Title: Traité du Pouvoir du Magistrat Politique sur les choses sacrées
Author: Hugo Grotius
Release date: February 4, 2005 [eBook #14905]
Most recently updated: December 19, 2020
Language: French
Credits: Produced by Frank van Drogen, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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Traduit du Latin de Grotius.
1751
LE TRAITÉ DE GROTIUS, intitulé, le Pouvoir du Magistrat politique sur les choses sacrées, a eu en Latin plusieurs éditions fort rapides, sans qu'aucun Traducteur ait songé à en donner une Version Françoise. Cet Ouvrage roule pourtant sur des objets aussi intéressans, que son Droit de la Paix & de la Guerre, & il s'y livre moins aux questions de pure spéculation. Mais soit que l'on ait redouté la Doctrine à cause de la Religion que l'Auteur professoit, soit qu'on l'ait encore trouvé plus abstrait, il n'a point paru jusqu'à présent dans la Langue la plus familière, & que Grotius avoit adoptée en quelque sorte par le séjour qu'il avoit-choisi en France.
Monsieur de Barbeyrac, dont les veilles ont illustré ce profond Publiciste, consulté en 1732 sur le projet déjà fort avancé de traduire ce morceau précieux, répondit par une Lettre très-ample le 18 Janvier 1733, de Groningue, où il étoit alors Professeur, après avoir enseigné long-tems à Lauzanne. On ne raportera ici que l'article qui concerne ce Traité particulier.
«Les Libraires m'ont également sollicité plus d'une fois de traduire le Traité dont vous parlez, de Imperio Summarum Potestatum circa sacra, mais j'ai refusé ces propositions & bien d'autres que l'on m'a faites. Un seul homme ne peut pas tout, & je crois n'a voir pas à me reprocher d'être demeuré oisif. Grotius & Puffendorf m'ont coûté une peine qu'on ne sçauroit bien comprendre, qu'en essayant quelque chose de semblable; et on verroit plus de productions utile qu'il n'en paroît, si ceux qui on les talens & les secours qui me manquent, vouloient s'engager à d'aussi grands travaux que j'en ai essuyés, sans en tirer gueres d'autre récompense, qui puisse être appellée telle, que la satisfaction de faire ce que j'ai pu pour rendre service au Public; & le plaisir de m'appercevoir que les gens de bon goût n'ont pas désapprouvé mes efforts. Je suis bien aise qu'un de vos amis pense à donner une Traduction du Grotius sur la Puissance ecclésiastique. A l'égard de ce que vous me demandez sur Grotius et ses Ouvrages, outre ce que j'ai dit dans ma Préface sur le Droit de la Guerre et de la Paix, & ce que l'on trouve dans le Dictionnaire de Bayle, & dans le Tome XIX. des Mémoires du Pere Niceron, je ne puis vous indiquer qu'un Livre, imprimé en 1727. à Hall en Saxe, sous le faux titre de Delft en deux vol. in-8°. sous ce titre: Hugonis Grotii Belgarum Phoenicis Manes, abiniquis objectationibus vindicati: accÉdit scriptorum ejus tum Éditorum, tum inÉditorum conspectus &c. Quoique le Livre soit fort à l'Allemande, & que l'Auteur ne soit pas toujours exact, il peut être fort utile…»
M. de Barbeyrac indique des sources générales & particulieres à qui voudroit étudier davantage le génie vaste du Sçavant, qui, indépendamment de ses amples connoissances, a joué un rolle dans sa Patrie. Ce précis servira d'introduction à la Traduction que l'on offre aujourd'hui. Elle a été entreprise il y a plus de vingt ans; on ne l'a chargée ni de notes ni de commentaires comme la plupart des Versions de Grotius. La fidélité du texte n'est pas douteuse, puisque plusieurs éditions Latines sont copiées les unes sur les autres, & que des remarques, de quelqu'espèce qu'elles fussent, seroient superflues. L'accueil du Public fixera le succès qu'a lieu de se promettre la plume, qui a consommé la tâche de M. de Barbeyrac.
CHAPITRE I. Le Pouvoir du Magistrat politique s'étend sur les choses sacrées.
CHAP. II. Le Pouvoir sur les choses sacrées, & la Fonction sacrée sont distincts.
CHAP. III. A quel point se rapprochent les choses sacrées & profanes, par rapport au Pouvoir absolu.
CHAP. IV. Solution des objections contre le Pouvoir du Magistrat politique sur la Religion.
CHAP. V. Du Jugement du Magistrat politique sur la Religion.
CHAP. VI. De la manière de bien exercer le Pouvoir sur la Religion.
CHAP. VII. Des Conciles.
CHAP. VIII. De la Législation sur les choses sacrées.
CHAP. IX. De la Jurisdiction sur les choses sacrées.
CHAP. X. De l'Élection des Pasteurs.
CHAP. XI. Des Fonctions non absolument nécessaires dans l'Église.
CHAP. XII. Comment le Magistrat politique substitue & délègue en ce qui concerne la Religion.
Du pouvoir du Magistrat politique sur les choses sacrées.
Le pouvoir du Magistrat politique s'étend sur les choses sacrées.
J'appelle Magistrat politique, la personne, ou l'Assemblée qui gouverne tout un Peuple, & qui n'a que Dieu au-dessus d'elle. Je ne considère donc point ici le pouvoir en lui-même, lorsque je me sers du terme Magistrat politique, quoiqu'on ait coutume de l'y appliquer; mais je le donne à celui qui est revêtu du pouvoir, selon l'expression des Latins & des Grecs. Ainsi parle l'Apôtre de ces Puissances éminentes, qu'il qualifie de Princes & de Ministres de Dieu: il y désigne clairement les personnes & non leurs fonctions. Ainsi, l'Apôtre S. Pierre reconnoît cette supériorité dans les Rois, pour faire sentir combien ils différent des Puissances inférieures. Le vulgaire nomme aussi Magistrat politique, cette Puissance contre la signification ordinaire du mot Latin; «car chez les Romains le nom de Magistrat étoit prodigué aux Tribunaux inférieurs».
J'ai dit la Personne ou l'Assemblée, parce que j'y comprens non seulement les Rois, que la plupart des Auteurs croyent absolus, mais encore les Grands dans une République aristocratique. Que ce soit le Sénat, les États, ou tout autre nom qui a la Puissance suprême, le Magistrat politique doit être un, non de nature, mais de conseil. Je prens ici le pouvoir dans une signification plus étendue; ce n'est pas en ce qu'il est opposé à la Jurisdiction, mais en ce qu'il la renferme, & qu'il est le droit de commander, de permettre & de défendre.
J'ajoute que le Magistrat politique n'est soumis qu'à Dieu seul. Ce mot de Puissance souveraine prouve qu'il n'a aucun supérieur parmi les hommes. Optat de Mileve soutient contre Parmenianus, l. 3. que Dieu qui a élevé l'Empereur, est seul au-dessus de lui; & Tertullien s'adressant à Scapula, «Nous honorons l'Empereur ainsi & autant qu'il nous est permis & qu'il lui est avantageux: Nous l'honorons comme le premier homme après Dieu, & au-dessus de Dieu seul; sûrement il nous approuvera, lui qui est le maître de tous; & qui n'a que Dieu seul pour supérieur. Ce pouvoir immédiatement au-dessous de Dieu, est chez les Grecs l'autorité; la domination absolue, chez Aristote; chez Philon le plus grand pouvoir; & la force chez d'autres Auteurs. Quelques Latins l'ont nommé Majesté; mais ce terme caractérise plutôt la dignité dont le Magistrat politique est décoré qu'il ne marque sa puissance.»
Le pouvoir du Magistrat politique ainsi défini, enveloppe & le temporel & la Religion. La preuve en est simple, d'abord la matière qui exerce la Puissance souveraine est une. «Le Magistrat politique, dit S. Paul, est le Ministre de Dieu, le vengeur de celui qui a été lésé.» Ce nom de lésion renferme tout crime qui se commet contre les choses sacrées; puisque toute façon de parler indéfinie a la même force qu'auroit une expression générale. «Selon Salomon, le Roi assis sur le Trône de Justice, dissipe par son regard toute espèce de mal.» Le peuple Juif promet à Josué l'obéissance qu'il avoit jurée à Moyse.
«Aristote observe que les loix statuent sur tout.» Une similitude confirmera cette proposition. L'autorité d'un père de famille a des bornes plus étroites que celles du Magistrat politique; cependant il est dit: «Enfans obéissez en tout à vos pères.» Le Sacré n'en n'est point excepté. Les Saints Pères raisonnent de même, lorsque du passage de S. Paul qui veut que «tout homme soit soumis au Souverain, ils concluent que le Ministre du Seigneur y est assujetti; quand ce seroit un Apôtre, Évangéliste, ou un Prophète,» s'écrie S. Chrysostome. Saint Bernard dans une lettre à un grand Archevêque, «s'il embrasse toute puissance & même la vôtre, qui vous séparera de l'universalité?»
En effet, sous quel prétexte soustrairoit-on quelque chose du pouvoir du Magistrat politique? Ce qu'on en détacheroit, ou n'obeïroit à aucune autorité humaine, ou obéïroit à une autorité autre que la souveraine; outre qu'il seroit difficile de démontrer que cette portion seroit affranchie, on introduiroit une anarchie, que n'admet point un Dieu, qui a rangé dans un si bel ordre les choses naturelles & morales. Gratifier une autre Puissance de ce qui appartient au Magistrat politique, ce seroit asservir un seul Peuple à deux Puissances, distinctes: maxime contraire à l'essence du Souverain, & qui y répugne toutes les fois que ce mot se prend non-seulement dans le sens négatif, mais dans le sens affirmatif. Telle est, dit Tertullien, la condition du Souverain que rien ne l'égale, loin de le surpasser. Les Saints. Pères se sont heureusement servi de cet argument, «que la Puissance souveraine ne peut être qu'une» pour détruire, la multitude des faux Dieux.
La force d'un État s'oppose aussi à la multiplicité des Souverains; de même que dans l'homme il est une volonté qui fait mouvoir les membres, & préside à leurs opérations, de même une seule autorité inspire le mouvement au Corps civil; l'art prend la nature pour modèle; la République est une, à cause du Magistrat politique qui la gouverne. La vérité de cette proposition se tire des effets, par lesquels on juge ordinairement des puissances & des facultés. «La suite naturelle du pouvoir est l'obligation & la coaction.» Or s'il y a plusieurs Souverains, il peut y avoir des ordres contraires, ou qui renferment quelque contrariété; mais toute obligation ou coaction contraire sur la même matière répugne & produit ce que les Rhéteurs appellent «combat de nécessité». L'une cesse d'obliger; c'est pour cela que Dieu a voulu que le pouvoir du pere de famille, le plus conforme à la nature & le plus ancien, disparut à la vue du Magistrat politique & lui obéît. Il apprenoit sans doute aux hommes que «ce qui devoit être Souverain ne pouvoit être plus d'un».
Quelqu'un peut-être répondra que les actions sont distinctes, les unes contentieuses, les autres militaires, les autres Ecclésiastiques, & que suivant leurs différens objets, la puissance souveraine est divisible. De-là on inférera qu'un homme commandé par trois maîtres pour aller au même moment au Palais, à la Guerre, à l'Église, seroit contraint d'exécuter les ordres de tous, obéissance impossible, d'où Tacite a judicieusement dit: «tous ordonnent, personne n'exécute.»
Si les Souverains ne sont plus égaux, ils exerceront une puissance par degrés; l'inférieur cédera au Supérieur, & il sera toujours vrai que la Magistrature politique ne sera point partagée à plusieurs par portions égales. «Personne, dit la Sagesse divine, ne peut servir deux maîtres. Un Royaume divisé sera dissipé, la domination de plusieurs n'est pas bonne, & tout pouvoir ne peut souffrir d'égal.»
Ces malheurs ne sont point à craindre pour les États qui n'ont qu'un maitre; comme plusieurs sujets ont chacun leur département, ou peut-être travaillent au même; le Souverain les subordonne de façon que l'harmonie n'en est point altérée. Des Souverains qui gouverneroient ensemble ne goûteroient point cet arrangement, puisque celui qui élit est au-dessus de l'élu, & enfin cela iroit à l'infini.
Au reste cette opinion s'évanouit dès que l'on convient que Dieu est «le Législateur universel». La législation est alors nécessaire selon chaque chose; c'est-à-dire une déclaration spéciale suivant les circonstances; comment sans cela sauver une sédition? Or il est constant, «que Dieu ne fait point cette déclaration selon chaque chose.» D'autres ajoutent que les Princes ne peuvent point promulguer des loix, qu'ils n'ayent avant obtenu le consentement des États. Ils ne font point attention aux Gouvernemens où cela se pratique, Gouvernemens où la Magistrature politique n'est point entre les mains des Rois, & où elle est unie aux États, ou à ce Corps que forme le Roi & son Peuple.
Consultez Bodin, Suarès, Vittoria & tant de fameux politiques. Ne seroit-il pas ridicule de voir un homme Magistrat politique, & n'oser commander quelque chose, parce qu'un particulier le défendroit ou s'y opposeroit. C'est pourquoi l'universalité qui occupe le Souverain s'appelle l'art de règner. «Platon la nomme tantôt royale, tantôt civile, tantôt l'art de commander de son droit, c'est-à-dire la maîtresse de tous les arts. Aristote soutient qu'elle est la première & la plus grande. Philon dans le vie de Joseph, l'art des arts, la science des sciences, d'autant qu'il n'est nul art, nulle science qu'elle ne commande & qu'elle n'employe.»
La fin de cette science répond parfaitement à l'universalité de sa matière. Saint Paul déclare que le Magistrat politique «est le Ministre de Dieu pour accomplir le bien.» Il explique ailleurs que les Rois «ont été établis, afin que les hommes coulent des jours doux & tranquilles, non-seulement dans l'honneur, mais encore dans toute la piété. Telle est la vraie félicité d'un Peuple, qu'il aime son Dieu, qu'il en soit aimé, qu'il le reconnoisse pour son Roi, que Dieu l'avoue pour son Peuple. Heureux, s'écrie Saint Augustin, les Princes qui employent leur puissance à étendre le culte de Dieu.»
Les Empereurs Théodose & Honorius l'avoient prévenu dans une lettre à Marcellin: «tous nos travaux guerriers, toutes nos constitutions ne tendent qu'à affermir dans nos sujets le culte du vrai Dieu.»
Théodose écrit à S. Cyrille, que le devoir de Cesar est que les Peuples vivent non seulement dans la paix, mais encore dans la piété. Isidore de Peluse donne le même but au Sacerdoce, & à la Magistrature politique, je veux dire le salut des sujets. Ammian y souscrit, «le pouvoir souverain n'est autre chose, comme les Sages le définissent, que le soin du salut du prochain.» L'Auteur enfin de la conduite des Princes, ouvrage attribué à S. Thomas, prétend que la principale fin qu'un Prince doit se proposer, pour lui & pour ses sujets, est la félicité éternelle, qui consiste à voir Dieu; & comme c'est le bien le plus parfait, tout maître, tout Roi, ne doit rien épargner pour le procurer à ses sujets.
Quoique les divins Oracles dévelopent ces maximes, elles n'ont point été ignorées des hommes guidés par la lumière naturelle. Chez Aristote, une République a des fondemens sûrs, dont les principes font bien agir & vivre heureux. La paix extérieure de la société n'est donc pas l'unique point de vue de l'administration publique, il faut veiller sur le bien de chaque particulier, qu'Aristote distingue en actif & en contemplatif. «Le genre de vie le meilleur, continue ce Philosophe dans un endroit remarquable à la fin des Eudemies, est celui qui attache l'homme à la considération de Dieu, & le plus dangereux, celui qui le détourne de son culte.» Ainsi toutes les voyes qui impriment la vertu dans les hommes, étant les choses sacrées, & le Magistrat politique étant obligé d'embrasser ces voyes, il s'ensuit que son pouvoir doit envelopper les choses sacrées; la nécessité de la fin, donne un droit incontestable sur les moyens qui y conduisent.
L'autorité de la Loi divine n'affoiblira point ces preuves tirées de la nature de la chose; elle prescrit aux Rois l'observation de la Loi, le culte du Seigneur, l'adoration de Jesus-Christ. Ce Commandement ne les regarde pas seulement en tant qu'ils sont hommes, (il les obligeroit autant que les particuliers) mais en tant que Souverains, il leur impose un devoir propre, du Souverain, c'est-à-dire, d'exercer leur pouvoir sur la Religion. S. Augustin ne le dissimule pas; ses propres expressions auront plus de poids.
«Les Rois instruits des Commandemens de Dieu, le servent comme Rois, quand leurs Édits ordonnent le bien & détournent du mal qui altère la société humaine & la Religion: il écrit ailleurs, comment les Rois servent-ils Dieu dans la crainte? en réprimant & punissant par une sévérité religieuse, ce qui se pratique contre l'ordre de Dieu. Leurs devoirs sont autres comme hommes, autres comme Rois. Hommes, ils vouent une obéissance aveugle à sa Loi. Rois, ils tiennent la main à l'étroite observation des Loix; ils se modèlent alors sur le Roi Ezéchias, qui renversa les bois sacrés & les temples des idoles; qui abatit tout ce qui avoit été élevé au mépris des ordres de Dieu; sur le Roi Josias, qui suivit les mêmes traces; sur le Roi de Ninive, qui invita cette Ville à appaiser le Seigneur par un jeûne universel; sur Darius, qui sacrifia ses idoles à Daniel, & fit jetter ses ennemis dans la fosse aux lions; sur Nabuchodonosor, qui défendit à ses sujets, sous des peines terribles, de blasphémer Dieu. Voilà le culte que les Rois rendent au Seigneur, comme Rois, & qu'ils ne pourroient lui rendre, s'ils n'étoient pas Rois.» Voilà cette protection que Dieu a annoncée à son Église par le Prophète. S. Augustin a bien remarqué que ces Rois sont coupables, qui n'ont point dissipé, ni étouffé les abus qui couvroient les préceptes de Dieu, & que ceux au contraire qui y ont travaillé sans relâche, recevront mille bénédictions. «Que les Princes du siècle sçachent, ajoute S. Isidore de Séville, qu'ils rendront compte à Dieu de l'Église que J. C. leur a confiée, soit qu'ils conservent dans toute sa vigueur la paix & la discipline de l'Église, soit qu'ils en souffrent l'altération. Dieu qui la laisse à leur puissance, leur en demandera un compte exact;» & l'évêque Léon surnommé Auguste, n'a pas eu tort de dire: «Princes, pensez sans cesse que vous avez la puissance, plus pour veiller sur l'Église, que pour le gouvernement de vos États.»
La tradition de l'Église & les constitutions des Empereurs les plus zélés viennent après la Loi de Dieu. Chaque partie de ce Traité fera connoître le pouvoir qu'ils ont exercé sur la Religion. L'Historien Socrate comprend tout en peu de mots. «Aussitôt que les Empereurs eurent embrassé la Religion Chrétienne, les affaires de l'Église dépendirent d'eux.» Joignez-y le passage d'Optat de Mileve. La république n'est pas dans l'Église, mais l'Église dans la république, c'est-à-dire, dans l'Empire Romain.
Une ancienne Inscription qualifie Constantin d'Auteur de la Religion & de la Foi. L'Empereur Basile comparant l'Église à un Vaisseau, dit, «que Dieu lui en a remis le Gouvernail». On rapporte un écrit du Pape Eleuthere, qui en parlant des affaires de la Religion, «traite le Roi d'Angleterre de Vicaire de Dieu dans ses États». Un Concile de Mayence nomma Charlemagne l'Administrateur de la Religion.
Les Confessions de Foi des Églises réformées de ce siècle & du précèdent, ne s'écartent point de ce sentiment. Selon la Confession Hollandoise, «le devoir du Magistrat est de maintenir & la Police civile, & la conservation du Ministre sacré, de veiller à la propagation de la Foi, & sur-tout à faire tellement dispenser par-tout l'Evangile qu'il soit libre d'honorer & d'adorer Dieu suivant sa parole.»
La Confession des Suisses, postérieure à celle-ci, porte, «que le
Magistrat conserve précieusement la parole de Dieu, qu'il combatte tout
dogme contraire, & qu'il conduise le Peuple, confié à ses soins, par des
Loix qui ne respirent que la parole de Dieu».
La Confession de Bayle, veut «que le Magistrat soit attentif surtout à ce que Dieu soit sanctifié, & son Royaume reculé; que soumis à sa volonté sainte, il s'efforce d'arracher la racine du péché. Si ce devoir étoit imposé aux Princes Payens, combien doit-il être cher à un Prince Chrétien qui est Vicaire de Dieu? L'Église Anglicane frappoit d'excommunication ceux qui osoient soutenir, que les Rois d'Angleterre n'avoient pas la même autorité dans le spirituel que les Rois chez les Hébreux.»
Brentius sur l'an 1555 examine, avec plus d'étendue, ce droit & ce devoir des Princes dans les Prolégomènes sur l'Apologie du Duc de Wirtemberg. Hamelmannus le développe dans un livre fort utile, qu'il mit au jour l'an 1561. Il seroit ennuyeux de transcrire ici ce qu'en disent Musculus, Bucer, Jewel, Wittaker, le Roi d'Angleterre, l'Évêque d'Elie, Burhil, Casaubon, Pareus. Les Politiques sont d'accord avec les Théologiens. Le mérite supérieur de Melchior Goldaste lui a assigné un rang distingué parmi les Politiques. Cet Auteur démontre dans plusieurs gros volumes le droit du Magistrat politique sur les choses sacrées. Tous ceux enfin qui ont donné quelque écrit digne d'être lu, touchant le Gouvernement, attestent que ce droit sur les choses sacrées, est non seulement une portion du pouvoir souverain, mais qu'elle en est la plus précieuse, & la plus considérable.
Qu'on ne s'imagine pas que cette opinion soit particulière aux anciens Chrétiens, ou aux Réformés; les autres nations l'ont tellement adoptée, qu'elle est au nombre des loix que la raison a dictées au genre humain, avant que le culte eut changé. Les premiers siècles l'ont transmis aux seconds, & d'eux elle est parvenue, par une longue succession de tems, à leurs neveux.
La maxime fondamentale de la République chez Aristote, est l'inspection universelle sur les choses divines. Plutarque lui donne la première place dans la constitution des loix. Un Philosophe de la secte de Pytagore veut que le meilleur soit honoré par le meilleur, & le plus éminent par le Souverain. Les anciens Législateurs. Charondas & Zeleucus l'ont confirmé par leur exemple. Les douze Tables, dressées sur les Loix Grecques, & qui sont la base du Droit Romain, porterent plusieurs règlemens sur la Religion: ce qui fit dire avec raison au Poëte Ausone, «que les douze Tables contiennent trois Droits différens, le Sacré, le Civil, & le Public».
D'où il est évident, que quand l'Empereur Justinien n'a parlé que de deux Droits, le Civil & le Public, il a renfermé le Droit Sacré sous le nom de Droit Public, qu'il distingue ailleurs en Droit Civil, Droit Public, & Droit Divin. La première partie de son Code est toute des Loix sacrées & publiques: les Loix sacrées ferment les titres du Code de Théodose, d'où naît encore la définition que donne Ulpien de la Jurisprudence, non de celle du Bareau, qui est placée entre les Arts inférieurs, mais de l'interprète des Loix qui domine la Jurisprudence du Bareau & les autres Arts; il l'a définie la connoissance des choses divines & humaines. «D'accord avec Crisippe, qui a écrit, que la Loi étoit la Reine des choses divines & humaines. Ce passage de Justinien y a beaucoup de rapport. Rien n'est plus précieux que l'autorité des Loix, elle range dans un bel ordre les choses divines & humaines, & elle proscrit toute iniquité.»
Je n'ai garde de passer sous silence l'aveu de Suarès. «L'expérience continuelle des hommes prouve, que quoique l'on ait partagé à différens Magistrats la connoissance des choies civiles & sacrées, parce que la variété des actions demandoit cette division, cependant la puissance souveraine de ces deux objets, la législation sur-tout est réservée au Magistrat politique. On lit dans l'histoire que le Peuple Romain n'a point cessé de confier ce pouvoir aux Rois & aux Empereurs, & je présume que cet usage est en vigueur chez les autres nations. Il ajoute de S. Thomas d'Aquin, que le Magistrat politique, sous la Loi naturelle, avoit le soin du culte & de tout ce qui concernoit la Religion;» & il insinue d'après Cajetan, qu'il en étoit ainsi, & chez les peuples plongés dans les ténèbres du paganisme, & chez ceux qui, guidés par la seule lumière naturelle, adoroient le vrai Dieu.
«La coutume universelle, poursuit Suarès, déclare bien le voeu de la nature; il semble, à la vérité, que S. Thomas & Cajetan, sont persuadés que les Législateurs ne rapportoient qu'à la paix publique tout ce soin qu'ils prenoient de la Religion; mais outre qu'il est difficile de fonder cette opinion, elle est à peine vraisemblable; car les saints Pères ne ne nous permettent point de douter qu'un des principaux points de la Religion des Gentils étoit que la Sagesse divine distribuoit aux hommes, après leur mort, des peines & des récompenses.» Le témoignage du comique Diphile est si clair, qu'il ne seroit pas possible d'y rien ajouter de plus précis. Nombre d'Auteurs dignes de foi ont attesté ces principes chez les Égyptiens, les Indiens, les Germains, les Gaulois, les Thraces, les anciens Italiens: pourquoi penser qu'aucun Législateur ne s'est proposé cette fin? «Convaincus que l'on est avec S. Augustin, que plusieurs, hors la famille d'Abraham, ont cru & ont espéré en la venue de J. C. quoique l'Écriture Sainte ne le marque que de Job, & d'un petit nombre de Fidèles.»
Outre cette fin première & principale, qui appelle nécessairement le Magistrat politique à la connoissance de la Religion, il en est une autre: c'est que la Religion contribue beaucoup à la tranquillité & au bonheur public, & ce par deux motifs, dont le premier vient de la divine Providence.
En effet, la solide piété a l'espérance de la vie future & de la vie présente. «Cherchez d'abord le Royaume des Cieux, & le reste vous sera accordé. L'ancienne Loi promettoit aux Princes religieux un regne heureux, l'abondance, la fécondité, la victoire, & toutes les autres prospérités, tandis que les impies sont maudits de Dieu.» Ces promesses n'ont point été cachées aux nations dans ces siècles malheureux, où ennemies de Dieu, elles étoient livrées à l'aveuglement du Paganisme: témoin ce trait d'Homere: «Votre gloire est semblable à celle d'un Roi irréprochable, qui, honorant les Dieux, dispense la justice à ses sujets; la terre devenue riche, se pare de tous ses biens; les arbres rompent sous les fruits; les troupeaux nombreux multiplient dans les vastes campagnes; les mers sont couvertes de poissons; enfin le bonheur des peuples est le fruit de la sagesse du Prince & de la douceur de son Gouvernement.»
«Tout prospère à ceux qui servent les Dieux, avoue Tite-Live, & tourne mal à ceux qui les méprisent.» «Vous règnez, dit Horace, parce que vous vous reconnoissez inférieurs aux Dieux.» «Ces Dieux, observe le même Poëte, négligés en Italie, se sont vengés d'elle.» Valère Maxime n'est point surpris surpris que «la bonté des Dieux ait travaillé sans cesse à l'accroissement & à la conservation de l'Empire Romain, parce qu'on y célébroit avec scrupule les moindres cérémonies de la Religion.»
Est-il nécessaire de citer des Auteurs Chrétiens? il est sur ce point des Constitutions de Constantin, de Théodose, de Justinien. Un seul endroit d'une Lettre de l'Empereur Leon à Marcian suffit. «J'ai, dit ce Prince, beaucoup à vous féliciter de votre attention singulière à maintenir la paix de l'Église; je juge par cette conduite, que vous avez autant à coeur la tranquillité du Gouvernement que celle de la Religion. Plusieurs passages de Platon ont le même sens.»
L'autre raison se tire de la nature & de la propre force de la Religion, qui rend les hommes doux, soumis, fidèles à leur patrie, justes & scrupuleux. Qu'une République est heureuse, animée de tels Citoyens! La Religion chez Platon est «le boulevard de la Puissance, la chaîne des Loix, & de de l'exacte discipline». Chez Cicéron, c'est «le fondement de la société humaine». Chez Plutarque, «le lien de toute Assemblée, la base des Loix»; d'où il avance qu'on édifieroit plus aisément une Ville sans terrain, qu'on ne formeroit une République sans une Religion, ou qu'on ne la soutiendroit si elle étoit formée sans elle. «Plus mes Sujets, dit Cyrus, dans Xenophon, respecteront les Dieux, moins ils attenteront à ma personne, & moins ils se déchireront entr'eux.» Aristote insinue «qu'un Roi que ses Sujets voyent l'ami des Dieux, loin d'avoir à redouter de son peuple, il en acquiert une vénération plus profonde.»
Si la fausse Religion contribue beaucoup à la paix extérieure, parce que la superstition domine avec plus d'empire, plus la Religion est vraie, plus les effets en sont certains. Philon a heureusement imaginé que le culte d'un seul Dieu, est comme un philtre très-prompt, & qu'il forme le noeud indissoluble de la Charité. Plusieurs Pères, & sur-tout Lactance l'adapte à la Religion Chrétienne. Ses ennemis les plus déclarés conviennent, Pline entr'autres, «qu'elle lie ses Sectateurs par serment à ne commettre ni vols ni brigandages, à tenir leur parole, à ne point dissimuler un dépôt confié.» Ammian Marcelin ajoute «qu'elle n'enseigne rien que de juste & de doux, & suivant Zozime, elle triomphe de tout péché infâme.»
Ce seroit un erreur de croire que la Religion sert à la République, seulement en ce qu'elle prêche une vie réglée, & la confirme par des promesses & des menaces; ses Dogmes & ses Rites ont encore une liaison étroite avec les moeurs & la félicité publique. Xenophon est peut-être trop subtil au sentiment de Galien, quand il soutient qu'il est indifférent pour les moeurs que Dieu soit corporel ou non. La vérité apprend que Dieu étant Esprit, «il faut l'adorer en esprit. Séneque avoue que le culte le plus agréable aux Dieux est un esprit droit; les Philosophes enseignent que Dieu étant partout il ne faut rien commettre de honteux;» & dès que Dieu connoit l'avenir, rien ne peut arriver au Juste qui ne lui soit salutaire. Tibère n'avoit point de religion, au rapport de Suetone, il attribuoit tout au destin.
Platon, approuvé des Saints Pères, dit avec raison, «qu'une République bien réglée ne devoit point souffrir qu'on débitât que Dieu est auteur du mal, que cette opinion est impie & dangereuse pour un État. Silius Italiens qui écrit que la source de crimes des mortels ne vient que d'ignorer la nature des Dieux, raisonnoit juste en l'expliquant de Dieu. Il est dangereux, continue Platon dans son second livre de la République, de tolérer ceux qui inventent des cultes nouveaux. C'est une peste que ces gens qui espèrent par de petites expiations; le pardon de leurs péchés; & d'autres auteurs disent la même chose touchant les Cérémonies Eleusines, & les Baccanales.»
Des raisons moins fortes engagent encore le Magistrat politique à ne point se désaisir du pouvoir souverain sur la Religion, sans un danger évident de l'État: combien de Prêtres échauffés exciteroient des troubles, s'ils n'étoient retenus. Aussi Quinte-Curce disoit qu'une multitude prévenue par un phantôme de Religion, écoutoit plus la voix des Prêtres que celle de ses chefs. Les Rois, les Empereurs d'Asie, d'Afrique & d'Europe en ont fait une triste expérience. Ouvrez les Annales des Nations, les exemples s'y multiplient.
Un second motif est que le changement de Religion ou de Liturgie, que le consentement ou une nécessité pressante n'aura point provoqué, remue tout un État, & le met souvent à deux doigts de sa perte: ceux qui veulent pénétrer les choses divines entrainent volontiers leurs Sectateurs à suivre les Loix étrangères. La tradition de tous les tems éclaire cette vérité, & si des Édits sévères ne répriment la curiosité des Peuples, la forme d'une République souffre de cruels changemens.
Ces deux dernières observations ont tant de poids, que les Auteurs qui interdisent au Magistrat politique la connoissance de la Religion, en ce qui concerne le salut des âmes, la lui soumettent quant à la discipline ecclésiastique. Entre les plus célèbres de la Communion Romaine sont Jean de Paris, François Vittoria & dernièrement Roger Widdrington; Jean de Paris s'exprime de la sorte: «Il est permis au Prince de repousser l'abus du glaive spirituel, même par le glaive temporel, sur-tout lorsque le maniement du glaive spirituel entraîne la ruine de l'État dont le soin est confié au Souverain, autrement en vain porteroit-il le glaive.» François Vittoria dit: «Le Gouvernement civil est parfait, & se suffit. Donc de sa propre autorité, il peut se défendre contre toute insulte; & ensuite les Princes maintiennent leurs États, ou en se tenant sur la défensive, ou en agissant avec autorité.»
Widdrington, dans son Apologie, soutient que s'il arrive que la Puissance spirituelle use du glaive spirituel pour attaquer la Puissance temporelle, elle dépend alors accidentellement du Magistrat politique, qui a le pouvoir en main, & qui par conséquent a l'autorité sur toutes les actions externes qui troublent la paix temporelle. Le même Auteur dit encore: «L'injuste administration des foudres spirituelles, par exemple, une excommunication lancée imprudemment contre un Prince, ou un interdit jetté sur son État mal-à-propos par un Évêque qui est Sujet de ce Prince, se porte devant le Tribunal du Souverain; c'est un crime d'État qui en altère la paix, & qui fomente les séditions & les désordres.» Dans la dissertation imprimée postérieurement, il déclare que «le Gouvernement est parfait & se suffit, donc de sa propre autorité il peut repousser tout outrage, & l'abus du glaive spirituel, même par le glaive temporel, pour peu que l'injure intéresse le repos de la République dont le soin regarde le Souverain.»
Il assure dans sa réponse à Suarès, que «les Rois ont le pouvoir de bannir & de punir les crimes spirituels comme crimes temporels, & pernicieux à la tranquillité de l'État.» Cet Auteur semble approcher plus de la vérité dans un autre endroit de cet ouvrage, en disant: «Ce seroit le moment d'examiner si l'autorité coactive des Princes Chrétiens doit connoître, & attacher des peines temporelles aux crimes spirituels, non seulement en ce que leurs funestes effets seroient extérieurs & altéreroient la tranquillité civile, mais en ce qu'ils sont spirituels, & qu'ils combattent l'Église que Dieu a mise sous la protection des Princes.»
Le pouvoir sur les choses sacrées, & la fonction sacrée sont distincts.
Quoique tout homme, un peu éclairé, ne puisse ignorer, combien différent le pouvoir & la fonction de celui qui y est soumis, je suis bien aise cependant d'en prévenir le lecteur, parce qu'il est des esprits qui se plaisent à répandre des nuages obscurs sur les choses les plus claires.
A en croire Aristote, ce n'est pas à un Architecte comme Architecte de mettre la main à l'oeuvre; son office est de distribuer l'ouvrage à chaque ouvrier, pour exécuter son plan. De même, le Magistrat politique n'exécute point les ordres qu'il donne, mais il commande, & l'on doit exécuter ce qu'il ordonne.
Les fonctions soumises au pouvoir souverain sont de deux sortes, les unes le sont d'essence & de subordination, comme l'effet dépend de sa cause; les autres fonctions lui sont seulement subordonnées. De la première espèce, dans les choses naturelles, sont les rayons qui partent du Soleil, le fleuve qui coule de sa source. La terre par rapport au Ciel est de la seconde espèce, en suivant la même comparaison; l'Architecte a sous lui le Piqueur, tandis qu'il n'a que subordinément le Charpentier, le Serrurier & le Masson.
Ainsi le Magistrat politique voit au-dessous de lui deux genres de fonctions; les unes ont une sorte d'autorité & de jurisdiction, la Préture, la Présidence & les Offices de Magistrature. Les autres du second genre sont, par exemple, celles de Médecin, de Philosophe, de Laboureur, de Commerçant; ceux-là donc combattent un phantôme qui soutiennent avec vivacité que les Pasteurs de l'Église, en tant que Pasteurs, ne sont pas les Vicaires du Magistrat politique.» Qui doute de cette vérité? Ne seroit-on pas insensé de dire que les Médecins sont les Vicaires du Souverain? La suite de ce Traité développera, que ces mêmes Pasteurs en sont les Ministres & les Délégués; lorsqu'outre les fonctions attachées à leur ministère, ils ont une portion de l'autorité & de la jurisdiction.
Aussi le sçavant Doyen de Lichfield, pour faire sentir que le Clergé n'est pas supérieur au Prince, parce qu'on recommande au Prince de le consulter, employe cette comparaison. Les Rois ont coutume de prendre l'avis de leur Conseil, cependant il n'est pas au-dessus d'eux: d'autres se sont servis de pareilles similitudes; mais on a eu tort d'exiger que toutes les parties s'y rapportent exactement; il suffit qu'une similitude réponde à l'essentiel de la proposition, sans cela les paraboles de l'Evangile ne seroient pas hors d'atteinte. La dignité des Pasteurs est égale à celle des Magistrats sans en émaner; les Magistrats sont Sujets & Vicaires du Magistrat politique; les Pasteurs comme Pasteurs, sont ses Sujets, non ses Vicaires.
Après avoir placé les bornes du pouvoir & de la fonction sacrée, on demande si le même homme peut les réunir, n'étant pas toujours vrai que les choses qui différent ne peuvent subsister dans la même personne. Qu'un homme soit, par exemple, en même tems Musicien & Médecin, il ne guérira point en chantant; ni en guérissant il ne chantera point. Pour mieux saisir la difficulté, je distingue le droit naturel & le droit divin positif. Le Droit naturel sçait parfaitement allier le Sacerdoce avec le Pouvoir souverain. Leur essence n'est pas incompatible au point qu'on ne puisse en revêtir la même personne, & d'autant plus volontiers, qu'en écartant pour un moment la Loi positive & les obstacles qui naissent de la forme du Gouvernement, il est en quelque sorte naturel que le Souverain obtienne le Sacerdoce: cette maxime n'est pas à la vérité de la Loi naturelle immuable, mais elle est conforme à la nature & à la saine raison.
Comme les Rois, dont les États sont resserrés, peuvent distribuer leurs momens entre les affaires publiques & l'étude d'un art ou d'une science, (l'histoire fournit des Rois Médecins, Philosophes, Astrologues, Poëtes, & la plupart grands Capitaines,) la fonction Sacerdotale étant la plus précieuse & la plus utile à leurs peuples, il semble qu'elle leur conviendrait plus singulièrement.
Le consentement unanime des Nations appuye cette opinion. Dès les premiers siècles du monde, où les hommes étoient plus accoutumés à l'Empire paternel qu'au Gouvernement politique, les pères de famille avoient en eux une image de la Royauté, & remplissoient toutes les fonctions du Sacerdoce. On voit Noë sacrifier à Dieu à la sortie de l'Arche. Dieu dit d'Abraham qu'il tracera à ses enfans & à son peuple le plan d'une vie régulière. On rapporte à ce droit les sacrifices de Job & des autres Patriarches. A la mort des pères l'autorité & le sacerdoce passoient aux aînés, & la postérité de Jacob, qui n'avoit point d'État formé, observa cet usage, jusqu'à ce que les Lévites & les Prêtres, c'est-à-dire, les Ministres des Prêtres, leur eussent été substitués. La Loi Divine l'explique nettement.
Pendant qu'il y eut quelque forme d'État dans le Pays de Canaam,
Melchisedec réunit sur sa tête l'Empire & le Sacerdoce; Moïse les exerça
jusqu'à la consécration d'Aaron; l'Écriture Sainte le nomme «Roi &
Pontife».
Les autres Nations n'ont point eu anciennement d'autres usages; elles les tenoient de la Loi naturelle & de leurs pères. Aussi, «le culte & les sacrifices étoient uniformes. Chez les anciens Peuples, dit Ciceron, les Souverains étoient les Augures & ils étoient persuadés que le sçavoir & la divination étoient l'appanage de la Royauté». Dans Virgile le Roi Anius est Roi & Pontife d'Apollon. Dans l'Iliade & dans l'Eneïde les Héros, c'est-à-dire, les Princes sacrifient aux Dieux, Diodore assure que les Rois Ethiopiens étoient Grands Pontifes; Plutarque le confirme des Égyptiens; Hérodote des Lacédémoniens; Platon des Athéniens & des autres Villes de Grèce; Tite-Live & Denis d'Halicarnasse des Romains; en sorte que, depuis l'exil des Tarquins, il y eut à Rome un Roi des Sacrifices. Plutarque ajoute: «Le Prince, muni de l'autorité absolue, fait les fonctions sacerdotales aux Fêtes solennelles».
Mais les Pères de famille & les Rois, tant que dura le culte du vrai Dieu, (qui vraisemblablement subsista quelques siècles depuis le Déluge) recevoient-ils le Sacerdoce par un signe particulier? ou l'exerçoient-ils comme pères ou comme Rois? Les Sçavans pensent que Dieu a parlé en faveur de quelques-uns; rien au reste ne porte à croire qu'il les ait tous appellés; car (écartant pour un moment la Loi positive) nulle cérémonie n'étoit requise pour ordonner un Prêtre; les hommes, au contraire, étoient obligés d'être Ministres du Seigneur, ou de déférer à quelques-uns d'eux les fonctions du Sacerdoce dans ces tems, où le culte du vrai Dieu, généralement pratiqué, les invitoit à l'adorer & à lui rendre graces comme l'Apôtre le témoigne. C'est au Pere de famille d'assigner à chacun ses fonctions dont une est le Sacerdoce, que la Loi naturelle n'a point excepté. Or, il est libre de garder un emploi que l'on peut confier à un autre, pourvu qu'on soit en état de le remplir, & que la nature n'y répugne pas.
Le Roi avoit la même prérogative que le Pere de famille, puisque dans ces premiers siècles la multitude avoit le droit de choisir son Pontife; droit qui passa à la Puissance souveraine. (La Loi positive mise à part) ce choix avoit deux effets: on ordonnoit à l'élu d'exercer les fonctions sacerdotales, on les interdisoit au Peuple. Ces actes étoient des actes souverains, qui n'émanent point de celui qui n'a point en main la Puissance absolue. Ce principe ne combat point la défense faite aux Hébreux par S. Paul, «que personne n'usurpe le Pontificat que celui que Dieu y aura appellé comme Aaron.» Le divin Prophète entendoit le Pontife Légal, & ne désignoit point celui qui étoit, ou pouvoit être avant ou hors la Loi de Moïse; il faisoit remarquer que tout ce qui étoit de plus éminent dans le Pontife Légal étoit en J. C. dans un plus haut degré, & qu'on souhaitoit au Pontife Légal des vertus que J. C. seul possédoit; & l'on doit entendre des sacrifices de la Loi, tout ce que dit l'Apôtre touchant les sacrifices dans son Épître aux Hébreux.
La Loi divine positive abrogea chez le Peuple de Dieu l'union du Sacerdoce avec l'Empire, laquelle avoit duré près de 2500. ans. La guerre, le luxe & les passions honteuses des Rois la rompit chez les autres Nations. La Loi de Dieu transporta le Sacerdoce à Aaron, & à ses seuls descendans. Cette Loi fit un crime de ce qui étoit louable auparavant; il ne fut plus permis à aucun étranger d'usurper le Sacerdoce contre la défense expresse de Dieu. Le Roi Ozias y ayant contrevenu, en fut repris par les Prêtres avec raison: Ce n'est point à vous, dirent-ils, Ozias, d'offrir l'encens à l'Éternel, c'est aux Prêtres fils d'Aaron, qui sont destinés à cet office. Aussi la lèpre fut la digne récompense de la témérité de ce Prince.
Au reste, il seroit difficile de pénétrer le motif qui porta Dieu à diviser le Sacerdoce & l'Empire dans Israël, si l'Écriture Sainte n'eût en quelque sorte donné lieu à ses conjectures. Les Hébreux étoient fort enclins à la superstition, témoins leurs chutes fréquentes, & leurs sacrifices aux faux Dieux. Dieu pour étouffer l'idolâtrie, & mettre un frein à leur légèreté, appesantit leur joug par des cérémonies gênantes, qu'ils regardèrent comme la seule route du salut: en vain les Saints ont-ils combattu cette illusion en leur faisant entendre que la miséricorde, c'est-à-dire la pureté du coeur, étoit plus agréable à Dieu que les sacrifices qu'ils lui offroient. Si le Roi eût seul rempli les principales fonctions du Sacerdoce, selon l'ancienne coutume, attentifs à la majesté d'un tel Prêtre, ils auroient hésité davantage; mais voyant le Grand-Prêtre, quoique dans un grand appareil, placé au-dessous du Roi, & privé de la pourpre, ce spectacle les avertissoit qu'ils devoient espérer, & mettre toute leur confiance en un autre Grand-Prêtre, qui seroit un jour Roi, comme autrefois Melchisedec. En effet, il est aisé de juger du respect profond que les Juifs portoient aux Prêtres; par ce qui arriva, après la captivité de Babylone: ils unirent aussitôt l'Empire au Sacerdoce (ce que les Grecs appellent le Gouvernement de la Nation) & qui devint bientôt une nouvelle forme de Gouvernement, qui même dégénéra en tyrannie.
Cependant, depuis l'institution des Prêtres & des Lévites, on apperçoit encore des traces de l'usage ancien. Dieu laissa aux Pères de famille la cérémonie de la Pâque; fonction du Sacerdoce de l'aveu des Juifs: la Circoncision ne demandoit point le ministère du Prêtre; tout homme qui sçavoit en faire l'opération étoit capable de la donner. Enfin, le don de Prophétie, qui semble être naturellement attaché au Sacerdoce, n'étoit pas moins le partage des Rois que des Prêtres, & plus souvent celui des Laïcs que des Prêtres. Dieu se manifestant de toutes parts, pour faire appercevoir au Peuple l'imperfection du Sacerdoce Lévitique, cette Loi le conduisoit comme par la main à J. C. qui devoit être le Souverain Prophète, le Souverain Pontife & le Souverain Roi, & faire part à tous les Fidèles de ce triple honneur.
L'Apôtre S. Pierre explique de la sorte la prophétie de Joël: «Dans ces derniers tems je répandrai mon Esprit sur toute la terre; vos fils, vos filles prophétiseront, vos jeunes gens auront des visions, vos vieillards des songes; j'enverrai mon Esprit sur mes serviteurs & sur mes servantes, & ils prophétiseront. Le discours de J. C. dans S. Jean est conforme à celui d'Isaie: Tous seront instruits par Dieu.» Un autre passage remarquable de Jeremie, est cité dans l'Épître aux Hébreux: «Je leur donnerai ma Loi, je la graverai dans leur coeur; ils n'enseigneront point leur prochain ni leurs frères, en disant connoissez Dieu, car tous me connoîtront, depuis le plus petit jusqu'au plus grand.» Dans un autre fameux endroit de Saint Pierre sur la Magistrature politique & le Sacerdoce, les Fidèles sont appellés le Sacerdoce Royal, de même que S. Jean, dans l'Apocalypse, dit: «il nous a fait Rois & Prêtres du Seigneur.»
Le don de prophétie qu'a J. C. & la communication qu'il en fait à tous les Fidèles, n'empêche point que quelques-uns ses Ministres n'ayent mérité dans le Nouveau Testament le nom de Prophète: son Royaume consiste en partie dans sa providence à gouverner l'Église, & à en éloigner ses ennemis, & en partie dans son application à inspirer aux hommes un vif empressement de s'élever à lui; mais il ne dépouille point les Princes de leur nom, ni de leur pouvoir extérieur, puisque sa providence ne veut se soumettre que les actions spirituelles, suivant le mot de Sedulius: «Celui-là n'ôte point les Royaumes de la terre, qui donne ceux du Ciel. Il est vrai que, par un usage pratiqué dès le berceau de l'Église, les Prédicateurs du Nouveau Testament ont adopté le nom de Prêtres, quoiqu'il soit certain que J. C. & ses Apôtres se soient toujours abstenus de cette façon de parler; c'est pourquoi il ne faut pas confondre inconsidérément les Prêtres de la Loi & les Ministres de l'Evangile; leurs fonctions & la maniere de les désigner sont bien différentes.
On demande donc, si sous la Religion Chrétienne, une même personne peut allier la Magistrature politique & la fonction pastorale? (que nous appellons Sacerdoce.) Les Défenseurs de l'autorité du Pape soutiennent l'affirmative; mais Synesius répond, que «vouloir unir le Gouvernement au Sacerdoce, c'est vouloir unir deux Puissances qui ne peuvent subsister ensemble.» Hosius de Cordouë, dans S. Athanase, faisant allusion à l'histoire d'Ozias, s'exprime ainsi: «Nous n'avons aucun pouvoir sur terre, & vous Empereur, vous n'avez ni les fonctions sacrées, ni le droit de brûler l'encens.» Le Pape Gelaze s'énonçoit autrefois dans ces termes, dont Nicolas s'est servi. «On vit, dit-il, avant la venue de J. C. des Princes être Rois & Prêtres, mais figurativement, tels que l'Écriture-Sainte nous peint Melchisedec, & ensuite, depuis J. C. l'Empereur n'a point revêtu le souverain Sacerdoce, & l'Évêque n'a point exercé le pouvoir souverain, quoique Dieu ait tellement compensé la Magistrature & le Sacerdoce qu'ils subsistent ensemble sur la terre. Cependant J. C. attentif à la fragilité humaine & au salut de son peuple, a marqué les bornes des deux Puissances, en prescrivant à chacune ses devoirs & sa dignité. Ce partage les humilie & fait disparoître toute idée d'indépendance, en soumettant les Empereurs Chrétiens aux Évêques, pour la vie éternelle, & les Évêques aux Princes pour la vie temporelle.»
Demetrius Chomatenus détaillant tous les droits du Magistrat Politique sur l'Église, en excepte seulement le sacrifice. Cette matière à la vérité fournit grand nombre de preuves, qui ne sont pas de la même force; les unes caractérisent mieux la différence des devoirs toujours distincts, & l'incapacité des Pasteurs (en tant que Pasteurs) au gouvernement, qu'elles n'établissent l'impossibilité d'unir ces deux fonctions. La défense que fait l'Apôtre à celui qui suit J. C. ou plutôt à celui qui est son Ministre, «de se mêler des affaires du siècle,» est plus précise; & les anciens Canons, appellés Canons Apostoliques, l'étendent aux moindres charges civiles. Voyez les Canons 6. 81. 83.
Qu'on ne présume pas qu'on ait vécu de la sorte sous les seuls Empereurs payens: cette discipline est rappellée dans le Concile de Carthage, sous Honorius & Théodose, Canon 16. & dans celui de Calcédoine, Canon 3. & 7. Sans doute que le devoir d'un Pasteur est d'un poids si lourd & si pesant, qu'il occupe un homme tout entier. Cependant on n'est pas obligé à la lettre du précepte de renoncer à toute affaire séculière. Les Loix, par exemple, en exceptent la tutelle légitime; il suffit d'interdire à un Pasteur une charge perpétuelle & difficile: ce motif força les Apôtres à confier à d'autres Ministres la nourriture des Veuves; soin néanmoins qui paraissait si conforme à l'Apostolat. Or le Gouvernement d'un État exige des soins continuels & pressans. D'ailleurs, la Magistrature politique a besoin de vertus autres que celles qui, selon l'Evangile, doivent briller dans un Ministre du Seigneur; en sorte qu'un seul homme, loin de porter avec honneur le poids de ces deux places, seroit coupable d'imprudence, s'il tentoit l'entreprise. Donc la Magistrature politique est distincte de la fonction sacrée; & il est des principes sûrs, pourquoi le même homme ne les sçauroit réunir.
Si la Magistrature politique & le Sacerdoce sont choses distinctes, elles se réunissent cependant pour mettre l'ordre dans la Religion, qui est l'unique but des Pasterus, & la principale occupation du Souverain. Or, j'entends par le Sacerdoce le Ministre de la parole; autrement les Rois sont aussi les Pasteurs, ils sont les Pasteurs du Troupeau de Dieu, & même les Pasteurs des Pasteurs, comme autrefois un Évêque appella le Roi Edgard. Si, selon Isidore de Peluse, «le Sacerdoce & le Pouvoir royal ont une même fin, le salut des Sujets,» il n'est pas surprenant que l'on décore quelquefois la Magistrature politique du nom propre à l'autre fonction, à cause de la matière & de l'objet qui leur est commun.
«Constantin s'est plus d'une fois nommé Évêque: les Grecs l'ont tantôt regardé comme égal aux Apôtres, tantôt ils l'ont qualifié d'Apôtre, quoique Souverain.» Les Empereurs Valentinien & Martien dans l'Édit qui approuve les Actes du Concile de Calcédoine, sont appellés illustres Pontifes. Ausone donne à Martien le titre de Pontife dans la Religion: dans le même Concile on fit des acclamations à l'Empereur Pontife. Le Pape loue cet Empereur de son affection sacerdotale, & ailleurs de son esprit apostolique & sacerdotal. Théodoret honore du nom d'apostoliques les soins de Théodose. Simplicius Évêque de Rome reconnoît dans Zénon, «l'esprit sacerdotal & souverain.» Anastase & Justin Empereurs se sont servis du nom de Pontifes. Léon III. dans une Lettre au Pape Grégoire, dit de lui-même qu'il est Roi & Pontife. Gregoire de son côté écrivant à Constantin, Théodose, Valentinien, & les autres qui veilloient sur l'Église, avouent qu'ils étoient Pontifes & Empereurs. Les Rois de France ont été honorés de ces titres. Le Pape Léon les nomme Pontifes: «Nous vous jurons maintenant & pour l'avenir que nous observerons irréfragablement vos Capitulaires, vos Ordonnances & celles de vos prédécesseurs Pontifes, autant qu'il sera en nous.» Jean VIII. appelle Louis le Débonnaire, Pere de Lothaire, «le Coopérateur de ses fonctions»: on a non seulement prodigué ces noms à ces Princes, mais encore ils en ont eu les Symboles. Aussi le sixième Concile Oecuménique, défendant aux Laïcs d'approcher de la sainte Table, en excepte l'Empereur. Balzamon, Évêque d'Antioche, note sur ce Canon que les Empereurs avoient coutume d'apposer le Sceau, prérogative des Évêques, & d'instruire le Peuple des choses sacrées, autre prérogative des Archevêques, que Chomatenus attribue aux Empereurs.
Puisque tous ces exemples donnent aux Empereurs les noms «d'Évêques, de Pontifes & de Prêtres,» pourquoi reprocher si durement aux Évêques Anglois d'attribuer à leur Roi une puissance en quelque sorte spirituelle? Ne sçait-on pas que le titre se tire moins de la façon d'agir que de la matière d'agir; telles sont les loix de la guerre, de la navigation, de l'agriculture: par conséquent, le pouvoir du Roi est spirituel, quand il statue sur la Religion qui est une chose spirituelle.
A quel point se rapprochent les choses sacrées & prophanes, par rapport au Pouvoir absolu.
Le chapitre précédent a fait connoître, autant que le permet l'objet de ce Traité, que le pouvoir humain ne s'étend pas moins sur les choses sacrées que sur les prophanes. Celui-ci sera consacré à établir, en quoi elles s'éloignent, en quoi elles se rapprochent; puisque plusieurs Auteurs se sont contentés de marquer combien elles différent, sans expliquer en quoi elles différent. Avant de présenter ce contraste au Lecteur, fermant un moment les yeux sur la distinction du Sacré & du Prophane, j'examinerai 1° quelles actions sont la matière du Pouvoir, (car la Magistrature politique ne connoît qu'elles) j'appliquerai ensuite chaque degré de pouvoir à chaque espèce d'action.
La première division des actions est que les unes sont intérieures & les autres sont extérieures. Les actions extérieures sont la matière première de la Puissance temporelle. Les intérieures sont la matière seconde; elles ne lui sont pas immédiatement subordonnées, seulement à cause des extérieures: dès-là toute action purement intérieure n'occuppe point le Souverain, & n'obéit point à ses loix.
«Erreur, dit Sénèque, de penser que la servitude apesantisse son joug sur l'homme entier, la plus noble partie en est affranchie.» Le corps est au Maître, l'âme ne perd rien de sa liberté; on connoît assez cet Axiome de Droit, «Cogitationis poenam nemo patitur, l'intention n'est point punie.» Le pouvoir en effet demande une matière dont la nature soit de la compétance du Souverain. Dieu seul est le Scrutateur des coeurs, & seul il domine l'âme; l'essence des actions internes est d'être voilée aux hommes: je dis leur essence, parce qu'une action extérieure, commise secrettement, n'échappe point à l'autorité souveraine, attendu que son essence est soumise au Magistrat politique, & qu'il est ici question de la nature des actions, & non de leurs circonstances.
Les actions internes dépendent en deux façons du pouvoir absolu, ou par l'intention du Prince, ou par contre-coup: les actions intérieures de la première espèce ont une liaison étroite avec une action extérieure & semblent la préparer: Ainsi a-t-on coutume de juger l'intention d'un homme par les crimes commencés ou achevés. Les actions intérieures de la seconde espèce deviennent illicites sur une défense du Prince: ainsi il est illicite de méditer une telle action; non que la Loi positive subjugue la pensée, mais parce que personne ne doit vouloir ce qu'il est honteux d'exécuter.
Des actions, les unes sont définies moralement, les autres sont indéfinies avant que le Magistrat politique les ait confédérées. J'appelle actions moralement définies celles qui sont indispensables ou qui sont illicites. Celles-là moralement nécessaires, celles-ci moralement impossibles; termes que le droit applique aux actions honteuses. Les actions définies, ou le sont de leur nature, par exemple, le culte de Dieu, l'horreur du mensonge; ou elles le sont par l'autorité du Supérieur, par exemple, quand le Prince ordonne ou défend quelque chose à ses Magistrats, les Magistrats aux Décurions, les Décurions au Pères de famille.
Comme nulle puissance n'est au-dessus du Magistrat politique, sans cela seroit-il absolu? ces actions ne sont définies qu'en tant que de leur nature elles sont défendues ou prescrites, ou devenues, telles par la Loi divine. Les premières appartiennent au droit naturel; & pour prévenir toute équivoque, les actions naturelles partent non-seulement des principes dont l'essence est certaine, mais encore des principes immuables de la nature, en opposant la loi naturelle au droit civil, & non au droit divin: ainsi quoiqu'il soit de foi que le Pere, le Fils, & le Saint Esprit sont un seul vrai Dieu, le précepte de l'adorer est du droit naturel.
Les actions du second genre se rapportent au droit divin positif; les unes obligent les hommes, les autres tout un Peuple, celles-ci l'Univers, celles-là quelques particuliers; témoins Abraham, Isaac, Jacob, Moyse & d'autres Serviteurs de Dieu. Témoins les Israëlites, qui seuls entre toutes les nations, reçurent immédiatement de Dieu sa Loi & ses Commandemens, soit pour son culte, soit pour le gouvernement politique. Témoins ces loix communes au genre humain pour un tems, comme la Loi du Sabat, observée dès la création du monde, au rapport de plusieurs Auteurs, la loi pratiquée depuis le déluge de ne point user de sang, ni de viandes étouffées. Témoins enfin ces loix immuables & absolues que J. C. a instituées, telles que le Sacrement de Baptême, celui de la Sainte Table, etc.
On imaginera peut-être que ces actions-là seules répondent au Souverain, que le droit divin n'a point défini, & qu'il a laissé totalement libres. Aristote décrit le droit fixé par les loix, ce qu'il est indifférent de pratiquer de telle ou telle façon avant la loi; depuis la promulgation, ce qu'on est obligé d'exécuter; sa définition est juste, en considérant l'acte du pouvoir qui change l'action de nature; car les choses ordonnées ou défendues étant déterminées & immuables, il s'ensuit que les actions indéfinies sont la matière unique des changemens arbitraires: il seroit difficile de ne pas assujettir à ce pouvoir les actions licites ou défendues, qui sont susceptibles d'une variation apparente, & qui la pouvant recevoir du Magistrat politique, lui sont par-là soumises, pourvu qu'elles ne soient point purement intérieures.
Quand la loi naturelle ou la loi divine n'ont point assigné aux actions prescrites le tems & le lieu, qu'elles n'en ont point arrangé la forme, ou qu'elles n'ont point choisi les personnes, ces soins sont dévolus au pouvoir souverain, comme aussi de lever tout obstacle, d'encourager par des récompenses, de réprimer les actions illicites par des peines temporelles, ou de n'en point infliger, ce que l'on nomme indulgence ou permission du fait, & souvent elle est sans crime; mais qui voudroit approfondir, découvriroit que le Magistrat politique, pour ces sortes d'actions, impose intérieurement une nouvelle obligation, à la vérité d'un degré inférieure à la première. Lorsque la Loi du Décalogue dit aux Juifs, vous ne tuerez point, vous ne volerez point, elle déclare non-seulement ce qui est de droit naturel, mais elle en fait un nouveau commandement, en sorte que le Juif coupable commettoit & une action vicieuse & une action défendue. «C'est mépriser Dieu, s'écrie Saint Paul, que de violer la loi.» «La loi défend, ajoute Saint Augustin, d'accumuler tous les crimes: outre que le péché est un mal, il est encore défendu; & proportion gardée, la faute est aussi grande de violer la loi du Prince que de négliger la loi du Décalogue: les Sujets qui résistent, reprend l'Apôtre, résistent à l'inspiration divine & travaillent à leur condamnation.»
Après avoir parcouru la matière de la Puissance temporelle, & discuté l'autorité qu'elle a sur toutes les actions, il est tems de venir aux actes qui de droit sont affranchis du pouvoir souverain; ils se bornent à ceux qui sont contraires au droit naturel & au droit divin: il seroit impossible de les mieux caractériser; ils sont de deux forces, soit qu'ils émanent du droit divin, soit qu'ils coulent du droit naturel, ils enjoignent ou ils défendent: donc le Souverain n'a pas la liberté d'ordonner ce qui est défendu, ni de défendre ce qui est ordonné; de même que dans les involutions naturelles les causes secondes ne retardent point le mouvement des causes premières; de même dans les choses morales, les causes inférieures, absolument subordonnées aux supérieures, ne mettent aucun obstacle à leur efficacité. Des ordres évidemment contraires à la loi divine n'arment point la coercition qui est l'effet propre du pouvoir. S. Augustin rend très-bien, cette idée: «Si le Curateur, dit-il, commande quelque chose, ne faut-il pas le faire? non pas même quand le Proconsul l'ordonneroit, ce n'est point par mépris, mais parce qu'on préfère d'obéir au plus puissant; que le Proconsul prescrive, quelque chose, & que l'Empereur donne des ordres contraires, hésitera-t-on de les suivre, & de faire peu d'attention à l'autre? Donc que l'Empereur veuille ceci & Dieu cela, quel parti prendre? Dieu est plus puissant, Empereur pardonnez-nous.»
