Title: Histoire littéraire d'Italie (1/9)
Author: Pierre Louis Ginguené
Editor: P. C. F. Daunou
Release date: February 27, 2010 [eBook #31432]
Most recently updated: January 6, 2021
Language: French
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de France (BnF/Gallica)
A PARIS,
CHEZ L. G. MICHAUD, LIBRAIRE-EDITEUR,
PLACE DES VICTOIRES, N°. 3.
M. DCCC. XXIV.
Pierre-Louis Ginguené, né à Rennes, le 25 avril 1748, fit avec distinction ses études au collège de cette ville: il y était condisciple de Parny, au moment où les jésuites en furent expulsés 1. Mais c'était au sein de sa propre famille, peu riche et fort considérée, que Ginguené avait puisé le sentiment du véritable honneur et le goût des lettres.
Note 1: (retour) V. son Épître à Parny.Ton amitié m'est chère......
De ce doux sentiment, le germe précieux
Dès long-temps dans nos cœurs naquit sous d'autres cieux.
Ton enfance enlevée à ton île africaine
Vint aborder gaîment la rive armoricaine:
Tu parus au lycée, où, docile écolier,
J'avais vu sans regret le bon Duchatelier
Aux enfans de Jésus enlever la férule.(Duchatelier avait été le premier principal du collège de Rennes après l'expulsion des jésuites.)
Il devait aux lumières et aux soins de son père ses progrès rapides et la bonne direction de ses études. Ses autres maîtres lui avaient appris les langues grecque et latine: il acquit de lui-même des connaissances plus étendues et plus profondes; la littérature latine lui devint familière; et entre les chefs-d'œuvre modernes, il étudia surtout ceux de l'Italie et de la France. Il lut aussi de très-bonne heure et dans leur langue les meilleurs livres anglais, et avant 1772, son instruction embrassait déjà presque tous les genres que l'on a coutume de comprendre sous les noms de belles-lettres, d'histoire et de philosophie. Quand les goûts littéraires sont à la fois si vifs et si heureusement dirigés, ils prennent bientôt les caractères de la science et du talent. Ginguené, dans sa jeunesse, et avant de sortir de Rennes, était un homme éclairé, un littérateur habile, un écrivain exercé: il était de plus un très-savant musicien; car il avait porté dans l'étude de cet art, qu'il a toujours chéri, l'exactitude sévère qu'il donnait à ses autres travaux. Il aimait mieux ignorer que savoir mal; il voulait jouir de ses connaissances et non pas s'en glorifier.
C'est depuis long-temps en France un résultat fâcheux des circonstances ou des dispositions politiques, qu'un jeune homme d'un mérite éminent soit presque toujours attiré par ce mérite même dans la capitale, et qu'il y demeure fixé par ses succès. Ginguené arriva pour la première fois à Paris en 1772. Il avait composé à Rennes, entre autres pièces de vers, la Confession de Zulme; il la lut à quelques hommes de lettres, particulièrement à l'académicien Rochefort. Elle circula bientôt dans le monde; Pezai, Borde et un M. de la Fare se l'attribuèrent: on l'imprima défigurée en 1777, dans la Gazette des Deux-Ponts. «Cela me devint importun, dit Ginguené lui-même; je me déterminai à la publier enfin sous mon nom et avec les seules fautes qui étaient de moi. Elle parut dans l'Almanach des Muses de 1791. Je changeai tout le début, je corrigeai quelques négligences un peu trop fortes; il en restait encore plusieurs que j'ai tâché d'effacer depuis..... On a vu plusieurs fois des plagiaires s'attribuer l'œuvre d'autrui, mais non pas, que je sache, attaquer le véritable auteur comme si c'était lui qui eût été le plagiaire. C'est ce que fit pourtant M. Mérard de Saint-Just. Quelques amis des vers s'en souviennent peut-être encore; les autres pourront trouver, dans le Journal de Paris de janvier 1779, les pièces de ce procès bizarre.»
Ailleurs Ginguené nous apprend que, fort jeune encore, et dans la première chaleur de son goût pour la poésie italienne, il entreprit de tirer de l'énorme Adonis de Marini, un poëme français en cinq chants. Le troisième, le quatrième et ce qu'il avait fait du dernier, lui ont été dérobés: il a publié les deux premiers dans un recueil de poésies où se retrouvent aussi plusieurs des pièces de vers qu'il a composées depuis 1773 jusqu'en 1789, et dont la plupart avaient été insérées dans des journaux littéraires ou dans les Almanachs des Muses. La Confession de Zulmé conserve, à tous égards, le premier rang parmi ces compositions; mais il y a de l'esprit, de la grâce, et un goût très-pur dans toutes les autres.
Dès 1775, il commença de publier dans les journaux des articles de littérature, genre de travail auquel il a consacré, jusques dans les dernières années de sa vie, les loisirs que lui laissaient de plus importantes occupations. Ce sont en général d'excellens morceaux de critique littéraire; et si l'on en formait un recueil bien choisi, comme Ginguené lui-même s'était promis de le faire un jour, ce serait un très-utile supplément aux meilleurs cours de littérature moderne; il offrirait le modèle d'une critique ingénieuse et sévère, quelquefois savante et profonde, souvent piquante et toujours décente. Durant plusieurs années, Ginguené a travaillé au Mercure de France, avec Marmontel, La Harpe, Chamfort, MM. Garat et Lacretelle aîné.
Le célèbre compositeur Piccini, arrivé à Paris à la fin de l'année 1776, parvint, non sans peine, à mettre sur le théâtre lyrique sa musique nouvelle du Roland de Quinault. Une guerre s'alluma entre les partisans de Piccini et ceux de Gluck, qui, depuis 1774, avait obtenu de brillans succès sur la même scène, par les opéras d'Iphigénie en Aulide, d'Alceste, d'Orphée, et d'Armide. Chacun des deux rivaux donna une Iphigénie en Tauride en 1779. Depuis long-temps aucune querelle littéraire ni même politique, n'avait pris en France un si violent caractère. A la tête du parti, ou, comme dit La Harpe, de la faction gluckiste, on distinguait Suard et l'abbé Arnauld, Marmontel, Chastellux, et La Harpe lui-même se donnaient pour les chefs des Piccinistes. Ginguené, qui embrassa vivement cette dernière cause, avait sur ceux qui la combattaient et encore plus sur ceux qui la défendaient, l'avantage de savoir parfaitement la musique. L'oubli profond où cette querelle alors si bruyante est aujourd'hui ensevelie, couvre tous les pamphlets qu'elle fit naître, y compris les lettres anonymes de Suard, et même les écrits publiés à cette époque par Ginguené 2; mais ce qu'ils contenaient de plus instructif se retrouve dans la notice qu'il a imprimée en 1801 3 sur la vie et les ouvrages de Piccini, qui venait de mourir en 1800 et dont il était resté l'intime ami.
En 1780, Ginguené obtint une place dans les bureaux du ministère des finances, alors appelé contrôle général: il avait besoin d'employer ainsi une partie de son temps pour être en état de consacrer l'autre à des travaux littéraires. La fonction de simple commis pouvait sembler fort au-dessous de ses talons: il la sut élever jusqu'à lui, en y portant les habitudes honorables qui lui étaient naturelles, une exactitude assidue, une probité inflexible, et un respect constant pour les plus minutieux devoirs. Il s'y faisait remarquer par la netteté de ses calculs et par une écriture élégante, qu'on a comparée à celle de Jean-Jacques Rousseau, et avec un peu plus de justesse ou d'apparence aux caractères de Baskerville. En acceptant cet emploi, Ginguené composa une pièce de vers intitulée dans le recueil de ses poëmes. Epître à mon ami, lors de mon entrée DANS LES BUREAUX du contrôle général. Quand la pièce parut en 1780, le titre portait: lors de mon entrée AU CONTRÔLE GÉNÉRAL; ce qui a donné lieu à quelques plaisanteries de Rivarol et de Champcenets.
Ginguené concourut sans succès, en 1787 et 1788, pour deux prix, l'un de poésie, l'autre d'éloquence, proposés par l'Académie française. Il s'agissait de célébrer en vers le dévouement du prince Léopold de Brunswick, qui s'était précipité dans l'Oder, en voulant sauver des malheureux. La pièce de Ginguené obtint d'autres suffrages que ceux des académiciens; il eut toujours de la prédilection pour ce poëme, qui, durant trois années, lui avait donné inutilement beaucoup de peine, et dont il ne se dissimulait pas les défauts: il l'a inséré, en 1814, dans le recueil de ses poésies diverses. Le sujet du prix d'éloquence était national: on demandait un éloge de Louis XII. Le concours fut nombreux, et Ginguené, déjà quadragénaire, se laissa entraîner dans cette lice par ses affections patriotiques; il avait besoin de louer un roi dont la mémoire était restée chère a tous les Français, et particulièrement aux Bretons. Son ouvrage, imprimé avec des notes, en 1788 4, est remarquable par une profonde connaissance du sujet, et par une expression franche des plus honorables sentimens; mais il est possible qu'au sein de l'Académie, l'auteur ait été reconnu par quelques-uns de ses juges, dont il avait été l'antagoniste dans la querelle musicale; et d'ailleurs, on doit convenir que cet éloge un peu long, et plus instructif qu'académique, n'est pas ce que Ginguené a écrit de mieux en prose; c'est néanmoins un fort bon discours, plein de raison et semé de traits ingénieux.
La conduite de Ginguené depuis 1789, au milieu des troubles civils, a été si noble et si pure qu'on ne peut avoir aucun motif de dissimuler ses opinions politiques. D'ailleurs on voudrait en vain s'en taire: ses écrits antérieurs à cette époque respiraient déjà l'amour de la liberté, et ceux qu'il composa depuis, tinrent toutes les promesses que l'auteur avait données jusqu'alors. Il célébra par une ode l'ouverture des états-généraux; et en même temps qu'il continuait d'insérer dans les journaux des articles de littérature, et qu'avec Framery, il publiait dans l'Encyclopédie méthodique, les premiers tomes du Dictionnaire de musique, il coopérait avec Cérutti et Rabaud Saint-Étienne, à la rédaction de la Feuille villageoise, destinée à répandre dans les campagnes des notions d'économie domestique et rurale, et la plus saine instruction civique. Les sages principes et le ton modéré de cette feuille, contrastaient avec la violence ou la feinte exaltation de la plupart des écrits périodiques du même temps. On attribue à Ginguené une brochure (de 156 pages in-8°.) imprimée en 1791, et intitulée de l'autorité de Rabelais dans la révolution présente; elle a eu, à cette époque beaucoup de succès: c'était un tissu d'extraits de ce facétieux écrivain, mais choisis avec goût, enchaînés avec art, et habilement traduits ou commentés quand ils avoient besoin de l'être. Un plus véritable ouvrage, publié sous le nom de Ginguené, en la même année, a pour titre: Lettres sur les confessions de J.-J. Rousseau (147 pages in-8°.). Ces lettres sont au nombre de quatre, et suivies de notes historiques: un éclatant et digne hommage y est rendu au génie et aux infortunes du citoyen de Genève. On y pourrait désirer un peu plus d'impartialité, et révoquer en doute les torts que Ginguené impute à D'Alembert et à quelques autres personnages. Pour ceux de Voltaire, ils sont publics; et ceux de Grimm, inexcusables: peut-être les uns et les autres ne sont-ils nulle part plus franchement exposés que dans ces lettres; mais il s'en faut que tous les soupçons de Jean-Jacques aient été aussi bien fondés que ceux-là; et il était possible d'examiner de plus près, de mieux éclaircir l'histoire des malheurs et des égaremens de cet illustre écrivain. Ce qu'on avouera du moins, en relisant ces quatre lettres, c'est qu'il y règne, malgré la douce élégance du style, une morale très-austère. La Harpe y a répondu avec plus de sécheresse que de logique, par des articles du Mercure de France, en 1792.
Ginguené, dans cet ouvrage et dans la Feuille villageoise, avait trop ouvertement professé l'amour de la justice, la haine du désordre et des violences, pour échapper aux fureurs de l'ignoble tyrannie qui régna sur la France en 1793 et 1794. Comme son ami Chamfort, comme la plupart des hommes éclairés et vertueux de cette époque, il fut calomnié, espionné, arrêté et jeté dans les cachots. Sa carrière allait finir, si le jour de la délivrance se fût fait un peu plus long-temps attendre. Il sortit de sa prison tel qu'il y était entré, ami des lettres, des lois et de la liberté: comme il n'avait jamais fait de dithyrambe en l'honneur de l'anarchie, il ne se crut pas tenu de redemander le despotisme; et n'ayant jamais porté de bonnet rouge, il n'avait ni à déposer, ni à prendre la livrée d'aucune faction. Il retrouvait une patrie: il continua de la servir, et ne sentit pas le besoin de se venger autrement des insensés qui l'avaient opprimé comme elle.
Chamfort ne survivait point à cet effroyable désastre: le premier soin de Ginguené fut d'honorer sa mémoire. Il recueillit et publia ses œuvres, en y joignant, sous le titre de notice, un tableau très-animé de sa vie, de ses travaux littéraires et de son caractère moral. Il l'a peint «excellent fils, ami sincère et dévoué, de la probité la plus intacte et du commerce le plus sûr; officieux et d'une délicatesse extrême dans la manière d'obliger, fier comme il faut l'être quand on est pauvre, mais aussi éloigné de l'orgueil que de la bassesse; désintéressé jusqu'à l'excès, et incapable de mettre un seul instant en balance ses avantages avec ceux de la vérité et de la justice.» Il appartient à ceux qui ont connu particulièrement Chamfort, de décider si ce portrait est fidèle; mais c'est bien sûrement celui de Ginguené lui-même.
On avait commencé, en 1791, la collection des Tableaux historiques de la révolution française, et Chamfort avait fourni le texte des treize premières livraisons; Ginguené a continué ce travail jusqu'à la vingt-cinquième, et n'a point coopéré aux quatre-vingt-huit suivantes. Le projet de la Décade philosophique remonte aussi aux derniers jours de la vie de Chamfort, en avril 1793; Ginguené a été l'un des principaux rédacteurs de ce journal littéraire depuis 1795 jusqu'en 1807.
Aussitôt après la chute de l'horrible décemvirat, la carrière des fonctions civiles s'ouvrit pour Ginguené: il devint membre de la commission exécutive d'instruction publique, et demeura le directeur général de cette branche d'administration, depuis le rétablissement du ministère de l'intérieur à la fin de 1795 jusqu'en 1797. On lui dut la réorganisation des écoles; et néanmoins, en remplissant des devoirs si graves avec tout le zèle qu'ils exigeaient, il trouvait encore des momens à consacrer à des compositions littéraires. Il a, dans cet intervalle, publié des observations sur l'un des ouvrages de Necker 5, et coopéré aux travaux de l'Institut. Au moment où se formait cette société savante, il avait été appelé à y prendre place dans la classe des sciences morales et politiques. Quelquefois il a rempli, au sein de cette classe, la fonction de secrétaire, qui alors n'était point perpétuelle, et il y a lu divers morceaux qui depuis ont été insérés soit dans ses propres ouvrages, soit en des recueils académiques. Nous trouvons par exemple dans le tome VII des Notices des manuscrits, les résultats des recherches qu'il avait faites sur un poëme italien que l'on croyait inédit, et qu'on attribuait à Fédérico Frezzi, l'auteur du Quadrireggio, mais qui n'était réellement qu'une mauvaise copie du Dittamondo, de Fazio degli Uberti, depuis long-temps imprimé. Les erreurs commises sur ce point par le père Labbe, par le Quadrio, par Tiraboschi, sont relevées dans cette courte dissertation, avec une clarté parfaite et une élégance peu commune en de telles discussions.
Note 5: (retour) De M. Necker et de son livre, intitulé: De la Révolution française, par P.L. Ginguené, de l'Institut national de France. Paris, an V, in-8°., 94 pages extraites en grande partie de la Décade. Il y a dans cet écrit quelques idées qui se ressentent un peu trop de l'époque où il a été composé; mais la note au bas des pages 77 et 78 offre un exposé sincère de la conduite et des opinions politiques de Ginguené; et les pages suivantes contiennent une excellente critique littéraire du style, souvent fort étrange, de M. Necker.
Ces deux années de la vie de Ginguené en ont été peut-être les plus heureuses; car il n'était distrait de ses études que par des fonctions publiques qui se rattachaient elles-mêmes aux sciences, aux lettres et aux arts. Vers la fin de 1797, il partit pour Turin en qualité de ministre plénipotentiaire de la France. S'il n'eût fallu, pour remplir cette mission difficile, que beaucoup de sagacité, d'urbanité et de franchise, il aurait pu s'y promettre des succès; mais s'il fallait de l'astuce et de la souplesse, c'étaient là des talens qui devaient lui manquer toujours et un art dont il n'avait pas fait l'apprentissage. Il ne passa que sept mois en Piémont, et à l'exception d'un voyage de quelques jours à Milan en 1798, il ne put exécuter le projet qu'il avait dès long-temps formé, de visiter toutes les parties de l'Italie. Il a exprimé ce regret en 1814 dans l'une des notes qui accompagnent ses poésies diverses. «Des travaux, dit-il, dont j'avais l'idée, et que j'ai publiés depuis, ont prouvé que ce n'était point une simple fantaisie de curieux que je voulais satisfaire. Des milliers de Français ont été envoyés dans cette Italie, dont la langue, les mœurs, la littérature, les arts leur étaient totalement étrangers: il était écrit que je n'aurais pas ce bonheur; et je mourrai probablement sans avoir vu le beau pays dont je me suis occupé toute ma vie.»
De retour à Paris et à sa campagne de St.-Prix, Ginguené avait repris le cours de ses travaux paisibles, lorsqu'à la fin de l'année 1799, il fut élu membre du tribunat. Le devoir qu'il avait à remplir en cette qualité était de résister aux entreprises d'un ambitieux qui venait de s'emparer à main armée d'une magistrature suprême, et qui aspirait à concentrer en lui seul tous les droits et tous les pouvoirs. On voyait trop que ce parvenu n'aurait assez ni de probité, ni de lumières, pour mettre de lui-même un terme à ses usurpations au dedans, ni à ses conquêtes au dehors; et, qu'abandonné à son audace aveugle, il allait courir de succès en succès à sa perte, et compromettre, avec sa propre fortune, des intérêts bien plus chers, la liberté publique, l'indépendance, et, s'il se pouvait, l'honneur même de la nation française. Il s'agissait de le contenir au moins dans les limites légales de l'autorité, déjà beaucoup trop étendue, dont il venait de s'investir. Ginguené s'est montré fidèle à cette obligation sacrée: son caractère, ses opinions, ses habitudes morales l'entraînèrent et le fixèrent dans les rangs périlleux de l'opposition. Inaccessible aux séductions et supérieur aux menaces, il ne laissa aucun espoir d'obtenir de lui de lâches complaisances. S'il avait pu être tenté d'en avoir, il en eût été assez détourné par l'ignominie des faveurs même qui les devaient récompenser. On s'abuserait néanmoins si l'on supposait que ses efforts et ceux de ses collègues tendissent alors à renverser un gouvernement qu'ils s'étaient engagés à maintenir. C'est une idée qui ne vient pas aux hommes qui ont une conscience: leur respect pour les devoirs qu'ils ont consenti à s'imposer est la plus sûre des fidélités. Les circonstances déplacent les intérêts et les vains hommages; la loyauté seule enchaîne. Le but auquel aspirait Ginguené en 1800, 1801 et 1802, au sein du tribunat, était de conserver ce qui subsistait encore de lois, d'ordre et de liberté en France. Voilà ce qu'il voulait inflexiblement, ce qu'il réclamait en toute occasion, avec une énergie que l'on trouva importune. Son discours contre l'établissement des tribunaux spéciaux, c'est-à-dire inconstitutionnels et tyranniques, excita l'une des plus violentes colères de cette époque, et provoqua, au lieu de réponse, une invective grossière qui, dans le Journal de Paris, fut attribuée au héros accoutumé à vaincre toutes les résistances et toutes les libertés. Peu de mois après on commença l'épuration du tribunat, et Ginguené fut compris parmi les vingt premiers éliminés. Le héros daigna garder contre lui des ressentimens qui depuis s'amortirent tant soit peu, et ne s'éteignirent jamais. Ginguené, dans les quatorze années suivantes de sa vie, n'est plus rentré dans la carrière politique; mais il s'est élevé à des rangs de plus en plus honorables dans la république des lettres.
Il commença, dans l'hiver de 1802 à 1803, au sein de l'Athénée de Paris, un cours de littérature italienne, qu'il reprit en 1805 et 1806, et qui attira toujours une grande affluence d'auditeurs. Beaucoup de littérateurs éclairés le suivaient assidûment, et y trouvaient, au milieu des plus agréables détails, cette exactitude sévère qui caractérise la véritable instruction, et dont les exemples avaient été jusqu'alors fort rares dans les chaires de littérature. Quelques-unes de ces leçons, celles qui se retrouvent dans une partie du premier volume de l'Histoire littéraire d'Italie, avaient été prononcées à l'Athénée, lorsqu'en 1803 un arrêté des consuls abrogea la loi qui avait organisé l'Institut, abolit la classe des sciences morales et politiques, et rétablit l'Académie française et l'Académie des inscriptions, sous les noms de classe de la langue et de la littérature française, et de classe d'histoire et de littérature ancienne. Peu de mois auparavant une commission avait été formée au sein de l'ancien Institut, pour rédiger un dictionnaire de la langue française; mais on feignit de trouver étrange que cette commission, dont Ginguené était membre, n'eût point achevé ce travail en une demi-année. On se plaignait sérieusement de cette lenteur, surtout dans le Journal de Paris, et on la présentait comme la plus décisive raison de ressusciter une académie française, qui serait bien plus diligente, et qui en effet n'a cessé, depuis 1803 jusqu'à ce jour, de préparer une édition nouvelle de ce dictionnaire. Lorsqu'on publia en 1803 la première liste de la classe de littérature française, plusieurs personnes croyaient y rencontrer le nom de Ginguené, se figurant qu'il y était assez appelé par le genre de ses talens, de ses études et de ses ouvrages; mais les rédacteurs de ces listes en avaient jugé autrement. On pourrait observer que parmi les membres de l'Institut, qui alors réglaient ainsi les rangs de leurs confrères, figuraient quelques-uns de ceux qui depuis ont été exclus de l'une et de l'autre de ces académies; mais remarquons seulement qu'ils avaient omis le nom de Ginguené même sur le tableau des membres de la classe d'histoire et de littérature ancienne, en sorte qu'il ne se retrouvait nulle part; exclusion qui eût été par trop honorable, puisqu'elle eût été l'unique 6. Ce n'était qu'une inadvertance, malgré le soin extrême qu'on avait apporté à cette classification. Il advint que David Leroi et l'ex-bénédictin Poirier, compris dans ce premier tableau, moururent fort peu de jours après sa publication, et laissèrent deux places vacantes. On remplit l'une par le nom de Ginguené, et M. Joseph Bonaparte fut appelé, par voie d'élection, à la seconde.
Ginguené, dès 1803, lut à la classe de littérature ancienne les premiers chapitres de son histoire littéraire d'Italie; il voulait profiter des lumières de ses collègues, surtout en ce qui concernait la littérature arabe dans le quatrième de ces chapitres; et il eût continué ces lectures, s'il n'eût craint de s'engager peut-être en d'inutiles controverses: plus tard, il a lu à cette compagnie savante les articles relatifs à Machiavel et à l'Alamanni, insérés depuis dans les tomes VIII et IX de son ouvrage. La classe de littérature ancienne avait aussi entendu la lecture de sa traduction en vers du poëme de Catulle sur les noces de Thétis et de Pélée, ainsi que la préface qui contient l'histoire critique de ce poëme. Tout ce travail a été publié en 1812 avec des corrections, des additions, des notes et le texte latin 7.
La Décade, continuée depuis 1805, sous le titre de Revue, fut supprimée en 1807, au grand regret de tous les amis des lettres et de la saine critique. Ginguené a coopéré depuis à quelques autres journaux littéraires; mais la classe de littérature ancienne le chargea, en cette même année 1807, de travaux plus importans. L'un consistait à rédiger chaque année l'analyse de tous les mémoires lus dans son sein; il a pendant sept ans rempli cette tâche. Il lisait ces exposés aux séances publiques annuelles, et leur donnait un peu plus d'étendue en les livrant à l'impression Réunis, ils offrent un précis historique des travaux de cette compagnie depuis 1807 jusqu'en 1813 8, et il serait superflu d'ajouter que la clarté de la diction et l'élégance des formes y conservent partout aux matières ce qu'elles ont d'importance et d'intérêt. En même temps, Ginguené avait été nommé membre de la commission établie pour continuer l'histoire littéraire de la France, dont il existait douze tomes in-4°., publiés par les Bénédictins. Les quatre derniers ne correspondaient encore qu'à la première moitié du douzième siècle; et pour atteindre l'année 1200, sans changer de méthode, il a fallu composer trois autres volumes qui ont paru en 1814, 1817 et 1820. Tous trois contiennent plusieurs morceaux de Ginguené; morceaux qui par la nature même de leurs sujets, tiennent de plus près que beaucoup d'autres aux annales de la littérature française proprement dite; car ils concernent les trouvères et les troubadours. Ginguené avait déjà rattaché l'histoire des poëtes provençaux à celle des poëtes italiens, dans le troisième chapitre de son grand ouvrage: il fait ici plus particulièrement connaître la vie et les productions d'environ quarante troubadours du douzième siècle, tels que Guillaume IX, comte de Poitou, Arnauld Daniel, Pierre Vidal, etc. Il a consacré dans ce même recueil de pareils articles aux trouvères, c'est-à-dire aux poëtes français ou anglo-normands de cette même époque, par exemple à Benoît de Sainte-Maure, Chrétien de Troyes, Lambert Li-Cors, Alexandre de Paris. Ajoutons que presque toutes les notices relatives à des poëtes latins dans ces trois volumes sont aussi de Ginguené; on y peut distinguer celles qui concernent Léonius, Pierre le Peintre, et Gautier, l'auteur de l'Alexandréide.
Pour se délasser d'études si sérieuses, Ginguené composait des fables qu'il a publiées au nombre de cinquante en 1810 9. Les sujets, presque tous empruntés d'auteurs italiens, Capaccio, Pignotti, Bertola, Casti, Gherardo de' Rossi, Giambattista Roberti, se sont revêtus, en passant dans notre langue, de formes aimables et piquantes. En ce genre difficile, la plus grande témérité est d'imiter Lafontaine; il est moins périlleux et plus modeste d'essayer de faire autrement que lui, et c'est ce qu'a tenté Ginguené, avec un succès peu éclatant, mais réel et supérieur peut-être à celui qu'il s'était promis; car il n'avait cherché que son propre amusement dans ces compositions ingénieuses. On s'aperçut du caractère épigrammatique de ces apologues; le journal de Paris en dénonça cinq ou six et accusa l'auteur d'avoir de l'humeur contre quelqu'un. Ginguené avait pourtant soumis son recueil de fables à la censure qui en avait supprimé six, et mutilé deux ou trois autres; il a depuis, en 1814, réparé ces altérations et ces omissions en publiant dix fables nouvelles 10 avec les poésies diverses ci-dessus indiquées.
Une édition des poëmes d'Ossian, traduits par Letourneur, parut en 1810, ayant pour préliminaire un mémoire de Ginguené sur l'état de la question relative à l'authenticité de ces productions; c'est un excellent morceau d'histoire littéraire 11 où tous les faits sont impartialement exposés, et dont la conclusion est que probablement ces poésies ont été composées en effet par un ancien barde. En 1811, il prit soin de l'édition des Œuvres du poëte Lebrun, et y attacha une notice historique, où se reconnaît le langage de la vérité et de la justice autant que celui de l'amitié. Les quatre premiers volumes de la Biographie universelle, publiés aussi en 1811, contenaient plusieurs articles de Ginguené, qui n'a pas cessé depuis de coopérer à ce recueil, le plus vaste, le plus riche, et le plus varié qui existe en ce genre. Les morceaux qu'il y a fournis se prolongent jusqu'au trente-quatrième volume, imprimé en 1823. Il est vrai que les sujets sont quelquefois les mêmes qu'en certaines parties de son histoire littéraire d'Italie; mais cette histoire finit avec le seizième siècle, et c'est fort souvent à des littérateurs italiens des trois siècles suivans que se rapportent les articles qu'il a insérés dans la Biographie 12. Réunis et disposés dans l'ordre chronologique, ils offriraient une esquisse des annales de la littérature italienne depuis l'an 1600 jusqu'à nos jours et formeraient une sorte de supplément au principal ouvrage de Ginguené.
Note 12: (retour) Tels sont les articles: L. Adimari, Alfieri, Algarotti... Bandini, Bianchini... Calogera, Casti, Chiari... Fabroni, Facciolato, Filangieri, Filicaia, Fontanini, Forcellini... Galiani, Goldoni... et un très-grand nombre d'autres. Ginguené a d'ailleurs fourni à ce recueil des articles étrangers à la littérature italienne, par exemple ceux de Chamfort et de Cabanis.
Les trois premiers volumes de cet ouvrage ont paru en 1811; les deux suivans, en 1812; le sixième, en 1813 13; et les trois derniers, en 1819, après la mort de l'auteur. Le septième est tout entier de lui, à l'exception de quelques pages. Mais il n'y a guère qu'une moitié, tant du huitième que du neuvième, qui lui appartienne. L'autre moitié est de M. Salfi, qui, par ces supplémens, et par un tome dixième de sa composition, imprimé en 1823, a complété les annales littéraires de l'Italie jusqu'à la fin du seizième siècle. L'accueil honorable que l'ouvrage de Ginguené a reçu en France, en Italie, en Allemagne, en Angleterre, les traductions qui en ont été faites, et la seconde édition qu'on en donne aujourd'hui, quatre ans après la publication des derniers tomes de la première, ne nous laissent rien à dire ici sur le mérite de ces neuf volumes. Il paraît que le public leur assigne un rang fort élevé parmi les livres composés en prose française au dix-neuvième siècle; qu'il y trouve un heureux choix de détails et de résultats, de faits historiques et d'observations littéraires. Tiraboschi, dans une bien plus volumineuse histoire, n'avait guère recueilli que des faits; Ginguené y a su joindre, en un bien moindre espace, des considérations neuves et des analyses profondes. Il s'était donné une très-riche matière: il l'a disposée avec méthode, et sans chercher à la parer, il s'est appliqué et il a réussi à lui conserver toute sa beauté naturelle.
Cependant lorsqu'après la publication et le succès des six premiers volumes, quelques-uns de ses amis, membres de l'Académie française, s'avisèrent de le porter à une place vacante dans cette compagnie, et lorsque, l'ayant fait consentir à cette candidature, ils croyaient avoir vaincu le plus grand obstacle, on ne le jugea pas digne encore d'un si grand honneur; et puisqu'il le faut avouer, il fut si peu sensible à ce déplaisir, que personne en vérité n'eut à regretter ni à se réjouir de le lui avoir donné: on l'avait, de tout temps, fort accoutumé à ces mésaventures. Présenté une fois par l'Institut, une autre fois par le Collége royal de France, pour remplir des chaires vacantes dans ce dernier établissement, il n'obtint ni l'une ni l'autre, quoiqu'il eût déjà montré à l'Athénée de Paris comment il savait remplir ce genre de fonctions. Quant aux pures faveurs, grandes ou petites, hautes ou vulgaires, il ne songeait point à les demander, et l'on s'abstenait de les lui offrir. Il n'était pas membre de la Légion-d'Honneur; mais enfin pourtant on l'inscrivit dans l'ordre demi-étranger de la Réunion; et cette distinction pouvait le flatter, comme moins prodiguée alors en France, et comme ayant quelque analogie avec ses ouvrages. On permit d'ailleurs aux académies de Turin et de la Crusca à Florence de le placer au nombre de leurs associés. En ses qualités de Breton, et de littérateur fort instruit, il était membre de l'académie celtique de Paris et de plusieurs autres.
Au milieu des bouleversemens politiques et des intrigues littéraires, il a joui d'un bonheur inaltérable qu'il trouvait dans ses travaux, dans ses livres, au sein de sa famille et dans la société de ses amis. Il s'était composé une très-bonne plutôt qu'une très-belle bibliothèque, qui embrassait tous les genres de ses études, et dont un tiers à peu près consistait en livres italiens, au nombre d'environ 1,700 articles ou 3,000 volumes. Floncel et d'autres particuliers avaient possédé des collections plus amples, beaucoup plus riches et réellement bien moins complètes. La bibliothèque entière de Ginguené a été vendue à un seul acquéreur, qui l'a transportée en Angleterre. Elle était, avec sa modeste habitation de Saint-Prix, à peu près toute sa fortune, acquise par quarante-quatre années de travaux assidus, et par une conduite constamment honorable. La liste des amis d'un homme tel que lui n'est jamais bien longue; mais il eut le droit et le bonheur d'y compter Chamfort, Piccini, Cabanis, Parny, Lebrun, Chénier, Ducis, Alphonse Leroi, Volney, pour ne parler que de ceux qui ne sont plus et qui ont laissé comme lui d'immortels souvenirs. Tous leurs succès étaient pour lui, plus que les siens propres, de vives jouissances: mais il survivait à la plupart d'entre eux, et ne s'en consolait que par les hommages qu'obtenait leur mémoire, et qu'en voyant renaître dans les générations nouvelles, des talens dignes de remplacer les leurs. Entre les littérateurs jeunes encore, lorsqu'il achevait sa carrière, et dont les essais lui inspiraient de hautes espérances, on ne se permettra de nommer ici que M. Victorin Fabre, qu'il voyait avancer d'un pas rapide et sûr dans la route des lumières, du vrai talent et de l'honneur.
Ginguené n'avait point d'enfans; mais depuis 1805, il était devenu le tuteur, le père d'un orphelin anglais. Ces soins, cette tendresse, et les progrès de l'élève qui s'en montrait digne, ont jeté de nouveaux charmes sur les onze dernières années de Ginguené. Le sort, qui l'avait trop souvent maltraité, lui devait cette indemnité, dit-il lui-même, dans l'une des trois épîtres en vers adressées par lui à James Parry: c'est le nom de cet excellent pupille, dont les vertus aujourd'hui viriles honorent et reproduisent celles de son bienfaiteur. Il lui disait encore dans cette épître:
Ginguené avait choisi, dans sa propre famille, l'épouse que ces derniers vers désignent, et à laquelle il n'a jamais cessé de rendre grâces de tout ce qu'il avait retrouvé de paix, de bonheur même, au sein des disgrâces et des infortunes.
On s'est borné, dans cette notice, à recueillir les faits dont on avait une connaissance immédiate, et surtout ceux que Ginguené atteste dans ses propres écrits. Trois de ses amis, MM. Garat, Amaury Duval et Salfi, ont déjà rendu de plus dignes hommages à sa mémoire: M. Garat, dans un morceau imprimé à la tête du catalogue de la bibliothèque de Ginguené 14; M. Amaury Duval, dans les préliminaires du tome XIV de l'Histoire littéraire de la France 15; M. Salfi, à la fin du tome X de l'Histoire littéraire d'Italie 16. On doit infiniment plus de confiance à ces trois notices qu'aux articles qui concernent Ginguené, soit dans les recueils biographiques, soit aussi dans certains mémoires particuliers; par exemple, dans les relations que lady Morgan a intitulées la France. Cette dame, en 1816, a visité Ginguené dans son village de Saint-Prix, qu'elle appelle Eaubonne. Elle rapporte que, pressé de composer des vers contre Bonaparte déchu, il répondit qu'il laissait ce soin à ceux qui l'avaient loué tout puissant; et il paraît certain qu'il fit en effet cette réponse: elle convenait à son esprit et à son caractère. Mais lady Morgan ajoute que dans les cercles de gens éclairés, on ne prononçait jamais son nom qu'en y ajoutant une épithète charmante, qu'on ne l'appelait que le bon Ginguené. Il était sans doute du nombre des meilleurs hommes, mais non pas tout-à-fait de ceux auxquels on attribue tant de bonhomie. Exempt de méchanceté, il ne manquait ni de fierté ni de malice, et ne tolérait jamais dans ses égaux, jamais surtout dans ceux qui se croyaient ses supérieurs, aucun oubli des égards qui lui étaient dus, et que de son côté il avait constamment pour eux; car personne ne portait plus loin cette politesse exquise et véritablement française, qui n'est au fond que la plus noble et la plus élégante expression de la bienveillance. On le disait fort susceptible, à prendre ce mot dans une acception devenue, on ne sait trop pourquoi, assez commune, et dans laquelle il l'a employé lui-même en parlant de Jean-Jacques Rousseau. Mais quoiqu'il ait excusé les soupçons et presque les visions de cet illustre infortuné, il n'avait assurément pas les mêmes travers, et ne s'offensait que des torts réels. Il ne souffrait aucun procédé équivoque, et voulait qu'on eût avec lui autant de loyauté, autant de franchise, qu'il en portait lui-même dans toutes les relations sociales. Il n'y avait là que de l'équité; mais c'était, il faut en convenir, se montrer fort exigeant, ou fort en arrière des progrès que la civitisation venait de faire, de 1800 à 1814.
Sa constitution physique, quoique très-saine, n'était peut-être point assez forte pour supporter sans relâche les travaux auxquels l'enchaînaient ses goûts et ses besoins. Sa santé avait paru s'altérer, peu après son retour de Turin. Un mal d'yeux en 1801 l'avait forcé d'interrompre ses études chéries; l'affaiblissement d'un organe dont il faisait un si grand usage, eût été pour lui un accablant revers: il dut à son ami Alphonse Leroi une guérison prompte et complète; mais il essuya en 1804 une maladie plus grave, et ne se rétablit qu'à Laon où il passa un mois chez l'un de ses frères. Il retomba neuf ans plus tard dans un état de dépérissement et de langueur dont il ne s'est point relevé, et qui laissait néanmoins à ses facultés intellectuelles et morales toute leur énergie et toute leur activité. Les événemens de 1814 le délivrèrent de son plus mortel chagrin, et le ranimèrent en lui inspirant de l'espoir. En 1815, il fit un voyage en Suisse, où il eût retrouvé la santé, si le mouvement, les distractions et les soins de l'amitié avaient pu la lui rendre. Il revint languissant, traversa pourtant encore un hiver, durant lequel il composa quelques-uns des derniers chapitres de son ouvrage. Au printemps de 1816, il revit sa délicieuse campagne, qui n'avait rien de romantique, quoi qu'en dise lady Morgan, mais dont l'heureuse position était, disait il, toujours nouvelle pour lui. Selon sa coutume, il y prolongea son séjour jusqu'au milieu de l'automne, et mourut à Paris, le 16 novembre 1816. Ses funérailles ont été célébrées le 18, et l'un de ses confrères a prononcé sur sa tombe le discours suivant:
«Messieurs, l'un des services que M. Ginguené a rendu aux lettres a été d'honorer la mémoire de plusieurs écrivains qui lui ressemblaient par l'étendue des lumières et par les grâces de l'esprit, et qui avaient, comme lui, consacré de longs travaux et de rares talens au maintien du bon goût et aux progrès des connaissances utiles. Je laisse à ses pareils le soin et l'honneur de le louer dignement; je voudrais seulement exprimer les regrets profonds qui amènent ici ses amis et ses confrères, et que vont partager en France, en Italie, tous les hommes de bien qui cultivent et chérissent les lettres. Le monument qu'il a élevé à la gloire de la littérature italienne enorgueillira aussi la nôtre, alors même qu'il n'aurait pas eu le temps d'en achever les dernières parties. Mais, quoique ce grand et bel ouvrage surpasse toutes ses autres productions, il ne les effacera point; elles auraient suffi pour assurer au nom de M. Ginguené un rang distingué parmi les noms des critiques judicieux, des poëtes aimables et des écrivains habiles. L'Académie dont il était membre sait quel intérêt il prenait aux recherches savantes dont elle s'occupe. Il en a, durant sept années, recueilli, rapproché, exposé les résultats. Ceux de ses confrères qui travaillaient avec lui à l'histoire littéraire de la France, n'oublieront jamais ce qu'il apportait dans leurs conférences, de lumières et d'aménité, de sagesse et de modestie. Un esprit délicat, une âme sensible, des affections douces tempéraient et n'altéraient point la franchise de son caractère. Des fonctions publiques remplies avec une probité sévère, des infortunes supportées sans faiblesse et sans ostentation, des amitiés persévérantes à travers tant de vicissitudes, toutes les épreuves et toutes les habitudes qui peuvent honorer la vie d'un homme de lettres, ont rempli la sienne; et la veille du jour qui l'a terminée, ses traits décolorés restaient empreints de la sérénité d'une conscience pure. Les restes de sa gaîté douce et ingénieuse animaient encore ses regards et ses discours. Mais on l'entendait surtout rendre grâces à sa respectable épouse de tout le bonheur qu'elle n'avait cessé de répandre sur sa vie, et qu'elle étendait sur ses derniers momens. Je dis le bonheur, car je pense, à l'honneur des lettres, de la probité, de l'amitié et des affections domestiques, que M. Ginguené a été heureux, quoique les occasions de ne pas l'être ne lui aient jamais manqué. Messieurs, nous déposons ici les restes de l'un des meilleurs hommes que la nature et l'étude aient formés pour la gloire de notre âge et pour l'instruction des âges futurs.»
Le tombeau de Ginguené, au jardin du père La Chaise, est placé près de ceux de Delille et de Parny; l'inscription qu'on y lit est celle qu'il avait composée lui-même et qui termine l'une de ses pièces de vers:
État de la littérature latine et grecque à l'avénement de Constantin; effets de la translation du siége de l'empire; littérature ecclésiastique; son influence; invasion des Barbares; ruine totale des Lettres.
On attribue généralement l'affaiblissement, et ensuite l'entière destruction des lumières et des lettres en Europe, à trois causes: à la translation du siége de l'Empire, faite par Constantin, de Rome à Constantinople; à la chute de l'empire d'Occident, suite inévitable du démembrement qu'il en avait fait; enfin aux invasions et à la longue domination des Barbares en Italie. Mais avant Constantin, la décadence étai déjà sensible. On serait tenté de croire, que, quand même aucune de ces trois causes n'eût existé, les lettres n'en étaient pas moins menacées d'une ruine totale, et que la barbarie eût enfin régné, même sans l'intervention des Barbares.
Sous cette longue suite d'Empereurs, qui depuis Commode, indigne fils du sage Marc-Aurèle, montèrent sur le trône et en furent précipités, au gré de la soldatesque prétorienne, devenue l'arbitre de l'Empire, il y eut encore beaucoup de poètes, d'orateurs, d'historiens. Les lectures, les récitations publiques dans l'Athénée de Rome, et la célébration, sous Alexandre Sévère, des jeux du Capitole, dans lesquels les orateurs et les poètes se disputaient des pris, et recevaient des couronnes; et les traces que l'on retrouve de ces jeux sous Maximin, son successeur; et les cent poètes que l'on voit employés sous Gallien à l'épithalame de ses petits-fils, prouvent que la Poésie attirait encore les regards. Mais que nous reste-t-il de tout ce qu'elle produisit alors? Un poëme didactique de Sammonicus 18, ou plutôt un recueil de vers assez médiocres sur la Médecine; un poëme beaucoup meilleur de Némésien sur la Chasse, et ses quatre églogues que l'on y joint ordinairement; enfin les sept églogues de Calpurnius, ami de Némésien, à qui il les a dédiées; voilà tout ce qui nous reste d'un si long espace de temps; et, si l'on en excepte les deux autres poëmes que ce même Némésien avait aussi composés, l'un sur la Pêche, et l'autre sur la Navigation 19, nous ne voyons de trace d'aucun autre ouvrage que nous ayons à regretter.
Le changement qui s'était fait dans la forme du gouvernement avait détruit l'Eloquence. Le panégyrique y est moins propre que les discussions libres de la tribune sur les grands intérêts de la patrie. Un certain Cornelius Fronton, l'un des panégyristes d'Antonin, fit cependant école et même secte, puisqu'on appela Frontoniens ceux qui voulaient imiter son style 20. Un orateur du quatrième siècle 21 osa bien l'appeler, non le second, mais l'autre honneur de l'éloquence romaine 22; mais il ne nous reste rien de ce Fronton qui puisse nous servir de point de comparaison entre lui et l'Orateur dont le nom est devenu celui de l'éloquence même. Il est à croire que les siècles suivant y auront vu quelque différence, et qu'on se sera promptement lassé de copier les panégyriques de l'un, tandis que les copies multipliées des ouvrages de l'autre en ont dérobé la plus grande partie aux ravages du temps. Aulu-Gelle et d'autres auteurs parlent bien encore de quelques orateurs ou rhéteurs, mais il ne s'est conservé d'eux que leurs noms, trop obscurs pour qu'il ne soit pas inutile de les rappeler ici. Des sophistes grecs s'étaient alors emparés de toutes les écoles. Leur exemple ne valait sans doute pas mieux que leurs leçons; et il est probable qu'ils ressemblaient en éloquence à Démosthènes comme Frotnon à Cicéron.
Dans l'Histoire, les six auteurs de celle des empereurs 23, appelée vulgairement l'histoire Auguste, sont tout ce qui nous reste en langue latine, quoiqu'il en ait existé alors un plus grand nombre. Depuis que Suétone avait donné l'exemple de transmettre à la postérité les petits détails de la vie privée, il était naturel qu'il se trouvât plus d'historiens, ou d'hommes qui se crussent capables de l'être; mais le temps a fait justice d'eux et de leurs ouvrages. Il a respecté plusieurs historiens grecs, qui écrivirent dans leur langue; mais à Rome, et dont quelques uns prirent pour sujets les faits de l'histoire grecque, d'autres les événements romains, soit des époques antérieures soit de leur temps. Arrien de Nicomédie, Elien, Appien d'Alexandrie, Diogène Laërce; Polyen, qui précédèrent de peu de temps cette époque, Dion Cassius, Hérodien et quelques autres, sans pouvoir être comparés aux premiers historiens de la Grèce, ont sur les latins du même temps une grande supériorité. Leur belle langue du moins conservait encore son génie et son éloquence, tandis que la langue latine s'altérait de jour en jour par cette affluence d'étrangers qui remplissaient Rome, et que des soldats étrangers créés empereurs y attiraient sans cesse à leur suite.
A l'égard des philosophes, on sait que plusieurs tenaient école à Rome, que leurs disciples allaient tous les jours les entendre et disputer entre eux dans le temple de la Paix 24; mais rien n'est venu jusqu'à nous, ni des écoliers ni des maîtres. C'est cependant au commencement de cette époque que Plutarque, qui suffirait seul pour l'illustrer, écrivait en grec à Rome; c'est alors que s'élevait à Alexandrie la fameuse école des Electiques, fondée par Potamon et par Ammonius, dont Plotin et Porphyre furent les disciples, école qui, secouant le joug de toutes les anciennes sectes philosophiques, recueillait de chacune ce qui lui paraissait le plus conforme à la raison et à la vérité. Elle fut sans doute connue à Rome, mais on ne voit pas qu'aucun Romain en ait soutenu les opinions. Les Romains n'avaient rien été qu'à l'imitation des Grecs. Les lettres romaines n'existaient plus, et dans plusieurs parties, les lettres grecques florissaient encore: c'était un ruisseau tari avant sa source.
La Jurisprudence seule continuait de fleurir. Les lois se multipliant avec les empereurs, la science dont elles étaient l'objet, devenait malheureusement plus propre à exercer l'esprit. Entre plusieurs noms qui furent illustres à cette époque et qui le sont encore, on distingue surtout ceux de Papinien et d'Ulpien. Le premier, pour récompense de ses travaux et plus encore de ses vertus, fut assassiné par l'ordre de Caracalla; le second, exilé de la cour par Héliogabale, rappelé par Alexandre Sévère, admis dans sa confiance la plus intime, ne put être défendu par lui de la fureur des soldats prétoriens, qui le massacrèrent sous les yeux de leur empereur, ou plutôt sous sa pourpre même, dont Alexandre s'efforçait de le couvrir.
Enfin la décadence littéraire, qui se faisait sentir dès le commencement de cette époque, nous est prouvée par l'un des ouvrages mêmes les plus précieux qui nous en soient restés, par les Nuits attiques du grammairien Aulu-Gelle. A l'exception du philosophe Favorinus, son maître, auteur de ce beau discours adressé aux mères pour les engager à nourrir leurs enfans, de qui Aulu-Gelle nous parle-t-il, sinon de quelques grammairiens ou rhéteurs, aujourd'hui très-obscurs, et qui, faute d'orateurs et de poètes, occupaient alors l'attention publique? Ce Sulpicius Apollinaire qu'il nous vante 25, et qui se vantait lui-même d'être le seul qui pût alors entendre l'histoire de Salluste, nous prouve par ce trait même, combien les Romains étaient déchus de leur gloire littéraire, et, si j'ose ainsi parler, de leur propre langue. Aulu-Gelle en déplore souvent la corruption et la décadence. Du reste, tous les savants qui figurent dans ses Nuits attiques, et c'étaient les plus célèbres, qui fussent alors à Rome, paraissaient presque toujours occupés de recherches pénibles sur des questions purement grammaticales de peu d'importance; et l'on y voit un certain esprit de petitesse, bien éloigné de la manière de penser grande et sublime des anciens Romains 26.
La science du grammairien embrassait alors tout ce que nous appelons aujourd'hui la critique. Tandis que la critique s'occupe des auteurs vivants, elle est une preuve de plus des richesses littéraires du temps: elle est elle-même une branche de ces richesses, pourvu qu'elle soit éclairée, équitable et décente. Mais lorsque chez une nation et à une époque quelconque, la critique ne s'exerce plus que sur les anciens auteurs, et sur ceux qui ont écrit, chez cette nation, à une époque antérieure, elle est une preuve sensible de l'absence totale des grands talents et de l'affaiblissement des esprits.
Tel était donc le misérable état où les lettres étaient réduites à l'avénement de Constantin. On voit que la pente qui les entraînait vers une ruine totale était déjà bien établie, et qu'elle n'avait pas besoin de devenir plus rapide. Elle le devint cependant lorsque cet empereur eut transféré à Bysance le siége du gouvernement impérial. Les flatteurs de Constantin l'ont appelé Grand: les chrétiens, dont il plaça la religion sur le trône, l'en ont payé par le titre de Saint: les philosophes sont venus, et lui ont reproché des petitesses et des crimes qui attaquent également sa grandeur et sa sainteté: ce n'est sous aucun de ces rapports que je dois le considérer, mais seulement quant aux effets qu'il produisit sur les lettres et sur les lumières de son siècle.
Les auteurs ultramontains, qui ont écrit dans le pays où la religion de Constantin a le plus de force, où sa mémoire est par conséquent presque sacrée, ont eux-mêmes reconnu le mal irréparable que son établissement à Bysance, et le soin qu'il prit d'élever et de faire fleurir cette capitale nouvelle aux dépens de l'ancienne, avaient fait non seulement à l'Italie mais aux lettres 27. Les courtisans, les généraux, les grands suivirent l'empereur, avec leurs richesses, leurs clients, leurs esclaves. Les premiers magistrats, les conseillers, les ministres, accompagnés de leurs familles et de leurs gens, formaient un peuple innombrable, si l'on songe au luxe de Rome et à celui de cette cour. L'argent, les arts, les manufactures suivirent cette première roue de l'ordre politique, autour de laquelle, comme il arrive d'ordinaire dans les états monarchiques, ils étaient forcés de tourner. La tête et la force principale des armées, qui ne pouvait se séparer du chef suprême, enfin tout ce qu'il y avait de plus important partit, et laissa en Italie un vide immense d'hommes et d'argent; car le numéraire, passant par les tributs publics dans le trésor impérial, et circulant autour du trône, y entraîna avec lui le commerce et l'industrie, sans revenir jamais, pendant plus de cinq siècles, au lieu d'où il était parti 28.
Comment les lettres auraient-elles fleuri dans un pays dépouillé de tout son éclat, de tous ses moyens de prospérité, soumis à un maître, et privé de ses regards? Il n'y a que dans les pays libres, comme autrefois dans la Grèce, comme depuis dans l'ancienne Rome, comme à Florence parmi les modernes, que les lettres naissent d'elles-mêmes, et prospèrent spontanément: ailleurs il leur faut l'œil du maître, ses récompenses, sa faveur. Mais autour de Constantin même, et sous l'influence immédiate des grâces qu'il pouvait répandre, il était survenu dans les études et dans les exercices de l'esprit, des changements qui n'étaient pas propres à leur rendre leur ancienne splendeur.
Une littérature nouvelle était née depuis déjà près de deux siècles. Elle parvint sous cet empereur à son plus haut degré de gloire: elle compta parmi ses principaux auteurs, des hommes d'un grand caractère, d'un grand talent et même d'un grand génie. Ils produisirent des bibliothèques entières d'ouvrages volumineux, profonds, éloquents. Ils forment dans l'histoire de l'esprit humain, une époque d'autant plus remarquable, qu'elle a exercé la plus grande influence sur les époques suivantes.
Je ne répéterai ni ne contredirai les éloges que l'on a donnés aux Basiles, aux Grégoires, aux Chrysostômes, aux Tertulliens, aux Cypriens, aux Augustins, aux Ambroises. Je chercherai plutôt les causes qui rendirent leurs productions inutiles au progrès de l'éloquence et des lettres, qui firent que, dans un temps où florissaient de tels hommes, elles continuèrent à se corrompre et à déchoir. Pour ne point alléguer ici d'autorités suspectes, c'est encore dans les auteurs italiens, que je puiserai les principaux traits dont je tâcherai de caractériser ce qu'on est convenu d'appeler la littérature ecclésiastique.
«La religion des anciens peuples ne formait pas une science qui fût l'objet de l'étude et des méditations des hommes de lettres 29. Les philosophes contemplaient la nature des dieux, comme les métaphysiciens modernes ont raisonné sur Dieu et sur les esprits dans la pneumatologie et dans la théologie naturelle. Quant aux actions des dieux, et à l'histoire de leurs exploits, on les abandonnait aux poètes..... Mais une théologie, une science de la religion, une étude de ses dogmes et de ses mystères étaient inconnues aux anciens 30». La religion chrétienne elle-même s'introduisit et se répandit d'abord par la prédication, et dès qu'il y eut un peu de foi, par les miracles. Mais elle commença bientôt à devenir l'objet de questions et de disputes; par conséquent à occuper l'attention et l'étude des savants, et à former ainsi une partie de la littérature.
(Essai sur l'Esprit et les Mœurs des nations, c. 14.)
Note 30: (retour) Ceci est exactement emprunté de Voltaire, il est juste de le lui rendre. «De pareils troubles, dit-il, n'avaient point été connus dans l'ancienne religion des Grecs et des Romains, que nous nommons le paganisme: la raison en est que les païens, dans leurs erreurs grossières, n'avaient point de dogmes, et que les prêtres des idoles, encore moins les séculiers, ne s'assemblèrent jamais pour disputer».
Les combats que le christianisme eut à soutenir, la lutte qui s'établit entre lui et les religions jusqu'alors dominantes, les persécutions qui en furent la suite, obligèrent les plus savants d'entre les chrétiens à répondre aux attaques, et à faire de fréquentes apologies de leur religion. Dès le commencement du deuxième siècle, on voit de ces apologies présentées à l'empereur Adrien; dans la suite, Justin, Athénagore, Tertullien en adressèrent aux empereurs, au sénat romain, au monde entier; on eut l'Octavius de Minucius Félix; le savant Origène écrivit contre Celsus; Lactance publia ses Institutions divines; chacun d'eux mit dans ces sortes d'ouvrages, tout ce qu'il pouvait avoir d'érudition, de jugement et d'éloquence.
Les hérésies, qui ne tardèrent pas à s'élever dans le sein même du christianisme, fournirent aux docteurs orthodoxes de nouvelles matières d'études et de travaux, et surtout un vigoureux exercice à leurs dialectiques. Avant la fin du second siècle, Irénée avait déjà fait un gros ouvrage de la simple exposition des dogmes de toutes les hérésies nées jusqu'alors, et de leur réfutation. Leur nombre s'accrut, les objections se multiplièrent, et les écrits apologétiques en même proportion. Le texte de l'Écriture attaqué dans un sens, défendu dans un autre, était le sujet ordinaire de ces violents combats. Il fallut donc étudier ce texte, le méditer, le corriger, l'interpréter, le commenter sans cesse. Dans la foule de ces champions infatigables, on distingue surtout Clément d'Alexandrie, Tertullien et Origène.
Les vicissitudes du christianisme, sa propagation rapide, les actes de ses défenseurs, les miracles qu'il certifiait et qui lui servaient de preuves, devinrent bientôt aux yeux des chrétiens un sujet digne de l'Histoire. Hégésippe, dont il n'est resté que quelques fragments, fut leur premier historien, et il eut dans peu des imitateurs.
Ce furent autant de branches de cette littérature nouvelle, qui eut des écoles et des bibliothèques, en Egypte, en Perse, en Palestine, en Afrique 31. C'est là que s'instruisirent et que commencèrent à s'exercer les grands hommes, qui firent du quatrième siècle ce qu'on appelle le siècle d'or de la littérature ecclésiastique. Arnobe, Lactance, Eusèbe de Césarée, Athanase, Hilaire, Basile, les deux Grégoire de Nicée et de Nazianze, Ambroise, Jérôme, Augustin, Chrisostôme, remplirent un siècle entier de leur gloire. Des conciles nombreux et célèbres furent aussi, dans ce siècle, un vaste champ pour l'argumentation et pour la sorte d'éloquence qui pouvait s'y exercer. Leurs décisions compliquèrent encore la doctrine, et exigèrent de nouveaux efforts des étudians et des docteurs. Le droit canon prit naissance: il y eut un code de lois ecclésiastiques, qui s'est beaucoup accru depuis, mais qui servit dès-lors de noyau et comme de fondement à cette partie de la science.
Maintenant, le reproche que l'on fait à cette littérature d'avoir étouffé l'autre et d'en avoir complété la décadence, est-il mérité? est-il injuste? C'est une question qui se présente naturellement, et sur laquelle on ne peut ni se taire, ni s'appesantir. De quelque manière qu'on entende un passage des Actes des Apôtres, où il est dit, qu'à Ephèse plusieurs de ceux qui s'étaient adonnés à d'autres sciences, apportèrent et jetèrent au feu leurs livres, après une prédication de S. Paul 32, il est certain que voilà déjà un bon nombre de livres brûlés. Les auteurs chrétiens des premiers siècles montrent, dit-on, dans leurs écrits une grande connaissance des ouvrages, des pensées et des systèmes philosophiques des anciens auteurs: une multitude de morceaux et de passages ne s'en sont même conservés que dans leurs écrits; et en effet il fallait bien qu'ils en eussent fait une étude très-attentive, pour se mettre en état de les combattre 33. Oui, mais ne voit-on pas que, dans cette disposition d'esprit, tout occupés des erreurs ils l'étaient fort peu des beautés; qu'ils devaient mettre peu de zèle à en recommander l'étude; que le peu qu'ils en souffraient encore, recevait d'eux une direction plus religieuse que littéraire, et qu'il n'y avait pas loin entre se croire obligés de les combattre et de les réfuter continuellement et les écarter des mains de la jeunesse, les reléguer dans les bibliothèques, et enfin les proscrire?
Par un canon d'un ancien concile 34, il est défendu aux évêques de lire les auteurs païens. On a beau dire que cela ne regardait que les évêques, dont la principale sollicitude devait être occupée du bien de leur troupeau 35, comment l'un des objets de leur sollicitude n'eût-il pas été de détourner les brebis de ce troupeau, d'une pâture qui leur était défendue à eux-mêmes, comme dangereuse et mortelle?
S. Jérôme se plaint amèrement 36 de ce que les prêtres, laissant à part les évangiles et les prophètes, lisaient des comédies, chantaient des églogues amoureuses, et avaient souvent en main Virgile. Il est, dit-on, très-évident qu'il n'est ici question que de réprimer un excès et un abus 37; mais qui nous fera connaître où le zèle de ce Père de l'église trouvait que commençât l'abus, et à quelle étude des anciens les jeunes ecclésiastiques auraient dû s'arrêter pour qu'il ne s'en effarouchât pas?
Lui-même, insiste-t-on, nomme et cite souvent les auteurs profanes 38. Fort bien; mais dans quel esprit? Jugeons-en par un autre passage où il dit: «Que s'il est forcé quelquefois à se rappeler les études profanes qu'il avait abandonnées, ce n'est pas de sa propre volonté, mais, pour ainsi dire, par la nécessité seule, et pour montrer que les choses prédites, il y a plusieurs siècles par les prophètes, se trouvent aussi dans les livres des Grecs, des Latins et des autres nations 39». Ce passage, et plusieurs autres pareils qu'on y pourrait joindre, prouvent bien, il est vrai, que la lecture des écrivains profanes n'était pas entièrement défendue aux chrétiens, et qu'on voulait seulement qu'ils ne s'y livrassent que pour en découvrir et en réfuter les erreurs, et pour faire éclater en opposition les vérités du christianisme 40. Mais ou je me trompe fort, ou de pareils traits établissent dans toute leur force les reproches qu'on a voulu combattre, laissent sans réponse les objections, et font toucher au doigt le mal qu'on a voulu cacher.
On ne sait que trop quels furent dans ce siècle même, les funestes effets d'un faux zèle que la religion désavoue aujourd'hui. La destruction générale des temples du paganisme n'entraîna pas seulement la perte à jamais déplorable d'édifices, où le génie des arts avait prodigué ses merveilles: les collections de livres se trouvaient ordinairement placées, aussi bien que les statues, dans l'intérieur ou le voisinage des temples, et périssaient avec eux. Le sort de la bibliothèque d'Alexandrie est connu. Un patriarche fanatique, Théophile, appela sur le temple de Sérapis les rigueurs du crédule Théodose; le temple fut abattu, la riche bibliothèque qu'il renfermait fut détruite. Orose, qui était chrétien, atteste avoir trouvé, vingt ans après, absolument vides les armoires et les caisses qui contenaient des livres dans les temples d'Alexandrie; et c'étaient, de son aveu, ses contemporains qui les avaient détruits 41. Enfin la barbarie de Théophile, dont on parle peu, ne laissa presque rien à faire, plusieurs siècles après, à celle des Sarrazins, dont on a fait tant de bruit. On ne peut douter que ces ravages ne se soient étendus partout où s'exerçait le même zèle, et que les expéditions destructives de l'évêque Marcel contre les temples de Syrie 42, de l'évêque Martin contre les temples des Gaules 43, et de tant d'autres, n'aient eu les mêmes effets.
Alcionius fait dire au cardinal Jean de Médicis (depuis Léon X), dans son dialogue de Exilio: «J'ai ouï dire dans mon enfance à Démétrius Chalcondyle, homme très-instruit de tout ce qui regarde la Grèce, que les prêtres avaient eu assez d'influence sur les empereurs de Constantinople, pour les engager à brûler les ouvrages de plusieurs anciens poètes grecs, et en particulier de ceux qui parlaient des amours, des voluptés, des jouissances des amants, et que c'est ainsi qu'ont été détruites les comédies de Ménandre, Diphile, Apollodore, Philémon, Alexis, et les poésies lyriques de Sapho, Corinne, Anacréon, Mimnerme, Bion, Aleman et Alecée; qu'on y substitua les poëmes de S. Grégoire de Nazianze, qui, bien qu'ils excitent nos cœurs à un amour plus ardent de la religion, ne nous apprennent pas cependant la propriété des termes attiques, et l'élégance de la langue grecque. Ces prêtres sans doute montrèrent une malveillance honteuse envers les anciens poètes; mais ils donnèrent une grande preuve d'intégrité, de probité et de religion 44».
Ces funestes effets d'un zèle mal entendu ne pouvaient être compensés par les moyens d'instruction employés dans les écoles. Il y en avait de particulières auprès de chaque église, où les jeunes ecclésiastiques étaient instruits, dit-on, dans les sciences divines et humaines 45; mais ce qui précède fait assez voir ce qu'on doit entendre par ces sortes d'humanités. Outre ces écoles privées, il y en avait un grand nombre de publiques, destinées à former de vaillants athlètes qui puissent défendre avec vigueur la foi et l'orthodoxie contre les hérétiques, les juifs et les gentils 46: or cette direction donnée aux écoles publiques par une religion dominante et exclusive, dut en peu de temps réduire toute l'instruction de la jeunesse à des questions de controverse et en bannir toutes les études, qui ne font que polir l'esprit, aggrandir l'âme, et l'élever de la connaissance au sentiment et à l'amour du beau. On sait que quand une fois le goût des lettres a commencé à se corrompre et à décliner chez un peuple, tous les efforts de la Puissance, toutes les influences dont elle dispose, suffisent à peine pour en retarder la chûte totale; qu'est-ce donc lorsque les choses en sont au point où nous les avons vues avant Constantin, et que les esprits reçoivent tout à coup une telle impulsion, qu'ils la reçoivent universelle et qu'elle reste permanente?
Mais qu'arriva-t-il de cette révolution? ce qui était inévitable: c'est que les études ecclésiastiques elles-mêmes déchurent et tombèrent bientôt. On ne vit pas que ceux qui en avaient été les lumières s'étaient, dans leur jeunesse, nourris du suc littéraire qu'on ne peut tirer que de ces auteurs qu'on appelait profanes, comme si ce titre avait jamais pu s'appliquer à un Platon, à un Cicéron, à un Virgile, à un Sophocle, ou au divin Homère; qu'en retranchant aux esprits cette nourriture, pour les alimenter de questions de controverse, on leur faisait perdre non seulement la grâce, toujours nécessaire à la force, mais la force elle-même; qu'enfin les lettres ecclésiastiques étaient bien une branche de la littérature, et si l'on veut, la plus précieuse et la plus belle, mais que si l'on abattait, ou si on laissait dépérir le tronc, cette branche ne tarderait pas à éprouver le même sort.
Aussi, dès le siècle suivant 47, vit-on commencer à se ternir ce grand éclat qu'avait jeté celui de Constantin et de Théodose 48. On y aperçoit encore un Cyrille, un Théodoret, un Léon et quelques autres 49; mais les connaisseurs dans ces matières voient en eux une grande infériorité; et une époque dont ils font toute la gloire, en est sûrement une de décadence et d'appauvrissement.
Quant aux lettres, que nous n'appellerons point profanes, mais purement humaines, au milieu de leur décadence rapide, quelques noms surnagent encore dans les derniers siècles que nous venons de parcourir. Je ne parlerai point de Victorin le rhéteur 50, à qui pourtant on éleva de son vivant des statues publiques, et dont tous les auteurs de ce temps, S. Augustin entre autres 51 font des éloges sans mesure, mais qui nous a laissé des ouvrages de rhétorique et de grammaire, un commentaire sur deux livres de Cicéron 52, quelques écrits religieux, et un petit poëme sur les Machabées, où la grossièreté et l'obscurité du style, la médiocrité des idées, en un mot le défaut absolu de talent, déposent vigoureusement contre ces éloges et contre ces statues, ou plutôt nous attestent de la manière la moins suspecte quelle était la misère et la honte littéraire de ce temps. Un certain sophiste grec, nommé Proérésius, eut encore plus de renommée: des statues furent aussi dressées en son honneur, non seulement à Rome mais à Athènes. Celle de Rome portait une inscription qu'on peut rendre ainsi 53:
Rome, Reine du monde, au Roi de l'éloquence:
Une des beautés de cette inscription est sans doute dans les quatre R initiales. Je n'en ai pu mettre que trois dans mon vers français.
Sa vie a été longuement et pompeusement écrite 54: ses contemporains ne tarissent point sur sa louange. Il était chrétien, et cependant l'empereur Julien lui écrivit dans les termes de l'admiration la plus exagérée 55. Mais ce qu'il y a peut être de plus heureux pour lui, c'est qu'il ne nous est resté que ces éloges, et que nous n'avons aucun ouvrage de lui pour les démentir.
L'art oratoire était réduit alors aux panégyriques directs et prononcés en présence, genre misérable, où l'orateur ne peut le plus souvent satisfaire l'orgueil, pas plus que blesser la modestie, ou même un reste de pudeur. Ceux qui se sont conservés et qu'on joint souvent au panégyrique par lequel Pline le jeune outragea l'amitié qui l'unissait avec Trajan, sans pouvoir lasser sa patience, sont bien au-dessous de ce chef-d'œuvre de l'adulation antique. Claude Mamertin, Eumène, Nazaire, Latinus Pacatus, les prononcèrent dans des occasions solennelles; le temps qui a dévoré tant de chefs-d'œuvre les a respectés, mais s'ils sont de quelque utilité pour l'Histoire civile et littéraire, ils en ont peu pour l'étude de l'art oratoire et pour la gloire de ces orateurs.
Symmaque56 plus célèbre qu'eux tous, passa du plus haut degré de faveur et de gloire au comble de l'infortune. Théodose avait trouvé fort bon qu'il prononçât devant lui son panégyrique; mais lorsqu'il apprit que Symmaque avait aussi prononcé celui de ce tyran Maxime, qui avait régné quelque temps avant lui et qu'il avait, par politique, reconnu lui-même, il exila ce panégyriste trop flexible, le persécuta et le réduisit à se réfugier, quoique païen, dans une église chrétienne, pour mettre sa vie en sûreté 57. A entendre le poète Prudence, qui a pourtant écrit deux livres contre lui, ce Symmaque était un homme d'une éloquence prodigieuse 58, et supérieur à Cicéron lui-même: Macrobe le propose pour modèle du genre fleuri 59; d'autres auteurs renchérissent encore sur cet éloge; et cependant si nous voulons y souscrire, il faut nous dispenser de lire les dix livres de lettres qui nous restent seuls de lui. Cette lecture rend tout-à-fait inconcevables les louanges prodiguées à leur auteur 60.
Deux recueils d'un autre genre renferment plusieurs productions littéraires de cette triste époque: ce sont ceux des anciens grammairiens, Ælius Donatus, Diomède, Priscien, Charisius de Pompéius Festus, Nonius Marcellus, etc. 61. Leur nom n'est guère connu que des érudits de profession, qui parlent d'eux plus encore qu'ils ne s'en servent. Il n'en est pas ainsi de Macrobe 62, dont nous avons des dialogues intitulés les Saturnales 63, remplis de détails curieux sur divers sujets d'antiquité, de mythologie, de poésie, d'histoire. C'est un recueil peu recommandable par le style (ce qui n'est pas étonnant, puisque la langue était déjà fort altérée et que de plus l'auteur 64 était étranger); mais il est précieux par l'explication d'un grand nombre de passages des auteurs classiques, principalement de Virgile, par des citations de lois et de coutumes anciennes enfin par des recherches curieuses et une grande variété d'objets. Ses deux livres de commentaires sur le fragment de Cicéron, connu sous le titre de Songe de Scipion, nous le montrent comme très-versé dans la philosophie platonicienne. Nous y voyons aussi qu'il savait en astronomie tout ce qu'on savait de son temps, et que de son temps on savait peu.
Marcian Capella 65 dont il faut bien dire un mot, nous a laissé un ouvrage latin en neuf livres, mêlé de prose et de vers, sous le titre bizarre de Noces de la Philologie et de Mercure, où, à propos de ce mariage qu'il imagine, il traite des sept sciences 66, qu'on appelait alors, et que l'on a appelées long-temps depuis, les sept arts: il en explique de son mieux les principes: son style est inculte et même souvent barbare, surtout dans la prose: dans les vers, il l'est moins que celui de la plupart des écrivains de Marcian Capella lui-même. Il est à remarquer 67 que la poésie se soutient encore à cette époque, non pas, et il s'en faut de beaucoup, au niveau de ce qu'elle était dans les siècles précédents, mais infiniment au-dessous de la prose. Les poètes paraissaient en quelque sorte d'un autre temps que les grammairiens et même que les orateurs. C'est un service que leur rendait la difficulté du mètre et l'effort d'esprit nécessaire pour faire des vers, même médiocres. Les étrangers et les barbares inondaient alors l'Italie. Ils voulaient parler latin pour se faire entendre, et croyaient y être parvenus, quand ils avaient donné aux mots de leurs jargons une terminaison latine. Les nationaux, en conversant avec eux, apprirent bientôt, par crainte, par égard, par habitude, à parler comme eux, c'est-à-dire à défigurer leur propre langue. Or le parler de la conversation et ses locutions corrompues se glissent facilement dans le style, quand on écrit en prose, et qu'on ne trouve aucun obstacle qui arrête la plume et la pensée. Mais dans les vers, surtout dans les vers latins, soumis à la loi du mètre et de la quantité, cette loi sévère contient l'intempérance de l'écrivain, lui interdit les distractions, le force à réfléchir, à examiner, à corriger, à changer ses expressions, souvent en prose du même temps, et les effacer, et par conséquent à y mettre toujours de l'intention et du choix.
Les fables d'Avien 68 n'ont certainement pas la grâce et l'élégante simplicité de celles de Phèdre; mais leur auteur tient encore un rang honorable parmi les fabulistes. Sa traduction des phénomènes d'Aratus, et celle du poëme géographique de Denys Périégète 69 en vers hexamètres, prouvent qu'il savait s'élever à de plus hauts sujets 70. Selon Servius 71, il avait rempli une tâche plus laborieuse, et dont il n'est pas aisé d'apercevoir l'utilité; c'était de traduire en vers ïambes toute l'Histoire de Tite-Live. Claudien 72 eut Stilicon pour Mécène auprès d'Honorius. Il l'en paya par de longs panégyriques et par des satires violentes contre Eutrope et Ruffin, ennemis de ce ministre. Deux poëmes sur la guerre contre Gildon et contre les Goths, et plus encore son poëme de l'Enlèvement de Proserpine, ne l'ont pas mis dans l'Epopée, de pair avec les poètes latins du grand siècle, ni même, quoi qu'on en dise, avec ceux de l'âge suivant, Lucain, Stace et Silius, mais immédiatement après eux, et c'est encore une assez belle gloire. Numatien 73 n'a laissé qu'une espèce de poëme en vers élégiaques, où il raconte son voyage de Rome dans les Gaules, sa patrie. Le style en est sans élégance, mais on peut répéter encore qu'il vaut mieux que celui de la prose du même temps. Le faible, mais assez élégant Ausone, et le prolixe panégyriste Sidoine Apollinaire, et même Prudence et S. Prosper, quoiqu'il y ait dans leurs tristes vers, plus de piété que de poésie 74, sont des auteurs qu'on ne lit guère, mais qui se maintiennent pourtant dans toutes les bibliothèques. On y trouve moins souvent un certain Porphyre, non le philosophe, mais le poète 75, qui vivait sous Constantin, et qui a adressé à cet empereur un poëme en acrostiches, en lettres croisées et autres inventions pareilles, dont on croit qu'il fut le premier à donner le ridicule exemple.
Je pourrais citer encore ici d'autres noms de poètes, qui firent dans leur temps quelque bruit, et heureusement oubliés dans le nôtre; mais je les laisse ensevelis dans les livres, où sont laborieusement entassés des noms d'auteurs obscurs et des titres d'ouvrages que personne ne connaît s'ils existent, et que personne ne regrette s'ils n'existent plus.
Celui de tous les genres en prose, qui était le moins déchu, était l'Histoire. Aurélius Victor, Eutrope, et surtout Ammien Marcellin, ne sont pas sans quelque mérite, quoique bien inférieurs aux historiens même du second rang, et quoique les temps où ils vécurent, semblassent, du moins au premier coup-d'œil, faits pour inspirer mieux la Muse historique. Il est certain que jamais époque ne fut plus féconde en événements. En voyant les rapides successions d'empereurs, leur vie agitée et leur mort presque toujours tragique, les divisions et les réunions de l'Empire, les guerres intestines et étrangères, les invasions multipliées des Barbares, les maux affreux où l'Orient et l'Occident furent plongés par ces hordes féroces et par la faiblesse de leurs défenseurs, qui semblait augmenter à mesure que se multipliaient les dangers, on croirait que le pinceau de l'Histoire avait la matière à de grands tableaux, et que si un Polybe, un Salluste, un Tite-Live avaient alors vécu, ils auraient eu une vaste carrière où exercer leurs talents. Mais il semble, au contraire, que le désordre et la confusion qui régnaient dans l'Empire, se communiquaient à ceux qui en écrivaient l'histoire; si ces grands historiens eussent vécu, s'ils eussent vu la chaise curule changée en trône, ce trône transféré, démembré, souillé de crimes, ensanglanté d'assassinats; la belle Italie déchirée, dépeuplée, occupée de pointilleries théologiques, assaillie, ravagée, dominée par des Goths, des Vandales, des Erules, des Alains, des Suèves et d'autres peuplades ignorantes et barbares; son culte changé, ses institutions détruites, sa langue viciée par un mélange impur avec celles de ses vainqueurs; en un mot, si, dans le même pays, ils s'étaient trouvés comme transportés au milieu d'un tout autre ordre de choses, et parmi une tout autre race d'hommes, est-il sûr, ou plutôt est-il croyable qu'ils eussent retrouvé leur génie et leur talent? Ce n'est pas toujours la multiplicité des événements, leur agitation, leur fracas, qui est favorable au génie de l'Histoire, c'est leur caractère et celui des Personnages qui en sont les acteurs, ce sont aussi leurs résultats. Quand ces résultats sont des maux irrémédiables et toujours croissants, quand ce caractère manque aux hommes et aux choses, les événements se multiplient, se compliquent et se succèdent en vain: il y aura des mémoires, si l'on veut, mais point d'Histoire.
La division des empires d'Orient et d'Occident, avait interrompu presque tout commerce entre les Grecs et les latins, et semblait avoir privé les uns et les autres de la mutuelle communication des lumières 76; mais c'étaient en effet les Latins qui avaient tout perdu. Ils restèrent dépouillés des grands modèles de la littérature grecque, et des livres où étaient déposés les éléments de toutes les sciences. La langue grecque leur devint bientôt entièrement étrangère. La lecture de Platon, d'Aristote, d'Hippocrate, d'Euclide, d'Archimède, leur fut interdite, aussi bien que celle d'Homère, d'Anacréon, d'Euripide et de Théocrite; tandis que le progrès des idées religieuses et de l'enseignement sacerdotal, reléguait pour eux par degrés les grands écrivains qui avaient illustré la littérature latine, au même rang et dans la même obscurité que les auteurs grecs; tandis que 77 S. Augustin, Marcian Capella, S. Isidore, et quelques autres écrivains de la basse latinité, avaient pris dans le peu d'écoles qui subsistaient encore, la place de ces sublimes instituteurs du monde. Enfin l'Italie était réduite au point, que, parmi le peu d'auteurs qui y jetaient encore quelques rayons de gloire littéraire, presque tous étaient étrangers; Claudien, égyptien; Ausone, Prosper et Sidoine Apollinaire, nés dans les Gaules; Prudence, espagnol; Aurélius Victor, africain; Ammien Marcellin, grec, natif d'Antioche, etc.
En Orient, au contraire, les grands modèles existaient dans la langue qui continuait d'être celle du pays même, et de plus, on s'enrichit à cette époque des bons auteurs latins qu'on y avait presque entièrement ignorés jusqu'alors. Une cour formée à Rome, un conseil d'état et un Tribunal suprême, composés de praticiens et de jurisconsultes venus de Rome ou du moins d'Italie, les y transportèrent avec eux 78. Mais ce grand nombre de Romains et d'Italiens qui s'y établirent, ne pouvait égaler ni contrebalancer celui des Grecs et des Asiatiques qui parlaient la langue grecque. Les auteurs latins, quoique mieux connus, restèrent toujours au second rang dans l'opinion.
La place même qu'occupait Constantinople, siège du nouvel Empire, entre la Grèce et l'Asie, était très-propre à faire fleurir la langue grecque, commune depuis plusieurs siècles entre ces deux parties du monde. Cette situation devait augmenter l'obstination de ces peuples à ne faire usage que de leur ancienne langue 79. Enfin la cour elle-même, quoique venue de l'Occident, cultiva bientôt le grec aux dépens du latin; la preuve en est dans les écrits de Julien, neveu de Constantin, et depuis empereur lui-même; élevé en Italie, et long-temps Gouverneur des Gaules, où le latin était la langue dominante; il écrivit en grec ses ouvrages; et ce fut en grec qu'il prononça ses panégyriques et ses autres discours publics. Ces mêmes ouvrages, où des écrivains élevés dans des préventions de religion et d'état contre Julien, ne peuvent se dispenser de reconnaître un haut degré de mérite, et surtout un sel et une finesse qu'on ne trouve peut-être dans aucun auteur depuis Lucien 80, prouvent que les lettres grecques, quoique déchues, étaient encore loin d'une ruine totale.
Si la poésie en général était presque entièrement éclipsée, si surtout la passion effrénée pour les jeux du Cirque avait entièrement étouffé la poésie dramatique; si l'éloquence délibérative et politique ne pouvait plus se relever sous le gouvernement despotique d'un seul 81, un Thémistius, un Libanius dans la rhétorique et l'art oratoire; un Porphyre, un Iamblique dans la philosophie, n'étaient point encore des écrivains à dédaigner; quelques historiens, et quelques autres auteurs dans différents genres, écrivaient encore avec bien plus de talent et de goût, que ne le firent et que ne le pouvaient faire en latin, ceux qui, dans la malheureuse Italie, écrivirent pendant le quatrième siècle et surtout pendant le cinquième.
