The Project Gutenberg eBook of De l'importance des livres de raison au point de vue archéologique
    
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Title: De l'importance des livres de raison au point de vue archéologique

Author: Louis Guibert

Release date: August 15, 2004 [eBook #13190]
                Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DE L'IMPORTANCE DES LIVRES DE RAISON AU POINT DE VUE ARCHÉOLOGIQUE ***

DE L’IMPORTANCE DES LIVRES DE RAISON

AU POINT DE VUE ARCHÉOLOGIQUE

PAR

Louis GUIBERT




CAEN, HENRI DELESQUES, IMPRIMEUR-LIBRAIRE

1892




_Extrait du Compte-rendu du LVIIe Congrès archéologique de France_ tenu en
1890, à Brive




Les _Livres de raison_, tenus jadis au foyer de presque toutes nos familles
de moyenne et de petite noblesse, de magistrature, de riche bourgeoisie,
--en usage chez les artisans des villes comme chez les propriétaires
ruraux, avaient été, jusqu'à ces dernières années, complètement négligés
par les érudits. Il y a cinquante ans, nul ne songeait à les disputer
aux rats, aux vers et à l'humidité, à les tirer de la poussière des
greniers où ils dormaient oubliés depuis la Révolution,--depuis plus
longtemps, peut-être; car, bien avant 1789, les liens de la famille
s'étaient relâchés, et le respect des traditions avait perdu son empire.
A peine quelques descendants respectueux avaient-ils pris les précautions
indispensables pour soustraire les notes intimes de leurs ancêtres à
toutes les causes de destruction qui les menaçaient. Un certain nombre de
manuscrits domestiques furent ainsi sauvés; mais on ne les feuilleta
guère, et, dans ceux qu'on ouvrit, on chercha surtout des renseignements
généalogiques. C'est là sans doute un des genres d'informations qu'on peut
leur demander; mais leur valeur à ce point de vue, si notable qu'elle soit,
constitue un de leurs moindres mérites, et ils présentent, à beaucoup
d'autres égards, un intérêt plus sérieux et d'un ordre incomparablement
plus élevé.

Tout le reste, néanmoins, n'importait guère à cette époque, pourtant si peu
éloignée de nous. La science sociale n'existait pas encore, et les grandes
questions qu'elle devait agiter plus tard se devinaient à peine derrière
les formules si discutées de l'économie politique. L'archéologie
entrevoyait les larges perspectives de l'horizon qu'embrasse aujourd'hui
son regard; mais comme sa marche était chancelante et laborieux ses
progrès! Que d'incertitudes, que d'hésitations, de lenteurs, faute de
points de départ fixes, de points de comparaison bien reconnus et bien
déterminés, faute d'une méthode scientifique, d'une critique un peu sévère,
de rigoureuses définitions!... Pour l'histoire, elle croyait avoir tout dit
quand elle avait retracé avec plus ou moins de fidélité les grands chocs
des peuples, la succession des monarques, les événements principaux de
chaque règne, les bruyantes et monotones vicissitudes des batailles. Que
pouvaient fournir à des récits d'aussi haute volée les modestes registres
de ces marchands, de ces notaires, de ces gentils-hommes de campagne? Un
jour vint pourtant où l'histoire élargit le champ de ses investigations,
aperçut le peuple tout entier au-dessous du prince et entreprit de scruter
la vie des diverses classes de la nation dans tous ses détails. Quelques
chercheurs s'avisèrent de l'intérêt qu'offriraient les témoignages
des livres de raison, bien moins suspects que les mémoires ou les
correspondances des gens de cour. On ouvrit donc les vieux registres,
que des mains filiales avaient seules touchés pendant des siècles, et on
les interrogea avec une certaine curiosité, mais avec trop de respect
peut-être: il faut dire qu'ils étaient de mine passablement rébarbative,
et que tout, dans la plupart de ces vénérables volumes, semblait fait pour
décourager le lecteur: l'écriture, d'un déchiffrement parfois malaisé, la
multiplicité des abréviations et des signes d'apparence cabalistique,
le désordre des documents, les intercalations fréquentes, la forme même
des actes et des notes, l'obscurité de maint passage, le défaut absolu
d'intérêt d'un grand nombre de mentions. Mais quand le travailleur avait
vaincu les premières difficultés et s'était familiarisé avec son manuscrit,
quelles larges compensations celui-ci lui réservait! Que de révélations
charmantes! Que de bonnes fortunes imprévues!

