The Project Gutenberg eBook of Le paillasson: Mœurs de province

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Title: Le paillasson: Mœurs de province

Author: Laurent Tailhade

Release date: November 26, 2021 [eBook #66827]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PAILLASSON: MŒURS DE PROVINCE ***

LAURENT TAILHADE

LE PAILLASSON

MŒURS DE PROVINCE

“LE LIVRE”
9, RUE COËTLOGON, PARIS
1924

Il a été tiré à part de cet ouvrage 10 exemplaires sur Japon des Manufactures Impériales, numérotés de 1 à 10, 50 exemplaires sur Hollande Van Gelder Zonen, numérotés de 11 à 60 et 10 exemplaires de Collaborateurs, Hors-Commerce, sur divers papiers, numérotés de I à X.

Tous droits de reproductions réservés pour tous pays.

Copyright by « Le Livre », Paris, 1924.

AVANT-PROPOS

L’inintelligence du lecteur se devant présumer, nous voulons bien élucider son titre aux acquéreurs de ce papier.

« Le Paillasson » fut ainsi nommé pour ce qu’il servira d’intermédiaire à décrotter nos bottes, ô province, contre ton mufle détesté.


Avec les indigènes, croupiers, logeurs en garnis, marchands d’eaux tièdes, et autres infirmes à qui l’on montrera leur béjaune, nous sacrifierons de quelques pinchenettes les touristes idiots, les baigneurs incongrus. Une fois au moins « la Reine des Pyrénées » à croppetons sur sa cagnotte, humera ce vase et quoi qu’elle en tienne, exhibera ses parfums.

Les goîtreux folâtres ou pontifiants : crétins politiques, noblesse de comptoir, gouines parvenues, cette mont-joie de faux dandies qui, par Bigorre, épanouit ses truandes élégances, obtiendront une vitrine élue, en notre musée d’horreurs.

De ce que peuvent furibonder à nos chausses les veillaques époussetés, nous ne daignons avoir souci. Grognements de porcs, abois de roquets ou sifflets de vipères, cela ne nous chault plus qu’une guigne, et même il est pour nous complaire, qu’un peu de huée, contre-pointe l’honnêteté de nos propos.

Des pseudonymes transparents (de gaze et de barèges aérien), des pseudonymes vêtiront les syllabes répugnantes, par quoi furent immatriculés aux registres sociaux les algonquins à dégourdir nos épigrammes.

Savonnette précieuse et qui permet de ne s’écorcher point le galoubet devant la ménagerie bigourdane.

LAURENT TAILHADE.

I
VILLES D’EAUX

(Bagnères de Bigorre)

De tous les fumiers propres à réchauffer le goût de la prostitution, à gonfler d’une sève fécale les ventres arrondis en citrouilles devant le dieu Cent-Sous, de tous les pourrissoirs où la dignité se vertdegrise, où l’intellect se désagrège en des pensers de batracien, il n’en est point que je sache de plus méphitique, de plus nauséabond que les tannières généralement connues sous l’appellation humide : Villes d’Eaux. Pour la copulation du crétinisme avec la filouterie, pour l’embrassement des pantalons et des sycophantes, ce sont bocages d’élection, ces choses plantées sur la montagne ou déposées au fil des grèves.

Les barons de la séquence, les tendrons hydrargiriques, les calicots phanérogames, les galériens nantis de mouchoirs, les Agnès compromises par de trop peu secrètes parturitions, les femmes du monde Jean Lorrain, se viennent engluer aux appeaux de l’habitant aranéeux. Campements de bohème aux pays de Misère, visites de la pègre transhumante chez les votereaux suspects des mauvais lieux à piscines, qui nombrera les immondices, de quoi vous êtes parfumés !

Certes le pays de Gascogne porte mieux que tout autre un vif renom pour ses tripots et ses lieux d’empoisonnement.

Depuis Barèges où Gassuro chasse l’izard et le chrétien, jusques à Pau où trichent les notaires, chaque bourgade s’y peut vanter d’une table hellénique, ornée d’un croupier en surtout.

L’amoureux de la forte somme y serre l’ongle du ponte carottier. Sicre règne à Luchon et Blandin — ce Neptune — donne des lois à Biarritz. Tous les autres ont leurs journées, où des Espagnols pain d’épices, aventurent leurs piastres, avec des mouvements de gorilles promus curés, des pokers où reluisent tels gentilshommes à qui le papa Dur[1] refuserait quarante sols. Toutes ces villes ont leurs pontes et des idées sur la conduite à mener devant le point de cinq : toutes regorgent d’anecdotes que Follou brode sur le dessert ; mais Bagnères de Bigorre se glorifie seule de Monseigneur Fiorentino della Porta, fermier général à Cauterets.

[1] Dur, un citerien de Bagnères.

Peut-être satisfairait-on les curieux de ce personnage en détaillant par le menu son histoire naturelle. Contentons-nous de le suspendre à nos discours (tel un rameau du Vignemale) et de nommer, après les fleurs de chiourme écloses à ses pieds, Félix, le suzerain de Saint-Pol. Maréchal qui, comme un lierre, végète sur les ruines et toi, jeune homme inexpressible, que les femmes ont si fort gâté.

Après le cercle, les étuves. Car il faut bien de temps à autre récurer un peu ses ongles et se laver les pieds. Il existe des caractères audacieux pour confier leurs organes les plus intimes aux fantaisies de médecins hilares et de masseurs emplis de cupidité. Les adolescents vigoureux réchappent quelquefois de ces immersions néfastes auprès desquelles le système hydrothérapique du regrettable Carrier pourrait passer pour de la Saint Jean.

Bigorre s’est constitué depuis longtemps une spécialité de courants d’air qui font de ses thermes le plus merveilleux endroit du monde pour, en quelques minutes, acquérir une maladie mortelle. Par compensation un administrateur infatigable prit le soin de réduire en cotrets tous les arbres susceptibles de fournir quelque ombrage au temps caniculaire, de sorte que les visiteurs ont le choix entre la pleurésie et l’insolation.

Ceci posé, nulle industrie plus honnête dans Bagnères. Les démolitions et reconstructions annuelles des baignoires donnent du pain à vingt équipes d’ouvriers, que, nonobstant la douceur de son nom, le jeune Monsieur Clément, traite comme des nègres. D’autres virtuoses aussi jouent de ces pistons, par quoi les vice-rois de la compagnie nous firent paraître leurs merveilleuses capacités.

Les loueurs en garni, fournisseurs de punaises et de fauteuils à trois pieds, les promeneurs de guimbardes, les caïmans de toute espèce, ne mériteraient-ils pas un thrène spécial en cette véridique lamentation ? Mais la fée Mab, la jolie petite fée Mab, avec ses ailes de crêpe et son diadème de perle, a tiré la coquille de noix, son carrosse, et Mercutio, le page, se délecte à la voir baller dans un rayon nacreux de lune.

A qui profite au surplus de prouver la moindre chose ? A quoi bon houspiller les échines de Messieurs les paltoquets et les honorer d’exordes comminatoires. N’est-ce pas, proprement, vouloir ferrer des cigales ? Aussi bien, nous les allons voir à l’œuvre et notre petit bonheur annuel est près de débuter. La saison s’ouvre en bâillant comme une huître qu’elle est. Cabotins, épiciers, fausses comtesses, Athéniens du baccara, valseuses en fer, chaperonnées de pères en bois, touristes à voiles verts, Anglaises giraffières, le déballage commence et la parade ambulera demain. Les gargottiers intoxiquent leurs potages, les valets de cercle machinent des portées. Le juif Lévy est à son pupitre et les doucheuses à leurs tuyaux.

Philistins, entrez dans Bagnères ! Le lotus de la sottise y va donner sa floraison.

II
LE ROI DE LA BAROUSSE

OU M. IGNACE PAPULARD CANDIDAT AUX ÉLECTIONS GÉNÉRALES

M. Ignace Papulard, docteur en droit, zélateur de la Société des Courses, membre de plusieurs archi-confréries et candidat balloté au Conseil fédéral, avantagea récemment les lettres françaises d’un opuscule immortel.

J’entends le manifeste par quoi ce jeune Rodrigue dévoila son cœur aux collèges électoraux selon la bonne formule du conciones et de M. Hervé.

A l’exemple des grands aïeux, que les labeurs de la guerre et les soins de la diplomatie n’empêchaient point de sacrifier aux grâces, l’éminent docteur infuse sa doctrine en des pages stupéfiantes de beauté. Sa harangue l’égale d’emblée aux gentilshommes qui n’estimèrent point s’encanailler en raffinant sur le bien dire : Montaigne, Salluste du Bartas, Agrippa d’Aubigné, Bussy-Rabutin, La Rochefoucauld et tant d’autres illustres — ses précurseurs.

Il convient de louer sur toutes fleurs, la rose blanche, et Ignace Papulard entre les enfants des hommes. Jeune, verbeux, fait d’un air à savoir peu de cruelles, Marc de la Barousse n’hésite point devant les sacrifices les plus audacieux. Pour raffermir le trône et retaper l’autel, il part comme un bon petit Quichotte, exposant aux vicissitudes climatériques son crâne chauve et son paletot bleu — fidèle, mais déteint. Par les granges, sous les arbres, dans les auberges, il confabule avec le pacant et tette son reginglat. Des lumières l’environnent. Saint-Crétin, dentiste, l’offre aux peuplades agricoles « car, dit-il, lui seul peut guérir, sans pharmacopée, les maux de la vigne et le progrès des doctrines funestes ». O merveilleuse puissance de l’orviétan ! Ignace Papulard assoiera demain son alopécie hâtive entre les grosses légumes départementales. Disert comme la jument de Bayard, il parlera même sous l’eau, sans demander de sucre, et poussera Philippe VII avec un zèle de voyageur en vins.

Notre humble rang de chroniqueur, le respect qu’on doit aux institutions monarchiques, nous imposent le devoir d’admirer en silence les hautes destinées où gravit Ignacelou, sans prétendre le moins du monde pénétrer les conseils de ce génie à la Talleyrand.

« Je laisse aux plus hardis l’honneur de la carrière »

et me contenterai de commenter l’échantillon d’éloquence tribunitienne dont se pourlèchent encore les indigènes de Mauléon !

« Mes Chers Concitoyens »

Début simple, familier aux grands penseurs. Remarquons l’habileté dont M. Papulard évite les formules irritantes. Un pur aux mains sales eût apostrophé : « Citoyens ! » tout court : lui, ne juge pas inutile d’ajouter le préfixe que l’on sait, lorsqu’il est question de ses électeurs.

Le docteur connaît la ponctuation et l’usite avec à propos.

« Je viens solliciter pour le Conseil général vos libres suffrages. »

Notez la magnificence hautaine, la simplicité toute guerrière du discours. La phrase tombe dans un vague lamartinien qui laisse fluer la pensée, en de molles rêveries. Les suffrages que M. Papulard sollicite, les veut-il pour sa personne ou pour le conseil général ? Tout porte à croire cependant qu’il les réclame en faveur de ce dernier.

« Trop souvent, on dénature le caractère véritable du mandat qui incombe au conseiller général, et pour moi, c’est un mandat d’affaires, que j’entends accepter et non un mandat politique. »

D’aucuns esprits grincheux trouveront peut-être la liaison insuffisante entre les deux idées que relie la conjonctive ET : 1o la pensée délicate sur la falsification du mandat ; 2o les intentions particulières de M. Papulard, à l’égard du mandat susnommé. Pour notre part, nous ne voyons en cela qu’une belle hardiesse miraculeusement propre à relever la composition par quelque chose d’imprévu et de passionné.

