Title: La bêtise humaine (Eusèbe Martin)
Author: Jules Noriac
Release date: March 8, 2016 [eBook #51405]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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Le 101e Régiment, illustré de 85 gravures, 1 beau volume in-8o (2e édit.) | 4 fr. 50 |
La Vie en détail.—Le 101e Régiment, etc., 1 vol. grand in-18, (35e édition) | 1 » |
Le Grain de sable, 1 vol. grand in-18 (8e édit.) | 2 » |
Le Capitaine Sauvage.
Eusèbe et Marguerite, nouvelle série de la Bêtise Humaine.
Paris.—Imp. de la Librairie Nouvelle, A. Bourdilliat, 15, rue Breda.
Lorsque Eusèbe eut atteint sa vingt-unième année, son père, M. Martin, qui était un homme de bon sens, lui dit:
—Eusèbe, vous n'êtes plus un enfant, il est temps de vous instruire. Vous n'aviez que huit ans lorsque vous perdîtes votre mère, ma femme bien-aimée. Ce fut un grand malheur, car son cœur aurait[p. 2] été pour vous un trésor d'affection. Cependant s'il était permis de croire aux compensations dans les destinées humaines, je penserais que cette perte, bien douloureuse sans doute, fut compensée. Votre mère vous eût tant gâté si elle eût vécu, qu'à l'heure où nous parlons, vous ne seriez même pas un homme.
J'ai été pour vous un père plein de sollicitude, souvenez-vous: depuis le jour où votre mère est morte, je vous ai laissé libre comme l'oiseau qui chante en ce moment sur le tilleul de la grande porte. L'été je vous ai donné des vêtements frais, l'hiver des vêtements chauds. Ma table a toujours été abondamment fournie: comme je ne vous ai jamais dit que vous mangiez trop, l'idée de trop manger ne vous est point venue. Je vous ai habitué à courir les champs et à travailler avec les paysans, ce qui vous a rendu fort et vigoureux.
En bonne morale, je ne vous devais pas autre chose. Néanmoins, je vous ai appris à lire et à écrire. Je ne puis vous dire à quel point je vous suis reconnaissant de n'avoir pas eu la tête dure;[p. 3] au lieu de m'occuper six mois, vous m'eussiez ennuyé deux ans, peut-être plus.
Quel est l'usage que vous avez fait du peu de savoir que je vous ai donné? Je ne m'en préoccupe pas. J'ai laissé ma bibliothèque entière à votre disposition parce que je sais que s'il n'est pas de bons livres, il n'en est point de mauvais. Les ouvrages que vous avez parcourus ont-ils formé ou déformé votre jugement? Je m'en inquiète peu, parce que nul ne pouvant savoir où se trouve le faux et où se cache le vrai, mes réflexions seraient probablement à l'envers de la raison.
—Généralement les livres m'ennuient, interrompit Eusèbe; jusqu'à présent je n'ai lu que les aventures d'un homme de mer nommé Robinson Crusoé et celles de Télémaque, fils d'Ulysse.
—Tant mieux, reprit M. Martin; peut-être aussi tant pis. J'aime mieux que vous vous soyez enthousiasmé pour Robinson que pour Paul et Virginie ou Faublas. Mais il peut bien se faire que je raisonne mal, parce qu'après tout Paul et Virginie, c'est la tendresse; Faublas, c'est l'amour; Robinson, n'est que l'égoïsme. Mais rien ne prouve que l'égoïsme,[p. 4] qui est un défaut, ne vaille pas plus à lui seul que la tendresse et l'amour, qui sont peut-être des qualités.
Maintenant, mon cher fils, recueillez-vous et m'écoutez: je vous ai donné le jour, il ne faut ni m'en savoir gré ni m'en vouloir: je n'ai fait qu'accomplir la loi naturelle. J'ai pourvu à vos besoins, la société m'en faisait un devoir. Je viens de compter une somme d'argent à un homme qui fait la traite des blancs, afin que vous soyez exempté du service militaire, ce qui ne doit pas vous empêcher de vous faire soldat plus tard si vous le jugez convenable. Aujourd'hui j'ai pris chez mon notaire le bien de votre mère; le voici; vous allez l'emporter. Voyez, il y a dans cette ceinture quarante-huit morceaux de papier de la Banque de France et cent pièces d'or. Chacun de ces morceaux de papier vaut cinquante pièces d'or; chaque pièce d'or vaut vingt de ces pièces blanches que je vous donne le dimanche quand vous allez jouer avec les polissons du village sur la place de l'église. En tout vous possédez cinquante mille francs, c'est-à-dire plus de pièces de vingt sous que nous ne récoltons[p. 5] de pommes en dix ans. Vous allez être riche pour les uns, pauvre pour les autres. Ne vous occupez ni de ceux qui sont au-dessus de vous ni de ceux qui sont au-dessous. Avec le revenu de cet argent vous avez de quoi vivre jusqu'au jour, où, après avoir étudié et appris la vie, vous vous déciderez à choisir une position. Si toutefois vous voulez vous éviter les soins d'un placement, il vous suffira de ne dépenser que dix francs par jour. De cette façon votre patrimoine durera cinq mille jours, c'est-à-dire quelque chose comme quatorze ans. Il y a gros à parier qu'au bout de ce laps de temps, je serai mort, et vous deviendrez naturellement possesseur de notre domaine de la Capelette, qui rapporte trois mille livres bon an mal an.
Je vous envoie à Paris, la ville civilisée par excellence. Jamais vous n'aurez théâtre plus beau pour étudier le monde. Profitez-en. Allez, Eusèbe, ne prenez pas le bien d'autrui: vous n'auriez pas d'excuse, puisque vous possédez. Ne déguisez jamais la vérité: le jeu n'en vaut pas la chandelle. Ne frappez point le faible, mais ne le défendez pas:[p. 6] vous vous feriez deux adversaires. Efforcez-vous de n'avoir point d'ennemis ni d'amis, ce qui est la même chose; et maintenant adieu, mon enfant, voici la diligence.
Le jeune homme sauta au cou de son père et l'embrassa avec effusion. M. Martin fut touché de cette étreinte qu'il n'attendait pas de son fils. D'une voix émue il lui dit:
—Sois heureux, cher enfant, sois heureux.
Le jeune homme partit. Son père, s'étant mis à la fenêtre un instant après, le regardait s'avancer sur la route.
—Eusèbe! lui cria-t-il, venez ici, je vous prie, et répondez:
Qui vous a donné l'idée de m'embrasser, et qui vous a enseigné cette démonstration affectueuse?
—Père, répondit le jeune homme, il y a dix ans M. le curé Jaucourt, qui est mort l'an dernier, m'ayant vu partager mon pain avec l'idiot du Moustier, m'embrassa comme je viens de vous embrasser quand vous avez partagé votre bien avec moi.
La diligence passait; d'un bond le jeune homme fut s'asseoir à côté du postillon.
M. Martin ferma sa fenêtre et dit, en essuyant avec son mouchoir à carreaux bleus et rouges une larme prête à tomber:
—Diables de prêtres! il faut toujours qu'ils mettent leur nez dans les familles!
M. Martin n'était point un méchant homme ni un sot; c'était le doute vivant, le doute incarné. Depuis quarante ans, il en avait soixante, tous les événements de sa vie avaient trompé ses prévisions.
Lorsqu'il dut se marier, il eut à choisir entre deux cousines à lui, parfaitement élevées et d'une beauté égale. Il préféra épouser celle vers laquelle il était le moins porté, parce qu'elle était d'une santé plus robuste que sa sœur. Neuf ans après, elle mourut et sa sœur chétive vivait encore.
Martin fut à moitié ruiné par un ami d'enfance pour lequel il eût donné sa vie.
Un jour qu'il était absent, le feu prit à l'une de ses granges et allait se communiquer à sa demeure, si un homme au péril de sa vie n'eût coupé le toit attenant aux autres bâtiments. Cet homme était Emmanuel Rigaud, son seul ennemi.
Fort instruit pour un campagnard et doué d'un certain bon sens, il était considéré dans son pays comme un homme supérieur. En étudiant beaucoup pour affermir une réputation dont il était fier, il ne tarda pas à s'apercevoir qu'il ne savait rien.
Le premier voyage qu'il fit à Paris resta gravé dans ses souvenirs. C'était en septembre 1831: un matin qu'il était allé respirer au jardin des Tuileries, un homme en chapeau gris, à la figure noble et bienveillante, lia conversation avec lui.
—Vous êtes étranger? lui demanda-t-il.
—J'habite le Limousin, répondit Martin.
—Êtes-vous dans l'industrie?
—Non, dans l'agriculture.
—Je ne connais point votre pays, mais j'en ai entendu dire le plus grand bien.
—C'est en effet un beau pays, repartit le campagnard; riche et pittoresque, commerçant et fidèle, il ne lui manque qu'une rivière...
—Mais la Vienne?
—La Vienne n'est pas navigable.
—Ne pourrait-on la canaliser?
—C'est là le rêve de tous les Limousins.
—Monsieur... comment vous nommez-vous?
—Martin.
—Eh bien, monsieur Martin, allez en paix, et dites à vos compatriotes, qu'avant trois ans leur rivière sera navigable.
—Qui êtes-vous, demanda Martin, pour parler avec tant d'autorité?
L'homme au chapeau gris sourit légèrement, et répondit avec simplicité:
—Je suis le roi des Français.
Comme si la foule, qui s'était amassée autour des deux causeurs, n'eût attendu que cette parole, des cris mille fois répétés de «Vive le roi!» se firent entendre. Elle entoura le royal promeneur qui souriait aux uns, donnait sa main aux autres, avec une parole de bienveillance pour tous.
—Voici un grand roi et voici un grand peuple, pensa Martin qui retourna à la Capelette, non sans raconter à tout le département son entrevue des Tuileries et les promesses du roi.
Dix-sept ans s'écoulèrent. Martin perdu d'ennui, vivant seul avec son fils encore enfant, résolut de venir à Paris. A peine arrivé à l'hôtel, il s'empressa de mettre son plus bel habit et il se dit que, bien que le roi n'eût pas tenu sa promesse, il lui devait sa première visite.—Je le verrai dans son jardin, pensait-il; il sera moins embarrassé que si j'allais chez lui.
Aux Tuileries il trouva les portes encombrées; la foule la plus singulière se pressait en criant contre les grilles.—Quel bon peuple et quel amour pour son souverain! pensait le brave homme.
Des bandes de polissons couraient dans les rues en chantant:
Mourir pour la patrie,
C'est le sort le plus beau,
Le plus digne d'envie.
C'est le sort...
—Quelle jeunesse! quelle noble jeunesse! répétait le bon Martin les larmes aux yeux.
Voyant qu'il ne pouvait aborder le jardin du côté de la rue de Rivoli, il gagna la place de la Concorde. Comme il arrivait au quai, une petite porte masquée dans le mur du jardin s'ouvrit devant lui. Un vieillard vêtu d'une blouse bleue, sortait appuyé sur le bras d'un autre vieillard.
—Monsieur Martin, dit-il au Limousin, aidez-moi, je vous prie, à monter dans ce fiacre.
—Qui êtes-vous? je ne vous remets pas très-bien, dit le provincial étonné.
—J'étais il y a une heure le roi des Français, répondit le vieillard.
—Ah! sire, s'écria Martin, dominé par son idée, vous n'avez pas fait canaliser la Vienne!
—C'est vrai, monsieur, j'ai manqué à ma promesse; vous voyez que j'en suis cruellement puni!
Le fiacre s'éloigna. M. Martin resta cloué à sa place, il ne comprenait plus. Des gens qui débouchèrent par la petite porte, le tirèrent de sa rêverie.
—Le brigand a filé, disaient-ils.
—Il sera démoli avant d'être bien loin.
—Tant mieux.
—Pauvre roi! pauvre peuple! murmura le provincial. Et il reprit le chemin de la Capelette, où il vécut dans la solitude. Son esprit devint de plus en plus flottant. N'ayant personne pour discuter, il prit l'habitude de controverser lui-même ses idées; et le doute en toute chose s'empara de son esprit. Voilà pourquoi il éleva son fils comme nous l'avons dit, ou plutôt pourquoi il ne l'éleva pas du tout.
Le soir du même jour, Eusèbe arrivait au chemin de fer. Il s'approcha du guichet et dit à l'employé:
—Je voudrais aller à Paris.
—Quelle place désirez-vous?
—Celle où l'on est le mieux.
—Cinquante-quatre francs, répondit l'employé.
Eusèbe sortit trois louis et reçut six francs de menue monnaie.
—Voilà, pensa-t-il, un homme fort supérieur; il n'a pas mis une seconde pour compter ce qui me revenait.
—Et maintenant, demanda-t-il, pourriez-vous me dire, monsieur, où je dois prendre la voiture?
—Le train, voulez-vous dire?
—Je ne sais si le véhicule qui doit me transporter se nomme ainsi, répondit Eusèbe avec timidité.
—Véhicule! s'écria l'employé, qu'appelez-vous véhicule, je vous prie? vous moquez-vous? Voici votre wagon; une autre fois tâchez d'être poli, si c'est possible.
—Cet homme, se dit Eusèbe, n'est point un esprit supérieur, c'est plus qu'un sot, c'est un ignorant.
Le voyage d'Eusèbe n'offrit aucun incident. Seul dans une diligence de première classe, il ôta les coussins, les mit à terre, et plaçant sa valise sous sa tête en manière d'oreiller, il s'endormit jusqu'au jour d'un sommeil paisible.
Lorsqu'il s'éveilla, il avait passé Orléans; ses yeux mi-ouverts se portèrent sur la campagne, et un cri d'admiration s'échappa de sa poitrine.
—Oh! les belles terres, les belles campagnes! s'écria-t-il; comme tout cela est admirablement cultivé! quels soins et quel travail! Mon père avait raison; la civilisation n'a pas encore pénétré dans[p. 16] les départements du centre. Il y a quinze heures que j'ai quitté la Capelette, mais quelle différence! Pourquoi le sol est-il si fécond ici, si aride là-bas? c'est pourtant la même terre, mais ce n'est point la même industrie. Ici, point d'immenses solitudes ni de terrains incultes; les champs sont plus peuplés que nos villes, les bras abondent, les instruments aratoires sont perfectionnés. Aussi quelle abondance, quelle richesse! Tout le monde a l'air heureux et content; tout cela est beau et grand!
Au moment où il faisait ces réflexions à haute voix, le train ralentit sa marche. On approchait d'une station; Eusèbe observait attentivement des gens groupés, attendant contre une barrière que le convoi fût passé pour passer à leur tour. Le bruit fait par la soupape de dégagement de la locomotive effraya un cheval attelé à une charrette; la pauvre bête, saisie d'effroi, hennissait et se dressait sur ses pieds de derrière; un homme armé d'un fouet sortit d'un cabaret et se mit à frapper l'animal à tour de bras. Plus il frappait, plus le cheval se cabrait. Enfin, brisant ses traits, la bête furieuse s'élança contre la barrière qu'elle frappa de sa tête, et[p. 17] tomba morte. L'homme vociférait comme un charretier qu'il était.
—Certes, se disait Eusèbe, voilà qui est fort mal; le tort est à l'homme, non à la bête; si l'homme n'eût pas abandonné le cheval, le cheval n'aurait pas eu peur; si le cheval n'avait pas eu peur, l'homme n'aurait pas songé à le frapper; si l'homme ne l'eût pas frappé, le cheval ne serait pas mort. Cet homme est peut-être un sauvage arrivé depuis peu parmi des gens policés. Cependant cela n'est guère probable, puisqu'il parle presque correctement. Mon père aurait-il raison, lorsqu'il dit que les extrêmes se touchent, et que le dernier mot de la civilisation est peut-être le premier de la barbarie?
Eusèbe en était là de ses réflexions, lorsque deux voyageurs entrèrent dans le wagon qu'il occupait. Bien qu'on ne fût qu'aux premiers jours de septembre, les deux nouveaux venus portaient des casquettes et des bottes fourrées, de vastes cabans couvraient leurs vêtements et leurs figures disparaissaient sous d'immenses cache-nez de laine.
—Ma foi, dit l'un d'eux, voici l'hiver qui commence;[p. 18] il fait un petit zéphir qui n'est pas gentil du tout. Si vous voulez, nous allons en griller un pour nous mettre en appétit.
En écoutant ces paroles, Eusèbe fut en proie à une vive curiosité. Les costumes hétéroclites de ses deux compagnons de route lui donnaient à penser qu'il allait avoir à étudier des voyageurs venant des rives les plus lointaines. A en juger par leurs fourrures, la Moscovie devait leur avoir donné le jour. En entendant parler «d'en griller un,» il s'était attendu à un repas extraordinaire, et il s'apprêtait à être tout yeux et tout oreilles pour approfondir les mœurs des étrangers que le hasard jetait sur son chemin.
Au grand désappointement du jeune homme, le voyageur sortit des cigares de sa poche et en alluma un, après en avoir offert à son compagnon, puis à Eusèbe, qui avait refusé.
—Vous ne fumez pas, jeune homme? demanda-t-il.
—Non, monsieur.
—Bah! Quel âge avez-vous donc?
—Vingt-un ans passés.
—Vingt-un ans! et vous ne fumez pas? Mais d'où diable sortez-vous, mon jeune ami?
—Je sors de la Capelette, un domaine, près de Saint-Brice, en Limousin; je vais à Paris pour m'instruire, et je ne saurais être votre ami, puisque je vous vois pour la première fois.
—Ne vous fâchez pas, jeune homme; je n'ai pas dit cela pour vous blesser.
—Je le sais, dit Eusèbe; au contraire, vous m'offriez votre tabac roulé. Je vous suis reconnaissant.
—Ah! vous êtes du pays de M. de Pourceaugnac? demanda le voyageur qui n'avait pas encore parlé.
—Je ne le connais pas, répondit Eusèbe; mon père et moi vivions fort retirés.
—Il est à mettre sous verre! s'écria le fumeur; il faut le faire encadrer. Comment, jeune homme, vous ne connaissez pas le plus gai des héros de Molière?
—Je ne suis jamais sorti de la Capelette, monsieur, et ma condition ne me permet point de connaître[p. 20] des héros. J'ignore même où Molière se trouve situé.
Les deux voyageurs partirent d'un immense éclat de rire.
—Messieurs, dit Eusèbe, lorsque l'hilarité de ses voisins eut cessé, vous vous moquez de moi parce que je suis ignorant, ce n'est point une bonne action, je vous assure. Vous m'avez indiscrètement questionné, j'ai répondu; je pouvais me taire. Remarquez, je vous prie, que vous vous êtes occupés de mes affaires, et que je ne me mêlais pas des vôtres. Je ne vous ai demandé ni d'où vous veniez, ni qui vous étiez; lorsque vous avez ri de moi, j'aurais pu vous jeter par les fenêtres; je ne l'ai pas fait.
—Par les fenêtres! Comme vous y allez, mon cher monsieur.
—Je l'aurais pu certainement, dit Eusèbe avec simplicité.
—Permettez, reprit le second voyageur; nous n'avons pas voulu vous être désagréables. Vous avez la tête trop près du bonnet. J'ai l'habitude de voyager beaucoup; voici dix ans que mon ami et moi[p. 21] nous courons les routes. Chaque fois que nous nous trouvons en compagnie, nous demandons, comme cela se fait, d'où on vient et où l'on va. Ça fait passer le temps, et ça ne fait de mal à personne.
—Ne voyagez-vous que pour cela? demanda Eusèbe.
—Quelle plaisanterie! Nous sommes voyageurs de commerce, nous représentons deux des premières maisons de Paris.
—Quelle que soit ma simplicité, répondit le Limousin, je pense qu'il n'y a pas à Paris de premières maisons, et qu'il ne saurait y en avoir; puisque aussi bien les premières en arrivant du nord, sont les dernières quand on vient du sud.
On arrivait à Paris. En descendant du wagon, Martin le fils entendit l'un de ses voisins dire à l'autre:
—Je crois que ce gaillard-là nous a fait poser.
Sa valise à la main, Eusèbe sortait de la gare, lorsqu'un cocher lui cria:
—Voilà, bourgeois! Où faut-il vous conduire? où allez-vous, mon bourgeois?
—Je ne sais, répondit Eusèbe!
—Ce n'est pas moi qui vous le dirai.
—Je ne vous l'ai pas demandé.
—Eh! dites donc, vous autres! ce monsieur qui ne sait pas où il va; en voilà une bonne!
—De quoi vous mêlez-vous?
—Vas donc, fainéant, tu n'as pas le sou.
Le provincial allait répondre, lorsque le cocher, auquel un voyageur venait de faire signe, s'éloigna rapidement.
—Voici un peuple qui me paraît assez mal entendre les lois de l'hospitalité! pensa le fils de M. Martin; il vous interpelle pour vous insulter; qu'est-ce que cela veut dire?
Paris est le rêve de tous les provinciaux. Riches ou pauvres veulent y venir, au moins une fois: les premiers pour y jouir de la vie; les seconds pour essayer de s'enrichir. Nul ne peut se figurer les désillusions de l'arrivant, parce que chacun s'imagine Paris à sa manière. Pour quelques-uns la capitale est une grappe de palais; pour d'autres, les maisons sont bâties d'or et de rubis.
Paris ne répond jamais à l'idée qu'on s'était faite de lui; pour l'aimer et l'admirer il faut le connaître.[p. 24] Les Méridionaux surtout font piteuse mine en abordant la capitale. Leur imagination, plus vive que celle des gens du Nord,—oui, plus vive!—a paré de mille façons la métropole. Comme pour les punir de ces châteaux en pensée, le hasard les a de tout temps fait entrer par l'endroit le plus laid de la ville. Avant l'établissement du chemin de fer, les gens du Midi arrivaient par la barrière d'Enfer; pour eux Paris avait l'air d'un bouge; maintenant il n'a l'air de rien.
Eusèbe, son inévitable valise sous le bras, sortit de la gare marchant droit devant lui.
Il vit la Seine qu'il trouva étroite; puis un pont qui lui sembla mesquin. Tout à coup son regard se dérida, il venait d'apercevoir le jardin du Muséum.
—A la bonne heure, dit-il, voilà une belle et vaste propriété; le maître l'a fait cultiver d'une admirable façon. Il est fort malheureux qu'il ait eu l'idée de placer un factionnaire à la porte pour empêcher d'entrer; c'est ridicule. Il est vrai qu'il y a, dit-on, beaucoup de voleurs dans cette immense ville.
Eusèbe Martin, s'approchant du dragon qui gardait[p. 25] le jardin sous la forme débonnaire d'un fantassin, lui dit:
—Comment s'appelle, je vous prie, ce magnifique clos?
—Clos! répéta le soldat; connais pas.
—Je vous demande le nom de cet enclos?
—Enclos! inconnu au régiment.
—Pardon, reprit Eusèbe avec douceur; je vous demande, mon ami, le nom de ce jardin que vous gardez si bien?
—Ah! ah! répondit le fils de Mars, fallait vous expliquer tégoriquement, jène home; ça s'appelle le Jardin des Plantes.
—Merci, dit Eusèbe; mais en s'en allant il fit cette réflexion, qui lui parut sensée:
—Jardin des Plantes, ceci n'est pas un nom. Tous les jardins possèdent des plantes; les plantes naissent dans les jardins; et un jardin qui n'aurait pas de plantes ne serait pas un jardin. Évidemment ce soldat m'a trompé.
Avisant un vieillard à barbe blanche qui, assis sur un banc, paraissait avoir affermé le soleil à l'heure,[p. 26] le jeune homme se découvrit respectueusement et lui dit:
—Je suis étranger, monsieur, excusez ma demande, je désirerais connaître le nom du superbe parc que voici.
—Monsieur, répondit le vieux bonhomme avec aménité, je suis enchanté de pouvoir vous renseigner; l'établissement que vous voyez derrière cette grille est le jardin du roi.
—Vous voulez dire de l'empereur?
—Je veux dire ce que je dis, et croyez-moi, monsieur, il sied mal à un enfant de votre âge de vouloir mystifier un vieillard. Si c'est pour cela que vous vous êtes arrêté, vous eussiez mieux fait de passer tranquillement votre chemin.
Eusèbe Martin ne sachant que répondre, continua sa route en pensant qu'il n'était vraiment pas heureux; depuis qu'il était parti de la Capelette il tombait de Charybde en Scylla. L'employé l'avait morigéné, les deux voyageurs avaient voulu le berner, le cocher l'avait insulté, le soldat s'était moqué de lui, le vieillard l'avait rudoyé, et il disait avec raison qu'il aurait bien de la peine à apprendre la vie[p. 27] et que le peuple de Paris n'était pas aussi civilisé qu'on le voulait bien dire.
Comme il en était là de ses raisonnements, il entendit des cris stridents poussés par une femme; la foule s'assemblait près d'elle, il fit comme la foule.
—Qu'a cette femme? demanda-t-il à son voisin.
—Son mari, répondit le spectateur, était un Auvergnat, marchand de bric à brac, qui loua cette boutique il y a six mois; les affaires n'ont pas été bonnes pour lui. Sa femme est une mégère, son propriétaire un juif âpre au gain qui le voulait faire expulser; le pauvre homme n'a pu supporter tant de misères, il vient de se pendre. De ma place vous pourriez le voir se balancer au bout de sa corde; on a été prévenir le commissaire.
Eusèbe étendit les bras, bouscula les curieux, et d'un bond pénétra dans la boutique, son couteau à la main.
—Arrêtez, s'écrièrent les spectateurs.—Arrêtez, jeune homme; vous allez vous faire une mauvaise affaire.—Attendez la justice.—Ne touchez pas au[p. 28] pendu, c'est la loi; vous allez vous faire une mauvaise affaire.
Sans écouter toutes ces remontrances, le jeune homme avait coupé la corde et assis le pauvre suicidé sur une chaise; d'un revers de main il avait repoussé la foule qui interceptait l'air, et à genoux devant l'Auvergnat, il attendait avec anxiété que la vie vînt à reparaître.
Tout à coup une rumeur se fit dans le groupe.
—Voilà le commissaire!—c'est M. Bézieux; place au commissaire.
Le magistrat s'avançait avec calme, son visage était bienveillant, son regard perçant et doux se promenait sur la foule. Le représentant de la loi arrivait lentement, mais sans ennui, constater le sinistre qui venait de lui être dénoncé.
—Où est le suicidé? demanda le magistrat.
Le foule se tut un instant, paraissant hésiter entre le silence et la délation. Cependant les mauvais instincts prenant le dessus, trois ou quatre personnes s'écrièrent, en montrant Eusèbe:
—C'est ce jeune homme qui a coupé la corde; on n'a pas pu le retenir.
—Il a bien fait, très-bien fait, dit le magistrat. Quoique plus jeune que vous tous, il a donné une grande preuve de bon sens. Sachez que c'est un absurde préjugé que celui qui fait croire qu'il y a danger de porter secours à un suicidé ou à un homme assassiné avant l'arrivée de la justice. Les magistrats viennent constater le fait et voilà tout. Le devoir des citoyens est d'empêcher par tous les moyens possibles la mort d'un de leurs semblables. La tradition stupide qui fait supposer au vulgaire qu'on ne doit point secourir un homme en danger, n'est cependant pas sans fondement. Il est malheureusement arrivé au moyen âge, et même avant et après, que quelques individus s'étant approché pour assister des gens assassinés, furent pris eux-mêmes pour les meurtriers et exécutés comme tels; mais aujourd'hui, au temps de lumières où nous sommes, avec les immenses moyens d'action que lui fournit l'administration, la justice ne peut pas se tromper: elle ne se trompe plus.
—Je ne m'y fierais pas, marmota un chiffonnier qui avait assisté avec le plus grand calme au drame dont la boutique avait été le théâtre; je ne m'y fierais[p. 30] pas, certainement. Je ne dis pas que la justice se trompe, mais je ne m'y fierais pas: on voit tant de choses extraordinaires!
—Monsieur, dit le commissaire à Eusèbe, qui anxieux suivait attentivement les mouvements convulsifs de l'Auvergnat; je vous fais mon sincère compliment sur votre sang-froid en cette circonstance.
—Il n'y a pas de quoi, répondit le fils de M. Martin assez embarrassé.
—Je vous demande pardon, reprit le commissaire, qui se méprenait sur la réponse du jeune homme; un homme, quel qu'il soit, est toujours un homme; en cette qualité, il fait partie de cette grande famille qu'on nomme l'humanité.
—Certainement, monsieur, vous avez bien raison, dit le jeune homme, qui cherchait inutilement à trouver de la profondeur dans la prud'hommerie de l'officier ministériel; puis il ajouta: Cet homme, monsieur, a été poussé dans son abominable action par la pauvreté. Je désirerais lui venir en aide.
—Ce sentiment vous honore.
—Voici, reprit le jeune Limousin, un papier de[p. 31] la banque de France qui vaut cinquante louis, et chaque louis, comme vous devez le savoir, vaut vingt pièces de vingt sous. Veuillez le remettre à cet homme, mais à la condition qu'il ne recommencera que lorsqu'il n'aura plus d'argent. Il est probable que lorsque ce moment arrivera, Dieu, qui m'a placé sur son chemin pour le sauver, pourvoira de nouveau à sa destinée.
Le magistrat regardait attentivement Eusèbe. Sa mise plus que simple, la façon avec laquelle il s'exprimait, sa timidité, ses gestes, et jusqu'à la ceinture qui renfermait son trésor, jetèrent le fonctionnaire dans une perplexité qu'il ne cherchait pas à cacher. Cet honorable magistrat, qui, par les habitudes de sa profession, savait juger les hommes du premier coup d'œil, ne se rendait pas un compte exact de l'être singulier qu'il avait devant lui. Le greffier, qui comprenait ce qui se passait dans le cerveau du commissaire, n'était guère plus avancé que son supérieur. Cependant, comme un murmure bienveillant et quelques paroles laudatives en faveur du jeune homme couraient dans le cercle, le fonctionnaire pensa qu'il serait[p. 32] peu digne de ne pas faire un petit discours. S'adressant tantôt à la foule, tantôt à Eusèbe, il dit:
—Certes, s'il est beau et rare de joindre le sang-froid et la raison à la jeunesse, il n'est pas moins honorable d'y ajouter la philanthropie. Non-seulement vous avez voulu sauver cet homme et vous l'avez sauvé, mais vous voulez, dans une intention que j'appellerai sublime, assurer l'existence qu'il vous doit. De tels actes, monsieur, honorent trop celui qui les commet pour qu'il soit besoin de l'en remercier; il en trouve le payement dans son cœur, et la conscience du bien qu'il a fait est sa récompense. Permettez-moi donc, monsieur, de vous demander votre nom, afin qu'il soit connu de l'administration supérieure, qui sait apprécier tous les dévouements.
—Je me nomme Eusèbe Martin.
—Seriez-vous parent de M. Martin du tribunal de commerce?
—Je ne le crois pas; j'arrive du Limousin. Je ne connais personne à Paris.
—Vous êtes bien jeune?
—Vingt-un ans.
—A la bonne heure; car si vous n'étiez pas majeur, je ne pourrais accepter votre don.
—Je ne sais pas, dit Eusèbe.
Le commissaire regarda son greffier avec étonnement.
—Avez-vous une profession?
—Non. Je suis venu à Paris pour admirer la civilisation et étudier la vie.
—Étudier la vie, dit le greffier, qui avait le mot pour rire; ce n'est pas un médecin.
Le commissaire se perdait en conjectures.
—Que fait votre père? reprit-il.
—Mon père, monsieur, habite la Capelette; par profession, il cherche dans la vie où se trouve le faux et où se trouve le vrai.
—Veuillez me suivre, reprit sèchement le fonctionnaire en faisant signe à la foule de s'écarter.
Eusèbe s'inclina sans répondre, et marcha à côté du commissaire, ce qui lui permit d'entendre le greffier dire à son patron:
—Le pauvre garçon est fou à lier.
A quoi le patron répondit:
—Ce n'est pas difficile à voir.
Eusèbe se sentit rougir, non de crainte, mais de honte; il pensa qu'on le prenait pour un fou parce qu'il était ignorant de toutes choses.
