se pique d'être royaliste est le premier de la liste. Les législateurs constituants sont très empressés de céder la place à leurs successeurs... Dans l'attente de la signature de la Constitution par le Roi les billets de Madame Élisabeth sont hérissés de politique...» Je voudrais avoir quelque chose d'amusant à te mander, mais nous n'abondons pas dans cette marchandise, d'autant que le pain qui commence à renchérir ici, en rappelant un temps fort triste, fait craindre pour cet hiver assez de mouvements... La Révolution, ses suites, l'entrée 218 des émigrés, la Constitution, voilà sur quoi roulent toutes les conversations des cercles de Paris... A la veille de l'acceptation par le Roi de la Constitution, Madame Élisabeth se montre sérieuse et pense à l'avenir qui peut découler de cette Constitution qu'elle a été loin de désirer, et dont tant de gens autour d'elle et dans toutes les classes attendent à la fois bien général et amélioration dans l'état même du Roi.
Il s'agit avant tout pour la princesse que les actes des princes, surtout du comte d'Artois, soient bien d'accord avec les idées et les programmes du Roi... «On perdrait tout si l'on pouvait avoir d'autre vue pour le Futur [149] que celle de la confiance et de la soumission aux ordres du Père [150]. Toute vue, toute idée, tout sentiment doit céder à celui-là... Plus je le sens difficile, plus je le désire.» Madame Élisabeth, en son langage énigmatique, donnait à Mme de Raigecourt des explications destinées à être montrées, rappelait dans quelle position s'était trouvé le malheureux Père qui, ne pouvant régir son bien lui-même, avait dû se jeter dans les bras de son fils. «Celui-ci a eu des procédés parfaits pour ce pauvre homme, malgré tout ce que l'on a fait pour le brouiller avec la Belle-Mère [151].» D'après la princesse, le comte d'Artois aurait toujours résisté à ce genre de conseils, mais il n'aime guère cette Belle-Mère dont les dépenses lui ont toujours paru exagérées... il n'est pas aigri; mais à un moment donné il peut subir des influences...
Quant au Père, Madame Élisabeth se fait l'illusion 219 de le considérer comme guéri; «ses affaires sont remontées; mais, comme sa tête est revenue, dans peu il voudra reprendre la gestion de ses biens; et c'est là le moment que je crains. Le Fils qui voit des avantages à les laisser dans les mains où elles sont, y tiendrait; la Belle-Mère ne la souffrira pas; et c'est ce qu'il faudrait éviter en faisant sentir au jeune homme que, même pour son intérêt personnel, il doit ne pas prononcer son opinion sur cela, pour éviter de se trouver dans une position très fâcheuse... Il faudrait aussi qu'on persuadât au jeune homme de mettre un peu plus de grâce avec sa Belle-Mère, seulement de ce charme qu'un homme sait employer quand il veut, et avec lequel il lui persuadera qu'il a le désir de la voir ce qu'elle a toujours été. Par ce moyen il s'évitera beaucoup de chagrin, et jouira paisiblement de l'amitié et de la confiance de son Père... On te dira du mal de la Belle-Mère; je le crois exagéré; mais le seul moyen de l'empêcher de se réaliser est celui que je te dis... Le jeune homme a fait une fière sottise en ne voulant pas se lier avec un ami de ladite dame.» Cet ami, c'est M. de Breteuil, et ceci sera pour plaire à l'alter ego du baron, à Bombelles, appelé à être instruit par les Raigecourt de cette lettre remplie d'avis sages et de conseils modérés.
Madame Élisabeth a terminé sa lettre le 14. «Je le savais bien, voilà la Constitution terminée par une lettre dont vous entendrez sûrement parler [152]. En la lisant, tu sauras tout ce que j'en pense; ainsi, je ne 220 t'en parle pas davantage. J'ai beaucoup d'inquiétude sur ses suites. Je voudrais être dans tous les cabinets de l'Europe. La conduite des Français devient difficile. Une seule chose me soutient, c'est la joie de voir ces Messieurs sortir de prison [153]. M. de Choiseul l'est aujourd'hui, et ceux qui sont ici le sont d'hier.»
En terminant: «Je vais à midi à l'Assemblée pour suivre la Reine; si j'étais la maîtresse, je n'irais certainement pas. Mais je ne sais, tout cela ne me coûte pas autant qu'à bien d'autres, quoique assurément je sois loin d'être constitutionnelle.»
C'en était fait; à cette date du 14, l'acte constitutionnel était accepté par Louis XVI. Après bien des hésitations, des discussions, des avis donnés en divers sens [154]; se sentant obligé non seulement de ne pas s'aliéner les constitutionnels, ses conseillers de la dernière heure, mais de n'inspirer aucune méfiance sur la 221 sincérité de son adhésion, Louis XVI s'était déterminé à suivre leurs conseils.
Un certain revirement, d'ailleurs, se manifestait dans le public. En se rendant à la messe au château, le 4 septembre, Louis XVI et sa famille avaient été salués par des applaudissements [155]; un autre jour, la Reine prenant son fils dans ses bras avait été acclamée aux Tuileries. M. de Staël écrivait à son souverain qu'au Palais Royal, palladium de la Révolution, l'opinion royaliste était de nouveau en vogue; dans les cafés, on écoutait Barnave affirmant que la Constitution telle qu'elle était établie ne pourrait s'appliquer longtemps, qu'on reviendrait à une Assemblée n'ayant que l'influence d'un Conseil des Notables, que toute la force devait résider dans le Gouvernement [156]. Dans ce revirement inattendu de la faveur populaire, celle sur laquelle s'était acharnée la calomnie, la Reine, avait sa part, 222 seize mille gardes nationaux portaient, dit-on, des anneaux avec cette devise: Domine, salvum fac Regem et Reginam.
Ce regain de popularité et cette résignation à la Constitution les émigrés vont le faire payer cher à la Reine. Ils l'accuseront de «sacrifier à sa fierté le salut de la France»—ils voulaient dire: leurs intérêts.—Marie-Antoinette expliquait à Fersen pourquoi le Roi et elle étaient résignés à une Constitution plus ou moins applicable. «Les folies des princes et des émigrants nous ont aussi forcés dans nos démarches; il était essentiel, en acceptant, d'ôter tout doute que ce n'était pas de bonne foi.»
Glissons légèrement sur les faits d'histoire générale, sur la séance du 14 où le Roi se rendit à l'Assemblée accompagné des ministres, et prononça debout son discours d'acceptation, tandis que, par un étrange oubli des convenances et des traditions, l'Assemblée, sur la motion de son président Thouret, resta assise. Dans l'enthousiasme général et devant les bruyantes acclamations, le public n'avait pas fait attention à cette étrange inauguration du nouveau régime—débutant par une humiliation officielle de la Royauté. Mais quel fut le dépit de la Reine et de Madame Élisabeth qui assistaient dans une tribune à la séance, on le devine. Marie-Antoinette s'était hâtée de rentrer dans ses appartements, le Roi l'y suivit, et affaissé dans un fauteuil il s'écria en sanglotant: «Tout est perdu! Ah! Madame, vous avez été témoin de cette humiliation!» Et la Reine de se jeter dans les bras de son mari, assure Mme Campan, et de pleurer avec lui.
Quelques jours après, le Champ de Mars retentit 223 d'ovations de toute une foule: la Constitution est solennellement proclamée, les jeux s'installent à tous les carrefours, cependant que des vivres sont distribués gratuitement... Un violent enthousiasme, peu de désordre, une grande satisfaction, une grande joie populaire. Chacun se congratule et se leurre de l'illusion que la nouvelle Assemblée ramènera l'âge d'or. Beaucoup de cris sincères de: Vive le Roi, mais celui qui domine c'est: Vive la Nation... Une voix de stentor qui suivait sans relâche la voiture royale se chargeait, à chaque Vive le Roi, de jeter dans l'oreille de Marie-Antoinette: Ne les croyez pas! Vive la Nation! Et la voix brutale de la Révolution, rappelant la réalité à la Reine, la frappait de terreur et d'inquiétude [157].
En même temps Te Deum à Notre-Dame et aux Tuileries, nouvelles fêtes populaires dans le jardin du château, représentations de pièces royalistes dans les Théâtres. Madame Élisabeth s'est contentée du Te Deum des Tuileries, bien que M. l'intrus (Gobert, évêque assermenté) eût désiré à Notre-Dame la présence de la famille royale; mais elle a assisté aux représentations de la Comédie italienne [158], de l'Opéra [159], de la 224 Comédie française: Applaudissements inexprimables... «Tu ne peux te faire une idée du tapage qu'il y a eu samedi», écrit la princesse à Mme de Raigecourt. Puis, mélancoliquement, elle ajoutait: «Il faut voir combien cet enthousiasme durera.»
La clôture de l'Assemblée est aujourd'hui, écrit Madame Élisabeth, le 30 septembre [160], à Mme de Bombelles. Le Roi ira prendre possession du droit que la Constitution lui donne d'ouvrir et de fermer les législatures. La nouvelle a presque toute été choisie par les Jacobins, et la moitié est protestante: Ainsi vous pouvez juger de la protection que nous aurons dans l'Assemblée... Il a paru hier une protestation des émigrés [161], sur l'acceptation du Roi; elle est parfaitement écrite, mais je l'aurais désirée moins forte. La première partie est modérée, mais on voit dans la seconde que l'auteur a été entraîné par la chaleur de sa tête et la force de ses raisons. Il a paru en même temps une proclamation du Roi, pour engager tout le monde à la paix et les émigrés à rentrer [162]. Il y a 225 un article sur la tolérance que l'on doit avoir pour les opinions, qui est parfait: je souhaite que ceux qui ont le pouvoir en main en fassent leur profit [163].»
226 Voici d'autres nouvelles encore. La Fayette, proclamant partout que la Révolution était accomplie, éprouvait le besoin d'aller se reposer sur ses lauriers de politicien.
«M. de la Fayette, écrit la princesse, quitte Paris et va en Auvergne voir, dit-il, une tante qu'il aime beaucoup. Mais, comme on prétend que cette tante est fort aristocrate, je crains qu'il ne soit pas aussi bien reçu qu'il le mérite. On dit que Barnave va en Dauphiné, Lameth à Metz, et d'autres dans d'autres provinces. D'autres disent qu'ils resteront ici pour influencer l'Assemblée; s'ils veulent une monarchie, ils feront bien, car celle-ci est bien forte en volonté républicaine.»
Sur ce trait frappé au coin du bon sens, Madame Élisabeth prêche encore la concorde. «C'est ce que je ne cesse de dire des deux côtés... Mais il faudrait que tout le monde y mît quelque chose, et je t'avoue que j'ai été dans le cas de voir des gens qui m'effraient par leur raideur. Il serait bien à souhaiter que ceux qui sont de leur société pensassent comme moi, le leur persuadent et fussent de bonne foi. Il n'y a que cela qui ramène des cœurs ulcérés par la douleur et par l'intime et juste conviction de la pureté de leurs intentions...» Rapprochons cette lettre de celle adressée quelques jours avant à Mme de Raigecourt, et nous voyons que Madame Élisabeth s'est donné le but d'apaiser les malentendus, de ramener la concorde entre les différents membres de la famille royale. Malgré sa tendresse pour le comte d'Artois et sa faiblesse pour les émigrés, elle sent qu'elle a un devoir à remplir, et elle s'emploie de toutes ses instances. 227 On sait que pas plus que les prières de Louis XVI, les objurgations de Madame Élisabeth n'étaient écoutées.
Pendant ce temps nos émigrés ont continué à correspondre et à s'entretenir des nouvelles qui leur parviennent soit de Paris, soit des princes.
Le 16 septembre, Mme de Bombelles ne sait encore si elle doit se réjouir tout à fait du voyage du comte d'Artois dont elle augure si grand bien. «On assure qu'il a reçu parole de l'Empereur et du roi de Prusse, écrit-elle en supposant bien facilement le problème résolu... Le premier donne définitivement 60.000 hommes, le second 40.000... Monsieur a témoigné à son frère la tendresse la plus touchante et, jetant son chapeau en l'air, a crié Vive le Roi lorsqu'il a appris les dispositions des Souverains; le mouvement de la part de Monsieur est charmant. Dieu veuille les éclairer et les diriger... Dussions-nous dans notre petit coin être oubliés, maltraités, peu importe si notre Souverain reprend sa couronne et la religion son empire!...»
Quant au marquis, il a chargé M. de Raigecourt de parler pour lui au maréchal de Broglie qu'il vénère. Non pas qu'il veuille se faire une place à Coblentz entre Calonne et l'évêque d'Arras, M. de Conzié. Il n'est pas sans conserver rancune à ceux qui l'ont si bien desservi auprès du comte d'Artois et «dans ce tableau nouveau d'intrigues mal cousues, il n'a garde de vouloir figurer». Bombelles doit être sincère et nous ne le suspecterons pas d'imiter le renard de la fable. Sa consolation de diplomate pour le moment réduit à l'impuissance, il la trouve dans les lettres du 228 Roi et de la Reine aux princes, dans les marques d'estime des Rois Bourbons à Madrid et à Naples. «Je suis ravi, dit-il en finissant, que M. le comte d'Artois vous attache à lui. Hélas! il mériterait de n'avoir près de sa personne que des gens de votre trempe; alors ses actions seraient toutes analogues aux bonnes et aux droites intentions de son excellent cœur.»
M. de Raigecourt ne se refusera pas à s'entremettre pour M. de Bombelles et dans une lettre qui se croise avec celle de son ami, il a fait entrevoir des arrangements possibles dont le bien général devait profiter. «Le chevalier de Las Casas a été à même de connaître et d'apprécier toutes vos démarches et peut vous faire rendre par le prince une justice que nous réclamons avec tant de raison.» De bonnes nouvelles d'ailleurs viennent d'être apportées par le baron de Bombelles; alors agent des princes à Saint-Pétersbourg. Les obligations qu'on lui devait étaient assez essentielles «pour mettre un poids de plus du côté de la justice et de la reconnaissance». Le frère de M. de Bombelles avait réussi dans une petite mesure auprès de l'impératrice Catherine: il venait d'obtenir beaucoup de promesses, et, ce qui valait mieux, deux millions d'argent qui avaient été les bienvenus dans l'état de détresse où se trouvaient princes et émigrés.
On ne saurait demander à M. de Raigecourt de juger sans parti pris et la déclaration de Pilnitz et ses conséquences escomptées, et l'attitude du Roi vis-à-vis de ses frères. Le marquis est attaché à la personne du comte d'Artois qu'il considère comme le sauveur de la monarchie, il se montre très sévère pour le Roi, «qui aggrave tous les jours sa position par son 229 peu de caractère et des démarches indignes de son rang».
Mme de Raigecourt forcerait volontiers la note. Écrivant à son mari à la même époque—on se rappelle qu'elle est demeurée à Trèves avec ses enfants—elle livre ses impressions vraies: «On promène dans Paris notre Roi nonchalant, sa triste compagne et notre trop malheureuse princesse. La Constitution se consolidera à peu près, puisqu'on laisse passer les gelées dessus, et que le Roi est forcé à se prêter à toutes les démarches honteuses auxquelles il se soumet; mais les princes et les puissances doivent, pour juger sa façon de penser sur cette maudite Constitution, se souvenir de ce qu'il a dit en partant pour Varennes [164].»
Plus tôt qu'on n'aurait pu le croire il a été question à Coblentz du marquis de Bombelles. Aussitôt M. de Raigecourt mande à la marquise: «J'ai eu le plaisir hier de causer avec le baron de Bombelles qui repart ce soir pour la Russie, et vous vous imaginez bien quel a été l'objet principal de notre conversation. Il est fort d'avis et j'en suis aisément tombé d'accord que, d'après les lettres que M. le comte d'Artois doit avoir reçues actuellement et les témoignages flatteurs qui ont été rendus à votre mari par le Roi et les autres Souverains, témoignages que les princes ne peuvent pas ignorer, il est indispensable que M. de Bombelles reparaisse 230 ici. La jalousie de M. de Calonne ne pourra pas empêcher M. le comte d'Artois de le voir et de le bien traiter, et je suis persuadé que dans une demi-heure de conversation il achèverait d'éclairer le prince et de le ramener aux sentiments de justice et de reconnaissance qui lui sont naturels. D'ailleurs la présence de M. de Bombelles ici dissiperait l'impression qu'ont pu laisser dans quelques esprits les propos qu'on a répandus, et produirait peut-être mieux cet effet qu'un mémoire justificatif, supposé même que les circonstances permissent d'en publier un. Monsieur votre frère m'a prié particulièrement d'insister près de vous sur ce point, et je crois qu'il a grande raison. La délicatesse de M. de Bombelles ne doit jamais être alarmée de faire auprès du prince la première marche; elle me paraît d'autant plus nécessaire de sa part que celui qui a eu des torts ne revient presque jamais le premier. Outre l'avantage que je trouverais pour la chose publique à un rapprochement qui ferait employer M. de Bombelles, je crois que dans le cas du rétablissement de nos affaires il ne serait pas inutile à l'avancement de votre mari et à la fortune de vos enfants qu'il fût bien avec les princes. J'espère qu'ils joueront un assez grand rôle dans la contre-révolution pour conserver ensuite une certaine influence dans le Gouvernement.»
Si cependant M. de Bombelles ne trouvait pas que cette démarche fût encore convenable pour le moment, son frère le priait d'écrire au prince Charles de Nassau-Siegen, qui faisait partie du Conseil à Coblentz. Les princes avaient beaucoup d'obligations à l'aventureux personnage, amiral au service de la Russie, lequel était 231 à la fois un des hommes de confiance de Catherine II et un des partisans les plus convaincus et enthousiastes de l'émigration [165]. Enfin le baron de Bombelles partant pour la Russie attendrait à Berlin les lettres de son frère. A son retour à Coblentz en novembre il ferait le possible pour faire le crochet de Berlin, de Wardeck, si le marquis lui traçait un itinéraire. M. de Raigecourt est enchanté de l'idée de revoir M. de Bombelles, surtout de pouvoir contribuer suivant son idée à le ramener dans le sillon de Coblentz. N'est-ce pas aller bien vite en besogne que de croire Bombelles si facilement gagné à la cause de l'émigration sans le Roi? Nous connaissons assez l'inébranlable fidélité de Bombelles à la cause royale pour supposer qu'en faisant des démarches pour être reçu à Coblentz le marquis n'a qu'une idée: reprendre si possible une petite influence et servir utilement les intérêts de la monarchie en faisant obstacle aux plans impolitiques de Calonne. S'est-il leurré de l'idée que le baron de Breteuil et lui, aidés des conseils expérimentés du maréchal de Broglie, pourraient faire rentrer des idées saines dans les cerveaux de Coblentz et ramener cette concorde après laquelle tous soupirent—à la condition que les concessions soient toujours faites par les autres? Nous le 232 verrons à l'œuvre, mais sans succès, et deux mois ne se seront pas passés que la désunion sera plus forte que jamais: Bombelles, ancré de plus en plus à la politique particulière du Roi et de la Reine, s'affirmera l'antagoniste de la politique des princes.
Quelques détails sont aussi donnés par M. de Raigecourt sur l'existence menée alors à Coblentz: «La vie d'ici est fort ennuyeuse; j'ai heureusement pour ressource Mmes de Caylus et d'Autichamp. La société de Schœnbornslust n'est point du tout dans mon genre, et j'aurais de la peine à faire le Beau Monsieur auprès de la comtesse de Balbi. Je vous assure que ces femmes n'ont pas été rendues plus raisonnables par la Révolution; le pauvre et respectable maréchal de Broglie y est tourné en ridicule à la journée, ainsi que le prince de Revel, qui est une des plus honnêtes créatures que je connaisse; aussi je vais là le moins possible.» D'autres émigrés de marque sont aux alentours: le maréchal de Castries et le marquis de Bouillé.
M. de Raigecourt vient d'entrebâiller la porte de la société de Coblentz. Jetons un court regard sur cette cour d'intrigues.
Le château de Schœnbornslust était situé aux portes de Coblentz et prêté aux princes par Louis Wenceslas de Saxe, frère de la Dauphine Marie-Josèphe, archevêque-électeur de Trèves. L'électeur déteste le Gouvernement qui a ruiné le clergé et donne sans discontinuer à l'Europe de funestes exemples. Comme les émigrés se sont constitués les défenseurs de la religion catholique, l'électeur est captivé; il abandonne pour ainsi dire le gouvernement de sa principauté à Calonne, lequel mène le comte d'Artois par le bout du nez. Le 233 maréchal de Broglie est annihilé; si le maréchal de Castries a conservé une certaine indépendance, c'est parce qu'il réside à Cologne. Calonne est grand-maître, ministre, organisateur, il centralise les fonds trop rares à venir, il les distribue à ses amis, à ses créatures, il met les grades en vente, mécontente ceux dont les appointements ne sont pas payés, s'aliène les chefs, du prince de Condé au duc de Guiche qui a rassemblé les anciens gardes du corps [166] et est chargé de l'organisation de l'armée, au marquis de Bouthillier [167], major général, qui à Worms reçoit les engagements [168].
Mais, pendant ce temps, la Cour est fort brillante. Sur les conseils de Calonne, les princes font revivre le cérémonial de la Cour de France, réorganisent la Maison du Roi, rétablissent les grandes charges, les pages, les mousquetaires, la compagnie de Saint-Louis, les 234 chevaliers de la couronne. Uniformes éclatants, tenue de ces troupes d'élite magnifique. Les gentilshommes qui composent le guet des gardes sont montés sur des chevaux à courte queue: costume vert avec parements, revers et collet cramoisi, galonnés en argent. A la tête de ces corps sont placés: le marquis de Vergennes, le comte de Bussy, le marquis d'Autichamp, le vicomte de Virieu, le comte de Montboissier, le marquis du Hallay. La maison militaire de Monsieur est commandée par le comte de Damas et le comte d'Avaray, celle du comte d'Artois par le comte François des Cars et le bailli de Crussol. Calonne est le mentor du comte d'Artois, Jaucourt est l'homme de Monsieur et l'ami réel de la comtesse de Balbi, née Caumont la Force, qui joue le rôle de favorite du comte de Provence. D'autres hommes ont un rang important à la Cour; en dehors du maréchal de Broglie et du duc de Guiche, c'est Mgr de Conzié, évêque d'Arras, ce sont les deux Vaudreuil, le comte et le marquis; ce sera plus tard le comte de Vergennes, ministre du roi de France près de l'électeur, mais seulement quand il aura été révoqué par son gouvernement et remplacé par Bigot de Sainte-Croix; si le ministre de France n'est pas accepté dans le conseil, les représentants des puissances y sont accueillis avec empressement: ce sont le baron de Duminique, premier ministre de l'électeur, qui prend part aux délibérations que préside Monsieur et qui sait si bien s'effacer devant Calonne; c'est le comte d'Oxenstiern accrédité auprès des princes par le roi de Suède, le comte de Romanzof, envoyé par Catherine, le prince de Nassau, qui «est tout entier au service des princes, leur offre tout, son sang et sa fortune», enfin le chevalier 235 de Bray qui représente les Français engagés dans l'Ordre de Malte [169].
La politique tient ses assises au Café des Trois-Couronnes, où chaque jour vient pérorer Suleau, le journaliste de l'émigration, l'oracle des exaltés: il est l'éditeur de ce Journal Suleau, qui critique tout le monde, qui raille le Roi et la Reine, que Calonne est obligé de désavouer, tant ses diatribes sont violentes contre les puissances qui tardent à envoyer des secours, et que finalement on est obligé de supprimer [170]. Les propos du pamphlétaire trouvent de l'écho parmi ses lecteurs ou auditeurs; les jalousies anciennes, les vieilles hostilités se réveillent; noblesse de province contre noblesse de Versailles, gentilhommes pauvres et gentilhommes nantis, gens d'épée et gens de cour; puis par dessus tout la haine de Coblentz pour les royalistes modérés, les «monarchiens» qu'on enveloppe dans la même animadversion que les Jacobins. Les partis opposés se déchirent; le Roi et l'acceptation de la Constitution font les frais principaux des discussions âpres et permettent aux antagonistes de tomber d'accord. Parlent-ils d'autre chose, ils se divisent, et Mercy a raison de dire: «Pour juger sainement les affaires françaises, il ne faut pas prêter l'oreille à aucun parti, parce qu'ils sont tous aveuglés par leur intérêt ou leurs passions; leur plus grand défaut c'est d'être dans un état de dissolution politique; ils sont plus exagérés et plus absurdes que les Jacobins.»
236 La chronique scandaleuse ne perd pas ses droits. En ce même Café des Trois-Couronnes, médisances et calomnies vont leur train. Calonne est non seulement épargné, mais exalté: il est tout-puissant et tient les cordons de la bourse. Breteuil au contraire est dénigré, violemment attaqué dans sa vie privée. «On commente la liaison de sa fille, la comtesse de Matignon, avec d'Agoult, évêque de Pamiers, la sienne avec la sœur du même évêque, le tout émaillé de détails abominables.» M. de Vaudreuil écrira à d'Antraigues: «Les agents de Breteuil nuisent à qui veut faire: tel est le troupeau de boucs dont il est le plus puant bouc.» Marie-Antoinette se plaindra à Fersen d'avoir reçu «une lettre du gros d'Agoult lui disant simplement: «Nous attendons avec impatience le gros baron lorrain pour que l'accord soit parfait entre ici et où vous êtes». D'Agoult a des raisons pour attendre l'arrivée de Breteuil; les autres l'exècrent et le vilipendent.
Il n'est pas assez que les cafés politiques distillent des méchancetés; les salons s'en chargent aussi. Mme de Calonne, cette riche Anglaise qui a épousé Calonne par admiration, donne de «petits dîners charmants» que vante le chevalier de Bray; il en est d'autres chez Mmes de Caylus et d'Autichamp, que M. de Raigecourt qualifie d'ennuyeux, ailleurs des thés, des soupers, même des représentations. On se réunit surtout chez Mme de Balbi et chez Mme de Polastron qui habitent avec les princes le château. Le soir, à l'heure de sa toilette, Mme de Balbi tient dans sa chambre une petite cour ouverte aux gentilshommes présentés. On la coiffe près d'une petite table, on lui passe sa chemise devant tout le monde. Le comte de 237 Provence pendant ce temps est assis dans un fauteuil près de la cheminée, la main appuyée sur sa canne à pommeau dont il fourre le bout à chaque instant dans son soulier. Tant que dure la toilette de la comtesse, les anecdotes et les bons mots volent; puis on soupe, de jeunes officiers composent des bouts rimés, les tables de jeu s'organisent, on médit de la cour rivale, celle de Mme de Polastron. De l'une à l'autre de ces coteries, on se jalouse, on se déteste, on ne s'entend que pour appeler le Roi un «soliveau» et pour médire de la Reine «devenue un objet d'horreur pour les émigrés», écrit le ministre de France à Mayence, Villars, à son chef de Lessart. D'après l'ambassadeur espagnol, Las Casas, la désunion entre les princes provient surtout des querelles entre Mmes de Balbi et de Polastron: «La Cour de Louis XV et celle de Louis XVI n'ont jamais présenté plus de désordres ni d'intrigues; point de remèdes tant qu'il restera un cotillon.» C'est ce que finit par comprendre le comte de Provence qui envoya, avec sa femme, la comtesse de Balbi à Turin [171]. Mais, en attendant, la favorite jouit d'une grande influence à laquelle ne prétend guère Louise de Polastron, mais dont une autre femme est férocement jalouse. Cette troisième directrice de coterie est la princesse de Monaco, née Brignole-Sale, depuis vingt ans attachée au prince de Condé qu'elle mène à son gré. Celle que Gœthe a assez faussement définie «une svelte blondine, jeune, gaie, folâtre», avait alors près de cinquante-trois ans; elle a suivi à Coblentz le prince dont Marie-Antoinette 238 disait: «Ce serait dur d'être sauvé par ce maudit borgne [172]», elle le suivra également au camp de Worms. De tant de fidélité elle sera récompensée plus tard par le mariage; elle mourra princesse de Condé [173].
Mme de Raigecourt a bien compris ce que Madame Élisabeth lui avait mandé le 12 septembre pour le comte d'Artois et M. de Calonne. Le 4 octobre, la princesse la félicite. «Je suis charmée de la manière dont tu as saisi ce que je te disais si mal, et que la personne à qui tu as parlé ait été de ton avis. Puisse le Ciel lui donner le crédit de la faire réussir!»
«Comme toi et comme d'autres, ajoute Madame Élisabeth, je serais bien fâchée de renoncer à voir le jeune homme dont il est question absolument soumis à sa belle-mère; mais cela est impossible; et plus il fera ce qu'il doit vis-à-vis de son homme d'affaires, moins il courra ce risque, parce que, réunissant plus de moyens à lui, il s'affermit de toute manière». Il n'est pas nécessaire que son mari en parle au patriarche (le maréchal de Broglie). L'idée d'un Congrès à Aix-la-Chapelle [174] se répand. On débite même un extrait de la lettre de M. de Broglie, qui dit positivement que l'Empereur a eu réponse des autres Cours qui adhèrent à la déclaration de Pilnitz.
239 La princesse ajoutait un paragraphe qui regardait les Bombelles: «Je voudrais bien que le mari d'Ange employât son crédit auprès de son protecteur, pour lui persuader qu'il faut que tout le monde fasse des sacrifices avec raison. Il y a un parti qui doit en faire de plus grands. Mais ses services et son désintéressement individuel doivent être comptés pour quelque chose. Si tu es en position d'en écrire à l'Ange, tu feras peut-être bien; mais si tu ne lui parles pas des affaires dans le cours ordinaire, il ne faudrait pas entamer celle-ci, parce qu'elle verrait bien que cela ne vient pas de toi, et que tout ce que tu peux lui mander sur cela ne peut pas venir d'un autre. Je suis bien fâchée qu'il ne soit pas bien avec le jeune homme, car il serait utile dans ce moment; mais, comme tous les deux trouvent qu'ils ont raison, il est difficile de s'entendre; et il faudrait une si grande explication pour en convenir qu'il faut y renoncer...»
Dans son désir de concorde, qui seule aurait pu amener une réelle amélioration dans les affaires royales, Madame Élisabeth se sert tour à tour des moyens directs ou détournés, pour obtenir ou tâcher d'obtenir que les querelles cessent entre ses frères et les représentants du Roi. Avec sa coutumière diplomatie, elle supplie des deux côtés, ne donnant tort à personne; 240 mais, comme on vient de le voir, elle ne se fait guère d'illusion sur le résultat de sa nouvelle démarche.
A Mme de Bombelles, dans sa lettre du 6 octobre, elle n'aborde point le sujet. En revanche, elle évoque des souvenirs qui ne peuvent que toucher sa fidèle amie:
«Il y a aujourd'hui deux ans, ma chère Bombe, que nous étions encore dans le lieu de ma naissance. C'est vers cette heure-ci qu'il a été décidé que nous le quitterions. Cela est un peu triste, car jamais l'on ne verra une habitation plus agréable pour moi. Tu me demandes si je vais à Montreuil. Non, mon cœur, et certes je n'irai pas que la ville dans laquelle il est n'ait avoué ses torts. J'en enrage, mais je crois le devoir. Quant à Saint-Cyr, je n'ose pas y aller: le village est si mal pour ces dames que je ne puis y aller, dans la crainte que le lendemain l'on ne fasse une descente chez elles, disant que j'ai apporté une contre-révolution.»
Mme de Bombelles a confié à sa princesse ses visites au prince-abbé de Saint-Gall: «Je suis charmée de ce que tu me marques du bon sens de ton prince-moine [175]. Si tout le monde avait comme lui senti la nécessité de laisser chacun dans la place où la Providence l'a placé, nous n'aurions pas à gémir sur les maux de notre patrie.»
Voici des nouvelles de l'Assemblée. «La nouvelle législature a commencé à attaquer les droits que la Constitution avait donnés au Roi. Elle a décrété qu'elle 241 devait être indépendante de la volonté du Roi lorsqu'il y était, et qu'en conséquence ils seraient avant que le Roi s'asseoie; qu'il n'aurait pas un fauteuil différent de celui du Président, et que l'on ne lui donnerait plus le titre de Sire ni de Majesté; mais qu'en lui parlant on dirait toujours Roi des Français. Tout cela ferait rire si l'on n'y découvrait pas un désir violent de détruire toute la Constitution. On dit que Thouret était dans une colère affreuse, et M. de Condorcet enchanté.»
En post-scriptum, il est d'ailleurs marqué: «L'Assemblée a rétracté le décret de la veille.»
La grosse nouvelle des lettres adressées par Madame Élisabeth à ses amies est que:
«L'Empereur reconnaît notre pavillon de trois couleurs comme le Royal. Je pense que toutes les puissances en vont faire autant. Oh! que les princes pacifistes sont de précieux trésors pour des révolutionnaires comme nous!... Il faut convenir qu'aux yeux des siècles présents et futurs cette modération pacifique fera un superbe effet. Je vois déjà toutes les histoires en parler avec enthousiasme, les peuples le bénir de leur bonheur, la paix régner dans ma malheureuse patrie, la religion constitutionnelle s'établir parfaitement, la philosophie jouir de son ouvrage, et nous autres, pauvres apostoliques et romains, gémir et nous cacher...»
En terminant: «Enfin, mon cœur, la Providence est bonne et veut nous humilier. Si c'est là son but, elle y a bien réussi...»
La politique intérieure, les événements qui se préparent à l'extérieur n'empêchent pas Madame Élisabeth de suivre son amie par la pensée, de s'intéresser à 242 ses excursions avec Mme de Louvois, surtout à la santé morale et physique de ses enfants: «Que tu es heureuse que tes parents répondent si bien aux soins que tu leur donnes! J'espère, mon cœur, que le sacrement qu'ils vont recevoir les confirmera en effet dans la foi de leur père, et les rendra dignes un jour de la soutenir avec force, dans un temps où il faudra peut-être encore du courage pour se dire chrétien. Ce que tu me mandes du bien que produit en eux l'air de la campagne me ferait bien plaisir et m'ôte presque le regret de te voir toujours éloignée d'ici...»
Les négociations ont été menées par M. de Raigecourt pour aplanir les voies à M. de Bombelles s'il se décidait à se rendre à Coblentz. La marquise est reconnaissante à M. de Raigecourt de «l'intérêt tendre» que leur «meilleur ami» a pris aux injustices «qu'on fait essuyer à son mari»...
«Vous jugez tout le prix que nous attachons à vos conseils. Celui que vous donnez à mon mari de se rendre à Coblentz est cependant si important qu'il demande d'y réfléchir à tête reposée, et c'est ce que nous voulons faire l'un et l'autre. Songez, mon cher, à l'intérêt qu'a M. de Calonne de couvrir toutes ses menées en éloignant toute explication, et l'application qu'il mettra à faire recevoir à mon mari tant de dégoûts pour notre prince qu'il en résulte impossibilité ni de s'expliquer ni de s'entendre.»
Mme de Bombelles ne se fait guère d'illusions sur les pensées de derrière la tête du comte d'Artois et surtout de son omnipotent chargé d'affaires. Elle pressent ce qui est vrai, et ce que nous prouvera une lettre postérieure adressée par le prince à Madame Élisabeth, 243 que la plaie est encore vive et la rancune nullement apaisée: l'affaire de Mantoue et le dévouement à Breteuil ne sauraient être oubliés.
«On pardonne volontiers les torts des autres, continue la marquise, mais bien rarement ceux qu'on a eus soi-même. M. de Bombelles ne doit donc guère espérer un retour de justice, qui coûterait à l'amour-propre de notre prince et ferait courir le risque à M. de Calonne d'être connu. Pourquoi donc chercher de nouveaux chagrins? De quelle utilité cela pourrait-il être à la chose publique?»
Elle est d'avis que pour le moment M. de Bombelles doit rester dans la retraite. Autre chose serait si «des coups de fusil se tiraient». Dans ce cas, il devrait aller payer de sa personne. «Il verrait alors de quelle manière il devrait se présenter et il pourrait servir la bonne cause sans rien avoir à démêler avec les princes.» Ne se nourrit-elle pas d'ailleurs d'illusions sur l'issue du mouvement des émigrés, puisqu'elle ajoute: «Si le Roi reprend sa couronne, il ne se refusera pas sans doute d'employer un vieux et fidèle serviteur, et je ne crois pas que la persécution qu'on fait éprouver à mon mari aille jusqu'à vouloir le frustrer de ce qui lui sera légitimement dû... Il me semble donc qu'il doit rester et ne pas aller demander un pardon qu'il n'a pas à réclamer, et qu'on lui refuserait avec hauteur. M. de Bombelles doit, en outre, au baron de Breteuil, dont il partage la disgrâce, de ne pas faire une démarche qui romprait peut être les liens qui les unissent.»
D'un autre côté le Roi et la Reine parlent avec intérêt du marquis, ils comptent sur lui et peuvent réclamer ses services. «Si l'un ou l'autre désirait qu'il 244 fût à Coblentz, il y volerait, mais jusqu'à présent ils ne nous ont rien fait pressentir là-dessus.»
Mme de Bombelles a son siège fait. Elle épouse la querelle de son mari se plaignant de ce que des émissaires du comte d'Artois vont jusqu'à répandre le bruit que le marquis s'occupe de desservir le prince en Suisse [176]; elle opine que son apparition à Coblentz «serait une démarche inconsidérée, sans avantage pour la chose publique et qui aurait de l'inconvénient pour lui-même. Si on pouvait espérer que les entours des princes, les belles dames qui font leur société se prêtassent à un rapprochement, M. de Bombelles devrait peut-être faire quelques avances, mais il y a longtemps qu'il a renoncé à être agréable à ces moqueries de la société de Schœnbornslust, la manière dont, d'après ce que vous me mandez, sont traités les gens raisonnables est peu faite pour engager à rendre son existence dépendante des caprices de ces dames... Quant au prince de Nassau, sa légèreté est aussi connue que sa bravoure; il croira ce que lui dira M. de Calonne sans aller plus loin, et j'avoue qu'il me répugne de voir faire à M. de Bombelles un rôle de suppliant. Il a écrit trois fois à M. le comte d'Artois, lui a donné tous les motifs de sa conduite dans tous leurs détails, et ne doit pas en faire davantage, ce me semble.»
Mme de Bombelles n'est pas sans nouvelles de Paris, puisqu'elle mande au marquis de Raigecourt—et là, son informateur ne semble pas avoir été la princesse:—«Vous savez que le Roi a refusé d'aller au Te Deum et même de répondre à l'évêque constitutionnel de 245 Paris; voilà une petite pointe de courage qui lui vaudra, je crains, de nouvelles insultes, mais ce sera un bien pour le moment.»
De plus la marquise croit fermement—ce qui n'est nullement prouvé—que le Roi a été forcé d'accepter la Constitution et que sa lettre a été écrite par le Comité [177]. «On prétend qu'il en a gardé la copie et qu'il doit l'envoyer au roi d'Espagne... Sa position est bien cruelle et doit inspirer une vraie pitié; car je parierais tout au monde qu'il ne s'est résolu à obéir à ses tyrans que pour sauver la vie de ceux qui eussent été les victimes de sa résistance.» Si le bulletin des Tuileries est navrant, comme celui des bords du Rhin ranime le courage de l'ardente jeune femme! Ce Congrès armé, c'est le salut, croit-elle, et pourtant, comment accorder cette pacifique réunion, escomptée d'avance, d'Aix-la-Chapelle, et la marche des troupes. Si la guerre doit éclater, que ce soit le plus tôt possible: «Je le désire pour tous les pauvres gentilshommes qui vous entourent et dont la situation est déchirante.» L'impératrice de Russie a donné un bel exemple, «sa conduite est adorable [178] et doit faire honte aux autres souverains; j'espère qu'elle les aura électrisés tous, et ce sera peut-être à Catherine à qui nous devrons le salut». En 246 résumé l'ardente femme qu'est Mme de Bombelles s'apitoie sur le sort du Roi et de la Reine et, en même temps, oubliant ses griefs personnels, elle fait vœux pour les succès des princes à la condition qu'ils soient d'accord avec les Tuileries. C'est, au fond, le système utopique de Madame Élisabeth.
En ce début d'octobre, un effort a-t-il été fait par le parti de Coblentz pour ne pas élargir le fossé creusé entre le Roi et ses frères? Dans l'attente de réponses définitives des puissances et au sujet de la Constitution, et sur le chapitre concours effectif, le Conseil des princes penche-t-il pour la modération et désire-t-il prouver que non seulement il ne veut pas encore rompre en visière avec les Tuileries, mais qu'il s'efforce dans une certaine mesure provisoire de se rapprocher des désirs du Roi? On le croirait, à apprendre de M. de Raigecourt que le comte d'Artois s'est exprimé avec modération au sujet de Bombelles, que le maréchal de Broglie déclare tout haut que, sans le baron de Breteuil, rien ne peut marcher: la duchesse de Brancas [179] vient d'arriver, et on la supposait chargée d'une négociation de ce genre; après elle, c'est le marquis de Vaudreuil, cousin du fidèle ami du comte d'Artois; il apportait des encouragements du Roi... Ces contradictions perpétuelles, ces variantes de politique sont déconcertantes au premier chef; au bout de chaque route, il est deux tournants où les partis s'engagent, quitte à revenir sur leurs 247 pas; chacun a deux politiques tour à tour officielle et occulte, chaque semaine apporte son changement: les suspicions s'en augmentent, les chances d'accord malgré des apparences momentanées diminuent, s'évanouissent les unes après les autres. L'accalmie que nous soulignions plus haut au fil d'une correspondance qui nous apporte tant de nouveaux éléments de discussion, l'accalmie ne peut pas durer: elle ne durera pas.