Autre exemple !

« La politique ! on la mêle à tout et pour tout ! »

Des grimauds eussent écrit : « La politique, on la mêle à tout » suivant les errements de ce faquin de Vaugelas. Mais les porphyrogénètes dédaignent ces pratiques de la syntaxe roturière et se laissent emporter à leur bon plaisir. Par un tour incorrect le duc de Saint-Simon campe un bélître en pleine lumière :

« Il n’avait pas le sens commun, ni fréquenté personne que l’on peut nommer. »

La Fontaine dit :

« Et pleurés du vieillard, il grava sur le marbre ce que je viens de raconter. »

Pourquoi, le dauphin de la Barousse, ne jouirait-il pas d’égales privautés ?

« Les électeurs, en ne se préoccupant que d’une chose, la couleur du candidat, (après tout, si c’est leur caprice à ces gens-là, de n’être point conseillés par un nègre !) — parfois indigne — souvent incapable — plus souvent insatiable — ont fini par faire arriver au pouvoir… (le reste comme chez M. Goujat de Cassagnac).

Je voudrais bien savoir lequel est incapable, indigne ou insatiable. Le candidat ? La couleur ? nonobstant, je m’incline, en déplorant l’imperfection de mon intelligence.

Plus loin, notre Ignace, définit l’attitude qu’il prétend adopter « au sein » de ses confrères :

« Or, se demande-t-il par un artifice agréable — quel est le vrai rôle d’un conseiller général ? »

Et d’emblée, il se répond :

« C’est : 1o de s’occuper des affaires du département (entre nous, je l’avais soupçonné avant ce jour) ; 2o de s’occuper plus particulièrement et surtout des affaires du canton » (Ah ! bah !)

Particulièrement et surtout, rappellent, sans l’affaiblir, la construction en outre et surtout, rencontrée un peu plus haut, les répétitions ne contribuent pas peu à donner au style, un énergique inattendu.

J’omets à regret des aperçus exquis touchant le pacage et l’élève du bétail, à propos de quoi le jeune écrivain sut retrouver les mots du comte de Buffon. A travers un bosquet fleuri de catachrèses et de synecdoques, j’arrive à la cavatine finale, au thème de bravoure où le pacificateur du Louron exalte la bonté de son ours. D’accord avec son roy, il veut « à tout prix » sauver le droit, la liberté, la propriété, l’ordre et la religion. Ah ! la religion ! Est-elle assez consolée de l’indifférence du temps en ces béates Pyrénées ! Voici que pour corrober son pouvoir, le palatin de la Barousse, apparaît casque en tête et dague au poing. Spectacle édifiant ! Comme la Hire ou du Guesclin, le baron Marc s’agenouille dans le sanctuaire avec un bruit de casseroles héroïques. Il offre pour les encensoirs, la myrrhe des croisades, le baume oriental, le cinname, qu’autrefois sous le nom plus modeste de cannelle, ses auteurs débitaient en des cornets de papier gris.

J’arrête ici l’examen littéraire de l’élucubration Ignace Papulard. Pour la fin, j’ai réservé la phrase unique, la phrase parangon, le Kohinnor des phrases, dont s’empanache l’inaccessible péroraison.

Oyez la dévotement :

« Non ! Vous achèverez votre œuvre ! elle est digne de vous (à toi, Jacques Bonhomme !) et moi, je me rendrai toujours digne de vous-mêmes. »

Rien d’approchant ne fut à ma connaissance proféré jusqu’à nous par les auteurs gaulois. L’on distingue ici l’influx du Paraclet. Je rementois vaguement telles grandiloquences prud’hommiennes ! « Ce sabre est le plus beau jour de ma vie ! Si ce mariage ne peut faire ton bonheur, sois-le ! » et je m’abîme, écrasé sous les catadupes oratoires de ce docteur en droit qui pourrait aussi bien être docteur ès-lettres, mais qui préfère solliciter le libre choix du Louron.

Puissent-ils poser sur sa tête les suffrages des bons ruraux !

En le proclamant souverain définitif de la Barousse, les terriens de Loures manifesteront une jugeotte extraordinaire : car jamais dans le vaste monde, ils n’en pourraient trouver un autre aussi complet.

III
LES GENTILSHOMMES DU RATEAU

Faites vos jeux, messieurs. Tout va. Messieurs, faites vos jeux. Les jeux sont faits. Rien ne va plus.

Et du soir au matin, l’homme psalmodie l’imperturbable rengaine, très empesé, nonobstant la vâcherie des joueurs. La voix neutre, le regard pâle, ce Kapellmeister de la ruine mène paisiblement la symphonie du baccara. De tout ce qui remue autour des tables vertes, de toutes les avarices, de toutes les fièvres, de tous les désastres, il extrait en pièces de cent sous sa vie atone et régulière. Impassible, en la folie des gageures, au souffle démentiel courbant les pontes énervés, il opère et trafique, selon le rituel de son industrie. Il connaît le flux et le reflux de l’or entre les mains fébriles et, des vices ambiants, extrait des rentes, comme d’une portée de lapins. D’un coup de palette ou de râteau, il exécute les arrêts du hasard — nul frisson n’avivant son masque saturnien. Lorsqu’il mêle, indifférent, les lourdes portées de cartes, lorsque d’un art prestigieux, il enchevêtre les séquences, ou, correctement les étale sur le tapis, aucune terreur ne lui vient de ces figures aux poses sacerdotales et farouches, teintes de rouge et de noir, marquées aux couleurs du sang et du deuil.

Sans broncher, il adjuge les banques, ramasse ou distribue les enjeux et réclame le silence quand les conversations s’élèvent ou que les colères s’exaltent. Si quelque malheureux, ne sachant pas encore l’art de tomber avec grâce, lacère les cartes après un coup perdu, et les lui jette au visage, il ne s’en émeut pas autrement. Le métier veut ça. Seul, il n’est pas ivre et garde sa bienveillance d’homme sobre pour tous ces malheureux inébriés d’avarice et de fureur. Il sait les jurons que la malchance apprend aux gens distingués, le dictionnaire des tripots, cette langue bête et puante comme le lieu où elle s’éveille, dans l’empouacrement du tabac et l’infection de la sueur humaine. Il compatit aux superstitions de ces crétins, qui, à l’heure de prendre une main, observent des rites fétichistes à déconcerter un bonze. Appliqué à ronger l’opulente moëlle de sa sottise, il a pour ses vagissements et ses délices des caresses de belluaire présidant au repas des animaux.

Le croupier n’a pas d’âge — peut-être n’a-t-il pas de sexe. Il est indifféremment blond ou brun, laid ou beau, jeune ou vieux. Cependant un air de maturité ne lui messied pas, non plus qu’un peu de calvitie, sa fonction étant grave. Son costume varie à l’infini, depuis la mise sobre du gentleman habillé chez Renard, jusqu’aux fantaisies bariolées, sous quoi le hideux Alphonse dérobe ses nageoires. Toutefois le goût des chaînes de montre et des bagues volumineuses l’accompagne dans ses avatars. Quel que soit le milieu où vous le rencontrez, d’amples orfèvreries s’accrochent à son gilet ou fulgurent à ses mains noires de la crasse des tapis.

Au moral le croupier regorge de paroles et d’intentions débonnaires. Il a des encouragements de dentiste poussant à l’extraction : une aménité de photographe accommodant le bourgeois. Des vocables d’un indicible euphémisme habitent sur ses lèvres. Pour lui, la perte de fortune est un « accident », la mort, « un événement bien désagréable ». Hors de son emploi, il se souvient parfois qu’il est homme et donne satisfaction à des instincts paisibles, à ses aspirations bucoliques. Il raffole de l’idylle en chambre, suspend à sa fenêtre un jardin de grisette ; il a des cyprins dans un bocal et sème du réséda au mois de mai. Il comprend les calembours et cite des anecdotes. Il a retenu quelques motifs d’opérette et les fredonne après souper. Il lit le compte-rendu des spectacles à la troisième page des gazettes, s’intéresse aux courses et sait mieux que personne de combien de longueurs Miss Punaise à battu Melon III dans la dernière réunion de Chantilly. Curieux des choses de l’esprit, il fréquente les petits théâtres et perfectionne son français par l’étude approfondie des nouvelles érotiques au goût du jour. Et le matin, quand le vent froid entrechoque vos membres, ô décavés, quand les coqs lancent des appels tragiques et se lamentent avec des voix humaines à cette heure du remords, du dégoût, de l’agonie et du suicide ; lorsque l’affreuse soif des nuits de déveine colle la langue des joueurs et parchemine leurs joues, il regagne son logis, et d’un cœur imperturbé, sous la pâleur mortuaire de l’aube, suppute le produit de son infâme labeur.

Au demeurant, il pense bien. Il est pour l’ordre avant tout et soutient la religion.

Les yeux mouillés, le cœur ému d’une allégresse pie, il rêve au temps où son épargne lui fera des loisirs, où, béat et monseigneurisé, il épanouira sa ventripotence dans le congrès des notables philistins. Lorsque cette modération lui défaille et qu’il se sent promis à de plus hauts destins, l’avenir n’en reste pas moins couleur de roses et les portes béantes devant lui. Son étoile se dégage et, sans encombre, il succède à son entrepreneur. Ainsi commencèrent tant d’illustres, à qui les grives pleuvent à présent toutes rosées, décrotteurs passés millionnaires, et vénérés à l’égal des patriarches dans le monde du carton.

La femme du croupier ne se distingue en rien de la bourgeoise ordinaire et précoce. Elle fait des enfants, de la cuisine et tout ce qui concerne son état. Elle peut être accoucheuse, modiste ou maîtresse de piano. Dans les casinos balnéaires, il lui arrive, pendant que son mari travaille, d’assister aux spectacles et aux bals, ce qui ne laisse pas de jeter quelque émoi dans la sous-préfecture, surprise de tant d’immodestie. A part cette débauche, elle vit chez elle en matrone romaine. Elle élève sa progéniture, dans les saines doctrines et souhaite mourir au milieu d’une postérité d’ingénieurs et d’avocats.

Dans la vie de province, où la part faite à l’esprit est nulle, où les jeunes hommes, privés de maîtresses par le cant des commères et la prudhommiaque austérité des parents, ne comprennent guère de l’amour que les fangeuses voluptés, dans cette existence somnolente où ne passe jamais le sursum corda d’une passion ou d’une idée, le jeu tend toutes grandes ses toiles d’araignée. La dame de Pique règne en souveraine et le croupier, son féal page, grandit de la bassesse environnante. Le pillard lucifuge croît de tous les appétits, qu’il exploite et qu’il sert ; des griffes, sinon des ailes de rapace viennent à ce chapon ; juché sur sa haute chaise, il voit défiler sans relâche les habitués du cercle, connaît et salue presque tous ces messieurs. Il voit les affamés qui viennent gagner leur dîner du lendemain fraterniser avec les honnêtes personnes en train de perdre leur argent et leur orgueil.

