Title: Souvenirs d'un sexagénaire, Tome III
Author: A.-V. Arnault
Release date: January 21, 2008 [eBook #24383]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier aand the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France
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Verum amo. Verum volo dici.
PLAUTE. Mostellaria.
1833.
Voyage de Paris à Milan.—La Savoie.—Le Mont-Cenis.—Visite à
Bonaparte; son quartier-général.—Conversation.
Sans m'arrêter à décrire un itinéraire cent et cent fois décrit, je rendrai compte des impressions que fit sur moi l'aspect de tant d'objets dont je n'avais qu'une connaissance imparfaite, celle qu'on acquiert dans les livres.
Le jour commençait à poindre quand nous sortîmes de Paris. Nous étions dans la plus belle saison de l'année, mentre april e maggio, dirait le Tasse. Le printemps rhabillait les arbres, ressuscitait les fleurs, rafraîchissait la verdure, ravivait la nature entière. Je parcourais un pays que j'avais traversé l'année précédente, mais dans la mauvaise saison; je ne m'y reconnaissais plus. La monotonie qui avait affligé mes regards était remplacée par une série non interrompue de tableaux variés à l'infini. Quoi de magnifique comme la forêt de Fontainebleau! Quoi de riant comme le paysage à travers lequel on roule entre Nemours et Montargis! Je revois encore les eaux limpides qui s'échappent de ces bosquets, et surmontant leurs digues, s'épanchent en cascades dans les prairies verdoyantes qui bordent la route. Ces lieux-là me semblaient avoir été décrits par le chantre de la Jérusalem. Ces eaux si pures sont celles de l'Oronte; ces frais bocages sont nés sous la baguette d'Armide, et je croyais, en les regardant, entendre les accens les plus mélodieux que Gluck ait modulés. Nous traversâmes trop rapidement ces délicieuses contrées.
À Roanne, où nous étions arrivés avec la vitesse de l'éclair, il fallut s'arrêter un moment. Grossie par la fonte des neiges, la Loire coulait avec une effrayante rapidité. Le service du bac était interrompu. Les bateliers assuraient que de vingt-quatre heures on ne pourrait le rétablir. À les entendre, il y aurait péril de la vie pour quiconque entreprendrait ce trajet tant que durerait cette crue, qui de minute en minute s'accroissait encore.
«Raison de plus pour passer à l'instant», dit Leclerc pour qui les minutes avaient la valeur des heures. Trois louis offerts aux mariniers triomphèrent de leur frayeur. La voiture est embarquée; et nous voilà dans le bac où aucun voyageur n'avait osé nous suivre.
Le péril, au fait, était imminent. Quand nous fûmes au milieu du fleuve, le câble, le long duquel filait le bac, formait, en s'écartant de la ligne droite qu'il garde quand le fleuve est tranquille, un angle pareil à celui que forme la corde d'un arc sous l'effort du plus vigoureux des archers. Si ce câble se fût rompu, j'ignore où nous eût portés le courant. Les gens qui nous voyaient du rivage tremblaient pour nous. Néanmoins nous contemplions assez tranquillement ce fleuve en colère; mais pas plus tranquillement que ne le contemplait une petite femme que nous devions déposer à Lyon entre les mains de sa famille, et qui, de crainte de se mouiller les pieds, n'avait pas voulu descendre de la voiture où elle était montée en sortant du bal, sans se donner le temps de changer de costume.
La traversée fut heureuse. Le fleuve franchi, nous montâmes et descendîmes sans encombre la chaîne de Tarare, sur le sommet de laquelle la nuit nous surprit; le lendemain, au jour naissant, nous entrions dans Lyon, où nous ne nous arrêtâmes que le temps nécessaire pour remettre à son adresse le joli paquet dont nous étions chargés.
Vingt-quatre heures après, nous gravissions la route qui traverse les échelles, la route que depuis vingt siècles Annibal nous avait frayée à travers le pays des Allobroges. Là, tout était nouveau pour moi, étrange même. Rentrant dans l'hiver, nous avions plus froid à mesure que nous nous éloignions du nord. L'aspect des Alpes était bien triste encore. Le soleil qui brillait sur la cime des monts n'avait pas réchauffé le sol où s'appuyait leur base. La verdure commençait bien à percer quelque couches de terre que le hasard avait plaquées sur ces rochers à une élévation où l'homme semble ne pas pouvoir atteindre, et qu'il va pourtant cultiver dans la belle saison; mais la neige les partageait encore avec elle; la neige recouvrait encore les sapins; seulement elle avait changé sa blancheur éclatante contre cette teinte sale et terne qui annonce le dégel, et attriste l'oeil plus même que l'hiver.
Grossis par les eaux qui descendaient des montagnes, les torrens roulaient avec un fracas qui, mêlé à celui des cascades et des avalanches, se propageait d'écho en écho dans toutes les sinuosités de ces vallées.
Quel contraste entre l'aspect de ces régions âpres, nébuleuses, stériles, et celui de la riche vallée de Grésivaudan que, du haut des Alpes, j'avais vue se déployer sous mes pieds!
La population chétive, infirme et stupide qui végète en Savoie s'accorde singulièrement avec cette nature indigente: des goîtreux, des scrofuleux, des rachitiques, des crétins, voilà ce qu'on rencontre à chaque pas dans les villages clair-semés sur cette terre où tout animal dégénère, excepté la marmotte.
La nuit nous avait surpris au-delà de Saint-Jean-de-Maurienne. Quelque terreur se mêla bientôt à l'étonnement dont jusqu'alors j'avais été saisi: mes yeux ne m'expliquant plus ce qui affectait mes oreilles, tous les bruits prenaient pour moi un caractère formidable. Sur ces entrefaites, la lune se leva; sa lumière, qui me semblait épaissir les ombres des cavités où elle ne pénétrait pas, ne diminua pas mes inquiétudes.
Je vis que nous courions de toute la rapidité des chevaux le long du torrent qui gronde au fond d'un précipice dont en plein jour l'oeil ne peut mesurer la profondeur; je vis que, suivant l'habitude des gens pour qui un danger couru tous les jours cesse d'être un danger, les postillons, pour faire preuve d'adresse, se rapprochaient le plus possible de l'abîme où chaque pas semblait devoir nous précipiter. J'étais d'autant plus fondé à le craindre, que du fond de la voiture je ne pouvais pas juger de la distance réelle qui se trouvait entre nos roues et la terrible ornière prête à nous engloutir. Je ne fermai pas l'oeil de la nuit. Cependant mon camarade ronflait, et le postillon sifflait.
Quand le jour se leva, nous descendions à Termignon, le plus triste village de ces tristes contrées. Nulle part, même en Savoie, la nature ne présente un aspect plus désolé. Je me croyais dans la plus maussade des vallées du Dante.
Le mont Cenis, qui depuis s'est aplani sous la puissance de Napoléon, n'était pas praticable alors pour les voitures. On démonta la nôtre à Lanslebourg, et on la distribua en détail sur des mulets, pour la transporter à Suze où on devait la remonter. Nous suivîmes à pied, mais accompagnés de montagnards munis de chaises portatives, et dont la vigueur était prête à suppléer à la nôtre si elle venait à nous manquer.
Le soleil, qui ne s'était fait voir que par intervalles dans les régions dont nous nous échappions, se montrait dans toute sa splendeur sur celles où nous nous élevions; mais, sur ce vaste plateau, il brillait plus qu'il n'échauffait; et sa lumière, réfléchie par la neige, nous éblouissait plus qu'elle ne nous éclairait. Suivant le cortège à la voix, je marchais les yeux presque fermés; ils étaient tellement irrités par la réfraction, que j'en étais offusqué; les objets étaient devenus pour moi d'un rouge rosé.
Le sommet du mont Cenis n'offrait alors aux regards qu'une immense plaine de neige, qui n'avait pour bornes que l'horizon, et avec laquelle se confondait la superficie du lac qui en occupe une partie, et que la glace recouvrait encore. La topographie de ces lieux, nouvelle pour moi, ne l'était pas pour Leclerc. Pendant dix-huit mois, il avait campé sur ces limites de la Savoie et du Piémont, qu'il défendait contre les avant-postes de l'armée sarde: aussi chaque pas lui rappelait-il le souvenir d'un petit combat, d'une petite victoire, par lesquels il avait préludé à de plus grands exploits. Après six ou sept heures de marche, nous arrivâmes à Suze.
Comme toutes celles du Piémont, depuis le traité de Cherascho, cette place était occupée par les troupes françaises. Le général qui la commandait, c'était, je crois, le général Duhesme, nous invita à dîner pendant qu'on remonterait notre voiture. Nous nous rendîmes à ses instances. Leclerc, qui avait grande impatience d'arriver à Milan, lui déclara toutefois que, dès que notre équipage serait prêt, nous quitterions la table. Cela ne nous fut pas possible aussitôt qu'il le croyait: un orage, qui avait éclaté sous nos pieds pendant que nous franchissions les Alpes, s'était répandu en torrens dans les plaines de Rivoli; la route de Turin était momentanément coupée par les eaux débordées. Tandis qu'elles s'écoulaient, et que des ouvriers envoyés exprès réparaient le dégât, nous dînâmes ou plutôt nous soupâmes avec l'état-major.
La chère était excellente, les vins délicieux; l'appétit ne me manquait pas, mais j'avais encore plus besoin de dormir que de manger: aussi, tout en mangeant, m'endormis-je si profondément, qu'on me déshabilla et qu'on me mit au lit sans que je m'en aperçusse. À quatre heures du matin, les eaux retirées et les chemins redevenus praticables, nous nous remîmes en route; et après avoir déjeuné et fait notre toilette à Turin, où nous nous arrêtâmes un moment à l'enseigne de la Bonne Femme, qui là comme partout est figurée par une femme sans tête, nous nous rendîmes à Milan.
Le général en chef, le général Bonaparte, venait d'y arriver. Il occupait le palais Serbelloni; Leclerc s'y rendit. Moi, je me fis conduire chez Regnauld de Saint-Jean d'Angély, qui depuis six mois remplissait les fonctions administrateur général des hôpitaux à l'armée d'Italie, et demeurait alors, avec sa femme, à la Casa Greppi. Je fus reçu là comme un frère.
Regnauld, qui, en qualité de chef de service, était en relation continuelle avec le général en chef, alla le soir prendre ses ordres; et, en lui annonçant mon arrivée, lui parla du désir que j'avais de lui être présenté: «Amenez-le-moi sur-le-champ, s'il n'est pas trop fatigué», répondit le vainqueur de Rivoli. Il n'était pas moins impatient d'entendre un homme tout frais venu de Paris, que je ne l'étais de voir l'homme dont tout Paris s'occupait. Presqu'en descendant de voiture, je me trouvai donc en face du premier des généraux français, du premier général du siècle, du général contre le génie duquel toutes les réputations autrichiennes venaient de se briser.
Le palais Serbelloni est un des plus magnifiques qui soient à Milan. Les assises de granit qui servent de base à cette construction, et qui s'élèvent au-dessus du sol à une assez grande hauteur, sont roses et semées de parties cristallisées qui étincelaient aux rayons du soleil: on eût dit des blocs de sucre candi. Tel devait être le palais du roi de Cocagne.
La pièce où le général recevait les visites était une galerie divisée, ce me semble, comme le foyer de l'Opéra de Paris, en trois compartimens, par des colonnes; ceux des deux extrémités formaient des salons parfaitement carrés; celui du milieu était un long et large promenoir.
Dans le salon par lequel j'entrai étaient avec Mme Bonaparte, Mme Visconti, Mme Léopold Berthier, depuis comtesse de Lasalle, et Mme Yvan. Près de ces dames, sur le canapé qui régnait autour de cette pièce, plaisantait et riait comme un page Eugène de Beauharnais; de tous les hommes qui se trouvaient là, lui seul était assis. Par-delà l'arceau qui indiquait l'entrée de la galerie, était le général.
Autour de lui, mais à distance, se tenaient les officiers supérieurs, les chefs des administrations de l'armée, les magistrats de la ville, et aussi quelques ministres des gouvernemens d'Italie, tous debout comme lui.
Rien de remarquable pour moi comme l'attitude de ce petit homme au milieu de colosses dominés par son caractère. Son attitude n'était pas celle de la fierté, mais on y reconnaissait l'aplomb d'un homme qui a la conscience de ce qu'il vaut et qui se sent à sa place. Bonaparte ne se haussait pas pour se mettre au niveau des autres; déjà on lui évitait cette peine. Personne de ceux avec qui il liait conversation ne paraissait plus grand que lui. Berthier, Kilmaine, Clarke, Villemanzy, Augereau même, attendaient en silence qu'il leur adressât la parole, faveur que tous n'obtinrent pas ce soir-là. Jamais quartier-général n'a plus ressemblé à une cour. C'était ce qu'ont été depuis les Tuileries.
Toute personne qui, précédée de quelque réputation, se présentait au général Bonaparte, en était accueillie d'ordinaire avec une politesse qui n'était pas exempte de coquetterie, soit que le mérite de l'homme qu'il cherchait à se concilier fût incontestable, soit qu'il lui en attribuât plus qu'il n'en avait réellement: la puissance de l'inconnu, disait-il, quand il lui convenait de s'expliquer à ce sujet.
Cette puissance, je l'exerçai probablement sur lui ce jour-là, car je fus l'objet de son attention particulière. M'emmenant avec Regnauld dans la galerie, tout en s'y promenant il me questionnait; ce fut d'abord sur l'état de Paris. Je ne le lui déguisai pas. «Il me semble, lui dis-je, qu'il est tout-à-fait pareil à celui qui amena le 13 et le 14 vendémiaire. La faction battue et dispersée dans ces journées se rallie, et songe plus que jamais à recueillir les fruits du 10 thermidor; le gouvernement directorial n'est pas moins menacé qu'en vendémiaire ne l'était le gouvernement conventionnel; on l'attaque par les mêmes moyens, par la diffamation surtout. Vingt, trente, cinquante forcenés lui livrent une guerre quotidienne. Comment les fera-t-il taire? Et s'il ne les fait pas taire, comment y résistera-t-il?
«Je n'aime pas les hommes de ce gouvernement, ajoutai-je. Mais j'aime mieux ce gouvernement que celui qu'on a tué pour lui faire place, et que celui qu'on voudrait ressusciter pour le lui substituer.
«J'aime mieux ce pouvoir réglé par une constitution que le despotisme du comité de salut public, et que celui de Louis XIV, quoiqu'il se soit adouci quelque peu dans les mains de Louis XVI. Je doute pourtant qu'on puisse se sauver de là sans se réfugier sous le pouvoir d'un seul, sous le pouvoir d'un homme unique; mais cet homme unique, où est-il?»
Pendant que je parlais ainsi, l'impassibilité de sa figure contrastait singulièrement, à ce que m'a dit Regnauld, avec l'expression qui animait la mienne. Après quelques réflexions très-circonspectes sur l'esprit de Paris, il en vint naturellement à lui opposer l'esprit de l'armée; et tout en répondant à des questions qu'il semblait provoquer, il passa successivement en revue ses opérations les plus brillantes, nous démontrant la justesse de ses principes, soit en tactique, soit en politique, par l'application qu'il en avait faite aux circonstances difficiles où il s'était trouvé, et par l'importance des résultats qu'il en avait obtenus. Cette conversation sera toujours présente à ma mémoire. Je n'ai presque fait que la transcrire dans mon chapitre sur la levée du siège de Mantoue et les combinaisons qui décidèrent de la victoire à Rivoli[1].
Il semait cette conversation d'anecdotes qui caractérisaient tout à la fois ses soldats, ses compagnons et lui-même. «À peu d'exceptions près, disait-il, c'est à la troupe la plus nombreuse que la victoire est assurée. L'art de la guerre consiste donc à se trouver en nombre supérieur sur le point où l'on veut combattre. Votre armée est-elle moins nombreuse que celle de l'ennemi, ne laissez pas à l'ennemi le temps de réunir ses forces; surprenez-le dans ses mouvemens; et vous portant avec rapidité sur les divers corps que vous aurez eu l'art d'isoler, combinez vos manoeuvres de manière à pouvoir opposer dans toutes ces rencontres votre armée entière à des divisions d'armée. C'est ainsi qu'avec une armée moitié moins forte que celle de l'ennemi, vous serez toujours plus fort que lui sur le champ de bataille; c'est ainsi que j'ai successivement anéanti les armées de Beaulieu, de Wurmser, d'Alvinzi et du prince Charles.
«Il ne faut pas hésiter non plus, ajoutait-il, à faire les sacrifices exigés par la circonstance. Les avantages qui résultent de la victoire vous en indemniseront largement. C'est à un sacrifice de ce genre que j'ai dû la victoire que couronna la bataille de Castiglione. À la nouvelle de la marche de Wurmser, je n'hésitai pas à lever le blocus de Mantoue pour pouvoir opérer contre lui avec toutes mes forces. Il fallait abandonner pour cela toute l'artillerie de siége, cent quarante pièces de canon. Quand je déclarai cette intention aux généraux de division, ils ne pouvaient s'y résigner. Berthier en pleurait. Partons, nous aurons bientôt repris ce qui est ici et ce qui est là-bas, lui dis-je en montrant la ville. Me suis-je trompé?
«Il est des cas imprévus, poursuivait-il, où la présence d'esprit peut seule vous tirer d'affaire. À Lonato, si j'en avais manqué, j'étais pris au milieu d'une victoire. Une colonne égarée avait investi la place; le général autrichien nous sommait de nous rendre. Devinant, par suite de la connaissance que j'avais des mouvemens des différens corps, que cette colonne n'était pas soutenue:—C'est à votre général lui-même à se rendre, dis-je au parlementaire à qui je fais débander les yeux; aurait-il la présomption d'espérer prendre le général en chef de l'armée française? C'est lui qui est mon prisonnier. Si dans huit minutes il n'a pas posé les armes, je ne fais grâce à personne.—Quatre mille hommes se rendent à douze cents.»
«Il y a dans toutes les affaires un moment qu'il faut savoir saisir et aussi savoir attendre. Pendant qu'Alvinzi, engagé entre l'Adige et le lac de Garde, manoeuvrait pour nous tourner et pour débloquer Mantoue, comme il m'importait de connaître ses projets pour régler mes mouvemens, j'attendais qu'il les démasquât; et en attendant, couché sur un matelas à Vérone, je prenais quelque repos. Cependant Joubert qui, attaqué par des forces supérieures, se croyait dans une situation des plus critiques, m'envoyait aide de camp sur aide de camp, me pressant de venir juger par moi-même de sa position, et d'y apporter un prompt remède. Je les laissais dire, et me retournant sur mon matelas, dès qu'ils avaient fini, je me rendormais. On ne concevait rien à cette tranquillité en pareille circonstance; mais un dernier rapport m'ayant appris que l'ennemi, venu au point où je l'attendais, exécutait une manoeuvre qui ne laissait plus de doute sur ses intentions: À Rivoli! dis-je. Toutes mes divisions marchent sur ce point, où je me rends moi-même au milieu de la nuit. La bataille dès lors était gagnée dans ma tête. Vous savez le reste.»
Dans cette conversation, il nous raconta aussi l'anecdote du chien de Bassano. Je l'ai transcrite ailleurs, si ce n'est dans les termes dont il s'est servi, du moins conformément à l'impression qu'a faite sur moi son récit. Peut-être ne me saura-t-on pas mauvais gré de la répéter:
«Curieux d'apprécier par moi-même la perte de l'ennemi, disait-il, le soir avec mon état-major je parcourais le terrain où s'était livré le combat. Tandis que, avec cette impassibilité que donne la guerre, jeu terrible où les hommes ne sont que des pions, les militaires comptaient les victimes de cette journée, de cette foule silencieuse s'élèvent tout à coup des gémissemens ou plutôt des hurlemens qui augmentaient à mesure que nous approchions du point d'où ils partaient; c'étaient ceux d'un chien fidèle à son maître mort, ceux d'un chien qui veillait sur le cadavre d'un soldat. La révolution que ce pauvre animal produisit sur moi fut singulière. Rappelé par lui à des sentimens naturels, je ne vis plus que des hommes là où un moment avant je ne voyais que des choses. Mes amis, dis-je en interrompant ce triste dénombrement, retirons-nous; ce chien nous donne une leçon d'humanité.»
Ajoutez à l'intérêt de ces récits, faits tantôt d'un ton grave, tantôt avec un accent animé, l'autorité que leur prêtait une figure singulièrement mobile, une physionomie dont la sévérité était souvent tempérée par le sourire le plus gracieux, par un regard où se réfléchissaient les pensées les plus profondes de la plus forte des têtes, et les sentimens les plus vifs du coeur le plus passionné; prêtez-leur enfin le charme d'une voix mélodieuse et toutefois masculine, et vous concevrez la facilité avec laquelle Napoléon conquérait dans la conversation tous ceux qu'il voulait séduire.
Il nous tint ainsi deux heures au moins sur nos jambes. Cependant les courtisans, car il en avait même dans les personnages les plus rudes dont il était entouré, se tenaient aussi sur leurs jambes, et ne parurent songer à se retirer que quand le général nous congédia. Ce ne fut pas sans nous inviter à dîner, non pour le lendemain, il devait, nous dit-il, aller passer ce jour-là tout entier à la campagne, mais pour le surlendemain, invitation que Joséphine nous répéta de la manière la plus gracieuse.
Tout ce que j'avais vu, tout ce que j'avais entendu chez Bonaparte m'avait vivement frappé: ces deux heures m'avaient révélé sa destinée tout entière. «Cet homme-là, dis-je à Regnauld en retournant chez nous (car j'aurais tort de désigner autrement sa demeure), cet homme-là est un homme à part: tout fléchit sous la supériorité de son génie, sous l'ascendant de son caractère; tout en lui porte l'empreinte de l'autorité. Voyez comme la sienne est reconnue par des gens qui s'y soumettent sans s'en douter, ou peut-être en dépit d'eux. Quelle expression de respect et d'admiration dans tous les hommes qui l'abordent! Il est né pour dominer comme tant d'autres sont nés pour servir. S'il n'est pas assez heureux pour être emporté par un boulet, avant quatre ans d'ici, il sera en exil ou sur un trône.» Au fait, il régnait déjà.
Ceci n'est pas une prédiction faite après coup, mais une opinion exprimée dès lors dans mes lettres comme dans mes discours; plusieurs personnes peuvent le certifier.
Bonaparte au château de Montebello.—L'ordonnateur Villemanzy me nomme commissaire des guerres.—J'en refuse le brevet.—Pourquoi.—Anecdote.—Histoire d'un favori.
Le dîner n'eut pas lieu. La campagne que le général avait été voir la veille lui avait plu; il y avait transporté son quartier-général.
Cette campagne était le château de Montebello, château magnifique, situé à quatre lieues de Milan.
À la Casa Greppi, où demeurait Regnauld, demeurait aussi l'ordonnateur de l'armée, M. de Villemanzy. L'accueil que j'avais reçu du général m'avait concilié la bienveillance de tous les chefs de service: celui-ci s'empressa de me donner des preuves de la sienne.
«Votre intention, me dit-il, est de parcourir l'Italie: voulez-vous accepter une fonction qui vous donnera les moyens de visiter les principales villes de la Lombardie et des États-Vénitiens sans qu'il vous en coûte rien? Voilà un brevet de commissaire des guerres adjoint. Le traitement qui y est attaché n'est pas considérable; mais il s'accroîtra par les indemnités de voyage et par les gratifications que vous mériterez certainement. J'aurai soin de vous employer de manière à concilier vos intérêts avec ceux du service.»
Je reçus comme je le devais cette proposition; mais, tout en lui exprimant ma reconnaissance, je demandai à M. de Villemanzy la permission de prendre à ce sujet l'assentiment du général en chef. «C'est, me répondit-il, un des motifs pour lesquels je vous propose de venir avec moi à Montebello demain matin.»
Le lendemain nous étions à Montebello à neuf heures.
Avant de commencer son travail avec le général, l'ordonnateur, qui m'avait introduit, parle de ce qu'il a fait pour moi, et de la condition que j'avais mise et que je devais mettre à mon acceptation: «C'est bien, dit le général; nous en reparlerons. Il passera la journée avec nous.» Villemanzy lui ayant répondu qu'il était obligé de retourner à Milan immédiatement après le déjeuner:—«N'importe; je me charge de le faire reconduire»; et un salut nous fit comprendre qu'il n'avait pas autre chose à nous dire pour le moment.
Après le déjeuner, Villemanzy étant parti, le général me fait appeler: «Vous voulez donc être commissaire des guerres? me dit-il d'un ton assez grave.—Je ne veux rien, général, que ce que vous voudrez: c'est moins votre acquiescement que vos conseils que je viens chercher ici.—Écoutez, et décidez-vous d'après ce que vous aurez entendu. C'était sans doute un état respectable que celui de commissaire des guerres: institués pour pourvoir aux besoins de l'armée, ces fonctionnaires ont droit à la plus haute considération lorsqu'en remplissant ce devoir ils épargnent le pays; ils réunissent ainsi à l'estime les droits de l'intelligence et de la probité. Tels sont les titres qui particulièrement recommandent à la nôtre Villemanzy; mais, dans son corps, le nombre des gens qui lui ressemblent n'est pas grand. Faisant le contraire de ce qu'ils devraient faire, la plupart de ses agens laissent le soldat dans le besoin, et n'en ménagent pas plus pour cela le pays conquis; ils se repaissent de la substance des habitans, sans s'inquiéter de la détresse de l'armée, qui est obligée de se procurer violemment ce qui devrait lui être fourni, et enlève par la maraude, aux paysans qui ont déjà satisfait à une réquisition, ce qui est échappé à l'avidité de ces exacteurs. Ces misérables sont plus funestes au pays que le soldat: au lieu d'y établir l'ordre, ils aggravent dans une épouvantable proportion les malheurs de la guerre. Ce sont eux qui font le mal, c'est nous qu'on maudit. Plusieurs ont acquis ainsi une fortune considérable; mais quelle réputation ils ont acquise au corps dont ils font partie! quel déshonneur ils ont appelé sur l'habit qu'ils portent! Et vous revêtiriez cet habit-là!—Je n'en ai certes pas l'envie, général. Je venais vous demander s'il vous convenait que j'acceptasse la commission qui m'est offerte, et non vous dire que je l'acceptais.—Ne l'acceptez pas, reprit-il avec plus de chaleur encore. Accepter aujourd'hui le titre de commissaire des guerres, ce serait entrer en partage de l'opprobre attaché à ce titre, sans partager les bénéfices des gens qui l'ont déshonoré. Ces Messieurs-là sont chatouilleux pourtant! En voilà un qu'on a pris la main dans le sac: c'est le pillard en chef du mont-de-piété de Vérone; il est renvoyé par-devant une commission militaire pour être jugé. Ces Messieurs ne prétendent-ils pas que cela porte atteinte à l'honneur du corps entier! Comme si la peine était plus infamante que le crime! Au reste, ils ont bien tort de tant s'inquiéter: un homme qui a un million est-il jamais condamné? Ne recevez pas un titre porté par un homme semblable. Voilà ce que je n'ai pas voulu vous dire devant Villemanzy. J'arrangerai la chose avec lui; je lui dirai que j'ai d'autres vues sur vous. Vous voulez voir l'Italie; je vous la ferai voir. En attendant, restez ici, restez avec nous.»
Comme je n'avais rien apporté de ce qui m'était nécessaire pour séjourner à Montebello, je demandai au général la permission de retourner le soir à Milan; il me l'accorda, en m'invitant de nouveau à revenir au quartier-général le plus tôt que je pourrais, et à m'arranger de manière à pouvoir y passer quelques jours.
Pour terminer cet article, je dirai que les prévisions du général sur l'issue du procès dont il est ici question furent à peu près réalisées. Le conseil de guerre n'acquitta pas, à la vérité, l'accusé; il le condamna même à quelques années de galères. Mais comme on le conduisait en France pour y subir sa peine, on trouva le moyen de le faire évader, et l'honneur du corps fut sauvé. Je dois le dire, le malheureux payait pour tous. Il s'en fallait de beaucoup qu'il fût le seul qu'eût enrichi la spoliation du mont-de-piété de Vérone; d'autres personnages en avaient aussi profité, et tous n'étaient pas des commissaires des guerres.
Parmi ceux-ci il s'en trouvait encore un à qui cette affaire pensa faire tourner la tête. Il n'en avait pas tiré un million: sa part de butin, qui consistait en mauvais diamans, ne valait guère plus de cinquante mille écus; mais enfin il y tenait autant que le maraud en chef tenait à la sienne, et il tenait également à la réputation d'honnête homme. Pour ne pas la compromettre, il ne parla pas de cette légère aubaine à son secrétaire. Instruit des choses par une autre voix, ce secrétaire, homme fort délicat aussi, fut vivement affecté de ce défaut de confiance. Sur ces entrefaites, le millionnaire dont j'ai parlé plus haut est arrêté: il doit, dit-on, être traduit par-devant une commission militaire. Ses confrères se hâtent d'envoyer à Milan une députation à l'ordonnateur en chef, pour le supplier d'intervenir auprès du général, et d'obtenir, pour sauver l'honneur du corps, que l'affaire ne soit pas instruite. L'homme aux diamans est adjoint à cette députation. Cela ne tourna ni au profit du corps ni au sien. Après huit jours consommés en démarches inutiles, il revient à Vérone rendre compte à ses commettans du mauvais résultat de sa mission; mais avant tout, voulant en conférer avec son secrétaire, il le demande. «Aussitôt après votre départ, il a disparu, lui répondent ses domestiques.—Et où est-il allé?—Où vous avez voulu qu'il allât?», a-t-il dit en nous remettant ce billet.
Le commissaire ouvre le billet et y lit ce qui suit: «Citoyen, je croyais, par ma discrétion, avoir acquis des droits à votre confiance comme à votre générosité par mon dévouement. Je vois avec douleur que je me suis trompé. Vous ne m'avez ni fait part de l'expédition qui s'est faite au mont-de-piété de Vérone, ni fait une part dans celle que vous en avez rapportée. Ne vous étonnez donc pas que, maître de votre butin, je suive votre exemple, et que je m'empare de tout. Cela peut vous donner quelque contrariété, mais vous en prendrez votre parti, j'en suis sûr, et vous ne ferez pas de bruit. À quoi le bruit vous mènerait-il? serait-il dans votre intérêt d'appeler l'attention sur cette affaire? Le bien que vous réclameriez est-il le vôtre? Seriez-vous sûr enfin de ne pas vous perdre en me perdant? Toutes réflexions faites, je suis assuré de votre discrétion par les raisons qui vous assurent de la mienne. Salut et fraternité.»
Il aurait pu ajouter et la mort, conformément à la formule en usage, car si le bon patron ne mourut pas de révolution à cette lecture, il s'en fallut de bien peu. Le secrétaire, découvrant la cachette où les diamans étaient enfermés, les avait en effet emportés tous, à l'exception de deux qui restaient entre les mains du commissaire, comme des échantillons de sa fortune passée. Ce pauvre homme ne les contemplait pas sans fondre en larmes: et il les contemplait quelquefois pendant des heures entières. «Quelle coquinerie, disait-il un jour, ces diamans-là me rappellent! voilà pourtant tout ce qui me reste d'une honnête fortune avec laquelle je comptais me retirer auprès de mon vertueux père! Un brigand, un voleur, un scélérat, un drôle, m'a tout pris. Il n'y a plus de probité au monde!»
L'homme qui se plaignait si naïvement ne croyait pas trop avoir manqué à la probité en faisant en Italie ce qu'il aurait eu scrupule de faire en France. En pays conquis, tout lui semblait acquis à son greffe par droit de conquête. Ce principe, au reste, était celui de bien des gens qui en tirèrent plus de profit, et qui, rentrés en France, reprirent leurs habitudes honnêtes. La probité était un bagage qu'ils avaient laissé en dépôt, comme un effet inutile, au pied des Alpes, pour le reprendre en repassant.
Rien de plus ennuyeux qu'un quartier-général, quand on n'y a pas d'occupation. À l'exemple du général et de Mme Bonaparte qui me dirent à tantôt, chacun, après le déjeuner, se retira dans son appartement pour y employer ou perdre le temps à sa manière. Resté seul dans le salon, et n'ayant pas même un livre, je ne sais trop comment j'aurais passé les six heures qui s'écoulèrent entre le déjeuner et le dîner, si je n'eusse pas emporté dans ma tête un moyen d'occupation ou de distraction qui m'a suivi partout, grâce à l'habitude que j'ai de composer sans avoir besoin d'écrire.
Suis-je seul, je reprends un ouvrage commencé, ou je commence un nouvel ouvrage. Me voilà donc travaillant à mon troisième acte des Vénitiens tout en parcourant les jardins de Montebello autour desquels régnait une allée couverte qui, tout-à-fait semblable aux berceaux de Marly, m'offrait une voûte impénétrable aux rayons du soleil. Les heures s'écoulèrent ainsi sans que je m'en aperçusse, et je rapportai à Milan, où j'avais laissé mes brouillons, une scène de plus. Ma journée n'avait pas été absolument perdue.
Avant le dîner, quand je revins dans le salon, il s'était repeuplé. J'y retrouvai, avec Mme Bonaparte et Mme Berthier, cette jolie Paulette, alors plus impatiente de devenir Mme Leclerc qu'elle ne l'a été depuis d'être princesse Borghèse.
Tout près de Mme Bonaparte, sur le même canapé, était Fortuné, ce favori venu de Paris entre elle et son fils. L'affection qu'elle lui portait n'était pas diminuée, et cette affection qu'elle ne craignait pas de lui témoigner, même en public, était des plus vives. Pardonnons-la-lui; ne soyons pas moins indulgens que ne l'était son mari. «Vous voyez bien ce Monsieur-là, me disait le général; c'est mon rival. Il était en possession du lit de Madame quand je l'épousai. Je voulus l'en faire sortir: prétention inutile; on me déclara qu'il fallait me résoudre à coucher ailleurs, ou consentir au partage. Cela me contrariait assez; mais c'était à prendre ou à laisser. Je me résignai. Le favori fut moins accommodant que moi: j'en porte la preuve à cette jambe.»
Le lecteur est curieux peut-être de savoir quels droits avait Fortuné pour être traité ainsi. Fortuné n'était ni beau, ni bon, ni aimable. Bas sur pattes, long de corps, moins fauve que roux, ce carlin au nez de belette ne rappelait sa race que par son masque noir et sa queue en tire-bouchon. Comme bien d'autres, il n'avait pas tenu en grandissant ce qu'il promettait étant petit; mais Joséphine, mais ses enfans ne l'en aimaient pas moins, quand une circonstance particulière le leur rendit plus cher encore.
Arrêtée en même temps que son premier mari le général Beauharnais, Joséphine languissait en prison, d'autant plus inquiète, qu'elle ignorait absolument ce qui se passait au dehors. Ses enfans avaient la permission de la venir voir au greffe avec leur gouvernante. Mais comment la mettre au fait? le concierge assistait à toutes leurs entrevues. Comme Fortuné était toujours de la partie, et qu'il ne lui était pas interdit d'entrer dans l'intérieur, la gouvernante imagina un jour de cacher sous un beau collier neuf, dont elle le para, un écrit qui contenait ce qu'on ne pouvait dire à sa maîtresse. Joséphine, qui ne manquait pas de finesse, devina la chose, et répondit au billet par le même moyen. Ainsi s'établit entre elle et ses amis, sous les yeux même de son surveillant, une correspondance qui la tenait au courant des démarches qu'on faisait pour la sauver, et qui soutenait son courage. La famille sut gré au chien du bien qui s'opérait par son entremise autant que s'il se fût opéré par sa volonté; et il devint, pour les enfans comme pour la mère, l'objet d'un culte que le général fut contraint de tolérer. Ce culte dura jusqu'à la mort de Fortuné.
Cette mort fut des plus tragiques. Ce favori, comme de raison, était d'une arrogance extrême; il attaquait, il mordait tout le monde, les chiens même. Moins courtisans que les hommes, les chiens ne le lui pardonnaient pas toujours. Un soir il rencontre dans les jardins de Montebello un mâtin qui, bien qu'il appartînt à un domestique de la maison, ne se croyait pas inférieur au chien du maître: c'était le chien du cuisinier. Fortuné de courir sur lui et de le mordre au derrière: le mâtin le mord à la tête, et d'un coup de dent l'étend sur la place. Je vous laisse à penser quelle fut la douleur de sa maîtresse! Le conquérant de l'Italie ne put s'empêcher d'y compatir: il s'affligea sincèrement d'un accident qui le rendait unique possesseur du lit conjugal. Mais ce veuvage-là ne fut pas long. Pour se consoler de la perte d'un chien, Joséphine fit comme plus d'une femme pour se consoler de la perte d'un amant: elle en prit un autre, un carlin; cette race n'était pas encore détrônée.
Héritier des droits et des défauts de son prédécesseur. Carlin régnait depuis quelques semaines, quand le général aperçoit le cuisinier qui se promenait à la fraîche dans un bosquet assez éloigné du château. À l'aspect du général, cet homme de se jeter dans l'épaisseur du bois. «Pourquoi te sauver ainsi de moi? lui dit Bonaparte.—Général, après ce qu'a fait mon chien…—Eh bien?—Je craignais que ma présence ne vous fût désagréable.—Ton chien! est-ce que tu ne l'as plus, ton chien?—Pardonnez-moi, général, mais il ne met plus les pates dans le jardin, à présent surtout que Madame en a un autre…—Laisse-le courir tout à l'aise; il me débarrassera peut-être aussi de cet autre-là.»
Je me plais à raconter ce trait, parce qu'il est caractéristique, et qu'il donne une idée de l'empire qu'exerçait la plus douce et la plus indolente des créoles sur le plus volontaire et le plus despotique des hommes. Sa résolution, devant laquelle tout fléchissait, ne pouvait résister aux larmes d'une femme; et lui qui dictait des lois à l'Europe, chez lui ne pouvait pas mettre un chien à la porte.
À dîner, je fus placé auprès de Paulette qui, se souvenant de m'avoir vu à Marseille, et d'ailleurs me sachant dans ses confidences puisque j'étais dans celles de son futur époux, me traita en vieille connaissance. Singulier composé de ce qu'il y avait de plus complet en perfection physique, et de ce qu'il y avait de plus bizarre on qualités morales! Si c'était la plus jolie personne qu'on pût voir, c'était aussi la plus déraisonnable qu'on pût imaginer. Pas plus de tenue qu'une pensionnaire, parlant sans suite, riant à propos de rien et à propos de tout, contrefaisant les personnages les plus graves, tirant la langue à sa belle-soeur quand elle ne la regardait pas, me heurtant du genou quand je ne prêtais pas assez d'attention à ses espiègleries, et s'attirant de temps en temps de ces coups d'oeil terribles avec lesquels son frère rappelait à l'ordre les hommes les plus intraitables. Mais cela ne lui imposait guère; le moment d'après c'était à recommencer, et l'autorité du général de l'armée d'Italie se brisait aussi contre l'étourderie d'une petite fille: bonne enfant d'ailleurs par nature plus que par volonté, car elle n'avait aucun principe; et capable de faire le bien même par caprice.
Les convives étaient nombreux: la conversation générale n'était pas possible; la symphonie y suppléait. Pendant le repas, les musiciens des guides exécutèrent alternativement des marches militaires et des airs patriotiques qui ne déplaisaient pas aux Italiens.
La chaleur étant tombée, on prit le café et les glaces sur la terrasse, et l'on ne rentra que tard dans les salons. À la brune, le général devenu plus communicatif prit part à la conversation; il se mit même à diriger les amusemens de la société, fit chanter des romances à Madame Léopold, demanda des histoires au général Clarke, et se mit à en raconter lui-même. Les récits fantastiques étaient ceux qu'il affectionnait; il préférait même les contes qui effrayaient l'imagination, à ceux qui intéressaient l'esprit ou le coeur; il improvisait dans ce genre avec une facilité singulière, et se plaisait à fortifier l'effet de ses narrations par tous les artifices qu'un acteur habile peut trouver dans les inflexions de sa voix[2].
À dix heures, une des personnes qui étaient venues dîner à Montebello me reconduisit à Milan. L'illumination imprévue qui se déployait alors au milieu de l'obscurité me jeta dans une surprise qui tenait de l'enchantement: les prairies émaillées de fleurs, que j'avais traversées le matin, étincelaient de l'éclat d'un milliard de paillettes voltigeantes ou d'un milliard de mouches phosphoriques qui semblaient danser sur le gazon, et dont les bonds s'élevaient à quatre ou cinq pieds du sol. Ce phénomène, dont je n'avais pas d'idée, faisait à mes yeux de la contrée entière un pays de féerie: il était produit par une innombrable quantité de ces lampyres, appelés en Italie luciole, insectes qui à la plus brillante des propriétés du ver luisant joignent des ailes dont ceux-ci sont dépourvus.
Ma vie à Milan.—Le Dôme, la rue des Orfèvres.—Second voyage à
Montebello.—Le marquis del Gallo.—Les négociateurs
vénitiens.—Portraits.—Clarke, Marmont.—Train habituel des Français en
Italie.
Pendant les trois ou quatre jours qui séparèrent mes deux courses au quartier-général, je visitai la capitale de la Lombardie. Qu'on n'ait pas peur d'en retrouver ici la description: elle serait au moins inutile.
De ses monumens, celui que je fréquentais le plus c'est la cathédrale ou le Dôme, pour me servir de l'expression du pays. Commencé au XIVe siècle, cet édifice, qui attendait la main de Napoléon, n'était pas encore achevé à la fin du XVIIIe, car les marbres qui revêtent aujourd'hui son clocher s'élevaient à peine à la moitié de sa hauteur. J'y allais tous les jours vers midi, mais, je dois l'avouer, dans un intérêt tant soit peu profane: comme les voûtes et les murs de cette magnifique carrière sont impénétrables à la chaleur, qui déjà était excessive, j'en avais fait mon cabinet de travail comme des bosquets de Montebello. Les gens qu'un intérêt moins profane y amenait habituellement s'étonnaient sans doute de trouver dans un Français une dévotion si recueillie; mais ils devaient s'étonner aussi que cette dévotion ne lui permît pas de rester un moment en place et ne lui fit jamais ployer les genoux.
Milan est entourée de promenades superbes, et traversée par de larges rues bordées de palais et de boutiques magnifiquement pourvues: celles de la rue des Orfèvres offrent un aspect aussi riche que celles du quai qui porte ce nom à Paris. Aussi les grenadiers français, à qui le pillage avait été permis pendant deux heures à Pavie, en punition de la révolte de cette ville, disaient-ils en traversant cette rue: Est-ce que ces scélérats ne se révolteront pas?
J'aime la musique avec passion, et avec prédilection la musique italienne: sous ce rapport, tout ce que j'entendais était pour moi sujet de jouissance, tout, y compris ces virtuosi ambulanti, ces musiciens ambulans, symphonistes de carrefours, choristes en plein vent, à qui il est aussi difficile de faire un ton faux qu'aux nôtres de faire un ton juste.
L'on imagine bien que ma première soirée libre fut donnée au théâtre; j'allai à celui della Scala. Ce vaste monument n'était éclairé ni au dehors, ni au dedans: entré là presque à tâtons, je me crus d'abord dans une caverne, dans la beaume de Roland; mais lorsque enfin mes yeux, familiarisés avec ces demi-ténèbres, purent distinguer les objets, je reconnus que j'étais au milieu d'un immense colombier, dans les parois duquel sont pratiqués des trous disposés comme ceux qui reçoivent les nids des pigeons. Telle est en moi l'idée qu'éveilla le premier aspect des salles d'Italie, où les loges, loin de se détacher en saillie, comme dans nos théâtres, sont creusées dans le mur comme des fenêtres sans balcons.
Disposées ainsi pour la plus grande commodité des propriétaires, qui seuls en ont la clef, ces loges sont de véritables appartemens où leur société se rassemble pour causer, pour jouer, pour faire pis ou mieux, sous la protection d'un rideau qui ne s'ouvre qu'au tintement de la sonnette annonçant la scène ou l'air favori: le morceau fini, le rideau se referme. Le spectacle est là ce dont les spectateurs s'occupent le moins.
S'il rend la salle extrêmement triste, ce système, qui rend les loges extrêmement gaies, a de plus l'avantage de jeter aussi une grande gaieté sur le théâtre: en raison de ce que la salle est plus sombre, la scène paraît plus éclairée, ce qui n'est pas peu favorable à l'effet des décorations. Les loges à Milan ne font pas, comme à Paris, spectacle pour le parterre; mais le spectacle de la scène en est plus parfait: favorable à tous les intérêts, cette quasi-obscurité sert ceux qui viennent là pour voir comme ceux qui viennent pour n'y être pas vus.
Le répertoire, comme on sait, ne varie pas en Italie ainsi qu'il varie en France. Les salles y sont successivement occupées pour quelques semaines par diverses troupes. Chacune arrive là avec son opéra, qui, pendant la durée de son bail, occupe exclusivement le théâtre: tous les soirs, c'est la même pièce jouée par les mêmes acteurs. J'en pris mon parti. Alors on jouait un opéra-buffa de Paësiello et un ballet héroïque en deux actes, comme le drame; mais concurremment et non pas successivement, c'est-à-dire qu'un acte de l'opéra était suivi d'un acte du ballet. Ainsi, les aventures tragiques d'Éponine et de Sabinus servaient d'intermède à la Pietra simpatica, bouffonnerie dans laquelle il était enchevêtré. Je laisse à penser quel effet produisait un pareil salmis! Les Italiens s'en accommodaient; je fis comme eux.
De retour à Montebello, j'y trouvai compagnie nombreuse. Plusieurs négociations étaient ouvertes: l'une avec l'Autriche pour convertir en paix définitive le traité de Léoben, l'autre avec le gouvernement de Venise, qui implorait la protection de la France contre sa populace révoltée.
Les députés vénitiens étaient les sénateurs Pisani et Mocenigo. La réponse du général français ne se fit pas attendre. Baraguey-d'Hilliers, dont la division, campée en-deçà des lagunes, interceptait les communications de Venise avec la terre ferme, reçut, après huit jours de blocus, ordre d'entrer dans cette grande ville pour y rétablir la tranquillité, et le sénat lui fournit les embarcations qui transportèrent la première armée étrangère qui soit entrée dans cette ville imprenable. C'est à la sollicitation de l'aristocratie que fut prise cette mesure qui détruisit à jamais la domination de l'aristocratie la plus puissante qui ait existé.
Ces patriciens avaient quelque peu rabattu de leur fierté. Le doge de Gênes ne s'est pas montré plus modeste devant Louis-le-Grand qu'eux devant ce petit caporal que le nom de grand attendait aussi.
Les négociations ne se terminèrent pas aussi lestement à beaucoup près avec l'Autriche qu'avec Venise. Il est douteux même qu'elles fussent déjà ouvertes. Le marquis del Gallo, qui, bien que ministre de la cour de Naples, était envoyé au quartier-général français comme ministre de la cour de Vienne, attendait les plénipotentiaires autrichiens qui devaient lui être adjoints. Tête à tête pour lors avec Clarke qui, sous le titre de général, avait été envoyé en Italie pour y remplir une mission qui n'était rien moins que militaire, ce marquis faisait de la diplomatie provisoire, et pelotait, comme on dit, en attendant partie.
Le marquis del Gallo était un homme beaucoup plus sage que la protectrice qui l'avait mis en crédit auprès de l'empereur François II, que la reine Caroline. Son esprit modéré et conciliant perçait dans toutes ses habitudes; il plaisait évidemment au général Bonaparte, dans la société duquel il introduisait des manières qui contrastaient tant soit peu avec celles du quartier-général, mais qui pour cela peut-être n'en plaisaient que plus à Bonaparte et à Joséphine, à qui elles rappelaient celles de Versailles.
On en essayait déjà des imitations à Montebello. «Si vous aimez la chasse, me dit le général en me revoyant, vous pourrez demain prendre ici ce plaisir.» Je croyais qu'il entendait par-là qu'armé d'un fusil et conduit par un garde, il me serait permis de battre la plaine, où la Providence avait probablement conservé quelques lièvres. Pas du tout. C'est d'une chasse au sanglier qu'il s'agissait, chasse organisée par Berthier, qui, ainsi que moi, avait passé sa première jeunesse à Versailles et en conservait les goûts. N'étant pas équipé pour un pareil exploit, je préférai passer la matinée au château avec les dames, et je fis bien; car ces veneurs qui, faute de sanglier, avaient lancé un cochon noir, furent à leur retour l'objet de la raillerie du général, qui n'y allait pas de main-morte quand il s'y mettait. Il y en eut pour toute la soirée.
Les trois jours que je passai là ne furent qu'une répétition de celui dont j'ai rendu compte. Même vide entre les deux repas; même moyen pour échapper à l'ennui et à l'oisiveté. Quelquefois, je dois le dire, je rencontrais pourtant à qui parler dans le salon de service. J'y trouvai tantôt Eugène, tantôt Marmont, tantôt aussi le général Clarke.
Deux mots sur l'attitude de ce dernier auprès du général en chef de l'armée d'Italie. Envoyé en apparence comme négociateur aux conférences qui allaient s'ouvrir, il n'y devait être en réalité qu'un observateur chargé de surveiller un général devenu suspect aux directeurs par une ambition qui s'appuyait sur tant de victoires; il était même autorisé à s'assurer de sa personne si cela était possible. Il fut deviné dès son arrivée. Reconnaissant bientôt qu'il avait affaire à plus fin comme à plus fort que lui, Clarke aima mieux faire pacte avec un homme aussi supérieur, que s'obstiner dans une lutte inutile; et comme il a fait dans une circonstance plus récente, il se donna tout entier à celui contre lequel il devait opérer. Il faut qu'il ait joué ce double rôle avec bien de l'habileté; car quoique cette transaction ne fut ignorée de personne en Italie, le Directoire ne le révoqua pas d'abord. N'en pourrait-on pas conclure qu'il trompait également les persécuteurs et le persécuté?
Quoi qu'il en soit, il avait pris le parti le plus conforme à ses intérêts. Bientôt il en eut la preuve. Bonaparte n'abandonna jamais l'homme qui s'était donné à lui; il le maintint dans ses fonctions en dépit du gouvernement, qui après le 18 fructidor l'avait rappelé à Paris; et après le 18 brumaire, il l'éleva de fonctions en fonctions à celles de ministre, et de dignités en dignités à celle de duc. Au reste, ces faveurs étaient justifiées par la capacité, le dévouement et l'assiduité laborieuse de l'administrateur à qui le souverain les accorda. À l'exception du bâton de maréchal, qu'il ne tint pas de la reconnaissance impériale, Clarke ne dut qu'à des services honorables les honneurs dont il fut comblé.
Loin d'avoir alors les airs de suffisance qu'il prit à mesure qu'il s'éleva, il était d'humeur prévenante et facile. Sa conversation, aimable et instructive à la fois, abondait en observations judicieuses, en anecdotes piquantes. Il avait le ton de la meilleure compagnie; ses manières étaient nobles sans affectation, et s'accordaient parfaitement avec sa belle figure.
Je ne dirai pas la même chose des manières de toutes les personnes qui approchaient le général Bonaparte. Se composant sur lui, plus d'un de ses aides de camp affectaient des airs de gravité qui contrastaient assez singulièrement avec des figures de vingt-cinq ou vingt-six ans. Leclerc, ainsi que je l'ai dit, n'était pas exempt de ce petit travers. C'était aussi celui de Marmont. Un mot sur lui.
Ce n'est pas à beaucoup près un homme sans mérite que Marmont; mais si grand que soit ce mérite, il est bien loin de celui qu'il s'attribue, opinion au reste que les éloges dont Napoléon était si prodigue dans ses bulletins, envers les militaires qu'il aimait, n'ont pas peu contribué à fortifier. Que de jugement ne faut-il pas à un homme vanté par un tel homme, pour ne pas se croire le premier après lui! Et quand à beaucoup de présomption il joint un esprit essentiellement faux, dans quels écarts peut-il ne pas donner? Rassasié d'honneurs, de richesses, mais non de gloire, Marmont se crut un moment appelé à sauver la France. De là ses fautes. Il crut, en sacrifiant à ce grand intérêt la fortune de son ami, de son bienfaiteur, de son maître, faire un acte héroïque. Son coeur paie depuis 1814 les torts de son esprit, et les paie d'autant plus chèrement, qu'il n'est rien moins qu'insensible à l'opinion publique. Que n'a-t-il pas fait pour la reconquérir? Mais le sort qui, dans ses persécutions comme dans ses faveurs, semble se complaire à accabler les objets de sa préférence, a tout fait tourner contre lui. Poursuivi par une espèce de fatalité, éternellement compromis dans les événemens par la position que son faux esprit lui a faite, et non moins accusé par le parti des Bourbons que par le parti qu'il leur a sacrifié, Marmont doit être un des hommes les plus malheureux qui existent, un des hommes les plus malheureux qui aient existé.
Simple aide de camp de son beau-père, Eugène alors n'était plus un enfant, mais ce n'était pas encore un homme. Des qualités qui depuis lui ont acquis une si haute place dans l'estime du prince et dans celle du public, sa bravoure et sa loyauté sont les seules qui se fussent déjà développées.
Chargé d'une mission auprès du sénat de Venise, Junot, dont j'occupais la chambre, était alors en course ainsi que Lavalette qui, je crois, remplissait dans l'intérêt de Bonaparte, auprès du Directoire, une mission assez semblable à celle dont Clarke avait été chargé par le Directoire auprès de Bonaparte.
Dans ce dénombrement n'oublions pas le citoyen Bourrienne. Des habitués du quartier-général, c'est celui qu'on y rencontrait le moins souvent, quoiqu'il n'en sortît jamais. Habituellement retenu dans le cabinet par ses fonctions de secrétaire particulier, il ne se montrait guère qu'aux heures des repas et de la promenade. À la manière dont son chef le traitait, il était évident qu'on ne considérait pas uniquement en lui l'ami de collège. Intelligent, actif, infatigable, saisissant sur un mot la pensée d'un homme en qui les pensées se succédaient avec une incroyable rapidité, et la traduisant en une ligne, Bourrienne avait incontestablement une partie des rares qualités qu'exigeaient les fonctions de secrétaire auprès d'un génie qui ne se reposait jamais; et il est probable que Bonaparte, qui tenait tant à ses vieux amis, ou chez qui l'habitude avait la force de l'affection, ne s'en serait jamais séparé, s'il eût cru pouvoir le maintenir dans une place qui exigeait tous les genres d'intégrité.
Dans mes conversations avec les uns et les autres, j'eus occasion de recueillir encore sur le conquérant de l'Italie quelques unes de ces anecdotes caractéristiques qui prouvent qu'il n'était pas moins homme d'esprit qu'homme de génie. Telle est l'allocution qu'il adressait à son armée, quand du haut des Alpes il lui montrait les campagnes du Piémont: «Soldats, vous manquez de tout; les magasins de l'ennemi sont là: marchons.»
Tel est aussi le trait suivant: L'armée avait déjà remporté plusieurs victoires, mais elles n'avaient pas été aussi productives que l'exigeaient ses besoins. On n'avait pas pu encore renouveler l'habillement. Dans une revue que passait le général en chef, un grenadier sort des rangs, et lui montre avec humeur son habit qui tombait en lambeaux. Qu'y faire? Lui accorder sa demande, c'était en provoquer une multitude de la même nature, et l'on n'avait pas de drap. Le général ne voulait cependant pas renvoyer ce soldat mécontent. «Citoyen, dit-il d'un ton assez dur au commissaire des guerres qui l'accompagnait, peut-on laisser la troupe dans cet état? Un habit à ce brave et à tous ceux de ses camarades qui en demanderont.» Le soldat de porter la main au chapeau, et la troupe de crier: Vive le petit caporal! Le commissaire des guerres était déjà fort embarrassé, quand le petit caporal rappelle notre homme. «Dis-moi donc, lui dit-il, avec ton habit neuf, toi qui viens de faire la campagne, ne crains-tu pas d'avoir l'air d'une recrue?—Diable! répond le soldat, je n'y pensais pas. Que le commissaire garde son habit neuf; je ne veux pas avoir l'air d'une recrue.» Pas un soldat ne voulut d'habits neufs.
Cette dénomination de petit caporal lui avait été donnée par l'armée. En usant avec lui comme l'autorité en use avec tout soldat qui se distingue, l'armée, à chaque victoire nouvelle, l'élevait à un grade dans les grades inférieurs, s'entend. Le titre de caporal, qu'il reçut, je crois, après la bataille de Montenotte, est toutefois celui par lequel il fut toujours désigné, dans les camps, quoi qu'il soit parvenu un peu plus haut.
Si j'en crois une note qui m'a été donnée par un Anglais fort instruit, à qui nous devons une traduction des Réminiscences d'Horace Walpole, l'armée anglaise en avait usé de même envers Marlborough; elle désignait aussi par le titre de caporal le vainqueur de Blenheim.
Les soldats de Bonaparte étaient à la hauteur de leur général; la passion dont il était dévoré les animait.
«Tu veux de la gloire, eh bien! nous t'en donnerons», lui dit un jour de bataille, dans un langage moins châtié qu'énergique, un grenadier qui parlait pour tous ses camarades; c'était à Castiglione. Ils tinrent parole.
Bonaparte rapportait tout à la tactique et à la politique. Il y ramenait insensiblement toutes les conversations, sur quelque sujet qu'elles se fussent engagées. Il y rattachait jusqu'aux contes qu'il improvisait. Un jour après dîner, les convives étant réunis dans le salon: «Il faut, dit-il, que chacun conte son histoire. À vous à commencer, M. de Gallo.» M. de Gallo de s'excuser. Ce plénipotentiaire n'avait pas à beaucoup près, quant à cet article du moins, la facilité d'esprit de M. de Cobentzel qui lui fut postérieurement adjoint. «Eh bien! puisque vous ne voulez pas nous dire une histoire, je vous ferai un conte;» et devant ce ministre chamarré de cordons et chargé de la négociation la plus grave, le voilà improvisant une allégorie sur la futilité des intérêts humains, sur le néant des grandeurs, sur la vanité des décorations.
Il comparait la vie à un pont jeté sur un fleuve rapide: des voyageurs le traversent, les uns à pas lents, les autres au pas de course; ceux-ci en ligne droite, ceux-là en serpentant; les uns, les bras ballans, s'arrêtent pour dormir ou pour voir couler l'eau; les autres, sans prendre de repos et chargés de fardeaux, se fatiguent à poursuivre des bulles de savon, des bulles de toutes les couleurs, que du haut de tréteaux richement décorés des charlatans enflent et lancent dans le vide, et qui s'évanouissent en salissant la main qui les saisit. L'objet de cette satire, dont la malice était encore relevée par une foule de traits mordans, n'échappa à personne, car personne ne souriait, excepté M. de Gallo, ce qui prouve que, bien qu'il ne sût pas plaisanter, ce diplomate savait entendre la plaisanterie.
Cela est plaisant; mais n'est-il pas plaisant aussi que l'auteur de ce conte-là, quelques années après, ait enflé lui-même tant de bulles qui s'échangèrent contre toutes les bulles dont il se moquait alors?
Il fit bien; au reste, comme souverain, de tirer parti d'un moyen qu'il dédaignait comme philosophe. Ces bulles-là sont, après tout, une monnaie avec laquelle le prince peut payer de grands services: pourquoi n'en userait-il pas, puisque tant de bonnes gens s'en contentent? Mais qu'il se garde bien de la prodiguer, car il en est de cette monnaie comme d'un papier mis en circulation: pour qu'elle conserve sa valeur, il ne faut pas trop la multiplier.
Mon tour vint. Je craignais de me jeter dans les difficultés de l'improvisation: le général m'en sauva en me demandant des vers. Ma mémoire était bonne alors; c'était un livre toujours ouvert où je pouvais puiser à loisir: le récit d'un combat entre les Parthes et les Romains me parut convenir plus que tout autre chose à la circonstance. On l'accueillit favorablement; le général lui-même ne lui refusa pas des éloges. Mais, avec lui, aux complimens succédaient toujours les critiques: j'étais loin de prévoir les siennes.
Analysant mon plan de campagne, et le jugeant d'après les règles de la tactique, ne voilà-t-il pas qu'il me demande compte de tous mes mouvemens, discutant ma bataille comme une partie d'échecs, et me démontrant par mille raisons qu'elle aurait dû être perdue par ceux qui l'avaient gagnée! Cette discussion littéraire m'en a plus appris, en une demi-heure, sur l'art militaire que tout ce que j'avais lu avant et tout ce que j'ai lu depuis sur cette matière. Si jamais je fais une description de bataille, je saurai ce que je dirai.
Ainsi se passait le temps à Montebello pour ceux qui n'y avaient rien à faire: ils y rencontraient quelques bons quarts d'heure; mais on le passait un peu plus agréablement à Milan, même quand on y perdait sa journée tout entière. J'y retournai au bout de trois jours, non sans avoir promis au général, qui, me le répéta-t-il, avait des vues sur moi, de revenir au premier moment prendre ses ordres.
À Milan, je repris mon train de vie accoutumé: à l'église le matin, le soir au théâtre, comme l'abbé Pellegrin; m'occupant surtout de ma tragédie, mais ne négligeant pas la société française, qui se composait de ce qu'il y avait pour lors de plus aimable, soit parmi les administrateurs, soit parmi les militaires qui se trouvaient dans la place; et, tout en attendant mieux de l'avenir, trouvant le présent assez bon pour prendre patience.
Le présent, au fait, était assez doux. Plusieurs Français, à l'exemple de Regnauld, avaient fait venir leurs femmes à Milan, et y tenaient maison. Les affaires finies, on se réunissait tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, et l'on ne se séparait que très tard, en se donnant parole pour le lendemain. Ces réunions avaient lieu, soit à la Casa Balabi, jolie maison que Regnauld venait de louer, soit à la Casa Candiani, chez Mme Hamelin; soit à la Casa Trivulci, chez Mme Léopold Berthier; soit enfin je ne sais où, chez l'ordonnateur Le Noble. Des hommes distingués à des titres différens formaient le fonds de cette société, où je retrouvai plusieurs de mes amis de Marseille et de Paris, et où je me liai avec l'honnête et bon Dessole, alors adjudant général, et avec ce pauvre Livron, qui, après avoir échappé à tous les périls de la vie la plus aventureuse, nous a été enlevé, en 1832, d'une manière si fatale et si imprévue.
Tout était pour nous objet d'amusement; mais ce qui nous amusait surtout, c'était l'importance que se donnaient les autorités locales et les officiers de la milice cisalpine, avec lesquels les militaires français étaient en continuelle taquinerie. À la porte des théâtres, tous les jours nouvelles disputes, auxquelles tout ce qui parlait français prenait part. Au cri, Français, à moi! eût-il été jeté par un cocher; civil comme militaire, petit comme grand, valet ou maître, chacun se précipitait vers le point d'où partait l'appel, et malheur à l'Italien qui l'avait provoqué; il était impitoyablement rossé, quel que fut son titre ou sa dignité. Nous trouvions fort ridicule que ces gens-là se crussent indépendans parce qu'ils n'étaient plus sujets d'une monarchie, et militaires parce qu'ils portaient des uniformes. Le caractère français est toujours le même; toujours le même est aussi le sort d'un peuple dont le pays est militairement occupé.
Je suis chargé d'une mission pour les îles Ioniennes.—Lodi, Mantoue, le palais du T, Vérone, Venise.—Théâtre de la Fenice.
Regnauld avait acheté un fort joli cheval. Appelé précipitamment à Vérone pour les intérêts du service, il me recommanda en partant de tenir sa monture en haleine. Comme je ne recevais pas de nouvelles de Montebello, je dirigeai un soir ma promenade de ce côté-là. Il était sept heures quand j'arrivai. «Vous venez à propos, me dit le général: j'allais vous envoyer chercher. Il s'agit d'une mission importante. Attendez un instant; vous allez recevoir vos instructions.»
L'instant fut long: à minuit j'attendais encore. Le général me fait appeler: «Vous pouvez vous aller coucher, me dit-il. Demain je vous dirai ce dont il est question.—Je pars donc pour Milan, où l'on doit être fort inquiet de moi, ou tout au moins de mon cheval, qui n'est pas à moi.—Soit: allez coucher à Milan; mais revenez ici de bonne heure.»
Il était plus de deux heures du matin quand j'arrivai à Milan: on n'y était pas, en effet, sans inquiétude pour mon compagnon de voyage. Je dis pour expliquer mon retard ce que je savais, c'est-à-dire que je ne saurais rien que le lendemain. Le lendemain à dix heures j'étais de retour à Montebello.