Il est bon de distinguer l'acte qui provoque la soumission du Sujet & la violence dont on accompagne cet acte, & qui lui impose la nécessité de la souffrir. S'il est vrai que l'acte n'ait point son exécution, la force a toujours son effet, non-seulement physique, mais moral; non-seulement de la part de l'Agent, mais du Patient, à qui il n'est pas permis de repousser cette violence; car toute défense permise entre égaux, ne l'est plus contre son Supérieur. Le Juris-Consulte Macer rapporte que: «Les anciens notoient d'infamie un Soldat qui ne souffroit pas la correction de son Centurion; ils le cassoient s'il saisissoit le bâton de commandement; & ils le condamnoient à mort s'il le rompoit ou s'il frappoit son officier.» Tout ordre du Souverain oblige dans le moment à tout ce qui n'est pas injuste; & il n'est pas injuste de souffrir avec patience. Quoique cette maxime semble venir du droit humain, ou prendre sa source dans la loi naturelle, qui défend à un Membre de s'élever contre le tout, même pour sa conservation; elle est cependant plus clairement écrite dans la loi divine. JESUS-CHRIST, en disant que: «Celui qui prend le glaive périra par le glaive,» désaprouve cette résistance à une force injuste, revêtue de l'autorité publique. «Qui résiste, répète S. Paul, résiste à l'ordre de Dieu: on désobéit de deux façons, ou en n'exécutant point la loi, ou en repoussant la force par la force. Si l'autorité, poursuit Saint Augustin, amie de la justice, corrige quelqu'un, elle tire sa gloire de la correction, & si l'autorité, ennemie de la justice, maltraite quelqu'un, elle tire sa gloire d'avoir éprouvé sa constance.» S. Pierre prêche aux Esclaves la soumission aveugle aux Maîtres bons ou méchans: S. Augustin applique ce précepte aux Sujets: «Telle doit être l'obéissance des Sujets envers leur Prince, des Esclaves envers leurs Maîtres; que leur patience continuelle conserve leurs biens, & leur mérite le Salut éternel.»
L'ancienne loi ne s'en écarte point; elle nomme le droit du Prince le pouvoir de traiter ses Sujets en Esclaves, de s'emparer du bien des uns pour en gratifier d'autres: ce n'est pas que la conduite d'un tel Prince soit juste & droite; car la loi divine lui trace une route opposée, en lui défendant d'appesantir le joug de ses Sujets, & de ne se point approprier les meubles, les chevaux, &c. mais c'est pour graver dans le coeur de ses Sujets cette leçon, qu'il n'est pas permis de se révolter. Chez les Romains, on reconnoissoit que le Préteur rendoit la justice au moment même qu'il prononçoit une Sentence injuste; & il est dit aussi, à l'occasion d'un Roi injuste, désigné de Dieu: «Qui sera innocent d'avoir osé lever la main sur l'Oint du Seigneur?»
Préférera-t-on le sentiment de ces Auteurs insensés, qui sans respecter l'Écriture-Sainte, la raison & l'équité, prennent les armes en faveur de certaines Puissances inférieures pour déprimer le Magistrat politique. S. Pierre enseignant d'abord la fidélité due au Roi, ensuite l'obéissance due aux Ministres, c'est-à-dire, aux Puissances inférieures comme ses Envoyés & Délégués, est un témoin non suspect, que toute l'autorité des Puissances inférieures est entre les mains du Souverain. S. Augustin dit de Ponce Pilate, que Dieu lui confia une puissance soumise à celle de César. David Prince & Chef du Peuple de Dieu, ne se crut pas en droit d'attenter à la vie d'un Roi qui tirannisoit les Juifs; sa conscience même lui reprochoit le morceau qu'il avoit coupé de sa robe.
La raison dicte aussi cette vérité. Ces Magistrats inférieurs le sont autant qu'il plaît au Souverain de les soutenir; loin de partager le pouvoir suprême, toute autorité, toute jurisdiction émanent & coulent du Magistrat politique. Marc-Aurèle, cet Empereur Philosophe, ne dissimule point que les Magistrats décident du sort des particuliers, que les Princes ont l'oeil sur les Magistrats, & que Dieu juge les Princes, entendant sous le nom de Princes les Empereurs qui l'avoient été.» La primitive Église proposoit ces saines maximes, nul Général, nul Chef de Légions n'a lavé ses mains dans le sang des Empereurs payens, souvent cruels & inhumains; & il est triste que ce siècle ait produit des Sçavans, qui, à la faveur de leurs pernicieuses erreurs, ont porté partout le feu de la discorde.
Les malheurs dont les guerres civiles ont dernièrement affligé quelques États, ne sont pas des exemples qui balancent l'Avis unanime. Quand on a pris les armes contre les Princes à qui les Peuples avoient déféré toute l'autorité, & qui gouvernoient par un droit propre & non emprunté; de quelque prétexte qu'ayent été colorées ces révoltes & quelque succès qu'elles ayent eu, il seroit difficile d'en approuver le motif. Mais lorsqu'on a attaqué des Princes liés par des traités, par des loix fondamentales, des Décrets d'un Sénat ou d'États assemblés, cette entreprise alors a des causes légitimes; elle est autorisée des Grands, & on repousse un Prince qui n'a pas l'autorité absolue. Plusieurs Rois héréditaires le sont plus de nom que de pouvoir; témoins les Rois de Lacédemone dont parle Emilius Probus.
Il est aisé de fasciner les yeux des ignorans, qui n'ont pas assez de discernement pour distinguer la constitution intérieure d'un État, de cette administration ordinaire, qui roule souvent sur un seul dans un État Aristocratique. Ce que j'ai dit des Rois, je l'applique à ces Princes, qui Princes de fait & de nom, ne sont pas Rois, ne sont pas Souverains, qui sont seulement les premiers de la République. Leur pouvoir ne ressemble en rien au pouvoir absolu. Il est encore des Provinces & des Villes, qui sous la protection & l'hommage de leurs voisins, retiennent l'autorité suprême, quoiqu'elles ne l'ayent pas en apparence. La protection n'est point une servitude. Un Peuple ne cesse pas d'être libre pour se mettre sous l'aile d'un voisin puissant; & la foi & hommage qu'il rend dans un traité d'égal à égal ne le dépouille point du pouvoir souverain. J'ai saisi cette réflexion avec plaisir, craignant que dans la suite (comme il est déjà souvent arrivé) quelque esprit de travers ne prête un faux jour aux motifs les plus innocens: j'aurois même été tenté de traiter à fond cette matière importante & susceptible des erreurs les plus absurdes, si Beccarias, Saravias, & depuis peu le sçavant Arnisée ne l'avoient épuisé, pour ne point rappeller ici Barclay, Bodin & autres politiques.
Ces Préliminaires préparent la démonstration du pouvoir que le Magistrat politique exerce sur le Sacré & le Prophane. Il est des principes que l'esprit ne se subjugue pas comme la langue. «Qui m'obligera dit Lactance, à croire ce que je ne veux pas croire, ou à ne pas croire ce que je veux croire?» Selon Cassiodore, la Religion ne peut être commandée; & suivant Saint Bernard, la Foi doit être persuadée & non ordonnée. C'est pourquoi les Empereurs Gratien, Valentinien & Théodose disent, en parlant d'un hérétique, que ses sentimens ne nuisent qu'à lui seul, mais qu'il ne les débite pas pour perdre les autres: telle étoit, je crois, l'idée de Constantin, qui se disoit Évêque extérieur, parce que les actions internes ne sont pas l'objet du Magistrat politique: elles sont immédiatement soumises à l'Empire de Dieu, qui par le ministère des Évêques, & non par la coercition n'employe à leur conversion que la parole & le culte; en sorte que Dieu réserve à sa toute Puissance la plus belle portion de l'efficacité.
Les actions intérieures unies aux extérieures dépendent entierement du Souverain. On punissoit par des peines écrites dans la Loi Cornelia, le Citoyen qui avoit un dard dans le dessein de tuer un homme. L'Empereur Adrien dit en général, qu'en «matière de crime il faut moins envisager l'exécution que l'intention.» Dans le Code de Justinien est un titre de la Foi Catholique, dont la première loi est conçue en ces termes: «Nous voulons que tous les Peuples de notre Empire professent notre Religion; cette inspection singulière a acquis aux Princes les titres de Recteurs, d'Auteurs, de Défenseurs de la Foi. Autrefois le Roi de Ninive ordonna une Pénitence avec un Jeûne.
Il n'est pas moins vrai pour les choses prophanes, que pour les choses sacrées que le Magistrat politique n'est pas en droit d'ordonner les choses défendues de Dieu, & d'empêcher celles qu'il prescrit. Ici s'applique le passage de l'Apôtre: «Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes;» sentiment que S. Polycarpe, Disciple des Apôtres, a rendu de la sorte: «Nous vouons aux Puissances instituées de Dieu une fidélité légitime & innocente.» Le Roi Achab sollicite Naboth de lui céder sa vigne, Naboth résiste, la Loi ne permettoit pas aux Hébreux d'aliéner les fonds des familles.
Antonin Caracalla s'adresse au Jurisconsulte Papinien pour faire l'apologie de son parricide; il en a horreur, & préfère la mort, sachant que la Loi naturelle & le droit des gens abhorroient également le mensonge & fermoient tout azile à un crime si affreux. Le Sanhédrin des Juifs défend aux Apôtres de parler ou d'enseigner au nom de J. C. ils répliquent qu'ils préfèrent Dieu aux hommes. Dieu, par la bouche de son Fils, leur avoit commandé de prêcher en son nom la pénitence & la rémission des péchés, d'abord à Jérusalem; car ils étoient sur-tout envoyés vers cette Ville.
La Loi humaine ne pouvoit rendre illicites les ordres qu'ils avoient reçus de Dieu. On a coutume d'entendre ainsi les Auteurs qui pensent que l'Evangile, le Ministère, les Sacremens ne répondent point au Souverain, c'est-à-dire, pour infirmer les Loix divines. 1°. Il ne peut empêcher avec succès la parole de Dieu, les Sacremens, tous Dogmes de notre Foi; étant constant que les choses définies de Dieu ne souffrent point des hommes une définition opposée. La Loi naturelle démembre aussi de leur pouvoir l'éducation des enfans, l'entretien des pauvres parens, la protection due aux innocens opprimés & tant d'autres bonnes oeuvres sur lesquelles la Loi n'a point statué.
2°. La forme sensible des Sacremens, celle du Ministère de la parole, n'éprouvent aucun changement des hommes. La Loi divine partage cette prérogative avec la Loi naturelle; car la forme du Mariage, qui consiste dans l'union de deux personnes jointes par un noeud indissoluble, est immuable selon elle. 3°. Le Prince n'a pas le pouvoir d'établir de nouveaux dogmes & d'innover dans la Foi, comme l'Empereur Justinien en convient il n'est pas le maître d'instituer de nouveaux Sacremens, ni un nouveau culte, il irait contre leur essence; on ne doit croire & pratiquer que ce que Dieu a enseigné, & cette voye-là seule est le chemin du Salut que Dieu a frayé aux hommes. La nature du Mariage seroit également offensée, si le Prince s'obstinoit à valider l'union entre deux personnes du même sexe, ou entre deux enfans. Aussi Dieu défend-t-il expressément de pancher vers la superstition, & de rien ajouter comme nécessaire au Salut, surtout dans la Loi que nous professons; dès-là le Souverain n'a pas plus de droit de commander les choses défendues de Dieu, que les Rois de Perse en avoient, de justifier les Mariages des Mères avec leurs enfans.
Cependant ce seroit s'énoncer plus correctement que de caractériser ces exemples immuables d'une immuabilité de droit, qui n'emprunte rien du Magistrat politique, quoique souvent il ait exercé son pouvoir sur eux, & que ce pouvoir dans l'Écriture-Sainte soit appellé, »le précepte du Roi, tiré de la parole de Dieu.» 1°. Ces Loix émanent de la Puissance absolue; le secours qu'elle prête, les obstacles quelle franchit, en facilitent l'observation. Cyrus & Darius permirent aux Juifs la réédification du Temple, le renouvellemens des sacrifices, & ils contribuèrent de leur trésor à ces dépenses nécessaires. Un Édit de Constantin & de Licinius accorda aux Chrétiens le libre exercice de leur Religion. 2°. La Loi humaine, en souffrant & prescrivant ce que la Loi divine ordonne, fait contracter une nouvelle obligation. »Celui-là, remarque S. Augustin, est puni des hommes & de Dieu, qui négligera les avis que la vérité lui donne par la bouche du Prince. …….. Les Empereurs veulent ce que J.C. veut; & parce qu'ils veulent le bien, c'est J.C. seul qui le leur inspire.
3°.Le Souverain indique le tems, le lieu, la maniere dont on accomplira la Loi divine: combien de Loix recommandent aux Ministres de prononcer à voix haute les formules du Baptême & de l'Eucharistie, afin que le Peuple puisse les entendre; interdisent la célébration des Saints Misteres dans les maisons particulieres, les Litanies, ou les prieres publiques sans le Clergé, la promotion à l'Épiscopat avant l'âge de trente-cinq ans; l'absence d'un Évêque de son Diocèse sans le consentement du Prince, & ce pour une année seulement.
4°. Le Souverain éloigne encore l'objet & les occasions du crime. Ezéchias renverse les Autels, brise les Statues, coupe le Bois sacré, met en poudre le Serpent de Moyse. Josias brûle les Temples des Idoles, en supprime les Prêtres, détruit les Bois sacrés, & les Autels des faux Dieux. Les Empereurs Chrétiens ferment les Temples & les Autels des Payens.
5°.Le Magistrat politique, par la terreur des peines temporelles, conduit les hommes à la pratique des Commandemens de Dieu, & leur imprime l'horreur pour ce qu'il défend. Le Roi Nabuchodonosor condamna au dernier supplice celui qui avoit blasphémé le Dieu des Hébreux. Les Empereurs condamnèrent à la mort ceux qui sacrifioient aux Dieux des Nations: tel est (si je ne me trompe) le devoir du Magistrat politique. Justinien l'a bien nommé, «la manutention des Loix divines, donnant à cette protection le titre de Législatrice. Les Princes de la terre, dit S. Augustin, servent J. C. en promulgant des Loix en sa faveur».
Ces maximes embrassent également le prophane que la Loi divine a défini, & que l'Apôtre nomme Justification de Dieu. De-là vient que le Droit civil est composé de Loix civiles & des préceptes inviolables de la Loi naturelle. L'opération du Droit civil, en égard à ces préceptes, est de procurer la liberté extérieure d'agir, en prévenant les difficultés; de l'appuyer même de son autorité, de marquer les circonstances, de faire disparoître ou de diminuer les occasions; de pécher, & de mettre le sceau aux châtimens déjà résolus. Toutes ces propositions sont autant d'axiomes si constans, que leur démonstration consommeroit le tems inutilement.
Des actions que la Loi divine n'a point définies, les unes sont gravées dans les coeurs, les autres sont couchées dans l'Écriture-Sainte: qu'elles soient sacrées ou prophanes, c'est au Souverain à les fixer: on ne révoque point en doute les choses prophanes. David partagea les dépouilles. Les Empereurs dans leurs Constitutions prescrivirent les formalités, ils assurèrent les effets des contrats & des testamens: les choses sacrées ne souffrent pas plus de difficultés, pour peu qu'on daigne jetter les yeux sur l'Ancien Testament, les Codes de Théodose & de Justinien, les Novelles & les Capitulaires de Charlemagne, ce sont autant de monumens du pouvoir souverain: il lui appartient de créer des charges plus utiles ou plus honorables que nécessaires, comme David, de construire un Temple au Seigneur & de l'orner comme les Rois Salomon & Joas; d'y ordonner les cérémonies & le culte, comme l'Empereur Justinien, d'établir un certain ordre dans l'élection des Pasteurs, de disposer les rangs entre les Pasteurs assemblés, de défendre l'aliénation des choses destinées aux usages sacrés, comme plusieurs Empereurs Chrétiens en ont promulgué des Loix.
Quelques Auteurs avancent assez légèrement qu'il faut prouver que la Loi divine n'a point défini certains points; ils ont oublié que l'usage est de réserver la preuve à l'affirmative & non à la négative, & de censer permis ce qui n'est pas nommément défendu; puisqu'il n'y a de faute que le violement de la Loi: d'autres soutiennent avec plus de fondement, & sans aucun rapport à la question, que l'essentiel est renfermé dans la parole de Dieu. Dieu n'insiste point sur ces préceptes parce qu'ils sont immuables; mais ils sont immuables parce que Dieu les enjoint. Les autres sont muables, arbitraires & à tems.
Les vues humaines pénétreraient avec peine le motif qui a engagé Dieu à définir certains points, & à laisser les autres libres: il vaut mieux souscrire au sentiment de ceux qui subordonnent tellement au Magistrat politique, le sacré, & le prophane, que son pouvoir n'a pour limites que la loi divine, la raison & l'équité naturelle. Tertullien s'exprime de la sorte: «Les Sujets resserrés entre les bornes de la discipline doivent aux Puissances toute fidélité.» La Confession d'Ausbourg annonce, «que les Chrétiens sont nécessairement obligés d'obéir aux Magistrats & aux Loix, à moins qu'ils ne commandent le crime.» Celle de Bohéme, que l'Evangile veut «que les Peuples soient soumis aux Souverains, pourvu qu'ils n'attaquent ni Dieu, ni sa parole.» Celle de Hollande, «que tout homme, de quelque dignité, condition, ou état, doit dépendre du Magistrat légitime, le respecter, lui obéir en tout ce qui ne blesse point la parole de Dieu.»
Si le Magistrat politique franchit les bornes, (ce qui arrive dans les deux genres) alors le sacré & le prophane, de concert, forcent d'obéir plutôt à Dieu qu'aux hommes; s'il use de violence, la patience est l'unique ressource; car il est défendu de repousser la force par la force. J. C. instruisit S. Pierre, & S. Pierre avertit les hommes de ne pas porter impatiemment les maux qu'ils endurent; la fuite, la prière sont justes. Elie, Urias, tous deux Prophètes, ont échapé par la fuite. J. C. conseille aux Apôtres de fuir de Ville en Ville. S. Cyprien, S. Athanase se sont exilés: les Chrétiens répandoient des larmes sous la persécution de Julien. «Ils n'opposoient que ces armes à cet Empereur Payen, dit S. Grégoire de Nazianze; tout autre parti était criminel.» «Je ne sçais point me défendre, s'écrie S. Ambroise, je gémirai, je pleurerai, je serai accablé de tristesse, je ne puis ni ne dois résister autrement.» Eleusius & Silvain Évêques répondirent sagement à Constantius qui les menaçoit: «Vous êtes armé du glaive des vengeances, la piété ou l'impiété sont notre partage.»
Les premiers Chrétiens, que la cruauté des Empereurs a éprouvés sont des modèles de cette patience, ils auroient été formidables s'ils n'avoient préféré de sacrifier leur sang plutôt que celui de leurs Citoyens. «Tertullien fait sentir qu'ils occuppoient les Villes, les Isles, les Châteaux, les Bourgades, les Villages, le Camp, les Tributs, les Décuries, le Palais, le Sénat, le Bareau, & cependant, poursuit-il, aucun ne prit le parti d'Albin, de Niger ou de Cassien. Sous Julien l'Apostat & l'Hérétique Valens, des Gouverneurs de Provinces, des Chefs de Légions, embrassèrent la vraie Religion avec leurs Provinces & leurs troupes, & personne n'osa se vanger de leurs cruautés.» «Les Soldats Chrétiens, dit S. Augustin servoient les Empereurs Payens; mais étoient-ils sollicités d'adorer les Idoles, d'offrir l'encens, ils leurs preféroient Dieu, & distinguoient alors le Maître éternel du Maître temporel: cependant ils étoient fidèles au Maître temporel à cause du Maître éternel.»
Le pieux Eusèbe, Évêque de Samosate, exilé par l'Empereur Valens, rappelle à son Peuple, par l'exemple des Apôtres, la soumission qu'on doit aux ordres des Empereurs, & calme la sédition qui alloit éclater. «A Dieu ne plaise, s'écrioit-il, que je profite de l'émeute du Peuple.» Enfin la Légion Thébaine souffrit d'être décimée pour la foi, après avoir été tant de fois victorieuse des ennemis de l'Empire.
Les premiers Chrétienne sortoient point de leurs retraites, lorsque les Persécuteurs n'en vouloient qu'à quelques-uns; fidèles imitateurs de l'Apôtre S. Jean, qui obéissant aux Empereurs, se tint caché dans l'Isle de Pathmos. S. Cyprien reprend avec aigreur les Chrétiens qui en usoient autrement. «Elius proscrit de sa Patrie, y rentre, pour mourir, non comme un Chrétien, mais comme un coupable.» On rapporte un trait remarquable. On publia à Nicomédie un Édit cruel de Maximien & de Dioclétien, qui ordonnoit de brûler les saints Livres, de démolir les Églises, & de faire périr les Chrétiens dans les plus horribles tourmens: un seul d'entr'eux osa déchirer l'Édit, & ce manque de respect l'ayant fait arrêter, les Chrétiens publièrent hautement que sa mort étoit une juste punition de son crime. On voit par-là combien profondément étoit gravé dans le coeur des Chrétiens ce mot du Seigneur, qui défend d'user du glaive; celui-là l'usurpe qui ne l'a pas reçu de Dieu. Le Seigneur l'a donné au seul Magistrat politique, & aux autres par lui. Tous les exemples de l'Ancien Testament le confirment. Si des Peuples & des Villes se sont soustraites à l'obéissance des Princes, dont l'impiété a servi de prétexte à la révolte, ces coups terribles partent de la Justice divine, & ne canonisent point la rébellion des Sujets.
Le Souverain, qui, pour protéger l'Église, prend les armes contre un ennemi domestique ou étranger, est en droit de soutenir par la force de son pouvoir la vie & les biens de ses Sujets, dès que la Religion est est le motif; car sa défense lui est aussi essentiellement confiée que celle de ses frontières. «Il ne porte pas en vain le glaive, dit S. Paul, il est le Ministre de Dieu contre les coupables.» Je crois avoir clairement démontré le Pouvoir du Magistrat politique sur les actions sacrées & prophanes, extérieures, immédiatement; & sur les intérieures, à cause des extérieures; soit qu'il prescrive celles que Dieu a ordonnées, soit qu'il défende celles que Dieu a défendues, soit qu'il fixe celles que Dieu a laissées libres, soit que sous le nom du Droit il employe la violence.
Réunissant ensemble tous ces objets, on découvre peu de différence entr'eux. Binius même, Catholique Romain, convient que les Empereurs ont le sacré & le prophane. J'avoue qu'en détail le pouvoir du Prince est plus resserré dans les choses sacrées que dans les prophanes. La Loi divine s'est plus expliqué sur la Religion, & l'a moins abandonnée aux hommes. Le prophane ne va point au-delà des maximes de la Loi naturelle, (depuis que les Loix des Hébreux n'ont plus aucune force) on en excepte cependant quelques Loix du Mariage que les uns puisent dans la Loi naturelle, les autres dans la Loi divine.
L'Evangile rappelle encore des préceptes que la volonté divine avoit déjà déclarés: cela mis à part, je ne comprens pas qui feroit un obstacle à la Puissance temporelle, soit que la Religion demande une attention singulière & des soins plus pressans, soit que les principes naturels sont plus connus, soit que l'erreur en matière de Religion a des suites plus fâcheuses. Toutes ces observations n'altèrent point le droit; elles auroient plus de poids dans la manière de le bien exercer.
Solution des objections contre le pouvoir du Magistrat politique sur la Religion.
Plus on aura goûté les maximes qui assurent le pouvoir du Magistrat politique; plus il sera aisé d'applanir les difficultés qu'on a coutume de former contre. La première est que J. C. a institué les Pasteurs, que la Puissance temporelle n'y a aucune part, qu'ils tiennent de ce Divin Législateur les fonctions de leur ministère, que Pasteurs ils ne sont pas les Vicaires du Souverain. Le paralelle des autres pouvoirs va démontrer qu'ils ne détachent rien du Pouvoir absolu. La puissance des Pères sur leurs enfans, des Maris sur leurs femmes rapporte son origine à Dieu, non à l'institution des hommes; cependant elle cède au Magistrat politique quoique plus ancienne. La Médecine prend sa source dans le Créateur, auteur de la Nature, comme le Pasteur a sa Mission de J. C. Sauveur du monde. Pour la pratique le Médecin tient de la nature & de l'expérience les règles infaillibles de son art, sans rien emprunter de l'autorité suprême, sans même la représenter dans l'exercice de cette science: cependant le Médecin est soumis à son pouvoir, de même que l'agriculture, le commerce, les arts & les métiers. Le Juge qui n'a de puissance que celle du Souverain dont il occupe la place, ne se prête pas plus aveuglément à tous ses mouvemens; il a des devoirs que Dieu lui prescrit de ne se point laisser gagner par des présens, de ne rien accorder à la faveur, de ne jamais agir par haine, de protéger les mineurs, & d'être l'azile des pauvres & des malheureux.
C'est donc un foible argument contre le pouvoir du Magistrat politique, que celui qui naît des ordres précis de Dieu: je ne suis point surpris que les Pasteurs ne soient pas contraints de se prêter aux Princes, qui défendent ce qui est ordonné de Dieu, ou qui ordonnent ce qui est défendu: tout particulier trouve ses engagemens dans la Religion & dans les préceptes de la Loi naturelle: ce Juge, revêtu de l'autorité du Prince, sollicité de juger contre l'équité, doit non-seulement s'en abstenir, mais il doit juger en sa faveur. Concluera-t-on de-là que le particulier ou le Juge ne sont pas Sujets du Magistrat politique? (l'opinion seroit folle & insensée) On pensera plutôt que le Magistrat politique, le Juge & le particulier fléchissent devant Dieu, & que lorsque les préceptes se croisent, il faut préférer ceux du Supérieur.
On se trompe grossièrement, de diviser des choses de même espèce, & de confondre des choses distinctes. Dans le sacré, dans le prophane, il n'est pas permis au Pasteur, au Juge ni au particulier d'agir contre la Loi de Dieu, ou d'omettre ce qu'elle recommande; quoiqu'il leur soit libre de souffrir en vue de la Loi divine ou humaine, ils y sont d'autant plus indispensablement obligés, qu'ils ne peuvent repousser la violence, ni rien tenter contre le Souverain au-delà des bornes que Dieu a placées.
Quelques-uns prétendent que le Prince n'est pas de l'essence de l'Église, c'est-à-dire, que l'Église peut exister sans lui, & qu'elle subsisteroit, quand il en seroit le persécuteur. Cette idée n'a aucun rapport à la question; car en continuant cette façon de parler, le Prince n'est pas de l'essence de l'homme, du Marchand, du Laboureur, du Médecin, que la Raison & l'Apôtre lui soumettent.
L'Objection la plus spécieuse est, que le Prophète prédit à l'Église que les Rois prosternés à terre l'adoreront & lécheront la poudre de ses pieds. Ce passage familier aux Ultramontains, semble plutôt assujettir les Rois à l'Église, mais à l'Église visible, que l'Église aux Rois. Si cependant, à l'exemple d'Esdras & de ses compagnons, on interprète l'Écriture par l'Écriture, si l'on rassemble tout ce que le Saint Esprit a dicté, on dévoilera que cet honneur, dont parle le Prophète, est propre & particulier à J. C. Le Psalmiste le rend en mêmes termes, Ps. 7e. V. 9. Il se figure alors J. C. présent au milieu de l'Église, comme l'Ancien Testament regardoit l'Arche de Moïse toujours honorée de la présence du Très-Haut: cet Oracle est une similitude qui ne s'explique point dans le sens vulgaire, à moins de décorer l'Église de cette Majesté, propre à J. C. seul, qui est le Roi des Rois de la Terre, suivant l'Apocalypse I. 5. «Les Papes se sont souvent parés d'un passage qui n'est point de l'Écriture, que l'Empereur est dans l'Église & non au-dessus de l'Église;» ce qui est très-vrai, en parlant de l'Église Catholique qui n'a jamais été, & ne sera jamais réunie sous un Roi de la Terre: il n'en est pas de même de l'Église visible d'un Royaume, ce seroit méconnoître la supériorité du Magistrat politique; car un Roi, comme Roi, est non-seulement au-dessus de chaque particulier, mais encore de tout le peuple ensemble, soit d'un Peuple infidèle, tel qu'étoient ces Nations dont parle Horace. Jupiter domine les Princes, les Princes leurs Sujets: J. C. dit «que les Rois des Nations les gouvernent,» soit même d'un Peuple fidèle comme les Hébreux que Dieu apostrophe ainsi: «Aussitôt que vous serez dans la terre que Dieu vous donnera, que vous la posséderez, que vous l'habiterez, vous direz, nous élèverons un Roi semblable à ceux des Nations;» & ce Roi, dit le Peuple, régnera sur la Nation. L'Histoire sacrée répète à chaque instant; «que Saul, David, Salomon sont établis Rois de tout Israël, du Peuple de Dieu & de son héritage.»
Or, quelle est l'Église visible? l'Assemblée des fidèles, cette Assemblée sur laquelle Justinien déclaroit avoir reçu le droit de commandement. Théophile interprétant cet endroit, avoue que le Prince a le droit de commander au Peuple. Saint Paul écrivit à l'Église Romaine, que tout esprit fût subordonné aux Puissances: il recommande à Titus d'imprimer aux Fidèles de Crête l'obéissance & la soumission due aux Puissances: on a encore une Lettre aussi précise de S. Pierre aux Églises de Pont, de Galatie & autres. Enfin ce passage de S. Chrysostome: «Si les Rois Payens ont vu ces maximes scrupuleusement observées, avec quelle attention doivent-elles l'être par les Fidèles?» On n'est pas surpris de lire dans de pieux Auteurs, que les Rois servent l'Église; car servir l'Église, signifie veiller à son avantage. Les anciens Payens ont appellé la Magistrature politique une servitude; ils ont dit que le Berger sert son troupeau; que le Tuteur sert le Mineur; que le Général sert son Armée. En oseroit-on inférer que le troupeau est au-dessus du Berger, que le mineur est au-dessus de son Tuteur, & que l'armée est supérieure à son Général?
En effet, au rapport de Saint Augustin, ceux qui gouvernent servent par le conseil & par la prudence: on convient que les Rois servent l'Église, mais ils ne sont pas ses Sujets. Saul n'étoit point le Sujet d'Israël, Israël au contraire étoit son Sujet. Le Grand Prêtre Abimelec ne lui étoit pas moins soumis que David, le premier de sa Cour. Le Grand Prêtre Sadoc étoit le Sujet de David & de Salomon. Les Conciles généraux qui composoient l'Église sous les Empereurs, leur ont donné le titre de Maîtres, & de même que le Père de famille règle sa famille fidèle ou infidèle, de même la vraie Religion que professe un Peuple n'altère point le droit du Magistrat politique.
Cependant, ajoutent certains Auteurs, avec un air de confiance capable de séduire, la fonction sacrée des Pasteurs s'étend jusque sur les Rois, tant à cause de la parole qu'à cause du ministère des Clefs: des exemples renversent ce système. Quel est l'art qui n'ait pas quelque relation au Souverain? le Laboureur, le Marchand, le Tailleur, le Cuisinier, ils lui sont tous nécessaires. Le Médecin guérit également le Roy & son Écuyer. Le Chirurgien, dans une occasion pressante, employe sur le Prince le fer & le feu. Le Philosophe, le Conseiller approchent encore plus près de sa personne, non comme homme, mais comme Roi: il serait sans doute imprudent d'affranchir des Loix & de l'autorité suprême ces personnages & les fonctions qu'ils exercent.
Je passe promptement à la difficulté de ceux qui attribuent à J. C. seul le pouvoir sur la Religion, & en refusent la plus petite portion au Souverain, sous prétexte qu'on n'a pas besoin de Vicaire quand on suffit à l'administration d'un État. Je distingue d'abord les actions de J. C. Les unes sont terminales, s'il est permis de parler de la forte, & les autres moyennes. Les Actions terminales ont pour but le principe & la fin de la Puissance suprême. La Législation est le principe qui prépare aux fidèles une récompense éternelle, & aux pécheurs des tourmens éternels. La Jurisdiction définitive en est la fin. J. C. a déclaré la première, il remplira la seconde. La prédication de la Loi divine est sous la Législation, elle interdit la lecture des commentaires dangereux; elle propose des choses qui, toujours approuvées de Dieu, sont voilées ou proscrites pour un tems; elle marque l'établissement du Ministère Évangélique, des Sacremens & de l'abolition de la Loi légale des Hébreux. La Jurisdiction renferme la condamnation de quelques-uns, l'absolution des autres & la possession de la félicité. J. C. s'étant dépouillé de l'administration du Royaume, conservera toujours la Majesté Royale; & dès qu'il s'est réservé des fonctions qu'il n'a point laissées à la disposition des foibles mortels, comme la vie & la mort éternelle; & que de simples hommes, ne dispensent point les récompenses & les supplices éternels; il est hors de doute que J. C, ne souffre dans ce ministère ni Vicaire ni Associé.
Les actions moyennes sont intérieures ou extérieures; les premières sont où de l'homme, ou dans l'homme. J. C agit dans l'homme quand son Esprit-Saint éclaire ceux-ci, ou aveugle ceux-là en ne les éclairant pas; quand il touche le coeur de quelques-uns, ou endurcit quelques autres; & distribue des secours plus ou moins puissans contre les efforts du Tentateur. Les actions sont de l'homme, quand il lie ou délie les Pécheurs, quoique souvent sa divine Providence grave au fond du coeur des signes certains. Toutes ces actions au-dessus de l'homme sont si propres à J. C. qu'il n'y admet ni Associé ni Vicaire: elles veulent cependant des Ministres qui sont les Pasteurs, soit qu'ils soient Particuliers, soit même qu'ils soient Rois, & auxquels il distribue proportionnément le ministère.
Le Vicaire & le Ministre différent beaucoup: le Vicaire produit des actions de même substance de celles que celui qu'il représente, mais à la vérité moins parfaitement. Le Ministre produit des actions, non de même substance, mais telles qu'elles servent aux actions de la cause première. Les actions du Prince & du Vicaire portent le même nom, car le Roi commande & il juge: le Magistrat ordonne & il juge; mais le degré d'autorité n'est pas égal. L'action du Ministre, eu égard à la cause principale, n'en a le nom que par similitude: de cette maniere les Pasteurs sauvent les ames, remettent et retiennent les péchés. Les autres actions de J. C. ont pour objet de conserver l'Église, de la secourir contre ses ennemis, de la réformer, de l'orner; voilà l'office de sa divine Providence. Quoiqu'elle suffise pour entretenir cette parfaite harmonie qui règne dans l'Univers, cependant la Sagesse suprême employe les Souverains comme des Vicaires, pour cimenter & perpétuer la société; & cette relation intime avec le Créateur, leur a mérité le nom de Dieu. Aussi J. C. toujours attentif sur son Église, s'est associé les Souverains qui font les Défenseurs de la Foi, & les serviteurs de J. C. auxquels il a daigné communiquer son nom: ce sont ces Rois & ces Grands qui, selon Saint Grégoire de Nazianze, partagent avec J. C. le gouvernement de l'Église; non qu'ils soient revêtus d'un pouvoir égal, (proposition erronnée) mais en qualité de ses Vicaires. La Confession de Foi de Bohême reconnoît que la puissance des Magistrats est commune avec celle de l'Agneau, puisque des Puissances subordonnées sont compatibles, qu'il n'en coûte point à la Majesté de J. C. de se réserver à lui seul la connoissance des principaux points, & d'en abandonner quelques portions aux hommes, comme aussi d'employer les Anges. Il est sûr que le Magistrat politique, en se mêlant, de la Religion, n'entreprend rien sur les droits du Souverain Maître. Je saisis avec vivacité cette occasion, pour détromper des ignorans; qui s'imaginent que le Clergé & les Conciles tiennent la place de J. C., le Roi des Rois & le le Seigneur des Seigneurs, & qui honorent de cet Empire immédiat de J. C, sur les Rois des Assemblées que le bon ordre & l'autorité respectable de la Loi divine soumettent au Prince.
L'Écriture Sainte & l'Histoire sacrée semblent accorder une sorte de Gouvernement aux Pasteurs & aux Églises: ce Gouvernement détruiroit-il le pouvoir du Magistrat politique? Pour dissiper toute équivoque, & manier une question aussi délicate, il est à propos de faire précéder quelques distinctions: tout Gouvernement est constitué de façon que le Sujet ou garde toute sa liberté, ou la perd. De la première espèce, dit Tacite, sont ceux qui obligent par la persuasion & non par la coërcition, dans les choses indifférentes; comme les Médecins, les Jurisconsultes, les Conseillers. Le Gouvernement qui éteint toute liberté est déclaratif où constitutif, & ce dernier est fondé sur le consentement; ou il est établi par la force: cette distinction naît de la manière dont l'obligation se contracte. Le Gouvernement déclaratif ne contraint pas proprement, il conduit à l'obligation, en faisant connoître ce qui produit ou augmente l'obligation. Le Médecin gouverne un malade, en lui découvrant ce qui est mortel, & ce qui peut rétablir ou fortifier sa santé; il faut que le malade évite l'un & embrasse l'autre; il n'y est point forcé par aucun pouvoir du Médecin, mais par la loi de la nature, qui recommande à l'homme le soin de sa vie & de sa santé. Le Philosophe règle la vie civile & morale, en dévoilant ce qui est honnête, & ce qui concourt au salut du Peuple.
De cette classe sont encore les Publications & les Ordonnances des Intendans des Provinces; le Gouvernement persuasif & le déclaratif sont compris sous le nom de Gouvernement directif, bien différent du constitutif, qui vient du consentement ou de la conquête. Le Gouvernement constitutif consenti à l'égard des constituans, tire sa force de la Loi naturelle, qui veut que ceux qui étoient libres de transiger observent inviolablement les traités; ceux qui n'ont pas consenti n'y sont pas directement astraints, ils y sont indirectement, si trois choses se réunissent.
1°. S'ils sont membres de quelque universalité.
2°. Si le plus grand nombre en est convenu.
3°. S'il est expédient de statuer pour la conservation de la société & le bien de l'État, chacun devient obligé, moins à cause que le plus grand nombre oblige comme supérieur, qu'à cause que la Loi naturelle dicte, que tout membre contribue au bien de tous. On désireroit en vain ce bien, il s'évanouiroit même s'il dépendoit de la fantaisie de quelques Citoyens de rompre ce que la plus grande partie auroit concerté.
Les compagnons de voyage sur un Vaisseau, les Collègues d'une négociation, doivent suivre le voeu du plus grand nombre dans les délibérations qui demandent une décision prompte, & qui intéressent la Communauté dont ils sont membres.
Le Gouvernement impératif oblige de lui-même; ces Gouvernemens, comme on l'a déjà dit, sont souverains ou subordonnés aux Souverains: ces derniers dérivent du Souverain, ou ont une autre origine. Le pouvoir du Père de famille dont les deux branches sont le Tuteur & le Gouverneur, est le seul qui, soumis au Souverain, n'en émane point; il est naturel, permanent & primitif. L'Écriture atteste que quelques-uns ont exercé un pouvoir distinct du Souverain. Dieu lui-même s'étoit expliqué en leur faveur. Le pouvoir qui coule du Souverain, a en même tems le droit de contraindre & d'agir comme la Préture, le Proconsulat, ou de contraindre seulement comme le délégué; car la coërcition est la base de tout Gouvernement, & en est l'effet ordinaire.
Qu'on applique maintenant ces maximes aux Pasteurs & aux Églises, J. C., avertit les Apôtres, les Apôtres recommandent aux Pasteurs de ne point subjuguer le Clergé, encore moins de dominer, seul attribut des Princes, S. Luc 22. 23. & de n'usurper, aucune puissance, seule prérogative des Grands, Math. 20. 25. Marc 42. Sous ce nom s'entendent les Princes, tels que les Etnaiques des Juifs, que Joseph nomme Bienfaisans: «Ils sont aussi» la lumière chez S. Luc: On les appelle Bienfaisans, parce qu'ils exercent tout pouvoir. Or, ôter aux Pasteurs le pouvoir souverain & le pouvoir des Magistrats, c'est leur ôter tout pouvoir.
Un passage de S. Paul, 1. Tim. 3.3 interdit au clergé toute coercition; «Un Évêque, dit-il, n'est point un Sergent ni un Archer. Si, selon S. Chrysostome, un homme s'écarte de la Foi, le Ministre du Seigneur doit s'armer de patience, il doit user d'adresse & d'exhortations pour l'engager à rentrer dans le sein de l'Église, parce qu'il ne sçauroit employer la violence pour le convertir: d'ailleurs J. C. n'a point appris aux Pasteurs à se servir de la force.» La législation, disent les Grecs, est réservée aux Rois, & S. Chrysostome assure aux Rois & ôte aux Évêques la nécessité du pouvoir & la coercition des Loix. J. C. réfléchissant sur son état d'abnégation, lui qui étoit la victime que son Royaume soit de ce monde il proteste, ce qui est moins, qu'il n'a point été constitué Juge.» Il a appellé les Apôtres au même ministère, d'où S. Chrysostome conclut: »Notre puissance ne vas pas jusqu'à détourner les hommes du crime par la terreur des châtimens. Je vois, dit Saint Bernard, les Apôtres cités au tribunal; je ne les y vois point assis. Les noms d'Envoyés, de Légats, de Prédicateurs, que l'Écriture prodigue aux Pasteurs, confirment ce sentiment; attendu que la fonction du Légat, du Nonce, du Prédicateur est de ne point obliger, mais seulement de faire connoitre les ordres du Prince qui le députe.
»Les Pasteurs sont établis pour enseigner, ajoute S. Chrysostome, non pour forcer ni dominer. On le sent à la lecture de la formule de la mission:» dire ce qu'ils ont entendu, & rendre ce qu'ils ont reçu, rien de plus; comme l'Apôtre n'avoit aucun ordre de Dieu à l'égard des Vierges, il n'ose décider, il conseille, & il avoue en même tems qu'elles ne pécheront point en agissant autrement. Après avoir invité les Corinthiens à aider leurs frères de Jérusalem d'une libéralité extraordinaire, il poursuit: »Je ne vous force point, parce que je ne vous le commande pas. L'espèce de Gouvernement particulier aux Pasteurs de conduire, de régler, de paître le troupeau, est ou purement persuasif, ou déclaratif: ainsi quand on lit que les Apôtres & les Pasteurs ont contraint, c'est une figure qui exprime la rémission ou la rétention des péchés. On explique de la force ce passage du Prophète Jérémie: »J'ay été envoyé de Dieu pour détruire les Royaumes, il veut dire pour prédire la destruction des Royaumes. Ces mots, imposer le joug, couchés dans la Lettre des Apôtres, des Anciens & des Frères aux Églises de Syrie & de Cilicie ont la même signification. La Religion n'offre point un nouveau joug, autrement il sembleroit qu'il eût été permis de pécher avant ce décret: elle apprend quels sont les devoirs que la Loi divine prescrit aux hommes, quelles sont les oeuvres qui provoquent le Salut du prochain & préservent des écueils du péché.
Quoique les Juifs eussent un amour plus tendre pour leurs Prosélytes, leurs livres sont garants qu'ils fraternisoient avec les Nations qui gardoient les préceptes que Dieu avoit dictés aux fils de Noë, consistant à s'abstenir du sang & des viandes étouffées: ils livroient au contraire une guerre éternelle, & rompoient tout commerce avec les Peuples qui violoient ces préceptes communs au genre humain, & ils jugeoient dignes de mort les Cananéens & les Nations voisines qui méprisoient cette Loi.
Les Juifs contemporains des Apôtres ne comprenoient qu'à peine que la Loi Légale fût abrogée; ils étoient prévenus que les Payens n'étoient pas moins asservis à ce culte universel qu'ils l'étoient à leur Loi. Le moindre relâchement les auroit révoltés. Comme ce préjugé étoit capable de retarder les progrès de la Religion, les Gentils se prêtèrent un tems aux foiblesses des Juifs; mais lorsque l'on commença à désespérer de leur conversion, l'Église d'Occident secoua d'elle-même le joug, & ne voulut connoître d'obligation que celle de la Loi divine qu'elle professoit. Saint Paul développe ces motifs en parlant aux Corinthiens des choses offertes aux Idoles.
L'Église n'a donc aucun pouvoir de droit divin, le glaive est le symbole de la domination. L'Apôtre S. Paul, les Jurisconsultes, d'accord avec Aristote, le nomment »la souveraine Puissance; les armes de l'Église ne sont pas matérielles, elle n'a reçu d'autre glaive de Dieu que le spirituel, c'est-à-dire, la parole de Dieu. Son Royaume n'est pas de ce monde, il est au Ciel: l'Église n'est point maîtresse sur la terre, elle n'y est que comme un locataire, lequel n'a aucun pouvoir. L'Église qu'on appelle visible est une Assemblée, non-seulement permise, mais fondée sur la Loi divine: Dès-là tout ce qui appartient de droit aux Assemblées légitimes, appartient de droit à l'Église, tant qu'il n'appert pas qu'on en ait rien détaché.
Ces Assemblées ont un pouvoir constitutif qui naît du consentement; deux exemples suffisent: la Loi du Sabat, éteinte, il étoit libre aux Chrétiens de choisir quel jour ils fixeroient pour le culte divin; ce culte de l'ordre exprès de J. C. demandoit l'Assemblée des Fidèles, & cette décision les intéressent tous devoit avoir le voeu de tous. On consacra donc, de l'avis des Apôtres & du consentement de l'Église, le premier jour du Sabat, en mémoire de la Résurrection, & on l'appella Dimanche.
Les Apôtres ne pouvoient plus vaquer au soin des pauvres; l'Église, sur leurs instances, institua les Diacres, & nomma les Fidèles qui en rempliroient les fonctions. Partout on régla, d'un avis unanime, des points qu'il n'est pas permis de rejetter sans être coupable; car puisqu'il étoit nécessaire de statuer, il n'y auroit eu rien de certain, si chacun eût eu la liberté de contredire, à moins que le petit nombre ne cédât au plus grand, ou le plus grand au plus petit; ce dernier n'étant pas juste, l'autre devint indispensable: ce droit de décerner est propre à l'Église, il est de l'essence de l'universalité; mais j'ai démontré plus haut que le Gouvernement impératif n'étoit pas également le partage de l'Église.
Je ne prétends pas inférer de là que l'Église est incapable d'exercer le pouvoir souverain ou subordonné au Souverain: elle auroit le pouvoir suprême, si les Fidèles, libres & séparés des autres hommes, formoient une République particulière, comme celle des Juifs sous les Machabées. Plusieurs monumens conservent encore les noms d'Ethnarque, de Sénat, & du Peuple, tant par rapport au Gouvernement politique que par rapport à la Religion, comme dans l'institution de la Fête des Dédicaces, appellée Encomia. L'Historien raconte que Judas, ses frères, & toute l'Église d'Israël fît le règlement. L'Église alors étoit revêtue de la Magistrature politique, non à cause que le Peuple étoit fidèle, mais parce qu'il étoit libre. Témoin aujourd'hui certaines Villes des Suisses, dont le Gouvernement est entre les mains du Peuple.
Le pouvoir subordonné au Souverain, ou la liberté de vivre sous ses propres Loix, ne fut point inconnu aux Juifs; ils en goûtèrent les douceurs en Judée, à Alexandrie, à Damas & en d'autres Villes sans aucune contrainte, tantôt plus resserré, tantôt plus étendu: il comprenoit quelquefois le droit de vie & de mort, quelquefois la peine du fouet, quelquefois la punition la plus sensible, c'est-à-dire, le bannissement de la Synagogue, selon qu'il plût aux Rois Chaldéens, Perses, Syriens, Égyptiens ou Empereurs Romains, de modérer, ou d'appesantir le joug.
Les Juifs, par le conseil de Mardochée, profitèrent des bontés d'Assuerus pour célébrer les jours appellés Sortimo, ou la Fête des Sorts. Les Juifs, sous Eidras & Nehemias, dressèrent, à la faveur de cette liberté, nombre de règlemens sacrés & profanes: je rapproche ces exemples du pouvoir subordonné, de peur que des gens de mauvaise foi ne le fassent passer mal à propos pour un droit immuable & perpétuel de l'Église; donc les Pasteurs n'ont de droit divin aucune puissance par essence, ni par fonctions, donc la magistrature politique n'est pas compatible avec ce ministère.
L'Église primitive n'a jamais pensé qu'on dût perpétuellement séparer la fonction pastorale du pouvoir subordonné; la portion qu'on lui assigneroit n'entameroit point la puissance souveraine sur la Religion, Le Gouvernement directif, qui est le conseil & la déclaration du précepte divin, est d'une toute autre espèce; & dans ces différens Gouvernemens il n'est pas surprenant que le même gouverne & soit gouverné. Le Conseiller guide le Prince, en le persuadant; l'homme versé dans la Loi naturelle, en lui dévoilant la Loi divine; le Médecin, en veillant sur sa santé; & le Pasteur, en lui frayant les voyes du Salut: cependant le Magistrat politique les gouverne tous, & souverainement; aussi n'est-on point étonné de voir chez les Saints Pères les Rois précéder les Évêques, & les Évêques précéder les Rois selon l'instant de la puissance.
Quoique le Gouvernement de consentement ait un pouvoir constitutif, il est entièrement soumis au Souverain, attendu que personne par son consentement ne donne plus de droit à un autre, ou à une multitude qu'il n'en a lui-même: cette obligation que l'on contracte librement n'a pas des limites plus reculées que celles de la liberté: or, personne n'a la liberté d'attenter au pouvoir du Magistrat politique, sous qui tout doit fléchir, excepté le droit divin; donc il n'est pas possible de pousser l'obligation jusques-là: ainsi deux Gouvernemens constitutifs ne sçauroient subsister ensemble qu'ils ne soient subalternes; un arrangement contraire feroit naître des obligations incompatibles. Ce motif engagea Dieu à soumettre au Prince le pouvoir paternel & sacerdotal de l'Ancien Testament, les Successeurs d'Aaron n'ayant jamais été sans une force de pouvoir.
Enfin, cette administration extérieure, confiée au Clergé, assure, loin d'ébranler la Puissance absolue, puisqu'elle lui est non-seulement subordonnée, mais qu'elle en émane toute entière: on découvre la cause par ses effets, & on juge que cela est, parce que cela est tel.
Du Jugement du Magistrat politique sur la Religion.
Après avoir confirmé au Magistrat politique le pouvoir qu'il a sur la Religion, il est juste de connoître comment il l'exerce: le jugement précède l'acte du pouvoir; car il est de la volonté de commander, toute action de la volonté est bonne, quand elle a deux rapports; l'un de la volonté avec le jugement, l'autre du jugement avec l'objet. L'Apôtre parlant de la première, dit, que tout ce qui ne vient pas de la foi est péché, &c où est la foi est un jugement approbatif, que l'on oppose à la conscience, qui blâme l'action ou qui flotte dans l'incertitude. La signification naturelle & simple du jugement est l'acte du Supérieur, qui, Juge entre deux partis, décide ce qui est juste. Le jugement vient de Juge, & le mot Juge, de qui dit le droit. On a depuis compris sous ce terme toutes sortes de décisions, même les intérieures, que l'on porte sur les matières que l'on médite, ou sur les actions que l'on fait.
Le jugement des actions en général est de deux sortes, ou il prévient les propres actions, ou par les propres actions il a relation avec les actions du prochain, & il est de deux espèces; nos actions sont comparées avec celles du prochain ou par le jugement ou par la volonté: ainsi le jugement des actions étrangères est ou directif, soit par la déclaration, soit par la persuasion, ou impératif. Aristote a distingué le jugement impératif en légal & judiciaire, celui-là universel, celui-ci particulier.
Dieu le Maître absolu a le jugement absolu impératif, & parmi les hommes celui-là juge souverainement, qui est le Magistrat politique Personne n'a le droit d'abroger les Loix, de casser les Arrêts par une décision souveraine; ils veulent une obéissance aveugle, quand ils ont la Loi divine pour bornes. Or, de même que le pouvoir renferme le sacré & le prophane, le jugement n'a pas des limites moins étendues: quelques Princes à la vérité ont évité de juger les matières de Religion, plongés dans une ignorance profonde; ils ont tantôt négligé cette portion de leurs devoirs, tantôt ils ont parlé du jugement infaillible, tel que le Pape se l'arroge.
Le Roi d'Angleterre entend de la sorte son aveu, & ceux des anciens Empereurs, que les Rois ne sont pas les Juges infaillibles de la Doctrine: il l'auroit également bien dit des autres matières. Constantin n'hésite pas d'examiner si les Évêques s'étoient bien ou mal comportés dans l'Assemble de Tyr. Marcian ne balança point à déclarer que son pouvoir étoit de faire connaître à son peuple la vraie Religion; & Charlemagne se constitue Juge de l'hérésie de Félix: »Nous décernons & nous avons décerné sous la protection de Dieu ce qu'il falloit croire fermement de cette dispute.
On se trompe grossièrement de penser qu'il y a de la contradiction à dire qu'on peut tomber, & cependant qu'on n'est pas soumis aux hommes d'une soumission coactive: on ne voit pas que cette opinion erronnée ôteroit aux hommes tout jugement, même celui du temporel. En effet, en quoi les hommes ne peuvent-ils errer? ou quel peut être un jugement, qui n'est pas souverain, ou qui n'en a pas un autre au-dessus de lui? «& puisqu'on iroit à l'infini, il est bon de le fixer, & de réserver les fautes de quelques-uns au jugement divin» dit Yves de Chartres, ou ceux-là sont punis d'autant plus sévèrement qu'il ont moins écouté les inspirations de Dieu.
En accordant au Magistrat politique un jugement souverain & impératif, je me garderai bien d'avancer qu'il est libre aux Pasteurs & aux Chrétiens d'abandonner les préceptes immuables de la charité & de la piété; si le Prince l'ordonnoit, ils ne seroient pas plus excusables que d'obéir à un Prince Barbare, qui défendroit de nourrir son propre Père. Je viens au contraire de prouver que dans les choses sacrées & prophanes les ordres & les défenses ne contraignent point à faire & à omettre ce qui est contre la Loi de Dieu naturelle & positive mais à souffrir seulement, jusqu'à ce qu'il n'y ait que la violence qui sauve du châtiment: il est bien différent d'endurer une insulte, ou d'éluder, un commandement de Dieu. Je serois étonné que des Sçavans eussent confondu ces maximes, si l'on ne sentoit que cela favorise leurs préjugés. Je remets à un autre tems les difficultés qu'on a coutume de proposer sur le changement de la corruption de la Religion.
D'abord, le Jugement souverain de J. C. diffère autant de celui en question que son pouvoir est opposé à celui du Magistrat politique. La législation qui porte avec elle la récompense en le châtiment éternel & le Jugement dernier qui en émane, appartient à J. C. Pendant cet intervalle J. C. entretient les hommes du Jugement divin par son Saint Esprit: on auroit tort de conclure que ce jugement fût une action humaine, à moins qu'il n'intervînt du jugement humain. Ce jugement des actions particulières de chaque Chrétien & des actions publiques, est déféré aux Puissances publiques, & Puissances publiques absolues. Bremins, dont je rapporte les termes, en étoit convaincu; de même que tout homme a le droit particulier, de même, le Prince a le droit général d'examiner & de décider de là Doctrine…… Le jugement des Souverains est encore nécessaire dans ce doute, quelle Religion ils doivent embrasser pour leur Salut, & celui de tout le Peuple de Dieu.
Ceux qui s'arrêtent à l'Écriture pensent bien, mais ils s'expriment figurément; car à prendre les termes à la lettre, l'Écriture est la règle de juger, & la même chose ne sçauroit être sa propre règle; même figure dans la Loi: «Il ne faut juger personne sans l'avoir écoutée»: & dans le discours de J. C. la parole qu'il prêchoit jugera les incrédules au dernier jour.
Le jugement de la Religion regarde aussi les Pasteurs, les Sçavans versés dans l'étude des Saintes-Lettres, les Assemblées de l'Église, & surtout l'Église Catholique d'une façon plus auguste. «Chacun, dit Aristote, juge sainement des choses qu'il connoît, & en est un bon Juge», mais ce jugement est d'une espèce autre que celui dont il s'agit; car il guide ou les actions propres, ou les actions étrangères par la voye de la persuasion, non par celle de la coërcition: ainsi ceux qui dirigent & ceux qui jugent, peuvent mutuellement se précéder & se suivre. Le Roi peut passer devant le Médecin, le Médecin peut être plus suivi que le Roi. Il n'est donc pas absurde de compter deux jugemens souverains de deux espèces différentes, tels que la Religion les éprouve; le jugement directif de l'Église Catholique, & le jugement coactif du Souverain. Il est plutôt évident que parmi les hommes rien n'a plus d'autorité que le jugement de l'Église, rien n'a plus de Puissance que le jugement du Magistrat politique.
Deux choses sont un obstacle au jugement, l'ignorance & les mauvaises inclinations: c'est au Souverain qui veut juger à étudier les matières de Religion & à être pénétré de son esprit: ces qualités sont intimement unies, que la Religion éclaire la prudence, & que la prudence vivifie la Religion. Lactance décrit bien cette liaison. Tacite a transmis à la postérité la formule des voeux du Peuple à l'avènement d'un Prince à l'Empire: »Que Dieu lui donne un esprit qui embrasse »le droit divin & humain:» d'ailleurs autant que le spirituel est au-dessus du temporel, autant la connoissance de la Religion est-elle plus précieuse, plus utile, & plus nécessaire au Magistrat politique que celle du Gouvernement civil. On »répète souvent au Prince d'être le modèle de la Loi, de la conserver, & de la méditer tous les jours de sa vie; Dieu recommande à Josué de ne point éloigner de lui le Livre de la Loi, & de le méditer nuit & jour. Dans le Pseaume II.v.10 qui s'applique aux siècles du Christianisme, Princes soyez intelligens, Juges de la terre soyez instruits. Les Rois fidèles d'Israël observoient autrefois ces préceptes, depuis eux les Princes Chrétiens ont fait de même. Témoins Théodose & Valentinien: »De toutes les sollicitudes que l'amour du bien public fait naître, nous regardons la connoissance de la Religion comme le plus digne objet de nos soins, & nous croyons qu'en affermissant son culte, notre »Empire deviendra plus florissant. Theodose écrit au Pape Hormisdas: »La connoissance de la vraie Religion est le devoir essentiel de notre Majesté Impériale. Justinien parlant à Epiphane: Nous travaillons avec une attention singulière à nous instruire des vrais Dogmes & de la discipline de l'Église. Saints Prêtres, disoit Recarede Roi d'Espagne, non-seulement nous n'épargnons rien, pour procurer à nos Sujets une vie douce & tranquille, mais sous la protection du Seigneur, nous méditons les choses célestes qui nous répondent de la fidélité des Peuples. Arnolphe, Évêque de Lizieux, s'exprime ainsi au milieu d'un Concile: La justice du Roi, soutenue de la science, dirige les hommes & les forme: elle les forme à la vertu, elle les dirige vers le Salut. Préceptes, exemples, tout dit que la connoissance de la Religion est du ressort du Souverain.
On objecte que la Prince, accablé & distrait, vaque difficilement à une partie des affaires; rien cependant n'a plus d'affinité que la connoissance générale, & celle de la plus noble portion. Le Métaphysicien considère ce qui est; il s'applique principalement aux êtres spirituels. Le Physicien a pour objet le mouvement, il s'adonne particulièrement à l'astronomie: le Souverain, en enveloppant toutes les parties du Gouvernement, doit surtout méditer là Religion.
La route n'en est pas aussi obscure, que quelques-uns se sont efforcées de le persuader. »La Théologie, dit S. Grégoire de Nazianze & la Religion est simple & nue; elle est fondée sur des témoignages divins, que quelques-uns regardent à dessein comme une science abstraite & embarrassée. Je ne parle ici que des dogmes & de la discipline: je mets à part les questions de Métaphysique, d'Histoire, de Grammaire, dont les Théologiens ont coutume de disputer avec vivacité, & dont il est inutile de charger l'esprit du Souverain.
Il en est de même des sophismes du Droit; mais il est important qu'il en sçache les principes généraux; il doit sur tout cela se borner; car il est une intempérance de sçavoir, & c'est une leçon très-difficile à pratiquer, selon le plus prudent des Historiens. Celui-là est sage, qui ne donnant pas dans tout, se renferme dans les connoissances utiles: ce passage de l'Apôtre, d'être sçavant avec sobriété, est adressé à tous, & singulièrement aux Puissances suprêmes; car continue S. Paul: »Il ne faut point s'arrêter à ce qui donne plutôt lieu à la dispute qu'à l'édification, laquelle vient de la foi: rien ne convient moins aux grandes âmes, dit autrefois Sénèque, que ces prétendues subtilités.
Au reste, la divine Providence aidera le Magistrat politique, & suppléra aisément à l'expérience qu'un temps trop court ne lui fourniroit pas. Un Ancien protestoit qu'il avoit plus appris par la prière, que par étude: »Dieu n'est point sourd à »ces voeux ardens de l'Église. Seigneur, dispensez au Prince votre prudence & votre justice à son Fils. Vous m'avez découvert, ô mon Dieu, s'écrioit David, la profondeur de votre sagesse. Salomon, jeune encore, ne sçavoir où porter ses pas, la multitude du Peuple, le poids des affaires l'accabloit: Qui pourra, dit-il, juger un si grand Peuple? accordez-moi donc, Seigneur, un esprit capable de le gouverner, & de discerner le bien & le mal. Le Seigneur lui répond, parce que vous ne m'avez pas demandé une longue vie, des richesses, la mort de vos ennemis, mais un jugement sain & droit, je vous ai donné un coeur sage & intelligent.» Dieu & la nature, comme on dit, viennent au secours dans les choses indispensables.
Comme les Empires sont l'ouvrage de Dieu, & qu'il les a établis pour servir d'asile à la vraie Religion, il est de sa bonté divine de gratifier des talens & des qualités propres au gouvernement les Princes qui les lui demandent avec ferveur: croira-t'on qu'il les leur refusera, tandis que sous la Loi légale il prodiguait aux Princes le don de Prophétie. Salomon répète dans ses paraboles: »L'Oracle est sur les lèvres du Roi, & sa Bouche en jugeant ne prévarique point. Moïse, ce grand Général, ce divin Prophète, ayant institué le Synedrin, composé de soixante-dix personnes, on dit que Dieu leur communiqua de l'esprit de Moïse, & cet esprit les échauffant, ils prophétisoient. Jésus, Fils de Nuni, succéda: au Généralat de Moïse, & il fut rempli de sagesse, aussi-tôt qu'on lui eût imposé les mains.
Saul, après son Sacre, fut inspiré, & devint un autre homme; telle est l'expression de l'Écriture. David, assis sur le trône, prophétisa ainsi que son Fils Salomon; en sorte que qui feuilleteroit assiduement l'Histoire de l'Ancien Testament trouveroit plus de Rois Prophètes que de Prêtres Prophètes. J'avoue que ces miracles furent plus fréquens dans les siècles où Dieu conversoit avec nos Pères, & leur faisoit connoitre sa volonté par les Prophètes; mais dans ces derniers jours il a parlé par son Fils, & a dévoilé ses desseins sur le Salut du genre humain: peu de Prophètes ont paru depuis lui. J. C. est le seul maître, dont nous avons tous hérité; il n'est plus nécessaire de prêcher une Religion nouvelle, comme autrefois; il faut seulement prêcher sa parole écrite. En vain se plaindroit-on de son obscurité & de sa subtilité; la parole est près de nous, dans notre bouche & dans notre coeur.
Cette Doctrine est publique, elle n'est cachée qu'aux hommes que Satan tient dans l'aveuglement: tous sont instruits de Dieu, tous connoissent Dieu; J. C. ayant par-là exaucé le voeu de Moïse, qui souhaittoit que tout le Peuple fut Prophète. Si la Doctrine de l'Evangile n'a rien d'obscur pour tous les Chrétiens, pour ces Ouvriers, ces Artisans, qui sont occupés du travail des mains, pourquoi refuser aux Princes cette faveur générale? surtout après que l'Apôtre leur applique spécialement «que Dieu a voulu que tous connoissent la vérité.»
