Title: Sous la neige
Author: Edith Wharton
Release date: November 12, 2011 [eBook #37990]
Most recently updated: January 8, 2021
Language: French
Credits: Produced by William G. Spahr (This file was produced from
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nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
Transcriber's Note: The story appeared in La Revue de Paris as a three part serialization February 1st., 15th. and March 1st. 1912.
Cette histoire, c'est brin à brin, et par maintes gens, qu'elle m'a été contée. Et, comme il arrive d'habitude en pareil cas, j'ai entendu chaque fois une version nouvelle.
Si vous connaissez Starkfield, bourgade perdue dans la partie montagneuse du Massachusetts, vous aurez certainement remarqué son bureau de poste. C'est une construction qui date de la fin du XVIIIe siècle, en briques rouges, avec un fronton de bois peint en blanc et un péristyle à colonnes. Ce petit édifice classique se dresse au milieu de la Grand Rue, entre la banque et la pharmacie: beaucoup de villages de la Nouvelle-Angleterre en possèdent un semblable. Matin et soir, les habitants de Starkfield et les fermiers des environs s'y rassemblent, à l'arrivée du courrier. Parmi eux, vous n'avez pas été sans remarquer la haute taille et le visage tragique d'Ethan Frome. C'est là que je le vis moi-même pour la première fois, voici quelques années.
Bien que cet homme ne fût plus qu'une ruine, sa physionomie se détachait parmi les autres. Ce n'était pas sa haute taille qui le désignait à l'attention, puisque les Américains de vieille race ont très fréquemment cette stature élancée et mince, mais plutôt sa prestance et sa démarche. Son regard était à la fois triste et volontaire; il conservait, en dépit d'une claudication manifeste, quelque chose de vigoureux. Son visage sévère, hâlé, fatigué par le rude travail des champs, était d'une indicible mélancolie. Ses cheveux grisonnants, ses yeux glacés, lui donnaient l'aspect de la vieillesse, et je m'étonnai lorsqu'on m'apprit qu'il n'avait guère passé la cinquantaine.
Ce fut Harmon Gow qui me renseigna sur son âge. — Harmon Gow avait autrefois conduit la diligence allant de Starkfield au gros bourg de Bettsbridge, à l'époque où n'existaient pas les tramways électriques, et il connaissait sur le bout du doigt la chronique intime de toutes les familles qui habitaient ou avaient habité le long de son ancien parcours.
— Il a cette tête-là depuis son accident, — me dit-il, hachant ses phrases au gré de ses souvenirs. — Et il y aura en février prochain vingt-quatre ans que la chose est arrivée...
Ce fut lui aussi qui me narra l'origine de la terrible cicatrice rouge barrant le front d'Ethan Frome. Elle datait de l'accident qui, du même coup, lui avait tordu et noué tout le côté droit, le faisant ressembler à un vieux chêne foudroyé. Depuis lors, le pauvre homme ne pouvait effectuer sans douleur ces quelques pas entre son buggy et le bureau de poste. Tous les jours, vers midi, il venait de sa ferme, située à quelques milles de Starkfield, et, comme c'était justement l'heure où j'allais chercher mes lettres, il m'arrivait de le dépasser sous le péristyle ou d'attendre à sa suite, devant le guichet.
Je ne tardai pas à observer que, rarement, malgré son exactitude touchante, on lui remettait autre chose qu'un numéro du Bellsbridge Eagle. Sans même y jeter un coup d'œil, il le fourrait dans la poche de son veston usé. De temps à autre, pourtant, le receveur lui tendait une enveloppe, adressée à Mrs. Zenobia (ou Zeena) Frome, et qui montrait en gros caractères l'adresse d'un fabricant de produits pharmaceutiques et le nom d'une spécialité. Ces papiers rejoignaient aussitôt le journal, comme si le porteur était blasé à force d'en recevoir. Après quoi, il remerciait l'employé d'un petit signe de tête silencieux, et se retirait.
Chacun dans Starkfield le connaissait. On le saluait au passage, mais on respectait son désir d'isolement, et seuls quelques vieillards se risquaient à l'aborder. Dans ces occasions, Frome s'arrêtait un instant, ses yeux bleus fixés gravement sur l'interlocuteur, mais il répondait d'une voix si basse que jamais aucune de ses paroles n'était parvenue jusqu'à moi. Puis il remontait péniblement dans son buggy délabré, rassemblait les guides dans sa main gauche, et repartait sans hâte vers la ferme.
— Ce dut être un effroyable accident, — dis-je au vieil Harmon, un jour, en suivant du regard la démarche pénible de Frome.
Je songeais à la belle mine qu'avait dû avoir, jadis, cette tête blonde et énergique de jeune homme.
— De la pire espèce! — opina mon informateur; — presque suffisant pour tuer la plupart des hommes. Mais voilà, les Frome ont le crâne dur, et il y a bien des chances pour que celui-ci atteigne ses cent ans...
— Grand Dieu!
Je ne pus retenir ce cri. A ce moment, en effet, Ethan Frome venait de monter sur son siège; il se retournait pour voir si une caisse de drogues était bien calée à l'arrière du buggy, et j'aperçus sa figure telle qu'elle devait être quand il se croyait seul.
— Cet homme atteindre cent ans! — continuai-je, — mais il a l'air déjà mort et enterré!
Harmon tira de sa poche un bout de tabac, en prit une chique et l'enfourna dans sa vieille joue tannée.
— Qu'est-ce que vous voulez? il a passé trop d'hivers à Starkfield... Les malins s'en vont, eux...
— Pourquoi lui, alors, est-il resté?
Ah! voilà!... il fallait bien qu'il y eût quelqu'un à la ferme pour soigner son monde... Et il n'y a jamais eu qu'Ethan pour ce métier... D'abord son père, puis sa mère, puis sa femme...
— Et puis l'accident?...
— C'est ça même. Alors, n'est-ce pas? il a bien été forcé de rester! — ricana Harmon.
— Je comprends. Mais, maintenant, c'est eux qui le soignent?
Gravement, Harmon passa sa chique dans son autre joue; puis il reprit:
— Oh! quant à ça, non. C'est toujours Ethan, le garde-malade...
Dès le premier jour, le vieux conducteur m'avait débité tout ce qu'il savait de l'histoire, mais je pressentais que, pour en démêler les fils secrets, il fallait une plus vive imagination que la sienne. Toutefois une parole d'Harmon s'était gravée dans ma mémoire: «Il a passé trop d'hivers à Starkfield...»
Ah! je devais bientôt comprendre le sens profond de ces quelques mots! Le Starkfield que je connus ne ressemblait guère cependant au village isolé, perdu dans la montagne, où s'était écoulée la triste jeunesse d'Ethan Frome. Il était relié maintenant aux gros bourgs de la région. Le tramway électrique, la bicyclette permettaient aux jeunes gens de descendre, l'hiver, jusqu'à Bettsbridge ou à Shadd's Falls, et d'y passer la soirée au théâtre, dans les bibliothèques, ou aux réunions des «Jeunes Chrétiens». Mais quand arrive la saison froide, quand le village fut immobilisé sous une couche de neige qui s'accroissait sans répit, quand les vents du nord, tombant d'un ciel d'acier, se prirent à rôder autour des petites maisons de bois qui grelottaient derrière les ormes dépouillés de la Grande Rue, je commençai à deviner ce qu'avait dû être Starkfield alors qu'Ethan Frome avait vingt ans...
J'avais été envoyé par mes patrons pour surveiller un important travail que nous avait commandée l'usine de force motrice à Corbury Junction. Une grève prolongée des charpentiers ayant retardé la besogne, je me trouvai retenu, cet hiver, à Starkfield, le seul endroit habitable des environs.
Dans les premiers temps de mon séjour, je fus très frappé du contraste entre l'air vivifiant du pays et l'apathie des habitants. Lorsque je me promenais sous ce ciel d'un bleu éclatant, je me sentais le sang fouetté. J'étais ébloui par la blancheur ensoleillée des prairies couvertes de neige, où les forêts de sapins épandaient leurs grandes taches brunes. Ce froid sec, la pureté de cette atmosphère toujours lumineuse, m'exaltaient, et je ne pouvais comprendre la nonchalance presque léthargique des gens de Starkfield.
Mais, quand parut février, tout changea. Le ciel se voila. Les journées sombres et courtes ressemblèrent aux nuits longues et glaciales. La neige s'amoncela autour des frêles maisons, qui parurent recroquevillées sur elles-mêmes. Les habitants du village, la besogne quotidienne achevée, se hâtaient de rentrer chez eux. Pendant les interminables soirées, ils sommeillaient autour du poêle. Toute vie, au dehors, semblait suspendue. Chacun mesurait ses gestes au strict nécessaire pour se nourrir, se chauffer et accomplir les rares besognes que n'avaient point arrêtées les rigueurs de la saison.
Je logeais chez une veuve entre deux âges qu'on appelait familièrement Mrs. Ned Hale. Elle était fille de l'ancien notaire du bourg, et «la maison du notaire Varnum», qu'elle occupait avec sa mère, était l'habitation la plus considérable de Starkfield. C'était une vieille demeure à fronton classique, supporté par des colonnes blanches. De menus carreaux bleutés piquaient ses fenêtres à guillotine, qui regardaient la haute et claire façade de l'église. Elle s'élevait au bout de la rue principale du village. Deux sapins de Norvège introduisaient à son petit jardin, que traversait un sentier dallé d'ardoises.
Les deux veuves, bien que réduites à vivre assez modestement, mettaient leur point d'honneur à maintenir la propriété familiale en état. Mrs. Hale était une femme aimable et effacée. Elle avait conservé dans les manières quelque chose de la tradition que figurait cette construction d'un autre âge. Chaque soir, dans le salon meublé d'acajou, aux sièges recouverts de crin, sous la lampe Carcel qui faisait entendre ses glouglous monotones, j'apprenais un nouvel épisode de la chronique du village, et il m'était plus délicatement raconté. Non pas que Mrs. Hale se crût ou affectât quelque supériorité sociale sur les gens qui l'entouraient: sa libre façon de juger les événements n'avait pas une telle origine. Une sensibilité plus développée, une éducation un peu mieux soignée, créaient seules cette distance entre elle et ses voisins.
Ces conditions me faisaient espérer qu'auprès de Mrs. Hale je parviendrais à éclaircir les points obscurs de la vie d'Ethan Frome. La mémoire de l'excellente femme était un admirable répertoire d'anecdotes sans méchanceté; toute question ayant trait à ses relations attirait aussitôt un flot de détails. J'amenai donc la conversation de ce côté; mais je sentis aussitôt que Mrs. Hale se dérobait.
Cette attitude n'impliquait d'ailleurs aucun blâme à l'égard de Frome. On devinait seulement qu'elle éprouvait une invincible répugnance à parler de lui et de ses affaires. Quelques bribes de phrase murmurées: «Oui, je les connais tous les deux... Ce fut horrible...» paraissaient la seule concession qu'elle pût faire à ma curiosité.
Le changement de son attitude était si marqué, il supposait une telle initiation à de tristes secrets que, malgré certains scrupules, je m'adressai une fois encore à Harmon Gow. Tout ce que je pus obtenir de lui fut un vague grognement.
— Oh! — fit-il, — Ruth Varnum... elle a toujours été impressionnable comme une souris... C'est elle qui les a vus la première lorsqu'on les a ramassés... Tenez, c'était justement au bas de la maison des Varnum, au tournant de la route de Corbury... Ruth venait alors de s'accorder avec Ned Hale... Tout ce jeune monde était ami... La pauvre femme, elle a eu assez de ses propres malheurs!
Les habitants de Starkfield, en cela fort semblables au reste des hommes, avaient en effet assez de leurs propres malheurs sans se passionner outre mesure pour ceux de leurs voisins. Et, bien que tous tinssent le cas de Frome pour exceptionnel, aucun ne réussit à m'expliquer son regard étrange. J'avais beau me dire qu'il était impossible que la misère et la souffrance eussent suffi à le marquer ainsi... J'eusse peut-être fini par me contenter de ces bribes d'histoire, sans l'espèce de provocation qu'était le silence même de Mrs. Hale et le hasard qui bientôt me rapprocha d'Ethan Frome lui-même.
Ma résidence à Starkfield m'obligeait à redescendre chaque jour sur Corbury Flats, où je prenais le train pour Corbury Junction. Lors de mon installation, je m'étais entendu avec le riche épicier irlandais, Denis Eady, qui louait aussi des voitures, pour me faire conduire chaque jour à la gare. Vers le milieu de l'hiver, les chevaux de mon loueur tombèrent tous malades, à la suite d'une épidémie locale. La maladie se propageait à toutes les écuries du village, et, pour quelques jours, je fus obligé de chercher un expédient. A ce moment, Harmon Gow m'apprit que le cheval d'Ethan Frome était indemne et que son maître consentirait peut-être à me transporter.
La proposition m'étonna.
— Ethan Frome? Mais je ne lui ai jamais parlé!... Pour quelle raison consentirait-il à se charger de moi?
La réponse d'Harmon Gow accrut encore ma surprise:
— Je ne sais pas s'il le ferait pour vos beaux yeux, mais très certainement il ne sera pas fâché de gagner un dollar...
On m'avait bien dit que Frome était pauvre et que sa scierie jointe aux quelques acres pierreux de sa culture, suffisaient difficilement à faire bouillir la marmite pendant les mois d'hiver. Toutefois je ne m'étais pas figuré une misère aussi complète et je ne pus m'empêcher d'exprimer mon étonnement à Harmon, qui reprit:
— Oh! ses affaires ne vont pas très bien! Quand un homme est depuis vingt ans courbé comme une vieille carcasse de navire, sans pouvoir faire ce qu'il veut, il se mange les sangs et perd courage. La ferme de Frome, ça n'a jamais été grand-chose, et vous savez, d'autre part, ce que rapporte aujourd'hui une de ces vieilles scieries... Lorsque Ethan pouvait encore peiner sur les deux de front, du matin au soir et du soir au matin, on avait juste, chez lui, de quoi vivre... Et encore, même à cette époque, son monde lui dévorait tout, et je ne sais vraiment pas comment diable il s'en tirait... Ça commença avec son père, qui attrapa un coup de pied de cheval en faisant les foins: le mal lui monta au cerveau, et le pauvre bonhomme jetait l'argent par les fenêtres comme si de rien n'était... Puis ce fut sa mère qui devint drôle... Elle traîna de longue années en enfance... Maintenant, c'est Zeena, sa femme... Celle-là a passé sa vie à droguer... Au fond, voyez-vous, la maladie et le souci, ce sont les seules choses dont Ethan ait toujours eu son assiette pleine...
Le lendemain matin, en mettant le nez à la fenêtre, j'aperçus entre les sapins des Varnum le maigre cheval de Frome. Rejetant la vieille peau d'ours, le maître me fit place à côté de lui dans le traîneau. Toute la semaine, à dater de ce jour, il me descendit à Corbury Flats, et me ramena le soir à Starkfield, dans le crépuscule glacial. Le trajet ne dépassait guère quatre milles, mais l'allure du cheval était lente, et, même quand la neige gelée résistait à la pression de la voiture, nous mettions tour près d'une heure pour faire la route.
Ethan Frome conduisait sans parler. Il tenait mollement les guides dans sa main gauche. Sur le remblai couvert de neige, son visage brun se détachait comme le profil d'une médaille de bronze. Il répondait par monosyllabes, sans jamais me regarder, à mes questions et aux légères plaisanteries que je hasardais. Il avait l'air de faire partie du paysage mélancolique et silencieux. On eût dit le symbole de cette désolation glacée, tellement tout ce qui était chaleur et sensibilité semblait enfoui au fond de lui-même.
Son silence, il est vrai, n'avait rien d'hostile. Je finis par comprendre que cet homme était habitué à vivre dans une solitude morale trop profonde pour qu'on pût facilement pénétrer jusqu'à lui. Cet état, je le présumais, ne résultait point essentiellement de ses malheurs, que je devinais tragique: il était surtout la conséquence de tous ces hivers rigoureux passés à Starkfield...
Une ou deux fois seulement, j'eus le sentiment de me rapprocher de lui, et ces instants ne firent qu'aviver mon désir d'en savoir davantage. Un jour, à propos d'un travail que j'avais exécuté en Floride, l'hiver précédent, je fis allusion à la différence entre les deux climats. A ma grande surprise, Frome me répondit:
— Oui, je sais... J'y suis allé autrefois, en pendant bien longtemps, moi aussi, en hiver, je voyais ce pays, comme dans une vision... Mais à présent, tout cela est enseveli sous la neige...
Il n'ajouta pas un mot; et j'eus à deviner le reste par le ton de sa voix et le brusque silence qui suivit.
Une autre fois, à peine monté dans mon compartiment, je m'avisai que j'avais oublié sur le traîneau un livre que je comptais lire pendant le trajet. C'était un ouvrage de vulgarisation scientifique, un traité de bio-chimie, si je me rappelle bien... Le soir, je ne pensais déjà plus à mon étourderie, lorsque, en descendant du train, je vis le volume entre les mains de Frome.
— Je l'ai trouvé après votre départ, — me dit-il.
Je mis le livre dans ma poche, et nous revînmes à notre mutisme habituel. Mais, comme nous commencions à gravir la longue côte qui va de Corbury Flats à Starkfield, j'aperçus dans le crépuscule le visage de Frome tourné de mon côté.
— Il y a dans ce livre des choses dont je n'avais pas entendu parler jusqu'ici...
Le propos m'étonna moins que l'accent dont il fut prononcé: évidemment, Frome était surpris et tant soit peu vexé de son ignorance.
— Ces questions vous intéressent donc? — lui demandai-je.
— Elles m'intéressaient autrefois...
— Il y a quelques nouveautés dans ce livre... On a fait récemment des découvertes importantes dans cet ordre de recherches.
J'attendais une phrase qui ne vint pas, et je repris:
— Si vous voulez parcourir ce livre, je serai heureux de vous le prêter.
Ethan Frome hésita. J'eus l'impression qu'il faisait effort pour secouer son inertie et me répondre.
— Merci. J'accepte, — dit-il simplement.
Je comptais qu'il s'ensuivrait quelques familiarités entre nous. La modestie de Frome et sa franchise m'assuraient que sa curiosité avait certainement pour cause l'intérêt réel jadis porté par lui à ces sujets-là. Ces préoccupations et ces connaissances, chez un homme de sa condition, rendaient le contraste encore plus poignant entre sa situation matérielle et ses besoins intimes et, puisque cet incident m'avait permis de satisfaire ses goûts secrets, j'espérais qu'il se déciderait à parler. Mais il y avait dans son passé ou dans sa vie présente quelque chose qui l'empêchait de se livrer. A notre rencontre suivante, il ne fit même pas allusion au livre et notre rapprochement semblait destiné à n'avoir pas de lendemain.
Depuis plus d'une semaine déjà, Frome me conduisait à Corbury Flats, quand, un matin, à mon réveil, je vis qu'il neigeait abondamment. La hauteur des vagues blanches massées contre la palissade du jardin et le long du mur de l'église témoignait que la tempête avait duré toute la nuit: là-bas, en rase campagne, les couches de neige amoncelées par le vent devaient être plus épaisses encore.
Je songeai aussitôt que mon train était assurément bloqué. Or, ce jour-là, ma présence était indispensable à l'usine dans le courant de l'après-midi. Je décidai donc, que si Frome venait, je me ferais conduire par lui jusqu'aux Flats. Une fois là, j'attendrais mon train jusqu'à ce qu'il se décidât à paraître.
D'ailleurs je n'avais pas le moindre doute que Frome ne vînt. Je le connaissais assez bien pour savoir à quoi m'en tenir: il était un de ces hommes que nulle difficulté ne saurait détourner de leur tâche. En effet, à l'heure habituelle, je vis venir son traîneau glissant sur la neige: telle une apparition de théâtre qui traverse la scène derrière un léger voile de gaze...
Inutile avec lui de manifester étonnement ou reconnaissance. Je ne pus cependant retenir un mouvement de surprise quand je le vis engager son cheval dans la direction opposée à la route de Corbury.
— La voie est obstruée au-dessous des Flats par un train de marchandises, — m'expliqua-t-il. — La neige bloque le convoi.
— Mais alors où me conduisez-vous?
— Directement, et par le plus court, à Corbury Junction! — me répondit-il, m'indiquant du fouet la School House Hill.
— A Corbury Junction? par cette bourrasque?... mais... il y a bien douze milles!
— Le cheval les fera, si vous lui en donnez le temps. Vous avez dit que vous aviez du travail à l'usine cette après-midi: je vous y mène.
Il prononça ces paroles avec tant de simplicité que je lui répondis sur le même ton:
— Vous me rendez le plus grand service.
— Bah! ce n'est rien...
La route bifurqua en face de l'église. Nous prîmes un sentier à gauche, qui descendait au milieu des sapins. Il avait neigé si fort que les branches, courbées sous leur fardeau blanc, faisaient corps avec le tronc des arbres. Souvent, le dimanche, j'étais venu me promener de ce côté et l'on m'avait montré la scierie de Frome, qui se dessinait entre les fûts dénudées, presque qu bas de la colline.
Le vieux bâtiment solitaire semblait agoniser. Sa roue paresseuse se reflétait vaguement dans l'eau noirâtre qui bouillonnait alentour en remous bruns. Sous le poids de la neige, ses hangars fléchissaient.
Pas une seule fois Frome ne tourna la tête pendant la descente. Nous commençâmes à gravir la côte suivante, toujours en silence. Après quelques centaines de mètres, lorsque nous eûmes rejoint la grande route, nous rencontrâmes un champ de pommiers grêles. Les arbres se tordaient à mi-pente de la colline, sur un terrain rocheux où des crêtes d'ardoise perçaient la neige par endroits. Au delà de ce verger s'étendaient un champ ou deux qui confondaient leurs limites sous le grand tapis blanc. Un peu plus loin, dans l'immensité monotone du ciel et de la terre, surgissait l'une de ces fermes de la Nouvelle-Angleterre qui semblent élargir la solitude du paysage...
— Voilà ma maison, — me dit Frome, — en faisant un mouvement de son coude estropié.
J'étais tellement accablé par la désolation de la scène que je ne sus que lui répondre. Il ne neigeait plus. Sur la pente, à nos pieds, se dressait la ferme, qu'un pâle rayon de soleil éclairait dans toute sa laideur. Une vigne vierge desséchée pendait au-dessus de la porte, et les murs de bois, sous la peinture écaillée, semblaient grelotter dans le vent.
— La maison était plus importante du temps de mon père! — continua Frome. — Mais j'ai dû abattre l'L, tout récemment.
Et, se servant du bout de sa rêne gauche comme d'un fouet, il ramena sur le chemin le vieux cheval qui s'apprêtait à franchir la barrière brisée.
Je découvris alors que l'aspect abandonné et minable de la demeure était dû surtout à l'absence de ce corps de logis que nous nommons, dans la Nouvelle-Angleterre, une L. Cette L est un appentis réservé au bûcher et à l'étable, généralement relié en équerre au bâtiment principal de la ferme, avec lequel il communique par la chambre à provisions et le magasin à outils.
Est-ce par le symbole qu'elle présente, par l'image qu'elle évoque de la vie humaine liée au sol, par ce fait qu'elle détient les sources essentielles de l'existence, — la chaleur et la nourriture, — est-ce plutôt par la pensée consolante qu'elle suggère en nous montrant, sous ce dur climat, la possibilité pour les habitants d'accomplir leurs tâches matinales sans affronter les intempéries, — je ne saurais exactement le dire, mais sûrement cette L, encore plus que la maison elle-même, figure le centre, le foyer, de toute ferme dans la Nouvelle-Angleterre. Et c'était peut-être cette association d'idées, maintes fois renouvelée durant mes promenades aux environs de Starkfield, qui me faisait distinguer un accent d'amertume dans les paroles de Frome et voir dans cette maison amoindrie l'image même de son pauvre corps ruiné.
— Nous sommes bien isolés maintenant, ici! — ajouta-t-il. — Mais, avant la construction du chemin de fer, on passait beaucoup par chez nous pour aller aux Flats.
Il réveilla d'un nouveau coup de guide le cheval qui s'endormait. Puis, comme si la vue de sa maison m'avait mis trop avant dans sa confidence pour qu'il s'obstinât plus longtemps à demeurer sur la réserve, il continua lentement:
— J'ai toujours attribué l'aggravation de l'état de ma mère à ce changement-là. Quand les rhumatismes lui vinrent, au point qu'elle ne pouvait plus vaquer à ses affaires, elle prit l'habitude de venir s'asseoir devant la porte, et elle regardait pendant des heures entières le mouvement qui se faisait sur la haussée... Une année, même, où pendant six mois on répara la grande route, après les inondations, Harmon Gow fut obligé de passer par ici avec sa diligence, et elle avait pris l'habitude de descendre chaque matin jusqu'à la barrière pour lui dire bonjour... Mais, une fois le chemin de fer inauguré, il ne vint plus personne. Et elle ne put jamais comprendre la raison de ce changement... Ce fut une des choses qui la tourmentèrent jusqu'à sa mort.
Comme nous arrivions à la route de Corbury, la neige se remit à choir, offusquant la dernière vue que nous avions encore sur la maison. Frome, redevenu silencieux, laissa retomber entre nous le vieux voile des réticences. Le vent n'avait pas cessé, malgré le retour de la neige. Des rafales capricieuses découvraient de temps à autre un pan de ciel ou quelques ondes d'un pâle soleil qui ruisselaient sur ce paysage chaotique et désolé. Mais le cheval tint bon et nous parvînmes enfin, malgré la bourrasque sauvage, à Corbury Junction...
Au cours de l'après-midi, la tourmente fit trêve. Vers l'est, l'horizon s'était éclairci et, dans mon inexpérience, je me dis que nous aurions une belle soirée. Le plus rapidement possible j'achevai ma besogne, et nous reprîmes le chemin de Starkfield avec bien des chances d'y arriver pour le repas du soir. Mais, au coucher du soleil, les nuages menaçants se reformèrent: la nuit vint d'un seul coup. Drue et ferme, la neige recommença de choir. Le vent s'était tu, et nous avancions au milieu d'un calme plus inquiétant que les rafales et les tourbillons de la matinée: on aurait dit que les ténèbres elles-mêmes descendaient sur nous et que la nuit d'hiver se collait peu à peu à nos épaules.
Le faible rayon de notre lanterne se trouva bientôt noyé dans cette atmosphère angoissante. La connaissance des lieux qu'avait Frome, l'instinct même de son cheval, tout finit par devenir inutile. A deux ou trois reprises, un objet quelconque se dressa comme un fantôme devant nous, indiquant soudain que nous nous égarions; mais il se perdait presque aussitôt dans l'ombre. Enfin, au moment où pensions avoir retrouvé le bon chemin, ce fut la pauvre vieille bête qui se mit à donner des signes certains d'épuisement.
Je me rendis compte alors de la légèreté avec laquelle j'avais accepté l'offre de Frome et je finis par obtenir qu'il me laissât descendre: je me mis à marcher à côté du cheval, dans la neige, pendant deux ou trois milles. Enfin mon conducteur me désigna un point dans les ténèbres:
— Nous voici chez moi, — me dit-il.
La dernière étape avait été la partie la plus pénible du voyage. Le froid était piquant, la marche ardue, et j'étais à peu près hors d'haleine. Sous ma main je sentais battre le flanc du vieux cheval.