IV
IMPRESSIONS DE TAPIS VERT

Au Casino de Bagnères. Le cotillon du bal des Pauvres finissait et les dernières figures se déroulaient dans la maussaderie générale, la débandade des cavaliers laissés seuls sur leurs banquettes par le départ de leurs danseuses. Encapuchonnées de blanc, le corps noyé dans l’épaisseur des pelisses de bal et des fichus de blonde, des femmes traversaient le grand salon d’un pas frileux et rapide comme si le vent du matin eût déjà mordu les places nues de leur chair. Au dehors, des roulements de voitures s’éloignaient, mêlés au claironnement des coqs, au tintement obstiné d’une cloche conventuelle sonnant le lever des religieux. Un rideau soulevé montrait à une fenêtre la tache grise de l’aube. Les flammes du gaz défaillaient dans les lustres enguirlandés de traînes de lierre, dans les girandoles où se fanaient des sorbes en bouquets. Une impalpable vapeur enveloppait les choses d’un brouillard subtil couvrant d’une teinte uniforme de poussière les couples attardés dans la débâcle de la nuit. Et c’était dans la salle maintenant trop vaste, une odeur fauve et troublante, un effluve de fleurs brûlées par la sueur des poitrines et la chaleur des haleines, un fumet de champagne répandu et de parfums évaporés. Sur la scène que masquaient de leurs végétations frêles des bambous et des phénix, à travers les cloches orangées et blanches d’abutilons aussi hauts que des arbres, les musiciens éreintés rabotaient avec résignation une valse quelconque. Malgré l’ennui croissant on dansait encore. Le conducteur du cotillon gravement distribuait les accessoires, consultait de temps à autre une note écrite sur un carnet de bal. Les commissaires de la fête, une cocarde bleue à la boutonnière, causaient dans l’embrasure des portes, riant très haut, la verve chauffée par le vin de Bordeaux municipal. Par une portière ouverte, apparaissait en pleine clarté, le pillage du buffet, la déroute des bouteilles vidées, tandis qu’au centre de la pièce, avec sa nappe éburnéenne et son surtout de fleurs, une grande table s’offrait aux soupeurs attardés.

Seul, en un coin, perdu et comme absent, un jeune homme somnolait dans une attitude veule, le dos au mur. Les jambes pendantes, le claque glissé à terre, dans un avachissement d’ennui, il attendait la fin du bal, sans doute pour manger. Il était entré dans le salon de danse avec une poignée de joueurs décavés et affamés, expectant pour se faire servir, l’invitation de quelque obligeant ami. Et comme la sauterie ne s’achevait pas et que les intrépides menaçaient de la prolonger pendant une heure ou deux, avec un beau sans-gêne, il travaillait à s’endormir.

Petit, court, la tête au niveau des épaules, il étalait dans toute sa hideur, un joli visage d’imbécile aimé des femmes, avec sa moustache blonde, ses yeux de lin aux paupières sigillées et l’enfantine douceur de son sourire bête. Une graisse de volaille morte, empâtait ses joues aux paupières meurtries, enflait ses membres gourds. C’était un habitué des tapis verts, une figure continuellement rencontrée dans les tripots. Hétéroclite et vague, il passait plus effacé qu’une ombre parmi les comparses du jeu. Un des premiers à commencer la partie, il ne se retirait qu’à l’heure où les garçons du cercle éteignent les quinquets ; une déveine tenace le poursuivait. Pendant des mois entiers, il perdait en détail les sommes qu’il empruntait de tous côtés. Avec une abnégation infinie, il recommençait les mêmes coups qui rataient invariablement, sans une plainte, sans une colère, sans une de ces fulgurations de dépit qui secouent en des spasmes rapides les joueurs les plus stoïques, mettant des flammes dans leurs regards et des lambeaux de chair à leurs ongles. Il n’en voulait pas à la fortune de lui être mauvaise, ni à ses vices de l’appauvrir.

Malgré tous les déboires de son existence, il gardait la foi des lendemains, l’espoir d’un retour de chance qui le vengerait. Et souvent les derniers restés du funèbre « chemin de fer » qui se joue à quatre heures du matin, les combattants de cette lutte d’idiotie où chacun ne songe qu’à enfoncer un peu plus son voisin pour se refaire, avaient été surpris d’entendre sa voix flasque dire paisiblement : « Nous nous rattraperons bien quelque jour. Nous finirons aussi par trouver une main. Et puis, à quoi ça sert-il de se faire du mauvais sang ? »

Cette invincible confiance lui avait valu le surnom sous lequel tout le monde le désignait et que ses amis de Casino lui donnaient carrément, sans qu’il s’en fâchât. On l’appelait le Monsieur qui attend une main.


Son histoire était connue de tous et lui-même la racontait volontiers. C’était inepte, triste et sale comme la vie. Après avoir scandalisé Bordeaux, la ville des cravates blanches, où son père gagnait passablement d’argent à fabriquer du Château-Laffite dans les prix doux et avoir affiché une liaison ignoble, au point que sa famille avait dû le chasser, il traînait sa misère et ses amours, dans tous les recoins des Pyrénées. La bohême des villes d’eaux, le renouvellement de ces milieux cocasses, l’abritait un peu, lui permettait de demander au baccara de quoi payer l’auberge de l’exil. Mais les cartes n’étaient pas prospères, les notes chômaient longtemps et les hôteliers assaisonnaient d’insolences les repas qu’ils lui servaient. Heureusement il avait le cœur et l’appétit robustes et ne se décourageait pas pour si peu. Partout il était chez lui et perpétuait ses installations, habitué aux vides que creusent, dans les stations thermales, les saisons finissantes, acharné jusqu’au dernier jour à subjuguer la fortune. A Cauterets, à Luchon, à Bagnères, partout où, sous couleur d’hydrothérapie, on tripote du carton et l’on soupe avec des filles, il s’éternisait, dînant aux tables d’hôte, se gargarisant aux buvettes, expliquant aux nouveaux venus les paysages et les douches de l’endroit. Cela durait depuis des années. Depuis des années, aussi, il remorquait cette maîtresse par qui ses déboires avaient commencé, une grande brune laide, fanée, sans race et sans grâce, dont le nez suintait sous un enchifrènement perpétuel et qu’il adorait. C’était pour elle qu’il s’était condamné à tant de grotesques souffrances, qu’il avait répudié toute vergogne, frayant avec les grecs, tutoyé par des croupiers, si déchu que même dans le monde des joueurs, on le prenait en pitié. Et ce crucifié d’amour gardait parmi tous les hasards sa sérénité stupide de gros bébé. Sans le sou, ne possédant pour vivre que l’argent des cartes, il en était venu à garder les louis que « sa femme », ainsi qu’il la nommait, glissait parfois, le matin, dans son gilet. L’opprobre et la rancœur des choses qu’il vivait, ne mordaient pas sur lui. Dans la détente de son orgueil, dans la fuite de toute volonté, il se plongeait, comme en un bain d’indéfectible repos. Le pain de la douleur lui profitait.


Mais une fanfare jaillit de l’orchestre subitement réveillé. Le cotillon était fini. Deux par deux, les couples défilaient pour la promenade finale, armés d’engins charivariques, mirlitons, crécelles, trompettes et violons à quatre sols. Sur un signe du conducteur, les pistons attaquèrent la marche du Prophète et ce fut un vacarme épouvantable qui jaillit de toute la salle, accompagnant le thème auguste de Meyerbeer.

V
BOURGEOIS DE BAGNÈRES DE BIGORRE EN 1886

J’ai sous les yeux cette furieuse estampe de Rembrandt : Saint Jean dans le Désert. Un plateau cendreux, aduste, et comme vitrifié par endroits, que surplombent de noires falaises. L’aride et le nu du roc vif, sans eau ni végétal. Un peuple éreinté de sommeil, prostré devers le sol, regardant avec des yeux vides l’halluciné qui le harangue. Debout, sur un mamelon effrité, le précurseur clame son rêve messianique, insoucieux de toute chose hormis de l’idéal. Le souffle de la mort rétracte ses lèvres d’où fulgure sur le vieux monde l’orage des malédictions. Son maigre corps, serré dans une loque, le capuchon nimbant sa tête creuse, le geste fanatique et bourru, tel surgit, en sa laideur fiévreuse, l’ancêtre des moines tourmenteurs !

A vrai dire, près d’un tel homme, le père Janvier semble un peu terne et le comte de Mun tout à fait idiot.

— Qu’importe à l’ascète l’horreur brûlante de sa tanière, l’obtuse indifférence des auditeurs ! Une voix lui parle. Hors du contingent et du concret, l’extase le ravit. Un dieu l’emporte vers les cîmes, lui découvre une justice nouvelle et, huées du farouche Thabor, les hordes noires des Barbares à venir, les destructeurs de toute harmonie sociale et de toute beauté.

Au premier plan, dans une lumière — on dirait — apaisée, trois bourgeois pérorent avec un dégoût manifeste, improuvent ces ardeurs de colère et de foi. Leurs vêtements sont amples, levés dans des étoffes opulentes et durables — et faits d’un air cossu qui, d’abord, les signale pour des gens arrivés. De larges tiares, copieuses en broderies, cerclent leurs tempes grisâtres et leur personne entière montre un air de délibération, effet de la richesse autant que de l’estime où chacun les tient. Pour les visages, rien ne se peut imaginer de plus bassement laid. Pas un scrupule d’intelligence ou de passion. Ce sont bien là des marchands, inaccessibles à toute vérité d’ordre surnaturel. L’astuce, la goinfrerie, la lésine, la sottise poltronne déprimèrent ces faces, creusèrent ces rides, ignoblement. A coup sûr, ce sont des gens pieux, madrés en leur négoce et qui reluisent aux fins de mois. Aussi de quel mépris toisent-ils le mangeur de sauterelles, l’essénien prêchant la détestation du riche et la communauté. L’ahurissement du pleutre qui ne saisit pas, s’unit en leurs discours à la haine du banquier menacé dans son argent. Pourtant, ici, le grotesque domine, le trio de pieds-plats fait songer à certaines planches de Daumier, le cruel historien des bureaucrates ; d’un Daumier gigantesque et promu à la vie sublime du grand art.


J’ai retrouvé, sur mainte hure bagnéraise l’expression lamentable et caricaturale de mes trois pharisiens. Un arrêté du préfet de police, le grand architinclin des belles petites et des chevaliers du râteau, vient d’interdire à grand tapage les jeux dits de hasard, dans les stations thermales. On a saisi les engins de toute espèce, les râteaux, les jetons, les chevaux de bois, les mascottes, ingénieux déguisement de la roulette proscrite, et renvoyé à leurs chères études, les filous cosmopolites dont se parent les Kursaals. Là-dessus, cris, fureurs, malédictions. On se fût cru dans Rama, au temps que Rachel lamentait ses enfançons. A Bigorre, comme ailleurs, l’exécution n’alla point sans quelque tapage et grincements de dents. Des voix éplorées gémirent chez Veaudelet. Polycarpe Remora, dit le bourreau des gueux, Polycarpe dont le claque-dents prêtait asile au monde des petits baigneurs, des ouvriers et des gens de peine, curieux d’être dévalisés, pleure des larmes de crocodile sur son industrie méchamment mise à mort. Le tenancier du casino, drapé dans sa majesté de père-noble, tonitrue avec les gestes du cardinal Brogni et menace de fermer sa boutique.

L’esprit s’accoutume avec peine à la superlative barbarie d’un pareil châtiment.