L'Empereur Théodose, rempli de cette confiance, au moment de juger des erreurs qui attaquoient la foi, implora le secours divin en secret, & ne l'implora pas en vain. L'Empereur Justinien en éprouva les effets: sa Profession de foi est si belle, que Contius a dit avec raison «qu'aucun Père de l'Église, ni aucun Évêque n'en a donné une plus forte & plus pleine de Doctrine.» D'ailleurs, les dogmes nécessaires au Salut, ou les maximes de l'Église les plus importantes sont en petit nombre, & sont présentes à tout Fidèle. L'Écriture Sainte les renferme, le consentement perpétuel de l'Église les constate, le reste à peine intéresse-t-il le Magistrat politique. Au cas qu'il arrive quelque événement qu'on n'auroit pas prévu, chose que le temporel voit plus souvent que le spirituel; le tems & le Conseil y pourvoyent. Qu'on se rappelle ces vers d'Hésiode: «Tel est excellent qui sçait beaucoup, tel est bon & excellent qui se laisse persuader par celui qui parle juste.»
La piété est l'autre qualité propre au Magistrat politique; sans doute aucune vertu n'est si digne d'un Prince: il est ordonné au Roi des Hébreux d'apprendre à craindre Dieu, & à observer sa Loi. Il est prescrit à Josué de ne se point écarter de ses préceptes à droite ou à gauche. Les Saints Pères ne rebattent autre chose aux Princes; deux vices leur sont à craindre, l'impiété qui est le mal le plus incurable, & la superstition qui amolit le coeur, & qui éloigne les conseils salutaires; on évite ces deux écueils, en ne perdant point de vue le mot de l'Apôtre: «Le but du précepte est la charité qui naît d'un coeur pur, d'une bonne conscience & d'une vraie Foi»: ceux qui s'en éloignent tombent dans le précipice: ils sont jaloux d'être les Docteurs de la Loi, tandis qu'ils ne comprennent ni ce qu'ils disent ni ce qu'ils prêchent.
Telles sont les qualités nécessaires au Magistrat politique: je remarque ensuite que toute action du Souverain doit être droite, je ne dis pas tous ses actes, distinction indispensable; par exemple, un Juge ignorant a prononcé une sentence, il est en faute; mais sa sentence n'est pas nulle qu'il n'y ait un appel. Un particulier, qui n'est point interdit, donne son bien par une libéralité inconsidérée; la donation est bonne & son action est vicieuse. Un père est trop rude à ses enfans, un maître à ses esclaves, il faut obéir quoiqu'ils agissent mal; la raison est qu'il en coûte moins pour un bon acte que pour une bonne action: une bonne action part d'un jugement tourné au bien, d'un dessein réfléchi; elle dépend de la forme & des circonstances essentielles; il suffit à un bon acte, que celui qui ait le droit d'agir. J'appelle ici droit la faculté morale que la justice spéciale considère c'est-à-dire, la domination, le pouvoir, le droit de servitude, le droit actif d'obligation: tout acte prohibé l'est ou absolument ou relativement; absolument quand ses effets sont illicites par eux-mêmes ou par la Loi, relativement quand ses effets licites à la vérité ne sont pas au pouvoir de l'Agent: ainsi, à ne suivre que la Loi naturelle, en écartant pour un moment la Loi positive, tout acte est nul, si son effet a un vice essentiellement inhérent; où s'il est au-delà du pouvoir de l'Agent. On rapporte à la première espèce le commandement d'un Pere, d'un Maître, d'un Prince, de mentir ou d'adorer les Idoles: on place dans la seconde espèce le pouvoir d'un Maître sur un Esclave étranger, celui d'un Prince sur un homme qui n'est pas son Sujet, & celui de tout homme sur les actions intérieures, qui n'ont aucune relation aux extérieures: par conséquent, tout vice qui affecte l'esprit ou le jugement, n'annulle pas l'acte du pouvoir; & comme il est fondé sur l'ignorance de la vraie Religion, ou sur une passion ennemie de la vraie Religion, il est hors de doute que le Pere n'est point dépouillé du pouvoir paternel, le Mari de son autorité, le Maître de sa domination, le Roi de sa puissance souveraine.
Aussi, doit-on exécuter les Loix du Prince touchant la Religion, quand même il seroit fauteur d'hérésie, ou qu'il n'adoreroit pas le vrai Dieu, pourvu qu'elles n'attaquent point de front la Loi divine; trop de monumens le démontrent. Pharaon étoit un Roi impie, cependant le Peuple Hébreu n'osa sans sa permission sortir d'Égypte pour sacrifier. Le sacrifice étoit ordonné, & hors la puissance du Roi; mais comme le Seigneur n'avoit point désigné le lieu, le Peuple n'étoit point affranchi de l'obéissance qu'il lui avoit jurée. Nabuchodonosor ne vivoit point dans la vraie Religion; autant que sa Loi, d'adorer son image, eut peu d'effets, autant celle de ne point blasphémer le Dieu d'Israël fut-elle reçue & approuvée.
On sçait que Cyrus & ses Successeurs étoient ensevelis dans les ténèbres du Paganisme; les Hébreux cependant ne travaillèrent à la reconstruction du Temple de Jérusalem que de leur consentement. Si les Fidèles étouffoient les disputes qui s'élevoient entr'eux à l'occasion de la Religion, plutôt que d'en permettre la connoissance aux Payens; traduits devant eux, ils les reconnoissoient Juges; & souvent la nécessité les contraignoit d'implorer leurs secours, persuadés que ceux-là avoient le droit de juger, qui n'avoient point les talens nécessaires pour les bien juger.
Ptolomée, Roi d'Égypte, décida à son tribunal la question de la préférence du Temple de Jérusalem sur celui de Garisim entre les Juifs & les Samaritains. Ce Prince, argumentant de la Loi de Moïse, quoiqu'il ne la suivît pas, avoit le droit de juger, & jugea en effet, quel étoit le Temple, le culte, & le sacerdoce conforme à cette Loi: unique point de la contestation. Du tems des Apôtres, une partie du Synedrin Judaïque étoit prévenue; Pierre & Jean ne se croyent point exempts de sa Jurisdiction; ils le reconnoissent ouvertement pour Juge. On nous juge, dirent-ils, sur un miracle opéré, sur un malade guéri. L'état de la question étoit, s'il étoit permis de guérir au nom de J. C.
Saint Pierre le soutenoit, parce que Jesus est le Chef de l'Église, l'auteur du Salut, & qui le confirme par sa Résurrection & les miracles de sa vie. Aussi les Juifs lui défendant d'enseigner au nom de Jesus, «Jugez plutôt, dit-il, s'il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux, hommes.»
Ces Juges avoient donc le droit de décider si Jesus étoit le Messie; & s'ils avoient bien jugé, la Sentence étoit bonne, quoique prononcée par des Impies. Félix étoit Payen, mais il représentoit l'Empereur: Tertullus accuse S. Paul devant lui; il le noircit de crimes, il lui reproche, entr'autres, qu'il est le Chef de la secte des Nazaréens. Saint Paul nie tous les crimes, & confesse qu'il adore Dieu selon la voye que cette Religion a frayée; étoit-ce un crime? voilà tout ce qu'il avoit à juger: je suis jugé, dit-il, sur la résurrection des morts; Dogme qui est le fondement de la Foi. Cette accusation est renouvellée devant Festus, Saint Paul le regarde comme son Juge; qu'on me juge ici, dit-il: craignant ensuite la prévention du Juge, il appelle à César, souverain Juge, & il saisit son tribunal de la cause de l'Evangile, non de la sienne; On demandoit, si d'enseigner l'Evangile étoit un crime, S. Paul, loin d'en convenir, ne cesse de répéter que l'Evangile étoit la doctrine du Salut.
Saint Paul ne récuse point le plus mauvais Prince. S'il eût absous. Paul comme il devoit, & plusieurs ont cru que son premier mouvement lui fut favorable, son Décret eût eu force de Loi, & auroit fermé la bouche aux Juifs; mais en condamnant S. Paul & l'Evangile, sa Sentence fut nulle, en ce qu'elle défendoit à S. Paul d'enseigner. Elle eut son effet, en ce qu'elle accorda le martyre à celui qui le souhaitoit ardemment.
Justin Martyr, & les autres Pères de l'Église présentèrent aux Empereurs Payens des ouvrages, pour confirmer la vérité de la vraie Religion. Paul de Samosate, ayant erré dans la doctrine, & cherchant à se maintenir dans l'Évêché d'Antioche, fut traduit devant l'Empereur Aurélien, Prince Infidèle, qui après avoir délibéré, statua que Paul seroit chassé du Siége d'Antioche: il avoit à juger si Paul de Samosate prêchoit la doctrine de la Foi.
Il est important à un Empereur, je ne dis pas religieux, mais prudent, de ne pas souffrir dans l'Épiscopat un Prélat qui enseigne des dogmes erronnés. On se souvenoit encore de ce que les Apôtres & leurs Successeurs avoient appris aux Églises dispersées, du Verbe, qui étoit dès le commencement, & qui venoit d'accomplir le Mystere de l'Incarnation. L'Évêque Archelaus disputa contre l'Hérétique Manés, qui a donné le nom aux Manichéens, devant Marcellus, Juge illustre, qui avoit choisi pour Conseillers un Médecin, un Philosophe, un Grammairien, un Rhéteur, tous Payens.
Saint Athanase, le fléau d'Arius, s'étant trouvé à Laodicée avec cet Hérésiarque, défendit la Foi Catholique devant Probus, Payen délégué de l'Empereur,& il l'emporta: comme on étoit convenu que l'Evangile seroit la Loi que l'on consulteroit, on fut aisément convaincu que cette Loi n'admettoit ni plusieurs Dieux ni deux Dieux.
Saint Athanase & les autres Saints Évêques agitèrent le dogme de la
Consubstantiation en présence de Constantius & de Jovinien Empereurs
Hérétiques. Les sages Évêques se sont depuis modelés sur eux lorsque les
Vandales occupoient l'Afrique, Eugene, Évêque de Carthage, offrit aux
Ariens de disputer de la Foi Catholique devant Hunerique Roi Arien;
mais ils rejettèrent sa proposition. L'Élection d'un Pape causa à Rome
quelque désordre; on implora le jugement du Roi Théodoric, & si ce
Prince étoit Arien. Voici un passage célèbre de la Confession de Basle.
«Tout Prince doit veiller à ce que ses Sujets sanctifient le nom de Dieu; que les bornes de son divin Royaume soient étendues; & qu'attentif à châtier les crimes, il vive soumis à sa volonté sainte. Les Princes Payens avoient ce devoir à remplir: combien est-il plus recommandé au Magistrat Chrétien comme au Vicaire de Dieu?» On lit dans une Apologie présentée à Philippe Roi d'Espagne, les sentimens de l'Église Reformée de Flandres, tandis qu'il sévissoit contre elle: combien s'en éloignent aujourd'hui ceux qui se vantent d'être les seuls appuis de l'Église?
«Princes, c'est à vous de juger, & d'étouffer les erreurs, quelques profondes qu'en soient les racines; malgré votre aveuglement, votre prévention contre la vérité, Dieu vous a donné ce droit; si vous en usez, il peut vous y rendre de plus en plus consommés.» Les mêmes termes se voyent dans une Lettre de Calvin au Roi François Ier, qui lui demande des éclaircissemens sur la Religion, assurant qu'elle est digne de son tribunal. Pourquoi les Églises & les Docteurs ne tiendroient-ils pas ce langage? Ils n'ignorent pas que Paul Sergius, Propréteur, homme profond, & nullement Chrétien, fut constitué Juge entre l'Apôtre S. Paul & le Mage Elyman. Sa propre Sentence l'éclaira, il crut; & peu s'en fallut que le Roi Agrippa, assis dans une autre occasion à côté du Préteur Romain, ne se rendît, du moins la vérité lui en arracha l'aveu. Quoiqu'on rapporte que Galion, Proconsul d'Achaie, ait refusé de régler quelques points de la Loi Légale, son action est plus digne de censure que de louanges, puisqu'il n'osa vanger l'affront fait à Sostenes.
Au reste, si un Chrétien pénétré le spirituel, si Dieu lui donne un jugement sain pour les choses divines, le don de lumière, qui réside dans cette partie de l'âme, appelée jugement, n'a point été refusé à quelques Infidèles. Personne n'a encore repris S. Augustin, dont le sentiment est développe dans un ouvrage sur la Grâce: «il semble que quelques-uns ayent obtenu le divin présent de l'intelligence, qui les porte à la Foi, quand ils entendent une parole, ou quand ils voyent des signes conformes à leurs idées.» Qui oseroit avancer que les Fidèles seuls jugent sainement de la Religion, puisqu'il est constant que l'on ne parvient à la foi que par le jugement? c'est pour elle qu'on recommande à tous de méditer les Saintes Écritures: on loue les habitans de Beroë d'avoir confronté l'Écriture Sainte avec la doctrine que Paul & Silas leur prêchoient. Or, on n'examine point, sans faire usage de son jugement; & Syrus, l'Interprete, l'a bien exprimé, en disant, «ils jugeoient l'Écriture».
Dès que les hommes qui ne professent point la vraie Religion, sont capables d'en décider, soit des particuliers, soit des Puissances, chacun par proportion, il n'est pas raisonnable d'exclure ceux qui, convaincus de la vérité de sa doctrine, s'abstiennent par quelque foiblesse de la participation aux Sacremens: a-t-on oublié que l'Empereur Constantin, avant son Baptême, a promulgué des Loix sur la Religion, de l'aveu & avec l'applaudissement des Évêques? qu'il a convoqué des Conciles, qu'il a jugé au milieu du Concile & après le Concile; qu'il s'est lui-même établi Juge des Catholiques & des Donatistes? L'Empereur Valentinien, mort sans Baptême, n'a-t-il pas suivi ses traces? mais dit-on, le Magistrat politique n'a point étudié ces questions spécieuses que les Théologiens ont coutume d'agiter dans les Écoles: si ce prétexte avoit lieu, combien de Pasteurs vertueux & appliqués ne pourroient juger de rien dans l'Église: un Clerc remplira dignement les fonctions pastorales, quoiqu'il n'ait pas assez de talens pour être reçu Docteur.
Suivant ce raisonnement, les Jurisconsultes devroient occuper la place des Juges comme plus capables: on voit au contraire dans les Villes, & plus fréquemment encore à la campagne, des Juges plus intègres qu'éclairés, qui prononcent sur les testamens, les contrats, & les autres matières du droit civil. Quelquefois un homme, peu instruit de la Chirurgie, a un assassinat à juger, si la plaie est mortelle ou non, si une grossesse peut durer onze mois. Il ne faut donc pas confondre la science du Juge avec le droit du jugement public ou impératif; car ou l'homme capable n'a pas ce droit, ou l'ignorance ne le perd point. «Heureuses les Républiques, s'écrie Platon, dont les Rois seroient Philosophes, ou dont les Philosophes seroient Rois»: il n'est pas pour cela permis aux Philosophes d'usurper le trône, & le Prince qui n'est pas Philosophe n'en doit pas descendre.
On dira peut-être que l'esprit des Prophètes est subordonné aux Prophètes; les anciens Grecs & Latins ont ainsi commenté ce passage de S. Paul. Les Prophètes ne doivent pas prêcher le Peuple au même moment ni de la même façon; ils doivent attendre que le Prophète qui a commencé ait fini son discours: comment, répond-t-on, retenir les dons du S. Esprit? ceux qu'il inspire ne ressemblent point aux Démoniaques; ils sont tellement maîtres de leurs dons, qu'ils peuvent ou le produire, ou le contenir pendant un tems, selon que l'ordre & l'édification le demandent; autrement Dieu seroit la cause de la confusion, lui qui est l'auteur de la paix & de la règle. Je ne rejetterai point ce commentaire, dès qu'il ne combat point la pensée de l'Apôtre. L'autre interprétation qui veut que les Prophètes souffrent & que d'autres Prophètes examinent leurs prophéties, n'a ici aucune application.
Le don singulier de prophétie, de guérison, & des langues, que Dieu a employé pour la propagation de la Foi, n'existe plus depuis long-tems, & n'a point de rapport à nos usages présens. Ce don admirable, qui rendoit infaillible la prédiction des événemens futurs, & qui imprimoit sur le champ la connoissance de la Théologie, que le travail humain n'auroit acquis qu'à peine, ne fera point valoir l'opinion des gens, qui l'accordent à tous les Pasteurs, & aux seuls Pasteurs. En effet, combien de Pasteurs médiocres Théologiens & combien de Séculiers habiles Théologiens? aussi compte-t-on des jugemens de plusieurs espèces; l'aveu de l'un ne détruit pas les autres. Un Médecin juge d'une maladie & d'une blessure, le Juge en décide, quand la cause est portée devant lui; le malade même en juge. Lorsque les Prophètes jugeoient dans l'Église Apostolique, on recommandoit à tous les Fidèles d'éprouver l'esprit. S. Jean donne un moyen sûr pour discerner l'Esprit de Dieu de celui de l'Ante-Christ; & le passage de S. Paul aux Thessaloniciens s'y rapporte. «N'étouffez point en vous l'Esprit-Saint, ne méprisez point les prophéties, examinez tout, & retenez ce qui est bon.»
Examiner & discerner est sans doute un acte du jugement; témoin ce mot de l'Apôtre, «que deux ou trois Prophètes parlent, & que les autres en jugent». Les plus anciens Pères, sous le terme autres, comprennent non les autres Prophètes, mais tout le Peuple: c'est avec raison, puisqu'ailleurs cet Apôtre sépare la pénétration des esprits du don de prophétie: il semble qu'il croyoit que les Chrétiens avoient reçu le don de prophétie, car il met au nombre des dons la Foi, distincte du don des miracles, ou qu'ils avoient un talent singulier pour juger les prophéties que publioient des hommes non Prophètes. L'Apôtre Saint Paul exige que les Corinthiens pèsent ses paroles. Les Saints Pères appellent aussi au jugement du Peuple: «Que ce Peuple, dont le coeur conserve la Foi divine, juge», dit S. Ambroise. De ces différens exemples, je conclus que dans aucun siècle on n'a abandonné aux seuls Prophètes le jugement de la Religion & de la doctrine.
On voit maintenant quelle est la triste ressource de ceux qui répondent aux momens de l'Ancien Testament, que ce que les Rois ont fait, ils l'ont fait comme Prophètes & non comme Rois. Si sous le nom de Prophètes ils entendent un don particulier de Dieu, c'est une pure chimere qui n'est d'aucune vraisemblance dans les faits que l'Écriture ne détaille pas. A quoi bon un don singulier où la Loi est commune, à moins qu'elle n'ait été portée contre les négligens? Si sous le nom de prophétie ils entendent un jugement plus éclairé de la volonté divine, obscure dans ces siècles, je conviens, en me servant de leurs termes, qu'ils ont sçu comme Prophètes, ce qu'il falloit commander, & qu'ils ont commandé en Rois.
Aussi l'Écriture n'a pas cru les noms propres assez forts dans sa narration; elle y a ajouté le nom de Rois, pour prouver que le droit d'agir venoit du pouvoir souverain & pour les proposer aux Princes pour modèles: ainsi, quand les Princes Chrétiens ordonnent de la Religion, ils commandent en Rois; ils traitent ces matières en Chrétiens habiles & instruits de Dieu; ils ont devant eux la Loi divine gravée plus profondément que les Rois & les Prophètes ne l'avoient autrefois. »Plusieurs Rois & Prophètes ont voulu voir ce que les Disciples de J. C. ont vu, & ils ne l'ont pas vu; ils ont voulu entendre ce que ceux-ci ont entendu, & ils ne l'ont pas entendu.
De la manière de bien exercer le pouvoir sur la Religion.
Des qualités nécessaires au Magistrat politique, pour bien administrer la Religion, je passe à l'examen, de ses devoirs pour la même fin, je veux dire à la manière d'exercer son pouvoir. Je n'ai garde de donner dans l'erreur de certains Auteurs, qui confondent la question du droit avec celle de la façon d'en user; comme si le droit d'agir ne résidoit pas nécessairement dans celui à qui l'on donne des leçons pour en bien user. Le droit appartient à la justice spéciale, & la prudence fournit les moyens de le mettre en oeuvre. Autre chose est d'usurper le bien d'autrui; autre chose est de gouverner le sien imprudemment; rien au reste n'est plus étendu que cette matière de la façon d'agir: on sent toute la difficulté de réunir sous un petit nombre de maximes cette vicissitude de tems, de lieux, de personnes; aussi n'en toucherai-je qu'autant que cet ouvrage le demande.
Le premier devoir du Magistrat politique, est de consulter les Pasteurs recommandables par leur piété & leur érudition, soit sur ce que la Loi Divine ordonne aux fidèles de faire & de croire, soit sur l'établissement des pratiques qui peuvent être utiles à l'Église; c'est ce que conseillent dans les choses douteuses la raison & les notions les plus communes: un seul ne voit pas tout & n'entend pas tout; de là cet Axiome des Perses: »Les Rois doivent avoir plusieurs yeux & plusieurs oreilles; le commerce des sages rend sages les Princes.» Si le Gouvernement civil pousse aussi loin la prudence, combien doit-on être plus circonspect dans la Religion, ou les fautes ont des suites plus dangereuses: je n'accumulerai point les exemples; il est plus important de discuter jusqu'où le jugement du Magistrat politique peut & doit se prêter, au jugement directif des Pasteurs.
Tout Jugement humain est appuyé sur des principes intrinsèques, ou extrinsèques; les principes intrinsèques frappent les sens ou frappent l'esprit; par les principes qui frappent les sens, je juge que la neige est blanche; par les principes qui frappent l'esprit, je juge que les proportions mathématiques sont vraies, parce que toutes se rapportent à des notions communes. Le principe extrinsèque s'appelle autorité, laquelle est divine ou humaine; qui doute qu'il ne faille en tout obéir à l'autorité divine? Abraham n'hésita pas d'immoler son Fils. Noë de croire le Déluge; personne n'est également obligé de fléchir sous l'autorité humaine; lorsqu'elle n'est soutenue ni de l'autorité divine, ni des principes intrinsèques; il est cependant libre à y acquiescer dans les choses dont la connoissance n'est pas recommandée à chacun: un malade fait bien de prendre des remèdes, de l'ordonnance d'un habile Médecin; sa santé même s'altérant, elle l'oblige de suivre les conseils des Médecins, surtout quand il n'est pas en état de se gouverner par les principes naturels.
Dieu manifeste sa divine autorité en la proposant & la découvrant lui-même, en la découvrant & la proposant aux hommes par ses Ministres, par les Anges, par les Prophètes, les Apôtres. Lorsqu'on propose un dogme aux fidèles, pour y souscrire aveuglement, on doit être persuadé que celui qui propose n'a pu être trompé, ni ne peut tromper en ce qu'il propose. On en est persuadé, soit par un autre Oracle divin, tel que le fit Corneille par S. Pierre & S. Paul, par Ananias, soit par les signes de la Sagesse divine, témoins infaillibles de son Oracle: alors aucun Chrétien ne balance à se soumettre à ce précepte.
Une question, plus délicate est agité par les Docteurs Romains & les Réformés; «A-t-il existé depuis les Apôtres une personne, ou une Assemblée, qui doive ou qui puisse convaincre les hommes, que ce qu'ils proposent, est d'une vérité irréfragable?» Les Romains prennent l'affirmative, les Réformés la négative. Cette contestation influe beaucoup sur celle du pouvoir souverain sur la Religion. Les Romains conviennent, «que le Prince doit la gouverner», Hartus le passe à Renaud; ils pensent que tout pouvoir émane du Magistrat politique. Suarés le soutient clairement. Les Reformés tombent aussi d'accord, que s'il est parmi les hommes un Oracle, s'il est un Prophète infaillible, le jugement des Rois & des particuliers doit tellement s'y conformer, qu'il seroit impossible aux Princes de l'attaquer de front, & aux particuliers de croire & d'agir contre ce qu'il prescriroit, puisque tout pouvoir humain & toute action dépend du pouvoir divin: on demande «si depuis les Apôtres cet Oracle subsiste.» La question se réunit enfin au Pape, parce qu'il est constant que tout Pasteur, tout Prince, tout Particulier, tout Concile provincial, national, patriarchal, universel même, peuvent se tromper & ont coutume de se tromper.
Ce fondement posé que tout homme est faillible, même le Pape, comme en conviennent quelques Docteurs Romains, toute Assemblée visible l'est aussi. Examinons jusqu'où chacun est obligé de suivre un jugement étranger & faillible. I°, Personne en général n'est obligé de souscrire à un jugement directif. S. Chrysostome, traitant cette matière, l'a dit autrefois: »N'est-il pas absurde de se laisser entraîner bonnement à l'avis des autres. Souvent les principes extrinsèques de la chose, ou l'autorité divine démontrent qu'un tel jugement est faillible. Panorme & Gerson déclarent qu'il vaut mieux s'en rapporter au sentiment d'un particulier, fondé sur l'Evangile, qu'au Pape même: ainsi, les Évêques qui tenoient de l'Evangile,« que le »Verbe étoit Dieu, & qu'il n'y a qu'un Dieu,» ne devoient point écouter le Concile de Rimini. 2°. Comme l'esprit ne fait pas distinctement voir le contraire, personne n'est contraint de subir le jugement directif des autres, d'autant qu'il a la liberté de s'informer & de tenter si l'on peut parvenir à la connoissance du vrai. Il n'y est nécessité que quand la foiblesse de son génie, un tems trop court, ou des occupations pressantes le détournent de cette recherche. Les Jurisconsultes enseignent que les Juges ne sont point absolûment tenus de suivre un rapport de Chirurgie, pour juger une blessure, ni celui d'un Arpenteur pour planter des bornes, non plus que celui d'un Expert pour apurer des comptes; mais, après une mûre délibération, ils sont en état de décider selon la droiture & l'équité.
A l'égard de la Foi, personne ne sçauroit en sûreté acquiescer à un jugement directif étranger, moins parce que les Dogmes de Foi sont clairs & connus à tous, que parce q'ils ne sont dogmes de Foi, qu'à cause qu'ils sont fondés sur l'autorité divine. Les Romains le confessent; aussi Clément Alexandrin appelle un prétexte vain celui que l'on tire de différens Commentaires, en disant: »qu'il est permis de trouver la vérité à ceux qui le veulent. Abraham a cru en Dieu, & cela lui a été imputé à justice. La Foi vient de l'entendement, & l'entendement de la parole de Dieu. Quelques-uns peuvent être entraînés par les autres, comme les Samaritains par une femme: ils croient vraiement, non à une parole étrangère, mais ils ont entendu & sçu que J. C. est le Sauveur du monde;» de là ce mot du Prophète; le Juge vivra de sa foi, non de celle d'autrui: de-là on attribue à la Foi, la plénitude. »Le Roi d'Angleterre n'est point répréhensible d'avoir avancé, que chacun doit appuyer sur sa propre science le fondement, de fa Foi;» j'en dis de même de Zanchius, dont le passage suivant contribuera beaucoup à développer cette question. »Le devoir d'un Prince religieux est de connoître par la parole de Dieu, & par les dogmes de la Foi, quelle est la Religion Chrétienne, & quelle est la doctrine apostolique, à laquelle les Églises particulieres doivent s'unir, afin qu'il agisse ou qu'il ose agir dans une matière importante; moins par le seul avis des autres, que par les mouvemens de sa propre science. Ailleurs la science est nécessaire au Prince, parce qu'il faut qu'il comprenne ce qu'il: veut faire & qu'il voye de ses yeux: rien en effet n'est plus dangereux pour l'État & pour l'Église que le Prince se repose de ses devoirs sur les autres; c'est-là l'unique source de la décadence de l'Église Romaine.
»Ce n'est pas en vain, dit l'Évêque d'Elie, qu'on recommande au Roi de méditer attentivement la Loi, de ne point dépendre entierement des autres, & de ne »pas craindre de décider: il est naturel d'appliquer au culte divin ces maximes de la Foi. En vain, dit Dieu, ils m'honorent, enseignant des Doctrines & des Ordonnances humaines. S. Paul loue les Thessaloniciens de recevoir sa parole, non comme la sienne, mais comme celle de Dieu telle qu'elle étoit: dans les choses donc qui sont définies de Dieu, personne n'est lié au jugement déclaratif d'un autre (qui est une espèce de jugement directif) & ne peut en conscience y acquiescer.
L'espèce du Jugement directif, que j'ai appellé persuasif, concernant plutôt ce qui n'est pas de la Loi divine, écoute plus volontiers l'autorité d'un autre, point trop cependant: comme on ne loue point les gens entêtés de leur opinion, on ne goûte point ceux qui, semblables à des machines, se laissent conduire par les organes des autres. Il y a cette différence entre le Conseil & le Pouvoir, que les Loix conformes à la Loi divine obligent, mais le Conseil n'oblige pas. «Le Conseil, dit S. Jérôme, est l'opinion de celui qui le donne, le précepte est la règle de celui qui le reçoit. Un Conseiller, ajoute S. Chrysostome, ne force point à embrasser son avis; on est libre dans son choix, & il est permis de prendre le parti qu'on juge à propos; c'est au Magistrat politique à décider, toutes les fois qu'on sera partagé dans son Conseil, dont il est plus avantageux de peser les avis que de les nombrer.
Souvent on loue, loin de blâmer, l'ignorance du Prince sur le droit civil, la médecine, le commerce, l'agriculture, à cause de ses importantes occupations; il n'est pas également excusable de négliger la Religion, rien n'étant plus digne d'attention & n'intéressant plus essentiellement la conservation de l'État. On lit dans l'Histoire que les Princes qui ont déposé ce devoir, entre les mains de leurs Ministres, ont été aveuglés par les hommes, & punis de Dieu. Ils ont perdu leurs États, & assis sur le trône, ne tenant du Prince que le nom, ils sont devenus les esclaves de leurs Favoris.
On a coutume de se parer de quelques passages du Vieux-Testament, pour démontrer qu'il faut obéir sans réserve au jugement des Pasteurs sur la Religion; il s'en faut beaucoup qu'ils soient concluans; le premier est du Deutéronome XVII. On ordonne aux Israëlites, »d'exécuter à la lettre les ordres que les Prêtres leur donneront. Il est confiant que ce précepte regardait les Juges; il ne s'agissoit pas particulièrement de la Religion, mais de tout procès capital ou pécuniaire: «Si vous vous trouvez, dit la Loi, embarassé pour juger entre le sang & le sang, la cause & la cause, la playe & la playe, que toute contestation soit terminée entre vous.» La Loi s'adresse, aux Magistrats inférieurs, & non au Roi; elle leur enjoint, en cas d'obscurité, de consulter le Sénat, qui étoit composé de Prêtres & de Juges, tous habiles Jurisconsultes. Les Magistrats inférieurs ne sont point soumis à leur autorité, mais à la Loi qu'ils sont chargés d'interpréter: »vous suivrez ce qu'ils vous enseigneront suivant la Loi & le jugement qu'ils rendront, sans vous en écarter ni à droite ni à gauche: comme si le Roi prescrivoit aujourd'hui aux Juges de ne point aller contre ce que les Jurisconsultes leur enseigneroient être conforme au droit; car les Jurisconsultes confessent eux-mêmes, que le Juge n'est point astraint à leurs consultations. On produit encore un passage de l'Evangile: «Ils sont assis sur la chaire de Moïse, observez donc tout ce qu'ils vous commanderont d'observer»: passage que Stelle & Maldonat Romains commentent, & ont bien expliqué, en disant: «Écoutez-les, tant qu'ils enseigneront ce que Moïse a enseigné.» Vient ensuite un endroit du Prophète Malachie: »Les lèvres du Prêtre garderont la »science & la Loi, ils la recevront de sa bouche; parce qu'il est l'Ange du Dieu des Armées. Despense ajoute, on doit les suivre, autant qu'ils prêchent la Loi de Moïse, autrement non: Quand, poursuit Malachie, ils s'éloignent de la voye frayée; car si on les approuvoit, ils serviroient d'écueils à plusieurs, ce qui pouvant se trouver, Jérémie traite de fausseté cette opinion que la Loi ne manquera point par les Prêtres; le sage ne refusera point son conseil, & le Prophète ne recélera point la parole. Le siècle d'Ezéchias & des tems plus reculés ont vu ce qu'ils assuroient ne pouvoit arriver; »que les Prêtres ne distingueroient point le pur d'avec l'immonde: il est donc à craindre que ceux qui conduisent des aveugles ne le deviennent eux-mêmes, & qu'ils ne tombent ensemble dans le précipice: la faute d'un Directeur imprudent n'excuse point un Disciple trop crédule; il mourra, dit Dieu, dans «son iniquité, & je vous redemanderai son sang.
Personne n'étoit obligé de croire les Prêtres qui enseignoient contre la Loi ou hors la Loi. Dieu recommandoit surtout aux Prêtres: «N'ajoutez rien à la parole que je vous ai prescrite, & prescrivoit à chacun du Peuple de s'en tenir à la foi & au témoignage.» À considérer le châtiment que le Deutéronome inflige au Juif qui refusoit l'obéissance au Prêtre, on étoit convaincu que les Prêtres étoient Juges, & qu'une portion de la Magistrature politique leur étoit confiée; vérité que j'ai établie ailleurs. Ces passages de l'Ancien Testament, favorables aux Prêtres, les concernoient, en tant qu'ils étoient Magistrats, & n'ont aucune application aux Ministres de l'Evangile.
Quelques-uns s'appuyent sur un autre passage des Nombres XXVII, XXI où Dieu parle ainsi de Josué: «Il se présentera devant le Grand Prêtre Eléazar, & lui demandera la volonté de Dieu par l'Uria»; & suivant sa réponse, Josué sortira & marchera avec tous les enfans d'Israël & le reste du Peuple. Ce passage bien développé n'a aucun rapport à la question. L'Urim, qu'on nomme autrepart Urim & Thummin, étoit attachée à l'Ephod, que le Grand Prêtre des Hébreux portoit sur sa poitrine, Exod. XXVIII, 30. Levite VIII, 8. Elien écrit, que le Grand Prêtre d'Égypte étoit le souverain Juge; il avoit à son col un ornement de Saphir, appellé la Vérité. Diodore de Sicile Livre Ier. raconte que le souverain Juge d'Égypte avoit pendu à son col un cachet ou sceau, composé de pierres précieuses, que les Prêtres appelloient la Vérité. Aussitôt que le Juge revêtoit ce sceau, la plaidoirie commençoit, & à la fin le Grand Prêtre apposoit sur la partie qui gagnoit, ce symbole de la vérité.
Il est clair par ces deux témoignages, que les Nations voisines des Hébreux imitoient leurs usages, comme le Démon est le singe de Dieu. L'Histoire sacrée, au Livre des Juges VIII, 27. 33. & XVIII. 5. 14. remarque que du tems des Juges, Hébreux, les Prêtres des Idoles avoient un Ephod, par lequel ils rendoient des Oracles. Elien & Diodore de Sicile nomment ce sceau Vérité. Les Septante l'ont «appellé Thummin, & l'on dit Urim & Thummin, pour dire qui manifeste la Vérité. Suivant Philon, les Juifs ont conservé la maniere dont répondoient l'Urim & Thummin: une affaire importante, mise en délibération, on alloit consulter l'Ephod; si l'affaire étoit avantageuse aux Hébreux, les pierres brilloient d'un feu céleste; si le succès en devoit être malheureux, les pierres ne changeoient point. Samuel I. XXX. 7. a laissé une belle description, de la manière de consulter l'Urim. David dit au Grand Prêtre Abiatar, fils d'Abimelec; «apportez-moi l'Ephod», & Abiatar présenta l'Ephod à David, qui interrogea Dieu de la sorte: »Poursuivrai-je cette Aimée & l'atteindrai-je? Dieu lui répondit par l'Urim, «poursuivez, vous les joindrez & vous les déferez». Dans les Nombres est un endroit pareil; là Josué est le Chef des Hébreux, ici David conduit le Peuple d'Israël. On ordonne à Josué de se tenir debout devant le Grand Prêtre, pour être plus près du Pectoral & de l'Urim qui y étoit attaché: de même il est dit qu'on approcha le Pectoral de David.
Plusieurs Sçavans ont remarqué dans Maimonides, que le Grand Prêtre avoit coutume d'être debout devant le Roi par respect, & que le Roi ne l'étoit devant le Grand Prêtre, qu'en consultant l'Urim; preuve qu'il rendoit cet honneur à l'Oracle, non au Grand Prêtre. Là on ordonne à Josué d'interroger, ici David interroge. Abimelec ne répond point à David, mais Dieu qu'il consultoit par l'Urim: là on parle de la bouche de l'Urim, c'est-à-dire, de son jugement, & on prête par métaphore une bouche à l'Urim, comme dans le Deutéronome, ou en donne une à la Loi. Les Latins, par une même figure, ont formé le nom de présage, Omen. Il est mieux de l'attribuer à l'Urim qu'à Dieu, comme ont fait plusieurs tant Réformés que Catholiques Romains, quoique le sens soit absolument le même.
Un autre événement ne permet pas de douter que Dieu parloit & non le Prêtre. David, qui soupçonnoit la fidélité des habitans de Ceîlam, s'y transporta, & ordonna à Abiatar d'apporter l'Ephod; c'est-à-dire, approchez-moi l'Ephod, ainsi qu'il paroît par l'endroit cité. David consulta Dieu, & Dieu non Abiatar, répondit à David, que les habitans le livreroient à Saul. Quel motif engageoit David à prévenir l'Urim, c'étoit le succès de son voyage: Josué est dans la même circonstance; en effet, ce qui précède explique ces mots; «Ils sortiront, ils rentreront». Moïse supplie Dieu, de mettre à la tête de son Peuple un homme qui le gouverne & le conduise. On avoit donc soin de recourir à l'Urim pour la guerre & le salut du Peuple: d'autres Oracles décidoient pour les autres choses moins importantes; la réponse du Propitiatoire, »le soufle, la vision, & les songes. Joseph, après un mûr examen, prétend avec raison, que le feu de l'Urim signifioit les victoires, ne disant rien de plus. Maimonide ajoute que l'Urim & Thummim ne régloit point les affaires des Particuliers, & que la Puissance souveraine avoit seule le droit de le faire expliquer. Les Pasteurs qui se prévalent de ce passage des Nombres, ne rendent pas leur cause meilleure; il y auroit au contraire lieu de les soupçonner d'envahir l'autorité temporelle. Si l'on admettoit leurs idées, on ne déclareroit plus la guerre que par leurs ordres: il est vrai qu'ils seraient fondés, si leur ministère prédisoit les événemens, comme autrefois celui des Prêtres; quoiqu'à présent ce soit le témoignage de la divine préscience, & non leur jugement.
Au reste, le Grand Prêtre n'interrogeoit point l'Urim en arrière du Roi. Le Roi, ou le Général étoit présent au miracle, & on lui approchoit l'Urim: qui ne voit combien cela fait peu à notre question? S'il est cependant permis d'employer la figure, l'Evangile est notre Urim; & Syrachides a dit à propos, «que la Loi fidèle manifeste la vérité, comme la consultation de l'Urim». Les Hellénistes traduisent le mot Urim, tantôt manifestant, & tantôt par manifestée: est-il plus vrai de le dire de la Loi ancienne que de la Loi Chrétienne? Que le Prêtre l'apporte donc au Roi pour y lire les promesses, & les menaces divines; mais qu'il n'exige pas qu'on ait en lui la foi, qui n'est due qu'à la lumière qu'il annonce; & qu'il se souvienne aussi que notre Urim est non-seulement gravé dans le coeur des Pasteurs, mais encore dans celui de chaque Chrétien: c'est la grâce salutaire qui éclaire tous les hommes. En voilà, je pense, assez touchant les jugemens des Pasteurs par rapport au Magistrat politique.
Une autre règle générale, qui prépare la maniere de bien exercer ce droit, est que le Magistrat politique maintienne la paix dans l'Église, car c'en est l'âme. «Le monde connoîtra, dit J.C. que vous êtes mes Disciples, à l'amour que vous aurez les uns pour les autres.» Le divin caractère de la primitive Église étoit; «qu'un coeur & une âme animoit la multitude des Fidèles.» L'Empereur Constantin & ses successeurs n'eurent d'autres soins plus empressés que ceux de prévenir ou d'étouffer les dissentions. Julien, l'irréconciliable ennemi des Chrétiens, crut ne pouvoir mieux réussir à renverser la Religion, qu'en fomentant les divisions que les différentes sectes échauffoient parmi les Chrétiens. Ammian le raporte ainsi: «Dans le dessein de fortifier les indispositions mutuelles, en présence du Peuple, il recevoit dans son Palais les Évêques opposés; il les exhortoit de contenir tout mouvement de guerre civile, & de soutenir leur secte avec constance; comptant que la sédition augmantant la licence, il n'auroit point à redouter l'union du Peuple; convaincu que nulle bête farouche n'est plus ennemie des hommes que les Chrétiens le sont les uns des autres.»
S. Augustin peint des mêmes couleurs le projet de l'Empereur Julien: «Il ne voyoit, dit-il, d'autre voye pour faire disparoître de dessus la terre le nom Chrétien, que celle de rompre l'union de l'Église & de souffrir toutes les hérésies.» On doit plaindre ce siècle affligé plus qu'aucun autre par de tels malheurs auxquels le Clergé contribua plus que les Princes, ainsi que l'a remarqué l'Électeur Palatin dans ce qu'il écrit à ses enfans: ouvrage que les vrais fidèles de l'Église doivent lire & apprendre; mais si les anciennes playes ne peuvent être refermées, quoiqu'il n'en faille pas désespérer, puisque Dieu sçait ouvrir une voye aux choses impossibles, le devoir du Magistrat politique, en cette occasion, est d'empêcher que sur ces vieilles blessures il ne s'en fasse de nouvelles: «C'est aux Princes Chrétiens, dit Saint Augustin, à assurer sous leur règne la Paix de l'Église leur mere.»
Voici les moyens principaux qui en confirment l'union. 1° De s'abstenir, autant qu'il est possible, de donner des définitions, sauf les dogmes nécessaires au Salut, ou qui y conduisent. Les Jurisconsultes pensent unanimement que toute définition nouvelle dans le Droit est dangereuse; il en est de même de la Théologie.
Suivant un vieil axiome, «il est dangereux de dire de Dieu même des choses vraies.» La maxime de S. Gregoire de Nazianze vient ici à propos: «Ne cherchez point à pénétrer la fin de chaque chose.» Ce mot de S. Augustin est plus fort: «Plusieurs Auteurs, même les plus célèbres Défenseurs de la Foi Catholique, ne se rapprochent pas hormis pour la Foi; & celui de Vincent de Lerins: Nous devons suivre & examiner avec scrupule le consentement des Saints Pères, moins sur les points particuliers de la Loi divine, que sur la règle de la Foi.
Les Pères du Concile de Nicée & de Constantinople, & les Empereurs qui les ont convoqués, ne se sont point livrés à la passion de définir; après avoir déclaré que le Pere, le Fils & le Saint Esprit sont trois personnes, & qu'ils ne sont qu'un Dieu: il s'ensuit qu'ils sont consubstantiels; ces Pères ne se sont point tourmentés à différencier l'essence de l'hypostase. Les Évêques assemblés à Éphèse & à Calcédoine, & les Empereurs, ayant défini qu'il y avoit en J. C. une personne & deux natures, ne se sont point amusés à développer avec subtilité l'union hypostatique. Dans les Conciles de Diospole, de Carthage, de Milet, & d'Orange, les Pères & les Princes qui y assistèrent, pressés de soutenir la Grace de Dieu, prononcèrent ouvertement contre Pelage & ses Fauteurs, «que l'homme ne peut spirituellement commencer, continuer, ou achever rien de bon sans la Grace divine;» mais ils confièrent à un prudent silence la plupart des questions sur l'ordre de la prédestination & sur la maniere de concilier le libre arbitre avec la Grace. Les Pères de l'ancienne Église ont avoué, que les signe visibles du Corps de J. C. invisiblement présent, étoient dans le Sacrement de l'Eucharistie; mais ils n'étoient pas d'accord sur la maniere dont il étoit présent; cependant l'union n'a point été rompue.
Il n'y a qu'un petit nombre de dogmes à définir avec anathème, les autres ne le demandent pas: le Concile d'Orange a observé cette différence. On lit dans un ancien Concile de Carthage: «Il nous reste à déclarer ce que nous pensons sans juger personne, & sans excommunier celui qui pense différemment.» Ce qui resserra l'union de l'Église Catholique dans les premiers siècles, fut de ne proposer aucune définition dogmatique que dans les Conciles généraux; & si les Conciles particuliers en donnoient, elles n'avoient de force qu'autant qu'elles étoient approuvées des autres Églises: les Souverains ne sçauroient rien faire de plus avantageux que de ramener cet usage; car il eu peu de ressources dans ces remèdes, que les Médecins nomment topiques ou locaux. L'union des parties ne s'apperçoit que par l'unité du corps. Rien n'est plus beau que le Canon de l'Église d'Angleterre de l'an 1571. «Que les Prédicateurs ayent attention de ne prêcher au Peuple que des dogmes conformes à la Doctrine de l'Ancien & du Nouveau Testament, & à ce que les Saints Pères & les anciens Évêques en ont recueilli dans leurs ouvrages.»
Le principe est le même pour les choses qu'il faut pratiquer, comme pour celles qu'il faut croire, quoique sur les premiers les disputes soient moins fréquentes. S. Chrysostome dit bien autrefois: »On hésite d'observer quelques dogmes, mais on ne cache point les bonnes oeuvres.» Pour ne point en altérer l'union, il est important de bien convaincre le Peuple, que ces préceptes écoulent de la Loi divine. Sénèque désaprouvant les Commentaires sur les Loix, que la Loi ordonne, s'écrie-t-il, qu'elle ne dispute pas; il en devroit être ainsi des Loix purement arbitraires: cependant Justinien & les autres Empereurs, dans le Code & dans les Novelles, rendent volontiers raison des Loix civiles.
En matière de Religion, joignez la persuasion à la sévérité des Loix. Platon, Charondas, & les autres Législateurs l'ont employée avec succès. Les Empereurs Théodose & Valentinien ont imité ces Sages en 449. «Il nous convient de persuader nos Sujets de la vraie Religion.» Justinien dit: «Nous nous pressons de leur enseigner la vraie Foi des Chrétiens.» En effet, de même que les Empires florissent lorsque les Sujets vouent à leur Prince une obéissance volontaire, de même les progrès de la Religion sont rapides lorsqu'on l'embrasse de bon coeur. «Rien n'est si volontaire, dit Lactance, que la Religion; si l'esprit a horreur du sacrifice, il n'y a plus de Religion. Autrement, disoit Thémistius, ils adoreront la pourpre & non le Créateur.»
Telle est donc l'occupation la plus précieuse du Souverain de convaincre la plus saine partie de son Peuple de l'autorité des témoignages divins, & de lui faire comprendre que ses Ordonnances sont justes, & ne respirent que la piété: il est plus à souhaiter qu'à espérer que tous soient unis de sentimens; l'ignorance ou la malice de quelques-uns ne doit point faire perdre de vue la vérité de l'union. La démarche ne laisse pas que d'être délicate; il s'agit plus de détourner du mal ceux qui résistent aux Loix divines & humaines, que de les forcer au bien. S. Augustin a prudemment développé ces deux points dans un de ses ouvrages.
Il est des matières que la Loi divine a laissé indécises, le Gouvernement ou la discipline de l'Église, & ses Rits. Si la chose étoit nouvelle & facile à manier, il n'y auroit rien de mieux à faire que de rappeller la ferveur du siècle apostolique, que le consentement des fidèles & des progrès rapides ont consacrée. Selon ce mot, tout étoit autrefois mieux disposé; & les changemens qu'on «a essuyés, n'ont pas eu un heureux succès: cependant, le tems & le pays méritent quelque attention.» S. Jérôme dit sagement: «Regardons comme des Canons apostoliques nos usages qui ne seront ni contre la Foi ni contre les moeurs. St. Augustin, Épître 118. Soyons indifférens pour qui n'attaque ni la Foi ni les moeurs, & ne nous opposons pas pour demeurer unis avec qui nous vivons.»
La variété de la discipline manifeste bien la Liberté Chrétienne, & n'altéré point l'union de l'Église. Saint Irènée l'écrit au Pape Victor: «La différence du Jeûne déclare l'unité de la Foi.» Saint Cyprien ajoute: «Les moeurs différentes des hommes & des lieux varient certaines pratiques, & cette variété ne rompt point la paix & l'unité de l'Église Catholique. Saint Augustin, que la Foi qui enveloppe l'univers, soit partout professée quoique son unanimité éclate par des Rits différens qui ne touchent point à la vérité de la Foi; car la beauté de la fille du Roi est intérieure; ces usages variés décorent son habillement, d'où l'on dit, que sa robbe est un tissu d'or varié avec art; mais les nuances sont si bien détachées, que les couleurs n'en sont point confuses.»
L'Histoire de Socrate fournit plusieurs passages conformes, Liv. 5. Chap. 22. Si en cette occasion, le meilleur n'a point prévalu, & que le médiocre l'ait emporté, il est prudent de ne le corriger, qu'en profitant de l'instant & du consentement universel. «Que tout reste dans le même état; un changement perpétuel diminue la bonté des choses.» L'Empereur Auguste, chez Dion, l'a répété d'après Aristote & Thucydide; & Saint Augustin y a souscrit; «Autant que le changement d'un usage apporte d'utilité autant nuit-il par sa nouveauté». Le Souverain agira sagement dans les pratiques que la Loi divine a abandonnées à la discrétion des hommes, en dirigeant son pouvoir sur les inclinations de ses Sujets: le Gouvernement civil en offre des exemples fréquens. Tous les jours on permet à des Villes, à des Communautés, qui n'ont aucune Jurisdiction, de dresser des Statuts, que le Magistrat politique examine, approuve & scelle de son autorité.
Enfin, un moyen propre pour faciliter l'exercice du droit, est que le Prince prenne non-seulement le conseil, mais encore, qu'il employe le ministère de personnes éclairées; & de peur d'être accablé, qu'il défère les affaires particulières à des Cours établies, qui n'étant pas en état de les terminer, puissent les remettre à sa volonté; tels étoient dans l'ancienne Église sous les Empereurs Chrétiens, les Clergés des Villes, les Conciles des Métropolitains, des Exarques, & les Conciles que les Empereurs convoquoient: cette matière sera traitée incessamment.
Mais ces maximes de demander conseil, d'aider l'obéissance de ceux qui se soumettent, d'observer le degré de Jurisdiction, & tant d'autres dont cette matière est susceptible, ne peuvent être durables; ni toujours avantageuses; elles s'accommodent aux circonstances; le lieu, le tems, les hommes, diversifient ses opérations: convient-il de consulter sur une chose connue pour certaine, ni d'espérer un calme prompt au milieu de la tourmente? faut'il patienter dans un danger pressant, ou parcourir tous les tribunaux tandis qu'on auroit raison de soupçonner la fidélité des inférieurs, & d'en craindre la haine, la faveur & autres obstacles que prévoit un esprit prudent: il en est comme de la navigation, où les écueils ne souffrent pas qu'on tienne une route droite. Je ferai voir ici en passant l'erreur de quelques-uns qui distinguent deux puissances, l'absolue & l'ordinaire: ils confondent la puissance avec la manière de l'exercer.
Le Créateur n'use-t'il pas de la même puissance, soit qu'il agisse selon l'ordre qu'il s'est prescrit soit qu'il s'en écarte? Le Magistrat politique a cette puissance, soit qu'il se conforme aux Loix, soit qu'il s'en éloigne; il est de son équité d'invoquer l'ordre & les Loix dans les affaires ordinaires: les Loix sont principalement pour cela, mais dans les cas inopinés, il doit agir à l'extraordinaire, au moment qu'il peut ne les pas suivre: les espèces sont infinies, l'ordre ou la Loi positive est finie. Or, le fini ne sçauroit être la règle de l'infini.
Quoiqu'il soit mieux de se prescrire une règle générale dans les affaires ordinaires, s'en détourner quelquefois est peut-être malfaire; mais non pas franchir les bornes du droit inhérent au Magistrat politique; car ses devoirs appliqués à toutes les vertus, s'étendent plus loin que le droit en lui-même. «C'est folie de penser, soutiennent les Jurisconsultes, que la Puissance suprême ne peut évoquer à elle sans connoissance de cause»: de-là vient l'axiome de l'école, que personne ne peut se commander: personne ne peut s'assujettir à une Loi dont il ne soit pas possible de rappeller en changeant de volonté. Celui-là est le Magistrat politique, qui a le pouvoir de déroger au droit ordinaire: il résulte que la Loi positive ne sçauroit limiter le droit du Souverain; il est du supérieur de restraindre le droit. Quelqu'un est-il supérieur à soi-même?
L'Empereur est si peu soumis à les Loix, dit Saint Augustin, qu'il a le pouvoir d'en promulguer d'autres. Affranchissons des Loix, dit Justinien, la personne de l'Empereur, à qui Dieu a subordonné les Loix mêmes: au reste, est-il libre au Magistrat politique de ne point écouter les Loix dans les espèces ordinaires? Je répons avec l'Apôtre S. Paul, «qu'il le peut, mais que cela ne convient pas étant contraire à l'édification»; ou je répons avec Paul le Jurisconsulte, «il lui est à la vérité permis, mais il n'est pas décent. Votre raison, votre prudence, dit Ciceron, veulent que vous consultiez moins votre pouvoir que votre dignité.» Aussi les Auteurs célèbres opposent-ils souvent ce qui est permis à ce qui est décent, ce qu'il faut à ce qui est honnête, & ce qui est meilleur, sur-tout en ce qui concerne la magistrature politique. Voici le lieu convenable à cette proposition avancée plus haut. «L'acte est bon tant qu'on est en droit, quoique l'action ne le soit pas»: que le Souverain ordonne imprudemment, ou contre l'ordre, & qu'il soit possible d'exécuter sans crime, la nécessité de la subordination le fait valoir, dit l'Apôtre; Dieu lui a confié le pouvoir suprême; le Sujet a la fidélité en partage. «Ils sont Rois, s'écrie Sophocle, pourquoi ne pas obéir?» & alors il faut souffrir l'ignorance des Princes.
Des Conciles.
Voici le moment de parler des Conciles. Tout ignorant sçait, tout homme sincère convient que leur autorité est d'un grand poids dans l'Église; les Grecs appelloient Conciles toutes sortes d'Assemblées des Églises, mêmes particulieres: on le voit dans les écrits de Saint Ignace, & dans les Constitutions de Constantin. ce mot cependant est plus usité & plus conforme à son origine, lorsqu'il caractérise ces Assemblées, composées de personnes réunies de divers lieux. Le Concile est différent du Sénat, à qui les Grecs donnent différens noms, en ce que le Sénat est une Cour ou une Assemblée formée d'un certain nombre de Citoyens demeurans dans une Ville ou autre lieu; au lieu que le Concile n'est point une Cour, & que le nombre de ses Membres n'est point limité. Les Grecs ont un nom particulier pour désigner l'Assemblée de la multitude, ils l'appellent Église, Synagogue, & en ce sens elle n'est point Concile; elle est l'Assemblée du Peuple qui habite la Ville.
La tenue des États d'un Empire se nomme en Latin Concile, & en Grec Synode: dans les Décrets du Royaume de Hongrie l'Assemblée des Évêques & des Grands est appellée Concile. Charlemagne fut déclaré Patrice des Romains dans un Concile ou Synode, c'est-à-dire, dans l'Assemblée des États, comme l'a parfaitement expliqué Melchior Goldaste, Auteur si consommé dans le Gouvernement de l'Empire Germanique: ces Décrets apprennent que ce Concile étoit composé d'Évêques, d'Abbés, de Juges, autrement dit Comtes, & de Jurisconsultes députés des Villes. La plupart des ces Conciles étoient de François & de Goths; on en a les Capitulaires dans le recueil des Conciles, & on y décidoit indifféremment le temporel & le spirituel.
Un Concile ainsi composé a la Puissance absolue. Dans un État aristocratique, tel qu'étoit l'Empire Romain sous Charlemagne, après avoir secoué le joug de l'Empereur de Constantinople, il est dans un État monarchique le Conseil du Prince, & revêtu d'une autorité plus pleine. Les Rois & les Empereurs d'Allemagne avoient anciennement deux Conseils; l'un fixe pour les affaires courantes, l'autre indiqué de tous les Ordres pour les affaires importantes; ainsi Pépin s'explique au Concile de Soissons: «Nous avons ordonné, constitué & décerné, par le Conseil des Évêques & des Grands». Le quatrième Concile de Tolède, les Pères ratifient ce Décret, de concert avec le Roi, & du consentement des Grands & des personnes distinguées; ce sont les propres termes.
Les Rois Hébreux tinrent souvent de pareils Conseils, où ils agitoient les choses sacrées & prophanes: on y déféra au Roi Ezéchias & aux Grands l'indiction de la Pasque; comme le Roi de Ninive, de l'avis des Grands, prescrivit un Jeûne universel. Le Conseil enfin est l'Assemblée de tous les Ordres de l'État; le Concile est l'Assemblée des Membres d'un seul Ordre: l'usage a prévalu d'appeller Concile les Assemblées formées des seuls Pasteurs de l'Église, ou d'eux principalement pour une affaire commune; car si on convoquoit les Pasteurs pour recevoir les ordres du Prince, je ne pense pas qu'on se servît alors du nom de Concile, par la raison qu'on ne donneroit pas le nom d'Assemblée générale à celle du Peuple appellé pour être présent à la promulgation d'une Loi.
Persuadé que l'on est de l'utilité des Conciles, on n'est point d'accord sur leur origine & leur nécessité: la Loi divine n'enjoint nulle part la tenue des Conciles; & c'est une erreur d'imaginer, que les exemples ont en cette matière autant de poids, que les préceptes: quoiqu'on ait tort de présumer que les exemples tirés des Livres saints soient absolument inutiles, ils manifestent l'usage ancien, & servent de modèles dans de pareilles circonstances. L'Ancien Testament ne rapporte aucun Concile, car autre chose est une Assemblée générale, autre chose est un Concile. On convoquoit quelquefois les Lévites dispersés dans les Bourgades, ou seuls, ou avec le Peuple; mais c'étoit moins pour recueillir les voix que pour écouter les Loix. Ezéchias assembla les Prêtres & les Lévites dans la Plaine Orientale, & leur dit: «Écoutez-moi, Lévites, sanctifiez-vous,» etc. Dans la nouvelle Alliance nous avons une Loi touchant les Assemblées des Fidèles, pour prier, pour assister à la lecture des Livres saints, & à la fraction du pain. Il seroit difficile de fonder sur ces monumens la nécessité des Conciles. Un fidèle qu'un Chrétien aura insulté, doit le traduire devant l'Église, ou devant l'Assemblée des fidèles: il est encore marqué, «que Dieu accordera les graces que deux ou trois lui demanderont de concert, & que J.C. inspirera deux ou trois fidèles qui se réuniront en son nom: Saint Paul assurant que l'esprit des Prophètes sera soumis aux Prophètes, entend les Prophètes d'une seule Église»; la suite du discours le prouve.
On a plutôt coutume de tirer l'origine des Conciles de l'Histoire rapportée dans les Actes Chap. XV. mais on soupçonneroit avec assez de vraisemblance que l'Assemblée, dont ce passage fait mention, ne seroit pas un Concile selon la signification que l'usage lui a consacré. Il s'étoit élevé entre S. Paul, S. Barnabé, & quelques Juifs habitans d'Antioche, une dispute sur la force, & l'efficacité de la Loi de Moïse. On députa S. Paul, S. Barnabé & des fidèles d'Antioche pour consulter la difficulté: s'adressa-t'on aux Pasteurs répandus dans l'Asie, ou à ceux de la Syrie, de Cilicie, de la Judée rassemblés en un lieu? point du tout, les Apôtres & le Clergé d'une Ville ne sont pas un Concile, on ne consulta qu'une Église, ou plutôt les Apôtres, à l'autorité desquels le Clergé de Jérusalem, avec les fidèles, joignit son consentement.
Il est plus juste faire remonter l'origine des Conciles au droit naturel, bien antérieur à l'établissement de l'Église & des fonctions pastorales: comme l'homme est un animal sociable, il aime naturellement la société, sur-tout quand quelqu'intérêt commun s'en mêle: les Marchands conversent ensemble sur leur commerce; les Médecins, les Jurisconsultes s'entretiennent de leur art. Le droit naturel est de deux espèces, le droit naturel absolu, nonobstant tout fait humain; le droit naturel considéré par rapport aux circonstances. Adorer le Créateur, aimer ses père & mère, protéger l'innocence, sont tous préceptes immuables du droit naturel absolu: avoir tout en commun, être libre, arranger la succession des parens, sont tous préceptes du droit naturel, eu égard aux circonstances.
Les choses sont communes de leur nature, jusqu'à ce que les Loix civiles les ayent distribuées; les hommes sont libres, jusqu'à ce qu'ils deviennent esclaves: les plus proches héritent, s'il n'y a nulle disposition testamentaire: la nature souffre tout ce qui n'est pas honteux; & cette liberté dure autant que la Loi humaine ne détermine rien de plus précis. «Pourquoi, dit Perse, ne me sera-t-il pas permis de faire tout ce que me suggère ma volonté, excepté ce qui est défendu par le Jurisconsulte Masurius?»
Les Conciles sont de cette dernière espèce de droit naturel. S'ils eussent été de droit naturel immuable, les Évêques n'auroient point sollicité les Princes de leur permettre d'en tenir; & S. Jérôme prouveroit mal que la convocation d'un Concile étoit vicieuse, quand il disoit, montrez-moi, je vous prie, quel Empereur a ordonné la célébration de ce Concile? Le Concile est une de ces choses, qui, souffertes par le droit naturel, dépendent des Loix humaines, soit pour être permises, soit pour être défendues; aussi recommande-t'on, aux Évêques appellés au Concile d'Agde, de s'y rendre, à moins qu'une maladie dangereuse, ou des ordres exprès du Prince ne les arrêtent.
On objectera sans doute, que les Évêques n'ont jamais demandé l'agrément des Empereurs Payens: quel besoin d'importuner des Empereurs, qui par leurs Édits ne s'y opposoient pas? Les anciens Senatus-Consultes portés contre les Assemblées, exceptoient celles qu'un motif de Religion animoit. Auguste les avoit accordées aux Juifs, comme le dit Philon dans sa Légation à Caligula.
Les Chrétiens adoptoient avec raison ce privilège, afin de pouvoir professer réellement avec S. Paul qu'ils croyoient tout ce qui étoit écrit dans la Loi & dans les Prophètes. Suétone désigne lui-même les Chrétiens sous le nom de Juifs, & dans les Provinces où la plupart des Conciles ont été tenus, on suivoit moins le Droit Romain que les Loix propres du Pays.
Trajan souffre que les habitans de la Ville d'Amise ayent des Collecteurs qui s'assemblent pour lever leurs impositions, parce que, sous le bon plaisir des Empereurs, ils suivoient leurs usages; bien entendu, dit ce Prince, que dans les autres Villes qui sont assujetties à notre droit, cela est interdit; & Pline raconte qu'au tems de Trajan on faisoit en Asie des Assemblées dans les Villes. Si donc les Églises ont joui du calme, ainsi qu'il est très-souvent arrivé sous les Empereurs Payens, rien n'empêchoit que les Évêques ne s'assemblassent: il est vrai, qu'au milieu de la persécution, comme les Chrétiens ne pouvoient interrompre les Assemblées ordonnées de Dieu, quoique proscrites par les Loix, les Évêques ne voulurent point envenimer la haine des Empereurs, par des Assemblées suspectes, lorsque les besoins de l'Église n'étoient pas pressans.