Un écrivain de talent et de coeur, M. Charles de Ribbe, réussit enfin
A appeler sur cette catégorie de documents l'attention du grand public
En même temps qu'il faisait apprécier toute leur valeur, toute la
Variété de leurs ressources aux érudits. Grâce à lui, tout le monde,
depuis une quinzaine d'années, a largement puisé à cette nouvelle source
d'informations. Le retard même qu'on a mis à y recourir semble accroître
l'ardeur passionnée avec laquelle on recherche, on signale, on dépouille,
on scrute nos vieux manuscrits domestiques.

Nul n'ignore aujourd'hui qu'un livre de raison est un registre où le
Père de famille consignait, avec la mention de tous les événements de
Quelque importance survenus dans sa maison ou intéressant les siens, le
compte-rendu détaillé de sa gestion du patrimoine et les faits qui avaient
pu influer sur cette gestion. Le livre de raison—-_liber rationis, liber
rationum_-—est avant tout et surtout, comme son nom l'indique, un livre de
comptes. Ce sont donc des comptes qu'on doit s'attendre à y trouver. Mais
le budget d'une famille résume son histoire et sa vie tout entière. Le Play
le savait bien, lui qui, en tête de chacune de ses précieuses monographies,
a placé le budget détaillé du foyer. Aussi combien de renseignements
variés, de mentions intéressantes le lecteur va rencontrer en feuilletant
ces pages bourrées de chiffres et surchargées de notes! Chaque génération,
par la main de son chef, a écrit dans ces registres ses mémoires intimes,
pour les laisser à la génération qui la suivait, à titre de document
pratique, de leçon et aussi de justification; car le père est responsable,
devant les siens comme devant Dieu, de la famille dont le gouvernement
lui a été confié, et plus absolu est son pouvoir, plus lourde est sa
responsabilité.... Le rédacteur du registre jette parfois un coup d'oeil
au-delà de l'horizon domestique et note les événements extérieurs qui
le touchent de près ou qui l'impressionnent vivement. Il recueille pour
lui-même et pour ses successeurs quantité d'indications utiles et
s'empresse de les consigner à son livre. Tantôt c'est le secret d'une
composition pharmaceutique d'une efficacité cent fois éprouvée, tantôt
c'est l'énumération des mystérieuses propriétés de certaines plantes, de
certaines liqueurs, les vertus magiques de certaines combinaisons de
chiffres, de lettres ou de mots. Voici des prières d'un effet certain et
des invocations auxquelles les saints ne peuvent rester sourds: tout cela
entre deux relevés de comptes, entre une reconnaissance de dette et un bail
à cheptel. Le père de famille copie sur son livre ses inventaires, les
contrats qu'il passe dans les circonstances les plus diverses; il mentionne
l'argent qu'il dépense et l'argent qu'il reçoit, celui qu'il prête, les
travaux qu'il fait exécuter, ses acquisitions, ses procès, ses maladies,
et Dieu sait avec quels détails! La note du médecin prend place au registre
à côté de celle du meunier, du maçon, du boucher et du tailleur. Bref,
il y a un peu de tout, ou, pour parler plus exactement, beaucoup de tout
dans ces livres si dédaignés naguère. On y rencontre surtout ce qu'on ne
pourrait espérer de trouver nulle part ailleurs: des notes intimes, écrites
pour les enfants et non destinées au public.