Quoi ! jusqu’à la fin de septembre, les dilettanti de passage ne pourraient plus ouïr la Dame Blanche et Si j’étais Roi ! Le Grand Mogol, comme Achilleus sous sa tente, disparaîtrait dans les jungles de Delhi ! Le ténor Dumollard, ce luth, et Mademoiselle Trop-de-lilas, cette harpe, résorberaient leurs tons ! Et tout cela pour éviter la ruine de quelques familles, le déshonneur des jeunes hommes, le désespoir des mères, les tragédies boueuses et sanglantes sur quoi les entrepreneurs de casinos écrêment leurs profits. A d’autres ! Nous prend-on pour des faquins ? Qu’une femme se noie, qu’un enfant de vingt ans se brûle après quelques nuits, où, d’accord avec les croupiers municipaux, les grecs ont arraché de ses mains le bien patrimonial, est-ce là de quoi mener si grand bruit quand la cagnotte marche et que Monsieur Delaroulette est satisfait ?

Pour mettre fin à ce scandale, et rendre aux amateurs passionnés de musique les organes éoliens qui tant nous ont charmés, les éphores de la ville se déboutonnèrent d’une protestation vraiment ingénieuse, où la moralité, l’organisation savante et la délicatesse du cercle de Bagnères sont exaltées comme il faut. Une localité si bien pensante, en effet, ne peut tenir un vulgaire brelan. C’est avec des tarots présanctifiés que l’on cartonne sur ses tapis. Un tripot, le casino de Bagnères ! Oh ! que nenni, mais une académie fermée à double tour, aristocratique et pieuse, moitié salon, moitié sanctuaire, où l’on ne coudoie que fleurs héraldiques, où l’on n’entend que propos à la Champcenetz. Depuis l’affaire Tigaud — un gentleman retiré dans sa villa de Poissy — l’on garde les cartes comme des infantes. On les environne de précautions merveilleusement combinées qu’un escroc de médiocre intelligence les peut connaître en un clin d’œil. Le reste n’est qu’un jeu pour l’adresse des philosophes à qui d’ailleurs le personnel des tables chaudes est toujours prêt à servir du gâteau, malgré l’honnêteté de quelques subalternes et la vigilance des ayants-droit. Mais c’est un fait indéniable, que jamais un grec ne pénétra dans Bagnères, que ses habitants professent une aversion marquée pour la poussette et le louis qui tombe, que sa maison de conversation est un site où les mœurs s’épurent, en même temps que l’esprit se familiarise avec les chefs-d’œuvre escarpés.

Le document de nos « édiles » a trouvé près de l’administration préfectorale, un concours d’autant plus suave que des schismes politiques divisaient ces pouvoirs. On combla les fossés, — l’on oublia les querelles et l’on s’embrassa, comme, après la mort de Juliette, les Capulets et les Montaigus. Que les « blaireaux » paient de leur fortune, ou même de leur couenne, cette heure bénévole, quel maroufle hypocondriaque oserait fronder là-dessus !


Voilà quels événements agitèrent Bigorre et ses faubourgs. Les endroits publics regorgent d’yeux écarquillés et de lippes bavardes, commentant la décision ministérielle à ne plus finir, proposant avec abondance d’ineptes éventualités. Il y a là comme un bruit de grenouillère où vient choir un pavé. Seulement au brékékékeh du divin Aristophane succèdent des aperçus écœurants de trivialité. Qui l’emportera dans ce duel tintamarresque, où la ville, représentée par ses élus, joue le personnage de mestre-de-camp ! Souhaitons, pour en finir avec ces rabâchages, que le monde où l’on triche ait partie gagnée, par l’or ou par le fer, et que l’écharpe de Pallas, flotte comme devant sur la Tour de l’Horloge.

Et peut-être, un soir, apprendrons-nous — sans chagrin du reste — que les vertueux défenseurs de la cagnotte y laissèrent, par la main de leurs enfants, quelque formidable rançon.

Alors, les yeux dessillés par une mésaventure personnelle, ils comprendront, sans doute, à quel singulier rôle ils se voulurent commettre, et que l’ignorance est un crime aussi.

Car enfin que répondraient-ils, ces chevaliers, ces purs, ces catholiques, si quelqu’un leur proposait en face de tenir — même par procuration — un établissement de filles ou un comptoir de bonneteau ?

VI
BULLETIN DE VOTE.

Bagnères de Bigorre, 1886.

J’ai reçu, ce matin, un imprimé de forme oblongue, contenant mes nom, prénoms, domicile et vertus, mais d’une réserve charmante, au sujet de mes ans. Cela remis par un sergot — irisurbaine — et dénudé de toute enveloppe. Mon cœur électoral a tressailli ; car vous supposez bien que ce papier fatidique, n’était rien moins que la carte m’autorisant à circuler sur le trottoir du suffrage universel. Dimanche et quelque peu les jours suivants, s’il plaît aux candidats couchés dans le hamac du ballottage, les entendoires bagnérais auront à prononcer entre Monsieur Troussemêtre, qui en sa qualité d’arpenteur, doit tenir un plan, et le docteur Cazalas, jaloux de médicamenter notre belle patrie. A vrai dire, je dois beaucoup à ces messieurs, pour le soin qu’ils prennent d’égayer les murs de proclamations versicolores. Je n’ai point lu le texte de leurs papiers, à cause que le verbe constitutionnel n’entame point, sans douleur, ma caboche ignorante. Mais les beaux placards, usités pour le raccrochage des suffrageants, amusent l’œil de leur polychromie, et le préparent aux oiseaux imprévus, aux étoffes estomirantes, qu’importent dans nos murs les Landes et le Gers.


Pour le restant, Bagnères montre la gaieté, d’un champ de betteraves, dans un jour brumeux. Le Casino, peu sorti de ses fondations, unit agréablement les plâtriers aux dames indigènes, de quoi résultent force erreurs et confusions de maquillages. Les comédies fossiles alternent dans la salle des fêtes avec les renâclements du ténor sans voix et les ingénuités de chanteuses quinquagénaires. Joignez la laideur crue du badigeon, la présence inéluctable des mêmes spectateurs, et vous imaginerez sans doute l’allure pénitentiaire de ces divertissements.

L’obstination qui caractérise les hôtes du Casino avec l’inamovibilité du répertoire, y donnent une sensation macabre d’ennui rétrospectif. Les visages restent les mêmes, allégés d’incisives et soulignés de pattes d’oie ; les tailles se déforment, et telle qui s’essouffle aujourd’hui en des valses commémoratives, bondissait aux rythmes printaniers, voici quelque dix-huit ans.

Il sied d’admirer la force d’âme à rendre capable d’endurer après des lustres, la Rose de Saint Flour ou les Dragons de Villars.

Une autre cause de tristesse est l’absence de joueurs qui fait pousser des champignons dans le tiroir de la cagnotte et substitue la dèche crapuleuse aux pêches miraculeuses de l’été. L’auguste influence qui supprima — fort à raison d’ailleurs — l’inepte pornographie des opérettes, devrait bien suspendre aussi le passe-temps de la Mascotte, où les petits jeunes gens compromettent le repos de leurs nuits et l’avarice de leurs ascendants.


Le ciel tout gris, le ciel ouateux d’après l’orage, descend en brume fine jusqu’au ras des coteaux. Les blanches routes aux candeurs marmorales ignorent les sveltes promeneuses et le gai fracas des excursions. Un petit âne chargé de bois, un pâtre sur le chemin de hautes bergeries et dans leurs tape-culs, les courtiers d’élection, promenant la sottise au grand air, voilà pour le paysage. La campagne s’endort au clapotement des eaux troubles, au gargouillis des branches égouttées. La pluie incessante avive et rajeunit le ton laqué des feuilles, depuis le vert noir des aunes, jusques au pâle argent de l’osier.

Et c’est une gloire verte des bois et des prairies, des gazons où s’enorgueillit la claire dentelle des frênes, la découpure savante des yeuses, la pourpre jaune des sorbiers, l’aile tremblante des sycomores. Renaisse le bon soleil, ami des plantes et des hommes, le soleil qui fait bourdonner aux blessures des chênes les scarabées de lapis et d’or ! Renaisse le bon soleil et tremblantes dans leurs robes de printemps, les belles dames inscriront sur les hêtres débonnaires des chiffres de jeunesse et de coquet amour.

VII
CONCERT NOCTURNE

Hier au soir, dix juillet, la moleskine officielle appesantie de visages autochtones, un gros d’artistes lyriques préludaient à leurs glapissements par l’exécution de Madame Angot, cette primeur !

Heureusement, ce soir-là, des pentes de Salut aux chênes de Labassère, les arbres étaient mouillés de clair de lune. Sous le couvert des frênes, le long des rus bavards entre les pieds de menthe, un orchestre de parfums menait le branle des esprits.

Au plus haut des frondes étagées, à travers les rameaux qu’empreint un bleu phosphore, des lampes sidérales clignotaient, vertes comme des émeraudes, sanglantes comme des rubis, laiteuses comme l’opale, brillantes comme le diamant. L’eau pétillait sous les viornes avec toutes sortes de grupetti, vocalises et appoggiatures, satisfaite autant qu’une diva patentée de ce gongorisme musical. Mesdames les fleurs en robes de gala, s’asseyaient pour entendre sur les coussins verts des prairies. Les narcisses, vêtus de lampas aurore, comme il convient à des princesses mythologiques. Les myosotis, en crêpe turquoise, passequillés d’or faisaient valoir des grâces de Keepsake. Les campanules désinvoltes rehaussaient, d’un œil de poudre, leur parure de chanoinesses et déferraient de quelques impertinences les pâquerettes, ces bourgeoises. Des pensionnats de clématites roulaient avec candeur sur la mousse des roches. Les bras nus, la gorge au vent, sous les palmes des houblonnières, les églantines riaient aux scarabées audacieux et corrects, à leur beauté bête d’officiers vainqueurs.

C’était une merveilleuse assemblée et digne en tous points du spectacle attendu. Le gong des crapauds annonçait les entr’actes. Une escorte de lucioles ramenait à leurs carrosses les belles invitées, piquait dans l’herbe mille torches vivantes.

A vrai dire, la fête manquait un peu de cette animation chère à nos joviales compatriotes et maintes corolles spéciales à leurs chapeaux ne l’honoraient point de leur présence. Mais ce sont là des revers sur quoi l’on se résigne volontiers.

On ne saurait imaginer d’ailleurs, exécution plus triomphante, auditoire plus recueilli. Dans son duetto avec la fontaine, le rossignol provoqua des élans d’admiration, nonobstant les épigrammes d’une chevêche lettrée, adverse à toute espèce de ténor. Le grillon parut abuser aussi de son agilité sur le forte piano et prolonger outre mesure ses dislocations. Une vieille cigale, son amie, l’excusa sur ses mauvaises mœurs, et que depuis la fenaison, il se grisait chaque jour abominablement.

Les pieds poudreux, un brin de chèvrefeuille aux dents, l’oreille pleine de souffles harmonieux et la poitrine élargie aux brises de l’été, vous ouïrez demain la symphonie lunaire, vous boirez aux calices patents le vin fantasque de la nuit.

« De la nuit, Vierge Mère impalpable qui baigne
Tous les jeunes émois de ses silences gris »

et vous ne me demanderez plus quels couvreurs en retrait d’emploi, quels mineurs matrinicides, chantent, de huit à onze, la mère Godichon, sous peine d’être classés bien au-dessous des mollusques gastéropodes, au niveau des lecteurs de M. Georges Ohnet.