Dès le 16 octobre, Mme de Raigecourt, revenant sur les combinaisons dont son mari ou elle ont donné l'espoir aux exilés de Wardeck, mande à Mme de Bombelles que «les belles nouvelles n'étaient pas véritables». Tout paraît se reculer et même s'anéantir. Je vois avec douleur que Paris et Coblentz ne s'entendent point... L'Empereur traite les princes comme des enfants. Il fait semblant de se convaincre de leurs bonnes raisons, de s'attendrir sur leur position. En conséquence, il leur donne de l'espoir, leur fait des promesses, et, au moment de les accomplir, il trouve une porte de derrière pour délayer et allonger à l'infini. Les princes ne peuvent s'empêcher de soupçonner que le crédit de la reine et de ses agents ne contrarient tous leurs projets et ne fassent tenir à l'Empereur une conduite si étrange.»
Et Mme de Raigecourt d'insister sur cette haine de Calonne et de Breteuil dont, par le menu, nous connaissons les effets. «Il faut donc, pour le bien général, chercher à rapprocher ces deux hommes et à accorder leurs prétentions respectives. Je prêche, de ce côté-ci, cette morale tant que je puis, prêchez-la du vôtre, et faites voir que toute la noblesse se rallie et se ralliera 248 à M. le comte d'Artois; que la conduite tergiversante de l'Empereur a aigri les esprits contre sa sœur, et qu'il faudrait maintenant mettre du concert et de la confiance dans les efforts que l'on veut faire pour rétablir le Roi.»
Voici qui souligne bien la note de Coblentz: «On soupçonne encore, dans ce pays-ci, quelque cachoterie de la part des Tuileries. Il faudrait une bonne fois pour toutes s'expliquer. La Reine craint-elle que le comte d'Artois ne s'arroge une autorité dans le royaume qui nuise à la sienne? Qu'elle en soit tranquille: elle sera toujours la femme du roi, et elle a plus de caractère que ce prince et sera toujours dominante. Elle se plaint qu'on n'a pas assez d'égards pour elle. Mais vous connaissez le cœur, la droiture de notre prince; il a été incapable de tenir les propos qu'on lui attribue, et qu'on a rapportés à la Reine dans l'intention sûrement de les rendre irréconciliables.»
Comme Madame Élisabeth, Mme de Raigecourt défendra toujours le comte d'Artois et même son entourage. Elle s'efforce ici de pallier le mauvais effet des propos jetés dans Coblentz. Nous en avons noté plusieurs qui ne sont pas récusables. Qui prouve que le comte d'Artois n'a pas cédé au même impérieux désir de médire de sa belle-sœur? Il la déteste, maintenant, comme tous les émigrés, depuis qu'elle contrecarre les projets des princes et ne consent pas à abdiquer entre leurs mains les derniers vestiges de la royauté. Mme de Bombelles nous laissera deviner qu'elle a entendu personnellement ce qu'on lui a écrit et nous ôtera toute velléité de croire aux euphémismes voulus de Mme de Raigecourt.
Du moment où elle n'ajoute pas foi aux médisances 249 colportées, il est naturel que la marquise n'ait pas abandonné l'espoir de rapprocher le baron de Breteuil des princes. L'arrivée de la duchesse de Brancas et du marquis de Bouillé étaye cet espoir. «Ce serait un beau rôle à jouer que de les rapprocher et de les faire marcher du même pied, si le baron de Breteuil peut se convaincre que ce serait là vraiment servir sa patrie et son Roi, et qu'il ne doit, pour une si grande œuvre, épargner ni peines, ni soins, ni sacrifices... Je ne vois que ce remède à nos maux: l'intelligence. Si nous ne l'obtenons pas, nous sommes en proie pour des siècles à des malheurs sans exemple...»
Pour ce qui est de M. de Bombelles, elle comprend son hésitation à se rendre à Coblentz; Mme de Raigecourt ne semble pas avoir partagé l'illusion de son mari, provocateur de cette idée de rapprochement. Très sévère pour les concessions faites à Paris, la marquise conclut: «Notre malheureuse princesse qu'on a traînée à tous les spectacles, notre malheureux Roi qui s'avilit tous les jours davantage, car il en fait par trop, même s'il a encore l'intention de leur échapper: toutes ces bassesses le font dire et soupçonner, et il ne met pas la mesure que la bonne politique exigerait. L'émigration, en attendant, s'accroît tous les jours, et bientôt il y aura dans ce pays-ci plus de Français que d'Allemands.»
En répondant à M. de Raigecourt, le 28 octobre, le marquis de Bombelles, après une allusion à l'idée jugée par lui impraticable de se rapprocher pour l'instant de Coblentz, émet de curieuses réflexions sur un prétendu projet d'évasion de la famille royale. «Avez-vous vu la brochure intitulée: Nouveau projet d'enlever le Roi, conçu par les anciens députés? J'y suis associé à MM. 250 de Breteuil, de Bouillé, de Fersen pour être l'agent de cette seconde évasion, et je m'en tiens honoré, quoiqu'il n'en soit pas question. Mais je me trouve un peu étranger à une coalition dont on fait membres MM. Barnave, Chapelier, la Fayette, Beaumetz et Montmorin [180].
Comme le marquis a été taxé de monarchiénisme [181] il s'est plaint et formule ainsi son opinion: «Le vrai, puisque nous en parlons, est que j'ai en horreur tous ces gens qui, après avoir culbuté le royaume par leurs iniques absurdités, veulent aujourd'hui refaire un Roi et un Gouvernement à leur guise. Je méprise moins les scélérats conséquents et fermes dans leur révolte. Certainement ils sont moins dangereux que les autres, parce qu'on ne fera pas de la France une république, au lieu qu'on peut nous jeter dans d'interminables malheurs si l'on veut former une Constitution des débris de celle qui croule avant d'être achevée, et de celle qui était la seule convenable à la nation. C'est à cette ancienne 251 Constitution telle qu'elle était qu'il faut revenir sans rien changer, si nous voulons retrouver du repos et un vrai retour de prospérité.»
M. de Bombelles n'admet pas l'idée de république, son système de Gouvernement est antirévolutionnaire, ne nous étonnons donc pas de lui voir ajouter: «Les gens qui ont crié aux abus nous ont fait beaucoup de mal. Il faut supporter des abus dans un Gouvernement comme on vit avec de la bile et d'autres vices du corps humain; un bon régime prolonge la durée de la machine. ... Les lois de nos pères sont des chefs-d'œuvre; mais elles ont été édictées par des hommes... Ayez des ministres passablement bons, et dans moins de dix ans, le royaume, revenu à son ancienne forme, refleurira; il ne se relèvera au contraire jamais du coup qui lui a été porté, si l'on veut faire une cote mal taillée et nous jeter surtout dans les deux Chambres d'Angleterre...»
L'ancien régime pourra-t-il être rétabli au gré de M. de Bombelles? Chacun en tous cas s'agite à sa façon, tire des plans et conjectures. Au dire de Mme de Raigecourt, on commence à désirer sérieusement dans le Conseil des princes le rapprochement avec le baron de Breteuil. Qui pourrait mieux opérer ce rapprochement utile à tous que le marquis de Bombelles? «Il jouerait un beau rôle s'il pouvait être le médiateur.» La chose est-elle possible ou non, l'état des esprits à Schœnbornslust le permet-il, voilà ce que ne résout pas la marquise. Ce qu'il y a de certain c'est que «même les gens les plus sensés» commencent à se montrer aigris contre l'Empereur qui, «effectivement, nous joue de la manière la plus indigne».
On tend à se passer de lui, «c'est-à-dire à faire un 252 coup de tête, sauf lorsque nous nous serons jetés dans la masse, à faire comme les enfants et à crier au secours».
Est-on prêt, du moins, pour ce coup de tête? En apparence peut-être, car le tableau des forces militaires donné par Mme de Raigecourt est imposant: «L'émigration est si prodigieuse que les princes rassembleront bientôt dix mille hommes; les gardes du corps seuls sont plus de mille.» Les troupes sont-elles en rapport avec cet état major brillant? On compte sur une vingtaine de régiments dont les officiers répondent au moyen de quelque argent [182]. Cela suffira pour faire une trouée, mais non pour faire contre une révolution, qui était immanquable si la convention de Pilnitz avait été exécutée. Il paraît cependant que les princes ont reçu quelque argent autre que celui de Russie; car ils vont se mettre en grand dépense, et, à compter du 1er novembre, tous les gentilshommes vont être payés à raison de 75 livres par mois, ceux qui sont à cheval, et 45 ceux qui sont à pied; aussi seront-ils assujettis à la justice militaire dans tous les cantonnements où ils sont répartis. Il n'y a pas jusqu'au brave M. d'Hector qui va commander trois à quatre cents officiers de marine [183] qui se rassemblent à dix lieues d'ici.
Que Mme de Bombelles ressente une tout autre opinion que son amie Raigecourt sur le chef du comte d'Artois, ceci n'est pas pour nous étonner. Elle ne vit pas 253 dans le voisinage du prince comme le marquis de Raigecourt, elle n'est grisée ni par les parfums de Cour ni par les flagorneries qui, de Coblentz, sont transmises à Trèves, elle a de plus au cœur une demi-rancune... Pourquoi prendrait-elle le parti de Coblentz contre les Tuileries, du comte d'Artois contre la Reine? Son opinion sur le prince et son entourage est justifiée non pas par des on dit, mais par des faits: «Comment la Reine se fierait-elle jamais à M. le comte d'Artois, elle qui sait les propos infâmes que tous ses entours ont tenus et tiennent encore sur elle et sur le Roi? Je n'ai pas, grâce à Dieu, à me reprocher de lui avoir fait parvenir tout ce que j'ai entendu moi-même; mais j'en sais assez pour sentir que, si elle est aussi instruite que moi, elle ne risquera jamais de faire dépendre son sort de gens qui lui doivent beaucoup et sont ses plus mortels ennemis.»
Mme de Bombelles est prudente cependant; elle ne veut pas envenimer une vieille querelle, aussi, sachant bien que ses appréciations sont commentées, se montre-t-elle très indulgente pour le prince lui-même. «J'excepte M. le comte d'Artois des traits dont je vous parle; son âme est droite, noble et franche, et je suis intimement convaincu de la pureté de ses intentions; mais faible comme la plupart des princes de son sang, il se laisse diriger aveuglément par sa société.» Puis cette définition si exacte: «Persuadé qu'il a une volonté qui soumet celle des autres, ce prince suit sans s'en douter toutes les directions que ses amis lui donnent. Comment, d'après cela, compter sur les effets de ses excellentes qualités.»
Le marquis de Bombelles s'est entremis auprès du 254 baron de Breteuil, mais celui-ci ne veut pas se rapprocher des princes. «D'après le ton mystérieux de ses lettres, ajoute Angélique, nous croyons qu'il y a d'importants secrets encore cachés que nous ne saurons que lorsque la bombe éclatera.»
Son mari ne pouvant pas songer à se rendre à Coblentz, Mme de Bombelles le gardera tout l'hiver, elle le croit du moins. N'étaient les événements, la vie lui paraîtrait douce dans sa retraite de Wardeck: «elle ne me laisse que le regret d'être loin de ma mère, de notre charmante petite princesse et de vous, ma pauvre petite».
Sur l'opinion de Madame Élisabeth en ce moment même, nous sommes renseignés par le billet joint à la lettre du 8 novembre adressée à Mme de Schwarzengald à Roschack. C'est ainsi que parviennent à Mme de Bombelles les lettres de la princesse. Après s'être attendrie à la fois sur les malheurs de Saint-Domingue et sur les pauvres que frappe si cruellement l'hiver rigoureux, Madame Élisabeth a griffonné en encre sympathique des impressions qui doivent rester secrètes. «Enfin, ma Bombe, l'on sent ici la nécessité de se rapprocher de Coblentz. On va envoyer quelqu'un qui y restera et qui correspondra avec le baron de Breteuil; mais il me reste une crainte dans cette démarche, c'est qu'elle ne soit faite que pour arrêter des démarches fâcheuses et qui sont fort à craindre, et non pas pour arriver à une confiance méritée. Cependant qu'arrivera-t-il si elle n'existe pas? C'est que nous serons la dupe de toutes les puissances de l'Europe... Je suis d'avis que ton mari soit où il est, car je suis sûre qu'il penserait comme moi et qu'il engagerait le baron de Breteuil 255 à se porter de bonne foi à ce nouvel ordre de choses.»
La princesse insiste comme d'ordinaire sur la concorde nécessaire: «Si elle n'existe pas, souviens-toi de ce que je te dis: Au printemps, ou la guerre civile la plus affreuse s'établira en France, ou chaque province se donnera un maître. Ne crois pas la politique de Vienne très désintéressée: il s'en faut de beaucoup. Elle n'oublie pas que l'Alsace lui a appartenu. Toutes les autres sont bien aises d'avoir une raison pour nous laisser dans l'humiliation. Songe au temps qui s'est passé depuis notre retour de Varennes. Ont-elles (ces circonstances) remué l'Empereur? N'a-t-il pas été le premier à montrer de l'incertitude sur ce qu'il devait faire? Croire, comme bien des gens l'assurent, que c'est la Reine qui l'arrête me paraît presque un crime [184]. Mais je me permets de penser que la politique vis-à-vis de cette puissance n'a pas été menée avec assez d'habileté. Si cela est, je trouve que l'on a eu tort, mais il serait impardonnable, si, d'après le décret qui a été rendu hier sur les émigrants [185], on n'en sentait pas le 256 danger. Juge à la quantité qui sont là s'il sera possible de les retenir, et ce que deviendra la France et son chef s'ils prennent ce parti sans secours étranger... Que ton mari engage son ami à marcher de bonne foi; je m'attends bien que dans le premier moment l'homme qui sera chargé d'aller à Coblentz éprouvera bien quelques difficultés; mais il ne faut pas que cela l'alarme, parlant au nom du Roi, et ne mettant aucune raideur à soutenir son avis; mais, en le raisonnant bien, il y entraînera les autres.»
Sages conseils, pieuses illusions. Est-il possible de mettre d'accord les hésitations du Roi tantôt encourageant les émigrés, tantôt fulminant contre eux, et les projets d'aventure patronnés par les princes? Ceux-ci sont littéralement furieux des injonctions venant de Paris et tendant à les faire rentrer en France, ils ne savent pas empêcher Suleau de faire paraître son Journal, dont les premiers numéros—nous l'avons déjà souligné—sont remplis d'injures contre l'Empereur et même contre la Reine. Le comte d'Artois a beau laver la tête au censeur, M. Christin, secrétaire de Calonne, a beau supprimer le journal, il s'en est échappé des exemplaires, le mal est fait, le bruit s'en répand comme une traînée de poudre; à Vienne comme à Paris, on se montre outré [186].
Laissons les événements suivre leur cours, oublions un instant les angoisses de la famille royale, les vexations dont elle est chaque jour victime, ce manque d'argent, 257 cette suspicion constante qui environne leurs moindres actes [187], ce danger même d'être empoisonnés qui semble avoir menacé le Roi et la Reine et dont on a répandu le bruit [188],—ces incidents sont connus de la plupart, et nous ne pouvons céder à la tentation d'établir un journal complet—et arrivons à cette prétendue fuite de la famille royale qui n'exista que dans l'imagination d'un zélé ou d'un mauvais plaisant. Une lettre du marquis de Raigecourt à Mme de Bombelles, datée de Coblentz le 24 novembre, donne des détails qu'on ne saurait trouver ailleurs.
«Dans quel beau rêve nous avons passé la journée d'hier, Madame la marquise, mais qu'ensuite le rêve a été douloureux! La poste de Bruxelles apporte à M. de Vergennes [189] une lettre d'un correspondant aussi sûr 258 qu'affidé, qui lui annonçait, d'une manière positive et à n'en pouvoir douter, le départ du Roi et son heureuse arrivée à Raismes près de Valenciennes, où il était entouré par 12.000 Autrichiens et où la ville de Condé était déjà venue lui apporter ses clefs.» On assurait que la nouvelle avait été apportée à l'archiduchesse par des courriers sûrs, que la lettre était écrite par un homme «bien instruit, et qui ne pouvait se hasarder à rien écrire légèrement». Ni Vergennes, ni les princes n'avaient douté de l'authenticité de la nouvelle: «Que notre malheureux monarque n'a-t-il été témoin de l'ivresse qui s'empare de tous les Français!»
La nouvelle se communique dans toute la ville avec la rapidité de l'éclair; des cris de vive le Roi retentissent dans toutes les rues, sur toutes les places... On ne voit que des gens criant, pleurant de joie, courant chez les princes. «Notre Roi, continue M. de Raigecourt, aurait rendu justice à ses généreux frères; ils étaient aussi bons Français, aussi heureux que nous.» Peut-être, pour le si bien affirmer M. de Raigecourt a-t-il des doutes sur la sincérité des manifestations de Monsieur et du comte d'Artois. Après tout, les princes étaient-ils mieux renseignés que la plupart et savaient-ils le cas à faire de ce bruit sensationnel. Pourtant: «Ils ne perdaient pas un instant et voulaient voler pour le rejoindre; déjà leurs voitures sont chargées et tous les chevaux de poste retenus; mais on espérait un courrier et il fallait attendre le courrier.»
La journée s'est passée dans l'impatience, peu à peu l'inquiétude en prend la place. «Tous les Français du dehors avaient reflué dans la ville; tous remplissaient la place, la cour et les appartements des princes, et tous 259 attendaient le bienheureux courrier. Fût-il arrivé, il était embrassé, étouffé. Pour nous tranquilliser, on venait de temps à autre nous lire la lettre qui faisait notre espoir, notre bonheur, et chaque lecture était suivie de bruyants et longs applaudissements.»
Comment pouvait-on, à Coblentz, s'abandonner à une joie sans mélange sans qu'aucun complément d'information vînt garantir l'authenticité de la nouvelle et même de la lettre? Personne ne dormit cette nuit-là; «chacun avait l'oreille au guet pour entendre tirer les canons de la citadelle, que notre bon électeur avait fait préparer, et qui devaient jouer aussitôt l'arrivée du courrier».
La nuit s'est écoulée sans autre message, mais, au matin, la poste apportait une lettre du même personnage démentant tout ce qu'il avait dit la veille. «Par notre joie, continue M. de Raigecourt, jugez de notre abattement, nous étions ravis au troisième ciel, et nous nous retrouvons retransplantés sur cette terre de malédiction. La foule n'a pas été moins nombreuse chez les princes, et comme ils avaient partagé leur joie avec nous, ils sont venus de même partager leurs douleurs; en un mot ils ont été parfaits. Je n'en excepte pas le prince de Condé, qui est ici avec ses enfants.» Une seule ombre au tableau de la joie est signalée par le marquis: «quelques malins ont cru remarquer qu'au milieu de la joie commune M. de Calonne n'avait pu, malgré ses efforts, empêcher son visage de s'allonger; mais aussi fit-il, en revanche, illuminer sa maison».
M. de Raigecourt s'effraie outre mesure des conséquences de cette évasion mort-née, car, suivant lui, il 260 y avait eu un plan formé pour faciliter la fuite du Roi; la date fixée était le 18 ou le 19 [190]; «la garde était gagnée, mais le plan ne s'est pas effectué, soit pour avoir été éventé, soit pour toute autre raison. Peut-être les courriers, arrivés à Bruxelles, ont-ils été envoyés exprès par les Jacobins. Ce qu'il y a de sûr, c'est que tout Bruxelles, et même, dit-on, le baron (de Breteuil) et les gouverneurs généraux [191] ont été mystifiés tout comme nous, et que cette nouvelle fera probablement le tour de l'Europe. Notre malheureuse princesse n'avait pas été oubliée dans ce fagot; elle était aussi 261 arrivée avec M. de Viomesnil [192], et la Reine avec M. de Choiseul et M. le Dauphin.»
De son côté Mme de Bombelles, à l'annonce d'une nouvelle qui était venue jusqu'à elle avait éprouvé et les plus grandes espérances et les plus vives angoisses. «Depuis six jours, écrit-elle le 2 décembre, nous sommes, mon cher marquis, dans un véritable purgatoire. Une estafette de l'évêque de Spire nous a apporté, le 26, la nouvelle de l'évasion du Roi; nous l'avons crue sans hésiter. Cependant des lettres reçues le lendemain et le surlendemain, qui ne parlaient pas d'un aussi grand événement, nous ont donné du trouble; enfin les gazettes et les lettres de ce matin nous ont tirés absolument de notre douce erreur.»
Elle a reçu la lettre du marquis datée du 24, qui «lui a déchiré l'âme». Ces pauvres princes, tous ces malheureux gentilshommes combien ils ont été cruellement trompés et ensuite désabusés! Les gazettes allemandes disent que c'est un fin tour de quelques démocrates; je voudrais les étrangler. Mais aussi, mon cher, comment tes princes ont-ils pu se confier à une lettre venue par la poste? Comment n'ont-ils pas calculé qu'ils auraient reçu un courrier, qui aurait précédé la poste, que le Roi et l'Archiduchesse leur eussent envoyé?»
Et la marquise réfléchit juste—mais après—en 262 ajoutant: «Pourquoi sitôt se réjouir?... Je crois qu'effectivement le Roi aura eu le désir de s'évader, et que des indiscrétions auront éventé la mèche et lui en auront ôté la possibilité.»
Mme de Bombelles n'est pas femme à se décourager. Les choses ne peuvent rester ce qu'elles sont... L'Espagne, dit-on, se joindra aux cours du Nord pour soutenir les Princes de tout leur pouvoir, et si ceux-ci sont bien conseillés, si la Russie et l'Espagne les soutiennent fortement, le Roi, sans sortir des Tuileries, reprendra la couronne... L'évasion, dans les conditions actuelles, eût produit des merveilles, la marquise en convient avec M. de Raigecourt, mais «le danger qu'il courrait serait si grand qu'il faut lui pardonner de n'oser l'entreprendre».
D'autre part il se confirme que le rapprochement du baron de Breteuil avec les princes s'opère tout doucement. Angélique s'en réjouit d'autant mieux que son cher mari y est pour beaucoup, et c'est avec empressement qu'elle profite de l'occasion offerte pour dire tout ce que son cœur ressent de tendre admiration pour l'époux aimé. «M. de Bombelles a tout fait pour y engager le baron; il n'y met aucune personnalité, et dans la supposition où les princes voudraient ne pas entendre parler de lui en se réconciliant avec le baron, il n'en jouirait pas moins de les voir bien ensemble. Ah! combien, dans ces circonstances, j'ai étudié avec plaisir l'âme de mon mari; il n'en existe pas au monde une plus droite, plus désintéressée, et moins il désire d'être admis de nouveau dans les affaires, plus je suis convaincue qu'il y ferait des merveilles. Il attend depuis six jours les événements avec une résignation 263 qu'il tenait tout entière de sa confiance en Dieu. Depuis hier au soir et ce matin, il a mis un courage, une force à apprendre les tristes nouvelles qui sont parvenues, qui m'inspirent pour lui le respect le plus vrai et le plus tendre. Ah! combien il est consolant de voir dans le père de ses enfants le meilleur guide que j'eusse pu jamais leur désirer...»
Pas de nouvelles de la princesse sur l'événement manqué, c'est là ce qui tourmente le plus Mme de Bombelles. «Quel est l'infernal démocrate qui a pu fabriquer une telle histoire?» mande-t-elle à Mme de Raigecourt, en la suppliant de la renseigner, si faire se peut.
De Madame Élisabeth, pendant ce laps de temps, aucune lettre n'est parvenue qui fasse sérieuse allusion ni aux différents projets d'évasion ni à la fausse nouvelle. «Tu me demandes des nouvelles de mon jeune homme, écrit-elle à Mme de Raigecourt. Eh bien, je ne suis pas mécontente de sa belle-mère; mais je t'avoue que ses gens d'affaires me font peur; ils ont de l'esprit, mais en affaires cela ne suffit pas... Je ne t'apprendrai rien lorsque je te dirai que le décret sur les prêtres a passé hier avec toute la sévérité possible. Il a été porté au Roi malgré tous ses défauts constitutionnels. Il y a eu en même temps une députation de vingt-neuf membres pour prier le Roi de faire des démarches vis-à-vis des puissances, afin d'empêcher les rassemblements, ou bien on leur déclarera la guerre. Dans ce discours, on a assuré le Roi que Louis XIV n'eût pas souffert de rassemblements. Qu'en dis-tu? Il est joli, celui-là, qu'on parle de Louis XIV, ce despote dans ce moment. La maison du Roi en nouvelle formation avec un uniforme «peu joli» et des éléments 264 de garde nationale, la nomination de Pétion comme maire de Paris, occupent la princesse. Sur cette ancienne connaissance du retour de Varennes, Madame Élisabeth écrit: «Je n'ai point aperçu le nouveau maire depuis sa nomination, cela ne me déplaît pas; cependant je t'avoue que je ne serais pas fâchée de reprendre avec lui certaines conversations assez étranges et de voir s'il est toujours le même... Mais je trouve que nous sommes très bien chacun chez nous.»
In caudâ, cette simple remarque: «Tu as eu bien de l'esprit de ne pas croire à cette bête de nouvelle que les méchants ont répandue avec je ne sais quelle intention.» Nous avons vu, au contraire, que les deux amies de la princesse avaient cru avec ardeur au bruit qui les comblait de joie.
L'armement présumé des Cercles de l'Empire, la coalition annoncée des gentilshommes et propriétaires des provinces en France, le rapprochement entre Breteuil et Coblentz, autant d'hypothèses plus ou moins réalisables qui préoccupent la pensée des Raigecourt et des Bombelles et dont ils émaillent leur correspondance de décembre... Tout croule en quelques jours: le Congrès n'est qu'un mythe [193], la coalition est dissoute dans l'œuf. Reste le rapprochement entre Coblentz et les Tuileries que pronostique Bombelles, qu'espère Raigecourt. Ils ont compté sans Calonne...
Dans l'intervalle, le veto suspensif du Roi sur le 265 décret concernant les prêtres non assermentés a réveillé les haines un instant engourdies. «Je fais assez ce que tout le monde désire pour qu'on fasse une fois ce que je veux», avait dit le Roi pour clore les débats, cependant qu'il venait de donner l'ordre aux Français de sortir des électorats... Les émigrés sont aux champs; l'Empereur n'a pas encore pris de parti [194]. «La guerre peut être déclarée d'ici un mois, écrit Madame Élisabeth, s'il n'interdit pas les rassemblements...»
Et Mme de Bombelles de trouver bien prématurée cette démarche du Roi. «N'aurait-il pas dû traîner en longueur jusqu'à ce qu'il eût été sûr que ses frères et les puissances étaient prêts? Je me perds dans mes conjectures: loin de moi l'idée que notre Souverain voulût de bonne foi nous abandonner quoique beaucoup de démocrates s'en flattent, mais je crains qu'il ne se soit trop pressé, et que ce démon de Lückner [195] ne vienne piller et dévaster quelques parties des États des princes allemands avant qu'on ne puisse s'y opposer: qu'en pensez-vous? La conduite de l'Empereur est si prudente 266 qu'elle me donne aussi des inquiétudes; enfin, mon enfant, je vois fort en noir sur notre avenir. Une seconde évasion du Roi me paraît impossible, et les démocrates seront bien forts tant qu'ils auront un tel otage.»
Un grave événement s'est passé dans le ménage de Bombelles. Le marquis est parti sans dire pour où. «Mon mari est absent depuis quinze jours, ne me demandez pas où il est, car je n'en sais rien; j'ignore également le but de son voyage; il m'a simplement mandé, en date du 21, qu'il se portait bien.» Bombelles est allé rejoindre le baron de Breteuil qui lui a confié une importante mission pour la Russie; si secrète est cette ambassade qui soulèvera des tempêtes dans le camp des princes qu'à sa femme il n'a rien confié en partant; de Bruxelles même, il n'a pas voulu éventer la mèche. Étant donnée l'intimité de sa femme avec les Raigecourt, il ne pouvait faire autrement. Au lecteur de conclure si Mme de Bombelles était aussi ignorante qu'elle le disait ou si elle jouait un rôle avec docilité.
La marquise est restée à Wardeck entourée de ses enfants, de sa belle sœur de Louvois, de ses amis le comte et la comtesse de Régis [196], que nous retrouverons souvent, et d'une famille anglaise, les Wynn, qui lui 267 montrent beaucoup de dévouement. Elle a de jeunes enfants et un neveu à distraire; toute cette petite jeunesse a besoin de mouvement et de plaisir. «Mes bons Anglais, pendant l'absence de mon mari, me comblent d'attentions et d'amitiés. Nous allons, pour nous divertir, jouer la comédie, ou du moins la faire jouer à nos enfants; je n'ai pu me refuser à cette distraction pour eux et pour mes amis. Quant à moi, je suivrais mon goût davantage, si je pouvais me livrer à des occupations plus sérieuses, plus analogues à l'état de mon âme, mais la Providence m'a donné des enfants qu'il s'agit de rendre bons et heureux; je vis donc uniquement pour eux et ne compte pour rien. Nous donnons Nanine et Agar dans le désert; les petites Wynn et mes enfants jouent les principaux rôles; Mme de Louvois et son fils en sont aussi, de sorte que nous ne sommes point embarrassés pour les acteurs... Je reçois toujours des nouvelles de notre princesse que j'aime à l'adoration. Quelle position que la sienne!
Madame Élisabeth n'ignore aucun des projets de son amie, elle l'a félicitée de distraire ses enfants et d'oublier ainsi «la neige indigne qui les entoure», elle ajoute en post-scriptum de la lettre du 25 décembre: «Ma belle-sœur me charge de vous dire que vous êtes une petite bête d'avoir cru à certaines nouvelles.» Sa lettre a été écrite pendant que l'abbé d'Avaux lisait le Bourgeois gentilhomme aux enfants. «Ce qui ne laisserait pas que de m'ennuyer» souligne la princesse.
«M. de la Fayette est venu ici deux jours et est reparti pour Metz. J'ai eu le malheur de ne pas le voir. Il y a à son occasion un bon mot de M. Pétion. La garde lui ayant demandé la permission de lui rendre honneur et 268 de le fêter (la Fayette): «Si j'étais de vous, a répondu le maire avec son ton engourdi, j'attendrais son retour.» «A propos je l'ai revu chez le Roi, et l'ai trouvé absolument le même.» Après la malice, les réflexions tristes sur la mort de Mme des Essarts, une de ses dames pour accompagner, qui a pris la petite vérole de sa sœur est morte neuf jours après. Je la regrette de tout mon cœur, mais la pauvre petite est bien heureuse; elle n'a vécu que pour apprendre à se détacher de la vie, car elle n'avait point été heureuse. Elle était pleine de vertu et de religion. Dieu, j'espère, est sa récompense, mais c'est sa malheureuse mère [197] que je plains, après avoir eu quatre enfants, de se trouver seule. Dans un âge et avec une santé où l'on a besoin de soins, n'avoir pour ressource qu'une enfant de treize ans, quelle destinée!»
Autre pensée triste, celle-là d'anniversaire. «Il y a eu quatre ans le 23 de ce mois que ma pieuse tante Louise est morte en paix, tendrement entourée de ses bonnes Carmélites. Que Dieu a été miséricordieux pour elle en l'appelant à lui à la veille des désastres et des infortunes qui allaient fondre sur toute sa famille et sur son couvent!»
C'est par cette pensée douloureuse que se termine pour Madame Élisabeth l'année 1791. Au crépuscule de l'année suivante, elle ne donnera plus ses impressions: ses lettres ne parviendraient plus à ses fidèles amies.
Le Roi et la Reine correspondent avec les souverains étrangers.—Instructions au maréchal de Castries.—Plaintes de Calonne.—Mission donnée à Bombelles.—Son arrivée à Saint-Pétersbourg.—Genêt et Esterhazy.—Attitude de Catherine II vis-à-vis de Bombelles.—Sa rancune contre Breteuil.—Echec de la mission de Bombelles.—Catherine II et la Pologne.
Malgré sa cruelle situation de monarque prisonnier, Louis XVI s'était fait illusion qu'une démarche personnelle en cette fin de 1791 pèserait encore de quelque poids auprès des Cours de l'Europe. En même temps que le baron de Goguelat était envoyé à Coblentz pour atténuer l'effet des sommations adressées aux émigrés, le baron de Vioménil se rendait à Bruxelles, chargé pour le baron de Breteuil d'un paquet de lettres confidentielles que l'agent général du Roi trouverait le moyen de faire parvenir à destination.
Ces lettres, adressées au Roi de Prusse et à l'Empereur Léopold, au Roi de Suède et à l'impératrice Catherine tendaient au même but. Le Roi et la Reine—car dans cette correspondance ils s'étaient partagé la rédaction—revenaient sur l'idée d'un «Congrès appuyé d'une force armée, comme la meilleure manière pour arrêter les factieux et donner les moyens de rétablir un état de choses plus désirable».
270 Breteuil avait mission d'appuyer de la façon qu'il jugerait convenable les demandes qu'exposeraient ces lettres. Louis XVI et la Reine n'étaient pas sans sentir l'effet que devait produire dans l'entourage des princes le choix de Breteuil, aussi le Roi avait il écrit en même temps au maréchal de Castries, alors à Cologne, priant l'ancien ministre de s'occuper activement des affaires royales, d'être l'intermédiaire entre les princes et Breteuil. Ce dernier envoyait aussitôt à Cologne le marquis d'Autichamp et M. de Vioménil pour appuyer la lettre du Roi par une lettre engageante de sa propre main.
Un peu surpris de cette démarche dont, à première vue, il ne comprenait pas le sens—sous couvert d'un rapprochement avec ses frères, Louis XVI comptait bien que le maréchal choisi par les princes pour le représenter ne ferait rien sans consulter Breteuil,—Castries consulta l'évêque d'Arras, Mgr de Conzié, qui se trouvait de passage à Cologne. Celui-ci, homme d'intrigue et d'ambition, flaira un rôle à jouer. Il partit pour Coblentz, négocia avec assez d'habileté pour que les princes prissent une décision conforme aux désirs du maréchal. Ils accueillirent avec un apparent empressement la proposition de Louis XVI, se déclarèrent prêts à entrer en rapports avec Breteuil, déclarant bien haut: «Le rapprochement que nous désirions tant avec les Tuileries est enfin opéré. Le Roi et la Reine nous rendent justice.»
Sur ce pied d'égalité, l'entente avait peu de chance de durer, si tant est que l'empressement des princes eût été sincère. Là où le Roi et Breteuil entendaient une soumission complète aux ordres venant des Tuileries, 271 le conseil de Coblentz n'admettait au contraire qu'un quitus donné d'avance par le Roi aux actes des princes. Le maréchal s'y trompa; il conseilla à Breteuil de rester dans l'ombre, de se contenter de donner le plan tandis que les princes agiraient secrètement auprès des Cours. Breteuil ne se hâta pas de répondre, mais en même temps il interprétait ses ordres dans le sens le plus étroit, semblant exiger des princes la révélation de tous leurs projets, se tenant, lui, en revanche, dans la plus grande réserve et taisant les projets du Roi.
Ce que la cour de Coblentz appelait «la duplicité de l'agent du Roi» ne pouvait guère consolider l'apparente réconciliation. Calonne se plaignait hautement. Le 9 janvier il écrit à l'abbé Maury à Rome: «Le gros baron veut se rapprocher ou paraît vouloir se rapprocher de ce côté-ci. On ne se recule pas et ce que l'on vous a dit du maréchal de Castries intermédiaire est vrai. Ce dernier est loyal et nous nous y fions. Il voit déjà de lui-même de quel bois on se chauffe à Bruxelles et il n'en est pas plus édifié que nous.» Le même jour, il répondait au baron de Talleyrand représentant des princes à la cour de Naples: «On veut éloigner les princes, à quelque prix que ce soit, et les mettre hors de chose pour pouvoir en disposer à son gré. Bruxelles semble particulièrement s'acharner à ce dessein et la maudite influence de l'intrigant baron de Breteuil se fait encore sentir [198].»
Dans ces conditions, l'alliance prétendue ne pouvait 272 porter des fruits utiles. L'Europe allait bientôt recueillir les preuves du désaccord des membres de la famille royale, désaccord qui ne faisait que s'accroître et s'envenimer et compromettait ainsi les dernières espérances de la monarchie.
En faisant parvenir aux Souverains les lettres dont il était chargé, Breteuil se voyait forcé du reste, bon gré mal gré, de suivre les négociations qu'elles entraînaient, et cela à l'insu des princes qui y étaient visés. Dans sa lettre au roi de Suède, Louis XVI, après avoir énuméré les avantages d'un Congrès, disait: «Cela vaudrait mieux qu'une attaque des princes qui, malheureusement entourés de personnes aigries, ne sont pas libres de faire ce qu'ils veulent, ni de garder le secret de leurs projets.» En conclusion, il spécifiait que «leur intervention devait être évitée et que Breteuil était seul chargé de négocier [199].» Au roi de Prusse, Louis XVI a écrit dans le même sens [200]. La lettre adressée à l'empereur Léopold est accompagnée d'un appel de la Reine à Mercy: «Que mon frère se persuade donc bien que nous ne pouvons tenir à une Constitution qui fait le malheur et la perte de tout le royaume... Notre sort va être entièrement entre les mains de l'Empereur... J'espère qu'il se montrera mon frère et le véritable allié du Roi... On ne peut plus différer, voilà le moment de nous servir. Si on le manque, tout est dit, et l'Empereur n'aura plus que la honte et le reproche à se faire aux yeux de l'univers d'avoir 273 laissé traîner dans l'avilissement, pouvant les en tirer, sa sœur et son beau-frère [201].»
A Catherine enfin, Marie-Antoinette avait écrit dès le 3 décembre, et cette lettre plus importante, dont on escompte l'action décisive, fait l'objet d'une distinction spéciale. Des développements verbaux doivent l'expliquer, et pour cette mission délicate où un homme habile et rompu aux affaires diplomatiques est nécessaire le baron de Breteuil, imprudemment sans doute, a désigné le marquis de Bombelles qu'indiquaient tout naturellement sa longue carrière et son dévouement, mais qu'aurait pu faire écarter la suspicion et même l'aversion où le tenaient les princes. Pourquoi n'avoir pas confié la mission au comte Valentin d'Esterhazy, qui de longue date s'était fait remarquer par son attachement à la Reine? Bien que depuis six mois, il représentât les princes à Saint-Pétersbourg, il ne se fût pas dérobé à l'honneur de se faire porte-parole des messages royaux. Sans doute le nom d'Esterhazy avait été prononcé, on n'était pas sans compter sur son appui à un moment donné, mais il était trop inféodé à la politique des princes, et le Roi n'avait pas voulu qu'il fût le seul négociateur. D'où ce choix de Bombelles qui devait irriter au suprême degré les frères du Roi, dès qu'ils furent au courant de sa mission. Il ne semble pas que Breteuil, en le désignant, se soit bien rendu compte des colères qu'il allait déchaîner à Coblentz, et cela au moment où, après de vives blessures de part et d'autre, d'apparentes tentatives de 274 rapprochement s'esquissaient entre les conseils du Roi et le «Cabinet» Calonne, négociations compliquées où lui, Breteuil, avait rôle capital à jouer. Le baron, il faut l'avouer, en cela d'accord avec Vaudreuil et tous les coryphées du clan adverse, eût fait la gageure d'embrouiller les cartes qu'il n'aurait pas fait plus incompréhensible choix.
Appelé par Breteuil, Bombelles était le 30 décembre à Bruxelles. Dès le 1er janvier 1792, il en repartait, se dirigeant en droite ligne sur Saint-Pétersbourg, porteur de la lettre de Marie-Antoinette à Catherine, d'un long mémoire de Breteuil pour l'Impératrice et pour le comte Ostermann, ministre des Affaires étrangères, d'une copie des pouvoirs donnés par Louis XVI à son agent général à l'étranger et de différentes lettres de Fersen.
Les ambassadeurs français ne manquaient pas à la Cour de Catherine.
Genêt d'abord, représentant officiel du Gouvernement constitutionnel. Ce frère de Mme Campan, qui avait des prétentions malheureuses à la littérature (il avait publié avec commentaires deux odes d'Horace reconnues apocryphes), avait succédé au comte de Ségur en 1789. La diplomatie, où il ne brilla pas, lui réservait une foule de mésaventures. L'emploi, il faut le dire, n'était pas aisé à remplir, mais du moment où Simolin était demeuré à Paris avec son titre de ministre plénipotentiaire—chargé par Ostermann «d'acheter le patriotisme des députés qui gouvernaient la France [202]»—on pouvait supposer que Genêt aurait 275 une situation tenable. Il n'en était rien, et sa mission ne fut qu'un long martyre. Saint-Priest l'avait depuis longtemps cinglé du nom de «sot enragé». Catherine, qui l'appelait «démagogue enragé [203]», se refusait à le voir et, dès la fin d'août 1791, le comte Ostermann lui signifiait l'ordre de ne plus paraître à la Cour, tandis que le comte Bezborodko le traitait de «polisson» dans une note qu'il remettait à l'Impératrice. Sa position était devenue intolérable et, après les événements de juin 1792, il dut quitter la Russie.
A côté de Genet, les représentants officieux: le comte de Saint-Priest, envoyé par le Roi, après son ambassade à Constantinople, ne fit que passer et fut employé par Catherine à des missions à l'étranger. Le jeune Sombreuil [204], envoyé en 1791, s'était vu écarter sur les instances du comte Valentin d'Esterhazy [205].
Ce dernier est une ancienne connaissance [206]. L'ancien favori de Marie-Antoinette était devenu favori du comte d'Artois, dont il avait, comme gouverneur de Rocroi, facilité le passage dans les Pays-Bas. Esterhazy était arrivé à Saint-Pétersbourg le 14 septembre 1791, investi de la confiance des princes, chargé des messages de Monsieur et du comte d'Artois pour l'Impératrice et d'une lettre du prince de Nassau pour le général Platon Zouboff, qui, auprès de Catherine, commençait à contrebalancer l'influence de Potemkin. Dirigé par Zouboff, présenté par lui à l'Impératrice à 276 l'Ermitage, Esterhazy avait pu, dès la première audience, expliquer le but de sa mission, remettre les instructions des princes.
Catherine, qui considérait la Cour des frères de Louis XVI comme une Cour souveraine, se trouvait bien disposée pour l'envoyé du comte d'Artois.