Sauf quelques indications sommaires données sur trois ou quatre manuscrits
de famille, par M. l'abbé A. Lecler, dans ses notes et ses additions au
_Nobiliaire de la Généralité de Limoges_, de l'abbé Nadaud, aucun livre
de raison, limousin ou marchois, n'avait encore été, à la date de 1877,
l'objet d'une étude sérieuse. M. Fernand de Malliard eut, vers cette
époque, la bonne fortune de rentrer en possession d'un registre domestique,
embrassant une période de plus d'un siècle et demi (1507-1662) et
concernant sa propre famille: suivant, le premier dans notre province, les
exemples et les conseils de M. de Ribbe, il publia, dans le _Bulletin de
la Société scientifique, archéologique et historique de Brive_, de 1879 à
1882, ce précieux et intéressant manuscrit, en le faisant accompagner de
savants commentaires et de notes excellentes, de nature à décourager les
futurs éditeurs de registres domestiques dans notre pays. Tout en nous
résignant à la perspective de présenter au public un travail moins
satisfaisant à beaucoup d'égards, nous avons pensé néanmoins que la
publication de nouveaux documents de ce genre, en aussi grand nombre que
possible, serait une oeuvre utile, et, sûr de trouver, nous avons cherché,
avec le concours de nos excellents et laborieux confrères, MM. Alfred
Leroux, l'abbé Lecler, J.-B. Champeval, de Cessac. Nous avons été nous-même
étonné du résultat de nos recherches. Qu'on en juge: il y a douze ans, nous
ne connaissions, pour tout l'ancien diocèse de Limoges, que le texte du
seul livre de raison des de Maillard. Actuellement, les bulletins des
diverses sociétés savantes de nos trois départements n'ont pas publié,
_in extenso_ ou par extraits, moins de quarante-deux de ces manuscrits, et
le chiffre total de ceux qu'il nous a été permis d'étudier (y compris les
registres publiés), ou dont l'existence nous est attestée d'une façon
précise et catégorique, s'élève à cent quatre, fournis surtout, il faut le
dire, par les deux départements de la Corrèze et de la Haute-Vienne. Il
serait trop long d'en donner ici le relevé; du reste, il ne faut pas se
hâter de publier ce catalogue afin de ne pas s'exposer à y laisser de trop
importantes lacunes; mais il vous paraîtra peut-être intéressant de savoir
dans quelles proportions les diverses classes de la société, les diverses
professions sont représentées à cette grande collection de mémoires
domestiques. Nous avons tenu à faire ce dépouillement. Notre classification
n'a rien d'absolument rigoureux, puisque beaucoup de ces registres ont été
successivement tenus par plusieurs personnes, n'exerçant pas toujours la
même profession. Toutefois, en assignant chaque livre de raison à son
principal auteur, celui qui lui donne le trait essentiel et distinctif de
sa physionomie, on peut dire que ce relevé ne manque pas d'une certaine
exactitude. Tel qu'il est, il nous a semblé mériter votre attention.
Le voici:

Prêtres........................................ 12
Gentils-hommes...................................5
Magistrats, juges de tout rang ................ 15
Fonctionnaires de divers ordres................. 5
Notaires........................................ 8
Avocats, hommes de loi ou d'affaires............ 7
Chirurgien...................................... 1
Imprimeurs...................................... 3
Négociants et riches bourgeois................. 28
Petits marchands, aubergistes, propriétaires
  de campagne.................................. 16
Industriels et artisans......................... 3
Dame noble...................................... 1
       Total égal. ........................... 104

Le plus ancien des livres de ce genre dont nous possédions le texte est
celui d'un juge de Saint-Junien, Pierre Esperon, renfermant des mentions
qui remontent à 1384; mais nous avons la preuve, par un passage du
manuscrit des Benoist, de Limoges, que, dès le treizième siècle, de
semblables registres existaient au moins au foyer des familles
considérables de notre pays.

Les indications générales que nous venons de donner sur les anciens
registres domestiques, suffiraient à établir leur importance pour les
études archéologiques. Nous voudrions, toutefois, insister d'une façon
particulière sur ce point, et montrer combien d'indications précieuses les
personnes adonnées à ces travaux peuvent recueillir dans les livres de
raison. Nous nous bornerons à prendre quelques exemples dans nos manuscrits
limousins, qui, à eux seuls, nous fournissent très suffisamment de quoi
appuyer et justifier notre thèse.

L'histoire, qui examine et commente des faits,-—la sociologie, qui
recherche et explique des rapports,-—la statistique, qui groupe des
chiffres; la science économique, la médecine, l'agriculture, bien d'autres
sciences et bien d'autres arts trouvent une ample moisson dans nos
registres domestiques. Cette constatation seule établirait leur importance
documentale au point de vue de l'archéologie. Celle-ci, en effet, n'a pas
seulement pour but d'étudier et de comparer les objets anciens, le matériel
de l'humanité à ses divers âges: édifices et mobilier, vêtements et
parures, armes et outils; elle est amenée, en s'occupant de l'usage assigné
à chaque objet, à considérer l'homme lui-même, ses conditions d'existence,
le milieu dans lequel il vit: de là des incursions de tous les instants
dans le domaine de la sociologie et de l'histoire.