VIII
FÊTE NATIONALE

« Un beau soleil a fêté ce grand jour »

comme au temps de la première manifestation, lorsque ce pauvre Flesselles, se chargea de fournir le sang impur. Les échevins bagnérais ont témoigné de leur fidélité monarchique par une singulière abstinence de pétards. J’avoue pour mon compte, adhérer petitement à ce jeûne pyrotechnique. Quel que soit le culte en exercice, il ne me déplaît point qu’on le récrée de fusées volantes. Cela repose un peu de la conversation des naturels. La Sainte-Cécile et l’Harmonie des pompiers ont alterné leurs fanfares exquises de civisme et d’éclat. Un des principaux éléments de nos réjouissances nationales, j’entends l’intoxication par les alcools, n’a point failli dans ce beau jour, que j’appellerai volontiers la Saint Pochard, si le premier janvier n’était baptisé la Saint Concierge, depuis longtemps.


Les embellissements du Casino marchent avec lenteur, en dépit de la canicule. Soigneusement épilé de tout feuillage, le parc offre l’aspect gracieux d’un steppe au grand soleil. Par contre, aux jours de pluie, les talons s’impriment en boue de la façon la plus marécageuse qui soit. Les scies grincent dans la pierre et la truelle sévit, comme aux beaux temps de la concession. Un progrès toutefois s’impose en ce jardin : c’est de complanter la maîtresse pelouse avec des tessons de bouteilles, relevés çà et là de quelques plumeaux touffus, à l’ombre de quoi, l’on acclimaterait aisément la vipère bérus et le serpent à sonnettes.

IX
BAGNÈRES DE BIGORRE

2 septembre 1886.

Notre petite ville si riante au cours de la saison, montra, ces jours passés, une surprenante animation. L’on eût dit, que pour faire accueil à ses visiteurs, Bagnères se fût mise en frais de coquetterie, en multipliant sous leurs pas, les amusements de toutes sortes. A l’instar des grandes stations, notre paisible « endroit » a sa « grande semaine » qui ne le cède en rien à celles de Deauville, Luchon, Dinard et tous lieux renommés. Aux sportsmen, la Société des Courses offre une réunion embellie par tout ce que les haras pyrénéens recèlent de gentilshommes ; aux favoris de Terpsichore, la mairie donne, dans les salons princiers du Casino, des bals d’une rare magnificence, où l’éclat des toilettes rehausse encore le choix du personnel ; aux amis d’une franche gaîté, la Commission des fêtes exhibe des mâts de cocagne, avec leur couronnement obligatoire de gallinacées en putréfaction ; aux babies, le prépotent Fauré ouvre l’Eden des sauteries infantiles, ce prélude aux jeux dont Tissot écrivit le manuel. Enfin pour les bourgeois, qu’effarouchent la dépense et le bruit, nos verdoyantes promenades se parent de leurs plus clairs soleils. Mais, par-dessus toutes les attractions, celles du luxe comme celles, non moins pénétrantes de la nature, le « clou » des réjouissances fut la cavalcade en masques, organisée par quelques jeunes fashionables, d’accord avec les notables commerçants.

Notre compaing en journalisme, M. Ignace Papulard, que les graves soucis de la vie publique n’empêchent point d’être tout à tous et d’entendre, mieux que personne au monde, ces sortes de passe-temps, a droit à l’hommage de notre gratitude. Il y a dans M. Papulard — comme dans César — du dandy et du chef d’armée. C’est pourquoi nous le voyons si merveilleusement propre à gouverner les masses, dans un but de conquête ou de simple agrément. Dux !

Donc la chevauchée à laquelle se complurent nos compatriotes et leurs amphitryons, naquit d’un sien concept, uni au désir de quelques éphèbes cagneux, jaloux d’exhiber, en tutus roses, leurs secrètes difformités. Le succès décora leurs efforts et la recette — nous dit-on — atteignit un chiffre inespéré. Qu’ils goûtent la pure joie d’adoucir quelques misères ; la journée fut deux fois bonne, pour le plaisir et pour la charité.


Les étrangers affluent dans nos murs : le modeste « congé » coudoie l’élégante Parisienne, les Thermes sont forcés de débiter les eaux ménagères, pour satisfaire à l’incroyable empressement des baigneurs. Personne d’ailleurs ne paraît s’apercevoir de la substitution.

X
SUPPRESSION DES JEUX

L’on a fort épilogué, touchant la décision du préfet de police par quoi le cercle chôme depuis huit jours. Certes rien n’est plus moral que de combattre la funeste passion du jeu, dans les municipes voisins et d’y protéger contre les écornifleurs, la ponte bécassière. Mais une telle mesure est inapplicable dans Bagnères où l’on entoure les joueurs d’une véhémente probité. Aussi, malgré les récriminations de quelques esprits grincheux, malgré certaines déclamations dictées bien plutôt par de basses rancunes que par la soif du vrai, nous n’hésitons pas à redemander, la réouverture du boudoir à tapis vert.

Le cercle du Casino est l’habitacle d’un monde choisi, avec lequel on a tout bénéfice à perdre quelque somme. Pour notre part, nous avons distribué, dans l’espace de deux ans, la bagatelle de 20.000 louis aux diverses réunions florissant alors dans notre bonne ville et quand nous songeons aux fruits que nous retirâmes de ce faible débours, il nous vient une confusion d’avoir si chichement payé. Ce prix dérisoire nous valut quelques-unes de nos meilleures relations : la familiarité de Gaspard le Huron ; le shake-hands du vénérable Escarmouche ; le droit de tutoyer Martin et de recourir à l’obligeance de P. Tapa, le plus serviable des hommes — au denier deux. Pas une crapule n’a gîté dans Bigorre, au cours de ces nuits-là ; pas une arsouille, pas un truand, pas un marlou, près de qui je n’aie connu la philanthropique douceur de prendre place, en attendant la main. « Homo sum… » Pas un goujat qui ne m’ait soufflé son brûle-gueule au visage ! Pas un nigaud qui ne m’ait abreuvé de sornettes ! Pas un croupier qui ne m’ait salué par mon nom !

De telles acquisitions contre une misérable dépense ! N’est-ce pas tout profit pour le récipiendaire et, comme disait Gavarni « beaucoup d’honneur pour son argent. » En vérité qui se voudrait plaindre ? Quelque bardache, tout au plus.


Les représentations théâtrales poursuivent d’un cours égal leur triomphante carrière. La troupe lyrique et celle de comédie (amant alterna camenæ…) charment les doubles échos de la bonbonnière Saint Jean et de la salle des Fêtes. Ne reculant guère devant les sacrifices — même périlleux — quand il s’agit de l’art et de ses abonnés, M. Fauré nous révéla naguère un ouvrage inédit, ou peu s’en faut, dont l’originalité, la fantaisie et la verdeur nous ont su procurer une jouissance artistique aussi vive qu’inattendue. La chose est, sauf erreur, baptisée, Les Dragons de Villars et passe communément pour une œuvre posthume d’Hector Berlioz. Dans cette partition, d’un style harmonieux et coulant, abondent les motifs aisés à retenir. Aussi avons-nous ouï sans trop d’ébahissement des chœurs de jeunes hommes aboyant à sa sortie

« Je me disai… ai
Quand tu passai… ai ».

D’autres partitions de moindre importance, des vaudevilles à foison, des drames par centaines et des saynettes par milliers ; une fête nocturne dans les jardins du Casino, de quoi le besoin se fit sentir du jour où la température basse permit d’espérer une moisson flatteuse de bronchites et de rhumes de cerveau : tel est en résumé le bilan des allégresses bagnéraises. Soyons fiers et bénissons avec nos hôtes le sagace cornac auteur de ces loisirs.

XI
OUVERTURE DE LA CHASSE

Bagnères de Bigorre, 7 septembre 1886

L’ouverture de la chasse exécutée par un lutrin d’acéphales, peuple de résonnances imbéciles les coteaux et les bois. La vénerie au petit pied est à coup sûr un des moyens topiques dont use la classe moyenne pour faire patente son incurable stupidité. Aucun spectacle n’est plus idoine à éjouir les quadrupèdes de tout pelage que l’aspect d’un huissier en tenue de guerre, ou le ventre d’un tabellion bedonnant sous son carnier. J’imagine que les oiseaux de divers ordres garés des fusils maladroits, s’esclaffent aux dépens des boutiquiers cynégétiques. Le hérisson débite au lièvre maintes pointes, touchant les gabatines qu’il leur donna ; le connil, cette crapule forestière, leur fait la nique au bord des haies ; le geai les siffle, et le chat-huant les vitupère ; la bécasse prend en pitié la niaiserie de leurs apophthegmes ; et du creux des châtaigniers, la buse en parle à l’émouchet, son compère. — Eux, vont toujours, sans même soupçonner l’ironie des bêtes et des choses ; la grimace cachinnatoire du soleil goguenard qui leur bleuit la trogne et vermillonne leur sinciput.

Puis le soir tombe et les bestioles vengées se livrent sans contrainte aux passions affectives, dont Toussenel les a si libéralement gratifiées.

Celui de tous les écrivains qui s’est le plus attendri sur les déjections naturelles, j’entends le père Michelet, n’a pas manqué d’attribuer aux moindres volatiles de suprêmes amours et de rares pensers. Volontiers, il s’extasie sur la vaillance des guêpes et le grand cœur des pingouins… Sans communier aussi largement de l’âme des choses, nous ressentons un fraternel émoi pour tant d’innocentes et gracieuses formes de la vie. Les oiseaux surtout, amis de la chaumière et du labour, portent une grâce augurale et pour ainsi dire sacrée. La caille, au plumage couleur de terre et de blé ; le virevent, qui fuse le long des saulaies comme un éclair d’émeraude et de lapis ; la perdrix, si délicatement fourrée d’une peluche bleuâtre où saignent des gouttes de corail ; et par-dessus tous, la vaillante alouette qui porte au plus haut ciel l’allégresse des laborieux matins, ne sont-ils pas la voix même, le chant humble et doux du terroir natal ?

Je ne pense pas que ces considérations empêchent Messieurs les chasseurs de tirer au poil et à la plume, ni les maîtres-queux d’étendre leur butin sur de fines rôties. Nous déplorons seulement que la chair humaine n’ait point la saveur du lapereau, sans quoi nous proposerions à quelques snobs galipoteux, de remplacer les victimes ailées dont nous nous délectons.

Le dernier feu s’éteint sur la lande embrumée :
Plus de flamme aux carreaux, aux toits plus de fumée.
La note des crapauds vibre, seule, et la nuit
Sous ses voiles de crêpe endort ce faible bruit.
Les étoiles ne sont pas encore allumées,
Silencieusement des brises embaumées
Passent sur le sommeil des moissons et des bois ;
Une clarté se pose au faîte blanc des toits
Et de taches d’argent sème la terre brune :
Voici qu’à l’orient, là-bas, monte la lune.