Patronné par le comte de Cobentzel, ambassadeur d'Autriche, Esterhazy devait bientôt, à la Cour et dans la société russe, être accueilli de telle façon que lui-même écrira «qu'il est impossible d'être mieux reçu [207]». On va le voir profiter étrangement de cette faveur toute exceptionnelle qui s'adresse à l'homme et non à l'envoyé de la famille royale. Mme de Bombelles nous l'a montré [208] fort laid de figure, «mais d'un caractère honnête qui séduisait par ses qualités solides, sa franchise, son zèle et son désintéressement». Il y a là un sensible euphémisme: Esterhazy avait de la finesse et de l'esprit, une ambition insatiable qu'il dissimulait sous les dehors d'une franchise brutale, celle-ci prenant auprès de Catherine les formes de la plus exquise flatterie.
Devenue méfiante envers les étrangers, l'Impératrice avait fait exception pour Esterhazy; elle le traita avec une affabilité marquée, l'admettant dans sa société la plus intime, l'hiver à l'Ermitage, l'été à Tzarskoé Sélo ou dans les petits déplacements [209]. Et, en fait, Esterhazy avait su plaire à tout le monde, non seulement à l'Impératrice 277 et à Zouboff, mais au grand-duc Paul, à toute la Cour. «Grand faiseur de mots, écrit Rostopchine, d'Esterhazy occupe les femmes le long du jour par son désespoir au sujet du Roi, et ses doléances arrangées pendant la nuit font beaucoup d'effet et lui ont valu le titre d'homme sensible [210]» Ni Rostopchine, ni Langeron ne semblent exagérer; il est d'autres témoignages. Mme Vigée-Lebrun, qui appelle pompeusement Esterhazy l'ambassadeur de France, a recours à sa protection pour se faire présenter à l'Impératrice et reçoit de lui les instructions cérémoniales. Un instant, malgré l'engouement de la société russe pour son talent, elle se voit traitée avec méfiance parce qu'on la soupçonne d'être envoyée par le comte d'Artois pour préparer les voies à un nouvel ambassadeur [211], et il lui faut l'appui d'Esterhazy pour être reçue favorablement.
Adulé, choyé, partout réclamé, Esterhazy mettait à profit l'extraordinaire faveur dont il était l'objet. S'il ne perdait pas de vue le complément d'un million de roubles qu'il était chargé de demander et qui avait peine à sortir des coffres de l'Impératrice [212], l'ambassadeur, assez peu scrupuleux, opéra largement pour lui-même 278 et réussit à se faire adjuger un lot des dépouilles des Polonais et s'enrichit aux dépens des proscrits [213]. Il reçut des pensions, un palais à Saint-Pétersbourg, des terres en Volhynie et en Podolie et, si Catherine se payait de ses prodigalités par des plaisanteries d'un goût douteux comme de faire chanter le Ça ira et la Carmagnole au fils d'Esterhazy [214]; elle ne cachait pas le goût que lui avait inspiré l'ambassadeur des princes et disait: «C'est mon bon ami, il n'est jamais si heureux que quand il est avec moi.» Au fond, Esterhazy était de la race de ces grands seigneurs cosmopolites qui, à l'école du prince de Ligne, se créaient une patrie là où on les traitait bien. Ceci ne l'empêchait pas de rester fidèle en même temps—ce qui peut paraître étrange—à Marie-Antoinette et au comte d'Artois; du moment où ses intérêts se trouvaient d'accord avec la mission qu'il s'était fait confier, il marchait droit et aurait pu servir utilement la cause royale [215], si la mauvaise volonté des princes, d'un côté, et la politique occulte de Louis XVI et de Marie-Antoinette, de l'autre, n'avaient pas creusé un fossé profond entre deux rameaux rendus impuissants par la division.
279 Au reste, en octobre 1791, non encore portée au dernier degré d'irritation contre les princes (la scission ne date réellement que de décembre, et c'est le moment, nous l'avons vu, où d'assez hypocrites paroles de conciliation ont été portées à Coblentz), Marie-Antoinette ne voyait pas encore d'un œil jaloux la faveur inespérée dont Esterhazy jouissait à la Cour de Catherine, puisqu'écrivant à son ancien et très fervent admirateur, elle l'encourageait à persévérer dans ses efforts, «à ne s'occuper que du salut de la France et non de sa sûreté personnelle». La Reine demandait des nouvelles de Fersen avec qui Esterhazy était resté en relations, et à ce dernier, en gage d'amitié, elle envoyait un de ces anneaux qui se vendaient alors en quantité à Paris avec cette légende: Domine, salvum fac regem et reginam [216].
Sans aucun doute donc, pour porter à Saint-Pétersbourg des ouvertures de Congrès armé, il eût été plus adroit de se servir du canal d'Esterhazy, plutôt que d'accréditer à la Cour de Catherine un nouvel ambassadeur patronné par Breteuil. Les instructions données à Bombelles prouvent qu'une plus grande maladresse allait être commise, puisqu'avant toute chose il tiendra à expliquer à Ostermann «les causes du désaccord entre le Roi et les princes». Dans sa haine contre les idées révolutionnaires, Catherine s'est montrée généreuse pour les princes et leurs représentants; que vient-on lui parler de désunion entre les 280 différents membres de la famille royale et annihiler le résultat de ses efforts?
Du moment où Louis XVI est prisonnier de la Constitution, le vrai Roi, pour elle, c'est Monsieur, et c'est de ce côté que s'orientent ses sympathies. Elle ne peut sentir Breteuil, à qui elle garde rancune, depuis 1762 [217], de lui avoir refusé son concours pécuniaire et de ne pas s'être prêté à la conspiration qui devait lui assurer le trône. Ses sentiments, Catherine ne les cache pas, car, au reçu de la lettre de Marie-Antoinette, elle fait ses observations par une note autographe pour son ministre Ostermann. La Reine, à la fin de son long memorandum, a marqué que «par prudence il a été impossible au Roi d'instruire ses frères de ses projets». «A Dieu ne plaise, ajoute Marie-Antoinette, qu'il y ait la moindre méfiance entre nous (comme on veut le répandre); nous jugeons de leur cœur par les nôtres, et nous savons bien qu'ils ne sont occupés que de nous. Mais tout ce qui les entoure n'est pas de même; la légèreté des uns, l'indiscrétion des autres, l'ambition même de quelques-uns, tout impose à nos cœurs la 281 loi pénible de ne pas leur parler avec l'abandon ou la confiance qu'ils méritent par leurs sentiments personnels...»
L'Impératrice apprécie assez justement cette politique double: «... Qu'attendre de gens qui agissent sans discontinuer avec deux avis divers parfaitement contradictoires: l'un en public et l'autre en secret? C'est elle qui a tout perdu, cette contradiction continuelle; c'est elle qui empêche d'aller en avant. Le seul parti qui le pourrait, celui des princes, on les veut en arrière: pourquoi? parce qu'ils sont en avant. On est faux avec eux et avec tout le monde, en vérité, car ce Breteuil encore a toujours haï cordialement la Russie et votre très humble servante plus qu'âme qui vive [218].»
Déjà mécontente de ce que Marie-Antoinette «écrit lettre sur lettre à l'empereur Léopold pour l'empêcher d'agir [219]», tandis qu'elle «emploie tout son crédit sur l'esprit de ce prince pour l'engager à des démarches plus actives»; peu satisfaite de plus de la politique du Roi qui contrecarre celle des princes, auprès desquels, sur les instances d'Esterhazy, elle vient d'envoyer le comte de Romantzov, gardant ressentiment à Breteuil et de sa maladresse passée et de son attitude actuelle, dont son correspondant, le prince de Nassau-Siegen, lui mandait les détails en donnant raison à Calonne contre le baron [220], l'impératrice était donc très mal disposée, 282 lorsque l'arrivée de Bombelles fut annoncée à Saint-Pétersbourg.
On sait donc en quoi politiquement et particulièrement la nomination de Bombelles était malheureuse. Fersen, intermédiaire constant entre Gustave III et la Reine, et mêlé de très près aux négociations, n'a vu là que par les yeux de Breteuil, a trouvé le choix bon, parce que Bombelles n'est pas trop en vue, qu'il est aimable en société et que «sa conduite à Venise (son refus de prêter serment à la Constitution) est dans le genre de l'Impératrice [221]». Il s'est fait tant d'illusions sur la réception réservée à Bombelles et le résultat de ses démarches pour un Congrès armé, qu'il écrit au baron de Stedingk pour recommander chaudement le mandataire de Breteuil; au comte Esterhazy qui tient la place et n'entend nullement la céder, il ne craint pas de donner le conseil de laisser Bombelles agir seul. Il a même la témérité d'écrire: «L'extrême indiscrétion du conseil des princes empêche de leur rien confier dans une affaire où le secret leur est si nécessaire, car les princes ont accoutumé la noblesse à être instruite de tout, et il y a parmi eux un grand nombre d'espions». Il explique ensuite les raisons qui incitent le Roi à insister pour un Congrès armé. Il termine par ces mots qui peuvent étonner Esterhazy: «Mon ami, ce que vous pourriez faire de mieux en ce moment serait de quitter Pétersbourg le plus tôt possible et de trouver un prétexte vis-à-vis des princes pour retourner à Tournay. Croyez en ma tendre amitié pour vous. Je vous 283 expliquerai les raisons à votre passage ici, et vous verrez que je n'avais pas tort...»
Ce fut le marquis de Bombelles lui-même qui en arrivant à Saint-Pétersbourg, le 26 janvier, remit la lettre de Fersen à Esterhazy [222]. D'anciens liens d'amitié lui permirent de paraphraser la lettre; dépouillant toute feinte à l'égard d'un collègue qu'il aurait sans doute voulu supplanter, il lui confia sous le sceau du secret la mission dont il était chargé, semblant lui demander conseil, atténuant par là le naturel froissement d'amour-propre que devait éprouver Esterhazy.
L'ambassadeur des princes, il faut le dire à sa louange, au lieu de rebuter l'envoyé du Roi et de chercher à détruire dans l'œuf la difficile mission dont il était chargé, n'eut en vue que la cause royale et se mit à la disposition de Bombelles pour faciliter ses démarches. Par contre, écouter le conseil de Fersen et se résoudre à quitter Saint-Pétersbourg, c'est-à-dire tromper la confiance des princes, Esterhazy, après réflexion [223], ne l'admettait pas, et il ne tardait pas à signifier à Bombelles son ferme dessein de demeurer à son poste. 284 Un argument sans réplique devait du reste convaincre celui-ci: pour expliquer son retour à Coblentz, le comte Valentin eût dû confesser la vérité, et cette vérité mystérieuse, on lui demandait de la taire aux princes. Bombelles admit les scrupules de son rival et n'eut pas à se plaindre d'ailleurs de la résolution qu'ils avaient entraînée, car c'est à Esterhazy, dont le concours dévoué ne se démentit pas pendant plusieurs semaines, qu'il dut de voir ses premières démarches facilitées.
Le jour même de son arrivée, le comte Ostermann recevait Bombelles présenté par Esterhazy. Le ministre n'hésita pas à témoigner des doutes au sujet du degré de confiance qu'il convenait d'accorder au baron de Breteuil et à son envoyé, alors que le poste de représentant de la monarchie française était occupé et bien occupé par le comte Valentin. Bombelles paraphrasa les deux notes qu'il remettait au ministre pour l'Impératrice, rappelant les sujets de désaccord entre les princes et le Roi, insistant sur la confiance que portait Louis XVI à Breteuil jalousé par Calonne, ajoutant que seul le baron—le Roi en avait informé ses frères—était chargé de défendre les intérêts monarchiques auprès des Cours [224].
285 Dans sa première note, Bombelles, très amer pour Calonne, ménage en apparence le comte d'Artois dont il ne méconnaît ni les bonnes intentions, ni la grandeur d'âme. Sous les fleurs pourtant se cachent l'épigramme, et quand vient le récit des incidents de Florence et de Vicence, Bombelles, peut-être à l'encontre de la finesse diplomatique, se laisse aller à sa rancune contre un prince «qu'on força à faire violence à l'équité et qu'on obligea à montrer de l'humeur à un homme qu'il lui est impossible de ne pas estimer».
Bombelles et Breteuil s'imaginaient donc que le secret de cette mission serait éternellement gardé et que jamais les princes, amenés à céder aux instructions de leur frère, n'auraient connaissance des rapports malveillants dirigés contre eux! Dans ce mémoire, long réquisitoire contre Calonne, le prince de Condé dont on déplorait «l'exagération des idées» n'était pas épargné. En annexe se trouvait un précis sur les inconvénients d'un congrès et motifs cependant pour désirer sa prompte convocation. Ostermann sans doute, malgré la chaleur employée par Bombelles à défendre sa cause, était peu convaincu qu'elle pût être agréable à l'Impératrice. Néanmoins il s'engagea à lui remettre les mémoires et à solliciter d'elle une audience pour l'ambassadeur du Roi.
Catherine prit connaissance des notes de Bombelles et elle annota la première de façon significative:
286 «Dans tout ce mémoire [225], je ne vois que la haine de Breteuil contre Calonne. Quand la Reine, dans sa lettre, répète que les princes ne doivent se trouver qu'en arrière, je vois bien de quoi il s'agit; mais en même temps je vois aussi que l'arrière d'un très grand parti, composé des vrais catholiques romains, des princes, de la noblesse, des parlementaires, de quantité de militaires de tout grade, n'est pas le moyen de faire aller la bonne cause en avant. Il faudrait envoyer au diable les conseillers tels que le baron de B..., qui donne d'aussi mauvais conseils, et Cal... aussi, parce que, à la lettre, c'est un éventé.»
Les deux conseillers recevaient ainsi leur soufflet. A la fin de sa note, Catherine indique ses sympathies: «Ce qui discrédite le plus ce mémoire est ce qui est dit du prince de Condé. On y appelle exaltée l'élévation de son âme. Cela sent de la haine, ou bien aussi on ne saurait s'élever jusqu'à lui [226]. »
Dans ces conjectures, avec le parti pris d'avance de trouver tout mal ce qui ne viendrait pas directement des princes, sans Calonne, quelle suite allait donner Catherine aux propositions de Bombelles au sujet d'un 287 congrès armé de toutes les puissances, dont la Russie prendrait l'initiative? On le devine. Par égard pour le Roi et sur les instances d'Ostermann, l'Impératrice accorda une audience à Bombelles. Encore cette audience fut-elle plusieurs fois ajournée et, avant même d'être mis en présence de la Souveraine, Bombelles avait pu se convaincre qu'on aurait préféré qu'il ne vînt pas. A la Cour, on pensait que sa présence était parfaitement inutile; que, pour présenter la lettre à l'Impératrice, Esterhazy était le seul mandataire indiqué, qu'à défaut de lui, «un simple courrier aurait suffi [227]».
En fait Catherine s'était fait longuement prier pour recevoir Bombelles; elle l'accueillit avec hauteur et sécheresse. Si elle écouta l'envoyé du Roi, si elle consentit à admettre le principe d'un Congrès, promettant de correspondre à ce sujet avec les puissances européennes, elle se montra sérieusement récalcitrante quand Bombelles voulut obtenir un engagement formel. En vain le marquis mettait-il sous ses yeux la copie des pouvoirs délivrés par Louis XVI à Breteuil; elle pouvait répondre: «Les princes en ont de pareils» et s'entêtait, dans ses entretiens, à traiter sur le pied d'une égalité parfaite Louis XVI et ses frères [228].
288 Une fin de non recevoir déguisée, un accueil froid et dédaigneux pour l'envoyé du Roi, tandis qu'elle réservait ses grâces à l'ambassadeur des princes, ne furent pas les seuls résultats de la rancune de l'Impératrice contre Breteuil. Elle devait pousser la manifestation de son ressentiment jusqu'à la plus insigne indélicatesse. Malgré la pressante recommandation de la Reine, Catherine trahit le secret qui lui était confié et s'empressa de faire part au prince de Nassau et au comte Romantzow de l'arrivée de Bombelles à sa Cour et du but de sa mission. Prévenir Romantzow, c'était donner avis aux princes des négociations cachées, et l'on peut supposer si Monsieur et le comte d'Artois en conçurent d'amers griefs de plus contre le Roi et leur belle-sœur.
La nouvelle arrivait à Coblentz au moment où Breteuil ébauchait, avec l'aide du maréchal de Castries, une tentative de rapprochement avec la Cour des Princes. Les relations étaient déjà aigres-douces; la duplicité de la politique [229] du Roi et de Breteuil allait faire naître des querelles sérieuses. La révélation inattendue exaspéra le conseil des princes et, tandis que Calonne préparait un mémoire à l'Impératrice où étaient exposés toute l'affaire et les griefs de la Cour de Coblentz contre Bombelles, les princes ne se gênaient pas pour se plaindre haut—là ils avaient raison—de la façon cauteleuse dont cette négociation avait été menée au mépris de la promesse de «relations franches», et au moment où eux-mêmes avaient engagé 289 des pourparlers dont le résultat pouvait se trouver compromis par la mission Bombelles.
Le comte d'Artois poussait un cri de colère contre Breteuil: «L'existence de ce maudit homme est par trop funeste et nuisible!» Puis il écrivait à l'Impératrice après avoir pris le temps de la réflexion [230]: «L'imprudence de M. le baron de Breteuil compromet en cette occasion les jours du Roi et de la Reine. Cette considération est celle qui nous touche le plus.» La reconnaissance des princes les empêche de conserver un moment d'inquiétude sur les manœuvres de leurs ennemis auprès de l'Impératrice, mais ils la supplient de «consoler par un redoublement de bonté le comte Esterhazy, qui n'a pu qu'être infiniment sensible à cet événement». Si Votre Majesté retirait ses bontés au comte Esterhazy, dit le comte d'Artois en finissant, s'il quittait Saint-Pétersbourg, l'objet de la mission du marquis de Bombelles ne serait plus équivoque, et les jours de nos infortunés parents seraient plus exposés que jamais; au lieu que tant qu'on pourra ne considérer le marquis de Bombelles que comme un voyageur attiré par le désir bien légitime d'admirer de près les grandes qualités de Catherine II, leur danger ne sera pas si grand. Nous devons même dire à Votre Majesté que nous avons pris le parti de nier absolument sa mission et que nous avons recommandé au comte Esterhazy d'en agir de même; 290 nous aimons mieux paraître trompés que d'exposer, en avouant la vérité, des jours que nous voudrions défendre au prix de notre sang [231].
Nous n'avons pas à approfondir si «les jours de leurs parents» prenaient plus de place dans la pensée des princes que leurs propres destinées politiques. On devra constater seulement que leur mécontentement ayant une cause légitime, ils avaient peut-être plus de droit qu'en d'autres occasions de le manifester [232].
Monsieur, le 20 février, écrivait longuement à la Reine. Avec dignité, il mettait en avant «la douleur ressentie» en apprenant la mission de Bombelles au moment même où le baron de Vioménil venait de tenir à Coblentz un langage si différent. La lettre de Fersen à Esterhazy,—lettre où le confident de Marie-Antoinette engageait l'ambassadeur des princes à revenir promptement à Tournay, «lui faisant entendre que cela serait personnellement agréable à la Reine»,—tombait ensuite sous la critique du comte de Provence. Dans ces conditions, pouvait-on considérer le marquis de Bombelles comme un simple voyageur, hypothèse qui sourirait aux princes, mais qu'il était difficile à admettre après le conseil donné à Esterhazy? Si celui-ci quittait Saint-Pétersbourg, qui y suivrait les intérêts 291 «dont les princes sont seuls dépositaires publics, ostensibles et autorisés par la nature même des choses? Bombelles ou Genêt, ou tel autre envoyé de l'Assemblée nationale sous le nom du Roi?»
De son côté, l'Impératrice ne reconnaît que les mandataires des princes, eux-mêmes représentant directement le Roi; c'est à Coblentz, «auprès des seuls organes légitimes du Roi de France retenu en captivité par ses sujets rebelles», qu'elle a accrédité MM. de Romantzoff et d'Oxenstiern. La conclusion, on la pressent depuis le commencement de la lettre: que le baron de Breteuil reçoive l'ordre d'abandonner son système et de tout dire au maréchal de Castries, comme celui-ci lui dira tout de la part des princes [233]...
Moins irrité que les princes, mais non moins surpris, le maréchal, de son côté, se plaignit à Breteuil du manque de confiance dont celui-ci venait de faire preuve au moment même où il invoquait la nécessité d'un bon accord entre le Roi et ses frères. Il pouvait d'autant mieux récriminer qu'il avait reconnu que 292 «Calonne était un danger, que son influence sur le comte d'Artois était désastreuse et qu'il fallait sinon le supprimer, ce qui eût été bien difficile, du moins l'annihiler». Le maréchal fit plus, il envoya son fils, le duc de Castries, à Bruxelles, pour remettre sa lettre à Breteuil et lui demander des explications verbales.
Breteuil répondit avec hauteur, se retranchant derrière les ordres formels du Roi et de la Reine, insistant sur ce que Bombelles avait été envoyé à Saint-Pétersbourg pour terminer des négociations que depuis dix-huit mois ils n'avaient pu faire aboutir. Sur le fond même de la mission diplomatique, il gardait un silence absolu, répétant que «la suprématie royale exigeait qu'avant de l'interroger, on lui fît part des vues, des plans et qu'on promît surtout de ne pas s'opposer au Congrès». «La confiance du Roi en M. de Breteuil, écrivait le duc de Castries à son père, ajoute à sa disposition naturelle pour la bouffissure et l'importance. Je ne l'ai pas trouvé tel pour mon père et pour moi. Mais, vis-à-vis des princes, il est premier ministre et plein de la suprématie royale.»
293 Battu du côté de Breteuil, le maréchal de Castries tenta un effort auprès de Fersen. De celui-ci, dont il juge si amèrement «le caractère en arrière et la pédanterie de sa discrétion», il ne devait obtenir aucune confidence. La dernière ressource du maréchal fut d'écrire directement à Louis XVI en lui exposant l'inconvénient d'entretenir des agents secrets à Saint-Pétersbourg et à Berlin [234].
Les choses restèrent donc en état. La Cour de Coblentz continua à fulminer contre Breteuil, la Cour de Russie navigua en se jouant entre les différents ambassadeurs sans donner de solution définitive aux desiderata exprimés. Les deux plénipotentiaires restent en présence: l'un Esterhazy, ouvertement patronné par Stedingk, ambassadeur de Suède, et sympathique à l'Impératrice, l'autre, Bombelles, que Catherine a d'abord fraîchement accueilli, qu'elle supporte avec impatience—bien qu'un jour, au cours d'une entrevue, elle se soit laissée aller à pleurer au récit des infortunes de Louis XVI [235]; tous deux en face de Genêt, qui ruse entre eux, les espionne, achète leurs lettres à la poste, informe de Lessart que Breteuil a les pouvoirs du Roi et des fonds à sa disposition [236]. Pour le bien 294 commun, Bombelles et Esterhazy se sont fait des concessions sollicitées par le prince de Nassau qui vient d'arriver et auquel Esterhazy a présenté Bombelles, mais l'entente est-elle durable [237] avec Fersen qui souffle sur le feu, conjure Simolin de faire rentrer l'Impératrice dans le chemin de ses vrais intérêts, de la tenir en défiance contre les princes [238]? avec Stedingk qui soutient ouvertement Esterhazy, au moment où la mort de l'Empereur Léopold [239] et l'assassinat de Gustave III [240] devaient 295 forcément modifier les intentions de Catherine et lui permettre d'exécuter ses plans à l'égard de la Pologne. Ceci la préoccupait autrement que les querelles de Calonne et de Breteuil.
Après des alternatives d'accord et de désaccord entre Esterhazy et Bombelles, celui-ci semble avoir un instant gagné du terrain; du moins fait-il partager cette illusion à sa femme, qui en fait part à la marquise de Raigecourt, à son ami Régis [241], à Breteuil auquel il envoie copie de son nouveau mémoire au comte d'Ostermann [242], 296 mémoire destiné suivant lui à vaincre les hésitations de l'Impératrice.
L'Empereur Léopold était mort le 1er mars. Son fils, François II, alors seulement roi de Hongrie, donnait des ordres actifs pour des rassemblements de troupes à la frontière.
Catherine II devait se tirer habilement de la situation provoquée par le Mémoire de François II, lequel était appuyé par un appel envoyé de Berlin. L'alliance de 1781, qui unissait la Russie à l'Autriche, avait été prolongée pour huit ans en 1789. Attaquée par la France, l'Autriche avait le droit de réclamer l'appui de la Russie. Ne récusant nullement les devoirs qu'imposait l'alliance, Catherine prit les devants et, pour répondre, employa une forme diplomatique où l'ironie se mêlait à une apparente grandeur d'âme. «Il est beau, mandait l'Impératrice au roi de Hongrie, d'ouvrir une carrière par une entreprise dont l'objet est de préserver toute l'Europe de la contagion d'un exemple à la fois funeste et scandaleux. Je suis tout acquise à ce noble dessein.» Mais voici la question qui, pour Catherine, 297 primait toutes les autres et qui devait arrêter les observations de l'Autriche: «... Si ce qui est arrivé dans un pays situé à une grande distance de mes États a excité mon attention à ce degré, à quel point je ne la dois pas à ce qui se passe dans mon voisinage le plus immédiat!... La «subversion» qu'a portée dans la république de Pologne, la Constitution du 3 mai, y produira des désordres analogues à ceux de la France. Il n'est que temps d'aviser à sévir contre un mal qui fait des progrès si rapides dans toutes les contrées... Je m'y emploierai, et j'aurais de ce chef le droit de requérir de l'Autriche contre les Polonais le secours stipulé dans notre alliance; mais je reconnais qu'au milieu des difficultés où elle est engagée, l'Autriche n'y pourrait point aisément pourvoir, et, par égard pour ses embarras, je consens à n'en rien réclamer... D'ailleurs l'alliance de 1781 est formelle et générale; pas besoin d'en conclure une nouvelle à l'occasion de la France [243]».
A si habile discours, que pouvait répondre l'Autriche? Se tenir coi pour la Pologne et attendre que les libéralités d'argent et les promesses d'envois de troupes faites aux émigrés reçussent une sanction effective. Les princes français, Bombelles, Esterhazy, Fersen se leurraient d'illusions. On parlait de dix-huit mille Russes qui s'apprêtaient à marcher sur le Rhin, des Suisses que l'Impératrice comptait prendre à sa solde [244]. Cela ne peut être «que dans six semaines, écrit 298 Fersen le 20 juin, car elle compte vers ce temps avoir terminé les affaires de Pologne.»
C'était là la pierre d'achoppement et l'envoi de troupes demeurait à l'état conditionnel. Les hostilités étaient commencées depuis le 28 avril, Biron avait été battu, Dillon massacré par la populace de Lille, la Fayette était en retraite; les Autrichiens livrés à leurs propres forces, attendaient les renforts prussiens et les contingents russes ne devaient pas profiter des tristes défaillances de l'armée française [245].
Catherine promettait toujours et n'envoyait rien. Se jouant des uns et des autres, elle s'occupait bien plus des Jacobins de Pologne que des Jacobins de France [246], mais ne manquait pas d'informer Grimm de ses impressions.
Vers la fin de la peu profitable ambassade de Bombelles, elle mande à son correspondant: «Je ne me soucie point du tout de l'intrigant et petit méchant Bombelles [247], ci-devant ambassadeur du Roi de France, présentement employé du baron de Breteuil, lequel a été avoué et désavoué par le Roi très chrétien, tout comme plusieurs autres pâtissiers d'intrigues, de façon 299 que Sa Majesté et la Reine son épouse sont parfaitement discrédités par l'emploi de ces doubles, triples et quadruples employés de leur vouloir ou non vouloir... Il n'y a pas bien longtemps encore qu'on m'a fait parvenir que le Roi de France aimerait mieux se jeter dans les bras des Jacobins que de se trouver dans ceux de ses frères; après cela, que dire et de quoi s'étonner si tout est sens dessus dessous.» Le raisonnement de l'Impératrice ne manque pas ici de vérité. Où, au contraire, il peut paraître étrange, c'est quand elle ajoute, persuadée que les princes ont encore en les mains puissance et popularité: «On ne veut pas que le parti des princes lève la tête; on craint ce parti si fort qu'on ne veut pas que leurs forces restent ensemble; on les sépare par petits corps. Oui-da, laissez entrer en France; il y a toute apparence que pour peu que ces princes soient dignes du sang qui coule dans leurs veines, ils feront très bien tout seul leur besogne. Les Autrichiens ne feront pas grand'chose, les Prussiens se fatigueront, s'épuiseront, et les princes resteront en France forts de leur cause avec un parti qui prendra le dessus, pour peu qu'on se conduise comme il faut...»
A la fin de cette lettre humoristique, la perspicacité de Catherine se trouve en défaut [248]. C'est sans doute parce qu'elle croit l'armée des princes capable de vaincre et la victoire trop facile, qu'elle se dispense de tenir ses promesses et fait des jeux de mots sur les ambassadeurs. Esterhazy «qu'elle traitait sans cérémonie» (elle pourrait ajouter: «qu'elle comblait de 300 présents comme un simple favori»), Esterhazy, jusqu'au bout, avait gardé accès près d'elle. Bombelles, malgré le luxe éphémère dont il a cru devoir s'entourer, n'a jamais été considéré que comme un voyageur de haute marque et non un ambassadeur. Il a fallu la finesse d'Esterhazy, l'influence directe du prince de Nassau et l'appui indirect de Fersen pour rendre supportables à Bombelles ces quelques mois d'épreuves.
A la fin d'août, il comprend que sa mission est terminée et qu'il n'obtiendra rien de plus que des promesses d'argent. Ce à quoi consentira Catherine plus tard, après la défaite de Brunswick à Valmy [249], après la visite du comte d'Artois à Saint-Pétersbourg, ce ne sera jamais que des secours pécuniaires; elle n'enverra pas les hommes qu'on lui demande. Elle dira bien: «Nous ne devons pas abandonner, comme victime à des barbares, un roi malheureux», et: «l'affaiblissement du pouvoir monarchique en France expose au danger toutes les autres monarchies», et encore: «Il est temps d'agir et de prendre les armes pour effrayer ces enragés... Le respect du rang convie, la religion ordonne, l'humanité appelle, et, avec elle, les droits précieux et sacrés de l'Europe l'exigent»... Mais ce ne sont là que de belles paroles, et son intervention se 301 bornera à des conseils et aux quelques centaines de mille francs qu'elle a à ajouter aux premiers dons [250]. Son ardeur, ses forces et son trésor sont réservés à la Pologne dont elle prépare les derniers partages [251].
Les étapes de la Révolution.—Le 20 juin.—Dernière lettre de Madame Élisabeth.—Le comte et la comtesse de Régis.—Le drame du Temple.—Bombelles à l'armée de Condé.—Sa rencontre avec Gœthe.—Mort du Roi.—Procès et mort de la Reine.—Angoisses des Bombelles.—Correspondance avec les Raigecourt.—Mort de Madame Élisabeth.—Douleur poignante d'Angélique.
Après s'être imaginé à tort que les affaires de son mari, à Saint-Pétersbourg, marchaient mieux, Mme de Bombelles devra se rendre à l'évidence: la mission du marquis n'avait pas apporté de solution profitable. Bombelles n'était pas homme à se décourager; ni les drames qui se succèdent à Paris, ni les échecs subis par les armées envahissantes n'ont émoussé son espoir que la partie royale n'est pas encore perdue. De temps à autre les lettres, bien clairsemées maintenant, de Madame Élisabeth viennent apporter leur note affectueuse.
On ne saurait lire sans émotion cette relation écrite après la tragédie du 20 juin: la princesse y peint les événements dans le style pittoresque et prenant dont elle a le secret, «les grands jours». L'invasion des Tuileries par les faubourgs, sous sa plume, est angoissante au premier chef. Elle fait dérouler les incidents les plus intéressants: le bonnet rouge sur la tête du Roi, les appartements privés inondés de populace, les 303 menaces, les insultes, les vociférations, la Reine un instant en danger, puis haranguée par Santerre, donnant dans un geste, qui enleva une ovation, sa main à baiser aux grenadiers... On assiste à la scène du soir quand la Reine et ses enfants se jettent au cou du Roi... Madame Élisabeth n'a oublié que les faits qui lui sont personnels. Elle ne dit pas qu'une pique a effleuré sa poitrine... Elle ne dit pas non plus ceci: Dans un moment de presse tumultueuse, les cris de haine redoublent. Au moment où le Roi, sollicité par un garde national, vient de boire à la santé de la Nation, un énergumène apercevant Madame Élisabeth dans une fenêtre et la prenant pour la Reine, hurle: «Voilà l'Autrichienne! Il nous faut la tête de l'Autrichienne!»—Ce n'est pas la Reine, dit l'écuyer de la princesse, M. de Saint-Pardoux.—Et la princesse de s'écrier généreusement: «Pourquoi les détromper? Leur erreur pouvait sauver la Reine [252].»
On avait formulé de sombres pronostics sur la journée de la Fédération. Il n'en fut rien, et la journée fut calme.—«La Fédération s'est passée tranquillement, écrit Madame Élisabeth, le 16 juillet. L'on a bien crié Vive Pétion en passant devant le Roi, et lorsqu'il a paru, cela a été des cris terribles qui, je crois, l'ont tellement flatté qu'un seul moment où il a voulu jeter les yeux sur notre balcon, comme il a vu qu'il y en avait beaucoup de fixés sur lui, la modestie s'est emparée de lui. Le Roi, dans ce moment, était à l'autel de la patrie... Le Roi une fois remonté en voiture, les cris de Vive le Roi et la Reine n'ont pas cessé jusqu'au château. 304 «Les grenadiers qui entouraient le carrosse et criaient sans trêve étaient tout cœur et toute âme, cela faisait du bien», écrivait la princesse, le même jour, à Mme de Raigecourt. Les acclamations de la fin furent le sourire d'une journée qui avait commencé dans l'angoisse. Il y eut des moments émotionnants, quand le Roi se rendit à pied du pavillon de l'École militaire à l'autel dressé à l'extrémité du Champ de Mars. «Quand il monta les degrés de l'autel, a écrit Mme de Staël, on crut voir la victime sainte s'offrant volontiers au sacrifice.» Quant à la Reine, «l'expression de son visage, dit le même écrivain [253], ne s'effacera jamais de mon souvenir; ses yeux étaient abîmés de pleurs, la splendeur de sa toilette, la dignité de son maintien, contrastaient avec le cortège dont elle était entourée... au milieu de ces hommes qui avaient plus l'air d'être réunis pour une émeute que pour une fête.» L'émotion de la Reine avait été très vive pendant toute la cérémonie; elle se figurait qu'on voulait enlever le Roi; l'ayant perdu de vue un instant, elle avait poussé un cri [254]. Et le soir ce furent des pleurs, une scène d'attendrissement et de douce émotion [255].
Peu à peu, pendant l'été, les lettres de Madame Élisabeth sont devenues rares, très rares, jusqu'à la dernière, écrite la veille du 10 août. En revanche, une lettre de Mme de Bombelles a été tout récemment découverte aux Archives nationales [256]. Cette lettre, datée du 6 août, offre certains détails intéressants. Elle 305 montre aussi l'affectueux dévouement que Mme de Bombelles ne cesse de témoigner à son infortunée maîtresse.
Le bruit s'était répandu que la famille royale avait été massacrée. «Depuis trois jours il courait en Suisse le bruit que le plus grand des forfaits s'était consommé, et que des crimes innombrables l'avaient précédé et suivi. Oh! ma princesse! Dans quel état de douleur j'ai été et comment suis-je encore de ce monde après une telle secousse!
... Les nouvelles de ce matin nous ont, grâce à Dieu, rendu le calme et la tranquillité. C'est un état où nous ne resterons pas longtemps; mais le bonheur de savoir notre bon Roi existant ainsi que la Reine et leurs enfants l'emporte sur toutes les inquiétudes que je devais avoir.
Nous n'avons aucune nouvelle des troupes ennemies, mais, selon toute apparence, elles seront aux frontières quand Madame recevra ma lettre. Je suis bien étonnée que par les lettres que j'ai reçues aujourd'hui du 30 et du 1er on n'ait eu alors aucune connaissance du manifeste [257]. Il serait pourtant essentiel que l'Assemblée se hâtât de réparer le tort que cet écrit peut faire dans bien des têtes, et que, par un décret ferme et vigoureux, 306 elle infligeât les peines dues aux imbéciles qui pourraient s'effrayer. On craint pour Landau et Strasbourg, mais le duc de Brunswick, malgré tous ses talents, ne fera rien, et il est dommage qu'un homme d'un aussi grand mérite se soit laissé aveugler par les déclamations des mécontents... C'est à présent que nos braves généraux vont faire connaître leur valeur, et tout ira bien, si tous les partis en France veulent ne plus avoir que les mêmes principes et le même but. Je n'aime pas trop la présence des Marseillais à Paris [258]. Il faudrait les engager à retourner chez eux pour que tout soit à sa place. On nous assure que le roi de Sardaigne va commander lui-même son armée. Encore une autre folie! Non, je ne puis concevoir qu'on tente de nous attaquer, et pour être plus sûr de nos succès, il faudrait seulement que le Roi n'agisse que guidé par notre Constitution. Espérons, ma Princesse, qu'enfin elle triomphera, et que non seulement elle sera respectée, mais encore imitée.»
On remarquera ces phrases si «constitutionnelles» qu'on n'est pas habitué à voir sous la plume de Mme de Bombelles. Est-ce à dire que l'émigrée si ancrée dans le système «ancien régime» que nous connaissons, a diamétralement modifié ses idées? Nous ne le croyons pas, étant données des lettres postérieures à Mme de Raigecourt. Elle ne peut dire ce qu'elle espère: c'est que l'état de choses sera modifié par la guerre. Ce langage, à tout prendre, est adroit et prudent. Mme de 307 Bombelles ne peut savoir les négociations de dernière heure tentées avec les Jacobins et le rôle d'intermédiaire joué par Madame Élisabeth, elle ignore que Pétion, Santerre, Manuel, Danton, vont recevoir de grosses sommes d'argent pour empêcher le mouvement qui se prépare [259],—et qui servira à payer l'émeute,—elle ne sait pas sans doute, les entretiens secrets auxquels sa princesse prit part, l'énergie et l'intelligence montrées par celle qui, par tous les moyens, s'efforce de sauver le Roi [260]. Madame Élisabeth ne parle pas de ses projets,—du moins dans les lettres qui nous sont parvenues,—et Angélique n'y fait pas allusion même à mots couverts. Est-ce à dire qu'elle n'a pas deviné de secrètes combinaisons?
Elle demande à recevoir exactement des nouvelles de la princesse... Peut-elle se douter seulement que cette lettre du 6 août ne parviendra pas à sa destination, que lorsqu'elle arrivera aux Tuileries où elle sera saisie et lue par d'autres, Madame Élisabeth aura franchi les premières marches de ce calvaire: le Temple?
D'elle-même et des siens, Mme de Bombelles donne un bulletin qui nous intéresse. Après une absence à Schinznach, elle est revenue à Wartegg avec ses hôtes, les comtes de Thurn. «Ils sont de la meilleure société et nous témoignent une véritable satisfaction de nous avoir chez eux. Ils sont bons, aimables, obligeants, et 308 nous sommes désolés qu'ils nous quittent demain...
Voici enfin une phrase sur le marquis: «Je ne sais encore quand reviendra mon ami; sa santé est beaucoup meilleure, et je suis persuadée que sa grande cure des eaux lui fera grand bien. Je m'ennuie de son absence, mais l'espoir du rétablissement de sa santé me fait prendre patience...»
Du même jour on possède [261] une autre lettre de Mme de Bombelles, celle-là adressée à la baronne de Mackau. Elle n'est guère, au début, que la paraphrase de la lettre de Madame Élisabeth: récit de ses inquiétudes, espoir que les affaires s'arrangeront. Sur un point important, la marquise insiste: «Le Roi, guidé par la Constitution, ne fera que du bien. Il fera la paix, établira la tranquillité dans le royaume, et les factieux, je l'espère, seront abattus.» Entre les lignes on peut deviner, ce semble, les différents espoirs auxquels la marquise se raccroche; si les armées françaises sont victorieuses, le Roi pourra en reconquérir une force nouvelle; si, au contraire, elles sont vaincues, les puissances peuvent imposer un nouvel état de choses et sauver la famille royale [262]... Elle n'oubliait qu'une chose: la Révolution! La dynastie il n'en était plus question, 309 puisque l'Assemblée, avoue Madame Élisabeth, le 8 août, va être forcée de voter la déchéance... Le 9 pourtant il y a sursis, jusqu'à six heures du soir, le château et la ville doutaient encore du mouvement annoncé, et Madame Élisabeth écrivait sa dernière lettre à la fidèle Angélique.
«Si vous ne trouvez pas, Mam'selle Bombe, que je ne suis pas soumise à vos ordres, vous aurez tort. Ne v'là-t-il pas que je reçois à l'instant la lettre par laquelle vous me demandez force nouvelles, et v'là que je prends la plume et que je vous mande que cette journée du dix [263], qui devait être si vive, si terrible, est la plus calme possible; que l'Assemblée n'a point décrété ni déchéance, ni suspension, qu'elle s'est occupée des fédérés, qu'une partie veut faire partir et l'autre retenir, et que l'on s'est borné à sommer le ministre de rendre compte pourquoi le camp de Soissons n'était pas prêt à les recevoir. Le département a dit qu'il avait donné des ordres à la municipalité pour veiller à l'ordre. Le maire a paru ensuite pour se plaindre de ce que le département ne donnait l'ordre qu'à lui et non à la municipalité, et a demandé que l'on enjoigne au département de donner à la municipalité des ordres précis. Voilà, mon cœur, tout ce qui s'est passé de plus intéressant. Du reste il fait bien chaud; mais malgré cela, celle qui t'écrit, ta mère, et tout ce qui t'intéresse ici se portent bien.»