«Après le déjeuner, vous aurez vos instructions», me dit le général. Je ne les avais pas encore à l'heure du dîner, pas même encore à l'heure du coucher. À une heure après minuit, enfin, le général me fait réveiller dans le salon, où je m'étais endormi:—«Rendez-vous à Venise au plus vite; là vous trouverez le général Gentili, qui dirige les apprêts d'une expédition destinée à prendre possession de Corfou et des îles Ioniennes. Vous suivrez cette expédition en qualité de commissaire du gouvernement, et avec le rang et le traitement de chef de brigade. Vous organiserez, de concert avec le général, le gouvernement et l'administration de ces colonies, sur lesquelles vous aurez la haute-main pour tout ce qui concerne le civil. Vous entretiendrez avec moi une correspondance, qui non seulement roulera sur vos opérations, mais sur tout ce qui vous paraîtra digne de remarque. Vous vous entendrez de tout avec Gentili. C'est un brave homme, que Gentili, un brave Corse! C'est un élève, un ami de Paoli. S'il y a des coups de fusil à recevoir, il y courra le premier et en reviendra le dernier. Le bruit du canon ne l'inquiète guère, car il est sourd à ne pas l'entendre. C'est de plus un homme des moeurs les plus douces: vous êtes faits pour vous convenir.
«Voilà ce que je voulais vous dire. Les instructions que Bourrienne va vous remettre en sont le sommaire[3]. Il vous remettra aussi un mandat sur Haller, que vous irez voir à Milan, et qui vous paiera vos frais de route. Partez à l'instant même: vous devriez déjà être parti.»
Comment partir? La personne qui m'avait amené était retournée à la ville. Je me trouvais sans voiture. Par bonheur se trouvait là Joseph Bonaparte qui, obligeant pour tout le monde, fut de tout temps si bon pour moi. Il mit à ma disposition une bastardelle qui lui appartenait, en m'indiquant à Fusine une auberge où je pourrais la laisser en dépôt. Il y avait toujours une poste près du quartier-général. On attèle, et je pars.
Je restai à Milan plus long-temps que je ne le croyais. Voici pourquoi. Bien que les matières de la monnaie ne manquassent pas au trésor de l'armée, la monnaie y manquait quelquefois. Mais comme on y tenait en réserve les objets d'or et d'argent que les agens militaires répandus dans les pays conquis recueillaient dans les églises et dans les couvens, et qu'on possédait les coins de la monnaie autrichienne, on convertissait aisément en numéraire, proportionnément au besoin, les matières qu'une pieuse magnificence avait dérobées à la circulation; et les produits de la guerre subvenaient aux dépenses de la guerre. La fabrication n'étant pas ce jour-là aussi rapide que la consommation, il me fallut attendre quelques heures.
C'est avec des talaris frappés le matin que le soir je payai la poste. Je la payais largement, trop largement même par suite de l'ignorance où j'étais du rapport des monnaies italiennes avec la monnaie française. Le maître de poste de Crémone m'en avertit, quoique mon erreur ne dût pas tourner à son détriment à beaucoup près. Cet avis me fut d'autant plus utile que voyageant seul, absolument seul, j'eusse pu continuer long-temps à semer ainsi mon argent en Italie, comme jadis le semaient en France certains Anglais qui se montraient généreux par pure inadvertance.
Que de glorieux souvenirs réveillait en moi la route que je parcourais! elle était semée de victoires. Tout pressé que j'étais, je n'avais voulu traverser qu'au petit pas ce pont de Lodi que sous la mitraille autrichienne nos bataillons avaient traversé au pas de charge et sans tirer un coup de fusil. L'Adda est fort large en cet endroit. Qui n'a pas mesuré des yeux ce passage étroit et long que défendaient trente pièces de canon dont le feu était soutenu par celui de dix mille hommes, n'a pas une juste idée de la valeur des troupes qui l'ont emporté.
Mantoue aussi était environnée de la gloire française. Sous ces murs assiégés et conquis par notre armée, se livrèrent les batailles de Saint-Georges et de la Favorite qui lui en ouvrirent l'accès.
Je ne sortis pas de Mantoue sans avoir visité le palais du T, palais moins remarquable par la singularité de son plan tracé d'après la figure de la lettre T, que par les fresques dont Jules Romain l'a décoré. Ces peintures sont toutes de proportions gigantesques. Ici c'est Polyphème qui, assis sur un rocher, module des airs sur la flûte aux sept tuyaux. Là ce sont les Titans entassant Pélion sur Pélion, Ossa sur Ossa, pour escalader l'Olympe au plus haut duquel Jupiter fait briller et retentir la foudre qui va les renverser. Cette scène qui, du sol au sommet de sa voûte, recouvre en totalité les parois d'un vaste salon, est d'un formidable effet. On craint d'être écrasé sous les masses soulevées par les fils de la terre; on craint d'être anéanti par les traits que va lancer le maître des dieux.
En traversant la contrée,
Tardis ingens ubi flexibus errat
Mincius, et tenera prætexit arundine ripas,
Georg., lib. III.
je ne vis pas le vaste lac formé par les épanchements du Mincio, et les flexibles roseaux dont ses rives sont revêtues, sans penser au poëte né sur ce rivage, sans penser au plus parfait des poëtes. Je regrettai de ne pas pouvoir me détourner pour aller en pèlerinage au monument élevé sur les ruines d'Andès par le général Miolis à la gloire de Virgile et à la sienne conséquemment.
À Vérone je retrouvai Regnauld. J'y retrouvai aussi un homme que la Providence semblait avoir envoyé là tout exprès pour moi, un homme qui joignait aux connaissances les plus étendues en littérature ancienne et moderne la science des finances et de l'administration dans lesquelles, à parler franchement, j'étais absolument novice. Je l'avais vu souvent à Paris chez des amis communs; et j'avais été à même de l'apprécier. Il était venu chercher de l'emploi en Italie, et n'en avait pas encore trouvé. Je lui proposai de m'accompagner dans ma mission, moins comme secrétaire que comme ami. Il me promit de venir me rejoindre à Venise et m'a tenu parole. Ce n'est pas ce qui m'est arrivé de moins heureux dans mon voyage. Il s'appelait Digeon, nom honoré dans l'Université où j'ai réussi à le faire entrer lors de son organisation.
Trop pressé pour visiter les monumens de Vérone, je remis la chose à mon retour. J'en usai de même à Vicence que je n'admirai qu'en passant, à Padoue que je traversai de nuit, et je poursuivis sans m'arrêter mon chemin jusqu'à Fusine, le point de la terre ferme le plus rapproché des lagunes, et d'où Venise vous apparaît au milieu de l'Adriatique, comme une garenne au milieu des plaines de la Beauce ou de la Brie.
Après avoir fait remiser la voiture de Joseph Bonaparte à l'auberge indiquée, je me jette dans une gondole qu'à sa forme et à sa couleur j'eusse prise pour un cercueil, et me voilà voguant à Venise.
L'aspect de cette ville, que semble porter la mer, devient plus étonnant à mesure qu'on s'en approche. Environné par les flots qui viennent battre contre sa ceinture de pierre, ce groupe d'îles sans rivages et sans végétation, sur lesquels domine une forêt de clochers, ressemble assez à une flotte à l'ancre, pour qui voit Venise des lagunes. Pour qui la parcourt, c'est un spectacle encore plus merveilleux que cette agglomération de palais de marbre et de monumens magnifiques, entre lesquels fourmille une population si active, et cela sur des bancs de gravier qui long-temps ne furent disputés aux oiseaux de mer que par quelques misérables pécheurs.
All' Adria in seno
Un popolo d'Eroi saduna, e cangia
In asilo di pace
L'instabile elemento.
Con cento ponti e cento
Le sparse isole unisce:
Colle moli impedisce
All' Ocean la libertà dell' onde.
E intanto su le sponde
Stupido resta il pellegrin, che vede
Di marmi adorne, e gravi
Sorger le mura, ove ondeggiar le navi.
Métastase, Ezio, att. I°.
Entré dans le grand canal, comme je n'avais pas d'auberge de prédilection, je me laissais conduire par le gondolier à celle qu'il affectionnait, à celle où descendit Théodore, di corsica il re posticio, et où Candide soupa avec six têtes découronnées, à l'Aigle impériale enfin, quand du fond d'une gondole qui nous croise je m'entends appeler par mon nom.
C'était un associé de Lenoir, un de mes amis de Marseille. Le croyant occupé d'affaires à Milan, où je l'avais retrouvé, je ne fus pas peu surpris de le rencontrer à Venise: il y était arrivé la veille. Comme il était attaché à une des administrations de l'armée, on lui avait assigné un logement au palais Justiniani. «Ne nous séparons pas, me dit-il; je suis là chez un bon abbé à qui je ne cause pas grand embarras. Il ne refusera pas de mettre à notre disposition une chambre de plus dans ce vaste édifice dont il n'occupe pas le quart, et où on pourrait lui envoyer des hôtes plus incommodes que nous.» En effet, il n'acceptait là que l'hospitalité nue. Quelques instances qu'on lui eût faites, il avait refusé d'y prendre autre chose qu'un verre de vin de Chypre.
Me félicitant du hasard qui me rendait un ami dans une ville où je ne me croyais connu de personne, je me laissai mener chez l'abbate Justiniani, qui demeurait sur le grand canal, non loin du Rialto, en face du palais Contarini, et à sa prière j'y pris domicile. Les amis de mon ami furent les miens dès le jour même. Il me fallut absolument accepter à dîner chez M. Pavy, négociant de Lyon. Comme celui-là était établi à Venise depuis long-temps, depuis la prise de Lyon peut-être, ce que je ne songeai pas à lui demander, il me mit, tout en dînant, au courant des usages, si bien qu'en sortant de table je savais déjà quel emploi je devais faire de ma soirée.
Le général Baraguey-d'Hilliers, que je n'avais pas revu depuis la partie de chasse de Gentilly, commandait à Venise. J'avais été le voir; il ne m'avait pas reçu comme un chien[4], bien mieux, il m'avait invité à dîner pour le lendemain dans une campagne délicieuse qu'il occupait en terre ferme. Instruit par lui que l'expédition ne pouvait pas être prête avant dix jours, et sans affaires pour le moment, je résolus d'employer tout ce temps à mes plaisirs.
Les plus vifs même aujourd'hui pour moi sont ceux du théâtre. Dès le soir, sans songer que j'avais passé deux nuits à peu près sans dormir, je courus au théâtre de la Fenice, où l'on donnait, pour la dernière fois, les Orazi de Cimarosa. Soit par suite de la fatigue dont je me ressentais encore, soit parce que le caractère prêté dans cet opéra par le compositeur aux héros de la vieille Rome, contrariait par trop celui qui leur est donné par Corneille, cet ouvrage me plut peu; je fus même insensible à la mélodie de certains morceaux qui, abstraction faite de la couleur historique, m'ont charmé depuis.
Je crois, au reste, que l'opéra seria n'est pas le genre auquel le génie de Cimarosa s'appliquait le plus heureusement: plus gracieux que pathétique, plus spirituel que sublime, c'est vers la comédie que ce génie le portait. Dans l'opéra seria, il faisait quelquefois aussi bien que les autres; dans l'opéra buffa, personne ne faisait mieux que lui.
Une bizarrerie, de laquelle on n'avait pas songé à me prévenir, dut aussi contribuer au peu d'effet que cette représentation produisit sur moi. En Italie alors, des imberbes étaient en possession des rôles les plus virils, des rôles qui, sur la scène lyrique, sont aujourd'hui la propriété des femmes: un héros de ce genre, ou plutôt un héros qui n'était d'aucun genre, représentait Horace, personnage que nous avons vu jouer à Mme Sessi sur notre théâtre de Paris, où Crescentini, Mme Pasta et Mme Malibran se sont succédé dans le rôle du tendre Roméo, que je n'ai jamais vu jouer non plus par un homme.
Dès le surlendemain, une troupe nouvelle prit possession de la Fenice. Les Horaces de Cimarosa firent place à un opéra de Zingarelli. Ce n'était pas Corneille, mais Racine que l'auteur du libretto mettait à contribution dans ce Mithridate, copie du nôtre, au sublime près. La musique n'y compensait pas tout-à-fait le dommage que le poème avait éprouvé; elle m'a laissé pourtant d'assez doux souvenirs. Je retournai plusieurs fois l'entendre: cela me semble absolument nécessaire à qui veut prononcer en connaissance de cause sur la valeur d'une grande composition musicale. Peut-on se flatter d'en pouvoir apprécier toutes les intentions, d'en juger toutes les beautés, dans une seule audition? Les opéras que je revois avec le plus de plaisir ne sont pas ceux que j'ai compris le plus facilement. À la première représentation, l'Otello de Rossini m'avait paru plus brillant, plus bruyant même qu'expressif, et le Freischütz de Weber plus bizarre qu'original. Que de fois ne m'a-t-il pas fallu revenir au Don Giovanni, pour découvrir toutes les richesses entassées par Mozart dans cette sublime oeuvre, dans ce trésor inépuisable de mélodie et d'harmonie? C'est à force de les entendre que j'ai compris ces chefs-d'oeuvre, où chaque nouvelle exécution me fait découvrir de nouvelles beautés.
Le Mithridate était représenté aussi par un héros façonné à la manière de l'Horace; l'un n'était pas plus masculin que l'autre. On m'en vit moins rire toutefois, non que je commençasse à me prêter à l'illusion, mais parce que je crus devoir montrer quelque condescendance pour l'usage. Cette condescendance n'alla pas pourtant jusqu'à me faire garder mon sérieux, quand après avoir chanté avec beaucoup d'expression son dernier air, le roi de Pont qui s'était poignardé, ressuscitant à la voix du parterre, se relève, salue, recommence son air, se poignarde de nouveau, tombe et se relève encore pour répondre par de nouvelles salutations aux nouveaux témoignages d'admiration qu'on ne se lassait pas de lui prodiguer.
Il y a sept ou huit théâtres à Venise. Celui de San Chrisostome aussi était occupé par une troupe d'opera seria, qui représentait la Mérope de Nazolini: je n'y allai qu'une fois, quoique la prima donna de cette troupe fût supérieure à celle de l'autre; c'était la célèbre Billington. Il n'y avait pas alors en Europe de gosier plus souple que celui de cette anglaise, pas de virtuose plus habile à exécuter ces sonate di Gola, que les compositeurs commençaient à jeter dans leurs opéras; elle surmontait avec une facilité singulière les difficultés les plus grandes, mais elle abusait de cette facilité. Son talent m'étonna plus qu'il ne me charma.
À San Samuel on jouait l'opera buffa. Les pièces en vogue alors étaient le Secreto de Mayer, et gli Nemici generosi de Cimarosa, ouvrages charmans. Ce n'est pas sans un surcroît de plaisir que, dans une de ces pièces, je reconnus ce bon Rafanelli, le Préville de l'Opéra-Italien; là aussi je fis connaissance avec le talent inégal, mais si étonnant quelquefois, de la Strinasacchi, que depuis nous avons tant applaudie, pas tous les jours pourtant, au théâtre de la rue Chantereine, alors rue de la Victoire.
La douce vie pour quelqu'un qui aimait à vivre et qui en avait le temps, que celle qu'on menait alors à Venise! pas de plus molles habitudes, même en Orient! Entouré de toutes les douces jouissances que peuvent donner les arts, on n'y connaissait d'autre lassitude que celle de jouir, que celle qu'on peut prendre dans les gondoles, canapés ambulans, qui, tout en vous berçant au refrain d'une barcarole, vous transportent d'un plaisir à un autre pendant le plaisir même.
La place Saint-Marc est le soir pour Venise ce qu'est le soir pour Paris le boulevard Italien, le rendez-vous des promeneurs. Dès que la chaleur était tombée, là, devant les cafés, sur plusieurs rangées de chaises, se réunissait l'élite de la société, qui, tout en prenant des rafraîchissemens, se faisait spectacle à elle-même. À neuf heures, on sortait du café pour aller au théâtre, d'où l'on sortait à minuit pour revenir au café où l'on restait jusqu'à la fin de la nuit. La nuit est vraiment le temps de l'activité à Venise et dans toutes les villes d'Italie. Sous un ciel dont les ardeurs sont insupportables, le jour est le temps du repos: ce n'est guère avant quatre heures après midi que commence à circuler cette population, qui ne se couche qu'à l'heure où se lève la population du nord.
Ces moeurs indolentes et voluptueuses ne doivent pas être entièrement imputées au climat; il faut y voir aussi l'influence de l'ancien gouvernement vénitien. Ne permettant pas qu'on s'occupât de politique, il rendait en licence au peuple ce qu'il lui enlevait en liberté, et lui permettait même des vices en échange des vertus qu'il lui interdisait, ou qu'il punissait plus cruellement qu'ailleurs on ne punit des crimes.
Cette politique ne déplaisait pas aux courtisanes, qu'autrefois on avait exilées. Comme les conséquences de cette mesure avaient perverti les moeurs au lieu de les épurer, se relâchant de sa rigueur, non seulement le gouvernement rappela ces dames, mais il leur assigna, avec des fonds pour leur entretien, des maisons spéciales qu'on appelait case rampane. Effrayés surtout de la propagation d'une certaine aberration de goût que l'absence de ces femmes avait provoquée chez les jeunes gens, les pères de la patrie, pour remettre en crédit l'amour honnête, décrétèrent qu'il fallait remettre même en honneur les femmes qui n'étaient pas honnêtes, et à cet effet ils convinrent, dit Hamelot de la Houssaie, de se montrer en public avec les signore. Quelles étaient les moeurs d'un peuple où les sages croyaient un tel exemple utile à la régénération des moeurs!
Pendant mon séjour à Venise, j'employai ainsi toutes mes soirées. Quant aux matinées, car il y en avait même là pour les Français dont l'activité ne pouvait se résigner à rester oisive la moitié du jour, quant aux matinées, je les employais à parcourir la ville, et à visiter les monumens dans un intérêt auquel la politique n'était pas étrangère.
Palais Saint-Marc.—Salle de l'inquisition d'État.—Le général
Gentili.—Julien et Matera.—Départ de l'expédition.
Les circonstances favorisaient ma curiosité. Avec l'ancien gouvernement étaient tombés les verrous qui fermaient les portes du palais Saint-Marc. Je pus donc voir et revoir ce que l'oeil d'un étranger n'avait jamais vu deux fois, et ce que la plume n'avait pas encore osé décrire. Je n'entends pas parler de l'enceinte magnifique où délibérait le grand conseil, des salles où s'assemblaient le conseil des dix et d'autres tribunaux, mais de celle où le conseil des trois tenait ses terribles assises, et rendait ses arrêts mystérieux. Là, plus de cette pompe qui recouvre d'or, de sculptures et de tableaux les parois et les plafonds des autres parties du palais; des murs nus, trois fauteuils de cuir noir placés sur une estrade de bois de chêne pour les juges; dans le parquet, une table de même bois et un siége de même étoffe pour le greffier; au milieu du parquet, une sellette pour l'accusé; du côté opposé à une porte qui communique avec le palais, et dans un des angles de la pièce, un rideau d'étoffe sombre masquant une porte qui, par un long corridor, communique avec les prisons; voilà tout ce qui s'offrit à mes regards dans ce local célèbre. Je n'y trouvai pas ces tentures noires dont il devait être tapissé, d'après ce que m'avait dit mon ami Denon qui n'en parlait que par tradition; je ne trouvai pas non plus dans l'espèce de tambour que recouvrait le rideau funeste les instrumens de torture qui arrachaient des aveux aux accusés trop discrets à l'interrogatoire, et le tourniquet fatal à l'aide duquel les jugemens du tribunal s'exécutaient à l'instant même où ils étaient prononcés.
Avait-on fait disparaître cette horrible partie du mobilier inquisitorial, ou n'avait-il existé que dans l'imagination des narrateurs? Mais bien qu'aucun objet n'y révoltât les yeux, bien qu'aucune voix n'y affligeât les oreilles, les souvenirs que réveille le nom seul du tribunal qui siégea là pendant plus de cinq siècles n'en faisaient pas moins pour moi un lieu formidable.
De là, je passai dans des lieux plus formidables encore. Je descendis dans les cachots appelés Pozzi (les puits), cachots établis au-dessous du niveau de la mer dans les fondations du palais ducal.
L'air pénètre à peine dans ces tombeaux où le jour ne pénétra jamais. Sept pieds de long, cinq pieds de large, telle est à peu près leur dimension; un bois de lit, tel est leur ameublement. Pour garantir le prisonnier de l'humidité qui suinte éternellement à travers les murs, on les avait recouverts en planches de chêne. Mais ces planches pouvaient-elles le protéger? Pénétrées et amollies par la moiteur, elles étaient réduites en une espèce de pâte noire qui cédait sous les doigts et en conservait l'empreinte. J'en détachai un débris que j'emportai. Exposé au grand air, il se sécha, et ressemblait alors à un morceau de charbon. Une dame vénitienne, Mme Michieli, à qui je le montrai, et qui, bien que nièce du doge détrôné, applaudissait plus que personne à la ruine de l'aristocratie, me le demanda comme un témoignage de la cruauté du gouvernement déchu.
Il me semblait qu'on ne pouvait pas vivre six semaines dans ces cachots. Les Français, à leur arrivée, y trouvèrent pourtant deux prisonniers qui gémissaient là, l'un depuis dix-sept ans, et l'autre depuis trente ans, sans savoir pourquoi.
Sous les toits du même palais, sont d'autres prisons, i Piombi (les plombs), où les détenus étaient exposés à un supplice d'un genre tout contraire. L'action continuelle du soleil faisait de ces chambres étroites et basses de véritables fournaises.
Le palais Saint-Marc abonde en richesses de tous les genres. Les arts semblent s'être épuisés à le décorer; le Tintoret, le Titien, Paul Véronèse, le Bassan, les deux Palma, ont peint les tableaux immenses qui tapissent ses murs et ses voûtes.
Je n'en ferai pas la description; ce n'est pas un itinéraire que j'écris ici. Je dirai seulement que, dans le palais Saint-Marc comme dans celui de Versailles, ce sont les faits les plus glorieux pour l'État que les peintres s'appliquaient à retracer. La salle dite du Squitinio, peinte en grande partie par Véronèse, est un résumé de l'histoire de la république, comme la grande galerie de Versailles est un résumé de l'histoire de Louis XIV.
Autour de cette vaste enceinte, sont représentés les papes venant chercher un asile dans Venise, les empereurs sollicitant son alliance, acceptant sa médiation, ses flottes conquérant les îles, ses armées escaladant les remparts, des victoires sur terre, des victoires sur mer, et au point dominant de la voûte ou plutôt du plafond, comme du haut de l'empyrée, la république de Venise, sous la figure d'une belle femme, souriant au spectacle de sa gloire et de sa prospérité.
Autour de cette salle se développe, à l'instar d'une frise, une série de portraits représentant les doges qui ont régné depuis l'institution de cette dignité jusqu'à sa destruction, c'est-à-dire depuis Luc Anafeste, élu en 697, jusqu'à Manini que les Français détrônèrent en 1797, ce qui forme juste une période de onze cents ans. Il est à remarquer que le portrait de ce dernier occupait la seule place qui restât à remplir lors de son élection, de sorte qu'il n'en restait plus pour son successeur; singulier présage! À son rang, dans un cadre sur lequel semblait être tiré un voile funèbre, on lisait en caractères rouges: Locus Marini Falieri decapitati pro criminibus, place de Marin Falier, décapité pour ses crimes. Quelle leçon pour ses successeurs!
Cédant aux gens de l'art le droit d'analyser les titres des maîtres de l'école vénitienne à l'admiration publique, je ne me permettrai pas de leur assigner leur rang; je dirai toutefois que si le Titien m'a ravi par l'énergie de son dessin et par l'éclat de ses couleurs, Paul Véronèse ne m'a pas moins surpris par la vérité des siennes et par la simplicité de ses compositions. Moins brillant qu'eux, le Tintoret m'a paru avoir une capacité de conception supérieure encore à la leur. On n'en saurait disconvenir en voyant son tableau du Paradis, où l'on ne compte pas moins de quatorze cents têtes; ce que je répète, au reste, sur la foi d'autrui, car je n'ai pas entrepris ce dénombrement. Je ne crois pas qu'il y ait plus de faces humaines dans le Jugement dernier de Michel-Ange, conception à laquelle je ne prétends pas néanmoins comparer celle-ci; conception bien autrement animée: tout est en action dans le Jugement dernier, et cette action se communique au plus froid des spectateurs. Tout est en repos, tout est calme dans le Paradis, et ce calme vous gagne.
Les fortes émotions naissent des situations fortes: voilà pourquoi, dans les arts, la représentation du bonheur ennuie à la longue; voilà pourquoi on lui préfère la fatigue qu'excite le spectacle d'une grande infortune. C'est par son Enfer que le Dante est connu; on le relit dix fois, vingt fois, cent fois: que de gens n'ont pas lu deux fois son Paradis!
Parmi les tableaux de Palma (le jeune), il en est deux qui frappèrent mon attention. L'un représente, autant que je puis m'en souvenir, les Nations dans l'attente du Jugement dernier. Je ne me rappelle pas trop si le Souverain-Juge a pris place sur son tribunal, mais je me rappelle très-bien que déjà les ministres de ses volontés remplissent leurs fonctions, que les anges sont en l'air, et qu'au son de la trompette les humains se sont rassemblés au pied du trône. Dans la foule se trouve une jeune femme, belle comme un ange, fraîche comme une nymphe; on voit bien qu'elle n'est pas tout-à-fait innocente, et que ce n'est pas sans quelque inquiétude qu'elle voit approcher l'heure que le juste lui-même ne verra pas venir sans trembler; mais son regard tout à la fois tendre et suppliant est rempli d'un charme si particulier, qu'on sent qu'il lui obtiendra grâce devant celui qui a fait grâce à Madeleine, et que déjà remittuntur ei peccata multa, quia dilexit multùm. (Év. selon saint Luc, c.v.)
Dans l'autre tableau, on ne retrouve pas la même indulgence chez celui qui rend à chacun selon ses oeuvres. Le jugement a été prononcé, il s'exécute. Les boucs sont séparés des brebis; l'enfer ouvert attend sa proie: déjà les diables s'en sont saisis. Dans les griffes de l'un d'eux se retrouve la pécheresse, moins fraîche peut-être, mais toujours belle, mais toujours séduisante: c'est pour sa coquetterie, évidemment, que la pauvrette est damnée; car tout en subissant la peine de son péché, elle y retombe. Tout suppliant qu'il soit, le regard qu'elle adresse à l'Ange de ténèbres porte éminemment le caractère de l'agacerie et de la séduction: le diable ailleurs séduit la femme, ici c'est la femme qui séduit le diable.
Voici l'explication de ce double fait. La seigneurie avait, dit-on, commandé au peintre deux tableaux sur ces sujets. Heureux alors, Palma plaça dans le premier la femme qu'il aimait, la femme dont il se croyait aimé, et la peignit resplendissante de tous les charmes qui l'avaient séduit, charmes dignes du Paradis; mais le tableau à peine fini, et l'autre à peine commencé, le bonheur du peintre s'étant évanoui avec la fidélité de sa maîtresse, pour la punir des tortures qu'elle lui causait, l'artiste la condamna aux tortures éternelles, l'immortalisant par sa vengeance comme il l'avait immortalisée par sa tendresse.
L'église Ducale, la chiesa Ducale, qui touche au palais Saint-Marc, renferme aussi des richesses innombrables et inestimables. C'est d'elles, plus que de son architecture, qu'elle tient son prix. Les matières les plus précieuses y ont été prodiguées pour son embellissement. Dépouilles de l'Attique, des colonnes d'albâtre fleuri y soutiennent le tabernacle; les murs, le sol, la voûte sont incrustés de mosaïques magnifiques: mais ces objets de l'admiration des voyageurs ont bien moins de prix pour les Vénitiens que le sarcophage qui contient le corps de saint Marc.
Cette précieuse relique appartenait jadis à l'église d'Alexandrie d'Égypte. Elle fut apportée de là à Venise par des marchands vénitiens qui s'en emparèrent en substituant dans le tombeau qui la renfermait, au corps de saint Marc, celui de saint Claude, saint moins recommandable, quoiqu'il ait son mérite. Pour empêcher les douaniers musulmans de visiter à la sortie le panier dans lequel ce trésor était enfermé, nos pieux contrebandiers l'avaient recouvert d'une échinée de porc, chair pour laquelle les Musulmans ont une horreur invincible; et, pris pour ce qu'il n'était pas, grâce à cette fraude ingénieuse, saint Marc échappa à leur surveillance, et fut transporté à Venise. Au débarqué, proclamé patron de la république par le peuple et par le sénat, il fut logé dans une église que Justinien Participatio fit bâtir à ses frais: c'est l'église Ducale. Cela se passait en 827.
Indépendamment des objets dont je viens de parler, on retrouve à Venise plusieurs dépouilles de la Grèce. Les colonnes qui se dressent sur la Piacetta viennent de Constantinople, ainsi que les quatre chevaux qui piaffent sur le portique de Saint-Marc, où ils sont revenus après avoir été piaffer à Paris pendant quinze ans devant les Tuileries. Les lions de marbre qui sont assis à la porte de l'arsenal, gardaient jadis l'entrée du Pyrée d'où ils ont été enlevés par Morosini le Péloponésiaque; mais il s'en faut de beaucoup qu'ils vaillent les chevaux de Corinthe, car c'est à cette ville qu'avaient été originairement enlevés les quadrupèdes d'airain dont je viens de parler. Les lions de l'arsenal sont plutôt des monumens de la gloire vénitienne que de l'habileté athénienne. Si c'étaient des chefs-d'oeuvre de l'art, il faut que la main de la guerre et celle du temps les aient bien endommagés, car ce ne sont plus que des blocs à peu près aussi informes que les lions qu'on voit sur le devant des boutiques de certains faïenciers.
L'arsenal de Venise forme dans la ville une ville à part. Là se construisaient, s'armaient et se retiraient ces flottes qui pendant tant de siècles dominèrent l'Archipel et transportèrent en Europe les productions de l'Orient. On y armait pour lors les faibles et derniers restes de cette marine qui, devenue française, devait conduire dans des colonies qui avaient cessé d'être vénitiennes l'expédition dont je faisais partie.
Parmi ces débris d'une grandeur à jamais effacée, se remarquait le Bucentaure, galère semblable à celle de Cléopâtre, galère sculptée et dorée dans toute son étendue, qui était immense, et dont tous les agrès étaient dorés aussi. C'est sur ce bâtiment qu'une fois l'an, non point à Pâques, mais à l'Ascension, le doge s'embarquait pour aller renouveler son mariage avec la mer, épouse qui lui avait fait plus d'une infidélité, et qui même était en divorce avec lui quand ce mariage, qui avait été béni au XIIe siècle par le pape Alexandre III, fut cassé au XVIIIe par le général Bonaparte. Le projet était alors d'envoyer ce trophée en France à la remorque de quelque frégate. Mais pensant que telle aventure pourrait, chemin faisant, lui faire changer de destination et le conduire en Angleterre, on trouva plus sage de le brûler. On dut retirer un trésor de ses cendres.
On n'en trouva pas un dans celles du livre d'or. Ce nobiliaire, à la combustion duquel j'assistai, ne produisit que de la fumée[5].
En me rendant d'un quartier dans un autre, j'ai parcouru toutes les sinuosités que décrit le grand canal à travers une masse d'édifices également magnifiques par la matière et par l'art qui l'employa. Coupé par un seul pont d'une seule arche[7] construit en marbre, le canal est bordé, dans toute sa longueur, de palais de marbre aussi. Ils portent pour la plupart le caractère de l'architecture italienne. Quelques uns cependant offrent l'empreinte d'un style différent, style à qui l'on doit les plus beaux monumens qui ont été construits entre l'époque où l'architecture abandonna le système des Grecs, et celle où prévalut le système de Palladio. On reconnaît aussi dans plusieurs constructions vénitiennes, comme dans le palais Saint-Marc, le style de l'architecture mauresque, dont les Vénitiens avaient contracté le goût par leurs fréquens rapports avec l'Orient. Ce mélange des magnificences de trois siècles différens donne à Venise une physionomie toute particulière.
Il n'y avait pas d'autre promenade alors à Venise que la grande place Saint-Marc et la petite, qui y est contiguë. Par son étendue et par l'architecture qui la décore, la grande place, autour de laquelle on peut circuler dans des galeries, me rappelait assez une de nos promenades les plus fréquentées. Sous le rapport de l'architecture, c'est le Palais-Royal, sans arbres, sans gazons, sans fleurs, sans eaux jaillissantes. Au bout est l'église Ducale.
La petite place, la Piacetta, ouverte du côté de la mer, semble être l'avant-cour du palais ducal, monument remarquable par son caractère, et qui ressemble moins à la résidence d'un prince chrétien qu'à celle d'un prince maure. Sur le côté de la place qui regarde la mer, se dressent deux grandes colonnes de marbre apportées de Constantinople au XIIe siècle. Sur l'une était perché ce lion ailé qui est venu à Paris boire à la fontaine des Invalides; sur l'autre se tenait ou se tient, comme saint Siméon stylite, non pas à cloche-pied pourtant, un guerrier qui, au rebours des guerriers de tous les siècles, tient sa lance de la main gauche, et de la droite son bouclier. Ce gaucher-là est saint Théodore.
Autour du palais sont plaqués plusieurs masques ou mascarons, à la bouche béante; je les aurais pris pour des ouvertures de boîtes établies par la poste aux lettres, si une inscription gravée sur une tablette de marbre, et placée au-dessus de chacune de ces bouches, ne m'eût indiqué leur véritable destination. C'est par ces bouches que les délateurs s'entretenaient avec les inquisiteurs d'État, ainsi que me l'apprirent ces deux mots: Denunzie secrete. L'espionnage et la délation étaient les principaux ressorts du gouvernement de Venise, qui, présent partout, n'était vu nulle part. Préoccupé comme je l'étais d'un sujet que je ne pouvais traiter convenablement sans bien connaître les moeurs civiles et politiques de la république la plus singulière qui ait existé, je ne voyais pas sans intérêt, quoiqu'en frémissant, les vestiges de ses anciennes institutions. Chaque promenade m'apportait le produit d'une étude.
Faisons encore un tour à la place Saint-Marc. C'était le forum vénitien, le rendez-vous des oisifs, des promeneurs, des femmes galantes, des nouvellistes, des charlatans de toute espèce. Toutes les industries avaient des représentans au milieu de cet éternel carnaval, et l'on ne traversait pas la foule qui s'y presse sans avoir coudoyé une fille, un missionnaire, un arlequin, un filou ou un inquisiteur.
Au milieu des plaisirs, je sentais néanmoins qu'il me manquait quelque chose à Venise. Là, rien que de factice, hors la mer et le ciel, rien qui vous rappelle la nature. Vous êtes à Venise comme si vous étiez embarqué. Quand j'en sortis, il y avait trois semaines que je n'avais vu un arbre; je n'y avais même vu qu'un cheval qui, amené là par je ne sais quel hasard, passait sa tête à une fenêtre, et était là un objet de curiosité, comme chez nous un chameau.
Des courses de gondole sur le grand canal, et des illuminations, tels sont les amusemens que le gouvernement donnait au peuple les jours de réjouissances publiques. Ajoutez à cela quelquefois un feu d'artifice tiré en plein jour pour prévenir les accidens que pourraient occasionner les mouvemens de la foule resserrée entre tant de canaux. C'est un luxe dont on aurait bien pu faire l'économie.
Cependant les apprêts de l'expédition se poursuivaient. D'après des conférences que j'avais eues avec le général Gentili, j'avais rédigé en français et fait traduire en italien et en grec vulgaire les différentes pièces que nous voulions publier à notre arrivée; je les avais même fait imprimer, car on nous avait prévenu que nous ne trouverions pas d'imprimerie à Corfou; nulle part que ce soit, une république ou un monarque qui exerce le despotisme n'aime la presse. Digeon était venu me rejoindre; Villemanzy, par suite de sa bienveillance, m'ayant nommé payeur de l'expédition, je fis de cette place celle de mon soi-disant secrétaire, à qui j'en déléguai les émolumens.
Avant de partir, j'adressai au général en chef, conformément aux instructions que j'en avais reçues, plusieurs lettres relativement à tout ce qui m'avait frappé pendant mon séjour à Venise. C'est le complément du compte que je viens de rendre ici. On les trouvera dans les notes qui suivent ce volume[8].
Dans un des cafés où, après le spectacle, j'allais achever, ou si l'on veut commencer la journée, car minuit appartient autant à la veille qu'au lendemain, je liai amitié avec quelques officiers recommandables à plus d'un titre, et particulièrement avec Julien, aide de camp du général Bonaparte, qui l'avait envoyé à Venise pour hâter les apprêts de notre expédition, et avec Matera, Napolitain, qui avait pris du service dans notre armée par suite de son attachement pour les principes de notre révolution, en conséquence desquels il avait été contraint à fuir de son pays.
Jeunes tous les deux, ces militaires, qui se plaisaient peut-être par cela même qu'ils ne se ressemblaient pas, me divertissaient singulièrement par leur conversation. Elle n'était pas des plus graves, mais elle abondait en traits aussi plaisans qu'on peut en attendre de l'étourderie qui se permet tout et de la bonhomie qui ne s'offense de rien. Julien jouait avec Matera comme un écolier joue avec un jeune chien qui s'amuse de ce qu'on s'amuse de lui. Les scènes qu'improvisaient sans le savoir deux interlocuteurs d'esprit si différent valaient pour moi la plus piquante des comédies. Pas de trève à leurs saillies; pas de trève à leur rire, à ce rire que tout excite dans un âge où l'on ne voit que sujet de gaieté dans ce qui plus tard n'est que sujet de pitié. Rire pour eux c'était vivre, et ils se hâtaient de vivre; vivant plus en une heure que l'on ne vit en un jour, en un mois, en une année. Ils avaient raison. L'insouciance de l'avenir était instinct dans ces deux rieurs: ni l'un ni l'autre ne devait fournir une longue carrière. Deux ans s'étaient à peine écoulés, que Matera, rentré dans sa patrie à la suite de l'armée française, avait péri misérablement lorsque cette armée fut obligée d'évacuer sa conquête; et alors il y avait déjà un an que Julien avait été assassiné en Égypte par les Arabes. Je ne me rappelle pas sans tristesse leur gaieté, que je ne devais plus partager.
Le 13 juin, tous les apprêts étant terminés, bien que le vent ne fût pas très-favorable, nous nous embarquâmes. Ce ne fut pas sans quelques regrets que je dis adieu à Venise; mais je me consolai en pensant que cet adieu ne serait peut-être pas éternel. En effet j'y reviendrai avant de retourner en France.
Considérations sur la chute de la république vénitienne.—Trajet de Venise à Corfou.—Le capitaine Bourdé.—Le capitaine Standelet.—Arrivée des Français dans les îles Ioniennes.—Quel était alors l'état de l'administration de ces colonies.
Je n'ai pas pris l'engagement d'écrire l'histoire. Qu'on ne s'attende donc pas à trouver ici celle de la chute de la république de Venise. Pour raconter comment elle s'est opérée, il faudrait faire un livre. Si j'en ai le loisir, je n'en ai pas la volonté: j'ai peur des entreprises de longue haleine. Mais pour expliquer ce fait, c'est différent; quelques mots peuvent y suffire.
Cette catastrophe, inévitable peut-être dans le mouvement imprimé à l'Europe par la révolution française, a été surtout déterminée par la fausse politique du gouvernement vénitien.
Il avait été sage en refusant, avant l'invasion de nos troupes en Italie, de s'allier contre la France qu'il ne redoutait pas, avec l'Autriche qu'il redoutait; mais quand l'espace qui nous séparait des États Vénitiens eut été franchi par nos armées victorieuses, il fut bien malavisé de persister dans une neutralité qu'il n'avait pas les moyens de faire respecter.
Les Autrichiens qui, à travers ces États, allaient secourir leurs provinces attaquées, y amenèrent nécessairement la guerre en se retirant. Après leurs défaites en Lombardie, Venise pouvait-elle défendre contre les vainqueurs ce territoire qu'elle n'avait pas pu fermer aux vaincus? Les Français en conquirent successivement toutes les places en les prenant sur les Autrichiens.
Le sénat avait peut-être alors un moyen de prévenir la ruine de la république, c'était de s'allier avec le plus fort contre le plus faible. La crainte des principes français l'en empêcha. Il fit même le contraire en provoquant sous main dans ses provinces une révolte générale contre les Français, et en autorisant leur massacre en-deçà des Alpes, quand il crut leur armée compromise au-delà. À son retour, l'armée à laquelle il s'était montré hostile ne vit plus en lui qu'un ennemi, et le traita comme tel. N'était-ce pas de droit?
Au reste, l'aristocratie vénitienne fut renversée plus encore par les principes français que par les armées françaises, et cela montre du moins que ses appréhensions avaient été fondées; mais avec plus d'habileté, si elle n'avait pas pu sauver la forme de son gouvernement, ne pouvait-elle pas du moins conserver l'indépendance à la république de Venise?
Le sort des îles vénitiennes suivit celui de Venise. Le général de l'armée d'Italie s'empressa pour plus d'un motif d'en prendre possession; elles lui assuraient la propriété de l'Adriatique dont Corfou est la clé; elles ouvraient à notre flotte un port de plus dans la Méditerranée; elles nous livraient le complément de la marine de Saint-Marc dont nous n'avions trouvé à Venise que des débris, et dont le reste devait se trouver à Corfou où stationnait l'armée navale.
De plus, il fallait, en usant de vitesse, prévenir les puissances à qui ces îles convenaient; à Naples qui songeait à faire valoir sur elles de vieilles prétentions; à l'Angleterre qui ne tarderait guère à les convoiter; à la Russie qui avait déjà lié des intelligences avec les insulaires dont neuf dixièmes sont, ainsi qu'elle, de la communion grecque.
L'escadre mit à la voile le 13 juin 1797. Elle était composée de deux frégates françaises, la Sensible et l'Artémise, de plusieurs vaisseaux vénitiens de diverses grandeurs, et même de galères. Vu l'urgence et vu le dépenaillement où se trouvait la marine ducale, on avait armé tout ce qui pouvait tenir la mer. Cette escadre portait quinze cents hommes. Les vaisseaux vénitiens étaient commandés par des officiers vénitiens qui, pour la plupart, devaient leur grade à la circonstance. L'un d'eux, capitaine marchand, qui portait le titre d'amiral depuis la révolution, prétendait en cette qualité commander la flottille; on ne lui contestait pas son titre, mais force lui fut néanmoins d'obéir à un simple capitaine de frégate français, qui commandait la Sensible, le capitaine Bourdé. La fermeté que celui-ci montra en cette occasion démontra si pleinement à ce pantalon[10] la vanité de ses prétentions qu'il n'osa plus les reproduire de toute la campagne. L'amiral vénitien conçut qu'il serait difficilement le maître là où il y avait quinze cents Français plus disposés à le jeter à la mer qu'à lui obéir.
La traversée fut longue, soit parce que le vent nous manqua souvent, soit parce que l'allure pesante des bâtimens de Saint-Marc secondait la mauvaise volonté du gouvernement provisoire qui les avait armés. Quand on va de conserve, c'est le train du plus mauvais marcheur qui règle celui du convoi.
J'étais à bord de la Sensible; je n'eus que lieu de m'en féliciter. Le capitaine Bourdé était un excellent homme. À l'instruction nécessaire aux gens de sa profession, il joignait celle qu'on acquiert par les voyages. De plus, il avait le goût de la littérature et se plaisait à en entendre parler. Ses conversations abrégèrent souvent pour moi l'ennui de la route. Il ne négligeait d'ailleurs aucun moyen de me la rendre agréable ou du moins supportable.
Un matin il m'éveille: «Voulez-vous voir une trombe?» me dit-il. En effet, il s'en formait une à l'horizon. Je la vis, tournoyant sur elle-même, se placer comme une colonne entre les nuages et la mer, et se dissoudre en quelques minutes. Heureusement ce terrible phénomène ne menaçait-il personne, et se manifestait-il à trois ou quatre lieues de nous.
Rien de désolant pour les passagers comme le calme plat. L'immobilité du pénon qui pend perpendiculairement à la verge à laquelle il est attaché, vous désespère. On aimerait mieux le voir agité par le vent contraire. Sur treize jours nous en passâmes huit au moins sans plus avancer qu'un vaisseau à l'ancre. Pour nous distraire alors, nous faisions mettre la chaloupe en mer, et l'on se visitait réciproquement. Dans une de ces visites, je fis connaissance avec le capitaine Standelet qui commandait l'Artémise; brave homme s'il en fut, vrai loup de mer. Rien ne le prouve comme le récit de ses aventures. En voici un échantillon.
Standelet est de Dunkerque. Il avait servi d'abord dans la marine marchande, et fait quantité de voyages sur des bâtimens de commerce. Il avait même, je crois, fait quelques courses comme corsaire. Quand la défection de la plupart des officiers de la marine royale laissa la majeure partie de nos vaisseaux sans commandans, Standelet fut nommé capitaine d'un petit bâtiment, d'un brick ou d'une corvette, je ne sais. Il s'était signalé dans plusieurs rencontres par une habileté égale à sa bravoure, et avait ramené plusieurs prises dans nos ports, quand attaqué par un bâtiment de force supérieure au sien, il est pris à son tour. On le conduisait avec deux de ses officiers à Plymouth, sur son propre bord. Ne se défiant pas de trois hommes, le lieutenant anglais qui commandait la prise, et dont l'équipage était aussi nombreux que la prudence l'exigeait, prenait le frais sur le pont avec deux de ses officiers. Le reste de son monde était dans l'entrepont. «Je me charge de celui-là, chargez-vous de ceux-ci», dit Standelet à ses hommes; et les trois Anglais sont jetés à la mer; puis, fermant l'écoutille, il s'empare de la manoeuvre, vire de bord, et gouverne sur France. Il y touchait, quand par malheur il rencontre un second vaisseau anglais. On s'aborde. Standelet se bat en désespéré, tue encore quelques soldats au roi George; mais, accablé par le nombre, et mis hors de combat par plusieurs coups de sabres qui lui coupèrent les nerfs du bras droit, il est fait prisonnier de nouveau, et remis dans le chemin de Plymouth. Arrivé là, il s'attendait à être traité avec la dernière rigueur. Les Anglais délivrés criaient vengeance; l'amirauté ne leur donna cependant pas satisfaction. Comme il était constant que le capitaine français n'avait pas engagé son honneur, «Pourquoi ne vous gardiez-vous pas?» leur répondit-on; et loin de maltraiter Standelet, on eut pour lui tous les égards que réclamaient ses blessures et que commandait son courage. Bien plus, après avoir reçu sa parole, on lui permit d'aller à Londres se faire traiter, et attendre qu'il fût échangé. Là, il fut l'objet de la curiosité publique comme il l'avait été à Plymouth. Chacun voulait voir un si brave homme. Il n'eût pas été plus honoré en France en y amenant sa prise, qu'il ne le fut en Angleterre, où il était amené prisonnier.
Le 16 juillet enfin, nous reconnûmes les côtes de Corfou.
Dès que nous fûmes entrés dans le canal qui sépare cette île de l'Épire, impatient de prendre terre, je me jetai dans une chaloupe. Le temps était superbe dans la plus riche acception du terme. Je ne puis oublier l'aspect que la nature offrait ce jour-là. Jamais l'azur du ciel ne m'avait paru si pur; jamais la mer ne s'était montrée à moi teinte d'un bleu aussi céleste. C'est ce jour-là que, pour la première fois, je compris le sens de coeruleus que Virgile donne à l'Océan, qui jusqu'alors m'avait paru plus verdâtre que bleuâtre. D'où lui venait cette couleur si suave? Est-ce du ciel qu'il réfléchissait? L'illusion était si forte, que plusieurs fois je puisai de l'eau dans le creux de ma main pour m'assurer que cette eau n'était pas imprégnée d'une matière cérulée. Cette teinte d'indigo, elle ne la perdait pas, même dans le flot qui oscillait près des lames du cuivre rouge dont notre frégate était doublée.
J'eus dans ce court trajet un singulier camarade de voyage. C'était un de ces hommes qui trouvent une patrie partout, parce qu'ils n'ont pas de patrie réelle; c'était un de ces aventuriers que les tourmentes populaires naturalisent successivement dans tous les pays qu'ils viennent agiter, et qui, de bandits qu'ils étaient, deviennent en un moment, et pour un moment, des citoyens. Celui-là avait fortement contribué à la révolution de Venise, et son effroyable libéralisme lui donnait une grande influence sur la multitude. Le nouveau gouvernement vénitien, qui voyait dans les services de cet homme le mal qu'il pouvait faire, s'était empressé de le récompenser. Il avait permis qu'il prît l'uniforme et les épaulettes de je ne sais quel grade, dans une légion qui n'existait pas; et, sous apparence de lui donner une mission de confiance, il l'avait envoyé à Corfou, certain que l'autorité française le mettrait à la raison, comme cela se fit.
On ne saurait se faire une idée exagérée de la férocité de ce Maltais, car il était né à Malte. Après nous avoir raconté quantité de prouesses dont la plus honorable eût mérité la corde, il en vint au chapitre des haines et de la vengeance, de la vendetta.
«J'avais juré de le tuer», dit-il avec une expression qui ne peut se rendre, en terminant le récit d'un démêlé qu'il avait eu avec un misérable de son espèce; «j'avais juré de le tuer! Voyez si j'ai tenu parole»; et tirant de sa poitrine un lambeau qui était suspendu à son cou par un cordon, comme un scapulaire: «Voilà tout ce qui reste de lui!» poursuivit-il en déchirant avec les dents ce lambeau de chair humaine. Ce misérable fit horreur même aux plus grossiers de nos matelots.
Quelques heures après nous arriva l'escadre. Le débarquement s'opéra sans difficulté. Le général Gentili prit, dans la citadelle, l'hôtel que le provéditeur général occupait. En qualité de commissaire du gouvernement, je fus installé dans le logement du provéditeur de terre.
Digeon y vint habiter avec moi: je fus d'autant plus heureux de l'avoir amené, qu'indépendamment d'un ami, je trouvai en lui un homme qui entendait parfaitement la comptabilité. Sans lui, je ne sais comment je me serais tiré de la mienne.
Je ne puis rien faire de mieux, pour donner une idée de l'état des choses à Corfou lors de notre arrivée, que de renvoyer le lecteur à la lettre où j'en rendis compte au général en chef. Il la trouvera à la fin de ce volume[13].
Le premier soin du général Gentili, après avoir assuré la subsistance de la troupe, fut d'organiser le gouvernement de l'île, opération à laquelle je devais concourir. Comme nous étions d'accord sur les principes, il s'en remit absolument à moi pour le reste.
Des despotismes, le plus dur, sans contredit, c'est celui des républiques. Celui de Saint-Marc, si pesant pour les provinces de terre ferme, l'était bien plus encore pour les îles. Pas d'autres lois là que le bon plaisir des provéditeurs, qui pouvaient tout ce que Verrès avait pu en Sicile. Point de frein pour leur cupidité, point de bornes à leurs exactions: tout y était pour eux un objet de trafic, tout, à commencer par la justice; tout y était taxé, l'impunité du crime à commettre comme la rémission du crime commis. En vain les anciennes lois avaient-elles soumis ces proconsuls à la surveillance de certains agens, qui, tous les cinq ans, allaient juger par eux-mêmes de l'état des choses, et recueillir sur les lieux les plaintes que les colons n'auraient pas pu faire parvenir à la métropole: ces nobles ne remplissaient pas toujours leur mission avec scrupule. Indulgens pour des fautes qu'ils avaient commises ou qu'ils pourraient commettre, ils passaient la rhubarbe dans l'espérance qu'on leur passerait le séné; et, pour l'ordinaire, moins sévères pour la faute que pour la manière dont elle avait été commise, ils ne dénonçaient que le scandale. Comme il était de notoriété publique qu'un noble n'était envoyé dans les îles que pour y faire sa fortune, il leur semblait injuste de le punir pour avoir rempli sa mission, pour peu qu'il l'eût fait décemment. L'art consistait à faire concorder, dans l'exploitation de sa place, la décence avec la cupidité, et aussi avec la célérité; car, ne pouvant pas rester plus de seize mois en place, il n'avait pas de temps à perdre: il lui fallait mettre les morceaux doubles.
«Comme ils ont peu de part aux biens dont ils ordonnent,
Dans le champ du public largement ils moissonnent,
Assurés que chacun leur pardonne aisément,
Espérant après eux un pareil traitement.»
CORNEILLE, Cinna.
Organisation de l'administration de Corfou.—Émeutes, conspirations.—Pourquoi formées; comment déjouées.
Corfou se trouvait soustraite au joug de cette odieuse aristocratie; mais quel gouvernement substituer à celui des exacteurs vénitiens? En se laissant aller à l'impulsion de la révolution, on pouvait la placer sous une autre tyrannie, sous celle de la démagogie. Pour éviter cet inconvénient, le mieux était de faire pour les îles ce que le général Bonaparte avait fait pour la métropole, où l'autorité municipale avait remplacé celle du sénat, mais n'avait, en réalité, que l'administration de la ville où le général français gouvernait.
Il fut donc convenu qu'une municipalité serait formée à Corfou, à l'instar de celle de Venise, et qu'elle se composerait de citoyens domiciliés dans l'île, et connus par leurs lumières et leur droiture. Nous en déterminâmes le nombre à vingt-quatre. Pour populariser cette institution, dont les membres devaient être nommés par le général sur ma proposition, je pensai qu'il ne fallait pas faire ce choix sans avoir consulté l'opinion publique; et, pour la connaître sans convoquer aucune assemblée de quelque, nature que ce fût, voici comment je m'y pris.
J'engageai dix des habitans les plus à même de m'éclairer sur ce choix, à me donner chacun une liste de quarante citoyens des plus recommandables par les qualités ci-dessus énoncées; et après avoir extrait de ces listes, qu'ils avaient faites à l'insu des uns des autres, les vingt-quatre noms qui s'y trouvaient le plus fréquemment reproduits, j'en formai une liste définitive.
Par suite de l'esprit de justice qui m'avait suggéré cette idée, j'avais pensé devoir admettre dans la composition de la municipalité les sectateurs des croyances diverses dans une proportion à peu près semblable à celle où ces croyances entraient dans la population du pays, qui se forme de catholiques romains, de schismatiques grecs et de Juifs, mais qui pour la plus grande partie suit le rite grec. Ainsi quatre mille Latins étaient représentés par quatre magistrats sur ma liste, où deux seulement représentaient deux mille Juifs; les dix-huit autres noms appartenaient à des Grecs. Idée plus philosophique que politique, ou plutôt mauvaise idée. C'était seulement déplacer le centre d'oppression; nous en eûmes bientôt la preuve.
La municipalité ayant été nommée d'après la liste proposée, nous l'installâmes solennellement. Nous ne négligions cependant aucun moyen de nous concilier la confiance de la population. Le général nous conduisit le même jour en visite chez les chefs respectifs des différentes croyances, chez l'archevêque, chez le proto-papa et chez le rabbin, et après les avoir reçus tous trois le même jour à sa table, il alla avec nous dîner chez chacun d'eux successivement. Il eût été à désirer qu'à son exemple chacun de ces grands-prêtres nous eût réunis chez lui avec les chefs des religions rivales de la sienne, mais cela eût été trop beau; en les amenant à boire ensemble en maison tierce, on avait fait plus qu'il ne semblait possible de faire.
Les choses néanmoins paraissaient marcher d'elles-mêmes. Persuadés que la population ne pouvait qu'être favorable à une administration tirée de son sein et nommée sous sa dictée, nous pensions n'avoir plus qu'à entretenir le mouvement imprimé à l'administration, quand, trois jours après l'installation de nos magistrats, éclate la plus imprévue des émeutes[14].
La fermeté du général Gentili réprima la sédition: sa douceur semblait devoir en prévenir le retour; mais nous reconnûmes bientôt que l'esprit de résistance qui venait de se manifester était plutôt assoupi qu'étouffé, et que les Grecs de cet âge ne le cèdent en ruse et en dissimulation ni aux Grecs du moyen âge, ni aux Grecs des temps héroïques. Comprenant mal la liberté, et ne comprenant pas du tout l'égalité, de sujets des Vénitiens qu'ils étaient, ils se croyaient devenus leurs souverains. Pour eux, la liberté était le droit d'opprimer leurs anciens oppresseurs; bien plus, le droit d'opprimer tout ce qui n'était pas de leur communion, ce que ne démontrait que trop la dureté qu'ils témoignaient pour les Latins, et le mépris qu'ils affectaient pour les Juifs.
Notre système ne les satisfaisait donc pas; il ne satisfaisait pas non plus les Latins, à qui il donnait des égaux dans leurs inférieurs; il ne satisfaisait pas même les Juifs, qui n'avaient la prétention de s'égaler à personne. Résignés, de temps immémorial, à la condition que le préjugé leur avait faite, mais dont les bénéfices qu'ils recueillaient en conscience aux dépens d'une nation étrangère les dédommageaient largement, les enfans d'Israël s'affligeaient qu'on pensât à les en tirer[15]. L'égalité que la révolution leur apportait, et que la population leur contestait, ne valait pas pour eux la sécurité qu'elle leur coûtait, et les honneurs où nous les appelions leur paraissaient achetés trop cher par les outrages qu'ils leur attiraient.
L'expérience nous démontra que, tout en mécontentant les Latins, nous avions trop fait pour les Juifs au sens des Juifs, et pas assez fait pour les Grecs au sens des Grecs, s'entend. Ne négligeant aucun moyen pour s'emparer du pouvoir, les Grecs, qui voyaient en nous un obstacle continuel à tout empiètement sur les droits communs, pensèrent qu'il n'était pas impossible de se débarrasser de nous, et que soixante mille hommes pouvaient venir à bout de quinze cents Français. Une conspiration se formait donc; mais comme la population, plus ménagée par nous qu'elle ne l'avait été par les Vénitiens, n'y serait pas facilement entrée pour des intérêts purement politiques, on mit en jeu les intérêts de la religion.
Corfou possède une relique des plus vénérée en Orient: c'est le corps entier de saint Spiridion, lequel est encagé sous glace, entre des grilles qui permettent de le voir, mais qui ne lui permettent pas de sortir; ce bon évêque y dort sous la protection de trois serrures, dont, et pour cause, les clefs étaient déposées entre trois mains différentes: l'une dans celle du provéditeur général, l'autre dans celle du baile; quant à la troisième, elle restait chez la famille Hongaro, à qui appartenait ce squelette, et qui desservait la chapelle où il est honoré. Par la distribution des clefs, le gouvernement, en conservant à cette famille une propriété qui n'est pas des moins productives, empêchait qu'elle n'en abusât et qu'elle ne fît sortir cette sainte carcasse de son cercueil, miracle qui ne se fût pas opéré sans inconvéniens pour lui, car ce saint ne se dressait pas sur ses pieds, dans les temps où cela lui était permis, que tout n'entrât en danse dans l'île; c'était le signal d'un mouvement auquel les prêtres grecs donnaient la direction qu'il leur plaisait. Par suite de la précaution que les Vénitiens avaient prise, ce miracle ne pouvait plus s'opérer qu'avec le concours de trois volontés; aussi ne s'opérait-il plus.
Les Hongaro, à la faveur de l'ignorance où nous pouvions être de ces faits, avaient essayé de s'emparer de ces trois clés. Le baile, qui, tout furieux, avait quitté Corfou à notre arrivée, leur avait livré sa clé dans l'espérance qu'ils en abuseraient. Mais le provéditeur général, homme plein de droiture et de probité, ne leur avait pas livré la sienne[16]. Elle était chez moi; ces capellans ne l'ignoraient pas et se flattaient de me l'escamoter. Mais comme je savais de quelle importance il était de la garder, je m'étais constamment refusé même à la leur laisser voir, quelques soins que leur chef, homme spirituel et instruit, et rusé surtout, qui tous les matins venait me parler d'Homère, se donnât pour s'insinuer dans ma confiance.
Voyant qu'il leur fallait renoncer à faire un miracle, nos gens s'y prirent d'une autre manière pour remuer la population. Feignant une inquiétude fondée, disaient-ils, sur des avis certains, ils me prient de faire placer à la porte de leur chapelle un corps-de-garde pour empêcher qu'elle ne soit pillée par des brigands avides des trésors qu'elle renferme. En effet, elle contenait une quantité considérable de chandeliers, de lampes et autres ustensiles nécessaires au culte, en argent, en or même, que les dévots y avaient apportés de toutes les parties de l'Orient.
Quoique ces craintes ne me parussent pas fondées, les croyant sincères, je fis accorder à la famille Hongaro la garde qu'elle demandait, et, sur ses instances, je décidai même le général à venir, accompagné de son état-major, rendre avec moi visite à leur momie.
J'appris bientôt dans quel but réel ils avaient sollicité cette faveur. Plusieurs lettres, et une entre autres signée Loverdo[17], m'engagèrent à redoubler de surveillance. On me disait que des émissaires partis de la ville, et répandus dans toute l'île, se prévalaient du poste établi auprès de la chapelle, et de la visite que nous avions faite à saint Spiridion, pour nous accuser auprès des habitans de la campagne de vouloir nous approprier ses richesses, dont le général lui-même avait été faire l'inventaire. Je savais d'ailleurs que, profitant de l'ignorance où nous étions de leur dialecte, ces promoteurs de sédition accréditaient ces bruits dans la ville en notre présence même, et que, entre autres, un officier vénitien, nommé Danieli, avait osé nous imputer cette intention dans le café le plus fréquenté de Corfou, en présence de la famille Hongaro qui ne l'avait pas démenti. Ces tartufes se flattaient qu'au premier jour de marché éclaterait une insurrection plus grave que la première, et que notre extermination en serait la conséquence.
Persuadé qu'en circonstance pareille il vaut mieux déjouer la ruse par la ruse, que de recourir à la force, et qu'on est toujours le plus fort dès qu'on est le plus fin, j'envoyai aux trois Hongaro l'ordre de se rendre chez moi, et j'eus avec le papa Pietro, chef de cette famille, la conversation suivante en italien que je parlais fort mal, mais que j'entends assez bien pour répondre de la fidélité de cette traduction.
«Sior commissario, me dit ce vieux matois, qui ressemblait singulièrement à feu de Lalande, car il ressemblait singulièrement à un singe[18], vous nous voyez tout surpris de l'ordre que nous venons de recevoir. Pourquoi nous mander tous trois? Il n'y a pas un Hongaro pour le moment à la chapelle.
«—Papa Piero, c'est ainsi qu'on le nommait par syncope, papa Piero, craindriez-vous pour votre chapelle? lui répondis-je. N'avez-vous pas tout auprès un corps-de-garde, comme vous l'avez désiré?—Sans doute, et nous ne craignons plus d'être pillés… Mais le service de l'église presse. Voilà bientôt l'heure.—Nous n'avons pas l'intention de l'interrompre, papa Piero. Tranquillisez-vous; je ne vous retiendrai pas long-temps tous ici.—Comment tous?—Je dis tous, parce que l'affaire dont je veux vous entretenir une fois terminée, vos cousins pourront se retirer; quant à vous, papa Piero, je vous retiendrai.—Vous me retiendrez! répéta-t-il avec un accent d'effroi.—Oui, je vous retiendrai.—Ma perche, sior commissario?—Pour reprendre notre conversation sur Homère au point où nous l'avons laissée l'autre jour, si cela vous convient s'entend, papa Piero.—À vos ordres», répondit-il en soupirant comme un homme qu'on vient de débarrasser d'un poids qui l'étouffait.
Sur ces entrefaites, on m'annonce le capitaine Danieli, cet orateur de café que j'avais envoyé chercher aussi, et que quatre fusiliers escortaient. Il n'avait rien moins que l'air d'un militaire. Qu'on se figure un sacristain sous l'uniforme. Aussi lâche devant nous qu'il était hardi derrière, il tremblait de tous ses membres. Je le questionnai en présence de la sainte famille, et j'en obtins sans peine l'aveu des griefs qui lui étaient imputés. «Vous vous êtes mis, lui dis-je, dans une fort mauvaise position: le général ordonne que vous soyez traduit devant un conseil de guerre»; puis je le renvoyai au commandant de la place. Les Hongaro cependant ouvraient de grands yeux.