Or, aucun document ne nous donne, de l'existence et de l'intérieur
d'autrefois, une vue plus claire et plus complète que les livres de raison.
Après la lecture de certains d'entre eux, nous connaissons la maison aussi
bien que le propriétaire lui-même; nous savons quels meubles garnissent ses
appartements, d'où viennent la plupart et ce qu'ils coûtent; combien de
barriques de vin sont entassées dans son cellier et ce qu'elles valent;
combien de setiers de grain loge son grenier dans les années d'abondance et
dans celles de disette. Feuilletez le livre des Malliard de Brive par
exemple: quels renseignements précis sur toutes choses et comme ces mille
détails caractéristiques vous mettent pour ainsi dire chaque objet sous les
yeux. Quoi de plus instructif que l'inventaire des vêtements, fourrures et
bijoux d'Isabelle de Solminhac, femme de Malliard? Prenez les divers
manuscrits des Peconnet de Limoges, leur intérieur sans luxe mais
confortable et cossu ne revit-il pas devant vous? Voici le «coffre de
bahut» acheté à Paris, les trois lits avec leur garniture en tapisserie de
Bergame, les dix huit chaises recouvertes de la même étoffe et dont le bois
—-celui d'une douzaine tout ou moins-—a été acheté vers le même temps
c'est-à-dire en 1661. Des huit pièces de Bergame qui, avec un grand tapis
sont revenues y compris le port et la douane à 91 livres 10 sous, il en a
été réservé une—-le père de famille a soin de l'indiquer lui-même—pour
décorer la façade de sa demeure les jours de processions solennelles.
Parcourez le cahier domestique du lieutenant général Martial de Gay
(1591-1602): vous y noterez à chaque page des mentions  d'un réel intérêt.
Ce ne sera pas seulement son mobilier que vous connaîtrez au bout de
quelques heures de lecture ce seront ses vêtements et ceux de sa femme, les
bijoux et les parures de celle-ci, les armes du magistrat; vous le verrez
s'adresser à un maître de forges pour avoir de bonnes plaques de fer et les
donner à un habile ouvrier de Limoges qui lui en fabriquera une armure
complète, plus une cuirasse pour un de ses valets. On est au temps de la
Ligue et trop souvent la main se porte à l'épée.

Tout le monde sait quel prix l'archéologie attache à juste titre aux
inventaires: il n'est presque point de livre de raison qui n'en contienne
plusieurs, tantôt amples et minutieux, comme ceux du registre des Malliard,
tantôt plus modestes et plus sommaires, comme ceux du livre de Pierre
Esperon. Il y a, dans les notes relatives aux arrangements de famille, des
détails extrêmement précieux sur certains bijoux, certains objets rares.
Les contrats de mariage, qu'on trouve à chaque pas, fournissent le plus
souvent des indications sur le trousseau de la femme, l'étoffe qui fournit
ses vêtements, ceux de fête tout au moins, leur couleur, leur valeur, etc.

Auprès des inventaires, il faut noter les mentions relatives aux prêts. On
a toujours beaucoup emprunté; mais la forme des emprunts n'a pas moins
varié que celle des chapeaux. Autrefois, on prêtait le plus souvent sur
gage. Fait bizarre: le prêt sur gage mobilier nous répugne aujourd'hui
alors que l'obligation hypothécaire n'a rien qui choque notre délicatesse.
Nos pères connaissaient l'hypothèque, l'obligation, la reconnaissance, et
cependant ils usaient fort de  l'engagement. Le cabinet de certains riches
bourgeois d'autrefois était un véritable mont-de-piété en miniature. Un
père de famille se trouvait-il à court d'argent, il allait tout bonnement
chez son voisin, lui remettait un ou plusieurs des objets de prix qui
ornaient sa maison, des bijoux qu'il cachait au fond de ses coffres, et il
recevait en échange les espèces monnayées dont il avait besoin. Quand ses
propres débiteurs le remboursaient,  que ses métayers lui remettaient le
montant de la vente d'un bœuf ou d'un lot de moutons, il s'acquittait,
reprenait son gage et tout le monde trouvait la chose la plus naturelle et
la plus légitime du monde, puisque tout le monde usait couramment de ce
mode de crédit.