Le premier bal de la ville, commencé lugubrement, a secoué peu à peu son allure mortuaire et jusques vers l’aurore, papillonné clopin-clopant. Quelques gracieuses femmes, un soupçon de toilettes, les valses émergeant de bambous tout en fleurs, l’or du gaz sur les moulures pâtissières, en la salle dite des Fêtes, cela ne suffit point à galvaniser l’ennui dont Bagnères affadit ses visiteurs. Certaine robe d’un provincialisme excessif suscita de courts élans de gaieté, fournit aux désheurés du lendemain, le motif d’une agréable conversation. L’on rapporte que plusieurs convives autochtones portent encore du mal au cœur, pour s’être ingurgité sans mesure, l’orgeat gratuit et les sandwiches sébacées des festivals municipaux.

XII
IMPRESSION DE MID-SUMMER

DU VAL DE PAYOLLE, LE DIMANCHE DE LA SAINT JEAN D’ÉTÉ

Décortiqué, l’aubier fendu sous des coins ligneux, le pin surgit entre les pals qui l’étançonnent, mitré de fleurs, chappé de branches avec l’appareil d’un fantôme roi.

Un orage fermente dans le ciel, torpide, rubéfiant l’azur de tonnerres avortés. C’est la pesanteur des midis électriques, aggravée aux fades exhalaisons des tilleuls. Ferments d’alcôve où se souvient le musc des chevelures, frissons du rut universel, orgasme des sèves pâmées si lourds aux poitrines humaines.

De vers le ponant, aux fins de l’horizon, une rougeur étale, un abîme de sang cuivreux où se détermine en silhouette l’ogive mince des peupliers. En haut, le bleu lucide, l’onde claire d’un outremer déjà pâli. Des hirondelles incisent de leur aile noire les volutes pourpres des nuées. Tragiques, des flammes s’écroulent du zénith à l’occident. Et, dans une seule apothéose, vers l’incendie astral qui s’effondre et s’échaffaude, monte, d’abord fumée, l’embrase inepte et glorieux du haillat[2].

[2] Haillat, bûcher, en dialecte gascon.


La foule stupide comme il convient. Des avoués sont venus là, concomités de leurs épouses, flanqués de leurs marcassins. Des guenipes aussi professionnellement. Des blousards — maternels avec excès — érigent à pleins bras leurs mômes englués de morve et de sucre en bâtons.

Bannières en tête, chantres au flanc, voici le clergé nasiférant des cantiques. Autour du bûcher les vicaires génuflectent, goupillonnent et saluent, tandis que le célébrant à grand renfort d’allumettes, provoque l’étincelle paresseuse à jaillir. Un nuage se tord, écharpe grise lamée brusquement de stries écarlates. Des feuilles de buis vert claquent et pétillent, s’enchevêtrent en sequins d’or. Sur le tronc voué ruisselle un baume incandescent, qui le dévore. Les chantres suffoqués renâclent l’hymne de Guy d’Arezzo, le verset à doubles croches où ce moinillon inoccupé harponna « l’ut-ré-mi-fa-sol » tant douloureux aux enfances bien nées.

Un ecclésiastique myope que le brasier roussit quelque peu, s’évertue de ramener son surplis en arrière. Les voyous se culbutent afin d’arder au brandon public les thyrses dont ils vont sur l’heure, effarer mesdames les bourgeoises en souci de leurs mollets.

Et, dans le ciel où rougeoient des flammèches emportées dans le ciel métallique et fumeux comme une forge éteinte, dans le ciel où grandit l’impérissable amour, éclate, sur la cohue imbécile, le rire vengeur des anciens Dieux.


Un âpre soleil darde sur la garrigue ses obliques rayons. La brande verte et rose dort immobile dans les silences de midi. Seul, le claquet des grillons scande les minutes chaudes — horloge de l’été. Au loin vers la montagne, dans le val où badine quelque source, tremble au sommet des aulnes un brouillard évanoui. Massives, érigeant en plein ciel leurs arêtes d’acier bleu, les vastes Pyrénées enclosent l’horizon. Tours crênelées, flèches de cathédrales, coupoles imbriquées d’argent, toitures monstrueuses d’une cité pélasgique, les lourdes cîmes échafaudent par la rude clarté leurs dômes prestigieux. Dans l’azur nu, invisible presque, le tournoiement d’un vautour. Une couleuvre, par instants, rampe sous la bruyère avec le bruit sec du papier froissé.

Et le pastour, dont les sabots tintent pesamment sur la route empoussiérée : le compagnon fourbu ; le tourlourou convalescent, le porte-balles qui vend aux filles de ferme des bréviaires d’amour, hument avec transport l’incandescente beauté de la nature, cependant qu’au bord du fossé où volète la mésange, le villageois, en pleine lumière, touche les bœufs assés, d’un mouvement pontifical.


Sur la table un faisceau de lys. Chair florale près de quoi la chair vive s’humilie, nacre odorante à dépriser le vernis des coquillages. Ni feuilles, ni rameaux. La tige d’un vert blême ostente cet émail où — vol d’insectes mordorés — posent les étamines. Nulle innocence, d’ailleurs, malgré le symbolisme goîtreux des processionnaires. L’orgueil d’être blanc — tel un soleil de juin ; — le faste des parfums trop généreux pour nos désirs.

Superbes, d’une gloire laiteuse en la buire de Venise, les corymbes liliaux versent le plein été aux choses familières. Comme les bergers du Cantique, le Souvenir se repaît entre leurs dons. Emmi l’ombre où sussurre — inquiet — l’appel des aromates, renaît l’effluve des charmilles antérieures, le givre des longs soirs à travers d’autres branches. Les baisers fleuris de troènes, les cheveux constellés aux pâleurs des jasmins pernoctent, doux sabbat de la jeunesse fugitive.

Par la fenêtre, un coin d’éther crépusculeux, estompé l’on dirait, de gaze noire. Le parterre noyé d’obscur, sans un bruit d’ailes ou de pas. Au loin, l’harmonica solitaire des crapauds exaltent Vénus qui rit à leurs yeux de topaze, et sur l’arête des ormes, se lève coruscante.


Crépuscule, mais imprégné de jour, où défilent endimanchées, les ménagères de l’endroit. Rasés bleu, les membres gauchis dans leur vêture de cadix, les mâles fument sur la place de l’Eglise, en attendant souper. Une fuite d’encens traîne sous le porche ouvert. Des béguines, symétrisant les chaises bousculées par la débâcle de vêpres, glissent, falottes entre les saints peinturlurés. C’est dans la nef, qu’épargne la rousseur de l’heure, un bleuissement de paradis, une Avallon campagnarde éclose aux fraîcheurs des bénitiers.

Mais, plus rude, avec son fumet de simples écrasées, la moisson lithurgique imprègne d’âcre miel les rues de la bourgade. Roses bénites, lys sacrés et le fenouil qu’aima le Syrien Adonis, les herbes de la Saint-Jean évaporent sous les toits rustiques, leur ardente fenaison.

Parmi ses glauques cheveux d’ondine, la nigelle aux yeux pers sème des nœuds de turquoise. La feuille trilobée des ancolies supporte avec fierté des campanes d’améthyste. Les daturas, les molènes velues, les euphorbes aux pétales virescents, les digitales assassines, bandent leurs piques mal famées et, noir de suprêmes venins, l’aconit fait craquer sous les sabots de frêne, ses cassolettes plutoniennes.

Amère saveur des plantes ! Breuvage de l’été qu’affadit à peine le nauséeux encens ! C’est la veille où, par les hautes prairies, les jeunes hommes se baignent aux lustrales rosées, invigorent leur puberté dans la communion des choses. Les fontaines débordent, la fougère mûrit. Le village latin, célèbrera, ce soir, ses païennes et vivantes origines. A moins que, nantie de quelque billon, la jouvence locale ne se rue au café du Sud-Ouest, présentement illustré par les intermèdes et chansons de Mlle Pépita, romancière excentrique à l’instar de Paris, comme en témoigne, avec déférence, l’aboyeur public, — très digne — après un roulement de son tambour enchifrené.

XIII
PORTRAITS DE FAMILLE

Le père Chose éteint le feu
Et pour qu’aucun valseur ne lampe,
Renverse le thé dans la lampe.
Ses enfants le voudraient bien feu.
Dindonnus semble un jeune Dieu
Peint sur le mur, à la détrempe :
Son crâne est la pomme de rampe
Chère à Philippe de Grandlieu.
Près de Clary-Bell qu’on assiège
Dindonna, hors d’un bain de siège
Fait de musc et de néroli,
Se comprime le métatarse.
Son corset de bourre est empli :
C’est une dinde avec sa farce.

XIV
BALLADE

EXÉCUTÉE EN RIMES PARNASSIENNES A LA LOUANGE DU DRAP BOSVIEL

Chœurs bondissants par l’oréas neigeuse,
Faunes velus, thyades aux bras blancs,
Vous qui menez la cordace orageuse,
Des antres sourds aux pics étincelants
Et qui, le soir, sous les rameaux tremblants
Mêlez vos voix au crotale sonore,
Je veux chanter, en un rythme de miel,
Le drap vainqueur, le drap essentiel,
Le drap cossu dont Bigorre s’honore :
Le meilleur drap est celui de Bosviel.
Bosviel n’a pas la mine avantageuse.
Son ventre gros bedonne et sort des plans,
Son poil est gris et sa face rageuse :
Même il a pour nos regards indolents
L’air abruti des messieurs icoglans.
Cependant la flamme interne le dore,
Mais, dédaignant tout chic matériel,
Il va tissant la laine, sous le ciel.
Et, sans qu’il soit besoin de Mandragore,
Le meilleur drap est celui de Bosviel.
Par les taillis ombrés de nuit songeuse
Le long des bois pleins de parfums troublants
Nul ne le vit contempler Beseigeuse
Cueillir des fleurs ou marcher à pas lents,
Nul moins que lui ne mange d’ortolans.
Il parle peu, sans nulle métaphore,
Il aime mieux Gothon qu’Alaciel
Et des bourgeois, sort providentiel,
De cornes d’or, son front plat se décore,
Le meilleur drap est celui de Bosviel,

Envoi

Prince, Carrère est beau comme Ariel,
Et l’oncle Uzac se teint avant l’aurore,
Turon fournit l’onguent mercuriel.
Mais, de Dunkerque aux montagnes d’Andorre,
Le meilleur drap est celui de Bosviel.

XV
A SEULE FIN D’EXALTER LE TACT DE M. DURAND.

Des peintr’ étaient à la campagne,
Ils respiraient l’air librement,
Rêvant de revêtir le pagne,
Quand débarqua… Marie Durand !
Elle arrivait, vrai sujet Suisse,
Mettant ses grands pieds dans le plat,
Etalant un esprit novice,
Parlant amour, et cœtera !
Les peintres, frappés de marasme,
Auraient voulu la voir au loin,
Mais, comm’ ils avaient un’ belle âme,
A leur table, ils lui offrent’ un coin !

Moralité

Quand vous irez à la campagne,
Point n’en parlez à un M. Durand ;
Allez, revêtissez le pagne
Et respirez l’air librement.