Saint Cyprien montre en plus d'un endroit que pendant la persécution s'éleva l'importante question, si l'on admettroit à la Communion ceux qui étoient tombés, mais que les Évêques avoient attendu le calme pour s'assembler, & que le Pape Libere n'osa convoquer un Concile à cause des défenses de Constantius. Les Évêques Ortodoxes d'Espagne crurent nécessaire la permission du Roi Alaric, quoiqu'il fut Arien, pour tenir un Concile dans la Ville d'Agde: au reste, ce dont les Empereurs Payens ne s'embarrassoient gueres, les Empereurs Chrétiens eurent raison d'en prendre connoissance, convaincus que plus un bien est précieux, plus il est facile de le corrompre; aussi, loin d'abandonner les Conciles, ils les convoquèrent ou les remirent, selon que le succès leur en parut devoir être heureux ou malheureux. L'Historien Socrate dit que les Conciles généraux ont été indiqués par les Empereurs. Quoiqu'il entende les Conciles universels de l'Empire Romain, il est sûr que l'Empereur Constantin convoqua les Nationaux; ce passage d'Eusèbe les regarde: «L'Empereur qui veilloit attentivement à l'Église de Dieu, envisageant les maux qui la déchiraient, & constitué de Dieu l'Évêque commun assembla les Ministres du Seigneur.» Constantin confirma non-seulement les actes du Concile de Nicée, il publia encore une loi générale, qui ordonnoit la tenue d'un Concile tous les six mois; ceux de Constantinople, de Calcédoine répètent cette Loi. Les Novelles de Justinien & les Capitulaires de Charlemagne s'y sont modelés: on ne l'a point depuis observé régulièrement, & on les a remis d'une année à l'autre.
Les Assemblées furent si peu à la discrétion des Évêques, que les Gouverneurs des Provinces avoient des ordres de forcer les Évêques négligens à s'y rendre. Outre les Conciles ordinaires, les Princes en convoquoient d'extraordinaires; témoins les Évêques François, Gaulois, Espagnols, qui déclarent s'être assemblés par les ordres de leurs Princes: ce qui se pratiquoit non-seulement pour les Assemblées qui regardoient tout un Royaume, mais même pour les moindres Synodes, comme on le voit par celui d'Aquilée, où les Évêques parlent ainsi à Valentinien & à Théodose: C'est pour étouffer toute semence de division que vous avez pris le soin de convoquer cette Assemblée. Les Évêques de Bithinie & de l'Hellespont supplièrent Valentinien de leur permettre de s'assembler.
On a coutume d'envisager le droit & le devoir du Magistrat politique sur les Conciles, sous trois différens côtés. 1°. A-t-il le pouvoir de régler la Religion sans le Concile? 2°. Que peut-il? que faut-il qu'il fasse avant le Concile & pendant le Concile? 3°. Enfin que doit-il faire après sa dissolution? Pour éclaircir la première question il faut concevoir que tout ce qu'on allègue sur la grande utilité des Conciles, concerne plutôt la maniere d'exercer le droit, que le droit même: si le Magistrat politique recevoit du Concile le droit d'ordonner, il cesseroit d'être Magistrat politique.
En effet, le Magistrat politique est celui qui n'est soumis qu'à Dieu seul, & qui sous Dieu exerce le pouvoir absolu; d'ailleurs il emprunteroit du Concile une portion de son autorité, s'il n'osoit ordonner sans le Concile que ce qu'il peut prescrire de concert avec le Concile: or, personne ne pouvant donner ce qu'il n'a pas, on conclueroit que le Concile a une sorte de pouvoir qui ne lui étant point dévolu par le droit humain, devroit lui appartenir par le droit divin. On a déjà fait voir que la Loi divine refuse ce pouvoir à l'Église, & par conséquent au Concile.
Après avoir établi le droit du Magistrat politique, on demande si sans le Concile il peut ordonner quelque chose sur le sacré: à quoi on répond hardiment qu'il le peut quelquefois. Ce seroit à ceux qui le nient absolument à combattre ma Proposition. Comme ils n'y réussiroient jamais, il m'en coûtera moins pour la mettre en évidence.
1°. Combien l'Histoire des Hébreux nous fournit-elle d'exemples? combien de règlemens, minutés sans l'avis du Clergé? Je rapporterai les paroles de l'Évêque d'Elie, plutôt que les miennes: L'Écriture Sainte se plaint si souvent & si clairement des Rois qui n'abolissoient pas les abus, & sur-tout la superstition si agréable au Peuple, qu'on ne peut douter qu'il ne fût singulièrement recommandé aux Princes d'en arracher les racines. Tortus convient que le devoir du Prince est de réprimer les abus & la corruption qui se glissent dans la Doctrine; mais après qu'ils ont été déclarés par l'Église. Cependant nous montrerons que les Princes, avant toute déclaration de l'Église, ont corrigé ces désordres. Pourquoi Tortus ne produit-il pas des témoignages, où cette déclaration de l'Église a précédé? si elle n'a prévenu, ce n'est plus alors le devoir du Prince, il a une excuse valable: je n'ai point réprimé cet abus, dira-t-il, l'Église ne me l'a point fait connoître. La faute retombe donc sur l'Église, non sur le Souverain, qui ne doit ni agir, ni briser les Autels qu'au moment que l'Église s'en sera expliqué; cependant nous voyons toujours donner le tort au Prince non à l'Église, d'avoir souffert les Temples des faux Dieux. C'est donc lui que regarde cette fonction, soit avant la déclaration de l'Église, soit qu'elle le déclare ou non, & il rendra compta à Dieu de sa négligence: ainsi, outre que tout ce qu'on allègue de cette déclaration de l'Église est imaginaire, il est encore hors de saison.
Le Roi de Ninive, sur les menaces de Jonas, ordonne un Jeûne, sans consulter les Prêtres, de sa propre autorité & par l'avis des Grands de son Royaume. L'Histoire de Théodose, que j'ai déjà citée, est remarquable dans le Christianisme. Au milieu des factions des Évêques, il entend un chacun, il lit les Confessions de Foi, il implore le secours du Très-Haut, il juge, il prononce suivant la vérité; & cet événement est de soixante ans postérieur au Concile de Nicée. Le premier Concile de Constantinople, que Théodose convoqua, n'ajoute rien au Concile de Nicée sur la Personne du Fils de Dieu; il en naquit à la vérité une question relative à la définition de Nicée, mais conçue en d'autres termes qui pouvoient jetter dans l'erreur ceux qui adoptoient la formule de Nicée. On demandoit si le Verbe avoit commencé: tous donnent à l'Empereur leur Confession de Foi, les Ariens, les Macédoniens & les Eunoméens, si ennemis des Ariens, qu'ils rebatisoient également les Catholiques & les Ariens. Il examine chaque Confession; il décide de chacune; non-seulement il sépare les Orthodoxes des Hérétiques, mais il distingue entre les différentes hérésies, & trouve les Novatiens plus excusables que les autres.
Avant cela, ceux qui s'opposoient aux Épiscopaux, disaient nettement que l'Empereur avoit lu les écrits, qu'il avoit invoqué les lumières du Seigneur, non pour déclarer une vérité connue, mais pour la tirer des ténèbres, où les hérésies l'avoient ensevelie; voici les termes de Brentius, qui rapporte cette Histoire.
Quel est alors le Juge en matière de Doctrine? l'Empereur n'a pas recours aux Évêques comme à ses maîtres; il les mande au contraire à sa Cour comme ses Sujets; & après avoir pris l'écrit de chaque Prélat, il n'en suit pas aveuglement la décision; il se prosterne devant Dieu Pere de J. C. il le supplie de l'éclairer & de lui découvrir, entre tant de Confessions de Foi, celle qui est conforme à la Doctrine Apostolique.
Comme l'esprit de parti couvre toujours de nuages les vérités les moins obscures, des gens ont essayé d'affoiblir ce qu'on opposoit aux Épiscopaux, afin de ne rien épargner de ce qui peut confirmer le droit du Magistrat politique. Passons à d'autres exemples.
Constantin renvoye la cause des Donatistes au Proconsul d'Afrique; S. Augustin ne relève point en cela l'Empereur; il croit seulement qu'il eût été plus édifiant qu'un Concile eût terminé cette affaire. Un Évêque, dit le Donatiste, ne doit pas être jugé par le Proconsul, comme si le Proconsul agissoit de son chef, & que ce ne fût pas par l'ordre de l'Empereur, qui veille particulièrement sur l'Église, & qui en doit un compte à Dieu.
La cause des Donatistes offre un autre exemple. Marcellin tint à leur égard la place des Empereurs Honorius & Théodose: «Nous voulons qu'en notre place vous soyez Juge de la dispute.» Marcellin s'énonce ensuite avec beaucoup de modestie: Quoique je sente, dit-il, que c'est une affaire au-dessus de mes forces, de juger des Évêques qui devroient plutôt être mes Juges; néanmoins parce que cette cause doit être agitée devant Dieu & ses Anges, & qu'après un examen, fait sous la protection du Ciel, elle doit opérer ma récompense ou mon jugement, selon qu'elle sera bien ou mal décidée; avant de rendre la vérité manifeste sur les contestations des Évêques assemblés, il est à propos de commencer par faire la lecture des ordres de l'Empereur. Cette décision, comme on voit, concernoit la Foi; aussi l'Édit porte, qu'il étoit là question de reconnoître la Vérité & la Religion. Les Orthodoxes ayant encore attaqué les Donatistes sur d'autres points, Marcellin leur dit: Le mémoire que vous nous avez présenté, contient une acusation de schisme & d'hérésie qu'il faut prouver: comment échapper à ces traits? peut-être répliquera-t-on, qu'on ne prononça que sur les crimes de quelques vagabonds, quoiqu'on n'en parlât qu'incidemment, & il ne fut pas question de les juger.
«Mais ces grandes vérités, quelle est l'Église Catholique? quels sont ses vrais signes? quelles sont les justes causes de séparation? & s'il faut rébatiser les Hérétiques? furent discutées avec soin. Enfin, comme le porte la Sentence de Marcellin, l'erreur démasquée fut contrainte de fuir devant la Vérité: cette décision fut sollicitée par les Catholiques, & non par les Donatistes.»
Ces exemples ont eu des imitateurs dans les Rois & les Magistrats qui, du tems de nos Pères, ont banni de leurs États des erreurs invétérées. Je ne blâme point l'adresse de ceux qui appuyent sur les circonstances qui ont déterminé à se conduire ainsi, ou qui ont empêché qu'on en est autrement. Je veux même que ces faits soient extraordinaires, c'est-à-dire, moins fréquens & moins solides; mais la conduite différente, en égard au tems & aux personnes, ne forme pas un droit nouveau; c'est la prudence à régler les opérations sur le droit déjà existant. Personne ne dit sans raisons qu'il ne faut pas de Conciles, mais qu'il peut y avoir quelquefois des raisons pour n'en point assembler: ces raisons sont, ou parce que le Concile n'est pas absolument nécessaire, ou parce qu'il est à présumer qu'il ne sera point avantageux à l'Église.
Pour développer ces deux propositions, il est bon de constater quelle est la fin d'un Concile universel: il ne s'agit que de celui-là. J'ai déjà suffisamment démontré que le Concile n'est point assemblé, comme ayant une portion du pouvoir absolu. La fin d'un Concile, dit parfaitement l'Évêque de Winchester, est que les Pères, par un jugement directif, frayent aux Princes les voyes d'étendre la Religion. De là Carloman demande l'avis du Clergé de France, pour faire fleurir la Loi divine; Louis le Débonnaire envoya ses Capitulaires au Concile de Pavie, ou les articles sur lesquels il vouloit être instruit: à quoi j'ajoute que le Concile sert à assurer le consentement de l'Église. Les Apôtres employèrent également la science & l'autorité dans la question des Cérémonies Mosaïques. L'Église réfuta ceux qui semoient partout que les Apôtres étoient partagés, en sorte qu'ils entendoient le vrai, & qu'ils l'avouoient tous.
Le Roi Becarede, appliqué à éteindre l'Arianisme en Espagne, ne convoqua pas un Concile dans le dessein de régler sa foi; mais il présenta aux Évêques la Confession Orthodoxe qu'il avoit dressée lui-même: une troisième preuve, c'est que le Clergé & les Conciles, outre le droit naturel, tiennent en quelque sorte à la Loi humaine, en vertu de quoi ils connoissent des procès comme les autres Tribunaux créés par le Magistrat politique, & en empruntent une sorte de coercition.
Aucune de ces fins n'est absolument essentielle à l'Église, & le Concile ne l'est pas à ces fins: à quoi bon le Conseil, quand la lumière naturelle ou surnaturelle éclaire l'homme? Nous consultons, dit Aristote, lorsque nous nous défions de nos forces, & comme n'étant pas sûrs de notre discernement. Saint Paul dit, «qu'après que Dieu lui eût révélé J. C. son Fils, il n'avoit eu nulle communication avec la chair ni le sang, & qu'il n'étoit point retourné à Jérusalem pour voir les Apôtres appellés avant lui: Il eut été absurde, s'écrie S. Chrysostome, qu'un homme, instruit de Dieu, eût communiqué avec les hommes: & selon S. Clément Alexandrin, puisque la parole nous vient du Ciel, ne soyons plus curieux de la doctrine des hommes.»
Qu'un insensé nie qu'il y ait un Dieu, que ce Dieu gouverne le monde, & qu'il publie qu'il n'y a point de Jugement dernier, que Dieu est auteur du péché, que J. C. n'est pas Dieu, que sa mort n'a point accompli le mystere de la Rédemption, le Souverain sera-t'il obligé de méditer long-tems pour lui fermer l'entrée des charges & le bannir de la société? Le passage de S. Augustin est remarquable: «Faut-il un Concile pour condamner une erreur connue? Toute hérésie n'a-t'elle reçu sa condamnation que dans un Concile?» Il en est peu au contraire à cause desquelles on ait été dans la nécessité d'en assembler.
Le Pape S. Léon écrit à Théodose le jeune; «Quand la cause est évidente, il est prudent d'éviter le Concile»: il arrive quelquefois que le Magistrat politique est si éclairé par les définitions d'un Concile oecuménique antérieur, qu'un nouveau ne lui seroit point utile. Le Concile de Nicée guida si sûrement l'Empereur Théodose dans le jugement qu'il dicta contre les hérésies, qu'il ne fut point obligé d'avoir recours à une nouvelle Assemblée: dans ces cas la tenue d'un Concile n'est pas nécessaire.
En vain s'efforceroit-on de reconnoître & de constater la décision de l'Église, lorsqu'elle paroît partagée en deux partis presqu'égaux; situation où étoit l'Afrique au siècle des Donatistes: il est alors, sans un Concile, une voie pour approfondir le sentiment de l'Église, c'est quand on voit unanimes les Professions de Foi de ceux qui sont regardés comme les Pères de leurs Églises; car chacun peut chez lui prêcher par écrit, ou de vive voix ce qu'il pense. Saint Augustin raconte qu'on s'est comporté de la sorte, & il approuve cette conduite. En feuilletant plus attentivement les premiers siècles de l'Église, on sera convaincu que les affaires de l'Église & son unanimité étoient plus attestées par la communication de Lettres, que par aucun Concile, ainsi que l'ont remarqué Bilson, Rainold, & les Docteurs de Magdebourg: de plus, il peut arriver que la cause que l'on traite intéresse tellement une Église particulière, qu'elle n'ait pas besoin du sentiment des autres. Le Clergé de Rome écrit à S. Cyprien: «Le Conseil devient plus important à mesure que le mal gagne. Comme la troisième raison, qui assemble les Conciles, émane du Magistrat politique, elle les lui subordonne entierement; & quoique l'on établisse des Tribunaux soumis à lui, s'ils deviennent suspects, ou si l'affaire ne souffre aucun délai, il est en droit de l'évoquer à lui»: qu'il soit donc constant que les Conciles ne sont pas toujours nécessaires, ni à toutes sortes de matières indifféremment. Wittakerus & autres l'ont prouvé; & les Églises des Villes libres montrent par leurs exemples qu'elles se conduisent bien sans Conciles.
Si les Conciles ne sont pas nécessaires, quelquefois ils peuvent être utiles, car tel est le tout, telles en sont les parties. Je ne répéterai point ici les plaintes ordinaires de presque tous les siècles, que le Clergé est la source des maux qui ont inondé l'Église: je m'en tiens à ce que S. Grégoire de Nazianze a transmis de son tems: Les deux principaux objets des Ecclésiastiques étoient l'amour de la dispute, & la passion de dominer. Il en veut moins aux Conciles des Ariens qu'à ceux auxquels il a surtout assisté: «C'est pourquoi, continue-t'il, je me suis retiré & je me suis livré au repos & à la tranquillité.» Le succès d'un Concile n'est pas heureux quand de violens préjugés empêchent la liberté des suffrages, ce qui arrive aux hommes les plus intègres, quand il se formera tant de factions, que le Concile, loin d'être le sceau de l'unanimité, devient la source de la discorde & de la dispute.
Je suis surpris de l'illusion de certains Auteurs, qui imaginent qu'on peut être Juge de celui qu'on accuse d'hérésie, & qui ne connoissent point dans l'Église la voye de récusation, qu'on admet dans les affaires civiles. Les maximes de l'équité naturelle ne devroient-elles pas avoir autant d'autorité dans l'Église que dans l'État? Je me souviens qu'Optat de Mileve a dit des Jugemens ecclésiastiques: «Il ne nous est pas possible d'entreprendre ce que Dieu n'a pas fait; il a séparé les personnes dans son jugement, & il n'a pas voulu que le même homme fût Juge & Accusateur. Choisissons des Juges, continue Optat, l'un & l'autre parti n'en sçauroit fournir, leurs intérêts voilent la vérité.»
Les Pères du Concile de Calcédoine avertissent les Légats du Pape de ne point être Juges, s'ils se portent Accusateurs de Dioscore. Saint Athanase refusa de se trouver aux Conciles, où la faction ennemie dominoit: tel est souvent l'événement des choses, qu'un Concile qui pourroit être dangereux pour le présent aura son utilité, s'il est différé jusqu'à ce que les esprits soient calmés. L'Apôtre s'écrie avec raison: «Le jour éclairera l'ouvrage de chacun, c'est-à-dire sa Religion»: & ailleurs, «si vous pensez autrement Dieu le révélera». Ces deux passages marquent qu'il faut du tems pour juger sainement: cependant tel mal peut arriver qui ne sçauroit attendre les délais d'un Concile, il faut un remède plus prompt. Outre que le Magistrat politique auroit lieu de soupçonner les Conciles généraux: «Il n'est pas moins du ressort de la politique, observe un homme fort habile, d'assembler les Évêques, que d'assembler les États, il en résulte la même crainte, les mêmes maux, si les Pasteurs ne dépouillent l'homme.»
Doute-t'on qu'il n'y ait eu des Conciles peu heureux? tel fut celui d'Antioche sous Constantin, ceux de Césarée & de Tyr. Constantin écrivant aux Évêques de ce dernier leur reproche qu'ils sont enfin parvenus à soufler la haine & la division, & que leur ouvrage tend à la perte du Genre humain. Sous le jeune Théodose, tel celui d'Éphèse qui fut un vrai brigandage; si les Empereurs en eussent prévu les suites, ils auroient épargné & leurs soins & leurs dépenses. Je conviens que la situation de l'Église est triste, quand elle est hors d'état de souffrir un Concile; aussi doit-on conserver & reprendre ces Assemblées lorsqu'elles instruisent au nom de l'Église les Princes & les fidèles.
Le Magistrat politique exerce son pouvoir absolu avant que l'Église ait prononcé, soit qu'elle juge en plein Concile, soit que sa décision éclate par le consentement unanime des personnages, qui en différens tems & en différens lieux, ont eu une Religion,& des moeurs plus pures. Dans chaque siècle on a chez soi des Théologiens judicieux & éclairés, & il s'en trouve aussi chez les Étrangers, dont l'autorité n'est pas moindre que celle de ses propres Sujets; surtout quand il s'agit du dogme qui est commun à tous: ce qui fait que chacun peut dire, qu'il est dans la croyance universelle. «On admettoit, dit l'Évêque d'Elie, à la Législation des choses sacrées, ceux que la raison suggère d'écouter, & qui sont instruits de ces matières. Les Assemblées ecclésiastiques doivent enseigner le Roi, ajoute Burhil; si elles ne suffisent pas, qu'il appelle les plus habiles.»
Les raisons & les exemples qu'on vient de proposer, prouvent qu'il ne faut pas restraindre l'omission des Conciles au seul cas où la Religion est sur le penchant de sa ruine; d'autres causes peuvent & doivent différer des Conciles: aussi y voit-on demander des Conciles aux Empereurs plus souvent qu'ils n'en ont accordés. «Nous supplions votre clémence, écrit S. Léon à Théodose, avec larmes & sanglots, d'indiquer un Concile en Italie; il ne l'obtint pas. En vain les Empereurs auroient-ils le droit de convoquer des Conciles, s'ils n'avoient pas celui de les refuser par de justes motifs.»
Les Églises, travaillées du dogme des Ubiquitaires, n'étoient pas dans un danger pressant, cependant les Électeurs & les Princes, qui de droit ont le soin, de la Religion en Allemagne, étouffèrent ce mal sans Concile, de l'avis des gens sages; loués en cela par ceux mêmes qui ne reconnoissent point le droit sur lequel cette, correction étoit appuyée. Zanchius & les autres Auteurs remarquent que le devoir du Prince est que jusqu'à ce qu'il se tienne un Concile libre, (chose assez difficile) d'ordonner aux contestans de se servir des termes de l'Écriture,& ce sans en venir à une condamnation publique: dès-là le Prince a droit d'ordonner avant le Concile & sans le Concile.
Ce Jugement du Magistrat politique, hors du Concile, ne touche point à la liberté que le droit divin accorde aux Théologiens de juger: ils sont toujours en droit sans Concile de dire leur avis devant lui, ou d'en rendre raison devant tout autre, & d'autoriser sur l'Écriture Sainte les motifs de leur Jugement. Je résume maintenant: j'avoue que le Concile est la voie la plus simple de gouverner la Religion; mais je soutiens qu'il est des momens où les Conciles ne sont ni utiles ni nécessaires; & je suis surpris que quelques-uns poussent la hardiesse jusqu'à soutenir que les Conciles, tenus malgré le Souverain, sont légitimes, lui à qui le soin de l'Église est singulièrement confié: ceux-là sont bien éloignés de Beze, qui veut qu'on n'assemble un Concile que par les ordres & sous les auspices du Prince; bien éloignés de Junius, qui assure qu'il est injuste & dangereux à l'Église de convoquer un Concile général à l'insçu & sans l'autorité de celui qui gouverne; enfin, bien éloignés de ceux qui ont embrassé le parti des Protestans contre les Catholiques Romains.
On n'est pas aujourd'hui d'accord sur cette portion du droit & du devoir du Magistrat politique envers le Concile. «A-t'il le choix des Évêques qui vont au Concile?» Je ne crains point de le lui donner; mais pour le mieux faire connoître, je procéderai par ordre.
Au moment que J. C. institua l'Église & la fonction pastorale, l'Église pour les affaires qui la touchent, les Pasteurs pour leurs devoirs, avoient le choix de ceux qui devoient aller au Concile, & ce en vertu du Droit naturel, non l'immuable, mais celui qui subsiste autant qu'on n'en substitue pas un autre; parce qu'il n'y avoit encore nulle Loi, nulle convention, nul autre moyen qui déterminât ce choix. C'est ainsi que les fidèles d'Antioche députèrent à Jérusalem quelques-uns d'entr'eux avec Saint Paul & S. Barnabas, tandis que de l'autre côté, le Clergé & l'Église de Jérusalem choisirent parmi eux des Fidèles qui accompagnèrent les Apôtres à Antioche.
Je ne découvre dans le siècle suivant aucun exemple d'élection faite par l'Église. Tous les Prêtres assistoient au Synode de chaque Diocèse. Les Évêques d'une Province se réunissoient tous au Concile du Métropolitain, hors ceux que la nécessité retenoit chez eux; nulle autre élection que celle des Prêtres, des Diacres, que les Évêques menoient aux Conciles. A l'égard des Conciles généraux, les Lettres circulaires des Empereurs aux Métropolitains marquoient le plus souvent les Évêques qui dévoient remplir le nombre fixé par les Empereurs. J'ai extrait ces faits de la Lettre des Empereurs Théodose & Valentinien à S. Cyrille. Les Actes certifient qu'on expédia de pareilles Lettres à tous les Métropolitains.
Il y est clairement ordonné à Saint Cyrille de choisir les Évêques: tantôt les Métropolitains les nommèrent seuls; tantôt ils y appellèrent les Évêques de leur Province, & jamais on ne demanda les suffrages de leurs Églises. Le Colloque, auquel Marcellin présida, ne fut pas un Concile,& cependant il ne fut pas moins important à l'Église. Les Évêques qui s'y trouvèrent présentèrent seulement les Lettres de leurs confrères Lorsqu'un Métropolitain n'assistoit point au Concile, il y envoyoit à sa placé ou un Évêque, ou un Prêtre à qui on donnoit le titre de Vicaire.
D'ailleurs, quoique cette maniere d'élire soit ordinaire, il n'est pas défendu au Magistrat politique de convoquer un Concile d'Évêques qu'il aura désigné, & c'en est assez pour que cela soit censé permis, la raison même en est garante, si l'on considéré les fins des Conciles que j'ai rappellées plus haut.
1°. Il y a eu plusieurs Assemblées tenues pour l'instruction d'un seul. Quoi de plus naturel qu'un Prince forme son Conseil de Sujets qu'il croit les plus capables? la Justice, la Guerre, le Commerce, & tant d'autres affaires se règlent ainsi; leur Gouvernement n'est point différent quant à la Consultation.
2°. Des Conciles ont départi à chaque Évêque la Jurisdiction extérieure dont le Souverain les gratifioit. Quoi de plus naturel qu'il choisisse celui qu'il décore de cette fonction?
3°. A l'égard des Conciles, tenus pour publier l'unanimité de l'Église, il sembleroit plus à propos que l'élection fût au nom des Pasteurs, ou des Églises, afin que le grand nombre ratifiât ce que le petit nombre auroit décidé. On applaudit volontiers à ceux dont la bonne foi & l'habileté canonisent l'élection: ces motifs se tirent non du droit, mais de l'usage prudent du droit qui n'est pas uniforme; car quelquefois l'élection remise aux Pasteurs reculeroit plus la Paix, que celle du Magistrat politique. Aussi dans un Concile dont les délibérations ne rouleront que sur le Conseil, ou la Jurisdiction, l'Église présentera au Prince des hommes habiles, que son discernement n'auroit pu découvrir.
Je ne prétends point que le Magistrat politique doive toujours élire les Membres du Concile, je soutiens qu'il lui est permis de les choisir. Marsilius de Padoue a ouvert cet avis: «Il appartient au Législateur, dit-il, de convoquer le Concile général, & de nommer les sujets les plus propres. Ceux qui excluent les Prêtres du nombre de ces personnes, ou qui resserrent le mot déterminé à la simple approbation, forcent la signification des termes», Marsilius s'explique de la sorte: «Les Législateurs en choisissant des hommes capables de composer un Concile, sont obligés de pourvoir à leur subsistance, & de contraindre, s'il le faut, ceux qui refuseroient, soit Prêtres ou non Prêtres, à cause du bien public; il le prouve ainsi, la Jurisdiction coactive sur tous les Prêtres indifféremment & non Prêtres, le choix & l'approbation des personnes, la création de toutes les charges, appartiennent à l'autorité du seul Législateur, non au Clergé entant qu'il est Clergé.»
Rien n'est plus clair: il rend le mot détermination par celui d'élection, il distingue les personnes, en Prêtres & non Prêtres; le Législateur détermine par lui même ou par d'autres: dès-là ce qu'insititue Marsilius, «que les Villes jettent les yeux sur des Prêtres fidèles pour définir les Dogmes, & sur d'autres personnages, selon la détermination du Magistrat politique, ne combat point le passage précédent, puisqu'il ne l'étend pas aux autres espèces de Conciles, qui dressent des Canons qui décident & conseillent sur la Foi. Or, former un Concile suivant l'idiome de ce siècle, c'est faire une partie du Concile. Constantin le dévelope dans la lettre qu'il écrit aux Pères de Tyr. Ainsi quand sur ce que Marsilius avance, «que le Concile est composé de Prêtres par des non Prêtres», on nie que le Concile soit intègre, c'est comme si on nioit, que l'oeil est une partie de l'homme, parce que sa main en est un membre. Voilà jusqu'où les hommes poussent la fureur de la dispute. Marsilius n'est pas le seul de ce sentiment. Le Sçavant Ranchin, qui défend là cause des Protestans, contre le Concile de Trente, l'a embrassé avec chaleur, en s'appuyant de l'autorité de Marsilius; & les exemples ne manquent pas.
Le Roi d'Israël appelle auprès de sa personne les Prophètes qu'il désire, surtout Michée par le conseil de Josaphat. Les Donatistes, dans une Requête sollicitent auprès de l'Empereur Constantin un Concile, qui assoupisse leurs différends avec les Évêques d'Afrique: «Nous vous supplions, Constantin, très-excellent Empereur, puisque vous êtes issu d'un sang juste, vous dont le Pere, entre les autres Empereurs, n'a point répandu le sang Chrétien, & que la Gaule n'est point souillée de ce crime, Nous supplions votre Religion de nous donner des Juges de la Gaule même, pour décider les contestations élevées dans l'Afrique entre les Évêques & nous.» L'Empereur ne s'adressa point aux Églises ni au Clergé des Gaules, il nomma Juges Matémus de Cologne, Rheticius d'Autun, Marin d'Arles & Melchia de Rome.
Au premier Concile de Constantinople, Théodose admit les Macédoniens, qui n'auroient certainement point eu la voix des Évêques & des Églises Catholiques. Les Actes de Calcédoine ont conservé une Lettre de Théodose & de Valentinien, qui ordonne à Dioscore d'amener dix Évêques avec lui & non plus, Théodoret observe qu'on n'en prit pas plusieurs. J'ai lu dans un Auteur, que les Empereurs s'attachoient aux Évêques distingués par leur éloquence & leur bon sens.
L'Histoire du Bibliothécaire Anastase raconte que les Rois de France ont usé de ce droit: il en parle dans la vie du Pape Etienne. «Au commencement de son exaltation, le Pape envoya en France, où régnoient de Grands Hommes, Pépin, Carloman, Charlemagne tous Patrices de Rome, priant & exhortant leurs Excellences, par ses Lettres Apostoliques de nommer des Évêques célèbres & profonds dans l'Écriture-Sainte & les saints Canons pour tenir un Concile à Rome. Les Protestans pressèrent l'Empereur Charles V. & les autres Princes de choisir des hommes intègres & sçavans pour assembler un Concile».
Je remarque même que quand les Églises ou les Évêques élisent ceux qui doivent les représenter au Concile, ce qu'ils font par une liberté dative ou naturelle, il reste toujours au Magistrat politique le droit de Souveraineté; car tout usage de liberté est subordonné au pouvoir souverain; il l'est au point que par de justes raisons, le Prince est maître de rejecter les esprits inquiets ou incapables d'une si belle mission: maxime constante dans toutes les autres Assemblées.
En effet, si quelque Juge est suspect, le Prince lui ordonnera de se retirer, parce qu'il lui est important qu'on juge bien: il en est autant des délibérations de chaque Ville, des Communautés, des Marchands, des Artisans qui traitent de leurs affaires. Le Magistrat politique peut & a coutume d'y statuer ou comme Législateur ou comme Juge.
Après avoir démontré, tant par les anciens que par les modernes, que les Empereurs ont fixé le tems & le lieu des Conciles, qu'ils ont proposé la matière & la façon de la traiter; j'ajoute qu'ils ont annoncé leur translation ou leur dissolution, & on ne peut, je crois, le révoquer en doute. J'examine de quelle espèce est le Jugement que le Magistrat politique porté dans un Concile. Les Auteurs, dont tout le système se réduit à dire, qu'outre les Empereurs, les Évêques ont jugé, attaquent un phantôme dont ils triomphent aisément: quel homme sensé peut nier ce fait? la difficulté consiste à sçavoir si le droit du Souverain est de juger avec les Évêques: que serviroit de le prouver? Le droit universel de juger, réside en sa personne, & un Concile ne sçauroit le lui ôter.
Mais seroit-il d'un Prince prudent de s'ouvrir en plein Concile, & jusqu'à quel point? la proposition est délicate. Parcourons les objets différens des Conciles. Si la fin d'un Concile est le jugement déclaratif, c'est-à-dire, s'il faut que les Évêques décident par l'Écriture-Sainte ce qui est vrai ou faux, licite ou illicite, on ne refusera point à un Prince, instruit des saintes Lettres, ce qu'on accorde aux particuliers, d'approfondir l'Écriture, d'éprouver les esprits. J'avoue que la majesté d'un seul porte coup à la liberté des autres, selon ce passage: «De quelque côté que vous panchiez, César, je vous suis, pourvu que j'aye un modèle.» Cependant il sera non-seulement avantageux que le Souverain honore le Concile de sa présence, pour en régler & modérer les actions; il y doit demander les motifs des avis, & proposer ses objections.
L'Empereur Constantin se comporta de la sorte à Nicée. Les auteurs lui attribuent le discernement de la vérité, ils disent qu'il fut commun à tous les Évêques. Charlemagne dit qu'il étoit l'Inspecteur & l'Arbitre dans le Concile de Francfort.
Si le Concile donne son avis au Magistrat politique sur des matières que la Loi divine n'a pas définies, s'il lui expose l'usage de l'Église, il est mieux qu'il daigne s'informer, qu'il pèse le pour & le contre que de se déclarer en plein Concile: «Demandez à plusieurs ce qu'il est à propos de faire; mais confiez à un très-petit nombre ce que vous voulez faire.» Si le Concile s'assemble pour constater l'unanimité des sentimens, la présence auguste du Souverain sera d'un grand poids; elle tempérera le feu des esprits vifs & brouillons; en s'abstenant de décider il se réserve pour la ratification, & s'assure que le Concile a été libre & d'accord.
Les autres Ordres s'éprouvent tous les jours; ils arrangent des projets qu'ils soumettent ensuite à l'autorité du Prince. Les Conciles qui délibèrent sur des Loix humaines, doivent se conduire ainsi. Quoique le Souverain assiste de droit à l'Assemblée, & qu'il ait le droit de juger, il est mieux que Spectateur, il la laisse libre; on le sera quand il présidera au Concile. Les Empereurs, trop occupés, ont député en leurs places: la commission portoit ou de juger avec les Évêques, ou uniquement de les présider.
Il est certain qu'au Concile de Calcédoine, les Sénateurs & les Juges ont eu souvent la parole & qu'ils ont eu part à la définition de la Doctrine. L'Empereur Théodose ne voulut point que le Comte Candidien donnât sa voix à Éphèse. L'Empereur Constantin avoit envoyé à Tyr le seul Denys, homme Consulaire, pour être témoin de tout. Saint Athanase ne dissimule point qu'il abusa de son pouvoir: «Il parloit, dit-il, les Évêques gardoient le silence, ou plutôt ils obéissoient au Comte.»
La Ratification, à en croire les Pères Grecs, est le jugement qui, après le Concile, appartient au Souverain; il est inhérent à la Magistrature politique, qu'il ne peut, ni n'en pas user, ni le déposer. Le Concile donne au Prince son avis sur la manière dont il doit se comporter alors; il est hors de doute que celui-là doit décider à qui l'on donne un conseil, soit qu'il soit entraîné par des témoignages irréprochables, & qui sont absolument nécessaires dans la Foi, soit qu'il le soit en quelque façon par l'autorité des autres; attendu que la bonté d'un acte dépend du jugement de l'Agent. Le jugement d'un homme n'est pas servilement attaché à celui d'autrui, à moins qu'il ne soit impossible de juger autrement. Celui d'un Concile n'a pas ce privilège: la promulgation du Dogme & de la Loi divine demande l'attention du Magistrat politique; il faut examiner s'il est conforme à l'Écriture-Sainte. Constantin le pense de lui-même, dans sa Lettre aux Pères de Tyr, car son devoir est de commander.
Si le Concile, comme plusieurs, par ignorance, par cabale, ou parce que la plus faine portion n'a point été écoutée, propose un Dogme qui altère la Foi Catholique, & l'Écriture-Sainte, témoins les Conciles de Rimini & de Seleucie, plus nombreux que celui de Nicée, témoin le fécond de Nicée; le Souverain tiendra-t'il la main à ce que la Loi divine, & la conscience instruite par la Loi, dicteront de ne pas faire? Toute personne sensée ne bazardera pas de soutenir l'affirmative. Que si un Concile règle quelques points qui concernent la discipline de l'Église indéfinie par la Loi divine; comme toute police, tirée de la Loi naturelle, ou de la Loi positive, est soumise au Magistrat politique, c'est à lui de voir si la décision du Concile deviendra avantageuse à l'Église, attendu que le jugement du Supérieur est le dernier. Donc le Dogme & les Canons essuyent l'examen des Empereurs & des Rois sous des objets différens, le Dogme pour subir l'examen de l'Écriture; le vrai ne fuit point la lumière, le faux est rejetté après le Concile; les Canons, pour en mesurer l'utilité sur les règles de la prudence: leur utilité leur fait donner force de Loi; mais tous ne l'obtiennent point. On lit dans Balsamon ce titre des Canons à observer: tous les anciens Conciles offrirent aux Empereurs leurs informations & leurs Canons. La formule usitée est dans l'Épître du premier Concile de Constantinople à l'Empereur Théodose: «Après avoir rendu à Dieu de très-humbles actions de grâces, nous présentons à votre Majesté les Actes du Saint Concile; depuis qu'en exécutant vos Lettres nous nous sommes assemblés à Constantinople, nous avons d'abord renouvellé la formule de notre Foi, nous avons ensuite proposé de courtes définitions qui ont affermi la Foi des Pères de Nicée. Nous avons anathématisé les hérésies & les opinions dangereuses, nous avons dressé des Canons de discipline, que nous avons soussignés: Nous supplions donc votre Majesté de confirmer par vos Lettres les Décrets de notre Concile, afin que comme vos Lettres qui nous ont mandé, témoignent le respect que vous portez à l'Église, d'autres scellent l'objet de nos Décrets.»
Il est écrit dans l'inscription des Canons, qu'ils sont fournis à Théodose. Les termes qui chez les Grecs expriment la Ratification, sont, «approuver, signer, confirmer, confirmant, fiable»; ils se trouvent tantôt dans les Actes des Conciles, tantôt dans les Constitutions des Empereurs. On rapporte aux Canons ce que j'ai extrait des Conciles de France: «S'il y a à suppléer, c'est à sa prudence; s'il y a à corriger, c'est à son jugement; s'il y a quelque chose de bien, c'est à sa clémence à y mettre la dernière main….. Que ce que nous avons reglé avec prudence soit autorisé par son examen. Si nous avons obmis quelque chose, que sa sagesse y supplée; que votre pouvoir promulgue nos décisions, en cas qu'elles en soient dignes; que votre Majesté Impériale ordonne la révision de celles qu'elle ne goûtera point: les mêmes Conciles appellent cette révision, porter les Actes au Jugement souverain.»
L'ancienne Église a non-seulement reconnu dans le Magistrat politique le droit d'approuver que quelques-uns exercent aujourd'hui; mais encore celui d'examiner, de rayer, d'ajouter, & de corriger. Comment peut-on dire que quelqu'un approuve, ou reçoit une chose, sans entendre, qu'il est le maître de la rejetter? Celui-là consent qui peut ne pas consentir, s'écrie Tryphoninus; à quoi se rapporte ce mot de Sénèque: «Voulez-vous sçavoir si je veux, faites qu'il me soit libre de ne pas vouloir; tout de même Aristote, nous avons le pouvoir de faire & de ne faire pas.» Que de Canons condamnés à l'obscurité? Les Capitulaires de Charles le Chauve ne renferment pas à beaucoup près tous ceux que les Évêques avoient dressés en 856. Bochel observe que cela n'est point rare.
«Toutes les fois qu'on tenoit des Conciles, les Décrets n'en étoient publiés qu'après avoir été reçus par le Roi dans son Conseil,& qu'après en avoir retranché ce qui déplaisoit, comme nous l'avons dit, témoins les Conciles de Tours & de Chalons sous Charlemagne, M. Pithou, homme respectable, que j'ai toujours révéré, comme mon père le prouve par les signatures en lettres majuscules des Capitulaires de Charlemagne & de ses Fils.»
Charlemagne à son tour ajouta des dispositions aux Décrets du Concile de
Thionville: Nous ajoutons cela, dit-il, de nous-mêmes.
Enfin, un Concile prend ses décisions dans la Loi humaine: alors il est constant que le Magistrat politique juge après lui; toute Jurisdiction, émanant de lui, doit retourner à lui. Le Concile d'Éphèse nous l'apprend, quand il dépouilla Nestorius du Patriarchat de Constantinople, le Concile supplie l'Empereur de donner force de Loi à la Sentence prononcée contre Nestorius. On répondra peut-être que le Souverain, assistant au Concile, n'a plus que la confirmation. Je ne souscris point à ce raisonnement. Le Magistrat politique, qui donne sa voix avec les autres, n'a point décidé comme Magistrat politique, le plus grand nombre a pu l'emporter; mais il a son jugement impératif & libre: cela arrive aux Magistrats supérieurs, qui jugent dans les Cours inférieures; l'exemple est remarquable au Digeste: «Si le Président est Juge, on l'appellera selon la coutume, comme si on n'avoit point appellé de lui, mais de l'ordre.»
Le Prince exerce ce dernier jugement impératif, tantôt par lui-même, tantôt par le ministère de ses Sujets; de même qu'il traite les affaires civiles. Les Rois, devant qui l'on se pourvoit, contre les ordonnances du Préfet du Prétoire, & les Arrêts des Cours supérieures en attribuent la dernière connoissance à des Jurisconsultes, dont ils confirment l'avis s'il n'est point suspect, ou ils évoquent à leur personne. Les affaires ecclésiastiques essuyoient ces degrés de Jurisdiction. Les Empereurs en remettoient la discussion aux Évêques les plus pieux & les plus habiles, ou aux Conciles universels, dont ils approuvoient les Décrets, après un compte exact: c'est pourquoi on convoqua de nouveaux Conciles pour corriger les Conciles précédens; non que le dernier fût au-dessus du premier, mais parce que les Empereurs s'en rapportoient plus aux uns qu'aux autres. Au reste, il étoit rare que les Empereurs attirassent les affaires devant eux. Constantin, après un double Jugement ecclésiastique, examina seul la cause de Cécilien, & rendit le Jugement définitif: il fit venir les Pères de Tyr, pour lui expliquer les motifs de leur conduite. Les Ministres Protestans ont raison d'appuyer sur ces maximes contre certains Docteurs de la Religion Romaine; il est vrai que la Loi civile peut empêcher l'Appel suspensif, tant des choses sacrées que des prophanes; mais elle ne sçauroit fermer toutes les voyes d'implorer la justice du Souverain, sur-tout celle qu'on appelle querelle, supplication, Appel comme d'abus. Le Prince ne feroit pas de son Trône disparoître tout mal; il ne seroit pas la terreur des méchans; c'est-là cependant son devoir essentiel. Une vieille ne craignit point de reprocher à Philippes de Macédoine, qu'il n'étoit pas digne de régner, s'il ne prenoit pas le tems de distribuer la justice. Cette vérité étoit si profondément gravée dans le coeur de Mécène, qu'au rapport de Dion, il représenta à Auguste qu'il ne convenoit pas de confier à un Particulier Sujet un pouvoir si étendu, qu'il ne fût pas possible d'en appeller.
Cet exemple me rappelle ce que j'ai avancé dans une matière semblable, que le droit du Magistrat politique qui veut décider quelque chose contre le Concile, après la tenue, n'a point lieu dans ces questions importantes qui regardent le corps de la Religion. Le droit du tout est aussi celui des parties: les motifs précédens ne sont pas moins forts pour accorder au Magistrat politique la libre ratification dans chaque question, que dans plusieurs assemblées; car un Concile pourroit errer à chaque question, & le Magistrat politique n'est pas obligé à une obéissance aveugle, ni à souffrir dans son État un Dogme faux & dangereux, ni à permettre que la vérité soit étouffée. La prudence veut qu'on s'oppose à l'erreur qui gagne peu-à-peu, & à ces opinions licencieuses dont les progrès deviennent si considérables, qu'on n'oseroit les dissiper, sans un danger évident de l'État.
De la Législation sur les choses sacrées.
J'ai jusqu'à présent considéré le pouvoir en général, il en faut examiner chaque partie; tout pouvoir est ou public ou particulier. Le public s'appelle Législation, le particulier, à l'occasion d'une contestation, se nomme Jurisdiction: hors de cette espèce, il conserve son nom en général, tel est celui dont le Centurion parle: «Je commande à l'un d'aller, il va; de venir, il vient; à un autre de faire, il fait»: l'essentiel en ce genre est l'exercice des fonctions inhérentes.
Les Chapitres précédens ont annoncé les principes de la Législation; & les exemples de la Législation, comme les plus nobles, ont contribué à éclairer le pouvoir en lui-même. On apprend d'eux, qu'on peut porter des Loix fur les choses définies par la Loi divine; & qu'à l'égard de celles qu'elles a laissées indéfinies, les Loix embrassent toute la Religion, ou ses parties: rien ne met le pouvoir souverain dans un plus grand jour que de voir dépendre de lui l'exercice public de la Religion. La politique place ce droit à la tête de ceux du Magistrat politique, & l'expérience le confirme. Pourquoi, sous le règne de Marie, la Religion Romaine eut-elle le dessus? pourquoi, sous celui d'Elizabeth l'Anglicane prévalut-t'elle? Nulle autre raison sensible que la volonté des Reines, ou plutôt celle des Reines & du Parlement. La volonté des Souverains détermine les Religions qui dominent en Espagne, en Dannemarck & en Suède.
Si ce droit existe, répliquera quelqu'un, l'état de la Religion variera sur-tout dans une Monarchie, où la Religion essuyera à chaque règne le changement du Maître: il est vrai, & cet écueil n'est pas seulement à redouter pour la Religion, il l'est encore pour le Gouvernement. Tel est l'artisan, tel est l'ouvrage, tel est le Roi, telle est la Loi: cependant la crainte qu'on n'abuse du pouvoir n'en doit priver personne, autrement on ne jouiroit point de ses droits. D'ailleurs, quand le Magistrat politique seroit le maître de déposer son pouvoir entre les mains d'un autre, (chose impossible) le péril n'en seroit pas moins évident; on changeroit d'hommes tous faillibles. La Providence divine est l'unique azile: Dieu tient les coeurs des hommes en sa main; mais il veille particulièrement sur ceux des Souverains: il employe à son ouvrage les Rois vertueux & les méchans; tantôt le calme, & tantôt la tempête, sont utiles à l'Église: que le Souverain ait à coeur la Religion, qu'il médite l'Écriture-Sainte, qu'il prie Dieu assiduement, qu'il respecte l'Église; qu'il écoute attentivement les Docteurs; la vérité sera de grands progrès; qu'il soit méchant ou corrompu, il lui en coûtera plus qu'à l'Église, il sera jugé sévèrement pour l'avoir abandonnée; mais l'Église, quoique privée de ce secours étranger, n'en est pas moins l'Église, & le fer impie d'un Roi cruel lui inspirera du courage, & lui ouvrira des trésors.
«Les Empereurs, dit Saint Augustin, ensevelis dans l'erreur, la soutiennent contre la vérité, par des Loix qui éprouvent & couronnent les Justes, en résistant à ce qu'elles ordonnent…. Les Rois aveuglés par l'erreur, dit ailleurs ce Pere, défendent l'erreur contre la vérité: éclairés par le flambeau de la vérité, ils combattent l'erreur en faveur de la vérité: ainsi les Loix impies éprouvent les Justes, les Loix salutaires corrigent les méchans. L'orgueilleux Nabuchodonosor voulut qu'on adorât son image; l'humilié Nabuchodonosor défendit de blasphémer le vrai Dieu.»
La Judée sentit plusieurs fois que le changement de Religion dépendoit des Rois. Ezechias fils d'Achas, renversa le culte de son père; son petit-fils Manassés le rétablit, & Josias son arriere-petit-fils le détruisit. On n'a jamais douté de ce droit des Souverains. L'Écriture-Sainte loue les Rois seuls d'avoir reculé les bornes de la Religion; elle leur reproche de l'avoir abandonnée; c'est ce que dit si bien l'Évêque d'Elie: «Un nouveau Roi change-t'il de sentiment, la face de la Religion est changée, & ce changement est toujours attribué au Roi, comme si c'étoit son propre ouvrage; les Évêques n'étoient pas assez puissans pour la rendre meilleure, ni pour l'empêcher de dépérir: jamais il ne fut permis à des Sujets de renverser par la force l'usage public de la Religion; & les anciens Chrétiens, quelques nombreux qu'ils fussent, quoiqu'ils eussent des Sénateurs & des Magistrats, n'eurent jamais cette témérité.
Comme il appartient au seul Souverain d'introduire la vrai Religion, il lui appartient aussi d'étouffer les erreurs, soit par la douceur, soit par la violence. Nabuchodonosor défendit, sous peine de mort, de blasphémer le Dieu d'Israël. Le Roi Asa brisa les Idoles. Ezéchias marcha sur ses traces; & toujours en vertu du pouvoir souverain. Le Seigneur d'un lieu a le droit d'en enlever les Idoles; s'il est négligent, le Roi, Maître universel, y remédie. Le Prince a seul droit d'en purger les lieux publics, ou les Officiers qu'il commet à cet effet. J'interprète de la sorte la Loi du Deutéronome VII. v. 5. «Mettez en poudre leurs Autels, brisez leurs Idoles, coupez leurs bois sacrés, brûlez leurs statues.»
Si le pouvoir de la Religion est attaché au Magistrat politique, l'exécution prompte de ce pouvoir est dévolue aux Sujets. S. Augustin l'expose par ce passage: «Aussitôt que vous aurez les ordres, exécutez-les: tant que nous n'avons pas la mission nous sommes tranquilles; nous volons au moment qu'on nous l'accorde. Les Payens adorent les Idoles dans leurs maisons, en approchons-nous? les renversons-nous? il est bien plus sûr d'arracher les Idoles de leur coeur, lorsqu'ils sont devenus Chrétiens: ou ils nous invitent à faire cette bonne oeuvre, ou ils nous préviennent.»
Nicéphore reprit à propos l'Évêque Abdas d'avoir osé toucher aux Idoles des Perses; les Chrétiens payèrent cher cette action imprudente. Les Temples des Payens ne furent point fermés dans l'Empire Romain, avant la Loi de Constantins, couchée dans les deux Codes: Si quelqu'un, dit le Concile d'Eliberis, est tué en brisant une Idole, il ne doit pas être mis au nombre des Martyrs, parce que ce précepte n'est point écrit dans l'Evangile, & que les Apôtres n'en ont point donné l'exemple. Le Magistrat politique étend sa sévérité & sur les Assemblées des Payens, & sur celles qui, livrées aux superstitions dangereuses, ou tombent dans une hérésie manifeste, ou se séparent par un schisme du corps de l'Église. Ce motif engagea les Rois Ezéchias, Josias, Asa, Josaphat, à détruire les Autels dont le culte divisoit l'unité de la Religion. Les Empereurs Chrétiens ont dissipé les Assemblées des Hérétiques, & des Schismatiques; ils ont donné leurs Églises aux Catholiques, ils leur ont fermé l'entrée des honneurs, & les ont déclarés incapables de profiter des Testamens. S. Augustin détaille ces châtimens contre les Donatistes. La primitive Église ne désaprouva pas ces punitions qui facilitoient le retour des Pécheurs endurcis; mais elle eut toujours en horreur de les voir livrer à la mort. Les Évêques de Gaule blâmèrent Idacius & Tacius, d'avoir forcé le Prince à punir par le glaive les Priscillianistes. On blâma tout un Concile d'Orient d'avoir consenti que Bogomyle fût brûlé.
Ce n'est pas que les Empereurs les plus zélés n'ayent quelquefois toléré les fausses Religions. Les Juifs eurent un libre exercice tant qu'ils ne tournèrent point en ridicule la Loi Chrétienne, & qu'ils n'attirèrent point des Chrétiens à leur secte. Constantin ne ferma point les Temples au commencement de sa conversion; il créa des Payens Consuls: Prudence le remarque dans un poëme contre Symmaque. Les Empereurs Jovinien & Valentinien, Princes dont le zèle a mérité les louanges de l'Église, n'épouvantèrent par aucun Édit menaçant les Incrédules & les Schismatiques; & loin de se roidir contre les nouvelles hérésies, ils donnèrent souvent des Loix sur la police de leurs Assemblées. Constantin, Constantius, Valentinien, Valens, Honorius, Arcadius, accordèrent aux Chefs des Synagogues les privilèges dont ils gratifioient les Évêques. Théodose avertit l'Église de ne point recevoir les Juifs, que leurs Chefs réclameroient; Justinien exempta de l'anathème les Juifs Hellénistes, Nov. 146. Cet Empereur, ordonnant aux Juifs de bannir d'entr'eux ceux qui nieroient la Résurrection & le Jugement dernier, ou ne confesseroient pas que les Anges sont des créatures de Dieu, se glorifie d'avoir étouffé cette erreur chez les Juifs. Les Proconsuls ôtèrent aux Maximianistes les Églises des Donatistes, dès que le Concile des Donatistes les eut condamnés.
La raison & les monumens veulent que le droit & le devoir du Magistrat politique embrasse le corps & chaque partie de la vraie Religion. Seroit-il possible que qui a le droit sur le tout, ne l'eût pas sur les parties? Les exemples sont fréquens: Ezéchias brisa le serpent que Moïse avoit élevé, & arrêta la superstition naissante. Charlemagne défendit d'adorer les Images malgré les décrets du second Concile de Nicée. Honorius, Arcadius, réprimèrent par un Édit Pélage & Celestius Hérésiarques; & quelques Princes d'Allemagne ont purgé depuis peu leurs États du Dogme Ubiquitaire.
Constantin retrancha des questions inutiles dans la crainte d'un schisme; Sozomene, Liv. VII. c. 12.1, Nemo cleric. C. de Sum. Trin. Plût à Dieu que les Princes le prissent pour modèle. Le discours de Sisinnius à Théodose étoit bien vrai, «que les esprits s'aigrissent en disputant sur la Religion.» Marcien interdit toute dispute sur la Foi. Il y a un titre dans le Code de Théodose, de ceux qui agitent les questions de Religion. Il y a une Loi de Léon & d'Anthemius, (L. qui in Mon. C. de Epis. & Cle.) qui défendit aux Religieux hors de leurs Monastères de parler de Religion ou de Doctrine.
L'Empereur Andronic, grand Théologien, menaça les Évêques qui expliquoient avec trop de subtilité ce passage, Mon père est plus grand que moi, de les précipiter dans la mer s'ils ne déterminoient ces dangereuses altercations. Il y eut un tems qu'on n'osa se servir des termes propres, parce qu'ils n'étoient point dans l'Écriture. L'Empereur Héraclius ne voulut pas qu'on assurât une ou deux énergies ou puissances en J. C. Pour ne pas condamner légèrement cette conduite, j'invoque l'autorité de Basile: il avoue que plusieurs ne se servoient point des termes de Trinité ni de Consubstantiation; & ils évitoient avec soin les noms & les termes qu'on ne découvroit point dans l'Écriture. Ailleurs il dit sur le terme, non engendré du Père, que la dignité se taisoit parce qu'il n'est pas dans l'Écriture. Melece d'Antioche fut un tems sans parler des Dogmes, il ne discouroit que sur la reformation des moeurs; persuadé qu'il étoit prudent d'en agir de la forte. Une des Loix de Platon suspend la publication d'un ouvrage qui n'a pas l'approbation des Censeurs.
Les moeurs du Clergé ne font point affranchies des Loix. David exclut du Temple les aveugles & les boiteux. Ezéchias & Josias ordonnent aux Prêtres de se purifier. Justinien refuse aux Évêques la course, le jeu & les spectacles: il dit en un autre endroit, «qu'il est occupé des dogmes de la Religion & des moeurs du Clergé. Platine s'écrie avec raison:» Plût à Dieu, Grand Louis, que vous vécussiez de notre tems, l'Église a besoin de vos saints règlemens & de votre sévérité.»
Il est confiant que le Magistrat politique use de son droit dans les choses que la Loi divine n'a point définies. Le Roi de Ninive indique le Jeûne, David fait transporter l'Arche, Salomon ordonne la construction & les ornemens du Temple, Josias veille à ce que l'argent destiné aux usages sacrés ne soit point dissipé. Les Codes de Théodose, de Justinien, les Novelles, les Capitulaires des Rois de France renferment nombre de Constitutions pareilles…. Elles traitent de l'age des Évêques, des Prêtres, des Diacres, de l'Immunité, de la Jurisdiction du Clergé, & d'autres points qu'il seroit insipide de rappeller. L'étude apprend, & Wittacherus en convient qu'il y a dans ces Loix plusieurs chefs ajoutés aux Canons & étrangers aux Canons: Aussi le Roi de France représente-t'il au Concile de Trente par ses Ambassadeurs, «que les Rois Très-Chrétiens, à l'exemple de Constantin, de Théodose, de Valentinien, de Justinien & des autres Empereurs, ont réglé plusieurs points de la Religion dans leur Royaume; qu'ils ont promulgué plusieurs Loix Ecclésiastiques; que leurs Loix, loin de déplaire aux anciens Papes, sont couchées dans leurs Décrets; que Charlemagne & Louis IX. qui en sont les principaux auteurs, ont mérité le nom de Saints, & que le Clergé de France & l'Église Gallicane, fidèles observateurs de ces Loix, ont gouverné l'Église avec piété & avec édification.»
J'avoue que les Empereurs ont eu souvent égard aux nouveaux & aux anciens Canons:» de-là, dit-on, les Loix ne dédaignent point de suivre les saints Canons; ils sont doublement utiles à un Législateur dans les choses que la Loi divine n'a point définies; ils contiennent l'avis des gens habiles; ils assurent que la Loi sera agréable aux Sujets. Quoique cette considération ne nécessite pas la promulgation de la Loi, elle ne lui préjudicie pas. Une Novelle de Justinien donne force de Loi aux Canons dressés & confirmés par les quatre Conciles de Nicée, de Constantinople, le premier d'Éphèse, & le premier de Calcédoine: par ce mot de Canons confirmés, on entend ceux des Conciles provinciaux d'Ancyre, de Langres, d'Antioche, & de Laodicée, qui reçus partout, étoient au nombre des Canons Catholiques.
L'Église auroit-elle une puissance législatrice? les principes précédens décident la question. La Loi divine ne la lui attribue point, c'est l'apanage des Princes; il n'appartient pas aux Prêtres de faire des Loix. Avant les Empereurs Chrétiens, les Décrets de l'Église sur la discipline & les cérémonies ne s'appellent pas Loix, mais Canons: ils sont Conseils dans ce qui concerne plutôt chaque Particulier, que l'universalité; & s'ils obligent, cette obligation naît de la Loi naturelle, non d'aucune Loi positive; en sorte qu'on n'est contraint ni à vouloir, ni à ne vouloir pas. A Dieu ne plaise qu'on refuse à l'Église, aux Pasteurs, aux Prêtres, aux Conciles toute Législation. Si le Magistrat politique, comme l'expérience l'apprend, en accorde aux Tribunaux & aux Assemblées, dont l'utilité n'est pas comparable à celle de l'Église, pourquoi l'Église n'auroit-elle pas ces avantages, puisque le droit divin n'y répugne pas?
J'observe cependant deux choses, I°. la Législation que le Souverain communique ne diminue rien de son droit; il la donne comme par accroissement cumulative, en termes d'École, & non privativement: il se défera bien en faveur d'un autre, du droit de promulguer des Loix; mais il ne pourra s'en dépouiller. 2°. Il a le pouvoir de corriger ou de casser les règlemens d'une Cour s'il est nécessaire, d'autant que l'État ne souffre point deux Puissances suprêmes, & que l'inférieure doit obéir à la supérieure. Les Canons des Conciles renferment toujours le consentement exprès du Prince: «Par l'ordre du Prince, par le décret du très-glorieux Prince, du consentement du très—pieux & très-religieux Prince, sous le bon plaisir du très-glorieux Prince, le Concile a constitué & décerné.»
On répondra sans doute que les Rois ont quelquefois déclaré qu'ils étoient soumis aux Canons; qu'ils ont défendu l'observation des Édits qui auroient des dispositions contraires aux Canons; c'est comme s'ils publioient qu'ils veulent vivre sous leurs Loix,& qu'ils défendent de pratiquer ce qu'ils publient contre les Loix. Des professions de cette espèce ne touchent point au droit; elles sont l'écho de la volonté du Législateur. La clause d'un premier Testament, qui déroge à tout autre Testament postérieur, opère la nullité du dernier; non que le Testateur ne soit le maître de tester plusieurs fois; mais il est à présumer qu'un jugement bien sain n'a point dicté le dernier, à moins qu'il ne déroge expressément à la clause dérogative, alors le dernier testament reprend toute sa force: il en est ainsi d'une Constitution postérieure. «Vous voyez, dit Ciceron, qu'on n'a jamais écouté les Loix abrogées; sans cela, presqu'aucune ne seroit anéantie, & toutes éluderoient la difficulté de l'abrogation: quand une Loi est annullée, elle l'est de façon qu'il n'est plus nécessaire de l'abroger.»
Balsamon répète à chaque instant, que la Puissance donnée de Dieu aux Souverains les met au-dessus des Loix & des Canons: il en cite un exemple fameux. Le douzième Canon du Concile de Calcédoine statue, «que si un Empereur honore une Ville du titre de Métropole, elle jouira du titre seul, & les prérogatives resteront à l'ancienne Métropole.» Il nomme plusieurs Métropoles que les Empereurs ont érigées de plein droit depuis ce Canon: la première Justinienne en Illyrie eut sous Justinien le titre de Métropole, & l'Archevêque de Thessalonique ne s'attribua plus sur elle aucune prééminence.
Justinien changea dans les élections des Évêques la forme que les Canons avoient prescrite; & selon la remarque de Tolet, souvent les anciens Canons, sur l'élection, étoient cassés par un Édit du Prince. Un des Canons de la primitive Église décerne, «que chaque Ville ait son Évêque.» Les Empereurs en exceptèrent les Évêques d'Isaurie & & de Tomés, à qui ils unirent plusieurs Villes. Enfin, ce qui confirme l'autorité des Loix Impériales sur les Canons, est la maxime du Concile de Calcédoine, en vigueur depuis que le Clergé de chaque Diocèse garde les Constitutions civiles. Le Concile in Trullo le répète: on a amplement prouvé au Chapitre des Conciles, que les Empereurs & les Rois cassoient & corrigeoient les Canons, & que les Conciles leur en déferoient le droit.
Il est même surprenant que les Canons Apostoliques n'aient pas été perpétuellement suivis; apparemment qu'ils contenoient moins l'exposition de la Loi divine, qu'un Conseil conforme aux moeurs du siècle: telle est cette leçon à Thimotée de ne point élever un Néophite à l'Épiscopat. Le Concile de Laodicée la renouvella: cependant Théodose respecta peu ce Canon dans l'élection de Nectaire, & Valentinien, dans celle de Saint Ambroise: tel est ce précepte de ne point choisir de Diaconesse veuve au-dessous de soixante ans. Théodose le renouvella par une Loi, & Justinien le limita à quarante ans.