Cette rencontre de Danieli et des Hongaro n'était pas un effet du hasard, mais de mes combinaisons. Quand il fut sorti: «Cet homme est bien coupable, me dit papa Piero.—Qui le sait mieux que vous, papa? lui répondis-je.—Comment?—N'est-ce pas devant vous qu'il a tenu les propos par lesquels il provoquait le peuple à la révolte et pour lesquels il va être mis en jugement?—Devant moi?—Oui, papa, devant vous. Hier, à l'heure où il nous calomniait, vous étiez dans le café…—E vero, sior commissario, et je ne puis vous dire à quel point ses mensonges m'ont indigné.—Je vous connais trop bien pour ne pas le concevoir.—J'aime que vous me rendiez justice.—Mais alors, pourquoi ne l'avoir pas démenti?—J'en avais bien envie; mais convenait-il à un homme de mon caractère, de ma robe, d'engager une pareille discussion dans un lieu profane?—En quelque lieu que se trouve un homme de votre caractère, n'est-il pas de son devoir de défendre la vérité? Votre silence ne pourrait-il pas vous compromettre avec des gens moins confians que nous le sommes?—Vous croyez?—Non, je ne le crois pas: je suis même si persuadé de votre innocence en tout ceci, que je me suis porté caution pour vous vis-à-vis de personnes qui, moins confiantes en vous que moi, appelaient sur vous la sévérité du général…—Que vous avez bien fait, sior commissario!—Et que je me suis engagé à lui apporter une déclaration par laquelle, réparant le mal qu'a fait hier votre silence, vous certifierez que rien n'est faux comme ce qui a été avancé par ce méchant homme.—Mais convient-il à de pauvres prêtres comme nous de se mêler des affaires de l'État?—Pour les gâter? non; pour les raccommoder, oui; d'ailleurs, comme nous seuls aurions droit de vous en faire un crime, vous pouvez être tranquille.—Nous ne savons dans quelle forme faire cette déclaration; veuillez l'écrire, nous la signerons.—Que me proposez-vous là, papa Piero? Comment, avec l'esprit que vous avez, comment ne voyez-vous pas les inconvéniens d'un procédé pareil? En voyant vos signatures au-dessous d'un écrit de ma main, n'en conclurait-on pas qu'elles vous auraient été extorquées? voulez-vous que cette déclaration ait son plein effet?—Sans doute.—Alors, écrivez-la tout entière.—Mais encore que voulez-vous que nous disions?—La vérité. Est-il besoin que je vous la dicte?—Vous m'obligerez fort en me la dictant.—Soit; écrivez: libre à vous de ne pas signer, si je ne vous y fais pas dire ce que vous pensez.»
Il n'y avait plus à reculer. Le prêtre se mit donc à mon bureau et écrivit sous ma dictée ce qui suit:
Les religieux propriétaires de l'église de Saint-Spiridion à leurs concitoyens.
«Des bruits injurieux aux Français et à la vérité ont été répandus parmi le peuple. Des malveillans assurent que les richesses déposées par les fidèles en notre église en ont été arrachées par un abus de la force et de l'autorité. Comme prêtres et comme citoyens, nous attestons sur Dieu et sur l'honneur que le trésor de Saint-Spiridion est entre nos mains dans toute son intégrité, et que la bonté du Ciel, qui a mis cette sainte relique sous la garde vigilante des Français et sous la protection immédiate du général Gentili, en assure plus que jamais la conservation.»
Suivaient les signatures.
L'original de cet écrit, que les signataires avaient traduit et transcrit aussi en italien et en grec vulgaire, fut affiché à la porte même de leur église, et la conspiration, déconcertée d'ailleurs par des mesures énergiques, s'évanouit avec le bruit qui y donnait lieu.
Cette pièce signée, je congédiai mes cafards, et remettant à un autre jour nos discussions sur Homère, j'engageai papa Piero à étudier le caractère de Nestor: «J'aime mieux sa simplicité, lui dis-je, que la duplicité d'Ulysse.—Et moi aussi», me répondit-il. Ulysse n'eût pas mieux répondu.
Cependant le procès de Danieli se poursuivait. Mais comme nous n'avions que l'intention de lui faire peur, le conseil de guerre, d'après les instructions du général, trouva le moyen de l'acquitter sur la question intentionnelle, moyen alors donné par la loi et à l'aide duquel on eût acquitté le diable lui-même, s'il eût été mis en cause. Je dois le dire, toutefois, l'intégrité du président de ce tribunal ne se prêta pas sans peine à cet acte d'indulgence. «Savez-vous bien, me disait ce soudart le plus sérieusement du monde, que si ce drôle est renvoyé absous, il faudra lui rendre son épée qui est fort belle, et qui me revient de droit, s'il est fusillé comme il le mérite?»
Le mélange de finesse, de douceur et de fermeté qui formait le caractère du général Gentili, eut le résultat que j'en attendais. Il nous fit craindre sans nous faire haïr, et les gens les plus malintentionnés n'osèrent plus se jouer à nous: nous mettions d'ailleurs tous nos soins à prévenir et à réprimer les vexations que plusieurs de nos agens étaient assez enclins à se permettre.
À peine étions-nous débarqués, que l'un d'eux, qui de son chef avait dressé à son profit une liste d'émigrés, s'installant chez un propriétaire absent, s'était emparé de tout son mobilier; et comme il avait trouvé là un équipage tout monté, il s'y faisait promener dans la ville et dans les environs par le cocher de la maison qu'il avait mis en réquisition, ainsi que les chevaux, de son autorité privée. L'exemple pouvait être imité, et Dieu sait où cela nous aurait menés. Au lieu de dénoncer le fait au général qui ne l'eût pas pardonné, je pensai qu'il valait mieux ramener le coupable à la raison d'une manière moins sérieuse. Le général chez qui nous dînions tous ce jour-là, me demandant s'il y avait quelque chose de nouveau: «Rien, général, si ce n'est que notre ami un tel a pris carrosse.—Je lui en fais bien mon compliment, si sa fortune le lui permet; mais je ne le croyais pas si riche», dit le général en regardant le seul homme de la société que cette saillie ne faisait pas rire. Mais comme celui-ci était un peu Gascon: «Plaisanterie du commissaire qui m'a rencontré hier dans un carrosse que mon hôte m'a prêté.»
Je ne poussai pas la plaisanterie plus loin, et je fis bien: la leçon avait profité. Le soir même, l'équipage et la maison furent restitués à leur véritable maître, qui, revenu de son effroi et revenu aussi de la terre-ferme où il avait été chercher un refuge, fut rayé de la liste dressée par notre administrateur, qui, à la vérité, n'y avait encore inscrit que ce pauvre homme.
Je me croyais débarrassé des chanoines de Saint-Spiridion: erreur. Ne se tenant pas pour battus, ils revinrent encore à la charge, et se rendirent si importuns, que, poussé à bout, le général à qui j'avais remis la maudite clef, bien qu'il fût le plus patient des hommes, finit par leur dire que, s'ils ne le laissaient pas tranquille, il ferait embarquer leur patron, et l'enverrait à Paris tenir compagnie à Notre-Dame de Lorette, qui n'avait alors pour chapelle que les greniers du Directoire.
Notre manière de vivre à Corfou.—Excursion sur les côtes d'Épire.—Butrinto.—L'amiral Bruéys.—Je pars pour Naples.
Une fois mise en mouvement, notre municipalité marcha tout aussi bien qu'une autre; et l'autorité supérieure n'eut guère d'autres rapports avec elle que ceux que nécessitait l'administration. Les soins qu'exigeait la surveillance que j'exerçais sur elle me laissaient assez de loisir pour voir la société. Je me fis présenter dans quelques maisons où l'on aimait les Français et où l'on aimait la musique. J'y allais après le dîner, au coucher du soleil, et j'y restais jusqu'à l'heure du spectacle, car nous avions un spectacle à Corfou.
Mon bonheur ne voulut pas que ce fût une troupe chantante qui pour lors y occupât la scène. J'eusse été trop heureux de m'enivrer tous les soirs de la mélodie de Cimarosa ou de Paësiello, de la mélodie italienne, quand même leurs ouvrages auraient été faiblement exécutés.
Le genre qu'exploitait la troupe qui se trouvait là avait toutefois pour nous le mérite de la nouveauté. Elle se composait d'Arlequin, autrement Trufaldin, de Pantalon, de Brighuèla, c'est notre Scapin; du dottore Tartaglia, du seigneur Léandre, de la signora Rosaura, enfin de tous ces bouffons vénitiens, pour qui Goldoni lui-même n'a pas dédaigné d'écrire, mais qui jouent de préférence ces farces improvisées auxquelles Carlin a dû chez nous sa réputation, et qui ont fait long-temps les délices de nos pères. Ces baladins ne pouvaient se comparer aux virtuoses que j'avais laissés en terre ferme. Je conviendrai pourtant que leurs imbroglio, dont l'extravagance amène du moins des situations plaisantes, leur dialogue mêlé de traits tantôt naïfs, tantôt satiriques, leurs scènes où faisant preuve d'une double souplesse, les personnages disputaient de lazzi et de tours de force, me faisaient passer le temps assez gaiement, plus gaiement même que certaines pièces que j'ai vues sur notre théâtre régénéré, et qui, bien que plus déraisonnables, ne sont pas aussi amusantes.
Un des hommes que je rencontrais avec le plus de plaisir dans une maison que je fréquentais surtout à cause de lui, quoique la patronne en fut assez jolie, c'était un abbé nommé Duodo, chanoine latin. Indépendamment de ce qu'il était bon littérateur, il était bon musicien, bon compositeur même; de plus, il était d'une complaisance infatigable. Dieu sait si j'en usais! Dès qu'il arrivait, je le conduisais au piano, le meilleur interlocuteur qu'on puisse se donner à Corfou quand on veut passer le temps sans faire des caquets. Une fois les mains sur son clavier, le bon abbé repassait la musique en vogue, profane comme sacrée, les opéras comme les oratorios. Il portait même la complaisance jusqu'à me seriner ceux des airs que je voulais retenir. C'est lui qui le premier m'a fait entendre des fragmens du Matrimonio secreto, qui était alors dans sa nouveauté. Il m'a fait entendre aussi plusieurs canzonette délicieuses, et entre autres Ho sparso tante lagrime, romance de Millico, romance favorite de Garat, qui la chantait avec une expression si touchante. Je l'ai encore copiée de la main de ce bon chanoine dans un cahier qui contient plusieurs morceaux de sa composition, morceaux pleins aussi de ce charme qui tient à l'expression simple d'un sentiment vrai.
Il y avait double bonté à lui à se montrer si bon pour moi: notre arrivée l'avait ruiné. Privé de son canonicat, il était obligé d'aller chercher fortune à Vienne; et pourtant jamais il ne lui échappait un mot d'aigreur, jamais une plainte. Que j'eusse été heureux de pouvoir réparer le tort que le hasard lui avait apporté, et que je me reprochais comme si j'en avais été l'auteur ou le complice!
Non seulement je donnais tous les soirs deux heures à cet excellent homme, mais le vendredi je lui donnais la soirée entière, les théâtres étant fermés ce jour-là en Italie, en commémoration du grand mystère qui s'est accompli deux jours avant Pâques.
Quand le soleil penchait vers l'horizon, j'allais souvent aussi me promener hors des remparts. On me mena sur l'emplacement des jardins de l'antique Alcinoüs. Je n'y vis rien qui distingue ce canton de ceux qui environnent la ville. Elle est au fait le centre d'un verger des plus pittoresques et des plus fertiles, grâce aux bienfaits de la nature plus qu'aux soins des jardiniers. La vigne, l'olivier, le mûrier, le figuier croissent là d'eux-mêmes. Ils vous donnent spontanément les fruits les plus délicieux et en telle abondance, que pour la plus petite pièce de monnaie le propriétaire vous en laisse manger à discrétion.
L'excessive chaleur ne permettant guère d'entreprendre, sous cette latitude, de longues excursions dans les jours caniculaires, je remis à l'automne la tournée que je devais faire dans l'intérieur de l'île. Je ne crus pas cependant devoir ajourner à un si long terme la reconnaissance que je devais faire sur la côte d'Épire, où les Vénitiens avaient des établissemens, et dont Corfou n'est séparé que par un canal de trois lieues.
Un Grec, nommé Franguli, qui tenait à ferme les pêcheries de Butrinto (l'ancienne Buthrote), m'ayant proposé de venir les visiter, un beau matin, avant le lever du soleil, je me jetai avec Digeon et quelques officiers dans une chaloupe, et trois heures après nous avions pris terre dans les États du fils d'Achille.
Ces lieux n'ont pas changé d'aspect depuis que Virgile les a décrits. Les détails de la description qui en est faite dans le troisième livre de l'Énéide peuvent encore s'appliquer à la topographie actuelle. Virgile en main, car mon Virgile était du voyage, j'y retrouvai le faux Simoïs près duquel Andromaque faisait des libations sur le cénotaphe qu'elle avait élevé à Hector.
La situation de l'ancienne forteresse, et l'étendue circonscrite par ses murs en ruines, justifient bien le nom de ville, urbs, et l'épithète d'élevée, celsa, donnés par le poëte à l'ancienne Buthrote:
Et celsam Buthroti ascendimus urbem.
Mais rien ne justifie le nom de ville donné par les géographes à Butrinto, à la Buthrote d'aujourd'hui, poste établi de l'autre côté du fleuve, et où notre hôte faisait sa résidence. La maison de ce fermier, qui est aussi celle du gouverneur; une cour où cinquante Esclavons qui formaient la garnison de la place avaient peine à faire l'exercice et à déployer leurs éventails, car c'était aussi une pièce de leur équipement; une enceinte fermée par de vieilles murailles et protégée par de vieilles tourelles que défendaient quatre pièces d'une livre de balles, voilà l'exacte description de Butrinto, dont le port n'est accessible qu'aux petites embarcations.
Nous y fîmes un excellent déjeuner, où les vins grecs, et particulièrement le vin de Chypre, ne furent pas épargnés; puis, pour ne pas nous laisser aller au sommeil, ce qui, disait-on, nous eût exposés à prendre la fièvre, nonobstant l'ardeur du soleil, nous allâmes faire un tour aux pêcheries, vastes étangs alimentés par les eaux du fleuve. Nous les parcourûmes dans tous les sens, sur des canots faits d'un seul tronc d'arbre, comme ceux des sauvages, et qui ne peuvent contenir que deux personnes. Traversant ensuite le Simoïs, Digeon et moi, nous poussâmes notre promenade à travers une plaine inculte, jusqu'à un énorme figuier planté sur la limite qui séparait le territoire turc du territoire vénitien.
Cette vaste plaine, comme les rives du fleuve que nous avions remonté, était absolument déserte. Nulle trace d'industrie, nul indice de population dans cette contrée, jadis si florissante. Hors du fort, nous ne rencontrâmes pendant toute la journée que deux hommes: l'un était un misérable Turc, qui semblait n'avoir d'autre abri que le figuier dont j'ai parlé, et dont les haillons ne recouvraient pas toutes les plaies; et l'autre un fier Albanais; qui, armé de toutes pièces et assis sur un rocher, semblait garder un champ de sable de l'aridité duquel sortaient quelques brins de sarrasin. Nous fîmes l'aumône au premier, et nous nous estimâmes heureux que l'autre ne nous eût pas demandé la bourse, car nous étions sans armes. Dès qu'il nous avait vus, il avait tiré un coup de fusil. Qui voulait-il effrayer? nous ou les moineaux? Il avait l'air d'une sentinelle soutenue par un poste caché: c'est sur les ruines de l'ancienne Buthrote que nous rencontrâmes ce héros-là.
Ces ruines n'ont aucun caractère; nous n'y retrouvâmes pas le moindre vestige de l'art: elles appartiennent évidemment aux temps modernes. À quelque distance de ces débris, sont ceux d'une chapelle dont il ne reste que les quatre murs; elle ressemble fort à celle que les dévots de Nanterre et de Chatou ont bâtie à sainte Geneviève. Parmi les broussailles, s'élevait un beau laurier: nos matelots le coupèrent et l'emportèrent pour en parer le mât de leur chaloupe.
En revoyant Corfou, où nous étions de retour avant la nuit, je fus frappé de l'exactitude avec laquelle Virgile caractérise l'aspect des énormes rochers sur lesquels est assise sa citadelle, aerias arces. En Italie, j'eus aussi l'occasion de reconnaître à quel point, sous ce rapport, ce grand poëte porte la fidélité.
Ces notions ne sont pas les seules que je rapportai de ma promenade en
Épire: on en trouvera le complément dans une lettre que j'écrivis de
Rome au général Bonaparte; mais qui sera placée ailleurs, parce qu'elle
a trait aussi à d'autres objets[19].
Vers ce temps-là était arrivée à Corfou l'escadre de l'amiral Bruéys; elle venait s'y ravitailler: c'était un pauvre qui demandait l'aumône à un pauvre. Nous ne savions comment subvenir à ses besoins sans accroître les nôtres, quand la Providence nous tira de peine[20].
Le général Gentili cependant avait lié une correspondance avec Ali, pacha de Janina, et se disposait même à se rendre sur la côte d'Épire pour conférer avec lui sur des objets d'intérêt réciproque. Il voulait, en son absence, me charger du gouvernement; je ne crus pas devoir accepter cet honneur, et je crois avoir bien fait.
Corfou était en véritable état de siège. Les militaires ne s'y seraient pas vus soumis sans déplaisir à un fonctionnaire civil; car, bien que j'eusse le rang de chef de brigade, ce n'était que par assimilation; et il n'était pas un officier qui ne pût se croire fondé à décliner mon autorité. Connaissant la disposition des esprits, je ne voulus pas entrer en lutte avec eux. Si Gentili m'eût proposé de l'accompagner, j'y eusse consenti volontiers; mais cela n'entrait pas dans ses vues: c'est tête à tête qu'il voulait conférer avec le tyran de l'Épire. Un seul aide de camp devait l'accompagner. Je crus, en conséquence, devoir prendre congé de lui la veille même du jour où il devait partir. Je m'embarquai sur la Junon, qui allait s'établir en croisière à l'entrée de l'Adriatique, et devait auparavant me remettre à Barletta.
Ma mission, au fait, était remplie, dans son principal objet du moins. Après avoir donné des lois à Corfou, laissant à d'autres l'honneur de les faire exécuter, j'abdiquai le pouvoir aussi héroïquement que Lycurgue et plus prudemment que Sancho, puisque je n'attendis pas pour le répudier que l'expérience m'en eût démontré tous les inconvéniens.
Encore un mot à propos de Corfou.—Ithaque, Otrante, Brindisi,
Canosa.—Champ de bataille de Cannes.—Venosa.—Les Apennins, Ordone,
Punte Bovino, Nola, Acera, Naples.
Aux motifs que j'ai déduits se joignaient d'autres motifs moins graves, mais qui n'en contribuèrent pas moins à me fortifier dans la détermination de quitter Corfou. Nos acteurs allaient retourner à Venise, et nous laissaient sans spectacle; mon chanoine, parti pour Vienne, me laissait sans musique; et, pour surcroît de malheur, la glace manquait!
Il faut avoir passé un été dans un climat pareil à celui de Corfou pour connaître tout le prix de la glace, et avoir une idée du supplice qu'entraîne la disette de rafraîchissemens. Là, comme à Naples, la glace est une denrée de première nécessité, et le gouvernement apporte autant de soin, au moins, à s'en pourvoir qu'à se pourvoir de blé. Le fait suivant donnera une idée de l'intérêt qu'il y doit mettre. «À Naples, disait un jour devant moi MONSIEUR, depuis Louis XVIII, l'on savait que la ville n'était guère approvisionnée de grains que pour trois semaines, et l'on ne s'en inquiétait pas. Cependant le bruit s'étant répandu qu'il n'y avait pas de glace pour plus de six semaines dans les magasins, le peuple se révolta.»
Les glaces et tous les rafraîchissemens se faisaient à Corfou avec de la neige recueillie sur les montagnes de l'Épire par des femmes qui, après l'avoir pétrie en boules, la chargeaient sur leur tête et la portaient à Butrinto, où elles la vendaient sous cette forme aux pourvoyeurs des îles Ioniennes. Ce commerce avait cessé tout d'un coup. Plus de glaces, plus de sorbets, plus d'eau gelée, plus d'autre limonade que la limonade tiède. La place n'était plus tenable.
Ne quittons pas Corfou, c'est de la ville que je veux parler, sans dire un mot de ses monumens. Le plus remarquable est la statue érigée sur la place d'Armes, par le sénat de Venise, au maréchal Schullembourg qui défendit Corfou contre les Turcs au commencement du siècle dernier, statue moins précieuse comme monument de l'art que comme monument de reconnaissance. Il n'y a que les républiques qui rendent de tels honneurs; les rois ne donnent que des récompenses, dit Voltaire à ce sujet.
Cette ville est bâtie dans le système vénitien, mais sans magnificence. Quelques unes de ses rues sont bordées de portiques sous lesquels, comme à Bologne et à Padoue, on peut courir à couvert par la pluie et par le beau temps, ce qui a là son agrément. Des églises pour les deux communions chrétiennes, un théâtre, et pas un édifice remarquable, voilà le reste.
Corfou est défendue par un système de fortifications des plus vastes, et même trop vastes, vu la garnison qu'elle exige. C'est un camp retranché fait pour recevoir une armée. Ces ouvrages étaient, quand nous en prîmes possession, dans un état déplorable. La plupart des sept cents bouches à feu dont ils étaient armés gissaient[21] sur l'herbe faute d'affûts.
Sur les portes de la ville et sur tous les édifices publics, comme dans toutes les villes des États Vénitiens, était figuré le Lion de Saint-Marc tenant entre ses pates un livre sur lequel était écrit, pax tibi, Marce, evangelista meus. La paix soit avec toi, Marc, mon évangéliste, ce qui pourrait aussi se traduire par, Marc, mon évangéliste, tiens-toi en paix. Malheureusement pour lui Marc n'a pas pris dans ces derniers temps ces paroles-là pour paroles d'évangile.
La distance de Corfou aux côtes d'Italie peut se franchir en quelques heures, par un vent favorable; mais ce vent-là ne soufflait pas pour moi. Au lieu de nous porter au nord, le vent nous poussait au sud, ce qui était indifférent au capitaine qu'il n'empêcherait pas d'établir sa croisière et de courir des bordées à l'entrée du golfe, mais non pour moi qui devais remonter jusqu'à Barletta.
Nous sortîmes promptement du canal de Corfou. Après avoir salué de loin les rochers d'Ithaque, scopulos Ithacoe, et le royaume du fils de Laërte, Laertia regna, nous entrâmes dans l'Adriatique. Mais l'aquilon nous contrariait si obstinément que tout ce que nous pûmes faire en louvoyant pendant cinq jours fut de parvenir à la hauteur d'Otrante. Fatigué de la mer, je me déterminai à y descendre, pour de là me rendre à Naples dans une voiture dont à cet effet je m'étais pourvu à Corfou.
Avant de faire débarquer mon bagage, je descendis pour raisonner, comme disent les marins, avec les inspecteurs de la santé. Bien me prit d'avoir eu cette idée; car, malgré la patente par laquelle le consul napolitain résidant à Corfou certifiait cette île exempte de toute contagion, ces inspecteurs nous déclarèrent, moi et deux personnes qui étaient avec moi, sujets à la quarantaine: c'était l'ordre établi sur toute la côte. Comme le lazaret d'Otrante n'était pas habitable, je me rembarquai pour gagner Brindisi où, disait-on, je trouverais un lazaret ou plutôt une prison plus commode; car peut-on donner un autre nom à la maison, si belle qu'elle soit, où l'on doit subir les arrêts irrévocables du sénat sanitaire?
Il ne me fut donc pas permis d'entrer dans la ville où les pas de saint Pierre sont encore marqués: je m'en consolai. Des tours démantelées, un assemblage de maisons en ruine, de bicoques bâties avec des débris, tel est l'aspect que de loin m'offrait cette capitale de la terre d'Otrante que Napoléon érigea en duché en faveur d'un ministre de sa police. Ce que j'en voyais ne me donnait pas l'envie d'en voir davantage.
L'aspect de Brindisi, où j'arrivai quelques heures après, est tout différent; il n'est même pas dénué d'une certaine magnificence. Une haute colonne de marbre qui du milieu des édifices domine cette ville, dessinée en amphithéâtre, lui donne presque un caractère grandiose. Le lazaret y est vaste et commode. Il se compose de plusieurs pavillons isolés, au milieu desquels s'élève un pavillon plus grand. Celui-là venait d'être construit tout récemment pour recevoir le roi Ferdinand qui pour la première fois de sa vie avait eu cette année-là l'idée de visiter ses provinces de l'Adriatique. On le mit à ma disposition. J'occupai, avec mon compagnon de voyage M. Hacquart, ce palais composé d'une seule pièce, salon sans cabinets et sans antichambre. On nous y dressa des lits de camp. Un Vénitien, notre commun domestique, occupa un des petits pavillons où on lui étendit ses matelas sur un banc. Il fut logé comme un seigneur, si je l'étais comme un roi.
La durée de notre quarantaine devait être déterminée par le ministère de Naples. Présumant bien que l'intérêt dans lequel on opposait cet obstacle à notre marche ne tenait pas tout-à-fait à la crainte d'une contagion physique, nous envoyâmes sur-le-champ un exprès au ministre français qui pour lors se trouvait à Naples, en le priant de hâter le terme de notre détention.
Que faire en attendant sa réponse qui ne pouvait nous être rendue avant dix jours? Hacquart passa presque tout ce temps sur son lit, ne se réveillant que pour prendre ses repas, après lesquels il se rendormait. Quant à moi, luttant le plus que je pouvais contre la tendance qui me portait à dormir aussi, je me retirais dès le matin dans un des pavillons dont j'ai parlé, et là, suivant mon habitude, tout en me promenant au frais, je reprenais le travail que les soins de l'administration m'avaient forcé d'interrompre. C'est là que je terminai mon troisième acte des Vénitiens, et que je fis la plus grande partie du quatrième.
Cette pratique ne me préserva pas seulement de l'ennui; je lui dus aussi la conservation de ma santé. Le bord de la mer que nous habitions est fort mal sain. Ce n'est pas sans danger qu'on s'abandonne à l'indolence sur cette plage infestée de l'air que les Italiens appellent aria cattiva, air pernicieux. Notre domestique, dès les premiers jours, y contractât une fièvre que le voyage développa, et à laquelle il succomba à Naples; et ce n'est qu'au bout de quatre mois que mon camarade se débarrassa d'une fièvre pernicieuse aussi qu'il rapporta de la quarantaine. Une nourriture saine, et l'usage modéré du vin, boisson que Hacquart ne pouvait supporter si excellente qu'elle fût, contribuèrent surtout à me préserver de la maladie qui les atteignit dans le lieu où l'on nous enfermait pour garantir la société d'une maladie que nous n'avions pas.
Pendant le jour, les lois sanitaires de la quarantaine étaient sévèrement observées à notre égard. Le concierge qui était aussi soldat, et aussi cuisinier, écartait à coups de bâton les curieux qui voulaient admirer de trop près les soldats de Bonaparte, c'est ainsi qu'on nous désignait, et en cela il ne songeait qu'à se maintenir dans la confiance de son gouvernement. La nuit venue, c'était différent; comme nous étions de bonnes pratiques et qu'il voulait se conserver notre bienveillance, oubliant sa consigne, il n'agissait plus que dans l'intérêt du cuisinier, et nous laissait quelque liberté. Nous en usions soit pour nous promener dans la campagne avec un jeune Marseillais qui était employé là dans les douanes, soit pour nous promener dans la rade avec les matelots qui pêchaient au feu, genre de pêche fort amusant.
Enfin, notre messager revint et nous rapporta de Naples, avec la permission d'entrer dans le royaume, l'autorisation nécessaire pour avoir des chevaux de poste. Mais ce n'est qu'à Monopoli que nous devions en trouver; et de Brindisi là, il y a douze grandes lieues. Pendant que Hacquart, qui s'entendait mieux que moi à ces sortes d'arrangemens, faisait ses conventions avec un muletier qui devait nous fournir des chevaux jusqu'au premier relai, accompagné du jeune Marseillais, j'allai visiter la ville. L'intérieur ne répondit pas à l'idée que je m'en étais faite de la mer. À l'exception de la colonne, je n'y trouvai aucun monument digne d'attention.
Cette colonne, dont les dimensions sont considérables, et qui est tout entière de marbre blanc, est couronnée d'un chapiteau formé, non pas de feuilles d'acanthe ou de têtes de béliers, mais de dauphins. Auprès était une colonne semblable qu'un tremblement de terre a renversée, et que le gouvernement a fait transporter à Lecce, capitale de la province où se trouve Brindisi.
Ces deux monumens indiquaient le terme de la via Appia, qui de Rome aboutissait à Brundusium, où les légions romaines s'embarquaient pour la Grèce ou pour l'Orient. Telle est du moins l'opinion qu'en me montrant sa collection d'antiquités me communiqua l'archevêque de Brindisi, à qui j'allai rendre la seule visite que j'aie faite dans son diocèse. Cette opinion m'a semblé très-plausible.
En retournant au lazaret, je fus témoin d'une scène fort singulière hors de la ville. Dans un bosquet où quelques paysans étaient réunis, et autour duquel étaient déployées sur le gazon des pièces d'étoffes de diverses couleurs, et des couleurs les plus éclatantes, au son d'une guitare, dansait de toutes ses forces une femme qui n'avait rien moins que l'air de s'amuser. «Elle dansera ainsi jusqu'à ce qu'elle tombe de fatigue, me dit mon guide. Elle est piquée de la tarentule. Les gens du pays sont persuadés que de l'excessive transpiration provoquée sous un ciel aussi ardent par un exercice aussi violent, dépend, en pareil cas, la guérison des malades.» Je n'avais pas le temps de juger par moi-même de l'efficacité du remède. J'en fus fâché.
À mon retour, tout était prêt. Mon camarade avait déjà pris place dans la voiture. Je m'y jetai à côté de lui avec la précipitation d'un écolier qui part pour les vacances, ou d'un prisonnier qui court à la liberté; et au jour tombant, nous partîmes au plus grand train de six chevaux des plus vigoureux, pour Monopoli où nous devions être rendus en moins de quatre heures. Nous faisions à rebours le voyage d'Horace, longeant de Brindes à Rome cette voie Appienne qu'il a suivie de Rome à Brindes.
C'est un travail digne d'attention que celui auquel on est redevable de ce chemin que tant de siècles n'ont pu détruire et contre lequel tant de chars sont venus se briser. Construit de pierres énormes, mais dont les formes irrégulières s'encastrent les unes dans les autres, on le prendrait pour un ouvrage des cyclopes. Nous avions admiré d'abord sa solidité; bientôt quelque dépit se mêla à notre admiration. Emportée de toute la vitesse des chevaux, notre voiture se heurte contre un des rochers qui pavent cette chaussée indestructible, l'essieu crie et se rompt, et nous voilà en pleine nuit forcés de nous arrêter sur la grande route, à distance égale de la ville d'où nous venions et de celle où nous allions. Pas un endroit à portée où nous pussions trouver secours ou abri.
Le bourg le moins éloigné du point où nous étions est Ostuni, mais il en est distant de plusieurs milles. Que faire? attendre sur place le retour du soleil, qui nous sembla ce jour-là moins pressé que jamais de reparaître.
La Pouille, ainsi que les Calabres, est infestée de bandits. «S'ils venaient nous attaquer! me dit Hacquart.—S'ils venaient nous attaquer, nous nous défendrions, lui répondis-je. Manquons-nous d'armes? notre voiture est un véritable arsenal: deux paires de pistolets, deux sabres, un yatagan et un tromblon, voilà de quoi faire tête à qui se présenterait. Mais il serait bon, je crois, de faire sentinelle, de peur de surprise; prenons nos pistolets, et vous, Jacomo, dis-je au cuisinier, prenez le tromblon et faites la ronde autour de la voiture.» Or, Jacomo, qui était du pays d'Arlequin, n'était guère plus brave que son compatriote; il avait autant peur de l'arme que je lui donnais pour se défendre, que si je m'en étais servi pour l'attaquer. «Que voulez-vous que je fasse de cela? me dit-il en soupirant.—Maudit poltron! s'écrie Hacquart, il n'ose toucher à cette arme, qui n'est pas même chargée, je gage.—Ne gagez pas, à moins que vous n'ayez envie de perdre, m'écriai-je; ce tromblon est chargé, et bien chargé, j'en puis répondre, car j'ai surveillé cette opération, et bien m'en a pris. Vous rappelez-vous un certain officier vénitien qui me poursuivait de ses offres officieuses? Comme il se trouvait chez moi au moment où je faisais les apprêts de mon départ, et qu'il voulait absolument m'aider en quelque chose: «Chargez-moi cette arme, lui dis-je, un officier d'artillerie doit s'y entendre»; il ne s'y entendait guère pourtant; car, comme tout en dirigeant une manoeuvre j'en surveillais une autre, je m'aperçus qu'il avait mis dans ce canon, qui se rétrécit par le milieu, comme vous le voyez, un tampon d'étoupe trop fort pour parvenir jusqu'à la poudre, et qu'il laissait évidemment une chambre dans le tromblon: en conséquence, je retirai moi-même cette étoupe avec un tire-bourre, et après en avoir diminué de moitié au moins le volume, je laissai mon artilleur faire le reste. Il y a là-dedans, ma foi, la charge d'une pièce de quatre. Avec ce tromblon, j'attendrais une armée entière.»
Heureusement pour nous, l'armée ne se présenta pas. Une division de dix-huit cents hommes, commandée par un général Marulli, avait tout récemment nettoyé la plaine pour assurer le passage du roi, et rejeté les brigands dans les montagnes.
Le jour se lève enfin. Nous reconnûmes alors que l'avarie faite à notre voiture ne pouvait être réparée que par un charron, mais qu'il serait possible de gagner Monopoli en ajustant à notre essieu, qui était de bois, une autre pièce de bois qu'on assujettirait avec des cordes. «Mais où trouver du bois et des cordes?—Dans le hameau que vous voyez là-bas, dis-je à nos conducteurs: que l'un de vous vienne avec moi; vous, Hacquart, restez avec l'autre et votre aide de camp aux gros équipages.»
Dans ce hameau, si l'on peut même donner ce nom à quelques masures environnées des débris de fortifications qui appartenaient évidemment au moyen âge, ce n'est pas sans peine que nous trouvâmes un homme. Les premières créatures vivantes qui s'offrirent à nous étaient une paysanne et un enfant. L'élégance de leur costume me frappa: il consistait moins dans la finesse des étoffes que dans la forme des habits et dans l'éclat des couleurs. La femme ne portait pas de bonnet; mais ses cheveux, nattés et rassemblés sur le sommet de la tête, où ils étaient arrêtés par une grosse épingle d'argent, donnaient un certain caractère numismatique à son profil, par lui-même assez régulier. Quant à l'enfant, qui ne me paraissait pas avoir plus de trois ans, son habillement consistait en deux pièces seulement, une chemisette, ou plutôt une brassière de toile, et une culotte bleue descendant jusqu'à ses chevilles, mais qui était échancrée de manière à ce qu'il pouvait satisfaire à tous ses besoins sans se déshabiller, et à laisser voir ce qu'on croit surtout devoir cacher en tout autre pays. Cette culotte, assujettie par des bretelles de même couleur, et qui se détachaient sur sa chemise blanche, lui formait un costume presque aussi pittoresque que celui de sa mère.
À l'aspect de deux étrangers, dont l'un était armé, la mère prend entre ses bras son enfant qui jetait des cris affreux, et s'échappe en criant plus, fort que lui: c'était Rachel fuyant devant les soldats d'Hérode. Le muletier, qui la rattrapa, parvint pourtant à la rassurer et à tirer d'elle les renseignemens dont nous avions besoin. Après s'être procuré les objets nécessaires, des cordes et une forte branche d'olivier, que nous payâmes largement et qu'on nous aurait donnée pour rien, nous allâmes rejoindre la voiture, qui, au bout d'une demi-heure, fut en état de poursuivre sa route tant bien que mal, en évitant, bien entendu, la via Appia.
C'est pendant qu'on la réparait que je découvris la cause de notre accident, et que je reconnus qu'il n'en fallait accuser que cette construction romaine, fabriquée pour des voitures un peu plus solides que celle que nous avions achetée étourdiment, sans même l'examiner.
Nous arrivâmes sans nouvel encombre, vers midi, à Monopoli.
Il paraît que nous y étions attendus, et que le gouverneur de la ville avait reçu des instructions pour empêcher, sans nous donner toutefois lieu de nous plaindre, que nous nous missions en communication avec les habitans attroupés pour nous voir. Il nous fallut descendre chez lui, y dîner, et y passer tout le temps qu'exigèrent les réparations, qui ne furent pas terminées avant la nuit. Tourmenté du besoin de dormir, j'eusse préféré la plus mauvaise auberge au plus beau palais du monde, mais force me fut de céder à ses instances.
Je ne trouvai pas cette politesse-là dans le gouverneur de la province, vieillard orgueilleux et maussade, que les couleurs de nos cocardes et de mon panache offusquaient, et qui évidemment enrageait de ne pas pouvoir nous empêcher de passer outre: mais je la retrouvai chez le général Marulli; il me délivra, en visant mon passeport, une permission pour avoir, ainsi que des chevaux, des escortes jusqu'à Naples.
À mon retour, mon hôte me fit entrer dans une chambre où était un bon canapé de basane. «Votre camarade dort, me dit-il; faites de même; quand le dîner sera prêt, on vous réveillera.» Tout se fit comme il l'avait dit. Au bout de quelques heures, car par égard pour nous on ne s'était pas pressé, on vint nous annoncer que le dîner était servi; il était excellent, et acheva de nous refaire: l'amphitryon, qui nous avait donné quelques convives, le fit durer jusqu'à l'heure où nous pûmes remonter en voiture. Voilà ce qui s'appelle faire poliment la police.
Nous sortîmes de table à dix heures du soir, et trois bons chevaux nous menèrent lestement à Bari, puis à Barletta. Jusque-là, nous avions couru du sud au nord, dans la direction des côtes. Tournant tout à coup à l'ouest, de Bari nous nous dirigeâmes vers Naples, à travers les Apennins.
Depuis Ostuni jusqu'à Monopoli, la chaleur nous avait excessivement incommodés. Comme celle d'un four, nous attaquant de tous les côtés, elle nous venait d'en bas aussi bien que d'en haut, elle nous venait de tous les côtés; car, sur une terre aussi ardente que le ciel le plus ardent, nous traversions une contrée en feu, l'usage des paysans étant, après la récolte, de brûler, pour les empêcher de se reproduire, les herbes sèches dont les champs sont couverts. Cependant nous étions obligés de tenir nos glaces levées, pour fermer l'entrée de notre voiture à des essaims de guêpes et de frelons irrités qui venaient y chercher un refuge contre l'incendie. Nous étouffions.
En traversant Barletta, j'entrevis un colosse de bronze qu'on dit être celui de l'empereur Héraclius. Nous passâmes trop rapidement pour que je pusse juger de la valeur de cet ouvrage sous le rapport de l'art.
Avant d'entrer dans les montagnes, nous traversâmes Canosa, qu'il ne faut pas confondre, ainsi que l'a fait le géographe Malte-Brun, avec Canossa, l'ancien Canusium, ville située sur l'Apennin dans le duché de Reggio, ville célèbre par les humiliations qu'y subit l'empereur Henri IV, pour obtenir le pardon non moins humiliant que lui fit si chèrement acheter Grégoire VII. La campagne qui environne Canosa est à jamais célèbre par la bataille qui se livra sur les bords de l'Aufide (l'Ofanto). Le champ que traverse cette petite rivière s'appelle pezzo di sangue, champ du sang. Que de souvenirs réveilla en moi l'aspect de ce paysage et ce nom de Cannes auquel se rattachent les noms d'Annibal et de Scipion, les destinées de Rome et de Carthage!
De Canosa nous nous rendîmes à Venosa, où Varron trouva un refuge après sa défaite. Nous eûmes lieu de nous louer aussi de l'accueil que nous y reçûmes. Le jour commençait à tomber. Comme nous changions de chevaux sur la place, plusieurs habitans sortis d'un café vinrent à notre voiture nous engager à descendre et à accepter l'hospitalité chez eux. Ils nous représentèrent qu'il n'était pas prudent de s'engager de nuit dans les Apennins, au milieu desquels se trouve Ordone où nous devions relayer. Le général Marulli, disaient-ils, a chassé les brigands de la plaine, raison de plus pour que les montagnes en soient infestées. Une escorte même serait insuffisante pour vous protéger en cas de rencontre, et vous n'en avez pas!
En effet, depuis Barletta, nous avions été obligés de nous en passer; et c'est lorsqu'elles nous étaient devenues nécessaires que l'on avait cessé de nous en fournir, quoique nous les payassions largement.
Comme ces braves gens nous virent déterminés à passer outre malgré la justesse de leurs observations, ils firent apporter des glaces qu'il nous fallut accepter, et nous recommandèrent de la manière la plus affectueuse aux soins du postillon et à la grâce de Dieu.
Le gouvernement ne s'était pas trompé en présumant que notre passage ferait quelque sensation dans ces contrées, où, malgré toutes les précautions, le bruit des victoires de Bonaparte avait pénétré. Un Français n'y était pas vu sans admiration; un Français y représentait la France.
Il était plus de minuit quand nous entrions dans Ordone. Autant qu'il m'a été possible d'en juger à la lueur d'une torche, c'est un fort pauvre village. Il eût été triste d'y passer la nuit. C'est pourtant ce qui nous serait arrivé pour peu que nous eussions manqué de présence d'esprit et de fermeté. J'avais pour habitude de ne jamais payer les chevaux qui m'avaient amené, que ceux qui devaient m'emmener ne fussent attelés. Bien m'en prit en cette occasion. «Il n'y a pas de chevaux, me dit le postillon qui voulait retourner à Venosa.—Pas de chevaux, à cette heure, sur une route si peu fréquentée! cela n'est pas possible. Faites venir le staliere (l'homme de l'écurie).—Il dort dans l'écurie et ne veut pas se lever.—Il faudra bien qu'il se lève.» Faisant allumer le flambeau dont nous nous étions munis à tout hasard, et laissant de nouveau à Hacquart et au cuisinier la garde des bagages, je me fais conduire au lit du staliere. Étendu sur une planche, au-dessous de la niche d'une madone devant laquelle brûlait une lampe, le staliere dormait en effet profondément. Réveillé par le fourreau de mon sabre: «Il n'y a pas de chevaux», me dit-il, et il se rendort. L'écurie, au fait, était vide. «S'il n'y a pas de chevaux ici, il y en a ailleurs.—Nous verrons cela demain, répond-il, et il me tourne de nouveau le dos.—Nous verrons cela tout à l'heure», répliquai-je impatienté et en appuyant cette assertion de trois ou quatre coups de plat de sabre bien appliqués sur la face qu'il me présentait. Réveillé tout de bon cette fois, il est saisi d'une terreur si forte à la lueur réfléchie par cette lame levée sur lui, que, se dressant d'un même mouvement sur ses genoux, puis sur ses pieds, il s'échappe en criant miséricorde!
«Il va sans doute avertir le maître de poste, me disent des gens que cette scène avait attirés, et qui, tout poltrons qu'ils étaient, ne pouvaient s'empêcher de rire de sa poltronnerie.—Allons donc chez le maître de poste», dis-je au postillon de Venosa. Pour arriver à l'habitation du maître de poste, il nous fallut traverser un champ, où, sans autre baldaquin que le ciel, sans autre couchette que la terre, des hommes, des femmes, des chiens, des vaches, des enfans, des cochons même dormaient pêle-mêle sur la paille. Je ne traversai pas sans inquiétude cette litière, en songeant qu'une flamèche, détachée de la torche qui me précédait, suffirait pour griller toute une population.
Le maître de poste partageait évidemment l'effroi que cette apparition produisait dans le canton. Sortant néanmoins de sa maison qui retentissait de cris de femmes et d'enfans, il vint au-devant de moi, me prenant très-probablement pour un bandit. Mais, rassuré bientôt par l'ordre dont j'étais porteur, il me dit qu'il allait me satisfaire. En effet, il me conduisit à une écurie séparée, par la route, de celle devant laquelle notre voiture était arrêtée. «Mais pourquoi, nous disait-il en surveillant le postillon qui attelait trois chevaux qu'il en tira, pourquoi vous engager pendant la nuit dans des chemins si périlleux?—Je ne réponds pas de ne pas vous verser avant d'arriver à Ponte Bovino, disait de son côté le postillon qui tremblait en montant à cheval.—Si tu nous verses, répliquai-je au postillon en lui montrant le bout de mon tromblon, fais en sorte que je reste sur la place; car si je m'en relève, tu ne t'en relèveras pas. À cheval; et cinq francs de bona man[22]», ajoutai-je en soldant le postillon qui nous avait amenés: et nous voilà courant, à travers des chemins épouvantables, de toute la rapidité de chevaux talonnés par un homme que talonnait la peur. Le jour se levait quand nous nous arrêtâmes sains et saufs à la poste de Bovino.
Le maître de poste, qui était un gros cultivateur, parut fort surpris de nous voir arriver de si bonne heure. Il ne pouvait concevoir que nous eussions osé franchir Ordone, et moins encore que nous n'eussions pas été assassinés dans le trajet. Sur dix personnes qui se hasarderaient de nuit dans ces coupe-gorge, neuf, nous dit-il, y resteraient: c'est à cette conviction qu'il fallait attribuer les difficultés qu'on avait faites de nous donner des chevaux.
Depuis le lever jusqu'au coucher du soleil, en traversant la chaîne de montagnes qui semble être l'épine dorsale de l'Italie, nous vîmes se développer sous nos yeux les sites les plus pittoresques et les plus variés, roulant entre des rochers et des précipices, tantôt sous des ombrages que le jour pénétrait à peine, tantôt à travers des déserts où le soleil nous brûlait de tous ses feux. Les villages qui semblaient accrochés au milieu de la verdure, sur la croupe des montagnes, nous offraient des tableaux tout-à-fait neufs.
On les disait peuplés de brigands. Il y a donc des honnêtes gens partout; car pendant que nous changions de chevaux dans un de ces repaires, un paysan nous dit de prendre garde à un coffre qui était attaché sur le devant de notre voiture. Nous y regardons. Que voyons-nous? des sequins sortis du sac où nous les avions renfermés se montraient à travers les fentes de ce coffre, dans lesquelles le mouvement les avait engagés. Si, au lieu de nous avertir, l'auteur de cet avis était allé se mettre à l'affût avec quelques amis dans un des défilés par lesquels nous devions nécessairement passer, il était bien sûr de ne perdre ni son temps, ni son plomb, ni sa poudre.
Descendus dans la Terre de Labour, nous la traversâmes sans nous arrêter à Nola, la première des villes d'Italie où l'on ait appelé les fidèles à vêpres avec des cloches, invention dont l'église est redevable à saint Paulin; Nola, où Auguste termina la farce de sa vie, pour me servir de l'expression de M. de La Harpe, en invitant les spectateurs à l'applaudir s'ils étaient contens, vos autem plaudite; nous traversâmes sans nous y arrêter non plus Accera, patrie d'un autre farceur un peu plus gai et non moins fameux, patrie de Punchinello ou de Pulcinella, ou de Polichinelle.
Si solidement qu'elle eût été raccommodée, notre voiture ne put résister aux cahots qu'il lui fallut éprouver pendant trente-six heures; l'essieu pourtant ne se brisa pas, mais les soupentes ne soutenaient plus la caisse; elle reposait sur deux traverses de bois, quand à deux heures du matin nous entrâmes dans Naples.
Comme nous approchions de cette ville, un phénomène nouveau pour nous frappa notre attention. Le ciel était pur; aucun nuage ne nous cachait les étoiles, qui scintillaient comme par la gelée dans nos climats septentrionaux, et cependant une lueur aussi vive que celle d'un éclair remplit tout à coup l'atmosphère; cette lueur qui se reproduisit plusieurs fois, d'où provenait-elle?
Dans ces contrées où fermentent tant de matières volcaniques, sur ce sol imprégné de tant de substances incandescentes, dans cette atmosphère où se confondent tant d'élémens de combustion, était-ce un effet des gaz émanés de la terre ou du fluide électrique qui jette parfois des éclairs dont la source se dérobe aux yeux? Qu'un plus savant le décide.
Je dirai seulement que, dans ces régions vulcaniennes, ce phénomène imprimait à mon imagination un mouvement qu'il m'eût été difficile de réprimer, et auquel même j'aimais à m'abandonner. Il me semblait y voir l'indice d'une prochaine explosion, et sans trop songer aux désastres qui pourraient en résulter, je me félicitais d'arriver à Naples juste au moment où le Vésuve allait lui tirer un si beau feu d'artifice.
Je m'endormis sur cette idée, et mon rêve se réalisait quand les commis de la douane ou de l'octroi, ouvrant brusquement la voiture, me demandèrent si je n'avais rien à déclarer, et me prouvèrent par-là que j'entrais dans Naples.
Le postillon, à qui nous n'avions pas indiqué l'auberge où nous voulions descendre, nous conduisit alle Crocelle, auberge à laquelle il nous avait vendus d'avance, et qui est située sur le quai de Chiaja.
Six semaines à Naples.—Mauvaises relations de la cour de Naples avec la république française.—La légation française.—Le général Caudaux; le chevalier Acton, premier ministre du royaume de Naples.—Le banquier Berio.—Le chevalier Hamilton, ambassadeur d'Angleterre; lady Hamilton.
Bien qu'étendu dans un bon lit, me croyant encore en route, je me sentais cahoté dans les ravins des Apennins, quand mon camarade me réveilla. «N'entendez-vous pas le tonnerre? me criait-il.—Le tonnerre!—Oui, le tonnerre. Il fait un vacarme affreux depuis une demi-heure; et dans ce moment il pleut à verse.—Il pleut! je suis curieux de voir cela.» Depuis mon départ de Venise, en effet, je n'avais pas vu tomber une goutte d'eau. J'étais altéré de tout mon corps. Me jetant à bas du lit, je cours au balcon, et là,
dans le simple appareil D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil,
je reçois avec délices les torrens d'eau tiède que le ciel me prodiguait. Comme personne ne courait les rues pendant ce déluge, ma toilette ne scandalisa personne, en supposant que quelqu'un fût disposé à s'en scandaliser, dans un pays où le quart de la population était encore moins vêtu que moi.
Cet orage dura peu. Au bout d'une demi-heure le ciel était tout-à-fait nettoyé, et le soleil brillait de tout son éclat. Alors le tableau que présente le golfe de Naples se développa devant moi dans toute sa magnificence. Après en avoir joui pendant quelques instans, pensant qu'il était à propos de faire un peu plus de cérémonie pour me présenter chez notre ambassadeur, j'endosse un habit bleu, j'ajuste à un ceinturon aussi riche que celui d'un commissaire des guerres un sabre aussi grand que celui d'un apprenti général; et coiffé d'un chapeau militaire surmonté du panache qui m'avait attiré tant de témoignages d'estime sur la route, je me rends chez le représentant de la république française.
Ce poste était alors rempli par le général Canclaux. De major au régiment de Conti qu'il était lorsque la révolution éclata, ce gentilhomme, qui n'avait pas cru utile d'émigrer, ni honnête de quitter les drapeaux, était bientôt parvenu au grade de général de division. Envoyé contre les Vendéens, sans faire preuve d'un génie supérieur, il avait commandé avec succès l'armée de la Loire, et battu les rebelles à plusieurs reprises. Servant toutefois encore mieux l'État par son caractère conciliant que par ses talens militaires, il avait fortement contribué à cette pacification qui en 1795 semblait avoir rattaché la Vendée à la république.
Comme sous l'uniforme du nouveau régime il conservait les habitudes de l'ancien, le Directoire crut ne pouvoir rien faire de mieux que d'envoyer à la cour de Naples un homme à qui les moeurs de la cour n'étaient pas étrangères. Une autre considération avait aussi influé sur ce choix: c'est la fortune personnelle de ce général. Son revenu, joint au traitement d'ambassadeur, le mettait en effet à même de représenter à Naples plus convenablement qu'aucune autre personne. Le gouvernement alors n'avait guère à sa disposition pour ces sortes de fonctions que des hommes que la révolution avait ruinés, ou qu'elle n'avait pas encore enrichis.
Ce calcul fut un peu déjoué par les calculs du citoyen Canclaux, qui d'ailleurs, revenant à ses premières habitudes, se montrait plus courtisan que républicain. Je m'aperçus de cette tendance dès nos premières conversations, ainsi qu'on peut le voir dans une lettre que j'écrivis au général Bonaparte peu de jours après mon arrivée à Naples[23].
Le générai Canclaux me reçut avec une politesse qu'on ne trouvait pas alors chez tous les agens supérieurs de la république. Il m'invita à dîner pour le jour même, et me proposa d'aller le lendemain faire visite avec lui au chevalier Acton, alors premier ministre. J'étais trop curieux de voir de près ce visir, pour ne pas accepter la proposition.
Acton semblait avoir une soixantaine d'années; il nous reçut avec une politesse froide, mais sans hauteur. Dans notre conversation qui fut toute en français, langue qu'il parlait et prononçait avec pureté, il me témoigna de l'estime pour le général Bonaparte; moins à la vérité par esprit de justice que par calcul politique et pour en venir à l'article des îles Ioniennes sur lesquelles il avait des vues. Il espérait faire accorder ces îles au roi de Naples, en échange des présides de Toscane, ce que je n'ignorais pas; mais Bonaparte était déterminé à les conserver à la France, tout en acquérant les présides, ce que je n'ignorais pas non plus. Toutes les questions du ministre napolitain étaient dictées par cet intérêt. Je pris quelque plaisir, j'en conviens, à me jouer de ce vieux politique, en flattant et en contrariant alternativement ses espérances: mais je doute qu'il s'en soit aperçu. Je conçus facilement, d'après cet entretien, tout l'avantage qu'un esprit aussi délié pouvait prendre sur la bonhomie de mon introducteur.
C'est la seule fois que j'aie vu le chevalier Acton, le seul des ministres napolitains auquel j'aie cru convenable de me laisser présenter. En effet, pourquoi en aurais-je été visiter d'autres? quel intérêt m'aurait conduit, par exemple, chez le prince Castelcicala, alors chargé des affaires étrangères, et cependant inconnu dans l'Europe où deux ans après il acquit une si déplorable célébrité? Je n'avais rien à démêler avec le gouvernement napolitain.
Résolu à m'occuper uniquement de plaisirs et surtout de ceux que procurent l'amour des arts et le goût de l'antiquité, je comptais employer à visiter les musées, les théâtres et les monumens de Naples tout le temps que je n'emploierais pas à explorer les merveilles que la main de la nature a répandues avec tant de prodigalité autour de l'antique Parthénope, dans les champs phlégrens et dans la Campagna felice, rivages tout à la fois terribles et délicieux où l'on a le paradis autour de soi et l'enfer sous ses pieds.
Ombrageux comme tous les gouvernemens despotiques, le gouvernement de Naples me supposait probablement d'autres intentions. Il me fit espionner, mais si maladroitement, qu'il m'était impossible de ne pas m'en apercevoir: il tomba ainsi dans l'inconvénient qu'il voulait éviter. Ne me croyant obligé à aucun égard vis-à-vis d'une cour qui n'en gardait aucun avec moi, je ne laissai échapper aucune occasion de la picoter, de la taquiner, et de taquiner par contre-coup notre ambassadeur, qui songeait plus à plaire à la cour de Naples qu'aux Français qui étaient à Naples.
Ces picoteries amenèrent définitivement une rupture entre nous: voici à quelle occasion. Une espèce d'antiquaire, nommé Talani, me servait de cicerone et m'indiquait tout ce qu'il y avait de curieux dans la ville. Il me dit un matin, en déjeunant, qu'un certain marquis Berio possédait un groupe de Canova qui méritait d'être vu, et que le digne propriétaire de ce chef-d'oeuvre se faisait un plaisir de le montrer lui-même aux étrangers qui demandaient à le voir. «Tout récemment encore, ajouta-t-il, il en a usé ainsi avec un Anglais qui s'est présenté chez lui, même sans l'avoir prévenu. Si vous m'en croyez, nous irons là après déjeuner.—Ne serait-ce pas un peu se hasarder? je suis Français, il serait possible que le marquis Berio n'eût pas pour un Français autant de bienveillance que pour un Anglais; qu'aurai-je à dire, s'il me fermait sa porte?—À un commissaire du gouvernement français! lui, banquier de la cour! cela n'est pas possible. Mais pour vous tirer de doute, je vais préparer les voies: rapportez-vous-en à moi.» Et sans attendre ma réponse, il sort avec toute la précipitation d'un Italien qui veut vous obliger.
Une demi-heure après, il revient; mais il n'avait plus l'air de confiance avec lequel il était parti. «Eh bien! lui dis-je, avez-vous parlé au marquis Berio?—Ne m'en parlez pas, Monsieur, c'est un faquin.—Il me refuse la porte?—Il la refuse à vous et à moi.—Comment?—Je lui ai demandé la permission de lui amener le commissaire du gouvernement français.—Qu'a-t-il répondu?—Il a répondu que sa maison n'était pas ouverte à de pareilles gens.—Vous voyez, mon cher, que j'avais raison de ne pas vouloir que vous fissiez cette démarche.—Mais il venait de recevoir un Anglais, pouvais-je croire qu'il refuserait de recevoir un Français, et surtout un commissaire du gouvernement français, lui, banquier de la cour!—Probablement a-t-il espéré ainsi se rendre agréable à la cour. Mais laissons cet homme et son groupe, et allons ailleurs. Il y a ici assez de choses à voir.» Il était évident qu'en ceci le Berio avait voulu plaire à la cour.
Au dépit que j'éprouvai d'un outrage aussi gratuit, d'un outrage fait en ma personne à ma nation, je reconnus qu'avant tout j'étais Français, et je me promis bien de prendre ma revanche, si jamais l'occasion s'en présentait; mais se présenterait-elle?
Nous allâmes ce matin-là aux Studi, où je vis, entre autres objets curieux, l'Hercule-Farnèse, chef-d'oeuvre de Miron; la coupe d'Alexandre, taillée dans une améthyste d'une prodigieuse dimension et d'un travail admirable; et ce qui m'intéressa plus encore peut-être, un manuscrit autographe du Tasse. De là, nous allâmes au Museum de Capodi Monte, où, parmi une multitude de tableaux d'une beauté rare, je remarquai une Madeleine du Carrache, une Charité de Schedone, ouvrage non moins recommandable par la noblesse des figures que par la fraîcheur et la vérité du coloris, et un grand tableau du Dominicain, représentant un jeune Enfant protégé par un Ange contre les embûches du Diable. L'expression de ces trois têtes, dont l'une est le type de la confiance, l'autre celui de la bonté, et la dernière celui de la malice, me parut d'une admirable exécution. Ce chef-d'oeuvre avait été long-temps caché dans une église de village en Calabre.
Je remarquai là aussi une série complète des portraits des douze Césars: ils sont tous ressemblans, si j'en juge par celui de Vespasien à qui j'ai retrouvé ce visage historique, ce vultus quasi nitentis[24] que lui donne Suétone, et qu'il conservait même sur le trône du monde.
Sur ces entrefaites, des négocians français me prièrent d'appuyer auprès de notre légation leurs réclamations contre les obstacles que ne cessait d'opposer au développement de leur commerce le gouvernement napolitain, qui éludait en toute circonstance l'exécution du dernier traité, et affectait pour les négocians anglais une préférence tout-à-fait injurieuse à la France. D'autre part on me priait aussi de stimuler l'intérêt de notre ambassadeur en faveur de quelques uns de nos compatriotes arbitrairement détenus au château Saint-Elme, où ils étaient indignement traités.
Quand j'abordai ces questions, le générai m'écouta avec une indifférence singulière: «Je ne me mêle pas de ces choses-là, dit-il. Ces détenus sont sans doute de mauvais sujets dans les affaires desquels ma dignité ne me permet pas d'intervenir. Quant aux négocians, ces gens-là sont d'une exigence qu'on ne saurait satisfaire. D'ailleurs un gouvernement n'est-il pas maître de favoriser qui bon lui semble? et puis où sont donc les preuves de la prédilection du gouvernement napolitain pour les Anglais?—Dans tout ce qu'il fait, lui répondis-je. En toute circonstance, les préférences ne sont-elles pas pour l'ambassadeur anglais? Cette prédilection de la cour est si notoire, que les courtisans qui veulent lui plaire ne croient pas pouvoir se montrer trop malveillans envers nous.» Et pour preuve de ce que j'avançais, je lui racontai l'impertinence que, pour plaire à la cour, venait de me faire le banquier de la cour. «Charbonnier est maître chez soi, me répondit-il; voilà encore de ces choses dont je ne puis pas me mêler.—Aussi ne vous priai-je pas de vous en mêler. Je vous cite ce fait comme un indice des dispositions où l'on est pour nous. C'est une confidence et non pas une plainte que je vous fais. Quand il est question de relever une impertinence, je n'ai pas l'habitude de recourir au ministère d'autrui; c'est une de ces affaires que je fais moi-même. Au reste, quand les valets m'insultent, je ne leur fais pas l'honneur de m'en prendre à eux. Patience.»
Là-dessus je le saluai. Nous nous quittâmes assez froidement, comme on l'imagine.
Quelques jours après, on donnait à un théâtre de second ordre la première représentation d'un opéra-buffa de Guglielmi, autant que je puis m'en souvenir. La cour y assistait, faveur qui assurait à l'auteur que sa pièce serait entendue sans être interrompue, car à Naples, tant que le roi est au théâtre, personne ne se permet d'y donner même des marques d'approbation; tout le monde s'y règle sur l'exemple de Sa Majesté, regis ad exemplar; c'est à tel point que s'il se lève, on se lève pour ne s'asseoir que quand il s'assied.
J'ignorais cet usage. Placé sur le devant, dans une loge découverte, je prenais une glace pendant l'entr'acte. Je vois tout le monde se lever. «Pourquoi cela? demandai-je.—Parce que la cour est debout», me répondit-on. Dans une autre disposition d'esprit, j'eusse probablement fait comme tout le monde par politesse pour tout le monde; mais blessé encore des témoignages d'une malveillance que je n'avais pas provoquée, je ne fus pas fâché de donner un témoignage de mon ressentiment. Je restai donc assis, au grand étonnement des spectateurs.
Notre ambassadeur, que je vis le lendemain, était encore tout épouffé de cette incartade. «À quoi donc pensiez-vous hier, de rester assis quand le roi était debout?—Je pensais que je n'étais pas chez le roi; je pensais qu'on est chez soi dans sa loge, comme on est chez soi dans son appartement, et vous savez que charbonnier est maître chez soi.» Puis je lui tirai ma révérence, lui gardant toujours rancune.
Il m'en restait aussi, comme de raison, contre le banquier Berio. Quelques jours après je trouvai l'occasion de satisfaire ces petits ressentimens et de faire, comme on dit, d'une pierre deux coups.
Le chevalier Hamilton, ministre de l'Angleterre auprès de la cour de Naples, possédait la plus belle collection de vases étrusques qui existât après celle de Portici. Il possédait en outre une femme célèbre par sa beauté, par ses grâces, et qui jusqu'alors n'avait donné lieu en aucune manière de l'appeler cruelle. Envieux d'admirer de près les trésors de ce diplomate, et persuadé qu'un homme d'esprit comme lui ne pourrait qu'être flatté de ma démarche, je lui écrivis le billet suivant:
«Monsieur le chevalier, nos deux nations sont en guerre; nous pourrions nous regarder comme ennemis. Aussi est-ce comme ami des arts et des lettres que je vous adresse ma requête. À ce titre j'appartiens à une république à laquelle vous appartenez aussi.
«Il n'est pas de cette république-là ce M. Berio qui ne permet pas à tout le monde de venir admirer le chef-d'oeuvre dont il est indigne possesseur. Persuadé que vous ne sauriez l'imiter, je n'hésite pas, quoique Français, à vous demander la permission de visiter votre cabinet le jour et à l'heure où je pourrai le faire sans vous importuner.
«Agréez, Monsieur le chevalier, l'assurance de la haute estime avec laquelle j'ai l'honneur de vous saluer.
Commissaire de la république française dans les îles Ioniennes.»
La réponse ne se fit pas attendre. Dès le matin même, le chevalier Hamilton m'invita à me présenter chez lui. Je croyais que ce serait son secrétaire ou tel autre dépositaire de sa confiance qui me ferait les honneurs de son cabinet; je fus donc aussi surpris que flatté non seulement d'être reçu par lui-même, mais de voir que lady Hamilton s'était associée à lui pour cet acte de courtoisie. Non content de me montrer dans le plus grand détail sa nombreuse collection, il m'expliqua avec une infatigable complaisance les diverses peintures dont ces vases étaient couverts et les ornemens qui les encadraient, ornemens qui, à son sens, étaient tous symboliques; ses interprétations ne me parurent pas toutes également justes, mais toutes étaient ingénieuses.