XVI
BALLADE

POUR EXALTER LES MELONS SURHUMAINS DE MONSIEUR GAGA

Il n’en est pas de plus sucré
A Gambaiseuil, aux Yvelines,
A Grosrouvre, Neauphle ou Méré.
Les compotes, combien câlines,
Que fomentent les Ursulines
Et que Tanrade prodigua
N’ont pas de douceurs plus félines :
C’est l’œuvre de Monsieur Gaga.
Il marche d’un air assuré,
Parmi les couches cristallines :
Ainsi Van Dick lâche son ré.
Et les courges, ces orphelines,
Et les endives de Malines,
Et le myrthe, et le seringa,
Proclament du val aux collines :
C’est l’œuvre de Monsieur Gaga.
Lorsque septembre enténébré
Te pleure, ô Soleil qui déclines,
Le melon, comme un sein doré,
Pointe parmi les avelines.
Viens, Brunehilde et toi Zerline
Et toi, Maure pour qui Pingat
Aurait ourdi ses mousselines !
C’est l’œuvre de Monsieur Gaga !

Envoi.

Princesses ! que vos mandolines
Chantent, du Zenil au Volga,
Ces cucurbites zinzolines :
C’est l’œuvre de Monsieur Gaga !

XVII
SOUS LES TILLEULS DE BAGNÈRES

En Messidor, pendant l’octave de la Saint-Jean, saison amène où les bouquets noués d’herbes au ruban mêlent à l’œillet de poète la rose de tous les mois, quand le plus humble courtil se pavoise de lys blancs, de jaunes soucis et de bleuâtres dauphinelles, quand le rossignol fait ouïr encore une chanson de miel (ainsi parlait le bon Aristophane) et qu’aux marges des fossés, le ver luisant pour sa vigile d’amour, accroche une lampe furtive, la maison rustique et le domaine forestier, la campagne avec ses champs, ses prés, ses halliers, ses jardins, ses pâturages et ses landes, appartiennent aux Esprits bienveillants dont les travaux et les jeux ne se déroulent que dans la paix des belles nuits.

C’est le faîte de l’année et la semaine des semaines, où les ciels moroses du livide Occident se parent d’une grâce inconnue aux pays mêmes du lotus et de l’oranger. Le printemps s’achève et l’été commence à peine. Quelques fruits cependant brillent déjà parmi les fleurs, mais si légers, mais d’arome si suave, qu’on les prendrait pour des fleurs encore sur l’épine du framboisier, aux branches d’où pendent les cerises, au vert buisson que la groseille éclabousse d’ambre pâle et de grenat.

Shakespeare à choisi cette nuit, la plus belle de toutes, pour y situer le rêve féerique de Thésée et d’Hippolyte, d’Obéron et de Titania, Nicolas Gogol, ce Virgile du Dniéper assigne même aux conciliabules des esprits qui gardent les richesses, des nains qui, dans les blancheurs lunaires, décapent leurs trésors depuis que brille l’étoile au soir jusqu’au premier chant du coq. Et c’est alors aussi que dans la nuit de Walpurgis, apparaît le spectre fatidique du Brocken, que passe au claquement des fouets, aux abois des limiers, la chevauchée d’Athta-troll avec la fée Habonde et la jeune Hérodias. La forêt des Ardennes se peuple de visions et de formes crépusculaires.

Les anciens loups
Qui dorment dans la lune éclatante et magique

trottent devant le Chasseur Noir et la menée d’Hellequin, sous les fûts des mélèzes et des pins résineux. Malgré les vieilles maléfiques et les chats démoniaques menant leur sarabande au milieu des bruyères désertes, cette heure appartient à la sorcellerie amicale, au petit monde fantasque et tutélaire dont les caprices, la plupart du temps, améliorent le sort du pauvre, du banni, de l’orphelin, du miséreux. Nains propices, filandières secourables, corbeaux pareils à ceux de Wotan préparent dans les Kinder und Hausmärchen des frères Grimm, toutes sortes de bonnes aventures aux porte-besaces, aux infirmes, aux enfants malingres, chassés par une marâtre du foyer paternel.

Ces miracles tout naturellement s’épanouissent comme la fleur qui chante à l’époque où le soleil entre dans sa première maison d’été.

En hiver, au contraire, les démons de la tempête rôdent parmi les ténèbres de la lande. Le vent d’ouest pleure, crie et sanglote, comme un chrétien égorgé par des bandits. Le froid, les bourrasques, la nuit hostile retiennent près du foyer, dans leur demeure bien close, le paysan et le bourgeois. Seuls, vagabondent après le couvre-feu, loin des villes et des bourgs, les écorcheurs, les faux-saulniers, les coquemares et les mauvais garçons. Beau temps pour le sabbat ! Mais aux nuits de la Saint-Jean, près des ruisseaux qu’embaument le fenouil, la menthe et la reine des prés, sur les pelouses où verveine, sauge et boutons d’or passementent l’herbe verte que n’a pas touchée encore la faux du moissonneur, des esprits bénins, en attendant l’aurore, mènent danses et chœurs. C’est le temps où Dames blanches, hades et farfadets se manifestent au pauvre bûcheron, à la fileuse indigente, où la fée et le lutin emplissent la huche de farine, donnent de l’esprit au Petit Poucet et des robes à Cendrillon.

Le personnel des Contes de ma mère l’Oye, célèbre sa fête annuelle pendant ces claires ténèbres du Mid-Summer.

Chaque moment de la belle saison s’est orné d’une parure individuelle, d’un parfum singulier. Il n’est herbe si menue, il n’est plante si rebutée et misérable qui pour glorifier le beau soleil, n’arbore quelque ornement. Les jardiniers se sont plus à dresser une horloge des fleurs. Pourquoi pas un calendrier du printemps ?

Cela irait des jacinthes aux pivoines, des anémones à l’œillet. Les arbres surtout, mieux que tout autre végétal, prêtent leur odeur, une odeur spéciale à chaque semaine du renouveau. Les pommiers d’abord, les pêchers, les amandiers ; ensuite le lilas ; puis, l’acacia, l’aubépin, le laurier-cerise comptent les heures, signalent à chaque étape la marche ascendante du soleil. Et quand, arrivé enfin au point culminant de sa course, il triomphe dans la jeunesse et la beauté, les tilleuls ouvrent enfin leur fleurette jaune pâle, d’où s’épanche, en plein ciel, un baume puissant et délicat. Ni la rose, ni la tubéreuse, ni le frais jasmin, ni le fugace parfum du réséda, aux crépuscules d’août, n’égalent cet arome dont s’enivrent les nocturnes promeneurs ; c’est l’âme elle-même, le songe des belles nuits, au milieu de l’été.


Près de Riennel, dans ce vallon de Salut qu’enchante la lune féerique, dans les sites virgiliens de Bagnères, plus qu’en aucun lieu du monde, les tilleuls épanchent leur suave et pénétrante odeur. Quel adolescent pouvait aborder ces beaux lieux sans être ému de leur grâce, de leur paix profonde ? Laissez Bagnères, la ville de province et la ville de bains, toute blanche avec ses ruisseaux, les ondes vives qui jaillissent dans un sol de marbre ; négligez les édifices médiocres et la sculpture officielle qui prétend orner ses carrefours. Ici, l’ornement unique c’est l’arbre, le frêne, l’ormeau, le hêtre majestueux, dressant comme une colonne dorique son fût poli et régulier ; c’est au bord des ruisseaux, dans les fonds marécageux pleins de calthas et de myosotis, l’aulne au feuillage vernissé d’un vert noirâtre, qu’effleure de son aile indécise l’essaim diapré des libellules.

Dans le calme et frais décor, au pied de la montagne riche de sources, d’ombre et de silence, parmi les arbres que rajeunit sans cesse l’eau vive des fontaines, l’esprit se plaît à rêver les contes d’autrefois, à suivre l’image des superstitions millénaires, à figurer les métamorphoses de l’arbre et de la plante, du reptile et de l’oiseau, de la grotte et du torrent, à peupler les herbes, ces gramens, ces pentes d’émeraude, ces coins obscurs, d’êtres mystérieux et fugitifs, à suivre, tandis que les tilleuls pleuvent leurs parfums, les rondes volages de la Fée et de l’Ondine, le tournoiement des sylphes aériens, parmi les phalènes et les chauves-souris.

Unter den linden ! Alphonse Karr eut l’honneur d’être un sot par la tête, un sot bien pensant, religieux, conservateur, et qui se piquait, en outre, de proférer des bons mots. Il décerna au plus inepte de ses bouquins le nom charmant des promenades germaniques. Ce n’est pas, en effet, à Berlin seulement, que l’on marche « sous les tilleuls ». A Deventer, j’ai retrouvé le nom et la chose, vers la fin d’un été mélancolique, d’un été de Hollande, où les feuilles mortes et les bractées des chers tilleuls dansaient prématurément leur automnale sarabande, venaient s’abattre, comme des papillons morts sur l’eau dormante de l’Yssel.

Mais, dans ce juillet pyrénéen, les feuillages gardent une jeunesse, une vigueur, une sève d’adolescence, une robuste et juvénile beauté !

Faits pour abriter les amours des dieux et prêter leur ombre à l’éternelle fête des étreintes humaines, les arbres gardent à Bagnères toute leur splendeur. Ce délice de la hache qui tourmente notre âge de maçons, ne paraît pas avoir contaminé ce beau pays. A part une échancrure faite par les cagots devant la vierge de Bédal, échancrure qui met à nu ce fétiche mastoc et laid, pas un arbre, semble-t-il, depuis quarante ans, ne fut détronqué sans raison. Les robustes ormeaux, les frênes héroïques, dont chaque nodosité dit l’effort de la plante pour s’arracher à la glèbe, pour individualiser sa vie, étalent chaque année, avec plus de force, d’orgueil et d’opulence, leurs ombrages respectés.

Ceux qui vinrent, enfants, cueillir en des paniers de frêle vannerie et proposer aux belles étrangères, le tilleul d’autrefois, hommes à présent, voient leurs fils recommencer la cueillette aux rameaux inférieurs des géants parfumés. Ils marchent dans le bain d’aromates qui délecta leur jeunesse. La permanente beauté des choses les console presque de vieillir. L’adolescence de la terre efface, un moment, les rides sinon de leur visage, du moins de leur esprit.

Ces routes verdoyantes, ces chemins dans les bois, ces pentes du Monné, du Lhéris, ces rives de l’Adour, offrent aux cœurs inquiets un asile de paix profonde, un lieu de calme, d’oubli et de sérénité.

Sophie Cottin, sous le turban jaune de Corinne, y vint fluer ses larmes en plusieurs volumes. Ramon y murmura, au lendemain de la Terreur, cette parole émouvante que cite Michelet : « Tant de pertes irréparables pleurées au sein de la Nature. »

Les majestueuses cîmes encadrent l’horizon d’une muraille d’améthystes et de lapis, de sommets que hantent les vautours et qu’habite l’indéfectible hiver. Mais la plaine est à leurs pieds, d’un charme infiniment doux, avec je ne sais quel agrément sauvage qui préserve de toute fadeur ce climat délicieux. Qui l’a connu, aimé, aux heures de la jeunesse, qui, libre d’ambition, exempt de soucis et gonflé de sève comme les tilleuls de Messidor, a, sous leurs dômes pacifiques, goûté l’enivrement du matin, la beauté païenne, les souffles vierges de la montagne, en rapporte — je le sais ! — pour les heures mornes et le crépuscule de la vie, une allégresse qui ne meurt pas, tels ces pastours des contes bleus qui, sur le coup de minuit, à la Saint-Jean d’Eté, ont reçu d’une fée amicale sous les branches odorantes, le philtre suprême, l’élixir de jouvence éternelle et d’indestructible amour.

XVIII
RECUERDO DE LOS TOROS

Saint Sébastien, 1886.