Je ne parlerai point sous silence ces Loix des Rois Hébreux, qui ont changé des pratiques ordonnées par la Loi divine. Elle défendoit aux impurs de manger la Pâque: Ezéchias, après avoir invoqué le Seigneur, en accorda la permission aux impurs. La Loi vouloit que les Prêtres sacrifiassent les victimes; cependant deux fois les Lévites, sous Ezéchias, remplirent ce devoir à cause du petit nombre de Prêtres. Ce n'est pas que les Rois délient personne du lien de la Loi divine, (le penser est un crime) mais parce qu'ils sont les meilleurs interprètes du droit divin & humain, & qu'ils apprennent qu'en cette occasion la Loi divine & l'ordre de Dieu n'obligent point: de même que de simples Particuliers, dans des affaires particulieres & pressées, sont en droit de faire une telle déclaration, (David & sa suite interprétèrent de la sorte la Loi qui réservoit aux Prêtres seuls les Pains de Proposition, de ne point arrêter une faim pressante;) de même le Magistrat politique, dans les choses publiques & dans les particulières, qui souffrent du délai, comme Gardien du Droit divin, permet d'agir par l'avis des gens pieux & sages. Je finis par ce trait des Machabées, qui déclarèrent permis de combattre l'ennemi le jour du Sabat.
De la Jurisdiction sur les choses sacrées.
La Jurisdiction est si étroitement liée à la Législation, qu'on ne sçauroit posséder l'une au souverain degré, sans y réunir l'autre: ainsi dès que la Législation de la Religion appartient, après Dieu, au Magistrat politique, il est naturel qu'il en ait la Jurisdiction. La Jurisdiction est civile & criminelle. L'effet de la Jurisdiction civile fut quand l'Empereur dépouilla Paul de Samosate de son Évêché d'Antioche. La Jurisdiction criminelle s'appelle Glaive, de la portion la plus éminente: «Le Magistrat ne porte pas En vain le glaive; il est le vangeur contre tous les méchans, & par-conséquent contre ceux qui attaquent la Religion.»
Ce fut en vertu de cette Jurisdiction que le Roi Nabuchodonosor fit mettre en pièces ceux qui blasphémoient Dieu, & que Josias condamna à mort les Prêtres Idolâtres. Il est encore de cette Jurisdiction de bannir d'un lieu, d'exiler dans autre: Salomon de son propre mouvement, comme le remarque l'Évêque d'Elie, confina dans une retraite le Grand Prêtre Abiatar, coupable sans doute de Lèze-Majesté. Il auroit également été en droit de le corriger, s'il eût péché contre les Loix sacrées, comme les Empereurs Chrétiens punirent par l'exil Arius, Nestorius, & d'autres Hérésiarques. Esdras & les Grands d'Israël reçurent d'Artaxercés la Jurisdiction: ils s'en servirent contre les Juifs criminels, en confisquant leurs biens, & en les séparant de la société. L'Évangile a rendu ce mot par abjection ou excommunication. De même qu'Esdras obtint du Roi de Perse toute Jurisdiction, de même le Sanhédrin des Juifs la retint sous le bon plaisir du Peuple Romain & des Empereurs, avec le pouvoir d'emprisonner & de faire fouetter.
Les Docteurs Hébreux enseignent qu'il y avoit chez les Juifs trois degrés d'abjection; l'un étoit de rester à la dernière place de la Synagogue; l'autre de défendre au Peuple de regarder le coupable dans la Synagogue, de ne l'employer à aucun ouvrage, & de ne lui fournir de quoi vivre que pour le sustenter; le troisième étoit que celui qui par la Loi de Moïse avoit mérité la mort ne la subissent point, parce que les Juifs n'avoient plus le pouvoir de vie & de mort, étoit évité avec soin, & tout commerce lui étoit interdit: c'est ce qu'il faut entendre par le passage de l'Épître de S. Jean, où il est dit, qu'on étoit chassé de l'Église par l'ambitieux Diotrephes, qui s'arrogeoit une sorte d'autorité dans l'Église. Être exclus du Barreau, ne point siéger dans le lieu des Archives, & ne pouvoir assister aux Assemblées étoient tous châtimens des Loix Romaines, assez ressemblans à cette abjection, ou excommunication.
Par cette Jurisdiction on suspendoit un Prêtre de ses fonctions. Josias suspendit les Prêtres Schismatiques en leur assignant une pension alimentaire. Ainsi, Théodose, Honorius, Arcadius, Théodoric, & les Othons déposèrent ou rétablirent des Évêques. Constantin menace de contrainte les Évêques désobéissans & obstinés, mais comment le fait-il? c'est par la puissance qu'il à sur les Ministres du Seigneur. Le glaive renferme non-seulement la privation des emplois qui émanent du Magistrat politique, mais de tous les autres offices. Une des peines du Droit Romain étoit d'être exclus du Barreau à perpétuité, ou à tems, de ne point consulter, de ne point plaider, écrire, témoigner, de ne point dresser, signer, écrire un testament, assister aux affaires publiques, négocier, ni recouvrer les impôts.
L'infamie est attachée au glaive, ainsi que l'admonition, peine moindre que l'infamie, & qui étoit réservée aux Censeurs Romains. La Sentence du Censeur, dit Ciceron, ne répand que de la honte sur le criminel: on l'appelle ignominie, parce que sa force est dans le nom. Festus Pompée place l'ignominie au nombre des peines militaires.
La Jurisdiction des choses sacrées appartient au Magistrat politique, comme une portion de son pouvoir. Baliamon, excellent Canoniste, ne l'a point oublié au Canon XII du Concile d'Antioche; voici ses termes: «Comme on a statué qu'il ne sera permis à personne d'en insulter une autre, peut-être que l'Empereur, dont la puissance s'étend sur l'Église, citera le Patriarche devant lui, comme un Sacrilège, un Hérétique. Plusieurs exemples prouvent que les Empereurs se sont comportés de la sorte.»
Maintenant quelle est la Jurisdiction propre du Clergé? (toute Loi humaine mise à part) & quelle est celle qu'elle emprunte de la Loi civile? Le Clergé n'a aucune Jurisdiction propre, c'est-à-dire, nul pouvoir impératif ou coactif; l'essence de sa fonction ne dénote rien de semblable. Aristote observe que la fonction du Pontife n'a rien de commun avec la Puissance suprême. La Jurisdiction est temporelle, elle coule du Magistrat politique.
Les Prêtres, à la vérité, ont eu une Jurisdiction sous la Loi naturelle; ce n était pas leurs fonctions, mais leur qualité de Magistrat qui la leur donnoit; & quoique le Souverain ne revêtît point alors le Sacerdoce, il n'y eut point de Sacerdoce sans pouvoir. Le nom de Cohen devint commun aux Prêtres et aux Magistrats, & il se conserva long-tems chez les Nations. Les Druides parmi les Gaulois étoient du sang le plus noble. Hérodote témoigne qu'en Epire les Prêtres étoient les plus riches & les plus nobles. En Cappadoce, au rapport de Strabon, qui étoit du Pays, le Sacerdoce étoit la première dignité après le Roi. Les Rois & les Prêtres étoient presque d'une naissance égale. Tacite dit que chez les anciens Germains il n'étoit pas permis de corriger, de mettre en prison, ou de fouetter quelqu'un sans la permission des Prêtres. Dans l'Aréopage d'Athènes c'étoit un Prêtre qui présidoit. Les Vestales à Rome vivoient sous le pouvoir des Pontifes, ils en ordonnoient les châtimens: tantôt elles étoient enterrées vives, tantôt elles étoient flagellées: ils interdisoient les Prêtres de leurs fonctions, ou les punissoient. Lentulus dit dans le Sénat que les Prêtres étoient les Juges de la Religion, non-seulement parce qu'ils en étoient parfaitement instruits, mais encore qu'ils y avoient une sorte de pouvoir.
La Loi de Moïse accordoit aux Prêtres, & sur-tout au Grand-Prêtre une Jurisdiction toujours subordonnée au Magistrat politique; soit que la Puissance fût entre les mains du Roi, soit qu'elle fût rendue à l'Assemblée de la Nation; en sorte que quand il n'y avoit point de Rois ni de Juges, le Grand Prêtre, comme le Citoyen le plus respectable, prit les rênes du Gouvernement: témoin Héli, témoins les Asmonéens, Joseph & Philon assurent que la principale noblesse des Juifs étoit celle des Prêtres. Un seul passage constate que les Prêtres ont exercé la Magistrature: «On punissoit de mort celui qui n'obéissoit pas au Prêtre»; cette Loi approchoit le Grand Prêtre du Souverain.
Comme les Pontifes étoient excellens Interprètes de la Loi, le sacré & le prophane étoient indifféremment la matière de leurs décisions. La distinction du temporel & du spirituel étoit alors inconnue; on portoit à leur Tribunal les meurtres, les assassinats & toutes les autres affaires. Dieu dit, dans Ezéchiel, en parlant des Prêtres: «Ils seront Juges des différends, & mes Jugemens seront leur règle. Joseph avance avec raison que les Prêtres avoient la Police, qu'ils connoissoient de tous les procès, & que la Loi les avoit commis pour punir les coupables. Dans l'explication du Deutéronome, le Pontife & les Sénateurs, ajoute-t'il, prononcent des choses justes.» Philon, parlant de Moïse sur son Tribunal, dit que les Prêtres s'assurent. J. C. par la Loi nouvelle n'ayant assuré aux Pasteurs aucune domination, ne leur a point départi de Jurisdiction, c'est-à-dire, de coërcition, qui est la vraie signification du mot Latin.
Il ne sera cependant pas inutile de parcourir les actions des Pasteurs ou de l'Église, qui ont une apparence de Jurisdiction, & qui figurément mériteroient ce nom. Je ne me fixerai qu'à celles qui indépendantes de la Loi humaine ou de la volonté du Souverain, ne tiennent rien de leur Législation. Cette verge dont Saint Paul menace les Corinthiens, ressemble beaucoup à la Jurisdiction; voici les termes de l'Apôtre: «User de sévérité, juger avec rigueur les opiniâtres, ne point pardonner. Ils expriment un châtiment exemplaire»: par elle Ananias & Saphira reçurent la mort, Elymas perdit la vue; Hymenoeus, Alexandre & le Scélérat de Corinthe furent livrés au Démon. Ce dévouement à Satan étoit si prompt, qu'il s'emparoit sur le champ du corps, & le tourmentoit. Saul l'éprouva après que Dieu l'eut abandonné, selon Saint Chrysostome, Saint Jérôme, Saint Ambroise, Théodoret, Sédulius, Oecuménius, Théophylacte & Pacianus.
Les siècles attestent que quand le Souverain négligeoit de veiller & de purger l'Église des abus qui s'y glissoient, Dieu y suppléoit extraordinairement. Les Corinthiens ayant prophané le Sacrement de l'Eucharistie, plusieurs tombèrent malades, plusieurs en moururent. Saint Cyprien raconte que depuis ce tems, «le Baptême chassoit les Démons de ceux qui étoient baptisés, & qu'il y rentroit après un nouveau crime, afin qu'il fût constant que le Baptême délivroit du Démon les fidèles, & qu'ils en devenoient les victimes au moindre relâchement.»
Aussitôt que le Peuple d'Israël eut touché la Terre promise, la manne cessa de tomber: aussitôt que les Empereurs eurent pris la tutelle de l'Église, qu'ils en eurent proscrit ceux qui la déchiroient au-dedans & au-dehors, les marques terribles de la colère divine cessèrent: cette vengeance divine étoit plutôt une Jurisdiction divine qu'une Jurisdiction humaine. L'Apôtre n'avoit aucune part à l'ouvrage, c'étoit tout entier l'ouvrage de Dieu. Dieu vouloit manifester la vérité de l'Evangile; & comme la présence, la prière, ou le toucher des Apôtres guérissoit les malades & chassoit les Démons, leur imprécation attiroit les maladies & les Démons. S. Paul n'étoit pas plus le maître de livrer les hommes au Démon, que Saint Pierre, Saint Jean, de guérir ce boiteux, eux qui avouent n'y avoir aucune part, & qui rapportent à Dieu tout le miracle. Dieu sur les prières ferventes de son Église, frappoit souvent les coupables: on blâme les Corinthiens de n'avoir point souhaité qu'on les délivrât de cet incestueux, & l'Apôtre écrivant aux Galates ne commande pas, il exhorte: «plût à Dieu qu'on extermine ceux qui vous détournent du vrai chemin.»
L'usage des Clefs, qui est la fonction perpétuelle des Pasteurs, est une sorte de Jurisdiction: ainsi J. C. appelle-t'il l'application à chaque homme des promesses & des menaces de l'Evangile. Il en est de la Législation à la Jurisdiction comme de la prédication à l'usage des Clefs. Selon cette figure, la prédication de l'Evangile se nomme Législation; & l'usage des Clefs Jurisdiction. La Loi de J. C. & sa Jurisdiction exercent son pouvoir sur les âmes, non-seulement en prononçant au Jugement dernier, mais dès cette vie, en retenant ou remettant les péchés.
«Celui-là seul lave les péchés, dit Hilaire le Diacre, qui seul est mort pour les péchés; aussi il n'y a que Dieu qui efface les péchés du monde, étant l'Agneau qui ôte les péchés du monde. Selon Lombard, Dieu a donné aux Prêtres le pouvoir de lier & de délier, c'est-à-dire, de montrer les hommes liés ou déliés: ensuite, le Ministre de l'Evangile a autant d'autorité dans le Tribunal de la Pénitence, que le Prêtre de la Loi légale en exerçoit sur les Juifs attaqués de la lèpre, simbole du péché.»
«Quand Saint Cyprien annonce que le Prêtre est Juge à la place de J. C. il ne s'écarte point du sens de Saint Paul, qui dit: C'est pour J. C. que nous faisons la Mission, parce que le Prêtre prononce l'Arrêt de J. C. On ne reçoit pas de nous, poursuit S. Cyprien, la rémission des péchés, mais nous invitons à la Pénitence, en peignant l'énormité des péchés. Saint Ambroise est du même avis: le Prêtre qui exhorte un Pénitent fait son devoir, & n'a les droits d'aucune Puissance. Le Pasteur, s'écrie Saint Augustin, est quelque chose pour administrer les Sacremens, & dispenser la parole; mais il n'est rien pour corriger & pour justifier, puisqu'alors l'opération est toute intérieure, & ne vient toute entière que de celui qui a créé l'homme, & qui restant Dieu s'est fait homme. S. Jérôme ne dissimule point que comme le Prêtre de l'ancienne Loi guérissoit, ou laissoit le Lépreux tel qu'il étoit; de même, l'Évêque ou le Prêtre lie ou réconcilie un Pécheur; & ailleurs, quelques-uns n'approfondissant point la force de ce passage, se laissent aller à l'orgueil des Pharisiens & s'imaginent qu'ils perdent les innocens & sauvent les coupables, comme si Dieu consultoit moins la vie des Pécheurs que la Sentence de son Ministre: on connoît par-là que le Ministre qui erre dans le droit ou dans le fait, rend nul l'effet des Clefs.»
On voit encore une Lettre de Nicon à Euclistius sur l'excommunication injuste. La Jurisdiction ne se gouverne pas de la sorte: la Sentence d'un Juge ignorant est exécutée à cause de l'autorité dont il est revêtu. Un Pasteur avec l'usage des Clefs n'a pas plus de Jurisdiction qu'un Prédicateur qui décide bien ou mal.
L'imposition de la Pénitence est unie à l'usage des Clefs; elle est générale, lorsque S. Jean-Baptiste dit aux Juifs: «Faites des fruits dignes de Pénitence; & que Daniel invite le Roi de laver ses péchés dans la miséricorde»; elle est particulière, lorsqu'on fait une restitution, ou qu'on déteste ouvertement un crime public; ces deux espèces ont rapport à la Loi, non à la Jurisdiction; mais si l'on prescrit spécialement ce que la Loi divine n'a pas spécialement défini, c'est un conseil, non un acte de Jurisdiction; qualification que les anciens lui ont souvent donnée, de même que les Philosophes, les Médecins, Ces Jurisconsultes, les amis que l'on consulte, ne jugent pas, malgré le danger qu'il y a quelquefois de négliger leurs avis; de même un Pasteur ne contraint point un coeur en lui donnant un conseil salutaire.
On a encore prêté à l'usage des Clefs une image de la Jurisdiction, comme de ne point communiquer à certains les signes de la Grâce; ce seroit également un acte du ministère plutôt que de Jurisdiction de baptiser, de présenter l'Eucharistie à la bouche ou à la main, conformément à l'ancien usage, comme de s'en abstenir. Nulle autre différence sensible entre les signes visibles & les signes vocaux; par conséquent le droit en vertu duquel le Pasteur représente à un scélérat la Grâce de Dieu, est celui en vertu duquel il lui refuse le Baptême, qui est le signe de la rémission, ou l'Eucharistie, qui est celui de la communion avec J. C. parce qu'il ne faut pas accorder le signe à l'homme qui ne mérite pas la Grace comprise sous le signe, ce seroit prodiguer la grâce aux Pécheurs.
Le Diacre avoit coutume de proclamer dans l'Église les choses saintes aux Saints: l'usage eût blessé la vérité & la charité, si on eût admis à la sainte Table un indigne qui mangeoit & buvoit son jugement. Le Ministre donc suspendant son acte, & n'exerçant aucun pouvoir sur les actes étrangers, il semble que son ministère concerne davantage l'usage de la liberté, que l'exercice de la Jurisdiction: tel est par comparaison le Médecin, qui près de l'hydropique lui refuse l'eau qui lui seroit mortelle: tel est un homme sans reproche, qui dédaigne le salut & le commerce d'un homme perdu de réputation: tel est un homme sain qui suit un lépreux, ou toute autre maladie contagieuse.
Voilà les actes propres aux Pasteurs; voici ceux qui sont propres à l'Église, ou que les Pasteurs ont en commun avec l'Église. 1°. Le «Peuple, pour parler avec Saint Cyprien, fidèle aux Commandemens de J. C. doit se séparer du Pécheur public: il est enjoint à chacun, combien plus à tous, d'éviter les faux Prophètes, de fuir un Pasteur étranger, de rompre avec ceux qui sèment de faux dogmes, & souflent la discorde. 2°. On interdit aux fidèles le commerce des hommes, qui, sous le nom de frères, sont des impudiques, des avares, des idolâtres, des calomniateurs, des yvrognes, des voleurs, des hérétiques & des impies. Éloignez-vous d'eux, prévient l'Apôtre, point de familiarité; ayez-les en horreur, & gardez-vous de manger avec eux; de tels hommes, remarque l'Apôtre Jude, sont autant de taches dans les agapes ou festins des Chrétiens.»
L'Écriture, usant de ces termes, fait voir que tous ces actes sont des actes particuliers: la conduite de l'Église est-elle autre que celle d'un disciple qui quitte un maître ignorant, où d'un honnête homme qui renonce à l'amitié & au commerce des scélérats. Les termes qui ont prévalu dans la suite, «de déposer des Pasteurs, d'excommunier les fidèles», semblent plus approcher de la nature du pouvoir extérieur; mais il faut mesurer les termes à la chose qu'on veut exprimer, non la chose aux termes qui l'expriment. L'Église dépose un Pasteur, quand elle le prive des fonctions pastorales; elle excommunie un Chrétien, quand elle le sépare de sa communion: cette sévérité coule de l'autorité spirituelle, & n'entreprend rien sur l'autorité temporelle. Quoiqu'il y ait une Sentence qui prononce la déposition ou l'excommunication, l'Église n'en a pas plus de Jurisdiction; c'est pourquoi on dit que les fidèles jugent les Infidèles. En effet la Jurisdiction est du Supérieur sur l'inférieur, & le jugement est souvent entre égaux; de-là cette maxime: Ne jugez pas de peur d'être jugés.
Après avoir parcouru ce que l'Église tient du droit divin, il est bon de considérer ce qu'elle a pris du droit canon & du droit civil; le droit canonique est un droit formé par le conseil des Pasteurs & le consentement de l'Église sur des cas dont la décision n'étoit pas évidente: par exemple, de différer quelque tems à admettre à la sainte Table les pécheurs d'habitude; agir autrement n'étoit pas un crime, mais ce délai étoit plus avantageux & aux Pécheurs & aux autres fidèles; aux Pécheurs qui pleuroient leurs fautes plus amérement; aux fidèles qui avoient devant eux de si tristes modèles.
Ceux qui avoient commis un crime affreux pleuroient d'abord leur faute hors la porte du Temple: on les appelloit Battus de la tempête, ou les Ardens: ils étoient ensuite Ecoutans, ou sous la férulle; après cela ils étoient prosternés, puis ils étoient comme au rang des Cathécuménes; alors on les souffroit assister aux prieres des fidèles; & enfin on les admettoit aux saints mistères. Les Esseniens punissoient les coupables avec autant de sévérité. Joseph l'observe: «Ils banissent de la société les criminels dignes de mort; les blasphémateurs & les pécheurs d'habitude ne vivent pas avec les autres, mais ils macèrent leurs corps par les herbes, la faim & les mortifications.» Les Juifs de ce siècle, qui ne sont que de simples Particuliers, n'infligent point de peines. Un assassin reste à la porte de la Synagogue, & crie qu'il est homicide, d'autres sont flagellés ou réduits au pain sec, & on en exile d'autres. La soumission des coupables supplée à l'autorité des Juges.
Reprenons les Canons de la discipline ecclésiastique: en vain les attribueroit-on au droit divin, comme s'il étoit permis à quelqu'un de faire grace du droit divin. Les Évêques ont toujours été les maîtres, vu l'état du Pénitent, de prolonger ou de diminuer le tems; témoin le Canon II. & V. du Concile d'Ancyre; on communioit même ceux qui étoient en danger de mort. Le Concile de Nicée reconnoit que c'est un ancien & louable usage, conforme en cela à la pratique des Esséniens qui les recevoient à l'article de la mort. A entendre Joseph, «ils s'assembloient & disséroient de remettre les péchés jusqu'à l'article de la mort». Ces obstinés, à qui la parole divine interdit les Sacremens, sont seulement privés de la communion de leur Province, d'autres déchus de la communion des Clercs, sont réduits à la communion des Laïcs, en sorte que le même crime excommunie le Laïc, prive le Clerc de ses fonctions, & lui laisse la communion des Laïcs.
S. Augustin pense qu'il est dangereuse d'employer l'excommunication, «quand la contagion du péché a infecté la multitude»; exception qui ne seroit pas admissible, si l'excommunication étoit fondée sur le seul droit divin. Eh! ne sçait-on pas que plusieurs règlemens, scellés du consentement des hommes, tant que le pouvoir suprême ne les a point consacrés, loin d'être des Loix, n'obligent personne, à moins qu'on n'invoque la Loi naturelle, qui veut qu'on évite les obstacles.
Il en est ainsi des Canons, & des décisions appuyées sur les Canons. -L'Apôtre S. Paul conseille de s'adresser aux Laïcs pour discuter les affaires légères; de choisir des Clercs pour les affaires importantes. La remontrance, fruit de l'équité naturelle, prévenoit ces jugemens,& on ne reçevoit l'accusation contre un Prêtre de bonnes moeurs, que sur le témoignages de deux ou trois personnes dignes de foi.
Depuis que les Empereurs eurent fait profession du Christianisme, on distribua une portion de la Jurisdiction aux Pasteurs, comme participans aux fonctions publiques. Ils l'obtinrent sous trois titres différens, du droit ordinaire, du consentement des parties, par délégation: on accorda de droit ordinaire aux Évêques de juger les affaires, ecclésiastiques. L'Empereur Valentinien premier donna l'exemple; S. Ambroise cite son rescrit: celui-là doit être juge en cause de foi & de discipline, dont les fonctions & le droit y sont unis: les termes du rescrit, continue ce Pere, sont; «il veut que les Prêtres jugent des Prêtres». Le même décret est répété dans la Constitution d'Arcadius, & d'Honorius: «toutes les fois qu'il s'agit de la Religion, il faut en traiter devant les Évêques». Valentinien III. étoit aussi zélé. Il est constant que les Évêques & les Prêtres n'ont par les Loix aucun for extérieur, & que les Constitutions d'Arcadius, d'Honorius, qu'on voit dans le Code Théodosien ne leur ont accordé que la connoissance de la Religion». Une Loi de Valentinien II. de Théodose & d'Arcadius, plus ancienne que celle d'Honorius, statue, «que les affaires ecclésiastiques seront décidées par l'autorité des Évêques: s'il s'élève une contestation sur un point de Religion, on procédera devant celui qui est à la tête de tous les Prêtres.» Justinien, fidèle imitateur de ses prédécesseurs ajoute: «Nous ordonnons de porter devant les Évêques, ou le Métropolitain, ou les Conciles, ou les Patriarches, les causes ecclésiastiques; & par une autre Constitution il en enlève la connoissance aux autres Juges. De plus, si le crime est ecclésiastique & qu'il exige un châtiment ecclésiastique, que l'Évêque, agréable à Dieu, le décerne sans en communiquer aux Juges des Provinces; car nous ne voulons pas que les Juges civils connoissent absolument de ces affaires; il faut qu'elles soient examinées par des Ecclésiastiques, qui décerneront des peines ecclésiastiques, contre les ames coupables, conformément aux Loix divines & humaines, que nous prenons volontiers pour modèles dans nos Constitutions.»
A l'égard des procès civils, les Clercs & les Laïques ne procédoient autrefois devant les Évêques que par compromis, Constantin gratifia les Évêques de cette Jurisdiction; il défendit même de porter à aucun Tribunal l'appel de la Sentence que l'Évêque prononceroit. Valentinien, dans une Constitution citée plus haut s'énonce de la sorte: «Dès qu'il s'élèvera une contestation entre les Clercs,& que les dissidens conviendront d'Arbitres, nous permettons que l'Évêque les juge, pourvu qu'ils s'y soumettent avant par compromis. Nous étendrons ce Privilège aux Laïques qui contracteront la voie du compromis.» Le Chapitre IX. du Concile de Calcédoine défend aux Clercs, qui plaident entr'eux, de saisir les Tribunaux séculiers; il leur ordonne de discuter avant devant l'Évêque ou devant les Commissaires que l'Évêque leur donnera.
Ce n'est pas que le Tribunal séculier eût été incompétent, si les Clercs n'eussent point obéi aux Canons; mais le mépris de ces Canons rendoit les Clercs coupables. Justinien fut le premier de tous les Empereurs, qui limita les Tribunaux séculiers, & qui prescrivit aux Clercs & aux Laïcs d'assigner les Clercs devant l'Évêque; en sorte cependant que l'Évêque pouvoit renvoyer les questions difficiles aux Juges séculiers, & la Partie lésée avoit l'appel aux Tribunaux. Au reste, la Jurisdiction criminelle ne fut point démembrée des Cours séculières, même pour les Clercs dont les crimes n'étoient pas purement ecclésiastiques.
Les Empereurs Honorius, Arcadius & Théodose; dans une Lettre écrite à Théodore Manlius, Préfet du Prétoire, confirment, «qu'il n'étoit pas permis d'appeller de la Sentence d'un Évêque nommé Arbitre par les Parties.» Que le Jugement d'un Évêque soit irrévocable pour ceux qui l'auront choisi, & qu'on ait pour sa Sentence la soumission qu'on défère à l'autorité dont il n'est pas permis d'appeller, telle qu'étoit celle de Préfet du Prétoire; néanmoins quand la Partie se trouvoit lésée, elle se jettoit aux pieds de l'Empereur; d'où l'on disoit que les Préfets du Prétoire tenoient la place de l'Empereur dans leurs Jugemens, ce qui se pouvoit également dire des Évêques qui jugeoint sur les compromis. Les Patriarches avoient ce droit dans les causes ècclésiastiques, que les Évêques jugeoient en première instance. Justinien, parlant des Patriarches dit: «Nos prédécesseurs ont décerné qu'on n'appelleroit point des Sentences des Évêques constitués Juges par compromis.»
La troisième espèce de Jurisdiction est la délégation; soit qu'elle émane directement du Magistrat politique, soit d'une Puissance inférieure. On appeloit à l'Empereur dans la première espèce, on appelloit au Juge ordinaire dans la seconde. Je réunis sous le nom de Jurisdiction toutes ces espèces de connoissances, qui forçoient l'obligé de citer les témoins, de lier par le serment & de soumettre à la Sentence la Partie qui avoit succombé, à moins qu'on n'en appellât. Celui qui refusoit étoit exécuté au nom du Juge civil, non au nom de l'Évêque (ce qui eût été peu séant).
«Il fut ordonné, dit Sozomene, d'appeller la Justice pour mettre à exécution les Jugemens des Évêques»: on voit encore une Constitution d'Honorius, d'Arcadius, & de Théodose. De là les Jurisconsultes qui pèsent les termes, ont donné le nom d'Audience à cette Jurisdiction, parce que le Juge n'exécute pas sa Sentence; ils prêtent aussi cette dénomination au Juge délégué.
Le Magistrat politique a donc beaucoup ajouté au pouvoir que le droit divin & les Canons déféroient aux Pasteurs & à l'Église; le Peuple avoit non seulement le droit de fuir un Pasteur infidèle, mais la Sentence dépouilloit le Pasteur des fonctions & des honneurs dont il étoit décoré. Honorius & Arcadius veulent, «que l'Évêque condamné par son Clergé, perde son titre & son Évêché»; qu'il soit banni, s'il attente à la Sentence. Un Pasteur pouvoit refuser les Sacremens, & les autres fidèles fuir le commerce d'un pécheur public; & le Jugement à peine rendu, l'entrée de l'Église lui étoit fermée. «Chassez de l'Église, disent Honorius & Arcadius, le Chrétien que vous avez cru indigne de votre société; une Loi de Gratien, de Valentinien & de Théodose le proscrit du commerce des honnêtes gens, & de la Communion des Saints.» Valentinien, Théodose & Arcadius éloignent de l'Église une femme qui s'étoit coupé les cheveux, ce que Sozomene appelle pousser hors de l'Église par force. Marsilius, considérant cette action, approuve une Excommunication ainsi faite sans l'autorité du Législateur.
Je ne suis point étonné que les Pasteurs ayent obtenu des Empereurs Chrétiens les graces qu'ils accordoient aux Juifs, de ne pouvoir forcer leurs Prêtres à accepter des Prosélites, ou à réconcilier les pécheurs. Théodose, Arcadius & Honorius motivent ainsi leur Constitution: «il est certain que leurs Chefs ont le droit de décider de la Religion.» En même tems que Justinine défend aux Anciens des Juifs de déclamer contre l'usage des Livres Grecs, il leur acorde, sur des raisons assez plausibles, le droit d'Anathème.
Arcadius & Honorius, dans une autre Constitution, étendent les privilèges dont ils combloient les Évêques, «aux Juifs soumis aux Patriarches, aux Chefs des Synagogues, aux Patriarches, aux Prêtres, & autres Juifs chargés de quelques fonctions de la Loi légale». Suit naturellement un Décret des Empereurs Constantin, Constantius, Valentinien, Valens, mais il me semble qu'on a passé une négation, dans la Constitution de ces Princes écrite au Code de Justinien, & qu'il feroit mieux de lire, «que les Juifs qui vivent sous l'Empire Romain, s'adressent aux Tribunaux, tant pour ce qui concerne leur secte, que pour leurs Loix & leurs droits, & qu'ils rapportent tout aux Loix Romaines»; car leurs Chefs avoient le droit de décider sur la Religion: là Loi précédente l'établit. Les Empereurs Payens, à en croire Ulpien, imposoient aux Juifs un joug qui ne blessoit point leur Loi. Les Empereurs Chrétiens ont porté leurs bontés bien plus loin, en affranchissant les Chefs de la Synagogue & les autres Docteurs de la Loi, des charges personnelles ou civiles; & en enjoignant aux Juges d'exécuter sur le champ leur Sentence, lorsque deux Juifs de concert plaideroient devant eux; tant les Princes se sont appliqués à récompenser les Juifs, parce qu'ils ont été les premiers éclairés, & qu'on espéroit toujours de les attirer plus aisément à la Religion: tel est le sentiment des anciens Pères de l'Église.
Elle travailloit avec tant d'ardeur au salut des pécheurs, qu'elle ne se contentoit pas de rompre tout commerce avec eux; elle joignoit à l'Excommunication des peines encore plus sensibles; coutume ancienne & que les exemples des différens âges, depuis la création du monde, apprennent avoir été de presque toutes les Nations. Voici un passage célèbre des Commentaires de César sur les Druides; » Si un Particulier, ou un Officier public n'obéit; point à leurs Loix, ils lui interdisent les sacrifices; cette peine est la plus grave parmi eux; les coupables sont regardés comme des impies & des scélérats; tout le monde les abandonne ou fuit leur présence & leurs discours, de peur que leur commerce n'apporte quelque préjudice; & les Grands sont dépouillés dès ce moment de leur autorité & de toute marque de distinction.
Platon embrasse ce sentiment, loin de le combattre. Plutarque ajoute, que les termes d'exécration de malheureux, de triste, étaient l'anathème des Athéniens & & des Romains: souvent la formule était ainsi terminée: »Que les biens soient mis à l'encan, qu'ils soient offerts aux Dieux: cela respondait à la malédiction des Juifs, dont Esdras a conservé un trait fameux. On défend aujourd'hui, dans plusieurs pays, aux Excommuniés, l'usage des Communes. On punit ailleurs les Excommuniés opiniâtres; & Luher soutient, avec raison, que l'Excommunication majeure est une peine du Gouvernement politique.
Toute cette Jurisdiction, soit pouvoir impératif, soit for extérieur, soit Audience, coule du Magistrat politique: Le Roi d'Angleterre ne lui connoît point d'autre origine; «tout pouvoir de décider, & toute Jurisdiction, tant ecclésiastique que séculière, émane du Roi comme de sa source.» La Police Angloise, qu'on a publiée, parle ainsi au Roi Jacques: «La Jurisdiction ecclésiastique est Royale, elle est la portion première, principale, indivisible de votre Couronne & de votre dignité. Les Loix ecclésiastiques sont Loix Royales; elles ne partent point d'une Puissance distincte; elles ne se soutiennent, elles ne s'apuyent point sur un autre fondement»: la Jurisdiction écclésiastique est une émanation du pouvoir souverain, que célèbre des Commentaires de César sur les Druides: «Si un Particulier, ou un Officier public n'obéit point à leurs Loix, ils lui interdisent les sacrifices; cette peine est la plus grave parmi eux; les coupables font regardés comme des impies & des scélérats; tout le monde les abandonne ou fuit leur présence & leurs discours, de peur que leur commerce n'apporte quelque préjudice; & les Grands sont dépouillés dès ce moment de leur autorité & de toute marque de distinction.»
Platon embrasse ce sentiment, loin de le combattre. Plutarque ajoute, «que les termes d'exécration, de malheureux, de triste, étoient l'anathème des Athéniens & des Romains»: souvent la formule étoit ainsi terminée: «Que les biens soient mis à l'encan, qu'ils soient offerts aux Dieux»: cela repondoit à la malédiction des Juifs, dont Esdras a conservé un trait fameux. On défend aujourd'hui, dans plusieurs pays, aux Excommuniés, sembler: ils n'ont d'eux-mêmes aucun pouvoir législatif dans un État Chrétien, & ne sçauroient s'arroger le droit d'entendre & de terminer les affaires ecclésiastiques, malgré le Souverain, ou sans sa participation.
Tokerus continue: «Le Prince a sur moi la Jurisdiction temporelle, donc il a la spirituelle; axiome certain, si on l'explique de la Jurisdiction du for extérieur, dont le Souverain a la puissance suprême. L'Évêque d'Elie ne s'en écarte pas: les Jugemens de l'Église reçoivent de l'Empereur l'autorité extérieure.»
Après avoir rendu compte des actes que l'Église & ses Pasteurs ont de droit divin & humain, mon projet est d'examiner quels sont ceux qui regardent le Magistrat politique, & la maniere dont on peut les exercer à son égard. Le simple usage des Clefs & le droit divin ne concernent pas moins le Prince que le dernier du Peuple: il est même d'autant plus nécessaire de s'y appliquer que le mal qu'il fait devient plus contagieux. «Malheureux le Prince, dit une ancienne maxime, à qui l'on voile la vérité». Valentinien exhorte avec raison S. Ambroise à le bien convaincre que la Loi divine guérit les maladies des âmes.
C'est insulter l'Evangile, que de prêter le nom de Clefs aux Tribunaux séculiers; de produire en public les actions cachées des Princes, ou celles qui sont susceptibles d'une mauvaise interprétation, & sur tout de les peindre au Peuple, qui n'est ni en droit ni en état d'y remédier, & qui, de plus esclave de la foiblesse humaine, irréconciliable ennemi de ses maîtres, écoute avec avidité, & croit aveuglement le mal qu'on en débite, source trop ordinaire des séditions & du mépris que l'on conçoit pour le Souverain. Un Sage a dit fort à propos, «que les traits équivoques, lancés sur la conduite des Princes, servent à troubler le Peuple».
Au reste la prédication de l'Evangile & l'usage des Clefs différent beaucoup. La parole qui se prêche à tous, doit être tellement maniée qu'elle fructifie dans tous; son ministère est de fronder les vices, sans nommer les pécheurs; c'est une coutume indécente de tourner la Chaire en spectacle, & la voix majestueuse de l'Evangile en fade plaisanterie. Les anciens Romains étoient indignés qu'on souffrît l'éloge du crime, dans un lieu où l'on n'avoit pas la force de le repousser. Ciceron ne le dissimule pas. Dieu a voulu qu'on respectât la vie des Souverains, des Magistrats, & leur réputation; il a voulu que sa Loi leur servît d'azile, tel est le sens de ses paroles: «Peuples n'insultez point, ne maudissez point le Souverain»: il est clair que cette défense est plus précise, que celle qui regarde les particuliers.
Un passage de Saint Paul prouve qu'il ne faut pas interpréter cette Loi, ou de la Puissance en elle-même, ou d'un Prince de bonnes moeurs. L'Apôtre ayant invectivé le Grand Pontife Ananias, revêtu du pouvoir suprême, parce qu'il violoit ouvertement les Loix, il s'excusa sur ce qu'il ignoroit qu'Ananius fût le Grand Prêtre, parce qu'il est écrit dans la Loi, «Peuples ne maudissez point le Prince.» Les Hébreux conviennent que le nom de Prince dans la Loi divine s'exprimoit par un terme approchant de celui de Juge souverain, ou de Chef du Grand Synhedrin à la place de Moïse: Les Chefs des Synhedrins des deux Palestines sont Princes dans la Loi de Théodose & de Valentinien. Les Auteurs, versés dans la Loi Judaïque, sçavent que Sabinius, Proconsul de Syrie, outre le Synhedrin de Jérusalem, seul & unique autrefois, en établit quatre autres ayant la même autorité: ils avoient leurs Princes & leurs Chefs.
On donnoit le nom de Prince au Grand Prêtre,& quand il n'y avoit point de Nasi, il le représentoit. Les Rabins nous apprennent que le Roi étoit la première personne de la République des Juifs, que le Nasi occupoit la seconde place, & le Grand Prêtre la troisième; de forte que pendant l'interrègne le Grand Prêtre devenoit la seconde personne, & la première, en l'absence du Nasi. Vient ici naturellement un passage célèbre de l'Apôtre S. Jude, qui, démasquant certains hérétiques, dit: «Ils improuvent la domination, & ils blasphèment contre les Sentences; comme l'Archange Michel, ajoute-t'il, disputoit avec le Diable à qui auroit le corps de Moïse, il n'osa le maudire; il s'écria seulement que Dieu le confonde»: on conclut de-là qu'on envisageoit moins la dignité en elle-même, que les personnes placées dans un rang suprême, & qu'on ne respectoit pas moins les Princes d'une vie dissolue, que ceux d'une conduite pure: aussi présente-t'on aux hommes l'exemple du Démon, qui quoique très-méchant fut épargné par l'Ange, à cause de l'excellence de sa nature; pour leur apprendre quels égards méritent ceux que Dieu met au-dessus d'eux. Je n'omettrai point ce Canon du Concile de Toléde: «Ayant réfléchi sur les moeurs dépravées du siècle, nous décernons qu'il n'est pas permis de maudire le Prince; car le Créateur a écrit, Peuples ne maudissez pas le Prince; qui osera le faire, sera puni de l'Excommunication ecclésiastique.» Optat de Mileve trace le portrait de Donat, Chef du schisme d'Afrique. Dans les accès de sa fureur ordinaire il s'exhala en ces reproches: «Qu'a de commun l'Empereur avec l'Église?» il proféra plusieurs impertinences semblables à celles qu'il écrivoit à Grégoire, la tache du Sénat, la honte des Préfets, & d'autres injures, auxquelles Grégoire répondit avec la douceur épiscopale. La teneur de plusieurs autres Lettres est dans la bouche de tout le monde; c'étoit bien peu suivre le précepte de Saint Paul, que d'insulter les Puissances & les Rois, pour lesquels au contraire il étoit obligé d'offrir incessamment des prieres à Dieu.
Saul avoit péché mortellement, Samuël, en Prophète, lui avoit annoncé la colère de Dieu. Saul exigea de lui cette vénération qu'il lui marquoit devant les Grands du Peuple d'Israël; le Prophète obéit. Nathan ne reproche point à David son adultère & son homicide en présence du Peuple; il le va chercher au fond de son Palais. S. Jean-Baptiste prit sans doute la même précaution, lorsqu'il fit des réprimandes à Hérode. Les anciens Évêques & les Conciles parlent avec respect aux Empereurs Payens, ennemis de l'Église, & à Constantius, plus livré aux Ariens: ils n'attaquent Julien qu'à sa mort. Il est vrai que les Prophètes, inspirés d'en haut, ont quelquefois franchi ces bornes; mais Dieu qui sacra les Rois par le ministère des Prophètes, qui en fit mourir par Samuël & par d'autres, se servit d'eux pour couvrir d'ignominie les méchans Princes. Rien de plus naturel assurément que de mettre au-dessus des Loix les hommes que Dieu inspire par son esprit. Simei découvre publiquement le crime de David; le Prince excuse sa témérité en disant, que Dieu peut-être le lui avoit ordonné. Il montroit qu'il n'y avoit qu'une voye permise de maudire un Prince; c'est-à-dire, si Dieu le commande expressément: les Prophètes, accusés d'avoir allumé le feu de la sédition, se retranchèrent sur ce qu'ils en avoient l'ordre positif de Dieu. On ne voit pas que les Prêtres dont les fonctions étoient ordinaires & réglées, ayent parlé aussi librement aux Rois. L'exemple de Zacharie Joïadas, que l'Evangile nomme fils de Barrachias, est étranger à la question; son discours ne regardoit pas le Roi, mais tout le Peuple; & guidé par l'Esprit-Saint, il l'exhortoit à la Pénitence, pour une faute que tous avoient commise. J. C. conseille aux fidèles insultés par leurs frères, de les reprendre d'abord seuls, de les corriger ensuite en présence d'un petit nombre, & d'en instruire enfin une pieuse Assemblée. Les Sçavans, surtout Beze, entendent ici par le terme d'Église, non la multitude, mais le Synhedrin. Les Septante appellent toute Assemblée Église, & les Rabins Abenesra & Salomon ont remarqué que par ces paroles de Moïse, toute l'Église, on doit explique le Synhedrin ou l'Assemblée des septante personnes. Qui doute que le Corinthien, coupable d'un inceste, n'en ait reçu le châtiment devant plusieurs? Qui doute qu'on recommande à Timothée de punir les pécheurs en présence des fidèles, pour leur inspirer de la crainte? Appliquez néanmoins ce passage aux Prêtres pécheurs, que l'Évêque corrigeoit, le Clergé assemblé. A quelques personnes qu'on le donne, il est certain que la qualité limite & restraint ces préceptes universels: «Ne reprenez point avec aigreur un vieillard,» dit Saint Paul, «avertissez-le comme votre père, & les jeunes comme vos frères»: Le Souverain & le Magistrat sont plus respectables que l'âge, d'autant que l'usage de la primitive Église & l'observation de plusieurs Auteurs attestent, qu'on ne reprenoit point les Évêques devant la multitude; maxime plus juste à l'égard du Prince, qui, selon Constantin, est l'Évêque commun choisi de Dieu. Or, comme le Magistrat politique ne subit aucun châtiment, il n'éprouve point la coërcition; elle émane de lui, & ne s'exerce point contre lui.
L'Histoire d'Oziasne détruit point cette opinion; toute l'erreur vient de la traduction, la voici: «Le Grand Prêtre Azarias & tous les Prêtres le regardèrent, & voilà que son front devint lépreux; ils le chassèrent du Temple, il fut contraint de sortir, parce que Dieu l'avoit frappé. La Loi divine fermoit l'entrée du Temple aux Lépreux, les Prêtres se pressèrent d'éloigner le Roi couvert de lèpre; ils lui récitèrent la Loi divine, & le mal augmentant, il l'obligea de se retirer. Le Prêtre dénoncé; Dieu punit.»
Voilà l'autorité du droit divin, par rapport aux Canons en eux-mêmes, ou confirmés par les Loix: comme leur application est quelquefois utile au Souverain, je ne vois point à quel titre, à quel droit on pourroit l'y soumettre, lorsqu'il s'y opposé, & qu'il les rejette, surtout après avoir établi, que tout Gouvernement fondé sur le consentement, dépend en tout du Magistrat politique, & que toute Jurisdiction lui obéit, & émane de lui. Il est encore certain que le Prince est affranchi des Loix pénales. Harmenopulus confesse, «qu'un Roi coupable n'est pas puni»: les Saints Pères ont ainsi développé cette confession de David, «Seigneur, j'ai péché devant vous seul.» S. Jérôme: «Il étoit Roi & ne craignoit personne.» Saint Ambroise: «Comme Roi il n'étoit lié par aucune Loi. La puissance des Princes les sauve des peines, & les châtimens prononcés par les Loix ne les concernent pas.» David ne pèche donc pas devant les hommes, «puisqu'il n'étoit pas criminel à leurs yeux.» Othon de Frisingue: «les Rois, seuls placés au-dessus des Loix, & ne répondant qu'au jugement de Dieu, ne sont point assujettis aux Loix humaines. David Roi & Prophète fournit ce témoignage, j'ai péché contre vous seul.» C'est ce qui a donné lieu à la remarque que fait Balsamon sur le Canon XII. du Concile d'Ancyre, que l'Onction Impériale exempte de la Pénitence, c'est-à-dire de la nécessité d'y satisfaire publiquement: il est cependant vrai que des Princes sont très-applaudis de se soumettre aux Pasteurs, comme Juges publics dans les choses sacrées; de même qu'ils se rapportent à leurs Cours, ou Parlemens dans les affaires civiles.
«C'est une maxime que nous adoptons, dit Ulpien, que si un Particulier, égal, ou d'un rang plus élevé, reconnoît la Jurisdiction d'un tiers, le Juge a le droit de prononcer, soit en sa faveur, soit contre lui; mais des Sçavans ont démontré que cette soumission, toujours subordonnée à la volonté du Prince, ne diminuoit rien de son pouvoir suprême: on demande ordinairement s'il est décent qu'un Souverain admette cette espèce de Jurisdiction? En prenant l'affirmative il sera vrai que la discipline ecclésiastique acquiert une nouvelle force & une nouvelle autorité. On a raison de dire, tels sont les Princes dans un État, tels sont les Sujets: l'exemple est l'ordre le plus doux. En soutenant la négative on allègue que la base de la République est l'autorité du Souverain. Aristote prétend, «que le mépris est la ruine d'un État». A croire ceux qui ont écrit l'Histoire de l'Empereur Henri, & le Cardinal Bennon lui-même, la source de ses malheurs vint de ce qu'Hildebrand le joua pendant trois jours, qu'il le retint à Canosse par un hiver très-rigoureux, faisant pénitence publique, les pieds nuds, habillé de laine & en spectacle aux Anges & aux hommes.
Quelle différence aussi entre les signes d'une vraie pénitence, & les châtimens qui notent d'infamie? Consultez Othon de Frisingue dans l'Histoire de cet Empereur Henri: Je lis, dit-il, & je relis la vie des Rois & des Empereurs Romains, & je n'en trouve aucun avant ce tems qui ait été excommunié par le Pape, ou dépouillé de ses États, à moins qu'on ne prenne pour excommunié Philippe, que le Pape mit quelque tems au rang des Pénitens; & l'Empereur Théodose que Saint Ambroise arrêta à la porte de l'Église, encore tout couvert du sang qu'il venoit de répandre.
De ces deux exemples, l'Histoire de Philippe est incertaine: les Auteurs les plus estimés font commencer les Empereurs Chrétiens à Constantin; cependant sur le témoignage d'Eusèbe, Philippe satisfit volontiers; & Théodose, rare exemple de la modestie Chrétienne, obéit à Saint Ambroise. L'Empereur Henri fut donc le premier Prince que l'on força à une soumission involontaire. Othon de Frisingue n'est pas le seul témoin, Godefroi de Viterbe ne le cache pas: «Nous ne connoissons avant cet Empereur aucun Prince excommunié par le Pape.» Onufrius Panvinius ajoute: «Quoique l'on respectât les Papes, comme Chefs de la Religion Chrétienne, Vicaires de J. C. & Successeurs de Saint Pierre, leur autorité étoit renfermée dans la déclaration & la manutention des dogmes de Foi. Ils étoient en tout Sujets des Empereurs, ils étoient à leurs ordres, ils tenoient d'eux leur élévation, & ils n'avoient garde de les juger, ou de rien décerner contre eux. Grégoire VII. fut le premier de tous les Papes, qui à peine assis sur la Chaire de Saint Pierre, foula aux pieds l'autorité & la puissance de l'Empereur, & s'ouvrit une route inconnue à ses prédécesseurs. Soutenu des armes des Normands, des grands biens de la Comtesse Matilde, la Princesse de l'Italie la plus puissante, & profitant habilement des dissentions intestines qui déchiroient l'Allemagne, il osa je ne dis pas, excommunier, mais priver de son Empire l'Empereur lui-même, qui, s'il ne l'avoit pas nommé, l'avoit du moins confirmé: entreprise inouïe avant ce siècle, car les fables qu'on débite d'Arcadius, d'Anastase, & de Léon Iconomaque méritent peu d'attention; ce qui fait connoître que les Princes & les Empereurs qui se soustraient avec ou sans raison à ces censures, doivent être abandonnés au Jugement divin.»
Grégoire de Tours le pensoit, quand il dit à Chilpéric: «Si vous tombez qui vous relèvera? nous avons la voie de remontrance. Si vous persistez dans le crime, qui vous condamnera? hormis celui qui s'appelle la Justice.» Hildebert Évêque du Mans: «le Souverain a plus besoin d'avis que de reproches, de conseils que de préceptes, & d'instruction plutôt que de châtiment. Yves Évêque de Chartres: parce que le Gouvernement temporel appartient aux Princes, & qu'ils sont la tête & la base du Peuple, lorsqu'ils abusent de la Puissance qui leur est confiée, il ne faut pas les reprendre aigrement; s'ils ne se rendent point aux avis sages des Pasteurs, la seule ressource est le Jugement divin, qui les punira d'autant plus sévèrement qu'ils sont moins exposés aux remontrances humaines.»
L'Église de Liège a embrassé ce sentiment, & je me fais un plaisir d'en transcrire le passage, une portion de ma Patrie étant autrefois du Diocèse de cette Église: «Si quelqu'un veut feuilleter l'Ancien & le Nouveau Testament & l'Histoire des siècles, il sera pleinement convaincu que les Empereurs ne sçauroient ou que difficilement être excommuniés; la nature du pouvoir & celle de l'excommunication le prouve. Les personnages vertueux sont bien capables de les exhorter, les reprendre & les corriger; parce que ceux qui représentent J. C. le Roi des Rois, sont réservés à son Jugement seul. Ainsi les Rois de France, depuis plusieurs siècles, conservent le droit de ne pouvoir être excommuniés».
Yves de Chartres apprend comment un Pasteur satisfait à sa conscience, sans cette coërcition dans l'usage des Clefs: qu'on dise au Prince, «je ne veux point vous tromper, l'entrée de l'Église visible tournera à votre perte, & une telle réconciliation ne vous ouvrira point la porte du Royaume céleste».
Mais quel est le droit & le devoir du Magistrat politique sur les actions que j'ai assignées à l'Église, & aux Pasteurs? On sçait que la Jurisdiction du Souverain comprend celles qui remontent à la liberté & à la Loi divine, & qui oseroient préjudicier au prochain. La Puissance absolue est non seulement Juge des actions qui émanent de son pouvoir, mais encore de toutes celles ou moralement bonnes ou moralement mauvaises. En effet, que dans le ménage on ne se gouverne pas selon la Loi du Mariage, qu'un père ne règle pas bien sa famille, on a recours aux Tribunaux, & le Prince est le vangeur de tous maux; or l'abus des Clefs, l'excommunication injuste, le refus des Sacremens est un mal.
Une Loi Impériale défend aux Évêques d'éloigner de la sainte Table, ou de bannir de l'Église sans cause légitime. Justinien dans une Novelle enjoint aux Évêques & aux Prêtres de ne priver personne de la Communion, qu'ils ne justifient que la Religion le prescrit. L'Empereur Maurice écrit à Grégoire le Grand de ne point se séparer de Communion avec Jean, Patriarche de Constantinople. Il s'étoit glissé dans les Gaules un abus, de forcer les Évêques, par la saisie des biens temporels & par d'autres voyes aussi injustes, d'accorder les Sacremens. Les Princes de Hollande ont souvent recommandé aux Prêtres la fréquentation des Sacremens. Ces actions sont donc plus l'objet du Magistrat politique, quoi qu'elles partent des Canons plutôt que du droit divin; car sous prétexte d'observer les Canons, il arrive quelquefois qu'on les viole, & les Canons eux-mêmes peuvent aller au-delà des préceptes de la Loi divine. Quoi qu'il en soit, le Magistrat politique n'est pas en état de refuser sa protection aux Sujets qui s'en plaignent; enfin il est certain, qu'il déploye son pouvoir sur les actions qui viennent de la Loi humaine, qui obligent, & qui emportent la coërcition avec elles. Comme toute Jurisdiction coule du Magistrat politique, elle retourne à lui qui en est la source.
Au reste, la plupart des espèces d'actions semblent se confondre en une seule action. Les remèdes qu'on y apporte ont différens noms. Les Espagnols disent, intercéder ou opposer. Les Flamands par les termes de rescripts pénaux envisagent plus la liberté que la Jurisdiction; tous ces secours pourvoient au salut des particuliers. Les François appellent comme d'abus & donnent tout à la Jurisdiction, quoique dans une signification plus étendue l'appel puisse s'étendre à des actes qui ne sont pas judiciaires, par exemple, les Jurisconsultes employent l'appel sur le rapport d'un Médecin, d'un Arpenteur. L'appel comme d'abus en France est ordinairement porté aux Parlemens, dans les cas où les Ecclésiastiques auroient entrepris sur la Jurisdiction royale, & dans le cas où les Canons reçus en France seroient enfreints; le propre de la Jurisdiction est de juger, ou de déléguer des Juges. Le Souverain qui réunit toute la Jurisdiction en a seul le droit. Amasias & d'autres Prêtres furent nommés Juges par le Roi Josaphat.
Et ce qui établit incontestablement la Jurisdiction du Prince, sont les différens degrés de Jurisdiction qu'il détermine à sa volonté. Pourquoi appelleroit-on des Pasteurs d'Angleterre à tel ou à tel autre Évêque? Pourquoi de tous les Évêques à deux Archevêques seulement? Pourquoi des Synodes Ecclésiastiques aux Conciles Provinciaux? des Provinciaux aux Nationaux? Pourquoi? parce que le dernier degré n'est point marqué par le droit naturel ou divin. Le Roi d'Angleterre pense sagement qu'il est accordé à tout Prince & à tout État Chrétien de prescrire à ses Sujets la forme extérieure de la Discipline Ecclésiastique, & celle qui a une liaison étroite avec le Gouvernement civil. Les Empereurs Chrétiens se conduisoient autrefois de la sorte; l'Église de Constantinople tient d'eux sa prééminence.
Melchiade, Maternus, Reticius furent par eux les Juges du Schisme d'Afrique. Le Concile de Calcédoine, revêtu de leur Puissance, cassa les Actes du second Concile d'Éphèse.
De même que le Souverain commet ordinairement à des Tribunaux la connoissance des affaires civiles, & qu'une Cour ayant prononcé, si les Parties veulent faire casser l'Arrêt, il en permet rarement la révision devant des Commissaires délégués; plus rarement assemble-t'il dans son Conseil des gens éclairés, pour juger avec eux après tous les autres; & plus rarement encore une Cour étant devenue suspecte, évoque-t-il à lui l'instance. De même il étoit d'usage de traiter des Affaires Ecclésiastiques dans des Conciles ordinaires, & de les terminer ensuite dans un particulier tenu exprès, quand on en appelloit, il étoit moins fréquent, cependant utile d'instruire le Prince de la Religion & de l'équité des premiers Juges. Conduite de Constantin dans la cause des Donatistes: après deux jugemens d'Évêques, où en désapprouvant l'appel, il ne refuse pas d'en prendre connoissance, il étoit cependant rare de voir l'Empereur évoquer à sa personne la récusation du Concile faite sur des moyens plausibles, & après en décider avec l'avis d'habiles Théologiens. Le Concile d'Antioche dans le Canon XII défend de se plaindre à l'Empereur, pendant qu'on pourra faire décider l'affaire par un Concile plus nombreux; mais il ne s'avise pas de dépouiller l'Empereur, si la plainte est déjà portée devant lui.
La modestie des anciens Évêques attribue avec raison au Magistrat politique le pouvoir de connoître d'une excommunication juste ou injuste, & d'en relever quant aux peines du droit positif. Yves Évêque de Chartres, zélé Défenseur de la Puissance ecclésiastique contre les Rois, écrivit aux Évêques: «Si j'ai communiqué ces Fêtes de Pâques avec Gervais, que votre Paternité n'en soit ni surprise ni indignée; la vénération que je porte au Roi, & l'autorité de la Loi m'y ont engagé; elle nous apprend que ceux à qui le Prince aura rendu ses bonnes graces, & qu'il aura admis à sa table, doivent être admis dans l'Assemblée des fidèles; parce que les Ministres du Seigneur ne proscrivent point celui que la piété du Prince reçoit.»
Yves ajoute ailleurs, que ce Capitulaire Royal a été confirmé par l'autorité des Évêques; aussi n'est-on plus surpris de la Lettre, que le Pape Jean écrivit à l'Empereur Justinien: «Je supplie votre Clémence, que s'ils abjurent leur erreur, s'ils détestent leurs pernicieux desseins, & cherchent à rentrer dans le sein de l'Église, vous daigniez communiquer avec eux; que vous suspendiez les effets de votre indignation; que favorable à nos prieres, vous leur fassiez goûter les douceurs de votre clémence.» On approuve les Rois de France & leurs Parlemens d'avoir établi & jugé: «Que les Magistrats publics sont affranchis des censures ecclésiastiques, en ce qui concerne la Jurisdiction.»
Il est défendu au Clergé de Hongrie dans les Actes de l'année 1651, «de fulminer l'excommunication contre les Grands du Royaume, sans en avoir prévenu l'Empereur.» Une ancienne Loi des Anglais porte: «qu'on n'excommuniera point les Ministres qu'on n'en ait averti le Roi.» Nos Souverains les ont pris pour modèles, témoin l'Empereur Charles V. dans une Constitution de l'année 1540.
Le Magistrat politique protège l'usage des Clefs & les peines ordonnés suivant les Loix & les Canons; c'est l'anathème impérial, répété si souvent chez Justinien. Les Princes Chrétiens n'innovent point, en voulant connoître de l'excommunication; comme elle emporte une ignominie publique, ils ne l'emploient que sur des causes légitimes; obligés qu'ils sont de s'opposer aux injustes Censures. Car leur devoir essentiel est d'étouffer les différends des particuliers, & de préserver l'Église de la tyrannie.
De l'Élection des Pasteurs.
Reste à développer cette portion du pouvoir, qui consiste à assigner les fonctions. Il y a deux sortes de fonctions perpétuelles dans l'Église, celle des Prêtres & celle des Diacres. J'appelle Prêtres avec toute l'ancienne Église, les Ministres qui paissent les Brebis avec la parole, les Sacremens & les Clefs, trois fonctions inséparables de droit divin. J'appelle Diacres, ceux qui en quelque sorte sont utiles aux Prêtres: tels étoient autrefois les Lévites, eu égard aux Prêtres de la Loi Judaïque, & les Anagnostes, ou Lecteurs, qui sur le témoignage de l'Evangile & de Philon, étoient dans les Synagogues: & que selon l'Histoire, les Canons & les Pères, l'Église a conservés. Car le Clerc, qui est le dépositaire des Lieux saints, s'appelle dans l'Evangile, Ministre, nom qui revient à celui de Diacre.
Le Concile de Laodicée nomme Diacre du degré inférieur, celui qu'on appelle ensuite Soudiacre. La fonction du ministère la plus laborieuse fut le soin des pauvres. L'Église Latine métamorphosa les Prêtres en Senieurs. Les Diacres, à mon avis, sont les Ministres, quoiqu'il y ait des Sçavans, qui ayent mieux aimé innover que de reconnoître le vrai. Pline, si je ne me trompe, excellent Grec, excellent Latin, parlant de la Religion Chrétienne, nomme Ministres ceux que Saint Paul & l'Église qualifient d'Administrateurs. Comme les Prêtres pouvoient faire tout ce que faisoient les Lévites, aussi les Prêtres pouvoient exercer les fonctions des Diacres; ceux-ci étant pour aider les Prêtres à conduire les fidèles. Avant l'établissement des Diacres, Judas Iscariote gardoit l'argent; depuis lui, les Apôtres distribuèrent l'aumône aux pauvres, jusqu'à ce qu'au sujet d'une dispute élevé entre les veuves, & sous prétexte des occupations multipliées, ils commirent ce soin à des fidèles.
Cette commission ne fut pas si absolue, que les Prêtres ne veillassent encore sur les pauvres. De là les Évêques eurent en main les deniers de leur Église, & ne rendoient aucun compte; ils en destinoient une partie à leur entretien, à celui de leur Clergé, & chargèrent les Prêtres de faire des aumônes du reste, comme on le voit par les Canons appellés Apostoliques 38, 40 & 41, & le 44 du Concile d'Antioche. Les Loix veulent que les Intronistiques, que l'Évêque donnoit, soient également reçues & distribuées par l'Archiprêtre, comme par l'Archidiacre. En vain l'Apôtre auroit-il recommandé à l'Évêque d'aimer l'Hospitalité! En vain auroit-on confié la Collecte d'Antioche aux Prêtres de Jérusalem! Je traiterai d'abord des Prêtres, dont la fonction est la principale & la plus nécessaire; & s'il est à propos, je dirai ensuite un mot des Diacres.
D'abord j'examinerai quatre choses, que les Sçavans n'ont pas assez distinguées. La première est le ministère de la parole, l'administration des Sacremens, & l'usage des Clefs, que j'appelerai Fonction. La seconde est l'application de la fonction à une certaine personne, ce sera l'Ordre. La troisième est la destination de cette personnes à un certain lieu & à une certaine Assemblée, c'est l'Élection. La quatrième est l'exercice de la fonction par une certaine personne sous la protection & l'autorité publique; je l'appellerai, si l'on veut bien, Confirmation: Les Grecs l'expriment par Confirmation ou Caution.
La Fonction & l'Ordre sont bien différents, une comparaison rendra ma pensée. La puissance du mari vient de Dieu, l'application de cette puissance à une personne naît du consentement; il ne donne cependant pas le droit: si le consentement en étoit la source, la liaison conjugale se dissoudroit par le consentement, ou il arriveroit qu'on ne souffriroit plus la supériorité au mari. Maxime erronée, la puissance impériale n'appartient pas aux Électeurs, ils ne la conférent point; mais ils en revêtent une certaine personne. Les hommes avant d'être réunis en République n'ont point en eux le droit de vie & de mort, & le particulier n'a pas celui de se vanger; néanmoins ils le communiquent à un Corps, ou à un Chef. Le ministère de la Parole, l'usage des Clefs, l'administration des Sacremens, descendent immédiatement de Jesus-Christ, & en tirent toute leur force; & comme sa divine Providence conserve l'Église, elle pourvoit à ce qu'elle ne manque point de Pasteurs.
