Title: Le Maréchal de Richelieu (1696-1788)
Author: Paul d' Estrée
Release date: January 7, 2021 [eBook #64232]
Language: French
Credits: Clarity, Hans Pieterse, HathiTrust Digital Library and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/American Libraries.)
Note.
Dans l'original imprimé toutes les références de l'Index aux pages VI-XXX sont erronées, avec un décalage systématique de deux unités entre l'index et la numérotation des pages. Pour remédier à cette anomalie avec un minimum de modifications les pages VI-XXX ont été renumérotées de IV à XXVIII.
L’image de couverture a été réalisée pour cette édition
électronique.
Elle appartient au domaine public.
OUVRAGES DE PAUL D’ESTRÉE
Œuvres inédites de Motin (avec notice et notes). Paris, librairie des bibliophiles, 1883.
Mémoires de Voltaire, écrits par lui-même (avec notes et commentaires). Paris, Kolb, 1891.
Les Hohenzollern (en collaboration avec E. Neukomm). Paris, Perrin et Cie, 1892.
Un policier homme de lettres. L’Inspecteur Meusnier (1748-1757). Paris, aux bureaux de la Nouvelle Revue rétrospective, 1892.
Les Explosifs au XVIIIe siècle. Paris, aux bureaux de la Nouvelle Revue rétrospective, 1894.
Journal inédit du lieutenant de police Feydeau de Marville (1744). Paris, aux bureaux de la Nouvelle Revue rétrospective, 1897.
Les théâtres libertins du XVIIIe siècle (en collaboration avec Henri d’Alméras). Paris, Daragon, 1905. Épuisé.
Les Organes de l’Opinion publique dans l’Ancienne France (en collaboration avec Fr. Funck-Brentano). Paris, Hachette et Cie.
I. | Les Nouvellistes, 2e édition, 1905. |
II. | Figaro et ses devanciers, 1909. |
III. | La Presse clandestine (en préparation). |
Le Père Duchesne. Hébert et la Commune de Paris (1792-1794) (Couronné par l’Académie française.) Paris, Ambert et Cie, 1909.
La Duchesse d’Aiguillon (en collaboration avec A. Callet). Paris, Émile-Paul, 1912.
Un Rebouteur du Val d’Ajol et la Légende de Valdajou. (Bulletin de la Société française de l’Histoire de la Médecine.) 1912.
Le théâtre sous la Terreur (Théâtre de la Peur, 1792-1794). Paris, Émile-Paul, 1913.
EN PRÉPARATION:
La Vieillesse de Richelieu (1758-1788).
Le Maréchal Duc de RICHELIEU
(d’après une gravure du temps)
PAUL D’ESTRÉE
LE
MARÉCHAL DE RICHELIEU
(1696-1788)
D’APRÈS
Les Mémoires Contemporains et des Documents Inédits
CINQUIÈME ÉDITION
PARIS
ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS
100, RUE DU FAUBOURG SAINT-HONORÉ, 100
Ce livre, commencé en 1912 et terminé en 1914, avait été remis à l’imprimeur quelques jours avant la Guerre. Il dut attendre, pour paraître, une heure plus propice.
Par une coïncidence alors impossible à prévoir, il signalait, chez un peuple né à la vie internationale, dès le début du XVIIIe siècle[1], l’essor et les manifestations d’une politique, ne laissant que trop pressentir, même à cent-soixante ans de distance, l’agression inique et féroce qui devait mettre, de nos jours, la France à deux doigts de sa perte.
[1] Dans les siècles précédents, comme le démontrent les historiens allemands et les Archives de Berlin, les Marquis de Brandebourg, et notamment le Grand Électeur, s’étaient efforcés d’affirmer l’existence de la Prusse, soit par des démonstrations militaires, soit par des négociations diplomatiques ou commerciales. Mais ce ne fut qu’à la fin du XVIIe siècle et au commencement du XVIIIe que la Prusse entra réellement dans le concert européen.
Or, au XVIIIe siècle, conformément à des traditions qu’une diplomatie avisée voudrait faire aujourd’hui revivre en les adaptant aux nécessités présentes, la monarchie bourbonienne s’étudiait à maintenir, par un système d’alliances utile à ses intérêts et à sa sécurité, les conditions d’existence qui réglaient les rapports des principautés allemandes entre elles. Et lorsque, à partir de 1740, l’avidité inquiétante de la Prusse, exploitée par son Souverain, tendit à rompre, à son profit, ce salutaire équilibre, un homme—celui qui fait l’objet de cette étude—servi par une manœuvre militaire des plus heureuses, aurait pu étouffer, dans l’œuf, l’entreprise néfaste, dont nous voyons le développement progressif menacer actuellement l’indépendance des Nations!
Le Maréchal de Richelieu n’eut pas cette intuition. Napoléon l’eut peut-être[2]. Mais s’il réduisit de plus de moitié [p. IV] le royaume de Prusse, il n’en soupçonna pas la réorganisation, armée et combative, qui devait avoir raison, dans un avenir prochain, du tout-puissant Empereur.
[2] «Mon plus grand tort, disait-il à Sainte-Hélène, a peut-être été de n’avoir pas détrôné le roi de Prusse, lorsque je pouvais aisément le faire.» (O’Meara, Napoléon en exil, tome I, p. 114.)—C’était la dislocation de la Prusse, la répartition de ce royaume entre divers États de l’Allemagne et la reconstitution possible de la Pologne, qu’aujourd’hui la Révolution russe, aboutissant à la Monarchie constitutionnelle ou à la République, devra réaliser dans sa pleine indépendance, en échange de Constantinople.
Aujourd’hui, la France ne la voit et ne la connaît que trop, cette formidable machine de guerre dressée pour la conquête du globe! Mais elle la brisera par sa volonté de vaincre, et grâce au concours de cette noble alliée qui, pendant le XVIIIe siècle, fut son adversaire implacable et la vigilante auxiliaire de la Prusse.
Si l’Histoire, méprisant les complaisants euphémismes, qui permettent de dissimuler la réalité des faits, doit déterminer avec impartialité le rôle joué par l’Angleterre au cours de la Guerre de Sept ans, elle dira, par contre, qu’au commencement du XXe siècle, cette même Angleterre s’associa vaillamment et loyalement à la France et à ses alliés, pour délivrer le monde du fléau qui voulait en bannir la Liberté, le Droit et l’Honneur.
Paul d’Estrée,
1912-1914-1917.
Je ne sais quel essayiste, soucieux de caractériser à sa manière chacune des deux périodes de cent années qui vit successivement naître et grandir, fléchir et succomber, la monarchie absolue des Bourbons, nommait le XVIIe siècle le siècle du Cardinal et le XVIIIe le siècle du Maréchal.
Cette appréciation, pour sembler paradoxale, peut cependant se défendre.
Ce fut, en effet, le Cardinal de Richelieu, qui, reprenant en ses fortes mains les destinées de la France compromises à l’intérieur et à l’extérieur par les compétitions impies des principaux feudataires de la Couronne, fut le véritable artisan de la toute-puissance de Louis XIV et en prépara l’apogée.
La vie du Cardinal ne remplit même pas la première moitié du XVIIe siècle; par contre, celle du Maréchal de Richelieu occupa presque entièrement [p. VI] le XVIIIe et ne finit qu’une année à peine avant l’avènement de la Révolution.
L’homme qui porta, avec tant de désinvolture, mais non sans fierté, le nom, si lourd, de Richelieu, fut l’image vivante de son siècle. Il en eut l’esprit raffiné, le charme élégant, l’instinct de la tolérance et l’intuition de la liberté, le goût des arts, l’amour des lettres et la curiosité de toutes les connaissances pouvant contribuer au progrès de l’humanité. Mais il eut aussi le scepticisme railleur, l’égoïsme outré, la soif du plaisir, l’absence de scrupules et de sens moral, la corruption et la perversité, particuliers au XVIIIe siècle. S’il ne fut pas complètement l’initiateur du mouvement de réaction qu’appelait l’austérité des dernières années du grand règne, il devint bientôt, et pour longtemps, l’inspirateur, mondain et social, du nouveau. On ne jura plus, à la Cour comme à la Ville, que par Richelieu; et, malgré bien des erreurs et des fautes, malgré les intrigues et les cabales les plus redoutables, ce prestige séculaire n’était pas encore si affaibli, à la veille de 1789, que la jeune génération n’invoquât, à l’occasion, l’autorité du Maréchal de Richelieu.
Mais, sans insister davantage sur une double désignation qui rapproche l’oncle et le neveu, notons néanmoins entre eux, pour n’y plus revenir, certains points de ressemblance que [p. VII] peuvent justifier, toutes proportions gardées, les lois de l’atavisme. Le Cardinal de Richelieu était de galante humeur, mais trop souvent d’une brutalité méconnaissant la conscience et l’honneur des femmes; il protégeait les lettres et les arts, mais il prétendait les asservir; il était, de sa nature, despote dur et inflexible et ne reculait devant aucune mesure arbitraire pour faire prévaloir sa volonté; par contre, il avait le respect des traditions, le culte du pouvoir royal, la religion de la grandeur de l’État. Son arrière-petit-neveu eut ces qualités maîtresses; mais il fut, lui aussi, un tyran fantasque et capricieux; s’il entra dans la mêlée littéraire et artistique, ce fut bien souvent pour harceler à coups d’épingle philosophes, auteurs dramatiques, comédiens, ou pour leur imposer ses exigences. Enfin, il fut l’amant, le séducteur par excellence, et c’est à ce titre surtout qu’il est connu du grand public; il eut même cette supériorité sur le Cardinal, qu’à de rares exceptions près, il caressait les femmes, alors qu’il les trahissait ou qu’il les abandonnait, avec une fleur de courtoisie, dont le parfum enivrait encore ses victimes.
Il n’est pas de Correspondances ni de Mémoires contemporains qui n’aient consacré quelques lignes ou quelques pages au Maréchal de Richelieu. Mais il n’en est guère qui l’aient jugé avec impartialité. Les uns se sont érigés en accusateurs implacables jusqu’à l’injustice, par exemple la duchesse d’Orléans, mère du Régent, Duclos, le Marquis d’Argenson, Papillon de la Ferté, les rédacteurs des Mémoires de Bachaumont et de la Correspondance de Métra. Les autres se sont montrés d’une indulgence parfois excessive, presque des apologistes, Voltaire, Sénac de Meilhan, Rulhière, le duc de Lévis, le duc Emm. de Croÿ, etc. Seuls l’annaliste Dangeau et son successeur, le duc de Luynes, se sont contentés d’enregistrer les faits sans les accompagner de grands commentaires. Une partie de ces témoignages prendra place dans notre étude sur le Maréchal de Richelieu.
Il est, en outre, d’autres sources de documentation qui en ont constitué, presque uniquement jusqu’à nos jours, la biographie et sur lesquelles on ne saurait trop retenir l’attention du lecteur. Le vrai et le faux y sont si intimement amalgamés qu’il est parfois difficile, pour ne pas dire [p. IX] impossible, de séparer ces deux éléments, et de savoir où finit l’histoire et où commence le roman. Mais, quelque suspectes que doivent paraître la plupart des pièces entrant dans leur composition, il importe d’indiquer l’origine et de préciser les tendances, très sommairement bien entendu, de ces ouvrages, parus au lendemain de la mort du Maréchal, avec la prétention de fixer définitivement les traits du défunt pour la postérité:
Les Mémoires du Maréchal de Richelieu, par Soulavie;
La Vie privée du Maréchal de Richelieu, par Faur.
En avril 1783, à l’époque où Richelieu sortait d’une maladie qui avait mis ses jours en danger, les rédacteurs de la Correspondance secrète de Métra informaient leurs abonnés que le Maréchal «laisserait vingt-huit volumes de sa main sur son temps»; ils ajoutaient, par manière de plaisanterie: «il aura écrit en billets doux plus que son contemporain Voltaire[3].»
[3] Correspondance secrète, dite de Métra, t. XIV, 23 avril 1783.
Il était, au reste, de notoriété publique, que, depuis quelques années, Richelieu, assisté de [p. X] plusieurs secrétaires, préparait, avec les pièces officielles dont étaient bourrés ses portefeuilles, une histoire de sa vie, si féconde en événements de toutes sortes.
Aussi les curieux, friands d’anecdotes scandaleuses, ne furent-ils pas autrement surpris, lorsque, en 1790, dix-huit mois après la mort du Maréchal, furent annoncés et parurent les premiers volumes de Mémoires[4] qui étaient une autobiographie de Richelieu.
[4] Mémoires du Maréchal de Richelieu, 1790, 9 vol. in-8o. Cette publication se continua jusqu’en 1792.
Le protagoniste de ce spectacle aguichant expliquait, en effet, au commencement de la publication, le but qu’elle devait atteindre: «J’ai ouvert mes portefeuilles à un historien et j’ai désiré qu’il exposât au grand jour mes fautes et mes erreurs.» Et «l’historien» donnait la parole au Maréchal qui la prenait, à la première personne, pour dauber sur «la rapide succession des maîtresses et des ministres, les dilapidations scandaleuses des finances, etc.». C’était, en un mot, le procès du règne de Louis XV. Un tel langage était bien extraordinaire dans la bouche d’un homme, qui, de son vivant, n’avait pas l’habitude du Confiteor. On sut bientôt que l’éditeur de cette autobiographie était un ancien prêtre du nom de Soulavie, qui préludait ainsi [p. XI] au lancement d’une vaste spéculation de librairie mettant au jour toute une série de Mémoires, sur les règnes de Louis XIV et de Louis XV, Mémoires authentiques ou apocryphes, dont le plus important fut une partie de l’œuvre immortelle de Saint-Simon[5].
[5] Quelques années auparavant avaient paru plusieurs livres des Mémoires de Saint-Simon en partie connus ou consultés par Mme de Pompadour, Richelieu lui-même, Marmontel, Duclos, etc.
Au début du quatrième volume de ces aventures de Richelieu, racontées par lui-même, Soulavie, qui voyait sa publication sérieusement discutée, crut devoir apprendre à ses lecteurs, comment il avait été amené à l’entreprendre. Soulavie, voulant écrire une histoire de Louis XV, avait déjà réuni à cet effet, prétendait-il, deux cents volumes, quand il fut présenté à Richelieu qui lui dit très nettement:
—«On ne peut connaître ce règne sans «avoir compulsé mes portefeuilles.»
Et il donna l’ordre qu’on les communiquât à l’abbé. Celui-ci s’aida, dans son travail, «de l’intelligence et du zèle» de M. Plocques, à qui le Maréchal confiait, depuis vingt-cinq ans, le soin de ses manuscrits et de sa bibliothèque. Richelieu suivait Soulavie dans ses recherches; il lui «montrait la liaison des faits», lui fournissait un supplément d’anecdotes, lui traçait un certain nombre de portraits; et, finalement, il voulut [p. XII] que l’ouvrage de Soulavie portât ce titre de Mémoires de Richelieu. Mais leur rédacteur avait la conviction qu’on les déclarerait apocryphes, tant ces révélations sur l’indignité du régime contrastaient «avec ce que l’on pensait des principes du Maréchal». Néanmoins les raisonnements de Richelieu sur cette corruption gouvernementale lui parurent «si beaux», qu’il abonda dans le sens de son interlocuteur et qu’il se décida enfin à publier ces Mémoires, terminés en 1785.
Soulavie répondait ainsi à l’objection très juste qui lui était faite, que son histoire de Richelieu disparaissait dans celle du règne de Louis XV. Mais ce qu’il ne pouvait contester, c’est qu’il prêtait ses propres idées au Maréchal et qu’il le faisait parler, quand il ne prenait pas lui-même la parole. Car, complètement acquis au nouveau régime, il ne laissait jamais passer l’occasion de confesser, en ces Mémoires, sa foi révolutionnaire, d’abord par prudence, puis dans l’intérêt de son œuvre. Et ces accès d’enthousiasme civique jurent singulièrement, il faut bien le reconnaître, avec le ton général du livre.
Aussi, à la fin du neuvième et dernier volume, Soulavie éprouve-t-il le besoin de plaider pro domo; et cette soi-disant justification est assurément la meilleure critique de son indigeste fatras. Des académiciens, écrit-il, diront: «Voilà un [p. XIII] bien étrange ouvrage que ces Mémoires de Richelieu: on fait tenir au Maréchal un langage républicain et on le fait parler après sa mort.» Il aurait fallu, sans doute, pour plaire à ces académiciens, «faire des éloges et mériter d’être avoué par les familles des Richelieu, des Choiseul, des Maurepas, dont ils accueillent les ridicules réclamations... Je consens qu’on déchire le frontispice de mon livre et qu’on ôte le titre de Mémoires de Richelieu; il restera, malgré eux, celui de Mémoires d’un honnête homme.»
Est-ce bien sûr? Un «honnête homme» ne travestit jamais le caractère des personnages qu’il met en scène, ni surtout des faits qu’il expose; encore moins les invente-t-il pour allécher le lecteur par ce que nous appelons aujourd’hui des «informations sensationnelles».
Sans doute, il se peut que le Maréchal, très fier du rôle qu’il avait joué successivement comme amoureux professionnel, diplomate, général, politicien, premier gentilhomme de la Chambre du roi, ait accordé quelques audiences, raconté des anecdotes, montré des documents au futur historien de Louis XV. Il causait volontiers et n’était pas ennemi d’une certaine publicité. Mais ce respect du grand nom de Richelieu qu’il garda jusqu’à sa dernière heure, cette vanité excessive qu’il tenait de son propre fonds, lui eussent-ils jamais permis de renier, dans la plus piteuse [p. XIV] des amendes honorables, les principes d’autorité qui avaient été la règle de toute sa vie?
Si un certain nombre d’anecdotes et de faits rapportés par Soulavie sont exacts et confirmés par d’irréfutables témoignages, d’autres demandent à être soumis à un rigoureux contrôle ou sont radicalement faux[6]. Il ne faut donc [p. XV] consulter qu’avec une extrême circonspection cette interminable et fastidieuse biographie.
[6] Deux exemples entre mille.
1o: Soulavie fait dire à Richelieu qu’il a reçu, comme présent, des mains de Mme de Pompadour (et l’on sait s’ils se détestaient réciproquement), les Mémoires de Saint-Simon, «aussi curieux que dangereux à la tranquillité des familles», et confisqués par ordre de Louis XIV.—Or, Saint-Simon y travailla jusqu’à sa dernière heure et ne mourut que sous le règne de Louis XV. A vrai dire (et il importe de lire à cet égard le bel ouvrage de M. A. Baschet: Le duc de Saint-Simon; son Cabinet, 1874) les scellés furent apposés, au lendemain de la mort du mémorialiste, sur ses papiers, le 2 mars 1755. Et, bientôt, ceux-ci (les portefeuilles historiques et politiques s’entend) furent transportés aux Archives des Affaires étrangères qu’ils suivirent dans leurs divers déménagements. Le 28 juillet 1755, Laudier, le secrétaire de Saint-Simon, vint exprès de la Ferté-Vidame, attester, devant un Commissaire du Châtelet, entre autres déclarations, que «QUELQUES cahiers avaient été prêtés au Maréchal de Richelieu», que Laudier avait remis depuis à l’évêque de Metz, sur l’ordre du feu duc.
Richelieu n’avait donc pas reçu les Mémoires de Saint-Simon des mains de Mme de Pompadour.
2o: En 1719, toujours d’après Soulavie, Richelieu, curieux de connaître l’énigme du Masque de fer, avait décidé une princesse, dont il était l’amant, à se laisser séduire par le Régent qui l’adorait et qu’elle exécrait (Mlle de Valois), afin de lui arracher, dans les transports de l’amour, toute la vérité sur ce secret d’État. Elle avait réussi et révélé le mystère à Richelieu dans un billet chiffré. Par extraordinaire, le duc garda toujours le silence sur une détention qui ne faisait pas grand honneur à son oncle, affirme Soulavie; et quand ce même Soulavie l’interrogeait à cet égard, Richelieu le renvoyait à la version de Voltaire qui concluait à l’accouchement gémellaire d’Anne d’Autriche. Et le Maréchal n’avait révélé ce secret d’État à Voltaire que sur son serment de n’en parler à qui que ce fût, pour ne pas déshonorer le grand nom du Cardinal. Soulavie, qui rappelle ce roman au commencement de son VIe livre des Mémoires, dut l’inventer à plaisir, à moins qu’il n’ait été victime d’une mystification du Maréchal qui ne détestait pas ce genre de mauvaises farces. Déjà, au tome III, Soulavie affirmait que Mlle de Valois avait remis à Richelieu, après sa complaisance incestueuse pour le Régent (encore une légende), la «Relation de la naissance et de l’éducation du prince-enfant soustrait par les Cardinaux de Richelieu et de Mazarin à la société et renfermé par ordre de Louis XIV, composée par le Gouverneur (Saint-Mars) de ce prince à son lit de mort».
M. Funck-Brentano a, du reste, péremptoirement démontré que ce masque mystérieux n’était autre que l’envoyé de Mantoue Mattioli.
En 1791, paraissait un autre ouvrage du même genre, moins prolixe, puisqu’il ne comprenait que trois volumes, et qui était dû à la plume de Faur, secrétaire de Fronsac[7]. Il était intitulé Vie privée du Maréchal de Richelieu; et bien qu’il ne passât point sous silence la vie publique du personnage, il en narrait surtout les intrigues et les aventures galantes. Faur promettait, il le dit dans sa préface, de présenter «le héros en déshabillé»; et il tient scrupuleusement parole. Ses récits sont parfois amusants, mais aussi dépourvus d’authenticité que ceux de Soulavie; il rappelle souvent les mêmes épisodes de la vie amoureuse de Richelieu, mais il en révèle d’autres qui sont le comble de l’invraisemblance; et cette multiplicité même d’anecdotes libertines, moins [p. XVI] spirituellement écrites que celles, restées classiques, de Rulhière, finit par lasser jusqu’à l’écœurement.
[7] Le duc de Fronsac, fils du Maréchal de Richelieu.
Cependant le troisième et dernier volume contient, dans sa seconde partie, toute une série de lettres d’amis et d’amies du Maréchal, dont plusieurs historiens, et non des moindres, ont fait volontiers état dans leurs livres, garantissant ainsi l’exactitude et la sincérité de cette correspondance intime, tour à tour politique et galante.
Faur qui, à l’exemple de Soulavie, n’entend pas que le lecteur puisse mettre en doute sa véracité, affirme qu’il tient sa documentation d’un familier de Richelieu, à qui le Maréchal aurait confié ses notes manuscrites et son recueil de lettres en lui disant: «Vous verrez toutes mes folies et vous serez seul instruit de la vérité.»
Avant de publier la Vie privée, Faur avait demandé à la succession de Richelieu et en avait obtenu l’autorisation de la faire imprimer. Son point de départ paraît, en tout cas, plus acceptable que celui de Soulavie. D’ailleurs, il avait assez justement critiqué, dans l’Avant-Propos de son premier volume, le procédé de l’auteur des Mémoires. Son livre, dit-il, est «plutôt l’histoire de la fin du règne de Louis XIV, de la Régence et du règne de Louis XV, que celle du Nestor de la galanterie». Se proclamant, ensuite, seul dépositaire [p. XVII] de la pensée du Maréchal, il espérait sans doute étouffer ainsi dans l’œuf le reste de la publication de Soulavie[8].
[8] Moins exclusif que Soulavie, Faur, ou son éditeur, confessait toutefois dans la Vie privée (t. III, p. 261) que «M. de Richelieu avait confié des matériaux, pour faire son histoire, à plusieurs personnes. MM. de Meilhan, Soulavie, de Serres et autres en possédaient.» Faur parle également d’une Vie secrète du Maréchal qui avait paru un peu avant sa Vie privée et qui était «très ordurière». Nous l’avons vu annoncer, sur des catalogues de librairie, à la date, évidemment apocryphe, de 1809.
Soulavie signale, lui aussi (t. III, p. 305), des anecdotes scandaleuses, ultra-libertines, sur la Régence, parues sous le nom de Richelieu et qu’il attribue à Mme de Tencin. D’autre part, comme il s’entendait à tirer plusieurs moutures du même sac, il publia, en 1809, chez Collin, deux volumes qu’il intitulait Pièces inédites sur les règnes de Louis XIV et Louis XV, dont le second tome était une «Chronique scandaleuse de la Cour de Philippe, duc d’Orléans, régent de France, etc... composée, en 1722, par le duc de Richelieu, à sa sortie pour la troisième fois de la Bastille».
Il avait déjà parlé de ce prétendu document, en 1790, dans le Tome III (pp. 350 et suiv.) de ses Mémoires du Maréchal de Richelieu. Celui-ci, à l’entendre, lui aurait révélé, en 1785, l’existence de cette Chronique scandaleuse, à laquelle avait collaboré Voltaire et dont Louis XV avait possédé un exemplaire. Les faits qu’elle contenait étaient «exacts», affirmait Richelieu; mais Soulavie ajoutait que «l’opinion du Maréchal, moins passionné en 1785, était préférable à celle du Duc, irrité en 1725 contre le duc d’Orléans».
Cette Chronique scandaleuse n’était, en réalité, qu’une réédition, plus ou moins remaniée, d’un certain nombre de chapitres des Mémoires, où le vrai et le faux étaient indistinctement confondus. Elle était suivie d’une «Correspondance du Cardinal de Polignac, du Marquis de Silly, du Marquis de Fénelon, etc... avec M. le Duc de Richelieu, alors ambassadeur du roi près la Cour de Vienne, sur les intrigues de la Cour de France, etc... en 1725, 1726, 1727, copiée sur les pièces originales conservées, en 1787, dans le cabinet de M. le Maréchal de Richelieu.» Cette correspondance, qui est accompagnée de lettres de Vauréal, évêque de Rennes, du Cardinal de Tencin, de Mme de Tencin, de Mme de Châteauroux et même de Richelieu, nous semble plus digne de créance, si toutefois Soulavie ne lui a pas fait subir, suivant son habitude, ce que notre argot moderne appelle un tripatouillage.
Celui-ci, de son côté, avait regimbé contre une concurrence qu’il croyait le fait de Sénac de Meilhan et que lui opposait le libraire Buisson dont il s’était séparé. Il déclarait que, ne voulant pas s’occuper de la vie galante de Richelieu, il avait chargé de ce soin son ami «M. de la B***» (De La Borde, le principal commanditaire et collaborateur de Soulavie) qui avait si longtemps vécu à la Cour de Louis XV. D’ailleurs, à propos des lettres d’amour et des billets doux que Richelieu [p. XVIII] jetait dans des cassettes sans les ouvrir, Soulavie ajoutait que seuls avaient pu en rompre le cachet «les historiens du temps du Maréchal qui avaient eu la communication de ses papiers»[9].
[9] Dans une note des Mémoires de Mme Campan sur la Vie de Marie-Antoinette (édition Barrière, 1849) p. 42, nous lisons: «J’ai entendu M. le Maréchal de Richelieu dire à M. Campan, bibliothécaire de la Reine, de ne point acheter les Mémoires que, sans doute, on lui attribuerait après sa mort, que d’avance il les lui déclarait faux, qu’il ne savait pas l’orthographe et ne s’était jamais amusé à écrire. Peu de temps après la mort du Maréchal, M. Soulavie fit paraître les Mémoires du Maréchal de Richelieu.»—Voilà encore une preuve nouvelle des contradictions que nous relèverons, au cours de notre étude, chez cet esprit ondoyant et railleur jusqu’à la mystification qu’était le duc de Richelieu. Il n’écrivait pas, dans le sens propre du mot, mais il inspirait, il dictait, sinon des mémoires, du moins des notes, celles-là qu’ont reproduites, en les... maquillant,—c’est fort possible—des soi-disant historiographes qui avaient été plus ou moins ses secrétaires. Mais la Correspondance de Voltaire dit assez combien de fois le solitaire de Ferney eut recours à la documentation historique du Maréchal, sans doute reprise et remaniée par ses soins, avant d’être expédiée à son thuriféraire.
Au XIXe siècle, quand Barrière, entreprenant une réédition partielle des Mémoires relatifs à la [p. XIX] Révolution française publiés par les Baudouin, voulut la corser de documents inédits ou à peu près oubliés, il y donna place à des Mémoires de Richelieu, où il «intercalait», dans la pâte lourde de Soulavie, «les faits intéressants et neufs» de la Vie privée. Il les termina par un «Morceau original» de l’œuvre de Faur, le commencement du troisième volume, récit de Richelieu octogénaire à Mme de Monconseil, que l’éditeur trouvait «remarquable par sa perversité de bon ton».
Quelque temps après, M. de Lescure, un érudit de la bonne école, à qui l’Histoire doit d’excellentes publications, et qui eut à cœur de continuer celle de Barrière[10], faisait paraître en quatre volumes, représentant près de 2000 pages, une autobiographie de Richelieu[11], où il avait amalgamé, avec les ouvrages de Soulavie et de Faur, plus ou moins expurgés, des documents empruntés à divers Mémoires contemporains, négligés par Barrière. Le très grave reproche qu’on pouvait adresser à cette énorme compilation était celui que Faur infligeait aux neuf volumes de Soulavie, c’était que l’histoire de Richelieu s’y trouvait perdue dans celle du XVIIIe siècle.
[10] A. Marquiset: Table alphabétique des Mémoires relatifs à l’histoire de France pendant le XVIIIe siècle, publiés de 1857 à 1881, par MM. Barrière et de Lescure (Paris, 1913).
[11] De Lescure: Nouveaux Mémoires du Maréchal de Richelieu. (Paris, 1871).
[p. XX] Enfin, pour citer la seule, uniquement consacrée à cet illustre personnage, qui ne soit pas en même temps et en grande partie un tissu de fables ou de contes trop souvent graveleux, nous rappellerons que l’honnête Capefigue, auteur de plusieurs monographies sur divers originaux du XVIIIe siècle, en écrivit une[12], de proportions autrement modestes, sur Richelieu. Certes, tous les documents qu’il met en œuvre et qui étaient déjà connus sont d’une scrupuleuse authenticité; mais s’il rend justice à la valeur intellectuelle du Maréchal, à ses talents diplomatiques et militaires, il se montre d’une indulgence inexcusable pour les faiblesses et les fautes, pour les travers et les vices de son héros. Il en fait volontiers un petit saint, comme il exalte parfois un peu plus que de raison les heureux accidents de sa vie publique, comme il passe souvent sous silence les inconséquences, les variations ou les maladresses de l’homme politique.
[12] Capefigue: Le Maréchal de Richelieu, Paris, 1857.
N’importe; quelque blâmables ou simplement discutables qu’aient jamais été ses actes, si coupable et si condamnable qu’ait pu être sa conduite, Richelieu a laissé une impression ineffaçable dans l’esprit de ses contemporains. Mais ce qui frappa surtout l’opinion dans les facettes chatoyantes d’une mentalité mobile et complexe, [p. XXI] si déconcertante par ses contradictions imprévues, ce fut l’aspect de cette figure fine et spirituelle, câline et caressante, prometteuse d’éternel amour et prodigue de traîtrises, séduisante et trompeuse image d’un continuateur de Don Juan. La littérature d’alors, fidèle expression de l’âme du siècle, fixa les traits de ce roué aimable, insinuant et perfide, sans pudeur, sans scrupule et sans cœur, dans la création de types qui vivront éternellement.
Nous n’oserions affirmer que le Lovelace de Clarisse Harlowe lui dût quelques-unes de ses noirceurs. Cependant, Richardson publiait, en 1748, son immortel roman, à l’heure où Richelieu, dont la réputation avait passé la Manche, était considéré comme un conquérant irrésistible, oublieux de tous les serments et capable de toutes les trahisons.
Mais il est, sans conteste, le Sélim des Bijoux indiscrets de Diderot; puis, dans la dernière moitié du XVIIIe siècle, nous le voyons, nous le reconnaissons sous l’ajustement féminin du Faublas de Louvet. Le Chérubin de Beaumarchais rappelle assez bien «la poupée» de la duchesse de Bourgogne... sa marraine; et Choderlos de Laclos pensait assurément au Maréchal de Richelieu, quand il peignait sous le plus odieux aspect l’infâme séducteur de ses Liaisons dangereuses.
Dans le roman licencieux, intitulé Les [p. XXII] Sonnettes, d’un auteur bien oublié aujourd’hui, Guiard de Servigné[13], le Maréchal était visé plus directement. L’écrivain avait imaginé un Richelieu épuisé par l’abus des plaisirs et s’efforçant de stimuler ses sens lamentablement engourdis par des artifices dignes d’un tel libertin. Il attirait dans son château des couples jeunes et ardents et leur donnait, avec une hospitalité princière, des chambres magnifiques, dont les lits étaient secrètement pourvus de ressorts et de fils qui faisaient mouvoir des sonnettes disposées autour de l’appartement de Richelieu. Celui-ci était si bien désigné dans le roman et se trouva tellement mortifié, paraît-il, du rôle muet que lui faisait jouer, en cette symphonie carillonnante, Guiard de Servigné, qu’il demanda l’embastillement du conteur.
[13] Guiard de Servigné: Les Sonnettes. A Berg-op-Zoom, chez F. de Richebourg, 1751.
Cent ans après la naissance de Richelieu, en 1796, (et la coïncidence ne laisse pas que d’être curieuse) un drame en cinq actes, Le Lovelace français[14] ou La Jeunesse de Richelieu, joué sur la scène du Théâtre de la République, représentait encore, comme un monstre de perversité amoureuse, l’homme que Voltaire s’était plu à nommer «l’Alcibiade moderne». Le tableau était [p. XXIII] d’Alexandre Duval, un auteur plutôt contre-révolutionnaire, mais portait la signature de Monvel, comédien français, qui avait été jadis justiciable, comme tel, du premier gentilhomme de la Chambre et avait voué à l’ancien régime la plus effroyable des haines. Le titre seul, vraisemblablement de son invention, Le Lovelace français, disait assez de quelles sombres couleurs Monvel avait chargé la Jeunesse de Richelieu, en exploitant le douloureux épisode des amours de Mme Michelin, d’après la publication de Faur. Cette diatribe, où perçait la rancune du comédien contre l’aristocratie française, sous le couvert d’un des personnages de la pièce, le secrétaire, vertueux et diffus, du séducteur, cette diatribe rappelait le cri de joie féroce de Chamfort à la lecture des «Mémoires du Don Juan français mine de scandales». L’Académicien exhalait toute son indignation, devant la touchante et malheureuse Mme Michelin, se mourant de douleur et de remords, tandis «qu’à l’exemple de Mercure, qui, après avoir pris la figure de Sosie, allait se nettoyer dans l’Olympe avec de l’ambroisie», Fronsac, le futur maréchal de Richelieu, «allait, lui aussi, se décrasser de cette liaison roturière, auprès d’une céleste princesse».
[14] Déjà, d’après l’Histoire de l’Odéon, par Porel et Monval (1876, t. I, p. 91) Richelieu avait été représenté «comme un scélérat» dans Lovelace ou Clarisse Harlowe, tragédie de Lemercier, jouée, le 20 avril 1792, sur la scène du Théâtre de la Nation.
Vers le milieu du XIXe siècle, nous retrouvons dans le vaudeville de Bayard et Dumanoir, les [p. XXIV] Premières Armes de Richelieu[15], un tout autre Fronsac, non moins léger, non moins charmant, non moins délicieux, quoique également frivole, présomptueux et coureur, mais combien différent du petit-maître dont l’Histoire nous a tracé le portrait. Les auteurs ont mis à la scène son premier mariage; et leur dénouement ne ressemble guère à celui que n’avait pu pressentir Louis XIV, quand il envoya cet époux irréductible à la Bastille.
—«Je vous présente Madame de Richelieu, dit le duc à sa belle-mère par manière de conclusion.»
La femme délaissée n’était pas encore et ne fut sans doute jamais Mme de Fronsac.
[15] Bayard et Dumanoir: Les premières armes de Richelieu, 3 décembre 1839.
Les premières armes de Richelieu en appelaient inévitablement les dernières[16]; et ce fut sous ce titre que parut, non plus une pièce, mais un livre, où Mary-Lafon racontait la romanesque histoire du Maréchal avec la Marquise de Saint-Vincent. Le vieux renard, pris au piège par une poulette, rusée et coquine, ne devait en sortir qu’en y laissant des dépouilles opimes. Notons enfin, que Mlle de Belle-Isle[17], la fameuse comédie dramatique d’Alexandre Dumas, met également en scène un Richelieu dupé, pour avoir voulu jouer [p. XXV] le rôle de dupeur. Il est vrai que celui-ci est jeune et tout auréolé de son prestige d’amoureux irrésistible, puisque l’action se passe sous le principat du duc de Bourbon.
[16] Mary-Lafon: Les dernières armes de Richelieu, 1862.
[17] Alexandre Dumas: Mademoiselle de Belle-Isle, 2 avril 1839.
Richelieu, au dire de ses contemporains, écrivit beaucoup. Nous savons déjà quel bagage littéraire lui attribuait la Correspondance secrète de Métra. Malheureusement, il ne nous en reste presque rien, si toutefois ces documents ont jamais existé; et les commérages de Soulavie et de Faur autoriseraient à croire cette hypothèse très vraisemblable. Il est certain qu’il était en commerce épistolaire avec l’auteur de la Pucelle. Voltaire lui répond fort souvent, et dut traiter avec lui des questions les plus variées; ses lettres le prouvent surabondamment, mais celles de Richelieu n’ont jamais été retrouvées.
En dehors de ses correspondances diplomatiques, administratives ou militaires, conservées aux Archives des Affaires étrangères et de la Guerre, ou dans les Archives municipales d’Agen[18], il ne [p. XXVI] subsiste donc que fort peu de documents originaux émanant de Richelieu. On tient cependant pour véritable une correspondance entre les Tencin et le duc en 1744, correspondance qui fut imprimée en 1790. Une autre, datant de la campagne de Hanovre (1757), et qu’édita le général de Grimoard, contient un certain nombre de lettres du Maréchal, presque entièrement consacrées aux exigences du service.
[18] Le distingué secrétaire général de la Société archéologique du Gers, M. Philippe Lauzun, a bien voulu nous signaler, en même temps que diverses particularités sur le séjour de Richelieu en Guyenne, l’existence d’une nombreuse correspondance administrative du Maréchal dans les Archives municipales d’Agen.
Des détracteurs de Richelieu se sont égayés sur la pauvreté de son style et de ses idées; ils en ont inféré l’insuffisance de l’épistolier au point de vue littéraire et même intellectuel.
Sans doute, la langue de l’Académicien-Duc est incorrecte, de même que son écriture est peu lisible et son orthographe mal ordonnée. Mais l’esprit n’y manque pas; et telle lettre, inédite, que nous signalerons ou transcrirons en temps voulu, démontrera que l’enjouement et la grâce du Maréchal, si vantés par les Mémoires du temps, n’étaient pas un vain mot.
C’est, à l’aide de tous les documents, déjà publiés, ou demeurés inédits, dont nous avons cité la provenance, mais soumis l’authenticité à un sévère contrôle, que nous avons écrit notre étude sur le Maréchal de Richelieu. Elle ne saurait être, ni un panégyrique, ni une satire. Elle visera [p. XXVII] surtout à rester impartiale. Si elle ne peut ignorer la vie privée d’un homme qui dut à la galanterie tant de succès de sa vie publique, elle s’efforcera de déterminer pour celle-ci le rôle joué sur le théâtre de l’Histoire par le grand seigneur que Voltaire nomma si souvent, et même trop souvent, «son héros». Peut-être la postérité, retenant cet hommage, l’eût-elle sanctionné en comptant le Maréchal de Richelieu parmi les personnalités dont l’existence fut un bienfait pour le pays, si l’amour des intrigues et les intrigues de l’amour n’en avaient faussé les plus puissants ressorts.
Au moment où nous terminions notre travail, une de ces bonnes fortunes, dont le hasard ou d’heureuses interventions font profiter l’Histoire, nous permettait de consulter une suite de relations, d’une authenticité indiscutable, sur divers épisodes de la vie diplomatique, politique et militaire du Maréchal de Richelieu.
En effet, feu M. de Boislisle, le savant dont le monde de l’érudition regrettera toujours la perte, avait découvert, dans les Archives du Marquis de Chabrillan—sources précieuses de vérité historique—les pages manuscrites qu’avait déjà signalées, d’après son indication, le livre [p. XXVIII] du duc de Broglie sur Frédéric II et Louis XV.
M. de Boislisle obtint de prendre une copie de ces Mémoires.
Dictée par le Maréchal de Richelieu à l’un de ses secrétaires, cette autobiographie est marquée au coin de cet esprit vif et léger, souple et fin, évoluant avec une merveilleuse prestesse au milieu d’intrigues de Cour qui sont souvent son ouvrage, pour en sortir le plus aisément du monde et avec tous les honneurs de la guerre. Cette apologie de ses actes officiels est le développement, aussi simple qu’agréable, du Mémoire justificatif présenté par le Maréchal au roi Louis XVI, en 1783, alors que sa santé subissait la crise si grave qui faillit l’emporter.
Grâce à l’intermédiaire obligeant de M. Lecestre, des Archives Nationales, M. Jean de Boislisle a bien voulu nous communiquer ces Mémoires authentiques du Maréchal de Richelieu qu’il doit publier très prochainement. Nous le prions de recevoir ici l’expression de tous nos remerciements.
Par un sentiment de discrétion, facile à comprendre, nous ne donnerons que des extraits, peu nombreux et fort courts, de Mémoires encore inédits. Mais, comme nous aurons maintes fois l’occasion de citer, à titre de référence, cette série de documents, nous la désignerons, dans notre texte ou dans nos notes, sous le nom de Mémoires authentiques du Maréchal de Richelieu.
La naissance de Richelieu-Fronsac. — Un ressuscité qui devient nonagénaire. — Première enfance. — Une éducation négligée. — Succès de Fronsac à la Cour. — L’habit de belle-mère. — Esprit d’à-propos d’un danseur. — Mariage d’enfants. — Un ancêtre de Chérubin. — Imprudences de la duchesse de Bourgogne; effronterie de Fronsac. — Premier séjour à la Bastille.
Louis-François-Armand de Vignerot du Plessis naquit à Paris, le 13 mars 1696. Il était fils d’Armand Jean II de Vignerot du Plessis, duc de Richelieu, lequel était petit-neveu du Grand Cardinal et «substitué aux noms et armes de Richelieu».
Louis-François trouva dans son berceau le duché de Fronsac et le titre de pair de France; car, le 12 février 1711, du vivant même d’Armand-Jean, il se dénommait et signait ainsi sur l’acte de son premier mariage[19].
[19] Registres de Saint-Sulpice.—Toutefois il ne devait siéger au Parlement, comme duc de Richelieu, que le 2 mars 1721 et, comme pair de France, en qualité de duc de Fronsac, que le 15 avril 1723 (Dictionnaire de La Chesnaye des Bois.)
La date de sa naissance, donnée par le P. Anselme, est restée en blanc, comme celle de son ondoiement, sur son acte de baptême, qu’Eudore Soulié a découvert dans le registre de Notre-Dame de Versailles[20]. Cette pièce, authentique, porte la double signature de Louis et de Marie-Adélaïde. Louis-François, baptisé le 15 février 1699, «par [p. 2] permission de Mgr l’Archevêque de Paris», avait été, en effet, tenu sur les fonts par Louis XIV et par la duchesse de Bourgogne[21].
[20] Dictionnaire de Jal, 1872, p. 1062.
[21] La Gazette du 20 février 1699 annonce le baptême donné le 15 par l’abbé de Pomponne, aumônier de Sa Majesté, à l’issue de la messe. Elle dit, en outre et à tort, que l’enfant est âgé de 2 ans et 10 mois.
Pendant sa première enfance, son état de santé fut des plus précaires. Venu avant terme (à sept mois), il fut élevé dans du coton. Peu de temps après, il fut assailli par de violentes convulsions. Les médecins en désespéraient. A la suite d’une de ces crises, on le croyait perdu, quand une servante, qui était fort jolie—détail relevé par ses biographes—s’aperçut qu’il avait encore un souffle de vie et parvint à le ranimer.
A quatre-vingt-dix ans de là, un des commis qui dressaient l’état des prisonniers de la Bastille, écrivait, au bas d’une des fiches consacrées au Maréchal duc de Richelieu:
«Le 25 août 1786, il est venu voir le Château de la Bastille. Il est monté sur les tours, âgé de 90 ans, 5 mois, 12 jours[22].»
[22] Chiffres qui concordent exactement avec la date indiquée par le P. Anselme. Cette note se trouve reproduite dans les Mémoires historiques et authentiques sur la Bastille (1789, 3 vol.), t. II, p. 102.
Cette sorte d’escalade, inouïe chez un nonagénaire, dépeint à souhait la crânerie, la belle humeur, la coquetterie, la volonté de rester jeune, qui furent toujours le fond du caractère de Richelieu[23].
[23] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille. Carton 10598, p. 58.
Quelles pensées, quels spectacles durent surgir et revivre en son cerveau, quand il pénétra dans la [p. 3] fameuse prison d’État, symbole, indestructible en apparence, d’un pouvoir absolu qui lui était si cher, cette Bastille, dont il avait été, par trois fois, le pensionnaire malgré lui et d’où il aurait bien pu ne plus sortir, la dernière, que pour expier sur un échafaud, comme un autre chevalier de Rohan, le crime de haute trahison!
Mais, grâce à cette mobilité d’esprit qui ne l’abandonna pas, même aux dernières heures de son existence, qu’il dut vite se rasséréner, lorsqu’il fut parvenu au terme de son ascension! De cette plateforme massive semblant menacer Paris, il contemplait le panorama mouvant de la Grande Ville, de la cité toujours grondante et tumultueuse, mais aussi toujours charmante et toujours adorée, témoin plus ou moins discret des fêtes somptueuses, des duels retentissants, des aventures galantes de Fronsac et de Richelieu. Et peut-être croyait-il revoir, de l’autre côté des fossés, ces théories de belles dames, qui, jadis, au cours d’une de ses captivités, et pendant une de ses promenades sur cette même terrasse, agitaient leurs mouchoirs de dentelles pour se faire reconnaître du prisonnier et lui envoyaient «sur l’aile des zéphyrs»—le langage du temps—leurs plus tendres baisers.
Fronsac (il faut bien désigner Richelieu par le nom qu’il porta jusqu’en 1715), Fronsac fut fort mal élevé en sa prime jeunesse, ou plutôt ne fut pas élevé du tout. Sa mère, née Anne-Marguerite d’Acigné, était morte le 19 août 1698, alors qu’il n’avait pas encore atteint sa troisième année; et son père, une manière de vert-galant, bizarre et désordonné, [p. 4] épousait, en troisièmes noces, le 20 mars 1702, Marguerite-Thérèse de Rouillé, veuve du marquis de Noailles. La nouvelle duchesse de Richelieu ne s’occupa guère de son beau-fils, que pour en prévoir et même arrêter l’union éventuelle avec l’aînée des filles qu’elle avait eues de son premier mariage.
L’instruction de Fronsac fut des plus négligées, soit que, volontaire, étourdi et turbulent, il préférât—ce qui était tout naturel—le jeu à l’étude, soit que le soin de son éducation eût été remis, au dire de ses biographes, entre les mains d’un gouverneur plus inepte encore qu’insouciant.
Ce fut l’atmosphère des salons de Versailles et de Marly, «l’air de la Cour», comme on disait alors, qui fit de ce médiocre écolier un parfait gentilhomme. L’étoffe, il est vrai, se prêtait singulièrement à cette transformation. Petit, mais de taille bien proportionnée, d’agréable figure, souriant, gracieux, spirituel, adroit cavalier et merveilleux danseur, Fronsac fut remarqué dès le premier jour de sa présentation. Il n’avait pas encore quinze ans: «Il a été trouvé fort joli à la Cour», écrit, le 28 janvier 1711, la marquise d’Uxelles; et, dans le même mois, Dangeau, en consciencieux annaliste, note les succès, chaque jour plus marqués, du nouveau venu. Fronsac avait dansé à la Cour; et bientôt Louis XIV daignait abaisser son majestueux regard sur l’adolescent: «Le Roi parla, à sa promenade, au petit duc de Fronsac, qui est fort à la mode, ce voyage-ci et qui a beaucoup d’esprit[24].»
[24] Marquis de Dangeau: Mémoires ou Journal (Paris, 1854 et suiv.), t. XIII, pp. 316-317.
[p. 5] Bien qu’assez mal renseigné sur l’âge exact de ce courtisan précoce, Saint-Simon décrit plus longuement, mais avec sa précision coutumière, une entrée qui serait qualifiée aujourd’hui de sensationnelle.
«Ce petit duc de Fronsac, qui n’avait guère alors que seize ans, était la plus jolie créature de corps et d’esprit qu’on pût voir. Son père l’avait présenté à la Cour, où Mme de Maintenon, ancienne amie de M. de Richelieu, en fit comme son fils[25]; et, par conséquent, Mme la duchesse de Bourgogne, et tout le monde lui fit merveille, jusqu’au Roi. Il y sut répondre avec tant de grâce et se démêler avec tant d’esprit, de finesse, de liberté, de politesse, qu’il devint bientôt la coqueluche de la Cour. Sa figure enchante les dames[26].»
[25] Duc de Saint-Simon: Mémoires (édit. Chéruel, 1873), t. VIII, p. 301.—Mémoires (édit. de Boislisle continuée par MM. J. Lecestre et J. de Boislisle), Hachette 1879 et suiv. t. XX, p. 303-305.
[26] Mme de Maintenon écrivait, en 1710, au duc de Richelieu: «M. le duc de Fronsac réussit très bien à Marly.»
Ce n’était pas que, sur un terrain si glissant, partant si périlleux pour un novice, il n’eût à vaincre de sérieux obstacles. La parcimonie de sa belle-mère le réduisait à un train des plus modestes; et si, par aventure, il protestait:
—«Allons, allons, lui disait en riant la bonne dame, les grâces de votre personne suppléent à l’insuffisance dont vous vous plaignez.»
Mais Fronsac avait sa vengeance toute prête; et certain jour que les courtisans s’étonnaient de le voir mesquinement vêtu, il leur répondit fort sérieusement qu’il portait «un habit de belle-mère».
Ce pauvre équipage semblait n’en rehausser que [p. 6] mieux le charme séducteur et surtout l’esprit d’à-propos de Fronsac, au milieu des plaisirs frivoles qui passaient pour les plus graves occupations de la Cour. Ce fut ainsi que Brissac, un ami du jeune duc, ayant commis l’impardonnable faute, au «retour d’un menuet», de ne pas «prendre» la duchesse de Bourgogne, sa danseuse, Fronsac lâcha aussitôt la sienne, pour réparer l’erreur du coupable. De ce jour, l’aimable et parfois trop impulsive princesse voulut que son cavalier... occasionnel fût de toutes les fêtes de la Cour. Elle lui fit même l’insigne honneur de l’appeler sa «jolie poupée».
Cependant d’austères devoirs attendaient ce gentil fantoche. Lorsque, ruiné par le jeu, son père avait épousé la veuve du marquis de Noailles, les deux conjoints avaient signé au contrat de mariage de leur belle-fille et fille, âgée de onze ans, avec le duc de Fronsac, qui en avait à peine six. Louis XIV «y signait» également, «pour lui donner plus de force»; et une clause formelle de ce même contrat stipulait expressément que, si «l’aînée venait à manquer», Fronsac épouserait la seconde[27]. Il fallait absolument sanctionner l’alliance des deux familles, d’autant que la protection de Mme de Maintenon était toute acquise aux Noailles.
[27] Dangeau: Journal, t. VIII, p. 349.
La prévoyance de ces parents, si préoccupés des avantages d’une telle faveur, devait se trouver bientôt justifiée. La fiancée de Fronsac mourut en juillet 1703[28]; et le fiancé dut épouser, aux termes du contrat, la seconde fille de la duchesse, Mlle de [p. 7] Sansac, qui était, comme sa sœur, plus âgée que lui[29]. Le mariage fut célébré, en février 1711, à Paris, dans la chapelle du Cardinal de Noailles, oncle de la jeune fille[30].
[28] Ibid., t. IX, p. 243.
[29] Une note des Mémoires de Sourches (édition de Cosnac, t. XIII, p. 22) porte qu’un courtisan, à la vue de ce couple enfantin qui entrait dans le cabinet du roi pour y signer le contrat, «dit qu’il ne savait si c’était un mariage ou un baptême».—Et Mme de Maintenon écrivait (Recueil Geffroy, t. II, p. 270) «qu’elle avait été sur le point de prendre le menton à Fronsac». Mém. de Saint-Simon, éd. Boislisle, t. XX, p. 203.
[30] Dangeau: Journal, t. XIII, p. 317.
Ce fut la plus déplorable des unions. Fronsac ne pouvait souffrir sa femme, qu’il prétendait d’un caractère aussi acariâtre[31] que celui de la duchesse de Richelieu, doublement sa belle-mère. Puis une passion folle avait envahi ce jeune et bouillant cerveau. Déjà choyé et caressé par des grandes dames qui n’avaient plus rien à lui refuser, Fronsac avait osé lever les yeux sur cette princesse[32] qui le trouvait «un enfant fort aimable» et l’admettait assez étourdiment dans son intimité. S’il pouvait chanter, comme plus tard le Chérubin de Beaumarchais, «J’avais une marraine», il n’avait plus l’ingénuité du page. Il ne se blottissait pas au fond d’un fauteuil, dans la chambre «bleue» de la duchesse de Bourgogne, mais derrière un rideau, d’où son ami Brissac dut le tirer par la jambe[33], pour le déloger.
[31] Dans une des notes autographes du Maréchal qui accompagnent la fin de ses Mémoires authentiques, Richelieu se sert de ce terme pour qualifier le caractère de Mlle de Sansac. Il ajoute qu’elle n’était «pas jolie». «Elle est parfaitement laide», écrivait Mme de Maintenon.
[32] Cependant, malgré son insolente fatuité, Richelieu se défendit toujours d’avoir été l’amant heureux de la duchesse de Bourgogne, en dépit même de Louis XV, assez pervers pour provoquer cet aveu.
[33] «Derrière un écran», dit Rulhière, dans ses jolies et croustillantes Anecdotes sur le Maréchal de Richelieu. Cet effronté Fronsac lève la tête. Cri général. On recommanda le silence aux femmes de chambre qui étaient autour de la toilette de la petite Dauphine. Mais on parla.
[p. 8] —«On excuse tout, hors la peur que vous nous avez faite, dit la petite-fille du roi à Fronsac qui vint se mettre à genoux devant elle et lui baiser la main.»
Il poussa plus loin la témérité. On le vit embrasser un jour la duchesse. On prétendit même qu’il avait été surpris en tête-à-tête avec elle, dans une attitude qui ne témoignait que trop de son peu de respect pour le sang royal; il s’était aussitôt caché sous le lit[34] de la princesse, et, dans sa fuite, avait laissé tomber une miniature de la duchesse de Bourgogne.
[34] Le grave Ravaisson dit «dans le lit,» (Archives de la Bastille, t. XII, p. 77). Les Mémoires historiques et authentiques sur la Bastille (de Carra) prétendent que Fronsac, surpris dans le lit de la duchesse par Cavoie, qui devait en aviser Mme de Maintenon, se cacha «tout nu» sous le lit: ce fut, disent ces Mémoires, la vraie cause de sa détention.
Ces racontars eussent été de pures calomnies, que Fronsac aurait eu à se défendre contre d’autres imputations, assurément moins graves, mais qui ne laissaient pas que de provoquer le mécontentement du roi et les inquiétudes de son Égérie. Ce jeune seigneur, disait-on, n’était pas seulement léger, inconséquent et coureur de ruelles; il jouait et perdait des sommes considérables. Mme de Maintenon le fit surveiller par Cavoie; et ce gentilhomme lui apprit, un jour, que Fronsac venait d’être délesté de mille louis. Sans doute sa femme était fort riche; mais c’était payer un peu cher l’honneur d’avoir épousé un homme qui la dédaignait. Le duc de [p. 9] Richelieu, bien qu’il ne prêchât pas d’exemple, était exaspéré; et, pour l’apaiser, Mme de Maintenon lui écrivit, après avoir sermonné Fronsac qui avait vraisemblablement fait amende honorable: «Je lui ai dit que je dirais au roi que j’ai sa parole et que s’il ne la tient pas, il achèverait de se noyer.»
Il «se noya». Continua-t-il à jouer à la bassette—ce jeu qui avait déjà dévoré tant de fortunes à la Cour? Lui fallut-il contracter des emprunts usuraires pour éteindre ses dettes? Ou bien, avait-il fait, comme le dit assez mystérieusement Dangeau, «quelque nouvelle imprudence»[35]? Toujours est-il que son père et sa famille, de concert avec Mme de Maintenon, demandèrent une lettre de cachet au roi pour envoyer Fronsac à la Bastille et l’y garder le plus longtemps possible. Nous avons sous les yeux la fiche qui se rapporte à sa détention[36]. Elle est ainsi libellée:
Tabul. No 3
20 mai 1711
M. le duc de Fronsac
pour correction.
Il a été mis trois fois à la Bastille,
le 4 mars 1716 et le 28 mars 1719.
Sorti le 19 juin 1712.
[35] Dangeau: Journal, t. XIII, p. 394. C’est le 5 avril, dit l’Annaliste, que fut demandée la lettre de cachet.—«Livré au monde avec tout ce qu’il fallait pour plaire, écrit Saint-Simon, il fit force sottises.»
[36] Bibl. Arsenal: Papiers de la Bastille, 10598.
Quatorze mois de Bastille. — Sollicitude du Gouverneur Bernaville pour son prisonnier. — Visite de la petite duchesse de Fronsac à son époux: les suites d’un mariage blanc. — Études et «amusements» du détenu. — Attaque de petite vérole: traitement du malade. — Isolement et terreurs de Fronsac. — Sa guérison; sa convalescence. — Bulletins de Bernaville. — Repentir, en apparence sincère, de Fronsac. — Sa mise en liberté.
Contrairement à l’indication (c’était peut-être une date d’inscription) donnée par la fiche précédente, Fronsac était déjà embastillé le 8 mai 1711, car, ce jour-là, Bernaville, le gouverneur de la forteresse, écrivait au Ministre d’État Pontchartrain[37]:
«Je suis convenu avec M. le Cardinal de Noailles, M. le duc de Richelieu et Mme la Duchesse, que M. le duc de Fronsac viendrait dîner avec moi et y resterait jusqu’à 5 heures que ses maîtres de langues et de mathématiques se rendent chez lui. Il ne m’a pas paru possible qu’il passât seul ses journées dans sa chambre sans intéresser sa santé. Ils sont persuadés que je ne vois personne qui lui donne de mauvais exemples; et j’ose me flatter que vous avez assez bonne opinion de moi pour croire qu’il ne se passe rien en ma présence et celle de M. de Launay, soit dans ma chambre ou à nos promenades dans la cour et sur le bastion, qui soit contre les bonnes mœurs.
[p. 11] «Mme la Marquise du Chastelet[38] qui nous a fait l’honneur de dîner avec nous, vous peut dire comme nous vivons ensemble. Elle y est assez intéressée par son fils pour y avoir pris garde. Il est vrai aussi que ces éducations-là me contraignent beaucoup. Je m’en fais un devoir à l’égard de M. de Fronsac, que j’ai reçu par vos ordres et à l’égard de M. le Chevalier du Chastelet[39], que j’aime et dont j’honore infiniment le père et la mère.»
[37] Ravaisson: Archives de la Bastille, t. XII, p. 77 (d’après les manuscrits de la Bibliothèque Nationale).
[38] C’était la femme du gouverneur de Vincennes.
[39] Il épousa, en 1714, Catherine de Richelieu, la sœur de Fronsac.
Louis XIV avait ordonné, en effet, qu’on envoyât, comme précepteur, au prisonnier, l’abbé de Saint-Rémy. Chargé de l’ingrate besogne de recommencer sur de nouveaux frais une éducation restée incomplète, cet ecclésiastique avait consenti (ainsi le voulait la règle) à se laisser enfermer avec son élève. Il lui fit d’abord traduire Virgile.
Bernaville est très content du maître, «un fort honnête homme, fort sage et fort capable, qui se gouverne fort bien avec» le duc de Fronsac. Il n’est pas moins enchanté de l’élève: «Je n’ai à mon égard, écrit-il, que des louanges à dire de sa conduite avec moi et les officiers: il n’y a personne plus civil et plus poli que lui; il va au devant de tout ce qui peut nous faire plaisir; nous ne lui avons rien entendu dire contre les bonnes mœurs[40].»
[40] Ravaisson: Archives de la Bastille, t. XII. «Tous ces rapports étaient lus du Roi», écrit en apostille Pontchartrain.
Assurément, l’effréné viveur qu’était déjà Fronsac rongeait son frein: il fallait bien se soumettre; mais il s’ennuyait mortellement. Aussi, malgré les distractions de toute nature que s’efforçait de lui [p. 12] offrir le personnel de la Bastille, le prisonnier en cherchait-il de moins monotones et surtout de plus originales. Il se souvint alors qu’il avait une femme. Et malgré que tous les mémorialistes aient affirmé que la jeune duchesse de Fronsac avait en quelque sorte forcé les portes du cachot de son époux, ce fut, au contraire, celui-ci qui sollicita à plusieurs reprises la visite de sa femme.
Bernaville le déclare formellement.
Dans l’agréable roman qu’il a brodé sur le canevas des Mémoires de Richelieu, M. de Lescure a complaisamment décrit les fêtes fastueuses du premier mariage de Fronsac, sans oublier aucun détail sur la nuit de noces qui servit de clôture à cette magnifique cérémonie. Les mariés restèrent couchés un quart d’heure dans leur lit, les lampes à peine baissées, pendant que les invités circulaient bruyamment autour d’eux, aux sons joyeux des violons et des flûtes qui faisaient rage.
Et ce fut tout.
Fronsac avait, aussitôt, oublié Mlle de Sansac. La jeune vierge en fut dépitée et désolée. La belle famille protesta. Et ses plaintes, assurent certains biographes, ne furent pas étrangères à la détention de ce mari indifférent[41].
[41] «La famille voulait que la duchesse de Fronsac fût grosse», dit Richelieu dans les notes autographes qui terminent les Mémoires authentiques, et dont l’une se rapporte à sa première détention.
Nous croyons peu à cette version. Quoi qu’il en soit, la petite duchesse, avisée du désir de son époux, ne le fit pas languir. Au dire de l’anecdotier de la Vie privée, elle accourut, se présenta au prisonnier, [p. 13] avec tous les artifices de la coquetterie la plus raffinée et sous le plus galant des costumes, multiplia les sourires mouillés de larmes, les baisers, les caresses, les témoignages les moins équivoques d’une passion qui ne demandait qu’à être payée de retour. Mais ce fut encore en pure perte. Fronsac se montra charmant, gracieux, empressé, ainsi qu’il l’était avec toutes les femmes; il reçut la sienne comme «l’envoyée du plus grand roi du monde»; et même, sevré qu’il était de ses plaisirs coutumiers, il ressentit, à la voir et à l’entendre, un certain trouble, mais bientôt il se ressaisit; et la petite duchesse partit comme elle était venue. Au reste, l’honnête Bernaville ne souffle mot de l’entrevue: il se contente de signaler au ministre les effusions de gratitude que lui prodigua Fronsac, pour le zèle obligeant qu’avait apporté le Gouverneur à lui donner satisfaction.
Cependant, le pensionnaire de Bernaville recevait nombre de visites, entr’autres celles des princes de Conti et d’Espinoy, «la conversation roulant sur les occupations et amusements (!!!) de Fronsac»[42]. C’étaient encore M. et Mme de Cavoie qui venaient le «préparer, par de sages instructions, à recevoir la première visite de M. le duc de Richelieu... Elle s’est passée avec beaucoup de tendresse de part et d’autre.» En comédien consommé, Fronsac dit à son père «qu’il reconnaissait toutes ses fautes, qu’il n’oublierait jamais la grâce que le roi lui avait faite de l’envoyer ici pour en faire pénitence et les [p. 14] réparer, qu’il était trop heureux d’y être, qu’il ne négligerait rien de tout ce qui pouvait dépendre de lui pour les réparer, et pour se rendre digne des bontés de Sa Majesté. Il lui a encore dit ce qu’il nous dit tous les jours, qu’il n’a nulle impatience d’en sortir et qu’il regarderait comme un grand malheur une prompte liberté[43].»
[42] Ravaisson: Archives de la Bastille, t. XII, (lettre du 1er juillet.)—Voltaire venait aussi, disait-il, «lui rendre ses devoirs».
[43] Ravaisson: Archives de la Bastille, t. XII, (lettre du 8 juillet).
Soudain, un coup de théâtre.
Le 27 septembre, Fronsac tombe malade: il a une fièvre intense. La Carlière, le médecin en titre de la prison d’État, vient le saigner le lendemain. La petite duchesse, qui n’avait pas abjuré toute tendresse pour l’ingrat, amène avec elle Barère, chirurgien des mousquetaires, que le duc, accouru au chevet de son fils, voudrait également substituer à La Carlière. Toutefois il s’entend avec le médecin officiel; et Fronsac est saigné au pied.
Le prisonnier, qui se sent plus malade, s’inquiète et demande un confesseur. On lui envoie un prêtre de Saint-Paul, M. Dolé, en qui le Cardinal de Noailles a pleine confiance. Cependant, Barère, qui est revenu, croit que cette fièvre persistante n’aura pas de suite. Or, le 30 septembre, la petite vérole se déclare. Et cette famille, jadis si empressée autour du malade, tous, jusqu’à l’amoureuse Mme de Fronsac, se défilent avec rapidité. Seuls restent dans la chambre du délaissé l’abbé de Saint-Rémy[44] et un valet de chambre.
[44] Richelieu en fut toujours reconnaissant à Saint-Rémy; et bien que Voltaire appelât cet abbé «un bœuf», Richelieu fit de son ancien précepteur son premier secrétaire à l’ambassade de Vienne.
Au surplus, Bernaville, qui a le sentiment de sa [p. 15] responsabilité, a mis Fronsac en quarantaine. Il doit préserver son personnel d’un mal contagieux. Il ne s’en inquiète guère pour lui-même: sa figure est toute couturée de petite vérole.
Cependant La Carlière, qui, en raison des visites de son confrère, s’était d’abord défendu de continuer les siennes, a consenti à suivre la marche de la maladie. Le 3 octobre, il se déclare satisfait de l’état général. Mais Fronsac est loin d’être rassuré. Il communie le matin et demande même l’Extrême-Onction. Toutefois, le 6, (le huitième jour de la maladie) le mieux s’accentue: La Carlière et Barère, enfin d’accord, sont satisfaits de l’évolution normale de la petite vérole. Et pourtant le vaillant Bernaville a suivi l’exemple de la famille, il ne voit plus son pensionnaire: c’est aussi qu’il «reçoit ici beaucoup de monde». Fronsac, pour qui jadis la dévotion était le dernier des soucis, en réclame toutes les pratiques: il demande la permission d’envoyer un valet de chambre à la châsse de Sainte-Geneviève, pour y faire «toucher un mouchoir et lui apporter des pains».
Enfin, le 17 octobre, Bernaville, rentré dans la chambre de Fronsac, envoie à Pontchartrain ce triomphant billet:
«Je m’assure que M. le duc de Fronsac est parfaitement guéri et qu’il n’est point marqué. Il se leva hier; et on ouvrit les fenêtres après avoir brûlé dans sa chambre de la poudre à canon et toutes sortes de choses. Il mange tous les jours des bouillons et plusieurs potages avec deux ailes d’un gros poulet et le corps, ce qui ne lui suffit pas à ce qu’il dit, et, je le crois bien, car il a bon appétit.»
[p. 16] Le Maréchal de Richelieu devait être un jour un gastronome aussi émérite qu’il était un amoureux hors pair.
Fronsac fit sa convalescence à la Bastille. Le Roi ne désarmait pas encore. Le 24 octobre, le père se décidait à rendre visite au fils: «Il m’a dit, écrit le Gouverneur, qu’il était content de l’état de sa santé et de la situation de son esprit.» La Carlière avait donné au malade son exeat (si l’on peut ainsi s’exprimer) et dicté à Barère le traitement qu’exigeait la convalescence. Quant au confesseur, M. Dolé, il continuait ses visites sur la demande expresse de son pénitent. Celui-ci voulait aller, le plus tôt possible, à la messe; mais Bernaville, qui connaissait le paroissien, tardait à le satisfaire, «car, disait-il, il n’aura pas sorti de sa chambre qu’on ne pourra plus l’y faire rentrer». Néanmoins, le 1er novembre, il lui permit d’entendre la messe. Le prompt rétablissement de Fronsac incitait ce bienveillant geôlier aux plus consolants pronostics: «La petite vérole, disait-il, ne lui a fait que du bien: elle l’a fait croître considérablement et il ne sera pas marqué: il y a lieu d’espérer qu’il y aura du changement en tout.»
«Il se promena hier pour la première fois dans le jardin que nous avons sur le bastion de la Bastille, où il est encore aujourd’hui. Il a prié M. le duc de Richelieu de me demander la permission de se promener dans le jardin de l’Arsenal. J’ai répondu que cette liberté était contre nos usages et que je ne croyais pas que le Roi voulût l’ôter au public et nous la donner pour promener nos prisonniers, et même qu’il conviendrait moins à M. le duc de Fronsac [p. 17] qu’à plusieurs autres, puisque la principale raison qu’on a eue en l’envoyant a été de le séparer de ses amis particuliers, ce qu’on ne pourrait pas faire dans un jardin public qui est le rendez-vous de tout Paris[45].»
[45] Ravaisson: Archives de la Bastille, (lettre du 5 novembre).
Pontchartrain, naturellement grincheux, tance vertement Bernaville d’avoir laissé la conversation dévier sur ce terrain; et Fronsac qui prend connaissance de la semonce ministérielle, exprime tous ses regrets au pauvre gouverneur de lui avoir attiré cette mercuriale. D’ailleurs, il retourne maintenant chez Bernaville, où la jeune duchesse, ainsi que M. et Mme de Richelieu, viennent de nouveau lui rendre visite. Et le digne fonctionnaire constate, une fois de plus, que «les marques de la petite vérole, quoique nombreuses, ne le défigurent point[46].»
[46] Ibid., (lettre du 17 novembre).
A quoi tiennent pourtant les destinées d’un empire... dans le monde galant! Supposez Fronsac «picoté»—c’était le terme—de petite vérole, comme l’était Bernaville. Richelieu, séducteur professionnel du XVIIIe siècle, n’existait pas.
Il resta sept mois encore à la Bastille. Enfin, quand Louis XIV eût jugé l’expiation suffisante, le prisonnier adressa, le 16 juin 1712, ce placet à Pontchartrain: «Mon père, qui est ici, a la bonté de vouloir bien consentir à mon élargissement, et m’ordonne de vous supplier de vouloir bien le demander au roi. Je tâcherai de mériter toutes les grâces qu’il m’a bien voulu faire et de montrer qu’une telle retraite m’a bien changé par les solides [p. 18] réflexions que j’ai faites. Permettez-moi de vous remercier de toutes les obligations, etc.»
Le père avait écrit, en apostille, qu’il était «convaincu des bonnes dispositions de son fils».—Ah! le bon billet!...
Trois jours après, Fronsac sortait de la Bastille. Dangeau, qui assigne la même date à la mise en liberté du coupable repentant, ajoute: «Richelieu, son père, a fait payer toutes ses petites dettes et pris du temps pour les plus considérables[47].»
Était-ce donc la véritable cause d’une détention qui dura quatorze mois? Nous en doutons; et nous constaterons simplement, pour mémoire, que la duchesse de Bourgogne était morte le 12 février précédent.
[47] Dangeau: Journal, t. XIV, p. 177.
Fronsac, en Flandre, sous le commandement de Villars. — Le siège de Marchiennes. — Fronsac est blessé à Fribourg. — Comment il est accueilli, à Marly, par le roi. — Il revoit la duchesse aux yeux bleus qui avait reçu ses adieux avant son départ pour l’armée. — L’amitié succède à l’amour. — Le roman de Mme Michelin: perfidie et cruautés de Fronsac. — Mort du duc de Richelieu: un beau geste de son héritier. — Les dernières heures de Mme Michelin.
De nos jours (quoique le fait soit devenu assez rare) un père de famille, mécontent de la conduite d’un fils trop étourdi ou trop indépendant, finit par le décider, de gré ou de force, à devancer l’appel réglementaire et à contracter un engagement dans l’armée—excellente école pour les têtes un peu chaudes.
Jadis, ces exemples étaient plus fréquents; et, sous l’ancien régime, ils se généralisaient. D’abord, pour un gentilhomme, l’armée était la véritable carrière; en eût-il décliné l’obligation, que son père l’eût rappelé à l’observation de son devoir, surtout quand le réfractaire n’avait pas encore atteint sa majorité; et l’on sait qu’à cette époque un Français n’était majeur qu’à sa vingt-cinquième année.
Mais cette jeune noblesse volait plus qu’elle ne marchait à l’appel de ses chefs.
Aussi Fronsac, qui était ardent et courageux, répondit-il, comme il convenait, à l’ordre que lui donna son père, ordre vraisemblablement suggéré [p. 20] par Louis XIV, d’aller «servir en Flandre, dans les mousquetaires», et sous les ordres du Maréchal de Villars. Ce fut en août qu’il partit et Dangeau trace, d’un trait, le piquant croquis des adieux du jeune volontaire à la Cour: «Il a pris congé du roi qui lui a fort recommandé d’être plus sage et lui a d’ailleurs parlé avec beaucoup de bonté et de considération pour le duc, son père[48].»
[48] Dangeau: Journal, t. XIV, p. 197.
Il ne semble pas qu’avant son départ, Fronsac, qui fut, «comme César, le mari de toutes les femmes, excepté de la sienne», ait honoré celle-ci de la moindre attention. Par contre, s’il faut en croire l’auteur de la Vie privée, il allait retrouver et consoler à l’auberge du Chasseur, aux portes de Paris, cette belle duchesse aux yeux bleus qu’il avait connue avant son mariage et qui, prête à se rendre, lui murmurait si tendrement: «Ah! Fronsac, que vous êtes dangereux!» Ils se rappelèrent une dernière fois les heures délicieuses de leur amour, alors que l’époux était envoyé en mission dans le Languedoc; les amusements de la vie de château, près de Mantes, et les brimades qu’avait dû subir Fronsac, du fait des jeunes et jolies femmes reçues par la duchesse et furieuses des indiscrétions ou des infidélités de ce roué trop séduisant; les fuites éperdues de l’amant pour ne point compromettre sa maîtresse, et la récompense exquise qu’il en obtenait.
Mais il fallut partir.
Il fit bravement son devoir. Le Maréchal de Villars, qui l’avait pris pour aide de camp, rend pleine justice, dans ses Mémoires, à la vaillance de ce soldat [p. 21] de seize ans[49]. Il en allait de même pour ses compagnons d’armes. Mais, chez cette brillante jeunesse, la galanterie était inséparable de la bravoure. On assiégeait Marchiennes, où se trouvaient réunis le dépôt de munitions et... la maîtresse du Prince Eugène. Notre illustre ennemi commençait à être aussi malheureux à la guerre qu’il l’était depuis longtemps en amour.
«Ma foi, messieurs, dit le maréchal, je vous abandonne cette dame, si vous emportez la place.
—D’accord, répondit le chœur des officiers; le premier qui s’emparera de la belle sera réputé le plus brave.»
[49] Mémoires du Maréchal de Villars (Édition du Marquis de Vogüé), 6 vol., t. III, p. 197.
On allait donner l’assaut, quand Marchiennes capitula. La maîtresse du Prince Eugène n’était plus de bonne prise.
La discorde régnait parfois entre ces jeunes seigneurs, dont certains étaient de sang royal: tel le prince de Conti qui avait le caractère difficile et la main lourde. Il ne la fit que trop sentir à Fronsac et au prince d’Espinoy, alors qu’ils jouaient ensemble. Ils étaient cependant les meilleurs amis du monde, au temps où Fronsac était enfermé à la Bastille. Ce fut une brouille assez sérieuse; mais Dangeau, l’historiographe, hausse les épaules: «On regarde cela, dit-il, comme jeux d’enfant[50].»
[50] Dangeau: Journal, t. XIV, p. 463 (15 août 1713).
Fronsac ne quitta pas Villars de la campagne. Il fut blessé à Fribourg d’un coup de pierre dont il garda la marque, assurent ses biographes, jusqu’à [p. 22] la fin de ses jours. Après la reddition de la ville, chargé par le Maréchal d’en apporter la nouvelle au roi, il fut encore, ce jour-là, le héros de Marly. Habile metteur en scène, il sut se faire valoir, exhiba sa blessure, raconta toutes les péripéties de la campagne avec une verve incomparable. Louis XIV le complimenta, il lui laissa entendre que le sang de sa blessure avait lavé la honte de sa lettre de cachet; puis «il le logea et le retint; l’armée devant se séparer, il lui donna 4000 écus pour son voyage[51]». (1712-1713).
[51] Dangeau: Journal, t. XV, p. 30 (novembre 1713).
Grâce à sa belle conduite devant l’ennemi, Fronsac avait reconquis le droit de reparaître, le front haut, à Paris et à Versailles. Il en profita pour revenir à ses errements d’autrefois, mais avec plus de réserve, voulant ainsi justifier la confiance qu’avait maintenant le roi dans son avenir. Ainsi, en octobre 1714, il avait parié contre le duc d’Aumont une forte somme pour une course de chevaux. On lui conseilla de «rompre»; il ne se fit pas répéter deux fois l’invitation[52].
[52] Ibid., (19 octobre 1714).
Toujours aussi amoureux et aussi entreprenant que par le passé, Fronsac ne se risqua plus cependant dans les alcôves royales; il est vrai qu’elles étaient alors si dépeuplées. Il se rabattit, par curiosité, sur de simples bourgeoises; et ce fut le commencement de son aventure avec Mme Michelin, dont le dénouement tragique lui arracha des larmes: il le prétendit du moins. Toutefois ce qui est peut-être encore plus lamentable, dans cette triste et [p. 23] touchante histoire, c’est le rôle qu’y joua, dès le début, la duchesse aux yeux bleus qui avait offert à Fronsac une si tendre hospitalité dans son château, près de Mantes. Les deux amants s’étaient écrit pendant la campagne de Flandre; mais la duchesse avait longuement réfléchi au cours de ces deux années; quelques fils blancs argentaient ses tempes: elle eut le bon esprit d’offrir à Fronsac, qui accepta, la sûreté d’une amitié à toute épreuve. Mais la véritable affection, pure et sincère, consiste-t-elle à méconnaître, au profit d’un des intéressés, le sentiment du devoir et les lois de la morale? Et la grande dame, qui voulut bien collaborer à la cruelle comédie (à vrai dire elle le regrettera plus tard) où Fronsac fit sombrer la vertu de la pauvre petite Mme Michelin, n’était-elle pas aussi coupable que l’auteur de cette machination si perfidement ourdie?
Le roman et le théâtre se sont emparés d’une intrigue trop connue pour que nous en rappelions tous les détails. Quelques lignes suffiront à la résumer[53].
[53] Le t. III de la Vie privée consacre près de 150 pages à ce récit, qui prend ainsi les proportions d’un livre. Faur intitule le volume Relation écrite par le duc de Richelieu en Languedoc pour la Marquise de M*** (Monconseil) de ses premières aventures...
Fronsac avait remarqué la femme d’un miroitier de la rue Saint-Antoine, nommé Michelin. Il l’avait suivie, abordée, et tenté, sans faire connaître sa personnalité, le siège d’une vertu devant laquelle avaient échoué son astuce, son adresse et ses protestations de tendresse éternelle. Cette blonde délicieuse, âgée de 18 ans, était dévote et sage, autant qu’elle était jolie. Fronsac, qui se lassait de lui présenter, chaque jour, de l’eau bénite, à l’église Saint-Paul, [p. 24] n’en était pas, disait-il, autrement amoureux; mais cette résistance d’une petite bourgeoise piquait au vif sa vanité.
Avec l’argent que lui avait prêté la duchesse, il avait loué, dans le quartier, un appartement pour y recevoir la jeune femme, pendant que la grande dame éloignait le mari, en l’envoyant à son château de Mantes y commencer toute une série de travaux. Elle prétendit l’avoir fait innocemment; mais, par la suite, après avoir sermonné, pour la forme, son ancien amant, elle servit, en pleine connaissance de cause, le caprice de Fronsac et se prit même d’amitié pour la victime. En effet, Mme Michelin avait succombé aux assauts répétés du galant, qui avait fini par se nommer, et que, chaque jour, elle adorait davantage. Dans l’intervalle était revenu le mari. Le petit duc lui avait rendu visite et réservé sa clientèle. Le bonhomme ne se doutait de rien, se confondait en révérences devant le grand seigneur et s’estimait fort honoré qu’il daignât s’asseoir quelquefois à la table familiale. Lui, Fronsac, ne se contentait plus de recevoir sa maîtresse dans l’appartement de la rue Saint-Antoine: c’était chez elle qu’il continuait ses amoureux ébats; bien mieux, dans la même maison et le même soir, il allait courtiser une amie de Mme Michelin, une brune fringante, très fière de cet hommage rendu à sa beauté par l’irrésistible Fronsac. Mme Michelin apprit cette trahison; elle pleura en silence, et son infidèle amant eut l’inconscience de lui imposer le partage de ses nuits avec son indigne rivale.