Les Goths étaient déjà venus, il est vrai, attaquer l'empire d'Orient; ils y avaient porté le ravage et brûlé vif, dans une maison où il s'était réfugié, l'empereur Valens; mais ils avaient été promptement repoussés jusqu'au-delà du Danube par Théodose, alors général, et qui, pour récompense, eut l'Empire; et ces Barbares n'avaient pas eu le temps de corrompre la langue, et de substituer l'esprit militaire à ce qui restait encore de goût pour les lettres. Ce qui, joint à d'autres causes que j'ai indiquées, avait rétréci les esprits, affaibli et rapetissé les talents, c'étaient les disputes de Théologie scolastique, les querelles de l'Arianisme, celles des deux Natures, élevées entre les Patriarches d'Alexandrie et de Constantinople 82; l'hérésie d'Eutychès, substituée à celle de Nestorius 83, le scandale contradictoire des deux conciles d'Ephèse 84, mal effacé par celui de Calcédoine 85, le Formulaire de l'empereur Zénon, le Manichéisme 86, le Monophysisme, le Monothélisme 87 et d'autres questions inintelligibles, et par cela même interminables, qui étaient devenus l'objet des écrits, des conversations, des études, et qui ne pouvaient y porter que le trouble et les ténèbres.
Dans l'Occident, où l'on ressentait le contrecoup de ces vaines disputes, et où tant d'autres causes se réunissaient pour éteindre dans leurs derniers germes l'amour et la connaissance des lettres, elles avaient de plus contre elles ce déluge de Barbares, dont l'Italie, inondée à plusieurs reprises, était enfin restée la proie. Dès le commencement du cinquième siècle, ils s'y étaient débordés sous le faible Honorius. Stilicon les repoussa par sa bravoure, et les y rappela par trahison. Honorius se délivra de lui, mais non des Goths. Alaric entré à Rome 88, à la tête d'une armée innombrable, la saccagea pendant trois jours. Attila avec ses Huns, n'y entra pas 89: le Pape Léon l'arrêta par son éloquence, ou plutôt en mettant à ses pieds tout l'or des Romains pour la rançon de Rome, ou, si l'on ne veut point de ces moyens naturels, en lui parlant en maître, lui, pauvre évêque, suivi de son clergé pour toute armée, mais escorté dans l'air par deux apôtres, armés de glaives flamboyants.
Rome fut donc sauvée pour cette fois, mais le reste de l'Italie fut ravagé, brûlé, mis au pillage; et Rome elle-même, prise cinq ou six ans après par Genseric et ses Vandales, fut saccagée pendant quatorze jours. Enfin, vers la fin de ce malheureux siècle, les Barbares, qui avaient eu le loisir d'étendre leurs conquêtes pendant des règnes que l'Histoire aperçoit à peine, et des interrègnes non moins nuls et non moins désastreux, osèrent demander à un simulacre d'empereur 90, la moitié des terres d'Italie en toute propriété. Le refus sur lequel ils comptaient, les rendit maîtres du tout, et Odoacre leur roi, se fit couronner à Rome roi d'Italie. Ainsi finit l'Empire d'Occident entre les mains de Barbares, à peine désormais plus barbares que les descendants dégénérés des conquérants du monde.
Quel pouvait être le sort des lettres dans de tels bouleversements? Liées à celui de l'Empire, elles s'écroulèrent entièrement avec lui; ou plutôt déjà renversées et détruites, elles restèrent sans espoir et sans moyens de renaissance, abattus et comme gissantes parmi des ruines.
État des Lettres en Italie sous les Rois Goths; sous les Lombards; sous l'Empire de Charlemagne et de ses descendants. Onzième siècle; première époque de la renaissance des Lettres
L'Italie, dans l'état misérable où nous l'avons vue réduite, était loin encore d'être parvenue au dernier degré de malheur que lui réservait la fortune. Peut-être même en y regardant de plus près, reconnaît-on que sous le roi Goth Odoacre 91, et plus encore sous l'Ostrogoth Théodoric, qui le détrôna 92, elle fut moins agitée, moins avilie et tenue moins éloignée des études, telles qu'on en pouvait faire alors, qu'elle ne l'avait été depuis un demi-siècle, sous ce fantôme d'Empire d'Occident, qui n'était qu'une sanglante anarchie. Théodoric avait été élevé à Constantinople: l'éducation grecque qu'il y avait reçue, dit l'historien Denina 93, ne l'avait pas rendu lettré, mais aussi ami des lettres qu'on peut raisonnablement l'attendre d'un soldat. Il est bon de savoir jusqu'où allait, malgré cette éducation, l'ignorance d'un Prince, dont le nom est pourtant inscrit parmi ceux des bienfaiteurs des lettres. Il ne savait pas écrire, ni même signer. Il fallut fabriquer une lame d'or, percée de manière que les trous formaient les cinq premières lettres de son nom Théod.; et c'était en conduisant sa plume dans les ouvertures de ces trous, qu'il signait les lettres et les édits 94. Ce trait caractérise à la fois et Théodoric et son siècle.
Ces lettres et ces édits, qu'il avait tant de peine à signer, il n'en avait aucune à les faire. C'était l'ouvrage du savant Cassiodore, qu'il eut le bonheur de rencontrer, et le bon esprit de charger de cet emploi. Cassiodore est une des deux dernières lumières, qui jettent encore un reste d'éclat dans ces temps obscurs. Ce fut lui qui, profitant du crédit que lui donnait l'intimité de ses fonctions, contribua beaucoup à inspirer à Théodoric ce goût pour les sciences et pour les arts, qui nous étonne dans un Barbare. On voit dans les lettres qu'il écrivait au nom de ce Roi, et qui nous sont restées, les expressions honorables dont il se servait en parlant aux hommes distingués par quelque savoir, les encouragements de toute espèce qu'il leur procurait, les emplois dont il se plaisait à les faire revêtir. Il conserva le sien et toute son influence auprès des successeurs de Théodoric. Quand la guerre vint troubler et bouleverser de nouveau l'Italie, il se retira de la cour et du monde, et partagea le reste de sa vie entre les exercices du cloître et la culture des lettres. Outre des ouvrages purement religieux, il a laissé des Institutions, des Lettres divines et humaines, plusieurs autres livres qu'on peut appeler élémentaires, un recueil considérable de lettres, et l'Historia tripartita, abrégé des histoires ecclésiastiques, écrites en grec par Socrate, Sozomène et Théodoret, et traduites en latin, d'après son conseil, par Ephiphane le Scolastique 95. Nous voyons par ses lettres, que son heureuse influence ne s'étendait pas moins sur les arts que sur les sciences, et qu'inspiré par un si bon esprit, Théodoric n'épargna rien, ni pour la conservation et la restauration des anciens monuments, ni pour en élever lui-même de nouveaux et de magnifiques. Le mauvais goût qu'on y remarque, ne peut lui être reproché 96. C'était ce goût qui dominait de son temps; c'étaient ces formes tourmentées, élancées et bizarres, qui étaient seules en faveur; un Roi ne pouvait de son chef ni les commander ni les proscrire; et, malgré tous les vices de leurs formes, ces édifices attestent encore et le génie hardi des architectes qui les bâtirent, et la magnificence du prince qui les fit élever 97.
Note 97: (retour) C'est l'architecture qu'on appelle gothique. Muratori (Dissert. 23 et 24) et d'autres auteurs ne veulent point qu'elle appartienne aux Goths; et il n'est pas vraisemblable, en effet, que ces peuples, qui ignoraient presque entièrement les arts, fussent aussi avancés en architecture. Quelques-uns l'attribuent aux Sarrazins; d'autres lui donnent, avec plus de vraisemblance, pour unique origine la dépravation progressive du goût dans les arts. Maffei (Verona Illust., Ire. part., liv. XI) avoue que, sous le règne des Goths, l'architecture conserva autant de grandeur, de magnificence et de solidité qu'elle en avait eu sous les empereurs Romains; il ajoute qu'il y a en Italie beaucoup d'édifices antérieurs à la renaissance des arts, dans lesquels, si l'on en pouvait retrancher les arcs en pointe et l'irrégularité des colonnes et des chapiteaux, non-seulement la construction est très-bonne, mais les ornements même ne manquent ni de grandeur, ni de grâce. Or, ces arcs aigus ou en pointe, et ces colonnes irrégulières, et ces chapiteaux non moins irréguliers, qu'est-ce autre chose que ce qu'on appelle architecture gothique? Mais ce mauvais goût d'architecture remonte-t-il jusqu'au temps des Goths? Cette question a occasioné, en Italie, une longue et bruyante controverse dans le dernier siècle. Voici cependant un passage de Cassiodore qui ne paraît devoir laisser aucun doute. Dans la formule XV du liv. VI de ses Variarum, de Fabricis et Architectis, je lis ces mots: «Quid dicamus columnarum junceam proceritatem? Moles illas sublimissimas fabricarum, quasi quibusdam erectis hastilibus contineri, et substantiœ qualitates concavis canalibus excavatœ, ut magis ipsas œstimes fuisse transfusas, alias ceris indices factum quod metallis durissimis videas expolitum». Cette hauteur et cette ténuité des colonnes qui les fait ressembler à des joncs, junceam proceritatem, ces masses d'édifices si élevées qui paraissent soutenues, sur des piques plantées debout, quasi quibusdam hastilibus contineri, et ces canaux concaves creusés dans le corps même de la pierre, substantiœ qualitates concavis canalibus excavatœ, etc. etc.; tout cela ne peut convenir qu'à l'architecture que l'on appelle gothique, parce que tel était devenu le style des architectes au temps des Goths.
Sous son règne et à sa cour florissait en même temps que Cassiodore, un écrivain qui lui était supérieur, le dernier que les hommes studieux de la langue et de la littérature latines, puissent encore lire avec plaisir, le philosophe Boëce 98. Revêtu deux fois de la dignité consulaire, que les Empereurs, et après eux les Rois Goths, avaient eu la politique de laisser toujours aux Romains, ainsi que les titres et le simulacre de toutes leurs autres magistratures, il fut l'homme le plus éloquent de son temps, le plus instruit de la philosophie antique, le plus familiarisé avec les grands modèles de l'ancienne Grèce et de l'ancienne Rome. Ce n'est ni pour avoir traduit et commenté les ouvrages de dialectique d'Aristote et de Porphyre, et des ouvrages sur la musique ancienne, qui servent pourtant à l'Histoire de cet art, ni pour avoir naturalisé dans la langue latine la philosophie sophistique des Grecs, ni encore moins pour avoir introduit le premier cette philosophie dans la Théologie, qu'il est cher aux amis de la raison et des lettres, mais pour sa Consolation de la Philosophie, qu'il écrivit dans les fers. Cet ouvrage est mêlé de morceaux de prose et de pièces de vers de différentes mesures; la prose est trop infectée peut-être de vices introduits alors dans le langage, mais les vers rappelent souvent ceux des bons siècles, et sont au moins fort au-dessus de tout ce qui nous est resté du quatrième et du cinquième.
L'ouvrage est divisé en cinq livres. La fiction qui en fait le fond est fort simple. Boëce, accablé par son infortune, avait appelé les Muses à son secours. Elles l'entouraient dans sa prison, et commençaient à lui dicter des chants plaintifs. Une femme lui apparaît. Sa figure était vénérable; ses yeux étaient ardents, et plus pénétrants que ne le sont ceux de l'homme. Son teint était animé, sa vigueur infatigable, quoiqu'elle fût si âgée qu'on voyait bien qu'elle était née dans un autre siècle. Sa stature était changeante: tantôt elle se réduisait à la mesure commune des hommes, tantôt elle paraissait frapper le ciel du sommet de sa tète. Sa tête pénétrait dans le ciel même, et alors elle échappait aux regards des mortels. C'est la Philosophie. Elle chasse les Muses, comme de trop faibles consolatrices, moins propres à fortifier l'âme contre le malheur qu'a l'amollir. Elle prend leur place, et remet peu à peu par ses discours le calme dans l'âme agitée de son disciple. Et en effet, quelles consolations plus douces et plus puissantes que les siennes, pour ceux du moins qui la suivent avec sincérité de cœur. Elle leur apprend à supporter les malheurs mêmes qu'elle leur attire; et dans un temps où, par des malentendus volontaires, on imputerait à la Philosophie des maux qu'elle s'était efforcée de prévenir, des crimes qu'elle abhorre, des proscriptions exercées par ses plus cruels ennemis et surtout dirigées contre elle, ce serait encore en elle seule que ses disciples fidèles chercheraient leur consolation et leur refuge.
Elle apprit à Boëce à supporter son sort; mais elle ne put le lui faire éviter. Condamné injustement et sans être entendu par ce même Théodoric, qui l'avait comblé d'honneurs, il souffrit avec courage les tourments recherchés d'une mort lente et cruelle 99. Son meurtrier ne lui survécut que de deux ans, et souilla par d'autres cruautés la gloire de trente ans de règne. Né barbare, il était devenu un grand prince; mais, par un retour de cette force du naturel, qui semble n'avoir jamais plus d'empire que lorsque c'est au mal qu'elle nous ramène, le grand prince, avant de mourir, redevint un barbare.
Sous la régence de sa fille Amalasonte, et les règnes courts, violents et honteux de son petit-fils et son neveu 100 l'influence de Cassiodore maintint dans leur cour l'habitude d'encourager ce qui restait encore d'hommes de quelque talent et de quelque instruction, de réchauffer, autant que cela était possible, les restes presque éteints du feu sacré des études. Mais ce fut alors qu'un autre feu s'alluma de nouveau en Italie, et qu'une guerre terrible la plongea dans des malheurs, dont tous ceux qu'elle avait éprouvés jusqu'alors, n'étaient en quelque sorte que le prélude, et dont il lui fallut plusieurs siècles pour effacer les funestes suites. L'empereur d'Orient, Justinien, résolut enfin de la délivrer du joug des Goths. L'illustre Bélisaire y fit triompher ses armes. Après qu'il en eût été payé par une disgrâce non moins célèbre que ses victoires 101, Narsès qui le remplaça, continua d'attaquer les Rois Ostrogoths, qui continuaient de se défendre. Il les renversa enfin du trône, et détruisit leur domination, qui avait duré soixante-quatre ans en Italie, Mais bientôt il eut à repousser des essaims armés de Germains et de Francs, que l'espoir du butin y attirait de leur pays encore sauvage. Rappelé par l'empereur Justin, aussi ingrat envers lui, que Justinien l'avait été envers Bélisaire, il mourut à Rome, âgé de quatre-vingt-quinze ans, lorsqu'il se préparait à repasser à Constantinople; tandis que les Lombards, comme chargés de sa vengeance, mais qu'il n'y avait pas sans doute appelés 102, venaient à leur tour ravager, envahir le pays qu'il avait sauvé, donner leur nom à ce pays même, et y fonder une nouvelle dynastie de Barbares.
Note 101: (retour) Je ne prétends point adopter, par cet expression, le roman moral, mais fabuleux, de la fin cruelle et infortunée de Bélisaire. Justinien le rappela en effet en 540, mais il l'envoya commander en Perse. Les succès de Bélisaire y furent moins brillants qu'en Italie; il fut alors rappelé, disgracié et dépouillé du généralat. Renvoyé en Italie, à la tête des armées, il retourna quatre ans après à Constantinople, et y jouit pendant quinze ans de ses immenses richesses. Enveloppé, en 563, dans une conspiration contre l'Empereur, il fut privé de toutes ses charges et dignités, et consigné prisonnier dans sa maison. La suite du procès l'ayant justifié, il fut rétabli dans tous ses honneurs et dans les bonnes grâces de Justinien. Il mourut en 565, dans une extrême vieillesse, huit mois seulement avant l'Empereur, qui eut encore le temps de s'emparer, selon sa coutume, de tous les trésors de Bélisaire, et de les réunir à celui qui ne tarda pas à cesser d'être le sien.Théophanes, auteur grec contemporain, dans sa Chronographie, Georges Cédrénus, dans son Histoire, sur la 36e année du règne de Justinien, attestent ce retour de Bélisaire à la faveur de l'Empereur, et sa mort paisible. Le célèbre Alciat a aussi lavé de cette tache la mémoire de Justinien. Le Grec Jean Tzetzès fut le premier, au douzième siècle, qui mit en vers, dans sa troisième Chiliade, cette fable et le mot célèbre: Donnez une obole à Bélisaire. P. Crinitus, Pontadus, Volaterran et d'autres auteurs du quinzième siècle, l'ont adoptée. Baronius l'a suivie dans ses Annales, d'où elle s'est répandue sans examen dans plusieurs histoires modernes. Le savant et judicieux Muratori a rétabli les faits et invoqué l'autorité de Théophanes, de Cédrénus et d'Alciat. Voyez ses Annales d'Italie sur cette époque.
Ce n'étaient plus des essaims, de nombreuses armées, c'était une nation entière, hommes, femmes, vieillards, enfants, conduits par Alboin, leur roi, qui venaient y chercher une nouvelle patrie. Leur état, dont Pavie fut la capitale, s'étendit depuis les Alpes jusqu'aux environs de Rome, sans y comprendre les villes maritimes, les unes libres, les autres encore défendues par les Grecs. Leur règne de fer remplit la fin du sixième siècle, tout le septième, et la plus grande partie du huitième. Leurs guerres meurtrières, tantôt entre leurs différents chefs, tantôt avec les Grecs, restés maîtres de Rome, de quelques autres villes et de l'Exarchat de Ravennes, tantôt enfin avec les Francs, toutes signalées par d'horribles massacres, et par les ravages du fer et du feu, firent pendant ce long espace, de la malheureuse Italie, à qui l'on est si souvent forcé de donner cette triste épithète, un désert couvert de ruines et inondé de sang.
Chacun étant alors réduit au soin d'une vie individuelle, sans cesse assiégée de terreurs, il n'y eut plus dans la vie commune, ni personne occupé de s'instruire, ni instituteurs, ni livres même, pour ceux qui, parmi tant de désastres, en auraient encore eu le désir. A peine trouvait-on à Rome, à Pise, et peut être dans un petit nombre d'autres villes, quelques écoles de grammaire et d'éléments de la science ecclésiastique. Quant aux livres, ces guerres non interrompues, avaient fait périr sous des décombres ou dans les flammes, ce qui s'était encore conservé d'anciens manuscrits, et les copies mêmes qui en avaient été tirées, principalement dans les monastères.
L'opulence de nos grandes bibliothèques modernes, leur luxe surabondant, les jouissances qu'elles nous procurent, la facilité que nous avons de nous en composer à peu de frais de particulières, suffisantes pour nos besoins et pour nos plaisirs, nous font trop oublier les difficultés que l'on trouvait avant l'invention de l'imprimerie, à se procurer des livres et surtout à en former de ces collections qu'on appèle bibliothèques. L'état où nous avons vu précédemment l'Italie, les y avait déjà rendus fort rares. Ils le devenaient chaque jour davantage. Les bons copistes manquaient, les manuscrits anciens, usés par la lecture, ou détruits par les bouleversements de la guerre, ne pouvaient bientôt plus être remplacés, lorsque les institutions monastiques, qui ont fait tant de mal à la raison humaine, mais qui rendirent alors plus d'un service à la civilisation et aux lumières, leur rendirent surtout celui de sauver d'une ruine totale les livres qui eu étaient le dépôt. La philosophie, qui a mis les moines à leur place, cesserait d'être ce qu'elle est, c'est-à-dire l'amour éclairé de la justice et de la vérité, si elle n'aimait à reconnaître et à respecter partout où elle le trouve, ce qui est bon en soi et utile aux hommes.
Les monastères étaient devenus un asyle, où non seulement la piété, mais le simple amour de la paix, au milieu de cet éternel fracas des armes, conduisait la plupart des hommes qui conservaient quelque goût pour l'étude. Presque toutes ces maisons avaient des bibliothèques, dans lesquelles ce qu'on pouvait se procurer d'auteurs anciens était joint aux livres de religion et de littérature ecclésiastique, qui en faisaient le fond. Une règle fort sage de la plupart de ces institutions, obligeait ceux qui les embrassaient à consacrer tous les jours quelques heures au travail des mains. Tous ne pouvaient pas travailler à la terre, ou s'occuper d'autres opérations manuelles qui exigent la force du corps. Les moines faibles de santé, ceux du moins qui avaient un peu d'instruction et une écriture lisible, obtinrent de remplir leur tâche en copiant des livres. Cela devint bientôt un exercice favori. Les abbés et les autres supérieurs encouragèrent ce travail qui multipliait leurs richesses littéraires. De-là vint dans ces ordres, le titre d'antiquaire ou de copiste, mots synonimes, que l'on trouve souvent employés l'un pour l'autre dans l'histoire monastique du moyen âge. Ainsi, tandis que les barbares incendiaient, dévastaient, saccageaient des provinces entières, détruisaient les monuments des arts, les livres, les bibliothèques, des solitaires laborieux s'occupaient de réparer au moins une partie de ces pertes; et si nous possédons aujourd'hui un assez grand nombre d'ouvrages de l'antiquité, c'est, avouons-le avec reconnaissance, presque uniquement à eux que nous le devons 103.
Note 103: (retour) Tiraboschi, Stor. della Lett. Ital. t. III, l. I, c. ii. Je n'ignore pas que ces services rendus à la littérature ancienne par les moines ne datent guère avec évidence que du milieu du neuvième siècle (Voyez Denina, Vicende della Letter., t. I, c. 38, à la fin). Mais en suivant ici l'autorité de Tiraboschi, je ne cours d'autre risque que d'avancer d'un siècle ces témoignages de gratitude.
Les plus savants d'entre eux ne dédaignaient point cet exercice. Cassiodore lui-même en faisait ses plaisirs. Entre tous les travaux du corps, écrivait-il, c'est celui d'antiquaire, c'est-à-dire de copiste, qui me plaît le plus 104. On ne peut lire sans une sorte d'attendrissement, les détails minutieux dans lesquels il descend pour enseigner à ses moines cet art qu'il possédait si bien. Il appela dans son couvent d'habiles ouvriers pour relier proprement les manuscrits. Il dessinait lui-même les figures et les ornements dont il les embellissait; enfin ce bon vieillard, plus que nonagénaire, ne trouva point au-dessous de lui de composer un Traité de l'Orthographe, à l'usage de ses religieux, pour leur apprendre à écrire correctement 105. Il paraît, par cette instruction, que, s'il était savant, les autres moines ne l'étaient guère. Aussi est-ce le temps des légendes, des histoires écrites en même style, et qui ne méritent pas plus de foi, enfin, de toutes ces œuvres monacales qui déshonoreraient l'esprit humain, si les siècles étaient solidaires entre eux, et si, dans un siècle de lumières, il y avait d'autres esprits déshonorés, que ceux qui voudraient y remettre en crédit les sottises les plus grossières des temps d'ignorance et de ténèbres.
Ces dépôts où étaient réunies, avec ce que le génie de l'homme avait produit le plus sublime, les tristes fruits de sa dernière décadence, avaient été assez généralement respectés pendant l'invasion des Goths; il en périt un grand nombre dans leur guerre contre les armées de Justinien, et un plus grand nombre encore dans l'irruption et sous la domination des Lombards. Il est donc vrai qu'à cette déplorable époque, malgré tant de travaux, on manquait presque généralement de livres. Les papes eux-mêmes, qui n'étaient encore que les chefs spirituels de l'église, et les évêques, non les souverains de Rome, avaient peine à se former une bibliothèque. Grégoire Ier., qu'on appèle le Grand, n'en avait, à ce qu'il paraît qu'une très-chétive 106, et cepandant c'était un des plus savants hommes de son siècle: sans être aussi riche que les papes l'ont été depuis, il disposait de plus de moyens que tous les autres évêques, et il n'en négligeait sans doute aucun pour rassembler auprès de lui tout ce qui pouvait servir à ses études.
A entendre plusieurs critiques, il n'en fut pourtant pas ainsi. Ce pape célèbre, ce réformateur du chant, cet auteur de tant d'ouvrages qui l'ont fait placer au rang des pères de l'église, loin de s'appliquer à former des bibliothèques, incendia celle qui existait avant lui. Le savant Brucker, dans son Histoire critique de la Philosophie 107, ouvrage aussi estimé pour son impartialité judicieuse que pour sa profonde érudition, a joint à cette accusation formelle, qu'il appuie principalement de l'autorité de Jean de Salisbury, celles d'avoir chassé de sa cour les mathématiciens, d'avoir méprisé et même défendu l'étude des belles-lettres; enfin, d'avoir détruit à Rome les plus beaux monuments de l'antiquité profane. Mais ici, contre son ordinaire, Brucker s'est peut-être laissé aller à des préjugés de secte. Tiraboschi l'a réfuté avec autant de solidité que de modération 108; et ceux qui seraient tentés de suspecter le défenseur, parce qu'il était moine et papiste, ne doivent pas oublier, pour être justes, que l'accusateur était protestant.
Les lettres de ce pontife sont le seul de ses ouvrages qui ait aujourd'hui quelque intérêt; celles des hommes célèbres de tous les genres en ont toujours. Dans ces lettres, on voit bien que Grégoire est uniquement occupé des affaires de la religion dont il est le chef, qu'il proscrit même et qu'il écarte des études tout ce qui y est étranger. Il reprend, par exemple, trés-sévèrement un évêque, parce qu'il enseignait la grammaire, et que sans doute il expliquait à ses élèves les beautés des anciens auteurs. Il ne veut pas que les louanges de Jupiter et celles du Christ sortent de la même bouche; il regarde comme un crime grave que des évêques osent chanter ce qui ne convient pas même à un laïque s'il a de la religion 109. Voilà bien une preuve de plus de cet esprit exclusif qui substitua peu à peu les études religieuses aux études littéraires, et qui contribua si puissamment à la décadence, et enfin à la ruine complète de ces dernières. L'apologiste de Grégoire est lui-même obligé d'avouer ici qu'il se laissa trop emporter à son zèle 110; mais il y a loin de là aux actes dont on l'accusait.
Cependant voici un autre auteur non moins digne de foi, M. Denina, l'historien des Révolutions d'Italie et de celles de la littérature, qui ne regarde point la cause de Grégoire comme entièrement gagnée. «Je crains, dit-il, à parler vrai, que l'autorité de Jean de Salisbury, quoique postérieure de six siècles au siècle de Grégoire ne doive laisser toujours quelque soupçon que le zélé pontife, pour exterminer les monuments de l'idolâtrie, et pour attacher davantage la jeunesse chrétienne, et spécialement les ecclésiastiques, à la lecture des saints pères, n'eût cherché à supprimer le plus qu'il pouvait des auteurs païens» 111. Sans prétendre rien décider dans une question de cette espèce, on ne peut nier que cette crainte d'un historien aussi sage ne doive être de quelque poids.
Une autre lettre du même pape nous laisse entrevoir combien, tandis que l'ignorance faisait de tels progrès en Occident, elle en avait fait aussi dans l'Orient, ou du moins à quel point la langue et la littérature latines y étaient redevenues étrangères. Grégoire assure, dans cette lettre, qu'il ne se trouvait pas alors à Constantinople un seul homme capable de bien traduire un écrit quelconque de grec en latin, ou de latin en grec 112. Mais la littérature grecque elle-même continuait à décliner; chaque siècle ajoutait à sa décadence. Les derniers bons poètes grecs, Muesée, Coluthus et Tryphiodore 113 avaient brillé. Depuis long-temps qu'il n'y avait plus d'orateurs, et, à cette époque, on ne trouve plus de philosophes; mais quelques historiens, tels que Procope et Agathias, par qui les guerres de Justinien contre les Perses, les Goths et d'autres Barbares en Asie, en Afrique et en Italie, furent écrites, tiennent encore une place après les historiens des bons siècles.
Cet empereur Justinien, conquérant et législateur, était surtout grand théologien 114; aussi ne manqua-t-il pas d'insérer dans son Code plusieurs lois qui prononçaient, tantôt la peine de mort, tantôt la confiscation, le bannissement, l'infamie, la privation des droits successifs, etc., contre les hérétiques. Argumenter contre eux était l'exercice habituel de son esprit; les persécuter, un des usages les plus assidus de son autorité; les combattre même, un exploit qui ne lui parut pas indigne de ses armes. Sa seule expédition contre les Samaritains de la Palestine coûta cent mille sujets à l'Empire. C'était une réfutation un peu chère de cette secte, si peu décidée dans ses dogmes, qu'elle était traitée de juive par les païens, de schismatique par les juifs, et d'idolâtre par les chrétiens 115.
La passion favorite de l'Empereur étant la théologie, elle le devint aussi de tout l'Empire. L'esprit sophistique des Grecs fut tout occupé d'ergoteries scholastiques qui firent éclore une foule d'hérésies nouvelles. Les conciles et les synodes se multiplièrent; Justinien y argumenta souvent de sa personne, et l'on doit penser qu'il eut toujours raison. La foi ne s'en embrouilla que mieux: la sienne même, à force de raffinements, s'égara; et ce fléau des hérétiques, devenu hérétique à son tour, allait employer, pour soutenir son erreur, tous les moyens dont il avait appuyé son orthodoxie, lorsqu'il mourut sans se rétracter.
La vie et les intrigues de sa femme Théodora paraissent avoir donné naissance à un nouveau genre d'histoire particulière inconnue jusqu'alors dans la littérature grecque, l'histoire secrète, anecdotique, ou si l'on veut scandaleuse 116. Procope surtout s'y distingua, et n'a peut-être eu depuis que trop d'imitateurs. Avant lui, Achille Tatius avait laissé un autre genre d'écrits, dont la première origine date même de plus loin, je veux dire celui des romans d'amour. Son roman de Clitophon et Leucippe fut surpassé par les Amours de Théagène et de Chariclèe, ou les Ethiopiques, de son contemporain l'évêque Héliodore; genre agréable, sans doute, mais un peu étranger aux travaux de l'épiscopat. Une observation qui n'a pas échappé au judicieux Denina, c'est que, tandis qu'en Occident on commençait à composer des légendes, des vies miraculeuses, et à inventer des récits de martyres vrais ou supposés 117, l'évêque de Tricca composait, de son côté, ses Fables éthiopiques. À cette observation, nous pouvons, nous autres Français, en ajouter une autre: c'est que, par une destinée qui semble attachée à ce roman, les deux premiers auteurs qui l'ont fait connaître en France, furent, l'un, Octavien de St.-Gelais, évêque d'Angoulême, par des morceaux traduits en vers; l'autre, le célèbre Amiot, évêque d'Auxerre, par une traduction complète en prose. Disons de plus que ce fut pour cette traduction qu'il eut sa première abbaye, et que celle qu'il fit dans la suite, de Daphnis et Chloé, du sophiste Longus, autre roman postérieur à celui d'Héliodore, inférieur pour la conduite, et plus licencieux dans les détails, ne l'empêcha point d'être évêque, ou contribua peut-être à lui faire avoir son évêché.
La science qui avait alors le moins perdu en Orient et en Occident était la jurisprudence. Après la théologie, c'était ce que Justinien aimait et entendait le mieux. Il y porta la réforme, et c'est de lui, ou du moins des légistes habiles qu'il employa, qu'est le corps des lois romaines tel qu'il existe encore aujourd'hui.
Ce ne fut pas un ouvrage fait du premier jet: dix jurisconsultes, à la tête desquels était le célèbre Tribonien, furent d'abord chargés de réunir, d'accorder, de compléter et de rassembler en un seul les trois Codes qui servaient alors de règle, y compris celui de Théodose. Le même Tribonien, et dix-sept jurisconsultes, firent ensuite un autre travail, plus considérable et peut-être plus difficile, mais qui devait les flatter, parce qu'il donnait de l'autorité et presque force de loi aux décisions des jurisconsultes les plus célèbres qui les avaient précédés; ce fut de rassembler ces décisions, de les diviser en cinquante livres, et chacun de ces livres en plusieurs titres, selon les diverses matières. Ce recueil reçut le nom de Digeste ou de Pandectes. Enfin, Tribonien et deux autres, dont les noms, quoique moins illustres, méritent aussi d'être conservés, Théophile et Dorothée, composèrent, par ordre de l'Empereur, les quatre livres des institutions, qu'on appelle vulgairement les Institutes, ou éléments de la science du Droit.
Le tout ensemble fut publié 118 six ans après le commencement du premier travail, et promulgué pour avoir seul force de loi, et être enseigné publiquement dans tout l'Empire. L'Empereur y joignit par la suite les nouvelles lois qu'il porta, et qui sont connues sous le titre de Novelles. Ainsi, le corps entier de la jurisprudence romaine resta divisé en Digeste, Code et Novelles, outre les Institutes, qui en sont comme le préambule 119. Ces lois ne furent point adoptées en Italie pendant la domination des Goths; le Code de Théodose continua d'y être suivi; ce ne fut qu'après les dernières victoires de Narsès que ce général y put mettre en vigueur celui de Justinien.
Les Lombards n'eurent des lois pour eux-mêmes que long-temps après leur conquête; et lorsqu'ils se furent donné un code, il fut encore permis aux peuples qu'ils avaient soumis, de suivre des lois romaines. Les lois lombardes ont été recueillies plus complètement et plus correctement qu'elles ne l'avaient encore été, par le laborieux Muratori 120. M. Denina en a fait une exposition claire et méthodique dans son Histoire des Révolutions d'Italie 121, et l'on y peut observer que, si elles conservent des traces sensibles de l'ancienne barbarie de ces peuples, elles prouvent aussi que, sur plusieurs points de civilisation, ils avaient beaucoup gagné.
Sans doute ce beau climat et cette terre fertile commençaient à influer sur eux, comme ils le font à la longue sur tous les hommes; mais ce n'était pas à eux qu'il était réservé de faire faire à l'Italie les premiers pas hors de la barbarie dans laquelle ils avaient achevé de la plonger. Leur avant-dernier roi, Astolphe, ayant envahi Ravenne et l'Exarchat, qui étaient jusqu'alors restés à l'Empire, et menaçant Rome elle-même, attira l'attention de Pepin et ensuite de son fils Charlemagne, qui avaient conçu, pour leur propre ambition, des projets inconciliables avec ceux d'Astolphe. Les papes implorèrent leur secours, et n'eurent pas de peine à l'obtenir. Ni Astolphe, ni son fils Didier, qui lui succéda, ne purent résister aux Francs, successivement commandés par ces deux héros; et le royaume des Lombards fut définitivement détruit par Charlemagne, deux cent six ans après qu'ils eurent commencé à opprimer l'Italie.
Parmi les titres qu'obtint, et ce qui n'est pas toujours la même chose, que mérita le fils de Pepin, nous ne devons considérer ici que celui de restaurateur des lettres, le plus glorieux de tous. Sous ce point de vue, Charlemagne appartient surtout à l'histoire de la littérature française; mais il eut aussi sur l'Italie une influence qui fait époque et qui exige que nous portions en même temps nos regards sur l'Italie, sur la France et sur lui.
La France avait oublié la gloire dont avaient anciennement joui les Gaules. Les mêmes causes y avaient produit les mêmes et d'aussi déplorables effets. Les Gaules ravagées, pendant le quatrième et le cinquième siècle, par les irruptions des Quades, des Germains, des Vandales, des Bourguignons, des Huns et des Goths, virent s'arrêter tout à coup, et le cours des études, et l'émulation pour les lettres 122. Les Francs étaient d'autres Barbares, dont les invasions et les conquêtes ne firent qu'augmenter le mal et accélérer la décadence de tous les exercices de l'esprit. La langue latine s'éteignit, pour ainsi dire, avec la puissance romaine, ou du moins ce ne fut plus qu'un jargon au lieu d'une langue. Le goût pour les anciens, leurs ouvrages, leurs noms mêmes disparurent presque entièrement. Pendant les deux siècles suivants, le mal empira encore, par cette pente des choses humaines qu'on y peut observer dans tous les temps.
Si l'on se représente la suite des siècles, comme un torrent où elles sont entraînées, on y voit tantôt le mal et tantôt le bien roulant avec une vitesse progressive, jusqu'à ce que quelque obstacle imprévu, ou quelque moteur puissant, agissant en sens contraire, le cours change, le bien ou le mal s'arrête d'abord, rétrograde ensuite lentement, cède enfin; et les choses humaines reprennent avec la même vitesse le cours opposé. Au huitième siècle, l'ignorance n'avait plus de progrès à faire dans les Gaules: elle était parvenue à son comble. La faiblesse des Rois, la tyrannie des Maires, déléguée en quelque sorte à tous les gouverneurs des provinces, à tous les chefs militaires, dont ils avaient besoin pour leurs projets, accroissaient et favorisaient tous les désordres. La France enfin était toute barbare. Charlemagne vint: il arrêta le torrent, et redonna aux esprits un mouvement vers les études et vers la culture des lettres. L'ordre public et privé fut rétabli, et avec les études et les mœurs revinrent la sécurité intérieure et la prospérité de l'état.
Charlemagne put concevoir, mais ne pouvait exécuter seul ce grand ouvrage. Ne trouvant point de maîtres en France, il y en appela d'étrangers. Les Français eux-mêmes l'avouent 123. Les Italiens, jaloux d'ajouter cette gloire à celle de leur patrie, attribuent avec assez de vraisemblance le goût même que Charles prit pour l'instruction à son séjour en Italie et aux savants qu'il y rencontra 124. Son éducation avait été plus que négligée: elle était tout-à-fait nulle, quand il passa les Alpes pour la première fois 125. Quoiqu'il eût alors trente-un ans, et qu'il comptât six ans de règne, il ignorait même la grammaire. De l'aveu de son historien Eginhard 126, il en reçut les premiers éléments de Pierre de Pise, qui professait à Pavie quand Charles s'en empara. Les leçons de ce maître le mirent en état de profiter de celles du fameux Alcuin, de qui il apprit ensuite la rhétorique, la dialectique, l'arithmétique, l'astronomie et même la théologie. Mais ce célèbre Anglais, qu'il vit pour la première fois à Parme, et qu'il engagea dès-lors à le suivre, il ne l'y trouva qu'en 780 127, six ans après la prise de Pavie, lorsqu'il avait déjà sans doute pris le goût des lettres dans son commerce avec Pierre de Pise, son maître, avec Paul Warnefrid, connu sous le nom de Paul Diacre, qu'il avait aussi approché de lui, et avec un autre Paul ou Paulin, grammairien habile pour ce temps, qu'il avait rencontré dans le Frioul, et qu'il fit patriarche d'Aquilée.
Charlemagne entouré de toutes ces lumières de son siècle, donna lui-même l'exemple de l'ardeur à s'en éclairer. Il consacrait chaque jour quelques heures à l'étude. Il voulut que ses enfants fussent instruits dans toutes les sciences qu'il cultivait. Il réunit dans son palais tous ces habiles professeurs et d'autres savants qui ne tardèrent pas à se montrer. Ils composaient auprès du Prince une sorte d'école ou d'académie suivant la cour, et qui se transportait partout avec elle 128. On prétend que chaque membre de cette académie, prenait le nom d'un ancien auteur, qu'Alcuin, grand admirateur d'Horace, portait celui de Flaccus; que le jeune Angilbert, qui n'avait sûrement rien d'homérique, se nommait pourtant Homère; Adhalard, ou Adelard, évêque de Corbie, Augustin; Wala son frère, Jérémie; Riculfe, archevêque de Mayence, on ne sait par quelle fantaisie, Damœtas; qu'enfin, Charles lui-même, soit à cause de la royauté, ou de son goût pour la poésie hébraïque, avait pris le nom de David. Tout cela est un peu bizarre, et l'on a peine à se faire une idée des conférences académiques qui pouvaient se tenir entre David, Homère, Horace, Jérémie, Damœtas et S. Augustin; mais enfin c'était beaucoup pour le temps, et il était impossible que les esprits restassent engourdis autour de ce centre de mouvement et d'activité scientifique.
«Le goût du Roi, comme il arrive toujours, dit le président Hénault 129, mit les sciences à la mode». Mais Charlemagne ne se borna pas à montrer ce goût; il s'efforça de le répandre dans l'immense étendue de son empire et de ses conquêtes, autant que le lui permettait l'état où il trouvait les peuples. Il fonda un grand nombre de monastères et d'églises: il y attacha des écoles: il prit l'habitude d'adresser lui-même aux ecclésiastiques des questions sur le dogme, sur la discipline, l'histoire ecclésiastique, la morale, et d'en exiger des réponses; et cet usage remit la science en vigueur, parmi le clergé. Il ordonna que chaque évêque, chaque abbé, chaque comte, eût un notaire ou secrétaire, pour copier correctement les actes; que l'on copiât de même les évangiles, le psautier, le missel. Il fit corriger pour ainsi dire sous ses yeux les exemplaires incorrects de la Bible. On recommença donc à avoir des textes purs de l'Ecriture-Sainte et des Pères. La calligraphie fut encouragée, ainsi que l'orthographe. On reprit le petit caractère romain et bientôt après le grand, à la place de l'écriture mérovingienne, qui était barbare. Les couvents, les abbayes devinrent des écoles de cet art et des fabriques actives de manuscrits. Le style commença aussi à s'épurer. Il y eut des historiens, des orateurs et surtout des poètes: Alcuin et Théodulphe, que l'empereur avait aussi amenés d'Italie, se piquèrent de l'être; on le fut à leur exemple, mais il est vrai, sans imagination, sans goût, sans poésie de style, et la plupart du temps sans exacte mesure de vers.
Toute grossière qu'était cette poésie, elle faisait les délices des gens bien élevés et même de l'Empereur; il se plaisait surtout à entendre des chansons en langue tudesque ou théotisque, qui était sa langue naturelle. La préférence qu'il lui accordait la rendit la langue dominante dans la plus grande partie de la France. Le roman qui se formait dans l'autre partie était moins encouragé. Même après Charlemagne, le roman ne régna guère que dans les états des rois d'Aquitaine; tout le reste parla long-temps théotisque ou tudesque. Charles aimait tant cette langue, qu'il en avait composé une grammaire. Quand Eginhard semble dire qu'un souverain si instruit, que ce restaurateur des lettres et des études ne savait pas écrire 130, cela doit apparemment s'entendre du grand caractère romain, dont on renouvellait alors l'usage. En effet, malgré les efforts qu'il fit pour l'apprendre, il n'y put jamais réussir. Il signait avec un monogramme, gravé sur le pommeau de son épée. Il disait: je l'ai signé du pommeau; je le maintiendrai, avec la pointe: mais on assure qu'il écrivait facilement en d'autres caractères, soit théotisque, soit petit romain 131.
Charlemagne voulut aussi qu'en France on sût mieux la musique, et que l'on chantât plus humainement qu'on ne faisait alors, entreprise toujours difficile et qui, comme on voit, l'était il y a long-temps. On sait qu'il s'éleva une grande dispute à Rome, en sa présence, entre ses chantres et les chantres romains. Il eut assez de goût et de discernement pour prononcer en faveur de ces derniers: il en amena deux en France pour y enseigner un chant moins barbare et surtout l'art d'organiser, c'est-à-dire, de pratiquer à la fin des phrases du plain-chant, quelques chétifs accords de tierce, car c'était à cela que se bornait alors toute la science de l'harmonie même au-delà des Alpes, et elle ne s'était pas encore étendue si loin en deçà 132.
Note 132: (retour) Je ne puis me dispenser de relever ici une erreur où le savant Tiraboschi est tombé (t. III, p. 134). Il cite ce passage d'un anonyme d'Angoulême, dans sa Vie de Charlemagne, publiée par Fauchet (Script. Hist. Franc.): Similiter erudierunt Romani cantores Francorum in arte organandi; et comme il n'a pas compris le sens de ce mot organandi, il ne trouve pas bien clair, dit-il, si l'auteur veut dire que les Romains enseignèrent aux Français à construire des orgues, ou simplement à en jouer; et là-dessus il s'étend assez au long sur l'antiquité dont les orgues étaient en Italie, et sur celle dont ils étaient en France. Il ne s'agit ici ni de jouer des orgues ni d'en faire, organari se réduisant au sens très-simple que je lui donne. (Voy. le Dictionnaire de Musique de J.-J. Rousseau, au mot organiser.)
L'Italie, qui avait fourni à Charlemagne les principaux instruments de la révolution qu'il voulait opérer dans les esprits, y participa aussi, mais moins sensiblement que la France. Quelques universités italiennes, entre autres celles de Pavie et de Bologne, le réclament pour leur fondateur. Il y encouragea sans doute les études; il put y rassembler quelques professeurs, mais il n'existe aucune trace ni le plus léger indice qu'il les ait réunis en corps, qu'il ait distribué entre eux l'enseignement des diverses sciences, ni qu'il leur ait donné, ou des réglements, ou des priviléges, ou quoique ce soit enfin de ce qui constitue ce qu'on appelle université, ou tout autre fondation pareille 133.
Quant à ces hommes si célèbres dans leur temps, dont Charles se servit pour acquérir et pour répandre l'instruction (je ne parle que de ceux qui étaient Italiens), ils nous donnent, par le genre et le mérite de leurs connaissances et de leurs ouvrages, une idée de l'état où les sciences étaient alors. Pierre de Pise, qui passa le premier en France, lorsqu'il était déjà vieux 134, et qui peut être regardé, selon l'expression de du Boulay 135, comme le premier fondateur de l'école palatine et royale, n'enseignait que la grammaire à Pavie, quand Charlemagne l'y trouva, et ce fut aussi la seule science qu'il apprit au roi et qu'il fut chargé de professer dans son palais; mais il était de plus, en sa qualité de diacre, très-savant théologien. Alcuin dans une de ses lettres à l'Empereur, rapporte qu'il avait autrefois rencontré Pierre dans cette même ville, soutenant sur la religion, contre un juif, une dispute publique 136. Enfin, quoiqu'il ne soit pas ordinairement compté parmi les poètes nombreux de ce siècle, il faisait aussi des vers, comme nous le verrons bientôt. Mais surtout il aimait les lettres et leur enseignement: il y fut livré toute sa vie; et son âge, et ses longs services lui donnaient beaucoup d'autorité. On ne parle point de son retour dans sa patrie; comme il était vieux quand il vint en France, il est probable qu'il y mourût.
Paul Diacre, que l'on ne désigne ordinairement que par cette qualité, mais dont le nom était Paul Warnefrid, était autrement placé dans le monde, et y jouait un rôle distingué, quand il fut connu de Charlemagne. Il était né dans le Frioul, de parents d'origine lombarde. Après avoir fait ses études à Pavie, il avait été ordonné diacre, et s'était déjà fait sans doute une réputation, lorsque Didier monta sur le trône des Lombards, d'où il devait bientôt descendre. Le nouveau roi appela Paul auprès de lui, le fit son conseiller intime et son chancelier 137. Charlemagne ayant pris Pavie et détrôné Didier, offrit, dit-on, à Paul ses bonnes grâces; mais, par attachement pour son roi, il aima mieux se retirer de la cour, et peu de temps après il se fit moine au monastère du mont Cassin. Lorsque Charlemagne, en 781, se fit couronner à Rome empereur d'Occident, Paul lui adressa une élégie latine, pour lui demander la liberté de son frère, détenu depuis sept ans prisonnier en France; et ce fut sans doute cette pièce, très-élégante pour ce temps-là, qui détermina l'empereur, alors fortement occupé de rétablir les études en France, à y amener Paul avec lui 138. Il n'y resta que cinq ou six ans, mais on ne peut douter qu'un homme aussi supérieur à son siècle qu'il l'était à beaucoup d'égards, ne contribuât partout où il séjournait pendant quelque temps à y réveiller le goût des lettres. De retour au mont Cassin, dont il avait toujours regretté la solitude paisible, il y mourut dix ou onze ans après 139.
On dit que Paul savait la langue grecque, et que Charlemagne le chargea d'y instruire les clercs ou ecclésiastiques, qui devaient accompagner, en Orient, Rotrude, sa fille, promise à Constantin, fils de l'impératrice Irène 140. C'est ici le lieu d'observer que, malgré la décadence des lettres, l'étude du grec n'était pas entièrement abandonnée en Italie, surtout à Rome, où les papes étaient obligés à une correspondance suivie avec les empereurs et les évêques grecs, et ne pouvaient l'entretenir que par des interprètes fixés auprès d'eux, et capables d'écrire facilement dans cette langue 141. Aussi vit-on au huitième siècle, le pape Paul Ier. fonder à Rome un monastère dont il exigea que les moines officiassent en grec. Plusieurs Papes firent la même chose dans le siècle suivant, surtout Etienne V et Léon IV 142; mais les études de ces hellénistes du neuvième siècle, ne s'étendaient pas plus loin qu'à ce qu'exigeaient les besoins de la cour de Rome, et peut-être à la lecture de quelques-uns des Pères grecs.
C'est surtout comme historien et comme poète, que Paul Diacre se rendit célèbre: il ne conserve aujourd'hui quelque célébrité que comme historien. Il était cependant (si l'on en veut croire les éloges que Pierre de Pise lui adressait en vers au nom de l'Empereur lui-même), un Homère dans la langue grecque, dans le latin un Virgile, dans l'hébreu un Philon, un Horace en poésie, etc. 143; mais on sait combien il faut rabattre de toutes ces louanges, et Paul nous le dit lui-même, en répondant à Pierre, ou plutôt à Charlemagne, qu'il ne sait point le grec, qu'il ignore l'hébreu, que toute sa gloire dans ces deux langues, consiste en trois ou quatre syllabus qu'il avait apprises dans les écoles 144. Mais peut-être sa modestie exagère-t-elle ici dans le sens contraire, surtout à l'égard du grec. Parmi les ouvrages historiques qu'il a laissés, on distingue principalement son Histoire des Lombards 145. C'est la seule que nous ayons de ces peuples, et quoiqu'elle soit aussi décriée par le défaut de critique, les récits fabuleux et l'inexactitude chronologique, que par son style, on est heureux de l'avoir, puisque sans elle on ignorerait une multitude de faits et de détails importants. Ce prétendu rival d'Horace, composa plusieurs hymnes. Le plus connu, est celui de saint Jean-Baptiste, Ut queant laxis resonare fibris, qui n'est pas un chef-d'œuvre de poésie, mais qui est devenu, comme nous le verrons, une sorte de monument en musique.
Note 145: (retour) De gestis Langobardorum libri sex. Elle comprend l'histoire de ces peuples, depuis leur sortie de la Scandinavie jusqu'à la mort de leur roi Liutprand, en 744. Muratori l'a recueillie dans sa grande collection, t. I, part. I. Cette histoire fut continuée dans le même siècle par Erchempert, qui était, comme Paul Diacre, lombard d'origine, et moine du mont Cassin. Il écrivit les gestes des princes lombards de Bénévent (de gestis principum Beneventanorum Epitome chronologica), depuis l'époque où Paul l'avait laissée jusqu'en 888. Elle est dans la même collection, t. II, part. I. Enfin, dans le dixième siècle, l'anonyme de Salerne et l'anonyme de Bénévent suivirent l'histoire des Lombards jusqu'à l'extinction des petites principautés qu'ils s'étaient faites à l'extrémité de l'Italie; le premier jusqu'en 980, et le second en 996. On trouve ces fragments dans le même volume de la collection de Muratori.
Paulin, que l'on nommait le grammairien, dont Charlemagne fit un patriarche d'Aquilée; et dont l'église a fait un Saint, n'était point né en Austrasie ni en Autriche, comme quelques auteurs l'ont prétendu, mais dans le Frioul, où il enseignait depuis long-temps la grammaire, quand Charles s'empara de cette province 146. Il ne suivit point en France le conquérant de l'Italie. Revêtu de l'une des grandes dignités de l'église, il en remplit les devoirs utilement pour son nouveau Souverain. Il fut appelé à tous les synodes que l'Empereur fit assembler en Allemagne, en France et en Italie, et rédigea les décrets de plusieurs. Charles et Alcuin lui-même avaient la plus grande estime pour lui, le consultaient dans les affaires et dans les questions délicates, et l'engagèrent à composer divers ouvrages contre les hérésies de ce temps. Les Italiens et les Français reconnaissent en lui un des hommes qui contribuèrent le plus à entretenir dans Charlemagne l'amour des sciences, et à en répandre le goût par ses discours et par son exemple.
Note 146: (retour) En 776. Paulin avait alors 46 ans. Les savants auteurs de l'Hist. Littér. de la France l'ont fait naître en Austrasie (t. IV de leur hist.) Ughelli (Ital. sacr., t. V), et d'après lui d'autres Italiens, en Autriche; mais Tiraboschi, fondé sur de très-bonnes autorités, l'a rendu au Frioul, et par conséquent à l'Italie, t. III, p. 152.
Théodulphe était Goth d'origine et né en Italie. La réputation qu'il y avait acquise dans les lettres, engagea Charlemagne à l'appeler en France. Il lui donna l'évêché d'Orléans, bientôt après l'abbaye de Fleury: il le combla de richesses, d'honneurs et de témoignages de confiance. Théodulphe ne se montra point ingrat pendant la vie de Charles; mais après sa mort il fut enveloppé dans la révolte de Bernard, roi d'Italie, contre Louis-le-Débonnaire, et dans sa ruine. Malgré toutes les protestations qu'il fit de son innocence, il fut arrêté, comme tous les autres évêques qui avaient pris part à cette révolte, et renfermé à Angers dans un couvent; il mourut en 821, au moment où, ayant obtenu sa grâce, ainsi que tous ses complices, il se disposait à retourner dans son évêché. Outre plusieurs ouvrages de sa profession, écrits en prose latine qu'on ne peut lire, on a conservé de lui six livres de vers, tant sacrés que profanes, aussi illisibles que sa prose. Entre plusieurs élégies qu'il composa pendant sa captivité, on en distingue une, qui est devenue un hymne de l'église, et dont les vers sont rimés du milieu à la fin, comme il était déjà d'usage dans cette poésie latine dégénérée. Elle commence par ce vers:
Gloria, laus et honor, tibi sit rex Christe redemptor 147.
On a prétendu que, s'étant mis à chanter à pleine voix cette élégie dans sa prison, lorsque l'empereur Louis passait dans la rue, ce fut ce qui lui fit obtenir sa liberté: mais c'est une fable sans vraisemblance.
Malgré l'exemple et les travaux de ces savants et de plusieurs autres, répandus dans les différentes parties de l'Italie, l'impulsion donnée aux études par Charlemagne, fut passagère et ne lui survécut pas. Elle eût été plus durable, peut-être dès ce moment l'Italie aurait vu le génie des lettres reprendre son essor, si elle eût été moins profondément ensevelie sous ses propres débris, et si Charlemagne eût fait un plus long séjour au-delà des Alpes. Mais trop d'objets, trop de pays divers, trop de parties de son vaste Empire l'appelaient à la fois; il encouragea, honora et récompensa les savants; le reste il le laissa tout entier à faire, et, malgré le mouvement qu'il avait imprimé aux esprits, ils croupirent long-temps encore, ou plutôt ils s'enfoncèrent bientôt plus avant que jamais dans l'invincible ignorance où les retenaient et le manque absolu de bons livres, et les traces profondes que laissaient après eux plusieurs siècles de barbarie.
Une autre raison s'opposait encore à ce que les germes semés par Charlemagne, produisissent pour les lettres en général des fruits réels et surtout durables. «Si je pénètre, avec attention, dit l'ingénieux Bettinelli 148, dans le secret de ces temps et de leurs mœurs, je crois trouver, outre les maux causés par les successeurs de ce monarque, une raison du triste succès de tant d'espérances. Réformer des peuples et des états lui parut être, comme en effet ce l'est et le fut toujours, une grande, mais très-difficile entreprise; il pensa que la religion était le moyen le plus facile et le plus efficace pour contenir et assujétir les peuples les plus féroces, quand il les avait conquis; c'est donc de ce côté qu'il tourna toutes ses vues. Ses conseillers furent des hommes religieux; et le moine Alcuin fut le premier de ses confidents. Leur zèle n'ayant pour objet que les études sacrées, leur donna des préventions contre les anciens auteurs grecs et latins, qu'ils regardèrent comme des corrupteurs de la morale chrétienne et ils les bannirent des écoles, tellement que Sigulfe, disciple d'Alcuin, et moins scrupuleux que lui, eut ensuite beaucoup de peine à les remettre en crédit. Si Charlemagne eût moins méprisé les anciens 149, il lui eût été plus facile de faire aux arts et aux études un bien durable, par l'attrait du plaisir, et par les exemples de bon goût et de bon style que fournissent les langues mortes».
Le savant abbé Andrès est de la même opinion, et lui a donné plus de développements 150. L'Empereur, Alcuin, Théodulphe et tous les autres qui travaillèrent à la réforme des études, n'avaient, dit-il, d'autre objet en vue que le service de l'église; ils n'avaient pas tant à cœur de faire d'habiles littérateurs, que d'élever de bons ecclésiastiques. Aussi, dans toutes les écoles qu'ils fondèrent, on n'apprenait guère que la grammaire et le chant de l'église....... Si dans quelques-unes on s'occupait des arts libéraux, c'était uniquement pour aider à l'intelligence des lettres sacrées...... Les maîtres eux-mêmes n'en savaient pas davantage, et ne pouvaient enseigner autre chose à leurs disciples. Le grand Alcuin dont les auteurs contemporains ne parlent que comme d'un prodige de science, n'était après tout qu'un médiocre théologien, et ses connaissances si vantées, en philosophie et en mathématiques, ne s'étendaient qu'a quelques subtilités de dialectique, et à ces premiers éléments de musique, d'arithmétique et d'astronomie, nécessaires pour le chant et pour le comput ecclésiastiques....
«Les promoteurs des études et les maîtres ayant donc des idées si étroites des sciences, quels progrès pouvait-on espérer de leurs soins et de leurs leçons? On fondait des écoles; mais pour apprendre à lire, à chanter, à compter et presque rien de plus: on établissait des maîtres; mais il suffisait qu'ils sussent la Grammaire; si quelqu'un d'eux allait jusqu'à entendre un peu de mathématiques et d'astronomie, il était regardé comme un oracle. On recherchait des livres, mais seulement des livres ecclésiastiques; il n'y avait pas dans toute la France, un Térence, un Cicéron, un Quintilien..... 151. Les hymnes de l'église et les ouvrages de quelques Pères étaient pris pour modèles du bon goût dans l'art d'écrire en prose et en vers, et celui qui s'approchait le plus en latin du style de S. Jérôme ou de Cassiodore, passait pour un Cicéron....
Note 151: (retour) L'auteur italien paraîtra sans doute exagéré dans cette assertion; mais elle est autorisée par une lettre de Loup de Ferrières au pape Benoît III, par laquelle ce savant abbé lui demandait des livres, et entre autres ceux du l'orateur de Cicéron, les douze livres des institutions de Quintilien, dont on ne trouvait, disait il, en France que des copies imparfaites, et enfin le commentaire de Donat sur les comédies de Térence. (Voy. Lupi Ferrar., Ep. 103.)
«Si Charlemagne et Alcuin avaient conçu de plus justes idées de la littérature, au lieu de tant de peines, de voyages et de dépenses inutiles, combien ne leur eût-il pas mieux réussi de se procurer et de multiplier les copies des auteurs des bons siècles, de ressusciter l'étude si nécessaire de la langue grecque? En apprenant à goûter dans les écoles les grands poètes et les grands orateurs, on aurait pu faire renaître la belle poésie et la solide éloquence. On aurait appris à bien penser et à bien écrire; et les études ecclésiastiques elles-mêmes y auraient autant gagné que les études purement littéraires.»
Ces réflexions judicieuses de deux très-bons esprits, et de deux auteurs très-orthodoxes, n'ont point eu de contradicteurs en Italie. Des écrivains français, non moins orthodoxes qu'eux, les Bénédictins, auteurs de l'Histoire littéraire de la France, ont pensé la même chose et ont écrit dans le même sens. Ils disent plus positivement encore 152 que dans l'école de S. Martin de Tours, l'une des plus florissantes que Charlemagne fit établir, Alcuin défendit à Sigulfe, son disciple, de lire Virgile aux élèves, de peur que cette lecture ne leur corrompît le cœur. Ce ne fut qu'après la mort de ce rigide président des études, que Sigulfe put donner un libre essor à son goût pour les bons modèles. L'école de Ferrières dans le Gâtinais, s'éleva bientôt au-dessus de toutes les autres, par l'étude qu'on y fit des anciens. Le célèbre abbé Loup, qu'on appelle Loup de Ferrières, eut pour eux une prédilection, dont on aperçoit les traces dans ses écrits. De toutes les lettres latines de ce temps, qui se sont conservées, les siennes sont les seules où il y ait quelque idée de bon style. «Il semble, dit expressément D. Rivet 153, que nos autres écrivains auraient pu mieux réussir qu'ils n'ont fait, s'ils avaient eu autant d'attention que lui à former leur style sur celui des anciens». Mais dans tous les soins que se donna l'Empereur, et que prirent sous ses ordres les ministres de ses volontés, pour rétablir une belle écriture, pour se procurer et rendre plus communs de bons et de beaux manuscrits, soins qui furent pris à grands frais, et portés quelquefois jusqu'à la plus grande magnificence, on voit qu'il n'était jamais question que de bibles, d'évangiles, de missels, d'antiphonaires, de pénitentiels, de sacramentaires, de psautiers: on n'entend point parler d'un manuscrit de Cicéron ou de Virgile.
Les mêmes effets furent encore une fois le résultat des mêmes causes. Les lettres encouragées et renouvellées en France par Charlemagne, mais, trop exclusivement consacrées à un seul objet, n'eurent pas le temps de jeter de racines; elles ne produisirent presque aucun fruit: elles se retrouvèrent, après ce grand effort, telles qu'elles étaient auparavant, et dans le même état d'inertie et de nullité. Elles se soutinrent un peu pendant les premières années du neuvième siècle: dans les suivantes, elles commencèrent à déchoir: le milieu du siècle leur fut encore plus fatal: elles disparurent de nouveau entièrement à la fin 154.
Ce ne fut pas non plus à Charlemagne, ce fut encore moins à son fils Louis, qu'en France on nomme le débonnaire, en Italie le pieux, et qu'on devrait partout appeler le faible, comme Voltaire, mais ce fut à Lothaire, fils de Louis, que l'Italie dut ses premiers établissements fixes d'instruction, et ses premiers pas marqués vers la renaissance. Un de ses capitulaires, qui n'a été publié que dans le dix-huitième siècle 155, établit à Pavie et dans huit autres villes, des écoles dont il fixe l'arrondissement. Mais son règne agité, ceux des autres empereurs de sa maison plus agités et plus faibles encore, ne furent pas propres à faire fleurir ces écoles naissantes. Après la mort du dernier d'entre eux, Charles-le-Gros, les guerres civiles et tous les maux qu'elles entraînent, déchirèrent de nouveau l'Italie, et la replongèrent, avant la fin du neuvième siècle, dans cet abîme de barbarie et d'infortunes, d'où elle commençait à peine à espérer de sortir.
On doute si l'on doit compter parmi le peu d'hommes qui se distinguèrent encore dans les lettres pendant cette triste époque, un prêtre de Ravenne, nommé Agnello, que l'on appelle aussi André. Il a laissé un recueil de vies des évêques de cette église, qui n'ont d'autre mérite que de nous avoir conservé plusieurs faits de l'histoire sacrée et profane, et plusieurs traits relatifs aux mœurs de ce temps, que l'on ne trouve point ailleurs 156. Il y eut aussi alors un Jean, Diacre de l'église romaine, auteur de la vie de Grégoire le-Grand et de quelques autres écrits. Un autre Jean, Diacre de l'église de Saint-Janvier à Naples, avait précédemment écrit les vies des évêques de cette ville, depuis l'origine, jusque vers la fin du neuvième siècle où il vivait. Muratori les a publiées le premier dans sa grande collection 157. Il y a inséré, ce semble, à plus juste titre l'ouvrage d'Anastase, surnommé le Bibliothécaire, qu'il ne faut pas confondre, comme l'ont fait quelques auteurs 158, avec un autre Anastase, cardinal du titre de Saint-Michel, qui troubla alors l'église par ses prétentions au souverain pontificat. Anastase, garde de la bibliothèque pontificale, et qu'on désigne toujours par le titre de cet emploi, ne fut point cardinal. Il était abbé d'un monastère de Rome, lorsqu'il fut envoyé à Constantinople par Louis II, dit le Germanique, pour traiter du mariage de sa fille avec le fils de Basile, empereur d'Orient. Il assista au concile où le patriarche Photius fut condamné. Les légats du pape lui en donnèrent à examiner les actes avant de les souscrire. La connaissance parfaite qu'il avait de la langue grecque, lui fit découvrir dans cette révision plusieurs piéges que la subtilité grecque avait tendus à ce qu'on nommait alors la simplicité italienne. Ce fut sans doute à son retour à Rome, qu'il eut pour récompense des services qu'il avait rendus, la place de bibliothécaire du Vatican.
La collection qui fut confiée à ses soins, n'était pas considérable, et ne l'avait jamais été. C'étaient d'abord de simples archives. On y joignit ensuite quelques livres, la plupart de théologie. Dans le huitième siècle 159 le pape Paul Ier avait envoyé au roi Pepin tous les livres qu'il put trouver. Or, en quoi consistait cette bibliothèque envoyée par un pape à un roi de France? Le catalogue en est dans la lettre même. C'est un Antiphonaire, un Responsal, ou livre de répons, et de plus la grammaire d'Aristote (il faut sans doute lire la logique, ou la dialectique; car Aristote n'a point fait de grammaire); les livres de Denis l'aréopagite, la géométrie, l'orthographe, la grammaire, tous livres grecs 160. Les livres étaient devenus rares de plus en plus, et il est probable que la bibliothèque pontificale participait à cette disette; elle eut cependant toujours un bibliothécaire en titre, quoique peut-être souvent sans fonctions 161.
Les premiers ouvrages d'Anastase furent des traductions du grec: elles sont en grand nombre, la plupart peu intéressantes pour le commun des lecteurs, et plus recommandables par la fidélité que par le style 162; mais l'ouvrage qui a fait sa réputation, est son Livre pontifical ou Recueil des vies des pontifes romains 163. On a longuement et fortement discuté la question de savoir si Anastase en était véritablement l'auteur. Le résultat le plus certain paraît être qu'il avait tiré ces vies des anciens catalogues des pontifes romains, des actes des martyrs que l'on conservait soigneusement dans l'église romaine, et d'autres mémoires déposés dans les archives de différentes églises de Rome 164. L'ouvrage ne lui en appartient pas moins, et n'en paraît que revêtu de plus d'autorité. Ce n'est du moins pas l'auteur que l'on doit accuser de ce qu'on y peut trouver d'inexact. Son seul tort est d'avoir manqué de critique dans un siècle où la critique n'était pas connue; ce qu'on ne peut pas plus lui reprocher que l'inélégance de son style.
Le dixième siècle fut encore plus malheureux. Les invasions et les dévastations des Hongrois et des Sarrazins, le règne anarchique de Bérenger, qui les combattit, et qui n'eut pas moins de peine à combattre les ducs, les marquis et les comtes, chefs des petits états d'Italie, formés des débris de la monarchie Carlovingienne, enfin le règne de Hugues de Provence, qui abaissa ces petites puissances, mais qui n'établit la sienne que par des vexations et par des crimes, et fut obligé de la céder à un autre Bérenger, marquis d'Ivrée, toutes ces causes destructives remplirent la moitié du dixième siècle de convulsions et de boulversements. Alors l'anarchie fut complète. Le règne des Othon ne la termina qu'en apparence, et ne put, dans le reste de ce siècle, rouvrir de nouvelles chances pour la renaissance des lettres. Le premier de ces empereurs, justement honoré du nom de Grand, accorda aux villes italiennes un bienfait d'un grand prix, le gouvernement municipal, premier pas qu'elles eussent fait depuis long-temps vers la liberté. Le troisième Othon, au contraire, qui paya bientôt de sa vie cette violation de la foi jurée, éteignit à Rome, par trahison, dans le sang de Crescentius et de ses partisans, un simulacre de république romaine, qui s'était ranimé à la voix de ce consul 165.
Note 165: (retour) Crescentius, assiégé dans le môle d'Adrien par Othon III, ne capitula que sur la parole royale que lui donna cet empereur de respecter sa vie et les droits de ses concitoyens. Dès qu'il les eût en son pouvoir, il fit trancher la tête à Crescentius et aux principaux de son parti. Othon n'avait que vingt-deux ans. Peu de temps après, il mourut empoisonné par la veuve de Crescentius, qu'il avait fait violer par ses soldats.
Pendant ce temps, les papes dominés dans Rome, où ils ne régnaient pas encore, pressés tantôt par les Sarrazins, qui s'étaient jetés de la Sicile sur l'Italie, tantôt par les Allemands ou par les Romains eux-mêmes, ne pouvaient faire ce que les empereurs ne faisaient pas. Plus occupés de s'agrandir que d'éclairer les peuples, engagés dans des luttes éternelles avec l'Empire, et trop souvent donnant par la dissolution des mœurs un spectacle dont, non seulement la piété, mais la philosophie est forcée de détourner les yeux 166, ils laissèrent les ténèbres de l'ignorance s'épaissir de plus en plus.
Note 166: (retour) C'était le temps où une Théodora et sa fille Marosie, maîtresses dans Rome, faisaient papes, l'une son amant, l'autre son fils (Jean X et Jean XI), et entouraient le saint-siége de tous les genres de scandales; où Jean XII mourait d'un coup reçu à la tempe, dans un rendez-vous nocturne avec une femme mariée, etc. Voyez tous les historiens.
Deux évêques forment en Italie presque toute la littérature ecclésiastique de ce siècle: l'un est Atton, évêque de Verceil, que les savants auteurs de notre Histoire Littéraire ont trop légèrement soutenu appartenir à la France 167; l'autre Ratérius, évêque de Vérone, né à Liége, mais conduit jeune en Italie, dont la vie fut une suite d'orages et de vicissitudes, et qui, ramené plusieurs fois de Vérone à Liége, en France, en Allemagne, destitué, chassé, rétabli, incarcéré, délivré tour à tour, se trouva enfin trop heureux d'aller finir tant d'agitations à Namur, obscurément chargé de gouverner quelques petites abbayes 168. C'étaient deux savants qui auraient peut-être brillé, même avant que les lettres fussent tombées dans une si entière décadence. On a donné dans le dernier siècle, des éditions de leurs œuvres 169. Elles appartiennent toutes à leur état, ou aux circonstances de leur vie. Ratérius, surtout, eut souvent besoin d'apologies pour sa conduite ambitieuse et inconstante, et il ne les épargna pas. On trouve dans ses lettres, et dans ses autres ouvrages, de fréquentes citations des anciens, qui prouvent qu'il alliait dans ses études, plus qu'on ne le faisait de son temps, les auteurs sacrés et profanes.
Nous parlerons plus loin de l'historien Liutprand, qui appartient à cette époque, mais qui tient, par les missions politiques dont il fut chargé, au tableau de l'état où était alors l'empereur d'Orient. C'est au neuvième siècle qu'il faut placer l'Anonyme de Ravenne, auteur d'une Géographie en cinq livres, que l'on a tirée, en 1688, des manuscrits de la Bibliothèque du roi, et de l'oubli où elle avait été justement laissée 170; mais nous ne nous y arrêterons pas. Tiraboschi, quelque peu disposé qu'il fût à une critique sévère, a traité avec le dernier mépris 171 cet ouvrage, que d'autres savants n'ont cependant pas cru indigne de leur attention et de leurs recherches. Il reproche à l'Anonyme d'avoir le style le plus barbare et le plus obscur, où l'on ait peut-être jamais écrit; de confondre souvent les noms de villes, de fleuves et de montagnes 172; de citer comme autorités des auteurs qui n'existèrent jamais que dans sa tête; de n'être qu'un imposteur ignorant, qu'un misérable copiste de la carte de Peutinger 173, et de quelques autres géographies plus anciennes: il trouve enfin que c'est perdre du temps que d'examiner, comme d'autres se sont donné la peine de le faire, si ce fut vraiment dans l'un de ces deux siècles, ou même plus tard, que cet auteur a vécu, ou si ce ne fut point dans le septième ou huitième; si cet auteur est, ou n'est pas, un certain prêtre de Ravenne, nommé Guido, qui avait, dit-on, écrit quelques ouvrages historiques; enfin, si cette géographie est telle qu'il l'avait écrite, ou si elle en est seulement un abrégé; toutes questions intéressantes à faire sur un bon livre, mais nullement sur un aussi mauvais.
Note 172: (retour) Je dois à la justice d'observer que Tiraboschi se trompe dans l'un des reproches qu'il fait au géographe de Ravenne. Il l'accuse d'avoir dit que les Alpes grecques (graïœ) sont une ville. L'anonyme, dans le passage cité par Tiraboschi lui-même, dit: Juxtà Alpes est civitas quœ dicitur graïa; «Près des Alpes est une ville que l'on appelle grecque (graïa)»: ce qui est bien différent.
Note 173: (retour) C'est-à-dire de l'ancienne carte romaine possédée depuis par Conrard Peutinger, savant du quinzième et du seizième siècles, qui lui a donné son nom. On croit qu'elle fut dressée au temps de Théodore Ier non pas par un géographe, mais par un soldat ou un officier, qui ne voulut que tracer un tableau des routes militaires de l'empire d'Occident, et y marquer les noms et à peu près les positions des villes, des provinces, des campements, etc., sans aucun égard à la configuration ni à la disposition respective des terres, des mers et rivages. Elle fut trouvée dans un couvent d'Allemagne par Conrard Celtes, poète latin qui florissait à la fin du quinzième siècle. Il la laissa à son ami Peutinger, alors secrétaire du Sénat d'Augsbourg. Peutinger la conserva soigneusement jusqu'à sa mort, arrivée en 1547. Elle fut publiée, pour la première fois, à Augsbourg, en 1598. Christophe de Scheib en a donné une édition à Vienne, en 1753, in-folio, parfaitement conforme à l'original, avec une savante dissertation et des notes. Comme on n'a pu connaître le nom de l'auteur de cette carte, on lui a conservé le nom de Peutinger. Pour que l'Anonyme de Ravenne l'ait copiée, comme Tiraboschi l'en accuse formellement, il faut, ou que cet Anonyme ait voyagé en Allemagne, et y ait rencontré cette carte, ce qu'on ne peut ni assurer, ni nier, puisqu'on ne le connaît pas, ou qu'elle fût encore en Italie de son temps, et qu'elle n'ait été transportée que depuis le dixième siècle dans le couvent où Conrard Celtes la trouva vers la fin du quinzième.
Tel était donc le triste état où languissaient toutes les branches de la littérature, moins de deux siècles après que Charlemagne eût produit cette grande révolution qu'on lui attribue, qui fut réelle, mais passagère, et qui a plus servi à la gloire de son nom qu'aux progrès de l'esprit humain. Le commencement d'un nouveau siècle fut comme l'aurore du jour qui devait dissiper une si longue et si épaisse nuit.
Ce n'est pas que l'Italie ne fût alors aussi troublée que jamais. Depuis les Alpes jusqu'à Rome, les tentatives inutiles pour se donner un roi indépendant; les guerres qu'elles occasionèrent avec les Empereurs, et celles qui, pour la première fois, armèrent différentes villes les unes contre les autres, selon qu'elles prenaient parti, ou pour l'indépendance, ou pour la soumission à l'Empire; les querelles, de plus en plus animées, des papes et des empereurs, nouveau sujet de divisions entre les évêques, entre les seigneurs et entre les villes; les élections achetées 174 ou forcées 175; les schismes, les papautés doubles et triples; partout des désastres, des barbaries et des scandales: dans ce qui est au-delà de Rome, la lutte sanglante d'un reste de Grecs, d'un reste de Lombards 176; et de quelques brigands Sarrazins, terminée par l'épée des aventuriers Normands, qui soumirent les uns et les autres, et fondèrent un état puissant; les républiques florissantes de Naples, de Gaëte et d'Amalphi, les premières dont l'histoire moderne consacre le souvenir, disparaissant dans cette lutte, et Robert Guiscard, le plus célèbre de ces aventuriers, brûlant et saccageant Rome même, pour sauver de la vengeance de l'empereur Henri IV, l'orgueilleux pape Grégoire VII: telle fut, dans le onzième siècle, la position générale de l'Italie; et l'on ne voit pas ce qu'elle pouvait avoir de favorable à la régénération des lettres.
Note 174: (retour) Telles que celles de Benoît VIII, Jean XIX son frère, et Benoît IX leur neveu, tous trois descendants de Marosie. Ils achetèrent successivement, ou leur famille acheta pour eux, les suffrages du peuple, qui était encore en possession d'élire les papes. Le dernier des trois, qui était très-jeune, et même, selon quelques historiens, encore enfant, souilla pendant douze ans le siège pontifical par tout ce que les vols, les massacres et l'impudicité ont de plus horrible. Il le vendit ensuite à l'archiprêtre Jean, qui prit le nom de Grégoire VI; et il alla se livrer sans contrainte, dans ses châteaux, à la vie crapuleuse qui était seule de son goût. C'est ce que raconte un de ses successeurs, Victor III, dans un Dialogue rapporté en Appendix à la chronique du mont Cassin, liv. II, t. IV, p. 396. Ce sont là des faits historiques que l'auteur de cet ouvrage dissimulait dans ses leçons publiques, et qu'il ne faisait que désigner par des expressions générales, dans le temps qu'on l'accusait de rechercher avec une affectation maligne tout ce qui pouvait être défavorable à la papauté.
Note 175: (retour) L'empereur Henri III se ressaisit du droit d'intervenir dans la nomination des papes, qu'avaient eu les empereurs Grecs et les Carlovingiens. Il présenta Clément II à l'élection du peuple, et ensuite élut de son autorité Damase II, Léon IX et Victor II; ce dernier en 1055. Après sa mort, le peuple et l'église nommèrent, en 1057, Etienne X; et ce fut sous son successeur, Nicolas II, que le concile de Latran attribua, pour l'avenir, l'élection des papes aux cardinaux. Vinrent ensuite le pontificat de Grégoire VII, la donation de la comtesse Mathilde, les démêlés trop fameux de ce pape avec l'empereur Henri IV, etc.; époque de la puissance temporelle des papes, et de l'avilissement des empereurs et des rois.
C'est une époque bien remarquable dans l'histoire de la papauté, que celle où cet archidiacre Hildebrand, devenu pape sous le nom de Grégoire VII 177, entreprit d'élever le saint-siége au-dessus de tous les trônes, et où, pour le malheur de l'Europe entière, il réussit dans cette entreprise! Il la poursuivit avec toute la ténacité de son caractère, toute l'énergie de son ambition et de son courage. Il voulut d'abord que les papes, qui n'étaient point encore souverains dans Rome, eussent une souveraineté réelle et territoriale, qui leur donnât un rang parmi les puissances; et il trouva dans la comtesse Mathilde, dans sa docilité crédule pour un pontife devenu directeur de sa conscience, dans sa haine et ses ressentiments héréditaires contre les empereurs d'Allemagne 178, tous les moyens d'y parvenir. Il eut l'art d'obtenir d'elle la donation de tous ses états, dont elle ne se réserva que l'usufruit. Le pouvoir des passions auxquelles elle obéissait, est tel, qu'il a mis en quelque sorte à couvert la réputation des mœurs de Grégoire VII. L'écrivain le moins habitué à ménager les papes vicieux et corrompus, Voltaire, a reconnu lui-même 179, qu'aucun fait, ni même aucun indice, n'a jamais confirmé les soupçons qu'avaient pu faire naître les liaisons intimes, la fréquentation assidue du pape, et l'immense libéralité de la comtesse.
Note 178: (retour) La mère de Mathilde, femme du marquis Boniface, comte ou duc de Toscane, et sœur de l'empereur Henri III, souleva contre son frère toutes les parties de l'Italie où s'étendait son pouvoir, et qui formaient l'héritage de sa fille, c'est-à-dire, la Toscane, les états de Mantoue, de Modène, de Parme, de Ferrare, de Vérone, une partie de l'Ombrie, de la Marche d'Ancône, et presque tout ce qui a été nommé depuis le patrimoine de S. Pierre. Ayant fait imprudemment un voyage à la cour de l'empereur, elle fut arrêtée, et resta long-temps prisonnière; elle laissa, en mourant, à sa fille Mathilde, ses ressentiments avec tous ses biens.
Grégoire suivait en même temps, avec autant d'ardeur que d'audace, l'autre partie de son plan. Il arrachait ou disputait à outrance aux rois l'investiture des bénéfices. Il écrivait en maître à ceux d'Angleterre, de Danemark et de France. Lui, qui ne s'était cru pape, que lorsque l'empereur Henri IV eut confirmé sa nomination, il excommuniait, il déclarait déchu cet empereur même, il le forçait de se soumettre aux épreuves les plus pénibles et les plus honteuses 180, et foulait aux pieds, dans sa personne, la tête humiliée de tous les rois.
Les lettres de ce pontife existent 181. Elles déposent de la hardiesse de ses projets et de la force de son génie, en même temps qu'elles sont des pièces importantes pour l'histoire de la souveraineté temporelle des papes 182. Elles donnent à celui-ci, quant au style, une place peu distinguée dans l'Histoire littéraire. Il n'en a une, comme bienfaiteur des lettres, ou du moins des études, que par l'ordre qu'il donna aux évêques, dans un synode tenu à Rome 183, d'entretenir, chacun dans leurs églises, une école pour l'enseignement des lettres 184; mais il n'entendait par là que ce qu'on avait entendu jusqu'alors: cet enseignement des lettres n'avait rien de littéraire; et l'on ne voit encore là, pour le onzième siècle, aucun avantage sur les précédents.
Note 180: (retour) On sait la manière dont ce pape, enfermé dans la forteresse de Canosse, avec la comtesse Mathilde, y reçut l'espèce d'amende honorable que vint lui faire l'empereur. Voyez, sur cette scène déshonorante pour l'Empire, tous les historiens; et cherchez dans tous les livres qui peuvent faire autorité en matière de religion, quelque chose qui la justifie.
Note 182: (retour) Depuis que ceci est écrit, il a paru un jugement plein d'équité sur ces lettres, sur le caractère, les plans et la conduite de leur auteur, dans l'excellent ouvrage de M. le professeur Heeren, traduit de l'allemand en français, par M. Charles Villers, et qui a partagé, en 1808, le prix proposé par la classe d'histoire et de littérature ancienne de l'Institut de France, sur la belle question de l'influence des croisades. Voyez cet ouvrage, p. 73-90.