— Écoutez, Frome, — dis-je, — il n'est pas nécessaire que vous alliez plus loin...
Il m'interrompit:
— Ni vous non plus... Nous en avons tous notre compte...
Je compris qu'il m'offrait l'hospitalité: sans répondre, je passai la barrière de la ferme avec lui. Je le suivis dans l'écurie et l'aidai à dételer le malheureux cheval, qui était fourbu. Nous préparâmes sa litière, puis Frome décrocha la lanterne du traîneau et me précéda dans la nuit. Par-dessus l'épaule, il me dit:
— Venez!
J'avis peine à suivre Frome dans l'obscurité: je faillis butter dans un tas de neige amoncelée devant la porte.
De sa lourde botte, Frome nettoya la pas glissant de la porte, s'efforçant de nous ouvrir un chemin. La lanterne haute, il souleva le loquet et me devança pour me guider. J'entrai à sa suite dans un vestibule obscur et resserré: on apercevait vaguement, dans le fond, un escalier raide comme une échelle. A notre droite, un rayon de lumière indiquait la porte de la pièce dont nous avions vu du dehors la fenêtre éclairée. Avant qu'elle s'ouvrît, je perçus une voix de femme dolente et maussade.
Frome tapait du pied sur le linoleum usé pour détacher la boue de ses bottes. Il posa le falot sur l'unique chaise du vestibule; puis il ouvrit la porte:
— Entrez, — me dit-il.
Pendant qu'il parlait, la voix geignarde se tut...
Ce fut cette nuit-là que je trouvai la clef du caractère d'Ethan Frome, et que je commençai à reconstituer cette vision de son histoire.
Le village était enseveli sous une épaisse couche de neige et, au tournant des chemins, les vagues blanches poussées par le vent avaient déferlé jusqu'aux fenêtres des maisons. Les étoiles du Chariot semblaient pendre comme des stalactites du ciel d'acier, où scintillait de feux glacés Orion. La lune était couchée, mais la nuit restait lumineuse, et les façades blanches des maisons paraissaient grises entre les ormes; les arbustes se détachaient en noir dans cette clarté diffuse et les rayons qui filtraient par les fenêtres basses de l'église s'épandaient en nappes jaunâtres sur les moutonnements innombrables de la neige.
Le jeune Ethan Frome avançait d'un pas rapide dans la rue déserte. Il dépassa la banque, le nouveau magasin tout en briques de Michel Eady, et les deux sapins de Norvège qui flanquaient la grille du notaire Varnum.
Devant lui, à l'endroit où la route s'incline vers la vallée de Corbury, l'église dessinait son svelte clocher et les colonnes grêles de son portail classique. La façade demeurait dans l'ombre, et, d'un côté de l'édifice, les fenêtres du haut formaient, sur la muraille, un série de taches noires, mais celles du bas étaient éclairées et leur lumière faisait apparaître devant la porte des traces fraîches de pas et de nombreux sillons de véhicules. A l'abri d'un hangar voisin, les traîneaux formaient une longue rangée. Sur l'échine des chevaux on avait jeté de lourdes peaux de buffles et d'ours. La nuit brillait d'une sérénité admirable. L'air était sec et si pur que la sensation de froid s'atténuait et il semblait à Frome que l'atmosphère n'existait plus. Tout devenait léger entre la terre givrée qui craquait sous ses bottes et la voûte métallique du ciel. «On a la sensation du vide, — se disait-il, — comme si on était dans un tube de Crookes où le vide aurait été fait...»
Quatre ou cinq années auparavant, il avait suivi les cours d'un institut technique, à Worcester, et manipulé quelque peu dans un laboratoire grâce à la complaisance d'un professeur de physique. Depuis, les images suggérées par cette expérience lui revenaient souvent d'une façon inattendue, malgré la direction si différente que son existence actuelle imposait à ses pensées. La mort de son père et les malheurs subséquents avaient en effet écourté ses études: il n'avait pu en retirer aucun bénéfice pratique, mais elles avaient nourri son imagination et lui avaient donné l'idée du vaste et nébuleux mystère qui se dérobe derrière les apparences quotidiennes des choses.
Tandis qu'il cheminait à grands pas sur la neige, le sentiment de ce mystère embrasait son esprit et avivait encore la bienfaisante exaltation physique déterminée par cette marche rapide. Au bout du village, devant le péristyle de l'église, il s'arrêta pour reprendre haleine.
La pente de la route de Corbury s'amorçait un peu au-dessous des sombres sapins qui gardaient l'entrée du notaire Varnum. C'était à cet endroit que les jeunes gens de Starkfield se retrouvaient pour s'exercer à la luge. Par les nuits claires, le carrefour devant l'église retentissait jusqu'à une heure tardive de leurs cris joyeux; mais, ce soir, aucun de leurs petits traîneaux ne dessinait sa tache noire sur la longue et blanche descente. Le silence de minuit planait sur le village. Tout ce qui veillait était rassemblé dans l'église: un lointain écho d'air à danser et les larges rais d'une lumière dorée arrivaient, confondus, des fenêtres.[1]
Le jeune homme contourna l'édifice. Il descendit la rampe et se dirigea vers la porte qui ouvrait sur la salle du rez-de-chaussée. Il fit un crochet à travers la neige non foulée pour éviter la clarté jusqu'à l'angle opposé du bâtiment. Une fois là, tout en prenant garde à rester dans l'ombre, il fit effort pour atteindre la fenêtre la plus voisine. Il dissimula son corps long et mince dans l'obscurité et tendit le cou de manière à pouvoir risquer on œil dans la salle.
Ainsi considérée, de la nuit pure et glacée où Ethan demeurait invisible, elle apparaissait, cette grande pièce, en pleine ébullition. Les réflecteurs à gaz projetaient une lumière crue contre ses parois blanchies à la chaux. A l'une des extrémités, le poêle ronflait comme s'il eût contenu dans ses flancs un feu volcanique. Des couples jeunes et nombreux se pressaient sur le plancher. Face à la fenêtre, le long des murs, étaient alignées des chaises de paille: les femmes plus âgées, qui les avaient occupées jusqu'alors, venaient de se lever.
La musique avait cessé. Le violon et la jeune organiste des dimanches, — tout l'orchestre, — se restauraient en hâte sur un coin de la table dressée pour le souper, où s'offraient encore des restes de pâtés de glaces. Chacun s'apprêtait à partir et se dirigeait déjà vers le vestiaire lorsqu'un jeune garçon ébouriffé et leste, sauta au milieu du plancher et se mit à frapper dans ses mains.
Ce geste eut un effet subit: les musiciens se précipitèrent sur leurs instruments, et, bien que divers danseurs fussent déjà vêtus pour le départ, tous reprirent leurs places, des deux côtés de la salle. Les gens d'âge mûr se glissèrent vers leurs sièges. L'endiablé jeune homme, plongeant à travers la foule, entraîna jusqu'au bout de la pièce une jeune fille qui avait déjà coiffé une écharpe en laine cerise; puis il commença de tourner avec elle sur un air de scottish.
Le cœur de Frome se mit à battre plus fort. Malgré tous ses efforts pour découvrir la jolie tête brune à l'écharpe cerise, un autre regard avait été plus prompt que le sien! Il en souffrit. Le boute-en-train dansait bien, et sa partenaire s'animait au jeu; son clair visage se balançait, en passant sous les mains qui formaient la chaîne; le tourbillon qui l'emportait, de plus en plus rapide, soulevait de ses épaules l'écharpe qui se déroulait derrière elle. A chaque tour, Frome apercevait ses lèvres entr'ouvertes et rieuses, les cheveux bruns qui voltigeaient sur son front. Les yeux sombres demeuraient l'unique point fixe dans ce labyrinthe de lignes mouvantes.
Les couples tournaient de plus en plus vite: pour les suivre, les musiciens étaient obligés de torturer leurs instruments. Et cependant il semblait à Ethan que la scottish ne finirait jamais... De temps à autre, il détournait son regard de la jeune fille pour le reporter sur son cavalier: il souffrait de voir celui-ci, dans l'enivrement du plaisir, prendre à l'égard de sa compagne des airs de conquérant.
Denis Eady était le fils de Michel Eady, l'ambitieux épicier irlandais qui avait introduit dans Starkfield, avec une souple effronterie, les méthodes de commerce «nouveau jeu». Parmi les modestes maisons en bois de la Grande Rue, le bâtiment tout en briques qu'il venait de faire construire témoignait de son succès. Quant au jeune homme, il paraissait disposé à marcher sur les traces paternelles: il était déjà en train d'appliquer les mêmes procédés à conquérir les jeunes filles du pays.
Jusque-là Ethan s'était contenté de le tenir pour un garçon de peu. Mais, à l'heure présente, comme il l'eût cravaché avec plaisir! Il s'étonnait, en vérité, que la jeune fille ne se défiât pas. Comment pouvait-elle supporter que ce gaillard l'enlevât ainsi, visage contre visage? Comment pouvait-elle lui abandonner ses mains? Est-ce qu'elle ne sentait pas tout ce qu'avaient d'offensant ce regard et ce contact?...
Mattie Silver, la danseuse sur qui se concentrait l'attention d'Ethan, était une cousine de sa femme. Les soirs, extrêmement rares, où Starkfield s'accordait quelque récréation, elle participait à ces fêtes, et Frome vers les onze heures venait la chercher pour la ramener à la ferme. C'était Mrs. Frome elle-même qui avait réglé les choses de cette façon lorsque Mattie était venue demeurer avec eux.
La jeune fille était de Stamford, une des grandes villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre. Elle était venue habiter auprès de sa cousine Zeena, qu'elle aidait; mais, comme elle n'était pas rétribuée, Mrs. Frome, en femme pratique, avait imaginé de lui permettre ces divertissements afin qu'elle sentît moins le contraste entre sa vie antérieure et sa vie nouvelle. «Autrement, — se disait avec ironie Ethan Frome, — jamais elle n'eût songé à procurer des distractions à Mattie...»
Lorsque Zeena lui en avait parlé pour la première fois, Ethan avait bougonné en lui-même: la perspective d'avoir à faire plusieurs milles après sa journée de rude labeur lui souriait médiocrement. Mais il en était venu bien vite à souhaiter que Starkfield organisât des divertissements chaque soir.
Il y avait un an déjà que Mattie Silver habitait chez ses cousins. Entre l'instant du réveil et le souper, Frome avait fréquemment l'occasion de se trouver avec elle. Mais aucun des moments qu'il passait en sa compagnie ne lui semblait aussi délicieux que ceux où, seuls dans la nuit, ils s'acheminaient à travers la campagne, Mattie appuyée au bras d'Ethan et s'efforçant de régler son pas sur celui de son compagnon...
Du premier jour, elle l'avait séduit. Il était allé l'attendre en voiture à la gare des Flats, et, aussitôt l'arrêt du train, elle était venue droit à lui, en criant: «Vous devez être Ethan Frome!...» Il la voyait encore, sautant du wagon, son petit bagage à la main; dès ce moment, rien qu'à observer sa fragile personne, il s'était dit: «Elle ne me semble guère taillée pour abattre de la besogne, mais en tout cas elle paraît facile à vivre...» Et cependant, ce n'était pas seulement un peu de vie jeune et enthousiaste qui était entrée avec elle dans la maison: elle était plus que cela; plus qu'un petit être serviable et gai, comme il l'avait cru d'abord. Elle savait voir, elle savait écouter, et Frome s'aperçut bientôt qu'on pouvait lui montrer les choses ou les lui raconter. Il avait plaisir à le constater, tout ce qu'il lui communiquait de sa pensée laissait en elle une trace profonde et des échos qu'il pouvait réveiller à sa guise.
C'était la nuit, au cours de ces retours à la ferme, qu'il éprouvait le plus vivement la douceur de cette communion. Il avait toujours été plus sensible que les gens de son entourage aux beautés sans cesse renouvelées de la nature; ses études, malgré leur soudaine interruption, avaient développé en lui cette sensibilité, et, même aux heures les plus malheureuses de son existence, les champs et le ciel lui avaient toujours parlé d'une voix souveraine et profonde.
Mais son émotion était demeurée intime, douloureuse et secrète. Elle voilait de mélancolie la beauté même qui la faisait naître. Peut-être n'existait-il personne de par le monde pour sentir comme lui; peut-être était-il la victime unique de ce triste privilège... Et voici que, brusquement, il découvrait une autre âme vibrant des mêmes admirations, et cette âme vivait à côté de la sienne! Il découvrait cet être, et cet être habitait sous son toit, mangeait son pain. Elle était à son côté, il pouvait lui dire: «Cette constellation, là-bas, c'est Orion... cette grande étoile, c'est Aldébaran, et cette grappe argentée, qui ressemble à un essaim d'abeilles qu travail, ce sont les Pléiades...» Des heures et des heures, il pouvait la tenir en extase devant un bloc de granit surgissant des fougères, et dérouler devant son esprit le formidable tableau des âges préhistorique et les infinies métamorphoses accomplies au cours des siècles...
Le fait que l'admiration pour sa science était mêlée à l'intérêt que prenait Mattie à ses révélations n'était pas la moindre part de son plaisir. Et il y avait encore d'autres sensations moins définies mais plus exquises pour les rapprocher l'un de l'autre dans un élan de joie silencieuse. Ils goûtaient, pendant l'hiver, les couchers de soleil pourpres et glacés derrière les collines, la fuite des nuages au-dessus des éteules, et, sur la neige ensoleillée, les ombres bleues des sapins. Une fois qu'elle lui dit cette pauvre petite phrase si banale: «On croirait voir un tableau...», il parut à Frome que l'art de définir ne pouvait aller plus loin: il lui semblait que ces mots exprimaient le secret de son âme...
Cependant qu'il demeurait ainsi, dans la nuit glacée, en dehors de l'église, tous ces souvenirs lui remontaient à la mémoire, avec l'amertume des choses qui ne reviendront plus. Il s'étonnait maintenant, tout en attendant Mattie qui tourbillonnait de main en main sous ses yeux, d'avoir pu croire ses tristes propos susceptibles de l'intéresser. Lui qui n'était jamais gai hors de sa compagnie, il considérait la gaieté de la jeune fille comme une preuve d'indifférence. Le visage qu'elle présentait à ses danseurs était le même qui s'éclairait toujours à son approche, comme une fenêtre qui reflète un coucher de soleil. Il alla jusqu'à remarquer deux ou trois gestes que, dans sa fatuité, il s'était cru réservés! C'était une certaine façon de rejeter la tête en arrière, si quelque chose l'amusait, comme pour savourer son rire avant de le laisser fuser hors de ses lèvres: c'était aussi un battement très doux de ses paupières, lorsqu'elle était heureuse ou troublée...
Cette vue attristait le jeune homme, et son malheur réveillait ses craintes assoupies. Zeena n'avait jamais montré de jalousie à l'égard de Mattie, mais depuis quelque temps, et de plus en plus, elle se plaignait que sa besogne fût bien lourde. Sans en avoir l'air, elle profitait de toutes les occasions pour mettre en relief l'incapacité de la jeune fille.
Zeena avait toujours été maladive, et Frome était bien obligé d'admettre que, si elle était vraiment aussi souffrante qu'elle le disait, il lui fallait, pour l'aider, un bras plus robuste que celui dont il sentait la légère pression durant les retours à la ferme. Évidemment, Mattie n'avait guère de dispositions naturelles pour la tenue d'une maison, et son éducation n'avait pas été pour remédier à ce défaut. Elle apprenait très vite, mais elle était oublieuse et rêvait volontiers. Et puis, elle n'était pas disposée à prendre sa tâche au sérieux. Ethan pensait souvent que l'instinct domestique de la jeune fille pouvait s'éveiller, et ses pâtés et ses pains sans levain devenir l'orgueil du pays... mais, les soins du ménage ne l'intéressaient guère en eux-mêmes.
Le plus souvent elle y montrait tant de maladresse que lui-même ne pouvait s'empêcher de la taquiner; mais elle riait alors avec lui, et ce rire en commun les rapprochait davantage. D'autre part, il faisait de son mieux pour suppléer à ses efforts. Il se levait de meilleure heure que jadis pour allumer le feu de la cuisine. La nuit venue, il rentrait le bois. Il négligeait même la scierie au profit de la ferme, pour aider Mattie dans la journée, et le samedi, dans la soirée, une fois les femmes endormies, il se glissait dans la cuisine pour laver par terre. Un jour, même, Zeena l'avait surpris à la baratte, et lui avait lancé, en s'en allant, un de ses coups d'œil énigmatiques.
Récemment, Frome avait saisi d'autres indices de sa mauvaise humeur, aussi subtils et plus inquiétants. Par un matin rigoureux de cet hiver, comme il s'habillait à la lueur douteuse de la chandelle, il avait entendu derrière lui la voix de sa femme, qui était encore couchée:
— Le médecin trouve qu'on ne devrait pas me laisser ainsi, sans personne pour m'aider, — disait-elle.
Ethan l'avait crue endormie. Ces mots le surprirent, bien qu'il fût habitué à un flot de paroles succédant brusquement à de longs silences mystérieux.
Il se tourna vers le lit et la regarda, enfouie dans l'ombre, sous la courtepointe de calicot foncé. Son visage osseux avait sur la blancheur de l'oreiller une teinte terreuse.
— Personne pour vous aider?...
— Évidemment, si vous prétendez que nous ne pouvons pas engager une servante, lorsque Mattie sera partie!
Frome se détourna. Le rasoir en main, la joue tendue, il faisait effort pour se voir dans la mauvaise glace accrochée au-dessus de la toilette.
— Pourquoi diable partirait-elle?
— Eh bien! elle se mariera, sans doute! — fit d'une voix traînante sa femme derrière lui.
Tout en grattant son menton, Frome répliqua:
— Oh! je ne crois pas qu'elle nous quitte tant que vous aurez besoin d'elle.
— Je ne voudrais pourtant pas qu'on m'accusât d'empêcher une pauvre fille comme Mattie d'accepter un beau parti comme Denis Eady, — riposta l'autre, sur un ton de désintéressement dolent.
Ethan continuait à regarder son visage dans le miroir. Il rejeta sa tête en arrière et, d'une main assurée, passa lentement le rasoir de son oreille à son menton. La posture était une suffisante excuse pour ne pas répondre aussitôt.
— Du reste, le docteur ne comprend pas qu'on me laisse ainsi sans aucune aide, — continua Zeena. — Il m'a conseillé de vous proposer une fille dont quelqu'un lui a parlé, et qui pourrait venir...
Ethan posa le rasoir et se prit à rire:
— Denis Eady!... S'il ne se présente que lui comme épouseur, je ne crois pas qu'il soit nécessaire de nous enquérir d'une servante.
— Peut-être! mais je voulais vous en parler, — insista Zeena.
Ethan mettait ses habits en tâtonnant.
— Soit, mais je n'ai pas le temps de parler de cela maintenant. Je suis déjà bien assez en retard, — répondit-il, en consultant sous la chandelle sa vieille montre d'argent.
Zeena eut l'air d'accepter cette défaite. Elle retomba dans le silence, pendant qu'il jetait ses bretelles sur ses épaules et endossait sa veste. Mais, comme il se dirigeait vers la porte, elle lâcha sournoisement:
— Je ne m'étonne pas si vous êtes en retard!... vous vous rasez tous les matins...
Cette boutade le déconcerta plus que toutes les vagues insinuations au sujet de Denis Eady. C'était un fait que depuis l'arrivée de Mattie Silver il avait pris l'habitude de se faire la barbe chaque jour. Mais Zeena semblait si bien dormir quand il se levait, dans l'obscurité des matins d'hiver! Il en était venu à s'imaginer, en toute naïveté, qu'elle n'observait pas ce changement. Cependant il aurait dû se méfier... Une fois ou deux, déjà, il avait été surpris de voir sa femme, après des de semaines de silence, faire allusion à certains faits que sur le moment elle n'avait pas paru remarquer.
Ces derniers temps, néanmoins, il n'y avait pas eu place dans sa pensée pour de pareilles appréhensions: Zenna était devenue pour lui une ombre impalpable; toute sa vie était concentrée dans les yeux et les paroles de Mattie Silver, et il ne concevait pas qu'il pût en être autrement...
Maintenant, debout dans les ténèbres, à la porte de l'église, il voyait Mattie qui dansait avec Eady, — et soudain une nuée de présages funestes et négligés s'abattait sur son bonheur...
Les danseurs sortaient de la salle, Frome se rejeta en arrière de la double porte.
De sa cachette il assista à la séparation des groupes, emmitouflés de façon grotesque. De-ci, de-là, le reflet sautillant d'une lanterne éclairait un visage congestionné par la bonne chère et la danse. Les gens de Starkfield, venus à pied, étaient les premiers à gravir le raidillon qui menait à la Grande Rue, pendant que les fermiers des environs s'installaient dans leurs traîneaux.
— Vous ne voulez pas monter avec nous, Mattie? — cria une voix de femme dans la foule, sous le hangar.
Le cœur d'Ethan sursauta dans sa poitrine.
De l'endroit qu'il occupait, il ne pouvait voir ceux qui sortaient de la salle avant qu'ils eussent un peu dépassé le tambour de la porte. Il entendit répondre une voix claire:
— Eh! non, pas par une nuit pareille!...
Mattie était donc là, tout à côté de lui: une planche mince les séparait. Dans un instant elle allait paraître, elle aussi, et les yeux de Frome, accoutumés à l'obscurité, la discerneraient entre toutes, aussi aisément qu'en plein jour. Un mouvement de timidité le fit reculer, encore, dans l'ombre. Il demeura là en silence, invisible.
Il était lui-même tout surpris de cette gêne subite. Généralement, au contraire, bien qu'elle fût la plus vive, la plus fine, la plus «en dehors», elle lui avait communiqué un peu de son naturel et de son aisance. Mais ce soir il se sentait aussi gauche, aussi emprunté qu'au temps de ses études, lorsqu'il hasardait quelques plaisanteries timides avec les jeunes filles de Worcester, au bal.
Il hésita; Mattie sortit seule, puis s'arrêta à quelques pas de lui. Elle avait été à peu près la dernière à quitter la salle. Elle regardait autour d'elle avec inquiétude, étonnée qu'Ethan ne se montrât pas. Un homme se rapprocha d'elle, si près que sous leurs manteaux informes le groupe ne faisait plus qu'une lourde et noire silhouette.
— Est-ce que monsieur votre ami est parti sans vous? Dites, Mattie, ce serait un peu fort... Mais soyez tranquille, je ne le dirai pas à vos petites camarades: je ne suis pas assez méchant pour cela... Et puis, tenez, j'ai eu la bonne idée d'amener le cutter[2] de mon vieux: il nous attend.
Frome était exaspéré par ce ton goguenard, mais la voix de la jeune fille répondit, incrédule et gaie:
— Bonté du ciel! qu'est-ce que vient faire ici le cutter de votre père?
— Mais il m'attend pour faire un tour. J'ai sorti le poulain rouan. Je me doutais bien que nous aurions à nous promener ce soir, — fit Eady, essayant de mettre une note sentimentale dans sa voix de jeune coq.
Mattie semblait balancer. Frome vit qu'elle roulait le bout de son écharpe autour de ses doigts. Pour rien qu monde il n'eût bougé, mais il sentait toute son existence suspendue au prochain geste de la jeune fille.
— Attendez une minute: je vais détacher le poulain, — lui dit Denis, se dirigeant vers le traîneau.
Elle demeura immobile, le regardant s'éloigner, dans une attitude si calme que Frome, dans sa cachette, en souffrait profondément. Il observa que pas une seule fois elle ne tournait la tête, pour découvrir dans la nuit noire une autre silhouette. Elle laissa Denis Eady sortir le cheval, monter sur le traîneau et relever la peau d'ours pour lui faire place. Puis, brusquement, elle fit volte-face et courut vers la montée, dans la direction du portail de l'église.
— Au revoir! bonne promenade! — cria-t-elle.
Denis se mit à rire. Il fouetta son cheval et rejoignit la jeune fille, qui avait pris de l'avance.
— Allons, voyons, grimpez vite! Ce coin glisse bigrement! fit-il, se penchant pour lui saisir la main.
Le rire de la jeune fille fusa de nouveau dans les ténèbres.
— Non, non, décidément!... Bonne nuit!
Pendant ce dialogue, ils avaient dépassé Frome, et celui-ci, ne pouvant plus entendre leurs propos, en était réduit à suivre la pantomime que jouaient leurs ombres sur la crête. Il vit Eady sauter de son cutter et s'avancer vers Mattie, en maintenant ses guides sur son bras: le jeune homme essaya d'atteindre une dernière fois Mattie. Mais elle l'évita par une retraite agile.
Le cœur de Frome, qu'avait secoué une crainte mortelle, se reprit à battre régulièrement. Quelques secondes plus tard, il entendit tinter les grelots de l'attelage, qui s'éloignait. Puis il vit une silhouette isolée traverser la neige, devant l'église.
Sous l'ombre épaisse que projetaient les sapins de Varnum, il rejoignit Mattie, qui se retourna.
— Oh! — fit-elle, surprise.
— Vous croyiez donc que je vous avais oubliée? — demanda-t-il avec une joie enfantine.
Gravement elle répondit:
— Je pensais qu'il vous avait sans doute été impossible de venir me chercher.
— Impossible?... Et pourquoi?
— Zeena était mal en train aujourd'hui...
— Oh! il y a longtemps qu'elle est couchée...
Il s'arrêta, une question sur les lèvres:
— Alors, vous comptiez rentrer seule à la maison?
— Bah! je ne suis pas peureuse, — dit-elle en souriant.
Ils se tenaient tous deux dans l'ombre qui tombait des sapins. Il y avait autour d'eux une solitude infinie et grise, qui de déroulait dans le demi-clarté, sous les étoiles.
Ethan Frome insista:
— Si vous pensiez que je ne viendrais pas, pourquoi n'ètes-vous pas montée avec Denis Eady!
— Eh quoi!... Comment savez-vous?... Vous étiez là?... Je ne vous ai pas vu!
Le cri de surprise de Mattie et le rire de Frome se mêlèrent comme deux ruisseaux d'avril à la fonte des neiges. Ethan avait le sensation d'avoir fait quelque chose de très ingénieux. Afin de prolonger son effet, il chercha, un instant, une belle phrase... Puis, dans un brusque grognement d'allégresse:
— Allons, venez! — dit-il.
Il coula son bras sous celui de Mattie, comme Eady avait essayé de le faire, et il crut sentir une légère pression. Tous deux demeuraient immobiles. Il faisait si noir sous les sapins que Frome pouvait à peine deviner la petite tête voisine de son épaule. Des envies lui venaient d'incliner sa joue pour la frôler contre l'écharpe. Il aurait voulu demeurer là toute la nuit avec Mattie, dans l'obscurité. Elle fit un pas ou deux, puis, de nouveau, ils s'arrêtèrent devant la descente rapide de Corbury. La côte gelée était striée d'innombrables traces de luges. On eût dit une glace d'auberge, rayée en tous sens par les voyageurs de passage.
— Avant le coucher de la lune il y avait ici beaucoup de lugeurs, — dit-elle.
— Ça vous amuserait de faire comme eux, un soir? — demanda Frome.
— Oh! Ethan, ce serait si bon!
— Eh bien! c'est entendu. Nous viendrons demain, s'il y a de la lune...