Puis il disparut.
Le duc de Richelieu venait de mourir (1715); [p. 25] et la succession du défunt ne laissait pas que d’être embarrassée. Le père et le grand-père de Fronsac avaient singulièrement amoindri par leurs dépenses exagérées l’énorme fortune du Cardinal; la substitution—héroïque remède—en avait sauvegardé le reste. «Ce fut mon unique héritage», dit le nouveau duc de Richelieu à qui nous donnerons désormais le nom sous lequel il est connu dans l’Histoire. Et son geste, à ce moment, ne manqua pas de grandeur. Le feu duc de Richelieu avait payé les dettes de son fils. Le fils paya les dettes de son père, trois millions, paraît-il. Et fut-ce l’importance ou la noblesse du sacrifice auquel il n’était pas obligé, qui émut le roi? Mais Louis XIV, comme s’il eût conscience de sa mort prochaine et qu’il voulût faire oublier à Richelieu ses récentes disgrâces, lui multiplia ses faveurs. Le 14 mars, il lui accordait l’appartement du vieux duc à Versailles[54]; et, dans les premiers jours de septembre, il lui donnait son agrément pour l’achat du Régiment du Roi à Nangis[55], qui, lui aussi, avait fait battre le cœur de la duchesse de Bourgogne.
[54] Dangeau: Journal, t. XV, p. 418.
[55] Ibid., t. XVI, p. 196.—Louis XIV étant mort quelques jours après, ce fut le duc d’Orléans, Régent, qui signa pour le nouveau roi.
Les tracas de son héritage, le soin de son crédit, la mobilité naturelle de son esprit, n’avaient guère laissé le temps à Richelieu de penser à Mme Michelin. Il revint cependant, de loin en loin, lui apporter la consolation de sa chère présence. Mais comme il la trouvait changée! Elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. La douleur, la jalousie, [p. 26] le remords la minaient lentement. Richelieu avait cessé depuis quelque temps ses visites, quand il voit un jour M. Michelin en grand deuil. Il le fait monter dans sa voiture; et le brave homme tombe dans ses bras en sanglotant. L’avant-veille, il avait conduit sa femme au cimetière. Il ne pouvait s’expliquer le mal qui l’avait enlevée. Elle était devenue mélancolique. Elle s’affaiblissait de jour en jour et ne se nourrissait plus: il lui fut bientôt impossible de se lever; elle avait enfin succombé à cet état de langueur.
Richelieu sous la Régence. — Mort de sa femme qui le laisse tout consolé. — Premier conflit de Richelieu avec le duc d’Orléans: duel manqué. — Duel autrement sérieux avec Gacé. — Les deux adversaires à la Bastille: cinq mois de détention. — Amours princières de Richelieu: les escapades d’une arrière-petite-fille du Grand Condé. — Colère du duc de Bourbon. — Richelieu chansonné.
La mort de Louis XIV affranchit en quelque sorte Richelieu de la contrainte qu’il s’était imposée depuis plus de trois ans. La régence de ce duc d’Orléans, qui était un si bon prince, lui ouvrait la riante perspective d’une liberté sans limites. Puis, un an après, le 11 novembre 1716—un bonheur n’arrive jamais seul—la nouvelle duchesse de Richelieu partait pour un monde meilleur. Le duc avait continué d’ailleurs à l’ignorer; mais, elle avait si bien pris son parti de cette indifférence, qu’elle s’en était consolée avec l’écuyer de son mari. Des lettres anonymes prévinrent charitablement Richelieu de l’incident. Il en fut tout d’abord mortifié. Être sganarellisé par qui? Par l’homme qui surveillait son écurie et ses chevaux! Pouah! Puis il trouva plus sage d’en rire: «Je m’étonnais aussi, murmura-t-il, que la femme d’un Richelieu pût lui rester fidèle!» Au reste, il n’en douta plus, le jour, où, sans prévenir qui que ce fût, il pénétrait à pas de loup dans la chambre à coucher de la duchesse. La jeune femme et l’écuyer étaient assis sur une chaise longue dans une attitude qui autorisait les pires suppositions. [p. 28] Or, Richelieu n’avait été, ni vu, ni entendu. Il se rejeta vivement en arrière; et, pour laisser au couple le temps de se remettre, il cria très fort de l’antichambre:
—«Il n’y a donc pas un valet ici pour m’annoncer.»
Puis il entra posément, et plus posément encore:
—«Je vous conseille, ma chère, de chasser tous vos gens; car, en vérité, ils font bien mal leur service.»
Enfin, avant de quitter la place, se tournant vers l’écuyer:
—«Madame la duchesse aime la solitude. Vous m’obligerez, tant que cela ne la gênera pas, en la partageant avec elle.»
L’anecdote est-elle vraie[56]? Et n’a-t-elle pas été attribuée déjà à d’autres grands seigneurs? En tout cas, elle est bien XVIIIe siècle. Et si nous l’avons rapportée, c’est qu’elle nous semble avoir inspiré nombre de nouvelles, de contes et même de comédies qui ont fait fortune.
[56] Cependant, Richelieu se plaisait à la conter, sur ses vieux jours, avec des variantes, comme nous l’apprend le duc de Lévis dans ses Souvenirs et Portraits (1815, pp. 21 et suiv.). «Songez, Madame, lui dit-il plus tard, à votre embarras, si tout autre que moi fût entré chez vous.»
Peut-être admettra-t-on difficilement cette mansuétude toute philosophique chez un homme, qui, pour se piquer de n’avoir point de préjugés, n’en était pas moins susceptible à l’excès, très fier et intraitable sur le chapitre de ses prérogatives. Aussi, sans être friand de la lame, dégaînait-il volontiers, s’il se jugeait tant soit peu offensé.
[p. 29] En décembre 1715, à Chantilly, chez le duc de Bourbon qui l’invite à ses tirés, il se prend de querelle avec le chevalier de Bavière et tous deux décident d’aller vider leur différend au bois de Boulogne. Or le Régent y donnait précisément une chasse en l’honneur des dames de la Cour. Aussitôt, il fait arrêter les deux duellistes par des officiers de garde qui les mettent en lieu sûr, puis, les conduisent, sur son ordre, au Palais Royal. Là, le duc d’Orléans les réprimande et leur déclare que si, d’ici dix ans, ils ont ensemble le moindre démêlé, il regardera cette nouvelle affaire comme une suite de celle-ci. Il leur demande leur parole et les congédie sur cette menace mi-sérieuse et mi-plaisante:
—«Ne m’y manquez pas; car si vous me manquiez, je ne vous manquerais pas[57].»
[57] Dangeau: Journal, t. XVI, pp. 252-253.—Duclos: Mémoires, 1864, t. I, p. 216.
A deux mois de là, le duc d’Orléans ne manquait pas le duc de Richelieu pour un autre duel, qui ne fut pas manqué celui-là et qui faillit entraîner les conséquences les plus graves.
Des propos ignominieux avaient couru sur le compte de Mme de Gacé, qui aurait joué, disait-on, un rôle des plus actifs dans des fêtes nocturnes rappelant les orgies d’Héliogabale. Ces infamies, faussement attribuées à Richelieu[58], étaient parvenues jusqu’aux oreilles du mari, qui, pour se venger, était allé, à moitié ivre, fredonner sous le nez du prétendu [p. 30] calomniateur, au bal de l’Opéra[59], un couplet satirique lancé contre lui par le poète Roy. Le duc, furieux, provoque Gacé en duel et tous deux vont se battre rue Saint-Thomas-du-Louvre. Richelieu reçoit un coup d’épée qui lui traverse le corps. Gacé, légèrement blessé, rentre tranquillement au bal.
[58] D’après les Mémoires historiques et authentiques sur la Bastille (de Carra), Richelieu aurait révélé les détails d’une orgie nocturne, où Mme de Gacé (plus tard Mme de Matignon) serait devenue le jouet de tous les convives et même des laquais.
[59] Si Richelieu ne fut pas le fondateur des bals de l’Opéra, il contribua, de tout son pouvoir, à leur organisation et à leur prospérité.
Le lendemain, 18 février 1716, le procureur général prescrit une information; et le Parlement ordonne aux deux duellistes d’aller se constituer prisonniers, «pour quinze jours», à la Conciergerie[60]. Par esprit de solidarité, et surtout par un sentiment d’orgueil qu’on retrouve de tout temps dans les paroles et dans les actes de ce corps privilégié, les ducs et pairs protestent contre une procédure qui vise un des leurs, bien qu’il ne soit pas encore reçu au Parlement. Richelieu et Gacé n’en sont pas moins incarcérés, le 5 mars, à la Bastille, sur une lettre de cachet signée par le duc d’Orléans.
[60] Dangeau: Journal, t. XVI, pp. 328 et suiv.
Rien de tel qu’une prison commune pour réconcilier des adversaires. Richelieu et Gacé s’y «font de grandes amitiés» et reçoivent ensemble les nombreux visiteurs qui viennent leur apporter leurs compliments de condoléances. Entre temps, le Parlement délègue auprès du Régent, des conseillers chargés de connaître son opinion; et le duc d’Orléans leur déclare très nettement qu’il entend se montrer plus rigide sur le chapitre des duels que n’était le feu roi. Nous verrons plus tard pourquoi [p. 31] ce prince, d’habitude si débonnaire, témoignait d’une telle sévérité contre les détenus.
Richelieu se défendait vigoureusement. Il avait récriminé, dès son entrée à la Bastille, parce qu’on avait voulu lui enlever son épée, arme qui restait toujours «en possession des pairs», même prisonniers d’État. Bernaville le certifiait. Puis Richelieu avait présenté requête au Régent pour ne pas être jugé au Parlement, d’autant que celui-ci était en procès avec les pairs.
Le conseiller Ferrand, qu’on donna pour commissaire aux inculpés, les interrogea le 17 mars. Comme les témoins faisaient défaut, Richelieu et Gacé affirmèrent énergiquement qu’ils n’étaient pas allés sur le terrain. Aussitôt on commit des chirurgiens pour les visiter. Le jeune duc, de qui la grave blessure s’était rapidement cicatrisée, l’avait cependant recouverte d’un taffetas auquel l’ingéniosité d’un peintre (c’est du moins la version de Soulavie) avait donné la couleur de la chair. Le subterfuge n’en fut pas moins découvert.
Mais le Régent avait à cœur que l’affaire suivît son cours. Aussi, le 13 juin, le roi enjoignait-il par écrit aux pairs et aux princes du sang d’assister au jugement. Ceux-ci s’abstinrent d’y paraître, sous prétexte que la suscription de leur lettre de convocation constituait un manquement des plus graves aux lois sacrées de l’étiquette. Le 19, le jugement concluait à «un plus ample informé» et les intéressés durent rester encore deux mois à la Bastille. Le 21 août, nouveau jugement et même sentence: seulement les prisonniers furent mis en liberté. Enfin le 1er décembre, «ils furent renvoyés absous [p. 32] de leur prétendu combat. M. le comte de Toulouse (bâtard légitimé de Louis XIV) était à ce jugement: il était le seul de prince[61]».
Richelieu et Gacé n’en avaient pas moins passé cinq mois à la Bastille.
[61] Dangeau: Journal, t. XVI, passim.—La Gazette de la Régence (édition de Barthélemy, 1887) vitupère le Parlement «qui s’introduit à la Bastille pour des affaires où il ne mettait pas autrefois le nez».
A vrai dire, l’imprudence et l’impudence du petit duc avaient soulevé contre lui bien des colères. Recherché par les plus grandes dames de la Cour, cet adolescent, qui n’avait pas vingt ans, était encore parvenu à faire tourner la tête à des princesses du sang, dont les attaches familiales auraient dû cependant lui donner à réfléchir.
La première qui s’éprit follement de Richelieu, Mlle de Charolais, était sœur d’un arrière-petit-fils du grand Condé, le duc de Bourbon. Ce prince, qu’avait éborgné à la chasse le duc de Berry, petit-fils de Louis XIV, était un assez pauvre homme; et sa laideur morale ne déparait pas sa laideur physique: il était dur, violent, brutal, sans honneur et sans scrupules. La liaison de sa sœur avec Richelieu n’avait pu lui échapper. La duchesse douairière de Bourbon qui l’avait surprise, ne parvenait pas, bien qu’elle surveillât et même maltraitât sa fille, à l’empêcher de recevoir chez elle son amant[62]. Richelieu entrait par les fenêtres. C’étaient alors de secrets entretiens dans la chambre d’une femme de service, ou dans les jardins de l’hôtel de Condé, les nuits où la lune n’en trahissait pas les mystères. C’étaient encore des escapades à travers les rues de Paris: [p. 33] rendez-vous était pris devant l’église des Cordeliers; et le couple amoureux vagabondait par la Ville, sous des habits d’artisan, exposé parfois aux pires rencontres, et venant s’échouer, après quelles péripéties, dans le bureau d’un commissaire, où Richelieu devait se nommer et se répandre en menaces pour éviter à sa compagne le plus humiliant des scandales.
[62] «D’autant plus sévère qu’elle était coquette et jalouse de sa fille.» (Anecdotes de Rulhière, édition E. Asse, p. 2.)
Après une nuit si tourmentée, qui rappelle quelque peu celle du Domino noir, Mlle de Charolais avait bien juré de ne plus courir pareille aventure. Et son amant abondait très volontiers dans son sens; car il se voyait ainsi débarrassé de l’inquiète surveillance d’une maîtresse ombrageuse, très hautaine et très fière, même au milieu des plus tendres épanchements. Il est vrai que l’indifférence de Richelieu avait fini par avoir raison des fureurs jalouses de la princesse.
Par contre, le galant se montrait moins rassuré quand il se trouvait en présence du frère. Cependant, peu de jours avant son duel avec Gacé, au cours d’une «débauche» chez le duc de Bourbon, il avait osé chanter le couplet lancé par la duchesse douairière[63] contre feu son mari «Gendre d’une Samaritaine, etc...» Les roués se pâmaient devant ces cyniques impertinences. Mais celle-ci ne fut pas du goût du petit-fils de Condé. Aussi, le lendemain, quand Richelieu revint lui faire sa cour, le duc de Bourbon lui rendit-il «très froidement des honneurs extraordinaires». Et, comme son hôte s’étonnait d’un tel contraste:
[p. 34] —«On traite ainsi, lui dit le prince du sang, ceux qu’on ne veut plus jamais voir[64].»
[63] Louise-Françoise de Bourbon, veuve de Louis de Bourbon, était fille légitimée de Louis XIV et de Mme de Montespan.
[64] Gazette de la Régence (édition de Barthélemy, 1887), p. 72.
Richelieu ne se fit pas répéter deux fois cette invitation à promptement déguerpir. Le juste ressentiment du prince s’aggravait encore de la rancune tenace qu’avait amassée en ce cœur orgueilleux l’indignité de la liaison notoire d’un petit gentilhomme avec Mlle de Charolais.
C’est vraisemblablement à cet incident... désagréable qu’il faut attribuer ce couplet contre Richelieu—car lui aussi était chansonné:
Chanson (1716).
Sur l’air: Marotte fait bien la fière.
[65] Chansonnier Maurepas (édit. Gay, 6 vol.), t. III, p. 185.
Parmi les jeux d’esprit qui couraient, chaque année, soit à Paris, soit à Versailles, sur les courtisans, tels que Logement des Seigneurs et Dames de la Cour, nous trouvons, dans ceux de février 1716, cet article se recommandant de la même allusion «Le duc de Richelieu au Page du roi, rue Saint-Bon».
Et dans les Diversités et les qualités des Vins de la Cour (1718): «du duc de Richelieu: Vin du Commun (est-ce une allusion à Mme Michelin?). Mélanges historiques, politiques et satiriques (de Boisjourdain), 1807, 3 v. in-8o, t. I, pp. 281 et 297.
Mais l’amour aveugle de Mlle de Charolais, résistant déjà aux objurgations et aux menaces familiales, dédaignait les sarcasmes de l’opinion [p. 35] publique qui enveloppait dans la même réprobation la maîtresse et l’amant.
Une autre chanson, pareillement datée de 1716, était plus explicite encore:
[66] Chansonnier Maurepas (édit. Gay, 6 vol.), t. III, p. 184.
L’incarcération de Richelieu avait, en effet, exaspéré les ardeurs passionnées de la princesse et développé chez elle des sentiments qui, si la légende dit vrai, n’auraient pas manqué d’une certaine grandeur. Bravant le courroux maternel, dont le moindre effet eût été de la reléguer au fond d’un couvent, Mlle de Charolais, accompagnée de sa sœur, la princesse de Conti, n’aurait pas craint de pénétrer dans l’intérieur de la Bastille, pour aller consoler Richelieu. Mais le récit de cette visite se corse de détails tellement romanesques que l’Histoire hésite à le tenir pour vrai.
Visées amoureuses de Richelieu. — Mlle de Valois, fille du Régent. — A la table de jeu. — Travestissements de Richelieu pour pénétrer chez Mlle de Valois. — La porte secrète et l’armoire aux confitures. — Ce que pense la grand-mère, duchesse douairière d’Orléans, de la «coqueluche» de la Cour. — Une aventure galante de Richelieu. — Le «petit crapaud».
Les ambitions amoureuses de Richelieu visaient plus haut encore que la maison de Condé: elles aspiraient à la conquête d’une petite-nièce du feu roi. Mais l’entreprise devait coûter autrement cher à ce génie aventureux que la possession de Mlle de Charolais.
Richelieu avait, de longue date, jeté ses vues sur le cœur de Mlle de Valois, une des filles du Régent. Il en avait commencé le siège, alors qu’il était dans les meilleurs termes avec la sœur du duc de Bourbon. Et il semble que, depuis, il ait pris à tâche de mettre en concurrence les deux rivales et trouvé un malin plaisir à surexciter leur haine réciproque.
Mlle de Charolais, un peu plus âgée que son amant, était une des merveilles de la Cour. Ses yeux étaient si beaux, dit un contemporain, qu’ils perçaient sous le masque[67]. Elle était d’humeur galante et d’esprit caustique. Richelieu n’était pas son premier vainqueur.
[67] Mémoires de Besenval (1805, t. I, p. 105), d’après Mme de Ségur, amie et contemporaine des deux princesses.
[p. 37] Mlle de Valois, au moment où celui-ci l’entoura d’attentions discrètes, quoique continues, avait six ans de moins que Mlle de Charolais, mais elle n’en avait ni l’éclat, ni la verve. A cette époque, la duchesse douairière d’Orléans, veuve de Monsieur, frère de Louis XIV, traçait de Mlle de Valois, sa petite-fille, un portrait assez piquant, dans une de ces lettres, dont la lourdeur et la grossièreté, le parti-pris et le dénigrement systématiques gâtent trop souvent les tableaux pittoresques et la curieuse documentation:
«Lorsqu’elle était encore toute jeune, écrit de sa petite-fille la Palatine (on donne encore ce nom à cette princesse d’origine bavaroise), j’avais l’espoir qu’elle serait fort belle; mais j’ai été bien déçue: il lui est venu un grand nez aquilin qui a tout gâté: elle avait auparavant le plus joli petit nez du monde[68].»
[68] Correspondance de la duchesse d’Orléans (édition Brunet), t. I, p. 173. Mardi 18 juillet 1715.—Trois ans après (lettre du 6 octobre 1718), ce même portrait tourne à la caricature:
«Mlle de Valois est brune, elle a de fort beaux yeux, mais son nez est vilain et trop gros... Selon moi, elle n’est pas belle; il y a pourtant des jours où elle n’est pas laide, car elle a de belles couleurs et une belle peau; lorsqu’elle rit, une grande dent qu’elle a à la mâchoire d’en haut fait un vilain effet. Sa taille est courte et laide; sa tête enfoncée dans les épaules; et ce qu’elle a de pire, à mon avis, c’est la mauvaise grâce qu’elle met en tout ce qu’elle fait; elle va comme une femme de 80 ans.»
Peu indulgente, cette grand’mère qui, elle, était un miracle de laideur!—Il est vrai que, le 17 mars 1717, elle écrivait: «Mlle de Valois ne se soucie pas de moi et ne peut me souffrir», et le 31 mars 1718: «Elle est fausse, menteuse et horriblement coquette.»
Des physiologistes, que nous croyons surtout des fantaisistes, ont prétendu que les gens affligés d’un développement nasal excessif étaient de complexion amoureuse non moins prononcée.
[p. 38] L’exemple de Mlle de Valois semblerait cependant justifier cette assertion. La liaison de la fille du Régent avec Richelieu, liaison qui devait être encore plus mouvementée que celle de Mlle de Charolais, débuta par un de ces jeux entre voisins, dont le dessous d’une table dissimule d’ordinaire les pratiques innocentes. Pendant des parties de bassette ou de hocca, les pieds de Richelieu cherchaient et interrogeaient ceux de Mlle de Valois qui leur répondaient par une pression des plus douces. Mais, un beau soir, les pieds de Mlle de Charolais intervinrent à leur tour dans cette muette conversation. Et ce fut le commencement des hostilités qui éclatèrent bientôt entre les deux princesses, jalouses l’une de l’autre et convaincues, chacune, de la trahison de leur adorateur.
Si Mlle de Charolais, malgré son humeur indépendante, était tenue de près par une mère que sa coquetterie rendait dure et méfiante, Mlle de Valois était plutôt abandonnée à elle-même par la sienne, fille légitimée, elle aussi, du Grand Roi. La duchesse d’Orléans (et sa belle-mère le lui reproche assez dans sa Correspondance) était une nature essentiellement indolente; elle ne s’occupa jamais de ses six filles; la pleine satisfaction de son incommensurable orgueil était son unique souci. Mlle de Valois avait pour gouvernante, une demoiselle Desroches, que Besenval appelle un «Argus suranné», et qui, en effet, n’y voyait plus clair. Richelieu profita d’une surveillance aussi défectueuse pour entretenir des intelligences dans la place et pour y pénétrer sous les travestissements les plus divers. Faublas n’a jamais été qu’un très pâle copiste de ce Protée de [p. 39] l’amour. En attendant l’heure du berger, Richelieu faisait sa cour, déguisé tantôt en «esclave», tantôt en «courtaud de boutique», tantôt encore en «galérien demandant son pain». Guettant la princesse sur l’escalier du Palais Royal, il s’approchait d’elle, quand elle sortait pour la promenade, et lui remettait un placet qui n’était qu’une déclaration d’amour. Elle avoua, depuis, qu’elle ressentit alors une «agitation extraordinaire», malgré «l’insolence» du procédé[69].
[69] Rulhière: Anecdotes sur le Maréchal de Richelieu (édition Asse), 1890.—Besenval: Mémoires (édition Baudouin, 1821, 2 vol.), t. I, pp. 106 et suiv.
Ce fut ainsi que Richelieu, travesti, paraît-il, en soubrette, finit par arriver jusqu’à la chambre de Mlle de Valois, qui le reconnut sous son costume d’emprunt. La Desroches fut complètement dupe de manœuvres que Richelieu devait pousser à la dernière perfection. Il usa, en effet, d’un stratagème qu’il renouvellera, trente ans plus tard, dans des conjonctures semblables, mais moins discutables que celles-ci. Il loua une maison, dont le mur était contigu à l’appartement de Mlle de Valois, et fut secrètement percé, pour établir une communication entre les deux immeubles, par une porte que masquait une «armoire à confitures». Mlle de Charolais pressentait l’infidélité de son amant; mais celui-ci alla au-devant de ses reproches; il lui conta franchement l’histoire de la cachette, espérant, disait-il, se concilier les bonnes grâces du père par l’intermédiaire de la fille; et c’était en tout bien tout honneur; car il ne pouvait profiter des faveurs de la princesse, étant, hélas! «un blessé de l’amour». Mlle de [p. 40] Charolais crut ou feignit de croire à l’infortune de Richelieu; mais elle voulut s’assurer, par ses propres yeux, de la complicité de sa rivale: elle alla se poster dans une maison dont les fenêtres faisaient face à celle qu’avait louée Richelieu; et, de là, elle put voir jouer la porte et l’armoire aux confitures[70].
[70] Besenval affirme dans ses Mémoires (édition Baudouin, t. I, p. 107), que Mme de Ségur, mère du ministre, lui a communiqué tous ces détails, comme les tenant des princesses elles-mêmes.
Mais, ou le duc était bien naïf—ce qui n’est guère vraisemblable—ou il en donnait à garder à sa maîtresse, quand il prétendait ne faire la cour à Mlle de Valois que pour conquérir les faveurs du Régent; car il ne devait pas ignorer de quelle animosité le poursuivait le duc d’Orléans. Celui-ci avisant, à un bal de l’Opéra, en conversation très animée avec sa fille, un masque, sous un domino qui ressemblait, à s’y méprendre, à celui de Richelieu:
—«Masque, lui dit-il, d’une voix irritée, veillez sur vous, si vous ne voulez aller une troisième fois à la Bastille.»
Le domino enlève son loup; et le Régent reconnaît... Monconseil, un ami de Richelieu et de Mlle de Valois.
—«N’importe, fait le duc d’Orléans, répétez à M. de Richelieu ce que je viens de vous dire.»
La liaison, d’abord platonique[71], puis très réelle, [p. 41] de sa fille avec cet infatigable coureur de ruelles, était devenue la fable publique, bien que la Palatine n’en soufflât mot dans cette Correspondance où elle n’a garde, cependant, d’oublier les cancans de Cour. L’ignorait-elle? Ou bien ne voulut-elle la connaître, ou plutôt la reconnaître, qu’au lendemain de la conspiration de Cellamare? En tout cas, jusqu’à la découverte du complot, si elle parle de Richelieu, elle n’en dit aucun mal. Et même elle semble plutôt s’amuser des prouesses amoureuses de celui qu’elle traînera un jour dans la boue. Lisez plutôt ce récit, lestement troussé, d’une aventure galante, qu’elle date du 11 juin 1717:
«Deux jeunes duchesses ne pouvaient voir d’assez près leurs amants; et elles se sont avisées d’un tour original. Ce sont deux sœurs; et elles ont été élevées dans un couvent à quelques lieues de Paris. Une religieuse vint à mourir dans ce couvent; les dames prétendirent qu’elles étaient très affligées et qu’elles avaient eu beaucoup d’attachement pour la défunte; elles demandèrent la permission de lui rendre les derniers honneurs et d’assister à ses funérailles, ce qui leur fut accordé avec de grands éloges pour leur bon naturel.
[p. 42] «Lorsqu’elles vinrent au couvent, il se trouva pour la cérémonie funèbre deux prêtres étrangers que personne ne connaissait. On leur demanda qui ils étaient; ils répondirent qu’ils étaient de pauvres ecclésiastiques qui avaient besoin de protection; et comme ils savaient que deux duchesses devaient venir à l’occasion de l’enterrement, ils s’étaient rendus afin de solliciter leur patronage. Les duchesses dirent qu’elles voulaient les interroger et qu’ils pouvaient, après la cérémonie, venir les trouver dans leur chambre. Les jeunes prêtres s’y rendirent et ils restèrent avec les dames jusqu’au soir. L’Abbesse trouva l’audience trop longue, et fit dire aux jeunes prêtres de s’en aller; l’un résista et se mit en colère, l’autre ne fit qu’en rire. Ce dernier était le duc de Richelieu, l’autre le chevalier de Guéménée, fils cadet du duc de ce nom. Ce sont les cavaliers qui ont eux-mêmes raconté l’aventure[72].»
[71] La mosaïque, publiée par M. de Lescure, sous le titre de Nouveaux Mémoires de Richelieu, donne ce caractère à la liaison de Mlle de Valois; mais M. E. de Barthélemy déclare dans les Filles du Régent (1874, t. II, p. 396) qu’il lui est passé sous les yeux une lettre témoignant de la passion, satisfaite, de Mlle de Valois pour Richelieu. Ici, c’est la duchesse de Modène qui trahit la fille du Régent. Dans une correspondance, dont Richelieu était destinataire et qui porte, de sa main, cette désignation: Lettres de Mme la duchesse de Modène pendant son séjour à Paris, l’une d’elles est déjà très significative. La princesse écrivait à Richelieu, en sortant d’un bal, où il s’était entretenu avec elle, pendant que sa femme ne le quittait pas des yeux: «Qu’elle est heureuse de pouvoir vous aimer sans crime!» L’autre lettre, dont la lecture ne laissait aucun doute à M. de Barthélemy sur la nature des relations de Mlle de Valois avec Richelieu, appartenait, comme la précédente, à une collection d’autographes mis en vente par la maison Charavay; et l’auteur des Filles du Régent «regrettait de n’avoir pas le droit de reproduire» cette preuve de l’amour, très peu innocent, de la princesse pour Richelieu.
[72] Correspondance complète de Madame, duchesse d’Orléans (édition Brunet), t. I, page 300.
Ce dernier trait caractérise à souhait l’adolescent vaniteux et fat qui ne se faisait aucun scrupule de révéler ses bonnes fortunes, ni d’en nommer les dispensatrices. L’homme, d’ailleurs, ne sera pas plus discret.
C’est seulement deux ans après cette équipée—la genèse peut-être des Mousquetaires au Couvent—que la Palatine commence à s’inquiéter et même à s’irriter des allures de Richelieu. Il est vrai que le Régent vient de découvrir, parmi les complices de Cellamare, ce jeune seigneur qu’on avait cru jusqu’alors uniquement occupé de conquêtes de boudoir. [p. 43] Il est arrêté et, pour la troisième fois, enfermé à la Bastille. Il semble que la Palatine ait vent du scandale qui va éclater; mais, pour le moment, dans ses virulentes récriminations contre Richelieu, elle ne fait allusion qu’à la folle passion de Mlle de Charolais:
«Ce duc fera verser beaucoup de larmes à Paris, car toutes les dames sont amoureuses de lui; je ne comprends pas pourquoi, car c’est un petit crapaud en qui je ne trouve rien d’agréable; il a encore moins de courage; il est impertinent, infidèle, indiscret; il dit du mal de toutes ses maîtresses; et cependant une princesse du sang royal est tellement éprise de lui, que, lorsqu’il devint veuf, elle voulait absolument l’épouser; sa grand-mère et son frère s’y sont formellement opposés, et avec beaucoup de raison; car, indépendamment de la mésalliance, elle aurait été toute sa vie très malheureuse[73].»
[73] Correspondance de la duchesse d’Orléans (éd. Brunet), t. II, p. 83. Lettre du 30 mars 1719.
La colère de la «grand’mère» (et cette fois, c’était la duchesse douairière d’Orléans) allait prendre de tout autres proportions, le jour où il devint impossible de dissimuler que Mlle de Valois menaçait de suivre l’exemple de Mlle de Charolais.
La Conspiration de Cellamare. — Malgré ses dénégations, Richelieu avait pactisé avec l’Espagne. — Son arrestation tardive et mouvementée. — Il est enfermé pour la troisième fois à la Bastille. — Rigueur, dans le début, de son incarcération. — Animosité de la Palatine contre «le gnome». — Intervention des deux princesses en faveur de Richelieu qui obtient de notables adoucissements. — Le duo d’Iphigénie. — Véhémente indignation de la Palatine contre sa petite-fille. — A quel prix celle-ci obtient la grâce et la liberté de Richelieu. — La duchesse de Modène.
La haine de la duchesse du Maine contre le Régent qui avait fait casser, au détriment de son mari, le testament de Louis XIV; la rancune de grands seigneurs éloignés du pouvoir; le calcul d’ambitieux, s’efforçant d’y parvenir, avaient singulièrement servi les desseins, dont le cardinal Alberoni, premier ministre du roi d’Espagne, avait confié l’exécution au prince de Cellamare, ambassadeur de Philippe V en France.
Ce diplomate, s’aidant de ces diverses complicités, devait faire arrêter le duc d’Orléans, au milieu d’une fête, l’envoyer dans une forteresse, et lui substituer, comme Régent, le roi d’Espagne, grand-oncle du jeune Louis XV.
Plusieurs causes contribuèrent à l’avortement de ce complot: les révélations du copiste Buvat, chargé par Cellamare de transcrire des documents dont la teneur lui avait paru suspecte; la curiosité d’une proxénète qui avait surpris certaines confidences [p. 45] échangées dans les salons de sa maison close et les avait communiquées à l’abbé Dubois, ministre du Régent; l’échec d’un coup de main dirigé contre le duc d’Orléans; enfin l’arrestation du courrier porteur des dépêches de l’ambassadeur d’Espagne et la saisie de lettres d’Alberoni qui ne laissaient aucun doute sur les projets du Cardinal, ni sur l’identité des conspirateurs.
Ce fut en décembre 1718 que la conjuration fut découverte, et tout aussitôt le prince de Cellamare, le duc et la duchesse du Maine, et avec eux nombre de complices[74] de divers états, étaient arrêtés et incarcérés.
[74] On avait dressé une liste de 150 suspects (Général Piépape: La Duchesse du Maine, 1910, p. 237).
Le duc de Richelieu ne fut pas inquiété, pour le moment du moins. Il avait participé, cependant, au complot; et nous ne serions pas autrement surpris que sa culpabilité fût déjà connue. La Fillon, cette entremetteuse, qui avait si bien renseigné Dubois, comptait, dans sa clientèle, plusieurs roués de la Cour, et parmi eux, le duc de Richelieu[75], à qui sa vantardise et sa réputation de brillant conteur faisaient oublier maintes fois les notions de la plus élémentaire prudence.
[75] Soulavie, dans ses Mémoires de Richelieu, dit que son héros avait conservé des anecdotes singulières de la maison en question, «Anecdotes que les auteurs de sa Vie privée ne copieront point aussi impunément que celles des quatre premiers volumes de la 1re édition de ces Mémoires».—Ces anecdotes «singulières» ne paraissent pas avoir été jamais publiées.
Le malin singe qu’était Dubois (et qui sait si, avant Buvat et avant la Fillon, il ne tenait pas en main tous les fils de l’intrigue?) voulut attendre [p. 46] sans doute que Richelieu, s’endormant dans une trompeuse sécurité, lui livrât, en se livrant lui-même par d’imprudentes paroles, des secrets jusqu’alors ignorés.
Mais, pour être aussi étroitement surveillé, le jeune duc n’en avait pas moins des intelligences dans le camp ennemi. Il commençait déjà à mettre en pratique le système d’influences qui devait lui assurer par la suite de si précieux avantages. Il faisait de la femme, qu’elle fût sa maîtresse ou son amie, une alliée et une associée. Or, il s’en trouvait une qui, vivant dans les meilleurs termes avec le Régent, tenait Richelieu au courant des faits et gestes du prince. Ce fut ainsi que l’ancien aide de camp de Villars put apprendre au Maréchal, dans les derniers jours de 1718, qu’on devait l’arrêter le 31 décembre (dans l’affolement de la première heure on voyait des conspirateurs partout). Et Richelieu n’avait nullement tenté de se prévaloir de cet avis confidentiel auprès du Maréchal; car Villars reconnaît qu’il reçut le même avertissement d’un certain Pinsonneau, «homme de mérite, attaché, pendant 30 ans, au secrétariat du ministère de la Guerre[76]». Le héros de Denain en fut malade de saisissement.
[76] Mémoires du Maréchal de Villars (édit. Vogüé), t. IV, p. 123.
S’il avait été soupçonné à tort d’avoir voulu pactiser avec l’Espagne, Richelieu, au contraire, allait être bientôt convaincu d’avoir devancé les offres de trahison.
«Vous serez le bienfaiteur de votre patrie, lui écrivait Alberoni.»
[p. 47] Des lettres de ce même prélat à l’adresse de Richelieu avaient été interceptées et remises à Dubois. Celui-ci en avait pris connaissance; et le garde des sceaux d’Argenson les avait fait tenir, bien et dûment recachetées, au destinataire, par un agent provocateur qui lui aurait promis monts et merveilles au nom de Philippe V.
Est-ce absolument exact[77]? En tout cas, Richelieu avait entamé des pourparlers avec l’Espagne et consenti à soutenir ses revendications contre le Régent, même au détriment de la France[78].
[77] Le marquis d’Argenson laisse entendre (Mémoires, t. I, p. 23) que son père, le terrible garde des sceaux, avait, suivant l’habitude constante de son administration, un agent, peut-être un serviteur de Richelieu, en contact permanent avec le duc.—Le mémorialiste ajoute que le garde des sceaux, l’auteur de l’arrestation de Richelieu, avait les preuves certaines de la culpabilité de son justiciable.
«M. le duc d’Orléans, note Dangeau (Journal, t. XVIII, 23-24), dit qu’il a quatre lettres de sa main, écrites au Cardinal Alberoni, dont il y en a trois de signées. Il demandait, pour récompense de ses services, qu’on lui promît de le faire colonel du régiment des gardes.»
[78] D’après Lemontey (Histoire de la Régence, t. I, pp 232-233), on trouva la lettre d’Alberoni qui accréditait un de ses agents, Marini, auprès de Richelieu; et on représenta à celui-ci deux billets écrits de sa main à deux émissaires du ministre espagnol, ainsi qu’une lettre adressée par Richelieu au Maréchal de Berwick pour lui demander de laisser quelque temps encore son régiment à Bayonne. «Vous aurez été sans doute surpris d’apprendre, écrivait Dubois à Berwick le 1er avril, par le courrier que M. Le Blanc a dû vous dépêcher hier, que M. le duc de Richelieu devait livrer Bayonne aux Espagnols, et qu’il a été mis à la Bastille où il n’a pu disconvenir de son intelligence avec le cardinal Alberoni.»
Pour quelle raison et dans quel but? La question n’a jamais été suffisamment éclaircie.
Il semble néanmoins qu’en cette occurrence, Richelieu ait obéi tout à la fois aux suggestions d’un amour-propre profondément ulcéré et à des considérations, [p. 48] autrement blâmables, d’intérêt personnel.
Un manuscrit du temps[79] que nous avons découvert à la Bibliothèque de la Ville de Paris, et dont l’auteur nous est inconnu, nous paraît fournir une explication vraisemblable des motifs qui déterminèrent Richelieu, étant donnée la mentalité, un peu trouble et complexe, de ce héros de boudoir. Ce qui ne laisse pas d’être piquant, c’est que la même version se retrouve, en partie, dans les Anecdotes de Rulhière, ce joli roman d’amour pervers, écrit longtemps après l’historiette suivante, sous l’inspiration, sinon sous la dictée du principal intéressé:
«Les défenses menaçantes que le duc de Bourbon avait faites à Mlle de Charolais, sa sœur, de voir le duc de Richelieu, non plus que les affronts sanglants qu’il avait fait faire à Richelieu, même pour le détourner de son amour pour sa sœur, bien loin de désunir ces deux tendres cœurs, n’avaient fait que resserrer les doux liens qui les enchaînaient.
«On employa des moyens plus efficaces; on prit des mesures pour leur ôter les occasions de se voir. La Princesse, ne pouvant renfermer en soi la tristesse que lui causait la privation de son amant, cherchait à se soulager par ses larmes. Le Duc, son frère, l’ayant trouvée un jour fondant en pleurs, crut, non sans raison sans doute, qu’elle était grosse et lui dit qu’on aurait soin d’envoyer chercher une [p. 49] sage-femme pour l’accoucher[80]. Ces discours, joints aux autres duretés qu’on lui témoignait, la portèrent à consentir à la proposition que lui fit son amant de la faire enlever, pour la conduire en Espagne où il méditait de se retirer.
[79] Manuscrit 6691, Mémoires pour servir à l’Histoire de France ou Recueil contenant plusieurs anecdotes de la Cour, par le Marquis de ***.
[80] D’après le Journal, les Mémoires et Correspondance de Marais (1863), t. I, pp. 340 et suiv., un dialogue du même genre se serait établi, mais quinze mois après, entre Mlle de Charolais et la Princesse, sa grand’mère; Mlle de Charolais: Je suis grosse.—La Princesse: Eh bien, ma fille, il faut accoucher.
«Les choses ainsi arrangées du côté de l’amour, le duc de Richelieu s’adressa au Cardinal Alberoni qui, pour lors, comme on sait, régentait la Monarchie et la famille royale d’Espagne. Il lui offrit de faire passer son régiment qui était sur les frontières, au service du roi d’Espagne, et l’assura que Saillant, son ami, en ferait de même, moyennant que son Éminence voulût envoyer de l’argent à ce dernier, pour redresser ses affaires qui étaient fort dérangées.»
En effet, Mlle de Charolais avait fait l’impossible, comme le racontait la Palatine, pour épouser Richelieu; et celui-ci, indigné, suivant Rulhière, des propos tenus sur «la disproportion» d’un tel mariage, aurait offert à Cellamare de donner à l’Espagne Perpignan et le régiment qu’il y commandait, si Philippe V le dotait d’une souveraineté dans son royaume qui lui permît d’épouser... Mlle de Valois.
Dans la pensée de Richelieu, la préférence qu’il accordait à la fille du Régent sur la sœur du duc de Bourbon, devait mortifier cruellement le duc d’Orléans que détestait Philippe V. Cellamare, enchanté, avait accepté la proposition, mais le courrier qui [p. 50] avait emporté le projet de traité, avait été arrêté et fouillé en cours de route.
L’auteur des Mémoires pour servir à l’Histoire de France attribue la découverte de la correspondance secrète de Richelieu à des causes autrement romanesques.
Pendant que le duc, pour assurer le succès de l’enlèvement de Mlle de Charolais, négociait avec l’Espagne, «il eut occasion de sentir que Mme de Berry[81], fille du Régent, était plus aimable que Mlle de Charolais. Il abandonna celle-ci pour se donner tout entier à la première, qui reçut sa déclaration d’amour d’une manière à lui faire comprendre qu’on n’en resterait pas aux paroles et qu’on ne désirait que de la réalité. Mlle de Charolais, touchée au vif de la désertion de son amant, publia le dessein qu’il avait formé à son occasion de se jeter dans le parti espagnol. Le Régent en fut informé, et, soit par tendresse pour sa fille qui aurait perdu en Richelieu un de ses amusements, soit qu’il ne trouvât pas à propos de le laisser passer au service de Philippe V, qu’il regardait peut-être comme le seul capable de lui fermer le chemin du trône, il fit observer la conduite de Richelieu. On intercepta des lettres d’Espagne[82] par lesquelles on fut convaincu de ses projets qui furent bornés par la Bastille.»
[81] L’auteur ou le copiste a commis évidemment un lapsus. C’est Mlle de Valois qu’il faut lire; non pas que Richelieu n’ait bénéficié des faveurs de la duchesse de Berry, cette autre fille du Régent; mais ce dut être plus tard. La Gazette de la Régence, d’E. de Barthélemy, dit cependant (p. 328) que Richelieu «devra sans doute sa liberté à la Duchesse de Berry».
[82] Correspondance de Madame (édit. Jœglé, 1880), t. II, 30 mars 1719, 7 heures du matin.
[p. 51] La Bastille!
Superstitieux comme beaucoup de libres-penseurs (et nous constaterons qu’il fut toute sa vie l’un et l’autre), Richelieu était hanté de cette idée qu’une troisième détention dans la prison d’État lui serait fatale. Il l’avait dit à «la jeune duchesse d’Estrées[83]» et «à bien d’autres». Aussi, quelle ne dut pas être sa terreur, quand, après avoir été oublié près de trois mois, en son hôtel de la Place Royale, il vit, autour de son lit, dans la matinée du 29 mars (il s’était couché à 5 heures) toute une bande d’archers[84], que dirigeait M. de Sourches, grand-prévôt de la maison du roi, chargé de le conduire à la Bastille! Mais, grâce à sa présence d’esprit, Richelieu se ressaisit aussitôt. Il avait sous son chevet, au dire du familier vendu à d’Argenson, une lettre d’Alberoni qui eût suffi à le faire décapiter. Il invoqua, en se levant, les exigences d’un besoin naturel, et, sous prétexte d’y satisfaire pudiquement, il enleva avec prestesse le billet compromettant, et l’avala avec non moins de subtilité[85].
[83] Les correspondants de la Marquise de Balleroy (édit. E. de Barthélemy, 1883), t. II, p. 43.
[84] Buvat: Journal de la Régence (1865, 2 vol.), t. I, p. 269.—Les Mémoires du Marquis d’Argenson, t. I, p. 23, disent que les archers étaient au nombre de 20, commandés par Duchevron, lieutenant de la prévôté.—Dangeau, de même (XVIII, 23).
[85] Mémoires du Marquis d’Argenson, t. I, p. 23.
L’opération policière avait été si vivement menée, qu’il était incarcéré à la Bastille à dix heures du matin[86], pendant que son ami, le marquis de Saillant, colonel de l’autre régiment de Bayonne, qu’il [p. 52] entraînait dans sa disgrâce, était, à son tour, arrêté et conduit pareillement à la Bastille.
[86] Buvat: Journal de la Régence (édition Campardon), loco citato.
Richelieu fut, tout d’abord, «resserré dans un endroit où l’on met ceux dont l’affaire est mauvaise», écrit un contemporain[87]: «la Calotte», un cachot octogone, ne recevant le jour que par une étroite ouverture, sentant le moisi, avec une chandelle fichée dans le mur, sans table, ni chaises, une méchante paillasse pour lit, sous prétexte que la forteresse regorgeait déjà de prisonniers; c’est du moins Soulavie qui l’affirme de l’aveu du principal intéressé.
[87] De Barthélemy: Gazette de la Régence, p. 325.
Villars, qui avait pris à cœur (cherchez la femme!) le sort de son ancien aide de camp, note, en termes moins mélodramatiques, que Richelieu avait été enfermé «dans une espèce de cachot[88]».
[88] Mal de Villars: Mémoires, t. III, p. 133.—Dangeau dit: «Dans une petite chambre qui est au-dessus des cachots et qui n’a de jour que par en haut (XVIII, 24).»
Mais le détenu, à qui sa vanité coutumière avait rendu une certaine assurance, affectait de se détacher de toutes ces contingences. N’avait-il pas demandé, le premier jour, qu’on «lui envoyât les violons[89]»?
[89] De Barthélemy: Gazette de la Régence, p. 327.
Au reste, avisé, le 10 mars, par un billet de Mlle de Valois, de la mauvaise tournure que prenait pour lui l’information judiciaire, il avait brûlé, à son hôtel de la Place Royale, toutes les pièces qui pouvaient trahir son entente avec l’Espagne[90].
[90] Général Piépape: La duchesse du Maine, 1910, p. 237.
Mais il avait affaire à forte partie. D’Argenson, [p. 53] d’accord avec ses deux compères Dubois et Le Blanc, secrétaire d’État au département de la Guerre, avait avidement examiné les papiers saisis chez Richelieu, toute une cassette de billets doux, paraît-il; et, le 4 avril, leur destinataire se voyait obligé à comparaître pour la seconde fois, devant le garde des sceaux, bien décidé à ne reculer devant aucune manœuvre pour arracher des aveux au prévenu. On prétendit qu’au troisième interrogatoire, il avait, de ses yeux effroyables, et de sa voix, non moins atroce, désigné au jeune duc la place où Biron avait été décapité. «M. de Richelieu avoue tout», écrit un correspondant de la marquise de Balleroy, Caumartin de Boissy, que ses rapports d’amitié et de famille avec les d’Argenson pouvaient autoriser à de telles confidences[91].
[91] Les Correspondants de Mme de Balleroy, t. II, p. 43.
Nous trouvons une version bien différente dans les Mémoires de Mlle de Launay, la femme de chambre de la duchesse du Maine, enfermée elle-même à la Bastille comme un des agents les plus actifs de cette conspiration qui était beaucoup plus celle de sa maîtresse que celle de Cellamare:
«Malgré les traitements les plus durs, rapportent ces Mémoires, malgré les interrogatoires longs et fréquents que subit M. de Richelieu et toutes les adresses qu’on employa pour le surprendre, jusqu’à des lettres contrefaites d’une princesse qui s’intéressait à lui, on ne put se rendre maître de son secret[92].»
[92] Mémoires de Mme de Staal (Mlle de Launay) édition Lescure, t. I, p. 227.
Du reste, la nouvelle de son arrestation, le récit, [p. 54] plus ou moins exact, de son séjour à la Bastille, avaient singulièrement ému l’opinion publique, satisfait sans doute de nombreuses rancunes, mais aussi attristé bien des cœurs et fait pleurer bien des beaux yeux.
Villars en éprouva une profonde affliction; et, quoique, dans ses Mémoires, il ne ménage pas les critiques au roué impénitent, on sent qu’il ne peut se défendre d’une vive sympathie pour l’adolescent qui avait fait ses premières armes sous ses ordres.
«Fort coquet, peu fidèle, on n’a pas vu de jeunes hommes faire plus de conquêtes et de plus distinguées...»
Il remarque que Richelieu «jouait très gros jeu»; et il se demande, avec une pointe de malice, comment, au milieu d’occupations si variées et si encombrantes, ce parfait courtisan avait trouvé le temps de conspirer. Il constate, lui aussi, la présence d’esprit du prisonnier qui ne se laisse pas embarrasser par les questions du garde des sceaux[93].
[93] Mémoires de Villars, t. III, p. 133.
En revanche, la Palatine éclate en reproches, en invectives, en malédictions contre l’homme qu’elle hait le plus au monde. Il semble que la défection de Richelieu l’ait stupéfiée. Comment, dit-elle, ce fourbe est encore venu, le 28 mars, chez le marquis de Biron, grand ami du Régent, protester de son dévouement pour mon fils et de son ardent désir de regagner son régiment, pendant qu’il échangeait avec Alberoni les lettres les plus abominables[94]. Ce n’est qu’un «cerveau brûlé». Il n’est pas, d’ailleurs, de [p. 55] termes injurieux dont elle ne l’accable. Et même elle en imagine un absolument inattendu et qu’elle répète fréquemment: elle l’appelle «le gnome», car «il ressemble à un lutin». De tout temps, et surtout chez les femmes, le cerveau allemand, si épais qu’il soit, se montra volontiers accessible au romantisme nébuleux du monde fantastique.
[94] Correspondance de Madame, duchesse d’Orléans (édition Jœglé, 1880), t. II, 30 mars 1719.
Une lettre de la Palatine du 31 mars concilie assez bien les opinions contradictoires émises par des témoignages contemporains sur l’attitude du prisonnier devant les magistrats enquêteurs: «Aussitôt qu’on a montré au duc de Richelieu sa lettre à Alberoni, il a avoué tout ce qui le regarde personnellement, mais il n’a rien dit au sujet de ses complices[95].»
[95] Correspondance de Madame (édit. Brunet), 1863, t. II, p. 83.
La lettre du 17 avril expose l’ensemble des griefs, justifiés ou non, de cette ennemie implacable.
«Le duc de Richelieu est un archi-débauché et un poltron. Il ne croit ni en Dieu, ni en sa parole; de sa vie il n’a rien fait et ne fera jamais rien qui vaille; il est ambitieux et faux comme le diable... Je ne le trouve pas aussi bien que toutes les dames qui sont folles de lui. Il a une fort jolie taille et de beaux cheveux, le visage ovale et des yeux très brillants; mais tout, dans sa figure, indique le drôle; il est gracieux et ne manque pas d’esprit, mais il est d’une insolence rare, c’est le pire des enfants gâtés. La première fois qu’il fut mis à la Bastille, ce fut pour avoir dit qu’il avait été au mieux avec Mme la Dauphine[96], et avec toutes ses jeunes dames, [p. 56] ce qui était le plus horrible des mensonges; la seconde fois, ce fut parce qu’il fit lui-même savoir que le chevalier de Bavière voulait se battre avec lui[97].»
[96] Ibid., (édit. Jœglé), 1863, t. II, 27 avril 1719.
[97] Voir page 29.—C’est vraisemblablement sur cet incident, vrai ou faux, mais diversement conté par Dangeau, que se greffa, à cette époque, la légende de la poltronnerie de Richelieu.
Mais Madame avait beau vitupérer la «folie» des nobles amies du détenu: elles ne s’en montraient pas moins ardentes à défendre la cause de Richelieu, et, faute de mieux, à lui adoucir les rigueurs de sa captivité. Bien que le prisonnier affectât, par fanfaronnade, de ne pas prendre au sérieux les menaces du Régent, de cet «ogre» qui, sous le «masque de Barbe-Bleue», prétendait avoir entre les mains de quoi faire couper quatre fois le cou au conspirateur, MMlles de Valois et de Charolais, oubliant leurs griefs réciproques, se concertaient pour sauver «une tête si chère».
La légende veut que ces deux princesses[98] aient pu se faire ouvrir, de nuit, les portes de la Bastille et pénétrer jusqu’à leur amant. Elles apportaient avec elles des briquets et des bougies, de l’argent et des bonbons; et tous trois, dans l’horreur de ce noir cachot, préparaient les réponses que devait faire l’accusé aux interrogatoires de Le Blanc et de d’Argenson.
[98] Les Mémoires de Maurepas—une autre publication de Soulavie—disent (t. II, p. 154) que Mlle de Valois était enceinte des œuvres de Richelieu; n’ont-ils pas confondu avec Mlle de Charolais?
Cependant, au bout de quelques jours, sur l’insistance des princesses, le garde des sceaux consentait à se relâcher de sa sévérité. Richelieu fut [p. 57] transféré de sa tour, comme l’écrit Mlle de Launay, dans une chambre moins incommode.
Mais, «la proximité d’un homme si alerte obligea de prendre les plus grandes précautions. Le lieutenant du roi (il était amoureux de la mémorialiste) crut devoir mieux serrer les clefs qu’il avait accoutumé de laisser à ma porte, devant laquelle les habitants du quartier passaient pour aller à leur promenade. Quoiqu’ils fussent toujours bien accompagnés, on ne voulait pas laisser sous les yeux cet objet de scandale[99].»
[99] Mémoires de Mlle de Launay, p. 227.
Dès lors, Richelieu put se faire servir par un de ses valets de chambre et se procurer des livres, un tric-trac et même une basse de viole (un violoncelle)[100]; il était, nous l’avons vu, grand amateur de musique.
[100] Journal de Dangeau (t. XVIII, pp. 23-24), 3 avril.
Il obtint, en outre, par l’intermédiaire de Le Blanc, la faveur d’aller dîner avec certains de ses compagnons de captivité chez le gouverneur. Mlle de Launay nous dit quelles étaient les autres distractions de cet amoureux en cage:
«En sortant de table, comme il faisait extrêmement chaud, nous nous mîmes à la fenêtre. Le lieutenant me proposa de chanter: je commençai une scène de l’opéra d’Iphigénie[101]; et le duc de Richelieu, aussi à sa fenêtre, chanta ce qu’Oreste répond dans cette scène convenable à notre situation. Maisonrouge (le lieutenant du roi) qui pensa que cela [p. 58] m’amusait et qui peut-être voulait faire diversion, me laissa achever toute la scène.»
[101] Iphigénie en Tauride, opéra-tragédie, par Dupré et Danchet, musique de Deschamps et Campra (1704).
La surveillance, qui avait jusqu’alors étreint Richelieu, se relâchait sensiblement.
Le Régent lui-même fermait les yeux; et l’intéressant prisonnier se promenait fréquemment sur le bastion «la perruque frisée, en habit brodé ou en robe de chambre de soie rose floquetée de rubans blancs». Et ce fut bientôt, par la rue Saint-Antoine jusqu’à la Bastille, la promenade de la Cour, pour admirer ce joli petit seigneur, envoyant sourires et baisers aux charmantes dames, qui se pressaient aux fenêtres des maisons voisines ou à la portière de leurs carrosses, «pour voir cette belle image», grogne la Palatine.
Car si son fils commençait à désarmer, elle ne dérageait pas, tout en écrivant l’histoire à sa façon. Elle ne voulait pas que le «gnome» fût primitivement de la conspiration de Cellamare: «Il avait ourdi une intrigue de son côté; il s’était mis dans la tête de se rendre un personnage tellement considérable, qu’on ne pourrait lui refuser un mariage très au-dessus de tout ce qu’il pouvait prétendre; lorsqu’il a vu que cet espoir s’évanouissait, il s’est, par dépit, jeté dans un complot[102].»
[102] Correspondance de Madame (édit. Brunet), t. II, p. 103, 30 avril.
Madame s’était faite ainsi l’écho d’un bruit de Cour, auquel Mlle de Charolais s’efforçait de donner consistance, mais en innocentant à fond Richelieu: «L’affaire de Bayonne ne saurait être vraie, disait-elle, car le duc, qui n’a rien de caché pour moi, m’en eût parlé.»
[p. 59] Cette Amazone qui eût, de grand cœur, dégaîné pour son chevalier, se refusait à voir le Régent; et celui-ci, d’autre part, était querellé, chaque jour, par sa fille, Mlle de Valois, impatiente de savoir Richelieu en liberté.
Jusqu’alors, Madame n’avait parlé de cette princesse qui lui tenait par les liens du sang. Mais le scandale devenait maintenant trop public pour qu’elle en dissimulât l’énormité à ses correspondants. C’est, le 12 mai, à Saint-Cloud qu’elle leur signale «l’horrible coquetterie» de sa petite-fille avec cet «endiablé» duc de Richelieu, assez fat pour laisser traîner les lettres que lui écrivit Mlle de Valois. Les jeunes gens de la Cour les ont vues: on y lisait que la princesse «lui donnait rendez-vous ici». La grand-mère n’a pas voulu se charger de sa petite-fille, malgré le désir qu’en témoignait sa bru, «parce qu’on ne la trompe qu’une fois». (Elle avait donc été déjà la dupe de Mlle de Valois). Elle a «horreur de cette évaporée». Puis elle se retourne contre son fils: «Ce duc impertinent et hardi se moque de tout. Il fait le fier à cause de la bonté du Régent pour lui. Châtié comme il le mérite, il mourrait sous les verges... Je ne suis pas cruelle de ma nature; mais ce polisson-là, je le verrais pendre sans verser une larme[103]!» Voilà bien la sensibilité allemande!
[103] Correspondance de Madame (édition Jœglé), t. II, 12 mai.
Il semblait, en effet, qu’à mesure que les récriminations devenaient plus vives de part et d’autre, le duc d’Orléans penchât davantage pour l’indulgence. Dès les premiers jours, il avait laissé pressentir cette volte-face:
[p. 60] —«On en apprend plus qu’on n’en veut savoir», disait-il à Villars, qui l’interrogeait sur la culpabilité de son protégé[104].
[104] Mémoires de Villars, t. III, p. 133.
Et Dubois, l’âme damnée du Régent, lui reprochait une clémence, qui n’était, au fond, qu’un adroit marchandage.
Ce père de famille, d’une insouciance notoire, trouvait cependant que Mlle de Valois était d’un placement difficile. Il avait récemment choisi pour gendre le prince de Piémont. Mais Madame «avait eu la bêtise» de jouer à l’épistolière avec l’histoire de cette porte de communication ouverte entre l’appartement de sa petite-fille et la maison de Richelieu. Comme de juste, on en avait jasé et... le mariage s’était rompu[105]. Mais voici qu’au lendemain de cet échec, la découverte de la conspiration de Cellamare offrait au Régent une occasion inespérée de se débarrasser enfin de sa fille. C’était cette fois, au duc de Modène, peu ou prou renseigné, qu’il destinait ce trésor. Et, sans plus tarder, il signifiait à Mlle de Valois qu’elle eût à prendre cet époux, en échange de la grâce pleine et entière de Richelieu[106]. Ce ne fut pas sans avoir protesté, pleuré, sangloté, que cette «malheureuse amante», comme on disait alors, «sacrifia l’Amour sur l’autel de l’Hyménée». Et Rulhière termine l’anecdote par de menus faits d’observation, qui fixent, comme en un décor d’opéra, les attitudes respectives des trois protagonistes de cette comédie dramatique.
[105] Mémoires de Besenval, t. I, p. 111.
[106] Anecdotes sur le duc de Richelieu, par Rulhière (édition Asse), p. 12.
[p. 61] Le jour de la cérémonie officielle, affirme-t-il avec une désinvolture qui n’a cure de la chronologie, Richelieu était libre[107]: ce fut une double joie pour Mlle de Charolais, qui était là, triomphant du désespoir de sa rivale; quant au duc, il avait voulu assister, lui aussi, dans la chapelle des Tuileries, à cette solennité matrimoniale; et il «lorgnait» impudemment Mlle de Charolais, comme s’il eût [p. 62] voulu se consoler par avance «de la perte d’une conquête aussi brillante[108]».
[107] Nous avons retrouvé, à la Bibliothèque de l’Arsenal, dans les Archives de la Bastille, l’ordre d’élargissement qui rendait à Richelieu sa liberté (Dossier 10672):
Monsieur de Launay, ayant bien voulu, de l’avis de mon oncle, le duc d’Orléans, régent, permettre que mon cousin le duc de Richelieu, lequel, en conséquence de mes ordres, est actuellement détenu en mon château de la Bastille, en soit élargy. Je vous envoie cette lettre pour vous dire que vous ayiez à le laisser pour cet effet sortir de mondit château sans délay ni difficulté. Et la présente n’étant pour autre fin, je prie Dieu qu’il vous ayt, Monsieur de Launay, en sa sainte garde. Écrit à Paris, le 30e d’août 1719.
Louis,
Le duc de Richelieu,
Le Blanc.
La vérité, telle qu’elle apparaît dans le récit de l’historiographe Dangeau, est autant impressionnante, en sa simplicité, que la scène théâtrale composée par Rulhière. Les pourparlers officiels pour le mariage de Mlle de Valois datent de la fin d’octobre 1719 et la bénédiction nuptiale ne fut donnée aux Tuileries que le 12 février 1720; mais, dans l’intervalle, le 6 novembre 1719, au cours d’une promenade à cheval au Bois de Boulogne, Mlle de Valois, en sortant par la porte Maillot, fut victime d’un accident mystérieux qui resta inexpliqué. En ne se baissant pas assez sur l’encolure de son cheval, elle se heurta si violemment à la tête qu’elle en fut blessée; elle fut saignée le soir et on lui «rasa» une partie des cheveux pour constater et panser la plaie qui n’offrait d’ailleurs aucune gravité. Au lendemain du mariage, elle tomba malade et ne se décida que tardivement à partir pour Modène: encore le voyage fut-il très long, en raison de cet état de santé: elle n’arrivait à destination que le 20 juin 1720 (Dangeau: Journal, t. XVIII, passim).
En tout cas, si l’anecdote de Rulhière est exacte, elle ne doit prendre date que du 12 février 1720.
[108] Anecdotes de Rulhière (édit. Asse).—Les Mémoires de Besenval (t. I, p. 113) soulignent plus énergiquement le cynisme de Richelieu, qui «révolta tout le monde, en joignant à l’inconséquence d’assister à la cérémonie du mariage l’audace de parler à l’oreille de Mlle de Charolais, en regardant Mlle de Valois. Et toutes deux en conçurent contre lui une haine qu’elles gardèrent jusqu’à leur mort.» Dans cette dernière phrase, l’opinion de Besenval est complètement erronée, du moins en ce qui concerne Mlle de Valois.
Il reçut cependant de la nouvelle duchesse de Modène une autre consolation, d’un prix inestimable, s’il faut en croire les informations recueillies par Rulhière. Avant de partir pour l’Italie, la jeune épousée disposa, en faveur de Richelieu, d’un bien qui aurait dû appartenir uniquement à son mari. Et comme il faut qu’en notre pays tout finisse par des chansons, deux couplets de Momus fabuliste, une pièce du Théâtre Français, firent une allusion, à peine voilée, à cette disgrâce conjugale[109].
[109] Anecdotes de Rulhière (édit. Asse).—Maurepas (Mémoires, I, 152) affirme qu’elle «apporta à son mari une étrange maladie qu’elle tenait de son amant».—Momus fabuliste ou les Noces de Vulcain, par Fuzelier, jouée en 1719.
De leur côté, les satiriques de Cour n’avaient pas attendu pour railler, dans un facile jeu de mots, le médiocre mariage de Mlle de Valois. Ils faisaient dire à la victime:
[110] Mélanges historiques, politiques et satiriques (De Boisjourdain), 1807. 3 vol. in-8o, t. I, p. 379.—Mémoires de Maurepas (1792, 4 vol.), t. IV, p. 77. Et cet ennemi irréconciliable de Richelieu ajoutait que, par la suite, la duchesse de Modène avait été «l’instrument de l’ambition du Maréchal en faisant déclarer son mari pour la France contre l’Autriche» qui d’ailleurs lui avait confisqué ses États.
Une autre anecdote voulait que Madame, l’implacable ennemie de Richelieu, «qui avait retiré chez elle Mlle de Valois», se fût offusquée de l’impertinence avec laquelle il affichait sa bonne fortune, depuis sa mise en liberté due aux instances amoureuses de la fille du Régent. Aussi lui avait-elle «fait dire que s’il tenait à la vie, il eût à s’éloigner des lieux où elle était[111]».
[111] Mélanges de Boisjourdain et autres pièces satiriques sur la duchesse de Modène, t. I, pp. 379-391.
Rien n’est plus faux que ce racontar. La Palatine, bien qu’elle eût souhaité voir Richelieu accroché à la potence, n’eût pas été femme à l’y envoyer. Et d’abord elle se défendait de prendre sa petite-fille sous sa garde; puis, si elle avait adressé au «gnome», d’aussi terribles menaces, on en trouverait trace dans sa correspondance. Or, à consulter celle-ci, depuis que Richelieu est sorti de la Bastille, il semble que sa liaison avec Mlle de Valois n’ait jamais existé. C’est Mlle de Charolais seule qui porte toutes les responsabilités.
«Le Régent est trop bon[112], écrit la Palatine, pour [p. 64] ce petit duc de Richelieu, qu’il a remis en liberté, parce qu’il le persuada qu’il a tout voulu lui révéler.
[112] Le Régent avait fini par répondre aux ministres qui blâmaient la mise en liberté de Richelieu: «J’ai fait grâce à ce jeune homme, parce que j’ai vu dans sa conduite la folie de son âge plutôt qu’un crime réfléchi.»—«Richelieu a tout avoué sans se faire prier, écrit, le 2 avril 1719, Caumartin de Boissy à la marquise de Balleroy. La seule excuse est que le Régent qui est naturellement bon, le regarde comme un fol et aime mieux donner un exemple de clémence que de justice.»
«Sa maîtresse, Mlle de Charolais, n’a eu de cesse que le Régent lui accordât sa liberté: quelle horreur qu’une princesse du sang aille se déclarer devant l’univers entier amoureuse comme une chatte et d’un individu inférieur comme rang, infidèle, car il a une demi-douzaine de maîtresses! Quand on le lui dit: Bah! répond-elle, c’est pour me les sacrifier; et il me raconte tout ce qui se passe entre eux.»
Madame ne peut comprendre une telle inconscience. Si elle était superstitieuse, elle croirait que Richelieu «a des secrets». Toutes les femmes courent après lui; et cependant il est indiscret et bavard: n’a-t-il pas eu l’effronterie de déclarer que, si une impératrice, belle comme un ange, lui accordait ses faveurs, à condition qu’il n’en dise rien, il préférerait les refuser? Il est poltron, vain, impertinent: «C’est là l’oriflamme de la plupart des femmes. Elles lui sacrifient tout leur honneur, tout leur bonheur[113].»
[113] Correspondance de Madame (édition Jœglé), 1er octobre 1719.
Cette dernière phrase, après tant d’injures ou de puérilités, est encore le jugement le plus sûr, le plus vrai, le plus profondément douloureux qu’ait jamais porté la Palatine sur le sort néfaste réservé par le duc de Richelieu aux femmes assez malheureuses pour l’aimer en toute sincérité.
Exil de Richelieu dans son château du Poitou. — Son séjour passager à Conflans et à Saint-Germain: diversions parisiennes. — Sa retraite à Richelieu lui permettra de rétablir ses affaires. — Il y donne l’hospitalité à Voltaire. — Il obtient la grâce de revenir à Paris, puis à la Cour. — Faux bruit de son mariage avec Mlle de Charolais. — Son prétendu voyage, en colporteur, à la Cour de Modène. — Galerie monastique de Richelieu. — Il succède, comme académicien, au marquis de Dangeau; son discours; incidents de sa réception.
Richelieu venait de recevoir une rude leçon; mais on a vu qu’elle n’avait guère servi à le rendre plus circonspect. Cependant, il ne sortait pas tout à fait indemne de l’aventure.
Un ordre du roi, contre-signé par le Régent, l’exilait, à bref délai, dans son domaine de Richelieu. C’était une application du système de «la relégation» à l’intérieur (on lui donnait d’ailleurs ce nom), système commun à la plupart des détenus, quand ils étaient mis en liberté.
Avant de partir pour «le lieu de son exil» (encore un terme du temps), le duc avait suivi son oncle par alliance, le cardinal de Noailles, à Conflans, dans la somptueuse demeure des archevêques de Paris. C’était l’indication qu’avait donnée le Régent à Mlle de Charolais, qui lui avait fait demander «en secret» l’autorisation de se rencontrer avec son amant, avant qu’il ne quittât définitivement Paris. [p. 66] Elle avait su depuis qu’il était à Saint-Germain: elle s’était empressée d’y courir[114].
[114] Correspondance de Madame (édition Brunet), t. II, p. 151, 2 septembre 1719.
En effet, Conflans était trop voisin de la grande ville, pour que Richelieu ne fût pas tenté, dès que le vénérable prélat était endormi, de lui fausser compagnie et d’aller rejoindre ses belles amies, qui l’attendaient impatiemment sous les lambris parfumés de leurs boudoirs parisiens. Aussi le Régent avait-il transféré le lieu d’internement provisoire de ce pécheur endurci, de Conflans à Saint-Germain[115], d’où Richelieu ne pouvait s’évader la nuit, surveillé qu’il était... ou qu’il devait l’être, par l’agent Dulibois. Mais l’interné grisait son gardien et prenait aussitôt la clef des champs.
[115] Dangeau atténue la rigueur de la mesure par cette note qui annoncerait plutôt une diminution de la peine: «Il n’ira pas à Richelieu, mais à Saint-Germain, où il a une maison» (Journal, 11 septembre).
Il était temps néanmoins qu’il mît un terme à ses escapades nocturnes; l’ordre était formel et le Régent avait de trop bonnes raisons pour en laisser différer plus longtemps l’exécution. Richelieu parut donc se résigner et fit ouvertement ses préparatifs de départ[116].
[116] L’avant-veille de sa mise en liberté, Richelieu, avisé de son ordre de relégation, avait déjà commencé ses préparatifs pour son voyage en Touraine: «Il y avait envoyé des gens pour le meubler» (son château) (Journal de Dangeau, t. XVIII, 28 août); mais ses frasques à Saint-Germain durent faire changer d’avis le Régent, car Buvat, qui avait noté (Journal, p. 426) la commutation de peine, annonce en octobre (p. 430) que Richelieu ira définitivement en Poitou; (sous l’ancien régime la ville de Richelieu dépendait de la province de Poitou: elle appartient aujourd’hui au département d’Indre-et-Loire, elle est donc en Touraine.)
Aussi bien cette retraite s’imposait. Il était [p. 67] urgent que le duc, entraîné dans des dépenses excessives par ses goûts fastueux et par les folies de sa vie de plaisir, apportât un peu d’ordre à la gestion de ses affaires, dans l’atmosphère, moins agitée, d’une résidence provinciale.
Assurément, il avait eu un geste plein de noblesse, quand il avait signé la reconnaissance des dettes paternelles. Mais, lui-même, par ostentation ou par intérêt, était un magnifique, qui dépensait trop souvent sans calculer. La levée des scellés, apposés, lors de sa récente arrestation, par le lieutenant de police Machault d’Arnouville, avait permis de constater ces prodigalités intempestives. Richelieu, en vue de la campagne qu’il méditait pour le roi d’Espagne, avait commandé l’achat de «quatre-vingts chevaux de main» avec housses et couvertures de luxe, cent mulets et nombre de chariots. Ses revenus personnels, évalués à trois cent mille livres de rente, ne pouvaient suffire à de si lourdes dépenses: d’abord, il en avait abandonné deux cent soixante mille aux créanciers de la succession; puis sa fâcheuse équipée l’avait obligé à céder momentanément son régiment à Du Rys, qui en était le lieutenant. Aussi, pour s’assurer des ressources avait-il dû se défaire de sa terre de Ruel[117]. Il l’avait cédée, moyennant 42.000 écus, à [p. 68] la maison royale de Saint-Cyr, en se réservant la coupe et l’exploitation des arbres à haute futaie, estimés 150.000 livres. Enfin, d’après Dangeau, «la grande duchesse» (de Toscane), avait «acheté à vie» au duc de Richelieu, son hôtel de la Place Royale[118]: elle lui en avait donné 80.000 livres et lui avait laissé, en outre, la jouissance, pendant deux ans, de la maison qu’elle avait louée également Place Royale.
[117] Buvat: Journal de la Régence, t. I, p. 430.—Arch. Nation., Y48 fo 133 et suiv. Contrat de vente des fiefs et bâtiments du Val de Ruel, par Sandré, avocat au Parlement, comme «tuteur» et «à la charge de l’avis des Seigneurs parents dudit duc de Richelieu», avec «promesse de ratification de celui-ci dès qu’il sera majeur». Cette vente était au profit des créanciers du Cardinal, probablement parce que son arrière-petit-neveu ne pouvait plus en payer les rentes. La vente était faite devant lui «demeurant d’ordinaire à la Place Royale», mais «alors dans son hôtel de Saint-Germain-en-Laye».—Ce domaine du Val Ruel était considérable; mais il ne faut pas le confondre avec la «Seigneurie» de Ruel, son château, demeure favorite du Cardinal, et ses fameux jardins, le tout appartenant à la branche Du Plessis Vignerot d’Aiguillon qui en était encore possesseur sous le Directoire.
[118] Ce dut être une vente simulée ou à réméré; car nous retrouvons, treize ans après, Richelieu propriétaire de l’hôtel de la Place Royale.
Le séjour de Richelieu était donc devenu pour le gentilhomme endetté une nécessité budgétaire—nécessité au surplus fort agréable; car le château était une pure merveille; et le Cardinal, qui l’avait relevé de ses ruines, dans une ville créée par lui, comme pour être le satellite de cet astre grandiose, l’avait doté d’un domaine considérable.
Voltaire, qui voyageait alors de château en château, venait précisément de s’arrêter à Richelieu, trop heureux d’y commencer auprès du propriétaire ce service d’adulation qu’il devait continuer jusqu’à la fin de ses jours. Il ne tarissait pas en éloges sur l’œuvre du ministre de Louis XIII: «Je suis actuellement, écrit-il à Thieriot, dans le plus beau château de France. Il n’y a point de prince en Europe qui ait de si belles statues antiques et en si grand nombre. [p. 69] Tout se ressent ici de la grandeur du cardinal de Richelieu. La ville est bâtie comme la Place Royale. Le château est immense; mais ce qui m’en plaît davantage, c’est M. le duc de Richelieu que j’aime avec une tendresse infinie[119].»
[119] Voltaire: Correspondance générale. Lettre du 25..... 1720.
Que les destins sont changeants! Ce château que La Fontaine, lui aussi, avait tant célébré dans ses lettres à sa femme, n’existe plus aujourd’hui qu’à l’état de souvenir; et la ville, que le bonhomme avait condamnée à une fin prochaine, est encore debout, tout en ayant à peu près conservé le caractère architectural que lui avait imposé son fondateur[120].
[120] Cependant les Jumilhac, qui ont pu, en raison de leur parenté, être substitués aux noms, titres et biens de Richelieu, se sont donné pour mission de réédifier le château avec ses dépendances: cette noble tâche se poursuit à l’heure présente (1914). Dans un livre de belle allure (En flânant, 1913), M. André Hallays a publié une intéressante monographie sur la ville et le château de Richelieu.
Mais il ne semble pas que Richelieu ait été fort pressé d’aller se confiner dans «le plus beau château de France». Souple, gracieux, insinuant, il fit jouer toutes ses influences pour obtenir de nouveaux délais. Le Régent, chez qui la rancune n’était pas tenace, se laissait facilement attendrir. Au commencement de décembre, le solliciteur eut la permission de venir à Paris, mais avec l’interdiction de se présenter devant le duc d’Orléans et le roi[121]. Cette double faveur lui était rendue quelques jours après; il avait ainsi recouvré sa pleine et entière liberté[122].
Il put donc assister, comme le raconte Rulhière, au mariage de Mlle de Valois; et il dut également [p. 70] profiter de son retour définitif à Paris, pour remédier au délabrement de sa fortune, mais autrement qu’il ne l’eût fait en son château du Poitou. Le «système» de Law bouleversait alors l’économie financière de la France, et l’agiotage qu’il favorisait déséquilibrait les cerveaux les mieux organisés. Richelieu qui, nous le savons, était un joueur effréné, vit dans ces alternances de hausse et de baisse une occasion inespérée de se remettre à flot. Il spécula sans relâche et réussit, à l’exemple d’ailleurs d’autres grands seigneurs et même de princes de la maison de Bourbon[123]. L’un d’eux, qui suivait de près ces opérations, rencontre, un jour, Richelieu au foyer de la Comédie et l’interpelle:
—«Gagnez-vous beaucoup à tous ces papiers?
Richelieu: «Pas encore; mais il y a apparence que nous y gagnerons par la suite.
Le Prince: «Voilà bien le discours d’un homme qui a été trois fois à la Bastille.
Richelieu: «Et vous, Monseigneur, qui n’y avez pas été encore, qu’en pensez-vous[124]?»
[123] Capefigue: Le Maréchal de Richelieu (1857, p. 47): «les pamphlets du temps le placent dans l’armée des agioteurs.»
[124] Journal, Mémoires, etc., de Marais (1863), t. I, p. 269.
Ce dialogue prouve, de reste, l’extrême prudence d’un «homme» qui tenait à ne pas divulguer ses bénéfices de joueur et surtout à ne pas retourner une quatrième fois à la Bastille. Mais, ce qui paraîtra incroyable, c’est que ce même «homme» si fat, si indiscret, si... indélicat—pour atténuer un terme d’argot moderne—avec les femmes, évitait maintenant de trop afficher ses bonnes fortunes.
Ce sont les nouvellistes, toujours à l’affût des [p. 71] échos mondains ou des petits scandales du jour, qui colportent, quand ils ne les inventent pas, les anecdotes galantes de Richelieu.
«On prétend, dit le Journal de Marais, en juillet, que Mlle de Charolais a épousé le duc dans la chapelle de Vincennes, après avoir adressé les sommations d’usage à Mme la Princesse, sa grand-mère.» Quelques jours après, le mariage est confirmé. Et, dans un salon, un fils de Saint-Simon ne va-t-il pas s’écrier étourdiment: «La voilà bien malheureuse d’avoir épousé un duc et un pair! Mlle de Valois ne vient-elle pas d’épouser un gentilhomme de campagne?»
Le manuscrit[125], que nous avons déjà cité, de la Bibliothèque de la Ville de Paris, affirme, lui aussi, la consécration du mariage, en l’enjolivant de détails non moins suspects—pour ne pas dire absolument faux—que les faits qui l’ont précédée. Le duc de Bourbon, persistant dans ses intentions premières, aurait menacé Richelieu de volées de bois vert et de coups d’épée, s’il continuait à fréquenter sa sœur. Le destinataire n’en avait pris nul souci. Il avait même recueilli Mlle de Charolais, grosse de trois mois et l’aurait épousée dans un village à une demi-lieue de Paris, sans autre témoin qu’une vieille femme de chambre. Le duc de Bourbon eut beau jeter feu et flammes: sa colère était impuissante, Mlle de Charolais ayant dépassé vingt-cinq ans, l’âge de la majorité légale. Il se vit donc forcé de reconnaître Richelieu pour beau-frère. Il y consentit, mais à la condition que sa sœur continuerait à porter son [p. 72] nom de fille et que son mariage ne serait déclaré qu’après sa mort[126].
[125] Bibliothèque de la Ville de Paris. Manuscrit 6691.
[126] Marais (Journal, 1863, t. I, p. 326) prête ce mot au duc de Bourbon morigénant sa sœur: «Encore, si vous épousiez un gentilhomme!»—Et Marais part de là pour établir en deux longues pages que, si des princesses de la maison de Bourbon (et il les cite) épousèrent des gens de qualité, «la noblesse des Vignerot est équivoque».
Est-il plus absurde roman? Quel prêtre aurait osé bénir, quatorze ans plus tard, l’union d’un bigame avec Mlle de Guise, Mlle de Charolais étant toujours vivante?