Marsile de Padoue a judicieusement marqué la différence qui est entre la seconde chose & la troisième, elles sont autant éloignées que de ne pas être Médecin, ou de l'être d'un lieu; d'être Jurisconsulte, ou d'être le Maire d'une Ville; outre qu'elles sont toujours distinctes, elles sont quelquefois séparées. Les Apôtres étoient de vrais Prêtres, ils en prennent le nom, (la puissance supérieure fait disparoître ici l'inférieure,) leurs fonctions n'étoient bornées à aucun lieu. Les Évangélistes étoient des Prêtres, ils n'étoient liés à aucune Ville. Long-tems après Pantenus est ordonné par Démétrius, Évêque d'Alexandrie; Frumentius l'est par Athanase, & tous deux sont envoyés pour prêcher la Foi dans les Indes. Usage encore en vigueur; plût à Dieu qu'il le fût avec plus de zèle. La défense d'ordonner quelqu'un sans titre, écrite dans le Canon VI. du Concile de Calcédoine, dans les Constitutions de Charlemagne, & rappellée dans le Concile de Plaisance, n'est point de droit divin, elle est de droit positif, & souffre plusieurs exceptions.
Le Canon, selon la note de Balsamon, est la preuve de l'usage contraire. Justinien se souvient après le Concile de Calcédoine des Périodentaires dont les anciens Conciles & celui de Laodicée font mention: «ainsi appellés, dit Zonaras, par la circuition & l'instauration des fidèles qui n'ont pas la Loi domestique.» Le motif du Concile de Calcédoine fut, qu'il y avoit à craindre, que le grand nombre des Prêtres inutiles, ne devînt à charge à l'Église, & que ses revenus ne suffisant point à leur entretien, la dignité de l'Ordre n'en fût avilie. Le premier Canon du Concile de Londres, tenu en 1575, & le 23 d'un autre Concile, assemblé dernièrement dans la même Ville, avoient le même motif; ils en exceptent les Membres des Collèges de Cambrigde, d'Oxford, & ceux qui, entrant dans l'État ecclésiastique, vivent de leur Patrimoine, lesquels on prévoit être bientôt pourvus de Bénéfice: «L'Évêque qui ordonnera un Prêtre sans titre, le nourrira jusqu'à ce qu'il le place dans quelque Église.»
L'Ordre & l'Élection ne marchent donc pas toujours ensemble, & quand on les confère en même tems, elles ne sont pas la même chose. On voit les Clercs transférés d'un lieu à un autre, & on ne réitère point l'Ordre, cérémonie nécessaire, si l'Élection étoit la même chose que l'Ordre; ou si l'Ordre faisoit partie de l'Élection. D'ailleurs l'Élection se fait par tout un Peuple, au lieu que l'Ordre est réservé aux Pasteurs, & plus anciennement aux seuls Évêques. Aussi Saint Paul écrivant au premier Évêque d'Éphèse, l'avertit de ne point sitôt imposer les mains à un Clerc. Les plus anciens Canons nommés Apostoliques, veulent «qu'un Prêtre soit ordonné par un Évêque, & qu'un Évêque soit sacré par deux ou trois Évêques;» coutume empruntée des Hébreux, si je ne me trompe, puisque suivant les Talmudistes, trois Prêtres ordonnoient les Membres du Grand Sanhédrin, & ce en leur imposant les mains. Il est constant, que cet usage est sacré, & utile à la propagation de la saine doctrine, ne préposant à l'instruction du Peuple que des Sujets, que les Docteurs auroient reconnus être dans les bons sentimens.
La fonction singulière des Évêques est d'ordonner des Prêtres, non parce qu'ils sont attachés à telle ou à telle Église, mais parce qu'ils sont les Ministres de l'Église. «L'Épiscopat est un, dit Saint Cyprien, chaque Évêque en tient solidairement une portion»; tous universellement veillent sur l'Église, aussi admet-on le Baptême d'un Prêtre hors de son Église.
Il est indifférent que l'Élection précède l'Ordre ou la suive, quand l'Élection précède, elle est conditionelle, & les Canons des siècles suivans l'appellent Postulation. Saint Paul nomme l'Ordre l'imposition des mains. Les Canons les plus anciens, même Apostoliques, disent l'imposition des mains. Ceux de Calcédoine déjà cités, les Canons Apostoliques 29 & 68, du Concile d'Ancyre 13, de Neocéfarée 11, de Trécée 4, d'Antioche 9, 10 & 18, de Laodicée 5, & souvent les Pères Grecs, que Bilson rapporte dans le 13 Canon du Concile de Carthage; il y a dans la version Latine, «trois Évêques sacreront un Évêque,» dans la version Grecque, imposeront les mains; ce Concile le répète au moins en cinq endroits.
Le consentement du Magistrat politique n'est point indifférent à l'ordre des Constitutions de Justinien sur le Sacre des Évêques, & l'Ordination des Prêtres. Des Loix des autres Empereurs prescrivent l'âge & les études des Clercs; l'Église les a adoptés, & plût à Dieu, qu'on n'éprouvât pas les malheurs qu'annonce un ancien passage: «Dites-moi, je vous prie, qui a causé si vite la ruine de votre République? C'est que vous aviez de jeunes Orateurs insensés & sans expérience.»
La quatrième chose diffère autant de la troisième, que l'Église particulière diffère de l'Église universelle; là se rapporte ce qu'on dit d'Ezéchias, «qu'il confirmoit les Prêtres; là s'applique ce que l'on dit, que les Loix & les Armes protègent les Pasteurs»; que leur Jurisdiction ou Audience en dérive, que le Trésor public leur assigne des revenus, soit sur des fonds, soit en argent qu'ils ont obtenus; l'exemption des impôts; l'évocation des Juges inférieurs en certaines affaires; par ces motifs on ne disputera pas au Magistrat politique le droit de cette confirmation.
J'avance donc avec certitude que la Fonction appartient à Dieu, l'ordination aux Évêques, la Confirmation au Souverain, reste l'Élection indécise, c'est-à-dire, la destination d'une personne à un lieu, d'un lieu à une personne: pour assurer un jugement certain, je reprends une ancienne distinction. Il y a des choses de droit immuable, d'autres justes tant qu'on n'a rien statué de contraire. L'Élection d'un Pasteur est de la seconde espèce, & l'ouvrage du Clergé, ou des Citoyens d'une Ville. L'Élection du Clergé est fondée sur la Loi naturelle, puisqu'il est de l'essence d'une société d'employer tous les moyens propres à sa conservation. L'assignation des fonctions de religion est de ce nombre.
De même que des Négocians ont le droit de choisir un bon Pilote, des Voyageurs un Guide, & un Peuple libre d'élire un Roi; de même si la Loi divine n'a point prescrit une maniere d'élire, si la Loi humaine ne l'a point réglée, chaque Église a le choix de son Pasteur; quiconque regarderoit l'Élection de droit immuable, le doit démontrer par le droit naturel ou divin positif. Qu'il approfondisse la Loi naturelle, il n'en tirera aucun témoignage, & des exemples apprennent le contraire. Les Peuples qui vivent dans une République aristocratique, ou dans un Royaume héréditaire, n'ont plus le droit d'asseoir un Prince sur le Trône. Ils ont perdu par la Loi civile ce droit que la nature leur avoit accordé, qu'ils cherchent à s'aider de la Loi positive, ils n'en produiront aucune. J'ai observé plus haut, que les exemples ne sont pas des Loix: aussi combien de choses bien faites, qui ne sont pas utiles!
De plus, l'usage a détruit nombre de pratiques, fondées sur des exemples de la primitive Église, jusqu'à une portion de la Discipline Apostolique qui ne concernoit pas les préceptes. Les Apôtres instituèrent des Diaconesses dans les Églises. Pline raconte que l'Église en avoit de son tems; elle ne les a point perpétués. Béze ne voit pas la nécessité de les rétablir; il avoue que la fonction des Diacres a été perpétuelle depuis l'institution des Apôtres; cependant il approuve la coutume particulière de Genève. Les Apôtres baptisoient par immersion; aujourd'hui on baptise par aspersion; & combien de points abrogés, qu'il est inutile de rappeller, étant de principe qu'on prouve les abus, non les Commandemens.
A méditer l'Histoire du Nouveau Testament, il ne paroit pas que le Peuple eût part à l'élection de ses Pasteurs; il en résulte plutôt que la maniere d'élire demeura indéfinie: je parle des Pasteurs, non des Trésoriers. Les Apôtres avoient grand soin que l'argent qu'ils recevoient ne les rendît pas suspects, ou ne leur attirât pas des reproches. L'Apôtre Saint Paul pouvoit de droit apostolique s'associer S. Luc, & lui confier les Collectes de l'Église; il aima mieux en laisser la disposition aux Églises, de peur qu'on ne le reprît dans l'administration de fonds si considérables, comme il le dit lui-même. Les Apôtres déférent au Peuple, par le même motif, l'élection des Diacres; dans la crainte qu'on ne se plaignît qu'ils préféroient les Hébreux aux Hellénistes, ou ceux-ci aux autres; cet usage ne fut pas toujours, il dura autant que le motif: quelque tems après les Apôtres, les Évêques élurent les Diacres, tantôt après en avoir parlé au Peuple, tantôt sans le prévenir.
Je retourne maintenant aux Pasteurs. Dieu le Pere & J. C. élurent les Apôtres: «Je vous ai choisi douze, dit J. C. Je sçais qui j'ai choisi. S. Luc annonce que l'Esprit enseigna les Apôtres; l'Apôtre Saint Paul ne reçut pas sa Mission des hommes, ni par les hommes, mais de Dieu le Père & de J. C.» J. C. prit encore les Septante Évangélistes, destinés à secourir les Apôtres: cette divine élection pour prêcher la parole céleste, reçut le nom de Mission; car depuis le choix des Septante on pria le Seigneur d'envoyer plusieurs ouvriers à la moisson: «Comment prêcheront-ils, dit un autre passage, s'ils n'ont été envoyés? Le Saint-Esprit promis aux Apôtres, remplaça J. C. monté aux Cieux; il présida à l'élection des fidèles, les plus propres aux fonctions ambulatoires ou sédentaires, qui furent assignées par les Apôtres pour conduire les Églises à peine formées».
Théodore dit que Timothée fut admis à la fonction sacrée par révélation divine, selon les anciennes prophéties; & comme dit Saint Chrysostome, ce ne fut point par le suffrage des hommes. Les Évêques de ce siècle, selon Oecumenius, se faisoient par l'inspiration du Saint Esprit & non tumultueusement. Saint Paul, dans la Lettre au Clergé d'Éphèse, assure que le S. Esprit les a «nommés Conducteurs du Peuple de Dieu». On usa quelquefois du sort, pour apprendre au Peuple le Jugement divin. Clément d'Alexandrie, Auteur très-ancien, observe de l'Apôtre S. Jean, qu'il jetta le sort pour connoître ceux que l'Esprit-Saint avoit élus. Cette coutume d'avoir recours au sort dans l'élection des Prêtres, n'étoit point nouvelle, les Nations étrangères l'avoient employée; elle tiroit sans doute des Noachides son origine.
C'est ce qui fait dire à Platon, dans le sixième livre de ses Loix: «Pour les Prêtres, il faudra jetter au sort, afin d'être plus certainement instruit de la volonté divine.» Abandonnant ainsi l'élection à sa providence, David distribua aux Prêtres les fonctions que le sort leur assignoit. Ciceron rapporte que les habitans de Syracuse jettoient plusieurs noms dans une urne, & donnoient tous les ans au sort le Sacerdoce de Jupiter, la première dignité de la République. Tacite atteste l'usage des Romains. Les Prêtres d'Auguste étoient choisis au sort entre les premières familles de Rome. A l'exemple des Prêtres Titiens, on consultoit aussi le sort pour recevoir les Vierges Vestales.
Les exemples éclairciront l'Histoire de l'Apôtre Saint Mathias, dont plusieurs attribuent l'élévation au suffrage du Peuple: Je n'en découvre aucune trace dans Saint Luc. Ces termes, ils en proposèrent deux, Barsabas, & Mathias, ne conviennent point à la multitude, comme l'a cru S. Chrysostome, mais plutôt, selon la commune opinion des Pères, aux Apôtres, dont les noms précédoient, & au nom desquels Saint Pierre haranguoit le Peuple. Ce sont eux encore, dont il est dit qu'ils prièrent le Seigneur, & jettèrent ensuite au sort pour sçavoir lequel des deux Dieu appelloit à l'Apostolat, non lequel seroit le plus agréable à la multitude, du moins s'expliquent-ils ainsi: c'est pourquoi il y faut joindre les paroles suivantes, il fut par suffrage joint au onze Apôtres. Comment avancer que l'on briguoit le voeu du Peuple après que Dieu s'étoit fait entendre? craignoit-on que le choix du Seigneur ne lui déplût? suivant les Actes XIX. 18, on en fit le calcul; il en fut de S. Mathias comme de Judas, il fut agrégé au corps des Apôtres, ou comme s'exprime Horace: il est de notre Corps.
Cependant quelques Auteurs ne se concilient point sur ces deux expressions, adjoint, constituant, termes couchés dans les Actes. Les Apôtres recommandèrent à Dieu par des Prières & des Jeûnes les fidèles Lycaoniens, après avoir constitué des Prêtres dans chaque Église: le Grec de S. Luc en a trompé plusieurs par l'étimologie, & ils l'ont adopté à l'élection du Peuple. Il étoit ordinaire à Athènes & dans les Villes d'Asie de voter en étendant la main, maniere que Ciceron, dans son Oraison pour Flaccus, déclare être peu digne de la sévérité Romaine: «Ce sont-là ces suffrages respectables que l'autorité ni la raison n'ont point manifestés, & que le serment n'a point liés, mais qu'on interprète par une main étendue & par un cri confus de la multitude assemblée.»
Si cette subtilité avoit lieu, il seroit mieux d'entendre le mot constituer de l'imposition des mains, ou de l'ordination apostolique; car le suffrage de l'imposition des mains en dérive. En effet, le Ministre, qui impose les mains, les étend; & les Auteurs contemporains des Apôtres ont souvent employé en ce sens le terme constituer; ce n'est pas au reste la manière des Évangélistes & des Grecs, d'agiter les matières peu importantes; au contraire, à peine est-il quelque mot dont on ne se serve au-delà de sa signification naturelle; donc, quoique dans les Villes Grecques le voeu exprime proprement l'élection du Peuple, il est sûr que l'usage y comprend toutes les espèces d'élections. Appian l'entend des élections des Magistrats créés par les Empereurs; & les Historiens postérieurs disent que les Empereurs ont constitué leurs enfans Empereurs; Philon croit que Dieu constitua Moïse Roi & Législateur.
Mais il est inutile de feuilleter d'autres Auteurs. Saint Luc dans les Actes nomme les Apôtres témoins constitués de Dieu, ce qui ne s'étoit pas fait sans doute par l'imposition des mains, ni par les suffrages du Peuple: si le dessein de Saint Luc eût été d'indiquer l'élection du Peuple, il lui auroit plutôt déféré ce choix qu'à S. Paul & à S. Barnabas. S. Paul dit que les Églises continuèrent S. Luc pour recueillir les aumônes. S Paul & Saint Barnabas firent là ce que Saint Paul voulut ailleurs que fît Titus, de constituer des Prêtres dans chaque Ville; Saint Paul énonce dans chaque Ville, Saint Luc dans chaque Église; Saint Paul dit constituer, Saint Luc «choisir», d'où l'Interprète Syrien exprime bien le choix par le mot de constituer. Ce que l'Apôtre prescrit à Titus, l'Apôtre le pratique; éclairé par l'Esprit-Saint, la voix du Peuple ne lui étoit pas nécessaire: il ne s'y prépare pas par le Jeûne & l'Oraison, mais on les observoit entre l'Élection & la Bénédiction qui recommande les fidèles à Dieu; en sorte qu'il est singulier de l'appliquer à l'Élection du Peuple, comme s'il importoit beaucoup que les prieres & les jeûnes du Peuple précédassent l'élection. Le Peuple jeûne & prie le Seigneur, afin que les Électeurs jettent les yeux sur un Prince accompli, sans avoir d'autre part à l'élection.
Quelques-uns prétendent que de droit divin & immuable le Peuple a l'élection de ses Pasteurs, sur ce que Dieu lui ordonne de fuir les faux Pasteurs. On concluroit de ce principe absurde, que l'élection seroit le partage de la multitude & de chaque membre solidairement; étant autant important à chacun qu'à tous, de se précautionner contre les mauvais Magistrats. On passeroit à un malade de se défier d'un Médecin téméraire, mais on ne conviendroit pas que le Médecin d'une Ville dût nécessairement tenir du Peuple sa Mission.
Je serois d'avis qu'on laissât au Peuple, avant l'élection consommée, la liberté de proposer contre l'élu les motifs d'exclusion. Saint Paul parlant des Évêques & des Diacres, dit, «qu'ils étoient d'abord éprouvés». Il n'est pas à présumer que demandant aux Diacres ce qu'il désire des Évêques, il ne souhaite que les Évêques soient éprouvés, sur-tout s'étant expliqué, qu'ils doivent être irrépréhensibles; il le répète en plusieurs endroits. Les Athéniens avoient l'Information ou l'examen. La formule en est dans Pollux, liv. VIII. On s'informoit quels étoient leurs Pères, leurs ayeuls, leurs ancêtres, quelle étoit leur Tribu, leur cens, leurs biens: on cherchoit dans un Évêque quelles étoient ses moeurs, son ménage, ses enfans & autres choses, que Saint Paul requiert dans un Pasteur, & de même dans le Concile de Calcédoine; ce que Lampridius, Auteur de la Vie d'Alexandre Sévère, a rendu de cette sorte: «Lorsque ce Prince avoit à remplacer des Gouverneurs & des Intendans, on publioit leurs noms, avec injonction de dévoiler leurs défauts, disant qu'il étoit important de faire pour des Gouverneurs de Provinces ce que les Chrétiens & les Juifs pratiquoient pour les Ministres qu'ils avoient à ordonner.»
Témoignage non suspect de la coutume des Chrétiens, voisins du siècle Apostolique; car entre la mort de l'Apôtre S. Jean & l'Empereur Sévère, cent dix ans s'écoulèrent à peine. Loin de donner par ce passage l'élection des Prêtres au suffrage du Peuple, on est convaincu du contraire, puisqu'autre chose est d'élire, autre chose est de proposer des difficultés. Sévère déclaroit au Peuple les noms des Gouverneurs, c'est-à-dire, il les choisissoit, mais il eût été inutile de proposer ces sujets au Peuple, si ce Peuple les eût choisis; par la même raison, il n'eût pas été nécessaire de proposer les Prêtres au Peuple, s'il en avait déjà fait le choix, & il est certain que sous la primitive Église, après les Apôtres, le Peuple ne désignoit pas partout les Pasteurs. Quoiqu'il en eût le droit, souvent il s'en abstenoit; effrayé des suites dangereuses que traîne après lui le suffrage populaire, il s'en réservoit cependant la confirmation, fonction autre que l'élection.
La Lettre de S. Cyprien aux Espagnols, à la bien approfondir, n'a pas un sens différent, quoiqu'elle semble établir l'élection populaire: ce passage ne dit pas simplement que le Peuple a le pouvoir d'élire de dignes Prêtres, il dit de choisir des sujets qui soient dignes d'être élus ou de rejetter ceux qui en sont indignes. L'un ou l'autre suffit pour marquer la pensée de S. Cyprien; «de ne point donner la Prêtrise à une personne indigne»: il ne veut pas que le Prêtre brigue les suffrages du Peuple, mais qu'il obtienne ce grade, en sa présence ou de son consentement, afin que la voix publique manifeste aux yeux de tous »que le sujet est digne & capable, ainsi que pour faire connoitre au peuple les crimes des méchans & la vertu des bons.»
Saint Cyprien atteste encore que l'usage de l'Église n'étoit pas d'élire un Évêque en présence du Peuple, mais que cela se pratiquoit dans l'Afrique & dans presque toutes les Provinces. D'autres Auteurs ont clairement démontré que les passages qu'il tire de la Loi divine ne prouvent pas la nécessité de la présence du Peuple dans l'élection d'un Évêque; son motif à peine a-t'il lieu dans l'espèce, où le Pasteur d'une Ville est pris d'entre le Peuple ou d'entre le Clergé de la Ville même.
Une autre Lettre de S. Cyprien, que les Sectateurs de l'élection populaire font beaucoup valoir, apprend que le Peuple n'avoit souvent aucune part à l'élection. Dans «les Ordinations du Clergé, nous avons coutume, mes frères, de vous consulter avant, & de peser ensemble les moeurs & les actions de chacun: pourquoi s'adresser aujourd'hui aux hommes, puisque le Ciel se déclare? Aurelius notre frère, jeune homme illustre, & déjà approuvé de Dieu, en est appellé au divin ministère… Ensuite je vous apprens, mes frères, que mes Collègues & moi l'avons ordonné.» Il avoue que sa coutume étoit de prévenir son Peuple; il ne dit pas qu'il fallut en tout le consulter, sa conduite n'y répondroit pas; il avoir, de concert avec les Évêques, fait choix d'Aurelius avant d'en parler au Peuple.
On parle ordinairement au Peuple, disoit-il, pour avoir des témoins irréprochables de la vie du sujet; ici une double confession que S. Cyprien nomme suffrage divin, suffisoit à Aurelius en vertu de ce droit. S. Cyprien écrit au Clergé & au Peuple de Carthage de placer Numidicus & Célérinus au nombre des Prêtres: ce mot de l'Évêque Aurelius, assistant au Concile d'Afrique, montre que les Évêques avoient le pouvoir de choisir leurs Prêtres. Un seul Évêque, avec la grace de Dieu, peut faire plusieurs Prêtres. Le Canon 22 du Concile III. de Carthage, insinue qu'on ne présentoit pas toujours les voeux du Peuple. Qu'aucun fidèle n'entre dans le Clergé qu'il n'ait les suffrages ou des Évêques ou du Peuple.
Deux voyes frayoient le chemin à la Cléricature, le témoignage du Peuple ou l'examen des Évêques. Saint Jerome demande à Rusticus: «Quand vous ferez parvenu à un âge mûr, & que le Peuple ou l'Évêque vous auront mis au rang des Clercs; ailleurs, les Évêques qui ont le pouvoir d'établir des Prêtres dans chaque Ville.»
Le Concile de Laodicée, dont les Canons furent consacrés par un Concile Oecuménique, rejetta les élections populaires: «Le Concile défend d'abandonner au Peuple l'élection des Clercs destinés au Sacerdoce.» Balsamon remarque sur ce Canon, que les Prêtres, pénétrés des suites fâcheuses des élections populaires, les avoient abolies par ce Canon; il en dit autant sur le vingt-sixième Canon Apostolique, que les suffrages des fidèles appelloient au ministère sacré, mais que cet usage a pris fin.
Je viens à l'élection des Évêques; matière d'autant plus importante, que l'Église leur est confiée, plus particulièrement qu'aux simples Prêtres. Il est vrai que peu après les Apôtres, le Peuple, c'est-à-dire les Laïcs & les Clercs en avoient le choix; mais comment en inférer que c'étoit en vertu d'un droit immuable? Sans alléguer ces Évêques désignés au lit de la mort par leurs Prédécesseurs, combien d'Évêques choisis par le Clergé de la Ville, ou par le Concile provincial? Le fameux passage de Saint Jérôme favorise beaucoup l'Élection du Clergé. «Le Clergé d'Alexandrie depuis Saint Marc l'Évangéliste jusqu'à Heraclas & Denis, a toujours placé sur ce Siége un Sujet de son corps.» Saint Grégoire de Nazianze s'explique plus obscurément; il souhaiteroit qu'on s'en rapportât pour l'élection au Clergé seul ou surtout à lui, l'Église courroit moins de risque; il ne dissimuloit pas en même tems, que son siècle n'y avoit aucun égard, & que les brigues des Grands ou des Riches & la fantaisie du Peuple, l'emportoient dans les élections.
Le Canon IV du Concile de Nicée approuve l'Élection faite par le Concile Provincial; le Texte Grec ne fait point mention du Peuple, ni Théodoret qui rappelle deux fois ce Canon, ni le premier Concile de Carthage dont le Canon XIII, iii du rapport de Balsamon, est modelé sur celui de Nicée. Le XIX d'Antioche est conforme, & ajoute «Si l'on dispute une telle Élection, la voix unanime de plusieurs Évêques préponderera.» Ce n'est pas, qu'on n'assemblât le Peuple en plusieurs Villes du tems du Concile d'Antioche & de Nicée; mais il s'en falloit beaucoup, que cela fût généralement pratiqué: on eut la liberté d'y souscrire jusqu'au Concile de Laodicée, autorisé par un Concile universel. Le Canon XII. retraçant ceux de Nicée & d'Antioche, donne le droit d'élire aux Évêques de la Province, & le XIII, dépouille directement la multitude de toute élection du Clergé.
Justinien interdit au Peuple l'élection des Évêques, il n'y appelle que le Clergé & les Premiers de la Ville; & entre plusieurs proposés, il commet le Métropolitain, pour en décider un; en sorte, que faute de bons Sujets, l'élection étoit dévolue au Clergé & aux Premiers de la Ville. Or ces Premiers de la Ville étoient les Magistrats Chefs de Décurions, qui dans les Loix & dans Salvianus & Firmicus sont nommés Principaux ou Pères de la Ville; ce qui s'exprime en Grec, par rapport au nombre, comme tantôt les cinq Premiers, tantôt les dix Premiers ou Décemvirs, & tantôt les vingt Premiers. La Constitution de Justinien ne subsista pas long-tems; on revint aux élections des Conciles, usage universel en Orient du tems de Balsamon, à moins que les Patriarches ne nommassent les Métropolitains, & les Empereurs les Patriarches.
Dès là l'Écriture Sainte & l'ancienne Église n'ont jamais cru que les élections des Prêtres, ou des Évêques appartenoient immuablement au Peuple; ceux mêmes qui les ont déférées au Clergé, ne sçauroient être d'un autre sentiment. S'il est de droit divin & immuable, que la multitude choisisse ses Pasteurs, on n'a pu transférer l'élection au Clergé plutôt qu'à d'autres particuliers; de plus tous les Compromis, que l'histoire a transmis à la postérité, auroient été nuls, que le précepte divin auroit défini «que le Pasteur tiendroit sa mission du Peuple: en effet cet axiome, ce que quelqu'un fait par un autre, il est censé le faire lui-même, a rapport à ces actions, dont la cause première n'est pas définie.» On a décidé la question contre Morel, Ministre à Genève, Ville, où le Peuple a des droits si étendus. Le célèbre Beze, défendant ce Décret, soutient, qu'il n'étoit ni essentiel, ni d'une tradition constante, que la multitude fut convoquée, & qu'elle donnât son suffrage; suffisant seulement de lui permettre de proposer les motifs, qui lui feroient rejetter l'Élection, & qu'il seroit bon d'examiner avec attention; d'ailleurs il charge de l'élection les Ministres & les Grands de la Ville; opinion conforme à la Loi de Justinien, non, que cet arrangement soit de droit divin & immuable; sur quoi l'établiroit-on? Après avoir distingué l'Élection de l'Ordination, & de la Confirmation, l'Église primitive en a autrement agi, elle qui commettoit à l'Évêque l'élection de son Clergé, & celle d'un Évêque aux Évêques de la Province.
Il est par conséquent une manière d'élire dans les choses que le droit divin n'a point défini,& qui doivent être gouvernées par des Loix générales propres à entretenir dans l'Église l'édification, le bon ordre, & y étouffer toute semence de division: on a vu que, sans altérer ces règles générales, la législation de cette discipline, appartient au Magistrat politique. Bullinger, Auteur d'un profond jugement, après avoir rassemblé plusieurs exemples de l'élection populaire, conclut ainsi: «Je n'ai garde d'inférer, qu'un Peuple tumultueux a le droit de nommer son Évêque; il ne seroit pas plus aisé de décider, s'il vaut mieux laisser à l'assemblée d'une Église, ou au suffrage d'un petit nombre le choix d'un Évêque. Une forme générale ne conviendroit point à toutes les Églises. Chaque Nation a ses droits, ses usages, ses réglemens. C'est au Magistrat politique de veiller, à ce que les Vocaux n'abusent point de leurs voix, & à les priver quelquefois du droit de désigner les Ministres. Il suffiroit de choisir, sous le bon plaisir du Prince, ou du Magistrat, un petit nombre de Sages, qu'ils informeroient exactement de l'importance des fonctions d'un Évêque, du génie du Peuple qu'il auroit à mener, de l'état de l'Église qu'il auroit à conduire, du caractère, de l'érudition, des moeurs de celui sur lequel on jetteroit préférablement les yeux.»
Justinien, fondé sur ce droit, fixa une maniere d'élire, un peu différente de l'usage & des ancien Canons. Plusieurs Évêques depuis Nicée tinrent leur élection du Clergé & du Peuple. Les Capitulaires de Charlemagne, de Louis le Débonnaire, & d'autres Rois, employent l'une & l'autre façon d'élire; en sorte que Bucer a bien trouvé: «Que les Princes pieux ont prescrit la forme de l'élection.»
Au reste le Souverain auroit-il le droit d'élire les Pasteurs? On ne demande point s'il le doit, ou s'il le doit toujours, on demande s'il pèche contre le droit divin, en se mêlant de l'élection. J'ose affirmer avec le grand Marsilius de Padoue, «Que la Loi divine ne défend point au Législateur l'institution, la collation & la distribution des Offices ecclésiastiques.» Le révoquer en doute, ce seroit taxer d'impiété tant de Princes pieux, que la révolution des siècles a produits. Imprudence d'autant moins pardonnable, qu'il seroit impossible de s'appuyer d'aucune Loi divine, comme plusieurs Auteurs l'ont démontré, ainsi que nous. Je pourrois m'en tenir là, puisque le Prince dispose de tout ce qui n'est pas précepte divin. Cependant il y a encore des raisons & des exemples, qui confirment mon sentiment.
I°. Le Souverain exerce à juste titre tout acte propre à tout particulier, pourvu que la nature n'en ait point défini la cause. Ce sont les parens qui donnent des gouverneurs aux enfans, des tuteurs aux pupilles, les malades qui choisissent leur Médecin, les Marchands qui désignent des gardes ou directeurs à leur commerce. Mais l'usage de plusieurs Nations laisse la tutelle à la Loi, ou à la volonté du Magistrat; il confie au Gouvernement le soin d'établir les Médecins, de choisir des Maîtres, former la Jeunesse, & enfin de préposer des Sindics aux différens Corps des Marchands, avec défense à toute personne d'exercer ces fonctions.
Comme le pouvoir du Magistrat politique s'applique au bien de chaque particulier, il est encore plus dévoué à l'intérêt public, dont il est la personne: Maxime connue d'un médiocre Politique. Quelquefois aussi des motifs légitimes autorisent les Princes à se réserver l'élection des Pasteurs; combien d'hérésies, qui ont affligé l'Église, n'ont été assoupies que par eux? combien de schismes étoient à craindre sans eux? combien de fois le Clergé étoit-il déchiré par les factions, & le Peuple par des divisions? Les siècles les plus purs en ont fait une triste expérience. Enfin le Souverain seroit quelquefois dans une telle situation, qu'il courroit risque de perdre ses États, s'il n'élevoit à l'Épiscopat des Sujets fidèles & dévoués. L'Histoire apprend à la postérité les malheurs éprouvés par les Empereurs Allemands, pour s'être laissé dépouiller de ce droit.
Avant la Loi de Moïse, & depuis elle, les Rois voisins de la Judée, réunissoient en eux le Sacerdoce, & la Loi divine ne s'y opposoit point. Pourquoi douter, qu'ils n'ayent pu alors revêtir un Sujet du Sacerdoce, comme les Rois de Rome créèrent des Pontifes & des Flamines?
La Loi de Moïse déclara incapables du Sacerdoce, ceux qui ne seroient pas issus de la famille d'Aaron; & du ministère, du Temple, ceux qui ne seroient pas de la Tribu de Levi. Aussi a-t-on reproché à Jéroboam d'avoir pris des Prêtres hors de la Tribu de Levi, la Loi y étant expresse. Le Roi n'eut plus même le droit d'ordonner les Sacrifices hors de la Ville de Jérusalem, après la construction du Temple; l'assignation des autres fonctions dépendoit de lui. Il distribuoit les Villes & les Bourgades aux Prêtres & aux Lévites. David régla le ministère des Lévites. Les uns annonçoient la Parole, les autres chantoient. Les Prêtres disent, que Dieu ordonnoit aux Chanteurs d'employer les tymbales, les harpes, les psalterions; par tout on attribue à David & à Salomon son successeur la destination des personnes à chaque fonction. Josaphat, Roi, non Prophète, choisit les Prêtres & les Lévites, pour enseigner dans les Villes de la Judée.
Ces exemples ont une liaison intime avec notre question. A entendre quelques Saints Pères, le droit du sang dans la Loi de Moïse, répond à l'imposition des mains dans la Loi Chrétienne. Or, de même qu'un Roi Hébreu destinoit à exercer certaine fonction, & en certain lieu, les descendans d'Aaron & les Lévites seulement; de même un Prince Chrétien met du Clergé d'une Ville, ou sur le Trône épiscopal des Clercs qui sont ordonnés, ou qui doivent l'être.
Néhemias, représentant le Roi de Perse en Judée, dispersa des Lévites en chaque Ville, & rassembla les autres à Jérusalem. Maimonides, le plus sçavant des Hébreux, observa que le Grand Pontife obtenoit sa place moins par succession, que par l'élection du Grand Sanhédrin, quoiqu'elle roulât entre certaines familles; la même chose se faisoit pour le Vicaire du Grand Pontife, qui par cette qualité avoit plus d'espérance au Grand Pontificat qu'aucun droit assuré. Tant que la Monarchie subsista en Israël, les Rois paroissent seuls avoir exercé ce droit du Sanhédrin. Comment interpréteroit-on cet endroit de l'Écriture: «Le Roi constitua Sadoc Successeur d'Abjatar?» puisqu'on ne se sert pas d'autres termes, pour dire, que Benaja fut établi pour succéder à Joab dans le commandement des Armées. Les Macédoniens, les Romains, & les Successeurs d'Hérode se réservèrent l'Élection des Grands Prêtres, abandonnant aux Juifs le Gouvernement intérieur & la liberté de vivre sous leurs Loix.
Les Juifs gémissans à Babylone dans une dure captivité, avoient un Chef appellé Rasgaluth. Jérusalem détruite, ils obéirent à des Patriarches dispersés dans les différentes parties du monde, & les croyant issus de David, ils leur étoient soumis comme à leurs Princes légitimes, suivant que le témoignent Origene, Epiphane, Théodoret & Saint Cyrille. Les Empereurs Romains décoroient ces Patriarches du titre d'Illustres. Ils imposoient aux Synagogues une taxe anniversaire, sous le nom de L'OR de la Couronne. Les Empereurs acquirent ce droit à l'extinction des Patriarches. Comme ils agissoient partout en Rois, ils plaçoient à la tête des Synagogues des Chefs des Prêtres, qu'on qualifioit de Premiers, d'Anciens & de Pères. Le Code de Théodose en parle souvent.
On n'est point étonné qu'avant Constantin, les Évêques n'ayent point été élus par les Empereurs ennemis de l'Église; ces Princes la méprisoient, ou ne daignaient pas s'abaisser jusqu'à en prendre soin. Constantin donna force de Loi au Canon de Nicée, qui décernait, que les Évêques auroient le droit de l'Élection. Ses Successeurs l'ont imité, ou en le renouvellant, ou en ne l'abrogeant pas, & cette Loi fut long-tems en vigueur, parce que les bornes de l'Empire étoient trop reculées, pour que l'Empereur veillât à toutes les Églises. Ce Canon ne lioit pas les Empereurs, il en recevoit toute sa force; dès là libre à eux de s'en écarter sur de justes motifs, ou en tout, ou en partie.
Les Législateurs suppriment, ou modifient les Loix, dès que les Politiques conviennent que le Souverain n'est pas censé privé de son droit par des termes généraux couchés dans une Loi. Les Élections, qui sont l'ouvrage des Évêques, déterminent à croire que le Prince n'a pas nécessairement part à l'Élection, & les Canons prouvent que, sous le bon plaisir du Souverain, les Évêques peuvent achever les Élections, On ne veut détruire aucune de ces propositions; mais on demande s'il est permis au Magistrat politique d'élire les Évêques?
Les Empereurs éclairés, & les Saints Évêques en sont d'accord. Théodose tenant le premier Concile de Constantinople, ordonna aux Évêques d'écrire sur des cartes les noms des Sujets les plus dignes, s'en réservant le choix. Rien de moins obscur. Un seul Évêque propose Nectaire, l'Empereur l'agrée, & passe outre, malgré les instances de plusieurs Évêques, qui, vaincus par son opiniâtreté, se rendent, & lui témoignent leur obéissance, dans une occasion où la Loi divine ne souffroit point, mais où les Canons étoient enfraints; car, selon les Canons, l'Empereur ne se mêloit point des Élections; cependant ici l'Empereur élit seul, c'est-à-dire, il nomme; les Évêques, le Clergé & le Peuple approuvent l'Élection. Autre chose est d'élire, autre chose d'approuver l'Élection. Les Évêques donnent leur consentement, parce que c'étoit à eux à imposer les mains à Nectaire, encore Laïc & Cathécumene.
Les Canons devenoient un nouvel obstacle; ils excluoient un Cathécumene, un Néophyte; le Clergé & le Peuple souscrivent à l'Élection, d'autant que l'approbation leur appartenoit; on a fait voir combien elle diffère de l'Élection. Les Évêques supplient l'Empereur de disposer de l'Évêché de Milan, démarche qu'ils n'auroient point hazardée, s'ils l'eussent cru contraire au droit divin. J'ai cité les exemples de Valentinien & de Théodose le jeune, qui ayant cassé l'Élection de Proclus, faite par la plus grande partie, le tirèrent d'Antioche pour le placer à Constantinople: Théodose fit asseoir Proclus sur le Trône épiscopal; tous monumens certains de l'Élection de l'Empereur, non de l'Élection canonique.
Des raisons particulieres engagèrent quelquefois les Empereurs à évoquer les Élections; la prudence y eut plus de part que le droit. J'examinerai si les Empereurs se le croioient permis, avant de considérer, s'il étoit expédient de se conduire ainsi; on ne consulte point les choses illicites, il y auroit eu de la témérité ou de l'ignorance de prétexter l'inspiration, ou la révélation dans ces siècles de l'Église. L'Empereur Justinien créa Papes Hormisdas & Virgilius, avant que les Papes eussent été gratifiés de la Souveraineté; en sorte que ceux qui n'ont imaginé que cette unique ressource, n'ont point refléchi au moment auquel cela s'est passé.
L'Empire d'Orient conserva cet usage. Nicephore Phocas, au rapport de Zonaras, ne souffroit d'Évêques que ceux qu'il nommoit. Balsamon raconte que de son tems les Empereurs, après avoir invoqué la Sainte Trinité, faisoient les Patriarches. Démétrius Chomatenus, Archevêque de Bulgarie, parcourant les droits des Empereurs sur la Religion, dit que c'en est un de présider aux Élections, & de faire d'un Évêque un Métropolitain. Enfin plus la Religion s'est refroidie dans le Clergé, plus la vénération du Peuple a diminué, & plus le Magistrat politique a eu raison de s'approprier les Élections.
Passant en Occident, & ouvrant tous les Historiens François, on y lit que les Rois Très-Chrétiens ont souvent, & durant plusieurs siècles, disposé des Évêchés de leur Royaume, sans le Suffrage du Peuple & du Clergé; malgré cela plusieurs ferment les yeux à la lumière. Présumeroit-on que tant de Princes religieux eussent tenu une conduite si opposée à la Loi divine, & que les Évêques qu'ils introduisoient dans leurs Conseils, que les Conciles qu'ils célébroient fréquemment, n'eussent point crié à l'usurpation? Mais voyons ce qu'on objecte. Cet usage étoit insolite & nouveau; néanmoins j'ai daté son antiquité plus de 25 ans avant le Regne de Charlemagne. Loup de Ferare en attesta l'origine; il écrivoit sous Charles le Chauve, il ne regarde point comme une nouveauté l'usage où les Rois étoient de pourvoir les plus grands Sièges du sein de leurs Palais.
Brunehaud étoit Régente vers l'an 600. Le Pape Grégoire l'avertit de remplir les Sièges vacans. Ce qu'on dit de la domination temporelle des Papes, qui auroient autorisé les Rois à s'emparer des Élections, a été dissipé plus haut, & n'embrasse nullement les siècles auxquels les François ne dominoient pas en Italie. Le Roi ayant ce droit en France, Charlemagne voulut l'exercer en Italie, pour ne pas être moins Souverain en Italie, qu'il l'étoit en France & en Germanie; En sorte que le Décret de ce Prince, publié sous le Pontificat d'Adrien, au rapport de Goldaste & d'autres, ne regardoit que les seuls Évêques d'Italie, puisqu'il avoit la nomination bien établie dans ses autres États.
En vain reclame-t-on le temporel des Évêques, & leur Jurisdiction extérieure. Sous Charlemagne dans les siècles plus reculés & plus simples, les Évêchés étoient pauvres & modiques: tels du moins les dépeint Onufrius Panvinius, homme d'une recherche & d'une vérité reconnue. Les Évêques contemporains de Charlemagne n'avoient aucune Jurisdiction attachée à leurs Évêchés; ils l'usurpèrent au moment que la Germanie fut démembrée du Royaume de France. Sous la domination des Othons, les Évêques étoient si peu les maîtres des Élections & de la Jurisdiction, que les Empereurs les en décorèrent dans la vue de se les dévouer inviolablement, & ne craignirent point pour y parvenir, de leur confier le soin des Villes les plus importantes.
C'est le sçavant Onufrius qui a écrit ces vérités au milieu de Rome même: «Aussitôt, dit-il, que l'Élection des Évêques fut devenue un droit de l'Empire, comme les Princes séculiers, les Empereurs étoient favorables à la Religion; sans énerver l'État, ils comblèrent les Évêques & les Abbés de plus grands honneurs que les autres Laïcs, persuadés qu'étant les Ministres de l'Église, ils étoient les membres les plus précieux de l'Empire; ils les dotèrent de biens & d'argent; ils leur donnerent des Châteaux, des Villes, des Bourgs, des Marchés, des Duchés, des Provinces; ils leur accordèrent des Péages, des Impôts & d'autres droits, qu'ils démembrèrent de l'Empire, soit de leurs propres fonds, soit des fonds étrangers. Ils donnerent aux Évêques les successions des Princes morts sans postérité, dont la dépouille appartenoit à l'Empire: par là les Évêques & Abbés d'Italie, de Germanie, de Gaule & tout l'Occident, sur-tout le Pape, de pauvres qu'ils étoient avant, furent les Princes les plus riches & les plus puissans, parce qu'ils profitèrent de ces biens qui étoient à l'Empire. Les Empereurs n'imaginoient point que cette libéralité excessive pût jamais ébranler les droits de l'Empire; ils étoient assurés qu'ils disposeroient de ces places, & que les Prélats ne tenteroient aucune autre voye pour y être installés».
Nicolas de Cusa attribue cet ouvrage à Otton II. «Otton II n'avoit qu'un fils; il eut peur que des États aussi vastes ne pussent goûter long-tems les douceurs de la paix: jaloux de marcher sur les traces de son grand Père Henri premier & de son père Otton, il s'adressa au Clergé que ses Prédécesseurs avoient déjà enrichi & dont les biens jouissoient d'une tranquillité profonde; c'étoit un sacrilége de ravager les Terres consacrées à Dieu; il s'appuya sur le Canon du Concile de Rome, dont il est fait mention dans la soixante-trois distinc, au Concile, qui maintenoit la souveraineté des Empereurs, qui prescrivoit aux Papes & aux autres Évêques de l'Empire de recevoir, après l'élection canonique, l'investiture, ou du moins le consentement de l'Empereur: distinc. 63, à ces mots, Nos Sanctorum. Il ne douta point que l'Empire ne vécut dans un repos tranquille, s'il augmentoit le Domaine de Rome & des autres Sieges, avec une certaine servitude; il comptoit en même tems étendre la Religion, & imprimer une plus grande vénération pour elle, quand l'autorité des Saints Évêques balanceroit celle des Princes Laïcs; il préparoit des chaînes aux pestes publiques; il opposoit aux ravages, aux séditieux, aux incendiaires, la puissance du Clergé; il se flatoit de purger l'Allemagne des Brigands, des petits Tyrans qui subjuguoient les Villes particulieres; & il espéroit que le Peuple, secouant un joug aussi dur, recouvreroit sa première liberté. Il envisageoit encore le bien de l'Empire; il chargeoit ces Terres aumônées à l'Église, de Services annuels, de redevances en argent, qui devoient augmenter la force de l'Empire; attendu que tous ces Domaines de l'Église releveroient de l'Empire & sans succession.»
Thierry de Niem ajoute qu'Otton Premier jetta les fondemens de cette domination: «Que le grand Otton & ses Successeurs, Otton II & Otton III, accablèrent de Domaines laïcs l'Église Romaine, celle de France & celle d'Allemagne».
Il s'en faut bien que la France ait adopté tout ce système; quelques Auteurs n'ont point entendu le mot Investiture. Trompés par la signification qu'il a aujourd'hui, ils ont avancé que les Investitures des Évêchés étoient la mise en possession des Fiefs & Domaines; cette erreur est grossière, car vestir & investir sont de vieilles expressions Germaniques, qui signifient la collation de toutes sortes de droits, d'ou chez les Anciens elles embrassent indifféremment les offices civils & ecclésiastiques. Juret remarque que Romain, Évêque de Rouen, vivoit en 623. on lit dans sa Vie: «Les Grands firent unanimement choix du Saint Homme; ils supplièrent le Roi de ne point tromper l'espérance du troupeau, mais de ratifier l'Élection divine: le Roi charmé de cette prière, convoqua les Évêques & les Abbés, & lui mit en main le Bâton pastoral.»
Par ce passage, l'investiture étoit antérieure d'environ trois cens ans au règne d'Otton I. qui le premier dota les Évêchés; d'ailleurs, si l'on eût caractérisé la Jurisdiction civile par l'Investiture, le Sceptre, ou l'Enseigne, en auroit été le simbole, selon la coutume de ces siècles, non l'Anneau & le Bâton pastoral. Quoique les Princes Chrétiens ne se soient point approprié l'imposition des mains qui fait les Prêtres, ils ont néanmoins pensé qu'il leur appartenoit de lier un Ecclésiastique à une telle Église, par l'Anneau, & de lui conférer par le Bâton pastoral la Jurisdiction ecclésiastique, c'est-à-dire, de juger de la Religion avec un pouvoir public.
On présentoit au Roi à son Sacre, le Bâton avec le Sceptre, & ce signe, dit Aimoinus, le chargeoit de défendre l'Église: chaque Simbole répondoit à chaque fonction, comme le Livre investissoit le Chanoine. Les siècles suivans virent l'opulence naître de la piété, & cette fille ingrate méditer la ruine de sa mère. Les Empereurs, déchus de leur ancien droit, commencerent à sentir cette indignité de la part des Évêques, qui dévoient à leurs bienfaits les biens & les Domaines qu'ils possédoient; mais jamais l'Élection n'est venue de l'Investiture, elle étoit avant la libéralité des Rois; de plus, l'accessoire ne sçauroit entraîner le principal, & comme ils ont des droits, à cause de leurs Fiefs, le droit du Magistrat politique n'existe pas moins qu'il existoit autrefois.
L'Investiture n'étoit point un phantôme dans l'Histoire de ces siècles, & les Princes n'étoient pas assez insensés pour essuyer tant de guerres & de troubles, pour une vaine cérémonie; la collation des Églises passoit avec le signe, & la chose signifiée étoit comprise dans le signe. Or, la collation se faisoit de deux façons, ou les Rois nommoient seuls, & sans suffrages, ou ils permettoient d'élire, & se reservoient le droit réel, & non imaginaire, d'approuver, & la liberté de casser; ils le faisoient quelquefois par une Loi qui autorisoit l'élection, comme Charlemagne qui voulut que le Clergé & le Peuple concourussent à l'élection; quelquefois par un privilège, comme le même Charlemagne laissa l'élection au Peuple de Modene. Les Rois de France accordèrent cette grace à l'Église d'Arras; quelquefois aussi par un Indult, qui, sous les Successeurs de Charlemagne, fut la voie la plus ordinaire.
Le Testament de Philippes Auguste s'explique ainsi: «Aussi-tôt que le Siége Episcopal vaquera, nous entendons que le Clergé de l'Église s'adresse à la Reine & à l'Archevêque, pour demander la permission de procéder à l'élection»; (cet Archevêque étoit celui de Reims, nommé Guillaume, à qui le Roi, avant son voyage d'Outremer, avoit confié la Régence du Royaume.) Saint Louis, dans les Lettres-patentes, qui remettent le Gouvernement entre les mains de la Reine Mère, détaille les droits régaliens, & n'oublie point le pouvoir de conférer les Dignités & les Bénéfices ecclésiastiques, de permettre aux Chapitres & aux Communautés de s'assembler pour élire.
Le Parlement de Paris, dans des Remontrances très-respectueuses au Roi Louis XI, représente à ce Prince, que Louis le Débonnaire exerça toujours le droit des Investitures, que les droits régaliens lui ont succédé, & sur-tout celui de permettre les élections, le Siége Episcopal devenu vacant, droit que les Anglois appeloient liberté d'élire. Combien de monumens & d'Auteurs respectables ont appris aux siècles futurs que les Rois de France & leurs Successeurs ont disposé des Évêchés, soit en France, soit en Allemagne, sans en prévenir leur Peuple ou leur Clergé. Grégoire de Tours ne cache pas que Denis fut placé sur le Trône Episcopal par Clovis, premier Roi Chrétien; Ommatius par Clotaire Fils de Clovis; & Saint Quintianus par Théodoric, autre Fils de Clovis, qui ordonna qu'on lui remît tout le pouvoir de l'Église.
Le Clergé de Tours, continue Grégoire, parle en ces termes à Caton, que Clotaire lui avoit envoyé: «Nous ne vous recevons pas de choix, mais sur l'ordre du Roi». Le Roi Charibert destina à Pascentius l'Évêché de Poitiers. Walramus, Évêque de Naumbourg, dit que dans ces siècles on éleva à l'Épiscopat les plus saints & les plus sçavans hommes; au reste, il vaut mieux écouter Onufrius, Auteur de la Vie d'Hildebrand; il n'est point suspect, il étoit dévoué au saint Siége.
«C'étoit un usage qui remontoit à l'Empereur Charlemagne, & que l'autorité du Pape Adrien I. avoit introduit, qu'à la mort de l'Évêque ou de l'Abbé, le Clergé ou les Moines assemblés, députoient à l'Empereur, & déposoient à ses pieds le Bâton & l'Anneau pastoral du Prélat défunt, & le supplioient de le remettre au Successeur qu'il devoit choisir: le Prince, souvent de l'avis de son Conseil, en gratifioit ou un Membre du Clergé de la Ville, ou un Clerc de sa Cour, ou un Chapelain ou un de ses domestiques, selon la dignité du Siége; & à sa volonté, il l'investissoit par l'Anneau & le Bâton pastoral du défunt, qu'il accompagnoit de son diplôme; & il ordonnoit qu'on le sacrât Évêque ou Abbé; sans consulter le Clergé ou les Moines: telle étoit la pratique des Gaules, de la Germanie & de l'Italie, composant alors le monde Latin. Les Rois d'Espagne, de France & de Hongrie la perpétuèrent; toutes les Églises de l'Empire Chrétien, sur-tout l'Église Romaine, l'ont retenue longtems; témoins les Papes Jean XIII. Grégoire V. Sylvestre, Clément, Damase, Victor, Nicolas, que les Empereurs Othon I. & III. Henri III. & IV. mirent sur la Chaire de Saint Pierre, sans les suffrages du Clergé Romain, & qu'ils investirent de leur nouvelle dignité par l'Anneau & le Bâton. Cet Auteur dit ailleurs: L'Empereur conféroit non seulement les Évêchés, les Abbayes, & les autres Bénéfices, comme les Prébendes, les Canonicats, les Prépositures, les Décanats, mais encore il faisoit le Pape. La Pragmatique de Ferare le répète: les Empereurs donnoient les Bénéfices dans le monde entier.»
Voici la teneur du Rescrit de Conrade, touchant l'Église d'Utrecht «Il est constant que l'élection & l'institution d'un Évêque est un droit inviolable des Rois des Romains & des Empereurs, exercé sans interruption par nos Prédécesseurs, & transmis jusqu'à nous.»
Le Capitulaire de Charlemagne, sur les élections du Peuple & du Clergé, ne porte aucune atteinte à ce droit, puisque dans toutes les Loix, les droits & le pouvoir du Souverain sont censés tacitement exceptés. Le Clergé & le Peuple élisent donc, à moins que l'usage ne semble déférer l'élection au Prince. Genebrard, ennemi déclaré du pouvoir des Rois, avoue que Charlemagne décidoit de droit des Évêchés, quoique rarement. Loup de Ferare cite pour cet usage Pepin & Charlemagne. Les Défenseurs même de l'autorité du Pape sont obligés de convenir que l'Empereur Charles avoit le droit de donner un Évêque aux Romains, & qu'il avoit décerné que seul il pourvoiroit aux Évêchés & Archevêchés. Sigonius explique ainsi les termes de louer & d'investir, couchés dans le Décret. Le Concile d'Aix-la-Chapelle reconnoit ce droit dans le Roi Louis; & j'ai montré plus haut, que les descendans de Charlemagne en avoient usé. Par-là les Historiens comprennent sous le nom d'investiture le droit d'élire & celui de permettre d'élire avec la modification d'approuver ou de casser, & il a existé jusqu'à Hildebrand qui l'a si vivement attaqué. Onufrius Panvinus raconte dans sa Vie, «que le premier de tous les Papes, il mit tout en oeuvre pour dépouiller l'Empereur non-seulement de l'élection du Pape, entreprise qu'Adrien III. avoit tentée, mais de lui enlever le droit qu'il avoit d'instituer les Évêques & les Abbés: ce mot instituer rend celui d'Investiture.»
L'Empereur Henri V. chez l'Abbé de Swarzahensem déclara au Pape & au Concile, «la puissance qu'avoit l'Empereur Charles d'instituer les Évêques»: & Onufrius insinue que les Investitures étoient la collation. L'Empereur lui-même, & des Auteurs dignes de foi ne laissent aucun doute, que l'exercice de ce droit a continué depuis Charles jusqu'à Henri, qui dans un Édit, extorqué par le Pape Pascal, abdiqua les droits régaliens, attachés à l'Empire, dès les règnes de Charles, de Louis, d'Othon, d'Henri & de ses Prédécesseurs. L'Édit en fait une exacte énumération: «Il vouloit dépouiller le Souverain des Investitures, usage en vigueur dès le regne de Charles, & qui avoit plus de quatre cens ans. L'Historien de Westminster, sous l'an 1112 appelle ce droit celui de donner l'Épiscopat. L'Empereur & le Pape Pascal eurent cette année un grand différend: l'Empereur s'obstinoit à garder le droit dont ses Prédécesseurs avoient joui pendant trois cens ans, sous plus de soixante Papes, c'étoit de conférer les Évêchés & les Abbayes par le Bâton pastoral.»
«Guillaume, Archevêque de Tyr, souscrit à cet ancien usage: c'étoit la coutume, dit-il, de remettre à l'Empereur l'Anneau & le Bâton du Prélat défunt. Suivant la Pragmatique de Ferare, qui parcourt ces siècles, les Empereurs donnoient tous les Bénéfices ecclésiastiques de leurs États.» On eut soin de distinguer ces deux droits qui formoient les Investitures, la faculté de choisir le Sujet, & celle de casser l'élection. Les Auteurs qui ont le plus approfondi cette matière, les ont mis au nombre des droits régaliens. Les passages précédens d'Onufrius en sont garants. Ce Témoin est encore ici nécessaire: «Il est hors de doute que Jean XIII. Successeur de Léon VIII. Grégoire V. & Sylvestre II. ont occupé la Chaire de S. Pierre par la seule autorité des Empereurs, sans le suffrage du Clergé, ni du Peuple Romain; & s'il paroit dans l'Histoire que les Empereurs n'ont point eu part à l'élévation des Papes, qui ont tenu le Siége entre Jean XIII. & Sylvestre II. ou que leur élection ait été l'ouvrage seul du Clergé, du Sénat & du Peuple Romain; c'est qu'absens & éloignés de cette Ville ils étoient embarqués dans les guerres d'Allemagne, & ils n'étoient pas à portée de donner sur le champ un Pape à Rome: il est du moins certain que tant que les Empereurs, les trois Othon sur-tout, demeurerent à Rome, ou séjournèrent en Italie, le Siége vacant, ils nommoient le Successeur; & si le Prince étoit absent au moment de l'élection, les Papes, que le Clergé, le Sénat, le Peuple proclamoient, n'osoient se faire sacrer qu'ils n'eussent auparavant obtenu la confirmation de l'Empereur.»
Le sçavant du Tillet, dans son Traité des Libertés de l'Église Gallicane, remarque, «qu'on voit par l'Histoire de Grégoire de Tours & d'Aimoinus, que les Rois avant Charlemagne remplissoient les Évêchés vacans, & que l'Évêque proposé par le Clergé & le Peuple, n'étoit point Évêque s'il n'avoit le consentement du Prince.»
Juret, profond Canoniste, à la Lettre CIV. d'Yves de Chartres, pense, «que quoique le Clergé & le Peuple eussent la liberté d'élire, il falloir avoir l'attache du Prince.» Il offre après nombre d'exemples d'élections cassées; en sorte qu'il est vrai de dire que le droit d'approuver n'est point imaginaire, comme on s'efforce de le persuader aujourd'hui; il étoit inséparable de celui d'improuver, & il étoit affranchi de tout jugement étranger.
Le salut de l'Église & de l'État étoit intéressé à affermir dans le Souverain les Investitures; il importoit plus de s'attacher des sujets par des bienfaits, que de fermer la porte des dignités à des ennemis; Quand Paul Emile rappelle comment l'Empereur se désista de ce droit, «il observe que la vénération des Peuples pour la Majesté Impériale diminua de beaucoup, & qu'il lui coûta plus de la moitié de sa puissance. Onufrius ne s'en écarte pas: l'Empereur perdit la moitié de son pouvoir, & ailleurs il s'agissoit alors, ou de le dépouiller entierement, ou d'assurer à jamais son autorité: en parlant d'Henri III. l'Empereur retint opiniâtrement le droit de conférer.» Ainsi pensèrent les Princes qui élevèrent leur puissance sur les ruines de l'Empire Romain.
Outre les Rois de France & d'Allemagne, Onufre parle encore des Rois d'Espagne & de Hongrie: le Concile de Toléde, qui défère aux Rois l'élection des Prélats, est une époque certaine de ce droit connu en Espagne avant l'Empereur Charles: «Pourvu, ajoute le Concile, que l'Évêque de Toléde, qui les consacroit, les trouvât dignes du fardeau.» Covarruvias & Vasquez font sentir combien cet usage importoit au salut de l'État, non que les Princes en soient redevables au Droit Canon, car ils le tiennent de leur Couronne, c'est-à-dire, de la Loi naturelle. Dans une Monarchie, dont les fondemens sont inébranlables, le Magistrat politique a la législation absolue sur tout ce que la Loi divine n'a point défini, & qui procure aux Sujets une vie tranquille & pieuse.
Martin, & d'autres Chroniques font foi, que cette coutume ne s'est point démentie en Hongrie jusqu'au tems du Pape Paschal. Thierri de Niem raconte de «Sigismond, Roi & Empereur, qu'il donna à qui il voulut les Évêchés, les Abbayes, & tous les autres Bénéfices de la Hongrie.» Alexandre, Évêque de Naumbourg, qui combattoit en 1109 les Sectateurs d'Hildebrand, joint à ceux-là les Rois de la Pouille & ceux d'Écosse. «Le Roi d'Angleterre Henri, le premier depuis la conquête de Guillaume, donna l'Évêché de Winchester à Guillaume Giffort, & l'investit sur le champ des Domaines de l'Évêché contre les Canons du nouveau Concile. Cet Henri transféra Rodolphe, Évêque de Londres, à l'Archevêché de Cantorbéri, & il l'investit par le Bâton & par l'Anneau; &, selon Westminster, il protesta constamment qu'il n'abdiqueroit point les Investitures quand il lui en coûteroit son Diadème, & accompagna même son serment de paroles menaçantes.» Loin d'ici ces gens peu versés dans l'Histoire, ils ne comprennent point que les Investitures ne sont autre chose que la collation des Évêchés; je n'en veux d'autre témoignage que l'autorité du Parlement d'Angleterre, sous le Roi Edouard III. «Notre Souverain Seigneur Roi & ses Successeurs, auront & conféreront dans le cours de leur regne les Archevêchés & les dignités électives qui sont à leur disposition, & dont leurs Prédécesseurs jouissoient avant qu'on eût permis les élections.» Puisque les anciens Rois ont prescrit une forme particulière d'élire, qui étoit de demander permission au Roi avant de procéder, & d'en solliciter le consentement après l'élection, & non autrement. Voilà en Angleterre le droit des Rois de conférer les Évêchés, plus ancien que l'élection du Clergé, suivant le témoignage des Historiens, qui prouvent l'usage des Investitures depuis sept cens ans, c'est-à-dire, depuis Etelrede. Les premiers Rois les ont ensuite remises au Clergé, sous deux conditions que la France avoit imposées, d'obtenir l'agrément du Prince pour élire, & la confirmation après l'élection, laquelle revint toute entière au Roi dans les siècles suivans. Les Chapitres s'assemblent aujourd'hui pour la forme, & le Roi décide: Un Évêché vaque, le Roi inscrit le nom du sujet qu'il désire dans les Lettres qui permettent l'élection. Burhil, pour appuyer ce droit, prétend, «que les Princes ne peuvent désigner les Ministres du Seigneur qu'autant que les Loix du Royaume le souffrent.» Bilson, Évêque de Winchester, qui discute cette matière avec soin, ne cesse point de répéter: «Le droit divin n'a marqué aucune façon d'élire. Comme les Princes sont les Chefs du Peuple, & qu'ils ont de droit divin & humain la souveraine administration extérieure des choses sacrées & profanes, il est naturel qu'ils disposent des offices ecclésiastiques, s'ils daignent s'en charger.» Un autre passage continue: «On ne révoque point en doute que les Princes, autres que les Empereurs, ont eu dès le berceau de la Religion, la puissance souveraine dans les élections des Évêques, qu'ils ont même prévenu les suffrages du Clergé & du Peuple des Villes, en leur envoyant des sujets de leur propre mouvement.»
Si ces monumens ne sont d'aucune force, que serviroit d'en amasser d'autres? A Dieu ne plaise que j'embrasse le parti de ceux qui prodiguent les noms de sacrilèges à tant de Princes fameux. Les uns ont les premiers professé la Foi Chrétienne, & l'ont introduite dans leurs États; les autres se sont courageusement opposés à l'ambition des Papes, & quelques-uns ont commencé ou achevé la réforme de l'Église. Il s'est trouvé parmi tous ces Princes des modèles de justice & d'érudition; cependant, dira-t'on qu'en conférant les Prélatures de leur Royaume, ils ont attenté au droit divin?