Elle s'attarda, se serrant plus étroitement contre lui:
— Ned Hale et Ruth Varnum ont failli aller donner contre le gros orme, au bas de la pente... Tout le monde les croyait tués... (Ethan sentit courir un frisson le long du bras de Mattie.) Voyez-vous quel malheur!... Ils sont si heureux!
— Oh! Ned Hale ne conduit pas très bien... Mais nous, je suis bien sûr qu'il ne nous arrivera rien, — dit-il dédaigneusement.
Il était étonné de s'entendre parler gras, comme Denis Eady. Mais le contentement l'avait si bien grisé qu'il n'était plus lui-même, et le ton sur lequel Mattie avait dit, en parlant des fiancés: «Il sont si heureux!» lui avait donné l'impression qu'elle pensait à eux-mêmes.
— L'orme est dangereux pourtant, — répliqua Mattie: — on devrait le couper.
— Est-ce qu'il vous effrayerait, si vous étiez avec moi?
— Je vous ai déjà dit que je n'avais jamais peur, — répondit-elle sur le ton de l'indifférence.
Et, tout à coup, elle avança d'un pas plus rapide.
Les sautes imprévues de son humeur faisaient le joie et le désespoir d'Ethan Frome. Les caprices de Mattie étaient innombrables comme les tours d'un oiseau sur la branche. Le fait qu'il n'avait pas le droit de montrer ses sentiments et de provoquer, par là même, l'expression de ceux de la jeune fille, l'entraînait à attacher une importance incalculable à chaque nuance de son regard et de ses paroles. Tantôt il se figurait qu'elle devinait son amour, et alors il tremblait; tantôt il était certain qu'elle ne le comprenait pas, et alors il désespérait. Cette nuit même, le poids de toutes ces peines accumulées inclinait la balance du côté de désespoir, et il ressentait d'autant plus douloureusement l'indifférence de Mattie, après l'accès de joie que lui avait causé le renvoi de Denis Eady.
Frome montait la School-House Hill auprès d'elle. Ils marchaient en silence, et ce silence dura jusqu'à ce qu'ils eurent gagné le sentier menant à la scierie. Alors il ne put résister au besoin d'avoir une explication précise.
— Vous m'auriez trouvé tout de suite, si vous n'étiez pas retournée danser avec Denis, — fit-il avec embarras.
Il lui était impossible de prononcer le nom de son rival sans une contraction de la gorge.
— Voyons, Ethan, comment pouvais-je savoir que vous étiez là?
— Après tout, ce que disent les gens est peut-être vrai, — continua-t-il, au lieu de lui répondre.
Elle s'arrêta court, et, dans l'obscurité, il sentit qu'elle s'était soudain tournée vers lui:
— Qu'est-ce qu'ils disent, les gens?
— Il serait assez naturel que vous nous quittiez, — reprit-il, insistant avec lourdeur, tout à sa pensée.
— C'est donc cela qu'ils disent?
Elle se moquait de lui, mais, subitement sa voix se prit à trembler:
—Zeena n'est pas contente de moi, n'est-ce pas?
Leurs bras s'étaient détachés. Ils se tenaient immobiles et s'efforçaient dans l'ombre d'apercevoir leur visage.
— Je sais bien que je ne suis pas aussi adroite qu'il le faudrait, — continua-t-elle, tandis qu'Ethan cherchait vainement ses mots. — Il y a beaucoup de choses qu'une servante pourrait faire, et dont je suis encore incapable. Je n'ai pas beaucoup de force dans les poignets. Mais si Zeena m'avait dirigée, j'aurais tâché... Au lieu de cela, vous savez comme elle parle peu... Quelquefois je sens bien qu'elle n'est pas satisfaite, mais je ne sais jamais pourquoi...
Elle regarda son compagnon avec une bouffée d'indignation soudaine.
— Vous devriez me le dire, vous, Ethan, vous le devriez... à moins que, vous aussi, vous n'ayez assez de moi!...
A moins qu'il n'ait assez d'elle, lui aussi!... Ce cri de détresse était comme un baume sur sa blessure saignante. Le ciel d'airain semblait fondre et se résoudre en bienfaisante rosée. Il s'efforça, encore une fois, de donner une forme à sa pensée, et de nouveau il ne trouva, son bras posé sur celui de Mattie, qu'à grommeler d'une voix sourde:
— Allons, venez...
Ils marchaient en silence dans le sentier qu'assombrissait l'épais rideau des sapins. La scierie faisait là-bas une tache noire sur le clair-obscur de la nuit, et la campagne apparaissait, solitaire et grise, sous les étoiles. Tantôt ils traversaient l'ombre d'une route encaissée, tantôt la pénombre légère que tissait un bosquet d'arbres défeuillés. De loin en loin, une ferme isolée se dressait parmi les champs, muette et froide comme une pierre tombale. La soirée était si calme qu'ils entendaient la neige gelée craquer sous leurs pas. Le bruit d'une branche morte qui tombait au loin retentissait parfois comme un coup de fusil. Un renard aboya, et Mattie se serra contre Ethan, pressant le pas.
Enfin ils reconnurent le buisson de mélèzes planté près de la barrière de la ferme. La promenade allait bientôt finir; et, à cette idée, Frome recouvra brusquement la parole.
— Alors bien vrai, Mattie, vous n'avez pas envie de nous quitter?
Il dût baisser la tête pour recueillir sa réponse.
— Si je m'en allais, Ethan, où irai-je?
Ce mot, d'abord, lui déchira le cœur mais il ressentit une joie profonde de l'accent avec lequel Mattie l'avait prononcé. Il serra le bras de la jeune fille contre lui et oublia tout ce qu'il voulait lui dire d'autre. A ce contact, il crut sentir passer dans ses veines la vie même de sa compagne...
— Vous ne pleurez pas, Mattie?
— Non, Ethan, — répondit-elle d'une voix douce.
Ils arrivaient à la ferme. Près de la barrière, sous les mélèzes, ils longèrent les tombes des Frome, encloses d'une petite palissade, et qui montraient, à travers la neige, leurs pierres rongées par le temps. Ethan les regarda avec curiosité, comme s'il ne les avait jamais vues. Tant d'années, ses morts avaient paru, dans leur silence paisible, railler son inquiétude, son désir de changement et d'indépendance! «Nous n'avons pu nous échapper, nous autres, — semblaient-ils dire; — comment pourrais-tu t'en aller, toi?...» Et, chaque fois qu'il passait la barrière, pour sortir ou pour entrer, il songeait en frissonnant: «Je continuerai à vivre ici jusqu'à ce que je les rejoigne...» Aujourd'hui, cependant, il n'aspirait plus à aucun départ, et la vue du petit enclos lui procurait une douce sensation de continuité, de stabilité.
— Nous ne vous laisserons jamais partir, Mattie! — murmura-t-il.
Et il pensait, en longeant les tombeaux: «Nous continuerons à vivre ensemble dans cette maison, et, quelque jour, elle reposera là, près de moi.»
Il se complut à cette vision tandis qu'ils montaient vers la maison. Jamais il ne se sentait aussi près de Mattie que lorsqu'il se livrait à ce rêve. Au milieu de la pente, elle butta sur quelque obstacle qu'elle n'avait pas vu, et se retint au bras d'Ethan pour rétablir son équilibre. La chaleur qui pénétra le jeune homme lui sembla comme le prolongement de son rêve.
Pour la première fois, il mit son bras autour de la taille de Mattie, et elle ne se déroba point. Ils continuèrent à marcher, s'abandonnant au courant qui les emportait.
Zeena Frome avait l'habitude de se coucher aussitôt après le repas du soir. Les fenêtres de la maison, sans auvents, étaient sombres. Au-dessus de la porte les tiges mortes d'une clématite pendaient comme l'écharpe de crêpe nouée au loquet pour annoncer une morte[3], et cette pensée: «Si c'était pour Zeena!...» vint à l'esprit d'Ethan. Puis il se figura nettement sa femme qui reposait endormie dans leur lit, la bouche un peu ouverte, son râtelier baignant dans un verre d'eau, sur la table de nuit...
Ils faisaient le tour par derrière la maison, entre les groseilliers raidis par le froid, afin d'entrer par la porte de la cuisine. Zeena avait coutume, lorsque son mari et Mattie rentraient tard du village, de laisser la clé de la cuisine sous le paillasson. Ethan s'arrêta devant la porte, la tête lourde de rêves. Son bras entourait encore la taille de Mattie.
— Mattie..., — commença-t-il, ne sachant pas ce qu'il allait dire.
Sans un mot, elle se dégagea doucement. Alors il se baissa pour chercher la clé.
— Elle n'est pas là, — dit-il, se redressant avec promptitude.
Ils tournaient leurs regards l'un vers l'autre, à travers la nuit glacée. Jamais pareille chose ne leur était advenue.
— Peut-être l'a-t-elle oubliée, — dit Mattie, d'une voix mal assurée.
Mais tous deux savaient bien que Zeena n'oubliait jamais.
— Ou bien est-elle tombée dans la neige? — continua Mattie après un moment de silence, pendant lequel ils avaient prêté l'oreille.
— Il faudrait alors qu'on l'eût poussée, — répliqua Frome sur le même ton.
Une idée folle lui traversa la tête: «Si des chemineaux étaient passés par là, et si...»
Il recommença de prêter l'oreille, s'imaginant qu'il entendait du bruit à l'intérieur de la maison. Puis il chercha une allumette dans sa poche, et s'agenouillant, il promena doucement la flamme au-dessus de la neige amenée sur les marches. Il était encore à terre lorsque ses yeux aperçurent, en dessous de la porte, un mince rayon de lumière... Qui pouvait bien veiller dans la maison silencieuse?
Quelqu'un descendait l'escalier, et, pour la seconde fois, l'idée des vagabonds l'assaillit...
La porte s'ouvrit et il vit sa femme.
Dans l'encadrement noir de la cuisine, elle apparut anguleuse et grande, ramenant d'une main un couvre-lit de calicot matelassé sur sa maigre poitrine, tandis que de l'autre elle portait une lampe. La lumière, levée à la hauteur de son menton, éclairait sa gorge flasque et le poignet saillant de la main qui maintenait le châle improvisé. La flamme donnait un aspect fantômatique aux creux et aux reliefs de son visage osseux, encadré de papillotes.
Ethan Frome était encore sous l'impression mystique l'heure passée avec Mattie: cette apparition, à ses yeux, avait la netteté aiguë du dernier rêve qui précède le réveil. Il lui semblait voir sa femme pour la première fois.
Zeena s'effaça silencieusement, et les deux promeneurs franchirent le seuil. L'humidité sépulcrale de la cuisine contrastait avec le froid sec de la nuit.
— Vous nous aviez oubliés, n'est-ce pas, Zeena? — dit Ethan d'une voix enjouée, pendant qu'il ôtait la neige de ses chaussures.
— Non, mais je n'ai pas laissé la clé parce que j'étais sûre de ne pouvoir pas dormir.
Mattie s'avança, défaisant son manteau. Ses joues et ses lèvres fraîches avaient le ton de son écharpe cerise.
— Je suis désolée, Zeena... Ne puis-je pas vous être utile?
— Non, je n'ai besoin de rien, — répondit l'autre d'un ton bref, en lui tournant le dos. — Vous auriez pu décrotter vos chaussures dehors! — fit-elle observer à son mari.
Elle sortit de la cuisine la première, et, s'arrêtant dans l'entrée, elle haussa la lampe à bout de bras pour éclairer l'escalier.
Ethan s'arrêta, lui aussi, au moment de monter. Il affectait de chercher la patère afin d'y accrocher son manteau et sa casquette. Il songeait que les portes des deux chambres à coucher se faisaient face sur l'étroit palier. Et ce soir, tout particulièment, il lui répugnait que Mattie le vit suivre sa femme...
— Je ne vais pas monter tout de suite, — dit-il, se détournant pour rentrer dans la cuisine.
Zeena le regarda, interdite:
— Pour l'amour du ciel, qu'est-ce que vous voulez encore faire ici, à cette heure?
— Il faut que je vérifie les comptes de la scierie...
Elle continua de le regarder. La lumière crue de la lampe marquait avec une cruauté impitoyable les lignes maussades de son visage.
— A cette heure-ci? Mais vous allez attraper le mort! Le feu est éteint depuis longtemps.
Sans répondre, il se dirigea vers la porte. Mais, à ce moment, son regard croisa celui de Mattie, et il eut l'impression qu'un fugitif conseil luisait entre ses cils. Aussitôt ils s'abaissèrent sur ses joues roses, et elle commença de monter devant Zeena.
— C'est vrai, il fait effroyablement froid ici! — balbutia Ethan.
Et, la tête basse, il emboîta le pas derrière sa femme. Après elle, il franchit le seuil de leur chambre...
Le lendemain, Ethan avait une coupe à charger à l'extrémité la plus basse du taillis: il sortit de très bonne heure.
Cette aube d'hiver était transparente comme un cristal. Le soleil se levait tout rouge dans un ciel pur. A l'orée du bois les ombres s'étalaient, profondes et bleues. Par delà la scintillante blancheur des champs, les futaies lointaines s'estompaient en masses vaporeuses.
Frome aimait cette heure matinale, si paisible. A mesure que ses muscles s'assouplissaient pour la tâche quotidienne et que ses poumons aspiraient à longs traits l'air de la montagne, sa pensée devenait plus lucide.
Quand la porte de la chambre avait été refermée, Zeena et lui n'avait plus échangé la moindre parole. Sa femme avait compté quelques gouttes d'un médicament placé sur une chaise, à côté du lit; puis, après les avoir bues et s'être enveloppé la tête d'un morceau de flanelle jaunie, elle s'était recouchée, le visage vers la muraille. Ethan s'était vivement déshabillé, puis avait soufflé la lampe, pour ne pas voir sa femme en s'allongeant auprès d'elle. Il avait entendu Mattie qui allait et venait; la faible clarté de sa chandelle, traversant l'étroit palier, lui arrivait par-dessous la porte. Jusqu'à ce qu'elle s'éteignît, il avait tenu les yeux fixés sur cette lueur à peine visible.
La nuit complète avait alors de nouveau rempli la pièce. On n'entendait plus que la respiration asthmatique de Zeena. Dans le cerveau fatigué d'Ethan s'agitaient confusément toutes les inquiétudes de la journée, mais le souvenir pénétrant du jeune bras qui s'était appuyé contre le sien dominait tout.
Pourquoi n'avait-il pas embrassé Mattie quand elle était ainsi près de lui?... Quelques heures plus tôt, il ne se serait même pas posé la question. Quelques minutes même auparavant, alors qu'ils étaient tous deux hors de la maison, il n'aurait pas eu l'audace de songer à lui prendre un baiser. Mais depuis il avait vu ses lèvres à la clarté de la lampe, et il sentait qu'elles étaient siennes désormais.
Maintenant, dans la pleine lumière d'un beau matin, il retrouvait devant ses yeux le visage de Mattie. Et il lui semblait fait, ce visage, avec la pourpre du soleil et la pure blancheur de la neige.
Comme elle avait changé, la chère petite, depuis son arrivée à Starkfield! Lorsqu'il était allé à sa rencontre, à la gare, il se le rappelait bien, elle lui était apparue si frêle et si blanche! Et pendant tout le premier hiver, comme elle frissonnait quand les rafales du nord secouaient les planches minces de la maison, et que la neige chassait comme de la grêle contre les fenêtres mal closes!
Il avait eu peur qu'elle ne détestât cette rude vie de labeur dans le froid et la solitude. Mais pas un geste de mauvaise humeur ne lui avait échappé. Zeena estimait que Mattie, n'ayant aucun autre refuge, devait forcément s'accommoder de la situation. Mais Ethan ne jugeait pas l'explication aussi concluante. — Et, quoi qu'il en fût, pensait-il, Zeena elle-même n'avait jamais appliqué cette théorie à son propre cas.
Si le malheur avait enchaîné auprès d'eux la jeune fille, il en était d'autant plus désolé pour elle.
Mattie Silver était la fille d'un cousin de Zenobia qui avait soulevé à la fois l'envie et l'admiration de toute la famille, en quittant la montagne pour une ville industrielle du Connecticut. Là, il avait épousé une jeune fille de Stamford et repris la droguerie florissante que tenait son beau-père. Par malheur, Orin Silver était un homme de grandes visées, et il était mort trop tôt pour prouver que la fin justifie les moyens. Ses livres avaient révélé trop clairement ce qu'avaient été ces moyens; heureusement pour sa femme et sa fille, on ne les avait examinés qu'après ses obsèques émouvantes. Mrs. Silver était morte des suites de ces fâcheuses révélations. Mattie, à vingt ans, s'était donc trouvée seule pour faire son chemin dans la vie, avec les cinquante dollars que lui avait procurés la vente de son piano.
Tout ce qu'elle savait faire, c'était chiffonner un chapeau, faire du molasses candy[4], réciter la fameuse poésie: Le couvre-feu ne sonnera pas cette nuit, jouer au piano la Corde perdue et un pot-pourri d'après Carmen. Quand elle essaya d'étendre le champ de son activité jusqu'à la sténographie et à la comptabilité, sa santé s'altéra, et six mois passés debout derrière le comptoir d'un magasin de nouveautés ne contribuèrent pas à la rétablir.
Ses parents les plus proches avaient été amenés à placer leurs économies entre les mains de son père. Après sa mort, ils rendirent le bien pour le mal en prodiguant à la jeune fille tous les conseils dont ils disposaient; mais il leur parut excessif de faire davantage, en y ajoutant matériellement.
Toutefois, lorsque le médecin eût conseillé à Zeena de chercher quelqu'un pour l'aider aux travaux domestiques, la famille vit aussitôt l'occasion de tirer de Mattie une espèce de compensation. Mrs. Frome, bien qu'elle ne se fît guère d'illusions sur les capacités de sa jeune cousine, était séduite par la possibilité de la prendre en faute sans courir grand risque de la perdre. C'est ainsi que Mattie vint à Starkfield.
La façon qu'avait Zeena de prendre les gens en faute était silencieuse, mais elle n'en était pas moins décourageante. Pendant les premiers mois, Ethan, alternativement, brûla du désir de voir Mattie se révolter et trembla à la pensée de ce qui pouvait en résulter. Puis, les relations devinrent moins tendues. L'air pur et les longues heures d'été passées au dehors donnèrent du ressort à Mattie, et Zeena, ayant plus de temps à consacrer à ses maladies compliquées, se montra moins attentive aux oublis de la jeune fille. Alors Ethan, qui pliait sous le fardeau de sa ferme peu productive et de sa scierie trop peu moderne, put au moins s'imaginer que la paix régnait à son foyer.
En fait, rien de précis n'était venu démontrer le contraire. Mais depuis la nuit précédente Frome sentait vaguement qu'un danger menaçait son bonheur. C'était le silence obstiné de Zeena, c'était le coup d'œil que Mattie lui avait adressé pour l'avertir, c'était le souvenir de ces mille petits riens, pareils aux indices qui, par certaines matinées radieuses, font prévoir un temps pluvieux pour le soir.
Son angoisse était si forte que, semblable en ceci à tous les hommes, il s'efforça d'ajourner la certitude. Le transport du bois ne s'acheva qu'à midi, et, comme il devait être livré à Andrew Hale, l'entrepreneur de Starkfield, Ethan jugea plus simple de renvoyer à pied Jotham Powell, son charretier, jusqu'à la ferme, et de conduire lui-même le chargement au village.
Frome avait déjà escaladé les planches et s'était assis dessus à califourchon, tout près de ses chevaux poilus. Soudain, entre ses yeux et leurs cous fumants, s'interposa la vision du regard inquiet que Mattie lui avait jeté la nuit précédente.
«Si quelque chose doit se passer, il faut que je sois là, en tout cas!» — murmura-t-il en lui-même.... Et il lança à Jotham l'ordre de détacher l'attelage et de le ramener à l'écurie.
Lentement, à travers la neige amollie, les deux hommes revinrent à la maison. Quand ils entrèrent dans la cuisine, Mattie retirait le café de dessus le fourneau; Zeena était déjà attablée. Ethan s'arrêta court en la voyant. Au lieu de son peignoir habituel de percale foncée et de son châle en tricot, elle avait mis sa belle robe brune de mérinos. Sur ses minces touffes de cheveux, qui gardaient encore les ondulations des épingles à friser, se dressait un monumental chapeau à brides. Frome le connaissait bien, car il l'avait payé cinq dollars chez le marchand de nouveautés de Bettsbridge. Sur le plancher, à côté de sa femme, était posée sa vieille valise et un carton enveloppé dans un journal.
— Où allez-vous donc, Zeena? — lui dit-il.
— Mes douleurs m'élancent si fort que je vais à Bettsbridge: je coucherai chez tante Martha Pierce et je verrai le nouveau docteur, — répondit-elle avec la même insouciance que si elle avait dit: «Je vais à la réserve jeter un coup d'œil sur les compotes», ou: «Je monte au grenier voir l'état des couvertures...»
Malgré les habitudes casanières de Zeena une décision aussi imprévue n'était pas sans précédent. Deux ou trois fois déjà elle avait empli la valise d'Ethan et était partie pour Bettsbridge, ou même pour Springfield, afin de consulter quelque nouveau docteur, et Frome avait acquis la terreur de semblables expéditions, qui lui coûtaient généralement gros. A chaque voyage, elle revenait chargée de remèdes coûteux, et sa dernière visite était demeurée mémorable par l'achat d'une batterie électrique qu'elle avait payée vingt dollars et dont elle n'avait jamais été capable d'apprendre le maniement.
Pour l'instant, néanmoins, le soulagement qu'Ethan éprouvait était si grand qu'il l'emporta. Il ne doutait plus, à cette heure, que Zeena n'eût parlé sincèrement, la nuit précédente, en disant qu'elle était trop souffrante pour dormir. Sa résolution brusque d'aller consulter un médecin semblait montrer que, suivant sa coutume, elle était uniquement préoccupée de sa santé.
Comme si elle attendait une protestation, elle continuait d'une voix plaintive:
— Si vous êtes trop occupé par le charriage, sans doute pourrez-vous au moins laisser Jotham Powell me conduire au train avec l'alezan.
Ethan l'écoutait à peine. Il était absorbé par un rapide calcul. Pendant l'hiver, il n'y avait pas de diligence entre Starkfield et Bettsbridge, et les trains qui s'arrêtaient à Corbury Flats étaient lents et rares: Zeena ne pourrait donc pas être de retour à la ferme avant le lendemain soir...
— Si j'avais pu penser que vous feriez une objection à ce que Jotham Powell me conduisît... — reprit-elle, comme si le silence de son mari impliquait un refus: sur le point de partir, elle devenait toujours loquace. — Tout ce que je sais, c'est que je ne peux pas vivre comme ça plus longtemps. Les douleurs sont maintenant descendues à mes chevilles... Autrement, j'aurais été à pied à Starkfield plutôt que de vous déranger, et j'aurais demandé à Michel Eady de me laisser monter sur le camion qui va chercher ses marchandises à la gare. J'aurais eu deux heures à attendre mon train, mais j'aurais mieux aimé cela, même par ce froid, que de vous faire cette demande...
— Mais Jotham vous conduira! — répondit Ethan.
Il venait de se rendre compte, subitement, qu'il regardait Mattie pendant que Zeena lui parlait, et il lui fallait faire effort pour tourner les yeux vers sa femme. Elle était assise face à la fenêtre, et le jour blafard renvoyé par la neige entassée devant la maison faisait paraître son visage plus livide encore et plus fatigué que de coutume. La lumière crue creusait les trois lignes parallèles entre l'oreille et la joue; elle durcissait les rides qui partaient des narines pincées pour aboutir aux commissures des lèvres; bien qu'elle eût tout juste trente-quatre ans, — six de plus que Frome, — Zeena était déjà une vieille femme.
Ethan essaya de trouver une phrase appropriée à la circonstance, mais un seul fait occupait son esprit: pour la première fois depuis que Mattie habitait avec eux, Zeena n'allait point passer la nuit à la maison. Il se demanda si la jeune fille y pensait, elle aussi...
L'idée lui vint que sa femme devait s'étonner qu'il ne lui offrît pas de la conduire lui-même aux Flats, laissant à Jotham Powell le soin de mener le chargement de bois à Starkfield: il chercha un prétexte à lui donner, mais ne le trouva pas sur l'instant. Ce fut au bout de quelques secondes seulement qu'il s'excusa:
— Je vous aurais conduite moi-même, mais il faut que je touche l'argent de ces bois.
A peine avait-il prononcé ces paroles qu'il les regretta. Non seulement elles étaient mensongères, car il était peu probable en effet que Hale le payât, mais encore il savait par expérience le danger de laisser supposer à Zeena une rentrée de fonds, à la veille d'une visite au médecin. Toutefois il ne pensait sur l'heure qu'à éviter le long tête-à-tête avec elle, derrière le vieux cheval traînard.
Mrs. Frome ne répondit pas. Elle sembla même ne pas avoir entendu les paroles de son mari. Elle avait déjà repoussé son assiette et versait une cuillerée d'une potion placée auprès d'elle.
— Ça ne m'a jamais fait grand bien, mais il vaut tout de même mieux vider le flacon, — remarqua-t-elle.
Et, poussant devant Mattie le récipient vide, elle ajouta:
— Si vous pouvez faire disparaître le goût, on s'en servira pour les pickles.
Dès que Zeena fut partie, Ethan prit à la patère son chapeau et son manteau. Mattie lavait la vaisselle, tout en fredonnant un air de danse de la nuit précédente.
— Au revoir, Mattie, — dit-il.
Gaiement, elle répliqua:
— Au revoir, Ethan...
Un bon soleil chaud éclairait la cuisine. La lumière tombait de biais sur les mouvements de la jeune fille, sur le chat qui sommeillait près du poêle, et sur les géraniums en pots qu'Ethan avait plantés l'été précédent, pour «faire un jardin» à Mattie et qu'on avait rentrés l'hiver... Ethan aurait voulu rester là à regarder Mattie, tandis qu'elle terminait ses rangements et qu'elle s'installait à coudre près du feu. Mais il tenait davantage encore à charrier le bois afin de pouvoir rentrer à la ferme avant la nuit.
Jusqu'au village il continua de penser au retour. La cuisine n'était pas bien belle. Elle était plus «pimpante», mieux tenue, sans doute, aux jours de son enfance, quand sa mère s'en occupait; mais lui-même s'étonnait de l'air confortable que l'absence de Zeena lui avait donné. Il se représentait l'aspect de la pièce, ce soir, lorsque Mattie et lui s'y trouveraient réunis après le souper... Pour la première fois, seuls, et toutes portes closes, ils s'installeraient de chaque côté du poêle, comme un vieux ménage. Ethan aurait la pipe à la bouche, les pieds en chaussettes tournés vers le feu, et Mattie rirait, bavarderait de ce babil si doux aux oreilles du jeune homme, qu'il croyait toujours l'entendre pour la première fois.
Le charme qu'il éprouvait à évoquer ce tableau, et le soulagement de n'avoir plus à redouter une «histoire» avec Zeena, l'emplirent d'une gaîté débordante. Lui, si taciturne de nature, il se mit à siffler et à chanter à haute voix; il sifflait et chantait à voix haute en conduisant son attelage à travers champs. Malgré les âpres hivers de Starkfield, un instinct de sociabilité sommeillait encore in lui. Grave et renfermé par tempérament, il admirait la témérité et la faconde chez les autres, et se sentait réchauffé jusqu'aux moelles lorsqu'il rencontrait de la sympathie.