Ce départ inattendu fut interprété de différentes manières par les curieux qui n'avaient pas entendu le dialogue.
—On va peut-être lui donner la croix, dit un naïf commissionnaire.
—La croix! plus souvent que c'est les commissaires qui donnent la croix maintenant! reprit un vaurien en blouse blanche.
—Pourquoi pas?
—Parce que c'est pas en leur pouvoir.
—Il aurait bien assez de pouvoir pour te faire ficher dedans, peut-être, mauvais polisson.
—La belle malice!
—Voyez-vous? dit une femme coiffée d'un mouchoir, voyez-vous? il a commencé par dire qu'il avait bien fait de couper la corde, et, pour changer, il l'emmène tout de même.
—Fallait pas qu'il y aille.
Un quart d'heure après, naturellement, un médecin fendit la foule en criant:
—Où est le malade?
Le malade était dans un coin, à ruminer un moyen pour se faire donner les mille francs par le commissaire à l'insu de sa femme.
La femme avait suivi le commissaire, dans l'espoir de toucher l'argent sans son mari.
A la porte du commissariat, le greffier pria civilement Eusèbe de passer devant et l'introduisit dans une pièce coupée en deux par une grille illustrée de rideaux verts en lustrine. Les murs décrépits étaient chargés de dessins noirs exécutés par des administrés et de jeunes filous qui avaient charmé les longueurs de l'attente en cultivant les beaux-arts. Un jour douteux, filtrant par une fenêtre sur la cour, éclairait assez mal un bureau de bois blanc peint en noir, sur lequel gisaient des papiers timbrés qui semblaient avoir la jaunisse. Deux employés[p. 37] portant des sous-manches, ainsi nommées parce qu'elles se portent sur les autres, griffonnaient placidement. Eusèbe, qui trouvait cet ensemble médiocre, demanda au greffier:
—Est-ce là, monsieur, ce qu'on nomme le formidable appareil de la justice?
Le chien du commissaire sourit et répondit en le regardant avec une bienveillance mêlée de compassion:
—Non, monsieur, la justice, c'est au Palais; ici, c'est comme qui dirait un laboratoire où on lui mâche les morceaux.
—Je ne comprends pas, dit le jeune homme.
—Ça ne fait rien, dit le greffier, vous comprendrez plus tard, il faut l'espérer. Voici monsieur le commissaire qui revient; asseyez-vous et répondez.
—Vous m'avez dit que vous vous appeliez Eusèbe Martin? demanda le fonctionnaire.
—Oui, monsieur.
—Comment avez-vous quitté la maison paternelle?
—En prenant la voiture des Pénicault jusqu'à Vierzon.
Le commissaire de police et son clerc échangèrent un regard significatif.—Écrivez les réponses, dit M. Bézieux au greffier.
—Avez-vous un passe-port?
—Je ne sais pas ce que c'est.
—Écrivez aussi cette réponse. Dites-moi, encore une fois, ce que vous venez faire à Paris?
—Je vous l'ai dit, étudier la civilisation.
—Pour quoi faire?
—Mais... pour être... civilisé.
—Ah! très-bien. Avez-vous, outre ces mille francs, des moyens d'existence?
—En dépensant dix francs par jour, j'ai de quoi vivre cinq mille jours, à peu près quatorze ans. Voici mon argent.
—Très-bien. Connaissez-vous quelqu'un à Paris?
—Oui, quatre personnes: un cocher qui m'a insulté, un militaire qui s'est moqué de moi, un vieillard qui m'a gourmandé, et l'Auvergnat que j'ai dépendu.
—Cela ne suffit pas, dit le magistrat; votre âge, l'incohérence de vos réponses, la somme considérable[p. 39] dont vous êtes porteur, tout me fait un devoir de vous retenir jusqu'à plus amples informations. Ne vous inquiétez pas, vous serez traité convenablement, et avant peu, je l'espère, rendu à la liberté et à votre famille.
—Je ne suis pas pressé, ce sera quand il vous plaira.
Depuis un instant le commissaire retournait ses poches sans résultat.
—J'ai perdu mon mouchoir, dit-il à son clerc; en vous en allant, passez donc chez ces gens, voir s'ils ne l'ont pas trouvé.
—C'est inutile, monsieur, lui dit Eusèbe; j'ai vu un enfant le prendre dans votre poche et se sauver.
—Et vous ne m'avez pas averti! s'écria M. Bézieux.
—A moins d'un événement extraordinaire, je ne me mêle que le moins possible des affaires des autres. Voulez-vous me permettre de vous en offrir un?
Sans attendre une réponse, le jeune homme déboucla[p. 40] sa valise et en sortit un mouchoir qu'il offrit avec civilité au commissaire, qui le refusa.
—Merci, dit celui-ci, je vais en envoyer chercher un. Quel est ce papier qui vient de tomber de votre valise?
—Mon port-d'armes.
—Un permis de chasse! vous avez un permis de chasse? que ne le disiez-vous tout de suite? Voyons.
—Voilà; vous ne me l'aviez pas demandé.
M. Bézieux tourna et retourna le papier, examina attentivement le signalement. Comme Eusèbe avait deux signes noirs sur la joue gauche, la vérification était facile.
—Mon jeune ami, reprit le magistrat, mille pardons de mes questions. J'ai dû agir comme je l'ai fait; vous êtes en règle, je n'ai plus rien à dire. Allez, vous êtes libre. Avec votre inexpérience de la vie, vous serez à coup sûr dupé. Souvenez-vous de moi, et venez me voir dans les moments critiques.
—Monsieur, répondit Eusèbe, vous êtes trop bon, je suis bien votre serviteur. Et il se retira lentement comme un homme en proie à de grandes et sérieuses[p. 41] réflexions. Dans l'escalier: il s'arrêta un instant, puis, tout haut, comme si quelqu'un l'eût écouté, il s'écria:
—Voici une chose singulière et certainement indéfinissable: cet homme qui se dit justicier, me voit faire deux bonnes actions, et il m'arrête en disant que je suis fou; il ne me trouve sage qu'en voyant mon permis de chasse. Or, mon permis de chasse aurait dû au contraire l'affermir dans son idée, et lui faire croire que j'étais fou véritablement, car j'ai fait une grande folie le jour où j'ai été assez bête pour donner vingt-cinq francs au maire du Moustier, afin d'avoir le droit de tuer des oiseaux qui ne sont pas à lui.
Eusèbe, plongé dans ses réflexions, marcha près de deux heures, regardant à droite et à gauche sans trop bien voir. Le hasard l'avait conduit sur la place de la Bastille: son étonnement fut grand lorsqu'il jeta les yeux sur la colonne de Juillet. Cette immense tour de bronze l'étonnait, il ne pouvait se rendre compte de son utilité; il eût volontiers demandé à un passant quelques renseignements, mais il se souvint que ses questions ne lui réussissaient pas. Il s'approcha et examina attentivement les inscriptions.
—Voilà qui est singulier, pensa-t-il, on élève des monuments à la mémoire des citoyens morts pour la liberté; est-il possible qu'en 1830, époque peu éloignée de la nôtre, il ait pu se trouver en France, au cœur de la civilisation, des gens voulant attenter à la liberté? ceci me paraîtrait invraisemblable si ce n'était gravé là. Quels esprits chagrins et abandonnés de Dieu ont pu songer à ravir la liberté de l'homme, c'est-à-dire son seul bien? Il y a là un événement insolite que je saurai un jour en lisant les auteurs qui ont écrit touchant les choses de l'histoire.
Eusèbe cessa de penser à la liberté des peuples, parce qu'il avait faim. La faim est aux bons instincts ce que l'araignée est aux mouches. Il marcha le nez au vent, espérant voir une plaque de tôle se balançant dans l'espace, et portant cette fallacieuse légende: ici l'on donne à boire et à manger, comme il en avait vu sur les routes; il commençait à désespérer de rencontrer ce qu'il cherchait, lorsque le mot magique dîner, frappa ses regards. Alors, il se prit à considérer la façade bénie où ce mot se trouvait dix fois répété, et il lut:
RESTAURANT BROCHON.
Dîners à 2 francs; déjeuners à 1 franc 25.
Il s'élança vers la porte, mais entra humblement, et fut s'asseoir à la table la plus voisine de la fenêtre, afin de satisfaire en même temps son estomac et sa curiosité.
—Que servirai-je à monsieur? lui demanda un garçon.
—Ce que vous voudrez, répondit Eusèbe Martin; élevé à la campagne, je ne suis pas difficile.
—Monsieur veut-il, après le potage, un filet sauté madère?
—Comme il vous plaira.
—Moi, monsieur, ça m'est égal, si vous préférez un rognon sauté?
—Je n'ai pas de préférence.
—Un foie de veau bourgeoise?
—Cela m'est indifférent.
—Moi aussi; nous avons encore, biftecks, côtelettes, fricandeau chicorée, noix de veau à l'oseille, fricassée de poulet, civet de lièvre, perdrix aux[p. 45] choux, choucroute garnie, vol-au-vent financière, abatis, chapon au riz, bœuf mode, poulet rôti, gigot?
Dans cette kyrielle de mots que le garçon avait déroulé avec une incomparable vélocité, le jeune Martin n'en avait retenu qu'un, et s'y était cramponné.
—Donnez-moi une côtelette, dit-il.
—Comment la désirez-vous? Voulez-vous une côtelette nature, panée, à la soubise, sauce-Robert, aux pommes frites ou sautées, saignante ou grillée?
—Au diable! s'écria Eusèbe, je la veux sur le gril.
—Côtelette nature, bien monsieur, dit le garçon. Et il se mit à crier: chef! une côte nature, une!
—Voici un domestique bizarre, se dit le jeune homme; et il se mit à manger avec son appétit de vingt ans. Après la côtelette, le garçon essaya de reprendre sa nomenclature, mais Eusèbe l'arrêta.
—Donnez-moi, lui dit-il une autre côtelette?
—Vous ne préférez pas un saumon sauce aux[p. 46] câpres, une truite de rivière, une écrevisse bordelaise, une barbue fines herbes, une sole normande, une...
—Je préfère une autre côtelette.
—Très-bien, monsieur. Chef! une côtelette nature, une!
—Le chef est sourd certainement, pensa Eusèbe; c'est une infirmité désagréable pour lui et pour les autres. Après la seconde côtelette, Eusèbe en demanda une troisième, puis un morceau de fromage. Pendant qu'il grignotait son dernier croûton de pain en buvant un verre d'eau, un grand mouvement se fit dans l'établissement; tous les consommateurs se mirent aux fenêtres. Le provincial qui flairait quelque bonne curiosité, regarda attentivement. Son espoir fut trompé, rien d'extraordinaire ne frappa d'abord sa vue; des piétons, des voitures, et voilà tout. Cependant, un fourgon hermétiquement fermé et escorté par quatre gendarmes, attira son attention. Le fourgon passé, chacun se remit en place, et les conversations devinrent bruyantes.
—C'est malheureux sans doute, disait un gros monsieur à cravate blanche; mais on ne saurait[p. 47] trop punir l'anarchie ni saper le désordre dans sa base primitive et permanente.
—Pauvres gens! disait une jeune femme; ils ont des sœurs et des mères qui pleurent!
—Et des maîtresses, ajouta avec amertume un consommateur dont la petite vérole avait ravagé les traits.
La jeune femme se tourna vers lui et le regardant fixement, elle répondit:
—Oui, monsieur, ils ont des maîtresses.
—Pauvres gens! ils ne reverront peut-être plus leur pays.
—La vie est longue.
—Tant qu'on n'est pas mort, il y a de l'espoir.
Eusèbe était désespéré, il ne comprenait pas un mot de tout ce qui se disait autour de lui et n'osait interroger personne. Son voisin, homme à la figure rude et basanée, vint le tirer d'embarras.
—Que ces êtres-là sont absurdes avec leurs absurdes réflexions!
—Je ne saurais le dire, monsieur; j'ignore de qui ils veulent parler, répondit le provincial.
—Des transportés qui viennent de passer.
—Oserais-je vous demander ce qu'on entend par transportés?
—Mais de pauvres diables qu'on exile.
—Pourquoi?
—Parce qu'ils ont voulu combattre pour la liberté, dit tout bas le voisin. Et prenant son chapeau il sortit en jetant un regard de défi à l'assemblé, qui n'y fit pas la moindre attention.
Eusèbe Martin sortit à son tour.
Il n'avait pas passé la porte qu'il entendit le garçon s'écrier:
—En voilà un toqué, par exemple!
Sans s'inquiéter de cette insulte dont il ne saisissait pas le sens, il fut s'asseoir sur un des bancs du boulevard du Temple. Ce qu'il pensa nul ne pourrait le dire, mais lorsque deux heures après il se leva, on aurait pu l'entendre murmurer:
—L'on élève des monuments à la mémoire des citoyens morts pour la liberté et l'on chasse ceux qui veulent combattre pour elle. Cela ne me paraît pas logique, à moins pourtant qu'il n'y ait deux libertés différentes, une bonne et une mauvaise.
La nuit était venue, Eusèbe s'en était peu inquiété. Il avait entendu dire qu'à Paris on faisait du jour la nuit, qu'à minuit Paris était plus brillant qu'à midi, et bien d'autres absurdités. En voyant s'allumer des milliers de becs de gaz avec une étonnante rapidité, il avait pensé que toutes ces phrases de la province étaient des vérités. Mais quand le pauvre garçon, qui avait mis deux heures pour trouver un restaurant, voulut se mettre en quête d'un gîte, il s'aperçut que le gaz n'avait rien de commun avec le soleil. Malgré toute l'attention qu'il[p. 50] mettait à lire les enseignes, il ne pouvait arriver à y trouver le mot auberge.
Son inquiétude était grande. Il venait de remarquer une horloge dont les aiguilles indiquaient dix heures et demie. Jamais il ne s'était couché si tard.
Il avait fort envie de s'informer, de demander au premier passant où il pourrait trouver un lit; mais ses mésaventures du matin lui revenaient sans cesse à la mémoire. Il comprit cependant qu'il n'avait pas d'autre parti à prendre, et résolut de s'adresser à la première femme qui passerait près de lui.
—Une femme, pensait-il, sera plus douce et meilleure qu'un homme, et comme à cet instant une dame sortait d'une maison, il lui dit:
—Permettez, madame, à un étranger fort embarrassé, de vous demander un renseignement.
La dame passa sans répondre.
—Je me suis mal adressé, se dit le provincial; cette personne est à coup sûr une grande dame au cœur sec et altier; que ne m'adressais-je plutôt à celle-ci, qui a l'air d'une ouvrière.
—Madame, dit-il à une femme en bonnet qui le coudoyait, un renseignement, je vous prie?
—Voilà une heure bien choisie, ma foi! pour faire des questions; que voulez-vous? répondit l'ouvrière.
—Enseignez-moi, s'il vous plaît, un endroit où je pourrais coucher cette nuit?
—Passez votre chemin, insolent. Pour qui me prenez-vous, mal élevé que vous êtes! A d'autres, espèce de mal bâti! laissez-moi tranquille ou je vais vous faire arrêter. Ça ne sera pas long.
Cette réponse fut le dernier coup porté au pauvre Limousin. Il sentit que ses jambes allaient se dérober sous lui. Il se laissa tomber sur une marche de pierre et se demanda ce qu'il allait devenir.
Eusèbe était doué d'une nature forte. Aucun danger ne l'eût effrayé, mais cette solitude au milieu de la foule l'épouvantait; il sentait son cœur grossir et ses yeux se mouiller de larmes.
—Êtes-vous malade, monsieur? lui demanda un homme qui fermait un magasin.
—Non, répondit-il, mais je n'en vaux guère mieux.
—Auriez-vous faim?
—Non.
—Manquez-vous d'argent?
—Non.
—Alors qu'avez-vous?
—J'ai, dit Eusèbe en se levant—la sympathique curiosité d'un homme venait de lui rendre la force et le courage—j'ai, que je suis arrivé ce matin de mon pays, et déjà un cocher m'a insulté, un soldat s'est moqué de moi, un vieillard m'a gourmandé, un commissaire de police a voulu m'arrêter, il me croyait fou, parce que j'avais dépendu un Auvergnat; un garçon de restaurant m'a appelé toqué, une grande dame n'a point daigné me répondre, et une femme du peuple à laquelle je demandais de m'indiquer une auberge, m'a dit mille sottises; si bien que je me demande si vraiment je suis fou, ou si croyant venir dans un pays civilisé, je ne suis pas tombé au milieu de hordes sauvages.
Le marchand lui répondit:
—Il y a peut-être du vrai dans ces deux suppositions.[p. 53] Entrez vous asseoir un instant, nous causerons, et je vous aiderai à vous reconnaître.
—Homme généreux, reprit Eusèbe, soyez béni; Dieu, j'en suis sûr, vous tiendra compte de votre bonne action, et si jamais vous ou votre fils allez vers les rives lointaines, il vous préparera un gîte sous une tente hospitalière.
—Je ne suis pas marié; partant, je n'ai pas de fils. Si j'en avais un, je ne le ferais pas voyager, répondit l'homme. Pour moi, je n'irai jamais plus loin que Versailles, où je vais me retirer. J'y trouverai à coup sûr, une tente hospitalière, car j'ai dix mille francs de rente. Enfin, je ne suis pas un homme généreux; je suis marchand de porcelaines.
—Il n'est point de sot métier, dit sentencieusement Eusèbe Martin.
—Je vous ai fait entrer, continua le commerçant, parce que j'ai reconnu à votre accent que vous[p. 55] étiez un compatriote. Je suis de Rochechouart; je me nomme Lansade.
Martin fils raconta son voyage, et en détailla les motifs au marchand, qui ne les comprit pas.
—Ce que je vois de plus clair en tout ceci, c'est que M. Martin, votre papa—je l'ai bien connu—a voulu vous faire voir du pays. C'est bien naturel. Un jeune homme doit connaître la vie.
—C'est cela, dit le jeune homme.
—Seulement, continua Lansade, il aurait dû vous donner des lettres de recommandation pour quelques amis, qui se seraient fait un plaisir de vous piloter.
—Mon père n'a pas d'amis.
—Par le temps qui court, c'est une bonne chose. Cependant, on a toujours quelques connaissances; on ne peut pas vivre comme un ours.
—Mon père vit comme un philosophe.
—C'est la même chose, dit Lansade. Maintenant, puisque votre bonne étoile vous a conduit devant ma porte, je veux vous être utile. Prenez d'abord ces cartes où se trouve mon adresse; ne les égarez pas. Je vais fermer mon magasin et vous mener[p. 56] chez Mme Morin, une dame qui loue des chambres: c'est une brave femme, qui aura bien soin de vous. Je ne suis pas fâché de lui amener une pratique; je rendrai service à deux personnes.
—Vous êtes vraiment bon, monsieur, dit le jeune Martin; je ne puis vous dire combien je vous suis obligé.
—Il n'y a pas de quoi. Attendez que j'aie fermé mon magasin, et nous partirons.
—Voulez-vous que je vous aide? demanda Eusèbe.
—Par exemple, je n'ai que trois volets à placer. Voici tantôt vingt-cinq ans que je les mets le soir et les ôte le matin. Vous comprenez que j'ai eu le temps de m'y faire.
Lansade se mit à transporter un à un ses contrevents.
Eusèbe était un tout autre homme. Une heure dans une boutique lui avait suffi: il ne pensait plus.
Pourtant, au bout d'un instant, étonné de ne pas voir revenir le marchand, il s'avança sur le pas de la porte. Lansade regardait ses volets et paraissait atterré.
—Voilà encore une belle affaire! s'écriait-il. Canaille de Piérichou, brigand concussionnaire! Demain tu auras de mes nouvelles, filou!
—A qui en avez-vous? demanda Eusèbe.
—Mais à mon garçon de magasin donc! un fainéant que j'ai tiré de la misère. Figurez-vous que voilà quinze jours que j'ai fait repeindre ma devanture. Le peintre a oublié de numéroter les volets. Alors j'avais dit à Piérichou de les numéroter lui-même avec de l'encre. L'imbécile les a numérotés avec du blanc d'Espagne, et ce que j'avais prévu arrive: voilà un chiffre effacé.
—Qu'est-ce que cela fait?
—Vous êtes bon, vous, par exemple! cela fait que je ne sais plus comment faire. Si je mets le premier le dernier ou le second, ça n'ira pas, à cause des clavettes.
—Pardon, dit Eusèbe, voulez-vous me permettre?
—Quoi?
—Il n'y a qu'un numéro effacé?
—C'est bien assez.
—Voyez quels sont les deux qui restent et vous saurez celui qui manque.
—Tiens, c'est juste ça, dit Lansade. Vous n'êtes pas trop bête, vous!
Il ferma sa boutique, et, prenant son compatriote sous le bras, il le conduisit dans la cité Bergère.
—Mme Morin, lui dit-il en chemin, est une excellente femme. Elle a été légère dans le temps; mais je ne m'attache pas à ces choses-là, moi, je suis voltairien, comme votre papa. Je suis philosophe aussi à ma manière. Dans la partie, j'ose dire qu'on en voit encore peu qui me vaillent. Aussi, j'ai fait ma petite fortune.
On était arrivé. Lansade présenta Eusèbe, qui fut parfaitement accueilli par Mme Morin, et se retira.
—Avant qu'on vous montre votre chambre, dit la maîtresse de la maison, donnez-moi vos papiers, pour que je vous inscrive sur mon livre.
—Quels papiers? demanda le jeune homme, étonné.
—Mais vos papiers, ce n'est pas pour moi; vous pensez bien que du moment que c'est M. Lansade qui vous amène... mais c'est pour la police.
Au mot de police, Eusèbe se rappela la scène du commissaire, et s'empressa de remettre son port d'armes à Mme Morin, qui écrivit sur son livre:
Chambre nº 17, M. Eusèbe Martin, né à la Capelette, département de la Haute-Vienne, âgé de 21 ans, profession de chasseur.
La chambre que Mme Morin donna à Eusèbe, tout le monde l'a habitée. Sise au quatrième étage, elle renferme un lit en acajou, une commode ornementée de morceaux de cuivre, un bureau, une table, une causeuse, deux fauteuils, deux chaises, le tout en damas jadis rouge ou grenat pareil aux rideaux de la fenêtre, mais plus terne. Une pendule en zinc et trois tableaux: une Diane chasseresse gravée sur acier; un mélange d'huile et de couleur ayant la prétention de représenter un brigand calabrais;[p. 61] enfin une lithographie portant cette légende nécessaire: Entrée du port de Buenos-Ayres.
La plus belle pièce de la Capelette était le salon. Jamais la cire n'avait eu de contact avec le plancher; de grands rideaux de calicot mi-parties jaune et blanc se croisaient contre les fenêtres; une table de noyer, un meuble en velours qui faisait regretter que Louis le Grand ait signé la fameuse paix d'Utrecht, était, avec une pendule en albâtre, les seuls ornements de ce lieu, où, du reste, jamais on ne recevait d'étrangers.
En procédant par comparaison, le Limousin trouva sa nouvelle demeure splendide.
—Voilà, pensa-t-il, ce qu'on nomme le confortable! c'est un des bienfaits de la civilisation; mais il pousse à la mollesse, qui réduit l'homme le plus fort, mieux que ne saurait le faire l'adversité!
Après cette sage réflexion inspirée par les conseils de Mentor à Télémaque, Eusèbe se coucha. Si sa fatigue eût été moins grande, il aurait bien vite compris que les matelas de son lit n'avaient rien de commun avec les moelleux gazons de l'île de Calypso.
Le brave garçon ferma les paupières et pensa à son père qui devait dormir profondément. Il se vit partant de la Capelette. Tous les petits événements de son voyage se retracèrent à son esprit. Il se réjouit d'avoir rencontré Lansade, trouva que Mme Morin était une excellente femme, et lui voua une reconnaissance éternelle. Cependant il se demanda pourquoi cette Parisienne avait écrit sur son livre qu'il était chasseur de profession. Il songeait aussi à l'embarras du marchand de porcelaine, fermant sa boutique et ne sachant pas, après trente ans, reconnaître quel était le volet qui devait être placé le premier. Cela l'amena à penser à la sagacité des sauvages qui, au milieu d'une forêt, reconnaissent à la manière dont un brin d'herbe se trouve courbé quel est l'ennemi qu'ils ont à redouter... Il chercha de quel côté était la supériorité et il s'endormit sans avoir trouvé.
Le lendemain, à cinq heures du matin, Eusèbe s'éveillait tout surpris de ne point voir des poutres saillir dans le plafond, ni son fusil pendu au mur, ni les trois coloquintes qui ornaient sa cheminée. Une seconde lui suffit pour reprendre ses esprits. Prompt comme l'éclair, il sauta de son lit et fut ouvrir la fenêtre.
—Voilà Paris! s'écria-t-il, la ville par excellence, qui tient la tête du monde, la ville aux mille palais, aux...
Il s'arrêta. Un silence profond régnait dans la[p. 64] rue. Un balayeur attardé troublait seul du bruit de ses pas le calme de la ville endormie. Le jeune homme cherchait les mille palais, et ses yeux étonnés n'apercevaient que des cheminées en briques et en poterie. Il referma sa fenêtre et passa son pantalon.
A mistress Héléna Fitz-Gérald
Victoria Cottage,
A Funchal (Iles Madère).
Je vous demande tout à fait pardon, madame, à vous qui m'avez promis de lire ce volume—je ne dis pas ce livre—d'avoir osé y écrire le vilain mot qui termine le dixième chapitre. Je ne pouvais cependant faire autrement. Permettez-moi de m'expliquer. Vous me condamnerez ensuite si vous voulez.
Le peuple chinois, qui est bien le peuple le plus ridicule du monde, peut-être parce qu'il est le plus vieux, a trouvé le moyen, tout en empêchant les étrangers d'entrer dans ses murs, de répandre dans tout le globe une infinité de produits désastreux. Ce peuple absurde n'avait, il faut en convenir, qu'une mission à accomplir sur terre: cultiver le thé et fabriquer des tasses dans lesquelles on puisse le boire. Trompant les desseins de la Providence, il nous a saturé d'un tas de petits monstres verts et bleus, d'ivoire ciselé, de laque, de nankin, de savon triangulaire et d'allumettes odoriférantes. Cela est-il vrai, oui ou non? Eh bien, j'aurais pardonné les potiches, les magots, la laque, cette espèce de cire à cacheter les lettres écrites à l'encre de Chine, l'étoffe jaune, les allumettes, le savon à écorcher; j'aurais tout pardonné à ces brutes qui tuent nos prêtres et jettent leurs enfants dans les ruisseaux, s'ils n'avaient pas inventé les proverbes.
Oh! les proverbes! mistress Héléna, vous ne savez pas ce que c'est, je vous assure. Figurez-vous les choses du monde les plus sottes et les plus ennuyeuses, et vous n'approcherez pas.
Imaginez sept ou huit mille pensées décousues et se contredisant toutes, imprimées en caractères honteux de servir une si triste cause, sur du papier à chandelles, et vous aurez une faible idée de ce que nous autres Français, nous appelons la Sagesse des Nations.
Ouvrez la première page, vous y lirez les phrases que voici:
«Il ne faut jamais courir deux lièvres à la fois.»
«Il faut toujours avoir deux cordes à son arc.»
«Il ne faut jamais remettre au lendemain ce qu'on peut faire la veille.»
«Le sage remue sa langue sept fois avant de parler.»
«Faute d'un moine l'abbaye ne manque pas.»
«La mort d'un ciron fait un vide dans l'univers.»
«Les paroles s'envolent, les écrits restent.»
Voilà, chère madame, les échantillons les plus profonds de cette profonde sagesse.
Ne trouvez-vous pas qu'il est bien ingénieux de mettre deux cordes à son arc pour courir un seul lièvre? Ne conviendrez-vous pas que si l'on remuait[p. 67] sa langue sept fois avant de parler, il faudrait remettre à six mois ce qu'on peut faire tout de suite? Un sot, retournât-il sept fois sa langue, finirait toujours par dire une bêtise. Si les paroles ne s'envolaient pas, on n'aurait point besoin d'écrire. Si la mort d'un ciron fait un vide dans l'univers, celle d'un moine peut bien, sans comparaison, en faire un dans une abbaye?
Un jour, c'était hier, je résolus,—pour cette fois seulement,—de me métamorphoser en penseur et de découdre d'un coup de pied cet habit d'arlequin qu'on a posé sur l'échine de la morale et de le remplacer par un conseil unique donné aux hommes. Ce conseil le voici:
«Grands de la terre, heureux du jour, et vous les humbles et les ignorés, employez chaque matin une heure à passer votre pantalon.»
Bon, voilà que j'ai encore écrit ce vilain mot; que voulez-vous, mistress Hélène, il le fallait! Il le fallait, parce que c'est pendant que l'homme se livre à cette occupation—utile, après tout,—que le sort de sa journée se décide, et qu'est-ce que la vie, je[p. 68] vous prie, sinon une journée qui recommence tous les matins?
C'est pendant cet instant où l'homme quitte la nature pour entrer dans la civilisation, représentée par deux fourreaux de drap, qu'il complote toutes ses noirceurs, c'est pendant cette seconde qu'il se dit:
«J'irai voir Jeanne à trois heures.
»J'achèterai du Mobilier.
»Je ne prêterai pas les vingt-cinq louis que Dubief me demande.
»Si je pouvais repasser mes actions de *** à Mongoville!
»Si je faisais un procès à Tournade?
»Ma belle-mère a tort; elle se mêle de ce qui ne la regarde pas.
»J'ai envie de changer mon coupé.»
Si, au lieu de rester une seconde pour se transformer, l'homme mettait une heure, il aurait tout le temps nécessaire pour réfléchir:
Qu'il aurait tort d'aller voir Jeanne qui le ruine; que d'ailleurs sa femme est charmante et mille fois plus belle et plus spirituelle que Jeanne, qui est une grue, qui se peint le visage;
Qu'il aurait tort d'acheter du Mobilier, parce que s'il est vrai que le Mobilier hausse quelquefois, il est vrai aussi qu'il baisse souvent;
Qu'il aurait tort de ne pas prêter vingt-cinq louis à Dubief, qui est un honnête garçon qui lui a rendu des services;
Qu'il aurait tort de repasser ses mauvaises actions de trois étoiles à Mongoville, ce qui serait un vol;
Qu'il aurait tort de faire un procès à Tournade, parce que les gens de justice, huissiers et autres avoués en profiteraient seuls; puis Tournade a de la famille, que diable!
Qu'il aurait tort de faire une scène à sa belle-mère, parce qu'enfin une mère a bien un peu le droit de se mêler des affaires de sa fille;
Qu'il aurait tort de changer sa voiture, parce que si le malheur voulait qu'il fasse faillite, ce qui pourrait bien lui arriver, ses créanciers lui reprocheraient amèrement son luxe.
Toutes ces réflexions faites, il passerait son habit, et tout irait pour le mieux dans la vie de ce galant homme et de ses semblables qui agiraient comme lui.
Vous voyez, mistress, que devant un si immense résultat, l'emploi d'un mot inconvenant est une bien petite affaire, et que vous ne sauriez me refuser votre pardon.
Vous allez me dire que ce conseil, cet avis, cet aphorisme auquel je voudrais donner force de loi, ne concernant que les hommes, vous déclarez vous en laver les mains. Attendez, j'ai aussi à donner aux femmes un conseil auquel j'attache peut-être plus d'importance encore qu'à l'autre, bien que les résultats ne doivent pas être les mêmes.
Aux femmes je dirai:
«Ne portez jamais de pantalons.»—Bon, encore ce maudit mot!—Cette fois ce n'est pas ma faute, je l'ai écrit avec préméditation.
Agréez, etc.
Cinq heures sonnèrent. Eusèbe fit le signe de la croix, bien persuadé que les trois coups de l'angelus allaient se faire entendre; il écouta vainement.
—Voici l'heure, se disait-il, où mon père se lève et va courir les champs, vivre avec la nature. Pierre étrille les chevaux; la grande Caty vend le lait à la ville, et monsieur le curé du Moustier est en train de dire sa messe. Ici, tout dort. Est-ce le progrès qui retarde ou la routine qui avance?