Pourquoi séparer les Curés des Évêques? Seroit-ce à cause que ceux-là habitent les lieux où il n'est pas nécessaire d'établir des Évêques? S'ils ont cela de commun avec les simples Prêtres, qu'ils ne sont au-dessus d'aucun Clergé, ils ont du moins avec les Évêques cette prérogative, qu'ils ne sont soumis à aucun Pasteur; il est plus douteux, s'il faut les ranger dans la Classe des Évêques, ou dans celle des simples Prêtres. Outre que la Prêtrise est inséparable de l'Épiscopat, ceux qui donnent l'Épiscopat, assignent en même tems le lieu ou la Ville; en sorte, qu'il est aisé de procéder du fort au foible, & du tout à la partie. Les Empereurs & les Rois se sont moins occupés des Curés, ils ont mieux aimé se reposer de ce soin sur les Évêques, qu'ils donnoient de leur propres mouvemens aux Églises, ou en faveur desquels l'Église obtenoit leur agrément.
Aussi les anciens Canons traitent-ils rarement de l'Élection des Curés; ils s'en rapportoient absolument aux Évêques. On a cependant des exemples de l'attention des Rois à remplir les plus petits Bénéfices ecclésiastiques. Onufrius convient, que les Empereurs conféroient les Évêchés & les moindres Bénéfices. On lit dans une Lettre du Pape Pélage, que le très-clément Empereur avoit ordonné d'admettre certains Clercs de Centumcelles, aujourd'hui Civita-Vechia, à la Prêtrise ou Diaconat, & au Soudiaconat; à l'égard des Abbayes, elles étoient à la nomination des Rois, & personne n'en doute.
Les Actes publics de Flandres constatent ce droit, & les Princes de Hollande, de Zélande, & de Westfrise sont des témoins irréprochables que, dès la formation de leur État, ils dispersoient dans les Villes & les Paroisses des sujets dignes & capables, à moins qu'un Seigneur particulier n'en revendiquât le droit. Ce patronage universel a subsisté jusqu'à la dernière guerre. Quoiqu'il ne soit pas ancien, il combat avec force ceux qui ont osé soutenir, que le Peuple choisissoit ses Curés jusqu'à ces derniers tems de trouble: on produirait aisément, s'il étoit nécessaire, plusieurs Actes d'Investitures dont les Princes récompensoient leurs Vassaux. Je ne comprends point pourquoi les Investitures ne sont plus, je n'examine point pourquoi elles sont? S'il est nécessaire qu'elles soient? Et comment elles sont? Les États qui ont facilité la Réforme, n'ont point innové. Le Sénat nomme les Ministres dans le Palatinat, & il veille sur les Églises au nom & sous la protection de l'Électeur.
Les Églises de la Réforme de Bâle n'ont, hors la Ville, aucun pouvoir de choisir leur Pasteur. Elles reçoivent avec soumission celui que le Magistrat leur destine, sans l'avoir jamais entendu. Au commencement de la Réforme, plusieurs Pasteurs approuvèrent cette vocation, ce qui fit dire à Musculus: «Qu'un Pasteur Chrétien n'hésite point sur sa vocation, qu'il ne doute point qu'elle soit légitime, dès que le Prince ou le Magistrat l'appelle à la prédication de l'Evangile.» La Réforme ne dépouille point du droit divin les Souverains, & les États n'ont jamais pensé autrement.
Le Synode s'étant assemblé sans le consentement des États en 1586, le Comte de Zeichester qui les gouvernoit, pour les engager à souscrire à ses décisions, protesta le 16 Novembre, que ce consentement ne préjudicieroit point à l'institution des Pasteurs. Les États les reçurent le 9 décembre suivant, avec quelques modifications, dont l'une est que les États, la Noblesse & les Magistrats des Villes & autres, conserveroient le droit d'instituer & de destituer les Pasteurs & les Maîtres d'École.
Je passe aux objections principales. On reproche à des Rois, à des Princes, d'avoir écouté davantage l'avarice & la faveur, soit; quel rapport cela a-t-il avec la question? On n'a point vu que l'abus du droit privât quelqu'un du droit; tout au plus un Sujet en sera déchu par une sentence de son Supérieur: il est encore moins vraisemblable que, sous prétexte d'en abuser, on en sera dépouillé; autrement personne n'auroit un droit certain. D'ailleurs si les Souverains ont confié les premières dignités à des sujets indignes, le nombre de bons sujets, dont ils ont fait présent à l'Église, est au moins aussi considérable. Comme si les Élections populaires n'avoient pas souvent attiré des séditions, des meurtres, des combats, des incendies, & que le Clergé eût été plus exempt de brigues & de factions: que l'on compare les inconvénients de chaque espèce d'Élection, laquelle préféreroit-on? ou plutôt, laquelle existeroit-elle? Genebrard le fléau des Princes, regarde comme des monstres les Papes nommés par les Empereurs, tandis que l'Histoire les représente comme bons ou médiocres, & qu'elle peint des couleurs les plus noires ceux que le Clergé ou le Peuple ont placé sur la Chaire de Saint Pierre. Le Magistrat politique n'est pas si aisé à corrompre, il ne se livre pas aveuglement à d'injustes préjugés. De plus l'Ordination réservée aux Pasteurs, & les Remontrances, qui sont le partage du Peuple, adoucissent les maux, s'ils ne les étouffent pas, ce qui est au-dessus des forces humaines.
Restent quelques Canons, quelques Passages des Pères, qui semblent ne pas être de cet avis. Le XXX. Canon apostolique parle des Magistrats, non des Souverains; de même que le précédent roule sur la simonie, de même celui-ci s'oppose à l'intrusion. Les termes le développent, il interdit toute intrusion, il s'applique à ces Clercs, qui, au défaut d'une Ordination légitime & d'un examen rigoureux de leurs moeurs & de leur doctrine, protégés par les Magistrats, occupent & se maintiennent dans les Églises par la force. Le Concile de Paris ne condamne point l'Élection royale, mais l'Ordination. Il n'attaque point le pouvoir absolu du Prince; mais il improuve ce qui se fait contre la volonté du Métropolitain & des Évêques de la Province, que l'Ordination regarde.
Le Roi Charibert, sous le regne duquel ce Concile fut assemblé, désigna Pascentius à l'Évêché de Poitiers, les Évêques de la Province le reçurent, & publièrent que la disposition contraire d'un autre Canon ne le concernoit pas. En effet, ou ce Canon seroit dressé de concert, & alors le Roi & ses Successeurs pouvoient le casser, surtout de l'avis de leur Parlement (les Loix positives n'étant pas immuables,) ou ce Canon passeroit le Souverain, & dès là il n'est point Loi, & il ne sçauroit entreprendre sur l'autorité du Roi. Depuis que les Princes François se réservèrent les Élections des Évêques, ils convoquèrent fréquemment des Conciles; aucuns ne traitèrent ce droit d'usurpation; plusieurs cependant les supplièrent d'employer tous leurs soins à l'institution des Évêques; d'où je conclus que les Évêques de France n'ont découvert dans ce droit rien d'étrange & de contraire aux Loix divines.
Quoiqu'il ne soit pas d'un Protestant de s'appuyer sur le Concile second de Nicée, qui a ordonné le culte des Images, néanmoins ses Canons tiennent le même langage. On a relevé un expression aigre de Saint Athanase, lâchée contre l'Empereur Constantius, qui le persécutoit; est-il surprenant qu'il l'ait déchiré? Son discours est moins vrai, qu'il n'étoit du siècle. Les Pères de ces siècles se sont émancipés à des traits, qui ne soutiendroient pas aujourd'hui un examen sérieux. Saint Athanase, peut-être trop échauffé, ne s'arme point du droit divin; tout se termine à demander: «Où est le Canon qui dicte qu'il faut que l'Évêque, qui doit être sacré, sorte du Palais Impérial.» Il prouve seulement que le procédé de Constantius n'étoit pas conforme aux Canons, & il avoit raison.
L'autre espèce d'Élection fondée sur le Concile de Nicée, & infirmée par Constantin, étoit alors en usage. S'il est de justes motifs, qui permettent aux Princes de s'écarter quelquefois des Canons, il n'étoit pas d'un Grand Empereur de les fouler aux pieds, pour étendre l'Hérésie d'Arius. Cette sorte d'Élection étoit donc blâmable, qui, sans attendre l'Ordination, souffroit que des Évêques s'emparassent des Églises, (comme il est souvent arrivé,) car les Orthodoxes n'auroient point ordonné d'Ariens, ou de fauteurs d'Ariens. Enfin aucun Pére de l'Église n'a prétendu, que le droit divin défendoit aux Rois la nomination des Pasteurs. Les Évêques qui souscrivirent à l'Élection de Theodose, & qui déférèrent l'Élection à Valentinien, pensoient autrement.
Je termine ici les exemples des États, qui ont embrassé la vraie Religion. A l'égard des Princes infidèles, l'Église ne les importunera point pour lui chercher des Pasteurs; seroit-il prudent d'espérer que ses ennemis prendroient sa défense? «Quand elle se répondroit du succès il seroit honteux & deshonnorant qu'elle fût jugée sur des choses injustes, & non sur des choses saintes.» Ces Princes, au reste, en révendiquant ce droit, se creuseroient un abîme plus profond. Que s'ils avoient cependant résolu de ne souffrir de Pasteurs, ou d'Évêques, que ceux qu'ils nommeraient, en laissant au moins à l'Église la Confirmation, & l'Ordination aux Évêques; je ne crois pas qu'il soit d'un Chrétien de rejetter des hommes capables, parce que leur Élection seroit l'ouvrage des Infidèles. Dieu opère de bonnes oeuvres par le ministère des méchans. Je ne blâmerai point les Églises de Thrace, de Syrie, d'Égypte, qui reçoivent du Sultan leurs Patriarches & leurs Évêques. Barlaam, Évêque de Cyr, dit, que cette soumission des Chrétiens n'est pas nouvelle: «Chaque Évêque, dit-il, dépend de son Prince; celui de Bulgarie est soumis au Roi de Bulgarie; celui de Tribal a son Souverain; le Roi d'Arménie a dans ses États le Patriarche d'Antioche; le Roi impie d'Égypte asservit Jérusalem & Alexandrie. Aucun d'eux n'est admis sans l'approbation, le décret & le consentement de son Prince séculier. Il faut accepter celui que le Prince veut, lors même que le Clergé & le Peuple, à qui l'Élection appartient, n'applaudiroit point à son choix»: comme s'il n'étoit pas plus avantageux de tenir de la main d'un Prince infidèle un bon Évêque, agréable au Peuple, ordonné par les Évêques, que d'essuyer par un refus la destruction des Églises. Esdras ne refusa pas d'Artaxercès, Prince Payen, la commission de rétablir en Judée le Culte divin.
Au reste, je n'ai hazardé ces observations, que dans le dessein d'exciter quelque Auteur à traiter plus au long la matière; mais revenons à nos Princes Chrétiens, je suis bien aise d'avertir le Lecteur que mon objet dans ce Chapitre est de développer ce qui est permis au Souverain, & non de guider ses démarches, en reprenant les tems les plus reculés, ou en se rapprochant des nôtres. La maniere d'élire n'a jamais été invariable, soit que l'on compte les siècles, ou que l'on parcoure les Histoires des différens États, soit que l'on considère les années, ou qu'on se borne à la pratique de chaque Ville; de sorte, qu'il n'y a rien encore de certain dans une matière que la Loi divine a laissé incertaine.
Quand une fois le droit sera constaté, que la dispute ne roulera que sur la façon d'élire la plus avantageuse à l'Église, de bonnes raisons soutiendront chaque parti. Saint Cyprien & ses Contemporains ne connoissent que l'Élection du Peuple. Les Pères de Nicée n'adoptent que les Élections des Évêques. Théodose, Valentinien, Charlemagne ne soupçonnent aucun danger, en se reposant sur la volonté des Princes. Pour nous, nous sommes sur le retour de l'Église; & après avoir approfondi ces opinions différentes, il n'en est aucune, qui n'ait ses inconvéniens; par conséquent, il seroit impossible de prescrire quelque chose de certain.
Si cependant on me pressoit, je serois volontiers de l'avis de l'Empereur Justinien, avec la modification de ne point jetter les yeux sur un sujet désagréable au Pape, & d'assurer au Magistrat politique le pouvoir de casser une Élection, qui porteroit préjudice à l'Église ou à la République. Les anciens Empereurs & les Rois de France l'ont souvent exercé. De peur que le grand nombre de monumens ne me mène trop loin, feuilletez les Histoires, les Conciles, les Décrets des Papes. J'en extrairai peu de chose. Le Patriarche Sisemius étant décédé, la plupart des Suffrages demandoient, que Proclus lui succédât au Siége de Constantinople; les Empereurs cassèrent son Élection.
L'Histoire des Papes rapporte que le Pape proclamé n'étoit point installé, que le Diplôme de son Élection n'eut été envoyé à la Ville Royale, c'est-à-dire, à Constantinople, selon l'ancien usage. J'ai parlé plus haut des Empereurs François. Voici l'aveu du Pape aux Empereurs Lothaire & Louis; il faut que la confirmation de l'Empereur précède la consécration du Pape. Une Lettre de l'Empereur, écrite à un Métropolitain, contient ces mots, «comme l'ancien usage le dicte.» Selon un Passage de Platine, «il ne suffit pas au Pape d'avoir le Suffrage du Clergé, à moins que l'Empereur n'approuve son Élection.»
Il est arrivé quelquefois, que les Princes balançoient. Jean, Roi d'Angleterre, déclara nulle l'Élection d'Etienne à l'Archevêché de Cantorbery. C'est se tromper, que de confondre le droit du Magistrat politique, & le consentement des Magistrats particuliers de chaque Ville, qui concourent à l'Élection, selon les Loix, & les Canons avec le Clergé & le Peuple; ils différent beaucoup. La volonté du Magistrat politique est au-dessus de l'Élection, le consentement du Magistrat fait partie de l'Élection. Ce droit est propre au Magistrat politique, parce qu'il a le pouvoir absolu. Les Magistrats le tiennent de la Loi positive, non en tant qu'ils sont Magistrats, mais en tant qu'ils sont la portion de la Ville la plus distinguée. Le Suffrage du Magistrat est pour la Ville qu'il habite; le pouvoir du Magistrat politique n'est point borné aux Villes où il a sa Cour, comme Constantinople, Paris, Londres; il enveloppe toutes les Villes de son Empire selon l'usage.
L'Empereur de Constantinople l'étendoit à Rome, à Milan; le Roi de France à Rouen, à Poitiers, à Tusculum, à Roarti; le Roi d'Angleterre à Cambridge, à York; enfin le plus grand nombre peut l'emporter sur les Magistrats. Le Magistrat politique n'est point contrebalance. Aussi le Pape Calixte, tandis qu'il dépouilloit l'Empereur Henri des Investitures, il lui permettoit d'assister aux Élections, & de protéger la plus saine partie dans une sédition. L'Empereur déchu de son droit de Souveraineté, fut réduit au rang des Magistrats ordinaires. Certainement le Magistrat politique, qui permet aux autres d'élire, ne sçavoit abdiquer le droit d'approuver ou d'infirmer.
Son autorité va encore jusqu'à exiler, après l'Élection, l'Évêque de son Diocèse. Dès que des gens peuvent s'arroger ce droit, il ne sçauroit être démembré de la Magistrature politique. Salomon ôta à Abiatar le souverain Pontificat. Belarmin confesse que les Empereurs ont plus d'une fois déposé des Papes; la raison est sensible: le Souverain a le pouvoir de bannir un Sujet d'une Ville ou d'une Province; il a nécessairement celui de lui interdire les fonctions dans cette Ville & cette Province; il a l'autorité sur le tout, il l'a donc sur la partie; ce n'est pas seulement à titre de châtiment, mais à titre de caution. Par exemple, le Peuple dans un tumulte, mettra son Évêque à sa tête, il n'a peut-être aucune part à la sédition; si le Prince n'étoit pas le maître, l'édifice d'un État écrouleroit bientôt; c'est une erreur de ne donner qu'à celui qui élit, le droit de refuser. Le Souverain est toujours libre de le faire par des Actes publics & particuliers, pour lesquels il ne choisit point les personnes, soit par négociation, soit par conduction, comme je l'ai prouvé dans le Chapitre de la Jurisdiction, & comme plusieurs exemples le démontrent. Les Empereurs ont déposé plus de huit Papes, tantôt au moyen de Conciles, & tantôt sans Conciles; cependant plusieurs d'entr'eux étoient montés sur la Chaire de Saint Pierre par les Suffrages du Clergé & du Peuple Romain.
Des Fonctions non absolument nécessaires dans l'Église.
Pour entretenir l'union de l'Église, il est indispensable de distinguer les Points définis de droit divin, & ceux qui ne le sont pas, quoique la discipline ou l'usage soient différens; elle n'est point censée divisée, tant, qu'aucun des deux côtés n'a pas en sa faveur l'autorité du précepte divin; c'est pourquoi je me suis appliqué à démontrer, que le droit divin ne condamne point la forme d'élire, que plusieurs Princes & Rois vertueux ont introduite; non que je les propose pour modèles, les autres manières d'élire peuvent être plus utiles, plus conformes aux moeurs des Nations, à la situation de quelques Églises, & plus respectables par leur antiquité; mais en la proscrivant trop légèrement, je serois en butte à ces Souverains, & à ces Églises chez qui elle se pratique.
Je suivrai pour les fonctions ecclésiastiques la même méthode que j'ai suivie dans les Élections. Quelques Églises Réformées de ce siècle les ont gardées, d'autres les ont rejettées; preuve nouvelle que le droit divin n'a rien statué de positif sur cette matière, & que quelqu'opposé que semble la discipline, elle ne doit point altérer l'union des fidèles. Cette dissertation développera les droits du Magistrat politique. C'est lui que regarde la nécessité d'exécuter les préceptes divins. On est assez maître de choisir dans les autres choses. La Discipline ecclésiastique suit presque la Police de la Ville, suivant la réflexion d'un des plus grands Rois d'Angleterre. La principale question que les Protestans ont coutume de traiter, est la Suprématie des Évêques, & la fonction de ces Clercs, qui n'étant point Pasteurs, parce qu'ils ne prêchent, ni n'administrent les Sacremens, sont néanmoins assis au rang des Pasteurs, & reçoivent de quelques-uns le nom de Prêtres. Je n'en parlerai qu'autant que le but de ce Traité le permettra.
Les Auteurs ont si souvent & si longuement manié ces questions, qu'il seroit difficile d'y suppléer; entre autres, le fameux Beze, qui avoit à défendre le Gouvernement de Genève, n'a rien épargné de favorable à ces sortes de Desservans; il a rassemblé avec toute la sagacité possible tous les monumens qui pouvoient faire contre les Évêques; tandis que l'Évêque de Winchester, & Saravia, Sectateurs outrés de l'Église Anglicane, ont soutenu avec vigueur le parti des Évêques contre ces Prêtres. Je renvoye à leurs Ouvrages ceux qui voudroient approfondir cette matière. Pour moi, qui n'ai en vue que de me resserrer, au lieu de m'étendre, je me contenterai d'un petit nombre de définitions, qui sont ou avouées des deux côtés, ou si évidentes, que les plus obstinés n'oseroient les révoquer en doute.
D'abord je parlerai des Évêques, & je prêterai à ce terme la signification que les Conciles, soit universels, soit nationaux, & tous les Pères lui ont consacrés; les titres n'étoient point différens sous les Apôtres, quoique les fonctions fussent distinctes. «Les fonctions des Apôtres & le Presbitère s'appellent ministère, inspection, parce que c'est un usage assez ordinaire d'attacher à une espèce le nom du genre, comme dans l'adoption, la connoissance & les autres termes du droit. Ainsi le mot Évêque de sa nature signifie tout Inspecteur, tout Préposé. S. Jerome l'appelle un Surveillant, les Septante un Gouverneur, ils qualifioient ainsi leurs Magistrats: chez les Athéniens, le Préteur de dehors; chez les Romains, Édiles Municipaux, & Ciceron se dit Évêque de la Campanie.»
Les Apôtres & les Hommes Apostoliques, selon l'usage des Hellénistes, prodiguèrent le nom d'Évêques à tous les Pasteurs de l'Église; cependant il n'étoit pas moins propre à tous les Pasteurs du troupeau, qu'à ceux qui, choisis d'entr'eux, sembloient veiller sur tous les autres; on consume donc inutilement le tems, en voulant démontrer que le mot Évêque étoit commun à tous les Pasteurs, puisque sa signification est encore plus étendue; c'est même battre l'air, que de s'efforcer de prouver qu'il y a des fonctions communes a tous les Pasteurs, par exemple, le ministère de la parole, l'administration des Sacremens, & quelques autres: on ne considère point ici en quoi elles se rapprochent, mais le rang qui les distingue. D'autres enfin poussent le fanatisme jusqu'à implorer le témoignage des Pères pour avancer que les Évêques n'ont rien au-dessus des simples Prêtres; tous les Évêques sont d'un mérite égal; comme si on disoit, tous les Sénateurs Romains étoient égaux aux Consuls, parce que les deux Consuls avoient la même dignité; réfuter de telles absurdités, ce seroit indigner un Lecteur.
I° L'Épiscopat, c'est-à-dire, la Prééminence d'un Pasteur, n'est point contraire au droit divin. Celui qui ne souscrira point à cette proposition, ou plutôt qui osera taxer de folie & d'impiété l'ancienne Église, doit sans doute établir son sentiment, le passage qui favoriseroit son opinion, est celui-ci de Saint Mathieu: «Quiconque voudra être grand parmi vous, soit votre Serviteur»; ou cet autre de S. Marc: «Quiconque voudra être le premier, soit votre Serviteur.» Il ne bannit point les rangs, ni la prééminence d'entre les Pasteurs; il leur annonce seulement, «qu'ils exercent un ministère, non un pouvoir»; témoin ce qui précède: «les Princes, des Nations dominent, & les Grands ont la puissance; vous n'êtes pas de même vous.» Il seroit plus naturel d'interpréter, par ces mots l'éminence & la suprématie: ce que S. Mathieu & S. Marc viennent de dire, est rendu dans Saint Luc par «celui qui est le plus grand entre vous, & qui vous conduit, est votre conducteur»: ajoutez à cela que J. C. dit que le Fils de l'Homme n'est pas venu pour être servi, mais pour servir; ce précepte du ministère n'empêche pourtant point, que celui-là soit plus grand que ceux qu'il sert.
«Vous m'appellez,» poursuit-il, «Maître & Seigneur, & vous avez raison, car je le suis: Si donc je vous ai lavé les pieds, moi qui suis votre Seigneur & Maître, vous devez vous les laver les uns aux autres.» Comment J. C. auroit-il improuvé la distinction des fonctions ecclésiastiques, lui qui établit septante Évangélistes du second ordre, & «d'un degré inférieur», comme parle S. Jerome; ou «au-dessous de la dignité des Apôtres», comme l'annonce Calvin. J. C. montant au Ciel, laissa aux hommes des Apôtres, des Évangélistes, des Prophètes, des Pasteurs, des Docteurs, dont les fonctions & les rangs étoient définis. Les Apôtres eurent la première place dans l'Église, les Prophètes eurent la seconde, & les Docteurs ensuite. L'ordre des Diacres, institué par les Apôtres, confirme que J. C. n'avoit point ordonné l'égalité des fonctions ecclésiastiques.
Voilà ma première proposition d'une vérité reconnue, & reçue de
Zanchius, de Thémistius, d'Hammingius, de Calvin, de Melancton, de
Bucer, de Béze même qui est obligé d'avouer qu'on ne peut, ni qu'on ne
doit blâmer le choix de tout un Clergé pour placer un Prêtre à sa tête.
2°. Ma seconde maxime est que l'Épiscopat est répandu dans toute l'Église; témoins les Conciles universels dont les gens vertueux respectent l'autorité; témoins les Conciles nationaux & provinciaux, qui portent les signes certains de la préséance Épiscopale; témoins tous les Pères sans exception, & dont celui qui donne le moins à l'Épiscopat, est Saint Jérôme qui ne fut point Évêque, mais Prêtre; son suffrage est d'un grand poids. On a décerné par tout l'univers, qu'un Prêtre pris de «chaque Clergé auroit la première place, & veilleroit sur chaque Église»; les hérétiques attestent cette coutume générale; ceux même qui en ont attaqué les Dogmes, ont conservé cet usage. Voici le langage que tient l'Auteur, des Homélies sur S. Mathieu: «Pourquoi ces choses? parce qu'elles viennent de J. C.» Les hérésies, malgré leur séparation, ont des Églises, des Écritures, des Évêques, des Ordres, des Ministres, des Clercs, le Baptême, l'Eucharistie & les autres Dogmes. Toute l'Église a condamné l'hérésie d'Aërius, qui prêchoit qu'il n'y avoit aucune différence entre l'Évêque & le Prêtre. Quelqu'un ayant écrit à Saint Jérôme que l'Évêque & le Prêtre étoient égaux, il lui répondit «qu'il n'étoit pas instruit, & que c'étoit faire naufrage au port.» Zanchius reconnoît aussi sur ce point le consentement de toute l'Église.
3°. L'Épiscopat a commencé aux Apôtres; il suffit de feuilleter les catalogues des Évêques dans Saint Irènée, Eusèbe, Socrate, Théodoret & les autres qui remontent au siècle des Apôtres. Ce seroit être opiniâtre & imprudent que de ne pas croire tant d'Auteurs si unis dans un fait historique, comme si on doutoit, malgré toutes les Histoires Romaines, que le Consulat de Rome dût sa naissance à l'exil des Tarquins. Je reviens à S. Jérôme, il rapporte que les Prêtres d'Alexandrie, depuis S. Marc l'Évangéliste, ont placé sur ce Siége un d'entre eux.
Saint Marc décéda la huitième année de Néron. Son Successeur du vivant de l'Apôtre S. Jean fut Anianus, ensuite Abilius, & après celui-ci Cerdon. S. Jean vivoit encore lorsque Simon occupoit le Siége de Jérusalem après l'Apôtre S. Jacques. Linus, Anaclet, Clément succédèrent à Rome aux Apôtres Saint Pierre & Saint Paul; Evodius & Saint Ignace remplissoient le Siége d'Antioche: cette antiquité est respectable. Saint Ignace qui étoit contemporain des Apôtres, Justin Martyr, & Saint Irenée qui l'ont immédiatement suivis, en rendent des témoignages incontestables; il est inutile de les rapporter. Saint Cyprien dit, «que depuis long-tems on a établi des Évêques dans toutes les Provinces & dans toutes les Villes.»
4°. Le droit divin a approuvé l'Épiscopat, ou selon Bucer, il a paru au S. Esprit qu'un d'entre les Prêtres devoit être particulièrement chargé du soin de l'Église. L'Apocalypse le confirme: J. C. enjoint à Saint Paul d'écrire aux sept Anges des Églises d'Asie: c'est ne pas entendre le sens de l'Écriture que d'expliquer par le terme d'Ange chacune de ces Églises. Ces Chandeliers, dit J. C. sont les Églises, & les Étoiles sont les Anges des sept Églises. Jusqu'où n'entraîne point le goût de la contradiction, quand on confond ce que le Saint-Esprit a si clairement distingué! Il est vrai que tout Pasteur peut mériter le nom d'Ange; mais aussi il est évident qu'en cette occasion il étoit adressé à un de chaque Église.
Conclueroit-on de-là qu'il n'y a qu'un Prêtre dans une Ville? je ne l'imagine pas. Du tems de S. Paul, plusieurs Prêtres administroient l'Église d'Éphèse; pourquoi donc adresser les Lettres à un de chaque Église, si aucun n'avoit une fonction singulière & éminente? On loue sous le nom d'Ange, le Préposé de l'Église, selon Saint Augustin. Les Anges président aux Églises, suivant Saint Jérôme. Veut-on des modernes? voici Bullinger: «L'Épître céleste est adressée à l'Ange de l'Église de Smyrne, c'est-à-dire à son Pasteur. L'Histoire nous apprend que l'Ange ou l'Évêque de Smyrne étoit alors S. Polycarpe, placé sur ce Siége de la main des Apôtres, sacré Évêque par Saint Jean, & mort après quatre-vingt-six ans de travaux.» La réflexion de Bullinger sur S. Polycarpe est vraie; S. Irenée la confirme. «S. Polycarpe tient non-seulement des Apôtres sa Doctrine, mais il a conversé avec des fidèles qui avoient vu J. C. mais il a été choisi par les Apôtres Évêque de Smyrne en Asie, où je l'ai vu dans ma jeunesse: Tertullien marque, la tradition de Smyrne est que Saint Jean lui a donné Saint Polycarpe pour Évêque; & ailleurs nous avons des Églises Filles de Saint Jean, & quoique Marcion ait rejetté son Apocalypse, on commencera toujours à lui la liste des Évêques. Marlorat croit que Saint Jean fonda l'Église d'Éphèse, à cause de sa célébrité; il ne parle point au Peuple, mais au Chef du Clergé, c'est-à-dire à l'Évêque.» L'autorité de Beze ou de Rainold sera peut-être mieux reçue; la vérité leur a arraché cet aveu. Beze remarque, à l'Ange, ou au Président, «qu'il étoit nécessaire d'avertir sur-tout de ces choses, pour qu'il en fît part à ses Collègues & à toute l'Église; & Rainold, quoique le Clergé d'Éphèse ait beaucoup de Prêtres & de Pasteurs, cependant ils étoient présidés par un seul, que le Sauveur nomme l'Ange de l'Église, & auquel il écrit ce que les autres dévoient apprendre par sa bouche.»
En effet, si Dion Prusaeus a eu raison de traiter les Princes de Génies de Leurs États, si l'Écriture les honore du nom d'Anges: ce nom ne convient-il pas, par un droit éminent, au Prince des Prêtres? J. C. écrivant aux Évêques, comme les premiers du Clergé, a certainement approuvé leur prééminence; les anciens manuscrits Grecs du Nouveau Testament portent ces mots à la fin: «On écrit de Rome à Timothée, le premier Évêque d'Éphèse, lorsque Saint Paul parut pour la seconde fois devant l'Empereur Néron.» On ne sçauroit ici entendre un simple Prêtre par le mot d'Évêque, non-seulement parce que les Églises ne comptoient pas leurs successions par les Prêtres, mais encore parce qu'avant Timothée l'Église d'Éphèse avoit des Prêtres. Ces mêmes manuscrits, dans la Lettre à Titus, laissent lire, de la Ville de Nicopolis on écrit à Titus, premier Évêque de Crète. L'Auteur, vulgairement appellé Ambroise, ne donne pas d'autre titre à Timothée; voici ses paroles: «L'Apôtre dit qu'il a consacré Évêque le Prêtre Timothée; parce que les premiers Prêtres se nommoient Évêques; en sorte qu'à la mort de l'Évêque le Doyen succédoit; mais, étant arrivé que les plus anciens Prêtres se trouvoient indignes de cette place le Concile changea l'usage, & ordonna qu'on feroit attention au mérite & non à l'ancienneté, de peur que les Prêtres indignes n'occupassent le Siège Episcopal, & ne devinssent le scandale de l'Église.»
Cet Auteur reconnoït que l'Apôtre fixoit un rang entre les Prêtres. Les anciens monumens militent contre les Sçavans qui infèrent de ce passage une Présidence circulaire: le discours de S. Ambroise ne la favorise pas. Les Évêques s'éloignant, c'est-à-dire, mourant ou abdiquant les Prêtres, qui tournoient étoient toute autre chose, & n'avoient aucun rapport avec la prééminence inséparable du Grand Prêtre & des autres Évêques de son rang. Ambroise insinue que dans l'institution d'un Évêque on examinoit l'ordre du Tableau, ou plutôt l'ancienneté des fonctions; quoiqu'aucun ancien n'ait embrassé cette opinion, elle n'est pas hors de vraisemblance, en l'adoptant à quelques Églises particulières.
Les Constitutions de Justinien portent que les Archimandrites des Moines furent au commencement élus selon l'ordre. S. Jerome, sur la pratique de l'Église d'Alexandrie, empêche qu'on ne pense ainsi de toutes les Églises; il dit sur Timothée: «Il instruisit Timothée, déjà Évêque, comment il devoit gouverner son Église. Sur Tite: l'Apôtre consacra Tite Apôtre, & l'avertit de veiller à son Église. Epiphane, Eusèbe, S. Chrysostome, Oecumenius, Théodoret, Théophylaste, Primasius y sont conformes. Le Concile Oecuménique de Calcédoine, s'énonce de la sorte dans l'Action onzième. On a ordonné à Éphèse vingt-sept Évêques depuis Saint Timothée jusqu'à présent».
L'antiquité n'auroit point prévu le système de quelques-uns qui avancent avec hardiesse, que les Évangélistes n'ont pu être Évêques; tandis qu'ils parcouraient les Provinces ils étoient Évangélistes; mais dès qu'ils se fixoient dans des Villes, où ils trouvoient une moisson abondante, y étant sans doute à la tête du Clergé, ils y remplissoient les fonctions d'Évêques: aussi l'antiquité a-t'elle judicieusement pensé que les Apôtres ont été Évêques des Villes, dans lesquelles ils ont fait un plus long séjour, ou pour parler plus correctement dans lesquelles ils ont siégé. S. Luc se sert de cette expression significative, pour marquer le tems que S. Paul demeura chez les Corinthiens.
On lit encore que les Apôtres ont fait Évêques d'autres fidèles que Tite & Timothée. S. Ignace écrivant à la Ville d'Antioche, dit, parlant d'Evodius: «Il est le premier que les Apôtres ayent élevé aux fonctions, que nous remplissons.» Il est inutile d'expliquer ces fonctions de S. Ignace, puisque partout il distingue l'Évêque des Prêtres, & qu'il le leur prépose: «Il les avertit ailleurs de ne rien agiter sans l'Évêque, & d'obéir à l'ordre des Prêtres»; il dit encore, «pour que l'ordre des Prêtres soit digne de Dieu, il faut qu'il soit aussi intimement lié à son Évêque que les cordes le sont à la Guitarre:» il demande dans un autre endroit, «Qu'est-ce qu'un Évêque? si ce n'est celui qui a l'autorité & le pouvoir absolu; il est le maître de tout, autant que le peut être un homme qui se modèle sur les Vertus de J. C. Quel est l'ordre des Prêtres? c'est un Conseil sacré, qui consulte & qui siége avec l'Évêque»; & il écrit à ceux d'Antioche: «Prêtres, paissez le troupeau qui vous est confié, afin que Dieu fasse voir que vous devez gouverner.» Ce S. Ignace étoit le même qui vit J. C. en chair, qui vécut avec les Apôtres, & fut Évêque d'Antioche après Evodius.
Mais avant que les Évêques eussent singulièrement obtenu ce nom, quel autre donnoit-on à cette Prééminence si ancienne & approuvée de Jesus Christ, & que Saint Jerome se persuade s'être introduite dans la huitième année de Néron? Les anciens Pères font entendre qu'on les appelloit Apôtres. On voit des traces obscures de cette opinion chez Saint Cyprien & chez les Auteurs de son siècle. Quand Saint Paul avance, qu'il n'est pas au-dessous des Grands Apôtres, on présume qu'il y avoit des Apôtres d'un degré inférieur. Théodoret interprète ainsi le Passage où Saint Paul nomme Epaphroditus Apôtre de la Ville de Philippe. Mais plus vraisemblablement, ce titre vient des Juifs Hellénistes, car les Dixmeurs & les Collecteurs avoient le nom d'Apôtres chez les Hébreux Hellénistes.
La Constitution d'Arcadius & d'Honorius le prend dans cette signification, lorsqu'elle rappelle, que leur devoir étoit de remettre au Grand Prêtre les sommes levées dans chaque Synagogue. Saint Paul, en ajoutant au nom d'Apôtre, le terme de Ministre de mes affaires, déclare, que les Habitans de Philippe lui avoient envoyé Epaphroditus avec de l'argent; & dans un autre endroit, il nomme Apôtres des Églises, les fidèles qui accompagnoient Tite. Suivant l'Apocalypse, on disoit plus anciennement Ange, & ensuite on a dit Évêque. Il y a apparence, que l'usage a eu beaucoup de part à ces dénominations. Ces Lettres étoient écrites en stile vulgaire, elles expliquoient l'emblème des étoiles par le nom d'Anges; cependant il paroit que le terme de Président étoit plus simple. Justin Martyr, dans sa seconde Apologie, donne ce titre à l'Évêque.
Quel seroit le modèle, sur lequel l'Église a fondé l'éminence de son Épiscopat? On sçait que les Prêtres des Gentils avoient des rangs. C'étoit l'usage des Grecs; & l'ancienne discipline des Druides, copiée sur celle des Grecs, en est un témoignage non suspect: «Les Druides ont un Chef,» dit César, «qui a la souveraine autorité.» Thucydide nous apprend quelle préséance avoient dans les choses sacrées les Villes Métropoles. Il dit en parlant des habitans de Corcyre, Colonie des Corinthiens: «Ils ne leur rendoient point des honneurs ordinaires dans les Assemblées générales; & ils ne permettoient point qu'un Corinthien présidât aux Sacrifices, comme le souffroient les autres Colonies.» Un ancien Scoliaste sur ce Passage remarque: «Que la coutume étoit de tirer le Grand Prêtre de la Ville Métropole.» Strabon décore du titre de Grand un Prêtre des Cattes; & Marcellinus, un Prêtre des Bourguignons.
Dieu, Auteur de la République des Juifs, approuva cet usage, en mettant à la tête des Prêtres un d'entr'eux avec la souveraine autorité, quoiqu'il fût en plusieurs occasions la figure de Jesus-Christ. Ce point ne fut pas cependant l'unique objet du Pontificat; car la dignité du Sacerdoce ne contribua pas moins au bon ordre, que la Puissance Royale, qui a en quelque sorte résidé en Jesus Christ. Je croirois le modèle suffisant, si je n'étois convaincu, que le Gouvernement de l'Église, n'est pas tant formé sur celui du Temple de Jérusalem, que sur celui des Synagogues.
Elles étoient dispersées sans aucun pouvoir, de même l'Église de Jesus Christ n'en a point. Par tout où les Apôtres abordoient, ils voyoient des Synagogues bien réglées, depuis la transmigration de Babylone, & lorsque les Juifs, qui les composoient, recevoient l'Evangile qui leur étoit prêché par préférence, on ne touchoit point à une discipline, que plusieurs siècles avoient respectée, & à laquelle les Gentils se soumetoient volontiers. Or il est évident qu'il y avoit un Chef qui présidoit à chaque Synagogue. Le mot Grec le rend par la Prince de la Synagogue, ou le Prince tout court; il est souvent dans l'Evangile & dans les Actes des Apôtres, en sorte que par tout il désigne un Prince de la Synagogue. L'article XIII. des Actes étend sa signification, il comprend & celui qui, chez les Hébreux étoit Prince de la Synagogue, & ceux qui s'appelloient Pasteurs, mot venu du Syriaque. Aussi les Maîtres Hébreux établissent un Prince dans chaque Synagogue, lequel répond à l'Évêque, & ensuite des Pasteurs, dont l'Église Chrétienne a perpétué le nom & les fonctions. C'étoit la même chose que les Aumoniers qui ont du rapport avec les Diacres. Les Pasteurs, confondus dans ce passage avec le Chef de la Synagogue, s'y nomment Princes des Prêtres.
Souvent le Grand Prêtre, & les plus anciens Prêtres ont dans le Nouveau Testament le titre de Princes des Prêtres. Jérémie les appelle les Anciens des Prêtres. Le nom d'Archisynagogue est répété dans le Code de Théodose pour les distinguer des Pères de la Synagogue, que les autres Loix nomment Majeurs ou Anciens. Justinien dans une Novelle qualifie ces Archisynagogues d'Archipherekites, & les distingue des Prêtres des Juifs. Archipherekites est un mot Syro-Grec. Le Texte Hébreu s'en sert d'un autre. Saint Luc Act. VIII. 32. l'entend des Pasteurs, parce que ce mot Grec a le son du mot Hébreu. Un Archipherekites est celui que Constantius dit être Président de la Loi: comme Philon parle de l'Évêque des Esséniens. Ces Archipherekites avoient au-dessus d'eux des Primats, qui gouvernoient dans l'une & l'autre Palestines, & c'en étoit d'autres dans les autres Provinces, comme on le voit dans les Constitutions des Empereurs. Cette courte Dissertation suffit pour éclaircir l'origine des Évêques.
L'Histoire de tous les siècles annonce les avantages que l'Église a tiré de l'Épiscopat; témoin Saint Jerome, l'homme de l'antiquité le moins aveugle sur le chapitre des Évêques: «On a décerné dans tout l'Univers, que pour prévenir les désordres & les Schismes, on placeroit un d'entre les Prêtres à la tête des Clergés; il dit ailleurs: Le bien de l'Église réside dans la dignité du Souverain Prêtre, c'est-à-dire, de l'Évêque; si les fidèles d'un avis unanime ne lui assurent point un pouvoir particulier, l'Église essuyera autant de Schismes qu'elle aura de Prêtres.» Saint Cyprien ne se lasse point de le répéter.
«Quelle a été, & quelle est la source des divisions & des hérésies? Nulle autre que le mépris, que quelques brouillions font de l'Évêque, qui est un, & à la tête de l'Église. Pourquoi, continue-t-il dans un autre endroit, chercher ailleurs l'origine des hérésies, & des troubles, qui ont déchiré l'Église? Elle naît de l'obéissance qu'on refuse au Prêtre du Seigneur, du défaut d'Évêques dans l'Église, & de Juges à la place de Jesus Christ.» L'élévation d'un ne préservoit pas seulement chaque Clergé de Schisme, mais, selon Saint Cyprien, toute l'Église étoit liée étroitement par l'union de ces Prêtres; car le commerce qu'entretenoient entr'eux ces Évêques, maintenoit partout la concorde, & cela par leur prééminence.
S'il est des maximes qui assurent la supériorité des Évêques, il en est d'autres, qui, sans combattre les premières, établissent l'égalité des Pasteurs. 1°. La dignité épiscopale n'est pas de précepte divin; cette proposition est d'autant plus certaine, que le contraire n'est pas démontré. Jesus Christ ne l'a ordonnée nulle part, il y souscrit à la vérité dans l'Apocalypse; mais ce consentement n'est point un précepte. L'Épiscopat est d'Institution Apostolique, parce que les Apôtres ont ordonné, ou approuvé plusieurs Évêques; mais on ne lit point qu'ils ayent enjoint, qu'il y eût de tels Évêques dans chaque Église: cette distinction résout la question née entre Saint Jerome & Aerius. Saint Jerome soutient, «que les Évêques sont au-dessus des Prêtres, plutôt par coutume, que par l'ordre du Seigneur». Aussi Saint Augustin prétend-t-il: «Que l'Évêque a, par honneur, une place distinguée, que l'usage ancien de l'Église lui a assignée». Les Pères en convenant de cette coutume, ne rejettent point l'Institution Apostolique. Saint Augustin au contraire assure, que ce qui se pratique dans l'Église, sans avoir été établi par les Conciles, & qui cependant a toujours été suivi, est censé avec raison venir de l'autorité des Apôtres.
Au reste, l'Institution Apostolique n'est pas un précepte divin. On règle plusieurs points avec la liberté d'innover. L'Église sous les Apôtres avoit décerné, que le Peuple répondroit Amen à haute voix, & que celui qui enseigne auroit la tête découverte, ces pratiques sont éteintes en plusieurs endroits. De plus, les Apôtres instituèrent un si petit nombre d'Évêques, que plusieurs Villes n'en eurent point. Epiphane l'avoue: «Il falloit des Prêtres & des Diacres, leurs fonctions suffisoient au gouvernement des ames; & à la discipline ecclésiastiques s'il ne se trouvoit point de Clerc digne de l'Épiscopat, la Ville en étoit privée; si elle en demandoit, & qu'elle en fournit de capable, on l'établissoit. Les autres Églises, suivant Saint Jerome, étoient administrées par le Clergé.»
On n'avoit point universellement résolu, qu'il y auroit un Évêque dans chaque Ville; on l'a déjà fait voir dans le siècle des Apôtres. Depuis cela on a placé plusieurs Évêques dans une seule Ville, à l'imitation des Juifs qui avoient autant de Chefs que de Synagogues. Or il y avoit souvent plusieurs Synagogues dans la même Ville, ou comme parle Philon, plusieurs lieux destinés à la prière; ce qui a fait dire au Satirique: «Dans quelle Synagogue vous chercher?» Par exemple, à Jérusalem, on voyoit la Synagogue des Libertins, celle des Cyrenéens, celle des Alexandrins. Les Corinthiens vers ce même tems avoient deux Chefs de Synagogue, Crispus & Sosthenes. Epiphane dit: «Que la Ville d'Alexandrie fut la première, qui se détermina à n'obéir qu'à un seul Évêque.» Autrefois Alexandrie n'eut point deux Évêques comme les autres Villes. Le Canon VIII. de Nicée définit, qu'il n'y ait point deux Évêques dans une Ville. Les circonstances ont quelquefois fait éluder l'exécution de ce Canon. Il conservoit la Dignité Épiscopale aux Évêques, qui abandonnoient la Secte des Cathares, & qui rentroient dans le sein de l'Église.
Le Concile d'Éphèse, après l'Élection de Théodore, accorde à Eustache l'honneur de l'Épiscopat; du moins cela paroît par une Lettre écrite au Concile de Pamphilie. Dans le Colloque, tenu devant Marcellinus, les Catholiques offrirent cette prérogative aux Donatistes, s'ils rentroient dans la Communion: «chacun de nous peut céder la place éminente, que nous donnons ordinairement à l'Évêque étranger.» Valerius Évêque d'Hippone, s'associa Saint Augustin, & quoique ce dernier ait rejetté cette action, sur ce qu'il ignoroit la défense des Canons, on peut présumer, qu'elle n'étoit point insolite, encore moins opposée aux préceptes divins.
De plus, les Chaires Episcopales, vaquoient des mois & des années entieres. Le Clergé, dit Saint Jerome, en avoit alors le Gouvernement. Les Prêtres, ajoute Saint Ignace, paissoient le Troupeau; combien de Lettres Saint Cyprien n'adressa-t-il pas au Clergé de Rome? Combien de Réponses n'en reçut-il pas sur les Affaires de l'Église les plus importantes? Tous les anciens Pères protestent, que hors l'Ordination, il n'est aucune fonction propre à l'Évêque, qu'un Prêtre ne puisse remplir. S. Chrysostome raisonne de la sorte sur ces deux grades; ils différent peu. «Les Prêtres ont le pouvoir d'enseigner, & les premières places. Les Évêques n'ont de particulier que l'Ordination, ou l'Imposition des mains. Par cette fonction seule, ils paroissent être au-dessus des Prêtres.» Saint Jérôme pense de même. «Que fait l'Évêque, excepté l'Ordination, que le Prêtre ne puisse faire?» Quoique le sentiment des Pères interdise aux Prêtres l'Ordination, & que nombre de Conciles universels ou particuliers l'ayent ainsi statué, rien n'empêche de croire que les Prêtres peuvent ordonner sans appeller l'Évêque. En effet, le IV. Concile de Carthage insinue, que les Prêtres concouroient quelquefois à l'Ordination: «Au moment que l'Évêque benit le Prêtre, & qu'il lui impose les mains sur sa tête, que tous les Prêtres assistans ayent aussi leurs mains sur la tête auprès de celles de l'Évêque.» Je n'oserois m'autoriser d'un passage de Paulin sur cette imposition des mains des Prêtres, je sçais que Saint Jerome, Saint Ambroise & les autres Pères, ainsi que Calvin, le Chef de la Réforme, n'entendent pas là le Presbitérat, mais la fonction à laquelle Timothee fut élevé. Aussi un homme qui aura étudié les Conciles & les Pères, n'ignorera pas, que le Presbitérat est un nom d'Office comme l'Épiscopat & le Diaconat; & S. Paul ayant imposé les mains à Timothée, il n'étoit ni nécessaire ni décent, que les Prêtres s'unissent pour l'associer à l'Apostolat, & le combler de toutes les vertus. Mais comment refuser aux Prêtres l'Ordination dans les endroits où il n'y a point d'Évêque? puisqu'entre les Scholastiques, l'Auxerrois en convient, car les reglemens, qui ont pour but le bon ordre, ont leur exception. «Un ancien Concile de Carthage permettoit aux Prêtres de réconcilier les Pénitens en cas de nécessité, & ailleurs d'imposer les mains aux Baptisés.» De plus comme nous l'avons déjà remarqué, placera-t-on avec les Évêques ou avec les simples Prêtres, ceux qui n'ont point de Prêtres au-dessous d'eux, ni d'Évêques au-dessus? Saint Ambroise dit de Timothée, il étoit Évêque, parce qu'il n'avoit personne au-dessus de lui. La forme d'un Gouvernement a beaucoup de rapport à cette question. Le Sénat sans Roi a une autorité qu'il n'exerce pas sous un Roi, attendu qu'un Sénat sans Roi est presque Roi.
Ce siècle vit plusieurs Villes se passer d'Évêques pour quelques années, & ce sur des motifs indispensables. Beze paroit regarder ces motifs comme passagers, & déclare, qu'il n'est pas de ceux qui croyent, qu'il ne faudroit pas rappeller l'ancienne discipline si les abus en étoient écartés. On peut regarder comme le premier de ces motifs la disette de sujets dignes de cet auguste ministère; car si l'Église dès son berceau jugea à propos de ne point pourvoir d'Évêques nombre de Villes, comme le dit Saint Epiphane, pourquoi, ayant à peine dissipé les ténèbres épaisses, que l'ignorance avoit répandues, n'auroit-elle pas suivi la même route, surtout dans les endroits où l'on ne voyoit plus de ces anciens Évêques qui maintenoient la vérité révélée?
2°. Le relâchement de l'Ordre Episcopal devint un second motif. L'Historien Socrate se plaignoit autrefois, que quelques Évêques ses contemporains avilissoient le Sacerdoce & avoient perdu toute leur autorité. Hierax se plaignoit dans Isidore de Peluse, que la douceur & la modestie s'étoient tournées en tyrannie. Saint Grégoire de Nazianze condamne ouvertement l'ambition des Évêques, & il veut qu'on interrompe dans des Villes la succession des Évêques, si on n'y abolit pas l'Épiscopat: «Plût à Dieu que la vertu seule donnât la préséance, les honneurs & l'autorité»; le Concile d'Éphèse craint, «que la fumée de la dignité mondaine ne serve à la décoration du Sacrifice.» Les Conciles d'Afrique y sont conformes.
Cependant l'ambition du Clergé n'avoit pas jetté d'aussi profondes racines depuis les Apôtres jusqu'à ces siècles, que depuis ces siècles jusqu'au tems de nos Pères; en sorte qu'on pût desespérer de guérir cette maladie, si l'on ne coupoit les membres cangrénés. Je n'abrogerois pas de bons usages, parce qu'on en abuse; mais il ne seroit pas nouveau d'en suspendre l'exécution quand l'abus est insensiblement devenu l'usage. Le serpent d'airain auroit pu subsister, sans devenir l'objet de la superstition; néanmoins Ezéchias qui vit le penchant du Peuple, le fit mettre en poudre pour soustraire aux yeux des Juifs un sujet de superstition.
Les Évêques avoient terni l'éclat & affoibli la vénération, que les fidèles portoient à la Dignité Épiscopale; le nom seul leur étoit odieux; n'est-il pas des occasions, où il faut se prêter aux préjugés? Témoins les Romains, qui dégoûtés des Tarquins, jugèrent de ne souffrir à Rome aucun Roi.
En troisième lieu dans les tems de trouble, sous le nom de Juges de la Loi, ils devoient non seulement étouffer les secrets mouvemens de l'ambition, mais encore en dissiper jusqu'aux moindres soupçons. Quoiqu'on y ait remédié, en éteignant l'Épiscopat, on n'a pu échapper à la calomnie. Que n'auroit-on point inventé, si l'espoir d'un rang plus élevé, eût concouru au changement de Doctrine?
Une raison particulière a fait que la Réforme s'est abstenu de l'Épiscopat. Dieu suscita de Grands Hommes, d'un génie vaste, d'une érudition profonde, également accrédités chez eux & chez les Nations voisines. Ils étoient en petit nombre, mais capables de faire face à tout: leur réputation suppléa aisément à ce qui leur manquoit du côté de l'Épiscopat. Il faut reconnoitre avec Zanchius, que ceux-là furent plus Évêques, quoiqu'ils n'en eussent pas le nom, que ceux dont ils foudroyoient l'Épiscopat.
Je rappelle ce que j'ai avancé quelque part, que la discipline ecclésiastique s'est modelée sur la Police civile. Dans l'Empire Romain les Évêques étoient à l'instar des Commandans, les Métropolitains ressembloient aux Gouverneurs des Provinces, & les Exarques Patriarches ou Primats étoient à l'imitation des Princes Vicaires des Empereurs. Je ne suis donc pas surpris, qu'un Peuple accoutumé plutôt au Gouvernement des Grands qu'à celui d'un seul, confiât plus volontiers le Gouvernement de l'Église au Clergé qu'à l'Évêque. Ce préjugé excuse les Églises qui n'ont point d'Évêques, pourvu qu'elles s'abstiennent de combattre les autres saines pratiques & qu'elles ne perdent pas de vue ces maximes que Beze recommande fort: «Tout précepte divin est essentiel au salut; il fut nécessaire, il l'est, il le sera, qu'un du Clergé ait la première place & les honneurs, qu'il veille au Gouvernement, & qu'il ait en main l'autorité que la Loi divine y a attachée.»
Je passe à ces Adjoints, qui tirés d'entre le Peuple sécondoient les Pasteurs. Leur ministère duroit un an ou deux. Ils avoient le titre de Prêtre, sans avoir la Prédication ni l'administration des Sacremens. I°. Je crois que les Apôtres & la primitive Église ne s'en sont point servis: aucun Auteur, que je sache, n'a avancé que ces Prêtres à tems existoient déjà, encore moins l'a-t-on prouvé. Tertullien écrivant contre les Hérétiques, «pour marquer combien leurs Ordinations téméraires, inconstantes, & légères suivoient peu la méthode de l'ancienne Église, ajoutoit, aujourd'hui Prêtre & demain Laïc.»
Ce passage découvre que les Prêtres à tems étoient alors inconnus à l'Église Catholique; quelques-uns prétendent qu'il est indifférent à l'essence de la fonction qn'elle soit ou perpétuelle ou momentanée; si cela est vrai, il faut s'étonner de ne trouver chez aucune Nation de ces Pasteurs annuels chargés des fonctions sacrées. Si ce raisonnement est absurde, quelle en est la raison? Sinon que, comme les dons de Dieu ne se reçoivent point à regret, c'est-à-dire, avec envie de s'en défaire, de même les fonctions établies de Dieu doivent être durables, puisqu'elles sont pour les besoins continuels de l'Église, «Celui qui tenant le soc de la charrue regarde derrière lui, n'est pas propre au Royaume de Dieu,» c'est-à-dire, au ministère de l'Église, ces différens changemens des Anciens sont plutôt l'usage de la prudence humaine, que la suite de la Loi divine.
2°. L'ancienne Église n'a compris sous le nom de Prêtres que les Pasteurs chargés de la parole & de l'administration des Sacremens. Je ne m'arrête point au terme Latin de Senieurs ou Anciens, qui quelquefois s'adopte à l'âge, & assez souvent à la Magistrature; je parle du mot Grec, qui traduit en Latin, signifie toujours la fonction & la dignité pastorale; car les Auteurs Grecs, qui usent du terme de Prêtre marquent par tout l'âge ou la Magistrature. Je ne parle pas encore du passage de Saint Paul, qui regarde plus la question du droit divin; je dirai cependant par la suite quelque chose des Senieurs de l'Ancien Testament. De tous les Pères, de tous les Livres qui ont traité du Gouvernement de l'Église, aucun ne donne la dignité du Sacerdoce qu'aux Pasteurs: s'il y eût eu de deux sortes de Prêtres, on auroit du faire mention, non pas une fois, mais cent, mais mille, surtout dans ces Canons qui ont tracé le plan de la Hiérarchie ecclésiastique, & on auroit déterré dans quelqu'endroit la maniere d'élire ces Prêtres qui ne sont pas Pasteurs. Combien de passages au contraire répètent que tous les Prêtres ont le droit de paître le troupeau, de baptiser, d'administrer les Sacremens; ils rapprochent les Prêtres des Évêques, & les appellent Successeurs des Apôtres. Combien s'étendent-ils sur les Pénitences des Prêtres: c'étoit pour eux un châtiment d'être chassés du Clergé, d'être pour un tems réduits à la Communion des Laïcs, & d'être assujetis à une discipline plus rigoureuse.
Les Loix qui affranchissent les Prêtres du Barreau & des Charges publiques, & les Constitutions qui défendent de reconnoître d'autres Prêtres que les Pasteurs, existent encore. Saint Ignace, qui le premier des Pères parle du Presbitérat, range partout les Prêtres au-dessus des Diacres, & les distingue des Laïcs; il nomme même le Presbitérat l'union des Apôtres de J. C. il étoit sans doute persuadé que les Prêtres avoient succédé aux Apôtres dans le ministère de la parole, la dispensation des Misteres, & l'usage des Clefs, & il leur prodigua les noms de Conseillers, de Sénateurs des Évêques, en sorte qu'il est singulier que quelques-uns ayent si mal interprété ce passage. Au reste, rien n'égale la confiance d'un Auteur qui a cru depuis peu trouver dans le Concile de Nicée des Prêtres non Pasteurs; il cite le Canon XVII. «Le S. Concile Général a été informé, que les Diacres de quelques Villes donnoient l'Eucharistie aux Prêtres, quoique la pratique de l'Église interdise la distribution de J. C. à ceux à qui elle a refusé le pouvoir de la consacrer.»
La lecture de ce Canon présente-t'elle l'idée des Prêtres non-Pasteurs, tandis qu'il recommande expressément aux Diacres de ne point siéger parmi les Prêtres? S. Jerome, reprenant l'abus condamné par ce Canon, s'écrie: «C'est pousser l'impudence bien loin que de préférer les Diacres aux Prêtres, je veux dire aux Évêques. Comment? le Ministre des Veuves & des aumônes auroit le front de précéder le Ministre qui consacre le Corps & le Sang de J. C.» D'autres se rejettent sur l'Histoire du Prêtre Pénitencier, dont ils désapprouvent l'abrogation, qu'ils canonisent cependant, lorsqu'ils attaquent la Confession auriculaire; d'où on a inféré que le Prêtre Pénitencier n'étoit pas Pasteur. Et où les Pères ont-ils pensé que l'usage des Clefs pût être détaché du ministère de la parole, & de l'administration des Sacremens? Certainement J. C. a confié les Clefs à ceux qu'il a revêtus du pouvoir de prêcher & de baptiser: «Que l'homme ne sépare pas ce que Dieu a uni.»
Saint Ambroise dit parlant du droit de lier & de délier, cette fonction appartient aux Prêtres seuls. «Nous autres Prêtres, poursuit-il, nous avons tous reçu les Clefs du Royaume des Cieux, par l'Apôtre Saint Pierre. Saint Jerome assure de ceux qui ont succédé aux Apôtres, que munis des Clefs, ils jugent avant le jour du Jugement: il n'est pas aisé, continue-t'il, d'être à la place de Saint Paul & d'occuper celle de Saint Pierre». Saint Chrysostome ajoute: «ce lien enchaîne l'âme des Prêtres.» Les Pères regardoient comme Pasteurs les Prêtres qui avoient la parole & les Sacremens; terme inusité dans le Nouveau Testament, mais autorisé par la Loi divine. Dieu, chez Isaïe, prédisant la vocation des Payens par l'Evangile, annonçoit, «que de ces Nations, il choisiroit des Prêtres & des Lévites.»
L'exercice des Clefs, & le pouvoir d'absoudre les Pénitens, appartient, de l'aveu de tous les Pères, aux seuls Pasteurs dépositaires de la parole & des Sacremens; par conséquent les Prêtres, chargés d'absoudre les Pénitens, ne sont point autres que ceux que le Nouveau Testament nomme Pasteurs. Or de même que le mot de Prêtre désignant la fonction ecclésiastique, est chez les Pères uniquement consacré aux Pasteurs; de même le terme latin Senieur ne s'applique qu'à eux. Tertullien, traitant de l'usage des Clefs, dit: «On juge, comme étant certains de la présence de Dieu, & comme avançant le Jugement dernier; si un Pécheur a tellement péché, qu'il mérite de ne point assister aux Prieres, aux Assemblées des fidèles, & de rompre tout commerce avec lui, des Senieurs approuvés, président à ces délibérations, leurs vertus, non l'argent, leur méritent cet honneur, car la chose de Dieu ne s'achète point.»
Calvin lui-même avoue que les seuls Pasteurs formoient le Clergé de ces siècles. Tertullien, traduisant le Texte Grec, appelle Senieurs ceux qui avoient l'exercice des Clefs: en Grec, on les nommoit Prêtres, terme qui, ayant d'abord caractérisé l'âge, exprima ensuite les Dignités séculières, & resta enfin aux fonctions ecclésiastiques. Le mot Sénat a la même origine en Latin & en Grec. Firmilien, Évêque de Césaréé, décrivant à Saint Cyprien les Conciles provinciaux, composés d'Évêques & de Pasteurs: «Cette raison, dit-il, nous oblige d'assembler tous les ans des Senieurs & des Prêtres pour régler l'Église commise à nos soins. Saint Ambroise remarque deux degrés de Senieurs, l'Évêque & les Prêtres, & il les oppose aux Laïcs: il ne faut pas, observe-t'il, que nos Juges Clercs fréquentent les maisons des Veuves & des Vierges, si ce n'est pour les visiter; ils y accompagneront les Senieurs, c'est-à-dire, l'Évêque ou les Prêtres, si le sujet est de conséquence.»
Il est donc inutile de donner sujet à la critique des Laïcs: feuilletez les Actes de tous les Conciles, vous n'y lirez aucun nom de Senieurs, qui n'auront point été Pasteurs: on commença même à appeller les Pasteurs les Ainés, terme uniquement propre à l'âge, à l'imitation d'un mot Grec. Firmilien dénote clairement les Pasteurs, quand il dit: «les premières places de l'Église sont occupées par les aînés qui ont le pouvoir de baptiser, d'imposer les mains, & d'ordonner»: ainsi ces mots Majeurs, Senieurs embrassent également l'âge, la Magistrature, & le Sacerdoce. Grégoire de Tours qualifie de Majeurs les Gouverneurs pour le Roi Childebert. La Novelle de Léon & de Majorien traite les premiers d'une Ville de Senieurs. L'Ordonnance de Marcellinus adresse aux Senieurs des lieux l'ordre de réprimer les Assemblées secrettes.
Dans les Fiefs, le Senieur est celui qui a des Vassaux; d'où vient le nom de Maître, commun aux Italiens, aux Espagnols & aux François: on ne s'est pas seulement servi du mot Senieur pour les Pasteurs & les Magistrats; on en a encore décoré l'Assemblée des Prêtres que Saint Ignace appelle la sainte Assemblée des Prêtres, c'est-à-dire, de ces Prêtres qu'il a d'abord égalés aux Évêques, & par le conseil desquels l'Église étoit gouvernée. De même Tertullien appelle le Clergé l'Ordre: «L'autorité de l'Église a posé les bornes qui séparent l'Ordre & le Peuple.» Il est vrai que les Auteurs ecclésiastiques ont souvent donné le nom de Senieur à l'âge plutôt qu'à la dignité: comme il est hors de doute que les Évêques consultoient leurs Églises dans leurs affaires importantes, conduite utile & toujours nécessaire, lorsqu'elle étoit agitée de persécutions, & qu'elle étoit menacée d'un schisme. Aussi pour appaiser les murmures que le ministère de tous les jours avoit élevés, on assembla les Disciples. Le bruit s'étant répandu à l'arrivée de Saint Paul à Jérusalem, qu'il enseignoit qu'on ne devoit plus obéir à la Loi de Moïse, quoique tous les Prêtres fussent présens, on résolut selon l'usage d'assembler la multitude.