A Worcester, bien qu'il eût la réputation d'être peu expansif et de manquer d'entrain, il éprouvait toujours un plaisir secret lorsque quelque copain lui donnait une bourrade, en l'appelant «Mon vieux» ou «Vieil éteignoir»; et, de retour à Starkfield, l'absence de ces familiarités n'avait pas été sans accroître son isolement.
D'année en année, le silence s'était fait plus profond autour de lui. Demeuré seul, après l'accident de son père, pour porter le double fardeau de la ferme et de la scierie, il n'avait pas eu le loisir de partager les flâneries, coupées d'arrêts au bar, des jeunes gens du village; et quand sa mère tomba malade à son tour, la maison devint plus solitaire que les champs mêmes qui l'environnaient.
La vielle Mrs. Frome avait été assez bavarde dans sa jeunesse, mais après son «attaque», bien qu'elle n'eût pas perdu l'usage de la parole, elle ne parla presque plus. Quelquefois, durant les interminables soirées d'hiver, si son fils, énervé par le silence, lui demandait pourquoi «elle ne disait pas quelque chose», elle levait un doigt et répondait: «Parce que j'écoute»; et, certaines nuits d'ouragan, lorsque le vent hurlait autour de la maison, elle se plaignait de ne pouvoir entendre ce qu'Ethan lui disait «parce qu'ils faisaient tant de bruit au dehors».
Ce fut seulement à l'époque de la dernière maladie de Mrs. Frome, quand Zenobia Pierce vint de la vallée voisine pour aider son cousin à soigner la vieille femme, que l'on entendit résonner une voix humaine dans la maison. Après tant d'années de silence, la volubilité de la jeune fille fit à Ethan l'effet d'une musique. Il comprit alors qu'il aurait pu devenir comme sa mère si l'accent d'une parole sensée ne fût pas venu le remettre d'aplomb. Sa cousine parut comprendre son cas du premier coup. Elle s'étonnait, en riant, qu'il n'eût aucune notion des soins à donner à une malade; elle lui ordonna de vaquer à ses affaires, en le priant de se décharger sur elle du reste.
Le seul fait de lui obéir, de reprendre le travail, et de retrouver des gens à qui parler, avait suffi pour l'équilibre d'Ethan, et il avait aussitôt voué une reconnaissance sans bornes à sa cousine. Les capacités de Zeena l'émerveillaient et l'humiliaient à la fois. Elle semblait posséder d'instinct des vertus ménagères que lui-même n'avait pu acquérir, malgré un long apprentissage. Lorsque Mrs. Frome mourut, ce fut Zeena qui fut obligée d'envoyer Ethan chez l'entrepreneur des pompes funèbres. Ce fut elle aussi qui trouva «bizarre» qu'il n'eût pas décidé par avance à qui il donnerait la garde robe et la machine à coudre de sa mère.
Après l'enterrement, quand Ethan avait vu sa cousine sur le point de repartir, une crainte irraisonnée de rester seul à la ferme l'avait saisi, et avant même d'avoir pu se rendre compte de ce qu'il faisait, il avait offert à Zeena de l'épouser. Depuis, il s'était souvent dit que la chose ne serait pas arrivée si la mort de sa mère était survenue au printemps, au lieu de l'hiver...
En se mariant, ils étaient convenus qu'aussitôt après la liquidation des dettes causées par la longue maladie de Mrs. Frome, Ethan vendrait la ferme et la scierie pour tenter fortune dans une ville industrielle. Son amour de la nature n'impliquait pas en effet le goût de cultiver les champs: il avait toujours rêvé d'être ingénieur et de vivre dans une ville où il y aurait des cours, des bibliothèques, et «des gens qui font des choses». Un modeste travail de mécanicien, qu'on l'avait envoyé exécuter en Floride, du temps de ses études à Worcester, l'avait convaincu de sa propre habileté et avait en même temps accru son désir ardent de voyager. De plus, il se figurait qu'avec une femme sachant se débrouiller comme la sienne, il ne tarderait pas à se créer une situation.
Le village natal de Zeena était légèrement plus important et plus rapproché du chemin de fer que Starkfield. Aussi n'avait-elle pas caché à son mari, dès le début de leur mariage, que la vie dans une ferme isolée ne réalisait guère le rêve qu'elle avait fait en l'épousant. Mais les acquéreurs furent lents à se présenter, et dans l'intervalle Ethan put se rendre compte de l'impossibilité de transplanter sa compagne. Zeena méprisait Starkfield, mais elle était incapable de vivre dans un endroit qui l'eût méprisé, elle. Même à Bettsbridge ou à Shadd's Falls elle n'eût pas pu jouer un rôle suffisamment important; et dans les villes qui attiraient Ethan elle eût encouru une perte totale de sa personnalité.
D'ailleurs, moins d'un an après leur mariage, s'était développée la «nature maladive» qui lui avait donné depuis une certaine célébrité, même dans un pays où les cas pathologiques formaient un des principaux sujets de conversation. Quand elle était venue soigner la vieille Mrs. Frome, Ethan avait été séduit par l'air florissant de sa cousine; mais il ne tarda pas à comprendre que son énergie comme garde-malade avait pour cause l'étude constante de son propre état.
Puis, peu à peu, elle aussi était devenue silencieuse. Peut-être était-ce l'inévitable résultat de la vie à la ferme, ou encore, comme elle disait quelquefois, parce que son mari «n'écoutait jamais». Ce reproche n'était pas tout à fait immérité. Quand Zeena parlait, ce n'était guère que pour se plaindre de choses auxquelles il ne pouvait remédier; et pour vaincre une tendance naturelle à la riposte, il avait d'abord pris l'habitude de ne pas répondre, puis finalement de penser à autre chose durant ses discours. Cependant, depuis qu'il avait eu des raisons pour l'observer de plus près, le silence de Zeena avait commencé à l'inquiéter. Il s'était rappelé la taciturnité croissante de sa mère et il s'était demandé si sa femme n'allait pas devenir «bizarre» à son tour.
Zeena, qui possédait sur le bout des doigts la carte pathologique de toute la région, avait souvent fait allusion, pendant qu'elle soignait Mrs. Frome, à d'autres cas similaires. Ethan, d'ailleurs, n'ignorait pas que dans plus d'une ferme isolée du voisinage on cachait de pauvres êtres qui dépérissaient de la même façon, et que dans d'autres la présence de ces malheureux avait amené de lamentables tragédies. Parfois, lorsqu'il regardait le visage morne de sa femme, il frissonnait, craignant pareil malheur; parfois sa taciturnité lui semblait plutôt une attitude volontaire, dissimulant des intentions sournoises, de mystérieux desseins issus de soupçons et de rancunes impénétrables. Cette dernière supposition était la plus troublante; c'était aussi celle qui s'était présentée à son esprit, la nuit précédente, lorsqu'il avait vu Zeena debout sur le seuil de la cuisine...
Néanmoins, le départ pour Bettsbridge l'avait une fois de plus rassuré, et toutes ses pensées se concentraient sur la soirée qu'il allait passer avec Mattie. Une seule chose le préoccupait encore: il avait dit à Zeena que son chargement de bois devait lui être payé, et il prévoyait si nettement les conséquences de ce mensonge qu'il se décida, non sans répugnance, à prier Andrew Hale de lui avancer quelque argent sur la livraison.
A son entrée dans la cour de l'entrepreneur il trouva celui-ci qui descendait de traîneau.
— Bonjour, Ethan, — lui dit Hale. — Vous arrivez bien...
Le visage rubicond d'Andrew Hale était barré d'une forte moustache grise. Aucun col ne gênait son double menton mal rasé, mais sa chemise, d'une blancheur sans tache, était toujours fermée par un petit bouton de diamant. Signe d'opulence du reste trompeur, car, bien qu'il fit d'assez belles affaires, on savait que ses goûts dispendieux et les exigences de sa nombreuse famille lui créaient souvent de «l'arriéré».
Hale était un vieil ami de la famille Frome. Sa maison était l'une des rares que Zeena honorait quelquefois d'une visite, car la femme d'Andrew avait été dans sa jeunesse la malade la plus importante du village, et ce passé lui valait d'être considérée comme une autorité en matière de diagnostics et de remèdes.
Hale s'avança vers les chevaux et caressa leurs flancs en sueur.
— Bigre, mon vieux, vous soignez ces deux-là comme s'ils étaient vos propres enfants!
Ethan déchargea le bois. Sa besogne finie, il poussa la porte vitrée du hangar, que l'entrepreneur avait transformé en bureau. Hale était assis, les pieds sur le poêle, le dos appuyé contre un pupitre usé, couvert de papiers. La pièce ressemblait à son propriétaire: tout y était accueillant mais désordonné.
— Mettez-vous là et chauffez-vous, — dit-il à Ethan avec bonhomie.
Ethan ne savait trop comment présenter sa requête: après avoir vainement cherché une entrée en matière, il finit par demander à brûle-pourpoint une avance de cinquante dollars.
Devant le geste de surprise de Hale, un flot de sang monta au visage du jeune homme. C'était l'habitude de l'entrepreneur de payer tous les trois mois, et il n'y avait pas de précédent entre eux d'un règlement au comptant.
Ethan sentit que s'il avait argué d'un besoin urgent, Hale eût peut-être trouvé moyen de le contenter. L'amour-propre et une instinctive prudence l'empêchaient d'avoir recours à cet argument. A la mort de son père il avait mis un certain temps à se tirer d'affaire, mais il avait eu la satisfaction de ne recourir ni à Andrew Hale ni à personne d'autre: à plus forte raison ne voulait-il pas, aujourd'hui, laisser supposer que sa situation était devenue moins bonne. Et puis il détestait le mensonge: s'il lui fallait de l'argent, il le lui fallait, et il n'avait pas d'explication à donner. C'est pourquoi il avait formulé sa demande avec la maladresse d'un homme orgueilleux, qui ne veut pas s'avouer qu'il s'abaisse. Le refus de Hale ne le surprit donc pas autrement.
L'entrepreneur se déroba avec sa rondeur habituelle. Il parla de l'affaire sur un ton de plaisanterie, demandant à Frome s'il avait l'intention d'acheter un piano à queue ou bien d'ajouter «une couple[5]» à sa maison: «Dans ce cas, lui dit-il en riant, pour vous, je travaillerais gratis.»
Ethan fut vite à bout d'expédients, et après un instant de silence embarrassé, il se leva pour prendre congé. Comme il ouvrait la porte du bureau, Hale le rappela brusquement.
— Dites-moi... vous n'êtes pas sérieusement gêné, j'espère?
— Mais non, pas du tout...
L'orgueil de Frome avait dicté sa réponse avant même que sa raison eût le temps d'intervenir.
— Dans ce cas, tout est pour le mieux, car moi-même je le suis un peu, et je voulais précisément vous demander un sursis pour le paiement. Les affaires ne marchent pas très fort, et puis je suis en train d'arranger une petite maison pour Ned et Ruth quand ils seront mariés. Je le fais avec plaisir, mais dame, ça coûte. Les jeunes gens aiment à être bien logés. Vous savez ça par vous-même. Il n'y a pas si longtemps que vous et Zeena vous êtes installés...
Frome remisa ses chevaux dans l'écurie d'Andrew Hale et alla au village pour une autre affaire. La dernière phrase de l'entrepreneur résonnait toujours à ses oreilles, et il songeait avec amertume que les sept années de son union avec Zeena paraissaient sans doute plus courtes aux gens de Starkfield qu'à lui-même.
L'après-midi touchait à sa fin. Déjà quelques vitres pailletaient de lueurs jaunes le crépuscule glacial et semblaient rendre la neige plus blanche encore. La température rigoureuse avait ramené chacun chez soi; Ethan cheminait seul à travers la longue rue. Tout à coup il entendit un léger tintement de clochettes, et un cutter passa vivement près de lui.
Il reconnut le poulain rouan de Michel Eady, que conduisait son fils, coiffé d'une nouvelle casquette de fourrure. Le jeune homme le salua d'un: «Bonjour, Ethan!» et le dépassa au trot rapide de son cheval. Le cutter allait dans la direction de la ferme des Frome, et le cœur d'Ethan se contracta en écoutant le son des grelots qui s'éloignaient... Il était très vraisemblable que Denis Eady, ayant appris le départ de Zeena pour Bettsbridge, profitait de l'occasion pour aller passer une heure auprès de Mattie... Ethan était honteux de la jalousie qui grondait dans son cœur. Il lui semblait offensant pour la jeune fille qu'il éprouvât à son égard des sentiments aussi violents.
Il continua son chemin jusqu'à l'église et entra dans l'ombre que projetaient les sapins des Varnum. C'était l'endroit même où il avait rejoint Mattie la nuit précédente. A quelques pas devant lui, il aperçut, dans la pénombre, la vague silhouette d'un couple enlacé. Il crut entendre un baiser; puis un «Oh!», mi-rieur, mi-confus, lui apprit qu'on l'avait vu. Le couple se sépara brusquement et l'une des deux personnes se glissa par la grille du jardin des Varnum, tandis que l'autre continuait rapidement son chemin.
Ethan sourit en pensant au trouble que son approche avait causé aux amoureux... Qu'est-ce que cela pouvait bien faire à Ned Hale et à Ruth Varnum qu'on les vît s'embrassant? Tout le monde savait leurs fiançailles. Il lui plut de les avoir surpris ainsi à l'endroit même où, la veille, Mattie et lui avaient senti leurs cœurs si proches l'un de l'autre; puis il songea avec un retour de tristesse que Ned et Ruth n'avaient pas besoin, eux, de cacher leur bonheur...
Il sortit ses chevaux de l'écurie de Hale et reprit le chemin de la ferme. Le froid était moins âpre que pendant le jour; de gros nuages moutonneux annonçaient une nouvelle tombée de neige pour le lendemain. De ci, de là, une étoile perçait la nuit et creusait alentour une profondeur bleuissante. Dans une heure ou deux, la lune se lèverait au-dessus de la montagne, derrière la ferme; elle s'ouvrirait un chemin doré à travers les nuages, puis serait de nouveau voilée par eux. Une paix mélancolique s'étendait sur les champs; on eût dit que la diminution du froid leur causait un soulagement, et qu'ils s'assoupissaient plus mollement, de leur long sommeil d'hiver.
L'oreille d'Ethan guettait le tintement des clochettes de Eady, mais aucun bruit ne troublait le silence de la route déserte. En approchant de la ferme il aperçut, à travers le léger rideau de mélèzes, une lumière qui tremblotait au loin à une des fenêtres. «Elle est là-haut, pensa-t-il. Elle se prépare pour le souper...» Puis il se rappela le coup d'œil railleur que Zeena avait eu, lorsque, le soir de son arrivée, Mattie s'était mise à table, les cheveux lissés, un ruban autour du cou...
Il passa près du petit monticule enclos, et jeta un regard sur une des plus vieilles pierres tombales. Dans son enfance, il la regardait souvent parce qu'elle portait son nom:
Souvent, depuis lors, il s'était dit que cinquante ans c'était un bien long temps pour vivre côte à côte; mais aujourd'hui il comprenait que ce temps pouvait s'écouler avec la rapidité de l'éclair... Puis, dans un soudain accès d'ironie, il songea que pareille inscription serait peut-être placée quelque jour sur leur tombeau, à Zeena et à lui...
Il ouvrit la porte de l'écurie et avança la tête dans l'obscurité. Il éprouvait la vague appréhension de trouver là le poulain de Denis Eady, installé à côté de son cheval; mais le vieil alezan était seul, mâchonnant son râtelier d'une bouche édentée. La joie de Frome fut si grande qu'en préparant la litière de ses bêtes il se mit à siffler, et qu'il versa dans les mangeoires une ration supplémentaire.
Sa voix n'était pas particulièrement harmonieuse, mais de rudes mélodies s'échappèrent de son gosier tandis qu'il fermait l'écurie et montait la pente vers la maison. Il atteignit la porte de la cuisine et tenta en vain de l'ouvrir.
Etonné, il secoua violemment le loquet; puis il réfléchit: «Mattie est seule... Il est naturel qu'elle se soit enfermée à la nuit.» Il écoutait dans l'obscurité, guettant le son d'un pas... Après avoir de nouveau tendu l'oreille, il cria d'une voix joyeuse:
— Holà! Mattie!...
Il n'y eut aucune réponse; mais un instant après il entendit un léger bruit dans l'escalier et vit sous la porte un rayon lumineux. La fidélité avec laquelle les incidents de la veille se répétaient le frappait à ce point qu'il s'imagina presque, lorsque la clef tourna, que sa femme allait surgir devant lui, enveloppée dans son couvre-lit de calicot... La porte s'ouvrit, et ce fut Mattie qui parut...
Elle se tenait exactement comme Zeena, dans le cadre sombre de la cuisine. La lampe, maintenue à la même hauteur, éclairait avec la même netteté la gorge ronde de la jeune fille et son poignet ambré, menu comme celui d'un enfant. Puis elle éleva la lampe et la lumière aviva l'éclat de ses lèvres, mit autour de ses yeux une ombre veloutée, éclaira la blancheur laiteuse de son front au-dessus des longs sourcils noirs.
Mattie était habillée de sa robe habituelle de drap sombre. Elle ne portait pas de nœud au cou, mais dans sa chevelure elle avait disposé une torsade de ruban rouge. Cette marque de coquetterie charma Ethan comme un hommage rendu à ce que la situation avait d'exceptionnel. La jeune fille lui parut plus grande, plus svelte, plus complètement femme par l'allure et le geste. Elle l'accueillit avec un sourire silencieux, puis elle s'éloigna d'un pas souple et posa la lampe sur la table. Ethan vit alors que le couvert avait été soigneusement dressé pour le repas du soir. Il remarqua un plat de doughnuts[6] une compote de blueberries[7], et, sur un beau plat de verre rouge, ses pickles préférés. Le chat, allongé devant le feu clair qui flambait dans le poêle, surveillait la scène du coin de son œil à demi clos.
Une sensation de bien-être envahit brusquement Ethan. Il gagna l'entrée pour accrocher sa pelisse et retirer ses chaussures mouillées. Lorsqu'il revint, Mattie avait placé la théière sur la table et le chat se frottait familièrement contre sa jupe.
— Prends garde, Puss! tu vas me faire tomber... — s'écria-t-elle, les yeux brillants.
Une fois encore, Frome se sentit mordu par une jalousie soudaine. Était-ce bien son retour qui donnait à la jeune fille ce visage radieux?
— Personne n'est venu, Mattie? — dit-il, en se baissant comme pour surveiller le fonctionnement du poêle.
Elle fit un signe de tête rieur.
— Si, une personne...
Le front d'Ethan se rembrunit.
— Qui donc? — demanda-t-il, se relevant vivement, et la regardant à la dérobée.
Les yeux de Mattie pétillaient de malice:
— Eh, mon Dieu!... Jotham Powell... Il est entré en revenant de la gare et m'a demandé une tasse de café avant de retourner chez lui.
L'inquiétude de Frome se dissipa; une chaleur subite inonda son cœur.
— C'est tout? J'espère bien que vous la lui avez donnée?...
Puis il sentit qu'il était convenable d'ajouter:
Il est arrivé à l'heure pour le train de Zeena?
— Oh! oui, largement.
Le nom de Zeena mit une gêne momentanée entre eux. Ils gardèrent le silence. Puis Mattie reprit, avec un air timide:
— Je pense qu'il est temps de se mettre à table.
Ils s'assirent, et le chat, se faufilant entre eux, sauta sur la chaise de Zeena.
— Oh! Puss, quelle idée!... — s'écria Mattie, et tous deux se mirent à rire de nouveau.
Un moment auparavant, Ethan s'était senti en veine d'éloquence, mais l'évocation de Zeena l'avait glacé. La jeune fille, à son tour, sembla gagnée par le même embarras. Elle s'assit, les yeux baissés, buvant son thé à petites gorgées, tandis que Frome simula un appétit vorace pour les doughnuts et les pickles au sucre. Enfin, après avoir longtemps cherché une entrée en matière, il avala une lampée de thé, et dit:
— On croirait qu'il va encore neiger.
Elle feignit de s'intéresser vivement à cette nouvelle.
— Vraiment? Pensez-vous que cela puisse empêcher Zeena de rentrer?
Elle rougit comme si la question lui avait échappé malgré elle, et posa brusquement sa tasse. Ethan, pour se donner une contenance, étendit sa main ver les pickles.
— A cette époque de l'année on ne sait jamais, — dit-il. — Les tourbillons de neige chassent dru, du côté des Flats...
Encore une fois le nom de Zeena l'avait paralysé. Il lui semblait que sa femme se trouvait dans la pièce, entre eux deux.
Brusquement Mattie poussa un cri:
— Oh, Puss, tu es trop gourmand!
Profitant de leur moment de gêne, le chat avait sauté de la chaise de Zeena sur la table. Sournoisement il allongea son long corps souple vers le pot de lait placé entre Ethan et Mattie.
Tous deux se penchèrent en avant et leurs mains se rencontrèrent sur l'anse de la cruche. Celle de la jeune fille se trouvait en dessous et Ethan y appuya la sienne un peu plus longtemps qu'il n'était nécessaire.
Le chat profita de ce manège pour essayer une prudente retraite, mais, en reculant, il mit la patte dans le beau plat en verre rouge qui contenait les pickles. Le plat tomba sur la plancher avec fracas.
D'un bond, Mattie avait quitté sa chaise et s'était agenouillée à côté de débris.
— Oh! Ethan, Ethan... Le beau plat de Zeena est en morceaux! Que dira-t-elle?
Cet incident rendit à Frome tout son sang-froid.
— Il faudra qu'elle s'en prenne au chat, voilà tout, — répliqua-t-il en riant.
Il s'agenouilla à son tour auprès de Mattie et commença à ramasser les pickles épars. Mais elle tournait vers lui des yeux désolés.
— Vous savez bien qu'elle ne voulait jamais que l'on se servît de ce plat, même quand il y avait du monde. Il était sur la plus haute planche de l'armoire... Elle voudra savoir pourquoi j'ai été l'y dénicher... Pour l'atteindre il m'a fallu monter sur l'escabeau.
En présence d'un tel désastre Ethan fit appel à toute son énergie.
— Elle ne saura rien si vous vous tenez tranquille. J'irai demain acheter un plat semblable. D'où vient-il? Au besoin je pousserai jusqu'à Shadd's Falls...
— Même à Shadd's Falls vous n'en trouverez jamais. C'était un cadeau de noces, vous ne vous souvenez pas? Il a été envoyé de Philadelphie par la tante de Zeena qui a épousé le pasteur. C'est pourquoi elle ne voulait jamais s'en servir. Oh, Ethan, Ethan, que faire?
Elle se mit à pleurer, et à chacune de ses larmes il croyait sentir tomber sur lui une goutte de plomb fondu.
— Je vous en prie, Mattie, je vous en prie, ne pleurez pas ainsi...
Elle se releva. Frome la suivit, désespéré, pendant qu'elle étalait sur le buffet les morceaux de verre. Il lui semblait que ces débris étaient comme le symbole de leur soirée manquée.
— Allons, donnez-les moi, — dit-il tout à coup.
Elle s'écarta, obéissant instinctivement au son autoritaire de sa voix.
— Oh Ethan, qu'allez-vous en faire?
Sans répondre, il rassembla les fragments dans sa large main et s'en fut vers l'antichambre. Il alluma un bout de chandelle, ouvrit l'armoire et tendant son bras jusqu'à la dernière planche, y plaça les morceaux, en ayant soin de les disposer de telle façon qu'il fût impossible de voir d'en bas que le plat était brisé. S'il recollait les débris dès le lendemain matin, des mois pourraient s'écouler avant que sa femme s'aperçût de l'accident; et d'ici là, du reste, il trouverait peut-être à remplacer le plat.
Convaincu que tout danger prochain était écarté il rentra dans la cuisine d'un pas plus léger. Mattie, inconsolable, recueillait les restes des pickles.
— Allons, Mattie, finissons de souper; tout est arrangé, — dit-il.
Rassurée, elle lui jeta un regard souriant à travers ses longs cils encore humides. Le cœur de Frome battait d'orgueil à la voir si soumise à sa parole. Elle ne lui demandait même pas ce qu'il avait fait...
Jamais, sauf lorsqu'il dirigeait la descente d'un grand tronc d'arbre du haut de la montagne, il n'avait éprouvé aussi pleinement la sensation d'être le maître...
Après souper, tandis que Mattie levait le couvert, Ethan alla donner un coup d'œil à l'étable. Puis il fit une dernière fois le tour de la maison.
Sous le ciel opaque la terre s'étendait muette et obscure. L'air était si calme que, de temps à autre, on percevait le bruit d'une masse de neige se détachant pesamment d'un arbre, là-bas, à l'orée du taillis.
Il revint à la cuisine. La scène était celle-là même qu'il avait imaginée le matin... Mattie avait rapproché la chaise de Ethan du poêle et s'était installée à coudre, auprès de la lampe. Il s'assit à son tour, tira sa pipe de sa poche et allongea ses pieds devant le feu. Le dur labeur de la journée au grand air le rendait à la fois paresseux et allègre. Il avait confusément la notion d'être dans un autre monde, où tout serait chaleur, harmonie et paix. La seule ombre à son parfait bonheur venait de ce qu'il ne pouvait apercevoir Mattie de sa place. Mais il était trop indolent pour se déranger; et après un instant il lui dit: «Venez donc vous asseoir ici près du poêle.» Et il désigna le fauteuil à bascules de Zeena, de l'autre côté de la cheminée. Mattie obéit et vint s'y asseoir. Ethan eut un moment d'émotion en voyant la fine tête brune appuyée contre le coussin bigarré que encadrait habituellement le visage décharné de sa femme. Un instant, il eut presque le sensation que la figure de Zeena s'était substituée à celle de l'intruse...
Mattie sembla bientôt partager ce malaise. Elle changea de position, se penchant en avant, la tête sur son ouvrage. Frome ne discernait plus que la pointe de son nez, et le ruban rouge dans ses cheveux. Elle se leva presque aussitôt.
— Je n'y vois pas pour coudre, — dit-elle; et elle alla se rasseoir auprès de la table.
Ethan prit le prétexte de remplir le poêle pour se lever, et quand il revint à son siège il le tourna de façon à voir le profil de la jeune fille, et la lumière de la lampe sur ses mains. Le chat, qui avait guetté tout ce va-et-vient d'un œil curieux, sauta sur le fauteuil de Zeena, s'y pelotonna, et posa sur tous deux son regard somnolent.
Un calme profond emplissait la cuisine. La pendule suspendue au-dessus du buffet faisait entendre son tic-tac. De temps à autre morceau de bois carbonisé s'écroulait dans le poêle, et le parfum âcre et subtil des géraniums se mélangeait à l'odeur du tabac. La fumée formait un brouillard bleu autour de la lampe et tissait ses toiles d'airaignée dans les coin obscurs de la pièce.
Entre Mattie et Ethan toute contrainte s'était dissipée. Ils parlaient maintenant avec aisance et simplicité, s'entretenant de choses quotidiennes, de la neige, de la soirée de la veille à l'église, des amours et des querelles de Starkfield. La banalité même de la causerie donnait à Ethan une illusion de longue intimité qu'aucune explosion sentimentale n'eût pu lui procurer. Il commençait à s'imaginer qu'ils avaient toujours passé leurs soirées ainsi, et que toute leur existence s'écoulerait de la même manière...