C'est à ce siècle, cependant, que les Italiens assignent les premiers mouvements de la renaissance: c'est l'époque qu'ils désignent par le nom de ce siècle même, et qu'ils appellent avec respect le Mille, il Mille. Mais le cours du mal, suspendu seulement par Charlemagne, devenu plus rapide depuis sa mort, était arrivé à l'extrême: il n'y avait, pour ainsi dire, plus de degrés d'ignorance, où les esprits pussent encore descendre. Il fallait qu'ils suivissent enfin cette loi d'instabilité qui les entraîne; que les sciences et les arts sortissent de leurs ruines, et recommençassent à s'élever, jusqu'à ce qu'ayant repris toute leur splendeur, de nouvelles causes ramenassent un jour une dégénération nouvelle.
Parmi celles qui devaient les faire renaître, il en est qu'on a peu observées, mais qui ne laissèrent pas d'influer puissamment sur l'esprit de ce siècle. C'est, par exemple, une circonstance qui paraît peu importante, que cette opinion de la prochaine fin du monde, répandue par le fanatisme intéressé des moines, et dont les imaginations étaient préoccupées. Cependant on ne saurait croire combien elle fit de mal jusqu'au dernier jour du dixième siècle, et quel bien résulta de l'apparition naturelle, mais inattendue, du jour qui commença le onzième 185 . L'horreur toujours présente d'une désolation universelle, fondée sur des prédictions répandues et interprétées par les moines qui en retiraient d'opulentes donations, avait en quelque sorte éteint toute espérance, toute pensée relative à un avenir, où personne ne comptait plus ni exister même de nom, ni revivre dans ses descendants, et dans la mémoire des hommes, tous destinés à périr à-la-fois. Ce désespoir devait ne permettre d'autre sentiment que celui de la terreur; il devait tourner toutes les idées vers une autre vie, et n'inspirer, pour les choses de ce monde, qu'indifférence et abandon. Mais quand le terme fatal fut passé, et que chacun se trouva, comme après une tempête, en sûreté sur le rivage, ce fut comme une vie nouvelle, un nouveau jour, et de nouvelles espérances. Le courage, la force, l'activité durent renaître, et les idées se tourner d'elles-même vers tout ce qui pouvait leur servir de but et d'aliment.
C'est une circonstance peu remarquée dans un autre genre que d'avoir du papier ou d'en manquer; et cependant plusieurs auteurs graves 186 ont observé que la disette qui s'en fit sentir, au dixième siècle, avait beaucoup contribué à prolonger le règne de la barbarie. Le papyrus d'Égypte, dont on se servait encore, et qui était à fort bon compte, cessa de s'y fabriquer quand les Sarrazins y eurent porté leurs ravages, quand ils y eurent détruit les arts, le commerce, renversé les écoles et brûlé les bibliothèques. Le papier était donc devenu, depuis près de trois siècles, très-rare et très-cher en Occident 187. Le prix du parchemin était au-dessus des facultés, et des particuliers qui pouvaient encore écrire, et des moines. Il en résulta un cruel dommage; les copistes, pour ne pas rester oisifs, effaçaient d'anciens ouvrages écrits sur parchemin, et en écrivaient de nouveaux à la place. Muratori rapporte en avoir vu plusieurs de cette espèce à Milan, dans la bibliothèque Ambroisienne. L'un d'eux contenait les œuvres du vénérable Bède. «Ce qui me parut digne d'une attention particulière, dit-il, c'est que l'écrivain s'était servi de ces parchemins, en effaçant la plus ancienne écriture, pour écrire un livre nouveau. Il restait cependant un grand nombre de mots visibles, et tracés depuis tant de siècles, en caractères majuscules, dont la forme indiquait qu'ils avaient plus de mille ans d'antiquité» 188. Il est vrai que ce livre effacé était un livre d'église, mais on ne peut douter que cette méthode, une fois adoptée par le besoin, ne s'exerçât au moins indifféremment sur le sacré et sur le profane; et rien n'est en même temps et plus douloureux et plus croyable que ce que dit notre savant Mabillon 189, que les Grecs, comme les Latins, manquant de parchemin pour leurs livres d'église, se mirent à effacer les premiers manuscrits qui leur tombaient sous la main, et changèrent des Polybes, des Dion, des Diodore de Sicile, en Antiphonaires, en Pentecostaires, et en recueils d'Homélies. Mais le besoin excite à la fin l'industrie. Dans l'incertitude où sont les érudits sur l'époque précise de l'invention du papier d'Europe, le P. Montfaucon, suivi par Maffei, par Muratori et par d'autres qui font autorité, la fait remonter au onzième siècle 190; et cette invention, l'abondance et le bas prix qui durent en être la suite, peuvent être comptés parmi les heureuses circonstances de cette époque.
Note 190: (retour) Voy. Montfaucon, Palœogr. Grœca, l. I, c. 2; le même, tome IX de l'Acad. des Inscr., Dissertation sur le papier; Maffei, Histor. Diplomatica, p. 77; Muratori, Antich. d'Ital., Dissert. 43. Il est vrai que Tiraboschi recule jusqu'au quatorzième siècle, l'invention du pap. de lin; t, V, l. I, c. 4, p. 76.
Les guerres et les troubles y furent presque continuels, mais ils eurent en partie pour objet une sorte d'élan vers la liberté qui, pour la première fois depuis tant de siècles, se faisait sentir en Italie. L'extinction de la maison de Saxe 191 lui avait donné l'idée de s'affranchir; et de même que les sentiments vils qu'inspire l'esclavage, énervent et abrutissent l'esprit, de même aussi les affections nobles qui tendent vers la liberté le renforcent et le relèvent. Ce fut vraisemblablement un assez pauvre roi d'Italie, que cet Hardoin, marquis d'Ivrée, qui ne put résister long-temps aux armes de l'empereur Henri de Bavière; mais les évêques, les princes et les seigneurs italiens l'avaient élu 192. Ce mouvement d'indépendance annonçait déjà une révolution heureuse, et ce roi italien dut paraître, et se montra, en effet, ambitieux du titre de restaurateur de sa patrie 193, autant du moins que put le lui permettre le peu de pouvoir dont il jouit. Les guerres civiles entre la noblesse et le peuple de Milan, qui commencèrent alors, causèrent, il est vrai, beaucoup de maux, publics et particuliers; mais tandis que les nobles voulaient, dans d'autres villes, secouer le joug des empereurs, le peuple voulait ici briser celui des nobles. Ces querelles, qui furent longues et obstinées, prouvent que le mouvement gagnait de proche en proche, et devenait universel.
L'agrandissement du pouvoir des évêques de Rome donnait beaucoup d'importance aux dispositions que chacun d'eux annonçait à l'égard des lettres; et ce siècle s'ouvrit sous le pontificat de Sylvestre II, long-temps célèbre, sous le nom de Gerbert, par son savoir et surtout par son zèle ardent pour les sciences. La France doit s'honorer de l'avoir produit. Il était si savant que, dans ce siècle, qui ne l'était guère, il passa pour magicien, et finit par devenir Pape. C'était un des plus habiles mathématiciens et le plus fort dialectitien de son temps. L'union qu'il établit dans ses écoles, entre ces deux sciences, tandis qu'il professa publiquement, donnait à ses élèves une supériorité marquée; et le savant Bruker ne craint pas de dire, que si, dans le onzième siècle, les ténèbres qui avaient couvert les précédents, commencèrent à se dissiper, on le dut principalement à la méthode de Gerbert, qui joignit aux exercices de la dialectique ceux des sciences mathématiques, et donna ainsi plus de force et de pénétration aux esprits 194.
Cette même comtesse Mathilde, à qui l'on peut reprocher d'avoir alimenté l'ambition violente et l'audace effrénée de Grégoire VII, d'avoir donné un fondement trop réel à la puissance politique des Papes, et d'avoir trop contribué à élever sur des bases solides ce pouvoir colossal qui, depuis, a si long-temps pesé sur l'Europe, doit être d'ailleurs comptée parmi les causes de cette heureuse révolution des connaissances humaines. Son autorité, plus étendue que ne l'avait été celle d'aucun prince depuis la chute de Rome, lui servit à encourager l'étude des sciences, auxquelles elle n'était pas elle-même étrangère; et si, au commencement du siècle suivant, l'étude du droit surtout prit à Bologne un si grand essort, si la jurisprudence romaine régit de nouveau d'Italie, et si le code de Justinien en bannit enfin les lois bavaroises, lombardes et tudesques, qui y avaient régné tour-à-tour, on le dut peut-être au soin que prit Mathilde de faire revoir ce code et d'engager par des récompenses un jurisconsulte célèbre à cet utile travail 195.
Enfin des divers ports d'Italie, on commençait à naviguer chez des nations étrangères; on rapportait des connaissances acquises et le désir d'en acquérir de nouvelles. On trouvait en Orient les lettres et quelques parties de la philosophie, jouissant encore d'une sorte d'honneur; on voyait fleurir en Espagne, parmi les Maures, dont la domination y était alors prospère et fastueuse, une littérature nouvelle, l'étude et l'admiration des sciences et de la philosophie grecque; et l'on revenait de Constantinople avec des manuscrits grecs, et d'Espagne avec des manuscrits arabes, soit originaux dans cette langue, soit traduits du grec.
Ce fut par des traductions de cette espèce qu'Hippocrate commença d'être connu; que ses ouvrages et d'autres, tant grecs qu'arabes, sur la médecine, se répandirent dans l'Italie méridionale. Ils y furent apportés et interprétés par un aventurier savant et laborieux, nommé Constantin, et donnèrent naissance à la fameuse école de Salerne, ou du moins commencèrent sa célébrité. On en fait remonter beaucoup plus haut l'existence. Ce qu'il y a de certain, c'est que, dès la fin du dixième siècle, on allait à Salerne consulter sur ses maladies et rétablir sa santé. Un historien du douzième siècle (Orderic Vital), parle aussi de cette école de médecine, comme étant déjà fort ancienne. L'opinion la plus probable est que les Arabes ou Sarrazins, qui occupèrent une grande partie de ces provinces, y apportèrent leurs sciences et leurs livres, parmi lesquels il s'en trouvait beaucoup de médecine. Ils réveillèrent dans ces contrées le goût pour cette science, et l'arrivée de Constantin y donna une nouvelle activité.
Il était Africain et né à Carthage. L'ardeur de s'instruire dans toutes les sciences le conduisit chez tous les peuples qui les cultivaient alors. Il étudia long-tems à Bagdad, où il apprit la grammaire, la dialectique, la physique, la médecine, l'arithmétique, la géométrie, les mathématiques, l'astronomie, la nécromancie, la musique des Caldéens, des Arabes, des Persans et des Sarrazins. De là il passa dans les Indes, et s'instruisit encore de toutes les sciences de ces peuples. Il en fit autant en Égypte. Enfin, après 39 ans de voyages et d'études, il revint à Carthage. La science presque universelle, qui lui avait coûté tant de peines à acquérir, le fit prendre dans son pays, comme Gerbert dans le nôtre, pour un magicien. On voulut se défaire de lui; il le sut, prit la fuite et passa secrètement à Salerne. Il y obtint la faveur du fameux prince normand, Robert Guiscard. Mais ensuite dégoûté du monde, il se retira au Mont Cassin, où il prit l'habit religieux. Il s'y occupa le reste de sa vie à traduire de l'arabe, du grec et du latin des livres de médecine, et à en composer lui-même. Ils lui firent alors une grande réputation 196. Ils répandirent de plus en plus à Salerne la passion pour la médecine, et les moyens de la mieux étudier. C'est dans ce sens que Constantin peut être regardé comme l'un des créateurs de cette école, comme l'une des causes de sa célébrité, et que l'on peut voir aussi dans les Arabes, de qui il avait tant appris, une influence favorable à la renaissance des lettres. Ces mêmes Sarrazins que nous n'avons nommés jusqu'ici que comme des barbares, destructeurs actifs des lumières partout où ils étendaient leurs conquêtes, nous les voyons donc figurer ici parmi les causes qui rallumèrent le flambeau qu'ils avaient ailleurs contribué à éteindre; et bientôt nous fixerons plus spécialement notre attention sur cette révolution particulière, qui se fait apercevoir dans la grande révolution générale.
Quant aux Grecs de Constantinople, après un long sommeil, les sciences et les lettres semblaient aussi renaître parmi eux. Pendant le huitième siècle, les sanglantes querelles entre les iconoclastes et les adorateurs des images, avaient servi de prétexte à la destruction des monuments des arts et des lettres, et détourné de plus en plus des études utiles et paisibles, par des argumentations bruyantes, soutenues à main armée. Mais au neuvième, après que la dynastie des Basilides eût renversé la race Isaurienne, qui avait remplacé les descendants d'Héraclius, les esprits, ayant repris un peu de calme, se reportèrent vers les études.
Ils y furent excités par un nouveau mobile. Lorsque les Arabes, destructeurs des écoles d'Athènes et d'Alexandrie, rassasiés de conquêtes sanglantes, et voulant en faire de plus douces, recherchèrent ces mêmes productions de l'ancienne Grèce, qu'ils avaient autrefois livrées aux flammes, les Grecs, qui les avaient eux-mêmes oubliées depuis long-temps 197, rapprirent à en connaître le prix. Occupés de les copier et de les vendre, ils voulurent aussi les étudier. Quelques écoles furent rétablies, et le peu d'hommes qui cultivaient encore, dans l'obscurité, les lettres et la philosophie, furent encouragés et honorés.
Le savant patriarche Photius, célèbre par le schisme dont il fut la cause, et qui, sans changer d'opinion, fut excommunié par un grand concile, absous par un autre, et derechef excommunié par un troisième, fut l'homme le plus éclairé et le plus éloquent de son siècle; il eut pour élève un empereur qui s'honora du surnom de Philosophe 198; et il nous a laissé dans son ouvrage, connu sous le titre de Bibliothèque, des preuves de son amour pour l'étude, de son savoir, et de l'indépendance de son esprit. Vers le même temps, ou un peu plus tard, dans le dixième siècle, Suidas écrivit le plus ancien Lexique qui nous soit parvenu, nécessaire pour l'intelligence des anciens classiques grecs, et qui contient un grand nombre de fragments d'auteurs qui auraient aussi été classiques, mais que le temps a dévorés. Ils existaient encore alors: la Bibliothèque de Photius nous l'atteste. Constantinople possédait l'histoire de Théopompe, les oraisons d'IIyperide, les comédies de Ménandre, les odes d'Alcée et de Sapho, et les ouvrages d'une foule d'autres auteurs, poètes, orateurs, historiens, philosophes, que nous n'avons plus.
Constantin Porhyrogénète suivit la route que son père, Léon-le-Philosophe, lui avait tracée, et s'y avança plus loin que lui. Ce fut un homme de lettres sur le trône. Il a laissé plusieurs ouvrages, l'un sur l'administration de l'Empire, l'autre contenant une description de ses provinces, un troisième sur la tactique et les opérations militaires. Le quatrième est un assez gros livre sur un sujet moins important, sur le cérémonial de la cour de Bysance; mais enfin il cultiva les lettres, la musique, la peinture; et lorsque Romain Lecapenus l'eut renversé du trône, où il remonta ensuite, il sut, dit-on, se faire une ressource de ses talents et de la vente de ses tableaux; ressource que peu de Souverains pourraient se procurer en pareil cas.
Ce fut vers lui que fut envoyé en ambassade, par Bérenger II, roi d'Italie, un jeune littérateur, devenu depuis un historien de quelque célébrité. Liutprand, dont c'est ici l'occasion de parler, était né à Pavie, d'un père qui avait été député vers la même cour par le roi Hugues, prédécesseur de Bérenger. Hugues conserva au fils la protection qu'il avait accordée au père. Les talents qu'annonçait le jeune Liutprand, favorisèrent ces dispositions, surtout la beauté de sa voix, que ce roi, qui aimait la musique, se plaisait beaucoup à entendre. Quand Bérenger, marquis d'Ivrée, eut forcé Hugues à lui céder son trône, il garda auprès de lui Liutprand, le fit son secrétaire, et l'envoya quelques années après 199, à Constantinople, en qualité d'ambassadeur. Liutprand profita de cette mission pour apprendre le grec, et ce fut à peu près tout le fruit qu'il en retira. De cette haute faveur où il était, il tomba tout-à-coup dans la disgrâce, et fut obligé de se retirer en Allemagne. C'est dans cet exil qu'il composa l'histoire de son temps 200. Il était alors chanoine de l'église de Pavie, titre qu'il prend au commencement de chacun des livres de son histoire. Elle est écrite avec esprit, en latin meilleur que celui des autres écrivains du dixième siècle, et avec une petite pointe de malignité satirique, qui passe même la mesure quand il est question de Bérenger et de sa femme. L'accueil distingué que Liutprand reçut de Constantin Porphyrogénète, fut accordé à son mérite autant qu'à son titre; et il nous a laissé, outre l'histoire dont on vient de parler, une relation piquante de son voyage et de son ambassade 201, ou plutôt de ses ambassades, car il en fit une seconde assez long-temps après 202, dont il fut moins content que de la première; de simple chanoine il était pourtant devenu évêque de Crémone; il était envoyé par un puissant empereur, Othon Ier; à qui il devait la chute de Bérenger, son persécuteur, son rappel dans sa patrie, le rétablissement de sa fortune, et son avancement; mais Porphyrogénète n'était plus là pour le recevoir 203.
Les exemples donnés par ce prince et par son père, quoiqu'ils ne fussent rien moins que de grands princes, contribuèrent cependant beaucoup à ranimer dans l'Orient le goût des études. L'effet s'en prolongea, pour ainsi dire, pendant les règnes tantôt violents, tantôt faibles, toujours étrangers aux lettres, qui suivirent le leur, jusqu'à ce que celui des Comnène vînt, au milieu du onzième siècle, rallumer momentanément l'émulation presque éteinte.
A défaut d'ouvrages de génie, ce fut le temps des recherches et de l'érudition. Dans ce siècle et dans le douzième, on compte des commentateurs tels qu'Eustathe sur Homère, Eustrate sur Aristote; le premier, évêque de Thessalonique; le second, de Nicée, et plusieurs autres. J'ai dit à défaut d'ouvrages de génie, car on ne mettra pas, sans doute, de ce nombre les Chiliades 204 de Tzetzès, qui écrivit en douze mille vers lâches, prolixes et cependant obscurs, sur six cents sujets différents. Alors aussi commence la série des auteurs de l'histoire Bysantine, peu recommandables, si on les compare aux Xénophons et aux Thucydides; mais qu'on se félicite encore de trouver parmi les ténèbres de ces temps barbares. Ils forment du moins dans la même langue une suite presque ininterrompue depuis les auteurs des bons siècles.
Cette langue, altérée dans ses mots et dans ses tours, était pourtant encore matériellement la langue d'Homère et de Démosthène, au lieu qu'on oserait à peine dire, en parlant du langage corrompu dans lequel on écrivait alors à Rome et dans l'Italie, comme en France et dans l'Europe entière, que ce fut la langue de Cicéron et de Virgile. Aussi, malgré la place honorable que ce siècle conserve dans l'Histoire littéraire d'Italie, quels monuments latins a-t-il laissés? de quels auteurs peut-il citer les productions? Quels sont ceux qui, dans cette dépravation générale, montrèrent du moins un bon esprit et quelques traces d'un meilleur style?
Les deux plus grands génies de ce siècle, qui remplirent de leur renommée l'Italie, la France et l'Angleterre, furent Lanfranc et Anselme. Le premier surtout, qui fut le maître du second, eut la plus forte et la plus heureuse influence sur l'amélioration des études. Né à Pavie 205, vers le commencementdu siècle, il y brilla dès sa première jeunesse dans les exercices du barreau, passa en France, se retira du monde, jeune encore, et entra dans une abbaye qu'il rendit célèbre, l'abbaye du Bec en Normandie. L'école qu'il y ouvrit devint fameuse, et la philosophie du Bec passa, pour ainsi dire, en proverbe 206. La dialectique de Lanfranc et sa manière d'écrire en latin, étaient en grande partie dégagées de la rouille de l'école. Le premier, depuis les siècles de barbarie, il essaya de faire renaître la science de la critique. Les ouvrages des pères de l'église, et même les livres saints (car on ne connaissait guère alors d'autre littérature), altérés et corrompus par l'ignorance des copistes, reprenaient, en passant sous ses yeux, leur pureté originelle. Il les examinait, les collationnait, les corrigeait de sa main, et ces copies ainsi restituées, devenaient des manuscrits authentiques et dignes de foi.
Guillaume, alors duc de Normandie, ayant acquis par la conquête de l'Angleterre, le surnom de Conquérant, voulut attirer Lanfranc dans ses nouveaux états, et le fit archevêque de Cantorbéry. Lanfranc occupa ce siège pendant dix-neuf ans. Sa vertu y fut mise à l'épreuve, et la faveur dont il jouissait fut troublée par les querelles qui s'élevèrent entre son roi et le pape Grégoire VII, à l'occasion des investitures; il ne cessa d'être un sujet soumis qu'autant qu'il le fallait pour obéir au souverain pontife, qui étendait sur toutes les couronnes ses prétentions de souveraineté. Sa résistance n'eut rien de séditieux, et sa modération éclata jusque dans l'exécution des ordres violents, auxquels il ne se croyait pas permis de résister. Elle ne brilla pas moins dans un concile tenu à Rome 207, où il fut appelé par le pape. L'hérésiarque Bérenger y fut cité pour ses erreurs. L'archevêque, chargé de le combattre, fit mieux, il le persuada, et le convertit.
Lanfranc, mort en 1089, n'a laissé qu'un traité de l'Eucharistie contre l'hérésie de Bérenger, et des lettres écrites, les unes avant, les autres pendant son épiscopat. Ce fut donc moins par ses ouvrages que par sa méthode d'enseignement qu'il servit au progrès de la philosophie et des lettres. C'est dans l'école qu'il tint au milieu de la forêt du Bec, que sont ses plus beaux titres de gloire. Parmi les personnages illustres qui en sortirent, il suffit de citer Ives de Chartres, regardé comme le restaurateur du droit canonique en France, et dont les lettres sont si précieuses pour notre histoire; Anselme, qui devint Pape sous le nom d'Alexandre II, et cet autre Anselme, dont la renommée littéraire égala celle de son maître.
Il était né en 1034, dans la ville d'Aoste, en Piémont 208. La réputation dont jouissait l'école du Bec, l'y attira de bonne heure. Il profita si bien des leçons de Lanfranc, qu'ayant embrassé la vie monastique, il fut, trois ans après, élu prieur, et ensuite abbé de cette maison. Quatre ou cinq ans après la mort de son maître, il fut appelé à lui succéder dans l'archevêché de Cantorbéry 209. Guillaume-le-Roux régnait alors. Il ne valait pas son père, mais il fut aussi ferme que lui sur l'article des investitures. Anselme ne se montra pas moins zélé pour la cause du Pape; il en résulta pour lui des querelles très-vives et un exil. Il se rendit en Italie auprès d'Urbain II. Il assista au concile de Bari 210, où il terrassa par sa dialectique les Grecs, entêtés à soutenir que dans la Trinité, le S. Esprit, ne procède uniquement que du père.
Rappelé en Angleterre par Henri Ier, Anselme s'y rendit; mais bientôt les intérêts de la cour de Rome qu'il voulut servir, le brouillèrent avec ce roi. Il repassa sur le continent, et peu de temps après revint se fixer dans l'abbaye du Bec. Ce fut à l'invitation de Henri lui-même, qui, désirant enfin s'accorder avec le Pape, se rendit plusieurs fois dans cet abbaye pour conférer avec Anselme. Le prélat ayant réussi dans cette négociation, retourna auprès du roi, rentra en possession de son archevêché, de ses dignités, de ses biens, et mourut deux ans après 211, laissant dans l'Europe chrétienne de vifs regrets et une grande renommée de sainteté, d'éloquence et de savoir.
Tous ses ouvrages sont théologiques ou ascétiques; il passe pour avoir appliqué, plus qu'aucun de ses prédécesseurs, les subtilités de la dialectique à la théologie 212. Le dessein qu'il avait formé de démontrer, non seulement par l'autorité de l'Écriture et de la tradition, mais par la raison même, les dogmes et les mystères de la religion chrétienne, lui rendait ces subtilités nécessaires. Il ne s'enfonça pas moins avant dans les profondeurs de la métaphysique, dont il est regardé comme le restaurateur. On le regardait avec plus de raison comme le père de la théologie scolastique, dont il n'enveloppa cependant pas les obscurités dans le style barbare qu'on y introduisit après lui 213. On sait que Leibnitz a reproché à Descartes d'avoir pris à Anselme sa preuve de l'existence de Dieu par l'idée de l'infini; mais sans se croire obligé de lire le Monologium ni le Proslogium de ce saint docteur, deux traités de théologie naturelle, dans l'un desquels cette démonstration doit être, on peut penser que le génie de Descartes, qui a trouvé tant d'autres choses, l'a trouvée aussi de son côté 214.
Ce dont on doit peut-être savoir le plus de gré à Anselme, c'est d'avoir eu sur l'éducation des enfants, des notions supérieures à son siècle. Un abbé de moines qui était en grande réputation de piété, se plaignait un jour à lui de la mauvaise conduite des enfants qu'on élevait dans son monastère. Nous les fouettons continuellement, disait-il, et ils n'en deviennent que plus obstinés et plus méchants. Et quand ils sont grands, demanda le bon Anselme, que deviennent-ils? Parfaitement stupides, lui répondit l'abbé. Voilà, reprit Anselme, une excellente méthode d'éducation qui change les hommes en bêtes! Il se servit ensuite de diverses comparaisons, pour lui faire entendre qu'il en est des hommes comme des arbres, qui ne peuvent prospérer, se développer et croître à la hauteur que la nature leur destine, s'ils sont comprimés dès leur naissance, si leurs rameaux sont pressés, leur sève étouffée, leur direction gênée, interrompue; qu'il en est encore comme des métaux d'or et d'argent, qu'on ne peut réduire à des formes élégantes et nobles, si l'artiste ne fait que les battre à grands coups de marteau, etc. 215.
L'école fondée en France par Lanfranc et par Anselme, devint une pépinière féconde d'hommes instruits, non seulement pour la France, mais pour l'Italie, d'où un grand nombre de jeunes gens y accouraient prendre des leçons. Les auteurs de notre Histoire littéraire relèvent avec un orgueil très-pardonnable ces secours que l'Italie recevait de la France 216; mais ils oublient trop peut-être que les deux chefs de cette fameuse école étaient Italiens, et que ce fut encore à l'Italie que la France dut ce second mouvement de renaissance des lettres, plus durable que le premier. L'historien de la littérature italienne, après avoir réclamé ce qu'il croit appartenir à sa patrie, dit avec son bon sens et son équité ordinaires 217: «Ainsi la France et l'Italie se prêtaient mutuellement des secours; celle-ci, en fournissant à la France, et de savants professeurs qui donnaient le plus grand éclat aux écoles, et de jeunes étudiants qui ajoutaient à ces écoles un nouveau lustre; celle-là, en offrant un sûr et doux asyle aux Italiens, qui se seraient difficilement livrés à l'étude au milieu des troubles de leur patrie».
Mais enfin ni les ouvrages d'Anselme, ni ceux de Lanfranc son maître, ni ceux de leurs nombreux disciples, n'ont plus de lecteurs depuis long-temps. Il en est ainsi d'un Fulbert, évêque de Chartres, dont la France et l'Italie se sont disputé la naissance 218, mais qu'on ne lit plus, qu'on ne lira jamais plus, ni en Italie, ni en France 219. Il en est encore ainsi d'un Pierre Damien, l'un des plus savants et des plus élégants écrivains de son temps; d'un Pierre Diacre, d'un Brunon, évêque de Segni, d'un troisième Anselme, évêque de Lucques, d'un Arnolphe, d'un Landolphe, et dune foule d'autres théologiens ou dialecticiens plus ou moins célèbres dans ce siècle, mais également ignorés et dignes de l'être dans le nôtre. Il faut distinguer parmi eux les auteurs d'histoires et de chroniques, la plupart recueillies dans la volumineuse et savante collection de Muratori, tels entre autres que cet Arnolphe et ce Landolphe qu'on vient de nommer 220. Méprisables comme écrivains, ils sont précieux pour l'histoire, dont ils sont les seules lumières dans ces temps de profonde obscurité.
Note 218: (retour) Selon Fleury, Hist. Eccl., l. LVIII, n°. 57, et Mabillon, Act. SS. etc. t. VII, pr. n°. 43; il était Romain, d'après un endroit de ses propres écrits; mais cet endroit est mal interprété, selon les auteurs de l'Hist. litter. de France, t. VII, p. 262; ils croient plutôt que Fulbert était d'Aquitaine, ou même particulièrement de Poitou. Tiraboschi est venu ensuite, et a démontré que les Bénédictins se sont trompés dans ce point d'histoire, et que Fulbert, qui dut à la France son instruction, puisqu'il y fut élève de Gerbert, ne lui doit pas du moins la naissance. Il rend à l'Italie l'honneur de l'avoir produit, t. III, p. 225 et 226.
Ce sont tous, il est vrai, de ces auteurs que, dans la littérature de leur pays, on appelle sacrés; mais il en eut alors encore moins de profanes que l'on puisse citer: la raison en est simple. L'église latine était sans cesse, depuis le schisme, en controverse avec l'église grecque. Il fallait toujours se tenir prêt à argumenter, dans des conférences, contre ces Grecs, si rusés dialecticiens et si déterminés sophistes. Les querelles entre le sacerdoce et l'Empire ne se vidaient pas seulement avec l'épée, mais avec la plume. En écrivant sur ces matières, on pouvait espérer de la part de celle des deux puissances dont on se déclarait le champion, des faveurs et des récompenses. C'étaient des motifs assez forts d'émulation pour s'adonner à la théologie et au droit canon; mais il n'y en avait aucun qui pût engager à cultiver les lettres proprement dites. Elles continuaient donc de languir, et tout ce qu'elles peuvent se vanter d'avoir produit qui puisse être encore de quelque utilité, est une espèce de lexique latin, composé par un certain Papias, très-habile dans la langue grecque, et le meilleur grammairien de son temps 221.
Un moine Bénédictin de la Pomposa, célèbre abbaye près de Ravenne, s'immortalisa par une découverte en musique, qui facilita et abrégea considérablement l'étude de cet art, borné cependant au chant de l'église. On ne laissait pas, faute de signes et de méthode, d'employer une dizaine d'années pour apprendre à chanter passablement au lutrin. Guido, ou, comme nous le nommons en français, Gui d'Arezzo, inventa des signes et créa une méthode qui réduisirent à un, ou tout au plus deux ans cet apprentissage. D'autres ont écrit qu'il ne fallait que quelques mois 222; mais c'est un ou deux ans que dit Gui d'Arezzo lui-même dans une lettre qui nous est restée de lui. On y voit aussi les seuls événements de sa vie que nous sachions, et qu'il soit intéressant de savoir. Les moines de son couvent, loin de lui avoir gré de sa découverte et du soin qu'il avait pris de les instruire, le persécutèrent. Il leur parut blesser l'égalité de leur institution, parce qu'il n'était pas leur égal en ignorance 223. L'abbé lui même écouta leurs suggestions, épousa leurs haines et fit éprouver à Gui des désagréments qui le forcèrent enfin à s'exiler du monastère. Il vécut alors des leçons de chant qu'il allait donner d'église en église. Théodalde, évêque d'Arezzo, sa patrie, l'appela auprès de lui, et l'y retint quelque temps. Sa réputation parvint au Pape Jean XX, à qui elle inspira le désir de le connaître. Il députa vers lui trois envoyés pour l'engager à se rendre à Rome 224. Le pontife voulut éprouver sur lui-même la bonté de la nouvelle méthode. À son grand étonnement, il apprit sur-le-champ à lire et à chanter un verset qu'il n'avait jamais entendu auparavant. La faveur à laquelle Gui parvint auprès du Pape, l'aurait retenu à Rome, si le climat ne lui en eût pas été aussi contraire, surtout pendant l'été. Il venait d'obtenir la permission de s'en éloigner, sous la condition expresse d'y revenir pendant l'hiver, instruire le clergé romain, lorsque l'abbé de la Pomposa y fut amené par les affaires de son ordre. Gui l'alla visiter comme son supérieur, malgré les mauvais traitements qu'il en avait reçus. Il lui fit connaître si clairement la régularité de sa conduite et l'excellence de sa méthode, que l'abbé, de retour dans son couvent, l'invita de la manière la plus pressante à y revenir. La principale raison qui engagea ce bon religieux à céder à ses instances, fut que, presque tous les évêques étant simoniaques, et par conséquent damnés, il devait craindre toute communication avec eux 225. Il paraît donc qu'il retourna dans son premier asyle, et qu'il y finit paisiblement ses jours. C'est vers l'an 1030 qu'il florissait.
On a imprimé, mais depuis asez peu d'années 226, l'ouvrage intitulé Micrologus, où il consigna sa découverte et son système: on ne le posséda long-temps qu'en manuscrit dans quelques bibliothèques 227. Sa gamme et sa manière de la noter se répandirent, et se sont perpétuées par la tradition. Une idée étendue et détaillée de ce système appartiendrait à l'histoire de la musique, et non à celle de la littérature. Ce qu'il suffit de rappeler ici, c'est qu'il substitua les points placés sur des lignes à la confusion de lettres et d'autres caractères qui avait régné jusqu'alors, et qu'il désigna les notes de la gamme par les syllabes placées au commencement et au milieu des vers, dans la première strophe de l'hymne Ut queant taxis, devenu fameux par cet emploi, auquel Paul Diacre, son auteur, n'avait pas songé. On commença enfin à se reconnaître dans ce dédale; et le nom de Gui d'Arezzo est honorablement placé en tête de la liste des créateurs et des bienfaiteurs de la musique moderne.
Note 227: (retour) À Milan, dans l'Ambroisienne; à Pistoja, chez les chanoines, à Florence, dans la Laurentienne. On en possède trois en France à la Bibliothèque impériale. Il y en avait un à l'abbaye de Saint-Evroult (diocèse de Lizieux); ce dernier passait pour le plus complet de tous: (Voy. La Borde, Essai sur la Musique, t. III, p. 346.) il est perdu.
C'est aussi vers la fin de ce siècle que l'école de Salerne produisit ce petit poëme qui lui a fait plus de réputation que les gros ouvrages de Constantin, et ceux de ses plus savants docteurs 228. Les vers en sont encore cités comme des adages, quelquefois même comme des autorités. Ce sont assurément de mauvais vers, presque tous léonins ou rimés, selon la coutume de ce temps; mais ils ne manquent pourtant pas d'une certaine concision technique, qui est un des mérites du genre. Ce poëme fut présenté au nom de l'école même, à un roi d'Angleterre 229. On a cru que c'était saint Édouard qui, peu de temps avant sa mort, arrivée en 1066, avait consulté par écrit l'école de Salerne sur sa santé, et en avait reçu cette réponse. Muratori lui-même est de cette opinion 230; mais Tiraboschi conjecture, avec plus de vraisemblance, que Robert 231, duc de Normandie, l'un des fils de Guillaume-le-Conquérant, à son retour de la première croisade, en 1100, vint dans la Pouille, où il fut amicalement reçu par le duc Roger, qui en était alors maître; qu'il y épousa Sibylle, fille d'un seigneur du pays; qu'il y apprit la mort de son frère Guillaume II 232, tué à la chasse cette même année, et l'usurpation de son jeune frère Henri, qui s'était emparé du trône d'Angleterre, en son absence; qu'ayant dès lors formé le projet de lui disputer la couronne, il avait commencé par prendre le titre de Roi; et que, se trouvant à Salerne même, avec ce titre, et sans doute avec un cortége royal, l'école, soit qu'il l'eût consultée ou non, n'ayant rien à craindre de Henri, dédia ce poëme à Robert, en lui donnant le titre de roi d'Angleterre, qui flattait ses espérances et son orgueil. 233
Note 229: (retour) Quelques auteurs ont prétendu qu'il avait été dédié à Charlemagne, et se sont fondés sur des manuscrits, qui portent pour titre: Scholœ Salernitanœ versûs medicinales inscripti Carolomagno Francorum regi, etc.; et pour premier vers:
Francorum regi scribit tota schola Salerni.
Mais c'est une altération prouvée du texte, qui ne peut être venue que du caprice d'un copiste. Charlemagne n'étendit point ses conquêtes vers Salerne, et n'eut jamais d'influence sur ce pays-là. Dans tous les autres manuscrits, ces vers sont adressés à un roi d'Angleterre, Anglorum Regi scribit, etc. Voy. sur tout ceci, Tiraboschi, t. III, p. 308 et suiv.
Note 233: (retour) On peut citer, à l'appui de cette conjecture, le titre que porte ce poëme dans un des manuscrits de notre Bibliothèque impériale; il y est intitulé: Salernitanœ scholœ versûs ad regem Robertum. (Catalog. codd. manusc. Bibl. Reg. Paris, t. IV, p. 295, n°. 6941). On sait, au reste, que Robert ne fut roi qu'en idée; qu'il descendit l'année suivante en Angleterre avec une forte armée, mais qu'ayant été vaincu, il fut forcé de se contenter de son duché de Normandie et d'une somme d'argent que Henri consentit à lui payer; que la guerre s'étant rallumée en 1106, entre les deux frères, Robert, vaincu de nouveau, perdit son duché, fut emmené en Angleterre, et renfermé dans une prison, où il resta jusqu'à sa mort.
Il est probable que l'un des professeurs de l'école fut chargé de rédiger l'ouvrage, et que les autres ne firent que l'approuver. On désigne communément ce rédacteur par le nom de Giovanni, ou Jean de Milan, sans que l'on sache rien autre chose de lui, sinon que son nom se trouve, dit-on, à la tête de l'un des manuscrits de ce poëme 234. Cette raison de le lui attribuer est faible; mais on ne connaît ni aucun autre manuscrit qui la confirme, ni aucune indication quelconque d'un autre auteur 235.
Divers recueils d'érudition 236 contiennent des poésies latines d'un archevêque de Salerne, nommé Alfanus, qui ne valent pas les vers des médecins de son diocèse. On trouve dans d'autres recueils 237 un poëme entier en cinq livres, sur les expéditions des princes Normands en Italie, par Guillaume de Pouille 238, et quelques autres poésies du même temps 239. L'historien y peut rechercher des faits dont il ne trouverait nulle part ailleurs aucune trace; mais l'homme de goût y chercherait en vain quelques vers dont il pût être satisfait.
Note 234: (retour) C'est Zacharie Silvius qui assure, dans sa préface, ad schol. Salernit., avoir vu un manuscrit finissant par ces mots Explicat. (lisez explicit) tractatus qui dicitur Flores medicinœ compilatus in studio Salerni, à Mag. Joan. de Medialano, etc. Ce poëme a eu un grand nombre d'éditions, sous différents titres: Medicina Salernitana; de Conservandâ bonâ valetudine; Regimen sanitatis Salerni; Flos Medicinœ, etc. Plusieurs de ces éditions sont accompagnées de notes; celles de René Moreau, Paris, 1525, in-8., passent pour les meilleures.
Il serait inutile de nous traîner sur des noms et sur des ouvrages ignorés et illisibles. Rien n'y annonçait encore une résurrection prochaine: la semence en était jetée, mais rien ne germait et surtout ne fructifiait encore. En voyant avec quelle lenteur et avec combien de peine l'esprit humain se dégage de la rouille que la barbarie lui a une fois imprimée, on apprend à sentir de plus en plus les bienfaits de l'instruction, à chérir davantage les sciences, la philosophie et les lettres; à respecter, à garder précieusement, à désirer d'augmenter chaque jour le trésor sacré des lumières.
Situation politique et littéraire de l'Italie, au douzième siècle; Universités; Études scolastiques; Langue Grecque; Histoire; Naissance des Langues modernes, et en particulier de la Langue Italienne; Troubadours Provençaux; Sarrazins d'Espagne.
L'esprit de liberté qui s'était annoncé en Italie dès le onzième siècle, y fit dans le deuxième de nouveaux progrès. Les villes de la Lombardie, profitant des orages du règne de l'empereur Henri IV, s'étaient presque toutes déclarées indépendantes. Les guerres acharnées qu'elles se firent entre elles pendant celui de Henri V, exercèrent le courage de cette multitude de républiques, et ne furent d'aucun danger pour leur liberté. Cet état subsista sous Lothaire II, dernier empereur de la maison de Franconie, et de Conrad III, en qui commença celle de Souabe, c'est-à-dire, jusqu'au milieu de ce siècle. Il n'en fut pas ainsi, quand un empereur jeune, ambitieux et guerrier, quand Frédéric Barberousse eut succédé à Conrad 240. Instruites alors par de premiers revers, par les barbaries qu'exerçait contre elles un vainqueur irrité qui les traitait en rebelles 241, et surtout par la ruine déplorable de la plus florissante de ces villes, de Milan, deux fois prise, rasée et détruite de fond en comble par Frédéric, elles renoncèrent à leurs inimitiés, et formèrent entre elles cette célèbre ligue lombarde, contre laquelle se brisèrent toutes les forces de l'Empire, et tout le courage de l'Empereur. Dans le cours de vingt-deux ans, il conduisit en Italie sept formidables armées de ses Allemands: elles y périrent toutes, soit par les maladies, soit par le fer, après des effusions incalculables de ce généreux sang italien. Frédéric, vaincu en bataille rangée 242, mis en pleine déroute, et ne devant la vie qu'au bruit qui se répandit de sa mort, se vit réduit à négocier avec les républiques victorieuses. Après une trêve de six ans, qu'il employa en vain à vouloir reprendre par la ruse les avantages qu'il avait perdus, il reconnut enfin, par un traité célèbre 243, et par un rescrit impérial, leur indépendance, que lui et ses prédécesseurs avaient taxée jusqu'alors de révolte et de perfidie 244.
Note 241: (retour) Comme au siége de Crême; pendant lequel l'Empereur, après avoir fait pendre des prisonniers et des otages, fit attacher des enfants, qui étaient au nombre de ces derniers, en dehors d'une tour qu'il faisait avancer contre la ville, pour empêcher les parents de ces malheureuses victimes de faire jouer les machines destinées à repousser cette tour; mais les Crémasques aimèrent mieux écraser leurs propres enfants, que de se rendre. On ne peut pas reprocher à l'historien Radevic de raconter froidement ces horreurs: «O facinus, dit-il, videres illuc liberos machinis annexos, parentes implorare, crudelitatem et immanitatem aut verbis, aut nutibus objectare, è contra infelices patres pro infaustâ prole lamentari, sese miserrimos clamare, nec tamen ab impulsionibus cessare, etc.». Radevicus Frising., l. II, c. 47 Au siége de Milan, Frédéric faisait couper les mains aux prisonniers, ou les faisait pendre, etc.
Dans cette longue et violente fermentation de liberté, il était impossible que les esprits n'acquissent pas plus d'activité, de curiosité, d'élévation et de force. Alors, dit un auteur italien 245, la servitude des particuliers fut abolie, tous furent reconnus citoyens, c'est-à-dire, membres de la patrie, tous participèrent à la législation et au bien public... Avec l'idée de république et de liberté, chaque Italien pensa être devenu Romain, et l'on vit dans l'ordre de l'administration et dans les fonctions des magistrats, une image de l'ancienne République romaine...... De tout cela, conclut le même auteur, il résulta un grand bien pour les études: non seulement on se livra de plus de plus à celle des lois, nécessaire pour établir, consolider, et faire prospérer les nouveaux gouvernements; mais des écoles de toute espèce s'élevèrent, et furent honorées: il y eut entre ces cités rivales une émulation de gloire et d'avantages de toute espèce; et bientôt plusieurs d'entre elles fondèrent des établissements d'instruction publique et des universités 246».
Une passion très-différente de celle de l'étude agitait alors l'Italie et l'Europe entière; c'était la passion des croisades. À la fin du dernier siècle, la voix d'un pauvre Ermite fanatique 247, et celle d'un Pape ambitieux 248 en avaient donné le signal 249. Ce signal continuait de retentir, répété par d'autres pontifes, et par la voix plus éloquente et non moins fanatique de Saint-Bernard. Il n'était que trop entendu. L'Europe se dépeuplait pour aller dévaster l'Asie. L'histoire de ces croisades existe: leur tableau sanglant n'a pas besoin de nouvelles couleurs. Toutes les questions que présente cette frénésie pieuse et meurtrière ont été examinées, et décidées au tribunal de la raison et de l'humanité 250. La politique et l'autorité de quelques gouvernements, et surtout l'ambition des Papes qui les avaient suscités, en profitèrent. Les peuples, ou du moins les classes industrieuses des peuples y gagnèrent aussi sans doute: elles y gagnèrent de recevoir un nouveau ferment d'activité, et d'étendre un peu la sphère alors si étroite, de leurs idées, de leurs arts et de leurs jouissances, par le mouvement, les voyages et les communications étrangères. Mais si l'on était tenté de mettre en compensation avec l'effusion du sang de plusieurs millions d'hommes, ces avantages qui eussent pu être produits par des moyens plus lents, mais moins désastreux pour l'humanité, et si, pour nous renfermer dans le sujet particulier qui nous occupe, l'intérêt assez douteux des lumières l'emportait ici sur un intérêt plus évident et encore plus sacré, on serait arrêté dans ce calcul même, en pensant au résultat de la quatrième de ces expéditions lointaines.
Note 250: (retour) Elles étaient bien loin de l'être, lorsque j'écrivais ceci, aussi complètement qu'elles l'ont été depuis, dans les deux Mémoires de M. le professeur Heeren, et de M. de Choiseuil-Daillecourt, qui ont partagé le prix à l'institut, sur la question de l'influence des Croisades, et auxquels il faudra renvoyer désormais pour tous les résultats de cette grande époque de l'histoire.
L'Empire grec était le dernier asyle des lettres: c'était là qu'en existaient encore les monuments; c'est là qu'elles pouvaient renaître de leurs cendres, et sortir de leur silence par l'organe d'une langue toujours restée la même, et toujours la plus belles des langues. Des chrétiens croisés contre les mahométans abattirent cet empire chrétien, qui les appelait à son secours, brûlèrent à trois reprises consécutives, pillèrent et dévastèrent pendant huit jours entiers la ville de Constantin 251, brisèrent les statues, restes vénérables de l'art antique, renversèrent les édifices, incendièrent les bibliothèques, précieux dépôts où périrent peut-être des exemplaires uniques d'ouvrages anciens qui n'ont plus reparu depuis, furent enfin dans l'Orient, au commencement du treizième siècle 252, plus barbares que les Goths, ou plutôt que les Lombards ne l'avaient été en Occident au sixième. Mais ils firent un mal plus grand encore que ces dévastations. La dynastie des empereurs latins, fondée par eux, fut éphémère; le coup qu'ils avaient porté à l'empire grec ne le fut pas. Il ne s'en releva jamais; et quand plus de deux siècles après, Constantinople tomba sous le fer des musulmans, elle ne fit que terminer la longue et pénible agonie où elle se débattait depuis la blessure qu'elle avait reçue de Baudouin et de ses croisés.
L'accroissement du pouvoir extérieur des papes à cette époque, et l'usage qu'ils en firent souvent ne furent que trop funestes à l'Europe; en Italie, à Rome même, ce pouvoir leur était souvent disputé. Plus d'une fois, dans ce siècle, des mouvements populaires ébranlèrent leur trône, et attaquèrent leur personne. Les schismes multipliés et l'intervention du glaive dans les décisions sur la légitimité des papes, avaient porté dans l'esprit du peuple de Rome, à l'autorité pontificale, un coup dont elle ne pouvait revenir. Ce peuple, que Grégoire VII et quelques-uns de ses successeurs avaient dépouillé de ses prérogatives, saisit l'occasion de les reprendre. Un tribun en habit de moine, l'éloquent et impétueux Arnaud de Brescia, rétablit à Rome un fantôme de république, qui ne se dissipa qu'au bout de dix années, à la lueur des flammes de son bûcher. Le pape Adrien IV s'aida pour cette exécution des armes de Frédéric Barberousse, qui se prévalut de ce service pour obtenir de lui la couronne impériale. Arnaud fut brûlé vif, non comme séditieux, mais comme hérétique 253; et Adrien, en rétablissant son autorité, n'eut l'air que de venger l'orthodoxie.
Après sa mort, les schismes recommencèrent. Alexandre III, son successeur, fugitif, quoique légitime, vit quatre anti-papes soutenus par Frédéric, lui disputer successivement la thiare. Après six ans d'exil, il fut rappelé de France à Rome par le parti même de la liberté: il devint en quelque sorte le chef des républiques italiennes; et lorsque la ligue lombarde fonda une ville nouvelle, pour opposer un rempart de plus aux prétentions de Frédéric, elle signala son dévouement aux intérêts du pape, en nommant cette ville Alexandrie.
Au milieu de ces agitations, il était difficile que les souverains pontifes s'occupassent de l'encouragement des lettres. Les écoles languissaient; il ne s'en formait point de nouvelles, et celles mêmes qui se seraient ouvertes auraient peu avancé les lumières. Le réveil des sciences commençait, mais les lettres sommeillaient encore. À Rome, comme dans les autres états d'Italie, comme dans le reste de l'Europe, le Trivium et le Quadrivium, ou les sept arts classés sous ces dénominations barbares, formaient le cercle entier des connaissances humaines. Le Trivium comprenait la grammaire, la rhétorique et la dialectique; mais que pouvaient être la grammaire et la rhétorique sans modèles d'un style pur et sans exemples d'éloquence? et qu'était alors la dialectique, sinon une méthode pour embrouiller et pour obscurcir la raison? Quant au Quadrivium, composé de l'arithmétique, de la géométrie, de la musique et de l'astronomie, on n'ignore pas que les deux premières se bornaient à de faibles éléments, que la troisième n'allait pas plus loin que la lecture des chants d'église, que l'astronomie ne s'arrêtait pas toujours aux bornes qu'avait alors la science, et qu'elle ouvrait souvent la porte à une superstition de plus.
Parmi ces sciences, la dialectique était celle qui dominait sur toutes les autres, et qui obtenait cet empire par celui qu'elle exerçait sur tous les esprits. Lorsqu'Aristote imagina ses classifications ingénieuses, les divisions et subdivisions des opérations de l'entendement, les règles subtiles de l'art de raisonner juste, et les moyens non moins subtils de reconnaître et de combattre les raisonnements faux, il ne s'attendait pas sans doute à l'abus qu'en firent les péripatéticiens, ses disciples, et les stoïciens; mais il s'attendait encore moins à voir cette méthode, qu'il avait imaginée pour rectifier et pour guider l'esprit, devenir la base et le premier type des méthodes les plus propres à le fausser et à l'égarer. Ce qui était obscur en soi engendra d'impénétrables ténèbres, quand il eut fermenté dans les têtes avec le fanatisme religieux; et les questions de l'hypostase et de la nature, de la matière et de la forme, appliquées aux mystères du christianisme, devinrent une source fertile de sophismes infinis en même temps que d'hérésies nombreuses.
Les orthodoxes crurent avoir besoin, pour se défendre, des mêmes armes avec lesquelles on les attaquait; et ce fut alors dans tous les partis un cahos de subtilités sophistiques, où l'on perdit de vue les choses pour ne plus songer qu'aux mots. Les mots se rangeaient, pour ainsi dire, en bataille les uns contre les autres, sans que l'on fit aucune attention aux choses; et les rangs de mots vainqueurs n'étaient ni plus raisonnables, ni plus intelligibles que les vaincus. Les universaux de Porphyre engendrèrent les nominaux, ennemis des réaux, et tous ensemble ennemis irréconciliables du bon sens et de la raison. Quand on vous dit que tel ou tel savant du sixième, du septième, et des quatre ou cinq siècles suivants, était un profond dialecticien, c'est dans toutes ces belles choses que vous devez entendre qu'il était profondément habile. On les désigne tous dans l'histoire de la philosophie, par le nom de scolastiques; et il est aisé de voir à quel rang ils y doivent être placés.
Ces vains combats de l'esprit étaient presque le seul usage qu'il fit alors de ses forces. Ils passaient des bancs de l'école dans le monde, et même dans les cours; et les princes qui eurent alors la réputation d'aimer la philosophie et les lettres, n'aimèrent au fond guère autre chose que l'application ou l'emploi de ces obscurs raffinements. Voici un exemple de ce qui faisait leur admiration, leurs délices, l'occupation et le triomphe des prétendus lettrés qu'ils admettaient auprès d'eux. L'empereur Conrad III en avait plusieurs à sa table; il était émerveillé des attaques qu'ils se livraient, et des choses absurdes qu'ils parvenaient pourtant à prouver, telles que celles-ci: ce que vous n'avez pas perdu, vous l'avez; vous n'avez pas perdu des cornes, donc, vous avez des cornes; et beaucoup d'autres de ce genre. Enfin, dit l'Empereur, on ne me prouvera pas qu'un âne est un homme. Un des docteurs lui fit entendre qu'il ne faudrait pas l'en défier. «Avez-vous un œil? lui demanda-t-il.--Oui certainement, répondit l'Empereur.--Avez-vous deux yeux?--Oui sans doute.--Un et deux font trois; vous avez donc trois yeux». Conrad, pris comme dans un piége, soutint toujours qu'il n'en avait que deux; mais lorsqu'on lui eut expliqué l'artifice de cette logique, il convint que les gens de lettres menaient une vie bien agréable 254.
Il faut ajouter au trivium et au quadrivium, ou aux sept arts, une science qui prenait alors de grands et rapides accroissements, et qui, fondée sur des réalités, donnait du moins à l'esprit une nourriture plus substantielle et plus saine, quoique les arguties de la scolastique s'y mêlassent encore.
Dès le onzième siècle, la nécessité, dont on a vu qu'était devenue l'étude des lois à ce grand nombre de petites républiques nouvellement formées, pour débattre leurs intérêts communs, et plus souvent encore leurs intérêts opposés, avait tourné de ce côté l'attention, parce qu'elle y attachait l'espoir des distinctions et des récompenses. L'ardeur pour ce genre d'étude augmenta encore dans le douzième siècle 255. Comme il y avait eu en Italie une multitude de nations diverses, il y avait aussi une grande multiplicité de lois. Les rois Lombards, et même ensuite les empereurs, avaient permis à chacun de suivre celle qu'il lui plairait. Dans tous les actes, on déclarait de quelle nation l'on était, et quelle loi on voulait suivre. Il eût été difficile qu'un seul homme pût connaître tant de lois différentes les unes des autres, et souvent contradictoires, et il était rare d'en trouver des copies complètes, principalement des lois romaines: on avait donc formé de certains abrégés, où l'on avait réuni les plus importantes et les plus utiles, pour servir de règle aux jugements. Il fallait qu'un jurisconsulte fût instruit de cette législation si variée, et qu'il le fût surtout des lois romaines et les lois lombardes, qui étaient les plus généralement suivies.
Les choses restèrent en cet état jusque vers l'an 1135, mais alors, selon un grand nombre d'auteurs, la jurisprudence éprouva une révolution en Italie. Les Pisans, disent-ils 256, ayant, cette année-là, pris et saccagé Amalfi, trouvèrent dans cette ville un ancien manuscrit des Pandectes de Justinien, qu'ils emportèrent en triomphe à Pise, où il resta jusqu'au commencement du quinzième siècle, époque à laquelle les Florentins s'en emparèrent à leur tour. C'était le premier exemplaire des Pandectes que l'on eût vu depuis long-temps en Italie, et la mémoire y en était presque effacée. L'empereur Lothaire II, qui régnait alors, abolit toutes les autres lois, et ordonna par un édit qu'à l'avenir on n'obéît plus qu'aux lois romaines. Il ne peut y avoir de doute sur l'existence très-ancienne des Pandectes à Pise, ni sur leur translation à Florence au quinzième siècle; il n'y en a que sur la première conquête qu'en firent les Pisans dans la ville d'Amalfi, au douzième, et sur le décret ou l'édit de Lothaire II.
Tiraboschi doute de l'une et nie l'autre. Il discute cette question avec beaucoup de justesse et d'impartialité 257. Le manuscrit d'Almalfi, dit-il, ne pouvait être unique, ni par conséquent être assez précieux pour que les Pisans triomphassent ainsi de sa conquête. En France, où les livres étaient alors moins communs, il y avait certainement une autre copie des Pandectes. Ives de Chartres, qui florissait au commencement du douzième siècle, en fait mention dans deux de ses lettres 258. Muratori prouve par deux titres, l'un de 752, l'autre de 767, qu'il y en avait en Italie dès le huitième siècle, et les plus grands ravages que ce pays eût éprouvés étaient antérieurs à cette époque. Enfin il y eut, comme nous le verrons bientôt, une glose sur les Pandectes, écrite avant 1135. Si les Pisans trouvèrent dans Amalfi, et emportèrent avec eux un vieux manuscrit de ces lois, il purent donc bien se vanter d'avoir un exemplaire précieux par son antiquité, mais non pas tel qu'il n'en existât alors aucun autre: mais on peut douter même de cette conquête du manuscrit, faite par les Pisans, à la prise d'Amalfi.
Le premier qui ait énoncé ce doute est un Italien 259, qui publia à Naples, en 1722, un savant traité, sur l'usage et l'autorité du droit civil dans les provinces de l'empire d'Occident. Quelques années après, un Pisan même 260, et depuis, plusieurs autres Italiens ont écrit dans le même sens. Enfin la chose, de certaine qu'elle paraissait, est devenue si problématique que le savant Muratori n'a point voulu décider la question 261. Le plus ancien témoignage que l'on allègue est dans un mauvais poëme latin du quatorzième siècle, sur les guerres de la Toscane 262. Un autre se trouve dans une vieille chronique écrite en italien, et qui ne peut par conséquent l'avoir été que vers la fin du treizième siècle. Ne serait-il pas étonnant que pendant plus d'un siècle et demi aucun autre auteur n'eût parlé de cet événement, qui aurait du faire tant de bruit? Des chroniques pisanes beaucoup plus anciennes racontent le sac d'Amalfi, et ne disent pas un mot des Pandectes. D'autres tout aussi anciennes, écrites dans des pays voisins d'Amalfi, font le même récit, et observent le même silence. Ces preuves ne sont que négatives, mais semblent avoir plus de force que les preuves de cette espèce n'en ont ordinairement. Tiraboschi ne décide pourtant pas plus que Muratori, et dit avec raison, en finissant 263, que les Pisans sont au fond peu intéressés à cette question. On ne peut leur contester la gloire d'avoir possédé pendant plusieurs siècles le plus ancien manuscrit des Pandectes qui existe dans le monde, et de l'avoir soigneusement conservé tant qu'il leur a été possible; peu doit leur importer l'occasion et le lieu où ils l'avaient acquis.
Quant à l'édit attribué à Lothaire II, ces deux excellents critiques sont moins réservés: ils en nient formellement l'existence, qui n'est en effet attestée par aucune pièce ou copie authentique. Les Italiens conservèrent long-tems après l'an 1135, le droit de choisir entre les lois romaines et lombardes. Muratori donne pour preuves, des contrats et des actes passés à la fin du douzième siècle 264: on en peut même citer des exemplaires très-avant dans le treizième 265. Mais enfin les lois romaines prévalurent, surtout lorsqu'elles eurent été expliquées et commentées par des jurisconsultes habiles; et les lois lombardes, et à plus forte raison toutes les autres qui avaient eu de l'autorité, la perdirent entièrement.
On accorde généralement à Bologne l'honneur d'avoir été la plus célèbre et la plus ancienne école où l'on ait enseigné publiquement les lois. Cette ville devint en quelque sorte, pour l'Europe entière, la métropole, ou, comme on le voit inscrit sur une ancienne médaille, la mère commune des études 266. Warnier ou Garnier, en latin Irnerius, né à Bologne 267, vers le milieu du onzième siècle, fut le premier à y professer avec éclat le droit romain. Il avait commencé par enseigner la grammaire et la philosophie. On attribue à différents motifs la préférence qu'il donna ensuite à l'étude et à l'enseignement des lois. Il n'y en eut peut-être point d'autre que la nouvelle faveur dont il vit qu'elles étaient l'objet. Il ne se borna pas à des leçons verbales sur toutes les parties des Pandectes; il les commenta dans une glose que l'on dit avoir été claire et précise 268, exemple rarement suivi par les autres glossateurs. Ce travail lui fit donner les titres de restaurateur, même de créateur de la science des lois, et de lampe, ou flambeau du droit 269. Sa réputation le fit appeler dans plusieurs circonstances par la comtesse Mathilde, et par l'empereur Henri V, pour leur donner ses avis. C'est à l'invitation de la comtesse qu'il avait entrepris de revoir et d'expliquer la collection des lois de Justinien. Il suivit, en 1118, à Rome, l'Empereur, qui se servit de lui pour engager les Romains à élire son anti-pape Burdino, qu'il opposa au pape Gelase II. Ce n'est pas sans doute la plus belle action d'Irnérius, et c'est la dernière date que fournit sa vie. Il est donc probable qu'il florissait à Bologne dès le commencement du douzième siècle, et qu'il y avait donné ses leçons et publié sa glose plusieurs années avant la fin du siècle précédent.
On attribue à Irnérius l'invention des degrés qui conduisent au doctorat, des titres de bachelier et de docteur, du bonnet et des autres ornements, qui sont les marques de ces différents degrés. Il crut qu'en frappant ainsi l'imagination par les yeux il concilierait plus de respect à la science 270. C'était pour son école de droit qu'il avait imaginé ces distinctions; celles de théologie les adoptèrent, et bientôt elles se répandirent dans toutes les autres universités.
Irnérius laissa des disciples qui rendirent après lui l'école de Bologne de plus en plus célèbre. Les lois romaines furent enseignées non seulement en Italie, mais en Angleterre et en France par des Italiens. Un certain Vacarius, né en Lombardie, fut appelé, vers le milieu de ce siècle, en Angleterre, par un archevêque de Cantorbéry, pour y répandre ce genre d'instruction. Le célèbre Placentino vint en France, où on l'appelle Plaisantin, et ouvrit à Montpellier une école de droit romain. Il paraît qu'il était de Plaisance, et que c'est de là qu'il tira son nom: on ne lui connaît en effet ni d'autre nom ni d'autre patrie. C'est à Montpellier qu'il écrivit une Introduction à l'étude des lois, la Somme des institutes de Justinien, et plusieurs autres ouvrages. Il retourna en Italie, fut appelé deux fois pour professer à Bologne, revint enfin à Montpellier, et y mourut en 1192 271.
Les Empereurs et les Papes accordaient, comme à l'envi, des encouragements à l'école de Bologne, et les étrangers y accouraient de toutes parts. À Modène, à Mantoue, à Pise et dans plusieurs autres villes, l'émulation éleva des écoles rivales; mais Bologne l'emporta toujours sur elles, principalement dans une branche du droit qui avait acquis peu à peu une grande importance, sans qu'il soit bien démontré que le bonheur des hommes, la bonne constitution des sociétés, ni les vraies lumières de l'esprit y eussent beaucoup gagné. Déjà plusieurs recueils de canons, de décrétales et d'autres pièces dont la jurisprudence canonique se compose, avaient été formés. Depuis la fameuse collection des fausses décrétales des Papes prédécesseurs de Sirice, donnée sous le nom d'Isidore de Séville, puis attribuée à un certain Isidore Mercator, que d'autres nomment Peccator, mauvais écrivain du huitième siècle, on avait eu les collections de Reginon 272, de Burcard de Worms 273, d'Ives de Chartres 274, le seul de tous ces canonistes qui eût montré quelque esprit de critique et des lumières: mais dans tous ces recueils on trouvait des obscurités et des contradictions sans nombre. Les vraies et les fausses décrétales y étaient confusément placées, sans ordre et sans discernement. Un moine, Toscan de naissance, mais professeur à Bologne, nommé Gratien, se chargea de l'immense travail de tout revoir, de tout éclaircir, et, s'il pouvait, de tout concilier. Dans ce recueil, fruit de vingt-quatre années de travail, il laissa beaucoup d'erreurs et il en commit de nouvelles. La plus grave fut l'adoption qu'il fit des fausses décrétales; ce qui en affermit et en étendit l'autorité 275. On donna le nom de Décret à sa compilation. Il la publia à Rome vers le milieu du douzième siècle 276. Le Décret de Gratien eut bientôt en Europe autant d'autorité que le Code de Justinien; et la critique des siècles suivants, qui en a relevé les nombreuses erreurs, n'en a point encore détruit toute la célébrité.
Du reste, si nous voulons interroger ce siècle et chercher dans ses productions à nous rendre compte de ses progrès, nous les trouverons encore peu sensibles. Nous verrons, comme dans le précédent, des théologiens et des dialecticiens formidables. Nous distinguerons surtout parmi eux Pierre Lombard, que l'Italie donna à la France 277, comme elle lui avait donné Lanfranc et Anselme, qui fut même évêque de Paris, célèbre par un Livre des sentences 278, qu'on prendrait à ce titre pour un livre de philosophie morale, et qui n'est qu'un système complet et serré de théologie scolastique, mais qui n'en procura pas moins à son auteur le titre révéré de Maître des sentences. Sans doute il donna ce titre à son ouvrage, parce que les matières y sont traitées par paragraphes et par aphorismes ou sentences, plus qu'en style démonstratif. L'auteur visa surtout à l'élégance, telle qu'on pouvait l'atteindre alors, et à la clarté. Il prétendit en mettre même dans des questions telles que celles-ci: si Dieu le père, en engendrant son fils, s'est engendré lui-même, ou un autre dieu 279; s'il l'a engendré par nécessité ou par volonté; s'il est Dieu lui-même, volontairement ou sans le vouloir 280; si Jésus-Christ pouvait naître d'une espèce d'hommes différente de celle des descendants d'Adam; s'il pouvait prendre le sexe féminin 281, etc. Il examine dans un autre endroit si Jésus-Christ était une personne ou quelque chose, et, après avoir beaucoup argumenté sur l'une et l'autre proposition, il paraît conclure que ce n'était pas quelque chose; conclusion dénoncée peu de temps après au concile de Tours et au pape Alexandre III, qui la condamnèrent. Ce ne fut pas sa seule erreur. L'abbé Racine, dans son Abrégé de l'histoire ecclésiastique 282, ne lui en reproche pas moins de vingt-six. Mais il eut encore un plus grand nombre de commentateurs. Le même Racine lui en donne deux cent quarante-quatre; et le comte San Raphaël, qui a écrit sa vie, ajoute qu'on pourrait facilement doubler ce nombre 283.
Nous ne mettrons pas sans doute assez d'importance à Pierre-le-Mangeur, autre théologien fameux de ce siècle, et auteur d'une mauvaise histoire ecclésiastique, pour examiner s'il était Français, et né à Troyes, ou s'il était Toscan, comme le veut un savant Italien 284. Si son nom de Manducator, plus élégamment changé dans la suite en celui de Comestor, et l'ancienne existence à San-Miniato, en Toscane, d'une famille de Mangiatori, sont les seules raisons de l'enlever à la France, elles sont faibles; mais son livre, où il a mêlé en très-mauvais style, aux récits de la Bible les explications des interprètes et des commentateurs, les opinions des théologiens et des philosophes, des citations de Platon, d'Aristote, de Josephe, des traits de l'histoire profane, et des fables dignes des chroniques les plus discréditées, doit ôter toute envie d'entrer dans cette discussion. Il n'y en a point sur la patrie de Leudalde ou Leudolphe, qui enseigna aussi la théologie en France. On convient qu'il était Lombard, et de la ville de Novare. Enfin Bernard de Pise, qui professa la même science à Paris, avec quelque célébrité, était né dans la ville dont il porte le nom. Tout cela, il en faut convenir, importe assez peu aujourd'hui à la gloire littéraire de Pise, de Novare et de Paris.
Ce n'est pas un théologien mais un philosophe, un savant en grec et en arabe que l'Italie fournit alors à l'Espagne. Gherardo était de Crémone. Plusieurs livres de philosophie et de mathématiques qu'il traduisit de l'arabe, portant le nom de sa patrie avec le sien. Sur d'autres on lit Carmonensis, au lieu de Cremonensis. De-là quelques Espagnols 285 ont prétendu qu'il était de Carmone en Espagne, et non de Crémone en Italie. Des Italiens même ont été de cet avis 286. Mais Tiraboschi, appuyé de Muratori, a rendu à Crémone la gloire qui peut lui revenir d'avoir donné naissance à Gherardo 287. Ce savant s'était senti dès sa jeunesse un attrait particulier pour traduire du grec en latin des livres de philosophie et de mathématiques. Mais ces livres étaient rares en Italie. Il sut que les Arabes d'Espagne en avaient un grand nombre traduits en leur langue. C'est ce qui le fit partir pour Tolède, où il se fixa. Il y apprit l'arabe, et se mit aussitôt à traduire les œuvres d'Avicenne, puis des traductions arabes de livres grecs, dont les originaux n'existent plus; l'Almageste de Ptolomée et plusieurs autres. On n'en compte pas moins de soixante-seize traduits par cet homme laborieux. Quelques uns ont été imprimés: d'autres sont en manuscrit dans les bibliothèques de France et d'Espagne, mais une partie, consistant surtout en livres d'astronomie et de médecine, doit être attribuée à un second Gherardo, qui vécut un siècle plus tard, et qui était aussi de Crémone 288.
Les erreurs des Grecs schismatiques eurent alors une multitude d'antagonistes qui passèrent pour des prodiges de dialectique et d'éloquence, mais dont les victoires sont ensevelies sous la même poussière qui couvre les défaites de leurs ennemis. Un heureux effet de ces disputes était la nécessité où l'on était toujours en Italie, de cultiver la langue grecque. On avait vu dans le onzième siècle un Italien, nommé Jean, aller à Constantinople étudier la philosophie sous le savant Michel Psellus, disputer bientôt en grec contre son maître lui-même, le remplacer ensuite, expliquer les livres d'Aristote et de Platon, et se faire, au milieu de tous ces Grecs, la réputation du plus grand philosophe, c'est-à-dire, du plus redoutable dialecticien de son temps. Ce n'étaient pas seulement ses raisonnements que l'on pouvait craindre. Il y joignait souvent une action fort incommode pour ses adversaires. Après les avoir réduits au silence, il les prenait par la barbe, la secouait rudement, et traînait comme en triomphe, après lui, les vaincus 289. Cette manière d'argumenter, excita plus d'une fois des troubles dans son école, en éloigna les hommes paisibles, et lui fit beaucoup d'ennemis. On l'accusa d'hérésie. Il soutint ses opinions contre le patriarche lui-même, qui finit par les embrasser. Le peuple, excité sans doute contre lui, se souleva. L'empereur Alexis Comnène obligea la vainqueur à se rétracter publiquement, pour apaiser cette émeute théologique. L'historienne Anne Comnène, qui raconte les aventures de ce Jean, ne l'appelle que l'Italien. Il a laissé plusieurs ouvrages philosophiques écrits en grec, et conservés en manuscrits dans les grandes bibliothèques de Paris, de Vienne, de Venise et de Florence. Aucun n'a été imprimé.
Peu de temps après lui, d'autres Italiens firent aussi du bruit à Constantinople. Un des principaux fut un archevêque de Milan, Pierre Grossolano, qui, pour se donner un air plus grec, se faisait appeler Chrysolaüs. Ce fut aussi un homme à singulières aventures. Tiré du fond d'un bois, où il faisait le métier d'ermite, pour devenir évêque de Savone, et vicaire de l'archevêque de Milan, qui partait pour la croisade, il se trouva tout porté pour être archevêque lui-même, quand on apprit que celui de Milan était mort outre-mer. Mais il fut accusé de simonie, en chaire, par un prêtre, ou plutôt par une espèce de spectre, qui s'était déjà fait couper le nez et les oreilles par des accusations semblables, et qui n'en avait que plus d'ardeur et plus de crédit. Voyant que l'archevêque méprisait ses déclamations, ce prêtre mutilé le cita au jugement de Dieu, s'offrit à prouver sa simonie en passant au travers des flammes, le força d'accepter l'épreuve, la subit publiquement sur la place Saint-Ambroise; sortit du feu comme il y était entré; et simoniaque ou non, l'archevêque fut forcé de s'enfuir à Rome. Quoique absous par le pape Pascal II, dans un concile, il ne put remonter sur son siège, et prit le parti de faire un voyage en Terre-Sainte. Arrivé à Constantinople, lorsque la controverse entre les Latins et les Grecs y étaient la plus animée, il y brilla par son double savoir en théologie et en grec: il disputa publiquement, de bouche et par écrit, avec les Grecs les plus habiles. L'empereur Alexis Comnène, qui voulait passer pour un profond théologien, quoique dans l'état où était son empire il eût pu s'occuper d'autre chose, entra lui-même en lice avec le savant Prélat. Celui-ci ne put, à son retour en Italie, rentrer dans son archévêché. Le même Pape, auquel il eut recours, le condamna dans un second concile, et ne lui laissa que son premier évêché de Savone, qui était sans doute moins envié. Grossolano ne voulut pas déchoir: il aima mieux rester à Rome, où il mourut un an après 290.
On cite encore, pour leur habileté dans la langue grecque, un Ambrogio Biffi, un André, prêtre de Milan, un Hugues Eteriano, et son frère Léon, interprète des lois impériales à la cour de Manuel Comnène; on cite enfin un Moïse de Bergame, un Jacopo, prêtre de Venise, que l'on croit le premier traducteur latin de quelques ouvrages d'Aristote 291, un Burgondio, juge et jurisconsulte de Pise, traducteur de plusieurs ouvrages des pères grecs, trois Italiens qui assistèrent et argumentèrent dans la capitale de l'empire grec aux conférences tenues pour la réunion des deux églises, et dont le dernier fut aussi présent à Rome, au concile assemblé pour le même objet 292.
Dans ce siècle, il n'y eut presque aucun monastère, pas le plus petit couvent, à plus forte raison pas une ville d'Italie, qui n'eût son historien et sa prolixe histoire. Muratori, dont on ne peut trop louer le zèle infatigable, a recueilli dans sa grande collection 293 tous ceux de ces anciens chroniqueurs qui peuvent jeter des lumières sur l'histoire de sa patrie. Il faut dans tous ces écrivains savoir démêler la vérité à travers les passions et l'esprit de parti. C'est l'œuvre de la saine critique, l'une des premières qualités de l'historien, et dont l'exercice lui devient d'autant plus difficile qu'elle manque davantage aux sources où il doit puiser. Othon de Frisingue, dont l'histoire ne va pas jusqu'au temps de l'expédition de Frédéric Ier en Italie 294, est encore plus impartial sur le compte de cet empereur, qu'on ne devrait l'attendre d'un sujet et d'un parent; mais on doit suivre avec précaution son continuateur Radevic, chanoine du même chapitre, magistrat de Lodi, mais magistrat de la nomination de Frédéric, et dont la plume n'est pas seulement partiale, mais servile. D'une autre part, il faut se défier de Radulphe ou Raoul, Milanais et historien de Milan, ardent républicain, toujours violemment opposé à l'ennemi des républiques. On ne doit non plus une foi aveugle ni à la vie d'Alexandre III, ce courageux ennemi de Frédéric, recueillie par le cardinal d'Aragon, ni aux histoires particulières des villes de Lombardie qui soutinrent et gagnèrent contre cet empereur la cause de leur liberté. C'est du choc de ces passions opposées, et de ces narrations souvent contradictoires, qu'il faut savoir tirer et faire jaillir la vérité 295.
Parmi toutes ces histoires plus ou moins suspectes, il en est une dont le caractère inspire plus de confiance, et qui, quoique souvent partiale encore, a cependant plus de poids et d'autorité: c'est la Chronique de la république de Gênes, commencée à cette époque par ordre de la république elle-même, et par un homme qui y remplissait honorablement les premières fonctions politiques et militaires. Il se nommait Caffaro. Il commença son récit à la première année du siècle, et le suivit sans interruption jusqu'à celle de sa mort 295b. Ses continuateurs furent comme lui versés dans les affaires. C'est le premier exemple d'une histoire écrite par décret public. On doit penser 296 qu'un corps d'histoire, écrit ainsi par des personnages graves et contemporains, approuvé par l'autorité publique, dans un pays libre, mérite une considération particulière. En effet, on ne trouve point ici les vieilles fables populaires dont les histoires de ce temps-là sont communément remplies. Les faits y sont racontés dans un style qui n'est certainement pas élégant, mais simple et naturel, et dont la simplicité même est un garant de plus de la vérité des faits 297.
Note 295b: (retour) Il mourut en 1164, âgé de 86 ans.
Les nouveaux états de Naples et de Sicile eurent aussi des historiens et des chroniqueurs, dont quelques-uns écrivirent par ordre des princes Normands, leurs nouveaux maîtres; ce qui n'inspire pas tout-à-fait le même degré de confiance. L'un d'eux, nommé Godefroy 298, n'était pas même Italien; il était Normand. On cite de son continuateur Alexandre, abbé d'un monastère de St.-Salvador 299, un trait qui peut nous faire juger; tandis que nous cherchons à débrouiller l'histoire littéraire moderne, de quelle manière ces écrivains du douzième siècle savaient ou habillaient les faits de l'histoire littéraire ancienne. Cet Alexandre, en finissant son ouvrage, s'adresse à Roger, roi de Sicile, et le prie de le récompenser de son travail, en honorant de sa protection royale le monastère dont il était abbé. «Si Virgile, lui dit-il, le plus grand des poëtes, eut pour prix de deux vers qu'il avait faits en l'honneur d'Octave Auguste, la seigneurie de Naples et de la Calabre, à combien plus forte raison, etc.» 300. On sent toute la justesse de cet à fortiori, mais on ne voit pas facilement dans quelle tradition cet historien avait trouvé ce trait de libéralité d'Auguste, et cette seigneurie de Virgile.
Quatre principaux chroniqueurs se distinguent parmi un plus grand nombre que ces mêmes états eurent alors; Lupo, surnommé Protospata, natif de la Pouille, qui raconta les événements et les révolutions arrivées à Naples et en Sicile, depuis la fin du neuvième siècle jusqu'au commencement du douzième; Falcone, de Bénevent, son continuateur jusqu'à l'an 1140, Romoald, archevêque de Salerne, personnage très-important de ce siècle, qui embrassa dans sa chronique l'histoire universelle, depuis le commencement du monde jusqu'à l'année 1178; enfin Hugues Falcandus, auteur d'une histoire de Sicile, où il raconte surtout fort en détail les désastres que ce malheureux pays éprouva depuis 1154 jusqu'en 1169, sous ses deux rois Guillaume.
En rendant justice au zèle patriotique du savant Muratori, qui a recueilli et publié tous ces vieux historiens d'Italie, on ne peut se faire illusion sur des siècles qui n'avaient pas d'autres monuments historiques, ni presque d'autre littérature; car on n'oserait donner ce nom aux poëmes latins, peut-être encore plus grossiers que ceux du siècle précédent, qu'on trouve dans le même recueil, et qui ne méritent même pas qu'on les nomme.
Si l'on recherche avec attention ce qui pouvait arrêter si long-temps dans ses progrès une nation naturellement ingénieuse, on trouvera un grand obstacle, dont il est temps de parler au moment où nous sommes prêts à le voir disparaître.
On s'est beaucoup et utilement occupé, dans ces derniers temps, de l'influence des signes sur les idées. Sans aller peut-être aussi loin à cet égard que quelques-uns de nos philosophes, on ne peut nier ni la force, ni l'étendue de cette influence. Deux choses paraissent également démontrées, c'est qu'il faut qu'un peuple soit déjà très-avancé pour que sa langue devienne capable de s'élever au rang des langues littéraires, et que ce n'est qu'après que sa langue est devenue telle, que ce peuple peut faire dans les lettres de véritables progrès. À quel état, sous ce point de vue, l'Italie était-elle réduite? Depuis plusieurs siècles, la langue latine proprement dite n'y existait plus, et une autre langue n'y existait pas encore. Les étrangers qui remplissaient Rome sous ses derniers empereurs, les Goths et les Ostrogoths qui la conquirent, les Lombards, et après eux les Francs, les Allemands, les Hongrois, les Sarrazins, avaient successivement apporté tant d'altération dans le langage national, que ce n'était plus le même langage. On cherchait encore à l'écrire, on n'écrivait même pas autrement, mais excepté dans les écoles, on ne le parlait plus. On ne l'y parlait pas, on ne l'écrivait pas savamment; c'était pourtant une langue savante, ou plutôt une langue morte. Tous les auteurs dont nous avons parlé jusqu'ici, sont latins, ou tâchèrent de l'être, et l'on peut dire que, du moins quant au langage, il n'y avait point encore d'Italiens en Italie.
Comment et de quels éléments se forma cette belle langue, reconnue pour la première des langues modernes, et qui maintenant fixée depuis cinq siècles, par des écrivains demeurés classiques, a, pour ainsi dire, pris place parmi les anciennes? L'apparition de ce phénomène mérite de nous arrêter quelques instants.
Soit qu'il n'y ait eu qu'une langue primitive, dont toutes les autres aient été des dérivations et des produits, soit que les diverses peuplades humaines se soient fait d'abord chacune leur langue, et que, par des combinaisons multipliées, et après une longue suite de siècles, ces divers idiomes particuliers se soient fondus dans un idiome général, qui se sera ensuite divisé et subdivisé de nouveau en langues et en dialectes, il est peu de sujets plus dignes de l'attention du philosophe que ces formations, ces séparations et ces réunions de langages, qui marquent les principales époques de la formation, de la séparation et de la réunion des peuples. Ce n'était pas la première fois que l'Italie subissait une de ces grandes révolutions. L'idiome latin que celle-ci faisait disparaître, avait été dans une antiquité reculée, le produit d'une révolution pareille. Voici l'idée générale que nous en donnent quelques savants 301.
Note 301: (retour) Simon Pelloutier, dans son Histoire de Celtes, édition de Paris, 8 vol. in-12, 1770, 1771; Bullet, dans ses Mémoires sur la langue celtique, 3 vol. in-fol., Besançon, 1754, etc. Bullet, moins connu que Pelloutier, était professeur royal et doyen de la faculté de théologie de l'Université de Besançon, de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de la même ville. Son ouvrage contient, I°. l'histoire de la langue Celtique, et une indication des sources où l'on peut la trouver aujourd'hui; 2°. une description étymologique des villes, rivières, montagnes, forêts, curiosités naturelles des Gaules, et des autres pays dont les Gaulois ou Celtes ont été les premiers habitants; 3°. un Dictionnaire Celtique, renfermant tous les termes de cette langue.