Au reste, si celle-ci eût été réellement la femme légitime de Richelieu, lui eût-elle écrit, à cette même date (juillet-août 1720), la lettre suivante, dont M. de Lescure garantit l’authenticité? Elle répugne à l’idée que Richelieu va se marier (sans doute quelque projet en l’air) et elle ajoute:
... «Je vous prie de me mander si vos cheveux sont assez longs pour faire un bracelet, et de les faire croître s’ils ne le sont pas. Je me jette dans la galanterie. Je vais faire faire des chiffres de diamant pour orner ce bracelet. Je voudrais que ce fût le vôtre et le mien; mais des R et des C seraient trop clairs. On me les ferait brûler au bras par la main du bourreau; et je ne me sens pas encore le goût du martyre, ni la fermeté de saint Laurent. Ainsi, cherchez-moi dans vos noms de baptême quelque lettre qui soit à couvert de l’insulte.»
Cet échange de jolis cadeaux qui rappelle le temps et les coutumes de la chevalerie, est plus admissible que l’extraordinaire voyage de Richelieu en Italie, sur le désir de Mlle de Valois, devenue duchesse de Modène. Faur raconte, avec quel luxe de détails, [p. 73] cette randonnée ultramontaine, où l’on voit l’amoureux seigneur, travesti en porte-balle, pénétrer dans le palais ducal pour tomber aux pieds de sa belle maîtresse et lui offrir tout à la fois ses livres et son cœur[127].
[127] Les Mémoires secrets de Duclos, publiés pour la première fois, en 1791, disent (tome II, p. 383) que Richelieu, lors de son voyage en Italie, n’osa pas approcher de Modène.
Certes, ces déguisements, auxquels excellait Richelieu, sont bien dans la note du temps; mais d’autres «galanteries»—pour nous servir de l’expression louis-quatorzième de Mlle de Charolais—amusaient alors le raffiné libertin qu’était Richelieu. Et ces «galanteries» ne sont pas les rêves d’un cerveau romanesque: elles appartiennent à l’histoire de l’art et des mœurs au XVIIIe siècle.
La Palatine, quand elle rend compte, le 31 mars 1719, de l’arrestation du «gnome», dit qu’il a fait peindre toutes ses maîtresses revêtues des costumes des divers ordres religieux, Mlle de Charolais en récollette et «parfaitement ressemblante», les Maréchales de Villars et d’Estrées en habit de capucines.
De son côté, M. Sensier, dans ses notes et commentaires sur le journal de Rosalba Carriera, l’illustre peintre du commencement du XVIIIe siècle[128], ajoute que Mme de Parabère en carmélite, Mme de Villeroy en récollette et Mlle de Charolais en capucine, figuraient dans cette galerie monastique, qu’avait imaginée Richelieu pour commémorer, par un voluptueux sacrilège, les charmes voilés de ses nobles maîtresses.
[128] Journal de Rosalba Carriera, 1865, pp. 348-349.
[p. 74] Or, à cette époque, s’il faut en croire la chronique scandaleuse, des grands seigneurs organisèrent des fêtes orgiaques, où, déguisés en moines de différents ordres, ils menaient le bal avec des filles d’opéra, travesties en nonnes de toutes communautés. L’archevêque de Paris, averti d’un tel scandale, porta plainte au lieutenant de police, qui menaça ces religieuses de contrebande de les jeter à l’Hôpital, tondues et en «robe de pénitence» pour tout de bon, le jour où elles recommenceraient leur mascarade. Et l’on peut se demander si celle-ci ne donna pas l’idée de sa galerie monastique à Richelieu, ou ne fut, au contraire, qu’une mise en scène, très élargie, de l’idée libertine du jeune duc.
En tout cas, qu’est devenue cette collection qui serait aujourd’hui d’un prix inestimable? Vainement nous en avons cherché la trace dans le catalogue de la vente Richelieu qui fut publié trois mois après la mort du Maréchal. La description des tableaux, dessins, estampes, etc... est, dans certaines parties, donnée en termes si vagues, qu’il serait bien difficile d’en déduire telle ou telle identification.
Peut-être cette collection avait-elle été saisie, détruite ou dispersée, lorsque Richelieu avait été conduit pour la troisième fois à la Bastille. Ce qui paraît hors de doute, c’est que le seul portrait qu’on en connaisse est celui de Mlle de Charolais en récollette, actuellement au Musée de Versailles. La princesse est représentée portant une besace, et dans une attitude mélancolique, près d’un monument offrant une lointaine ressemblance avec la Bastille. [p. 75] Voltaire avait accompagné ce portrait du quatrain célèbre:
Cette œuvre n’est certainement pas de la Rosalba; car si l’artiste vint en France dans le courant de l’année 1719—date probable du portrait dont l’auteur anonyme est resté inconnu—elle ne travailla qu’en 1720-1721 pour Mlle de Charolais. Son journal, d’ailleurs, en fait foi. Capefigue, dans sa Biographie-Panégyrique de Richelieu, prétend que le tableau de Versailles est de Rigaud, ce qui n’est guère admissible.
Ces questions de date, dont se préoccupaient fort peu nos pères, ne laissent pas cependant que de devenir irritantes pour l’historien soucieux de fixer exactement le jour ou l’année des événements qui constituent la trame de son sujet. Ainsi le portrait de «Récollette» ou «Cordelière», signalé par Madame dans sa lettre du 31 mars 1719 (la Palatine, elle au moins, ne les oublie pas les dates), peut très bien avoir été exécuté en 1718, et même en 1717, époque à laquelle commença la liaison de Richelieu avec Mlle de Charolais.
On n’est pas mieux renseigné sur le séjour dans le château du Poitou, signalé par la lettre de Voltaire à Thieriot. La date qu’en donne le poète (le samedi 25..... 1720) est tellement imprécise qu’elle laisse le champ ouvert à toutes les hypothèses. Risquons la [p. 76] nôtre. Il est vraisemblable qu’en raison d’habitudes seigneuriales ayant aujourd’hui encore force de loi, le duc reprit la vie de château dans les premiers jours de l’automne de 1720[129]. Or, le marquis de Dangeau, l’historiographe, doyen de l’Académie française, mourut le 9 septembre de cette même année[130]. Nul autre qu’un courtisan qualifié ne pouvait le remplacer dignement et lequel était mieux désigné pour un tel office que ce grand seigneur, arrière-petit-neveu du fondateur de l’Académie, si poli, si aimable, si séduisant, type accompli de l’honnête homme? Richelieu dut vraisemblablement être pressenti à cet égard par quelques-uns de ses futurs collègues; et il n’est pas improbable que son hôte, Voltaire, alors fort occupé à terminer son ennuyeux poème de la Henriade, ait été consulté par le châtelain sur l’opportunité de son entrée à l’Académie et du langage qu’il y pourrait tenir. Toujours est-il que Richelieu s’y présenta et qu’il y fut élu à l’unanimité, le 14 novembre, avec l’abbé de Roquette de burlesque mémoire[131].
[129] Marais dit, dans son Journal, que Richelieu alla rejoindre, au mois d’août, son régiment dans la ville d’Oloron en Béarn.
[130] Mercure de France, de septembre 1720.
[131] Ibid., de novembre 1720.
Le récipiendaire avait confié la composition du discours traditionnel à trois de ses confrères, Fontenelle, Destouches et Campistron, qui, de ce fait, devinrent ses «teinturiers», ainsi qu’on appelait et qu’on appelle encore les fabricants de littérature à l’usage des gens trop occupés ou trop empêchés pour rédiger eux-mêmes leurs futurs ouvrages. Fontenelle, Destouches et Campistron écrivirent [p. 77] donc, chacun, séparément, une harangue académique, où Richelieu n’eut que la peine de cueillir les passages qu’il jugeait les plus topiques et de les assembler en mosaïque pour sa réception solennelle du 12 décembre[132].
[132] Journal de Marais, t. II, p. 17.
Le «compliment» dont l’abbé Gédoyn, directeur de l’Académie, salua le récipiendaire, amusa fort l’assistance. Il le félicita de n’avoir pas oublié son rang pour réaliser «des gains sordides». Et quand un autre Immortel, le duc de la Force, qui venait, par spéculation, d’accaparer les épices et la chandelle, s’empressa de son mieux auprès du nouvel élu, celui-ci lui répondit que tout l’honneur de la séance devait revenir à M. Gédoyn «qui avait merveilleusement caractérisé tout le monde». La Force en fit une laide grimace[133].
[133] Journal de Barbier (1857, 8 vol.), t. I., p. 90.
S’il en fut ainsi, le bon abbé perdit là une excellente occasion de se taire: ignorait-il donc les coups de bourse qui avaient tiré d’affaire le duc de Richelieu?
Le discours du nouvel académicien fut trouvé très beau: «quoique fort court, il plut par la dignité, la liberté, la grâce avec laquelle il fut récité[134].» Richelieu y faisait l’éloge de Villars et le panégyrique de Louis XIV. Il fut chaleureusement applaudi, surtout par les dames qui assistaient en nombre à cette solennité. Et les chroniqueurs ajoutent qu’il [p. 78] reçut, le même jour, «trois billets de rendez-vous» de Mlle de Charolais et des duchesses de Duras et de Villeroy.
[134] Mercure de France, de décembre 1720.—On s’est beaucoup amusé de l’orthographe de Richelieu; et Ludovic Lalanne qui eut entre les mains le manuscrit autographe de son discours académique, y relève (Curiosités littéraires, 1857, p. 280), des fautes telles que reigne pour règne; seint pour sein; flambau pour flambeau; dérangassent pour dérangeassent; court pour cour; rendus pour rendu; accez pour accès; pront pour prompt; pris pour prix; crétien pour chrétien; antier pour entier. Et il ajoute «Au moins il avait composé lui-même ce discours.» Nous savons maintenant ce qu’il en faut croire; quant à l’orthographe, dont les règles échappaient quelquefois à Voltaire lui-même, il est certain que Richelieu ne l’observait guère, mais nous avons vu de ses autographes beaucoup moins incorrects que son discours académique.
Son entrée à l’Académie, bien qu’il n’eût pas encore atteint la majorité légale, lui conférait en quelque sorte la robe virile: hélas! il s’en fallait de tout qu’il fût assagi.
Nouvelles aventures de Richelieu. — Mme de Villeroy et Mme d’Alincourt. — Comment Richelieu se venge du Régent. — Duel avec le duc de Bourbon. — Une légende dorée. — Mlle de Maupin n’a pu être la maîtresse de Richelieu. — Le duel de MMmes de Nesle et de Polignac. — Amitié de Richelieu pour le duc de Melun.
Dans la vie galante de Richelieu, la période de cinq ans, qui suivit sa majorité, fut assurément la plus féconde en aventures de toutes sortes, en conquêtes brillantes, en rapts scandaleux, en noires trahisons. Cet amoureux perpétuel avait des grâces d’état: il menait six intrigues de front. Si, en vertu de ce dicton, qu’on ne prête qu’aux riches, des spéculations de librairie ont attribué à Richelieu plus de bonnes fortunes, chaque jour, que ses capacités physiologiques, si grandes fussent-elles, ne lui permettaient d’en prétendre, les témoignages contemporains sont trop nombreux et trop précis pour qu’il soit possible de mettre en doute les fréquentes prouesses de celui que la Palatine appelait rageusement la «coqueluche de toutes les femmes».
A Dieu ne plaise que nous nous attardions à énumérer ses victimes; le terme est exact, car il est bien peu de ces femmes qui n’eurent pas à souffrir de l’indifférence, de la vanité, de l’indiscrétion, de la perfidie de ce bourreau des cœurs. Nous n’en nommerons que quelques-unes dont l’Histoire doit connaître, ne fût-ce que pour mieux fixer une figure aux aspects parfois si fuyants.
[p. 80] Quoique ait pu en écrire Charles Giraud[135], indigné des insinuations malveillantes du Président Hénault[136] contre la Maréchale de Villars, Richelieu respecta fort peu les lauriers de l’illustre soldat qui l’avait mené au baptême du feu. Mais, si les courtisans parlèrent à mots couverts de cette erreur de la charmante duchesse, ils firent grand bruit autour de l’attentat commis contre la marquise d’Alincourt. Mme de Villeroy, la belle-sœur de cette dame, s’était si fort amourachée de Richelieu, qu’oubliant toute pudeur, elle avait consenti à souper, in naturalibus, avec lui et avec les amis de son amant.
[135] Charles Giraud: La Maréchale de Villars et son temps, 1881.
[136] Mémoires du Président Hénault (1855).—Il était des amis de la Maréchale et «y vivait beaucoup». Voici le passage incriminé par Giraud: «Sa maison (celle de la duchesse) fut toujours remplie de la meilleure compagnie. C’était une attention qu’elle avait toujours eue toute sa vie et qui la garantit de la dégradation de ses galanteries.»
Richelieu, suivant sa tactique familière, délaissa bientôt Mme de Villeroy. Mais cette amoureuse passionnée n’eut de cesse que l’infidèle lui revînt. Il daigna y consentir, à la condition toutefois qu’elle lui livrerait la marquise d’Alincourt, dont la réputation de sagesse avait singulièrement stimulé l’audace du libertin. Mme de Villeroy s’y engagea; et certain jour que, se promenant avec sa belle-sœur dans les jardins de Versailles, elle vit fondre sur la proie offerte le comte de Riom et Richelieu, elle saisit les mains de Mme d’Alincourt; mais celle-ci se débattit si énergiquement, en appelant à l’aide, qu’on accourut à ses cris[137]. L’anecdote a été rapportée par plusieurs [p. 81] mémorialistes; mais Rulhière, bien qu’il raconte l’histoire d’un souper où Mme de Villeroy avait imposé la présence de Richelieu à sa belle-sœur, Rulhière nie qu’elle ait tenu les mains de Mme d’Alincourt: il imagine, par contre, un joli roman dans lequel la marquise, restée subitement seule avec Richelieu, finit par céder à l’irrésistible séducteur et «sortit pleine de trouble, de jalousie et de remords, pour aller chanter pouilles à Mme de Villeroy». Depuis, elle ne voulut revoir de sa vie son vainqueur. Mais l’aventure avait fait du bruit; et Richelieu ne demandait pas autre chose[138].
[137] Correspondance de Madame (édit. Jœglé), t. II, p. 359, 6 août 1722.—La Palatine appelle Riom, cet amant de la duchesse de Berry, «un ondin»—toujours l’imagination romantique de l’allemande.
[138] Anecdotes de Rulhière, p. 24.
Il avait, en outre, un compte à régler avec le duc d’Orléans. Il ne pouvait lui pardonner le mariage de Mlle de Valois et résolut de se venger du prince sur un terrain où il ne doutait pas qu’il n’eût toujours l’avantage. Il entreprit donc la conquête des maîtresses du Régent. Celui-ci, bien qu’il se plaignît volontiers de rencontrer sans cesse Richelieu sur ses pas, était de trop bonne composition en matière d’amour, pour chercher à se débarrasser, par la violence, d’un rival qui avait prudemment renoncé à s’occuper des affaires de l’État. Richelieu, sachant toutefois qu’il agacerait au possible son ennemi sans en éprouver le ressentiment, usa des mille ressources de son esprit inventif et astucieux, pour parvenir à ses fins. Un jour, il faisait donner, dans la maison d’Auteuil du chanteur Thévenard, une fête villageoise, en l’honneur de la Souris, une fille d’Opéra chère au duc d’Orléans; et, la nuit même, au milieu du bal, après le feu d’artifice, il enlevait la sémillante comédienne sur un phaéton [p. 82] qui filait à toutes brides sur Paris. Une autre fois, c’était Mme d’Averne[139], la maîtresse en titre du Régent, qui, sous prétexte de migraine, déclinait une invitation du prince, pour condamner sa porte et souper avec Richelieu. Actrices, bourgeoises et femmes de qualité, amies du chef de l’État, ne suffirent bientôt plus au grand seigneur vindicatif pour satisfaire sa rancune. Il s’attaqua, de nouveau, à la famille même du Régent, s’il faut ajouter foi aux chroniques contemporaines. Reçu dans l’intimité de la duchesse de Berry, aux soupers licencieux du Luxembourg, il aurait eu une passade avec cette fille du duc d’Orléans, qui n’en était plus, à vrai dire, à compter ses caprices: «Nous nous aimâmes vingt-quatre heures, par curiosité», disait-il[140]. Sa liaison avec une autre fille du Régent, cette névrosée qui fut abbesse de Chelles, n’aurait pas été, paraît-il, de plus longue durée. Mais en admettant que sa vantardise et son indiscrétion coutumières fussent d’accord avec la vérité, il n’aggravait que trop leur jactance par des propos qui étaient autant d’infâmes calomnies: «Le duc d’Orléans, prétendait-il, fermait les yeux sur les faiblesses de ses filles, content de les partager.»
[139] Anecdotes de Rulhière, p. 26.—Marais (Journal, t. II, p. 368) écrit à cette même date (1722) que Mme D’Averne ne craint pas de se montrer tous les jours à l’Opéra avec Richelieu.
[140] La duchesse de Berry «aima Richelieu pour son plaisir», disent les Mémoires de Maurepas (t. II, p. 154).
Le duc de Bourbon était moins accommodant: il avait toujours l’appréhension de voir Richelieu entrer dans sa maison et n’épargnait pas au gentilhomme, plus ambitieux encore qu’amoureux, des [p. 83] algarades significatives. Le Journal de Buvat en cite une dans ces termes:
6 mai 1721.
«M. le duc de Bourbon étant à Chantilly à la chasse avec plusieurs seigneurs, s’écarta d’eux avec M. le duc de Richelieu, qu’il obligea de mettre l’épée à la main en lui disant:
—«Richelieu, il y a longtemps que je t’en veux; c’est à cette heure qu’il faut m’en faire raison.»
«Le duc, étonné, lui dit:
—«Monseigneur, je sais le respect que je vous dois; ainsi je ne suis pas homme à me battre contre vous.»
«Mais, se voyant pressé du prince, il se mit en défense, de sorte qu’il le blessa de trois coups; puis, ayant crié au secours du prince, on le porta dans son lit où il fut pansé de ses blessures; et le lendemain, il avoua qu’il avait prié le duc de Richelieu de mettre l’épée à la main[141].»
[141] Buvat: Journal de la Régence, t. II, p. 244.
La version du Journal de Barbier est sensiblement la même. Le duc de Bourbon manifestait hautement son intention de tuer son adversaire. Richelieu se laissa piquer la main, estimant que ces quelques gouttelettes du sang suffiraient à l’animosité du prince. Mais celui-ci persistant dans ses intentions homicides, Richelieu, pour ne pas être le mauvais marchand de sa modération, blessa le duc de Bourbon au ventre. Et le bruit se répandit que le maître de Chantilly, déjà malade, venait de subir une rechute.
[p. 84] «Tout le monde dit aussi, ajoute le narrateur, que l’esprit de M. le Duc est un peu dérangé depuis quelques jours. Le changement n’est pas grand; car il en avait très peu auparavant et du mauvais[142].»
[142] Barbier: Journal (1857, 8 vol.), t. I, p. 128, mai 1721.
Et c’était cet homme-là qui, trois ans plus tard, après la mort du Régent, devait gouverner la France, autrement dit la pressurer, la piller, l’affamer avec la complicité de sa maîtresse, la marquise de Prie et d’autres flibustiers de même appétit!
Quant à Mlle de Charolais, elle avait déjà pris son parti d’une situation sans issue, d’autant que les infidélités, toujours renaissantes, de Richelieu l’autorisaient à lui rendre la pareille. Et elle ne s’en priva certes pas. C’était, nous le savons, une femme d’esprit: aussi aimait-elle à répéter qu’elle avait «voyagé de Richelieu à Melun et de Melun en Bavière» désignant ainsi, par des noms de ville ou de principauté, ceux des amants qu’elle s’était successivement donnés[143].
[143] Marais: Journal, t. II, p. 301.
Pour en finir avec la Légende dorée qui s’est créée autour du Don Juan du XVIIIe siècle, nous répéterons une fois de plus qu’il ne faut accepter qu’avec une extrême circonspection certaines anecdotes dont elle amuse la crédulité de ses admirateurs. Au souffle du raisonnement, ces jolies historiettes s’évanouissent comme les bulles de savon, aux reflets irisés, que la moindre brise réduit en impalpable poussière.
Prenons un exemple. Il s’agit des prétendues amours de Richelieu avec Mlle de Maupin, cette [p. 85] actrice-cavalière de l’Opéra, de si belle force à l’épée qu’elle mettait en fuite trois spadassins croisant le fer contre elle. Des nouvellistes contemporains ont raconté, et l’érudit M. Boysse après eux[144], que Richelieu avait quinze ans à peine quand il s’éprit de cette amazone. Or, pour en obtenir les faveurs, il lui manquait la forte somme. Mais, comme il était déjà décoré de l’Ordre du Saint-Esprit et qu’il en possédait l’insigne tout constellé de brillants, il s’empressa de le porter chez un prêteur sur gages; d’où ce couplet qui courut la Cour et la Ville:
[144] Boysse: Les abonnés de l’Opéra, 1881.
L’anecdote est piquante; malheureusement elle est invraisemblable. La Maupin (ses biographes sont là pour le dire[145]) entrait en religion dans le courant de l’année 1705 et mourait en 1707. Or, à ces deux époques, Richelieu-Fronsac avait neuf et onze ans. Et, si précoce qu’il fût, il n’est guère admissible qu’à cet âge il eût conquis tout à la fois l’ordre du Saint-Esprit et le cœur de Mlle de Maupin.
[145] Le Tainturier-Fradin: La Maupin, 1904, pp. 283-287.
Et la meilleure preuve qu’il n’avait pas alors le «Cordon bleu», c’est qu’il n’en fut décoré que le 1er janvier 1728, «avec dispense», note le Maréchal de Villars. Autrement dit, quoiqu’il ne fût pas encore officiellement reçu, Richelieu était autorisé à [p. 86] porter les insignes de l’Ordre du Saint-Esprit: c’était la récompense, justement méritée, des services qu’il avait rendus à l’État, en qualité d’ambassadeur extraordinaire de France à la Cour de Vienne[146].
[146] Villars: Mémoires (édit. de Vogüé), t. V, p. 114.
Bien mieux; en présence de certaines affirmations contradictoires, on pourrait lui contester un de ses plus beaux titres de gloire, si tant est qu’on doive donner ce nom au duel, resté classique, de MMmes de Nesle et de Polignac, courant, au bois de Boulogne, se disputer, le pistolet au poing, les faveurs de Richelieu. Toutes deux tirent à la fois. Mme de Nesle tombe sans connaissance. Et Mme de Polignac d’insulter sa rivale abattue. Celle-ci, par bonheur, n’était que très légèrement blessée. Quand elle sortit de son évanouissement, elle était toute fière d’avoir versé son sang pour Richelieu, «fils aîné de Vénus et de Mars».
Eh bien! un mémorialiste dépossède ce demi-dieu de son auréole au profit d’un Soubise.
—«C’est pour le marquis d’Alincourt, dit un autre chroniqueur, que MMmes de Nesle et de Polignac se mesurèrent en champ clos.»
Mais l’amour n’occupait pas toujours à lui seul le cœur de Richelieu. L’amitié y trouvait encore place; et nous notons d’autant plus volontiers le fait, que ce grand seigneur ne passa jamais pour une âme tendre et sensible. Égoïste et sec, comme tous les orgueilleux, il ne pensait qu’à lui, qu’à ses plaisirs, qu’à ses satisfactions d’amour-propre. De cette époque, cependant, date l’attention qu’il voulut bien accorder à Voltaire, attention dont une longue [p. 87] habitude fit une sorte d’affection. Mais, en même temps, il avait voué au duc de Melun une profonde amitié qu’attendait une cruelle épreuve. En effet, dans le courant de juillet 1724, pendant qu’il séjournait, avec Voltaire, à Forges, la station balnéaire à la mode, il apprit la mort tragique de M. de Melun, porté à terre d’un coup d’andouiller par un cerf furieux. Voltaire écrit que Richelieu s’en montra désespéré et dut interrompre sa saison d’eaux[147].
[147] Voltaire: Correspondance. Lettres, en août 1724, à la Présidente de Bernières et à Thieriot.
Richelieu semble avoir suivi pendant quelques années la saison de Forges, bien que ce fût pour lui un «triste lieu». Dans une publication du baron Jérôme Pichon: Vie de Charles Henry, Comte de Hoym, ambassadeur de Saxe-Pologne en France (Paris, 1880, 2 vol.) nous trouvons, au t. II, une lettre de Richelieu à ce diplomate, lettre datée de Paris, 6 août 1723, et rédigée en termes assez crus, où le duc, qui s’est rencontré, avec son correspondant, à la Cardinale, une des trois sources de Forges, lui annonce son départ, le lendemain 7 août, pour son château de Richelieu. Il lui donne en même temps des nouvelles, politiques et mondaines, de Paris.
Le duc de Richelieu prend séance, comme pair, au Parlement. — Le duc de Bourbon l’envoie en ambassade à Vienne. — Fanfarinet: couplets satiriques. — Instructions du gouvernement français au nouveau diplomate. — Richelieu doit miner l’influence espagnole à Vienne. — Prompt départ de l’aventurier Ripperda. — Embarras financiers de Richelieu: son «entrée» à Vienne. — Son activité: ses succès plus ou moins discutés en matière de diplomatie galante.
Le 6 mars 1721, quatre mois après son élection à l’Académie Française, Richelieu siégeait, comme pair, au Parlement. Il éblouit l’Assemblée par son faste: il portait des vêtements de drap d’or dont l’aune revenait à 260 livres. «Il ressemblait à l’Amour[148]»; ce fut encore un jour de fête pour les dames. Mais, déjà, il ne lui suffisait plus d’en être l’oracle et l’idole; il aspirait à jouer, parmi les hommes, un des premiers rôles sur la scène politique: ambition que légitimaient son nom et son rang. Malheureusement, la prévention du Régent contre cet ancien conspirateur, si repenti qu’il fût, lui barrait la route. Néanmoins, il fut nommé gouverneur de Cognac en 1722; mais son esprit satirique, ayant commenté un peu trop vivement des «nouvelles de Cour», indisposa de nouveau contre [p. 89] lui le duc d’Orléans, qui lui fit défendre de paraître au sacre de Louis XV[149].
[148] Marais: Journal, t. II, 6 mars 1721.
[149] Biographie universelle de Michaud. (Article Maréchal de Richelieu, par Durozoir.)—En effet, nous n’avons pas trouvé son nom parmi ceux des personnages que signalent les relations officielles.
Lorsque, après la mort du Régent, le duc de Bourbon fut appelé à le remplacer auprès du roi, on put croire un instant que sa rancune personnelle allait servir, avec usure, les «injures du duc d’Orléans». Il n’en fut rien: une femme avait passé. La marquise de Prie, qui s’était laissée prendre au charme de Richelieu, fit obtenir l’ambassade de Vienne, en mai 1724, à cet amant de passage. Celui-ci inaugurait ainsi sa nouvelle manière: à ses yeux, la femme doublait maintenant de valeur: elle n’était plus seulement une source de plaisir; elle devenait un instrument de crédit et de faveur.
Le choix de ce courtisan pour le plus élevé des postes diplomatiques, choix que ne justifiaient, chez son bénéficiaire, ni la science, ni l’expérience des affaires, causa bien des déceptions, partant bien des colères. Et, comme toujours, l’opinion publique se vengea par des épigrammes: elle appela Richelieu l’ambassadeur Fanfarinet[150]—sobriquet emprunté aux contes de fées et visant un homme «plus propre à l’amour qu’à la politique».
[150] Marais: Journal, t. II, mai 1724.
La malignité de ses contemporains devait le poursuivre jusqu’à l’heure de son départ pour Vienne. Soucieux de donner au duc de Bourbon et surtout à Mme de Prie une preuve de sa reconnaissance, il était allé, en personne, avec MM. de Brancas et de La Feuillade au Parlement, où se jugeait, pour la [p. 90] plus grande joie de la favorite, le procès du secrétaire d’État Le Blanc, injustement accusé de péculat. Mais, devant la réprobation générale, ces gentilshommes cessèrent d’assister aux séances[151]: ce qui n’empêcha pas Richelieu de recevoir ce nouveau brocard:
[151] Maréchal de Villars: Mémoires (édit. Marquis de Vogüé), t. IV, p. 304.—Lemontey: Histoire de la Régence, t. II, p. 208.
[152] Maurepas: Mémoires (4 vol., 1792), t. II, p. 44. Ces Mémoires sortent de l’officine de Soulavie; mais il est établi qu’ils ont été composés presque uniquement avec des pièces officielles.
En effet, Richelieu avait proposé à Voltaire (Arouet) de l’accompagner à Vienne, sans doute comme secrétaire intime; mais le poète avait eu la sagesse de décliner cet honneur.
L’événement devait donner tort au couplet satirique. L’apprenti diplomate fut assurément «galant ambassadeur», mais il ne fut pas «étourdi politique». Il accomplit sa mission avec beaucoup de tact, de souplesse et de dignité. Il fit grande figure; et la France lui dut de notables avantages. Il réparait ainsi les fautes du complice d’Alberoni.
Les instructions qu’avait reçues Richelieu avant son départ et que le duc de Bourbon avait dictées au marquis de Chavigny comportaient entr’autres recommandations:
«L’ambassadeur de Sa Majesté devra traiter le [p. 91] baron de Ripperda (ambassadeur extraordinaire d’Espagne) avec toutes sortes de politesses et d’égards, de manière qu’il puisse paraître qu’on n’a aucun mécontentement de ce qui se passe aujourd’hui... Il devra employer toutes sortes de moyens pour savoir s’il n’a pas été signé de traité secret entre l’Autriche et l’Espagne... Il devra s’entendre en toutes ses démarches avec l’ambassadeur de Sa Majesté Britannique et agir en toutes choses de concert avec lui.»
Quoique petit-fils de Louis XIV, le roi d’Espagne, Philippe V, avait répudié complètement sa première patrie, la France. L’avortement de la conspiration de Cellamare, le retour à Madrid de l’Infante que son père considérait déjà comme la femme de Louis XV, avaient mis le comble à l’exaspération d’un monarque, dont le cerveau, depuis longtemps débilité, avait subi les atteintes de la folie. Aussi, par esprit de rancune, Philippe V envoyait-il à Vienne, pour y conclure un traité, plutôt hostile à la France, un diplomate de fortune, le baron de Ripperda, jadis colonel au service de la Hollande et naguère créature du cardinal Alberoni. A peine débarqué, ce bravache avait promis à l’empereur Charles VI la «restitution» de l’Alsace, des Trois Evêchés, de la Bourgogne et de la Flandre. Le pacte signé, le 30 avril 1725, entre l’Autriche et l’Espagne, témoignait de visées moins ambitieuses, qui suffisaient à mettre en repos l’âme inquiète de l’empereur Charles VI[153]. Car ce prince était, lui aussi, un mélancolique, d’humeur chagrine et de nature [p. 92] dévote, qui n’avait qu’une préoccupation, assurer à ses filles et surtout à Marie-Thérèse, la succession impériale. Or Philippe V reconnaissait ce droit conféré à l’archiduchesse par la Pragmatique Sanction. Au mépris des intérêts maritimes de l’Angleterre, de la France et de la Hollande, il ouvrait à l’Autriche les ports des Pays-Bas et ratifiait la concession faite par l’Empereur, le 19 octobre 1722, à une Compagnie commerciale d’un établissement à Ostende. Il ne recevait, à titre de réciprocité, que d’assez maigres compensations. Charles VI lui laissait espérer la reprise de Minorque et de Gibraltar.
[153] Charles VI, ancien compétiteur de Philippe V à la Couronne d’Espagne, pendant la Guerre de Succession, était empereur d’Autriche et d’Allemagne depuis 1711.
Nous savons quelle était en cette occurrence la mission de Richelieu. Certes, le représentant de Louis XV était le plus courtois et le plus poli des gentilshommes; mais il avait une fierté naturelle qu’avivait encore le souci de ses prérogatives officielles; et le sentiment, qu’il conserva, jusqu’à la fin de ses jours, du prestige de l’autorité royale, était devenu le régulateur de sa conduite.
Il quittait Paris sous le coup de graves embarras financiers. Les bénéfices, que ses spéculations lui avaient permis de réaliser pendant les grands jours du «Système» de Law, s’étaient depuis longtemps volatilisés. Son train de maison et ses folles dépenses l’obligèrent à contracter des emprunts onéreux; et, pour ne pas être harcelé, à son départ, par la meute de ses créanciers, il dut obtenir «des lettres de répit», c’est-à-dire le droit de faire suspendre, jusqu’à son retour définitif, toute action judiciaire qui lui serait intentée.
Arrivé à Vienne, le 8 juillet 1725, il ne tarda pas à reconnaître ce qu’était ce baron de Ripperda qu’on [p. 93] lui recommandait si fort de ménager. Il n’eut pas l’air tout d’abord de se préoccuper des menues faveurs que la Cour réservait à cet aventurier; mais, d’après certaine légende[154], un jour que celui-ci s’avisait de vouloir prendre le pas sur l’ambassadeur de France, Richelieu le repoussait d’un coup de coude si vigoureux que Ripperda en perdait l’équilibre.
[154] Légende que contredisent absolument les Mémoires authentiques de Richelieu. Conformément à ses instructions, le duc montra toujours beaucoup d’égards vis-à-vis de Ripperda; il ne lui laissait jamais prendre le pas, mais, d’un trottoir à l’autre, échangeait avec lui de grands coups de chapeau.
L’entrée officielle d’un ambassadeur dans la Capitale de l’État où il devait représenter son souverain, en affirmait trop, à cette époque, l’auguste et solennel caractère, pour que Richelieu n’entourât pas la sienne de tout l’éclat qu’elle comportait. La Cour de Vienne la retarda autant qu’elle put; mais l’orgueil donnait à cet esprit léger qu’était Richelieu une sorte de ténacité capable de triompher de tous les obstacles. Et l’Empereur ne trouva bientôt plus le moindre prétexte pour ajourner l’entrée de l’ambassadeur extraordinaire de France, fixée au 7 novembre.
Elle fut magnifique. En tête, des coureurs habillés de velours galonné d’argent; puis cinquante valets de pied, en riches costumes et l’épée d’argent au côté; douze heiduques, portant des masses d’argent, douze pages, etc. L’ambassadeur, dans la tenue des pairs au Parlement, occupait un superbe carrosse orné de figures symboliques; des ordres avaient été donnés pour que les fers d’argent des chevaux pussent se détacher facilement. Et la foule se ruait sur [p. 94] cette aubaine inespérée, comme elle le fit plus tard sur des tables chargées de victuailles, dans le palais de l’ambassade, où tous les appartements étaient restés ouverts.
Ripperda se le tint pour dit et regagnait quinze jours après l’Espagne. La disgrâce[155] du duc de Bourbon, accueillie avec joie à Vienne, ne modifia pas la politique du Cabinet de Versailles. L’évêque de Fréjus, Fleury, le nouveau ministre, fit confirmer à Richelieu les instructions de son prédécesseur par Morville, secrétaire d’État aux affaires étrangères. Notre ambassadeur devait continuer à surveiller de près les menées de l’Espagne et s’entendre, dans ce but, non plus seulement avec son collègue de la Grande-Bretagne, mais encore avec le Nonce. Ardent comme un homme de son âge (on lui reprochait assez sa jeunesse!), conscient des haines qui guettaient le porte-paroles de la France (et le Prince Eugène, malgré son affectation de politesse, en était le plus irréductible ennemi!), Richelieu eût voulu qu’on parlât haut à l’Autriche, pour la désabuser de l’idée qu’elle se faisait de la faiblesse du Gouvernement français. Mais Fleury, toujours timoré, prêchait au diplomate la patience et surtout la prudence.
[155] Une coïncidence des plus piquantes veut que Ripperda, retourné en Espagne pour y continuer, avec l’assentiment de la Reine, son métier de brouillon, nommé depuis duc et Grand d’Espagne, fut chassé de la Cour, le jour même où le duc de Bourbon tombait en disgrâce. Il était devenu aussi impopulaire que ce prince.
En attendant, il ne lui envoyait pas les subsides qu’il lui avait promis; car si l’argent est le nerf de la guerre, il est aussi le nerf de la paix; et bien que l’Empereur d’Autriche fût beaucoup moins belliqueux [p. 95] que la reine d’Espagne, il était sage de prévoir et d’encourager, dans certains cercles politiques de Vienne, les défaillances, possibles, de convictions trop éloignées d’une solution pacifique.
Or, Richelieu était à bout de ressources; il ne lui restait plus que ses diamants: il dut les mettre en gage. C’était un peu son habitude; et ces prêts se terminaient infailliblement par des conflits, soit que le créancier exigeât, à l’heure du remboursement, des intérêts usuraires, soit que le débiteur se refusât à tout accommodement raisonnable. Déjà, en 1721, il insistait auprès du lieutenant de police Taschereau de Baudry, pour que ce magistrat «parlât fortement» à un certain Rapally qui détenait les «boucles de diamant» de Richelieu et se refusait à les rendre à leur légitime propriétaire. Il fallut, pour obtenir cette restitution, que Baudry fît incarcérer Rapally[156].
[156] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille, 10730 (dossier Dagenois).
Maintenant c’est un autre prêteur sur gages que l’ambassadeur signale à la vindicte du nouveau lieutenant de police, Hérault; et la lettre mérite d’être citée, car elle appelle l’attention sur le commerce interlope, si fréquent au XVIIIe siècle, de ces brocanteurs qui, même largement désintéressés, imaginaient mille subterfuges pour ne pas se dessaisir des gages dont ils étaient nantis.
«A Vienne, le 2e novembre 1726.
«J’ai appris, Monsieur, avec bien de la reconnaissance, la bonté que vous avez bien voulu avoir [p. 96] d’écouter le Sr De Vienne, capitaine de mon régiment et de parler au Sr Krom, comme il fallait, pour l’empêcher de me voler mes diamants. Je vous supplie de vouloir bien me continuer vos mêmes bontés, sans quoi cette affaire ne finira jamais, le Sr Krom étant assurément un fripon. On m’a mandé qu’il se flattait d’avoir la protection d’un de vos secrétaires, ce qui je sais bien qu’avec vous ne sera d’aucune utilité, connaissant vos lumières et sachant bien que vous faites tout par vous-même. C’est ce qui fait que je vous en avertis librement, cet avis pouvant même vous être utile dans l’accablement d’affaires où vous êtes et où il vous est impossible de prendre garde à tout. Mais à la façon dont vous avez parlé au Sr Krom, il devrait bien voir que, quand il aurait fait cette petite intrigue, cela ne lui servirait pas de grand’chose avec un magistrat aussi intègre et aussi éclairé que vous.
«Je vous supplie d’être persuadé qu’on ne peut être, avec un attachement plus sincère, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur[157].»
Le duc de Richelieu.
[157] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille, 10927, pp. 290-291.
Vraisemblablement, Richelieu, ayant enfin reçu les soixante mille livres que Fleury lui annonçait depuis si longtemps, avait remboursé ses emprunts et n’avait encore rien vu revenir.
Ce fut à cette époque que commencèrent effectivement les négociations entre Richelieu et le comte de Zinzendorff, chancelier de l’Empire. Leur but [p. 97] apparent, c’était la médiation de Charles VI, dont, à vrai dire, ce prince ne se souciait guère, entre la France et l’Espagne; mais leur but réel, du moins aux yeux de l’ambassadeur français, c’était la conclusion, par ses soins, d’un traité, barrant une alliance trop étroite de Charles VI avec Philippe V, alliance qui pouvait favoriser la reconstitution de cette formidable puissance de la maison d’Autriche, jadis si inquiétante pour la France.
Au cours de ces pourparlers, Richelieu dépensa une somme de travail considérable: son activité infatigable ne connaissait plus de repos. Sa correspondance diplomatique en témoigne. Mais il ne négligeait pas non plus d’autres moyens d’action qui lui étaient depuis longtemps familiers et dont il entendait tirer le meilleur parti. Déjà (du moins les Mémoires de Soulavie l’assurent), avant le départ de Ripperda, grâce à la comtesse Bathiany, qui n’avait rien su refuser à Richelieu et que courtisait vainement le Prince Eugène, le galant diplomate avait pu pénétrer les secrets de cet illustre guerrier et même de l’Empire. Mais, ici, les Souvenirs du prince de Ligne lui opposent un démenti formel, par la plume même du Prince Eugène, qui écrit dans son autobiographie[158]:
Le duc de Richelieu «était aimable, bien fait, séduisant et d’une jolie fatuité. Par une double finesse de sa part, de politique et d’amour, il voulut, il crut avoir Mme de Bathiany... Cela nous amusait beaucoup. Le désir d’une aventure d’éclat nous [p. 98] le rendait tous les jours plus agréable. Il n’eut ni la femme, ni le secret; mais nous étions enchantés de son redoublement de soins pour nous plaire.»
[158] Mémoires du Prince de Ligne (Vie du Prince Eugène), t. V, pp. 179-180 (5 vol., 1827).
Il dut, sans nul doute, subir, de ce côté, une double déception; car il dit, dans les Mémoires de Soulavie, avoir quitté la comtesse Bathiany pour la princesse de Lichtenstein, fort jolie femme, liée avec tous les ministres de Charles VI, qu’il avait éblouie, par sa magnificence, dans une course de traîneaux. Mais, cette fois, pour ne pas la compromettre, il se rendait chez elle, la nuit, à pied, en rasant les murailles. Il entrait mystérieusement, par une porte dérobée, et recueillait, dans un délicieux boudoir où l’amour et la politique n’avaient plus de secrets pour lui, les plus utiles renseignements. Si l’Empereur, disait la Princesse, réunit autant de troupes, ce n’est pas qu’il ait l’intention de partir en guerre: il veut simplement intimider la France; et celle-ci ferait bien d’armer, elle aussi, pour prouver qu’elle ne redoute aucun acte d’hostilité.
Avec Villars, nous serrons de plus près la réalité. Le Maréchal, qui devait à ses glorieux faits d’armes d’occuper une place éminente dans le Conseil, avait en communication les dépêches[159] (et elles étaient nombreuses) que l’ambassadeur de France adressait au Gouvernement, pendant l’année 1726. Richelieu se vantait d’avoir acheté d’un commis aux affaires étrangères le chiffre de Zinzendorff, par conséquent de connaître la teneur des lettres du Ministre. [p. 99] Villars, sans vouloir prétendre que Richelieu fût un naïf, fait observer à ses collègues, que le commis a bien pu «agir, du consentement de son maître, pour tromper, par de fausses apparences» le diplomate français. Au reste les dépêches de l’ambassade reflètent exactement l’état d’âme de ce monarque sombre, inquiet, incertain, qui, un jour, (15 février), est «déterminé à la guerre» et plus tard (7 novembre) en est absolument «éloigné». Puis, Richelieu, qui, pour être un homme charmant, spirituel, aimable, n’en est pas moins, à l’occasion, autoritaire, hautain, voire agressif, se trouve souvent en conflit avec ses collègues du corps diplomatique. Le premier ministre autrichien lui reproche, à tort il est vrai, de pousser les Turcs à guerroyer contre l’Empereur. D’autre part, Saint-Saphorin, l’ambassadeur d’Angleterre et Richelieu, qui devaient marcher de conserve, ne pratiquèrent pas toujours entre eux l’entente cordiale.
[159] Bien à tort, Lemontey écrit, dans son Histoire de la Régence, que ces dépêches sont «insipides». L’ambassadeur d’Angleterre, qui se croyait le plus fin des hommes, daignait reconnaître la valeur diplomatique de Richelieu.
Villars note avec soin, et d’après les dépêches apportées par le courrier de France, tous les incidents de cette vie diplomatique si occupée, si agitée[160], et cependant sur le point d’aboutir à d’heureux résultats, honorables pour le pays et pour son représentant, quand, soudain, éclate cette nouvelle inouïe:
La nuit, aux portes de Vienne, dans une carrière abandonnée, s’aidant de la complicité de deux seigneurs autrichiens, Richelieu a immolé, au cours d’une conjuration magique, deux victimes humaines.
[160] Mémoires de Villars (édit. de Vogüé), t. V, passim.
Prédilection de Richelieu pour la cabale et les opérations magiques. — Affaire de satanisme à Vienne: ses différentes versions. — Richelieu obtient le chapeau de Cardinal pour Fleury. — Succès de sa mission diplomatique. — Son retour en France. — Nouvelles imprudences sur le terrain de la galanterie. — Il est plus circonspect en politique: la conjuration des Marmouzets. — Richelieu conquiert de nouveaux grades dans l’armée et «commande pour le roi» en Languedoc.
Richelieu, on ne saurait trop le répéter, est bien l’homme de son siècle. S’il affiche, comme tant d’autres de ses contemporains, les pratiques extérieures du Culte, parce que la démonstration contraire serait nuisible aux intérêts de l’État et d’un mauvais exemple aux yeux des gens de bonne compagnie, il est foncièrement athée, impie, libertin dans le sens que ce terme comportait au XVIIe siècle. Mais s’il ne croyait pas à Dieu, il croyait au Diable, différent en cela de son ami Voltaire, qui ne croyait, ni à l’un, ni à l’autre, bien qu’il pratiquât, lui aussi, dans le temple «élevé à Dieu par Voltaire», comme il l’avait si modestement écrit sur le fronton de sa chapelle seigneuriale.
Richelieu était de l’école du Régent. Il adorait la chimie, cherchait la pierre philosophale, se plaisait aux calculs de l’astrologie judiciaire et ne dédaignait pas les conjurations magiques. Il n’y voyait, disait-il, qu’un simple amusement, et parfois même les taxait de pures folies. Mais il les avait toujours suivies avec [p. 101] le plus vif intérêt, quand Mlle de Valois les interrogeait sur l’avenir réservé à ses amours, ou quand Mlle de Séry, maîtresse du Régent, prétendait avoir vu dans un verre d’eau la tête de son amant ceinte de la couronne royale.
Ces diverses particularités étaient connues de tous: aussi personne ne parut-il autrement surpris, quand la Quintessence et le Journal de Leyde, deux feuilles des Provinces-Unies, révélèrent, avec les détails qu’exige un fait-divers d’une telle envergure, le crime effroyable imputé au duc de Richelieu[161].
[161] Richelieu s’en montra très affecté. Il écrivait, en février 1727, à Chavigny, un de ses collègues: «Je suis extrêmement peiné de la calomnie qu’on fait imprimer contre moi et de la façon dont on l’a débitée: je donnerais tout au monde pour connaître l’auteur qui a donné aux gazettes l’occasion de cette impertinence.» (Soulavie: Mémoires de Richelieu, t. V, p. 232.)
La sienne, à lui, Richelieu devait lui attirer, à ce propos, une réplique assez désobligeante de Chirac, médecin du roi, qui s’était rencontré avec lui chez le duc de Sully, alors gravement malade. Richelieu proposait pour la guérison un remède d’empirique, tandis que Chirac insistait pour la saignée, «le seul parti à prendre»; autrement «M. le duc n’en pourrait réchapper sans un miracle».
—Raison de plus pour employer mon remède, fit alors Richelieu, non sans appuyer sa proposition d’une sortie virulente contre les médecins, si bien que Chirac, exaspéré, lui cria:
—Parbleu, je sais bien que vous croyez aux esprits follets et non pas aux miracles.
«Dont M. de Richelieu, dit le chroniqueur qui conte l’anecdote (Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille, 10159, 16 février 1729), se tint insulté, avec raison, suivant tout Paris, l’allusion à ses folies de la Cour de Vienne étant trop bien marquée et caractérisée.»
Nous avouons que ce récit nous a trouvé tout à fait incrédule, même quand il est rapporté par Duclos qui semble absolument convaincu. Il est vrai qu’il exécrait Richelieu. Mais nous ne saurions passer sous silence sa version, non plus que celle de [p. 102] Barbier qui, pour être plus romanesque, se termine sur un moins tragique dénouement. La voici:
En compagnie de l’abbé de Zinzendorff, fils du Chancelier, et de Westerloo, capitaine des hallebardiers de l’Empereur, Richelieu s’était rendu au fond d’une carrière pour y voir le diable. Deux cordeliers, qu’ils avaient emmenés, célébrèrent une messe et donnèrent l’hostie consacrée à deux boucs, l’un blanc et l’autre noir. En fait de diable, les curieux ne virent que le nonce qui les surprit en pleine cérémonie et fit expédier les moines à l’Inquisition, pendant que l’Empereur écrivait au roi de France[162].
[162] Journal de Barbier, t. II, page 8.—L’inspecteur de la librairie, d’Hemery, dit dans ses Anecdotes (Biblioth. Nationale, Mss. fonds français 22158, p. 100) que Richelieu, après avoir donné à un bouc une hostie consacrée, l’avait fait égorger par un prêtre.
D’après Duclos, un magicien avait persuadé aux jeunes seigneurs qu’il leur montrerait le diable, au fond de cette mystérieuse carrière où les avait conduits leur crédulité. Cet homme était un Arménien qui fut trouvé, le lendemain, grièvement blessé et rendit presque aussitôt le dernier soupir: «C’était apparemment, écrit Duclos, le prétendu magicien que ces messieurs, aussi barbares que dupes, et honteux de l’avoir été, venaient d’immoler à leur dépit. Les ouvriers (qui l’avaient relevé) craignant d’être pris pour complices, s’enfuirent aussitôt et allèrent faire la déclaration de ce qu’ils avaient vu.»
L’affaire fut étouffée, affirme notre historien. Le chancelier avait tout intérêt à cette solution: il attendait pour son fils la promotion au cardinalat. Il écrivit, en outre, à Fleury, pour qu’il traitât d’infâmes calomnies les imputations dirigées contre son [p. 103] ambassadeur. Et Fleury de s’y prêter le plus complaisamment du monde. Seul, Westerloo[163] paya pour tous: il fut privé de son emploi et mourut dans l’obscurité.
[163] Duclos: Mémoires (1864), t. II, pp. 242 et suiv.
Les Mémoires du prince de Ligne disculpent Richelieu de l’accusation portée contre lui; mais ils affirment à tort, que «le cardinal de Fleury le fit rappeler ridiculement pour de prétendues conjurations du diable dans un jardin de Leopoldstadt[164]».
[164] Mémoires du Prince de Ligne (1827), t. V, p. 179 (autobiographie du Prince Eugène). Dans ses Souvenirs et Portraits (1815), pp. 21 et suiv., le duc de Lévis donne cette version, qu’il estime la véritable, que Richelieu sacrifia un cheval blanc à la lune. Il constate, d’ailleurs, l’esprit superstitieux du Maréchal, qui refusa d’aller faire sa cour au fils aîné de Louis XVI, qu’il savait condamné par Maloet à une mort prochaine: il croyait fermement aux esprits.
Si le premier ministre de France avait enfin obtenu le chapeau, il n’ignorait pas qu’il en devait presque tout l’honneur aux pressantes sollicitations de Richelieu; et celui-ci pouvait, à juste raison, s’en féliciter dans ce billet du 2 septembre 1726:
«Je n’ai le temps que de vous écrire ces mots, ne pouvant retarder un moment la bonne nouvelle que j’envoie au Roi du consentement que j’ai enfin arraché à l’Empereur à la promotion de M. de Fréjus. Je l’ai envoyée hier à Rome, par un courrier extraordinaire, au cardinal de Polignac (son ami)... Je suis au comble de la joie de cette affaire, car je puis vous dire, sans me vanter, que je l’ai conduite adroitement et que je crois que l’on m’en aura quelque obligation[165].»
[165] Bulletin du bibliophile, année 1882, p. 421. On croit que ce billet était adressé à Voltaire.—Fleury n’oublia jamais le service rendu; mais, déjà, un an auparavant, le 29 août 1725, s’en référant à Morville, il complimentait Richelieu sur ses succès diplomatiques qui, disait-il, avaient établi sa réputation en deux mois. Fleury le comparait même à... Tacite.
[p. 104] D’ailleurs, Richelieu arrivant, non sans succès, au terme de sa mission, il eût été injuste et cruel de lui en retirer la gloire, d’autant que son prétendu crime était loin d’être prouvé.
Déjà, au début de son ambassade, il avait préparé les éléments de ce traité de Hanovre (3 septembre 1725)[166] qui réunissait, dans une alliance défensive contre l’Autriche et l’Espagne, l’Angleterre, la France et la Prusse, soucieuses surtout d’empêcher la reconstitution de l’empire de Charles-Quint, autrement dit de maintenir l’équilibre européen. Il est vrai que, le 6 août 1726, la Russie, et qu’en mars 1727, la Prusse, à qui l’Empereur a promis certains avantages territoriaux, font cause commune avec l’Autriche et l’Espagne. Par contre, la Hollande, la Suède et le Danemark se rangent du côté de l’Angleterre et de la France[167].
[166] Le traité de Hanovre, écrit M. Jean Dureng (Mission de Théodore de Chavignard de Chavigny en Allemagne (septembre 1726, octobre 1731) d’après ses Mémoires inédits, 1912, p. 8), le traité de Hanovre eut, comme suite, «la reconstitution» par Chavigny «d’un parti hostile à l’Empereur, dépendant de la France»; et l’éditeur ajoute: «L’affaiblissement et même la rupture des liens qui attachaient l’Empire à l’Empereur» sont les principes qui ne cessèrent d’inspirer la diplomatie française jusques et y compris la Révolution et Napoléon Ier.»
[167] H. Carré: Histoire de France au XVIIIe siècle (édition Lavisse).—Jobez: La France sous Louis XV (1864-1873, 6 vol.) tome II.
Un commencement d’hostilités, l’attaque de Gibraltar par l’Espagne, peut, un instant, faire appréhender une conflagration générale. Mais le traité de Vienne du 13 mai 1727 débarrasse l’horizon politique de ses nuages. Tout danger de guerre [p. 105] est momentanément écarté: l’alliance de l’Espagne et de l’Autriche, que devait fortifier le mariage, projeté, de don Carlos, le second fils de Philippe V, avec Marie-Thérèse, est désavouée par l’Empereur; et le privilège de la compagnie commerciale d’Ostende est révoqué. Cette œuvre de pacification avait été savamment conduite, il est vrai, par Fleury; mais Richelieu ne l’en avait pas moins adroitement amorcée; et la réconciliation était complète, en août 1727, comme le dit l’historien Henri Martin, entre les deux branches de la maison de Bourbon[168].
[168] Mémoires de Villars, t. V.—A maintes reprises, le Maréchal ne se fit pas faute d’interroger Richelieu sur divers incidents de sa campagne diplomatique; et les Mémoires du vainqueur de Denain, en 1730, enregistrent certaines déclarations de l’ambassadeur, auxquelles la véracité de Villars donne un cachet d’authenticité. Richelieu ne lui avait-il pas affirmé le fait, d’ailleurs certifié par Fonseca, ambassadeur d’Autriche à Versailles, que l’Empereur aurait rétrocédé Luxembourg et d’autres places fortes à Louis XV, comme gage d’alliance avec la France, si le roi Très-Chrétien lui avait garanti le bénéfice de la Pragmatique Sanction, c’est-à-dire de la succession à l’Empire pour les archiduchesses d’Autriche? Or, le cardinal Fleury avait déclaré, en plein Conseil, que, si le chancelier Zinzendorff avait consenti ces propositions à la France, il avait été désavoué depuis par l’Empereur. Bien mieux, en 1732, le Garde des Sceaux avait soutenu à Villars que Richelieu n’avait jamais signalé au premier ministre le dessein formé par Charles VI de marier l’aînée des archiduchesses à Don Carlos. Et précisément l’ancien ambassadeur avait présenté à Villars la copie de ses dépêches témoignant du désir de l’Empereur de conclure cette union; aussi, le Maréchal estimait-il comme «la pire des fautes, aussi honteuse que dangereuse», de n’avoir pas assuré «l’Empire et tous les biens de la maison d’Autriche à la troisième branche de la maison de Bourbon». Une note de l’éditeur des Mémoires de Villars ajoute: «En effet il est question dans la Correspondance de Richelieu, en 1725, de négociations secrètes entre l’Autriche et l’Espagne pour le mariage du deuxième fils de Philippe V avec l’archiduchesse Marie-Thérèse. Si elles ont réellement existé, elles étaient inspirées par une pensée hostile à la France et la secrète espérance de reconstituer contre elle l’empire de Charles-Quint, mais avec un Bourbon. Villars fut toujours convaincu que l’offre était sérieuse et que l’affaire avait manqué par la faute de Fleury.»
[p. 106] Aussi le jeune négociateur reçut-il l’accueil le plus flatteur du roi, quand, le 3 juillet 1728, au retour de son ambassade[169], il vint «faire sa révérence» à Louis XV, comme le dit Villars; mais, ajoute le Maréchal, «on le trouva fort changé[170]». L’ardeur qu’il avait apportée à remplir les devoirs de sa mission explique, de reste, cet état physiologique; au moins eût-il dû demander au repos prolongé, la réparation de ses forces; malheureusement, il retrouvait, à Paris et à Versailles, cette vie de plaisir à outrance dont il avait en quelque sorte perdu l’habitude à la Cour de Vienne, où l’austérité des mœurs et la pratique intense de la dévotion lui donnaient presque des nausées, ainsi qu’il l’écrivait au cardinal de Polignac. Mais sa légèreté et son inconstance, qui l’entraînaient sans relâche vers de nouvelles amours, lui suscitèrent de vives inimitiés chez des femmes dont il avait éprouvé, dans le charme d’un adorable commerce intellectuel, la tendre et sincère affection. C’est ainsi qu’il avait [p. 107] froissé, à son grand dam, cette exquise Mme de Gontaut, avec qui il avait échangé une si piquante correspondance[171] pendant son séjour à Vienne. Mais Mme de Gontaut avait l’épigramme facile et sanglante, d’autant que la pointe en était préalablement aiguisée par Roy, le poète satirique. Quand elle vit Fanfarinet (c’était elle qui l’avait ainsi baptisé) s’éloigner d’elle en esquissant une de ses pirouettes ordinaires, elle lui décocha ce couplet à l’emporte-pièce:
[169] Six mois auparavant, les nouvellistes parisiens annonçaient déjà sa prochaine arrivée, «l’Empereur s’inquiétant de ses assiduités auprès de l’Impératrice. Il devrait pourtant se laisser donner un successeur par lui.» Bibliothèque de L’arsenal: Archives de la Bastille, 10158. Nouvelles de café (café Joseph), 20 janvier 1728.
[170] Sa santé fut même très compromise l’année suivante, s’il faut en croire la lettre dans laquelle Mlle Aïssé (Lettres, édition E. Asse, 1873) écrivait, en novembre 1729, de Pont-de-Veyle, que Richelieu, disait-on, se mourait de la rougeole.
D’ailleurs, il eut, dans le cours de sa vie, d’assez fréquentes secousses.—Dangeau notait, le 15 novembre 1717: «Le duc de Richelieu est assez considérablement malade, on l’a saigné et on ne lui a tiré que du pus. Sa grande jeunesse pourra le tirer de là.» Et, en effet, le 23, il était hors de danger.» Il est donc évident que sa longévité fut, comme celle de Voltaire, assez fréquemment contrariée par des accidents plus ou moins graves, quoique en aient dit bon nombre de mémorialistes.
[171] On ne trouve aucune trace de ces lettres dans les Pièces inédites sur les règnes de Louis XIV et Louis XV signalées par notre Avant-Propos, publication où Soulavie avait réuni, au Tome II, la correspondance des amis de Richelieu sur «les intrigues de la Cour de France», avec l’«ambassadeur extraordinaire», pendant son séjour à Vienne.
Ce trait final rappelle le mot du Président Hénault sur Richelieu: «L’homme à bonnes fortunes du siècle; il a été le dompteur de toutes les femmes, au point que l’on a remarqué celles qui lui avaient résisté[172].» C’était comme un point d’honneur pour lui de ne point rencontrer de cruelles; mais il n’avait pas le sens de l’éclectisme, et Mme de Gontaut le lui dit nettement.
[172] Mémoires du Président Hénault (édition Fr. Rousseau, 1911), p. 124.
Cette confiance en soi, cette infatuation de son [p. 108] mérite n’ont rien qui doive surprendre chez Richelieu. Jamais homme ne fut mieux servi par les circonstances, ni plus heureusement doué par la nature. Sa vanité, toujours en éveil, formulait à peine un désir qu’elle recevait pleine et entière satisfaction. Il mettait, en effet, une sorte de coquetterie à rechercher les distinctions honorifiques, sur lesquelles il semblait que le grand nom de Richelieu lui donnât comme un droit de préemption. En novembre 1732, il se faisait recevoir membre honoraire de l’Académie des Sciences. Et nous verrons, par la suite, quel intérêt il prenait à toutes les questions de théâtre et d’art, d’histoire et de littérature, comment, en dépit de son humeur caustique, autoritaire, parfois même brouillonne et tracassière sous les dehors d’une excessive politesse, il jugeait sainement de matières qui paraissaient devoir échapper à sa compétence.
Il mettait déjà plus de circonspection dans ses agissements politiques et, prudemment, se tenait à l’écart de manœuvres que des impatients dirigeaient contre le gouvernement du cardinal Fleury. Parmi eux, le duc de Gesvres, premier gentilhomme de la Chambre et le duc d’Épernon, fils d’un premier mariage de la comtesse de Toulouse, avaient projeté de renverser à bref délai le vieux prélat. Admis dans l’intimité du roi qu’amusaient leurs boutades contre le ministre, et, croyant l’heure propice, ils s’en ouvrirent à Richelieu. Celui-ci leur promit le secret; mais, peu séduit par la perspective de reprendre une quatrième fois le chemin de la Bastille, il préféra se retirer pour quelques semaines dans son château du Poitou. Entre temps, de Gesvres [p. 109] et d’Épernon présentaient au roi un mémoire qui était presque un acte d’accusation contre Fleury et concluait à sa déchéance. Louis XV chargea son premier ministre de la réponse; et les deux chefs de ce complot à l’eau de rose, qu’on dénomma ironiquement la Conjuration des Marmouzets, furent exilés dans leurs terres[173].
[173] Jobez: La France sous Louis XV, t. III, p. 56.
Cette manifestation anti-ministérielle se produisit en octobre 1730. Elle ne fut pas d’ailleurs la seule; mais toutes furent également inoffensives. Elles se traduisaient, suivant la mode du temps, en épigrammes, en couplets, en parodies tirées des classiques, en pamphlets, en «lettres de l’autre monde». L’une d’elles, qui date du 25 juillet 1732, offre cette particularité qu’elle est adressée au duc de Richelieu par son grand-oncle, l’illustre Cardinal, en raison du projet qu’on prêtait à Fleury de se faire ériger un mausolée dans l’église de la Sorbonne, dont les caveaux devaient être exclusivement réservés à la sépulture de Richelieu et de sa famille. Cette missive anonyme, écrite «des Champs-Élysées», était tout à la fois un libelle contre Fleury «ce petit-fils de laquais», et un panégyrique du neveu par l’oncle. Le Cardinal qualifie—délicieux euphémisme!—«d’audacieuses entreprises de jeunesse» les folies que l’on sait. «Le jeune duc, dit-il, prodigue pour l’honneur de la nation une grande partie des biens qu’il lui a laissés. Pénétrant pour ainsi dire dans les plus secrets replis de ce fameux conseil aulique, il sert aussi bien son maître à entretenir la paix avec cette fière maison d’Autriche, que lui, [p. 110] le Cardinal, a servi le sien en abaissant la puissance énorme de cette maison.» Aussi l’oncle s’en croit-il autorisé à «déduire ce que le neveu pourra faire dans la guerre après ce qu’il lui voit faire dans la paix[174]».
[174] Boisjourdain: Mélanges historiques, politiques et satiriques, 1807, 3 vol., t. II, p. 125.
L’événement allait justifier le pronostic.
Le succès de son ambassade avait développé, en effet, chez Richelieu le germe d’une noble ambition, celle de «servir le roi» comme le disait la «lettre du Cardinal», le roi représentant, sous l’ancien régime, et l’État, et la France. Or, Richelieu se rappelait qu’il avait fait ses premières armes sous Villars, à l’heure où le pays luttait contre l’invasion étrangère; et quand la vacance du trône de Pologne, en 1733, autorisa les revendications de Stanislas Lesczinski, suggérées d’ailleurs par son gendre, Louis XV, Richelieu fut le premier à conseiller de leur prêter l’appui d’une politique ferme et vigoureuse. Aussi fut-il désigné pour prendre part à la démonstration militaire qu’allait tenter l’armée du Rhin, commandée par le Maréchal de Berwick. Il partit avec le régiment d’infanterie, dont il était colonel par commission du 15 mars 1718.
Il avait apporté à ses préparatifs le faste et l’ostentation qui, chez lui, étaient presque une seconde nature. Il emmenait, avec le personnel que nécessitaient de tels équipages, 30 chevaux pour lui, 72 mulets transportant ses bagages, et des tentes semblables à celles du roi[175]. Villars s’amusa beaucoup de ce déploiement de luxe.
[175] Barbier: Journal, t. II, p. 428.
[p. 111] Richelieu n’en fit pas moins bravement son devoir au siège de Kehl.
Un brevet du 20 février 1734 lui accordait le grade de brigadier d’infanterie à cette même armée du Rhin.
Richelieu continua d’y servir en 1735, jusqu’à la paix, époque à laquelle il se démit de son régiment.
Puis, en 1738, il était pourvu de la lieutenance-générale du Languedoc, au département du Vivarais et du Velay, sur la démission du marquis de la Fare; et, le même jour, il recevait sa commission pour «commander, au nom du Roi, dans la province».
Avant d’atteindre sa quarantième année, il était donc parvenu au but que se proposaient tous les grands seigneurs, ses contemporains; il occupait un poste officiel dans le monde administratif, après avoir conquis une place honorable dans les rangs de l’armée.
Le second mariage de Richelieu. — Voltaire l’a mené comme une «comédie». — Richelieu retourne à l’armée: son duel avec le prince de Lixin. — Sa femme, la princesse de Guise, est une nature d’élite. — Comme elle seconde son mari aux États de Languedoc. — Une anecdote du marquis de Valfons. — Richelieu fidèle pendant six mois. — L’intrigue avec Mme de la Martellière. — Les cabinets particuliers de la Galerie des Tuileries. — Amour passionné de la duchesse pour son mari. — Ses derniers moments.
Entre deux campagnes, Richelieu avait pris le temps de se remarier.
Ce n’était pas la première fois qu’il envisageait cette éventualité. Et même, Mlle de Noailles n’était pas morte de six mois, qu’il jetait ses vues sur Mlle de Monaco, sœur de la duchesse de Valentinois. «Mais, note le Journal de Dangeau, cela n’a pu s’ajuster, tout est rompu[176].»
[176] Dangeau: Journal, t. XVI, 16 mars 1717.—De nos jours, un prince de Monaco épousa la veuve d’un duc de Richelieu.
Il est probable que ce parti ne dût pas être le seul qui s’offrît à Richelieu pendant les dix-huit années que dura son veuvage; mais les annalistes contemporains n’en ont soufflé mot. Nous n’avons trouvé que cette indication dans une gazette de café, datée du 20 janvier 1728:
«M. de Senozan (un riche parvenu) veut faire épouser le duc de Richelieu à sa fille et promet [p. 113] 20.000 écus à l’intermédiaire qui y parviendra[177].»
[177] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille, 10158 (manuscrits).
Mais Voltaire avait juré le bonheur de celui qui était déjà son idole, avant qu’il devînt «son héros». Il parla, écrivit, s’agita, s’entremit avec cette activité qu’il dépensait en toutes choses; et, le 14 avril 1734, Richelieu se mariait, dans la chapelle de Montjeu, avec «Élisabeth-Sophie de Lorraine, fille d’Anne-Marie-Joseph de Lorraine, prince de Guise, comte d’Harcourt, marquis de Neufbourg et Montjeu et Maria-Louise-Chrétienne de Nasville, princesse de Guise[178]».
[178] Dictionnaire de Jal, p. 1062 (Registres du Temple).
Et, tout fier d’un tel dénouement, l’homme de théâtre qu’était Voltaire écrivait à son ami Cideville qu’il avait conduit l’affaire comme une intrigue de comédie.
En réalité, la vanité, cette puissante directrice de toutes les actions de Richelieu, avait singulièrement contribué à cette union. Si le petit-fils des Vignerot, comme ses ennemis se plaisaient encore à l’appeler, n’avait pu s’allier, jadis, par Mlle de Valois ou par Mlle de Charolais, aux Bourbons, il entrait aujourd’hui dans une maison princière, peut-être plus illustre, celle des Guise, puisqu’elle prétendait descendre de Charlemagne.
Il faut dire cependant, à l’éloge de Richelieu, que l’orgueil n’avait pas, seul, déterminé son choix. Impulsif, ainsi qu’il le fut toute sa vie, il s’était pris d’une soudaine passion pour Mlle de Guise, une belle personne, un peu fière et presque farouche, jusque-là délaissée, car elle n’avait pas de dot. Et [p. 114] très noblement, très galamment, il l’avait épousée.
Voltaire n’avait pas eu tort, quand il avait vu dans ce mariage le côté théâtre. Huit jours après le «saint nœud», que le poète avait célébré dans une épître restée célèbre[179], Richelieu avait dû quitter sa femme, rappelé par la reprise des hostilités sur les bords du Rhin. Il était de nouveau sous les ordres de Berwick et, parmi ses compagnons d’armes, se trouvait un cousin de la duchesse, le prince de Lixin, qui, avec son frère, le prince de Pons, avait refusé de signer au contrat de sa parente. Le prince de Guise les avait «déshonorés», disaient-ils, en donnant sa fille à ce Vignerot qui n’était pas gentilhomme. Or, pendant le siège de Philisbourg, un soir que Richelieu, prié à souper chez le prince de Conti, s’y rendait, au sortir de la tranchée, sans avoir eu le temps de faire disparaître la sueur et la poussière dont il était couvert, le prince de Lixin, qui était invité, lui aussi, parut s’étonner que le duc ne fût pas encore décrassé, depuis son alliance avec les Guise. Cette insolence fut cruellement châtiée. Richelieu appela en duel le prince de Lixin et le tua net[180]. Il avait été lui-même assez grièvement blessé et le bruit de sa mort avait couru avec une telle persistance, que Voltaire, n’écoutant que son amitié, était parti pour Philisbourg, acte de pieuse déférence qui lui avait été imputé à crime[181].
[179] Voltaire: Épître à la Duchesse de Guise (avril 1734).
[180] Barbier: Journal (Paris, 8 vol.), t. III, p. 464.—Narbonne: Journal des règnes de Louis XIV et Louis XV (Paris, 1860), pp. 316-317.
[181] Lettres de Mme du Châtelet (édit. E. Asse, 1878).—Et cependant son arrivée au camp, dit Desnoiresterres (Vie de Voltaire, t. II, p. 45) avait été fêtée par les princes du sang, MM. de Conti, de Charolais, de Clermont.
[p. 115] Pour s’être si tardivement remarié, Richelieu avait eu la main heureuse.
Mlle de Guise était, en effet, une nature d’élite, qu’exaltait fort Voltaire, quoiqu’elle pût porter ombrage à la docte Émilie. C’était, comme on disait alors, une «salonnière». Elle avait fait un cours de physique dans la salle des machines à la cour de Lorraine; et, certain jour, elle avait confondu un prédicateur jésuite qui était un éloquent bavard[182].
[182] Voltaire: Lettre à Fromont, 25 juin 1735.
Nous avouons que cette virtuosité de conférencière et ces exercices de femme savante, si communs au XVIIIe siècle, nous trouvent assez froid. Mais ce qui ne saurait nous laisser indifférent, c’est le rôle d’associée et de collaboratrice, que la jeune duchesse tint auprès de son mari, pendant le peu d’années qu’elle vécut.
Richelieu, ainsi que nous l’avons vu maintes fois, était alors dans un état voisin de la gêne; et si la lieutenance-générale du Languedoc (il avait tablé sur le commandement de Bretagne) n’était pas une compensation suffisante donnée à son amour-propre, elle comportait du moins un revenu très appréciable. Pendant son absence, sa femme, bien que déjà touchée par le mal qui allait l’emporter, s’employa fort activement, de tous côtés, à réaliser les économies nécessaires. Elle supprima, à Paris, un train de maison ruineux, loua l’hôtel de la place Royale à l’ambassadeur de Naples[183] et vint se fixer à [p. 116] Montpellier, siège du gouvernement de son mari[184].
[183] Faur (Vie privée, t. I, p. 330) prétend que ce diplomate, avant d’habiter l’hôtel, y fit parquer un troupeau de moutons, pendant quelques jours, pour en chasser l’odeur de musc, chère à Richelieu.—Même anecdote a été contée pour l’Hôtel du Gouvernement à Bordeaux, que le Maréchal occupa pendant près de 30 ans.
[184] Comtesse d’Armaillé: La comtesse d’Egmont (Paris, 1890), p. 3.—Le prince de Dombes était le gouverneur officiel; et Richelieu commandait pour le roi, mais il était, de fait, le gouverneur de la province; nous lui en conserverons le titre.
Richelieu y prenait une succession difficile. Les catholiques, les protestants, les juifs même étaient toujours en état de conflit. Et, pour faire tomber le bouillonnement de ces cerveaux surchauffés, le représentant du roi dut mettre en jeu toutes les ressources d’une diplomatie que lui rendait familière l’adroite et aimable souplesse de son esprit insinuant. Les débuts de Richelieu en Languedoc furent un coup de maître; et le témoignage précieux d’un contemporain vient corroborer une impression qui fut générale. Le marquis de Valfons raconte la scène en ces termes:
... «Je menais une vie très retirée, jusqu’au passage du duc de Richelieu qui venait commander pour la première fois en Languedoc (1739). Il soupa à l’évêché. Je ne voulus pas me mettre à table pour être plus à portée de lui faire ma cour. Je l’avais vu à l’armée. Il ne cherchait qu’à plaire et y réussissait à coup sûr. Au premier mot que je lui dis, son accueil fut charmant; la joie qu’on avait de le voir se peignait dans tous les yeux. Il voulut l’augmenter encore par ses caresses et sa coquetterie naturelle.
—«Vous êtes bien jeune pour ne pas souper, me dit-il.
—«Monsieur le duc, lui répondis-je, on soupe tous les jours et les instants de se rapprocher de vos bontés sont trop courts.»
[p. 117] «Alors éloignant sa chaise et me faisant placer près de lui:
—«Mettez-vous là, je le veux.»
«Et tout de suite, il me fit mille questions. A la fin de souper, il me dit: «Vous viendrez à Montpellier m’aider à faire les honneurs d’un bal que j’y donne lundi prochain. Mme de Richelieu sera arrivée. Je vous présenterai: elle vous recevra bien, car vous ressemblez parfaitement au duc de la Trémoïlle qui est son parent et qu’elle aime beaucoup; du reste vous ne deviez pas l’ignorer: on a dû vous le dire souvent.»
«Je fus à Montpellier où il me reçut avec bonté et me mena aussitôt à la toilette de Mme de Richelieu, qui, de la meilleure foi du monde, me prenant pour son cousin, me dit: «Voilà une belle plaisanterie de changer de nom et d’uniforme. Eh pourquoi ne m’avez-vous pas dit à Paris la galanterie que vous me faites de venir aux États?»
«M. de Richelieu m’accabla de bontés et m’ordonna de n’avoir pas d’autre maison que la sienne[185].»
[185] Souvenirs du marquis de Valfons, 2me édition, 1906. Émile-Paul, pp. 29-30.
Avec une vaillance faisant honneur à sa ténacité, la jeune femme supportait les fatigues de cette vie qui la minait; elle puisait sa force de résistance dans son amour pour son mari; mais lui, qui semblait l’adorer, était-il sincère?
Lorsque Voltaire avait suivi d’un œil attendri la lune de miel d’un couple aussi bien assorti—si tant est que son malicieux regard ait jamais laissé percer la moindre lueur de sensibilité—il avait fort [p. 118] sagement conseillé aux deux époux de ne pas tarir trop vite la coupe qui s’offrait à leurs lèvres:
C’était, comme bien on pense, pour Richelieu que Voltaire parlait, Richelieu qui avait juré
D’être toujours fidèle et sage.
Il le fut à peine six mois.
En mars 1735, il eut une aventure qu’il nous paraît intéressant de rappeler, non qu’elle soit une des plus brillantes conquêtes de ce «dompteur de femmes», mais parce qu’elle montre, sous l’aspect peu flatteur d’un professionnel de la défection amoureuse dans ce qu’elle a de plus humiliant pour sa victime, l’homme qui se piquait volontiers d’être le parangon de la politesse délicate et raffinée en matière de galanterie.
Cette anecdote figure dans divers Souvenirs contemporains. Mais nous l’empruntons, très modifiée, à une autre source beaucoup moins suspecte, la correspondance d’un commissaire de police parisien.
Le duc de Durfort se croit l’unique amant, et, bien entendu, adoré d’une femme à la mode, Mme de la Martellière. Mais cette dame s’est donnée toute à Richelieu, sans que «le cœur de celui-ci y mette rien». Elle promet de souper avec lui, après avoir refusé cette faveur à Durfort. Ces deux seigneurs se rencontrent, le lendemain du rendez-vous, dans [p. 119] une maison amie. Durfort a la mine toute défaite.
—«Qu’as-tu? demande Richelieu.
—«Un contre-temps fâcheux n’a pas permis à Mme de la Martellière de me recevoir cette nuit.
—«Allons donc!
—«Pourquoi pas? Vas-tu dire que je fais le petit-maître et qu’elle ne m’aime pas?
—«Que sais-je? Mais la nuit qu’elle t’a refusée, elle me l’a donnée à moi.
—«C’est trop fort!
—«En veux-tu la preuve? Viens, tel jour, à tel endroit; nous y avons pris rendez-vous. On t’ouvrira et tu me trouveras avec elle entre deux draps.»
Ce qui fut dit fut fait. Durfort est annoncé; il entre avant que Mme de la Martellière ait pu s’évader. Elle se tapit sous la couverture, mais Richelieu a la scélératesse de sauter à bas du lit, entraînant après lui les draps. Et Durfort a la bassesse de gifler Mme de la Martellière[186].
[186] Le Commissaire Dubuisson: Lettres au marquis de Caumont (édition Rouxel, 1882), 31 mars 1735.—Mélanges de Boisjourdain, t. II, p. 448.—Cette anecdote change de face, suivant le narrateur qui en fait le récit. Dans les Nouvelles de Paris, éditées en 1879, par M. de Barthélemy, c’est Mme de la Martellière qui tient tête à ses deux amants: «C’est la beauté à la mode; ces jours passés, elle avait donné rendez-vous au duc de Richelieu; et le duc de Durfort, l’ayant su par une mouche, voulut être aussi de la partie. Mme de la Martellière, qui vit l’embarras des deux jeunes seigneurs, leur dit: Messieurs, je vois bien que vous êtes embarrassés de me voir ici l’un et l’autre; mais que cela ne vous inquiète pas, je vous ferai à tous les deux la chouette.»
Faur qui, dans la Vie privée, ne mentionne pas l’historiette, consacre cependant plusieurs pages à Mme de la Martellière, qu’il représente comme une des maîtresses les plus dévouées de Richelieu (t. I, pp. 292-316). Faur va même jusqu’à dire que le duc, pour la débarrasser de l’autrichien Penterrieder qui l’«excédait», le provoqua en duel et le tua, non sans avoir été lui-même assez grièvement blessé.
[p. 120] Mais comment qualifier la conduite de Richelieu?
C’est le même homme qui disait à Mme de Goesbriand, une de ses maîtresses, le priant de lui envoyer sa voiture au Palais-Royal dans la cour des Cuisines: «Je vous conseille, Madame, de rester dans cette cour, pour y charmer les marmitons pour qui vous êtes faite. Adieu, ma belle enfant.»
Que de contrastes et de contradictions chez ce courtisan exquis, devenu, en un tour de main, le pire des goujats!
En 1737, une de ces nouvelles à la main que la lieutenance de police commandait ou collectionnait pour son édification particulière, nous apprend comment Richelieu mettait à profit les secrètes transformations opérées par un des premiers valets de chambre du roi dans les dépendances du Palais des Tuileries dont il était le gouverneur.
7 juin,
«On a inventé un nouveau rendez-vous d’amour, tant pour la commodité que pour la discrétion. Plusieurs personnes ont la clef de la galerie que M. Bontemps s’est pratiquée, aux Tuileries, sous les voûtes de la terrasse et qu’il a fait meubler. On y entre à la nuit fermée et l’on y reste jusqu’à dix heures et plus, sans que personne puisse en rien imaginer: car on n’y met point de lumières et l’on ne voit que la clarté de la lune. M. le prince de Conti et M. le duc de Richelieu y vont souvent[187].»