— C'est cette nuit que nous devions aller luger, — dit-il enfin, du ton tranquille de l'homme qui est sûr de pouvoir réaliser le lendemain ce qu'il ne fait pas le jour même.
Elle se tourna vers lui, souriante:
— Je me figurais que vous l'aviez oublié!
— Pas du tout... mais il fait trop noir. Nous pourrions y aller demain s'il y a de la lune.
La tête renversée en arrière, elle eut un rire joyeux qui fit jouer la lumière sur ses lèvres et ses dents.
— Ça m'amuserait tant, Ethan!
Il la regardait toujours, émerveillé de la façon dont, à chaque détour de leur causerie, sa figure changeait d'expression, comme un champ de blé qui ondule sous la brise. Il était grisé par l'effet magique que produisaient ses phrases maladroites, et il avait hâte d'en renouveler l'expérience.
— Vous n'auriez pas peur de descendre la côte de Corbury avec moi par une nuit pareille?
Elle rougit.
— Pas plus que vous!
— Eh bien, moi-même, je n'oserais pas. Il y a un mauvais tournant tout en bas, à côté du grand orme. Il faut faire bien attention, sans quoi l'on donnerait en plein dedans.
Il jouissait de la sensation de protection et d'autorité que lui procurait le son de ses paroles. Pour prolonger et accroître cette sensation il ajouta:
— Après tout, nous sommes joliment bien ici...
Les paupières de Mattie s'abaissèrent, avec le mouvement qui était cher à Ethan.
— Oui, nous sommes bien ici, — murmura-t-elle.
Ces mots furent prononcés sur un ton si doux qu'Ethan sentit tressaillir son cœur. Il rapprocha sa chaise de celle de la jeune fille. Puis il posa sa pipe sur la table, et, se penchant en avant, toucha l'extrémité du lai d'étoffe brune que Mattie était en train d'ourler.
— Dites, Mattie, — commença-t-il en souriant, — savez-vous qui j'ai vu sous les sapins des Varnum, en rentrant, tout à l'heure? Une de vos amies que se laissait embrasser.
Toute la soirée il avait eu ces mots sur les lèvres, mais maintenant qu'il les avait enfin prononcés, ils lui semblaient sots et déplacés au delà de toute expression.
Mattie rougit jusqu'à la racine de ses cheveux. Deux ou trois fois, elle poussa rapidement son aiguille à travers son ouvrage, et retira imperceptiblement le lai qu'Ethan frôlait.
— C'était Ruth et Ned sans doute, — dit-elle à mi-voix, comme si subitement ils avaient abordé un sujet grave.
Ethan s'était figuré que son allusion ouvrirait le champ aux plaisanteries d'usage, et que celles-ci pourraient peut-être provoquer quelque caresse innocente, ne fut-ce qu'un simple contact de la main. Maintenant, il lui semblait que la rougeur de la jeune fille la ceignait de feu.
Il savait que la plupart des jeunes gens trouvent tout simple de donner un baiser à une jolie fille; il se souvenait que lui-même, la nuit précédente, il avait glissé son bras autour de la taille de Mattie sans que celle-ci lui résistât. Mais cela s'était passé dehors, à l'ombre de la nuit inconsciente. Près du foyer familial, dans cette pièce où tout rappelait l'ordre et le devoir, la jeune fille lui paraissait plus lointaine et plus inaccessible.
Pour rompre cette gêne, il dit:
— Ils se marieront bientôt, sans doute.
— Oui, je ne serais pas étonnée que le mariage eût lieu aux premiers jours de l'été.
Elle prononça, ce mot de «mariage» avec une inflexion si tendre que son accent évoqua la vision d'un bosquet frissonnant qui conduit à une clairière enchantée.
Ethan en éprouva une sourde douleur. Reculant sa chaise il lui dit:
— Ce serait bientôt votre tour que je n'en serais pas autrement surpris.
Elle rit, un peu gênée:
— Pourquoi répétez-vous toujours cela?
Il rit à son tour.
— Peut-être pour me faire à l'idée.
Il se rapprocha de nouveau de la table. Mattie s'était remise a coudre en silence, les paupières baissées. Ethan la regardait, perdu dans la contemplation de ses mains, qui allaient et venaient au-dessus du lai d'étoffe, comme deux oiseaux voltigeant su-dessus du nid qu'ils construisent. Au bout d'un moment, sans tourner la tête ni lever les yeux, elle reprit à voix basse:
— Vous ne croyez pas que Zeena m'en veuille?
Les anciennes craintes de Frome se réveillèrent brusquement.
— Que voulez-vous dire? — balbutia-t-il.
Elle lui jeta un regard inquiet et laissa choir son ouvrage sur la table.
— Je ne sais pas... La nuit dernière, j'ai eu cette impression.
— Je voudrais bien savoir de quel droit elle vous en voudrait, — grommela-t-il.
— On ne sait jamais avec Zeena...
C'était la première fois qu'ils parlaient si librement de la femme d'Ethan. La répétition de son nom sembla résonner aux quatre coins de la pièce et revenir vers eux en longues répercussions.
Mattie attendit, comme pour laisser mourir l'écho; puis elle continua:
— Elle ne vous a rien dit?
Il fit un geste de dénégation.
— Pas un mot...
D'un vif mouvement elle rejeta les cheveux qui lui tombaient sur le front.
— Alors, c'est que je suis nerveuse... N'y pensons plus!
— Oh! non.... n'y pensons plus, Mattie!
L'ardeur soudaine avec laquelle Frome avait prononcé ces paroles fit de nouveau affluer le sang aux joues de la jeune fille. Cette fois elle ne rougit pas brusquement mais peu à peu, délicatement: on eût dit le reflet de la pensée qui lui traversait le cœur. Elle garda le silence, ses mains croisées sur son ouvrage, et il sembla à Ethan qu'un courant de chaleur se dégageait de la bande d'étoffe déroulée entre eux.
Il étendit sa main avec précaution, jusqu'à ce que l'extrémité de ses doigts eût atteint le bout le plus rapproché de l'étoffe. Un léger battement de cils de Mattie parut indiquer qu'elle avait perçu le geste et que la main du jeune homme lui renvoyait la même onde de chaleur... Elle laissa ses mains à elle reposer, immobiles, sur l'autre bout du pan de drap brun.
Tandis qu'ils demeuraient ainsi, Frome entendit un bruit derrière lui. Il tourna la tête et vit le chat qui avait sauté de fauteuil à bascule de Zeena à la poursuite d'une souris derrière le lambris. Ce balancement spectral du siège vide le fit frissonner.
«Elle s'y balancera demain à nouveau», pensa-t-il. «C'est un rêve que j'ai fait... Cette soirée est la seule que je passerai jamais en tête à tête avec Mattie...»
Ce retour à la réalité était aussi douloureux que le retour à la conscience après l'absorption d'un anesthésique. Son corps et son cerveau étaient écrasés sous le poids d'une indicible tristesse. Il ne trouvait rien à dire ni à faire qui pût arrêter la fuite folle des instants.
L'altération de son humeur semblait s'être communiquée à Mattie. Elle leva sur lui des yeux voilés: on eût dit que le sommeil alourdissait ses paupières et qu'il lui en coutât de les soulever. Puis elle posa son regard sur la main de Frome, qui s'était emparé du bout d'étoffe et l'étreignait comme s'il eût été un peu d'elle-même.
Il vit un tremblement à peine perceptible contracter le visage de Mattie, et sans savoir ce qu'il faisait, il baissa la tête et appuya ses lèvres sur l'étoffe. Tandis que sa bouche s'y attardait, il sentit que la jeune fille retirait le drap tout doucement. Puis il vit qu'elle se levait et commençait à replier son ouvrage. Elle l'attacha avec une épingle, et, ramassant son dé et ses ciseaux, elle remit le tout dans la boîte en carton peint qu'il lui avait rapportée un jour de Bettsbridge.
A son tour, Ethan se leva. Son regard fit machinalement le tour de la pièce. La pendule suspendue au mur sonna onze heures.
— N'oubliez pas de couvrir le feu, — lui dit Mattie à voix basse.
Il ouvrit la porte du poêle et tisonna les cendres d'une main distraite. Lorsqu'il se redressa, il la vit qui traînait vers le feu la vieille boîte à savon doublée d'un bout de carpette dans laquelle couchait le chat. Elle traversa à nouveau la chambre, prit dans chacun de ses bras un pot de géranium, et les éloigna de la fenêtre givrée. Ethan la suivit, portant les autres géraniums, les bulbes de jacinthe plantées dans une jatte de faïence ébréchée, et le lierre qui grimpait autour d'un vieil arceau de croquet.
Quand ces besognes quotidiennes furent accomplies, il ne restait plus qu'à chercher dans l'antichambre le bougeoir d'étain, à allumer la chandelle et à souffler la lampe. Ethan tendit le bougeoir à Mattie, et elle sortit de la cuisine en le précédant. Ses cheveux sombres, vus ainsi, contre la lumière, rappelaient une traînée de brume flottant devant la lune.
— Bonne nuit, Mattie, — dit Frome au moment où elle posait le pied sur la première marche de l'escalier.
Elle se retourna et le regarda un instant.
— Bonne nuit, Ethan, — répondit-elle. Puis elle monta.
Lorsqu'elle fut rentrée dans sa chambre Frome se rappela qu'il ne lui avait pas même touché la main...
Le lendemain matin Jotham Powell assistait en tiers à leur petit déjeuner; Ethan s'efforça de dissimuler sa joie sous un air d'indifférence exagéré. Il se renversait sur sa chaise pour lancer quelques miettes au chat, grommelait à propos du temps, et n'offrit pas même à Mattie, lorsqu'elle se leva, de l'aider à débarrasser la table.
Il ne savait pas pourquoi il éprouvait cette joie irraisonnée. Rien en effet n'était changé dans son existence ni dans celle de la jeune fille. Il n'avait pas même effleuré le bout de ses doigts; c'est à peine s'il avait osé la regarder en face. Mais la soirée qu'il avait passée avec elle lui avait fait comprendre ce que serait la vie s'il pouvait la vivre en sa compagnie, et il était heureux de n'avoir rien fait pour troubler cette vision exquise.
Il croyait qu'elle avait deviné les raisons de la contrainte qu'il s'était imposée et qu'elle lui en savait gré.
Il restait à livrer un dernier chargement de bois, et Jotham Powell, — qui, pendant l'hiver, ne travaillait pas régulièrement pour Ethan, — devait lui prêter son aide. Mais durant la nuit il était tombé une neige mouillée, aussitôt changée en grésil, et les routes étaient glissantes comme du verre. D'autre part, le temps restait humide, et il paraissait probable aux deux hommes que dans l'après-midi s'adoucirait encore, facilitant le camionnage.
Ethan proposa donc à Jotham d'aller au bois charger le traîneau, comme ils l'avaient fait le matin précédent: on le conduirait à Starkfield plus tard. Ce plan avait l'avantage de lui permettre d'envoyer Jotham chercher Zeena à la gare, après le dîner de midi, tandis que lui-même se chargerait de la livraison.
Frome donna ordre à Jotham d'aller atteler les chevaux gris, et pendant un moment il se trouva seul dans la cuisine avec Mattie. Celle-ci, ses bras fuselés nus jusqu'aux coudes, avait plongé la vaisselle dans une bassine d'étain. La vapeur qui montait de l'eau chaude perlait sur son front et ses cheveux bruns se tordaient en boucles menues, comme les vrilles de la clématite des haies.
Ethan, le cœur serré, resta un instant à la contempler. Il eût voulu s'écrier: «Jamais plus nous ne serons seuls ainsi!» Au lieu de cela, il prit sur une étagère du buffet sa blague à tabac, la mit dans sa poche et dit:
— Je pense pouvoir être de retour à midi.
— Bien, — répondit-elle.
En s'éloignant, il l'entendit qui fredonnait une chanson.
Il avait l'intention, sitôt le traîneau chargé, de renvoyer Jotham à la ferme et de courir en toute hâte, à pied, chercher au village de la colle pour raccommoder le plat cassé. En temps ordinaire il n'eût eu aucune difficulté à exécuter; mais ce matin-là tout conspirait à le mettre en retard. Pendant qu'il conduisait le traîneau vers le bois, l'un des chevaux glissa sur la glace et se blessa au genou. Lorsqu'on l'eût remis sur pied, Jotham dut retourner à l'écurie chercher un chiffon pour bander la plaie. Enfin, au moment où l'on commençait à pouvoir charger, le grésil se remit à tomber, et les troncs d'arbres devinrent si glissants qu'on eut beaucoup de mal à les manœuvrer et à les placer sur le traîneau.
C'était un de ces matins que Jotham appelait «un fichu temps pour travailler». Sous leurs couvertures humides, les chevaux, grelottant et frappant du sabot, semblaient partager cette opinion. Le travail ne fut achevé que bien après l'heure du dîner, et Ethan dut différer sa course à Starkfield, car il voulait ramener le cheval blessé à l'écurie et laver lui-même la blessure.
Il fit cependant le calcul qu'en partant avec son chargement aussitôt après avoir pris son repas, il avait des chances d'être de retour avec la colle avant que Jotham et le vieil alezan eussent le temps de ramener Zeena des Flats; mais pour que ce plan réussît il fallait que les routes fussent bonnes et que le train de Bettsbridge eût du retard.
Après coup, faisant un retour amèrement ironique sur les événements de la journée, il se rappela quelle importance il avait prêté à ces calculs...
Sitôt le repas de midi achevé, il s'en retourna au bois avec les deux chevaux. Il n'osait pas attendre le départ de Jotham, car celui-ci s'était installé auprès du poêle pour faire sécher ses chaussures.
Ethan ne put que lancer un rapide coup d'œil à Mattie, en même temps qu'il lui murmurait: «Je rentrerai de bonne heure.» Puis, s'imaginant que la jeune fille avait fait un léger signe d'assentiment, il s'en fut sous la pluie...
Il était à mi-chemin du village, conduisant son attelage, quand Jotham Powell le rejoignit, poussant l'alezan traînard dans la direction des Flats.
«Il faut que je me dépêche de faire mes commissions», pensa Ethan, en voyant le traîneau qui l'avait dépassé s'enfoncer dans la descente de la School House Hill. Aussitôt arrivé au village, il travailla furieusement à décharger le bois.
Dès que cette besogne fut terminée il courut chez Michel Eady acheter de la colle. L'épicier et son commis se trouvaient tous deux dans le bas de la rue, et le jeune Denis, qui daignait rarement les remplacer, était installé auprès du poêle avec quelques représentants de la jeunesse dorée de Starkfield.
Ces messieurs accueillirent Ethan avec force plaisanteries et tâchèrent de l'entraîner au bar; mais aucun ne savait où découvrir la colle dont il avait besoin.
Ethan, tourmenté par le désir de se retrouver un dernier instant seul avec Mattie, trépignait d'impatience, tandis que Denis tentait d'infructueuses recherches dans les coins les plus obscurs de la boutique.
— On dirait, — dit-il enfin, — qu'il ne nous en reste plus. Mais si vous voulez attendre avec nous jusqu'à ce que le vieux revienne, peut-être que lui pourra vous en trouver.
— Merci bien, — répondit Ethan, brûlant de partir. — Je vais aller voir plus loin, chez Mrs. Homan.
L'instinct commercial de Denis le poussa à affirmer que ce qui était introuvable dans sa maison, Eady ne pourrait certes pas le rencontrer dans la boutique de la veuve Homan. Ethan, toutefois, était déjà remonté sur son traîneau et faisait route vers le magasin rival. La vieille épicière, après forces recherches et des questions aimables concernant ce qu'il désirait, après lui avoir demandé se la colle de pâte ordinaire ne pourrait pas suffire au cas où elle ne trouverait pas l'autre, finit par dénicher au milieu d'un fouillis de pâtes pectorales et de lacets de corsets, l'unique bouteille de colle qu'elle possédait.
— J'espère au moins que Zeena n'a rien cassé de précieux? — lui cria-t-elle du seuil de sa porte, pendant qu'il remettait ses chevaux dans la direction de la ferme.
Les averses capricieuses du grésil avaient été suivies d'une pluie régulière, et, même débarrassés de leur chargement, les chevaux peinaient un peu. Une fois ou deux, Ethan entendit derrière lui un bruit de grelots; il tourna la tête, pensant que le léger cutter de Zeena et de Jotham pourrait dépasser son traîneau. Mais le vieil alezan ne se montrant pas, il poussa en avant à travers la pluie au pas lent de ses gris pommelés.
L'écurie était vide quand il y remisa les chevaux. Il leur donna les soins les plus sommaires qu'ils eussent jamais reçu de lui; puis, d'un pas rapide, il se dirigea vers la maison et entra dans la cuisine.
Mattie s'y trouvait seule, ainsi qu'il l'avait prévu. Elle était penchée sur une casserole au-dessus du fourneau. Lorsqu'elle entendit son pas elle se retourna en tressaillant et vint vite à sa rencontre.
— Regardez, Mattie, j'ai tout ce qu'il faut pour raccommoder le plat! Je vais aller le prendre tout de suite, — cria-t-il, agitant d'une main la bouteille, tandis que de l'autre il écartait doucement le jeune fille. Celle-ci ne semblait pas l'entendre.
— Oh! Ethan... Zeena est rentrée, — murmura-t-elle, en saisissant le bras de Frome.
Ils échangèrent un regard muet, pâles comme s'ils eussent été pris en faute...
— Mais l'alezan n'est pas à l'écurie! —balbutia le jeune homme.
— Jotham Powell a rapporté des Flats quelques provisions pour sa femme et il a continué tout de suite jusque chez lui.
Ethan regarda vaguement autour de lui. La cuisine lui semblait glaciale et sordide dans ce pluvieux crépuscule d'hiver.
— Comment va-t-elle? — demanda-t-il, parlant aussi à voix basse.
Sans le regarder, Mattie lui répondit:
— Je ne sais pas... Elle est montée tout droit à sa chambre.
— Elle n'a rien dit?
— Non...
Ethan traduisit son inquiétude par un sifflement étouffé. Il remit la colle dans sa poche.
— Ne vous tourmentez pas... Je descendrai cette nuit raccommoder le plat... Il endossa sa pelisse et ressortit pour donner à manger aux chevaux.
Pendant qu'il était à l'écurie, Jotham Powell revint avec le cutter. Quand les bêtes eurent reçu les soins accoutumés, Ethan dit au journalier:
— Rentrez donc un moment. Vous mangerez un morceau avec nous...
Il n'était pas fâché de s'assurer la présence de Jotham pour le repas, car Zeena était toujours «nerveuse» lorsqu'elle revenait de voyage. Mais bien que celui-ci dédaignât rarement l'aubaine d'un repas gratuit, il desserra ses mâchoires rigides pour répondre avec lenteur:
— Merci; il faut que je rentre...
Ethan le considéra avec surprise.
— Voyons, il vaut mieux que vous veniez vous sécher. Je crois qu'il y a un plat chaud pour le souper.
Malgré cette invite alléchante, les muscles du visage de Jotham ne bronchèrent pas, et comme son vocabulaire était restreint, il répéta simplement:
— Il faut que je rentre...
Ethan discerna un vague présage dans l'entêtement de ce refus. Il se demanda ce qui avait pu se produire en cours de route pour motiver chez Jotham cet accès de stoïcisme. Peut-être Zeena n'avait-elle pas pu voir le docteur; peut-être ses conseils lui avaient-ils déplu... Ethan savait qu'en pareil cas la première personne qui se trouvait sur son chemin essuyait toujours le contre-coup de son désappointement.
Lorsqu'il rentra dans la cuisine, la lampe éclairait la même scène de confort paisible que la veille au soir. La table avait été mise avec le même soin. Un feu clair brillait dans le poêle, auprès duquel le chat ronronnait, et Mattie s'avançait, portant un plat de doughnuts.
Ethan et la jeune fille se regardèrent un instant en silence.
Puis elle lui dit, comme le soir précédent:
— Je pense qu'il est temps de se mettre à table...
Ethan passa dans l'antichambre se débarrasser de ses vêtements trempés. Il prêta l'oreille, cherchant à entendre le pas de Zeena, et comme tout demeurait silencieux, il l'appela du bas de l'escalier.
Aucune réponse ne vint. Après un moment d'hésitation, il monta et ouvrit la porte le leur chambre. La pièce n'était pas éclairée, mais il finit par découvrir sa femme dans l'obscurité. Elle se tenait assise, droite et immobile, auprès de la fenêtre, et, à la rigidité du contour projeté sur le fond gris du carreau il devina qu'elle n'avait pas encore quitté sa «belle robe» de la veille.
— Eh bien, Zeena? — risqua-t-il du seuil. Comme elle ne bougeait pas, il reprit:
— Le souper est prêt. Vous ne descendez pas?
— Je ne suis pas en état d'avaler une bouchée.
C'était sa phrase habituelle, et il s'attendait à la voir, comme de coutume, se lever pour descendre et prendre place à table. Mais elle demeurait dans son fauteuil et il ne trouva rien de mieux à ajouter que:
— Vous êtes sans doute fatiguée du voyage?
Tournant la tête de son côté, elle lui répondit d'une voix solennelle:
— Je suis beaucoup plus malade que vous ne le pensez...
Les paroles de Zeena l'emplirent d'un étrange pressentiment. Que de fois déjà il les lui avait entendu prononcer! Si aujourd'hui elles étaient vraies?
Il avança d'un pas ou deux dans la pièce obscure et reprit:
— J'espère que non, Zeena.
Elle continuait à le regarder à travers le crépuscule, avec l'air pénétré d'une personne qui aurait conscience d'être marquée pour de grands destins:
— J'ai des complications, — déclara-t-elle.
Ethan savait tout ce qu'impliquait ce mot. La plupart des gens du pays avaient des «troubles», nettement localisés et définis; seuls les élus avaient des «complications». Le fait d'en être atteint communiquait une sorte de supériorité morale, bien que ce fût aussi, dans la plupart des cas, une certitude de mort prochaine. On luttait pendant des années avec des «troubles»; mais on succombait presque toujours à des «complications».
Le cœur de Frome était tiraillé entre deux sentiments contraires, mais sur l'instant ce fut la compassion qui l'emporta. Sa femme semblait à la fois si inaccessible et si seule, assise ainsi, dans l'obscurité, avec de telles pensées...
— Est-ce là ce que vous a dit le nouveau docteur? — demanda-t-il, en baissant instinctivement la voix.
— Oui. Il m'a même assuré qu n'importe quel médecin des hôpitaux exigerait une opération.
Ethan n'ignorait pas que sur cette grave question les femmes du voisinage étaient partagées. Selon l'avis des unes, l'intervention chirurgicale conférait un certain prestige, tandis que les autres s'y dérobaient par pudeur. Aussi, pour des raisons d'économie, Frome s'était-il toujours réjoui de voir en sa femme l'un des plus fermes soutiens de ce dernier parti.
Devant la gravité de cette annonce, il chercha tout d'abord une parole de consolation.
— Mais... êtes-vous bien sûre de la valeur de ce docteur? Aucun, jusqu'à ce jour, ne vous avait parlé ainsi.
Avant même qu'elle lui eût répondu, il comprit son erreur. Sa femme voulait qu'on la plaignît, non pas qu'on la rassurât.
— Je n'avais pas besoin de lui pour savoir que je m'affaiblissais tous les jours... Vous êtes le seul à ne pas vous en être aperçu... D'ailleurs tout Bettsbridge connaît le docteur Buck. Son cabinet est à Worcester, et tous les quinze jours il vient donner des consultations à Shadd's Falls et à Bettsbridge. Élisa Spears s'en allait d'une maladie de reins lorsqu'elle s'adressa à lui: aujourd'hui, elle est sur pied et chante tous les dimanches dans le chœur de l'église.
— Alors, tant mieux... Il faut faire ce qu'il vous a ordonné, — répondit Ethan d'un ton de sympathie.
Le regard toujours posé sur lui, elle répondit:
— C'est bien mon intention... Il fut frappé de la façon dont elle prononça ces mots. Il n'y avait dons son ton ni récrimination ni plainte, mais la sécheresse d'une résolution bien arrêtée.
— Et que vous a-t-il conseillé? — demanda-t-il, redoutant toujours de nouvelles dépenses.
— Il veut que je prenne une servante. Il dit que je ne devrais faire aucun travail de ménage.
— Une servante!
Ethan la regardait stupéfait.
— Oui, et tante Martha m'en a trouvé une tout de suite. Tout le monde me dit que j'ai eu de la chance de dénicher une fille qui consentît à venir s'enterrer ici à la campagne. Aussi, pour être sûr qu'elle ne me lâche pas, lui ai-je promis un supplément d'un dollar par mois. Elle arrivera demain dans l'après-midi.
La colère et la consternation se disputaient le cœur de Frome. Il avait prévu une demande immédiate d'argent, mais non pas un impôt permanent sur ses faibles ressources. Il cessa aussitôt de croire à ce que Zeena venait de lui dire sur la gravité de son état: il ne vit plus dans le voyage à Bettsbridge qu'un complot organisé entre elle et les Pierce pour le contraindre à la dépense d'une servante, et la colère l'emporta en lui sur tout autre sentiment.
— Si vous aviez l'intention de prendre une fille, au moins auriez-vous pu me le dire avant votre départ.
— Comment aurais-je pu vous le dire alors? Est-ce que je savais ce que m'ordonnerait le docteur Buck?
— Oh! le docteur Buck...
L'incrédulité d'Ethan se traduisit par un ricanement.
— Vous a-t-il dit aussi comment je lui paierais ses gages, à cette fille?
La voix de Zeena s'éleva, furieuse, en même temps que la sienne.
— Non, il ne me l'a pas dit. J'aurais eu honte de lui avouer que vous me refusez l'argent nécessaire au rétablissement de ma santé. C'est cependant à soigner votre mère que je l'ai perdue!
— Vous avez perdu la santé à soigner ma mère?
— Oui; et mes parents disaient tous, à cette époque, que vous ne pouviez faire moins que de m'épouser...
— Zeena!
A travers la pénombre qui voilait les visages, leurs pensées semblaient dressées l'une contre l'autre comme des serpents lançant leur venin. Ethan sentait toute l'horreur de cette scène et rougissait d'y prendre part. Cette querelle était aussi insensée et aussi sauvage que le corps à corps de deux ennemis dans l'obscurité...
Il se dirigea vers la cheminée, chercha à tâtons les allumettes, et alluma l'unique chandelle de la pièce. Au premier moment, la faible flamme lutta vainement avec les ombres: puis le visage morose de Zeena se détacha sur les vitres nues, qui peu à peu étaient passées du gris au noir.
C'était la première scène violente qui éclatait entre les époux depuis leur lamentable mariage, sept ans auparavant. Ethan eut l'impression qu'en s'abaissant à une réplique blessante il venait de perdre à jamais un précieux avantage. Mais le problème pratique restait le même, et il fallait le résoudre.
— Vous savez que je n'ai pas l'argent nécessaire pour payer une servante, Zeena... Il faudra la renvoyer. Je ne peux pas assumer cette charge.
— Le docteur Buck m'a dit que je n'y résisterai pas, si je continue à me tuer de travail. Il ne comprend même pas comment j'ai pu supporter une pareille vie jusqu'à présent.
— Vous tuer de travail...?
Il se maîtrisa, et reprit:
— Soit; vous ne travaillerez pas, puisqu'il vous l'a défendu. Je ferai moi-même l'ouvrage de la maison.