Lorsqu'à une époque prodigieusement reculée, les anciens Celtes ou Celto-Scythes, dont la langue, si elle n'est pas primitive dans un sens absolu, l'est au moins relativement à presque toutes les langues connues, se furent répandus d'une part dans l'Asie occidentale, et de l'autre en Europe, ils s'étendirent dans cette dernière partie, les uns au nord, les autres le long du Danube. La postérité de ceux-ci, remontant ce fleuve, arriva ensuite aux bords du Rhin, le franchit et remplit de ses populations nombreuses tout l'intervalle qui s'étend des Alpes aux Pyrénées et aux deux mers: partout la langue des Celtes se mêlant avec les idiomes indigènes, forma des combinaisons où elle domina sensiblement: et même dans des cantons qu'ils avaient trouvés déserts, ou dont ils avaient fait disparaître les habitants, le celtique se conserva dans sa pureté originelle.
Quelques siècles après, la population toujours croissante de ces Celtes ou Gaulois, les força de passer et les Pyrénées et les Alpes. En Italie, après avoir occupé d'abord tout ce qui est au pied des montagnes, ils s'étendirent de proche en proche dans l'Insubrie, dans l'Ombrie, dans le pays des Sabins, des Étrusques, des Osques, etc. Dans ce même temps, des Grecs abordaient à l'extrémité orientale de l'Italie; ils y formaient des colonies et des établissements. Ils quittèrent bientôt les bords de la mer, et s'avançant toujours, ils rencontrèrent enfin les Celtes, qui, de leur côté, continuaient aussi de s'avancer.
Après quelques guerres sans doute, car tel a toujours été l'abord de deux peuples qui se rencontrent, ils se réunirent dans l'ancien Latium, et n'y formèrent plus qu'une société qui prit le nom de peuple Latin. Les langues des deux nations se mêlèrent, se combinèrent arec celles des habitants primitifs. N'oublions pas de remarquer, que, dans cet amalgame, le celtique avait un grand avantage. Le grec, qui n'était pas encore à beaucoup près la langue d'Homère et de Platon, devait de son côté la naissance à un mélange de marchands Phéniciens, d'aventuriers de Phrygie, de Macédoine, d'Illyrie, et de ces anciens Celto-Scythes, qui, tandis que leurs compatriotes se précipitaient en Europe, s'étaient jetés sur l'Asie occidentale, d'où ils étaient ensuite descendus jusqu'au pays qui fut la Grèce; il y avait donc déjà du celtique altéré dans ce grec qui se combinait de nouveau avec le celtique. C'est de cette combinaison multiple que naquit cette langue latine, qui, grossière dans l'origine, mais polie et perfectionnée par le temps, devint enfin la langue des Térences, des Cicérons, des Horaces et des Virgiles; et c'est cette même langue latine qui, après un si beau règne, terminé par un long et triste déclin, venait s'amalgamer encore une fois avec le celtique, source commune des dialectes barbares des Goths, des Lombards, des Francs et des Germains, pour devenir, peu de temps après, la langue du Dante, de Pétrarque et de Boccace.
«Les invasions, dit ingénieusement le président de Brosses, sont le fléau des idiomes comme celui des peuples, mais non pas tout-à-fait dans le même ordre. Le peuple le plus fort prend toujours l'empire, la langue la plus forte le prend aussi, et souvent c'est celle du vaincu qui soumet celle du conquérant. La première espèce de conquête se décide par la force du corps; la seconde par celle de l'esprit. Quand les Romains conquirent les Gaules, le celtique était barbare; il fut soumis par le latin. Lorsque ensuite les Francs y firent leur invasion, le francisque des vainqueurs était barbare; il fut encore subjugué par le latin. Cette collision de langues étouffe la plus faible et blesse la plus forte: cependant celle qui n'avait guère y acquiert beaucoup, c'est pour elle un accroissement; et celle qui était bien faite se déforme, c'est pour elle un déclin: ou bien le choc se fait au profit d'un tiers langage qui résulte de cet accouplement, et qui tient de l'un et de l'autre en proportion de ce que chacun des deux a contribué à sa génération» 302. On voit que ce dernier cas est exactement celui de la langue italienne sortant du choc ou de la collision de deux ou de plusieurs langues, les unes encore barbares, l'autre affaiblie par une longue décadence. Léonardo Bruni d'Arezzo, le plus ancien auteur qui écrit en italien sur ces matières 303, entreprit de prouver que l'italien était aussi ancien que le latin, qu'ils furent tous deux en usage à Rome en même temps: le premier parmi le peuple des dernières classes et pour les entretiens familiers; le second pour les savants dans leurs ouvrages, et pour les discours prononcés dans les assemblées publiques. Le cardinal Bembo soutint depuis la même opinion dans ses dialogues 304, et d'autres encore l'ont adoptée après lui 305. Scipion Maffei, le même dont la Mérope a si heureusement inspiré le génie de Voltaire, mais qui est encore plus célèbre, dans sa patrie, comme érudit que comme poète, en rejetant cette prétention, en a élevé une autre qui ne paraît guère plus raisonnable. Il veut 306 que la langue latine, noble, grammaticale et correcte, se soit corrompue d'elle-même peu à peu par ce mélange avec le langage populaire, irrégulier, et par ces prononciations vicieuses qui durent exister à Rome comme partout ailleurs. Chaque mot s'altérant de cette manière, et prenant des formes ou des inflexions nouvelles, une nouvelle langue, selon lui, se forma ainsi avec le temps, sans que ces altérations aient été en rien le produit du commerce avec les Barbares.
Les langues, comme on voit, ont, aussi bien que les nations et les familles, leurs préjugés de naissance: elles affectent une antique origine, et repoussent les mésalliances; mais toutes ces idées romanesques disparaissent devant la raison appuyée sur les faits. Le savant Muratori a reconnu positivement la coopération immédiate des langues barbares dans la formation de la langue italienne 307. Selon lui, le latin, déjà corrompu depuis plusieurs siècles et par différentes causes, ne cessa point d'être la langue commune lors des irruptions successibles des peuples du Nord. Les vainqueurs, toujours en moindre nombre que les vaincus, apprirent la langue du pays, plus douce que la leur, et nécessaire pour toutes leurs transactions sociales; mais ils la parlèrent mal, et avec des mots et des tours de leurs idiomes barbares. Ils y introduisirent les articles, substituèrent les prépositions aux désinences variées de déclinaisons, et les verbes auxiliaires à celles des conjugaisons. Ils donnèrent des terminaisons latines à un grand nombre de mots celtiques, francs, germains et lombards, et souvent aussi les terminaisons de ces langues à des mots latins. Les Latins d'Italie n'étant plus retenus dans les limites de leur langue par l'autorité ni par l'usage, ou plutôt les ayant franchies depuis long-temps, adoptèrent sans effort, et même sans projet, cette corruption totale. Entraînés par une pente insensible pendant le cours de plusieurs siècles, ils croyaient n'avoir point changé de langage, quand toutes les formes et les constructions même de l'ancien étaient changées; ils appelaient toujours latine une langue qui ne l'était plus.
On l'écrivait fort mal; mais on l'écrivait cependant encore dans les livres, et même dans les actes publics: les notaires étaient obligés de savoir le latin, et de rédiger dans cette langue toutes leurs pièces officielles; mais on peut penser ce qu'était le plus souvent ce latin de notaire. Les mots du langage du peuple s'y introduisaient en foule, et notre patient antiquaire 308 a trouvé dans plusieurs de ces contrats latins, non seulement du onzième et du douzième siècle, mais de temps antérieurs, un grand nombre de mots non latins restés depuis dans la langue italienne.
Maintenant, si nous considérons avec lui la nature des langues, qui est de faire peu à peu leurs changements, nous verrons que plus la langue italienne fut voisine encore de sa mère, la langue latine, moins elle se distingua d'elle, et moins elle eut de nouveauté; que plus elle s'en éloigna par le cours du temps, plus elle perdit de sa ressemblance, et qu'enfin, à force de mots nouveaux et de terminaisons étrangères, elle se trouva revêtue des couleurs d'une langue tout-à-fait nouvelle. On la nomma vulgaire pour la distinguer du latin; et elle en était tellement distincte, qu'un patriarche d'Aquilée 309, vers la fin du douzième siècle, ayant prononcé devant le peuple une homélie latine, l'évêque de Padoue l'expliqua ensuite au même peuple en langage vulgaire 310. Fontanini, dans son Traité de l'Eloquence italienne, adopte la même opinion, et reconnaît la même origine et les mêmes degrés d'altération insensible et de formation nouvelle 311. C'est aujourd'hui le sentiment commun de tous les philologues italiens.
L'esprit sage et la saine critique de Tiraboschi ne pouvaient pas s'y tromper. C'est de cette union d'étrangers barbares avec les nationaux et de leur long commerce, qu'il fait naître un langage, d'abord informe et grossier, sans lois fixes, sans modèles à imiter, et livré aux caprices du peuple 312; il ne faut donc pas s'étonner, dit-il, si, pendant plusieurs siècles, on n'essaya point d'écrire dans cette langue. D'abord il lui fallut beaucoup de temps pour se séparer totalement du latin, et pour devenir une langue à part. Ensuite, comme elle n'était en usage que parmi le peuple, les savants ne daignèrent pas l'introduire dans les livres; mais il s'en trouva enfin qui eurent le courage de le tenter, et qui osèrent employer, en écrivant, un langage qui jusqu'alors n'avait pas paru digne de cet honneur.
Ce fut, comme dans toutes les langues, la poésie qui l'osa la première. On en fait remonter les premiers essais jusqu'à la fin du douzième siècle; mais ils sont si informes, et ceux mêmes d'une partie du treizième, ressemblent encore si peu à la véritable poésie italienne, qu'il paraît convenable de n'en fixer la naissance qu'au commencement du dernier de ces deux siècles 313. À cette époque, où plusieurs autres langues européennes commençaient aussi à se former, mais sous de moins heureux auspices, il en existait une qui avait fait des progrès rapides, qui citait déjà depuis un siècle des productions nombreuses, objets d'une admiration générale, et qui, si l'on eût alors tiré l'horoscope des langues naissantes, aurait sans doute paru destinée à vivre plus long-temps et avec plus de gloire que toutes les langues ses cadettes ou ses contemporaines. C'est la langue Romance ou provençale, la langue des anciens Troubadours.
À ce nom qui intéresse notre gloire nationale, au nom des joyeux inventeurs de la science gaie 314, il semble qu'un rayon vient enfin de luire, dans cette épaisse nuit où nous faisons un si long, et peut-être malgré mes efforts, un si pénible voyage. Il semble qu'à ce nom un charme malfaisant se dissipe; que l'amour, la valeur, les solennités galantes, les combats de l'esprit, les doux chants, réveillés tout à coup et comme réunis en un talisman invincible, ont rompu le funeste talisman de l'ignorance, de la barbarie et des tristes superstitions. Dans l'enfance du monde, si nous en croyons une ingénieuse allégorie, quelle fut l'arme victorieuse qui força les humains, encore sauvages, à quitter leurs forêts, à se réunir dans les villes, à subir le joug heureux des institutions sociales? Cette arme, ce fut une lyre; ce vainqueur ou plutôt ce premier instituteur des hommes, ce fut un poète. Depuis plusieurs siècles, l'Europe était retombée dans un état sauvage, plus affligeant et plus honteux que le premier. Depuis ce temps, aucun poète, aucune lyre ne s'était fait entendre. On dirait qu'à leurs premiers sons les esprits durent s'adoucir, les mœurs se polir, les affections nobles se ranimer, le génie reprendre son essor, et la société tous ses charmes. Si c'est une illusion, elle est consolante, elle soulage l'âme oppressée par de tristes réalités. Mais tout n'est pas illusion dans ce tableau; et si les chants des Troubadours n'eurent pas sur les mœurs toute l'influence que désirerait un ami des hommes, ils en eurent une incontestable sur les productions de l'esprit, qui peut encore justifier la reconnaissance et l'enthousiasme d'un ami de lettres.
Mais les Provençaux avaient eux-mêmes reçu cette influence d'un peuple devenu leur voisin par la conquête de l'Espagne. La littérature des Arabes précéda de long-temps celle des Troubadours. Avant de nous occuper de ces derniers, nous devons donc fixer les yeux sur leurs devanciers et leurs modèles. Le règne de la littérature Arabe se prolongea pendant près de cinq siècles; et, par une combinaison remarquable d'événements, il remplit à peu près le vide que forment les siècles de barbarie dans l'histoire de l'esprit humain. On ne peut bien connaître toutes les causes qui contribuèrent à la renaissance des lettres, sans prendre au moins une idée générale de l'histoire littéraire de ce peuple conquérant, ingénieux et singulier.
De la Littérature des Arabes, et de son influence sur la renaissance des Lettres en Europe 315.
Note 315: (retour) Ce chapitre a été lu dans deux séances de la Classe d'histoire et de littérature ancienne de l'Institut. «Le but de l'auteur (comme je l'ai dit, pag. 43 de mon Rapport, fait en séance publique, le Ier. juillet 1808, sur les travaux de cette Classe) était de solliciter les avis et les instructions de ses savants confrères, et surtout des célèbres orientalistes que la Classe renferme dans son sein, et il avoue avec reconnaissance qu'il a eu le bonheur de les obtenir.» En réimprimant ici ce passage, j'ai voulu donner en même temps, et plus de publicité à ma gratitude, et plus d'autorité à cette partie de mon travail.
Dans cette partie de l'immense presqu'île de l'Arabie, à qui l'on a donné le nom d'heureuse, des peuplades d'hommes nomades, mais guerriers; hospitaliers et généreux, quoique adonnés au brigandage; simples dans leur religion comme dans leurs mœurs, livrés entre eux à des guerres continuelles, à d'implacables vengeances, mais forts et réunis contre tout ennemi commun; libres, et trop amis de l'indépendance pour être possédés de l'esprit de conquête, vivaient depuis un nombre de siècles que l'on n'a plus la présomption de compter, soumis aux mêmes usages qui leur tenaient lieu de lois. Peu connus des nations voisines, ils les connaissaient encore moins, et n'étaient pour elles d'aucun danger, parce qu'ils ne leur portaient aucune envie. Tout-à-coup s'élève parmi eux un de ces hommes que la nature semble produire quand elle est lasse du repos. Il crée pour eux une religion exclusive et intolérante, et leur inspire le double fanatisme de la superstition et de la guerre. Il persuade à ses nouveaux sectateurs, nés dans le sein de l'idolâtrie, qu'ils sont nés pour convertir ou pour exterminer tous les idolâtres. À la tête d'un petit nombre de fanatiques, Mahomet conquit et convertit d'abord son pays même; il y devint bientôt maître absolu, et quand il fut à la tête de tribus nombreuses, quand il en eut fait des armées, quand il leur eut fait croire que chaque soldat était un apôtre, et qu'au défaut de la victoire la gloire des martyrs et d'éternelles récompenses les attendaient, il n'y eut plus de repos ni de paix à espérer, partout où ses armées pouvaient atteindre. Les califes ses successeurs, pontifes et conquérants comme lui, ne laissèrent pas se refroidir un instant le fanatisme militaire de leurs sujets; et un siècle après la naissance de cette religion fatale; ils avaient soumis par leurs lieutenants, depuis les frontières de l'Inde jusqu'à l'océan Atlantique; la Perse, la Syrie, l'Égypte, l'Afrique occidentale et l'Espagne 316.
Une autre cause que l'influence du génie de Mahomet et de sa religion, se fait sentir dans la conquête de celles de ces contrées qui obéissaient encore à l'empire d'Orient, c'est la faiblesse des successeurs des Césars. Les timides irrésolutions d'Héraclius ne contribuèrent pas moins à la ruine de la Syrie et de l'Égypte, que l'active et féroce valeur de Caled et d'Amrou.
Le nom de ce dernier et celui du calife Omar, son maître, rappellent une des pertes les plus célèbres et les plus douloureuses que les lettres aient jamais faites, celle de la riche bibliothèque d'Alexandrie: mais dans notre siècle, où l'on examine tout, où l'on ne croit plus ni le bien, ni même le mal, sans preuves, on a révoqué en doute l'ordre d'Omar, et la distribution des volumes grecs entre les 4,000 bains de la ville, et le feu de ces bains entretenu pendant plus de six mois par l'incendie de ces volumes. Il importe peu qu'Omar et son lieutenant Amrou aient commis, il y a près de douze siècles, en Égypte, un acte de barbarie de plus ou de moins; mais il importe beaucoup de fixer les idées des amis des lettres sur une perte aussi cruelle, et de leur faire au moins entrevoir quel est le fondement réel, et quelle doit être l'étendue de leurs regrets.
D'abord il faut faire remonter beaucoup plus haut le dommage. César, qui était un conquérant mais non pas un barbare, est le premier coupable; ce fut lui qui, assiégé dans Alexandrie, brûla, sans le vouloir, en se défendant, la grande bibliothèque de 700,000 volumes, fondée par les Ptolémées 317. Il en existait une seconde qui était comme un supplément de la première, et placée dans le Serapium, ou Temple de Jupiter Sérapis. On y réunit 200,000 volumes, qu'Antoine avait trouvés à Pergame, dans la bibliothèque fondée par les Attales, et dont il fit présent à Cléopâtre. Auguste en fonda une troisième, dont on vante la richesse, l'emplacement et les magnifiques accessoires. Elle fut détruite sous l'empereur Aurélien, dans les troubles civils d'Alexandrie, au troisième siècle. Ce qu'on put sauver de livres, fut joint à la bibliothèque du Sérapium. Environ un siècle après, vint l'expédition fanatique du patriarche Théophile, dont j'ai parlé dans le premier chapitre de cet ouvrage, et qui ne laissa plus aucune trace de livres anciens dans Alexandrie.
Tandis qu'un zèle aveugle exterminait ainsi les productions païennes, la fureur des Ariens, secte violente et destructive, en faisait autant des livres chrétiens. Les richesses littéraires de tout genre qui y avaient été accumulées à différentes époques, en avaient donc entièrement disparu, à la fin du quatrième siècle. Il est impossible, il est vrai, que quelques livres n'aient pas échappé à ces ravages. Pendant les deux siècles et demi qui suivirent, jusqu'à l'invasion des Arabes, on s'occupa encore en Égypte de philosophie, de sciences, de littérature. L'astronomie, la médecine, l'alchimie, la théologie, et surtout la controverse y furent cultivées avec autant d'activité que jamais. Les habitants d'Alexandrie continuèrent le commerce, très-lucratif pour eux, de papier d'Égypte et de livres; tout n'était donc pas anéanti. De nouveaux ouvrages sans doute augmentaient encore peu à peu ce nouveau trésor, et sans être, par sa composition, aussi précieux que les anciens, peut-être cependant, avait-il, au moins par sa masse, quelque chose d'imposant, lors de la conquête d'Amrou.
J'ai pour garants d'une partie de ces faits les recherches de deux de mes savants confrères, MM. de Sainte-Croix et Langlès 318. L'historien Gibbon, qui pense comme eux, ajoute que la métropole et la résidence des patriarches avait peut-être en effet une bibliothèque, mais que si les volumineux ouvrages des controversistes chauffèrent alors les bains publics, ce sacrifice utile au genre humain, peut exciter le sourire du philosophe 319; mais il va plus loin, et révoque en doute le fait en lui-même. Un des deux savants que j'ai cités 320 le rejette comme lui, tandis que l'autre trouve dans sa vaste érudition orientale des motifs pour l'admettre, en le réduisant à ces termes 321. Mais il faut avouer qu'ainsi réduit, il perd presque toute son importance, et qu'après les autres désastres que nous avons vu les sciences éprouver dans ce même lieu, si le philosophe ne va pas pour celui-ci jusqu'au sourire de Gibbon, il peut du moins aller jusqu'à une sorte d'indifférence.
L'immense pouvoir des califes, et l'étendue démesurée de leur empire, eurent leurs suites ordinaires, le luxe, les factions rivales, et les démembrements. Le grand schisme qui divisa les Alides et les Ommiades, ne fut pas l'unique source des guerres civiles. Les Abassides renversèrent les Ommiades. Un Ommiade 322, échappé au massacre de sa famille, enleva l'Espagne aux Abassides. Les Fatimites s'établirent plus tard en Afrique, mais n'y régnèrent pas avec moins d'éclat. Les califes de Bagdad; de Cordoue et de Cairoan s'excommuniaient mutuellement comme vicaires du Prophète, comme chefs de la religion, et comme auraient pu faire dans la nôtre, des papes et des anti-papes; mais ils rivalisèrent aussi de pouvoir, de goût et de magnificence. Les Abassides furent les premiers qui mirent au nombre de leurs jouissances les plaisirs de l'esprit. Les savants se rappellent encore, et aucun siècle n'effacera jamais les noms illustres d'Almansor, d'Haroun-al-Raschid et surtout de son fils Almamon 323.
Dès l'antiquité la plus reculée, les Arabes eurent un goût particulier pour la poésie, qui, chez presque tous les peuples, a ouvert la route aux études les plus relevées et les plus abstraites. Leur langue riche, souple et abondante, favorisait leur imagination féconde, leur esprit vif et sententieux; leur éloquence naturelle et dépourvue d'art 324. Ils déclamaient avec énergie les morceaux qu'ils avaient le plus travaillés; ou plutôt ils les chantaient, accompagnés d'instruments, et sur des airs très-expressifs 325; car ils ne conçoivent point l'art des vers, séparé de ce cortége lyrique, qu'ils regardent comme de son essence. Ces poésies faisaient sur des auditeurs simples et sensibles, un effet prodigieux. Un poète naissant recevait des éloges de sa tribu et des tribus alliées, qui célébraient son génie et son mérite. On préparait un festin solennel. Des femmes vêtues de leurs plus beaux habits de fêtes, chantaient en chœur, devant leurs fils et leurs époux, le bonheur de leur tribu.
Note 325: (retour) Il existe une volumineuse collection de ces anciennes chansons nationales des Arabes, intitulée Aghâny, et formée par Aboul-Faradge Aly, fils d'Al-Hhoiéïn, natif d'Ispahan, mort en 966 de l'ère vulgaire. Ce savant a ajouté, à la plupart des chansons des commentaires qui contiennent les renseignements les plus curieux et les plus exacts sur les mœurs des anciens Arabes. M. Langlès a acquis, il y a peu d'années, pour la Bibliothèque impériale, un exemplaire de ce précieux recueil, en 4 gros vol. in-folio.
Pendant une foire annuelle, où se rendaient les tribus éloignées ou même ennemies, on employait trente jours, non-seulement aux échanges du commerce, mais à réciter des morceaux d'éloquence et de poésie. Les poètes s'y disputaient le prix; et les ouvrages couronnés étaient déposés dans les archives des princes et des émirs. Les meilleurs étaient peints ou brodés en lettres d'or, sur des étoffes de soie, et suspendus au temple de la Mecque. Sept de ces poëmes avaient obtenu cet honneur au temps de Mahomet. Ils existent encore aujourd'hui 326 les savants les regardent comme des chefs-d'œuvre d'éloquence arabe; et l'on sait que Mahomet lui-même fut flatté de voir un des chapitres du Koran comparé à ces sept poëmes, et jugé digne d'être affiché avec eux.
Pendant les premiers siècles du mahométisme, les Musulmans, emportés, comme il arrive d'ordinaire, par le zèle fanatique d'une religion nouvelle, et par une férocité contractée dans le fracas des armes, suivirent partout un système de destruction, et sévirent également contre la religion des infidèles, et contre les productions de leur esprit, qu'ils regardaient toutes comme infectées de leurs erreurs. Ce fut lorsque les califes se furent affermis, lorsqu'ils jouirent, au centre d'une immense domination, des douceurs de la paix, d'une opulence et d'une autorité sans bornes, qu'ils purent cultiver les dispositions naturelles de leurs peuples, avec tous les avantages que leur donnaient leur position, leurs nouvelles mœurs et leur puissance.
Almansor 327, qui fut le second des Abassides, aimait la poésie et les lettres, était très-savant dans les lois, cultivait la philosophie, et particulièrement l'astronomie. On dit qu'en bâtissant sur les bords de l'Euphrate la fameuse ville de Bagdad, il prit pour l'exposition des principaux édifices, les conseils de ses astronomes. Abulfarage raconte qu'un médecin chrétien, nommé Georges Bakhtishua, ayant guéri ce calife des suites dangereuses d'une indigestion, reçut de lui les plus grandes distinctions et les traitements les plus honorables: ce fut ce qui introduisit parmi les Arabes l'étude de la médecine. Ce médecin était très-versé dans les langues syriaque, grecque, et persanne. Almansor lui ordonna de traduire plusieurs bons livres de médecine, écrits dans ces trois langues; et il enrichit ses états de ces traductions. Jamais indigestion d'un souverain n'eut une telle influence sur son empire.
Haroun-al-Raschid régna peu de temps après. Sa renommée a rempli le monde. Son amour pour les lettres, et pour ceux qui les cultivent, était si grand, que, selon le témoignage de l'historien Elmacin, il ne se mettait jamais en voyage, sans emmener avec lui un grand nombre de savants. Il appela auprès de lui tous ceux qu'il put découvrir, et les combla de bienfaits. La poésie fit ses délices; on le vit plus d'une fois verser des larmes d'attendrissement en lisant de beaux vers, et ce qui fit faire à sa nation encore plus de progrès, c'est qu'en faisant bâtir des mosquées, il joignit à chacune une école publique.
Mais le véritable protecteur, le père chéri des lettres, fut le fils et le successeur d'Haroun, le fameux Almamon 328. Poètes, philosophes, médecins, mathématiciens trouvèrent en lui une protection égale. Il prit un soin particulier du progrès de toutes les sciences, et ne négligea aucun moyen de les encourager et de les répandre dans ses états.
Le Koran était alors la principale lecture des Arabes 329. Abou-Beker, successeur immédiat du Prophète, en avait le premier rassemblé les feuilles éparses; mais à mesure que les copies s'en multipliaient, elles devenaient plus irrégulières. Les points, sans lesquels, dans la langue arabe, il est souvent difficile de déterminer la prononciation des mots et le sens des phrases, étaient dans la plus grande confusion. Les grammairiens les plus habiles, et les plus célèbres imans, furent employés à rétablir le texte dans sa première pureté. Ils durent le faire avec beaucoup de scrupule; puisque Mahomet avait menacé les grammairiens du feu éternel pour le déplacement d'une seule lettre. La langue elle-même était corrompue par le mélange des dialectes; les caractères en étaient presque dénaturés. Almamon fit épurer la langue et réformer les caractères. Il anoblit l'étude de la grammaire par les distinctions qu'il accorda aux grammairiens. Il les admettait à ses entretiens familiers, se montrait passionné pour les beautés de la langue arabe, et souffrait impatiemment qu'on l'altérât en sa présence. Il ne damnait pas comme Mahomet, mais il aurait presque disgracié un courtisan pour une faute de langue.
Note 329: (retour) Quelques-uns des détails suivants sont extraits d'un mémoire manuscrit sur l'État des Sciences et Arts chez les Arabes, etc., par M. Pigeon de Sante-Paterne, mémoire couronné à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, en 1781, et dont j'ai dû la communication à l'obligeance de mon confrère, M. Dacier, alors secrétaire perpétuel de cette compagnie, et maintenant de la classe d'Histoire et de Littérature ancienne de l'Institut.
Il s'occupa avec moins de succès de la théologie. La Sounna, ou le recueil des traditions de Mahomet, divisait alors les croyants. Chaque iman prétendait à l'honneur de former une secte. Les plus savants d'entre eux, et ceux qu'on crut les plus sages, furent chargés du soin de ramener les incrédules. Abou-Abdallah publia, en dix gros volumes, les traditions de Mahomet et des autres chefs de l'islamisme. Elles étaient au nombre de 267,000. Cet ouvrage énorme ne fit qu'augmenter le schisme. La théologie mystique s'éleva de toutes parts. Les traités ascétiques se multiplièrent. Les derviches inventèrent des amulettes et des prières mystérieuses, qu'ils attribuèrent à Mahomet, à sa femme Cadige, à Ali. Ils attribuèrent même quelques-unes de ces formules à David, à Salomon, et à Jésus-Christ. On entassa volumes sur volumes, et la Bibliothèque des controversistes musulmans, ne le céda ni en nombre, ni en obscurité, à la Bibliothèque des nôtres.
Almamon avait fait, dès sa jeunesse, une étude particulière du droit, sous un jurisconsulte célèbre 330; et l'on doit penser qu'il ne se refroidit pas pour la science des lois, lorsqu'il fut devenu le législateur d'un grand peuple. La médecine lui dut aussi un nouvel éclat. Il acheva ce qu'avaient commencé Almansor et Haroun. Il enrichit l'école de médecine de nouveaux dons et de nouveaux livres. Il pensionna des médecins pour traduire les ouvrages qui n'étaient point encore traduits, et pour en écrire d'originaux dans leur langue. Il en fit même composer un sur l'utilité des animaux, où l'on vit, pour la première fois, des figures dessinées de quadrupèdes, de volatiles et de poissons; mais son étude de prédilection fut celle de l'astronomie. Il fit traduire pour son usage, tous les ouvrages grecs qui traitaient de cette science. Il combla les traducteurs de bienfaits particuliers; et l'espoir des distinctions et des récompenses, fit éclore de tous côtés des astronomes. Almamon fit construire, près de Bagdad, un magnifique observatoire, et un autre dans le voisinage de Damas. Son exemple fut suivi par sa fille, princesse aussi célèbre par son esprit et son savoir que par sa beauté 331. Elle fit bâtir une tour sur la rive orientale du Tigre. Elle employa les plus habiles architectes à sa construction. Plusieurs savants riches devinrent les émules du calife et de sa fille. Ces édifices se multiplièrent à Bagdad et dans son territoire, et l'on y vit s'élever un grand nombre d'observatoires qui portèrent les noms de leurs savants fondateurs. L'observatoire du calife n'était jamais vacant; il y passait souvent les nuits à observer. Il fit rédiger sous ses yeux des tables astronomiques, les plus parfaites que l'on ait eues jusqu'alors. On perfectionna, par ses ordres, le Quart-de-cercle et l'Astrolabe. L'Almageste de Ptolomée fut traduit du grec en arabe, par l'astronome Ben-Honaïn 332. Les ouvrages élémentaires devinrent meilleurs et plus nombreux; enfin Almamon dirigea et paya généreusement la grande opération de la mesure d'un degré du méridien, pour déterminer avec précision la grandeur de la terre; et Bailly, dans son Histoire de l'astronomie, parle d'un sextant de métal, avec lequel fut observée l'obliquité de l'écliptique, et qui avait quarante coudées de rayon 333.
Deux sciences qui tiennent à l'astronomie, eurent part aussi aux générosités d'Almamon: la géographie, qui était encore très-imparfaite, et malheureusement l'astrologie judiciaire, qui n'était déjà que trop en crédit. On croit cependant qu'il n'encouragea point cette partie de la prétendue science, qui se donne pour disposer de la destinée des hommes, mais celle qui, d'après le lever et le coucher des astres, croit pouvoir annoncer les températures et l'état du ciel. Il ne crut point aux cabalistes, mais seulement aux faiseurs d'éphémérides 334, ce qui est encore beaucoup trop.
Note 334: (retour) J'entends des Éphémérides astrologiques, dans lesquelles on prétend annoncer d'avance les températures et les phénomènes de chaque jour, telles que celles de notre Antoine Mizauld, par exemple: Ephemerides aëris perpetuœ, seu popularis et rustica tempestatum astrologia, etc. Ce Mizauld était un médecin du seizième siècle, né à Montluçon, dans le Bourbonnais. Il a laissé plusieurs autres ouvrages du même genre que celui-ci.
Un grand nombre de savants chrétiens, chassés de Constantinople par les querelles de religion et par les troubles de l'Empire, se réfugièrent auprès des califes de Bagdad, emportant avec eux leurs manuscrits. La plupart étaient Syriens d'origine. Haroun, et surtout Almamon, les employèrent à traduire du grec en syriaque et en arabe, des livres de science et de philosophie. Les œuvres d'Aristote et des fragments considérables de Platon se répandirent ainsi chez les Arabes. Ces traductions, accompagnées de commentaires, furent bientôt entre les mains de tous les hommes lettrés. Aristote et Platon partageaient avec Socrate et Pythagore le surnom de Divin. Almamon était passionné pour leur étude, et les savants à qui leur philosophie était familière, ou qui en avaient fait le sujet de quelque ouvrage, étaient ceux dont il préférait l'entretien, et qu'il paraissait distinguer le plus. Ces distinctions furent si marquées, qu'elles excitèrent les plaintes des zélés Musulmans 335. À les entendre, ce genre d'étude pouvait refroidir la pitié, peut-être même égarer la religion des fidèles. Il les laissa se plaindre, et continua de cultiver et d'honorer la philosophie et les philosophes.
L'Inde avait concouru avec la Grèce à donner des leçons de sagesse aux Arabes; ils possédaient dans leur langue, une traduction des fables indiennes de Bidpaï, où la philosophie morale et politique était tracée avec une simplicité noble et touchante, dans les dialogues entre différents animaux. On connaissait aussi depuis long-temps à Bagdad des fables de Lokman, que quelques auteurs ont cru le même qu'Esope 336. On savait que l'apologue était né dans l'Orient; mais, dit un savant orientaliste 337, on ne croyait pas, comme nous l'avons imaginé, qu'il dût sa naissance aux misères de l'esclavage. La servitude, ajoute-t-il, flétrit en même temps le corps et l'âme, et il est plus naturel de penser que le premier sage qui put persuader au peuple, qu'il renouvelait le prodige de Salomon et d'Apollonius de Thyane, à qui les anciens attribuaient le talent d'entendre le langage des animaux, se servit de cette arme ingénieuse pour faire la guerre aux vices et aux ridicules de son temps.
Note 336: (retour) M. Sylvestre de Sacy croit que les Fables connues sous le nom de Lokman, transplantées de l'Inde ou de la Grèce sur le sol de l'Arabie, long-temps après Mahomet, furent attribuées à Lokman, à cause de sa réputation de sagesse, et qui le fit surnommer le Sage. Il distingue, ainsi que les Arabes eux-mêmes, ce Lokman de l'ancien Lokman, fils d'Ad, dont la sagesse était célèbre dès le temps de Mahomet. M. de Sacy donne aussi d'excellentes raisons pour ne pas admettre l'opinion que ces Fables sont nées en Arabie. Voyez sa Notice sur les Fables de Lokman, traduites par M. Marcel, dans le Magasin encyclopédique, IXe. année, t. I, p. 382. Nous reviendrons bientôt, avec plus de détail, sur les Fables de Bidpaï.
Almamon se plaisait à ces récits. On composait, pour lui faire la cour, des dialogues de même genre; tantôt entre le bœuf et le renard, tantôt entre un chat et un singe, ou entre un perroquet et un moineau. Le génie des Arabes porté à l'invention et au merveilleux, imagina de mettre en narration les tableaux de la vie humaine, en y ajoutant des couleurs empruntées de la fable; et c'est à l'histoire, ainsi altérée, que l'on attribue la naissance du roman. Telles furent les Aventures de la ville d'Airain, et celles du jeune esclave Touvadoud. La dévotion ajouta ses visions aux fictions romanesques. On représenta un des compagnons de Mahomet, transporté sur les cornes d'un taureau, dans une île mystérieuse 338. La fécondité du génie oriental se manifesta dans des contes de génies et de fées, tels que les voyages imaginaires de Sin-bad et de Hind-bad, qu'on feignit avoir été, l'un un célèbre navigateur, l'autre un porte-fardeaux, et qui représentaient allégoriquement, dit-on, le premier, le vent du Sind ou du Mackeran; et le second, le vent de l'Inde. Il faut avouer qu'en lisant ce conte dans la traduction du bonhomme Galland, on saisit difficilement l'allégorie; mais cela n'ôte rien à l'agrément de la narration. C'est de récits fabuleux de cette espèce, inventés par différents auteurs, qu'on forma ensuite le recueil si connu sous le titre des Mille et une nuits, recueil composé de trente-six parties dans l'original arabe, et si volumineux, que les six tomes de la traduction française, donnée par Galland, n'en contiennent que la première.
J'ai parlé du goût passionné que les Arabes eurent de tous temps pour la poésie. Les troubles et les guerres civiles l'avaient refroidi. Haroun et son fils le ranimèrent. La cour d'Almamon retentissait chaque jour du chant des poètes, et de leurs combats lyriques, dont il payait libéralement le prix. Enfin il n'y eut aucune partie des sciences et de la littérature, pour laquelle ce calife illustre ne montrât autant de goût que s'il s'en était exclusivement occupé. Sous son règne, Bagdad devint un vrai foyer de lumières. On ne s'y occupait que d'études, de livres, de littérature. Les lettrés seuls pouvaient obtenir la faveur du calife; tous les savants dont il avait connaissance, il les appelait à sa cour, et les y comblait de récompenses, de distinctions et d'honneurs. Le principal emploi de ses ministres était de protéger les sciences. La Syrie, l'Arménie, l'Égypte, tous les pays qui possédaient des livres de quelque importance, devenaient tributaires de son amour pour les lettres; il y envoyait ses ministres pour y recueillir et en rapporter à tout prix ces richesses littéraires. On voyait entrer à Bagdad des chameaux, uniquement chargés de livres; et tous ceux de ces livres étrangers, que les savants jugeaient dignes d'être mis à la portée du peuple, il les faisait traduire en arabe, et répandre avec profusion. Sa cour était composée de maîtres dans tous les arts, d'examinateurs, de traducteurs, de collecteurs de livres; elle ressemblait plutôt à une académie de sciences, qu'à la cour d'un monarque guerrier; et lorsqu'il fit, en vainqueur, la paix avec l'empereur de Bysance, Michel III, il exigea de lui, comme une des conditions du traité, des livres grecs de toute espèce.
Bientôt la nation entière obéit à cette impulsion puissante. Des écoles, des colléges, des sociétés savantes s'élevaient dans toutes les villes; des hommes instruits semblaient germer de toutes parts. Il se forma des académies célèbres, d'où sortaient chaque jour les compositions les plus élégantes en prose et en vers, et qui eurent pour membres des hommes illustres dans toutes les branches de la littérature et des sciences. L'Afrique et l'Égypte suivirent cet exemple. Alexandrie fut vengée par les Arabes, amis des lettres, des maux que lui avaient faits leurs ancêtres encore barbares. Elle eut jusqu'à vingt écoles à-la-fois, où accouraient de toutes les parties de l'Orient les amateurs de la philosophie et des sciences. En un mot, elle vit presque renaître sous les fatimites, les beaux jours des Ptolemées. Fez et Maroc, aujourd'hui retombées dans un état presque sauvage, devinrent des villes toutes lettrées. De superbes établissements, des édifices magnifiques y furent élevés en faveur des sciences; et l'érudition européenne garde le souvenir de leurs opulentes bibliothèques, qui ont enrichi les nôtres de manuscrits si précieux, et nous ont fourni des connaissances si curieuses et si utiles.
Mais c'est peut-être en Espagne que les sciences des Arabes eurent le plus d'éclat; c'est là que se fixa, pour ainsi dire, le règne de leur littérature et de leurs arts. Cordoue, Grenade, Valence, Séville se distinguèrent à l'envi par des écoles, des colléges, des académies, et par tous les genres d'établissements qui peuvent favoriser les progrès des lettres. L'Espagne possédait soixante-dix bibliothèques ouvertes au public, dans différentes villes, quand tout le reste de l'Europe, sans livres, sans lettres, sans culture, était enseveli dans l'ignorance la plus honteuse. Une foule d'écrivains célèbres enrichit dans tous les genres la littérature arabico-espagnole; et l'ouvrage qui contient les titres et les notices de leurs innombrables productions en médecine, en philosophie, dans toutes les parties des mathématiques, en histoire, et principalement en poésie, forme en Espagne une volumineuse Bibliothèque.
L'influence des Arabes sur les sciences et les lettres, se répandit bientôt dans l'Europe entière. C'est à eux qu'elle doit aussi plusieurs inventions utiles. L'abbé Andrès a prouvé très-longuement 339, mais à ce qu'il me paraît avec autant d'évidence que d'étendue, qu'elle leur doit le papier de coton et le papier de lin, qui remplacèrent si heureusement le papyrus d'Égypte. Depuis notre savant Huet 340, dont l'opinion n'a pas eu de sectateurs, personne ne leur conteste le don qu'ils nous ont fait des chiffres, et de la manière de compter qu'ils avaient, de leur propre aveu, appris des savants de l'Inde. Les premiers, depuis les anciens, ils bâtirent des observatoires, c'est-à-dire, des édifices élevés et construits exprès pour exécuter avec exactitude et commodité les observations astronomiques. Outre ceux qu'ils élevèrent en si grand nombre à Bagdad et à Damas, la fameuse tour de Séville, qui résiste encore aux coups du temps, prouve qu'ils en bâtirent aussi en Espagne. Ils eurent en architecture un style qui leur appartient, et qui réunit la hardiesse et l'élégance à la plus étonnante solidité. Partout où l'on a laissé le temps seul agir contre les monuments d'architecture moresque, il n'a pu encore les détruire: partout où l'on a voulu ajouter à ces monuments des constructions modernes, quelques siècles ont suffi pour ruiner ces constructions, et la partie moresque des édifices est encore debout.
La chimie leur dut non-seulement ses progrès, mais sa naissance, puisqu'ils inventèrent l'alambic de distillation, qu'ils analysèrent les premiers les substances des trois règnes, et qu'aussi les premiers, ils observèrent les distinctions et les affinités des alcalis et des acides, et apprirent à tirer de minéraux et d'autres substances, destructives de la vie et de la santé, des remèdes pour sauver l'une et rétablir l'autre. Quelque bien et quelque mal qu'on puisse dire de l'invention de la poudre à feu, si l'on en recherche l'origine, on verra qu'elle est assez communément donnée à un moine allemand, nommé Schwartz; les Anglais la réclament pour leur Roger Bacon; d'autres l'attribuent aux Indiens ou aux Chinois; mais l'abbé Andrès soutient qu'elle appartient aux Arabes, ou du moins que c'est en combattant contre eux, en Égypte, que les Européens en ont connu, pour la première fois, les effets 341. Il ne balance point à leur faire honneur de l'invention de l'aiguille aimantée et de la boussole, et non pas à Gioja d'Amalfi, ni à Paul de Venise, ni à aucun autre Italien, encore moins à quelque Allemand, Anglais ou Français que ce puisse être: et sur ce point il a pour garant, outre toutes les autorités qu'il allègue, celle d'un auteur italien, extrêmement jaloux de la gloire de son pays, et qui montre dans tout son ouvrage, autant de jugement et d'impartialité que de savoir, je veux dire le savant Tiraboschi 342. Andrès ne s'arrête pas là, il prétend que l'usage du pendule pour la mesure du temps, dont l'Italie et la Hollande se disputent l'invention, était connu des Arabes avant l'existence de Galilée et de Huighens, et il rapporte entre autres preuves, un passage des Transactions philosophiques 343, qui l'affirme positivement.
Note 341: (retour) Andrès, chap. 10. M. Langlès a démontré, dans une Notice sur l'origine de la Poudre à canon, insérée dans le Magasin Encyclopédique, 4e. année (1798), t. I., p. 333, que les Maures d'Espagne connaissaient, dès le treizième siècle, l'usage de la poudre pour lancer des pierres et des boulets de fer, et qu'ils en faisaient usage dans leurs guerres contre les Espagnols. M. Koch, dans son Tableau des Révolutions de l'Europe, est de la même opinion, qu'il appuie sur les mêmes faits, et pense que de l'Espagne cette invention passa en France; t. II, p. 30 et 31. On sait que la poudre ne fut connue en France qu'en 1338.
Mais l'Europe leur eut des obligations plus évidentes et plus faciles à prouver. L'Italie et la France étaient alors égarées plutôt que conduites par une dialectique barbare, dont il faut avouer que les Arabes eux-mêmes augmentèrent les ténèbres par leurs obscurs commentaires sur les obscurités d'Aristote; mais elles reçurent d'eux, comme en dédommagement, Hippocrate, Dioscoride, Euclide, Ptolémée et d'autres lumières des sciences; elles apprirent à se diriger dans les observations astronomiques; à examiner et à décrire les productions de la nature; à en tirer les éléments de la matière médicale, et rouvrirent au charme des vers et des inventions poétiques, des oreilles endurcies par les cris de l'école, et par le bruit des armes.
Il n'est pas inutile de remarquer que parmi tant de livres de sciences, traduits du grec par les Arabes, et qu'ils firent les premiers connaître aux peuples modernes, il ne s'en trouve, pour ainsi dire, aucun de littérature. Homère, lui-même, qui cependant fut traduit en syriaque, sous l'empire d'Haroun-al-Raschid, ne le fut, dit-on, jamais en arabe. On n'y fit passer ni Sophocle, ni Euripide, ni Sapho, ni Anacréon, malgré la passion des poëtes arabes pour les sujets d'amour; ni Hésiode, ni Aratus, malgré leur penchant à traiter les sujets didactiques; ni Isocrate, ni Démosthène; enfin aucun orateur, aucun historien, excepté Plutarque; aucun poëte, aucun auteur purement littéraire 344. Quelle que soit la cause de cette singularité 345, le résultat fut que leur littérature garda son caractère original, que ses beautés comme ses défauts lui appartinrent, et qu'au lieu d'avoir une littérature grecque en caractères arabes, comme on en avait eu une, ou à peu près en caractères latins, l'on eut, et l'on a encore, une littérature proprement et spécialement arabe.
Note 345: (retour) Selon une observation de mon savant confrère, M. Sylvestre de Sacy, recueillie et citée par M. Œlsner, dans son Mémoire sur les effets de la religion de Mohammed, couronné en 1809 à l'Institut, par la classe d'histoire et de littérature ancienne, cette indifférence pour les poètes grecs naissait, dans les Sarrazins, de l'horreur qu'ils avaient pour l'idolâtrie; elle était telle, qu'ils n'osaient pas même prononcer les noms des faux dieux. Voyez Des Effets de la Rel. de Moham. Paris, 1810, p. 133. D'autres pensent, et M. Langlès est notamment de cet avis, que l'horreur pour l'idolâtrie n'ayant pas empêché les Musulmans de conserver des documents sur la religion et les idoles des Arabes avant Mahomet, ni d'étudier la religion des Hindous, leur ignorance dans la mythologie grecque ne doit être attribuée qu'à l'impossibilité où ils étaient de connaître les ouvrages originaux. «Toutes les traductions arabes des ouvrages grecs ont été faites sur de très-mauvaises versions syriaques. Les textes ne sont pas moins défigurés que les noms propres. Il n'existe peut-être pas un seul ouvrage traduit immédiatement du grec en arabe. Toutes les traductions arabes que l'on connaît semblent faites en dépit du sens commun, et ne peuvent donner aucune idée des auteurs originaux». (Note manuscrite de M. Langlès.)
Ils conservèrent aussi dans toute sa pureté le genre de leur musique, art dans lequel on prétend qu'ils excellèrent, et dont la théorie était chez eux fort compliquée, quoiqu'elle le fût moins que chez les Chinois. Leurs ouvrages sont remplis d'éloges de la musique et de ses merveilleux effets. Ils en attribuaient de très-puissants, non-seulement à la musique chantée, mais aux sons de quelques instruments, à certaines cordes instrumentales, comme à certaines inflexions de la voix. Ils raffinèrent beaucoup sur la musique; mais quoiqu'on ait tâché de nous faire connaître la manière dont ils la pratiquaient, c'est celui de leurs arts que nous connaissons le moins 346.
Note 346: (retour) On trouve un très-long chapitre sur la Musique arabe, dans l'Essai de M. de La Borde, t. I., p. 175; il est de M. Pigeon de Sainte-Paterne, alors interprète des langues orientales, le même dont j'ai cité plus haut un Mémoire manuscrit. Ce chapitre est peu utile pour ceux qui ne savent pas l'arabe, et peu satisfaisant, dit-on, pour ceux qui le savent. Casiri, t. I de sa Bibliothèque, donne les titres de plusieurs ouvrages arabes sur la pratique et sur la théorie de cet art.
C'est principalement par leurs fables ou romans, et par leur poésie, qu'ils ont influé sur le goût de la littérature moderne, comme ils ont influé par leurs traductions sur les sciences. Quelques discussions se sont élevées au sujet des romans. Saumaise leur en attribue l'invention. Huet la leur dispute, et veut qu'elle appartienne aux Anglais ou aux Français; et des auteurs français plus récents, ont exclusivement réclamé cet honneur pour la France. Quoiqu'il en soit de ce point de critique, sur lequel nous aurons occasion de revenir, on ne saurait nier que le goût des inventions fabuleuses ne fût très-ancien chez les Arabes, ni que la plupart des auteurs de romans, de contes et de nouvelles, ne leur aient emprunté un nombre infini de fictions et d'aventures. Quant à leur poésie, sans nous étendre autant que l'exigerait peut-être un sujet aussi riche, mais qui ne se présente à nous que comme accessoire, essayons du moins d'en donner une idée, et d'en tracer les principaux caractères.
Il y en a un général et commun à toute la poésie orientale; et ce caractère, ou ce génie, est encore assez imparfaitement connu en Europe, où l'on en a un tout contraire. Nous prenons soin d'adoucir, de mitiger les expressions figurées; les Asiatiques s'étudient à leur donner plus d'audace et plus de témérité: nous exigeons que les métaphores aient une sorte de retenue, et qu'elles s'insinuent, pour ainsi dire, sans effort: ils aiment qu'elles se précipitent avec violence. Nous voulons qu'elles aient non seulement de l'éclat, mais de la facilité, de la grâce, et qu'elles ne soient pas tirées de trop loin: ils négligent les objets, les circonstances qui sont à la portée de tout le monde, et vont quelquefois prendre très-loin des images qu'ils entassent jusqu'à la satiété. Enfin les poètes européens recherchent surtout le naturel, l'agrément, la clarté; les poètes asiatiques, la grandeur, le luxe, l'exagération. Il s'ensuit que si l'on compare avec des poésies arabes ou persannes, les poésies les plus sublimes de notre Europe, des yeux européens voient les premières gonflées, gigantesques et presque folles, tandis qu'à des yeux orientaux, les secondes semblent couler terre à terre, timides et presque rampantes 347.
Le monument le plus ancien qui existe de la poésie des Indiens, qui sont eux-mêmes les plus anciens peuples de l'Asie, est celui dont j'ai déjà parlé, et qui est principalement connu en Europe sous le nom de Fables de Bidpay. Il n'y a point d'ouvrage qui ait éprouvé plus de vicissitudes. Je dois les rappeler ici, quoiqu'elles soient assez connues. Bidpay était, dit-on, un brachmane, ami de Dabychelim, roi de l'Inde, successeur de ce Porus, qui fut vaincu par Alexandre. Il composa ce livre pour diriger le roi, son ami, dans le chemin de la sagesse. Le livre resta caché dans la famille des descendants de ce roi, pendant plusieurs générations; mais enfin la renommée s'en répandit dans tout l'Orient. Le fameux roi de Perse Khosrou Nouchirwan, ou Cosroës, voulut le connaître; il chargea son médecin Busurviah de faire un voyage dans l'Inde, pour s'en procurer une copie à tout prix. Busurviah n'y réussit qu'après plusieurs années de séjour. Il le traduisit aussitôt en pehlvy, qui était l'ancienne langue persanne, et vint le présenter à Khosrou, qui le combla de dignités et de récompenses. Après la mort de ce monarque, l'ouvrage fut conservé d'abord dans sa famille, d'où il se répandit ensuite dans la Perse, et de là chez les Arabes. Le second calife Abasside, Aboujafar, le fit traduire du pehlvy, et sur cette version arabe, il en fut fait une autre en persan moderne, puis une seconde, et enfin une troisième. Il fut aussi traduit en langue turque, et l'a été dans presque toutes les langues de l'Europe. C'est dans ces traductions successives qu'il a pris la parure poétique et les ornements merveilleux dont il est embelli. Dans la première version arabe, qui est exacte et littérale, on dit qu'il manque absolument de couleur et de poésie. Cela tient sans doute à son extrême antiquité; car l'on assure qu'elle remonte beaucoup plus haut que Bidpay; que ce nom même est supposé, et que tout le fond de l'ouvrage appartient à l'ancien brachmane, Vichmou-Sarma, qui, dans son livre intitulé Hitopadès, conçut le premier l'idée de faire donner aux hommes, par des bêtes, des préceptes qu'ils n'auraient pas écoutés de la bouche de leurs semblables 348. Ce livre existe: il a été traduit en anglais; et une partie l'a aussi été dans notre langue, par M. Langlès. On y reconnaît le premier type des fables attribuées à Bidpay, à Lokman et à Esope. C'est sans doute dans ces fictions antiques et ingénieuses, que nos vieux auteurs du treizième siècle avaient pris le sujet de leur roman du Renard, 349, roman mis en vers allemands par le célèbre Goëthe, traduit depuis de l'allemand en français, et publié comme si l'original eût été une production germanique; c'est là aussi sans doute que le célèbre Casti avait puisé la première idée de son poëme ou de sa satyre politique, intitulée: Les animaux parlants.
Les Indiens Musulmans, ou modernes, qu'il faut bien distinguer des Hindous, habitants autochtones de l'Inde, ont tout écrit en langue persanne depuis la dynastie des Mogols, établie par les descendants de Timour 350; ainsi l'on ne doit point séparer leur poésie de la poésie des Persans, celui peut-être de tous les peuples, à l'exception des Arabes, qui a le plus cultivé cet art. Les Arabes et les Persans ont eu un si grand nombre de poètes, que la vie d'un homme ne suffirait pas, à ce qu'on assure, pour parcourir tous leurs ouvrages.
Le climat habité par ces deux peuples, paraît avoir eu la plus grande influence sur le caractère de leur poésie. Il est impossible que les images les plus agréables ne s'offrent pas abondamment à des poètes qui passent leur vie dans des champs, des bois, des jardins délicieux, qui se livrent tout entiers aux voluptés et à l'amour, qui habitent des contrées où l'éclat et la sérénité du ciel sont rarement obscurcis par des nuages, où la nature comblée, pour ainsi dire, d'une surabondance de fleurs et de fruits, n'étale que luxe et jouissances; où enfin, comme le dit un ancien poète latin, on voit de toutes parts les moissons offrir leurs richesses, les arbres fleurir, les sources jaillir, les prés se revêtir d'herbes et de fleurs 351. La plupart des ornements de la poésie se tirent des images prises dans les choses naturelles; or, la plus grande partie de la Perse et toute cette Arabie qui reçut des anciens le surnom d'Heureuse, sont les régions du monde les plus fertiles, les plus riantes, les plus fécondes en toutes sortes de délices. L'Arabie qu'on appelle Déserte est, au contraire, remplie d'objets d'où l'on peut tirer les images de crainte et de terreur, et qui n'en sont que plus propres à inspirer le sublime. Aussi voit-on souvent dans les poëmes des anciens Arabes, des héros marchant à travers des routes escarpées, des cavernes formées de rocs hérissés, suspendus, énormes, et remplis de ténèbres épaisses qui ne se dissipent jamais 352.
C'est à ces propriétés de la nature qui les environne, et à leur manière de vivre, que les Arabes et les Persans durent, selon le célèbre orientaliste William Jones 353, cette profusion d'images et de figures, dont ils sont si prodigues, et c'est pour les mêmes causes qu'ils cultivèrent avec tant d'ardeur la poésie, qui se nourrit surtout de figures et d'images.
Les Persans emploient, pour signifier l'art des vers, une expression figurée très-belle dans leur langue, et qui veut dire former un fil de perles. Leur goût pour cet art est très-ancien; mais ils n'en ont conservé aucun monument antérieur au septième siècle. Quand ils furent conquis par les Arabes, les mœurs, les usages, les lois, la religion, tout fut modifié et réglé par les vainqueurs: quant aux sciences et aux lettres, tout fut d'abord détruit, et ne put renaître que quand les Arabes en donnèrent le signal dans tout leur vaste Empire. L'écriture antique et indigène fut elle-même changée en caractères arabes, et beaucoup de mots arabes furent introduits dans la langue. Aucun des livres qui existent en langue persanne ne doit donc être rapporté à un temps antérieur à cette époque, si l'on en excepte cependant un petit nombre d'ouvrages, écrits dans l'ancienne langue appelée pehlvi, et attribués aux anciens mages, tels que Zend-Avesta 354 et le Sadder, qui contiennent les dogmes et les préceptes de l'antique religion des Guèbres, et dont quelques-uns de nos savants ont, presque avec aussi peu de succès que les savants du pays même, tâché d'éclaircir les épaisses ténèbres. La poésie persanne, telle qu'elle existe, n'a donc d'autre origine que la poésie arabe. Les principes de l'art métrique y sont les mêmes, et il y a presque autant de ressemblances dans le génie des poètes que dans les genres de poésie et dans la mesure des vers 355.
Mais avec ces rapports communs, ils ont aussi des différences. Il en existe surtout dans les deux langues. La langue arabe est expressive, forte et sonore; la persanne, remplie de douceur et d'harmonie 356. Joignant à sa propre richesse les mots qu'elle a reçus de la langue arabe, elle a sur celle-ci l'avantage des mots composés, auxquels les Arabes sont si contraires, qu'ils emploient pour les éviter de longues circonlocutions. Les lois de la rime leur sont communes, mais dans les deux langues, la quantité des rimes est si abondante, qu'elle gêne peu le poète, et ne fait que donner un utile aiguillon à son génie. C'est pour cela qu'ils excellent plus qu'aucune autre nation, et peut-être être plus que les Italiens eux-mêmes, à faire des vers impromptus.
Mais voici une contradiction assez forte entre les Orientalistes. Les uns vantent cette facilité des compositions poétiques et en citent des exemples; les autres expliquent les règles de la poésie arabe de manière à y faire voir les plus grandes difficultés 357. On peut les accorder, en disant que dans les poésies soutenues et faites à loisir, les poètes suivent toutes ces règles; mais que dans les impromptus, à l'exception de la rime, il s'en dispensent. En effet, le vers arabe est composé de pieds d'une mesure et d'un nombre déterminés 358. Il a cette ressemblance avec l'ancienne poésie des Grecs et des Latins, et cette supériorité sur la versification moderne, dont il ne se rapproche que par la rime, ou plutôt qui l'a empruntée de lui. Elle a chez les Arabes des difficultés particulières. On exige à la fin de leurs vers la consonnance de plusieurs syllabes, et quelquefois même de cinq. De plus, dans certains poëmes, composés d'un assez grand nombre de distiques, la rime doit être constamment la même. Quant aux pieds et aux mesures, ils admettent vingt-cinq combinaisons diverses de pieds, tant simples que composés, dont ils forment jusqu'à seize différentes espèces de vers 359. Ce ne sont pas là des entraves dont on puisse se jouer dans des poésies improvisées; mais si elles sont pénibles pour le poëte, il faut avouer qu'elles doivent produire, pour des oreilles exercées à les sentir, beaucoup d'harmonie et de variété.
De toutes ces sortes de vers, ils forment des poëmes de plusieurs espèces. La Casside est une des plus anciennes. C'est une espèce d'idylle ou d'élégie; mais dans l'acception étendue que les anciens donnaient à ces deux titres, et qui peut, en quelque façon, convenir à toutes sortes de sujets. Les deux premiers vers riment ensemble, et ensuite, dans tout le cours du poëme, la même rime revient à chaque second vers. On n'a point d'égard au premier, qui n'est regardé que comme un hémistiche. Le poëme ne doit pas avoir plus de cent distiques, ni moins de vingt. L'amour en est le sujet le plus ordinaire. La vie nomade et guerrière des Arabes, les obligeait à des déplacements continuels: aussi, la plupart des cassides commencent par les regrets d'un amant séparé de sa maîtresse. Ses amis essayent de le consoler, mais il repousse leurs secours. Il décrit la beauté de celle qu'il aime. Il ira la visiter dans la nouvelle demeure de sa tribu, dût-il en trouver les passages défendus par des lions ou gardés par des guerriers jaloux. Alors il amène ordinairement la description de son chameau ou de son cheval; et ce n'est qu'après tout cet exorde qu'il en vient à son principal objet. Les sept poëmes suspendus au temple de la Mecque sont presque tous de ce genre. On vante surtout celui qui commence ainsi: «Demeurons, donnons quelques larmes au souvenir du séjour de notre bien-aimée dans les vallées sablonneuses qui sont entre Dahul et Houmel». Le dessin en est absolument conforme à celui que je viens de tracer. On y trouve cette jolie comparaison: «Quand ces deux jeunes filles se levèrent, elles répandirent une agréable odeur, comme le zéphir lorsqu'il apporte le parfum des fleurs de l'Inde 360». Le poëte trouve le moyen d'amener le récit d'une aventure galante de sa jeunesse, qu'il décrit avec toute la vivacité et tous les ornements de la langue arabe. Parmi les autres descriptions, celles de son passage à travers un désert, de son cheval, de sa chasse, d'un orage, sont d'une beauté que les Orientaux ne se lassent point d'admirer.
La Ghazèle est une espèce d'ode amoureuse ou galante, semée d'images et de pensées fleuries. Le sujet en est ordinairement enjoué. Il respire, en quelque sorte, les parfums et le vin. Les maximes qu'on y professe sont celles d'une volupté philosophique. Elle conclut de la brièveté de la vie que nous ne devons en laisser échapper aucune fleur, sans la connaître et sans en jouir 361. C'est, comme on voit, précisément le genre de l'ode anacréontique, et quoiqu'on assure qu'Anacréon n'a jamais été traduit en arabe ni en persan, il est probable que les premiers poëtes persans ou arabes qui donnèrent ce caractère à la ghazèle, avaient eu quelque connaissance des poésies du vieillard de Théos.
La mesure des vers et la disposition des rimes sont absolument les mêmes 362 dans la ghazèle que dans la casside; mais la première ne doit pas s'étendre au-delà de treize distiques. Le désordre est tellement de sa nature, que chacun de ces distiques doit renfermer un sens entier, et n'a presque jamais aucun rapport avec ceux qui précèdent et qui suivent. Il est probable 363 que ce désordre est venu de ce que ce genre de poésie étant ordinairement né parmi la joie et la bonne chère, le génie du poëte, échauffé par le vin, saisissait tout à coup chaque image qui s'offrait à lui, la quittait pour une autre, et celle-ci pour une autre encore, sans garder aucun ordre entre elles. Il est encore du caractère particulier de ce poëme qu'au dernier distique le poëte s'adresse la parole à lui-même, en s'appelant par son nom. Il tâche de mettre dans cette apostrophe une finesse et une élégance particulières. Ce peut avoir été le premier modèle de l'envoi qui terminait toutes les chansons provençales, et d'où les Italiens ont pris l'usage de terminer leurs odes, ou canzoni, par une apostrophe adressée à l'ode elle-même, comme ils le font presque toujours. Le sonnet est un autre emprunt que les Provençaux, et ensuite les Italiens ont fait, dit-on, à ce genre de poésie. Souvent la ghazèle, et même la casside, n'ont que quatorze vers, et c'est là ce qui a pu donner l'idée du sonnet. Nous verrons plus clairement ailleurs son origine: observons seulement ici que les quatorze vers du sonnet sont partagés en deux quatrains et deux tercets, tandis que ceux de l'ode arabe procèdent toujours par distiques; or, c'est plutôt l'arrangement des vers qui caractérise un genre de poésie que leur nombre.
La ghazèle appartient plus aux Persans qu'aux Arabes; ils l'ont cultivée avec une sorte de prédilection, tandis que les Arabes, plus graves et plus portés à la mélancolie, lui ont préféré la casside. On appelle Divan, une collection nombreuse de ghazèles, différentes par la terminaison ou la rime. Le divan est parfait lorsque le poëte a régulièrement suivi, dans les rimes de ses ghazèles, toutes les lettres de l'alphabet. Le divan d'Hafiz, le plus célèbre des poëtes persans dans ce genre, contient près de 600 ghazèles 364. Les ghazèles de chacune des divisions de ce divan ont tous leurs vers terminés par la même lettre; et la série de toutes ces divisions forme l'alphabet entier. Presque tous les poëtes italiens ont eu aussi l'ambition de former leur divan, qu'ils nomment canzonière, mais ils se sont épargné la contrainte et l'espèce de ridicule de cette tâche alphabétique.
Les poésies amoureuses des Arabes ont en général moins de mollesse, un caractère moins efféminé que celles des Persans. Des images guerrières s'y mêlent souvent aux sentiments d'amour et aux idées de galanterie, et quelquefois avec plus de bizarrerie que de goût, comme dans ces vers 365: «Je me souvenais de toi, quand les lances ennemies et les glaives de l'Inde buvaient mon sang; je souhaitais ardemment de baiser les épées meurtrières, parce qu'elles brillaient, comme les dents éclatent quand tu souris». Voici un morceau d'un meilleur goût, et qui se rapproche davantage de la poésie d'Anacréon et d'Hafiz. C'est une de ces pièces en quatorze vers, que l'on veut qui aient servi de premier modèle au sonnet; et il y a peu de sonnets meilleurs.
«Les banquets, l'ivresse, la marche ferme et légère d'un chameau vigoureux, sur lequel s'appuie péniblement son maître blessé par l'Amour en traversant une étroite vallée;
«De jeunes filles d'une blancheur éclatante, marchant avec délicatesse, semblables à des statues d'ivoire, couvertes de voiles de soie brodés d'or, et gardées soigneusement;
«L'abondance, la tranquille sécurité, et le son des lyres plaintives, sont les vraies douceurs de la vie;
«Car l'homme est l'esclave de la fortune, et la fortune est changeante. Les choses heureuses et contraires, la richesse et la pauvreté sont égales, et tout homme vivant se doit à la mort» 366.
La comparaison de ces jeunes filles avec des statues d'ivoire est un trait plein de délicatesse et de grâce. La comparaison ou similitude est la figure favorite des Arabes; mais ils les tirent plus souvent des objets de la Nature que de ceux de l'art. Leurs habitudes et leurs mœurs expliquent cette préférence. En faisant le portrait de leurs belles, ils comparent leurs boucles de cheveux à l'hyacinthe; leurs joues à la rose, leurs yeux, ou pour la couleur, aux violettes, ou pour l'aimable langueur, aux narcisses; leurs dents aux perles; leur sein aux pommes; leurs baisers au miel et au vin; leurs lèvres aux rubis; leur taille au cyprès; leur marche aux mouvements du cyprès agité par le vent; leur visage au soleil; leurs cheveux noirs à la nuit; leur front à l'aurore; elles-mêmes enfin aux chevreaux ou aux petits du chevreuil 367.
Les meilleurs poëtes arabes se plaisent à décrire les productions de la nature, et surtout les fleurs et les fruits; et de même qu'ils les emploient dans leurs comparaisons pour servir de parure à la beauté, de même ils se servent de la beauté humaine pour embellir, par des comparaisons, les fleurs ou les fruits qu'ils décrivent. «Ce fruit, dit l'un d'eux, est d'un côté blanc comme le lys; de l'autre, aussi vermeil que la pêche ou que l'anémone, comme si l'amour avait réuni la joue d'une jeune fille à celle de son amant» 368. Un autre compare la narcisse qui vient d'éclore aux dents blanches d'une jeune fille qui mord une pomme d'Arménie 369.
Dans le genre héroïque, leurs comparaisons ont quelquefois la force et la grandeur de celles d'Homère. Ils disent d'une troupe de guerriers: «Ils se précipitent comme un torrent rapide quand la nue ténébreuse, et tombant avec violence, a gonflé ses eaux» 370. Ils disent à un général marchant à la tête de ses troupes: «Ton armée agitait autour de toi ses deux ailes, comme un aigle noir qui prend son vol» 371. Un guerrier s'avance comme un éléphant farouche; il s'élance comme un lion au milieu d'un troupeau. Enfin, dans ces moments terribles où Homère entasse comparaisons sur comparaisons pour mieux exprimer l'ardeur et le désordre des combats, il n'a rien de plus chaud ni de plus animé que ce tableau de Ferdoussy représentant un héros dans la mêlée. «Tantôt il se courbe sur son coursier; tantôt, s'élevant comme une montagne, il frappe de sa lance ou de son épée dure comme le diamant; tantôt il s'avance comme le nuage qui verse la pluie. Vous diriez: est-ce le ciel, ou le jour, ou l'éclair, ou le torrent des eaux printannières? Vous diriez: c'est un arbre chargé de fer; il agite ses deux bras comme les ruisseaux du platane» 372.
Ils ne sont pas moins féconds en métaphores, ou plutôt ils parlent presque toujours métaphoriquement: tout ce qui vient d'un objet est chez eux son fils ou sa fille; tout ce qui produit une chose est son père ou sa mère: les choses liées ou semblables entre elles sont frères ou sœurs. Un poëte appelle le chant des colombes le fils de la tristesse; les mots sont les fils de la bouche; les larmes, les filles des jeux; l'eau est la fille des nuages; le vin, le fils des grappes; et l'hymen du fils des grappes avec la fille des nuages n'est que du vin trempé d'eau. Ils disent l'odeur et le doux parfum de la victoire; ils font un fréquent et singulier usage des verbes verser et puiser; ils osent dire: «L'échanson de la mort s'approcha d'eux avec la coupe du trépas: il en arrosa le jardin de leur vie, et ils furent anéantis» 373.
Presque toutes les autres figures de pensées et de mots sont connues des Arabes. Leur langue se prête singulièrement à ces dernières. Celle qui consiste à prendre le même mot dans deux acceptions différentes, ou à faire jouer ensemble deux mots presque semblables, revient très-fréquemment dans leurs vers; mais cette figure, ou plutôt ce jeu de mots, disparaît dans les traductions. Parmi les figures de pensées, la prosopopée est une de celles qu'ils emploient le plus heureusement et le plus souvent. Ils lui donnent une vivacité merveilleuse, et une grâce presque magique 374. Chez eux, tout est vivant et animé. Les fleurs, les oiseaux, les arbres parlent; les qualités abstraites, la beauté, la justice, la gaîté, la tristesse, sont personnifiées; les prés rient; les forêts chantent; le ciel se réjouit; la rose charge le zéphyr de messages pour le rossignol; le rossignol décrit les beautés de la rose; les amours de rose et du rossignol forment une mythologie charmante qui revient à chaque instant dans leurs vers; la Nature entière est comme un théâtre où il n'y a plus rien d'inanimé, de muet ni d'insensible.
On a vu, par quelques citations, qu'ils connaissent la poésie héroïque. Il n'ont point cependant de véritables épopées. Leurs poëmes héroïques ne sont que des histoires écrites en vers élégants, et ornées de toutes les couleurs de la poésie: telle est surtout leur grande histoire, ou, si l'on veut, leur poëme en prose dont Timour ou Tamerlan est le héros, et dont on vante les riches images, les narrations, les descriptions, les sentiments élevés, les figures hardies, les peintures de mœurs et l'inépuisable variété 375.
Les Persans et les Turcs ont un nombre infini de ces poëmes sur les exploits et les aventures de leurs plus fameux guerriers; mais les fables extravagantes dont ils sont remplis, les font plutôt considérer comme des romans et des contes que comme des poëmes héroïques 376. On en excepte cependant les ouvrages du persan Ferdoussy, qui contiennent l'histoire de Perse, dans une suite de très-beaux poëmes. William Jones, sans vouloir le comparer à Homère, avec lequel nous venons de voir, cependant, qu'il a des traits de ressemblance, trouve de commun entre eux et le génie créateur et l'originalité. Ils puisèrent tous deux, dit-il, leurs images dans la nature elle-même; ils ne les ont pas saisies par imitation, par reflet; ils n'ont pas peint, comme les poëtes modernes, la ressemblance de la ressemblance. Au reste, les fées, les génies, les griffons-fées forment le merveilleux de ces poëmes, d'où il est évident qu'ils ont passé dans les nôtres.
Les Arabes ont un genre ou la teinte habituelle de leur imagination les rend très-propres à réussir; c'est la poésie funèbre. Ils y célèbrent par des distiques ou d'autres petits poëmes, les personnes qui leur étaient chères, ou les personnages célèbres. D'Herbelot rapporte celui-ci 377: «Mes amis me disaient: Si tu allais, pour te soulager, visiter le tombeau de ton ami. Je répondis: A-t-elle donc un autre tombeau que mon cœur»?
J'en ajouterai un autre d'un genre tout différent, et tout-à-fait extraordinaire, c'est l'épitaphe du libéral et vaillant Maâni 378.
«Approchez, mes amis, approchez de Maâni, et dites à son tombeau: Que les nuages du matin t'arrosent de pluies continuelles!
«O tombeau de Maâni! toi qui n'étais qu'une fosse creusée dans la terre, tu es maintenant le lit de la bienfaisance. O tombeau de Maâni! comment as-tu pu contenir la libéralité qui remplissait la terre et les mers? Que dis-je, tu as reçu la libéralité, mais morte: si elle eût été vivante, tu aurais été si étroit que tu te serais brisé.
«Il existait un jeune homme, que sa générosité fait vivre encore après sa mort, comme la prairie, quand un ruisseau l'a parcourue, reverdit avec plus d'éclat.
«Mais à la mort de Maâni, la libéralité est morte, et le faîte de la noblesse d'âme est abattu».
Je cite de pareilles singularités, non certes comme des objets d'imitation, mais pour que nous sachions dans la suite à qui attribuer ce faux goût, si contraire à la nature, que les anciens ne connurent jamais, et qui a si long-temps infecté le style moderne.
La poésie morale des Arabes est célèbre, ainsi que leur esprit naturellement sentencieux. Ils ont un grand nombre de vers qui renferment des pensées qu'ils aiment à citer à tout propos; et ils ne s'y livrent pas moins que dans les autres genres aux écarts de l'imagination et aux bizarreries du style. «Le cours de cette vie, dit un poëte, ressemble à une mer profonde, remplie de crocodiles; qu'ils sont tranquilles, les hommes assez sages pour demeurer sur le bord 379! La vie humaine, dit un autre, n'est qu'une ivresse; ce qu'elle a d'agréable s'évapore promptement, et la crapule reste» 380. Quelquefois ce ne sont que des espèces de proverbes, quelquefois ils ont plus d'étendue, et ce sont de petits poëmes remplis d'esprit, d'images, d'oppositions inattendues. Le génie des Persans diffère encore ici de celui des Arabes. On connaît assez les belles fables de Sadi, et son Gulistan ou Jardin des roses, où il les a en effet semées comme des fleurs. Il est le premier des poëtes dans ce genre, mais il n'est pas le seul, et les muses persannes ne sont pas moins fertiles en leçons de sagesse que de plaisir.
Les deux peuples excèlent également dans un autre genre, qui est le panégyrique ou l'éloge. Leur usage est de commencer leurs grands poëmes par louer Dieu, sa bonté, sa miséricorde, sa puissance; ensuite le prophète et sa famille; enfin ils élèvent aux nues les vertus de leur roi et des grands de sa cour: vertueux ou non, c'est une étiquette poétique qu'ils ne manquent point de suivre 383. Mais ils ont aussi des morceaux qui ont d'autre objet que la louange, et ce sont ceux où ils entassent avec le plus de profusion les idées gigantesques, les exagérations, nous dirions presque, nous autres occidentaux, les folies. Quel autre nom donner, par exemple, à ce trait d'un poëte, non pas Arabe, ni Persan, mais Indien, soit que les Indiens aient pris ce goût des Persans, ou que les Persans l'aient pris chez eux, et l'aient reporté chez les Arabes, ou plutôt qu'il soit commun à tous les peuples de l'Orient. Ce poëte, pour louer un prince distingué par son savoir autant que par sa dignité, lui dit en vers boursoufflés: «Dès que tu presses les flancs de ton coursier rapide, la terre s'agite et tremble; et les huit éléphants, ces vastes soutiens du monde, se courbent sous un si noble poids». Notre médecin voyageur Bernier, homme aussi enjoué que savant, se trouvait à cette audience, et conservant son caractère français, il dit à l'oreille du prince: «Gardez-vous bien, seigneur, de monter trop souvent à cheval: vos pauvres peuples souffriraient trop de si fréquents tremblements de terre». Le prince entendit la plaisanterie, et y répondit comme aurait fait un Français même: C'est pour cela, dit-il à Bernier, que je vais presque toujours en palanquin 384.
Les Arabes et les Persans se dédommagent en quelque sorte de leurs adulations poétiques par des satyres violentes; on pourrait plutôt les nommer des invectives que des satyres. C'est un guerrier que le poëte accuse d'être lâche; c'est un homme puissant à qui il reproche d'être injuste, ou même un roi qu'il taxe de vices honteux. Dans le poëme arabe des Amours d'Antara et d'Abla 385, on trouve, dès le commencement, une satyre mordante que les orientalistes admirent 386. Les esclaves d'Abla l'adressent, en chantant, à Almarah, qui aime aussi leur maîtresse, et veut supplanter Antara. «Almarah! renonce à l'amour des jeunes vierges; cesse de te présenter aux yeux de la beauté. Tu ne sais pas repousser l'ennemi; tu n'es pas un brave cavalier au jour du combat. Ne désire pas de voir Abla: tu verras plutôt le lion de la vallée qui répand la terreur. Ni les brillantes épées, ni les noires lances poussées avec force ne peuvent approcher d'elle. Abla est une jeune chevrette qui prend le lion à la chasse avec ses yeux languissants. Mais toi, tu ne t'occupes que de ton amour pour elle, et tu remplis tous ces lieux de tes plaintes. Cesse de la poursuivre avec importunité, ou Antara versera sur toi la coupe de la mort. Tu ne te lasses point de la chercher: tu te présentes couvert d'armes par-dessus tes riches habits. Les jeunes filles rient de toi, comme à l'envi; l'écho des collines et des vallées leur répond: tu es devenu la fable de tous ceux qui les écoutent, et leur jouet soir et matin. Tu reviens à nous avec des habits plus magnifiques; elles redoublent leurs ris et leurs plaisanteries. Si tu t'approches encore, il viendra le lion que craignent les lions de la vallée: il ne te laissera pour ton partage que la haine, et tu retourneras couvert de mépris, etc.».
Le même Ferdoussy, célèbre par son grand poëme historique, s'est aussi distingué parmi les satyriques persans. C'est par ordre de son roi Mahmoud, qu'il avait composé ce poëme; il y employa trente années, et il en attendait de grandes récompenses. Mais ce Mahmoud, surnommé le Gaznevide, grand roi, grand homme de guerre, le premier pour qui fut inventé le titre de sultan, était un homme sans goût et excessivement avare. Fils d'un esclave, il conservait des inclinations moins conformes à son rang qu'à sa naissance; il écouta des ennemis du poëte. Bref, il ne lui donna rien, ou si peu de chose, que c'était plutôt une marque de mépris que de munificence. Le poëte irrité ne put contenir sa colère; elle lui dicta, contre le sultan, une virulente satyre qu'il lui fit remettre cachetée, mais après avoir pris la précaution de se sauver à Bagdad. «La chose la plus vile, dit-il, est meilleure qu'un pareil roi qui n'a ni piété, ni religion, ni mœurs. Mahmoud n'a point d'intelligence, puisque son âme est ennemie de la libéralité. Le fils d'un esclave a beau être père de plusieurs princes, il ne peut agir comme un homme libre. Vouloir agrandir, par des éloges, la tête étroite des méchants, c'est jeter de la poudre dans ses yeux, ou réchauffer dans son sein un serpent. «Ici il entasse les figures pour dire qu'un arbre, dont les fruits sont d'une espèce amère, quand même il serait transplanté dans le jardin du Paradis pour y recevoir une culture miraculeuse et toute céleste, ne donnerait pourtant à la fin que des fruits amers; qu'un œuf de corneille, quand il serait placé sous le paon du jardin des cieux, ne produirait jamais qu'une corneille; que la vipère qu'on a trouvée dans un chemin, on a beau la nourrir de fleurs et lui donner tout ce qu'il lui plaît, elle n'en vaudra pas mieux, et n'en finira pas moins par piquer et empoisonner son bienfaiteur; que si un jardinier prend le petit d'un hibou, et le couche pendant la nuit sur un lit de roses et d'hyacinthes, l'oiseau, dès le point du jour, ne s'enfuira pas moins dans un trou» 387. Il faut convenir que ce n'est pas là tout-à-fait la satyre d'Horace ni celle de Boileau.
Je pourrais ainsi parcourir tous les différents genres que ces peuples ont traités, et montrer, par des citations choisies, quel caractère le génie oriental leur a donné; mais ce serait me jeter dans trop de longueurs, et trop m'écarter du but que je me suis proposé. Cette littérature est un champ immense que je n'ai pas eu la présomption de parcourir. J'ai voulu seulement donner un léger aperçu de son histoire, des richesses qu'elle renferme, du goût particulier qui y règne, et de l'influence qu'elle a exercée sur la littérature moderne, à laquelle il est temps de revenir.
Des Troubadours provençaux, et de leur influence sur la renaissance des lettres en Italie.
Note 388: (retour) Ce chapitre a été considérablement augmenté; il est ici double de ce qu'il était quand je le lus à l'Athénée de Paris, et j'ai dû le partager en deux sections. L'obligation où j'ai été, pour un autre travail, de recourir aux sources et aux manuscrits provençaux, m'a engagé à lui donner cette étendue, et m'en a fourni les moyens.
Historiens des Troubadours; origine et révolutions de leur poésie; naissance de la rime; Troubadours de tous les rangs; leurs aventures; leur célébrité; décadence et courte durée de la poésie des Troubadours.