Félicitons-nous de la persistance de cet usage: grâce à lui, nombre de
livres de raison conservent l'indication, parfois même une description
sommaire de beaucoup d'objets intéressants. On connaissait ce que
renfermèrent les trésors des églises, les garde-meubles et les coffres des
argentiers des princes; mais qui aurait jamais, sans le secours de nos
manuscrits, plongé le regard dans les boîtes et les tiroirs les plus
intimes de nos ancêtres, et connu l'opulence de leurs trésors domestiques?
Le mot d'opulence n'est pourtant  pas trop fort. Jugez-en par quelques
articles pris au hasard dans les cahiers des Péconnet (XVe au XVIIe
siècle). Nous y voyons figurer un «estuy de miroir esmaillé»; des «crochets
d'or et de perles»; une «cordelière d'or esmaillé»; un «reliquaire d'or»;
plusieurs «demi-ceints» d'argent; un «pendant d'or et vitres»; des
«aiguières et salières d'argent»; des «enseignes d'or esmaillé»; «des
chandeliers, des flambeaux et un coquemard d'argent, etc.»

La vaisselle d'argent fait son apparition non seulement dans les relevés
de cette nature, mais aussi dans les notes concernant les partages de
famille, aux  registres des Texendier de l'Aumosnerie, notamment
(1636-1703). On trouve des cuillers et des gobelets d'argent «façon de
Limoges» chez les Péconnet, qui appartenaient à une famille d'orfèvres;
mais ces derniers se servaient surtout, comme la plupart des riches
bourgeois de leur temps, de vaisselle d'étain fin. L'un d'eux, Jean
Péconnet (1644-1678), donne complaisamment le détail d'un service de ce
Genre qu'il a acheté à Paris, lors d'un de ses voyages. Toutes les pièces
sont à ses armes et portent en outre ses initiales. Qu'on juge si cette
vaisselle est soigneusement  conservée et si on prend des précautions pour
la garantir contre la négligence ou la brutalité des domestiques. Le maître
de maison inventorie du reste tout ce qui est laissé à la disposition de
ces derniers. C'est ainsi que le sieur Beynes, de Meymac (milieu du XVIIe
siècle), note le nombre exact d'assiettes, plats, écuelles remis par lui à
sa servante pour les besoins journaliers du ménage et dont elle lui devra
compte au bout de l'année.

Que dirons-nous du chapitre des achats et des cadeaux?  Sous ce rapport,
Le _Journal_ d'Élie de Roffignac (1588-89) est sans contredit un des
manuscrits les plus  intéressants qui nous soient passés par les mains. La
note des dépenses quotidiennes du gentilhomme nous apprend ce qu'il mange,
comment il s'habille, comment il s'éclaire. Nous le voyons faire demander
au boucher tantôt une «longe de velle», tantôt un «gigot de porc» ou «la
moitié d'un mouton». Parfois il envoie un de ses domestiques à Brive ou à
Tulle pour acheter une demi-douzaine d'oranges, des amandes, du riz, du
sucre, des épices, du gibier: bécasses, lièvres et perdrix, pour les jours
de gala; des œufs, de la morue ou des harengs pour les jours d'abstinence.
De temps en temps le Journal enregistre l'achat d'un paquet de chandelles,
de 8, 10 ou 12 livres en général; ailleurs on note des gants, des
chaussures, des rubans, cinq sous d'aiguilles, six milliers d'épingles, des
matières pour faire de l'encre, une écritoire, un étui de lunettes, des
colliers de lévriers, des drogues, des étriers, de la toile, de la
passementerie. L'excellent seigneur va rendre visite à l'évêque de Limoges,
Henri de la Marthonie, et il profite  de ce voyage pour faire des
acquisitions aussi nombreuses que variées: une paire de jarretières de
soie, deux douzaines d'aiguillettes, deux coiffes de toile, une épée et un
_haquet_, avec leur fourreau, «un baston garny d'espée», trois paires de
mors, trois livres d'amandes, une de poires, une demi-livre de coton, de la
poudre, un chapeau et les approvisionnements pharmaceutiques de rigueur.
Chaque objet est indiqué avec le prix en regard.