Elle l'interrompit avec aigreur:
— Vous négligez déjà assez la ferme...
C'était tellement vrai qu'il ne trouva rien à répondre.
Zeena profita de son silence pour continuer sur un ton ironique:
— Pourquoi ne vous débarrassez-vous pas de moi en m'envoyant à l'hospice? Je ne serai sans doute pas la première de votre nom à y aller.
Il sursauta sous le sarcasme, mais il le laissa passer et répéta d'une voix sourde:
— Je n'ai pas l'argent nécessaire pour payer une servante; voilà qui règle la question.
Il y eut une accalmie dans la lutte, comme si les combattants vérifiaient leur armes. Puis Zeena reprit d'une voix blanche:
— Je croyais que vous deviez toucher cinquante dollars d'Andrew Hale, pour le bois...
— Andrew Hale ne paie jamais qu'à trois mois, vous le savez bien.
Ethan avait à peine parlé qu'il se rappela son prétexte de la veille pour ne pas accompagner sa femme à la gare. Le sang lui monta jusqu'au front.
— Mais vous m'aviez dit que vous vous étiez entendu avec Hale pour toucher l'argent hier. C'est même le motif que vous m'aviez donné pour ne pas me conduire aux Flats.
Ethan ne savait pas tromper. Jamais auparavant il n'avait été pris en flagrant délit de mensonge, et toutes les ressources de la dissimulation lui faisaient défaut.
— C'était un malentendu, — balbutia-t-il.
— Vous n'avez pas touché l'argent?
— Non.
— Et vous n'allez pas le toucher?
— Non.
— Ah... Je ne pouvais cependant pas le savoir lorsque j'ai engagé la fille, n'est-ce pas?
— Non... (Il s'arrêta pour maîtriser sa voix.) Mais vous le savez maintenant, — reprit-il... — Je suis désolé de ne pouvoir mieux vous satisfaire, mais vous avez épousé un homme pauvre. Cependant, je ferai de mon mieux...
Elle demeura assise, sans répondre, les bras allongés sur les appuis du fauteuil, les yeux perdus dans le vide. Elle semblait réfléchir.
— Oh! sans doute, nous nous arrangerons, — dit-elle avec douceur.
Ce changement de voix le rassura.
— Bien sûr! Je trouverai tout de même moyen de vous aider, et Mattie...
Pendant qu'il parlait, Zeena paraissait suivre une pensée compliquée. Elle sortit de sa méditation pour dire:
— En tout cas, il y aura la pension de Mattie en moins...
Ethan, croyant la discussion terminée, s'apprêtait déjà à descendre pour le souper. Il s'arrêta court sans comprendre.
— La pension de Mattie?... — commença-t-il.
Zeena se prit à rire. C'était un son étrange, inusité. Frome ne se souvenait pas de l'avoir jamais entendue rire auparavant.
— Vous ne pensiez pas, j'imagine, dit-elle, que j'allais garder les deux? Je comprends que vous ayez été épouvanté à l'idée d'une telle dépense!
Il n'avait encore qu'une notion confuse de ce qu'elle disait. Depuis le début de cette discussion, il avait instinctivement, évité de prononcer le nom de Mattie. Il redoutait vaguement que ce nom n'amenât des critiques, des plaintes, ou des allusions détournées au mariage probable de la jeune fille. Mais la pensée d'une séparation définitive ne lui était pas venue à l'esprit, et même maintenant il ne pouvait s'y faire.
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, — reprit-il. — Mattie Silver n'est pas une servante. Elle est votre cousine.
— C'est une pauvresse qui nous est tombée sur le dos, à tous, après que son père eut tout fait pour nous ruiner. Je l'ai hébergée toute une année... C'est aux autres maintenant de s'en charger.
Comme elle prononçait ces paroles d'une voix perçante, on entendit frapper à la porte.
— Ethan... Zeena! — appelait gaiement du dehors la voix de Mattie. — Vous n'avez pas oublié l'heure? Il y a longtemps que le souper est prêt. Venez-vous?
Il y eut un instant de silence à l'intérieur de la chambre. Puis, de son siège, Zeena cria:
— Je ne descends pas...
— Vraiment? Je suis désolée... Êtes-vous souffrante? Voulez-vous que je vous monte quelque chose?
Ethan se secoua et entr'ouvrit la porte.
— Descendez, Mattie, je vous prie. Zeena est un peu fatiguée. Je vous suis à l'instant.
Il l'entendit répondre: «Bien!» et son pas alerte résonna dans l'escalier.
La porte une fois refermée, Ethan se retourna vers sa femme. Zeena n'avait pas bougé: son visage demeurait inexorable, et il eut la sensation désespérée de ne pouvoir rien contre elle.
— Vous ne ferez pas cela, Zeena!
— Quoi donc? — proféra-t-elle entre ses lèvres serrées.
— Renvoyer Mattie... ainsi...
— Mais je ne me suis pas engagée à la garder toute la vie!
Frome continua avec une violence croissante:
— Vous ne pouvez cependant pas la chasser comme une voleuse... une pauvre fille qui a toujours fait de son mieux. Elle n'a ni amis ni argent, et qui voulez-vous qui l'accueille? Si vous oubliez qu'elle est de votre sang, les autres, eux, s'en souviendront. Avez-vous songé à ce que diront les gens?
Zeena attendit un moment, comme pour lui donner le temps de bien mettre en valeur le contraste entre sa propre impassibilité et son agitation à lui. Puis, d'une voix doucereuse, elle reprit:
— Je sais trop bien ce que les gens pensent des raisons pour lesquelles nous l'avons gardée si longtemps.
La main d'Ethan lâcha le bouton de la porte, contre laquelle il était resté appuyé. La risposte de sa femme était comme un coup de couteau qui lui eût coupé les jarrets, et brusquement il se sentit tout faible et désarmé.
Il avait songé à s'humilier, à lui rappeler qu'en somme Mattie coûtait bien peu, et qu'au besoin ils pourraient acheter un poêle et dresser un lit dans le grenier pour la servante; mais les paroles de sa femme venaient de lui révéler le danger de tels plaidoyers.
— Vous voulez donc qu'elle s'en aille... comme ça, tout de suite? — interrompit-il, craignant d'entendre Zeena compléter sa phrase.
Comme si elle tenait à lui montrer qu'elle gardait tout son sang-froid elle répondit doucement:
— La servante doit arriver de Bettsbridge demain, et il faudra bien qu'elle ait un endroit où dormir...
Ethan regarda sa femme avec haine. Elle n'était plus cette créature apathique qui avait vécu à côté de lui dans un état d'égoïsme morose, mais un être mystérieux et inconnu, déployant une énergie mauvaise qui s'était lentement accumulée pendant les longue années silencieuses. Le sentiment même de son impuissance accroissait son antipathie. Il n'y avait en elle aucune sensibilité, il le savait bien; mais tant qu'il avait pu rester le maître il ne s'en était pas préoccupé... Aujourd'hui, c'était elle que le dominait; et il la détestait de toute son âme.
Mattie, en effet, était la parente de Zeena, non la sienne. Il n'était donc pas en son pouvoir de contraindre sa femme à garder la jeune fille auprès d'eux... Mais toute la longue misère de sa vie manquée, de ses efforts inutiles et de ses ambitions trompées, lui remontait en cet instant avec amertume à la mémoire, et semblait s'incarner en la femme assise là devant lui, cette femme qui, à chaque tournant de son existence, lui avait barré le chemin. Tout ce qu'il avait souhaité, c'était elle qui l'avait empêché de le réaliser; et voici que, maintenant encore, elle prétendait le priver de la seule joie qui lui fît prendre son malheur en patience... Un moment, il sentit jaillir en lui une telle flamme de haine qu'il eut un frisson dans le bras et que son poing se crispa, prêt à tomber sur elle... Brusquement, il fit un pas en avant, et s'arrêta.
— Vous... vous ne descendez pas? — dit-il avec égarement.
— Non; je crois que je vais m'étendre un peu sur le lit, — répondit-elle d'une voix dolente.
Frome lui tourna le dos et sortit. Dans la cuisine, Mattie était assise auprès du poêle, le chat roulé sur ses genoux. Lorsque Ethan entra, elle se leva vivement et déposa sur la table le pâté qu'elle tenait au chaud.
— Zeena n'est pas souffrante? — demanda-t-elle.
— Non.
Elle lui jeta un regard rayonnant.
— Eh bien, alors, asseyez-vous!... Vous devez mourir de faim...
Elle souleva le couvercle, découvrit le pâté et le poussa devant lui. Ses yeux rieurs semblaient dire: «Nous allons donc avoir une soirée de plus à passer ensemble?»
Ethan se servit machinalement et commença à manger. Mais l'angoisse le prit à la gorge, et il laissa retomber sa fourchette.
Le tendre regard de Mattie était toujours posé sur lui.
— Qu'y a-t-il donc? Ce n'est pas bon? demanda-t-elle.
— Oh! si, excellent... Seulement, je...
Il repoussa son assiette et se levant brusquement s'approcha de la jeune fille. Les yeux pleins d'effroi, elle se dressa.
— Ethan, il y a quelque chose! Je m'en doutais bien...
Dans sa terreur elle semblait s'effondrer contre lui. Il la retint, la serra dans ses bras et sentit sur sa joue le frôlement des cils qui palpitaient comme des papillons pris dans un filet.
— Qu'y a-t-il?... qu'il y a-t-il? — balbutiait-elle.
Mais il avait enfin trouvé ses lèvres et s'y désaltérait, inconscient de tout ce qui n'était pas ce bonheur...
Mattie s'abandonna un instant, emportée dans le même courant rapide; puis, pâle et troublée, elle se dégagea et fit un pas en arrière. Son regard muet déchira le cœur de Frome. Il poussa un cri de détresse, comme s'il la voyait se noyer, dans un rêve.
— Vous ne pouvez pas partir, Mattie! Je ne le veux pas! Entendez-vous?
— Partir... partir? — répéta-t-elle. — Je dois donc partir?...
Ces mots continuaient de vibrer entre eux. On eût dit d'une torche d'alarme passée de main en main et jetant des lueurs fugitives sur un paysage nocturne.
Ethan était honteux de son propre manque de sang-froid. Il rougissait de lui avoir si brutalement appris cette nouvelle. La tête lui tournait: il dut s'appuyer à la table. Il croyait encore embrasser Mattie et cependant il mourait de la soif de ses lèvres.
— Ethan, qu'est-il arrivé? Est-ce que Zeena m'en veut?
Ce cri le raffermit, tout en accroissant sa colère et sa pitié.
— Non, non, ce n'est pas cela, — dit-il d'une voix qu'il cherchait à rendre rassurante. — Mais ce nouveau docteur l'a effrayée. Vous savez que lorsqu'elle consulte un nouveau médecin elle croit tout ce qu'il lui dit. Et celui-ci lui a affirmé qu'elle ne se rétablirait qu'à la condition de se reposer et de ne pas faire de travaux de ménage... pendant des mois...
Il s'arrêta, évitant misérablement le regard de Mattie. Un instant, elle demeura silencieuse devant lui, pliée comme une branche à demi rompue: elle était si petite et si frêle qu'il eut le cœur serré.
Soudain, elle redressa la tête et le regarda bien dans les yeux:
— Et elle veut engager à ma place quelqu'un de plus robuste. Est-ce bien cela?
— C'est ce qu'elle dit ce soir.
— Si elle le dit ce soir elle le dira demain...
Tous deux se turent. Ils savaient que Zeena ne se déjugeait jamais et que, pour elle, une résolution prise équivalait à un acte accompli.
Il y eut entre eux un long silence. Mattie dit enfin, à voix basse:
— Ethan, n'ayez pas trop de chagrin...
— Mon Dieu!... mon Dieu!... — gémit-t-il.
L'accès de passion qui l'avait secoué se fondait en une tendresse douloureuse. Il vit les larmes vite refoulées sous les paupières frémissantes de Mattie, et il eut envie de la prendre dans ses bras pour la consoler.
— Vous laissez refroidir le souper, — lui rappela-t-elle avec un pâle sourire.
— Mattie, Mattie... où irez-vous?
Les yeux de la jeune fille s'abaissèrent à nouveau, et une lueur d'inquiétude traversa son visage. Ethan s'aperçut que pour la première fois la pensée de l'avenir se dressait devant elle.
— Je trouverai quelque travail à Stamford, — dit-elle d'une voix mal assurée, comme si elle savait qu'Ethan devinait qu'elle n'en gardait guère l'espoir.
Il se laissa retomber sur sa chaise, et se cacha la tête dans les mains. A l'idée qu'elle s'en irait toute seule à la recherche d'une place le désespoir s'empara de lui. Dans l'unique endroit où elle était connue, elle ne trouverait qu'indifférence ou animosité, et dans d'autres villes quelle chance avait-elle de se tirer seule d'affaire, sans expérience, sans entraînement, parmi les millions de pauvres gens à l'affût? Il se souvint de tristes histoires entendues naguère à Worcester... il revit les visages flétris de certaines jeunes filles dont la première jeunesse avait été aussi protégée que celle de Mattie... Il ne pouvait y songer sans une révolte de tout son être. Brusquement, il se redressa.
— Vous ne pouvez pas partir, Mattie! Je ne le permettrai pas! Elle a toujours fait à sa guise, mais cette fois ce sera mon tour...
Mattie fit un geste rapide et Frome entendit le pas de sa femme derrière lui...
Zeena entrait dans la pièce en traînant ses savates éculées. Elle s'assit tranquillement à la table, prenant sa place habituelle entre son mari et sa cousine.
— Je me sens un tout petit peu mieux, et le docteur Buck m'a conseillé de manger le plus possible pour soutenir mes forces, même si je n'ai pas d'appétit, — dit-elle d'une voix geignante, tendant la main pour que Mattie lui passât la théière. Sa «belle robe» avait été remplacée par la percale foncée et le châle de tricot brun qui formaient son habillement de tous les jours; et avec ces vêtements elle avait repris son visage et ses manières accoutumés.
Elle se versa du thé, y ajouta une grande quantité de lait, et se servit largement de pâté et de pickles; puis elle fit le geste familier d'ajuster son ratelier avant de commencer à manger. Câlin et insinuant, le chat vint se frotter contre sa jupe, et elle se pencha pour le caresser!
— Bon Pussy, — dit-elle, — et elle lui tendit un morceau de viande qu'elle prit dans son assiette.
Ethan était assis près d'elle, silencieux. Il n'essaya même pas de manger, mais Mattie grignota vaillamment quelques bouchées, tout en interrogeant Zeena sur sa visite à Bettsbridge.
Celle-ci lui répondit de son ton habituel, et même, s'échauffant sur le sujet, elle leur fit une description imagée de plusieurs cas de maladies intestinales parmi ses parents et amis de Bettsbridge. Pendant qu'elle parlait, le regard posé sur Mattie, un faible sourire creusait des lignes verticales de son nez à son menton.
Lorsque le souper fut achevé, elle se leva et appuya la main sur sa poitrine décharnée, au-dessus de la région du cœur:
— Vos pâtés sont toujours une idée trop lourds, Matt, — dit-elle sans acrimonie. — Il lui arrivait rarement d'abréger ainsi le nom de la jeune fille, et, quand elle le faisait, c'était un signe de bonne humeur.
— J'ai bien envie d'aller chercher ces poudres pour l'estomac que j'ai rapportées l'an dernier de Springfield, — dit-elle en se levant. — Je n'en ai pas pris depuis quelque temps: peut-être me feront-elles passer mes aigreurs.
Mattie leva les yeux.
— Voulez-vous que j'aille les chercher, Zeena? — risqua-t-elle.
— Non. Vous ne savez pas où je les mets, — répondit mystérieusement Zeena.
Elle sortit de la cuisine et Mattie se mit à desservir. Comme elle passait auprès de la chaise d'Ethan leurs regards se croisèrent: ils exprimaient une même désolation. Autour d'eux, la cuisine tiède et silencieuse semblait aussi paisible que la nuit précédente. Le chat avait sauté sur le fauteuil de Zeena et le parfum âcre et subtil des géraniums se dégageait à la chaleur du feu. Péniblement Ethan se redressa.
— Je sors un peu pour voir si tout va bien, — dit-il. Et il se dirigea vers l'antichambre pour prendre sa lanterne.
Sur le seuil, il rencontra sa femme qui rentrait. Les lèvres de Zeena tremblaient d'émotion, et son visage jaunâtre était marbré de colère. Le châle avait glissé de ses épaules et pendait sur ses savates: dans la main elle tenait les débris du plat de verre rouge.
— Je voudrais bien savoir que a cassé mon plat, — dit-elle, jetant un regard sévère sur son mari et sur la jeune fille.
Ni l'un ni l'autre ne répondit, et elle continua d'une voix étranglée:
— J'étais allée prendre mes poudres, que je cache dans le vieil étui à lunettes de mon père, en haut de l'armoire, à l'endroit où je mets les choses auxquelles je tiens, de façon à ce qu'on ne puisse pas y toucher...
La voix lui manqua; deux petites larmes tombèrent de ses paupières sans cils et coulèrent lentement le long de ses joues.
— Il faut prendre l'escabeau pour atteindre la planche du haut, et j'avais mis là le plat aux pickles que la tante Philura Maple nous avait donné pour notre mariage... Je ne le déplaçais jamais sauf pour le nettoyage du printemps, et alors c'était moi qui le descendais de mes propres mains, afin d'être bien sûr qu'il ne fût pas cassé...
Elle posa avec respect les fragments de verre sur la table.
— Encore une fois, je veux savoir qui a fait cela, — dit-elle d'une voix chevrotante.
A cet appel, Ethan revint et regardant sa femme en face.
— Si vous tenez à le savoir, c'est le chat...
— Le chat?
— Oui, la chat...
Elle le regarda fixement; puis, tournant les yeux vers Mattie, elle reprit:
— Je serais curieuse de savoir comment le chat a pu entrer dans l'armoire.
— En chassant une souris, sans doute, — repartit Ethan. Il y en avait une hier soir qui trottait tout le temps autour de la cuisine.
Zeena continuait à les observer tous deux, tour à tour; à la fin, elle eut un accès de son petit rire étrange.
— Je savais que mon chat était un chat remarquable, — dit-elle d'une voix perçante, — mais je ne le croyais pas assez adroit pour ramasser les débris de mon plat, et les replacer sur la planche même d'où il l'avait fait tomber.
Brusquement, Mattie sortit ses bras de l'eau fumante.
— Ce n'est pas la faute d'Ethan, Zeena. Oui, c'est vrai, c'est le chat qui a cassé le plat, mais c'est moi qui l'avais descendu de l'armoire. Je suis donc seule à blâmer.
Zeena, devant les débris de son trésor, restait immobile comme la statue du ressentiment.
— Vous aviez descendu mon plat?... Et pourquoi faire, je vous prie?
Une légère rougeur colora les joues de Mattie.
— Je voulais décorer la table, — dit-elle.
— Ah! vous vouliez décorer la table? Et vous attendiez que j'eusse le dos tourné pour le faire? Et vous avez choisi pour cela l'objet auquel je tenais le plus, celui dont je ne voulais jamais me servir, même quand le pasteur venait dîner, ou tante Martha Pierce...
Zeena s'arrêta pour reprendre haleine. Elle semblait terrifiée par sa propre évocation du sacrilège.
— Vous êtes une mauvaise fille, Mattie Silver, et je vous ai toujours jugée telle... Vous marchez sur les traces de votre père... on m'avait bien prévenue, d'ailleurs, quand je vous ai recueillie. Aussi avais-je placé les objets auxquels je tenais en un endroit que vous ne pouviez atteindre. Et voilà que vous avez trouvé moyen de me briser celui qui m'était le plus cher de tous...
Ses paroles furent coupées par une courte crise de sanglots, vite réprimés.
— Si j'avais suivi les conseils de mes amis, il y a longtemps que je vous aurais renvoyée, et ce malheur ne serait pas arrivé, — dit-elle.
Elle rassembla les morceaux de verre, et sortit lentement de la cuisine, comme si elle eût porté un mort dans ses bras décharnés...
Quand Ethan était revenu de Worcester à la ferme, sa mère lui avait donné, pour son usage personnel, une petite pièce inhabitée, attenant au parlour[8]. Lui-même il y avait cloué des rayons pour ses livres, construit la charpente d'un divan, étalé dessus un vieux matelas, disposé ses papiers sur une table de bois blanc et accroché au mur dénudé une gravure d'Abraham Lincoln et un «Calendrier des Poètes». Avec ces maigres moyens il avait cherché à se constituer un «cabinet de travail» comme celui d'un pasteur de Worcester chez lequel il avait fréquenté, et qui lui avait prêté des livres. C'était dans cette pièce qu'il se réfugiait encore pendant l'été, mais ayant dû donner son poêle pour la chambre de Mattie, lors de l'arrivée de la jeune fille à la ferme, il ne pouvait plus se tenir dans son «cabinet de travail» pendant l'hiver.
Après la scène pénible qui venait d'avoir lieu dans la cuisine, la maison était rentrée dans le calme. Lorsque Ethan monta dans sa chambre il entendit, du lit, la respiration régulière de Zeena. Pour cette nuit la discussion était donc terminée... Il redescendit et gagna sa retraite.
Quand sa femme eut quitté la cuisine, Mattie et lui y étaient demeurés vis-à-vis l'un de l'autre, sans chercher à se rapprocher. La jeune fille avait achevé de ranger, et lui-même, comme tous les soirs, avait pris sa lanterne pour aller faire au dehors la ronde habituelle. Au retour il avait trouvé la cuisine vide, mais sur la table étaient posés sa pipe et sa blague et, au-dessous, un bout de papier arraché à un catalogue de grainetier, qui portait ces mots: «Ne vous tourmentez pas, Ethan...»
En pénétrant dans son «cabinet de travail» sombre et glacé, il plaça sa lanterne sur son bureau et, penché vers la lumière, il lut et relut le petit mot de Mattie. C'était la première fois qu'elle lui écrivait, et le fait de tenir ce papier entre les mains lui procura une sensation d'intimité nouvelle. En même temps, il songea douloureusement que tel serait désormais leur unique moyen de communiquer, et son angoisse s'en accrût. A la place du sourire de Mattie et du son de sa voix, il n'aurait plus d'elle que des pages inanimées, des paroles écrites...
Un instinct de rébellion grondait sourdement en lui. Il était trop jeune, trop robuste, trop bouillonnant de sève pour assister sans révolte à l'écroulement de ses espérances. Lui faudrait-il user toute sa vie à vivre auprès d'une femme aigrie et maussade? Il avait eu d'autres aspirations: ces aspirations, il avait dû les sacrifier, une à une, à l'étroitesse d'esprit et à l'ignorance de Zeena; et, en fin de compte, qu'avait-il retiré de ces sacrifices? Sa femme était cent fois plus maussade et plus acariâtre qu'au temps où il l'avait épousée: la seule joie qu'elle parût ressentir était de le faire souffrir. Tous ses instincts d'être jeune et bien portant se soulevaient contre l'inutilité de ses souffrances...
Il s'enveloppa dans sa vieille pelisse de raton pelée et s'allongea sur le divan. Sous sa joue, il sentit un objet dur et bosselé. C'était un coussin que Zeena avait brodé pour lui au temps de leurs fiançailles, le seul travail à l'aiguille qu'il lui eût jamais vu faire. Il le lança sur le plancher et appuya sa tête contre le mur...
Ethan connaissait un jeune homme habitant l'autre versant de la montagne, à peu près de son âge, qui s'était évadé d'une vie comme la sienne en emmenant en Californie une jeune fille qu'il aimait. Sa femme avait divorcé; il avait épousé sa compagne, et il était heureux. L'été précédent, Frome avait rencontré le nouveau ménage à Shadd's Falls, où il se trouvait en visite chez des parents. Une petite fille était née du mariage: elle avait de jolis cheveux blonds et bouclés, et on l'habillait en princesse, avec un médaillon en or autour du cou... La première femme du jeune homme n'avait pas mal réussi non plus. Son mari, en la quittant, lui avait laissé la ferme, qu'elle avait bien vendue, et le produit tiré de cette vente, joint à sa pension alimentaire, lui avait permis d'ouvrir à Bettsbridge un restaurant qui prospérait.
Cette histoire revint soudain à l'esprit de Frome. Pourquoi, quand Mattie partait le lendemain, ne l'accompagnerait-il pas, au lieu de la laisser s'en aller toute seule? Il cacherait sa valise sous le siège du traîneau; Zeena ne se douterait de rien jusqu'au moment où elle monterait dans la chambre faire son somme quotidien: à ce moment seulement elle trouverait une lettre de son mari sur son lit...
Il était encore à l'âge où l'acte succède aussitôt à la pensée. Il se remit sur pied, ralluma la lanterne et s'assit à son bureau. Il fouilla dans le tiroir, prit une feuille de papier et se mit à écrire:
Zeena, j'ai fait pour vous tout ce que j'ai pu faire, et je ne vois pas à quoi cela a servi. Ce n'est sans doute pas de votre faute; et ce n'est certes pas de la mienne. Peut-être vaut-il mieux nous séparer. Je m'en vais dans l'Ouest tenter la chance. Je vous laisse la ferme et la scierie. Vous pouvez les vendre et garder l'argent...
Sa plume s'arrêta sur ce mot, qui brutalement le ramenait à la réalité impitoyable. S'il donnait la ferme et la scierie à Zeena, que lui resterait-il à lui-même pour se refaire une vie? Une fois dans l'Ouest, il était bien certain de trouver du travail. Seul, il n'eût pas craint de risquer l'aventure. Mais avec Mattie la situation serait autre... Et quel serait, d'autre part, le sort de Zeena? La maison et la scierie étaient hypothéquées jusqu'à la limite de leur valeur. Dans le cas, déjà improbable, où elles trouveraient acquéreur, il était douteux que sa femme retirât de la vente plus d'un millier de dollars. En attendant, comment pourrait-elle exploiter la propriété? C'était seulement par un labeur incessant et une surveillance personnelle qu'il arrivait, lui, à en tirer un maigre rendement; et, même en admettant que sa femme fût en meilleure santé qu'elle ne se l'imaginait, jamais elle ne parviendrait à porter seule un pareil fardeau.
Elle pourrait, il est vrai, rentrer dans sa famille: elle verrait alors ce que ses parents étaient prêts à faire pour elle. C'était la solution qu'elle imposait à Mattie; pourquoi ne pas lui laisser courir le risque elle-même? Lorsqu'elle aurait découvert où les amoureux s'étaient établis, et qu'elle intenterait une action en divorce, il serait vraisemblablement en mesure de lui servir une pension alimentaire convenable; tandis que Mattie, chassée seule de la ferme, aurait bien moins de facilité à se tirer d'affaire.
Il avait bouleversé son bureau en cherchant une feuille de papier. Comme il reprenait la plume, il vit au fond du tiroir un vieux numéro du Bettsbridge Eagle. La page des annonces était sous ses yeux, et il y lut: «Excursions dans l'Ouest: tarifs réduits...»
Il rapprocha la lumière et parcourut la liste des prix... Le journal lui tomba des mains. Il poussa loin de lui sa lettre inachevée...