La plus ancienne histoire des Troubadours qui ait été écrite en français, est celle de Jean de Notre-Dame, ou Nostradamus, procureur au parlement de Provence, frère du célèbre médecin et astrologue Michel Nostradamus, et oncle de César Nostradamus, auteur d'une histoire de Provence, où il a fondu tout ce que cet oncle avait inséré dans ses Vies des Poëtes provençaux 389. Jean Nostradamus les publia la seconde année du règne de Henri III 390; c'est plutôt un roman qu'une histoire. L'auteur y a rassemblé sans discernement, et sans le plus léger esprit de critique, les récits les plus fabuleux et souvent les plus contradictoires, sans égard pour la chronologie, et sans respect pour la vraisemblance. Il invoque cependant un garant de ce qu'il raconte: c'est l'ouvrage d'un bon religieux connu dans la littérature provençale, sous le nom de Monge, ou moine des Isles-d'Or. Ce moine, qui florissait vers la fin du quatorzième siècle, était de l'ancienne et noble famille génoise des Cibo. L'amour de l'étude l'engagea, dès sa jeunesse, à entrer dans le monastère de Saint-Honorat, sur les côtes de Provence, dans l'une des deux îles de Lerins 391. Son savoir et ses talents le firent mettre à la tête de la bibliothèque du couvent, autrefois remplie des livres les plus précieux et les plus rares, mais qui avait été bouleversée et dilapidée pendant les guerres de Provence. Il parvint en peu de temps à y remettre l'ordre, et même à y rétablir les manuscrits qui en avaient été distraits.
L'un des plus curieux qu'il y trouva était un recueil qu'Alphonse II, roi d'Aragon et comte de Provence 392, avait autrefois fait rédiger par un autre moine de ce couvent nommé Hermentère. L'orgueil avait présidé à la première partie de ce recueil: elle contenait les titres, les alliances et les armoiries de toutes les nobles et illustres familles de Provence, d'Aragon, d'Italie et de France; les goûts poétiques de ce roi troubadour avaient fait réunir dans la seconde les œuvres des meilleurs poëtes provençaux, avec un abrégé de leurs vies. Le moine des Isles-d'Or possédait entre autres talents celui d'écrire, dessiner, et enluminer avec une grande perfection. Son ordre avait, aux îles d'Hières, un hermitage et une petite église qu'on lui donna à desservir. Il s'y retirait pendant quelques jours, au printemps et à l'automne, avec un autre religieux qui avait les mêmes goûts que lui, «pour ouïr, dit l'auteur de sa vie, le doux et plaisant murmure des petits ruisseaux et fontaines, le chant des oiseaux; contemplant la diversité de leurs plumages, et les petits animaux tous différents de ceux de la mer, les contrefaisant au naturel».
Il peignit ainsi un recueil considérable d'oiseaux, d'animaux, de paysages, et de vues des côtes délicieuses de ces îles, que l'on trouva parmi ses livres après sa mort 393; mais il prit un soin particulier de copier et d'embellir, de tous les ornements de son art, les poésies et les vies des poëtes provençaux qu'il avait trouvées dans le recueil d'Hermentère. Il en épura le texte qui était fort corrompu. Les vies étaient écrites en rouge, et les poésies en noir, sur parchemin, le tout orné de figures enluminées en or, rouge et azur, selon le luxe de ce temps-là. Il envoya une de ces copies à Louis II, père du fameux René, roi de Naples, de Sicile, et comte de Provence. La cour provençale fut enchantée de cet ouvrage, et plusieurs gentilshommes, qui conservaient du goût pour leur ancienne poésie, obtinrent la permission de le faire copier dans la même forme et avec les mêmes ornements.
Il est vraisemblable que ce sont ces élégantes copies, faites d'après celle du moine des Isles-d'Or, qui se répandirent ensuite à Naples et en Sicile, et dans le reste de l'Italie. Crescimbeni croit 394 que c'est l'original même, écrit de la main du moine des Isles-d'Or, qui se trouvait dans la bibliothèque Vaticane sous le N°. 3204. Mais ce manuscrit avait appartenu à Pétrarque, ensuite au cardinal Bembo, et est enrichi de quelques notes de ces deux hommes célèbres. Or, on sait que Pétrarque mourut en 1374, et le moine des Isles-d'Or ne fleurit, selon Crescimbeni lui-même 395, que plusieurs années après. Quoi qu'il en soit, ce manuscrit était, dans la bibliothèque du Vatican, le monument le plus curieux de l'ancienne poésie provençale 396. On en était si jaloux à Rome, que les pères Mabillon et Montfaucon n'avaient pu en obtenir la communication, et qu'il fallut un bref spécial du pape pour l'accorder à M. de Sainte-Palaye. Il est maintenant déposé à notre Bibliothèque impériale 397, et ce n'est pas un des fruits les moins précieux que nous ait procurés la victoire.
Depuis le seizième siècle, on avait cessé en France de s'occuper des Troubadours. Un savant qu'on pourrait dire tout Français, ce même Sainte-Palaye que je viens de nommer, en fit dans le dernier siècle l'objet constant de ses recherches, de ses voyages, de ses travaux. Tout ce qui restait d'eux, disséminé dans les bibliothèques de France et d'Italie, fut rassemblé dans ses immenses recueils, expliqué par des notes, par des dissertations sur leur langage, par des glossaires, des tables raisonnées, et des vies de tous les poëtes provençaux. Mais tout restait enseveli dans vingt-cinq volumes in-folio de manuscrits 398 qui n'avaient pu voir le jour. L'abbé Millot rendit aux lettres le service d'en publier un extrait. Son Histoire littéraire des Troubadours 399, quoique très-imparfaite, peut donner cependant une idée générale de cette littérature singulière.
Avant eux, et presque au commencement du dix-huitième siècle, Crescimbeni avait donné en italien, dans le second volume de son Histoire de la Poésie vulgaire, une traduction de l'ouvrage de Nostradamus, avec des notes et des additions considérables tirées de divers manuscrits 400. Ces secours seraient insuffisants pour qui voudrait donner une histoire complète des Troubadours: il lui faudrait s'enfoncer de nouveau dans les manuscrits originaux et dans la volumineuse collection de Sainte-Palaye. Mais pour le but que je me propose, c'est-à-dire, pour faire connaître le génie de la poésie provençale, ses différentes formes, et surtout son influence sur les premiers essais de la poésie italienne, c'est assez d'avoir sous les yeux les Vies de Nostradamus; quoiqu'il faille y avoir peu de foi, la traduction, ou plutôt les notes et les additions de Crescimbeni, l'Histoire de l'abbé Millot, et seulement quelques uns des meilleurs manuscrits.
Note 400: (retour) Ce second volume de l'Istoria della volgar poesia de Giovan Mario Crescimbeni, parut en 1710; le premier avait paru dès 1698. On avait déjà une traduction italienne des Vies de Nostradamus, par Giovan. Giudice, imprimée à Lyon la même année que l'ouvrage original, 1575, mais si mal écrite et si remplie de fautes, ajoutées à celles de l'auteur français, qu'elle ne pouvait être d'aucun usage. Voyez la préface de Crescimbeni.
Il est inutile de répéter tout ce qu'ont écrit nos antiquaires sur l'origine de la langue romance ou romane 401. Formée des combinaisons de la langue latique avec divers dialectes du celtique, elle était devenue celle de toute la Gaule. On fait remonter jusqu'à Hugues Capet sa séparation en plusieurs espèces de langage roman. Les seigneurs, les hauts barons qui l'avaient aidé à monter sur le trône, étaient presque aussi puissants que lui. Chacun d'eux resta dans sa seigneurie, ou si l'on veut dans ses états, les uns au nord de la France, où se forma le roman wallon; les autres au midi, où naquit le roman provençal; tandis qu'au centre, où Hugues Capet avait un petit royaume, que sa politique et celle de ses descendants trouvèrent bientôt le moyen d'agrandir, le roman, proprement dit, par des combinaisons nouvelles, devenait peu à peu le français 402. Le roman provençal, qui se parlait dans tout le midi de la France, déjà enrichi d'un grand nombre de mots grecs, anciennement apportés par les Phocéens, ne tarda pas à s'enrichir encore par le commerce de ces provinces avec l'Orient, avec l'Italie, surtout avec l'Espagne, où l'on commençait aussi à cultiver une langue nationale, et avec les Arabes ou Sarrazins qui y faisaient fleurir les arts du luxe, les sciences et les lettres.
Lorsqu'au onzième siècle 403, plusieurs seigneurs français, appelés par le roi de Castille, Alphonse VI, qui avait épousé une Française 404, l'eurent aidé à faire la guerre aux Maures et à leur reprendre Tolède 405, un grand nombre de Français, Gascons, Languedociens, Provençaux, s'établirent en Espagne. Alphonse y appela des moines français, qui fondèrent un monastère auprès de Tolède. Bernard, archevêque de cette métropole, fut nommé primat d'Espagne et de cette partie des Gaules. Il tint en cette qualité à Toulouse un concile d'évêques français; enfin il s'établit entre l'Espagne et la France méridionale des communications de toute espèce. Or, les Arabes vaincus dans Tolède n'en étaient point sortis; ils y étaient restés soumis à la domination espagnole. Les écoles célèbres qu'ils y avaient fondées continuaient de fleurir; leurs coutumes, leurs mœurs nationales s'y conservaient; la poésie, le chant, était de l'essence de ces mœurs; et les Espagnols et les Français provençaux qui s'y établirent, purent également profiter, sous ce rapport, de leur commerce avec eux. En effet, c'est à cette époque que remontent peut-être les premiers essais poétiques de l'Espagne, et que remontent sûrement les premiers chants de nos Troubadours. Mais la destinée de ces deux poésies nées de la même source, fut très-différente. Ces antiques productions des muses castillanes, si elles furent différentes de celles mêmes des Troubadours 406, restèrent tout-à-fait inconnues; tandis que la poésie provençale remplissait de ses productions ou de sa renommée toute l'Europe, et prenait chez les autres nations un tel empire, qu'un savant espagnol n'hésite pas à la regarder comme la mère de la poésie, et même de toute la littérature moderne 407. Il est vrai qu'il ajoute que cette langue et cette poésie provençales, mères et maîtresses des langues et de la poésie modernes, sont originairement espagnoles; et il serait aussi injuste de lui faire un crime de ce mouvement d'orgueil national, que difficile de lui contester les faits dont il s'appuie. Mais pour être tout-à-fait juste, il faut remonter un degré plus haut, et reconnaître dans la poésie arabe la mère et la maîtresse commune de l'espagnole et de la provençale.
Note 406: (retour) «Les Espagnols, dit l'estimable auteur de l'Essai sur la Littérature Espagnole (Paris, 1810, in-8°.), se glorifient d'avoir eu parmi eux des Troubadours, dès les douzième et treizième siècles. Raymon Vidal et Guillaume de Berguedan, tous les deux Catalans, étaient des Troubadours, ainsi que Nun (c'est-à-dire Hugues) de Mataplana». Mais ces trois poëtes, dont nous avons les chansons, écrivirent en langue provençale; et il paraît prouvé par le recueil même intitulé Poësias antiguas, imprimé à Madrid, 4 vol. in-8°., que les poésies espagnoles les plus anciennes sont du quatorzième siècle.
On aperçoit dans la poésie des Troubadours les traces de cette filiation, et l'on n'y voit aucuns vestiges de la poésie grecque ou latine. La rime, l'un des caractères qui distinguent le plus la poésie moderne de l'ancienne, paraît nous être venue des Arabes par les Provençaux. Deux savants Français, Huet et Massieu 408, le Quadrio chez les Italiens 409, et une foule d'autres auteurs l'ont reconnu. Ce n'est pas que cette opinion n'ait eu des contradicteurs, parmi lesquels Lévêque de la Ravaillière, la Borde, et l'abbé le Bœuf, peuvent faire autorité. Les uns attribuent l'invention de la rime aux Goths; d'autres aux Scandinaves; quelques uns veulent qu'elle soit venue des vers latins rimés, et de ceux qu'on appelle léonins. Il sera toujours difficile de juger définitivement la question. Voici, en attendant, à ce qu'il me semble, les faits essentiels qui peuvent l'éclairer.
L'on ne remarque rien dans l'ancienne poésie des Grecs, qui indique en eux du goût pour la consonnance de plusieurs mots dans le même vers, ou de plusieurs vers entre eux; si ce n'est peut-être dans quelques pièces de l'anthologie où cela peut avoir été un pur effet du hasard. Il n'en est pas ainsi des Latins. Les fragments de leurs plus anciens poëtes ont de ces consonnances si marquées, qu'elles auraient été des défauts insupportables si elles n'eussent pas été regardées comme des beautés. Cicéron, dans sa première Tusculane, cite deux passages du vieil Ennius, chacun de trois vers: les vers du premier finissent par trois verbes terminés en escere 410; ceux du second, par trois verbes terminés en ari 411. Ce ne peut avoir été une distraction du poëte; et s'il y mit de l'intention, il regardait donc cette consonnance comme un moyen de plaire ou de produire un effet quelconque. Dans les poëtes du meilleur temps, on trouve des vers dont le milieu forme consonnance avec la fin, ou deux vers de suite dont les derniers mots ont le même son. La consonnance entre le milieu et la fin est surtout très-fréquente dans le petit vers élégiaque. Il suffit, pour en trouver, d'ouvrir presque au hasard Tibulle, Properce ou Ovide. Il est impossible que des poëtes si soignés aient eu cette négligence ou cette affectation, si ce n'était pas une beauté.
À mesure qu'on s'éloigna des bons siècles, la cadence des vers latins devint moins régulière, les règles de la quantité furent moins observées, et dans le moyen âge les vers rhythmiques, où l'on n'avait égard qu'au nombre des syllabes et non point à leur durée, prirent presque entièrement la place des vers métriques. Les consonnances y devinrent alors plus fréquentes, comme si leur effet, facile à saisir, eût tenu lieu, pour des oreilles moins délicates, des combinaisons harmonieuses et souvent imitatives du mètre. On écrivit des poëmes entiers en vers qu'on appelle léonins, dont le milieu était toujours en consonnance avec la fin. On a prétendu que ce nom de léonins leur vint d'un certain Léon, Parisien, moine de St.-Victor, qui les inventa et en fit un grand usage au douzième siècle; mais les exemples de ces sortes de compositions rimées datent de beaucoup plus haut, et Léon ne peut avoir eu tout au plus que la gloire de perfectionner cette invention.
Fauchet fait remonter l'usage de la rime jusqu'à la langue thioise ou théotisque, qui est la source de la nôtre. Il rapporte 412 un long passage d'Ottfrid, moine de Wissembourg, écrivain du neuvième siècle, qui avait traduit en vers thiois les évangiles. Cet Ottfrid dit, dans le prologue latin de sa traduction, que la langue thioise affecte continuellement la figure omoioteleuton, c'est-à-dire, finissant de même; et que dans ces sortes de compositions les mots cherchent toujours une consonnance agréable. Plus loin, le même Fauchet dit 413 que la rime est peut-être une invention des peuples septentrionaux; que c'est depuis leur descente en Italie, pour détruire l'empire romain, que la rime a eu cours et a été reçue tant dans les hymnes de l'église, que dans les chansons et autres compositions amoureuses; et il attribue cette invention à ce que la quantité des syllabes étant alors ignorée, et la langue corrompue par la mauvaise prononciation de tant de barbares, la consonnance leur toucha plus les oreilles. Les Germains et les Francs écrivaient leurs guerres et leurs victoires en rhytmes ou rimes: Charlemagne ordonna d'en faire un recueil: Eginhart nous apprend qu'il se plaisait singulièrement à les entendre, et ce n'étaient pour la plupart que des vers thiois ou théotisques rimés. Enfin, quatre vers que Fauchet cite de la préface de cette traduction d'Ottfrid dont il a parlé, sont en langue thioise et rimés deux à deux 414.
Note 414: (retour) De la Langue et Poésie françaises. Cette traduction se trouve dans Thesaurus antiquitatum Teutonicarum, avec beaucoup d'autres poésies latines du neuvième siècle, toutes rimées. Voici les quatre vers cités par Fauchet:Nu vuill ih scriban unser heil
Evangeliono deil,
So vuir nu hiar Bigunnun
In frankisga zungun;c'est-à-dire, selon Fauchet:
Je veux maintenant écrire notre salut,
Qui consiste dans l'évangile;
Ce que nous avons commencé
En langage français.
Pasquier 415 cite cette même préface de la traduction thioise des évangiles, dans un passage de Beatus Rhenanus, savant du seizième siècle 416. Ce passage en contient même un plus grand nombre de vers, tous rimés de deux en deux 417. Pasquier en conclut aussi que la rime était dès lors connue en Germanie, d'où elle passa en France.
Muratori 418 cite un rhythme de S. Colomban, qui date du sixième siècle, et qui procède par distiques rimés; un autre de S. Boniface, en petits vers, aussi rimés de deux en deux; plusieurs autres, tirés d'un vieil antiphonaire du septième ou huitième siècle; et enfin un grand nombre d'exemples tirés d'anciennes inscriptions, épitaphes et autres monuments du moyen âge, tous antérieurs de plusieurs siècles à celui de Léon. Ces exemples deviennent plus fréquents à mesure qu'on approche du douzième siècle. C'est alors que l'usage de ces rimes, tant du milieu du vers avec la fin que des deux vers entre eux, devient presque général. On ne voit presque plus d'épitaphes, d'inscriptions, d'hymnes, ni de poëmes dont la rime ne fasse le principal ornement. C'est dans ce temps-là même que naquit la poésie provençale et, peu après, la poésie italienne. Il serait possible que ces vers latins rimés, qu'on entendait dans les hymnes de l'église, eussent donné l'idée de rimer aussi les vers provençaux et les vers italiens. Mais la communication entre les Arabes et les Provençaux est évidente et immédiate: les premiers offraient aux seconds des objets d'imitation plus attrayants: ce fut certainement des Arabes que les Provençaux prirent leur goût pour la poésie, accompagnée de chant et d'instruments; et il est probable que, frappés surtout de la rime, dont ils n'avaient jusque-là connu l'emploi que dans les chants sévères de l'église, ils l'admirent aussi dans leurs vers.
Ce n'est pas là, d'ailleurs, à beaucoup près, le seul rapport qu'on trouve entre les deux poésies.
Le goût des récits fabuleux d'aventures chevaleresques ou galantes, et celui des narrations d'où l'on fait ressortir quelque vérité morale, dominaient de tous temps dans la littérature arabe; et ce qui nous reste de poésies provençales offre beaucoup de ces récits romanesques et de ces moralités. C'était un usage presque général chez les poëtes arabes de finir leurs pièces galantes par une apostrophe, qu'ils s'adressaient le plus souvent à eux-mêmes; la plupart des chansons provençales finissent par un envoi: le Troubadour y adresse aussi la parole, ou à sa chanson elle-même, ou au jongleur qui doit la chanter, ou à la dame pour qui il l'a faite, ou au messager qui la lui porte. Rien ne devait être plus piquant dans la poésie provençale, que ces espèces de luttes entre deux Troubadours qui s'attaquaient et se répondaient, l'un soutenant une opinion, l'autre l'opinion contraire: ces combats poétiques étaient tellement en vogue chez les Arabes, qu'il n'y a presque aucun de leurs poëtes dont on ne raconte quelque particularité remarquable, et quelque trait piquant dans des circonstances de cette espèce 419.
On peut ajouter aux ressemblances entre les formes poétiques, celles qui existaient entre les mœurs et la vie des poëtes. Chez les Arabes, plusieurs princes cultivèrent la poésie; il en fut de même chez les Provençaux, surtout parmi ceux qui firent la guerre en Espagne, et qui avaient eu des objets vivants d'émulation sous les yeux. Chez les Provençaux comme chez les Arabes, le talent de la poésie était pour les personnes pauvres et de basse condition un moyen sûr d'avoir accès auprès des grands, et d'en obtenir des honneurs et des récompenses. Quelques princes arabes avaient pour usage de donner aux poëtes qui leur récitaient des vers, leurs propres habits pour récompense; les troubadours en recevaient souvent de pareilles des seigneurs dont ils visitaient les cours, et dont ils savaient flatter l'amour propre et amuser les loisirs 420. Enfin chez les deux nations, ainsi que chez les Espagnols, il n'y eut pas seulement des Troubadours, trouvères ou poëtes, mais des jongleurs, jugleors ou chanteurs, qui exécutaient les chants des poëtes, en s'accompagnant de la viole ou de quelques autres instruments.
Note 420: (retour) «Nos Trouvères, dit le président Fauchet, allaient par les cours resjouir les princes; meslans quelquefois des fabliaux qui étoient contes faits à plaisir, ainsi que des nouvelles, des servantois aussi, esquels ils reprenaient les vices, ainsi qu'en des satyres, des chansons, lais, virelais, sonnets, ballades, traitans volontiers d'amours, et par fois à l'honneur de Dieu; remportant de grandes récompenses des seigneurs, qui bien souvent leur donnaient jusques aux robes qu'ils avaient vestues; lesquelles ces jugliors ne failloient de porter aux autres cours, afin d'inviter les seigneurs à pareille libéralité». De la Langue et Poésie françaises, l. I, c. 8.
Des traits si multipliés de ressemblance peuvent-ils laisser le moindre doute, et ne reste-t-il pas prouvé que la poésie des Troubadours provençaux dut sa naissance et quelques uns de ses caractères au voisinage de l'Espagne et à l'exemple des Arabes; que leur langue se sentit aussi de ce commerce; qu'elle n'en profita peut-être guère moins que de ses anciens rapports avec le grec de Marseille, et que ces causes réunies lui donnèrent cette supériorité qu'aucune langue moderne ne pouvait lui disputer alors, mais qu'elle ne devait pas garder long-temps.
Si l'on veut avoir une idée juste de cette poésie, dont la destinée fut si brillante et si fugitive, il ne faut pas se figurer les Troubadours comme ayant toujours eu pendant ce peu de durée le même genre de talent, la même existence dans le monde et le même succès. L'art de faire des vers et celui de les chanter n'étaient point d'abord séparés. Les poëtes étaient Troubadours et jongleurs à-la-fois. Ce dernier titre fut même le seul qu'ils portèrent dans les premiers temps; et le mot jonglerie, qui fut pris ensuite dans un sens si défavorable, désignait alors le plus noble des talents et le premier des arts. C'est ce que nous voyons très-positivement dans un morceau précieux d'un Troubadour du treizième siècle 421, qui déplore la dépravation et l'avilissement de la jonglerie. Il demande s'il convient de nommer jongleurs des gens dont l'unique métier est de faire des tours, de faire jouer des singes et autres bêtes. «La jonglerie, dit-il, a été instituée par des hommes d'esprit et de savoir, pour mettre les bons dans le chemin de la joie et de l'honneur, moyennant le plaisir que fait un instrument touché par des mains habiles. Ensuite vinrent les Troubadours pour chanter les histoires des temps passés, et pour exciter le courage des braves en célébrant la bravoure des anciens. Mais depuis long-temps tout est changé. Il s'est élevé une race de gens qui, sans talents et sans esprit, prennent l'état de chanteur, de joueur d'instruments et de Troubadour, afin de dérober le salaire aux gens de mérite qu'ils s'efforcent de décrier. C'est une infamie que de pareilles espèces l'emportent sur les bons jongleurs; et la jonglerie tombe ainsi dans l'avilissement».
Note 421: (retour) Giraut Riquier. Il était de Narbonne, et fut très-favorisé du roi de Castille Alphonse X; c'est à peu près tout ce qu'on sait de lui. Le passage cité est tiré d'une pièce très-curieuse adressée à ce roi, sous le titre de Supplication au roi de Castille, au nom des jongleurs. Voyez Millot, t. III, P. 356.
On s'était si fort habitué à voir les jongleurs faire des tours d'adresse ou de passe-passe, qu'un autre Troubadour du même siècle 422 donnant dans une de ses pièces des conseils à un jongleur, lui recommande de joindre ce talent à tous les autres. «Sache, lui dit-il, bien trouver, bien rimer, bien proposer un jeu parti. Sache jouer du tambour et des cimbales, et faire retentir la symphonie. Sache jeter et retenir de petites pommes avec des couteaux; imiter le chant des oiseaux; faire des tours avec des corbeilles; faire attaquer des châteaux, faire sauter 423 au travers de quatre cerceaux, jouer de la citole 424 et de la mandore, manier la manicarde 425 et la guitare, garnir la roue avec dix-sept cordes 426, jouer de la harpe, et bien accorder la gigue 427 pour égayer l'air du psaltérion. Jongleur, tu feras préparer neuf instruments de dix cordes. Si tu apprends à en bien jouer, ils fourniront à tous tes besoins. Fais aussi retentir les lyres et résonner les grelots 428».
Note 426: (retour) Millot pense que c'était une espèce de vielle. Ce serait une horrible cacophonie, que dix-sept cordes de tons différents, touchées à la fois par des roues de vielles. L'un des dessins de la Danse aux aveugles, manuscrit du quinzième siècle, qui est à la bibliothèque impériale, représente une femme tournant de la main gauche une roue attachée par son centre à une colonne, et dont deux jantes paraissent porter des cordes tendues dans leur longueur; elle tient de la main droite une longue baguette appuyée sur son épaule, mais dont on peut croire qu'elle frappe de temps en temps les cordes tendues sur les deux jantes de la roue. La Borde, qui a fait graver très-imparfaitement ce dessin dans son Essai sur la Musique, t. I., p. 275, ne dit rien de cette roue, sinon que c'est un instrument circulaire qui lui est inconnu. Ce serait peut-être la roue à dix-sept cordes dont il est ici question. Si, ce qui est plus vraisemblable, la Roue, ou Rote, était en effet une vielle, il y a ici erreur de nombre. Le texte copié par Millot portait peut-être avec ses sept cordes, au lieu de avec dix-sept cordes; et l'on conviendra que ce serait encore beaucoup.
Note 427: (retour) Espèce de musette, selon quelques-uns, ou plutôt instrument à cordes qui s'accordait fort bien avec la harpe, comme on le voit par ces vers du Dante, cités par La Crusca, dans son Vocabulaire, au mot Giga:E come giga ed arpa, in tempra tesa
Di molte corde, fan dolce tintinno
A tal da cui la nota non è intesa.Parad., c. 14.
Pierre Vidal, au contraire 429, dans la plus longue et la meilleure pièce qui nous reste de lui, donnant aussi des conseils à un jongleur, voudrait ramener l'art à sa dignité, et ne voit que la jonglerie qui puisse corriger les vices et la corruption du siècle. Il le dit très-positivement. Ces vices ont passé des rois et des comtes à leurs vassaux. «Le sens et le savoir ont disparu chez les uns comme chez les autres; et les chevaliers, autrefois loyaux et vaillants, sont devenus perfides et trompeurs. Je ne vois qu'un remède au désordre: c'est la jonglerie; cet état demande de la gaîté, de la franchise, de la douceur et la de prudence..... N'imitez point ces insipides jongleurs qui affadissent tout le monde par leurs chants amoureux et plaintifs.
Il faut varier ses chansons..., se proportionner à la tristesse et à la gaîté des auditeurs éviter seulement de se rendre méprisable par des récits bas et ignobles 430».
Mais il ne reste point de monuments de ces temps primitifs de la poésie provençale, où le titre de jongleur annonçait ce qu'on entendit ensuite par celui de Troubadour. Ce n'est qu'à cette seconde époque de l'art que l'on en peut commencer l'histoire; et ce sont des têtes couronnées que l'on trouve, pour ainsi dire, à l'ouverture de cette ère poétique.
On met peut-être un peu gratuitement au nombre des Troubadours cet empereur Frédéric Barberousse qui, après avoir si mal employé pendant un long règne ses grands talents militaires et son courage, se croisa dans sa vieillesse, passa en Asie, à la tête de quatre-vingt-dix mille hommes, et mourut de saisissement pour s'être baigné dans un petit fleuve de Silicie, dont les eaux étaient trop froides, comme autrefois Alexandre dans le Cydnus 431. Frédéric passait pour aimer la poésie et les poëtes. Lorsqu'après avoir ravagé la Lombardie, et rasé pour la seconde fois Milan, il fut reçu à Turin par Raymond Bérenger le jeune, comte de Provence, Raymond l'alla visiter, suivi d'une troupe nombreuse de gentilshommes, d'orateurs et de poëtes provençaux, et fit chanter devant lui par ses poëtes plusieurs chansons provençales. «L'empereur, dit dans son vieux langage l'historien des Troubadours, estant esbay de leurs belles et plaisantes inventions et façon de rhythmer, leur feist des beaux présens, et feist un épigramme en langue provensale à la louange de toutes les nations qu'il avait suivies en ses victoires».
Note 431: (retour) Le désir de comparer deux grands hommes a fait, dit Gibbon, que plusieurs historiens ont noyé Frédéric dans le Cydnus, où Alexandre s'était imprudemment baigné. Mais la marche de cet empereur fait plutôt juger que le Saleph, dans lequel il se jeta, est le Calycadnus, ruisseau dont la renommée est moins grande, mais le cours plus long. Decline and fall, etc., chap. 59, note 26. Ferrari, dans son Dictionnaire géographique, au mot Calycadnus, n'appelle point ce fleuve Saleph, mais Saleseus ou Salès, fleuve de Cilicie, qui traversait la ville de Séleucie, et se jetait dans la mer entre les promontoires Sarpédon et Zéphyrium.
Cette épigramme, ou plutôt ce couplet, est de dix vers sur deux seules rimes. Le galant empereur ne fait qu'exprimer dans chaque vers ce qui lui plaît le plus dans chaque nation.
Note 432: (retour) C'est-à-dire, l'accueil honorable, le salut, la manière de témoigner le respect et les égards. Quelques-uns lisent l'ourar, comme Voltaire dans le chapitre 82 de son Essai sur les Mœurs, etc., où il donne, par erreur, Frédéric II pour auteur de ce couplet, au lieu de Frédéric I: cela signifierait alors l'industrie, la manière d'ouvrer du Génois; mais l'autre leçon est préférable; il n'est ici question que des avantages extérieurs et des manières.
Cela prouve bien que Frédéric savait conserver, au milieu des ravages et des désastres de la guerre, beaucoup de politesse et de liberté d'esprit; mais nous n'avons de lui que cet impromptu, et ce n'est pas assez pour le mettre au rang des poëtes.
Le plus ancien Troubadour, dont il nous soit resté des ouvrages, est un prince; c'est Guillaume IX, comte de Poitou et duc d'Aquitaine, mort en 1127. On compte parmi eux un roi d'Angleterre, Richard Ier; deux rois d'Aragon, Alphonse II et Pierre III; un roi de Sicile, Frédéric III; un dauphin d'Auvergne, un comte de Foix 435, un prince d'Orange 436, etc. Ces poëtes couronnés qui figurèrent dans les événements publics de leur siècle, offrent quelquefois dans leurs poésies des circonstances qui ont échappé à l'histoire. Le premier de tous, cependant, Guillaume IX, ne paraît guère dans les siennes que comme un franc Troubadour, et s'y montre tel qu'il fut dans sa vie licencieuse et déréglée. Ce qui ne l'empêcha point de partir pour la Terre-Sainte, où l'on dit que, malgré les fatigues et les dangers d'une croisade malheureuse, son humeur gaie et même un peu bouffonne ne l'abandonna pas 437.
On sait assez quels malheurs éprouvèrent le courage bouillant de cet autre croisé célèbre, Richard, surnommé Cœur-de-Lion 438. Dans la prison où il fut jeté à son retour, il se consola par un sirvente (sorte de poésie satirique), où il n'épargne pas les amis froids qui le laissaient languir dans cette dure captivité 439. Dans une autre pièce du même genre, composée plusieurs années après qu'il eut recouvré sa liberté, il reproche au dauphin d'Auvergne et au comte Gui, son cousin, de ne se pas déclarer pour lui contre le roi Philippe Auguste, comme ils l'avaient fait une autre fois 440. Mais en attaquant le dauphin d'Auvergne, il provoquait un de ses rivaux en poésie, plus exercé que lui à ce genre de combats. Le dauphin ne manqua pas de répondre. Son sirvente est assaisonné de plaisanteries assez fines, et qui ne durent pas être sans amertume pour le poëte roi. Tout cela était de bonne guerre, et fournit sur les mœurs de ce siècle, sur le ton de franchise et de liberté qu'un simple seigneur pouvait se permettre avec un roi, quand il ne voyait pas en lui son suzerain, des traits qui ne sont pas indifférents pour l'histoire 441.
Note 439: (retour) Le premier vers de ce sirvente est:Ja nus hom pris non dira sa raison.Le roi dit dans une autre couplet:
Or sachan ben mos homs e mos barons
Anglez, Normans, Peytavins e Gascons
Qu'yeu non ay ia si povre compagnon
Que per aver lou laissesse' en prison.Ce langage est plus français que provençal; et l'on voit que Richard était plutôt un Trouvère qu'un Troubadour.
Les deux rois d'Arragon, Alphonse II et Pierre III, n'ont de rang parmi les Troubadours, l'un que pour une chanson d'amour, l'autre que pour une espèce de sirvente relatif à des circonstances politiques et militaires; mais tous deux furent grands protecteurs des Troubadours, qui les en ont payés par d'excessives louanges. La mémoire de ces deux rois serait peut-être aussi honorée que celle d'Auguste, si les poètes qu'ils protégèrent avaient été des Virgiles; mais on ne lit plus ces poètes, et le souvenir des actes de mauvaise foi et des vices d'Alphonse II vit encore; et toutes les rimes provençales ne peuvent faire oublier, surtout à des Français, que Pierre III fut l'auteur des vêpres siciliennes 442.
Note 442: (retour) Voyez, sur Alphonse II, considéré comme Troubadour, Crescimbeni, Giunta alle Vite, etc., p. 167 (il l'y nomme Alphonse I), et Millot, t. I, p. 131; sur Pierre III, Crescimbeni, vers la fin de l'article ci-dessus, p. 169; Millot, t. III, p. 150. Pierre composa le sirvente qui nous est resté, dans le temps ou Philippe le Hardi, roi de France, marchait contre lui, en vertu de l'excommunication lancée par le pape Martin IV. Pierre III y paraît peu effrayé de cette guerre, qui en effet ne fut pas heureuse pour Philippe; ce roi mourut en revenant, Pierre III la même année, 1285, et le pape Martin aussi.
Le troisième possesseur d'un trône acquis par ce grand crime politique, Frédéric III, se voyait attaqué en Sicile par le parti de la France et du pape, et par son propre frère Jacques II, roi d'Arragon, qui feignit d'entrer dans cette ligue par crainte du terrible pontife Boniface VIII. Son courage ne l'abandonna point, et le tour d'esprit poétique, héréditaire dans sa famille, lui dicta un sirvente où il parle en homme de cœur et en roi. «Je ne dois pas, dit-il, me mettre en peine de la guerre, et j'aurais tort de me plaindre de mes amis. Je vois une foule de guerriers venir à mon secours, etc.». Ce style ferme, sans parure et qui va droit au fait, dans la bouche d'un roi et dans des circonstances périlleuses, donne à cette pièce un intérêt indépendant de son mérite poétique 443.
C'est une circonstance bien remarquable de cette époque de la littérature provençale, et sur laquelle on n'a peut-être pas assez réfléchi, que, dans un siècle de barbarie et d'ignorance, dans un pays où l'on peut dire qu'à proprement parler il n'y avait point de littérature, il se fût tout à coup déclaré une espèce d'épidémie poétique si générale, qu'elle atteignait jusqu'aux plus grands seigneurs et jusqu'aux rois. Non seulement dans leurs amours, mais dans leurs affaires politiques et dans leurs guerres, ils s'exprimaient en vers: ils s'attaquaient, se répondaient; et si, comme dans les temps homériques, ils s'adressaient des ironies piquantes et des injures, ce n'est plus un poëte inventeur et suspect qui nous l'apprend, et qui les leur prête sans doute, c'est eux-mêmes que nous entendons, et dont nous pouvons juger le degré de politesse aussi bien que le courage et le talent.
Les dames elles-mêmes, à qui les fruits de cette épidémie procuraient du plaisir et de la gloire, n'en furent pas exemptes; et l'un des plus grands poëtes de nos jours 444, qui refusait aux femmes l'exercice de l'art des vers, aurait eu, cinq ou six siècles plutôt, la même querelle à leur faire. On trouve parmi les Troubadours une comtesse de Die 445, éprise et aimée de Rambaud, prince d'Orange, célèbre Troubadour lui-même, et brave chevalier, mais inconstant, libertin, et qui la réduisit souvent à se plaindre dans ses vers des infidélités de son amant; une Azalaïs de Porcairagues, qui, tout en aimant un autre chevalier dont le nom n'est pas heureux pour la poésie 446, se plaint aussi d'une infidélité de ce même prince d'Orange, une comtesse de Provence 447; une dame Clara d'Anduse 448; une dona Castelloza, bien tendrement éprise d'un ingrat 449 à qui elle déclare que, s'il la laisse mourir, il fera un grand péché devant Dieu et devant les hommes; une certaine dame Tiberge, les Italiens dona Tiburtia, les Provençaux, par corruption, Natibors 450, qui a laissé peu de vers, mais qui fit beaucoup de bruit dans le monde par ses galanteries, l'amour qu'eurent pour elle un grand nombre d'hommes, la haine d'un grand nombre de femmes, et la réputation de sa beauté et de son esprit.
Beaucoup de chevaliers riches, seigneurs de terres et de châteaux, suivirent l'exemple que leur donnaient des princes et des rois Troubadours, tandis qu'une foule presque innombrable de poëtes, nés dans une condition commune, trouvait, dans les habitudes et les usages du régime féodal, des moyens de subsister, par ses talents, avec aisance et avec honneur. Tous trouvèrent dans les mœurs de leur siècle une ample matière à leurs poésies galantes et licencieuses, et dans les événement publics une source inépuisable de sujets pour leurs pièces historiques et leurs satires.
Autant de hautes seigneuries, baronies ou comtés, autant de châteaux et presque de gentilhommières, autant il y avait de grandes et petites cours, où chacun s'efforçait d'étaler, selon ses moyens, le luxe que ce temps permettait, et d'attirer les seigneurs voisins et les chevaliers voyageurs par des divertissements et par des fêtes. Les Troubadours parcouraient avec leurs jongleurs ces séjours de guerre et de plaisirs. Les châtelains les plus riches s'efforçaient de les y fixer. Leurs femmes ou leurs filles, lorsqu'elles étaient jolies, n'y contribuaient pas moins que leurs richesses. Ils s'en inquiétaient peu, pourvu qu'à leurs tables, et dans les longues soirées d'hiver, ils fussent défrayés de chants guerriers, de récits romanesques, de jolies chansons et de contes merveilleux ou gaillards.
Souvent, après avoir ainsi fait admirer et payer leurs chants dans tout le midi de la France, nos Troubadours visitaient l'Italie et l'Espagne. Leur réputation les précédait et s'y accroissait encore. En Italie surtout, les petites cours qui s'y élevèrent bientôt sur les débris des républiques, leur offraient les mêmes amusements et les mêmes avantages que celles de France. Pour mieux goûter leurs chants, on apprenait leur langue; et les noms et les vers de plusieurs poëtes nés italiens et espagnols, sont placés honorablement parmi les noms et les vers des Troubadours 451.
Souvent aussi l'esprit religieux et aventurier qui dominait leur siècle se saisissait d'eux, les entraînait dans des pélerinages lointains, et, le bourdon sur l'épaule, la croix sur la poitrine et le bâton à la main, ils allaient chercher dans la Palestine et la Syrie des indulgences pour leurs aventures passées et de nouvelles aventures. C'est ainsi que Geoffroy Rudel, épris d'amour pour une belle princesse de Tripoli, en fait le sujet de ses chansons, quitte une cour où il jouissait du sort le plus heureux 452, prend la croix, s'embarque avec un autre poëte provençal son ami 453, tombe malade dans la traversée, arrive mourant à Tripoli de Syrie, fait annoncer à la princesse son arrivée et son malheur. Touché de tant d'amour et d'infortune, elle va le voir sur son vaisseau, et il meurt du saisissement que lui cause cette visite inespérée 454.
Pierre Vidal, maître fou s'il en fut jamais, malheureux dans ses amours, exilé par une grande dame qu'il avait aimée plus et autrement qu'elle ne voulait l'être, va se distraire à la croisade où périt Frédéric Ier; mais il y perd le peu qu'il avait de raison; sa tête se remplit de fantômes chevaleresques; il se croit un héros, ne fait plus que des chansons guerrières, où il paraîtrait avoir donné le premier modèle des matamores de comédie et des capitaines Tempête 455. On se moque de lui; on lui joue un des ces tours que l'on a, de nos jours, appelés mystifications. On lui fait épouser une Grecque, nièce prétendue de l'empereur d'Orient, et qui doit, dit-on, lui transmettre des droits à l'Empire. On le voit alors prendre le titre d'empereur, donner celui d'impératrice à sa femme, se revêtir des marques de cette dignité, faire porter un trône devant lui 456, épargner ce qu'il peut pour la conquête de son Empire, et fait cent autres folies, aussi peu dignes du caractère d'un soldat chrétien que des talents d'un Troubadour.
Note 456: (retour) Cette folie n'était que ridicule. Après son retour en Europe, il en eut une plus dangereuse pour lui: amoureux d'une dame de Carcassonne, nommée Louve de Penautier, il se faisait appeler Loup en son honneur. Pour l'honorer davantage, il s'habilla d'une peau de loup; des bergers, avec des lévriers et des mâtins, le chassèrent dans les montagnes, le poursuivirent, le traitèrent si mal, qu'on le porta pour mort chez sa maîtresse. Idem. ibid. p. 278.
Plusieurs autres de ces poëtes, sans se donner ainsi en spectacle, et sans porter dans ces pieuses expéditions des têtes aussi malades, y partagèrent du moins la folie commune. Les uns célébraient les exploits dont ils étaient témoins, les autres reprenaient dans leurs sirventes les vices et les fautes des croisés, d'autres chantaient en même temps les triomphes de la croix et les plaisirs ou les peines de leurs amours. C'était une singularité de plus dans le tableau déjà si singulier de ces saintes armées; il est à regretter que le Tasse, ce peintre si fidèle des mœurs de la chevalerie chrétienne, n'ait pas ajouté à ses peintures ce trait piquant de ressemblance, et n'ait pas, à l'exemple d'Homère et de Virgile, placé parmi les guerriers de Godefroy quelque Phémius ou quelque Iopas provençal, dont son génie élevé aurait bien su ennoblir et les pensées et le langage.
Mais sans même s'expatrier, la plupart des Troubadours trouvaient en Provence et dans les régions circonvoisines assez d'emploi pour leur humeur chevaleresque, et de sujets pour leurs romans.
Bernard de Ventadour, né dans le rang le plus bas, s'élève par son talent jusqu'à la faveur de la petite cour où son père avait été domestique. Bien vu du seigneur, il l'est encore mieux de la dame. Une légère indiscrétion trahit le secret de leurs amours. Le Troubadour est banni du château; la châtelaine y est renfermée et gardée étroitement. Bernard se désole d'abord, puis va se consoler auprès d'une plus grande dame, la fameuse Eléonore de Guienne, duchesse de Normandie depuis son divorce avec Louis-le-Jeune, et dont le second époux Henri fut bientôt après roi d'Angleterre. Bernard osa l'aimer; Eléonore ne passa point pour avoir été cruelle; et quand elle fut partie pour aller régner en Angleterre, il la regretta dans ses chansons comme on ne regrette que l'objet d'un amour heureux. Tel était donc alors l'empire du talent que le fils d'un simple domestique obtint, par cette seule puissance, les bontés d'une princesse deux fois reine.
Telle était aussi la facilité des mœurs dans ces bons siècles de nos pères, que les belles dames aimées par les Troubadours, qui joignaient au talent de Bernard l'avantage de la naissance qu'il n'avait pas, leur jouaient des tours qu'oseraient à peine se permettre les femmes de la meilleure compagnie, dans les siècles les plus corrompus. Je ne parle point d'espiègleries telles que celle de la dame de Benanguès, qui retint en secret pour son chevalier chacun des trois rivaux dont elle était priée d'amour; placée entre eux, et pressée par tous trois à la fois, elle regarda si tendrement l'un, pressa si doucement la main à l'autre, marcha si expressivement sur le pied du troisième que tous se retirèrent satisfaits. Il n'y a là, quand ils se sont fait leur confidence, que de quoi donner sujet à une tenson, où chacun des trois soutient la prééminence que doit avoir en amour la faveur qu'il a reçue 457: mais voici quelque chose de plus fort.
Guillaume de Saint-Didier, bon chevalier, châtelain riche, et ingénieux troubadour, aime la marquise de Polignac, très-belle et très-noble dame. D'abord elle trouve plaisant de ne lui vouloir accorder ce qu'il demande que lorsqu'elle en sera sollicitée par son mari. Ce Polignac était si bon homme, il aimait tant les vers et la musique qu'il citait et chantait volontiers les chansons de Saint-Didier. Celui-ci en compose une où il introduit un mari faisant à sa femme la prière que la marquise exigeait du sien, et il confie au bon seigneur son ami, en ne lui cachant que les noms, le cas où il est, la ruse qu'il est obligé d'employer et le succès qu'il en espère. Polignac trouve le tour plaisant, la chanson très-jolie, l'apprend par cœur comme les autres, va la chanter à sa femme, rit avec elle du stratagème, et lui soutient que la beauté pour qui la chanson est faite ne peut, après l'avoir entendue, rien refuser au Troubadour. Aussi lui accorde-t-elle tout en sûreté de conscience. Mais ce n'est encore là que le premier acte de la comédie.
Pour mieux couvrir sa véritable intrigue, le troubadour feignit d'en avoir d'autres; mais il le feignit si bien que la marquise en fut jalouse et résolut de s'en venger. C'est cette vengeance surtout qui peut nous faire juger des mœurs de ce bon temps. Sa liaison avec Saint-Didier avait eu besoin d'un confident. Il était aimable; elle le fait venir, lui déclare qu'elle veut le faire passer de la seconde place à la première: ils iront à un certain pélerinage; car les pélerinages, les tours joués, aux maris et aux amants, tout cela s'arrangeait à merveille; ils passeront en chemin par le château de Saint-Didier, qui n'y était pas, et c'est dans ce château, dans son lit même qu'elle couronnera son successeur. Les ordres sont donnés pour le voyage. Grand cortége de dames, de demoiselles et de chevaliers, à la tête desquels marche le nouvel amant. Dans l'absence du châtelain tous les honneurs sont rendus à sa dame, à son ami et à leur suite. Une table splendide est servie; tout est en joie et en fête. Les appartements sont préparés; on se retire, et la dame de Polignac passe la nuit comme elle se l'était promis. Tout le pays fut instruit de l'aventure. Saint-Didier en fut d'abord au désespoir; il se consola ensuite en galant homme, c'est-à-dire, en faisant à son tour un autre choix.
Des aventures tragiques se mêlent à ces joyeuses anecdotes. Tous les maris n'étaient pas d'aussi bonne humeur. Raimond de Castel Roussillon avait placé l'aimable Cabestaing auprès de sa femme, en qualité d'écuyer. S'étant aperçu qu'il y remplissait secrètement d'autres fonctions, il l'attire hors de son château sous un faux prétexte, le poignarde, lui arrache le cœur, fait servir sur sa table ce mets déguisé par l'assaisonnement, en fait manger à sa malheureuse femme, et découvrant alors à ses yeux la tête de son amant, lui apprend avec un joie féroce quel horrible repas elle a fait; trait affreux de jalousie et de vengeance, dont le barbare Fayel offrit vers le même temps un second exemple, si l'on n'aime mieux croire, pour l'honneur de l'humanité, que le dernier trait est emprunté du premier, au moins dans sa plus horrible circonstance 458.
Note 458: (retour) L'abbé Millot pense en effet qu'il est possible que le sire de Coucy, blessé à mort au siège d'Acre, ait réellement donné à son écuyer la commission de porter son cœur à la dame de Fayel; qu'elle soit morte de douleur en recevant ce triste gage, et qu'un romancier ait orné ce simple fait de circonstances empruntées de l'aventure de Cabestaing; t. I, p. 151. On fait aussi remonter à la même époque le Loi d'Ignaurès, ancien fabliau français, où l'on trouve répétée, et en quelque sorte multipliée la même aventure. Douze femmes rendent heureux ce jeune et beau chevalier; les douze maris s'accordent à en tirer la même vengeance, et font manger dans un repas, à leurs douze femmes, le cœur du malheureux Ignaurès. Voyez Fabliaux ou Contes du douzième et du treizième siècles (par le Grand d'Aussy), t. III, p. 265 et suiv.
La renommée que les Troubadours acquéraient par leurs talents donnait de la célébrité à des aventures singulières, à des traits de passion portée jusqu'à une sorte d'extravagance, dont on les croyait plus susceptibles que les autres hommes. L'un 459 perd en Lombardie une femme qu'il avait enlevée à son mari; il reste pendant dix jours comme cloué sur sa tombe, l'en retire tous les soirs, la regarde, l'interroge, l'embrasse, la conjure de revenir à lui. Chassé de la ville de Côme, il va errant dans les campagnes, consulte des devins pour savoir si sa maîtresse lui sera rendue, subit pendant une année les plus dures épreuves dans l'espérance de la ramener à la vie, et, trompé dans cette attente, meurt de désespoir. L'autre 460, coupable d'une infidélité, n'en pouvant obtenir le pardon, se retire dans un bois, s'y bâtit une chaumière, déclare qu'il n'en sortira plus, à moins que sa dame ne le reçoive en grâce. Les chevaliers du pays le regrettent; ils viennent au bout de deux ans le prier de quitter sa retraite, et ils l'en conjurent vainement. Les chevaliers et les dames s'adressent à la dame qu'il a offensée, et sollicitent son pardon. Elle y met pour condition que cent dames et cent chevaliers, s'aimant d'amour, viendront le demander à genoux, les mains jointes, et lui criant merci. Aimer d'amour était alors chose si commune que l'on parvient à compléter le nombre requis; on se rend ainsi par couples au château de la dame, et c'est au milieu de cette solennité, peut-être unique dans son espèce, qu'elle prononce la grâce du Troubadour.
On conçoit que de pareilles scènes devaient produire une forte sensation dans le pays qui en était le théâtre, et qu'en se répandant au dehors elles contribuaient à fixer sur les Troubadours en général l'attention publique. L'opinion que l'on avait d'eux ajoutait à l'effet de leurs chants et à l'éclat de leurs succès; mais bientôt ces succès mêmes amenèrent parmi eux un tel degré de corruption; les poëtes inventeurs ou vrais Troubadours étant devenus plus rares, les jongleurs ou chanteurs plus communs, ceux-ci se livrèrent à de tels désordres et tombèrent dans un tel avilissement qu'ils furent presque partout chassés avec opprobre.
D'ailleurs la cour des comtes de Provence et les autres cours du Midi, qui avaient eu pendant le douzième siècle une existence si brillante, furent livrées dans le treizième à des guerres, des proscriptions et des révolutions sanglantes. Tout ce beau pays fut couvert de massacres et de ruines, lorsqu'un souverain pontife (Innocent III), non content d'envoyer, comme ses prédécesseurs, des croisés européens exterminer au nom de Dieu les Africains et les Asiatiques, arma des chrétiens du fer et du feu contre de malheureux chrétiens qui différaient avec eux sur quelques points de doctrine; lorsque l'Inquisition, créée à cette époque et pour cette œuvre, eut livré aux bûchers tous ceux de ces pauvres Albigeois qui échappaient au glaive; qu'elle eut même ordonné au glaive de frapper au besoin les orthodoxes comme les hérétiques, laissant à Dieu le soin de reconnaître ceux qui étaient à lui 461]; lorsqu'enfin des passions toutes profanes et des ambitions toutes politiques eurent donné au monde cet effroyable spectacle et ces horribles exemples, qui n'étaient pas les premiers, et qui ne furent que trop suivis, alors les doux loisirs, la gaîté, les fêtes, les jeux de l'esprit furent exilés de cette terre couverte de sang, et les Troubadours avec eux. Ayant perdu leur centre commun, qui était cette galante cour de Provence, ils restèrent épars, muets et découragés, ou s'ils se firent encore entendre, ce fut, comme nous le verrons bientôt, avec des sons et dans un style qui ne se ressentaient que trop de ces lugubres événements.
Une cause puissante contribua encore à leur ruine. Leur langue avait long-temps régné seule. Les langues française, espagnole et italienne s'élevèrent presque à la fois. Les Français, qui avaient leurs trouvères, s'étaient, dès l'origine, peu occupés des Troubadours, et s'en occupèrent encore moins: les Espagnols préférèrent chez eux leurs poésies à celles de ces étrangers: les Italiens encore davantage, et à plus juste titre; et la langue s'étant fixée dès le quatorzième siècle en Italie, dès lors aussi disparut toute cette grande réputation des Provençaux; leur langue cessa d'être entendue, et leurs poésies furent reléguées dans les bibliothèques ou dans les portefeuilles des curieux. Ce fut une source où le génie étranger put dès lors puiser d'autant plus sûrement qu'elle était cachée.
Une académie ou société de Troubadours existait, il est vrai, toujours à Toulouse. On y faisait toujours des chansons; les Jeux floraux entretinrent quelque souvenir de la Science gaie, mais ce n'était plus qu'une faible image de son ancienne gloire. Ce fut cependant alors qu'un roi de Portugal, Jean Ier, s'avisa d'envoyer en France une embassade solennelle 462 pour demander au roi des poëtes et des chansonniers provençaux 463. Si Charles VI n'avait point encore éprouvé l'étrange accident qui le priva entièrement de sa raison 464, il put, malgré le goût excessif des plaisirs qu'Isabeau de Bavière entretenait à sa cour, trouver cette ambassade peu sage. La demande fut accordée. Les députés se rendirent à Toulouse. La société, fière d'être sollicitée au nom d'un roi, nomma deux de ses membres qui allèrent à Barcelonne fonder une société pareille, et lui donner des règlements.
Les Espagnols prirent l'habitude d'appeler Gaya Sciencia la poésie, la rhétorique et l'éloquence même. L'un des livres les plus estimés de leur ancienne littérature, celui du marquis de Villena, nous l'atteste. L'auteur y donne encore comme un modèle à suivre, au commencement du quinzième siècle 465, les séances publiques des Troubadours, les formes qu'il y observaient et toutes leurs cérémonies. Les anciens Troubadours auraient vu en pitié tout cet appareil académique. On s'efforcait en vain de conserver dans leur patrie et de transporter à l'étranger cette science qu'ils avaient créée, et qu'ils exerçaient si librement. Le génie, les mœurs, la langue même avaient changé.
Note 465: (retour) Le marquis de Villena mourut en 1434; il était du sang royal d'Aragon, grand-maître de l'ordre de Calatrava, etc. Il cultiva les lettres avec ardeur, traduisit le Dante, commenta Virgile, et composa une espèce de poétique et de rhétorique sous le titre de Gaya sciencia. Il fut accusé de magie; sous ce prétexte, on brûla sa bibliothèque après sa mort. L'évêque de Ségovie, confesseur du roi, fut chargé de l'exécution; des gens, qui lui supposent plus d'esprit que de conscience, l'ont soupçonné d'avoir détourné les meilleurs livres à son profit. Voyez Essai sur la Littérature espagnole, Paris, 1810, p. 22.
Chose bien remarquable que cette destinée si courte et si brillante de la langue et de la poésie des Troubadours! deux siècles la virent naître et mourir. Il lui manqua pour une plus longue durée, un grand état, ou du moins un état indépendant, où cette langue romance-provençale, qui n'est point le provençal d'aujourd'hui, restât langue nationale, et peut-être plus encore des auteurs d'un vrai génie capables de la fixer. Il faut bien que malgré leur succès cette dernière condition leur ait manqué, puisque, chez la nation même qui pouvait s'énorguellir de leur gloire, leurs productions sont tombées dans l'oubli, et qu'il a fallu toute la patience, disons mieux, toute l'obstination d'un érudit infatigable 466, pour les retirer du néant où ils étaient comme ensevelis dans une langue que personne n'entendait plus et ne se souciait plus d'entendre. Mais enfin l'admiration qu'ils excitèrent pendant deux siècles ne peut pas avoir été toute entière l'effet d'une illusion, et il faut nécessairement aussi qu'à travers leurs défauts il y ait eu en eux un mérite réel et des qualités brillantes.
Poétique des Troubadours; formes variées de leur poésie; ses caractères; composition des strophes; retour et croisement des rimes; titres et différentes espèces des poëmes provençaux.
L'une des qualités qui brillent le plus dans la poésie des Troubadours, et que l'on y peut le plus facilement apercevoir, est le sentiment d'harmonie qui leur fit imaginer tant de différentes mesures de vers, tant de manières de les combiner entre eux, et d'en entrelacer les rimes pour en former des strophes arrondies et sonores, propres à recevoir des chants variés presque à l'infini. J'ai eu la patience d'extraire de l'un de ces manuscrits, contenant environ quatre cents morceaux de tout genre, toutes celles de ces diverses formes lyriques qui ont entre elles des différences sensibles, et j'en ai trouvé près de cent. À quelque opinion que l'on s'arrête sur la source où ils prirent l'idée de la rime, on conviendra du moins que rien ne leur put offrir le modèle d'une si prodigieuse variété. Ce ne furent assurément pas les hymnes de l'église, réduites à un petit nombre de chants uniformes, sans rhythme et sans harmonie; ce ne fut pas non plus la poésie des Arabes, où ni la rime ni la mesure ne varient dans les mêmes pièces 467; ce fut donc à leur propre génie, à leur organisation favorisée, à l'instinct poétique le plus heureux, que les poëtes provençaux durent l'invention de ces formes harmonieuses, et leur étonnante diversité.
Note 467: (retour) Les odes ou ghazèles des Arabes et des Persans, sont divisées par distiques: les deux vers du premier distique riment ensemble; le second vers de chacun des distiques suivants rime avec ces deux là, tandis que le premier vers, qui n'est en quelque sorte qu'un hémistiche, est sans rime.
Les éléments dont ils la formèrent sont la mesure des vers, leur nombre dans la strophe, la combinaison des mesures et la disposition des rimes. C'est avec ces moyens simples, mais féconds, qu'ils parvinrent, non à lutter contre les lyriques anciens qu'ils ne connaissaient pas, mais à créer presque tous les rhythmes de la poésie moderne que les langues les plus poétiques de l'Europe reçurent d'eux, et qu'elles conservent encore. Essayons, sans entrer dans trop de détails et sans les trop étendre, de donner un aperçu de cette poétique des Troubadours, à laquelle aucun des auteurs qui ont écrit sur eux jusqu'à présent ne paraît avoir fait attention.
1°. Les vers provençaux sont composés de tous les nombres de syllabes, depuis deux jusqu'à douze, et même depuis une, si l'on veut compter pour des vers ces monosyllabes placés quelquefois en rime et comme en écho après un plus grand vers. Il faut pourtant excepter des vers de neuf syllabes, dont je n'ai point trouvé d'exemples, et observer que les vers de onze syllabes et ceux de douze sont assez rares.
2°. Le nombre des vers dans chaque strophe s'étend depuis quatre jusqu'à vingt-deux et même davantage: dans le manuscrit que j'ai le plus examiné, il se trouve une pièce dont les strophes sont de vingt-huit vers, et même une autre de vingt-neuf. Ce qui est peut-être encore plus remarquable, c'est que dans un recueil de quatre cents chansons il n'y en a que deux qui soient en quatrains.
3°. L'emploi et la combinaison des différentes mesures de vers dans les strophes est la source la plus abondante de leur diversité. Les strophes sont composées de vers égaux ou inégaux entre eux; égaux, depuis les vers de douze et de dix syllabes, jusqu'à ceux de cinq (en exceptant toujours les vers de neuf syllabes); inégaux de toute espèce de mesures. On ne trouve point de strophes en vers égaux de onze, de quatre, de trois ni de deux syllabes; ils ne sont employés que dans les strophes en vers inégaux. Les strophes en vers égaux de douze, de dix et de huit syllabes n'ont jamais plus de dix vers; celles qui en ont davantage sont composées ou de petits vers égaux, ou plus souvent de vers inégaux de toutes les mesures. Les vers sont masculins ou féminins, selon la syllabe qui les termine, et dans les vers féminins la dernière syllabe est muette et ne se compte point, comme dans nos vers féminins terminés par un e muet 468. On voit combien de variétés peuvent fournir tant de sortes de strophes multipliées par tant de mesures de vers.
Note 468: (retour) Ainsi, ce vers masculin,Amor, merce no mucira tan soven,est de dix syllabes, et ce vers féminin qui le suit,
Que ia'm podetz vias de tot aucire,n'est non plus que dix. Il y en a matériellement onze, mais la dernière est muette. La voyelle a est aussi regardée comme muette, quand elle forme une terminaison féminine, comme dans ce vers:
Trop mes m'amigua longhdana.Et dans celui-ci:
La gensor e la pus gaya,qui ne sont que de sept syllabes. C'est ce que n'ont point adopté les Italiens, qui font entrer dans le nombre des syllabes constitutives de leurs vers, les voyelles tombantes et à peu près muettes qui les terminent presque tous. Mais dans les vers provençaux l'a est quelquefois masculin à la fin des mots, comme dans ce vers, qui est de huit syllabes pleines:
Ab cor lial fin e certa.
4°. La disposition et l'entrelacement des rimes est un dernier moyen dont les Provençaux tirèrent le plus grand parti. Ils rimèrent soit à rimes plates ou deux par deux, soit à rimes croisées; ils croisèrent non seulement les rimes masculines avec les féminines, mais les masculines entre elles et les féminines aussi entre elles; ils firent correspondre les rimes d'une de leurs strophes avec celles des autres strophes de la même chanson, tantôt dans le même ordre (et c'est même pour eux une règle générale qui ne souffre que peu d'exceptions), tantôt en ordre rétrograde, ou avec d'autres entrelacements et d'autres retours; ils se donnèrent enfin toutes les entraves qu'ils purent imaginer pour joindre aux plaisirs de l'esprit la surprise et le plaisir de l'oreille, et souvent aussi pour étonner plus que pour plaire.
Avec ces rimes et ces mesures de vers si péniblement entrelacées, avec ces entraves qui devaient être si embarrassantes pour le génie, et si peu favorables à l'expression du sentiment, l'amour et la galanterie étaient cependant le sujet le plus ordinaire de leurs chants. Souvent, il est vrai, dans leurs poésies galantes ils se perdaient en éloges et en sentiments alambiqués; mais quelquefois aussi la finesse et la concision, le naturel et la simplicité la plus aimable brillaient ensemble dans leurs vers. On y trouve, par exemple, des traits tels que celui-ci, tiré d'une chanson d'Arnaud de Marveil 469; mais il faut convenir qu'ils y sont rares:
«Grâce aux exagérations des Troubadours je puis louer madame autant qu'elle en est digne, je puis dire impunément qu'elle est la plus belle dame de l'univers. S'ils n'avaient pas cent fois prodigué cet éloge à qui ne le méritait point, je n'oserais le donner à celle que j'aime: ce serait la nommer».
Quelquefois une tendresse naïve y est revêtue d'une expression piquante, comme dans cette pièce intitulée demi-chanson: «On veut savoir pourquoi je fais une demi-chanson, c'est que je n'ai qu'un demi sujet de chanter. Il n'y a d'amour que de ma part; la dame que j'aime ne veut pas m'aimer; mais au défaut des oui qu'elle me refuse, je prendrai les non qu'elle me prodigue. Espérer auprès d'elle vaut mieux que jouir avec toute autre 470».
Note 470: (retour) Id. ibid., p. 393. Cette pièce est de Bertrand d'Allamanon. V. Nostradamus, Vie. LI; Crescembeni, idem.; Millot, tom. I, p. 390. Quelques manuscrits l'attribuent à Pierre Bermon Ricas Novas. Voici le premier couplet:Pus que tug volon saber
Per que fas mieia chanso,
Ieu lur en dirai lo uer
Quar l'ai de mieia razo,
Perque dey mon chan mieiadar
Quar tals am que no'm uol amar,
Et pus d'amor non ai mas la meytatz
Ben deu esser totz mos chans meitadatz.
Sans connaître, selon toute apparence, les poëtes ni grecs ni latins, ni par conséquent l'emploi qu'ils faisaient dans quelques genres de poésie d'un vers intercallaire qui revenait en forme de refrain, quelques Troubadours employèrent ce retour périodique d'un vers à la fin de toutes les strophes d'une chanson; c'est ce qu'on appela ensuite ballade, parce que les chansons qui accompagnaient la danse s'emparèrent de cette forme; genre que les Italiens crurent avoir inventé, mais qu'ils avaient emprunté des Provençaux. Telle est cette agréable chanson de Sordel 471, dont les cinq couplets finissent par le vers qui la commence.
«Hélas à quoi me servent mes jeux 472, s'ils ne voient pas celle que je désire, maintenant que la saison se renouvelle et que la nature se pare de fleurs? Mais puisque celle qui est la dame de mes plaisirs m'en prie, et qu'il lui déplaît que je chante des airs plaintifs, je ne chanterai plus que d'amour. Cependant je meurs, tant je l'aime de bonne foi, et tant je vois peu celle que j'adore. Hélas! à quoi me servent mes yeux? Ce même vers se répète à la fin des quatre autres couplets.
Note 472: (retour)Aylas e que'm fan miey huelh?
Quar no uezon so quieu auelh,
Er quan renouella e gensa
Estius ab fuelh et ab flor.
Pus mi fai precx n'il agensa
Qu'ieu chantan lais de dolor
Silh qu'es domna de plazenza,
Chanterai si tot d'amor:
Muer, quar l'am tant ses falhensa,
E pauc uey lieys qu'ieu azor,
Aylas e que'm fan miey huelh?
Quelquefois ces poëtes, qui ne connaissaient ni Anacréon ni les autres anciens, donnaient à leurs inventions galantes un tour digne des anciens et d'Anacréon lui-même. C'est ainsi que Pierre d'Auvergne prend pour interprète un rossignol qui se rend auprès de sa belle, lui parle en son nom, et lui rapporte la réponse 473; mais on pourrait reconnaître ici le goût oriental et l'imitation des poëtes arabes, qui eurent tant d'influence sur le génie des Provençaux.
On trouve aussi dans leurs poésies galantes des traits originaux qui peignent les mœurs guerrières de leur temps, comme ce serment qui termine les divers couplets de la chanson d'un chevalier 474.
Note 474: (retour) Bertrand de Born, l'un des plus braves chevaliers et des plus illustres Troubadours du douzième siècle, et dont Nostradamus ne parle pas. Voyez Millot, t. I, p. 210.Al premier get perdieu mon esparvier
O'l m'aucion al poing falcon lainier,
E porton l'en qu'il lor veia plumar,
S'ieu non am mais de vos lo cossirier
Que de nuill outra aver mon desirier
Que'm don s'amor ni' m reteigna al colgar.
..............................................
Escut a col cavalch'ieu ab tempier
E port sailat capairon traversier
E renhas breus qu'on non posca alongar
Et estrepeus lonc cuval bas trotier
Et a l'ostal truep irat lo stalier
Si no' us menti qui us o anet comtar.
..............................................
E failla 'm vens quam serai sobre mar,
E'n cort de Rey mi batan li portier
Et encocha fassa 'l fugir primier,
Si na' us menti qui us o anet comtar.
«Qu'au premier vol je perde mon épervier; que des faucons me l'enlèvent sur le poing et le plument à mes yeux, si je n'aime mieux rêver à vous que d'être aimé de toute autre et d'en obtenir les faveurs!... Que je sois à cheval, le bouclier au cou, pendant l'orage; que l'eau traverse mon casque et mon chaperon; que mes rênes trop courtes ne puissent s'alonger; qu'a l'auberge je trouve l'hôte de mauvaise humeur, si celui qui m'accuse auprès de vous n'en a pas menti!... Que le vent me manque en mer; que je sois battu par les portiers quand j'irai à la cour du roi; qu'au combat je sois le premier à fuir, si ce médisant n'est pas un imposteur, etc.»!
Ces chants d'amour étaient de plusieurs espèces, la plupart d'invention provençale, et qui, nés parmi les Troubadours, reçurent d'eux leurs noms et leurs différents caractères. Ils donnèrent d'abord le simple titre de vers à presque toutes leurs pièces. On attribue à Giraut de Borneil, qui florissait au commencement du treizième siècle, l'honneur d'y avoir substitué le premier le titre de chanson, ou, en provençal, canzo et canzos, qui signifiait poésie chantée, comme l'ode des Grecs. Les formes de ces chansons étaient extrêmement variées. Les Italiens dans leurs canzoni imitèrent de préférence celles dont les strophes se composaient d'un plus grand nombre de vers; ils les imitèrent d'abord et les perfectionnèrent ensuite.
Les Provençaux appelèrent sonnets des pièces dont le chant était accompagné du son des instruments; ce mot n'indiquait aucune forme, aucune combinaison particulière dans les strophes. Nous verrons dans la suite que les sonnets italiens n'y ressemblaient que par le titre; qu'ils en différaient par le nombre fixe des vers, par leur distribution, par l'entrelacement des rimes; qu'enfin le sonnet, tel qu'il est dans Pétrarque et dans les autres lyriques, est, au titre près, une invention toute italienne. Les Troubadours donnaient quelquefois le titre de coblas aux strophes de leurs chansons, sans qu'il paraisse que ces strophes eussent pour cela rien de particulier 475. C'est de ce mot que les Italiens ont fait le mot cobola ou cobbola, ancienne forme de poésie aussi divisée par strophes, et que nous avons fait le mot couplets.
Note 475: (retour) On trouve, par exemple, dans les manuscrits provençaux, deux strophes ainsi intitulées, So son II coblas que fas R. Gaucelm de'l senhor Dusell (d'Usez) que avia nom aissy com elh R. Gaucel. «Ici sont deux couplets (coblas), que fit Raimond Gaucelm sur le seigneur d'Usez, qui se nommait Raimond Gaucelm comme lui». Soit que les Provençaux eussent donné ce mot aux Espagnols, soit qu'ils l'eussent emprunté d'eux, on le trouve avec une légère altération dans la poésie espagnole. On y appelle copla toute espèce de combinaison métrique; et l'on donne à ce mot, pour étymologie, le mot latin copulare ou adcopulare rhythmos. (Essai sur la poésie espagnole, p. 41.)
Les albas et les serenas étaient des chansons dans lesquelles un amant exprimait ou l'attente de l'aube du jour, ou l'effet que produisait en lui le retour du soir. Il avait soin de ramener en refrain à chaque couplet ou strophe, dans l'une le mot alba, aube, et dans l'autre el sers, le soir 476. La retroencha consistait aussi dans un refrain qui se répétait à la fin de chaque strophe 477. La redonda était une des formes de chanson la plus travaillée, une de celles où les rimes se renversaient d'une strophe à l'autre dans l'ordre le plus gênant et le plus singulier 478.
Note 476: (retour) Voici une alba de Giraut Riquier;Toutes les strophes finissent par ce dernier vers.
E dizia sospiran:
Iorns, ben creyssetz a mon dan,
E'l sers
Aussi me'ssos lonc espers.C'est-à-dire, ou à peu près:
Et je disais en soupirant:
O jour! tu crois pour mon tourment,
Et le soir
Je meurs d'un si long espoir.On trouve dans cette serena ces deux vers pleins de sentiment et de naïveté:
Nulhs hom non era de latz
A l'aman que sa dolor.
Le pauvre amant n'a personne
Près de lui que sa douleur.
serena du même poëte, les quatre derniers vers de la strophe qui servent de refrain, ont bien le caractère mélancolique de ce genre de poésie:
Note 478: (retour) J'en trouve une de Giraut Riquier, dont les strophes sont de douze vers, sur trois seules rimes féminines entremêlées. Deux de ces rimes sont conservées dans la seconde strophe; la troisième rime disparaît et fait place à une nouvelle rime, aussi féminine: ainsi de suite dans toutes les autres strophes. De plus, le premier vers de chaque strophe prend la rime du dernier de la strophe précédente; le second celle du pénultième, et la nouvelle rime est toujours au troisième vers. Je n'ai trouvé qu'un exemple de cette forme de chanson dans les manuscrits, non plus que du Breu double ou au bref double, dont je ne sache pas que personne ait parlé. Celui-ci consiste en strophes de quatre vers masculins de dix syllabes à rimes croisées, suivis d'un vers féminin de six. Il n'a que trois strophes, toutes sur les mêmes rimes; et c'est peut-être cette brièveté et cette répétition, ou ce redoublement de rimes, qui l'avait fait appeler breu ou bref double. Cette chanson est encore de Giraut Riquier, l'un de nos Troubadours qui paraît avoir été le plus fécond en petites recherches de ce genre.
Le descort ou descors a été mal défini par tous ceux qui ont écrit sur la poésie provençale, Crescimbeni, dans ses giunte ou additions aux vies des poëtes provençeaux, avait d'abord cru que ce mot signifiait brouillerie, querelle, discordi, sdegni comme notre vieux mot français discord. Il attribua ensuite ce titre à la musique, et entendit par descors une différence de sons 479 L'abbé Millot a adopté cette explication. Voici, je crois, la véritable. On a vu que le plus souvent tous les couplets d'une chanson provençale étaient sur les mêmes rimes que le premier. Cette loi, empruntée de la poésie arabe, était tellement générale qu'il fallut un titre particulier pour annoncer au commencement d'une pièce que les différents couplets ou strophes étaient sur des rimes différentes, que les vers de chaque strophe ne s'accordaient point, qu'ils discordaient en quelque sorte avec les vers correspondants des autres strophes, et c'est tout simplement ce que signifie le mot descors. Quelquefois la discordance allait plus loin; à chacune des strophes, la mesure des vers était différente, ainsi que les rimes, et c'était seulement alors que la musique devait aussi changer à chaque strophe 480.
Note 479: (retour) C'est en interprétant mal un article d'un Glossaire manuscrit provençal-latin de la bibliothèque Laurentienne à Florence, que Crescimbeni a fait cette seconde faute. Le Glossaire dit: Descors, discordes, discordia; V. Cantilena habeus sonos diversos. Sonos signifie ici les rimes, les sons qui terminaient les vers, et non pas les sons ou la musique composée sur ces vers.
Note 480: (retour) Presque toutes les chansons qui sont intitulées Descors dans nos manuscrits, sont dans le premier de ces deux cas. Je puis citer pour exemple du second ce Descors d'Aymeric de Bellenvey.PREMIÈRE STROPHE.
S'a mi Dons plazia
Cuy am ses bauzia
Gay Descort faria, etc.La strophe est de douze vers de mesure égale, et tous sur la même rime.
DEUXIÈME.
Malay
Que'm fay
Tan gran erguelh dire
De lay
On ay
Mon maior desire, etc. etc.
Cette strophe est de dix-huit vers; les douze autres vers sont mesurés et rimés de même.
La troisième strophe a un autre nombre de vers, d'autres mesures et d'autres rimes; il y a six strophes, sans compter l'envoi, dont chacune varie de même.
La sixtine est, sans contredit, celle de ces formes provençales qui était la plus recherchée et la plus difficile. Les strophes y sont composées de six vers qui ne riment point entre eux, mais qui donnent aux strophes suivantes des bouts-rimés plutôt que des rimes. Dans la seconde strophe le mot final ou bout-rimé de chaque vers de la première se renverse dans l'ordre le plus bizarre et le plus gênant 481. La troisième strophe en fait autant à l'égard de la seconde, la quatrième à l'égard de la troisième, et ainsi jusqu'à la sixième, dans laquelle toutes les combinaisons des six vers de la première se trouvent épuisées. Les Italiens adoptèrent avec une sorte de passion cette espèce de poésie contrainte. Pétrarque l'employa souvent, et l'on trouve dans son canzoniere plusieurs sixtines qui étonnent par la difficulté vaincue, mais qui ajoutent peu au plaisir de ses lecteurs et à sa gloire.
Note 481: (retour) Le mot final du sixième vers de la première strophe est reporté au premier vers de la seconde; celui du premier vers l'est au second; celui du cinquième au troisième; celui du second au quatrième; celui du quatrième au cinquième, et celui du troisième au sixième et dernier. On peut juger de la contrainte et de la difficulté de ce singulier retour de mots, surtout quand le poëte s'étudiait à mettre de la singularité dans les mots mêmes, comme on le fait dans les bouts-rimés les plus bizarres, et comme on le faisait assez ordinairement Arnaud Daniel, qui passe pour l'inventeur de la sixtine. Voici, pour exemple, la première strophe de l'une de celle qu'on trouve dans son Recueil:Lo ferm voler q'el cor m'intra
Nom pot ges becx escoyssendre ni ongla,
De lausengiers si tot de mal dir s'arma,
Et pos nols aus batre ab ram ni ab verga
Si vals a frau lai on non avrai oncle
Jauzirai joi in verzer o dinz cambra.Dans la seconde strophe, les rimes, ou mots servant de bouts-rimés, se rangent ainsi à la fin des vers;
cambra
intra
oncle
ongla
verga
arma.Dans la troisième, leur renversement produit:
arma
cambra
verga
intra
ongla
oncleAinsi des autres. Le superfin de toute cette recherche était que la dame, à qui s'adressait cette sixtine, s'appelait madame d'Ongle.
On a vu plus haut ce que c'était à peu près que la ballade; il y faut ajouter un entrelacement de rimes et de mesures de vers, qui ne pouvait avoir d'autre mérite que la difficulté vaincue. Cette difficulté qui avait piqué les Provençaux, ne rebuta point les Italiens, ni même les Français, mais ce vers dédaigneux de Molière 482:
fut un arrêt qui la bannit de France, où elle n'a plus osé se remontrer depuis.
La tenson, espèce de lutte ou de combat poétique, était un dialogue vif et serré entre deux Troubadours qui s'attaquaient et se répondaient par distiques ou par quatrains, sur des questions d'amour ou de chevalerie 483. C'est ce qu'on nommait autrement jeu-parti. Ces combats d'esprit faisaient un des principaux amusements des princes et des grands dans leurs fêtes et leurs cours plénières. Les poëtes qui montraient le plus de talent, dont les vers étaient les meilleurs et les réparties les plus vives, obtenaient des prix, et les recevaient de la main des dames. Les questions souvent très-recherchées de la métaphysique d'amour, ainsi traitées devant elles, et sur lesquelles le prix même qu'elles décernaient était une sorte de jugement, donnèrent par la suite naissance aux cours d'amour, qui, quoi que l'on en ait dit 484, sont d'une institution postérieure, sinon à l'existence des Troubadours, du moins à tout le premier siècle où ils fleurirent 485.
Note 485: (retour) C'est-à-dire, au douzième siècle. L'abbé Millot a eu raison d'être d'un avis contraire à celui de Cazeneuve, sur la haute antiquité des cours d'amour; mais il va trop loin (t. I, p. 12), en disant qu'aucun Troubadour n'a parlé de ces tribunaux de galanterie; d'où il paraît conclure que ces cours n'existèrent qu'après l'extinction des Troubadours et de la poésie provençale. Quelque défiance qui soit due aux assertions de Nostradamus, on peut cependant le croire quand il cite un livre qui existait de son temps, qu'il avait lu, et dans lequel il a recueilli beaucoup de faits; c'est celui du Monge ou Moine des Iles d'Or, écrit, comme on l'a vu plus haut, dans le quatorzième siècle, et d'après un Recueil rédigé, dès le douzième, par les ordres du roi d'Arragon et comte de Provence, Alphonse II. Or, nous trouvons dans Nostradamus (Vie de Geoffroy Rudel), que le Moine des Iles d'Or, dans le Catalogue qu'il a fait des poëtes Provençaux, parle d'un dialogue ou jeu-parti, entre Gérard et Peyronet, au sujet d'une question d'amour; question qui parut si haute et si difficile, qu'ils la renvoyèrent aux dames illustres tenant cour d'amour à Pierre-Feu et à Signa. Il donne même la liste des dames qui y présidaient, et qui sont toutes connues pour avoir vécu dans le commencement du treizième siècle, pendant que les Troubadours florissaient, et au temps même de leur plus grand éclat. Nostradamus cite cette même cour d'amour dans la Vie de Guillaume Adhémar et dans celle de Raimon de Miraval. Dans la Vie de Perceval Doria, il parle d'une autre cour d'amour, celle des dames de Romanin, qui était contemporaine de la première. Voyez ces différentes Vies dans le vieux historien des Troubadours.
C'est aux Arabes, comme nous l'avons dit, qu'ils empruntèrent les tensons ou combats poétiques, espèces d'assaut d'esprit qui, chez ces peuples ingénieux, roulaient pour la plupart sur des points délicats de galanterie ou de philosophie traités avec toutes les recherches de l'art et toutes les finesses du langage. Trop souvent les Troubadours s'écartèrent de la route qui leur était tracée, et leurs tensons ne furent que des luttes de grossièretés et d'injures; mais souvent aussi ils imitaient la vivacité spirituelle et la délicatesse de leurs modèles, ou ils les remplaçaient par un ton original de franchise et de naïveté. Par exemple, Gaucelm propose cette question à un autre Troubadour nommé Hugues 486. «J'aime sincèrement une dame qui a un ami qu'elle ne veut pas quitter. Elle refuse de m'aimer si je ne consens qu'elle continue de lui donner publiquement des marques d'amour, tandis que dans le particulier je ferai d'elle tout ce que je voudrai: telle est la condition qu'elle m'impose». Hugues répond: «Prenez toujours ce que la jolie dame vous offre, et plus encore quand elle voudra. Avec de la patience on vient à bout de tout, et c'est ainsi que bien des pauvres sont devenus riches». Gaucelm n'est pas de cet avis. «J'aime mieux cent fois, dit-il, n'avoir aucun plaisir et rester sans amour que de donner à ma Dame la permission extravagante d'avoir un autre amant qui la possède. Je ne le trouve déjà pas trop bon de son mari; jugez si je le souffrirais patiemment d'un autre. J'en mourrais de jalousie, et à mon avis il n'est pas de plus cruel genre de mort.» Hugues insiste. «Celui qui dispose en secret d'une jolie dame a bien envie de mourir, s'il en meurt. J'aimerais mieux l'avoir à cette condition que de n'avoir rien du tout». La dispute continue, et les deux Troubadours conviennent de s'en rapporter à de belles dames, dont on ignore la décision.