Après la science vint la politique. Persuadé qu'il ne se croirait pas obligé de taire ce que je lui disais, je profitai de l'occasion pour expliquer mon étonnement sur la gaucherie avec laquelle la cour en usait avec nous, gaucherie qui n'était bonne qu'à changer en dispositions hostiles les intentions très-innocentes qui m'avaient porté à m'arrêter à Naples. «Au reste, ajoutai-je, les égards que les gouvernemens ont pour les voyageurs dépendent beaucoup du degré de considération que savent se concilier les ministres des nations auxquelles ces voyageurs appartiennent. Oui, cela tient surtout à leur caractère. Par exemple, à voir le crédit dont vous jouissez ici, Monsieur, ne croirait-on pas que l'armée qui n'est qu'à trente lieues de la frontière napolitaine est une armée anglaise? Votre gouvernement doit vous savoir bien gré de ce que vous savez être ici ce qu'y devrait être l'ambassadeur français.»
Il sourit à cette saillie qui m'échappa presque malgré moi; et après m'avoir montré ses tableaux parmi lesquels était une sibylle peinte par Mme Lebrun, et dont il faisait d'autant plus de cas que c'était le portrait de lady Hamilton, il me demanda la permission de me quitter pour aller au château où probablement les lettres que je venais de mettre à la poste, ou, pour parler sans figure, les confidences que je venais de lui faire arrivèrent en même temps que lui.
Resté seul avec lady Hamilton, je l'écoutai moins que je ne la regardais, et sa conversation me parut délicieuse. Sur quoi roula-t-elle? je n'en sais rien. Le charme qui animait alors cette figure si belle et si piquante m'explique toute la passion qu'elle inspirait au chevalier dont elle portait le nom, et qu'elle inspira l'année d'après au héros[25] qui regretta si vivement de n'avoir pu lui donner le sien.
Le cabinet du chevalier Hamilton était rangé dans le plus bel ordre, mais avec un certain esprit de recherche. En bon Anglais, il avait meublé son appartement à la mode de son pays. Les canapés, les fauteuils, dont les bois étaient d'acajou, étaient garnis d'étoffe de crin. Je remarquai même dans la cheminée, au milieu de l'appareil le plus brillant du foyer britannique, un monceau de charbon de terre qu'on n'a peut-être jamais eu l'occasion d'allumer sous ce doux climat, et dans les interstices duquel étaient placés des paillons d'un rouge ardent qui, lorsque le soleil s'y réfléchissait, figuraient le feu à faire illusion, et vous rappelaient l'hiver au milieu de l'été. Cet artifice eût peut-être été mieux placé chez un peintre de décorations que chez un philosophe.
Je ne fis pas à notre ambassadeur, comme on l'imagine, un secret de cette visite. «Le ministre d'Angleterre, notre ennemi, est un peu plus poli pour nous, lui dis-je, que notre ami le banquier napolitain. Il m'a reçu aussi gracieusement que celui-ci reçoit un Anglais.—Comment, vous avez été chez le ministre d'Angleterre!—J'ai été chez le chevalier Hamilton.—Peut-être auriez-vous dû m'en parler avant?—Eh! pourquoi cela, s'il vous plaît, citoyen?—Pour savoir si cela était dans les convenances.—Cela était dans les miennes, et seul j'en suis juge.—Ignorez-vous que je représente ici la nation française?—Vous l'y représentez, parce qu'elle ne s'y trouve pas, et je désire qu'elle soit bien représentée: quant à moi qui me trouve ici, je préfère me représenter moi-même.»
À dater de ce jour je n'eus plus de rapport avec lui, si ce n'est ceux que nécessita l'expédition d'un passeport et d'une permission pour avoir des chevaux; faveurs que je ne pouvais obtenir que par l'intermédiaire du ministre français, et qu'il me fit accorder avec quelque plaisir, je crois.
Le joaillier de la couronne.—Paësiello, Cimarosa, Piccini.—Les théâtres.—Mme Grassini.—Assassinat.—Polichinelle.
L'ambassadeur écrivit au Directoire au sujet de notre dernière discussion; il aurait pu s'épargner cette peine: car le général Bonaparte envoyait à ce même Directoire une lettre que je lui avais écrite sur le même sujet, et dans laquelle je lui rendais compte de la position des Français à Naples[26]. Je regrette de n'avoir pas conservé copie de cette lettre où je plaidais surtout la cause du commerce français, et où les conséquences pernicieuses que la fausse politique d'Acton devait avoir pour la cour de Naples étaient démontrées avec assez de justesse. Cette lettre qui, malheureusement pour M. de Canclaux, s'accordait, ce que j'ai su depuis, avec l'opinion que Monge, qui m'avait précédé à Naples, avait exprimée sur lui, peut bien avoir contribué à hâter son rappel, que je ne songeais nullement à provoquer, mais qui, dans l'état des choses, ne pouvait pas être différé de long-temps.
Si recommandable qu'il fût par sa capacité, dans la carrière qu'il avait antérieurement parcourue, dans celle où on l'avait fait entrer nouvellement, M. de Canclaux n'était qu'un homme médiocre. Quoiqu'il eût quelque expérience de la cour de Versailles, il était plus déplacé que personne à la cour de Naples, cour plus vaine que fière, à laquelle il n'imposait ni par ses dehors, ni par son caractère. Bien qu'il affectât une certaine dignité dans son maintien, ses habitudes étaient si fortement empreintes de mesquinerie que cette dignité avait tout le ridicule d'une prétention. Les Napolitains qui aiment le faste, et le croient inséparable de la condition d'ambassadeur, avaient surtout peine à lui pardonner son économie qu'ils caractérisaient d'un autre nom. En effet, loin de répondre aux vues du Directoire, et de dépenser ses revenus conjointement avec son traitement, il économisait sur son traitement pour accroître ses revenus.
L'influence d'une femme aurait pu contre-balancer cette tendance; mais telle n'était pas, dit-on, la tendance de l'ambassadrice. Parmi les qualités dont elle était pourvue, dominait celle qu'on reprochait comme défaut à son mari. Elle l'aimait tant, d'ailleurs, et elle lui devait tant, qu'elle ne se serait pas pardonné de le contrarier.
En effet, elle lui devait beaucoup. De la condition de gouvernante d'une fille qu'il avait eue d'un premier mariage, mariage plus convenable, le général l'avait élevée au rang de son épouse. N'était-il pas naturel qu'elle conservât, ne fût-ce que par coquetterie, dans son nouvel état, les goûts modestes dont elle avait l'habitude, surtout quand ils se trouvaient être ceux de son mari? Peut-être poussait-elle à l'excès le désir de lui complaire. Je serais tenté de le croire, d'après l'aventure suivante qui faisait le sujet de toutes les conversations de Naples quand j'y arrivai.
Toute femme d'ambassadeur a, comme on sait, le droit de se faire présenter à la cour près de laquelle son mari est accrédité; Mme l'ambassadrice voulut, tout comme une autre, avoir cet honneur, honneur précieux, mais un peu cher, surtout à la cour de Naples, où, dans les jours de cérémonie, les femmes ne se montrent que couvertes de diamans. Or, Mme l'ambassadrice n'avait pas de diamans. Elle paraissait déterminée à s'en passer. «Madame, lui dit son mari, il faut se conformer partout à l'usage. Vous aurez des diamans…» Et il mène Madame chez le joaillier de la cour.
Comme il s'agissait d'une présentation, celui-ci étale devant Mme l'ambassadrice ce qu'il avait de plus beau. «Choisissez, Madame», lui dit l'ambassadeur. Réglant son exigence sur la générosité de son mari, Madame qui, en examinant ces joyaux, consultait les regards de Monsieur, finit par choisir une parure d'un prix médiocre. L'ambassadeur en sera quitte pour une quinzaine de mille francs. «C'est beau pour le prix, dit le joaillier, mais peut-être n'est-ce pas assez beau pour la circonstance. Au reste, si Mme l'ambassadrice changeait d'avis et voulait quelque chose de mieux, nous nous arrangerions facilement.»
M. l'ambassadeur n'avait pas les quinze mille francs sur lui. Le joaillier ne l'en presse pas moins d'emporter l'écrin. Le lendemain Madame est présentée. Le joaillier avait dit vrai. Dans cette cour resplendissante de toutes les pierreries de la noblesse napolitaine, l'ambassadrice de la république française avait l'air d'une nébuleuse au milieu d'un ciel étincelant d'étoiles. On parla beaucoup de sa magnificence, mais non pas tout-à-fait de manière à ce que l'ambassadeur français, quoiqu'il ne se fût pas ruiné, retirât en plaisir l'intérêt de son argent.
Cet argent, toutefois, n'était pas encore sorti de ses mains. Rentrés à l'hôtel, c'est le nom qu'ils donnaient à un casin où ils s'étaient installés à l'extrémité de Chiaja: «Mon ami, dit Madame à Monsieur, tout en se débarrassant d'un luxe qui lui pesait, c'est un plaisir bien vain que celui de la parure.—Sage réflexion, Madame, mais bien naturelle dans une femme qui a moins besoin de parure que personne.—Cela est-il donc si nécessaire pour plaire?—Sans cela, ma chère amie, vous ne me plaisiez pas moins. Vous me plaisez, je crois, même davantage.—Je trouve au fait que cela ne me sied pas du tout. En me faisant ce cadeau, vous avez fait une petite folie; soyons francs.—Il y a toujours un peu de folie dans un sentiment pareil à celui que vous inspirez.—Eh bien! je veux être sage pour vous.—Comment?—Je ne prendrai pas ces diamans.—Que dites-vous?—Que je ne les garderai pas, quand même vous me l'ordonneriez.—Moi, ordonner! je n'ai, vous le savez, de volontés que les vôtres.—La voiture est encore attelée. Laissez-moi faire.»
Après avoir repris une toilette plus modeste, Mme l'ambassadrice met l'écrin sous son schall: «Chez le joaillier, dit-elle au cocher.—C'est par trop vous presser, Madame, dit celui-ci, qui pensait que Madame lui apportait ses quinze mille francs.—Je n'aime pas à garder ce qui appartient à autrui.—Madame est-elle contente de sa parure?—Elle est belle, sans contredit.—Elle est montée dans le dernier goût.—Oui; mais vous me l'aviez bien dit, elle n'est pas assez magnifique pour figurer à côté des parures héréditaires dont les dames de votre cour sont chargées.—Madame, je le vois, en revient à mes idées. Elle veut quelque chose de plus convenable à son rang: tout ce qui est ici est à sa disposition; qu'elle choisisse.—C'est bien ce que je compte faire; mais je veux commencer par vous remettre ce que j'ai à vous.—Je le répète, cela ne presse pas.—Voici votre écrin.—Mon écrin!—Je craindrais, en le gardant: plus long-temps, de vous faire manquer l'occasion de le placer.—De le placer! et comment voulez-vous que je le place, Madame?—Cette parure est si élégamment montée!—Oui, mais vous avez paru avec à la cour; tout le monde en parle.—Tout le monde la trouve d'un goût exquis.—Comment voulez-vous, Madame, que je vende sans perte une parure que tout le monde a vue à votre cou et à vos oreilles?—Vous trouverez, j'en suis sûre, le moyen de la placer, répliqua Mme l'ambassadrice»; et laissant l'écrin sur le comptoir, quoique peu légère, elle s'élance d'un bond dans sa voiture, et laisse le joaillier tout ébahi dans son comptoir.
«Je viens de vous gagner quinze mille francs», dit-elle en rentrant au bon diplomate, qui l'embrasse pour récompense. Au fait, tout était pour le mieux: Madame avait été présentée avec des diamans, ce qui satisfaisait sa vanité, et ces diamans ne lui coûtaient rien, ce qui satisfaisait son économie.
Le joaillier cependant n'était satisfait en rien; il songeait à se venger, sentiment naturel à quiconque est pris pour dupe, ne fût-il pas Napolitain. Qu'imagine-t-il à cet effet l'impertinent? Il entretenait une courtisane célèbre par sa beauté. Un dimanche, jour où la haute société de Naples se rend en équipage à Chiaja, ce quai où, par économie, M. l'ambassadeur, au grand scandale de la cour, avait établi la légation dans une petite maison jadis consacrée aux plaisirs du marquis de Caraccioli; un dimanche, dis-je, il va, en calèche découverte, avec la donzela parée du collier et des boucles d'oreilles de l'ambassadrice, et après l'avoir bien promenée, il la conduit sous les fenêtres de l'ambassadeur, où il fait stationner la voiture jusqu'à la nuit. Les malins, qu'il avait su mettre au courant, ne rirent pas moins de la vengeance que de l'offense. Il était assez plaisant, en effet, de voir un simple marchand donner à sa maîtresse une parure qu'un ministre avait trouvée trop chère pour sa femme, et apprendre ainsi à la cour que cette parure, avec laquelle cette citoyenne s'était fait présenter, si mesquine qu'elle fût, ne lui appartenait même pas.
Cette aventure jeta sur les deux époux quelque peu de ridicule; une grande faute leur eût porté moins de préjudice.
Mais passons à un autre sujet. Il y avait alors à Naples des personnages, sinon plus importans, plus intéressans du moins que ceux dont je viens de parler: occupons-nous-en.
Le premier était le vieux Piccini. Ruiné par la révolution française, qui ne lui avait laissé que sa haute renommée, Piccini était venu chercher à Naples, dans sa patrie, un refuge contre la misère. Sa position n'était pas heureuse. Pendant sa longue absence de nouveaux talens s'étaient développés en Italie. La vogue avait passé à Paësiello et à Cimarosa, et les faveurs de la cour comme celles du public se reportaient sur eux. Rien d'ingrat comme les amis du plaisir. Dès que, par une cause quelconque, on cesse de leur plaire, ils oublient qu'on leur a plu. Les artistes qu'il favorise le plus sont exposés, s'ils ne prennent pas leurs précautions pour l'avenir, à finir comme tant de beaux chevaux qui, de l'écurie d'un prince, vont vieillir dans celle d'un fiacre; ou comme tant de belles filles qui, après avoir régné dans des palais, vont mourir à l'hôpital.
Les derniers jours de Piccini eussent été misérables, si la France où il revint ne se fût pas montrée plus reconnaissante envers lui que Naples qui le laissa repartir. Après le 18 brumaire, Lucien Bonaparte, alors ministre de l'intérieur, créa exprès et uniquement pour lui une cinquième place d'inspecteur du Conservatoire. Cet illustre vieillard n'a pas joui long-temps de l'aisance qu'elle lui procura. Il mourut dans l'année même.
Piccini fut vivement touché de mon souvenir, je m'en aperçus à ses yeux. Je rendis aussi une visite à Cimarosa, visite aussi de reconnaissance; que d'heures délicieuses il m'avait fait passer! Il s'y créa de nouveaux droits en me faisant entendre un air de Gianina et Bernardone, et une nouvelle cavatine qu'il venait d'ajouter à l'Italiana in Londra. Il fallait, pour bien apprécier sa musique, quel qu'en fût le caractère, la lui entendre chanter. Rien ne compensait la puissance que lui prêtaient l'accent de son chant et l'expression de sa figure. À cela près qu'il avait plus de finesse que de malice dans la physionomie, il avait assez de rapport avec Rossini, à qui il ressemblait aussi par la taille et la corpulence. Le plaisir avec lequel il m'accueillit, l'enthousiasme avec lequel il me parla de nos armées, m'expliquaient l'humeur que la cour lui témoignait déjà et les persécutions dont il a été depuis l'objet, quoiqu'il ne soit pas mort en prison, comme on l'a publié.
Paësiello, mieux vu de la cour à laquelle il était attaché comme maître de chapelle, ne se trouvait pas pour lors à Naples. Mais quand même il s'y serait trouvé, par discrétion je ne l'aurais pas été voir, quelque envie que j'en eusse. Sa position me commandait plus de circonspection que celle de Cimarosa.
Paësiello, le premier, m'avait fait connaître la puissance de la musique italienne. Il Mondo della Luna, il Marchese Tulipano, la Frascatana, il Re Teodoro, la Nina, la Molinara, et tant d'autres ouvrages faisaient depuis long-temps mes délices de jeunesse! Je n'ai vu leur auteur que huit ans après, quand il fut appelé à Paris par Napoléon et qu'il y composa l'opéra de Proserpine; il était alors sur son déclin. Cette dernière partition ne vaut ni celle de l'Olympiade, ni celle de l'Antigono, ni surtout celle de cette Elfrida que je n'ai pu me lasser d'entendre. Je connais peu de compositions musicales où la vérité de l'expression soit alliée à plus de mélodie. Je regrette de n'avoir pas pu déterminer Paësiello à adapter à notre grande scène lyrique ce chef-d'oeuvre fait sur un poëme de Calsabigi[27]; il y aurait eu plus de succès que la musique qu'il composa sur le poëme de Quinault.
L'opéra qui pour lors occupait le théâtre de Saint-Charles était un Gonsalve de Cordoue dont je n'ai conservé aucun souvenir, sinon qu'il était d'une longueur et d'une monotonie insupportables. Il était exécuté pourtant par les premiers virtuoses de l'Italie appelés à Naples à l'occasion du mariage du fils aîné du roi alors régnant, mariage d'où est née la duchesse de Berri. Cet opéra était chanté par David, père du ténor actuel, et qui avait été le premier ténor de son temps; par Mattuci, dont la voix de fabrique napolitaine, convenait aussi bien au moins à des rôles de femme, que celle de Mlle Pasta convient à des rôles d'homme; et, enfin, par Mme Grassini. Cette cantatrice, qui n'avait pas alors vingt ans, unissait à un contre-alto magnifique, la figure la plus suave, la taille la plus noble et la plus élégante. Jamais créature aussi ravissante ne s'était offerte sur la scène. Ce qu'elle représentait, elle l'était; c'était Didon, c'était Armide, c'était Juliette. À la voir, les passions les plus romanesques paraissaient naturelles, et les fictions devenaient des réalités. J'allais la voir toutes les fois qu'on donnait Gonsalve, dont je n'ai manqué aucune représentation, mais que je n'ai été voir, lui, qu'une seule fois.
Je ne revis cette belle actrice que huit ou dix ans après, sur le
théâtre des Tuileries. Quant à David et à Mattuci, je les retrouvai à
Naples même, dans un concert que M. de Canclaux donnait à Madame, ou que
Mme de Canclaux donnait à Monsieur, à l'occasion d'une fête de ménage.
David, dont la voix était aussi belle que celle de Lays, chantait avec une habileté qu'on ne connaissait pas alors en France. Mattuci rivalisait de flexibilité avec Crescentini. Il n'avait pas l'accent nasillard qu'on pouvait reprocher à ce dernier; mais il n'avait pas non plus cette expression si animée, si passionnée, qui semble incompatible avec les voix d'un certain genre et d'une certaine façon.
Ce soir-là, ils chantèrent un duo du Mithridate de Nasolini (io son tradito), et ils le chantèrent d'une manière si ravissante, qu'il fut unanimement redemandé avec enthousiasme. Ils le recommençaient, quand un accident funeste interrompit tout à coup le concert. Des cris horribles se font entendre sous la fenêtre même du salon, où une foule nombreuse était rassemblée: c'étaient ceux d'une famille dont le chef venait d'être assassiné; et pourquoi? pour quelques granis, pour quelques centimes que lui disputait un misérable aussi pauvre que lui!
Mais voici qui peint les moeurs de la canaille napolitaine: les sbires accourent pour se saisir du meurtrier. Croyez-vous que le peuple qui l'entourait, et qui se montrait compatissant au malheur de la famille éplorée, ait livré ce misérable à la justice? erreur! En pareil cas, la pitié publique, changeant subitement d'objet, se reporte de l'assassiné sur l'assassin: chacun s'empresse de lui faciliter l'accès de l'église prochaine, où il trouvera un asile inviolable; et si quelqu'un demande de quoi il s'agit: C'est un pauvre malheureux qui vient de tuer un homme (E un povereto che ha amazato un uomo), lui dit-on dans le jargon de Polichinelle.
À propos de Polichinelle, ne lui dois-je pas aussi un petit article? Ce farceur napolitain n'a guère que le nom de commun avec le héros de nos marionnettes: c'est un garçon tout aussi droit qu'un autre, et qui, non moins fécond en saillies que quelque bouffon que ce soit, les débite sans plus bredouiller que le plus disert des arlequins. Il est vêtu d'une large camisole blanche, sans fraise et sans manchettes, laquelle tombe jusqu'au milieu de ses cuisses sur un pantalon blanc aussi, et qui est ceinte d'une corde à laquelle pend une clochette. Il est chaussé de souliers et non pas de sabots, et coiffé d'un haut bonnet de feutre gris, sans bords et à forme ronde; enfin son visage est couvert d'un demi-masque de couleur basanée, et remarquable par un nez long et crochu.
Les savans du pays, loin de regarder ce personnage grotesque comme d'invention moderne, prétendent que c'est un mime antique, qui était antérieurement désigné par le nom de mimus albus, le bouffon blanc[28], et qu'il jouissait jadis à Atella, où les paysans improvisaient les scènes bouffonnes et satiriques qui conservent leur nom, d'une considération pareille à celle dont il jouit aujourd'hui à Naples. Cette considération était donc bien grande; car Polichinelle est l'individu que Naples estime le plus après saint Janvier.
Comme le feu roi Ferdinand IV, Polichinelle n'a jamais parlé que le patois napolitain.
Les lazzaroni.—Excursion aux environs de Naples.—Le
Pausilippe.—Pouzzolles.—Le lac d'Averne.—La grotte de la
Sibylle.—Baja.—Le Falerne.—Les Champs-Élysées.—La Solfatarre.—Le
temple de Sérapis.—Anecdote.
Qui donc à Paris ne connaît pas aujourd'hui Naples? tant de Parisiens ont été à Naples! et puis Naples n'est-elle pas venue trouver ceux qui n'ont pas pu l'aller chercher? Les panoramas, les décorations donnent de cette ville et de ses environs une idée si précise! Quiconque a vu le troisième acte de la Muette, connaît Naples comme s'il y avait demeuré, et le peuple dont elle fourmille comme s'il avait vécu au milieu de lui.
Peuple heureux! si le bonheur consiste dans les jouissances animales. Sous un ciel toujours clément, quelques aunes de toile suffisent pour vêtir le Napolitain, comme quelques pièces de basse monnaie qu'il gagne sans fatigue lui suffisent pour se procurer la nourriture que prodigue presque spontanément le sol le plus fertile, et même pour se procurer la glace, objet pour lui de première nécessité. Et le logement? me direz-vous. Il le trouve sous les porches des grandes maisons, sous le péristyle des églises; quarante mille individus vivent et pullulent à Naples comme les chiens dans les rues de Constantinople, sans avoir de domicile.
Heureux en effet, parce qu'il n'a pas de besoins qu'il ne puisse satisfaire, le Napolitain ne travaille qu'autant qu'il le faut pour gagner les deux ou trois sous qui lui procureront la poignée de macaroni, le quartier de pastèque, et le verre d'eau glacée dont se compose son repas; après quoi il s'étend sur le parapet du quai pour digérer en dormant, se jette à la mer pour se rafraîchir, et puis revient s'étendre sur la même pierre pour se sécher, passant ainsi du soleil à la mer et de la mer au soleil, jusqu'à l'heure où la fraîcheur du soir lui permet d'achever délicieusement la journée en sautant aux accords de la guitare.
Qu'on ne s'attende donc pas à trouver ici une nouvelle description de Naples. Quand j'aurai parlé des catacombes de Saint-Janvier, il me restera peu de choses à dire sur cette ville qui n'ait été dit et mieux dit que je ne pourrais le faire.
Ces catacombes sont des carrières à plusieurs étages, dont les ramifications n'ont pas moins de deux milles de longueur et s'étendent au loin dans la campagne. Ont-elles servi d'asile aux chrétiens en des temps de persécution? Je ne le crois pas. Ce n'est pas dans un lieu connu de tous et accessible à tous que pour l'ordinaire on se cache. L'autorité aurait bientôt découvert et troublé les mystères des imprudens qui seraient venus chercher là un temple et une retraite.
Les croix et les inscriptions dont les parois de ces cavernes sont recouvertes, n'indiquent rien, à mon sens, que la consécration donnée par la religion aux sépultures qu'on y a creusées dans le roc où l'on a pratiqué quantité d'excavations de capacité suffisante pour recevoir un cadavre. Je suis entré dans ce labyrinthe souterrain, où j'étais conduit par des guides munis de flambeaux. Tout m'a convaincu qu'il avait long-temps servi de cimetière public. Dans un fond assez reculé, j'ai trouvé même une telle quantité de débris humains amoncelés au hasard, que je me croyais abusé par une vision pareille à celle d'Ezéchiel. Je demandai comment ces ossemens arides se trouvaient là réunis. Ce sont, me dit-on, les restes de plusieurs milliers de malheureux morts dans une peste qui a dévoré, il y a plusieurs siècles, une partie de la population de Naples. Je rebroussai chemin après avoir jeté un coup d'oeil sur cette génération décharnée.
Ce spectacle m'inspira quelque horreur. Je l'avouerai pourtant, j'aime mieux, tout hideux qu'il soit, le désordre des catacombes de Naples, que l'arrangement symétrique qui règne dans les catacombes de Paris. Ces colonnes, ces chapiteaux, cet autel construits avec des os placés d'après les dessins d'un architecte, offrent à mon regard je ne sais quoi de mesquin et de puéril. Ces os me semblent avoir été maniés par des étourdis qui ne savaient ce qu'ils touchaient, et pour qui la mort n'a rien de grave. J'aime qu'on ne craigne pas la mort, mais je n'aime pas qu'on en joue. Cette recherche me semble une profanation. Au contraire, je trouve je ne sais quoi de pieux dans le respect gardé par les Napolitains pour la forme donnée par le hasard à cette moisson que la contagion faucha sans ordre et sans choix dans ses formidables caprices.
À l'entrée des catacombes étaient rangées debout, dans des cercueils ouverts, des carcasses vêtues en religieuses. Desséchées par la nature du sol, elles avaient échappé à la corruption; le peuple en concluait qu'elles appartenaient à des saintes, et les vénérait comme telles. Sainte Catherine n'a pas, au fait, d'autres titres à la canonisation[30]. Mais ces symptômes de sainteté s'évanouissent bientôt au grand air, comme parfois la sainteté elle-même devant un examen judicieux.
Quand Rome manquera de matière à reliques, quand ses catacombes ne lui en fourniront plus, elles peut envoyer fouiller celles de Naples. Là, il n'y a qu'à se baisser et prendre.
«Savez-vous bien que voilà dix jours que je suis emprisonné dans Naples? dis-je à Talani en sortant des catacombes. Je voudrais bien faire connaissance avec ses environs, et explorer enfin cette Campanie où chaque objet est une merveille de la nature ou de l'art, où chaque ruine vous rappelle un grand événement ou un grand homme, un souvenir de la fable ou de l'histoire.»
Il fut convenu que le lendemain, sans plus tarder, il viendrait me prendre avant le jour, de façon à ce que nous arrivassions au jour naissant à Pouzzoles, où nous laisserions notre voiture, pour gagner à pied la côte de Baja, à travers les champs Phlégréens, après avoir visité le lac d'Averne.
Mon camarade de voyage ne fut pas de la partie, quoiqu'elle eût été différée pour lui. Dès le surlendemain de notre arrivée, une fièvre continue, qu'il avait probablement rapportée de Brindisi, s'était développée avec un caractère d'autant plus alarmant, qu'elle offrait les symptômes de celle que notre cuisinier avait contractée dans le même endroit, et à laquelle ce pauvre diable venait de succomber.
Si quelque chose me rassurait sur le compte du malade, c'est qu'il était soigné par le plus habile médecin de la ville, par l'un des plus habiles médecins de l'Europe, par ce docteur Cirillo, qui doit aussi à un caractère héroïque la grande réputation qu'il a laissée.
Il n'était pas jour encore quand nous sortîmes de la grotte de Pausilippe. C'est à la lueur des torches allumées à la lampe qui brûle éternellement devant la madone protectrice de cette caverne, que nous la traversâmes au milieu d'un nuage de poussière. À qui les Napolitains sont-ils redevables de ce chemin creusé en ligne droite sous une montagne qu'autrement il leur faudrait gravir ou tourner? Ils ne le savent. Ils en jouissent comme de tous les biens qui les environnent, sans s'inquiéter d'où cela leur vient.
À Pouzzoles commença notre véritable voyage. Le soleil n'enflammait pas encore la contrée qu'il éclairait. Laissant là notre voiture, nous traversâmes lestement à pied la campagne brûlée qui sépare cette ville du lac d'Averne et du lac Lucrin, du sein duquel s'est élevé en une nuit le Monte-Novo[33].
Le lac d'Averne est un vaste entonnoir creusé par la nature ou par des convulsions volcaniques au milieu d'une chaîne circulaire de collines, que nous avions franchie sans trop de peine; la pente qui nous menait au lac est très-rapide. Je me rappelais, en la descendant quelquefois plus vite que je ne le voulais, ce passage de Virgile, qui s'est évidemment complu à décrire dans le sixième livre de l'Énéide la topographie de cette contrée,
Facilis descensus Averni[34].
Je me rappelai aussi, quand je me vis au fond de ce bassin, le passage suivant:
Sed revocare gradum superasque evadere ad auras,
Hoc opus, hic labor est[35].
Les oiseaux traversent aujourd'hui l'Averne impunément, car il était couvert de canards.
Après avoir joui quelque temps de l'aspect mélancolique de ce paysage, intéressant aussi par les souvenirs qu'il réveille, je ne croyais pas qu'il fût possible, sans beaucoup de fatigue, de sortir du cirque où nous étions enfermés, quand mon guide prit sa direction vers un point où cette enceinte, à peu près coupée à pic, semblait ne pas pouvoir être escaladée; puis se jetant dans un antre dont l'ouverture est peu apparente de loin: «Nous voici, me dit-il, chez la Sibylle.»
Un des deux guides que nous avions pris à Pouzzoles battit le briquet et alluma des chandelles, sans la clarté desquelles il nous eût été impossible de nous reconnaître dans ce dédale; l'autre, homme robuste et trapu, qui s'appelait Tobia, me prit sur ses épaules; et me portant comme Énée porta jadis Anchise, il me fit traverser les flaques d'eau que l'on rencontre d'intervalle à intervalle dans ce souterrain.
Nous écartant un moment de la ligne que suivait l'allée, nous nous jetâmes dans un couloir qui se présenta sur notre droite, et, de chambre en chambre, nous arrivâmes dans celle qu'avait habitée la Sibylle, vilain séjour taillé dans le roc, ainsi que le lit qui s'y trouve: c'était évidemment une chambre de baigneur. Il y a là un pied d'eau pour le moins; mais j'en sortis à sec sur les reins de mon cheval baptisé.
Au bout du droit chemin dans lequel nous étions rentrés, s'offrit à nous le riant tableau que forment la côte et le golfe de Baja; Baja dont les délices ont été célébrées, non seulement par Horace, mais par Sénèque.
Nullus in orbe sinus Baiis prælucet amoenis[36].
HORAT. Epist. I, lib. I.
L'on conçoit que tous les maîtres du monde aient voulu se faire des palais sur cette plage où tant de dieux ont eu des temples, où les philosophes eux-mêmes venaient chercher des retraites, et que les plaisirs eussent là plus d'attraits et l'étude plus de charmes. Les débris des palais de Néron, de Marius, de Cicéron, de Domitien, de Pompée, de César, de Lucullus gissent mêlés à ceux des temples de Mercure, de Vénus, de Diane, de Cybèle, sur ce rivage où l'on pouvait être appelé aussi par des intérêts d'hygiène. Le golfe de Baja est une véritable chaudière chauffée par un fourneau toujours ardent. Plongez votre main dans la mer, le sable que vous en retirez vous brûle. L'action non interrompue de ce foyer sous-marin se manifeste surtout dans les étuves de Tritoli, autrement dites les bains de Néron.
Les constructions antiques élevées par les Romains près de la source bouillante qui leur fournissait son eau m'intéressèrent moins que la source elle-même. Pour parvenir à cette source, il faut grimper par une voie étroite et raide, taillée dans le roc, dont le pied plonge dans la mer. Arrivé à une grotte autour de laquelle sont quelques blocs disposés à recevoir des matelas, le guide ouvre une porte à claire-voie qui ferme l'entrée d'un corridor de six à sept pieds de hauteur sur trois de largeur, et par lequel on descend jusqu'à la source. Ce n'est pas sans peine que j'y parvins à travers la vapeur étouffante qui s'exhale de cette source. La transpiration qu'elle provoque est si abondante, qu'en moins de deux minutes un pantalon de nankin, seul vêtement que j'eusse gardé, semblait avoir été trempé dans l'eau. On ne peut exécuter ce trajet, si vigoureux qu'on soit, qu'en se courbant et en rasant le sol le plus possible, la chaleur augmentant d'intensité à mesure qu'on monte vers la voûte.
Parvenu à la source, le guide y plongea un seau, jeta dans l'eau dont il le remplit des oeufs frais ou non, qu'il avait eu soin d'apporter, et se hâta de remonter. Pendant le peu de temps que nous mîmes à remonter, ces oeufs devinrent durs.
En sortant de cette étuve on ne saurait trop se couvrir. Si chaude qu'elle soit, la température extérieure vous paraît glaciale. Le voyageur, en cette circonstance, ne peut rien faire de mieux que de se régler sur son guide.
Il était plus de neuf heures du matin; en me montrant des oeufs, on me fit sentir que j'avais faim. Nous ne nous étions pas embarqués sans biscuit; j'avais fait mettre dans un panier du pain, des viandes froides, quelques bouteilles de vin de Bordeaux. Nous nous établîmes le plus commodément que nous pûmes sur les ruines du tombeau d'Agrippine, et sans trop songer à l'horrible fait qu'il rappelait, nous déjeunâmes avec un appétit dont le lecteur ne peut se faire une idée exagérée. On ne mange pas sans boire. Comme je décoiffais une bouteille de lafitte: «Entouré d'antiquités, boire du vin moderne, du vin qui n'a pas plus de huit ans, quel anachronisme! me dit Talani; voilà le vin qu'il vous faut: c'est celui que buvaient à Baja les plus voluptueux des hommes; c'est le vin d'Horace, de Phèdre et d'Apicius; c'est du Falerne.» Et tirant une bouteille qu'il avait cachée au fond du panier: «Buvez, c'est une surprise que j'ai voulu vous ménager.»
Quelle surprise! Mon respect pour Horace et pour Phèdre, et pour tous les gourmets de l'antiquité, ne put pas me faire partager leur passion pour la lie épaisse et violâtre dont leur admirateur avait rempli mon verre: je n'ai jamais rien bu de plus détestable.
Le Falerne se recueille non loin de Capoue, sur les bords du Volturne. A-t-il perdu sa qualité, ou le goût des modernes est-il autre que celui des anciens? j'inclinerais pour cette dernière opinion. Au témoignage de Pline, le Falerne, pour devenir bon, devait être attendu quinze ans, et de plus être édulcoré avec du miel. Qui de nos jours ne renverrait pas à la pharmacie un breuvage ainsi frelaté? Serait-il potable pour un palais familiarisé avec les vins de cette Gaule où la vigne, transportée par Probus, s'est si singulièrement améliorée depuis qu'Horace a cessé de boire et de chanter? Vive les anciens, en fait de vers! mais en fait de vins, vive les modernes!
Le déjeuner fini, nous reprîmes le cours de nos explorations. Les vestiges de Néron, qui avait fait de cette contrée le théâtre de ses crimes, de ses jeux, de toutes ses voluptés, s'y retrouvent à chaque pas, en supposant qu'il ait véritablement bâti tous les monumens qu'on lui attribue.
Étaient-ce les celliers où se bonifiaient ses vins, étaient-ce les réservoirs qui lui fournissaient de l'eau, étaient-ce les prisons où il renfermait les victimes de sa tyrannie, que ces cento camerelle, ce labyrinthe souterrain, assemblage de chambres voûtées, communiquant toutes par des corridors communs?
Que celui qui décidera cette question veuille bien me dire aussi par qui a été construit l'immense réservoir connu sous le nom de Piscina mirabile? Que ce soit par Agrippa ou par Lucullus, ce n'en est pas moins un ouvrage admirable et de la plus belle conservation. Les eaux ont déposé sur ses parois un sédiment de la nature de la stalactite, auquel les parcelles de brique qui s'y trouvent incrustées donnent une couleur toute particulière. On fabrique de jolies tabatières avec des fragmens de cette matière qu'on ne peut détacher qu'avec le fer, des murailles auxquelles elles adhèrent; mais on court quelque risque à le faire. Les indiscrets qui par amour de l'antiquité dégradent ainsi les antiquités, s'exposent à de graves punitions: s'ils y sont pris, il n'y va pas pour eux moins que des galères. Et qu'on dise que la cour de Naples n'aimait pas les arts!
De Baja nous montâmes au cap Misène, ainsi nommé par Énée en mémoire du trompette qu'il y fit inhumer.
Qui nunc Misenus ab illo
Dicitur, æternumque tenet per sæcula nomen[37].
C'est sur ce promontoire que Lucullus avait assis cette villa qui depuis devint celle de Tibère: position admirable, qui d'un côté regarde la mer de Sicile et de l'autre la mer de Toscane,
Quæ, monte summo posita Luculli manu,
Prospectat Siculum, et prospicit Tuscum mare.
PHÆD., lib. II, fab. 5.
Les campagnes délicieuses qui se déploient sur ce plateau sont les Champs-Élyséens. Doivent-elles ce nom à la beauté du site ou aux tombeaux antiques et aux nombreuses sépultures qu'on y rencontre? Elles le doivent à l'une et à l'autre cause, sans doute. Ce séjour des ombres heureuses n'est pas borné par le Léthé, mais par la mer qui se montre par intervalles à travers les arceaux que les vignes décrivent en jetant d'un ormeau à l'autre leurs guirlandes où des grappes d'un raisin gros et violet comme des prunes étaient alors suspendues.
Quand je revins à Baja, le soleil était à son zénith. Je succombais sous le poids de la fatigue autant au moins que de la chaleur, et pourtant je n'étais pas au bout de ma course. Pour regagner Pouzzoles, au lieu de suivre à pied les sinuosités de la baie, nous la traversâmes dans une barque: c'était se reposer en marchant. Je trouvai pendant ce trajet le moyen de me rafraîchir aussi. Assis sur le bord de la barque, les jambes pendantes dans la mer, je prenais ainsi sans fatigue un bain qui acheva de me délasser. Un marinier cependant me retenait par la ceinture de mon pantalon, et bien m'en prit, car je m'endormis si profondément dans cette attitude, que sans lui je serais infailliblement tombé dans les flots où se noya l'altière Agrippine. Or, je ne nageais pas même comme elle. Je fus réveillé par une secousse qu'éprouva notre embarcation en heurtant un débris du pont de Caligula. De la barque, je ne fis qu'un saut dans une sédiole, petite voiture, qui passe là où une calèche n'aurait pas pu passer, et je partis à l'instant pour Cumes.
Je ferais peu de plaisir au lecteur en décrivant ces ruines que j'ai vues sans plaisir: c'est un amas de décombres avec lesquels l'imagination la plus complaisante ne saurait reconstruire le labyrinthe de Dédale, de fabuleuse mémoire, et auxquels ne se rattache aucune grande renommée historique: en fait de pierres, je n'aime que les pierres qui me parlent. Celle qui recouvrait la sépulture de Scipion n'eût pas été muette pour moi, peut-être l'aurais-je retrouvée à quelques lieues de Cumes, aux champs où fut Linternum, aujourd'hui Patria[38]; mais je ne m'en savais pas si près.
De Cumes revenant sur nos pas, nous montâmes à la Solfatarre, volcan qu'on dit près de s'éteindre, et qui semble toujours prêt à se rallumer, atelier où le soufre s'élabore continuellement, s'évaporant par les gerçures, par les crevasses dont la terre blanchâtre qui recouvre ce cratère est sillonnée; il se condense en aiguille et s'attache au premier solide qu'il rencontre. Sur cette croûte dénuée de toute végétation, je me sentais entre le ciel et l'enfer. Appliquais-je l'oreille aux soupiraux que les vapeurs se sont ouverts, j'entendais bouillonner les torrens souterrains; laissais-je tomber un corps pesant sur le sol, sa chute produisait sous mes pieds un retentissement pareil à celui d'un coup de canon tiré dans le lointain et répercuté par un corps sonore: je me croyais sur une mine près de faire explosion.
De là nous allâmes visiter le temple de Sérapis, monument qui fut magnifique, à en juger par les proportions de ses colonnes et par le diamètre de l'enceinte qu'elles dessinent. Mesure de la hauteur d'où les autres sont tombées, plusieurs d'entre elles sont encore debout. On me fit remarquer que leurs fûts portent jusqu'à une certaine élévation des traces vermiculaires dans lesquelles sont incrustées des coquilles. Ces indices, qui constatent l'action des vers marins, ne permettent guère de douter que les eaux de la mer n'aient long-temps recouvert ces belles ruines: la mer n'a toutefois apporté aucune altération aux marbres dont elles sont pavées.
Après une course aussi longue, j'avais besoin de repos. La calèche, que nous vînmes reprendre à Pouzzoles, nous ramena lestement à Naples. Il faisait assez jour encore pour que je pusse discerner les objets: je reconnus facilement pour la voiture de notre ambassadeur une voiture que je rencontrai; elle était attelée de deux chevaux magnifiques, qui lui avaient été donnés à son passage en Lombardie par le général Bonaparte, et flanquée de deux volanti, espèce de laquais qui suivent à pied le train des chevaux, comme autrefois en France le faisaient les levrettes, les coureurs et les chiens danois.
Monge ne pardonnait pas à un ministre de la république française ce luxe qui faisait de l'homme un chien à deux pates, et contrastait quelque peu avec les principes d'égalité qu'il professait trop sévèrement peut-être. C'était, au reste, le seul luxe que se permettait notre ministre, qui réduisait sa dépense à tel point, qu'il n'a jamais payé un rapporteur, ou, pour parler plus intelligiblement, lui espion, bien qu'il n'eut pas d'autre moyen, la plupart du temps, pour découvrir les projets de la cour contre la France et contre lui-même.
Un jour que je lui révélais un fait assez grave dont le hasard m'avait donné connaissance, comme il me témoignait sa surprise de me voir mieux instruit que lui, «Vous seriez au courant de toutes ces manoeuvres, lui dis-je, si vos agens vous servaient avec plus de zèle ou plus d'intelligence.—Mes agens! qu'entendez-vous par-là?—Eh! mais vos espions.—Mes espions! je n'en ai jamais usé et n'en userai jamais, s'il plaît à Dieu! Jamais ils ne me coûteront un sou, me donnât-on le quadruple de ce qu'on me passe pour cet article: c'est un moyen trop immoral.—Je conçois votre répugnance, général; et je vous féliciterais de n'y pas déroger, si les autres diplomates étaient aussi scrupuleux que vous; mais il n'en est pas ainsi. Or, en diplomatie comme en tactique, ne faut-il pas connaître avant tout le terrain sur lequel on marche? Ne faut-il pas savoir ce qui se fait sous terre? Vouloir faire de la diplomatie sans espions, c'est vouloir faire la guerre sans soldats.»
Ce n'était pas le moyen, mais la dépense qui lui répugnait.
Voyage au Vésuve.—Herculanum.—Portici.—Pompéi.—Le tombeau de
Virgile.—Le lac d'Agnano.—La grotte du Chien.
J'ai parlé d'espions: les rapports de ceux dont la police napolitaine m'entourait, et à la tête desquels je devais mettre le domestique et le cocher qui me servirent pendant toute la durée de mon séjour à Naples, devaient fort rassurer le gouvernement sur le but véritable de mon voyage, et lui prouver que je ne m'occupais guère de lui que lorsqu'il s'occupait trop visiblement de moi. Excepté les heures que je passais à l'Opéra, mes heures les plus douces étaient, sans contredit, celles que j'employais à courir les champs, à chercher les vestiges des grands événemens, à étudier l'histoire sur ce terrain où elle est écrite par tant de monumens. Je n'y lisais pas non plus sans un vif intérêt les effets des grands phénomènes par lesquels la terre de Naples a été si fréquemment retournée. Comme la côte de Portici n'est pas moins riche, sous ce rapport, que celle de Pouzzoles, je ne négligeai pas d'y faire une excursion.
Talani me dirigea encore dans ce voyage, qui devait être plus long que l'autre, puisqu'il embrassait plus d'objets et une carte plus étendue que le premier. Il nous prit deux journées, l'une pour descendre dans Herculanum et visiter le Muséum de Portici; l'autre pour gravir le Vésuve et parcourir les fouilles de Pompéi.
Herculanum, qui est construit sur la lave, est à plusieurs toises au-dessous de la lave sur laquelle est construite Résina. Quoiqu'il y ait long-temps que l'on travaille à découvrir cette ville, on n'en voit qu'une très-petite partie, la nécessité de soutenir Resina, qui autrement s'écroulerait dans Herculanum, obligeant de combler les vieilles fouilles à mesure qu'on en ouvre de nouvelles, et dès qu'on en a extrait les objets qui peuvent en être transportés. C'est le théâtre qu'on déblayait alors: une partie de la scène seulement était visible. Pour y arriver il me fallut descendre à soixante-dix pieds sous le sol. Je fus frappé de la vivacité et de l'élégance des peintures dont ses murs étaient ornés, et particulièrement de certaines figures de danseuses, qui se dessinaient dans leurs divers compartimens. Je n'en parlerai pourtant pas plus au long, ces objets ayant été décrits et même copiés cent et cent fois.
Le même motif me dispense de promener le lecteur dans le Muséum de Portici, où sont recueillis les objets découverts tant à Herculanum qu'à Pompéi. Je dois dire toutefois que, parmi les fresques antiques qui s'y trouvent, il en est plusieurs qui me frappèrent par les idées ingénieuses et naïves qu'elles expriment.
N'est-ce pas là que j'ai vu, si je l'ai jamais vu, une jeune fille qui, la ligne à la main, assise sur un rocher, pêche, non pas des poissons, mais des amours qui se jouent autour de l'amorce, et se disputent à qui s'y prendra le premier? Je n'ai de ce tableau qu'un souvenir vague comme celui d'un rêve; peut-être même n'est-ce que le rêve d'une imagination moderne, de la mienne même. Il me semble néanmoins l'avoir vu ce symbole de la coquetterie, cette allégorie empreinte, à mon sens, de ce caractère de finesse et de justesse qui se retrouve dans certaines productions de l'antiquité, et particulièrement dans le tableau de cette marchande d'amours dont l'original est à Portici, composition que les modernes ont reproduite de tant de manières, composition aussi spirituelle et aussi gracieuse que la plus aimable fiction d'Anacréon.
Le voyage du Vésuve ne prend guère moins de huit heures, et l'exploration de Pompéi pas moins de quatre: voulant faire tout cela dans la même journée, nous couchâmes à Portici, au pied du volcan.
Par une mesure très-sage, le gouvernement napolitain ne donne qu'à des gens dont il est sûr le privilège de conduire au cratère les voyageurs, de la tête desquels ils répondent sur la leur. Ces bonnes gens, qui se chargent de pourvoir à tout, vinrent nous réveiller le lendemain avant le jour. Comme la famille qui m'avait donné l'hospitalité devait être de la partie, les abords du Vésuve étant inaccessibles aux voitures et peu praticables pour les chevaux, ils amenèrent autant de montures qu'il en fallait pour toute la société, où l'on comptait ainsi autant d'ânes que de personnes. Ces précautions étaient commandées par la nécessité: la course devait être longue, et la chaleur pouvait être excessive.
Après quelques heures de marche à travers les laves et les scories qui roulaient sous les pieds de nos quadrupèdes, sans toutefois les faire broncher, nous parvînmes à la région des cendres. Il était jour. Tournant le dos à la montagne aride qui nous restait à gravir, nous portâmes alors nos regards sur le golfe de Naples dont ils embrassaient toute l'étendue; sur cette mer d'où sortent les îles verdoyantes d'Ischia, de Nisita, de Procida et de Capri au front chauve et sourcilleux comme celui du tyran qui l'habitait; sur cette mer qui, unie en ce moment comme une glace, réfléchissait l'azur du ciel le plus pur et toute la splendeur du soleil levant.
L'admirable tableau que celui à qui les côtes riantes de Baja et de
Sorrento servent de cadre, et autour duquel se dessinent les quais de
Naples et de Portici!
Après avoir respiré quelque temps l'air délicieux du matin, satisfaite de ce qu'elle voyait, la majeure partie de la troupe, effrayée de la fatigue qu'il fallait se donner pour monter plus haut, prit la route de l'ermitage où nous devions nous réunir pour déjeuner. Quant à moi, plus stimulé qu'épouvanté par les difficultés, je persistai dans la résolution de gravir jusqu'au cratère, et accompagné de deux guides, je poursuivis mon chemin à travers les cendres.
Rien de laborieux comme la marche dans ces cendres où je m'enfonçais jusqu'à mi-jambes, et qui s'éboulant sous mes pieds, me faisaient perdre à chaque pas la moitié de l'espace que je venais d'enjamber. Dieu sait que de temps il m'eût fallu, tout alerte que j'étais, pour arriver par ce chemin mouvant au sommet de la montagne qui devenait de plus en plus escarpée, si mes deux compagnons ne m'eussent prêté aide et appui. Pour ces hommes robustes et adroits, et dont les pieds offraient à la cendre une surface au moins double des miens, courir où je pouvais à peine marcher, avancer où je ne pouvais m'empêcher de reculer, n'était qu'un jeu. Me plaçant entre eux deux, l'un, à la ceinture duquel j'étais accroché, m'entraînait en avant, et l'autre, me soutenant les reins, me poussait par derrière; si bien qu'en moins d'une heure je parvins au sommet du Vésuve.
Il était calme alors; et comme le soleil donnait à plomb dans le cratère, mes regards plongèrent sans difficulté dans toute la profondeur de cet immense entonnoir. Je n'y vis rien que de la cendre à travers laquelle s'échappaient des fusées d'une fumée blanchâtre et légère. J'espérais en voir davantage: les contours de ce cône, quoi qu'il ne fût pas coupé parallèlement à l'horizon, me paraissant praticables, je déclarai vouloir en faire le tour. Quand j'aurais annoncé la volonté de descendre dans l'abîme, mes guides ne m'auraient pas étourdi de cris plus lamentables. Observations, supplications, larmes même, ils employèrent tout pour me faire renoncer à cette résolution, et voyant qu'ils n'y pouvaient réussir, ils me quittèrent en déclarant qu'ils n'étaient plus responsables des accidens qui m'arriveraient, et en me recommandant à Dieu et surtout à saint Janvier.
Je n'ai pas éprouvé deux fois un sentiment pareil à celui qui s'empara de moi quand seul, du haut de ce belvéder colossal, je promenai mes regards sur un horizon qui n'avait de bornes que celles où la faiblesse de mes organes le circonscrivait. Le Mont-Cénis est beaucoup plus élevé que le Vésuve. Arrivé là, je me savais bien haut; mais ma raison seule me le disait. Au sommet du Vésuve, que rien ne domine, je voyais une contrée immense se déployer autour et au-dessous de moi comme une carte de géographie. Je ne puis dire à quel point ce spectacle exaltait ma pensée. Et de quel bien-être je jouissais dans cette atmosphère si légère et si pure! mes organes semblaient s'y perfectionner: je respirais avec plus de facilité; j'entendais avec plus de finesse: rien n'échappait à mes regards dans cette vaste scène frappée dans tous ses détails par les rayons du soleil qui m'éclairait sans me brûler.
Trois quarts d'heure de marche me ramenèrent sans accident au point d'où j'étais parti. Au fait, je n'avais couru aucun danger. Le sol sur lequel j'avais marché était aussi ferme que le chemin le plus fréquenté, et ne m'avait offert aucune gerçure assez large pour que je ne pusse pas la franchir sans élan.
Le tour du cratère achevé, je me dirigeai vers Monte-Somma où se trouve l'ermitage. Une vallée sépare ce volcan éteint du volcan très-allumé d'où je descendais par une pente presque perpendiculaire. La tête en arrière, les jarrets tendus, le corps raide, et pesant tout entier sur les talons, je descendis promptement et sans fatigue cette pente, en me laissant glisser avec les cendres mises en mouvement par mon propre poids.
Formée d'une lave aride et raboteuse, la superficie de cette vallée ressemble à celle de la boue durcie par la gelée; elle me rappelait aussi une de celles que Dante a décrites. J'étais là seul, absolument seul. Depuis deux heures je n'avais pas vu une créature animée. Un lézard tout à coup s'offre à moi. Ce ne fut pas sans une douce émotion, je l'avoue, que je rencontrai cet être doué de la faculté de sentir et de se mouvoir; ce n'est pas sans un vif plaisir non plus que j'aperçus le premier brin de verdure qui pointait à travers ce sol brûlé. Ce plaisir est celui qu'apporte la première gorgée d'eau à un palais desséché par la soif. Sans trop m'en rendre compte, j'étais attristé par l'absence des êtres organisés. Par la même raison, le chant du premier oiseau que j'entendis fut pour mon oreille une musique délicieuse; ce n'était pourtant que le cri d'un moineau.
Le silence de cette vallée maudite n'est pourtant pas si absolu qu'il ne soit interrompu quelquefois, mais c'est par des détonations qui se font dans les entrailles du volcan. J'entendis plusieurs fois ce bruit formidable; plusieurs fois pendant mon trajet il ébranla le terrain sur lequel je courais. À en croire les guides, c'étaient des symptômes d'une éruption prochaine. Le Vésuve ne sortit pourtant que plusieurs années après du calme qu'il gardait déjà depuis plusieurs années[39].
Comparativement au Vésuve, Monte-Somma est un paradis terrestre. Revêtu de quelque verdure, il est ombragé de quelques arbres sous lesquels l'ermite s'est établi. Le déjeuner était prêt; j'y fis honneur. Sept heures de fatigue n'étaient pas nécessaires à l'assaisonnement des provisions que nous avions apportées, mais elles m'eussent fait trouver délicieuse la cuisine de l'ermite, si détestable qu'elle soit. Je m'accommodai même de ses oeufs, qui n'étaient pas des plus frais. Mais je ne pus m'accommoder de son vin, quoiqu'il l'ait baptisé du nom de Lacryma Christi. Si le Christ a jamais répandu de pareilles larmes, ce ne peut être que dans l'accès d'une douleur bien amère. Je ne sache guère que le Falerne de plus détestable que la liqueur ou plutôt la lie épaisse et brune qui remplissait une bouteille qu'il nous apporta avec solennité et qu'il nous fit payer en conséquence du prix qu'il affectait d'y mettre. Heureusement nous étions-nous pourvus d'excellent Malaga; nous en fîmes notre ordinaire.
L'ermite, ou l'individu à qui l'on donnait ce nom, était un drôle de cinq pieds six pouces pour le moins. Un froc qui lui tombait un peu au-dessous du jarret, et laissait voir nues ses jambes nerveuses, ne lui donnait rien moins qu'un air respectable. Son teint enluminé, sa barbe noire, son regard assuré, étaient d'un pécheur plus que d'un pénitent; aussi se trompe-t-on quand on prend ces gens-là pour des anachorètes. Ce sont des séculiers, qui n'ont du moine que l'habit, et que le gouvernement autorise à demeurer là, soit pour recevoir les étrangers, soit pour lui rendre compte de l'état du volcan. Plus d'un aventurier français s'est accommodé de cette place: celui qui nous reçut était Picard. Nos comptes réglés à sa satisfaction, il nous invita à ne pas partir sans avoir inscrit nos noms sur son registre. Il est peu de voyageurs qui, à cette occasion, n'aient consigné là quelque réflexion, soit sur le but, soit sur le résultat de leur voyage. Par déférence pour cet usage moins peut-être que par taquinerie, je griffonnai sur ce livre, que je savais devoir être présenté à la police, des vers dont voici à peu près le sens:
Soldat du fier Bonaparte,
Avec l'altier panache où resplendit sa gloire,
Au sommet du Vésuve aujourd'hui j'ai porté
Les trois couleurs de la victoire,
Les couleurs de la liberté.
La voiture m'attendait à Portici. Elle m'eut bientôt conduit à Pompéi.
La plus grande partie de cette ville que les Français devaient exhumer était encore ensevelie sous les cendres. L'activité avec laquelle Charles III avait commencé ce déblai n'avait pas été imitée par Ferdinand. Le petit nombre d'ouvriers qu'il y avait d'abord employés avait été retiré insensiblement. Il n'y en avait plus un seul quand j'entrai dans ces ruines.
Sans empiéter sur les droits des naturalistes, puis-je dire mon sentiment sur les causes de la catastrophe dans laquelle disparut Pompéi? Elle me semble provenir uniquement des cendres délayées dans de l'eau non bouillante que le Vésuve rejette quelquefois après avoir vomi ses dernières laves. Cela seul peut expliquer la facilité de cette matière à s'insinuer dans toutes les cavités des édifices qu'elle recouvre, et l'exactitude avec laquelle enveloppant les formes des objets qu'elle rencontre elle les reproduit avec la fidélité d'un moule, telle que cette empreinte d'un sein de femme qu'on admire à Portici. Cela peut expliquer encore la parfaite conservation de certains objets demeurés intègres dans cette boue consolidée et que l'action de l'eau bouillante eût infailliblement altérée. Il faut aussi que cette éruption se soit faite avec une effroyable rapidité, puisque les squelettes qu'on a retrouvés dans les fouilles de Pompéi étaient debout et semblaient avoir été surpris dans leur fuite.
Les maisons de Pompéi, toutes faites à peu près sur le même modèle, sont petites, mais distribuées avec goût et décorées avec élégance; leurs murs sont revêtus de peintures à fresque auxquelles le temps n'a pas tout-à-fait enlevé leur éclat, puisqu'il suffit d'un seau d'eau pour les raviver; elles sont pavées généralement en mosaïque. À l'entrée de quelques vestibules est figuré en mosaïque aussi un chien monstrueux, et dans tous on lit sur le seuil de la porte ces paroles que le maître de la maison adresse depuis tant de siècles à quiconque se présente: Salve hospes, salut à l'hôte, paroles qui semblent aujourd'hui sortir d'un tombeau.
Après avoir parcouru les rues désertes de cette ville muette, après avoir visité dans tous ses recoins le temple d'Isis, le théâtre, l'amphithéâtre, le camp des soldats, le palais de Diomède, la villa qui peut-être appartenait à Cicéron qui, comme le marquis de Carabas, avait des propriétés partout, je songeai à revenir à Naples. Comme pour rejoindre ma voiture je traversais un champ de vignes, j'y remarquai des pignons en brique et en mortier qui perçaient le sol. Il se pourrait bien que ce fussent ceux de quelques unes des maisons déblayées depuis par le roi Joseph ou par le roi Joachim, qui mirent aussi leur gloire à finir ce que Charles III avait si glorieusement commencé.
J'aurais bien désiré voir les temples de Pestum. Mais les bandits, et l'aria cattiva plus redoutables qu'eux, infestaient la contrée où sont ces ruines. Y aller en septembre, c'est aller chercher la fièvre, et je ne m'en souciais guère en songeant à l'état déplorable où elle avait mis mon pauvre camarade. Je n'entrepris donc plus d'autre incursion que celle qui devait me faire connaître quelques parties des champs Phlégréens, que je n'avais pas eu le temps de voir dans mon premier voyage, telles que le lac d'Agnano, les pisciarelli, le stuffe (les étuves) de San Germano et la grotte du Chien, qui sont à peu de distance de Pouzzoles.
Il me fallut traverser de nouveau le Pausilippe. Avant d'y entrer, je me détournai un peu du chemin pour aller faire une station au tombeau de Virgile ou sur les ruines qu'on décore de ce nom. Rien de remarquable dans cette cave remplie de décombres et dont la voûte est couverte de broussailles. Rien de remarquable non plus sur le monticule sous lequel elle est ensevelie. J'y cherchai vainement ce laurier qui, dit-on, se reproduit depuis tant de siècles sur la cendre du prince des poëtes. C'est là, me dit mon cicerone, en me montrant une place vide et non pas nette; et, sous des herbes brûlées par le soleil, je découvris, non sans peine, un chicot de bois sec gros comme le petit doigt, et, non sans peine, une feuille de laurier plus sèche encore. Était-ce la dernière, était-ce la seule qu'eût portée cet avorton? Je la recueillis religieusement, et l'envoyai à Legouvé, qui peut-être ne l'a pas reçue, car il ne m'en a jamais parlé.
En passant par Pouzzoles, Talani ne négligea pas de nous procurer un chien, pauvre animal aux dépens duquel le gardien de la grotte à laquelle il donne son nom démontre aux voyageurs la propriété délétère du gaz qu'elle exhale; pauvre animal qu'il tue et ressuscite, pour vous amuser, avec autant d'indifférence qu'il éteint et rallume une chandelle et qu'il décharge un pistolet dont il a soin de se munir aussi.
On conçoit, d'après cela, qu'à Pouzzoles un chien soit une propriété utile, un fonds qui rapporte; aussi les paysans spéculent-ils sur cette expérience, et vous louent-ils pour un écu leur meilleur ami. Mais les chiens qui, là, ont autant d'esprit qu'ailleurs, ne portent pas le dévouement jusqu'à se prêter deux fois à cette spéculation; rien de plus difficile que de rattraper ceux qui ont déjà fait une fois le voyage. Au bruit d'une voiture, ils disparaissent tous. Celui qu'on nous livra se fit chercher pendant plus d'une demi-heure.
Lorsque nous arrivâmes au lac d'Agnano, le soleil avait parcouru plus des trois quarts de sa course, et déjà se cachait derrière les montagnes qui forment le bassin de ce vaste réservoir. Sans trop rembrunir la verdure, il amortissait l'éclat de quelques côtes blanchâtres que la végétation ne recouvrait pas. De brûlant qu'il avait été, l'air devenait tiède; et le ciel, toujours pur, le beau ciel d'Italie se réfléchissait dans les eaux limpides que le vent du soir ridait à peine.
Je ne puis exprimer le charme que j'éprouvais à contempler ce tableau paisible. Ce n'est pas sans contrariété que je me sentis arracher à ma rêverie par le physicien de service, qui ne concevait pas qu'on pût s'occuper là d'autre chose que de l'expérience qu'il allait répéter pour la centième fois, et qui d'ailleurs était pressé d'en finir avec le chien qui le mordait.
Nous entrons enfin dans la grotte dont il tient la clef; tout s'y passa comme à l'accoutumée. La chandelle qu'il alluma finit par s'éteindre après avoir perdu graduellement son éclat, à mesure qu'il la rapprochait du sol; le pistolet qui, au niveau de la terre, n'avait pas fait feu, placé à dix pouces au-dessus, avait détonné; par la même cause, le chien, après s'être débattu, tomba dans une immobilité absolue. Il n'en serait jamais sorti si on ne se fût pressé de le porter au bord du lac. L'eau dont on l'inonda le rappela à la vie, mais non sur l'heure. Les pulsations du coeur ne se rétablirent que petit à petit. Il bâilla d'abord, puis il éternua, puis il ouvrit les yeux, puis il étendit ses pates, puis il fit quelques efforts pour se relever, et retomba; puis s'étant traîné jusqu'à l'eau et ayant bu, il se leva tout-à-fait, secoua les oreilles, prit sa course et disparut.
Ce pauvre animal avait passé par toutes les angoisses de l'asphyxie. Elles sont terribles, ainsi que l'a certifié je ne sais quel Anglais, qui, faute d'autre animal, fit l'expérience sur lui-même.
Cependant la nuit était venue. La lune montait sur l'horizon, et répandait une douce clarté sur ce site mélancolique. Je retombai dans ma rêverie pour n'en sortir qu'au théâtre de Saint-Charles, où je revis, pour la dixième fois, Gonzalve de Cordoue que je n'entendis pas plus qu'à l'ordinaire.
Le camée.—Le docteur Cirillo.—Mission pour Maïna.—Adieux à Naples.—Caserte.—Minturne.—Mola di Gaëte.—Rêve qui n'en est pas un.—Les marais Pontins.—Alba.—Rome.
Je rentrai cette fois à Naples pour n'en plus sortir que le jour où je lui ferais mes adieux, pour toujours peut-être! qu'on me pardonne cette expression d'un regret sincère. Je passais là si délicieusement mon temps que je n'étais pas obligé d'employer! Tout au présent qui m'environnait des merveilles de la nature et des arts, ravi de tout ce que je voyais, de tout ce que j'entendais, de tout ce que je sentais même, du spectacle d'un ciel toujours pur, d'une mer toujours tranquille, du charme d'une mélodie qui se reproduit jusque dans les chants improvisés par le peuple, du parfum des fleurs plus suave dans cette contrée que dans aucune contrée de l'Europe; j'aspirais le plaisir par tous mes sens, je le savourais de toutes les facultés de mon âme; si j'avais eu à Naples ce qui m'était plus cher que Naples, je n'en serais sorti de ma vie.