L'instant d'avant, il s'était demandé comment ils vivraient, Mattie et lui, une fois arrivée dans l'Ouest. Et maintenant il se rendait compte qu'il n'avait même pas l'argent du voyage! Emprunter était hors de question. Six mois auparavant il avait donné sa dernière garantie pour obtenir les fonds nécessaires à la réparation de la scierie, et il savait bien que, sans garantie, il ne trouverait personne dans Starkfield pour lui prêter dix dollars. Les faits inexorables s'abattaient sur lui comme les mains d'un geôlier attachant les menottes à un forçat. Il n'y avait pour lui aucune issue... aucune. Il était prisonnier pour le vie; et le seul rayon de lumière qui éclairait sa nuit était sur le point de s'évanouir.
Il s'affala lourdement sur le divan. Tous ses membres étaient si lourds qu'il avait l'impression de ne plus jamais pouvoir les remuer. Des larmes lui emplirent la gorge et creusèrent un sillon brûlant jusqu'à ses paupières...
Tandis qu'il demeurait ainsi, étendu dans l'obscurité, la fenêtre en face de lui s'éclaira peu à peu, encadrant un coin de ciel d'une clarté laiteuse. Une branche tordue s'y profilait; une branche de ce pommier sous lequel, en rentrant de la scierie, il trouvait parfois Mattie assise pendant les soirs d'été. Lentement, le voile des vapeurs pluvieuses prit feu et se déchira, et l'astre apparut, tout pur, suspendu dans la nuit bleue.
Ethan se dressa sur le coude et regarda le paysage qui blanchissait peu à peu et arrondissait ses contours sous la sculpture de la lune. C'était cette nuit même qu'ils devaient, Mattie et lui, aller au village pour leur partie de luge; et voilà que devant lui s'allumait la lampe qui les eût éclairés! Le cœur lourd, il contemplait les pentes lumineuses, les bois sombres auréolés d'argent, les collines nébuleuses se confondant avec le bleu violacé de l'horizon; et il lui sembla que la nature étalait devant lui toute cette beauté nocturne pour mieux se jouer de son désespoir.
Il s'assoupit... Lorsqu'il se réveilla, le froid de l'aube d'hiver emplissait la chambre. Il était gelé et courbatu. Il avait faim et en était honteux. Il se frotta les yeux et s'approcha de la fenêtre. Un soleil rouge paraissait à peine au-dessus de la morne étendue des champs gris; contre son disque en feu les arbres se dessinaient, noirs et grêles. «C'est le dernier jour de Mattie», se dit-il... Et il essaya de se représenter ce que serait la maison, sans elle.
Tandis qu'il demeurait ainsi, il entendit des pas derrière lui, et Mattie entra.
— Oh! Ethan... c'est ici que vous avez passé la nuit?
Dans sa pauvre robe étriquée, la tête enveloppée de son écharpe rouge, sous la lumière blafarde qui accusait sa pâleur, elle paraissait si maigre, si grelottante, qu'il ne trouva pas un mot à lui répondre.
— Vous devez être gelé, continua-t-elle, fixant sur lui des yeux las.
Il fit un pas vers elle.
— Comment saviez-vous que j'étais ici?
— Je vous ai entendu redescendre l'escalier hier soir, et toute la nuit j'ai prêté l'oreille... Vous n'êtes pas remonté...
Toute la tendresse de Frome reflua à ses lèvres. Il regarda Mattie et lui dit:
— Je vais venir tout de suite allumer le feu de la cuisine.
Ils allèrent ensemble à la cuisine, et Ethan apporta le petit bois et le charbon; puis il nettoya le fourneau. Pendant ce temps, Mattie mettait sur la table le pot de lait et les restes froids du pâté.
Lorsque la chaleur commença à monter du poêle et que le premier rayon de soleil s'allongea sur le plancher de la cuisine, les sombres pensées d'Ethan se dissipèrent dans la tiédeur environnante. La vue de Mattie, vaquant à sa besogne comme il la voyait faire tous les matins, l'empêchait de croire qu'elle pût jamais cesser de partager sa vie. Il se disait qu'il avait sans doute exagéré la portée des menaces de Zeena, et qu'elle-même, avec le jour, deviendrait plus accessible à la raison.
Se dirigeant vers Mattie, qui était penchée au-dessus du fourneau, il posa la main sur son bras:
— Il ne faut pas vous tourmenter, vous non plus, — dit-il, — la regardant dans les yeux avec un sourire.
Elle devint toute rouge et murmura:
— Non, Ethan, je ne me tourmenterai pas...
— Les choses s'arrangeront...
Un rapide battement des paupières fut la seule réponse qu'elle lui fit... Il continua:
— Elle n'a rien dit, ce matin?
— Non... je ne l'ai pas encore vue...
— Ne faites pas attention à ce qu'elle pourra vous dire.
Ils se séparèrent, et Ethan se rendit à l'étable. En sortant de la maison il vit Jotham Powell qui montait la colline, dans la brume matinale: sa vue ajouta au nouveau sentiment de sécurité d'Ethan.
Tandis que les deux hommes nettoyaient les stalles des vaches, Jotham lui dit, en s'appuyant sur sa fourche:
— Daniel Byrne doit aller aux Flats à midi: il pourra emporter la malle de Mattie. Ça nous gênerait plutôt dans le cutter, quand je la conduirai à la gare.
Ethan lui jeta un coup d'œil stupéfait et Jotham continua:
— Mrs. Frome m'a dit que je devais prendre la nouvelle servante à la gare des Flats à cinq heures, et qu'en même temps je pourrais y conduire Mattie, de façon qu'elle puisse attraper le train de six heures pour Stamford.
Le sang d'Ethan bourdonnait dans ses tempes. Il lui fallut un moment pour retrouver la parole; puis il dit négligemment:
— Il n'est pas encore certain que Mattie parte...
— Ah, bon! — répondit Jotham d'une voix indifférente. Et ils se remirent tous deux à leur besogne.
Lorsqu'ils rentrèrent dans la cuisine, les deux femmes s'étaient déjà attablées. Zeena paraissait plus éveillée et plus active que de coutume. Elle but coup sur coup deux tasses de café et donna au chat les miettes du pâté. Puis elle se leva et, allant vers la fenêtre, enleva aux géraniums deux ou trois feuilles jaunies.
— Ceux de tante Martha n'ont pas une feuille morte; mais voilà; les plantes dépérissent toujours quand on ne les soigne pas, — dit-elle sur un ton pensif. — Puis elle se retourna vers Jotham et lui demanda:
— A quelle heure Daniel Byrne passera-t-il?
Le journalier lança un coup d'œil hésitant à Ethan.
— Vers midi.
— Votre malle est trop lourde pour le cutter, continua Zeena en s'adressant à Mattie; Daniel Byrne la portera aux Flats...
— Je vous remercie, Zeena.
— Il y a plusieurs choses que je voudrais passer en revue avec vous, — poursuivit-elle d'une voix impassible. — Il manque une serviette de grosse toile, et puis je me demande ce que vous avez pu faire du porte-allumettes qui se trouvait toujours dans le parlour, derrière le hibou empaillé.
Elle sortit, suivie de Mattie, et lorsque les hommes se retrouvèrent seuls, Jotham dit à Frome:
— Vaut mieux laisser venir Daniel...
Ethan finit sa besogne accoutumée à la ferme et aux écuries. Puis il annonça à Jotham:
— Je vais à Starkfield. Dites que l'on ne m'attende pas pour le dîner.
De nouveau, il se sentait pris d'une fièvre de révolte. Ce qui lui avait semblé incroyable à la lumière du jour était cependant en voie de réalisation, et il lui faudrait assister en spectateur impuissant au renvoi de Mattie! Humilié dans sa fierté d'homme par le rôle qu'il était obligé de tenir, il se demandait avec amertume ce que Mattie pouvait bien penser de lui. Tandis qu'il s'acheminait vers le village, des résolutions contradictoires se débattaient en lui. Il voulait faire quelque chose, mais il ne savait pas encore ce qu'il ferait...
Le brouillard du matin s'était dissipé, et les champs neigeux s'étendaient sous le soleil comme un immense bouclier d'argent. C'était une de ces journées où le scintillement du froid est adouci comme par une vaporeuse buée de printemps. Chaque pas sur cette route évoquait pour Ethan le souvenir de Mattie. A toutes les branches nues se dessinant contre le ciel, et au fouillis roussâtre du talus qui bordait le chemin creux, flottaient les souvenirs de leur intimité passée. La roulade d'un oiseau dans un frêne au bord de la route résonna au milieu de l'air calme comme le rire même de la jeune fille: et le cœur d'Ethan se contracta, puis s'élargit à nouveau. Il sentit alors qu'à tout prix il fallait agir.
Soudain il se dit qu'Andrew Hale avait le cœur généreux, et que peut-être il reviendrait sur son refus s'il apprenait que l'état de santé de Zeena forçait les Frome à prendre une servante. Hale, après tout, était assez au courant de la situation d'Ethan pour que celui-ci pût, sans un trop grand sacrifice d'amour-propre, tenter une nouvelle démarche. Et d'ailleurs, dans ce drame passionné qui se jouait en son âme, de tels scrupules ne comptaient plus guère.
Plus il songeait à son projet, plus celui-ci lui semblait réalisable. S'il pouvait parler à Mrs. Hale, il était certain du succès; et avec cinquante dollars en poche rien ne pourrait plus l'empêcher d'accompagner Mattie...
Pour le moment, l'essentiel était d'atteindre Starkfield avant que Hale ne partît pour son travail. Frome savait que l'entrepreneur devait quitter le village de bonne heure afin d'aller surveiller une construction sur la route de Corbury. Les longues enjambées du jeune homme devinrent plus rapides à mesure que ses pensées s'accéléraient, et, comme il arrivait au pied de la montée de la School House, il vit au loin le traîneau du constructeur. Il hâta le pas, mais en approchant il s'aperçut que le traîneau était conduit par le plus jeune fils de Hale. A son côté se trouvait Mrs. Hale, si emmitouflée qu'elle ressemblait à un gros cocon de chenille auquel on aurait mis des lunettes. Ethan leur fit signe d'arrêter, et Mrs. Hale se pencha vers lui, souriant de toutes ses bonnes rides roses.
— Mr. Hale? Je crois bien. Vous le trouverez à la maison. Il n'est pas à son travail ce matin... Il s'est réveillé avec un peu de lombago, et je viens de lui poser un des emplâtres du docteur Kidder, en lui recommandant de ne pas quitter le coin du feu.
Jetant un regard maternel sur Frome, elle se pencha davantage pour ajouter:
— Mr. Hale vient justement de m'apprendre que Zeena a été à Bettsbridge consulter un nouveau médecin. Je suis vraiment désolée qu'elle soit toujours si souffrante. J'espère que le docteur Buck lui fera du bien. Je ne connais personne dans le pays qui ait été plus éprouvé que Zeena. Je dis souvent à mon mari que je ne sais pas ce qu'elle serait devenue si vous n'aviez pas été là. Je le disais déjà autrefois, à propos de votre mère. Vous avez toujours eu la vie bien dure, mon pauvre Ethan...
Elle le salua d'un dernier petit signe de tête amical, tandis que son fils encourageait le cheval de la voix. Ethan demeura au milieu de la route, et regarda le traîneau s'éloigner...
Il y avait longtemps qu'on ne lui avait parlé avec autant de bonté. La plupart des gens étaient indifférents à ses soucis ou enclins à trouver tout naturel qu'un jeune homme de son âge eut porté sans murmurer le fardeau de trois existences avortées. Mais Mrs. Hale lui avait dit: «Vous avez toujours eu la vie bien dure, mon pauvre Ethan...», et il se sentait moins isolé dans son malheur. Puisque les Hale le plaignaient, ils répondraient sûrement à son appel...
Il se remit en marche, mais au bout de quelques mètres le sang lui monta brusquement au visage. Pour la première fois, à la clarté des mots qu'il venait d'entendre, il discernait nettement ce qu'il était sur le point de faire. Il était parti de chez lui avec l'intention de profiter de la sympathie des Hale pour leur soutirer, sous un faux prétexte, l'argent qui lui eût permis d'enlever Mattie Silver. C'était là la raison secrète qui l'avait conduit à Starkfield...
Il perçut brusquement l'extrémité à laquelle sa folie l'avait porté; et aussitôt la folie tomba, et sa vie lui apparut telle qu'elle était réellement. Il était un homme pauvre, le mari d'une femme malade, que son abandon eût laissée seule et sans ressources; et même s'il avait eu le cœur de l'abandonner, il n'eut pu le faire qu'en abusant deux braves gens qui lui avaient témoigné de la sympathie.
Il rebroussa chemin et reprit lentement la route de la ferme.
Daniel Byrne était assis dans son traîneau, devant la porte. Son cheval gris piétinait la neige et secouait sans cesse sa longue tête méchante.
Ethan rentra dans la cuisine. Il trouva sa femme auprès du poêle. Sa tête était enveloppée d'un châle, et elle lisait un livre intitulé: Les maladies de rein et leur guérison, pour lequel Ethan avait dû payer, quelques jours auparavant, un assez lourd port supplémentaire.
A son entrée, Zeena demeura immobile, les yeux toujours fixés sur son livre. Il attendit un instant, puis il lui demanda:
— Où est Mattie?
Tout en continuant de lire, elle lui répondit:
— Elle est sans doute en train de descendre sa malle.
Le sang colora le visage de Frome.
— Elle descend sa malle... toute seule?...
— Jotham Powell est reparti pour le taillis et Daniel Byrne n'ose pas quitter son cheval...
Ethan n'écouta même pas la fin de la phrase. Il grimpa l'escalier d'un trait. La porte de la chambre de Mattie était fermée et il hésita une seconde sur le palier.
— Matt, — dit-il à voix basse.
Elle ne répondit pas et il posa la main sur le loquet. Il n'avait pénétré qu'une fois dans la chambre de la jeune fille. C'était au début de l'été, quand il y était entré pour couler du plâtre au bord du toit. Mais il conservait dans sa mémoire le souvenir fidèle de tout ce qu'il y avait vu: le lit étroit avec son couvre-pied rouge et blanc, la jolie pelote sur la commode, et, au mur, une photographie agrandie de sa mère, dans un cadre de métal argenté, surmonté de monnaies du pape.
Maintenant tout ce qui lui appartenait avait été enlevé de la pièce: elle était aussi nue, aussi peu accueillante que lorsque Zeena y avait introduit la jeune fille le jour de son arrivée. La malle était au milieu du parquet et Mattie était assise dessus, vêtue de sa robe des dimanches. Elle tournait le dos à la porte et cachait sa figure entre ses mains. A travers ses sanglots elle n'avait point entendu l'appel de Frome, et elle n'entendit son pas qu'au moment où il lui posa les mains sur les épaules.
— Oh! Matt... je vous en supplie... ne pleurez pas ainsi...
Elle sursauta, se dressa, et tourna vers lui son visage baigné de larmes.
— Ethan... je croyais que je ne vous reverrais plus!...
Il la prit dans ses bras, la serra contre lui et d'une main tremblante caressa les cheveux épars sur son front.
— Ne plus me revoir... Que voulez-vous dire?...
Entre deux sanglots elle reprit:
— Vous aviez prévenu Jotham qu'on ne vous attendit pas pour le dîner, et alors j'ai cru...
Il acheva la phrase avec amertume:
— Vous avez cru que j'avais l'intention de ne pas revenir?
Sans répondre, elle se pendit à son cou. Il posa les lèvres sur ses cheveux, qui avaient la souplesse et la douceur de certaines mousses sur des pentes tiédies, et qui dégageaient la senteur aromatique de la sciure de bois au soleil.
A travers la porte ils entendirent la voix de Zeena qui criait:
— Daniel Byrne dit que vous ferez bien de vous dépêcher si vous voulez qu'il emporte votre malle.
Ils s'écartèrent l'un de l'autre, le visage navré. Des mots de révolte montèrent aux lèvres de Frome, mais y moururent. Mattie chercha son mouchoir et se sécha les yeux; puis, se penchant, elle saisit une des poignées de la malle.
Ethan l'écarta aussitôt.
— Laissez cela, Mattie, — ordonna-t-il.
Elle répondit:
— Il faut être deux pour pouvoir tourner le coin...
Ethan, sans plus discuter, s'empara de l'autre poignée, et ensemble ils portèrent la malle sur le palier.
— Maintenant, laissez-moi faire, — dit-il.
Il chargea le colis sur son épaule, descendit l'escalier et traversa la cuisine. Zeena, toujours assise auprès du poêle, s'était replongée dans sa lecture: elle ne leva même pas les yeux quand il passa. Mattie le suivit jusqu'à la porte d'entrée et l'aida à placer la malle à l'arrière du traîneau. Puis, à côté l'un de l'autre, ils demeurèrent sur le seuil à regarder Daniel Byrne s'éloigner au grand trot de son cheval impatient.
Il semblait à Ethan que son cœur était ligotté par des cordes qu'une main invisible resserrait à chaque tic tac de la pendule. Deux fois il ouvrit la bouche pour adresser la parole à Mattie, et deux fois le souffle lui manqua. Enfin, comme elle se retournait pour rentrer il posa la main sur son bras et la retint.
— Je vous conduirai moi-même, Mattie, — dit-il.
Elle murmura à mi-voix:
— Je crois que Zeena préférerait que j'aille avec Jotham.
— Je vous conduirai moi-même, — répéta-t-il.
Sans répondre, elle rentra dans la cuisine.
Au repas de midi, Ethan fut incapable de manger. Dès qu'il levait les yeux il voyait devant lui le visage pincé de Zeena, et le sourire qui faisait remonter les coins de ses lèvres étroites. Elle mangeait abondamment, déclarant que le temps doux l'avait remontée; et elle, qui d'habitude n'encourageait guère l'appétit de Jotham Powell, insista pour qu'il reprit des flageolets.
Le repas achevé, Mattie, comme à l'ordinaire se mit à débarrasser les couverts et à laver la vaisselle. Zeena, après avoir donné au chat sa pâtée, était revenue s'installer auprès du feu. Enfin, Jotham Powell, qui demeurait toujours le dernier à table, quitta lentement sa chaise et se dirigea vers la porte.
Sur le seuil il se retourna et s'adressant à Ethan:
— A quelle heure dois-je venir prendre Mattie? — demanda-t-il.
Ethan se tenait auprès de la fenêtre; il bourrait machinalement sa pipe, tout en regardant Mattie aller et venir. Il répondit:
— Je la conduirai moi-même.
Il vit la rougeur monter aux joues de la jeune fille, tandis que Zeena levait brusquement la tête.
— J'aurais besoin de vous cet après-midi, Ethan, — dit-elle, — Jotham conduira Mattie à la gare.
Mattie implora Frome du regard, mais il répéta d'un ton bref:
— Je la conduirai moi-même.
Zeena reprit:
— J'ai besoin de vous pour réparer le poêle de la chambre de Mattie, avant que la servante n'arrive. Voici plus d'un mois qu'il ne tire plus.
Ethan repartit sur un ton indigné:
— Ce qui suffisait pour Mattie est bien assez bon pour une servante.
Zeena poursuivit avec la même douceur monotone:
— Elle m'a dit qu'elle avait l'habitude de servir dans des maisons chauffées au calorifère.
— Elle aurait mieux fait d'y rester, — lança-t-il.
Et se tournant vers Mattie, il ajouta d'une voix dure:
— Vous vous tiendrez prête pour trois heures. J'ai à faire à Corbury.
Jotham Powell s'était déjà mis en route pour l'écurie. Ethan le suivit. Ses tempes battaient, et il était aveuglé par une rage muette. Il se mit à l'ouvrage, sans savoir quelle force le dirigeait ne comment ses pieds et ses mains exécutaient ses ordres. Ce ne fut qu'au moment où il sortit l'alezan et le fit entrer dans les brancards du traîneau qu'il reprit conscience de ses actes. Tandis qu'il passait la bride par dessus la tête du cheval et qu'il enroulait les traits autour des brancards, il se souvint de l'après-midi où il avait fait les mêmes préparatifs pour aller au devant de Mattie, aux Flats, il y avait un peu plus d'un an. Comme aujourd'hui le temps avait été doux, avec un souffle de printemps dans l'air. L'alezan, tournant vers lui le même grand œil cerclé de noir, se frottait le museau contre la paume d'Ethan de la même façon... Un à un les jours qui s'étaient écoulés se dressèrent tous devant lui.
Il jeta la peau d'ours dans le cutter, puis il y grimpa, et gagna la maison. Il trouva la cuisine vide; seuls, le sac de Mattie et son plaid étaient placés auprès de la porte. Il alla jusqu'au pied de l'escalier et prêta l'oreille. Aucun bruit ne venait du premier étage, mais peu de temps après il lui sembla entendre remuer quelqu'un dans son «cabinet de travail». Il poussa la porte: Mattie, en chapeau et en jaquette, se tenait debout près de la table, lui tournant le dos.
A son approche elle tressaillit et se retourna vivement.
— Est-il temps de partir? — dit-elle.
— Que faites vous ici, Matt?
Elle le regarda timidement:
— Je jetais un dernier coup d'œil... voilà tout, — répondit-elle avec un sourire hésitant.
Ils gagnèrent la cuisine en silence. Ethan prit le sac et le plaid.
— Où est Zeena? — demanda-t-il.
— Elle est montée dans sa chambre tout de suite après le repas. Elle se plaignait encore de ses douleurs, et elle a défendu qu'on la dérangeât.
— Elle ne vous a pas dit adieu?
— Non... C'est tout ce qu'elle a dit.
Ethan regarda lentement autour de lui. Il songeait, en frissonnant, que dans quelques heures, il rentrerait seul dans cette maison. Puis un sentiment d'irréalité s'empara de lui à nouveau, et il ne put croire que la jeune fille se trouvait là pour la dernière fois.
— Allons, venez! — dit-il, d'une voix presque enjouée; et il ouvrit la porte.
Il plaça le sac dans le traîneau et sauta sur la banquette. Mattie s'installa à côté de lui, et il se pencha pour l'envelopper dans la couverture.
— Hop! en route! cria-t-il au cheval. Il secoua les guides et le vieil alezan partit d'un pas tranquille.
— Nous avons tout le temps de faire une belle promenade, — fit-il; et cherchant la main de la jeune fille sous la fourrure, il la serra doucement. Le sang lui brûlait le visage, et la tête lui tournait comme si, par un jour de grand froid, il était entré boire un verre au bar de Starkfield.
La barrière franchie, au lieu de gagner le village, il prit à droite dans la direction de Bettsbridge. Mattie demeurait silencieuse et ne manifesta aucune surprise; mais après un moment, elle dit:
— Vous allez faire le tour par Shadow Pond, n'est-ce pas?
Il se mit à rire et répondit:
— Je savais bien que vous aviez deviné!
Elle se blottit sous la peau d'ours, de telle sorte que, lorsqu'Ethan, engoncé dans sa pelisse, la regardait de côté, il pouvait tout juste apercevoir le bout de son nez et une boucle brune que voltigeait. Ils cheminèrent lentement entre les champs qui miroitaient sous le soleil pâle; puis ils s'engagèrent dans un chemin de traverse bordé de pins et de mélèzes. Au loin, devant eux, s'étendait une ligne de montagnes dont les ondulations blanches, marbrées de futaies brunes, se déroulaient contre le blanc horizon d'hiver. Puis le chemin s'enfonça dans un bois de sapins. Leurs fûts rougissaient à la lueur du soleil couchant, et projetaient sur la neige des ombres d'un bleu transparent.
Sous le toit des arbres, la brise ne se faisait plus sentir. Une tiédeur paisible semblait tomber des branches avec la chute des aiguilles. La neige était si pure que les pattes des petites bêtes, putois, écureuils, oiseaux, avaient tracé sur elle des arabesques légères et dentelées. Les pommes de pin bleuissantes, à moitié enfouies dans cette blancheur immaculée, s'en détachaient avec le dur relief d'ornements de bronze.
Ethan conduisait en silence, poussant le cheval vers un endroit où les sapins s'espaçaient; puis il arrêta le traîneau et fit descendre Mattie.
Tous deux se mirent à marcher entre les troncs aromatiques. La neige durcie craquait sous leurs pas. Ils atteignirent enfin un étang aux rives escarpées et revêtues d'arbres. Une colline abrupte, au soleil couchant, allongeait une ombre conique sur la surface gelée de l'eau: cette ombre avait donné son nom à l'étang. C'était un endroit sauvage et retiré, d'où se dégageait une mélancolie morne semblable à celle qui oppressait le cœur d'Ethan.
Parcourant du regard la rive caillouteuse, il découvrit un tronc d'arbre abattu, à moitié enseveli dans la neige.
— C'est ici que nous étions assis le jour du pique-nique, — lui rappela-t-il.
Il s'agissait d'une des rares parties de plaisir auxquelles les deux jeunes gens avaient participé, d'un pique-nique organisé par leur paroisse et qui, durant une longue après-midi d'été, avait rempli d'une gaieté bruyante le petit bois isolé.
Mattie avait prié Frome de l'accompagner et il avait refusé. Mais vers le coucher du soleil, en descendant de la montagne, où il avait été abattre des arbres, il fut surpris par quelques joyeux lurons de la bande et entraîné jusqu'à l'étang. Il avait retrouvé Mattie entourée de jeunes gens en gaîté, qui préparait du café sur un feu de bohémien. Sous le large bord de son chapeau de paille sa figure ambrée, aux reflets roses, brillait comme une mûre sauvage. Ethan se souvint de s'être senti tout honteux à l'idée de se présenter devant elle dans ses habits de travail. Puis il se rappela la lueur de joie que avait illuminé les yeux de Mattie à son approche, et la façon dont elle s'était détachée du groupe pour venir au-devant de lui, une tasse à la main. Ils s'étaient assis tous deux sur le tronc abattu près de l'étang, et elle s'était aperçue qu'elle avait perdu son médaillon en or. A sa prière tous les jeunes gens s'étaient lancés à la recherche du bijou; ce fut Ethan qui le découvrit le premier, brillant à travers la mousse épaisse...
C'était tout... Mais toute leur intimité était faite de pareils instants de rapprochement muet, où, étonnés et attendris, ils rencontraient le bonheur comme s'ils eussent surpris un papillon dans les bois dénudés et neigeux.
— C'est ici que j'ai retrouvé votre médaillon, — dit Ethan, enfonçant le pied dans une touffe épaisse de myrtilles.
— Je n'ai jamais vu un œil comme le vôtre, — répondit-elle.
Elle s'assit sur le tronc d'arbre, au soleil; et Ethan se mit à son côté.
— Vous étiez jolie comme un cœur avec votre chapeau rose, lui dit-il.
Toute heureuse, elle répliqua en riant:
— C'était sans doute le chapeau...
Jamais encore ils n'avaient manifesté aussi ouvertement la sympathie qu'ils ressentaient l'un pour l'autre. Ethan eut un instant l'illusion qu'il était libre et qu'il faisait la cour à la jeune fille qu'il rêvait d'épouser. Il regarda les cheveux de Mattie il éprouva le désir de les caresser de nouveau. Il aurait voulu lui dire qu'ils embaumaient la senteur des bois... mais il ne savait pas exprimer de pareilles choses.
Brusquement, Mattie se leva:
— Il ne faut pas que nous restions ici plus longtemps...
Il continuait de la considérer vaguement, encore à demi perdu dans son rêve.
— Oh, nous avons bien le temps, — répondit-il.