310 Pas une plainte, pas un cri d'angoisse dans cette lettre... Madame Élisabeth se figure que les sept cent cinquante mille livres remis à Pétion et à Santerre empêcheraient les rassemblements du lendemain, que les Marseillais ne constituent plus un danger, mais qu'ils sont, au contraire, ramenés à la cause royale, que Louis XVI et sa famille sont encore une fois sauvés... Quelques heures après le départ de la lettre à Mme de Bombelles, le tocsin sonne au clocher des églises, les tambours battent la générale, les faubourgs s'ébranlent et se mettent en marche. Une femme avait prédit qu'en ces jours de revendications violentes, «il pleuvrait du sang», et elle avait raison. Les récits contemporains si nombreux, le récit si consciencieusement étayé sur les documents contemporains de Mortimer Ternaux permettent de suivre heure par heure, minute par minute, les phases du drame; on comprend en quoi la volte-face de Pétion [264], craignant pour ses jours et se faisant appeler à la barre de l'Assemblée, devait irrémédiablement abîmer les dernières illusions de la famille royale, on voit Louis XVI hésitant à faire couler le sang, perdant des moments précieux à demander des conseils, se décidant selon l'avis de Rœderer [265], procureur-syndic, à se réfugier à l'Assemblée... «Nous reviendrons, avaient répété le Roi et la Reine, en se dirigeant vers l'Assemblée; mais ni l'un ni l'autre 311 n'ont d'espoir, et les spectateurs, les fidèles qui les entourent sentent bien que ce qu'ils voient passer «c'est le convoi de la royauté [266]»...
Madame Élisabeth n'a pas quitté le Roi et la Reine. De ce calvaire de la terrasse des Feuillants où insultes et ignominies tombent sur Marie-Antoinette; elle a sa part avec la famille royale; elle sera tenue prisonnière dix-huit heures dans la tribune du logographe.
Là parviennent les nouvelles: la montée des colonnes insurrectionnelles, l'envahissement de la Cour des Tuileries..., l'héroïque défense des Suisses, le massacre de Clermont-Tonnerre, la tête de Suleau portée sur une pique par Théroigne de Méricourt... le pillage et le sac du Château... Pendant trois jours la famille royale est logée au couvent des Feuillants; traînée à l'Assemblée, elle entend la signification de la déchéance de Louis XVI, puis, au milieu des outrages, elle prend le chemin du Temple. La royauté était en prison, et, comme dit Gouverneur-Morris, «l'histoire nous apprend combien est court, pour les monarques détrônés, le passage de la prison à la tombe».
Depuis son retour de Russie, le marquis est le mouvement fait homme. On sait combien l'inaction lui pèse, il cherche toute occasion de remplir les missions que lui confie Breteuil au nom du roi nominal de France. 312 Il a mis son concours au service du prince de Condé, et ses passages à Worms, à Willingen, témoignent de son désir, sinon de servir au titre militaire, au moins de se tenir aux côtés des chefs de l'armée. De ces allées et venues, de ces conciliabules entretenus d'illusions, de ces tiraillements entre l'armée des princes, les représentants de Coblentz et ceux du Roi, ne nous préoccupons pas outre mesure, Bombelles n'ayant joué ici qu'un rôle secondaire.
En revanche au cours de sa chevauchée de diplomate suivant l'armée prussienne, Bombelles s'est rencontré avec Gœthe. C'était en Champagne, la veille de Valmy, au camp du grand-duc de Saxe-Weimar, qu'accompagnait le poète. Dans sa Campagne de France, Gœthe raconte ainsi leur entrevue:
«Parmi toutes les personnes dont le feu éclairait dans ce cercle la taille et le visage, j'aperçus un homme âgé [267] que je crus reconnaître. Quand je m'en fus assuré, je m'approchai de lui, et il ne fut pas peu étonné de me voir là. C'était le marquis de Bombelles que j'avais vu à Venise deux années auparavant, quand j'accompagnais la duchesse Amélie. Il y résidait alors comme ambassadeur de France, et il avait pris à cœur de rendre à cette excellente princesse le séjour de Venise aussi agréable que possible. Nos cris de surprise, la joie du revoir et nos souvenirs égayèrent ce moment sérieux. Nous parlâmes de sa magnifique demeure sur le Grand-Canal; je lui rappelai comme, arrivé chez lui en gondole, nous y avions trouvé un 313 accueil honorable et une gracieuse hospitalité; comment par de petites fêtes, dans le caractère et l'esprit de cette princesse qui aimait la nature et les arts, la gaieté et le bon goût, il l'avait amusée de mille manières, elle et son entourage, et, par l'influence qu'il exerçait, lui avait procuré bien des jouissances refusées aux étrangers.
«Mais quelle fut ma surprise, à moi, qui avais cru le réjouir par un éloge sincère, de l'entendre s'écrier avec mélancolie: «Ne parlons pas de ces choses! Ce temps est trop loin de moi; et dès ce temps même, quand j'amusais mes nobles hôtes avec une apparente sincérité, le souci me rongeait le cœur; je pressentais les suites de ce qui se passait dans ma patrie; j'admirais votre sécurité de ne pas prévoir le danger qui vous menaçait vous-même; je me préparais en silence au changement de mon sort. Bientôt après, je dus quitter mon poste honorable et ma chère Venise et commencer les courses vagabondes qui ont fini par m'amener ici.»
Gœthe disait vrai. Le marquis de Bombelles avait toujours jugé les événements avec une triste justesse, et à Venise même, lorsqu'avec un grand désintéressement, il avait cru devoir refuser le serment à la nouvelle Constitution et par suite se déclarer démissionnaire, il avait considéré la cause royale comme courant les plus grands dangers. Nous l'avons vu, ne désespérant pourtant pas, mettre son zèle et son dévouement au service des intérêts qu'il ne cessait de défendre, s'efforcer de ramener la concorde parmi les différentes fractions du parti émigré, accepter les tâches les plus délicates et les missions les plus ingrates. La précipitation des événements... les massacres de septembre, 314 la République imminente, l'entrée en fonction de la Convention ne lui ont pas fait perdre tout courage. Comme par le passé, tous les moyens lui paraissent bons pour sauver le Roi et «déjacobiner» la France. Sa femme n'est pas moins ardente, passant de la tristesse à l'espérance...
Avec Mme de Raigecourt, Angélique de Bombelles parle franchement: angoissantes inquiétudes pour la vie du Roi, espérance du côté de Brunswick. Ce ne sont plus là les phrases à double entente ou encadrant celles écrites au citron dont sont émaillées les lettres à la Princesse.
Au comte de Régis, sous l'impression des journées de septembre, elle écrit: «Nous sommes tous dans l'agonie que vont avoir les efforts du duc de Brunswick. Les derniers massacres de Paris font horreur et doivent tout faire craindre pour ces malheureux souverains.»
Dès le 21 septembre elle croit le Roi au secret depuis le 6 (en réalité, il ne fut séparé des siens que le 29). «Quel moment a du être celui de la séparation d'avec la Reine, ses enfants et notre princesse.» L'âme se déchire en se pénétrant de ce lamentable tableau et de la cruelle agonie où doit être ce malheureux Roi dans son cachot... «On espère dans Pétion, qui veut assurer sa vie en sauvant celle du Roi.» On espère aussi dans l'armée prussienne, car «la résistance de Thionville est un grand mal; cela retarde la marche du brave duc... Je crois que si les armées prussiennes n'ont point de revers, nos Jacobins n'oseront pas prononcer sur la vie du Roi; mais si, malheureusement, les patriotes gagnaient une bataille, tout serait perdu».
Par ces mots on voit que les idées de Mme de Bombelles 315 ne s'étaient pas modifiées quand elle pouvait écrire ce qu'elle pensait. Inutile de souligner encore une fois ses souhaits antipatriotiques: pour un émigré, la patrie était là où étaient les intérêts du Roi.
Aux patriotes—les uns sincères, les autres uniquement préoccupés du désir d'anéantir la monarchie et à immoler ses représentants,—les émigrés faisaient la partie belle en appelant à leur secours les puissances transrhénanes, que naguère Voltaire, l'internationaliste humanitaire d'alors, préférait à sa propre patrie. Pour voler aux frontières et défendre le sol envahi—jeunes soldats et vétérans des armées royales—les hommes avaient surgi de terre, cependant que, à l'invasion des bataillons étrangers répondait à l'intérieur l'horreur des massacres de septembre—tolérés sinon ordonnés par ceux qui détenaient le pouvoir.
Revenons à notre marquise antijacobine et laissons-la se leurrer des nouvelles envoyées de Bruxelles par son mari. «Mon mari me mande que, sans la cruelle situation du Roi, tout irait à souhait; que le peuple de la campagne reçoit les armées avec satisfaction, que Châlons attend et désire Brunswick...»
A l'heure où Mme de Bombelles écrivait ces lignes, les espérances des émigrés pouvaient tomber de haut. Les Prussiens étaient vaincus à Valmy et les négociations pour la retraite de Brunswick étaient commencées.
Elle s'inquiète de Mme de Mauléon, sœur de Mme de Raigecourt [268], elle s'inquiète surtout de la princesse, à 316 qui n'a pu parvenir sa dernière lettre. «Mme de Chazet m'en donne autant de nouvelles qu'elle peut à mots bien couverts. Elle me parle de son courage, de sa résignation, et m'assure qu'elle se porte bien ainsi que le Roi et la Reine. Il me semble même qu'elle espère leur salut par l'intelligence de quelques personnes gagnées.» En fin de lettre, un mot sur la baronne de Mackau et les siens. «Ma mère a été interrogée et envoyée innocente. Elle est à Vitry, triste et tremblante, ainsi que ma tante et ma sœur et une partie de notre famille.» Mme de Bombelles pouvait ne pas savoir tout sur la situation de sa mère. Celle-ci avait couru les plus grands dangers aux Tuileries. Quelqu'un put l'emmener, la faire fuir, la mettre en lieu sûr. Qui fut ce sauveur? Alissan de Chazet ou le comte de Wittgenstein, son ami? Peut-être les deux. Alissan de Chazet ne semble pas avoir été inquiété, mais le comte de Wittgenstein, jeté à la Force, fut massacré le 2 septembre [269].
... Un mois s'est passé, Mme de Bombelles n'a que des doléances à exprimer à Mme de Raigecourt sur la marche des événements. «Je suis dans la désolation, mon enfant, écrit-elle le 16 octobre, toujours à Wardeck, de la nécessité où se trouve le duc de Brunswick d'abandonner son projet d'aller à Paris. Il faut que le bouleversement qu'ont occasionné les malheurs du 10 août ait rompu toutes les intelligences; cela joint au temps affreux que nous avons eu tout le mois de septembre, mille autres détails qui nous échappent, auront renversé tous ses plans, et notre malheureux 317 Roi, sa famille, tous les misérables émigrés, que vont-ils devenir?... Je vois tout perdu, je ne vous le cache pas; car tout accommodement avec des monstres comme les Jacobins est chose impossible. Il fallait les écraser; cela ne se pouvant pas, il ne faut rien espérer ni de raisonnable, ni de tranquillisant.» Au comte de Régis elle confie le 30 octobre: «Notre position ici est toujours assez désagréable. Les Suisses ont en horreur les Français, et on ne peut exiger du peuple qu'il distingue ceux qui ne méritent que leur commisération [270].
«Et notre pauvre Roi, que deviendra-t-il? Si on ne l'exécute pas, on le laissera mourir de chagrin dans sa prison, car jamais ils ne se déferont de leur proie...»
Mme de Bombelles est inquiète. Son mari ne lui a point écrit comme elle y comptait. Elle le sait au camp du duc de Brunswick, et «trop brave pour ne pas s'exposer». «Que deviendrais-je s'il lui était arrivé quelque chose?» «Je crains qu'il ne s'expose», 318 écrit-elle au comte de Régis. De Paris, elle a des nouvelles par Mme de Chazet. «La princesse se soutient, console le Roi par sa piété et son courage... Il n'est pas vrai qu'ils soient séparés.»
Des illusions elle ne s'en fait plus guère, ni sur Dumouriez, «qui est le mortel ennemi du Roi et a eu personnellement trop de torts vis-à-vis de lui pour chercher à les réparer», ni sur la situation en général: «C'est un supplice de plus d'avoir à se désabuser sans cesse sur de vaines espérances».
A ces tristesses, à ces angoisses, s'ajoute encore l'anxiété de savoir la Reine de Naples dans un état de santé inquiétant. Elle a perdu deux enfants en quinze jours, «nos maux l'accablent», tant de tortures morales et physiques peuvent abréger ses jours. Nouvelle source de chagrins pour les Bombelles qui, auprès du Roi très faible, n'ont nul avocat. Que deviendraient-ils si soudain la pension qui les fait vivre leur était retirée?
Le bulletin de Mme de Mackau n'est guère réconfortant. Elle est réduite à la plus grande pauvreté.
Après la retraite de Brunswick, Bombelles a quitté l'armée prussienne et est rentré, au moins pour quelque temps, à Wardeck. C'est là qu'il suit, dans la Gazette de Berne, le long calvaire du Temple, le procès du Roi.
«Nous sommes dans l'agitation la plus cruelle sur le sort du Roi, écrit Mme de Bombelles à Mme de Raigecourt, le 2 janvier 1793; il a dû être jugé le 26; le terme était si court que M. de Malesherbes ne pouvait avoir répondu à toutes les calomnies qu'on a artificieusement machinées pendant quatre mois, et il serait 319 possible qu'il n'y eût encore rien de terminé. N'êtes-vous pas touchée du courageux dévouement de ce vertueux vieillard à défendre notre infortuné monarque? Déjà, on trouve fort mauvais qu'en parlant de lui il le traite de Roi; sa vie sera peut-être le prix de sa fermeté; mais sa mort, si elle arrive, sera plus digne d'envie que l'existence des monstres qui la lui raviront.»
Mme de Bombelles veut espérer contre toute espérance, «contre tout raisonnement humain». «La Providence a voulu nous châtier, nous le méritions, mais elle ne veut pas nous abandonner. Et qui pourrait assurer que le Roi ne remontera pas un jour sur le trône?»
Le drame s'est accompli... Louis XVI a été guillotiné le 21 janvier... La nouvelle en parvient à la fin du mois en Suisse. Mme de Bombelles ne prend la plume que le 4 février. Sa lettre au marquis de Raigecourt est écrite sous l'empire de la vraie douleur qui l'accable; elle s'y montre à la fois cruellement affectée et très montée contre ceux qui ont exécuté le crime...
«Rien ne peut égaler notre douleur, mon cher marquis, que celle que vous éprouvez. La mort de notre infortuné maître nous remplit d'amertume et d'effroi, et mon pauvre mari et moi ne cessons de le pleurer du fond du cœur, mais, en même temps, cependant, l'héroïsme, la douceur, la piété de cet excellent prince sont pour nous une véritable consolation...»
On sait la sincérité des sentiments religieux de Mme de Bombelles, on ne s'étonnera donc pas de lui voir ajouter: «Nous l'invoquons avec confiance comme un saint, et l'exemple admirable qu'il nous a donné en mourant doit être notre guide, notre soutien dans les 320 malheurs qui succèderont peut-être encore à tous ceux que nous éprouvons.»
Pas de nouvelles précises de la Reine et de «l'adorable princesse». Cette inquiétude angoissante est «chagrin bien amer et insupportable».
«On me mande de Paris qu'on garde encore un silence profond sur le sort qu'on leur prépare, qu'elles sont étroitement gardées, et qu'on leur refuse jusqu'à la consolation de rendre au petit Dauphin le nommé Cléry [271] qui a servi le Roi jusqu'au dernier moment.»
«Différents bruits ont circulé. Un des monstres a eu l'atrocité de proposer que la Reine fût mise à la Force ou à la Conciergerie. La Gazette de Berne dit que ces barbares veulent faire périr la Reine et notre princesse, et que le procès de cette dernière se fondera sur les preuves qu'ils ont qu'elle a fait passer ses diamants aux princes ses frères [272]. La tête m'en tourne, mon cher marquis; je dis à Dieu: «que votre volonté soit faite», mais hélas! mon sacrifice est bien imparfait... Je gémis et je pleure...»
Des fêtes ont été données à Paris pour que le peuple se tienne tranquille. Mme de Bombelles s'en montre outrée: «Ses habitants sont d'une lâcheté qui me révolte plus peut-être que l'atrocité des Jacobins... Qu'espérer de la pusillanimité, de la tiédeur? C'est une ville, à l'exception de quelques gens vertueux à réduire en cendres; elle est trop corrompue pour jamais en espérer aucun retour...»
321 Après des réflexions sur les «cannibales», la marquise passe à des nouvelles de famille. Son mari, «dont l'affliction est déchirante», se décidera-t-il à faire campagne! Tout dépendra de la tournure que prendront les affaires.
En terminant: «Vous aurez appris tout ce qui s'est passé à Rome [273]. J'ai cru pendant deux jours que c'était mon frère qui avait été tué. Je le pleure quoiqu'il soit en vie avec Mme de Raigecourt». Angélique, dans lettre du 18 février, s'émeut encore davantage sur le sort des princesses. «Comment se fait-il qu'aucun avocat ne se présente pour aider une cause aussi touchante? Comment se fait-il que la France entière soit muette à de semblables forfaits? Notre nation est un composé de méchanceté et de lâcheté qui fait horreur...»
Un service a été chanté pour le Roi à Wardeck, et «cette cérémonie, qui s'est passée dans la plus grande décence, m'a fait répandre bien des larmes»... «Je gémis comme vous d'être loin de notre princesse... Notre jeune Roi se porte bien; on l'a vu se promener dans le jardin du Temple avec Cléry, qui est gai et gentil comme il l'est toujours...»
322 Enfin des réflexions sur Monsieur qui, dès le 28 janvier, à Ham en Westphalie, proclama l'avènement au trône de son neveu sous le nom de Louis XVII, et se déclara lui-même Régent de France [274]. «N'eût-il pas été plus sage que Monsieur se fût moins pressé et eût attendu le consentement des puissances et de la saine majorité des magistrats émigrés.»
De si douloureux événements ont réagi sur la santé de Mme de Bombelles: elle a été fort malade d'une fausse couche et même en danger de mourir. «Je me sens actuellement beaucoup mieux, écrit-elle au marquis de Raigecourt, le 22 avril, mais il me reste une grande faiblesse, et les sollicitudes auxquelles je suis livrée sur l'existence de notre vertueuse princesse, de la Reine, ne sont pas faites pour rendre des forces.»
Dans cette même lettre la marquise donne de curieuses appréciations sur Dumouriez; elle en profite pour faire une profession de foi politique dont on pressent l'orientation.
«J'ai éprouvé, comme vous, une grande joie de la défection de Dumouriez [275], et il n'est pas douteux que, si son plan eût eu son entière exécution, la contre-révolution 323 serait faite dans ce moment-ci. Dieu ne l'a pas permis, et peut-être est-ce pour notre bonheur; du moins c'est l'avis de mon mari. Dumouriez, à ce qu'il paraît, voulait, à la tête de son armée et soutenu du prince de Cobourg, donner des lois à la France et nous rejeter dans la Constitution, qui en peu de temps nous eût ramenés à l'anarchie et à toutes les horreurs qui nous ont déjà causé tant de maux. Il vaut donc mieux qu'il ne soit plus en mesure de nous faire du mal [276].»
Mme de Bombelles ne pouvait sentir Dumouriez, mais, comme on le voit, pour des raisons inattendues. Elle poussait, du reste, l'illusion jusqu'à ajouter: «Il vaut mieux que le temps portant conseil, les puissances sentent que, pour leurs propres intérêts, il faut nous remettre simplement à notre ancien régime [277]. C'est à quoi doivent travailler tous ceux dont la voix peut être entendue, et c'est ce que mon mari, du fond de sa retraite, ne cesse d'écrire et, j'ose dire, de prouver. Nos infâmes assassins ne peuvent plus se soutenir longtemps; mais il est absolument nécessaire qu'il ne reste plus vestige de tant de rébellions; sinon, tout ce qui pense bien ne pourrait, en son âme et conscience, rentrer dans un foyer de discordes et d'exécration...»
324 Breteuil était dans la confidence, mais Bombelles n'y était pas, Dumouriez et sa Constitution ne sont nullement l'affaire de la marquise qui, on le sait, préfère les moyens draconiens aux combinaisons. Elle n'a pas goûté le système de Dumouriez de constituer des otages en vue de les échanger avec les prisonniers du Temple. Et pourtant, dans son espoir invaincu de savoir incessamment la Reine et les Enfants de France en liberté, elle proclame: «Il paraît que les monstres de Paris sentent qu'ils sont pour eux des otages précieux et n'ont nul désir de s'en défaire»; ce qui semble la consoler, c'est que «l'infâme Égalité est prisonnier à Marseille avec sa famille [278]».
Des événements politiques, qui l'atterrent ou la surexcitent, Mme de Bombelles repasse à Madame Élisabeth et elle s'attendrit. «J'ai eu, comme vous, les mêmes informations sur notre malheureuse princesse; sa maigreur est, dit-on, effrayante; mais la religion la soutient; elle est l'ange consolateur de la Reine, de ses enfants; espérons qu'elle ni les siens ne succomberont à tant de maux. Comment pourrait-on se plaindre, en ayant l'imagination remplie du douloureux tableau des habitants de la tour du Temple? J'y pense sans cesse, ainsi que vous, mon cher marquis, et c'est, je l'avoue, le seul point sur lequel ma résignation est souvent en défaut...»
325 Le fils aîné de la marquise, Louis-Philippe, âgé alors de treize ans, a voulu ajouter un mot pour le marquis de Raigecourt. «Je ne veux pas laisser partir la lettre de ma pauvre mère sans vous dire, Monsieur le marquis, combien je vous aime et vous révère.
«C'est un grand bien que l'étourderie du triple traître Dumouriez; c'est un grand bien que la rude école qu'il a fait faire au prince de Cobourg ait démasqué des vues fâcheuses. En vain voudra-t-on nous replonger dans la boue de la Constitution; une fois à l'œuvre, les puissances ouvriront les yeux sur l'abîme qu'elles se creuseraient, en donnant gain de cause à un peuple rebelle, en déshonorant la Royauté et en prolongeant une anarchie contagieuse pour le reste de l'Europe. Si j'en crois ce qu'on m'écrit, tout va aller le mieux du monde. Je ne me presse pas plus de jouir que de me désespérer; mais l'état où nous sommes est fait pour donner de l'espoir; j'aurai une grande satisfaction à vous embrasser en France.»
Mme de Raigecourt a été très souffrante, elle est sur le point d'accoucher, et elle écrit fort peu. Installée à Dusseldorf—son mari est toujours à l'armée des princes—elle a donné signe de vie le 19 juin. Mme de Bombelles lui répond peu de jours après, lui marque son regret qu'ayant une nouvelle installation à faire elle n'ait pu pousser jusqu'en Suisse, à Constance par exemple. «On y vit à assez bon compte; toute la colonie française qui s'y trouve est en général bonne compagnie; nos curés s'y conduisent comme des anges, et les bourgeois, les paysans de Constance et de la banlieue ont pour eux la bienfaisance la plus touchante.» Que ne peut-elle soigner son amie pendant ses couches! 326 Dans leur affligeante situation, c'eût été une consolation de se réunir souvent et de causer à loisir de l'infortunée princesse et de tous leurs intérêts, car elle est bien persuadée que leurs cœurs ulcérés battent à l'unisson.
Voici de l'ardeur politique: «L'inquisition, la tyrannie sont portées au comble, mais le joug du parti de la Montagne est si affreux qu'il est impossible que les plus lâches ne cherchent bientôt à le secouer. Les projets de Gaston tiennent du miracle [279]: Nantes doit être soumis [280] à présent; il paraît que la Normandie se réunira à la Bretagne pour se soulever [281], et il se pourrait, si les choses continuent, que nous dussions notre salut à ce même Gaston que les princes ont renvoyé honteusement de Coblentz, l'an passé.
Autant qu'elle peut, Mme de Bombelles suit le mouvement de la guerre aux frontières. «Nos sièges vont bien mal; celui de Mayence est une plaisanterie, et à la manière dont il s'y prend, il pourra ressembler à celui de Troie. Il y a dans l'armée prussienne une lenteur 327 bien extraordinaire et qui n'est pas naturelle; le temps nous dévoilera ce mystère. Le brave prince de Cobourg fait tout ce qu'il peut, et je parierais que Valenciennes sera pris avant Mayence [282].»
Il est des choses qu'elle ignore dans la politique des princes et des différents chefs émigrés. «Je ne crois pas que le baron (de Breteuil) intrigue contre les princes, et je puis bien vous assurer que, si la contre-révolution a lieu, et qu'il y soit pour quelque chose, il ne voudra aucune nouvelle Constitution et remettra toutes choses sur leur ancien pied, sauf les abus.»
Le marquis de Bombelles s'est rendu à Constance, il en revient avec l'archevêque de Paris et le marquis de Juigné...
Au milieu de ces allées et venues d'émigrés, la marquise a conservé à la fois ses tristesses et ses illusions. En Gaston, l'éphémère général vendéen, elle a placé son espérance, ignorant que depuis longtemps le perruquier-soldat est mort. Elle s'est réjouie de la reddition de Mayence; le jour même où Valenciennes a capitulé elle s'attend à éprouver le même plaisir.
«Je ne sais si je vous ai mandé que nous avions vu passer Sémonville et Maret, l'un en qualité de ministre plénipotentiaire de la République française à Constantinople, le second avec la même qualité à Naples pour remplacer mon frère. Ces vilains Jacobins ont poursuivi leur route par les Grisons et allaient entrer en Italie, lorsque des sbires milanais les ont arrêtés [283] 328 à Novale, sur le bord du lac de Côme. On les a conduits prisonniers à Milan et on a laissé aux femmes qui étaient avec eux la liberté de faire ce qu'elles voudraient. Il était important d'empêcher Sémonville de répandre à Constantinople dix-sept mille louis qu'il avait échangé en or à Bâle(?) Il l'était aussi d'ôter au Roi de Naples l'embarras et le dégoût d'avoir à recevoir un nouveau perturbateur de l'ordre public.
Mme de Bombelles partage les préventions de son entourage contre les diplomates républicains, ignorant en quoi les dessous de leur mission auraient pu contribuer à sauver la Reine, et elle ajoute naïvement: «En bonne conscience, il n'y a pas moyen de plaindre cette mesure, toute sévère qu'elle est [284].»
329 Puis encore des nouvelles de Vendée plus ou moins exactes: «Les nouvelles que nous recevons dans l'instant nous apprennent que Santerre, de son propre aveu, a été bien battu par Gaston [285]; mais nous n'avons point de détails; ils doivent être excellents, puisque Santerre appelle le jour de la bataille une fatale journée.»
Les nouvelles envoyées de Dusseldorf et de Coblentz ne sont pas pour rassurer Mme de Bombelles, renseignée d'ailleurs par les journaux de Berne. Elle passe d'un extrême à l'autre, un instant se figurant que la Reine va périr sans jugement, un autre, au contraire, que rien n'est perdu et qu'elle peut encore être déclarée innocente. «Sans le secours de la religion, c'est à perdre la tête.»
Dans sa famille même, quelqu'un l'a perdue. «Je ne sais, écrit Angélique à la marquise de Raigecourt, le 30 août, si vous avez lu dans les papiers publics le chagrin particulier que j'ai éprouvé: mon pauvre beau-frère, M. de Soucy [286], s'est cassé la tête d'un coup de pistolet au moment où on l'arrêtait, bien sûr d'être guillotiné, étant d'un parti royaliste qui s'était 330 formé en Normandie; il laisse sa femme et six enfants à la mendicité, sa malheureuse mère au désespoir; elle ignore cependant qu'il s'est tué lui-même; que n'a-t-il émigré comme les honnêtes gens? Il a craint la misère et n'a pas assez calculé que la Providence n'abandonne pas ceux qui mettent en elle toute leur confiance; s'il se fût réuni à nous, nous l'aurions soutenu de notre mieux... Mon frère est toujours à Naples, ne sachant que devenir. L'arrestation de Maret le laisse dans le plus grand embarras...»
Rien de nouveau pour la Reine. On sait seulement que les papiers relatifs au procès ne sont pas rassemblés et qu'on va s'en occuper. Encore des illusions. Le baron de Breteuil veut s'imaginer que le procès se terminera par la déportation. «Dieu le veuille! mais je crains bien que le désir que nous en avons ne fasse sentir aux Jacobins combien ils feraient mal de se dessaisir d'un tel otage.»
La marquise revient sur le même sujet dans la lettre suivante, et, bien en train de faire fausse route elle insiste: «Je voudrais me livrer à l'espoir, mais j'en ai bien peu et ne puis me flatter que nos monstres de Jacobins laissent échapper une proie qui, nécessairement, par le récit de ses malheurs, ses moyens de persuasion, redonnerait aux puissances une énergie qu'elles n'ont pas encore bien connue...»
Et c'est ainsi que, leurrée d'espoirs, bercée d'illusions, Mme de Bombelles passe tristement à Wartegg, avec ses jeunes enfants et un petit cercle d'amis dont les Régis, le commencement de l'automne. Son mari et son fils aîné voyagent en Suisse avec leurs «amis» Wynn...
331 Les nouvelles arrivent peu à peu, le procès se déroule, enlevant graduellement toute parcelle d'espérance; quatre jours qui sont des siècles où Marie-Antoinette est abreuvée d'accusations la plupart injustifiées, d'outrages et de hontes..., la condamnation..., l'exécution de celle «dont la mort fut un crime pire que le régicide [287]».
Le 7 novembre, Angélique écrit à son amie Mme de Raigecourt: «Je n'ai pas eu le courage de vous écrire, ma chère petite, depuis le massacre de notre infortunée Reine [288]. J'en ai été d'autant plus attérée que le baron de Breteuil croyait être sûr qu'elle serait sauvée, nous mandait sans cesse de ne pas nous effrayer des apparences. Il comptait apparemment sur le crédit de Danton qui était gagné [289]; de sorte qu'en apprenant la mort de cette malheureuse princesse, ayant ignoré même ses interrogatoires, nous avons été accablés comme par un coup de foudre.»
Mme de Bombelles a déploré la mort de sa Reine en termes dignes; mais, «la première impression passée, la religion est venue à mon secours», et elle se demande, ayant appris par la bonne Mme de Chazet que la Reine est morte «dans les meilleurs sentiments [290]», si elle n'est pas plus heureuse maintenant. «Ces réflexions, 332 ajoute-t-elle, m'ont tellement soulagée qu'en pleurant encore, cependant, c'est de l'envie que je porte à cette nouvelle victime, et je dis à Dieu, du fond du cœur, que votre sainte volonté soit faite.»
Au delà de la mort de la Reine elle en entrevoit une autre, et cette expectative est pleine d'angoisses; «L'attente de sa mort me met au supplice, écrit-elle, ne se faisant plus d'illusions... Je suis sans espoir. Cette abominable Révolution ne craindra pas de commettre un nouveau crime et calculera combien l'intérêt que causera notre princesse, une fois qu'elle serait déportée, ajouterait à l'horreur qu'inspirent tous ces monstres.» Avec l'annonce de sa mort, Mme de Bombelles a pris connaissance des derniers interrogatoires; elle y trouve le plan bien arrêté de confondre Madame Élisabeth dans les mêmes crimes que la Reine. «L'inculpation qu'ils lui ont faite déjà, dans la ridicule et atroce accusation contre la Reine au sujet de son fils, prouve leur projet, mais qu'ils disent, inventent tout ce que l'enfer leur fournira; jamais ils n'altèreront une réputation sans tache, même aux yeux les plus forcenés... J'attends en frémissant chaque courrier, et jour et nuit, notre adorable princesse est présente à mon imagination, livrée à ces furieux et terminant une vie remplie de vertus, de courage et de bienfaisance...»
De novembre à mai sa correspondance avec le marquis et la marquise de Raigecourt a cessé. Impossible 333 donc de faire autre chose que deviner les alternatives d'illusion et de désespérance par lesquelles passa la Marquise [291].
Le 1er mars, Mme de Bombelles accoucha d'une fille. Les notes manuscrites du comte de Régis nous donnent de minutieux détails sur l'événement intime qui réjouit la petite colonie de Wardeck. La jeune mère eut un accouchement très heureux; l'enfant fut baptisée le même jour; la Reine de Naples avait accepté d'être marraine et s'était fait représenter à la cérémonie par le chevalier de Bressac. «Nous nous sommes tous rendus en voiture à Roschach, à quatre heures de l'après-midi. On a mis à cette cérémonie tout l'appareil et toute la décence qui convenaient à la qualité de l'auguste marraine.» M. de Régis nous dit encore que le prince de Direntis, en crosse et en mître, a fait le baptême en présence du curé, qu'il était accompagné des coureurs du prince-abbé venus pour faire cortège. Il y eut grande musique et «toute la pompe qu'on a pu donner». La petite «nouvellement née» recevait les noms de Caroline-Marie-Antoinette, suivant le désir exprimé par la marraine.
Dans ces notes, «on pourrait suivre pas à pas les allées et venues des émigrés voisins du lac de Constance; ils aiment à se rendre visite les uns aux autres, ils sont les hôtes du prince-abbé ou de ceux qui ont pu conserver un semblant de maison. On vit bien simplement à Wardeck, où Mme de Bombelles fait payer au 334 comte de Régis, avec sa femme, son fils et un domestique, la modique somme de trois à quatre louis par mois, mais on y est hospitalier: le registre note des dîners donnés à la princesse de Nassau-Siegen ayant avec elle les comtes d'Agoult et d'Albignac et le marquis d'Aragon [292], marié à une fille naturelle du prince de Nassau; au comte de Juigné, au marquis de Vérac, ancien ambassadeur; au comte de Rougé, au marquis de Pracomtal, au comte de Fernan-Nunez, ancien ambassadeur d'Espagne à Paris; au marquis et à la marquise des Monstiers-Mérinville. Avec ces derniers, Mme de Bombelles a pu parler à cœur ouvert de Madame Élisabeth.
Jusqu'au dernier moment Mme de Bombelles s'était fait des illusions sur le sort de la princesse.
Le réveil fut terrible. La nouvelle de l'exécution de la princesse [293] «l'écrasa comme un coup de foudre», écrit-elle après au marquis de Raigecourt. L'émotion fut en effet si vive qu'on craignit un instant pour sa raison. Mme de Bombelles était encore au lit, lorsque 335 parvenaient à Wardeck, en mai 1794, les journaux porteurs de la nouvelle. Le château est en rumeur; un domestique entra dans la chambre le visage couvert de larmes et prononce à peine le mot terrible. La marquise pousse un cri et retombe sur son oreiller. Son mari arrivant à l'instant cherche à la soutenir, et elle fait effort pour se relever, mais, «l'excès de sa sensibilité intervertissant les mouvements de la nature», un éclat de rire effrayant se manifeste sur son visage baigné de pleurs. C'est la démence de la douleur, «démence effrayante qui eût peut-être été sans remède si la tendresse ingénieuse de M. de Bombelles ne se fût avisée, sur-le-champ d'un moyen de diversion pour rappeler la nature à elle-même. «Ses enfants! s'écria-t-il, ses enfants!» Ceux-ci savaient déjà qu'ils avaient perdu celle qu'ils pouvaient aussi appeler leur mère. Ils entrent et se jettent sur le lit de l'infortunée. Leurs cris, leurs caresses, le vif sentiment des deux aînés, la naïve et touchante effusion des plus jeunes, le nom d'Élisabeth répété au milieu de tous les accents de la douleur, la confusion déchirante qui régnait autour de ce lit, où toutes les affections donnaient le spectacle des plus douces comme des plus poignantes émotions, produisirent chez Mme de Bombelles une réaction salutaire qui la rendit à elle-même. Elle était sauvée [294].»
Sans doute Ferrand a pu dramatiser outre mesure la scène, prêter plus de paroles qu'ils n'en avaient dites à ceux qui entouraient Mme de Bombelles lorsque la mort de sa royale amie vint la frapper comme un coup 336 de massue; ce qu'il n'a certes pas exagéré, c'est la douleur vraie, poignante, l'écrasement profond où fut jetée la marquise pendant nombre de jours. Elle fut malade, obligée de s'aliter, veillée par ceux qui craignaient un transport au cerveau.
Quand, le 28 mai, elle écrit au marquis de Raigecourt, elle a sinon apaisé son chagrin, du moins repris ses états, elle apprécie les événements avec une tristesse que la religion rend plus résignée, mais que l'on sent profonde et inconsolable. Elle avait voulu espérer jusqu'au dernier moment comme espérait Mme de Raigecourt: «La nouvelle du martyre de la princesse aura été pour elle un coup de foudre comme elle l'a été pour moi.» Elle espérait, et pourtant elle concède que si atroce était sa vie qu'elle est maintenant plus heureuse «et bienheureuse [295]».
«Je l'invoque sans cesse; cependant je vous l'avoue, je suis encore bien faible et ne puis m'accoutumer à l'idée qu'elle n'existe plus et aux détails que nous donnent les papiers publics de son trépas. Grand Dieu! quel excès d'atrocité, et quel excès de vertus dans notre 337 adorable martyre! Elle est morte comme elle avait vécu, en invoquant Dieu et en montrant le courage le plus sublime.»
«Votre lettre du 18 que je viens de recevoir, continue la marquise, a été pour moi une bien douce consolation. Quoi! cette adorable princesse s'est occupée de moi en pensant à laisser après elle des souvenirs à ses amis. Oh! avec quelle sensibilité je recevrai ces précieuses lignes! de quelle reconnaissance mon cœur est déjà pénétré! Tâchez, tâchez, je vous en conjure, de me faire parvenir le plus tôt possible cette adorable lettre que je mettrai toute ma vie au nombre des bienfaits de la Providence envers moi [296].»
Après l'expression des regrets personnels, après l'admiration de nouveau formulée pour le courage et l'abnégation de la princesse, on peut pressentir les témoignages de foi sincère où la marquise cherche et trouve sa consolation: «... C'est une grande douceur de n'avoir que ces souvenirs touchants, édifiants de toute la vie de l'amie qu'on pleure, et de pouvoir douter sans manquer à tout ce que la foi nous prescrit du bonheur dont elle jouit dans le ciel... Prenons donc courage et ne regrettons plus notre séparation d'avec notre protectrice, puisque toutes les jouissances de ce monde ne sont rien auprès de celles du ciel, et que, loin d'être heureuse, elle souffrait tout ce qu'il est possible de souffrir.»
En mémoire de la princesse, un service va être célébré à Roscharck: l'évêque de Châlons, Mgr Jules de 338 Clermont-Tonnerre, officiera dans quelques heures. Mme de Bombelles s'émeut de nouveau à la pensée de ce service où il lui faudra tant prendre sur elle. «Mes organes sont encore si faibles que je crains l'impression que me fera le deuil de l'église. Je voudrais ne pas faire de scène et me contiendrai le mieux que je pourrai. Qui m'eût dit, il y a quelques années, que j'aurais, et sitôt, ce devoir pénible à rendre à la mémoire de ma princesse, moi qui avais calculé souvent avec plaisir que, plus vieille qu'elle, je n'aurais pas à la pleurer?»
De cette époque c'est la dernière lettre que l'on possède parmi les lettres échangées entre Bombelles et Raigecourt. En regard des impressions de notre Angélique, on regrette de ne pouvoir placer celles d'une autre amie de cœur de Madame Élisabeth. «Rage», aussi, pleure sa princesse. On se rappelle avec quelle insistance elle avait supplié Madame Élisabeth de lui laisser reprendre sa place auprès d'elle: il n'est pas impossible de se figurer ce que fut la douleur de cette autre amie fidèle de la princesse martyre.
Il vient d'être question d'une lettre de Madame Élisabeth, que Mme de Bombelles suppliait M. de Raigecourt de lui envoyer au plus tôt.
En quittant la France en 1790, Mme de Raigecourt avait en effet reçu des mains de Madame Élisabeth un paquet cacheté avec ordre de ne l'ouvrir qu'après la mort de la princesse. Le paquet renfermait une lettre pour le roi Louis XVI, une pour le comte d'Artois et une troisième pour Mme de Bombelles. Le tout était remis dans les mains du comte d'Artois après la mort 339 de Madame Élisabeth et il ne semble pas que le prince se soit hâté d'envoyer à la marquise la lettre qui lui était adressée et qu'avait dû lui réclamer M. de Raigecourt, puisque Mme de Bombelles, encore que cette démarche pût lui être pénible en raison des rapports de son mari avec le frère du Roi—s'est décidée à lui écrire le 17 juillet. Le comte d'Artois répond de Hamm, le 1er août, et sa lettre est fort courtoise. La tendre amitié qui l'unissait à sa malheureuse sœur et la cruelle douleur où cette perte le plonge sont trop connues de Mme de Bombelles pour qu'elle ne soit pas certaine «qu'il aurait exécuté sur-le-champ ses dernières volontés, s'il avait eu les moyens d'envoyer un courrier et s'il n'avait craint de compromettre un trésor que rien ne peut remplacer». Il ajoutait: «Je regarde comme un ordre de l'ange que Dieu nous a enlevée et je ne perds plus un instant pour vous l'envoyer. [297] Croyez, Madame, que les amis de ma malheureuse sœur auront toujours les plus grands droits sur mon cœur et que je rechercherai avec empressement toutes les occasions de vous donner personnellement des preuves de ma véritable affection [298].»
Le comte d'Artois, dans cette démonstration d'amitié, ne pouvait être tout à fait sincère; nous connaissons ses sentiments pour M. de Bombelles. Néanmoins il s'exécuta; la dernière volonté de sa sœur et la lettre parvinrent à son adresse [299].
340 Les adieux de Madame Élisabeth, bien des fois publiés, étaient conçus en ces termes:
«Comme je viens, ma petite Bombe, de relire mon testament, de voir que je t'y recommande aux bontés du Roi et que je te laisse mes cheveux, il faut bien que je te dise moi-même que je me recommande à tes prières et puis que je te répète encore une petite fois que je t'aime bien. Prie bien pour le comte d'Artois, convertis-le par le crédit que tu dois avoir dans le ciel, et contribues-y toi-même, si tu le peux. Tu donneras de mes cheveux à Raigecourt. Tu ne m'oublieras (sic) ni l'une ni l'autre, mais ne va pas me regretter assez pour te rendre un peu malheureuse. Adieu; sais-tu bien que les idées que tout cela laisse ne sont pas gaies? Il faudrait pourtant s'en occuper surtout dans ce moment. Je t'embrasse de tout mon cœur.»