[187] Bibliothèque de la Ville de Paris. Manuscrit 26700; à la date.
A cette date, d’après le nouvelliste, c’était [p. 121] Mme de Vernouillet, une piquante beauté, que le duc daignait honorer de ses plus particulières attentions et qui lui valut de malicieux couplets[188].
[188] Les Nouvelles à la main, éditées en 1879 par M. E. de Barthélemy, attribuent même à Richelieu ce couplet sur Mme de Vernouillet:
Ses infidélités ne durent pas être ignorées de sa femme. Il semble que Voltaire en ait eu le pressentiment, quand, dans sa fameuse épître, il s’écriait assez impertinemment, comme s’il eût prévu le châtiment du coupable[189]:
[189] Duc de Lévis: Souvenirs et Portraits, 1815, pp. 21 et suiv.
Mais Richelieu veillait. Aussi, quand, de son propre aveu, au lendemain de son mariage, il vit reparaître cet écuyer qui avait si bien consolé sa première femme, le pria-t-il d’aller porter ailleurs ses services.
Mais il n’avait rien à craindre avec Mlle de Guise, trop aimante pour ne pas demeurer toujours fidèle. Lorsqu’elle fut irrémédiablement perdue, le duc, par décence, resta plus souvent auprès d’elle, à l’hôtel de Guise qu’elle habitait, depuis son retour de Montpellier.
Un jour qu’il s’était rencontré dans la chambre [p. 122] de la mourante avec son confesseur, le P. Segaud, il dit à sa femme, quand le jésuite l’eut quittée:
—«Au moins, en êtes-vous contente?
—«Oh! oui, bien contente, il ne me défend pas de vous aimer[190].»
[190] Voltaire: Correspondance. Lettre à Formont du 25 juin 1735.—Duc de Luynes: Mémoires ou Journal, t. III, p. 224.
A l’heure de l’agonie, elle ne voulut pas qu’on appelât son mari, pour lui éviter le déchirement de la séparation suprême; mais il avait donné des ordres contraires; et elle eut la consolation de mourir entre ses bras, dans l’étreinte d’un dernier baiser (2 août 1740).
Elle laissait deux enfants:
Louis-Antoine-Sophie Du Plessis-Richelieu, titré duc de Fronsac, né le 4 février 1736[191]; Jeanne-Sophie Élisabeth-Louise-Armande-Septimanie, née le 1er mars 1740. C’étaient les États de Languedoc qui l’avaient tenue sur les fonts baptismaux et lui avaient donné le nom de Septimanie. Sa naissance, à Montpellier, avait hâté la fin de sa mère, qui avait succombé à une nouvelle poussée de phtisie galopante, au Temple, chez son père.
[191] Le Commissaire Dubuisson écrit à M. de Caumont, en 1736, que la duchesse de Richelieu vient d’accoucher d’un garçon, que, sans cela, le roi eût envoyé le duc à la Bastille, parce que celui-ci s’était permis d’aller chasser, avant lui, sur ses propriétés, dans la plaine de Saint-Denis, où il avait tué 7 à 800 pièces de gibier.
Le deuil de Richelieu. — Son séjour dans le Languedoc en 1741. — Petite malice d’un vieux chanoine. — Esprit de tolérance de Richelieu. — Son autorité en matière d’étiquette. — Il est processif, autant par nécessité que par amour de la chicane. — Ses revendications contre les propriétaires du Palais Royal. — L’histoire d’un pamphlet. — Richelieu perd son procès.
Il faut reconnaître, à la louange de Richelieu, qu’il manifesta les regrets les plus vifs d’une perte douloureuse à tant d’égards. Nous voulons croire qu’il fut sincère. De fait, Mme d’Armaillé, l’auteur d’un beau livre sur la comtesse d’Egmont, fille de Richelieu, Mme d’Armaillé, qui n’est certes pas suspecte de tendresse, ni d’admiration exagérées pour le père, affirme qu’il «s’imposa un deuil sévère[192]», dont il partagea la durée entre son château de Richelieu et son gouvernement du Languedoc.
[192] Comtesse d’Armaillé: La Comtesse d’Egmont, p. 11.
Et, précisément, de son séjour dans cette province en 1741, nous avons sous les yeux une relation, qui, par son contraste avec le récit du marquis de Valfons, dit assez l’influence pondératrice que devait exercer la duchesse sur l’esprit hautain et présomptueux de son mari.
Le poète Piron (et nous concédons volontiers que son humeur satirique aura bien pu pousser au noir le tableau) Piron écrit au comte de Livry:
«On dit qu’il (le duc) y exige tous les honneurs dont se fût avisée l’ambition du Cardinal de son nom. Canon, visites, harangues, Te Deum, il ne vit plus que de cela.
«Un vieux chanoine, à la tête d’un chapitre condamné à venir le haranguer, lui a demandé comment se portait le roi.
«Le duc, surpris de cette question familière, est resté muet et interdit.
«Le prêtre recommença: Monsieur le duc, je vous demande comment se porte le roi.
—«Fort bien, a dit brusquement Monsieur de Richelieu.»
«Le chanoine se retournant alors vers le chapitre:
—«Vous entendez, Messieurs, les nouvelles que Monsieur nous donne de la santé du roi. Allons en rendre grâce à Dieu par un Te Deum, où M. le Gouverneur nous fera sans doute la grâce d’assister.»
«Ainsi fit-il, quoiqu’il eût demandé ce Te Deum pour lui-même[193].»
[193] Œuvres inédites de Piron (édition H. Bonhomme), 1859, p. 248.
Peut-être le malicieux chanoine soulignait-il ainsi la rancune que le clergé languedocien gardait à Richelieu de son intervention pacificatrice dans les querelles religieuses, toujours si ardentes en cette région[194].
[194] Est-ce pour cette raison que Durozoir (art. Richelieu dans la Biographie Michaud) dit qu’il n’avait pas l’opinion publique pour lui, bien qu’il exerçât une certaine influence aux États de Languedoc?
S’autorisant des instructions de Louis XIV, [p. 125] reprises par le gouvernement de Louis XV et surtout par le ministre Saint-Florentin, le prosélytisme catholique prétendait convertir par une persécution intensive, beaucoup plus que par la persuasion, les membres de la religion réformée, alors très nombreux dans les provinces méridionales. Il leur enlevait leurs enfants, pour les enfermer dans des collèges ou dans des couvents, dont les supérieurs avaient mission de les préparer à l’abjuration du protestantisme. Or, Richelieu, pour ses débuts, avait voulu renoncer à la manière forte; et sa tolérance avait été fort appréciée des huguenots.
Par contre, il n’eût pas souffert qu’on mît en discussion son omnipotence politique; et, quand il revint en Languedoc, ce ne fut que pour accentuer plus énergiquement son rôle de représentant du pouvoir royal. Il entendait qu’on lui rendît tous les honneurs dûs à ses fonctions; et il se montrait si fidèlement attaché aux anciens usages et si scrupuleux observateur des lois de l’étiquette, qu’il faisait fouiller la poudre des greffes, pour en extraire les chartes autorisant ses prétentions ou condamnant celles de ses adversaires. Ce fut ainsi qu’il entra maintes fois en conflit avec l’archevêque de Narbonne et le Parlement de Montpellier, s’efforçant toutefois de les amener à résipiscence par la grâce de ses manières et par la caresse de ses paroles.
C’est là, en effet, un aspect intéressant de cet homme de cour.
Richelieu n’a qu’un médiocre souci de la religion, de la morale et de la vertu; mais il a un profond respect de l’étiquette. Bien qu’on lui conteste sa noblesse, il en défend, sans faiblir, toutes les prérogatives; [p. 126] et sur ce terrain, il se rencontre, dans une même action de solidarité (un mot qui trouve là sa pleine justification) avec ses associés, les ducs et les pairs, souvent discutés comme lui. Ce n’est pas seulement l’intérêt personnel, c’est aussi un devoir plus haut qui lui dicte une telle attitude. Ces fonctions, ces privilèges sont autant d’émanations du pouvoir royal; et le pouvoir royal est le principe d’autorité qui doit rester pour tous intangible et incontesté, malgré ses défaillances, ses erreurs ou ses crimes.
Telle était la conception que Richelieu gardait immuable de ce «fait du prince»; et nous verrons bientôt quelles conséquences il tira, par la suite, d’un dogme d’infaillibilité, dont ses croyants pouvaient, sans craindre d’être jamais démentis, proclamer la perpétuité[195].
[195] Pendant son séjour à Montpellier, Richelieu était en correspondance suivie avec Barjac, le premier valet de chambre de Fleury, influent comme les Bontemps, les Bachelier et les Le Bel, auquel il prodiguait ses cajoleries et qui le tenait au courant des nouvelles de la Cour. (Voir les Mémoires de Maurepas, t. III, p. 41.)
Le duc de Luynes, qui avait remplacé officieusement Dangeau comme historiographe de la cour de Louis XV, consultait volontiers Richelieu sur toutes les questions d’étiquette ou de préséance, et ne manquait pas d’enregistrer dans son Journal les oracles que rendait un tel augure. Il en est d’assez plaisants. «Le droit que les ducs ont d’avoir des carreaux, non pas devant le roi, mais en arrière, n’est pas nouveau, déclarait Richelieu à son interlocuteur, le 20 août 1738; il est constant depuis de longues années.» Et il certifiait, à l’appui de son [p. 127] assertion, qu’à Marly, «à la paroisse, il avait été cinq ou six fois au salut avec le feu roi, dans une octave du Saint-Sacrement (c’était en 1714) et qu’il avait toujours eu un carreau[196]». Il citait encore une autre prérogative des Ducs et pairs, prérogative «dont ils usent fort peu», mais que lui n’a jamais abdiquée. C’est au Grand Conseil: quand il s’y présente comme client, il a un fauteuil, et son avocat plaide derrière lui. «Lorsqu’il y prend séance, il passe, en allant et revenant de la buvette, devant le premier président, et coupe le parquet... Le premier président lui ôte le bonnet en prenant sa voix[197].»
Richelieu n’avouait pas cependant que le code de l’étiquette ne lui donnait pas toujours raison. «Un jour, raconte Luynes, ayant reçu «une lettre de compliments» du Parlement de Toulouse, «il lui fit réponse, à ce que j’ai appris, dans ces termes» qu’il était, avec un attachement inviolable, etc... Le Parlement lui renvoya la lettre; et M. de Richelieu fut obligé d’en écrire une deuxième où il se servait du terme de respect[198].»
D’ordinaire, les gens, à la fois aussi méticuleux sur le maintien de leurs prérogatives et aussi peu soucieux des égards dûs à celles d’autrui, sont essentiellement processifs; et Richelieu le fut toute sa vie. C’était moins cependant pour des vices de forme que pour des questions d’intérêt. La manie de paraître creusa souvent, nous l’avons vu, des brèches énormes dans la fortune de Richelieu; et le besoin d’argent, autant que l’esprit de taquinerie et que [p. 128] l’amour de la chicane, jeta ce téméraire plaideur dans nombre de procès, dont il fut, à maintes reprises, le mauvais marchand.
Il n’avait pas vingt ans qu’il attaquait, en justice réglée, un testament de Mlle d’Acigné, une sœur de sa mère, qui avait laissé tout son bien à son cousin, l’abbé de Laval, dont avait hérité Mme de Roquelaure, sa sœur. Richelieu perdit ce procès[199].
[199] Journal de Dangeau, t. XVI, p. 458.
Il succomba de même dans une autre affaire litigieuse, qui traîna plus de dix-huit années, et dont les diverses phases, non moins que l’origine, furent marquées de curieux incidents.
Richelieu avait revendiqué, en 1736, sur le duc d’Orléans et sur différents propriétaires de maisons du Palais Royal, la possession légitime des terrains occupés par les constructions, en sa qualité d’héritier du Cardinal. Il avait pour avocat le célèbre Cochin; mais, comme il affectait un certain dilettantisme littéraire, il allait goûter au tribunal l’éloquence, très remarquée, du défenseur de ses adversaires, un jeune maître d’un indéniable talent[200].
[200] Dubuisson: Lettres à M. le Marquis de Caumont (édit. Rouxel), p. 335, 25 février 1737.
Entre temps, courait, chez les libraires du Palais Royal, qui le vendaient fort cher, après l’avoir reçu à titre gracieux, un libelle anonyme très virulent, dont Richelieu, exaspéré, voulut connaître l’auteur. Les propriétaires du Palais Royal le désavouèrent énergiquement; et même leurs avocats le dénoncèrent au Parlement qui en ordonna la suppression[201]. Il fut attribué successivement au critique Desfontaines, au [p. 129] poète Roy et même à l’abbé de Boismorand, un écrivain famélique. Celui-ci, sur qui se portaient plutôt les soupçons, sut se justifier auprès du lieutenant de police Hérault et finit par convaincre Richelieu. Alors le duc lui proposa de répondre au pamphlétaire. L’abbé ne s’y refusa pas, mais fit observer à son interlocuteur que cette riposte aurait peut-être l’inconvénient de «donner plus de vogue et plus de poids au libelle». Richelieu goûta ce raisonnement; mais il n’en avait pas moins écrit au lieutenant de police pour lui communiquer des indications pouvant le mettre sur la piste de l’auteur anonyme. Il lui signalait comme l’inspirateur probable de ce factum satirique, le président de Tugny, fils du financier Crozat. Sans trop s’arrêter à Boismorand, il parlait, en outre, d’une distributrice arrêtée au Palais Royal et d’autres colporteurs du Palais, trouvés nantis de ce pamphlet, dont l’interrogatoire révélerait le ou les auteurs de la pièce incriminée[202].
[201] Bibliothèque de la Ville de Paris, mss. 26700, année 1737.
[202] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille, mss. 10016. Lettre autographe (inédite) du duc de Richelieu au lieutenant de police (9 juillet au soir). Ce libelle ne serait-il pas le même que cette Histoire des rats, dont parle une nouvelle à la main du 14 août 1737 (mss. 26700)? Cette histoire, dit-elle, «se vend assez librement, quoique sans approbation, ni privilège: il y a plusieurs portraits très applicables à des personnes en place; on a remarqué qu’il y a une espèce d’estampe dans le livre qui attrape fort la ressemblance de M. le duc de Richelieu.» Un exemplaire de l’Histoire des Rats, illustré de l’estampe en question, appartient à la Section des Imprimés de la Bibliothèque Nationale.
Nous ne voyons pas quelle suite fut donnée à la plainte de Richelieu; mais nous constatons que son procès en revendication contre les propriétaires du Palais Royal se plaidait encore en 1755; et c’est [p. 130] par une note, très explicite, du Journal de Luynes que nous en apprenons la fin.
«Il y a huit jours que M. de Richelieu a perdu son procès tout d’une voix. Il n’y a eu qu’un ou deux conseillers qui ont ouvert un autre avis et qui, sur-le-champ, se sont réunis à la pluralité.
«M. le Maréchal de Richelieu prétendait que les terrains sur lesquels on a bâti plusieurs maisons (au Palais Royal) faisaient partie des biens substitués par M. le cardinal de Richelieu, vendus postérieurement à la substitution. Les acquéreurs ou propriétaires prouvaient que les prix des ventes des terrains ou maisons avaient été employés à payer des dettes antérieures à la substitution. M. de Richelieu prétendait au contraire que les effets mobiliers étaient plus que suffisants pour payer les dettes. Les propriétaires persistaient dans leur calcul. Si M. le Maréchal de Richelieu avait gagné, cela aurait causé la ruine de plusieurs bons bourgeois; et l’on prétend que cela lui aurait fait un avantage de cinq millions.
«On compte que les frais que M. de Richelieu est condamné à payer iront à 150.000 livres; mais M. de Richelieu se flatte de retirer cette somme des poursuites qu’il est autorisé à faire contre les particuliers qui ne se sont pas mis en règle pour justifier de l’emploi de leur argent[203].»
[203] Duc de Luynes: Journal, t. XIV, 1er septembre 1755.
La galanterie sert la politique de Richelieu. — L’amitié qui la favorise. — Mme du Châtelet lui assure le concours de Voltaire. — Une autre amie, Mme de Tencin, donne à Richelieu la clef des intrigues ministérielles. — Rupture de Louis XV et de la Reine exploitée par les partis. — Richelieu ne fut pas, à l’origine, le «corrupteur» du roi. — Sa perversité fut devancée par celle de Bachelier, un des premiers valets de chambre.
Il semble qu’après la mort de sa seconde femme, Richelieu ait renoncé pour toujours à courir les chances d’une troisième union, comme s’il eût désespéré d’y retrouver une collaboratrice aussi intelligente, aussi dévouée, aussi aimante que celle dont une fin prématurée venait de le séparer à jamais.
Il n’en suivit qu’avec plus de ténacité une ligne de conduite, qu’avait enrayée momentanément son affection pour la princesse de Guise. S’il n’eut garde de se désintéresser (loin de là) des jeux variés et compliqués de la galanterie, il entendit en tirer, comme par le passé, pour sa fortune politique, des profits moins aléatoires que ceux auxquels s’était laissé prendre jadis son orgueil, trop facilement satisfait.
Ce fut l’amitié, volontiers oublieuse des ingratitudes de l’amour, qui s’employa, par les moyens les plus ingénieux et les plus subtils, à servir une ambition sans préjugés, ni scrupules.
Deux femmes, qui n’étaient plus ses maîtresses, [p. 132] furent, pour Richelieu, non pas des Égéries (il n’était pas l’homme des consultations académiques), mais des correspondantes avisées, dont l’initiative pouvait se prêter à toutes les démarches et à toutes les manœuvres que leur ami eût réclamées de leur zèle.
C’était la marquise du Châtelet, qui, par son mérite personnel, par son influence sur Voltaire, jouait un si grand rôle dans le monde des lettres et des sciences; c’était Mme de Tencin, bas-bleu, elle aussi, et d’un azur très prononcé, que son génie d’intrigue et la haute situation de son frère le Cardinal faisaient faufiler dans tous les salons mondains et politiques et jusque dans les Cabinets ministériels.
Mme du Châtelet, «la docte Émilie», écrivait fréquemment à Richelieu, depuis qu’elle était toute à Voltaire; et ses lettres[204] sont des modèles de franche et loyale sincérité: «Vous connaissez mon cœur, lui disait-elle en mai 1735, et vous savez combien il est vraiment occupé. Je m’applaudis d’aimer en vous l’ami de mon amant.»
[204] M. Eugène Asse a publié, en 1878, ces lettres de Mme du Châtelet: presque toutes sont tirées de la Vie privée de Richelieu, par Faur: l’autorité d’un tel érudit, qui les accepte comme authentiques, permet donc d’en faire état.
C’est aussi que cet amant, chez qui le cerveau était toujours en état d’effervescence, avait parfois des emportements de passion amicale pour un homme, auquel il prétendait ressembler et dont il laissait entendre, par manière de plaisanterie, que lui, le fils du notaire, pouvait bien être le frère naturel du fils du grand Seigneur.
Sénac de Meilhan a nettement défini les affinités physiques qui rapprochaient les deux amis:
«Il y avait, dit-il, dans les gestes et le ton de la voix, les plus grands rapports entre Voltaire et le Maréchal de Richelieu; et ils étaient si frappants qu’on ne peut se refuser à croire qu’ils s’étaient réciproquement imités. Le poète avait sans doute copié les manières de l’homme qui avait le plus d’éclat et le plus de succès dans le monde; et l’homme de la Cour avait saisi quelques gestes expressifs d’un auteur célèbre qui réunissait les grâces de l’esprit et le ton du monde aux plus grands talents[205].»
[205] Sénac de Meilhan: Le Gouvernement, les mœurs et les conditions de la France avant la Révolution (édition de Lescure), pp. 92-93.
Ajoutez que la ressemblance morale n’était pas moindre. Tous deux étaient également autoritaires, susceptibles et vaniteux; ils avaient l’humeur changeante et le cœur sec; chez eux la colère était prompte et la rancune de longue durée; mais leur esprit, très vif, s’ouvrait aux belles choses; ils avaient le sens droit et parfois des élans de générosité.
On comprend alors le mot si profond de Mme du Châtelet: «Je m’applaudis d’aimer en vous l’ami de mon amant.»
Elle lui écrivait encore à la même époque:
«Voilà comme vous êtes, vous aimez les gens huit jours; vous m’avez fait des coquetteries d’amitié, mais moi qui prends l’amitié comme la chose la plus sérieuse du monde et qui vous aime véritablement, je m’inquiétais de votre silence et je m’en affligeais. Je me disais à moi-même il faut aimer ses amis avec leurs défauts. M. de Richelieu est léger, inégal; il faut l’aimer tel qu’il est... Voilà les [p. 134] idées qui m’occupaient, pendant que vous étiez, à ce que vous prétendez, obstrué... Vous me faites une description si comique de l’état où vous étiez, que, si je n’étais en peine de votre santé, je vous dirais que je n’ai vu que vos lettres, qui soient à la fois tendres et plaisantes, deux choses qui ne vont point ordinairement ensemble.»
Là encore, la Marquise a trouvé le mot juste. Les lettres de Richelieu (et elles sont rares) ont des côtés drôlatiques inattendus; puis, soudain, la grâce séductrice de l’homme reparaît. Et Mme du Châtelet y fait appel, quand elle écrit de Bruxelles, le 24 septembre 1740, à Richelieu, après une brouille passagère avec l’amant[206]:
... «Votre amitié est la seule consolation qui me reste; mais il faudrait en jouir de cette amitié; et je suis à cent lieues de vous... Mon cœur n’est à son aise qu’avec vous; vous seul l’entendez.»
[206] Lettres de M. de Voltaire et de sa célèbre amie, 1782.
Richelieu pouvait donc avoir toute confiance dans une telle auxiliaire: et cette amitié fut aussi efficace qu’elle était vive. Voltaire, déjà entraîné, en subit la douce contrainte, bien qu’il maugréât, de temps à autre, contre les caprices tyranniques du grand Seigneur. Et, par la suite, le clan philosophique, qui supportait difficilement les dédains, les sarcasmes et l’intransigeance de Richelieu, ne lui déclara pas ouvertement la guerre, par respect pour le «solitaire de Ferney».
Voltaire, qui avait encore ce trait commun de ressemblance avec Richelieu, d’être, à l’occasion, un homme d’affaires adroit et subtil, Voltaire sut [p. 135] profiter de la bienveillance de son noble ami, pour lui placer en viager, à gros intérêts, 40.000 livres. Il lui joua, ce jour-là, une comédie dans le genre du Légataire Universel: Voyez, lui disait-il, ma pauvre santé! C’est pour vous une affaire d’or.
Et Richelieu paya, pendant quarante-cinq ans, cette pension viagère[207]!
[207] Richelieu était souvent en retard et Voltaire le lui rappelle humblement.
Mais, en retour, Voltaire lui conférait un brevet de bienfaiteur de l’humanité, de «marchand de bonheur», qui rehaussait singulièrement le prestige de l’homme de cour. Il écrivait, en 1741, à M. Claris, conseiller à la Cour des Comptes:
Il accordait encore au gentilhomme un diplôme de lettré. Il lui reconnaissait un goût très marqué pour les «anecdotes de l’histoire» et l’attendait à Cirey pour «disputer contre Mme du Châtelet», mais sous cette réserve, voilée d’une délicate allusion:
[208] Correspondance de Voltaire, années 1735 et suivantes.
Par réciprocité, Richelieu, bien que Voltaire se plaignît de la rareté ou de la brièveté de ses réponses, [p. 136] prenait en main les intérêts académiques de son correspondant. L’abbé d’Olivet écrivait, en 1736, au Président Bouhier: «M. le duc de Richelieu et M. le duc de Villars me dirent qu’ils travaillaient pour Voltaire auprès de M. le Cardinal et de M. le Garde des Sceaux et qu’ils comptent que moi, de mon côté, je travaillerai au dedans de l’Académie.»[209]
[209] Desnoiresterres: Vie de Voltaire, t. II, p. 96.
Avec une tendresse moins pénétrante, mais avec une plus remuante activité, Mme de Tencin allait, pareillement, officier pour le Dieu.
Celui-ci, bien qu’il parût aussi préoccupé de ses devoirs militaires que de ses prouesses galantes, n’en suivait pas d’un œil moins attentif, en courtisan délié qu’il était, le réseau d’intrigues qu’ourdissaient à Versailles tous les partis. Ce qui semblait en autoriser les espoirs, c’était l’âge avancé du premier ministre, c’était l’inexpérience et l’insouciance apparente du jeune roi. Une crise conjugale, survenue dans l’auguste ménage, encourageait plus encore les rêves d’ambitieux à l’affût de toutes ces défaillances. Par lassitude, ou par scrupule religieux, la reine Marie Lesczinska, qui avait déjà largement payé sa dette aux exigences de la maternité, se refusait souvent aux ardeurs d’un mari plus jeune qu’elle. Or, Louis XV avait les appétits violents des Bourbons. Il se défendit désormais d’attendre les convenances de la reine. Ce fut comme une révolution à la Cour.
On a écrit de Richelieu qu’il avait été le corrupteur de Louis XV[210]. Le mot est bien gros et n’est pas [p. 137] tout à fait exact. Avant «l’Alcibiade moderne», les entours du roi, et surtout ses premiers valets de chambre avaient pris à cœur de consoler leur maître des rigueurs de la reine. Les historiens, qui ont attribué ce rôle à Richelieu, se sont déterminés d’après les Mémoires du temps, rédigés, pour la plupart, sur les notes d’ennemis d’un courtisan trop heureux. L’un d’eux, Maurepas, ministre de la maison du Roi, exécrait Richelieu, qui le lui rendait bien, comme il détestait toutes les favorites de Louis XV. Obéissant ainsi aux suggestions de sa femme, aussi intelligente qu’elle était laide et contrefaite, Maurepas ne voyait en Richelieu qu’un agent de perversité, associé aux beautés faciles de la Cour, pour hâter la chute du ministre, en attisant les passions du roi.
[210] De même le Duc de Broglie, qui a plus d’aversion encore pour Voltaire que pour Richelieu, a dit dans Frédéric II et Louis XV (1895, t. 1, p. 196) que le poète avait perverti l’homme de cour. C’est bien invraisemblable. Nous connaissons les débuts de Richelieu: il n’avait certes pas attendu que Voltaire lui servît d’éducateur; celui-ci subit, au contraire, toute sa vie, l’ascendant de Richelieu, qui fit, en quelque sorte, de ce railleur perpétuel son souffre-douleur.
Les Mémoires[211] de cet homme d’État citent un exemple de ce procédé d’intoxication.
[211] Maurepas: Mémoires, t. II, p. 267.
«Le duc de Richelieu a donné au roi la liste de toutes les dames qui ont voulu avoir le géant qui arriva de Suède, il y a deux ans. Il nous a montré les vers suivants qu’il a sortis de sa cassette et nous a nommé la dame favorisée. Ils sont fort singuliers, ces vers et caractérisent très bien l’esprit et le cœur du duc de Richelieu et nous apprennent ce qu’il inculque dans l’esprit du roi qui n’a que vingt-huit ans:
L’anecdote se place en 1738; et le roi, à cette époque, n’avait pas attendu après les vers de la cassette, d’ailleurs de mauvais goût, pour devenir aussi rapidement la proie de la corruption.
Il est certain que Richelieu, comme tant de ses contemporains et Maurepas lui-même, collectionneur émérite, se plaisait à rassembler toutes les pièces de musées secrets. Déjà, en 1717, il exhibait complaisamment des médaillons de Klingstett, le plus fin et le plus obscène des miniaturistes[212], médaillons où il se mettait en scène dans des attitudes dignes des figures de l’Arétin. En 1740, un soir qu’il donnait un grand souper dans sa petite maison de la barrière de Vaugirard, il signalait à ses convives, sur les lambris de la salle à manger, et au milieu de chaque panneau, des figures indécentes en plein relief. La vieille duchesse de Brancas, pour les mieux voir, arbora ses lunettes et les «considéra d’un air pincé», tandis que Richelieu, une bougie à la main, en expliquait, avec force détails, les poses les plus intéressantes[213].
[212] E. de Barthélemy: Les Correspondants de la Marquise de Balleroy, t. I, p. 204.
[213] Marquis d’Argenson: Mémoires, t. III, p. 235, novembre 1740.—Les Petites Maisons, de M. G. Capon (1902) ne mentionnent pas ce domicile de Richelieu que nous avons vainement cherché à identifier.
Assurément, ce fanfaron du vice eût été ravi que le [p. 139] roi lui dût sa première maîtresse, mais il n’eut pas ce triste honneur. Le valet de chambre Bachelier—un personnage—fut l’initiateur. Louis XV, rebuté par la reine, voulait, à tout prix, avoir une femme, dit assez brutalement d’Argenson; mais il était d’une extrême timidité. Vers la fin de 1736, Bachelier négocia une transaction, qui fut d’ailleurs laborieuse, avec Mme de Mailly, l’aînée des cinq filles du marquis de Nesle[214]; et le cardinal Fleury s’y résigna sans trop de répugnance[215]. De son côté, Mlle de Charolais, l’ancienne maîtresse de Richelieu, avait prêté l’appui de son inépuisable complaisance à cette œuvre malsaine, dont elle avait déjà favorisé le développement par son propre exemple.
[214] Marquis d’Argenson, Mémoires, t. I, p. 220.
[215] D’après les Mémoires de la Duchesse de Brancas (édition L. Lacour), Richelieu disait que le Cardinal «avait très bien fait de mettre la Mailly dans le lit du roi». Mais, s’il faut en croire un manuscrit, inédit, de la Marquise de la Ferté-Imbault (P. de Ségur: le Royaume de la rue Saint-Honoré, 1896, p. 409) ce furent Chicoyneau, le premier médecin de Louis XV et La Peyronie, premier chirurgien, qui se concertèrent, à l’insu du Cardinal Fleury, pour donner une maîtresse au roi, menacé de jaunisse, du fait même de sa continence.
Ce n’est pas que l’opération eût autrement choqué la Cour. Beaucoup de gens de qualité, qui eussent rougi de faire un tel métier, estimaient cependant très licite la liaison d’une femme titrée avec le roi. C’était encore le fait du prince, doctrine d’ordre essentiellement arbitraire, qu’il appartint à Richelieu d’exploiter avec une si triomphante effronterie. Car, non seulement il n’éprouva aucune gêne à prendre pour modèles les premiers valets de chambre de Louis XV; mais ce rôle de Mercure royal lui donna comme l’impression d’une charge [p. 140] nouvelle et les services qu’il rendait ainsi au maître lui semblèrent comme autant d’étapes qui le rapprochaient du pouvoir: «En secondant les plaisirs du roi, dit un de ses panégyristes, il ne parut jamais s’avilir.»
Ses Mémoires authentiques s’abstiennent, il est vrai, d’aborder la question.
Richelieu devient le grand favori du roi. — Ses impressions sur la mentalité de Louis XV. — Les demoiselles de Nesle. — Richelieu intrigue pour la Marquise de la Tournelle. — Ses intelligences avec Mme de Tencin, pendant qu’il est à l’armée de Flandre. — Loin de Versailles, il travaille à la «quitterie» de Mme de Mailly. — Il reparaît à la Cour. — Le précepteur du roi et le professeur «di piazza». — Fin d’une longue résistance. — La «dormeuse» de M. de Richelieu.
Richelieu était maréchal de camp depuis 1738, quand éclata, en 1741, la Guerre de la succession d’Autriche[216]. Il devait servir, sous les ordres du Maréchal de Noailles, à l’armée de Flandre, pendant la campagne de 1742.
[216] L’Empereur Charles VI était mort le 20 octobre 1740; et sa fille aînée, Marie-Thérèse, en vertu de la Pragmatique, reconnue par les principaux États de l’Europe, avait réclamé le bénéfice de la succession paternelle, que lui déniait maintenant la France, alliée à l’Espagne, à la Prusse et à diverses principautés de l’Allemagne, coalisées pour revendiquer une partie des possessions autrichiennes. Au mois d’octobre 1741, conformément au plan du Comte de Belle-Isle, l’armée combinée de France et de Bavière était entrée en campagne sous les ordres du Maréchal de Broglie, qui remplaçait provisoirement le Comte de Belle-Isle, resté, en qualité de plénipotentiaire, à Francfort, où l’électeur de Bavière, le candidat de la France, devait être proclamé empereur d’Allemagne en janvier 1742.
Lorsque, avant son départ, il revint du Languedoc pour s’arrêter à la Cour, il apportait au roi un magnifique présent: il avait déterminé les États à donner à Louis XV, aux frais de la province, un régiment de dragons, dit de Septimanie.
[p. 142] Déjà, il était agréable au prince; il en devint le grand favori; et, dans une heure d’expansion, peut-être imprudente (car Richelieu était un brillant, mais intarissable causeur) il communiquait au marquis d’Argenson, frère de l’homme politique bientôt appelé au secrétariat de la Guerre, ses impressions sur l’état d’âme du jeune roi. Richelieu avait le sens de l’observation; et l’on voit qu’il avait étudié de près le caractère d’un souverain, que l’opinion publique s’accordait à représenter comme facilement malléable, au gré de ministres ou de favoris possédant un certain doigté.
Naturellement Richelieu vantait à son interlocuteur la mentalité du roi, «gâtée» cependant par une éducation faussée ou incomplète: il est certain que le Régent, le duc de Bourbon et même le cardinal Fleury n’étaient pas des éducateurs de premier ordre. Richelieu déplorait la tristesse continuelle d’un prince, intelligent et doux, mais d’esprit méfiant: «Il ne lui manquait, disait-il, que de paraître sensible[217].»
[217] Mémoires du marquis d’Argenson, t. III, novembre 1741.
On devine la signification que ce mot, déjà fort à la mode, devait prendre dans la bouche de Richelieu. Peut-être avait-il trouvé que les petits soupers chez Mme de Mailly, auxquels il avait eu l’honneur d’être admis, n’avaient pas la gaieté des siens et se proposait-il, si jamais le roi lui confiait l’ordonnance de sa vie galante, de lui en faire goûter de plus savoureux.
Toutefois, cet avisé calculateur ne laissait pas que d’être singulièrement perplexe. Seules, les [p. 143] demoiselles de Nesle semblaient accaparer les faveurs de Louis XV. Mlle de Montcavrel, appelée à devenir plus tard duchesse de Lauraguais[218], partageait, disait-on, avec Mme de Mailly la tendresse royale. Quant à leur sœur, récemment mariée au comte de Vintimille, le doute n’était pas possible; cette union n’avait eu d’autre but que de légitimer une grossesse dont le fruit avait été malicieusement baptisé le Demi-Louis. Un instant, Richelieu avait jeté ses vues sur la comtesse, pour en faire la maîtresse en titre; car le roi, malgré son indolence et sa froideur, aimait réellement Mme de Vintimille; mais elle avait succombé aux suites de l’accouchement et son amant l’avait pleurée: ce jour-là, il avait «paru sensible» à Richelieu[219].
[218] La «grosse réjouie», comme on l’appelait encore, quand on ne lui donnait pas de plus fâcheux surnoms.
[219] Mémoires du marquis d’Argenson, t. III, novembre 1741.
Il restait encore deux demoiselles de Nesle: l’une, la femme du marquis de Flavacourt, était une des beautés de Versailles, mais elle haïssait le roi presque autant que son mari; et, d’après le Marquis d’Argenson, elle était, depuis 1740, la maîtresse de Richelieu, lequel s’efforçait à lui inculquer un peu d’esprit, la nature ayant négligé d’y pourvoir.
Par contre, l’autre sœur, veuve du marquis de la Tournelle, était la seule de la famille qui pût donner quelque espoir à Richelieu. Elle était d’une superbe prestance, d’une figure éblouissante de blancheur, aux traits réguliers, quoique un peu forts, mais très expressifs, illuminés par de grands yeux d’un bleu admirable. Elle était volontaire, énergique, ambitieuse.
[p. 144] Son cœur appartenait déjà au Duc d’Agénois, mais son orgueil exultait de voir l’amour qu’elle venait d’inspirer à Louis XV, et Richelieu avait surpris la flamme de cette impérieuse passion dans les yeux du roi, toujours timide, toujours hésitant! Néanmoins, la place refusait de se rendre; Richelieu entendit l’emporter pour le compte du maître. Ses intérêts personnels ne pouvaient que gagner à la manœuvre; et bientôt il commençait secrètement les travaux d’approche[220].
[220] Les Goncourt: La Duchesse de Châteauroux, 1879.—Mémoires authentiques (inédits) du Maréchal de Richelieu. Ces Mémoires donnent une place considérable au règne de la future duchesse de Châteauroux. Le lecteur y verra, quand ils seront publiés, avec quelle merveilleuse aisance le duc évolue au milieu du réseau d’intrigues nouées par lui ou par ses adversaires, mais surtout avec quel art infini, cet homme, qui protestait de son zèle «pour le bien de l’État», s’efforce de réduire son rôle, dans cette tragi-comédie, à celui de simple confident, alors que ses contemporains en ont démontré l’importance capitale et flétri l’indigne attitude.
Entre temps, en avril 1742, pendant un de ses voyages de Paris à Saint-Léger, près de Rambouillet, il apprend, de divers côtés et par ses amis de Cour, que Fleury veut l’envoyer, toute affaire cessante, en Languedoc, sous le spécieux prétexte de rassemblements séditieux des protestants dans cette province. Richelieu flaire là un subterfuge; il sollicite aussitôt une audience du Cardinal. Il l’obtient et presse de questions le prélat. Celui-ci finit par lui reprocher, d’après des informations qu’il tient de la reine, d’avoir blâmé son administration. Richelieu en convient: «J’ai dit, affirme-t-il, qu’il est dangereux d’avoir, au milieu d’une guerre avec toute l’Europe, un Conseil comme le nôtre, où il n’y a pas de militaire»; il avait ajouté cependant que le [p. 145] Cardinal, après mûre réflexion, saurait y remédier.
—«Mais, à votre avis, comment dois-je composer mon Conseil?» fait le premier ministre.
—«Si le roi me questionnait à cet égard, réplique le Duc, je lui dirais qu’il n’y a qu’un homme pour lui répondre, le cardinal de Fleury.»
Cette adroite flatterie désarma l’Éminence.
Mais qui sait si le véritable motif, resté inavoué, de l’envoi immédiat de Richelieu en Languedoc, n’était pas l’appréhension de l’influence que le favori prenait déjà sur l’esprit du roi, ou peut-être quelque révélation indiscrète parvenue aux oreilles du Cardinal et lui dénonçant le plan de campagne du courtisan? Car le jour n’est pas éloigné, où, pressentant les desseins de Richelieu, bien que celui-ci n’eût fait de confidences à personne, Fleury, inquiet, demande, en toute sincérité, à la duchesse de Brancas, dont il connaît l’intimité avec le Duc, s’il est vrai que son ami «veut donner Mme de la Tournelle au roi». La duchesse répond qu’elle n’en sait rien: elle ne croit même pas que Richelieu en ait jamais parlé au prince.
—«Et surtout, recommande Fleury, ne lui en soufflez mot; «ne le tentez pas de me punir de mes soupçons et de les changer en réalités[221].»
[221] Mémoires de la duchesse de Brancas (édition L. Lacour, 1865), p. 50.—Le titre de la 1re édition porte: Lettres de L.-B. Lauraguais à Madame... Fragments des Mémoires de la duchesse de Brancas, etc... (Paris, Buisson, an II).
Un événement imprévu allait, en précipitant la stratégie, jusqu’alors un peu lente, de Richelieu, justifier les craintes du Cardinal. Le Duc, à son retour des États du Languedoc, dans le courant de septembre, [p. 146] apprend, au débotté, la mort de la duchesse de Mazarin, survenue le 10 de ce même mois. Cette dame était la belle grand’mère des demoiselles de Nesle; et sa maison, «un foyer d’intrigues», était ouverte aux partis les plus opposés. Le comte et la comtesse de Maurepas, héritiers de la duchesse, étaient les familiers de son hôtel; le ministre de la maison du roi, qui simulait alors une passion violente pour Mme de la Tournelle, avait conseillé à la jeune veuve, vu la modicité de sa fortune, de se retirer dans un couvent[222]: elle se concilierait ainsi les bonnes grâces du Cardinal et pourrait, de ce fait, obtenir la place qu’elle sollicitait, et qui lui était d’ailleurs promise, de «dame du palais de la reine».
[222] Mémoires de la duchesse de Brancas (édit. L. Lacour), p. 55.
Le tour n’était pas mal imaginé pour débarrasser Mme de Mailly de la présence de cette fière beauté, remarquée déjà par le roi, du vivant même de la duchesse de Mazarin. Mme de la Tournelle ne devait jamais pardonner à Maurepas une invitation, qui rappelle quelque peu celle d’Hamlet à Ophélie, et fit partager sa haine[223] à Richelieu, que Maurepas payait, du reste, de retour: l’abbé de Broglie ne lui avait-il pas dit en quelle médiocre estime le gouverneur du Languedoc tenait les ministres de Son Éminence?
[223] «Ce fut, disent les Mémoires authentiques, le commencement le plus vrai et le plus ridicule» de cette animosité réciproque, très apparente déjà, deux mois plus tard, surtout de la part de Richelieu et de Mme de la Tournelle, comme le signale le Journal de Luynes (t. IV, p. 260).
Mais Mme de la Tournelle, voulant être, sans conditions, dame du Palais, avait prié Richelieu d’intervenir [p. 147] auprès de Mme de Mailly, qui «se piquait d’une grande amitié pour lui», afin qu’elle appuyât la requête de sa sœur. Elle s’y refusa nettement, assurent les Mémoires authentiques; les Goncourt prétendent le contraire, et même ajoutent que Mme de Mailly devint, par sa générosité, le propre artisan de son malheur. Quoi qu’il en soit, Mme de la Tournelle, et Mme de Flavacourt, avec elle, obtinrent, toutes deux, la place que chacune d’elles ambitionnait.
Évidemment, Richelieu n’avait pas été étranger à l’événement; mais d’autre part, il avait eu l’idée d’une correspondance—qu’il rédigeait lui-même—pour mieux enchaîner Louis XV à Mme de la Tournelle: le roi, ayant envoyé à la marquise une lettre de condoléances pour la mort de la duchesse de Mazarin, avait reçu une «réponse surprenante en style», qui l’avait charmé: c’était Richelieu qui l’avait dictée[224].
[224] Mémoires du Marquis d’Argenson, t. IV, p. 38.
Désormais, il avait partie liée avec Mme de la Tournelle; mais, quoique les menées souterraines de ses ennemis lui fissent appréhender la perte de son gouvernement du Languedoc, il fallait partir pour cette campagne de Flandre, qui allait ajouter à la réputation militaire du jeune officier général.
Heureusement pour sa fortune politique, Richelieu laissait des alliés dans la place et, en première ligne, une singulière femme que nous avons déjà nommée, Mme de Tencin.
Cette religieuse défroquée, belle, ardente, tumultueuse, qui fut la mère, sans cœur, du correct et glacial d’Alembert, avait, pendant la Régence, [p. 148] prodigué ses charmes à tous venants, dans l’espoir d’acquérir le crédit, la situation et le rang qu’entrevoyaient ses rêves de mégalomane. Elle ne connut que des déceptions. De guerre lasse, elle ouvrit un salon littéraire; et quand elle eut constaté que sa ménagerie (elle désignait ainsi son cénacle d’écrivains) avait développé le sens de pénétration qu’elle tenait de la nature, elle s’avisa qu’elle pourrait, quoique âgée, trafiquer de cette nouvelle ressource. Elle avait déjà, dans son jeu, un atout considérable, la situation de son frère, cet abbé de Tencin, qui s’était si bien poussé, qu’il avait enlevé le chapeau en 1739, obtenu le siège archiépiscopal de Lyon en 1741 et qu’il allait être nommé ministre d’État en 1742. Aussi peu scrupuleux que sa sœur, et, plus méprisé qu’elle, il était cependant moins audacieux. Il est vrai qu’il ne lui restait plus guère d’autres degrés à gravir que celui de premier ministre. Mais Mme de Tencin, impatiente de briller, elle aussi, stimulait une nonchalance qui se fût volontiers assoupie sous les somptueux lambris de son palais de Lyon.
Mais, par contre, elle trouvait une intelligence d’accord avec la sienne dans cet élégant Richelieu, qu’elle avait eu pour amant et dont elle avait su garder l’amitié, aujourd’hui qu’elle approchait de la soixantaine. Tous deux comprirent quel ressort leur alliance imprimerait à leur esprit d’intrigue et comment ils réussiraient à diriger le roi par l’intermédiaire de la maîtresse qu’ils lui auraient choisie. Aussi, pendant que Richelieu était à l’armée de Flandre, Mme de Tencin le tenait-elle au courant, grâce à une correspondance qui a pu être conservée, [p. 149] non seulement de toutes les nouvelles de la Cour, mais encore des manœuvres combinées ou tentées par leurs adversaires pour tenir en échec leurs propres projets[225].
[225] Les Mémoires authentiques ne parlent, ni de cet échange de lettres, ni même de Mme de Tencin, mais de M. de Choiseul-Meuse, comme le confident épistolaire et le porte-parole de l’absent. Ami, très écouté, de Mme de Mailly, familier de Louis XV, bien en cour et volontiers serviable, M. de Choiseul-Meuse jouissait d’une certaine autorité que ne pouvait avoir Mme de Tencin, ce qui explique la défaillance de mémoire du Maréchal. Les Goncourt disent très nettement (Mme de Châteauroux, p. 189) que «Richelieu s’unissait à Mme de Tencin pour remplacer et renvoyer Mme de Mailly».
Dans leur correspondance, les Tencin et Richelieu avaient imaginé, afin de dépister les indiscrétions du cabinet noir, des manières de «grimoires[226]», dont la clef changeait tous les huit jours. Il est même assez difficile aujourd’hui d’en identifier les véritables noms.
[226] De Coynart: Les Guérin de Tencin, 1910, p. 347.—P. Masson: Mme de Tencin, 1909. L’auteur de ce livre remarquable, professeur à l’Université de Fribourg, est tombé glorieusement au champ d’honneur, en 1915.
Mlle Sauveur, c’était Fleury; le général, ou Boufflers, Mme de la Tournelle; M. de Mairan, Mme de Mailly; Helvétius, Richelieu; encore celui-ci partageait-il, avec Voltaire, le surnom de géomètre; Louis XV était tantôt le Gentilhomme, tantôt la Guimbarde.
«Si vous revenez bientôt, lui écrivait Mme de Tencin, le 5 novembre 1742, je vous conseille d’attendre votre retour; nous concerterons ce qu’il conviendra de faire. Il est certain qu’il ne faudra pas que vous vous brouilliez avec le Cardinal (Fleury); il peut nous faire mille petits chagrins surtout étant continuellement poussé et animé par ses ministres. [p. 150] M. de Maurepas, qui se flatte aisément, croyait bien que la Mailly se raccommoderait et vous perdrait. On voulait donner aussi une petite fille[227] et que la Mailly restât avec les honneurs et l’apparence de la faveur. Je sais positivement qu’on avait cherché cette fille; on avait même jeté les yeux sur la Gaussin (la comédienne), mais on a craint pour sa santé... Votre présence n’a jamais été plus nécessaire pour vous et pour vos amis[228]...»
[227] Mme de Pompadour devait, un jour, mettre en pratique cet expédient.
[228] Correspondance du Cardinal de Tencin et de Mme de Tencin, sa sœur, avec le Duc de Richelieu. Bibliothèque nationale. Imprimés Lb38 56.
Deux jours avant l’envoi de cette missive—le 3 novembre—Mme de Mailly s’était retirée à Paris, d’où elle ne devait plus revenir. Les Mémoires de Mme de Brancas, dont la lecture est des plus attrayantes, mais qui ne brillent pas toujours par une scrupuleuse exactitude, racontent que Richelieu alla trouver Mme de Mailly, pour la décider à ce départ exigé par Mme de la Tournelle et par le roi: ç’eût été un véritable tour de force, puisque le duc était encore à l’armée. Mais, en virtuose, il avait dirigé, de loin, l’opération. Il avait prié son obligeant ami, M. de Choiseul-Meuse, de préparer Mme de Mailly à sa disgrâce. Cette pénible mission répugnait à M. de Choiseul-Meuse, qui avait toujours vécu dans les meilleurs termes avec la favorite délaissée. Il eut l’adresse de passer la main au comte d’Argenson, ministre d’État depuis le mois d’août 1742. Celui-ci sut ou crut persuader Mme de Mailly, en lui donnant l’assurance qu’une jolie femme comme elle [p. 151] aurait bien vite ramené l’infidèle en le quittant pendant quinze jours.
Ainsi «s’arrangea la quitterie de Mme de Mailly», pour rappeler le mot, resté célèbre, du marquis d’Argenson, le mémorialiste, frère aîné du ministre[229].
[229] Mémoires de la duchesse de Brancas, p. 53.—Mémoires du marquis d’Argenson, t. IV, p. 42.—Mémoires authentiques du Maréchal de Richelieu.
Mais, depuis quelque temps, la malheureuse femme ne conservait plus la moindre illusion. Elle avait vu clair dans le jeu de sa sœur. Et, cependant, jusqu’au dernier moment, elle repoussa désespérément l’idée de la séparation qui lui était imposée. Les Goncourt ont décrit, avec leur sûreté d’analyse, cet état d’âme, au cours des heures cruelles qui précédèrent, à Versailles et à Choisy, celle du départ, puis les crises de larmes et de sanglots, les supplications navrantes, entrecoupées de suffocations et d’évanouissements auxquelles son amant opposait pour toute réponse: «Tu m’ennuies, j’aime ta sœur[230]», que Luynes convertit en cette phrase moins inhumaine: «Je suis amoureux fou de Mme de la Tournelle, je ne l’ai pas encore, mais je l’aurai[231].» En réalité, la beauté rayonnante de la Marquise avait affolé Louis XV, d’autant qu’il la comparait à la mine piteuse de cette vieille maîtresse, de tenue négligée, dont les pleurs éternels aggravaient encore la laideur. Mais Mme de Mailly était une bonne créature qui, pendant sept années, avait fidèlement aimé le roi et n’avait fait de mal à personne. On la plaignit; et Marie Lesczinska, la première, qu’elle [p. 152] avait respectueusement servie, lui fut compatissante. Le Cardinal, à qui l’attitude superbe, le ton hautain, l’esprit dominateur de la nouvelle favorite inspiraient de vives inquiétudes, voulut adresser au roi de sévères remontrances: le prince le renvoya sèchement à son portefeuille.
Cependant Louis XV n’était pas autrement satisfait de l’issue des négociations menées par Richelieu. Mme de la Tournelle n’avait pas encore cédé; elle posait ses conditions, et qui n’étaient pas des moindres. D’autre part, le roi, avec sa timidité ordinaire, ne savait comment s’y prendre pour triompher d’une résistance que rendait plus irritante l’adroit manège d’une savante coquetterie. Aussi fit-il revenir Richelieu de l’armée, plus tôt que de raison[232].
[232] Mémoires d’Argenson, t. IV, p. 42.
Le duc reparaissait donc à Versailles, le 16 novembre, prêt à la double tâche qu’il avait d’ailleurs si adroitement amorcée, d’achever l’éducation galante du maître et de préparer par ses conseils l’avènement de la «maîtresse reconnue»: n’était-ce pas, pour lui, le plus sûr moyen de s’ouvrir les avenues du pouvoir?
Ce fut, comme bien on pense, un événement considérable et un sujet de conversations sans fin, dans ce monde, chamarré et doré, de brillants seigneurs, habitués, tantôt de Versailles, tantôt de Choisy, et toujours à l’affût de ces petites nouvelles, qu’ils tenaient pour des informations de la plus haute importance. Le Journal de Luynes enregistre, avec un soin méticuleux, mais en termes pleins de réserve, ces anecdotes et ces impressions de salon ou de [p. 153] boudoir. Richelieu est reçu à souper chez Mme de la Tournelle; et les courtisans remarquent qu’il eut avec elle un long entretien «avant et après le repas[233]». Ils notent encore que, depuis, le roi s’est fait servir à souper chez Mme de la Tournelle et ne doutent pas un seul instant que Richelieu n’ait été invité à ce repas[234].
Naturellement les plus curieux, ou ceux qui se prétendent les mieux renseignés, entourent le favori et l’interrogent, ou lui racontent «ce que le roi a déjà fait». Richelieu ne s’en étonne pas; c’est lui qui l’a conseillé ou qui l’a improuvé; il sait tout, il reste imperturbable et impénétrable. Le marquis d’Argenson ne l’appelle plus que «l’avocat consultant», le professeur «di piazza»[235]. C’est ainsi que, pressentant sans doute le regret, presque le remords, qui s’éveillera bientôt dans le cœur du roi, d’avoir renvoyé son ancienne maîtresse «plus durement qu’une fille de l’Opéra[236]», Richelieu conseillera au prince (il se chargera, au besoin, de la besogne) d’écrire tous les jours, puis une fois par semaine, un billet à Mme de Mailly[237]. Cette éventualité devait être prévue par le programme de la quitterie.
En attendant, Louis XV se montrait toujours aussi indécis. Ce n’était pas que le duc ne fît le nécessaire pour le stimuler. Il se vantait à «sa tante» (la duchesse de Brancas) de «donner des leçons» au roi; et «les miennes, ajoutait-il, valent mieux que celles [p. 154] du Cardinal, n’est-ce pas[238]»? Il sembla cependant que, pendant plus d’un mois, l’écolier voulût répondre aux efforts du maître et même les prévenir. Ce furent, de son fait, de fréquentes expéditions, la nuit, par les corridors du palais, jusqu’à la porte de l’appartement de la marquise, Louis XV travesti en médecin, Richelieu armé d’une lanterne sourde et menaçant de son épée Maurepas qui s’était avisé d’espionner les noctambules. La duchesse de Brancas les représente encore masqués, affublés de grandes perruques, enveloppés de manteaux noirs, et s’en allant ainsi «gratter» à la porte de Mme de la Tournelle[239].
[238] Mémoires de la duchesse de Brancas, p. 65: «Il faut lui plaire, prescrivait-il au roi, et commencer par lui dire que vous en êtes épris.»
[239] Mémoires de la duchesse de Brancas, p. 75.—Les Mémoires authentiques du Maréchal de Richelieu signalent pareillement cette mascarade, mais l’attribuent à l’imagination inquiète du roi, qui n’en prévint son compagnon qu’au dernier moment; et la meilleure preuve qu’elle était de l’invention de Louis XV, c’est que le Journal de Luynes (t. IV, p. 268) en parle, dès le 5 novembre 1742; or, à cette date, Richelieu n’était pas encore revenu de l’armée. Quant à l’épisode de Maurepas, il est sorti tout entier du cerveau de Soulavie.
Mais, presque toujours, la marquise faisait la sourde oreille; et le «professeur di piazza», déjà fort empêché dans son vilain métier d’entraîneur du roi, reprochait à son autre élève de le lui rendre plus difficile encore, en exaspérant à plaisir et sans résultat les sens violemment surexcités de Louis XV.
Après avoir tenté de justifier sa téméraire manœuvre, Mme de la Tournelle finit par se rendre aux arguments décisifs du professeur; et, le 9 décembre, une tabatière, dont le roi ne se séparait pas, qui «se trouva sous le chevet de Mme de la Tournelle», [p. 155] et que celle-ci «montra, le matin, à M. de Choiseul-Meuse», fut, pour cet ami de Richelieu, l’indice révélateur d’une défaite depuis si longtemps attendue. Le grave duc de Luynes ne pouvait la mentionner de façon plus décente dans son Journal[240].
[240] Journal de Luynes, 12 décembre 1742, t. IV, p. 296.
Mais Mme de la Tournelle devait bientôt se ressaisir et tenir de nouveau rigueur au roi, en raison de... réalisations qui lui paraissaient beaucoup trop lointaines.
Sa chute fut saluée par tout un bouquet de chansons, d’épigrammes, de satires, de nouvelles à la main, qui se dispersèrent également sur les demoiselles de Nesle, sur Richelieu, sur Fleury et même sur Maurepas. Et pourtant, c’était le ministre de la maison du roi, qui était l’inspirateur, sinon l’auteur, de ces malicieux brocards, dont le recueil parvenait, par les soins du lieutenant-général de police, jusqu’à Louis XV, très friand de ce genre de littérature. Pouvait-on, en conscience, soupçonner Maurepas de tels méfaits, puisqu’il en était la première victime?
Une de ces pièces, entre autres, parodiant le quatrième acte d’Iphigénie, dramatisait la scène douloureuse qui, en réalité, avait mis aux prises les deux sœurs.
Accusez Richelieu, plaignez-vous à l’Amour, disait Mme de la Tournelle à Mme de Mailly, avec cette inflexible dureté qui la caractérisait.
Le duc n’en avait cure; il pouvait, au contraire, être fier de son ouvrage[241]. Il avait triomphé en vingt [p. 156] jours. Son gouvernement du Languedoc réclamant sa présence, il partait donc l’esprit plus tranquille et le cœur plus léger. Et, comme pour mieux en témoigner, il daignait admettre les dames de la Cour à son petit coucher dans sa «dormeuse», cette voiture, établie sur ses indications, qui devait le conduire à destination. Le duc de Luynes nous a laissé la description de ce véhicule et le récit du départ désinvolte de son propriétaire:
17 Décembre 1742
«Le jeudi, à 5 heures du soir, M. de Richelieu partit de Choisy pour aller tenir les États du Languedoc. Il a fait faire une chaise de poste, où l’on porte, dans un coffre, derrière, à manger pour plusieurs jours; et sur le devant il y a de quoi mettre trois entrées toutes prêtes pour mettre au feu; de sorte que son [p. 157] cuisinier, qui le suit, s’avançant un peu avant lui, avec le panier où sont les entrées, lui tient son dîner ou son souper prêts également partout. Outre cela, il a fait mettre dans cette chaise un lit où il est couché entre deux draps. Il se déshabilla donc à Choisy, et, après que l’on eut bassiné le lit de sa chaise, il y monta, se coucha en présence de trente personnes qui étaient là et dit qu’on le réveillerait à Lyon. Mme de la Tournelle parut assez fâchée de son départ. La veille, M. de Richelieu s’était trouvé assez mal en jouant à l’hombre avec le roi[242].»
[241] Il nous paraît curieux d’insérer ici, après ces preuves irréfutables du rôle honteux joué par Richelieu auprès de Louis XV, une lettre où il se défend d’avoir procuré Mme de la Tournelle au roi. Elle lui était déjà attribuée par Faur; et Jobez, qui la publie dans sa France sous Louis XV (t. III, p. 289), ne semble pas douter de son authenticité. Nous serons beaucoup moins affirmatif: le style en est d’abord trop moderne. En tout cas, cette missive, adressée à deux bonnes amies de Richelieu, la marquise de Monconseil et la duchesse de Luxembourg, est une merveille de cynisme:
«Vous croyez, Mesdames, ainsi que le public qui juge souvent fort mal, parce qu’il le fait sans savoir ni connaître les personnes dont il parle, que c’est moi qui ai procuré Mme de Châteauroux au roi. Vous êtes dans l’erreur comme tout le monde. Je ne me ferais pas un grand scrupule d’avoir été utile à mon maître dans ses amours: on donne un joli tableau, un beau vase, un bijou quelconque; et je ne vois pas qu’on doive rougir de mettre à même son souverain de jouir de tout ce qu’il y a de plus aimable au monde, d’une femme... On doit ses soins en tout genre au maître qui nous donne des ordres; et on peut bien lui donner une femme comme autre chose. Je ne vois d’exclusion que pour la sienne. Ce n’est donc point par scrupule que je n’ai point été le premier agent de la liaison du roi avec Mme de Châteauroux; c’est que l’occasion ne s’est pas rencontrée.»
[242] Journal du duc de Luynes, t. IV, p. 299.—Journal de Barbier, t. VIII, p. 208. Gazetin de police du Chevalier de Mouhy.
Année 1743: nouvelle correspondance chiffrée de Mme de Tencin, pendant le séjour de Richelieu en Languedoc. — Campagne contre Maurepas. — Le désastre de Dettingen; belle conduite et mot... malheureux de Richelieu. — Mme de la Tournelle est nommée duchesse de Châteauroux et Richelieu, premier gentilhomme de la Chambre.
Année 1744: projet, avorté, d’une descente sur les côtes anglaises.—Dépit et récriminations de Richelieu.—Son activité comme premier gentilhomme de la Chambre.—Projets de fêtes pour le premier mariage du Dauphin.—La Princesse de Navarre: patience de Voltaire et méchante humeur de Rameau.—Diplomatie mystérieuse de Frédéric II.—Conseil de nuit à Choisy.—Départ de Louis XV pour l’armée.
Le mécontentement que Mme de la Tournelle n’était pas parvenu à dissimuler, en voyant s’éloigner «son cher oncle», n’était que trop fondé. Bien que maîtresse en titre, elle sentait tant de jalousies et tant de haines coalisées contre elle, qu’elle pouvait craindre un retour offensif de l’ennemi. Aussi, dans une lettre où s’affirme toute la sécheresse de son cœur, laissait-elle entendre à ce «cher oncle», avec quelle âpreté elle avait dû défendre sa victoire: «Meuse vous aura mandé la peine que j’ai eue à faire déguerpir Mme de Mailly.»
Mais Mme de Tencin veillait.
Toutefois, son empressement inquiétait et fatiguait Mme de la Tournelle, à qui Richelieu n’avait pas révélé l’action commune du frère et de la sœur. Et, de son côté, Mme de Tencin s’étonnait de la froideur [p. 159] avec laquelle la favorite répondait à l’ardeur de son zèle. Il fallut que le gouverneur du Languedoc intervînt pour modifier l’attitude de Mme de la Tournelle et lui permettre d’être plus accueillante, sans aliéner sa liberté d’allures.
Précisément, le cardinal Fleury mourait, au moment où des amis communs lui suggéraient l’idée d’une réconciliation entre Richelieu et Maurepas. Et Mme de Tencin confiait à son ami toutes ses craintes de savoir encore en place un homme, qui pouvait nuire, par «ses coups fourrés», à l’aide de ces lettres, de ces «petites nouvelles», de ces épigrammes, de ces chansons, dont Maurepas s’entendait si bien à faire usage. Mais ce qui n’était pas banal, c’est qu’au cours de cet accommodement, dont des tiers eussent volontiers chargé Mme de Tencin, celle-ci et ses entours étaient filés par des «mouches» (la lieutenance générale de police était du département de Maurepas), pendant que Mme de Tencin avait aussi ses espions, chargés d’observer l’ennemi. Elle ne s’en tourmentait pas moins: «Je suis tranquille quand vous êtes là, écrivait-elle à son correspondant. Vous avez plus d’esprit qu’ils n’en ont tous eu en dix ans.»
Et Mme de Tencin comprenait dans une même réprobation, assurément fort injuste, Meuse que ne pouvait souffrir Mme de la Tournelle et qu’on disait l’espion de Maurepas; Voltaire[243] envoyé en mission [p. 160] secrète, sous prétexte d’exil, auprès de Frédéric II, par les ministres Amelot et Maurepas... «S’il réussit, ces messieurs seraient bien attrapés, si le roi de Prusse déclarait qu’il ne veut point passer par leurs mains», préférant placer toute sa confiance dans Mme de la Tournelle[244].
[243] Mme de Tencin n’aimait pas Voltaire, sans doute par jalousie: «Vous aviez la réputation, écrit-elle à Richelieu, le 18 décembre 1742, de parler toujours de la religion, comme il convient. Si vous faisiez recevoir Voltaire à l’Académie, on dirait qu’il vous a perverti.» Ses variations sur le poète philosophe sont infinies. Peu de temps après cette première lettre, elle s’efforce de gagner Voltaire par Mme du Châtelet, dont elle n’ignore pas les anciennes relations avec Richelieu; et presque aussitôt, elle se plaint que les deux amants, devenus amis, «sont livrés au Maurepas et ne savent qu’être esclaves».
[244] Cette lettre se trouve également dans la Vie privée de Faur (t. II, p. 405).
On ne saurait imaginer quelle astuce et quelle rouerie met en œuvre cette politicienne pour faire tomber les ministres qui lui barrent le chemin. M. Pierre Masson en cite un exemple topique:
«Il s’agit de faire comprendre au roi et à sa maîtresse qu’Amelot est incapable, Maurepas vendu à l’Angleterre et que les Cours étrangères les méprisent tous deux. On fera saisir au Cabinet noir, pour qu’elle soit montrée au roi, une lettre qu’on aura fait écrire à Wernek, envoyé du prince des Deux-Ponts, par une main inconnue et où il y aura des phrases allemandes. Il faudrait, continue Mme de Tencin, l’écrire sur du papier de Francfort et la faire mettre à la poste de Francfort. Voici à peu près comme j’imagine qu’il faudrait l’écrire:
..... «On croirait à voir, comme on se gouverne en France, que les ministres agissent par l’impulsion de la reine de Hongrie (l’impératrice Marie-Thérèse). On dit tout haut ici qu’Amelot n’entend rien à sa mission et qu’un autre ministre reçoit de belles et bonnes guinées d’Angleterre pour laisser les Anglais en repos[245]...»
[245] Pierre Masson: Mme de Tencin, 1909, p. 106.
En cette année 1743, Richelieu «est plus favori que jamais; on le regarde comme l’auteur de tout,... se [p. 161] frayant un chemin au premier ministère...[246]». Il n’en domine que mieux Mme de la Tournelle. Et cette autorité lui est nécessaire, s’il veut mener à bonne fin son œuvre. En effet, sa protégée, depuis longtemps éprise du beau duc d’Agénois, lutte pour ne pas sacrifier son amour à la jalousie du roi. Mais Richelieu a compris le danger; et nous avons dit ailleurs, par quelles subtiles et romanesques manœuvres, il détermina une rupture qui ne fut jamais sans arrière-pensée[247].
[246] Marquis d’Argenson: Mémoires, t. IV, p. 101.
[247] La Duchesse d’Aiguillon (Émile-Paul, 1912), p. 17.
En revanche, le maître courtisan insistait auprès du roi, pour qu’il tînt des engagements pris au plus fort de la passion. Lui, Richelieu, en avait fatigué alors les échos de Versailles et de Choisy. Il disait, en propres termes, «qu’il voulait que celui qui entrerait dans l’antichambre de Mme de la Tournelle eût plus de considération que celui qui, auparavant, était tête-à-tête avec Mme de Mailly[248].»
[248] Journal du duc de Luynes, t. IV, p. 469, avril 1743.
D’abord était-il juste que la condition de la favorite fût inférieure à celle de sa sœur Montcavrel, duchesse de Lauraguais depuis le mois de décembre 1742?
Mais le roi était parcimonieux. Il s’invitait volontiers chez sa maîtresse, simplement pour y faire admirer son appétit bourbonien. Stylée par Richelieu, Mme de la Tournelle finit par dire à son royal amant qu’elle serait heureuse de lui offrir à dîner, s’il la mettait à même d’en faire la dépense, «s’il lui donnait une maison».
[p. 162] Richelieu ne pouvait tenir que de loin tous les fils de l’intrigue, soit qu’il eût à remplir les devoirs de sa charge aux États de Languedoc, soit qu’il fût employé à l’armée du Rhin. Et là, le 27 juin, dans cette désastreuse affaire de Dettingen, dont l’invasion de l’Alsace et de la Lorraine aurait pu être la conséquence, Richelieu s’était conduit en héros. Il vit son régiment presque détruit au cours de la retraite; il la soutint à peu près seul à l’arrière-garde; et, le dernier, il passa le Mein. Il eut un cheval tué sous lui, mais sortit indemne de ce massacre—un nouvel Azincourt pour la noblesse française. Aussi, quand il fut chargé par le Maréchal de Noailles[249] de relever sur le champ de bataille plus de six cents blessés et, parmi eux, des ennemis qu’y laissait le roi d’Angleterre[250], Richelieu ne put-il retenir un mouvement de surprise indignée, à la vue de tant de jeunes et brillants seigneurs couchés par la mort à côté des plus obscurs plébéiens. Comme si l’inflexible Camarde, ce professeur d’égalité absolue, eût dû établir des distinctions, des séparations, voulons-nous dire, entre justiciables de si diverses qualités! Et le haineux Chamfort de se réjouir, à ce propos, de la publication des «Mémoires du Don Juan français», mine précieuse de révélations et de scandales, d’où il extrait, avec quelles délices! le «sentiment d’horreur de Dettingen» comme un des traits les [p. 163] plus caractéristiques de l’«arrogance et de la fatuité» de Richelieu.
[249] L’imprudente attaque de Gramont non seulement contrecarra le plan de Noailles, lequel tenait déjà la victoire entre ses mains, mais obligea le Maréchal à se retirer derrière le Rhin (Journal de Barbier, t. III, pp. 457 et suiv.).
[250] Comme électeur de Hanovre, le roi d’Angleterre, Georges II, avait pris parti pour Marie-Thérèse.
Mais, hélas! c’était aussi cet orgueil, barbare, protestant contre l’oubli des égards dûs au privilège nobiliaire, qui valait à son représentant le plus autoritaire et le plus turbulent, la sympathie, l’approbation et l’appui d’un parti puissant à la Cour, soucieux d’y défendre les intérêts de l’absent.
Mme de Tencin en signale les protagonistes dans sa correspondance; mais, presque aussitôt, sa méfiance, trop souvent brouillonne, reprend le dessus; ceux dont elle a vanté le zèle, deviennent des traîtres ou des indifférents; et, réciproquement, les douteux ou les suspects rendent des services. C’est ainsi que le ministre de la Guerre, d’Argenson, bien qu’il «ne vaille rien», s’entend, avec Mme de la Tournelle, pour «tromper» Maurepas, qui veut empêcher la favorite de voir le roi, mais plus encore pour déjouer les intrigues de «la Maurepas», furieuse de savoir Mme de la Tournelle en passe d’être nommée duchesse. C’est encore le frère de Mme de Tencin, le Cardinal, d’accord avec le Maréchal de Noailles, pour travailler «au bien de la chose publique», qui ne semblent, le second surtout, se lasser et se refroidir: «J’agirai par moi-même, écrit-elle à Richelieu, auprès de votre Mme du Châtelet; elle a confiance en moi. Je lui ferai sentir les avantages que Voltaire trouvera à dire la vérité au roi ou du moins à Mme de la Tournelle.» Mais elle craint l’asservissement de Mme de Lauraguais à Maurepas: il n’est pas jusqu’à Mme de Flavacourt, «votre Poule (toujours la manie des surnoms!)», qui ne soit l’espionne de l’exécrable Maurepas.
[p. 164] Et, dans certaines de ces lettres, au verbe hardi, aux termes pittoresques, la femme d’État, si le mot n’est pas excessif, prime la femme d’affaires: «Ici, écrit-elle, on n’est pas occupé de l’armée, ni du mouvement des ennemis, mais de frivolités...» Plus loin, elle rêve d’une alliance de la France avec la Russie, la Turquie et la Suède.
C’est encore contre Louis XV qu’elle manifeste le plus d’animosité: «Le roi sera toujours mené, et plus souvent mal que bien: on dirait qu’il a été élevé à croire que, quand il a nommé un ministre, toute sa besogne de roi est faite et qu’il ne doit plus se mêler de rien.» Aussi est-elle écœurée et va-t-elle «le planter là».
Cependant, ce monarque fainéant, tout en conservant Maurepas, allait combler de largesses sa maîtresse et son favori.
En octobre, la marquise de la Tournelle recevait, dans une magnifique cassette, avec 86.000 livres de rente, des lettres-patentes de la duché-pairie de Châteauroux, rendant hommage à la «vertu» et au «mérite personnel» de la bénéficiaire. Ainsi, grâce à la dextérité de son jeu de grande coquette, Mme de la Tournelle était enfin parvenue au but que s’était proposé son ambition, froidement et résolument calculatrice: exigences insatiables, refus systématiques et répétés de sa personne, menaces fréquentes de rupture, elle n’avait rien négligé pour rançonner et pour s’asservir un amant dont l’impatiente passion s’irritait de tant d’obstacles.
Quant à Richelieu, les «grâces» se succédaient pour lui avec une continuité qui marquait bien la progression de son crédit. Le jeune Fronsac, [p. 165] son fils, avait été promu colonel du régiment de Septimanie, sans que le prince de Dombes, le véritable gouverneur du Languedoc, eût même été consulté[251]. Déjà Bernage, l’intendant de la province, avait été nommé prévôt des marchands à Paris, uniquement pour que Richelieu en fût débarrassé; et Louis XV ajoutait, non sans malice, «qu’il ne serait pas aisé de trouver un intendant de Languedoc dont le duc pût s’accommoder, M. de Richelieu étant aussi jaloux qu’il l’est de tout ce qui peut diminuer son pouvoir et son autorité[252]».
Enfin, le 26 décembre, le roi lui donnait la charge de premier gentilhomme de la Chambre, mais il entendait être seul à l’en aviser: aussi un courrier était-il parti en porter la nouvelle à Montpellier, où le duc tenait les États du Languedoc[253].
[253] Ibid., p. 225.
Duclos, malveillant d’instinct pour Richelieu, le présente comme «un homme assez singulier, qui a toujours cherché à faire du bruit et n’a pu parvenir à être illustre, qui, employé dans les négociations et à la tête des armées, n’a jamais été regardé comme un homme d’État, mais le chef des gens à la mode dont il est resté le doyen[254]». Ce que Duclos aurait pu, aurait dû dire, c’est que si cette réputation de mondanité excessive a diminué le rôle de Richelieu devant l’Histoire, celle-ci, en équitable dispensatrice du blâme ou de l’éloge, n’en a pas moins reconnu les incontestables succès remportés sur les champs de bataille [p. 166] ou dans les milieux diplomatiques par ce «chef des gens à la mode».
[254] Duclos: Mémoires, 1864, t. II, p. 38.
Richelieu s’y fit remarquer, en tout cas, pendant l’année 1744, par une activité, peut-être un peu trop débordante, mais témoignant d’une somme de travail considérable. Il visait à la fois le poste de premier ministre et le bâton de maréchal. Pour cette dernière distinction, il crut l’obtenir sans trop de peine, en acceptant le titre et les fonctions de généralissime de l’expédition, qui s’organisait, dès les premiers mois de l’année, contre la Grande-Bretagne.
La France, soutenant alors la cause du prétendant Charles-Édouard, devait le débarquer sur les côtes anglaises, avec un corps d’armée de 11.000 hommes, de l’artillerie et des chevaux de trait, sous le commandement de Richelieu. Celui-ci, porteur d’une proclamation en deux langues—Manifeste du roi de France en faveur du Prince Charles-Édouard—rédigée par Voltaire[255], l’eût lancée par le pays, dès que la flotte eût abordé. Mais l’impétueux généralissime n’était pas plus discret dans le dispositif de ses préparatifs militaires que dans la mise au point de ses campagnes galantes. Il se commanda, suivant son habitude, de magnifiques équipages et s’entoura d’un superbe état-major. D’autre part, on réquisitionna tous les navires marchands de Picardie et de Normandie, opération qui se poursuivit, sinon dans le silence, du moins avec lenteur[256].
[p. 167] Et, quand Richelieu arriva dans le port de Boulogne, il trouva en face de lui une escadre de trente-cinq vaisseaux ennemis qui gardaient à vue le détroit. Irrité d’une surprise qui étouffait l’entreprise dans l’œuf, il le prit sur le ton du persiflage avec les ministres: «Je crois que ceux qui auraient de grands talents militaires ne sont pas plus à l’abri du ridicule que ceux qui en ont moins... Aussi, si je connaissais quelque guerrier intrépide de ce genre, je vous prierais de me l’adresser.» Cependant, il ne se découragea pas complètement. Il proposa de changer le port d’embarquement. Mais, voyant que la Cour semblait se désintéresser de l’affaire, il se fâcha: «Ce n’est pas moi qui ai formé le projet de porter des secours en Angleterre; mais, ayant été choisi pour y conduire celui qu’on aurait pu y passer, j’ai cru devoir présenter les moyens que je croyais qui pourraient le faire réussir[257].»
[255] Œuvres de Voltaire (édition Garnier, t. XV, c. XXV).
[256] Mémoires d’Argenson, t. IV, mars 1744, p. 318.—Duc de Broglie: Maurice de Saxe et le marquis d’Argenson (2 v., 1893), t. I, p. 14.
[257] Duc de Broglie: Maurice de Saxe et le marquis d’Argenson, t. I, p. 22.
De guerre lasse, vers la mi-février, il se dit malade et revint, jurant et tempêtant contre les ministres de la Guerre et de la Marine, tournant en ridicule le duc d’York (le futur cardinal) et les catholiques anglais, dévots maladroits, qui ne savaient pas cacher leurs pratiques bigotes aux yeux des protestants partisans de Charles Édouard[258].
[258] Mémoires d’Argenson, t. IV, pp. 319-321, mars 1744.
Il comptait prendre sa revanche, à la Cour, du rôle ingrat qu’on lui avait imposé, perfidement peut-être. Aussi bien, il prêtait serment, le 12 février 1744, comme premier gentilhomme de la Chambre, et «servait le roi à son coucher, puis, le [p. 168] lendemain, à son lever[259]». Là, encore, la malignité publique trouva prétexte à s’exercer aux dépens du nouveau dignitaire. La banqueroute d’un notaire parisien, Laideguive jeune, préoccupait alors tous les esprits. On s’empressa de l’attribuer à Richelieu, parce qu’il avait exigé, prétendait-on, du failli, qu’il «se dessaisît de ses dépôts, pour lui avancer les 400.000 livres dûs pour le brevet de retenue de la charge de premier gentilhomme[260]».
[259] Journal du duc de Luynes, t. V, p. 331, 14 février.
[260] Bibliothèque de l’Arsenal. Mss. 6113. Journal inédit du Chevalier de Mouhy, 7 mars 1744.
En tout cas, il eut à cœur de remplir ces fonctions, jusqu’à l’heure de sa mort, c’est-à-dire pendant plus de quarante-quatre ans, avec une régularité ponctuelle et un sentiment du devoir, qui, malheureusement, n’étaient pas exempts d’une minutie tracassière, d’un souci exagéré de l’étiquette et d’une hauteur souvent intolérable.
L’ordonnance des spectacles, la pompe des fêtes, le règlement des cérémonies officielles étaient surtout de son ressort. Et, précisément, cette année-là, celles du futur mariage du Dauphin comportaient un programme que nul n’était plus apte à composer que le duc de Richelieu. Celui-ci n’en voulut laisser le soin à personne. Il fit tout d’abord de son féal Voltaire le poète de la Cour; et, pour répondre à sa confiance, l’auteur écrivit cette Princesse de Navarre, assurément la plus médiocre de ses œuvres dramatiques et qui lui valut d’être aux prises, pendant plus de six mois, avec son protecteur et avec le compositeur Rameau.
Ce musicien, naturellement grincheux, était peu sympathique à Voltaire, qui, cependant, pour l’amadouer, [p. 169] lui prodiguait ses épithètes les plus flatteuses et ses phrases les plus caressantes. Mais, Rameau, ainsi que l’avait déclaré le Président Hénault, dans une lettre au comte d’Argenson, était «devenu bel esprit et critique» et «s’était mis à corriger les vers de Voltaire... Ce fou-là, continuait le Président, a pour conseil toute la racaille des poètes: il leur montrera l’ouvrage... L’ouvrage sera mis en pièces, déchiré... et il finira par nous donner de mauvaise musique, d’autant plus qu’il ne travaillera pas dans son genre. Il n’y avait que les petits violons qui convinssent et M. de Richelieu ne veut pas en entendre parler...»
Mais celui dont un ironiste du temps avait dit: «Enfin le roi a fait gentilhomme M. de Richelieu», voyait toujours grand. «Le prince de Sagan du XVIIIe siècle, comme l’appelle M. Bapst, avait fait élever un théâtre de cinquante-six pieds de profondeur dans la Salle du Manège, avec des loges superposées et soutenues les unes au-dessus des autres au moyen de supports multiples et contournés. Le tout était exécuté avec une magnificence qui nous paraît bien invraisemblable pour une représentation éphémère, mais dont le souvenir heureusement n’est pas perdu pour nous, puisque Cochin[261] nous en a laissé une admirable gravure.»
[261] Bapst: Essai sur l’histoire du théâtre (1893), p. 454.—Voltaire ajoute (Œuvres, édit. Garnier, t. IV, p. 273), à propos de cette salle, que «les décorations et les embellissements sont tellement ménagés que tout ce qui sert au spectacle doit s’enlever en une nuit et laisser la salle ornée pour un bal paré qui doit former la fête du lendemain.»—Cochin établit pour la Princesse de Navarre une quantité de dessins originaux et en couleur, dont Richelieu présenta les tableaux à Louis XV.