Le plaisir qu'on éprouve loin de ceux avec qui on voudrait le partager, est toujours mêlé d'une secrète amertume. Tout en appréciant les heures qu'il enchante, on a quelque impatience de les voir finir, comme on désire arriver au terme de sa course, si fleurie que soit la route qui vous y conduit.
Je désirais donc me remettre en route. Mais il ne m'était pas possible de déterminer l'époque de mon départ. Hacquart était toujours au lit; un moment même sa fièvre avait pris un caractère si pernicieux que j'avais craint qu'il ne succombât. Sorti de cette crise, il était hors de danger, mais non pas hors de maladie. L'abandonner dans cet état, c'eût été provoquer une rechute. Il me priait, me suppliait de ne pas partir sans lui. En effet, sans moi que deviendrait-il? il ne connaissait personne à Naples, si ce n'était moi et son médecin, si ce n'était le citoyen Arnault et le docteur Cirillo.
Cirillo! que de souvenirs réveille ce nom-là! Il n'en est pas de plus honorable. On sait quelle affreuse catastrophe a terminé sa vie; on sait que la première restauration napolitaine osa frapper d'un arrêt de mort cet homme qui, soit comme médecin, soit comme magistrat, consacra tous les momens de son existence au service de l'humanité; on sait qu'un infâme supplice fut la récompense du dévouement qui, malgré sa répugnance pour le pouvoir, ne lui avait pas permis de refuser les hautes fonctions auxquelles l'estime des Français et celle de ses compatriotes l'avaient appelé pendant la courte durée de la république parthénopéenne; on sait enfin avec quel dédain il refusa sa grâce, qui lui était assurée s'il consentait à désavouer comme un crime l'acte de résignation que lui avait inspiré un effort de vertu.
Je ne m'étendrai donc pas sur ces faits, qui d'ailleurs sont postérieurs à l'époque où je le voyais tous les jours. Mais je dirai que Cirillo, reconnu dès lors pour un des plus habiles médecins de l'Europe, donnait tous ses soins à mon pauvre camarade, qu'il fut pour lui ce que Jésus fut pour Lazare, et même plus, car, bien que ses ressources fussent moins étendues, il opéra une résurrection tout aussi complète.
Les événemens ont manifesté depuis tout ce qu'il y avait de grand dans son âme. Cette circonstance me révéla tout ce qu'il y avait de bon dans son coeur. S'affectionnant à son malade en raison de la gravité de la maladie et aussi de l'isolement où il se trouvait par suite de mes courses, il venait le voir autant pour le consoler que pour le médicamenter, et n'était pas moins le médecin du moral que celui du physique.
Lors de ses visites, quand je me trouvais près du malade, je faisais tout ce qui dépendait de moi pour en prolonger la durée; et je ne remarquais pas sans quelque orgueil qu'il ne semblait pas porté à l'abréger. J'eus avec lui plus d'une conversation, mais dans notre langue, car il s'en fallait de beaucoup que je parlasse l'italien comme il parlait le français. Je n'ai rencontré dans qui que ce soit plus de savoir uni à moins de présomption, et plus de rectitude unie à un esprit plus étendu. Ses opinions sur les objets les plus graves, soit en morale, soit en politique, étaient absolument les miennes; mais il me le prouvait plus qu'il ne me le confiait. L'aveu qu'il ne me faisait pas se retrouvait dans toutes ses actions, aveu que je craignais presque de provoquer. Cirillo était médecin de la cour, et de quelle cour! Je sentais tout ce que cette place lui prescrivait de circonspection, et j'en faisais la règle de la mienne.
Pendant que Hacquart guérissait, je passais avec des artistes le temps où je n'étais pas près de lui. Quand le spectacle ne m'offrait rien d'attrayant, j'allais voir les Coltelini, famille aimable, composée de deux soeurs dont l'une, non moins recommandable par ses qualités que par ses talens, après avoir pris rang parmi les virtuoses du théâtre de Naples, fut épousée par un riche négociant à qui elle avait inspiré autant d'estime que d'amour; et l'autre, cantatrice moins brillante, mais néanmoins habile musicienne, était, indépendamment de cela, une femme excellente. Dieu sait à quelles épreuves je mettais sa complaisance, et combien de partitions je lui ai fait déchiffrer! Ces dames avaient un frère qui tournait les vers avec facilité et avec grâce. C'est lui qui composa la canzonetta sur laquelle Millico a fait la délicieuse musique que Garat chantait avec une expression si suave.
Le matin je ne sortais guère que pour aller à un atelier, celui de Mme Talani, femme du cicerone dont j'ai parlé. Voici quel intérêt m'amenait là: cette dame travaillait la pierre dure avec habileté, et gravait sur l'onix des portraits fort ressemblans. On m'avait engagé à lui laisser faire le mien, je m'y prêtais. Ce travail est assez long; mais heureusement n'exige-t-il pas jusqu'à la fin la présence de l'original. La tête une fois ébauchée en cire, on la reproduit en pierre, d'après ce modèle qu'on ne peut pas exécuter avec trop de soin.
Mme Talani travaillait avec ardeur à ce camée. Quelque peine qu'elle se donnât, elle ne put pourtant pas l'achever avant mon départ. Après le lui avoir payé, je partis donc, en la priant de le remettre à notre secrétaire de légation, qui se chargea de me le faire parvenir à Paris.
Raconterais-je la suite de mes relations avec cette dame? Pourquoi pas?
Indépendamment de ce qu'elles sont honorables pour cette artiste, elles
ont un caractère romanesque assez singulier pour qu'un Molière ou un
Marivaux du vaudeville en fasse son profit.
Revenu de Naples depuis plus de dix-huit mois, et n'ayant pas entendu parler de ce camée, je regardais mon argent comme perdu, et je n'y pensais plus, quand je reçus avec une petite boîte une lettre écrite en italien, et conçue à peu près en ces termes: «Que pensez-vous de moi, Monsieur? Vous avoir fait attendre plus d'un an un travail dont j'avais reçu le prix! Voici l'explication de ce fait. Votre camée, exécuté sur la pierre que vous avez choisie, était fini; je me disposais à vous l'envoyer quand il m'a été volé. Jugez de mon chagrin. Quel remède à cela? En faire un autre. Vous trouverez dans la boîte jointe à cette lettre un second portrait que je vous prie d'agréer en échange de celui que je vous devais, et dont vous auriez été satisfait, j'en suis certaine.
«Maria-Theresa TALANI.»
J'y trouvai en effet un camée bien empaqueté dans du coton. La pierre en était moins belle que la première; la ressemblance y était moins exacte; mais en pareille circonstance on n'y regarde pas de si près. Je le donnai à qui il appartenait.
Deux ans après, ce camée dormait encore dans le coton, quand quelqu'un remit à ma femme, de la part d'une dame qu'elle avait connue dans son enfance, et que depuis elle avait perdue de vue, un camée à peu près semblable. «Si vous y trouvez la ressemblance que j'y trouve, il vous appartient», lui fit-elle dire par l'ami commun qu'elle avait chargé de cette commission.
Ce camée, signé Talani, était en effet le mien. Comment avait-il passé dans les mains de Mme Marmont, aujourd'hui duchesse de Raguse, car c'est elle qui le rendait si gracieusement à sa première destination? Voici ce que m'a raconté à ce sujet ce pauvre Allard en nous le remettant.
Pendant un séjour qu'elle avait fait à Milan, où son mari avait eu le commandement après la bataille de Marengo, Mme Marmont désirant compléter, pour s'en faire un collier, une collection de camées représentant les premiers Césars, et n'en ayant que onze, faisait chercher de tous côtés celui qui lui manquait pour compléter sa douzaine. Un jour on le lui apporte à sa toilette: «Madame, lui dit le brocanteur, voilà votre Titus, ou votre Néron, votre empereur.—Un empereur, cela! dit-elle à Allard; qu'en pensez-vous?—Je pense que c'est un empereur, s'il y en a un qui ressemble à Arnault.—C'est ce que je pense aussi. Tâchez donc de me trouver une autre tête, dit-elle au marchand. Je garde néanmoins celle-ci, mais ce n'est pas pour moi.» On sait le reste.
J'aime à raconter ce fait; il signale à la fois un bon coeur et un esprit aimable. Mais par quel hasard étais-je ainsi devenu objet de commerce? Mon cicerone manquait d'ordre. Dans un pressant besoin peut-être aura-t-il fait monnaie de ma tête, et, de revendeur en revendeur, je serai passé entre les mains de celui qui a eu de moi plus que je ne valais.
Quoi qu'il en soit, ma femme possède ces deux portraits, qui ne se ressemblent guère, mais qui, dit-on, me ressemblent, et sont venus de Naples se rejoindre à Paris dans le même écrin par des chemins bien différens.
Il y avait long-temps que j'avais rompu tout rapport avec l'ambassadeur, quand on m'apporta une lettre de sa part. Cette lettre venait de Corfou. Elle était de Digeon, qui m'envoyait un arrêté par lequel le général Bonaparte me chargeait d'une mission auprès du bey de Maïna, et pour laquelle il m'adjoignait un médecin corse nommé Stephanopoli, Grec d'origine. Cette mission, sous l'apparence de répondre aux prévenances des Maïnotes, pouvait bien avoir pour but de préparer l'émancipation future de l'ancien Péloponèse. Le concours de Stephanopoli m'eût été d'autant plus utile à cet effet, que j'ignorais absolument le jargon des descendans d'Agésilas et de Lycurgue, qui lui était très-familier. Je serais revenu sur mes pas pour la remplir, si le terme fixé par le général n'eût été passé depuis long-temps. D'ailleurs, comme il m'annonçait qu'à mon retour de Maïna il me ferait revenir par l'Italie, je crus ne pas contrarier ses idées en anticipant sur l'époque de mon rappel[40].
Le docteur Cirillo ne trouvant plus d'inconvénient à ce que le convalescent qui, depuis quelques jours sortait en voiture, entreprît le voyage de Rome, nous nous arrangeâmes pour le faire de concert avec M. Bidois, banquier de Paris, qui avait été chargé de recouvrer les contributions qu'en vertu des traités la cour de Naples devait payer à la France. Ce banquier, homme fort aimable, voyageait avec une dame fort belle et au moins aussi aimable que lui: c'était sa femme.
La chose convenue, je m'adressai à notre ministre pour avoir un passeport du ministère napolitain, service qu'il me rendit avec empressement; je lui offris, en reconnaissance, de me charger de ses dépêches pour Rome et pour Florence, offre qu'il accepta avec empressement aussi; et le 12 septembre, chargé de son esprit, je me suis mis en route pour la capitale du monde.
Comme il nous fallait traverser les Marais-Pontins, et que l'on ne fait pas ce trajet sans se prémunir contre la fièvre, le bon docteur avait indiqué à son client quelques préservatifs. «Et vous, me dit-il obligeamment, vous ne feriez pas mal de prendre aussi quelque précaution.—Et laquelle, docteur?—Quelques grains de tartre stibié.—Quelques grains d'émétique! Me donner une maladie certaine pour éviter une maladie douteuse!—L'émétique vous répugne donc bien fort?—Il me tue.—Munissez-vous alors du meilleur vin possible, du vin de Bordeaux le plus vieux.—Cette médecine-là ne me répugne pas. Je vous promets de me conformer à l'ordonnance. Je vous dirai même, entre nous, que c'est un régime auquel je me suis mis dès long-temps, par instinct sans doute.
Ce bon docteur sourit à mon hygiène, et nous quitta en nous souhaitant un bon voyage. En échange, nous lui souhaitâmes tout le bonheur que méritait le meilleur des hommes. Deux ans après pourtant… je n'imaginais pas que les larmes pussent jamais me venir aux yeux en me rappelant ces adieux-là.
Le premier préservatif qu'il m'avait prescrit est au reste tellement en usage dans le pays de Naples et dans les États romains, que peu de personnes sortent sans avoir sur elles de l'émétique dosé. Éprouve-t-on la plus légère incommodité en promenade? vite on court au premier ruisseau; on y puise de l'eau dans le creux de sa main, et l'on avale sur place le spécifique qu'on y a délayé; et l'effet produit, on continue sa route comme si de rien n'était. C'est ainsi que Talani en usait et me proposait d'en user dans nos courses. Ouvrant à chaque pas son portefeuille, per l'aria cattiva, me disait-il, en m'offrant une prise d'émétique comme on offre une prise de tabac.
De Naples nous nous rendîmes à Capoue, dont les délices ne nous retinrent pas si long-temps qu'Annibal, car nous n'y restâmes que le temps nécessaire pour changer de chevaux; avant d'y arriver nous nous étions détournés de la route pour aller voir Caserte, édifice construit avec les marbres les plus rares, décoré avec les statues et les tableaux les plus précieux, palais où rien ne manquait, excepté des meubles. Ceux de l'appartement du roi et de la reine, qui couchaient dans la même chambre, étaient des plus mesquins; deux petits lits en tombeaux semblaient y avoir été oubliés et s'y perdaient dans l'immensité.
Sur les rayons d'une bibliothèque peu nombreuse, je trouvai les oeuvres complètes d'un auteur français.—Les oeuvres de Voltaire?—Non.—De Buffon?—Non.—De Rousseau, de Montesquieu?…—Non, non, non; les oeuvres complètes d'Arnaud-Baculard. Dans un cabinet était un mauvais tableau où la reine Caroline d'Autriche, en costume tragique, contemplant avec plus de fureur que d'attendrissement les bustes de Louis XVI et de Marie-Antoinette, leur promettait vengeance en fort mauvais vers inscrits sur un ruban qui lui sortait de la bouche. Ce tableau, aussi mal peint qu'il était mal conçu, me parut une véritable profanation, une ridicule parodie d'un sentiment aussi noble que naturel.
Nous avions calculé notre marche de façon à traverser le lendemain les Marais-Pontins après le lever du soleil. Nous allâmes en conséquence coucher à Mola di Gaëte. Avant d'y arriver, on traverse le Garigliano (l'ancien Liris), petit fleuve dont les eaux forment les marais d'où sortait Minturne, et dans la fange desquels Marius chercha un asile contre la proscription. Quand je traçais cette scène terrible, je ne m'imaginais pas voir jamais le théâtre où elle s'était passée.
Cette contrée est illustrée aussi par un autre événement non moins tragique. C'est aux environs de Mola, autrefois Formiæ, que Cicéron proscrit fut assassiné.
À Mola, nous descendîmes dans une vaste auberge où nous soupâmes assez bien et fort gaiement avec l'aimable ménage qui faisait route avec nous. Le sujet de la conversation pendant une partie du repas avait pourtant été assez triste. Les postillons nous avaient raconté force histoires de bandits, exagérant le danger peut-être, pour nous détourner de l'idée de voyager de nuit. «À propos, dis-je à un domestique que j'avais pris à Naples, ayez soin de tirer les armes de notre voiture et de les mettre dans ma chambre: surtout n'oubliez pas le tromblon; car s'il prenait à ces Messieurs fantaisie de nous faire visite cette nuit, encore faudrait-il avoir de quoi répondre à leur politesse.»
Sur ces entrefaites, le staliere étant venu prendre nos ordres: «À quatre heures du matin les chevaux, dit Bidois; ayez soin aussi de m'éveiller à cette heure, en frappant à la porte n° 4; je me charge, moi, d'éveiller ces Messieurs.»
Pour comprendre ce qui va se passer, il faut avant tout connaître les localités. Toutes les chambres de l'auberge communiquaient les unes avec les autres par des portes garnies des deux côtés de verrous que chacun pouvait fermer à volonté, et elles avaient toutes sortie sur un corridor commun. Le souper fini, nous nous retirâmes dans nos chambres dont nous laissâmes les communications ouvertes dans l'intérieur, mais que nous fermâmes à la clef du côté du corridor. La chambre de Bidois portait, ainsi qu'on l'a dit, le n° 4, et celle que j'occupais avec Hacquart, le n° 1.
Dans cette chambre étaient deux lits, l'un près de la fenêtre, dans lequel Hacquart se coucha; l'autre où je me blottis était près de la porte, laquelle donnait sur le corridor: tout près de moi, sur une commode, on avait déposé nos armes.
Plongé dans le sommeil de l'insouciance qui n'est pas moins profond que celui de l'innocence, je faisais le plus doux des rêves, quand tout à coup j'entends à mon chevet un bruit formidable: on enfonçait la porte qui paraissait près de céder. Me jeter à bas du lit, me saisir du tromblon, et le diriger machinalement vers le point menacé, fut l'affaire d'un moment. «Que faites-vous?» me crie Hacquart, qui ne dormait pas, et à qui le crépuscule permettait de voir ce qui se passait. À ses cris, toujours endormi, je me retourne de son côté, et croyant que là était le point d'attaque, je braque sur lui l'arme terrible. Heureusement Bidois survient-il, «Qu'est-ce qu'il y a? qu'est-ce que c'est?—C'est lui qui veut me tuer.—Je veux tuer les bandits.—Où diable voyez-vous des bandits?—Cette chambre en est pleine.—Il n'y en a que dans votre tête.—Ils ont enfoncé la porte.—Enfoncez-vous dans votre lit, si vous ne voulez pas gagner un rhume, car vous n'êtes nullement équipé pour faire la guerre avec des armes à feu», ajouta Bidois en éclatant de rire. C'était vrai.
La fraîcheur du carreau cependant m'avait réveillé. Comme il faisait tout-à-fait jour, jetant les yeux sur moi, je reconnus que je n'étais pas plus vêtu que l'Apollon du Belvédère, au manteau près, et pas plus cuirassé que le Léonidas de David. Déposant donc les armes, sans répliquer, je remonte dans mon lit et me rendors d'un si bon somme qu'on eut grand'peine à me réveiller quand il fallut partir.
D'où venait tout ce bruit? de l'erreur du valet, qui au lieu de frapper au nº 4, avait frappé au n° 1, et réveillé ainsi les idées qu'avait fait naître en moi la conversation de la veille. Nous rîmes beaucoup le lendemain de ce rêve qui n'en était pas tout-à-fait un. Hacquart se félicita d'avoir échappé à la décharge du tromblon. On verra par la suite qu'il n'était pas le seul que cette arme terrible avait menacé.
À peu de distance de Mola, sur la route d'Itri, sont des ruines consacrées par le nom de Cicéron. Le nom de ce grand citoyen vit encore là dans toutes les mémoires, il est encore là dans toutes les bouches, même dans celle des paysans. Ces ruines ne sont pas toutefois celles de sa maison, qui était plus proche de Gaëte, mais celles du monument que lui éleva la piété de ses affranchis sur le lieu même où il tendit la gorge au poignard des sicaires d'Antoine.
Conformément à nos calculs, après avoir passé Terracine, et reconnu le rocher de Circée, nous traversâmes les Marais-Pontins lorsque le soleil était à son plus haut degré d'élévation. Je ne pouvais concevoir, en voyant les visages blêmes des habitans de cette contrée, qu'un individu qui n'y est pas contraint y résidât. La santé semble n'être là le partage que des buffles, animaux stupides, errans par troupeaux dans les fanges, moins stupides toutefois que les hommes, puisqu'ils y engraissent.
Cette route est fort unie; on la franchit rapidement, mais trop lentement encore au gré des voyageurs. Il nous avait été expressément défendu par le docteur de manger et de dormir pendant ce trajet. L'appétit m'étant venu, je mangeai; l'envie de dormir s'étant fait sentir, je dormis, et je n'en arrivai pas moins bien portant à Rome, où mon pauvre camarade fut repris plus fortement de sa fièvre, quoiqu'il n'eût ni mangé ni dormi.
Je ne traversai pas Albano sans faire attention à une masse de décombres qui se voit à droite de la route dans le sens où nous la parcourions, tombeau d'Ascagne, suivant les uns, tombeau des Horaces, suivant les autres; et puis fondez votre immortalité sur la durée des monumens!
Il était onze heures du soir quand nous entrâmes dans la ville sainte: on nous conduisit place d'Espagne, chez Sarmiente, en face de la barcaccia.
Quinze jours à Rome.—Le Forum.—Le Capitole.—Joseph Bonaparte et sa famille.—Lettres de Bellérophon.—Le chef de brigade Suchet.—Les Buratini.
Quand on est arrivé de nuit à Rome, on se lève de bonne heure le lendemain. Dès le matin, j'étais au pied du Capitole. Pourquoi pas au Vatican, me dira-t-on? Parce que la demeure des papes, tout bon catholique que je sois, m'intéressait moins que la ville des Césars; parce que c'étaient des ruines plus que des édifices, et la Rome des Romains plus que celle des Italiens que j'étais impatient de voir.
J'étais sans cicerone; mais en a-t-on besoin à Rome? Le premier venu m'indiquait tout; les enfans me nommaient tout; les restes du temple de la Concorde, ceux du temple de Jupiter tonnant, l'arc de Septime-Sévère, l'arc de Tite, le temple de la Paix, la place où furent les Rostres, celle où était le gouffre de Curtius, le temple d'Antonin et de Faustine, l'arc de Constantin, le Mont que recouvrait le palais des Césars, la Voie Sacrée, le Colossée, que nous appelons le Colysée.
Je l'avouerai, ces débris de la grandeur romaine ne répondirent pas à l'idée que je m'en étais faite. À l'exception de ceux du Colysée dont l'étendue donne la mesure de la puissance qui l'a fait, et de la population pour laquelle il a été fait, ils me semblèrent appartenir à des monumens de proportion médiocre.
Je ne pouvais retrouver le gouffre de Curtius dans une mare d'eau verdâtre; le Forum dans le Campo vaccino; la Maison Dorée dans les broussailles qui recouvrent le mont Palatin; la Voie Sacrée dans le sentier hérissé de ronces et de chardons qui traverse la vaste solitude où jadis se décidaient les destins du monde, et où l'on ne s'assemble aujourd'hui que pour vendre ou pour acheter des vaches.
Ce n'est pas sans quelque contrariété non plus que je voyais les monumens antiques appropriés à des institutions modernes: l'inquisition établie dans le temple de Minerve, le collége des apothicaires dans le temple d'Antonin, l'autel de Jupiter, l'ara coeli, devenu celui du bambino (le marmot), ou, autrement pour le français, l'Enfant Jésus; le temple de tous les Dieux changé en temple de tous les Saints, le Cirque de Vespasien transformé en Calvaire, et la croix arborée sur tous ces édifices. Cela me semblait non seulement une profanation de ce signe, mais encore un acte d'usurpation. Les papes, en l'attachant aux temples du paganisme, me rappelaient la prétention de ces filous qui croient acquérir la propriété d'un mouchoir parce qu'ils y mettent leur marque.
À la nuit pourtant ces objets reprirent à mes yeux leur caractère; effet sans doute de mon imagination qui, plus libre à la clarté vague de la lune, leur retrouva les formes et les proportions qu'elle leur avait prêtées d'abord, et put repeupler de héros, de consuls, de tribuns et de citoyens cette place où le jour ne m'avait fait voir que des bouviers, des mendians et des moines.
Je ne revins pas chez moi sans avoir vu le Capitole, et mesuré des yeux la Roche Tarpéienne. Quoique ce Capitole soit l'oeuvre de Michel-Ange, il ne me satisfit pas: il manque du grandiose qui dans ma pensée signalait le premier des monumens de la première ville du monde. Mais est-ce au Capitole qu'il faut chercher aujourd'hui le centre du pouvoir de Rome?
Au Capitole de Vespasien, au Capitole de Sylla, à celui des Tarquins même appartenait le caractère que je cherchais dans celui-ci. La Roche Tarpéienne ne me présenta pas non plus cet escarpement formidable que lui donne l'histoire: pas un grenadier qui ne parvînt aujourd'hui, d'un élan, au sommet de cette roche devant laquelle s'arrêta celui des Sabins et des Gaulois; pas un écolier qui ne fît impunément le saut qui coûta la vie à Manlius.
Rien de cela ne m'émut. Mais je me sentis pénétré de respect et d'admiration à l'aspect de la statue équestre de Marc-Aurèle. Le caractère de ce philantrope, de ce philosophe couronné, respire sur ce visage, où la sagesse et la bonté s'allient à la majesté la plus douce. Je ne m'étonnai plus en le voyant que des gens du peuple l'eussent pris pour un saint et invoqué comme tel: on en invoque de pires.
Je ne m'étonnai pas non plus, en voyant le cheval qui le porte, qu'après l'avoir établi sur sa base, Michel-Ange lui ait dit: Souviens-toi que tu vis, marche.
Quand l'heure où l'on pouvait se présenter sans indiscrétion chez le ministre de France fut venue, je courus chez lui. C'était alors Joseph Bonaparte. Pendant mon séjour à Corfou, de la légation de Parme il avait passé à celle de Rome. J'en reçus l'accueil le plus affectueux. Le palais qu'il devait habiter n'étant pas encore prêt à le recevoir, il logeait provisoirement dans une belle auberge qu'il occupait en entier avec sa chancellerie. Me témoignant le regret de ne pouvoir m'héberger, il m'invita à regarder sa table comme la mienne, et à venir y prendre place dès le jour même.
Dans cette première entrevue, si pressé qu'il fût, car il expédiait un courrier à son frère, il me fit plusieurs questions relativement à la position des Français à Naples. «La lettre du ministre de France vous en dira probablement sur ce sujet plus que je n'en pourrais dire», répondis-je, en lui remettant la dépêche dont celui-ci m'avait chargé; et lui laissant terminer sa correspondance, j'allai m'occuper de la mienne et écrire au général en chef la lettre que j'ai cru devoir consigner dans mes notes, parce qu'elle contient sur la mission que je venais de remplir des renseignemens qui en complètent l'histoire, et que je ne crois pas dénués d'intérêt[41].
À l'heure du dîner, la famille du ministre était réunie dans le salon: c'est là que je vis pour la première fois Mme Joseph Bonaparte, femme excellente, femme dont les grandeurs n'altérèrent pas la simplicité, et dont l'infortune n'a pas pu aigrir l'angélique bonté. J'y vis pour la première fois aussi Caroline Bonaparte; enfant encore, elle ne laissait pas deviner tout ce qu'elle a de viril dans le coeur, mais elle portait déjà sur son visage de petite fille l'indice d'une beauté qui aurait peu de rivales: ni l'une ni l'autre ne se croyait destinée à régner dans le royaume sur la frontière duquel nous nous trouvions.
Après m'avoir présenté à sa femme, ce bon Joseph me prit en particulier. «Vous avez évité, me dit-il, de vous expliquer sur notre ministre à Naples, il n'est pas aussi réservé à votre égard; lisez.» Et il me remit la lettre que je lui avais apportée de la part de ce ministre. Je lus, et je ne vis pas sans quelque surprise que c'était une dénonciation en forme contre moi.
Que ce diplomate crût devoir donner à un confrère un avis charitable, c'était chose toute simple, mais qu'il me fît porteur de cette lettre où il me signalait avec tant de bienveillance, c'était peut-être pousser un peu loin l'habileté diplomatique. Je ne m'en fâchai pas pourtant, au contraire: «Je n'ai rien à répondre à cela, dis-je à Joseph Bonaparte en la lui rendant, si ce n'est que notre ministre à Naples est encore plus malin que je ne croyais. Ce tour-ci est plaisant; ceux qu'il fait d'ordinaire sont moins spirituels, mais peut-être sont-ils plus risibles encore.—Voulez-vous parler de son économie? Monge m'en a déjà conté de ce genre, reprit Joseph. J'en sais aussi qui se sont passés sous mes yeux quand je le reçus à Parme. La libéralité n'est pas dans ses habitudes: sous ce rapport, rien ne me surprendra de lui; mais ce qui me surprend, c'est cette perfidie: je le croyais bonhomme.—Je crois, répliquai-je, qu'elle ne se borne pas à ce seul fait, et qu'une autre lettre dont je me suis chargé pour notre ministre à Florence, est un duplicata de celle que j'ai eu l'honneur de vous remettre. Je vous remercie de m'avoir mis dans cette confidence: j'aurai quelque plaisir à étudier sur la figure de cet autre diplomate l'effet que produira sur lui la lecture de cette circulaire, si, comme je l'espère, il la lit en ma présence; ce sera une véritable comédie.» Dès ce moment, au fait, il me fut impossible de penser sans rire à une malice qui tournait à la confusion de son auteur.
Parmi les convives, il se trouva plus d'une personne qui ont depuis acquis une grande illustration, non seulement par le rang où elles sont parvenues, mais par les titres qui les y ont portées: tel était le capitaine Arrighi, aujourd'hui duc de Padoue; tel était un chef de brigade que la réunion si rare des qualités du militaire et de l'administrateur, et que des services si divers et si éminens ont élevé à la plus haute des dignités de l'armée.
Je m'explique. Quatre mois avant, quand je me rendais de Milan à Venise, je remarquai entre Vérone et Vicence un officier qui, en voiture découverte, faisait ainsi que moi, et concurremment avec moi, cette route de toute la vitesse de la poste. Le caractère de sa figure à la fois noble et franche m'avait frappé: l'attrait qu'elle avait pour moi me faisait désirer, à mon insu, qu'elle appartînt un jour à un de mes amis. Le lendemain, ce n'est pas sans plaisir que je rencontrai la même figure à Venise, chez le commissaire-ordonnateur, où mes affaires m'avaient appelé. L'officier qui la portait m'avait remarqué de son côté; il me le prouva en me rendant avec bienveillance le salut bienveillant aussi que je lui fis. Mais à cela se bornèrent nos premiers rapports; nous n'eûmes ni le temps ni l'intention peut-être de nous parler. Je le vis partir sans savoir qui il était; sans avoir rien appris, si ce n'est qu'il y avait au monde une personne de plus qui me plaisait, et ne l'ayant pas rencontré depuis, je n'y avais plus pensé. Quel fut mon étonnement de le reconnaître dans le chef de brigade Suchet, qui me fut présenté par Joseph ou auquel Joseph me présenta! C'est alors que nous nous prîmes la main pour la première fois, et que nous formâmes tacitement un pacte qu'il n'a jamais renié, quelque intérêt qu'il ait eu à le faire dans les rapports où des destinées si différentes nous ont jetés depuis.
Les théâtres n'étaient pas ouverts. Pour y suppléer et amuser les dames, le ministre fit venir les buratini, marionnettes fabriquées avec un peu plus d'art que les nôtres, et jouant quelquefois des drames meilleurs que les nôtres aussi. Je ne me rappelle pas trop celui qu'ils jouèrent sur leur théâtre portatif; mais je me rappelle très-bien qu'il m'amusa beaucoup, et qu'avec leur visage de bois, ces comédiens m'ont paru valoir au moins telle marionnette à visage de chair, tel automate qui se meut sans y être contraint par le fil de Brioché.
La fontaine Égérie.—Les catacombes de Saint-Sébastien.—La Basilique de Saint-Pierre.—Le Vatican.—La chapelle Sixtine.—Une béatification.—La villa Albani.—Tivoli.—Départ pour Florence.
Je ne traînerai pas le lecteur de musée en musée; ce serait lui donner toute la fatigue que j'ai eue à les parcourir dans le court espace de temps que je passai à Rome, et lui faire un ennui de l'admiration. L'abondance des chefs-d'oeuvre est là si grande qu'ils se nuisent quand on ne met pas quelque intervalle dans ses visites. De ces sensations si rapprochées résulte pour les yeux une lassitude semblable à celle que donne à l'oreille un concert trop long, si brillant qu'il soit; dans le premier cas on finit par avoir besoin de ne plus voir, comme dans le second de ne plus entendre! Là où tout est également beau, rien ne paraît beau: Rome ressemble à une table trop splendidement servie, où les repas se succèdent si rapidement que l'appétit n'a pas le temps de renaître: on y est rassasié sans avoir mangé.
Qu'on me pardonne donc de ne pas rentrer dans ces musées dont l'inventaire d'ailleurs a été fait par tout le monde, et de m'occuper moins de Rome que de ses environs.
En prenant à son origine, c'est-à-dire au pied du Capitole, cette via Appia, contre laquelle ma voiture s'était brisée en sortant de Brindisi, j'arrivai par la porte dite autrefois Capena, à Saint-Sébastien, hors des murs. Dans cette antique église est l'entrée des Catacombes romaines, mine inépuisable de reliques, terre sanctifiée par le sang de cent soixante dix-huit mille et un martyrs. La dévotion, je l'avouerai, m'entraînait encore là moins que la curiosité, moins que le désir de connaître ces souterrains si fortement recommandés à tout voyageur français, par le danger qu'y courut le peintre Robert, et aussi par les vers que ce danger inspira au poëte Delille, qui faisait de beaux vers, n'en déplaise à tels et tels versificateurs, qui, à la vérité, font les vers tout autrement.
Ces Catacombes, qui n'ont pas été formées, comme celles de Naples et de Paris, par des extractions de pierre, n'offrent pas à l'oeil l'aspect menaçant, mais pittoresque de voûtes formées de masses irrégulières toujours près de se détacher. Rien n'y rappelle l'art de l'architecte. Creusées dans une terre brune, elles semblent moins avoir été fouillées avec le fer qu'avec les ongles: c'est un véritable terrier dont les allées basses et étroites ont été poussées dans mille directions. Plus attristé qu'effrayé, je me croyais là dans le royaume des taupes. Je conçus pourtant quel danger il y aurait à s'engager sans guide dans cet obscur labyrinthe. À mesure que je m'y enfonçais, l'aventure de notre Robert se représentait à ma mémoire avec plus de force et me faisait frissonner: je n'attendis pas pour en sortir que les bougies qui m'éclairaient tirassent à leur fin.
J'ai cru retrouver quelque ressemblance entre les carrières des Gobelins à Paris et les Catacombes de Rome, à la couleur près.
Au retour, après avoir passé au pied de la tour de Cecilia Metella, appelée Capo di Bove par le peuple, qui n'est frappé que des têtes de boeuf figurées dans la frise dont ce monument est orné, j'allai voir la fontaine Égérie. Dépouillée du prestige que lui prêtait la tradition, ce n'est plus aujourd'hui qu'une grotte muette et solitaire, tapissée de scolopendres et de capillaires, où de la niche d'une statue mutilée s'échappe ou plutôt s'épanche à travers des marbres brisés une source des plus limpides. La nymphe n'a pas été dégotée par un saint.
Je sais d'autant plus mauvais gré aux Romains modernes de dérober les monumens de Rome ancienne aux dieux auxquels ils étaient consacrés, que les chrétiens n'ont pas besoin de recourir à cet expédient pour donner à leur culte des temples dignes de sa sublimité: c'est ce que je me disais en voyant Saint-Jean-de-Latran, et surtout après avoir vu Saint-Pierre.
Saint-Pierre! La tête de l'homme a-t-elle jamais rien conçu de si vaste, la main de l'homme a-t-elle jamais rien construit de si grand! quel temple que celui où le plus grand des temples antiques ne figure que comme accessoire, et dont le dôme égale, surpasse même en diamètre la totalité du Panthéon. Dans ce monument tout est colossal: tant que l'homme ne s'y présente pas, tout y paraît pourtant de grandeur naturelle, tout, jusqu'aux supports de la coquille où l'eau bénite vous est offerte, tout jusqu'à ces enfans auprès desquels le plus haut des soldats du pape semble un pygmée.
Comme la foi qui s'y manifeste, là tout sera éternel: le temps est sans puissance même contre les décorations des chapelles dont l'intérieur de ce temple est entouré, et qui ont chacune la dimension d'une église: les objets, figurés ailleurs sur la toile par le pinceau, sont colorés par les marbres dans ces tableaux qui n'ont pas été peints, mais bâtis; tableaux inaltérables comme le bronze qui les encadre, comme la pierre qu'ils recouvrent.
Que l'homme est petit dans cette immense production de son génie, sous ces arceaux dont son oeil peut à peine mesurer la hauteur, dans cette nef dont son regard embrasse à peine l'immensité, sous ces voûtes où la foule qui accompagne la marche triomphale du souverain pontife se perd comme une procession de fourmis, et où le souverain pontife lui-même ne semble qu'un point, malgré les artifices employés pour lui donner plus de volume sur le palanquin où on le promène, où on l'exalte en brûlant sous son nez des étoupes, symboles de sa gloire éphémère, comme le lui rappellent ces paroles: Sic transit gloria mundi (ainsi passe la gloire de ce monde), paroles que lui font corner par un porte-voix ses envieux et même ses courtisans le jour de son exaltation.
Le saint qui donne son nom à cette basilique, le prince des apôtres, y occupe, comme de raison, une place éminente. Le bronze dont sa statue est formée est, dit-on, celui de l'ancien Jupiter Capitolin. La destinée de ce métal, qui, après avoir été adoré comme maître des dieux, l'est comme prince des apôtres, me rappelait celle de plus d'un personnage qui, se maintenant dans la même position sous tous les régimes, semblent être aussi des idoles inamovibles.
Près de ce monument de la piété universelle, près de cette métropole de la catholicité, est le Vatican, séjour des papes, siége du pouvoir pontifical, atelier où se tissent les décrets qui gouvernent l'Église, arsenal où se forgent les foudres qui la défendent. La magnificence de ce palais n'est pas moindre que celle du temple.
On ne concevrait pas comment le trésor de l'église de Rome aurait pu suffire à tant de dépenses, si depuis dix siècles il n'était alimenté par les contributions des peuples et des rois. Cette réflexion m'en suggéra une autre: que les zélateurs d'une religion subviennent aux besoins du premier pontife de cette religion, et qu'ils y subviennent largement, c'est juste, sauf toutefois à discuter ses besoins. Mais cela posé, ne s'ensuit-il pas que tous les contribuables devraient participer à l'élection du fonctionnaire qu'ils soldent, et n'est-il pas singulier que le chef de l'Église universelle ne soit élu que par quelques cardinaux qui, pour la plupart Italiens, ont pour principe de ne choisir qu'un cardinal et qu'un Italien?
Les chefs-d'oeuvre accumulés dans Saint-Pierre et dans le Vatican ont été énumérés et décrits mille fois. Je ne referai pas ce qui a été fait le mieux possible; je dirai seulement que la fécondité du génie qui a satisfait à tant de demandes n'est pas moins surprenante que la prodigalité qui a pu satisfaire à tant de dépenses.
Parmi ces chefs-d'oeuvre, deux prodiges surtout m'ont confondu: la fécondité de Raphaël prouvée par tant d'ouvrages; la fécondité de Michel-Ange prouvée par un seul, le Jugement dernier.
Dans ces diverses excursions, je fus surpris de trouver certains quartiers de Rome absolument déserts. «Ses habitans, me dit-on, vont passer ce mois-ci ailleurs.—Et pourquoi?—Perchè? l'aria cattiva.» En effet, à commencer par le pape, qui à des époques déterminées va chercher, dans un quartier différent de celui qu'il habitait, un air plus sain, un habitant de Rome, pour peu qu'il craigne la fièvre, change de domicile à ces époques. Ainsi tous les quartiers de Rome ne sont pas simultanément habités toute l'année; il en est même qui sont absolument abandonnés: ce qui explique le peu de rapport qu'il y a entre l'étendue de la ville et le nombre de sa population.
D'antiques monumens, décorés surtout par de grands souvenirs; des édifices modernes enrichis par tous les arts, et ne rappelant guère que les prodigalités du népotisme; le luxe au-dehors des maisons; la misère dans l'intérieur; bien plus, la misère et la gueuserie dans les rues sous l'habit ecclésiastique qui là est revêtu par toutes les professions, voire les plus profanes; telle est, en résumé, la Rome matérielle, vaste séminaire, immense hôpital entretenu par les aumônes de la catholicité.
Quant à la Rome morale, Masson de Morvillers en a ébauché assez plaisamment la miniature dans ces vers qu'il aimait à réciter et que j'ai retenus:
Aujourd'hui cette triste Rome
Arme d'agnus ses fantassins,
Ce Capitole, qu'on renomme,
Est gardé par des capucins,
Et l'on y fait encor des saints,
Ne pouvant plus y faire un homme.
Averti un matin qu'à midi précis on faisait un saint à ma porte, dans l'église du coin, et curieux de savoir comment on s'y prenait pour cela, j'y courus.
Ce n'était pas toutefois de canonisation qu'il s'agissait, mais de béatification, choses différentes, la canonisation étant l'acte par lequel le pape déclare, en conséquence de miracles dûment constatés, que le prédestiné dont ils émanent doit être honoré comme saint dans toute la catholicité, et la béatification un acte par lequel Sa Sainteté, l'avocat du diable entendu, et nonobstant son opposition, se borne à déclarer que l'individu en question est admis au nombre des bienheureux, et qu'il peut être honoré comme saint, bien qu'il ne soit pas inscrit aux sacrés diptyques.
Pour arriver à la canonisation, il faut passer par la béatification, comme il faut avoir été compagnon pour être reçu maître: mais cela ne se faisant pas sans frais pour la patrie du canonisé, l'une ne suit pas toujours l'autre. Voilà pourquoi Benoît Labre, de Boulogne-sur-Mer, ne sera jamais qu'un bienheureux. La France, qui n'a plus d'argent de trop, fournirait-elle aujourd'hui cent mille écus pour faire un saint de ce gueux-là?
Le béatifié était Espagnol: l'Espagne ne lésina pas; aussi tout alla-t-il au mieux. Le pape officia lui-même dans l'église où se fit la solennité.
Sa Sainteté s'y rendit dans un carrosse à huit chevaux, conduits par un cocher et des postillons habillés en damas cramoisi, chaussés de bottes de maroquin rouge, et dont les doigts, surchargés de camées, se perdaient sous des manchettes de dentelle comme le jabot dans lequel ils se rengorgeaient. Coiffés en ailes de pigeon, poudrés à frimas, et laissant leurs cheveux flotter librement par derrière, comme autrefois les procureurs et les conseillers au Parlement, ces serviteurs du serviteur des serviteurs portaient le chapeau sous le bras, bien que le soleil tombât à plomb sur leur tête d'où ruisselaient la sueur et la pommade. Le cortége pontifical était ouvert par le porte-croix, dont le mulet blanc me parut tout aussi noir que celui qu'il montait à Paris. Ce cavalier-là était ecclésiastique et en portait l'habit. Cet appareil m'inspira plus de gaieté que de vénération.
Pendant la messe, une excellente musique fut exécutée par des abbés des deux sexes; quelque nature de voix qu'on possède, on ne peut chanter devant Sa Sainteté qu'en culottes, bien plus, qu'en habit ecclésiastique, l'habit ecclésiastique étant à Rome ce qu'est l'habit militaire à Berlin, l'habit par excellence.
C'est à cette cérémonie que je vis Pie VI. Aucun de ses prédécesseurs n'eut plus que lui la représentation d'un souverain pontife. C'était un homme grand, très-droit, quoiqu'il eût alors près de quatre-vingts ans. Il portait avec une dignité remarquable sa tête pleine de noblesse et de bonté. Sa jambe n'était pas moins belle, disaient les dames romaines.
Pas de fête à Rome sans fusées. Le soir, on tira devant l'église où la béatification s'était faite un beau feu d'artifice. La place était entourée d'échafauds élevés à la hâte pour les curieux. Ces amphithéâtres ont quelquefois plus de capacité que de solidité. Une Française, femme très-remarquable par sa figure et par son esprit, et très à la mode dès ce temps-là, prit place sur un de ces châteaux branlans parmi l'élite de la société romaine. Elle avait, je crois, pour cavalier, Auguste Colbert, ce militaire dont la destinée fut si courte et si brillante, et qui, brave comme Achille, était beau comme l'Amour grec. La résistance n'étant pas en rapport avec le poids, l'échafaud s'écroule. Les accidens les plus graves devaient s'ensuivre. Pas du tout: la dame, qui n'est pas tombée sur la tête, est fort surprise de se trouver assise sur la face rebondie d'un abbé qui se dégageant sans trop d'empressement de dessous un si doux fardeau, s'évade en s'époussetant et sans se plaindre, après avoir ramassé son chapeau. En effet, il n'avait pas la figure trop meurtrie.
Tous les jours du nouveau, et tous les jours la même chose; des monumens le matin, et des jardins le soir. Après avoir vu sans me donner un moment de relâche les fresques du Vatican, les statues du Capitole, le Musée Clémentin, le Musée Braschi, la villa Albani, où les chefs-d'oeuvre de l'art antique sont amassés, sont entassés avec tant de magnificence, la villa Borghèse où ils sont dispersés avec tant de goût dans un jardin si pittoresque, la villa Pamphili, où l'eau module des concerts et chante au lieu de murmurer; rassasié des merveilles de l'art, je soupirais après d'autres objets d'admiration, j'avais besoin de reposer mes yeux, j'avais besoin de revoir la nature; je partis pour Tivoli.
Ille terrarum præter omnes
Angulus ridet:
ce petit coin de terre me plaît plus qu'aucun autre, dit Horace. Préférence facile à concevoir pour quiconque a parcouru la contrée où vaticinait la sibylle Tiburtine, et que domine encore son temple, la contrée que le Téverone anime et rafraîchit de ses cascades, la contrée où l'eau d'or[42] promène une eau si salubre, et où jaillit cette fontaine de Blandusie dont les eaux sont presque aussi pures, dont le murmure est presque aussi doux que les vers qu'elle a inspirés.
Pendant deux jours je parcourus ce pays enchanté. À chaque pas je rencontrais Horace sur l'antique terre des Sabins, comme dans la Campanie à chaque pas j'avais rencontré Virgile. Qu'il était bien choisi le site où cet épicurien avait établi sa maison près de la grotte retentissante des flots de l'Albunée, près des bosquets de Tibur, près des vergers où l'Anio se précipite et qu'il arrose de ses eaux rapides!
Domus Albaneæ resonantis,
Et præceps Anio, et Tiburni lucus, et uda
Mobilibus pomaria rivis.
Horace avait trouvé l'Élysée sur terre: la preuve en est que des capucins ont fait de sa maison leur paradis.
Ce petit voyage me fut d'autant plus agréable, que je trouvai à l'auberge où j'étais descendu la dame dont j'ai parlé plus haut, femme aussi spirituelle qu'il se puisse, femme qui ne sent rien modérément et qui n'exprime rien qu'avec passion. Rien d'aussi piquant que sa conversation pleine de mouvement et d'esprit, si ce n'est sa physionomie.
Nous parcourûmes ensemble les ruines de la villa Adria, moi à pied, elle sur un âne; celui-là n'était pas tonsuré. Notre conversation était d'autant plus gaie qu'avec nous marchait une espèce d'Allemand, qui par sa naïveté prêtait sans cesse un nouveau sujet d'amusement à l'intarissable malice de la pèlerine.
Les ruines de la villa Adria donnent une grande idée de sa magnificence et de l'étendue de cette retraite que se bâtit Adrien, et que ce philosophe s'est faite avec les trésors d'un empereur. Il n'y reste toutefois aucun des ornemens que sa passion pour les arts y avait accumulés, si ce n'est le stuc dont ces murs sont enduits, et qui depuis dix-sept cents ans résiste à l'intempérie des saisons. Les objets précieux qu'on y a trouvés sont dispersés dans les Musées de Rome.
Remarquons à cette occasion que la plupart de ces objets sont des marbres. Les bronzes y étaient rares, et c'est tout simple: ce métal ayant une valeur indépendante de la forme que l'art peut lui prêter, les barbares (et il faut mettre à leur tête le pape Urbain VIII, qui, pour armer le château Saint-Ange, fit convertir en canons les bronzes dont la voûte du Panthéon était ornée); les barbares, dis-je, n'ont pas respecté cette forme; ils ont dû fondre tout le bronze qui n'a pas été enfoui. Quant aux marbres sculptés, ils ne se donnaient pas toujours la peine de les déshonorer. Ainsi est resté intact le fût de la colonne Trajane, du haut de laquelle a été précipité le bronze qui représentait le meilleur des hommes.
Le choix de la matière n'importe pas peu à la conservation des monumens; c'est de là surtout qu'elle dépend, et l'action du temps est moins à redouter encore pour elle que la cupidité des hommes. Le plus solide des monumens de Paris, la colonne napoléonienne, en est le moins durable par cela même que la matière en est plus précieuse.
Le pauvre Hacquart cependant s'était remis au lit; la fièvre l'avait repris plus vivement que jamais. Plus prudent à Rome qu'à Naples, il me déclara à mon retour qu'il reconnaissait l'impossibilité de se remettre en route avec moi, et l'impossibilité où j'étais d'attendre pour partir qu'il fût en état de me suivre; en conséquence, il me rendit ma liberté.
Rien ne me retenant à Rome, et plus d'un intérêt me rappelant au quartier-général qui était transporté aux extrémités du Frioul, j'allais partir seul, quand Suchet me demanda si je voulais lui donner deux places jusqu'à Padoue où il avait laissé sa demi-brigade, et faire ménage avec lui pendant le voyage. Sa proposition fut acceptée avec joie, comme on l'imagine.
Suchet n'était pas encore ce qu'il a été depuis; mais on ne pouvait pas trouver dans un compagnon plus brave un coeur plus loyal, un caractère plus aimable. Après avoir pris congé de l'ambassadeur et de son excellente femme, nous partîmes pour Florence le 29 septembre.
Pendant mon séjour dans la ville sainte, je n'eus qu'à me louer du gouvernement romain, car je n'eus pas à m'en plaindre. Je ne sais s'il fit attention à moi, mais je sais qu'il ne me força pas une seule fois à faire attention à lui, et que je vécus à Rome comme j'avais espéré vivre à Naples, occupé d'arts et de plaisirs, sans être entravé dans mes jouissances par aucune distraction suscitée par la police. Les Romains me semblaient avoir abjuré cette fureur anti-révolutionnaire qui avait antérieurement assassiné Basseville, et qui quatre mois après assassina Duffault; les affaires allaient alors chez eux comme dans le bon temps, comme au temps de Benoît XIV, qui définissait ainsi la constitution romaine: Le pape ordonne; les cardinaux n'obéissent pas, et le peuple fait ce qu'il veut.
Cette tranquillité des esprits était alors d'autant plus remarquable, qu'en conséquence du traité de Tolentino, le pape, pour s'être mêlé des affaires de ce monde, payait je ne sais combien de millions; que des commissaires français venaient d'enlever de la capitale des arts cent chefs-d'oeuvre tant de la sculpture antique que de la peinture moderne; que la Transfiguration et la Communion de saint Jérôme étaient en route pour Paris avec le Laocoon et l'Apollon, et que le Capitole, comme au jour de la désolation le temple de Jérusalem, retentissait de ces paroles, les Dieux s'en vont[43].
Considérations générales sur les monumens de Rome.—Du traité de Tolentino.—Pétition des artistes français contre un article de ce traité.—Réflexions sur cette pétition.—Comparaison des monumens romains avec quelques monumens français, et particulièrement avec le palais et les jardins de Versailles.
En résumé, Rome, c'est de la reine du monde que je veux parler d'abord, excita mon étonnement plus que mon admiration. À voir tant de monumens accumulés par tant de siècles dans une même enceinte, il y a de quoi s'étonner, mais admirer, c'est autre chose. Ce dernier sentiment n'a guère été excité en moi que par les ruines du Colysée: celles-là répondaient à mon attente: elles m'ont dit ce que c'était que la Rome ancienne, elles m'en ont donné la mesure, elles m'ont donné une idée approximative de sa puissance et de sa population[44]; j'y ai reconnu l'oeuvre des Flaviens, l'oeuvre des maîtres de la terre, l'oeuvre des courtisans du peuple-roi. Ces témoignages-là sont complets pour moi; en face d'eux mon imagination ne peut pas aller plus loin que la réalité.
Je n'en puis dire autant des débris d'aucun autre édifice de la Rome antique, pas même de ce Panthéon, si parfait dans son ensemble. Ce temple, où les dieux de toutes les nations étaient hébergés, est bien étroit pourtant de locataires, et Michel Ange l'a réduit à de bien petites proportions quand il en a fait un accessoire d'un édifice moderne, quand il l'a transporté sur la basilique de Saint-Pierre dont la coupole, modelée sur lui, ainsi que je l'ai dit, lui est égale au moins en hauteur et en diamètre.
Plus grande est l'idée qui se rattache à ces monumens, moins ils me semblaient grands. Ils me rappelaient des prodiges et ne m'en montraient pas. Ils me contrariaient en ce qu'ils me rapetissaient la Rome que je m'étais bâtie, et qu'ils me forçaient à rapetisser mes Romains pour les proportionner à la Rome qu'ils me montraient.
Le désappointement que j'éprouvai tient peut-être aux idées fausses que nous prenons des peuples anciens dans nos premières études; mettant les monumens d'accord avec leurs actions, nous prêtons à ces monumens un caractère gigantesque qui très-rarement s'y retrouve.
C'est hors de Rome surtout qu'il faut aller chercher aujourd'hui des vestiges de la grandeur romaine. C'est dans les voies qui traversant en tous les sens les provinces de l'empire, comme les artères s'étendent du coeur aux extrémités du corps, du Capitole s'étendaient au Rhin, à l'Océan, à la Propontide, aux limites de l'univers connu; c'est dans ces aqueducs qui forçaient les rivières à venir, à travers mille obstacles et en dépit de l'éloignement, assainir et embellir la capitale du monde, qu'on reconnaît l'empreinte de son ancienne domination; ce sont les ossemens d'après lesquels on peut juger de l'immensité du corps dont ils dessinent le squelette; ce sont les ressorts sur la proportion desquels on peut estimer l'énergie du moteur dont ils transmettaient la volonté à tous les membres de l'automate romain.
Il en est autrement de la Rome moderne. Si ses monumens sont en discordance avec sa grandeur réelle, ce n'est certes pas en ce qu'ils la diminuent; l'intérêt des arts écarté, c'est leur magnificence qu'on accuserait.
La basilique de Saint-Pierre est sans comparaison le plus beau temple qui existe, le plus beau qui ait existé: que de trésors il me représente! que de richesses y sont étalées, enfouies, englouties! Si, comme le temple de Jérusalem, ce temple, consacré au Dieu unique, était unique en Israël, on pourrait applaudir sans réserve aux efforts et aux sacrifices qui ont concouru à sa construction, et j'aimerais à voir en lui le produit d'une pieuse et libre cotisation de tous les fidèles. Mais est-ce là l'idée que réveille l'aspect de ce produit d'extorsions et de déceptions, de ce produit du honteux trafic de la miséricorde céleste, de ce produit de la vente des indulgences! D'ailleurs rien là qui ne vous entretienne de saint Pierre, vicaire de Dieu, et du pape, vicaire de saint Pierre; mais de Dieu, c'est autre chose. C'est moins la puissance divine que la puissance pontificale qu'atteste ce monument construit avec les tributs de la crédulité plus que de la piété.
Le luxe des églises et des couvens provoque les mêmes réflexions. C'est moins à Dieu qu'à saint Dominique, ou à saint François, ou à saint Romuald, que sont consacrés ces édifices plus magnifiques que les palais de plus d'un souverain, et bâtis par des moines qui font voeu de pauvreté!
Mais écartons ces idées, et ne considérons que dans l'intérêt des arts ces asiles que les modernes ont ouverts aux débris de l'antiquité. N'importe, après tout, pour quel motif les colonnes qui ornaient les temples des dieux, et les pierres même qui furent ces dieux, sont conservées, pourvu qu'on nous les conserve. C'est à lui que l'Europe est redevable de la renaissance des arts; c'est par lui que, bien que déchue de l'empire, Rome est encore la première ville du monde. La légitimité des tributs qui à ce titre lui sont portés par les nations civilisées, ne peut être contestée. Ils honorent également la ville qui les reçoit et les nations qui les paient.
L'homme du siècle, à Tolentino, constatait la valeur de ces trésors-là, quand il les préférait aux millions dont le gouvernement romain restait débiteur envers la France, aux termes des traités. Avoir souscrit à cette compensation est un des hommages les plus éclatans qui aient été rendus aux arts, en quelque temps que ce soit. Jamais propriété ne fut plus noblement et plus légalement acquise que celle de ces objets. Néanmoins on a dit, pour justifier la violence avec laquelle, au mépris des capitulations, ils ont été enlevés de notre Muséum en 1815, qu'on n'avait fait en cela que nous imiter. Le droit qui nous les avait appropriés n'était-il donc pas consacré par les traités? n'était-il pas reconnu par le pape lui-même, qui est infaillible, comme on sait?
«Quand je présentai le traité de Tolentino à la sanction de Pie VI, alors régnant, non seulement il ne montra aucune répugnance pour l'exécution de l'article relatif aux monumens, m'écrivait M. Miot, alors ministre de France auprès de Sa Sainteté, mais il s'exprima en ces termes: «Questo è una cosa sacro-santa, ceci est une chose sacrée; j'ai donné mes ordres pour que cet article soit strictement exécuté. Rome, après ce sacrifice, sera encore assez riche en monumens, et il n'est pas trop cher pour assurer la paix et le repos de mes sujets.»
Ces objets représentaient cinq millions, dont on allégea la contribution qui avait été frappée sur les États romains. Quelle somme remplacèrent-ils quand le duc de Wellington, qui prétendait donner une leçon de morale à la France, spoliait notre Musée dont la conservation était mise par les capitulations sous la protection de sa loyauté? Le duc de Wellington diminua-t-il en rien les exactions qu'il fit supporter à la France en récompense de la dynastie qu'il lui ramenait?
Que les nations jalouses nous aient enlevé ces trophées, et que Rome ait envoyé le sculpteur Canova pour emballer l'Apollon qu'elle a repris, mais non pas reconquis, cela se conçoit. Mais conçoit-on qu'au moment où nos armes nous les donnaient, des Français, bien plus, des artistes français, aient fait tout ce qui dépendait d'eux pour nous faire répudier ces dons de la victoire?
Dès que les dispositions du traité de Tolentino furent connues à Paris, une espèce de vertige s'empara de l'esprit de quelques individus, parmi lesquels il y en avait de sages pourtant, quand ce ne serait que mon ami Vincent. Leur deuil, à cette nouvelle, fut plus grand que celui des Romains qui virent émigrer leurs pénates avec assez d'indifférence; ils se réunirent, non pour voter des félicitations et des actions de grâces au général qui dotait le Louvre des dépouilles du Capitole et du Vatican, mais pour protester en quelque sorte contre une stipulation qui l'enrichissait, et pour aviser aux moyens d'en empêcher l'exécution. Par une pétition signée d'un certain nombre de peintres, le gouvernement était prié de ne pas souffrir que ces objets sortissent de Rome, et de révoquer le décret d'exil qui les arrachait à la terre classique des arts, au ciel rayonnant de l'Italie, à son climat conservateur, et les exposait aux dangers d'un long voyage pour les transporter sur le sol fangeux de Paris, sous le ciel brumeux des Gaules. Si telle n'était la lettre de la requête, tel en était le sens.
Heureusement n'y fit-on pas droit. Le voyage des dieux de Rome ne fut pas contremandé; et loin d'improuver un héros qui, après tout, ne faisait en Italie que ce que les Romains avaient fait en Grèce, que ce que les Vénitiens avaient fait à Constantinople, le Directoire fit de la réception de ces nobles trophées l'objet d'une solennité digne également d'eux et du peuple qui les avait conquis. Cette fête, que tous les arts s'empressèrent d'embellir, et à laquelle le triomphateur lui seul manquait, rappela ces triomphes où les Paul Émile, où les Lucullus étalaient aux yeux du peuple-roi les statues, les marbres, les bronzes, les tableaux, les trépieds, dépouilles des nations vaincues; et Paris, recueillant presque malgré lui les chefs-d'oeuvre de l'art antique et de l'art moderne, n'eut plus rien à envier à Rome, qui cessa un moment d'être la capitale des arts.
Rome cependant ne perdait pas tout attrait pour le voyageur et pour l'artiste. Ce ciel si pur, objet de l'admiration de nos peintres, cette terre si riche en beautés naturelles, si abondante en monumens et en souvenirs, ne sont-ce pas là des trésors dont l'avidité des conquérans, pas plus que leur barbarie pu même leur admiration, ne saurait la déshériter? Tivoli et ses cascades, Albano et son lac, Frascati et ses ombrages, richesses inhérentes à cette terre qui la porte et l'environne, y existaient avant les biens qu'elle tenait des arts et de la guerre; elles leur survivront tant que les volcans que recouvre l'antique Latium, et dont la présence se fait reconnaître sur tant de points de la péninsule, n'en auront pas bouleversé la surface.
Parlerai-je des monumens de la Rome moderne? Je suis loin de me donner pour connaisseur en matière d'architecture. Je n'ai point étudié cet art; je n'en juge guère que par impression, que par sentiment; mais cela m'ôterait-il le droit d'en dire mon avis? L'homme le moins instruit dans un art n'est pas toujours celui qui en juge le plus mal. S'il est dénué de principes, du moins est-il exempt de préjugés; s'il ne sait pas démontrer les moyens de bien faire, du moins reconnaît-il les produits auxquels ces moyens ont été appliqués, et distingue-t-il entre ce qui est bien et ce qu'il y a de mieux. Indispensable pour professer et pour pratiquer, la théorie d'un art ne l'est pas pour le sentir, pas plus que le génie n'est nécessaire pour sentir les productions du génie. Autrement le Bramante, Raphaël, Michel Ange, le Poussin auraient-ils tant d'admirateurs? La science seule peut produire et enseigner comment on produit. L'ignorance peut, quoique les secrets de l'art lui soient cachés, en apprécier les résultats. Ce qui est vraiment beau l'est pour tout le monde. Je n'hésite donc plus à rendre compte de mes sensations, sans avoir, bien entendu, la prétention de donner des règles.
Je le répète, j'ai été plus étonné qu'enchanté de la Rome des papes. Nulle part je n'ai trouvé une aussi grande quantité de monumens sacrés ou profanes entassés, pressés dans une même enceinte; mais le rapprochement de tant d'édifices magnifiques est précisément ce qui pour moi nuisait à leur effet.
Indépendamment de ce qu'elles s'éclipsent réciproquement, accumulées ainsi sur un point, les choses les plus rares, les plus précieuses, semblent communes et vulgaires. Dans une réunion de géans on ne verra que des hommes ordinaires, s'il ne se trouve auprès d'eux un homme de grandeur commune qui puisse servir de point de comparaison pour les mesurer.
Il est encore un rapport sous lequel l'aspect de Rome me fatiguait aussi: c'est la prodigalité avec laquelle toutes les richesses de l'architecture y sont déployées dans les monumens modernes. Partout des façades surchargées de sculpture; partout les trois ordres entassés les uns sur les autres; luxe importun à l'oeil, luxe semblable à celui de ces habits surchargés de broderies, qui sont relégués par le bon goût dans la garde-robe du buffo carricato.
Les anciens s'y prenaient autrement pour exciter l'admiration. C'est dans l'opposition de l'ensemble avec les détails, et de la simplicité du fond avec l'élégance des accessoires, qu'alliant l'économie à la magnificence, ils cherchaient, ils obtenaient les plus grands effets. Dans le Panthéon, par exemple, avec quel discernement les ornemens ne sont-ils pas distribués? Ils ne manquent nulle part où l'oeil les attend, et ne se montrent nulle part où il les repousserait. Rien de plus simple et rien de plus grand tout ensemble. Dans les monumens, comme dans les hommes, c'est un des premiers attributs de la véritable grandeur que la simplicité. Voilà sans doute pourquoi le Panthéon et certain petit temple de Vesta avaient plus de charmes pour moi que les somptueux édifices, dont la piété pontificale les a environnés.
Cette économie, j'aime encore à la retrouver dans la distribution des accessoires qui meublent un intérieur. Les statues, les bas-reliefs, les vases, les tableaux, perdent aussi de leur prix pour moi là où ils foisonnent. Sollicitée par tant d'objets, mon attention ne peut s'arrêter sur aucun; après avoir vu mille chefs-d'oeuvre, sans en avoir réellement vu un, je sortais des musées plus fatigué que satisfait. J'avais véritablement besoin de repos quand je quittai cette Rome, où les plus beaux produits de l'art antique et de l'art moderne, entassés plutôt qu'exposés, semblent attendre, comme dans une boutique ou dans un garde-meuble, qu'on en fasse l'emplette ou l'emploi.
Cette fatigue, toutefois, je ne l'éprouvai pas dans mes promenades au Vatican. Là ces ornemens sont distribués avec une logique, passez-moi l'expression, qui ne se retrouve pas ailleurs; là les tableaux se tiennent comme des chapitres d'une même histoire; là il y a réunion et non pas confusion, et conséquence de ce que vous avez vu; là ce que vous voyez est une préparation à ce que vous allez voir.
Qu'on remarque bien qu'ici je parle de l'effet des objets et non de leur valeur; Dieu me garde de la contester. Le bon goût veut de l'économie dans la prodigalité même.