Départ de Wardeck.—Courses de M. de Bombelles.—A Ratisbonne.—Passage de l'armée de Condé à Brünn.—Correspondance avec le comte de Régis.—Louis de Bombelles.—Naissance de Victor-Armand.—Mort d'Angélique à la suite de ses couches.—Touchantes manifestations à ses funérailles.—Douleur du marquis et de ses enfants.—M. de Bombelles entre dans les ordres.—Mort de Bitche à Ulm.—Rencontre avec Vandamne.—Curé prussien.—Évêque d'Amiens.—Mariage de Caroline.—Mort de Bombelles.—Les fils de M. de Bombelles.—Le troisième mari de Marie-Louise.
Madame Élisabeth morte, la colonie de Wardeck va se désagréger. Les Régis ont pris congé du prince-abbé de Saint-Gall et des Bombelles et se sont d'abord retirés à Lindau. L'année suivante, ils se dirigeront vers Naples où la reine Caroline leur a offert une petite situation. Aux lettres échangées entre le comte et la «bonne petite Régis» d'une part, et Angélique de l'autre, on sent quels liens de durable amitié cette vie côte à côte de plusieurs années avait fomentés et fortifiés entre les exilés. Le comte de Régis n'a pas seulement subi l'ascendant d'un homme de dévouement et d'expérience, il a su distinguer les qualités sérieuses qui, ajoutées à son indiscutable charme, faisaient de Mme de Bombelles une femme superattachante. Il garde reconnaissance à la marquise de cette affection quasi maternelle témoignée à sa femme, au jeune Édouard, compagnon des enfants, il cherchera toute occasion de 342 leur rendre les bons procédés qu'il a reçus de la famille tout entière. Quand il s'agira, quelques années plus tard, de chercher une situation à l'étranger pour Louis de Bombelles, c'est du côté de Naples que se tourneront les regards des Bombelles: Naples où, après des vicissitudes de révolution, la reine Caroline est revenue, où résident des amis fidèles qui tiendront à honneur de protéger et de faciliter les débuts du nouvel officier.
Le marquis va continuer ses pérégrinations politiques et diplomatiques. Son objectif est l'armée de Condé où la formation d'un nouveau corps lui permettrait de trouver situation digne de son grade [300]. Ce résultat escompté ne sera jamais obtenu. Les subsides ont diminué, les états-majors s'éclaircissent au lieu de s'augmenter et, avec les succès des armes françaises sur le Rhin et sur le Pô, s'évanouiront peu à peu les dernières espérances des émigrés combattants.
Bombelles court d'un coin à l'autre de l'Allemagne. Il assiste à la retraite de Brunswick, il voit Coblentz menacé, le Régent réfugié à Hamm, le comte d'Artois poursuivi à Trèves par ses créanciers... Il ne se rendra pas à la petite cour de Vérone, où Louis XVIII s'était déclaré roi depuis la mort «annoncée» de Louis XVII; il ne peut pas songer à se rapprocher du comte d'Artois toujours très monté contre lui... Le rôle effacé maintenant de Bombelles consiste à rendre des services «civils» à l'armée de Condé, qui ne combat pas comme elle voudrait et ne touche qu'irrégulièrement 343 la solde tour à tour à tour stipulée par l'Angleterre et l'Autriche.
Mme de Bombelles s'est retirée provisoirement à Ratisbonne avec ses enfants, tandis que son mari suit la retraite de l'armée de Condé vers Munich. C'est là qu'elle apprend la mort, en couches, de sa pauvre petite belle-sœur de Mackau. Mme de Chazet en a fait part à M. de Bombelles. «La douleur, la résignation de cette malheureuse mère sont ce qu'on peut voir de plus attendrissant, écrit la marquise à M. de Régis. Elle mande que sa fille est morte ainsi qu'elle avait vécu, comme une sainte, que mon frère fera ce qu'il pourra pour remplir ses intentions à l'égard de ses enfants...»
Chagrins intimes, séparation constante d'avec son mari, embarras d'argent, éducation difficile, par conséquent, de ses enfants, voilà le lot d'Angélique réfugiée en cette ville d'empire où elle avait, quelque quinze ou seize ans auparavant, coulé des jours si heureux. Les Wynn sont venus passer plusieurs mois avec elle, avant de gagner l'Italie, elle a entrevu sa sœur la marquise de Soucy, accompagnant Madame Royale en Autriche, voilà les sourires d'une vie toute de préoccupation et de mélancolie... Le marquis continue à aller et à venir, se figurant bénévolement qu'il rend des services à l'armée de Condé et qu'il finira par s'en rendre à lui-même. Un besoin incessant d'activité le dévore, et son impuissance à sortir d'embarras le mine et le tourmente. Le plus souvent possible en route, touchant barre à Ratisbonne où il inculque à sa femme ses espérances momentanées, voyant les uns après les autres s'écrouler les échafaudages de son imagination... jamais découragé pourtant...
344 De Ratisbonne les Bombelles se sont retirés à Brünn, en Moravie, à cause de l'éducation de leurs enfants. C'est là qu'Angélique revoit cette armée de Condé sur laquelle elle avait tant compté, vaincue, décimée, désorganisée, abandonnée par l'Autriche, forcée à se réfugier en Russie [301]. «On attend aujourd'hui le duc d'Enghien, écrit-elle le 13 novembre 1797 à la marquise de Raigecourt. Une grande partie de l'armée de Condé a passé et passera par ici. Elle est divisée en quatre colonnes... J'ai vu plusieurs chefs et officiers qui ont passé chez moi presque tout le temps qu'ils ont eu de libre. Il y a parmi notre infortunée noblesse des gens excellents, pleins d'honneur, de probité et d'une conduite parfaite; mais, parmi ces chevaliers de la couronne, les chasseurs nobles, il y a des têtes détestables, un esprit de corps qui leur fait un point d'honneur d'être absolument brise-raison et de la plus grande 345 insubordination... «Le tableau est instructif. N'est-ce pas là l'image trop fidèle de cette émigration où il y eut tant de forces perdues, tant de dévouements inutiles, tant de sacrifices superflus, parce que, «à côté de gens excellents, pleins d'honneur et de probité, il y avait eu trop de têtes détestables et trop de brise-raison [302].»
Dans sa retraite de Brünn, Bombelles goûte momentanément un repos qu'il n'a pas cherché. Il s'occupe de ses enfants, oriente Bitche vers la vie militaire et parvient, dès que son second fils a dix-huit ans, à le faire entrer dans l'armée autrichienne. Louis est parti pour Naples où nous allons le voir peu heureux dans ses débuts militaires, Charles suivra la même fortune que Bitche: Henri continue ses études, Caroline se contente de se faire adorer par ses parents. Quant au marquis, son rôle politique se borne maintenant à faire de temps à autre des démarches à Vienne dans le but de faire régler l'arriéré de l'armée de Condé. Il met ses papiers en ordre et se prépare à rédiger une histoire de la Révolution [303].
Les débuts de Bitche et de Charles ne semblent pas avoir occasionné d'ennuis à leurs parents; il n'en est pas de même de ceux de Louis, qui sont pénibles, 346 faute d'argent, faute d'avancement suffisant. L'excellent Régis s'est montré paternel pour le fils de ses amis, un peu perdu à Naples et sur lequel la bienveillance de la Reine Caroline, égarée par des conseillers désireux de nuire aux Bombelles, ne parvient pas à descendre de façon efficace.
Angélique a remercié M. de Régis, en juin 1800, de tout ce qu'il a fait pour son fils. «Vos procédés et bontés pour mon pauvre Louis vont au fond de mon cœur, vous vous en occupez comme de votre enfant, et malgré l'extrême besoin que vous avez de ménager vos moyens pour vous-même, vous les employez pour Louis. Vous êtes son avocat, son appui. Ah! puisse le ciel vous récompenser un jour dans Édouard d'une conduite aussi généreuse!... Je vous avoue que mon cœur saigne de voir ce pauvre Louis sans avancement, après avoir eu autant de motifs pour espérer de le voir incessamment hors de peine.»
Après s'être attendrie, la marquise reprend sérieusement: «Il n'est pas extraordinaire que la fortune vienne lentement. Je n'en suis pas fâchée quand je réfléchis... Louis a besoin d'être un peu éprouvé par l'infortune, d'être suivi enfin, et j'espère, comme vous, que lorsque le temps aura atténué les légèretés naturelles de son caractère, il sera excellent sujet; mais continuez à lui donner de bons conseils. Tâchez surtout 347 quand vous serez réunis, de lui faire aimer la religion et de le dégoûter de toutes les belles idées philosophiques de nos jours dont nos malheurs devraient bien nous prouver la fausseté et la chimère.
Enfin, mon excellent ami, je vous en conjure, que Louis soit toujours votre enfant. Ne soyez pas trop indulgent pour lui et songez que vous ne pouvez l'éclairer, le guider qu'en le voyant tel qu'il est, c'est-à-dire avec tous ses inconvénients... Parlez-moi toujours vérité sur le compte de mon enfant.»
La lettre d'Angélique se termine par des nouvelles de sa grossesse «qui continue à être fort heureuse». J'accoucherai vers la fin de septembre.»
Sur les privations que doit s'imposer son fils Louis, étant données ses infimes ressources pécuniaires, Mme de Bombelles revient encore dans une lettre suivante: «Il ne me demande rien, mais je crains qu'il ne soit bien pauvre. Il me paraît qu'il se conduit raisonnablement, et j'en remercie Dieu.»
Une autre question la préoccupe de façon pressante. Elle a déjà fait allusion à l'indifférence religieuse de son fils; elle insiste de nouveau: «Une chose me tourmente, c'est qu'il ne me parle jamais religion, lui qui sait combien je suis attachée à ce qu'il garde de bons principes; je crains que différents ouvrages qu'il lit avec goût ne l'aient rendu un peu philosophe; j'en serais au désespoir, parlez-lui raison de temps en temps et faites-lui sentir que notre bonheur présent et à venir est attaché à la croyance d'une religion qui renferme la plus sublime philosophie et la seule qui puisse nous rendre heureux. Ce langage de votre part lui fera plus d'impression que de la mienne, et vous mettrez le 348 comble à ma reconnaissance si je dois à vos soins d'avoir convaincu mon enfant sur un point aussi essentiel.»
Ceci est une nouvelle preuve de la confiance que lui inspire le comte de Régis; toutes les lettres que lui a adressées Mme de Bombelles sont sur ce ton. Angélique n'a rien abdiqué de la foi qui a dirigé toutes ses actions, fortifié son courage dans l'adversité. Après s'être montrée la femme dévouée, la mère affectueuse de ses enfants jeunes que la première partie de cette étude nous a fait connaître, elle s'affirme la custode éclairée de l'âme des siens et, dans cette lettre, une des dernières qu'elle écrira, on croit lire comme des recommandations testamentaires d'ultimes volontés qu'un ami fidèle transmettra à son fils aîné.
Le marquis est absent. «Il ne tardera pas à rejoindre le prince de Condé qui revient en Allemagne avec son armée et qui désire l'avoir près de lui. Ce parti sera plutôt l'effet du dévouement et du zèle pour la bonne cause que celui de l'ambition, car nos affaires ne me paraissent pas brillantes, mais c'est un motif de plus pour payer de ses conseils et de sa personne.»
On a demandé pour lui le traitement de maréchal de camp. En exercera-t-il les fonctions? en tout cas il n'attendra pas—pour servir—d'en recevoir les honoraires. Un ami que la marquise ne nomme pas lui a prêté cent louis; il a offert ses bons offices, il est disposé à se mettre en route, et Mme de Bombelles s'apprête à partir avec lui pour Vienne où d'ailleurs est attendue la Reine de Naples: c'est une occasion escomptée de témoigner sa gratitude à sa bienfaitrice. Un autre espoir est caressé par la marquise, c'est d'obtenir de l'avancement pour 349 son Louis qui s'éternise dans le même grade. Pendant ce temps, le sort de Bitche qui est à l'armée de Mélas ne l'en préoccupe que davantage. «Vous pouvez mieux que personne, écrit-elle le 18 juin, juger des anxiétés que me causent toujours les dangers auxquels il est exposé.» Qu'allait-il faire dans cette galère? serait-on en velléité d'objecter.
Ceci n'est pas pour déplaire à la marquise qui est terriblement «émigrée». Elle s'inquiète de savoir quels seront les sentiments de la Reine Caroline en apprenant les événements de Lombardie. «Quel chagrin lui auront causé les résultats de la terrible bataille de Marengo, mande-t-elle le 24 juillet. Qui aurait jamais pu prévoir un tel désastre! En arrivant à Vienne, j'ai appris tous ces tristes détails, je savais que mon pauvre Bitche avait été de la bagarre, je suis restée trois jours dans l'appréhension qu'il fût tué ou blessé.» Une lettre de son fils quelques jours après devait la rassurer; mais dans quelles angoisses ne vit-elle pas entre son second fils qui fait campagne et son mari arrivé maintenant au quartier général du prince de Condé, et prêt à quitter son rôle de conseiller pour celui de combattant effectif. La situation pécuniaire du ménage est mauvaise, la marquise le répète, au moment d'accoucher, et elle est plus désireuse encore qu'elle ne le dit de voir les services de son mari—diplomatiques ou militaires—utilement rétribués. Tout dépend de la générosité de l'Angleterre, ajoute-t-elle naïvement, ou de l'arrivée toujours annoncée, toujours reculée—de la Reine Caroline; à cette princesse elle ne craindrait pas de demander appui pécuniaire. Encore des projets et encore des tracas d'argent; de 350 ceux-ci Mme de Bombelles ne sera jamais délivrée. «La pauvreté se supporte, mais des dettes, ne savoir comment les payer, voilà qui est accablant!»
Pour son fils Charles—qui a de belles qualités morales, mais se montre assez paresseux à l'étude—les Bombelles ont renoncé au service de Naples et établissent un programme autrichien. «J'attends d'un jour à l'autre sa nomination comme enseigne.»
C'est le même Charles, alors âgé de vingt ans, qui se charge d'annoncer le 14 septembre au comte de Régis la naissance de ce petit frère Armand-Victor. Mme de Bombelles avait peu longuement souffert, l'accouchement normal n'inspirait aucune inquiétude pour ses suites. L'enfant avait été baptisé, ayant pour parrain et marraine le duc d'Aumont et sa fille, Charles représentant le premier. Et le jeune homme entrait dans maint détail croyant faire plaisir à ce parfait ami. Dès qu'elle sera remise, la marquise ira à Vienne pour voir la reine Caroline et obtenir son appui pour Louis.
Et voici que moins de six semaines après, une affreuse nouvelle parvient à Rome au jeune Louis de Bombelles. «La douleur m'accable, écrit ce dernier au comte de Régis, le 27 octobre, de Frascati. Oui, je suis le plus malheureux des hommes. J'ignore encore comment j'ai eu la force de résister à un coup si affreux!» La manifestation de sa douleur est expansive, car si tous adoraient cette mère parfaite, il semble que celui qui avait été si longtemps le Bombon choyé et gâté devait plus cruellement sentir l'irréparable séparation. Des centaines de lieues le séparent des siens, son cœur se déchire à l'idée qu'il ne reverra plus sa mère même morte. «Depuis vingt-quatre heures que cette cruelle 351 nouvelle a frappé mes oreilles, je ne sais plus ce que je fais, ce que je deviens... Je m'aperçois que jusqu'à présent je n'avais jamais connu le chagrin. Mais, ô ciel, quel effroyable apprentissage! Je ne sais encore aucun détail, je désire, je crains de les apprendre.»
Il regrette amèrement de n'avoir pas auprès de lui le comte de Régis, car «quelle douceur de pouvoir pleurer ensemble, que de pouvoir partager ses peines! Que deviendront mes frères, ma sœur, papa? Ah! que de réflexions tristes et accablantes!... Le comble du malheur est d'être isolé au milieu d'étrangers qui ne conçoivent pas que la perte de la meilleure des mères puisse être un malheur! Arrivez-moi vite, mon cher comte, et n'abandonnez pas votre malheureux ami...».
«C'est le 27 de septembre que cet ange m'a été enlevé, écrira le marquis au comte de Régis [304]. Le 30 au matin, M. le prince de Condé me dit que ma famille m'appelait. Les lettres du 26 m'auraient pu laisser de l'espoir si j'avais vu deux mots de la main de ma femme, mais ne les trouvant nulle part et connaissant son courage autant que sa tendresse, je me dis: elle est au dernier terme puisqu'il ne lui reste pas la force de m'écrire. Cependant elle avait souri, le 26, à l'envoi de l'estafette et se flattait que j'arriverais avant sa fin. Ses dernières intentions sont le chef-d'œuvre de la présence d'un bon esprit et d'un excellent cœur; je les ai trouvées écrites sous sa dictée.»
Donc Bombelles ne put revenir à temps pour recueillir son dernier soupir; la femme qu'il avait tant chérie, 352 le modèle de toutes les vertus domestiques, l'«Angélique adorable», la petite «Bombe» de Madame Élisabeth venait de succomber à trente-neuf ans en couches de son sixième enfant, et l'infortuné mari ne fut de retour à Brünn que dans les premiers jours d'octobre.
Les obsèques de Mme de Bombelles avaient donné lieu aux plus touchantes manifestations. Malgré la modicité de ses ressources et les charges nécessitées par l'éducation de ses enfants, la marquise trouvait moyen—les journaux autrichiens en font foi—de répandre autour d'elle aumônes et secours médicaux. Les habitants de Brünn montrèrent une gratitude démonstrative; les paysans du petit village de Menowitz où elle avait habité quelque temps firent plus encore. Comme ils arrivaient à la maison de deuil, c'était le jour des funérailles et le cercueil était fermé. Ils témoignèrent leur douleur par des cris déchirants et, avec instances, demandèrent à revoir les traits de la morte. Le cercueil fut rouvert et les assistants vénérèrent comme une sainte celle qui avait été leur bienfaitrice. Ce «concert touchant de la reconnaissance», «cet éloge funèbre à travers les sanglots» laissèrent une impression profonde dans tout le pays, et la Gazette de Brünn en a conservé le souvenir [305].
353 Sur la tombe de l'épouse aimée fut inscrite cette épitaphe [306]:
HUC VITA U. NOMINE
ANGELICA MARCHIA BOMBELLES, NATA BARO MACKAU
E. THALAMO · FIDELI · VISE · EGREDIENS
IN AMPLEXU ·ARMANDI · ULTIMÆ
PROLIS SUÆ-AD BEATAM REQUIEM
ÆTERNÆ · PACIS AVIDA-EMIGRAVIT
DIE XXIX SEPTEM ANNO MDCCC
ÆTATIS XXXIX
CONJUGEM PIAM
MATREM TENERRIMAM
AMICAM INTEGERRIMAM
MULIEREM FORTEM
VIATOR SI QUÆRIS
IN HOC TUMULO INVENIES
GLORIOSA REVIVISCET
A. A. P. P.
SI GIT EXEMPTE DES MISÈRES
DE LA FRAGILE HUMANITÉ
LA PLUS EXCELLENTE DES MÈRES
LA PLUS TOUCHANTE PIÉTÉ
FEMME CHÈRE AUTANT QUE ADMIRABLE
LE PREMIER CHAGRIN QU'ELLE FIT
A SON ÉPOUX INCONSOLABLE
DATE DU JOUR OU IL L'A PERDUE
354 Ce que fut la douleur de M. de Bombelles, on le devine. Écrasé par la perte de celle qu'il avait chérie d'un amour constant et presqu'au-delà de l'humaine mesure, n'ayant guère foi dans la cause des princes, qu'allait-il devenir?
Avec deux enfants tout jeunes, en proie à des difficultés d'argent que son veuvage ne peut qu'augmenter, puisqu'il ne lui est plus guère loisible, en rendant des services à l'armée de Condé, de trouver là une augmentation de ressources, il lui faut d'abord chercher en même temps à pousser la carrière de ses fils aînés et à assurer le sort des plus jeunes.
Il a commencé, suivant le vœu de sa femme, par conduire la petite Caroline à son «auguste marraine».—«Je me trouvais, écrit-il au comte de Régis, dans les plus grands embarras pour ma famille qu'on voulait renvoyer de Brünn et de Moravie en l'englobant dans un ordre de départ pour tous les étrangers. La protection qui aurait dû être la plus puissante semblait irriter les exacts exécuteurs des seuls règlements pesant sur les émigrés, j'avais à sauver ma colonie d'une vraie persécution et à mettre dans toutes mes démarches une mesure qui ménageât la dignité de ce que vous et moi respectons le plus au monde. Trois semaines se sont passées.—Grâce au ciel et à l'intercession de celle que je pleure et qui me manque sans cesse, je suis parvenu à quitter Vienne à peu près tranquillisé sur le sort de mes enfants. Mes chagrins et mes soucis ont été bien adoucis par les bontés dont la Reine m'a comblé.»
La petite Caroline a été placée au couvent de la Visitation sur le désir de la Reine de Naples. «Cette petite 355 a fait à Sa Majesté l'effet que sa gentillesse et sa raison produisent généralement. Les religieuses l'aiment déjà à la folie.»
Pour ses fils, Bombelles a aussi des promesses et des résultats. Louis aura de l'avancement dans l'armée napolitaine. Bitche et Charles sont, le premier, sous-lieutenant dans l'«Archiduc-Joseph-infanterie», le second enseigne dans Mittrowski, aussi infanterie autrichienne. Henri rejoindra son père au quartier général de Condé, à moins que ce ne soit celui-ci qui revienne définitivement à Brünn. «Pressé de rejoindre le corps de Condé, j'ai partagé ses fatigues comme je partage en ce moment ses justes inquiétudes sur le destin qui l'attend. D'ici à peu de jours, écrit-il le 30 janvier, je saurai s'il m'est permis d'ajouter au dévouement que j'ai montré, ou s'il est de mon devoir d'y mettre un terme, à la suite duquel je rejoigne mon ménage.»
Bombelles était intervenu à Vienne pour faire obtenir de derniers secours à l'armée de Condé, mais il était alors trop tard: M. de Cobentzel, ministre de l'Empereur, discutait avec Joseph Bonaparte les conditions de paix entre les Gouvernements autrichien et français. La dislocation est imminente; les émigrés sont réduits à l'impuissance; l'Autriche mise hors de cause; l'Angleterre ne paierait pas une armée qui ne combattrait pas. C'en était fini de l'armée de Condé [307]. Ils allaient devenir exceptionnels ceux qui continueraient 356 à porter les armes contre la France: la majeure partie des proscrits revinrent, acceptèrent avec philosophie le nouvel ordre de choses, heureux de voir les autels rétablis et l'ordre assuré; beaucoup surent ne pas refuser les présents du Premier Consul [308]. Nous aurions aimé à ne pas enregistrer le nom des Bombelles sur la même liste que les Langeron et les Saint-Priest. Le marquis n'eut pas un instant la pensée de refaire des Français de ses fils. Si lui-même a renoncé à toute ambition militaire, il continuera à ne pas s'étonner que ses enfants servent les ennemis de la France; rien ne modifiera un programme dont nous avons vu le premier acte dans le refus de serment à la Constitution. Irréconciliable il est resté avec la Révolution et ses suites... Ses fils ne seront pas tous victimes de cette obstination; deux d'entre eux, l'épée posée, parcourront de brillantes carrières; mais le second, Bitche, que nous avons vu à l'armée de Mélas, mourra, au siège d'Ulm, tué par une balle française.
M. de Bombelles va rentrer à Brünn où il a laissé l'enfant au maillot «aux soins parfaits des trois excellentes filles du duc d'Aumont-Villequier. Ces dames, dont l'aînée a vingt-six ans, restent jusqu'à d'autres temps réunies aux débris de ma famille. Nous sommes logés à Brünn dans le palais du prince de Dietrichstein qui m'y réfugia quand je perdis (en 1797) la pension de la 357 Reine. Sa Majesté, qui m'en avait fait rétablir une de 2.000 florins, vient de me rendre cette pension sur le pied précédent... Sa Majesté a été dans cette occasion tout ce qu'elle sera toujours quand l'homme de bien peut arriver jusqu'à elle».
Les plus grosses difficultés assaillent néanmoins M. de Bombelles. L'augmentation de pension promise par la Reine de Naples n'arrive pas, la carrière de Louis reste stationnaire. «Je ne reçois plus de réponses de la Reine depuis mon retour ici, écrit le marquis, le 8 septembre, à M. de Régis [309]; la route de ses bienfaits est également barrée. Elle voulait qu'ils fussent reportés de 2 à 5. Je n'entends pas plus parler d'un taux que de l'autre, et l'on me refuse la seule grâce que je demande, celle de me dire: Vous n'aurez rien, parce qu'alors, pièce en main, je pourrais solliciter ailleurs du pain, au lieu que, dans l'état de souffrance où l'on me laisse, j'ai à m'attendre, si je frappais à d'autres portes, qu'on me réponde: Prenez patience, vous avez un traitement de Naples, il vous sera payé tôt ou tard. En attendant ainsi, je suis mangé et par la dépense journalière de mes faibles économies et par les besoins d'une famille qui, ne recevant plus sa pension de l'ancien habitant de Mittau, n'a plus, pour administrer sagement un ménage, la femme distinguée, douce, économe et sage qui était notre boussole à tous et notre ancre de salut.»
Bombelles se plaint de la malveillance de quelques-uns qui l'auront desservi auprès de la reine. «Ce qui me vaut ce traitement est précisément ce qui vaut à mon bon Louis l'oubli de tout ce qui mériterait récompense; 358 je n'ai rien à me reprocher envers les hommes et particulièrement envers les Rois, si ce n'est de n'avoir pas cet esprit souple qui fait crier tour à tour: vive le Roi! vive la Ligue! Je tiens à l'amour de mon Dieu, de sa religion, je tiens à cette forme de gouvernement paternel qui se nomme monarchie. Je ne puis pas accorder mon adoration au triomphe du crime...»
Bombelles s'étend longuement sur ses opinions, sur l'exécration en laquelle il tient les «philosophes modernes» et continue à se plaindre de la persécution dont il est l'objet. S'il n'obtient pas ce qu'il peut justement désirer, étant donnés ses services passés, ce n'est faute de savoir demander et se plaindre. Sans doute les doléances continuelles de Marc-Henri ont un peu lassé tout le monde, aussi bien le régent et ses amis que cette sœur de Marie-Antoinette dont la générosité l'a fait vivre lui et les siens. Mais, comme il le marque si bien à son ami Régis, sa femme n'est plus là, organisatrice parfaite, mère de famille entendue, femme séduisante et adroite, qui sait attirer sur sa famille ces gerbes de grâces utiles que pouvaient écarter les fastidieuses jérémiades de son époux vieilli.
Il comptait sur le baron de Breteuil, qui, suivant lui, lui redoit de grosses sommes convenues pour ses missions antérieures. Mais Breteuil, qui a passé six semaines à Vienne et aux environs, n'a pas jugé bon de se déranger. «Étant, nonobstant tout, dans de bons rapports avec lui, je l'avais conjuré de passer par ici en retournant à Hambourg. Il m'a répondu dans les termes les plus tendres et au milieu de protestations d'amitié qu'il ne pouvait se détourner de trois postes pour voir un ami si fidèle et qu'il n'avait pas le temps d'aller voir 359 ma fille au couvent. Le fait est qu'il a voulu se sauver de l'embarras de causer avec moi depuis tout ce qu'il m'a écrit sur les 30.000 livres et au delà qu'il me doit sans vouloir prendre des arrangements à cet égard. O argent, ô argent, que ton métal fait faire de vilaines choses!»
Bombelles est forcément très embarrassé, il n'ose même pas envoyer quelque argent à son fils Louis. «Ce n'est pas par un sentiment d'attache à ce métal que je n'en envoie pas à mon pauvre Louis, le cœur me saigne lorsque je pense qu'il peut être dans l'embarras; mais au moment où je tends la main, si je lui envoyais quoi que ce soit, on ne manquerait pas de dire que j'ai fait le pauvre pour mieux abuser de la bienfaisance de la Reine et que, dans le fait, je suis à mon aise.»
Par cette lettre et par d'autres adressées soit au comte de Régis [310], soit à Louis de Bombelles, on est informé des angoisses pécuniaires par lesquelles passe le marquis de Bombelles. Ces tracas joints aux dispositions religieuses, naturelles à son esprit et que la perte de sa femme n'ont fait qu'augmenter, vont faire germer un projet caressé par le marquis depuis qu'il est définitivement réfugié à Brünn. Après avoir mis ordre, autant que faire se pouvait, à ses affaires et obtenu la promesse que la pension faite par la reine de Naples serait reversée sur ses enfants, une fois une certaine somme payée, Bombelles s'est décidé à se retirer dans un couvent de Brünn pour y recevoir les ordres. «C'est pénétré du désir d'améliorer le sort de 360 mes chers enfants, écrit-il le 15 février 1803, à son fils Louis, que je me consacre au service des autels, pour, avec le temps, en retirer, en outre, des avantages spirituels, ceux de vivre de mon nouvel état et de ne pas morceler, par ma propre subsistance, celle de mon indigente famille.» Et après lui avoir indiqué le moyen de toucher des avances sur la pension que lui fait la Reine, il donne rendez-vous à son fils à Vienne. «Je vous laisse à penser combien je serai heureux de vous voir présent à ma première messe, et de pouvoir vous y réunir à vos frères à la sainte Table; c'est alors que du haut du ciel votre angélique mère réunirait ses intercessions à mes prières pour ces fils quelle nourrit de son lait et de la parole de Dieu, qu'elle servit si bien.»
Louis de Bombelles a accompli le voyage projeté à Vienne, et ce n'est pas sans une profonde émotion qu'il a retrouvé ses frères et son père. «Les larmes le suffoquaient, cet excellent papa, écrit-il au comte de Régis, le 8 octobre, il ne pouvait que me serrer dans ses bras et lever les bras au ciel. Henri me tiraillait d'un autre côté pour m'embrasser aussi; enfin jamais entrevue ne fut plus touchante.» Il n'a presque pas trouvé son père vieilli depuis ces cinq ans de séparation. «Son nouveau costume avec ses croix de Saint-Louis et de Saint-Lazare lui va à merveille, et il lui donne même un air de douceur et de résignation qui le rendent cent fois plus intéressant.»
A son père, prêtre, Louis n'a rien déguisé, «même de ce qui pouvait être à son désavantage», et il a trouvé en lui, «non seulement un père indulgent, mais un ami charmant qui se reporte lui-même à l'âge de vingt-quatre 361 ans et qui malgré son respectable habit conçoit fort bien que le printemps de la vie soit plus sujet aux orages que la maturité de l'existence». Il ajoute: «Je vous assure qu'il est le seul ecclésiastique que j'aie jusqu'à présent rencontré qui sache rendre la vertu aussi séduisante et qui la dépouille de tout ce qu'elle a ordinairement de farouche.» Il a été trop question du comte de Régis, si parfait ami de tous et de chacun d'eux, pour que Louis de Bombelles ne souligne pas ce souvenir reconnaissant. «J'ai été heureux en voyant que l'amitié que vous avez toujours si franchement témoignée à notre famille est bien sentie et partagée par tous ses membres et surtout par le chef.»
Il donne ensuite des détails sur ses frères: «Henri, qui est le premier que j'aie vu, a quinze ans. Sans être d'une très jolie figure, il a une tournure très agréable, beaucoup d'esprit et fournissant aux frais de la conversation comme un homme fait. Aussi est-il caressé et gâté par toutes les dames de la société; mais il n'en est pas moins bon enfant et, à sa coiffure à la Titus près, à laquelle il tient beaucoup, il a toutes les qualités que l'on peut désirer dans un jeune homme.»
Bitche et Charles, tous deux officiers autrichiens, comme nous le savons, revenaient du camp quand leur frère les a vus. «Bitche n'a presque pas changé de figure, il est plus grand que moi et très blanc. C'est le meilleur cœur et j'oserai même dire la plus belle âme que l'on puisse trouver; de l'honneur jusqu'au bout des ongles et la franchise d'un ancien chevalier, mais il n'a ni l'air élancé ni la tenue militaire de Charles, qui est, dans ce service-ci, un officier de la plus grande distinction.»
362 Charles va passer capitaine, «à la requête de quatre colonels qui se le disputent pour l'avoir dans leur régiment; un de ces messieurs a été dernièrement trouver l'archiduc Charles et lui a dit: «Ce n'est pas pour les beaux yeux de M. de Bombelles que je me soucie de le voir fait capitaine, mais c'est que l'Empereur a besoin d'officiers de distinction et qu'il faut que, dans quatre ans au plus, nous en fassions un officier d'état-major.»
Quant à son père, il est impossible de jouir d'une plus grande considération qu'il ne le fait. L'Empereur et l'Impératrice l'ont comblé de bontés à leur passage à Brünn, l'Impératrice a voulu entendre sa messe et lui a dit après: «Je connais votre attachement pour ma mère [311], mais je veux que vous m'aimiez aussi; ainsi, dès que Caroline sortira du couvent, personne ne s'en chargera que moi-même.»
Louis subit le charme de sa sœur: «C'est un bijou: la figure la plus intéressante, une taille charmante et un air de bonté qui gagne tous les cœurs. Elle m'accable de caresses et m'a déjà déclaré que j'étais son favori. Aussi c'est une querelle qu'il m'est impossible d'éviter si je reste un jour sans aller à la Visitation.»
Louis de Bombelles est sûr d'être agréable au comte de Régis quand il ajoute: «Elle m'a demandé des nouvelles de cette dame qui était l'amie de maman et qui logeait à Naples. Je lui ai répondu que cette dame était aussi une bien bonne amie et qu'elle m'avait chargé de l'embrasser. Eh! bien, dit-elle, écrivez à cette dame que 363 Caroline l'aime de tout son cœur, car toutes les personnes que maman a aimées sont toujours chères à mon cœur.»
Lui-même est fort gâté à Vienne. Il a fait trois couplets pour le jour de naissance de son père, et il les a chantés à table chez le comte de Cobentzel «avec beaucoup plus de succès qu'ils n'en méritaient». Dans toutes les autres maisons, «le Bombelles napolitain, comme on l'appelle, a eu le bonheur de fort bien réussir».
Cette réunion de famille, attendue depuis longtemps et à laquelle manque si cruellement celle qui en était l'âme et le lien, sera la dernière pour bien des années; encore l'un de ces officiers ne répondra-t-il pas à l'appel... et cela dès l'année suivante.
L'abbé de Bombelles est encore à Vienne lorsqu'il apprend la mort de son second fils, Bitche, tué le 14 octobre 1803 au siège d'Ulm. «Notre bon et vertueux Bitche, écrit encore Louis de Bombelles au comte de Régis, atteint d'un coup mortel, a expiré comme il devait mourir, en brave chevalier et en fidèle serviteur de son maître. Il est mort quelques heures après avoir reçu une blessure affreuse à la cuisse. La balle s'était fait jour par l'épaule et avait déchiré les entrailles... Le coup qui m'a enlevé un frère adoré m'a frappé moi-même d'une manière qu'aucun laps de temps ne sera capable d'effacer de ma mémoire. J'ai laissé mon pauvre père dans un état de douleur qu'il est impossible de décrire. Heureusement qu'il a Victor avec lui, et c'est, je vous l'assure, une vraie ressource.» Louis de Bombelles fait des réflexions «sur la cruelle destinée de tant de braves gens qui sont les victimes de la coupable 364 folie d'un seul homme». Il est devenu si étranger à sa patrie, si hostile à ce qui est Français qu'il ne lui vient pas à l'idée de déplorer que son frère, servant contre la France, ait été tué par un balle française!
Par le crédit de la princesse Thérèse de Tour et Taxis, Bombelles a obtenu, en 1806, la cure d'Oppelsdorff en Silésie prussienne. Il allait avoir à se rencontrer avec d'anciens compatriotes, car le pays qu'il habitait était devenu le théâtre de la guerre. Lui, émigré depuis quinze ans, devenu curé prussien, eut l'occasion de secourir des Français blessés ou malades, et il se tira avec honneur d'une situation plus que délicate.
Pendant le siège de Neisse [312], ville voisine de son presbystère presbytère, il fut en butte aux exigences des troupes et demanda une garde de sûreté au général wurtenbergeois Sekendorf, qui la lui accorda. Quelques jours après, non sans surprise, il recevait une invitation pressante de se rendre au quartier général français. Le général Vandamne [313], illustre soldat, mais qui ne passait pas pour un modèle d'urbanité, le reçut avec une grande politesse.
365 «Je sais, monsieur le curé, dit Vandamne, que vous avez été inquiet.—Non, général, j'ai été inquiété.—Vous allez avoir à l'instant une sauvegarde. Je vous remercie, général; grâce aux cartes de sûreté,—je suis tranquille depuis quelques jours.—Si cela ne durait pas, avertissez-moi, et je vous promets une sauvegarde [314].»
Depuis ce moment un échange de politesses eut lieu entre le général et le curé. Un jour même, devant le presbystère, une calèche à quatre chevaux s'arrêtait; le général Vandamne venait rendre visite au vieil émigré dans sa cure d'Oppersdorff. Il passa une heure avec lui, causant librement de l'ancienne France, l'engageant à retourner dans sa patrie comme l'avaient fait Boufflers et tant d'autres, lui promettant qu'il y retrouverait dignités et fortune.
Le curé refusa. Ses fils servaient à l'étranger; il avait renoncé à toute ambition, il ne vivait plus qu'en Dieu. Au récit de ses malheurs, Vandamne s'était ému. Bombelles en profita pour lui recommander ses communautés et reçut des promesses favorables. «C'était un spectacle à la fois instructif et curieux, dit Alissan de Chazet, de voir un homme créé par la Révolution venir chez l'homme détruit par elle, et lui témoigner les égards et les déférences que l'on refuse bien rarement à un beau caractère et à une grande infortune noblement supportée.»
Malgré ses malheurs, Bombelles avait gardé une grande sérénité d'esprit et ce tour humoristique qui fait le charme de ses lettres. Voici un mot écrit à un 366 des officiers de l'état-major de Vandamne, où il avait été si favorablement accueilli.
En suscription:
A M. le comte de Königseck, aide de camp
de Son Excellence le général de division Vandamne
à Bielau
Oppersdorff, le 15 juin 1807.
«Mon cher comte,
«Il y a des gens qui ne sont chanceux en rien: le porteur de ma lettre ne garda pas, dit-on, soigneusement sa moitié, lorsque le ménage était jeune; ses fils ne gardent pas mieux leurs chevaux. La nuit dernière, dans le cabaret de Woitz, ces deux fils, couchant dans l'écurie, une sentinelle étant à la porte, on a pris un cheval de leur père, et il vient, à travers un déluge de paroles, de me conter sa dolente aventure. Il n'est pas question de couleur d'habit ni de parement, la nuit tous les chats sont gris. C'est comme une aiguille dans une botte de foin, qu'il veut chercher sa rossinante. Vous verrez, qu'il a assez la mine de don Quichotte; au reste, toutefois, si cela se peut, vous lui rendrez service, j'en suis sûr, parce que vous êtes bon, aimable et obligeant.
Mon Franz [315], qui vous remettra cette lettre, va en ville pour s'informer comment je pourrais me procurer 367 du fumier, il doit y abonder. On tirait de l'or du fumier d'Ennius, j'en veux tirer de tout l'engrais de Neisse pour pouvoir, un jour, être un aussi dodu curé que vous êtes un jeune et joli seigneur. Si vous savez quels seront les ordres pour l'évacuation de ces fumiers faites-les connaître afin que je prenne mes mesures en conséquence. Respects à qui vous savez.
Bombelles [316].
Ce ton enjoué n'empêchait pas M. de Bombelles de se voir en proie aux plus grands ennuis. Sa cure ne lui suffisait pas pour vivre, car la plus grande partie de ses maigres appointements passait aux pauvres dont il s'était fait le soutien. Il dut avoir recours à celui des princes avec lequel il entretenait les relations les plus suivies.
De Londres, le 4 juillet 1807, le duc de Berry lui répondit:
«Mon cher Bombelles,
«Je ne puis vous rendre tout ce que j'ai éprouvé en lisant le récit de vos malheurs, ni vous exprimer le désespoir que me cause le retard de votre lettre, qui a été quatre mois en route; elle m'est arrivée par Mittau. Je m'empresse de mander à l'évêque de tâcher de vous faire passer le plus tôt possible cinquante louis; c'est bien peu dans la position où vous êtes, mais il m'est impossible 368 pour à présent, d'en faire plus. Combien je crains tout ce que vous aurez souffert pendant ce temps-là; vous connaissez trop mon amitié pour ne pas juger que mon cœur est déchiré du récit de vos peines. Adieu, mon cher Bombelles, répondez-moi le plus tôt possible, et comptez sur ma tendre amitié.
«Charles-Ferdinand.»
Ainsi s'écoulèrent les années jusqu'à la chute de l'Empire...
En 1814, le curé d'Oppersdorff était doyen d'Oberglogau. La Restauration des Bourbons le ramenait dans son ancienne patrie, et l'amitié du duc de Berry qui ne lui avait jamais fait défaut s'employa à le retenir. Le débarquement de Napoléon et la fuite de la famille royale devaient inciter une seconde fois M. de Bombelles à quitter la France. Il rejoignit son «doyenné» d'Oberglogau, et, en passant par Vienne où il était allé voir ses fils, il reçut une lettre flatteuse du prince de Hardenberg, premier ministre du roi de Prusse, qui, «en souvenir des ambassades où le marquis s'était distingué, lui conférait au nom de son maître le titre d'Excellence».
A la seconde Restauration sans doute, il eût été facile à l'abbé de Bombelles excipant des services rendus—le comte d'Artois avait oublié leurs anciennes querelles—de prendre place politique. Il n'eut pas cette ambition, mais donna sa démission de doyen et se laissa nommer aumônier de la duchesse de Berry. Deux ans après il était appelé à l'évêché d'Amiens où il laissa sa 369 réputation d'un organisateur zélé et d'un prélat parfait [317].