Richelieu avait pris tellement à cœur cette [p. 170] première manifestation de son entrée en fonctions, que, même au plus fort de la campagne de Flandre, il entretenait une correspondance des plus actives avec Voltaire, Rameau, le lieutenant de police, le président Hénault, et tutti quanti, afin que ce spectacle imaginé, commandé, surveillé par lui, atteignît les limites de la perfection. Il voulait beaucoup de divertissements, révisait le poème de Voltaire, exigeait la suppression de telles ou telles scènes, en proposait de nouvelles.
Voltaire, alors à Cirey, était sur les dents. Il répond à Richelieu, en lui envoyant son troisième acte, qu’il lui est bien difficile de condenser, en deux mois, tout ce que le duc «voudrait voir» dans la pièce; et il est «un homme perdu», si l’acte, les divertissements, les couplets de la France et de l’Espagne ne plaisent pas à Richelieu[262].
[262] Lettre du 28 mai.
Et le mois précédent, Voltaire, avec sa souplesse d’échine, s’était prosterné devant son correspondant pour lui décerner un brevet d’arbitre du goût! Il lui écrivait:
24 avril 1744.
«Colletet envoie encore ce brimborion au Cardinal-duc. Cette rapsodie le trouvera probablement dans un camp entouré d’officiers et vis-à-vis de vilains Allemands qui se soucient fort peu des amours du duc de Foix et de la princesse de Navarre. Mais votre esprit agile, qui se plie à tout, trouvera du temps pour songer à votre fête. Vous serez comme [p. 171] Paul-Émile, qui, après avoir vaincu Persée, donna une fête charmante et dit à ceux qui s’étonnaient de la fête et du souper: Messieurs, c’est le même esprit qui a conduit la guerre et ordonné la fête.»
Mais le malin singe, qui connaissait bien son Rameau, suppliait l’«ordonnateur» de faire tenir lui-même le livret au compositeur, avec invitation de «le lire» et d’écrire une «musique convenable aux paroles et aux situations».
Cependant, à mesure que son travail avance, ses plaintes redoublent. «Vous êtes un grand critique... et je vous admire, Monseigneur, de raisonner si bien sur mon barbouillage, quand on ouvre des tranchées. Il est vrai que vous écrivez comme un chat; mais aussi je me flatte que vous commandez les armées comme le Maréchal de Villars; car, en vérité, votre écriture ressemble à la sienne; et cela va tous les jours en embellissant[263].»
Puis, il se plaint que Richelieu montre des brouillons dont il ne «subsistera peut-être pas cent vers[264]...» Et quelle «terrible besogne»! «J’aurais mieux aimé faire une tragédie qu’un ouvrage dans le goût de celui-ci[265].»
Les choses se passaient moins bien encore avec Rameau. Richelieu écrit de Dunkerque, le 18 juillet, qu’il a entre les mains une lettre, où le compositeur «fait part de la ridicule critique qu’il a imaginé de faire, ou, pour mieux dire, de faire faire, par ses petits poétereaux d’amis, de l’ouvrage» dont il est [p. 172] chargé d’écrire la musique. Et Richelieu prie, d’autre part, son correspondant d’expédier à Rameau deux lettres qu’il joint à la sienne «pour tâcher de prévenir les démangeaisons qui pourraient prendre dorénavant au compositeur de faire agir cet esprit d’examen qui paraît l’avoir possédé et en même temps de communiquer les divertissements qui lui sont confiés[266]».
[266] Cette lettre de Richelieu a été publiée par Desnoiresterres dans sa Vie de Voltaire, mais sans qu’il en indiquât les références. Nous l’avons retrouvée dans les Archives de la Bastille (carton 10299).
Il est certain que le premier gentilhomme de la Chambre devait trouver singulièrement désobligeante la critique d’un spectacle dont il était l’inspirateur; mais cet esprit amer qu’était Rameau n’avait pas tout à fait tort; car la Princesse de Navarre était du bien mauvais théâtre; et ce fut plus tard l’avis de la Cour.
Des préoccupations d’un ordre autrement grave hantaient alors le cerveau de l’homme politique qui visait à la succession du cardinal Fleury. Car ce n’était un mystère pour personne que Richelieu songeait à devenir premier ministre. Il était déjà désigné, dit le duc de Luynes, comme secrétaire d’État aux affaires étrangères[267]. L’auteur anonyme des Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la Perse, qui l’a si adroitement dessiné sous le pseudonyme d’Azamuth, «extrêmement galant... gai, amusant, très riche, mais mauvais ménager, tenant un grand rang à la Cour...», ajoute qu’il «était ambitieux et qu’après la mort d’Ismaël-Beg (le cardinal Fleury) il fut taxé d’aspirer au ministère, poste auquel, [p. 173] malgré tous ses talents, on peut dire que son penchant pour le plaisir, son esprit inappliqué et son air un peu dissipé ne le rendaient pas propre[268].»
[267] Journal de Luynes, t. V, p. 413.
[268] Ce curieux et spirituel pamphlet (Amsterdam, 1746) fut attribué un peu à tout le monde, au Chevalier de Rességuier, à Mme de Vieux-Maisons, etc. Mais il a plus vraisemblablement pour auteur Pecquet, un premier commis aux Affaires étrangères, qui, de ce fait, avait une certaine autorité pour en imposer à ses lecteurs; car, s’il était bien renseigné, il ne se faisait aucun scrupule d’enjoliver ses informations.
Ce n’était pas seulement la faveur du maître, ni la reconnaissance de la duchesse de Châteauroux, ni même les intrigues des Tencin qui autorisaient les espérances de Richelieu; c’était surtout une négociation de la dernière importance pour laquelle il avait été choisi comme premier intermédiaire et dont la réussite pouvait lui assurer une place considérable parmi les hommes d’État.
Avant qu’il ne partît pour l’armée, un envoyé du roi de Prusse Frédéric II, le comte de Rottembourg, lui avait fait demander, au nom de son maître, un entretien secret[269]. Ce personnage, ancien ambassadeur de Prusse en Espagne, gendre de Mme de Parabère, avait dû disparaître de l’horizon politique, après s’être ruiné au jeu. Aujourd’hui il rentrait incognito en scène, comme agent du roi Frédéric. Richelieu le fit introduire, avec tout le mystère possible (nous connaissons sa passion du romanesque) dans son hôtel de la place Royale. Rottembourg, après lui avoir communiqué la lettre de créance qui l’accréditait auprès de Richelieu, lui [p. 174] exposa le but de sa visite. Il s’était d’abord efforcé de justifier la défection de la Prusse[270], alliée de la France, au commencement de la guerre de la succession d’Autriche, par l’incorrection du ministre des affaires étrangères, Amelot, qui, sur la défense du cardinal Fleury, n’avait jamais répondu aux lettres de Frédéric. Mais, aujourd’hui, le roi de Prusse, reprenant la conversation, faisait savoir à Louis XV que les armées de la reine de Hongrie entreraient en Alsace, pendant que celles de la France envahiraient les Flandres. Frédéric proposait alors à Louis XV, pour parer le coup, de faire une diversion en Bohême, si le roi de France voulait traiter avec lui. Il y mettait toutefois cette condition que le cabinet de Versailles ignorât l’acte diplomatique, qui n’aurait pour contractants que les deux souverains avec Richelieu comme témoin.
[269] Frédéric II: Mémoires (édit. Boutaric et Campardon), t. I, p. 220.—Frédéric dit que Richelieu, Mme de Châteauroux, le cardinal de Tencin et le comte d’Argenson, ministre de la guerre, étaient dans ses vues.
[270] Le nouveau roi de Prusse, Frédéric, après s’être emparé de la Silésie autrichienne, avait conclu un traité de paix séparée avec Marie-Thérèse et prétendait excuser cette... légèreté diplomatique, dont l’exemple ne devait pas être perdu pour ses successeurs, en affirmant qu’il avait voulu prévenir ainsi une défection de la France. Or, le duc de Broglie déclare (Frédéric II et Marie-Thérèse, 1884, II, pp. 384 et suiv.) qu’il n’a trouvé, dans les archives du Ministère des Affaires étrangères, ni ailleurs, «aucune trace» de documents pouvant justifier les imputations du roi de Prusse.
Celui-ci courut à Choisy, où se trouvait le roi, chez Mme de Châteauroux. Il pénètre, toujours s’entourant de mystère, dans la place. Le prince, surpris, l’accueille assez fraîchement. Richelieu s’explique et donne au roi une lettre de Frédéric.
On tient conseil. Favori et favorite sont d’avis que Louis XV doit accepter.
—«Travaillez sur ce plan», dit le monarque au duc.
[p. 175] Mais Richelieu s’en défend. Il n’est pas assez au courant des affaires. Toutefois il engage le roi, puisque Frédéric ne veut pas entendre parler des ministres, à confier la négociation au Maréchal de Noailles, chef de l’armée et au cardinal de Tencin, qui a sa place au Conseil.
—«Soit, dit Louis XV, allez leur parler et voyez si on voudra d’eux en Prusse.»
Frédéric y consentit[271]. Une des premières conséquences des pourparlers fut le renvoi d’Amelot, ce ministre bègue qui était la risée de l’Europe. Mais, malgré les objurgations quotidiennes de Mme de Tencin, Maurepas se maintint au pouvoir.
[271] Besenval: Mémoires (édit. Baudouin), t. I, p. 32.—Jobez: La France sous Louis XV, t. III, p. 357.—Frédéric II: Histoire de mon temps, t. III, c. IV.—Flassan: Histoire de la diplomatie française, t. V.—Duc de Broglie: Frédéric II et Louis XV, t. II, pp. 178-187, 203-205.—Les Mémoires authentiques du Maréchal de Richelieu consacrent un chapitre à ces négociations secrètes avec la Prusse, chapitre que reproduit presque textuellement le Mémoire présenté à Louis XVI. Dans ce Mémoire, le récit des négociations avec la Prusse suit la relation de l’ambassade de Vienne: comme bien on pense, Richelieu avait jugé inopportun de faire connaître au nouveau roi tous les dessous d’intrigues politiques et galantes, auxquelles, dans l’intervalle, il avait pris une si large part.
Pendant que Richelieu guerroyait dans les Flandres, les tractations (c’est le mot à la mode) se poursuivaient régulièrement; et il semble qu’elles aient réussi à secouer la torpeur, peut-être simulée, que Mme de Tencin reprochait si volontiers à son frère.
Le Cardinal écrivait, de Versailles, le 2 mai, à Richelieu: «Le projet de traité avec le roi de Prusse a été fait dans un comité, chez moi, de la manière que j’en étais convenu avec Rottembourg[272].» Celui-ci, [p. 176] au dire de Mme de Tencin, «exigeait toujours le plus grand secret»; et le traité devait être signé à Paris[273].
[272] Correspondance du cardinal de Tencin, ministre d’État et de Mme de Tencin sa sœur avec M. le duc de Richelieu, 1790, 2 mai 1744.
[273] Correspondance du cardinal de Tencin, ministre d’État et de Mme de Tencin sa sœur avec M. le duc de Richelieu, 1790, 2 mai 1744, p. 315.—Ce recueil de lettres (Bibliothèque Nationale Impr. Lb38 56), imprimé sur des originaux confiés par Richelieu à de La Borde, recueil auquel les biographes de Mme de Châteauroux et des Tencin, les Goncourt, MM. P. Masson, de Coynart, etc. attribuent, à juste raison, une certaine importance, ne leur inspire pas cependant une absolue confiance; et l’un d’eux, croyant à des interpolations ou à des maquillages du fait des éditeurs, exprimait le vœu qu’on pût retrouver un jour les originaux de cette correspondance. Or, dans le Bulletin du Bibliophile, de 1876 (p. 20), nous avons découvert, à l’article Choix de lettres inédites avec éclaircissements historiques et littéraires, par Edouard de Barthélemy, la publication d’un autographe du cardinal de Tencin, du 22 mai 1744, absolument identique à une lettre portant la même date, imprimée dans le recueil Lb38 56 de 1790.
D’autre part, M. P. Masson remarque que le recueil fut édité par les soins de Soulavie, qu’on y retrouve plusieurs lettres publiées par celui-ci dans les Mémoires de Richelieu, et que certaines de ces lettres figurent également dans la Vie privée de Faur.—Et M. P. Masson en conclut fort judicieusement que toute cette correspondance, si dispersée, n’est pas dépourvue d’authenticité, réserve faite de l’inexactitude de ses différentes dates.
Évidemment, ce jour-là, le fait d’avoir été pris tout d’abord pour intermédiaire entre les deux princes, ne pouvait qu’ajouter à la gloire de Richelieu et le désigner à l’attention de son souverain comme le plus éminent de ses conseillers.
Fût-ce l’ambition d’en obtenir le titre, ou l’exemple de ce roi de Prusse toujours à la tête de ses régiments, ou mieux encore, nous voulons le croire, fût-ce un sentiment plus noble et plus élevé, le désir de voir un roi de France reprendre les traditions de ses aïeux, se souvenir qu’il était du sang des Bourbons, et qu’Henri IV, Louis XIII, Louis XIV avaient reçu, sur le champ de bataille, le baptême du feu? [p. 177] Toujours est-il que, Richelieu faisant partager à Mme de Châteauroux ses vues sur le devoir qui s’imposait à Louis XV, la nouvelle Agnès Sorel (on lui donna ce nom à Versailles) décida son royal amant à rejoindre l’armée.
Mme de Tencin continue sa correspondance. — Richelieu lui préfère encore la présence de Mme de Châteauroux auprès du roi. — Dangers de cette manœuvre. — La maladie de Louis XV à Metz. — Les médecins perdent la tête. — Richelieu et les duchesses chambrent le roi. — Les terreurs de Louis XV. — Disgrâce de Mme de Châteauroux. — Épigrammes et satires. — Le roi guérit et charge Richelieu de négocier le retour de la favorite. — Un rendez-vous et une liste de proscription. — Maurepas échappe à la vengeance de la duchesse, mais doit s’humilier devant elle. — Mort foudroyante de Mme de Châteauroux. — Douleur du roi.
Par lettres du 1er avril 1744, Richelieu avait été envoyé à l’armée de Flandre; nommé aide de camp du roi par brevet du 1er mai, et, le 2, lieutenant général, il prenait part, sous ce titre, aux sièges de Menin, d’Ypres et de Furnes. Mais, bien qu’éloigné de Versailles, il était tenu au courant des complots qui s’y tramaient chaque jour et des perfidies qui s’y débitaient à toute heure, par une correspondance presque quotidienne avec les Tencin et avec la duchesse de Châteauroux.
Celle-ci avait une idée fixe: se défaire de Faquinet, surnom qu’elle donnait à Maurepas, qui, d’ailleurs, pour répondre du tac au tac, appelait Richelieu Foutriquet[274]:
[p. 179] —«Que l’on me donne des faits», demande-t-elle à son «cher oncle»; et «je serai bien forte[275].»
[274] Mémoires de Maurepas, t. IV, p. 112.
[275] Lettres de la duchesse de Châteauroux au duc de Richelieu (Collection Leber, Bibliothèque de Rouen).
Interprète de Richelieu, Mme de Tencin affirme à la duchesse qu’elle a mis plusieurs personnes en mouvement pour «dégoter» Maurepas, malgré qu’il se vante d’être au mieux avec le roi. Le grand argument de Mme de Tencin, c’est l’état déplorable du département de la marine confié à ce ministre incapable et malfaisant. Au surplus, on s’en débarrassera momentanément: on l’enverra inspecter les ports de guerre, le 18 juin[276].
[276] Journal de Barbier, t. IV, pp. 522-523. Le chroniqueur y signale cette «tournée» de Maurepas.
Et notre politicienne continue, à bâtons rompus, son système d’informations sur les sujets les plus variés: elle expose ses projets de gouvernement et ses vues diplomatiques; mais, toujours ombrageuse, âpre et caustique, elle récrimine contre des ennemis réels et même imaginaires. D’Argenson est «superficiel et badin». Mme de Boufflers est «la plus méchante et la plus tracassière des femmes». Maurepas, «le plus méchant de tous..., connaît mieux la Cour que les autres». Il faut se méfier de la Poule (Mme de Flavacourt) qui écrit au roi sous le couvert du premier valet de chambre Le Bel.
Et ce flux de nouvelles se grossit de conseils affectueux, de tendres protestations d’amitié qui tournent parfois au marivaudage, de doux reproches pour une indifférence qu’on ne dissimule pas assez. En 1743, elle témoignait surtout de sa sollicitude pour les enfants de Richelieu qu’elle comblait de [p. 180] petits soins; en 1744, c’est leur père qui la préoccupe: «Demandez-moi pardon, lui écrit-elle, et dites-moi que c’est de bon cœur que vous m’aimez, et, ce qui m’est plus important, que vous êtes assuré que je vous aime et que ma confiance n’a et ne peut jamais souffrir la moindre atteinte.» Mme de Tencin est désolée de la bouderie de la princesse de Rohan, une ancienne maîtresse de Richelieu, qui ne pardonne pas à son amant de ne l’avoir pas mise dans le lit du roi. Quelle précieuse amitié que celle des Rohan! Et cette bonne Mme de Tencin s’offre à faire cesser la brouille. Elle ne s’oublie pas cependant, mais elle tremble qu’on ne l’oublie, et ne paraît croire que médiocrement à la reconnaissance de Mme de Châteauroux: «Rappelez-vous, dit-elle à Richelieu, tout ce que nous avons fait et toute la peine que nous avons eue à la faire duchesse.»
Une nouvelle imprévue vient donner un autre cours à cette correspondance.
Il avait été convenu (et Louis XV s’y était résigné, non sans peine) que, pour éviter les mauvais propos, Mme de Châteauroux ne suivrait pas le roi en Flandre. Mais, Richelieu, ayant eu des difficultés avec le duc d’Ayen, fils du Maréchal de Noailles, et craignant que son crédit n’en subît quelque atteinte, jugea nécessaire de faire venir à l’armée la duchesse de Châteauroux. Les Mémoires authentiques prétendent, au contraire, qu’elle prit, seule, l’initiative d’un voyage qui sembla rappeler, par sa mise en scène, les pompeux défilés des carrosses de Louis XIV au siège des villes flamandes. Seulement la reine n’y était pas. Mais la princesse de Conti, la duchesse de Chartres et—particularité piquante!* [p. 181] *—cette duchesse de Modène, qui, jadis, s’était si bruyamment compromise pour Richelieu, allèrent rejoindre le roi à Lille, en compagnie de Mme de Châteauroux et de sa sœur Mme de Lauraguais. Ce fut un scandale public qui eut sa répercussion jusque dans l’armée. On chansonna «Madame Enroux»; mais, suivant le mot d’un contemporain, «la paix de Mme Enroux fut bientôt faite avec le roi».
Mme de Tencin et son frère ne purent cependant cacher à Richelieu que cette arrivée triomphale avait rencontré «nombre d’improbateurs» et «produit le plus mauvais effet», ainsi que l’avait mentionné le Maréchal de Saxe à l’une de ses maîtresses. Les moins malveillants disaient: «Pourvu que le roi ne se dérange pas de la guerre, on lui passera ses plaisirs.» Tous ces menus détails, les Tencin les devaient aux indiscrétions du Cabinet noir. Et cependant l’amie de Richelieu avait fait prier «l’Homme»—sans doute Jannel, commis préposé à cet office—de supprimer toutes les lettres venant de l’armée «qui parlaient mal de Mme de Châteauroux». Mais «l’Homme» avait répondu «qu’il n’était pas maître de tout supprimer, attendu qu’il n’était pas seul à faire des extraits». C’était, en effet, avec cette opération à coups de ciseaux qu’on alimentait de nouvelles la curiosité publique. Et, tout en constatant que le Maréchal de Noailles n’était pas étranger à ce débordement de malignité, Mme de Tencin concluait une fois de plus à la nécessité d’en finir avec Maurepas: car le lieutenant de police Marville tremblait devant lui, son supérieur hiérarchique. Et le renvoi de cette créature d’un ministre, tombé lui-même en disgrâce, permettrait de lui donner pour successeur [p. 182] un certain Chaban, premier commis de la police, tout dévoué au parti des Tencin[277].
[277] Correspondance du Cl de Tencin, de Mme de Tencin, 1790, passim.
Pendant que ces maîtres intrigants discutaient les moyens de s’assurer sans conteste le pouvoir, les événements se précipitaient sur le théâtre de la guerre. Le 1er juillet, le prince Charles, justifiant les prévisions de Frédéric II, franchissait le Rhin, sans que le Maréchal de Coigny lui opposât la moindre résistance, et pénétrait en Alsace qu’il saccageait à la manière allemande. En conséquence, le roi partait, le 19, pour Metz[278]; et Richelieu recevait l’ordre de l’y rejoindre. Il s’arrêta quelques heures à Paris, où le marquis d’Argenson, l’auteur des Mémoires, put causer avec lui, d’autant plus que, par un de ces jeux de bascule politique alors si fréquents, son frère le ministre était devenu l’ennemi juré de Noailles, partant le grand ami de Richelieu. Le duc, «avec sa vivacité ordinaire» (le mot de volubilité n’appartenait pas encore à la langue française) débita au marquis tout un système de politique extérieure reposant sur l’alliance espagnole, alors franchement offerte par Philippe V et par sa femme Élisabeth Farnèse, alliance que devait sanctionner le prochain mariage de la seconde fille du roi d’Espagne avec le Dauphin. On ne pouvait compter, malgré les succès du prince de Conti, sur un traité avec le roi de Sardaigne que soutenait l’Angleterre; et d’Argenson [p. 183] disant à son interlocuteur, pour le flatter, qu’il ramènerait d’Espagne, avec la princesse, une paix glorieuse, Richelieu estimait que la paix en question dépendrait d’autres causes. Toutefois les victoires de la France autorisaient les prétentions de l’Espagne en Italie; et, d’autre part, le prince Charles courait au devant d’un désastre.
[278] Le Maréchal de Schmettau était venu lui annoncer l’entrée prochaine de Frédéric II en Bohême, conformément au traité secret du 5 avril, notent les Mémoires authentiques qui ajoutent: «M. de Richelieu entendit un grand seigneur, plus grand sot encore, (le duc de La Rochefoucauld) dire avec confiance: Il faudrait couper le cou à celui qui a fait et signé un pareil traité avec le roi de Prusse, parce que cela rendra la paix infaisable.»
Ces graves déclarations s’accompagnaient de l’aveu, plus ou moins discret, «d’aventures galantes tenant une grande place» dans les nombreuses affaires que le duc devait mettre à jour avant son départ[279]. Et d’Argenson, ce terrible misanthrope, profite de la pose que vient de lui donner, à son insu, un homme «possédé du désir d’entrer au conseil... et de parvenir au commandement des armées...», pour tracer le croquis de «sa légèreté, de sa précipitation et de son étourderie...». Richelieu «croit plus à la puissance de la séduction qu’à celle de la vertu». Il a «assez d’expérience et de sagacité pour bien démêler les hommes; mais il en veut plus à leurs faibles qu’à leurs bonnes qualités. Il méprise les ministres, mais se garde de les blesser; son humeur satirique perce quand même, il est craint et détesté... Son amour des voluptés aspire plus à l’ostentation qu’aux véritables délices.» Il est «prodigue sans magnificence et sans générosité... il a de l’habileté et du désordre... Il n’est pas assez heureux pour posséder un ami..., il est franc par étourderie, méfiant par mépris des hommes, désobligeant par insensibilité... Vieux papillon, enfariné de politique[280]...»
[p. 184] Il est vrai que Richelieu touchait alors à la cinquantaine.
Quand il retrouva le roi à Metz, le prince, la favorite, les grandes dames et les seigneurs qui composaient sa suite, étaient—qu’on nous passe le mot—fourbus de plaisirs. Mme de Châteauroux avait eu, chemin faisant, une indisposition fort sérieuse. Louis XV, au milieu des fêtes et des festins qui marquaient chacune de ses étapes, commençait à se plaindre d’une lassitude intolérable.
Le 6 août, il fut pris d’un frisson de fièvre.
Il s’alitait le 7. On n’a jamais pu définir exactement la nature de son mal. Fut-ce simplement une fièvre muqueuse, ou plutôt une typhoïde? Richelieu opinait pour un embarras gastrique, à la suite d’une indigestion et d’un «coup de soleil». Cette hypothèse était fort admissible, Louis XV étant un gros mangeur et sujet, comme d’ailleurs tous les princes de sa race, à de fréquentes et copieuses indigestions.
Chicoyneau et La Peyronie[281], l’un médecin, l’autre chirurgien du roi et particulièrement dévoué à Mme de Châteauroux, ne crurent pas d’abord à un danger immédiat. Mais bientôt l’aggravation du mal les trouva hésitants, inquiets, troublés, soit qu’ils fussent impuissants à fixer leur diagnostic, soit que le sentiment de leur responsabilité les privât de leur sang-froid.
[281] Les Mémoires authentiques disent pourtant de lui: «La Peyronie était livré depuis longtemps à MM.... il avait pour porteur de paroles L(a) R(ochefoucauld) qui était fort sot, mais insolent... Il n’y avait pas moyen de l’éviter.» La Rochefoucauld était grand-maître de la garde-robe.
Par contre, Richelieu et les deux duchesses avaient [p. 185] gardé toute leur présence d’esprit. Ils s’étaient enfermés avec le roi, et, du 8 au 13 août, le soignèrent, aidés de valets de chambre et de divers subalternes. De ce fait, les sacro-saintes lois de l’étiquette étaient gravement lésées. Les grands dignitaires ne pouvaient plus remplir leurs charges. Et, d’autre part, la fièvre redoublant, Louis XV, qui, toute sa vie, eut la terreur de la mort et de... l’enfer, s’effrayait de ne pas recevoir les secours de la religion.
Richelieu prétendit depuis que les prêtres avaient exagéré l’état du royal patient pour devenir plus vite les maîtres de la situation. Il n’ignorait pas que s’ils y parvenaient, c’était la disgrâce immédiate pour Mme de Châteauroux—et pour lui, par contre-coup. Aussi se confondait-il en politesses, en attentions délicates, en cajoleries même auprès du Père Pérusseau, le confesseur du roi, afin de l’amener à une neutralité bienveillante. Mais le jésuite restait inflexiblement muet, quand Mme de Châteauroux lui demandait: «Serai-je renvoyée?»
Malgré l’opposition de La Peyronie, l’évêque de Soissons, l’intolérant et fougueux Fitz-James, sollicitait instamment Louis XV de faire appeler le P. Pérusseau; et bien que la visite épiscopale eût fort agité le roi, le duc de Bouillon, grand-chambellan, estimait que le prélat avait rempli son devoir. Richelieu eut l’intuition du danger qui le menaçait. Il vint annoncer aux princes du sang, aux premiers dignitaires de la couronne et à leurs partisans, que «le roi ne voulait plus leur donner l’ordre». Le duc de Bouillon lui répondit que, du moment «qu’il fallait prendre l’ordre de Vignerot», il se retirait. Et, le comte de Clermont, enfonçant du pied [p. 186] un battant de la porte, cria brutalement à Richelieu:
—«Quoi! un valet tel que toi refusera l’entrée au plus proche parent de ton maître[282]!»
[282] Moufle d’Angerville: Vie privée de Louis XV (1783, 6 vol.), t. II, p. 220, d’après Les Amours de Zéokinisul, de Crébillon fils.
Cependant La Peyronie déclarait, le 13 août, que Louis XV n’avait plus que deux jours à vivre.
Avisé de l’impatience manifestée par les principaux intéressés de ne pouvoir s’acquitter de leurs fonctions, le roi avait consenti à leur donner audience. Mais le duc de Bouillon, qui voulait décidément la conversion du pécheur, lui ayant rappelé les devoirs de sa charge:
—«Il n’est pas encore temps,» lui dit sèchement le prince.
Richelieu, paraît-il, l’avait charitablement prévenu, que si les officiers de la couronne s’étaient déterminés à cette démonstration, c’était afin «de faire parade de leurs fonctions pour l’administration des sacrements».
Mais survint une syncope. Épouvanté, le roi manda en toute hâte le P. Pérusseau. Dès lors, la favorite était sacrifiée. Aussitôt, pour édifier le populaire, Fitz-James fit abattre la galerie de bois qui reliait l’appartement de la maîtresse à celui de l’amant. Vainement Richelieu voulut s’opposer au départ de la duchesse; mais l’évêque ordonna la fermeture des tabernacles. Et, sous l’anathème épiscopal, Mme de Châteauroux dut s’éloigner avec sa sœur.
On sait comment se termina cette maladie, dont [p. 187] les phases successives firent passer un tel frisson d’angoisse par toute la France et qui valut à Louis XV le nom de Bien-Aimé.
Dès que le roi eut reçu les sacrements, ses médecins consentirent à le laisser traiter par un de leurs confrères, nommé Mollin ou Du Moulin, peut-être aussi par un empirique de Metz, le juif Castéra, «que j’ai introduit dans la chambre du roi», écrivait Richelieu à Mme de Châteauroux. Toujours est-il qu’un violent émétique, ordonné par Moncerveaux, un chirurgien d’Alsace, débarrassa le malade, qui entra, peu de temps après, en convalescence[283].
[283] Journal de ce qui s’est passé, etc... à Metz, 1744, in-fo (récit officiel).—Dr Delaunay: Le Monde médical parisien au XVIIIe siècle (2e édition, 1906), p. 120.—Intermédiaire des chercheurs et des curieux, 1912, pp. 457 et 605.—Chicoyneau: Journal de la maladie du roi, 1745.—Les Goncourt: Mme de Châteauroux, 1877, pp. 357-364.—Mémoires de Maurepas, t. IV, p. 115. Journal du voyage, de la campagne et de la maladie du roi à Metz.—Soulavie: Mémoires de Richelieu, t. VI, pp. 17-39.—Journal de Barbier (édition in-8o) t. III, 533-571.—Journal de Luynes.—Mémoires authentiques du Ml de Richelieu (inédits).
Cette maladie du Roi paralysa les opérations du Maréchal de Noailles qui marchait sur le prince Charles et sauva celui-ci du désastre auquel l’aurait infailliblement conduit son imprudente invasion de l’Alsace. Les Parisiens se moquèrent de l’inaction de Noailles, en attachant une épée de bois à la porte de son hôtel. Frédéric II, qui, après avoir violé la neutralité saxonne, était entré en Bohême, le 23 août, dut l’évacuer. Il était exaspéré: le prince Charles avait repassé tranquillement le Rhin et pouvait dès lors inquiéter le roi de Prusse.
Et comme, suivant un mot tant de fois répété, tout finit en France par des chansons, ou par des épigrammes, ou par des parodies, des beaux esprits mirent encore Racine à contribution, pour se gausser de l’arrivée imprévue de Mme de Châteauroux à Lille et de la disgrâce de la favorite à Metz, disgrâce qu’on espérait voir retomber sur Richelieu.
[p. 188] La parodie des scènes de Bérénice visait plus spécialement Mme de Châteauroux: celle du troisième acte de Bajazet était surtout à l’adresse de Richelieu (Acomat, chef des eunuques blancs) que la duchesse (Roxane) plaignait en ces termes:
[284] Boisjourdain: Mélanges, t. II, pp. 241-249.
En effet, on put croire, un instant, à la Cour, que Richelieu avait définitivement cessé de plaire. On lui avait même laissé entendre qu’il serait plus sage à lui de déguerpir promptement de Metz. Barbier prétend, dans son Journal, que Richelieu fut renvoyé à l’armée du Rhin; d’après Soulavie, il se retira provisoirement à Bâle[285]. Son absence, en tout cas, ne pouvait être que de courte durée: le duc était trop habile manœuvrier sur le terrain de l’intrigue pour abandonner aussi vite la partie. Il se sentait l’homme indispensable, qui, tôt ou tard, saurait ramener au maître, avec l’ami qu’il devait déjà regretter, la femme qu’il adorait toujours.
[285] Soulavie: Mémoires de Richelieu, t. VII, p. 34.
De fait, dès le 15 septembre, et de l’aveu même de [p. 189] Maurepas[286], Louis XV «disait du bien de Richelieu» au Maréchal de Noailles. C’était, en quelque sorte, un ordre de retour. Et bientôt revenu auprès du roi, l’exilé volontaire le décidait à renvoyer la reine à Versailles, quoiqu’elle fût arrivée à Metz sous ses plus beaux atours, en robe de nuances claires, avec tout un escadron de douairières non moins galamment équipées.
[286] Maurepas: Mémoires, t. IV, p. 117.—Richelieu avait fait pressentir le roi par Noailles et par Tencin.
Dans l’intervalle, Richelieu avait reçu de nombreuses lettres de la duchesse de Châteauroux, qui lui racontait, par le menu, tous les épisodes de son retour précipité sur Paris, se dissimulant, stores baissés, au fond de sa chaise de poste, appréhendant un peu partout les manifestations du populaire, irritée des affronts qu’elle avait subis, se relevant très vite de ces accès de découragement, pressentant même les revanches futures:
—«Tranquillisez-vous, mon cher oncle, écrivait-elle, une fois rentrée à Paris, il se prépare de beaux coups pour nous[287].»
[287] Lettres de la duchesse de Châteauroux (Bibliothèque de Rouen, Collection Leber).
L’attitude du roi, constatée et commentée par Richelieu, ne pouvait qu’autoriser de telles espérances. Le prince, plus épris que jamais, au souvenir des charmes de l’absente, était impatient de revoir la duchesse. Il pressait Richelieu d’aller annoncer à Mme de Châteauroux la prompte arrivée de l’amant le plus tendre et le plus soumis:
—«Jamais, répondait Richelieu; je vous servirais trop mal; d’ailleurs, pourrait-elle nous pardonner?
[p. 190] —«Que faire?
—«Aller à Fribourg; elle voulait y suivre Votre Majesté[288].»
[288] Mémoires de la duchesse de Brancas (fragments historiques sur Louis XV et Mme de Châteauroux) (édition Lacour, 1865), p. 103.
Richelieu avait précédé le roi au siège de Fribourg. Là, le prince lui fit redemander par Le Bel les lettres de la Duchesse, que le premier valet de chambre avait remises à Richelieu, pendant la maladie de son maître et sur l’ordre de celui-ci. Quand le duc quitta Fribourg pour aller tenir les États du Languedoc, le roi lui défendit expressément de passer par Paris, où Richelieu comptait s’arrêter pour s’entendre de nouveau avec sa fidèle alliée[289].
[289] Mémoires authentiques du Maréchal de Richelieu (inédits).
Mais bien que Mme de Châteauroux reprochât, sur le mode plaisant, à son «cher oncle» de ne pas connaître Louis XV, le fin courtisan qu’était le duc avait adroitement préparé son maître à subir toutes les exigences qu’entendait lui imposer la favorite, par manière de réparation. Déjà, en septembre, il avait fait tenir au roi, avant de le rejoindre, un mémoire, où il lui retraçait l’historique de la maladie de Metz, et lui démontrait à quel point des ambitions inavouables, escomptant peut-être une fin qu’elles espéraient prochaine, avaient abusé des remords et de la faiblesse du monarque. Quand il avait revu le convalescent, il était revenu sur les divers épisodes de ce que les disgrâciés d’alors appelaient la «cabale de Metz», souvenir humiliant pour un prince, très jaloux de son autorité sous son éternelle indifférence. Et Richelieu, qui, sans attaquer, comme Voltaire, l’Église, la détestait peut-être davantage, [p. 191] rappelait à Louis XV l’importance que s’étaient insolemment arrogée des prêtres, au chevet d’un roi qu’on pensait à l’agonie[290].
[290] Louis XV avait dû demander publiquement pardon à «ses peuples» du scandale qu’il leur avait donné pendant sa vie.
Mme de Châteauroux fixa le jour d’un rendez-vous si impatiemment désiré. Ce fut, le 16 octobre, à l’issue des fêtes magnifiques que la ville de Paris donna en l’honneur du Bien-Aimé et auxquelles la Duchesse prétendait avoir assisté, perdue dans la foule, sous le travestissement sans doute d’une humble grisette. Elle demeurait, avec sa sœur Lauraguais, rue du Bac, dans un hôtel dépendant des Jacobins de la rue Saint-Dominique. Le roi s’y présenta, accompagné de Richelieu[291]. Mme de Châteauroux s’évanouit, après avoir murmuré:
—«Comme ILS nous ont traités!»
[291] Mémoires de la duchesse de Brancas, p. 105. Ces Mémoires sont en contradiction avec les Mémoires authentiques de Richelieu, quand ils font accompagner Louis XV par le Duc, dans cette romanesque et invraisemblable entrevue de la rue Saint-Dominique. En effet, les Mémoires authentiques établissent très nettement que Richelieu «ne devait plus revoir» la favorite disgraciée, lorsqu’elle s’enfuit de Metz, après lui avoir fait ses adieux.
Cet ILS, évoquant le souvenir de toutes les hontes et de toutes les rancunes accumulées dans une âme fière et hautaine, laissait assez prévoir les vengeances qu’elle méditait. Car, bien qu’elle eût assuré à Richelieu «qu’elle aimait le roi à la folie et plus qu’elle ne le faisait paraître», Mme de Châteauroux avait, comme la plupart des grandes amoureuses du XVIIIe siècle, le cœur trop sec pour qu’il y germât une passion plus ardente que la haine.
Louis XV la pressait de revenir à Versailles.
[p. 192] —«Je n’irai qu’incognito, dit la Duchesse.
—«En ce cas, proposa Richelieu, je ne vois guère qu’un pot-de-chambre (voiture de louage) où l’on ne s’avisera pas de vous reconnaître, y fussiez-vous aperçue.»
«Ce qui fut résolu», affirment les Mémoires de la duchesse de Brancas.
Ce fut vraisemblablement dans cette seconde entrevue que furent dressées les «listes de proscription», dont les contemporains ont parlé. Mme de Châteauroux dut cependant, sur les observations du roi, en consentir la très sensible atténuation. Mais la même disgrâce enveloppa les ducs de Bouillon, de La Rochefoucauld, de Fleury, le comte de Balleroy, l’évêque Fitz-James, M. le duc de Châtillon, gouverneur du Dauphin et sa femme... «ces Messieurs» comme les appelait Louis XV[292].
[292] Un terme qu’affectionnait Louis XV. Plus tard, quand il parlait de Damiens, il l’appelait «ce Monsieur».—Dans ses Mémoires authentiques, Richelieu plaint ce «pauvre Châtillon qui avait suivi les impressions dictées par Maurepas, et prononcées par l’insolent imbécile La Rochefoucauld», en amenant le Dauphin à Metz, «contrairement à la volonté du roi».
Toutefois, le roi se défendit de sacrifier Maurepas, qui avait trouvé le secret d’amuser au Conseil cet homme perpétuellement ennuyé. Mais le ministre dut subir l’humiliation d’aller porter à son ennemie le billet du souverain qui la priait de venir, avec sa sœur, reprendre sa place à la Cour.
«J’ai toujours été persuadée, Monsieur, répondit Mme de Châteauroux, que le roi n’avait aucune part à tout ce qui s’est passé à mon sujet. Aussi, je n’ai jamais cessé d’avoir pour Sa Majesté le même respect et le même attachement. Je suis fâchée de [p. 193] n’être pas en état d’aller dès demain remercier le roi, mais j’irai samedi prochain, car je serai guérie.»
Maurepas balbutia quelques protestations contre des préventions dont il se prétendait victime. La duchesse l’écoutait avec une froideur dédaigneuse; elle lui laissa baiser sa main:
—«Cela ne coûte pas cher», lui dit-elle en le congédiant.
Mais elle avait trop présumé de ses forces. Dans la nuit qui suivit une visite désagréable pour les deux intéressés, la fièvre augmenta; puis des douleurs de tête insupportables, le délire, des cris furieux allant troubler à l’étage supérieur Mme de Lauraguais, alors en couches. Dans un des rares intervalles où reparut sa lucidité, Mme de Châteauroux se réconcilia avec Mme de Flavacourt, si injustement soupçonnée par elle et reçut les sacrements.
Le roi, tenu au courant, heure par heure, des progrès du mal, se désespérait. Il s’enfermait pour ne recevoir personne. Et, le 7 décembre, quand sa maîtresse entra en agonie, il ne put rester au Conseil qu’il présidait; il sortit en disant:
—«Messieurs, finissez le reste sans moi[293].»
[293] Soulavie: Mémoires de Richelieu, t. VI, p. 79.
Mme de Châteauroux mourut le 8, et fut enterrée à Saint-Sulpice. On avait dû mettre, sur le chemin du convoi, le régiment du guet pour contenir la foule; car, si les courtisans qui avaient insulté la duchesse à Metz, avaient eu la bassesse d’aller s’inscrire à son hôtel pendant sa maladie, le peuple n’avait pas désarmé; et sa colère grondait encore contre «Madame Enroux».
[p. 194] Cette mort, presque foudroyante et comme mystérieuse, d’une femme âgée à peine de vingt-sept ans, donna naissance à de nombreux commentaires et souleva même des discussions passionnées. Les symptômes qui l’avaient précédée, semblent être ceux de la méningite. Mais l’opinion publique ne voulut y voir que les indices d’un poison subtil. Depuis les crimes des Brinvilliers et des Voisin, on n’expliquait jamais autrement une fin prématurée. Les soupçons se portèrent sur Maurepas: Mme de Châteauroux, insinuait-on, avait à peine dit au ministre: «Donnez-moi la lettre (celle du roi) et allez vous-en», qu’elle avait senti, en lisant le billet, des douleurs atroces aux yeux et à la tête[294].
Lauraguais, l’éditeur, sinon l’auteur, des Mémoires de Mme de Brancas, crut devoir interroger à cet égard l’ami et collaborateur de Maurepas, le comte de Caylus.
«Lui, un empoisonneur! fit l’auteur des Étrennes de la Saint-Jean; il est encore plus incapable de crimes que de vertus[295]!»
Et l’Histoire est de cet avis.
Richelieu ne se laisse pas abattre par la mort de Mme de Châteauroux. — Comment il organise les fêtes du premier mariage du Dauphin. — Futilités de l’étiquette. — L’abbesse du Trésor. — Préparatifs de départ pour l’armée: l’incident Champenois. — D’après plusieurs historiens, Richelieu serait le véritable vainqueur de Fontenoy: une pièce aux Archives de la Guerre. — Conflit avec la Reine: toujours la question d’étiquette. — Disgrâce du Théâtre de la Foire. — Échange de mauvais procédés entre Richelieu et le Maréchal de Saxe pour la Comédie en Flandre.
Richelieu présidait les États à Montpellier, quand lui parvint la nouvelle d’une mort qui ruinait ses plus secrètes espérances. Il en fut atterré. Lui aussi crut au crime et l’attribua au comte d’Argenson[296], dont l’attitude équivoque, à Metz, l’avait quelque peu inquiété.
—«C’est moi qu’on empoisonne, s’écria-t-il, j’étais sûr de la généralité des galères!...»
[296] Biographie Michaud: Article Durozoir qui emprunte l’anecdote aux Souvenirs de deux anciens militaires, par Fortia de Piles et Guys de Saint-Charles (1813), p. 63.—D’après la Vie privée de Faur (tome II), Mme de Monconseil, de qui se méfiait Mme de Tencin, parce qu’au dire de celle-ci elle était la maîtresse du comte d’Argenson, Mme de Monconseil avait entendu Richelieu affirmer que Mme de Châteauroux «était morte victime de la cabale des prêtres»: le propos n’était pas invraisemblable dans la bouche de cet ennemi, masqué, du clergé.
Il avait rêvé, en effet, cette charge éminente, rappelant celle de «grand-maître de la navigation», dont le Cardinal avait été revêtu; bien mieux, il en [p. 196] convoitait une autre, que le roi rétablirait, disait-il, pour lui, par manière de récompense, celle de connétable. Du même coup, Mme de Tencin voyait s’évanouir ses dernières illusions; son activité débordante n’avait que trop trahi l’âpreté de son ambition. Mise d’abord à l’écart, elle tenta bien, plus tard, de reprendre, auprès de Mme de Pompadour, le double rôle de confidente et de conseillère; mais «Madame la Marquise», déjà mal disposée pour Richelieu, la tint résolument à distance.
Le cardinal de Tencin fut moins éprouvé, d’autant qu’avec sa méfiance coutumière, il avait joué un jeu plus serré; il se retira à son heure, répétant ce qu’il écrivait à sa sœur, «qu’il serait bien fâché de laisser ses os à la Cour».
Cependant, la mort de Mme de Châteauroux donnait à Richelieu des tracas autrement graves que ceux d’un calcul déçu. Il tremblait que le roi, procédant pour sa dernière maîtresse, comme il l’avait fait pour Mme de Vintimille, n’ordonnât qu’on lui apportât les portefeuilles de la défunte: mesure politique en usage, le lendemain d’un décès de ministre ou d’ambassadeur, mais que Louis XV pouvait appliquer, par manière de curiosité jalouse, aux papiers de ses favorites. Plus d’une fois, Richelieu avait indiqué, par écrit, à Mme de Châteauroux, la marche à suivre, pour gouverner un roi dont il connaissait et dépeignait si bien toutes les faiblesses. Ignorait-il donc que Maurepas avait déjà fait saisir par le Cabinet noir, pour les montrer au prince, des lettres où se dévoilaient les artifices de l’intrigue amoureuse nouée par un trop complaisant serviteur? Louis XV ne [p. 197] s’en était pas offusqué. D’ailleurs, Richelieu ne tarda pas à être rassuré: le roi s’était abstenu de toute indiscrétion[297].
[297] Soulavie a dramatisé, de façon grotesque, la terreur de Richelieu: «Il se mit à genoux, dit-il, dans son cabinet, devant l’Être Suprême, pour lui demander la conservation de ces portefeuilles.» Ce n’est plus Richelieu, c’est le prêtre défroqué, le partisan de Robespierre qui parle (Mém. de Richelieu, t. VI, p. 81). Et Mme Gacon-Dufour, qui avait certainement lu le fatras de Soulavie, ajoute dans une note de sa publication des Lettres (apocryphes) de Mme de Châteauroux (t. II, 240): «M. de Richelieu assistait aux messes qu’il faisait dire pour obtenir de Dieu que le portefeuille de Mme de Châteauroux ne tombât pas dans les mains du roi.»
D’autre part, la gazette anonyme, qui termine le Journal de Barbier (édit. in-8o, t. VIII) et que nous avions identifiée en 1897, comme rapports du Chevalier de Mouhy, espion aux gages de la police, dit (18 décembre 1742) qu’on a intercepté une lettre où Richelieu donne des conseils à Mme de la Tournelle, pour qu’elle se maintienne en faveur, et frappe en même temps les meilleurs serviteurs du roi (ceci à l’adresse de Maurepas qui avait partie liée avec Marville, le lieutenant de police).
Mais on put croire, un instant, à la Cour, que le grand favori était définitivement disgrâcié. Lauraguais l’avait remplacé pour aller chercher l’Infante destinée au Dauphin. Et des gens, se disant bien informés, prétendaient que le duc d’Ayen, ayant pris de l’ascendant sur l’esprit du roi, le crédit de Richelieu n’était plus qu’un vain fantôme[298].
[298] Journal inédit du duc de Croÿ (édit. de Grouchy et Cottin, 1906-1907, 4 vol.), t. I, p. 52 (note), décembre 1744.
En effet, comme le remarque Valfons, qui avait à cœur de témoigner à son protecteur toute sa reconnaissance de l’avoir fait nommer aide-major par le Maréchal de Noailles, Richelieu était alors «fort délaissé». Mais Valfons lui restait fidèle; et le duc lui disait, en manière de remerciement: «Votre amitié, toujours honnête, sera récompensée par une confidence ignorée de tous, et dont je vous demande [p. 198] le secret le plus exact. On me croit noyé et je n’ai pas l’eau jusqu’à la cheville[299].»
L’événement le prouva bien.
[299] Souvenirs du Marquis de Valfons, 2e édition (Émile-Paul), p. 118.
Quand le premier gentilhomme de la Chambre revint à Versailles, pour s’acquitter des fonctions afférentes à sa charge, il fut accueilli par le maître avec autant d’émotion que d’affabilité[300]; et ce grand ami de Mme de Châteauroux, qui avait montré une si vive affliction de sa perte, s’efforça, paraît-il, de consoler le prince avec l’éclatante beauté de Mme de Flavacourt, mais sans succès! Ce fut la seule fille du marquis de Nesle qui déclina l’honneur de suivre l’exemple donné par ses quatre sœurs.
[300] Le roi lui relisait en pleurant les lettres de la duchesse (Faur, Vie privée, t. II, pp. 34-37).
En présidant aux fêtes du mariage du Dauphin, Richelieu se trouvait dans son véritable élément. Il ordonnait avec autorité, solennité et conviction; mais il était toujours aussi formaliste, aussi vétilleux, aussi agaçant, principalement sur la question protocolaire; et le Journal de Luynes dit assez combien Richelieu eut de mal à régler des conflits, où tant d’amours-propres, non moins chatouilleux que le sien, trouvaient si souvent l’occasion de se heurter et de se combattre[301].
[301] Journal du Duc de Luynes, t. VI, pp. 266-268.
C’étaient les Slodtz qui avaient tracé le plan et les dessins de toute l’ornementation architecturale[302].
[302] Journal du Duc de Croÿ, t. I, p. 52.
Le 23 février 1745, fut jouée la Princesse de Navarre, la médiocre comédie lyrique de Voltaire et de [p. 199] Rameau; le 26, le ballet des Éléments de Roy qu’avait préféré Richelieu[303] et qui fut très applaudi; le 1er mars, l’opéra de Thésée de Quinault et de Lulli. Le «ballet-comique» de Platée, exécuté le 3 avril, eut peu de succès. La musique de Rameau fut jugée «singulière»; et, malgré des «morceaux agréables», le divertissement parut «trop long et trop uniforme[304]».
[303] Journal du duc de Luynes, t. VI, p. 318.—Une épigramme du temps dénommait la Princesse de Navarre «une farce foraine»: c’était d’ailleurs l’avis de Voltaire.
Le bal de la Cour amena un échange de mots aigres-doux entre Richelieu et le duc d’Ayen: c’était évidemment une des conséquences de la rivalité qui divisait ces deux seigneurs. «Il s’agissait de savoir qui devait placer, ou du capitaine des gardes, ou du premier gentilhomme de la Chambre.»
Le roi s’amusait beaucoup de ces querelles, sans jamais prendre parti[305]. Ce fut toutefois à Richelieu que revint l’insigne honneur de faire distribuer les billets d’invitation, imprimés, adressés aux dames. Luynes a consigné, dans son Journal, le libellé de celui qui fut envoyé à sa femme, et dont voici la teneur:
Madame,
«M. le duc de Richelieu a reçu ordre du roi de vous avertir, de sa part, qu’il y aura bal à Versailles, mercredi 24 février 1745, à 5 heures du soir.
«Sa Majesté compte que vous voudrez bien vous [p. 200] y trouver. Les dames qui dansent seront coiffées en grandes boucles[306].»
[304] [305] Journal du duc de Luynes, t. VI, pp. 325-381.
[306] Journal de Luynes, t. VI, p. 302, 18 février.
D’autres missions de non moindre importance étaient confiées à cet arbitre des élégances officielles; et il semblait qu’il fût tout désigné pour les mener à bonne fin, quand elles visaient cette famille royale d’Espagne, dont il avait si activement facilité le rapprochement avec la maison de France. N’était-il pas allé, en 1742, recevoir l’Infant Don Philippe à l’entrée du Languedoc, pour le conduire jusqu’à Tarascon-sur-Ariège? En revenant à Choisy, «faire sa révérence» au roi, il avait dit à Louis XV «beaucoup de bien» du prince espagnol, «fort aimable et même d’une figure assez agréable, quoiqu’il ne fût pas parfaitement bien fait, ayant une épaule plus grosse que l’autre...[307]».
[307] Ibid., t. IV, p. 121.
Il dut remplir un office d’ordre tout différent auprès de l’Infante Marie-Thérèse-Raphaele, qui arrivait en France pour épouser le Dauphin. Ainsi que la reine Marie Lesczinska, qui n’avait jamais mis de rouge avant son mariage, la princesse espagnole ignorait l’usage de ce fard dont les dames françaises avaient fini par abuser. L’Infante n’entendait même pas en user; elle s’y résignerait cependant sur l’ordre de Leurs Majestés. On en délibéra dans le Cabinet du roi. Et Richelieu, en sa qualité de premier gentilhomme de la Chambre, vint, de la part de Leurs Majestés, apporter solennellement à la jeune femme, «la permission de mettre du rouge», ce qu’elle s’empressa de faire[308]. Et le Dauphin avait horreur de ce maquillage!
[308] Quicherat: Histoire du Costume en France, 1875, p. 557.
[p. 201] A cette époque, et malgré sa très grande faveur, Richelieu n’avait pas toujours des joies sans mélange. Il avait sollicité l’Abbaye au Bois pour sa sœur, abbesse déjà du Trésor. Boyer, l’ancien évêque de Mirepoix, qui tenait la feuille des bénéfices, avait enquêté sur la postulante, très chaudement appuyée par la duchesse de Brancas. Mlle de Richelieu, sans se répandre autant que son frère, avait l’humeur tant soit peu fringante. Boyer, fort sévère sur le chapitre des mœurs, et plutôt d’humeur revêche, transmit au roi le résultat de ses informations; et quand Louis XV eut signé la nomination que lui proposait l’évêque:
—«M. de Richelieu ne sera pas content,» fit le prélat.
—«Il pouvait s’y attendre, répliqua le roi; car, avant que vous n’entriez, il m’avait recommandé sa sœur; je lui ai dit qu’il était trop vif et qu’il n’aurait pas l’abbaye[309].»
[309] Journal de Luynes, t. VI, p. 430 (note), 22 avril 1745.—Les Lettres de Marville au comte de Maurepas (édit. de Boislisle, 3 v., 1896-1905), t. II, p. 74 racontent—à la rubrique Nouvelles des Cafés—cet épisode, en le précédant de cette observation: «Les Actions de M. le duc de Richelieu ont considérablement baissé.»
Comment ce courtisan, à l’échine si souple, avait-il pu «être trop vif»? Peut-être Louis XV, souverain calme et tranquille jusqu’à la mollesse, avait-il été énervé par l’activité, bourdonnante et brouillonne, de ce «touche-à-tout», activité qui, cette année encore, allait se disperser sur les terrains les plus divers.
La guerre venait de se réveiller en Flandre. Et le roi, accompagné du Dauphin, rejoignait l’armée, [p. 202] le 6 avril. L’adroite et jolie Mme d’Etioles, déjà remarquée par le prince, en 1743, à la chasse, et, en février 1745, au bal masqué de l’Hôtel-de-Ville, avait su remplacer, six semaines plus tard, Mme de Châteauroux dans le cœur de l’oublieux monarque, et, comme elle, montré à son royal amant la gloire qui l’attendait sur les champs de bataille.
Maurice de Saxe, devant qui s’était effacé le Maréchal de Noailles, commandait en chef l’armée à laquelle s’opposaient les troupes anglo-hanovriennes[310], soutenues par 8.000 Autrichiens. Et Richelieu était encore à Paris! Un singulier contre-temps l’y retenait, ainsi qu’il résulte de la lettre suivante, que nous avons trouvée dans les Archives de la Bastille[311], lettre adressée au lieutenant de police:
«Paris, le 23 avril 1745.
«Mon équipage est parti hier matin, Monsieur. Un chef d’office que j’avais qui le suivait, est revenu à toutes jambes sur le cheval qu’il montait. Il l’a renvoyé à mon hôtel presque crevé et est allé courir dans Paris, sans qu’aucun de mes gens ait pu le joindre encore. Vous voyez, Monsieur, dans quel embarras cela me doit jeter à la veille de partir moi-même pour joindre l’armée; et vous savez la règle des domestiques qui doivent y servir. Aussi, Monsieur, je vous demande avec instance la juste [p. 203] punition d’une insolence aussi intolérable et de vouloir bien faire mettre à Bicêtre le dit officier qui s’appelle Champenois, et dont la femme et l’établissement sont chez un limonadier à la porte de Paris, rue Pierre-au-lait. La crainte de ne vous pas trouver m’a fait prendre le parti de vous écrire en vous renouvelant l’assurance, etc...
Le duc de Richelieu.
[310] L’armée ennemie comprenait également un contingent hollandais, les Provinces-Unies s’étant prononcées, après bien des tergiversations, en faveur de l’Autriche.
[311] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille, 11565, p. 138, dossier Champenois.
Suivait immédiatement une lettre, autographe celle-ci, du plaignant[312]:
«Je suis très sensible, Monsieur, à votre attention et à la bonté avec laquelle vous voulez bien m’en donner preuve. Le sieur Champenois est ici; il a appris hier apparemment par le secrétaire qui écrivit hier ma lettre, les prières que je vous faisais. Il est venu, ce matin, pour me faire demander grâce, mais je ne l’ai pas voulu écouter, comme vous croyez bien; car cet exemple serait trop dangereux et vous prie, au contraire, de me continuer votre bonté à cet égard. Cet homme doit être recommandé (illisible) sur les registres de la police pour un (illisible). Il a même tué un homme, m’a-t-on dit. Il a suivi en Espagne le duc d’Antin et est d’ailleurs assez bon officier, mais extravagant. Si je sais quelque particularité de ses démarches, j’aurai l’honneur de vous en informer...»
[312] Même dossier Champenois.
Une apostille du lieutenant de police, à la date du 14 mai, annonçait que Champenois était arrêté et que le comte d’Argenson venait d’en être «instruit».
[p. 204] La rancune de Richelieu, s’étayant d’un règlement de police qui interdisait aux domestiques de «déserter» leurs maîtres, sans préavis, était singulièrement tenace; car Champenois n’obtint sa mise en liberté que le 8 août, sur le consentement de Richelieu[313].
[313] Dossier Champenois. Lettre datée de Gand, le 3 août 1745.
Aussi bien les événements se précipitaient à la frontière.
Après l’investissement de Tournai, le Maréchal de Saxe, quoique dans une position désavantageuse, acceptait la bataille, le 11 mai, devant Fontenoy. Cette action militaire, qui fit tant d’honneur aux armes françaises, a été si souvent et si remarquablement décrite, que nous n’avons garde d’en reprendre le récit sur de nouveaux frais. Nous n’en voulons retenir que la part de victoire attribuée au duc de Richelieu, diminuée à dessein par ses détracteurs[314], exagérée peut-être par ses panégyristes.
[314] Linguet entr’autres, dans ses Annales politiques, en 1788.
La courtoisie inopportune d’Anterroche, à l’adresse des Anglais, nous avait déjà coûté nombre de soldats; notre cavalerie pliait, et la formidable colonne, compacte et serrée, des Anglo-Hanovriens, forte de 14.000 combattants, s’avançait, portant le désordre et la mort dans les rangs des Français. Le Maréchal de Saxe considérait la bataille comme perdue et suppliait Louis XV de se résigner à la retraite. Mais le roi et son fils y répugnaient. Ce fut alors qu’au milieu d’un Conseil tenu à cheval, survint Richelieu, mis ainsi en scène par Voltaire:
[p. 205] «Il se précipite, hors d’haleine, l’épée à la main et couvert de poussière.
—«Quelle nouvelle apportez-vous, dit le Maréchal de Noailles; et quel est votre avis?
—«Ma nouvelle, dit le duc de Richelieu, est que la bataille est gagnée, si on le veut; et mon avis est qu’on fasse avancer dans l’instant quatre canons contre le front de la colonne. Pendant que cette artillerie l’ébranlera, la maison du roi et les autres troupes l’entoureront. Il faut tomber sur elle comme des fourrageurs.»
«Le roi se rendit le premier à cette idée[315].»
[315] Voltaire: Précis du siècle de Louis XV, c. XV.
Aussitôt les canons de tonner. La colonne s’arrête, un instant indécise. Elle hésite, elle se trouble. Et soudain, la cavalerie française, prenant sa revanche de Dettingen, s’élance, comme une trombe de fer et de feu sur la masse ennemie, la pénètre, la coupe, la hache en tronçons[316] et dans dix minutes à peine[317] l’anéantit.
[316] «Souvent, la victoire, a dit Napoléon, dépend d’un seul bataillon.»
[317] «Ce fut l’affaire de dix minutes de gagner la bataille avec cette botte secrète...» (Lettre du marquis d’Argenson à Voltaire.)—Mémoires authentiques du Maréchal de Richelieu (inédits).—Dans sa Journée de Fontenoy (1897), si pittoresquement illustrée par les Lalauze, le duc de Broglie, notant l’invention de la «botte secrète que Richelieu n’a pas manqué de s’attribuer à lui seul», ne paraît que médiocrement édifié sur le bien-fondé de cette revendication.
—«Je n’oublierai jamais le service important que vous m’avez rendu, avait dit Louis XV à Richelieu après la victoire.»
Le marquis d’Argenson, l’auteur des Mémoires, qui était alors ministre des affaires étrangères et qui «n’avait point quitté le roi pendant la bataille», [p. 206] comme le note Voltaire dans son poème de Fontenoy, le marquis d’Argenson écrivit à l’auteur:
«Votre ami, M. de Richelieu, est un vrai Bayard. C’est lui qui a donné le conseil, et qui l’a exécuté, de marcher à l’infanterie comme des chasseurs ou des fourrageurs, pêle-mêle, mains baissées, le bras raccourci, maîtres, valets, officiers, cavaliers, infanterie, tous ensemble...» Le Dauphin lui-même, qui pourtant n’aimait pas Richelieu, en fit le plus grand éloge dans ses lettres à la Dauphine. Donc, autant il serait injuste de contester le rôle magistral joué par Maurice de Saxe, presque mourant, à Fontenoy, autant on aurait mauvaise grâce à nier l’heureuse initiative de Richelieu, en présence de l’ennemi chassant devant lui les bataillons français disloqués. Par malheur, Voltaire, en maladroit ami, enfla tellement le panégyrique de son «héros», au détriment du Maréchal de Saxe, que l’opinion publique protesta; et, la jalousie s’en mêlant, on refusa bientôt à Richelieu le bénéfice de sa géniale inspiration. Certains prétendirent que la manœuvre du canon lui avait été indiquée par Lally[318]; Linguet en fait honneur à Saisseval.
[318] Biographie Michaud (article Durozoir).
Le rapport officiel du comte de Saxe avait amoindri le rôle de Richelieu, en passant sous silence la manœuvre du canon. Or, le duc, justement offensé, fit insérer la rectification suivante aux Archives historiques du dépôt de la guerre, où l’a retrouvée M. Bittard des Portes:
«On sait avec certitude qu’au moment où l’affaire était si désespérée, que l’on sollicitait le Roi de se retirer et de passer l’Escaut, M. de Richelieu, voyant avec plus de sang-froid et ne jugeant pas que l’affaire fût sans ressources, courut aux pieds du roi et conjura Sa Majesté non seulement de ne pas abandonner le champ de bataille, mais aussi de lui promettre de faire, de concert avec quelques officiers généraux, aussi illustres par leur naissance que recommandables par leur zèle et par leur valeur, un dernier effort. Le Roi ne céda qu’après des instances réitérées de sa part et avec feu. Ce fut alors que la maison du roi, la gendarmerie et les carabiniers conduits par lui, ainsi qu’il est rapporté dans les relations, firent une charge si vigoureuse que les ennemis furent enfoncés et entièrement renversés, et, par leur fuite, la journée devint aussi glorieuse qu’elle eût été funeste aux armes du roi, si M. de Richelieu n’eût rétabli par sa manœuvre, son audace et son exemple, une bataille qu’on regardait comme perdue.»
[p. 207] Le roi cependant ne s’y trompait pas. Jamais il n’avait été aussi familier, ni aussi affectueux avec son aide de camp. «La chambre de celui-ci, mentionne le Journal de Luynes, est près de celle du roi. Dès que le roi est levé, il y entre, M. de Richelieu étant encore dans son lit et à peine éveillé; il y demeure trois quarts d’heure ou une heure... Ordinairement, dès que le roi est hors de table, il entre encore chez M. de Richelieu pour voir la compagnie qui y dîne. Il s’asseoit quelquefois auprès de la table et fait la conversation. M. d’Argenson (de la guerre) parle sur M. de Richelieu dans des termes, et M. de Richelieu, de son côté, sur M. d’Argenson, à pouvoir faire juger qu’il y a entre eux une grande liaison[319].»
[319] Journal de Luynes, t. VI, p. 485, juin 1745.—Il faut rapprocher de ce récit l’anecdote que les Souvenirs de deux anciens militaires, par Fortia de Piles (pp. 65 et suiv.), mettent dans la bouche de Richelieu, alors que le succès inespéré de Fontenoy avait redoublé l’amitié du roi pour le duc. La charge de colonel des gardes était vacante. Mme de Pompadour la demandait pour le Maréchal de Biron, Louis XV voulait la donner à son favori: «J’étais sûr, disait celui-ci, de déplaire au roi, si je refusais et de me brouiller avec sa maîtresse, si j’acceptais... Je mis toute mon adresse à ce que le roi ne me l’offrît pas... Il était assis sur mon lit, dans ma tente... il me regardait d’un air embarrassé, remuait les lèvres, les mordait. Je ne le mis pas sur la voie et Biron eut le régiment.»
Est-ce malice? Est-ce naïveté de la part de Luynes? Toujours est-il, comme il le note d’ailleurs, que Richelieu «tenait un grand état». [p. 208] Récemment encore, il avait traité, avec un faste inouï, le Parlement de Paris, qui était venu féliciter le roi de ses victoires.
Son service auprès de Louis XV ne l’absorbait pas tellement qu’il en négligeât ses fonctions de premier gentilhomme de la Chambre à Versailles. Il les prenait au contraire tellement à cœur qu’il faillit, à propos d’un manquement à l’étiquette, provoquer un conflit entre le roi et la reine.
La reine Marie Lesczinska, après la prise de Tournai, avait donné l’ordre à l’abbé Blanchard de chanter immédiatement un Te Deum[320], sans préjudice de celui que le surintendant de la musique devait faire exécuter plus tard, «en grande cérémonie», dans la chapelle du château.
[320] Destouches reconnut qu’il lui eût été impossible de faire exécuter «sur-le-champ» son Te Deum (Journal de Luynes).
Richelieu, «extrêmement piqué», en écrivit à l’abbé, au surintendant Destouches et même à la duchesse de Luynes, dame de la reine, qui s’empressa de montrer la lettre à Marie Lesczinska. Le poulet vaut d’être cité pour son impertinence:
«Au camp sous Tournay, le 23 mai 1745,
«Je n’ai pu me dispenser, Madame, de rendre compte au roi que, nonobstant ses décisions en faveur des maîtres de musique de la Chambre, l’abbé Blanchard avait su trouver des protections auprès de la reine qui lui avaient fait exécuter le Te Deum, chanté pour la bataille de Fontenoy, ce que Sa Majesté a fort désapprouvé; et je ne vous dissimulerai point, Madame, que, sans les bontés dont je sais [p. 209] que vous honorez l’abbé Blanchard, j’aurais proposé au roi de le punir de sa témérité, d’avoir osé réveiller un procès perdu et jugé il y a longtemps. Ainsi, Madame, si pareille dispute se réveillait pour le Te Deum de la prise de Tournay, je vous supplierais, Madame, de vouloir bien rendre compte à la reine des ordres du roi.
«Je vous prie d’être persuadée du respect, etc.
Le duc de Richelieu.»
La reine, qui, de longue date, ne pouvait souffrir Richelieu, voulait que Mme de Luynes lui répliquât vertement; mais la duchesse, par prudence, adoucit les termes de sa réponse qui n’en était pas moins très ferme et très digne:
Versailles, 25 mai 1745,
«J’ai rendu compte à la reine, Monsieur, des ordres du roi. Elle m’a dit simplement qu’elle les avait prévenus, en demandant un Te Deum jeudi par les musiciens de la Chambre pour la victoire que le roi a remportée. Pour moi, Monsieur, je ne donne ni protection, ni prédilection à ces Messieurs et vous pourrez punir ou récompenser à votre choix. Je n’ai vu que du zèle de part et d’autre, et je doute que cela puisse déplaire au roi, si vous voulez bien leur rendre justice[321].»
[321] Journal de Luynes, t. VI, pp. 460-461.
Un mois après, c’était encore un échange de lettres entre le duc de Richelieu et Mme de Luynes, à propos de dames «qui avaient fait demander à la reine [p. 210] d’avoir l’honneur de manger avec elle». Le roi, consulté par son premier gentilhomme, lui avait répondu «qu’au milieu des sièges et des batailles il n’avait pas le temps de songer à de pareilles affaires». Mais ces dames revenant à la charge, une troisième lettre de Richelieu leur apprit que «le roi trouvait bon qu’elles mangeassent avec la reine et montassent dans les carrosses[322]».
[322] Journal de Luynes, t. VI, p. 492.
Les carrosses de la reine! Quel souci devaient-ils donner, trois mois plus tard, à ce défenseur-né du protocole! Certain jour, Mme du Châtelet osa monter, contrairement aux lois de l’étiquette, dans le deuxième carrosse après celui de la reine. Les dames de la Cour la foudroyèrent de leurs regards, et aucune d’elles ne voulut prendre place à côté de Mme du Châtelet. Il fallut que Richelieu fît agréer à Marie Lesczinska les excuses de l’amie de Voltaire et... la sienne[323].
[323] Ibid., t. VII, p. 79.
Un moment—et il importe de lire entre les lignes le Journal de Luynes—le crédit de l’ami du roi parut fléchir. L’antipathie, plutôt timide, mais réelle, de la reine; l’aversion, nettement marquée, du Dauphin et peut-être aussi la méfiance (sur laquelle nous reviendrons bientôt) de Mme d’Etioles, qui pressentait dans le courtisan un adversaire acharné, durent donner à penser au roi; car ce fut à cet instant critique qu’il parut désirer que Richelieu devînt colonel de ses gardes et se démît, au profit du duc de Luxembourg, de sa charge de premier gentilhomme. Mais Richelieu refusa de se prêter à la [p. 211] combinaison. «Évidemment, disait-il, c’est une porte ouverte très honorable, si le roi veut m’éloigner de lui; seulement je regarderais ce changement comme une disgrâce[324].
[324] Journal de Luynes, t. VI, pp. 489-490.—Voir page 207 cette anecdote dans les Souvenirs de deux anciens militaires.
Il n’en fut plus question.
D’ailleurs, Richelieu aimait trop la Cour, ses plaisirs et ses cabales; il était trop jaloux de l’influence et de la prépondérance qu’il s’était acquises dans le monde des théâtres et des arts, dont nous le savons déjà si entiché, pour renoncer à ses fonctions de premier gentilhomme de la Chambre, qui lui assuraient des avantages si conformes à ses goûts de faste, à son besoin de domination, et même à son esprit de taquinerie et de persiflage.
Comme plus tard un grand capitaine, il ne dédaignait pas de s’occuper de la Comédie au milieu de la vie des camps; et le bruit même se répandit que Richelieu s’était rapproché de Maurepas sur ce terrain, qui ne déplaisait pas non plus au ministre[325] bel-esprit.
[325] Journal de Luynes, t. VI, p. 490.
En 1744, Berger, directeur de l’Opéra, qui avait également le privilège «d’établir l’Opéra-Comique dans toutes les foires de Paris», en avait confié l’exploitation à l’acteur-auteur Favart, déjà célèbre. L’habile gestion de l’artiste avait ouvert à ces spectacles—surtout aux foires Saint-Germain et Saint-Laurent—une ère de prospérité si florissante, que les Comédiens français et italiens, moins heureux, s’en étaient émus et avaient réclamé la [p. 212] suppression d’une concurrence désastreuse pour leur industrie.
Maurepas avait chargé son subordonné Marville, le lieutenant de police, d’étudier la question, et, après enquête, avait conclu à la fermeture des spectacles forains. Les gens de Cour pouvaient avoir entre eux des inimitiés féroces; mais, par tradition, ils observaient, les uns vis-à-vis des autres, les lois d’une correction poussée jusqu’à la courtoisie. En conséquence, Maurepas écrivait, le 6 juin 1745, à Richelieu, qu’il serait «protecteur» des Comédiens, en qualité de premier gentilhomme[326]:
«J’ai rapporté hier, Monsieur, l’affaire des Comédiens. Les titres de l’Opéra paraissent balancer avec avantage ceux de la Comédie; mais on crut devoir s’arrêter particulièrement au fond de la question et avoir égard au tort que les Comédiens prétendent que leur fait l’Opéra-Comique, et c’est ce qui a engagé à décider que les représentations de ce spectacle seraient sursises pendant 3 ans, afin d’examiner si, en effet, les recettes des Comédiens seront plus considérables. Il me semble qu’il dépendra beaucoup des soins qu’ils se donneront, pendant ce temps-là, de fixer en leur faveur, une décision qui leur est déjà si avantageuse, et je ne crois pas que vous veuilliez faire plus longtemps mystère au sieur Berger de la gratification que vous lui avez obtenue; il doit avoir besoin de consolation. J’ai l’honneur, etc.»
[326] Lettres de Marville, t. II, p. 90.
Par réciprocité, Richelieu entendit qu’on fît passer par le ministre «tous les ordres pour la Comédie et pour l’Opéra».
[p. 213] Il était moins heureux, sur le théâtre de la guerre, avec Maurice de Saxe, s’il faut en croire les nouvellistes de café[327], dont Marville enregistrait fidèlement les échos pour l’édification de Maurepas. Le Maréchal avait permis à une «petite troupe» d’acteurs nomades de donner à Gand des spectacles d’opéra-comique, alors que Richelieu avait autorisé une «grande troupe» à jouer, dans la même ville, de «grandes pièces». Or le conflit qui avait mis aux prises à Paris les directeurs des théâtres forains et les Comédiens, se produisit, à Gand, entre la «petite» et la «grande» troupe. Celle-ci se plaignit à Richelieu du tort que lui faisait celle-là: aussi le protecteur, accordant à ses protégés un privilège exclusif, ordonna-t-il à l’Opéra-comique de cesser toutes représentations. Les forains se retournant alors vers le Maréchal pour lui présenter leurs doléances, l’illustre guerrier envoya demander à Richelieu, avec la rudesse qui le caractérisait, de quel droit il défendait un spectacle que lui, Maurice de Saxe, avait autorisé.
—«Du droit qui appartient au premier gentilhomme de la Chambre du roi, répondit Richelieu.
—«A la Cour peut-être, fit le Maréchal, mais pas à l’Armée. Moi seul, qui la commande, ai qualité pour y donner toutes permissions.»
Puis il ordonna aux forains de rouvrir leurs loges et défendit aux Comédiens d’«afficher».
Le duc était barré; mais, concluaient les nouvellistes, «il a pris l’affaire à cœur et n’oubliera rien pour se venger en suscitant quelques brigues contre le Maréchal».
[327] Lettres de Marville, t. II, p. 143, 20 août 1745.
[p. 214] Quelques jours auparavant, contrairement à l’adage De minimis non curat prætor, il avait témoigné de son intérêt même pour les bagatelles de la porte, en remerciant le lieutenant de police, dans la lettre où il signait l’exeat de Champenois, de son exacte surveillance «sur la conduite de l’exempt de la Comédie italienne et sur celle des danseurs de corde!!![328]»
[328] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille, 11565.
Grâce à ses fournisseurs, Marville communique fréquemment à Maurepas nombre d’anecdotes démontrant encore avec quelle ardeur Richelieu s’occupe, en fin d’année, des choses de théâtre et «prépare», suivant le mot de Luynes, «les spectacles d’hiver».
Il «maîtrise beaucoup à l’Opéra»; et certains artistes, entr’autres le danseur Malter, ayant traité le directeur de fripon, Richelieu les gronde pour «l’avoir dit trop haut».
Il est en concurrence avec d’Argenson, à propos de la «surintendance des ballets». Le roi, «pour les mettre d’accord», la donne au nouveau contrôleur général.
Mesure que ne regrette pas autrement l’informateur du lieutenant de police; car le fougueux dilettante qu’est Richelieu, tant qu’il a eu la direction de ce service, n’a pas peu contribué au désordre qui règne à l’Opéra; mais Maurepas a fermé les yeux, pour ne pas rompre la trêve tacite consentie par son adversaire[329].
[329] Lettres de Marville, t. II, pp. 174, 199, 207.
Ce que pensait Richelieu de Mme de Pompadour et ce que lui demandait Voltaire. — L’expédition de Dunkerque; nouveaux déboires et nouvelles chansons. — Richelieu ne répond pas aux avances de Mme de Pompadour. — Il est nommé ambassadeur matrimonial auprès du roi de Pologne. — Cette mission inquiète la Cour de Saxe. — Désappointement de Frédéric II. — Le Maréchal de Saxe est le véritable négociateur. — Succès personnel de Richelieu. — Ses attentions délicates pour la future Dauphine. — Le mariage. — La négociation secrète avec Vienne n’aboutit pas. — Une «rêverie» de Maurice de Saxe.
L’irruption, romanesque, de Mme Le Normant d’Etioles dans la vie du roi, n’avait pas autrement surpris, ni inquiété le duc de Richelieu. Dans sa pensée, le caprice de Louis XV pour cette petite bourgeoise ne devait tirer à conséquence, bien que la femme fût délicieuse sous les futaies ensoleillées de la forêt de Sénart, ou sous le scintillement des lustres de l’Hôtel-de-Ville: il restait entendu que Sa Majesté ne pouvait avoir, comme maîtresse reconnue, qu’une grande dame. Aussi, quelques jours avant son départ pour l’armée, l’indulgent Richelieu avait-il très volontiers soupé chez le roi, avec Mme d’Etioles, en compagnie des ducs d’Ayen et de Boufflers, de la marquise de Bellefonds et de la duchesse de Lauraguais[330].
[330] Campardon: Mme de Pompadour et la Cour de Louis XV (1867), p. 13.
Mais, après Fontenoy, la fantaisie royale était [p. 216] devenue de la passion et menaçait de tourner au véritable amour, grâce à l’habileté de la jeune femme, qui n’avait pas eu besoin, comme Mme de Châteauroux, de l’intervention du favori pour passer au rang de favorite.
Cependant, le 9 septembre 1745, Richelieu, de retour de Gand, avait cru politique de lui témoigner des égards, lorsque, au souper donné à l’Hôtel-de-Ville, pour la réception du roi, souper où elle n’avait pu assister, puisqu’elle n’était pas encore «présentée», elle avait dû être servie, avec d’autres convives, dans un des salons de l’étage supérieur. Le duc n’avait pas été un des moins assidus à «monter» la complimenter et lui rendre compte de la fête[331].
[331] Campardon: Mme de Pompadour et la Cour de Louis XV (1867), p. 64.—Journal de Luynes, t. VII, p. 55.
Quelques jours après, elle était «nommée» marquise de Pompadour et «présentée» sous ce titre. Aussitôt Voltaire, l’adorateur de tous les astres naissants, avait paru ébloui par l’éclat de celui-ci. N’avait-il pas déjà écrit à son «héros»—un nom qu’il répète à satiété—pour lui demander sa protection active et continue auprès de Mme de Pompadour, en raison de la bienveillance dont elle avait honoré le poète de Cour? Or, Richelieu, en malicieux critique, lui avait simplement dit d’une pièce de Voltaire: «Je ne suis pas trop content de son acte.» «J’aimerais bien mieux, ajoutait l’auteur de Fontenoy, qu’elle sût par vous combien ses bontés me pénètrent de reconnaissance et à quel point je vous fais son éloge.» Trois mois après (septembre 1745), il commence une [p. 217] antienne dont il fatiguera désormais les oreilles du premier gentilhomme de la Chambre: il le priera d’inscrire son répertoire sur le programme des spectacles de la Cour à Fontainebleau: «Je ne veux paraître, disait-il, que sous vos auspices.»
Avec une exagération plus marquée encore, il félicitait, en octobre, Richelieu désigné pour le commandement en chef du corps d’armée, qui devait s’embarquer à Dunkerque et descendre sur la côte d’Écosse, où il trouverait le Prétendant dont il appuierait, de son épée, les revendications:
«Je vous verrai faisant un roi et rendant le vôtre l’arbitre de l’Europe. Ma destinée sera d’être, si je le peux, l’Homère de cet Achille qui a quitté Briséïs pour aller renverser un trône.»
En effet, sans perdre de vue la prodigieuse fortune de la Marquise, Richelieu avait de plus instantes préoccupations, c’est-à-dire son expédition contre l’Angleterre, qu’il entreprenait, à l’entendre, dans le but le plus désintéressé; il disait hautement qu’il ne voulait pas être Maréchal de France[332]. Mais l’opinion publique n’était pas la dupe du bon apôtre; et les gazettes étrangères représentaient à l’envi le généralissime comme un barbet, à qui l’on fait passer l’eau pour rapporter un bâton[333]. Les préparatifs accusaient cependant un effort de réelle importance. Maurepas en parlait sérieusement dans sa correspondance avec l’archevêque de Bourges; il fixait à douze mille le nombre des soldats qui devaient accompagner Richelieu[334].