Ne pouvant résister au désir de voir la ville, le jeune homme descendit doucement, trouva la porte de la rue ouverte et sortit.
Ce serait ici le moment de faire une description rapide des boulevards de Paris à six heures du matin et de dépeindre les étonnements et les déceptions du jeune provincial. Malheureusement, les descriptions apprennent peu ou point à ceux qui les lisent, et donnent beaucoup de peine à ceux qui les font. Puis, si elles reposent le lecteur, il faut convenir qu'elles lui donnent de mauvaises habitudes, entre autres celle de poser sur leur table de nuit le volume qu'ils ont dans la main et de s'endormir.
Eusèbe Martin n'eut ni déception ni étonnement. Il avait rêvé dans ses champs une ville en or, pavée de rubis et d'émeraudes. Il trouvait à la place un amas de pierres et de boue. Il en avait pris son parti. Quand il eut bien marché sans regarder, et bien regardé sans voir, il songea que ce qu'il avait de mieux à faire était d'aller consulter son ami le marchand voltairien, qui ne manquerait pas de lui donner de bons avis.
Lansade reçut le jeune homme à bras ouverts et le retint à déjeuner. Aussitôt à table, il le questionna cordialement.
—Voyons, mon jeune ami, je n'ai pas voulu hier soir être indiscret ou aggraver vos ennuis en vous demandant au juste ce que vous veniez faire à Paris; mais j'espère que, puisque vous me demandez des conseils, vous allez me dire véritablement quelles sont vos intentions et votre but.
—Je vous l'ai dit, mon cher Lansade, je suis venu visiter la capitale du monde civilisé, pour apprendre la vie, étudier la civilisation, et, si cela est possible, chercher où se trouve le vrai, apprendre à distinguer le faux, et aussi pour obéir à mon père.
—A dire vrai, répondit Lansade, je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites. Pour apprendre la vie, il n'y a qu'un moyen, il faut vivre. Pour étudier la civilisation, vous n'aviez pas besoin de venir si loin: elle est partout. Croyez-vous que Limoges soit peuplé de sauvages? On y trafique aussi bien qu'ailleurs,[p. 74] peut-être mieux. La civilisation, voyez-vous, c'est le commerce, et pas autre chose; le vrai, c'est le travail.
Eusèbe répondit:
—Je travaillerai.
Le marchand voltairien avait fort applaudi à la résolution prise par le jeune homme.
—Mais que ferez-vous? lui demanda-t-il.
Eusèbe lui avoua qu'il était fort embarrassé pour répondre à cette question. Lansade reprit:
—Vous réfléchirez. Passez quelques jours à vous distraire, à voir Paris. Vous ferez des connaissances. De mon côté, je chercherai, je trouverai peut-être quelque chose qui pourra vous convenir.
Un jeune homme à la figure souriante entra dans le magasin.
—Que Dieu répande sur vous ses grâces, monsieur Lansade, bonjour. Voici vos deux vases; comment trouvez-vous ça? Est-ce assez touché?
—Très-bien, dit le marchand après avoir attentivement considéré les peintures qui, en vieux style, ornaient les deux objets que lui portait le nouveau venu; très-bien, monsieur Buck. Quand vous voulez vous en donner la peine, vous faites mieux que personne. Tenez, voici vingt-cinq francs, faites-moi un reçu.
—Une livre sterling! Voilà certes un prix qui n'est pas excessif, cher monsieur Lansade, et vous me demandez un reçu par-dessus le marché, cela dépasse les bornes. Enfin, que voulez-vous, puisqu'il faut en passer par là, donnez-moi une plume et du papier. Si jamais je deviens un peintre célèbre, ce qui est certain, vous aurez là un autographe qui vaudra de l'or.
—Tant mieux, répondit le marchand, tant mieux pour moi, et tant mieux aussi pour vous, n'est-ce pas, monsieur Buck?
—Tant mieux pour les deux, c'est entendu, dit le peintre.
Paul Buck était un brave et digne garçon qui rêvait la gloire. Fils d'un Allemand, peintre sur porcelaine, il connaissait à fond l'art du décorateur et aurait pu en vivre largement s'il l'eût exercé avec assiduité. Malheureusement il tournait sa profession en mépris. Il aspirait à la grande peinture et ne faisait du décor que pour se procurer le nécessaire. Lansade, qui le tenait en grande estime pour son honnêteté, le présenta à Eusèbe.
Buck était physionomiste. Le visage du jeune Martin lui plut et il l'engagea à le venir voir.
—Vous voulez étudier la comédie de la vie humaine? lui dit-il, je vous donnerai gratis une loge.
Eusèbe le remercia et lui jura une amitié éternelle.
—L'amitié, dit le peintre, si vous en avez apporté de province, je l'accepterai d'autant plus volontiers qu'à Paris l'on n'en fait plus; le secret est perdu depuis longtemps. Dans le cas contraire,[p. 78] nous serons deux bons camarades et c'est déjà gentil.
—Pourriez-vous me dire, lui demanda Eusèbe, la différence qui existe entre l'amitié et la camaraderie?
—C'est très-facile, répondit l'artiste en tirant de sa poche deux morceaux de verres coloriés, voici deux vitraux. Celui-ci a été fait il y a plus de trois cents ans, à l'aide d'un procédé employé par les artistes du moyen âge. La couleur s'est infiltrée dans le verre. Voyez, ce morceau cassé est aussi rouge en dedans que dessus. Maintenant voici l'autre. Il existe depuis huit jours seulement. Au premier abord, il paraît semblable à l'autre; mais en le brisant, vous verrez que la couleur n'a pas pénétré et qu'il n'est rouge qu'à la surface. Voyez-vous?
Eh bien! la différence qui existe entre l'amitié et la camaraderie est la même: l'amitié s'impreigne dans le cœur de l'homme, la camaraderie se contente de le teindre.
—Je comprends, dit Eusèbe.
—Aujourd'hui, l'art de rendre la couleur adhérente[p. 79] et de faire de l'amitié solide sont deux secrets perdus, reprit le peintre. Celui qui découvrirait le premier deviendrait riche, celui qui trouverait le second deviendrait heureux.
—Si vous vouliez, balbutia Eusèbe, nous pourrions essayer de les chercher ensemble?
—Essayons, répondit Paul; nous n'en mourrons pas.
Il y avait quinze jours que le fils du respectable M. Martin était à Paris. L'emploi de son temps variait dans la journée, mais le soir il allait invariablement au spectacle.
Pour connaître les différents genres de la scène française, il avait résolu de visiter tous les théâtres de la capitale, en commençant par les plus éloignés.
Le premier qui eut sa visite fut celui des Délassements comiques, qui, ce soir-là, donnait une revue[p. 81] de l'année, pièce féerique en quatorze tableaux. Eusèbe ne comprit rien à ce défilé bizarre et rentra fort triste en son logis.
Le lendemain, il fut aux Folies dramatiques, où l'on donnait encore une revue. Il n'attendit pas la fin et retourna chez lui plus navré que la veille. Il avait encore moins compris.
Le troisième soir, comme il pleuvait, il entra aux Variétés, où il se retrouva en pleine revue. Cette fois, il pensa en perdre la tête.
—Ah! se disait-il, je suis l'être le plus ignorant du monde, le plus mal organisé, ou tous ces comédiens et ceux qui les écoutent sont fous. Pourquoi se peignent-ils le visage comme des Indiens? Pourquoi ont-ils des costumes qui n'appartiennent à aucun peuple? Pourquoi le public rit-il à gorge déployée en les voyant berner un vieillard ridicule? et pourquoi les applaudit-il si fort lorsqu'ils prononcent quelques mots à deux sens? Pourquoi chantent-ils à propos de rien et à propos de tout, et comment se fait-il qu'ils parlent ma langue maternelle et que je ne les comprenne pas? Je ne reviendrai plus.
Le lendemain, il revint pourtant se disant que peut-être tous les théâtres n'étaient pas de même.
Il passa cinq heures à la Gaîté à écouter l'histoire d'un enfant perdu. Autant le jour suivant à l'Ambigu, à entendre celle d'un enfant trouvé. Plus tard, à la Porte-Saint-Martin, il eut l'immense satisfaction de voir d'un seul coup un enfant perdu et retrouvé, trouvé, puis reperdu, et encore retrouvé.
Aux Français, à l'Odéon, au Gymnase, au Vaudeville, au Palais-Royal, il vit la même pièce sous quinze formes différentes: un jeune homme voulait épouser une jeune fille, et malgré mille obstacles, il finissait par arriver à son but.
—Quand j'en aurai vu marier deux douzaines, se dit Eusèbe, je garderai mon argent.
Eusèbe fit part de ses réflexions à son nouvel ami Paul Buck. Le peintre le regarda en souriant et lui dit:
—Eusèbe, mon ami Eusèbe, que vous me faites plaisir! Depuis que je vous connais, je cherchais à m'expliquer la sympathie que j'éprouvais pour vous, et je ne pouvais en trouver les motifs. Ceux qui disent que les sentiments s'éprouvent sans s'expliquer, sont des sots. Je vous aime, et maintenant je sais pourquoi: vous êtes né artiste, et il pourrait bien se faire que votre père, qu'on accuse de n'avoir[p. 84] point développé votre intelligence, ait agi congrûment en ne la gâtant point. Vous ne savez rien, petit sauvage que vous êtes; mais les bons instincts sont en vous, puisque, comme je le craignais, vous n'êtes pas tombé en admiration devant les rengaînes du théâtre moderne.
—Qu'appelez-vous des rengaînes? je vous prie.
—Les rengaînes, cher ami, sont tous les lieux communs et la peinture des sentiments vulgaires et rebattus. Les esprits étroits ou besoigneux en ont formé un musée qu'ils ouvrent à heure fixe à la bêtise humaine. Celle-ci vient le visiter depuis des siècles et en sort tous les soirs fort satisfaite, sans avoir l'air de se douter qu'on lui montre toujours la même chose.
—Je crois comprendre. Vous m'en auriez voulu si j'avais partagé l'opinion de la foule?
—Je vous aurais plaint; c'est bien assez.
—Remarquez que je suis heureux, mais que je ne vous sais aucun gré de sentir bien et juste. On naît avec le sentiment du beau, il ne s'acquiert pas. Heureux mille fois ceux qui le possèdent! ils sont bien un peu hués, un peu conspués; mais, bah![p. 85] ils vivent dans un monde sublime où eux seuls ont accès. Leur vie ne ressemble en rien à celle de ceux qui les raillent, et pendant que ceux-ci se débattent au milieu des aspérités communes de l'existence, les privilégiés planent dans les régions élevées où se trouve la perfection de l'idéal, le vrai.
—Êtes-vous de ceux-là vous, Paul Buck?
—J'en suis.
—Eh bien! par affection pour moi qui vous aime, ou pour l'amour de mon père dont vous admiriez tout à l'heure la sagesse, dites-moi où se trouve le vrai.
—Dans l'art et non ailleurs, répondit Paul Buck, et il alluma sa pipe et parla d'autres choses.
Eusèbe comprenait qu'il ne comprenait pas. Les divagations du peintre parmi lesquelles se trouvaient de bonnes et belles vérités, n'étaient pas assez simples pour pénétrer dans son esprit. Il se trouvait humilié de ne pas saisir le sens de certaines phrases, de certains mots. Paul Buck, qui avait plutôt besoin d'un auditoire que d'un adepte, ne se donnait pas la peine d'expliquer à son provincial ami les singularités qui ornaient l'exposition de ses théories.
Ce langage inintelligible pour celui qui l'écoutait,[p. 87] peut-être plus encore peur celui qui le tenait, donnait peu d'attrait aux heures qu'Eusèbe venait dépenser dans l'atelier de Paul. Le peintre s'en aperçut et conduisit le provincial dans un estaminet peuplé d'artistes, de modèles, de femmes et de désœuvrés, pensant qu'il trouverait à se distraire parmi ses camarades.
Mais là on parlait un langage encore plus incompréhensible pour le jeune homme que ne l'était celui de Paul. C'étaient—comment dire cela pour ne pas rester longtemps dans ce mauvais lieu—c'étaient des dissertations touchant l'esthétique dans les arts, entremêlées d'argot et de réflexions philosophiques.
Eusèbe accompagna son ami deux ou trois fois. Il aurait indubitablement fini par entendre la langue hétéroclite des compagnons de Paul et se serait habitué à fréquenter l'artistique café, si le hasard ne lui eût trouvé une autre occupation qui le préserva de cet immense danger. Il quitta Scylla pour tomber dans Capoue.
L'occupation d'Eusèbe consistait à aller chaque soir au spectacle. Autant il avait méprisé le théâtre autant il le trouvait sublime. Voici pourquoi:
Fidèle à son programme, il avait visité l'Opéra-Comique. Le jour où le hasard le conduisit rue Favart, l'affiche annonçait le Domino noir. Le provincial ignorait complétement ce que voulait dire ce mot domino; mais il entra bravement, se disant que puisqu'il avait vu assassiner dix personnes de la Gaîté à la Porte-Saint-Martin, et en marier le[p. 89] double du Gymnase aux Français, il ne saurait rien lui arriver de pire.
Installé dans un fauteuil d'orchestre, il regardait les spectateurs avec une surprise profonde.
—Quoi! se disait-il, ce sont toujours les mêmes visages, les mêmes hommes, les mêmes femmes que je vois aux mêmes places!
Le brave garçon disait vrai. A Paris, il existe deux mille personnes qui vont tous les soirs au spectacle pour rien: artistes, gens de lettres ou employés de certaines administrations, et encore nombre de gens qui ne sont ni ceci ni cela, mais qui connaissent un artiste du Cirque, qui leur a fait faire la connaissance d'un acteur du Vaudeville, qui connaît un musicien des Variétés, qui est intime avec le secrétaire de la Porte-Saint-Martin, qui est du dernier bien avec Mlle X... de l'Opéra, qui est la maîtresse de Binet le vaudevilliste. Puis encore les femmes de journalistes, les maîtresses de journalistes, les amis de journalistes, les camarades de journalistes, les portiers de journalistes et les blanchisseuses d'auteurs.
Eusèbe se perdait en mille conjectures. Il se demandait comment il parviendrait jamais à se renseigner[p. 90] sur la position, les mœurs et les goûts d'un monde qu'il ne voyait que de loin, lorsque son voisin de droite, homme jaune et maigre, le poussa par le bras en disant:
—Ah! voici Mme de Cornacé.
—Où? demanda Eusèbe.
—Là, à la première avant-scène, cette dame décolletée qui a des anglaises.
—Je ne la connais pas.
—Il fallait le dire!
—Pardon, dit avec embarras le provincial, j'ignorais ce que vous alliez dire.
—Puisque je vous l'avais dit, ce que j'allais dire.
—J'ai répondu machinalement, mais cette dame m'est inconnue. Pardonnez-moi mon indiscrétion.
—Il n'y a pas d'indiscrétion, répondit le voisin; tout Paris la connaît. Sa mère vendait du beurre à la Halle. Elle a été fort belle. Lorsqu'elle se maria avec M. de Cornacé, qui était un noble ruiné, elle lui portait en dot cent cinquante mille francs. Aujourd'hui, ils ont trois millions, grâce à l'intimité [p. 91]qui existe entre Mme de Cornacé et le banquier Froment. Vous voyez qu'elle n'y va pas de main morte.
—Pourquoi?
—Comment! pourquoi! Mais ce n'est pas difficile à comprendre.
—Je ne comprends pas.
—Quand on ne comprend pas le français, on ne cause pas, répondit le voisin furieux, et il tourna le dos à Eusèbe.
Le jeune homme allait représenter à son interlocuteur qu'il n'avait jamais eu l'intention de le questionner, lorsque le chef d'orchestre donna le signal. L'ouverture commença. Le fils de M. Martin n'avait jamais entendu d'autre musique que les flons flons du vaudeville. Dès les premières mesures exécutées par l'orchestre, il éprouva des sensations singulières dont il ne chercha pas à se rendre compte. Envahi par la mélodie, il se trouvait isolé au milieu de la foule, en proie à des émotions inconnues de lui et véritablement indicibles.
Rien n'est tel que la musique pour pétrir un cœur et le préparer à l'amour.
La toile s'était levée et Horace avait déjà raconté[p. 92] à Juliano toute son aventure avec la belle inconnue sans qu'Eusèbe y eût pris le moindre intérêt. Les héros de Scribe parlaient amour, chose ignorée du jeune provincial, qui n'en connaissait le nom que pour l'avoir entendu prononcer dans la prière.
L'entrée des deux femmes masquées produisit sur lui une impression étrange. Son cœur battit avec violence, son sang afflua vers ses tempes, un tressaillement universel fit frissonner son corps, et lorsque la femme chargée du rôle d'Angèle ôta son masque de velours noir, il éprouva une de ces jouissances infinies que la nature n'accorde qu'à ceux qui ne l'ont pas violée.
Tremblant, et les yeux collés aux lèvres de la cantatrice, Eusèbe Martin oubliait l'univers; il sentait son sang bouillonner, son cœur l'étouffait.
A l'entr'acte, il ne sortit point. Une seule idée le poursuivait: verrait-il encore la splendide créature qui avait produit sur lui un effet si vif? Il fermait les yeux pour retrouver son image dans sa pensée.
Cependant la toile se leva pour la seconde fois.[p. 93] Trois scènes s'écoulèrent sans que le jeune homme vît apparaître Angèle. Cette absence fut le premier chagrin véritable qu'il éprouva. Jusque-là, sa vie avait été douce et calme comme la surface d'un lac.
Tout à coup, son cœur se réjouit: elle venait d'entrer. Pâle et troublé, il ne respira que lorsque la bonne Jacinthe eut promis qu'elle ferait tout ce qu'elle pourrait pour la cacher.
—Brave femme! s'écria Eusèbe.
Son voisin de droite se mit à rire, son voisin de gauche à grogner.
Le jeune homme ne prêta pas la moindre attention à ces démonstrations. La figure appuyée sur ses deux mains placées sur le fauteuil qui se trouvait devant lui, il suivait avec intérêt l'action impossible qui se déroulait. Il avait fini par oublier qu'il assistait à une fiction. Sa joie ou son chagrin augmentaient selon la situation. Angèle sortait-elle d'une de ses mille épreuves, il respirait. Au contraire, un embarras nouveau venait-il à surgir pour la pauvre abbesse, le cœur du jeune homme se serrait, ses yeux se remplissaient de larmes. Vingt fois, il fut sur le point de se lever, d'enjamber l'orchestre des[p. 94] musiciens, de s'élancer sur le théâtre et de dire: «Je viens vous défendre, n'ayez plus peur.» Heureusement Angèle échappait elle-même aux embûches que M. Scribe a fait naître sous ses pas.
Qu'aurait dit le public? Qu'aurait fait la garde si Eusèbe eût mis son dessein à exécution? Probablement rien. Le public aime assez les fous et la garde ne s'émeut qu'aux délits qu'elle connaît. En restant cloué à sa place, le pauvre provincial se fit mettre à la porte.
La toile se levait pour la troisième fois. Angèle venait enfin d'arriver au couvent et chantait le fameux rondeau:
Ah! quelle nuit!
Elle détaillait avec force roulades tous ses périls pendant l'affreuse nuit, les soldats ivres, le voleur qui lui avait pris sa croix d'or, l'étudiant qui lui avait volé un baiser et autres choses encore.
Le voisin de gauche, gros homme à la figure réjouie, se pencha vers Eusèbe.
—On n'est pas plus bête, dit-il. Elle a fini par rentrer sans être aperçue—un miracle!—et au[p. 95] lieu de filer au galop dans sa cellule pour se déshabiller, elle reste là à chanter comme une sotte. Je donnerais quatre sous pour que l'on vînt la surprendre.
—Vous êtes un misérable! s'écria Eusèbe. Si je ne me retenais je vous étranglerais.
—Vous êtes un insolent!
—Et vous un lâche!
—Chut! chut!—Silence!—A la porte! cria-t-on de tous côtés.
Le gros monsieur voulut prendre le jeune homme au collet; celui-ci lui allongea en pleine figure un coup de poing à tuer un bœuf; le bon bourgeois en fut incommodé, mais ne laissa pas de crier. Un sergent de ville survint et mit Eusèbe dehors.
En tout autre moment, il se serait laissé faire sans rien dire; mais en pensant que la douce vision qui l'avait tant charmé avait disparu à jamais, il bouscula le représentant de la force publique et sortit en courant comme un fou.
Eusèbe arriva dans sa chambre. Longtemps il resta assis accoudé devant sa table. Son cœur avait envahi son cerveau. Il ne cherchait pas à démêler ce qui se passait en lui. Bien que l'obscurité fût profonde, il fermait les yeux et la cantatrice lui apparaissait entourée d'un nimbe resplendissant.
Il se coucha tout habillé, mais le sommeil ne vint pas. Il ôta un à un ses vêtements qu'il jetait loin de lui. Il entendit sonner des fractions d'heures et les compta. Chaque quart d'heure lui paraissait[p. 97] durer un siècle. La fièvre raidissait ses bras; une sueur vague inondait son front. Comme un ver de terre sur du sable sec, il se tordait sur sa couche; ses dents déchiraient avec rage le drap qui couvrait son traversin.
—Mon Dieu! s'écria-t-il, ne fera-t-il jamais jour.
Et il se mit à pleurer.
Le jour était venu; brisé par les âpres émotions de la nuit. Eusèbe pâle, les yeux cernés, dormait d'un sommeil profond. Un bruit du dehors vint le réveiller. Il ouvrit les yeux, chercha autour de lui; son regard devint inquiet et il pensa qu'il avait rêvé. Mais la soirée de la veille et les tourments de la nuit lui revinrent à l'esprit.
—Non, je n'ai pas rêvé, se dit-il. Je n'ai jamais été si heureux et si malheureux à la fois; cette femme, je la vois encore. Pourquoi s'est-elle emparée de moi? son souvenir me brûle et me ravit.[p. 99] Cette nuit, je cherchais à la chasser de ma pensée. J'avais tort, c'est bon de penser à elle. Je la verrai encore ce soir et demain, et toujours.
La journée s'écoula lentement. Il n'y avait pas trois secondes que les bureaux du théâtre étaient ouverts, qu'Eusèbe était installé au premier rang des fauteuils d'orchestre. Il attendit palpitant le commencement du spectacle. La patience, l'empressement du pauvre garçon furent mal récompensés. On jouait ce soir-là Zampa ou la fiancée de marbre, et ce fut en vain qu'il chercha la femme qui l'avait si fort troublé. Il partit navré, et revint le lendemain.
Ce jour-là il était sûr de ne pas être trompé dans son espoir: à vingt reprises, depuis le matin, il avait lu l'affiche du spectacle. Il avait acheté le programme, et bien avant l'ouverture des portes, assis dans un café voisin, il le relisait pour la centième fois:
LE DOMINO NOIR,
Opéra-comique, 3 actes.—Scribe, Auber.
Mademoiselle ADÉONNE continuera ses débuts par
le rôle d'ANGÈLE.
—Quel joli nom, se disait Eusèbe, Adéonne! Adéonne! Cela chante comme elle, cela lui ressemble; Adéonne! il n'y a qu'elle au monde qui puisse se nommer ainsi.
Enfin l'heure sonna. Il pénétra dans la salle et s'enivra de la vue de celle qu'il aimait. Cette fois il écouta la pièce avec intérêt. Il suivit pas à pas la singulière et invraisemblable histoire éclose dans le cerveau du plus habile homme de théâtre des temps modernes. A la fin de la soirée, il regagna sa demeure à pas lent.
—Je suis comme Horace de Massaréna, se dit-il en entrant dans sa chambre. L'amour du héros de la pièce lui avait révélé le sien. Je l'aime, mais lui joue la comédie; moi, je l'aime véritablement, je suis heureux, bien heureux, je la verrais souvent; quand je la vois j'oublie tout. Ce que j'éprouve est impossible à dire. Cet homme qui chante avec elle est bien heureux. Si je savais chanter! Mais je ne sais pas, et saurais-je que je ne voudrais point près d'elle faire l'histrion. Je ne voudrais pas répéter un rôle appris, une leçon d'amour étudiée: elle ne me croirait pas, j'en suis sûr. Il me semble que je[p. 101] trouverais autre chose à lui dire ou je me tairais: je me mettrais à ses genoux, je la regarderais; cela vaudrait mieux, cela vaudrait mieux, certainement!
Pendant trois semaines, Eusèbe fut contempler Adéonne. Il vivait heureux, sans parler à personne de ses joies infinies. Cet amour égoïste et vrai, vrai parce qu'il était égoïste, et égoïste parce qu'il était vrai, se serait peut-être éteint de lui-même si le monde n'était venu y mettre le doigt.
Paul Buck vint un matin chez son ami.
—Je viens te prendre, lui dit-il, pour aller voir la maison que Lansade vient d'acheter à Versailles.
—Pourquoi faire? demanda Eusèbe.
—Pourquoi faire voir la maison de Lansade? Mais pour la voir.
—Je n'y tiens pas.
—Ni moi; mais cela lui fera plaisir.
—Ah!
—Oui, nous ne pouvons nous en dispenser.
—Pourquoi?
—Mais parce qu'il est notre ami. Il est ennuyeux, mais très-bon garçon; il m'a rendu mille services, et tu m'as dit toi-même que sans lui tu ne sais pas ce que tu serais devenu au milieu de Paris.
—C'est vrai, répondit Eusèbe.
—Eh bien! tu ne peux refuser de lui être agréable.
—Sans doute; mais je ne le puis: une affaire pressante exige que je sois à Paris ce soir à sept heures.
—Rien n'est plus facile; nous reviendrons à six.
—Partons donc.
Bras dessus, bras dessous, les deux jeunes gens se dirigèrent vers l'embarcadère de l'ouest.
Eusèbe était silencieux, Paul Buck aussi. Eusèbe songeait à Adéonne, et Paul songeait à quoi Eusèbe pouvait songer.
Dans le wagon, ils rencontrèrent un négociant, nommé Bonnaud, grand ami de Lansade. Il leur[p. 104] fallut rompre le silence et se livrer à l'une de ces banales conversations si ennuyeuses aux gens préoccupés par une idée. Heureusement le commerçant était loquace; les deux amis lui laissèrent faire tous les frais de la causerie.
—Quand on pense, s'écria Bonnaud, qu'autrefois on mettait trois heures et demie et quelquefois cinq, pour aller à Viroflay, qui est encore avant Versailles, et qu'aujourd'hui, grâce au chemin de fer, trente-cinq minutes suffisent pour le même trajet. C'est vraiment phénoménal! Moi qui vous parle, j'ai mis, c'était en 1829, l'année du grand hiver, il faisait un froid de loup, cinq nuits et quatre jours pour venir de Bordeaux. Aujourd'hui on y va en treize heures. C'est colossal!
—Tout ce qu'il y a de plus colossal, répondit Paul Buck avec une aménité parfaite.
—Et dire, continua Bonnaud, qu'il y a de par le monde des gens ignorants et de mauvaise foi...
—Il y en a, interrompit Buck, et beaucoup.
—Quoi?
—Des ignorants et des gens de mauvaise foi, vous venez de le dire.
—C'est juste, je poursuis: gens ignorants et de mauvaise foi qui prétendent, que dis-je! qui nient la marche du progrès dans notre siècle.
—Comment, il est des êtres assez idiots pour dire une semblable énormité! reprit le peintre en se levant courroucé; cela n'est pas possible!
—Oui, mossieu, il en existe, et beaucoup, et j'en connais.
—Eh bien, je leur fais mon compliment, ce sont de jolis désavoueurs de vérités.
Eusèbe, qui ignorait ce que les artistes appellent «faire poser un bourgeois,» regardait son ami avec étonnement. Le marchand reprit avec une importance extrême:
—Ainsi depuis que la guerre cruelle a cessé de porter ses ravages dans notre beau pays, l'industrie, cette autre épée de la France, lui a donné des conquêtes autrement conséquentes, sans parler de la vapeur qui aurait donné le monde au grand Napoléon si elle eût été inventée alors, n'avons-nous pas mille prodiges découverts par la chimie? et sans parler encore de cela, trouvez-moi quelque[p. 106] chose de plus grandiose et de plus surprenant que ces nombreux fils de fer qui bordent la route et sillonnent le monde, transmettant d'un point à un autre avec la rapidité de la flèche, les événements politiques ou autres qui surgissent dans l'univers! le télégraphe électrique suffirait à illustrer notre siècle. Et la photographie!...
—Permettez, n'allons pas plus loin, s'écria Paul Buck; je vous ai passé les fils électriques, bien qu'ils obscurcissent le paysage; mais, je vous en supplie, ne parlons pas de photographie avant déjeuner; cela porte malheur.
—Je respecte tout, même la superstition la plus erronée. C'est ma tolérance immuable pour toutes les opinions qui me rend féroce contre ceux qui veulent rabaisser la grandeur de notre siècle, et sa marche ascendante vers la civilisation parfaite.
Le peintre qui ne pouvait plus contenir le rire qui lui mordait les lèvres, regarda par la portière afin de n'avoir pas à répliquer. Alors, le Bonnaud qui voulait un interlocuteur à tout prix, s'adressa à Eusèbe.
—N'êtes-vous point de mon avis, monsieur Martin?
Le jeune homme, tout entier à ses pensées, venait, bien par hasard, de saisir les derniers mots de la phrase prononcée par le négociant. Mais voyant qu'il fallait absolument répondre, il prit son parti en brave, et répéta machinalement quelques-unes des phrases qui faisaient le fond de la philosophie du bon M. Martin, son père.
—Et, d'abord, avant de répondre, il faudrait, monsieur, dit le jeune amoureux, nous entendre sur certains points, encore obscurs. Qui, je vous le demande, peut savoir où est le faux et où est le vrai, puisque les plus grands esprits ne tombent point d'accord sur cette proposition? Qui pourrait dire où commence le progrès, et où il finit? Qui oserait affirmer que, sous un degré extrême de civilisation, les peuples sont plus ou moins heureux, lorsque des gens, d'un jugement profond et éclairé, ont avoué que le dernier mot de la civilisation est le premier de la barbarie?
Bonnaud était stupéfait. Il ne trouvait rien à répondre. Comme tous les gens qui ne se font pas[p. 108] eux-mêmes des opinions sur les hommes ou les choses, et qui, par ignorance, ou manque de jugement, en adoptent de toutes faites, le négociant ne tenait pas beaucoup aux siennes; aussi se contenta-t-il de murmurer:
—Dame! certainement: en toutes choses il y a le pour et le contre.
Paul, croyant qu'Eusèbe avait pénétré son intention de faire poser le bourgeois, continua ses facéties jusqu'au bout.
—Certes, Eusèbe a raison; il est dans le vrai, il y est tout à fait, s'écria-t-il, et je le prouve. Il est des peuples qui, après avoir été à la tête de la civilisation, sont retombés dans leur état primitif. Ont-ils été plus heureux ou plus malheureux avant qu'après? je n'en sais rien, ni vous non plus, et vous avouerez qu'il serait de la dernière impertinence de proclamer que les habitants de Versailles sont aujourd'hui plus heureux que ne l'étaient ceux de Salente, sous la sage et prévoyante administration d'Idoménée.
—Je ne dis pas, répondit Bonnaud; mais il faut dire aussi, que ça dépend beaucoup des préfets.
On était arrivé, les jeunes gens descendirent en riant comme des fous, de la naïveté de leur compagnon de route; celui-ci regardait à droite et à gauche pour tâcher de trouver ce qui excitait tant d'hilarité.
La maison que Lansade avait achetée pour «se retirer,» était une de ces banales habitations de campagne si chère aux petits bourgeois de Paris. Située sur le sommet d'un monticule comme un escargot sur un champignon, on l'apercevait d'une assez longue distance. Cette modeste élévation lui avait fait donner par le marchand, la préférence sur beaucoup d'autres, plus vastes, plus agréables, plus belles d'apparence et même de prix plus avantageux. L'heureux acquéreur s'était persuadé[p. 111] que tous les gens qui vont de Paris à Versailles et de Versailles à Paris, se demanderaient les uns aux autres:—A qui appartient cette belle propriété que l'on voit tout là-bas?—Qui demeure dans cette jolie maison qu'on voit au loin sur une montagne? Et qu'il se trouverait toujours là à point nommé un voyageur, voire même une voyageuse, qui répondrait:—C'est le château de M. Lansade, un négociant fort riche retiré des affaires. Et cette idée faisait la joie de cet homme, qui lavait volontiers lui-même les carreaux de sa fenêtre avec du blanc d'Espagne.