Comme évêque, il eut la joie de donner la bénédiction nuptiale à sa fille Caroline, qui, le 5 juillet 1819, épousait le vicomte François Biaudos de Castéjà [318]. La cérémonie eut lieu, 25, rue de la Ville-l'Évêque, dans la maison qu'habitait M. de Bombelles, dont la salle à manger avait été transformée en chapelle. De ce discours simple et pénétrant d'un père bénissant ses enfants, naissait une sensation attendrissante à laquelle n'échappèrent point les assistants [319].
370 M. de Bombelles, jusqu'à la fin de sa vie, conserva une verdeur et une activité étonnantes. A soixante-dix-huit ans, il accomplissait ses devoirs de pasteur avec une vigilance et une ardeur que rien n'arrêtait. Ses jours étaient pourtant comptés; un jour de fin de janvier 1822, l'évêque s'alita pour ne plus se relever; administré le 22 février, il sentit venir la mort et fit ses adieux à ses enfants. Son Nunc dimittis était empreint à la fois d'une grande humilité chrétienne et d'une grande élévation de sentiments. «De toutes les grâces que Dieu m'a faites, dit-il d'une voix ferme, j'ai toujours regardé comme la plus grande celle d'être l'organe de ses commandements; mais aujourd'hui que les forces de son serviteur sont épuisées, aujourd'hui que je suis dans cet état de misère où se trouve réduit le pécheur, je remercie le Très-Haut du fond du cœur de m'avoir laissé le temps de me convertir...» Il vécut encore onze jours cependant et rendit le dernier soupir, le 5 mars.
On ne s'étonnera pas que la fin de ce patricien, homme de bien, se soit montrée digne de sa vie et ait édifié ses contemporains. Parmi les serviteurs restés fidèles à la cause royale, il est des hommes plus marquants, moins scrupuleux et mieux favorisés par le sort. En tenant compte de l'époque où il eut à vivre et des erreurs communes à tous les émigrés, on retiendra son nom comme celui d'un dévoué rempli des meilleures intentions et sur lequel la calomnie n'a nulle prise.
Le marquis de Bombelles laissait quatre enfants: la vicomtesse Biaudos de Castéjà et trois fils dont deux 371 ont fait souche nombreuse dans leur nouveau pays. Après avoir conté la vie de leurs parents, il n'est pas sans intérêt de consacrer quelques lignes à ceux qui ont joué un rôle public ou privé.
L'aîné, Louis-Philippe, le Bombon de la première partie de cette histoire, né à Ratisbonne en 1780, est mort à Vienne en 1843. Après avoir comme nous l'avons vu, pris du service à Naples, il entra au service de l'Autriche et fit une brillante carrière dans la diplomatie, fut successivement ministre de l'empereur en Suisse, en Toscane, en Danemarck. Sa première mission à Copenhague, en 1813, consistait à détacher le Danemarck de l'alliance avec Napoléon. Il put courir l'année suivante à Paris pour assister au spectacle de l'entrée des alliés, et revenir ensuite à Copenhague avec le grade de ministre plénipotentiaire autrichien. C'était un homme spirituel, mais léger et très bavard, dit une contemporaine l'ayant bien connu. Cette contemporaine, la baronne du Montet, née la Boutetière [320], émigrée, vivant alors à Vienne, explique ces défauts qui suivant elle, ont empêché le développement de la fortune diplomatique du comte Louis. «S'il n'eût été que léger, cela n'eût peut-être pas beaucoup nui à sa carrière; mais c'était un peu trop que d'être Français, léger et beau parleur...» Ceci ne l'empêcha pas d'ailleurs d'obtenir des postes agréables, et celui de Copenhague lui valut son mariage avec Ida Brun, fille d'une femme auteur danoise connue et que son culte pour les arts et l'amitié que lui témoigna 372 Mme de Staël, ont rendu elle-même presque célèbre.
Le troisième, Henri-François (1789-1850), après avoir été officier, entra également dans la diplomatie autrichienne, remplit des missions en Portugal et en Sardaigne. Sa carrière se termina à Vienne où, en 1845 il avait été appelé au poste de gouverneur de l'archiduc François-Joseph, empereur actuel et de son malheureux frère Maximilien. Il laissa deux filles [321] et deux fils, Marc-Henri-Guillaume et Charles-Albert-Marie. Ce dernier qui fut grand-maître de la Cour de l'archiduc Rodolphe, est mort il y a quatre ans. C'est au comte Marc et à son fils que nous devons des renseignements précieux sur la famille de Bombelles [322] et surtout le portrait de la marquise Angélique qui orne le commencement du premier volume.
Nous avons gardé le deuxième pour la fin [323], sa carrière étant fort curieuse et méritant quelques instants d'attention. Charles de Bombelles avait pris d'abord du service dans l'armée autrichienne et rentra en France en 1814 comme aide de camp du prince de Schwarzemberg [324].
«C'était, dit la baronne du Montet qui a bien connu les trois frères, un loyal gentilhomme bon comme ses frères.» Rempli d'ambition, il alliait la rudesse 373 militaire qui peut imposer à toute la douceur d'un homme du monde qui veut plaire. On lui connaissait deux voix: l'une formidable, étourdissante, cassante, et l'autre douce et timide; il passait fréquemment de l'une à l'autre, ce qui formait un contraste bizarre. Ces deux voix, qui offraient pour ainsi dire l'indice de deux caractères, lui furent également utiles. «L'homme timide, réservé et délicat, a plu à plusieurs femmes; l'homme rude a discuté, fait ses conditions, remporté des victoires de salon: avec la grosse voix, il a prouvé qu'il était apte à tout; avec la voix douce, il a parlé bas à l'oreille des jeunes femmes.»
Rien d'amusant comme sa manière de poser des conditions à Mme de Cavanagh, dont il voulait épouser la fille. Celle-ci était riche, lui n'avait rien, absolument rien. Il faisait une cour douce et modeste à Mlle Caroline et, vis-à-vis de la mère, prenait des airs de matamore: «20.000 livres de rente, ou pas de Bombelles.» Des amis, timidement, lui faisaient observer que 20.000 livres de rente c'était beaucoup demander quand on ne possédait rien.—Qu'appelez-vous rien, s'écriait M. de Bombelles avec sa voix de tonnerre, et mon nom?—«Cette négociation mêlée d'amour (il était épris), d'intérêt (la fortune l'attirait), de regrets d'ambition (l'alliance avec Mlle de Cavanagh ne flattait pas suffisamment son amour-propre), «cette négociation, dit la baronne du Montet qui y assista, fut un traité complet de fanfaronnades, d'esprit et de cœur.»
A Vienne s'étaient traités les préliminaires, à Marseille eut lieu le mariage. La jeune comtesse de Bombelles, agréable sans être jolie, plaisait à son mari, que 374 de son côté elle aimait passionnément. L'union d'ailleurs fut fort courte, la phtisie minait la jeune femme: elle mourut à vingt-cinq ans, à Vienne en 1819, laissant à son mari deux enfants, une fille et un fils.
Charles de Bombelles pleura sa femme... mais ne tarda pas à faire la cour à une belle et riche Autrichienne Mlle von Bartenstein dont il était devenu amoureux. Ce fut un vrai roman allemand avec les longs entretiens, les correspondances exaltées et sentimentales... La jeune fille ne se décidait pas complètement, donnait sa parole, puis la reprenait. Bombelles passait de la joie paradisiaque aux plus poignants désespoirs. Agité et bizarre, passablement ennuyeux sans doute avec ses débordements d'amour de tête, il n'améliorait guère sa cause. Un jour, Mlle von Bartenstein put arriver à lui faire comprendre qu'elle n'éprouvait pas pour lui un sentiment assez fort pour se décider à l'épouser. Elle lui écrivit les plus belles choses du monde; les deux amoureux de comédie se mirent d'accord pour se quitter bons amis et ne pas s'épouser. Il fut permis à Bombelles de mettre un baiser sur le front de la jeune fille, et chacun s'en fut de son côté. Mlle de Bartenstein épousa un bon et gros garçon, un Hongrois riche, de famille ordinaire et nullement sentimental.
Bombelles se consola, s'occupa de l'éducation de ses enfants... et poursuivit ses rêves d'ambition, tout en aimant à raconter à satiété l'histoire de son roman.
Il sollicita à la fois en Autriche et en France, et chose curieuse, il obtint presque en même temps les faveurs qu'il demandait. A Vienne, il était nommé chambellan du prince héritier et recevait le grade 375 de colonel, cependant qu'à Paris, son père et sa sœur, s'employaient avec zèle pour lui faire obtenir la place de gentilhomme de la chambre avec pension. La nomination française précédait de quelques jours l'obtention des faveurs autrichiennes: c'eût pu être un obstacle à la régularisation de ces dernières. Bombelles ne s'effraya pas pour si peu; il s'entremit utilement, trouva moyen de persuader à l'Empereur et à son protecteur le comte de Mercy, que son père avait agi sans son aveu, mais qu'il n'osait pas mécontenter ce père si excellent. Si bien que l'adroit Bombelles put partir pour Paris avec le brevet du titre de colonel.
Charles de Bombelles, Autrichien et Français à la fois, manifestait surtout les opinions du vrai fils d'émigré et n'entendait faire aucune concession aux idées nouvelles.
Un jour, à Vienne, à un dîner chez la baronne du Montet, il fut question de Fouché et de la singulière idée qu'avait eue Louis XVIII d'accepter les services d'un régicide. «Quelle concession horrible à la Révolution! s'écria la maîtresse de maison... Puisque Louis XVIII est si condescendant, il aurait dû conserver le titre d'empereur et le drapeau tricolore, cela eût fasciné beaucoup de gens!»—A ces mots le comte Charles se monta en fureur: «Qu'appelez-vous, dit-il d'une voix tonnante, la cocarde tricolore? Allez dire une chose pareille au faubourg Saint-Germain! Le faubourg Saint-Germain vous fermera toutes ses portes! La cocarde tricolore!» Et il trépignait, frémissait et s'emportait de plus en plus!—Et la baronne de lui répondre non sans justesse: «Vous êtes bon, votre 376 faubourg Saint-Germain n'a-t-il jamais pris la cocarde tricolore? Et les chambellans, les gardes d'honneur, quelle était leur cocarde, s'il vous plaît?» M. de Bombelles restait au paroxysme de la fureur, on dut s'interposer tant la discussion était devenue aigre.
Le soir même, chez la comtesse de Chotek, la baronne du Montet racontait avec verve sa brouillerie avec le comte Charles. Soudain la porte s'ouvrit et M. de Bombelles parut. L'heure des rodomontades était passée, celle de la douceur avait sonné. Humblement, presque comme un enfant qui promet de ne plus recommencer, il s'approcha de son ennemie de l'après-midi et demanda à faire la paix. La grâce aussitôt et gaiement octroyée, le comte voulut témoigner sa reconnaissance et s'en fut prendre dans un vase de fleurs qui était sur une console une rose blanche, une fleur bleue et une fleur rouge dont il forma un petit bouquet et qu'il vint offrir à la baronne d'un petit air à la fois doux et railleur.
«Je n'en veux point de votre main, lui dit celle-ci en repoussant le bouquet, mais soyez sûr que si le Roi me l'offrait, je l'accepterais, car il m'est fort égal de quelle couleur soit un drapeau, pourvu que ce soit celui de la Légitimité. Or je crois que les rois peuvent adopter telle couleur qu'il leur convient, surtout quand ces couleurs ont eu de beaux jours de gloire.»
M. de Bombelles ne devait pas tarder à revoir la lutte entre les deux drapeaux. Il servait à Nancy comme lieutenant-colonel du 5e régiment d'infanterie légère—le colonel autrichien était devenu officier supérieur français—lorsqu'éclata la Révolution de Juillet.
Le soir même du jour où fut connue la nouvelle, il entre chez une amie, belle-sœur de la même baronne 377 du Montet. Pâle, presque jaune, les traits décomposés, terrassé par l'annonce de la Révolution, il tenait son shako dans les deux mains. Il le déposa dans un angle obscur de l'appartement, prit sa tête dans ses deux mains et se mit à éclater en soupirs et en sanglots. On croit à une nouvelle catastrophe, au meurtre du Roi, personne n'a l'idée d'une révolution. Chacun questionne Bombelles, qui, d'une voix entrecoupée, apprend à ses interlocuteurs que, le matin même, il avait reçu l'ordre de faire prendre la cocarde tricolore à son régiment (en l'absence du colonel).
«Et vous l'avez prise! s'écria la baronne du Montet, vous l'avez prise de la main sanglante de la révolte et de l'émeute?»
M. de Bombelles restait muet et consterné.—«Plût à Dieu, dit la baronne, que Louis XVIII l'eût donnée cette cocarde; aujourd'hui vous ne la prendriez pas teinte du sang de vos frères de la garde royale!»
Bombelles devait rester fidèle au drapeau blanc et ne jamais chercher à se rapprocher du Gouvernement né de la Révolution. Il quitta le service de la France et revint à Vienne. Il y retrouvait son fils [325] qui servait dans l'armée autrichienne, et sa fille Marie que, depuis la mort d'une fille de dix-sept ans, sa belle-sœur, la comtesse Henri, avait recueillie maternellement [326].
Il reprit contact avec Metternich—avec lequel, on 378 se le rappelle, il avait entretenu autrefois des rapports réguliers. Un jour, le prince lui dit à brûle-pourpoint: «Le poste de grand-maître de la Cour de Parme est vacant [327] par suite de la mort du comte de Neipperg [328]. Ce poste exige un homme capable de dominer le caractère faible de l'archiduchesse Marie-Louise, de maîtriser sa petite Cour et de gouverner avec intégrité son petit État. La famille impériale a jeté les yeux sur vous, elle désire votre consentement, ne refusez pas [329].» Bombelles crut devoir accepter.
Le comte de Falloux, qui raconte cet entretien, était parent de M. de Bombelles. Il alla lui rendre visite vers 1840. «Lorsque je m'acheminais vers Parme, dit-il, M. de Bombelles, qui n'avait cru et voulu accepter que l'héritage politique du comte de Neipperg, avait obtenu sans le chercher le même crédit que lui sur le cœur de la souveraine, et la veuve de l'Empereur Napoléon avait contracté un troisième mariage.»
379 Les relations de Marie-Louise avec Charles de Bombelles semblent dater de peu après la mort du duc de Reichstadt. Le mariage secret, mais régulier, eut lieu le 17 février 1834 [330]. Ce nouvel époux réunissait, paraît-il, tout ce qu'on peut désirer, fermeté et douceur dans les manières en même temps. «C'est un homme si vertueux, écrivait Marie-Louise à la comtesse de Crenneville, c'est une vraie trouvaille.» Elle ajoutait: «C'est un saint et un homme aimable en société.»
Ce mélange de vertu et de qualités extérieures produisit un effet utile. Bombelles continua les traditions de Neipperg et se montra comme lui administrateur intelligent et honnête. L'archiduchesse, si insoucieuse de ses devoirs et dévorée jusqu'à la fin de sa vie de la soif des fêtes et des voyages avait eu la chance de rencontrer des ministres intègres et bienfaisants qui enrichirent le duché d'une foule d'institutions de charité et de monuments utiles (Archives de l'État, hospice des Incurables, ponts, théâtre, bibliothèque, etc.) [331].
Bombelles eut aussi une influence morale sur Marie-Louise et détermina son évolution dernière vers la religion. 380 Il était bien le fils du pieux évêque d'Amiens et se montra, de plus, zélé défenseur des congrégations et communautés religieuses. De là à être appelé jésuite et fanatique il n'y a qu'un pas, ce que n'ont pas manqué de noter les écrivains antireligieux. Par lui, a pu écrire un auteur récent, Trolard, «la ville dégageait une odeur cléricale plus forte que le parfum de ses fleurs».
Faut-il attribuer aux représailles du carbonarisme les tentatives d'empoisonnement qui menacèrent les jours de Marie-Louise et mirent la vie de Bombelles en danger [332]?
Après la mort de Marie-Louise en 1847, Charles de Bombelles habita quelque temps Vienne, puis il vint s'établir à Versailles avec sa fille Marie [333]. Il mourut en 1855 dans l'ancien hôtel de Mademoiselle, 7, rue de la Bibliothèque [334], tout près de ce palais où s'était effondrée la royauté, non loin du domaine enchanteur de Montreuil où, sous la tendre protection de Madame Élisabeth, s'était épanoui le roman conjugal de notre attachante héroïne, Angélique de Mackau, marquise de Bombelles.
A
B
C
D
E
F
G
H
I
J
K
L
M
N
O
P
R
S
T
V
Z
[1] Angélique de Mackau et la Cour de Madame Élisabeth, Emile-Paul, 1905.
[2] Fragment des Mémoires de Bombelles que je tiens de M. le comte de Castéjà, son arrière-petit-fils. Le reste de ces Mémoires est en la possession de M. le comte Louis de Bombelles qui habite l'Autriche. Il eût été intéressant sans doute de les publier en entier; mais, d'après les instructions formelles du marquis entré dans les ordres après la mort de sa femme, et qui réprouvait certains chapitres tracés par l'homme de cour, ces Mémoires ne verront pas le jour.
[3] Radix de Sainte-Foix, ancien commis aux Affaires étrangères, devenu trésorier général de la Marine. Il fut le commensal et le favori de Choiseul, et il «inventa» avec le duc de Fitz-James la future comtesse du Barry.
[4] L'hôtel du comte de Montmorin, construit en 1720, rue Plumet, aujourd'hui rue Oudinot, fut habité, entre autres propriétaires, par le comte Rapp, le duc d'Aumont, le marquis de la Roche-Dragon qui céda cette demeure à la ville de Paris. On sait que les Frères des Ecoles chrétiennes y résidaient jusqu'en ces derniers temps.
[5] Cet hôtel se trouvait quai d'Orsay, là où commence la rue Solférino.
[6] Pierre-Etienne Maignard, marquis de la Vaupalière, né en 1731, lieutenant général en 1784.
[7] L'hôtel de la Vaupalière est celui qui porte aujourd'hui le no 85, faubourg Saint-Honoré. Il avait appartenu au marquis d'Argenteuil et aux de Chastenay.
Depuis les la Vaupalière, il fut la résidence du baron Rœderer, du comte Le Hon, du comte Molé. Il appartient aujourd'hui au baron Gérard.
[8] Le comte de Fernan Nunez, dont la mère était Rohan, comptait nombre d'amis à Paris, quand, en 1786, il vint remplacer M. d'Aranda.
[9] Thomas de Somma, marquis de Circello, arriva le 12 octobre 1786 à Paris en qualité d'ambassadeur de Naples, il y resta jusqu'à la Révolution. Sa femme était née princesse Piccolomini. M. de Bombelles l'avait beaucoup connu à Naples et à Vienne.
[10] Alors à Saint-Cloud.
[11] Il y eut plusieurs châteaux à Meudon: 1o celui d'Antoine Sanguin, évêque d'Orléans, puis archevêque de Toulouse, grand-aumônier de France et gouverneur de Paris. Quand il reçut la pourpre en 1539, il prit le nom de cardinal de Meudon. Sa terre passa à sa nièce, la duchesse d'Etampes; 2o Charles, cardinal de Lorraine, archevêque de Reims, acheta Meudon et y fit construire par Philibert Delorme un nouveau château sur le point le plus élevé de la colline qui regarde la Seine.—Abel Servien, conseiller d'Etat, secrétaire d'Etat et ambassadeur, qui fut un des premiers membres de l'Académie française, acheta Meudon à la maison de Lorraine et y mourut en 1659.—Louvois acquit le château en 1680 et y fit des embellissements considérables. Louis XIV, par un arrangement avec Mme de Louvois, acheta Meudon 900.000 livres avec Choisy en plus et le donna au Dauphin; 3o Monseigneur, devenu maître du domaine, fit construire un nouveau château par Mansart, et Le Nostre dessina les jardins (Voir Piganiol de la Force, Nouvelle Description de la France;—et Saint-Simon, édit Boislisle, t. II).
[12] Gouverneur du jeune Dauphin.
[13] Marie-Emilie Jolly de Choin, fille du baron de Choin, gouverneur et grand bailli de Bourg-en-Bresse, fut introduite à la Cour par la princesse de Conti. Mariée secrètement au Dauphin, elle lui survécut longtemps. La date de sa mort est incertaine (d'après les Mémoires de Saint-Simon, t. VIII, elle mourut vers 1723. Dans l'Addition, il est question de 1732. La Biographie générale donne 1744. M. Ed. de Barthélemy n'a pas conclu, pas plus que M. de Boislisle, nouvelle édition des Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 184).
[14] Celui du cardinal de Lorraine, construit par Philibert Delorme. Ce château fut démoli en 1804.
[15] Le jeune Dauphin né en 1779, y demeura en effet les deux dernières années de sa misérable vie. Il y mourut le 4 juin 1789. Sur l'enfant royal atteint d'une maladie de la colonne vertébrale il est des détails touchants. Voir surtout Hippeau, Gouvernement de la Normandie, t. IV (Souvenirs de Lefèvre, secrétaire du duc d'Harcourt), et les Souvenirs d'émigration de la marquise de Lâge de Volude, dame de la princesse de Lamballe.
[16] Troisième fils de M. de Bombelles, celui qui sera le troisième mari de Marie-Louise.
[17] Château aux portes de Versailles, près du Grand Chesnay, où étaient élevés les fils du comte d'Artois.
[18] Il y avait alors dans les relations de la reine avec Mlle de Polignac des alternatives assez déconcertantes. Marie-Antoinette ne portait plus la même affection à son amie, et depuis qu'elle avait pris l'habitude de passer ses soirées chez la comtesse d'Ossun, sa dame d'atours, elle s'était parfaitement accoutumée,—chose qu'elle jugeait impossible autrefois—à savoir se passer de la Gouvernante de ses enfants.
[19] Attribué aujourd'hui aux Archives nationales.
[20] Nous avions pris le parti de la Prusse—le plus fort—contre les partisans du stathoudérat.
[21] Voir dans le précédent volume ces laborieuses négociations qui devaient échouer. On se rappelle que cette Mlle de Rohan-Rochefort est celle qui devait être aimée par le duc d'Enghien, et à laquelle M. Jacques de la Faye a consacré un fort agréable volume.
[22] Ce qui prouve que les «faillis» de 1781 pouvaient commencer, ayant à peu près payé leurs dettes, à se remontrer à la cour.
[23] Le chevalier d'Alméida.
[24] Pierre-André, bailli de Suffren, Saint-Tropez, vice-amiral, l'un des plus grands hommes de mer qu'ait eus la France, (1726-1788).
[25] Sur les incidents de Rennes et la suspension des réunions parlementaires, voir le chapitre V de Bretagne et Vendée, par Pitre Chevalier, les ouvrages de Droz et de Todière.
[26] Bertrand de Moleville.
[27] Mme La Live de la Briche, née Prévost, apporta en dot à son mari le magnifique château du Marais. M. de la Briche était le frère de la comtesse d'Houdetot, de M. d'Epinay et de M. de Jully. Le château du Marais avait été construit par M. Lemaître, oncle de Mme de la Briche, sur le plan des grands hôtels du faubourg Saint-Honoré. Norvins en a fait une description détaillée. Avant la Révolution et sous le Consulat il s'y tint des réunions très distinguées.
[28] Voir Fantômes et Silhouettes.
[29] Noël de Jourdan, comte de Vaux, né en 1705, entré au service en 1724. Après des services éclatants surtout pendant la guerre de Sept Ans, il devint lieutenant général en 1759, commanda en chef dans la Corse, soumit l'île en trois mois; maréchal en 1783, mort en 1788. Le général Canonge lui a consacré une étude militaire très fouillée (Le Carnet, 1905).
[30] La vérité est que le maréchal de Vaux dut transiger pour rendre aux Dauphinois leurs Etats particuliers. Voir la note plus loin.
[31] Laurent de Villedeuil, son successeur, prêta serment dès le 27. C'était un ancien intendant de Rouen qui, un instant, avait été contrôleur général.
[32] Ministre de la Marine.
[33] Charles-François, comte de Saulx, duc héréditaire de Saulx-Tavannes en 1786, colonel aux grenadiers de France, chevalier d'honneur de la Reine; émigré, pair de France en 1814; titre éteint.
[34] Titre ducal héréditaire, concédé en 1764 à Louis-Albert de Brancas, frère consanguin du duc de Brancas-Villars. Devenu chambellan de Napoléon Ier, pair de France, grand d'Espagne par héritage de son cousin le marquis de Céreste, mort sans enfant.
[35] Voir dans l'ouvrage de Todière, le chapitre XI, Funestes suites du coup d'Etat du 8 mai 1788.
Les émeutes que Bombelles ne fait qu'indiquer avaient été fort graves à Grenoble. On avait rappelé Clermont-Tonnerre, qui n'avait pas su se faire respecter et qui, pour sauver sa vie menacée par la hache d'un mutin, avait capitulé. Ce n'était plus seulement une assemblée de gentilshommes, un corps de magistrats en état de résistance, c'était une portion de l'armée en état de dissolution, disposée à passer de l'obéissance à la révolte. Des soldats étaient gagnés. Comme un officier donnait l'ordre de faire feu, on entendit ces mots: Tirerez-vous donc sur vos frères? C'était déjà le début du système des crosses en l'air. Le peuple voulait fraterniser avec le soldat, bientôt le soldat n'obéirait plus. Royal Marine se défendit, le régiment d'Austrasie épargna le peuple.
L'Assemblée des Etats permise par le maréchal de Vaux après échange de lettres avec le ministère eut lieu non pas à Grenoble, mais à Vizille. Mounier et Barnave dirigèrent les débats de cette assemblée où Gon tenait tête au Gouvernement. Celui-ci dut céder et rendre aux Dauphinois leurs Etats particuliers et suivant leurs vues: Voir Mémoires de Weber, t. I, et Todière; Louis XVI, etc.
[36] Née Montmorency, mariée à un prince lorrain. Femme d'esprit très cultivé et libéral qui devait compter des amis dans tous les partis. Après la Révolution, elle se lia avec Talleyrand, avec Mme de Custine, tint un salon très intéressant. Elle resta fidèle à Fouché, même après sa disgrâce.
[37] M. Gaston Maugras vient de publier un agréable livre sur la Cour de Lunéville, Plon, 1904.
[38] On n'y croyait pas encore, et bien que créé bruyamment dans Paris, l'arrêt ne fit pas le bruit que certains en attendaient. «Le public est dans une disposition contraire à la confiance.» Correspondance secrète, II, 279. Pour l'opinion contraire, voir Journal de Hardy, VIII.
[39] Le 8, ils avaient visité le parc de Saint-Cloud, et les grandes eaux avaient joué en leur honneur. Asselin fit en 1789 de cette scène une jolie gouache, qui est au musée de Sèvres. En voir la reproduction dans le Palais de Saint-Cloud, par le comte Fleury, Laurens, 1901.
[40] On se souvient que le comte de Bombelles, fils aîné, était né du premier mariage du lieutenant-général de Bombelles.
[41] Arrêt du 16 août, celui qu'on appela l'édit de la banqueroute.
[42] La malédiction publique fondit sur lui «comme un déluge». On crut, peut-être non sans raison, que s'il avait publié l'arrêt de convocation des États Généraux, c'était dans la pensée que l'arrêt de la banqueroute cousu à celui-là passerait plus facilement. Marmontel, t. IV.—Hardy, Journal manuscrit, t. VIII, La Fayette, Mémoires, t. II, p. 232. Cf. aussi l'Esprit révolutionnaire avant la Révolution, par M. Félix Rocquain.
[43] Son neveu était nommé coadjuteur de Sens, sa nièce obtenait une place auprès de la Reine, et celle-ci envoyait au ministre disgracié son portrait enrichi de pierreries.
[44] M. de Brienne partit en effet peu après pour recevoir des mains du Pape le chapeau que le faible Louis XVI avait demandé pour lui. Dans une gravure qui parut à l'époque, la France était représentée sous la figure d'une femme dans le sein de laquelle un prêtre enfonçait un poignard, et le sang qui en jaillissait formait à ce prêtre un chapeau de cardinal.
L'histoire est forcément très sévère pour Brienne; il faut dire, avec Mignet, à la décharge de ce ministre si décrié et sous lequel s'aggravèrent les périls de l'autorité royale «que la position dont il ne sut pas se tirer, il ne l'avait pas faite, il n'eut que la présomption de l'accepter. Il périt par les fautes de Calonne, comme Calonne avait profité, pour ses dilapidations, de la confiance inspirée par Necker. L'un avait détruit le crédit, et l'autre, en voulant le rétablir par la force, détruisit l'autorité». (Révolution française, t. I). M. de Brienne ne pouvait lutter à la fois contre la masse des Parlements et contre le défaut d'argent. Voilà surtout par où il périt, et les mains qui le précipitaient élevèrent Necker.
«Une chose à remarquer à la louange de la Reine, note Sénac de Meilhan, c'est sa constance à se refuser pendant seize ans aux suggestions qui lui furent faites en faveur de l'archevêque de Toulouse. Elle les rejeta tant qu'elle put croire qu'elles étaient dictées par l'ambition, concertées avec des intrigants. Mais lorsque la réputation de ce prélat universellement établie lui eut fait croire qu'il était l'homme le plus capable d'administrer les finances, lorsqu'elle crut enfin satisfaire le vœu général, elle s'empressa de favoriser l'élévation de l'archevêque de Toulouse et de lui procurer un crédit qui lui assurât ses opérations». (Du Gouvernement, des Mœurs, etc.)
[45] Mme de Polignac, qui était tout à fait l'amie de Calonne, ne pouvait sentir Loménie de Brienne. A son immixtion dans l'affaire, il y a donc aussi cette raison dont elle ne lui parle pas, mais qui saute aux yeux, puisque la duchesse était la rivale de crédit et l'ennemi de l'archevêque.
[46] «La Reine tout en pleurant» convint de la nécessité de renvoyer l'archevêque (Bezenval).
[47] Cf. Mémoires de Bezenval. Le comte d'Artois était le protecteur de Calonne,—hélas! il le restera pendant l'émigration; rien d'étonnant à ce qu'il se montrât l'ennemi juré de Brienne, à cause de son amitié pour Calonne et non pour d'autres raisons.
[48] Chrétien-François de Lamoignon (1735-1789) avait été Président à mortier du Parlement de Paris, en 1758, et partagea l'exil de cette compagnie en 1771. Il prit part à la Correspondance, sorte de satire contre le Parlement Maupeou. Nommé Garde des Sceaux en 1787, il avait dû se rallier à la Cour et, changeant forcément de rôle, il contribua à l'exil du Parlement de Troyes. Il s'associa d'abord à tous les actes de Loménie de Brienne, puis se brouilla avec lui. En 1789, on le trouva mort dans son parc de Basville, ayant près de lui un fusil déchargé.
[49] Louis-François de Paule Le Fèvre, marquis d'Ormesson, neveu de d'Aguesseau, avocat général du Châtelet, en 1739, à vingt et un ans, président à mortier en 1755, premier Président du Parlement en 1788, membre de l'Académie des Inscriptions, servit souvent de médiateur entre la Cour et les Parlements. Mort le 26 janvier 1789.
[50] Le second fils du maréchal, colonel après son frère du régiment de cavalerie hongroise, marié à la fille du marquis de Pange, trésorier de l'extraordinaire des guerres, puis à Thérèse de Santo Domingue. Il est question de Bercheny dans les Aventures de jeunesse de Valentin Esterhazy, récemment publiées par M. Ernest Daudet.
[51] Béatrix de Choiseul-Stainville, mariée au duc de Gramont, dont elle vivait séparée, avait été la maîtresse de Louis XV; on sait son crédit sur son frère dont elle seconda énergiquement les vues. Morte sur l'échafaud en 1794.
[52] Colonel des Gardes françaises, lieutenant-général, fils de la fameuse marquise du Châtelet, née Breteuil, amie de Voltaire; né en 1731, mort sur l'échafaud en 1794.
[53] Bezenval, Mémoires;—Hardy, Journal, t. VIII;—Todières, Louis XVI, etc., t. II.
[54] Parlant de l'arrêt du Conseil qui révoquait au nom du Roi celui du 16 août (l'arrêt de la banqueroute), Hardy prétend qu'on devrait le traduire ainsi: «Mon ministre Necker par la confiance qu'il inspire m'a enfin fait trouver de quoi attendre les Etats Généraux» (t. VIII, p. 87).
[55] Voir Mémoires de Bezenval et Histoire parlementaire, t. I.
[56] Bombelles est sévère pour la rentrée de Necker, dans ces difficiles circonstances, et il ne sera pas toujours juste pour son administration. On devra tenir compte au directeur des finances de ses intentions qui étaient bonnes, des tentatives faites pour enrayer le mal et empêcher la banqueroute en donnant des garanties personnelles et des acomptes aux créanciers, en assurant les services et en pourvoyant aux besoins ordinaires. Le désordre était si grand, les difficultés étaient telles que réussir dans l'effort tardif qu'il lui était permis de faire était chose hasardeuse, et d'ailleurs l'homme politique n'était pas à la hauteur du financier. Cependant, avant de porter un jugement définitif sur Necker, on devra relire ce passage bienveillant d'un livre de M. de Monthyon: «La banqueroute était inévitable, et cependant fut évitée sans beaucoup de force, sans emprunts, sans ces billets d'Etat si effrayants... Il n'est aucun temps de l'administration de M. Necker où il ait montré plus d'adresse, de sagacité et de talent. Ses industrieuses et justes combinaisons, et le succès qu'elles ont obtenu tiennent du prodige; et cependant ce n'est point l'époque de son administration qui a été l'objet des éloges de ses partisans, parce que les hommes sont plus touchés, plus reconnaissants du bien qu'on leur fait que des maux qu'on leur évite, lors même que le service est le plus grand.» (Particularités et observations sur les ministres des finances, p. 312.) Le contrôleur général doit être loué; autre chose du premier ministre. Quoiqu'ils en aient écrit lui et sa fille, Necker était-il capable, s'il avait pris le pouvoir quinze mois plus tôt, de sauver la situation? Il est permis d'en douter.
[57] Hardy, VIII, 142.
[58] Ce fut d'Éprémesnil qui demanda l'enregistrement de la déclaration avec la clause que les États seraient assemblés d'après la forme observée en 1614, au moment de la majorité de Louis XIII. Le souvenir des États réunis alors était cher à la magistrature, parce qu'elle avait exercé sur eux le plus grand ascendant, parce qu'ils avaient offert la composition la plus aristocratique et que le Tiers État humilié n'y avait rien obtenu. La majorité du Parlement croyant trouver son salut et celui de la noblesse dans la clause proposée s'empressa de l'adopter. Quand cette déclaration fut connue, il y eut des clameurs dans le public. La révolution dans les esprits fut rapide et la malédiction remplaçait l'enthousiasme. Un vide immense allait se faire en un instant autour du Parlement dont le peuple avait commencé par saluer le retour avec des transports de joie.
Toute la basoche, procureurs, avocats, jeunes clercs, officiers ministériels, qui avaient fait le succès de sa résistance, l'abandonnèrent aussitôt, se plaignant qu'il venait de dévoiler ses véritables sentiments. Brochures et pamphlets se chargèrent de dévoiler ce qu'avaient offert de ridicule et d'odieux les États de 1614, que le Parlement offrait pour modèle. Dès lors le signal était donné de la lutte entre le Tiers État et les privilégiés, de la lutte du peuple contre l'ancien régime, et l'on pouvait présager une lutte opiniâtre. (Voir Todière, op. cit., 167.) On se rappellera aussi ces remarques de Victor Cousin dans la Fin de la Fronde à Paris: «Au XVIIIe siècle, le Parlement s'énerve avec tout le reste, et comme tout le reste succombe sous ses fautes et s'abîme dans le naufrage universel... Rappelez-vous la fatale décision que les États Généraux seraient convoqués en leur forme accoutumée, c'est-à-dire en trois ordres différents, comme au moyen âge, tandis que le Roi, s'il n'eût pas été entraîné par la déclaration des Parlements, aurait pu, en réduisant les trois ordres à deux et en rendant les États Généraux périodiques, donner la monarchie constitutionnelle et éviter une révolution.»
[59] Louis-Antoine de Gontaut (1700-1783), duc de Biron en 1740, après la mort de son neveu et la démission de Jean-Louis, abbé de Moissac, son second frère. Maréchal en 1757. Sans hoirs de Pauline de la Rochefoucauld-Roye, son titre passa à son neveu, le duc de Lauzun.
Sa comparution était motivée par ce fait que Dubois, le commandant du guet, s'était déclaré couvert par les ordres du maréchal (Corresp. secrète d'Ed. Lescure).
[60] Le Peletier de Rosambo, gendre de Malesherbes, décapité en 1794.
[61] Le prince de Lambesq de la maison de Lorraine, grand-écuyer. Son nom est resté célèbre par la charge de cavalerie faite par lui le 12 juillet 1789.
[62] Choiseul-Gouffier demeura, en fait, à Constantinople jusqu'en 1792. On sait que c'était un archéologue distingué.
[63] Joua un rôle dans les conseils de Coblentz. Voir infra.
[64] Voir aussi le Journal de Hardy.
[65] Philippine-Thérèse de Broglie, mariée à Henri de Faret, marquis de Fournès, colonel du régiment de Royal-Champagne (cavalerie); dame de compagnie de Madame Elisabeth.
[66] Château qu'habitera plus tard La Fayette, gendre de la duchesse d'Ayen.
[67] Rappeler les notables pour leur soumettre les questions relatives à la composition et à la forme des Etats Généraux, convoquer des conseillers qui s'étaient montrés impuissants dix-huit mois auparavant pour demander à leurs préjugés des lumières sur les temps nouveaux, était un acte impolitique et dénué de sens. Par le fait, cette réunion ajournait celle des Etats Généraux, «elle rendait à l'effervescence, à l'intrigue le temps qu'on avait d'abord jugé prudent de leur enlever.» (Voir Todière, op. cit., p. 170.)
[68] Philippe de Noailles, second fils du maréchal de Noailles, duc de Mouchy, lors de sa nomination de maréchal de France; s'illustra à Hilkersberg et à Fontenoy; vola courageusement au secours du Roi dans les journées du 20 juin et du 10 août; monta sur l'échafaud en 1794, en même temps que la maréchale, née d'Arpajon, l'ancienne dame d'honneur de la Reine.
[69] Tous deux frères naturels de la duchesse de Bourbon, née Bathilde d'Orléans. Honoré Bonhomme a publié leur correspondance avec leur sœur. Ils étaient fils du duc d'Orléans, alors de Chartres et de Mlle Le Marquis, danseuse à la comédie italienne. Cf. l'excellent livre du comte Ducos, La mère du duc d'Enghien.
[70] Introduction au Moniteur, p. 564.
[71] Voir Todière, ouvrage cité, p. 173 et suiv. Voir aussi F. Rocquain, l'Esprit révolutionnaire.
[72] A cette exagération maladroite, on répondit par ces paroles: Et le sang du peuple était-il de l'eau?
[73] Les écrivains du Tiers criaient: «Regardez nos campagnes, nos ateliers, nos comptoirs, nos ports, nos flottes, nos armées, nos tribunaux, nos académies, et dites, si, sans nous, le peuple français est quelque chose.» Journal de Hardy, VIII, décembre 1788.
Les hérauts du régime nouveau faisaient succéder brochures aux brochures; elles devinrent presque aussi nombreuses en quelques mois «que celles qu'avait jadis fait naître la bulle Unigenitus», «car, ajoute Grimm (XIV, 186), il n'y en a, dit-on, guère moins de dix mille».
[74] Le 22, on apprenait, à Versailles, la mort de Charles III, roi d'Espagne.
[75] Poète, soldat, académicien, qu'a rendu surtout célèbre sa liaison avec la comtesse de Sabran. Leur intéressante correspondance a été récemment publiée.
[76] De Prusse.
[77] L'ami de Mme du Châtelet.
[78] Née de Galliffet, belle-fille du maréchal, mère du ministre de la Restauration.
[79] Voir Aff. Etrangères, Venise, dt 260 et suiv.
[80] On se rappelle que d'Éprémesnil avait été emprisonné l'année précédente à la suite de sa brochure. Son voyage à travers la France jusqu'à Paris avait été un triomphe.
[81] D'importants fragments des Mémoires du maréchal, duc de Croy, ont été publiés par M. le vicomte de Grouchy, 1896.
[82] M. de Juigné, qui avait succédé à M. de Beaumont.
[83] Née Rohan-Rochefort, veuve d'un prince lorrain, avait eu une longue liaison avec Choiseul.
[84] Né en 1766. Le futur gouverneur d'Odessa pendant l'émigration, et président du Conseil en 1815. De nouveau ministre en 1820, après l'assassinat du duc de Berry. Mort en 1821, membre de l'Académie française.
[85] Le marquis de Louvois que nous avons vu dans le précédent volume épouser Mlle de Bombelles était mort, l'année précédente. C'est son fils en bas âge que le marquis de Bombelles allait représenter.
[86] Cette Mme Gourbillon, qui fut chassée, puis reprise, avait sur la comtesse de Provence, une influence très fâcheuse. (Voir E. Daudet, Histoire de l'Emigration, t. II.)
[87] Né en 1726, entré au service en 1739. Lieutenant-général, gouverneur de la Normandie en 1783 à la mort de son père. Gouverneur du dauphin, de 1786 à sa mort, 1789. Mort en 1802, le duc d'Harcourt occupait à l'Académie un fauteuil vraiment «militaire»; en effet, ses prédécesseurs étaient Scudéry, Dangeau et Richelieu, de sorte que le fauteuil appartint à l'armée pendant cent quarante-trois ans.
[88] Gabriel-Henri Gaillard, historien, né à Ostel, Picardie, en 1726, mort en 1826. On a de lui des mélanges littéraires et des ouvrages de littérature élémentaire, puis des livres d'histoire estimés à l'époque: Histoire de Marie de Bourgogne, de François Ier, de Charlemagne; une Vie de Malesherbes; des Mélanges académiques, une édition des Œuvres de du Belloy, etc. Il fut reçu de l'Académie des Inscriptions en 1761, et de l'Académie française en 1771.