[332] Journal de Luynes, t. VII, p. 127.
[333] Journal de Barbier, t. IV, p. 114.
[334] Lettres de Marville, t. II, p. 211.
[p. 218] Celui-ci partit, le 23 décembre, pour Dunkerque. Il passa par Gand où il eut une conférence avec le Maréchal de Saxe: la brouille n’avait pas duré, d’autant que Maurice était charmant... à ses heures. Mais quand Richelieu fut arrivé à destination, les mêmes difficultés qui, deux années auparavant, l’avaient immobilisé à Boulogne[335], vinrent de nouveau paralyser à Dunkerque sa bouillante ardeur. Il dut constater qu’il n’avait pas la moitié de son effectif, ni les munitions, ni les vivres nécessaires à son corps d’armée. Si Maurepas avait donné des ordres précis, le comte d’Argenson n’avait pas suivi son exemple[336].
Richelieu se répandit en plaintes amères et dépêcha un courrier à Versailles, pour protester contre une telle insouciance et pour réclamer l’ordre de «mettre au plus tôt à la voile[337]».
[337] Journal de Luynes, t. VII, 6 janvier 1746, p. 194.
En attendant, les épigrammes pleuvaient, à la Cour et à la Ville, sur cet Achille obligé de rester sous sa tente. Un sixain, des plus acerbes, avait trouvé cette solution... inélégante, bien que légendaire, d’un problème qui fut toujours vainement posé:
[338] Journal de Barbier, t. IV, p. 115.
L’incurie des services administratifs persistait [p. 219] encore en février 1746. Las d’une telle inaction, dépité, découragé, Richelieu revint à ses errements de Boulogne: il se dit malade et demanda son rappel.
L’avortement de l’expédition qui n’était pourtant pas imputable au chef de l’armée, provoqua contre lui une recrudescence d’épigrammes et de chansons satiriques, dont voici une des moins mauvaises:
Vers sur l’air des Pèlerins.
13 février 1746.
(On prononçait glouère, à moins qu’on n’écrivît... Voltoire.)
[p. 220] Qui sait si une traversée heureuse, empêchant la désastreuse défaite du Prince Édouard à Culloden, n’eût pas précipité cette révolution que vaticinait Voltaire, en mal d’une nouvelle Iliade.
Richelieu était revenu à la Cour de fort méchante humeur[339]; et Mme de Pompadour ne tarda pas à s’en apercevoir. «Il tint sur elle des propos légers», regardant l’amour du roi «comme une galanterie de passage»; et «ce qu’il y a de plus admirable», c’est que cette opinion... «fut longtemps celle de la Cour[340]».
[339] D’après des Nouvelles de café (Lettres de Marville, t. II, 27 février), Richelieu dit confidentiellement à un ami «qu’il avait été joué et que les ministres avaient d’autres vues», en l’envoyant à Dunkerque. Cette perfidie, destinée à le perdre, n’est pas invraisemblable, étant donné le jeu d’intrigues, qui caractérisait ce triste régime.
[340] Duclos: Mémoires, 1864, t. II, p. 283.
Cette «beauté blonde et blanche, sans traits (d’Argenson entendait peut-être par là des traits trop réguliers) mais douée de grâce et de talents[341]», eût voulu retenir, par l’emprise de sa séduction, l’être fuyant qu’était Richelieu, le désarmer par son charme, mettre en communauté, pour ainsi dire, leurs intérêts politiques. Mais l’impertinence de bon ton, la taquinerie galante, le dédain courtois qu’apportait le grand seigneur dans ses rapports avec la maîtresse du roi, avaient creusé un abîme entre ces deux puissances. Elles s’observèrent d’abord avant d’ouvrir les hostilités.
[341] Mémoires du marquis d’Argenson, t. IV, p. 179.
Au reste, l’homme de Cour était tiraillé entre tant de menues besognes, qu’il lui fallait ajourner à une date, plutôt lointaine, la campagne d’éviction qu’il [p. 221] ménageait à la favorite. C’étaient toujours les questions d’étiquette qui venaient solliciter le plus instamment son attention, entre l’ordonnance des fêtes royales et le service militaire en Flandre, à Rocoux, par exemple, au cours de cette journée glorieuse pour les armes françaises, où Richelieu se distingua encore par son impétueuse valeur.
Il venait d’apprendre que Louis XV se proposait d’accorder des privilèges aux fils des princes légitimés, et il réclamait des compensations pour les ducs et pairs.
—«Parlez-en à Maurepas», lui répondit le roi, qui avait parfois le mot pour rire.
Richelieu se rendit cependant chez son ennemi avec le duc de Gesvres. Le ministre désira des précisions. Richelieu dépêcha aussitôt un courrier au château de la Ferté, chez Saint-Simon, ce misanthrope d’abord difficile, mais fort au courant des usages protocolaires. Gesvres alla trouver Mme de Pompadour; mais il était trop tard, Louis XV promit une solution pour l’année 1747[342].
[342] Journal du duc de Luynes, t. VII, p. 273.—Soulavie (t. VIII, p. 49) parle, en termes presque identiques, de l’incident; il ajoute: «Richelieu et Maurepas disputèrent longuement sur les prérogatives et sur le cérémonial (la Cène et l’adoration de la Croix), en présence du duc de Gesvres.»
Entre temps, Richelieu «se donnait de grands mouvements», comme on disait alors, en faveur de ses amis. Il faisait nommer au diocèse de Paris l’archevêque de Vienne; et, à six semaines de là, il enlevait l’élection de Voltaire à l’Académie, en remplacement du Président Bouhier, après avoir vivement engagé le roi à notifier ses intentions aux Quarante. [p. 222] C’était sa manière à lui de pratiquer le système des compensations.
Vers la fin de 1746, il était envoyé à Dresde, comme ambassadeur extraordinaire auprès de l’électeur de Saxe, roi de Pologne. C’était aussi une... compensation à sa déception de Dunkerque, compensation qu’il devait, disent les Mémoires Authentiques, à Mme de Pompadour.
La première Dauphine était morte en juillet 1746; et Louis XV demandait pour son fils la main de la princesse Marie-Josèphe de Saxe. Officieusement, Auguste III l’avait accordée; mais son premier ministre, le comte de Brühl, avait écrit de Varsovie, le 7 novembre[343], à M. de Loss, ambassadeur du roi à Versailles, afin qu’il empêchât, le plus honnêtement du monde, le départ de Richelieu pour Dresde.
[343] Comte Vitzthum d’Eckstaedt: Maurice comte de Saxe et Marie Josèphe de Saxe, dauphine de France, d’après les Archives de Dresde (1867), pp. 82 et suiv.—Duc de Broglie: Maurice de Saxe et le Marquis d’Argenson, 2 vol., 1893.
La réception de ce grand seigneur, réputé pour son train fastueux, n’était pas sans inquiéter Sa Majesté polonaise qui était plutôt économe. Puis, pourquoi ne pas laisser cette mission au seul marquis des Issarts, l’ambassadeur ordinaire de France, persona grata, «qui en serait si flatté»? D’ailleurs, concluait M. de Brühl, à quoi bon «mêler de la politique dans le contrat de mariage? Par tendresse pour la Dauphine sa fille, Sa Majesté fera, sans cela, tout ce qu’elle pourra pour complaire au roi de France.»
Les 20 et 25 novembre, Loss rassurait son collègue. Si le départ de Richelieu était inévitable—«sa [p. 223] nomination avait fait trop d’éclat»—le marquis des Issarts était plénipotentiaire au même titre que l’envoyé de France. Et Brühl «peut être persuadé qu’on n’exigera rien du roi qui puisse être contraire à ses intérêts. Le duc de Richelieu sera peut-être chargé de faire quelque démarche tendant à moyenner une meilleure intelligence entre notre Cour et Berlin; mais je crois qu’il se contentera... que nous fassions des politesses au roi de Prusse, en faisant sentir à ce prince qu’il en est redevable aux bons offices de la France.»
Nous verrons que le baron de Loss se trompait de Souverain. Sans doute l’ambassadeur d’Auguste III à Versailles et Maurice de Saxe, le frère naturel du roi de Pologne, qui était, en réalité, le négociateur du mariage de sa nièce, s’étaient efforcés de faire obstacle à la mission de Richelieu. Mais ils s’y étaient pris trop tard. Louis XV avait arrêté son choix. D’ailleurs l’ambassadeur extraordinaire ne se rendrait pas à Berlin[344]. Brühl félicite Loss d’avoir su dissuader Richelieu de cette visite, malgré que Voltaire et Mme du Châtelet eussent incité l’ancien intermédiaire de Rottembourg à solliciter une mission auprès de Frédéric, en vue «d’une entente plus particulière avec la France».
[344] Auguste III ne pouvait oublier que la défaite des Autrichiens et des Saxons à Kesseldorff, le 15 décembre 1745, avait ouvert les portes de Dresde au roi de Prusse et que la neutralité, consentie, dix jours après, par le vainqueur, lui avait coûté une rançon d’un million d’écus.
De son côté, le comte de Saxe écrit à Brühl, le 10 décembre, que Richelieu est en route de la veille, et que sa dernière visite fut pour lui; il lui fait part [p. 224] de l’entrevue. Le duc lui dit que s’il s’est chargé de la mission, c’est dans l’espoir «qu’elle serait agréable»; autrement il aimerait mieux être enlevé par les hussards, avant d’arriver à Dresde (ce qui serait fort possible, remarque, en aparté, le Maréchal). Toutefois, celui-ci affirme à son interlocuteur qu’on «n’a rien personnellement contre lui, mais on craint les prétentions de l’ambassade», depuis de fâcheuses expériences qui ont rendu la Cour de Sa Majesté polonaise «très farouche».—«Hélas! réplique Richelieu, je ne prétends rien; je désire plaire au roi, à M. le comte de Brühl, à toute la Cour et voilà tout... Je ne resterai que le temps qu’il faudra pour amener cette princesse tant désirée, avec la dignité et les respects que je dois à Leurs Majestés et au roi mon maître.» Maurice promet donc à M. de Brühl que l’ambassadeur extraordinaire «ne le tourmentera pas sur le cérémonial» et n’ira pas voir le roi Frédéric, malgré le désir de ce prince, «pour ne pas sentir le Prussien (déjà!) en vous arrivant». Et le Maréchal termine sur ce précieux renseignement: «Les d’Argenson branlent au manche, comme l’on dit. Celui des affaires étrangères est si bête (on le distinguait couramment de son frère par ce qualificatif) que le roi en est honteux. Celui de la Guerre veut faire le généralissime et n’y entend rien...» Maurice avait également rassuré son frère: «Richelieu ne serait pas pointilleux sur le cérémonial» et son séjour à Dresde serait «très court».
Le roi de Prusse avait été avisé de l’ordre qu’avait reçu Richelieu de ne point passer par Berlin; et il s’en expliquait avec Voltaire sur ce ton dégagé qui dissimulait si bien chez lui son dépit et ses rancunes:
«... Il (Richelieu) a la réputation de réunir mieux qu’homme de France les talents de l’esprit et de l’érudition aux charmes et à l’illusion de la politique. C’est le modèle le plus avantageux à la nation française que son maître ait pu choisir à cette ambassade: un homme de tout pays, citoyen de tous les lieux et qui aura dans tous les siècles les mêmes suffrages que lui accorde la France et l’Europe toute entière. Je suis accoutumé à me passer de bien des agréments dans la vie: j’en supporterai plus facilement la privation de la bonne compagnie dont les gazettes nous avaient annoncé la venue[345].» (18 décembre 1746.)
[345] Duc de Broglie: Maurice de Saxe et le marquis d’Argenson, t. II, p. 46.
Comme fiche de consolation, et puisque la montagne ne venait pas à lui, Frédéric y fit aller le marquis d’Argens, un de ses commensaux, pour féliciter Auguste du mariage de sa fille. L’envoyé était bien choisi: c’était un ami de Voltaire, qui, sous prétexte de présenter ses hommages à l’ambassadeur de Louis XV, devait très vraisemblablement le surveiller, en compagnie du conseiller Klingreef, ministre de Prusse à Dresde: «Je crains fort les algarades françaises», écrivait Frédéric à d’Argens, en lui recommandant, ainsi qu’il en avait l’habitude avec ses agents officiels ou secrets, de lui adresser des rapports bien circonstanciés[346].
[346] Duc de Broglie: Maurice de Saxe et le Marquis d’Argenson (t. II, pp. 47 et suiv.)—Le livre de Flammermont (Correspondance des agents diplomatiques étrangers, 1896) dit assez comment Frédéric, donnant ainsi l’exemple à ses successeurs, exigeait de ses ministres les plus minutieux renseignements, à l’aide de tous documents, même de rapports de police ou de gazettes manuscrites.
[p. 226] Arrivé, le 25 décembre, à Dresde, Richelieu entretint Brühl de sa mission secrète, car il en avait une[347], mais qui ne concernait nullement la Prusse. Désireux de finir la guerre, Louis XV s’en rapportait à la sagesse et à l’esprit d’équité du roi Auguste, pour amener un rapprochement entre les Cabinets de Versailles et de Vienne. D’accord, répondit Brühl, mais Sa Majesté polonaise veut «connaître le dernier mot de Sa Majesté Très Chrétienne» (le roi de France); alors elle ferait sien ce plan d’accommodement, aucun des adversaires ne «voulant parler le premier».
[347] Elle n’était pas cependant secrète pour tout le monde; et Richelieu, que nous savons peu discret, avait dû s’en ouvrir à Voltaire, puisque le poète lui adressait cette épître, au moment du départ pour Dresde:
Richelieu, enchanté, abonde en ce sens. Il écrit à Versailles le 27 et rend compte en même temps à Loss de ses impressions personnelles, impressions qu’il a communiquées au roi et qui, «sûrement lui feront grand plaisir». Il ne tarit pas en éloges sur la grâce et sur la figure aimable de la Dauphine. Puis, «il a été reçu avec une magnificence et une distinction si grandes qu’il ne peut assez dire combien le roi doit être sensible à ces distinctions [p. 227] singulières que Sa Majesté polonaise veut bien faire à son ambassadeur».
Avec le Maréchal de Saxe il est plus explicite encore; et, là, nous retrouvons notre Richelieu des grands jours, vif, gai, spirituel, amusant, un tantinet badin, qui doit regretter la patrie absente, car il parle de théâtre, mais il sait que Maurice a des raisons personnelles pour ne pas détester ce genre de conversation; et il croque en trois coups de crayon, le modèle, qui sans le savoir, vient de poser devant lui. Il a vu Madame la Dauphine, «telle que M. le comte de Friesen l’avait dépeinte et non pas telle que le portrait que le roi en avait reçu en pouvait faire juger». Cette copie devait être abominable. Mais Richelieu rétablit la vérité: «Le roi et la reine de Pologne ont exigé que je n’en dise pas trop; mais j’ai beaucoup de peine à leur obéir et je crois devoir vous dire que je l’ai trouvée réellement charmante. Ce n’est point du tout cependant une beauté, mais c’est toutes les grâces imaginables, un gros nez, de grosses lèvres fraîches, les yeux du monde les plus vifs et les plus spirituels; et enfin je vous assure que, s’il y avait de pareilles à l’Opéra, il y aurait presse à y mettre l’enchère. Je ne vous dis rien de trop, mais je n’en dis pas autant aux autres...»
En réalité, après avoir fait le nécessaire pour que les négociations consenties par les deux souverains, puis menées par Sa Majesté polonaise, ne fussent point retardées, dans leur marche pacificatrice, par le mauvais vouloir de la Cour de Vienne, Richelieu laissa dormir la haute politique pendant son séjour à Dresde, pour ne plus remplir que son mandat [p. 228] ostensible d’ambassadeur matrimonial. Grâce à sa belle humeur, à sa courtoisie, à son aménité, il devint l’idole de tous, il sut conquérir le roi, la reine et les seigneurs de la Cour. Il ne dédaignait pas de descendre aux plus minces détails et jusqu’aux plus minutieuses enquêtes pour connaître les habitudes et les goûts de la future Dauphine.
Il demandait à l’aya (la gouvernante) quels étaient les livres et les divertissements préférés de la princesse; et sa sollicitude s’étendait jusqu’au dénombrement et à la nature des maladies de l’enfant et de la jeune fille.
Par l’intermédiaire de Mme de Lauraguais, maîtresse dévouée, amie fidèle et intelligente, il avait fait venir, à la Cour de Saxe, un tailleur parisien, pour prendre les mesures de la fiancée. Cet homme était rentré en France, ravi de la figure, de la grâce et de la... taille de son auguste cliente. Il rapportait avec lui une boucle des cheveux de la princesse qui fit l’admiration de Versailles.
Richelieu n’exerçait pas une moindre séduction sur le populaire.
Le jour de son entrée solennelle, qui devait être reproduite plus tard par une estampe, ce fut une fête somptueuse rappelant le cérémonial de celle de Vienne en 1726. Des valets jetaient à pleines poignées des pièces d’argent à la foule. Sur les places publiques, les fontaines qu’il avait fait édifier, versaient à flots le vin blanc et le vin rouge.
Cependant, de mauvaises nouvelles arrivaient de Versailles. Le marquis d’Argenson improuvait la médiation que le roi avait proposée à l’électeur de Saxe par l’intermédiaire de Richelieu; à vrai dire, [p. 229] c’était le commencement de cette fameuse diplomatie secrète que devait diriger Louis XV par dessus la tête de ses ministres. Or, le 24 janvier 1747, Maurice de Saxe écrivait à Brühl que «le pétard avait sauté»; mais lui, le Maréchal, avait certainement mis le feu à la mèche; ce pétard, c’était la lettre de démission envoyée par Louis XV à son ministre des affaires étrangères. Comme l’a fort bien démontré le duc de Broglie dans son livre sur Maurice de Saxe et le Marquis d’Argenson, celui-ci, pour être un... prévoyant de l’avenir, souvent averti, mais parfois chimérique et toujours morose, n’en était pas moins un déplorable ministre des affaires étrangères: «Le jour même, écrit M. de Broglie, où Frédéric II, mécontent de d’Argenson, disait qu’il ne voulait pas être le Don Quichotte de la France, d’Argenson faisait cette déclaration au ministre de Frédéric, Le Chambrier: «L’alliance de la Prusse et de la France est un système dont les bases doivent être inaltérables (t. II, p. 47).» Les bévues de ce philosophe, improvisé ministre, ne laissaient pas que d’être nombreuses: «A tort ou à raison, remarque M. de Broglie, par ses qualités et par ses défauts, il en était arrivé à déplaire à tout le monde et à n’être défendu par personne (t. II, p. 73, note).»
Quand il tomba, le 10 janvier 1747, Le Chambrier dit: «Je savais que son renvoi était décidé.»
Les négociations pour la paix n’en continuèrent pas moins à Dresde, pendant les fêtes du mariage, célébré le 10 janvier, par procuration et béni par le nonce. Le «Maréchal Général» (c’était le nouveau titre de Maurice) travaillait à l’instrument diplomatique avec Loss et Richelieu. Le cabinet de [p. 230] Vienne répondait vaguement et récriminait toujours. En février, une réplique, sous forme de dépêche secrète, adressée à Brühl et rédigée par Richelieu, formulait les conditions de la France. Les pourparlers n’avançaient pas: l’Autriche opposait toujours des mesures dilatoires. On lui fit entendre que la France était prête pour la guerre; et le Maréchal de Saxe se remit en campagne. Néanmoins Puysieulx, qui avait remplacé le marquis d’Argenson aux affaires étrangères, reprit secrètement les négociations: on en retrouve les traces dans les archives de Vienne et de Dresde[348].
[348] Comte Vitzthum d’Eckstaedt: Maurice comte de Saxe, 1867, p. 173.
Maurice de Saxe, qui avait conseillé cette entente diplomatique, ne voulait pas cependant de la paix à tout prix: il comprenait fort bien que Louis XV, fidèle à ses engagements avec l’Espagne, dût assurer le sort de son gendre et de sa fille, Madame Infante. Et, tenant compte de toutes nécessités diplomatiques ou familiales, le «Maréchal-Général», dont tant de Rêveries amusèrent les loisirs, édifiait un rêve qui devait être, soixante-dix ans plus tard, une réalité: la constitution d’un royaume des Pays-Bas, indépendant de l’Autriche, avec la Hollande et la Belgique. Qui sait, comme le fait très justement observer le Comte Vitzthum d’Eckstaedt, si «cette solution, alors adoptée», n’eût pas «changé la face de l’histoire de l’Europe? La guerre de Sept ans n’eût pas probablement éclaté... C’était la clef de voûte du système politique de Kaunitz, qui aurait voulu débarrasser l’Autriche des Pays-Bas, pour l’arrondir en Italie et en Allemagne[349].»
[349] Vitzthum d’Eckstaedt: Maurice comte de Saxe, p. 169.
Richelieu va prendre à Gênes la succession du Maréchal de Boufflers. — Pronostics du Marquis D’Argenson. — Succès de Richelieu: il est nommé Maréchal de France; honneurs exceptionnels que lui décerne la République de Gênes. — Son retour triomphal à Versailles. — Sa campagne contre la Marquise. — Comment il traite le duc de la Vallière, favori de la favorite. — Formation du triumvirat. — Les inquiétudes de Mme de Pompadour: un mot de Louis XV.
Cette interminable guerre, dite de la Succession d’Autriche, reprit au printemps de 1747[350].
[350] Dans l’intervalle, après la mort de l’empereur d’Allemagne, Charles VII, cet électeur de Bavière, allié de la France, que ses défaites avaient mis à la discrétion de l’Autriche, le Grand-Duc François, époux de Marie-Thérèse, avait été élu, le 15 septembre 1746, empereur d’Allemagne.
Toujours «employé» à l’armée de Flandre, comme aide de camp du roi, Richelieu combattait, le 2 juillet, à Lawfeld et poursuivait la campagne, quand, sur les conseils de Noailles et du Comte d’Argenson, un ordre de Louis XV lui enjoignit de se rendre, sans délai, en Italie.
Gênes, qui se recommandait de la protection de la France, avait été bloquée par les Piémontais et les Autrichiens. Mais le Maréchal de Boufflers, qui occupait la ville avec 7 à 8.000 hommes, manœuvra si bien qu’il la délivra le 6 juillet. Malheureusement, au milieu de son triomphe, il mourait de la petite vérole. Et c’était Richelieu que le roi désignait, le 1er août, pour le remplacer.
[p. 232] Bientôt le nouveau généralissime passait par Paris, où le marquis d’Argenson, rendu à ses chères études, le rencontrait, «volant avec joie et fierté», à son poste d’honneur, et profitait de la circonstance pour adoucir de retouches, cette fois un peu moins sombres, le portrait âpre et dur qu’il avait tracé du «vieux papillon». Après en avoir montré «le rire agréable, l’éloquence et la vigueur, la richesse et la prodigalité, l’extrême franchise et cependant «les coups en finesse» qui rappelaient la manière de son grand’oncle le Cardinal» (!!!), d’Argenson concluait: «Le total fait un homme fort distingué dans le siècle où nous sommes, où l’élévation est rare. Ses talents, sa physionomie, sa hardiesse à parler, le brillant de ses desseins ont ébloui ses contemporains; et je conviens avec plaisir qu’il mérite de la réputation et une grande distinction[351].»
[351] D’Argenson: Mémoires, t. V, pp. 87-88.
Cette fois, la fortune devait sourire, sans réserves, à Richelieu[352]. Il fut aussi heureux dans ses opérations militaires que son prédécesseur. Ses biographes, pour n’en pas perdre l’habitude, ont encore, dans le récit de ses exploits, entrelacé de myrte ses couronnes de laurier. Ce qui est moins discutable, c’est qu’à la suite de plusieurs combats, il délogea l’ennemi de toutes ses positions et resta maître de la situation et du pays jusqu’à la ratification du traité d’Aix-la-Chapelle, qui mettait fin à la guerre en 1748. Aussi était-il nommé Maréchal de France, le 11 octobre; et cette dignité suprême, qu’il avait si longtemps [p. 233] recherchée, se rehaussa encore d’honneurs exceptionnels, que lui décerna, le 17 du même mois, la République de Gênes. Elle le déclarait, lui et ses descendants, nobles Gênois avec leurs titres inscrits sur le Livre d’Or. Une statue de Richelieu, due au ciseau de Scafini[353], fut érigée dans le grand salon du Palais du Gouvernement: des Anglais, qui la virent en 1756, affirmèrent à Voltaire qu’elle était «belle et ressemblante[354]». Nati[355] déclare qu’elle fut exécutée sur le portrait en marbre commandé par Richelieu à Schoffer, portrait dont il s’était montré satisfait. On reprochait à cette statue ses défauts de proportion et la petitesse de la tête. Elle périt dans l’incendie qui consuma la salle du Grand Conseil quelques années avant la Révolution de 1789[356]. La statue de Richelieu au Louvre serait, d’après M. de Montaiglon, une réduction de l’œuvre de Scafini et «devrait passer de l’école française dans l’école italienne[357]».
[352] Il n’eut que des succès dans cette campagne, que les Mémoires authentiques qualifient de «guerre défensive».
[353] Lalande: Voyage d’Italie, 1786, t. IX, p. 322.—L’hôtel d’Egmont, à Paris, en possédait une copie.
[354] Voltaire: Lettre de Richelieu, 28 mars 1756.—Voltaire avait adressé à Richelieu une épître sur cette statue. La Correspondance de Grimm (édit. M. Tourneux, t. I) publie la réponse en vers de Richelieu, qui n’est évidemment pas du Maréchal, dans une lettre de Raynal.
[355] Nati: Vie d’artistes génois.
[356] Alizer: Guide artistique, 1846, p. 94.
[357] Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux, t. I, p. 24.
Le nouveau Maréchal de France quitta Gênes le 10 novembre.
Il revenait, fort de l’autorité que lui donnait son heureuse campagne, et comptait bien, d’accord avec d’Argenson, le ministre de la Guerre, Machault, le [p. 234] contrôleur général et même Maurepas, offrir au roi une maîtresse digne de lui[358]. Il s’étonnait, de bonne foi, de n’être pas encore du Conseil. Le 2 janvier 1749, il était affectueusement reçu par Louis XV, qui, le soir, à l’issue du souper, s’enfermait avec lui jusqu’à deux heures après minuit. Et le marquis d’Argenson—la Bête!—de tirer d’étonnants pronostics d’une telle faveur: «Ce sera, avec la Cour, le fameux duc d’Épernon et avec le roi le cardinal de Richelieu: certes le cardinal de Richelieu n’avait pas le courage de cœur qu’a son neveu; aussi n’était-il qu’un prêtre[359]!»
[358] «Richelieu, vainqueur à Gênes, écrit le Marquis d’Argenson, était considéré comme le Messie qui devait donner de bons coups de collier pour la gloire et la sûreté du royaume, et chasser la maîtresse roturière et tyrannique du royaume, pour en donner une autre.»
[359] D’Argenson: Mémoires, t. V, p. 87.
Le Maréchal avait encore dans son jeu un atout d’importance. Premier gentilhomme de la Chambre, en exercice, avec l’année qui commençait, il ne perdait pas un seul instant le contact de la Cour. Il surveillait les intrigues de ses adversaires, pouvait en ourdir de nouvelles et avait la haute main sur les spectacles et les fêtes dont on s’était efforcé, pendant son absence, de lui subtiliser la direction.
En effet, il avait appris, à Gênes, que M. de Cury (ou Curys) se proposait d’acheter de Bonneval la charge d’Intendant des Menus, sur le désir de Mme de Pompadour, conseillée par son grand ami, le duc de la Vallière. Déjà celui-ci, entrant dans les vues de la favorite, soucieuse de distraire un monarque toujours ennuyé, avait ordonné et dirigé la construction du Théâtre des Cabinets sur le grand [p. 235] escalier des Ambassadeurs à Versailles; mais Richelieu, perpétuellement féru de ses prérogatives, avait adressé au roi «une lettre très respectueuse, et très forte[360]», à propos de cet empiètement sur les fonctions des premiers gentilshommes de la Chambre. En ce qui concernait Cury, il écrivit, le plus courtoisement du monde, à la Marquise, que son protégé étant depuis longtemps de ses amis, à lui Richelieu, il serait ravi de faire plaisir à Mme de Pompadour; mais il se garda bien de lui engager sa parole. D’un autre côté, il écrivait à son collègue, le duc de Gesvres, pour désapprouver la candidature de Cury; et ce malheureux de Gesvres, ne sachant que répondre aux sollicitations de la Marquise, prétendait n’avoir reçu aucune lettre de Richelieu. Celui-ci, de retour à Paris, avisant Cury chez Mme de Pompadour, «l’avait, durant trois heures, embrassé», complimenté, accablé d’amitiés, mais sans prendre de décision ferme[361].
D’ailleurs, pendant son séjour à Gênes, il avait conservé, vis-à-vis de la Marquise, son attitude, aimable et gracieuse; et la favorite, croyant peu ou prou à la sincérité de ces démonstrations, avait payé de la même monnaie son correspondant; encore la sienne paraissait-elle de meilleur aloi:
... «Vous connaîtrez avec le temps, disait-elle, ma façon de penser pour vous et peut-être serez-vous persuadé que je mérite des amis. Je ne demande l’amitié des gens que j’aime, que quand ils me connaîtront bien; vous voyez mon équité. Vous voulez, [p. 236] dit-on, aller à Rome: cela retardera votre retour que je verrai arriver avec plaisir...[362]»
[362] De Nolhac: Louis XV et Mme de Pompadour (1904), p. 195.
Elle ne devait pourtant y gagner que beaucoup de désagréments.
Déjà, de Gênes, Richelieu avait signifié, par lettre, à M. de Bury, surintendant de la musique en survivance de Blamont, qu’il défendait aux musiciens de la Chambre «d’aller nulle part, sans ses ordres[363]». Et, depuis son retour à Versailles, il avouait à Luynes «n’avoir aucune idée arrêtée sur des divertissements qu’il regardait comme personnels à Mme de Pompadour», cette dame ignorant sans doute les droits afférents à la charge de premier gentilhomme[364].
Mais avant de «crosser» définitivement «la petite Pompadour et de la traiter comme une fille de l’Opéra, ayant grande expérience de cette sorte d’espèce de femme et de toute femme[365]», Richelieu se donna le malin plaisir d’en brimer férocement le favori.
D’abord, il «rendit une ordonnance portant défense à tous ouvriers, musiciens, danseurs, d’obéir à d’autres qu’à lui pour le fait des Menus Plaisirs[366]». En même temps il félicitait «Rebel, maître de musique de la Chambre, qui battait la mesure», d’avoir résisté au duc de la Vallière, quand celui-ci s’efforçait à lui démontrer l’inutilité de prendre les ordres de Richelieu, du moment qu’il s’agissait du service du roi[367].
Enfin, il attaqua de front l’homme-lige de la Marquise.
[p. 237] Il lui demanda, un jour, «s’il avait une charge de cinquième gentilhomme de la Chambre, ce qu’il avait donné pour cela, etc...
... «Ceci était bon au duc de Gesvres qui avait reçu 35.000 livres pour se départir des droits de sa charge, mais, que, pour lui, Richelieu, il n’en avait pas reçu un écu et n’en recevrait pas un million, pour en laisser aller un pouce de terrain...
«M. de la Vallière ne savait plus que dire et soufflait. M. de Richelieu lui a dit: «Vous êtes une bête» et lui a fait les cornes... ce qui n’est pas trop honnête», mais ce qui ne laissait pas d’être exact; et d’Argenson l’établissait, d’après la formule moliéresque.
Toutefois, une question, autrement sérieuse que la plantation—incorrecte, voire illégale—de «l’Opéra sur le grand escalier», excitait Richelieu contre cette maîtresse du roi, qu’il se jurait bien de «tourmenter et d’excéder, toute dominante qu’elle fût à la Cour[368]».
Un nouvel ami de la Marquise, M. de Saint-Séverin, «italien... né sujet de la reine de Hongrie», venait d’être «introduit» furtivement dans ce «Conseil», où «l’on avait prédit plusieurs fois à Richelieu qu’il serait premier ministre, comme son grand oncle[369]».
[368] [369] Mémoires d’Argenson, t. V, pp. 350 et suiv.—Richelieu reconnaît, dans ses Mémoires authentiques «qu’il fut assez sot pour se laisser entraîner dans la Querelle des Cabinets», à cause des charges et prétentions des «commensaux de Mme de Pompadour, qui indisposaient cette dame contre lui»; comme s’il n’avait pas été le premier à leur déclarer la guerre!
Aussi le triomphateur de Gênes résolut-il de justifier ce pronostic en se débarrassant de tous les [p. 238] obstacles qu’une main adroite accumulait sur sa route. Il poursuivit l’exécution du plan qu’il avait médité en revenant d’Italie.
«Il commença par s’attacher tous les ministres à département, qui sont ceux de la Guerre, de la Marine et des Finances, même M. le Chancelier. Ils le regardent tous comme leur vengeur, de même que les quatre premiers gentilshommes de la Chambre l’ont regardé comme leur bretteur, pour chasser M. de la Vallière de leurs fonctions où il s’était immiscé. On espère donc qu’il délivrera les ministres du joug de MM. Pâris (les banquiers de la Cour), de la favorite, de MM. de Puysieulx et de Saint-Séverin; chacun s’accole à lui[370]...»
[370] Mémoires du Marquis d’Argenson, t. V, pp. 354 et suiv.
D’Argenson ajoute que, pour fortifier encore son action, Richelieu avait formé un triumvirat avec le Maréchal de Belle-Isle et le cardinal de Tencin.
Mais, quoique toujours en faveur auprès du roi, Richelieu avait à faire à forte partie.
Mme de Pompadour, ne pouvant plus douter d’une hostilité qu’étaient impuissants à dissimuler les dehors d’une politesse exquise, cherchait et recueillait partout des armes contre un ennemi qui, suivant le mot très juste de d’Argenson, ne cherchait qu’à la tourmenter et à l’excéder jusque chez elle.
En effet, un jour que le roi devait aller passer quarante-huit heures au petit château de la Celle, propriété de sa maîtresse, celle-ci l’avait supplié de ne pas se faire accompagner du Maréchal, malgré que sa charge lui en donnât le droit.—«Y pensez-vous, Madame?» avait répliqué Louis XV; «et que vous [p. 239] connaissez mal M. de Richelieu! Si vous le chassez par la porte, il rentrera par la cheminée[371].»
[371] Mémoires du Marquis d’Argenson, t. V, pp. 354 et suiv.
Cette allusion piquante au scandale tout récent où le Maréchal se trouvait impliqué, ne fut pas perdue pour la Marquise. L’aventure rappelait une antique prouesse de l’adolescent et jetait comme un soupçon de ridicule sur le quinquagénaire. Évidemment c’était une bagatelle, mais nous verrons comme Mme de Pompadour sut l’exploiter, en attendant mieux.
L’aventure de Richelieu et de Mme de la Pouplinière. — Le fermier général et sa femme rue Richelieu et à Passy. — Le Maréchal est un familier de la maison; il y rencontre J.-J. Rousseau qu’il traite de compositeur génial. — La «calote» de Roy. — Lettres anonymes. — La Pouplinière fait surveiller sa femme et la brutalise indignement. — Correspondance amoureuse. — Comment La Pouplinière découvre, avec Vaucanson, la plaque tournante d’une cheminée servant de communication aux deux amants. — Chassée par son mari, Mme de la Pouplinière meurt d’un cancer. — Le jouet du jour. — Une malice de Mme de Pompadour.
La liaison de Richelieu avec Mme de La Pouplinière durait depuis plusieurs années, que le mari, donnant ainsi raison à un dicton célèbre, était encore à s’en apercevoir.
Soit dans son hôtel de la rue de Richelieu[372] qui faisait face à la Bibliothèque du roi, soit dans la belle maison de Passy que lui avaient louée les héritiers du financier Samuel Bernard, le fermier général Le Riche de La Pouplinière, amateur éclairé des lettres et des arts, Mécène fastueux et magnifique, s’estimait très honoré des témoignages d’amitié que lui prodiguait un des plus grands seigneurs de la Cour[373]. Sa maîtresse, qu’il avait épousée, et qui était [p. 241] fille de la comédienne Mimi Dancourt, n’était pas moins fière de se voir adulée et courtisée par un homme, encore la coqueluche des marquises et des duchesses, un Richelieu qu’avaient su conquérir ses yeux noirs, si brillants, où le pinceau de La Tour a saisi et fixé comme un nuage de langueur. C’était une brune, à la fois impétueuse et romanesque, qui se plaisait à courir par les halliers, les cheveux au vent, habillée en Diane chasseresse.
[372] Actuellement le no 59 de la rue (Cucuel: La Pouplinière, 1913).
[373] D’après Montbarey (Mémoires, t. I, p. 107) c’était l’ardent désir qu’avait La Pouplinière de faire représenter ses œuvres, qui l’avait incité à solliciter l’intimité de Richelieu, «plus dangereux par sa réputation que par ses qualités personnelles».
Les fréquentes apparitions du premier gentilhomme de la Chambre chez le fermier général, avant le départ pour l’armée ou après le retour du Languedoc, pouvaient s’expliquer par le soin minutieux qu’apportait le courtisan, soucieux de remplir les devoirs de sa charge, à se tenir au courant des hommes et des choses de théâtre, auxquels La Pouplinière, tout le premier, prenait un si vif intérêt.
C’est ainsi que Richelieu avait assisté aux concerts et aux représentations de Passy, qu’il en avait connu les fournisseurs et les interprètes. Le musicien Rameau était l’oracle de la maison: il «y faisait la pluie et le beau temps». Mais Richelieu supportait difficilement les sautes d’humeur de ce compositeur fantasque, qui lui avait déjà donné tant de tablature avec la Princesse de Navarre. Il témoignait, au contraire, d’une sympathie très marquée pour Jean-Jacques Rousseau, dont il avait voulu entendre, à Passy, les Muses rivales, un «opéra» qui l’avait enthousiasmé[374]. Aussi, malgré que le [p. 242] Génevois déplût fort à la capricieuse Mme de La Pouplinière, Richelieu, confiant dans le «génie» de son nouveau protégé, lui avait-il proposé de remanier le livret et la partition de la Princesse de Navarre, devenue les Fêtes de Ramire, à défaut des deux auteurs occupés au Temple de la Gloire. Rousseau avait demandé son consentement à Voltaire[375] qui le lui avait accordé dans les termes les plus flatteurs: il s’était dispensé de la même démarche auprès de Rameau, hostile et jaloux. Il toucha fort peu au poème, mais écrivit, entr’autres morceaux de musique, une ouverture et un récitatif «bien accentué, plein d’énergie et surtout excellemment modulé»[376]. Lorsqu’il fit entendre la nouvelle partition chez le fermier général, la dame du logis, toujours prévenue contre le compositeur qui, d’ailleurs, manquait absolument de technique, se plaignit avec aigreur de cette «musique d’enterrement». A quoi Rousseau répliqua en montrant le premier vers du poème:
O mort, viens terminer les malheurs de ma vie!
[374] Jean-Jacques Rousseau: Confessions (édition Didot, 1844), partie II, livre 7, pp. 313 et suiv.; Desnoiresterres: Vie de Voltaire, t. III, p. 41: «M. Rousseau, avait dit Richelieu à Jean-Jacques, voilà de l’harmonie qui transporte; je n’ai jamais rien entendu de plus beau, je veux faire donner cet ouvrage à Versailles.» Il est vrai que, le lendemain, Richelieu avait oublié ses promesses de la veille; c’était du moins Mme de la Pouplinière qui l’avait déclaré à Jean-Jacques, alors que celui-ci prétend absolument le contraire: «M. le duc arriva peu après et me tint un tout autre langage».
[375] Cette lettre (en original ou en copie) se trouve, datée du 11 décembre 1745, dans le t. VI (p. 54) des pièces manuscrites de ou sur Voltaire que possède la Bibliothèque de la Ville de Paris.
[376] MM. Tiersot (J.-J. Rousseau Musicien, pp. 83-95) et Cucuel (La Pouplinière, pp. 120 et suiv.) ont élucidé ces diverses questions que les Confessions ont traitées de façon inexacte et peu intelligible.
Et Richelieu, qui ne laissait jamais échapper une [p. 243] occasion de railler Voltaire, fit remarquer à Mme de la Pouplinière que l’inspiration du compositeur répondait à l’indication du manuscrit. Sur ces entrefaites, il partait pour Dunkerque. Aussi, lorsque Jean-Jacques, qui l’ignorait, se rendit à l’hôtel du grand seigneur, trouva-t-il visage de bois, «perdant ainsi honneur et honoraires», d’autant que Rameau venait de retoucher la partition, sans y laisser subsister le nom de Rousseau: seul, celui de Voltaire parut sur le livret, le jour de la représentation.
Mais, aux yeux des médisants et des envieux, le dilettantisme ne suffisait pas à justifier l’intimité, chaque jour plus étroite, entre Richelieu et ses hôtes. En admettant même que le duc, toujours enclin à se vanter de ses bonnes fortunes, fût resté absolument muet sur celle-ci, les deux amants avaient trop d’ennemis, déclarés ou secrets, pour que leur liaison ne devînt pas rapidement la fable de la Cour et de la Ville. Mme de La Pouplinière[377], persuadée que la passion de Richelieu la pousserait dans le monde, commettait de graves imprudences, surtout celle d’indisposer ses entours par sa hauteur et ses frasques. Richelieu n’était pas plus sage. Cassant, autoritaire, entêté, il était aussi désagréable avec certaines gens, qu’il était charmant avec d’autres. C’est ainsi qu’en 1746, à l’occasion du second mariage du Dauphin, il s’était systématiquement opposé à l’exécution de ballets composés à cette intention par le poète Roy[378]. Or, cet auteur, qui ne [p. 244] manquait pas de talent, était foncièrement vindicatif; et sa bile se déversait volontiers en calotes, sortes d’épîtres versifiées, satiriques et burlesques, qui, depuis nombre d’années, avaient le privilège d’amuser à souhait la malignité parisienne.
[377] Mme de la Pouplinière, dit M. Cucuel (La Pouplinière, p. 154) avait résisté plus d’un an aux obsessions galantes de Richelieu.
[378] Journal de Luynes, t. VII, p. 256.—Naturellement Richelieu lui avait préféré Voltaire.
Le poète, qui «donnait une calote» à sa victime, la lui offrait sous forme de brevet. A ce titre, Roy terminait ainsi le mauvais compliment qu’il adressait à La Pouplinière, car il avait trop peur du bâton pour s’attaquer directement à Richelieu:
[379] Mémoires pour servir à l’histoire de la Calote (1754), sixième partie, pp. 139 et suiv.—Mélanges de Boisjourdain, t. III, p. 121 (1746).
La Pouplinière se piquait, en effet, d’écrire, il avait des ambitions littéraires; et Richelieu était un académicien, très influent et très remuant, alors que Roy n’avait aucune chance de figurer jamais au nombre des Immortels.
Voltaire s’était indigné de cette «infâme calote»,—le «prix des fêtes» données par les La Pouplinière—dont les traits acérés ricochaient sur son «héros», retenu à Dresde par son ambassade:
«Ne faudrait-il pas pendre, lui écrivait-il, le 24 décembre 1746, les coquins qui infectent le public de ces poisons? Mais le poète Roy aura quelque pension, s’il ne meurt pas de la lèpre dont son âme est plus attaquée que son corps.»
[p. 245] Or, ce «coquin» de Roy, quand il parlait de ce duc, «autrefois les délices» du financier «et le favori de l’Amour», rappelait, à mots couverts, (toujours la peur du bâton!) le scandale qui venait d’éclater, six mois plus tôt, chez le fermier général, dans son hôtel de la rue de Richelieu.
Depuis longtemps, des lettres anonymes, prévenant charitablement le mari de son infortune conjugale, pleuvaient à la maison de Paris et à la villa de Passy. Mais La Pouplinière haussait les épaules: il avait une telle confiance dans sa femme et dans son ami! Cependant, les informations devenant chaque jour plus précises, il avait fini par prêter l’oreille à la dénonciation verbale d’un familier, peut-être d’une femme dont la jalousie avait éveillé la vigilance[380].
[380] Nous avons emprunté tous les détails de la scène violente qui va suivre à une lettre inédite que nous avons découverte dans un manuscrit de la Bibliothèque Nationale (fonds français 13703, p. 95). Cette lettre était adressée, le 6 mai 1746, à Mme de Souscarrière, au château de Breuilpont, par Bachaumont, qui l’appelle «sa chère gouvernante».
Il fallait que sa quiétude ordinaire fût singulièrement ébranlée, car, dans un premier mouvement de dépit, il commença par défendre à sa femme de recevoir et même de voir Richelieu. Puis il la fit surveiller en secret; et, le 22 avril 1746, il apprenait qu’elle était allée rendre visite au galant «en petite maison». Elle rentra pour le souper: elle avait du monde ce soir-là. Son mari se montra d’assez méchante humeur; mais il était coutumier du fait; et personne ne parut s’en apercevoir.
Mais quand le dernier convive fut parti, La Pouplinière s’élança sur sa femme; et, la jetant d’un soufflet à terre, il la trépigna si rudement sur le [p. 246] corps, et plus encore à la tête, qu’il fallut «la saigner trois fois le lendemain et deux autres fois vingt-quatre heures après[381]». Il fut même «question de la trépaner».
[381] M. Campardon établit, dans La Cheminée de Mme de la Pouplinière, d’après des documents d’Archives, qu’en avril 1746, la jeune femme avait mandé à son hôtel un Commissaire du Châtelet, pour lui faire constater sur elle des contusions et des blessures, suites des voies de fait qu’elle attribuait à la brutalité maritale; mais elle ne donnait pas le motif de tels sévices.
Chez La Pouplinière, la vanité de l’homme était plus atteinte encore que l’honneur du mari. Lui qui tirait argument de la tenue, plutôt «négligée» de la femme, pour conclure à la fidélité de l’épouse et qui brocardait volontiers les maris malheureux, artisans de leur propre infortune, parce qu’ils ne «savaient pas être les maîtres chez eux», il allait donc prendre place, à son tour, dans cette légendaire confrérie.
Avant de rouer de coups Mme de La Pouplinière, il avait giflé une «amie et confidente» de sa femme, qui l’avait ramenée de son expédition amoureuse et qui «n’avait pas demandé son reste», pour aller prévenir de ce fâcheux dénouement Richelieu; et celui-ci avait tout aussitôt dépêché au jaloux la duchesse de Boufflers, afin «de l’adoucir et de lui faire en même temps des remontrances!!» La démarche était quelque peu osée. Et La Pouplinière déclara à la grande dame, comme il l’avait déjà «dit et redit» à ses entours, que «dans quarante jours, lorsque sa femme serait guérie, il lui en ferait tout autant.»
Entre temps Richelieu avait dû partir pour l’armée. Il avait quitté Paris dans «un état» voisin du «désespoir». Ses amis disaient que sa passion pour [p. 247] «la pauvre battue» était la seule «sérieuse» qu’il avait jamais eue de sa vie; et Mme de La Pouplinière l’aimait de même, «malgré les rides qui couvrent le visage de Richelieu et le dessèchement de tout son corps qui lui fait paraître soixante-dix ans».
Néanmoins, cet intrépide amoureux n’entendit pas renoncer à sa brillante conquête, mais il jugea prudent de s’assurer un asile discret, inconnu de tous, qui abriterait ses amours, loin des regards curieux et des méchants propos. Se rappelant un bon tour de sa jeunesse, qui lui avait permis de voir Mlle de Valois, à l’insu même de la gouvernante de cette princesse, le duc fit louer, moyennant 2.400 livres, une maison contiguë à l’hôtel que La Pouplinière occupait rue Richelieu; et bientôt une communication s’établissait entre les deux immeubles, par la plaque d’une cheminée, qui s’ouvrait, comme une porte, d’une chambre de Mme de la Pouplinière sur l’appartement voisin. Collé indique dans son Journal[382] la disposition du mécanisme: du côté Richelieu, «la plaque était couverte par une glace posée sur la cheminée plus basse de quatre pieds que la cheminée»; côté La Pouplinière «cette glace s’ouvrait à secret».
[382] Collé: Journal (1868, 3 vol.), t. I, pp. 25 et suiv. novembre 1748.—C’était un certain Berger (le directeur de l’Opéra?), qui avait loué nominativement la maison.—Voir dans l’opuscule de Campardon, les détails sur le percement du mur, le procès avec les propriétaires, etc...
Les visites de l’amant étaient fatalement intermittentes: la nécessité de sa présence à Versailles ou à Choisy, ses obligations comme soldat, comme [p. 248] gouverneur de province, comme ambassadeur et, faut-il le dire, le souci d’autres intrigues amoureuses éloignaient cet homme si occupé, et cependant toujours infatigable, d’une maîtresse qui l’adorait. Mme de La Pouplinière, impatiente de tant d’obstacles, cherchait à tromper les ennuis de l’attente, ou les tristesses de l’absence, par de longues lettres à l’adresse du bien-aimé, lettres où la passion la plus vive et, apparemment la plus sincère, éclate en ces menus et jolis détails, en ces tendres et délicats aveux, en cet exquis déshabillé du style qu’on rencontre parfois chez les épistolières du XVIIIe siècle. La correspondance de Mme de La Pouplinière—un modèle du genre—est quelque peu éparpillée, mais elle est presque toujours intéressante, comme tranche (qu’on nous passe le réalisme de l’expression) de cœur féminin. Les lettres dont nous publions ici quelques passages, furent écrites pendant que Richelieu était retenu en Italie par le siège de Gênes:
... «Je crains que mes lettres volumineuses ne vous aient ennuyé; vous me dites qu’elles font votre bonheur, mais cela est si faible, si peu répété, détaillé; vous ne répondez qu’à des articles dont je ne me soucie guère, et que je vous ai plutôt mandés pour avoir une coupure à faire. C’est mon seul plaisir de vous écrire, de penser que vous me lirez, que je suis dans vos mains, que je vous occupe de moi forcément pendant une heure, sauf les distractions, mais aussi vous me lisez; cela seul me ferait copier des gazettes, si je ne pouvais vous écrire autre chose; et l’extrême confiance que j’ai en vous me fait vous écrire jusqu’à des bêtises... Ainsi, mon cœur, que [p. 249] mes nouvelles, mes projets, même mes craintes ne vous fassent aucune impression que comme des rêveries de mon imagination...
... «Je vous aime, mon cœur, à la folie: il n’y a rien que je n’entreprisse pour vous le prouver et en mériter autant de vous... Et je vous désire avec une violence, que, si je devais vous voir ce soir, cela me paraîtrait un siècle, fussiez-vous de l’autre côté de la bergère...
... «De tous les gens que j’ai vus depuis que vous êtes parti, aucun ne m’a fait autant de plaisir que Guimont... Il m’intéresse beaucoup: il va vous revoir, vous parler, vivre avec vous dans cette familiarité que je désirerais tant, être au chevet de votre lit, à votre toilette, à l’Opéra, à dîner, à la guerre, à des fêtes, seule avec vous[383].»
[383] Bulletin du Bibliophile, année 1882, pp. 419 et suiv.
On voit, dès les premières notes de cet hosanna d’amour, que Richelieu en usait avec Mme de la Pouplinière, ainsi qu’il en avait l’habitude avec ses autres maîtresses. Le commencement de ses lettres est comme une caresse, mais qui dure si peu! L’amant cède bientôt la place au courtisan, avide des nouvelles d’un pays vers lequel tendent toutes ses ambitions, ou tous ses regrets.
La fin de ces fragments signale l’entrée en scène d’un nouveau personnage qui ne mérite guère un tel honneur. Guimont était un cousin germain de Mme de Pompadour, à qui le crédit de la favorite avait valu d’être envoyé à Gênes, comme représentant de la France, et que son incapacité en fit rappeler. Il y fut en conflit avec Richelieu. Avait-il reçu pour mission [p. 250] secrète de le surveiller? Toujours est-il qu’après avoir accepté un rôle, comme chanteur, dans un «bel opéra», monté par Richelieu à Gênes, opéra qui devait coûter 50.000 livres, Guimont se retira sous sa tente, prenant parti pour une cabale féminine, dont le moindre grief contre le général en chef était d’entretenir un sérail de Gênoises[384].
[384] Mémoires d’Argenson, t. V, pp. 281 et suiv. (nov. 1748).
Pendant qu’il faisait ainsi «la guerre en dentelles», Richelieu ne se doutait guère de l’orage qui éclatait sur la tête de son amie.
La Pouplinière, toujours jaloux, toujours sur le qui-vive, épiant les moindres démarches de sa femme, avait conscience qu’il était trompé et ne pouvait prendre les coupables sur le fait. En vain la trahison d’une camériste de Mme de la Pouplinière, à qui Richelieu avait négligé de régler la pension viagère qu’il lui avait promise[385], avait révélé au mari les apparitions soudaines de l’amant chez sa maîtresse. Et le fermier général, exaspéré, se demandait comment le bourreau de son honneur parvenait à pénétrer dans son hôtel, sans que personne s’en aperçût. Enfin, un jour (le 28 novembre 1748), pendant que Mme de la Pouplinière assistait à une revue des uhlans du Maréchal de Saxe, passée dans la plaine des Sablons par leur commandant, le financier se décida à fouiller minutieusement l’appartement de sa femme, en compagnie de son avocat Balot et du fameux physicien Vaucanson[386]. Les deux maisons étant contiguës, il fallait, de toute nécessité, [p. 251] que Richelieu traversât, en quelque sorte, le mur mitoyen pour accéder à la chambre de sa maîtresse. Mais par quel passage?
[385] Journal de Barbier, IV, 327.
[386] Marmontel: Mémoires (édition M. Tourneux), t. I, p. 237.—Marmontel était un familier du fermier général.
Les investigateurs procédèrent par déduction (la méthode, comme on voit, n’est pas nouvelle), et leurs perquisitions les amenèrent devant la plaque de cheminée, qui, sous la canne de Vaucanson, sonna le creux. Le physicien, s’approchant pour mieux examiner, put constater que «la plaque était à charnière et que la jointure en était presque imperceptible».
—«Ah! le bel ouvrage! s’écria-t-il avec admiration[387].»
[387] Marmontel: Mémoires, t. I, p. 237.
Avisée aussitôt, Mme de la Pouplinière était retournée, en toute hâte, à l’hôtel, accompagnée des Maréchaux de Saxe et de Löwendahl[388]. Mais elle eut beau supplier, vainement ses deux amis intercédèrent pour elle, le financier resta inflexible; il refusa de recevoir sa femme; il s’engageait simplement à lui servir une pension de 8.000 livres. Alors Mme de la Pouplinière voulut donner l’explication de la plaque... tournante:
—«C’était pour me sauver de vos fureurs!
—«Allons donc! la glace s’ouvrait du côté de l’autre maison! Et puis vous ai-je jamais donné une chiquenaude?
—«Voyons! Monsieur, il faut en finir; embrassons-nous; aussi bien je suis exténuée de fatigue et de faim.
[p. 252] —«Pas du tout, je ne veux plus vivre, ni manger avec vous.
—«Où irai-je?
—«Eh! chez M. le Maréchal, si bon vous semble et s’il le veut[389].»
[388] La plainte de Mme de la Pouplinière (nov. et déc. 1748) ne signale, comme témoin des outrages qu’elle subit de son mari, que le Maréchal de Saxe.
[389] Collé: Journal, t. I, pp. 25-26.
On sait le dénouement de cette scène de ménage.
Les 28 novembre et 12 décembre, Mme de la Pouplinière déposait deux nouvelles plaintes contre son mari qui «la calomniait, l’expulsait de sa maison et la laissait dans un dénuement absolu[390]».
[390] Campardon: La Cheminée de Mme de la Pouplinière (Charavay), p. 120.
Elle avait pris un appartement rue Ventadour; et ce fut, sur la menace d’être dépossédé de son privilège de fermier général[391], que son mari se décida, en novembre 1749, à lui assurer sa pension de 8.000 livres. Elle avait déjà un viager de 4.000, et Richelieu lui avait servi une rente mensuelle de 1.200 livres[392], en attendant que La Pouplinière tînt ses engagements.
[391] Revue de Paris (15 mars 1912), article Cucuel.—Mémoires d’Argenson, t. VI, p. 73.—Collection Leber à Rouen.
[392] Mémoires d’Argenson, t. VI, p. 73.—Tant qu’elle vécut, elle fut soignée par le chirurgien de Richelieu, «lequel n’a cessé de la voir jusqu’à son dernier moment».
Elle mourut, en 1752, des suites d’un cancer au sein. Elle l’attribuait aux mauvais traitements de son mari. Déjà, en janvier 1748, dans une lettre à Richelieu, elle s’inquiétait de glandes devenant chaque jour plus volumineuses et plus douloureuses. On a prêté ce propos à son amant (et Casanova le répète) qu’elle avait imaginé une affection cancéreuse, pour apitoyer sur son sort le fermier général [p. 253] et le pousser à une réconciliation, dont il eut grand’peine à se défendre[393]. Supposition qui nous paraît toute gratuite; car comment admettre, si ce cancer n’avait pas existé réellement, que Richelieu eût continué, jusqu’à la mort de la malheureuse, la comédie de l’envoyer panser par son chirurgien?
Mme de Pompadour avait été, la première, à encourager des commérages et des médisances qui jetaient un fâcheux vernis sur le duc de Richelieu[394]. Quand ces bavardages devinrent un bel et bon scandale, confirmé par des constatations indéniables, elle applaudit à toutes les manifestations satiriques destinées à lui donner un plus rapide et plus large essor. On fit circuler cet Avis au public qui ne semble pas avoir été poursuivi bien sévèrement par la police:
[393] [394] Article Cucuel dans La Revue de Paris.—Bibliothèque de l’Arsenal. Archives de la Bastille 11774. (Gazette inédite de Bousquet de Colomiers, 21 septembre 1752): «Il n’a tenu à rien que M. le Maréchal de Richelieu n’ait réuni M. et Mme de la Pouplinière.»
Puis, le 31 décembre, les camelots parisiens proposaient, comme une actualité d’étrennes, le jouet du jour, «des petites cheminées en carton, avec une [p. 254] plaque qui s’ouvrait, derrière laquelle on voyait un homme et une femme qui se guettaient[395]».
[395] Journal de Barbier, t. IV, p. 336.
Enfin, s’inspirant de cette nouveauté qui fit fureur, la Marquise avait commandé, pour mieux ridiculiser son ennemi[396] par une création moins éphémère, «un modèle de cheminée tournante en bois d’acajou, d’environ deux pieds, avec la plaque en cuivre», appelée à figurer un jour dans le Catalogue des objets d’art du marquis de Marigny, frère de la favorite.
[396] Une raison qui, paraît-il, avait motivé plus que toute autre, l’intervention, aussi haineuse que persistante de la Marquise, c’était, d’après la Correspondance de Grimm, que Richelieu avait eu l’intention de donner sa maîtresse à Louis XV. Aussi, prétend toujours le gazetier, Mme de Pompadour avait-elle écrit à Mme de la Pouplinière, pour la menacer de sa vengeance, si elle continuait à vouloir plaire au roi. D’après une autre version, ce fut la seconde femme de La Pouplinière qui eut cette prétention et s’attira ainsi les foudres de la favorite.
Richelieu a trop l’amour du théâtre et la servitude de l’étiquette pour ne pas entrer en conflit avec Mme de Pompadour. — Disgrâce de Maurepas; son quatrain; l’attitude de Richelieu. — De dépit de n’être pas premier ministre, Richelieu part pour le Languedoc. — Spectacles de la Cour pendant son absence. — Correspondance de Voltaire, autre mécontent, avec Richelieu. — Retour du Maréchal, plus aigri que jamais, à Versailles: ses propos de frondeur.
D’Argenson, qui suit si minutieusement l’agitation incessante de la Cour, qu’il semble avoir l’œil armé d’une loupe pour ne pas perdre un seul des mouvements de ces infiniment petits, D’Argenson s’égare parfois dans le dédale de leurs manœuvres et finit même par y fourvoyer sa psychologie. Cependant, sa perspicacité n’est pas en défaut, quand elle note que «Richelieu est trop attaché à la bagatelle du théâtre et des ballets». Et, de fait, si, sur ce terrain, le Maréchal a souvent pour lui le droit, la justice et la raison, il n’a pas toujours le sens de l’opportunité. En multipliant des spectacles dont elle revendique l’initiative, la Marquise poursuit une politique personnelle. Atteinte d’un mal qui la mine sourdement, la fait maigrir à vue d’œil et «venir à rien», Mme de Pompadour s’est rendu compte qu’elle ne peut répondre qu’insuffisamment aux exigences sensuelles du roi; aussi s’est-elle efforcée à le retenir auprès d’elle par la piquante nouveauté de divertissements inédits. Et voici qu’un homme lui contrecarre son plan [p. 256] de campagne, au nom des lois de l’étiquette, quand il lui eût été si facile de ne pas assister à des représentations qui offusquent son amour-propre.
C’est alors que le roi pose à ce gêneur la fameuse question, si fort commentée par ses entours:
—«Combien de fois êtes-vous allé à la Bastille, Monsieur le Maréchal?
—«Trois fois, Sire.»
Peu de jours après, le cœur gros de rancune, Richelieu dansait, trépignait, faisait vacarme, à la Muette, dans sa chambre au-dessus de l’appartement de la Marquise. Mais il est trop fin pour ne pas se rendre compte qu’il «n’a rien à gagner à se buter contre la maîtresse du roi». Louis XV peut l’appeler «son cher Richelieu», l’emmener pendant des heures dans son carrosse, prendre son avis sur toutes choses, ce favori, que hante le rêve de la première place dans l’État, doit se résigner, s’il veut l’atteindre, à ne plus rester en guerre ouverte avec la favorite[397]. Sans doute, pour le principe (car il faut sauvegarder les droits du protocole; et Richelieu, hier encore, avait à lutter contre les prétentions subversives du prince de Conti), ce sera toujours lui qui disposera des musiciens et autres gagistes de la Chambre, qui leur donnera des ordres ainsi libellés: «Un tel se rendra à telle heure pour jouer à l’Opéra de Madame de Pompadour.» Mais les deux théâtres, montés par le duc de la Vallière, n’en subsisteront pas moins: pendant les représentations, l’ami de la Marquise se tiendra derrière le fauteuil du roi pour recevoir les ordres du maître; et la blessure faite à [p. 257] son amour-propre par l’algarade du premier gentilhomme se cicatrisera sous le Cordon bleu.
[397] D’Argenson: Mémoires, t. V, pp. 357 et suiv.
Ce qui influa peut-être encore le plus sur les résolutions de Richelieu, ce fut la disgrâce foudroyante de Maurepas; non pas, comme a pu le croire un instant le duc de Luynes[398], que ces deux mortels ennemis se fussent enfin réconciliés; mais tous deux suivaient des voies parallèles pour parvenir à débusquer l’adversaire commun; seulement, Richelieu apportait à ses attaques «tant d’art, tant d’esprit, tant de politesse et même de galanterie pour Mme de Pompadour[399]», que celle-ci hésitait encore, pour s’en débarrasser, sur le choix des moyens. Mais, Maurepas, cependant si courtois d’ordinaire, se montrait plutôt sec et dur avec la Marquise. Il avait le génie de l’épigramme, et comme on l’a si souvent répété à propos de gens d’esprit, il eût sacrifié son meilleur ami à un bon mot. Aussi bien, pour n’en pas perdre l’habitude, il se sacrifia lui-même. Il décocha donc, un jour, ce quatrain contre la maîtresse du roi qui, en offrant une touffe de roses blanches au Bien-Aimé, les avait laissé s’éparpiller à terre:
[398] Journal de Luynes, t. X, p. 117.
[399] Ibid., p. 118.
[400] Maurepas qui cite le quatrain dans ses Mémoires (t. IV, p. 265) se défend de l’avoir composé; il l’attribue même à Richelieu et l’accuse tout au moins de l’avoir répandu à la Cour et à la Ville, après l’avoir... oublié sur la cheminée du roi.
Maurepas ne pouvait pas offenser plus cruellement [p. 258] sa victime. Il lui rappelait une infirmité qui l’éloignait souvent du roi et dont la continuité l’obligeait à chercher des distractions toujours nouvelles pour cet amant toujours blasé.
L’ordre d’exil qui, vers la fin d’avril, envoyait à Bourges le ministre disgrâcié, frappa la Cour de stupeur; et Richelieu ne put échapper à cette impression, comme le note le Journal de Luynes, à la date du 25:
«A cette même heure de huit heures du matin, M. de Richelieu était au Parlement pour la réception de M. de Belle-Isle. Il arrivait du petit château où il avait couché. Un homme d’esprit que je connais beaucoup et de qui je tiens ceci, trouva au Parlement un de ses amis qui lui dit: Regardez bien M. de Richelieu: il a l’air d’un homme qui n’est pas à lui-même; je ne serais point étonné qu’il y eût quelque chose sur M. de Maurepas. L’homme qui m’a conté ce fait, est très véridique et sans ostentation...»
Assurément le Maréchal ne fut pas autrement attristé de la catastrophe; mais elle lui donna à réfléchir[401]. Et d’Argenson signale le résultat de cette méditation d’un courtisan sur les vicissitudes de la bienveillance royale: «La réconciliation du favori avec la favorite est entière, cordiale, édifiante.» Mais celle-ci suspectait encore la sincérité de celui-là. Elle prétendait que Richelieu avait colporté l’épigramme incriminée. Et lui, quelques jours après, de s’écrier, devant l’insistance que Mme de Pompadour [p. 259] mettait à présenter le malencontreux quatrain comme la cause réelle de la chute de Maurepas: «Eh quoi! Madame, voulez-vous dire que le roi n’a chassé un ministre qu’à cause de ce qui vous était personnel et non à cause de sa mauvaise administration[402]?»
[401] Journal de Luynes, t. X, p. 117.—Les Mémoires authentiques de Richelieu qui consacrent tout un chapitre à la disgrâce du Comte d’Argenson, gardent le silence sur celle de Maurepas.
[402] D’Argenson: Mémoires, t. V, p. 457.
Il est certain que le secrétaire d’État au département de la marine avait assez mal rempli ses fonctions: sa légèreté n’avait d’égal que son scepticisme; et l’abandon, dans lequel il laissa les intérêts qui lui étaient confiés, ne fut pas étranger aux catastrophes navales qu’allait entraîner pour la France la guerre de Sept ans.
Et Richelieu connaissait si bien son Maurepas qu’il avait rédigé à l’adresse du roi un mémoire où il dénonçait l’indignité de son ennemi. Pour être plus sûr de l’atteindre, il avait confié son factum à la Marquise, en la priant de le remettre au prince. Or, Louis XV n’aimait pas à voir des figures nouvelles dans ses conseils de Cabinet, et Maurepas raconte que le roi lui donna ce réquisitoire en le qualifiant de «libelle[403]».
[403] Le «libelle» est inséré tout au long dans les Mémoires de Maurepas, t. IV, pp. 213-221.
Mais, lui aussi, Richelieu, est «taxé de grande étourderie[404]»; et, malgré toutes les concessions qu’il a pu faire, il n’est pas encore parvenu au but de ses désirs, à ce poste de premier ministre dont «il se croit la capacité». L’année touche à sa fin; et dans l’espoir d’une nomination imminente, il retarde de jour en jour, d’heure en heure, son départ pour les [p. 260] États[405]. Enfin, il se décide, le 20 janvier 1750, à quitter Versailles. La stérilité de ses efforts l’a rendu maussade; et cependant il a hâte de regagner la Cour; il ne veut rester en Languedoc, afin d’y recevoir l’infante Antoinette, dont le passage est annoncé pour le mois de mars ou d’avril, que si on lui promet la Toison d’Or. En attendant, il est entré en conflit avec les États qui refusent l’impôt du vingtième, Richelieu n’ayant su leur donner l’assurance que la province conserverait ses privilèges; et on blâme sa conduite à la Cour parce qu’il a souffert les remontrances des États. Mais bientôt il a rompu avec eux: il l’écrit à Versailles et demande qu’on le rappelle; or les États lui donnent pleins pouvoirs pour terminer l’affaire du vingtième et des privilèges; car il est «aimé et adoré de toute la province»; et quand, de retour à Versailles, en avril, il reparaît, le lendemain, à Choisy, il se présente «tête haute» et fort bien accueilli par le roi[406].
Pendant son absence, ses adversaires n’étaient pas restés inactifs. Huit jours après son départ, le théâtre de Mme de Pompadour avait représenté le Préjugé à la mode, qui datait de 1735 et dans laquelle l’auteur La Chaussée montrait «un mari amoureux de sa femme, mais qui n’osait faire paraître ces sentiments, parce que l’amour conjugal est devenu un ridicule dans le monde[407]...».
[407] Journal de Luynes, t. X, p. 403.
«M. de Richelieu d’aujourd’hui, qui était le héros de son temps pour la galanterie, est, en quelque manière, ajoute le Journal de Luynes, le premier qui [p. 261] ait donné occasion à cette comédie. Sa première femme (Mlle de Sansac) n’était rien moins que jolie. Elle l’aimait, mais il ne pouvait la souffrir; et de là il s’est établi parmi la jeunesse brillante que c’était un ridicule d’aimer sa femme.
«M. de Melun pensait différemment... Nous avons vu depuis M. de la Trémoïlle se conduire de même avec sa femme (une Bouillon) qu’il aimait passionnément.
«Tous ces caractères différents ont été vraisemblablement le modèle de ceux que La Chaussée a peints dans cette comédie. Le ridicule que l’on y voit donner à l’amour conjugal a fait naître quelques réflexions sur la présence de la reine à un spectacle, où Mme de Pompadour joue avec toutes les grâces et toute l’expression qu’on peut désirer.»
C’était, en effet, une énorme bévue que d’avoir produit devant la reine le Préjugé à la mode; et la responsabilité pouvait en retomber sur Richelieu qui, même absent, était censé l’ordonnateur de ces représentations, en réalité dirigées par La Vallière.
L’Histoire ne dit pas comment le Maréchal prit la chose. On remarqua seulement, à son retour, son étonnement peu dissimulé, lorsqu’il fut informé de la grande faveur dont jouissait le contrôleur général, Machault, un protégé de la Marquise. Mais on nota en même temps qu’il était plus poli et moins hautain: à peine «osait-il parler au roi en particulier»; encore le prince semblait-il se dérober à ces entretiens. Décidément (et c’est toujours d’Argenson qui enregistre ces échos de la Cour) «on ne trouvait plus rien au Maréchal de ce qui peut faire un ministre» (juillet 1750). Et Richelieu, de dépit, s’en [p. 262] allait bouder, au mois d’octobre, dans son château de Touraine.
Il était alors en correspondance avec un autre mécontent, Voltaire, qui lui avait écrit, dans le courant d’août, une lettre fort longue et fort importante pour sa biographie, lettre datée de Berlin, où il était l’hôte, choyé, de Frédéric dont il faisait le plus pompeux éloge. Louis XV et Mme de Pompadour lui reprochaient vivement cette «désertion». Richelieu l’en avait avisé. Mais Voltaire estimait que l’indifférence du roi et de la Marquise à son égard justifiait «la clef d’or, la croix et la pension de 20.000 francs» qu’il avait acceptés de Frédéric, à la grande indignation de son «héros». Il rappelait à celui-ci toutes les persécutions qui l’avaient accueilli en France et qui l’avaient réduit à son exil volontaire, alors qu’il aurait voulu passer le reste de sa vie à Richelieu, auprès du maître de ce beau domaine. En 1736, le théatin Boyer l’avait forcé à se réfugier en Hollande, à cause de l’inoffensive plaisanterie du Mondain, badinage poétique que le garde des sceaux poursuivit avec le dernier acharnement, à l’instigation de cette «vieille mie» qu’on appelait le cardinal Fleury. Voltaire pouvait déjà se retirer en Prusse; mais il avait juré de ne jamais quitter Mme du Châtelet, dont la mort seule l’avait séparé.
Pendant qu’il était à Lunéville, le roi Stanislas avait composé le Philosophe Chrétien, et fait tenir le manuscrit à sa fille. La reine le lui retourna, en lui disant que c’était l’œuvre d’un athée, que Voltaire en était sans nul doute l’auteur et qu’il «pervertissait», de concert avec Mme du Châtelet, le [p. 263] roi Stanislas, pour l’ «étourdir» sur sa liaison avec Mme de Boufflers. Le Dauphin avait été fâcheusement impressionné, lui aussi, sur le compte de Voltaire; et les gens de lettres ne cessaient d’être hostiles au philosophe.
Évidemment, dans cette interminable épître, le commensal du roi de Prusse semble atteint du délire de la persécution; c’est, d’ailleurs, une note que cet esprit, cependant si solide, fait volontiers entendre; mais, peut-être aussi, exagère-t-il, avec intention, son état de nervosité, pour prier Richelieu, et avec quelle insistance, de plaider sa cause auprès de Mme de Pompadour. Lui qui a fait nommer Voltaire gentilhomme ordinaire et historiographe du roi, saurait représenter à la Marquise que les ennemis de son protégé sont les ennemis de la favorite; il lui dirait «tout l’attachement» de l’absent pour elle, et «qu’elle seule pourrait lui faire quitter le roi de Prusse».
Comme on voit, Richelieu s’était bien gardé d’apprendre à Voltaire ses déceptions et ses rancœurs; lui répondit-il de ce château, que son correspondant eût si allègrement adopté pour Thébaïde, combien son intervention auprès de Mme de Pompadour aurait peu de chances de succès? Mais un courtisan convient-il jamais de la baisse de son crédit?
L’éloignement et la solitude ne parvinrent pas à cicatriser les plaies de cet orgueil ulcéré. Richelieu revint à Versailles, en janvier 1751, aussi aigri, aussi amer qu’il en était parti, et prit bientôt une attitude de frondeur. Le marin Mahé de la Bourdonnais, embastillé, comme prévaricateur, sur la dénonciation, inexacte, de Dupleix, venait de publier un Mémoire [p. 264] pour se disculper des accusations portées contre lui. Richelieu, chez qui la sensibilité n’avait pas perdu tous ses droits, s’émut d’une telle injustice et s’emporta jusqu’à dire, devant Louis XV et devant la Marquise, qu’un de ces jours «cet accusé innocent commanderait une des escadres du roi». Mme de Pompadour se montra fort irritée du propos; car elle était liée d’amitié avec les Dupleix et les Bacquencourt.
A deux mois de là, Richelieu, dans un cercle d’environ quinze personnes, passait au crible de la critique le dernier traité d’Aix-la-Chapelle: c’était, prétendait-il, «un chef-d’œuvre de stupidité, s’il ne l’était de corruption[408]».
[408] Mémoires d’Argenson, t. VI, 30 mars 1751.—Tout le monde désirait la paix; et personne ne fut autrement satisfait de ce traité, devenu définitif le 18 octobre 1748, sauf peut-être la Hollande, qui râlait déjà sous l’étreinte implacable de Maurice de Saxe. Cette guerre avait mis en feu presque toute l’Europe; elle fut plus particulièrement sanglante et ruineuse pour la France qui n’en devait tirer aucun avantage.
Enfin, dans la nuit du 25 au 26 avril, en sortant de souper, il était venu, flanqué de Cury, l’intendant des Menus, faire abattre les six «petites loges à quatre places», récemment construites par les soins des Comédiens français «dans l’enfoncement de la première coulisse de chaque côté du théâtre». Le duc de Chartres les avait retenues, pour son usage personnel, à La Vallière. Mais Richelieu, toujours prévenu contre cet ami de la Marquise, qu’il accusait d’empiéter sans cesse sur ses fonctions, répliqua par le... coup de théâtre qui lui valut les brocards et les huées du public parisien. On l’affubla du sobriquet de Jacques Desloges; et le lendemain, [p. 265] dans le foyer de la Comédie, Saint-Foix, cet auteur qui maniait l’épée aussi bien que la plume, déclarait le Maréchal de Richelieu plus diligent que le Maréchal de Löwendahl, car celui-ci n’avait enlevé Berg-op-Zoom qu’entre 4 et 5 heures du matin[409].
[409] Collé: Journal, t. I, pp. 309 et suiv.
Collé, qui relate l’anecdote, en profite pour se plaindre, avec raison, mais dans la note acrimonieuse dont il est coutumier, de la tyrannie des premiers gentilshommes de la Chambre, dont la mission devrait uniquement se borner au service du roi et de la Cour.
Louis XV lui-même eut à souffrir de la mauvaise humeur de son ami. La Dauphine venait de lui donner un petit-fils, le duc de Bourgogne. Richelieu s’abstint, non sans affectation, d’«en venir faire sa cour au roi[410]».
[410] Mémoires d’Argenson, t. VII, p. 3, 4 octobre 1751.
Voltaire entretient une correspondance plus suivie avec Richelieu: comment il félicite son «héros» de son esprit de tolérance. — Préoccupations de Richelieu en matière de théâtre. — Mme Favart, le Maréchal de Saxe et le Maréchal de Richelieu. — Conflit avec l’archevêque de Paris. — Richelieu fréquente volontiers à l’Académie. — Un incident de séance. — Brouille passagère du Maréchal avec Voltaire. — Élections académiques: nomination du Maréchal de Belle-Isle. — Réforme des statuts académiques. — Intervention de Louis XV contre Piron. — Difficultés de Richelieu avec l’abbé d’Olivet. — Roueries électorales.
Par une coïncidence digne d’être notée, la correspondance, jusqu’alors très espacée, de Voltaire avec Richelieu, devient plus fréquente et plus suivie, depuis l’heure où le Maréchal, en froid avec la Cour, ne fait plus mystère à son adulateur de ses griefs contre elle. Mais, si nous avons les lettres que Voltaire adressait à son «héros», celles qu’il en recevait (et elles étaient encore assez nombreuses) ont disparu, comme tant d’autres documents précieux, des papiers du «Vieux Malade de Ferney». La perte est regrettable; car, bien qu’incorrecte et négligée, le peu de prose—non officielle—qu’on possède de Richelieu, n’est pas dépourvue d’intérêt, d’originalité, ni même d’esprit.
Le Maréchal avait un fonds sérieux d’affection pour Voltaire, qui lui ressemblait (celui-ci l’a souvent écrit), «si fort en laid»; mais cette tendresse était agressive, à la façon de l’amitié de ces hommes [p. 267] illustres qui caressaient leurs familiers en leur pinçant l’oreille jusqu’au sang. Voltaire se plaignait d’ordinaire doucement; mais parfois aussi la griffe léonine emportait le morceau; et la colère du blessé, s’exhalant dans le sein d’amis discrets, traitait le bourreau de «vieille poupée», sans préjudice d’autres aménités du même goût.
Donc, à partir de 1751, et pendant vingt-cinq années consécutives, cette correspondance ne chômera pas, au moins du côté de Voltaire, correspondance trop souvent monotone, car le poète réclame perpétuellement de son grand ami qu’il fasse jouer un peu partout son répertoire tragique, ou bien se répand en lamentations, comme un autre Jean-Jacques, sur les persécutions dont il est accablé. Mais, en revanche, il apporte une contribution importante à la biographie de Richelieu, nous renseigne sur la vie provinciale du gouverneur du Languedoc et de la Guyenne, sur ses goûts littéraires et artistiques, sur sa famille et ses amis.
La lettre du 31 août 1751 est démesurément longue comme celle de 1750. «Vous avez, dit-elle, les mêmes bontés pour mes musulmans que pour vos calvinistes des Cévennes. Dieu vous bénira d’avoir protégé la liberté de conscience. Faire jouer le prophète Mahomet à Paris et laisser prier Dieu en français chez vos montagnards du Languedoc, sont des choses qui m’édifient merveilleusement!»
C’était à peu près la réponse prêtée à Richelieu, quand on s’étonnait à Montpellier qu’il n’adoptât pas les mesures mesquines et vexatoires prescrites par le ministre Saint-Florentin contre les protestants: «Je m’embarrasse fort peu que les hommes [p. 268] prient Dieu à leur manière, pourvu qu’ils ne troublent pas l’ordre public.»
A cette époque où la tolérance n’avait pas encore pris racine dans les sphères gouvernementales, le mot pouvait paraître hardi; et l’on se demande s’il n’était pas un écho des causeries voltairiennes.