Le rentier campagnard était assis sur son perron, épiant l'arrivée de ses hôtes pour jouir de leur étonnement à la vue de tant de splendeurs. D'aussi loin qu'il les vit arriver, il leur cria à tue-tête:
—Arrivez donc, le déjeuner vous attend. Je ne comptais plus sur vous, parole d'honneur. J'allais me mettre à table; autrement, ça va bien? Comment trouvez-vous ma bicoque?
Le peintre et Bonnaud s'extasièrent, l'un par politesse, l'autre par conviction. Eusèbe était toujours[p. 112] silencieux. Après bien des paroles perdues on se mit à table.
Aux environs de Paris on ignore absolument le charme d'un repas de campagne. On vit comme à la ville. Les riverains de la Seine ne mangent d'autre poisson que celui qu'ils font venir de la Halle de Paris. Que ceux qui ne voudront pas croire à cette particularité aillent à Asnières ou à Chatou et ils verront.
Lansade pressait fort ses amis de manger et les interrogeait sur les mets.
—Comment trouvez-vous ce chapon?
—Délicieux, répondait Buck, qui était obligé de soutenir la conversation pendant que Bonnaud dévorait et qu'Eusèbe pensait. Délicieux! Votre basse-cour est donc déjà peuplée?
—Oh! du tout. Mais j'ai un ami, voisin du marché de la Vallée. Quand je veux de la volaille, j'ai tout ce qu'il y a de mieux; je n'ai qu'à lui écrire trois jours d'avance. Prendrez-vous de la matelotte?
—Tout à l'heure. Vous êtes aux avant-scènes pour avoir du poisson frais?
—Oui, la rivière est tout près, mais elle est affermée;[p. 113] le pêcheur aime mieux renvoyer sa pêche à Paris, où il la vend moins cher, mais où il est sûr de la vendre. Pour les fruits, c'est différent; pas moyen d'en avoir un dans toute la commune.
—C'est un petit malheur.
—Monsieur Martin, qu'avez-vous donc? vous paraissez triste.
—Non.
—Vous ne mangez pas?
—Pardon, mon cher Lansade.
—C'est vrai, dit Bonnaud, monsieur est tout rêveur.
—Eusèbe, s'écria Buck, ces messieurs disent vrai. Tu as quelque chose que tu nous caches. Es-tu malheureux? as-tu le mal du pays, mon pauvre faon, et le macadam te donne-t-il envie de revoir tes prés? Ces tilleuls taillés en artichauds te font désirer tes arbres à châtaignes, et la bonbonnière du bon Lansade vient de parler à ton cœur du pigeonnier paternel; est-ce cela?
—Non.
—Alors, tu as laissé assise sur les bords de la[p. 114] Vienne une jeune bergère qui brode des bretelles en attendant ton retour?
Lansade éclata de rire. Lui et son compère avaient bu fort peu, mais cependant plus qu'à l'ordinaire.
—Oh! oh! M. Buck, dit-il, que diable nous chantez-vous là? Chez nous, on ne porte pas de bretelles, et quand on en porterait, les bergères ne savent pas broder. D'ailleurs, quand elles sauraient, où et comment achèteraient-elles de la soie?
—Alors, qu'Eusèbe nous jure sa parole d'honneur qu'il n'est pas amoureux, et je le laisserai en paix.
—Je ne jure jamais.
—Alors, avoue que tu l'es, petit malheureux.
—C'est vrai, répondit le jeune homme.
Cet aveu lui avait coûté à faire, parce que les âmes délicates éprouvent toujours une douleur vraie à mettre des tiers entre eux et l'objet aimé; mais Eusèbe ne savait et ne voulait pas mentir. Comme il sentait son cœur grossir et ses yeux se mouiller de larmes, il sortit et fut s'asseoir sur une[p. 115] chaise du jardin, où Paul ne tarda pas à le rejoindre.
—Je t'ai fait de la peine, cher sauvage, lui dit-il; pardonne-moi, je t'en prie. Que je suis fâché! surtout devant ces crétins. Tu m'en veux?
—Non, je voulais même te dire tout cela, mais plus tard; et je ne sais si c'est à cause de nos amis ou parce que je n'étais pas préparé, ton insistance m'a contrarié. Mais je ne t'en veux point.
—A la bonne heure; j'aurais été désolé. Je n'aime pas à nettoyer la palette des camarades; chacun son bleu. Mais puisque nous y sommes, raconte-moi tout; je pourrai peut-être te servir à quelque chose: moi aussi, j'ai aimé.
—Est-ce bien vrai? dit Eusèbe en se levant.
—Dix fois, peut-être plus! répondit Buck.
Eusèbe se laissa retomber sur le banc, et ajouta avec tristesse:
—C'est inutile; tu ne me comprendrais pas.
Paul insista. Son ami finit par céder, et raconta de point en point ce qui lui était arrivé, tout ce qu'il avait ressenti. Paul, malgré sa légèreté, était[p. 116] devenu grave et sérieux en entendant développer cet amour immense.
—Pauvre garçon, dit-il, tu n'as pas de chance pour ton premier amour de tomber sur une comédienne; sur celle-là, surtout!
—Pourquoi?
—Pour tout. Il ne faut plus la voir.
—Impossible.
—Oui, je sais que tu vas me dire: Si je ne la voyais plus, je mourrais.
—Je ne mourrais pas, mais je ne vivrais plus.
La voix de Lansade se fit entendre.
—Allons, messieurs, dépêchons-nous de conter nos amours; le café va refroidir.
Paul précéda Eusèbe, et apprit aux deux marchands la révélation que son ami venait de lui faire.
Alors il se passa une chose vraiment triste, mais très-ordinaire. Ces deux hommes qui, pour tout au monde n'eussent pas fait une mauvaise action; ces deux boutiquiers qui parlaient avec respect de la mercière du coin de ce qu'elle n'avait qu'un amant; cet artiste qui disait en voyant passer les filles de la rue:—Les malheureuses sont plus à plaindre qu'à blâmer; ces trois hommes enfin, qui de leur[p. 118] vie n'avaient manqué à une femme, se répandirent en invectives sur Adéonne, qu'aucun d'eux ne connaissait.
—Mon pauvre monsieur Martin, dit Lansade, je vous plains de tout mon cœur. J'avais bien raison certainement lorsque je disais que monsieur votre papa aurait dû vous recommander à quelqu'un de raisonnable; tout cela ne serait pas arrivé bien sûr. Voyez-vous, je ne suis pas ennemi du plaisir, moi; j'ai été jeune: il n'y a pas si longtemps qu'il ne m'en souvienne. Aussi je vous aurais vu amoureux d'une honnête fille, j'aurais dit: il faut que jeunesse se passe. Voilà ce que j'aurais dit, et pas autre chose. Mais une comédienne! Une actrice! Vraiment je ne sais vous dire le chagrin que ça me fait!
—Vous avez raison, mon bon Lansade, dit Paul; je suis forcé de l'avouer, ça me coûte même, mais enfin, Eusèbe, avec son honnêteté et son cœur vierge, n'a pas eu de chance de tomber sur une de ces filles de marbre sans cœur, sans honneur, et ce qui est plus affreux, sans tempérament, usées à tous les amours, rassasiées de toutes les joies, et qui méprisent tout parce qu'elles n'ignorent rien.
Bonnaud n'était pas homme à laisser échapper une si bonne occasion de parler; aussi s'empressa-t-il de tonner sur les femmes en général et sur les actrices en particulier.
—Tenez, dit-il, Lansade vous le dira, j'ai été un amateur dans mon temps; je n'étais pas mal, j'avais de l'argent, tout, quoi! Mais jamais, au grand jamais, l'idée de me frotter dans les comédiennes ne m'est venue. Pas si bête!
—Permettez, murmura Eusèbe; connaissez-vous Mlle Adéonne?
—Trop, répondit Paul avec conviction; comme ses pareilles, cette femme n'a rien à elle, ni sa beauté, ni sa jeunesse, ni son talent. Elle doit tout aux claqueurs et à son parfumeur. Cette femme, mon ami, c'est la fausseté en personne; elle chante juste pour qu'on ne la reconnaisse pas.
—Je ne comprends pas.
—Tenez, je n'y vais pas par quatre chemins, moi, dit Lansade; je vais vous faire comprendre. Votre mademoiselle Adéonne est comme les autres, une rien du tout, qui cherche le matin à qui elle se vendra le soir, et le soir qui l'achètera le plus cher.[p. 120] Aussi innocent que vous soyez, vous ne seriez pas le fils de votre père, si votre cœur ne se soulevait d'indignation à l'idée qu'une créature du bon Dieu vend son corps à tous ceux qui ont de l'or dans leurs poches. Comprenez-vous maintenant?
Eusèbe ne répondit pas. Paul reprit:
—Adéonne est, m'a-t-on dit, charmante; mais, vois-tu, pour aimer ces espèces-là, il faut, comme elles, être sans cœur et avoir beaucoup d'argent.
—Vous me surprenez, murmura l'amoureux; je ne m'étais jamais douté de ce que vous venez de me dire, et je vous remercie de m'avoir ouvert les yeux.
—Bravo! s'écria Lansade. A la santé du papa, et parlons d'autre chose.
Eusèbe profita du moment où Lansade faisait visiter sa propriété à ses deux amis pour s'enfuir comme un larron. Plongé dans des méditations sans nombre, il arriva à la porte du théâtre, entra, et ne se souvint de sa vie par quelle voie il y était venu. Il attacha ses regards sur Adéonne qui ne voyait que le public.—Si les femmes de théâtre savaient les[p. 121] orages qu'elles font naître dans les cœurs de vingt ans, elles seraient trop fières.—Eusèbe rêva longtemps avant de se coucher; la bougie était éteinte depuis une heure, il ne s'en était pas aperçu. Un violent coup de marteau frappé à la porte le réveilla de sa torpeur; il regagna son lit à tâtons, en disant d'une voix brève et sèche:
—Elle se vend! eh bien! tant mieux! je l'achèterai.
Si une femme lit ce livre, elle le fermera à cet endroit, en disant qu'Eusèbe est un ridicule provincial, indigne de tout intérêt, un rustaud impassible et sans cœur, et tout cela, parce que le pauvre garçon n'a pas brisé son verre sur la table au déjeuner de Viroflay et ne s'est pas écrié:
—Vous êtes trois lâches! Vous insultez une femme, douce créature qui ne vous a rien fait, une femme que j'aime! Vous avez menti! Nul de vous n'est digne d'appuyer ses lèvres au talon de sa bottine! Vous m'en rendrez raison!
J'en demande bien pardon à la dame, mais sa réflexion n'aura pas le sens commun.
Si Eusèbe avait dit avec véhémence toutes ces belles choses, ou d'autres, cela prouverait tout simplement que la littérature du boulevard ne lui aurait pas été étrangère, et voilà tout.
Aujourd'hui le langage vrai n'existe plus. La société, c'est fâcheux à dire, a pris celui qui est en honneur sur les planches. Je sais bien que le théâtre a dû copier le monde, mon Dieu, sans doute; mais il l'a exagéré sous le prétexte spécieux que ce qui est purement vrai n'amuse pas. Les grands mots, les grands gestes, les grands éclats de voix, les manières fades, les phrases vides, les dialogues invraisemblables sont nés, et peu à peu se sont infiltrés partout. Les gens du monde s'en servent avec distinction; dans les grandes occasions les bourgeois s'en servent aussi; d'où je conclus que la vie n'est qu'un mauvais pastiche d'un drame de la Porte-Saint-Martin, ou une copie peu spirituelle d'une comédie de l'Odéon.
Dans les grandes douleurs, l'homme vrai est toujours, quel que soit son tempérament, sombre et[p. 124] abattu. Ne me parlez pas des chagrins qui s'expriment par des gestes, des douleurs qui s'exhalent en plaintes. Faux chagrins, fausses douleurs!
Notre siècle, qu'on nommera un jour le siècle de la photographie, est tellement imitateur, que tout le monde pleure de la même façon le père, la mère ou le frère que la mort vient d'enlever. Ne récriez pas, mais souvenez-vous. Qui a vu un enterrement, les a tous vus. Les fils pleurent de même, essuient leurs larmes de même, marchent de même, s'appuient de même sur le même bras du même ami de la famille. Les époux ont aussi leur mode de douleur. Les mères seules pleurent sans s'occuper de ceux qui passent sur leur chemin. Quelques-unes sanglotent bien un peu trop fort, mais c'est seulement lorsque l'enfant mort n'était pas le préféré.
Je ne veux pas dire que le monde, tel qu'il est, soit mauvais, non. Mais il y a au-dessus de tout ce qui le conduit, une chose qui domine: la comédie conventionnelle.
Rien dans la vie ne se fait sans un insidieux accompagnement de phrases toutes faites. Deux[p. 125] hommes se battent-ils en duel, ils se saluent comme on le fait au théâtre. Un homme est-il trompé, il crie et se démène comme au théâtre; il emploie les mêmes mots que le mari trompé de sa pièce favorite. Aussi que de divagations, que d'absurdités! Ne menez jamais vos filles à la comédie: les pauvres enfants ne se croiraient véritablement aimées que par le mortel assez heureux pour imiter l'acteur Lafontaine.
Vous, madame, qui avez rouvert ce livre, parce que vous vous ennuyez du matin au soir, comme il sied à une femme du monde, vous trouvez la vie amère, parce que votre mari n'est point l'être que vous aviez rêvé. Vous eussiez voulu lui voir jouer le Roman d'une heure pendant trente ans. Votre amant, si vous en avez un—ce que je ne crois pas, je vous jure—ne vaut pas votre mari. Ne vous plaignez pas: le bonheur et l'amour ont passé près de vous, vous les avez vus, et ne les avez pas arrêtés.
Un jour, un homme vous a regardée au spectacle,[p. 126] dans la rue, que sais-je! Vos yeux se sont fixés sur les siens, une fois, dix, vingt, et le soir vous vous êtes dit: Quel est-il?
Vous l'avez revu, vous avez compris tout ce que vous auriez d'amour pour lui, vous avez deviné son admiration passionnée, vous avez été satisfaite, mais vous avez pensé que vous ne le connaissiez pas, et vous avez voulu sans y parvenir, songer à autre chose.
La troisième fois que vous vous êtes rencontrés, vous ne pouviez vous parler. Heureusement vous n'aviez rien à vous apprendre. Lui savait que vous l'aviez remarqué, et il se tordait dans son obscurité. Vous, vous aviez compris tout ce qu'il y avait d'amour et de respect dans ce cœur qui vous aimait de loin.
Plus tard,—ne mentez pas!—vous avez vu en rêve, votre inconnu à vos genoux. Il vous regardait et vous bénissait d'être assez sublimement bonne pour daigner ouvrir vos yeux; il les appelait des diamants noirs, et vous, par coquetterie, vous les fermiez. Vos yeux étaient à peine clos, que vous avez senti frissonner tout son être; vous avez regardé[p. 127] et vous avez souri en voyant la cause de ce tressaillement: c'était l'une de vos longues anglaises d'ébène qui venaient de frôler son front. Vous avez entendu battre son cœur, vous avez senti ses bras vous étreindre, sa bouche toucher la vôtre et... et vous vous êtes réveillée, honteuse et charmée.
Et cependant le lendemain, vous ne lui avez pas dit: viens. Vous n'avez pas fait un geste, un signe qui pût autoriser cet homme à se croire aimé de vous.
C'était peut-être par vertu, je le crois, et je vous admire, mais c'était peut-être par respect humain: je vous plains de tout mon âme.
Votre cœur s'est tu, votre esprit a parlé.
Votre esprit a commencé par vous dire:—Est-il de ton monde?—Vous avez répondu: non.—Comment se nomme-t-il?—Je l'ignore.—Que fait-il?—Je n'en sais rien.—Alors, ma chère, c'est un amour impossible. Je sais bien que tu vas me dire: Si je me le faisais présenter? mais ce serait une énormité; tu ne le connais pas du tout, c'est peut-être un bohême ou un faux monnayeur.—C'est vrai, cher esprit, je me suis dit cela, mais...—Je[p. 128] te devine. Tu penses qu'il ne serait pas impossible que sa chaise de poste vînt se briser devant la grille du parc?... mais c'est absurde: s'il avait une chaise, tu le connaîtrais. D'ailleurs, c'est aujourd'hui un hasard impossible: on voyage en chemin de fer, et puis comment verser? la route est unie et sablée.—Je sais, je sais: s'il te sauvait la vie? je connais encore ce hasard-là, c'est un nommé Antony qui l'a inventé, mais il n'a servi qu'à lui seul.—Cependant, cher esprit, s'il m'aime, il viendra.—Il viendra où?... quand?... comment?... Dans la rue, ce serait d'une inconvenance! Au Bois?... tu es en voiture et toujours accompagnée, tu ne sors jamais seule.—Si, le dimanche, pour la messe.—Ah! madame, ce que tu dis là est bien mal, tu calomnies ton amoureux: comment veux-tu qu'un garçon qui t'aime, soit assez ingrat envers Dieu pour donner des rendez-vous dans sa maison?
—J'y suis. S'il venait sous un déguisement.
—Absurde: on le ferait mettre au violon. Crois-moi, dis-lui: venez.—Jamais!
Voilà ce que vous avez dit à votre esprit qui s'est moqué de vous. Vous lui avez proposé les éternelles[p. 129] rengaines mises à la mode par Scribe et Alexandre Dumas, parce que vous êtes du monde. Si, comme Eusèbe, vous aviez vécu presque seule à l'ombre des grands arbres, au bord de l'eau l'été, l'hiver, dans les neiges de la montagne, vous auriez dit à l'homme qui, sans rien dire, parlait à votre cœur:
—Te voilà! Je t'attendais.
Et voilà pourquoi Eusèbe, qui n'avait pas appris à aimer, à souffrir, à se venger selon les règles que la bonne compagnie a volées si maladroitement aux planches, ne mérite pas votre mépris pour n'avoir pas brisé son verre sur la table, au déjeuner de Viroflay.
Il était grand jour. Eusèbe réveillé depuis longtemps, attendait l'heure convenable pour se présenter chez la chanteuse; il y avait en lui plus d'impatience que d'inquiétude. Un instant il avait eu la pensée d'aller dans un riche magasin d'habits qu'il avait remarqué sur les boulevards, acheter les vêtements les plus à la mode, puis de faire donner une tournure galante à ses longs cheveux et à sa barbe, vierge encore du ciseau. Une réflexion l'en empêcha. A quoi cela me servirait-il, puisque cette femme n'aime rien, et se vend au premier venu? la[p. 131] toilette est inutile et l'argent est nécessaire. Il avait suffi à trois indifférents de prononcer le mot «argent» devant ce pauvre sauvage, pour le rendre calculateur et ladre.
D'un bond, Eusèbe arriva au théâtre et s'informa de l'adresse de la chanteuse. Midi sonnait au moment où, d'une voix mal assurée, il disait à une jeune et jolie femme de chambre, qui lui ouvrait la porte:
—Je désirerais parler à Mlle Adéonne.
—Si monsieur veut attendre, dit la jeune fille, en le faisant entrer dans un petit salon; je vais demander à madame si elle peut recevoir monsieur. Monsieur veut-il me dire son nom?
—C'est inutile, répondit le visiteur, votre maîtresse ne me connaît pas. Dites-lui seulement que je viens pour affaire importante.
Le salon d'Adéonne était fort ordinaire. Des rideaux de brocatelle bleue, doublés de mousseline blanche brodée, garnissaient les fenêtres. Un meuble Louis Quinze, en palissandre, recouvert de même étoffe, avec un piano et une table ronde du même bois l'encombraient littéralement. Une garniture[p. 132] de cheminée entièrement neuve rappelait, par les formes et les sujets, le temps du rococo. Dans un cadre splendide, recouvert d'une vitre bombée, reposaient mollement les couronnes qu'un public idolâtre avait prodiguées à la cantatrice.
Le provincial regardait tout avec ébahissement. Jamais il n'avait vu tant de magnificences réunies en un si petit espace. Il n'osait appuyer ses bottes sur les fleurs invraisemblables du tapis d'Aubusson. Son chapeau à la main, il restait immobile comme une statue. Ses yeux, qui avaient erré sur tout, s'arrêtèrent sur un pastel représentant Adéonne dans un rôle du Val d'Andore. Le capulet blanc, le costume pyrénéen dont le peintre avait revêtu l'artiste, produisirent sur Eusèbe un effet étrange. Dans les nuits d'insomnie, où le jeune homme triturait la destinée à sa fantaisie, son rêve le plus cher était de se voir avec Adéonne, devenue sa compagne, assis sous les grands châtaigniers de la Capelette, ou s'en revenant le soir le long des routes appuyés l'un sur l'autre. Dans cet onanisme de la pensée, l'illusion avait été si loin qu'il lui avait semblé entendre parfois la voix si admirablement timbrée[p. 133] de la comédienne, chanter la naïve chanson du pays:
De la chanson au costume national, il n'y avait que l'épaisseur d'un désir. Sans être absolument pareil, celui qui couvrait Rose de mai, avait quelque analogie avec celui de la mie Jeannette. Eusèbe ne songeait plus à Adéonne. Entièrement perdu dans les rêves qu'il nourrissait depuis deux mois, sa pensée errait dans les doux champs de la rêverie. Il lui semblait qu'il avait vu depuis longtemps, toujours peut-être, celle qui emplissait son cœur.
Une portière se souleva doucement, et Adéonne s'avança sans qu'Eusèbe, tout entier à sa contemplation, y prît garde. Elle regarda, pendant trois secondes, l'étranger; mais bien que son coup d'œil fût infaillible pour juger à quelle position sociale[p. 134] un homme appartenait, elle ne put, cette fois, rien démêler. Un instant elle se demanda si l'extase du jeune homme n'était point une comédie; mais le feu qui brillait dans ses yeux, son front pâle, les battements de son cœur révélèrent à l'actrice, habituée à voir la comédie humaine et à la jouer elle-même, un sentiment profond et sincère.
—Vous avez voulu me voir, monsieur, dit-elle; que désirez-vous de moi?
Eusèbe tressaillit comme s'il eût été réveillé en sursaut, et, à son tour, il regarda Adéonne.
La cantatrice portait une robe de satin noir piqué, fort simple. Un col et des manchettes de vieille guipure de Hollande complétaient son ajustement. Ses luxuriants cheveux blonds tombaient, négligemment noués sur son cou, comme une rivière d'or, dont deux bandeaux, admirablement dessinés, semblaient les premières ondes. Ses yeux, grands et bruns, dont la paupière inférieure avait une teinte bleue, formaient un éclatant contraste avec sa peau d'un blanc mat, qu'aucune nuance rose ne venait éclairer. Ses lèvres même étaient pâles et ne paraissaient rouges que lorsqu'elle en approchait ses mains effilées,[p. 135] d'une blancheur diaphane. Ce n'était plus la brillante artiste qu'Eusèbe avait vue tant de fois. C'était une créature admirablement belle, mais plus statue que femme. Si le jeune homme eût jeté les yeux sur les deux lobes délicieusement dessinés, dont on apercevait l'origine sous les jours de la guipure, il aurait cru à une nouvelle hallucination taillée dans le marbre. Mais il ne regardait ni cela ni autre chose. Interdit, il cherchait des mots pour répondre, et ses mots ne venaient pas.
Adéonne était trop femme pour ne pas comprendre l'effet qu'elle produisait. Elle ne s'en souciait guère. Cependant elle en fut flattée, et dit d'une voix plus douce:
—Puis-je savoir, monsieur, ce qui me vaut votre visite?
—Madame, répondit Eusèbe en balbutiant et en devenant rouge et pâle tour à tour; madame, je désire vous acheter.
L'accent un peu lent du jeune homme, ses habits d'une coupe peu connue, firent penser à la chanteuse qu'il était étranger. Sa phrase, dont elle ne[p. 136] pouvait démêler le sens qu'il y attachait, lui parut une proposition d'engagement; elle répondit:
—Je vous remercie, monsieur, mais un engagement de trois ans me lie à mon théâtre, et je suis décidée à ne plus chanter en province, encore moins à l'étranger. Je suis trop bonne patriote pour cela. Je ne vous suis pas moins reconnaissante des offres que vous veniez me faire. Pour quelle ville vouliez-vous m'engager?
—Je me suis mal expliqué sans doute, madame, puisque je ne me suis pas fait comprendre. Je ne viens pas vous engager. Je viens vous acheter.
—Pour qui? demanda l'artiste avec dégoût.
—Pour moi, répondit Eusèbe.
—Si c'est là une gageure, monsieur, je la trouve d'un goût plus que contestable. Si c'est une plaisanterie, je la trouve grossière.
—Ce n'est ni l'une ni l'autre de ces deux choses, reprit Eusèbe en tremblant sous le courroux de la jeune femme.
—Alors, sortez, monsieur! reprit Adéonne avec hauteur, sortez, ou je vais vous faire chasser. Vous[p. 137] venez insulter chez elle une femme qui ne vous a rien fait. C'est lâche!
—Madame, s'écria Eusèbe en tombant à genoux; madame, ayez pitié de moi. Je ne suis pas méchant, je vous assure. Non, je ne le suis pas. Moi, vous insulter!... si vous saviez!... Je vais tout vous dire quand les larmes ne m'étoufferont plus. Moi, vous insulter! c'est absurde. Je ne sais pas bien parler, voyez-vous; je ne suis qu'un pauvre paysan; oui, je ne suis qu'un paysan. Quand vous m'aurez entendu, vous me pardonnerez, bien sûr; puis vous me ferez chasser après si vous voulez. Donnez-moi une minute, je ne serai pas long; je sais qu'il ne faut pas abuser du temps des autres. Souvent on a l'air de n'avoir rien à faire et l'on est très-occupé. Puis, je vous le répète, vous serez libre de me faire chasser après, mais ce sera inutile, je m'en irai bien tout seul. Vous voyez bien que je ne suis pas mauvais. On m'a toujours trouvé bon et doux, certainement. Mais je vous l'ai dit, je suis de la campagne; à la campagne, on ne sait pas comme dans les villes. Je suis venu pour apprendre; mon père m'a envoyé pour cela. Il y a trois mois seulement[p. 138] que je suis à Paris; trois mois, c'est si peu! Il y avait un mois que j'y étais, quand je vous ai vue; c'était un mercredi, je ne m'attendais pas à vous voir; j'étais au théâtre, vous avez ôté votre masque. Si vous saviez ce qui s'est passé en moi! je ne puis vous le dire. Il m'a semblé que je n'avais jamais vu d'autres femmes que vous. J'étais bien heureux, bien malheureux aussi, allez! Mon cœur battait bien fort, j'appuyais ma main dessus pour ne pas l'entendre. La nuit, je fermais les yeux et je vous voyais dans l'ombre. Lorsque le jour venait, vous disparaissiez et je m'endormais pour ne pas voir que je ne vous voyais plus. Ce n'est pas ma faute. J'allais dans ce théâtre sans penser à rien. Est-ce que je savais! Puis j'y suis revenu tous les soirs, ç'a été mon tort; je n'aurais pas dû, mais c'était malgré moi. Je m'éloignais, j'allais bien loin, et cependant j'arrivais toujours le premier... Ne me faites pas chasser encore.
—Parlez, murmura Adéonne.
—Figurez-vous que j'avais fini par être très-heureux, très-heureux. Quand je vous avais bien regardée, je rentrais chez moi; là je faisais les rêves[p. 139] les plus charmants que vous puissiez imaginer. Vous étiez comme moi née à la Capelette.—Quand j'ai vu ce portrait où vous êtes en paysanne, j'ai cru que j'avais rêvé vrai.—Oui, je pensais cela. Je me levais de grand matin pour vous regarder dormir; puis, j'allais vous chercher des fleurs que j'étalais pour que le sable des allées ne criât pas sous vos pieds, et je disais à mon père:—Père, vous vouliez savoir où est le vrai? Le vrai, c'est le bonheur. Mon père vous disait «ma fille,» et vous remerciait d'avoir porté la joie sous notre toit. Le soir, nous allions vers le bord de l'eau; vous chantiez, et j'étais heureux. Tout cela me semblait vrai, je me sentais vivre avec vous et par vous; je passais des journées entières à vos côtés. Un jour, nous étions assis sur le rocher de la Jouve, d'où une jeune fille s'est élancée dans l'eau, parce que son amoureux ne l'aimait plus. J'avais mon fusil, j'allais tirer sur une mésange; vous, m'avez dit: Ne la tuez pas, et vous avez appuyé votre main sur mon bras. L'oiseau a dit: merci, et moi j'ai baisé la place où s'était appuyé votre doigt. Vous voyez que je me rappelle tout, et ce n'était pourtant pas vrai.
Un jour, j'ai été à la campagne chez des amis. Ils étaient trois. Ils m'ont arraché mon secret. Tout ce qu'il y avait de bonheur en moi, ils me l'ont pris, ils m'ont blâmé, ils se sont moqué de moi et m'ont dit:... Ce sont eux qui sont lâches! Ne me forcez pas à dire ce qu'ils ont dit. Si vous ne me pardonnez pas, je les tuerai.
—Dites-moi tout; mon pardon est à ce prix.
—Eh bien, ils m'ont dit, ah! c'est bien mal, je le répète pour être pardonné, cela me brûle les lèvres. Ils ont dit que vous étiez une femme de rien, une déhontée sans cœur et sans âme, une créature maudite de Dieu, vendant son corps à tout venant. Voilà ce qu'ils ont dit; et lorsque j'ai eu bien souffert durant trois jours et mille nuits, j'ai pris mon argent et je suis venu pour vous acheter. Pardonnez-moi, je vous ai tout dit.
—Vous vouliez m'acheter, demanda Adéonne dont le visage n'avait réflété aucune émotion pendant le récit d'Eusèbe; vous êtes donc bien riche?
—J'ai là tout ce que je possède, dit le jeune homme, quarante-huit mille francs.
—Et vous pensiez que pour cette somme je me[p. 141] serais donnée à vous pour l'éternité? reprit en souriant la chanteuse.
—Non. Mais un instant j'ai eu la folle espérance de croire que pour cet argent, et aussi par pitié, vous me permettriez de vous regarder, de toucher votre main, d'entendre votre voix, et à l'heure où le soleil se couche, je serais parti en emportant assez de bonheur avec moi pour bénir à jamais votre souvenir.
—Quoi! une journée seulement?
—Trois heures, deux, une...
—Votre parole?
—Je n'ai jamais menti.
—Asseyez-vous, reprit froidement Adéonne, et ayant sonné sa femme de chambre, elle lui dit:
—Jenny, je n'y suis pour personne.
Adéonne était née à Saumur, entre le deuxième et troisième acte de Thérèse ou l'Orpheline de Genève. Mlle Vacher, sa mère, jouait l'orpheline innocente et persécutée. Depuis le matin, elle sentait quelque chose d'anormal dans son organisation; mais la brave demoiselle, en digne artiste qu'elle était, n'avait pas voulu faire manquer la recette. Du reste, le public n'y perdit rien: on fit une légère coupure, et la pièce continua; rien ne fut changé, il n'y eut qu'une orpheline de moins et une petite fille de plus, laquelle fut le lendemain[p. 143] baptisée sous les noms de Françoise-Joséphine Vacher, née de demoiselle Marie-Augustine Vacher, artiste dramatique, et de père inconnu. Comme il va sans dire, l'aventure fit sensation dans Saumur. Les dames de la ville envoyèrent du linge, et les élèves de l'école de cavalerie, qui depuis dix mois applaudissaient Augustine, firent entre eux une souscription qui rapporta assez pour éloigner pendant deux mois de la couche de la pauvre artiste le spectre de la misère.
Seul, le lieutenant de Baudibard de Saint-Fayol ne donna rien.