«Je n'ai pu vous écrire de mon chef, dit Saint Cyprien, m'étant imposé la Loi dès le commencement de mon Épiscopat (ce terme dénote une chose arbitraire,) de ne rien statuer sans le Conseil de mon Clergé, & le consentement de mon Peuple.» Il prévenoit son Peuple sur l'ordination des Clercs, sur la séparation ou la réception des Pécheurs: ce n'étoit pas toujours ce Peuple composé de femmes & de jeunes gens, c'étoit les plus anciens d'entre les Pères de famille, & ceux d'un jugement mûr; ce que peut-être Saint Paul appelle la plupart; ils représentoient donc le Peuple.
Dans les Actes de la Justification de Félix & de Cécilien il est parlé des Évêques, des Prêtres, des Diacres, des Semeurs; on dit ensuite: «Appelez ceux qui font corps avec les Clercs & les Senieurs du Peuple.» Il y avoit donc des Senieurs non Clercs, mais Laïcs: ces deux espèces sont toujours opposées chez les Pères. On a tort d'entendre ce terme de travers, il n'a rien de honteux, il est plutôt indispensable, pour ne point confondre les Senieurs du Clergé avec les Senieurs du Peuple. Les Pères, dont l'autorité suffit pour consacrer certaines expressions, l'ont employé & l'ont emprunté des Prophètes qui avoient coutume de distinguer les Prêtres & le Peuple; c'est pourquoi on a raison de mettre au rang des Laïcs tous les Ministres de l'Église, qui n'ont point l'administration des divins mistères. S. Augustin écrit «au Clergé & aux Senieurs de l'Église d'Hippone. Il est dit dans Grégoire de Tours, en présence des Évêques, du Clergé et des Senieurs» Je conviens qu'en cette occasion le mot Senieur pourroit désigner les Magistrats; car parmi les Lettres de Saint Grégoire, une est inscrite au Clergé, à l'Ordre & au Peuple de Ravenne, où l'Ordre est, comme le sçavent les moins habiles, l'Assemblée des Senieurs. Saint Léon dans une Lettre distingue par la suscription les Clercs de l'Assemblée, de l'Ordre & du Peuple. Ce Pape met sur une autre Lettre, au Clergé, aux personnes constituées en dignité, & au Peuple.
Or, de même qu'il n'est pas clair si plusieurs passages entendent par le mot Senieur, les Magistrats ou les personnes d'un âge mur; de même on hésite ailleurs, s'il désigne les Prêtres ou les personnes avancées en âge. S. Grégoire, par exemple, veut qu'on informe devant les Senieurs de l'Église de l'accusation intentée contre un Clerc. S. Augustin fait mention de ceux qui pour la crapule, le vol, ou autres vices, sont réprimandés par les Anciens; & Optat remarque que les ornemens de l'Église étoient sous la garde des Senieurs fidèles: ces exemples regardent également les Prêtres & les Laïcs. Un Auteur anonyme me fournira un passage célèbre, tiré des Commentaires sur les Épîtres de Saint Paul, attribués à S. Ambroise. «Les Nations ont toujours honoré la vieillesse d'une profonde vénération. La Synagogue & l'Église depuis ont eu des Vieillards, sans le conseil desquels rien ne se faisoit dans l'Église: j'ignore pourquoi cette pratique est éteinte, peut-être que la division des Docteurs, ou plutôt leur orgueil y a beaucoup de part, parce qu'ils vouloient seuls être estimés quelque chose.»
Pour développer la pensée de l'Auteur, il est bon d'examiner quels étoient les Senieurs de la Synagogue: étoient-ils des Magistrats? formoient-ils les Juges de la Synagogue? comme Saint Mathieu le donne à entendre, «ils vous flagelleront dans leurs Synagogues.» Je n'ose le croire; quoique on l'ait relevé plusieurs fonctions des Magistrats Juifs, que par similitude on a prêté aux Prêtres des Chrétiens. «Cet Auteur rapporte que l'usage de la Synagogue avoit distribué les places, que les Senieurs les plus distingués parleroient assis sur des chaises, les suivans sur des bancs, & les derniers à terre sur des nattes». Je crains que le mot distingués n'ait furtivement passé de la glose dans le texte; puisque Philon le décrit de la sorte: «Arrivés dans le lieu sain ils sont rangés par ordre, les jeunes après les vieux, donc les plus âgés siégeoient les premiers». Il est à présumer que la primitive Église ne s'en est point écartée. S. Jacques semble l'adopter, quand il réprimande ceux, qui déférent aux riches l'honneur des premières places, tandis que les pauvres, reculés au bas de l'Église, sont quelquefois obligés de se tenir debout: de plus, il étoit permis à tout homme, instruit de la loi, d'interpréter les Saintes Lettres dans les Synagogues; les Juifs l'étudioient presque tous, excepté les Ouvriers. Les Protestans se sont en cela modelés sur eux. Suivant cette liberté, J. c. enseigna dans les Synagogues, & après lui les Apôtres firent de même; on le voit surtout dans Saint Luc, Chap. IV. & dans les Actes, Chap. XIII. Dans le premier endroit on présente un Livre à J. C. dans l'autre on prie Saint Paul & Saint Barnabas, quoiqu'inconnus, de parler au Peuple. Si personne, soit étranger, soit du Peuple, ne se levoit, alors quelques-uns des anciens qu'on nommoit Pères Majeurs de la Synagogue, ou & par excellence Senieurs, interprétoient la Loi; & quand ceux-ci n'étoient pas préparés, c'étoit au Chef de la Synagogue à faire cette fonction.
Tels furent les premiers siècles de l'Église; l'Apôtre permet de prêcher au Peuple, à ceux qui avoient le don de Prophétie; chaque Assemblée en avoit deux ou trois. Les autres examinoient leur Doctrine; mais ce don, étant devenu plus rare, à peine hors les Pasteurs, se trouvoit-il quelqu'un capable d'instruire les Fidèles. On lit, à la vérité, qu'Origene & d'autres Clercs, non Prêtres, ont enseigné dans l'Église; mais outre que ces exemples sont en petit nombre, ils ne l'ont jamais fait que par une permission particulière de l'Évêque.
L'Évêque de Césarée, repris d'avoir souffert Origene dans la Chaire de Vérité, donna trois exemples de cette dispense, & conclut que cela se pratiquoit ailleurs, quoiqu'il n'en fût pas assuré; il paroît par-là qu'il y avoit déjà de la différence entre les Interprètes de la Synagogue & les Prédicateurs de l'Evangile. La Synagogue admettoit tous ceux qui s'offroient; l'Église vouloit des gens surs & irréprochables; & comme dit Tertullien, autorisés par les suffrages. On élisoit les Juges du Grand Sanhédrin, on ne nommoit point les Interprètes de la Loi: la différence est sensible; non-seulement le ministère de la parole est plus essentiel que n'étoit l'exposition de la Loi, mais encore l'Église donne aux Prédicateurs l'administration des saints Misteres inconnus à la Synagogue. Tous les sacrifices s'offroient en un seul Temple, hors la Pâque, que chaque père à la tête de sa famille célébroit en sa maison, & non à la Synagogue. La Loi de Moïse n'avoit point prescrit de circoncire à la Synagogue, & d'y appeller certains Ministres. Ainsi l'on peut être en suspens sur les Senieurs de l'Église qu'entend le faux S. Ambroise: seroient-ce ceux qui répondent aux plus prudens de la Synagogue, qui sont les Vieillards, comme Justinien, dans la cent trente-troisième Novelle, nomme Senieurs les principaux des Moines? seroit-ce ceux que Philon pense être les Prêtres les plus âgés?
Si le faux S. Ambroise embrasse le premier sens, lui & S. Jérôme se rapprochent: le premier dit, «que l'Église n'ordonnait rien dans l'avis des Senieurs»; le second, que «l'Église étoit gouvernée par l'avis unanime des Prêtres». Saint Jérôme parle là de ces Prêtres, qu'on qualifia d'abord d'Évêques, & entre lesquels ensuite on prit les Évêques. S'il préfère le dernier sens, son discours ayant plus de rapport à l'âge qu'à la fonction, il sera du sentiment que je viens d'exposer; je veux dire, que les Vieillards représentant le Peuple avoient coutume d'être convoqués dans les affaires graves, comme pour l'Ordination, pour l'Absolution des Pécheurs; car il est plus naturel de penser qu'on ait discontinué d'inviter le Peuple, ou la plus saine portion du Peuple, que de soutenir que les Évêques ont tout attiré à eux; entreprise, qui cependant a peu-à-peu étouffé l'ancien usage.
Il est maintenant aisé de se convaincre que les Écrivains Ecclésiastiques ont indifféremment appliqué le nom de Prêtres, ou de Senieurs, soit aux Vieillards, autant qu'ils étoient dans l'Église, soit aux Magistrats qui en sont une portion, soit aux Pasteurs: instruction pour ceux qui expliqueront témérairement, & sans des motifs puissans, les passages de l'Écriture-Sainte qui parlent des Prêtres, autrement que les Pères, contemporains des Apôtres, & mieux instruits de la vraie signification de ce terme.
3°. Il est tems de développer les Oracles que les Saintes Écritures ont dictés. Ces Assesseurs, choisis pour aider les Pasteurs, ne sont pas d'institution divine: penser autrement, ce seroit tacitement reprocher à l'Église d'avoir pendant plusieurs siècles éludé le précepte divin, reproche que je me garderai bien de lui faire: aussi l'opinion contraire n'a-t'elle aucune vraisemblance, quoique les Sçavans l'ayent déjà renversée. L'exécution de mon projet veut que je répète ce qui a été si habilement manié, & que j'y joigne des réflexions, qui répandront un nouveau jour sur cette question.
Le premier passage qu'on oppose, est tiré de S. Mathieu, où J. C. parle ainsi: Dites à l'Église. On conclut de là que J. C. a prescrit l'établissement d'un Sanhédrin, composé de Prêtres & de Citoyens pour veiller au Gouvernement de l'Église. C'est ainsi qu'on compose les Sanhédrins ecclésiastiques: les anciens & les modernes ont différemment commenté les paroles de J. C. Comme il seroit long de copier leurs observations, je dirai ce que j'en pense, & cela les renfermera presque toutes. Il ne faut pas aisément désespérer du salut d'un homme qui nous aura nui, il est des degrés de correction; l'aller d'abord trouver sans témoins, & tâcher de le ramener, s'il est possible; si cette démarche n'a aucun succès, se faire escorter d'un, deux, ou trois amis, aux instances desquels peut-être il fléchira.
J. C. jusqu'à présent ne donne pas un conseil inconnu aux Juifs. Le Livre, nommé Musar, expose, s'il ne veut pas se réconcilier, par la médiation de deux ou trois amis, qu'on l'abandonne à lui-même, car il est incorrigible. Ce Livre ajoute dans un endroit un nouveau degré: «Si l'autorité d'amis n'a aucun effet, qu'on lui en fasse l'affront devant plusieurs, J. C. dont la clémence ne sçait point se lasser, & à laquelle il veut que nous nous conformions, loin de désapprouver ces tentatives, nous invite à tout tenter, avant que de regarder cet homme comme incorrigible; mais après cela, dit-il, qu'il vous soit comme un Payen & un Publicain, c'est-à-dire, qu'il vous soit Étranger». L'Évangile unit souvent les Publicains & les Pécheurs. Les Gentils y sont appellés les Pêcheurs. J.C. dit que «les Juifs le mettront dans les mains des Pécheurs.» Avant de perdre toute espérance, si les amis ne peuvent rien obtenir, J. C. demande qu'on traduise cet obstiné devant un petit nombre de gens pieux, dont le poids & l'autorité le ramènent au Salut, ou par les réprimandes de plusieurs, comme dit Saint Paul: ainsi dans le Musar il est dit, plusieurs, J. C. dit l'Église, & Saint Paul met la plupart: ce mot Église chez les Septante ne désigne pas une nombreuse Assemblée; Saint Paul même la restraint à une famille de personnes pieuses; comment imaginer après cela que le passage de Saint Mathieu ait trait à la question.
En effet l'Assemblée des Pasteurs & des non Pasteurs peut exister sans ces Adjoints; l'induction que l'on tire du Sénat des Juifs est aussi foible; les Synagogues des Juifs étoient les unes des écoles, dit Philon, les autres des Tribunaux: on lisoit & on expliquoit dans les premières les Lettres sacrées, «pour exciter les Juifs, continue Philon, à l'amour de Dieu, de la vertu & du Prochain»: ces trois mots de S. Paul, Piété, Sagesse & Justice y répondent: là on ne rendoit point la Justice, mais dans les Tribunaux, où les Juges connoissoient également des choses sacrées & profanes, & dont le jugement étoit fondé sur la Loi; car chez les Peuples Hébreux la Religion & la Police n'étoient point séparés. Ces Juges habitoient en partie dans les Villes particulieres, & en partie dans la Capitale; celles-là avoient les petits Sanhédrins, celle-ce renfermoit le grand, pour marquer la prééminence. L'institution des petits Sanhédrins est dans l'Exode XVIII. 21. & Deuter. 1-13, on nommoit les Juges Senieurs, c'est-à-dire, Sénateurs.
Ils connoissoient des assassinats, Deuter. XIV. 12. ils informoient d'un assassinat commis en cachette, Deuter. XXI. 6. ils jugeoient un fils rebelle, Deuter. XXI. 19. ils accordoient un azile à qui avoit tué un homme par mégarde, Josué XX. 7. Comme ces Jugemens émanent de la puissance souveraine, je suis étonné qu'un Sçavant les emploie, pour prouver que l'Église a retenu ces Assemblées, tandis qu'il est constant que l'Église & les Apôtres n'ont jamais été revêtus de la puissance souveraine. Quand J. C. prédit à ses Disciples, qu'ils seroient fouettés, c'étoit de ces Senieurs que devoit émaner la Sentence.
Il ne reste plus dans les Villes aucunes traces, aucuns vestiges de ce Sanhédrin ecclésiastique; il est vrai que les Prêtres ou les Lévites versés dans la Loi, assistoient à ces Assemblées, L'Historien Joseph le remarque. Le Deut. X X. le dit: «Toute affaire civile & criminelle se portoit devant ces Prêtres»; c'est-à-dire, aucun procès ne sera jugé qu'en leur présence. Moïse dit, en parlant des Lévites: «ils enseigneront vos Jugemens à Jacob, & votre Loi à Israël; & Josaphat, rétablissant les Juges des Villes, ne fait mention que d'une seule espèce.»
Par rapport au grand Sanhédrin quelques-uns en comptent deux, l'un Laïc, l'autre, Ecclésiastique. Ils fondent leur opinion sur des témoignages respectables mais trop récens, & sur des preuves trop foibles. I°. Quels sont les Auteurs de l'Histoire Juive les plus dignes de foi? Sans doute les Juifs eux-mêmes, comme les Historiens Grecs dans l'Histoire Grecque, les Romains dans la Romaine. Joseph commente avec soin un passage du Deut. Chap. XVII. & un des Paralip. XIX. sur lesquels se fondent ceux qui comptent deux Tribunaux. Voici celui du Deut.: «Si les Juges n'osent décider les affaires portées devant eux, défiance assez ordinaire chez les hommes, qu'ils renvoyent la cause à Jérusalem, & que le Pontife, les Prophètes & le Sénat assemblés, prononcent ce qui leur paroitra juste.»
J'ai cité plus haut un morceau de Philon, qui décrivant le Jugement de Moïse sur un affaire importante, ajoute: «Que les Prêtres siégeoient. Joseph dans l'Histoire des Paralipomènes, raconte que Josaphat prit des Juges d'entre les Prêtres, les Lévites & les Grands, à qui il recommanda de dispenser la Justice avec soin; que si quelques Juges des Tribunaux établis dans les autres Villes (où il y avoit auparavant de ces Jurisdictions inférieures) les consultoient, ils devoient promptement y satisfaire, parce qu'il étoit juste de composer de Juges éclairés, le Tribunal d'une Ville, où Dieu avoit bâti son Temple, & le Roi son Palais; il mit à la tête le Prêtre Amazias & Sabadias, qui étoit de la Tribu de Juda, c'est-à-dire, il les déclara Collègues.»
Ce passage désigne bien clairement une Assemblée qui jugeoit & qui donnoit des consultations aux autres Juges, dans laquelle on voyoit le Grand Prêtre & des Prêtres, & un Grand tiré de la Nation. L'Historien Joseph nomme les Prêtres les Surveillans & les Juges de toutes les affaires. Leur pouvoir n'étoit donc pas limité aux seules affaires ecclésiastiques, les Maîtres Hébreux sçavans dans ces matières, prétendent que le grand Sanhédrin connoissoit de tous les procès qu'on instruisoit devant lui, surtout, & privativement à tout autre Tribunal; il se reservoit la connoissance de la Paix, de la Guerre, des impôts, de la superstition, du souverain Pontife, des maladies & des crimes des Prêtres & des faux Prophètes.
J. C. semble le confirmer, lorsqu'il dit, «qu'un Prophète ne sçauroit mourir qu'à Jérusalem». Les Hébreux ajoutent que le nombre de ces Sénateurs étoit de soixante-dix, outre le Président, & qu'ils étoient, établis par l'imposition des mains, tant ceux qui étoient du Grand Sanhédrin, que ceux qui habitoient les Villes d'Israël. L'art XI des Nombres, & l'art. XVII. du Deut. se rapportent à eux. Maimonides extrait des anciens Thalmuldistes que ce Sanhédrin, étoit pour la plupart de Prêtres & de Lévites, parce que cette Tribu fournissoit plus de gens habiles dans la Loi, attendu qu'elle étoit toute leur étude & toute leur occupation.
Le Grand Prêtre y avoit sa place, à moins qu'il ne fût encore incapable de prendre les opinions: l'usage des siècles postérieurs parle en faveur de ces monumens, il serviroit du moins de conjectures, si le contraire n'étoit clairement avéré, & si les Juifs n'avoient pas été de tout tems, comme ils le sont aujourd'hui, jaloux de maintenir les anciennes coutumes. Esdras, à la tête du Sanhédrin, menace les contumaces de la perte de leurs biens, & d'être bannis de l'Assemblée: ce Sanhédrin décerne la même peine contre les Disciples de J. C. Il fit emprisonner J. C. le fit crucifier, fit fouetter les Apôtres, il donna tout pouvoir à S. Paul de charger de chaînes les Chrétiens, de les jetter en prison & de les faire fouetter. Pour lever jusqu'au plus léger scrupule, ceux enfin, qui dans l'Écriture Sainte, chez Joseph, chez les Thalmuldistes, sont les principaux Prêtres & les Senieurs du Peuple, avec le nom de Sénat, sont ceux qui informent sur le fait de Religion, contre J. C. & les Apôtres: des-là il est aisé de comprendre que la Religion, & le pouvoir souverain leur étoient également confiés. Il est vrai que l'on croit qu'ils ont confondu un peu tard, & par un abus des anciens usages; mais, & je l'ai prouvé plus haut il seroit dangereux de se porter à ce système, s'il n'est pas évidemment démontré.
C'est donc le moment d'examiner si les Saintes Lettres combattent l'opinion de tous les Juifs, & l'usage qui a prévalu. Personne n'ignore que chez les Hébreux les Vieillards ou les Prêtres étoient regardés comme des hommes vénérables par leur âge & par leurs moeurs. Le Peuple d'Israël même, pendant son exil, ne manqua pas de tels personnages; aussi Moïse & Aaron, inspirés d'en haut, convoquent en Égypte tous les Vieillards: ce n'étoit point une Assemblée ordinaire, mais la qualité seule y donnoit entrée, & ces Vieillards représentoient la Nation.
Le beau-père de Moïse rapporte qu'il n'avoit point établi sur tout le Peuple les Septante, mais d'autres Magistrats, sous le nom de Chiliarques, d'Hecatontarques, & qu'il s'étoit réservé la connoissance des affaires les plus importantes. Moïse étoit prêt de monter sur la montagne, lorsque Dieu lui ordonna de prendre Aaron, Nadab, Abiu & septante entre les Vieillards. Dieu ne forme pas encore ici une Assemblée; Aaron ne convoque point les septante Vieillards, pour leur remettre le pouvoir & la puissance de faire des Loix. On choisit septante entre les Vieillards, pour des fonctions momentanées, & pour accompagner Moïse.
Le nombre de septante fut toujours en vénération chez les Juifs; le Patriarche Jacob en avoit conduit autant en Égypte. L'Écriture dit si clairement qu'ils n'étoient pas Juges, qu'il n'est pas possible d'en douter. Moïse, sur le point de partir, tint ce discours au Peuple de Dieu: «Demeurez jusqu'à mon retour, Aaron & Hur resteront parmi vous, adressez-vous à eux dans vos différends»: il dit à eux, non à vous, substituant, pour juger le Peuple, Aaron & Hur, non les septante Vieillards. Dieu parla ainsi à Moïse, accablé du poids des affaires: «Prenez septante Vieillards d'Israël que vous sçavez être les Senieurs du Peuple & ses Sages.» Il obéit donc, & ces Vieillards furent appellés Prêtres, aussitôt que ce Conseil eut été composé. Je ne suis point surpris que le Grand Prêtre Aaron, quelques Prêtres & quelques Lévites ayent eu place dans ce nouveau Tribunal: «ils portoient avec Moïse le fardeau du Peuple»: je veux dire, ils étoient à la tête de l'État. L'art. XVII. du Deut. les a en vue, quand il dit que les affaires étoient ordinairement portées devant le Roi, ou le Grand Conseil. Les Auteurs qui croyent deux Sanhédrins, n'oublient point cette particule disjonctive du Deut. «qui ne se soumettra point aux Prêtres ou aux Juges?» il est étonnant qu'ils ayent fait plus d'attention à ce disjonctif qu'au conjonctif qui précède: «Vous irez trouver les Prêtres & les Lévites & le Juge qui sera de service.» Pourquoi enfin l'Écriture s'énonceroit-elle ainsi: «Vous jugerez du Sang, de toute affaire & de toutes sortes de blessures; c'est-à-dire, de tous les différends les plus graves».
Toutes ces affaires s'instruisoient devant les Prêtres, les Lévites, le Juge: aucune partie n'étoit du ressort des Prêtres & des Lévites, & l'autre du ressort du Juge. «Les Prêtres, dit Ezechiel, assisteront pour juger conformément à ma Loi.» C'est ne rien dire que d'avancer que les Prêtres jugeoient le droit, & les Juges le fait. (Outre qu'on ne résout point la difficulté, cette proposition n'établiroit qu'un Sanhédrin;) car tout Juge doit juger du fait & du droit: aussi la formule du Sanhédrin, dans les affaires criminelles, étoit: «Il est digne de mort, ou il n'est pas digne de mort». Or celui-là ne pouvoit la prononcer qu'il ne sçût la Loi, & auquel les informations n'eussent dévoilé le crime. La Loi donne l'espèce, le témoignage, l'avis; le Juge décide; juger autrement ce n'est pas être Juge, c'est être le ministre d'une volonté étrangère.
Pour expliquer la particule disjonctive, il faut remarquer que les Magistrats, qui entroient dans le Sénat, avoient des Départemens particuliers. Le Sénat de Rome contenoit les Pontifes, les Consuls; les Pontifes commandoient aux Flamines & regloient la Religion. Les Consuls gouvernoient & faisoient arrêter les Citoyens: ils avoient la Police extérieure; ils étoient tous soumis au Sénat, & le Sénat ne commandait aux Citoyens que par la voie des Consuls & des autres Magistrats.
De même le Sanhédrin des Juifs avoit le Gouvernement & la Religion; mais quelqu'un veilloit particulièrement à la Religion, & ce pouvoir regardoit le Grand Prêtre, tandis que le Juge faisoit la Police: par-là on obéissoit à l'un & à l'autre, l'un au Temple, l'autre au Camp. On punissoit avec raison celui qui résistoit aux Décrets des deux Puissances qui tenoient la main à l'exécution des décisions du Sénat, sans qu'il y eût deux Sénats.
L'Histoire du Roi Josaphat observe, qu'après avoir donné des Juges aux Villes: «Josaphat érigea à Jérusalem un Conseil de Lévites, de Prêtres, & de Pères de famille d'Israël, pour apprendre au Peuple les préceptes du Seigneur, & terminer les procès», (il choisit des Lévites, des Prêtres & des Pères de famille) qui sont dans l'Evangile, les Princes des Prêtres & les Senieurs du Peuple; «de retour à Jérusalem, il les avertit d'avoir devant les yeux la crainte du Seigneur, la Foi, un coeur pur, de juger toutes les affaires que leurs frères des autres Villes porteroient devant eux, soit qu'elles touchassent l'intérieur des familles, soit qu'elles intéressassent la Loi, le précepte, les Statuts & les Jugemens.» Nulle espèce n'est oubliée ni divisée; il répète au Peuple, «de ne point abandonner Dieu, de peur que sa colère ne s'étende sur eux & leurs Frères: comportez-vous de la sorte, & vous ne pécherez point».
Ces témoignages réunis établissent si nettement une seule Assemblée, qu'il me seroit difficile d'exprimer mieux ma pensée; le passage suivant la combattroit-il? «Amazias votre Prêtre pour ce qui concerne la Religion, & Zabadias, Fils d'Ismael, Conducteur & Chef de la Maison de Juda dans ce qui regarde le Gouvernement; & les Lévites préposés, sont devant vous; rassurez-vous, travaillez, Dieu vous secondera»: voilà d'où on prétend faire deux Sanhédrins.
L'argument seroit plus conséquent, si l'on disoit, qui sont ceux qu'Amazias commande pour la Religion? qui sont ceux à qui Sabadias commande pour le Gouvernement? à qui les Lévites doivent-ils obéir? & de qui exécutent-ils les Décrets? L'Écriture-Sainte les met souvent dans ce devoir; tout cela n'est qu'un Sanhédrin. Rendons la chose plus sensible; d'abord les Paralipomènes se sont deux fois servis de cette expression XXVI. «Asbias & sa famille veillent sur le Pays qui est au Couchant du Jourdain, pour entretenir la Religion & le Gouvernement Royal. Gerias & sa famille ont les Rubinites, les Gadites, & une partie des Manassites, pour y affermir le culte divin & le Gouvernement Royal». Ces Juges unissent le civil & le sacré: pourquoi le Sanhédrin, qui représente la Nation, ne les embrasseroit-il pas?
Je veux bien que les choses de Dieu soient la Religion, & que les choses du Prince soient le Gouvernement extérieur; quoiqu'il soit plus conforme à l'Écriture-Sainte de comprendre sous les choses de Dieu, tout ce que la Loi de Dieu a défini, & ce qu'on doit juger par la Loi: «C'est le Jugement de Dieu, dit Moïse aux Juges; vous tenez la place de Dieu, ajoute Josaphat aux Juges des Villes: le Peuple, continue Moïse, est venu à moi pour consulter Dieu, c'est-à-dire, pour recevoir le Jugement de Dieu; & ailleurs, que le témoin & le coupable se présentent tous deux devant Dieu: Moïse l'interprète, devant les Prêtres & les Juges, non, comme quelques-uns, devant ceux qui seroient ces jours-là.»
Telles sont les choses de Dieu; celles du Roi, sont toutes les choses que la Loi divine n'a pas définies: de ce genre est l'examen de ce qu'il est à propos de faire ou non; c'est pourquoi le Prêtre étant plus versé dans la Loi, le Laïc plus au fait de la police; le Sénat pouvoit & devoit avoir plus de confiance en Amazias, dans la Police, & en Sabadias, dans le Gouvernement.
L'Historien Joseph les appelle Collègues. L'Histoire d'Esdras est remarquable: ce Prince, chargé par le Roi de Perse de rendre aux Juifs la liberté de vivre sous leurs Loix, reçut ordre d'établir un Conseil de gens les plus versés dans la Loi divine, pour décider les différends des particuliers, & punir de mort, d'exil, ou de peines arbitraires, les coupables de lèze-majesté royale & divine: cet endroit distingue la Loi divine & Royale, & leur donne les mêmes Juges: cependant la Loi de Dieu, & du Roi n'est pas autre que les choses de Dieu & du Roi.
Enfin l'exemple de Jérémie, dont la cause fut instruite devant les Grands & les Senieurs du Peuple, n'annonce point que les Prêtres ne jugeoient point dans le Sanhédrin: ils étoient ses Accusateurs; pouvoient-ils être ses Juges? Au reste, combien de Prêtres n'étoient point du Sanhédrin.
Je passe au terme de Prêtres, dont le Nouveau Testament, au rapport de quelques-uns, qualifie les Clercs qui soulageoient les Pasteurs. Je n'y souscris point: je découvre trois significations différentes dans le Nouveau Testament, les mêmes que les Pères ont expliquées; la première qui dénote l'âge, lorsqu'on compare les Vieillards avec les Jeunes, I. Tim. 5. v. i. La seconde qui caractérise la Puissance ou le Pouvoir, lorsqu'on nomme les Hébreux qui siègent au grand & petit Sanhédrin; la troisième qui est propre aux Prédicateurs de l'Evangile; je n'en connois point de quatrième. On demanderoit volontiers, pourquoi les Apôtres ont appellé Prêtres des Pasteurs qu'ils établissoient; seroit-ce parce qu'ils partageoient le ministère avec les Vieillards? Seroit-ce parce que les Maîtres de la Synagogue portoient ce nom par excellence? seroit-ce, (j'en doute,) par comparaison, aux Maîtres des Juifs? J. C. en formant le Gouvernement de l'Église, pour montrer qu'il étoit Roi, & pour effacer en même tems des esprits des Hommes ces idées d'un Royaume terrestre, arrangea sur la République des Juifs, le Gouvernement de son Église, quoiqu'elle n'eût aucun pouvoir extérieur, & il l'éleva par-là à l'espérance d'un Royaume céleste. Un seul Roi occupoit le Trône d'Israël; J. C. est le seul Monarque de son l'Église. Douze Phylarques partageoient le Royaume des Hébreux; J. C. choisit douze Apôtres, & dans la crainte qu'on ne comprît pas son dessein, il leur promit douze Trônes, sur lesquels ils devoient juger les douze Tribus d'Israël. Le grand Sanhédrin étoit de septante personnes; il y eut septante Évangélistes. Les Juges des Villes avoient le troisième rang chez les Hébreux; leur nom Hébreu revient au mot Grec Évêque; les Prêtres suivent immédiatement les Apôtres & les Évangélistes: le nom de leurs Chefs, interprété par le Grec, étoit Senieurs; les Chefs des Prêtres sont les Évêques: ces Juges avoient au-dessous d'eux des Ministres appellés Diacres; l'Église les a conservés, les a placés au-dessous des Prêtres. Les Apôtres détaillent en plusieurs endroits les fonctions des Prêtres. S. Paul convoque à Milet les Prêtres d'Éphèse, & leur apprend «qu'ils sont élus pour paître le troupeau de J. C. S. Jacques recommande aux malades de faire venir les Prêtres pour prier sur eux, & & les oindre au nom de Dieu. S. Pierre, qui étoit Prêtre, traite les Prêtres de Collègues en fonctions: ils étoient donc Pasteurs, & le Symbole de leur vocation étoit l'imposition des mains»; témoin ce qu'on a dit de Thimotée, de penser que les autres endroits qui parlent des Prêtres, sans les décrire, entendent des Prêtres d'une autre espèce: ce seroit hazarder des conjectures mal fondées, à moins que l'arrangement des termes ne force à abandonner la signification ordinaire.
Un seul passage de Saint Paul servira de prétexte plausible à ceux qui veulent créer des Prêtres non Pasteurs. Les Prêtres éminents acquièrent un double honneur, «sur-tout ceux qui ont la parole & l'instruction.» On infère de ce mot sur-tout, qu'il y avoit, du tems de l'Apôtre, des Prêtres qui présidoient & qui n'étoient point chargés de la parole & de l'instruction. Si cela eût été, quelqu'autre monument parleroit de cette espèce de Prêtres; ils ne paroissent nulle part: comme l'antiquité a précieusement transmis l'origine des Diacres, elle n'auroit point oublié la naissance & l'auteur de ces Prêtres, & elle n'auroit point effleuré une partie essentielle du Gouvernement ecclésiastique dans un endroit, où il n'étoit point question des différens genres de fonctions ecclésiastiques.
Du moins les Pères de l'Église, voisins du siècle des Apôtres, ne l'auroient point laissé ignorer: habiles dans leur langue, ils n'auroient point échappé l'explication d'un terme que l'on prend de cette sorte à cause de la construction des mots. Dès qu'aucun Interprète, jusqu'à présent, n'a conçu de cette maniere le passage de Saint Paul; peut-être se rapporteroit-il aux passages de l'Écriture-Sainte. L'idée de S. Paul est de rendre aux Prêtres un double honneur, ce qui précède dévoile quel est cet honneur; ensuite de respecter les Veuves, c'est-à-dire, de subvenir à leurs besoins. Il enjoint d'honorer les Veuves qui sont vraiement Veuves, qui n'ont ni enfans ni parens en état de les entretenir; si elles en ont, il ne veut point qu'elles soient à charge à l'Église: après avoir pourvu au soulagement des Veuves, il exhorte à fournir aux Prêtres pour vivre honnêtement: le mot honneur en prépare le motif; car il est écrit: «Vous ne lierez point la bouche au boeuf qui foule le bled; il avoit quelque part employé ce passage: Qui est-ce qui combat à ses frais? qui plante la vigne & ne goûte pas de ses fruits? qui paît le troupeau & ne se nourrit pas de son lait? Est-ce comme homme que je parle ainsi? la Loi ne le dit-elle pas? car il est écrit, vous ne lierez point la bouche au boeuf qui foule le bled; ensuite il ajoute: Si nous semons les choses spirituelles, n'est-il pas juste de recueillir les corporelles?»
S. Chrysostome, S. Jérôme, S. Ambroise, Calvin, Bullinger, reconnoissent de bonne foi que l'Apôtre exhortoit les fidèles à contribuer à la vie & à l'entretien des Prêtres; mais on ne voit pas & on n'a jamais vu que l'Église se soit chargée de la subsistance de ces Assesseurs. Présumera-t'on que Saint Paul, qui épargnoit les Églises pauvres alors, ait eu intention de les accabler d'un poids inutile? aussi n'eut'il pas été prudent de produire ces Adjoints dans un moment, où il prescrivoit la nourriture des Prêtres: plusieurs ont assez bien expliqué ces paroles de S. Paul. La glose la plus simple est celle-ci: non-seulement l'entretien est du à tous les Prêtres, qui paissent le troupeau, mais il l'est sur-tout à ceux, qui ayant tout quitté, se livrent tout entiers à la prédication, à la propagation de la Foi, & n'épargnent aucuns travaux: ce Commentaire n'introduit point deux genres de Prêtres; mais il distingue différens degrés de travaux. Beze & tant d'autres conviennent que ce terme travailler ne désigne pas toute sorte d'ouvrages, mais un travail extrêmement pénible.
Saint Paul dit qu'il n'a pas donné des soins ordinaires à l'Evangile, mais infinis; il ajoute qu'il a souffert les fatigues, la faim, la soif, les veilles & toutes sortes d'incommodités. J. C. écrivant à l'Évêque d'Éphèse, je connois vos oeuvres, il ajoute, comme quelque chose de plus fort, & votre travail. Saint Paul s'approprie souvent le mot travailler; il en honore même quelques saintes femmes, qui avoient quitté leurs biens pour l'Evangile, & qui parcouroient le pays.
La saine raison dicte que ces Prêtres, qui n'ont d'occupation que l'Evangile, & qui affrontent en le prêchant tous les dangers, méritent plus que les autres; S. Paul ne le dissimule point dans sa Lettre aux Thessaloniciens: «Nous vous prions, mes Frères, de reconnoître ceux qui travaillent parmi vous, qui sont la cause de vos progrès, par leurs prédications fréquentes, afin que votre charité s'étende plus sur eux, à cause de leurs travaux.» L'illusion des nouveaux Interprètes est de se jetter dans l'emphase; car alors ils abusent, ils se trompent également sur les paroles de S. Paul aux Corinthiens, touchant la Cène. «Que chaque homme s'éprouve soi-même.» Ils insistent sur le mot soi-même, comme «ne signifiant rien, mais bien celui de s'éprouver, & que le mot soi-même n'est pas placé distinctivement, mais déclarativement»: le premier membre du premier passage n'auroit pas souffert ces termes dans la parole & l'instruction comme le second, parce qu'ils s'accordent avec le travail, & non avec la préséance. Je vais donner des façons de parler, que personne ne récusera: «Les Maîtres qui se dévouent à l'éducation de la jeunesse, sont utiles à la République; ceux-là sur-tout qui sont nuit & jour occupés à former le coeur & l'esprit. Les Médecins qui ont soin de notre santé doivent nous être bien chers; ceux-là sur-tout qui n'épargnent ni attention ni peines, pour sa conservation & son rétablissement.»
En rapprochant la façon de parler de Saint Paul; tout quadrera; les autres passages sont moins forts & tombent d'eux-mêmes, Rom. XII. On proportionne la récompense aux actions & aux dons, sans inférer des fonctions différentes: comme le même peut avoir compassion & donner, rien n'empêche qu'il ne soit Orateur & Directeur: il paroit par ces deux passages que les Pasteurs conduisoient & présidoient, Heb. XIII. 7. S. Paul détaille aux Corinthiens différentes fonctions & plusieurs dons propres à la même fonction. Or, dès que la puissance & le don de guérir ne demandent point des fonctions diverses, la charité & la direction n'en veulent pas plus, ils servent d'ornemens & de secours au devoir Pastoral.
Il est aisé de comprendre quel a été mon dessein, en m'étendant sur ces Prêtres Assesseurs, il est clair qu'ils ne sont pas de droit divin: observation d'autant plus importante, qu'elle disculpe l'ancienne Église & la Réforme qui ne les connoissent pas. Je ne cacherai pourtant point les avantages de cet établissement. I° Le Magistrat politique a pu les créer, ou bien l'Église, lorsque le Prince ne se mêloit pas de ce qui la regardoit, ou qu'il en remettoit le soin à l'Église même. Comme il a le pouvoir de veiller sur les actions des Pasteurs, étant hors d'état de remplir ce devoir par lui-même, il a été le maître de nommer des Prêtres qui feroient corps avec le Clergé, & de leur communiquer telle portion du pouvoir qu'il jugeoit nécessaire. Le Chapitre suivant approfondira cette matière: de son côté la Loi divine n'a point défendu à l'Église les offices propres à la conservation, & à l'édification de l'Ordre: elle a cette liberté tant que le Magistrat politique ne l'arrête point: la preuve est inutile, & il seroit difficile de produire une Loi divine contraire.
2° L'Écriture-Sainte ne témoigne point que cette institution déplût à Dieu. 1°. Le Magistrat politique ne s'y est point opposé, témoin l'Assemblée du Sanhédrin des Juifs, où siégeoient avec des Prêtres, des Laïcs choisis d'entre le Peuple, & qui décidoient des affaires civiles & sacrées, comme je l'ai expliqué plus haut: dès que le Nouveau Testament ne l'a point proscrite, il est tout naturel d'imaginer que la Jurisdiction sur la Religion, c'est-à-dire, le Jugement public joint avec le pouvoir, peut être partagé entre les Pasteurs, & quelqu'un de la Nation; sur-tout si les Pasteurs conservent la portion la plus précieuse. Comme Amazias avoit plus d'autorité dans la Religion que Sabadias, c'est dans cet esprit que l'Électeur Palatin a établi un Sénat ecclésiastique, composé de Pasteurs & de sages Magistrats, qui gouvernent l'Église & l'État. 2° L'Église ne l'a point combattu: il étoit permis à l'Église de Corinthe, même sans pressentir l'autorité apostolique, de nommer des Juges pour discuter les contestations particulieres: l'Apôtre même reprend les Corinthiens de n'avoir point déjà fait ce qu'il les conseille de faire. Si l'Église en a profité, pour éviter les procès, pourquoi n'en profiteroit-elle pas, pour prévenir les maux de l'Oligarchie? outre cela, n'est-il pas souvent à propos de consulter tous les Fidèles sur les affaires de l'Église? pourquoi n'associeroit-elle pas aux Pasteurs des Laïcs qui délibéreroient quelles affaires devroient être communiquées à l'Église? elle a encore choisi ceux qui leveroient, & distribueroient l'argent en son nom. Les Pasteurs ayant l'inspection sur les Diacres, l'Église a pu donner des Associés aux Pasteurs, de crainte que quelqu'un ne blamât le pouvoir illimité qu'ils ont, dit l'Apôtre. Enfin l'Église d'Antioche députa des fidèles pour assister au Synode des Apôtres, & du Clergé de Jérusalem, & pour attester que la parole de Dieu, & non des vues humaines, animoit & dirigeoit leurs délibérations.
3°. Il est des exemples dans l'antiquité, qui sans constater cet usage, en approchent en quelque sorte. De la part du Magistrat politique, il est sûr que les Empereurs nommoient des Juges & des Sénateurs qui avoient place dans les Conciles, & qui y exerçoient la Police. De plus, on comptoit leurs voix quand il étoit question de déposer des Évêques, ou d'agiter d'autres matières importantes; témoin la déposition de Photin & de Dioscore: s'ils se comportoient de la sorte au milieu des Conciles, pourquoi n'auroient-ils pas ce droit dans les différens Clergés? tandis que, proportion gardée, le Clergé a autant d'autorité dans son territoire, qu'un Concile universel dans l'Empire Romain.
Les Empereurs accordoient des Défenseurs Laïcs aux Églises qui en demandoient; leurs devoirs étoient d'étouffer toutes les dissentions qui s'élévoient dans l'Église, & entre les Pasteurs; de réprimer tout ce que la violence & l'avarice oseroient tenter: ils sont placés dans la nouvelle Constitution 56. dans le Canon 201. du Concile de Calcédoine, dans le Canon 76. du Concile de Carthage, dans la Réponse de Maxence au Pape Hormisdas & ailleurs. Les siècles suivans les ont qualifié d'Avoués des Églises: les Métropolitains avoient coutume d'envoyer aux Églises des Curateurs, qui examinoient avec les Évêques les comptes des Trésoriers Ecclésiastiques.
De la part de l'Église, je répète ce que j'ai avancé plus haut, on ne consultoit pas toujours la multitude, mais quelquefois les anciens. Or, puisqu'il étoit libre d'enlever à la multitude la connoissance des affaires, pour les traduire devant les anciens, le nombre en étant beaucoup augmenté, on a pu n'en choisir qu'un petit nombre, sur-tout quand la multitude n'a point réclamé. Combien de fois dans l'élection des Pasteurs, ce qui appartenoit à la multitude a-t'il été remis par compromis à la décision d'un petit nombre?
L'Histoire d'un grand Concile prouve, & le Pape Nicolas n'a osé le nier, que les Laïcs siégeoient au Concile, & y avoient leurs voix; monumens confirmés par Melancton, Panorme & Gerson: en effet, quel motif ôteroit aux Laïcs le soin des Églises particulieres? n'a-t'on pas vu dans l'ancienne Église des Matrones qui formoient les Femmes à une vie réglée & exemplaire, & qui avoient le titre d'Anciennes, & la première place à l'Église entre les Femmes? Elles subsistèrent jusqu'au Concile de Laodicée, qui les supprima par le onzième Canon. Balsamon le remarque. S. Paul les a en vue, quand il peint des Femmes de moeurs irréprochables, non livrées au vin, ni à la médisance, sçavantes dans le bien, & qui apprenoient aux jeunes Femmes à aimer leurs maris & leurs enfans. Fulgentius Ferrandius, dans son Bréviaire des Canons, prétend que S. Paul les a nommées les plus Anciennes d'entre les Femmes Ministres. Le Concile de Nicée les appelle des Femmes recherchées dans leur habillement. Si des Femmes incapables d'aucune fonction de l'Église, ont mérité de l'Église d'être les Directrices des autres Femmes, eut-il été défendu aux fidèles de prendre, outre les Pasteurs, des sujets qui, hors les fonctions pastorales, se seroient acquitté avec plus de diligence de ce qui est non-seulement permis à tout Chrétien, mais ordonné d'observer? Si les unes avoient le nom d'Anciennes, les autres par la même raison avoient celui d'Anciens.
Le devoir des Économes & des Assistans de l'Église Anglicane n'est pas autre que celui de ces Assesseurs: ils empêchent qu'on n'interrompe le Service divin, & qu'un Excommunié n'y assiste; ils exhortent les Libertins, & quand ils persévèrent dans leurs débauches, ils donnent leurs noms à l'Évêque. L'Église choisit ces personnes.
4°. Les Assesseurs sont d'une grande utilité. A considérer le Magistrat politique, il lui faut dans les Assemblées, des Pasteurs, des yeux, des oreilles, pour examiner si tout s'y passe selon la Foi & les Canons. A considérer le bien des Églises, il est nécessaire qu'elles ayent bonne opinion de leurs Pasteurs; chose qui arrivera si ces surveillans éclairent toutes leurs démarches.
Suivant ces notions générales on ne sçauroit blâmer l'établissement de ces Assesseurs, que l'on peut appeller Prêtres à tems, ou Prêtres Laïcs, & qui sont encore en usage en plusieurs Pays, pourvu qu'on y apporte ces modifications: 1°. de ne point soutenir qu'ils sont de droit divin, proposition qui tourneroit à la honte de l'ancienne Église, & à la ruine de la présente. 2°. De ne leur point prêter les Clefs de l'Evangile, que J. C. a confiées aux seuls Pasteurs, & qu'il n'est pas permis de donner à d'autres: ils n'ont que le conseil par rapport à l'excommunication, en tant qu'elle est l'ouvrage des Pasteurs, & en tant que l'excommunication est dévolue au Peuple, qui doit bannir tout coupable de son sein; ils peuvent dresser un Décret pour la faire ratifier par le Peuple. 3°. De ne point revêtir de ce ministère des gens incapables de gouverner l'Église, & de terminer les différends: cette démarche seroit funeste & indécente à l'Église; elle ouvriroit la voie à l'Oligarchie. 4°. On doit prendre garde aussi que ces Assesseurs n'exercent pas plus de Jurisdiction extérieure que la Puissance souveraine & que les Loix publiques ne leur en attribuent. 5°. Qu'ils soient bien convaincus que leurs fonctions sont dépendantes du pouvoir souverain, & ne sont point de la nature de celles des Pasteurs qui sont instituées par J. C. mais du nombre des établissemens humains, & par conséquent sujets au changement: ces deux modifications inconnues, ou négligées, il s'ensuit de grands troubles dans les États: des gens habiles l'ont prévu, & la Hollande l'éprouve tous les jours.
Plusieurs, prévenus que cette administration est de droit divin, vont jusqu'à refuser; ou à n'accorder an Magistrat politique qu'une Jurisdiction limitée sur l'Église; persuadés que Dieu a pourvu abondamment aux Pasteurs & aux autres Ministres, ils opposent perpétuellement la volonté divine à la politique humaine. Ce double empire indépendant nourit les factions, & ceux-là les fomentent sans cesse, qui aiment le trouble dans l'État & dans l'Église: notre Patrie ressent les tristes effets de cette vérité depuis plus de trente ans.
J'avoue que cette expérience m'a inspiré le dessein de traiter la question. A Genève (Ville qui a produit les plus grands Défenseurs de la Réforme, si elle n'a pas eu la gloire de donner les premiers) le petit Sénat a le choix de ces Anciens sur le Conseil des Pasteurs: non-seulement ils sont tirés du Sénat, mais d'entre les Sénateurs; sçavoir, deux du petit Sénat, & dix, tant du Sénat des soixante que du Sénat des deux cens. L'élection achevée, elle est soumise à l'examen des deux cens, & quoique ces Senieurs élus n'ayent aucune Juridiction, ils prêtent serment à la République: c'est être aveugle, que de ne pas appercevoir les maux que les Genevois rédoutoient, en pesant toutes les formalités de cette Élection.
Comment le Magistrat politique substitue & délègue en ce qui concerne la Religion.
Il ne suffit pas au Magistrat politique de connoître ses droits, s'il n'apprend comment il en doit user; il s'acquitte par lui-même d'une partie de ses devoirs, tandis que des sujets choisis remplissent l'autre. J'ai expliqué plus haut jusqu'à quel point il devoit écouter les Conseils de Ministres éclairés dans la portion qu'il exerce par lui-même, je ne me lasserai point de répéter que les Empereurs Chrétiens, ensuite les Rois de France & les autres Princes ont toujours eu auprès d'eux des Pasteurs vertueux, par l'avis desquels ils n'ont pas moins bien réglé la discipline de l'Église, qu'ils ont administré le Gouvernement politique, sur les conseils de leurs autres Ministres; mais attendu que le Magistrat politique, dont la puissance embrasse tout, ne sçauroit pourvoir à tout par lui même, il lui est nécessaire d'emprunter des secours étrangers.
«Le fardeau pesant, dit un Auteur sage, que porte le Monarque de l'univers, veut de l'aide; beaucoup d'affaires demandent beaucoup de secours. Les Écoles de Jurisprudence retentissent de cette question; quelle est la portion du pouvoir souverain que le Magistrat politique peut confier?» Je n'entreprendrai point de la discuter; elle n'est pas même de mon projet: il en est qu'il n'est pas possible de détacher du Souverain; il en est qu'il ne seroit pas prudent de communiquer à cause de leur importance.
De la première espèce est la correction des règlemens de ses Prédécesseurs, de casser les Arrêts injustes, sinon par appel, du moins par supplication, & d'annuller les élections funestes à la République & à l'Église; de la seconde espèce est la protection de la Religion, l'élection & la déposition des Évêques, que le Magistrat politique s'est ordinairement reservé, quoiqu'il ne l'ait pas toujours fait; des circonstances ont souvent exigé que le soin de la Religion fût déposé entre les mains de certains Sujets, soit Princes, soit Universités. Conduite que les Perses, les Macédoniens, les Romains ont tenue envers les Juifs & les autres Nations tributaires, à qui ils ont abandonné la discipline de leur Religion. On sçait aussi que les Empereurs n'ont pas toujours nommé les Évêques de Rome & de Constantinople.
Il y a deux manières de commettre son droit, la substitution & la délégation: la substitution est le mandat, qui est en vertu d'une Loi ou d'un privilége; la délégation est une grace spéciale.
Le Magistrat politique avoit coutume de se substituer des Évêques; de cette source coule le droit de faire des Canons, avec force de Loi, de déposer les Pasteurs, d'excommunier les fidèles: tous droits que l'on vient de voir communiqués aux Conciles & au Clergé. On puise encore dans les Diplômes des Empereurs & des Rois le droit du Clergé & des Chapitres pour procéder aux élections: monumens de la piété des anciens Princes & des Empereurs, qui se persuadoient sans doute, que les Ministres versés dans les choses sacrées, entre les mains desquels J. C. avoit déposé le ministère évangélique, dispenseroient avec fidélité cette portion du Gouvernement. Plût à Dieu que le succès n'eût pas été contraire à leurs pieuses intentions!
Il est bon de prévenir ceux qui ne pensent pas que les Pasteurs sont les Vicaires du Magistrat politique; pour dissiper cette erreur, ils n'ont qu'à consulter la raison, le droit & l'Histoire: d'ailleurs on trouve que les Princes associoient aux soins de l'Église les Laïcs vertueux & sçavans, non sans quelque exemple de l'autorité divine. J'ai fait voir précédemment que le Grand Sanhédrin, composé de septante personnes, occupés à veiller sur le Gouvernement & sur la Religion, étoit composé de Prêtres, de Lévites & de Sénieurs tirés du Peuple. Il est certain que le Grand Prêtre disoit le premier son avis dans les affaires ecclésiastiques, & même dans les autres, si je ne me trompe; en sorte cependant que le Vicaire du Roi, nommé Nasi, présidoit & recueilloit les voix: le Sénat du Palatinat a été formé sur ce modèle. Les Loix attestent cette union de Magistrats avec des Évêques: telle est la Novelle de Justinien XVII. chap. XI. il l'adresse au Gouverneur de la Province: «Ne souffrez point que personne soulève votre Province, sous prétexte de Religion & d'hérésie, ni qu'il enseigne aucun nouveau dogme. Vous veillerez utilement aux Finances & à la Police; & vous ne permettrez point qu'à l'occasion de la Religion on entreprenne rien contre nos règlemens; si ce qu'on vous demande regarde les Canons, disposez & décidez de concert avec le Métropolitain de la Province, soit que ce soit des Évêques, ou autres qui soient dans le doute, afin de donner à la cause de Dieu une issue heureuse & prompte, qui conserve la Foi orthodoxe, qui soit avantageuse à nos Finances, & qui affermisse la tranquillité de nos Sujets.»
On sçait que les Conciles, les Sénateurs & les Juges, que les Empereurs désignoient, ont eu part à la déposition des Évêques. La Sentence qui dégrade Photin, fut prononcée par les Évêques & les Sénateurs; leurs noms sont dans Epiphane. L'Empereur Valentinien commit des Sénateurs & des Prêtres du Conseil secret, pour connoître de l'affaire de l'Évêque Sixte III, Le Concile de Calcédoine confirme cette coutume dans la cause de Dioscore & dans celle des Évêques du Diocèse de Tyr: car on n'attribue pas moins aux Magistrats qu'aux Évêques la déposition & le rétablissement des Évêques. Quelquefois les Magistrats ont été appellés seulement pour prévenir le tumulte & la violence. Le Comte Candidien, le Bouclier de l'Église, assista au Concile d'Éphèse, & décida avec les Pères du Concile: la Loi de Justinien unit les Juges au Clergé de la Ville, pour élire l'Évêque. Théodoret dit, que cet usage n'est point de ce siècle, puisqu'à la mort de S. Athanase, on éleva Pierre sur le Siége d'Alexandrie, par la voix unanime du Clergé & des Magistrats. Les schismes & les divisions des Évêques obligèrent de remettre le soin de la Religion aux Magistrats, même sans le communiquer aux Évêques. Elien, Proconsul d'Afrique, délégué par Constantin, jugea seul les Donatistes; Marcellin, Ministre d'Hororius les jugea seul aussi: entre les Patrices de Constantinople, un étoit spécialement chargé des affaires de l'Église, d'où la fonction a tiré son nom: les Parlemens de France en connoissent, par l'Appel comme d'abus; les Conseils d'Espagne par la voie de l'opposition; les Cours de Hollande par les Mandats Pénaux. Enfin, il n'est plus douteux que les Laïcs seuls ont souvent élu les Pasteurs, en conservant aux Évêques l'Ordination & l'approbation; telle est l'origine du droit de Patronage, qui est non-seulement reçu en France, mais en Angleterre & dans le Palatinat: telle est la base des Canons d'Angleterre & des Constitutions des Palatins.
Comme je ne taxe point d'indiscrétion le zèle de certains esprits, qui craignent qu'à la faveur de ce droit on n'altère la tranquillité de l'Église, je ne puis de même souffrir le système dangereux de ceux qui ont hazardé que ce droit émane du Pape. L'Empereur Justinien étoit Orthodoxe, & son règne n'est pas si ancien. Je vais rapporter sa Loi qui établit ce droit: «Si un Laïc bâtit une maison & y place des Ecclésiastiques; si lui ou ses héritiers destinent des revenus à leur entretien, & qu'ils fassent choix des sujets capables, il faut les ordonner; mais si les Canons empêchent qu'ils ne soient promus aux Ordres, comme indignes, c'est à l'Évêque alors d'y faire entrer qui il jugera meilleur.»
Cette Loi est de 541, tems auquel les Papes étoient les Évêques des Empereurs, & étoient nommés par eux: une autre Constitution de cet Empereur de l'an 555 est adressée à l'Évêque de Constantinople. Elle accorde aux Fondateurs des Églises, ou à ceux qui les doteront, la présentation des Clercs, pourvu que l'Évêque les approuve, après les avoir examiné. L'an 553. le Concile de Tolède dressa ce Canon: «Nous décernons que les Fondateurs des Églises veilleront sur elles pendant leur vie, qu'ils en auront la principale inspection, & qu'ils présenteront à l'Évêque des sujets capables pour les administrer; que si l'Évêque, au mépris des Fondateurs, ose conférer, qu'il sache que sa collation est nulle, & qu'à sa honte on y maintiendra ceux que les Fondateurs auront choisis». Les Constitutions de Charlemagne, que Ansegise a recueillies en 827, contiennent ces mots: «Lorsque les Patrons Laïcs présentent aux Évêques des Clercs d'une vie irréprochable, & d'une bonne doctrine, rien ne les doit faire rejetter.»
Loin de resserrer ce droit dans les Bénéfices Cures, les Empereurs de Germanie ont gratifié les Ducs de Bavière & de Saxe de celui de pourvoir aux Évêchés, attendu qu'il appartient à l'Empereur seul d'investir les Évêques, ainsi qu'Helmodus l'a autrefois soutenu. Ce pouvoir tire son origine de la Constitution & de la concession des Empereurs & des Rois, & c'est une pure émanation du Magistrat politique; il ne vient point de la libéralité des Papes, c'est pourquoi les Auteurs qui l'ont maintenu & interprété, n'ont rien eu tant à coeur que de persuader le Public, que les Bénéfices sont le Patrimoine du Pape. Panorme est à la tête de ces Auteurs: j'aime mieux l'avoir à combattre en cette matière, que de l'avoir pour sectateur. Covarruvias & Duaren l'ont repris; Covar. p. 2. Rel. chap. Posses. §. 10. nom. 2. Duar. l. 3. nom. de Eccle. Mini. chap. II. D'autres Jurisconsultes l'ont aussi réfuté, & les Sçavans de ces siècles & du nôtre n'ont point souscrit en ce point aux prétentions du Clergé.
Il est bon de transcrire les notes du Sénat de Hollande sur les Canons du Concile de Trente, qui autorise des maximes contraires aux anciens usages. A la Session IV. chap. 12. il semble gréver les Patrons Laïcs: «il faut remarquer, poursuit-il, si l'expression ou l'esprit du Concile tend à priver un Laïc du droit de Patronage, dans le cas où le Bénéfice, dont les Patrons ont le droit, ou plutôt le conservent, n'est pas suffisamment doté. A la Sess. 21. ch. V. & Sess. 25. chap. IV. Qu'on examine si l'union des Cures, même des Bénéfices simples, ne préjudicie point aux Patrons Laïcs. Au chap. IX. Sess. 22. comme il est de droit, que les Laïcs peuvent administrer les Églises, & que la Hollande en a conservé l'usage, c'est devant le Juge Laïc qu'on doit instruire de leur administration: il continue ainsi, cette connoissance appartient aux Seigneurs temporels, même ceux appellés Ambachts-Heeren & autres Magistrats séculiers, il seroit triste d'innover. Chap. XVIII. Sess. 23. on blesseroit les droits des Patrons Laïcs.»
Telles sont les Loix fondamentales que le Sénat a cru devoir maintenir, & qu'il est plus raisonnable de défendre, que celle que les Flamans ont jugé insupportable, au milieu des horreurs d'une guerre civile. Pourquoi les Papes & Panorme n'ont-ils pas exigé des Patrons Laïcs ce qu'ils usurpent maintenant à la faveur de leur autorité? Je ne disputerai point sur le terme, si la présentation du Patron est une vraie élection, le passage de Clément III. paroît résoudre la question; chap. du droit de Patron, ex. D.C. «Il est plus de la dignité de l'Église de demander le consentement du Patron après l'élection qu'avant». Je passe la suite, les termes sont importans, à moins que son droit ne soit constant. En effet, l'usage contraire a prévalu depuis plusieurs siècles & en plusieurs lieux, sur-tout en Hollande; témoin notre Sénat au chap. I. Sess. 5. du Concile de Trente: «Il est essentiel de considérer, que si la première Prébende vacante est destinée dans les Églises Collégiales aux Lecteurs en Théologie, le Prince & les Patrons Laïcs, qui ont volontiers en Hollande la présentation des Églises Collégiales, seroient frustrés, dans chaque Chapitre, de la nomination de la première Prébende vacante»: l'erreur est grossière d'interpréter au chap. I. Nobis, que le Bénéfice de l'Église conventuelle est celui qui regarde la Prêtrise, ou qui demande les fonctions publiques. On cite Panorme, sans doute afin que du haut de leur Tribunal il les condamne; car voici ses mots: «Le Patron à le droit de présenter le Pasteur dans chaque Église non Collégiale, même Paroissiale, parce que les droits n'excluent point le Patron de présenter le Recteur, à moins que ce ne soit dans une Église Collégiale. Doute-t'on que l'Église conventuelle & Collégiale ne soit la même? Le Glossateur, au mot Chap. dit, que l'Église conventuelle est une Communauté composée de deux ou trois.» Le Collège est le Chapitre des Chanoines, à se prêter aux vues du Pape: un tel Collège admet à peine un Patron Laïc; mais les Empereurs, les Rois, & les Princes de Hollande en ont reconnu jusqu'à nos Pères: aussi le Pape, dans la crainte qu'on n'obéît pas, joint à son Décret l'exception de la coutume, que plusieurs ne passeroient pas, du moins à les voir, si on leur offroit la Thiare.
Comment imaginer après cela que les États Généraux ont éteint le droit de Patronage? le dire, ce seroit leur faire injure: ils n'ont point oublié que les Actes du Concile de Trente ont été un des principaux sujets des troubles, & que l'obstacle le plus fort à leur publicité, a été les cris des Patrons Laïcs, qui se sont plaint hautement des atteintes qu'ils donnoient à leurs droits. On a lu plus haut le sentiment des États sur cette matière. Il est en même tems plus vrai, que le Souverain a le pouvoir de casser, par de bons motifs le choix du Patron: ce droit comme tous les autres, qu'exercent les Sujets, est soumis au pouvoir des Loix; ajoutez encore l'information du Peuple, & l'Ordination des Évêques, la destruction de l'Église ne sera pas moins à craindre de la part des Patrons, que de la part des hommes les plus grossiers.
Je finirai par deux réflexions, l'une que la Loi divine n'a confié aux Magistrats inférieurs aucune autorité sur la Religion: ils tiennent du Prince celle dont ils sont revêtus, & je l'ai expliqué ailleurs. Joseph le Décurion, & le Proconsul Sergius n'étoient pas plus dans l'Église que tout Fidèle, parce que ni l'un ni l'autre n'avoient reçu ou de l'Empereur ou du Grand Sanhédrin aucun pouvoir d'ordonner de la discipline: or personne ne doit s'arroger l'autorité du glaive ni même d'une partie du glaive.
L'autre observation est, que comme la protection de l'Église est la portion la plus précieuse de la Puissance absolue; c'est agir sagement que d'en faire part rarement aux Magistrats, & si les circonstances obligent le Souverain de la communiquer, que du moins il ne se repose de cet important devoir, que sur les puissances qui approchent le plus de sa personne. Dès qu'on interdit aux Juges des Villes la connoissance des Monnoies & des Domaines, & qu'on forme pour ces matières des Cours supérieures, à plus forte raison il intéresse la sûreté publique & la dignité de l'Église, que sa discipline ne dépende point des Tribunaux inférieurs: en France les Appels comme d'abus se portent directement aux Parlemens, & autrefois en Hollande au Sénat de la province.
Ces commissions, qui concernent l'Église, ne doivent point être mises entre les mains de gens qui ne la reconnoissent pas. Pour cette raison il étoit défendu aux Juifs & aux Chrétiens de porter leurs différends particuliers devant des Juges qui ne professoient pas leur Religion: il seroit donc honteux que les dogmes de Foi, ou les playes de l'Église, fussent dévoilés à des hommes qui ne sont pas ses enfans.