Martial de Gay, quand il revient de Paris, rapporte, lui aussi, maint objet
utile, mais surtout des parures et des bijoux pour sa jeune et charmante
femme, Barbe Chenaud. C'est tantôt un «manchon de velours» avec sa broderie
d'or; tantôt des «boutons d'or» pour orner un agnus; tantôt une «bourse
brodée» ou un «porte-fraise»; tout cela sans préjudice des aiguières et
bassins d'argent, coffres de bahut, toile ouvrée à faire nappes, et autres
objets destinés au ménage.

En nous initiant à tous les travaux de construction ou de réparation qu'ils
font exécuter, les auteurs des livres de raison nous fournissent de
précieux détails sur ces bâtiments eux-mêmes, leur aménagement, leur
disposition, leurs commodités et leurs inconvénients. Gérald et Jean
Massiot, de Saint-Léonard (1431-1490), nous montrent les aqueducs et les
égouts municipaux se dirigeant à travers les caves et les souterrains qui
s'étendent sous les maisons, et le domaine privé et le domaine public
s'enchevêtrant en d'inextricables dédales. A la même époque, Etienne
Benoist (1426-1451?) nous entretient des difficultés que présente le
nettoyage de certains cloaques et des précautions à prendre pour procéder à
cette délicate opération. Vielbans, consul de Brive (1571-1598) fait
connaître par quelques passages de son registre combien l'hôtel de ville
est alors en mauvais état. Nous trouvons enfin dans le manuscrit de Martial
de Gay de nombreux détails sur sa belle maison du Portail-Imbert, dont il
afferma longtemps une partie au moins aux officiers de la Généralité. En
1597, par exemple, nous le voyons refaire les vitraux de la «salle neuve»,
qui sont décorés  alors de quatre écussons représentant: le  premier, l'écu
de France; le second, l'écu de Navarre; le troisième, les propres armoiries
du maître du logis, et le quatrième, celles de sa femme. Dans un voyage à
Paris, le lieutenant-général avait acheté deux tableaux: le portrait de
La reine Marguerite et celui de la reine Louise; il les avait placés dans
des cadres or et noir, avec des rideaux de taffetas pour préserver les
peintures, suivant une coutume fort répandue à cette époque et qu'observent
religieusement de nos jours certains  musées et certaines églises de
Belgique et d'ailleurs, non point, imaginons-nous, dans le seul but de
ménager les couleurs des chefs-d'œuvre dont ils ont la garde.

Ce ne sont pas là, du reste, les seuls tableaux que Martial eût dans sa
maison; il possédait aussi le portrait de sa femme et le sien, exécutés,
vraisemblablement, à Limoges, par un Italien du nom de Georges.

Il faut le reconnaître: nos manuscrits limousins fournissent peu de
renseignements pour l'histoire de l'art. Nos pères, quand ils savaient
dessiner, utilisaient tout feuillet blanc qui leur tombait sous la main.
Un vieux traité de perspective (_De artificiali perspectiva_, Toul, 1521),
relié avec les _Regole generale de archiettura_, de Serlio, et conservé à
la Bibliothèque communale de Limoges, montre sur ses marges et ses pages
blanches de curieux dessins à la plume et à la sanguine, exécutés en 1609
et 1610, par Jean Guibert, «maistre escripvain et painctre». Les livres
de raison, comme les ouvrages de bibliothèque, sont parfois illustrés de
la sorte. Tel est celui que nous attribuons à Jacques Geoffre, de Brive
(1698-1774); plusieurs de ses pages sont couvertes de dessins à la
sanguine, retouchés à l'encre, et non sans intérêt. On y voit des esquisses
de la tête du Christ, de la Vierge, de saint Jean, des saintes femmes; des
études assez curieuses pour les figures et le geste des bourreaux de la
flagellation; des portraits, etc. Antoine Reissent, curé de Goulles, a
collé sur son registre (1668-1674) un certain nombre de gravures dont la
plupart sont tracées d'une pointe naïve à l'excès et passablement barbare.
-—Par malheur, nous ne connaissons de livre de raison d'aucun de nos
artistes du XVIe siècle, d'aucun de nos grands émailleurs; mais de ce
que nous n'en avons pas découvert encore, il ne s'ensuit pas qu'on doive
renoncer à en trouver. Ne possède-t-on pas le précieux _Tagebuch_ d'Albert
Dürer? Pourquoi désespérer de mettre la main sur le registre domestique
d'un Léonard Limosin,  d'un Pierre Raymond ou d'un autre de ces artisans
illustres qui se sont si largement inspirés de l'oeuvre du maître allemand?
Ce serait là, pour l'histoire de l'art français comme pour l'histoire de
Notre province, une trouvaille sans prix.