Le capitaine Bertuchot prétendit que c'était pour éloigner les soupçons.
A quoi le sous-lieutenant de Vic, qui ne mettait pas de dragonne à sa langue, répondit que le sous-lieutenant de Baudibard de Saint-Fayol était un fat et qu'à ce compte tout le monde aurait pu se dispenser de donner.
Le lieutenant de Baudibard de Saint-Fayol, qui avait l'oreille chaude,—il était de Pau ou de Bayonne, peut-être de Dax, mais ce qu'il y a de certain c'est qu'il avait l'oreille chaude,—avertit[p. 144] que la chose ne se passerait pas comme ça. Le lendemain, il prit le sous-lieutenant de Vic à part pendant le pansage.
—Lieutenant de Vic, lui dit-il, persistez-vous à vous dire le père de l'enfant?
—On n'a jamais pu savoir... répondit M. de Vic.
—Demain, à cinq heures du matin, sur la route de la Flèche, nous pourrons éclaircir ce mystère.
—Nous éclaircirons tout ce que vous voudrez, mon lieutenant, répliqua courtoisement M. de Vic.
La nouvelle se répandit bien vite dans la ville que deux officiers s'allaient battre au sujet de la petite de la comédienne.
Le général commandant l'École n'en dormit pas.
—Salomon, dit-il à son aide de camp, se trouvant dans une semblable occurrence, aurait ordonné qu'on partageât la bambine entre les deux pères. Malheureusement, la position est plus tendue que dans le fameux procès jugé par ce grand roi. Si je prononçais le même jugement que lui, la pauvre petite[p. 145] serait hachée menu comme chair à pâté. Or, ce qu'il y a de plus simple, c'est de consigner mes deux gaillards.
Ainsi fit-il, et il fit bien.
Mlle Vacher quitta Saumur, pour aller gagner son pain sous d'autres cieux; elle parcourut toute la France. Cinq ans après, ses engagements portaient cette mention peu honorable:
«Le directeur aura le droit d'utiliser la fille de ladite demoiselle Vacher toutes les fois qu'il le trouvera nécessaire pour son spectacle, moyennant un cachet de quarante centimes par représentation.»
Joséphine naquit entre deux portants de coulisses, et son enfance n'eut d'autres horizons qu'une campagne en carton et un ciel de calicot.
C'est mal dire: Joséphine n'eut pas d'enfance. A dix ans, elle eût fait rougir un dragon; à douze, elle aurait fait pâlir un carabinier.
La demoiselle Vacher, sa mère, en était venue à jouer les duègnes. Ne pouvant se suffire à elle et à sa fille, elle s'associa avec un drôle du nom de Gouzir, lequel jouait les pères-nobles et ne pouvait[p. 146] vivre seul avec ses trop modestes appointements.
A Nantes ou à Tours, Joséphine, qui avait alors quinze ans, resta trois jours absente de la maison. Gouzir la gourmanda; sa mère se contenta de lui dire:
—Nous partons pour Paris dans deux mois; tu aurais bien pu attendre.
A Paris, le ménage vit bien des mauvais jours; mais enfin, un homme qui avait vu Joséphine à la salle Molière, fit du bien à la famille; après celui-ci un autre, et ainsi de suite, jusqu'à M. Fontournay, qui s'amouracha de la jeune fille et fit une pension à ses parents, à la condition qu'il resterait chez eux. Cette clause fut fatale à la pauvre Vacher et à l'infortuné Gouzir. Que faire en un gîte, à moins que l'on n'y boive? Ils burent tant, tant, tant, qu'un matin on les trouva morts. Devant Dieu soit leur âme, si tant est qu'ils aient eu une âme, supposition bien invraisemblable.
Fontournay avait quatre-vingt mille francs de rentes et un égoïsme à faire envie à un roi. Mathématique dans ses vices, il les enfermait dans son[p. 147] secrétaire et ne les faisait sortir que pour quelques heures seulement, et chacun à leurs jours, comme on fait des chevaux de prix qui ne quittent l'écurie que pour raison de santé.
Fontournay était buveur, mais non ivrogne; mangeur, mais non gourmand; sa lubricité s'arrêtait à la porte du dévergondage et n'y frappait que pour en imposer au monde des vieux viveurs. Ce bon riche n'éprouvait aucun sentiment sincère pour Joséphine; il ne l'aimait ni d'amour, ni d'amitié, ni d'habitude. Il la gardait cependant avec soin, et c'eût été pour lui un grand chagrin de la perdre.
Lorsque la connaissance s'était faite, Fontournay avait éprouvé, en trouvant Joséphine, une satisfaction semblable à celle que ressentirait un bibliomane en découvrant une édition rare d'un ouvrage insignifiant. Depuis longtemps il était fort ennuyé de recruter ses amours au Conservatoire ou dans le monde des lorettes célèbres. Il avait remarqué, cet observateur profond, que toutes les biches ont à peu de chose près la même physionomie, et que le passe-port de l'une pourrait servir à toutes les autres:
Cheveux châtain foncé,
Yeux bruns,
Front bas,
Bouche grande,
Nez relevé ou court.
Signes particuliers: Toilette ridicule, parler bête.
Cette monotonie ennuyait le cher homme. De plus, il avait aussi remarqué que les créatures, qui se font un grand nom dans le monde galant, ne doivent, la plupart du temps, leur succès qu'à une excentricité ou à une opposition complète du type vulgaire. Cette fille pâle, au nez effilé, aux narines dilatées, aux cheveux fauves, l'avait séduit; il se disait: J'ai trouvé l'oiseau rare.
Le soir où, au mépris des convenances, Joséphine Vacher avait fait son apparition dans la baignoire d'avant-scène louée à l'année à l'Opéra-Comique par Fontournay, il se fit un grand bruit du côté des vieillards, et les jeunes gens dirent: «Ce vieux diable de Fontournay nous a déterré une charmante maîtresse pour l'avenir.»
Joséphine fut l'événement de la soirée. Les femmes[p. 149] du monde la regardèrent avec une effronterie extrême, et toutes firent la même question au journaliste Narcisse Beauramier, qui, ce soir-là, allait de loge en loge, chercher ou répandre des nouvelles:
—Comment nommez-vous cette créature qui se pavane dans la loge de M. Fontournay?
—Belle dame, répondait Beauramier avec finesse, c'est encore un mystère.
Fontournay était ravi. Le lendemain il combla Joséphine de cadeaux, lui constitua une maison, des appointements fixes, et lui donna un professeur de piano et de chant pour l'occuper.
Joséphine avait mené une vie trop agitée pour ne pas être satisfaite de son repos. Un jour que sa femme de chambre, gagnée par un ami de Fontournay, l'engageait à accepter des offres brillantes et une vie plus libre, Joséphine répondit:
—Les femmes ne sont pas nées pour être libres. Je pense que M. Brannery ne vaut pas mieux que M. Fontournay; autant mépriser celui-ci qu'un autre. J'y suis habituée.
Pendant deux ans, Joséphine ne donna à son protecteur aucun sujet de plainte. Elle ne sortait jamais,[p. 150] et malgré un espionnage bien organisé, Fontournay ne put parvenir à la découvrir en rupture de fidélité.
Ce bonheur tranquille finit par ennuyer le bon bourgeois. La femme dont il avait été si fier n'avait pas secondé ses vues. Au lieu de briller beaucoup, de le tromper un peu, de faire parler d'elle, elle vivait comme une bourgeoise. Un matin, il pensa qu'il fallait en finir et chercher ailleurs.
—Chère enfant, dit-il à Joséphine, j'ai à vous annoncer une chose assez triste pour moi. Des obligations, des affaires, comment dirai-je! des nécessités de famille, me forcent à vous quitter. Ne m'interrompez pas. Vous savez que je ne suis pas ingrat, j'ai toujours agi avec vous en galant homme; je continuerai. Vous toucherez votre pension pendant un an encore, et vous aurez toujours un ami en moi. Ainsi, c'est entendu, à dater d'aujourd'hui, nous serons de bons camarades.
—Quelle jolie scène je vous ferais si je vous aimais! répondit Joséphine en souriant.
—Je vois avec plaisir que vous prenez mieux la chose que je ne le pensais.
—Je ne la prends ni bien ni mal; cela m'est indifférent, voilà tout.
—Je crois cependant, reprit Fontournay, mériter quelques regrets.
—Vous avez tort.
—Vous êtes peu gracieuse pour moi, chère belle.
—Raisonnons. Vous m'avez donné une parcelle de vos revenus; cela vous convenait, si vous l'avez fait c'est que vous pensiez que ce que je vous donnais valait autant. Des regrets, dites-vous, pourquoi? Je trouverai facilement une affection comme la vôtre. Vous venez me raconter que vous êtes un galant homme; qu'est-ce que cela me fait? N'ai-je pas été loyale, moi, dont le métier est de ne pas l'être? Vous m'avez prise sans savoir pourquoi, vous me quittez de même. Je n'ai rien à dire et je ne dis rien; mais de grâce ne me parlez pas de regrets; les regrets n'étaient pas dans le marché.
Fontournay était venu avec l'intention très-arrêtée de quitter Joséphine. En chemin il s'était promis d'être fort et de ne céder à aucune prière, de résister aux larmes que la belle ne manquerait pas[p. 152] de verser. La façon avec laquelle sa maîtresse acceptait la rupture changea complétement ses idées. Par un retour subit, que les penseurs expliqueront, s'ils le peuvent, il éprouva un violent chagrin en pensant que la femme dont il voulait se défaire à tout prix un instant auparavant le quittait sans se faire prier.
—Je voulais vous éprouver, ma Joséphine, dit-il, l'épreuve n'a pas été heureuse; laissez-moi croire que vous aviez pénétré ma pensée et que vous avez voulu me tourmenter.
—Je ne m'amuse jamais à ces riens-là. Depuis trois mois mon parti est pris, je débute demain à l'Opéra-Comique. Si je réussis, je veux être seule et libre comme une brave artiste. Si je tombe, j'irai m'enterrer dans une campagne que je connais près de Nantes. Je n'ai jamais respiré, j'ai besoin d'air.
—Vous allez débuter, s'écria Fontournay avec stupéfaction, que me chantez-vous là?
—Demain je vous chanterai l'Ambassadrice. En ce moment, je vous dis la vérité: mes débuts sont annoncés. Afin de ne subir aucune observation de[p. 153] votre part, j'ai changé de nom. Joséphine était un nom absurde, commun, impossible. Maintenant je m'appelle Adéonne. Demandez à l'affiche.
Fontournay ne répondit pas d'abord. Ce que lui disait sa maîtresse le jetait dans une stupéfaction profonde. Souvent il avait songé à faire de Joséphine une artiste, non par intérêt pour elle, mais pour la voir admirée, applaudie, désirée même,—surtout désirée, c'eût été la fête de sa vanité. Sa nature vulgaire l'avait empêché de reconnaître une organisation d'élite dans une fille qu'il avait eue presque pour rien. Joséphine débutait sans recommandations, sans protecteur; ce qui faisait supposer avec raison au vieux viveur, qu'on avait reconnu en elle des qualités vraiment supérieures. Ses regrets furent profonds.
—Quoi! dit-il, c'est de vous dont on parle tant depuis deux mois, c'est vous qui êtes Adéonne?
—C'est moi.
—Et vous me l'avez caché?
—Parfaitement.
—Mais savez-vous que c'est indigne, que jamais pareille ingratitude ne...
—Jusqu'à présent vous n'avez été qu'ennuyeux; vous allez devenir ridicule. Finissons-en. Vous aviez assez de moi et vous me quittiez comme un vieil habit dont on ne veut plus. Par un retour, dont je n'ai que faire de rechercher la cause, vous avez changé d'avis; tant pis pour vous. Vous ai-je parlé d'ingratitude, moi, lorsque vous êtes venu me dire que des raisons de famille, de convenances, que sais-je, vous forçaient de rompre avec moi? Non, je n'ai rien dit; faites de même. Entre nous, il serait injuste qu'en amitié le bail fût renouvelable à la volonté du preneur. C'est le contraire. Tout est pour le mieux.
—Joséphine, s'écria Fontournay, vous ne pouvez pas me quitter ainsi, c'est impossible. Je vous donnerai ce que vous voudrez; cherchez, imaginez les choses les plus chères, vous les aurez.
—Je ne veux rien.
—Je ne sais que vous dire, que vous offrir, moi, reprit le galant homme la larme à l'œil; vous me quitterez plus tard; mais laissez-moi vous guider, vous protéger dans la nouvelle voie que vous voulez parcourir. Je ne vous demanderai rien, vous me[p. 155] recevrez quand vous voudrez, je ne suis pas gênant. Voyons, un bon mouvement, je vous le demande à genoux.
Le vieillard tomba lourdement aux pieds de la fille Vacher, qui se contenta de lui dire:
—Vous savez, mon cher, que si je reculais mon fauteuil, vous ne pourriez plus vous relever.
—Joséphine, vous savez mes principes. Si c'est un caprice qui vous trotte par la tête, dites-le-moi sans crainte.
—Vous étiez ridicule; voilà que vous devenez ignoble.
—Ah! vous n'avez pas de cœur, murmura Fontournay en se remettant péniblement debout. Et il sortit en poussant un de ces soupirs qui attendrissent quelquefois les huissiers, mais jamais la femme qui vous quitte.
Les débuts d'Adéonne furent heureux. En quinze jours, Fontournay vieillit de dix ans. Il avait écrit cent fois sans recevoir de réponse. Un matin, il se redressa radieux: il venait de reconnaître l'écriture d'Adéonne sur l'adresse d'une lettre que son domestique lui apportait. Il prit le pli en tremblant.
—Je savais bien qu'elle me reviendrait, dit-il, et il lut:
«Tous les hommes sont les mêmes: les vieux sont assommants, les jeunes sont méprisables. Assommez-moi, et que ça finisse.
Adéonne.»
Le vieillard ne se le fit pas dire deux fois; il arriva chez son ingrate amie le cœur palpitant d'espoir.
—Chère cruelle, lui dit-il, que vous m'avez fait souffrir! Me revenez-vous du fond du cœur?
—Toutes ces dames ont des diamants, répondit Adéonne. Je veux, à moi seule, autant de diamants que toutes ces dames.
—Vous les aurez.
—J'y compte bien.
—Puis-je vous refuser quelque chose? Mais, au moins, dites-moi...
—Quoi?
—Mais...
—Tenez, une fois pour toutes, expliquons-nous[p. 157] bien et ne nous comptons plus de balivernes. Ce que je vous demande, d'autres me l'ont offert. Je vous donne la préférence, parce que je suis habituée à vous, et qu'au fond vous êtes plus ennuyeux que méchant.
—Il n'y a que vous au monde pour dire certaines choses sans fâcher vos amis.
—J'ai soin de ne les dire qu'en tête-à-tête, répondit la chanteuse. C'est mon seul mérite.
Fontournay donna les diamants et passa dans son milieu pour l'homme le plus fortuné de France. Il ne demandait pas autre chose pour être heureux. Pour lui, le bonheur consistait à être envié de sept ou huit vieux drôles aux crânes chauves et aux cerveaux vides.
Il y avait six mois que la vanité de Fontournay était la vanité la plus radieuse du monde, lorsque Eusèbe, tremblant et fou, vint sonner à la porte de la cantatrice.
La consigne donnée par Adéonne à sa femme de chambre avait été si scrupuleusement observée, que le lendemain à dix heures, personne n'avait encore pénétré dans le boudoir de la comédienne.
Le silence et l'obscurité régnaient dans l'appartement. On aurait pu croire à la nuit, si les rideaux mal joints n'eussent laissé passer un rayon de soleil.
Adéonne, dans la même toilette que la veille, les cheveux en désordre, ouvrait avec une précaution extrême la porte qui conduisait de sa chambre au[p. 159] salon, s'arrêtant au moindre cri de la serrure; elle la referma avec les mêmes soins et, marchant sur la pointe du pied, elle traversa avec la légèreté d'un sylphe les deux pièces qui séparaient sa chambre de la salle à manger, où elle arriva si doucement que sa femme de chambre, qui écrivait à son amant, un dragon du 3e régiment, ne l'entendit pas venir.
—Que faites-vous là, Jenny? demanda-t-elle à voix basse.
—Madame le voit, répondit la jeune fille assez embarrassée; j'écrivais à mon cousin.
—A votre amoureux. Que fait-il?
—Il est soldat; nous devons nous marier.
—Pourquoi ne vient-il pas vous voir?
—Madame m'avait défendu de recevoir personne.
—Je vous le permets maintenant.
—Madame est bien bonne.
—Un militaire est toujours un honnête garçon, ajouta la maîtresse pour motiver sa concession.
—Madame peut être sûre que c'est pour le bon motif.
—Ça m'est égal. Préparez le déjeuner tout de suite, et pas de bruit.
Adéonne revint dans son boudoir. Une glace sur les genoux, elle se mit à peigner ses longs cheveux. Lorsqu'elle leur eut donné les contours qu'elle désirait, elle se regarda une dernière fois dans la glace et resta pensive le visage appuyé sur sa main. Deux ou trois fois elle se leva comme pour entrer dans sa chambre; une fois même, ses doigts effilés saisirent le bouton de la porte, mais elle revint s'asseoir.
Un léger bruit la fit tressaillir. Elle prêta une oreille attentive: les mouvements précipités de sa poitrine soulevaient le satin de sa robe, une pâleur mortelle se répandit sur son visage. Eusèbe entr'ouvrit la porte.
En apercevant Adéonne, le jeune homme resta immobile.
—J'avais cru rêver, dit-il.
Adéonne s'élança à son cou et le tint longtemps embrassé.
—Viens me dire que tu m'aimes, mon Eusèbe, murmura-t-elle en l'entraînant sur le divan; ou plutôt[p. 161] ne me dis rien, laisse-moi te voir. Oui, c'est bien toi, comme tu es beau! Dis que tu m'aimeras toujours.
—Oui, répondit Eusèbe.
—Je voudrais te dire beaucoup de choses, si tu savais, mais je ne trouve rien. Je suis toute bête, mais je t'aime bien; le bonheur m'étouffe.
—Écoute, mon bon ange, reprit-elle; nous ne nous quitterons plus, n'est-ce pas? Tu n'as rien à faire, ne viens pas me dire non, tu me l'as dit; je t'assure que tu me l'as dit deux fois hier soir. Nous ne nous quitterons plus. D'abord, si tu ne veux pas rester ici, je te suivrai partout où tu iras. Si tu veux, je laisserai mon théâtre et tout.
—Je veux que vous ne fassiez aucun sacrifice pour moi. Je n'ai pas besoin de cela pour être heureux.
—Des sacrifices! laisse-moi donc! Je me moque pas mal de tout ça; je n'ai jamais tenu à rien, moi: maintenant je tiens à toi. Je n'avais qu'un rêve, c'était d'être aimée comme tu m'aimes, mais je croyais que ça ne se pouvait pas; j'y avais renoncé; en voyant les hommes, je me disais: c'est des[p. 162] bêtises, il n'y faut plus penser. J'avais bien tort, dis?
—Je suis comme vous, j'ai le cœur plein; les paroles ne me viennent pas pour vous dire tout ce que je ressens.
—Et d'abord ne me dis pas vous, on a l'air d'être fâché; dis-moi toi, ça sera bon tout plein. Ça rend bon, d'aimer. J'ai dit à ma bonne qu'elle pouvait recevoir son amoureux, et, en me peignant, je parlais au bon Dieu; c'est la première fois de ma vie. On ne croit pas toujours en lui, on a bien tort, il est très-bon; car enfin, s'il vous fait du mal, c'est souvent pour votre bien; si tes amis ne t'avaient pas dit que je n'étais qu'une rien du tout, tu n'aurais pas osé venir; si tu n'étais pas venu, je n'aurais jamais aimé personne. Y crois-tu, au bon Dieu, mon chéri?
—Quand j'étais enfant, ma mère me faisait prier; plus tard, mon père m'a dit que si tout portait à croire qu'il y eût un Dieu, il se pourrait faire qu'il n'y en eût point.
—Un drôle d'homme, ton père! c'est égal, je l'aime aussi, parce que c'est ton père; il veut que[p. 163] tu t'instruises, il a raison. Je t'apprendrai la vie, moi, je la connais, j'ai été si malheureuse! Quand je te raconterai tout cela, tu pleureras. D'abord, nous autres, les femmes, nous sommes plus fortes que les hommes, nous savons tout sans rien apprendre. Quand je pense que lui et toi vous vous démanchez pour savoir où est le faux et où est le vrai! Ça me ferait bien rire si je ne t'aimais pas: c'est beaucoup bête. Le faux, c'est tout; le vrai, mon Eusèbe, c'est l'amour.
Eusèbe eut tout le temps possible pour méditer sur le singulier aphorisme si naïvement formulé par Adéonne: pendant un an, ils ne se quittèrent pas.
Le jeune homme avait oublié l'univers qui, de son côté, s'occupait peu de lui.
La comédienne aimait avec passion. A son amour se joignait un autre sentiment: le caractère doux et l'ignorance complète d'Eusèbe sur toutes les choses de la vie, la rendaient l'arbitre de sa destinée, et elle était fière, cette fille, qui avait porté des bas[p. 165] troués pendant vingt ans, d'avoir à protéger quelqu'un.
Elle n'abusait pas de sa suprématie. Plus d'une fois, à genoux devant son amant, elle lui avait dit:
—Comme tu es bon de ne pas vouloir être le maître!
Lorsque les femmes qui vivent en dehors des lois sociales parviennent à l'âge de vingt ans, elles regardent l'humanité par-dessus l'épaule; elles méprisent les hommes à cause de leurs faiblesses qu'elles connaissent bien. Souvent il leur arrive de pleurer amèrement, mais ce n'est pas sur leur abjection ou leur servitude, les remords eux-mêmes n'ont rien à voir dans ces larmes; esclaves, elles pleurent de ne pas avoir des maîtres forts.
Alors le besoin d'être dominées ou de dominer s'empare de ces créatures folles; de là naissent ces liaisons odieuses avec des hommes odieux, où la femme n'est plus dominée, mais battue; ou encore ces amitiés étranges et pleines de jalousies que les impures éprouvent entre elles.
Eusèbe avait déposé sa volonté sur l'étagère de sa maîtresse parmi d'autres chinoiseries. Adéonne conduisait sa vie comme le vent dirige la feuille du saule tombée sur une eau tranquille. Elle le faisait habiller selon ses goûts, lui donnait à lire les livres qu'elle aimait, et lui parlait de tout parce qu'elle ne savait rien. Eusèbe était entièrement à elle, il se souciait peu de la domination complète que la chanteuse exerçait sur lui: il était heureux, et comme il n'avait que vingt-deux ans, il croyait à l'éternité du[p. 167] bonheur, comme les âmes dévotes et non pieuses croient à l'éternité des peines.
Cette félicité parfaite aurait duré longtemps, car Eusèbe, simple et naïf comme ceux qui ont vécu au grand air, ne s'inquiétait point du passé d'Adéonne, et le mot jalousie lui était inconnu. L'inconstance d'Adéonne était seule à redouter. Mais Adéonne aimait avec cette furia sincère des femmes qui aiment tardivement. Donc, rien ne semblait devoir altérer la limpidité de ces deux existences qui n'en formaient qu'une.
Une camarade de l'artiste fut le grain de sable qui bouleversa les destinées de cet empire où il n'y avait qu'un roi et une reine se faisant tour à tour sujet l'un de l'autre pour avoir le droit de se prosterner chacun son jour.
Cette femme, nommée Marie Bachu, doublait Adéonne au théâtre et dans les affections de Fontournay. Un jour, grâce à ce dernier, elle obtint ce qu'elle appelait une création, un rôle neuf dans un vieil ouvrage ressemelé. Adéonne se plaignit amèrement au régisseur général et déclara que sous aucun prétexte elle ne laisserait, elle, chef d'emploi,[p. 168] usurper ses droits légitimes. Marie Bachu pria, supplia, s'emporta, mais son antagoniste fut inébranlable.
—Croyez-vous, s'écria la doublure, que je suis faite pour avoir éternellement vos restes?
—Mais, repartit Adéonne en faisant allusion à Fontournay, vous devriez vous y habituer, depuis un an.
Le régisseur, qui connaissait la situation, se prit à rire. Cette hilarité bête rendit les deux femmes grossières en donnant de la vanité à la première et de la colère à la seconde, qui répondit en serrant les dents:
—Si j'ai vos restes, ce n'est point votre faute.
—C'est vrai, dit Adéonne, ordinairement je donne les vieilles choses dont je ne me sers plus à ma femme de chambre.
—Vous pourriez parler plus convenablement d'un homme qui vous a tirée de la misère.
—Ça renverserait toutes les idées acquises sur son compte.
—Dites plutôt que vous êtes encore froissée de son abandon.
—Voyons, ma belle, dit la maîtresse d'Eusèbe[p. 169] avec calme, bien que ses lèvres fussent blafardes, ne plaisantons pas. Vous savez bien que j'ai flanqué votre Fontournay à la porte, le gros phoque! Vous savez bien que, pendant six mois, il m'a ennuyée pour que je lui fisse l'aumône d'un regard, et qu'il a poussé la platitude jusqu'à m'offrir de tolérer une autre liaison. Vous savez cela, ici personne ne l'ignore; chantez-moi donc autre chose. Je ne suis pas méchante au fond, moi; vous voulez cette panne de rôle, prenez-la; je vous la laisse, mais pour Dieu ne me fatiguez plus avec votre ridicule ami, et laissez-moi aimer en paix mon amant, qui est aussi noble que le vôtre est vil, aussi jeune que le vôtre est vieux, aussi beau que le vôtre est laid.
—Mes enfants, dit en intervenant le régisseur, ne nous dévorons pas tout à fait, ce serait dommage.
Et il entraîna Adéonne.
—Beau, beau, murmurait Marie Bachu, de façon à être entendue; c'est sans doute pour ça qu'on ne le voit jamais.
En rentrant chez elle, Adéonne dit à Eusèbe:
—Ce soir, mon bon chéri, je veux que tu m'accompagnes au théâtre.
Les comédiens, les chanteurs surtout, dînent de bonne heure. A cinq heures, Adéonne fit agenouiller Eusèbe devant elle, et se mit à peigner sa chevelure avec le soin d'une mère qui coiffe son fils le jour de sa première communion.
—Que tes cheveux sont beaux et soyeux, mon Eusèbe; disait-elle, tu sais qu'ils sont plus fins que les miens?
—Cela prouve qu'ils n'ont pas de tact.
—Je leur pardonne, parce qu'ils s'harmonisent[p. 171] bien avec la couleur mate de ton teint. On nomme, je crois, cela un teint olive, je ne sais pourquoi?
—Parce que les olives sont vertes.
—Que tu es sot. Je n'aime pas qu'on se moque de ce que j'aime. C'est comme ces deux signes noirs que tu as sur la joue, je les adore.
—Moi aussi, parce que j'espère les entendre chanter la veille de leur mort.
—Mon ami, nous allons dans le monde: j'espère que tu ne diras pas de ces énormités-là: on te prendrait pour un vaudeville oublié. Viens, que je fasse le nœud de ta cravate. Bien, tu es charmant! partons.
Les deux amoureux sortirent bras dessus bras dessous. L'artiste promena son amant pendant une heure sur les boulevards; les passants se retournaient pour contempler ce couple d'une beauté si charmante et si bizarre à la fois.
—Comme toutes les femmes te regardent, dit Adéonne. J'étais bien sûre que tu étais beau.
—Moi aussi, j'en étais sûr, répondit simplement Eusèbe, puisque tu m'aimais.
La chanteuse regarda son amant avec une tendresse profonde.
—Tu serais laid, que je t'aimerais de même, reprit-elle; il n'y a que toi qui sache dire de si bonnes choses.
—Qu'ai-je donc dit?
—La plus charmante flatterie du monde.
—Je ne m'en doutais pas.
—Heureusement, ce n'eût été qu'un compliment.
—Et la différence?
—La différence? Il y a là deux sortes de compliments: ceux qu'on trouve et ceux qu'on cherche; ceux qui viennent du cœur, ceux qui sortent de la bouche; les uns ne servent qu'une fois pour l'être aimé, les autres s'emploient toute la vie et pour tout le monde. C'est une monnaie courante, dont les hommes ont une provision.
—Je comprends, ce sont les pauvres qui sont les riches.
—Tiens, reprit la jeune femme en arrivant à la rue Favart, vois-tu cette petite fenêtre, la troisième au premier, au-dessus de l'entresol? C'est celle de ma loge.
—Je la connais: j'ai passé une nuit avec elle.
—Voici, mon Eusèbe, le palais de votre bien-aimée, dit Adéonne en ouvrant la porte de sa loge. Un sourire s'arrêta sur ses lèvres, son visage devint soucieux et elle ajouta: c'est ici notre laboratoire, à nous autres artistes; c'est là que nous triturons notre beauté, notre cœur, notre corps pour servir le tout au public, qui croit que nous n'avons ni cœur, ni beauté; c'est bien triste. Je m'étais promis de ne jamais te montrer toutes nos misères, mais on disait que tu n'étais pas beau. Viens, que je t'embrasse; je ne t'ai pas encore aimé ici.
Eusèbe regardait Adéonne avec surprise. Il ne comprenait ni l'incohérence de ses paroles, ni la fièvre qui paraissait l'agiter. Il lui dit:
—Il se passe en toi quelque chose d'étrange. Je ne te devine plus.
—Tiens, reprit-elle, va-t'en d'ici, j'ai eu tort de t'amener; c'est ma vanité qui m'y a poussée; je sens un malheur dans l'air; nous sommes si heureux chez nous; va-t'en, mon Eusèbe, va-t'en vite, si tu m'aimes.
—Je ferai ce que tu voudras.
—C'est cela. Je t'aime tant, si tu savais; retourne à la maison; Jenny te fera du thé; tu m'attendras en lisant; je reviendrai de bonne heure.
Une roulade effrontée se fit entendre dans le couloir au moment où Eusèbe donnait le baiser d'adieu à sa maîtresse. Adéonne retint son amant et lui dit:
—Puisque tu es là, reste, mon Eusèbe; j'ai besoin de toi: mon cœur chante faux.
L'Opéra-Comique et le Gymnase-Dramatique possèdent des foyers dont la pruderie est devenue proverbiale. Au boulevard Bonne-Nouvelle la préciosité est un honorable parti pris; au théâtre Favart elle est naturelle. La vie des chanteuses est un long travail, récompensé par d'énormes appointements. La sagesse relative des artistes lyriques peut s'expliquer facilement: peu de temps et beaucoup d'argent à dépenser. Voilà l'énigme. Ceci démontre pourquoi les cantatrices contractent plus souvent des mariages avec des gens du monde que les autres[p. 176] femmes de théâtre. Un vice de construction dans ces bâtiments des théâtres vient encore ajouter de la monotonie aux soirées de l'Opéra-Comique: le foyer des artistes est petit, triste et incommode, si bien qu'on y va fort peu; souvent les visiteurs sont forcés de causer entre eux, ce qui les ennuie toujours.
Malgré la retenue des artistes, la tristesse du lieu, le comme il faut qui y règne ou la solitude qui s'y manifeste, il est bien rare que chaque soir on ne remue pas trois mondes dans cet espace étroit,
dirait un amoureux de la couleur locale.
Dans cette atmosphère si nouvelle pour lui, Eusèbe apprit plus en un mois qu'il n'aurait pu le faire autre part en dix ans.
Les désillusions, les incertitudes, les étonnements se succédaient avec une désolante rapidité. Le premier de ses sentiments qui succomba à la dissection fut son amour pour Adéonne. A mesure que l'affection de la chanteuse s'augmentait des succès obtenus[p. 177] par son amant, beau à faire peur, jeune et naïf au point d'avoir de l'esprit, celle du jeune homme diminuait devant des réalités qu'il n'avait jamais soupçonnées.
Adéonne se peignait le visage en rouge, en blanc en bleu; jamais Eusèbe n'avait voulu comprendre que le perfide feu de la rampe rendait ce tatouage nécessaire.