Au coup de trois heures, frappant à vingt horloges, la cohue envahit la place des Taureaux. Avenue de la Libertad, sur la jetée de l’Alaméda, un moutonnement de houle où les fiacres à tendelets verts creusent des ressacs. Des femmes glissent, onduleuses, une flamme dans leurs yeux noirs. Des mantilles, des abanillos, et, — portant des mannes de raisin, — les Aragonnaises en taille courte, le visage délimité par une mante de point roux. Des Basques, bérets en tête, et la jambe prise en des housseaux de laine, soufflent abominablement dans leurs flûteaux suraigus.

Sur le pont, défilent sans trève des sociétés chorales : un tas de lyres et d’harmonies. Au festival tauromachique, le maire de Saint-Sébastien, adjoignit un concours d’orphéons, et sous les yeux des badauds vomis par les trains de plaisir, s’allonge vers le cirque, une phalange d’instrumentistes. Crevés de chaud, bouffis et suants, avec des gestes endoloris, ils traînent l’ampleur des grosses caisses, la configuration bizarre des saxhorns. Des enfants se haussent pour voir les toreros escortés de longs hurrahs ! des fils de bourgeois qu’endoctrinent leurs auteurs sur l’abomination des plaisirs sanguinaires ; des filles vertes, aux hanches délurées, aux regards explicites, des marchands d’allumettes et de programmes à s’éventer.

Par delà les parapets, l’eau calme de la Renteria bleuit au loin, sans une écume, se perd au délicat azur. Des goëlands claquent du bec, lustrent leurs ailes noires, fondent en cercle sur la mer, et leurs appels mêlés aux fanfares retentissent opiniâtrement.

La course ne promet pas d’être brillante, s’il faut en croire les initiés. Des taureaux de Félix Gomez et les grandes épées ne combattront pas.

L’amphithéâtre est plein de la barrière au mur d’enceinte : des habitués se reconnaissent, discutent à voix basse, l’air satisfait et compétent. Une affiche reluisante de vermillon et d’or flotte sur le toril, indique la stalle du gouverneur. De l’autre côté de l’arène, en plein soleil, la foule encaquée sur les gradins d’asiento ! la bariolure des ombrelles et des éventails. C’est comme un battement d’ailes, où, sur les fonds de couleur brutale, saignent des taureaux, flamboient des matadors. Le portrait de Mazantini est dans toutes les mains, sa légende sur toutes les lèvres. Jeune, beau, sorti d’honnête race, il apprit à toucher les bœufs par amour de l’art. Et comme il fut baptisé sur le sol du Guipuzcoa, qu’on le dit magnifique et brave de tous points, sa gloire obscurcit un peu le vieux renom des Lagartijo et des Frascuelo.


Une sonnerie de trompettes. Le maire est dans la loge, et les cuadrillas vont défiler. En tête, le héraut serré dans un justaucorps noir, empanaché d’un arc-en-ciel de vieilles plumes, fait exécuter des changements de pied à la plus lamentable haridelle qui se puisse voir : après les banderilleros imbriqués de métal, puis, seul, en cape aventurine, la face rasée et le port olympien, l’Espada Mazantini, derrière les sobresalientes et Cara-Ancha, son rival. Tous saluent le magistrat qui, sans retard, octroie licence de procéder au combat. Paillon de cuivre, fleurs d’argent, étoffes diaprées et violentes, l’emphase des vieux costumes anoblit le champ-clos. Des servants poussent une porte ; le silence choit, et poussé dans la piste, le taureau s’avance, ébloui.

C’est un Andalou, bai-foncé, court de jambes, épais de fanon et d’encolure, les cornes ouvertes en croissant. Depuis l’aube, afin d’irriter son courage, on le tint prisonnier dans une boxe étroite, sans jour, presque sans air. Aussi trébuche-t-il aveuglé de ce plafond lumineux ; soudain, un chulo tout courant, le provoque des plis de sa muleta. Déjà, les picadores sont à leur poste, la lance en arrêt ; les pieds emboîtés dans des étriers de chêne, et le monstre, d’un élan irrésistible, fond sur eux.

Ce m’est toujours une satisfaction nouvelle, de voir étripailler cinq ou six couples de chevaux. Avec le perroquet aimé des concierges, je ne connais pas d’animal plus odieux que la « conquête » de Monsieur de Buffon, ni qui mérite davantage l’animadversion des honnêtes gens. N’est-il pas l’occasion de mille sottises nidoreuses telles que steeple-chases, rallies-paper, courses plates, glapissements de bookmakers, sans compter les propos des connaisseurs.


Le premier carcan décousu, perd lamentablement ses entrailles, poignardé d’un coup de corne, puis le ventre, fouillé de l’encolure à l’arrière-train. Le foie, les poumons, coulent de la bête ouverte, qui souffle encore et trébuche parmi ses intestins : puis d’un tournoiement conique, s’écrase dans une flaque d’ordure et de sang. Un picador renversé, quitte la lice en clopinant, tandis qu’un aide enfonce la puntilla, dans le crâne des rosses moribondes.


Légers, sautillants, avec des pirouettes de danseurs, les banderilleros armés de courtes flèches, bondissent devant le taureau. Lui, gratte le sol, du mufle et du pied ; son haleine creuse des trous dans le sable ; mais avant qu’il ait effleuré l’homme, celui-ci plante dans sa chair les banderilles empennées. Le hameçon tranchant et solide, qui termine la flèche d’une cuisante piqûre, exaspère l’animal. Une pratique féroce, contraire d’ailleurs aux traditions, consiste à ficher, en guise de banderilles, une pièce d’artifice dont le fracas et les étincelles aveuglent presque le taureau. Aussi quel qu’en puisse être le ragoût, il convient de repousser de tels comportements. Le sang tout cru — le sang versé par des mains intrépides — est la seule pourpre de mise, en la plaza de toros. Que les eunuques et les femmes à pâmoison, cherchent d’autres spectacles ! La vue d’un beau supplice, la joie de sentir la vie humaine risquée sur un coup de dés, le ruissellement des blessures frais-giclantes, épanouissent en nous la férocité congénitale, sans qu’il soit besoin d’amusettes pyrotechniques ou de fleurs en papier peint.


Veste héliotrope à pampilles d’or, culotte et bas de soie blancs striés de cannetille, le jarret tendu, la brette emmaillottée dans une housse écarlate, Mazantini, jette à ses pieds, la toque de peluche et s’apprête à frapper le taureau.

Un grand garçon, mince, brun, au nez droit, les yeux comme voilés par le froncement des paupières, la bouche fine et pure, accentuée d’un soupçon de gouaillerie, tel apparaît, dans la vigueur de ses trente ans, l’Espada bien-aimé. L’on devine au moindre geste, qu’il marche dans le prestige inatténué de sa force et de son orgueil. Le désir d’un peuple de femmes et cette marée humaine, dont chaque souffle lui porte des baisers, l’allégresse vive du péril encouru, la juste arrogance d’un métier noble, en cet âge boutiquier, l’imprègnent d’une magnificence inconnue aux plus reluisants ténors. Ses cheveux drus, tressés en cadenette, selon le cérémonial prescrit, découvrent tout ce visage, reluisant d’audace et de beauté : un dieu qui sent l’abattoir.


Le duel se poursuit entre la brute et le tueur, avec toutes les feintes d’une escrime raffinée jusques au temps que, frappé droit entre les deux épaules, le quadrupède chancelle et tombe sur le sable vermeil. Puis, ce sont les vivats et les saluts de la foule, les petits cris extasiés des señoras, les trains de mules chaperonnées, emportant au clair grésillement des sonnettes, les lourds cadavres mutilés.

Interminablement, les corridas se déroulent avec des fortunes diverses. Cara-Ancha, qui n’est guère en bonheur, manque plusieurs fois la botte suprême, à la grande indignation de l’assistance. Les jurons pleuvent. « A Madrid, ce seraient des bouteilles vides et des oranges gâtées » dit quelqu’un près de moi. Des hommes, à barbe d’encre, avec des yeux de Montezuma sur le bûcher, gesticulent furieusement. Un prêtre jette son cigare pour injurier plus à l’aise : « Fuero ! Fuero ! puerco ! conchino ! » et mille gentillesses d’outre-monts. Pendant ce temps, les Basques sifflent dans leurs galoubets, les orphéons mugissent des polkas et le déplorable coryphée rate ses victimes à coup sûr. Cela tourne à la boucherie — « Charcutier », hurle un Français ! — « Puerco » reprennent les Espagnols.

A nos pieds, agonise le dernier mâle, une douceur dans ses yeux obliques, mourants déjà. Un coup de miséricorde, en plein front, le renverse, foudroyé.

Par les vomitoires grands ouverts, les spectateurs ruissellent entre deux files de miquelets, s’éparpillent dans les rues pavoisées, comme un jour de Fête-Dieu. A tous les balcons, des housses claires, des verdures, des tapis : aux fenêtres, le drapeau de gueules et d’or : les miradores pleins de robes, couleur du temps.


A la Maillorquina, les femmes lunchent, égratignent des sorbets, grignottent des pâtisseries aux jaunes d’œufs, avec force cédrats confits, heladas et vasos d’agua con esponjado. Les fanfares continuent leurs évolutions au grand air. La Marseillaise allume par les carrefours son patriotisme de trombone : les Basques déchirent la paix du soir de strideurs à la Valmajour.

L’ombre s’appesantit et, dans l’or enfumé du couchant, passent les filles des Provinces, hautaines et d’une beauté si grave qu’on les prendrait, ainsi voilées, pour quelque Notre Dame, issant d’un retable, avec sa jupe lamée et sa couronne de jayet noir.

TABLE DES MATIÈRES

  Avant-propos
7
I.
Villes d’Eaux (Bagnères de Bigorre)
11
II.
Le roi de la Barousse, ou M. Ignace Papulard, candidat aux élections générales
19
III.
Les gentilshommes du Râteau
31
IV.
Impression de tapis vert
41
V.
Bourgeois de Bagnères de Bigorre en 1886
51
VI.
Bulletin de vote
63
VII.
Concert nocturne
71
VIII.
Fête nationale
77
IX.
Bagnères de Bigorre (septembre 1886)
81
X.
Suppression des Jeux
87
XI.
Ouverture de la Chasse
93
XII.
Impressions du Mid-Summer, du Val de Payolle, le dimanche de la Saint Jean d’Eté
101
XIII.
Portraits de famille
111
XIV.
Ballade exécutée en rimes parnassiennes à la louange du drap Bosviel
115
XV.
A seule fin d’exalter le tact de M. Durand
121
XVI.
Ballade pour exalter les melons surhumains de Monsieur Gaga
125
XVII.
Sous les tilleuls de Bagnères de Bigorre
129
XVIII.
Recuerdo de los Toros
143

IMPRIMERIE SAINTE-CATHERINE, BRUGES (BELGIQUE).

ACHEVÉ D’IMPRIMER LE QUINZE FÉVRIER MIL NEUF CENT VINGT QUATRE SUR LES PRESSES DE L’IMPRIMERIE SAINTE-CATHERINE A BRUGES, POUR LA SOCIÉTÉ D’ÉDITION « LE LIVRE ».

Note du transcripteur

On a appliqué les corrections figurant en erratum. L’orthographe et la ponctuation sont conformes à l’original, seules les erreurs typographiques absolument flagrantes ayant été corrigées.