Les livres de raison ne fournissent pas seulement des détails sur les
habitations privées, sur leur ameublement  et les oeuvres d'art qui les
décorent. Nous avons déjà signalé, dans le manuscrit de Veilbans, quelques
indications sur l'état de la maison commune de Brive; il en offre également
sur celui des fortifications de la ville: murs, portes et fossés, à la
fin du XVIe siècle. Martial Robert (1677-1702) parle des bâtiments de
l'hôpital d'Aixe; Gondinet (1613-1630) de la réparation d'une chapelle à
Saint-Yrieix; le livre des Baluze, de Tulle, renferme divers renseignements
sur les églises de Saint-Pierre et de Saint-Julien. Étienne Benoist décrit,
dans la première moitié du XVe siècle, la chapelle que sa famille possède
dans l'église Saint-Pierre-du-Queyroix, à Limoges; il mentionne la voûte,
les vitraux, la clôture, l'armoire où sont déposés les vases sacrés, la
garniture de l'autel, les courtines et les bancs. En signalant la chute de
la foudre, les auteurs  de nos registres rappellent les dommages qu'elle
cause aux édifices, aux églises notamment. C'est ainsi que nous apprenons,
par Esperon, les dégâts causés, le 3 octobre 1405, par le tonnerre, au
clocher de la belle église de Saint-Junien.

Ce qui abonde, dans les manuscrits dont nous poursuivons l'étude, ce sont
les dates, les dates précises de tout ce qui se passe non seulement
au foyer, mais dans la paroisse, dans la ville: il ne se fait pas une
procession, il ne se fond pas une cloche, il ne se plante pas une croix,
il ne se commence aucun édifice, il ne se fonde pas une communauté
religieuse sans que le père de famille note le fait à son _papier_
domestique, où archéologues et historiens sont bien heureux de le relever
aujourd'hui. Que ne possédons-nous les livres de raison tenus par les
contemporains de la construction de nos plus belles églises! Combien de
choses nous y apprendrions que nous ne saurons jamais!

Grâce aux mentions de ces manuscrits, nous suivons partout le père de
famille et les diverses personnes de la maison. Ils nous conduisent aux
baptêmes, aux mariages, aux enterrements. Nous allons avec eux en
pèlerinage. Avec eux nous voyageons. Étienne Benoist, Martial de Gay, Élie
de Roffignac, Pierre Ruben, les Péconnet, James et Pierre Treilhard et bien
d'autres nous font parcourir le pays et les provinces voisines. Nous allons
avec plusieurs d'entr'eux jusqu'à Poitiers, à Bordeaux et à Paris. Le
consul Vielbans est sans cesse en route pour défendre les intérêts de la
ville ou de son présidial: son registre nous transporte tantôt à Paris,
tantôt à la cour du roi de Navarre, à Nérac, à Sainte-Foy ou à Montauban.
Pierre de Sainte-Feyre (1497-1533) nous mène plus loin encore: jusqu'en
Italie, où il se rend à la suite du duc de Nemours. Nous laissons à penser
combien de notes précieuses nous valent toutes ces pérégrinations!

Pierre Donmailh, notaire à Gros-Chastang (1597-1632), Pierre Ruben,
bourgeois d'Eymoutiers, avocat du Roi en l'Élection de Bourganeuf
(1648-1661), Jean Péconnet (1644-1678), Joseph Péconnet (1679-1700),
nous initient à la vie et au régime des écoliers d'autrefois. Nous les
voyons envoyer leurs enfants dans les villes qui possèdent un collège et
les y placer dans d'honnêtes familles, où, pour une modique somme, et avec
un supplément de provisions expédiées, en même temps que le linge et les
vêtements, par la mère, le vivre et le couvert leur sont assurés. Dès le
commencement du XVe siècle, le juge Esperon nous a appris qu'il recevait
en pension des enfants envoyés par leurs parents à Saint-Junien pour y
fréquenter les écoles.