Adéonne se couvrait les mains, les bras et les épaules de poudre de riz. Eusèbe se disait qu'elle trompait le public, et, lorsqu'elle mettait du carmin sur ses ongles et du vermillon sur ses lèvres, il levait les épaules.
—Je t'aime mieux sans tout ce plâtre! disait-il.
—Mais, mon cher trésor, répondait la chanteuse, moi aussi je m'aime mieux; mais il le faut...
—Je t'assure qu'autrement tu es cent fois mieux.
—Je ne dis pas non, mais cela ne se peut pas.
—Pourquoi?
—Parce que...
—Ce n'est pas là une raison. Écoute, si tu m'aimes, fais une chose pour moi: entre un soir en scène avec ta jolie figure à toi; tu verras.
—Tu ne comprends rien aux exigences des planches!
—C'est-à-dire que tu me refuses la première chose que je te demande?
—Absolument. Embrasse-moi et tais-toi.
—Merci, je ne veux pas me teindre les lèvres!
Adéonne entrait en scène le cœur serré en murmurant: l'amour s'en va.
Eusèbe remontait furieux, en se disant qu'Adéonne lui refusait un sacrifice bien mince.
Lorsque les amoureux comptent les sacrifices refusés, lorsque les amis comptent l'argent prêté, l'amour et l'amitié s'envolent vers d'autres régions où les cœurs sont plus doux.
Eusèbe se serait peut-être habitué à ce maquillage,—ainsi disent les habitués des coulisses,—parce qu'il était purement physique, mais le maquillage moral le déconcerta.
Tant qu'il avait vu Adéonne de l'orchestre, il s'était figuré qu'il ne pouvait y avoir au monde une artiste plus merveilleusement douée comme chanteuse et comme comédienne. Les applaudissements du public avaient fortifié cette opinion toute naturelle;[p. 179] sa présence aux répétitions la changea complétement. Il avait entendu quelquefois sa maîtresse dire:—J'apprends mon rôle,—j'étudie mon grand air.—Dans sa simplicité, le naïf garçon croyait que cela suffisait. La première fois qu'il la vit répéter au théâtre, il fut profondément humilié dans la personne de son adorée.
L'accompagnateur suait à son piano en serinant à Adéonne les morceaux de la pièce nouvelle. De temps à autre le musicien s'emportait, et les expressions les plus bizarres sortaient de sa bouche.
—Mais vous n'avez donc pas d'oreilles! criait-il; mais c'est à se manger les foies! mais on n'a pas idée de ça! vous avez donc acheté le fond d'un jeton?
—Monsieur, dit Eusèbe, je ne saisis pas très-bien le sens de vos paroles, mais vous me semblez un peu dur pour madame.
—Je voudrais bien vous voir à ma place, vous, routiner la même chose pendant quatre mois, et au cinquième, quand vous croiriez avoir fini, vous apercevoir que vous avez tout bonnement apprivoisé des crécelles.
—Voyons, mon petit Ruffin, dit Adéonne, ne soyons pas, méchant, nous serons bien gentil.
—Je ne suis pas méchant; mais pourquoi diable monsieur se mêle-t-il de ce qui ne le regarde pas?
—Ne fais pas attention; il n'est pas musicien, répondit majestueusement l'artiste.
Après la leçon, Adéonne prit Eusèbe à part:
—Cher petit, lui dit-elle, tu n'entends rien au théâtre; nous allons répéter à la scène, je te prie de ne plus faire d'observation, tu te rendrais ridicule et moi aussi; va dans la salle et tais-toi.
—Je me tairai, répondit Eusèbe, qui alla se blottir dans le coin le plus obscur de la salle, qui lui sembla un vaste tombeau.
—A vos places, cria le régisseur; attention, Adéonne-Pepita entre en scène; pas par là! bien, par ici; tu y es, va.
Adéonne commença.
ADÉONNE.
LE RÉGISSEUR.
Ah! mais non! ah! mais non! ce n'est pas ça, tu reviens de Pontoise.
ADÉONNE.
Mais...
LE RÉGISSEUR.
Mais, il n'y a pas de mais. Voyons, tu dis: Enfin le jour reluit; tu ne dois pas regarder la salle, tes yeux doivent se porter sur l'horizon. Tu continues: Lélio va venir; il faut que la satisfaction la plus entière brille dans ton regard.
ADÉONNE.
Elle brillera à la représentation.
LE RÉGISSEUR.
Je la connais celle-là, on dit toujours ça, et à la représentation rien ne brille.
ADÉONNE.
Est-ce un mot?
LE RÉGISSEUR.
J'en fais quelquefois. C'est comme lorsque tu dis: Rien ne saurait le retenir, il faut que tu sois bien sûre de ton fait. Tu dis après: Le ciel en ce moment commence à s'éclaircir, et tu regardes les[p. 182] lacets de tes bottines; il faut regarder le ciel, que diable!
ADÉONNE.
Avec ça que je ne le connais pas ton ciel en calicot.
LE RÉGISSEUR.
Ce n'est pas une raison, on ne peut pas le faire en palissandre. Tu poursuis: Ton cœur joyeux renaît à l'espérance.
ADÉONNE.
Mon cœur joyeux...
LE RÉGISSEUR.
Oui, ton cœur joyeux, ça ne fait rien. Mon cœur joyeux renaît à l'espérance. Tu dois avoir l'air ravi et surtout mettre la main gauche sur ton cœur, pendant que, par un geste noble, la droite exprime ta satisfaction.
ADÉONNE.
On le fera, ton geste noble.
LE RÉGISSEUR.
Je la connais celle-là. Continue.
ADÉONNE.
LE RÉGISSEUR.
A la bonne heure! c'est mieux ça.
ADÉONNE.
Ce n'est pas malheureux.
LE RÉGISSEUR.
Seulement, tu ne bannis pas assez tes alarmes.
ADÉONNE.
Bon!
LE RÉGISSEUR.
Il n'y a pas de bon. C'est comme quand tu dis: Séchons bien mes larmes, ta main droite doit se porter à tes yeux avec rapidité comme pour les essuyer.
ADÉONNE.
Je ne puis pourtant pas pleurer à toutes les répétitions. Je sécherai mes larmes à la représentation.
LE RÉGISSEUR.
Je la connais celle-là! La première arrive, on oublie, et on ne sèche rien; va toujours.
ADÉONNE.
LE RÉGISSEUR.
Ça, c'est très-bien, il n'y a rien à dire. Je ne dis rien, tu vois? Piétro entre en scène. A vous, Varenne.
VARENNE (accourant).
ADÉONNE.
ENSEMBLE.
ADÉONNE.
Eh quoi! ce doux songe
Où l'amour me plonge
N'est point un mensonge,
Et dans ce moment,
Joie enchanteresse,
Dans ma douce ivresse,
C'est toi que je presse
Sur mon cœur brûlant?
VARENNE
Non, non! ce doux songe
Où l'amour te plonge
N'est point un mensonge,
Et dans ce moment,
Joie enchanteresse,
Dans ta douce ivresse,
C'est moi qui te presse
Sur mon cœur brûlant[2]?
[2] L'auteur, qui ne veut se brouiller avec personne, a préféré passer ici pour un plagiaire que de citer le nom de l'homme célèbre auquel l'Opéra-Comique doit ces beaux vers.
(Note de l'éditeur.)
LE RÉGISSEUR.
Parfait! parfait! Seulement, mes enfants, vous[p. 186] êtes trop loin de la rampe; vous ne chantez pas pour le pompier, sapristi! Je vous ai marqué avec du blanc la place où vous devez être. Faites-y bien attention.
VARENNE.
Est-ce tout?
LE RÉGISSEUR.
Non. Vous dites, vous répétez même quatre fois: Dans ma douce ivresse, c'est toi que je presse sur mon cœur brûlant, et vous êtes à deux lieues l'un de l'autre; il faut vous presser, sac à papier! il faut vous presser.
VARENNE.
On se pressera à la représentation; dormez en paix.
LE RÉGISSEUR.
Toujours la même chanson; puis le grand jour arrive, et l'on ne presse rien du tout.
Eusèbe assistait tous les jours aux scènes de la scène. Son instinct, les vagues connaissances qu'il avait acquises, l'expérience qui lui était venue au[p. 187] frottement du monde artistique, lui permettaient de distinguer une triste vérité: Adéonne n'était pas une grande artiste; il avait fait d'elle une divinité; ce n'était qu'une femme vulgaire à laquelle il fallait marquer de blanc l'endroit où elle devait se placer.
On aime une femme pour trois choses:
Pour sa supériorité.—Amour grave, mais rare.
Pour sa beauté.—Amour vulgaire et court.
Pour son cœur.—Amour durable et monotone.
La supériorité d'Adéonne venait de tomber, sa beauté restait, mais son amant y était habitué; elle avait bien encore son cœur, mais c'était trop ou trop peu.
Une manie absurde du monde des coulisses vint porter un dernier coup à cet amour chancelant.
Eusèbe, doux et modeste, avait fini par conquérir la bienveillance générale, et, tous les gens du théâtre le saluaient chaque soir par un mot amical.
Le second régisseur ne manquait jamais de lui dire:
—Bien le bonsoir, monsieur, compliments sincères, sincères compliments; avant-hier vous avez chanté comme un ange.
Un habitué arrivait-il, sa première parole était pour Eusèbe:
—Eh bien, cher M. Martin, vous devez être content? on dit que votre rôle dans la nouvelle pièce est ravissant.
—M. Martin, un conseil d'ami: Marie Bachu vous fait le plus grand tort dans l'esprit du directeur; elle veut le rôle dans la pièce de Meyerbeer: vous savez qu'elle est capable de tout. Méfiez-vous!
Un vieux bonhomme qui chantait les Laruette était celui de tous qui portait le plus sur les nerfs de l'amoureux irrité.
—M. Eusèbe, lui disait-il chaque jour, croyez-en ma vieille expérience: sans le talent, la voix et la jeunesse ne sont rien. Ne vous endormez pas; si vous connaissiez le public comme moi, avant de rire vous y regarderiez à deux fois. Un beau jour une nouvelle arrive, le public n'a plus d'yeux que pour elle, et dame!... l'administration fait comme le public.
Le gros Fontournay qui affectait par genre de pratiquer en amour les tolérances en usage pendant[p. 190] le dernier siècle, et qui pour tout au monde n'aurait voulu avoir l'air de garder rancune à son heureux successeur, lui faisait aussi mille compliments dans le moule de celui-ci:
—Mon cher, c'est affaire à vous que les belles toilettes: on ne se met pas mieux!
—M. Martin, disait le premier régisseur, vous êtes en retard. Je me verrai forcé de vous mettre à l'amende.
Pendant la régence de sa naïveté, Eusèbe avait aspiré avec bonheur toutes ces inepties; lorsque l'acquit lui vint, il en fut singulièrement froissé.
—Pourquoi, dit-il un soir à Adéonne, en revenant du théâtre, n'êtes-vous point une femme inconnue, une médiocrité quelconque! Je serais vraiment plus heureux; votre individualité m'envahit et, bien que je n'aie pas de vanité, je suis profondément humilié.
—Je ne comprends rien à ce que tu me dis là; explique-toi mieux.
—Je dis, continua Eusèbe, que ma nullité m'étouffe: près de vous, j'ai l'air du mari d'une reine régnante. On ne m'adresse la parole, que pour me[p. 191] parler de vous; ce soir encore, ce gros homme que vous nommez Fontournay, m'a dit que j'avais de jolies toilettes; un étranger demande-t-il qui je suis; on ne lui répond pas: c'est Martin; on lui dit: c'est l'amant de l'Adéonne.
—Ça te déplaît?
—Ça ne me déplaît pas; ça m'attriste.
—Que tu es enfant! réfléchis un peu, de quoi veux-tu qu'on te parle? on croit que tu m'aimes, on te parle de moi; quoi de plus naturel? Quant à ce phoque de Fontournay, je te défends de lui adresser la parole.
—Mais ce n'est pas lui seul qui me tient un pareil langage; c'est tout le monde, depuis le régisseur jusqu'au machiniste. Si bien, que si je veux garder l'emploi, il faudra que je mette un vieux cachemire, un chapeau de crêpe jaune, et que je passe mère d'actrice, comme Mme Baudry; je deviendrai Mme Adéonne la mère.
Adéonne se tut, ne comprenant pas la susceptibilité du jeune homme; elle ne pouvait la discuter; elle prit le parti adopté par toutes les femmes embarrassées; elle devint triste, et un instant après elle[p. 192] reprit la conversation, comme si elle eût été distraite par une pensée douloureuse.
—Un châle et un chapeau jaune ne suffisent pas, dit-elle avec amertume; rien ne peut remplacer une mère.
Eusèbe, en entendant ce cri de l'âme, se repentit de sa dureté; à peine entré dans l'appartement d'Adéonne, il se jeta à ses genoux.
—Pardonne-moi, mon ange; j'ai eu tort et j'ai manqué de cœur, puisque j'ai réveillé en toi un triste souvenir.
—Mon Dieu non, dit Adéonne en dénouant les brides de son chapeau; j'ai dit cela comme j'aurais dit autre chose: ma mère ne pouvait pas me sentir.
Le lendemain, pendant le déjeuner, elle regarda Eusèbe: il était pâle et sombre.
—Cher trésor, lui dit-elle, on se lasse de tout, même du bonheur; je crois qu'il est temps de te distraire.
—J'y songeais, répondit Eusèbe; ce soir j'irai dîner avec Clamens.
Daniel Clamens était un juif entaché de littérature. Garçon intelligent, il savait régler ses affaires avec une habileté telle que bien qu'il ne possédât ni fortune, ni talent, il avait toujours amplement de quoi subsister jusqu'à la saison nouvelle.
Clamens avait trois frères, l'un compositeur, l'autre sculpteur, l'autre peintre; lui était auteur dramatique. Des quatre Clamens, Daniel était le moins fort. Jamais il n'avait obtenu de succès sérieux.[p. 194] Cependant il était fort connu; la réputation de ses frères avait convergé sur lui.
Eusèbe l'avait connu au théâtre, et s'était lié à lui. Désireux de faire accepter par Adéonne un rôle dans une de ses pièces, Clamens avait été d'une aménité charmante avec le provincial qu'il avait invité à dîner cent fois, sans que celui-ci acceptât jamais. Lorsqu'il le vit arriver, il poussa des cris de joie.
—Enfin, vous voilà, lui dit-il, je vous tiens; ce n'est pas malheureux! Vous ne pouvez savoir combien je vous en voulais de ne pas me venir voir! Je ne ferai la paix avec vous que lorsque vous m'aurez promis de revenir.
—Je vous le promets, répondit Eusèbe; je viendrai souvent, j'ai besoin de me distraire.
—Vous dites cela, mais vous n'en ferez rien; du reste je comprends que vous restiez au nid: vous devez y être si heureux!
—Je l'étais.
—Ah bah! cela vous a passé?
—Pas tout à fait.
—Y aurait-il de la brouille? demanda Daniel avec inquiétude.
—Oh! du tout! au contraire, répondit Eusèbe; mais il paraît qu'on se lasse du bonheur comme de toutes choses, et que j'ai besoin de me distraire.
—A la bonne heure! reprit Clamens, vous m'avez effrayé et étonné en même temps; Adéonne est si ravissante!
—Bien ravissante en effet, si ravissante, que pour elle j'ai négligé de suivre les conseils de mon père, oublié le but de ma vie.
—Vous êtes jeune heureusement. A quelle carrière vous destinez-vous?
—Je ne sais. Je voulais étudier la vie avant de choisir, mais voici deux ans que je suis à Paris, et je ne suis pas plus avancé que lorsque j'ai quitté ma province. Mon ignorance et ma nullité m'humilient, j'ai honte de ne rien être, parce que je sens que je ne puis être rien.
—La vie, mon cher, n'est pas chose difficile à connaître. La grande malice est de savoir ses secrets. Quand on les a pénétrés, savant ou ignorant, stupide ou spirituel, creux ou profond, on arrive à tout.
—Hélas! continua Eusèbe, si je n'ai pas été assez habile pour connaître la vie, comment pourrais-je en percer les secrets?
—Avec la vrille de l'amitié.
—Un peintre, nommé Paul Buck, que je connaissais autrefois, m'a dit que l'amitié n'existait pas.
—Mon frère le peintre est aussi de cet avis, reprit Clamens; j'ai toujours pensé que le scepticisme est une maladie qui se gagne en triturant les couleurs. Méfiez-vous, cher ami, des gens qui nient les sentiments. Ces gens-là sont mauvais et regardent le monde à travers leur âme.
—Vous n'aimez donc pas votre frère? demanda Eusèbe.
—Moi! mais je l'adore, répondit le librettiste; seulement je ne partage pas ses principes. Pour vous prouver que l'amitié existe, je vous offre la mienne. Vous voulez connaître le monde, étudier la vie? venez, je vous en montrerai les trucs et les ficelles; je serai votre guide, votre conseil: à nous deux nous allons faire de l'anatomie sociale; nous[p. 197] disséquerons l'humanité, et je vous montrerai la manière de tenir le scalpel.
—Marchons, dit Eusèbe.
—Un instant, reprit son ami. Avant de partir il faut que je vous donne un avis: si vous voulez tout voir, tout entendre, tout étudier, il faut, avant de partir, matelasser vos coudes, capitonner votre langue, et vous mettre du coton dans l'oreille gauche, afin que ce qui entrera par la droite ne puisse pas ressortir. Et maintenant, continua Clamens en faisant un geste formidable, «Suivez-moi,» comme il est dit dans Guillaume Tell.
—Où allons-nous? demanda Eusèbe.
—Mon cher, répondit, le cicérone, la meilleure manière d'arriver quelque part est de ne pas savoir où l'on va.
—Tenez, dit Clamens, voyez-vous ce ruban d'asphalte, qui s'étend de l'endroit où nous sommes jusqu'à la Chaussée-d'Antin?
—Oui, répondit Eusèbe; c'est le boulevard des Italiens.
—Vous l'avez dit. Eh bien! l'humanité entière grouille sur cette surface de terrain grande à peine comme le jardin de votre père. Asseyons-nous, et dans une heure, vous connaîtrez Paris comme si vous l'aviez fait; et Paris c'est l'univers. Les autres villes du monde, Bordeaux, Lyon, Londres, Berlin,[p. 199] Rome, Pétersbourg, sont des rivières ou des fleuves; Paris, c'est la mer. Tous les échantillons physiques et moraux de l'espèce humaine viennent s'y rouler et se tordre comme des vagues furieuses, dans cette immense et sublime tempête qu'on nomme la vie. Vous voulez décomposer cette eau houleuse? Tant pis pour vous; vous n'y trouverez que de l'écume, ou vous vous noierez, faute de cette ceinture de sauvetage qui s'appelle l'expérience.
—Mieux vaut se noyer tout de suite que de mourir de fatigue sur un rocher d'où l'on n'aperçoit que le vide, reprit Eusèbe; mais, en vérité, il me semble que nous employons de bien grands mots pour de bien petites choses.
—Et d'abord, répondit Daniel Clamens, il n'est rien de petit au monde. Une goutte d'eau peut sauver un homme, trois peuvent le tuer, cent forment une rigole, mille un ruisseau. Multipliez dix fois ces nombres par eux-mêmes, et vous arriverez à former un torrent qui, en huit jours, engloutirait la France. Eh bien! les hommes sont comme ces gouttelettes; en les voyant séparément, ils n'ont rien de terrible; mais le jour où, par une franc-maçonnerie mystique,[p. 200] ils se trouvent rassemblés et classés selon leurs vices, leurs qualités, leurs passions ou leurs ardeurs, ils s'enlacent et forment un tout redoutable qui ébranle les sociétés jusque dans leurs racines les plus profondes.
—Que faire, au milieu de tout cela? demanda Eusèbe.
—Rire, répondit le poëte; rire pour ne pas pleurer; exploiter les vices des uns, les vertus des autres, et fermer les yeux pour ne pas voir le lendemain.
—En admettant cette théorie, reprit Eusèbe, il me semble fort difficile de connaître assez les autres pour pouvoir profiter de leurs défauts ou de leurs qualités.
—Allons donc! on connaît tout le monde excepté soi. Voyez-vous ce gentleman qui marche devant nous? il est mis comme un prince, il dîne dans les bons endroits et ne se refuse rien. Il est arrivé à Paris en sabots, il y a quatre ans; aujourd'hui il doit ses bottes, voilà tout le mystère.
Ce gaillard-là refuserait le traitement d'un conseiller d'État; il gagne plus à emprunter.
—Très-bien, répondit le jeune homme, pour celui-là, je comprends, il a un vice déterminé. Vous le connaissez et ne lui prêtez rien; c'est fort bien cela; mais quel parti pouvez-vous tirer de lui et de ses défauts?
—Je lui emprunte de l'argent.
Le jeune Martin fut sur le point de penser que son ami le faisait poser, comme jadis Paul Buck avait fait poser Bonnaud sur le chemin de fer; mais Clamens ne lui donna pas le temps d'entrer en pourparlers avec cette idée.
—Je lui emprunte de l'argent, reprit-il, et il m'en prête parce que, mieux que personne, il connaît la nécessité. Adroit chasseur de pièces de vingt francs, il croit voir en moi un élève qui fera son chemin. Puis l'argent qu'il me prête est l'excuse de sa conscience: lorsqu'il dépouille les autres, il pense que je l'ai dépouillé, et il finit par croire qu'au lieu de pratiquer l'escroquerie il applique la loi du talion. Seul, cet homme n'est point dangereux; mais il a dix mille confrères, qui exploitent quarante mille sots et en vivent, au détriment de cent mille pauvres diables qui crèvent de faim ou vont mourir aux galères.
—Je suis sûr, continua Daniel Clamens, que le mot usurier représente à votre esprit un vieillard sordide, en redingote marron et en bonnet de soie noire.
—Il est dans ma commune un vieil homme nommé Gardet, qui passe pour pressurer les pauvres gens qui lui empruntent de l'argent. Il est vrai que ce vieux drôle est vêtu à peu près comme vous le dites, à cette différence près que son bonnet n'est point en soie. Dans beaucoup de livres que je lis depuis deux ans, j'ai vu les usuriers dépeints de la même façon.
—C'est un tort. Aujourd'hui, tout ce qui fait le mal est jeune; c'est là un des signes les plus caractéristiques de notre époque. Ce sont les jeunes qui jouent à la Bourse, pendant que les vieux font du commerce; ce sont les jeunes qui entretiennent les filles, et les vieux qui se cachent dans les armoires: c'est triste à dire, mais cela est ainsi. Revenons à nos moutons. Ces deux jeunes dandys qui, devant nous, balancent si agréablement leurs sticks, ont à peine cinquante ans à eux deux, et ce sont les juifs les mieux réussis de Paris.
—Mais, interrompit Eusèbe, je croyais que vous étiez Juif?
—Permettez, reprit vivement Daniel, je suis Israélite, ce qui n'est pas du tout la même chose. Tels que vous les voyez, ce fashionable et son brillant ami ont ruiné bien des gens. En ce moment, ils ne se promènent pas, comme vous pourriez le supposer: ils cherchent pratique. Avez-vous besoin d'argent?
—Cher ami, répondit Eusèbe, vous savez que je suis tout à fait sauvage et que j'ignore la plupart des choses de la vie; faites-moi donc la grâce, si cela ne vous ennuie pas trop, de vouloir bien m'instruire jusqu'au bout, en me définissant d'une façon exacte la profession de ces deux hommes.
—C'est facile. Ces deux diables ont compris que le besoin était la lèpre de presque toutes les existences, et ils ont fondé contre la gêne une compagnie d'assurances, qui serait une chose toute philanthropique, si la prime n'était de cent pour cent. Exemple: ils prêtent sur garantie cinq cents francs pour six mois; au bout de ce temps, on leur en rend mille.
—Pourquoi mille?
—Pour l'intérêt de l'argent avancé pendant six mois.
—Mais à tant faire, reprit Eusèbe, ils devraient prêter pour un an; ils n'auraient besoin de rien donner du tout.
—C'est une idée cela. Il faudra que je la leur communique.
—Vous connaissez donc de telles gens?
—Ce sont mes amis.
—Vous m'étonnez fort!
—Raisonnons. Je ne suis pas procureur impérial, moi, que diable! Peu m'importe leur conduite? Qu'ils dupent les sots, c'est une affaire entre leur conscience et la bêtise humaine: qu'ils s'arrangent! Pour moi, je les ai toujours trouvés charmants; ils m'ont rendu service en me prêtant souvent.
—A cent pour cent?
—A rien pour cent.
—Alors, ils ne sont pas aussi juifs que vous le voulez bien dire?
—Ils le sont plus que je ne saurais le dire; mais[p. 205] pas avec moi, et voici pourquoi. Le jour de la fortune faite s'avance pour eux. Ce jour arrivé ils laisseront les affaires, auront des voitures, des maîtresses, ils épouseront deux héritières, feront figure dans le monde. Mais il est une chose qu'ils ne pourront acheter, c'est la considération, et ils comptent sur moi pour leur servir de témoin à décharge devant le tribunal de l'opinion publique.
—Triste, triste! murmura Eusèbe.
—Que voulez-vous, le monde est ainsi fait, dit Daniel.
—Eh bien! décidément, reprit le provincial, j'aime mieux ne pas faire sa connaissance.
—Vous avez tort; vous auriez appris des choses curieuses qu'il importe de connaître; puis, voyez-vous, la première chose à faire est d'apprendre les vices du temps afin de pouvoir les éviter.
—J'aime mieux les appréhender que de les voir de trop près, répondit le jeune Martin; merci mille fois, mon cher Clamens, d'avoir bien voulu être mon guide. Je sens que je suis trop faible pour arriver à un but à travers des chemins si dangereux. Continuez à aller droit devant vous dans cette[p. 206] voie; vous connaissez la boue de toutes les ornières, les ronces de tous les buissons; vous arriverez j'en suis certain. Mais, en vérité, je vous le demande; qu'irai-je faire, moi, simple et naïf à travers tant de périlleux chemins? Suivons chacun notre voie: allez confiant vers l'avenir, moi je retourne au bonheur.
—Qu'appelez-vous le bonheur?
—La femme aimée et mes poëtes dont je vous parlais hier soir.
—Hélas! cher ami, répondit Daniel Clamens, ce bonheur-là ne dure guère. La femme est un grelot qui ne sonne pas toujours. Quant à vos poëtes, ils dureront encore moins que votre maîtresse, puisqu'ils ne sont que trois. La tristesse la plus amère est le fond de ces trois grands génies. Le premier est mort découragé: il vous découragera. Le second vit dans l'exil, où les sérénités sont mornes. Le troisième enfin, frappé par l'ingratitude de ses contemporains, a imposé silence à l'orchestre harmonieux qu'il avait dans l'âme pour s'asseoir désolé sur la pierre du chemin et jouer de la clarinette.
Les deux amis se promenèrent longtemps silencieux. Clamens assez désappointé de ne plus avoir à professer, se disait: Eusèbe est un sot. De son côté, Eusèbe se disait: Daniel est un sage. Et comme ils étaient tous deux dans une erreur profonde, ils demeuraient convaincus qu'ils étaient dans le vrai.
Au moment de se séparer, Daniel dit à son élève réfractaire:
—Donc à revoir, cher ami; je ne vous en veux pas le moins du monde de ne m'avoir point écouté;[p. 208] plus tard vous le regretterez. N'oubliez pas que je serai toujours prêt à recommencer mon cours.
—Merci, répondit Eusèbe, votre bonté me touche, et... Le reste de sa phrase resta cloué sur ses lèvres.
Lâchant la main de son ami, Martin s'avança rapidement près d'un groupe de jeunes gens assis devant la porte du café Tortoni.
—Qu'avez-vous? demanda Daniel qui le suivit.
—N'entendez-vous pas? murmura Eusèbe.
—Oui, disait l'un des jeunes gens, Adéonne est une ravissante créature; depuis huit jours que je suis avec elle, je comprends l'amour insensé qu'elle avait inspiré à ce vieux drôle de Fontournay.
—Vous venez de dire, monsieur, que vous vivez depuis huit jours avec Adéonne? dit Eusèbe en s'avançant pâle et troublé.
—J'ai dit ce qui m'a plu, répondit le jeune homme avec hauteur. Je n'ai pas, je pense, de comptes à vous rendre?
—Je ne vous demande rien, reprit Eusèbe; je voulais vous faire répéter afin de vous dire que vous[p. 209] mentiez; vous ne voulez pas, peu m'importe. Je vous dirai que vous avez menti.
Et prenant Clamens par le bras il continua sa promenade.
—Voici une mauvaise affaire, dit le vaudevilliste.
—Pourquoi? demanda Martin.
—Vous allez voir.
A cet instant, un jeune homme d'une tenue irréprochable, s'approchait de l'amant d'Adéonne.
—Monsieur, dit-il à Eusèbe en le saluant avec une exquise politesse; mon ami, M. le comte de la Saulaye, m'envoie près de vous pour vous faire remarquer que vous lui avez donné un démenti public et que vous avez omis de lui laisser votre carte?
Eusèbe allait répondre; Daniel le devança.
—Monsieur, dit-il à l'envoyé, veuillez faire mes excuses, je vous prie, à M. de la Saulaye. Mon ami, M. Eusèbe Martin de la Capelette, poussé par une colère que votre âge vous fera excuser, a omis de vous laisser son adresse; voici la mienne; demain jusqu'à midi, nous serons à votre disposition.
—Je vous remercie, dit le jeune homme en échangeant sa carte avec le vaudevilliste. Puis il salua et alla rejoindre ses amis.
—Çà, demanda Eusèbe, pouvez-vous me dire mon bon Clamens ce que signifie cet échange de morceaux de carton?
—Hélas! cela veut dire que vous vous battrez demain avec M. de la Saulaye.
—Je me battrai moi, et comment cela?
—A l'épée, au sabre ou au pistolet, comme il le désirera; il a le choix des armes, puisque vous l'avez insulté.
—Pour Dieu, mon ami, s'écria Eusèbe, ne vous moquez pas de moi.
—Rien n'est plus sérieux, malheureusement je ne plaisante pas, reprit Clamens avec tristesse. J'ai vu tout d'abord que vous accomplissiez une action dont vous ne connaissiez pas les conséquences. Maintenant, le mal est fait, il n'y a plus à y revenir; il faut vous battre, bon gré mal gré; les lois de l'honneur ou plutôt les lois de la société vous y obligent.
—Quoi! reprit Eusèbe avec véhémence, je rencontre[p. 211] sur ma route un misérable qui calomnie de la plus odieuse façon une femme que j'aime, que je ne quitte pas une minute! Je pourrais broyer cet homme sous mes poings, je ne le fais pas, tant son action honteuse m'inspire de mépris; je me contente de lui dire qu'il ment, et je serais forcé de me battre avec cet imposteur infâme, que j'ai ménagé, et s'il faut en croire vos assertions, c'est moi qui serais à sa disposition, et devrais accepter l'arme qui lui est familière, et dont je ne me suis jamais servi! En vérité cela ne se peut pas; ce serait odieux.
—Cependant, il en est ainsi, mon pauvre enfant. Je vous le répète, les lois de l'honneur sont inflexibles.
—Les lois de l'honneur, quel honneur! où prenez-vous l'honneur, je vous prie, dites-moi?... Ce n'est point moi qui ai forfait à ces lois si elles existent; c'est cet homme.
—Écoutez-moi, Eusèbe, reprit Clamens avec gravité; vous avez défendu la réputation d'Adéonne, vous avez bien fait, d'abord parce que c'est votre maîtresse, et aussi parce que c'est une brave et vaillante créature qui vous aime de tout son cœur; oui,[p. 212] je le répète, vous avez bien fait. Je suis convaincu comme vous que La Saulaye a menti comme un manant; mais, en le lui disant vous lui faisiez une injure, dont il a le droit de vous demander rétractation par les armes. Si vous refusiez, vous passeriez pour un lâche, et le monde croirait que la vérité et le bon droit sont de son côté. Je me suis fait de mon plein gré votre second dans cette affaire. Je ne regrette pas mon initiative; si vous refusez de vous battre, je prendrai votre place.