Note 486: (retour) Gaucelm Faidit et Hugues Bacalaria. Voyez, sur le premier, Millot, t. I, p. 354: il ne fait que nommer le second en rapportant cette tenson, p. 374. Nostradamus nomme Gaucelm Anselme Faydit, Vie XIV; il ne dit rien de Hugues. Crescimbeni, son traducteur, appelle comme lui Gaucelm, Anselme Faidit, aussi Vie XIV; il donne de plus une petite notice sur Hugues, à la fin de sa Giunta alle Vite de Provenzali, sur le mot Ugo della Baccalaria. Voyez cette Giunta, p. 220. Je ne cite plus ici les textes provençaux, parce qu'il ne s'agit plus des formes que ces citations pouvaient seules faire connaître.
Ces galantes futilités seraient traitées maintenant avec plus de finesse et de talent qu'elles ne le furent alors; mais les femmes les plus décidées d'aujourd'hui ne feraient peut-être rien de plus fort ou du moins de plus franc que la proposition de la dame, et l'on voit qu'au fond, depuis six ou sept siècles, l'art des vers a fait chez nous beaucoup plus de progrès que la corruption des mœurs.
Les contes ou novelles ne sont pas en aussi grand nombre dans les poésies des Troubadours que dans celles des Trouvères, ou anciens poëtes français, dont on n'a guère publié jusqu'ici que les nombreux et prolixes fabliaux. Dans les novelles provençales on reconnaît toujours une imagination galante et poétique, et leurs inventions sont souvent un mélange des fictions orientales avec les fables chevaleresques d'Europe et la métaphysique d'amour. Tel est ce conte de Pierre Vidal 487, qui marchait suivi de ses chevaliers et de leurs écuyers lorsqu'ils rencontrent un chevalier, beau, grand, vigoureux, équippé et habillé de la manière la plus brillante, conduisant une dame mille fois plus belle encore, tous deux montés sur des palafrois richement enharnachés et de couleurs si variées qu'il n'y avait pas deux de leurs membres ou des parties de leurs corps qui fussent du même poil et de la même couleur. Ils étaient suivis d'un écuyer et d'une demoiselle, remarquables par une parure et une beauté particulières. Une conversation s'engage. Pierre Vidal invite le beau chevalier et la belle dame à se reposer. La dame, qui n'aime point les châteaux, préfère un lieu champêtre et agréable, dans un verger délicieux, près d'une claire fontaine. Là, le chevalier se fait connaître à lui, sa compagne et sa suite. La dame se nomme Merci, la demoiselle Pudeur, l'écuyer Loyauté, et lui, qui est l'Amour, emmène, de la cour du roi de Castille, Merci, Pudeur et Loyauté. Ce compte n'est pas fini, et c'est dommage; le fragment est fort long, plein de descriptions riches, d'entretiens et de solutions de questions d'amour.
En voici un 488 dont le commencement, presque anacréontique, n'annonce guère la fin; cette fin n'est, à proprement parler, dans aucun genre, et l'extravagance du dénoûment serait remarquée même dans les Mille et une Nuits. Un perroquet arrive de loin pour saluer une dame de la part d'Antiphanon, fils du roi, et la prier de soulager le mal dont elle le fait languir. La dame aime trop son mari pour écouter un amant. Le perroquet plaide la cause de son maître et celle de l'amour aux dépens du mariage. Il commence à persuader. On lui donne, pour le chevalier qui l'envoie, un anneau et un cordon tissu d'or, avec de tendres compliments. Il va rendre compte de son message, encourage l'amant dans ses espérances, et lui propose de l'introduire auprès de sa maîtresse; on ne devinerait pas par quel moyen: en mettant le feu au toit du château. Il retourne vers la dame et lui annonce Antiphanon. Mais comment le faire entrer? le jardin toujours fermé, des gardes à toutes les portes. Le perroquet lui fait part de son stratagème, et, ce qu'il y a de merveilleux, elle consent à l'employer. Il revient à son maître qui lui fait donner du feu grégeois dans un vase de fer. Le perroquet le prend dans sa patte, vole à la tour, et y met le feu, près des archives, en quatre endroits. On crie au feu; tout le monde est sur pied pour l'éteindre. La dame profite de ce désordre pour descendre au jardin, Antiphanon pour y entrer, et bientôt selon l'expression du poëte, ils crurent être en paradis. Mais on éteint le feu à force de vinaigre. Le perroquet, qui faisait sentinelle, avertit les deux amans; ils se quittent, et ce n'est pas sans que la dame, mêlant de la morale à cette étrange immoralité, ne recommande au chevalier en se jetant à son cou et le baisant trois fois, de faire les plus belles actions pour l'amour d'elle. Sans vouloir comparer sans cesse un siècle à l'autre, on conviendra que dans celui-ci, du moins, les châteaux ne courent pas autant de risques, et qu'il en coûte moins cher aux maris.
On trouve dans une autre novelle 489 l'original d'un conte plaisant de Boccace, à moins que ce conte, n'ait comme tant d'autres, une origine orientale, et que Boccace et le Troubadour n'aient puisé dans une source commune. C'est celui auquel La Fontaine, en l'imitant, a donné pour titre trois qualités, dont la première procure à un mari le désagrément d'être battu, mais ne l'empêche pas d'être content. Il y a cette différence que ce sont ici des chevaliers et une grande dame, et que l'histoire est racontée par un jongleur au roi de Castille, Alphonse IX, au milieu de sa cour. Boccace et La Fontaine ont mieux aimé prendre leurs acteurs dans la condition commune, sans doute pour qu'on n'imaginât pas que la chose ne pût arriver que dans une classe qui fait exception.
Ces contes sont pour la plupart remplis de traits naïfs, agréables et quelquefois piquants; mais la prolixité les tue; tout y annonce l'enfance de l'art; tout y respire une licence qui ne blesse pas moins le goût que la morale, et ce que les auteurs savent le moins, c'est se borner et finir.
Il y a peut-être encore moins d'art dans leurs pastourelles. C'est presque toujours le poëte qui raconte lui-même que, se promenant seul dans une campagne fleurie, il a trouvé une jolie bergère qui gardait ses moutons, ou qui cueillait des fleurs en suivant son troupeau. Ce qu'il dit à la bergère et ce qu'elle lui répond est tout le sujet de la pièce. Une simplicité quelquefois assez fine en fait le mérite. Le dialogue procède de trois en trois vers, ou de deux en deux, ou vers par vers, comme celui de quelques Eglogues de Théocrite et de Virgile. L'entretien roule sur l'amour; quelquefois, le poëte se représente fort épris de la bergère, prêt à céder à la tentation, puis s'arrêtant tout à coup au souvenir de sa dame à qui il ne veut pas faire une infidélité 490; quelquefois aussi il succombe, et la bergère ne résiste qu'autant qu'il faut pour que la pastourelle ait une étendue raisonnable 491. Il faut savoir quelque gré aux Troubadours d'avoir entrevu ce genre aimable, sans connaître les modèles que l'antiquité nous a laissés, et de s'y être borné à des scènes galantes et naïves. Ni leurs idées ni la langue elle-même ne s'étendaient beaucoup plus loin.
Le sirvente, servantèse ou servantois était presque le seul genre qui roulât ordinairement sur d'autres sujets que la galanterie; il était historique ou satirique. Le poëte y célébrait, ou ses propres exploits, s'il était chevalier, ou les exploits des chevaliers qui l'admettaient à leur table, ou les traits de bravoure, de générosité, de vertu qu'il jugeait dignes de sa muse; ou bien il y reprenait, soit les vices en général, soit en particulier ceux des ennemis, des rivaux et même des grands dont il avait à se plaindre. Quelquefois, ce qui produisait des oppositions et des contrastes, la galanterie se mêlait à la satire, comme dans ce sirvente, dont chaque strophe commence par un trait satirique contre Henri II, roi d'Angleterre, à qui Louis-le-Jeune avait fait lever le siége de Toulouse, et finit par une apostrophe galante à la maîtresse de l'auteur 492.
«Quand la nature renaît, et que les rosiers sont en fleur, les méchants barons s'empressent d'aller à la chasse. Il me prend envie de faire contre eux un sirvente et de censurer aigrement ces ennemis de toute vertu et de tout honneur; mais amour répand la gaîté dans mon âme autant que les beaux jours de mai. Je conserverai ma joie malgré tant de sujets de tristesse». Il désigne ensuite le preux roi avec sa nombreuse cavalerie, qui se vante de l'emporter en gloire et en mérite; mais, dit-il, les Français n'en ont pas peur; et se tournant vers sa dame, il l'assure qu'il la redoute davantage, et qu'il a une bien autre crainte de ses rigueurs. «Je fais plus de cas, poursuit-il, d'un coursier sellé et armé, d'un écu, d'une lance et d'une guerre prochaine, que des airs hautains d'un prince qui consent à la paix en sacrifiant une partie de ses droits et de ses terres. Pour vous, beauté que j'adore, vous que j'aurai ou j'en mourrai, je m'estime plus heureux d'attaquer vos refus que d'être accepté par une autre. J'aime les archers quand ils lancent des pierres et renversent des murailles; j'aime l'armée qui s'assemble et se forme dans la plaine; je voudrais que le roi d'Angleterre se plût autant à combattre que je me plais, madame, à me retracer l'image de votre beauté et de votre jeunesse, etc.». Cela est original, il en faut convenir. Cela était inspiré par le moment, et n'avait de modèle ni parmi les Arabes, ni parmi les Anciens, dont ce bon Troubadour et ses confrères ne soupçonnaient pas même l'existence.
Une satire plus originale encore, ou, si l'on veut, plus bizarre, est celle-ci. Blacas est mort; c'était un baron riche, généreux, brave, et de plus très-bon Troubadour. Sordel 493, l'un des Italiens les plus célèbres qui se soient adonnés à la poésie provençale, fait son éloge funèbre; mais chaque trait de cet éloge est un trait de satire contre quelque prince. «Ce malheur est si grand, dit-il, qu'il n'y a d'autre ressource que de prendre le cœur de Blacas pour le donner à manger aux barons qui en manquent; dès lors ils en auront assez. Que l'empereur de Rome (Frédéric II) en mange le premier; il en a besoin s'il veut recouvrer sur les Milanais les pays qu'ils lui ont enlevés en dépit de ses Allemands.--Après lui en mangera le noble roi de France (Louis IX), pour reprendre la Castille qu'il perd par sa sottise; mais si sa mère le sait il n'en mangera point; car il craint en tout de lui déplaire.--Le roi d'Angleterre (Henri III) en doit manger un bon morceau. Il a peu de cœur; il en aura beaucoup alors, et reprendra les terres qu'il a honteusement laissé usurper.--Il faut que le roi de Castille (Ferdinand III) en mange pour deux; car il a deux royaumes, et n'est pas bon pour en gouverner un seul; mais s'il en mange, qu'il se cache de sa mère; elle lui donnerait des coups de bâton.--Je veux qu'après lui en mange le roi de Navarre (Thibault, comte de Champagne), qui, selon ce que j'entends dire, valait mieux comte que roi». Ainsi du reste.
Les sirventes, où la satire ne s'exerçait que sur les mœurs, ont l'avantage de nous apprendre des usages et des folies de ce temps qui se rapprochent souvent de ce que l'on voit dans le nôtre. Le trait suivant, par exemple, nous dit quelle espèce de fard les vieilles femmes mettaient alors
«Je ne peux souffrir le teint blanc et rouge que les vieilles se font avec l'onguent d'un œuf battu qu'elles s'appliquent sur le visage, et du blanc par-dessus, ce qui les fait paraître éclatantes depuis le front jusqu'au-dessous de l'aisselle 494». Ces derniers mots prouvent aussi que l'habillement des femmes n'était pas plus modeste alors qu'aujourd'hui, même quand un autre intérêt que celui de la modestie l'aurait exigé d'elles.
D'ailleurs on ne voit ici que du blanc, ce qui les aurait fait ressembler à des spectres; mais elles mettaient aussi beaucoup de rouge, comme une autre satire nous l'atteste. Elle est d'un certain moine de Montaudon, poëte satirique par excellence, qui n'épargnait personne dans ses sirventes, ni les femmes, ni les moines, ni même les Troubadours 495. Le tour qu'il prend est vif et ingénieux. Les dames et les moines paraissent devant Dieu, se disputent entre eux et plaident en forme. «Tout est perdu, disent les moines; mesdames, vous nous faites grand tort en nous enlevant les peintures. C'est un péché de vous peindre si fort et de vous déguiser de la sorte; car jamais l'usage de la peinture ne fut inventé que pour nous, et vous vous rougissez tellement que vous effacez les images qu'on suspend dans nos chapelles.--Les dames répondent: La peinture nous a été donnée bien avant qu'on inventât les ex voto pour les moines grands et petits. Je ne vous ôte rien, dit une dame, en peignant les rides qui sont au-dessous de mes yeux, et en les effaçant de manière à pouvoir traiter encore avec hauteur ceux qui s'affolent de moi.
Dieu dit aux moines: Si vous le trouvez bon, je donne vingt ans pour se peindre aux femmes qui en ont plus de vingt-cinq; soyez plus généreux que moi, donnez-leur en trente.--Nous n'en ferons rien, répondent les moines, nous leur en donnerons dix par complaisance pour vous; mais sachez qu'après ce temps nous voulons être sûrs qu'elles nous laisseront en paix. Alors vinrent Saint-Pierre et Saint-Laurent, qui firent une bonne et ferme paix entre les parties, l'un et l'autre ayant juré de la maintenir. Ils retranchèrent cinq ans des vingt, et en ajoutèrent cinq aux dix. Ainsi fut vidé le procès, et les parties demeurèrent d'accord.
Mais le poëte s'écrie que le serment est violé, que les femmes se mettent tant de blanc et de vermillon sur le visage, que jamais on n'en vit plus aux ex voto. Il nomme une quantité de drogues dont elles se servent, la plupart inconnues aujourd'hui. «Elles mêlent, dit-il, avec du vif-argent du cafera, du tifrigon, de l'angelot, du berruis, et s'en peignent sans mesure. Elles mêlent avec du lait de jument, des fèves, nourriture des anciens moines et la seule chose qu'ils demandent, par droit ou par charité, de sorte qu'il ne leur en reste plus rien 496. Elles ont encore fait pis que tout cela; elles ont amassé provision de safran, et l'ont fait tellement enchérir qu'on s'en plaint outre-mer: mieux vaudrait-il qu'on le mangeât en ragoûts et en sauces que de le perdre ainsi. Il conviendrait du moins qu'elles prissent les étendards et les armes des croisés pour aller chercher outre-mer le safran qu'elles ont tant d'envie d'avoir». On voit par là que l'on tirait le safran de l'Orient, qu'on s'en servait pour la cuisine, et, ce qu'il est assez difficile de concevoir, qu'il entrait, même en très-grande quantité, dans la toilette des dames, avec le blanc, le rouge et encore d'autres couleurs 497.
Le même poëte prend un tour à peu près semblable, et qui n'est pas moins vif, pour se venger apparemment de mauvaises réceptions qui lui avaient été faites dans quelques provinces, et montrer sa satisfaction du bon accueil qu'il avait reçu dans d'autres. Il était monté au ciel pour parler à Saint-Michel, qui l'avait mandé; il entendit Saint-Julien qui se plaignait à Dieu d'avoir été dépouillé de son fief et de tous ses droits. Autrefois quiconque voulait avoir bon gîte lui adressait le matin sa prière; mais avec les méchants seigneurs qui vivent à présent il ne reçoit plus de prière ni le matin ni le soir. Ils refusent l'hospitalité à tout le monde, ou laissent partir à jeûn le matin ceux à qui ils donnent à coucher; il est pourtant encore assez content des Toulousains, des Carcassonnois, des Albigeois; il n'a ni à se plaindre ni à se louer de quelques autres; enfin Saint-Julien, patron de l'hospitalité, distribue la louange ou le blâme selon que le poëte a été bien ou mal reçu.
Folquet de Lunel 498, poëte très-dévot, fait, au nom du Père glorieux qui forma l'homme à son image, une satire générale des mœurs de tous les états, depuis l'empereur jusqu'aux aubergistes de village. «L'empereur, dit-il, exerce des injustices contre les rois, les rois contre les comtes; les comtes dépouillent les barons, ceux-ci leurs vassaux et leurs paysans. Les laboureurs, les bergers font à leur tour d'autres injustices. Les gens de journée ne gagnent point l'argent qu'ils exigent. Les médecins tuent au lieu de guérir, et ne s'en font pas moins payer. Les marchands, les artisans sont menteurs et voleurs, etc.».
Dans une autre satire ou sirvente satirique, Marcabres 499 s'en prend aux seigneurs, aux barons, à leurs femmes, aux Troubadours, à tout le monde, à qui il reproche une horrible corruption de mœurs. On y trouve cette image gigantesque, mais singulière. «Le monde est couvert d'un gros arbre touffu qui s'est étendu si prodigieusement qu'il embrasse tout l'Univers. Il a jeté de si profondes racines qu'il est impossible de l'abattre. Cet arbre est la méchanceté. Pour peu qu'on y touche ceux qui devraient protéger la vertu jettent les hauts cris. Comtes, rois, amiraux, princes, sont pendus à cet arbre par le lien de l'avarice, si fort qu'on ne saurait les détacher».
Le clergé était alors dans toute sa puissance, et il en abusait. Les Troubadours ne l'épargnaient pas; quelques uns même lui prodiguaient des injures violentes et grossières. «Ah! faux clergé, lui dit Bertrand Carbonel 500, traître, menteur, parjure, voleur, débauché, mécréant, tu commets chaque jour tant de désordres publics que le monde est dans le trouble et la confusion. Saint-Pierre n'eut jamais rentes, châteaux ni domaines; jamais il ne prononça d'excommunications ou d'interdits. Vous ne faites pas de même, vous qui pour l'or excommuniez sans raison, etc. Que le Saint-Esprit qui prit chair humaine écoute mes vœux, dit Guillaume Figuiera 501, et qu'il te brise le bec, Rome; je ne puis comprendre combien tu es fourbe envers nous et envers les Grecs. Rome, tu traînes avec toi les aveugles dans le précipice; tu franchis les bornes que Dieu t'a données, car tu absous les péchés à prix d'argent, et tu te charges d'un fardeau plus fort qu'il ne t'appartient....... Dieu te confonde, Rome....! Rome de mauvaises mœurs et de mauvaise foi, etc.».
Note 501: (retour) Millot, ibid., p. 448. Je rectifie sa traduction, qui n'est nullement conforme au texte; il en a fallu faire autant de plusieurs autres passages.Lo Sain Esperitz
Que receup cara humana
Entenda mos precs
E fraigna tos becs,
Roma; no'm entrecs
Com' es falsa e trafana
Vas nos e va'ls Grecs.
Pierre Cardinal, l'un des censeurs les plus âpres de mœurs de son siècle 502, n'a pas épargné les prêtres et les moines dans ses satires. «Indulgences, pardons, Dieu et le diable, ils mettent, dit-il, tout en usage. À ceux-là, ils accordent le paradis par leurs pardons; ils envoyent ceux-ci en enfer par leurs excommunications; ils portent des coups qu'on ne peut pas parer, et nul ne sait si bien forger des tromperies qu'ils ne le trompent encore mieux». Et plus loin: «Il n'est point de vautour qui évente de si loin une charogne que les gens d'église et les prédicateurs sentent un homme riche. Aussitôt ils en font leur ami; et quand il lui survient une maladie, ils lui font faire une donation qui dépouille ses parents.... Vous les voyez sortir tête levée des mauvais lieux pour aller à l'autel. Rois, empereurs, ducs, comtes et chevaliers avaient coutume de gouverner les états; les clercs ont usurpé sur eux cette autorité, soit à force ouverte, soit par leur hypocrisie et leurs prédications, etc.».
Mais ce n'était pas seulement sur le clergé que la liberté des Troubadours s'exerçait; elle n'épargnait pas les objets les plus sacrés; et dans ce siècle où la religion avait tant d'empire sur les opinions et si peu sur les mœurs, où elle armait les croyants contre les incrédules, et même contre les croyants quand l'intérêt temporel de ses chefs le voulait ainsi, elle n'était guère plus respectée des poëtes dans leurs vers, que des moines dans leur conduite. C'était pour eux, même dans leurs poésies amoureuses, un sujet de figures, d'apostrophes ou de comparaisons comme les autres, et dont ils usaient tout aussi librement.
L'un compare un baiser de sa dame 503 aux plus douces joies du Paradis; l'autre abandonnerait sans façon sa part de ce lieu de délices pour les faveurs de la sienne; un troisième 504, si Dieu le laisse jouir de son amour, croira que le Paradis est privé de liesse et de joie; un autre, quand il est auprès de sa maîtresse, fait le signe de la croix, tant il est émerveillé de la voir 505; un autre encore assure que, s'il obtient le bonheur qu'il désire, il éprouvera ce que dit la Bible, qu'en bonne aventure un jour vaut bien cent, allusion très-profane à des paroles du psalmiste 506; un autre enfin se croit en amour l'égal des grands et des rois: ces vaines distinctions de rang disparaissent, dit-il, devant Dieu, qui ne juge que les cœurs; puis s'adressant à sa dame: «O parfaite image de la Divinité, que n'imitez-vous votre modèle 507»! Plusieurs, lorsqu'ils sont guéris de leur passion pour une femme mariée, ne croient pouvoir la quitter qu'en se faisant délier de leurs serments par un prêtre, et le prêtre vient très-sérieusement les dispenser de l'adultère 508; d'autres, maltraités par leur dame, font dire des messes, brûler des cierges et des lampes pour se la rendre favorable 509.
Note 509: (retour) Arnaud Daniel, dans Millot, t. II, p. 485. Dans Nostradamus, cela est plus fort, il entend mille messes par jour, priant Dieu de pouvoir acquérir la grâce de sa dame; p. 42. Dans le texte provençal, six messes selon quelques manuscrits, et mille messes selon d'autres.Sis { {messas naug en perferi Mill { En art lum de ser e d'oli Che Dieus me don bon afert.
Dans des sujets plus graves, l'un 510, regrettant un Troubadour 511 que la mort vient d'enlever, dit que Dieu l'a pris pour son usage. Si la Vierge aime les gens courtois, ajoute-t-il, qu'elle prenne celui-là. L'autre 512, ayant perdu sa maîtresse, dit qu'il ne prie pas Dieu de la recevoir dans son Paradis; sans elle, le Paradis lui paraîtrait mal meublé de courtoisie. Raimond de Castelnau, dans une satire dirigée principalement contre les moines, dit que «si Dieu sauve, pour bien manger et avoir des femmes, les moines noirs, les moines blancs, les templiers, les hospitaliers et les chanoines auront le Paradis, et que S. Pierre et S. Paul sont bien dupes d'avoir tant souffert de tourments pour un Paradis qui coûte si peu aux autres 513». Dans une pièce dévote consacrée à la Vierge, Peyre, ou Pierre de Corbian, affirme que tous les chrétiens savent et croient ce que l'ange lui dit quand elle reçut par l'oreille Dieu qu'elle enfanta vierge 514. Il compare la merveille de son enfantement à l'action du soleil, dont la lumière traverse le verre sans le corrompre, comparaison qui a été répétée par d'autres poëtes, et même, je crois, par des docteurs. Peyre Cardinal tient un plaidoyer tout prêt pour le jour du jugement, en cas que Dieu veuille le damner 515. Il dira à Dieu que Dieu a grand tort de perdre ce qu'il peut gagner, et de ne pas remplir son Paradis autant qu'il peut; à saint Pierre, qui en est le portier, que la porte d'une cour doit être ouverte à tout le monde. Il prouvera enfin à Dieu, par de bons arguments, qu'il ne doit pas le damner pour des péchés qu'il n'eût pas commis s'il n'avait pas été au monde; mais il prie la sainte Vierge d'obtenir qu'il ne soit pas obligé d'en venir là avec son fils.
Note 513: (retour) Boniface Calvo, p. 77. Le texte provençal dit;Si monge nier vol Dieu que si an sal
Per pro maniar ni per femnas tenir,
Ni monge blanc per boulas amentir,
Ni per erguelh temple ni l'ospital,
Ni canonge per prestar a renieu,
Ben tenc per folh sanh Peyre, sanh Andrieu
Que sofriro per Dieu aital turmen,
S'aiquest s'en uen aissi a salvamen.
Un Troubadour qui servait dans une croisade 516, mécontent du tour que les affaires y avaient pris, s'écrie: «Seigneur Dieu, si vous m'en croyiez, vous prendriez bien garde à qui vous donneriez les empires, les royaumes, les châteaux et les tours». Un autre 517, désespéré de la mort du bon roi saint Louis, si ardent à servir Dieu, maudit les croisades et le clergé, promoteur de la guerre sainte; il maudit Dieu lui-même qui pouvait le rendre heureux; il voudrait que les chrétiens se fissent mahométans, puisque Dieu est pour les infidèles. Dans une tenson de Peguilain, il propose à Elias, son interlocuteur, cette question à résoudre. Sa dame lui a permis de passer une nuit avec elle, mais sous promesse de ne faire que ce qu'elle voudra; il se croit obligé d'être fidèle à son serment. J'aimerais mieux le rompre, répond Elias; j'en serais quitte pour aller chercher des pardons en Syrie 518; trait de lumière sur l'efficacité morale des pélerinages à la Terre-Sainte, des indulgences, des pardons et de toutes les superstitions de cette espèce. Dans une autre tenson entre Granet et Bertrand 519, deux Troubadours peu célèbres, Granet exhorte Bertrand à renoncer à l'amour et à travailler au salut de son âme en passant outre-mer, où l'antechrist est sur le point de détruire ceux qui y sont allés pour convertir les infidèles. Bertrand répond qu'il est fort aise du succès de l'antechrist; qu'il est prêt à croire en lui, dans l'espérance qu'il fléchira en sa faveur le cœur de sa maîtresse. Granet lui reproche l'indigne voie par laquelle il veut parvenir à son but. Ce bien, lui dit-il, serait payé trop cher par votre damnation. Tout est légitime pour sauver ma vie, répond Bertrand; je meurs pour la plus aimable des femmes, et ayant perdu l'esprit, si je pèche en me jetant dans les bras de l'antechrist, Dieu doit me le pardonner 520».
Cette folie des croisades d'outre-mer fut souvent l'objet de leurs chants, et la croisade barbare contre les malheureux Albigeois, dont ils voyoient sous leurs yeux les horreurs, fut celui de leurs satires. Ils ne ménagent ni les guerriers qui massacraient des populations entières par ordre d'un pontife, ni les inquisiteurs qui livraient aux bûchers ce que le fer avait épargné, ni les moines, ni le clergé leurs complices, ni les papes moteurs intéressés et politiques de ce carnage religieux. La liberté de leurs expressions passe tout ce qu'on s'est permis dans des siècles à qui l'on fait un grand reproche de n'avoir pas respecté des superstitions sanguinaires. Mais ces horreurs eurent aussi parmi eux des apologistes. Il se trouva des Troubadours qui ne rougirent point de les chanter. Folquet de Marseille fit plus 521, il ne chanta point la croisade; il la suscita, la soutint, en attisa en quelque sorte les bûchers et les fureurs. Folquet avait dans sa jeunesse aimé, rimé, mené une vie errante et adonnée au plaisir, comme les Troubadours ses confrères. Sa tête ardente avait passé subitement à d'autres extrémités. Devenu moine de Citeaux, bientôt abbé, et peu de temps après évêque de Toulouse dès qu'il vit la persécution et la proscription s'élever contre les Albigeois et contre le comte de Toulouse, il se joignit aux persécuteurs. Il servit de son influence, de ses conseils, de ses prédications violentes les croisés et leur chef, le trop fameux comte de Montfort. Après avoir vaincu par les armes du fanatisme le comte son seigneur, dans Toulouse même, capitale de ses états, il alla présenter au pape le fondateur des Dominicains et de l'Inquisition, qu'il établit solidement dans son diocèse, et qui y a régné si long-temps. Perdigon, simple Troubadour, élevé par son talent à la dignité de chevalier et à la fortune 522, le déshonora par la part qu'il prit aux intrigues et aux violences de Folquet. Il chanta même la défaite et la mort du roi d'Arragon son bienfaiteur, défenseur du comte Raimond, à la bataille de Muret 523. Vers la fin du même siècle, lorsque les bûchers étaient éteints, l'imagination d'un comte de Foix 524 les rallumait encore, et en menaçait tous ceux qui se renommeraient de l'Arragon. «Leurs cendres, disait-il, seront jetées au vent, leurs âmes envoyées en enfer».
Mais rien dans tout cela n'est aussi fort et ne peint aussi bien les fureurs de l'inquisition que ce qu'un naïf inquisiteur fit lui-même, ne croyant sans doute laisser qu'un monument des victoires de sa dialectique et des triomphes de la foi. C'est un dominicain nommé Izarn 525, l'un des suppôts les plus actifs de ce tribunal exécrable, et chez qui l'on voit avec regret la lyre d'un Troubadour dans les mains d'un brûleur d'hommes. La pièce qu'il nous a laissée est un monument précieux 526; c'est une controverse entre lui et un théologien albigeois; elle n'a pas moins de huit cents vers alexandrins. Il lui prouve d'abord très-sérieusement par des passages latins de la Bible que ce n'est point le diable, mais Dieu qui a créé l'homme; ensuite il le plaisante à sa manière sur les assemblées de ses prosélytes et sur la façon dont ils se communiquaient le saint-esprit; puis il reprend ses argumentations, et pour leur donner plus de force il ajoute en propres mots: «Si tu refuses de me croire, voilà le feu qui brûle tes compagnons tout prêt à te consumer 527». Après de nouveaux efforts de dialectique, il lui dit encore: «Ou tu seras jeté dans le feu, ou tu te rangeras de notre côté, nous qui avons la foi pure avec ses sept échelons appelés sacrements». De l'explication des dogmes il passe à la défense du mariage, et supposant que son antagoniste n'est pas sur ce point de l'avis de Dieu et de Saint-Paul: «On apprête le feu, dit-il, et la poix et les tourments où tu dois passer 528..... Avant que je te donne ton congé, dit-il encore, et que je te laisse entrer dans le feu 529, je veux disputer avec toi sur la résurrection au jugement dernier. Tu n'y crois pas; cependant rien n'est plus certain». Et c'est en effet avec le ton de la certitude qu'il lui donne pour preuve ce que les incrédules présentent comme objection. «Si la tête d'un homme était outre-mer, un de ses pieds à Alexandrie, l'autre au mont Calvaire, une main en France et l'autre à Haut-Vilar 530, que le corps fût en Espagne, où on l'eût fait porter, qu'il fût brûlé et mis en cendres, et qu'on pût le jeter au vent, il faut qu'au jour du jugement tout se rassemble et reprenne la forme qu'il avait au baptême; la preuve en est dans le livre de Job, etc.». Il ne cesse de lui répéter le plus fort de ses arguments, celui du feu. «Hérétique, lui dit-il, avant que le feu te saisisse et que tu sentes la flamme, puisque notre croyance est meilleure que la tienne, je voudrais bien que tu me dises pour quelle raison tu nies notre baptême 531....» Enfin, pour péroraison, avant que le pauvre hérétique réponde, il lui montre le feu qui s'allume 532 «Ecoute, ajoute-t-il le cor va déjà par la ville, le peuple s'assemble pour voir la justice qui va se faire et comment tu vas être brûlé». Ce ne sont plus ici des forfaits imputés à l'inquisition naissante que l'on ose nier et dont on essaie de la défendre, c'est l'inquisition elle-même qui nous apparaît en personne, qui proclame, en chantant, ses triomphes, et qui prononce, avec le sourire du tigre, ses épouvantables arrêts.
Note 526: (retour) Ce poëme est à la Bibliothèque impériale, dans un manuscrit provençal du fond de d'Urfé; il est intitulé: Aiso fon las novas del Heretic. En voici les premiers vers:Diguas me tu heretic, parl'ap me un petit,
Que tu non parlaras gaire que iat sia grazit,
Si per forsa n'ot ve, segon c'avenz auzit.
Segon lo mieu veiaire ben as Dieu escarnit
Tan fe e ton baptisme renegat e guerpit
Car crezes que Diables t'a format e bastit
E tan mal a obrat e tan mal a ordit
Pot dar salvatios falsamen as mentit.
Veramen fetz Dieu home et el l'a establit
E'l formet de sas mas aisi com es escrit:
Manus tuœ fecerunt me et plasmaverunt me.
Note 529: (retour)Ans que ti don comiat nit' lais el foc intrar
De resurrectio vuelh ab tu disputar......
.........................................
Si la testa de l'hom era lai otramar.
L'us pos en Alissandria, l'autr'eg Monti-Calvar,
La una ma en Fransa, l'autra en Autvilar,
El cors fos en Espanha que si fos fag portar,
Que fos ars e fos cenres c'om to poques ventar
Lo dia del judizi coven apparelhar
En eissa quela forma que fon al bateiar.
En la sant escriptura o podes a trobar:
Job, etc.
Note 530: (retour) Millot, qui ne fait ici, comme à son ordinaire, que copier la traduction de Sainte-Palaye, traduction que l'on est souvent obligé de rectifier quand on la rapproche du texte, met après ce mot Haut-Vilar (lieu inconnu); et en effet il serait difficile de deviner ce que veut dire ce Aut-Vilar, opposé à la France: mais on peut très-bien se passer de le savoir.
À ne considérer les Troubadours que sous le point de vue littéraire, et plus particulièrement sous celui qui nous a conduits à parler d'eux, on voit dans leurs poésies des traces de l'imitation des poésies arabes et le modèle des premières formes qu'eut en naissant la poésie moderne. Un grand nombre de chansons et de sirventes commencent par des descriptions du printemps ou des comparaisons tirées des fleurs, de la verdure, du chant des oiseaux, du cours des ruisseaux, de la fraîcheur des fontaines. Tout cela est oriental, ainsi que l'emploi assez fréquent du rossignol dans des descriptions poétiques ou dans des messages d'amour. C'est aussi dans leurs chansons que se trouvent pour la première fois ces recherches de pensées et d'images galantes inconnues aux poëtes anciens. C'est là qu'on entend un amant dire, en parlant des yeux de sa dame: «Un doux regard qu'ils me lancèrent à la dérobée fraya le chemin à l'amour pour passer à travers mes yeux au fond de mon cœur». C'est là qu'un autre amant dit que ses yeux ont vaincu son cœur, et que son cœur l'a vaincu lui-même 533; que ses yeux en meurent, et que lui et son cœur en meurent aussi; car ses yeux le font mourir de tristesse, d'envie et de souffrance; ils meurent eux-mêmes de douleur et son cœur de désir 534 qu'un autre enfin assure que la main de sa dame, qu'il vit quand elle ôta son gant, lui enleva le cœur, et que ce gant a rompu la serrure dont il avait fermé son cœur contre l'amour 535.
Note 534: (retour) Millot s'en est tenu à la première phrase, et a dissimulé le reste; le manuscrit provençal porte littéralement:Gent an sauput mey huelh uenser mon cor
E'l cor a uensut me.
..........................................
Moron miey huelh, el ieu e'l cor en mor.
..........................................
Que'm fan mos huelhs qu'aissy'm uolon aucire
De pessamen, d'enuey e de cossir,
E'ls huelhs de dol e mon cor de dezir.
Ailleurs, il s'élève une dispute entre le cœur d'un poëte et sa raison au sujet des plaintes que font les amants contre les dames, et chacun défend sa cause avec toutes les ressources de l'esprit. L'amour qui fait veiller en dormant, qui peut brûler dans l'eau, noyer dans le feu, lier sans chaîne, blesser sans faire de plaie; tout cela est littéralement dans des chansons de Troubadours 536. Quand nous retrouverons par la suite ces sortes de subtilités dans les meilleurs poëtes italiens, nous n'aurons donc pas de peine à en reconnaître la source. Elle découle originairement de la poésie des Arabes, qui en est remplie. Les Provençaux en les prenant pour modèles n'avaient ni le goût formé ni les exemples d'un meilleur style qui auraient pu les en garantir, et quand ils portèrent cette contagion en Italie, rien ne pouvait non plus y en arrêter les progrès.
État des Lettres en Italie au treizième siècle; commencement de la Poésie italienne; Poëtes siciliens; L'empereur Frédéric II; Pierre des Vignes; Nouveaux troubles en Italie après la mort de Frédéric; Écoles et Universités; Grammairiens; Historiens; Poésie latine; Poëtes siciliens depuis Frédéric; Poëtes italiens avant le Dante.
Nous avons vu quel fut, chez les Arabes ou Sarrazins, le sort des sciences et des lettres. Nous avons aperçu dans les communications immédiates de ces conquérants de l'Espagne avec les provinces méridionales de la France, la cause, sinon absolue, du moins occasionnelle et puissamment déterminante de l'amour des Provençaux pour la poésie, l'origine d'une partie de leurs fictions romanesques, de leurs formes poétiques et des défauts brillants de leur style; nous avons ensuite vu les Troubadours se répandre avec leur nouvel art dans les petites cours féodales de la France, de l'Espagne et de l'Italie, exciter l'admiration, chanter l'amour, inspirer la joie, devenir l'âme des plaisirs et des fêtes, et recueillir pour récompense des honneurs, des présents, la faveur des souverains, et, ce qui était souvent d'un plus grand prix à leurs yeux, les faveurs des belles. Leur fréquentation dans les cours de la Lombardie au douzième siècle est certaine; leurs succès et l'estime que l'on y fit d'eux ne le sont pas moins; le soin qu'on y prit d'apprendre le provençal pour les mieux entendre et l'empressement qu'avaient un assez grand nombre d'Italiens qui se sentaient le génie poétique, mais à qui il manquait une langue, de faire des vers provençaux et de se mettre eux-mêmes au rang des Troubadours, en sont des preuves incontestables. Sans cela, Calvi de Gênes, Giorgi de Venise, Percival Doria, dont le nom dit assez la patrie, le fameux Sordel et plusieurs autres ne grossiraient pas leur liste. Quand la langue italienne naquit et qu'elle put subir le joug de la mesure et de la rime, il n'est pas douteux encore que l'exemple des Troubadours ne servît de règle et d'objet d'émulation partout où l'on avait pu entendre ou lire leurs productions. Les deux langues furent quelque temps rivales, et parurent se disputer l'empire 537; mais l'italien resta bientôt maître du champ de bataille, et le provençal disparut avec la gloire passagère des Troubadours.
Ce ne fut cependant pas en Lombardie que se firent entendre les premiers essais de poésie en langue italienne; il est vrai du moins que ce n'est pas de ceux qui purent y paraître que se sont conservés les plus anciens fragments connus. C'est en Sicile qu'ils reçurent la naissance; c'est dans ce pays, successivement occupé par les Grecs, par les Sarrazins, par les Normands, visité par les Provençaux, et où régnait alors l'empereur d'Allemagne Frédéric II, que la lyre italienne bégaya ses premiers accords; et une circonstance qui ajoute à la gloire poétique de cet empereur, c'est qu'il fut en quelque sorte le premier à donner le tort et l'exemple. Les recueils d'anciennes poésies contiennent bien quelques morceaux qui peuvent être antérieurs de peu de temps à ce qui nous reste de Frédéric. On cite surtout une chanson d'un certain Ciullo d'Alcamo, sicilien; mais on ne sait rien de ce Ciullo, sinon qu'il vivait à la fin du douzième siècle, et sa chanson, qui est en strophes de cinq vers d'une construction bizarre, écrite dans un jargon plus sicilien qu'italien, mérite à peine d'être comptée 538. L'honneur de la priorité reste donc à Frédéric II. On sentira mieux le mérite qu'il eut à s'occuper des lettres, si l'on se rappelle les principales circonstances de sa vie et l'agitation où furent pendant son règne et l'Italie et ses autres états.
Note 538: (retour) Cette chanson, telle que la rapporte l'Allacci, Poeti Antichi, p. 408 et suiv., est composée de trente-deux strophes, qui paraissent en effet de cinq vers; mais alors il faut que les trois premiers soient de quinze syllabes. On a eu beau les comparer aux vers politiques des Grecs, ou à nos vers alexandrins, ils ne ressemblent réellement ni aux uns ni aux autres, ni à aucune espèce de vers connus. En voici la première strophe:Rosa fresca aulentissima capari in ver l'estate
Le Donne te desiano pulcelle e maritate
Traheme deste focora se teste a bolontate
Per te non aio abento nocte e dia
Pensando pur di voi Madonna mia.Il est aisé de voir que chacun des trois premiers vers doit se diviser en deux, dont le premier est un vers de huit syllabes, de ceux qu'on appelle sdruccioli, et le second un vers de sept syllabes. L'usage d'écrire de suite, non seulement deux vers, mais tous les vers d'une strophe, est commun dans les anciens manuscrits italiens et provençaux; c'est donc ainsi que ces premiers vers doivent être écrits:
Rosa fresca aulentissima
Capari in ver l'estate
Le donne te desiano
Pulcelle e maritate
Traheme deste focora
Se teste a bolontate
Per te non aio, etc.La strophe est ainsi de huit vers; la forme en est toute provençale, entremêlée de vers de différentes mesures et de vers rimés et non rimés. Cette chanson, écrite comme elle doit l'être, est une preuve de plus de l'influence de la poésie provençale sur les premiers essais de poésie italienne. (Voy. Crescimbeni, Ist. della volgar Poes., t. III, p. 7.)
Frédéric Barberousse avait laissé pour héritier son fils Henri VI, marié avec l'héritière du royaume de Sicile, et qui devint, par l'extinction des derniers restes de la race normande, le maître de ce royaume. Lorsque Henri mourut, lorsque sa femme Constance le suivit un an après, Frédéric leur fils était encore enfant. Une combinaison singulière de circonstances avait engagé sa mère à lui donner en mourant pour tuteur Innocent III, et fit croître à l'ombre du trône pontifical le futur successeur de tant de souverains, ennemis en quelque sorte naturels des papes, et destiné à l'être lui-même plus qu'aucun d'eux. Deux noms rivaux étaient nés en Allemagne des divisions de l'Empire, et contribuaient à perpétuer ces divisions 539. Un fief ou château de Conrad le Salique, appelé Gheibeling ou Waibling, et situé dans le diocèse d'Augsbourg, avait transmis à la famille de cet empereur le nom de Gheibelings ou Gibelins. L'ancienne famille des Guelfes ou Welf, qui possédait alors la Bavière, ayant eu plusieurs démêlés avec les empereurs descendants de Conrad, ce nom de Guelfe était devenu celui d'un parti d'opposition dans l'Empire. Plusieurs empereurs de la maison Gheibeling avaient fait la guerre aux chefs de l'église; les Guelfes leurs antagonistes avaient pris la défense des papes, et dès-lors les noms de Gibelins et de Guelfes s'étaient étendus dans l'Empire et dans l'Italie, le premier aux ennemis du St.-Siège, et le second à ses partisans.
Lorsqu'après un interrègne de dix ans, Othon, chef du parti Guelfe en Allemagne, obtint l'Empire sans qu'il eût été même question de Frédéric, nommé cependant roi des Romains du vivant de son père, Othon IV, devenu Gibelin en devenant empereur, vit le pape lui opposer le jeune Frédéric, dernier rejeton du sang des Gibelins, et Guelfe par sa position, en attendant qu'il devînt Gibelin à son tour par son élévation à l'Empire. Innocent traita Othon d'usurpateur, dès qu'Othon voulut s'opposer aux usurpations du St.-Siège. Il prétexta contre lui les intérêts de son pupille, à qui il donna pour appui les rois d'Arragon et de France, afin de les donner à Othon pour ennemis. Mais il mourut avant d'avoir pu abattre l'un par l'autre. Le règne de ce pontife ambitieux est marqué par l'accroissement du pouvoir des papes, quoique ce pouvoir ne s'élevât point encore jusqu'à la souveraineté de Rome; il l'est aussi par cette fatale croisade qui ruina l'Empire grec et en prépara la destruction totale, et par cette autre croisade non moins funeste et plus horrible dont le midi de la France fut le théâtre, dont des milliers de chrétiens furent les victimes pour quelques différences d'opinion 540, et dans laquelle le fer et le feu des combats eurent pour auxiliaire le feu nouvellement allumé des bûchers de l'inquisition.
Note 540: (retour) On accusait les malheureux Albigeois d'avoir adopté l'hérésie des Pauliciens, qui tenait du manichéisme ou de la doctrine des deux principes. Leurs partisans nient qu'ils l'eussent adoptée; les partisans des Pauliciens nient même qu'ils professassent cette doctrine; mais ce n'est pas là la question. La question est de savoir si cette opinion des deux principes, ou toute autre de même nature, peut légitimer les exécrables barbaries qu'exercèrent sur les Albigeois des gens qui prétendaient croire en Dieu, mais bien dignes de ne croire qu'au diable.
Son successeur Honorius III ne voulut, même après la mort d'Othon, couronner Frédéric empereur qu'après avoir exigé de lui le vœu d'aller à la tête d'une nouvelle croisade reconquérir la Palestine; mais Frédéric, alors âgé de vingt-six ans 541, et père d'un fils qui en avait dix 542, voyant que l'Allemagne avait besoin de sa présence, et dans quelle anarchie étaient ses états de Sicile et de Naples, se montra peu empressé d'accomplir ce vœu. On lui attribue même des vues plus grandes et plus solides. Il avait, dit-on, conçu le projet de réunir dans un seul état l'Italie entière 543, projet qui occupa dans tous les temps ceux qui s'intéressèrent véritablement à la prospérité de ce beau pays, mais auquel l'intérêt particulier des papes s'opposa toujours. Sommé plusieurs fois de tenir sa parole, et devenu même, par son second mariage 544, héritier éventuel du royaume de Jérusalem, dont les Sarrazins étaient les maîtres, il se dispose enfin à partir avec une armée 545; mais une épidémie se déclare parmi ses troupes; il en est atteint lui-même; il remet son entreprise à l'année suivante. Grégoire IX, plus impatient encore qu'Honorius de voir l'empereur quitter l'Italie, l'excommunie pour ce délai. Frédéric part 546: Grégoire l'excommunie de nouveau, et qui pis est, fait prêcher contre lui, dans ses états de Naples, une croisade. Frédéric réussit dans la sienne à Jérusalem mieux qu'on ne le voulait à Rome. Il revient enfin, après des difficultés, des désagréments sans nombre et des périls personnels où son excommunication l'avait jeté 547. Il en éprouve de nouveaux en Italie, et se voit forcé de se battre avec ses croisés contre les croisés du pape. Le pontife vaincu 548 a recours aux armes de sa profession. Il l'accuse d'hérésie dans des lettres pastorales. Il fait plus: il soulève contre lui une nouvelle ligue lombarde qu'il soutient pendant près de dix ans par ses exhortations et par ses intrigues.
Note 547: (retour) La position où le mit l'obstination du pape à le poursuivre comme excommunié jusque dans Jérusalem même, est si singulière, que le bon Muratori, en rapportant dans ses Annales ces faits étranges, ne peut s'empêcher de dire: Non potrà di meno di non istrignersi nelle spalle, chi legge si futte vicende. Ann. 1229.
Le pontife qui le remplace après la courte apparition de Célestin IV sur le trône papal 549, Innocent IV va plus loin, et dépose formellement Frédéric à Lyon en plein concile 550. Il déclare l'Empire vacant, et fait élire successivement à sa place deux prétendus empereurs. Frédéric dans ses états d'Italie tient tête en homme de courage; mais sa vie est troublée jusqu'à la fin, et si l'on en croit même quelques auteurs, elle est abrégée par un parricide 551.
Les historiens d'Italie 552, quoique prévenus contre lui à cause de ses querelles avec Rome, conviennent de ses grandes qualités, de ses talents et de l'étendue de ses connaissances. Il savait, outre la langue italienne, telle qu'elle était alors, le latin, le français, l'allemand, le grec et l'arabe. La philosophie, du moins celle de son temps, lui était familière, et il en encouragea l'étude dans toute l'étendue de ses états. Avant lui, la Sicile était privée de tout établissement littéraire; il y fonda des écoles, et appela du continent des savants et des gens de lettres; il créa l'université de Naples, qui devint presque dès sa naissance la rivale de la célèbre université de Bologne. Il redonna un nouvel éclat à l'école de Salerne, qui languissait, et pourvut par des lois utiles aux abus qui s'étaient introduits dans la médecine. Il fit traduire du grec et de l'arabe plusieurs livres intéressants pour cette science, qui n'avaient point encore été traduits: il en fit autant de quelques ouvrages d'Aristote, dont il ordonna l'étude dans ses états de Naples, et même dans les universités de Lombardie. Sa cour, dit un ancien auteur 553, était le rendez-vous des poëtes, des joueurs d'instruments, des orateurs, des hommes distingués dans tous les arts. Il établit à Palerme une académie poétique, et se fit un honneur d'y être admis avec ses deux fils, Enzo et Mainfroy, qui cultivaient aussi la poésie. Une des études favorites de Frédéric était celle de l'histoire naturelle; on retrouve une partie des connaissances qu'il y avait acquises dans un traité qu'il nous a laissé de la chasse à l'oiseau 554. Il n'y traite pas seulement des oiseaux dressés à la chasse, mais de toutes les espèces en général; des oiseaux d'eau, de ceux de terre, de ceux qu'il appelle moyens, et des oiseaux de passage. Il parle de la nourriture de ces différentes espèces, et de ce qu'elles font pour se la procurer. Il décrit les parties de leurs corps, leur plumage, le mécanisme de leurs ailes, leurs moyens de défense et d'attaque. Ce n'est que dans le second livre qu'il en vient aux oiseaux de proie, et qu'il enseigne l'art de les choisir, de les nourrir, de les former à tous les exercices qui en font des oiseaux chasseurs, et qui font servir au plaisir de l'homme, plus vorace qu'eux, l'instinct de voracité qu'ils ont reçu de la nature.
Note 554: (retour) De Arte venandi cum avibus. Ce traité, divisé en deux livres, ne s'est point conservé en entier. Mainfroy, fils de Frédéric, en avait suppléé plusieurs parties et des chapitres entiers. C'est sur un manuscrit rempli de lacunes, qui appartenait au savant Joachim Camérarius, qu'il fut imprimé à Augsbourg (Augustœ vendelicorum) en 1569, in-8°.
Il n'est resté de poésies de Frédéric II, qu'une ode ou chanson galante, dans le genre de celles des Provençaux, et que l'on croit un ouvrage de sa jeunesse: on y voit la langue italienne à sa naissance, encore mêlée d'idiotismes siciliens 555, et de mots fraîchement éclos du latin, qui en gardaient encore la trace 556. L'ode est composée de trois strophes, chacune de quatorze vers, l'entralacement des rimes est bien entendu et tel que les lyriques italiens le pratiquent souvent encore. Les pensées en sont communes, et les sentiments délayés dans un style lâche et verbeux, mais cela n'est pas mal pour le temps et pour un roi, qui avait tant d'autres choses à faire que des vers 557. Nous avons vu un autre Frédéric en faire de meilleurs, mais plus de cinq cents ans après; et le Frédéric de Sicile n'avait pas, comme celui de Prusse, un Voltaire pour confident et pour maître.
Note 557: (retour) Voici la première strophe de sa canzone:Poiche ti piace, amore
Ch'eo deggia trovare
Faron de mia possanza
Ch'eo vegna a compimento.
Dato haggio lo meo core
In voi, Madonna, amare;
E tutta mia speranza
In vostro piacimento.
E no mi partiraggio
Da voi, donna valente;
Ch'eo v'amo dolcemente:
E piace a voi ch'eo hoggia intendimento;
Valimento mi date, donna fina;
Che lo meo core adesso a voi s'inchina.
La forme de cette strophe, l'entrelacement des vers et des rimes, le mot trovare, trouver, employé au deuxième vers, pour rimer, faire des vers, etc., tout annonce ici l'imitation de la poésie des troubadours.
Il avait pourtant un secours à peu près de même espèce dans son célèbre chancelier Pierre des Vignes, homme d'un grand savoir, d'une haute capacité dans les affaires, et de plus philosophe, jurisconsulte, orateur et poëte. Né à Capoue d'une extraction commune, il étudiait à Bologne dans l'état de fortune le plus misérable. Le hasard le fit connaître de Frédéric, qui l'apprécia, l'emmena à sa cour, et l'éleva successivement aux emplois de la plus intime confiance et aux plus hautes dignités. Pierre des Vignes partagea les vicissitudes et les agitations de sa fortune. Les ambassades les plus importantes et les commissions les plus délicates exercèrent ses talens et son zèle. Dans une circonstance solennelle, devant le peuple de Padoue, et en présence de l'empereur même, il combattit en sa faveur les effets de l'injuste excommunication du pape, avec des vers d'Ovide, d'où il tira le texte de son discours 558. Cela prouve que les bons poëtes latins lui étaient familiers, et l'on s'en apercoit au style d'une de ses canzoni qui nous a été conservée 559. Elle est en cinq strophes de huit vers en décasyllabes. On y voit plusieurs comparaisons qui relèvent un peu l'uniformité des idées et des sentiments. Il se compare à un homme qui est en mer, et qui a l'espérance de faire route quand il voit le beau temps 560. Il voudrait ensuite, ce qui n'est pas d'une poésie trop noble, pouvoir se rendre auprès de sa maîtresse en cachette comme un larron, et qu'il n'y parût pas 561; s'il pouvait lui parler à loisir, il lui dirait comment il l'aime depuis long-temps, plus tendrement que Pirame n'aima Tisbé. On reconnaît ici son goût pour Ovide. Dans la dernière strophe, il s'adresse à sa chanson même, comme les Troubadours le faisaient quelquefois et comme les poëtes italiens l'ont presque toujours fait depuis.
Note 561: (retour)Or potess' io venire a voi, amorosa,
Come il ladron ascoso, e non paresse;
Ben lo mi terria in gioja avventurosa
Se l'amor tanto di ben mi facesse.
Si bel parlare, donna, con voi fora;
E direi come v'amai lungamente,
Più che Piramo Tisbe dolcemente
E v'ameraggio, in fin ch'io vivo, ancora.
Il est resté de lui une autre canzone en cinq strophes de neuf vers d'inégales mesures et en rimes croisées 562: mais elle ne vaut pas la première, et il est inutile d'en rien dire de plus. Il ne l'est pas au contraire de parler d'une troisième pièce, moins étendue, et dont le mérite poétique est tout aussi médiocre, mais dont la forme exige qu'on y fasse quelque attention. Quatorze vers y sont partagés en deux quatrains suivis de deux tercets. Dans les deux quatrains,
Deux nouvelles rimes servent pour les deux tercets; enfin c'est un véritable sonnet, et, à très-peu de chose près, construit comme ceux de Pétrarque. Nouvelle preuve que cette forme de poésie, ignorée des Provençaux, quoiqu'ils en connussent le titre, est d'origine sicilienne, et remonte jusqu'au treizième siècle 563.
Note 563: (retour) Voici cette pièce, qui, malgré la médiocrité des idées et la grossièreté du style, forme un monument curieux; elle a été publiée par l'Allacci, Poeti Antichi, etc.Peroch' amore no se po vedere
E no si trata corporalemente,
Quanti ne son de si fole sapere
Che credono ch'amor sia niente.
Ma poch' amore si faze sentere,
Dentro dal cor signorezar la zente,
Molto mazore presio de avere
Che sel vedesse vesibilemente.
Per la vertute de la calamita
Come lo ferro atra' non se vede
Ma si lo tira signorevolmente.
E questa cosa a credere me'noita
Ch'amore sia e dame grande fede,
Che tutt'or fia creduto fra la zente.La seule différence qu'il y ait, quant à la forme, entre ces deux tercets et ceux des sonnets les plus réguliers, est que l'une des deux rimes des quatrains, ente, y est conservée, et que les tercets sont ainsi sur trois rimes, au lieu de n'être que deux. Les mots la zente y sont aussi répétés à la fin de deux vers, ce qui pèche contre la règle qui défend qu'un mot déjà mis ose s'y remontrer; règle qui est de rigueur en Italie comme en France. On peut remarquer dans ce sonnet le z vénitien, employé plusieurs fois au lieu du ci et du gi, comme faze, signorezar, la zente; soit que l'on prononçât alors ainsi en Sicile, soit que ces vers nous aient d'abord été transmis par un copiste vénitien.
On a de Pierre des Vignes six livres de lettres écrites en latin, soit en son nom, soit en plus grand nombre au nom de son empereur, et qui ont été imprimées plusieurs fois 564. Elles sont intéressantes pour l'histoire: on y voit, comme dans un tableau vivant, et les obstacles suscités sans cesse contre Frédéric par la cour de Rome, et son infatigable activité à les vaincre. On y voit avec plus de plaisir quelques traces de la protection accordée aux lettres par l'empereur et par son chancelier. On a long-temps attribué, ou à l'un ou à l'autre, car on se partageait entre eux, un ouvrage dont le titre seul a causé un grand scandale; je dis le titre seul, puisqu'il paraît constant, non seulement que le livre n'est ni de Frédéric, ni de Pierre, mais qu'il n'exista jamais. C'est le fameux livre des trois Imposteurs. Entre les calomnies que Grégoire IX répandit contre le roi de Sicile, il l'accusa dans une circulaire à tous les princes et à tous les évêques, d'avoir dit hautement que le monde avait été trompé par trois imposteurs, Moïse, Jésus et Mahomet. Frédéric répondit à cette circulaire par une autre, où il nia formellement qu'il eût tenu ce propos. L'accusation acquit par là plus de publicité, et comme c'est toujours en croissant que la calomnie se propage, d'un propos on fit bientôt un livre, dont on accusa l'empereur, ou par accommodement son chancelier.
Ce dernier eût été heureux s'il n'eût jamais été en butte à d'autres calomnies, et il serait heureux pour la mémoire de Frédéric, que cet empereur n'eût pas prêté l'oreille à celles qui s'élevèrent dans sa cour. Elles se sont renouvelées depuis sous plusieurs formes, et ont subsisté long-temps; on ne pouvait croire qu'une faveur si haute et si bien méritée, pût être suivie d'une si épouvantable disgrâce et d'un traitement si cruel. Il paraissait impossible qu'un prince tel que Frédéric, eût fait crever les yeux à un ministre tel que Pierre des Vignes, et l'eût fait jeter dans une prison fétide, où le malheureux s'était tué de désespoir, s'il n'y avait été forcé par une trahison, ou peut-être par de plus criminels attentats; mais c'était oublier les retours de cette nature si fréquents dans la faveur des rois. Les auteurs les plus estimés par leur saine critique et par leur impartialité, en jugent mieux aujourd'hui; et le sage Tiraboschi, après avoir attentivement examiné la question, ne balance pas à conclure que Pierre des Vignes ne fut coupable d'aucun crime; que ce fut l'envie des courtisans qui le perdit; que l'empereur, trompé par eux, le condamna à perdre la vue et la liberté, et que Pierre au désespoir se donna la mort. 565
Frédéric mourut lui-même deux ans après 566, laissant, dit Voltaire, le monde aussi troublé à sa mort qu'à sa naissance 567. Pendant sa vie, comme auparavant, la principale cause de ces troubles fut toujours la lutte établie entre l'empereur et les papes. Les villes, et quelquefois dans la même ville, les familles étaient partagées entre les deux factions, et rangées sous les deux noms ennemis de Guelfes et de Gibelins, comme sous deux bannières. Ces noms, comme nous l'avons vu, existaient depuis long-temps; mais ce fut surtout alors qu'ils s'étendirent en Italie et qu'ils y devinrent les enseignes de deux factions implacables et acharnées. Presque toutes les villes de Lombardie et de Toscane prirent l'un ou l'autre parti. Dans plusieurs, comme à Florence, il y avait partage: des familles puissantes suivaient une des enseignes, tandis que des familles non moins puissantes suivaient l'autre; et souvent encore, dans les mêmes familles, le père était Guelfe et ses fils Gibelins un frère servait Rome, et l'autre l'Empire. On doit penser quelle exaspération donnèrent à leurs haines les excès où la vengeance des papes se porta contre Frédéric II, le bruit de leurs excommunications et la prédication de leurs croisades. Jamais il n'y eut de guerre civile plus compliquée, s'il y en eut de plus terrible.
La mort de Frédéric et le long interrègne qui la suivit, furent, pour la plupart des villes qui lui avaient été attachées, le signal de l'indépendance. Alors se formèrent beaucoup de petites principautés, qui s'étendirent et s'affermirent dans la suite. Plusieurs des villes qui avaient été du parti des papes, suivirent cet exemple. Mais les nouveaux princes n'en furent que plus ardents à se faire la guerre quand ils la firent pour leur propre compte. En Lombardie, et dans la marche Trévisane, le pouvoir monstrueux d'Eccellino 568, cimenté par le sang et par tous les excès de la tyrannie, ne s'écroula que sous les coups d'une ligue, presque générale, et même d'une croisade 569 qui, cette fois du moins, ne parut armée par la religion que pour venger l'humanité. La puissance plus modérée des marquis d'Est s'étendait peu à peu de Ferrare à Modène et à Reggio. À Milan, les querelles du peuple avec les nobles mettaient le pouvoir aux mains des de la Torre, nobles qui se disaient populaires, et qui préparaient, en s'y opposant toujours, la domination des Visconti. Dans l'état de Naples et de Sicile, Mainfroy, occupé de reconquérir ce royaume sur les papes, qui en avaient envahi la suzeraineté, l'était aussi d'en usurper la couronne sur le jeune Conradin, seul rejeton légitime du sang de Frédéric II. Heureux dans son usurpation, il se trouva bientôt assez de forces pour envoyer ses Allemands au secours de l'un des deux partis qui déchiraient la république de Florence. Il y releva les Gibelins battus et bannis, et abattit dans le parti des Guelfes 570 celui des papes, ses plus dangereux ennemis. Mais les papes avaient juré la perte de la maison de Souabe, indocile à recevoir leur joug. Urbain IV, à peine élevé sur le siége pontifical 571, reprit tous les projets d'Innocent IV, les suivit même avec plus de violence, et en transmit l'exécution à Martin IV, son successeur. Ce second pape français 572, investit du royaume de Naples, qui ne lui appartenait pas, le prince français Charles d'Anjou, qui n'y avait aucun droit 573. Mainfroy vaincu, périt les armes à la main. On vit le frère d'un saint roi de France usurper cette couronne étrangère, souiller ce trône par l'assassinat juridique de l'héritier légitime, du jeune et infortuné Conradin 574. Le crime plus grand des vêpres siciliennes fit porter la peine de ce crime aux malheureux Français, et fit passer, pour un temps, la Sicile au pouvoir des rois d'Arragon, sans arracher Naples au roi Charles, qui, d'une main violente, mais ferme, y établit et y maintint le règne de sa maison.
Note 574: (retour) L'auteur des Vies des rois de Naples ajoute un trait de plus à cette scène horrible. Il dit que quand le bourreau eut fait tomber la tête du jeune Conradin, un autre bourreau, qui se tenait prêt tua le premier d'un coup de poignard, afin, dit l'historien, qu'on ne laissât pas en vie un vil ministre qui avait versé le sang d'un roi: Acciò vivo non rimanesse un vile ministro che aveva versato il sangue d'un rè. Biancardi, le Vite de' rè di Napoli, Venezia, 1737, in-4°. Vita di Carlo d'Angiò, p. 134.
Pendant ce temps, vers le nord de l'Italie, deux puissantes républiques, Gênes et Pise, se disputaient l'empire des mers, équipaient des flottes formidables et se livraient des batailles sanglantes. Pise, écrasée par ses pertes 575, et peu généreusement attaquée par les Florentins, parce qu'elle était Gibeline, et que les Guelfes dominaient alors à Florence, attaquée en même temps par les Lucquois, ne se laisse point abattre, mais confie imprudemment sa défense au trop fameux comte Ugolin, dont l'avide et astucieuse tyrannie fournit des pages sanglantes à l'histoire, et dont la plus haute poésie a consacré l'horrible supplice. Alors aussi Florence, Sienne, Arezzo, se firent des guerres acharnées. Du milieu de ces convulsions, Florence fit éclore la constitution républicaine 576 sous laquelle on vit les lettres et les arts renaître spontanément dans son sein, mais qui n'y put ramener la paix intérieure, radicalement troublée par la violence des haines et la fureur des partis.
Au pied des Alpes, le marquis de Montferrat 577 s'était fait un état puissant, par la réunion de plusieurs petits états, ou, ce qui était alors la même chose, de plusieurs villes importantes 578 qui l'avaient nommé, l'un après l'autre, leur capitaine général. Mais ce pouvoir devenu tyrannique, quoiqu'il le fût moins que celui d'Eccellino, fut détruit avec moins de peine, et le fut plus cruellement. Enfermé dans une cage de fer par les habitants d'Alexandrie, le gendre d'Alphonse, roi de Castille, le beau-père de l'empereur grec Andronic Paléologue, y mourut 579 après deux ans de la plus dure et de la plus humiliante captivité. Après lui, toutes ces villes, tantôt divisées et tantôt réunies entre elles, continuèrent de s'agiter comme les autres villes lombardes, comme celles de l'Italie entière, les unes Gibelines, c'est-à-dire impériales, lors même qu'il n'y a pas d'empereur; les autres Guelfes, c'est-à-dire armées pour les papes contre les empereurs, lorsque l'interrègne de l'empire se prolongeant, le pouvoir des papes, si leur ambition eût eu des bornes, n'aurait plus eu de rival. Les factions survivant aux intérêts qui les avaient fait naître, se multiplièrent par ce qu'il y avait même de vague dans leur objet. Elles s'envenimèrent de plus en plus, et l'Italie parut prête à retomber dans l'anarchie et dans le chaos.
Pendant tout le cours de ce siècle, les écoles et les universités qui commençaient à fleurir, se ressentirent de ces agitations. Souvent elles furent obligées de se déplacer, soit pour éviter les désastres de la guerre, soit pour obéir à l'un ou à l'autre des partis, occupés à saisir tous les moyens de se nuire. On les représente comme des voyageuses sans demeure fixe, tantôt campant dans une ville, et y étalant les trésors de l'instruction, tantôt décampant à l'improviste pour les transporter ailleurs; les professeurs, forcés à faire serment de ne point quitter leur poste, et pourtant errant çà et là, traînant avec eux la foule de leurs disciples et de leurs admirateurs 580. Celle de Bologne, qui était la plus célèbre, souffrit plus que tout autre de ses vicissitudes; Modène, Reggio, Vicence, Padoue en profitèrent; et les démembrements de l'université Bolonaise y firent naître de nouvelles universités, ou enrichirent à ses dépens celles qui existaient déjà. Frédéric II, mécontent des Bolonais, et voulant aussi favoriser son université de Naples, avait ordonné à celle de Bologne de cesser ses cours, et à tous les écoliers de venir à Naples suivre leurs études; mais Bologne, liguée contre lui avec d'autres villes de Lombardie, était en état de résister à cet ordre, et Frédéric fut obligé de le révoquer deux ans après.
Les papes, de leur côté, enveloppaient les études dans leurs proscriptions sacrées; et l'interdit qui frappait les villes, atteignait aussi les universités. Mais tous ces mouvements, et toutes ces révolutions scolaires, prouvent l'attention qu'on portait aux études, l'affluence et le zèle de la jeunesse, la célébrité des professeurs, l'importance qu'avaient les écoles pour les villes et pour les gouvernements. Il y avait donc à la fois dans les esprits, comme il arrive souvent, agitation et progrès. Mais s'il y avait du progrès dans les esprits, y en avait-il un réel dans les études? C'est ce qu'il s'agit d'examiner.
La théologie scolastique avait toujours les premiers honneurs. Toutes les métropoles possédaient au moins une chaire de théologie; il en avait une dans toutes les universités et dans tous les couvents de moines. Le nombre de ces couvents s'accrut alors de deux ordres nouveaux, fondés l'un par saint Dominique, qui donna au monde les Dominicains et l'Inquisition; l'autre par saint François, qui ne laissa que les Franciscains, mais que les Italiens mettent au nombre de leurs plus anciens poëtes, et qui, le premier, en effet, composa de cantiques en langue vulgaire. Celui qui s'est conservé ne manque ni de verve, ni de chaleur; c'est une paraphrase du psaume qui invite tous les éléments, et le soleil, et les cieux, et la terre, et tous les êtres créés à louer le Créateur. Il est en vers irréguliers, et non rimés 581. Il fut mis en musique par un des premiers disciples du saint, qui fut, aussi lui, saint et poëte, et qui de plus était un des meilleurs musiciens de son temps. On le nommait frère Pacifique; il faisait chanter ce cantique aux religieux ses nouveaux frères. Cela ne paraîtrait sans doute aujourd'hui ni de belle poësie, ni de bonne musique; mais il y a pourtant quelque chose dans cette particularité qui doit intéresser les musiciens et les poëtes.
Note 581: (retour) Ce Cantique, que l'on intitule ordinairement Cantico del Sole, est écrit en prose dans les chroniques de l'ordre des Franciscains, tant manuscrites qu'imprimées; les lignes y sont toutes égales et sans nulle distinction qui indique le commencement ni la fin des vers. Crescimbeni le croit cependant écrit en vers, presque tous de sept ou de onze syllabes. En voici le commencement, réduit à la mesure des vers et à l'orthographe moderne.Altissimo signore,
Vostre sono le lodi,
La gloria e gli onori;
Ed a voi solo s'anno a riferire
Tutte le grazie; e nessun vomo è
Degno di nominarvi.
Siate laudato, Dio, ed esaltato,
Signore mio, da tutte le creature,
Ed in particolar dal somma Sole
Vostra fattura, signore, il qual fa
Chiaro il giorno che c'illumina, etc.Le cinquième et le dixième vers sont des endécasyllabes tronchi, ou diminués de la syllabe féminine qui les termine ordinairement: les autres sont en effet presque tous ou de sept ou de onze, et il serait difficile que le hasard seul eût produit dans de la prose cette régularité de rhythme. On ajoute que puisque ce morceau était mis en chant, il devoit nécessairement être en vers. Cependant on chante les Psaumes, qui sont en prose, et le chant de frère Pacifique devait beaucoup ressembler à celui-là. Voyez Crescimbeni, Istor. della volg. poes., t. I, p. 122. Outre ce Cantique, on trouve encore quelques autres poésies de saint François, dans ses Opuscules, publiés à Naples en 1635. Le Quadrio, Stor. e rag. d'ogni poes. t. II, p. 156.
La théologie eut alors une lumière plus brillante; un docteur fameux, qui avait aussi de la poésie dans la tête, quoiqu'il n'ait écrit qu'en prose ses gros et nombreux ouvrages, Fontenelle, qui exagérait peu, a sans doute exagéré quand il a dit que saint Thomas, dans un autre siècle et dans d'autres circonstances, était Descartes 582; Les légèretés de Voltaire, l'Ange de l'école 583, sont sans doute aussi des exagérations. Pour faire un choix entre ces deux extrêmes, ou pour prendre en connaissance de cause un juste milieu, il faudrait faire ce que, selon toute apparence, ni Voltaire, ni Fontenelle n'ont fait; il faudrait lire et la Somme théologique, et le commentaire sur les sentences de Pierre Lombard, et les ouvrages contre les Gentils et contre les Juifs, et des in-folio intitulés Opuscules, ou, pour le moins, les amples et subtils commentaires sur la philosophie d'Aristote; bien des gens aimeront sans doute mieux croire ce qu'on voudra que de faire un tel emploi de leur temps.
Quoi qu'il en soit, Thomas, fils de Landolphe, comte d'Aquin, né en 1226, dans un château 584 appartenant à cette noble famille, entré en dépit d'elle à 17 ans chez les Dominicains, résista constamment aux larmes de sa mère, aux violences de ses frères, officiers au service de Frédéric II, qui enlevèrent le jeune novice l'enfermèrent dans un château et l'y retinrent malgré le pape, aux caresses de leurs deux jeunes sœurs, que Thomas aimait tendrement, et qui, au lieu de le rendre au monde, y renoncèrent et se firent religieuses à son exemple; aux caresses plus vives et plus dangereuses d'une autre femme qui n'était point sa sœur, et qui ne retira d'autre fruit de ses avances trop pressantes, que d'être chassée et poursuivie avec un tison enflammé: vainqueur de tous ces obstacles, il rentra enfin dans l'ordre dont il devint bientôt la gloire. C'est dans l'université de Paris qu'il prit ses degrés en théologie, sous le fameux Albert, qu'on nommait alors le Grand. Il voulut professer à son tour. Mais de bruyantes querelles s'étaient élevées entre les ordres Mendiants et l'Université. Celle-ci prétendait qu'il n'appartenait pas aux ordres Mendiants de professer publiquement. Ces différents, qui occupent beaucoup de place dans l'histoire des Dominicains, des Franciscains et de l'université de Paris, doivent en remplir une très-petite dans l'histoire des progrès de l'esprit humain.
Lorsqu'ils furent apaisés, Thomas revint, comme en triomphe, recevoir le doctorat et ouvrir une école de théologie et de philosophie scolastique, dans cette même université, qui a tenu depuis à grand honneur de l'avoir eu dans son sein. Son enseignement et ses ouvrages forment une époque dans ces deux sciences, où il apporta de nouvelles méthodes, si ce ne fut pas de nouvelles lumières. De Paris, il alla professer à Rome, en 1260, et huit ou neuf ans après à Naples, où il se fixa, à la prière du roi Charles d'Anjou. Appelé, en 1274, au concile de Lyon, par le pape Grégoire X, il tomba malade en route, et fut enlevé en peu de jours. Il n'avait que 48 ou 49 ans, ce qui paraît vraiment merveilleux au seul aspect de l'énorme collection de ses œuvres.
On joint historiquement à saint Thomas, saint Bonaventure, son contemporain, et né italien comme lui 585, mais enrôlé sous les étendards de saint François. Envoyé, par ses supérieurs, à l'université de Paris, qui était alors la plus célèbre de l'Europe, il y prit rapidement ses degrés; mais il fut arrêté au dernier, comme saint Thomas, par les misérables querelles qui s'élevèrent entre les ordres Mendiants et les professeurs parisiens. Ce ne fut que cinq ans après, que toutes les difficultés furent levées, et qu'il reçut, dans l'université, les honneurs du doctorat. Enfin, nommé cardinal par Grégoire X, qu'il avait fait nommer pape 586, il mourut en 1274, à ce même concile de Lyon où saint Thomas n'avait pu arriver. Ses funérailles y furent faites avec une pompe extraordinaire, et le pape, lui-même, prononça son oraison funèbre. Ses écrits, tous théologiques, mais pour la plupart d'une théologie mystique plutôt qu'argumentative 587, passent pour moins obscurs que ceux du docteur Angélique. On le nomma, lui, le docteur Séraphique. On s'est moqué du titre de quelques-uns de ses ouvrages 588, tels que le Miroir de l'Ame, le Rossignol de la Passion, la Diète du Salut, le Bois de vie, l'Aiguillon de l'Amour, les Flammes de l'Amour, l'Art d'aimer, les sept Chemins de l'Éternité, les six Ailes des Chérubins, les six Ailes des Séraphins, etc.; mais ses biographes assurent que ce sont tous des écrits supposés qui se sont glissés parmi ses œuvres; il n'y a aucun inconvénient à les en croire. La pureté de sa doctrine et ses autres mérites l'ont fait mettre, trois siècles après, au rang des principaux docteurs de l'Église, par Sixte V; et ce pape, qui n'aimait pas qu'on le contredit de son vivant, n'a été contredit par personne, sur ce point, après sa mort.
Note 586: (retour) Après la mort de Clément IV, les cardinaux restèrent assemblés près de quatre ans en conclave: tous prétendant à la thiare, les suffrages ne se réunissaient sur aucun. Les exhortations de Bonaventure firent enfin cesser ce scandale; il parvint à concilier toutes les voix en faveur de Tedaldo, des Visconti de Plaisance, qui n'était ni cardinal, ni évêque, mais simple archidiacre de Liége, et qui prit le nom de Grégoire X.
La philosophie n'était autre dans ce siècle que ce qu'elle avait été dans le précédent; la dialectique d'Aristote, embrouillée par les scolastiques, et qui devenait plus obscure et plus minutieuse à mesure qu'on la commentait davantage. S. Thomas n'avait pas contribué à l'éclaircir. Après lui, s'éleva un Franciscain écossais, nommé Jean Duns, et surnommé Scotus, à cause de sa patrie, qui écrivit sur les mêmes sujets que lui, et prit toujours à tâche de soutenir l'opinion contraire. Les Franciscains, fiers d'avoir pour général cet Écossais, que nous nommons Scot, comme si c'était son nom et non celui de son pays, formèrent, sous son enseigne, une espèce d'armée, tandis que les Dominicains en formèrent une autre, à la tête de laquelle ils placèrent saint Thomas. Ainsi, non seulement la théologie, mais la philosophie, se divisa en Thomistes et en Scotistes, qui firent, dans les âges suivants, retentir toutes les écoles de leurs discordantes clameurs 589.
Les mathématiques étaient cultivées; mais elles n'avaient point encore pris l'essor. L'astronomie n'allait point sans les rêveries de l'astrologie judiciaire. Frédéric II, lui-même, malgré la trempe assez forte de son esprit, n'avait pu se soustraire à cette faiblesse de son temps, et il ne formait presque jamais d'entreprise sans consulter ses astrologues et ses livres. Les sciences naturelles étaient ignorées, excepté ce qui en était indispensable pour la médecine et la chirurgie, dont les imperfections et les erreurs venaient surtout de l'état d'enfance ou plutôt de l'oubli où languissait la science de la nature.
La jurisprudence civile et canonique semblait tirer des troubles mêmes de l'Italie de nouvelles forces, ou du moins un nouveau crédit. Le droit civil enseigné dans presque toutes les universités, l'était surtout à Bologne avec beaucoup d'ardeur et avec un éclat qui se répandait dans toute l'Europe, et y attirait de toutes parts les étrangers. On y comptait alors près de cent jurisconsultes plus ou moins célèbres. Le droit romain était resté seul depuis l'abolition des lois lombardes et saliques, lorsqu'après la paix de Constance, la division de la Lombardie en autant de petits états que de villes ayant produit à peu près autant de législations que d'états, il en résulta une confusion difficile à dissiper. On attribue la gloire d'en être venu à bout à un moine dominicain nommé frère Jean de Vicence, qui prêchait alors avec un éclat extraordinaire, et qui faisait dans toutes les villes des conversions et des miracles 590. Celui d'avoir débrouillé ce chaos n'est sans doute pas un des moindres. On peut se dispenser de nier les autres comme d'y croire.
Pour ce miracle-ci ses moyens étaient humains et naturels. L'enthousiasme qu'il excitait à Bologne engagea les citoyens et les magistrats à lui soumettre leurs statuts pour les réformer. Il s'adjoignit plusieurs jurisconsultes habiles, et parvint, de concert avec eux, à la réforme désirée. Il en fit autant dans les autres villes, à Padoue, à Trévise, à Feltre, à Bellune, à Mantoue, à Vicence, à Vérone, à Brescia, qui suivirent l'exemple de Bologne. En parcourant toutes ces villes, il fit un second miracle, plus utile encore que le premier, s'il eût été durable; ce fut d'apaiser leurs haines et de terminer leurs dissensions. Il conclut entre elles une paix solennelle dans une assemblée publique auprès de Vérone 591, au milieu d'un concours innombrable, et que quelques historiens font monter à plus de quatre cent mille personnes 592, accourues de toutes les parties de la Lombardie à la voix du pacificateur.
Note 592: (retour) Entr'autres Parisio da Cereta, auteur contemporain, Muratori, Script. rer. ital., t. VIII; Tiraboschi, loc. cit., regarde ce nombre comme fort exagéré; mais le judicieux auteur de l'Histoire des Républiques italiennes du moyen âge, M. Simonde Sismondi, ne voit pas de raison pour le révoquer en doute, t. II, p. 483. Ce n'étaient pas seulement les peuples de Vérone, Mantoue, Brescia, Vicence, Padoue, Trévise, Feltre, Bellune, Bologne, Ferrare, Modène, Reggio et Parme, qui se rendirent dans cette plaine immense, chaque ville avec son carroccio, ou char de bataille où flottait son étendard; mais tous les évêques de ces villes, en habits pontificaux, et un grand nombre de seigneurs et de chefs militaires, tant Guelfes que Gibelins, le patriarche d'Aquilée, le marquis d'Est, Eccelino de Romano, déjà maître, ou plutôt exécrable tyran de Padoue, Albéric, son frère, etc. Tous étaient sans armes, dit Muratori, dans ses Annales (an 1233), et le plus grand nombre pieds nus, en signe de pénitence. Pour consolider cette paix, Jean de Vicence proposa le mariage de Renaud, fils d'Azon VII, marquis d'Est, chef des Guelfes, avec Adélaïde, fille d'Albéric de Romano, dont le frère Eccellino était chef des Gibelins; ce qui fut accepté et généralement approuvé. Id. ibid.
Mais il voulut faire un troisième miracle, où il ne réussit pas si bien. Soit qu'il eût eu dès le commencement cette vue profonde, soit qu'elle lui fût venue chemin faisant, il lui prit envie de changer en puissance politique son pouvoir jusque-là tout spirituel. Il se rendit à Vicence sa patrie, déclara en plein conseil qu'il voulait être seigneur et comte de la ville, et y tout régler à son plaisir: cela ne souffrit aucune difficulté. Il rencontra plus d'obstacles à Vérone; mais il exigea des otages: on lui en donna. Il accusa d'hérésie les opposants, et en sa qualité de dominicain il les fit arrêter et brûler vifs, au nombre d'environ soixante, hommes et femmes, des plus considérables de la ville. On le laissa faire, et alors il fut le maître à Vérone comme à Vicence.