Cette alliance de l'économie avec la prodigalité caractérise, à mon avis, la beauté de Versailles. Toutefois, familiarisé dès l'enfance avec le luxe de son palais et de ses jardins, je n'avais rien vu d'abord de prodigieux dans tout cela, et je le tenais moins pour beau que je ne tenais pour vilain ce qui ne lui ressemblait pas. À mon retour d'Italie, j'en jugeai autrement. C'est à Rome que j'ai appris à estimer Versailles. Mais il m'a fallu faire sept à huit cents lieues pour savoir ce que valait ce qui était à ma porte.
Depuis, je ne revois pas sans admiration ce que d'abord j'avais vu avec indifférence. Je ne connais pas de palais qu'on puisse comparer à celui-là du côté du jardin. Nulle part la magnificence ne se concilie mieux avec la raison. Cette immense façade ne se compose pas comme celle de tant d'édifices romains de plusieurs étages, de colonnes d'ordres divers, entées les unes sur les autres, comme les divisions d'un mât ou comme les tubes d'une lunette, mais d'une colonnade supportée par un soubassement qui, en lui donnant de l'élégance, donne aussi le caractère de la solidité à ce vaste édifice chargé de trophées qui signalent les victoires dont s'enorgueillissait la France à l'époque où il fut construit, et la gloire dont resplendit l'intérieur de ce monument que s'est élevé le plus superbe des rois.
Les jardins de Versailles ne sont pas moins étonnans que son palais, et le génie de Le Nostre n'est pas moins prodigieux que celui de Mansart. Du haut de cette élévation qu'il taille, qu'il manie à sa fantaisie, et sur laquelle est assise la résidence royale, avec quel art il s'empare de tout le pays qui l'environne! avec quel art il en rattache tous les détails à ce centre commun! Comme des rayons émanés d'un même foyer, de longues et larges allées, dirigées dans tous les sens, vous donnent une idée de ce parc immense sans vous en donner la mesure, car vos yeux n'en peuvent apercevoir les bornes. N'est-ce pas là l'emblème du pouvoir royal tel qu'il existait alors, du pouvoir que Louis XIV s'était fait, et que ne circonscrivait aucune limite?
J'entends tous les jours reprocher aux jardins de Le Nostre la symétrie de ses plans, et regretter qu'aux allées régulières qui caractérisent son système, on ne substitue pas ces allées sinueuses qui serpentent dans certains labyrinthes qu'on appelle jardins pittoresques. Cela, dit-on, est bien plus conforme à la nature. Je ne sais pas si cet argument est bien concluant quand il s'agit des jardins d'un palais. Si le luxe dans ses jardins doit toujours prendre la nature pour modèle, pourquoi ne se contente-t-il pas de la nature même? pourquoi ne se contente-t-il pas du site qu'elle a fait à son habitation? Mais dans le jardin même d'une maison bourgeoise la nature veut être ornée: à plus forte raison doit-elle être ornée autour d'un château, et d'un château royal. Il y faut là plus de façon; il faut que l'accessoire s'accorde avec le principal.
Réservons pour les habitations d'un ordre inférieur l'emploi du système irrégulier, de ce système qui, par d'heureux artifices, sait déguiser l'exiguïté du terrain qu'il embrasse. Dans un petit terrain, le but de l'art est d'en montrer un grand. Mais permettons à un palais, centre d'où l'on doit tout voir, et qui doit être vu de partout, de déployer dans toute leur étendue les dépendances qui l'environnent. Ce principe est applicable surtout aux jardins que la munificence royale ouvre au public. Quant à ceux où le prince se réfugie et vient vivre en particulier et chercher le repos ou cacher son oisiveté, c'est différent. Comme c'est pour lui seul qu'ils sont faits, comme c'est l'isolement qu'il leur demande, que l'art multiplie les moyens de l'y soustraire aux regards importuns, c'est dans l'ordre. Rien ne convient mieux que le système anglais à cet intérêt qui, auprès du parc de Versailles, a planté les bosquets de Trianon.
Revenons à Rome. Ses plus beaux jardins, tels que ceux du Quirinal et du
Vatican, tels que ceux de la villa Albani et de la villa
Pamphili[45], sont dessinés à la française. Celui de la villa
Borghèse seul, par exception, offrait dans cette ville un échantillon
du genre anglais, comme en Angleterre le parc de Kinsigton, dessiné par
Le Nostre, offre un échantillon du genre français. Ne décrions donc pas
à Paris ce qu'on ne dédaigne pas à Londres et ce qu'on admire même à
Rome.
On ne conclura pas, j'espère, de ceci, que j'aie la prétention de faire prévaloir un genre sur l'autre: tous deux ont un mérite qui leur est propre; mais il faut savoir les adapter aux convenances. Employons-les avec discernement, et n'en proscrivons aucun; je serais aussi fâché de voir détruire Windsor, que je l'ai été de voir détruire Marly.
Et la démolition de Versailles, que de fois ne l'a-t-on pas demandée! Spéculation de la bande noire, de ces gens qui ne voient dans un monument que des matériaux, si beau que soit l'ordre dans lequel l'art les a rangés. Conservons Versailles, ne fût-ce que comme un témoin de la puissance de l'art et du génie. Les temps antiques, non plus que les temps modernes, n'ont rien à mettre en comparaison avec ces jardins où la nature est partout vaincue, ces jardins où des marais impurs ont fait place à des parterres ornés de fleurs et de bassins, et des plaines arides à des bosquets égayés, rafraîchis par des eaux jaillissantes, et animés par une population de chefs-d'oeuvre, ces jardins où les flancs d'une montagne ouverte pour abriter une forêt d'orangers se revêtent de la base au faîte de degrés de marbre qui vous portent à des terrasses plus magnifiques que celles dont les traditions ornent les jardins de Sémiramis.
Enfant encore, j'ai vu tomber sous la coignée les vieux arbres plantés par Louis XIV. Ceux par lesquels Louis XVI les a remplacés sont aujourd'hui dans toute leur vigueur. Puisse la manie de détruire sous prétexte de renouveler, respecter ces restes d'une magnificence qu'a épargnés la révolution!
Critiquer le château de Versailles, le démolir d'un mot, c'est la mode. Ces critiques, pour la plupart, me rappellent le propos d'un cadet de Gascogne qui, ayant perdu son argent au jeu de la cour, s'écriait en se retirant: Le diable emporte la fichue baraque! «Monsieur le garde, lui dit Louis XV qui l'entendit, comment sont donc faits les châteaux dans votre pays?»
Viterbe.—Montefiascone.—Le cardinal Maury.—Sienne.—Florence.—Le citoyen Cacaut.—Aventure.—Départ de Florence.
La voiture dans laquelle nous voyagions était une calèche que j'avais achetée à Naples. Nous y étions cinq; en dedans Suchet, un jeune Vénitien qu'il promenait pour le déniaiser, et moi; en dehors un maudit Allemand à qui j'avais permis de venir sur le siége, de Naples à Rome, et qui à Rome m'avait prié de lui permettre de m'accompagner ainsi jusqu'au quartier-général, où il espérait se placer comme domestique; fonction qu'il remplissait auprès de moi, malgré moi, car je n'avais en lui nulle confiance.
De conserve avec nous marchait Suchet le jeune, qui venait de remplir à Rome, en qualité d'agent militaire, une mission pareille à celle que Bidois avait remplie à Naples. Il nous suivait dans une chaise avec son secrétaire. Cela formait une caravane de sept personnes alertes et en état de se prêter main-forte en cas d'événement. Les armes ne nous manquaient pas, comme on sait. L'arsenal que j'avais apporté de Corfou était dans ma voiture; notre chef de brigade, indépendamment d'un sabre qu'il savait manier, était muni d'une excellente paire de pistolets; et notre financier, qui emportait avec lui des valeurs considérables, avait pris ses mesures pour les défendre contre quiconque viendrait les lui disputer.
Nous arrivâmes sans malencontre à Viterbe le jour même de notre départ, à onze heures du soir. Comme nous ne lésinions pas, les postillons nous avaient menés lestement. On nous proposa de coucher. «Des chevaux, vite des chevaux, répondit Suchet.—Presto, adesso, subito, excellenza», répliqua le staliere en courant à l'écurie. Une demi-heure se passe pourtant, et les chevaux ne paraissent point. Suchet de réitérer ses instances. Le valet de réitérer ses protestations. Les choses cependant n'en allaient pas plus vite. Ennuyé de cette lenteur, Suchet saute en bas de la voiture, et s'aperçoit que le cercle des oisifs que le bruit de notre arrivée avait attirés se divertissait de notre patience, et que le valet s'en divertissait aussi. Son sang-froid n'y tint pas. Tirant son sabre, il en administre avec le plat, bien entendu, au malavisé palefrenier une correction qui d'ordinaire en terre papale leur est administrée avec le bâton. Le procédé réussit. Aux cris de ce drôle, le postillon accourt avec ses chevaux; une minute suffit pour atteler; le fouet résonne. Le cercle qui s'était élargi à l'aspect de l'épée flamboyante, se sépare, et nous partons.
Comme s'il voulait regagner le temps perdu, le postillon met en partant ses chevaux au galop. Nous étions déjà hors de la ville, quand de fortes clameurs se font entendre derrière nous. Suchet s'aperçoit alors que la voiture de son frère ne suit pas la nôtre. Il était probable que la canaille de Viterbe, trop lâche pour nous attaquer quand nous étions réunis, prenait sa revanche sur le traînard. Ordre en conséquence au postillon de retourner sur ses pas; et déterminés à dégager notre ami ou à le venger, nous prenons nos armes.
«Voilà votre arme à vous, jeune homme», dit Suchet à son pupille en lui remettant le tromblon dont il a été déjà question, et dont il avait renouvelé l'amorce. À mesure que nous approchions de Viterbe, les clameurs augmentaient; nous rejoignons cependant notre camarade à peu de distance de la porte.
Ce que nous avions présumé était vrai. Déjà Viterbe nourrissait la haine qu'elle a fait éclater si violemment depuis contre les Français. C'est le pistolet à la main que Suchet le jeune s'était fait jour à travers la populace qui l'avait assailli dès que nous nous étions éloignés, et l'avait poursuivi jusque hors de la ville en lui jetant des pierres et en le chargeant d'injures et d'imprécations. Au bruit de notre marche rétrograde, elle disparut, et avec elle un danger encore plus grand, plus réel que celui que nous venions affronter. Je vous expliquerai cela quand nous serons à Padoue.
Je ne sais si à Montefiascone le service de la poste se fit plus lestement. Comme nous nous arrêtâmes pour souper, nous fûmes moins pressés et moins pressans. Nous goûtâmes le vin du pays. Il nous parut meilleur que celui de Surêne, mais non que celui d'Épernay. Nous nous trouvions là dans le diocèse d'un de mes amis. J'eus un moment la fantaisie d'aller faire visite à Monseigneur; c'était l'abbé, ou plutôt le cardinal Maury. Mes camarades m'auraient accompagné volontiers; mais à deux heures du matin est-on bien sûr de ne pas contrarier, je ne dis pas la personne, mais l'homme avec qui l'on va renouveler connaissance? Son Éminence, à qui je parlai depuis de cette velléité, me dit que j'avais eu grand tort de n'y pas céder.
Au fait, Maury était bon diable. «Des Français! prières, sommeil, j'aurais tout interrompu pour les recevoir. J'étais si altéré de voir des Français!» disait-il avec un accent qui ne permettait pas de douter de sa sincérité: «Vous pouvez m'en croire, ajoutait-il; je ne mens qu'en chaire.» Je me contentai de proposer sa santé aux convives, qui la portèrent de bon coeur.
Je ne décrirai pas les bords du lac de Bolsena. Je ne l'ai pas vu; mais pendant toute la nuit j'ai senti la fraîcheur de ses émanations. Je ne conçois pas que nous ayons traversé impunément cette zone glaciale et brumeuse. Nous avions grand besoin d'être réchauffés quand nous arrivâmes au relai. Ce qu'un feu de fagots n'avait fait qu'à demi, le soleil toscan l'acheva pendant que nous gravissions la montagne de Radicofani.
Nous nous arrêtâmes quelques instans à Sienne, non pas pour nous reposer. Là aussi je vis de belles choses; des fresques, des mosaïques, des statues qui me parurent aussi parfaites que tout ce que j'avais vu ailleurs. La place publique de cette ville attira mon attention par la singularité de sa forme. Si ma mémoire ne me trompe pas, c'est une espèce d'amphithéâtre creusé en bassin, un arc qui va en se rétrécissant à mesure qu'il se rapproche de la corde. C'est un forum modèle: de la maison commune qui domine sur cette place, le tribun du jour devait facilement se faire entendre du peuple au temps où Sienne était en république. Au milieu est une fontaine ornée des trois Vertus théologales, tandis que dans la sacristie est un groupe représentant les trois Grâces. Si l'adjectif doit s'accorder avec le substantif, il y a là, ce me semble, un double solécisme. La chose n'est pas très-catholique, mais en Italie les arts sont idolâtres.
Avant la chute du jour nous entrions à Florence où nous logeâmes chez Piot, à je ne sais quel Aigle, car rien n'est plus à la mode dans cette ville que ces oiseaux-là. Il y en a de toutes les formes et de toutes les couleurs.
Dès le lendemain matin nous nous présentâmes chez le ministre de France. C'était alors le bon, l'honnête citoyen Cacaut, homme d'un esprit droit et d'un caractère sage et conciliant, et sous sa simplicité apparente diplomate assez rusé. Peut-être se montrait-il presque aussi prudent que le militaire qui nous représentait à Naples; mais au moins était-ce dans un motif tout-à-fait opposé à celui qui réglait la politique du général Canclaux, et ne faisait-il qu'à l'intérêt de la France les concessions que l'autre faisait à l'intérêt de sa conservation. Quoiqu'en Italie le mot Cacaut ne commande pas absolument le respect[46], le citoyen Cacaut y jouissait d'une véritable considération.
Il nous accueillit avec cordialité. Je lui remis la missive du ministre gallo-napolitain, et puis une lettre de Joseph. L'effet de l'une contre-balança évidemment l'effet de l'autre; car après avoir lu la dernière, sa figure reprit sa sérénité, que la lecture de la première avait tant soit peu altérée.
Quelque désir que nous eussions de ne pas aliéner notre liberté, il fallut accepter sa table pendant les trois ou quatre jours que nous comptions passer à Florence, et nous laisser présenter au marquis de Manfredini, premier ministre du grand-duc, ou plutôt son ministre unique. La réception gracieuse dont nous honora Son Excellence servit de règle probablement à la haute société, car nous fûmes invités à venir passer la soirée au Casin des nobles, tout républicains que nous étions.
Nous y allâmes ainsi que la politesse l'exigeait; mais ce ne fut qu'après l'opéra. Depuis mon départ de Naples, je n'avais pas entendu d'autres chanteurs que ceux du pape, pas vu d'autres acteurs que des marionnettes. On donnait à la Pergola, le premier des théâtres lyriques de Florence, l'Alzira de Nazolini. J'y courus, non pas seul, car mes camarades aussi étaient impatiens d'entendre des virtuoses sans rabats.
Nous n'eûmes pas lieu de regretter l'emploi de notre temps. Sans être un ouvrage du premier ordre, l'opera n'était pas mauvais; il était d'ailleurs chanté à merveille par la Bertinoti, une des cantatrices les plus gracieuses et des actrices les plus jolies que j'aie vues en Italie, et par Crescentini, l'un des chanteurs les plus parfaits qui soient sortis des écoles et des manufactures italiennes.
Deux noms règnent à Florence: celui de Médicis et celui de Michel-Ange, protecteurs, protégé, qu'immortalisent les mêmes monumens. Nous ne négligeâmes pas de porter à ces chefs-d'oeuvre le tribut de notre admiration. Je ne crois pas nécessaire de rendre compte de ce que j'ai vu dans la galerie et dans la tribune. Dessinés dans la mémoire de quiconque n'est pas absolument étranger aux arts, la Vénus, le Faune, les Lutteurs, sont décrits dès qu'on les nomme; ainsi en est-il de la Famille de Niobé, tragédie en marbre, série de scènes aussi pathétiques, aussi terribles, aussi parfaites qu'aucune de celles qu'ait produites le génie antique.
Plutôt suggérées par le gouvernement qu'inspirées par une bienveillance spontanée, les prévenances du Casin des nobles n'exprimaient pas leurs véritables sentimens. Pendant le peu de jours que nous passâmes à Florence, nous eûmes occasion de reconnaître que là aussi on voyait impatiemment tout ce qui rappelait la gloire française.
Des promenades dont cette ville est entourée, la plus belle et la plus fréquentée est celle qu'on appelle les Caccine. Comme nos Champs-Élysées, comme notre bois de Boulogne, c'est le rendez-vous de la plus brillante partie de la population, le rendez-vous des oisifs à pied, à cheval, en voiture, le rendez-vous de quiconque veut voir ou veut être vu. En sortant de chez le bonhomme Cacaut, un soir nous y allâmes faire un tour avant le spectacle. Quelle fut notre surprise de voir à la tête et à la queue de plusieurs chevaux des cocardes pareilles à celles que nous portions, à celle que portait le vainqueur de l'Italie, des cocardes tricolores!
Indignés de tant d'insolence, nous nous consultions sur ce que nous devions faire, quand une calèche, remarquable par son élégance et par la beauté des chevaux qui la tiraient et qui se pavanaient aussi sous nos couleurs, passe à côté de nous.
Je n'y pus pas tenir. «L'ami! criai-je au cocher, tout en lui montrant notre cocarde, pourquoi mettre aux oreilles de vos chevaux ce que nous portons aux nôtres?—Parce que tel est le goût de mon maître, répondit-il en ricanant.—Votre maître a là un goût tant soit peu dangereux.—Et pourquoi, s'il vous plaît?—Parce que cela compromet les oreilles de ses chevaux et les siennes, et les vôtres aussi.»
Notre voiture cependant s'était arrêtée. Nous descendons, résolus de demander raison de cet outrage au maître de la calèche, lequel pendant ce colloque se tenait coi. «Nous te servirons de second», me disait Suchet qui croyait devoir me céder l'honneur de mettre à fin l'aventure que j'aurais dû lui laisser commencer. Mais pendant que nous mettions pied à terre, le bel équipage s'éloignait au grand trot: bientôt nous le perdîmes de vue.
Pensant alors n'avoir rien de mieux à faire que de demander au gouvernement florentin la satisfaction que nous n'avions pu obtenir de son sujet, nous nous rendons au plus vite chez notre ministre, pour lui faire rapport du fait. Que voyons-nous à sa porte? la calèche que nous cherchions, et dans son salon le maître même de cette calèche, M. Delfini. Ce galant homme se plaignait d'avoir été insulté par nous, et pourquoi? parce que ses chevaux portaient les rubans à la mode!
Après avoir rétabli les faits et le dialogue dans leur vérité, que le déposant avait tant soit peu altérée en omettant tout ce qui blessait sa fierté, comme il fermait toujours l'oreille à nos propositions, après lui avoir bien répété que nous demeurions à l'Aigle de je ne sais quelle couleur, chez Piot, nous demandâmes que rapport de la chose fût fait à M. de Manfredini, pour qu'il nous fît justice d'un homme qui refusait de nous faire raison.
«Je savais tout cela, mais j'avais l'air de l'ignorer, mais j'avais l'air de ne pas m'en apercevoir», nous dit le citoyen Cacaut dès que notre homme se fut retiré, ce qu'il ne tarda pas à faire. «Certainement ce gentilhomme a tort, tout-à-fait tort. Mais n'avez-vous pas, vous, quelque tort aussi, de ne pas faire comme moi? Savez-vous bien que cette querelle pouvait vous attirer toute la ville sur les bras? et pour le moment il n'y a que vous trois de Français dans Florence.—C'est justement pour cela, lui répondis-je, que nous avons relevé l'injure. Là où il y a un Français, la France ne doit pas être impunément insultée; il en est des Français d'aujourd'hui comme des Romains d'autrefois: un Français, même isolé, est une puissance.—Ces sentimens-là, reprit le ministre, sont plus héroïques que politiques; ils sont de ceux qu'en littérateur j'applaudis au théâtre…—Et qu'en diplomate vous blâmez dans le cabinet.»
Ce bon Cacaut était évidemment en peine de la manière dont il présenterait l'affaire au grand-duc. M. de Manfredini, par sa prévoyance, le tira de perplexité. Instruit de la querelle par la voix publique, dès le lendemain le gouvernement défendit d'employer les couleurs sacrées à l'usage par lequel on avait essayé de les profaner[47].
Après avoir attendu vingt-quatre heures et très-inutilement des nouvelles de M. Delfini, nous prîmes congé du ministre, qui, je crois, nous vit partir sans trop de chagrin. Notre susceptibilité patriotique contrariait, comme on en a pu juger, sa circonspection diplomatique.
Mais d'où me venait à moi cette susceptibilité? En m'interrogeant je ne me trouvais pas plus d'affection pour les doctrines révolutionnaires que je n'en avais eu dans l'origine; mais je commençais à tenir à quelques conséquences de la révolution, en raison du prix qu'elles nous avaient coûté. Orgueilleux de notre gloire militaire, je ne pouvais souffrir qu'un résultat si chèrement acheté nous fût contesté; il m'était insupportable de voir des gens qui, sur le champ de bataille, n'avaient pu soutenir l'aspect de nos drapeaux, insulter dans leurs promenades à ses couleurs héroïques. Ce sentiment, que je n'avais pas éprouvé en France où elles n'avaient jusqu'alors été pour moi que les insignes d'un parti, me domina dès que je fus chez l'étranger, parce que je n'y vis plus que les couleurs de ma nation.
C'est à Florence que nous apprîmes la nouvelle de la révolution du 18 fructidor. Elle y arriva le jour même de notre aventure, et influa probablement sur la promptitude avec laquelle le grand-duc ordonna de respecter une cocarde qui la veille lui commandait peut-être à lui-même moins de respect. Cette catastrophe ne me surprit pas: je l'avais prévue avant de quitter Paris. L'audace du parti clichien la rendait nécessaire; le Directoire était perdu s'il ne la faisait pas; et il fut perdu pour l'avoir faite.
Les Mascarelle.—Bologne.—Monlice.—Dupuis, chef de la trente-deuxième.—Padoue.—Le tromblon.—Cesaroti.—La trombola.—La Brenta.—Encore Venise.—Codroïpo.
Le trajet de Florence à Padoue, quoique moins long que celui de Rome à Florence, ne se fait guère plus promptement. Les Apennins ne s'escaladent pas moins difficilement que Radicofani. Le jour de notre départ, nous allâmes coucher au milieu de ces montagnes dans un hameau nommé les Mascarelle, nom qui lui vient de ce que, à en croire la tradition populaire, des femmes masquées errent pendant la nuit dans les gorges dont il est entouré. C'est pour la même cause qu'un défilé, qui se trouve dans les montagnes qui dominent Toulon et que l'on prétend fréquenté la nuit par le spectre d'une femme, s'appelle le Pas de la Masque.
De là nous nous rendîmes à Bologne où nous ne nous arrêtâmes que le temps nécessaire pour entendre la Capriciosa correta, jolie composition de Fioraventi, et pour souper chez un ami de Suchet, ou plutôt chez une femme charmante où cet officier était colloque par billet de logement, comme Lindor chez Bartholo, mais où il n'y avait entre lui et Rosine que le plus commode des maris.
Le lendemain nous traversâmes Ferrare, Rovigo, Monlice, villes où nos troupes étaient cantonnées, et nous allâmes souper à Padoue après avoir déjeuné quatre fois pour répondre aux politesses des commandans de place que nous rencontrions à chaque étape, et dîné une fois comme quatre chez Dupuis, chef de la fameuse demi-brigade sur le drapeau de laquelle étaient inscrites ces paroles de Bonaparte: J'étais tranquille, la trente-deuxième était là.
La dame chez laquelle demeurait Suchet ne voulut pas permettre que je prisse un logement ailleurs que dans sa maison, maison spacieuse et décorée avec toute l'élégance italienne. Grand'mère du jeune homme auquel il avait fait voir Rome, elle aurait été la mère de Suchet et même la mienne: l'extrême intérêt qu'elle lui portait tenait donc à la reconnaissance pour les égards qu'avait pour elle cet excellent homme qui était plutôt une protection qu'une charge pour cette maison.
Avant de remiser la calèche, on en tira les armes. Pensant que le tromblon était chargé depuis près de deux mois: «Mettez cette arme de côté, dis-je à mon domestique; demain matin, avant d'entrer chez moi, vous la porterez chez l'armurier pour qu'il la décharge avec un tire-bourre.»
Pendant le souper qui fut excellent, nous amusâmes notre hôtesse du récit de nos aventures. Celle des Caccine ne fut pas oubliée, celle de Viterbe non plus. «Je croyais bien, disait Suchet, que notre jeune homme ferait là ses premières armes.»
Nous étions fatigués. Immédiatement après le souper, chacun se retira chez soi. Je n'eus pas besoin, ce soir-là, de lire pour m'endormir. Le lendemain matin, quoique le jour fût levé, je dormais encore, quand une effroyable détonation se fait entendre, détonation semblable à celle de la poudrière de Grenelle, à ce qu'il me semblait du moins. Je me jette sur les sonnettes; elles ne répondaient point, les ressorts étaient brisés. Me jetant à bas de mon lit, je m'affuble à la hâte d'une redingote, impatient de savoir la cause de ce fracas, quand paraît mon Allemand; pâle, tremblant, respirant à peine, il ne proférait que des mots sans liaisons… L'Esclafon… che ne foulais pas… la rosse pistolet… quel malheir!… Voilà tous les éclaircissemens que je tirai d'abord de ce baragouineur. À force de le questionner pourtant, je finis par comprendre, en traduisant son jargon par sa pantomime, qu'on avait, malgré mon ordre, tiré le tromblon au lieu de le faire débourrer par un armurier. Le domestique de Suchet m'explique bientôt comment la chose s'est passée. «Voilà tout ce qui reste de ce maudit tromblon, dit-il en m'en présentant le canon qui était déchiré et soulevé dans une partie de sa longueur, de manière que cet écartement figurait deux parenthèses. Plus de batterie, plus de crosse, je ne sais ce qu'elles sont devenues; on n'en trouve pas plus les restes que ceux de la main de l'Esclavon.—Que dites-vous? la main de l'Esclavon!—Si ce malheureux est estropié, poursuit-il, c'est bien lui qui l'a voulu. J'ai été témoin du fait, votre Allemand n'a pas de tort, pas le moindre. Ce matin, comme il traversait la cour avec le tromblon à la main: «Où portes-tu cela? lui dit l'Esclavon.—Chez l'armurier, pour le faire décharger avec le tire-bourre.—Ce n'est pas la peine d'aller si loin, donne-le-moi.—Mon maître m'a dit de le porter chez l'armurier.—Je te dis, moi, de me le donner», réplique l'Esclavon, en lui allongeant une tape, et il s'empare du tromblon.»
C'était un homme d'une taille gigantesque que cet Esclavon qui, du service de la république vénitienne avait passé à celui de la république française; il avait plus de six pieds, et sa force était proportionnée à sa taille. Pour en donner une idée, il suffit de dire qu'il prenait une pièce du calibre d'une livre, la plaçait sur sa main comme sur un affût après l'avoir chargée, et la tirait sans que le poids et la détonation fissent fléchir ou reculer son poignet. Tirer le tromblon n'était donc qu'un jeu pour lui. Malheureusement ce tromblon, malgré la leçon que j'avais donnée à mon artilleur vénitien, n'avait-il pas été mieux chargé la seconde fois que la première. L'étoupe, qu'il n'avait pas divisée en portions assez ténues, s'était arrêtée à la partie la plus étroite du canon, qui était étranglé par le milieu, et elle y avait formé une chambre; de là l'effroyable explosion qui avait mis l'arme en pièces et emporté la main et le poignet à l'imprudent Esclavon.
Cet accident nous affligea pour lui d'abord, puis il nous fit frémir pour nous-mêmes quand nous nous rappelâmes les dispositions que Suchet avait faites pour repousser la canaille de Viterbe. Si nous eussions été attaqués, la France compterait un héros de moins.
Ainsi, sans m'en douter, j'avais promené la mort avec moi depuis Brindisi jusqu'à Padoue; et ce qui faisait ma sécurité eût fait ma perte, non seulement à Viterbe, mais aussi à Mola di Gaëta, où l'inadvertance du valet de l'auberge vint si mal à propos troubler mon sommeil et me faire prendre, au grand effroi d'Hacquart, une si dangereuse défensive.
Je profitai de deux ou trois jours que je passai à Padoue la docte, pour aller voir ses monumens, l'église du saint Antoine qu'elle a donné au calendrier, l'église de Sainte-Justine et la maison de Tite-Live, Titi-Livii Patavini, qu'on dit être aussi celle où Pétrarque alla finir en chanoine une vie commencée en troubadour.
Le traducteur de l'Iliade et des Chants de Selma, Cesaroti, vivait alors et résidait dans cette ville. Je me présentai chez lui. Il mit le comble à la politesse affectueuse avec laquelle il me reçut, en me priant d'accepter un exemplaire de son Ossian. Le soir j'allais finir au théâtre, avec les Suchet, une journée partagée entre les arts et l'amitié, une journée consacrée tout entière aux plaisirs.
Il n'y avait pas d'Opéra pour lors à Padoue; mais on y jouait tantôt la tragédie et tantôt des farces vénitiennes. Cela ne me contrariait pas. J'avais trouvé l'opéra partout, et jusqu'alors je n'avais rencontré la tragédie nulle part. Des acteurs, qui n'étaient pas mauvais, nous représentèrent un Agis de je ne sais quel auteur, mais ce n'était pas celui d'Alfieri. Cette pièce, qui m'avait intéressé d'abord, finit par ne plus m'inspirer que de l'horreur. Trouvant la strangulation trop roturière, et croyant anoblir sa catastrophe en substituant la hache au lacet, non seulement le poëte y faisait décapiter le roi de Sparte, mais il conduisait le spectateur au pied de l'échafaud sur lequel on voyait rouler la tête sanglante du héros. On n'a pas fait mieux depuis à Paris.
Arlequin chef de voleur, et Arlequin maître d'école, que nous donna sur le même théâtre la même troupe qui
Passait du grave au doux, du plaisant au sévère,
me plurent davantage. Ces farces, improvisées et lardées de traits fort plaisans, étaient jouées avec autant d'aisance que de gaieté; j'aimais à y retrouver ce mélange de malice et de naïveté qui caractérise le peuple de Venise et me formait un genre de comédie tout-à-fait neuf.
Comme les pièces déclamées étaient peu en faveur, le directeur employait un singulier subterfuge pour attirer chez lui le public. Il annonçait qu'après le spectacle on tirerait la trombola.
La trombola, autant que je m'en souviens, est un jeu semblable au loto. Après avoir distribué, pour un écu, des tableaux à qui en voulait, l'on procédait au tirage, et l'on remettait à celui des joueurs qui amenait la chance déterminée le produit des mises. On ne se fait pas une idée du silence que le parterre observait jusqu'au moment où le gagnant proclamait son bonheur par le cri trombola! Trombola! répétait l'assemblée entière.
Cette loterie ne produisait au directeur aucun bénéfice direct; mais il en retirait un grand de l'affluence des spectateurs qu'attirait chez lui l'espoir de gagner ce lot unique qui pouvait être considérable.
Regnauld était à Venise, où je devais l'aller rejoindre pour de là me rendre avec lui dans le Frioul au quartier-général. On me conseilla de laisser ma voiture dans la maison où j'avais été si bien reçu, et de m'embarquer sur la Brenta. Je suivis ce conseil, et j'eus lieu de m'en applaudir.
Rien de plus riant que la contrée baignée par cette rivière. L'art et la nature y déploient tout leur luxe. Tantôt ce sont des bosquets où la vigne, se mariant aux arbres les plus hauts, charge de ses grappes leurs rameaux stériles, et jette d'un orme à l'autre le pampre et les raisins; tantôt ce sont des jardins, où prodiguant les marbres et le bronze, les nobles vénitiens luttent de magnificence avec les souverains de l'Europe. Cet aspect me ravissait; couché sur le maroquin dont la gondole était garnie, j'en jouissais avec ivresse, et ce n'était pas sans effort que j'en détournais mes yeux pour les reporter tantôt sur un Pétrarque, tantôt sur un Dante et quelquefois aussi sur un Métastase, les seuls compagnons qui fussent enfermés avec moi dans ce cabinet flottant. Quoiqu'il ait duré plusieurs heures, jamais voyage ne m'a semblé plus court que celui-là.
J'eus quelque plaisir à revoir Venise. Baraguey-d'Hilliers y commandait encore. J'y fus reçu comme une vieille connaissance par lui et par les amis que je m'étais faits pendant mon premier séjour. Mme Michieli eut la bonté de mettre à ma disposition un casin qu'elle avait sur la place de Saint-Marc; sans son obligeance, il m'eût fallu bivouaquer sur la place même, les auberges regorgeant de monde.
Il s'était déjà fait quelques changemens dans la ville pendant mon absence, non pas à son avantage. Le palais ducal avait été en partie déménagé. Les plus beaux tableaux étaient en route pour Paris, ainsi que les chevaux et le lion de Saint-Marc.
Les théâtres lyriques étaient fermés; il fallut se contenter des farces pareilles à celles que j'avais vues à Corfou et à Padoue. Je commençai à m'en lasser.
C'est par mer que nous fîmes le trajet de Venise au port du Frioul, le plus rapproché du quartier-général de l'armée française, et où nous retrouvâmes une voiture que Regnauld y avait laissée en dépôt. Nous ne nous étions pas embarqués sans provisions, et c'était bien fait; autrement je ne sais de quoi nous aurions soupé dans la misérable auberge où il nous fallut passer la nuit. Regnauld, qui s'entendait à tout, fit la cuisine, et la fit bien. L'heure du coucher arrivée, on nous mena dans deux chambres séparées. Regnauld fit garnir son lit de draps qu'il avait apportés; sage précaution, car ceux du grabat qu'on m'avait réservé n'étaient rien moins que blancs.
Ce n'est pas sans peine néanmoins que je parvins à en obtenir d'autres. J'avais beau montrer des preuves de l'insigne malpropreté du dormeur qui les avait salis; nessun ha dormito quà ch'il prete, personne n'a couché ici qu'un prêtre, me répondait l'aubergiste qui adorait le grand Lama jusque dans ses reliques.
Quoique nous ne fussions pas encore dans la saison des pluies, les chemins étaient souvent coupés par des fondrières. Ce n'est pas sans peine que nous en sortîmes, et que nous arrivâmes à Codroïpo, où étaient établis les services de l'armée, et où Regnauld avait loué une maison.
Bonaparte à Passeriano.—M. de Cobenzel.—Le jeu de l'oie.—Udine.—La
Mort de César.—Souper à Pordenone.—Bernadotte.—Massena.—Retour à
Milan.—Mme Leclerc.
Le général en chef ne résidait pas à Codroïpo, mais à Passeriano, château distant d'un quart de lieue de ce bourg, et qui appartenait à l'ex-doge Manini. Mme Bonaparte y était aussi. Les dames de sa société logeaient dans les environs.
Les conférences pour la paix, reprises avec plus d'activité après le 18 fructidor, se tenaient alternativement à Passeriano chez le général Bonaparte, et à Udine chez le comte de Cobenzel, qui était adjoint au marquis del Gallo en qualité de plénipotentiaire de l'empereur François.
Dès le lendemain de mon arrivée, je me présentai chez le général, qui me retint pour la journée, afin de pouvoir, dès qu'il serait libre, jaser à loisir de tout ce que j'avais vu dans mes courses.
Le marquis del Gallo avait déjeuné ce jour-là chez le général. Il vint à moi dès qu'il m'aperçut. «Vous n'avez donc pas été content de notre cour? me dit-il après les premiers complimens.—Eh! comment le savez-vous?—Je le sais.—Je n'en disconviendrai pas, j'ai été peu content de votre cour. Il est difficile à un Français, pour peu qu'il ait du coeur, de se résigner à la condition qu'on veut nous faire à Naples. Votre gouvernement se dit notre ami: en toute occasion, il nous est hostile. Qu'il use de prudence, je le conçois; le hasard peut conduire à Naples des gens malintentionnés: mais y a-t-il prudence à outrager et à faire outrager un homme inoffensif? Je ne me fusse pas occupé de lui, je vous le jure, s'il ne se fût pas occupé de moi. Je n'ai rien avancé d'ailleurs qui ne soit fondé sur des faits, et je n'ai pas tout dit.»
Le marquis en convint, et me dit avoir adressé à ce sujet des observations à sa cour: mais il me parut douter qu'elle en tînt compte.
Ce n'est qu'après sa conférence avec les négociateurs que le général me fit appeler. Pendant les cinq ou six heures qu'il me fallut attendre cette audience, j'aurais retrouvé à Passeriano tout l'ennui de Montebello, si je n'avais eu les mêmes moyens de m'y soustraire. Tout en parcourant le parc, qui était décoré avec plus de luxe que de goût, je repris le travail que j'avais interrompu depuis Brindisi, et j'ajoutai quelques vers à mes Vénitiens.
Admis enfin dans le cabinet où se discutaient les intérêts de l'Europe, je donnai au général, sur l'état des îles vénitiennes et sur les objets de ma correspondance, des renseignemens qui complétaient ce que j'avais dit, et j'y ajoutai, sur les dispositions des trois cours que j'avais eu l'occasion d'observer, des réflexions qu'il trouva judicieuses. Tout en approuvant ce que j'avais fait, il parut regretter cependant que je n'en eusse pas fait davantage: «Pourquoi, me dit-il, n'avez-vous pas été en Épire avec Gentili? C'est vous qui deviez traiter avec le pacha; cela était essentiellement dans vos attributions.—Cela, général, n'était pas dans mes instructions. J'aurais accompagné le général Gentili s'il m'y avait invité; mais il avait sans doute des motifs pour ne pas le faire. Quant au gouvernement de l'île, qu'il a voulu me confier pendant son absence, je n'ai pas cru devoir l'accepter, et vous savez pourquoi.—De quoi diable, sourd comme il l'est, Gentili s'avisait-il? Que vous n'ayez pas pris le gouvernement, je le conçois; mais, encore une fois, c'est vous que ces négociations regardaient: en remplissant cette mission, vous auriez eu l'occasion de juger par vous-même de l'état de l'Épire, et de savoir au juste ce que c'est que cette guerre entre le pacha de Janina et le pacha de Delvino. À propos, vous n'avez donc pas été content du gouvernement napolitain? Cela ne m'étonne pas: les rapports de Monge, qui vous a précédé à Naples, sont tout-à-fait conformes aux vôtres; ils sont même plus sévères. Ces gens-là ont perdu la tête; Canclaux aussi.—Général, me permettrez-vous de vous faire part, à ce sujet, de mon étonnement?—Et de quoi?—M. de Gallo est au courant de ce que je vous ai écrit sur Naples: d'où peut-il le savoir?—Et de qui, si ce n'est pas de moi? Votre lettre m'est parvenue fort à propos; elle m'a servi dans une circonstance où le marquis me croyait dupe des protestations d'amitié dont son cabinet n'est pas avare. Je la lui ai lue devant Cobenzel, et j'avais mes raisons; et puis je l'ai envoyée à Paris: le Directoire en fera son profit. Je suis content de votre correspondance… Resterez-vous ici quelque temps?—J'attendrai que Regnauld ait terminé ses affaires pour retourner avec lui à Milan, et de là à Paris.—Vous savez bien que votre couvert est toujours mis ici. En attendant le dîner, vous trouverez à qui parler dans le salon: Monge doit y être. À tantôt.»
En attendant le dîner, j'eus en effet une longue conversation avec Monge, que je voyais pour la première fois. Comme elle portait sur des objets dont j'ai entretenu déjà le lecteur, je n'en donnerai pas l'analyse. Je dirai seulement qu'en cherchant avec moi les moyens d'employer l'armée française après la paix, dont la prochaine conclusion lui paraissait assurée, il me parla de la conquête de l'Égypte, mais comme d'une expédition possible et non comme d'une expédition résolue.
Après le dîner, on se rassembla dans le salon. C'est là que je fis connaissance avec le comte de Cobenzel, homme d'esprit, qui parlait notre langue avec autant de pureté que d'élégance, et qui préférait notre littérature à toutes les autres. Il contait fort agréablement, et savait sur toutes les cours de l'Europe, et particulièrement sur celle de Russie, des anecdotes fort piquantes. C'était un homme de la société la plus amusante.
Quand il fut parti pour Udine, où il retournait tous les soirs avec M. de Gallo, comme il fallait occuper tout le monde, Mme Bonaparte proposa une partie de vingt-un. Le général n'en voulut pas être: «Voilà mon jeu à moi, me dit-il en me faisant signe de venir auprès de lui; le savez-vous? voulez-vous faire une partie?» Ce jeu était précisément celui que je sais le mieux: me voilà donc jouant avec l'arbitre de l'Europe, à quoi? aux échecs? aux dames? aux dominos? non, lecteur, à l'oie. C'est tout de bon qu'il y jouait. Comptant les cases avec sa marque comme un écolier, et se dépitant comme un écolier aussi quand les dés ne lui étaient pas favorables; n'entrant au cabaret qu'avec humeur, et trichant de peur de tomber dans le puits ou d'aller en prison; quant à la mort, comme il était sûr d'en revenir, il l'affrontait gaiement comme sur le champ de bataille. Je ne puis dire combien m'amusait cette partie, où son caractère se déployait tout entier: j'y prenais d'autant plus de plaisir, que je n'étais pas là plus complaisant pour mon adversaire que le sort, et que je ne lui passais rien: «Général, lui disais-je, il n'en est pas de ce jeu-ci comme de celui de la guerre, le génie n'y peut rien; j'y suis tout aussi fort que vous.»
Après avoir tenté deux ou trois fois la Fortune au noble jeu renouvelé des Grecs, il porta toute son attention sur une discussion assez animée qui s'était élevée entre quelques personnes qui ne jouaient pas, telles que Regnauld, Duveyrier, Clarke et un certain citoyen Comeiras ou de Comeiras, qui venait de remplir une mission diplomatique chez les Grisons, homme assez infatué de son mérite, et qui n'en manquait pas, quoiqu'il en eût moins que de présomption. La discussion dégénéra quelquefois en dispute, ce qui ne parut pas contrarier le maître de la maison, qui de temps en temps y plaçait son mot pour la rallumer, comme on souffle sur un feu près de s'éteindre, et riait de bon coeur à voir et à entendre Comeiras, qui était seul de son avis, se démenant, faisant feu des quatre pieds au milieu de ce conflit, comme le peccata harcelé par des dogues. Telle est, en résumé, l'histoire de toutes les journées que je passai à Passeriano. Un voyage à Udine interrompit la monotonie de cette manière de vivre: voici quelle fut l'occasion de ce voyage. Allard, qui était venu aussi en Italie, où Haller l'employait en qualité d'agent militaire, se trouvait alors dans cette dernière ville. Possédé de la manie de déclamer, ne s'était-il pas imaginé de jouer la tragédie! Secondé de quelques artistes de son espèce, il avait annoncé qu'il jouerait la Mort de César sur le grand théâtre d'Udine, que le commandant de la place avait fait mettre à sa disposition.
Tout ce qu'il y avait d'officiers et d'employés français dans la ville et aux environs se fit un devoir d'assister à cette représentation, que les négociateurs voulurent aussi honorer de leur présence. Le général en chef et sa femme vinrent à cet effet dîner chez le marquis de Gallo. On pense bien que je ne manquai pas une si bonne fête.
Peu de représentations dramatiques m'ont fait autant de plaisir: ce plaisir n'était pas, à la vérité, tout-à-fait celui que l'on attend d'une tragédie, mais il n'en était pas moins vif pour cela. Excepté Allard, ou César, qui était de Paris, pas un personnage de la pièce qui n'eût un accent à lui propre: chaque province de France avait son représentant à la cour du dictateur. Brutus était Provençal, Cassius Normand, Cimber Picard, Antoine Alsacien, Dolabella Gascon, Décime Périgourdin; et chacun d'eux traduisait en patois de son pays les beaux vers de Voltaire: c'était la confusion des langues, c'était la tour de Babel.
Ajoutez à cela l'embarras de ces débutans, qui, peu familiarisés avec une si nombreuse compagnie, se troublaient à chaque instant, manquaient de mémoire à chaque vers, trébuchaient à chaque pas. César, qui, pour ne pas commettre un anachronisme, n'avait pas mis ses besicles, pensa tomber dans le trou du souffleur; ne sachant que faire de leurs bras, les Romains osaient à peine se remuer dans leur accoutrement emprunté à la friperie de l'Opéra italien, qui pour lors se piquait peu de fidélité en fait de costume. Cet accoutrement ne contribuait pas peu à fortifier l'effet de la représentation. Pas un Romain qui ne fût en habit de guerre de satin bleu, rose ou feuille-morte, et coiffé d'un casque de même étoffe et de même couleur que sa tunique. César, qui avait été contraint, faute de pourpre, de se vêtir en couleur de rose, avait, il est vrai, une coiffure plus sévère; il était couronné de lauriers.
Je profitai de l'occasion pour visiter Udine. L'hôtel-de-ville est ce que j'y ai vu de plus remarquable. Peu de jours après, les affaires qui retenaient Regnauld au quartier-général étant terminées, nous prîmes congé et partîmes pour Milan, de concert avec Duveyrier. Impatiens que nous étions de quitter Codroïpo, séjour assez maussade, et trop confians dans la prévoyance des aubergistes, nous n'avions pas fait de provisions; nous nous en serions mal trouvés sans la présence d'esprit de Regnauld.
Après avoir traversé les bras de ce Tagliamento que Bonaparte venait d'illustrer par une éclatante victoire, nous étions arrivés à Pordenone, mourant de faim. Trois broches garnies de volailles nous promettaient là un bon souper. Croyant le tenir, nous demandons au cuisinier quelle part il peut nous donner dans un rôti aussi abondant? «Tout cela est retenu, nous dit-il sèchement.—En ce cas-là donnez-nous autre chose.—Je n'ai pas autre chose, répond-il sur le même ton.—Et qu'est-ce donc que cela? s'écrie Regnauld en s'emparant d'une guirlande d'ognons accrochée à la muraille; avec du beurre, voilà déjà de quoi faire de la soupe.—Je n'ai pas de beurre.—Tu n'as pas de beurre! et qu'est-ce donc que cela? reprend Regnauld qui, furetant partout, avait découvert une montagne de beurre dans une armoire où le cuisinier la croyait bien cachée. Je vois bien, poursuivit-il, que tu ne veux rien nous donner parce que nous sommes des Français; eh bien! nous nous ferons notre part, puisque tu ne veux pas nous la faire, et nous saurons aussi faire notre cuisine.» Ce disant, il chasse le cuisinier avec la cuillère à pot, place nos domestiques en sentinelle auprès du rôti, en leur donnant pour consigne de ne laisser emporter aucune pièce; et mettant habit bas, il taille la soupe, pendant que les marmitons, pénétrés de respect, épluchent les légumes.
Le maître de l'auberge se présentant alors, et le suppliant de lui permettre de remplir ses engagemens avec les voyageurs qui étaient entrés chez lui avant nous, nous tenons conseil, et nous arrêtons que l'embargo serait levé pour les Français, mais non pour les Vénitiens, les gens du pays ayant pour se procurer du rôti des ressources que nous n'avions pas. En conséquence, une commission est nommée pour suivre chaque pièce jusqu'à la table sur laquelle elle doit être servie. Un poulet cependant part pour sa destination. Duveyrier et moi, en exécution de l'arrêté précité, nous l'escortons: c'était pour un Français qu'il avait cuit. Nous nous retirions assez désappointés, quand, instruit de notre détresse, notre compatriote nous offre obligeamment de mêler nos soupers. Grâce à un saucisson de Bologne que le domestique avait retrouvé dans notre voiture, et à quelques bouteilles de bon vin de Bordeaux, ce souper ne fut pas mauvais; la soupe à l'ognon même ne le gâta pas. Mangée sur le champ de bataille où on l'avait conquise, elle nous parut excellente. Partout ailleurs elle nous eût paru détestable, et à parler franchement elle l'était; mais la gloire et l'appétit l'assaisonnaient.
Pendant la nuit nous passâmes la Piave, et le lendemain, au point du jour, nous entrions dans Trévise. C'est là que je vis Bernadotte pour la première fois. Ses manières me frappèrent; elles s'accordaient peu avec celles de plusieurs militaires et surtout avec celles d'Augereau, qui semblait croire la politesse incompatible avec l'héroïsme. Rien de plus juste que le mot de Bonaparte sur Bernadotte, qui alors n'était pas moins patriote qu'aucun d'eux. «C'est, disait-il, un républicain enté sur un chevalier français.»
De Trévise nous allâmes à Padoue où la division Masséna était cantonnée. Le héros de Rivoli ne nous reçut pas moins amicalement que celui du Tagliamento. Il ne voulut nous laisser partir qu'après dîner. Ce n'est pas sans intérêt que j'examinai cette grande physionomie. Quoiqu'il n'eût pas encore commandé en chef, Masséna avait déjà pris rang parmi les grands capitaines. Pour se mettre au niveau de Moreau, pour prendre la première place après celui dont il était le digne lieutenant, il ne lui manquait que l'occasion qu'il rencontra deux ans après sous les murs de Zurich.
De Padoue, où je retrouvai ma voiture et mon bagage, nous allâmes à Vérone dont nous visitâmes le cirque. Il est magnifique; il m'étonna moins toutefois que les arènes de Nîmes. De là, sans nous arrêter, nous nous rendîmes à Milan. Je n'y restai que peu de jours. Nous touchions à la fin d'octobre. Plus d'un intérêt me rappelait au-delà des monts. Je me hâtai de les passer avant que les neiges en eussent rendu l'accès plus difficile.
Regnauld, croyant devoir attendre, pour régler sa marche, la conclusion des conférences de Passeriano, je le laissai en Italie d'où je sortis avec autant de plaisir que j'y étais entré.
Avant de partir, j'allai voir Leclerc. Je lui devais plus d'un compliment. Nommé général, il s'était marié pendant que je courais la Calabre. Je le trouvai dans son ménage et enivré de son bonheur. Amoureux et ambitieux, il y avait de quoi. Sa femme me parut fort heureuse aussi, non seulement d'être mariée à lui, mais aussi d'être mariée; son nouvel état ne lui avait pas donné tant de gravité qu'à son mari à qui j'en trouvai plus que de coutume. Quant à elle, toujours la même folie. «N'est-ce pas un diamant que vous avez là? me dit-elle, en désignant un brillant des plus modestes que je portais en épingle; je crois que le mien est encore plus beau.» Et elle se met à comparer avec quelque vanité ces deux pierres, dont la plus belle n'était guère plus grosse qu'une lentille.
J'ai ri souvent du souvenir de cet enfantillage, en la voyant couverte de diamans parmi lesquels le plus beau des nôtres n'eût pas été aperçu. Son écrin s'est un peu augmenté depuis ce jour-là: quant au mien, il est toujours le même, toujours composé d'une seule pierre, que je tiens de la mère de mon père.
Retour en France.—Aventures diverses.—Un mois de séjour à Lyon.—J'y termine les Vénitiens.—Paix de Campo-Formio.—Vers adressés au général Bonaparte à ce sujet.—Retour à Paris.
Je ne partis pas seul. Un ami que je retrouvai à Milan m'ayant proposé de revenir avec moi en France, à frais communs, j'acceptai cet arrangement qui me donnait pour camarade, jusqu'à Lyon, un jeune homme de l'esprit le plus piquant, de l'humeur la plus gaie, et de plus, autant que moi enthousiaste de la musique qu'il savait comme un maître et que je ne savais pas même comme un écolier. C'était enfin le fils de l'excellente femme qui s'était faite mère de la famille qui est devenue la mienne.
Il ne nous arriva rien de bien remarquable dans le trajet du Piémont. Il n'était bruit que des mauvaises rencontres que l'on pouvait faire entre Novarre et Suze. C'est à cela sans doute qu'il faut attribuer la répugnance que montraient les postillons à voyager de nuit, et les ruses qu'ils employaient pour rendre rétifs le soir leurs chevaux, qui le matin redevenaient dociles. Un d'eux nous força ainsi de retourner coucher à Novarre d'où nous n'avions pu le faire partir, la nuit tombée, que par un ordre exprès du cardinal-gouverneur qui pour le donner interrompit sa partie de piquet. Le lendemain, nous gagnâmes néanmoins le Mont-Cenis sans avoir été attaqués, quoique nous eussions couru une partie de la nuit. Peut-être avons-nous dû notre salut à une pluie affreuse, qui nous accompagna depuis Turin jusqu'à Suze: les voleurs craignent plus l'eau que le feu.
Il était deux heures du matin quand notre voiture s'arrêta devant la meilleure auberge de Suze où il pourrait bien n'y en avoir qu'une. Transis de froid, mourans de faim, nous étions impatiens de nous réchauffer et de souper. Le postillon frappe; personne ne répond; il frappe, frappe et frappe encore; pas un mot. Dans l'intérieur, ni bruit, ni mouvement, ni lumière. Le postillon, qui, exposé à la pluie, avait au moins autant d'intérêt que nous à faire ouvrir, ne laisse pas reposer le marteau, il en jouait à réveiller toute la ville: la maison semblait être en état de siége. Au bout d'une demi-heure, la porte enfin s'entr'ouvre. «Que voulez-vous? nous dit un cameriere.—À souper et à coucher, répond mon camarade, et non pas moi, le froid et l'humidité m'ayant donné une extinction de voix des plus complètes.—Patience», reprend le cameriere qui était sorti pour ouvrir les deux battans, mais qui ne se pressait pas. J'étais sauté cependant à bas de la voiture. «Un peu plus vite, lui dis-je à l'oreille, avec un accent d'impatience que mon enrouement augmentait peut-être; un peu plus vite, nous sommes pressés.—Si vous êtes pressés, je ne le suis pas», me répondit-il en croisant les bras.
Je me trouvais juste dans la position où Suchet s'était trouvé à Viterbe, et je n'étais guère plus patient que lui. Comme lui, tirant mon sabre, et ne l'employant que du plat, j'en applique quelques coups sur les épaules du cameriere, qui, devenu plus alerte, ouvre enfin la porte, nous introduit dans une chambre où il allume un fagot, et nous sert un souper passable pour la circonstance. Mais tout en faisant son service, il nous annonce que le commandant de la place, qui devait viser nos passe-ports, logeait dans cette auberge, et qu'il lui porterait ses plaintes. Cette menace ne nous empêcha ni de manger ni de dormir. Le lendemain, au jour naissant, le cameriere, conformément à l'ordre que nous lui avions donné, vient nous réveiller. La voix m'était revenue. «N'oublie pas, lui dis-je, de nous mener chez le commandant de la place.» Il nous y mène. Cet officier, qui était au lit, nous fait ses excuses de nous recevoir ainsi, appose son visa sur nos papiers à la lueur d'une chandelle que tenait notre introducteur, et nous congédie en nous souhaitant bon voyage.
Voyant alors les choses sous un aspect différent, j'eus quelque regret de ce que j'avais fait la veille; et comme le cameriere nous suivait, je lui donnai, indépendamment de la bona man que nous lui laissâmes en soldant notre compte, un écu de six francs. Je craignais qu'il ne le refusât; bien loin de cela: grazie, excellenza, me dit-il, en baisant la main qui l'avait rossé. Sa reconnaissance me donna peut-être plus d'humeur que son impertinence ne m'en avait donné; pour rien, j'aurais recommencé.
Comme nous gravissions le Mont-Cenis, la neige tombant par flocons, nous entrâmes dans un cabaret, à la Novalèze, pour nous dégourdir. Quelques soldats français, qui allaient rejoindre l'armée d'Italie, s'y réchauffaient et se rafraîchissaient par la même occasion. Le vin de Piémont, avec lequel ils faisaient connaissance, leur plaisait assez; ils étaient gais, mais non jusqu'à la turbulence. Nous admirions ce phénomène, quand tout à coup s'élève une vive altercation.
«Vous vous fichez de nous, la bourgeoise, de nous demander ça, pour du sacré vin de pays. Croyez-vous que nous ne savons pas ce que ça vaut? Est-ce que vous nous prenez pour des recrues? Du fichu vin à deux sous, n'avez-vous pas honte d'en demander six?—À deux sous, M. le soldat! il n'y a pas de vin à deux sous ici, répond l'hôtesse. D'abord le vin en vaut trois dans le vignoble: ajoutez à cela les frais pour le monter jusqu'ici, et puis les droits du roi…—Les droits du roi! reprend le soldat; les droits du roi! Elle est bonne, avec son roi, la sorcière! Les droits du roi! est-ce qu'il y a un roi? est-ce que la Convention ne l'a pas supprimé, ton roi? les droits du roi! tu m'as tout l'air d'une aristocrate, avec tes droits du roi! tu mériterais bien que nous fichissions le feu à ta fichue baraque… et ça ne sera pas long encore», ajouta-t-il en passant tout à coup du conditionnel au positif, et se saisissant d'un tison.
Nous crûmes alors devoir intervenir dans une querelle qui s'échauffait par trop. Nous représentâmes à ce républicain que cette bonne femme n'avait pas tout-à-fait tort; qu'elle était sujette du roi de Sardaigne sur le territoire duquel nous nous trouvions; qu'elle devait lui payer l'impôt comme en France on le payait à la république, et qu'elle ne pourrait pas le payer si on lui prenait son vin à si bas prix; que ce roi, depuis que nous l'avions battu, était devenu notre ami, notre bon ami, notre meilleur ami, et qu'en conséquence nous devions traiter ses sujets comme nos amis.—Nous ne sommes donc plus en France, citoyen?—Vous êtes ici chez le roi des marmottes.—Chez le roi des marmottes! J'aurais dû m'en douter à la figure de cette vieille. Chez le roi des marmottes! c'est différent.» Et payant le prix contesté: «Voilà pour le roi des marmottes. À la santé du roi des marmottes», dit-il à ses camarades en leur versant une dernière rasade. Et puis ils se remirent gaiement en route, en criant: «Vive le roi des marmottes!»
Si le hasard ne nous avait pas amenés là, le cabaret était flambé.
Le surlendemain nous arrivâmes à Lyon où nous logeâmes au milieu des ruines de la place Bellecourt. Mon camarade m'ayant quitté pour se rendre sans délai auprès de sa mère, et mon intention étant de faire quelque séjour en cette ville, j'acceptai une chambre chez Buffaut, qui dirigeait alors près du faubourg de la Guillotière une manufacture appartenant à sa famille, et où sa femme et les deux soeurs de sa femme, c'est-à-dire trois des filles de Mme de Bonneuil, se trouvaient réunies pour le moment.
Il était convenu que nous ne retournerions à Paris qu'avec Regnauld. Il se passa encore un mois avant qu'il pût quitter l'Italie: ce mois s'écoula de la manière la plus douce pour nous tous peut-être, pour moi sûrement. Je retrouvai là ma vie de Saint-Leu. Me réunissant à la société aux heures des repas, et donnant à la promenade et au travail, pour moi c'est tout un, l'intervalle du déjeuner au dîner qui n'avait lieu qu'à la nuit, je repris pour ne plus la quitter ma tragédie des Vénitiens, et la tête toute pleine des observations et des impressions que je venais de recueillir sur les lieux, j'eus peu de peine à l'achever.
La saison, quoique nous fussions en novembre, était belle encore. Je passais régulièrement six heures de la journée dans la campagne, suivant le cours du Rhône, et jouissant tout à la fois et des tableaux que se créait mon imagination, et de ceux que la contrée développait sous mes yeux, et des scènes que le hasard me faisait rencontrer.
En voici une qui mériterait d'être dessinée. Dans une des prairies qui bordent le fleuve, une petite fille et un petit garçon gardaient les moutons. La fille pouvait avoir dix ans, le garçon douze. Gentils, bien faits sous leurs habits grossiers qu'ils ne portaient pas sans quelque grâce, ils semblaient s'en apercevoir mutuellement, car ils ne pouvaient se quitter. Je les retrouvais toujours ensemble, mais toujours jouant; les attentions du petit pâtre pour sa compagne étaient sensibles: il imaginait mille moyens pour l'amuser, et il y réussissait; des éclats du rire le plus franc me le prouvaient chaque fois que je passais.
Un jour je m'étonnai de voir la petite fille, que les plis du terrain me cachaient à moitié, courir avec tant de rapidité, que le petit garçon avait peine à la suivre. D'où lui venait cette vitesse? qui la lui imprimait? deux béliers sur lesquels son camarade l'avait assise et qu'il gouvernait à l'aide d'une corde attachée à leurs cornes. Je n'ai rien vu de plus gracieux que l'attitude de ces deux enfans, rien de plus naïf que l'expression de ces deux figures. La satisfaction de l'une, la sollicitude de l'autre, tout cela est plus facile à imaginer qu'à rendre: c'étaient Daphnis et Chloé sous la bure, c'étaient leurs jeux, c'étaient leurs amours peut-être; il faudrait la plume d'Amyot pour les traduire, le pinceau de Gérard pour les peindre.
Les auteurs traitent souvent leurs amis comme les apothicaires leurs chiens: c'est sur eux qu'ils font l'essai de leurs drogues. À mesure que j'avançais dans ma tragédie, je donnais communication de mon travail à la société dans l'intimité de laquelle je vivais. Ces dames furent moins étonnées que je ne le croyais des innovations que je m'étais permises en traitant un sujet où les intérêts de famille sont si intimement liés à l'intérêt de l'État, et qui n'appartenant pas aux temps héroïques, me semblait ne pas comporter l'emphase tragique. Le ton simple que j'ai cru devoir prendre leur paraissait d'autant plus convenable, qu'il n'exclut pas la noblesse et qu'il est celui du pathétique. Les malheurs de mes deux amans leur inspirèrent un intérêt qui s'accrut jusqu'à la fin du cinquième acte. Mais quand, arrivé au dénoûment, je leur annonçai qu'il serait funeste aux amours qui les avaient tant intéressées, elles se récrièrent tout d'une voix contre cette catastrophe qui, disaient-elles, ne serait pas supportable. Je me rendis; je leur accordai la grâce de Blanche et celle de Montcassin, acte de faiblesse qui heureusement n'était pas irrévocable.
Autre anecdote qui se rapporte à la même tragédie. Mme Buffaut était enceinte alors. Persuadée qu'elle accoucherait d'une fille, elle cherchait quel nom elle lui donnerait, tout en travaillant à sa layette. Lasse des noms de la Fable et des noms de roman, elle en voulait un qui, le prît-on dans le calendrier, fût simple sans être commun. «Appelez-la Blanche, lui dis-je.—Vous avez raison.—Mais n'est-ce pas se hasarder un peu? reprend son mari.—Et pourquoi?—Si ta fille était brune, tu ne lui aurais donné qu'un sobriquet.»
L'observation était juste: à nommer sa fille, Aimée, Amable, Modeste ou Prudence, ou Constance, on court en effet des risques. Que de noms gracieux, à ne considérer que les sujets qui les portent, ne sont que des antiphrases! Mme Buffaut, quoiqu'elle entende quelquefois raison, n'en démordit pas. Sa fille future fut appelée Blanche. Celle-là n'a pas donné un démenti à son nom. C'est Mme de Sampayo.
Sa soeur, Mme de Cubières, avait déjà deux ans. Je l'entends encore chantant de sa voix enfantine:
Les pantins d'Saint-Ouen, d'Saint-Cloud,
Dans' bien mieux qu'ceux d'la Villette.
Les pantins d'Saint-Ouen, d'Saint-Cloud,
Dans' bien mieux que ceux d'chez nous.
C'était sa chanson favorite; et comme elle la répétait souvent pendant que je mettais ma tragédie au net, il m'est arrivé plus d'une fois d'en intercaler des passages dans mes tirades. Je n'imaginais pas alors que cet enfant prendrait rang un jour parmi nos meilleurs romanciers, qu'après s'être placée dès son début par Marguerite Aimon, au niveau de l'auteur des lettres de miss Fanny Butler, elle s'élèverait à la hauteur de celui d'Amélie Mansfield par deux ouvrages où l'esprit d'observation est allié au tact le plus délicat et à la sensibilité la plus profonde, et qui, dès qu'elle croira convenable de les publier, fixeront sa place entre les auteurs qui ont le plus illustré ce genre de littérature.
Ainsi s'écoula pour moi le mois de novembre, au milieu des affections les plus douces et des plus douces occupations.
Vers le milieu d'octobre, la paix de Campo-Formio avait été conclue enfin; j'en félicitai le signataire par les vers suivans:
Aucune gloire désormais
Ne vous sera donc étrangère;
Et vous savez faire la paix
Comme vous avez fait la guerre.