—Comment cela?
—Les lois de l'honneur m'y forcent.
—Je me battrai, répondit Eusèbe, mais je veux que le diable m'emporte, si je comprends quelque chose à ce que vous nommez les lois de l'honneur!
Après une longue discussion, dans laquelle Clamens avait beaucoup parlé et Eusèbe peu compris, le besoin d'un second, pour assister le jeune homme, s'étant fait sentir, Eusèbe se souvint de son vieil ami Paul Buck et se dirigea vers sa demeure.
Le peintre avait déménagé depuis longtemps et ce ne fut qu'après bien des courses que le provincial parvint à le dénicher, dans une affreuse mansarde de la rue Neuve Coquenard.
Hélas, que Paul Buck était changé! ce n'était[p. 214] plus le joyeux artiste à la figure réjouie, au cœur content. La paresse avait passé sur sa tête, avait rendu ses cheveux incultes, déchiré ses vêtements et troué ses bottes.
—Tiens! dit-il, en voyant Eusèbe, je pensais à toi ce matin, je me disais: Si je savais l'adresse de mon petit sauvage, j'irais lui emprunter dix francs.
—En voilà vingt, dit Eusèbe; es-tu malade?
—Moi, du tout. Tu me trouves changé, n'est-ce pas?
—Oui.
—Que veux-tu, c'est le chagrin.
—Tu es malheureux?
—Trois fois les pierres!
—Comment cela se fait-il? tu as du talent, tu aimes l'art et tu es fort.
—Du talent, je n'en ai plus; l'art je le méprise depuis que je vois la réputation vivre en concubinage avec un tas de polissons sans mérite; quant à ma force, elle a disparu avec Gredinette, une drôlesse qui m'a quitté pour suivre un garçon de café.
—Tu aimais cette femme? demanda Eusèbe avec étonnement.
—C'était la seule chose qui me restât, répondit douloureusement le peintre. Dame! j'y tenais! Et toi, mon bon vieux, que deviens-tu?
—Je me bats demain.
—Ah!
—Oui.
Et Eusèbe raconta de point en point à Paul toute sa vie depuis qu'ils étaient séparés.
—Eh bien! dit-il en terminant son récit, que penses-tu de cela?
—Mais, répondit Paul, je pense que tu as bien fait de venir me chercher, que tu as agi en brave garçon en donnant un démenti à ce gentilhomme de carton; mais je pense aussi qu'il pourrait bien se faire qu'il ait dit la vérité.
Eusèbe pâlit. Paul continua:
—C'est que, vois-tu, les femmes sont bien étranges! Pourquoi ton Adéonne ne te tromperait-elle pas avec un comte, puisque Gredinette m'a trompé avec un homme à tablier blanc?
—Adéonne a trop de cœur.
—Mon Dieu! ce sont toujours les femmes qui ont trop de cœur qui éprouvent le besoin de le partager. Sais-tu tirer?
—Pas le moins du monde.
—Tu n'as pas peur, j'espère?
—Si, répondit Eusèbe, j'ai peur, j'ai bien peur.
—Pas possible! s'écria Paul en lâchant sa pipe; tu dois te tromper.
—Non. Je sais ce que je dis. Je n'ai pas peur d'avoir la peau trouée, je ne crains pas qu'on me fasse du mal, je n'ai pas cette crainte ignoble qui fait frissonner et vous donne froid. J'ai peur de mourir, j'ai vingt-quatre ans; j'ai peur de mourir et de quitter Adéonne que j'aime; j'ai peur de mourir sans avoir revu mon père et mes grands arbres de la Capelette. Depuis deux heures, l'idée que je pourrais mourir demain m'a donné le mal du pays; je ne cherche plus à lire dans l'avenir; je regarde dans le passé, il me semble qu'il n'y a eu que du bonheur. Les êtres les plus humbles pour lesquels j'ai eu de l'amitié prennent dans mon cœur des proportions immenses. Il ne me reste peut-être plus que quinze heures à vivre. Eh bien! j'en donnerais[p. 217] sept pour revoir la grande Caty, une pauvre paysanne qui a eu soin de mon enfance, et embrasser mon pauvre chien Médor, qui est aveugle.
—Bah! tout ira bien, dit Paul, rassure-toi; tu peux compter sur moi; demain je serai chez ton ami à l'heure indiquée.
Eusèbe lui serra la main et partit.
Quand il fut seul, le peintre se dit:
—Pauvre garçon! Il a raison, c'est dur de mourir à son âge, quand on a tant de raisons de regretter la vie. Mais qui dit qu'il mourra? ce n'est guère probable; s'il n'est que blessé, il pourra revoir son père, ses grands arbres et aimer sa maîtresse. Mon père, à moi, est mort; quand il vivait nous n'avons jamais eu d'autres arbres que ceux des routes; ma maîtresse est partie; je ne possède pas même un chien aveugle, et je viens de casser ma pipe.
Et comme ses yeux se portaient sur la pièce d'or laissée par Eusèbe, il ajouta: Pourtant il ne faut pas trop se plaindre, puisque je possède vingt francs: le droit de vivre un jour ou de ne pas mourir pendant quinze.
Le hasard, qui est l'amant de cœur de la destinée et qui exerce sur elle une influence désastreuse, se plut à rassembler dans l'appartement de Clamens quatre hommes ayant chacun une opinion différente sur le duel.
Paul Buck prétendait tout simplement que le duel était une bêtise.
Daniel Clamens avançait que c'était un mal nécessaire.
Le commandant de Vic, premier témoin de M. de[p. 219] la Saulaye, affirmait que c'était le jugement de Dieu.
Pour M. de Buffières, le jeune lion qui avait échangé sa carte avec le vaudevilliste, il avouait n'avoir aucune opinion à délayer sur ce crime, que la loi,—par respect pour elle-même, sans doute,—n'a pas osé prévoir.
Malgré tant de disparité dans leurs idées, les témoins s'entendirent presque tout de suite. Un seul tâcha de secouer l'olivier de paix: ce fut Paul Buck.
—Messieurs, dit-il, je crois que notre devoir est, l'honneur de nos commettants n'étant pas en péril, d'arranger cette sotte affaire.
—Monsieur, répondit M. de Buffières, nous avons la prétention de croire, monsieur le commandant de Vic et moi, que nous n'avons de conseil à recevoir de personne dans un cas comme celui qui nous rassemble.
—Libre à vous, messieurs, de ne pas écouter un bon avis, mais libre à moi, je pense, de dire ici mes impressions. Si je parle, croyez bien que ce n'est point pour professer, mais, devant ma conscience, je suis responsable de la vie de deux hommes, dont[p. 220] l'un est mon ami; si un malheur venait à arriver, je veux pouvoir dormir tranquille.
—Si c'est pour assurer votre sommeil, continuez.
—Si je tiens à garantir mes nuits, continua l'artiste, c'est que, jusqu'à présent, les jours ne m'ont guère réussi. Voyons, messieurs, parlons peu et parlons bien; nous sommes des hommes, pourquoi ne nous entendrions-nous pas? Je suis sûr que, dans le fond du cœur, chacun de nous regrette ce qui arrive.
—Certainement, certainement, répondit le commandant de Vic; moi, qui vous parle, j'ai eu dix affaires, je n'en suis pas mort, c'est vrai, cependant; je ne vois jamais avec plaisir deux hommes se couper la gorge; je dirai même mieux,—vous me croirez si vous voulez,—ça m'est évidemment désagréable; néanmoins il est des circonstances... vous me comprenez bien?
—Il faut que jeunesse se casse, dit Clamens; ce mauvais jeu de mots fit sourire M. de Buffières qui adorait les à peu près.
Paul Buck crut le moment bien choisi pour renouveler sa tentative de réconciliation.
—Au fond de tout cela qu'y a-t-il? Rien. Un jeune homme plaisante avec des amis, il se vante de posséder une femme à laquelle il n'a jamais parlé,—nous nous en sommes assurés;—le propriétaire de la dame entend ce propos et dit au jeune bavard qu'il en a menti; c'est dur, mais entre nous que vouliez-vous qu'il fît? il ne pouvait pas décemment l'inviter à dîner. Eh bien! que M. de la Saulaye, qui est un galant homme, j'en suis certain, reconnaisse qu'il a eu tort et nous en resterons là. Parbleu! nous ne demandons pas la mort du pécheur.
—Vous oubliez, dit M. de Buffières, que c'est l'insulteur et non l'insulté, qui doit faire les excuses.
—Il y a, reprit le peintre, une autre façon de terminer cette absurde affaire: que M. de la Saulaye prouve qu'il a dit la vérité; nous, nous empêcherons notre ami de se battre pour une femme qui n'en vaut pas la peine.
—Monsieur de la Saulaye, reprit le commandant, prouvera tout ce qu'on voudra, mais seulement quand il aura obtenu réparation de l'outrage qui lui a été fait.
—C'est ça même, dit M. de Buffières.
—Si, continua Paul, par un hasard malheureux, M. de la Saulaye tuait M. Martin ou que M. Martin tuât M. de la Saulaye, cela prouverait-il que l'un avait tort et que l'autre avait menti? et la réputation d'Adéonne en serait-elle moins avancée?
—Adéonne! s'écria le commandant de Vic, s'agirait-il de la chanteuse?
—Oui, répondit monsieur de Buffières; la connaissez-vous?
—Elle, non, je ne la connais que de vue; mais j'ai beaucoup connu sa mère, une jolie brune qui avait des yeux noirs comme la peau d'une taupe, elle jouait la comédie à Saumur, et, ce qu'il y a de singulier, c'est que la naissance de cette Adéonne, fut la cause d'une rencontre entre un excellent officier, M. de Baudibard de Saint-Fayol, qui est maintenant colonel du 9e lanciers, et moi.
—Allons donc!
—C'est comme je vous le dis. De Baudibard de Saint-Fayol prétendait que la petite était sa fille et moi je prétendais absolument la même chose. Je reçus dans le bras un coup de fleuret qui me retint[p. 223] quinze jours dans ma chambre, ce qui, avec un mois d'arrêts forcés, me calma beaucoup. Aujourd'hui je me battrais pour prouver le contraire de ce que j'avançais alors. Dernièrement nous fûmes exprès à l'opéra-comique, Saint-Fayol et moi, pour voir la petite. Saint-Fayol, qui est aussi brun que moi, n'en revenait pas de lui voir des cheveux blonds. Alors je me rappelai que j'avais eu pour fourrier pendant ma liaison avec la mère, un alsacien blond comme de la filasse. Je fis part de ce souvenir à de Baudibard de Saint-Fayol. Nous n'avons jamais tant ri.
—De quoi? demanda Paul Buck.
—Mais parbleu! de cette aventure, donc! répondit le commandant.
Clamens et M. de Buffières riaient. Paul comprit que tout nouvel effort serait inutile; il se retira dans un coin et se contenta d'incliner la tête, lorsque M. de Vic, lui dit:—Eh bien, c'est entendu, demain, sept heures, au Pecq, avenue de la Grotte; nous porterons chacun nos épées.
Paul et Clamens conduisirent Eusèbe chez un maître d'armes renommé, Grisier ou Gatechair.
—Cher professeur, dit Clamens, je vous présente un de mes meilleurs amis, M. Eusèbe Martin, qui se bat demain et ne sait pas tenir une épée; je lui ai fait espérer que vous voudriez bien lui donner quelques conseils.
—Je ne puis lui en donner qu'un, dit le maître, c'est de ne pas se faire tuer. Je le lui donne de grand cœur; c'est tout ce que je puis faire.
—Comment, cher maître, vous pensez que vous ne pourriez pas lui démontrer quelques coups?
—L'escrime ne s'apprend pas en une heure.
—Sans doute, mais n'est-il point quelques bottes secrètes?...
—Toutes les bottes sont secrètes pour qui ne sait pas les parer.
—Ne pourriez-vous au moins montrer à mon ami la manière de se mettre en garde? Il se bat avec un homme du monde et il serait bon qu'il sache se faire tuer comme un garçon qui sait vivre.
—Pour ça, dit le maître, c'est facile; je suis à votre disposition.
Le professeur plaça Eusèbe, lui expliqua comment il devait tenir son arme, marcher à l'épée ou rompre; il lui fit comprendre que la raideur n'est point la force et bien d'autres choses encore. La facilité d'Eusèbe à saisir les démonstrations, son attitude et sa vigueur inspirèrent au maître beaucoup d'intérêt. Le savant praticien regardait partir le jeune homme avec tristesse; au moment où celui-ci après l'avoir remercié, allait se retirer, il le rappella.
—Remettez-vous en garde, dit-il, et écoutez-moi[p. 226] bien. Afin de vous donner une juste idée du duel, je vais vous charger avec cette épée qui est démouchetée, et comme vous voyez, très-acérée; suivez bien mes mouvements et tâchez de parer, car bien que je sois sûr de ne point vous porter de coups dangereux, il pourrait arriver que, dans la vivacité de l'attaque ou par votre maladresse, mon fer vous fasse des raflures ou des piqûres douloureuses. Et maintenant, prenez garde à vous.
Alors le maître se précipita sur Martin avec une violence extrême. Son épée toujours menaçante frôlait la poitrine du jeune homme qui rompait pour ne pas être atteint. Le maître s'arrêta; le jeune homme était arrivé contre le mur. Aucun trouble ne se manifestait en lui. Le professeur l'examina attentivement, et voyant son calme, il lui dit:
—Allez, monsieur, vous reviendrez, c'est, moi qui vous le promets.
—Dieu vous entende, répondit Eusèbe.
Le lendemain les trois amis arrivaient les premiers au rendez-vous. Un endroit convenable fut choisi, les épées mesurées, et le commandant de Vic prononça le mot sacramentel: Allez.
Eusèbe attaqua avec fureur son adversaire. Surpris par une vigueur à laquelle il était loin de s'attendre, et ne reconnaissant d'ailleurs dans les coups que le jeune homme cherchait à lui porter, aucun des coups écrits, enseignés dans les salles; celui-ci manifesta un embarras qui augmenta le courage de Martin, et lui fit précipiter ses attaques; M. de la Saulaye fut atteint au poignet; les témoins s'interposèrent, et Clamens enchanté s'écria:
—Messieurs, le combat est terminé.
—Pourquoi? demanda Eusèbe.
—L'honneur est satisfait, répondit M. de Vic.
Le jeune homme pensa que l'honneur n'était pas difficile, et il reprit avec ses deux témoins la route de Paris.
Eusèbe jugea à propos de ne pas dire un mot de toute cette affaire à celle qui en était la cause involontaire; sa délicatesse le servit admirablement en cette circonstance. Adéonne se serait traînée à ses genoux pour l'empêcher de se battre, et l'aurait mis à la porte s'il ne s'était pas battu.
Il y avait environ trois quarts d'heure que les combattants avaient quitté le bois du Vésinet.
Deux gendarmes arrivèrent à franc étrier à l'avenue de la Grotte. Ils embrassèrent l'espace; un mouvement de dépit se manifesta dans leur attitude.
—Nous arrivons trop tard, dit l'un d'eux.
—Je m'en doutais, répondit l'autre.
—Mes bons messieurs, la charité, s'il vous plaît, pour l'amour de Dieu et de la bonne sainte Vierge,[p. 229] mes bons messieurs, la charité, s'il vous plaît, disait une voix dolente.
—Brigadier, si nous demandions à cette mendiante quelques renseignements?
—Notre devoir est naturellement de pousser nos investigations jusque dans leur dernière limite.
—C'est aussi ma manière d'envisager, soit dit sans vous offenser.
—Oh hé! la femme, là-bas! cria le brigadier en s'adressant à une pauvre vieille ridée comme une poire sèche, vous n'avez pas vu passer des messieurs en cet endroit?
—Pour ce qui est de les avoir vus, répondit la pauvresse, je ne les ai point vus, bonnes gens, bien sûr, v'là tantôt vingt ans que je suis aveugle, privée de la lumière du bon Dieu.
—Le cas est différent, et l'on ne peut vous accuser de mauvaise volonté.
—Naturellement, répondit le simple gendarme.
—Non, pour ce qui est de les avoir vus, reprit la vieille, toujours avec la même voix dolente, je ne les ai point vus; mais sauf votre respect, je n'ai pas été sans les entendre.
—Ah, ah, ils ont donc passé par là?
—Passé et repassé, mon bon monsieur; à cette heure, ils doivent être à Paris, car ils seront arrivés à temps pour le train.
Le gendarme poussa un grognement; le brigadier désappointé grogna deux fois.
—Pas moyen de verbaliser, dit-il.
—Tout de même, reprit la vieille, vous êtes la gendarmerie?
—Oui, brave femme; pourriez-vous par hasard nous renseigner; avez-vous su ou vu quelque chose?
—Je n'ai rien su ni rien vu, mes excellents messieurs, mais je pourrais tout de même vous donner des renseignements.
—Alors parlez sans haine et sans crainte, dit le représentant de la loi.
—Ils étaient sept, trois d'un côté et quatre de l'autre, ces jeunes messieurs...
—Qui vous a dit qu'ils étaient sept? demanda le brigadier avec finesse.
—C'est qu'ils se sont arrêtés pour me faire la charité: cinq m'ont donné; des deux autres l'un a[p. 231] dit: Je n'ai pas de monnaie, l'autre a dit: Je ne suis pas superstitieux.
—Comment savez-vous qu'ils étaient jeunes?
—Parce qu'ils marchaient vite, et que, quand l'on est vieux, voyez-vous, on n'est point pressé de mourir.
—Comment, de mourir?
—Mon Dieu, oui, puisqu'ils allaient se battre.
—Qui vous l'a dit?
—Mais leurs aumônes, mes bons messieurs; quatre m'ont donné vingt sous chacun; dans leur idée ça devait porter bonheur à leurs amis; le cinquième, un brave jeune homme, celui qui allait se battre, m'a donné une pièce de cinq francs; on est généreux quand on est malheureux ou heureux, quand on pleure ou quand on rit. Le sixième, celui qu'a dit: J'ai pas de monnaie, c'était le médecin. Les médecins, eux, ne donnent jamais; que ça leur fait à ces gens-là qu'on vive ou qu'on meure! Pour le septième, celui-ci qui a dit: C'est de la superstition, c'est celui qu'était dans son tort.
—Naturellement, s'écria en riant le brigadier, vous trouvez, vous, que c'est celui qui vous a donné[p. 232] la pièce de cinq francs qui doit avoir raison; je comprends ça.
—Vous ne comprenez point, mon doux gendarme, je vous l'assure; je sais ça, moi; j'en ai tant vu passer qui allaient se tuer. Ceux qui n'ont pas le bon droit pour eux ne donnent jamais rien, pas par avarice, oui-da, mais ils savent bien que ça n'est pas avec cent sous qu'on peut forcer la main au bon Dieu.
—Et alors? reprit le sous-officier.
—Alors ils ont été dans le bois, pas bien loin, car ils ne sont pas restés dix minutes; ils se sont battus à l'épée, je n'ai point entendu tirer de coups de pistolet; puis ils sont repartis sans s'être blessés beaucoup.
—Jusqu'à présent, votre perspicacité n'est point en défaut. Mais, demanda le brigadier, comment savez-vous que la blessure était légère?
—Ah, mon bon fils, répondit la vieille, je suis bien sûre de ce que je dis; si la blessure avait été dangereuse, ils m'auraient tous donné en repassant.
Eusèbe avait oublié cette aventure, comme aurait dit le commandant de Vic, lorsqu'un matin, Adéonne, pâle et tremblante, l'embrassa avec tendresse et lui remit un papier timbré.
—Tu t'es battu, mon Eusèbe! s'écria-t-elle, tu t'es battu et tu ne me l'avais pas dit?
—C'est vrai, répondit le jeune homme.
—Oh! c'est mal! bien mal de ta part.
—Qu'est ce papier?
—Lis.
Ce papier était une assignation dans laquelle le[p. 234] sieur Eusèbe Martin, auteur de coups et blessures sur la personne du sieur Ravaud, se disant de la Saulaye, délit prévu par l'article, etc., etc., était sommé de se rendre le mercredi suivant, devant monsieur de la Varade, juge d'instruction à Versailles. Ce même papier prétendait que, faute par lui de ce faire, il serait décerné un mandat d'amener.
Eusèbe prit l'assignation et fut demander des éclaircissements à Clamens. Le vaudevilliste le rassura en lui disant qu'il était assigné lui-même et que cela n'avait qu'une importance médiocre.
—Nous serons condamnés à quelques cents francs d'amende, à quelques mois de prison, tout sera dit; ne vous alarmez pas.
—Ainsi, reprit Eusèbe, un monsieur s'est plu à calomnier une femme, j'ai exposé ma vie contre la sienne quand j'aurais pu simplement l'étrangler, et il faudra encore que je donne de l'argent et que je subisse avec vous et Paul une condamnation?
—Naturellement, répondit le vaudevilliste.
—Mais lui sera condamné aussi, j'espère? reprit Eusèbe avec véhémence.
—Pas le moins du monde; il sera bel et bien acquitté, d'abord parce qu'il a eu tort, et ensuite parce que vous vous êtes fait justice par vos mains.
—Mais si je l'avais tué?
—Comme le combat a été loyal, nous aurions été absous.
—Ah! s'écria le jeune Martin, mon père m'avait bien dit qu'il ne fallait jamais faire les choses à demi.
Or, le mercredi, Eusèbe Martin, Daniel Clamens et Paul Buck arrivèrent à Versailles. Comme l'heure de comparaître n'était pas encore venue, les deux jeunes gens firent visiter la ville au provincial; après quoi ils se dirigèrent vers le parquet.
—Est-ce là ce que vous nommez le palais de justice? demanda Eusèbe en montrant à ses amis un bâtiment d'assez chétive apparence.
—Oui, répondit Clamens.
—Vous me disiez en venant, reprit l'amant d'Adéonne, que la justice était le premier des pouvoirs[p. 237] constitués. On ne s'en douterait guère en comparant son palais avec celui des rois.
—Les rois, dit Paul Buck, possèdent en France une dizaine de palais; la Justice en a plus de cinq cents, et elle condamne plus d'hommes en un jour, qu'un monarque n'en pourrait grâcier en un an.
—Heureusement pour la société, messieurs, dit en saluant M. de Vic, qui arrivait suivi de MM. de la Saulaye et de Buffières.
La première vengeance de la justice contre les duellistes est de les réunir dans son antichambre. Sans le respect profond que les Français professent pour elle, bien des rixes se renouvelleraient. Il est vrai que cet usage, qui pourrait avoir de graves désagréments, a aussi des compensations: souvent on a vu des adversaires se serrer la main au moment de comparaître devant leur juge.
M. de la Saulaye en apercevant l'amant d'Adéonne le salua courtoisement et lui tendit sa main.
Eusèbe salua à son tour, mais ne répondit point à l'avance qui lui était faite.
—Monsieur, dit le commandant de Vic en fronçant[p. 238] le sourcil, j'ai l'honneur de vous faire remarquer que M. de la Saulaye vous offre la main.
—Ne voulant pas lui offrir la mienne, dit Eusèbe, je suis fâché que vous m'ayez fait faire cette remarque.
Le militaire allait probablement se fâcher si M. de Buffières ne l'eût retenu.
—Vous êtes trop bon, commandant, lui dit-il tout bas, de faire attention à ce rustre.
—Rustre, tant que vous voudrez, répondit le vieux crâne; ça ne l'empêche pas de n'être qu'un grossier.
De leur côté, Paul Buck et Daniel Clamens reprochaient à Eusèbe son manque de courtoisie.
Deux gendarmes entrèrent, escortant trois hommes de mauvaise mine, qu'ils firent asseoir près des acteurs du duel du Pecq.
—Quoi! disait Eusèbe, vous voulez me persuader que j'agirais en homme bien élevé en donnant ma main à un drôle que j'ai vu mentir pour calomnier une femme, qui a voulu me tuer, et qui par dessus le marché, est cause que nous avons le désagrément, vous et moi, d'être ici attendant une[p. 239] condamnation, en compagnie de trois filous! En vérité, je me refuse à croire à une semblable énormité, et je préfère passer pour le dernier goujat du monde, plutôt que d'effleurer le doigt de ce monsieur.
MM. de la Saulaye, de Vic, de Buffières, furent appelés les premiers près du magistrat, qui les garda plus de trois heures.
Eusèbe se rongeait les poings comme un homme enterré vivant. Clamens, un crayon à la main, rimaillait un couplet de facture, et Paul Buck dissertait avec l'un des gendarmes, sur la philosophie de l'histoire.
—Monsieur, dit doucement l'un des bandits à Eusèbe, voudriez-vous, s'il vous plaît, me donner un peu de tabac? voilà quatre mois que je n'ai point fumé.
—Je n'ai point de tabac, répondit Martin, mais j'ai quelques cigares; si ces messieurs le permettent, je vous les offrirai volontiers.
—Offrez, dirent les deux gendarmes, ça ne se doit pas... mais enfin!
Les trois jeunes gens vidèrent leurs porte-cigares,[p. 240] et glissèrent quelque argent dans la main des malfaiteurs. La glace était rompue.
—Pourquoi avez-vous été arrêté? demanda Paul Buck au malfaiteur qu'il venait de gratifier de trois cigares et d'une pièce de deux francs.
—Moi, répondit l'homme avec une voix sinistre, j'ai été coffré par erreur.
—C'est la septième fois que la justice se trompe à votre endroit, dit un gendarme.
—Pour les autres fois, reprit l'homme, je n'ai rien à dire, mais pour celle-ci, aussi vrai que vous êtes un honnête homme, monsieur le gendarme, je suis innocent. Ce n'est pas moi qui ai fait le coup.
—Si ce n'est toi, c'est donc ton frère, reprit sentencieusement le bon gendarme.
—Ma foi, répondit l'homme, vous m'y faites penser; cela pourrait bien être. J'en toucherai un mot au juge.
—Et vous, demanda Eusèbe au second, avez-vous aussi à vous reprocher d'avoir volé?
—Mon Dieu oui, monsieur.
—Qui a pu vous entraîner à cela?
—Les hommes. Mon histoire est fort simple[p. 241] J'avais dix-neuf ans, j'adorais une jeune fille de mon pays. Un jour elle me demanda de lui apporter des fleurs; c'était le lendemain la fête de Sainte-Marie, et elle voulait en couvrir l'autel, afin que la Vierge nous fût favorable; ses parents ne se souciaient guère de notre union. Je n'avais ni jardin, ni fleurs. La nuit venue, je me mis à rôder, et quand tout le village fut endormi, je franchis le mur du verger de l'adjoint au maire...
—Vol avec escalade, la nuit, dans une maison habitée; cinq ans de fers, interrompit le gendarme.
—Vous l'avez dit, continua le voleur; mais comme j'étais jeune, que j'avais de bons antécédents, qu'il ne s'agissait que de quelques roses qui tôt ou tard eussent été offertes à la Vierge, j'en fus quitte pour trois ans de prison. Quand j'eus fini mon temps, ma maîtresse était mariée. Pour moi, j'avais appris en prison la théorie du mal; la répulsion que j'inspirais à tout le monde me força à en apprendre la pratique. Vous voyez que je ne suis pas encore bien fort, puisque je me suis fait pincer.
—Et vous, mon brave, demanda Clamens au troisième larron, pourquoi avez-vous volé?
—Par goût, dit laconiquement celui-ci.
—Par goût?
—Par goût.
—Mon Dieu, reprit le gendarme, tous les goûts sont dans la nature.
Malgré son air tout à fait glacial, M. de la Varade n'était point un méchant homme.
De François Ier à la révolution de 93, les la Varade avaient toujours occupé un siége au parlement. Le premier fut anobli, parce qu'il avait su plaire à la belle Diane, comtesse de Brézé; l'un des derniers fut guillotiné, parce qu'il avait déplu à la citoyenne Manon Lavri, qui avait une influence considérable sur le président de la section de la butte des Moulins.
Le père du juge d'instruction qui allait interroger[p. 244] Eusèbe, était mort sous la Restauration procureur général en province.
M. de la Varade parlait avec une extrême difficulté; doux et paresseux, la magistrature n'était point son fait. Sa profession lui causait mille tourments, mais il aurait cru manquer à lui-même et à la mémoire des siens en ne l'exerçant point.
—Un la Varade, disait-il à son fils, doit être magistrat: noblesse oblige.
Lorsqu'il était seul il regrettait amèrement de ne pouvoir vivre à sa guise, en dépensant selon ses goûts ses soixante mille livres de rente. Souvent le pauvre homme s'était demandé sérieusement si un citoyen n'est pas dispensé d'accomplir ses devoirs sociaux lorsque l'état auquel il appartient possède des millions d'hommes doués d'aptitudes suffisantes pour le remplacer. Sa femme prétendait que si, sa conscience affirmait que non.
Mme de la Varade, qui désirait ardemment habiter Paris, disait quelquefois à son mari:
—Faites-moi le plaisir de me dire, mon ami, ce que la société gagne à ce que ce soit un la Varade ou un Rabanel, par exemple, qui instruise[p. 245] les vols à la tire des petits filous de Versailles. Pensez-vous qu'avec votre nom et notre fortune vous ne pourriez rendre des services à votre pays que de cette façon? Beau sort, en vérité, que le vôtre! Vous exercerez pendant vingt-cinq ans et vous deviendrez président de cour dans quelque ville perdue au fond de la province.
—Ainsi ont fait les miens, répondait le mari, ainsi ferai-je, et, avec l'aide de Dieu, j'espère que mon fils m'imitera.
La femme haussait les épaules, la mère soupirait.
Eusèbe entra dans le cabinet du juge, salua et attendit une interrogation.
—Voulez-vous, monsieur, lui demanda le magistrat après la question d'usage, raconter les faits qui ont motivé une rencontre entre vous et M. de la Saulaye?
—Et d'abord, reprit Eusèbe avec vivacité, je suis accusé de coups et blessures sur la personne de mon adversaire; je désire vous faire remarquer que je ne l'ai point frappé.
—Cela ne signifie rien, répliqua le magistrat; c'est une formule, revenons aux faits.
—Est-il possible que vous les ignoriez! s'écria Eusèbe. Ces messieurs ont affirmé vous les avoir racontés.
—Peu importe, j'ai besoin de les apprendre de votre bouche.
—Qu'il en soit fait ainsi que vous le désirez, dit le provincial; et il raconta de point en point les péripéties de son duel.
—Ainsi, reprit le magistrat, c'est vous qui avez donné le démenti?
—Certes! et à ma place vous eussiez agi de même.
—Je n'ai pas à vous dire ce que j'aurais fait, je n'ai qu'à vous questionner. L'affaire s'est-elle passée loyalement?
—Non.
—Qu'avez-vous à reprocher à votre adversaire?
—D'avoir menti.
—Ce n'est point là ce que je vous demande. Je parle de sa conduite sur le terrain; je n'ai pas à me préoccuper du reste.
—Sur le terrain, nous étions sept, répondit Eusèbe; mon adversaire ne pouvait se conduire déloyalement, n'eussions-nous été que deux; j'avais une arme égale à la sienne; je ne le craignais point.
—Vous êtes sans doute fort à l'épée?
—Je ne sais. Je ne m'étais jamais battu, et si j'excepte une leçon d'une heure, je n'avais jamais tenu cette arme en main.
—En somme, vous n'avez rien à reprocher à votre adversaire?
—Si: il a menti.
—En êtes-vous bien sûr? demanda M. de la Varade.
—Oui, bien sûr.
—Alors, pourquoi vous battre?
—Ma foi, je l'ignore; on m'a dit que l'honneur l'exigeait.
—Si l'on ne vous eût pas dit cela, vous ne vous seriez donc pas battu?
—Ma foi, non; j'avais dit à cet homme qu'il était un imposteur, cela me suffisait.
La franchise d'Eusèbe frappa le magistrat.
—Monsieur Martin, dit-il, je suis père, permettez-moi donc de vous parler comme à un fils.
Eusèbe s'inclina; le magistrat reprit:
—Pensez-vous qu'une fille de théâtre vaille la peine qu'on se tue pour elle?
—Oui, dit le jeune homme, quand elle est honnête et qu'on l'aime.
—Ainsi, vous aimez cette créature?