La lettre du 31 août rappelle encore les prétendues persécutions (il en était cependant de réelles) exercées contre le philosophe et sur lesquelles il revient toujours si complaisamment; mais il donne une place autrement considérable à son futur Siècle de Louis XIV où, dit-il, aucun contemporain «vivant» n’est nommé, sauf Richelieu et Belle-Isle. C’est une de ses formes de flatterie indirecte à l’adresse du Maréchal: il sait cependant lui plaire bien plus encore, quand il lui écrit: «Vous me dites que vous devenez vieux, vous ne le serez jamais... Vous êtes aussi respectable dans l’amitié que vous avez été charmant dans l’amour.» Mais Richelieu, toujours taquin, avait renouvelé sa question: «Pourquoi êtes-vous en Prusse?» Et Voltaire de reprendre son antienne sur la clef de chambellan, la croix, la pension et surtout «la vie délicieuse» à Berlin, chez Frédéric. Puis aussitôt la contre-partie dont il est facile de saisir le sous-entendu: «Qu’importe à un roi de France un atome de plus ou de moins comme moi?» Et, cette fois, il n’est plus question de ces salamalecs qu’il priait Richelieu de mettre aux pieds de Mme de Pompadour. Il a dû deviner ou apprendre que le «héros» et la favorite étaient en délicatesse.
Mais, pour le courtisan qu’était le Maréchal, l’éloignement, qu’il s’était imposé, d’un foyer d’intrigues [p. 269] *—hier encore son véritable élément—lui semblait le plus cruel des maux. Aussi, pour tromper son ennui et donner libre carrière à ce besoin d’activité, qui était pour lui une seconde nature, se dépensait-il en besognes de toutes sortes, avec plus de fougue que d’esprit de suite, au gré de cette humeur tatillonne, dont les boutades déconcertaient ses plus zélés partisans. Il avait le goût des lettres et des arts: le théâtre surtout avait ses préférences et Voltaire le savait bien, quand il l’entretenait jusqu’à satiété de ses pièces, qu’il lui en soumettait le plan, les scènes et les actes, qu’il lui demandait ses conseils ou sa critique et qu’il finissait par les lui faire jouer à Paris, à Versailles, ou à Fontainebleau. Bien mieux, il en obtenait l’interdiction des parodies de ses tragédies, comme, par exemple, celle de Sémiramis, qui devait être représentée sur le théâtre de la Cour[411].
[411] Lettres de Mme du Châtelet (édition Asse, 1875). Lettre de Cirey, du 13 janvier 1749.
Depuis que Mme de Pompadour s’était improvisée ordonnatrice des spectacles des Petits Appartements, Richelieu s’était rejeté sur les scènes parisiennes qui étaient sous la surveillance des premiers gentilshommes de la Chambre. C’est ainsi qu’il avait eu à connaître des désordres survenus à la Comédie Italienne, après la détention de Mme Favart, victime des persécutions et des violences du Maréchal de Saxe. Ce glorieux soudard n’avait pu pardonner à la sémillante actrice de lui résister. Il l’avait fait suivre, traquer et finalement enlever par l’inspecteur de police Meusnier qui l’avait internée dans un [p. 270] couvent[412]. Les habitués de la Comédie Italienne, dont Mme Favart était pensionnaire, sur la recommandation de Richelieu, avaient attribué l’infortune de l’étoile à la jalousie d’une de ses compagnes, Coraline, et, pour punir celle-ci, avaient monté contre elle une formidable cabale. Dans une lettre qu’il écrivait à Mme Favart, Maurice de Saxe lui représentait Richelieu exaspéré contre elle, le lieutenant de police lui ayant affirmé qu’elle était l’auteur de tout ce tumulte; mais ce bon apôtre de Maurice de Saxe en avait pris, disait-il, la défense et raconté au Maréchal que Mme Favart avait cherché, au contraire, à calmer les spectateurs de l’amphithéâtre par ce «fort bon propos»:
—«Messieurs, je vous suis obligée, mais vous me faites plus de mal que de bien.»
[412] Meusnier: Manuscrit trouvé à la Bastille, 1789.
Et Richelieu, persuadé par Maurice de Saxe, avait mis l’émeute sur le compte de Coraline, mais plutôt encore sur celui du comédien Rochard qu’il se proposait d’envoyer au For Levêque, dès son retour de Fontainebleau[413].
[413] Mémoires et correspondance de Favart, édités par son petit-fils et par Dumolard (1808), t. I, préface, pp. LV et suiv.
Il faut reconnaître toutefois que si les exigences de son humeur capricieuse et de son esprit pointilleux rendaient souvent difficiles ses rapports avec ses justiciables du théâtre, il savait défendre, à l’occasion, non moins obstinément, leurs intérêts professionnels. En février 1751, l’archevêque de Paris vint supplier le roi d’accorder, comme droit des pauvres, à l’Hôpital Général, le quart des recettes de l’Opéra et des Comédies, soit cent mille écus. Richelieu, [p. 271] alors premier gentilhomme en exercice, s’y refusa: il voulait que cette somme fût mise en réserve pour les embellissements des trois théâtres et les gratifications du personnel. Louis XV, afin de trancher le conflit, abandonna les cent mille écus au prélat, mais prit sur d’autres fonds la restitution réclamée par Richelieu[414].
[414] Journal de Luynes, t. XI, p. 37.—Favart raconte, dans une de ses lettres au comte de Durazzo (25 décembre 1761), une scène à peu près semblable qui se passa au «Conseil des dépêches, où se discutait la grande affaire de l’Opéra-Comique».
L’Archevêque de Paris était intervenu en faveur du spectacle forain, appuyé par le Procureur général et les administrateurs des hôpitaux. Et comme le roi s’étonnait, sur le mode badin, qu’un prince de l’Église devînt l’avocat d’histrions qu’il avait l’habitude d’excommunier, Richelieu dit à son tour: Ne trouvez pas mauvais, Monsieur l’Archevêque, que les Comédiens italiens et l’Opéra-Comique vous fassent assigner pour déduire vos raisons. Un instant déconcerté, le prélat finit par avouer qu’un spectacle de plus était un supplément de bénéfices pour les pauvres, au profit desquels on prélevait le quart des recettes. Choiseul, qui assistait à l’entretien, s’y montrait aussi indifférent que le roi. «J’ai fait mon incorporation militaire, dit-il; qu’on fasse, si l’on veut, l’incorporation comique.» (Il s’agissait de la fusion de l’Opéra-Comique avec le Théâtre Italien, réalisée en 1762.) Et Favart conclut que «le sublime projet» a dû échouer.
Chez cet homme, qui s’estimait l’héritier de la pensée du Cardinal, s’était ancrée, comme le sentiment du véritable devoir, la préoccupation d’assurer la conservation des idées et des œuvres de l’illustre ancêtre. Il savait de quelle protection le premier ministre de Louis XIII avait encouragé le développement des lettres et des arts, et combien il aimait les jeux du théâtre. Son petit-neveu leur fut propice. Par la même raison, il se crut indispensable aux destinées et à la gloire de l’Académie Française. Il en suivait aussi assidûment que possible les travaux, se mêlait aux discussions de ses collègues, [p. 272] partageait et même provoquait leurs querelles. Il recherchait l’honneur d’être leur interprète, quand il s’agissait de présenter au roi les compliments de l’Académie; mais il ne remplissait pas toujours brillamment cet office. Chargé, en 1749, de féliciter le Souverain à l’occasion de la paix, il avait prié Voltaire de lui rédiger une harangue appropriée à la circonstance; et, par réciprocité, il lui avait promis de remettre au prince le Panégyrique de Louis XV, flatterie délicate du poète qui lui vaudrait peut-être de rentrer en grâce. Au jour dit, le 21 février, Richelieu commence, d’une voix assurée, son compliment: il parle des «bouches de la Renommée qui publient les victoires du roi[415]», mais, soudain, il pâlit, balbutie et reste court[416]; il entend murmurer, à côté de lui, et avant même qu’il ne les prononce, les phrases de son propre discours; il voit la figure de Maurepas s’éclairer d’un sourire narquois[417]. Mais cette défaillance ne dure que quelques secondes; il improvise une autre harangue, soufflé par son confrère l’abbé d’Olivet; et d’Argenson reconnaît qu’il se tire adroitement de ce mauvais pas: «Ce grand courtisan témoigne par là qu’on ne s’avance auprès du roi qu’en lui montrant beaucoup d’amour[418].»
[415] Journal de Luynes, t. IX, p. 338.
[416] Mémoires d’Argenson, t. V, p. 396, 22 février.
[417] [418] Desnoiresterres: Vie de Voltaire, t. III, p. 254.
Toutefois il se garde bien de présenter au roi le Panégyrique de Louis XV, qu’il retourne à l’auteur avec un mot acerbe. Voltaire, furieux, arrache de son cabinet une apothéose de Richelieu, exécutée par Baudouin, la piétine et la livre aux flammes. [p. 273] Une explication devenait nécessaire: le Maréchal apprend que Mme de Boufflers avait eu l’indiscrétion de prendre copie du discours chez la belle Émilie et d’en communiquer étourdiment le texte. Et bientôt, réunis dans une maison tierce, les deux compères s’embrassaient le plus cordialement du monde[419].
[419] Desnoiresterres: Vie de Voltaire, t. III, p. 254.
Richelieu se donnait corps et âme aux élections académiques; son esprit d’intrigue y trouvait un aliment nouveau. Dans le mois de juin de cette même année 1749, il avait proposé à l’Académie de choisir son ami le Maréchal de Belle-Isle pour succéder à feu Amelot: et Belle-Isle, sans se déranger autrement, avait écrit au Directeur qu’il était très flatté du grand honneur, etc., etc... Mais, déjà, en ce temps-là, les Immortels aimaient qu’un candidat se dérangeât pour solliciter leurs suffrages: démarche qu’avaient consentie deux concurrents, Poncet de la Rivière, évêque de Troyes et Montazet, évêque d’Autun. La Cour les avait départagés en fixant son choix sur Belle-Isle. Duclos, le secrétaire perpétuel, souvent bourru jusqu’au cynisme, prétendit que personne «ne connaissait» le Maréchal, attendu que celui-ci n’avait écrit, pour poser sa candidature, qu’au seul Directeur. Belle-Isle n’en fut pas moins élu à l’unanimité[420].
[420] Journal de Luynes, t. X, p. 158.
Deux mois après, autre élection à laquelle Richelieu prend une part encore plus active. L’évêque Poncet s’était représenté contre l’abbé Leblanc, protégé par Mme de Pompadour. Mais, sur le désir [p. 274] de l’Académie, la Marquise abandonnait son candidat; et celui-ci cédait la place à Vauréal, évêque de Rennes, qui était persona grata à ce Boyer, ancien prélat et détenteur de la feuille des bénéfices, auquel Richelieu n’avait pas encore pardonné l’injure faite à sa sœur[421]. Aussi déclara-t-il, avec une singulière énergie, démentie, hélas! par ses propres errements, que la liberté des suffrages n’était plus exactement observée, que «certains se laissaient aller, non seulement à faire espérer leur suffrage, mais même à solliciter des sujets à se présenter, à aller solliciter avec eux les voix et à briguer en leur faveur...» Esclave de la tradition et fidèle au principe d’autorité, il estimait que l’Académie dépendait du roi et que le monarque avait seul qualité pour déterminer un choix. Richelieu demandait en conséquence une nouvelle loi pour réformer de tels abus. Il fallait que chacun déclarât s’il avait promis ou non sa voix, et que les délinquants fussent réprimandés en pleine Académie et suspendus, pendant six mois, de leurs fonctions.
[421] Journal de Luynes, t. X, p. 158.
Le cardinal de Luynes répliqua qu’il suffisait de commenter et d’améliorer la loi existante, d’affirmer surtout qu’un échec n’avait rien de déshonorant: autrement personne ne voudrait plus se présenter. L’Assemblée pencha pour ces mesures d’indulgence; et d’Olivet, qu’avait vivement apostrophé Richelieu, fut désigné pour faire partie d’une commission chargée de légiférer en ce sens. Boyer s’apprêtait à sortir, quand le Maréchal, le prenant par le bras, le ramena dans la salle des séances, pour [p. 275] lui recommander, au nom de l’Assemblée, d’inscrire sur la feuille des bénéfices l’ecclésiastique qui avait prêché, le jour de la Saint-Louis, dans la chapelle du Louvre, en présence de l’Académie.
—«Mais il est trop jeune, fit l’ancien évêque de Mirepoix.»
C’était la même réponse qu’en avait reçue jadis l’abbé de Bernis, alors solliciteur de bénéfices.
La séance avait été si orageuse, que Fontenelle, le directeur (il avait 92 ans), avait dû agiter à maintes reprises sa sonnette[422].
[422] Journal de Luynes, t. X, pp. 157-159.
Néanmoins le coup était porté; et, le 2 mars 1752, «l’Académie souhaitait que ce fût M. le Maréchal de Richelieu qui se chargeât de présenter les nouveaux statuts au roi, pour être par lui approuvés et devenir désormais la loi de l’Académie[423].»
[423] Ibid., t. XI, pp. 457-458.
En juillet 1753, une intervention directe de Louis XV dans une élection, donnait amplement raison à la thèse de Richelieu, mais était suivie de nouveaux conflits. Piron, soutenu par Mme de Pompadour, avait posé sa candidature. Boyer apporta au roi, qui vraisemblablement la connaissait déjà, l’Ode à Priape; et le prince manda aussitôt le président de Montesquieu, directeur de l’Académie, pour qu’il signifiât à ses collègues le veto royal dont était frappée la candidature de Piron. En réponse à cette communication, Richelieu proposa (et son avis rallia la majorité) de remettre l’élection à dix jours: on aurait ainsi tout le temps de choisir un sujet digne de la Compagnie. Mais d’Olivet, son contradicteur [p. 276] habituel, protesta contre une procédure qu’il qualifiait «d’insolite et d’indécente». Le jour de l’élection (ce fut Buffon qui fut nommé), Richelieu rappela les mots insolite et indécent et demanda si, dans les règlements académiques, il n’existait pas de pénalités contre des termes aussi offensants:
—«Corrigé et pardonné», dit Duclos, «voilà la loi».
Et l’Assemblée conclut que d’Olivet n’avait pas eu conscience de la valeur des adjectifs incriminés[424].
Six mois plus tard, quand il fallut choisir un successeur à de Boze, ce fut une autre comédie, où le Maréchal joua le rôle de Scapin. Bougainville avait toutes les chances d’être élu. Or, Richelieu, assis à côté du Président Hénault, lui demande à quel candidat il donne sa voix:
—«A Bougainville.
—«Je parie que non.
—«Vous vous moquez de moi, fait Hénault.»
La discussion continue jusqu’à ce que Mirabaud soit appelé à formuler son vote. Et notre homme sort de sa poche une lettre qu’il lit aux académiciens et par laquelle le comte de Clermont, prince du sang, remercie les Immortels de lui avoir offert la place vacante. C’était la carte ou plutôt le vote forcé. Et Richelieu qui réclamait en 1749 la liberté des suffrages! N’importe, il avait gagné la gageure; car le comte de Clermont l’emportait sur Bougainville qui aurait eu la majorité[425].
Richelieu à la fois avare et prodigue. — Les affaires Girard et La Rivière. — Le canal Richelieu. — La Comédie à la Place Royale. — Comment le Maréchal fait connaissance de Casanova. — Courroucé, en apparence, contre les Réformés du Languedoc, il ferme les yeux sur leurs agissements. — Il est nommé gouverneur de la Guyenne. — Dernier retour agressif contre Mme de Pompadour; la jolie Mlle Hélie et la petite Murphy. — Un projet matrimonial de la Marquise.
Des préoccupations d’ordre plus personnel et d’intérêt moins élevé prenaient place dans la vie, toujours agitée, de Richelieu.
Qu’il ait réalisé d’énormes bénéfices dans les fluctuations quotidiennes de la banque de Law, comme tant d’autres grands seigneurs du temps, ou qu’il ait dédaigné de puiser à cette source de profits scandaleux—nous avons signalé les deux versions—il n’en reste pas moins constant que, par la suite, Richelieu ne se fit aucun scrupule de demander à l’agiotage les ressources qui lui étaient nécessaires, pour conserver son train de maison, ou réparer les erreurs de ses prodigalités. Il «vendait, achetait, spéculait, soutenait ses intérêts avec férocité[426]», afin de déployer à l’occasion un faste inouï, tout en se montrant parfois économe jusqu’à la lésinerie. D’Argenson, qui le raille volontiers de ses accès d’avarice, affirme qu’il renvoya un jour [p. 278] rudement le précepteur de son fils, pour n’avoir pas à lui payer ses émoluments.
[426] Thirion: Vie privée des financiers au XVIIIe siècle, 1895, p. 200.
Sans parler de ses contestations avec Mme de Marsan pour la succession de la maison de Guise[427], ni rappeler son interminable procès avec les propriétaires du Palais-Royal[428], nous voyons figurer son nom dans des affaires louches et même criminelles, qui comporteraient une autre solution que le silence où elles semblent s’évanouir.
[427] Journal de Luynes. T. XII, pp. 69-71.
[428] Barbier: Journal, t. V, p. 171 et t. VI, p. 197, septembre 1755.
Au mois d’août 1746, Richelieu écrit au lieutenant de police qu’un «sieur Chapotin», qu’il «ne connaît pas», a présenté «à son homme d’affaires un billet de 24.000 livres, signé de son nom et qui n’est pas de son écriture». Cette valeur avait été donnée en paiement à Chapotin; et Richelieu demande que «l’autorité» du magistrat «soit employée avec célérité pour trouver le coupable[429]».
[429] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille 11594. Dossier J. Girard.
Celui-ci était un nommé Girard, «commis dans les cuivres», qui, pour spéculer sur cette matière première, avait emprunté 22.000 livres à Chapotin, «contrôleur à la volaille» et lui avait laissé le billet de 24.000 livres entre les mains, comme nantissement. Naturellement, Girard fut arrêté et mis sous les verrous. Il était perdu de dettes et les réclamations plurent de tous côtés au For Levêque où il était enfermé. Pour expliquer son prétendu faux, il déclara simplement que c’était «un billet d’honneur», dont le détenteur actuel s’était engagé à ne pas faire usage. En tout état de cause, convaincu [p. 279] d’escroquerie et de faux, Girard aurait dû être, suivant la justice du temps, conduit, à bref délai, à la potence; et nous le retrouvons encore, deux ans après, au For Levêque, où il nargue, le plus impertinemment du monde, inspecteurs et commissaires de police! Et rien, dans son dossier, n’indique, ni même ne laisse pressentir le dénouement de l’affaire.
Nous connaissons mieux celui du vol La Rivière, signalé par les contemporains.
L’abbé de la Rivière, qui avait accompagné, comme aumônier, Richelieu dans son ambassade de Dresde, avait soustrait «de l’argent et des effets» chez le roi de Pologne. Son dossier de la Bastille[430] ne permet aucun doute sur sa culpabilité. Richelieu remerciait, le 25 février 1747, le lieutenant de police Berryer, d’avoir eu égard au Mémoire que son intendant lui avait présenté contre le fripon. Il reconnaissait que la conduite de l’abbé «méritait correction» et que le magistrat «ferait une très bonne œuvre», en ordonnant l’arrestation de La Rivière; mais il estimait qu’il serait «convenable» de le conduire à Saint-Lazare, prison ordinaire des ecclésiastiques; toutefois si l’on ne trouvait pas dans ses effets «qui ne seraient pas de ceux volés», l’argent nécessaire pour le prix de sa pension, il n’entendait nullement, lui Richelieu, «rien prendre sur son compte».
[430] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille 11680. Dossier de La Rivière.
Pressé de questions et dans l’espoir sans doute d’un moindre châtiment, La Rivière fit l’aveu de [p. 280] sa bassesse. Heureusement pour lui, le duc obtint qu’il fût seulement relégué dans la ville d’Alençon. Et l’abbé, aussitôt sorti de Saint-Lazare, allait raconter partout que son maître l’avait fait mettre en liberté, parce qu’il avait reconnu son innocence!
Était-ce par bonté d’âme?... Soit... Mais comment expliquer l’affaire Jean Girard?... Richelieu n’était pas cependant l’indulgence même. Et l’injustice ne lui coûtait guère, quand l’opération, tentée sous ses auspices, avortait.
En 1743, une société s’était fondée pour la construction et l’exploitation, sous la direction du concessionnaire, «l’architecte hydraulique» Floquet, d’un canal destiné à conduire les eaux de la Durance à Aix, Marseille, Tarascon, etc... Richelieu patronna l’entreprise, mais en profita pour trafiquer et «grappiller beaucoup d’argent» sur les actions offertes au public[431]. Après nombre d’avatars, l’affaire échoua[432]; et l’on serait tenté d’attribuer au dépit, éprouvé par Richelieu, d’un tel insuccès, la longue détention qu’au dire des contemporains, le Maréchal fit subir à Floquet[433], qui, lui, s’était plaint un peu trop [p. 281] vivement d’avoir été la dupe du grand seigneur.
[431] [432] Mémoires d’Argenson, t. VII, pp. 320-321, octobre 1752.
[433] Floquet, dit Jobez dans la France sous Louis XV (t. V, p. 230), Floquet, qui avait reçu les encouragements et les promesses du Maréchal, mourut à la Bastille, en 1771, pour s’être plaint de Richelieu. Nous n’avons vu dans les Archives de la prison d’État aucun dossier sur Floquet. En outre le Manuscrit 20279 de la Bibliothèque Nationale (Nouvelles acquisitions françaises), qui donne l’historique du Canal de Provence, dit Canal de Richelieu, de 1736 à 1770, des transformations de la première Société et des conflits entre «propriétaires et fournisseurs», ne cite qu’incidemment le nom du Maréchal et plutôt avec éloge. Au surplus, nous ne connaissons qu’un mémoire de Floquet, en 1770, sur son «Canal de Richelieu», mémoire dans lequel il incrimine surtout un de ses successeurs, Bombarde de Beaulieu.
En mars 1752, Richelieu s’était enfin décidé à revenir et à séjourner à la Cour, admis dans le cercle de la Marquise, s’alliant cette fois aux Noailles et à Machault pour perdre le comte d’Argenson, toutefois se prodiguant peu dans l’intimité du roi, et plein d’un dédaigneux mépris pour les ministres en exercice[434].
[434] Mémoires d’Argenson, t. VII, p. 159, mars 1752.
Il n’en était pas moins le modèle de la ponctualité dans son service de premier gentilhomme; et le duc de Luynes, qui s’instruit à son école, continue à noter les leçons d’étiquette qu’il reçoit de ce maître ès-protocole. Il assiste un jour, sur ce terrain trop souvent hasardeux, «à un combat de politesse entre M. de Richelieu et Mme de Brancas, l’ancienne dame d’honneur». Il s’agissait d’offrir au Dauphin ou à la Dauphine, «un verre d’eau et une serviette»; vraisemblablement le cas n’avait jamais été prévu; dès lors, ce ne pouvait plus être qu’un assaut de courtoisie: enfin, après de «grands compliments de part et d’autre, ce fut M. de Richelieu qui donna» le verre et la serviette[435].
[435] Journal de Luynes, t. XII, p. 105, août 1752.
Le théâtre était toujours son passe-temps favori: il devait même avoir dans son hôtel de la Place Royale une scène portative; car nous apprenons, par des nouvelles manuscrites de mai 1752, qu’en ce même mois, «les principaux Comédiens français vinrent jouer chez lui une comédie en vers et en cinq actes, de Mme Denis, ayant pour titre la Coquette punie», laquelle était franchement [p. 282] «mauvaise[436]». Voltaire, qui était toujours en Prusse, fut-il informé de cette représentation? Aucune allusion dans sa correspondance n’autorise à le croire.
[436] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille 11846. Dossier Bousquet de Colomiers.
Ce fut à l’Opéra, en 1752, que Richelieu rencontra, pour la première fois, le fameux aventurier Casanova, qui avait trouvé, ce jour-là, le moyen de pénétrer dans la loge de Mme de Pompadour et qui raconte assez plaisamment les incidents de cette entrevue:
«Comme j’étais enrhumé, je me mouchais souvent. Un cordon bleu me dit qu’apparemment les fenêtres de ma chambre n’étaient pas bien fermées. Ce monsieur que je ne connaissais pas était le Maréchal de Richelieu. Je lui répondis qu’il se trompait, car mes fenêtres étaient calfoutrées. Aussitôt toute la loge part d’un éclat de rire, et je demeurai confondu, parce que je sentis mon tort: j’aurais dû prononcer: calfeutrées.»
Casanova, en effet, parlait le français à l’italienne; et presque aussitôt, sur une question de Richelieu, il répondait par une nouvelle énormité, qui eut les succès de la première et lui valut son entrée chez le Maréchal. «Celui-ci, continue Casanova, ayant su qui j’étais de M. Morosini, ambassadeur de Venise, le pria de me dire que je lui ferais plaisir de lui faire ma cour[437].»
[437] Casanova: Mémoires (édit. de Bruxelles, 1863), t. II, p. 199.
Mais, bien que désintéressé, en apparence, de toute intrigue politique, Richelieu «agisse, remarque d’Argenson, sans paraître agir[438]», il semble, [p. 283] néanmoins que, pendant trois années, il s’occupe plus particulièrement de son gouvernement du Languedoc. La querelle religieuse y sévissait avec la dernière intensité. Plutôt que de se soumettre, les protestants préféraient s’expatrier. Aussi, pour prévenir un exode dont la continuité eût amené la dépopulation et l’appauvrissement du pays, Richelieu s’efforçait-il de recommander au grand chancelier et aux évêques du Languedoc l’établissement d’un «honnête tolérantisme», susceptible de retenir les intéressés dans la province[439]. Le gouvernement, pour en finir, voulait recourir au suprême argument, toujours invoqué par les ministres depuis la révocation de l’Édit de Nantes: envoyer des troupes qui feraient rentrer dans l’ordre les prétendus rebelles. Richelieu s’en ouvrit au marquis d’Argenson; et celui-ci, volontiers prodigue de ces consultations où se complaisait son mépris de l’humanité, lui conseilla d’être moins expansif avec les évêques du Languedoc. Malheureusement, le Maréchal ne pouvait guère compter sur le roi: Louis XV, «d’une dévotion angélique», se défendrait de jamais agir contre l’épiscopat[440].
[438] Mémoires d’Argenson, t. VII, p. 192, mars 1752.
[439] Mémoires d’Argenson, t. VII, p. 383, 13 janvier 1753.
[440] Ibid., t. VIII, p. 118, septembre 1753.
L’intransigeance du haut clergé n’était pas un des moindres soucis de Richelieu; et déjà, le gouverneur du Languedoc, pour parer à l’obstruction des évêques, avait tenté d’entrer en pourparlers avec les représentants autorisés des religionnaires cévenols. Une lettre bien curieuse, empruntée aux Archives wallonnes et datée du 5 décembre 1752, témoigne [p. 284] de la diplomatie, en matière religieuse, du Maréchal, que soufflait très vraisemblablement dans la coulisse, son correspondant perpétuel, Voltaire[441]:
«M. de Richelieu, allant aux États et passant par Nîmes, dit à un gentilhomme catholique de cette ville-là, que la Cour avait de bonnes intentions à l’égard des protestants, mais qu’elle était embarrassée sur les moyens qu’il y avait à prendre pour les tranquilliser. Il ajouta: les Évêques sont des diables, et en même temps il chargea ce gentilhomme de réfléchir là-dessus et de conférer avec quelques protestants. En conséquence, quelques jours après, le même gentilhomme fut trouver un des membres du Consistoire de Nîmes, et, après lui avoir fait part de ce que dessus, il le chargea d’en conférer avec M. Paul (Rabaud[442]) et d’examiner avec lui ce qu’il conviendrait de faire, de dresser même un Mémoire à ce sujet, qu’il se chargerait, lui, gentilhomme, de remettre en personne à M. le duc de Richelieu, mais de demander dans ce Mémoire le moins qu’il se pourrait.»
[441] Archives Wallonnes (1734-1797).
[442] Paul Rabaud, né en 1718, se distinguait par un ardent prosélytisme. C’était le père du futur Conventionnel, Rabaud Saint-Étienne, lequel fut ministre, très populaire, de la religion réformée.
C’était encore trop, paraît-il, puisque la politique d’apaisement, préconisée par le gouverneur, n’avait pas trouvé d’écho, sinon à la Cour, du moins dans l’épiscopat. Et les ministres ne s’en étaient pas autrement préoccupés, car ils comptaient bien qu’attelé à cette tâche ingrate, leur adversaire s’éterniserait loin, bien loin, de Versailles.
Richelieu partit donc, en janvier 1754, chargé [p. 285] d’instructions très sévères contre les protestants: «Il donnait dans le panneau des évêques[443]», écrit d’Argenson; et de nouvelles persécutions s’annonçaient imminentes contre les réformés des Cévennes. Notre mémorialiste, abusé par les apparences, ne se doutait guère de la campagne qu’allait mener Richelieu, cet homme déconcertant, dont toute la vie fut un tissu de contradictions.
[443] Mémoires d’Argenson, t. VIII, p. 181.
Dès son arrivée, il annonçait, avec fracas, qu’il se montrerait aussi sévère qu’il avait été jusqu’alors indulgent. Et, comme, en raison de sa réputation de cupidité, on laissait entendre qu’il avait reçu des religionnaires de copieux pots-de-vin pour fermer les yeux sur leurs manœuvres, il fit afficher qu’on devait «dissoudre toute assemblée de Huguenots, ne fût-elle que de quatre personnes... que tous les mariages faits au Désert... eussent à se faire réhabiliter devant les prêtres catholiques[444]...»
[444] Jobez: La France sous Louis XV, t. IV, pp. 374 et suivantes.—Après la révocation de l’Édit de Nantes, de 1685 à 1787, alors que les protestants ne jouissaient pas de la liberté de conscience, que leurs assemblées étaient dispersées par la force et leurs églises rasées, les ministres du Languedoc et du Vivarais, des Cévennes et du Dauphiné, les réunissaient pour le prêche, loin de toute habitation, dans des solitudes auxquelles on donnait le nom général de Désert.
Des deux côtés, on prit au sérieux ce langage de croque-mitaine. Les amis du clergé voyaient dans le Maréchal, le digne continuateur de la politique du grand Cardinal, le défenseur de la foi qui allait exterminer l’hérésie... Et déjà cinq mille habitants de Nîmes prenaient le chemin de l’exil[445]. Mais, soudain, sans attendre le résultat de ses proclamations [p. 286] et après avoir mis en liberté des protestants qui étaient restés sous les verrous, au-delà du terme fixé par leur condamnation, Richelieu décampait et allait s’enfermer dans son château de Touraine.
[445] Mémoires d’Argenson, t. VIII, p. 241, 5 mars 1754.
Saint-Florentin, qui, précédemment, lui avait adressé des observations pour une longanimité qu’il taxait de faiblesse, releva cette nouvelle négligence dans l’accomplissement de la tâche prescrite: «Un règlement arrêté par le feu roi, écrivait-il à Richelieu, défend de rendre la liberté à toutes personnes condamnées aux galères pour fait de religion. Sa Majesté n’a jamais révoqué ce règlement.»
Saint-Florentin était un petit esprit, de nature servile, mais de tempérament rageur; et Richelieu ne l’aimait guère, d’autant qu’il était cousin-germain de Maurepas. Nous ignorons ce qu’il répondit et si même il répondit à ce rappel à l’ordre. Mais il est probable que la fréquence de tels conflits, jointe au désir de... l’avancement, commun à tous les fonctionnaires, si grands soient-ils, dut déterminer le gouverneur du Languedoc à solliciter du roi un autre poste, plus digne de son nom et de son mérite. Toujours est-il qu’en octobre 1755, Richelieu obtenait le gouvernement de la Guyenne et remettait au Maréchal de Mirepoix le commandement du Languedoc, en lui vendant 200.000 livres la lieutenance générale de la province[446].
[446] Mémoires d’Argenson, t. IX, p. 114.—Babeau, dans son livre La Province sous l’ancien régime (t. I, p. 332), dit que Richelieu touchait annuellement, comme gouverneur de la Guyenne, 99708 livres sans compter le logement, l’éclairage, le chauffage, etc... Mais, d’après le Journal de Luynes, le gouvernement du Languedoc donnait un revenu supérieur.
Son prestige gagnait à cette situation nouvelle; [p. 287] et ses pouvoirs devenaient considérables. Il commandait toute la côte de la Méditerranée et Mirepoix était sous ses ordres[447]. Son importance et sa hauteur n’en semblaient que plus redoutables; ses envieux voyaient en lui un autre duc d’Épernon. Il ne gardait plus de mesure et ne craignait pas de dénigrer ouvertement le roi. Mme de Pompadour, «qui le craignait à l’égal du tonnerre», s’était «acquis» cet ancien adversaire «comme ami à pendre et à dépendre[448]».
[447] Il prenait ainsi sa revanche d’une de ces «tracasseries» (Mémoires authentiques) que lui avait jadis suscitées la rancune tenace de Mlle de Charolais. Désigné en 1738 pour la lieutenance-générale de Bretagne et déjà félicité dans les Galeries de Versailles (Journal de Luynes, t. II, pp. 83-84), il avait dû se contenter du poste du Languedoc devant l’opposition irréductible de son ancienne maîtresse.
[448] Mémoires d’Argenson, t. IX, p. 173.
A vrai dire, Richelieu avait fini par se rendre compte qu’il ne pourrait avoir raison de la Marquise, même sur le terrain où il la croyait si vulnérable. Une double expérience avait achevé de le convaincre. Ayant constaté, depuis l’avènement et la faveur de Mme de Pompadour, que les grandes dames avaient cessé de plaire au roi et que le prince s’accommodait beaucoup mieux de petites bourgeoises, Richelieu s’était tout d’abord inquiété d’opposer à la maîtresse en titre des rivales de son rang. Dans les premiers jours de 1747, avait subitement apparu, à Paris, une jeune fille d’une rare beauté, Mlle Hélie, dont le père était un négociant rouennais. Elle faisait sensation dans les promenades publiques et ne pouvait sortir qu’escortée d’une foule de badauds. Les nouvellistes, chargés de renseigner leurs abonnés ou... le lieutenant de police, racontaient, [p. 288] par le menu, dans leurs feuilles, les divers épisodes de cette aventure parisienne qui serait restée à jamais ignorée, sans l’indiscrétion de ces reporters de l’ancien régime[449]. Le père de Mlle Hélie—un homme exempt de préjugés—eût voulu produire sa fille à la Cour. Dans ce but, il avait invité Richelieu à dîner; et la jeune personne avait fait admirer à Versailles son éblouissante beauté. Mme de Pompadour en avait pris ombrage; et Richelieu avait dû insinuer à l’ambitieux négociant le conseil de laisser désormais sa fille à Paris. C’était, en réalité, une manœuvre des plus habiles. Mlle Hélie, que de riches financiers demandaient en mariage, était un morceau de roi, et Richelieu tenait à l’offrir lui-même à son maître. Aussi avait-il fait du père son commensal, et lui donnait-il chaque jour de plantureux festins, auxquels était conviée l’élite de la Cour. Mais Mlle Hélie, aussi sage qu’elle était belle, déjoua tous ces calculs en allant s’enfermer dans un couvent.
[449] Lettres du lieutenant de police Marville au comte de Maurepas (édition de Boislisle), t. III, février et mars 1747. Nouvelles de café.
Quelque temps après, le règne de la Marquise était autrement menacé par la petite Murphy, une délicieuse créature, âgée de seize ans à peine, jolie comme les amours, intelligente et spirituelle au possible, qui tint en échec la Sultane favorite pendant plus de deux ans. C’était Le Bel qui avait cueilli pour le roi ce fruit déjà taché, mais qui semblait chaque jour plus savoureux à son nouveau propriétaire. Richelieu et le duc d’Ayen, dit d’Argenson, furent «dans la confidence de la Murphy». Peut-être le Maréchal trouva-t-il piquant que Louis XV, [p. 289] après avoir dédaigné les plus nobles dames de la Cour, s’amourachât de la fille d’un savetier, ramassée par son valet de chambre dans les pires taudis. Il est vrai que cette gamine avait des gestes d’une câlinerie adorable. Le jour de la disgrâce du Parlement, elle avait sauté au cou du roi en lui disant: «Je ne crains que pour vous, je ne vous aime que pour vous; arrivera ce qu’il voudra à votre royaume, mais renvoyez votre vieille marquise.»
Louis XV ne pouvait déjà plus se passer de cette «vieille marquise», qui lui épargnait le souci de gouverner, recevait les ambassadeurs à sa toilette et «resta toujours le premier ministre», jusqu’à sa dernière heure.
La petite Murphy continua donc, mais sans succès, à réclamer l’expulsion de la maîtresse en titre; et quand elle eut donné un fils à ce roi qu’elle amusait par ses saillies et charmait par sa science de volupté, son amant la maria, pour revenir à la «Grande Marquise».
Richelieu s’était résigné depuis longtemps à ce fatal retour: son flair de courtisan l’avait éloigné d’une piste qui l’avait un instant égaré. Toutefois, bien qu’ayant déposé les armes, il ne se rendait pas complètement à discrétion. Mais Mme de Pompadour voulait, comme aux premiers temps de sa faveur, convertir cette neutralité bienveillante en alliance formelle. Aussi demanda-t-elle, un jour, résolument à Richelieu le duc de Fronsac pour la fille qu’elle avait eue de M. d’Etioles et qui devait mourir, dans sa dixième année, en juin 1754. Le Maréchal répondit à la Marquise que, s’il n’avait tenu qu’à lui, il eût accepté avec empressement une proposition [p. 290] aussi flatteuse, mais que le consentement à cette union dépendait uniquement de la maison de Lorraine. Mme de Pompadour n’insista pas[450].
[450] Soulavie: Mémoires du Maréchal de Richelieu, t. IX, p. 166.—Mémoires de Mme du Hausset.—Goncourt (Les): Mme de Pompadour, 1878.—Mis d’Argenson: Mémoires, t. VII, VIII, IX passim.
L’alliance de l’Autriche et de la France. — Débuts de la Guerre de Sept ans; la Prusse alliée de l’Angleterre. — Mariage de Septimanie, fille de Richelieu, avec le comte d’Egmont. — Départ du Maréchal pour Minorque: prise de Citadella; travaux de siège; vaillance du soldat français. — Prise de Port-Mahon. — Enthousiasme de Mme de Pompadour pour «le Minorquin». — Vaine intervention de Voltaire et de Richelieu pour l’amiral Byng. — Malveillance du comte d’Argenson. — Le retour, acclamé, de Richelieu. — Les figues de Minorque.
Le 10 octobre 1756, Voltaire écrivait, des Délices, au Maréchal de Richelieu:
«Souvenez-vous, mon héros, que, dans votre ambassade à Vienne, vous fûtes le premier qui assurâtes que l’union des maisons d’Autriche et de France était nécessaire et que c’était un moyen infaillible de renfermer les Anglais dans leur île, les Hollandais dans leurs canaux, le duc de Savoie dans ses montagnes et de tenir enfin la balance de l’Europe.»
Richelieu fut-il jamais, et de bonne foi, partisan d’un système d’alliance[451] si fort en contradiction avec la politique avunculaire[452], qui, d’ailleurs, était celle [p. 292] d’Henri IV et dont la tradition s’était continuée sous le règne de Louis XIV? C’est assez peu vraisemblable, surtout en 1725, à l’époque où il avait pour mission de soustraire l’Espagne à l’influence autrichienne—moyen détourné, mais sûr, de contribuer à la pacification de l’Europe. A vrai dire, un fait nouveau venait de s’imposer à la méditation des diplomates. Depuis environ trente ans, une puissance, jusqu’alors sans prestige, presque une quantité négligeable au lendemain du traité d’Utrecht, s’était peu à peu formée, constituée, organisée, affirmée en un mot, devant l’Europe, où elle prétendait prendre place au Conseil des Nations, en attendant qu’elle fît, comme elle l’a, depuis, si souvent répété, «sa trouée dans le monde».
[451] Dans ses Mémoires authentiques, Richelieu dit, au contraire, que le traité de Vienne, œuvre de Bernis «engagea la France dans une guerre où les généraux et les ministres firent tant de sottises que l’on fut obligé de faire la paix et de perdre comme à l’ordinaire».
[452] Alors que, fidèle à la sage politique du chef de la dynastie bourbonienne, le Cardinal de Richelieu poursuivait, en s’assurant le concours de divers princes allemands, l’abaissement de la maison d’Autriche, si dangereuse pour la sécurité et pour l’unité de la France, la puissance de la Prusse n’existait qu’à l’état embryonnaire. Mais depuis longtemps, la rapacité des Hohenzollern, ses souverains, en avait agrandi peu à peu le misérable domaine par l’annexion, inique et féroce, de provinces voisines. Car la Prusse, quoiqu’elle ait toujours protesté de son dévouement désintéressé à la cause de la nationalité allemande, «n’a jamais vécu, suivant la forte expression de M. Lavisse, (Études sur l’histoire de Prusse) que de l’Allemagne et non pour l’Allemagne». Avec Frédéric II, elle devenait l’autre danger. Mme de Pompadour l’avait découvert... sans le savoir.
La Prusse, reconnue, par grâce, comme royaume, en 1701 et 1713, d’abord faible et incertaine dans ses alliances en 1725, avait dû, à la science politique, au génie militaire et surtout à la fourberie impudente du monarque qui dirigeait ses destinées depuis 1740, de faire apprécier son importance et redouter son ambition par les peuples voisins. Car c’était une nation de proie, dont Frédéric II flattait, par ses conquêtes, des appétits qu’il partageait. Il avait profité de la lutte qui s’était engagée entre la France et l’Autriche, [p. 293] pour arracher à celle-ci une de ses provinces et attendait impatiemment l’heure de l’affaiblir, elle ou l’Allemagne, par de nouvelles spoliations. Puis c’était (la France ne le savait que trop) un allié d’une fidélité douteuse, d’ailleurs peu scrupuleux sur le choix des moyens et très inquiétant même pour ses amis. Aussi ses agissements avaient-ils provoqué une coalition d’États intéressés à repousser des prétentions que rien ne justifiait. Se targuant de principes philosophiques qui n’étaient bien souvent que des poussées de cynisme, le roi de Prusse avait cruellement offensé Mme de Pompadour par des propos d’une grossièreté inexcusable, pendant que l’impératrice Marie-Thérèse prodiguait à la Marquise ses plus flatteuses attentions. Le résultat d’une politique si contrastée ne se fit pas attendre. Louis XV laissait plus que jamais sa maîtresse tenir les rênes du gouvernement; et Mme de Pompadour eut vite décidé son amant à signer un traité d’alliance avec l’Impératrice-reine contre Frédéric II.
Ainsi débuta cette campagne, si désastreuse pour la France, qui porte, dans l’Histoire, le nom de Guerre de Sept ans.
Le roi de Prusse fut seul, d’abord, avec la Grande-Bretagne, à soutenir la lutte. Celle-ci avait commencé, à la fin de 1755, par la capture de bateaux français dont se saisirent les Anglais, dans la mer du Nord, avant même que la guerre fût déclarée.
On décida de répondre à cette félonie en s’emparant de l’île de Minorque occupée alors par l’Angleterre. Et Richelieu qui commandait les côtes de la Méditerranée fut désigné comme chef de l’expédition projetée.
Il venait de marier, en février 1756, sa fille [p. 294] Septimanie avec le comte d’Egmont-Pignatelli. La nouvelle épousée, dit le duc de Luynes, était «grande et bien faite»; elle avait «le visage agréable et un très bon maintien[453]». Mais, comme elle l’écrivait elle-même, elle «avait le cœur triste[454]». Elle avait échangé les plus tendres serments, sous les yeux indulgents de sa tante l’abbesse du Trésor, avec le comte de Gisors, l’aimable et noble fils du Maréchal de Belle-Isle[455]. Mais en ces temps où l’orgueil nobiliaire entendait ignorer les questions de sentiment, la duchesse d’Aiguillon, née Crussol, qui avait élevé Septimanie comme sa propre fille, avait arrêté en conseil familial (et on la nommait la Sœur du Pot des philosophes!) que les maisons de Richelieu et de Lorraine devaient s’opposer à tout projet d’union avec l’arrière-petit-fils de Fouquet, le ministre prévaricateur.
[453] Journal de Luynes, t. XIV, p. 429, février 1756.
[454] Comtesse d’Armaillé: La comtesse d’Egmont, p. 23.
[455] Ibid., p. 39.
Richelieu, dont la sécheresse de cœur nous est connue, ne s’embarrassa pas autrement de la douleur qu’allait laisser dans cette âme de vierge l’abandon de son beau rêve: l’amour chaste et pur était un mythe pour un tel libertin! Ce père égoïste et vaniteux[456] ne vit dans l’alliance princière qu’il imposait à sa fille qu’une illustration nouvelle pour la maison de Richelieu. Et il témoigna, en cette [p. 295] occurrence, de son esprit de gloriole, par une manifestation des plus mesquines, mais qu’approuve énergiquement le duc de Luynes, en admiration perpétuelle devant ce premier gentilhomme, qui faisait, chaque jour, du moindre manquement à l’étiquette, une affaire d’État.
[456] Il ne savait même pas respecter sa fille, s’il faut en croire Dugas de Bois-Saint-Just, dans son livre Paris, Versailles et les provinces. A l’Opéra, un masque s’acharne après la comtesse d’Egmont. Il la pousse à bout et ne craint pas de lui dire qu’elle a une fraise sur la cuisse gauche: «Arrêtez cet homme», ordonne la comtesse indignée au garde de service. Le masque se découvre: c’est le Maréchal.
«M. de Richelieu n’a pas voulu donner part du mariage de sa fille par des billets imprimés que l’on envoie à toutes les portes, mais seulement par des billets à la main envoyés aux parents; c’est, en effet, la règle.
«C’est un véritable abus que d’envoyer des billets imprimés partout; on en reçoit tous les jours sur toutes sortes de mariages et auxquels on n’a aucune raison de prendre part. Lempereur, fameux joaillier, a marié sa fille depuis peu et a envoyé des billets imprimés à toutes les portes[457].»
Une mode, qui, par extraordinaire, dure depuis deux siècles!
[457] Journal de Luynes, février 1756, t. XIV, p. 429.
Richelieu partit, en mars, avec son gendre et son fils, le duc de Fronsac, dont le régiment venait d’être supprimé, un beau régiment, hélas! en son «habit blanc à revers jonquilles, avec tricorne orné d’un pompon rose et d’une cocarde à ganse blanche sur le côté gauche[458]».
[458] Comtesse d’Armaillé: La comtesse d’Egmont, p. 12.—Ce régiment de Septimanie avait été formé par Richelieu. Le roi en avait nommé Fronsac colonel, malgré l’opposition du prince de Dombes, opposition dont le Maréchal niait la légitimité (Journal de Luynes, t. V, p. 339).
C’était sur les instances de l’abbé de Bernis[459], à qui [p. 296] le Maréchal devait en grande partie, sa nomination, que celui-ci se rendait à Marseille, pour presser les préparatifs de l’expédition, fort retardés à Toulon, du fait de la Marquise, prétend Soulavie.
[459] Frédéric Masson: Mémoires et Correspondance du cardinal de Bernis (Paris, 1878, 2 vol.), t. I, p. 253.—Aussi Richelieu écrivait-il à Bernis, le 5 mai 1756, une lettre en partie autographe sur son expédition à Minorque (Appendice du t. I, p. 450. Archives des affaires étrangères, France, Série brune. T. DCXI).
Sans doute, quand Richelieu avait parlé à la Cour de prendre d’assaut Port-Mahon, ses ennemis l’avaient traité «d’étourdi et de présomptueux qui voulait la fin sans les moyens[460]».
[460] Mémoires d’Argenson, t. IX, p. 235.—D’après Campardon: Mme de Pompadour et la Cour de Louis XV, p. 207, la marquise aurait dit, en parlant de Richelieu: «Il lui faudrait quelque bonne disgrâce pour lui apprendre à ne douter de rien.»
Mais Mme de Pompadour tenait trop au succès d’une guerre, qui était la sienne, pour chercher à le compromettre, dans le seul but de ridiculiser le général chargé de diriger les opérations. Jusqu’alors, par une fatalité constante, Richelieu avait vu chacune de ses expéditions navales entravée, ou arrêtée, à l’heure même de son embarquement. Dans la circonstance présente, «il avait jeté feu et flammes, car il craignait, avec raison, d’être prévenu par les Anglais[461]». D’Argenson, et peut-être Belle-Isle, devaient être tenus pour responsables d’une telle négligence. Mais, heureusement, l’activité des Marseillais avait su rattraper le temps perdu; et, le 9 avril, Richelieu prenait la mer pour débarquer le 18, à Citadella, capitale de l’île[462]. Les grenadiers lui avaient réclamé l’honneur, suivant leur droit, [p. 297] de descendre les premiers à terre[463]. Et pendant que, au grand étonnement du gouverneur, Sir Blackney, demandant le motif d’une telle agression, les troupes françaises débarquaient sur la plage, «les députés, les magistrats et tous les corps de la ville» s’entassaient dans des chaloupes, «pour venir faire leur soumission» au Maréchal, qui avait envoyé M. d’Albaret, avec un tambour et quelques grenadiers, sommer Citadella de se rendre. Le matin, à la vue de la flotte, trois cents soldats anglais avaient quitté la ville[464], pour se renfermer dans le fort Saint-Philippe qui commandait la position de Port-Mahon, «place imprenable, s’il pouvait y en avoir», écrivait plus tard Richelieu.
[461] Mémoires et lettres de Bernis, t. I, p. 255.
[462] Journal de Luynes, t. XV, p. 39.—Raoul de Cisternes: La Campagne de Minorque, d’après le Journal du Commandeur de Glandevez (1899).
[463] Dugas de Bois-Saint-Just: Paris, Versailles et les Provinces (3 vol., 1817), t. II, p. 82.
[464] Journal de Luynes, t. XV, pp. 39-40.
Les épisodes du siège sont restés célèbres. La Cour en recevait un «journal» et des «relations» fréquentes, auxquels Luynes a fait de notables emprunts. C’étaient souvent des actes d’héroïsme tout à la gloire du soldat français, témoin ce canonnier, ancien déserteur, qui se réhabilita par son adresse et sa vaillance devant l’ennemi[465]; puis l’ingénieuse idée, suggérée à Richelieu par Beauvau[466], pour combattre l’ivrognerie qui déshonorait l’armée. Le généralissime arrêta que tout soldat, convaincu de s’être enivré, serait déclaré indigne de monter à l’assaut: ce fut le salut du corps expéditionnaire[467]. [p. 298] Beauvau rend encore au Maréchal cette justice qu’il avait su s’entourer d’un état-major, aussi remarquable par son intelligente bravoure que par sa parfaite distinction. Lui-même, Richelieu donnait l’exemple du sang-froid et de l’intrépidité.
[465] Raoul de Cisternes: La Campagne de Minorque, p. 360. Lettre de Richelieu au comte d’Argenson, 19 juin 1756.
[466] Souvenirs de la Maréchale de Beauvau et du Maréchal (1872), p. 55. Appendice, p. 68.
[467] On a toujours mauvaise grâce à se citer; nous ne voudrions pas cependant laisser ignorer que, pendant l’occupation de Minorque, on joua la Comédie au Camp français, avec cette belle humeur qui caractérise si bien nos soldats. Voir, à cet égard, dans le Moliériste de 1888, notre étude sur le répertoire et les acteurs de ce théâtre improvisé.
La Galissonnière, le chef d’escadre qui avait transporté les troupes à Citadella, contribua singulièrement à l’issue heureuse de la campagne. Le hasard avait fait tomber entre ses mains le tableau des signaux de l’escadre ennemie. En conséquence, le 19 mai, à la hauteur de l’île d’Aire, il attaquait, avec ses douze vaisseaux, les quatorze de la flotte anglaise; et bientôt, pour éviter un désastre, les amiraux Byng et Vouel, déjà fortement éprouvés, étaient obligés de se réfugier sous les canons de Gibraltar. Mais, quoique cette victoire eût permis au Maréchal de resserrer plus étroitement Saint-Philippe, il n’en réclamait pas moins, lui qui avait cru l’enlever en un tour de main, de nouveaux envois de troupes, de munitions et de vivres. Il reconnaissait d’ailleurs que d’Argenson les lui expédiait très exactement. Mais ses ennemis de Cour ne s’en montraient que plus âpres à critiquer les opérations et à s’en gausser librement. Puis, la plaisanterie tournait au tragique; on allait jusqu’à prétendre que Richelieu cherchait la mort, pour ne pas survivre à son déshonneur. Tout le monde n’était pas de cet avis, puisque Mme de Pompadour, elle-même, adressait, le 28 mai, à Richelieu, ce billet dans le style familier qui lui était personnel:
«On nous a mandé de Toulon les plus jolies choses du monde: je les aimerais mieux de vos pattes de chat... Bonsoir, Monsieur le Minorquin, j’espère bien fort que vous êtes actuellement en pleine possession. Je rouvre ma lettre pour vous complimenter sur la bonne opération de M. de la Galissonnière... Nous attendons la nouvelle d’un second combat[468].»
[468] Correspondance de Mme de Pompadour (édition Poulet-Malassis, 1878). Lettres à Richelieu.
Ce fut seulement un mois après, le 28 juin, que Richelieu emporta d’assaut Saint-Philippe: «Cette entreprise téméraire, écrit Bernis, lui réussit par la valeur extraordinaire des troupes, par la mollesse des assiégés et surtout par l’inexpérience de M. de Blackney, à qui cependant la nation anglaise éleva une statue pour consacrer sa belle défense[469].»
[469] Mémoires et Lettres du Cardinal de Bernis (édit. Fr. Masson, 1878), t. I, p. 253.—Mémoires authentiques du Ml de Richelieu (inédits).
Richelieu dépêcha aussitôt son gendre à Versailles avec les articles de la capitulation. En même temps, un laquais, parti en chaise de poste, apportait à Mme d’Egmont la nouvelle que son mari venait de débarquer à Marseille. Septimanie se trouvait à la Comédie italienne quand le courrier lui remit la dépêche. Elle faillit s’évanouir; et dès que le bruit de la victoire se répandit dans la salle, ce furent des «batteries de mains» et des acclamations sans nombre[470]. Aussitôt les acteurs, qui évidemment avaient pris leurs précautions, entonnèrent des chansons en l’honneur de la maison de Richelieu.
[470] Journal de Barbier, t. VI, p. 335.
Fronsac gagna au triomphe de son père la croix [p. 300] de Saint-Louis et la survivance à la charge de premier gentilhomme de la Chambre.
L’allégresse fut générale dans tout le royaume, et Mme de Pompadour manifesta, la première, sa joie très vive de ce beau fait d’armes[471].
[471] Mémoires de Mme du Hausset (édition Barrière), p. 60.
Voltaire en délira presque. Il avait entretenu avec Richelieu, pendant la durée du siège, une correspondance suivie, dans laquelle il n’imaginait jamais de formules assez élogieuses, pour célébrer la gloire future de son héros. Mais, en homme pratique qui n’entend pas laisser au hasard le soin de régler ses affaires, en historien soucieux de sa documentation, il demandait au Maréchal, comme il l’avait déjà fait, en 1752, pour «ses Siècles[472]», un «petit journal de son expédition, qu’il «enchâsserait dans son Histoire générale qui va de Charlemagne jusqu’à nos jours[473]». Il avait une foi absolue dans le succès de l’entreprise. Il avait parié vingt guinées contre un Anglais qui voyait déjà Richelieu prisonnier de guerre[474]... Aussi Voltaire avait-il adressé au Maréchal un compliment en vers qui disait précisément le contraire[475], «prophétie» en train de courir tout Paris, du fait peut-être d’un «secrétaire bel esprit» de Richelieu[476]. Depuis la victoire du général en chef, il a déjà reçu des poèmes pour lui: «Je suis, s’écrie-t-il, le bureau d’adresse de vos triomphes[477].»
[472] [473] [474] [475] [476] [477] Correspondance de Voltaire, 28 mars, 16 avril, 3 mai, 14 juin, 16 juillet 1756.
Mais ce qui fait encore le plus d’honneur à Voltaire, dans ce débordement de panégyrisme à outrance, c’est le noble empressement qu’il apporte à solliciter l’intervention de Richelieu en faveur du malheureux [p. 301] amiral Byng, traduit devant la Cour martiale qui l’enverra au supplice le 14 mars 1757. Voltaire écrit, dit-il, au nom d’un Anglais (c’était peut-être bien lui) qui réclame pour le vaincu le témoignage du vainqueur: «Un seul mot de vous pourra le justifier... Vous avez contribué à faire Blackney pair d’Angleterre; vous sauverez l’honneur et la vie de l’amiral Byng.» Richelieu ne se déroba pas à cette généreuse mission. Mais ce fut en vain[478]. L’Angleterre traitait ses amiraux battus, comme plus tard la Convention ses généraux en déroute. Le pacte avec la victoire ou la mort!
[478] Correspondance de Voltaire, 20 décembre 1756.
Si Voltaire avait écrit, le 16 août, au triomphateur, pour lui rappeler, à propos de «l’envie et de l’ignorance» qui avaient criblé d’épigrammes l’expédition, les injures dont Villars avait été accablé avant Denain, il ne prévoyait guère l’accueil réservé par la Cour à Richelieu, après la prise de Port-Mahon. Quelques jours auparavant, le Maréchal, usant d’un expédient qui lui avait déjà tant de fois servi, écrivait à d’Argenson le ministre, pour lui demander son rappel, sous prétexte que sa «santé était mauvaise[479]». En réalité, Richelieu savait, à n’en pas douter, que sa conduite et ses opérations à Minorque étaient durement critiquées. Sa maîtresse, la duchesse de Lauraguais, lui continuant, mais avec plus de clairvoyance, les bons offices de Mme de Tencin, le tenait au courant des intrigues nouées contre lui.
[479] Journal de Luynes, t. XV, p. 193, 16 août.
Sa dernière lettre est très explicite:
«17 août 1756,
... «Ce monstre de d’Argenson, tout en prônant votre victoire, a grand soin d’ajouter que, sans M. de la Galissonnière, tout aurait échoué. Il fait entendre qu’il a fait plus que vous, comme si le concours des forces de terre et de mer n’avait pas été nécessaire pour cette expédition! Il prétend que vous avez agi en soldat plus qu’en général, et que vous devez vos succès, plus au hasard et à des circonstances heureuses qu’à vos talents. Jugez de ma colère quand on m’a rapporté ces propos. J’ai été chez le garde des sceaux qui pense toujours comme je vous l’ai mandé. Il m’a assuré que le roi lui paraissait déjà moins satisfait qu’il l’avait été: il va se laisser gagner et vous perdrez peut-être tout le mérite d’une superbe expédition.
«Mme de Pompadour qui paraît être maintenant exaltée sur votre compte, peut changer demain. Je sais que d’Argenson a passé hier quelque temps chez elle; et je crains qu’il ne jette son venin sur tout ce qu’il approche. Vous savez par expérience qu’elle vous aime selon l’occasion, et qu’aujourd’hui votre amie, elle sera demain contre vous. Il se présente une foule d’aspirants pour commander; et sûrement Soubise ne sera pas oublié.
... «Je vois qu’en général on est fâché de vous voir victorieux: une bonne défaite les aurait tous rendus contents... Venez promptement: on doit toujours profiter du premier moment... Soyez ici au plus tôt pour dissiper cet essaim de reptiles qui s’assemblent contre vous dans cette pétaudière.
[p. 303] «Brûlez cette lettre[480].»
[480] M. de Lescure, dans ses Mémoires autobiographiques de Richelieu, donne cette lettre comme inédite et absolument authentique. Elle est, au surplus, tout à fait dans le caractère de l’intelligente créature qui l’écrivit; et l’avenir en démontra suffisamment la sagacité.
Richelieu ne tint pas compte de cette dernière recommandation: peut-être ne lui parvint-elle pas en temps utile, car il était de retour à Paris, dans la nuit du 30 au 31 août, au milieu d’un énorme concours de peuple qui l’acclamait bruyamment.
Quand il vint à la Cour, remarque Luynes, «on le trouva maigri, mais d’ailleurs en bonne santé». Le roi l’accueillit assez froidement: il se contenta de lui demander s’il avait mangé des figues de Minorque: «On les dit excellentes», ajoutait Louis XV, qui, à l’exemple de tous les Bourbons, prisait fort les plaisirs de la table.
Quant à d’Argenson, il «chercha querelle» à Richelieu pour son retour, et «rejeta la chose sur Madame, qui en était enthousiasmée et ne l’appelait que le Minorquin[481]». Il donna encore au Maréchal d’autres preuves de sa malveillance, en écourtant «la liste de grâces» que lui avait proposée le vainqueur de Port-Mahon. Celui-ci, prudemment, «se tint alors derrière le rideau pour frapper contre les deux partis», aussi bien d’Argenson que la Marquise et Bernis[482].
L’attentat de Damiens précipita la crise.
[481] Mme du Hausset: Mémoires (édition Baudouin, 1824), p. 75.
[482] Mémoires de d’Argenson, t. IX, p. 348, novembre 1756.
Une déconvenue de Richelieu. — L’attentat de Damiens: c’est le Maréchal qui fait arrêter l’assassin. — Démarche adroite de Richelieu auprès de Mme de Pompadour. — Son intervention, inutile, mais désirée par le roi, auprès de l’archevêque de Paris. — Réconciliation publique de la Marquise avec Richelieu. — Elle vaut au Maréchal de remplacer, à l’armée de Westphalie, le comte d’Estrées, le vainqueur d’Hastembeck.
L’année 1757 s’était ouverte pour le Maréchal sur une pénible impression. Quoique légèrement estomaqué par une réception répondant mal à son espoir d’une rentrée triomphale, l’adroit et ambitieux courtisan n’avait point abdiqué ses prétentions au poste de premier ministre, prétentions qu’il croyait plus justifiées que jamais, sans toutefois les avouer trop hautement. Aussi, quelle ne dut pas être sa déception, quand il vit ses espérances, sinon anéanties, du moins ajournées par une nomination imprévue! Les Mémoires de Bernis nous tracent, le 2 janvier, un amusant croquis de la scène:
«Le Maréchal de Richelieu qui remplissait cette année la charge de premier gentilhomme de la Chambre, me dit, un quart d’heure avant que le roi lui ordonnât de m’appeler pour me faire asseoir au Conseil:
—«Mais, pourquoi, ayant tant d’affaires à traiter avec le roi et ses ministres, ne demandez-vous pas les entrées de la Chambre? Si vous voulez, je me chargerais d’en faire la proposition au roi. Je lui [p. 305] répondis, en riant, que j’acceptais volontiers ses offices. Il fut fort étonné, un instant après, d’entendre le roi me dire:
—«L’abbé de Bernis, prenez place au Conseil[483].»
[483] Mémoires et Lettres du cardinal de Bernis (édition Frédéric Masson), 2 vol., 1878, t. I, p. 312. Bernis ne fut secrétaire d’État aux affaires étrangères que le 27 juin 1757.—Richelieu, dans ses Mémoires authentiques, consacre une notice des plus curieuses à Bernis, qu’il appelle une «comète qui avait bien une queue très longue, mais à qui il manquait une tête» capable de tenir dignement sa place dans le Conseil. Richelieu signale les origines du ministre, ses liaisons féminines, surtout avec Mme de Pompadour, dont il était, à l’occasion, le teinturier.
Le protégé de Mme de Pompadour, que Louis XV voulait déjà nommer ministre d’État, dans les derniers jours de décembre 1756, aurait pu écrire stupéfié, pour ne pas dire indigné. Eh quoi! ce prestolet d’abbé, parce qu’il avait su plaire à la favorite, entrait tout droit au Conseil, alors que lui, duc de Richelieu, Maréchal de France, illustre par sa naissance et par ses victoires, restait une fois de plus dans l’antichambre ministérielle!
Trois jours après, un coup de théâtre, autrement inattendu, devait surprendre et bouleverser la Cour de Versailles. Le 5 janvier, à la tombée du crépuscule, Louis XV allait quitter le palais pour se rendre à Trianon. Son carrosse l’attendait sous la voûte; et le prince, assez mal éclairé par la lueur incertaine de deux flambeaux, atteignait déjà la dernière marche, quand il s’écria:
—«Duc d’Ayen, on vient de me donner un coup de poing.» Grand émoi. Le Maréchal de Richelieu, qui était derrière le roi, s’écrie à son tour:
—Qu’est-ce que c’est que cet homme avec son [p. 306] chapeau? Le roi tourne la tête, il porte la main à son côté, la retire pleine de sang et dit:
—Je suis blessé: qu’on l’arrête et qu’on ne le tue pas.»
Damiens, qui avait frappé Louis XV, «était rentré si vivement par la trouée qu’il avait faite que personne n’avait vu le coup[484]».
[484] Journal du duc de Croÿ (édit. de Grouchy et Cottin, 1906), t. I, p. 365. Les relations de l’attentat de Damiens sont fort nombreuses, et, sauf quelques variantes sans intérêt, concordent assez bien dans tous leurs détails. Nous avons choisi de préférence celle de Croÿ qui met plus directement en scène Richelieu.—Le Maréchal ne put témoigner au procès; il était parti pour l’armée.
Mais lui seul était resté couvert; et ce fut la remarque de Richelieu qui le fit arrêter aussitôt par un valet de pied et par un garde du corps.
Avec une présence d’esprit qui ne l’abandonnait pas dans les circonstances les plus critiques, le Maréchal, malgré son dépit et ses rancœurs, comprit tout le parti qu’il pouvait tirer de la situation; et, comme s’il eût été, par destination, le conseil et l’appui des favorites dans l’embarras, il s’échappa du chevet du roi pour aller trouver Mme de Pompadour qu’on avait éloignée et lui offrir, avec ses consolations, le réconfort d’un absolu dévouement[485].
[485] Faur: Vie privée, t. II, p. 173.—D’après Soulavie (Mémoires de Richelieu, t. IX, p. 159), Mme de Pompadour se serait plainte, au contraire, que, dans cette période critique, le Maréchal n’avait pas eu pour elle «tous les égards qui lui étaient dûs».
La blessure du roi était insignifiante. Et l’amant revint à sa maîtresse, comme il était déjà revenu à Mme de Châteauroux.
La Marquise, plus que jamais en crédit, obtint l’exil de d’Argenson[486] aux Ormes et de Machault, qui l’avait trahie, dans sa terre d’Arnouville.
[p. 307] Mais le plus difficile restait à faire.
[486] Les Mémoires authentiques contiennent de très piquants détails sur la disgrâce de ce ministre, qui «se croyait sûr de faire chasser Mme de Pompadour, parce que, pensait-il, le roi ne le renverrait jamais»; tel ce dialogue entre Richelieu et Maillebois, neveu de d’Argenson: Maillebois, d’un ton joyeux: «Le Machault vient de partir.—Richelieu: Et votre oncle aussi.»
La situation intérieure de la France était singulièrement troublée depuis cinq ans. Les querelles religieuses l’emportaient, par moments, sur les conflits politiques, quand elles ne les déterminaient pas. Le jansénisme, en majorité au Parlement, luttait contre le haut clergé, qui, depuis les premières années du XVIIIe siècle, entendait imposer à tous les fidèles, d’accord avec le Gouvernement, une adhésion sans réserves à la Constitution Unigenitus, œuvre de la diplomatie Vaticane. La résistance s’était surtout accentuée en 1752. Pour la vaincre, les évêques avaient interdit aux curés de donner les sacrements aux jansénistes. Versailles avait pris parti pour l’épiscopat. Et cependant nombre de courtisans—Richelieu tout le premier—étaient plutôt imbus de l’esprit philosophique, en opposition avec l’intolérance cléricale. Mais il fallait sauvegarder quand même le principe d’autorité, partant la religion officielle, puisque le Gouvernement approuvait la campagne des évêques. Or, le Parlement la combattit et bientôt, devant le refus du roi d’accueillir ses remontrances, cessa de rendre la justice (5 mars 1753). Les conseillers, exilés à Pontoise, ne furent rappelés qu’en 1754, mais ils n’avaient pas désarmé; et quand la guerre éclata en 1756, ils se défendirent d’enregistrer les nouveaux impôts réclamés par le ministère. Il fallut recourir à de nombreux expédients pour trouver les ressources qu’exigeaient les circonstances. Mais, après l’attentat de Damiens, le [p. 308] Gouvernement dut passer par de nouvelles épreuves.
Beaumont, l’archevêque de Paris, voulait alors faire d’une pierre deux coups. Devant l’effroi du monarque qui s’était cru, sur l’heure, mortellement frappé, il s’était demandé s’il ne pouvait recommencer l’éviction de Metz; et d’autre part il n’avait pas craint de dire que «le crime avait été commis par trahison et de dessein prémédité dans le Palais». Le Parlement n’aurait su être mieux visé[487].
[487] Mémoires historiques et anecdotes de la Cour de France, par Soulavie, 1802, p. 335.
Mme de Pompadour, qui se sentait atteinte, obtint du roi l’exil de l’archevêque. Mais Louis XV, avant de le faire signifier au prélat, avait envoyé auprès de lui Richelieu en négociateur. C’était déjà, en cette qualité, qu’il avait été accrédité par le roi auprès du premier président, lors de l’exil des parlementaires à Pontoise. Et cette mission, qui réussit, n’avait pas laissé que d’être laborieuse. Les procureurs généraux, que le Maréchal avait choisis comme intermédiaires, répétaient à l’envi que le roi s’était compromis par son coup d’autorité.
Richelieu fut moins heureux avec Beaumont. Il le pria, au nom du prince, de se montrer plus conciliant, de donner la paix à l’Église et de ne plus insister sur la production des billets de confession qu’on exigeait des agonisants; il lui promit, en échange, de réprimer les écarts du Parlement.
—«Qu’on dresse un échafaud au milieu de ma cour, répliqua fièrement le prélat, et j’y monterai pour soutenir mes droits... car ma conscience ne me permet aucun accommodement.»
[p. 309] Richelieu riposta à l’archevêque que sa conscience était une lanterne sourde qui n’éclairait que lui.—Et Louis XV «abandonna Beaumont à son conseil[488]».
[488] Mémoires historiques et anecdotes de la Cour de France, par Soulavie, 1802, p. 335.—Soulavie: Mémoires de Richelieu, t. VIII, pp. 306 et suiv.
La Marquise eût donc été mal venue à maintenir d’anciens griefs contre un galant homme qui paraissait avoir oublié tous les siens[489], puisqu’il venait de servir avec un tel désintéressement la cause et les intérêts de Mme de Pompadour si violemment attaquée par de puissants ennemis. Ne devait-elle pas, au contraire, le payer de retour? Et l’occasion s’en présentait, personne n’ignorant que Richelieu brûlait d’aller conquérir de nouveaux lauriers au-delà du Rhin. On prétendait que la duchesse de Lauraguais cabalait, sans relâche, en faveur de son amant, furieux[490] de la nomination du Maréchal comte d’Estrées, comme généralissime des troupes françaises en Allemagne; mais une influence, autrement prépondérante, était acquise à Richelieu[491], celle du fournisseur des armées, Pâris-Duverney. Ce «général des farines», ainsi que l’avait appelé le Maréchal de Noailles, était très écouté dans les Conseils du roi, d’autant qu’il était grand ami de Mme de [p. 310] Pompadour[492]. Il se piquait de connaissances militaires que faisait valoir une éloquence ardente et persuasive; c’était son plan dans l’expédition de Minorque qui, paraît-il, avait été adopté; et, naturellement, il en proposait un autre pour la guerre contre la Prusse et ses alliés, auquel Richelieu accordait ses préférences, et qu’il suivrait, sans nul doute, s’il remplaçait d’Estrées.
[489] Le seul reproche qu’il lui faisait, c’était «d’avoir été trop faible pour ce monstre de d’Argenson.» (Soulavie: Mémoires de Richelieu, t. IX, p. 162.)
[490] Mémoires et Lettres du cardinal de Bernis (édit. Frédéric Masson), t. I, p. 391.
[491] Mémoires et Lettres du cardinal de Bernis (édit. Frédéric Masson), t. I, p. 392. «Pâris-Duverney, depuis la mort des Maréchaux de Saxe et de Löwendahl, et la prise de Minorque, s’était mis en tête que le Maréchal de Richelieu était aussi homme de guerre qu’homme de cour et d’intrigue.»
[492] «L’homme de confiance», dit Mme du Hausset (Mémoires, p. 126).
Mais, pour que le projet aboutît, il fallait, de toute nécessité, une réconciliation publique, partant éclatante, entre la Marquise et son ancien adversaire.
Le... cérémonial en fut réglé, de manière à ménager l’amour-propre des deux parties:
«Il fut convenu qu’à Choisy le moment où le roi serait debout, environné de sa Cour, pendant le café, serait celui du raccommodement. Le Maréchal de Richelieu, debout et dans le cercle, se présenterait alors vis-à-vis de Mme de Pompadour. Stainville (le futur duc de Choiseul) irait causer une minute avec elle et viendrait prendre par la main M. le Maréchal de Richelieu.
«Ce qui fut fait avec toute l’authenticité convenable[493]...» Soulavie ajoute que la Marquise montra «beaucoup d’embarras...», le Maréchal ayant désiré la publicité de cette réconciliation, «pour qu’il ne fût pas douteux que c’était Mme de Pompadour elle-même qui avait demandé le raccommodement».
[493] Mémoires de Richelieu (édition Soulavie), t. IX, pp. 162-163.
Nous nous en tenons à notre version première: tous deux avaient trop d’intérêt à ce rapprochement, [p. 311] pour en avoir subordonné la sanction aux exigences de l’étiquette ou aux satisfactions d’une vanité puérile.
D’autre part, s’il faut en croire Faur, Mme de Pompadour avait de profondes rancunes contre le Maréchal d’Estrées[494] qui aurait fait pendre un «vivrier» protégé de la Marquise, convaincu de prévarication[495]. Mais, elle-même, n’était-elle pas accusée, depuis longtemps[496], par l’opinion publique, de s’être effrontément enrichie par des gains illicites sur les fournitures de l’armée et par la vente de tous emplois au plus offrant et dernier enchérisseur? Et, par la nomination de Richelieu, ne s’assurait-elle pas, pour de futures opérations du même genre, la complicité du silence, chez un homme si peu scrupuleux, lui aussi, en pareille matière[497]?
[494] D’Estrées aurait eu de graves démêlés avec le prince de Soubise, favori de la Marquise (Journal de Barbier, t. VI, p. 551).
[495] Faur: Vie privée, t. II, p. 175.
[496] A la fin de 1751, la voix publique s’était élevée, si menaçante, contre de tels agissements, que la police reçut l’ordre de rechercher l’origine et la source de ces imputations scandaleuses. L’enquête fut confiée à cet intelligent et adroit inspecteur que nous avons déjà signalé, Meusnier; et son rapport conclut, comme bien on pense, au mal fondé de toutes ces récriminations, mais il faut savoir lire entre les lignes de ce document, chef-d’œuvre de diplomatie policière, qui débute ainsi: «Il serait assez difficile de dissuader tout Paris que la plupart des grâces, qui s’obtiennent, soit à la Cour, soit dans la finance, par le crédit de Mme la Marquise, ne soient conditionnelles, c’est-à-dire que tel qui n’a pas d’offres à faire pour exprimer sa reconnaissance, est sûr d’échouer.» (Nouvelle Revue rétrospective de M. Paul Cottin du 10 oct. 1892.)—Bibl. de l’Arsenal, mss. 10251.
[497] Le duc de Richelieu récompensa le service que lui rendit Mme de Pompadour «en fermant ses yeux sur l’irrégularité du trafic qu’elle faisait de toutes les places dans la partie des fourrages. Elle nommait intendants, commis, etc., ceux qui avaient donné le plus». (Mlle de Fauques: Histoire de Mme la Marquise, p. 110.)
Quelle que fût la cause qui détermina le rappel du [p. 312] comte d’Estrées, celui-ci ignorait sa disgrâce, alors qu’il battait à plate couture, près d’Hastembeck[498], le duc de Cumberland, fils du roi d’Angleterre, commandant en chef des alliés de Frédéric. La nomination de Richelieu, qu’il apprit presque aussitôt, était tenue encore secrète, que les équipages du Maréchal étaient en route pour Strasbourg. Mais cette désignation était, en quelque sorte, pressentie par Voltaire, qui, dans sa correspondance avec son héros, l’appelait de tous ses vœux:
«Vous n’aviez pas déplu à la mère (ce fut un des romans de son ambassade à Vienne), vous serez le vengeur de la fille (8 décembre 1756)...[499]»
[498] Grâce au concours de Bréhan et de Chevert, et sur les instances de Belle-Isle, ami du Maréchal d’Estrées, «qui avait pénétré les intrigues secrètes de Pâris-Duverney, Richelieu et Mme de Pompadour», écrit Duclos (Mémoires, t. II, p. 285), heureux de trouver cette nouvelle occasion de déverser sa bile sur Richelieu, sa bête noire.—«La plate bataille soit dit entre nous», (lettre de Bernis à Stainville, du 1er août 1757).
[499] Faut-il rappeler que, dans la campagne d’ineptes et abominables calomnies, poursuivie contre Marie-Antoinette, on racontait, en 1784, qu’elle était la fille du Maréchal de Richelieu... ou du roi de Prusse? (Bibliothèque Nationale, mss. 10364, de Lefebvre de Beauvray).
Si Voltaire ne craignait «une balle vandale pour l’estomac de Richelieu», il voudrait voir «la furia francese des soldats» du Maréchal, «contre le pas de mesure et la grave discipline» des Prussiens, (3 janvier 1757)...» «Je vous attends toujours dans le Conseil, dit-il, ou à la tête d’une armée (19 février)...»
Et lorsque, enfin, Richelieu est parvenu à son but, Voltaire, après lui avoir rappelé la fameuse machine de guerre, combinée par Florian, le père du fabuliste et par Montigny de l’Académie des Sciences, ces [p. 313] «chars romains», ou «assyriens», qui, avec 600 hommes et 600 chevaux, doivent faucher en plaine une armée de 10.000 combattants, Voltaire s’écrie, le 19 juillet: «Je souhaite que vous preniez prisonnier Frédéric.»
Le 25 août, il affirme encore plus énergiquement son espoir:
«Vous ne traiterez pas mollement cette affaire-là; et, soit que vous ayiez en tête le duc de Cumberland, soit que vous vous adressiez au roi de Prusse, il est certain que vous agirez avec la plus grande vigueur.»
Le 5 août, Richelieu, à la tête de troupes fraîches, avait rejoint l’armée de Westphalie, à Oldenbourg, où Valfons signale, avec enthousiasme, son arrivée et son aménité «caressante pour tout le monde». Son dialogue avec le jeune officier qu’il a reconnu, donne la note de cette entrée en scène:
—«C’est moi qui le premier vous ai mis dans le chemin de la gloire... A présent nous vivrons souvent ensemble.
—«Je le désire, Monsieur le Maréchal, mais à la façon dont je fais mon métier, on n’est pas toujours sûr de la durée de ce bonheur-là[500].»
[500] Marquis de Valfons: Souvenirs (2me édition Émile-Paul), p. 282.
D’après les Souvenirs de Mme de Beauvau (p. 60), Richelieu avait consulté son ancien compagnon d’armes à Minorque sur la conduite à tenir en Allemagne, pour faire observer la discipline dans les rangs de l’armée. Il présenta au roi des Mémoires de Beauvau qui concluaient au ravitaillement régulier et complet des troupes privées de vivres et de ce fait indisciplinées. Le Maréchal de Belle-Isle, bientôt ministre de la guerre, ordonna aussitôt d’augmenter la ration des troupes.
Campagne de Hanovre. — Instructions données au Maréchal de Richelieu. — Sa marche foudroyante. — La Convention de Closter-Seven. — L’imprudence du vainqueur. — Appréhensions de Frédéric II. — Désaccord de Bernis avec Richelieu: tergiversations de la Cour de Versailles et mauvaise foi du Cabinet de Saint-James. — Sommations tardives et impuissantes du Maréchal aux chefs de l’armée vaincue. — Conséquences du désastre de Rosbach. — Entrée en campagne de Ferdinand de Brunswick. — Comment Richelieu le contient. — Il demande son rappel: le comte de Clermont le remplace.
Nous sommes arrivé au point culminant de la vie politique et militaire du Maréchal de Richelieu, à ce moment critique, où la Fortune, qui semblait l’avoir pris par la main, pour le conduire, en pleine lumière, aux plus hautes destinées, se déroba tout-à-coup, le laissant, au milieu des ténèbres, dans le plus complet désarroi. Il volait au triomphe et se vit soudain entravé. Il était le maître à Closter-Seven et ne sut empêcher Rosbach.
Un de ses panégyristes à outrance, qui se pose trop volontiers en profond psychologue, résume assez bien cette étrange situation de Richelieu, réserve faite du rôle tendancieux attribué par l’historien à la coterie philosophique:
«L’auteur a trouvé les véritables causes de la perte de la bataille de Rosbach dans le manque de foi des signataires de la capitulation de Closter-Seven, révélation immense pour notre gloire nationale, trahie, [p. 315] vendue par les écrivains philosophes dévoués au roi de Prusse.