Autant que l'intrépidité
Qui vengea l'honneur de la France,
J'admire au moins cette prudence
Qui lui rend sa tranquillité;
Qui dans le chemin des conquêtes
A su s'arrêter à propos,
Et préférer notre repos
À tant de palmes toutes prêtes.
L'art des illustres meurtriers
A son prix au temps où nous sommes.
J'en conviens, mais les grands guerriers
Ne sont pas toujours de grands hommes.
L'olivier, au front de Pallas
Votre modèle et votre emblème,
Avec le laurier des combats
Ne formaient qu'un seul diadème.
Ceignez ces feuillages rivaux
Que vous décernent les suffrages
De la déesse des héros;
C'était aussi celle des sages.
Si la valeur, l'humanité,
Sont les vrais titres à la gloire,
Chaque page de votre histoire
Contient votre immortalité.
Ces vers, qui furent publiés par tous les journaux du temps, plurent moins peut-être au négociateur qu'ils ne déplurent au guerrier. Je suis d'autant porté à le croire, qu'il ne m'en a jamais parlé.
Regnauld étant venu nous rejoindre au commencement de décembre, nous partîmes tous peu de jours après pour Paris, tous, y compris Mme Buffaut, qui voulait y passer l'hiver avec ses soeurs, et voulait voir aussi la Psyché que Gérard venait d'exposer au Salon, modèle qu'elle étudia si bien, qu'elle en reproduisit une copie dans cette Blanche, qui ne vit le jour que cinq mois après.
Supplément à l'histoire des institutions et des usages révolutionnaires.—Cultes et idoles qui se succédèrent pendant la terreur.—Marat.—Lepelletier.—La déesse de la Raison.—La femme Momoro.—Mlle Aubri.—L'Être-Suprême.—La théophilantropie.—Des fêtes publiques soit annuelles, soit éventuelles.—Translation des cendres de J. J. Rousseau au Panthéon.—Anecdote.—Le décadi à quoi consacré.—Des actes de l'état civil; célébration des fêtes morales.—Modes.—Costumes des différens partis.—Costume républicain dessiné par David et porté par Talma.—Anecdote.
Nous approchons de l'époque où une nouvelle révolution va, sinon mettre un terme aux convulsions de la société française, la reconstituer du moins dans des formes plus compatibles avec ses anciennes habitudes. Avant de terminer ce volume, achevons de faire connaître les moeurs que les réformateurs s'étaient efforcés de substituer à celles que la terreur avait fait disparaître, mais qu'elle n'avait pas détruites; nous complèterons ainsi la tâche que nous nous sommes surtout imposée en recueillant nos Souvenirs, celle de donner une idée précise de cette partie de l'histoire de la société française pendant la période révolutionnaire; elle est moins connue que les faits.
Une société ne saurait se passer de religion; elle ne saurait non plus se passer de culte.
C'est par la pratique des vertus, c'est par des actes de bienfaisance, plus que par des démonstrations extérieures, que les esprits d'un ordre élevé honorent l'auteur de tout bien, l'être créateur et conservateur, le Dieu très-grand et très-bon, le Dieu de Moïse, de Socrate et de Fénélon; mais ce culte dénué d'ostentation, et qui consiste surtout dans des oeuvres secrètes, ne suffit pas à la multitude; de même qu'il faut matérialiser Dieu pour qu'elle le comprenne, il faut matérialiser la religion pour qu'elle la conçoive. C'est à ses sens qu'il faut parler pour convaincre son intelligence. De même qu'il existe en elle une somme de crédulité qui veut des idoles, des superstitions, il existe en elle une somme de curiosité qui veut des démonstrations extérieures, des chants, des cloches, des cérémonies, des processions, une liturgie enfin, religion qu'elle croit concevoir parce qu'elle la voit, et qui lui semble prouvée parce que ses yeux la lui montrent.
De plus, s'il faut une pâture à la crédulité du vulgaire, ne faut-il pas aussi une occupation aux loisirs du peuple? La clôture des églises et des temples avait pour la tranquillité publique plus d'un inconvénient. Des désordres graves résultèrent du désoeuvrement où elle jetait dans les jours de repos la classe ouvrière, pour laquelle le service paroissial était un plaisir. Ceux qu'elle lui substitua furent quelquefois moins innocens.
Les gouvernemens qui se succédèrent pendant les dix terribles années dont on retrace ici les extravagances; les tyrannies les plus absurdes même reconnurent ces inconvéniens et tentèrent d'y parer, en offrant à la crédulité publique des simulacres de divinités, des parodies de solennités religieuses; suppléant par un paganisme sans grâce le christianisme que proscrivait la plus stupide intolérance.
Les effigies de Marat et de Lepelletier remplacèrent d'abord l'image du Christ; et comme les noms du Père et du Fils sont rappelés dans toutes les prières du chrétien, les noms de Marat et de Lepelletier, qui eurent leurs dévots, furent insérés dans les formules que les présidens des clubs révolutionnaires adressaient aux visiteurs étrangers en leur donnant l'accolade fraternelle. C'était aux noms de Marat et de Lepelletier qu'on les avait salués: c'était aux noms de Marat et de Lepelletier qu'ils rendaient la politesse.
On honorait ces martyrs du culte de dulie, bien qu'ils n'eussent pas fait de miracles. Si grands saints qu'ils fussent, ce n'étaient cependant pas des divinités; or la populace voulait une divinité. On lui donna la RAISON pour idole, faute de mieux. Celle-là avait du moins un des attributs divins, celui de faire parler de soi partout et de ne se montrer nulle part.
Elle se manifestait toutefois aux sens. Travestie en Raison, la première femme venue, pour peu qu'elle fût complaisante et passablement tournée, était intronisée sous ce nom, soit sur un autel où on l'encensait, soit sur un brancard où on la promenait. Pieds nus, bras nus, la tête ornée du seul diadème qui osât alors se montrer en France, elle recevait les hommages des mortels, excepté toutefois de ceux qui, n'oubliant pas qu'elle était leur voisine ou leur commère, la désignaient par des noms qui n'étaient ni moraux ni poétiques. La femme de Momoro l'imprimeur[48] débuta la première dans ce rôle auquel la nature ne l'avait pas appelée, autant que j'en ai pu juger en 1800, quand elle vint réclamer dans mes bureaux[49], en qualité de ci-devant divinité, son traitement de réforme, ou sa pension de retraite. Elle me parut difforme, grossière et passée comme le régime qu'elle représentait.
Plus d'une personne lui succéda dans les honneurs divins. Entre celles qui parurent y avoir du moins les droits de la beauté, on remarqua Mlle Aubri, belle et bonne fille, qui représentait aussi la Gloire dans les dénoûmens à l'Opéra. Ce dernier rôle lui profita moins que celui de la Raison; elle s'y cassa le cou[50]. La gloire a ses dangers, de quelque façon qu'on l'entende.
Le respect qu'on portait à des déesses qui, semblables à celles de la fable, s'humanisaient quelquefois avec leurs adorateurs, s'usa bientôt. Comme ce paysan qui ne pouvait croire à la vertu d'un saint qu'il avait vu poirier, le peuple ne pouvait croire à des divinités sur la nature desquelles il avait tant de certitudes.
À ces déesses, inventées par Chaumette, Robespierre substitua son Être-Suprême, être qui, dépouillé de tout symbole, se présentait sous la forme la plus abstraite. Je crois qu'en cela ce politique fit une faute; mais je suis certain qu'il en fit une plus grande en s'attribuant, lors de l'inauguration du nouveau culte, les fonctions de souverain pontife. N'était-ce pas donner à penser qu'il avait intention d'unir le sacerdoce à l'empire, et de se faire pape en France où il était déjà dictateur? Que telle ait été ou non son ambition, cette démonstration le perdit. Il est heureux qu'il ait voulu être prophète en son pays.
Ce culte populaire qu'il cherchait, aucun des réformateurs de l'époque ne l'a trouvé. L'apostolat de Laréveillère-Lépeaux ne fut guère plus heureux que celui de Maximilien Robespierre, bien qu'il ait fini moins sérieusement. Les théophilantropes n'eurent tout juste que le temps d'être ridicules. Plus ennuyée qu'édifiée de ce culte sans pompe, la populace traita ces sacristains en houppelandes comme elle a traité depuis les Saint-Simoniens qui, dans leur philantropie, sont moins philantropes peut-être. Les théophilantropes se croyaient respectables parce qu'ils étaient maussades, et graves parce qu'ils étaient ennuyeux. Les sifflets, les poires molles et les pommes cuites en firent justice à travers les vitres de Saint-Méry. Quelque affamé de religion que fût le peuple, il ne put goûter la cuisine de ces bons apôtres.
Que voulait-il? autre chose que ce qu'on lui servait, sans vouloir ce qu'on lui avait ôté. L'apostasie des prêtres avait discrédité l'ancienne religion; le peuple n'était plus chrétien; mais il ne voulait pas être païen, et il ne pouvait pas être philosophe. Il fallait amuser cet enfant avide de spectacles et incapable de réflexion. On le régala de fêtes publiques; à tout propos on en inventait. Une victoire, un supplice, une apothéose, un sujet de deuil ou d'allégresse, tout devenait l'occasion d'une solennité. Les factions s'emparaient tour à tour de ce moyen d'influence. Les amis de l'ordre avaient célébré par une fête le patriotisme du maire d'Étampes, qui s'était fait tuer en réclamant respect pour la loi; les amis du désordre célébrèrent par une fête la révolte du régiment de Châteauvieux; et tout cela à la grande satisfaction de la multitude pour qui ces pompes, qui défilaient sur le boulevard, remplaçaient les processions de Saint-Roch et de Saint-Eustache.
On occupait par ce moyen l'imagination du peuple, et on l'occupait des intérêts actuels.
Ces fêtes avaient le caractère de l'événement auquel elles se rattachaient. Celle du 14 juillet 1793 semblait avoir été ordonnée par des cannibales. L'arc, élevé au milieu d'une voie triomphale dont les colonnes occupaient le boulevard italien, était orné de bas-reliefs peints qui retraçaient les massacres du 6 octobre et du 10 août, et de trophées, modelés en pâte de carton, où se groupaient les dépouilles des gardes-du-corps, surmontées des têtes de ces malheureux auxquelles on avait laissé leurs cadenettes ou leurs queues, de peur qu'on ne les reconnût pas. J'en parle pour l'avoir vu.
Somptueuses à Paris et dans les grandes villes, dans les petites ces fêtes se ressentaient de la pénurie locale. À Saint-Germain-en-Laye, par exemple, où à l'instar de la capitale on célébra par une cérémonie de ce genre la reprise de Toulon, faute d'artillerie on remplaça par des tuyaux de poêle les canons reconquis sur les Anglais, et les conventionnels Beauvais et Moyse Bayle, que cette victoire avait tirés des cachots où les insurgés les tenaient enfermés, furent représentés par deux invalides bien maigres qui se traînaient en robe de chambre et en pantoufles au milieu des représentans de l'armée libératrice, figurée par les bisets du lieu; notez que pour avoir l'air d'avoir pâti ils s'étaient jauni et grimé la figure comme l'acteur qui joue le rôle de Géronte dans le Légataire universel.
La fête de Jean-Jacques Rousseau, car il eut sa fête comme Voltaire, la fête de Jean-Jacques Rousseau, au lieu de ce belliqueux caractère, eut un caractère quasi-pastoral. C'était après la révolution de thermidor; la disposition des esprits était changée. La Convention s'efforçait de se réconcilier avec l'humanité: cette intention se manifesta dans la solennité dont ce philantrope fut l'objet, je ne sais trop à quel propos, ses cendres étant déjà dans le Panthéon. La famille de Voltaire, devenue celle de Rousseau[51], quoique ces philosophes ne fussent pas cousins, ayant été requise d'accompagner le cortége, je me réunis à elle pour remplir ce pieux devoir. Dans cette famille, à laquelle s'était affilié quiconque avait tourné une phrase ou aligné deux vers, se trouvaient des personnes d'opinions assez différentes. Hoffman, Sedaine et le vicomte de Ségur, tout récemment sorti de prison, marchaient ainsi que moi avec le citoyen Baudrais, le chevalier de Piis ou tel autre écrivain non moins révolutionnaire, à la suite de Thérèse Levasseur, qu'entourait un groupe de nourrices, derrière le char qui promenait le long des ruisseaux de Paris l'île des peupliers au milieu de laquelle s'élevait un sarcophage.
La cérémonie faite, je ne sais quel membre de la famille proposa de ne point se séparer, et d'achever par un banquet fraternel une journée si heureusement commencée. Quinze ou vingt personnes acceptent et se rendent chez Beauvilliers. Tout alla d'abord pour le mieux; on ne tarissait pas en éloges sur la solennité, sur la cuisine qui avait bien aussi son mérite, et sur le vin qu'on n'épargnait pas; on s'accordait sur tout enfin, quand, sur la proposition de boire à la réconciliation générale, le vicomte, qui pendant dix-huit mois de réclusion avait conçu quelque rancune contre les terroristes, s'exprimant sur leur compte avec une franchise des plus énergiques, déclara n'avoir pas soif. Le citoyen Baudrais, qui n'avait pas soif non plus, n'exprima pas avec plus de modération la haine qu'il conservait aux aristocrates: voeux émis de part et d'autre pour l'entier et prompt anéantissement de la faction opposée. Bref, ce banquet fraternel allait finir comme celui des Centaures et des Lapithes, et fournir au restaurateur l'occasion de renouveler sa vaisselle, si nous n'eussions tranché court à la dispute, en levant la séance avant le café. On s'était promis cependant tolérance réciproque. Cette scène, qui fit trembler quelques uns de nos convives, me fit rire: elle avait au fait son côté plaisant, et j'en avais vu de plus sérieuses.
Rappelons, à l'occasion de l'apothéose de Rousseau, que le même honneur fut décerné quelque temps après à la charogne, c'est le mot propre, à la charogne de Marat; il est vrai qu'elle ne fit guère que traverser le Panthéon pour aller se mêler quelques mois après aux immondices de l'égout Montmartre. Mais par quelle étrange politique lui permit-on de passer par-là?
Deux polissons aussi ont été admis dans ce temple ouvert à l'héroïsme par la patrie reconnaissante: Barra et Viala y entrèrent en vertu d'un décret solennel. Tous deux avaient été tués par les insurgés du Midi, l'un pour avoir battu héroïquement du tambour dans le poulailler d'une commune révoltée; l'autre en punition d'une espièglerie encore plus héroïque. Présentant à nu son dos à l'ennemi qui était de l'autre côté de la Durance, ce gamin reçut dans la tête une balle qui ne pouvait pas l'atteindre au visage.
Ces décrets avaient été rendus sur la proposition de Robespierre, dont la politique envieuse aimait mieux ouvrir le Panthéon à des petits garçons qu'à de grands hommes.
Les grandes époques de la révolution, telles que le 14 juillet et le 10 août, étaient célébrées par des anniversaires. Le 21 janvier aussi fut six ans de suite un jour de solennité. Le rayer de la liste des fêtes nationales fut un des premiers actes du consulat de Bonaparte.
Depuis la promulgation du calendrier républicain, qui réduisit à trois par mois le nombre des jours de repos, le décadi remplaçait le dimanche; mais ce dimanche sans messe, sans vêpres et sans pain bénit ne satisfaisait pas aux exigences du peuple. Pour remplacer ces institutions et offrir un aliment à la curiosité de la foule inoccupée, on imagina de consacrer le décadi aux cérémonies qui antérieurement appelaient les familles dans les paroisses, dépositaires alors des registres de l'état civil. C'est ce jour-là seulement que se recevaient les déclarations de naissance, et que les mariages se contractaient au nom de la loi: cela donna au décadi une certaine importance.
Les deux témoins qui devaient certifier la condition de l'enfant se rendaient à cet effet à la municipalité avec les parens, et remplaçaient, bien qu'ils fussent tous deux du même sexe, le parrain et la marraine. Je me rappelle avoir été invité par un de mes confrères, M. Alexandre Duval, à remplir, à l'occasion de la naissance d'une de ses filles, cette fonction avec mon confrère Andrieux. Des circonstances imprévues ne me permirent pas, à mon grand regret, de remplir ce devoir qui m'eût fait compère d'un des hommes les plus estimables que je connaisse: tout était pourtant arrangé au mieux, Andrieux devait être la commère.
C'est dans ces cérémonies qu'on donnait un prénom aux enfans; plusieurs n'ont reçu à cette occasion que des sobriquets. Comme tout prénom paraissait excellent hors ceux qui étaient consignés dans le calendrier romain, les uns allaient en chercher dans le Dictionnaire historique, les autres dans le Dictionnaire du parfait Jardinier, que les rédacteurs du calendrier républicain avaient mis aussi à contribution. C'est comme cela que tel individu qui n'a jamais été baptisé s'appelle, sur son extrait de baptême, carotte ou Scévola, Brutus ou chou-fleur. Le ridicule se mêlait parfois à l'atroce dans ces temps-là où l'on s'ingéniait à régulariser le désordre, et où les novateurs travestissaient ce qu'ils croyaient remplacer.
Le gouvernement directorial, mettant à exécution ce qu'avait conçu Robespierre, institua de plus, pour chaque décadi, une fête relative à une vertu morale, et fit composer pour chacune de ces fêtes, en l'honneur de la vertu du jour, par les poëtes alors en réputation, une hymne que les plus grands compositeurs furent chargés de mettre en musique. Colportées et serinées dans toute la république par des turlutaines et des orgues de Barbarie fabriquées aux frais de l'État, ces hymnes devaient tenir lieu de vêpres et de complies.
Les sermons ne manquaient pas plus que l'office à ces jours-là. Des instructions rédigées dans le but d'éclairer les citoyens sur leurs droits, remplaçaient le prône, et la lecture des principaux faits de la révolution la lecture de l'Évangile: c'était bien imaginé. Mais comme tout cela se débitait en français, cela eut peu de succès: le peuple n'écoute guère que ce qu'il ne comprend pas.
La manie de tout réformer s'étendit jusque sur les modes. Les femmes, quant à cet article, se réglaient, ainsi que je l'ai dit, sur les costumes de théâtre; les hommes s'en rapprochèrent moins. Le pantalon collant, les demi-bottes, le gilet à larges revers, un frac ou une courte redingote, telle était la toilette de l'homme qui n'affichait aucune opinion. Mais cette mode était exagérée par les jeunes gens de partis; les réactionnaires portaient, avec des habits très-lâches auxquels ils adaptaient des collets de velours vert ou noir, des culottes attachées au-dessous du genou avec des touffes de cordons, et ils surchargeaient leur chevelure, à faces pendantes et à chignons tressés, de pommade de senteur et de poudre odorante, d'où leur vint le nom de muscadins.
Les jacobins, au contraire, à l'exemple des puritains d'Angleterre, affectaient dans leur costume la plus grande simplicité, lors même qu'ils se permettaient d'être propres; ils portaient sur le gilet et le pantalon, en guise d'habit, une veste sans basques qu'on appelait carmagnole, et par-dessus tout cela une houppelande d'étoffe grossière; enfin ils couronnaient leurs cheveux longs, gras et non poudrés, d'un bonnet à poil.
David, à qui la législation de cette partie avait été abandonnée, ou qui se l'était attribuée, avait essayé, dès 1792, de nous donner un costume national. Par-dessus le pantalon et le gilet, il avait ajusté un habit court croisant sur les cuisses qu'il recouvrait, comme la tunique romaine, et il y avait ajouté un manteau; tout élégante qu'elle était, cette mode ne prit pas. En vain Talma qui, dans la circonstance, s'était prêté à lui servir de mannequin, se promenait-il dans cet accoutrement, complété par une toque à aigrette de trois couleurs, et que relevaient les grâces de sa jeunesse, la régularité de ses traits et la noblesse répandue dans toute sa personne; on le regarda sans songer à l'imiter. Je me trompe: Baptiste cadet, qui, en son temps, fut joli garçon aussi, se risqua à endosser ce costume. Il ne le porta pas long-temps. La moindre chose irritait alors l'inquiétude du peuple. «Comme nous traversions le Palais-Royal, le peuple, nous voyant ainsi fagotés, me disait Talma, nous prit pour des étrangers, pour des Autrichiens, pour des Turcs, pour des espions déguisés. On nous avait entourés, et l'on nous jetait dans le bassin du jardin, si le commandant d'une patrouille qui survint fort à propos, nous tirant des mains des patriotes, ne nous eût sauvés, en promettant sur son honneur que le commissaire chez qui l'on nous conduisit ferait de nous bonne et prompte justice. Le peuple, qui avait descendu la lanterne, attendait encore l'effet de cette promesse trois heures après qu'on la lui avait faite; mais nous étions sortis de là en uniformes de garde nationale. Ce costume, que j'ai cédé à la direction de notre théâtre, ajoutait Talma, habille depuis ce jour-là un des comparses dans Robert chef de brigands.»
À quelques modifications près, c'est l'habit qui fut adopté en 1795 pour les membres des deux conseils législatifs; c'est ce froc que, le 19 brumaire, ils jetèrent aux orties du parc de Saint-Cloud.
[1: Voir la Vie politique et militaire de Napoléon.]
[2: Voir, au sujet des récits fantastiques improvisés par le général Bonaparte, la note (b) du premier volume, au sujet d'un conte intitulé Julio, qui lui est attribué par l'éditeur des Mémoires de M. Bourrienne.]
[3: Voici le texte de ces instructions dont je possède encore l'original:
Au quartier-général de Montebello, le 8 prairial an V de la république une et indivisible.
«Vous voudrez bien, citoyen, vous rendre dans le plus court délai possible à Venise, où vous vous embarquerez avec le général Gentili pour les îles du Levant. Vous jouirez des rations et du traitement de chef de brigade.
«Vous serez spécialement chargé:
«1° De la recherche des objets relatifs aux sciences et aux arts qui pourraient mériter une attention particulière;
«2° D'aider le général Gentili et les commissaires envoyés par la municipalité de Venise dans les mesures de gouvernement relatives aux îles du Levant;
«3° De veiller aux intérêts de la république, soit dans la confiscation des marchandises appartenant aux Anglais et aux Russes, soit aux prises qui pourraient être faites des vaisseaux de guerre montés par les gens de l'ancien gouvernement de Venise.
«Vous aurez soin de tenir un journal de toutes les opérations relatives à l'expédition dont vous faites partie, de m'écrire exactement dans toutes les occasions qui se présenteront, et surtout de m'envoyer une description politique, géographique et commerciale des îles du Levant vénitiennes.
«Vous vous entendrez, du reste, avec le général Gentili; vous vous présenterez à l'état-major, qui vous fera donner la gratification de campagne de chef de brigade et vos frais de poste jusqu'à Venise.
«BONAPARTE.» ]
[4: Voir le chap. Ier du IIe vol., page 21].
[5: LE BUCENTAURE. «On ignore, dit mon très-cher et très-regrettable confrère PIERRE DARU[6], je le désigne par les noms qu'il aimait à prendre en tête de ses ouvrages; on ignore, dit-il, l'étymologie de ce nom. Les uns le font dériver de la particule augmentative bu et de Centaure, qui était le nom d'un vaisseau fameux dans l'antiquité; d'autres y reconnaissent le vaisseau d'Énée, qui portait le nom de bis Taurus; d'autres enfin ont cru que Bucentaurum n'était que la corruption de Ducentaurum, c'est-à-dire bâtiment à deux cents rameurs.»
C'était pour faire un acte de souveraineté que tous les ans, le jour de l'Ascension, le doge, entouré de toute la noblesse, sortait du port de Venise sur le Bucentaure, et s'avançait jusqu'à la passe du Lido, où il jetait dans la mer un anneau béni, en prononçant ces paroles: Desponsamus te, mare, in signum veri perpetuique dominii. (Mer, nous t'épousons en signe de souveraineté positive et perpétuelle.) Mariage qui, dit je crois Voltaire, comme celui d'Arlequin, n'était qu'à moitié fait, vu qu'il y manquait le consentement de la future; mariage dont les ambassadeurs de tous les souverains, et le nonce du pape lui-même, en assistant à cette cérémonie, semblaient toutefois reconnaître la validité, observe judicieusement PIERRE DARU.
Cette prise de possession, dans des formes pareilles, était une conséquence des paroles que, dans sa gratitude, le pape Alexandre III, qui avait trouvé un refuge à Venise, avait adressées au doge: «Que la mer vous soit soumise comme l'épouse l'est à son époux», lui avait-il dit en lui donnant un anneau. Le sénat de Venise prit le pape au mot, et les noces se firent. Tous les successeurs d'Alexandre ne reconnurent pas toutefois la légitimité de ce mariage. Jules II demanda même un jour à l'ambassadeur de Venise où était inscrit le contrat qui dotait la république de la propriété du golfe Adriatique? «Il est au dos de la donation du domaine de saint Pierre, faite au pape Sylvestre par Constantin», répondit Jérôme Donato.]
[6: Lisez le comte, si vous voulez.]
[7: Le Rialto.]
[8:
Venise, le 17 prairial an V (5 juin 1797.)
Jaloux de remplir vos intentions, j'ai cru devoir attendre la célébration de la fête qui a eu lieu hier pour vous faire part de mon opinion sur la situation des esprits à Venise. Si, dans cette occasion, l'homme public se fait un rôle, le peuple du moins fait-il franchement le sien: lui seul se montre à découvert; et c'est lui particulièrement que je voulais étudier.
Il ne prend aucune part active à ce qui se passe ici. Il a vu tomber les lions sans donner aucune marque de joie; et, dans un peuple aussi mou, cela n'équivaut-il pas à des marques de tristesse?
L'appareil de la fête, la destruction des attributs de l'ancien gouvernement, la combustion du Livre-d'Or et des ornemens ducaux, n'ont excité en lui aucun enthousiasme: quelques cris se faisaient bien entendre de temps en temps, mais encore n'étaient-ils prononcés que par le petit nombre, parmi des spectateurs d'ailleurs peu nombreux.
Le sentiment le plus général dans les individus de toutes les classes est l'inquiétude.
L'insuffisance du gouvernement provisoire est même avouée par lui. La municipalité, faible et divisée, ne se regarde pas comme suffisamment constituée, et ses opérations se ressentent de ce défaut de confiance; composée d'un grand nombre d'hommes timides et de quelques hommes trop hardis, elle donne peu à espérer, et beaucoup à craindre; livrée à elle-même, elle passerait facilement de son inaction actuelle au plus terrible abus de l'autorité révolutionnaire.
Toutes les espérances se tournent vers vous, général. Grands ou petits, tous vous appellent: vous seul devez décider du sort de l'État, et mettre un terme aux prétentions secrètes des différens partis.
Quelques mots relatifs à l'esprit dans lequel avait été disposée la fête ne seront peut-être pas déplacés ici. J'ai vu avec plaisir qu'en exposant au peuple les bienfaits de la révolution vénitienne, on ne lui laissait pas oublier que c'était à l'énergie française qu'il en était redevable. Les monumens de l'aristocratie ont été consacrés à la reconnaissance comme à la liberté.
Sur l'une des colonnes de Saint-Marc, parée des couleurs françaises, se lisait cette inscription: Agli Francesi regeneratori dell' Italia, Venezia riconoscente; et sur le revers, Bonaparte. Sur l'autre colonne, un crêpe funèbre surmontait cette autre inscription: All' ombre delle vittime dell' oligarchia, Venezia dolente; et de l'autre, Laugier[9].
Ces deux colonnes, conquises par les Vénitiens quand, d'accord avec les Français, ils s'emparèrent de Constantinople, me rappellent qu'elles furent accompagnées de quatre chevaux, grecs d'origine, et successivement romains et vénitiens par droit de conquête. Ces chevaux sont placés sur le portail de l'église ducale; les Français n'ont-ils pas quelque droit à les revendiquer, ou du moins de les accepter de la reconnaissance vénitienne? Ne serait-il pas raisonnable aussi de les faire accompagner par les lions que Morosini fit enlever au Pirée? Paris ne peut pas refuser un asile à ces pauvres proscrits, plus recommandables pourtant par leur antiquité que par leur beauté.
Je ne finirai pas cette lettre, général, sans vous parler de notre expédition. On s'occupe activement de tous les préparatifs; le général Gentili presse et travaille sans relâche. On dit dans ce moment que la flottille, commandée par le capitaine Bourdé, est à la vue du port. Cette arrivée inespérée hâterait sans doute notre départ; mais nous n'avons pas encore de certitude. Je recueille, en attendant le moment de l'embarquement, toutes les instructions qui peuvent m'être utiles dans la mission que vous m'avez confiée. J'ai trouvé quelques livres; mais la circonspection des anciens écrivains nous prive d'une partie des ressources que nous devrions y trouver. J'ai été assez heureux pour mettre la main sur le seul Anacharsis qui fût peut-être ici. Je fais chercher Homère, que je veux accoler à l'Ossian de Cesarotti, dont je me suis déjà pourvu. J'ai fait enfin la rencontre d'un homme instruit, qui voyageait en Italie par mission de l'Académie des sciences; il sera probablement attaché à l'expédition comme médecin. Sous ce rapport et sous celui de savant dans plus d'une partie, il nous sera d'une grande utilité; il se nomme Lasteyrie.
Croyez, général, que je saisirai toutes les occasions de justifier, par mon zèle, la confiance dont vous m'honorez; croyez aussi à ma profonde reconnaissance: elle vous est aussi justement acquise que l'admiration de l'Europe au vainqueur de l'Italie.
Venise, le 19 prairial an V (7 juin 1797.)
Tout se dispose pour le départ; l'arrivée du capitaine Bourdé a levé la majeure partie des obstacles; l'article seul des vivres nous arrête encore. La municipalité de Venise et les fournisseurs ont eu toutes les peines du monde à se mettre en mouvement. Las de tant de lenteurs, le général Baraguey-d'Hilliers a montré les dents: dès lors tout a marché.
J'ai rédigé, de concert avec le brave général Gentili, la proclamation que nous répandrons en débarquant; j'ai tâché d'y réunir un peu d'élévation à beaucoup de simplicité. Les Grecs auxquels nous avons affaire ne sont pas des Euripides ou des Platons: on les dit fort simples sous quelques rapports, si doubles qu'ils soient par caractère.
Les Vénitiens qui servent sur la flotte montrent la meilleure volonté, ils ne désirent rien plus que d'être commandés par des Français; et peut-être, général, serait-il possible de se les attacher tout-à-fait en les mettant à la solde française. Cette mesure, que le général Gentili voudrait étendre à tous les matelots des pays alliés et de Malte même, donnerait le moyen de remonter promptement la marine de la Méditerranée.
Je n'ai rien de nouveau à vous mander sur l'esprit public: il s'est montré, dans les deux fêtes qui ont suivi la première, tel qu'il avait paru d'abord. Les républicains sont dans la haute classe: c'est ce que mon admission dans quelques maisons nobles m'a mis à même de juger. J'ai trouvé beaucoup de lumières, beaucoup de philosophie dans plusieurs individus de cette société: je regrette que mon prochain départ ne me permette pas de les connaître plus à fond. On trouverait en eux de grandes ressources s'il était question de donner une constitution particulière au peuple vénitien, qu'ils connaissent parfaitement: l'ex-provéditeur Battaïa est un de ceux dont je veux parler.
Je finis cette lettre chez le général Baraguey-d'Hilliers, où se trouve le général Gentili. Le départ est définitivement fixé à après-demain; d'ici à cette époque, si je remarquais quelque chose qui fût digne de votre attention, je m'empresserais de vous en instruire.
Agréez l'assurance de ma reconnaissance et de mon dévouement comme
Français.
ARNAULT.
]
[9: Capitaine d'un bâtiment dont l'équipage venait d'être massacré dans le port de Venise.]
[10:
À bord de la Sensible, le 25 prairial an V (13 juin 1797.)
Les nouvelles de l'Istrie, que le général Baraguey-d'Hilliers vient de me communiquer, déterminent le général Gentili à mettre à la voile sans délai. Vous serez surpris sans doute qu'il se soit écoulé trois jours entre notre départ et notre embarquement: la lenteur avec laquelle les provisions ont été délivrées en est l'unique cause.
La mauvaise volonté des Vénitiens perce de toutes parts. Rien de ce qui était nécessaire n'avait été fourni; l'on n'en répondait pas moins aux demandes des différens officiers que tout était livré et qu'il y avait défense de rien faire de plus pour l'expédition. Voulait-on remonter à la source de cette défense, tous les comités la désavouaient, et l'on en était pour le temps perdu. Ce n'est qu'en parlant vertement, qu'en menaçant même, que le général Baraguey-d'Hilliers est parvenu à arracher les moyens insuffisans avec lesquels nous partons. On serait tenté de conclure, en rapprochant la conduite des Vénitiens et celle de l'empereur, qu'il y a intelligence secrète entre eux, et que notre expédition pourra devenir moins facile qu'elle ne le paraissait d'abord. Comptez néanmoins sur le zèle des troupes et sur l'activité prudente de celui qui les commande.
La conduite du vice-amiral Tomasi[11], sur le vaisseau duquel est monté Gentili, est à peine convenable. Il n'a pas eu honte de laisser notre vieux général passer la nuit sur une planche comme un mousse, sans lui offrir ni lit ni vivres. Il ne lui a rendu aucun honneur. Vous présumez qu'il a été fortement relevé. D'Arbois[12] s'est plaint à Gondolmer, et, depuis les ordres nouveaux de l'amiral vénitien, le vice-amiral met autant de platitude dans sa conduite qu'il y avait mis d'abord d'insolence. Ces Messieurs comptaient prendre le commandement.
«Je ne recevrai l'ordre que de la Gloria», disait au capitaine Bourdé le commandant de l'Éole. «Et votre commandant le recevra de moi», répondit sèchement Bourdé.
Je dois, avant de terminer cette lettre, vous représenter, général, que les moyens pécuniaires donnés au chef de l'expédition ne sont rien moins que suffisans. Il ne peut disposer que de mille écus, et vous savez qu'il doit établir une correspondance entre l'Italie, la Turquie et les îles.
Je n'ai rien à ajouter à ceci. Je tiens un journal exact de tout ce qui concerne l'expédition: cette lettre en est l'extrait. Comptez, général, sur mon exactitude comme sur mon éternelle reconnaissance.
ARNAULT.
]
[11: Capitaine de vaisseau marchand, élevé tout récemment au rang d'officier général dans la marine militaire.]
[12: Chef de l'état-major de l'expédition.]
[13:
Corfou, le 17 messidor an V (5 juillet 1797.)
Nous sommes arrivés dans l'île le 9 messidor. Votre renommée avait aplani tous les obstacles. Le peuple, qu'on avait cherché à épouvanter, nous a reçus d'abord avec le silence de l'inquiétude; les cris de joie se sont bientôt fait entendre lorsque notre proclamation a fait connaître nos principes et l'esprit de notre mission.
Les Grecs ont facilement senti qu'ils gagnaient tout à notre arrivée. Soixante mille individus, asservis par une centaine de tyrans, avaient besoin que nous vinssions du bout du monde les instruire de leurs droits et les avertir de leur force. Aujourd'hui qu'ils les connaissent, tout ce qui n'est pas vénitien abhorre non seulement l'ancien gouvernement, mais même tout rapport avec la métropole: dites un mot, cette île est française.
Le général Gentili s'occupe en ce moment de la création d'un gouvernement provisoire: il a eu la bonté de m'appeler pour l'aider dans ce travail. Le peu de connaissance que nous avons des individus m'a déterminé à proposer, pour diriger nos choix, une mesure que le général Gentili a adoptée. Nous demandons des listes de candidats aux hommes les plus éclairés et les mieux intentionnés. Les individus qui se trouvent portés sur le plus grand nombre de listes seront ceux que nous porterons à la municipalité.
Notre projet est aussi de ne composer les corps administratifs que de gens attachés par intérêt à la révolution, et d'y appeler les hommes de différens rites, en raison du rapport de ces rites avec la population.
Je ne crois pas qu'on puisse former plus d'une municipalité pour l'île; les moyens de correspondance ne seront pas même faciles avec l'arrondissement hors de Corfou. La chose la plus rare est de rencontrer ici un homme qui sache lire.
Le général Gentili vous a sans doute fait part, général, de l'embarras où nous jette la subsistance des troupes. Les réquisitions sont impossibles: les munitionnaires sont sans fonds; la caisse ne contient que la solde de l'armée pour deux mois.
L'on a passé un marché avec un Juif de ce pays, qui s'engage à nous alimenter pour trois mois; mais une des clauses de ce marché porte une avance considérable de notre part sous un terme très-prochain.
C'est en vain que l'on a voulu recourir aux caisses publiques: non seulement nous n'y trouvons rien, mais les fermiers sont en avance avec l'ancien gouvernement.
Le général a préalablement ordonné que les versemens fussent faits dorénavant à la caisse de l'armée, mois par mois. Mais nos besoins sont de tous les jours, et cette mesure ne procurera que des recouvremens insuffisans.
Ce n'est pas, général, que cette île n'offre des ressources considérables; mais les entraves que les Vénitiens mettaient au commerce de l'huile, qui devait avant tout être portée à Venise, privaient Corfou de la majeure partie du produit de la vente de cette denrée. Elle était soumise à double droit: à un droit de sortie, d'abord perçu à Corfou par une douane qui constatait la quantité exportée par chaque bâtiment; et à un autre droit de sortie, dont l'exportation de l'huile en terre ferme était grevée à Venise, qui seule avait le droit de commercer librement de cette marchandise.
Rendez aux habitans de Corfou la liberté absolue du commerce, en maintenant le droit de sortie qui se percevait ici, non seulement vous vous assurerez des moyens suffisans à la solde des troupes et au salaire des officiers publics, mais, de plus, vous enrichirez cette île de l'immense bénéfice que la métropole et quelques négocians retiraient de la seconde vente, au détriment de la colonie et du cultivateur. Cette opération, également avantageuse aux Français et aux habitans, semble être d'ailleurs la conséquence de la liberté, qui ne peut guère se concilier avec la dépendance injurieuse dans laquelle Venise tiendrait plus long-temps Corfou sous ce rapport.
Si vous adoptiez cette idée, général, la perception de ce droit serait sur-le-champ attribuée aux receveurs des autres impositions d'après les modes déjà existans.
L'occupation que me donne l'état de délabrement où sont toutes les parties de l'administration ne m'a pas empêché de faire des recherches relatives aux objets soumis à la confiscation; Je n'ai rien trouvé jusqu'à présent. Il n'y a aucun magasin appartenant aux puissances coalisées. Depuis plus d'un an, l'on n'a pas vu d'Anglais à Corfou. Le consul russe y est presque aussi misérable que le consul français, et ce n'est pas peu dire.
Je n'ai rien à ajouter pour le présent aux objets contenus dans cette lettre. Mon rapport sur les arts ne sera ni difficile ni long. Cette ville ne renferme qu'un monument élevé, dans la citadelle, au maréchal Schullembourg, qui la défendit contre les Turcs: c'est sa statue pédestre. Point de statue hors celle-là; point de tableau, point de bibliothèque: une salle de spectacle et pas d'imprimerie. La seule rareté que j'ai rencontrée est l'église de Saint-Spiridion: c'est une mine d'argent.
Le peuple est superstitieux et lâche. Le marchand de figues et le garçon boucher sont également armés: rien n'était plus commun que les assassinats; mais la corruption de l'ancien gouvernement porte à croire que leur multiplicité pouvait être également imputée aux gouvernans et aux gouvernés.
On trafiquait également de la mort et de la vie d'un homme avec le juge et l'assassin. Saint Spiridion, qui a fait encore un miracle il y a trois semaines, en opère encore, moins souvent toutefois qu'un autre saint, devant lequel tout le monde est à genoux ici: ce saint s'appelle Denaro (l'argent).
Je dois aller voir au premier jour les fameux jardins d'Alcinoüs et la pierre sur laquelle lavait Nausicaa. Je ne sais si les princesses sont à la campagne, ce qu'il y a de sûr, c'est qu'à la ville nous ne voyons guère que des blanchisseuses.
Je ne puis terminer, général, sans vous réitérer mes remercimens, et pour la mission dont vous m'avez honoré, et pour les relations où je suis avec les hommes estimables auxquels vous m'avez associé. Permettez-moi aussi de vous renouveler, ainsi qu'à Mme Bonaparte, l'assurance de ma reconnaissance et de mon entier dévouement.
P. S. Général, le général Gentili me charge de vous parler particulièrement de trois personnes: d'abord du citoyen d'Arbois, du service duquel il a beaucoup à se louer, et pour lequel il désire un grade dont il a joui il y a quatre ans, le grade d'adjudant-général. Cette faveur aplanirait d'ailleurs de petites difficultés qui s'élèvent, en fait de service, entre le commandant de la place, qui, comme chef de brigade, répugnerait à faire ses rapports au chef de l'état-major, qui n'est que chef de bataillon.
Les autres personnes sont le brave capitaine Bourdé, qui, par l'habileté de ses manoeuvres, a suppléé au bon vent qui nous a toujours manqué; et le consul français à Corfou, que sa détresse et les désagrémens qu'il a éprouvés de la part des Vénitiens rendent dignes de considération.]
[14:
Corfou, le 23 messidor an V (11 juillet 1797).
Notre municipalité est installée depuis le 10 de ce mois; le choix que nous en avons fait a paru plaire à la majorité.
Nous avions pour but de contenter toutes les classes et tous les rites; et cependant à notre grand étonnement, cette précaution, qui devait assurer la tranquillité de l'île, l'a troublée hier pour quelques instans.
Un prêtre grec nous déclare tout à coup que les saints ou sacrés canons ne lui permettent pas de prendre une place dans le gouvernement: notez en passant que ce prêtre entretient una ragazza (une fille). Il cite les conciles dans un court mémoire, et y joint sa démission. La municipalité, sur mon avis, l'accepte par respect pour la liberté de conscience; mais il en résulte que les Grecs, de ce qu'un de leurs prêtres ne croit pas pouvoir siéger à la municipalité, concluent que l'archevêque latin et les Juifs, à plus forte raison, doivent s'en retirer. Par une conséquence de nos principes, nous avions nommé deux Juifs dans la municipalité.
Les esprits fermentent; des gens, connus par leur turbulence, les excitent et répandent quelque argent. Hier, enfin, la municipalité se trouve investie ou plutôt assaillie dans le lieu de ses séances. Un mauvais sujet exige au nom du peuple, dans un mémoire signé de lui seul, l'expulsion des Juifs. La municipalité se tait; le président ne sait que dire. Les Grecs battent les Juifs: et les Juifs, qui ne sont pas Grecs, se sauvent.
On m'avertit de ce tumulte. J'y cours sans armes et accompagné de deux Français. Je n'ai jamais entendu des cris pareils: Vivent les Français! point d'Hébreux! Nous marchons droit à la municipalité; cinq cents piaillards nous suivent. La municipalité était fermée et les membres dispersés. Il nous faut, en conséquence, rester seuls au milieu de cette populace forcenée, criant à tue-tête dans son jargon, et n'entendant pas un mot de notre langue.
Les séditieux demandaient non seulement que les Hébreux, qui, à les entendre, sont des chiens, fussent exclus du corps municipal, mais qu'il leur fût même prescrit de ne porter la cocarde qu'au bras.
J'essayai de répondre à cette requête par un beau discours, où j'expliquai que la liberté apportée par les Français était un bien commun à tous; qu'un Juif ne devait pas plus être un chien pour un Grec qu'un Grec pour un Latin. Un gros officier vénitien, qui prétendait parler le grec vulgaire, me traduisait pour l'utilité de la canaille; mais il me traduisait d'une manière si inintelligible, qu'on le comprenait moins encore que moi, et que je fus obligé de dire simplement que la municipalité allait se rassembler et répondrait.
Cinq cents hommes occupent la place. Une patrouille de cinq soldats paraît enfin! je leur ordonnai de diviser le rassemblement avec le plus de précaution possible, et dans le fait elle y avait réussi, quand cinquante grenadiers que j'avais requis vinrent s'emparer des postes.
Il fallait réunir la municipalité. Je parvins à déterrer un de ses membres, que je chargeai par écrit, sur sa responsabilité, de convoquer ses collègues sous une heure.
Cependant, le général Gentili, averti, descend sur la place, fait au peuple une harangue à la fois paternelle et militaire, promet protection à tous les bons citoyens, et menace de faire fusiller le premier qui manquera de respect aux officiers municipaux. On se tait; je cours chercher les Juifs, que je trouve cachés dans la forteresse; ils s'accrochent à mon bras, et me suivent plus morts que vifs, en m'assurant que tout est écrit là-haut, et qu'on ne peut fuir sa destinée. J'invite la municipalité, rassemblée non sans peine, à tenir désormais une contenance plus digne des magistrats du peuple, à procéder sur l'heure à la nomination d'un comité de salut public, qui rechercherait les auteurs de la sédition, et à se confier dans la force des Français. Là commence la comédie. Tous les membres voulaient des gardes: l'un parce qu'il était Latin, l'autre parce qu'il était Grec, l'autre enfin parce qu'il était Juif. «S'il fallait, pour vous garder, autant de braves gens qu'il y a chez vous de poltrons, répondis-je à l'archevêque, qui voulait pour lui seul une division tout entière, l'armée d'Italie n'y suffirait pas; d'ailleurs vous n'êtes pas Juif.» Il convint du fait, et n'en fut pas moins présenter sa requête à Gentili, qui le reçut à peu près comme moi.
Telle est, général, l'histoire de cette grande journée. Un des principaux instigateurs du trouble est arrêté; il a paru fort étonné qu'un gentilhomme fût mis au cachot. Cet homme, nommé Danieli, est le chef d'une famille connue par son insolence et ses vexations, et qui se faisait fort de son crédit auprès de l'ancien gouvernement.
Le général Gentili a fait publier une proclamation dans laquelle il rappelle ce qu'il promettait dans la première, et déclare qu'il maintiendra de toute sa force la validité du contrat passé entre le peuple corfiote et nous le jour de notre arrivée. Tout est calme aujourd'hui, et nous espérons que ce mouvement sera le dernier. Ce peuple est aussi lâche qu'ignorant.
Je remplis auprès du corps municipal l'office de commissaire du gouvernement; je le redresse toutes les fois qu'il veut s'écarter de la ligne. Le secrétaire me donne tous les jours copie du procès-verbal de la séance.
J'espère, général, que vous approuverez la conduite que j'ai tenue dans cette circonstance, et que vous voudrez bien nous faire connaître au plus tôt vos intentions sur la destinée de Corfou. Nous ne savons si nous sommes chez des Vénitiens ou chez des Français.
Veuillez aussi, général, me faire connaître votre décision relativement au projet dont je vous ai fait part. Les besoins augmentent tous les jours, et nos ressources à Zante et à Céphalonie sont aussi nulles qu'à Corfou. Toutes les caisses sont vides.
J'ai prié Leclerc de vous présenter une requête en mon nom. La difficulté du voyage de Grèce me ferait préférer de revenir près de vous par l'Italie méridionale. Nous ne sommes qu'à vingt-cinq lieues d'Otrante. Si je pouvais vous être de quelque utilité à Naples, ce serait avec un double plaisir que je ferais ce voyage.
Mon séjour ici n'est plus d'une grande utilité, et je n'aurai plus rien à faire dans les îles du Levant quand j'aurai vu Zante et Céphalonie. Me procurer les moyens de voir le tombeau de Virgile, dont j'ai vu le berceau, serait vous créer de nouveaux droits à ma reconnaissance, qui pourtant ne peut pas être augmentée.
ARNAULT. ]
[15:
Corfou, le 11 thermidor an V (29 juillet 1797).
Général, les principes d'insurrection qui s'étaient manifestés dans l'île sont tout-à-fait étouffés. Il est probable que le clergé grec, qui les avait provoqués, ne reviendra plus à la charge. Nous avons montré assez de sagacité pour qu'il ne recoure plus à des ruses qui désormais ne seraient pas impunies, et les agens qu'il a compromis, si téméraires ou si stupides qu'ils puissent être, ont vu le danger de trop près pour s'y exposer de nouveau.
Le prétexte de l'insurrection, qui devait soulever l'île tout entière, était que nous avions l'intention de nous emparer du trésor de saint Spiridion, saint dont Corfou possède les reliques, et dont la chapelle est ornée d'ex-voto du plus grand prix, qui lui sont envoyés par les chrétiens, ou, si vous voulez, par les schismatiques grecs, non seulement de tous les points de la Turquie, mais du fond même de la Russie.
Le clergé grec, qui, par suite de la conformité de croyance, est très-porté pour la Russie, et voudrait voir les îles passer sous la protection de l'autocrate, avait imaginé, pour soulever la population contre nous, de répandre le bruit que le corps-de-garde, qu'à sa demande expresse j'avais fait placer à côté de l'église de Saint-Spiridion, pour en protéger le trésor, n'était là que pour enlever ce même trésor. Le massacre ou tout au moins l'expulsion des Français devait prévenir cette spoliation.
Instruit à temps de cette perfidie, je fis arrêter les propagateurs de ces nouvelles, qui se débitaient même en notre présence, dans les cafés, à la faveur d'un jargon que nous n'entendons pas. De plus je fis venir les desservans de la chapelle de Saint-Spiridion, auteurs de la calomnie, et j'exigeai d'eux une déclaration qui a été affichée et publiée dans la ville et dans toutes les parties de l'île.
Cette mesure, jointe à la fermeté que nous avons déployée, a tout calmé. Les complots se sont évanouis en fumée, et les Grecs, qui voient que les plus forts sont aussi les plus fins, n'y reviendront plus.
Le général Gentili est dans l'intention de profiter de la tranquillité qui règne dans l'île pour se rendre à Butrinto, où il doit avoir une entrevue avec Ali, pacha de Janina, et lier avec lui des rapports plus étroits. Cela ne nous sera pas d'une faible utilité. C'est de chez Ali que nous avons tiré jusqu'à présent l'approvisionnement de notre flotte. Il ne réclame pas d'argent: une corvette et de la poudre en échange des boeufs qu'il nous a fournis et des denrées qu'il nous fera fournir, voilà ce qu'il voudrait.
Le général doit aller ensuite visiter les établissemens que nous possédons sur le continent, tels que Prevesa, Vonizza, Santa-Maura. Il visitera aussi les îles de Zante, Céphalonie, et poussera peut-être jusqu'à Cerigo.
Il persistait à vouloir qu'en son absence je me chargeasse du gouvernement général de Corfou. Cela est-il possible, général? Vous connaissez l'esprit militaire. Des militaires obéiront-ils volontiers à un agent civil? Accepter cette commission, ne serait-ce pas, en me compromettant, compromettre les intérêts de l'expédition?
Chargé par vous d'organiser le gouvernement des îles ioniennes, je l'ai fait le mieux que j'ai pu. La constitution que je leur ai donnée n'est pas plus mauvaise qu'une autre, si elle n'est pas meilleure. Ma tâche est remplie. J'ai donc insisté pour que le général Gentili ne mît pas mon dévouement à une plus dangereuse épreuve, et me permît de retourner auprès de vous.
Je profiterai du départ de la Junon, qui va croiser dans l'Adriatique.
Elle me descendra à Otrante, d'où je me rendrai à Naples.
Permettez-moi de suivre l'exemple de Lycurgue, homme de sens, qui aimait mieux donner des lois que de les faire exécuter. Dès qu'il faut gouverner, j'abdique.
Veuillez agréer l'hommage de mon respectueux dévouement.
ARNAULT. ]
[16: Il se nommait Vidiman.]
[17: Voici la traduction de cette lettre, dont l'original est en italien.
Le secrétaire du comité de salut public de la municipalité de Corfou.
Citoyen, Élisabeth Caime Nouhiera, demeurant dans la vieille forteresse, s'étant présentée à l'église de Saint-Spiridion pour faire l'offrande d'un cierge: «Ma chère, lui dit le sacristain à qui elle le remit, gardez cela, tout est perdu. Les Français sont venus hier peser ici l'argenterie de l'église; demain, ils l'emporteront.» Cette femme, affligée et effrayée, répète ce propos à qui veut l'entendre.
Je crois devoir vous avertir en outre, citoyen, que les desservans du saint sont en possession de celle des clefs de la châsse qui était entre les mains du baile, et qui devrait être remise à la municipalité.
Salut et fraternité.
Des bureaux du comité, le 3 thermidor, an 1er de la liberté corcyréenne.
Loverdo.
J'ignore si le signataire de cette lettre est l'officier général inscrit encore aujourd'hui sous ce nom sur l'état de l'armée française.]
[18: M. de Lalande. Presque aussi célèbre comme astronome que comme athée, c'était le savant le plus laid de son siècle. Peut-être est-ce à l'humeur que cela lui donnait qu'on doit attribuer son athéisme. Si violente que fut sa rancune contre Dieu, il faut convenir qu'elle était motivée. Comme il la manifestait en toute occasion, et qu'un jour, dans une société illustre, une querelle des plus vives s'était engagée à ce propos entre lui et Delille de Salle, qui tenait pour l'opinion opposée et appelait Dieu son auguste client, un confrère d'opinion neutre demanda qu'on mit fin à ces débats en décidant que, dans cette société, il ne serait plus question de Dieu, soit en bien soit en mal.
M. de Lalande était d'ailleurs digne d'estime; la science lui a des obligations tant pour les travaux qu'il a faits que pour ceux qu'il a fait faire. Il a fondé un prix annuel pour l'auteur de l'observation la plus intéressante, ou du Mémoire le plus utile aux progrès de l'astronomie.
Il mangeait les araignées, mais il secourait les hommes; et tous les ans, à la semaine sainte, il se faisait lire la Passion, qu'il n'entendait pas sans un profond attendrissement.
On croit que c'est à son sujet que fut composé le quatrain suivant:
Un jour qu'il avait du courage,
Jérôme, en voyant son portrait,
Disait: Dieu doit être bien laid,
Si l'homme est fait à son image.
]
[19:
Corfou, le 28 messidor an V (16 juillet 1797).
Tout est tranquille depuis que j'ai eu l'honneur de vous écrire. Les chefs du seul mouvement qui ait eu lieu ici sont encore en prison: ils en sortiront après avoir passé à une commission militaire, qui n'attend que le rapport pour commencer.
Nous plantons aujourd'hui l'arbre de la liberté. Le pavillon tricolore remplacera partout le lion, que l'on doit brûler solennellement sur la grande place.
Le peuple montre la plus grande joie et un véritable attachement pour les Français.
Je vous ai fait part, dans ma correspondance, de l'état de dénûment où nous nous trouvions. Nous ne saurions où donner de la tête, si la municipalité de Venise, ou plutôt la Providence, ne nous avait envoyé quelques secours. Une somme médiocre, destinée à l'acquittement d'une dette, se verse en ce moment, par ordre du général Gentili, dans la caisse de l'armée; mais cette ressource n'est que précaire. L'escadre de l'amiral Bruéys, qui croit devoir attendre de nouveaux ordres dans la rade de Corfou, nous ronge et nous jettera incessamment dans un embarras pire que celui dont nous avons cru un moment sortir. Veuillez donc, général, vous occuper de nos besoins, et vous rappeler que c'est de la terre ferme seulement que nous pouvons tirer nos ressources.
J'ai fait, il y a trois jours, une descente sur les côtes de l'Épire. Les Vénitiens avaient un petit établissement près des ruines de l'ancienne Buthrote, que j'ai parcourues dans tous les sens. Si ces ruines sont peu précieuses, au moins ont-elles le mérite d'être environnées d'un lac d'eau douce, dont la pêche appartient au gouvernement, et est affermée à son profit. Les Albanais, anciens sujets des Vénitiens, sont venus s'offrir aux Français; et, ce qui nous a paru plus plaisant encore, les Albanais, sujets des Turcs, et des Turcs mêmes, nous ont pressés de les adjoindre à la république. La Morée tout entière est dans cette disposition.
Je compte, avant de partir de Corfou, faire une tournée dans l'île, et la parcourir dans tous les points. Veuillez, général, faire droit à ma première requête, et me mettre à même de vous présenter incessamment mon journal et les nouvelles assurances d'une reconnaissance qui ne finira qu'avec ma vie.
ARNAULT. ]
[20:
Corfou, le 3 thermidor an V (21 juillet 1797).
D'après l'évaluation faite des fonds versés par les commissaires vénitiens dans la caisse de la division, le général Gentili a eu à disposer de la somme de sept cent mille francs à peu près.
Voici l'emploi que l'on en a fait par son ordre.
Une somme de trois cent soixante mille francs a été mise d'abord à la disposition des administrateurs des vivres, sauf à eux à en compter. Cette somme fait face à l'arriéré, et assure pour deux mois la subsistance de l'armée et de la division maritime attachée particulièrement à l'expédition.
Eu égard à la nécessité où la flotte de Toulon se trouvait d'attendre ici vos ordres définitifs, le général, forcé de fermer les magasins de terre aux marins qui nous dévoraient, a mis entre les mains du contre-amiral une somme de cinquante mille fr., dont ce dernier s'est rendu comptable.
Une autre somme de cent soixante-dix mille francs est mise en réserve pour payer pendant deux mois les troupes françaises et vénitiennes. Soixante mille francs de plus sont destinés à faire face aux dépenses extraordinaires, à celles des hôpitaux, et aux besoins particuliers du général. Le reste s'emploie dans ce moment à la liquidation de la dette vénitienne. Un comité, composé de Français et des commissaires vénitiens, examine les titres des créances, qui sont acquittées par le payeur sur les ordonnances du général. Les matelots et les soldats sont exactement payés. Quant aux officiers de mer, l'on a arrêté qu'on s'acquitterait avec eux en traites sur Venise, qui est encore redevable envers cette île d'une somme de trois mille sequins.
Ces mesures, agréables au peuple autant qu'avantageuses à l'armée, ne contribuent pas peu à consolider la tranquillité dont nous jouissons. Les hommes les moins éclairés, les villageois, classe plus opiniâtrement attachée à l'ancien gouvernement, qui pourtant pesait plus particulièrement sur elle, commencent à reconnaître les avantages du nouveau. Le scrupule avec lequel nous observons tous les engagemens contractés par notre première proclamation, la conduite des chefs et des subalternes, l'administration réellement paternelle du général, nous concilient tous les esprits, et nos ennemis sont en si petit nombre qu'ils ne peuvent ni se cacher dans la foule ni nous nuire.
Le voeu général appelle ici le gouvernement français. Je crois, dans le fait, général, qu'il serait aussi avantageux pour la France de s'acquérir les îles, qu'avantageux pour les îles d'être protégées par les Français. Le commerce réciproque y gagnerait. Nous nous assurerions la propriété de l'Adriatique et la domination de l'Archipel, et le négoce du Levant ne serait plus exposé aux pirateries des Barbaresques et des Turcs, contre lesquels les habitans des îles n'espèrent aucune protection de la république vénitienne.
La municipalité marche à merveille; elle est instituée de manière à ne pouvoir faire le mal et à l'empêcher. Les tribunaux rendent la justice d'après les nouvelles formes: ils ne désemplissent pas. Les sectateurs des différens cultes vivent, si ce n'est en bonne intelligence, du moins sans querelles.
Je crois, vu l'état des choses, pouvoir regarder ma présence ici comme inutile. Ma santé s'altère, général, et je sens que je ne supporterais pas impunément plus long-temps l'extrême chaleur à laquelle nous sommes exposés. J'ai prié le général Gentili de me permettre de retourner auprès de vous. Je pars au premier jour, pour Naples, où je séjournerai quelque temps; je me rendrai de là à Rome, puis à Florence. Je continuerai à vous instruire exactement de tout ce que je croirai digne de votre attention, et à m'occuper de la recherche de tous les objets utiles aux arts, recherche vaine jusqu'ici.
J'espère que mon journal, qui jusqu'à présent n'est qu'un procès-verbal fort sec, s'enrichira à mesure que je m'approcherai de l'ancienne capitale du monde.
Le général Gentili, dont je ne puis trop me louer, voudrait me charger du gouvernement de l'île pendant son voyage à Céphalonie; mais cette tâche excède ma mission et mes forces. Je l'ai prié de confier l'autorité à des mains plus habiles, et de ne pas retarder si tristement le bonheur que j'aurai à parcourir cette terre des héros, où l'on n'en connaît plus qu'un; à admirer cette Rome que vous n'avez pas voulu prendre, et ce Capitole où vous n'avez pas daigné monter.
ARNAULT. ]
[21: Gissante, du latin jacens. Ce mot, dont la prononciation rappelle l'étymologie, s'écrit pourtant avec une seule s, à laquelle on doit donner la valeur d'une s double, bien que placée entre deux voyelles, cette s doive avoir la valeur d'un z; aussi nombre de gens la lui donnent-ils. Si des Français s'y trompent, comment des étrangers ne s'y tromperaient-ils pas? Pour trancher cours à ces difficultés, nous avons cru devoir écrire gissante comme on écrit gissement, autre dérivé du verbe gir, dérivé de jacere. En cela nous satisfaisons à tous les intérêts, sans même nous permettre une innovation. Gissant s'écrivait jadis comme nous l'écrivons ici; témoin l'épitaphe d'Antoine de Bourbon, père de notre Henri IV, père qui ne valait pas son fils. Ce prince, déconsidéré par son indécision, mourut d'une blessure qu'il reçut au siége de Rouen pendant qu'il s'amusait, comme dit Sganarelle, à expulser le superflu de la boisson. Un poëte du temps composa ce distique, qui rappelle cette circonstance peu héroïque:
Ami Français, le prince ici gissant
Vécut sans gloire et mourut en…
Nous nous prévalons de l'exemple de Jean-Jacques pour achever ce vers, qui rime aussi richement que possible avec celui qui le précède. Nous invitons les lexicographes à ne pas oublier cet exemple; il est de quelque autorité dans la question.]
[22: De guide.]
[23:
Naples, le 2 fructidor an V (19 août 1797).
Général, je suis ici depuis quelques jours. Je n'ai pas voulu vous écrire avant d'avoir eu le temps de bien connaître les véritables dispositions de la cour de Naples à notre égard: elles ne sont rien moins que bienveillantes; cela se manifeste jusque dans les plus petites circonstances.
Je débarquai d'abord à Otrante. Muni d'une patente du consul de Naples, laquelle constatait que les îles étaient exemptes de toute contagion, je croyais qu'on m'accorderait la pratique sans difficulté. Je m'abusais. Le bureau de santé me déclara que je ne pourrais communiquer avec la terre qu'après avoir fait une quarantaine dont la durée serait déterminée par le ministère napolitain, à qui on allait en écrire. La contagion que l'on craignait n'était pas celle dont j'étais reconnu exempt. Voyant qu'il me fallait attendre au lazaret la réponse de Naples, et le lazaret d'Otrante étant plus épouvantable qu'une prison, je me suis fait transporter à Brindisi, où l'on vient d'en construire un qui est fort propre et fort élégant. Il a servi de palais à la cour de Naples pendant le séjour que le roi a fait dans cette ville il y a quelques mois.
Arrivé là, j'ai dépêché au général Canclaux, notre ambassadeur, un exprès, qui, dix jours après, m'a rapporté le passeport et les permissions dont j'avais besoin pour me rendre à Naples en poste.
En qualité de commissaire du gouvernement français, j'étais recommandé à tous les gouverneurs des villes, et particulièrement à M. Marulli, qui a été envoyé dans ces provinces avec une petite armée, pour les purger des brigands dont elles sont infestées. Ce général m'a fort bien reçu, et m'a délivré un ordre pour avoir des escortes. Passé Barletta, il a fallu toutefois s'en passer: c'est là pourtant qu'elles sont vraiment nécessaires. On ne traverse pas les Apennins tranquillement, même en plein jour. Nous les avons traversés de nuit sans faire de mauvaises rencontres. Votre fortune nous protégeait.
Il faisait jour encore quand je suis passé près de Cannes. En voyant les bords de l'Aufide et cette plaine à jamais signalée par la victoire, ce n'était pas à Annibal seulement que je pensais.
Je ne dois pas oublier de vous dire, général, qu'à Monopoli, j'ai été obligé de m'arrêter six heures pour faire raccommoder ma voiture, qui s'était rompue contre les débris de la voie Appienne, sur lesquels nous avons roulé un moment. Le gouverneur de la ville a voulu que je quittasse l'auberge, et que je vinsse passer chez lui le temps qu'exigeait la réparation. Il m'a fallu même, bon gré mal gré, y accepter à souper; mais ces civilités n'avaient rien d'affectueux; et comme les habitans regardaient avec une curiosité mêlée de quelque admiration le seul Français qui, depuis vos victoires, ait traversé la Pouille, je pense qu'on usait de ce procédé surtout pour m'empêcher d'entrer en communication avec ces bonnes gens, et que la politique y avait autant de part que la politesse.