—Ah! monsieur, de tout mon cœur.
—Où l'avez-vous connue?
Eusèbe raconta comment son père l'avait envoyé à Paris pour y apprendre la vie, admirer la civilisation et tâcher de démêler le faux et le vrai. Son voyage, son arrivée, ses déceptions, sa rencontre avec Adéonne, son existence depuis cette époque, ses petits chagrins, ses humiliations, ses joies, il ne cacha rien.
—Mon enfant, lui dit M. de la Varade, je me connais en hommes, je suis sûr que vous êtes sincère. Rassurez-vous; votre affaire ne sera pas poursuivie. Maintenant, ce n'est plus le juge qui parle, c'est l'homme: écoutez-moi. Jusqu'à présent vous n'avez pas suivi les ordres de votre père, vous êtes[p. 249] dans le chemin de l'erreur, je vous en avertis. Ne sentez-vous pas que vous jouissez présentement d'un bonheur factice? N'avez-vous jamais pensé au vide profond que masquent les félicités mal définies? Et ne vous êtes-vous jamais trouvé honteux de ne rien être dans une société où chaque individu accomplit une mission?
—Si, vraiment, s'écria le jeune homme, j'ai éprouvé toutes les sensations que vous venez de dépeindre; mais que puis-je faire, impuissant que je suis à trouver le vrai, que personne ne veut me montrer?
—Le vrai, reprit M. de la Varade, est tout entier dans un mot qui est la religion des sociétés. Le vrai, c'est le Devoir.
Eusèbe quitta le cabinet du juge et fut rejoindre ses deux amis auxquels il annonça que l'affaire en restait là, et tous trois retournèrent à Paris.
Adéonne éclata en transports de joie mêlés de larmes en revoyant Eusèbe. Celui-ci resta préoccupé et ne prêta à cette effusion qu'une attention distraite.
Le lendemain, il se leva de bon matin, s'habilla et sortit au grand étonnement d'Adéonne qui n'osa l'interroger.
—Il n'a pas fermé l'œil de la nuit, pensa-t-elle, et il part à cette heure; que peut-il avoir et où va-t-il.
Eusèbe n'avait pas fait trois pas dans la rue qu'il remonta comme s'il eût oublié quelque chose, et embrassant sa maîtresse, il lui dit:
—Adéonne, ma douce reine, sais-tu, toi, ce que c'est que le Devoir?
—Le devoir, répondit la chanteuse, certainement je sais ce que c'est.
—Dis!
—Le Devoir, pour moi, c'est de n'être point sifflée et d'être fidèle à l'homme que j'aime. A toi, mon Eusèbe!
—Le Devoir de la femme n'est point semblable à celui de l'homme.
—Absolument semblable; le tien est de m'aimer comme je t'aime.
Eusèbe sortit et se dirigea vers la demeure de Clamens.
—Ami, dit-il en entrant chez le poëte qui ronflait, je vous demande pardon de vous déranger si matin, mais il s'agit pour moi d'une chose importante à connaître. Faites-moi, je vous prie, la grâce de me dire ce que c'est que le Devoir.
Daniel ouvrit les yeux à grand' peine, regarda[p. 252] d'un air hagard son matinal visiteur et répondit:
—Le Devoir pour moi, c'est cinq actes reçus au Théâtre-Français.
Et se retournant du côté du mur, il se remit à ronfler.
Eusèbe partit et se décida à grimper les dix étages de Paul Buck.
—Sois le bienvenu, s'écria l'artiste, le bonheur est sous mon toit, Gredinette est revenue et... et j'ai pardonné. Tu vas me blâmer, me dire que j'ai été faible; mais que veux-tu, mon bonheur est attaché aux rubans de son bonnet. D'ailleurs pourquoi la clémence, qui est la vertu des rois, ne serait-elle pas celle des peintres?
—Tu veux que je te blâme d'être heureux, mon bon Paul, quelle folie! Je ne viens certes pas pour cela, mais pour autre chose.
—Parle.
—Je veux que tu me dises ce que c'est que le Devoir?
—Le Devoir, petit sauvage, c'est la seule chose que Gredinette ignore.
—C'est là une définition bien vague.
—Le Devoir! Il y a mille manières d'interpréter ce mot-là.
—La meilleure?
—Selon moi, le devoir de l'homme consiste à fumer sa pipe sous l'œil de Dieu, sans faire de tort à personne.
—Merci, dit Eusèbe, et il quitta son ami fort surpris d'une si brusque retraite.
Dans la rue, le pauvre garçon, plus embarrassé que jamais, se mit à errer au hasard. La vue de l'ancienne boutique de Lansade, devant laquelle il passa, lui rappela l'honnête marchand qui était venu à son secours dans un cas bien plus grave. Il se décida à aller lui demander l'explication du mot prononcé par M. de la Varade.
Chemin faisant il rencontra le régisseur du théâtre qui le salua avec aménité.
—M. Sainval, dit-il en courant à lui, vous pourriez peut-être m'éviter une longue course.
—Je suis tout à votre service.
—Expliquez-moi comment vous entendez le Devoir!
C'est bien simple, M. Martin: plaire à son directeur d'abord et au public ensuite, voilà.
—Merci, dit Eusèbe, et il continua sa route.
En arrivant à Viroflay, le jeune homme eut toutes les peines du monde à reconnaître la demeure de celui qu'il venait voir. Le jardin n'existait plus, un vaste hangar rempli de caisses de bois-blanc en occupait la place. La maison, si proprette et si blanche autrefois, était devenue grise, et ses murs étaient presque couverts par les gigantesques lettres d'une interminable enseigne:
F. B. LANSADE
CI-DEVANT
BOULEVARD SAINT-DENIS
A
PARIS
PORCELAINES ET CRISTAUX
DÉPOT
DES MEILLEURES FABRIQUES DE FRANCE
FAIT L'EXPORTATION
Un homme couvert d'une blouse bleue, le front ruisselant de sueur, vint au-devant de lui.
—Ah! dit-il en abordant le jeune homme, vous voilà enfin, monsieur Martin. A dire vrai, je n'espérais plus vous revoir, je vous croyais parti. Souvent j'ai eu l'intention de m'informer, mais je suis si occupé quand je vais à Paris, que je n'ai pas une minute à moi.
—Vous avez donc repris les affaires, mon cher Lansade? demanda Martin.
—Ah Dieu! non, répondit le marchand, c'est bien fini. J'ai eu le bonheur de faire ma petite affaire, cela me suffit, maintenant je me repose. Je fais par-ci par-là quelques petites bricoles, mais c'est pour ne pas trop m'ennuyer.
—A voir votre maison, on dirait une vraie manufacture.
—N'est-ce pas? mais il n'en est rien. Je fais quelques petites affaires avec les marchands des environs, c'est moi qui les fournis, je vends presque autant qu'à Paris. Je fais ça en m'amusant. Voyez ce que c'est: autrefois, j'avais un commis et un garçon, maintenant je suis tout seul et je fais l'exportation;[p. 256] mais à vrai dire, je travaille comme quatre; il faut bien s'occuper un peu.
Sans plus se soucier de son visiteur, Lansade se mit à emballer des verres, à clouer des caisses, à choisir des porcelaines.
—Sans cérémonies, monsieur Eusèbe, dit-il au bout d'un instant, voulez-vous casser une croûte sous le pouce?
—Merci, dit Eusèbe, il faut que je sois à Versailles avant midi... Je voulais vous demander quelque chose.
Les traits du marchand se décomposèrent, et un malaise manifeste s'empara de lui.
—Je voudrais, continua le jeune homme, que vous me disiez ce que c'est que le Devoir?
—C'est bien facile, monsieur Eusèbe, répondit Lansade en raclant avec une pierre ponce le dessous rugueux d'une assiette; le Devoir, c'est de travailler quand on est jeune, de faire honneur à sa signature, et une fois qu'on a fait sa pelote, de faire place à d'autres; chacun son tour.
Eusèbe prit congé du marchand.
—A vous revoir, monsieur Martin, dit celui-ci;[p. 257] venez donc me demander à déjeuner un de ces jours; tâchez que ce soit un dimanche.
Le temps était beau, les buissons en fleurs. Eusèbe, qui depuis longtemps n'avait pas vu la campagne, éprouva, malgré sa préoccupation, un bien-être indicible, et résolut de faire sa route à pied.
—J'ai eu tort, se dit-il, de questionner tous ces gens-là, qui envisagent le Devoir chacun à un point de vue différent; le seul homme qui puisse m'instruire sur ce point, c'est l'honorable magistrat qui a bien voulu me faire voir le néant de mon existence.
Une heure après, le jeune homme frappait à la porte du logis de M. de la Varade, qui était absent. Un domestique l'introduisit dans le cabinet de travail du juge en le priant d'attendre; son maître, disait-il, ne devait pas tarder à rentrer.
Eusèbe attendait depuis plus de dix minutes et allait se retirer, lorsque, parmi des livres placés sur une table, ses yeux remarquèrent un dictionnaire français.
—Ah! se dit-il, mon pressentiment ne m'avait pas trompé, c'était bien ici que je devais trouver ce que je cherche. Il se mit à feuilleter et trouva:
Devoir, subst. masc. Ce à quoi l'on est obligé par la conscience, par la raison, par la bienséance, par la loi, par l'usage.
Il laissa tomber le livre avec découragement.
—Me voici plus embarrassé que jamais, pensa-t-il, puisque les choses auxquelles la loi, l'usage, la bienséance vous obligent, sont juste le contraire de celles que dictent la conscience et la raison.
Eusèbe en était là de ses réflexions, lorsqu'une jeune femme à l'œil vif apparut sur le seuil de la porte. C'était Mme de la Varade.
—Mon mari, dit-elle, me fait dire qu'il ne rentrera que fort tard; je suis désolée, monsieur, qu'on vous ait fait attendre inutilement.
—C'est moi, madame, qui regrette qu'on vous ait dérangée.
—Voulez-vous me dire votre nom?
—Eusèbe Martin.
Les femmes des juges d'instruction savent mieux ce qui se passe que le procureur général, leurs maris leur disent tout. M. de la Varade avait raconté à sa femme le duel d'Eusèbe, aussi celle-ci regardait-elle avec curiosité ce tout jeune homme, qui[p. 259] possédait l'amour d'une femme relativement célèbre.
—Si, reprit Mme de la Varade après un long silence, vous avez absolument à parler à mon mari et que vous vouliez attendre son retour...
—Merci, madame, interrompit Eusèbe, je ne saurais me rendre indiscret à ce point. Je n'ai rien à dire d'important à monsieur le juge d'instruction. Hier, dans un moment de bonté, il a bien voulu me donner de bons avis; malheureusement, je n'ai pas parfaitement saisi sa pensée, et aujourd'hui je venais le prier de me définir un mot qu'il appelle la religion des sociétés.
—Et quel est ce mot?
—Le Devoir.
Mme de la Varade éclata de rire avec tant de bonne foi, qu'Eusèbe troublé ne put voir les plus jolies dents du monde, des dents si blanches, si blanches, que la réverbération des lèvres les faisait paraître roses.
—Comment, monsieur, dit la jolie rieuse, c'est pour savoir cela que vous êtes venu de Paris?
—Oui, madame.
—Eh bien, je vais vous satisfaire.
—Je vous en serai bien reconnaissant, je vous assure, madame.
—Savez-vous ce qu'était l'Hydre de Lerne?
—Mais, reprit Eusèbe en balbutiant, je crois que c'était un monstre fabuleux...
—Vous y êtes; une vilaine bête qui avait sept têtes. On en coupait une, il en naissait sept autres. Eh bien, monsieur, le Devoir est un monstre moral; toutes les fois qu'on en a accompli un, il en reste sept autres à accomplir.
Un matin, un mois après sa visite à Versailles, Eusèbe, un énorme bouquet à la main, entra chez Adéonne.
—Pourquoi ces fleurs? demanda la chanteuse, Ce n'est pas aujourd'hui ma fête, que je sache?
—Non, répondit le jeune homme, c'est la fête de ce bouquet.
—Il est des jours, reprit la comédienne, où les fleurs et les compliments sont d'un mauvais augure. J'ai fait, ce matin, trois réussites, le neuf de pique[p. 262] est toujours sorti. Gageons qu'il y a une mauvaise nouvelle cachée sous ces camélias.
—C'est vrai.
—Parle.
—Je ne sais comment te l'apprendre...
—Tu te maries, n'est-ce pas?
—Oui. Qui a pu te dire...
—Il y a quinze jours que je le sais. J'ai trouvé la lettre de ton père dans la poche de ton habit. Ne t'excuse pas. Je sais ce que tu pourrais me raconter.
—Je n'ai pas à me justifier, reprit Eusèbe en feignant une tranquillité bien loin de son âme. Je me marie parce qu'un homme doit accomplir ses Devoirs sociaux.
—Tu vois, mon Eusèbe, continua la chanteuse, on nous croit très-fortes, nous autres femmes de théâtre, il n'en est rien cependant. Je t'aimais, parce que je te croyais fort et plein de cœur. Tu es lâche et sot.
—Adéonne!
—Ne t'emporte pas, tu vois combien je suis calme. Oui, je le répète, tu es lâche et sot. Le[p. 263] Devoir d'un homme de cœur est de vivre pour la femme qui l'aime. Le Devoir de l'homme intelligent est de préférer à un bonheur d'aventure celui qu'il a sous la main. Tu n'accomplis ni l'un ni l'autre, tant pis pour toi. Que m'importe à moi que tu te maries? tu ne m'aimes plus. Je demanderais au temps de me venger si je ne t'aimais encore. Enfin, que veux-tu, c'est un grand malheur pour moi, car mon amour me tuera; pourvu que je ne tue pas mon amour, ce qui serait bien plus cruel encore.
—Veux-tu que je rompe? murmura Eusèbe, il est encore temps.
—Non. Eusèbe. Si tu pouvais reprendre ta parole, je ne pourrais reprendre mes illusions.
M
Monsieur et madame Bonnaud, rentiers, ont l'honneur de vous faire part du mariage de leur fille mademoiselle Louise-Clémentine Bonnaud avec monsieur Eusèbe Martin.
La bénédiction nuptiale aura lieu le 27 courant à onze heures du matin en l'église de Marly-le-Roi.
Cet avis avait été adressé à Adéonne par Bonnaud qui, en père prévoyant, désirait avertir la[p. 265] chanteuse dans le cas où Eusèbe ne l'eût pas fait et ainsi éviter une scène à l'église, ce qui eût fait un effet déplorable à Marly-le-Roi. Après avoir lu, Adéonne dit à Marie Bachu qui était venue la consoler:
—Si Dieu n'était pas si méchant, je ferais dire une messe pour mon bonheur, qu'on enterrera ce jour-là.
—Il y a longtemps que le mien est dans la tombe, répondit Marie Bachu et je n'en suis pas morte.
La veille du 27 courant, c'est-à-dire le 26, monsieur, madame et mademoiselle Bonnaud entourés de leurs amis, Eusèbe Martin assisté par Lansade et monsieur de la Varade s'apprêtaient à signer devant maître Mouflon, notaire, sans son collègue, deux actes d'une importance extrême. Le premier était un contrat de mariage, le second un acte d'association entre le dit sieur Eusèbe Martin et le sieur Isidore Boucain, fabricant de produits chimiques et successeur de Bonnaud.
Le sieur Isidore Boucain apportait à la société[p. 267] E. Martin et Ce son intelligence commerciale, Eusèbe Martin apportait l'usine qui constituait la dot de sa femme.
Le notaire lut les deux actes à haute voix.
Eusèbe se leva et lui dit: «Voulez-vous ajouter, je vous prie, à mon apport social cette somme de quarante-huit mille francs que je dépose entre vos mains?
Bonnaud et Lansade poussèrent une exclamation qui ne peut se rendre par l'assemblage d'aucune lettre.
—Quoi! dit le premier à Eusèbe, la comédienne vous a rendu votre argent!
—Lisez, répondit Eusèbe en lui passant un papier que les deux marchands allèrent dévorer dans l'embrasure d'une fenêtre. Voici ce que contenait ce papier:
«Eusèbe,
«Vous avez voulu m'acheter, mais je ne me suis point vendue. Voici les quarante-huit billets que vous avez oubliés chez moi. J'avais placé cet argent[p. 268] chez Gallis, mon agent de change; les intérêts ont suffi largement à défrayer vos dépenses. Permettez-moi de garder pour mon courtage la ceinture de cuir qui contenait cette somme. Vous ne retournerez plus dans vos bois de châtaignier: si par hasard vous y reveniez, c'est que vous n'auriez plus d'argent; partant cette rustique bourse ne saurait vous être utile.
»Adieu, Eusèbe,
»Adéonne.
—L'insolente! murmura Bonnaud, et s'approchant du notaire, il lui dit à demi-voix: Voulez-vous constater dans un article additionnel qu'en cas de décès, s'il n'y a pas d'enfants nés dans le mariage, le bien des conjoints restera au dernier vivant?
Lorsque tous les honnêtes bourgeois amis de Bonnaud et de Lansade eurent bien mangé, ils ne se levèrent pas de table, ils se mirent à boire, et quand ils eurent bu, ils se mirent à chanter.
Ce fut Bonnaud, le père de la fiancée, qui commença; les convives firent chorus.
Prenez dix viveurs usés par toutes les débauches; enfermez-les par une nuit d'hiver avec dix courtisanes dans l'un des splendides salons du pavillon[p. 270] d'Armenonville, au milieu du bois de Boulogne, loin de tous regards, exempts de toute contrainte; donnez-leur de l'or pour jouer; ordonnez qu'on leur serve les vins les plus exquis de la meilleure cave du monde. Une fois tout cela fait, vous n'attendrez pas longtemps pour voir un tableau participant de l'enfer du Dante, et du Rêve de bonheur. Au moment où toutes les passions qui grouillent dans le cœur de l'homme seront déchaînées, entrez, et dites à cette hideuse compagnie de se mettre aux fenêtres pour voir passer deux jeunes mariés qui sortent de l'église. Alors vous verrez, je vous le dis, un spectacle étrange et navrant. La tourmente de l'orgie s'apaisera, les chants cesseront, la noce passera et les rires des jeunes amies de la fiancée troubleront seuls le silence et le recueillement de la saturnale émue.
Les hommes penseront à leurs sœurs, à leurs mères, à leur jeunesse perdue dans le vice et dans la débauche. Les femmes, ces dix femmes abjectes, traînées dans toutes les hontes, tressailliront en voyant le voile blanc de la jeune fille vierge. Peut-être, à elles dix, trouveront-elles deux larmes, l'une[p. 271] pour leur présent avili, l'autre pour leur honnêteté à jamais perdue. Si l'une d'entre elles, plus ivre ou plus perdue que les autres, voulait jeter une insulte à la face de la vertu qui passe, son imprécation resterait étranglée dans sa gorge, et ses compagnes d'avilissement la mépriseraient.
Eh bien, pour le mariage, ce sacrement redoutable parmi les plus redoutables, pour cet acte horrible ou sublime, qui rive à jamais deux êtres à une chaîne dont chaque anneau brisé est une douleur ou une honte, les bourgeois n'ont pas le moindre respect; ils attendent le moment où le prêtre aura fini pour entonner des chansons grivoises et dire des choses qui, ailleurs, ne seraient qu'obscènes.
Les grandes douleurs tiennent peu de place dans la vie, et Dieu a donné à l'homme qu'il veut éprouver la force nécessaire pour les supporter. Devant un grand désastre la nature humaine se roidit; devant les mille misères de l'existence et les péripéties qui font naître les orages de la vie, elle se courbe.
Le lendemain de son mariage seulement, Eusèbe comprit l'étendue de son amour pour Adéonne. Il sentit que la parole sacramentelle d'un homme à écharpe tricolore ne suffit pas pour détruire la plus grande faiblesse de l'homme: l'Habitude.
Nature douce et droite, le fils du sceptique Martin ne chercha pas à se mentir à lui-même. Il entrevit[p. 273] l'immensité de son malheur et y entra avec résignation.
Le système des comparaisons lui ôta toute tranquillité d'esprit et de cœur. En voyant les draps de toile de Chartres qui garnissait le lit nuptial, il pensait à la batiste ornée de valenciennes de son ancien nid. A l'honnête froideur de Clémentine, il opposait les élans passionnés d'Adéonne. La simplicité décente de sa femme le révoltait et lui remettait dans l'esprit les mots vainqueurs que la chanteuse laissait échapper entre deux éclats de rire.
L'intérieur de la fabrique où se distillait l'eau de Javelle, où se cristallisait le sulfate de magnésie, lui donnait le vertige. Pour les livres de commerce, il n'y touchait qu'avec crainte, tant il avait peur qu'une puissance mystérieuse ne les fît se refermer d'eux-mêmes et prendre, comme dans un étau, son front chargé d'ennui. C'était surtout quand il pénétrait dans ce laboratoire nauséabond qu'il regrettait les bords de la rivière où il avait failli se noyer lorsqu'il était enfant, et le boudoir bleu où il avait lu et relu ses trois poëtes pendant que sa maîtresse chantait.
Un matin, la nostalgie du bonheur le prit par les cheveux et le conduisit chez Adéonne.
—Jenny, dit-il en entrant, où est madame?
—Madame est morte, répondit la jeune fille, et elle se mit à pleurer.
Eusèbe se laissa tomber sur le divan et resta deux heures à attendre des larmes. Son cœur serré battait avec violence, un râle sourd sortait en grinçant de sa gorge sèche, les larmes ne venaient pas.
Jenny, la bonne, avait regardé avec colère, Eusèbe, dont l'abandon avait causé la mort de sa maîtresse; elle eut pitié de sa profonde douleur.
—Monsieur, lui dit-elle en lui présentant un coffret d'acier, j'allais vous écrire afin d'accomplir[p. 275] les derniers ordres de la pauvre madame. Elle m'avait dit: «Huit jours après ma mort, vous porterez ça à Eusèbe.» Je vous le remets; le voici, monsieur, le voici.
Et la brave fille se remit à pleurer.
Eusèbe, le regard fixe, prit le coffret, le posa sur la table et l'ouvrit après en avoir pris la clef derrière le cadre du portrait d'Adéonne. Il en sortit une enveloppe dont il brisa le cachet en tremblant, et il lut:
«Mon Eusèbe,
»Quand tu liras cette vilaine lettre, je serai morte, mon amour pour toi m'aura tuée. Pleure-moi beaucoup, mais ne me plains pas trop. J'aime mieux mourir de ça que d'autre chose. Je me voyais m'en aller et j'éprouvais presque du bonheur à penser que c'était pour toi et par toi que j'allais en finir avec la vie. Si tu savais comme c'est bon d'aimer! cela rend honnête. Marie Bachu me fait pitié, la pauvre fille, avec ses raisonnements, c'est des bêtises. Écoute-moi, mon bon chéri, ce qui est après est mon testament. Je te laisse et lègue ma bague[p. 276] en turquoise et en brillants; c'est la première chose que j'ai achetée de l'argent que j'avais gagné. Tu trouveras dans le tiroir de mon petit bonheur du jour mes autres bijoux: ils sont enveloppés par paquets avec les noms dessus. C'est des souvenirs pour mes camarades du théâtre; tu donneras toi-même ma montre et la chaîne à Mme Marignan, mon habilleuse, et quarante-deux francs que je dois à Adolphe, le coiffeur. Tu porteras mon deuil, je t'en supplie, au moins un mois, n'est-ce pas, mon chéri? tu diras chez toi que tu as perdu un cousin. J'ai vu ta femme, elle est jolie, mais tu comprends que sa figure ne me revient pas beaucoup. Et puis tu donneras toutes mes robes et mon linge à Jenny, ma bonne, et aussi deux mille francs pour faire remplacer son amoureux, si toutefois elle consent à se marier; ce n'est qu'à cette condition que je lui donne cela. Quand tu auras fait tout ce que je te dis, tu prendras le reste de l'argent; il y aura une quinzaine de mille francs quand mes meubles auront été vendus. Alors tu partiras pour Strasbourg et tu chercheras un nommé Antoine Krutger, tourneur en bois; quand tu l'auras trouvé, tu lui demanderas[p. 277] s'il a été fourrier dans un régiment de chasseurs en garnison à Saumur il y a vingt-huit ans. S'il te dit oui, tu lui donneras tout; c'est mon père, un brave homme qui m'aurait méprisée. S'il est mort, tu donneras à ses enfants: c'est comme si c'était mes frères, n'est-ce pas? Voilà tout. Et maintenant, mon bon Eusèbe, adieu pour toujours. Je t'aimais, oh! je t'aimais à ne pas pouvoir le dire et je t'embrasse comme le jour où tu voulais m'acheter.
»Adéonne.»
»P. S. Je te demande pardon de la peine que tu vas te donner pour moi, et je suis à toi pour la vie; ça ne sera pas long.»
Eusèbe sanglotait; il relut cinq ou six fois la lettre de sa maîtresse et appela Jenny.
—Mon enfant, lui dit-il, madame ne vous a pas oubliée; elle vous laisse de quoi vous marier.
—Comment! s'écria Jenny, je pourrais retourner dans mon pays. Ah! monsieur, que la pauvre madame était bonne!
—De quel pays êtes-vous? demanda avec intérêt Eusèbe, qui comprenait ce cri nostalgique.
—De Strasbourg.
—Madame le savait-elle?
—Non, monsieur; à Paris les Alsaciennes se placent difficilement; j'avais dit en entrant ici que j'étais de Nancy.
—N'avez-vous jamais entendu parler d'un tourneur nommé Antoine Krutger?
—Antoine Krutger! s'écria la jeune fille, vous l'avez connu? c'était mon père.
—Avait-il été militaire?
—Oh oui! monsieur, dans la cavalerie, il était sous-officier à l'école de Saumur. S'il avait vécu je ne serais pas en condition.
Martin fils resta un instant sans parler: un monde de pensées encombrait son cerveau.
—Mon enfant, reprit-il, tout ce qui est ici vous appartient; madame vous a faite sa légataire universelle.
—Ah! monsieur! s'écria Jenny en pleurant de joie et de douleur, je suis bien heureuse et bien malheureuse en même temps, et je n'avais pas besoin de ça pour aimer la pauvre madame comme une sœur.
Eusèbe, navré, revint chez lui en proie à une fièvre violente. Malgré mille efforts, il fut obligé de se mettre au lit, où il resta un mois presque sans connaissance. Lorsqu'il revint à lui, ce fut Paul Buck et Gredinette qu'il trouva à son chevet. Il demanda sa femme; on lui répondit qu'elle était près d'une de ses sœurs mourante.
Quelques jours après, Eusèbe entrait en convalescence et se promenait au jardin appuyé sur le bras de Gredinette.
—Tenez, mon bon Eusèbe, ça m'ennuie, lui dit la jeune femme; mais aussi bien, puisqu'il faut que vous appreniez la vérité tôt ou tard, j'aime mieux[p. 280] vous la dire tout de suite. Apprêtez-vous à un grand malheur.
—Parlez, répondit Eusèbe; je ne puis pas être plus malheureux.
Après mille détours, Gredinette apprit à Martin que sa femme était partie avec Isidore Boucain, et que tous deux avaient eu soin d'emporter la caisse.
Eusèbe ne répondit rien, et son visage n'exprima aucune sensation.
—Il a mieux pris la chose que je ne pensais, dit le soir Gredinette à Paul.
Peu à peu, Eusèbe recouvra la santé.
—Je vais vous faire mes adieux, dit-il un matin à ses deux derniers amis; je vais retourner à la Capelette, que je n'aurais jamais dû quitter. Je vais saluer mon beau-père et je partirai ce soir. Merci de votre amitié; je ne l'oublierai jamais. Si un jour, las de la vie, vous voulez goûter le repos, venez sous mon toit, je vous aimerai comme vous m'avez aimé.
—Ne va pas voir Bonnaud! s'écria Paul, ce pauvre père t'accuse de la faute de sa fille.
—Moi!
—Oui. Il prétend que ce sont tes débordements avec Adéonne qui l'ont entraînée au mal. Ne te dérange pas non plus pour Mme de la Varade: elle est tout entière aux prédications d'un missionnaire qui fait fureur à Versailles.
—Un missionnaire? Qu'est-ce que cela?
—Les missionnaires, mon ami, reprit Paul avec gravité, ce sont des hommes ou plutôt des enfants de Dieu qui traversent les mers, s'exposent à mille dangers, pour aller dans des contrées presque inconnues porter aux peuplades sauvages la parole de Dieu et la civilisation; le prêtre dont je te parle a été crucifié, et dix fois sur le point d'être mangé.
—Je vais le voir, dit Eusèbe, et il sortit.
Le Père Vernier appartenait à la Congrégation des Lazaristes de Turin. C'était un vieillard à barbe blanche, au teint basané; ses yeux noirs étaient pleins d'audace et de bonté. Il reçut Eusèbe avec aménité.
—Que voulez-vous, mon enfant? lui demanda-t-il.
—Mon père, répondit le jeune homme, je me suis[p. 282] meurtri à toutes les aspérités de la vie; à mesure que je cherchais la vérité, je m'enfonçais dans le doute; aujourd'hui, je viens à vous comme l'oiseau blessé qui, tournoyant en l'air, cherche la branche du vieux chêne pour se reposer. Au nom de votre Dieu, dites-moi où est le vrai, où se cache le faux?
—Monsieur, reprit sèchement le père Vernier, j'ai dévoué ma vie au service du Seigneur, j'ai traversé les déserts pour enseigner sa parole aux peuplades sauvages; je dois mon appui aux humbles et aux souffrants, mais je n'ai rien à démêler avec les esprits forts et les philosophes.
Le soir même Eusèbe partait.
Ne trouvant point à Limoges de voiture pour le transporter à la Capelette, il se décida à faire à pied les six lieues qui le séparaient de la maison de son père. Un orage violent le força de s'arrêter à moitié chemin et de coucher dans une auberge de la route. Pendant que la maîtresse de l'auberge préparait son dîner, il prit machinalement un livre graisseux qui traînait sur la table et il lut. Après avoir mangé il se retira dans sa chambre où il passa la nuit à relire l'humble livre de l'auberge. Dès[p. 283] l'aube, il descendit et donna un louis à l'aubergiste pour emporter le livre.
—Pourquoi, se dit-il lorsqu'il fut sur le chemin, ai-je été si loin m'exposer à tant de douleur, pour chercher le vrai qui était à ma porte?
Le volume qu'Eusèbe emportait contenait les Évangiles.
—J'ai eu tort de laisser emporter le livre du petit par ce monsieur, dit l'aubergiste à sa femme.
—Bah! il nous coûtait douze sous, répondit celle-ci.
—S'il nous en a donné vingt francs, reprit le mari, c'est qu'il valait mieux que ça.
Eusèbe frappa à la grande porte.
—Ah! Seigneur du bon Dieu! s'écria la grande Caty, vous voilà donc enfin, monsieur Eusèbe. Ah! montez vite, votre père veut tant vous voir avant de mourir.
Deux secondes après, Eusèbe était près de son père agonisant.
—Te voilà enfin, mon fils, dit le bon M. Martin en râlant, te voilà. As-tu atteint ton but, et peux-tu[p. 284] me dire avant que je meure, où est le faux, où est le vrai?
—Père, répondit Eusèbe, le faux est sur terre, le vrai est au ciel.
—Tu as peut-être raison, dit le moribond, et si M. l'abbé Jaucourt n'était pas mort, je le ferais venir, s'il en était temps encore.
—Père, reprit le jeune homme, les prêtres ne meurent pas; ils n'ont pas besoin de se marier pour se reproduire; la religion est une mère féconde: pour un de ses enfants qui meurt, il lui en naît dix.
—C'est possible, mais je ne veux pas l'abbé Faye, murmura Martin d'une voix éteinte; il a les cheveux rouges. Et il rendit le dernier soupir.
—Père! père! s'écriait Eusèbe sans se douter que le vieillard fût mort, croyez-moi, il n'y a de vrai que la grandeur de Dieu.
—Et la bêtise humaine, dit en passant sa tête rousse à travers la porte l'abbé Faye, que la grande Caty avait été chercher de son autorité privée.