Vicence fut jalouse de le voir prolonger son séjour à Vérone, et se révolta contre lui. Frère Jean prit les armes, et marcha intrépidement pour la soumettre; mais il fut vaincu et fait prisonnier. Grégoire IX trouva fort mauvais qu'on traitât ainsi ce brave moine. Il lui adressa un bref pour le consoler dans sa prison. Il écrivit en même temps à l'évêque de Vicence, et lui ordonna de sévir contre les auteurs de cet attentat. Soit crainte, soit tout autre motif, frère Jean fut mis en liberté. De retour à Vérone il y tomba en discrédit, et se vit obligé de rendre les otages qui lui avaient été remis. Son comté, sa seigneurie, son existence politique, ses miracles s'évanouirent 593; et après ce songe bruyant et scandaleux, s'étant retiré à Bologne, il y mourut obscurément.
La réforme qu'il avait faite dans les lois est le seul bien un peu durable qu'il ait produit; car les villes réconciliées par lui ne se haïrent et ne se battirent pas moins 594. On sent combien, au milieu de tout ce désordre, l'étude des lois avait de difficultés. Leurs contradictions et leur obscurité engageaient les jurisconsultes les plus forts à y faire des gloses, et toutes ces gloses contradictoires entre elles augmentaient les ténèbres au lieu de les dissiper. On en comptait déjà plus de trente. Il en fallait une qui les remplaçât toutes, et qui devînt la règle générale. C'était un travail effrayant. Accurse 595 eut le courage de l'entreprendre et la gloire de l'achever.
Né en 1182, de parents pauvres, dans les environs de Florence 596, il avait étudié à Bologne, sous le célèbre jurisconsulte Azon, et y était devenu professeur en droit après lui. Sa renommée effaça celle de son maître, et le conduisit à la fortune. Il possédait à Bologne un palais magnifique, et à la campagne une délicieuse villa, où il passa ses dernières années dans un repos environné d'honneurs et de considération publique. Il y mourut vers l'an 1260. Sa glose, généralement adoptée, fut bientôt dans les écoles et dans les tribunaux la seule interprétation reçue, et même au besoin le supplément des lois. Elle jouit de cet honneur pendant trois siècles, c'est-à-dire, jusqu'au moment où le travail d'Alciat la relégua parmi les monuments des temps barbares.
Accurse, nommé par excellence le Glossateur, laissa trois fils 597, qui marchèrent sur ses traces, et dont l'aîné surtout égala presque, dans la science des lois, la réputation de son père; on dit aussi, mais le fait est moins certain, qu'il eut une fille jurisconsulte, docteur et professeur en droit comme son père et ses frères 598. Un vieux calendrier de l'université de Bologne accorde le même honneur à une autre femme du même temps, nommée Betisie Gozzadini, et l'on sait que ce phénomène a été moins rare en Italie que partout ailleurs; en France il nous paraîtrait contre nature. Nous avons bien de la peine à permettre aux femmes un habit de Muse; comment pourrions leur souffrir un bonnet de docteur?
La ferveur n'était pas moins grande pour le droit canon que pour le droit civil. Depuis le Décret de Gratien, cinq autres recueils de canon et de décrétales avaient paru, faisaient loi, et recevaient, sans en devenir plus clairs, des interprétations, des commentaires et des gloses. Grégoire IX fit débrouiller ce chaos par le fameux Raimond de Pennafort, né à Barcelone, mais élevé dans l'université de Bologne. Le recueil en cinq livres, publié par ce pape, abolit et remplaça tous les autres, excepté le Décret de Gratien; vers la fin de ce siècle, Boniface VIII y ajouta un sixième livre: c'était-là le corps de doctrine, fondement de l'autorité que le trône pontifical affectait sur tous les trônes; et c'était là l'ample matière sur laquelle devaient s'exercer la patience des canonistes et leur sagacité.
Cette étude ouvrait la route à tous les honneurs. Plusieurs Papes lui durent même leur élévation. Innocent IV fut un des plus célèbres. On a de lui, dit-on, de fort belles décrétales, et d'amples commentaires sur celles de Grégoire IX. Tiraboschi dit de cet ouvrage, je ne sais si c'est avec simplicité ou avec malice, que quelques uns y trouvent par fois de l'obscurité et des contradictions; mais qu'il n'en a pas été moins tenu en grande estime, et n'en a pas moins mérité à son auteur les titres glorieux de monarque du droit, de lumière resplendissante des canons, de père et d'organe de la vérité 599.
Note 599: (retour) Opera laquale, benche alcuni vi ritrovin talvolta oscurità è contraddizione, è stata non dimeno avuta sempre in gran pregio, e che al suo autore ha meritato da molti giureconsulti i gloriosi titoli di monarca del Diritto, di lume risplendentissimo de' canoni, di padre ed organo della verità. Ibid. p. 246.
Au moment où nous arrivons à un siècle plus heureux pour les lettres, où leurs productions et leur histoire, principal objet de nos recherches, vont nous occuper trop pour que nous puissions donner à ce qui n'est pas proprement littérature la même attention que nous y avons donné jusqu'ici, retournons-nous vers le passé; jetons un coup-d'œil rapide sur ces trois sciences que nous voyons marcher depuis tant de siècles, pour ainsi dire, de front, remplir, ou séparément ou ensemble, la vie des hommes studieux, exciter presque seules l'émulation de la jeunesse, absorber toutes ses facultés, et donner à l'esprit de l'homme ces premières et profondes habitudes qui en constituent pour toujours le goût dominant et la trempe.
Si c'est principalement comme bases de la morale que l'on doit considérer les religions; si la religion la mieux adaptée à cette destination respectable est celle dont le dogme est le plus simple et qui s'occupe le plus de la morale; si enfin, comme on n'en doit pas douter, le christianisme est cette religion, en était-il ainsi de cette théologie scolastique, épineuse, énigmatique, hérissée d'argumentations vaines, de sophismes et de distinctions inintelligibles, fertile en hérésies et en schismes; source d'intolérance, de haines, de guerres sanglantes et de proscriptions? Qu'est-ce que tout cet échafaudage avait à faire avec la morale? Et s'il ne servait de rien à la morale, s'il ne tendait pas à rendre les hommes meilleurs, plus sages, plus indulgents les uns pour les autres, plus compatissants, plus attachés à leurs devoirs, à leur patrie, et, par tous ces moyens-là, plus heureux, à quoi donc servait-il? Convenons que tout fut perdu, non seulement pour la morale, mais pour la religion même, dès qu'on eut fait de la religion une science.
Les lois sont sans doute la plus belle des institutions humaines: les anciens, dans leur style figuré, les appelaient Filles des Dieux, et rien en effet ne devrait être plus sacré parmi les hommes. Mais pour qu'elles soient toutes puissantes, pour qu'elles exercent ce despotisme salutaire auquel les hommes libres sont ceux qui obéissent le mieux, il faut aussi qu'elles soient simples, claires, appropriées à la constitution politique, et le moins nombreuses que le permet l'état de la civilisation chez le peuple qu'elles ont à gouverner. Mais si vous soumettez une nation aux lois faites pour une autre; si ces lois volumineuses se compliquent avec des volumes d'autres lois; si vous ordonnez, si vous souffrez qu'on les étudie publiquement dans cet état d'imperfection, de contradiction, d'incohérence; s'il est permis à ceux qui les enseignent de les interpréter, de les commenter, même de les étendre; si les arguties de l'école peuvent s'emparer d'elles, en obscurcir de plus en plus le dédale, embarrasser et entremêler chaque jour davantage les routes et les détours du labyrinthe, je vois bien là un exercice difficile pour l'esprit, des triomphes pour l'amour-propre, des chaires, des bancs, des thèses, des doctorats, une nomologie qui est aux lois ce que la théologie est à la religion; je vois là, si l'on veut, une science, mais je n'y vois plus de lois. Que dire, si l'on entreprend de créer un état, non pas dans l'état, mais dans tous les états; si les chefs spirituels d'une religion, devenus souverains temporels dans un pays, aspirent à le devenir dans tous les autres; s'ils y ont leurs lois, leurs arrêts, leur digeste, un droit à eux; s'ils font aussi de tout cela une science qui ait ses professeurs, ses exercices, ses dignités, ses solennités, et surtout ses récompenses? Par quelle expression rendre ce qu'un pareil état de choses offre d'abusif et d'absurde aux yeux de la saine raison?
Enfin, quoique cette raison soit l'attribut naturel de l'homme, rien de moins conforme à sa nature que d'aller droit et loin, sans appui et sans guide. C'est pour l'appuyer et la guider qu'on a créé l'art du raisonnement ou la logique. Cet art s'était déjà bien écarté de son but dans l'ingénieuse méthode du père de toutes les méthodes, d'Aristote: mais quel abus n'en firent pas ses disciples? quelles suites malheureuses n'eurent pas ces abus dans les pointilleries, les subtilités, les disputes sophistiques des écoles philosophiques qui s'élevèrent depuis dans la Grèce? Combien le mal ne s'accrut-il pas lorsque l'esprit subtil des Arabes vint se compliquer avec celui d'Aristote et des Aristotéliciens? Et quel surcroît de malheur, d'égarement et de désordre quand la science composée de tous ses obscurs éléments, se mêla et se croisa, pour ainsi dire, avec les éléments non moins obscurs des deux autres sciences, quand le fatras théologique et le fatras judiciaire s'accrurent du fatras des dialecticiens de l'école; quand la scolastique, avec ses faux-fuyants, ses ruses et ses tours d'escamotage, pénétra tout, s'introduisit partout devant l'interprète des dogmes qu'il fallait croire et des lois qu'il fallait suivre, et qu'enfin ces trois levains empoisonnés fermentèrent ensemble dans tous les esprits, devinrent leur nourriture habituelle, et presque les seuls éléments de leur substance?
Voilà pourtant quel fut au vrai l'état et l'objet des études pendant une si longue suite de siècles; voilà quelle fut la matière de l'enseignement depuis le moment où l'on en rouvrit les sources. Ne serait-il pas à désirer que pendant cette pénible époque elles eussent toujours été fermées? Quel est le degré d'ignorance qui aurait pu faire aux hommes autant de mal que tout ce faux savoir?
Pour juger de l'étendue et de l'excès de ce mal, pour apprécier une fois l'influence des superstitions et des fausses doctrines sur la morale publique, il suffit de parcourir l'histoire de ces temps affreux, l'histoire écrite, je ne dirai pas cette fois par des philosophes, mais par les esprits les plus simples et les auteurs les plus ingénus. Voyez que de crimes, d'empoisonnements, d'assassinats, de brigandages! Quelles mœurs dans le peuple, dans ses chefs, dans les chefs de la religion, dans les prêtres ses ministres, dans les moines, suppôts non de la religion elle-même, mais des plus grossières et des plus dangereuses superstitions! Ce n'est pas pour échapper à des traits dont rien ne peut ni garantir un ami de la raison, ni lui faire redouter les atteintes, c'est pour ne pas offrir aux âmes sensibles, c'est pour épargner à la sienne un spectacle dégoûtant et hideux, qu'il prend soin d'adoucir et de laisser à peine entrevoir ces tableaux affligeants de la dépravation morale la plus scandaleuse, en même temps que de la superstition la plus profonde et la plus universelle qui fut jamais.
Depuis environ un siècle, on joignait cependant aux autres études quelques études littéraires; et c'est ici que devrait se faire sentir le progrès; mais c'est ici que l'on voit combien il était faible encore. L'université de Bologne est la première où l'on puisse l'apercevoir; on y voit, vers la fin du douzième siècle, quelques professeurs de grammaire. Dans le treizième siècle, un Florentin, nommé Buoncompagno y eut des succès qui jusques-là n'avaient été accordés qu'à la jurisprudence et à la théologie. Il en obtint même de plus grands: un de ses ouvrages fut couronné de lauriers, après qu'il en eut fait lecture dans une assemblée nombreuse de professeurs et de docteurs. Il est vrai que cet ouvrage lauréat nous paraîtrait aujourd'hui détestable. Il est intitulé: Forme des lettres scolastiques 600, et traite de la manière dont on doit écrire aux papes, aux princes, aux prélats, aux nobles et aux personnes de tout rang. Ces protocoles, exprimés en latin de ce temps-là, c'est tout dire, au lieu d'exciter l'enthousiasme, ne nous donneraient que du dégoût et de l'ennui; mais l'auteur avait mis sans doute dans son style des recherches que ses contemporains ne connaissaient pas avant lui: le sujet de son livre était alors nouveau, et cela même était une nouveauté remarquable, que l'on rassemblât tous ces docteurs pour leur lire autre chose que de la dialectique, de la théologie ou du droit.
Note 600: (retour) Forma litterarum scholasticarum. Le P. Sarti avait trouvé cet ouvrage, divisé en six livres, dans les archives des chanoines de Saint-Pierre de Rome. Il en a donné des extraits dans son savant ouvrage de Professoribus Bononiensibus, t. I, part. II, p. 220. Tiraboschi, tom. IV, liv. III, p. 362.
Dans la préface de ce même ouvrage, Buoncompagno donne la notice de onze autres livres ou traités de sa composition, sur divers sujets de grammaire, de morale et de jurisprudence: plusieurs ont des titres et des énoncés bizarres, selon la mode de ce temps: l'un est un Traité des Vertus, mais c'est des vertus et des vices du langage qu'il traite; l'autre est intitulé l'Olivier, et renferme complètement, dit l'auteur, le dogme des priviléges et des confirmations; un autre, dont le titre est le Cèdre, donne la connaissance des statuts généraux; la Myrrhe enseigne à faire les testaments 601. Il y en a un sur l'Amitié, dans lequel l'auteur annonce qu'il distinguera vingt-six genres d'amis; et un autre plus singulier, pour un grammairien du treizième siècle, intitulé la Roue, et qui traite des plaisirs de Vénus, et des faits et gestes des amants 602. Rien de tout cela n'existe plus, et l'on peut se consoler de cette perte. Un seul écrit de cet auteur pouvait être utile pour l'histoire, de quelque manière qu'il soit écrit, c'est celui qu'il composa sur le siége soutenu, dans le siècle précédent 603, par la ville d'Ancône, contre l'empereur Frédéric Ier., Muratori nous l'a conservé, en l'insérant dans son grand recueil 604.
Du reste ce Buoncompagno était, à ce qu'il semble, à peu près ce que son nom signifierait en français, un homme jovial et un peu malin. Il se moqua des miracles de Jean de Vicence, et fit sur lui une chanson latine en vers rimés. Il se moqua aussi des Bolonais, qui croyaient aux miracles de Jean. Il annonça qu'à tel jour, lui Buoncompagno prendrait son vol du haut d'une montagne qui est près de Bologne, et s'élèverait dans les airs. Toute la ville y courut; il parut sur la montagne avec des ailes attachées à ses épaules, et après avoir fait attendre long-temps ce qu'il allait faire, il éleva la voix et congédia l'assemblée, en disant qu'elle devait être contente et qu'elle l'avait assez vu. Il joua plusieurs tours de cette espèce qui lui firent beaucoup d'ennemis. Il vécut et vieillit pauvre, et ayant fait à Rome un voyage inutile pour sa fortune, il alla mourir de misère à Florence dans un hôpital 605.
Un autre professeur de grammaire et de belles-lettres dans la même université, nommé Galeotto ou Guidotto, fut le premier traducteur d'un ouvrage de Cicéron en italien. Sa traduction a été imprimée dans le quinzième siècle 606, et réimprimée ensuite avec quelques variations dans le titre; ce n'est au fond qu'une version très-abregée du traité de l'Invention; mais le temps où elle fut écrite en fait un monument littéraire, et celui où elle fut imprimée, une curiosité typographique.
Presque toutes les universités avaient alors, comme celle de Bologne, des professeurs de grammaire et de rhétorique. Florence eut un grammairien dont la renommée effaça celle de tous les autres; c'est Brunetto Latini. Il était d'une famille noble, et dans ce temps où la ville était déchirée par deux factions rivales, il était du parti des Guelfes. Ils eurent d'abord l'avantage, et chassèrent les Gibelins; mais ceux-ci implorèrent Mainfroy, roi de Sicile 607, qui leur envoya du secours. Les Guelfes voulurent lui opposer Alphonse, roi de Castille, auprès duquel ils députèrent Brunetto. En revenant de son ambassade, il apprit que les Gibelins, aidés par les soldats de Mainfroy, étaient rentrés dans Florence, et en avaient à leur tour chassé les Guelfes. Il se réfugia en France, y resta plusieurs années, revint ensuite dans sa patrie, où il remplit avec honneur des emplois publics, et y mourut environ dix ans après 608. L'historien Jean Villani lui attribue la gloire d'avoir dégrossi le premier les Florentins, de leur avoir appris à bien parler et à conduire sagement les affaires publiques 609.
L'ouvrage qui contribua le plus à sa célébrité est celui qu'il intitula le Trésor; il l'écrivit en France, et de plus en français 610. C'est une espèce d'abrégé d'une partie de la Bible, de Pline le naturaliste, de Solin et de quelques autres auteurs qui ont traité de diverses sciences. Il est divisé en trois parties, et chaque partie en plusieurs livres. Les cinq de la première partie contiennent l'histoire de l'ancien et du nouveau Testament, la description des éléments et du ciel, celle de la terre ou la géographie, enfin celle des poissons, des serpents, des oiseaux et des quadrupèdes. La seconde partie n'a que deux livres, qui renferment un abrégé de la morale d'Aristote, et un Traité des vertus et des vices. La troisième, aussi divisée en deux livres, traite premièrement de l'art de bien parler, et ensuite de la manière de bien gouverner la république 611. C'est, comme on voit, une espèce d'encyclopédie, où l'auteur a voulu rassembler, comme dans un trésor, toutes les connaissances que l'on possédait de son temps.
Note 610: (retour) Brunetto donne ainsi lui-même le motif qui l'a engagé à écrire en français: «Et se aucuns demandoit pourquoi chis livre est ecris en roumans, selon la raison de France, pour chou que nous sommes ytalien, je diroie que, ch'est pour chou que nous sommes en France; l'autre pour chou que la parleure en est plus délitable et plus commune à toutes gens». L'abbé Mehus, dans sa vie d'Ambroise le Camaldule, parle d'un manuscrit que l'on conserve à Florence, dans la Riccardiana, et qui contient l'histoire de Venise, depuis l'origine de cette ville jusqu'en 1275, écrite, ou plutôt traduite d'anciennes chroniques latines en langue française, par maître Martin de Canale, qui dit aussi dans son introduction, qu'il a choisi cette langue, «parce que la langue franceise corte, parmi le monde, et est la plus délitable à lire et à oïr que nulle autre».
Note 611: (retour) On n'a imprimé en Italie que la traduction italienne qui en fut faite vers le même temps, par Buono Giamboni; Tiraboschi, t. IV, p. 381. Notre Bibliothèque impériale possède jusqu'à douze copies de l'original français. Il s'en trouvait une fort belle, couverte en velours cramoisi, dans la Bibliothèque du Vatican, avec quelques notes de la main de Pétrarque. Elle avait appartenu, dans le quinzième siècle, à Bernardo Bembo, qui l'avait achetée en Gascogne, selon ce que porte une note de sa main, écrite sur la première feuille. Crescimbeni, qui nous apprend ces particularités dans l'article de Pierre, ou Peyre de Corbiac, (Additions aux vies des poëtes provençaux, Stor. dell. volg. poes. t. II, p. 205.), dit, dans ce même article, que le manuscrit 3206 de la Vaticane, fol o 126 à 135, contient un poëme de ce Troubadour, intitulé le Trésor (lo Tesor), qui traite de toutes les sciences et de tous les arts. «C'est de ce Trésor, ajoute-t-il, que Brunetto Latini, Florentin, prit l'idée de ceux qu'il composa, c'est-à-dire du Tesoretto, en vers italiens, et du Trésor en prose française». On va voir que Crescimbeni se trompe ici sur le Tesoretto, comme plusieurs autres auteurs italiens.
Le Tesoretto ou le petit Trésor, que Brunetto écrivit en italien après son retour à Florence, n'est point comme on l'a cru, l'abrégé de son grand Trésor, mais seulement un recueil de préceptes de morale en vers de sept syllabes, rimés de deux en deux. C'est là du moins tout ce qu'en dit Tiraboschi, et sans doute cet auteur si exact n'avait pas eu sous les yeux l'édition assez rare qui en fut donnée au seizième siècle, ni la réimpression faite dans le dix-septième. J'en dirai bientôt davantage; j'entrerai sur le Tesoretto dans des détails qui n'existent chez aucun auteur italien, que je sache, et qui auront un autre motif qu'une vaine curiosité.
On a aussi de Brunetto une partie du traité de l'Invention de Cicéron, traduit en italien, avec des commentaires 612; mais ce qui fait le plus d'honneur à ce Grammairien philosophe, c'est qu'il fut le maître du Dante. Ce ne fut pas sans doute en poésie, du moins pour le style; il y en a peu dans ses vers du Tesoretto, et dans un chétif sonnet qui s'est aussi conservé 613. Quelques bibliothèques d'Italie possèdent de lui en manuscrit un assez long morceau, dont le titre est singulier et le style inintelligible. C'est un tissu de proverbes et de jeux de mots florentins de ce temps-là, que personne n'entend plus, même à Florence, et que l'auteur, on ne sait pourquoi, a intitulé Pataffio, épitaphe. Le bon Tiraboschi se félicitait de ce qu'il n'avait jamais été imprimé, ni, ce qui eût été bien pis, expliqué par des commentaires: cela n'a pas empêché qu'il ne l'ait été depuis, à Naples, avec un commentaire de Ridolfi 614.
Note 612: (retour) Il dit lui-même qu'il fit cette traduction à la prière d'un de ses concitoyens, homme riche et considérable, qu'il trouva en France, et dont il fut généreusement accueilli et secouru dans son malheur. M.J.B. Corniani s'est trompé ici en disant que cette traduction est celle d'une partie du premier livre de l'Orateur de Cicéron, où on commence à traiter de l'invention. Secoli della letteratura italiana, etc., t. I, p. 165. Dans le premier livre du traité De Oratore, Cicéron ne traite point de l'invention. Le livre intitulé Orator n'en traite point non plus. Giov. Villani, parlant de Brunetto Latini, dit: E fu quegli ch'espose la Rhetorica di Tullio, etc. C'est, selon Tiraboschi, loc. cit., une traduction en langue italienne, d'une partie du premier livre De Inventione, avec des commentaires. Cette traduction a été imprimée plusieurs fois; et les Académiciens de la Crusca la citent souvent.
Note 614: (retour) Mazzuchelli, Scritt, ital., t. II, part. II, donne les trois premiers vers de cette inconcevable production, pour échantillon de tout le reste:Squasimo Deo introcque, e a fusone
Ne hai, ne hai pilorci con mattana,
Al can la tigna, egli è mazzamarrone.Buon per noi, dit Tiraboschi, che a niuno è venuto in pensiera di pubblicarlo, e, ciò che peggio sarebbe, di darcelo illustrato con ampi commenti., t. IV, p. 382. L'édition donnée à Naples, 1788, in-12, est citée par Gamba, Serie de' testi di lingua, Bassano, 1805, in-8°., p. 91.
L'histoire était encore alors écrite en latin barbare. L'histoire ecclésiastique ne produisait que quelques chroniques de couvents, quelques vies de papes et de saints; mais un plus grand travail, et qui a fait plus de bruit dans le monde, est celui d'un certain Jacques, qu'on appelle en latin de Voragine, parce qu'il était de Voragio ou Varagio, dans l'état de Gênes 615. Il recueillit soigneusement toutes les vies des pères du désert et des autres saints, composées jusqu'alors par différents auteurs, et les réunit en corps d'ouvrage. Le succès qu'obtint ce recueil lui fit donner le nom de Legenda aurea, que nous traduisons en français par Légende dorée; mais nous en rabaissons le prix par cette traduction infidèle: nous mettons la couleur au lieu de la matière; il faudrait dire légende d'or.
Ce moine Dominicain, né vers l'an 1230, après avoir prêché et professé plusieurs années, fut provincial de son ordre, en Lombardie, et ensuite archevêque de Gênes, où il mourut en 1298. Il laissa, outre sa Légende, un grand nombre de Sermons, et un livre à la louange de la Vierge Marie, intitulé Mariale, qui ont tous été imprimés. Il écrivit encore une longue chronique de Gênes, depuis l'origine la plus reculée jusqu'à l'an 1297; on peut penser de combien de fables elle était remplie; Muratori a rendu à l'auteur et au public le service de n'en insérer qu'un extrait dans sa grande collection historique 616.
C'était ainsi généralement qu'on écrivait alors l'histoire. Aucun auteur n'y employait un autre style, et n'y mettait plus de critique, ou plus de fidélité. On ne peut donc s'arrêter ni aux deux grandes Chroniques universelles, l'une de Godefroy de Viterbe, selon les uns, et de Wittemberg, selon les autres, que l'auteur ou les copistes appelèrent fastueusement le Panthéon, l'autre de Sicard, évêque de Crémone; ni à une troisième Histoire universelle que Ricobald de Ferrare intitula Pomarium, le Verger; ni à la prétendue Histoire du siége de Troie, écrite par Guido delle Colonne, ou Gui des Colonnes, juge de Messine, sa patrie 617; ouvrage divisé en 35 livres, tiré des Histoires supposées de Dictys de Crète et de Darès de Phrygie, auxquelles il ajouta des faits puisés dans les poëtes 618; ni à aucune des histoires particulières qui furent alors écrites soit en Sicile ou à Naples, soit dans les autres états italiens. Il faut toujours excepter une Histoire de Gênes, bien différente de la Chronique de Jacques de Voragine, celle que nous avons vue commencée par Caffaro, au douzième siècle, et qui fut continuée après lui, par décret public, jusque vers la fin du treizième siècle.
Note 618: (retour) On a une traduction italienne de cette histoire, que les Académiciens de la Crusca ont adoptée pour leur vocabulaire, et que plusieurs auteurs attribuaient à Guido lui-même; elle a été imprimée sous son nom, à Venise en 1481; mais le savant Apostolo Zeno a démontré, dans ses notes sur Fontanini, que c'était une erreur.
Deux autres histoires méritent aussi d'être remarquées, parce que ce sont les premières que des Italiens aient écrites dans leur langue, et qu'elles tiennent par-là plus intimement à la littérature italienne; c'est l'Histoire de Matteo Spinello, né près de Bari, au royaume de Naples, dans laquelle il décrit les événements de son temps; et celle de Ricordano Malespini, Florentin, où il entreprend d'embrasser les temps anciens et les temps modernes; il y traite de l'origine de Florence, et conduit ses récits jusqu'à l'année même de sa mort 619. La première partie est un tissu de fables ridicules; la dernière mérite plus de foi, et la naïveté du style la fait lire avec quelque plaisir.
Note 619: (retour) 1281. Son neveu, Giachetto Malespini, y ajouta une suite de peu d'étendue, puisqu'elle ne va que jusqu'en 1286. Le tout fut imprimé, pour la première fois, à Florence, par les Giunti, en 1568, in-4°. Les éditeurs disent dans leur avertissement, qu'ils donnent cet ouvrage au public parce que l'auteur est peut-être le premier Florentin qui ait écrit, et qu'il leur a paru raisonnable de lui rendre ce que Villani (historien du siècle suivant) lui avait presque enlevé, en s'attribuant à lui-même la gloire qui était due à Malespini. Ils n'ont pas cru devoir être détournés de leur dessein par les commencements fabuleux de cette histoire, ni parce que Villani, qui avait jusqu'alors tenu le premier rang, avait raconté en partie les mêmes choses, attendu que les vrais connaisseurs aiment mieux voir les premières images des objets, que les secondes, faites d'après les premières, etc.
Je tirerai encore de la foule, par un autre motif, une chronique latine de la ville d'Asti, écrite par un auteur dont le nom n'excita peut-être pendant long-temps que peu d'intérêt; mais ce nom est devenu, dans le dernier siècle, cher aux amis des arts, des lettres, et surtout de l'art dramatique: cet auteur se nommait Alfiéri; son nom et sa patrie, dont il écrivit l'histoire, ne permettent pas de douter qu'il ne soit un des ancêtres du grand poëte dont l'Italie pleure la perte récente, et dont la France, qui eut le malheur d'éprouver sa vengeance poétique, et le malheur plus grand de la mériter, ne doit perdre aucune occasion de prononcer le nom avec regret et avec honneur 620.
Note 620: (retour) Depuis que ceci est écrit, les œuvres posthumes d'Alfiéri ont paru, et dans ces œuvres, un volume de satires violentes contre les rois, les grands, les petits, la classe moyenne, enfin contre tout le monde, et surtout contre les Français. Elles leur font moins de tort qu'à la gloire de l'auteur, mais elle n'ont pu me rien faire changer à ce que j'ai écrit et à ce que je pense de lui. C'est Benedetto Alfiéri, oncle du poëte et célèbre architecte, qui a rendu ce nom cher aux amis des arts.
Cette note fut écrite avant que les derniers volumes des œuvres posthumes eussent paru. La Vie d'Alfiéri, écrite par lui-même, en remplit les deux derniers volumes. Il y persiste dans cette haine aveugle et violente contre les Français, et se rend coupable particulièrement envers moi, d'un trait odieux de noirceur et d'ingratitude, pour récompense d'un très-grand service que je lui avais rendu. Je n'en laisserai pas moins subsister ici ce que j'écrivis et prononçai publiquement en 1804. Chacun a sa manière de se venger: c'est là la mienne.
Alfiéri nous ramène à la poésie par une transition naturelle. Dans les siècles précédents, en Italie, comme dans le reste de l'Europe, on n'en avait point cultivé d'autre que la poésie latine. Les poëtes latins étaient nombreux, ou plutôt presque innombrables, sans qu'il y en eût un seul qui fût véritablement poëte, ou qui écrivît réellement en latin. Mais dès la fin du douzième siècle, et dans tout le cours du treizième, la langue provençale d'abord, et ensuite la langue italienne qui venait de naître, attirèrent à elles, tous ceux qui se sentaient ou croyaient se sentir quelque talent poétique; et il n'y en eut plus que très-peu qui s'obstinassent à faire des vers latins 621. Henri de Septimello est le plus ancien, et fut, dans son temps, le plus célèbre. Il fleurit dès le commencement de ce siècle et même à la fin du précédent. Sa naissance était obscure: il naquit de pauvres paysans à Settimello, village situé à sept milles de Florence; il se sentit cependant, dès l'enfance, du penchant pour la poésie et les lettres. Il fit d'excellentes études à Bologne; ses succès lui procurèrent des amis puissants, et ayant reçu les premiers ordres, il obtint un riche bénéfice. Ce fut la cause de sa ruine. Ce bénéfice lui occasiona un procès avec l'évêque de Florence, qui voulut le lui ôter, pour le donner à l'un de ses parents. La partie n'était pas égale: le pauvre Henri, après avoir mangé en plaidoiries tout son mince patrimoine, fut obligé de céder, resta plongé dans la misère et réduit à la mendicité 622. Ce fut son malheur même qu'il prit pour sujet du poëme qui lui fit le plus de réputation. Il est en vers élégiaques, divisé en quatre livres, et intitulé De l'inconstance de la fortune et des consolations de la philosophie 623. Le poëte, dans les deux premiers, se plaint de ses infortunes; dans les deux autres, à l'imitation de Boëce, il introduit la Philosophie, qui lui reproche sa faiblesse et lui apporte des consolations. Ce poëme jouit d'une telle estime, pendant la vie de l'auteur, qu'on le lisait publiquement dans les écoles. «Quels étaient donc, s'écrie avec raison Tiraboschi 624, quels étaient donc ces siècles, où tant d'honneurs étaient accordés à un versificateur aussi barbare»? Mais on revint bientôt de cette admiration: le poëme, la réputation du poëte, et même son nom, restèrent ensevelis dans quelques bibliothèques. L'ouvrage ne parut au jour que dans le dernier siècle, en 1721 625. Il a été réimprimé depuis avec une traduction italienne, très-estimée, que l'on ne croit postérieure que d'un siècle au poëme latin 626; mais auprès de cette traduction, le texte original n'en paraît que plus inculte et moins digne de la réputation dont il a joui.
Note 623: (retour) Elegia de diversitate fortunœ et philosophiœ consolatione. Il est bon d'observer que dans tout ce poëme, où l'auteur se plaint sans cesse, il ne dit rien de la cause de ses malheurs; il le termine même en s'adressant à l'évêque de Florence, à qui il fait des protestations d'un attachement éternel. Tiraboschi en conclut que ses infortunes avaient une tout autre cause que celle qui est rapportée par Villani, quoiqu'il soit impossible de conjecturer ce que ce pouvait être. Il est vrai que ces protestations d'attachement qui remplissent les huit derniers vers, sont très-fortes, et ne sont mêlées d'aucun reproche apparent; peut-être cependant l'exagération même équivaut-elle ici à un reproche, car on ne voit non plus ni dans cette pièce ni ailleurs, quelles si grandes obligations le poëte pouvait avoir à l'évêque, pour lui dire: Adieu, je suis à vous; après ma mort, croyez que mon âme sera encore à vous: vivant ou mort, je vous aimerai toujours; mais l'amour d'un vivant vaudrait mieux que celui d'un mourant.Ergo vale, Prœsul. Sum vester. Spiritus iste
Post mortem vester, credite, vester erit.
Vivus et extinctus te semper amabo; sed esset
Viventis melior quam morientis amor.N'y a-t-il pas même dans cette fin une espèce d'ironie amère qui renferme un reproche? Quel sel, et même quel sens peuvent avoir ces deux derniers vers, si elle n'y est pas?
Note 625: (retour) La première édition devait paraître en Allemagne, en 1684, in-4º., d'après un manuscrit de la Bibliothèque Laurentienne de Florence, communiqué par le célèbre Magliabecchi à Christian Daum; mais celui-ci mourut, l'édition resta imparfaite, ou du moins n'a jamais paru. Leiser fut donc le premier à publier ce poëme, dans son Historia poetarum medii ævi, 1721, in-8º. Mazzuchelli nous apprend, dans une note sur la vie de Henri de Settimello, qu'il existe à Florence, un exemplaire de l'édition qui devait paraître en 1684, avec des notes marginales de Magliabecchi, dans la bibliothèque de ce savant, réunie à la Laurentiennne. Vite d'Uomini ill. Fior. Scritte da Filippo Villani, etc., pag. 63.
Les autres poésies latines du même siècle, ou poésies rhythmiques, comme on les appelait alors, sont encore plus mauvaises; et comme elles n'ont point usurpé la même renommée, nous pouvons nous dispenser d'en parler, pour revenir à la poésie italienne. Nous l'avons vue naître en Sicile, sous un poëte roi, et jeter, dès sa naissance, un grand éclat. Ce qui peut en donner la plus haute idée, c'est que, dans le siècle suivant, un auteur, dont le sentiment est d'un grand poids, Dante, disait que la poésie et la littérature entière d'Italie s'appelait Sicilienne, parce que tout ce qui s'écrivait de plus exquis venait de la cour de Sicile 627.
L'exemple que donnait cette cour, l'accueil et les distinctions qu'elle accordait aux poëtes, les multiplièrent. On a conservé les noms et quelques poésies de plusieurs d'entre eux. Celles du commencement du siècle ont les mêmes formes et à peu près le même style que celles de Frédéric II et de son chancelier, dont nous avons parlé dans ce chapitre. La plupart de ces noms sont obscurs. On n'y distingue guère que ceux d'un Odo delle Colonne, frère ou cousin de Guido, l'historien du siège de Troie, lequel était aussi poëte; d'un Arrigo Testa da Lentino, qui était notaire; d'un Jacopo, du même lieu et de la même profession; d'un Stefano, protonotaire de Messine; d'un Mazzeo di Ricco, et quelques autres. Le savant Léon Allacci a réuni leurs poésies à la fin de son recueil d'anciens poëtes 628. On y voit, comme dans celles de Ciullo d'Alcamo, de Frédéric II, et de Pierre des Vignes, la langue et l'art des vers à leur berceau. Les pensées en sont communes, le style incorrect et grossier, mêlé de sicilien et de provençal. Les chansons ont presque toutes la forme que leur avaient donnée les Troubadours; mais le sonnet a constamment celle qu'il a conservée depuis, ce qui confirme l'opinion de son origine sicilienne. On ne peut donner qu'une idée très-légère de ces premiers bégaiements poétiques. Il faut, en les lisant, lutter à la fois contre la barbarie et l'obscurité du langage, et contre les fautes typographiques les plus grossières, et le texte le plus corrompu 629. Bornons-nous à quelques traits moins communs et un peu plus ingénieux ou plus singuliers que le reste.
Note 629: (retour) Il est presque incroyable qu'un savant tel que l'Allacci, ait fait paraître sous son nom une édition si honteusement irrégulière. On sait que ses ouvrages d'érudition, qui sont tous en latin, portent le nom de Leo Allatius. Ce recueil de poésies, et sa Dramaturgie, sont les seuls qui aient paru avec son nom italien. Ayant été successivement bibliothécaire du cardinal Barberini, et du Vatican, sous Urbain VIII, qui était de cette maison, il trouva parmi les manuscrits de ces deux bibliothèques, des poésies italiennes du premier âge. Il les publia, avec une préface qui contient des détails curieux; mais les originaux étaient pleins de lacunes, et sans doute de fautes: il dut les faire copier; les erreurs s'y multiplièrent: il négligea probablement de revoir ces copies, et de corriger l'impression. Il est impossible d'expliquer autrement le nombre et la grossièreté des fautes qu'on y trouve. Il eût suffi, pour en éviter une partie, de faire attention à la rime. Par exemple, dans une chanson de Guido delle Colonne, dont les strophes sont de neuf vers, et dont les deux derniers vers riment ensemble, on lit à la fin de la quatrième strophe, p. 422:Che se Morgana fosse infru la gente
In vero madonna non paria natare;Ce qui est absolument dépourvu de sens; mais lisez au dernier vers:
In ver madonna non paria neinte,comme on disait alors au lieu de niente; vous entendrez facilement ce que dit le poète, que si Morgane (la plus belle des fées) était encore au monde, elle ne paraîtrait rien au prix de sa Dame. Ce qui devait forcer, en quelque sorte, l'éditeur de rétablir cette leçon, c'est que dans cette chanson chaque strophe reprend pour son premier mot le dernier mot de la strophe précédente, forme toute provençale, et que la cinquième strophe, qui est la dernière a pour premier vers:
Neinte vole amor senza penare.On pouvait, au simple coup-d'œil, et par la même méthode, corriger une grande partie des fautes à peu près de même espèce qui défigurent cette édition, devenue rare, et toujours précieuse par un grand nombre d'anciennes pièces qu'on ne trouve point ailleurs.
Mazzeo di Ricco paraît être le plus ancien de ces poëtes, à en juger du moins par son style qui est le plus grossier, le plus près de l'origine de la langue, le moins italien de tous. De ses six chansons ou canzoni que l'Allacci nous a conservées, il n'y en a que deux qui exigent quelque attention; encore n'est-ce pas par leur mérite, mais parce que la forme provençale y est évidemment empreinte. L'une est un dialogue entre une dame et son amant. La dame dit une strophe, l'amant répond par une autre, comme dans les pastourelles des Troubadours. «Messire, dit la dame, mon cœur amoureux se plaint et fait pleurer mes yeux; il se tient éloigné de moi, et il me tourmente en venant à vous mille fois le jour, tant il vous désire. Il reste auprès de vous, et ne revient plus à moi. Je vous le recommande: ne lui donnez ni jalousie ni chagrin.--Madame, répond l'amant, si vous m'envoyez votre cœur amoureux, sachez que je vous envoie aussi le mien. Je languis, je sens de vives peines pour vous, rose vermeille; je n'ai plus d'existence que pour désirer de me rendre auprès de vous». Dans les deux autres strophes, la dame est enchantée de Messire: elle l'engage à venir; mais elle craint qu'il ne change, qu'il ne la quitte pour une autre belle. Messire la rassure. Un homme ne peut diriger ses yeux de manière à voir deux personnes dans une seule figure. Rien ne pouvait engager son cœur à se rendre ailleurs que chez elle; l'amour l'y attache si fortement, qu'il y retournerait toujours. Tout cela est en même temps commun et recherché quant aux pensées; et l'expression ne le relève pas 630.
La seconde chanson qui a du rapport avec les chansons provençales, est composée de quatre strophes, et les strophes de douze vers inégaux. Le dernier mot de chaque strophe est repris dans le premier vers de la strophe suivante, et l'on se rappelle que cette forme est entièrement provençale. La seconde strophe contient une argumentation en forme. L'auteur se plaint, dans la première, de n'être plus son maître, et dit, en terminant, d'un ton sententieux, que celui-là possède un assez grand empire 631, qui peut se maîtriser lui-même. «Puisque je ne puis plus me maîtriser, reprend-il, c'est l'amour qui me maîtrise; l'amour est donc certainement mon maître; mais je ne puis jamais considérer dans l'amour qu'un vif désir, et si l'amour est un vif désir, au nom de Dieu, considérez ici, madame, que l'amour ne me prend point d'une manière visible, mais qu'il paraît naître naturellement; et puisque l'amour est une chose naturelle, vous devez avoir pitié de mes maux». On ne sait pas ce que la dame put penser de cette logique; mais on voit assez ce qu'il faut penser de cette poésie, même dans une traduction, et on le sent encore mieux en lisant le texte.
Note 631: (retour)C'assai gran regno regie, cio mi pare,
Chi se medesimo puo sengnoregiare.
Poiche non posso me sengnoregiare,
Amor mi sengnoria:
Dunque e amore sengnore ciertamente;
Ma non pono già mai considerare
Che l'amore altro sia.
Se non distretta volglia solamente;
E s'amore e distretta voluntate,
Per Deo, madonna, in ciò considerate,
C'amor no'm prende visibilemente,
Ma pare che nasca naturalemente,
E poi c'amore e cosa naturale
Merze dovete avere de lo meo male.La strophe suivante commence par ces derniers mots:
De lo meo male ch'e tanto amoroso, etc.Elle finit par ce vers:
Che di piccola gioia processione;Et le premier vers de la quatrième strophe est:
D'alta processione e gioia plagiente.Cette façon de reprendre un mot est tout-à-fait provençale.
Guido delle colonne, qui ne passe que pour historien, a ici deux chansons qu'on pourrait préférer aux deux que l'on y trouve d'Odo son cousin ou son frère 632. On y voit du moins quelques pensées et des bizarreries qui valent encore mieux qu'une entière nullité de sentiments et d'idées. Dans l'une de ces chansons, il compare la belle Morgane à sa dame, à qui cette fée, si elle était encore au monde, cèderait en beauté 633; dans l'autre, il emploie des comparaisons plus singulières: «Votre teint frais, dit-il, surpasse les roses et les fleurs; il est plus brillant qu'un autre, et votre bouche parfumée exhale une odeur plus agréable que ne fait un animal qu'on nomme la panthère 634». Il n'est pas aisé de comprendre ce que c'est que l'agréable odeur que rend une panthère, ni de saisir la justesse de cette comparaison. Celle qui termine cette strophe est plus claire, mais n'est guère moins bizarre. «Je suis votre esclave, dit le poëte, plus loyal et plus dévoué que l'assassin n'est à son maître 635».
Note 635: (retour)Perche son vostro più leale e fino
Che non è al suo signore l'assassino.Je ne crois pas qu'il soit ici question d'un assassin vulgaire, salarié pour une vengeance privée, mais de ses sujets fanatiques du Vieux de la Montagne, qui allaient partout exécuter avec dévouement ses ordres sanguinaires. On les nommait en Orient, haschischin, dont on a fait heissessini, assessini, assassini, assassins, comme l'a démontré M. Sylvestre de Sacy, dans un mémoire dont j'ai donné l'extrait dans mon Rapport imprimé sur les travaux de notre classe; juillet 1809. On parlait beaucoup alors, depuis les croisades, de ses sectaires et de leur chef.
Le notaire Jacopo ou Giacomo da Lentino est le meilleur de ces poëtes, et celui dont il s'est conservé le plus de vers: il n'écrivit qu'au milieu du siècle, lorsque dans l'Italie entière on commençait à cultiver la poésie, et que surtout Guittone d'Arrezo, comme nous le verrons bientôt, polissait le langage et rendait les formes poétiques plus régulières. Jacopo da Lentino connut ces progrès, et y prit part; on s'en apperçoit à son style, et surtout à la forme de ses sonnets. Ce recueil en contient quinze, et quatorze de ses chansons. La plus remarquable est celle où il se compare à un peintre qui a fait un portrait, et qui le regarde en l'absence du modèle. En voici à peu près le sens: «La merveilleuse puissance de l'amour m'enchaîne; et souvent, à toute heure, comme un homme qui fixe sa pensée ailleurs que sur ce qui l'environne, et qui peint un portrait ressemblant, je ne pense qu'à vous, madame, et c'est dans mon cœur que je porte votre figure 636..... Poussé par un vif désir, j'ai peint un objet qui vous ressemble; quand je ne vous vois pas, je regarde ce portrait, etc. 637». La dernière strophe, adressée à la chanson même, est naïve, et se termine en quelque sorte par la signature de l'auteur. «Ma jolie chanson, lui dit-il, chante une chose nouvelle: va le matin trouver la plus belle fleur de tout le jardin d'amour, et dis-lui: Vous qui êtes plus blonde que l'or fin; votre amour, qui est d'un si haut prix, donnez-le au notaire natif de Lentino 638».
Les sonnets ont, comme je l'ai dit, la forme à peu près aussi régulière que ce genre de poésie l'eut dans le siècle suivant. Seulement, entre les imperfections du style, l'idée n'y est pas aussi bien conduite, et les tercets tombent presque toujours languissamment et gauchement. Déjà aussi, l'on y remarque une certaine recherche de pensées, un goût pour des similitudes peu naturelles et pour des comparaisons tirées de loin, qui naquit pour ainsi dire avec ce genre, d'où il se répandit dans tous les autres. «Celui qui n'aurait jamais vu de feu, dit le notaire poëte dans son premier sonnet, ne croirait pas qu'il pût brûler; son éclat, lorsqu'il l'apercevrait, lui paraîtrait au contraire un objet d'amusement et un jeu; mais, s'il le touche en quelque endroit, il verra bien qu'il brûle cruellement. Le feu d'amour m'a un peu touché; maintenant il me brûle, etc. 639. En regardant, dit-il, dans le second, le basilic venimeux qui fait périr l'homme par son regard, et l'aspic, cet envieux serpent, qui, par ruse, donne la mort, et le dragon qui est si rempli d'orgueil qu'il ne laisse jamais échapper ceux qu'il a pu saisir, je leur compare l'amour, qui est une source de douleur, qui tourmente et fait languir 640». Dans le troisième, une dame et l'amour passent, en courant, par ses yeux, et pénètrent dans son âme avec tant de force que l'âme sent la dame aller se reposer dans son cœur; et cette âme charge un soupir douloureux d'aller annoncer au dehors ce qu'elle a souffert, lui qui en a été témoin 641. Dans plusieurs autres sonnets, il s'exprime d'une manière aussi métaphysiquement alambiquée que quelques Troubadours, comme nous l'avons vu, l'avaient fait avant lui, et que le firent malheureusement, depuis, les meilleurs lyriques italiens, sans en excepter le plus grand de tous.
Note 640: (retour)Guardando il basilisco velenoso
Col suo guardare face l'huom perire,
E l'aspide, serpente invidioso
Che per ingegno altrui mette a morire,
E lo dracone che è si orgoglioso,
Cui elli prende non lassa partire,
Alloro assembro l'amor che è doglioso
Che altrui tormentando fa languire.
Nous avons vu aussi des Troubadours mêler le sacré avec le profane, préférer la présence de leur dame aux joies du paradis, et renoncer à ce lieu de délices, s'il faut qu'ils ne l'y voient pas. Un sonnet du même poëte dit absolument la même chose: il y déclare que, sans sa dame, le paradis ne lui ferait aucun plaisir. «J'ai résolu dans mon cœur, dit-il, de servir Dieu, afin de pouvoir aller en paradis, dans ce saint lieu où j'ai entendu dire qu'existent pour toujours le plaisir, les jeux et les ris. Je n'y voudrais pourtant pas aller sans ma dame, sans celle qui a la tête blonde et un si beau teint, car je ne pourrais jouir de rien si j'étais séparé d'elle. Je ne dis pas que je voulusse y faire d'autre péché que de voir son noble maintien, son beau visage et son tendre regard; mais j'éprouverais un grand bonheur à la voir elle-même comblée de joie 642.
Note 642: (retour) Je mettrai ici le sonnet entier, tant à cause de sa singularité, que parce que, si le style en a vieilli, la forme en est meilleure, et la conduite mieux soutenue que celle des autres.Io m'agio posto in core a Dio servire
Com'io potesse gire in Paradiso,
Al santo loco c'agio audito dire
Ove si mantiene sollazzo, gioco e riso.
Senza la mia donna non vi vorria gire
Quella c'a la blonda testa el claro viso,
Che senza lei non porzeria gaudire
Estando da la mia donna diviso.
Ma non lo dico a tale intendimento
Perche peccato ci volesse fare
Se non vedere lo suo bello portamento.
E lo bello viso el morbido sguardare;
Che lo mi tiria in gran consolamento
Vegendo la mia donna in gioia stare.
En voilà plus qu'il n'en fallait peut-être pour donner une idée de ces anciens poëtes siciliens, que les Italiens reconnaissent pour les fils aînés de la Muse italienne. Mais on doit ajouter à leurs noms peu célèbres le nom plus doux et plus aimable d'une certaine Nina 643, que son amour pour la poésie rendit amoureuse d'un poëte qu'elle n'avait jamais vu. Il était de Majano en Toscane, et s'appelait Dante, quoiqu'il n'eût rien de commun avec le grand poëte de ce nom. Ses poésies avaient alors beaucoup de réputation: elles touchèrent le cœur de Nina, qui composa pour lui des vers fort tendres, et qui était si fière de son amant, qu'elle se faisait appeler la Nina di Dante 644.
Note 644: (retour) Il s'est conservé fort peu de ses poésies. Crescimbeni, ubi suprà, en cite un seul sonnet. C'est une réponse que Nina fait au poëte qui lui avait adressé le premier, sans se nommer, une déclaration d'amour en vers. On y voit en effet, à travers les expressions surannées, beaucoup de douceur et de tendresse.Qual sete voi, si cara proferenza
Che fate a me senza voi mostrare?
Molto m'agenzeria vostra parvenza
Perche meo cor podesse dichiarare, etc.
Le signal donné par la Sicile avait été bientôt suivi sur le continent. Des poëtes italiens s'étaient fait entendre à Bologne, à Pérouse, à Florence, à Padoue et dans plusieurs villes de Lombardie. Parmi les poëtes de Bologne, on distingue surtout Guido Guinizzelli, qui, selon la croyance commune, partage avec Brunetto Latini l'honneur d'avoir été le maître du véritable Dante. On ne sait rien de la vie de ce poëte, qui florissait avant la moitié du treizième siècle, sinon qu'il était homme de guerre et d'une famille noble de Bologne, qui en fut chassée pour son attachement au parti de l'empereur 645. Il fut le premier à donner au style poétique plus de force et de noblesse. Quoiqu'il ne traitât guère, selon le goût du temps, que des sujets d'amour, il répandit dans ses poésies des sentiments élevés et des maximes de philosophie platonique 646 adaptées à cette passion; c'est sans doute ce qui lui fit donner le titre de très-grand (Massimo) par son élève 647, qui devait bientôt mériter ce titre mieux que lui.
Note 647: (retour) Dante, de Vulg. Eloq. En appelant ici le Dante élève de Guido, je parle selon l'opinion commune; je dois dire cependant que Crescimbeni, loin de l'adopter, prouve qu'elle est fausse, par le passage même du Dante, dont on se sert pour la soutenir. Le poëte trouve Guido dans le purgatoire, cant. 26. Dès qu'il l'a entendu se nommer, il l'appelle son père, et celui des autres poëtes qui ont composé des vers d'amour pleins de douceur et de grâce:Quando i' udi nomar se stesso il padre
Mio e d'altri miei miglior, che mai
Rime d'amore usar dolci e leggiadre.Guido lui demande quelle est la cause qui le fait lui parler et le regarder avec tant de tendresse: «Ce sont, lui répond le Dante, vos doux écrits, qu'on ne cessera d'aimer tant que durera le style moderne:
Dimmi che è cagion perchè dimostri
Nel dire e nel guardar d'avermi caro?
Ed io a lui: li dolci detti vostri,
Che quanto durerà l'uso moderno,
Faranno cari ancora i loro inchiostri.On s'est arrêté au premier de ces deux traits, et l'on n'a pas vu que le dernier prouve évidemment que le Dante, non seulement n'avait pas eu Guido pour maître, mais qu'il ne l'avait jamais vu, et qu'il n'avait appris de lui à rimer, qu'en lisant ses vers.
On nous a conservé de Guido Guinizzelli quelques sonnets et quatre Canzoni 648. (Je demande la permission d'employer désormais ce mot, que celui de Chanson, en français, ne rend pas). Dans presque tous ses sonnets, l'idée principale est une comparaison; ce sont même souvent plusieurs comparaisons de suite, dont on voit que l'une a fait naître dans son esprit l'idée de l'autre, sans qu'il y ait pourtant de grands rapports entre les deux. Dans l'un, c'est le trait de l'amour qui, pour aller à son cœur, passe par ses yeux, comme le tonnerre qui entre par la fenêtre d'une tour, et qui fend et met en pièces tout ce qu'il trouve au dedans. «Je reste, dit le poëte, comme une statue de bronze où il n'y a ni âme ni vie, si ce n'est qu'elle imite une figure d'homme 649». Dans l'autre, après avoir comparé sa maîtresse à l'astre de Diane, qui a pris la forme d'une face humaine, l'éclat de son teint lui donne l'idée d'un visage de neige coloré de grenade 650. Dans un troisième, il est abattu et renversé par la rencontre de l'amour, comme le tonnerre frappe un mur (on voit que cette idée du tonnerre le poursuit), ou comme le vent abat les arbres par ses coups redoublés. Le même quatrain, dont les deux premiers vers contiennent ces deux comparaisons, offre dans les deux derniers une querelle entre les yeux et le cœur. «Le cœur dit aux yeux: C'est par vous que je meurs; les yeux disent au cœur: C'est toi qui nous as perdus 651». Assurément le défaut de cette poésie n'est ni le vide ni la prolixité.
Ce poëte conserve dans ses canzoni le même goût pour les comparaisons. Il y en a une qui commence ainsi: «Dans ces régions placées sous l'étoile du nord se trouvent les montagnes d'aimant qui donnent à l'air la propriété d'attirer le fer; mais parce que cet aimant est éloigné, il a besoin du secours d'une pierre de même nature pour le faire agir et diriger l'aiguille vers l'étoile polaire. Vous, madame, vous possédez les sources fécondes de toutes les qualités qui peuvent inspirer l'amour, et l'éloignement n'en détruit pas la force; car elles agissent de loin et sans secours 652». Ce n'est là ni de la saine physique ni de la poésie naturelle; mais cela ne laisse pas d'être ingénieux, et l'on est surtout frappé, en lisant le texte italien, du progrès qu'avait déjà fait cette langue, née depuis moins d'un siècle, et à qui il fallait moins de temps encore pour se perfectionner et se fixer.
Note 652: (retour)In quelle parti sotto tramontana
Sono li monti della calamita,
Che dan virtute all' aere D
Di trarre il ferro; ma perchè lontana,
Vole di simil pietra aver aita,
A far la adoperare,
E dirizzar lo ago in ver la stella.
Ma voi pur sete quella
Che possedete i monti del valore E
Onde si spande amore:
E già per lontananza non è vano,
Che senza aita adopera lontano.
Mais ce qui nous est resté de meilleur de Guinizelli est une autre de ses canzoni, dont je ne puis me dispenser de citer les quatre premières strophes 653. «C'est toujours dans un noble cœur que se réfugie l'amour, comme dans une forêt un oiseau, se réfugie sous la verdure 654. La nature ne créa point l'amour avant un cœur noble, ni de cœur noble avant l'amour, c'est ainsi qu'aussitôt que le soleil exista, aussitôt resplendit la lumière, et qu'elle ne fut point avant le soleil; l'amour prend naissance dans la noblesse du cœur, précisément comme la chaleur dans la clarté du feu.
Note 654: (retour)Al cor gentil ripara sempre amore
Si come augello in selva a la verdura:
Non fe amore anzi che gentil core
Ne gentil core anzi ch' amor, natura.
Ch' adesso com' fu'l sole
Si tosto lo splendore fue lucente;
Nè fue davanti al' sole:
E prende amore in gentillezza luoco,
Cosi propiamente
Com' il calore in clarità del foco.
Fuoco d'amore in gentil cor s'apprende
Come vertute in pietra preziosa;
Che da la stella valor non discende
Anzi che'l sol la faccia gentil cosa, etc.
«Le feu d'amour naît dans un noble cœur, comme la vertu cachée dans une pierre précieuse; cette vertu ne descend point des étoiles avant que le soleil ait ennobli la pierre qui doit la recevoir. Après qu'il en a tiré par la force de ses rayons ce qui était vil, les étoiles lui communiquent leur vertu; ainsi quand la nature a rendu un cœur délicat, noble et pur, la femme, comme une étoile, lui communique l'amour.
«L'amour est placé dans un cœur noble comme la flamme au sommet d'un flambleau 655; il brille pour ce qu'il aime d'un feu clair et délicat; il ne pourrait se placer autrement, tant il a de fierté. Une nature rebelle ne peut rien contre l'amour, pas plus que l'eau contre le feu, que le froid rend plus ardent. L'amour fait son séjour dans un cœur noble, parce que ce lieu est de même nature que lui, comme le diamant dans une mine».
Dans la quatrième strophe le poëte perd de vue l'amour, et s'élève par d'autres comparaisons à des sujets moraux d'un autre ordre. «Le soleil frappe la fange pendant tout le jour 656; elle reste vile, et le soleil ne perd rien de sa chaleur. L'homme plein d'orgueil dit: Je deviens noble de race; il ressemble à la fange, et la noble valeur au soleil. On ne doit pas croire qu'il y ait de la noblesse sans courage, même dans la dignité d'un roi, si la vertu ne lui donne pas un noble cœur. Il ressemble à l'eau qui réfléchit des rayons; mais le ciel retient ses étoiles et sa splendeur».
Note 656: (retour)Fere lo sol lo fango tutto il giorno,
Vile riman; ne'l sol perde colore.
Dice huomo alter: nobil per schiatta torno;
Lui sembra'l fango, e'l sol gentil valore.
Che non dè dare huom fè
Che grandezza sia fuor di coraggio
In degnità di Rè,
Se da vertute non ha gentil core.
Com' aigua porta raggio,
E'l ciel ritien le stelle e lo splendore.
Voilà sans doute un entassement de figures et de comparaisons fatigant et de mauvais goût; mais voilà aussi des pensées nobles, des images vives, une élévation et une force qui dans aucun siècle ne sont communes, et qui, rendues comme elles le sont dans l'original, en strophes de dix vers assez harmonieux et dans un style qui a déjà beaucoup perdu de sa rudesse, doivent paraître fort surprenantes dans un poëte du treizième siècle.
La première forme de ces odes ou canzoni était comme on l'a vu, empruntée des Provençaux; à leur exemple, les poëtes italiens avaient, dès l'origine, donné aux strophes des entrelacements harmonieux de rimes et de mesures de vers; elles étaient dès lors telles à peu près qu'elles sont restées depuis. Il n'en était pas ainsi du sonnet, né sicilien, et qui, au commencement de ce siècle, était encore dans une sorte d'enfance. Les plus anciens poëtes siciliens et italiens avaient d'abord donné ce titre à une espèce particulière de poésie qui varia selon leur caprice. Les uns y employaient deux quatrains suivis de deux tercets; les autres, sous le nom de sonnets doubles, doppii ou rinterzati, mettaient deux strophes de six vers, ou une seule de douze, et ensuite deux autres de six, de cinq ou de quatre vers 657. Il paraît constant que ce fut Guittone d'Arezzo qui leur donna des formes plus fixes, et qui enchaîna par des lois plus sévères la liberté dont les poëtes avaient joui jusqu'alors. C'est à lui et non pas aux rimeurs français, qu'Apollon dicta ces rigoureuses lois, que Boileau, en se trompant sur ce point de fait, a exprimées en si beaux vers 658.
Note 658: (retour)On dit, à ce propos, qu'un jour ce dieu bizarre (Apollon)
Voulant pousser à bout tous les rimeurs françois,
Inventa du sonnet les rigoureuses lois;
Voulut qu'en deux quatrains de mesure pareille,
La rime avec deux sons frappât huit fois l'oreille,
Et qu'ensuite six vers, artistement rangés,
Fussent en deux tercets par le sens partagés.
Le Menzini, dans son Art poétique, postérieur de peu d'années à celui de Boileau, a aussi attribué à Apollon l'invention du sonnet, non pour pousser à bout, mais pour soumettre à la plus forte épreuve les poëtes du plus grand génie.
Guittone d'Arezzo, qui florissait dans le même temps que Guido Guinizzelli, et peut-être même plutôt, est un des poëtes dont la Toscane, s'honora le plus dans ce siècle. On l'appelle ordinairement Fra Guittone, parce qu'il était d'un ordre religieux et militaire qui s'est éteint 659. Il nous reste de lui environ trente sonnets, où l'on peut en effet remarquer plus de régularité dans la forme, et du progrès dans le style. L'amour est, comme à l'ordinaire, le sujet de presque tous; la dévotion, de quelques-uns, et, dans quelques uns aussi, la dévotion et l'amour se trouvent ensemble; par exemple, s'il est arrivé à l'auteur de nier son amour pour sa dame, il espère obtenir le pardon de cette déloyauté, parce que saint Pierre avait renié Dieu tout puissant, et que cependant il a obtenu le Paradis; parce que Paul devint un saint, même après qu'il eut tué saint Etienne 660. On reconnaît dans plusieurs de ses sonnets un goût d'harmonie, une coupe de vers, et aussi un certain tour sentimental qui n'étaient point connus avant lui, et qui sembleraient avoir servi de modèle au style de Pétrarque. Ne dirait-on pas que celui-ci serait un des sonnets de l'amant de Laure 661?
Note 659: (retour) C'était l'ordre des Cavalieri Gaudenti. Son origine est funeste. Il fut institué en Langudoc, en 1208, pendant la croisade barbare contre les Albigeois. Mais quand Guitton y fut admis, la croisade était finie, et l'hérésie éteinte, c'est-à-dire, les hérétiques exterminés. L'ordre des Gaudenti, des Jouissants, fut sans doute ainsi nommé, parce qu'on y jouissait en effet de la vie, et qu'il n'imposait aucune privation. Il n'avait de sévérité que pour les preuves de noblesse. C'est le premier ordre où les dames furent admises, sous les titres de Militisse et de Cavalleresse. Giamb. Corniani, i Secoli della letter. ital. etc. t. I, p. 154.
Note 660: (retour)Se di voi, donna, mi negai servente,
Pero'l mio cor da voi non fù diviso:
Che san Pietro nego'l padre potente,
E poi il fece haver del Paradiso;
E santo fece Paulo similmente
Da poi santo Stefano have' occiso, etc.Racolta de' Giunti, 1527. Tout le huitième livre de ce Recueil est de Fra Guittone d'Arezzo.
«Déjà mille fois pressé par l'amour, j'ai couru pour me donner la mort, ne pouvant résister à la douleur âpre et cruelle que je sens dans mon sein... Mais quand je suis prêt à m'en aller vers une autre vie, votre immense bonté me retient et me dit: Ne presse pas ta fuite prématurée: ta jeunesse et ta fidélité te le défendent; elle m'invite et me prie de rester sur la terre. J'espère donc qu'avec le temps je pourrai goûter le bonheur». En lisant surtout le texte des deux tercets, on est surpris de leur ressemblance avec quelques vers de Pétrarque:
Ces tercets d'un autre sonnet y ressemblent peut-être encore davantage. 663:
Note 663: (retour) En y joignant les deux quatrains qui les précèdent, on a un sonnet tout-à-fait petrarquesque, du moins pour le tour des pensées, si ce n'est pour le style.Quanto più mi destrugge il meo pensiero,
Chè la durezza altrui produsse al mondo,
Tanto ogahor, lasso, in lui più mi profondo,
E co'l fuggir de la speranza spero.
Eo parlo meco, e riconosco in vero
Chè mancherò sotto si grave pondo:
Ma'l meo fermo disio tant'è giocondo
Ch'eo bramo e seguo la cagion ch'eo pero.
Ben forse alcun, etc.
Peut-être, après quelques années, viendra-t-il quelqu'un qui, lisant mes soupirs retracés dans mes vers, plaindra la cruauté de mon sort. Et qui sait si celle qui maintenant ne fait de moi aucune estime, voyant, avec ce que j'aurai souffert, la perte qu'elle aura faite, ne donnera point de larmes à ma mort»?
Trois grandes canzoni, sont jointes à ces sonnets. Le progrès de l'art et celui de la langue y sont moins sensibles. Ce sont des strophes de quatorze, seize et de dix-huit vers de différentes mesures, bien combinés entre eux, et dont les rimes sont disposées assez harmonieusement; mais pour ne dire, en cinq ou six de ces longues strophes, que des choses assez communes, et pour les dire sans mouvement et sans vivacité de style, sans idées piquantes et sans images poétiques. Il est donc inutile d'en rien citer: il vaut mieux dire quelque chose d'un ouvrage plus curieux, du même auteur. On a conservé long-temps manuscrites, et enfin imprimé dans le dernier siècle, environ quarante lettres de Guittone d'Arezzo, sur divers sujets de morale, et quelquefois de simple amitié. C'est un des premiers, peut-être même le premier monument de la prose italienne, et le recueil le plus ancien de lettres que l'on ait rassemblé et publié en langue vulgaire. Elles sont peu importantes pour le fond; mais elles servent à connaître plus particulièrement ce qu'était la langue italienne dans ces premiers temps. Le savant Bottari les a accompagnées de notes très-utiles pour ce genre d'étude 664. Parmi ces lettres, il s'en trouve quelques unes en vers libres, ou rimés avec beaucoup de licence. C'est de la prose un peu plus cadencée, ou de la poésie un peu plus que fugitive.
Un poëte de ce temps, qui eut encore plus de renommée, ce fut Guido Cavalcanti. Sa famille était une des plus illustres et des plus puissantes de Florence. Guido fut un ardent Gibelin, et devint plus ardent encore en épousant la fille de Farinata degli Uberti, alors chef de cette faction. Corso Donati, chef du parti des Guelfes, homme alors fort en crédit en Florence, et personnellement ennemi de Guido, voulut le faire assassiner. Guido l'ayant su, l'attaqua à force ouverte; mais il fut abandonné de ceux qui étaient avec lui; Corso, mieux accompagné, le repoussa et le mit en fuite. La commune de Florence, fatiguée de ces dissensions, exila les chefs des deux partis. Guido Cavalcanti fut relégué à Sarzane, où l'air était très-malsain. Il y tomba malade, et, ayant obtenu son rappel, il mourut à Florence 665 de la maladie qu'il avait gagnée dans son exil. Il était né d'un père 666 qui passait pour philosophe épicurien, et pour athée. Quant à lui, quoique philosophe aussi, un fait démontre que, malgré les bruits publics, il n'était pas de la même secte que son père 667; quand son ennemi voulut le faire assassiner, il allait en pélerinage à Saint-Jacques en Galice, où les Epicuriens ne vont guère. Au reste, tout le fruit que l'on croit qu'il tira de ce pélerinage fut de devenir éperduement amoureux, à Toulouse, d'une certaine Mandetta, dont il fit la dame de ses pensées, et, sans la nommer, si ce n'est peut-être une seule fois, l'objet de ses vers.
Note 667: (retour) Boccace dit plaisamment de lui, qu'étant sans cesse plongé dans des méditations philosophiques, et passant pour épicurien, le peuple disait que ses méditations n'avaient pour objet que de chercher si l'on pouvait trouver que Dieu n'existait pas. Si diceva fra la gente volgare, che queste sue speculazioni eran solo in cercare se trovar si potesse che Idio non fosse. Decam. Giorn. VI, nov 9.
Ils ont, comme tous ceux de ce temps-là, pour unique sujet l'amour et la galanterie; mais avec une teinte de mélancolie et quelquefois de bizarrerie poétique qui leur donne un caractère particulier 668. On reconnaît l'une et l'autre à la manière dont est amenée l'idée de la mort dans le sonnet suivant 669: «Madame, avez-vous vu celui qui tenait la main sur mon cœur, quand je vous répondais si faiblement et si bas, par la crainte que j'avais de ses coups? C'était l'amour, qui, vous ayant trouvée, s'arrêta près de moi. Il venait de loin, comme un léger archer de Syrie, qui se prépare à tuer quelqu'un avec ses traits. Il tira ensuite de mes yeux des soupirs, qui se jetèrent avec tant de force hors de mon cœur, que je partis en fuyant et rempli d'effroi. Alors il me sembla que je suivais la mort, accompagné de ces souffrances qui nous consument en nous faisant verser des larmes».
La bizarrerie, il en faut convenir, va souvent jusqu'à l'extravagance; par exemple, il dit, en finissant un sonnet, que son âme affligée et pleine de crainte, pleure sur les soupirs qu'elle trouve dans son cœur; qu'ils en sortent baignés de larmes, et il ajoute: Alors il me semble que je sens tomber dans ma pensée une figure de femme pensive, qui vient pour voir mourir mon cœur 670».
L'auteur est plus naturel et plus simple dans ses Ballades, genre de poésie qu'il semble avoir affectionnée, car on en trouve ici dix à douze. C'est dans l'une de ces ballades qu'il nomme sa jolie Toulousaine. Il était tout occupé de ses pensées d'amour quand il rencontre deux bergerettes qui lui font quelques agaceries. Ne me méprisez pas, leur dit-il, pour le coup que j'ai reçu; mon cœur est mort au plaisir depuis mon voyage de Toulouse 671. L'une des deux se moque de lui, l'autre le plaint. Celle-ci lui demande s'il a conservé un fidèle souvenir des yeux de sa belle: «Je me souviens, répond-il, qu'à Toulouse, je vis paraître une dame élégamment parce, à qui l'Amour donne le nom de Mandetta, etc. 672». Mais il paraît que l'absence eut sur lui son effet ordinaire, et que Mandetta fit place à une autre, ou plutôt à d'autres beautés. Une de ses ballades, qui ressemble tout-à-fait aux pastourelles provençales, nous le représente rencontrant dans un bosquet une bergère plus belle à ses yeux que l'étoile du matin: ses cheveux étaient blonds et légèrement bouclés; son teint, de rose: une houlette à la main, elle menait paître ses agneaux, sans chaussure, et les pieds baignés de rosée, chantant d'une voix amoureuse, ornée enfin de tout ce qui peut inviter au plaisir 673: il l'aborde, il l'interroge: elle répond et avoue que quand les oiseaux chantent, son cœur désire un amant. Ils entrent sous le feuillage: les oiseaux se mettent à chanter; tous deux entendent ce signal, et s'empressent d'y obéir.
Note 673: (retour)In un boschetto trovai pastorella
Più che la stella bella a'l mio parere;
Capegli havea biondetti e ricciutelli;
E gli occhi pien d'amor, cera rosata:
Con sua verghetta pastorava agnelli,
E scalza, e di rugiada era bagnata:
Cantava come fosse innamorata;
Era adornata di tutto piacere, etc.
Celle de ses ballades où il y a le plus de naturel, et même de sentiment, est celle qu'il paraît avoir faite à Sarzane pendant la maladie qui le fit rappeler de son exil, circonstance que je ne crois pas avoir encore été remarquée, et qui contribue à rendre cette petite pièce intéressante. C'est à sa ballade même qu'il s'adresse: «Puisque je n'espère plus, dit-il, retourner jamais en Toscane, va légèrement et doucement trouver ma dame, qui te fera un bon accueil 674; tu lui rendras compte de mes soupirs, pleins de tristesse et de crainte; mais garde-toi d'être vu de personne qui soit ennemi des nobles penchants de la nature: elle en souffrirait elle-même; elle t'en voudrait, et ce serait pour moi un sujet de peine qui me suivrait jusqu'après ma mort. Tu vois que la mort me presse, que la vie m'abandonne, etc.». Il recommande à sa ballade de conduire son âme auprès de sa maîtresse, quand elle s'échappera de son cœur, de la lui présenter, de lui dire: «Cette âme, votre esclave, vient se fixer auprès de vous, ayant quitté celui qui fut esclave de l'amour». Cela est encore excessivement recherché, mais conforme aux idées d'amour et au langage de ce temps.
Note 674: (retour)Perch'io nò spero di tornar già mai,
Ballatetta, in Toscana,
Và tù leggiera e piana,
Dritta à la donna mia,
Cher per sua cortesia
Ti farà molto honore.
Tu porterai novelle de' sospiri
Piene di doglia e di molta paura;
Ma guarda che persona non ti miri
Che sia nemica di gentil natura.
.......................................
Tu senti, Ballatetta, che la morte
Mi stringe sì, che vita m'abbandona, etc.
La canzone de Guido Cavalcanti, sur la nature de l'amour, où il paraît avoir voulu rassembler et professer, pour ainsi dire, tout ce que la doctrine de cette passion avait de plus abstrait 675, eut alors tant de célébrité que plusieurs beaux esprits de son temps l'enrichirent de commentaires. Elles en aurait un peu moins aujourd'hui. C'est une espèce de traité métaphysique. L'auteur en propose le sujet dans une strophe, et le développe méthodiquement dans les quatre autres. Ce sont des définitions et des divisions subtiles, énoncées en termes qui sont plutôt de la langue de l'école que de celle de l'amour 676. C'est une thèse, si l'on veut, et qui méritait, tout autant que bien d'autres, le baccalaureat, ou même le doctorat; mais ce n'est ni du sentiment, ni de la poésie: et comment se passer de l'un et de l'autre, quand on parle d'amour en vers? Si j'en juge par deux des commentaires qui furent faits sur cette pièce, l'un par le cardinal Egidio Colonna, qu'on appelait de son temps le Prince des Théologiens 677; l'autre par le chevalier Paolo del Rosso; il s'en fallut beaucoup que la pièce en devînt plus claire. Elle l'était si peu, qu'il resta indécis si l'auteur y traitait de l'amour naturel ou de l'amour platonique. Philippe Villani, dans sa Vie de Guido 678, est de la première opinion, tandis que Marsile Ficin est de la seconde 679.
Note 676: (retour)Vien da veduta forma, che s'intende,
Che prende nel possibile intelletto,
Come in suggetto, luoco e dimoranza.
In quella parte mai non ha posanza
Perchè da qualitate non discende, etc.C'est sur ce ton que la pièce entière est écrite, et c'est encore là un des endroits les moins obscurs.
La Toscane eut, dans ce même temps, plusieurs autres poëtes, tels que les deux Buonagiunta, l'un séculier, l'autre moine 680; Guido Orlandi, Chiaro Davanzati, Salvino Doni, d'autres encore, parmi lesquels il faut distinguer Dante da Majano, si cher à sa Nina sicilienne. C'est le dernier sur lequel nous nous arrêterons. On nous a conservé un livre entier de ses poésies 681; quarante sonnets, cinq ballades et trois grandes canzoni, ne permettent pas de ne faire que le nommer; mais on serait embarrassé pour trouver dans tant de pièces de quoi justifier la réputation que l'auteur paraît avoir eue pendant sa vie, et le tendre enthousiasme de Nina.
Dans ces poésies, toutes amoureuses, on sent toujours l'effort et le travail, presque jamais le génie poétique ni l'amour. Son premier sonnet annonce le projet de chanter pour prouver son savoir faire 682; c'est plutôt montrer, dès le début, qu'il en manquait absolument. La plupart de ses sonnets ne contiennent que des éloges communs ou exagérés de sa dame, des plaintes de ce qu'il souffre, des prières d'avoir pitié de ses maux; des comparaisons qu'il fait d'elle avec les fleurs, les roses, avec des peintures brillantes, et quelquefois aussi des comparaisons historiques: il l'aime plus que Pâris n'aima Hélène 683; ou bien elle surpasse Iseult et Blanchefleur 684. La fée Morgane était alors en si grande réputation de beauté, comme nous l'avons déjà pu voir, que notre auteur en fait un adjectif, et appelle Gola morganata le cou de sa maîtresse 685. Nous avons aussi vu, sans pouvoir le comprendre, la panthère figurer, pour la bonne odeur qu'elle exhale, dans des comparaisons galantes; la voici employée dans un sonnet, pour la lumière qu'elle répand: «Noble panthère, dit le poëte à celle qu'il aime, quand je pense à votre lumière qui m'a élevé si haut que je suis véritablement monté dans les airs, et que je porte la lumière du monde et l'astre du jour 686»! Exagérations hyperboliques avec lesquelles il est impossible de voir le rapport que peut avoir une panthère. Quelquefois cependant il y a de la délicatesse dans les sentiments et dans les expressions: «Je ne vous demande pas autre chose, dit-il à la fin d'un sonnet, si non qu'il ne vous soit pas désagréable que je vous aime et que je vous sois fidèle: je craindrais d'en demander davantage; mais c'est faire un double don à celui qui est dans le besoin que de lui donner sans qu'il demande 687».
Les ballades et les canzoni du même poëte, n'ont rien de remarquable que cette surabondance de vers et de rimes, vides d'idées, qui n'a été que trop commune même dans de meilleurs temps, mais qui est plus fatigante dans les poëtes de cette première époque, parce qu'ils ne savaient point encore la déguiser par l'harmonie des vers et par les grâces du langage.
En finissant cette revue des premiers essais de poésie italienne, on ne peut se dispenser de faire une réflexion. C'était beaucoup sans doute que d'avoir enfin consacré par la poésie cette langue vulgaire qui jusque-là ne servait qu'à l'usage du peuple, d'avoir abandonné aux écoles, aux tribunaux et aux chancelleries le latin dégénéré qui y était encore admis, et d'avoir, dès le treizième siècle, plié l'idiome naissant à ces formes gracieuses qui devaient nécessairement le perfectionner et le polir; mais quel dommage que, dans ces essais, un peuple si sensible, et en général si susceptible d'affections vives et de passions fortes, environné d'une nature si riche et placé sous un ciel si beau, n'ait pas songé a célébrer les objets réels, les mouvements et les vicissitudes de ces affections et de ces passions; à peindre ce beau ciel, cette riche nature; et, si ce n'est dans des descriptions suivies, à s'en servir au moins dans des comparaisons et dans les autres ornements du style poétique et figuré.
Les Arabes, malgré le désordre de leur imagination déréglée, au milieu de leurs rêveries et de leurs contes extravagants, eurent de la passion et de la vérité; ils peignirent admirablement les objets naturels, et racontèrent de la manière la plus vraie et la plus animée, ou les grandes actions ou les moindres faits. Les Provençaux eurent à peu près les mêmes qualités, autant du moins que le leur permettaient des mœurs moins simples et moins grandes à-la-fois, une langue moins riche et encore inculte, une galanterie plus rafinée. Ils chantèrent les exploits guerriers, les aventures d'amour, les plaisirs de la vie. Ils furent louangeurs adroits, satiriques mordants, conteurs licencieux, mais pleins de sel et de vérité. Les premiers poëtes siciliens et italiens ne furent rien de tout cela. Un seul sujet les occupe, c'est l'amour, non tel que l'inspire la nature, mais tel qu'il était devenu dans les froides extâses des chevaliers, passionnés pour des beautés imaginaires, et dans les galantes futilités des cours d'amour. Chanter est une tâche qu'ils remplissent; toujours force leur est de chanter, c'est leur dame qui l'exige, ou c'est l'amour qui l'ordonne, et ils doivent dire prolixement et en canzoni bien longues et bien traînantes, ou en sonnets rafinés et souvent obscurs, les incomparables beautés de la dame et leur intolérable martyre. De temps en temps, ils laissent échapper quelques expressions naïves, qui portent avec elles un certain charme; mais le plus souvent, ce sont des ravissements ou des plaintes à ne point finir, et des recherches amoureuses et platoniques à dégoûter de Platon et de l'amour. Ils ont sous les yeux les mers et les volcans, une végétation abondante et variée, les majestueux et mélancoliques débris de l'antiquité, l'éclat d'un jour brûlant, des nuits fraîches et magnifiques: leur siècle est fécond en guerres, en révolutions, en faits d'armes; les mœurs de leur temps provoquent les traits de la satire; et ils chantent comme au milieu d'un désert, ne peignent rien de ce qui les entoure, ne paraissent rien sentir ni rien voir.
De tous les sujets traités par les Arabes et par les Troubadours ils n'en choisissent qu'un seul; et dans ce sujet qui appartient à tous les temps et à tous les hommes, ils n'empruntent de leurs modèles que ces pointilleries et ces subtilités vagues qu'il aurait fallu leur laisser, même en imitant tout le reste; ils ne peignent rien de vrai, d'existant; on ne voit point leur maîtresse, on ne la connaît point: c'est un être de raison, une sylphide si l'on veut, jamais une femme. On n'entend point les mots qu'ils se sont dits, les serments qu'ils se sont faits, leurs querelles, leurs raccommodements, leurs ruptures. On ne les voit ni attendre rien de réel, ni jouir, ni regretter; et ils trouvent le moyen de parler sans cesse d'amour, sans les espérances que l'amour donne, sans transports et sans souvenirs.