[89] Florian était entré à l'Académie à trente-trois ans. Il succédait au cardinal de Luynes, le 14 mai 1788.
[90] Dans son aversion contre Necker, Bombelles en arrive à défendre Calonne.
[91] Marie-Antoinette, Joseph II et Léopold II. Lettres du 27 février, 24 avril et 16 juillet.
[92] Son souverain.
[93] Lettres du 8 avril et 17 mai 1789. Souvenirs de la marquise de Lâge de Volude, dame de la princesse de Lamballe, publiés par le baron de la Morinerie, Evreux, 1869.
[94] Lettres de Boullé, député de Nantes à ses commettants.—Revue de la Révolution, 1888, t. II. Cité par M. de la Rocheterie.
[95] Et non le 8, au retour de Meudon, comme le dit Weber.
[96] Weber, p. 210.
[97] «Paris est d'un vide affreux», écrit le 15 juillet le comte de Salmour, ministre de Saxe, très bien renseigné, et dont les dépêches citées par Flammermont sont une excellente mine, fort peu connue, de renseignements; «toutes les promenades sont désertes, les spectacles abandonnés, et l'on a l'air d'occuper une ville démantelée. Plus de société; la terreur peinte sur tous les visages; la méfiance dans tous les cœurs; un Roi sans Cour, sans armée; un château sans gardes ouvert à tout venant... A Versailles, on ne sait ni que faire ni que devenir»... Quinze jours après, il mandait à son Gouvernement: «Hors en public, la Reine ne voit plus personne... Toute la société de la reine est fugitive et dispersée; plusieurs de ses dames l'ont abandonnée d'une manière fort vilaine...» Et il cite tous ceux qui ont fui de leurs Cours respectives: Mme de Balbi, Mme de Lâge, Mme de Châlons, Mme de Polastron, tous les «Lorrains», tous les Rohan, tous les Broglie, la princesse de Monaco [97-A], les Polignac, Gramont, d'Ossun [97-B]. L'ambassadeur cite aussi Mme de Bombelles, mais nous savons que son départ a été exigé par Madame Élisabeth.
[97-A] La princesse de Monaco, née Brignole, épousa plus tard le prince de Condé.
[97-B] La comtesse d'Ossun, née Gramont, dame d'atours de la reine, devait revenir d'émigration en 1792 et mourir sur l'échafaud en 1794.
[98] Comme commandant de la garde nationale de Versailles, Alexandre Berthier devait être d'un grand secours à Mesdames, tantes du Roi, quand elles partirent en février 1791, de Bellevue. Cf., dans les Drames de l'Histoire, le chapitre consacré au départ de Mesdames.
[99] M. Paul Gaulot a récemment tiré la vérité au clair sur le procès du malheureux Favras et les responsabilités qui incombent à d'autres, surtout au comte de Provence.
[100] Lettre du 1er mai.
[101] Voir le Palais de Saint-Cloud, Laurens, éditeur, 1902.
Madame Élisabeth devait habiter au rez-de-chaussée l'appartement qui devint en dernier lieu celui du prince Impérial et qui donnait sur un minuscule jardin fermé. Le petit bassin qui était situé au milieu a été conservé et on peut le voir sur la terrasse, veuve de ses ruines...
[102] Le motif du duel était celui-ci: «Charles de Lameth ayant été chargé de faire une perquisition de nuit dans le couvent des Annonciades de Pontoise pour y rechercher l'ancien garde des Sceaux M. de Barentin (parce que sa sœur était abbesse du couvent), le duc de Castries l'avait raillé de cette étrange mission; de là un duel qui eut lieu le 10 septembre.»
Le pillage de l'hôtel de Castries fait partir de Paris onze cents personnes. Il y a grande presse à l'hôtel de Ville, où l'on peut à peine avoir des passeports. Bientôt sortent de Paris soixante-quinze berlines par jour. (Correspondance de Lenfant, Forneron t. II.)
[103] Ce fragment de lettre et beaucoup d'autres que nous citerons comme utiles à notre récit, sont tirés de la Correspondance du Marquis et de la Marquise de Bombelles et du Marquis et de la Marquise de Raigecourt que publia naguère M. Maxime de la Rocheterie pour la Société d'Histoire Contemporaine. Cet excellent livre documentaire est épuisé, et pour mettre au point mon manuscrit, que j'avais écrit à Versailles avec cet ouvrage à ma disposition, j'ai dû faire de longues recherches. Elles seraient restées infructueuses sans la parfaite obligeance de M. C. d'Arjuzon qui eut l'idée de demander à notre excellent confrère M. de Lanzac de Laborie de me prêter son exemplaire, ce qu'il fit avec une entière bonne grâce. Depuis, M. M. de la Rocheterie, informé des recherches auxquelles j'avais dû me livrer pour me servir utilement de ce nécessaire complément d'information s'est empressé de m'adresser un des exemplaires qui lui restaient. J'aime à répéter ici ce que j'ai dit dans le précédent volume, à savoir: que les travaux de M. de la Rocheterie, documentaires ou synthétiques, surtout sa belle Histoire de Marie-Antoinette, sont une mine inépuisable—et où il a été beaucoup puisé—pour quiconque s'occupe historiquement des années précédant la Révolution.
[104] Un décret du 14 octobre avait déclaré nationaux les biens des établissements d'instruction publique. La maison des dames de Saint-Louis fut conservée comme maison d'éducation, mais elle allait rentrer dans la loi commune et les biens considérés comme biens nationaux furent désignés pour être vendus.
[105] Mirabeau avait eu une première entrevue avec la Reine, à Saint-Cloud, dans le courant de juillet, et séduit par Marie-Antoinette, il avait promis de sauver la monarchie. Le bruit s'en ébruita, et l'on cria dans les rues: «la grande trahison de M. de Mirabeau». Il y eut des échanges de notes, des réformes commencées et des efforts faits... Mais l'indécision du roi et la marche rapide des événements devaient rendre ses efforts stériles. Il mourut terrassé par la maladie, le 2 avril 1791. Voir les détails de cette entrevue et des négociations qui suivirent dans la Correspondance de La Marck et de Mirabeau, et dans le Palais de Saint-Cloud, in-8o illustré, par le comte Fleury.
[106] Le troisième maréchal et deuxième duc de Broglie, vainqueur des Prussiens à Bergen et à Forbach. Chargé du portefeuille de la Guerre dans le court ministère que présida le baron de Breteuil après le premier départ de Necker, le 11 juillet. Il n'avait pas tardé à quitter la France et à se retirer à Trèves où on le regardait comme un des chefs militaires de l'émigration. M. le duc de Broglie, son arrière-petit-fils, a publié dernièrement avec M. Vernier, archiviste de l'Aube, la correspondance du maréchal avec Xavier de Saxe, comte de Lusace.
[107] Cette phrase de Mme de Bombelles est à elle seule l'explication des raisonnements des émigrés et des Vendéens. Là où était le dévouement à Dieu et au roi, là était la patrie. Ces choses ne se discutent plus sérieusement maintenant, mais on peut admettre qu'on les ait discutées et admises à l'époque et bien longtemps après. Il est un jugement du duc de Broglie actuel qui clôt la question de façon très impartiale. Publiant la correspondance de son aïeul, il a écrit cette phrase si juste:
«L'inébranlable fidélité des émigrés à une cause perdue mérite le respect; leurs souffrances trop réelles méritent l'intérêt, mais l'erreur qui leur fit considérer comme légitime l'alliance avec l'étranger a été définitivement condamnée par l'histoire.»
[108] Décret du 27 novembre sur le serment des évêques, curés et autres fonctionnaires publics. Pour le 9 décembre, on élaborait une décision prescrivant la restitution des biens des religieux fugitifs.
[109] Aff. Étrang. Venise, 248.
[110] Le comte d'Artois à Venise, et la police vénitienne (1760-1791). Rapports au secrétaire de l'Inquisition d'Etat commentés par M. Léon G. Pélissier, Revue d'Histoire diplomatique, 1901, no 4. Ces documents sont de premier ordre et éclairent bien des points obscurs de cette époque de l'émigration. Le commentaire de M. Pélissier est ingénieusement tracé, mais l'auteur tourne un peu court à la fin, les rapports d'espions s'arrêtant net. Il eût été intéressant de suivre le comte d'Artois en son dernier séjour à Venise. C'est ce que nous faisons nous-même plus loin. Voir aussi le dossier diplomatique de Bombelles (Aff. étrangères, Venise, 248 et 249).
[111] Le prince visitait les monuments, admirait les théâtres qu'il ne fréquentait que peu, du reste; réfugié à Venise plus ou moins par haine de la monarchie constitutionnelle, il se déclarait naturellement enthousiasmé par la constitution vénitienne. En dehors de la coterie Polignac, il fréquentait peu de monde, faisait peu de visites, excepté à l'Ambassadrice de l'Empire, Mme de Breunner. Quant aux visites d'un autre monde, il s'en abstint, soit par égard pour Mme de Polastron qui voyageait avec lui, soit pour s'en référer aux observations de Bombelles.
[112] M. Léon Pélissier, op. cit.
[113] Voir la Correspondance publiée par M. L. Pingaud.
[114] Voir la Correspondance publiée par M. L. Pingaud.
[115] Le baron de Talleyrand, à Naples, donna sa démission.
[116] Papiers Gramont-Polignac. Arch. de M. le duc de Lesparre.
[117] Sur le départ et le voyage de Mesdames, voir Drames de l'Histoire, Hachette, 1905.
[118] La journée du 28 février, dite Journée des Poignards, où les gentilshommes accourus au secours de la famille royale qu'une émeute semblait menacer, furent insultés et désarmés par la garde nationale. «Etourdis et répresseurs, tout le monde a eu tort», écrit Madame Elisabeth.
[119] Marie-Béatrix d'Autriche-Este, mariée à l'archiduc Ferdinand, frère de l'Empereur et gouverneur de la Lombardie.
[120] Ceci est une allusion aux projets de fuite du Roi, dont il a été plusieurs fois question dans les lettres. Les Bombelles semblent avoir été dans le secret.
[121] 6 avril, Aff. Etrang., Venise, 249.
[122] Ou Wardeck, appartient aujourd'hui au duc de Parme.
[123] «On ne lui laisse que la vie végétale. On admire qu'il puisse s'en contenter», écrit le cardinal de Bernis. Papiers Bernis, publiés par M. Frédéric Masson.
[124] Fils de Mme de Raigecourt, mort en 1789.
[125] Le baron de Breteuil.
[126] Lettre de la marquise de Bombelles, 22 juillet; il y est question en outre du Congrès armé.
[127] Aubergiste de Florence.
[128] Esterhazy, dans ses Mémoires, p. 288, dit qu'un M. de Fondeville s'était procuré une copie de la lettre par une femme que l'Empereur aimait. M. Ernest Daudet, dans Coblentz donne une explication assez conforme à notre récit, bien que n'ayant pas connu les lettres de Bombelles. Dans l'Histoire de l'Emigration, du même auteur, t. I, il est dit que le coupable de l'indiscrétion est le comte de Talleyrand.
[129] La marquise de Bombelles à la marquise de Raigecourt, 5 août 1791.—M. de la Rocheterie, op. cit.
[130] Les conseillers du comte d'Artois s'entendaient pour le monter contre Breteuil et Bombelles. «Il faut exiger du roi, écrit Vaudreuil à Calonne, que les pleins pouvoirs soient ôtés sur-le-champ à MM. de Breteuil et de Bombelles, et que vous soyez le seul représentant du Roi, le seul accrédité près des Cours.» Correspondance, publiée par M. Léonce Pingaud.
[131] Voir dans l'Histoire de l'Emigration, les conclusions conformes de M. Ernest Daudet. Il appuie sur l'incident qui explique l'attitude future du comte d'Artois et devait avoir une importance pour les intérêts des princes.
[132] La Reine haïssait cordialement Calonne. Voir Correspondance de Vaudreuil, t. II.
[133] Mgr de Fontanges, archevêque de Toulouse, écrivit pour le marquis de Bombelles une Relation du voyage de Varennes qui a été insérée dans les Mémoires de Weber. Cette relation est d'un témoin très informé pour toute la partie antérieure au départ.
[134] Nous n'avons pas à donner le détail de l'Evénement de Varennes. Les témoignages oculaires abondent. Outre les relations de M. de Fontanges, de Madame Royale, de la duchesse de Tourzel, du duc de Choiseul, du marquis de Bouillé, des comtes de Fersen, de Raigecourt, de Valori, de Damas, du baron de Goguelat, on relira les livres de Bimbenet, d'Ancelon, de Victor Fournel, de M. de la Rocheterie, et le récent ouvrage de M. G. Lenôtre.
[135] «Il n'y a que deux personnes dans la confidence; M. de Bouillé et M. de Breteuil, écrivait la Reine à son frère, le 22 mai 1791, et une troisième personne qui est chargée des préparatifs du départ» (Marie-Antoinette à Léopold II, 22 mai 1791).—Le comte de Fersen était cette troisième personne, on le sait. Mme de Tourzel assure que le chevalier de Coigny était également dans la confidence. Nous savons de plus que, sans doute par Breteuil, les Raigecourt et les Bombelles étaient au courant, sinon de la date exacte, du moins de tout le programme d'évasion.
[136] Mme de Rochereuil, dont Marie-Antoinette se méfiait. En conséquence, on attendit que son service fût fini, et le départ des Tuileries fut retardé d'un jour.
[137] Chargé avec un escadron de hussards de surveiller le premier relai de Pont-Sommevesle, le duc de Choiseul perdit patience en voyant que le Roi annoncé pour deux heures n'était pas arrivé à cinq, et se replia avec son détachement.
[138] Voir Mémoires de la duchesse de Tourzel, t. I, p. 335.
[139] Le comte Charles de Raigecourt avait été envoyé avec un détachement du Royal allemand pour escorter le roi à Varennes. Il fut impuissant.
[140] La duchesse de Tourzel donne tout le détail de la conversation de Madame Elisabeth avec Barnave.
[141] Emeute du 17, au Champ de Mars causée par les pétitionnaires qui demandaient la déchéance du Roi. La troupe chargea, il y eut des victimes. La répression de cette émeute devait être une des causes principales de la condamnation à mort de Bailly.
[142] La baronne de Mackau venait d'accoucher d'une fille. «A la place de ton mari, mande la princesse dans une autre lettre qui n'a pas été conservée, et dont Mme de Bombelles cite un extrait, je ne me serais pas chargée de la commission du comte d'Artois, et j'eusse essayé avant tout d'établir entre le Roi et le comte d'Artois une confiance qui aurait dû toujours exister.»
[143] Journal de Fersen, octobre 1791. L'une est obligée de suivre l'élaboration d'une Constitution qui est censée raffermir l'idée dynastique; l'autre ne rêve que de panaches blancs, et son cœur est à Coblentz.
[144] Mémoires de Goguelat.
[145] Voir infra.
[146] Les prétentions des princes et des émigrés ne trouvèrent chez les souverains qu'un assez froid écho. La demande faite par le comte d'Artois de reconnaître Monsieur comme Régent, ne contribua pas peu à cette froideur. Voir les ouvrages de Sybel, t. I, de M. A. Sorel, t. III.
[147] Celui qui commandera l'armée prussienne à Iéna.
[148] A Mme de Bombelles, sous le nom de Mme Schwarzengald, à Saint-Gall, en Suisse, par Roschack.
[149] Le futur est le comte d'Artois.
[150] Le père est Louis XVI.
[151] La belle-mère est Marie-Antoinette.
[152] La lettre du 13, où le Roi déclarait accepter la Constitution, et demandait une amnistie générale pour les accusations et poursuites ayant pour cause les événements de la Révolution.
[153] Par suite de l'acceptation de la Constitution, une amnistie fut proclamée sur la proposition de la Fayette, etc. Les officiers compromis dans l'affaire de Varennes furent mis en liberté.
[154] Burke écrivait d'Angleterre: «Si vous acceptez la Constitution, vous êtes tous perdus. Ce n'est pas l'adresse, c'est la fermeté seule qui peut vous sauver... Votre salut consiste dans la patience, le silence et le refus». La Marck et Gouverneur-Morris demandaient des réserves. Mallet du Pan et Malouet proposaient que le Roi montrât à l'Assemblée les dépêches des puissances et que, faisant constater qu'il n'était pas libre, il demandât à se rendre à Compiègne ou à Fontainebleau où il aurait formé un nouveau ministère. Montmorin insista, Marie-Antoinette et le Roi furent effrayés des conséquences et de la crainte d'une insurrection. D'autre part, comme elle l'écrivait à Mercy, on pouvait redouter, en cas de non-acceptation, que le jeune Dauphin ne fût retenu comme otage. Le peuple regardait cette Constitution comme l'aurore de jours sans nuages, on ne pouvait guère lui ôter cela de l'idée. Comment lutter contre cette croyance? Quelle autorité, quelle armée avait-on pour résister? «Ni force, ni moyens, écrivait la Reine. Tout ce que nous pouvons faire ce sont des observations à faire, qui ne seront sûrement pas écoutées, mais qui au moins, avec la protestation que le Roi a faite, il y a six semaines (au retour de Varennes) et calquées sur elle, serviront de base pour le moment où l'ennemi, le malheur et le désenivrement pourront laisser passer la raison», et Mercy, tout en envoyant à Marie-Antoinette l'opinion de Burke, renonçait à l'idée de résistance et concluait: «Il faudrait ne rien brusquer et mettre toute sa fermeté à tâcher de temporiser.» La Reine était plus que convaincue qu'il n'y avait rien à tenter et écrivait le 26 août: «Il est impossible que le Roi refuse son acceptation. Croyez que la chose doit être bien vraie, puisque je le dis. Vous connaissez assez mon caractère pour croire qu'il se porterait plutôt à une chose noble et pleine de courage; mais il n'en existe point à courir un danger plus que certain.»
[155] Journal d'une bourgeoise pendant la Terreur (Mme Jullien), publié par M. Lockroy, t. III, p. 51.
[156] Le baron de Staël à Gustave, 28 août, 4 et 28 septembre.
[157] Mémoires de la duchesse de Tourzel.
[158] Clairval, dans Richard Cœur de Lion, substitua le nom de Louis au nom de Richard:
O Louis, ô mon roi,
Notre amour t'environne.
Les dames brisaient leurs éventails.
[159] Castor et Pollux. Les Souverains furent acclamés quand Lays chante:
Régnez, aimable mère,
Sur un peuple généreux.
[160] Le président Thouret déclarait que l'Assemblée nationale avait terminé sa mission. Sur ces événements, voir surtout les Mémoires du marquis de Ferrières, t. II.
[161] Lettre de Monsieur et de M. le comte d'Artois au Roi. Pilnitz, 1791.
[162] Louis XVI à ses frères, septembre, lettre publiée dans le Recueil Feuillet de Conches.
Louis XVI expliquait sa conduite nécessitée par les événements. «La nation aime la Constitution, parce que ce mot ne rappelle à la classe inférieure du peuple que l'indépendance où il vit depuis deux ans, et à la classe au dessus, l'égalité.» Le bas peuple voit que l'on compte avec lui; le bourgeois ne voit rien au dessus. L'amour-propre est satisfait.... Il faut donc attendre et surtout se garder avec soin de tout ce qui pourrait faire croire au peuple qu'on veut détruire cette Constitution, qu'il regarde comme la charte de sa liberté. Il faut—et cela ne saurait tarder—que l'usage lui en démontre à lui-même les inconvénients». On lira cette phrase avec attention. Maintes fois il a été affirmé que, dès le début, Louis XVI n'entendait pas respecter la Constitution. Cela est sans doute exagéré. Mais le Roi ne cachait pas son espoir de voir la Constitution détruite par ceux-là même qui l'avaient réclamée.
Le post-scriptum de la lettre du Roi ne peut être laissé dans l'oubli:
«Je finissais cette lettre, dans le moment où j'ai reçu celle que vous m'avez envoyée. Je l'avais vu imprimée avant de la recevoir (Louis XVI signale avec raison ce manque d'égards), et elle est répandue partout en même temps. Vous ne sauriez croire combien cette marche m'a peiné... Je ne vous ferai aucun reproche; mon cœur ne peut se décider à en faire... Je vous ferai seulement remarquer qu'en agissant sans moi, il—le comte d'Artois—contrarie mes démarches comme je déconcerte les siennes. Vous me dites que l'esprit public est revenu, et vous voulez en juger mieux que moi qui en éprouve tous les malheurs. Je vous ai déjà dit que le peuple supportait toutes ses privations, parce qu'on l'avait toujours flatté qu'elles finiraient avec la Constitution. Il n'y a que deux jours qu'elle est achevée et vous voulez que son esprit soit changé!... Vous vous flattez de donner le change, en déclarant que vous marchez malgré moi; mais comment la persuader, lorsque cette déclaration de l'Empereur et du Roi de Prusse est motivée sur votre demande? Pourra-t-on jamais croire que mes frères n'exécutent pas mes ordres? Ainsi vous allez me montrer à la nation, acceptant d'une main et suscitant les puissances étrangères de l'autre.» Quelques jours après, craignant que cette lettre ne parût un message officiel et forcé, Louis XVI renouvelait ses instances dans une lettre confidentielle. Toutes ses prières restaient sans effet.
[163] Les frères du Roi comprirent peu le langage modéré et conciliant de Louis XVI. Ils n'admirent pas non plus les reproches que Louis XVI était en droit de leur adresser. Ils protestèrent de nouveau. Ce simple billet trouvé dans le secrétaire du Roi, après le 10 août, prouvera l'état de rébellion où s'entêtaient les chefs des émigrés voulant uniquement agir à leur guise: «Si l'on nous parle de ces gens-là, nous n'écouterons rien; si c'est de la vôtre, nous écouterons, mais nous irons notre chemin».
[164] Voir la Déclaration de Louis XVI (Recueil Feuillet de Conches, t. II). Il y énonçait les motifs de son départ et les critiques nombreuses qu'il avait à faire de la Constitution.
[165] Sous le titre: Un Paladin au XVIIIe siècle, le marquis d'Aragon a publié d'après des correspondances inédites une intéressante biographie de son grand-père maternel. Il est beaucoup question du prince de Nassau dans les Mémoires de Langeron. Voir aussi: M. Léonce Pingaud, les Français en Russie, et M. Albert Sorel, l'Europe et la Révolution française, t. II. Nous aurons l'occasion de parler de lui dans un chapitre postérieur ayant trait à la mission du marquis de Bombelles en Russie. Rentré dans la vie privée sous Paul Ier, le prince de Nassau-Siegen mourut obscurément en 1829.
[166] Papiers Gramont. Arch. de M. le duc de Lesparre. Tout un dossier sur l'organisation des gardes du corps.
[167] Voir fragments de Mémoires du marquis de Bouthillier; M. E. Daudet: Coblentz. Cf. Mémoires du comte Valentin Esterhazy.
[168] L'armée de Condé demande officiers et soldats. Le marquis de la Queuille fait par son ordre un appel à la noblesse pour qu'elle vienne constituer des corps réguliers. Les jeunes gentilshommes accourent «au poste assigné par l'honneur»; ils ont peur d'être blâmés pour arriver trop tard; chacun leur dit: vous n'arriverez pas à temps, vous serez déshonorés (Marcillac, Souvenirs; Bernard de la Frégeolières, Mémoires).
Quand le colonel convoque ses officiers pour prêter serment à la Constitution de 1791, ceux qui ont hésité jusqu'alors se révoltent contre un serment humiliant; ils partent le même jour. Un négociant de Marseille veut persuader à un jeune officier que l'émigration attirera des calamités sur lui, sa famille et son pays. «Je suis soldat, répond le jeune homme, les princes m'appellent, je n'ai pas à discuter, mais à obéir.» (Romain, Souvenirs.)
[169] Ernest Daudet, Coblentz, 130 et suivantes;—La Mission de Bigot de Sainte-Croix à Coblentz, par M. Bletry (inédit).
[170] Voir la lettre de Calonne à Suleau, dans Coblentz, Pièces justificatives.
[171] Forneron, t. I.—Souvenirs du comte de Neuilly.—E. Daudet: Coblentz.
[172] Barante, Correspondance de Louis XVIII et de Saint-Priest, Préface, p. 98.
[173] Voir dans la Dernière des Condé, par le marquis Pierre de Ségur, le chapitre consacré à Marie-Catherine de Brignole.
[174] Le Congrès armé faisait partie du plan de la Reine. Sans parler de la Constitution, les puissances auraient invoqué les droits lésés des princes allemands, la garantie des traités passés avec la France et compromis par le changement de régime. Elles auraient, au besoin, appuyé leurs revendications par la présence à la frontière de têtes d'armées, capables à la fois d'en imposer «à la partie la plus enragée des factieux» «et de donner aux plus raisonnables le moyen de faire le bien». Voir le Comte de Fersen et la Cour de France, t. I;—Louis XVI, Marie-Antoinette, Madame Elisabeth, t. II;—Cf. aussi dans le Cardinal de Bernis depuis son ministère, les lettres de Calonne à Bernis. Calonne y exhalait naturellement son mécontentement et sa colère contre Breteuil.
[175] Feuillet de Conches, Correspondance, p. 351, s'imagine à tort qu'il s'agit de Clément Venceslas, archevêque-électeur de Trèves. Mme de Bombelles ne le connaissait pas et n'avait pas à parler de lui. Il s'agit du prince-abbé de Saint-Gall.
[176] M. de Bombelles à M. de Raigecourt, 4 octobre.
[177] Elle fut en effet rédigée par du Tertre, mais écrite de la main du Roi. Droz, Hist. de Louis XVI, t. III;—Correspondance diplomatique du baron de Staël.
[178] On se rappelle que le baron de Bombelles, envoyé des princes, avait obtenu un premier subside. A cette époque, le baron de Bombelles est déjà de retour, et, de Berlin, il est allé en Suisse voir son frère. Le comte Valentin d'Esterhazy venait d'être chargé d'une mission des princes pour Catherine II. Il était arrivé le 14 septembre à Saint-Pétersbourg.
[179] Élisabeth-Pauline de Gand de Mérode, guillotinée le 16 février 1794; elle avait épousé Léon Félicité, duc de Lauraguais, devenu duc de Brancas à la mort de son père. Une de ses filles avait épousé, en 1773, le duc d'Arenberg.
[180] Un projet d'évasion avait été formé et la date, fixée, semble-t-il, au 27 du mois d'après Fersen; mais on l'abandonna vite. Il y en eut d'autres: l'un proposé par l'Anglais Crawfurd à la fin de 1791, l'autre en février 1792 par Fersen. Dès le mois de janvier, le bruit d'une fuite royale courait dans Paris. Voir le Journal de Gouverneur-Morris, les Papiers Fersen, janvier et février 1792, et Coblentz, par M. E. Daudet, pièces justificatives. Il y eut enfin en juillet 1792, divers projets élaborés: l'un par la Fayette qui se figurait jouir encore d'une certaine influence; il se sentit impuissant à faire partir le Roi: l'autre dont Mme de Staël était l'âme. Les réunions avaient lieu chez le comte de Montmorin, rue Plumet. Madame Elisabeth, qui avait été en relations avec les principaux constitutionnels, engagea son frère à tenter un effort près des Jacobins. Voir les Mémoires de Malouet, t. II, et de la duchesse de Tourzel, t. II.
[181] Les Monarchiens, on le sait, étaient les royalistes modérés, ceux qu'on appela plus tard les Feuillants. Sur le système politique des Monarchiens, on peut voir les Mémoires de l'un d'eux, Mallet du Pan.
[182] Sur l'organisation des premiers régiments où beaucoup d'officiers étaient incorporés comme simples soldats; sur le corps de Condé et sur le rassemblement militaire de Coblentz, Cf. Forneron, Hist. générale des Emigrés, t. I, et R. Bittard des Portes, Histoire de l'armée de Condé, premiers chapitres.
[183] Ce corps prit le nom de Marine-royale et atteignit plus tard le chiffre de 600.
[184] Dans une lettre du 21 octobre adressée à Mme de Raigecourt, Madame Elisabeth écrivait: «Je crois, comme toi, que le jeune homme dont tu me parles ne sera jamais heureux dans son ménage; mais je ne crois pas que sa belle-mère en soit tout à fait la cause; je la crois jouée par un vieux renard qui est ami intime de son frère.» Le vieux renard, c'est simplement le comte de Mercy-Argenteau, l'esprit le plus timoré qui fût, qui, lié avec les principaux Feuillants, était partisan des atermoiements. Il connaissait à son maître deux boulets politiques: la Hongrie et les Pays-Bas, et comprenait pourquoi il hésitait à se jeter dans la mêlée.
[185] Premiers décrets contre les émigrés. Quelques jours après, les princes en seront avertis par le Roi, et l'électeur de Trèves sera invité à disperser le rassemblement de Coblentz.
[186] E. Daudet, Coblentz;—Forneron, Hist. des Emigrés;—Corresp., le marquis de Raigecourt au marquis de Bombelles, 16 novembre.
[187] Chaque nuit, un homme de garde couchait en travers de la porte de leurs appartements. Une fois, un caporal se permit de consigner le Roi et la Reine dans leurs chambres, de neuf heures du soir à neuf heures du matin, et cela avait duré deux jours (Madame Elisabeth à Mme de Raigecourt, 17 novembre).
[188] Voulut-on empoisonner la famille royale? On a pu prouver que des affidés des clubs des Jacobins s'étaient glissés dans le service du palais, et que Louis XVI, averti qu'on voulait l'empoisonner, se faisait apporter le pain et le vin par le fidèle Thierry de Ville-d'Avray (Mémoires de Madame Campan).—Le dénuement des prisonniers était extrême. La Reine, une fois, pendant huit jours n'eut pas un sou à sa disposition; elle avait été sur le point d'être forcée d'emprunter au dépôt que le prince de Nassau avait fait pour elle-même. Ce même prince de Nassau écrivait en décembre à Catherine II: «Quelque idée qu'on puisse se former des malheurs du Roi et de la Reine, l'imagination ne peut les atteindre. Il faut avoir eu le tourment d'en être témoin pour en concevoir toute l'horreur. Et ceux que les Jacobins et les Républicains leur préparent les surpassent. Cependant il n'est que trop vraisemblable que leur dessein est de ne les terminer qu'avec leur vie.»
[189] Ministre du Roi auprès de l'électeur.
[190] Ces bruits erronés avaient vivement irrité et contrarié la Reine, qu'ils compromettaient. Le 6 décembre, elle écrivait à Mercy: «Toutes les lettres qui arrivent de Coblentz et du reste de l'Allemagne sont remplies de la nouvelle absurde de notre départ, qui même a été cru par des personnes qui ne connaissaient pas nos sentiments et nos véritables intentions. J'ai voulu m'assurer d'où partait un bruit aussi déplacé. Je n'en suis pas bien sûre, mais il est prouvé que c'est un secrétaire de M. de Metternich, qui a répandu la nouvelle à Coblentz. J'ai sous les yeux le tas de bêtises qu'il a mandé depuis le 17 de novembre jusqu'au 21, où il a fallu enfin changer de ton; il y mêle des circonstances et des noms, qui au moins auraient pu compromettre beaucoup de monde. Ce secrétaire est frère de celui de M. de Vergennes, ministre du Roi à Coblentz. Vous pouvez montrer cette lettre à ma sœur si vous le croyez nécessaire, je vous demande donc qu'on s'assure comment et pourquoi cet homme a répandu de telles absurdités. Il est très intéressant pour nous d'aller à la source de pareilles horreurs, et je regarderai comme personnel à moi tout ce que vous pourrez faire sur cela. Quant à l'écrivain, si c'est par bêtise qu'il s'est laissé duper ainsi, il peut être dangereux pour une place de confiance et compromettre souvent son maître; si ce n'est pas cela, je crois rendre service à M. de Metternich et à tous les honnêtes gens en demandant qu'on en fasse justice (Arneth, Marie-Antoinette, Joseph II et Léopold II, p. 229). D'après une note de Mercy, ce secrétaire s'appelait Kenzinger.
[191] Le duc et la duchesse de Saxe-Teschen. La duchesse était l'archiduchesse Marie-Christine, sœur de Marie-Antoinette.
[192] Charles-Hyacinthe du Houx, comte, puis marquis de Vioménil (1734-1827), avait fait de nombreuses campagnes, maréchal de France sous la Restauration; ami fidèle de la famille royale, fut chargé de plusieurs missions confidentielles. Il tenta, en 1792, de faire livrer Strasbourg aux émigrés. Le complot avorta par les hésitations du comte d'Artois. Voir une Conspiration royaliste, par M. Victor de Saint-Genys, Revue des Deux Mondes, 1880.
[193] Voir les lettres remplies de tristesse que Marie-Antoinette écrit à Mercy, à Fersen, à la duchesse de Polignac;—Mémoires de la duchesse de Tourzel;—Journal de Fersen, Beauchesne, Louis XVII, I, Recueil Arneth, etc. «Quel malheur que l'Empereur nous ait trahis», écrit la Reine à Fersen dès le 7 décembre.
[194] La seule fois qu'il rompt le silence à la fin de décembre, c'est pour ratifier le «conclusum» voté au mois d'août précédent par la Diète de Ratisbonne, et pour demander au Roi de France, la réintégration des princes de l'Empire dans tous leurs droits. Il répond ainsi à l'ultimatum adressé à Paris à la menace faite de marcher sur l'Electorat de Trèves, si les émigrés n'en sont pas expulsés. Voir Coblentz.
[195] Nicolas de Luckner, né en Hanovre, était au service de la France depuis 1763. Maréchal de France depuis décembre 1791, il allait prendre le commandement de l'armée de Flandre. Malgré son adhésion à la Révolution et ses attaches girondines, il ne tarda pas à être suspect. Destitué après le 10 août, il fut emprisonné et guillotiné en 1794. Son ardeur belliqueuse et révolutionnaire est bien dépeinte par Sybel, L'Europe pendant la Révolution, t. I. Voir aussi les ouvrages de MM. Sorel et Chuquet, et Wallon, Hist. du Tribunal révolutionnaire.
[196] La comtesse de Régis, dont il sera plusieurs fois question, était née Madeleine de Bressac; son père, seigneur de la Vache et de Faventines, était chevalier de Saint-Louis, sa mère était Marie-Anne Aymond de Franguières, elle épousa à Grenoble, le 4 janvier 1783, le comte Joachim de Régis, seigneur de Gatinel, coseigneur de Mornas, né à Roquemaure, le 4 novembre 1757. Mme de Régis mourut à Naples en 1806, son mari à Valence, en 1817. Notes fournies par leur arrière-petit-fils, le comte de Régis, à qui nous devons aussi la gracieuse communication du portrait qui orne le frontispice de cet ouvrage.
[197] La comtesse de Tilly.
[198] Correspondance de Calonne et du maréchal de Castries. M. E. Daudet, Coblentz.
[199] Louis XVI à Gustave III. Feuillet de Conches, IV, 271.
[200] Feuillet de Conches, IV, 269, VI, 15;—Flammermont, Négociations secrètes de Louis XVI et du baron de Breteuil, Paris, 1885.
[201] Marie-Antoinette à Mercy, 25 novembre, 16 décembre 1791, Arneth, p. 261, 231.
[202] Correspondance de Simolin, Feuillet de Conches, t. I et II.
[203] Catherine à Grimm, 1er septembre 1791.—Gustave III à Fersen, 20 septembre.
[204] Fils du marquis Virot de Sombreuil, frère de l'héroïque Mlle de Sombreuil, mort à Quiberon.
[205] Genêt à Montmorin, Forneron, t. I, 313.
[206] Voir Angélique de Mackau, marquise de Bombelles.
[207] Le comte Esterhazy à sa femme, Saint-Pétersbourg, 4 septembre 1791. Feuillet de Conches, t. IV. La comtesse Esterhazy devait bientôt rejoindre son mari et tenir un grand état de maison (Souvenirs de Mme Vigée-Lebrun).
[208] La marquise de Bombelles à son mari, Chantilly, 1781. Voir la première partie de cet ouvrage.
[209] Mémoires du comte de Langeron. Aff. étrang., mss.
[210] Lettres au comte Worontzoff.—Ch. de Larivière, Catherine II et la Révolution.
[211] Souvenirs, t. I, p. 312.
[212] Au mois d'août 1791, en réponse à une lettre flatteuse des princes où ceux-ci la comparaient à Prométhée, dérobant un rayon du soleil pour animer le vaste empire que Pierre le Grand avait fait sortir du chaos, et... lui demandaient une grosse somme d'argent. Catherine s'était exécutée de bonne grâce et avait envoyé une traite de 2 millions de livres. Les princes trouvèrent que ce n'était pas assez. Pour passer le Rhin, ne fût-ce qu'avec 10.000 hommes, «le génie de Catherine marchant devant eux», il leur fallait un million de roubles, Catherine envoya plus tard la moitié du complément demandé.
[213] Le domaine de Luka lui fut brusquement enlevé à la mort de Catherine, et fit retour à son ancien propriétaire, M Zagortzky, mais Paul Ier lui en donna un autre en Volhynie. Esterhazy, Mémoires.
[214] Agé de sept ans, et que l'Impératrice avait nommé cornette aux gardes à cheval, brevet du 1er février 1792. Le jeune Esterhazy écrivit pour la remercier à l'Impératrice, qui répondit à l'enfant. E. Daudet, Mémoires du comte Esterhazy, introduction.
[215] Esterhazy semble en effet s'être préoccupé avant tout du Roi et de la Reine. Worontzoff l'assure, le baron de Stedingk le répète dans sa réponse à Fersen du 20 janvier.
[216] Le comte de Stedingk à Gustave III, 21 octobre 1791;—Geffroy, Gustave III et la Cour de France. Ces anneaux, nous l'avons vu plus haut, avaient été créés après l'acceptation de la Constitution.
[217] Breteuil était alors ministre plénipotentiaire de Louis XVI à Saint-Pétersbourg. Les Orloff s'étaient ouverts à lui sur leur projet de renverser Pierre III et lui avaient demandé des moyens de crédit pour mener à bien leur entreprise. Peu clairvoyant, et ne croyant pas au sérieux de cette communication, Breteuil refusa net son appui aux Orloff. Son erreur sur ce point fut telle qu'il ne pensa qu'à profiter d'un congé, qu'il avait obtenu pour rentrer en France. A Vienne, quelques jours après la Révolution de Saint-Pétersbourg, il trouvait un courrier de Versailles lui apportant l'ordre sévèrement exprimé de retourner à son poste. On peut supposer si Catherine l'accueillit aussi favorablement que par le passé, lui pourtant qui avait été le confident des amours de l'Impératrice et de Poniatowski. Mémoires de Ségur, II, 73.
[218] Feuillet de Conches, t. IV. Catherine au prince de Nassau.
[219] Le baron de Stedingk, ambassadeur de Suède à Saint-Pétersbourg, au comte de Fersen, 20 décembre 1791;—Fersen à Marie-Antoinette, 4 décembre 1791;—Papiers Fersen, publiés par le colonel-baron de Klinckowstrom, Firmin-Didot, 1878, t. I.
[220] Le prince de Nassau à Catherine II, 17 décembre 1791. Feuillet de Conches, t. IV.
[221] Mémoire du roi de Suède Gustave III, envoyé à Fersen, op. cit.
[222] A cette époque, Mme de Bombelles ne sait pas encore où est allé son mari. «Les lettres arrivent de Francfort où cependant il n'est pas. On le traite toujours avec la même rigueur à Coblentz, car, lors de l'établissement d'une correspondance entre le Mentor en politique et mon mari et les princes, ledit Mentor a mandé qu'il désirait que son ami fût admis dans la confiance qu'on voulait bien lui accorder et que les anciennes aigreurs fussent oubliées; mais M. de Calonne a déterminé M. le comte d'Artois à s'y refuser absolument de la manière la plus maussade.» Le voyage de Saint-Pétersbourg n'était guère fait pour remettre Bombelles en odeur de sainteté auprès des princes.
[223] On peut supposer qu'au reçu de la lettre de Fersen et par obéissance aux ordres indirects de la Reine, Esterhazy avait eu d'abord l'idée de céder la place à Bombelles. La réflexion, peut-être les conseils de Stedingk qui s'est mis en avant pour offrir ses services, et fera tous ses efforts pour «retenir le comte Valentin et faire partir Bombelles», changèrent l'opinion d'Esterhazy.—Lettre du 20 janvier.—Papiers Fersen.
[224] Déjà Marie-Antoinette avait terminé sa lettre à Catherine par ces mots: «Si Votre Majesté a quelque chose à nous communiquer, que cela ne soit que par M. le baron de Breteuil, qui a toute notre confiance, et il est bien essentiel pour nous que le secret soit absolu pour tout autre.» Il n'y avait dans la confidence que Breteuil, Fersen, Vioménil et Bombelles. On verra plus loin que Catherine s'empressa d'en faire part au prince de Nassau et au comte de Romantzow par l'entremise du ministre Ostermann. Esterhazy s'était montré discret au début. La Reine resta persuadée qu'il avait été le révélateur du voyage de Bombelles et en conçut contre son ancien fidèle une profonde irritation.
[225] Feuillet de Conches, t. V.
[226] Catherine avait toujours eu un faible pour le prince de Condé. A la lettre du 24 septembre 1791, à elle adressée par les princes de Condé, elle avait répondu, le 25 octobre, par une lettre remplie de louanges «pour le zèle infatigable et la fermeté héroïque que les Altesses sérénissimes déployaient dans la cause de leur Roy opprimé». Rappelant la gloire de la maison des Condé, défenseurs et soutiens des droits du trône, elle ajoutait: «C'est sous un de vos ayeux, que Henri IV fit le premier apprentissage des armes. Le grand Condé fonda et assura l'éclat immortel du règne de Louis XIV par ses victoires. C'est à Vos Altesses Sérénissimes, qui se montrent si dignes d'ancêtres aussi glorieux, qu'il est réservé, en marchant sur leurs traces, de maintenir tout le lustre du nom qu'elles portent. J'en ai le présage dans la conduite ferme et généreuse, qu'elles ont tenue jusqu'à présent, et tous les succès qu'elles en obtiendront ne surpasseront point les vœux que, dans la sincérité de mon estime et de mon affection pour elles, je forme en leur faveur.» (Arch. nat., Dossier Surval. Publiée avec variante dans Mémoires pour servir à l'Histoire des Princes de Condé, t. II, Ponthieu, 1820).