Nos livres de raison limousins ne nous fournissent que des renseignements
bien clairsemés sur l'atelier domestique, l'apprentissage, la vie
professionnelle des _artisans et l'industrie elle-même_. On y rencontre
pourtant  sur ce point quelques notes d'un réel intérêt: celles par exemple
que donne sur ses voyages et ses travaux Antoine Collas, tapissier de
Felletin, dans son carnet (1758 à 1781) et les renseignements que contient
le registre des Massiot, sur l'établissement, à Saint-Léonard, de poëliers
normands, dès 1480.—-Par contre, les manuscrits dont nous nous occupons ici
sont riches en informations de toute espèce sur le travail agricole, les
modes de culture, les produits du sol, leur valeur, les conventions entre
le maître d'une part, et le domestique, le fermier ou le colon partiaire
de l'autre. A cet égard, les indications sont aussi précises que nombreuses
et variées. Avec Isaac et Alexis Chorllon, de Guéret (1628-1709), nous
assistons à la transformation complète d'une propriété. Les registres des
Roquet, de Beaulieu (1478-1525) et des Massiot, de Saint-Léonard, nous
montrent le métayage, qui reste encore de nos jours le mode de culture
le plus répandu de beaucoup en Limousin, établi au XVe siècle dans la
contrée, avec ses usages actuels; nous pouvons nous rendre compte d'une
façon plus précise encore des conditions et des effets du contrat entre le
propriétaire et le colon partiaire, en étudiant les divers livres des
Péconnet. Celui de Pierre Ruben, d'Eymoutiers, nous fait assister à la
sortie d'un métayer à la fin de sa baillette et aux opérations des arbitres
chargés d'évaluer,  à ce moment, le cheptel du domaine.

On trouve, dans tous les manuscrits domestiques, une quantité considérable
de passages énonçant non seulement le prix des grains, des bestiaux et
des autres produits agricoles, mais celui des marchandises les plus
usuelles, d'un grand nombre d'ustensiles de ménage, d'outils, des objets
d'habillement, des matériaux de construction, enfin le salaire de la
main-d'oeuvre dans les circonstances les plus diverses et pour ainsi dire
à toutes les dates successives de la période de quatre siècles au cours de
laquelle il nous est permis de nous aider de ces documents. A la suite de
constatations d'un certain intérêt, résultant de notes puisées dans nos
livres de raison, M. Victor Duruy appelait, il y a trois ans, au Congrès
de la Sorbonne, l'attention toute particulière des travailleurs sur
l'importance considérable de ces registres pour l'étude d'une question des
plus complexes, des plus controversées et des plus obscures: celle de la
valeur réelle de l'argent aux diverses époques. Il est certain que les
témoignages si répétés, si rapprochés, si variés dans leur objet, de
nos manuscrits, offrent les données les plus sérieuses pour la solution
de ce problème, d'un égal intérêt pour l'archéologue, l'historien et
l'économiste.


Nous arrêterons ici une démonstration qui, peut-être, n'avait pas besoin
d'être faite. Il nous a paru cependant qu'elle n'était pas absolument
inopportune. Nous croyons avoir établi, par ce qui précède, l'importance
des registres domestiques pour l'étude de l'archéologie et des matières qui
s'y rattachent de la façon la plus directe et la plus étroite. Souhaitons,
en finissant, que de nouvelles découvertes viennent augmenter dans un bref
délai la collection, déjà si riche et si précieuse, de nos livres de raison
français, et en particulier de nos registres limousins.


«DE L’IMPORTANCE DES LIVRES DE RAISON AU POINT DE VUE ARCHÉOLOGIQUE»
Caen.—-Imprimerie Henri DELESQUES, rue Froide, 2 et 4.


FIN










*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DE L'IMPORTANCE DES LIVRES DE RAISON AU POINT DE VUE ARCHÉOLOGIQUE ***


    

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