Ce fut là, pendant tout un siècle, la seule poésie connue en Italie; le goût en étant devenu général, ce fut là aussi ce qui donna aux esprits ce penchant pour l'exagéré, pour le vague et pour le faux, qui s'étendit jusqu'aux opinions sur les choses et sur les faits, qui corrompit l'histoire, écarta long-temps de l'étude de la nature, et ne s'attacha qu'à des questions de mots, à des puérilités et à des riens sonores. À mesure que la langue et le style se perfectionnaient, l'oreille apprit à jouir seule, sans que l'esprit fût intéressé par des idées justes et claires, ni l'âme par des sentiments vrais. Dans la suite, l'esprit et l'âme eurent aussi leurs jouissances, mais peut-être toujours un peu subordonnées à celles de l'oreille; et si, du moins en poésie, il y eut trop souvent dans les plus beaux génies et dans les plus beaux siècles, quelque chose dont un goût pur et sévère ne peut s'accommoder, quelque chose d'étranger à ce beau simple et naturel que les anciens seuls ont connu, et qu'ils nous apprennent à préférer à tout, il faut, pour en trouver la cause, remonter jusqu'à ces premiers temps, et chercher dans ces premiers hommes de la poésie italienne la tache originelle dont leurs descendants ont eu tant de peine à se laver complètement.
Notice sur sa vie; Coup-d'œil général sur ses différents ouvrages; Poésies diverses; la Vita nuova; Il Convito; Traités de la Monarchie et de l'Éloquence vulgaire; la Divina Comedia; Idées préliminaires sur ce Poëme.
Dans le chapitre précédent on a vu plusieurs fois reparaître un de ces noms auxquels s'attachent de grandes idées, le nom d'un de ces hommes qui suffisent pour illustrer un siècle, une nation et toute une littérature. J'ai nommé le Dante; j'ai parlé de ses maîtres en philosophie et dans l'art des vers. Il est temps de le montrer lui-même, et de nous élever avec lui jusqu'aux hauteurs du Parnasse italien, dont les poëtes qui l'ont précédé n'occupèrent que les avenues. Il y marcha quelque temps avec eux; mais, au milieu de sa carrière, il prit un vol inattendu, et s'élança jusqu'au sommet, où aucun de ses rivaux n'a pu l'atteindre. Je commencerai par une notice abrégée de sa vie, dont les vicissitudes sont liées aux événements politiques de son temps.
Dante Alighieri naquit à Florence, en 1265 688, d'une famille ancienne, riche et considérée, attachée au parti des Guelfes, et qui avait été chassée deux fois de sa patrie dans les mouvements de guerre civile que les papes et les empereurs y entretenaient sans cesse 689. Il reçut en naissant le nom de Durante: on s'habitua pendant son enfance à y substituer le petit nom de Dante qui lui est resté 690. L'astrologie prétendit avoir tiré à sa naissance l'horoscope de sa gloire 691, et l'on dit aussi que sa mère crut avoir fait un songe qui la lui annonçait 692. Il en a été ainsi de plusieurs grands hommes nés dans des siècles superstitieux. Il semble que leurs contemporains, forcés de reconnaître en eux une supériorité qui les humilie, s'en consolent en les entourant de prodiges, et en les plaçant comme à part de l'ordre ordinaire de la nature.
Note 689: (retour) Selon quelques généalogistes florentins, le plus ancien nom de la famille du Dante était des Elisei; ils lui donnaient pour première tige un certain Eliseus qui vint s'établir à Florence au temps de Charlemagne; d'autres reculent même cet Eliseus jusqu'au temps de Jules-César. L'un de ses descendans prit, dans le douzième siècle, le nom de Cacciaguida; c'est lui que les généalogistes raisonnables regardent comme la vraie tige de cette famille. Le Dante lui-même le reconnaît pour tel en se faisant adresser par lui ces deux vezs, Parad.; c. XV, v. 88:O fronda mia in che io compiacemmi,
Pure aspettando, io fui la tua radice.Cacciaguida eut pour femme une Aldighieri de Ferrare, et les noms de famille n'étant pas encore fixes, leur fils fut appelé Aldighiero, ou Allighiero, du nom de sa mère. L'un des trois petit-fils de cet Allighiero porta aussi le même nom, en sorte que Dante, fils de ce petit-fils, était des Alighieri de Florence, au quatrième degré, depuis la femme Cacciaguida.
Note 690: (retour) Régulièrement, il faudrait donc l'appeler Dante et non pas Le Dante, puisque l'article honorifique il ne se met en italien que devant les noms de famille. En Italie, on dit toujours Dante sans article, ou bien l'Alighieri: mais en France, on est habitué à dire Le Dante. Il y a des cas où il serait dur de parler autrement. De Dante et à Dante, par exemple, produisent un son désagréable. Je me suis permis d'écrire tantôt Dante, tantôt Le Dante, selon l'occasion.
Note 691: (retour) Le soleil se trouvait dans la constellation des gémeaux; Brunetto Latini, qui était alors à Florence, et qui joignait à des connaissances réelles la science imaginaire de l'astrologie, tira l'horoscope de l'enfant, et lui pronostiqua une destinée glorieuse dans la carrière des sciences et des talents. C'est pour cela sans doute que Dante se fait dire par lui, dans la troisième partie de son poëme, Parad., c. XV, v. 55:Se tu segui tua stella,
Non puoi fallire a glorioso porto,
Se ben m'accorsi nella vita bella.
Dante était encore enfant lorsqu'il perdit son père. Sa mère Bella eut le plus grand soin de son éducation. Il eut pour maître dans ses études Brunetto Latini, après que ce poëte philosophe fut revenu du voyage qu'il avait fait en France. Il fit des progrès rapides en grammaire, en philosophie, en théologie et dans les sciences politiques, où Brunetto excellait; quant aux belles-lettres et à la poésie, il y fut lui-même son premier maître. Il se forma une très belle écriture, soin que les gens de lettres négligent trop souvent, et cultiva les beaux arts dans sa jeunesse, principalement la musique et le dessin, dont il semblerait que le goût, assez rare parmi les poëtes, y dut être fort commun, puisque la poésie est aussi une musique et une peinture.
Ce fut l'amour qui lui dicta ses premiers vers; et en cela il ressemble davantage à la plupart des autres poëtes. Dès l'âge de neuf ans 693 il avait vu dans une fête de famille une jeune enfant du même âge, fille de Folco Portinari, que ses parents nommaient Bice, diminutif du nom de Béatrice, qu'il répéta depuis si souvent, et dans sa prose et dans ses vers. Il prit pour elle un de ces goûts d'enfance que l'habitude de se voir change souvent en passions. Il a décrit dans un de ses ouvrages et dans plusieurs pièces de vers les agitations et les petits événements de ce premier amour. Une mort prématurée lui en enleva l'objet. Ils n'avaient que vingt-cinq ans l'un et l'autre quand Béatrix mourut. Dante ne l'oublia jamais, et il lui a élevé dans son grand poëme un monument que le temps ne peut effacer.
Sa jeunesse se partagea donc toute entière entre les soins de son amour et des études graves, adoucies par la culture des arts. Son tempérament porté à la mélancolie lui faisait surtout un besoin de la musique, et s'il eut des liaisons d'amitié avec Guido Cavalcanti et d'autres poëtes de son temps, avec le célèbre Giotto et d'autres peintres par qui l'art commençait à fleurir, il en eut aussi avec le musicien Casella 694 et avec tout ce que Florence avait des musiciens habiles; il se plaisait singulièrement à les entendre et à chanter ou jouer des instruments avec eux.
Ces occupations et ces amusements ne le détournèrent point du premier devoir imposé à tout citoyen d'une république, celui de servir sa patrie.
Dès sa jeunesse, il se fit inscrire, ou, selon l'expression consacrée, immatriculer sur le registre de l'un des arts ou métiers entre lesquels les lois de Florence exigeaient que se partageassent tous les citoyens qui voulaient pouvoir être admis aux emplois publics 695. Il prit les armes dans une expédition que firent les Guelfes de Florence contre les Gibelins d'Arezzo, et se distingua aux premiers rangs de la cavalerie dans la bataille de Campaldino 696, où, après une résistance opiniâtre, les Arétins furent vaincus. Il servit encore contre les Pisans, l'année suivante, année fatale pour lui par la perte qu'il fit de Béatrix. Il chercha, un an après, sa consolation dans un mariage qui ne lui procura que des chagrins. Quelques historiens de sa vie assurent que sa femme, qu'il avait prise dans l'une des plus puissantes familles du parti guelfe 697, fut à peu près pour lui ce que Xantippe avait été pour Socrate 698; mais peut-être n'eut-il pas la même patience à la souffrir.
Note 695: (retour) Le nombre de ces arts ou métiers était d'abord de quatorze, et s'éleva ensuite à vingt-un. On les distinguait en majeurs et mineurs. Le sixième des arts majeurs était celui des médecins et des pharmaciens. C'est celui dans lequel Dante se fit inscrire, soit qu'il y eût dans sa famille quelque pharmacien, soit qu'il eût eu d'abord le dessein de professer la médecine, science à laquelle on dit qu'il n'était pas étranger.
Ses services militaires furent, dit-on, suivis de plusieurs ambassades dans diverses cours ou républiques d'Italie; ce qui est le plus certain, c'est qu'il fut élu à l'âge de trente-cinq ans l'un des magistrats suprêmes de Florence, qui portaient alors le titre de Prieurs; mais cet honneur eut pour lui des suites fatales, et fut la source tous ses malheurs.
Les Guelfes étaient depuis long-temps restés maîtres de Florence, et les Gibelins en avaient été chassés; mais parmi les Guelfes mêmes il s'éleva de nouveaux troubles entre les deux familles des Cerchi et des Donati. Il y en eut vers ce même temps de pareils à Pistoie entre deux branches d'une seule famille (celle des cancellieri) qui, pour se distinguer, elles et les deux factions qu'elles formèrent, prirent les titres de Blancs et de Noirs 699. Les chefs des deux partis, voulant, comme dit Machiavel 700, ou mettre fin à leurs divisions, ou les accroître en les mêlant à des divisions étrangères, se rendirent à Florence. Les Florentins, qui ne pouvaient s'accorder entre eux, entreprirent d'accorder ceux de Pistoie. La première chose que firent ceux-ci fut, comme on aurait dû le prévoir, de se lier, les Blancs avec les Cerchi et les Noirs avec les Donati, ce qui augmenta considérablement la fermentation et le tumulte. Les deux partis enrôlés désormais sous les noms de Blancs et de Noirs se livrèrent aux plus grands excès. Les Noirs se réunirent dans l'église de la Trinité. Le résultat de leur délibération fut quelque temps secret; mais on sut ensuite qu'ils avaient traité avec le pape Boniface VIII, pour qu'il engageât le frère de Philippe le Bel, Charles de Valois, que ce pontife attirait en Italie dans d'autres vues 701, à venir à Florence apaiser les troubles et réformer l'état. Les Blancs irrités de cette résolution, s'assemblent, prennent les armes, vont trouver les prieurs, et accusent leurs ennemis d'avoir, dans un conseil privé, osé délibérer sur l'état de la république. Les Noirs s'arment de leur côté, vont se plaindre aux prieurs de ce que leurs adversaires ont osé se réunir et s'armer sans l'ordre des magistrats, et demandent qu'ils soient punis comme perturbateurs du repos public. Les deux factions étaient sous les armes, et la ville dans le trouble et dans la terreur. Les prieurs embarrassés suivirent le conseil du Dante, qui montra dans cette occasion la prudence et la fermeté d'un magistrat. Ils exilèrent les chefs de deux partis, les Noirs à la Piève, près de Pérouse, et les Blancs à Sarzane. Ces derniers eurent, peu de jours après, la permission de rentrer à Florence, sous le prétexte que leur fournit la santé de Guido Cavalcanti, l'un d'entre eux, qui était tombé malade à Sarzane 702. Les Noirs exilés à la Piève accusèrent le Dante de n'avoir songé dans toute cette affaire qu'à favoriser les Blancs, dont il avait embrassé le parti, et à rendre sans effet la délibération qui appelait à Florence Charles de Valois.
Note 699: (retour) On dit que l'une des deux branches était déjà distinguée par le nom de Blanche, parce que leur ancêtre commun avait eu deux femmes, dont l'une s'appelait Blanche. «Les enfants de celle-ci avaient pris son nom, et avaient donné aux enfants de l'autre le nom de la couleur opposée». Histor. des Répub. ital. du moyen âge, ch. 24.
Note 701: (retour) Boniface voulait se servir de ce prince pour chasser de Sicile le jeune Frédéric d'Aragon, choisi pour roi par les Siciliens, et qui y tenait tête au roi de Naples, Charles II, protégé du pape. Celui-ci avait promis, pour récompense, à Charles de Valois, de lui conférer le titre et la dignité de roi des Romains, qu'il roulait ôter à Albert d'Autriche, et de le mettre en possession de l'empire d'Orient, auquel Charles avait cru acquérir des droits en épousant Catherine de Courtenay, petite-fille du dernier empereur latin, Baudouin II. Muratori, Annal. d'Ital., an. 1301.
Le vieux pape 703, qui voyait que les Cerchi ou les Blancs prenaient le dessus, et qui savait que parmi eux il y avait un assez grand nombre de Gibelins, craignait que les Donati ou les Noirs, qui étaient presque tous Guelfes, ne succombassent entièrement et ne fussent enfin écartés du gouvernement de la république; il avait donc résolu que Charles de Valois entrerait à Florence avec ses troupes. Charles y entra, et, au mépris des conventions faites, il s'y rendit maître absolu. D'après le parti que Dante avait pris, il ne pouvait paraître innocent ni au prince, ni moins encore aux Donati, qui étaient revenus triomphants de leur exil. Il était alors en ambassade auprès du pape, pour tâcher de le fléchir et de le ramener à des conseils de modération et de paix. Tandis qu'il servait sa patrie à Rome, on excita contre lui le peuple de Florence, qui courut à sa maison, la pilla, la rasa même entièrement et dévasta ses propriétés. Sa perte une fois résolue, on lui trouva facilement des crimes. Il fut condamné au bannissement, et à une amende de 8,000 liv. N'ayant pu la payer, ses biens furent confisqués, quoique déjà pillés d'avance. La fureur du parti victorieux ne fut point encore assouvie par son exil et par sa ruine: une seconde sentence le condamna par contumace, lui et ses adhérents, à être brûlés vifs 704. Aucun historien, aucun auteur impartial ne l'a cru coupable des malversations qu'il fut accusé d'avoir commises dans l'exercice de sa charge et qui servirent de prétexte à sa proscription; mais dans des temps de troubles et de dissensions politiques, il n'y a rien d'étonnant ni dans ces calomnies ni dans leur succès.
Note 704: (retour) Cette seconde sentence fut rendue par le même juge que la première. C'était un certain Conte de' Gabrielli, alors potestat de Florence, qui s'intitule Nobilem et potentem militem. C'était un noble et puissant juge de tribunal révolutionnaire. Sa sentence, écrite en latin barbare et presque macaronique, conservée dans les archives de Florence, y fut découverte en 1772, par le comte Louis Savioli, sénateur de Bologne; c'est de lui que Tiraboschi en tenait une copie authentique. Il l'a insérée toute entière dans une note de sa vie du Dante, Stor. della Letter. ital., t. V, liv. III, p. 386. Il y est dit littéralement: ut si quis predictorum (Dante et ses quatorze co-accusés) ullo tempore in fortiam (au pouvoir) dicti communis (de la commune de Florence) pervenerit, talis perveniens igne comburatur, sic quod moriatur.
Au premier bruit de sa sentence, Dante partit de Rome, très irrité contre Boniface, qu'il soupçonna de l'avoir arrêté auprès de lui, tandis qu'il ourdissait cette trame à Florence. Si l'on se rappelle le caractère de ce pape, on n'aura pas de peine à le croire. On voit comme il se servait pour ses desseins de Charles de Valois, frère du roi de France, et, dans ce même temps, il préparait contre ce roi des menées sourdes, bientôt suivies de ces querelles scandaleuses qui finirent par la captivité dans Anagni, par les accès de frénésie à Rome, et par la mort violente de ce pontife ambitieux 705. Dante se rendit d'abord à Sienne, pour prendre une connaissance plus particulière des faits. Quand il en fut instruit, il partit pour Arrezzo, où il joignît ceux du parti des Blancs qui étaient exilés comme lui. C'est là qu'il se lia d'amitié avec Boson de Gubbio, qui lui rendit quelque temps après de grands services. Boson était Gibelin, et avait été lui-même chassé de Florence, deux ans auparavant, avec ceux de ce parti. Dante et ses amis étaient forcés, par les persécutions du pape, à devenir aussi Gibelins; malheureuse condition d'hommes assez énergiques pour désirer l'indépendance, mais trop faibles pour y atteindre sans l'appui d'un pouvoir étranger!
Quelque temps après 706, les exilés firent une tentative pour rentrer dans leur patrie à main armée. Ils parvinrent à rassembler seize cents cavaliers et neuf mille hommes de pied. Ils se présentèrent à deux milles de Florence et y jetèrent l'épouvante; ils pénétrèrent même dans la ville, mais les opérations furent mal dirigées, et la confusion s'étant mise parmi les différents corps, ils furent définitivement forcés à la retraite. On croit que Dante fut de cette expédition, dont le mauvais succès lui ôta tout espoir de rentrer dans sa patrie. Alors il se retira d'abord à Padoue, puis dans la Lunigiane, chez le marquis Malaspina, ensuite à Gubbio, chez son ami le comte Boson; enfin à Vérone, auprès des Scaligeri, ou des seigneurs de la Scala, qui y tenaient une cour brillante 707. Il reçut d'eux l'accueil et les traitements les plus honorables; mais la fierté de son caractère, que le malheur exaltait au lieu de l'abattre, le rendait peu propre à vivre dans une cour. La liberté de ses manières, et plus encore celle de ses discours ne tardèrent pas à déplaire. Un jour l'un des deux princes lui demanda, au milieu d'un grand nombre de courtisans, pourquoi beaucoup de gens trouvaient plus agréable un bouffon, sot et balourd, que lui qui avait tant d'esprit et de sagesse. Dante répondit sans hésiter: Il n'y a rien d'étonnant à cela, puisque c'est la sympathie et la ressemblance des caractères qui engendre les amitiés 708. Dès qu'il s'aperçut qu'on se refroidissait pour lui, il se retira sans se brouiller, et conservant tous ses sentiments pour l'un des Scaliger, célèbre sous le nom de Can grande, il lui dédia la troisième partie de son poëme, comme il dédia la seconde au marquis de Malaspina.
Cet ouvrage l'occupait alors tout entier; il changeait souvent de séjour, et si plusieurs villes ne peuvent se disputer sa naissance, comme autrefois celle d'Homère, plusieurs au moins se disputent la gloire d'avoir en quelque sorte donné le jour au poëme qui, pendant long-temps, a le plus honoré l'Italie. Florence prétend qu'il en avait fait les sept premiers chants dans ses murs, avant son exil. Vérone réclame la composition de la plus grande partie du poëme. Gubbio prouve, par une inscription, qu'il y travailla chez son ami Boson; et, par une autre, qu'il en fit aussi plusieurs chants dans un monastère des environs 709, où l'on fait voir encore aux étrangers l'appartement du Dante. D'autres donnent pour patrie à son poëme la ville d'Udine, ou un château de Tolmino, dans le Frioul; d'autres, enfin, la ville de Ravenne.
Au milieu de tous ces déplacements, qui prouvent une inquiétude d'esprit, bien naturelle dans la position où était le Dante, mais qui prouvent aussi l'empressement que mettaient à l'attirer chez eux les amis que lui avaient fait ses talents et sa renommée, il vit briller un nouveau rayon d'espérance. L'empereur Albert d'Autriche étant mort assassiné, Philippe-le-Bel voulut faire passer la couronne impériale sur la tête de son frère Charles de Valois, à qui Boniface VIII l'avait promise: mais Clément V, quoiqu'il fût la créature de Philippe, et pour ainsi dire, sous sa main 710, effrayé de cet accroissement de la maison de France, et conseillé par le cardinal de Prato, amusa le roi par des promesses, et dirigea secrètement le choix des électeurs sur Henri de Luxembourg. Henri, en traversant l'Italie pour aller se faire couronner à Rome, releva, dans toutes les villes de Lombardie, le courage des Gibelins. Dante se crut encore une fois prêt de rentrer dans sa patrie. Il quitta dès-lors avec les Florentins le ton suppliant qu'il avait pris depuis son exil. Il avait écrit plusieurs fois, et à des membres du gouvernement, et au peuple lui-même, pour solliciter son rappel. Dans une de ses lettres, il empruntait ces mots du Prophète 711: O mon peuple! que t'ai-je fait? Mais alors il changea de langage, et ne fit plus entendre que des reproches et des menaces. Il écrivit aux rois, aux princes d'Italie, au sénat de Rome, pour les inviter à bien recevoir Henri. Il écrivit à l'empereur lui-même, pour l'animer contre Florence 712, et se rendit personnellement auprès de lui.
Le peu de succès qu'eut ce prince en Italie, et la mort qu'il y trouva bientôt après 713, ôtèrent à notre poëte tout espoir de retour. On croit que ce fut alors qu'il vint à Paris; il fréquenta l'université, et y soutint publiquement une thèse, vivement disputée, sur différentes questions de Théologie; ce qui est d'autant plus à remarquer, que Paris était alors pour cette science, le théâtre le plus brillant de l'Europe. De retour en Italie, il fut quelque temps sans se fixer: il séjourna successivement dans les terres de plusieurs seigneurs. Vérone était comme le point central où il revenait le plus souvent. Il y soutint au commencement de l'an 1320, dans l'église de Sainte-Hélène, devant une assemblée nombreuse, une thèse célèbre sur deux éléments, la terre et l'eau 714. La même année, il se rendit à Ravenne, chez Guido Novello da Polenta, seigneur qui protégeait les lettres et les cultivait lui-même. Là, il goûta enfin quelque repos. Devenu l'ami plutôt que le protégé d'un prince éclairé et vertueux, il eut bientôt dans Ravenne une existence honorable, des admirateurs, des disciples et des amis.
On a dû remarquer dans sa vie une fatalité singulière. Chaque bienfait de la fortune était pour lui comme l'annonce d'un nouveau malheur. Son élévation à la magistrature avait commencé le cours de ses disgrâces; son ambassade auprès du pape avait été l'époque de sa ruine: une nouvelle ambassade devint celle de sa mort. Guido Novello était en guerre avec les Vénitiens; il leur députa Dante pour traiter de la paix. N'ayant pas réussi dans cette ambassade, il revint fort triste à Ravenne. Le chagrin de n'avoir pu servir le prince son ami, dans cette négociation importante, abrégea ses jours; il tomba malade, et mourut peu de temps après, à l'âge de cinquante-six ans 715.
Guido Novello le fit enterrer honorablement, et, selon l'historien Villani, en habit de poëte, quelque fût alors cet habit. Les citoyens les plus distingués de Ravenne portèrent le corps jusqu'au couvent des Frères Mineurs, où sa sépulture était préparée. Elle était simple et sans inscriptions. Guido, après la cérémonie, prononça lui-même, dans son palais, l'éloge du grand poëte qu'il avait accueilli, honoré et chéri dans son infortune. Il comptait lui faire élever un magnifique mausolée, mais les disgrâces où il se trouva bientôt enveloppé ne lui permirent pas d'exécuter ce dessein. Bernard Bembo, père du célèbre cardinal, remplit ce devoir plus de cent soixante ans après 716, lorsqu'il eut été nommé préteur de Ravenne pour la république de Venise. Le tombeau qu'il fit élever à la même place est orné d'inscriptions, parmi lesquelles on distingue l'épitaphe en six vers latins rimés, composés, selon Paul Jove, par Dante lui-même, dans sa dernière maladie 717. Avant la fin du siècle où il mourut, la république de Florence, qui avait traité avec tant de rigueur ce citoyen illustre, eut l'idée de lui consacrer un monument; mais ce projet n'eut point de suite. Dans le quinzième et dans le seizième siècles, les Florentins firent plusieurs tentatives pour obtenir des habitants de Ravenne un trésor dont ils avaient appris enfin à sentir la valeur; mais ceux de Ravenne, qui l'avaient sentie de tous temps, résistèrent à toutes les instances; ainsi sont toujours restées hors de sa patrie les cendres d'un grand homme qu'elle ne sut point honorer comme il le méritait pendant sa vie, et qu'elle désira en vain de posséder après sa mort.
Note 717: (retour) Paul Jove, Elog. Doctor. vir., c. 4. Voici les six vers:Jura monarchiœ, superos, phlegelonta, lacusque
Lustrando cecini voluerunt fata quousque:
Sed quia pars cessit melioribus hospita castris,
Auctoremque suum petiit felicior astris,
Hic Claudor Dantes patriis extorris ab oris,
Quem genuit parvi Florentia mater amoris.
Sa femme, Gemma Donati, qu'il ne voulut point emmener dans son exil, ou qui ne voulut point l'y suivre, lui donna cinq fils, et une fille qu'il nomma Beatrix, en mémoire de son premier amour. Trois de ses fils moururent jeunes, et même en bas âge: Pietro, son fils aîné, devint un jurisconsulte célèbre. Il cultiva la poésie, et fut le premier commentateur du poëme de son père: son commentaire, écrit en latin, n'existe qu'en manuscrit dans quelques bibliothèques. Son second fils, Jacopo, commenta aussi la première partie de ce poëme, et en fit de plus un abrégé en vers, de la même mesure que l'ouvrage. Malgré le mérite de ces deux fils d'un grand homme, on peut leur appliquer, plus justement que notre Louis Racine ne se l'appliquait à lui-même, ce vers de son père, le grand Racine:
L'histoire et les beaux-arts nous ont conservé les traits du Dante: tout doit intéresser dans l'extérieur même d'un homme de ce génie et de ce caractère. Il était d'une taille moyenne; dans ses dernières années, il marchait un peu courbé, mais toujours d'un pas grave et plein de dignité. Il avait le visage long, le teint brun, le nez grand et aquilin, les yeux un peu gros, mais pleins d'expression et de feu, la lèvre inférieure avancée, la barbe et les cheveux noirs, épais et crépus; habituellement l'air pensif et mélancolique. Plusieurs médailles frappées en son honneur, qui ornent les cabinets des curieux, et un grand nombre de portraits, tant en marbre que sur la toile, qui se trouvent à Florence, sont très ressemblants entre eux, et annoncent tous le même caractère. Ses manières étaient nobles et polies: la hauteur et le ton dédaigneux qu'on lui reproche 718 ne lui étaient point naturels, et, s'il les eut, ce ne fut du moins que depuis ses malheurs; une persécution injuste peut produire cet effet dans une âme élevée.
Il étudiait et travaillait beaucoup, parlait peu, mais ses réponses étaient pleines de sens et de finesse. Il se plaisait dans la solitude, loin des conversations communes, sans cesse appliqué à augmenter ses connaissances et à perfectionner son talent; il était sujet à des distractions fréquentes, surtout lorsqu'il était occupé de quelque étude. À Sienne, étant entré dans la boutique d'un apothicaire, il y trouva un livre qu'il cherchait depuis long-temps. Il se mit à le lire, appuyé sur un banc qui était devant la boutique, et avec une telle attention, qu'il resta immobile à la même place depuis midi jusqu'au soir. Il ne s'aperçut même pas du grand bruit et du mouvement occasionés par le cortège d'une noce, ou, selon Boccace, d'une fête publique, qui vint à passer dans la rue.
Il est difficile, dans l'éloignement où nous sommes, de prononcer entre sa patrie et lui. Il est certain qu'il l'aima passionnément, qu'il la servit de toutes ses facultés et au risque de sa vie; il l'est encore qu'il en fut banni injustement, et pour avoir voulu la soustraire au joug d'un prince étranger. Le reste doit être mis sur le compte des passions et des ressentiments dont les esprits les plus sages, dans de pareilles circonstances, savent si rarement se garantir.
Doué d'un génie vaste, d'un esprit pénétrant et d'une imagination ardente, il joignit à des connaissances étendues une vivacité de pensées, une profondeur de sentiment, un art d'employer d'une manière neuve des expressions communes, et d'en inventer de nouvelles, un talent de peindre et d'imiter, un style serré, vigoureux, sublime, qui, malgré les défauts qu'on ne doit imputer qu'au temps où il vécut, lui ont toujours conservé la place que lui décerna l'admiration de son siècle. L'ouvrage qui la lui a donnée mérite une attention ou plutôt une étude particulière: je parlerai d'abord de ses autres productions. Elles sont bien inférieures sans doute; mais rien de ce qui est sorti d'un génie de cet ordre n'est indiffèrent pour l'histoire des lettres.
Le Recueil des poésies du Dante ou de ses rimes 719 est composé, selon l'usage, de sonnets et de Canzoni. Les sonnets n'ont en général rien de bien remarquable; on peut tout au plus en distinguer deux ou trois. Dans l'un il s'adresse à ses poésies elles-mêmes 720; il paraît désavouer un sonnet qui lui était attribué; il les engage à ne le pas reconnaître pour leur frère, à se rendre auprès de sa dame, et à lui dire: «Nous venons vous recommander celui qui se plaint, en répétant sans cesse: où est celle que mes yeux désirent»? dans l'autre il est brouillé avec sa maîtresse: il maudit le jour où il a vu pour la première fois ses traîtres yeux, et l'instant où elle est venue tirer son âme hors de lui 721; il maudit l'amoureuse lime qui a poli les vers qu'il a rimés pour elle, et qui la rendent à jamais célèbre dans le monde; il maudit enfin son âme endurcie, qui s'obstine à garder en elle ce qui le tue, etc. L'expression dans ce sonnet n'est pas toujours naturelle, il s'en faut bien; mais le mouvement est passionné, c'est beaucoup; dans les poëtes italiens, souvent la passion est vraie, même quand l'expression ne l'est pas.
Le mérite particulier des canzoni du Dante, c'est une force, une élévation jusqu'alors peu connues: elles sont d'un philosophe autant que d'un poëte: on y apperçoit un style plus ferme, des pensées plus grandes et plus claires, plus d'images, de comparaisons, en un mot de poésie, que dans les vers de ses contemporains; et quand il n'eût pas fait sa Divina Commedia, il serait encore au premier rang parmi les poëtes du même âge. Ce n'est pas que dans sa manière de traiter l'amour, il ne se perde quelquefois comme eux en jeux d'esprit et en vaine recherche d'expressions; il s'étend avec complaisance sur des détails que le goût doit abréger; mais le goût n'était pas né encore. Par exemple, c'est dans une canzone de cinq grandes strophes, chacune de dix-sept vers, qu'il fait le portrait de la beauté qu'il aime. La première strophe est toute entière sur les cheveux 722, la seconde sur la bouche, le front, le regard, les dents, le nez, les cils des yeux 723; son penser se fixe surtout sur cette belle bouche, et lui en dit de si belles choses, qu'il n'a rien au monde qu'il ne donnât pour qu'elle voulût bien lui dire un oui 724. Toute la troisième est sur le cou. Ici le poëte donne à ses abstractions platoniques une direction moins idéale, et tant soit peu matérielle. Son penser, qui l'enlève toujours à lui-même, lui dit que ce serait un grand plaisir que de tenir ce cou, de le serrer et d'y imprimer un petit signe. Ce même penser ajoute, en l'avertissant d'écouter avec attention: «Si les parties extérieures sont si belles, que doivent paraître celles qui sont couvertes et cachées? Ce sont les beaux effets que produisent dans le ciel le soleil et les autres astres, qui font croire que c'est là qu'est le Paradis; de même, si tu y regardes bien, tu dois penser que tous les plaisirs de la terre se trouvent dans ce que tu ne peux voir 725». Dans la quatrième strophe ce sont les bras, les mains, les doigts; et son penser lui dit encore: «Si tu étais entre ces bras, dans ce lieu où ils se partagent, tu goûterais un tel plaisir que je ne puis rien imaginer qui l'égale 726». La taille, la démarche et le maintien sont le sujet de la cinquième. Nous n'aimerions pas en français qu'un poëte comparât sa maîtresse à un beau paon, et encore moins qu'il la peignît droite comme une grue 727; mais il faut avoir égard à la différence des langues et à celle des temps.
Note 725: (retour)Apri lo'ngegno:
Se le parti di fuor son così belle,
L'altre che den parer che s'asconde e copre?
Che sol per le belle opre
Che fanno in cielo il sole e l'altre stelle
Dentro in lui si crede il Paradiso,
Così se guardi fiso,
Pensar ben dei ch'ogni terren piacere
Si trova dove tu non puoi vedere.
Note 726: (retour) On peut difficilement méconnaître dans tous ces discours du penser sur les beautés cachées, la source où le Tasse a pris l'idée de cet amoroso pensier qui pénètre dans tous les secrets des beautés d'Armide, qui s'y étend, qui les contemple, et vient ensuite les décrire et les raconter au désir. Gérusal. liber., c. IV, st. 31 et 32.
Dans une canzone, qu'on voit qu'il fit pendant la maladie de Béatrix, il s'adresse à la Mort pour tâcher de la fléchir: chacune des cinq grandes strophes, dont cette pièce remplie de très-beaux vers est composée, commence par une invocation à la Mort, et contient toutes les raisons que son esprit peut trouver pour arrêter le coup fatal. «Hâte-toi, lui dit-il enfin, si tu dois te laisser toucher; car je vois déjà le ciel s'ouvrir, et les anges de Dieu descendre pour emporter avec eux l'âme sainte 728». La Mort fut inflexible, et le poëte déplora cette perte cruelle par une canzone, dont plusieurs vers dans chaque strophe commencent par l'exclamation plaintive Oimè, hélas!--Hélas! ces tresses blondes, dont l'or brillait avec tant d'éclat! Hélas! cette belle figure et ces yeux au doux regard! hélas! cet aimable sourire 729! etc. Figure de style vive et expressive, si elle était moins répétée, et que je remarque surtout ici, parce qu'elle paraît avoir été imitée par Pétrarque, après la mort de Laure 730.
Une ode ou canzone que Dante composa dans son exil contient une fiction singulière, où l'on voit l'état de son âme, fière dans le malheur, et qui le préfère au vice et à la honte. C'est un très-beau morceau de poésie morale. L'amour habite dans son cœur, dont il est toujours maître: trois femmes se présentent pour y chercher asyle 731; leurs habits sont déchirés; la douleur est peinte sur leur visage et dans toute leur personne: on voit que tout leur manque à-la-fois; que la noblesse et la vertu leur sont inutiles. Il y eut un temps où elles furent honorées; mais, à les entendre, tout le monde aujourd'hui les méprise; elles viennent se réfugier chez un ami 732. L'amour les interroge; l'une d'elles se fait connaître, elle et ses sœurs: c'est la Droiture; et les deux autres sont la Générosité et la Tempérance, bannies et persécutées par les hommes, et réduites à une vie pauvre, errante et malheureuse. L'amour les écoute, les accueille: «Et moi, dit le poëte, qui entends, dans ce divin langage, se plaindre et se consoler de si nobles exilées, je tiens pour honorable l'exil où je suis condamné..... C'est un sort digne d'envie que de tomber avec les gens de bien 733». Belle maxime, et qui, dans les circonstances difficiles de la vie, doit être celle de tout homme d'honneur et de courage!
On trouve parmi ses canzoni une sixtine avec toute la régularité du retour inverse des rimes dans les six strophes, telle que l'avaient créée les poëtes provençaux 734. Il paraît que c'est la première qui ait été faite en langue italienne, du moins ne s'en trouve-t-il aucune dans ce qui nous est resté des poëtes antérieurs au Dante, ni même de ceux de son temps. Il était grand admirateur et imitateur des Troubadours, dont il possédait parfaitement la langue, comme on le voit dans plusieurs endroits de son poëme. On le voit aussi dans une de ses canzoni, dont l'idée est plus bizarre qu'heureuse. Les vers de chaque strophe sont alternativement provençaux, latins et italiens 735; en la finissant il s'adresse, selon l'usage, à sa chanson même; elle peut, dit-il, aller partout le monde; il a parlé en trois langues pour que tout le monde puisse apprendre et sentir ce qu'il souffre; peut-être celle qui le tourmente en aura-t-elle pitié 736. On ne voit pas trop ce que sa dame pouvait trouver là de touchant; cela ne paraîtrait aujourd'hui et ne parut peut-être même alors qu'une bigarrure de mauvais goût.
Toutes ses poésies ne sont pas dans ce recueil. Celles de sa première jeunesse sont insérées dans une espèce de roman qu'il composa peu de temps après la mort de Béatrix, et qu'il intitula Vie nouvelle, Vita nuova: c'est celui où il raconte toutes les circonstances de leurs amours. Il met chacun à leur place, les sonnets et les autres pièces de vers qu'il avait faits pour elle, et prend toujours soin de dire en combien de parties ces pièces sont divisées, et ce qu'il a voulu dire dans la première, et quelle est l'intention de la seconde, etc. On voit en un mot qu'il n'a fait ce récit en prose que pour y encadrer ses vers, et comme une espèce de monument élevé à la mémoire de celle qu'il avait aimée; mais il trouve cet hommage trop peu digne d'elle, et il annonce, en finissant, que s'il peut vivre quelques années, il dira d'elle des choses qui n'ont jamais été dites d'une femme 737. On sait qu'il remplit cet engagement dans sa Divina Commedia; et s'il est vrai que la Vita nuova fut écrite en 1295 738, on voit par-là qu'il avait, dès l'âge de trente ans, formé le dessein et peut-être même commencé l'exécution de ce grand ouvrage.
Parmi des tableaux quelquefois intéressants par leur naïveté, quelquefois aussi couverts d'une teinte de mélancolie qui était l'état habituel de son âme, on trouve dans la Vita nuova un songe tel qu'il arrive à tout homme sensible d'en avoir, dans ces moments où le cœur, rempli d'une passion profonde, imprime à l'imagination des couleurs sombres ou riantes, au gré de tous ses mouvements. Peut-être, cependant, aimera-t-on ce tableau; car c'est surtout aux hommes qui sont hors de toute comparaison par le génie, qu'on aime à ressembler au moins par les faiblesses.
«Dante était tourmenté d'une maladie douloureuse, et s'en occupait moins que de Béatrix. S'il fallait qu'elle souffrit ce que je souffre!... si j'étais réduit à la perdre! Il s'endormit au milieu de ces idées, et ses rêves furent tels que ceux d'un homme attaqué de phrénésie. «Je voyais, dit-il, des femmes échevelées marcher autour de mon lit; l'une me disait: Tu mourras; l'autre: Tu es mort; au même instant le soleil s'obscurcit, la terre trembla. Un ami s'approcha de moi, et me dit: Béatrix n'est plus. À ces mots je pleurai. Mon malheur n'était qu'un songe; mes larmes étaient réelles, et coulaient en abondance. Je jetai un cri; on vint à moi, je m'éveillai et racontai mon rêve; mais je tus le nom de Béatrix 739». Il fit de cette espèce de vision ou de songe le sujet d'une canzone, l'une des meilleures de celles qu'il a encadrées dans cet ouvrage 740. Une autre encore qu'il écrivit peu de temps après la mort de Béatrix 741 et quelques sonnets de la même époque, ont du naturel, de la douceur, un ton de mélancolie et de tristesse qu'il paraît avoir su donner, mieux que tout autre poëte avant Pétrarque, à la poésie italienne. On ne reconnaît pas sans quelque surprise que certaines figures de style, certains tours passionnés, qui paraissent crées par Pétrarque, avaient été dictés long-temps avant lui au Dante par une douleur peut-être plus profonde que la sienne, et par un aussi véritable amour.
Dans un âge plus avancé, pendant son exil, et même, à ce qu'il paraît, dans les dernières années de sa vie, Dante commença un autre ouvrage en prose, auquel il donna le titre de Banquet, Convivio ou Convito. C'est un ouvrage de critique dans lequel il comptait donner un commentaire sur quatorze de ses canzoni; mais il n'exécuta ce dessein que sur trois seulement. Il voulut faire entendre par le titre que ce serait une nourriture pour l'ignorance. Il semble en effet y étaler comme à plaisir l'étendue de ses connaissances en philosophie platonique, en astronomie et dans les autres sciences que l'on cultivait de son temps. Les formes en sont toutes scholastiques; la lecture en est fatigante; mais on le lit avec un intérêt de curiosité philosophique. On aime à reconnaître l'effet des méthodes adoptées, dans le tour qu'elles donnent aux esprits les plus distingués: or, cet ouvrage prouve très évidemment que l'auteur avait une force d'esprit et des connaissances au-dessus de son siècle, et que les méthodes suivies alors dans les études étaient détestables. Voici un abrégé de la manière dont il annonce le dessein de son ouvrage 742.
«La science étant pour notre âme le dernier degré de perfection, et le comble de la félicité, nous en avons tous naturellement le désir. Mais plusieurs n'y peuvent atteindre par diverses raisons, dont les unes sont dans l'homme, les autres hors de lui. Dans l'homme il peut y avoir deux défauts: l'un vient du corps, l'autre de l'âme; le premier existe quand les parties du corps sont mal disposées et ne peuvent rien recevoir, comme dans les sourds et les muets; le second, quand les mauvais penchants entraînent l'âme vers les plaisirs du vice, et la dégoûtent de tout le reste. Hors de l'homme il peut de même y avoir deux causes, dont la première engendre la nécessité, et la seconde la paresse. La première de ces causes consiste dans les soins domestiques et civils, qui enchaînent le plus grand nombre des hommes et leur ôtent le loisir de se livrer aux études spéculatives: la seconde est dans le lieu où la personne est née et nourrie, ce lieu étant quelquefois non seulement privé de toute instruction, mais éloigné des gens instruits. Il en résulte que ce n'est qu'un très-petit nombre d'hommes qui peut parvenir à l'objet désiré, et que le nombre de ceux qui sont privés de cette nourriture, faite pour tous, est innombrable. Heureux le petit nombre qui s'assied à la table où l'on se nourrit du pain des anges; et malheureux ceux qui ont avec les animaux une nourriture commune! Mais ceux qui sont admis à la table choisie, ne voient pas sans pitié le commun des hommes paître, comme de vils troupeaux, l'herbe et le gland; et ils sont toujours disposés à leur faire part de leurs richesses. Pour moi, ajoute-t-il, qui ne m'assieds point à cette table, mais qui fuis cependant la pâture vulgaire, je ramasse, aux pieds de ceux qui y sont assis, ce qu'ils laissent tomber. Je connais la vie misérable que mènent ceux que j'ai laissés derrière moi, et sans m'oublier moi-même, j'ai préparé pour eux un banquet général de tout ce que j'ai pu recueillir ainsi».
Il continue, sous cette même figure, d'expliquer les dispositions qu'il faut apporter à son banquet, et quels sont les quatorze mets qu'il se propose d'y servir. Si le repas n'est pas aussi splendide que pourraient le désirer les convives, ce n'est point sa volonté qu'ils doivent en accuser, mais sa faiblesse. Il s'excuse ensuite, mais avec des divisions et d'autres formes de l'école qu'il serait trop long de citer; premièrement, de ce qu'il ose parler de lui-même; secondement, de ce qu'il va donner de ses propres ouvrages des explications trop approfondies. Il ne dissimule point qu'a ce dernier égard il a principalement pour but de se relever, aux yeux des hommes, de l'état d'abaissement où on l'a plongé; et ici, quittant l'argumentation pour se livrer au sentiment: «Ah! dit-il, plût au régulateur de l'univers que ce qui fait mon excuse n'eût jamais existé, que l'on ne se fût pas rendu si coupable envers moi, et que je n'eusse pas souffert injustement la peine de l'exil et la pauvreté! Il a plu aux citoyens de Florence, de cette belle et célèbre fille de Rome, de me jeter hors de son sein, où je suis né, où j'ai été nourri toute ma vie, où enfin, si elle le permet, je désire de tout mon cœur aller reposer mon ame fatiguée, et finir le peu de temps qui m'est accordé. Dans tous les pays où l'on parle notre langue, je me suis présenté errant, presque réduit à la mendicité, montrant malgré moi les plaies que me fait la fortune, et qu'on a souvent l'injustice d'imputer à celui qui les reçoit. J'étais véritablement comme un vaisseau sans voiles, sans gouvernail, jeté dans des ports, des golfes, et sur des rivages divers par le vent rigoureux de la douleur et de la pauvreté. Je me suis montré aux yeux de beaucoup d'hommes, à qui peut-être un peu de renommée avait donné une toute autre idée de moi; et le spectacle que je leur ai offert a non-seulement avili ma personne, mais peut-être rabaissé le prix de mes ouvrages..... C'est pourquoi je veux relever ceux-ci autant que je pourrai par les pensées et par le style, pour leur donner plus de poids et d'autorité».
Il explique ensuite très-longuement pourquoi il a fait cet écrit, non en latin, mais en langue vulgaire, et il donne de très-bonnes raisons de sa préférence et de son attachement pour cette langue à laquelle il croit avoir tant d'obligations, mais qui lui en a eu en effet de bien plus grandes. C'est après tous ces préambules qu'il place enfin sa première canzone 743, et qu'il en fait le commentaire. Je n'essaierai point d'en donner ici une idée; l'extrait le plus resserré entraînerait trop de longueurs, car il entreprend d'expliquer et le sens littéral et le sens allégorique de chaque pièce, de chaque vers, et presque de chaque mot. C'est ainsi qu'il a comme donné l'exemple de la terrible méthode qu'ont suivie ses commentateurs. Si le texte du Dante se perd souvent et disparaît en quelque sorte sous leurs prolixes commentaires, ils n'ont fait sur sa Divina Commedia que ce qu'il avait fait lui-même sur les trois odes de son Banquet 744. Mais ce qu'il est plus important de remarquer, c'est qu'avant de s'engager dans ces explications, il prédit, d'une manière claire et positive, quoique figurée, la gloire à laquelle était sur le point de s'élever la langue italienne, encore si près de sa naissance, gloire que lui présageait la chûte même de la langue latine, qu'on ne parlait plus. «Telle est, dit-il, la nourriture solide dont des milliers d'hommes vont se rassasier, et que je vais leur servir en abondance; ou plutôt tel est le nouveau jour, le nouveau soleil qui s'élèvera, dès que le soleil accoutumé sera parvenu à son déclin. Il rendra la lumière à ceux qui sont dans les ténèbres, parceque l'ancien soleil ne luit plus pour eux».
Note 743: (retour)Voi che'ntendendo, il terzo ciel movete,
Udite il ragionar ch'è nel mio core, etc.Cette première canzone n'a que quatre strophes de treize vers. La deuxième, qui commence par ce vers:
Amor, che nella mente mi ragiona,a cinq strophes de dix-huit vers. La troisième en a sept de vingt vers; elle commence par ceux-ci:
Le dolci rime d'amor, ch'i sotia
Cercar ne' miei pensieri.
Quand cet illustre exilé crut que l'empereur Henri VII pourrait le faire rentrer dans sa patrie, il employa, comme nous l'avons vu, toutes sortes de moyens pour soutenir les prétentions de ce prince et renforcer son parti en Italie. Un de ces moyens fut de composer en latin un traité qu'il intitula de Monarchiâ, de la Monarchie 745. Dans cet ouvrage, divisé en trois livres, il examine: 1°. Si la monarchie (et par-là il entendait la monarchie universelle) est nécessaire au bonheur du monde; 2°. si le peuple romain avait eu le droit d'exercer cette monarchie; 3°. si l'autorité du monarque dépend de Dieu immédiatement, ou d'un autre ministre ou vicaire de Dieu. Il décide affirmativement la première question; il résout dans le même sens la seconde; mais c'est surtout pour la troisième qu'il s'est fait, parmi les papistes italiens, un grand nombre d'ennemis. Il y soutient la dépendance immédiate où le monarque est de Dieu, et borne par conséquent la puissance du pape à son autorité spirituelle. Il réfute l'un après l'autre tous les arguments tirés de l'ancien et du nouveau Testament, de la prétendue donation de Constantin et de celle de Charlemagne, dont s'étayaient les partisans de la souveraineté temporelle des papes. Il prouve ensuite que l'autorité ecclésiatique n'est pas la source de l'autorité impériale, puisque l'église n'existant pas, ou n'opérant point encore, l'empire avait eu toute sa force; et il le prouve par une argumentation réduite aux termes du calcul, ou, comme on dit communément, par A et par B 746.
Note 746: (retour) Sit ecclesia a, imperium b, autoritas sive virtus imperii c. Si non existente a, c est in b, impossibile est a esse caussam ejus quod est c esse in b; cum impossibile sit effectum prœcedere caussam in esse. Adhuc, si nihil operante a, c est in b, necesse est a non esse caussam ejus quod est c esse in b, cum necesse sit ad productionem effectus prœoperari caussam, prœsertim efficientem, de qua intenditur.
Ce livre fit beaucoup de bruit, et il en fit long-temps: près de vingt ans après la mort du Dante, un légat du pape Jean XXII 747, voyant que l'antipape Pierre Corvara, établi par l'empereur Louis de Bavière, se servait de ce livre pour soutenir la validité de son élection, ne se contenta pas de le prohiber et de soumettre tous ceux qui le liraient aux censures de l'église, il voulut de plus que l'on exhumât les os de son auteur, qu'on les jetât au feu, et qu'on imprimât à sa mémoire une ignominie éternelle. Des gens sensés 748 s'opposèrent à cette violence; et c'est à ce fougueux légat, plus qu'à la mémoire du Dante, qu'il épargnèrent une ignominie.
Un autre ouvrage du Dante, aussi écrit en latin, a donné lieu à des disputes d'une autre espèce; c'est celui qui a pour titre de Vulgari Eloquentiâ, de l'Éloquence vulgaire 749. Il n'y avait guère plus d'un siècle que la langue italienne était née, et déjà elle comptait un nombre considérable d'écrivains et surtout de poëtes, qui lui avaient fait faire de grands progrès, et l'un d'eux, dans un ouvrage immortel, l'avait presque portée au terme où elle devait se fixer. C'était à lui, sans doute, qu'il appartenait de parler de cette langue, d'apprécier les hommes qui l'avaient rendue éloquente, et d'en présager les destinées. Son ouvrage devait avoir quatre livres; mais il n'eut pas le temps de l'achever, et les deux premiers livres seulement étaient faits lorsqu'il mourut. Dans le premier, après des considérations générales sur les langues, telles que l'état des connaissances de son siècle pouvait les lui permettre, il recherche quel est celui de tous les dialectes récemment nés dans toutes les parties de l'Italie, qui mérite par excellence d'être appelé la langue italienne ou vulgaire. Il rejette d'abord, même du concours, comme trop grossiers et tout-à-fait informes, ceux des Romains, des Milanais, des Bergamasques et plusieurs autres, à la base de l'Italie.
Note 749: (retour) Il fut imprimé pour la première fois à Paris, en 1577, sous ce titre: Dantis Aligerii præcellentiss. poëtæ de vulgari Eloquentiâ libri duo, nunc primum ad vetusti et unici scripti codicis exemplar editi; ex libris Corbinelli, etc. Il est inséré dans les deux éditions de Venise, déjà citées, avec la traduction italienne, dont il sera parlé plus bas.
Les Toscans avaient dès-lors de grandes prétentions à la suprématie du langage; Dante la leur refuse, et leur reproche avec aigreur des locutions basses et corrompues comme leurs mœurs; il rejette également les Gênois, et passant à la partie gauche de l'Apennin, il ne traite pas moins sévèrement la Romagne, Ancône, Mantoue, Vérone, Vicence, Padoue, Venise. Il n'est tenté de se laisser fléchir que pour Bologne; mais quoique le langage y fût meilleur (avantage que cette ville est bien loin d'avoir conservé) 750 il ne reconnaît point encore là ce vulgaire italien qu'il cherche. C'est que ce parler, dit-il enfin, n'appartient à aucune ville en particulier, mais qu'il appartient à toutes, et qu'il est comme une mesure commune avec laquelle on doit comparer tous les autres. Il donne à ce parler les titres d'illustre, de cardinal, c'est-à-dire fondamental, d'aulique, de courtisan, et il allégue pour tous ces titres des raisons qu'il importe peu de savoir. C'est celui-là qui est par excellence l'italien vulgaire; c'est celui qu'ont employé dans leurs vers tous les poëtes siciliens, apuliens, toscans ou lombards, et c'est par cette solution qu'il termine son premier livre.
Dans le second, il examine l'emploi fait et à faire de ce langage, les matières où il doit être employé, les auteurs qui en ont fait usage, les genres de poésie qui ne doivent pas en avoir d'autres. Il met au premier rang l'ode ou canzone, et, dans tout le reste du livre, il s'attache à considérer en détail tout ce qui regarde ce poëme, le style, le nombre des vers, leurs mesures diverses, l'entrelacement des rimes, la structure variée de la strophe ou stance, en tirant toujours ses exemples des poëtes alors les plus célèbres. Il aurait sans doute ainsi traité de tous les autres genres de poésie, si la mort n'eût mis fin à ses travaux et à ses malheurs.
Cet ouvrage, resté imparfait, fut inconnu pendant deux siècles. Il en parut une traduction italienne dans le seizième, et cette publication causa de violents débats. La langue était alors perfectionnée et fixée. Les Toscans prétendaient, non sans fondement, que c'était à eux qu'en appartenait la gloire, qu'en un mot la langue italienne était leur propre langue. On a vu comment Dante les avait traités dans son livre. Plusieurs autres particularités de cet ouvrage, et l'idée même qui en faisait la base leur déplaisaient également: ils prirent le parti de nier que Dante en fut l'auteur: Gelli, Varchi, Borghini, plusieurs autres savants critiques soutinrent cette négative. On joignit à la traduction, la publication du texte même; ils écrivirent contre le texte et contre la traduction: d'autres en prirent la défense. Les uns voulaient que la prétendue traduction fût un original qu'on avait fait exprès pour injurier la langue toscane, et que le prétendu original latin, ne fût lui-même qu'une traduction; les autres, par un excès contraire, assuraient que non seulement le texte latin était du Dante, mais que c'était lui-même qui s'était traduit; et dans le dernier siècle le savant Fontanini a encore soutenu cette opinion 751; mais il est enfin généralement reconnu que l'ouvrage latin est du Dante, et que la traduction est du Trissin 752.
Pour ne rien oublier des productions de ce poëte, il faut rappeler même sa Paraphrase des sept psaumes pénitentiaux, ouvrage de ses dernières années, composé en tercets ou terzine, comme la Divina Commedia, mais en style aussi languissant et aussi faible que celui de ce poëme est fort et sublime 753. On y joint ordinairement ce qu'on appèle le Credo du Dante; c'est un morceau du même genre et écrit en même style, composé d'une paraphrase du Credo, de l'explication des sept sacrements, de celle des sept péchés capitaux; enfin, de la paraphrase du Pater et de l'Ave. Tout cela mis à la suite l'un de l'autre, forme un ensemble très-édifiant sans doute, mais d'une faiblesse affligeante, et qu'on a peine à croire sorti de la même veine qui produisait le poëme extraordinaire, dont il nous reste à parler.
Note 753: (retour) On a cru long-temps que cette paraphrase n'avait point été imprimée, et Crescimbeni n'en parle que comme d'un ouvrage resté en manuscrit. Stor. della vulg. poës., v. I, l. VI, p. 402. Elle avait été cependant publiée dans un volume in-4°., où étaient réunis quelques autres écrits de piété, sans date, ni nom d'imprimeur, mais que le Quadrio, à qui un savant oratorien en donna connaissance, jugea être d'environ l'an 1480. Voyez ce qu'il en dit Stor. e rag. d'ogni poesia, v. VII, p. 120. Il publia lui-même ces psaumes, ainsi que le Credo, etc., accompagnés du texte latin, avec des sommaires, des explications et des notes; Bologne, 1753, in-4°. Pic. Zatta a inséré cette publication entière du Quadrio dans son édition du Dante, vol. IV, part. II, à la fin.
Dante avait eu d'abord le projet de composer en latin ce poëme: il l'avait même commencé; Boccace et d'autres auteurs en rapportent les premiers vers 754; mais soit qu'il se défiât d'autant plus de son style dans cette langue, qu'il connaissait mieux et qu'il étudiait plus assidûment Virgile; soit qu'il ambitionnât une gloire toute nouvelle, en écrivant en langue vulgaire un grand ouvrage, ce dont personne n'avait encore eu l'idée; soit enfin qu'il craignît que la langue vulgaire s'accréditant tous les jours davantage en Italie, s'il écrivait dans une langue qu'on ne parlait plus, il ne fût bientôt oublié comme elle, il changea de pensée, et se mit à écrire en italien. J'ai dit, dans la notice sur sa vie, qu'il avait commencé son poëme à Florence, et qu'il en avait fait les sept premiers chants avant son exil. Boccace le dit expressément. Il rapporte que ces sept chants s'étaient trouvés parmi les papiers que la femme du Dante avait cachés quand le peuple, excité contre lui, vint piller sa maison; elle les remit à un assez bon poëte et historien de ce temps, nommé Dino Compagni, intime ami de son mari, et qui les lui fit passer chez le marquis Malaspina, où il était réfugié, pour qu'il pût continuer son ouvrage. Ce que Franco Sacchetti raconte, dans deux de ses Nouvelles 755, de deux aventures que le Dante eut avec un forgeron et avec un ânier qui, l'un en battant le fer, l'autre en menant ses ânes, chantaient et estropiaient des morceaux de son poëme, comme ils auraient fait des chansons des rues 756, prouve qu'il s'était déjà répandu des copies de ce qu'il en avait fait, et qu'elles couraient même parmi le peuple. S'il y a dans ces sept chants quelques passages qui ne peuvent avoir été faits que depuis son exil, c'est qu'ils furent ajoutés dans la suite, lorsqu'il eut repris son travail, et à mesure que les circonstances de sa vie lui donnaient l'idée de placer dans ces premiers chants de nouveaux personnages, ou des allusions à de nouveaux faits 757].
Note 756: (retour) Dante, s'approchant de la boutique du forgeron chanteur, prit son marteau, ses tenailles, tous ses autres outils, et les jeta, l'un après l'autre, dans la rue; puis il dit: «Si tu ne veux pas que je gâte tes affaires, ne gâte pas les miennes.--Que vous ai-je gâté, reprit le forgeron?--Tu chantes mon livre, reprit le Dante, et tu ne le dis pas comme je l'ai fait: ce sont mes outils, à moi, et tu me les gâtes». Le forgeron, tout en colère, n'ayant rien à répondre, ramasse ses outils et retourne à son ouvrage; et s'il voulut chanter ensuite, ce fut les aventures de Tristan et de Lancelot. Nouv. 114. Une autre fois, se promenant par la ville, le bras armé, comme on l'avait alors, Dante rencontra un ânier qui, tout en conduisant devant lui ses ânes, chantait aussi son poëme; et quand il en avait chanté quelques vers, il fouettait ses ânes, en disant arri! Dante lui donna un coup de brassard sur les épaules, et lui dit: «Je ne l'ai pas mis cet arri, etc.» nouv. 115.
Il y a eu parmi les auteurs italiens de grandes discussions sur le titre de ce poëme et sur les raisons qui purent l'engager à intituler Comédie un ouvrage qui certainement n'a rien de comique. La Tasse 758, Mafféi 759, et après eux Fontanini 760 paraissent en avoir donné la véritable explication, qui rend inutile tout le verbiage des autres dissertateurs. Dans son livre de l'Éloquence vulgaire 761 Dante distingue trois styles différents, le tragique, le comique et l'élégiaque; il entend, dit-il, par la tragédie le style sublime, par la comédie celui qui est au-dessous, et par l'élégie le style plaintif, qui convient aux malheureux. Il est clair, d'après ces définitions, qu'il a donné à son poëme le titre de Comédie parce qu'il croyoit en avoir écrit la plus grande partie dans ce style moyen qui est au-dessous du sublime et au-dessus de l'élégiaque. Il se défiait trop, et de son propre génie, et de celui de cette langue vulgaire qui n'avait encore traité que des sujets frivoles, à qui il donnait le premier une destination plus noble, un caractère et un style assortis à cette destination nouvelle; c'était un aigle qui ne s'apercevait en quelque sorte ni de la hardiesse de son essor, ni de la hauteur de son vol. Ses compatriotes ne tardèrent pas à lui rendre plus de justice qu'il ne s'en était rendu lui-même.
Son poëme parut, non-seulement si sublime par le style, mais tellement rempli de connaissances rares, de conceptions profondes, d'abstractions philosophiques, d'allusions cachées, d'allégories et presque de mystères, que la république de Florence ordonna par un décret 763 qu'il fût nommé un professeur payé par le trésor public pour lire et expliquer ce poëme. Boccace, qui était alors regardé à juste titre comme un des pères de la langue italienne, fut le premier jugé digne de cet honneur. Après quelque résistance, il consentit à l'accepter, et moins de deux mois après le décret 764 il ouvrit le cours de ses explications, un dimanche dans une église 765. Il remplit le même emploi jusqu'à sa mort, arrivée deux ans après 766; il nous est resté de son travail un commentaire grammatical, philosophique et oratoire, seulement sur les seize premiers chants de l'Enfer, et qui ne laisse pas de remplir deux assez gros volumes. Après Boccace, d'autres furent nommés pour le remplacer, et l'on compte parmi eux des écrivains d'un très-grand mérite, tels que Philippe Villani, François Philelphe, etc. Dans des temps postérieurs, l'académie florentine renouvela en quelque sorte cet usage. Ses membres les plus distingués se firent gloire d'y lire des explications, qu'ils appellent Lezioni, sur les endroits les plus difficiles du Dante; la plupart de ces leçons sont imprimées. Il n'est pas sûr qu'il n'y ait pas dans tout cela beaucoup de fatras, que souvent même l'auteur expliqué n'en soit devenu plus obscur; mais cela prouve du moins une admiration qui n'a existé pour aucun autre poëte moderne, et un enthousiasme soutenu qui honore à la fois et le poëte et sa patrie.
Ce ne fut pas seulement à Florence que de tels honneurs lui furent rendus. Avant la fin du même siècle on voit à Bologne, à Pise, à Venise et à Plaisance Dante expliqué dans les chaires publiques 767.
Note 767: (retour) A Bologne, en 1375, par Benvenuto de' Rambaldi da Imola, qui remplit dix ans cette chaire, et qui a laissé sur Dante un ample commentaire latin; à Pise, en 1385, par Fr. di Bartolo da Buti, dont on conserve à Florence les commentaires manuscrits; à Venise, par Gabriel Squaro, de Vérone; à Plaisance, en 1398, par Filippo da Reggio. Voy. Tirab., t. V, p. 398.
Bientôt les copies de son poëme furent dans toutes les bibliothèques publiques et particulières; et avant même que l'invention de l'imprimerie en eût pu rendre la multiplication plus grande et plus rapide, il était partout en Italie l'objet des éloges, des études, des disputes et des commentaires; l'imprimerie dès sa naissance s'en empara avec une telle ardeur, que dans la seule année 1472 il s'en fit presque à la fois trois éditions 768, et qu'on en a depuis compté plus de soixante: avant la fin du quinzième siècle, il avait déjà paru avec trois différents commentaires, et il y en a eu plusieurs autres depuis. Ce serait un bon moyen, pour ne point entendre le Dante, que de les consulter tous; car la plupart se contredisent, et dans les leçons qu'ils suivent, et dans les explications qu'ils donnent. Si ce premier des poëtes modernes jouit, au au moins dans sa patrie, du même respect que les anciens, il partage avec eux le malheur d'être souvent devenu moins intelligible par le pédantisme des interprètes et par leur nombre.
Un autre sort commun entre lui et les anciens, c'est d'avoir été le sujet des controverses les plus animées et des plus âcres disputes entre les savants; elles furent surtout très-chaudes dans le seizième siècle. Le Varchi y donna le premier sujet, en osant mettre, dans son Ercolano, Dante au-dessus d'Homère. Un certain Castravilla, personnage réel ou supposé, ce qu'on n'a jamais bien pu savoir, pour venger Homère, mit le poëme du Dante non-seulement au-dessous de l'Illiade et de l'Odyssée, mais au-dessous des plus mauvais poëmes. Mazzoni lui répondit par une défense en règle du Dante; Bulgarini l'attaqua par des considérations; Mazzoni répliqua par un ouvrage plus gros que le premier, qui lui attira une forte duplique; d'autres se jetèrent dans la mêlée, les uns pour, les autres contre; enfin les écrits qui attaquèrent et qui défendirent alors notre poëte, et ceux qui l'ont attaqué ou défendu depuis, lui forment dans les bibliothèques italiennes un cortége imposant et nombreux. Il serait infiniment réduit, comme tous les cortéges de cette espèce, si l'on n'y voulait admettre que des éclaircissements utiles, les objections fondées ou les réponses péremptoires.
Plusieurs auteurs italiens ont voulu découvrir où Dante avait pris l'idée principale de son poëme; les uns, comme Fontanini 769, pensent que de son temps il y avait plusieurs vieux romans déjà traduits en italien, tels que ceux de la Table ronde, des Pairs de France, et celui de Guérin, surnommé il Meschino. C'est dans ce dernier qu'un certain puits de saint Patrice, très-célèbre en Irlande, pouvait avoir donné au Dante, par sa forme, l'idée de celle de son Enfer. D'autres croient, avec M. l'abbé Denina 770, qu'il a pu imiter deux de nos anciens fabliaux du treizième siècle, l'un de Raoul de Houdan, intitulé Songe ou Voyage de l'Enfer 771, où l'auteur feint être descendu et avoir trouvé des gens qu'il nomme; l'autre, qui a pour titre du Jongleur qui va en Enfer 772, le même M. Denina croit voir dans un événement arrivé à Florence vers ce temps-là une autre source où Dante put puiser 773. Dans une fête publique, donnée pour célébrer l'arrivée d'un légat du pape, on offrit au peuple un spectacle digne de ce siècle. On représenta l'Enfer avec ses feux et tous ses supplices. Des hommes étaient vêtus en démons et d'autres en âmes damnées. Les premiers faisaient souffrir aux autres diverses sortes de tourments.
Le théâtre était au milieu d'un pont de bois jeté sur l'Arno; le reste du pont était rempli d'une foule de curieux. Il rompit sous le poids, et il se noya beaucoup de monde, démons, damnés et spectateurs 774. Ce triste spectacle put, selon M. Denina, donner au poëte la première idée de son Enfer; mais cette conjecture ne s'accorde point avec les dates. L'événement arriva en 1304: Dante avait été banni de Florence plus de deux ans auparavant, et nous avons vu que dès avant son exil il avait fait les sept premiers chants de son poëme. Il est beaucoup plus vraisemblable que ces sept chants, lus par Dino Campagni, avant qu'il les renvoyât à leur auteur, et sans doute communiqués à plusieurs autres personnes, exaltèrent l'imagination de ceux qui en entendirent parler, et firent naître l'idée de cette étrange et malheureuse fête 775.
Note 774: (retour) Cet événement est raconté par Jean Villani, 1. VIII, c. 70 de son Histoire. La fête avait été précédée d'une proclamation qui invitait à se rendre sur ce pont et au bord de l'Arno, tous ceux qui voudraient savoir des nouvelles de l'autre monde: l'historien tire de cette annonce une plaisanterie par laquelle il termine le récit de cette catastrophe, et qui n'est pas trop assortie au sujet, ni à la dignité de l'histoire. «Ce qui n'était qu'un jeu et une moquerie, dit-il, devint une chose sérieuse; et, comme on l'avait proclamé, beaucoup de gens qui y périrent, allèrent savoir des nouvelles de l'autre monde». Siche il giuoco da beffe tornò a vero, come era ito il bando, che molti per morte n'andarono a sapere dell' altro monde.
Je m'étonne que jusqu'ici personne n'ait soupçonné une autre origine, non pas, il est vrai, à la fiction particulière de l'Enfer, mais à la fiction générale, qui est comme la machine poétique de tout l'ouvrage. C'est le Tesoretta ou petit Trésor de Brunetto Latini, maître du Dante 776. L'analyse que j'en ferai, en examinant toutes les sources où le génie du Dante a pu puiser, ne laissera là-dessus aucun doute.
Note 776: (retour) Un seul auteur italien l'a soupçonné, c'est M. Giam. Corniani, dans ses Secoli della Letter. ital. Il y dit, vol l, p. 196, qu'il n'est pas improbable que l'idée de l'introduction du poëme ait été suggérée au Dante par le Tesoretto de son maître Brunetto Latini; mais l'ouvrage de M. Corniani n'a été imprimé qu'en 1804; et c'était au commencement de cette même année que j'écrivais ceci, et que je le lisais publiquement.
Quoi qu'il en soit, l'idée générale d'un poëme dont toute l'action se borne à une espèce de voyage dans l'Enfer, dans le Purgatoire et dans le Paradis, est nécessairement triste, et paraît au premier coup-d'œil trop différente des sujets traités par tous les autres grands poëtes; mais en convenant de cette tristesse et de cette différence, le judicieux Denina soutient que cette idée ne pouvait être plus heureuse si l'on considère les temps où Dante écrivait 777. J'en suis fâché pour les admirateurs de ces temps et pour ceux qui, dès que l'on exprime ou son indignation ou son mépris pour les opinions et les pratiques superstitieuses, crient que c'est la religion qu'on attaque; mais voici les propres expressions de ce très-religieux et très-sage écrivain. «Alors, dit-il, à la crédulité la plus universelle et la plus profonde se joignaient toutes sortes de vices et de crimes publics et particuliers. Dante ne pouvait donc manquer de sujets célèbres à représenter dans les scènes de son poëme. La superstition dominante donnait à ses fictions la plus grande probabilité». Voyons donc enfin quelles sont ces fictions et quelle est la conception extraordinaire où elles sont employées. Examinons la Divina Commedia avec plus d'attention qu'on ne l'a fait jusqu'ici, mais avec la défiance qu'on doit toujours avoir de soi-même en jugeant un auteur célèbre, surtout quand cet auteur est étranger.
Page 100, ligne 10. «Et changèrent des Polybes, etc., en antiphonaires et en recueils d'homélies».--C'est ainsi qu'en 1772, Paul-Jacques Bruns, Anglais, examinant dans la Bibliothèque du Vatican un beau manuscrit, timbré 24, qui paraît du huitième siècle, contenant les livres de Tobie, de Job et d'Esther, s'aperçut que le texte en avait été écrit par-dessus une écriture plus ancienne. Il reconnut que le vélin avait été arraché de différents manuscrits, et qu'on trouvait dans ce livre des fragments de plusieurs autres livres. Quelques feuillets contenaient autrefois des Oraisons de Cicéron, mais rien qui n'ait été publié. Quatre autres feuillets lui offrirent un fragment de l'un des livres de Tite-Live qui nous manquent (le quatre-vingt-onzième). Il est clair que ces quatre feuillets ont été arrachés d'un ancien manuscrit de Tite-Live, comme les autres l'ont été d'un manuscrit de Cicéron, par un copiste du huitième siècle qui manquait de vélin, ou pour qui il eût été trop cher. Ce fragment fut imprimé à Paris en 1773, et réimprimé chez M.P. Didot l'aîné, avec une traduction française, en 1794, in-12. Ajoutez ce trait à tant d'autres semblables, vous verrez à qui est due l'entière destruction d'une bonne partie des chefs-d'œuvre que nous regrettons. Notre Bibliothèque impériale possède aussi plusieurs manuscrits grattés, et sur lesquels des auteurs du moyen âge ont mis visiblement à la place d'ouvrages des anciens, des vies de saints et autres productions de même espèce.
Page 121, ligne 4. «Mais c'est un ou deux ans que dit Gui d'Arezzo lui-même dans une lettre qui nous est restée de lui». Cette lettre est imprimée dans le recueil publié par Martin Gerbert, et cité deux pages après ceci, p. 137, note 1. Voici le passage de la lettre: Nam si illi pro suis apud Deum devotissime intercedunt magistris, qui hactenus ab eis vix decennio cantandi imperfectam scientiam consequi potuerunt, quid putas pro nobis nostrisque adjutoribus fiet, qui annali spatio, aut si multum biennio, perfectum cantorem efficimus? (Epistola Guidonis Michaeli Monaco De ignoto cantu directa.)
Page 238, ligne 7.--«Dans les poëtes Latins du meilleur temps, on trouve des vers dont le milieu forme consonnance avec la fin, ou deux vers de suite dont les derniers mots ont le même son». J'ai surtout invoqué pour preuves les vers élégiaques de Tibulle, de Properce et d'Ovide, qu'il suffit en effet d'ouvrir pour en trouver. Je pouvais citer une autorité plus forte encore, celle de Virgile. Comme cela est moins reconnu dans les vers, et que ceux qui riment de cette manière sont épars dans ses différents poëmes, j'en citerai ici quelques exemples, qui ne peuvent laisser aucun doute.
Vers de Virgile, dans lesquels le milieu rime avec la fin.
Rimes plus riches:
On ne trouve pas moins de rimes de cette espèce dans les vers lyriques. En voici quelques exemples tirés d'Horace:
Observez que tous ces vers rimés sont dans une seule ode, la première.
Je n'ai pas le faible mérite de rassembler ces exemples; je les ai trouvés réunis dans la traduction d'une lettre anglaise sur l'art des vers, imprimée en 1779, à Paris, dans un recueil intitulé: Mélange de traductions de différents Ouvrages grecs, latins et anglais, etc., par l'auteur de la traduction d'Eschyle (Lefranc de Pompignan). Je répéterai ici que si l'on n'avait pas attaché à ces consonnances une certaine idée de beauté, elles eussent été de véritables fautes.
Page 244, addition à la note 420.--On voit que ce que j'ai dit des Troubadours provençaux, Fauchet le dit, dans ce passage, des Trouvères français. La ressemblance est égale sur beaucoup d'autres points. Mais les Troubadours et les Trouvères, s'élevèrent-ils en même temps? Si ce fut à l'imitation les uns des autres, lesquels servirent aux autres de modèles? Ce sont là des questions souvent débattues, du moins en France, et qui le seront peut-être long-temps encore. Je les laisse entières, et n'ai pas voulu même y entrer. Les rapports dont il s'agit ici entre les Troubadours et les Arabes sont certains: il est certain aussi que les Arabes ou Sarrazins d'Espagne, n'empruntèrent rien des Provençaux, mais bien les Provençaux des Sarrazins. Les conséquences ultérieures ne sont pas de mon sujet.
Page 395, ligne 2. «Des poëtes italiens s'étaient fait entendre à Bologne, à Pérouse, etc.». L'ancien rimeur de Pérouse est Cecco Nuccoli. L'Allacci a inséré vingt-neuf sonnets de lui dans son recueil. La langue y est plus informe, plus mêlée de mots non encore assouplis au nouvel idiôme, que dans la plupart des autres poésies de ce temps. Ils sont d'ailleurs d'un genre tout particulier; c'est une espèce de burlesque ou de plaisanterie satyrique; dont ce Cecco paraît avoir fait le premier essai. Il y en a d'amoureux, mais l'amour s'y exprime plutôt avec originalité qu'avec tendresse. Par exemple, le poëte aime une femme dont le nom commence par T. Il est plus amoureux de cette lettre, qu'un enfant ne l'est des fruits: il veut la placer parmi les lettres voyelles, et pour l'honorer davantage, l'entourer de perles; il veut par-là plaire à l'amour dont il est l'esclave. Il ne lui demande qu'une grâce, c'est de ne pas mourir des coups que ses traits lui portent; de ne pas mourir surtout tandis qu'il gêle.
Ce sonnet est celui de tous où la langue est le moins estropiée, et dont le sens est le plus clair. D'autres ont trait à de petites circonstances particulières à l'auteur; quelques-uns font allusion à des événements publics; ce sont de vraies énigmes pour nous. Il y en a de si obscurs qu'ils ressemblent à ces sonnets du Burchiello, inintelligibles à dessein, et qui sont de vrais coq-à-l'âne. Comment, par exemple, trouver un sens au sonnet suivant? On y voit bien que l'auteur est avec un seigneur très-riche, très-généreux, qui fait une grande dépense, et chez qui l'on fait très-bonne chère, mais ce ne sont que des à peu près, et dans plusieurs endroits le sens précis des termes nous échappe.
Il y en a un autre, fait sans doute dans la première jeunesse de l'auteur, dans lequel tout ce qu'on voit, c'est que son père l'entretenait chichement, qu'il allait presque nu, qu'il avait perdu au jeu une petite jument, que pour obtenir de ce père un habit, il avait promis de ne plus jouer, et qu'il avait manqué à sa parole. C'est celui qui commence par ce quatrain, page 220 du recueil.
Mais en voici un pour lequel, du moins à ce qu'il me semble, il faudrait être un Œdipe.
On doit remarquer que ces deux derniers sonnets ont trois tercets à la fin, au lieu de deux. C'est un reste des libertés qu'on se donnait à la naissance de cette sorte de poésie, avant que la forme en fût entièrement fixée; c'est d'un autre côté l'origine des sonnets avec une queue, colla coda, qu'on employa quelques siècles après, surtout dans le genre burlesque et satirique, et dont il paraîtrait que Cecco Nuccoli eût fourni le premier modèle.
Page 402, dernier alinéa.--«La première forme des odes ou canzoni, était empruntée des Provençaux: à leur exemple, les poëtes italiens avaient, des l'origine, donné aux strophes des entrelacements harmonieux de rimes et de mesures de vers».
Une chose qui mérite d'être observée, c'est que de toutes les formes de strophes que les Italiens pouvaient emprunter des Provençaux, ils ne choisirent que les plus longues et les plus graves. N'ayant cependant à chanter que l'amour, ils négligèrent toutes ces formes brèves et légères, flatteuses pour l'oreille et favorables au chant, mais qui leur parurent apparemment trop frivoles pour le caractère qu'ils voulurent donner dans leurs vers à cette passion. Quelques-uns des premiers poëtes siciliens essayèrent de ces rhythmes plus vifs de six, de sept et de neuf vers; mais les meilleurs poëtes du continent, Guinizzelli, Guittone d'Arezzo et les autres, contents d'avoir le sonnet pour petite ode, ne donnèrent à leurs grandes canzoni que des strophes de douze, treize, quinze, dix-huit et vingt-un vers, parmi lesquels encore ils en mirent plus souvent de grands que de petits. Dans leurs strophes bien arrondies, les rimes et les mesures de vers, quoique harmonieusement entrelacées, ne résonnèrent point aussi sensiblement, ne vibrèrent point avec autant de force, et n'eurent point de retours aussi sonores que dans ces petits couplets qui pouvaient exprimer la joie comme la tendresse, et qui devaient inspirer aux chanteurs des airs aussi variés que les rhythmes. On ne trouve dans leurs poésies rien qui ressemble à ces jolies coupes de strophes:
Guillaume IX, comte de Poitou, mort en 1127.
Le même.
Peyre d'Auvergne.
Rambaud, prince d'Orange.
Marcabrus.
Voyez cette strophe entière, citée, page 282, note 1.
Observons encore que la langue italienne, dès sa naissance, ayant presque entièrement rejeté de ses mots la terminaisons masculines, les vers ne purent avoir, à peu d'exceptions près, que des rimes féminines et des terminaisons tombantes, dont le croisement et la combinaison, dans les canzoni comme dans les sonnets, ne purent faire entièrement disparaître l'uniformité, tandis que dans les chansons provençales, le mélange des rimes masculines et féminines entretenait une variété agréable, et que le plus souvent même des rimes toutes masculines, mais croisées entr'elles, donnaient à la strophe plus de vigueur, et sans doute au chant plus de caractère et d'originalité.
Page 428, addition à la note 695.--En 1282, dit Giov. Villani, l. VII, c. 78, Florence étant gouvernée par quatorze magistrats, sous le titre de Bons-hommes, buoni Huomini, il parut difficile de réunir, sans confusion, en un seul esprit, tant d'esprits divisés entre eux, une partie étant Guelfe et l'autre Gibeline. On abolit donc ce gouvernement, et l'on en créa un nouveau, qu'on nomma les Prieurs des arts. Il y en eut d'abord seulement trois, ensuite six, un pour chacun des six quartiers ou sesti de la ville: on y en ajouta d'autres de temps en temps: ils s'élevèrent à douze, à quatorze, et enfin jusqu'à vingt-un, autant qu'il y avait d'arts ou métiers. Le but de cette institution populaire étant surtout l'abaissement des nobles, on exigea que tout citoyen fût porté sur le registre ou la matricule de l'un de ces arts, quand même il ne l'exercerait pas, afin, dit un autre historien, que les nobles qui voudraient occuper quelque emploi déposassent, en prenant le nom de l'un des métiers, une partie de l'arrogance que leur inspirait cet orgueilleux mot de noblesse. Giudicavano esser necessario che almeno col nome che prendevano, deponessero parte dell'alterigia che porgea loro quella boriosa voce della nobilità.--Scipion Ammirato, Istor. fior., l. III. Voyez sur cette même institution, Machiavel. Istor. fior., l. II.
Page 440.--A ce qui est dit dans les huit premières lignes de cette page, sur le tombeau élevé au Dante par le père du cardinal Bembo, il faut ajouter que dans le dernier siècle, en 1780, le cardinal Valenti Gonzaga, étant légat du pape à Ravenne, en fit ériger un nouveau, beaucoup plus magnifique que le premier, et digne enfin du grand homme à qui il est consacré.
Page 442.--«Le Dante avait le teint brun...... la barbe et les cheveux noirs et crépus, habituellement l'air pensif et mélancolique». C'est le portrait qu'en fait Boccace, Vita e costumi di Dante. Il rapporte à ce sujet une petite anecdote. A Vérone, où son poëme, et surtout la première partie intitulée l'Enfer, avaient déjà beaucoup de réputation, et où il était lui-même généralement connu, parce qu'il y séjournait souvent depuis son exil, il passait un jour devant une porte où plusieurs femmes étaient assises. L'une d'elles dit aux autres à voix basse, mais pourtant de façon à être entendue de lui et de ceux qui l'accompagnaient: «Voyez-vous cet homme-là? c'est celui qui va en enfer et en revient quand il lui plaît, et rapporte sur la terre des nouvelles de ceux qui sont là-bas». Une autre femme lui répondit avec simplicité: «Ce que tu dis doit être vrai; ne vois-tu pas comme il a la barbe crépue et le teint brun? C'est sans doute la chaleur et la fumée de là-bas qui en sont la cause». Dante voyant qu'elle disait cela de bonne foi, et n'étant pas fâché que ces femmes eussent de lui une semblable opinion, sourit et passa son chemin.