«Voici les faits:
«Le Maréchal de Richelieu marche en avant, occupe Hanovre le 14 août, Brunswick le 18, Bremen le 22. Il accule le duc de Cumberland entre l’Elbe et la mer, et alors est signée la Convention de Closter-Seven, puis l’acte supplémentaire (28 septembre). Les troupes allemandes au service de l’Angleterre doivent être renvoyées et les Anglais demeurer dans le Holstein sous la garantie du roi de Danemark (1757). La première partie des instructions données au Maréchal de Richelieu est ainsi accomplie. L’armée anglaise est dissoute: il va marcher sur le roi de Prusse pour l’acculer sur le corps du prince de Soubise, lorsqu’il est tout d’un coup arrêté par le refus que fait l’Angleterre de ratifier la convention; les soldats allemands au service du duc de Cumberland vont rejoindre le corps prussien du prince Ferdinand (et pourtant ils avaient promis de ne plus servir contre la France) et c’est alors que Frédéric tombe sur le prince de Soubise à Rosbach[501].»
[501] Capefigue: Le Maréchal de Richelieu, 1857 (p. 8).
Ce que ne dit pas cet apologiste de la stratégie de Richelieu, c’est que le Maréchal commit une faute qui lui fit perdre tous les bénéfices de sa glorieuse campagne; mais si son erreur comporte, dans une certaine mesure, des circonstances atténuantes, la mauvaise foi de l’Angleterre n’admet aucune excuse.
Le 17 juillet 1757, avant son départ, le nouveau [p. 316] généralissime recevait du roi des instructions[502] corroborant celles dont le comte d’Estrées avait été précédemment muni:
«Lorsque Sa Majesté, déclarait ce document, a pris la résolution, au mois de juin dernier, d’assembler deux nouvelles armées en Alsace, sous les ordres du Maréchal de Richelieu et du prince de Soubise, elle avait principalement en vue de faire une diversion puissante en Allemagne, capable d’arrêter les progrès du roi de Prusse, d’intimider les princes de l’Empire, qui paraissent disposés à se prêter aux projets dangereux de ce prince...»
[502] Bibliothèque de l’Arsenal, Manuscrit 4518: Portefeuille d’Argenson, Papiers Montboissier fo 145.—La pièce est reproduite dans la Correspondance (imprimée) de Richelieu avec Pâris-Duverney en 1756, 1757, 1758, pendant la campagne d’Allemagne.
Ces instructions laissaient «à la capacité, à l’expérience, aux lumières» du Maréchal, le soin de «prendre le parti le meilleur et le plus convenable», pour opérer avec succès contre le duc de Cumberland.
Ce document visait le siège éventuel de Magdebourg; mais «on ne saurait se flatter d’en exécuter le plan qu’en rejetant l’ennemi, dès cette année, au-delà de l’Elbe.»
Il fallait, en outre, «disposer du pays entre l’Elbe et le Weser pour assurer les subsistances de l’armée..., s’occuper de l’état et de l’entretien des chemins pour le ravitaillement et autres opérations de guerre...» Enfin le général en chef devait rester en communication ininterrompue avec le prince de Soubise et même avec le duc de Saxe-Hilderburghausen qui commandait l’armée des Cercles, destinée à se [p. 317] fondre dans le corps dirigé par le prince de Soubise.
Il fallait encore tenir la main à «la rigide observation de la discipline» et surtout «punir la maraude...»
La correspondance, échangée entre le Maréchal de Richelieu et Pâris-Duverney[503], note la marche rapide du généralissime et l’embouteillage—si le mot avait été d’usage à cette époque—de l’armée de Cumberland dans le camp de Stade. Elle précise nettement l’attitude adoptée par le Conseiller d’État au cours de la campagne et son impérieux désir de faire prévaloir ses idées personnelles dans les services d’intendance. Son mémoire «sur les raisons spéciales qui doivent engager le Maréchal de Richelieu à prendre ses quartiers d’hiver à Halberstadt;» ses «réflexions sur la situation de l’armée du roi entre le Weser et l’Elbe,» à la date du 13 août, disent assez l’autorité que lui donnaient, à la Cour, son crédit, ses relations, ses attributions officielles et surtout son indiscutable compétence.
[503] Cette Correspondance, parue en 1789, par les soins du Général de Grimoard, sort évidemment de l’officine de Soulavie. C’est, dans cette même maison de librairie, que se débitèrent plus tard, en partie, les Mémoires de Saint-Simon, annoncés d’ailleurs sur une feuille de garde et déjà connus par une édition antérieure.
En réalité, ce grand pourvoyeur des armées royales ne prévoyait, dans les opérations futures de Richelieu, qu’une démonstration militaire, assurément heureuse, mais semblable à celle des campagnes précédentes; aussi le blocus, foudroyant, pour ainsi dire, du corps de Cumberland, semble-t-il, en dépassant toutes les espérances, déranger tous les [p. 318] plans. Bernis, qui ne laisse jamais échapper l’occasion de critiquer Richelieu (il savait plaire ainsi à la favorite), Bernis estime que le Maréchal fut le plus imprudent des hommes, en allant «forcer l’armée hanovrienne dans un camp marécageux[504]».
[504] Bernis: Mémoires et Lettres (édités et authentiqués par M. Frédéric Masson), t. I, p. 406.—Dictés quelques années plus tard, dans le silence du Cabinet, les Mémoires concluent presque toujours, et parfois fort injustement, à la condamnation de Richelieu. La Correspondance, écrite au jour le jour, est, au contraire, moins suspecte de partialité.
C’était cependant un coup de maître; car, le 8 septembre, le fils du roi d’Angleterre se résignait à la capitulation connue dans l’Histoire sous le nom de Convention de Closter-Seven. Les stipulations, dictées par Richelieu, étaient bien telles qu’il ne cessa, en toute occasion, de les rappeler. Les troupes allemandes mercenaires, réunies sous les ordres de Cumberland, devaient, comme celles de Hanovre, être internées dans des campements déterminés, ou renvoyées dans leur pays et s’engager à ne plus servir contre la France, pendant la durée de la guerre[505].
[505] Dans son Traité des grandes opérations militaires (3e édition), t. I, p. 318, Jomini dit qu’il fallait «détruire ou prendre l’armée»; c’était un coup mortel pour Georges II et la France eût été l’arbitre de la paix.—De même, Napoléon, à Sainte-Hélène (Mémoires publiés par Montholon, t. V, p. 213) estime la Convention de Closter-Seven «inexplicable». Le duc de Cumberland, disait-il, était perdu; il était obligé de mettre bas les armes et de se rendre prisonnier; il n’était donc possible d’admettre d’autres termes de capitulation que ceux-là.—Le geste, chevaleresque comme celui de Fontenoy, lequel coûta si cher à l’armée française, est la seule explication qu’on puisse donner de cette capitulation imparfaite, «un traité véritable», affirme M. F. Masson.
Mais, pour ménager l’amour-propre des vaincus, et, sans doute, par un de ces sentiments chevaleresques dont la tradition fut bien oubliée depuis, [p. 319] Richelieu avait laissé aux soldats leurs armes[506]. Il avait foi dans la parole de leurs chefs. Ce fut une généreuse imprudence dont la France allait bientôt payer les frais.
[506] Marquis de Valfons: Souvenirs, (2me édition Émile-Paul) p. 290. Pour témoigner son estime à cette armée vaincue, Richelieu n’avait pas voulu introduire dans la capitulation la clause du désarmement, mais d’après les confidences faites à Valfons, il «avait toujours compté la faire exécuter». Bernis écrira plus tard que le Maréchal l’exigea brutalement.
Deux jours avant, le 6 septembre, le roi de Prusse avait écrit au vainqueur une lettre restée célèbre, lettre presque suppliante sous sa forme désinvolte, où Frédéric, aux abois, pressentait le petit-neveu d’un homme d’État, illustre entre tous, sur l’éventualité de son intervention—qui serait un bienfait—auprès de Louis XV: «Un Richelieu ne pouvait rien faire de plus glorieux, que de travailler à rendre la paix à l’Europe[507].» Le Maréchal lui répondit, en termes d’une exquise politesse, qu’il n’avait aucune instruction dans ce sens, mais qu’il allait envoyer immédiatement un courrier à Versailles, pour rendre compte au roi des ouvertures de Frédéric. On sait quelle suite fut donnée à cette pressante démarche. Louis XV fit aviser son ennemi—l’ennemi de Mme de Pompadour—qu’il emploierait jusqu’à son dernier soldat pour réduire le roi de Prusse[508].
[507] Frédéric était, d’ordinaire, moins obséquieux avec nos officiers supérieurs. Au dire de Voltaire, il traitait les généraux français de «généraux de comédie». Sa lettre à Richelieu, telle que la publient les Souvenirs de Valfons, diffère, dans ses termes, de celle qui est restée classique. Il s’y trouve (p. 312) notamment cette phrase que ne contient pas le document historique: «Il est impossible que le roi de France désire ma perte entière; c’est trop contre ses intérêts et je ne puis le croire véritablement mon ennemi.»
[508] Marquis de Valfons: Souvenirs, p. 313. «L’abbé de Bernis, ministre des affaires étrangères, obsédé par le comte de Stahremberg, ambassadeur de Vienne, qui lui représentait toujours le roi de Prusse sans nulle ressource, défendit, de la part du roi, à M. de Richelieu, d’entrer avec lui dans nulle négociation, déclarant que le roi emploierait jusqu’à son dernier soldat pour le réduire.» Déjà, au moment où Richelieu entrait en campagne, le duc de Cumberland avait écrit au Maréchal pour négocier la paix; et celui-ci lui avait répondu, en termes très fermes, quoique très mesurés, que le roi l’avait envoyé uniquement pour combattre. Richelieu n’en avait pas moins communiqué au gouvernement la requête de l’ennemi; et Bernis lui déclara que le roi consentirait volontiers à la paix, le jour où ses alliés auraient reçu les réparations qui leur étaient dues.
[p. 320] Voltaire, qui avait fini par se réconcilier avec son ami le prince-philosophe, sans oublier toutefois les avanies dont celui-ci l’avait abreuvé quatre années auparavant, Voltaire cherchait, de son côté, à émouvoir le Maréchal sur le sort de Frédéric. Il le représentait résolu au suicide, s’il se voyait à bout de ressources; et «sa sœur, la margrave de Bayreuth, ne lui survivrait pas». Voltaire en parlait savamment, puisqu’il était en correspondance suivie avec l’un et l’autre.
Ce n’était pas, comme on l’a trop souvent répété, qu’il sollicitât quelque lâche complaisance de son héros pour le roi de Prusse; il était convaincu, au contraire, que Richelieu terminerait cette campagne comme il avait déjà terminé «celle du Hanovre et de la Hesse...». «Oui, disait-il, vous jouirez de la gloire d’avoir fait la guerre et la paix.»—Une paix à jamais mémorable, c’était bien le rêve que poursuivait le général victorieux.
Aussi avait-il accepté, pour la négociation qui devait y conduire, la médiation du roi de Danemark, suggérée par l’ambassadeur de France Ogier. Le ministre Lynar, représentant du prince, Lynar, dont l’Angleterre payait, suivant Bernis, les bons [p. 321] offices, donnait au Maréchal l’illusion qu’il était l’homme nécessaire en de telles conjonctures; et, pour flatter une vanité accessible à toutes les idolâtries, il avait fait exécuter le buste en marbre du vainqueur, la tête ceinte d’une couronne de lauriers[509].
[509] Mémoires et Lettres de Bernis, t. II, p. 19.—Soulavie affirme également la traîtrise de Lynar.
Richelieu, dès l’entrée en pourparlers, avait expédié à Louis XV un courrier pour lui annoncer le projet de capitulation. Bernis crut que cette dépêche «exposait une simple idée»; et l’homme qui, précédemment, tenait pour la dernière des imprudences la manœuvre militaire de Richelieu, lui signifia aussitôt «qu’il n’y avait point d’autre négociation à faire avec les Hanovriens qu’en forçant leur camp et qu’en les culbutant dans l’Elbe, que le Maréchal ne devait pas oublier comment ils avaient violé, en 1744, la convention de neutralité que le roi avait stipulée avec eux».
Louis XV approuva la réponse de son ministre, mais non sans une pointe de scepticisme:
—«Vous ne connaissez pas le Maréchal: ce qu’il annonce comme un projet est peut-être déjà exécuté; dépêchez un second courrier et annoncez, de ma part, à M. de Richelieu de n’entamer aucune négociation et de renvoyer à Fontainebleau (où la Cour était alors) toutes celles qui pourraient être entamées[510].»
[510] Mémoires et Lettres de Bernis, t. II, p. 20.
Le roi ne s’était point trompé. Deux jours après son entretien avec Bernis, le duc de Duras arrivait [p. 322] à la Cour, porteur des articles de la capitulation signée par Richelieu et Cumberland.
«Jamais surprise ne fut égale à la mienne, écrit le ministre; elle augmenta en voyant la manière dont cet acte était dressé; j’y vis à l’instant tous les malheurs qui devaient naître d’une si dangereuse imprudence[511]. Le Maréchal de Richelieu avait déjà instruit toute la Cour et Paris de son triomphe par ses lettres. On disait hautement qu’il avait fait mettre bas les armes à une armée entière, que la paix était faite. Dans la même matinée, arriva la nouvelle de la victoire des Russes, remportée bien malgré lui par le général Apraxin sur les Prussiens, en sorte que le public ne douta pas que ces deux événements ne terminassent la guerre. Presque tous les ministres applaudissaient à la gloire du Maréchal; et les femmes qui comptaient bientôt revoir leurs maris et leurs amants étaient enchantées.»
[511] Ce qui n’empêche pas Bernis, dont les variations furent si nombreuses en cette affaire, de joindre tout d’abord ses plus chaudes félicitations à celles du roi, de la Marquise et de toute la Cour.—Jobez (La France sous Louis XV, t. V, p. 41) signale, lui aussi, l’enthousiasme de Bernis et reproche au ministre de n’avoir pas immédiatement ratifié la capitulation.
Duras gagna même à l’enthousiasme général la charge de premier gentilhomme de la Chambre.
Or, d’après Bernis, Richelieu n’avait d’autre pouvoir, comme «général d’armée», que de «faire une capitulation» qui devenait un traité après sa «ratification». Les articles pour lesquels le duc de Cumberland avait engagé sa parole d’honneur et qui devaient être exécutés dans le plus bref délai, n’étaient, toujours au dire de Bernis, qu’un trompe-l’œil: l’ennemi avait voulu gagner du temps, pour réduire à néant les avantages de Richelieu; le Maréchal [p. 323] aurait dû imposer une date ferme et prendre des otages.
Le raisonnement ne laissait pas que d’être subtil: peut-être était-il juste au point de vue diplomatique; mais il dissimulait mal le dépit de ministres jaloux d’un succès qu’ils n’avaient pas prévu, et surtout l’appréhension de Mme de Pompadour que le triomphe, si largement escompté, du prince de Soubise n’en fût amoindri.
Cependant, on n’envoie pas la ratification instamment réclamée par Richelieu. Et Bernis en revient toujours à l’irrégularité, pour ne pas dire l’inanité, de la Convention de Closter-Seven. Le Maréchal, dit-il, a craint de s’enfoncer dans les boues du pays et de compromettre sa réputation militaire par l’attaque du camp de Stade qu’il jugeait périlleuse. S’il l’eût enlevé de force, l’armée du prince de Cumberland était perdue sans ressources, adossée qu’elle était à l’Elbe, un bras de mer à cet endroit. Elle eût mis bas les armes: c’était alors une véritable capitulation[512].
[512] Pouvait-on reprocher à Richelieu d’avoir épargné le sang de ses soldats, puisqu’il avait la «parole d’honneur» de Cumberland; et, en réduisant l’armée ennemie au désespoir par un coup de force, n’exposait-il pas la sienne aux hasards d’une action que la chance des batailles pouvait retourner contre elle? Bernis, lui-même, ne le laisse-t-il pas entendre (t. I, p. 406)? D’ailleurs, dans le chapitre, si intéressant que les Mémoires authentiques consacrent à Bernis, Richelieu s’exprime, en termes des plus amers, sur la conduite du ministre à son égard. Alors qu’il pensait avoir laissé à la Cour un de ses meilleurs amis dans la personne de Bernis, celui-ci, prétendant à tort, sur de fausses apparences, que le Maréchal avait voulu le faire exclure du Conseil, lui «jouait un tour plus cruel encore pour l’État», car ce fut lui, affirme Richelieu, qui «fit rompre la Capitulation». Les Mémoires authentiques passent très rapidement sur la Convention de Closter-Seven; le Mémoire de 1783, remis à Louis XVI, la défend, au contraire, longuement et non sans chaleur.
Ici, Bernis fait trop voir qu’il est le porte-parole [p. 324] de la Marquise; il ajoute que, si Richelieu a bâclé cet «acte» avec autant d’irréflexion, c’est qu’il n’a pas voulu laisser au prince de Soubise la gloire de conquérir la Saxe et d’en chasser le roi de Prusse.
Bernis n’était pourtant pas si rassuré sur le sort du protégé de la Marquise, car il écrivait, le 27 septembre, au comte de Stainville, ambassadeur de France à Vienne:
«Pourvu que M. de Soubise ait le temps d’être secondé par M. de Richelieu, le roi de Prusse aura de la peine à se sauver de l’équipée qu’il a faite[513]...»
[513] Mémoires et Lettres du cardinal de Bernis (édit. F. Masson). Lettre à Stainville, t. II, p. 121.
Déjà, trois jours auparavant, dans cette même Correspondance, dont les impressions contredisent si souvent les appréciations des Mémoires, Bernis confiait à Stainville les embarras que donnaient à Soubise les troupes des Cercles, où chacun des principicules qui les avaient fournies prétendait commander. Mais la Convention de Richelieu le rassurait: il l’estimait «très bonne dans un sens[514]».
[514] Mémoires et Lettres du cardinal de Bernis (édit. F. Masson). Lettre à Stainville, 24 septembre, t. II, p. 118.
C’était un leurre. Las d’attendre, le Maréchal était parti, conformément à ses instructions, avec presque toute son armée, pour le campement d’Halberstadt. Il devait y rester du 28 septembre au 5 novembre. Il commettait là une double faute: il se condamnait d’abord à l’inaction; puis il ne laissait devant Stade qu’un rideau de troupes, trop faible pour exercer un rigoureux contrôle sur la stricte [p. 325] exécution des clauses de la capitulation par les armées hessoise et hanovrienne[515].
[515] Mémoires et Lettres du cardinal de Bernis (édit F. Masson), t. II, p. 25.—Lettre à Stainville, t. II, p. 131.
Dans ses Mémoires, Bernis, ratiocinant sur un fait de guerre, qu’il juge aujourd’hui désastreux, dit que «s’il avait été le maître, il aurait rejeté cette monstrueuse capitulation et rappelé le général qui avait eu l’imprudence ou la malice de la conclure[516]».
[516] Soulavie est plus explicite encore que Bernis: celui-ci, en parlant de malice, laisse entendre que Richelieu a voulu jouer un bon tour à Soubise et à sa protectrice: «Soulavie va plus loin, dit M. F. Masson, il affirme (Mémoires, t. IX, p. 198) que Richelieu correspondait avec Frédéric au moyen d’une machine à chiffrer, que lui, Soulavie, remit à Lebrun, le ministre, le 10 octobre 1792, et il tire de cette complicité entre les deux amis de Voltaire des conclusions auxquelles je renvoie le lecteur et qui sont de nature à édifier sur le patriotisme des diplomates révolutionnaires.»
Et, comme pour justifier des retards, auxquels participait d’ailleurs le Cabinet de Saint-James, on épiloguait à Versailles, avec Bernis[517], sur «ce singulier traité conclu entre trois personnes, qui n’avaient aucun pouvoir des Cours au nom desquels ils traitaient... M. de Lynar est parti de Francfort apparemment par les ordres du roi (de Danemark) son maître, mais sans aucun pouvoir par écrit; M. de [p. 326] Cumberland n’en avait point du roi son père et M. de Richelieu n’en avait aucun du roi.»
[517] Luynes (t. XVI, p. 248), toujours l’écho des bruits de la Cour, en consigne les acerbes critiques: «Il n’y a rien d’écrit, tout était verbal. Il n’a rien été stipulé par rapport aux troupes de Hesse et de Brunswick, ni pour qu’elles fussent désarmées, ni pour qu’elles ne servissent point pendant un certain temps contre les troupes françaises et autrichiennes et leurs alliés. Il a été dit seulement qu’elles seraient réparties et dispersées suivant la volonté de leurs Souverains. Il est vrai qu’avant la Convention dont il vient d’être parlé, le ministre de Brunswick à Vienne y avait conclu un traité, par lequel il était porté que les TROUPES SERAIENT DÉSARMÉES, CE QUI N’A POINT ÉTÉ EXÉCUTÉ.» Le traité était le fait de Stainville (Bernis, t. II, p. 9).
Le Maréchal tenait, au contraire, sa Convention pour bonne; et, flairant déjà la mauvaise foi de ses co-contractants, il entendait que les termes de la capitulation fussent immédiatement exécutoires.
Cependant, Bernis s’était ravisé; pensant qu’après tout cette Convention, régulièrement observée, pouvait être avantageuse et glorieuse pour le roi, il avait décidé Louis XV à l’accepter. Celui-ci écrivit donc à Richelieu qu’il la ratifierait, aussitôt que le roi d’Angleterre l’aurait sanctionnée de sa signature. En même temps, Bernis retournait au Maréchal son acte modifié et stipulant le désarmement des troupes hessoises: «M. de Richelieu, écrivait-il à Stainville, voudra bien dorénavant, dans ce qui touchera au politique, attendre que je lui fasse passer les ordres du roi[518].»
[518] Mémoires et Lettres de Bernis, t. II, p. 127. Lettre à Stainville du 8 octobre 1757.
Les Hessois et les Brunswickois, écrit Valfons, commençaient à sortir des marécages de Stade, quand Richelieu en arrêta le mouvement. La Cour n’envoyait pas de ratifications, et réclamait le désarmement préalable. Le Maréchal chargea son fidèle Valfons de le négocier; mais celui-ci se heurta au refus formel du général Donep: «Les fusils de nos soldats ne sont pas des quenouilles», riposta l’officier allemand. Il laissa cependant entendre qu’il céderait à la violence[519].
[519] Marquis de Valfons: Souvenirs, (2me édition Émile-Paul) p. 290.
D’autre part, Richelieu engageait, dans les premiers jours de novembre, une correspondance des [p. 327] plus suivies et des plus animées avec le landgrave de Hesse et le duc de Brunswick, avec Zastrow «général en chef de l’armée de S. M. Britannique, depuis le départ de S. A. R. Mgr le duc de Cumberland», avec Bernis, avec le ministre de Brunswick et Lynar, le plénipotentiaire danois[520].
Ces documents, qu’il serait trop long de publier et même d’analyser, sont cependant des plus instructifs. Ils reflètent à souhait l’état d’âme des divers personnages qui les ont signés: quelques lignes suffiront à définir leurs mentalités respectives.
Craignant, dans son amour-propre de soldat et de gentilhomme, d’avoir été pris pour dupe, Richelieu réclame instamment l’exécution des articles de la Convention. S’il ne reçoit pas une satisfaction immédiate, il menace les ministres de Hanovre et de Hesse de «brûler leurs maisons et même les maisons royales», de dévaster et de saccager le pays. Quand «la parole d’honneur est faussée, écrit-il, ce procédé est légitime et nécessaire, quelque répugnance qu’il ait naturellement de ces sortes de violence et de faire souffrir les innocents[521]».
La réponse du landgrave de Hesse est marquée au coin de la mauvaise foi la plus insigne: le prince gémit sur les exactions dont souffre son pays depuis la guerre; et, ruiné comme ses sujets, il ne saurait se passer des subsides que lui consent la Grande-Bretagne, en échange de ses troupes. Or, l’Angleterre ne reconnaissant pas une Convention conclue sans sa participation, il est bien obligé d’en décliner [p. 328] les obligations. Il n’est pas inutile de remarquer que le landgrave avait longtemps amusé le Maréchal avec l’idée de louer ses mercenaires au roi de France[522].
Le Général de Zastrow se distingue, dans ses lettres, par une raideur voisine de l’insolence. Il reprend tout simplement la thèse du landgrave sur les exactions commises par l’armée française; et il prétend qu’«elles fournissent les titres les plus légitimes et autorisent le roi d’Angleterre à s’estimer dégagé de toutes les obligations» ressortissant à la capitulation de Closter-Seven[523].
Seul, le duc de Brunswick (et encore Bernis le traite-t-il de faux bonhomme) avait protesté dans un «rescrit aux ministres de Hanovre» contre une rupture à laquelle ils voulaient le forcer: il leur reprochait durement de manquer à leurs engagements et il «ne connaissait puissance au monde», qui fût en droit de disposer de sa parole de prince et de ses promesses[524].
Dans le recueil de documents que nous venons de signaler, se trouve une lettre de Richelieu à Bernis, où s’affirme, avec l’intention très nette du Maréchal d’en finir avec ces atermoiements, son irritation persistante contre le ministre des affaires étrangères, irritation dont celui-ci s’amusait à lire les traces «sur le visage de Mme de Lauraguais».
«Vous croyez un peu trop, dit Richelieu à Bernis, que 50 ou 60.000 hommes peuvent avec facilité en jeter dans l’eau 40.000, d’ailleurs bien postés[525]...»
[525] Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 4518.—Dans une très longue note que Soulavie (t. IX, pp. 188 et suivantes) prétend émaner de Richelieu et qui est une justification personnelle de la conduite du Maréchal pendant son expédition du Hanovre, nous retrouvons cette phrase si caractéristique. (Dépêche de Richelieu à Bernis du 16 Novembre.)
[p. 329] Après cette réplique à des récriminations incessantes sur «la malheureuse capitulation», le Maréchal reconnaît cependant que la Convention est bien menacée, mais que les hommes d’État, responsables de cette prochaine rupture, voudraient en esquiver les risques jusqu’à l’arrivée d’une armée de secours d’Angleterre, et même de Prusse. Aussi s’efforcent-ils d’obtenir de lui une audience par l’intermédiaire de Lynar: «Mais je n’écrirai plus, dit-il, et je marcherai toujours[526].»
[526] Bibliothèque de l’Arsenal, mss. 4518.
Il n’en était pas moins victime d’une trahison dont le roi de Prusse avait dû encourager et peut-être provoquer l’initiative; et quoiqu’il eût maintenant, trop tard à son gré, ratification et pleins pouvoirs, il se heurtait à une fin de non-recevoir, qui se traduisait bientôt par la reprise des hostilités: les troupes hanovriennes et hessoises s’opposaient, les armes à la main, au mouvement de retraite dessiné par le contingent du duché de Brunswick.
Le désastre de Rosbach commençait à porter ses fruits. En effet, pendant que Richelieu se débattait énergiquement contre la fourberie anglo-allemande, Frédéric avait si bien manœuvré que, le 5 novembre, attaqué à Rosbach par les forces réunies de l’imprudent[527] Soubise et du prince de Saxe-Hilderburghausen, il les avait mises complètement en déroute; [p. 330] au milieu de l’action, l’armée des Cercles s’était lestement esquivée—... expédient militaire, qui devait, par la suite, passer à l’état d’habitude chez les Saxons.
[527] Belle-Isle avait expressément recommandé à Soubise d’éviter tout engagement avec Frédéric; et Richelieu avait écrit à ce même Soubise de se méfier du roi de Prusse.
«M. de Soubise, écrit le marquis de Valfons, avait toujours demandé à M. de Richelieu de faire deux marches en avant qui auraient sûrement empêché le roi de Prusse de venir sur lui; mais M. de Richelieu avait un ordre si précis de ne pas dépasser Halberstadt, que défense expresse était faite aux munitionnaires de le fournir de pain, s’il voulait aller plus loin[528].»
[528] Marquis de Valfons: Souvenirs, (2me édition Émile-Paul), pp. 313 et suiv.
Il avait perdu ainsi près de deux mois et retrouvé devant lui, fortement reconstituée, cette armée de 40.000 hommes qu’il avait tenue sous le joug à Closter-Seven. C’était le prince Ferdinand de Brunswick, désigné pour remplacer le duc de Cumberland retiré à Londres, qui la commandait et commençait déjà à menacer le duc d’Ayen.
Bernis, toujours disposé à blâmer quand même Richelieu, prétend que le désastre de Rosbach n’eût pas tiré à conséquence, si le Maréchal s’était porté sur la Saxe avec toutes ses forces: il disposait de 70.000 hommes, alors que le roi de Prusse n’en comptait que 30.000. Bernis lui reproche d’avoir, en «séparant» son armée, perdu l’occasion d’en finir avec l’ennemi. Richelieu avait assurément trop attendu et trop hésité, lui l’homme des coups de main. Mais quelles n’étaient pas ses responsabilités!
Depuis que Soubise opérait en Allemagne, Mme de [p. 331] Pompadour, qui rêvait pour lui des splendeurs d’apothéose, ne trouvait jamais que son favori eût une armée assez puissante pour écraser définitivement l’homme dont elle avait encore sur le cœur les humiliants sarcasmes. Estimant que Richelieu ne se pressait guère d’envoyer des renforts à Soubise, elle n’avait cessé de soutenir que l’indifférence du Maréchal livrait le prince, pieds et poings liés, au roi de Prusse. Richelieu, excédé, s’était enfin décidé à diriger une partie de ses troupes—et plus qu’il n’en fallait—sur l’armée de Soubise. Il ne lui restait plus que quarante bataillons, le jour où Ferdinand de Brunswick, entrant résolument en campagne, au lendemain de Rosbach, déchirait non seulement d’un coup d’épée la capitulation de Closter-Seven, mais allait bientôt mettre en péril le soldat qui l’avait imposée. Et Bernis, à cette heure, loin de blâmer l’attitude de Richelieu, la louangeait dans la dépêche qu’il adressait, le 14 novembre, à Stainville:
«M. de Richelieu s’est conduit en homme de courage et de tête. Il a marché à la rencontre de notre armée et paraît avoir prévu tout ce que le roi de Prusse pouvait entreprendre contre lui... Ainsi il faut attendre les événements, mais notre amie est bien à plaindre.»
Mme de Pompadour ne l’avait, hélas! que trop voulu.
Ce fut, dès lors, entre Ferdinand de Brunswick et Richelieu, une sorte de duel, où celui-ci eut la sagesse de rompre toujours. Mais, de marches en contre-marches, il recula de Lunebourg jusqu’à Zell. Cependant, à un moment donné, les deux armées [p. 332] se trouvèrent en présence. Le Maréchal venait de recevoir des troupes fraîches; il voulut franchir la rivière qui le séparait des Hanovriens: ce fut alors Ferdinand qui se déroba[529].
[529] Frédéric II (Mémoires, édit. Boutaric et Campardon, 1866, t. I, p. 529) avoue l’échec de Ferdinand.
Richelieu prit alors ses quartiers d’hiver «dans des citadelles inexpugnables», écrivait-il au roi; mais, fidèle à une politique que fortifiaient ses accès périodiques de mauvaise humeur et la mobilité habituelle de son esprit, quand il était parti depuis quelque temps en expédition, il n’eut de cesse que Louis XV ne le rappelât. De guerre lasse, le roi lui donna pour successeur un prince du sang, le comte de Clermont, qui se distingua surtout par son incapacité.
Préventions de Bernis contre le Maréchal. — Encouragements de Stainville à Richelieu. — Mme de Pompadour reprend la lutte. — Le petit père La Maraude. — Retour de Richelieu à la Cour. — Ses entrevues avec le Maréchal de Belle-Isle et Bernis. — Richelieu fut coupable d’exactions, mais il ne fut jamais un traître. — Romans prussiens. — Richelieu renonce à la vie militaire et part pour son gouvernement de Guyenne. — Son entrée triomphale à Bordeaux.
Le 19 janvier 1758, Bernis expliquait ainsi à Stainville le rappel du Maréchal:
«Je suis fâché que M. de Richelieu, par son obstination à revenir ici, et le peu d’ordre et de volonté qu’il a su mettre dans ses opérations et dans son armée, ait fait décider son retour. Vous savez que le roi ne se souciait pas de l’envoyer. Il a de bonnes choses, mais il faut avouer que la tête lui tourne aisément, qu’il ne veut rien faire que ce qu’il a imaginé et qu’il a plus songé, cette campagne, à faire la paix qu’à pousser la guerre avec vigueur. M. de Clermont vaudra-t-il mieux?... M. de Richelieu va bien fronder ici et cabaler. Je lui conseillerais le contraire. Il devrait aller à Richelieu quelque temps[530].»
[530] Mémoires et Lettres de Bernis (édit. Frédéric Masson), t. II, p. 168.
Évidemment, pour Bernis, c’était la meilleure des solutions: car il se doutait bien que Richelieu rentrait en France, le cœur ulcéré et méditant de [p. 334] retentissantes vengeances. Cependant Stainville, si les lettres qu’en publie Soulavie dans les Mémoires de Richelieu sont authentiques, avait cherché à calmer le dépit et le ressentiment du Maréchal, en flattant sa vanité et en l’assurant des plus augustes sympathies; du même coup, à vrai dire, il désavouait, mais discrètement, son ministre et ami[531]:
«Votre position, qui vous affecte, est la plus brillante de l’Europe... on clabaudera toujours à Versailles contre ceux qui font quelque chose[532].»
[531] Au dire de Soulavie (Mémoires de Richelieu. T. IX, p. 239) Stainville représentait à Marie-Thérèse l’abbé de Bernis comme un homme dangereux ou découragé, qu’il fallait chasser par conséquent de sa place...
[532] Soulavie: Mémoires du Maréchal de Richelieu, t. IX, pp. 202 et suiv. Déjà Stainville, à la nouvelle de la Capitulation de Closter-Seven, avait envoyé à Richelieu ses félicitations et celles de la Cour de Vienne. Et même il ajoutait: «Il faut profiter du mois d’octobre pour faire évacuer l’Elbe au roi de Prusse; vous serez, de tous côtés, Monsieur le Maréchal, le vainqueur de ce fleuve.»
Stainville était plus explicite encore dans sa lettre du 3 décembre: «J’ai déjà eu l’honneur de vous mander, Monsieur le Maréchal, que vous êtes à merveille ici; et je dois ajouter que l’Impératrice et M. de Kaunitz ont été les premiers à me dire qu’il était de toute nécessité que vous restassiez seul commandant des forces du roi en Allemagne[533]...»
[533] Soulavie: Mémoires du Maréchal de Richelieu, t. IX, p. 213.
D’un autre côté, en homme qui voulait ménager la puissante protectrice, dont l’influence allait bientôt l’appeler au ministère des affaires étrangères, Stainville entendait excepter Mme de Pompadour de la cabale de Versailles «clabaudant» contre un général trahi par la Fortune:
«Je suis certain, lui écrivait-il, que Mme de [p. 335] Pompadour n’est pas du nombre... Il est vrai qu’elle aurait peut-être désiré dans le temps que M. de Soubise fût renforcé plus tôt... Je suis sûr, croyez-moi, qu’elle ne l’a dit à personne[534]...»
[534] Soulavie: Mémoires de Richelieu, t. IX, pp. 202 et suiv.
A Vienne, peut-être; mais à Versailles, à Choisy, à Paris, ainsi que dans toutes ses villégiatures, la Marquise se répandait, comme nous l’avons vu, en lamentations indignées sur l’abandon dans lequel Richelieu laissait Soubise.
Son antipathie, difficilement contenue, contre le Maréchal s’était donné de nouveau libre carrière, au lendemain des surprises de Closter-Seven. La malignité publique lui attribuait même, à la veille de la capitulation, une estampe satirique représentant le comte d’Estrées, en train de fouetter le duc de Cumberland avec une branche de laurier, dont Richelieu ramassait les feuilles pour s’en tresser une couronne[535].
[535] Campardon: Mme de Pompadour et la Cour de Louis XV, p. 212.—Journal de Barbier (édit. in-8o), t. VI, p. 552.
Il n’est guère vraisemblable que Mme de Pompadour fût l’auteur d’une telle épigramme: car, à cette date, la trêve, consentie entre les deux parties par leur réconciliation, jouait encore; puis la Marquise ne cultivait pas la caricature; elle gravait pour la plus grande gloire de son seigneur et maître. Mais elle regagna le temps perdu dans sa nouvelle campagne contre l’éternel ennemi.
Déjà Pâris-Duverney avait formellement renié le Maréchal après la rupture de la Convention de Closter-Seven. Celui-ci s’était permis de négliger les avis [p. 336] du financier! Dès lors Pâris-Duverney «cessa de le croire utile à l’armée[536]».
[536] Correspondance historique et particulière du Maréchal de Richelieu en 1756, 1757, avec M. Pâris-Duverney (édit. par le Général de Grimoard), 1789, préface p. XXI.
D’autres griefs, beaucoup plus graves, et malheureusement trop justifiés, étaient depuis longtemps formulés contre le Maréchal: «Le pillage de notre armée, disait Bernis à Stainville, a été poussé à l’extrême; et, sur cet article, M. de Richelieu n’est pas excusable[537].»
[537] Mémoires et Lettres de Bernis (édit. F. Masson), t. II, p. 178. Lettre du 30 janvier 1758.—D’après Duclos (Mémoires, t. II, p. 286) Bernis avait proposé à Richelieu, avant qu’il ne partît, d’augmenter ses appointements; mais le Maréchal, «colorant son avarice d’un air de dignité, refusa, disant qu’il ne devait renoncer à aucun de ses droits de général».
Ce «pillage», Richelieu l’avait instauré, et comme méthodiquement organisé, dès son entrée en terre allemande; et l’abus de ces exactions était devenu si criant que nos soldats—toujours friands de ces surnoms pittoresques—avaient baptisé leur général en chef «le petit père La Maraude».
Il va sans dire qu’ils suivaient ce déplorable exemple et que l’armée était en proie au plus effroyable désordre, comme à la plus avilissante gabegie. Quelle nouvelle contradiction chez un homme qui nous en a déjà offert de si nombreuses et de si déconcertantes! Alors qu’au moment où sa fortune militaire lui permettant d’anéantir toute une armée, il avait eu un geste à la fois humain et généreux, il livrait tout un pays, malgré les instructions précises de son gouvernement, aux horreurs d’un pillage en règle, qu’allait aggraver encore le châtiment d’une infraction aux lois de l’honneur. Les [p. 337] protestations du landgrave ne reposaient donc pas sur des faits imaginaires; et le duc de Cumberland, retiré à Londres, avait pu dire, en parlant de la conquête du Hanovre par les Français, que les «alliés de l’Angleterre étaient quarante mille poltrons fuyant devant cent mille bandits[538]». Frédéric lui-même, Frédéric qui avait tant de méfaits de ce genre sur la conscience, oubliant la lettre pateline qu’il avait adressée deux mois auparavant à Richelieu, lui fit écrire par son frère, le prince Henri, que des représailles seraient exercées sur les officiers français prisonniers, si le pays continuait à être aussi impitoyablement dévasté[539].
[538] Galerie des aristocrates et Mémoires secrets (attribués à Dumouriez), 1790.—L’auteur va même jusqu’à dire (tant les opinions en matière d’honneur sont variables!): «Il est impossible à tout brave homme aimant sa patrie de désapprouver l’infraction du traité de Closter-Seven; notre façon de jouir de nos conquêtes a légitimé la rébellion: elle était juste et forcée.»
[539] Soulavie: Mémoires du Maréchal de Richelieu, t. IX, p. 194.—Faur: Vie privée, t. II, p. 184.
Plus tard, quand il fut question des déprédations et des contributions excessives infligées à ces «victimes innocentes», comme il les appelait lui-même, le Maréchal invoquait, pour légitimer ses exactions, les droits de la guerre et ceux des généraux en chef. Les précédents, hélas! ne manquaient pas. C’était, entre autres, les rapines du grand Villars, sous lequel Richelieu avait servi et plus récemment, celles de Maurice de Saxe et de Löwendahl, d’illustres guerriers, et... d’abominables pillards, mais qui n’étaient pas Français[540].
[540] Si l’Histoire doit juger sévèrement un tel abus de la force et un tel mépris du droit des gens, quelle ne sera pas la rigueur de sa sentence contre les arrières-petits-fils de ces «innocentes victimes», contre leurs chefs et leurs souverains, dont les exécutions militaires, à l’aurore du XXe siècle et dans une guerre sans précédents, ont dépassé en horreur tout ce que l’imagination peut concevoir de plus inique, de plus atroce, de plus barbare? Ces modernes Vandales nient, contre l’évidence, quand ils ne s’en glorifient pas, leurs attentats à la justice et à la propriété, à la liberté et à la vie des peuples—ce patrimoine éternel de l’humanité. Quel contraste avec la mentalité française, même sous le règne du pouvoir absolu! L’opinion publique se prononça énergiquement, dans notre pays, contre le système de défense de Richelieu.
[p. 338] Le Maréchal rentra donc dans Paris, comme le dit Moufle d’Angerville[541] avec son âpreté coutumière, «chargé de dépouilles glorieuses sans doute, s’il les eût acquises en combattant, mais honteuses, puisqu’elles étaient moins le fruit de ses victoires que de sa cruauté et de son avarice».
[541] Moufle d’Angerville: Vie de Louis XV, t. VI, p. 54.
Bernis annonçait, le 4 février, à Stainville, l’arrivée imminente de Richelieu: «Il paraît assez philosophe. Dieu veuille qu’il soit sage quand il sera ici!»
On le vit surtout aigri, mécontent et soucieux de dégager sa responsabilité de l’issue désastreuse d’une campagne, que ses débuts laissaient pressentir si belle et si fructueuse pour la France.
Luynes et Bernis ont présenté, chacun à leur manière, ce retour d’un vainqueur dont l’effort était resté stérile.
Dans son Journal de janvier 1758, Luynes ne se fait pas faute d’admirer les dispositions prises par Richelieu au terme de ses opérations militaires. Le mois suivant, il montre le courtisan au coucher du roi, accueilli par le prince avec une rare bonté. Le 8 mars, Richelieu, accompagné de son cousin d’Aiguillon, va rendre visite, «par devoir», au Maréchal [p. 339] de Belle-Isle. Il est vrai qu’avant de partir pour l’armée, il avait déclaré ouvertement qu’il ne voulait «dépendre en aucune manière de lui, ni prendre ses conseils[542]». De fait, de toute la campagne, il n’avait daigné correspondre avec Belle-Isle[543]; mais, celui-ci, depuis le 29 février, remplaçait Paulmy, secrétaire d’État à la Guerre pendant treize mois. Richelieu était donc tenu à plus de circonspection.
De même, il ménageait Bernis qu’il voyait chaque jour; si parfois il s’en plaignait, c’était secrètement; car, en public, il ne lui prêtait, ni méchants propos, ni manœuvres malveillantes à son égard: il savait trop bien, affirmait l’abbé, que «je l’avais traité comme un ami, tandis que, comme ministre des affaires étrangères, je pouvais demander qu’il fût puni[544]». Bernis, dans un entretien avec Luynes, attribuait, en effet, à Richelieu seul, l’avortement de la Convention de Closter-Seven. Mais le Maréchal avait informé Belle-Isle qu’il comptait remettre au roi un mémoire explicatif, où il lui exposerait sa conduite au cours de l’expédition et dans quelle situation il avait laissé l’armée.
[544] Bernis: Mémoires et Lettres, t. II, p. 34.
Quelques jours après, il portait le double de ce travail au ministre; et, dans cette seconde visite qui dura trois quarts d’heure, Richelieu fit preuve de la plus aimable courtoisie: c’était, disait-il, «à la personne et non à la place qu’il entendait rendre ainsi ses devoirs[545]». C’était aussi afin de remercier une fois de plus Belle-Isle de l’emploi qu’il avait [p. 340] trouvé pour Fronsac, nommé tout récemment brigadier.
[545] Luynes: Journal, t. XVI, 18 mars, p. 390.
D’autre part le ministre avait fait tenir de sages conseils à Richelieu par l’intermédiaire de M. de Beauvau. Il l’exhortait à modérer la vivacité de ses récriminations, car les plaintes arrivaient chaque jour, plus nombreuses et plus pressantes, du pays de Hanovre[546]; et Richelieu devait avoir à cœur, dans l’intérêt de son honneur, de chercher une «justification» éclatante et publique, nécessaire pour la gloire du roi et du nom français, justification qui serait insérée «dans les gazettes».
[546] Luynes: Journal, t. XVI, pp. 340-343.—Mémoires et Lettres de Bernis, t. II, p. 133.
A Paris, également, l’opinion publique se montrait implacable. Elle accusait Richelieu de trahison—mot dont on abuse en France, pour flétrir des généraux ou des diplomates malheureux; idée qui devait se cristalliser, par la suite, dans le vocable, resté ineffaçable depuis plus de cent cinquante ans, de Pavillon du Hanovre[547].
[547] Moufle d’Angerville: Vie de Louis XV, t. VI, p. 54: «Il porta l’impudence au point de s’en (de ses exactions) ériger, en quelque sorte, un trophée par un pavillon superbe, qu’il fit construire aux yeux de la Capitale, et que les persifleurs, par une dérision amère, appelèrent le Pavillon du Hanovre.»
Aux yeux des adversaires irréductibles du Maréchal, ce magnifique palais représentait moins le bénéfice inavouable de la campagne, que le prix d’une honteuse forfaiture. Dieudonné Thiébault, le père du général et l’un des familiers de Frédéric, formule de graves accusations contre l’honneur militaire de Richelieu, pour les avoir entendues dans la bouche de «plus de cent Prussiens». Après la capitulation [p. 341] de Closter-Seven, Dunkelmann, le gardien du trésor de Frédéric, transporté à Magdebourg, aurait offert une somme considérable au Maréchal, qui l’accepta, pour qu’il n’allât pas plus loin. Car, avec ses «trois bataillons ruinés» et ses 1.500 déserteurs, la défense de Magdebourg était impossible. Et, «depuis, ajoute Thiébault, Dunkelmann a constamment joui de la confiance du roi et d’une considération particulière dans le public[548]».
[548] Thiébault: Mémoires (édition Barrière), t. II, p. 199.—Soulavie reconnaît également que Magdebourg n’aurait pu résister et déduit de l’inaction de Richelieu qu’il devait être «de connivence» avec le roi de Prusse. Depuis, Sainte-Beuve, toujours très dur pour le Maréchal, cite cette phrase perfide (Premiers lundis, t. XI) de Frédéric, faisant allusion aux contributions de guerre perçues par Richelieu: «Il n’est pas douteux que les sommes qui passèrent entre les mains du Maréchal, ne ralentirent considérablement dans la suite son ardeur militaire.» Mais Sainte-Beuve ajoute prudemment «je me méfie de Frédéric». Par contre, Faur affirme que Richelieu resta toujours «fidèle» à ses devoirs. Ce qui est certain, c’est que l’échec d’une capitulation qu’il estimait inattaquable, semble l’avoir hypnotisé au point de lui enlever tout esprit de direction et de décision.
Mais, autant la rapacité du vainqueur, en pays conquis, est indéniable, autant sa vénalité sur le champ de bataille n’est guère vraisemblable. Elle eût été plus inepte encore qu’odieuse. La prise de Magdebourg (et les instructions données au généralissime la prévoyaient) assurant le succès définitif de la campagne, Frédéric était perdu; et le Maréchal dictait, comme il y comptait bien, la paix à l’Europe.
Peut-être Richelieu avait-il trop sacrifié aux exigences de son esprit vaniteux et léger, en continuant sa correspondance avec Frédéric. Déjà Bernis, à propos de la première lettre qui en avait marqué [p. 342] les débuts, l’avait doucereusement persiflé, dans sa dépêche du 3 octobre à Stainville: «M. de Richelieu est un peu embarrassé d’une lettre pleine de louanges que le roi de Prusse lui a écrite en lui proposant de faire la paix. Le Maréchal ne serait pas fâché de la faire en effet et le Danemark aussi.»
Dans d’autres dépêches, ou dans ses Mémoires, Bernis constate, non moins malicieusement, et à plusieurs reprises, que Frédéric amuse Richelieu, ou lui tend des pièges, soit directement, soit par l’intermédiaire de la margrave de Bayreuth. Mais c’est encore cette même lettre du 3 octobre, adressée à Stainville, qui trahit, par une insinuation adroitement voilée, le peu de bienveillance de Bernis pour le Maréchal, bien qu’il se défende toujours de lui vouloir aucun mal.
Le ministre écrit donc à Stainville qu’il a fait mettre à la Bastille un «émissaire» du comte de Newied, «le plus intrigant des comtes de l’Empire», dont la correspondance avec le roi de Prusse vient d’être découverte à Vienne. A vrai dire, «on n’a rien trouvé dans les papiers de cet émissaire»; il a simplement déclaré qu’un secrétaire du Maréchal de Richelieu «avait proposé de donner Neuchâtel à notre amie pour l’attacher au roi de Prusse».
Le détenu n’était pas un inconnu pour Bernis: c’était un chambellan du margrave d’Anspach, nommé Barbut de Maussac, qui était venu une première fois à Paris, en février 1757, et déjà, sans doute, comme agent secret du comte de Newied[549].
[549] M. Frédéric Masson qui a consulté les Archives des Affaires étrangères pour avoir le mot de cette mystérieuse énigme, n’a rien trouvé de plus que les faits signalés par Bernis. Il croit que le comte de Newied était un espion à la solde, et de l’Autriche, et de la Prusse. (Note des Mémoires et Lettres de Bernis, t. II, pp. 122-124.) Mais, dans un article du Correspondant, du 25 avril 1914, les Ancêtres du nouveau roi d’Albanie, les princes de Wied-Newied au XVIIIe siècle, l’auteur, le comte Palluat de Besset, a repris la question et présente «l’intrigant» désigné par Bernis, comme un pacifiste désintéressé, soucieux de rétablir les bonnes relations entre la France et la Prusse.
[p. 343] Or, le 7 juillet de cette même année, Frédéric écrivait à sa sœur, la margrave de Bayreuth:
«Puisque, ma chère sœur, vous voulez vous charger du grand ouvrage de la paix, je vous supplie de vouloir envoyer M. de Mirabeau[550] en France. Je me chargerai volontiers de sa dépense: il pourra offrir jusqu’à cinq cent mille écus à la favorite pour la paix; et il pourrait pousser ses offres beaucoup au-delà, si, en même temps, on pouvait l’engager à nous procurer quelques avantages. Vous sentez tous les ménagements dont j’ai besoin dans cette affaire et combien peu j’y dois paraître; le moindre vent qu’on en aurait en Angleterre pourrait tout perdre.»
[550] Le chevalier, puis bailli de Mirabeau, frère puîné du Marquis.
Frédéric avait le goût de la correspondance, et plus encore celui des promesses, quitte à ne pas les tenir: c’est, on le sait, dans les traditions de la diplomatie prussienne.
Mirabeau remplit sa mission, mais sans succès. Parallèlement, l’«espion» du comte de Newied s’efforça de s’acquitter de la sienne. Le 6 août, il portait une lettre de son maître au Maréchal de Belle-Isle, lequel lui remettait sa réponse. Le 22, de retour à Newied, il rendait compte à un envoyé du roi de Prusse de sa négociation; et le 23, Frédéric recevait [p. 344] une lettre signée Van der Hayn, qui l’engageait à céder à Mme de Pompadour, «cette femme insatiable», les deux principautés de Neuchâtel et de Valengin, «dont il ne faisait rien[551]». Dans ce but, le roi de Prusse devrait envoyer à la Cour de Versailles Barbut de Maussac qui «promet la plus heureuse issue».
[551] De fait, Frédéric n’attachait aucune importance à la possession de deux provinces, «à 300 lieues de Berlin», disait-il. On sait du reste que Neuchâtel fut réuni solennellement à la Confédération Helvétique en 1858.
Ce fut, en effet, une belle ambassade: le chambellan du margrave d’Anspach et son digne auxiliaire, le colonel Balbi, munis de faux passe-ports, arrivaient à peine à Paris, qu’ils étaient arrêtés tous deux comme espions de Frédéric, et menés à la Bastille, d’où Maussac ne put sortir qu’un an après[552].
[552] Dans son article du Correspondant, M. Palluat de Besset cite, d’après la Politische Correspondenz B 15 Prusse C.D. supplément X, une lettre datée du 25 septembre 1757, dans laquelle Frédéric autorise «ses amis» à promettre de sa part la cession VIAGÈRE de Neuchâtel et de Valengin à la favorite, «se flattant que Mme de Pompadour emploiera tout son crédit, afin que les articles de paix lui soient avantageux».
Déjà, Bernis, lorsqu’il avait raconté à Stainville comment il avait éconduit Mirabeau, s’était plaint de l’insistance apportée par Richelieu à contrecarrer «l’affermissement du crédit» de la Marquise.
Le Maréchal n’était cependant pour rien dans l’intrigue de Balbi-Maussac. Il ne le fut pas davantage dans celle du Suisse Gampert, où il devait néanmoins jouer un rôle, plutôt désagréable pour Frédéric, qui était bien le metteur en scène, dans la coulisse, de ces misérables imbroglios. Mais Bernis avait trouvé le moyen de les enchevêtrer encore, en les confondant; et ce n’était certes pas dans [p. 345] l’intention de rendre service au Maréchal, car il écrivait, le 8 novembre, à Stainville: «M. de Richelieu a vu un émissaire du roi de Prusse, qui est impliqué dans l’affaire de Newied: il ne l’a pas fait arrêter, quoiqu’il soit venu à son armée sous un faux passe-port: tout cela donne matière à des soupçons faux, à ce que je crois, mais vraisemblables. Il me faudra écrire des mémoires pour détruire toutes ces chimères. M. de Richelieu a trouvé l’homme qu’on croyait son secrétaire et qui avait proposé la principauté de Neuchâtel pour Mme de Pompadour. Nous lui mandons de nous l’envoyer à la Bastille.»
Il fait bon de consulter les Archives de la Bastille, quand il s’agit de ces aventuriers, ou tout au moins d’«hommes à projets», dont regorgea le XVIIIe siècle, et qui peuplèrent, à cette époque, la prison d’État.
Nous découvrons, en effet, dans cette mine de documents, à côté du dossier Balbi-Maussac[553], signalé par le comte Palluat de Besset, celui de Gampert, l’intrigant[554], qui (le Gouvernement dut le reconnaître) n’était l’associé, ni de Balbi, ni de Maussac.
[553] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille 11969. Dossier de Barbut de Maussac indiqué par M. Palluat de Besset.
[554] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille 11998. Dossier de Gampert.
La fiche qui le concerne et les documents qui l’accompagnent rétablissent la vérité des faits.
Ce Gampert, qui s’était présenté au camp de Richelieu, pourvu ou non d’un faux passe-port, comme les Balbi et les Maussac, n’en avait pas moins été arrêté, en octobre, dans la ville de Hanovre, par les soins du Maréchal, puis dirigé sur Strasbourg, et [p. 346] enfin conduit à la Bastille, le 24 juillet 1758[555].
[555] Gampert sortit de la Bastille le 24 janvier 1759, et fut immédiatement reconduit à la frontière avec «un ordre d’exil».
Il avait mis, comme on voit, plus de neuf mois pour arriver à sa destination.
Il se disait autorisé à faire des propositions de paix, en offrant, de la part de Frédéric, à une princesse française, et à son défaut, à Mme de Pompadour, les principautés de Neuchâtel et de Valengin.
Très vraisemblablement, cet intermédiaire était un nouvel envoyé du roi de Prusse. Certes, Frédéric ne pouvait s’illusionner sur le sort réservé à ses tentatives de négociations. Il savait trop la haine que lui avait vouée la Marquise, pour espérer qu’elle cédât à l’amour du lucre ou à la gloriole des titres. Mais il suffisait au machiavélisme de l’astucieux monarque, que ses propositions d’accommodement fussent adressées de toutes parts à la maîtresse de Louis XV. A son compte, de ces démarches, si souvent renouvelées, devraient rejaillir des soupçons sur la probité politique de sa mortelle ennemie. Et les étendre jusqu’à Richelieu, c’était le comble de la fourberie diplomatique, bien que Frédéric n’eût aucune raison d’animosité contre le Maréchal.
Mieux encore, la sympathie de celui-ci pour celui-là, conforme aux traditions ancestrales hostiles à la maison d’Autriche, pouvait être exploitée comme une des causes de l’inaction «voulue» du vainqueur de Closter-Seven, qui avait sauvé miraculeusement la Prusse de l’effondrement définitif[556].
[556] C’est la thèse... philosophique de Soulavie, contre laquelle s’élève, à si juste titre, M. Frédéric Masson; et c’est peut-être par allusion aux déclarations du futur diplomate révolutionnaire, que Capefigue attribue le désastre de Rosbach à la secte des philosophes (voir p. 315).
[p. 347] Pour le parti qui aspirait à la perte du Maréchal, le mot inaction était synonyme du terme trahison; et c’était sous cette accusation, injuste autant que perfide, qu’on prétendait écraser le favori de Louis XV.
On comprend, de reste, l’état d’âme de Richelieu, quand il se sentit la fable de la Cour et de la Ville. Son orgueil démesuré, qui lui rendait plus sensibles les erreurs et les fautes du gouvernement[557], ne pouvait cependant lui dissimuler les siennes; et le duc de Croÿ a très bien défini une mentalité qui ne s’ignorait pas, quand il dit, dans son Journal: «M. de Richelieu fut reçu froidement... Il n’était pas plus content des autres qu’on ne l’était de lui... Il avait perdu la discipline et fait une étonnante campagne[558].»
[557] Il ne pouvait entendre parler de sang-froid de la capitulation de Closter-Seven, affirment les Souvenirs de deux anciens militaires (1813), pp. 65 et suiv. «C’est, disait-il, de toutes les intrigues de Cour, la plus atroce; on voulait continuer la guerre, on voulait me perdre; jamais je ne me suis conduit avec plus de prudence et plus de bonheur.» C’était troubler sa digestion que d’aborder un tel sujet.
[558] Duc de Croÿ: Journal (édit. de Grouchy et Cottin), t. I, p. 418.
Rompu aux intrigues de Cour, il sut enfin se persuader que, pour le moment, son rôle était fini. Mme de Pompadour, malgré tous les assauts qu’avait eu à subir son crédit, était encore la souveraine maîtresse du royaume et du roi. Dès lors, Richelieu pouvait-il espérer (et d’abord l’eût-il voulu?) qu’on lui confiât le commandement d’une nouvelle armée? Encore moins devait-il compter sur une place au Conseil. La Marquise et ses amis en occupaient [p. 348] toutes les avenues. Et le roi lui-même, malgré son extrême indulgence et son amitié, restée immuable, pour le Maréchal, s’enracinait plus encore, avec son entêtement ordinaire, dans cette idée, que Richelieu était trop léger et trop prompt pour devenir jamais un bon ministre.
Aussi, par dégoût et peut-être encore par philosophie, le Maréchal se dit-il qu’il serait plus sage de renoncer momentanément à la vie militaire et politique qui lui donnait actuellement tant de déboires. Il lui restait assez d’agréables et brillantes compensations, pour ne pas trop regretter le rêve qu’avait fait miroiter à ses yeux le souvenir des gloires familiales. Il pouvait partager désormais son temps entre l’administration de son gouvernement de Guyenne et les devoirs de sa charge de premier gentilhomme qui lui assurait encore une influence considérable. A Paris et à Versailles, il pontifiait toujours au nom de l’étiquette; il était le doyen de l’Académie, il régentait les théâtres et les comédiens, commandait à la mode, éblouissait par son faste; il était, par définition, le protecteur des Lettres et des Arts. A Bordeaux, il se sentait plus puissant encore; et il se promettait d’y jouer le rôle de despote et de sultan, car il n’avait rien abdiqué de son autoritarisme, ni de son goût passionné pour les femmes.
Sa vieille amie, «la grosse duchesse» d’Aiguillon, qui était en même temps sa cousine, était partie lui préparer le terrain. La tâche était délicate. La belle expédition de Minorque avait naguère enthousiasmé les Bordelais, mais la déconvenue de Closter-Seven avait transformé les dithyrambes en satires. Heureusement, la duchesse ne manquait pas [p. 349] d’entregent; elle avait des intelligences dans la place et sut retourner l’opinion publique[559].
[559] Grellet-Dumazeau: La société bordelaise au XVIIIe siècle, pp. 201 et suiv.—En 1756, D’Argenson écrivait (t. IX, p. 303), d’après des bruits de Cour, que Richelieu allait épouser la Dlle d’Aiguillon, «intrigante qui s’ennuie de n’être rien à la Cour»; n’était-ce pas plutôt la duchesse douairière qui était veuve?
Le Maréchal en profita pour faire une entrée solennelle dans la capitale de sa riche Satrapie. Des barques, magnifiquement décorées et pavoisées, l’attendaient à Blaye, lui et sa suite. Les navires qui stationnaient le long du fleuve, et le Château-Trompette le saluèrent de salves d’artillerie pendant qu’il remontait jusqu’à Bordeaux. Lorsqu’il descendit à terre et qu’il passa sous l’arc de triomphe dressé sur la Place Royale, le Parlement vint l’y haranguer. Puis Richelieu monta à cheval et se rendit, accompagné de toute la noblesse de la province, à la Cathédrale, où fut chantée une messe d’action de grâces.
Ainsi devait se terminer, dans une opulente sinécure, la vie politique et militaire d’un homme qui avait joué, sur les deux théâtres les plus en vue, à la Cour comme à l’Armée, un rôle de la première importance. Ce n’est pas qu’il l’eût abandonné sans espoir de retour: il comptait, au contraire, le reprendre, pour l’échanger, à l’heure propice, contre celui qui n’avait cessé d’être le but de toutes ses ambitions, le personnage de premier ministre; mais il avait été inconsciemment victime d’un de ces accès de bouderie dont il était coutumier. Il était parti de son plein gré; on oublia de le rappeler.
[p. 350] Aussi bien la place n’était guère enviable, quoique enviée par tant de compétiteurs, qui s’y croyaient appelés par leur compétence et leurs talents, alors que ces affamés de pouvoir n’avaient d’autre capacité que celle de leurs appétits. Au reste, jamais la Cour n’avait été le foyer de plus misérables, ni de plus basses intrigues. En présence d’un roi fainéant, indifférent et impénétrable, asservi désormais à ses passions, les partis se livraient des combats, acharnés dans leur perfidie sournoise, où les amis de la veille devenaient les ennemis du lendemain, facilement réconciliables pour des luttes nouvelles.
Le pays n’était pas moins profondément divisé sur tous les terrains, politiques, militaires, religieux, financiers.
Les temps étaient proches, où les visions d’un prophète, que nous avons si souvent consulté, le marquis d’Argenson, allaient devenir de saisissantes réalités: «L’anarchie marche à grands pas..., écrit-il... On entend murmurer ces mots de liberté, de républicanisme; déjà les esprits en sont pénétrés et l’on sait à quel point l’opinion gouverne le monde. Le temps de l’adoration est passé: ce nom de maître, si doux à nos yeux, sonne mal à nos oreilles. Il se peut qu’une nouvelle forme de gouvernement soit déjà conçue en de certaines têtes, pour en sortir, à la première occasion, armée de toutes pièces. Peut-être la Révolution s’opérera-t-elle avec moins de contestation que l’on ne pense: il n’y faudra, ni princes du sang, ni seigneurs, ni fanatisme religieux, tout se fera par acclamation...
«Aujourd’hui tous les ordres sont à la fois mécontents: le militaire congédié depuis la paix; le clergé [p. 351] offensé dans ses privilèges; les parlements, les corporations, les pays d’État avilis; le bas peuple accablé d’impôts, rongé de misère; les financiers seuls triomphants... Partout des matières combustibles... D’une émeute on peut passer à la révolte, de la révolte à une totale révolution; élire de vrais tribuns du peuple, des Consuls[560]....»
[560] Mémoires et Journal du marquis d’Argenson (édition elzévirienne 1858) t. V, pp. 346-347.
FIN
Avant-Propos. | V |
CHAPITRE PREMIER | |
La naissance de Richelieu-Fronsac. — Un ressuscité qui devient nonagénaire. — Première enfance. — Une éducation négligée. — Succès de Fronsac à la Cour. — L’habit de belle-mère. — Esprit d’à-propos d’un danseur. — Mariage d’enfants. — Un ancêtre de Chérubin. — Imprudences de la duchesse de Bourgogne; effronterie de Fronsac. — Premier séjour à la Bastille. | 1 |
CHAPITRE II | |
Quatorze mois de Bastille. — Sollicitude du Gouverneur Bernaville pour son prisonnier. — Visite de la petite duchesse de Fronsac à son époux: les suites d’un mariage blanc. — Études et «amusements» du détenu. — Attaque de petite vérole: traitement du malade. — Isolement et terreurs de Fronsac. — Sa guérison; sa convalescence. — Bulletins de Bernaville. — Repentir, en apparence, sincère, de Fronsac. — Sa mise en liberté. | 10 |
CHAPITRE III | |
Fronsac, en Flandre, sous le commandement de Villars. — Le siège de Marchiennes. — Fronsac est blessé à Fribourg. — Comment il est accueilli, à Marly, par le roi. — Il revoit la duchesse aux yeux bleus qui avait reçu ses adieux avant son départ pour l’armée. — L’amitié succède à l’amour. — Le roman de Mme Michelin: perfidie [p. 354] et cruautés de Fronsac. — Mort du duc de Richelieu: un beau geste de son héritier. — Les dernières heures de Mme Michelin. | 19 |
CHAPITRE IV | |
Richelieu sous la Régence. — Mort de sa femme qui le laisse tout consolé. — Premier conflit de Richelieu avec le duc d’Orléans: duel manqué. — Duel autrement sérieux avec Gacé. — Les deux adversaires à la Bastille: cinq mois de détention. — Amours princières de Richelieu: les escapades d’une arrière-petite-fille du Grand Condé. — Colère du duc de Bourbon. — Richelieu chansonné. | 27 |
CHAPITRE V | |
Visées amoureuses de Richelieu. — Mlle de Valois, fille du Régent. — A la table de jeu. — Travestissements de Richelieu pour pénétrer chez Mlle de Valois. — La porte secrète et l’armoire aux confitures. — Ce que pense la grand-mère, duchesse douairière d’Orléans, de la «coqueluche» de la Cour. — Une aventure galante de Richelieu. — Le «petit crapaud». | 36 |
CHAPITRE VI | |
La Conspiration de Cellamare. — Malgré ses dénégations, Richelieu avait pactisé avec l’Espagne. — Son arrestation tardive et mouvementée. — Il est enfermé pour la troisième fois à la Bastille. — Rigueur, dans le début, de son incarcération. — Animosité de la Palatine contre «le gnome». — Intervention des deux princesses en faveur de Richelieu qui obtient de notables adoucissements. — Le duo d’Iphigénie. — Véhémente indignation de la Palatine contre sa petite-fille. — A quel prix celle-ci obtient la grâce et la liberté de Richelieu. — La duchesse de Modène. | 44 |
CHAPITRE VII | |
Exil de Richelieu dans son château du Poitou. — Son séjour passager à Conflans et à Saint-Germain: [p. 355] diversions parisiennes. — Sa retraite à Richelieu lui permettra de rétablir ses affaires. — Il y donne l’hospitalité à Voltaire. — Il obtient la grâce de revenir à Paris, puis à la Cour. — Faux bruit de son mariage avec Mlle de Charolais. — Son prétendu voyage, en colporteur, à la Cour de Modène. — Galerie monastique de Richelieu. — Il succède, comme académicien, au marquis de Dangeau; son discours; incidents de sa réception. | 65 |
CHAPITRE VIII | |
Nouvelles aventures de Richelieu. — Mme de Villeroy et Mme d’Alincourt. — Comment Richelieu se venge du Régent. — Duel avec le duc de Bourbon. — Une légende dorée. — Mlle de Maupin n’a pu être la maîtresse de Richelieu. — Le duel de MMmes de Nesle et de Polignac. — Amitié de Richelieu pour le duc de Melun. | 79 |
CHAPITRE IX | |
Le duc de Richelieu prend séance, comme pair, au Parlement. — Le duc de Bourbon l’envoie en ambassade à Vienne. — Fanfarinet: couplets satiriques. — Instructions du gouvernement français au nouveau diplomate. — Richelieu doit miner l’influence espagnole à Vienne. — Prompt départ de l’aventurier Ripperda. — Embarras financiers de Richelieu: son «entrée» à Vienne. — Son activité: ses succès plus ou moins discutés en matière de diplomatie galante. | 88 |
CHAPITRE X | |
Prédilection de Richelieu pour la cabale et les opérations magiques. — Affaire de satanisme à Vienne: ses différentes versions. — Richelieu obtient le chapeau de Cardinal pour Fleury. — Succès de sa mission diplomatique. — Son retour en France. — Nouvelles imprudences sur le terrain de la galanterie. — Il est plus circonspect en politique: la conjuration des Marmousets. — Richelieu conquiert de nouveaux grades dans l’armée et «commande pour le roi» en Languedoc. | 100 |
[p. 356] CHAPITRE XI | |
Le second mariage de Richelieu. — Voltaire l’a mené comme une «comédie». — Richelieu retourne à l’armée: son duel avec le prince de Lixin. — Sa femme, la princesse de Guise, est une nature d’élite. — Comme elle seconde son mari aux États de Languedoc. — Une anecdote du marquis de Valfons. — Richelieu fidèle pendant six mois. — L’intrigue avec Mme de la Martellière. — Les cabinets particuliers de la Galerie des Tuileries. — Amour passionné de la duchesse pour son mari. — Ses derniers moments. | 112 |
CHAPITRE XII | |
Le deuil de Richelieu. — Son séjour dans le Languedoc en 1741. — Petite malice d’un vieux chanoine. — Esprit de tolérance de Richelieu. — Son autorité en matière d’étiquette. — Il est processif, autant par nécessité que par amour de la chicane. — Ses revendications contre les propriétaires du Palais Royal. — L’histoire d’un pamphlet. — Richelieu perd son procès. | 123 |
CHAPITRE XIII | |
La galanterie sert la politique de Richelieu. — L’amitié qui la favorise. — Mme du Châtelet lui assure le concours de Voltaire. — Une autre amie, Mme de Tencin, donne à Richelieu la clef des intrigues ministérielles. — Rupture de Louis XV et de la Reine exploitée par les partis. — Richelieu ne fut pas, à l’origine, le «corrupteur» du roi. — Sa perversité fut devancée par celle de Bachelier, un des premiers valets de chambre. | 131 |
CHAPITRE XIV | |
Richelieu devient le grand favori du roi. — Ses impressions sur la mentalité de Louis XV. — Les demoiselles de Nesle. — Richelieu intrigue pour la Marquise de la Tournelle. — Ses intelligences [p. 357] avec Mme de Tencin, pendant qu’il est à l’armée de Flandre. — Loin de Versailles, il travaille à la «quitterie» de Mme de Mailly. — Il reparaît à la Cour. — Le précepteur du roi et le professeur «di piazza». — Fin d’une longue résistance. — La «dormeuse» de M. de Richelieu. | 141 |
CHAPITRE XV | |
Année 1743: nouvelle correspondance chiffrée de
Mme de Tencin, pendant le séjour de Richelieu en
Languedoc. — Campagne contre Maurepas. — Le
désastre de Dettingen; belle conduite et
mot... malheureux de Richelieu. — Mme de la
Tournelle est nommée duchesse de Châteauroux
et Richelieu, premier gentilhomme de la Chambre.
Année 1744: projet, avorté, d’une descente sur les
côtes anglaises. — Dépit et récriminations de
Richelieu. — Son activité comme premier gentilhomme
de la Chambre. — Projets de fêtes
pour le premier mariage du Dauphin. — La
Princesse de Navarre: patience de Voltaire et
méchante humeur de Rameau. — Diplomatie
mystérieuse de Frédéric II. — Conseil de nuit
à Choisy. — Départ de Louis XV pour l’armée. |
158 |
CHAPITRE XVI | |
Mme de Tencin continue sa correspondance. — Richelieu lui préfère encore la présence de Mme de Châteauroux auprès du roi. — Dangers de cette manœuvre. — La maladie de Louis XV à Metz. — Les médecins perdent la tête. — Richelieu et les duchesses chambrent le roi. — Les terreurs de Louis XV. — Disgrâce de Mme de Châteauroux. — Épigrammes et satires. — Le roi guérit et charge Richelieu de négocier le retour de la favorite. — Un rendez-vous et une liste de proscription. — Maurepas échappe à la vengeance de la duchesse, mais doit s’humilier devant elle. — Mort foudroyante de Mme de Châteauroux. — Douleur du roi. | 178 |
[p. 358] CHAPITRE XVII | |
Richelieu ne se laisse pas abattre par la mort de Mme de Châteauroux. — Comment il organise les fêtes du premier mariage du Dauphin. — Futilités de l’étiquette. — L’abbesse du Trésor. — Préparatifs de départ pour l’armée: l’incident Champenois. — D’après plusieurs historiens, Richelieu serait le véritable vainqueur de Fontenoy: une pièce aux Archives de la Guerre. — Conflit avec la Reine: toujours la question d’étiquette. — Disgrâce du Théâtre de la Foire. — Échange de mauvais procédés entre Richelieu et le Maréchal de Saxe pour la Comédie en Flandre. | 195 |
CHAPITRE XVIII | |
Ce que pensait Richelieu de Mme de Pompadour et ce que lui demandait Voltaire. — L’expédition de Dunkerque; nouveaux déboires et nouvelles chansons. — Richelieu ne répond pas aux avances de Mme de Pompadour. — Il est nommé ambassadeur matrimonial auprès du roi de Pologne. — Cette mission inquiète la Cour de Saxe. — Désappointement de Frédéric II. — Le Maréchal de Saxe est le véritable négociateur. — Succès personnel de Richelieu. — Ses attentions délicates pour la future Dauphine. — Le mariage. — La négociation secrète avec Vienne n’aboutit pas. — Une «rêverie» de Maurice de Saxe. | 215 |
CHAPITRE XIX | |
Richelieu va prendre à Gênes la succession du Maréchal de Boufflers. — Pronostics du Marquis D’Argenson. — Succès de Richelieu: il est nommé Maréchal de France; honneurs exceptionnels que lui décerne la République de Gênes. — Son retour triomphal à Versailles. — Sa campagne contre la Marquise. — Comment il traite le duc de la Vallière, favori de la favorite. — Formation du triumvirat. — Les inquiétudes de Mme de Pompadour: un mot de Louis XV. | 231 |
[p. 359] CHAPITRE XX | |
L’aventure de Richelieu et de Mme de la Pouplinière. — Le fermier général et sa femme rue Richelieu et à Passy. — Le Maréchal est un familier de la maison; il y rencontre J.-J. Rousseau qu’il traite de compositeur génial. — La «calote» de Roy. — Lettres anonymes. — La Pouplinière fait surveiller sa femme et la brutalise indignement. — Correspondance amoureuse. — Comment La Pouplinière découvre, avec Vaucanson, la plaque tournante d’une cheminée servant de communication aux deux amants. — Chassée par son mari, Mme de la Pouplinière meurt d’un cancer. — Le jouet du jour. — Une malice de Mme de Pompadour. | 240 |
CHAPITRE XXI | |
Richelieu a trop l’amour du théâtre et la servitude de l’étiquette pour ne pas entrer en conflit avec Mme de Pompadour. — Disgrâce de Maurepas; son quatrain; l’attitude de Richelieu. — De dépit de n’être pas premier ministre, Richelieu part pour le Languedoc. — Spectacles de la Cour pendant son absence. — Correspondance de Voltaire, autre mécontent, avec Richelieu. — Retour du Maréchal, plus aigri que jamais, à Versailles: ses propos de frondeur. | 255 |
CHAPITRE XXII | |
Voltaire entretient une correspondance plus suivie avec Richelieu: comment il félicite son «héros» de son esprit de tolérance. — Préoccupations de Richelieu en matière de théâtre. — Mme Favart, le Maréchal de Saxe et le Maréchal de Richelieu. — Conflit avec l’archevêque de Paris. — Richelieu fréquente volontiers à l’Académie. — Un incident de séance. — Brouille passagère du Maréchal avec Voltaire. — Élections académiques: nomination du Maréchal de Belle-Isle. — Réforme des statuts académiques. Intervention de Louis XV contre [p. 360] Piron. — Difficultés de Richelieu avec l’abbé d’Olivet. — Roueries électorales. | 266 |
CHAPITRE XXIII | |
Richelieu à la fois avare et prodigue. — Les affaires Girard et La Rivière. — Le canal Richelieu. — La Comédie à la Place Royale. — Comment le Maréchal fait connaissance de Casanova. — Courroucé, en apparence, contre les Réformés du Languedoc, il ferme les yeux sur leurs agissements. — Il est nommé gouverneur de la Guyenne. — Dernier retour agressif contre Mme de Pompadour; la jolie Mlle Hélie et la petite Murphy. — Un projet matrimonial de la Marquise. | 277 |
CHAPITRE XXIV | |
L’alliance de l’Autriche et de la France. — Débuts de la Guerre de Sept ans; la Prusse alliée de l’Angleterre. — Mariage de Septimanie, fille de Richelieu, avec le comte d’Egmont. — Départ du Maréchal pour Minorque: prise de Citadella; travaux de siège; vaillance du soldat français. — Prise de Port-Mahon. — Enthousiasme de Mme de Pompadour pour «le Minorquin». — Vaine intervention de Voltaire et de Richelieu pour l’amiral Byng. — Malveillance du comte d’Argenson. — Le retour, acclamé, de Richelieu. — Les figues de Minorque. | 291 |
CHAPITRE XXV | |
Une déconvenue de Richelieu. — L’attentat de Damiens: c’est le Maréchal qui fait arrêter l’assassin. — Démarche adroite de Richelieu auprès de Mme de Pompadour. — Son intervention, inutile, mais désirée par le roi, auprès de l’archevêque de Paris. — Réconciliation publique de la Marquise avec Richelieu. — Elle vaut au Maréchal de remplacer, à l’armée de Westphalie, le comte d’Estrées, le vainqueur d’Hastembeck. | 304 |
[p. 361] CHAPITRE XXVI | |
Campagne de Hanovre. — Instructions données au Maréchal de Richelieu. — Sa marche foudroyante. — La Convention de Closter-Seven. — L’imprudence du vainqueur. — Appréhensions de Frédéric II. — Désaccord de Bernis avec Richelieu: tergiversations de la Cour de Versailles et mauvaise foi du Cabinet de Saint-James. — Sommations tardives et impuissantes du Maréchal aux chefs de l’armée vaincue. — Conséquences du désastre de Rosbach. — Entrée en campagne de Ferdinand de Brunswick. — Comment Richelieu le contient. — Il demande son rappel: le comte de Clermont le remplace. | 314 |
CHAPITRE XXVII | |
Préventions de Bernis contre le Maréchal. — Encouragements de Stainville à Richelieu. — Mme de Pompadour reprend la lutte. — Le petit père La Maraude. — Retour de Richelieu à la Cour. — Ses entrevues avec le Maréchal de Belle-Isle et Bernis. — Richelieu fut coupable d’exactions, mais il ne fut jamais un traître. — Romans prussiens. — Richelieu renonce à la vie militaire et part pour son gouvernement de Guyenne. — Son entrée triomphale à Bordeaux. | 333 |
Les chiffres indiquent les pages; ceux précédés d’un astérisque indiquent les notes. Les noms en italiques désignent les noms de lieux et d’ouvrages.
Le nom du Maréchal, comme duc de Fronsac ou duc de Richelieu, revenant presque à chaque page, nous n’avons pas cru devoir l’insérer dans cet Index. De même, pour ne pas surcharger une Table, déjà très longue, nous en avons écarté des noms tels que Paris, France, Europe, etc.
A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z
Imprimerie de Montligeon (Orne). — 7002-5-17.
EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE
PAUL D’ESTRÉE et ALBERT CALLET
LA
DUCHESSE D’AIGUILLON
(1726-1796)
d’après des documents inédits
Un volume in-8o. Prix | 5 francs |
CASIMIR STRYIENSKI
MESDAMES DE FRANCE
filles de Louis XV
Documents Inédits
Un volume in-8o avec une héliogravure. Prix | 5 francs |
DAUPHIN MEUNIER
LOUISE DE MIRABEAU
Marquise de Cabris
(1752-1807)
Un volume in-8o. Prix | 5 francs |
JACQUES DE LA FAYE
AMITIÉS DE REINE
avec préface du Marquis de Ségur,
de l’Académie Française
Un volume in-8o avec une héliogravure. Prix | 5 francs |
Au lecteur.
L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée, mais quelques erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. Ces corrections sont soulignées en pointillés dans le texte. Placez le curseur sur le mot pour voir l'orthographe originale.
La ponctuation a été tacitement corrigée à plusieurs endroits.
Les notes de bas de page ont été renumérotées consécutivement et déplacées pour apparaître après le ou les paragraphes correspondants.