[227] Voir Mém. d'Esterhazy.
[228] Ernest Daudet, Histoire de l'émigration.—Feuillet de Conches, t. IV.
[229] Voir la lettre du baron de Breteuil au maréchal de Castries, 20 janvier.—Coblentz, Pièces justificatives.
[230] Le 4, le comte d'Artois avait écrit à Madame Elisabeth pour exprimer sa juste douleur de voir employer M. de Bombelles à son insu et pour rappeler les griefs qu'il gardait au marquis depuis les incidents de Florence, racontés à sa façon. Voir supra.—E. Daudet, Coblentz, pièces justificatives.
[231] Feuillet de Conches, t. V.
[232] Pendant ce temps, les biens des émigrés avaient été confisqués par décret du 9 février. Les préparatifs de guerre se font des deux côtés, mais, comme l'écrit le marquis de Raigecourt, «nous craignons que l'amour de l'Empereur pour la paix et l'impossibilité de l'Assemblée de soutenir une guerre sérieuse, n'amène quelque fâcheux accommodement, et nous redoutons toujours les deux Chambres». A la marquise de Bombelles, 4 février.
[233] M. E. Daudet, Coblentz, pièces justificatives.
Le 22 février, Madame Elisabeth écrivait à Mme de Bombelles: «Nous avons une neige affreuse depuis cinq jours et un froid assez piquant. Malgré cela, la Reine et les enfants ont été aux Evénements imprévus. Au duo, Ah! comme j'aime ma maîtresse! il y a eu les plus vifs applaudissements; et lorsqu'ils disent: il faut les rendre heureux—une grande partie de la salle s'est écriée «oui, oui!» bref le duo a été répété quatre fois. Au milieu de tout cela il y a les Jacobins qui ont voulu faire le train... C'est une drôle de nation que la nôtre; il faut avouer qu'elle a des moments charmants.» La princesse conte les mêmes événements quelques jours après au comte d'Artois. En même temps elle donne à son frère des conseils de modération et des impressions sur la Reine, dont la justesse doit être remarquée. «Je trouve que le fils a trop de sévérité pour sa belle-mère. Elle n'a pas les défauts qu'on lui reproche. Je crois qu'elle a pu écouter des conseils suspects, mais elle supporte les maux qui l'accablent avec un courage fort, et il faut encore plus la plaindre que la blâmer, car elle a de bonnes intentions. Elle cherche à fixer les incertitudes du père qui, pour le malheur de la famille, n'est plus le maître, et je ne sais si Dieu voudra que je me trompe; mais je crains bien qu'elle ne soit l'une des premières victimes de tout ce qui se passe, et j'ai le cœur trop serré à ce pressentiment pour avoir encore du blâme.»
Le 28, Madame Elisabeth annonce à Mme de Bombelles la mort de la vicomtesse d'Aumale, ancienne sous-gouvernante des Enfants de France, qu'elle aimait beaucoup.
[234] Le comte de Caraman avait rempli à Berlin une mission secrète.
[235] Le baron de Taube au comte de Fersen, 20 février. Papiers Fersen.—Dans ses Mémoires, on sent Esterhazy gêné vis-à-vis de Bombelles autrefois son ami.
[236] Genêt à de Lessart, 17 février et 20 mars. Aff. étrang., Forneron, I, 312.—De Lessart n'était plus ministre quand arriva la seconde dépêche.—On sait qu'il fut massacré, le 9 septembre, avec les prisonniers d'Orléans à Versailles. Dumouriez fut nommé ministre le 17 mars. Il quitta le ministère en juin devant le refus du Roi de sanctionner le décret contre les prêtres. Aux Affaires étrangères, il fut remplacé par le marquis de Chambonas.
[237] Le 22 mars, Mme de Bombelles a écrit à Mme de Raigecourt une longue lettre renseignée. «Je vous avoue que je suis très fâchée que le voyage de mon mari n'ait pas pu se concerter avec Coblentz. Que doit penser l'Impératrice de voir le peu d'union qui règne entre lui et le comte d'Esterhazy? Au lieu de s'entraider, ils doivent se nuire, et le résultat en est le mal pour tout le monde. Mon mari a fait tout au monde pour lier sa partie avec son ancien ami, mais il n'y a pas eu moyen. L'arrivée de M. de Nassau, a été pour lui un soulagement, il est vrai, ils se sont vus, entendus et compris, et j'espère que tout en ira mieux: mon pauvre mari ne désire que le bien et la paix, et il est bien plus affligé de la persécution des princes pour la chose que pour lui.» Le 3 avril, elle revient sur le même sujet et complète ses réflexions: «Il a fait tout au monde pour s'entendre avec le comte d'Esterhazy qui, au lieu de se conduire de même, n'a cherché qu'à lui barrer tous les chemins, et l'a fait tellement passer pour démocrate, qu'on était étonné, qu'ayant de tels principes, il portait sa croix de Saint-Lazare... Je suis aussi profondément affligée, bien moins des désagréments de mon mari, qui, en se faisant connaître à Saint-Pétersbourg, se fera juger, que de l'inconvénient affreux qui résulte de nos querelles intestines, et je vois avec douleur que les torts sont de tous les côtés, et que personne, hors mon mari, n'est animé du désir de servir Dieu, son Roi et sa patrie, sans être préalablement plus occupé de ses intérêts et de sa vengeance propre.»
[238] Fersen, 28 mars.
[239] Léopold, frère de Marie-Antoinette, se prêtait peu au projet des princes, et sa mort fut saluée avec une joie assez peu discrète. Mort le 1er mars 1792.
[240] Gustave III, blessé mortellement, le 10 mars, par le pistolet d'Ankarström, succombait à sa blessure le 29 mars. Il était le ferme soutien de la famille royale et des émigrés, et sa mort fut cruellement sentie par ces derniers, tandis qu'elle arrachait des cris de triomphe aux feuilles révolutionnaires. Voir sa Correspondance avec Fersen dans le Comte Axel de Fersen, par le colonel baron de Klinckowström, et l'excellent ouvrage de M. Geoffroy: Gustave III et la Cour de France.
[241] Bombelles ne sait combien de temps durera sa mission si peu déterminée. «Je n'ai jamais eu le projet de faire ici (Saint-Pétersbourg) un long séjour, écrit-il au comte de Régis, le 10 avril 1792. J'ignore pourtant ce que je deviendrai cet été, mais je ne néglige rien pour arriver pendant cette saison même au sommet de la colline où vit tout ce que j'ai de plus cher au monde. A brebis tondue, Dieu mesure le vent.»
Il jouit d'une bonne santé depuis qu'il est en Russie. Il se fait, comme d'ordinaire, des illusions sur ses succès de diplomate, il s'en fait aussi sur le processus des événements. «Ne croyons ni aux gens qui se figurent que nos malheurs touchent à leur terme, ni à ceux qui les voient incurables, éternels: les souverains n'ont pas su ce qu'ils se devaient; une vieille jalousie pousse encore l'ivraie au milieu des bonnes dispositions qu'on reconnaît qu'il faut avoir, mais l'eau qui tombe goutte à goutte perce les plus durs rochers, et il s'en faut de beaucoup que celui sur lequel repose la Constitution ait la solidité du granit. Disons avec le grand Frédéric que tout le mal qu'on appréhende n'arrive pas, comme tout le bien qu'on espère ne s'effectue pas.»
Bombelles croit être à plus d'à moitié de son séjour à Pétersbourg; il oublie les difficultés du commencement. «Je ne regretterai jamais d'y être venu, je dirai à mes petits enfants: j'ai vu Catherine, et j'aurai connu un pays qui, sans elle, eût perdu tout le fruit des travaux de Pierre Ier, qui, par elle, s'est élevé au plus haut degré de splendeur.—Pendant ce temps, Esterhazy souligne que Bombelles fut «moins bien traité que ne l'étaient les étrangers considérables qui venaient en Russie».
[242] Le nouveau Roi de Hongrie et Empereur d'Autriche (François II, plus tard empereur d'Allemagne) venait d'envoyer un Mémoire aux puissances ennemies de la Révolution française pour les coaliser contre la France. Bombelles avait obtenu de Stedingk, de présenter des observations, comme émanant de l'ambassadeur de Suède, sur le mémoire destiné à Catherine II. L'ambassadeur de Hongrie et le ministre de Prusse «se donnaient bien du mouvement pour que les secours de la Russie ne fussent qu'en argent». Bombelles se berçait de l'illusion que Catherine, par orgueil, «voudrait que ses drapeaux paraissent».—V. Papiers Fersen et A. Sorel, l'Europe et la Révolution française, t. II.
[243] Correspondance de Catherine II, 12 avril et 2 mai;—Sorel, l'Europe et la Révolution, t. II.
[244] Rapport de Bombelles à Breteuil, 8 mai.—Fersen à Marie-Antoinette, 2 juin.—Au Roi de Suède, 3 juin.—Papiers de Fersen, t. II, 267, 286, 296.
[245] Voir A. Chuquet, l'Invasion prussienne, p. 46-47.
[246] Mme de Bombelles à Mme de Raigecourt, 27 avril.—Catherine à Grimm, 4 juin.—Les troupes de Catherine étaient entrées en Pologne, le jour même où l'Autriche et la Prusse avaient donné l'ordre à leurs troupes de marcher sur la France.
[247] Celui-ci flottait dans les alternatives de satisfaction ou de découragement. A la fin de mai, il a mandé à sa femme qu'il était plus content. Sa femme est plus sceptique et, partant, dans le vrai: «... Cependant, il ne s'explique pas, mande-t-elle à M. de Raigecourt, le 1er juin, et je ne comprends pas ce qu'on en peut espérer; car si la Russie fait la guerre à la Pologne, comment peut-elle se mêler de nos affaires? Au reste, nous pouvons nous passer d'elle, et il nous suffit qu'elle soit neutre.»
[248] Lettre de Catherine à Grimm, 17 août 1792.
[249] «Je soutiens, écrivait-elle à Grimm, le 20 mai, qu'il ne faut s'emparer que de deux ou trois bicoques en France et que tout le reste tombera de soi-même... Vingt mille cosaques seraient beaucoup trop pour faire un tapis vert depuis Strasbourg jusqu'à Paris: deux mille cosaques et six mille Croates suffiraient.» Même après la reculade de Valmy et la «cacade» qui s'en suivit; elle n'est pas déconcertée et ne change pas de système. Les deux mille cosaques avec beaucoup d'autres vont combattre la jacobinière de Pologne et non celle de France.
[250] Un jour viendra même où elle se reprochera d'avoir fourni inutilement tant de subsides aux émigrés. Le 5 septembre 1796, trois mois avant sa mort, elle écrira à Grimm: «Ils ont eu des fonds énormes. Qu'en ont-ils fait? Ils ont vécu grandement, largement et ont tout mangé et n'ont fait que de l'eau claire. Au premier moment, ils ont eu 8 millions; moi seule, je leur ai fait tenir au-delà d'un million et demi de roubles la première année.»
[251] La confusion où la Révolution française jetait l'Europe devait permettre à Catherine II d'exécuter ses plans à l'égard de la malheureuse Pologne. Cf. les ouvrages de Sybel et de M. A. Sorel, déjà cités, et l'Histoire diplomatique de la Révolution française, par le baron de Bourgoing.
[252] Mémoires de Mme Campan.
[253] Considérations sur la France, t. I.
[254] Mémoires de la duchesse de Tourzel, II, 178.
[255] Mémoires de Weber, 413.
[256] Par M. Albert Savine.
[257] Le manifeste que signa le duc de Brunswick, œuvre de folie des émigrés. Voir dans l'Histoire parlementaire, t. XVI, le manifeste in extenso. Voir aussi, Mortimer Ternaux, Hist. de la Terreur, t. II. Mathieu Dumas a nommé le manifeste du duc de Brunswick, «l'acte le plus impolitique que l'orgueil et l'ignorance aient jamais dicté, véritable fratricide des princes français émigrés envers Louis XVI et sa famille».
Le manifeste était dû à la plume d'un émigré, M. de Limon, et ce fut Fersen qui fit substituer ce texte à celui bien plus modéré de Mallet du Pan.
[258] Ce n'est pas sans raison que Madame Élisabeth pouvait s'effrayer de la présence des Marseillais. On sait quel rôle ils jouèrent dans le drame des journées d'août.
[259] Voir les Mémoires de la duchesse de Tourzel, t. I; les Mémoires de la Fayette, t. I; de Bertrand de Moleville, t. I; de Miot de Mélito, t. I; de Brissot, t. IV; et Taine, les Origines..., la Conquête jacobine.
[260] Il faut relire ces pages des Mémoires de Malouet où le rôle de Madame Élisabeth est clairement exposé. Cf. aussi les Mémoires de la duchesse de Tourzel.
[261] Même dossier des Archives nationales, publié par M. Albert Savine, Revue hebdomadaire, 9 août 1902.
[262] Avant les démarches tentées in extremis sur les meneurs du mouvement en faveur de la déchéance, on ne croyait plus possible de sauver la famille royale. Le 1er août, Marie-Antoinette avait fait écrire par Goguelat à Fersen une lettre désespérée. Pétion, au nom de 46 sections sur 48, demandait la déchéance le 3... Les Marseillais s'installèrent au centre de la capitale, tandis que Jourdan coupe-tête et les massacreurs de la Glacière se joignaient à Santerre. Le Roi et la Reine s'attendaient à être égorgés.
[263] La lettre, malgré la date écrite en surcharge par la princesse, est du 9 et non du 10. Les motions relatives aux fédérés, à renvoyer à Soissons, le sursis pour le vote du décret de déchéance, l'apparition à l'Assemblée du maire Pétion, tout cela est du 9.
[264] Journal d'une bourgeoise pendant la Révolution (Mme Jullien) publié par M. Lockroy.
[265] 1754-1835. Avocat, conseiller au Parlement de Metz, s'était fait remarquer par des travaux d'économie politique. Il défendit la famille royale dans le Journal de Paris, dut se cacher après la proscription des Girondins et ne reparut qu'après le 9 thermidor. Il entra à l'Institut, professa aux Ecoles centrales, seconda Bonaparte au 18 brumaire, devint conseiller d'Etat, puis sénateur, ministre des Finances de Joseph, comte et pair de France en 1815. Il vécut dans la retraite sous la Restauration et ne recouvra la pairie qu'en 1832. Il a écrit nombre d'ouvrages économiques et littéraires, même des comédies historiques.
[266] Mot de Mlle de Tourzel, Souvenirs de quarante ans, p. 131.
[267] C'est à tort que Gœthe lui donne l'épithète d'âgé. Bombelles avait alors cinquante-quatre ans.
[268] Une lettre suivante de Mme de Raigecourt la dit réfugiée rue de Sèvres, saine et sauve.
[269] Saiffert, Beitrage zur ubschäftlichen Arztneilehre. Paris, 1804, Ire partie, p. 169.
[270] Dès le lendemain de Valmy, Brunswick avait entamé des négociations avec Dumouriez, et dès le 30, la retraite des Prussiens avait commencé. Il faut se rappeler que le duc de Brunswick faisait mollement la guerre à la France, qu'en janvier 1792, Philippe de Custine avait été chargé d'une mission particulière auprès du duc de Brunswick. Il ne s'agissait pas seulement, comme l'a écrit Adolphe de Custine, de décider le duc de Brunswick à refuser le commandement de l'armée, coalisée contre la France, mais d'offrir au généralissime de prendre le commandement de l'armée française. Si invraisemblable que paraisse le plan, l'idée en fut étudiée.
Le duc de Brunswick était très populaire en France: Mirabeau l'avait peint comme un nouvel Alcibiade, les Girondins et Dumouriez l'admiraient, Carra le montrait dans son journal comme le plus grand guerrier et le plus grand politique de son siècle.—Voir A. Sorel, la Mission de Custine à Brunswick (Revue historique, 1876); Mémoires du baron de Bourgoing, 1re édition, t. I;—Fantômes et Silhouettes, Madame de Custine;—Recueil Feuillet de Conches,—le Comte de Fersen et la Cour de France.
[271] Peu après, Cléry fut autorisé à s'occuper du jeune prince. Voir Louis XVII, par Beauchesne et le Journal de Cléry.
[272] Ce fut en effet l'un des chefs d'accusation formulés contre Madame Élisabeth, l'année suivante.
[273] Le Gouvernement français n'avait plus de relations diplomatiques avec le Saint-Siège. Cependant l'ordre avait été donné d'arborer l'écusson de la République sur la maison du consul de France à Rome. Hugon de Basseville, secrétaire de la législation à Naples, était chargé de la négociation, et le 12 janvier, un officier de marine, de Flotte, apportait un ultimatum. La population romaine, exaspérée par le procès de Louis XVI, s'ameuta, Basseville et de Flotte, qui avaient eu l'imprudence de se promener sur le Corso, furent poursuivis: Basseville fut tué et de Flotte n'échappa qu'à grand'peine. Le baron de Mackau était alors ministre à Naples; voilà pourquoi Mme de Bombelles avait pu croire dans le premier moment que c'était lui qui avait été assassiné.
[274] Voir le tome II de l'Hist. de l'Emigration par M. Ernest Daudet.
[275] Abandonné par ses troupes, Dumouriez avait été contraint, le 5 avril, de se réfugier dans le camp autrichien. Il avait un plan pour restaurer la monarchie, mais non pas suivant les vues des émigrés, ce qui fait que ceux-ci partageaient sur lui les préjugés de Mme de Bombelles. «Eussé-je cent vies, avait dit Dumouriez, que je les donnerais pour mettre un terme aux atrocités des Jacobins, et en eussé-je mille que je les sacrifierais de même pour ne laisser aucun pouvoir étranger ni aucun émigré dicter des lois à ma patrie.» Voir Sybel, Histoire de l'Europe, pendant la Révolution, t. II; A. Sorel, l'Europe et la Révolution française, t. II; Mortimer-Ternaux, Histoire de la Terreur, t. VI, où l'affaire Dumouriez est contée en grands détails; le Journal de Fersen. Voir enfin le dernier ouvrage en date: la Trahison de Dumouriez, par M. Arthur Chuquet.
[276] Voir ce que nous avons dit au sujet de la lettre du 6 août adressée à Madame Élisabeth.
[277] Mme de Bombelles est inégale dans ses appréciations politiques. Nous avons montré des moments où elle s'est montrée plus modérée et, partant, plus perspicace.
[278] Par décret du 6 avril, la Convention avait ordonné l'arrestation de tous les Bourbons qui se trouvaient encore en France. En exécution de ce décret, le duc d'Orléans (Philippe-Égalité), le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais étaient incarcérés à Marseille. Le duc de Chartres, dont la conduite militaire avait été fort brillante à Jemmapes et à Valmy, avait suivi Dumouriez en émigration.
[279] Mme de Bombelles partageait les illusions de beaucoup d'émigrés et de royalistes sur Gaston, perruquier, général de quelques jours, qui commanda le soulèvement de Challans et fut tué le 15 avril 1793 à Saint-Gervais. De faux rapports avaient fait de lui le commandant de Longwy, qui avait ouvert ses portes aux princes en 1792, et beaucoup s'imaginaient que tous les insurgés vendéens étaient commandés par le général Gaston. Voir les Mémoires de Mme de la Rochejacquelein, t. I, p. 105, édit. Dentu.
[280] Nantes fut attaquée le 29 juin par les troupes de Charette et de Cathelineau. L'armée royale dut se retirer après dix-huit heures de combat. Cathelineau était blessé à mort dans l'attaque et mourait quelques jours après.
[281] Pour le mouvement fédéraliste, voir Du Chatellier, Histoire de la Révolution en Bretagne; Cf. Carrier à Nantes, Plon, 1897.
[282] La capitulation de Mayence est du 22 juillet. Celle de Valenciennes du 1er août.
[283] Maret, le futur duc de Bassano, Huguet de Montaran de Sémonville, futur marquis de Sémonville et grand référendaire de la Cour des Pairs, alors agents diplomatiques de la République, furent en effet arrêtés le 25 juillet. L'Autriche, violant le droit des gens—avec le but de se faire des otages—les fit enfermer dans la forteresse de Kufstein, en Tyrol. Ils y demeurèrent jusqu'en 1795, époque où ils furent échangés contre Madame Royale. On doit croire qu'en traversant l'Italie, les deux envoyés étaient chargés de promettre à Florence, Venise et Naples la conservation des jours de la Reine, à condition que ces trois États feraient un traité d'amitié avec la France. Voir: Maret duc de Bassano, par le baron Ernouf;—Sur la captivité de Kufstein cf. les papiers Bassano publiés dans le Carnet historique et littéraire, année 1899. Sur la généalogie des Montholon-Sémonville, voir les Souvenirs de la comtesse de Montholon publiés par le vicomte du Couédic et le comte Fleury, Emile Paul, 1901.
[284] Les émigrés semblent s'être complus à souligner d'étrange sorte la façon peu courtoise dont Sémonville et Maret avaient été accueillis en Suisse. Sémonville se plaint à Barthélemy ambassadeur auprès de la république helvétique: «A Coire, M. de Bombelles, considéré comme le chef des émigrés, avait retenu une chambre pour voir de la fenêtre les insultes dirigées contre nous. Un silence absolu et l'attitude du mépris devaient être notre seule réponse jusqu'à une provocation directe. Elle n'a point eu lieu; mais ce complément d'outrages n'était pas nécessaire pour que vous fussiez instruit d'un fait aussi contraire aux principes professés pour le conseil helvétique.» Papiers de Barthélemy, publiés pour la Commission des Archives diplomatiques, par Jean Kaulek.
[285] Il ne pouvait être question de Gaston, mort depuis trois mois. Mais quatre jours après la mort de Cathelineau, le 18 juillet, Santerre fut battu à Villiers par les Vendéens de la Rochejacquelein et de Lescure. Santerre ne put s'échapper qu'à grand-peine. Voir les Mémoires de Mme de la Rochejacquelein et Savary, Guerre des Vendéens, t. II.
[286] Le marquis de Soucy, fils de la sous-gouvernante des Enfants de France avait, on se le rappelle, épousé sa cousine, Mlle de Mackau, sœur d'Angélique.
[287] Opinion de Napoléon, Mémoires d'un ministre du Trésor public, t. III.—«Paris n'a plus un crime à commettre, écrivait le cardinal de Bernis. Le dernier ajoute à tous les autres un degré d'horreur et d'infamie inconnu jusqu'à aujourd'hui.»
[288] Le 16 octobre.
[289] Gagné est exagéré, mais Danton avait fait répondre à Mercy que la mort de la Reine n'entrait pas dans ses calculs.
[290] Marie-Antoinette avait reçu, à la Conciergerie, les secours spirituels d'un prêtre non assermenté, l'abbé Magnin, mort curé de Saint-Germain-l'Auxerrois. Le fait a été démontré par M. de la Rocheterie, Revue des questions historiques, janvier 1870. La même question a été traitée dans la même revue par M. Victor Pierre, janvier 1890.
[291] Voir Ferrand,—Éloge de Madame Élisabeth.—Notes de Mme de Bombelles.
[292] Dont un descendant devait écrire plus tard l'histoire du prince de Nassau-Siegen.
[293] Madame Élisabeth fut guillotinée le 10 mai 1794. On sait avec quelle douceur mourut la sainte princesse. Il faut lire, dans le beau livre de M. de Beauchesne, la scène sublime où les compagnes de son martyre vinrent, sur l'initiative de Mme de Crussol, embrasser la princesse et lui demander sa bénédiction. Lire aussi Pages sombres, livre récent où Mme la duchesse de Brissac a raconté cette scène avec émotion.
M. Dassy l'avait aperçue par hasard dans le trajet qu'on lui faisait suivre pour la conduire au supplice. Il fut tellement affecté de cette vision que, rentré chez lui, il répondit à sa femme qui le pressait de s'expliquer sur le changement survenu dans sa personne: «J'ai reçu le coup de la mort; je viens de rencontrer et de reconnaître dans une charrette un ange allant à l'échafaud.»
[294] Éloge de Madame Élisabeth.
[295] Le comte de Régis écrit ceci à la date du 19 mai: «Nous avons reçu l'affreuse nouvelle de la mort de Madame Élisabeth, qui a été sacrifiée et massacrée par les mêmes scélérats qui ont immolé le Roi et la Reine...» Après des réflexions sur les «monstres qui composent le tribunal dit révolutionnaire», M. de Régis ajoute: «Mme de Bombelles, qui avait été sa dame de compagnie et son amie de cœur, perd en elle tout ce qu'il est possible de perdre; aussi est-elle affectée de cette mort autant que peut l'être un cœur aussi honnête et aussi sensible que le sien. Il n'y a qu'un seul sentiment parmi nous: celui de la plus profonde horreur pour les scélérats bourreaux et tyrans de la France, et celui de l'affliction que nous cause la perte d'une princesse si vertueuse, ainsi que du plus tendre intérêt pour son amie, que cette mort a mise dans un état pitoyable.»
[296] Cette dernière lettre de Madame Élisabeth est donnée plus loin.
[297] Lettre publiée dans les Mémoires d'Alissan de Chazet.
[298] Alissan du Chazet, op. cit. Feuillet de Conches, Correspondance de Madame Élisabeth.
[299] Plus tard, en 1796, et non en 1804, comme l'écrit M. Daudet, le comte d'Artois, devenu plus juste, écrira au comte de Vaudreuil: «M. de Bombelles a pu avoir des torts envers moi, mais je ne dois pas oublier que sa femme était l'amie de ma malheureuse sœur, et qu'en mourant elle m'a recommandé la famille de son amie.»—L. Pingaud, Correspondance de Vaudreuil, t. II, 268.
[300] Le nombre des maréchaux de camp était déjà invraisemblable. Son frère, le baron de Bombelles, était un de ceux-là. Voir l'Histoire de l'armée de Condé, par M. R. Bittard des Portes.
[301] L'armée de Condé s'acheminait vers la Pologne. Quelques semaines auparavant, l'Europe avait appris, non sans stupéfaction, que Paul Ier prenait à son service ces quelques milliers de Français, que l'Angleterre et l'Autriche venaient d'abandonner, et qu'il leur donnait le choix entre des emplois dans l'armée russe ou des terres en Crimée. Tandis que le prince de Condé était appelé à Saint-Pétersbourg, l'armée s'était embarquée en Bavière pour gagner la Pologne sous la conduite de commissaires russes. Moitié par bateau, moitié par voie de terre, elle traversait la Moravie et la Gallicie pour gagner la Volhynie, où elle devait séjourner jusqu'au printemps à Dubno, siége du quartier général des princes. L'armée de Condé séjourna en Pologne jusqu'à la formation de la seconde coalition. Elle fut alors dirigée vers la Suisse, trop tard pour prendre part aux opérations. Le tsar ne se montrait pas disposé à la conserver après qu'il se fût séparé de ses alliés. Au commencement de 1800, Condé obtint, par l'intermédiaire de Wickam, qu'elle repasserait à la solde de l'Angleterre.
Pour les détails, voir l'ouvrage de M. Ernest Daudet: Histoire de l'émigration, t. II.
[302] Correspondance publiée par M. de la Rocheterie, et Introduction.
[303] Il avait publié déjà, en Suisse, une brochure de Considérations. Les Mémoires complets existent. Nous avons déjà dit plus haut pourquoi ils ne seront pas publiés et comment nous était venue la bonne fortune d'avoir communication d'un important fragment qui est en la possession de M. le marquis de Castéjà. De ces pages, nous avons donné le meilleur dans les premiers chapitres de ce volume. Le maréchal de Castellane, t. I, de ses Souvenirs, page 335, parle de 80 volumes manuscrits remplis d'anecdotes, mais qu'on aura sans doute brûlés après sa mort. Il a connu le marquis de Bombelles, il a goûté son esprit et regrette la non-publication de ses Mémoires. A la date de mars 1817;—mais là le Journal n'a pas été écrit au moment même, car Bombelles n'est mort qu'en 1822.
[304] De Windich Freshée, près Mahrburg en Basse-Styrie, alors quartier général du prince de Condé.
[305] Comte Ferrand, Éloge de Madame Élisabeth: Articles de la Gazette de Brünn des 1er et 4 octobre.—Alissan de Chazet, Mémoires et Souvenirs, t. II;—Feuillet de Conches, Correspondance, Introduction.—Feuillet ajoute un souvenir personnel: Passant à Brünn en 1852, il trouva un vieillard de soixante et onze ans qui avait assisté à cette scène et s'en souvenait comme d'une chose présente.
[306] Les restes de Mme de Bombelles furent transférés, il y a une dizaine d'années seulement, dans la sépulture de famille des Bombelles dans la terre d'Opeka, près de Vinika (Croatie). Renseignements fournis par M. le comte Marc de Bombelles.
[307] Voir Journal d'un fourrier de l'armée de Contades, publié par le comte Gérard de Contades, et l'Histoire de l'armée de Condé, par M. Bittard des Portes.
[308] Parlant des émigrés militaires, Napoléon a dit à Sainte-Hélène: «Ils étaient salariés de nos ennemis, il est vrai, mais ils l'étaient ou auraient dû l'être pour la cause de leur Roi. La France donna la mort à leur action et des larmes à leur courage.» Mémoires de Napoléon, t. II, p. 310.
[309] Archives de M. le comte de Régis.
[310] Archives de M. le comte de Régis.
[311] La Reine Caroline de Naples.
[312] Ville de Silésie qu'avait prise le grand Frédéric en 1741, et dont s'empare Jérôme Napoléon en 1807.
[313] Dominique-Joseph Vandamne, né en 1771 à Cassel (Nord), mort en 1830, fit toutes les campagnes de 1792 à 1812. Disgracié, en 1812, par suite de ses démêlés avec Jérôme. En 1813, il fut fait prisonnier à Culm, avec 6.000 hommes, désastre qui compromit le plan de la campagne. Pair de France pendant les Cent Jours, s'exila en Amérique à la deuxième Restauration, ne revint en Europe qu'en 1824, et mourut en Belgique.
[314] Alissan de Chazet, Mgr de Bombelles.
[315] Henri-François, né le 26 juin 1789.
[316] Inédite, d'après l'original. Collection d'autographes de Mme Louis de Cernay.
[317] On chante encore ses louanges dans le diocèse, Alissan de Chazet ne nous laisse ignorer aucun trait de sa bienfaisance. Mme Auguste Craven, qui l'a beaucoup connu, avait conservé de Mgr d'Amiens la plus douce et la plus affectueuse mémoire: «Par son apparence de bonté et de sainteté, sa figure rappelait celle de saint Vincent de Paul et de saint Alphonse de Liguori, et quoiqu'il ne fût pas de haute taille, il avait l'air noble, et ses manières étaient celles d'un grand seigneur, tout en étant d'une simplicité et d'un enjouement qui attiraient autour de lui les enfants partout où il se trouvait. Il aimait à leur parler, à les exhorter et à les bénir» (Récit d'une sœur).
D'autres témoins oculaires ont souligné et sa mansuétude et la gaieté de son esprit. C'est le maréchal de Castellane se rappelant qu'un certain soir, chez M. de la Ferronnays, le marquis-évêque joua des valses et des contredanses sur le piano. «Il a même un peu dansé. Ce bon évêque n'aura pas été, je l'espère, damné pour cela», et le Journal ajoute: «il portait sur sa mitre ses deux étoiles de maréchal de camp.» Un autre souvenir est conté dans les Mémoires de la Restauration et repris par M. Denormandie, dans ses curieux Souvenirs. Un soir, comme M. de Bombelles, accompagné de deux de ses fils, allait entrer dans les salons d'une ambassade, l'huissier lui demanda son nom: «Annoncez l'évêque d'Amiens et ses fils.» Devant la tête abasourdie de l'huissier, il reprit: «Annoncez, alors, l'évêque d'Amiens et les neveux de son frère.»
[318] La marquise de Travanet, sœur de M. de Bombelles, était rentrée en France sous l'Empire. Elle mourut à Paris, le 4 mai 1828. Son tombeau est au cimetière du Mont-Valérien, 10e rangée.
[319] Cette maison était en face de l'hôtel de Louvois; Mme de Louvois, sœur du marquis, donna une soirée de noces où fut joué un proverbe de Leclerc.
[320] Dont les agréables Souvenirs viennent d'être publiés par le comte de la Boutetière, son petit-neveu (Plon).
[321] Mariée l'une au comte Clam Martinicz, l'autre au baron de Puthon.
[322] Par l'aimable entremise de M. le comte Elie de Lastours, alors secrétaire d'ambassade à Vienne, qui nous a mis en correspondance avec les survivants de cette noble famille de Bombelles, aujourd'hui dispersée en différentes parties de l'Autriche.
[323] Il n'était que le troisième; il devint le second après la mort de Bitche, en 1805.
[324] Il correspondait directement avec Metternich. Welschinger, le Roi de Rome, p. 93.
[325] Devint colonel et fut longtemps attaché à la maison de l'Empereur François-Joseph. C'est le comte Louis, aujourd'hui octogénaire, et père de la baronne de Schell.
[326] Elle fut l'amie de Nathalie Narischkin; il est souvent question d'elle dans: La Sœur Nathalie Narischkin, fille de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul, par Mme Aug. Craven, née la Ferronnays.
[327] Wercklein, qui avait succédé comme ministre à Neipperg, s'était vu chasser en 1830 par la Révolution, et il était trop impopulaire pour être repris au retour de Marie-Louise.
[328] Comte de Falloux, Mémoires d'un royaliste.
[329] On se rappelle que l'archiduchesse avait épousé Neipperg lors de sa deuxième grossesse en 1820, mariage nul, puisque Napoléon n'était pas mort. En 1821, Neipperg chercha une formule pour annoncer la mort de l'Empereur. Il trouva cette périphrase: «serenissimo consorte della Duchessa», et la Gazetta di Parma annonça que le sérénissime prince consort de la duchesse était mort. Metternich, après avoir beaucoup ri, écrivait le 2 août à Neipperg: «Votre découverte du sérénissime consort est une merveille». Trolard, De Montenotte à Arcole, Archives de Parme. Les deux enfants portèrent le nom de Montenuovo, traduction italienne du nom de Neipperg (nouvelle montagne). Neipperg mourut en 1829 et fut enterré au couvent de Saint-Paul, où Marie-Louise lui fit élever un monument de 120.000 francs. Ernesto Masi, Li due Moglie di Napoleone I, Bologne, 1889.
[330] Ce mariage eut lieu avec l'assentiment de la Cour d'Autriche, et l'archiduchesse en a indiqué la date dans ses deux testaments, celui du 25 mai 1837 et du 22 mai 1844. Il est dit à l'article 17 du second testament: «Je lègue au comte Charles de Bombelles, mon grand-maître, avec lequel je suis mariée secrètement depuis le 17 février de l'année 1834, le capital nominal de 300.000 livres italiennes en rentes milanaises, legs qui se solde sur les papiers publics que je possède (Archives de Parme, notes d'Armand Baschet).
[331] Monumenti e munificenza de S. M. la princessa imperiale Maria Luigia, Parme, 1845, publié par ordre du comte de Bombelles.—Welschinger, le Roi de Rome.—Trolard, De Montenotte à Arcole.—Chaillot, Notice sur l'administration du comte de Bombelles, 1858.
[332] Une tradition très vivace raconte que Bombelles avait été visé par les conspirateurs, et que le chapelain aumônier, ayant bu de l'eau empoisonnée, mourut à sa place. D'après cette même tradition, Marie-Louise, qui mourut, en effet, très rapidement, aurait bien pu périr victime d'un empoisonnement. Voir la Mort de Marie-Louise, d'après des documents italiens dans la Marquise de Sade. Recueil de fragments historiques, par M. Paul Ginisty.
[333] La Sœur Natalie Narischkin, par Mme Aug. Craven.
[334] Aujourd'hui rue Gambetta.—Leroi, Hist. de Versailles, rue par rue, t. II.
CHAPITRE PREMIER 1788 |
|
---|---|
Pages | |
Les Bombelles à Versailles.—Journal du marquis.—Mlle de Matignon et l'hôtel de la Vaupalière.—Chez le comte de Montmorin.—M. de Malesherbes et les Loménie de Brienne.—Refus définitif de se marier de Mlle de Rohan-Rochefort.—Le château de Meudon.—Nouvelles extérieures.—La Reine et la duchesse de Polignac.—Nouvelles politiques.—Effervescence des provinces.—Les gentilshommes bretons.—Départ du baron de Breteuil.—Le maréchal de Vaux en Dauphiné. | 1 |
CHAPITRE II | |
Continuation du Journal.—La députation de Bretagne et le Roi.—Les ambassadeurs de Tippoo-Saheb à Trianon.—Chute de Loménie de Brienne.—Facéties des Parisiens à ce sujet.—Les dessous de la disgrâce.—La duchesse de Polignac.—Disgrâce de Lamoignon.—Émeute à ce sujet.—Le Parlement et la Cour.—Prodrômes d'événements graves.—Tristesse de Louis XVI. | 33 |
CHAPITRE III | |
Intrigues de l'abbé de Vermond contre la duchesse de Polignac.—L'Assemblée des Notables projetée.—Soirée chez Mme de Polignac.—Bombelles chante devant la 388 Reine.—Le duc de Fronsac.—Madame Élisabeth déjeûne chez les Bombelles.—Impatience du diplomate qui réclame une ambassade.—Chasses de Madame Élisabeth.—Bombelles en courses perpétuelles.—Comédie chez la duchesse de Mortemart.—Mort du maréchal de Biron.—Les Notables.—M. Necker.—Concert chez la comtesse d'Artois.—Le duc d'Orléans.—Le duc du Châtelet, colonel des Gardes françaises.—Le Code national de Bergasse.—Lettre du prince de Conti.—La brochure de d'Éprémesnil.—Mémoire des princes.—Considérations de Bombelles.—Réception de Boufflers à l'Académie française.—Fin de l'année 1788. | 68 |
CHAPITRE IV | |
Débuts sombres de l'année 1789.—Journal de Bombelles.—L'ambassade de Venise en perspective.—Mariage de Mlle de Mortemart avec le prince de Croy.—Nouvelles de Cour.—Le prince Henri de Prusse.—Préparation des États généraux.—Necker et Mme de Staël.—Considérations politiques.—En route pour le bailliage de Sens.—Mort du Dauphin. | 101 |
CHAPITRE V | |
Premiers départs.—L'émigration de sûreté.—Madame Élisabeth donne l'ordre à ses dames de partir.—Regrets d'Angélique de quitter Madame Élisabeth.—Avant de rejoindre son mari à Venise elle se rend à Stuttgard chez son frère.—Installation aux environs de Venise et à Venise.—Les Polignac.—Correspondance de Madame Élisabeth et de la marquise de Raigecourt.—Événements de France, du 5 octobre à la promulgation de la Constitution.—Le serment.—Bombelles donne sa démission. | 132 |
CHAPITRE VI | |
Le comte d'Artois à Venise.—Rapport des espions.—Le clan Polignac.—Les idées du comte d'Artois et de ses amis.—Calonne.—Bombelles et l'empereur Léopold.—Ressentiment 389 du comte d'Artois.—Mme de Bombelles à Stuttgard.—Correspondance de Madame Élisabeth et de la marquise de Raigecourt.—L'affaire de Varenne et ses suites.—Angoisses d'Angélique de Bombelles.—Considérations politiques.—Madame Élisabeth et le comte d'Artois. | 158 |
CHAPITRE VII | |
Mme de Bombelles et ses enfants s'installent à Wartegg près de Saint-Gall.—Lettres de Madame Élisabeth.—Nouvelles politiques.—La Constitution votée.—Conférences de Pilnitz.—Situation de plus en plus ambiguë du Roi et de la Reine.—Désaccord avec les princes.—La Cour de Coblentz.—Lettres du marquis de Raigecourt.—Madame Élisabeth s'emploie à ramener la concorde entre ses frères.—Calonne et Breteuil.—Illusions des émigrés.—Fausse nouvelle d'une fuite de la famille royale.—La vie à Wartegg.—Correspondance de Madame Élisabeth.—Départ mystérieux de Bombelles. | 214 |
CHAPITRE VIII | |
Le Roi et la Reine correspondent avec les souverains étrangers.—Instructions au maréchal de Castries.—Plaintes de Calonne.—Mission donnée à Bombelles.—Son arrivée à Saint-Pétersbourg.—Genêt et Esterhazy.—Attitude de Catherine II vis-à-vis de Bombelles.—Sa rancune contre Breteuil.—Échec de la mission de Bombelles.—Catherine II et la Pologne. | 269 |
CHAPITRE IX | |
Les étapes de la Révolution.—Le 20 juin.—Dernière lettre de Madame Élisabeth.—Le comte et la comtesse de Régis.—Le drame du Temple.—Bombelles à l'armée de Condé.—Sa rencontre avec Gœthe.—Mort du Roi.—Procès et mort de la Reine.—Angoisses des Bombelles.—Correspondance avec les Raigecourt.—Mort de Madame Élisabeth.—Douleur poignante d'Angélique. | 302 390 |
CHAPITRE X | |
Départ de Wardeck.—Courses de M. Bombelles.—A Ratisbonne.—Passage de l'armée de Condé à Brünn.—Correspondance avec le comte de Régis.—Louis de Bombelles.—Naissance de Victor-Armand.—Mort d'Angélique à la suite de ses couches.—Touchantes manifestations à ses funérailles.—Douleur du marquis et de ses enfants.—M. de Bombelles entre dans les ordres.—Mort de Bitche à Ulm.—Rencontre du marquis avec Vandamne.—Curé prussien.—Evêque d'Amiens.—Mariage de Caroline.—Mort de Bombelles.—Les fils de M. de Bombelles.—Le troisième mari de Marie-Louise. | 341 |