Les esprits, en effet, sont très-favorablement disposés pour nous dans ces contrées. À Venosa, pendant que je changeais de chevaux, des bourgeois, sachant que j'étais envoyé par le général Bonaparte, sont venus me complimenter, m'ont forcé d'accepter des rafraîchissemens, et ne m'ont laissé partir qu'après avoir fait tous les voeux possibles pour que mon voyage fut heureux.
Il l'a été. Après trois jours de fatigues, je suis arrivé dans la capitale. Je loge au bord de la mer, dans un hôtel tenu par un Français. De là ma vue embrasse le golfe dans toute son étendue. À ma gauche le Vésuve et Herculanum, à ma droite le Pausilippe et le tombeau de Virgile, devant moi l'île de Caprée et les ruines du palais de Tibère: voilà le spectacle qui s'est offert à mes yeux au lever du soleil, quand j'ai ouvert ma fenêtre pour contempler Naples, où j'étais entré de nuit.
Mon premier soin a été d'aller rendre visite à notre ambassadeur. C'est un homme recommandable à plus d'un titre. Personne ne sait mieux que vous, général, ce qu'il vaut comme militaire; mais a-t-il autant de valeur comme diplomate? Monge paraît en douter. Des manières distinguées, de la droiture d'esprit, sont sans doute des qualités précieuses dans un homme chargé des fonctions qu'il remplit ici; mais a-t-il assez de pénétration pour démêler, à travers leurs démonstrations, les dispositions des gens auxquels il a affaire? Le vieil Acton est un ministre bien rusé, pour ne pas dire plus. La reine n'est notre amie que de nom, et le roi, qui nous hait moins, est nul.
Il est évident pour tout le monde, notre ambassadeur excepté, que, forcée de recevoir un envoyé de la république française, la cour de Naples s'étudie à contre-balancer, par la condition subalterne où elle s'efforce de le maintenir, l'effet que sa présence ici pourrait produire sur le peuple, qui n'est pas si indifférent qu'on le dit à la liberté. Toutes les prévenances sont pour le ministre d'Angleterre. On ne laisse guère à celui de France que ce qu'on ne peut pas lui ôter; et, chose singulière, il semble ne pas s'en offenser; il semble même plus occupé de complaire à la cour de Naples que de contenter le gouvernement de Paris. Tiendrait-il plus à sa place qu'à l'honneur de sa place?
Au reste, si l'ambassadeur manque d'énergie, on ne peut faire ce reproche au secrétaire de légation; peut-être celui-là pècherait-il par l'excès contraire. Le citoyen Trouvé, qui remplit ce poste, où il a été porté sur la proposition du directeur Laréveillère-Lépeaux, est un des républicains les plus fermes et les plus chauds qu'on puisse rencontrer. Soit comme journaliste, soit comme poëte, il n'a consacré sa plume qu'à la liberté. Comme journaliste, il a rédigé le Moniteur pendant plusieurs années; et comme poëte, il a composé une tragédie sur la mort d'Ancastroëm, et une autre tragédie sur la mort de Pausanias. Voilà ce qu'on peut appeler des tragédies républicaines! Dans la dernière, il fait allusion à la tyrannie de Robespierre, quoique celui-ci n'ait jamais tiré une épée. N'importe. S'il n'y a pas parité de condition entre ces deux tyrans, du moins y a-t-il parité de situation. Cela ne suffit-il pas? Les rois n'ont pas d'ennemi plus implacable que le citoyen Trouvé. Il est fait pour aller très-loin, si la république se consolide bien entendu; car il lui serait impossible de s'arranger de tout autre gouvernement. Sans être aussi grand républicain que lui, général, je me crois tout aussi bon Français, et je vous réponds de soutenir en toute occasion l'honneur de ce nom, que vous avez tant agrandi.
Le citoyen Kreutzer, qui a été envoyé dans ce royaume par la commission des arts pour visiter les établissemens de musique et faire des acquisitions dans le but de compléter la bibliothèque du Conservatoire de Paris, doit retourner au premier jour à Rome. Je le chargerai d'une lettre, qui sera le complément de celle-ci, et contiendra les observations qu'un plus long séjour dans cette ville me permettra de vous communiquer avec plus de confiance.
Agréez, général, l'expression de mon respect et de mon dévouement.
ARNAULT. ]
[24: Suétone, in vita Vespasiani.]
[25: Nelson.]
[26: Cette lettre dont j'ai perdu la copie ne peut se retrouver que dans les archives du ministère des relations extérieures, à qui le général en chef la renvoya, comme le constate la lettre suivante:
Passeriano, le 27 fructidor an V.
Je vous envoie, citoyen ministre, une lettre que je reçois du citoyen Arnault. La cour de Naples est gouvernée par Acton. Acton a appris l'art de gouverner sous Léopold à Florence, et Léopold avait pour principe d'envoyer des espions dans toutes les maisons pour savoir ce qui s'y passait.
Je crois qu'une petite lettre de vous à Canclaux, pour l'engager à montrer un peu plus de dignité, et une plainte à Acton sur ce que les négocians français ne sont pas traités avec égard, ne feraient pas un mauvais effet.
(Extrait de la correspondance de l'armée d'Italie.)]
[27: Ranieri Calsabigi, poëte dramatique, consacra, comme Apostolo-Zeno et comme Métastase, son talent à la scène lyrique. Il a composé, sous le titre d'azione teatrale, de dramma ou de tragedia per musica, six ouvrages pour le théâtre italien: Orfeo e Euridice, Alceste, Paride e Elena, le Danaidi, Elvira, Elfrida.
Ces diverses pièces ont servi de thème aux plus grands compositeurs du dix-huitième siècle, et plusieurs d'entre elles ont été adaptées au théâtre de notre opéra. Tels sont Orphée et Alceste, opéras composés d'abord sur des paroles italiennes par Gluck, qui a mis aussi en musique le Paride. La tragédie des Danaïdes, où Salieri se montre tour à tour rival de Gluck et de Sacchini, est calquée sur les Danaidi de Calsabigi.
L'Elvira et l'Elfrida avaient été faites pour Paësiello. Je ne connais que le dernier de ces deux opéras. J'ai entendu peu de musique aussi mélodieuse et aussi touchante que celle de l'Elfrida; et je n'en ai pas entendu de plus simple.
Calsabigi mérite la place honorable qu'il occupe parmi les auteurs lyriques. Habilement coupés, ses drames sont écrits avec la mollesse que réclame le genre, sans manquer toutefois d'énergie quand la situation l'exige; son style est élégant et pur.
Nourri des modèles que nous ont laissés les anciens, et simple comme eux dans ses compositions, ce poëte reproduit souvent avec succès leurs traits les plus heureux. On reconnaît quelque chose d'Horace dans ces vers d'Elfrida.
Di furor per me s'accenda,
Arda il volto de' tiranni;
Alle pene ed agli affanni
Mi condanni il mondo il ciel:
Frema il mar, tremi la terra,
È tranquilla un' alma forte:
Non vacilla in faccia a morte
Core intrepido e fedel.
Ces stances par lesquelles Orphée déplore la mort d'Eurydice méritent aussi d'être citées.
Chiamo il mio ben cosi
Quando si monstra il di
Quando s'asconde.
Ma oh vano il mio dolor!
L'idolo del mio cor
Non mi risponde.
Cerco il mio ben cosi,
In queste ove mori
Funeste sponde.
Ma, sola al mio dolor
Perchè connobe amor
L'eco risponde.
Piango il mio ben cosi
Se il sol indora il di
Se va nell' onde.
Pietoso al pianto mio
Va mormorando il rio
E mi risponde.
C'est sur ces vers, inspirés par Virgile et parodiés par M. Molines, que Gluck a soupiré l'air: Objet de mon amour, air qui ne saurait vieillir pas plus que le coeur humain.
Calsabigi était déjà mort quand j'arrivai à Naples. On a recueilli en deux volumes ses oeuvres, qui renferment, indépendamment de ses ouvrages dramatiques, quelques dissertations judicieuses.]
[28: Je retrouve dans mes paperasses la dissertation suivante dont les principaux documens m'ont été fournis par le chevalier De Angely, Napolitain recommandable à plus d'un titre, et versé dans tous les genres d'érudition; qu'on me permette de la reproduire dans la forme sous laquelle elle a été publiée dans un journal étranger:
Tout le monde connaît Polichinelle, on sait qu'il vit, mais c'est tout; on ne s'inquiète guère d'en savoir davantage. Son histoire mérite pourtant qu'on s'en occupe. Quand un individu fixe sur lui l'attention, et à plus forte raison l'admiration publique, il n'est pas indifférent de savoir d'où il vient et de quels parens il sort, soit pour le louer d'avoir soutenu l'honneur d'une race illustre, soit pour le féliciter d'avoir appelé la gloire sur une famille ignorée avant lui.
Polichinelle est d'origine napolitaine, je le savais; mais j'ignorais à quelle province il appartenait, et à quelle époque il était apparu pour la première fois sur la scène du monde. J'avais consulté Bayle, Moréri, Montfoncon, le nobiliaire du père Anselme, le dictionnaire de la Fable, le dictionnaire de la Bible, la Biographie universelle, peine inutile! Mes recherches sur cet objet ne me conduisaient à rien. De guerre lasse, je me disposais à sortir de la bibliothèque royale où cet intérêt m'avait conduit, quand un personnage dont la physionomie sérieuse portait cependant je ne sais quel caractère de malice, et qui prenait des notes à côté de moi, m'adressa une question, à quel propos? n'importe. Remarquant que cet homme, qui ne prononce pas aussi correctement qu'il s'exprime, avait un certain accent étranger, l'accent italien, et lui ayant entendu dire qu'il était de l'académie des Arcades de Rome, je présumai qu'il pourrait me donner satisfaction sur l'objet qui m'occupait; je ne me trompais pas.
«—L'origine de Polichinelle, me répond-il, est plus ancienne que celle des plus nobles familles de l'Europe, et elle se prouve par des monumens plus authentiques encore que ceux dont celles-ci se prévalent.
«Les érudits ne sont pourtant pas tous d'accord sur ce point, tout incontestable qu'il me paraisse. Exposons leur opinion avant de vous donner la mienne.
«Vous avez sans doute entendu parler de l'abbé Galiani qui fut homme d'esprit, quoique érudit, ou érudit, quoique homme d'esprit. Il est du nombre de ceux qui prétendent que Polichinelle n'est qu'un homme nouveau. Dans un ouvrage très-original, qui a pour titre del Dialetto Napolitano, du patois napolitain, ce docte veut que Polichinelle, dont c'est la langue primitive, ne soit qu'un paysan qui pendant les vendanges parcourait les environs de Nola avec une troupe de paysans ivres comme lui, divertissant les passans par ses quolibets et par ses bouffonneries. Ainsi la farce et la tragédie auraient la même origine, et Polichinelle aurait commencé comme Eschyle.
«Il y a bien quelque chose de vrai là-dedans quant au fait; mais quant à l'époque il y a erreur. Que de siècles cette opinion n'enlève-t-elle pas à l'antiquité de Polichinelle qui, si elle s'accréditait, pourrait à peine entrer dans un chapitre noble d'Allemagne!
«Les philosophes du dernier siècle, avec lesquels Galiani était intimement lié, avaient introduit dans la critique de l'histoire un scepticisme qui en détruisait le merveilleux. Polichinelle n'est pas le seul personnage important à qui cette manie, introduite par Bayle et propagée par Voltaire, ait porté préjudice, et puis il n'est pas rare de voir un homme d'esprit se faire le défenseur d'un paradoxe dans l'unique intention de briller.
«Nous fondant sur des preuves irréfragables, nous défendrons, nous, les droits que le caprice d'un abbé conteste à Polichinelle, et nous espérons nous en tirer à notre honneur.
«Le Polichinelle napolitain, mon cher Monsieur, descend en droite ligne d'un histrion antique connu sous le nom de Mimus Albus, l'histrion blanc, nom qu'il tenait de son costume qui, jadis, comme aujourd'hui en Italie, était aussi blanc que l'habit de votre Gille.
«En 1797, dans une fouille faite à Rome près de l'Esquilin, on trouva une statue de bronze représentant un ancien mime masqué, qui avait, disent les archéologues, in utroque oris angulo sannæ, aux deux coins de la bouche des grelots seu globuli argentei, ou des globules d'argent; de plus il était gibbus in pectore et in dorso, bossu par devant et par derrière, in pedibusque socci, et il était chaussé d'un brodequin.
«Aux bosses près, que n'a pas conservées notre Polichinelle (c'est un Napolitain qui parle), n'est-ce pas là son portrait physique? On retrouve aussi son portrait moral dans celui qu'Apulée fait du même personnage in Apologia, dans son Apologie; il l'y appelle maccum, mot qui au sens de Juste Lipse, jadis professeur à Louvain, signifie bardum, un balourd, fatuum, un sot, stolidum, un imbécile. Nos Polichinelles modernes sont-ils autre chose?
«Le Mimus Albus jouait un rôle important dans les Atellanes, espèce de comédie particulière aux anciens Romains, et qui était pour eux ce que sont pour vous les farces. Ses fonctions dans les Atellanes étaient de faire rire les spectateurs par sa mise ridicule, ses grimaces, ses contorsions et ses saillies, tantôt licencieuses et tantôt satiriques. Homines absurdo habitu oris, et reliqui corporis cachinnos à naturâ excitantes. Il était originaire d'Atella, ville du pays des Osques, laquelle était placée entre Naples et Capoue, et qui se vantait d'avoir été le berceau des Atellanes. Or cette ville, qui existe encore, se trouve dans le voisinage d'Acerra, patrie du Polichinelle moderne. N'est-il pas évident que celui-ci n'est que le Mimus Albus ressuscité?
«—Sans contredit, signor, répondis-je à cet académicien. Mais comment le Mimus Albus, l'histrion blanc, a-t-il reçu le nom de Polichinelle? Cette question me semble un peu plus difficile à résoudre que la première.
«—Point du tout, me répliqua l'historiographe de Polichinelle: l'étymologie du nom de Polichinelle, que nous appelons Pullicinella, n'est pas plus difficile à trouver que la généalogie de sa personne; j'espère vous en convaincre.
«Mais poursuivons. J'ai omis de citer à l'appui de mon opinion sur l'origine de Polichinelle une assertion de M. Schlégel qui, dans la circonstance, peut faire autorité, puisqu'il ne s'agit pas ici de goût. Notez qu'il affirme, dans son Cours de littérature, avoir vu sur quelques uns de ces vases campaniens, plus connus sous la fausse dénomination de vases étrusques, des figures grotesques et masquées, portant des pantalons à larges plis, et une veste à manches, ce qui leur compose un habillement tout-à-fait étranger aux Grecs et aux Romains. N'est-ce pas là le costume du Polichinelle napolitain? Notez qu'il affirme aussi avoir trouvé dans les fresques de Pompeï la figure d'un mime antique parfaitement ressemblante au Polichinelle de nos jours.
«—D'après ces autorités, répondis-je, je tiens Polichinelle pour antique; mais il n'en peut pas être ainsi de son nom: ce nom n'est pas aussi vieux que sa personne. Polichinelle ne peut pas être un nom latin.
«—C'est ce qui vous trompe, me repartit l'Arcadien. Ce nom est latin, très-latin, tout aussi latin que le nom par lequel Horace et Virgile désignaient un poulet.
«—Un poulet, m'écriai-je, s'appelait pullus gallinaceus dans la langue du siècle d'Auguste, in sterquilinio dum quærit escam pullus gallinaceus, dit le fabuliste. Or, je ne vois guère plus de rapport entre pullus gallinaceus et pullicinella qu'entre Alfana et equus, que des étymologistes font dériver l'un de l'autre.
«—Distinguons, répliqua le savant; le poulet s'appelait aussi en latin pullicenus, dans la langue du siècle de Dioclétien, si ce n'est dans celle du siècle d'Auguste. Lampride dit en parlant de la passion d'Alexandre Sévère pour les oiseaux, et elle était grande puisqu'il comptait vingt mille ramiers dans sa volière, indépendamment des paons, des faisans, des poules; des canards et des perdrix qu'il faisait élever; Lampride dit que pour que cette manie impériale ne fût pas onéreuse au public, ce prince y satisfaisait par la vente de ses oeufs, de ses poulets et de ses pigeonneaux: ex ovis et pullicionis et pipineonibus (Lamp. in vita Alex. Sev., cap. 41). N'y a-t-il pas plus que de l'analogie entre pullicenus et pullicinella? Ce dernier mot ne parait-il pas être un diminutif du premier? Aussi ces archéologues prétendent-ils que ce nom fut donné au Mimus Albus en raison de la conformité de son nez saillant et crochu avec le bec des gallinacées.
«Pullicinellæ speciatim excellant adunco prominenteque naso, rostrum pullorum imitante.
«Cette conformité est frappante surtout entre le nez de Polichinelle et le bec du dindon, gallus Indicus. Mais le dindon n'est connu que depuis l'institution des jésuites, dont la célébrité est bien plus jeune que celle de Polichinelle.
«Les mêmes archéologues affirment aussi que pullicinella n'est qu'une traduction du mot maccus, qui signifiait dans le jargon des Osques ce que signifiait l'autre mot dans le jargon campanien, à qui le patois napolitain l'a emprunté. Maccus in vetere linguá oscâ et Pullicinella, vox italica ex dialecto Campaniæ deducta unum et idem sunt.
«—Je suis obligé d'en convenir, cette étymologie est tout-à-fait plausible. Le Polichinelle du midi est un vieux citoyen romain. Mais le Polichinelle du nord, si différent du vôtre par son costume, par sa taille et par sa figure, par sa face enluminée, par son habit bariolé, par ce chapeau à deux cornes, d'où sort une pyramide, et par sa double bosse, notre Polichinelle, dis-je, est-il autre chose qu'un badaud de Paris? L'invention de ce bouffon-là est évidemment moderne. Ne nous la contestez pas.
«—J'en suis au désespoir, reprit mon érudit, mais je ne puis même vous concéder l'honneur de l'avoir créé. Le type de votre Polichinelle ne se reconnaît-il pas dans la figure grotesque que M. Schlégel a découverte sur les murs de Pompeï? ne se reconnaît-il pas dans le personnage figuré sur le vase extrait des fouilles faites à l'Esquilin? Rappelez-vous que ce personnage est gibbus in pectore et in dorso, c'est-à-dire bossu par devant et par derrière, et qu'il portait à la bouche in utroque oris angulo sannæ, instrumens propres à accompagner ses bouffonneries, et qui pourraient bien avoir été remplacés chez le Polichinelle gaulois par cet instrument qui modifie si plaisamment sa voix, et qu'on appelle vulgairement pratique. La haute forme du chapeau de ce farceur ne rappelle-t-elle pas le bonnet phrygien que porte notre Pullicinella, et que portait le bouffon d'Atella? C'est ce bonnet dont vous avez élargi et relevé les bords en les galonnant ou les brodant avec du point de Hongrie.»
Cette démonstration me parut sans réplique.
Je ne suis pas de ceux qui prétendent que les modernes ont moins de génie que les anciens. Ils en ont autant qu'il en faut pour inventer Polichinelle et l'Énéide. Mais malheureusement cela était fait quand ils sont venus au monde. Il n'en est pas des arts comme des sciences, dont les progrès ne connaissent pas de limites. En matière d'art, on croit avoir inventé une chose quand on n'a fait que la retrouver. Nous ne créons pas, nous exhumons. La farce et la tragédie nous sont venues de l'antiquité dans le même tombereau. Il y a trois mille ans que la première épopée est sortie du cerveau d'Homère; trois mille deux cents que Palamède jouait aux échecs sous les murs de Pergame; le cheval de Troie a été fabriqué avant les joujous de Nuremberg, et le jeu d'oie lui-même est renouvelé des Grecs.
Polichinelle règne dans tous les pays civilisés, comme il a régné à toutes les époques de la civilisation. Il a des théâtres chez tous les peuples lettrés. Sous des habits et sous des noms différens il joue partout les mêmes farces. On en pourra juger par l'extrait suivant, que le prince Plucher Muscau a donné d'une tragédie anglaise dont Polichinelle est le héros, et qui est évidemment traduite du répertoire de nos marionnettes. Nous faisons tous les jours assez d'emprunts au répertoire britannique, pour lui pardonner d'avoir usé une fois de représailles, y eût-il plus que compensation.
En Angleterre, Polichinelle s'appelle Punch, abréviation évidente du nom Puncinella que les Napolitains lui donnent aussi.
«Quand la toile se lève (c'est le prince qui parle), on entend Punch fredonner derrière la scène l'air français de Malborough, sur quoi il arrive en dansant, et fait connaître aux spectateurs, en vers burlesques, quelle espèce d'homme il est. Il se dit un bon luron qui aime à plaisanter, mais ne souffre point qu'on le plaisante, et qui n'est doux que vis-à-vis du beau sexe. Il dépense librement son argent, et n'a d'autre but dans le monde que de rire et de devenir aussi gras que possible. Il est hardi comme un page et grand séducteur de jeunes filles, amateur de la bonne chère quand sa bourse est remplie, et quand elle est vide, prêt à vivre, s'il le faut, de l'écorce des arbres; s'il meurt, eh bien! qu'importe? tout sera fini pour Punch.»
Après ce monologue, il appelle Judy, sa jeune épouse, qui fait semblant de ne pas l'entendre, et finit par lui envoyer son chien. Punch caresse l'animal; mais celui-ci, dans son humeur hargneuse, le mord au nez et ne veut point lâcher prise, jusqu'à ce qu'enfin, après une bataille bouffonne et plusieurs plaisanteries un peu fortes de Punch, celui-ci parvient à se délivrer du chien, qu'il châtie comme il le mérite.
Pendant ce vacarme, l'ami de la maison, Scaramouche arrive avec un grand fouet, et demande à Punch pourquoi il s'est permis de rosser le chien favori de Judy, qui ne mord jamais personne. «Pas plus que moi je ne rosse les chiens, reprend Punch. Mais, poursuit-il, que tenez-vous là à la main, mon cher Scaramouche?—Oh! rien qu'un violon: auriez-vous envie d'en essayer le ton? Venez par ici, et écoutez ce superbe instrument.—Merci, merci, mon cher Scaramouche; je distingue les sons parfaitement de loin.» Scaramouche ne se laisse pourtant pas rabrouer, et se mettant à danser et à chanter, il fait claquer son fouet en guise d'accompagnement, puis passant devant Punch, il lui en lance comme par mégarde un grand coup dans la figure. Punch fait semblant de ne pas s'en apercevoir; et commençant aussi à danser de son côté, il saisit un moment favorable pour arracher le fouet des mains de Scaramouche, et lui donne, pour commencer, un coup si bien appliqué avec le manche, qu'il lui abat la tête. «Ah! ah! s'écrie-t-il en riant, as-tu entendu le violon, mon bon Scaramouche? et que penses-tu du son? tant que tu vivras tu n'en entendras pas de plus beau… Mais que fait ma Judy, ma douce Judy? pourquoi ne viens-tu pas?»
En attendant, Punch a caché le corps de Scaramouche derrière un rideau, et bientôt on voit paraître Judy, véritable contre-partie femelle de son mari, avec autant de bosses que lui et un nez plus monstrueux encore. Suit une scène comique de tendresse, après laquelle Punch demande à voir son enfant. Judy sort pour le chercher, et Punch, dans un second monologue, s'extasie sur le bonheur dont il jouit comme époux et comme père. Aussitôt que le petit monstre est arrivé, les parens ne se sentent pas de joie, et lui prodiguent les plus doux noms et les plus tendres caresses. Judy sort et laisse le nourrisson dans les bras de son père, qui veut imiter la nourrice et jouer avec l'enfant; mais comme il s'y prend d'une manière fort maladroite, celui-ci se met à crier comme un possédé. Punch cherche d'abord à le calmer, puis il s'impatiente, le frappe, et l'enfant, comme de raison, n'en crie que plus fort; il finit même par faire une incongruité dans la main de son père, qui, furieux, le jette par la fenêtre d'où le petit malheureux vient se casser le cou dans la rue. Punch se penche en avant pour le regarder, fait quelques grimaces, puis se met à rire et chante en dansant:
Dodo, l'enfant do;
Va-t'en, petit saligot;
En faire un autre est aisé,
Le moule n'est pas brisé.
Judy revient, et demande où est son enfant: «Il est allé dormir», reprend Punch avec le plus grand sang-froid. Mais à force d'être questionné, il avoue que pendant qu'il jouait avec lui l'enfant est tombé par la fenêtre. Judy au désespoir s'arrache les cheveux et accable son mari des reproches les plus amers. C'est en vain qu'il la cajole; elle ne veut pas l'écouter, et sort en lui faisant les plus terribles menaces. Punch se tient les côtes à force de rire, danse comme un fou, et bat la mesure avec la tête contre le mur, en chantant:
Qu'elle est folle en son chagrin!
Que de bruit pour un bambin!
Ah! je saurai, sur mon âme,
Bien morigéner ma femme.
Judy revient avec un manche à balai, et tombe sur Punch à bras raccourcis. Il commence par lui parler avec douceur; il promet de ne plus jamais jeter d'enfans par la fenêtre, et la prie de ne pas prendre la plaisanterie si fort au sérieux; mais quand il voit que rien n'y fait, il perd patience et finit comme avec Scaramouche, par tuer Judy. «Maintenant, dit-il de l'air le plus amical, notre querelle est terminée, ma chère Judy; si tu es contente, je le suis aussi: allons, relève-toi, bonne Judy: ne fais pas la sotte: c'est encore là une de tes simagrées. Quoi! tu ne veux pas te relever? eh bien! va donc retrouver ton enfant», et il la jette par la fenêtre.
Il ne se donne pas même la peine de regarder après elle, et, poussant un de ses grands éclats de rire, il s'écrie: «C'est une bonne fortune que de perdre une femme; on est bien fou de la garder, quand on peut s'en débarrasser à l'aide d'un couteau ou d'un bâton, et puis la jeter à la mer.»
Au second acte nous trouvons Punch en partie fine avec sa maîtresse Polly, à qui il ne fait pas la cour d'une manière très-décente, et à qui il assure qu'elle seule peut le rendre heureux, ajoutant que s'il avait autant de femmes que Salomon, il les tuerait toutes par amour pour elle. Un ami de Polly vient lui faire une visite. Il ne le tue pas, mais il se moque de lui; et comme il s'ennuie et que le temps est beau, il déclare qu'il veut en profiter pour faire une promenade à cheval.
On amène un étalon fougueux sur lequel il caracole pendant quelques minutes d'une manière ridicule, mais qui, à force de ruer, finit par le jeter par terre. Il crie au secours, et son ami le docteur, qui par le plus heureux hasard vient précisément à passer, accourt à son aide. Punch est couché presque sans vie, et gémit d'une manière terrible. Le docteur s'efforce de le consoler; il lui tâte le pouls, et lui dit: «Où êtes-vous blessé? Ici?—Non, plus bas.—À la poitrine?—Non, plus bas.—Vous êtes-vous cassé la jambe?—Non, plus haut.—Où donc?[29]» En ce moment, Punch donne au docteur un grand coup sur une certaine partie du corps, se lève en riant, et se met à danser et à chanter cet impromptu:
C'était là que j'étais blessé;
Mais ma guérison est entière:
Sur le doux, gazon renversé,
Pensez-vous que j'étais de verre?
Le docteur, furieux, se sauve, mais revient au bout d'un instant, avec sa grande canne à pomme d'or, et dit: «Tenez, mon cher Punch, je vous apporte une médecine excellente et qui ne convient qu'à vous.» Puis il fait aller sa canne sur les épaules de Punch bien plus vigoureusement que la défunte Judy.
«Oh! là! là! s'écrie celui-ci; mille remercimens, je suis déjà parfaitement guéri. D'ailleurs, mon estomac ne supporte pas la médecine; elle me donne tout de suite mal à la tête et aux reins.—Oh! c'est seulement parce que la dose n'a pas été assez forte! interrompt le docteur: prenez-en encore un peu, et vous vous sentirez beaucoup mieux.—C'est ce que vous autres docteurs dites toujours; mais essayez-en un peu vous-même.—Nous autres docteurs ne prenons jamais nos propres médecines; quant à vous, il ne vous en faut plus que quelques doses.»
Punch parait vaincu; il se laisse tomber et demande grâce; mais l'imprudent docteur se penchant sur lui, Punch, avec la promptitude de l'éclair, se jette dans ses bras, lutte avec lui, et finit par s'emparer de la canne, dont il se sert selon sa coutume.
«Maintenant, s'écrie-t-il, j'espère que vous voudrez aussi goûter un peu de votre merveilleuse médecine, mon cher docteur; un tout petit peu seulement, mon digne ami…, comme ceci… et comme cela… Ô mon Dieu! il me tue, s'écrie le docteur.—Cela ne vaut pas la peine d'en parler; c'est l'usage; les docteurs meurent toujours quand ils prennent leurs propres drogues. Allons, encore un coup, cette pillule sera la dernière.» En disant ceci, il lui enfonce la canne dans l'estomac en disant: «Sentez-vous le bon effet de cette médecine dans vos entrailles.» Le docteur tombe mort, et Punch dit en riant: «Mon bon ami, guérissez-vous si vous le pouvez», et il sort en dansant et en chantant.
La justice se réveille enfin, et envoie un constable pour arrêter Punch; il le trouve de la meilleure humeur du monde, et occupé à faire ce qu'il appelle de la musique avec une grosse cloche à boeufs.
«M. Punch, dit le constable, laissez là pour un moment la musique et le chant, car je viens pour vous faire déchanter.—Que diable êtes-vous donc, mon ami?—Ne me connaissez-vous pas?—Pas le moins du monde, et n'ai aucune envie de vous connaître.—Je suis le constable.—Et permettez-moi de vous demander qui vous a envoyé chercher?—C'est moi qui suis envoyé pour vous chercher.—Allons, je n'ai pas besoin de vous, je puis faire mes affaires tout seul. Je vous remercie bien.—Oui, mais par hasard le constable a besoin de vous.—Diantre! eh pourquoi donc, s'il vous plaît?—Oh! seulement pour vous faire pendre; vous avez tué Scaramouche, votre femme, votre enfant, le docteur!…—Que diantre cela vous fait-il? Si vous restez encore ici, il vous en arrivera tout autant.—Ne plaisantez pas, vous avez commis des meurtres, et voici le mandat d'amener.—Moi j'ai aussi un mandat pour vous, que je vais vous signifier tout à l'heure.»
Ici Punch prend la cloche qu'il a tenue jusqu'alors cachée derrière lui, et frappe un coup si fort sur le derrière de la tête du constable, que celui-ci tombe mort. Punch se sauve en faisant un entrechat et en chantant:
Tant va la cruche à l'eau qu'enfin elle se casse;
Mais un joyeux luron de rien ne s'embarrasse.
L'exempt qui, après la mort du constable, est envoyé pour arrêter Punch, a le même sort que lui, et enfin le bourreau est obligé de se charger lui-même de l'expédition. Cette fois Punch est pris par sa propre faute; car, sans y faire attention et sans voir le bourreau, il se jette lui-même dans ses bras. Pour la première fois cette rencontre semble l'abasourdir; il s'humilie et va jusqu'à faire la cour à Jack Casch: il l'appelle son vieil ami, et lui demande des nouvelles de son épouse mistriss Casch. Mais le bourreau lui fait bientôt comprendre que désormais il ne peut plus y avoir d'amitié entre eux; il tâche de lui faire sentir l'énormité de son crime en tuant tout le monde, et même sa femme et son enfant.—Quant à ceux-ci, dit Punch, ils étaient à moi, et chacun a le droit d'en user comme il lui plaît.—Et pourquoi avez-vous tué le pauvre docteur?—J'étais dans le cas de légitime défense, mon cher M. Casch, car il voulait me tuer.—Comment?—Oui, m'offrant de ses drogues.» Mais tous les prétextes ne servent de rien; trois à quatre valets de bourreau arrivent qui lient Punch et l'entraînent dans la prison.
Dans la scène suivante nous le voyons dans le fond du théâtre, avançant la tête devant une grille de fer et se frottant le long nez contre les barreaux. Il est très-chagrin et très-fâché, ce qui ne l'empêche pas de chanter une chanson à sa façon pour passer le temps. M. Casch et ses valets dressent une potence devant la prison. Punch devient triste; mais au lieu, de se repentir, il n'éprouve qu'un accès d'amour pour sa Polly. En attendant, il ne tarde pas à reprendre courage, et débite même plusieurs bons mots sur la beauté de la potence, qu'il compare à un arbre que l'on a sans doute planté devant sa fenêtre pour lui procurer une agréable perspective: «Qu'il sera beau, ajoute-t-il, quand il commencera à porter des feuilles et des fruits!» Quelques hommes apportent une bière qu'ils déposent au pied de la potence. «Eh bien! qu'est-ce que cela veut dire? demande Punch. Ah! c'est sans doute la corbeille pour déposer le fruit de cet arbre.»
Dans l'intervalle, Casch est revenu; il salue Punch et ouvre la porte de la prison en lui disant poliment que tout est prêt, et qu'il n'attend que ses ordres. On pense bien que celui-ci n'est pas trop pressé d'accepter l'invitation. Après une assez longue discussion, Casch s'écrie enfin: «Il faut que vous sortiez pour qu'on vous pende.—Vous ne serez pas assez cruel pour cela, dit Punch.—Pourquoi avez-vous été assez cruel pour tuer votre femme et votre enfant?—Mais cela n'est pas une raison pour que vous aussi soyez cruel et m'ôtiez la vie!» Casch tire Punch par les cheveux, et c'est en vain que celui-ci demande grâce et promet de se corriger. «Non, mon cher Punch, dit froidement Casch, ayez seulement la bonté de placer votre tête dans ce noeud coulant, et tout sera fini.»
Punch feint de la maladresse et place toujours sa tête de travers. «Mon Dieu, s'écrie Casch, que vous êtes maladroit! Voici comment il faut s'y prendre.»
Le bourreau lui montre comment il faut faire. «Je comprends, dit Punch, et puis il faut tirer.» Aussitôt, serrant ferme le bourreau, il le pend lui-même et se cache derrière le mur. Cependant deux hommes arrivent pour enlever le pendu; et, convaincus que c'est le criminel, ils le mettent dans la bière et l'emportent pendant que Punch rit dans sa barbe et danse de joie.
Mais le diable arrive en personne pour s'emparer de lui. C'est en vain que Punch lui fait la très-juste observation qu'il est bien bête de vouloir emporter le meilleur ami qu'il ait sur la terre, le diable n'entend pas raison et étend sur lui ses longues griffes. Il paraît déjà sur le point de partir avec sa proie, comme jadis avec Faust; mais Punch ne se laisse pas si facilement imposer. Il saisit courageusement son fouet meurtrier et défend sa peau même contre le diable. Une bataille terrible s'engage, et… qui se le serait imaginé! Punch, si souvent près de sa fin, reste vainqueur; il embroche le noir démon sur la pointe de son fouet, le lève en l'air, et, dansant joyeusement avec lui, il chante:
Punch n'a plus désormais rien à craindre du sort; Il peut vivre content, puisque le diable est mort.
La demeure de Punch est une boite placée sur quatre pieds, et décorée à l'intérieur d'une manière convenable. Ce théâtre se dresse en peu de secondes en tel lieu qu'on désire, et cache sous la draperie l'âme de Punch.
Ce spectacle, qui se joue tous les jours dans la rue, varie selon les talens de celui qui sert d'interprète à Punch auprès du public. (Extrait des Voyages du prince PLUCHER MUSCAU.)
Polichinelle se retrouve en Espagne, en Portugal et aussi en Allemagne. Empreint du caractère national, en Allemagne, où il s'appelle Casparelle, c'est un philosophe, un métaphysicien presque aussi profond que le docteur Faust qui figure comme lui sur le théâtre des Marionnettes, si l'on en croit Mme de Staël.
En Portugal, Polichinelle conserve ses moeurs; mais c'est un inquisiteur qui là remplace le diable, dans les griffes duquel cette espèce de don Juan finit toujours par tomber, ainsi que le veut la morale.
Complétons cette notice par deux mots sur le Polichinelle en général. Appliquée à un sujet si intéressant, l'érudition ne saurait être fatigante.
Polichinelle est le type du laid. En fait de difformités, il doit être ce qu'est l'Apollon en fait de perfections; comme, en fait de gaucherie, ce qu'est Terpsichore en fait de grâce. Bossu par derrière et par devant, juché sur ses jambés de héron, armé des bras du singe, il doit se mouvoir avec cette raideur sans force, cette souplesse sans ressort qui caractérise le jeu d'un corps qui n'a pas en soi le principe du mouvement, et dont les membres, mis en action par des fils, et non par des nerfs, ne sont pas attachés au tronc par des articulations, mais par des chiffons.
Dans notre siècle, où tant de gens sont sortis de leur sphère, on a vu Polichinelle se produire sur le plus magnifique de nos théâtres, sur le théâtre de l'Opéra. Le danseur qui s'était chargé de ce rôle est un des hommes les plus merveilleux qui aient paru sur cette scène si féconde en merveilles. Il mettait à imiter la marionnette encore plus de fidélité que la marionnette n'en met à imiter l'homme. Il n'avait rien d'humain. À la nature de ses mouvemens et de ses chutes, on ne l'eût pas cru de chair et d'os, mais de coton et de carton: rien de plus savant que ses gestes et que ses attitudes, soit quand, adossé à la coulisse, il y semblait accroché plutôt qu'appuyé, soit quand, s'affaissant tout à coup sur lui-même, il semblait avoir été abandonné par la main ou par le clou qui le soutenait. Son visage était un vrai visage de bois; il faisait illusion à tel point que les enfans le prenaient pour une marionnette qui avait grandi.]
[29: Ceci est évidemment pris d'une tragédie de Shakespeare; dans Henry V, une vivandière donne des détails à peu près pareils de l'état où elle a trouvé sir John Falstaff.]
[30: Sainte Catherine. Au neuvième siècle, des moines trouvent au mont Sinaï un cadavre épargné par la corruption, effet que plus d'une cause naturelle peut produire. Cette momie est aussitôt proclamée vierge, martyre et sainte, sous le nom d'Aicatarine, ce qui veut dire pure et sans tache, et vite on lui bâtit une chapelle; mais il lui fallait une légende. Voici celle que lui a rédigée le cardinal Baronius, l'un des plus judicieux légendaires:
Catherine naquit, à Alexandrie d'une famille noble et même royale, puisque Ceste, son père, était tyran d'Alexandrie, qualité qui, au sens de Simon Métaphraste, l'un de ses pieux historiens, équivaut à celle de roi. Suivant Pierre de natalibus, ou tout bonnement Pierre Noël, autre historien de même espèce, une vision détermina Catherine à se faire baptiser. Ayant rêvé que la bonne Vierge la présentait à l'enfant Jésus, qui la repoussait parce qu'elle n'avait pas reçu le baptême, elle se hâta de recevoir ce sacrement, et, sans trop s'en douter, fit, comme on dit, d'une pierre deux coups, car elle reçut tout d'un temps le sacrement de mariage; l'enfant Jésus se montrant de nouveau à elle, la prit pour épouse en présence de sa mère et des anges, et en signe de ce mariage, auquel il ne manquait que le contrat, il lui mit au doigt un anneau qu'elle y retrouva à son réveil. Catherine avait un esprit très-pénétrant; elle étudia la théologie, et, qui plus est, la comprit: elle eut été en état d'argumenter en Sorbonne. Aussi dans Alexandrie, où les ergoteurs n'étaient pas rares, ergotait-elle avec le premier venu, comme de nos jours Mme de Krudner, de mystique mémoire, avec le premier qu'elle rencontrait. De là ses trois colloques avec Maximin.
Maximin II commandait alors en Égypte. Païen comme l'avait été Constantin son collègue, il persécuta d'abord les chrétiens, en faveur desquels il finit aussi par donner un édit, quand il crut, comme l'autre, avoir intérêt à se les concilier. La fureur commence les persécutions, la politique les termine.
Avant d'en venir là, et dans le dessein de forcer les chrétiens à apostasier, Maximin ordonna un jour des sacrifices extraordinaires auxquels ses sujets eurent ordre d'assister sous peine de mort: lui-même, dans le temple de Sérapis, présidait à cette solennité. C'est à cette occasion que Catherine, qui a trois fois argumenté contre cet empereur, eut avec lui son premier colloque. Elle entreprit de lui prouver la supériorité du christianisme sur le paganisme. Maximin n'était pas un docteur. Fils d'un pâtre et pâtre lui-même, et puis soldat, il n'avait appris ni dans les étables, ni dans les camps, à raisonner in modo et figura. Mais comme il avait des gens qui pensaient ou parlaient pour lui, il mit Catherine aux prises avec eux. Ces théologiens suivant la cour n'étaient pas moins de cinquante. La jeune fille leur fit tête. Un ange était venu lui promettre la victoire; elle fut complète. Appuyée de l'autorité de Socrate, de Platon, d'Aristote et de la Sibylle, Catherine démontra si évidemment l'excellence du christianisme, que le doyen de la faculté s'avoua battu, et, qui plus est, converti. Les quarante-neuf autres docteurs s'étant rangés de l'avis du doyen, Maximin les fit tous jeter au feu; manière de répondre qui fut long-temps en usage. Le bûcher respecta le corps des docteurs après leur mort. C'est un miracle, sans doute. Un miracle qui les eut sauvés eût été encore plus concluant pour leur cause. L'auteur de la légende aurait bien dû y penser. Mais pense-t-on à tout?
Catherine avait proposé à l'empereur de se faire chrétien, si elle mettait les docteurs a quia, et l'empereur avait trouvé sa proposition fort impertinente; l'argumentatrice ne fut pourtant pas comprise dans l'auto-da-fé. Tout colère qu'il était, Maximin, de complexion fort amoureuse, s'était pris de belle passion pour elle pendant le colloque, disant comme Pyrrhus:
Brûlé de plus de feux que je n'en allumai.
Il proposa à Catherine de la prendre sur l'heure pour femme, quoiqu'il fût marié, et que les lois romaines, dont la sagesse autorisait le divorce, ne permissent pas la bigamie. Mais, ainsi que l'a prouvé le général Sarrazin[31], cela n'arrête pas un grand capitaine. Catherine qui, comme on l'a vu, était mariée aussi de son côté, rejeta la proposition de l'empereur. Celui-ci, pour l'attendrir, la livra aux bourreaux. La vierge, étendue sur le chevalet qui lui disloqua tous les membres, fut fouettée jusqu'au sang pendant deux heures avec des scorpions[32], et puis jetée dans un cul de basse-fosse, pour y mourir de faim. Cela fait, César, pour se distraire, alla faire un tour dans ses provinces.
Cependant sa femme, l'impératrice Faustine, eut une vision. Catherine la faisait asseoir auprès d'elle, et lui mettant une couronne sur la tête, elle lui disait: Auguste, c'est mon époux qui vous donne cette couronne. Auguste voulut voir l'épouse de celui qui lui faisait ce cadeau-là, et pria Porphyre, capitaine de la garde impériale, de lui procurer ce plaisir. Porphyre le lui procura. Il l'introduisit auprès de Catherine, qui de ce cul de basse-fosse où elle avait été jetée toute rompue, tout écorchée, et où elle n'avait ni bu ni mangé, était sortie plus fraîche et plus grasse que jamais! En reconnaissance de tant de politesse, elle promit à l'impératrice et au capitaine, que ses paroles avaient convertis, qu'ils mourraient sous trois jours; ce qui arriva. Maximin, apprenant cette conversion, ne laissa pas échapper une si belle occasion de se mettre en règle. L'impératrice et le capitaine sont envoyés au martyre.
Une fois veuf, César comptait trouver moins de scrupules dans Catherine: mais elle n'était pas veuve, elle. Rien n'ayant pu ébranler sa fidélité, César, dans un mouvement d'humeur, lui fit couper la tête.
Ce ne fut qu'à la suite de leur troisième colloque qu'il lui donna cette preuve de passion. Le second colloque, qui avait eu lieu immédiatement après le retour de cet empereur, et dans lequel il avait réitéré à Catherine l'offre de partager la couche impériale, avait eu aussi d'assez tristes conséquences. Maximin, qui ne négligeait rien pour en venir à ses fins, avait fait passer Catherine par les oubliettes; mais les roues, armées de rasoirs et de dards, l'eurent à peine touchée, que se brisant contre le corps qu'elles devaient déchirer, elles allèrent tuer de leurs éclats les bourreaux en épargnant l'empereur, dont ces pauvres gens exécutaient les ordres, ce qui, juridiquement parlant, laisse aussi quelque chose à désirer en ce miracle, à moins qu'il n'ait eu pour but de prouver ce grand principe, que l'inviolabilité du prince ne marche pas sans la responsabilité des ministres.
Catherine avait à peine dix-neuf ans lorsqu'elle se signalait par tant de merveilles. C'est le 25 décembre 307 qu'elle alla rejoindre son céleste époux. Elle ne fut pas plutôt à la noce, que les anges transportèrent son corps au mont Sinaï, où il fut retrouvé entier six cents ans après. Il y allaient de temps en temps faire de la musique, ainsi que l'attestent les chevaliers ou les moines qui se sont voués à la garde de cette sainte relique.
Quelques circonstances de cette fable peuvent être vraies. Maximin fut, dit-on, épris d'une Égyptienne remarquable par sa science et par sa beauté; mais cette femme se nommait Dorothée. Dans Dorothée trouver Catherine, c'est trouver Platon dans Scaramouche, mais la crédulité n'y regarde pas de si près.
Quoi qu'il en soit, sainte Catherine a trouvé beaucoup de dévots. Saint Louis, qui avait fait connaissance avec elle en terre sainte, l'honorait d'un culte particulier. Jeanne d'Arc avait aussi beaucoup de foi dans ses reliques. C'est avec une épée prise dans une église consacrée à cette vierge, l'église de Fierbois, et à l'aide de ses conseils, que la Pucelle, chassant les Anglais devant elle, rétablit Charles VII sur le trône, et le fit oindre au maître-autel de Reims.
La sainteté de Catherine, son existence même, ont cependant trouvé des incrédules: à leur tête il faut mettre le docteur Launoy. Cet homme, tout à la fois raisonnable et pieux, n'apportait pas à l'examen des titres sur lesquels les gens avaient été admis au Paradis moins de scrupule que les d'Hozier et les Chérin n'en apportaient à l'examen des titres sur lesquels les ambitieux se fondaient pour monter dans les carrosses du roi. Comme il en avait fait sortir quelques intrus, on l'appelait le dénicheur de saints. Launoy avait rayé Catherine de son calendrier, et le jour de la fête de cette sainte il lui faisait chanter une messe de requiem. À quoi bon, si elle n'a pas existé?
Launoy était docteur de Sorbonne et vivait au dix-septième siècle, quod est notandum.
Comme Catherine, dont il est le diminutif, Catin signifie pure et sans tache. N'est-il pas singulier que la joyeuse partie de la population à laquelle nous donnons ce nom-là soit précisément celle qui ne fait pas voeu de chasteté?
ARNAULT. ]
[31: Ci-devant Père de l'Oratoire de Jésus.]
[32: Instrument de supplice.]
[33: Le 30 septembre 1538.]
[34: La descente de l'Averne est facile.]
[35: Mais revenir sur ses pas, mais revenir respirer sous le ciel, voilà le difficile, etc…]
[36: Rien de plus délicieux au monde que le golfe de Baja.]
[37: Qui du jour de la mort de Misène a pris son nom, qu'il ne perdra jamais. ÉNÉIDE, liv. VI.]
[38: Linterne, Liternum ou Linternum, ancienne ville de la Campanie, à l'embouchure du Clanis (le Clanio), et auprès d'un marais appelé par Stace Linterna palus.
C'est à Linterne que Scipion l'Africain, indigné de l'ingratitude de ses compatriotes, acheva dans l'étude une vie consacrée d'abord à la défense de la patrie; c'est là que, dans une modeste retraite, mourut le héros de Zama, le vainqueur d'Annibal.
On grava sur la tombe de Scipion ces paroles qu'il avait prononcées en quittant Rome: Ingrata patria, nequidem habebis ossa mea (patrie ingrate, tu ne posséderas pas même mes os).
Cette inscription fut mutilée par les Vandales, de manière qu'il n'en resta plus que le mot patria. De là nom de Torre di Patria, Tour de la Patrie, resté à la forteresse élevée près de ce tombeau, et le nom de Patria donné définitivement par les Italiens, qui abrègent tout, au bourg ou plutôt aux ruines de Linterne.]
[39: La dernière éruption était celle de 1794.]
[40:
Quartier-général de Milan, le 12 thermidor an V de la république une et indivisible.
Au CITOYEN ARNAULT.
J'ai reçu, citoyen, votre lettre du 17 messidor. J'expédie sur-le-champ ma réponse par le retour du même chébek qui m'a apporté les dépêches du général Gentili.
Je désirerais que vous établissiez à Corfou une imprimerie grecque, d'où vous établiriez votre correspondance avec les Maïnottes, et avec l'Albanie par les habitations que nous possédons, de manière à pouvoir y faire passer de temps en temps des écrits qui puissent éclairer les Grecs et préparer la renaissance de la liberté dans cette partie si intéressante de l'Europe.
Le citoyen Stephanopoli, qui arrivera en même temps que la présente lettre, est un Grec très-patriote, très-attaché à la France. Je vous l'envoie, parce qu'il peut vous être utile et vous conduire dans le pays de ces ancêtres, qu'habitent aujourd'hui les braves descendant des Lacédémoniens.
Je désire que vous vous embarquiez avec lui sur une corvette, et que vous vous rendiez là afin de connaître la situation et la force de ce petit peuple, et même de faire en Grèce des incursions qui vous mettent à même de bien observer l'esprit de ses habitans, et de savoir ce qu'on pourrait en espérer si jamais l'empire ottoman éprouvait une secousse.
Je vous prie également de m'envoyer une description détaillée des quatre îles, un aperçu de la Grèce, de l'Albanie, et de tout ce que vous parcourrez.
BONAPARTE. ]
[41:
Rome, le 30 fructidor an V (16 septembre 1797.)
C'est au moment où je quittais Naples que votre lettre du 12 thermidor m'est parvenue, je l'ai lue avec plaisir et peine: il m'est doux de trouver dans la seconde mission que vous me confiez l'approbation de la manière dont j'ai rempli la première; il m'est dur de me trouver dans une situation qui m'oblige de céder à un autre l'honneur d'exécuter vos vastes idées.
La division française était dans la plus heureuse situation à l'époque de mon départ; non seulement les îles vénitiennes, mais les établissemens des Vénitiens dans le continent, s'étaient ralliés au nouveau gouvernement, et, de concert avec les îles, demandaient à arborer exclusivement l'étendard français.
De légers troubles avaient été excités à Zante par un médecin russe, qui, sans partisans, sans moyens, et désavoué de son consul même, avait arboré le pavillon de sa nation. Le calme s'est rétabli sur-le-champ. Cet extravagant arrivait comme prisonnier à Corfou le jour où j'en suis parti.
À Corfou, on avait tenté de porter le peuple à la révolte, en profitant de sa haine contre les Juifs.
Vous avez vu, dans une de mes précédentes lettres, avec quelle facilité nous réprimâmes ce mouvement, dont l'instigateur, traduit à une commission militaire, a été acquitté sur la question intentionnelle.
L'on essaya encore depuis de soulever le peuple, en l'inquiétant sur le trésor de Saint-Spiridion, auquel, à la prière du papa, nous avons donné une garde extraordinaire; les prêtres du rit grec, qui ne valent pas mieux que ceux du rit latin, répandaient sous main ces bruits injurieux, que d'imbéciles Vénitiens appuyaient hautement dans les lieux publics. Ces manoeuvres ont encore été déjouées, et le général Gentili a applaudi aux moyens par lesquels j'arrachai, ou plutôt j'escamotai aux prêtres de Saint-Spiridion une déclaration publique absolument opposée à leurs insinuations secrètes.
Les secours arrivés de Venise ont mis l'armée pour deux mois à l'abri du besoin; le soldat content, l'habitant heureux et tranquille, je crus pouvoir commencer le voyage de la terre sacrée.
Les nouvelles récemment arrivées de Constantinople ne me permettaient pas de croire à la possibilité d'un voyage dans les provinces ottomanes.
Je partis pour l'Italie; j'avais besoin de respirer l'air de la terre ferme. Ma santé, qui n'était rien moins que bonne, se rétablit ici, tandis que l'un de mes deux camarades de voyage ne peut se débarrasser de la fièvre, à laquelle l'autre, qui était notre domestique commun, a succombé à Naples, climat moins salutaire que je ne croyais pour les républicains.
Les soins administratifs auxquels j'étais obligé de me livrer tout entier, et l'intempérie du climat, qui rendait impossible le voyage par terre, sont cause que je ne pourrai pas vous donner les détails géographiques que vous désirez.
D'Arbois se propose de faire cet automne une tournée dans l'intérieur de l'île, et il vous satisfera sur cet objet. Quant aux questions que vous me faites sur l'Albanie, il en est, général, auxquelles je ne puis répondre, et je vous offrirai tout ce que j'ai pu recueillir sur les moeurs de son peuple, plus barbare que ceux que nous appelons sauvages en Amérique.
On se tromperait, général, si l'on croyait pouvoir établir entre la colonie française et les Albanais d'autres rapports que ceux d'un commerce très-borné; ils ont constamment détruit les établissemens qu'on avait tenté d'élever chez eux; Lasalle, constructeur français, fut lui-même victime, il y a peu d'années, d'une tentative de ce genre.
Les bois de construction et les bestiaux sont la principale richesse de l'Albanie, habitée par des bordes de brigands et de pasteurs. Ces pasteurs, différens des confrères d'Apollon, de ceux qui peuplaient les rives de l'Alphée et les bords de l'Amphrise, ont quitté la houlette et la panetière de leurs aïeux pour le fusil et la giberne. Le figuier sauvage autour duquel ils se réunissent est un véritable corps-de-garde, où veille toujours une sentinelle.
L'esprit de brigandage est porté à tel point chez les Albanais, que le droit d'aubaine, droit de profiter des débris d'un naufrage, s'étend jusque sur le naufragé. Un galon d'or, un bouton d'argent, l'objet de la moindre valeur, excitent leur cupidité et décident la mort d'un homme.
L'aspect de l'Albanais est bizarre et terrible; son costume est l'ancien costume grec, auquel il ajoute une énorme capote d'un drap grossier et tiré à poil, qui, lorsqu'il s'en enveloppe, lui donne à peu près la figure d'un bouc. Sa chemise, de grosse toile, à larges manches et tombant à la hauteur des genoux par-dessus le pantalon, ressemble parfaitement à l'ancienne tunique. Sa chaussure, comme l'ancien brodequin, est attachée à la jambe avec des courroies. Deux énormes moustaches coupent son visage brûlé par le soleil. Deux pistolets et un poignard passés dans la ceinture, un long sabre suspendu à son côté, la poignée tournée vers la terre, un fusil porté transversalement derrière le dos, un étui à pipe, des boîtes à tabac, à plomb, à poudre, voilà son équipage complet. L'Albanais est un arsenal ambulant. Laboureur, brigand, pasteur, tout Albanais porte les armes à feu, et s'en sert avec une adresse qui réalise le prodige de cet homme qui fendait une balle en deux parties égales en tirant sur une lame de couteau.
Quelques villages albanais dépendent des possessions vénitiennes, et sont dans ce moment soumis au gouvernement provisoire de Corfou. Le reste de la haute et basse Albanie appartient aux Turcs. Gouvernées par deux pachas ennemis, ces provinces partagent les affections et la fortune de ces chefs, dont l'un, Ali, pacha de Janina, est en révolte ouverte contre la Porte; et l'autre, Mustapha, pacha de Delvino, tient pour son souverain. On combat souvent et avec fureur. De fréquens incendies contribuent aussi à dépeupler ces déserts, ensanglantés par une guerre aussi obscure que désastreuse.
Les deux partis cherchent également l'appui des Français. Ali-Pacha nous a fait particulièrement de grandes avances; je crois vous avoir dit qu'il a demandé et obtenu une entrevue, sur l'objet et l'issue de laquelle le général Gentili peut seul vous donner des lumières.
Outre la guerre de pacha à pacha, il existe encore en Albanie des guerres de pacha à particulier. Je vis, dans la petite excursion que je fis sur les côtes de l'Épire, un papa qui jouissait d'un tel crédit au milieu de ses paroissiens, que, sur sa simple réquisition, tout prenait les armes dans le canton. Ali, qui n'a jamais pu le réduire, offre un prix énorme de sa tête.
Ce prêtre soldat, suivi de son clergé ou de son état-major, est venu me visiter et me demander l'amitié des Français.
Les Albanais ne parlent ni le grec, ni le turc, ni l'italien; ils ont un idiome particulier, que nous expliquaient les Corfiotes qui tenaient à ferme les domaines du gouvernement vénitien dans le continent. Il serait difficile, général, de lier avec eux le moindre rapport par le moyen de l'imprimerie, la faculté de lire et d'écrire étant plus rare encore chez eux que dans les îles, où nous ne correspondons avec les villages que par l'intermédiaire des prêtres.
Voilà, général, ce que j'ai recueilli sur l'Albanie. Je me suis aussi procuré de sûrs renseignemens relatifs à l'état actuel de la Morée; et c'est par eux que je terminerai cette lettre, déjà trop longue peut-être.
La gloire de l'armée française, le bruit de votre nom a retenti dans les ruines de Sparte et d'Athènes; mais ne croyez pas que les Grecs soient nos plus francs admirateurs. Les Grecs (j'en excepte les Maïnottes), avilis et dénaturés par la sujétion dans laquelle les tiennent les Turcs, s'occupent exclusivement de la culture et du commerce, dédaignés par les musulmans.
Voleurs, perfides, inhospitaliers, ils ne voient dans l'étranger qu'un ennemi ou une proie; les Turcs seuls vous attendent; ils vous nomment avec enthousiasme, et, à la honte du peuple opprimé, la liberté en Grèce n'a de sectateurs que chez le peuple tyran.
C'est ici, général, que je regrette de n'avoir pu profiter du moyen que me créait votre seconde mission: quelques semaines auraient suffi à ce voyage intéressant, d'où j'aurais apporté des notions également importantes pour moi et pour ma patrie. Cependant, si je n'ai pas rempli d'une manière indigne de votre confiance le premier objet dont vous m'avez chargé; si quelquefois obligé de représenter la république française et le vainqueur de l'Italie, je ne l'ai pas fait d'une manière indigne et de l'une et de l'autre, récompensez-m'en par votre approbation; autorisez-moi à dire, à mon retour en France, dût cette assertion glorieuse vouer ma tête à la proscription: Et moi aussi je suis l'ami de Bonaparte, et moi aussi je fus de l'armée d'Italie!
ARNAULT. ]
[42: L'acqua d'oro.]
[43: Tacite, Hist. liv. XV, § 19.]
[44: Il pouvait contenir de cent dix à cent vingt mille spectateurs, c'est-à-dire un huitième de la population de Paris; le chevalier Vasi dit sept cent sept mille. Erreur n'est pas compte.]
[45: Les jardins de la villa Pamphili sont l'ouvrage de Le Nostre.]
[46: À cause de sa conformité avec la première personne de l'indicatif présent d'un verbe qui se conjugue sur amare, amo.]
[47:
Florence, le 13 vendémiaire an V (4 octobre 1797.)
Général, me voilà à Florence depuis trois jours; j'y suis venu avec deux braves jeunes gens, les frères Suchet, dont l'un est chef de brigade et l'autre agent des finances. Je les avais rencontrés chez votre frère Joseph, à Rome, où le militaire est venu pour son plaisir, et où le financier avait été envoyé par le citoyen Haller, pour recouvrer les contributions dues par le pape.
Vu l'accord de nos humeurs et de nos opinions, nous ne pouvions mieux faire que de voyager ensemble.
Notre voyage, dont la tranquillité pensa être troublée à Viterbe, où l'on ne parait pas très-favorablement disposé pour les Français, se passa néanmoins sans accident.
Nous avons été accueillis ici de la manière la plus cordiale par le citoyen Cacaut, ministre de la république auprès du grand-duc. Il nous a présentés à ce prince et à M. de Manfredini, qui, de tout temps son gouverneur, gouverne de plus aujourd'hui le grand-duché.
Le ministre et le souverain nous ayant traités avec distinction, leur exemple a été imité par la haute société. Le jour même nous avons été invités à venir au casin des nobles.
Nous pensions, d'après cela, que les Français ne pouvaient rencontrer ici que des témoignages de la considération que leur ont acquise vos victoires. Une assez singulière aventure nous a prouvé pourtant qu'il ne fallait se fier qu'avec réserve à ces démonstrations.
(Ici se trouve consigné le fait dont on a rendu compte dans le chapitre auquel se rattache cette note. La lettre se terminait ainsi:)
Je me plais à croire que vous ne trouverez rien, dans ma conduite, qui ne convienne à un homme que vous avez chargé de représenter notre nation, à qui vous avez donné le droit d'être si fière.
Demain nous traverserons les Apennins pour nous rendre, par Bologne et par Ferrare, à Padoue. De là j'irai rejoindre Regnault de Saint-Jean-d'Angély à Venise, d'où nous irons ensemble à Passeriano, où je vous porterai un compte détaillé de ma mission.
Agréez, général, l'hommage de mon admiration et de mon respect.
ARNAULT. ]
[48: MOMORO, imprimeur et graveur en caractères. C'était un des membres les plus violens du club des Cordeliers. Arrêté en mars 1791, comme un des chefs de l'attroupement qui s'était porté au Champ-de-Mars pour y signer, sur l'autel de la patrie, une pétition par laquelle on demandait à l'Assemblée constituante la déchéance de Louis XVI, pétition à la rédaction de laquelle il avait coopéré, il fut néanmoins presque aussitôt relâché. Après le 10 août, il fit partie de la commission qui remplaça le directoire du département de la Seine. Envoyé, en 1793, par le conseil exécutif dans les provinces de l'Ouest, pour y presser la levée des bataillons, il y provoqua un tel désordre en prêchant la loi agraire, que les autorités de Lisieux le firent arrêter. Remis en liberté par ordre de la Convention, il revint à Paris, se lia d'étroite amitié avec Hébert et Chaumette, et fut un des plus ardens auteurs de la persécution que ces misérables suscitèrent contre les prêtres; il se signala aussi par son acharnement contre les Girondins; il avait été en rapports intimes avec Danton et Robespierre; mais, comme il s'était éloigné d'eux pour servir les projets de la Commune contre la Convention, ils le firent comprendre dans le décret rendu contre Hébert et autres scélérats de même espèce, avec lesquels il mourut sur l'échafaud le 4 germinal an II.
Momoro ne manquait ni de talens, ni de connaissances, ni d'esprit; mais il était absolument dénué de probité. Un littérateur de mes amis, auquel il devait de l'argent, s'étant présenté chez lui à l'échéance d'un billet qu'il avait reçu en paiement, Momoro, sans lui laisser le temps de parler, prit un pistolet et le chargea en disant: «Voilà, pour répondre à tous les porteurs de traite», et je ne sais pas si ce n'était pas avec la traite elle-même qu'il avait bourré le pistolet. Momoro était un brigand dans toute la force du terme.]
[49: La femme MOMORO vint réclamer dans mes bureaux son traitement de réforme. Alors chef de la division d'instruction publique au ministère de l'intérieur, et chargé de distribuer des secours à des gens nécessiteux, je faisais payer la pension alimentaire à de pauvres artistes, à de pauvres professeurs, à de pauvres prêtres, et même à de pauvres divinités, comme on voit.]
[50: Mlle Aubri, danseuse et figurante à l'Opéra, était remarquable par la beauté de ses formes. C'est elle qui, pendant quinze ans, sous le costume de Diane, descendait dans les nuages toutes les fois qu'elle en était requise pour le salut d'Iphigénie, soit en Aulide, soit en Tauride. En 1795, quand des énergumènes tentèrent de substituer leur paganisme au christianisme, ils la mirent en réquisition pour représenter la déesse du jour dans leur cérémonie, le rôle, au fait, était de son emploi. Ce rôle, qui se jouait terre à terre, fut moins dangereux pour elle que celui de la Gloire dont elle était aussi chargée habituellement à l'Académie de musique et de danse. Une des cordes auxquelles était suspendu le char aérien qui la portait s'étant rompue un beau soir comme elle jouait ce dernier personnage, la pauvre Gloire tomba des nues et se cassa une aile ou un bras. Pour ses services comme Gloire, Mlle Aubri obtint une pension. On ne dit pas qu'elle ait rien gagné à jouer la Raison.]
[51: Voir la page 248 du 1er volume.]