Ils se regardaient tous les deux comme si chacun avait tendu toutes ses forces pour saisir et emporter dans ses yeux l'image de l'autre. Il y avait certain mots qu'Ethan voulait prononcer avant qu'ils ne se séparassent, mais il ne pouvait les lui dire dans cet endroit tout imprégné de leur bonheur passé. Il se détourna, et suivit Mattie en silence jusqu'au traîneau... Comme ils se remettaient en route, le soleil disparut derrière la colline, et les fûts rouges des sapins devinrent gris...
Pour regagner la route de Starkfield, ils suivirent un chemin sinueux à travers champs. Sous le ciel découvert une pâle lumière s'attardait, et le rouge glacé du couchant illuminait encore les hauteurs lointaines. Les bouquets d'arbres épars sur la plaine neigeuse se serraient l'un contre l'autre, comme des oiseaux cachant leurs têtes sous leurs plumes ébouriffées. Le ciel, en pâlissant, s'exhaussait, et la terre paraissait plus déserte.
Comme le traîneau débouchait sur la grande route, Ethan parla enfin:
— Matt, qu'avez-vous l'intention de faire?
Elle hésita un moment, puis elle dit:
— J'essaierai de trouver une place dans un magasin.
— Vous savez bien que c'est impossible. La fatigue et le manque d'air ont déjà failli vous tuer.
— Je suis beaucoup plus forte qu'à mon arrivée ici.
— Et maintenant vous allez gaspiller toute la santé que vous avez regagnée!
A cela il n'y avait rien à répondre, et ils continuèrent leur route sans parler.
A chaque tournant un souvenir embusqué se dressait devant Ethan et Mattie, comme pour leur barrer le chemin: ici ils avaient ri, là ils s'étaient tu ensemble.
— Parmi les parents de votre père, n'y a-t-il personne qui pourrait vous aider?
— Aucun à qui je voudrais le demander.
Il baissa la voix pour dire:
— Vous savez que je ferais tout au monde pour vous, si je le pouvais...
— Oui, je le sais...
— Mais je ne puis rien...
Elle se tut: mais il sentit un léger tremblement de l'épaule appuyée contre la sienne.
— Oh, Mattie, si seulement j'avais pu partir avec vous, comme je l'aurais fait!
Brusquement elle se tourna vers lui, et tira de son corsage une feuille de papier.
— Ethan... voilà ce que j'ai trouvé... — balbutia-t-elle.
Malgré l'obscurité croissante il reconnut la lettre à sa femme, commencée la nuit précédente et qu'il avait oublié de déchirer. A son étonnement se mêla un mouvement de joie sauvage.
— Mattie!... — s'écria-t-il, — si ça avait été possible, auriez-vous consenti?
— Oh, Ethan, Ethan... à quoi bon en parler?
D'un mouvement soudain, elle déchira la lettre: les morceaux volèrent sur la neige.
— Dites, Mattie, dites! Je vous en prie...
Elle demeura un instant sans répondre, puis, d'une voix si basse qu'il dût pencher la tête pour l'entendre:
— J'y ai pensé parfois dans les nuit d'été, quand le clair de lune remplissait ma chambre et m'empêchait de dormir.
Le cœur d'Ethan tressaillit d'ivresse.
— Vous y songiez déjà, l'été dernier?
Comme si depuis des mois la date était gravée dans sa mémoire, elle répondit aussitôt:
— La première fois, ce fut à Shadow Pond...
— C'est pour cela que vous m'avez donné ma tasse de café avant les autres?
— Je ne sais pas... L'ai-je fait? J'étais navrée lorsque vous avez refusé de m'accompagner au pique-nique: et quand je vous vis arriver je me suis dit: — Il a peut-être pris ce chemin pour me retrouver... Et j'en étais toute heureuse...
Ils se turent à nouveau. Ils s'étaient engagés dans le chemin creux qui longeait la scierie d'Ethan. A mesure qu'ils avançaient sous les lourdes branches des sapins du Canada, le crépuscule descendait, tombait sur eux comme un voile noir.
— J'ai pieds et poings liés, Mattie... Je ne peux rien faire, — reprit Ethan.
— Vous m'écrirez quelquefois, Ethan...
— A quoi bon écrire? J'ai besoin, quand j'étends la main, qu'elle vous rencontre. J'ai besoin d'agir pour vous et de vous soigner, j'ai besoin d'être là quand vous êtes malade et que vous vous sentez seule...
— Soyez sûr que je me tirerai d'affaire...
— Vous n'avez pas besoin de moi, vous voulez dire? Vous vous marierez, sans doute?
— Oh, Ethan! — s'écria-t-elle.
— Je ne sais pas ce que vous me faites éprouver, Mattie, mais plutôt que de vous voir mariée, j'aimerais mieux vous savoir morte.
— Oh, je voudrais l'être, je voudrais l'être! — s'écria-t-elle, dans un brusque accès de sanglots.
Il l'entendit pleurer, et sa rage sombre tomba... Il se sentait tout honteux.
— Ne parlons pas ainsi, — murmura-t-il.
— Pourquoi pas, puisque c'est la vérité?... Je n'ai pas cessé une minute d'y penser, toute la journée...
— Taisez-vous, Mattie! Je vous défends!...
— Il n'y a que vous qui m'ayez témoigné de la bonté...
— Ne dites pas cela non plus, quand je ne peux même pas lever un doigt pour vous!
— Oui; mais cela n'en est pas moins vrai...
Ils étaient arrivés en haut de la School House Hill. Au dessous d'eux Starkfield s'étendait dans le crépuscule. Un cutter qui venait du village les croisa avec un joyeux bruit de grelots. Ils se raidirent et regardèrent droit devant eux, la face rigide. Dans la grande rue, les lumières commençaient à briller aux fenêtres. Quelques villageois attardés regagnaient leurs portes. Ethan toucha du fouet l'alezan, qui repartit d'un trot paresseux.
Près de la sortie du village, des cris d'enfants leur arrivèrent. Et une bande traînant des luges s'éparpilla sur la place devant l'église.
— J'ai idée que c'est leur dernière glissade pour un jour ou deux... — dit Ethan, en regardant le ciel radouci.
Mattie ne répondit pas et il ajouta:
— Nous aussi, la nuit dernière, nous devions aller luger.
Elle se taisait toujours, et poussé par l'obscur désir d'alléger la tristesse de leur dernière heure ensemble, il continua à bavarder.
— C'est tout de même curieux que nous n'ayons descendu la côte qu'une fois depuis que vous êtes chez nous!
Elle répondit:
— Je n'avais guère l'occasion d'aller au village...
— C'est vrai...
Ils avaient atteint le sommet de la route de Corbury. Entre la vague masse blanche de l'église et le noir rideau que formaient les sapins des Varnum, la descente s'étalait au-dessous d'eux sans une luge sur son long parcours. Un élan insensé poussa Ethan à dire:
— Est-ce que cela vous amuserait de descendre la côte maintenant!
Mattie eut un petit rire forcé.
— Nous n'avons pas le temps!
— Mais si, mais si!... Allons, venez!
Son seul désir était de retarder le plus possible le moment où il faudrait diriger l'alezan vers la gare des Flats.
Mattie balbutia: — Mais la servante? Elle sera à la gare à nous attendre...
— Eh bien! qu'elle attende!... Si ce n'était pas elle, ce serait vous... Venez donc!...
Il parlait avec un tel accent d'autorité que Mattie en parut subjuguée. Il sauta hors du traîneau, et elle descendit sans résistance, se bornant à dire:
— Mais où trouverons-nous une luge?
— J'en vois une là-bas, sous les sapins.
L'alezan se tenait paisiblement au bord de la route, inclinant sa vieille tête songeuse. Ethan le recouvrit de la peau d'ours; puis il saisit la main de Mattie et l'entraîna à sa suite vers la luge.
Elle s'y assit docilement et il prit place derrière elle. Ils étaient si près l'un de l'autre que les cheveux de Mattie lui frôlaient le visage.
— Vous êtes bien, Mattie? — lui cria-t-il, comme s'il y avait entre eux toute la largeur de la route.
Elle se retourna pour lui dire:
— Il fait bien sombre... Êtes-vous sûr d'y voir?
Il eut un rire dédaigneux.
— Je pourrais descendre cette côte les yeux fermés!
Cette audace sembla lui plaire, et elle rit avec lui.
Néanmoins, il attendit encore un moment, parcourant attentivement des yeux la longue descente, car c'était l'heure la plus trompeuse de la soirée, l'heure où la dernière clarté du ciel se confond avec la nuit naissante pour former une obscurité qui dénature les objets familiers et fausse les distances.
— Allons! — cria-t-il.
La luge partit d'un bond, et ils glissèrent à travers le crépuscule à une allure de plus en plus rapide. Devant eux la nuit creusait un gouffre noir, et l'air résonnait à leurs oreilles comme le chant d'un orgue.
Mattie ne bougeait pas, mais lorsqu'ils arrivèrent au tournant de la pente, là où le gros orme avançait son tronc menaçant, Ethan eut l'impression qu'elle se serrait davantage contre lui.
— N'ayez pas peur, Mattie, — cria-t-il avec un accent de triomphe, au moment où ils dépassaient le tournant dangereux et prenaient leur élan pour la deuxième pente.
Lorsqu'ils se trouvèrent au bas de la côte la vitesse du traîneau se ralentit, et il entendit le petit rire joyeux de Mattie.
Ils se mirent à remonter la côte à pie. Ethan, traînant la luge derrière lui, glissa son bras sous celui de Mattie.
— Aviez-vous peur que je vous envoie contre l'orme? — demanda-t-il avec un joyeux rire de gosse.
— Vous savez bien que je n'ai jamais peur avec vous, — répondit-elle.
— Ethan, il est temps de partir! — s'écria-t-elle.
Il l'attira contre lui.
— Temps de partir? Vous ne pensez pas que je vais vous laisser partir maintenant?
— Si je manque mon train, où irai-je?
— Où irez-vous, si vous le prenez?
Elle se tut, ses mains inertes et glacées abandonnées dans celles d'Ethan.
— A quoi cela sert-il désormais que l'un de nous aille quelque part sans l'autre? — dit-il.
Elle demeura immobile, comme si elle ne l'avait pas entendu. Brusquement, elle se dégagea et jetant ses bras autour du cou d'Ethan, pressa une joue mouillée contre son visage.
— Ethan! Ethan! il faut que vous me fassiez descendre une fois encore!...
— Descendre... où?
— Au bas de la côte... Tout de suite... — reprit-elle, haletante. — De façon à ce que nous ne la remontions plus jamais...
— Mattie, au nom du ciel!... Qu'est-ce que vous voulez dire?
Elle mit ses lèvres tout contre l'oreille du jeune homme.
— Droit sur le gros orme... Vous avez dit que vous le pouviez... Ainsi, nous n'aurons plus à nous séparer jamais....
— Que dites-vous? Vous êtes folle!
— Je ne suis pas folle, mais je le deviendrai si je dois vous quitter.
— Oh! Mattie... Mattie... — gémit-il.
Elle se cramponna à lui d'une étreinte plus serrée, son visage tout contre le sien.
— Ethan, où irais-je si je vous quitte?... Je ne sais pas me débrouiller toute seule: c'est vous-même qui le disiez tout à l'heure. Il n'y a que vous qui m'ayez témoigné de la bonté... Et cette étrangère qui va coucher dans mon lit — où je passais toutes les nuits à guetter l'instant où vous remonteriez.
Les mots qu'elle prononçait semblaient au jeune homme comme des lambeaux de chair arrachés de son propre cœur. Ils évoquèrent en lui la vision abhorrée de la ferme où bientôt il lui faudrait rentrer... de l'escalier qu'il aurait à gravir chaque nuit, et de la femme qui l'attendait.... Et le ravissement de l'aveu de Mattie, le fol étonnement de savoir enfin que tout ce qu'il avait éprouvé, elle aussi l'avait ressenti, lui rendit l'autre vision plus haïssable encore, et plus intolérable la pensée de cette autre existence...
Elle parlait toujours, par petites phrases entrecoupées de sanglots; mais depuis longtemps il ne l'entendait plus. Elle avait perdu son chapeau, et il lui caressait les cheveux. Il voulait que sa main en gardât un souvenir vivace, qui pût y sommeiller comme une graine en hiver... Une fois encore il rencontra ses lèvres et il lui sembla qu'ils étaient auprès de l'étang, sous un brûlant soleil d'août. Mais la joue qui effleura la sienne était froide et baignée de larmes; et il crut voir à travers la nuit la route des Flats, et entendre au loin le sifflement du train qui approchait.
Les sapins de Norvège les enveloppaient d'obscurité et de silence, comme si tous deux étaient déjà sous terre, dans leurs cercueils.
«Voilà ce que l'on doit éprouver quand on est mort», songea Ethan; puis il se dit: «Quand elle sera partie je n'éprouverai plus jamais rien...»
Tout à coup, il entendit hennir le vieil alezan de l'autre côté de la route: «Il doit se demander pourquoi nous ne rentrons pas souper»..., pensa Ethan.
— Venez, — supplia Mattie, en l'entraînant par la main...
La sombre violence de la jeune fille fit ployer la volonté d'Ethan. Elle lui apparut comme l'instrument même du destin. Il alla prendre la luge et sortit de l'ombre épaisse des sapins. Sur la route, la faible clarté du ciel lui fit cligner des yeux comme un oiseau de nuit. Devant eux, la pente était déserte. Tout Starkfield soupait, et personne ne traversait la place devant l'église. Le ciel, gonflé de l'humidité qui précède le dégel, abaissait ses lourdes nuées comme avant un orage d'été. Frome chercha à sonder l'obscurité, mais ses yeux lui semblèrent moins perçants, moins assurés que de coutume...
Il s'assit sur la luge et aussitôt Mattie vint se placer devant lui. Ses cheveux effleurèrent la bouche d'Ethan. Il étendit ses jambes et enfonça ses talons dans la neige pour maintenir le traîneau en place. Puis il saisit la tête de la jeune fille et l'inclina en arrière, sous ses lèvres...
Mais tout d'un coup il se dressa.
— Levez-vous, Mattie, — lui ordonna-t-il.
C'était le ton auquel elle obéissait toujours, mais cette fois elle ne bougea pas.
— Non, non, non! — répéta-t-elle avec véhémence.
— Levez-vous!
— Pourquoi?
— Parce que je veux me mettre en avant.
— Non, non! Comment pourriez-vous diriger?
— Je n'ai pas besoin de diriger. Nous suivrons le chemin tracé.
Ils parlaient à voix basse, en murmures étouffés, comme si la luit les écoutait.
— Levez-vous, levez-vous, — insista-t-il.
Mais elle s'obstinait à répéter:
— Pourquoi voulez-vous vous mettre en avant?
— Parce que... parce que j'ai besoin de sentir vos bras autour de moi, — balbutia-t-il.
Sa réponse parut la satisfaire, ou peut-être céda-t-elle à l'accent de sa voix. Elle se leva. Frome se pencha, cherchant de la main l'étroite bande de glace nivelée par la descente d'innombrables traîneaux; puis, soigneusement, il plaça les patins entre les ornières qui la bordaient. Debout à son côté, Mattie attendait. Il s'accroupit en avant de la luge, les jambes croisées, et Mattie, prenant place vivement derrière lui, l'entoura de ses bras. En sentant sur sa nuque l'haleine de la jeune fille, il frissonna, et se dressa à demi... puis, dans un éclair, il se souvint... Non! Elle avait raison, tout valait mieux que de se séparer. Il se pencha en arrière et attira les lèvres de Mattie sur les siennes...
Au moment même où ils partaient, le cheval hennit encore une fois. Cet appel familier et triste, et toutes les images confuses qu'il évoquait, remplirent la pensée d'Ethan durant la première partie du trajet. A mi-chemin, la route se creusait, puis il y eut une montée, suivie d'une longue descente vertigineuse. Comme ils prenaient leur élan pour cette deuxième descente, il sembla à Ethan qu'ils volaient véritablement, qu'ils volaient très haut dans la nuit nuageuse, avec Starkfield bien loin au-dessous d'eux, perdu dans l'espace comme un point imperceptible. Puis le gros orme surgit, comme s'il les guettait au tournant... Frome marmotta entre ses dents:
— Nous l'atteindrons, je suis sûr que nous l'atteindrons...
Au moment où ils s'approchaient de l'arbre, Mattie resserra ses bras et Ethan eut l'impression que leurs deux sangs se confondaient. Une ou deux fois, la luge broncha quelque peu. Mais il s'inclina de côté, de façon à la diriger droit sur l'arbre, et il se répétait sans cesse: «Je suis sûr que nous l'atteindrons.»
Des petites phrases que Mattie avait prononcées lui traversaient l'esprit, et paraissaient flotter dans l'air devant lui...
L'arbre se rapprochait, plus grand et plus menaçant... Comme ils piquaient sur lui, Ethan se dit: «Il nous attend... On dirait qu'il sait...»
Mais tout à coup le visage de sa femme, devenu subitement immense grimaçant, se dressa entre son but et lui; il fit un mouvement instinctif pour l'éviter. La luge obéit, mais il la ramena en ligne, la maintint droite et fonça sur la masse noire en saillie. Il eut conscience d'un dernier moment où l'air lui fouettait la figure comme des millions de fil de fer en feu. Puis il n'y eut plus que l'orme...
Le ciel était toujours obscur, mais en levant les yeux il vit au-dessus de lui une étoile, une seule. Vaguement, il essaya de la reconnaître. Était-ce Sirius... ou bien était-ce...? L'effort le fatigua à l'excès. Il referma ses paupières pesantes, et songea qu'il serait bien bon de dormir...
Le silence était si profond qu'il entendit le vagissement d'un petit animal quelque part sous la neige. C'était comme la plainte menue et craintive de la souris des champs, et Ethan se demandait distraitement ce que pouvait avoir la petite bête. Puis il comprit qu'elle devait souffrir, d'une souffrance si atroce qu'il lui semblait, mystérieusement, en ressentir la répercussion dans tous ses membres. Ayant vainement essayé de se retourner dans la direction d'où venait le bruit, il allongea le bras sur la neige.
Maintenant le bruit n'était plus qu'un souffle, dont il croyait sentir la chaleur sous sa main, reposée sur quelque chose de doux et de soyeux. La pensée de la souffrance de cet animal lui devint intolérable et il fit effort pour se lever, mais il ne put y arriver; un rocher, ou quelque lourde masse, pesait sur lui... Il continua cependant à tâtonner de la main gauche, cherchant à s'emparer de la petite bête. Mais subitement il s'aperçut que ce qui avait paru si doux à son toucher était la chevelure de Mattie, et qu'il avait maintenant une main sur son visage.
Il parvint à se mettre à genoux et le poids effroyable se déplaça avec lui. Il promena ses doigts sur la figure de la jeune fille. Il sentit alors que c'était des lèvres de Mattie que s'exhalait cette plainte...
Il pencha sa tête tout contre la sienne; il mit son oreille près de sa bouche et, dans l'obscurité il vit ses yeux s'ouvrir et l'entendit prononcer son nom.
— Oh, Matt, j'étais si sûr que nous donnerions dans l'orme, dit-il en gémissant.
Et dans le lointain, là-bas sur la colline, il entendit le hennissement de l'alezan.
«Il faut que j'aille lui donner à manger», songea-t-il...
La voix geignarde cessa lorsque j'entrai dans la cuisine des Frome, et, des deux femmes qui y étaient assises, je ne pus deviner laquelle avait parlé.
L'une d'elles, à ma vue, dressa sa haute taille osseuse. Ce n'était pas pour m'accueillir — car elle ne me lança qu'un rapide regard d'étonnement — mais pour préparer le repas qu'avait retardé l'absence prolongée de Frome. Un peignoir d'indienne fripé pendait de ses épaules; de rares cheveux gris, tirés en arrière et maintenus par un peigne édenté, découvraient un front allongé. Ses yeux pâles et opaques ne révélaient rien et ne reflétaient rien, et ses lèvres étroites étaient de la même teinte jaunâtre que sa figure.
L'autre femme était plus petite et plus frêle. Elle se tenait tout recroquevillée dans son fauteuil, près du poêle. A mon entrée, elle tourna vivement la tête de mon côté, mais son corps demeura immobile. Ses cheveux étaient aussi gris que ceux de sa compagne et sa figure aussi exsangue et aussi ridée. Mais sa pâleur avait une nuance d'ambre, et des ombres bistrées creusaient ses tempes et accentuaient la minceur de ses narines. Sous sa robe informe, elle gardait une immobilité flasque, et ses yeux sombres avaient l'éclat maléfique particulier à ceux qui sont atteints d'une maladie de la moëlle épinière.
Même pour le pays, la cuisine des Frome était assez misérable d'aspect. La femme assise près du poêle se tenait dans un fauteuil défraîchi qui paraissait avoir été acquis à la vente d'un mobilier plus luxueux; mais les autres meubles étaient des plus humbles. Trois assiettes de porcelaine grossière et un pot à lait ébréché étaient placés sur une table graisseuse, tailladée de coups de couteau; contre les murs blanchis à la chaux, deux chaises de paille et un buffet de cuisine en bois blanc s'alignaient maigrement.
— Bigre, il fait froid ici!... Le feu doit être éteint, — dit Frome en s'excusant.
La grande femme osseuse, qui s'était dirigée vers le buffet, ne fit aucune attention à ces paroles; mais l'autre, de son fauteuil, répartit d'une voix aiguë et dolente:
— Le feu vient seulement d'être arrangé à la minute... Zeena s'était endormie et elle a dormi si longtemps que j'ai bien failli geler avant de pouvoir la réveiller.
Je me rendis compte alors que c'était elle dont j'avais entendu la voix au moment où nous arrivions. Sa compagne, qui rentrait avec une terrine fêlée contenant les restes d'un mince pie[9] froid, posa sur la table ce plat peu appétissant sans avoir l'air d'entendre l'accusation portée contre elle.
Frome parut hésiter un moment, tendis qu'elle s'avançait; puis il me regarda et dit:
— Ma femme, Mrs. Frome.
Après un nouveau silence, il se tourna vers la malade blottie dans le fauteuil et ajouta:
— Miss Mattie Silver...
Mrs. Hale, âme sensible, me voyait déjà égaré sur la route des Flats et enseveli sous la neige. Sa satisfaction fut d'autant plus vive en me retrouvant sain et sauf le lendemain, et je vis que le danger que j'avais couru m'avait fort avancé dans ses bonnes grâces.
Grand fut son étonnement, ainsi que celui de la vieille madame Varnum, quand elles apprirent que le cheval d'Ethan Frome m'avait conduit à la gare de Corbury et m'en avait ramené à travers la plus effroyable trombe de l'hiver. Leur surprise augmenta encore lorsque je leur racontai que Frome n'avait hébergé la nuit précédente.
A travers leurs exclamations je devinais un secret désir de connaître les impressions que j'avais recueillies sous le toit des Frome, et je compris que le meilleur moyen de forcer leur réserve était de maintenir la mienne. Je me bornai donc à leur dire que j'avis été reçu très aimablement, et que Frome n'avait dressé un lit dans une pièce du rez-de-chaussée, laquelle paraissait avoir servi, autrefois, de bureau ou de cabinet de travail.
— Évidemment, — reprit Mrs. Hale, — il se sera rendu compte que par un temps pareil il ne pouvait faire moins... Mais c'est égal, ça a dû lui coûter! Vous êtes sans doute le seul étranger qui ait mis les pieds dans cette maison depuis vingt ans. Le pauvre homme est fier, et il ne veut plus y admettre même ses plus vieux amis. Je crois bien que le docteur et moi nous sommes les seuls à y être encore reçus...
— Vous y allez encore, Mrs. Hale? — risquai-je.
— J'y allais souvent après l'accident, dans les premières années de mon mariage; mais au bout de quelque temps j'eus l'impression que mes visites les rendaient plus malheureux. Puis les années passèrent, et j'eus moi-même des soucis... Cependant, j'y vais encore à l'approche du Nouvel An, et aussi une fois pendant l'été. Mais je tâche autant que possible de choisir un jour où Ethan est absent. C'est déjà assez pénible de voir les deux femmes assises l'une en face l'autre... mais sa figure à lui, quand il regarde sa maison délabrée, me fend l'âme!... C'est que, voyez-vous, mes souvenirs remontent à l'époque où sa mère vivait encore, avant tous leurs chagrins...
Pendant ce temps la vieille Mrs. Varnum était allée se coucher. Sa fille et moi, nous restâmes à causer, après le souper, dans l'austère parlour aux chaises de crin noir.
Mrs. Hale me regardait de façon hésitante. Je m'imaginais qu'elle cherchait à deviner ce que j'avais su déchiffrer de cette histoire. Et je crus comprendre que si elle s'était tue si longtemps, c'était peut-être dans l'espoir qu'un jour quelqu'un verrait ce qu'elle avait été seule à voir. J'attendis que sa confiance en moi se fût affermie, puis je dis:
— En effet, c'est bien pénible de les voir tous les trois ensemble dans cette maison...
Son front bienveillant se rembrunit, et elle fronça les sourcils.
— Cela a toujours été terrible. Je me trouvais ici même au moment où on les remonta tous les deux. On coucha Mattie dans la chambre que vous occupez maintenant. Nous étions de grandes amies, elle et moi. Je devais me marier le printemps suivant, et il était convenu qu'elle serait ma demoiselle d'honneur... Quand elle reprit connaissance, je montai auprès d'elle et passai toute la nuit à son chevet. On lui avait donné des narcotiques, et elle sommeilla jusqu'au matin. Puis, à ce moment, elle revint à elle tout d'un coup, et me fixant de ses grands yeux, elle me dit... Oh! je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ceci, — s'écria Mrs. Hale, s'interrompant brusquement.
Elle enleva ses lunettes, essuya la buée des verres et les plaça sur son nez d'une main mal assurée...
— On sut le lendemain, — continua-t-elle, — que Zeena Frome avait renvoyé Mattie à l'improviste parce qu'elle avait engagé une servante... Les gens d'ici n'ont jamais bien compris comment il se faisait qu'Ethan et Mattie fussent en luge au moment où ils auraient dû être en route pour la gare des Flats. Moi-même je n'ai jamais su ce que Zeena en pensait: je ne le sais pas aujourd'hui. Personne ne connaît les pensées de Zeena... Quoi qu'il en soit, sitôt qu'elle apprit l'accident, elle accourut auprès de Frome, qu'on avait installé au presbytère. Et dès que les médecins l'autorisèrent à transporter Mattie, Zeena l'envoya chercher et la fit ramener à la ferme.
— Et depuis lors, Mattie Silver y est toujours restée?
— Elle n'avait nulle part d'autre où aller, — répondit simplement Mrs. Hale.
Et mon cœur se serra en pensant aux dures nécessités qui pèsent sur les pauvres.
— Oui, depuis ce jour elle a toujours vécu avec eux, — continua Mrs. Hale, — et Zeena a fait ce qu'elle a pu pour elle et pour Ethan. Ce fut un vrai miracle, quand on pense combien elle était malade elle-même... mais lorsqu'on eut besoin d'elle, elle parut comme ressuscitée. Non pas qu'elle ait jamais cessé de se droguer; même, elle a encore des crises de temps en temps. Cependant elle a trouvé la force de les soigner tous les deux depuis plus de vingt ans — elle qui, avant l'accident, se croyait incapable de se soigner elle-même.
Mrs. Hale s'interrompit un moment... Je restais silencieux, absorbé dans la vision que ces mots évoquaient.
— C'est épouvantable pour tous les trois, — murmurai-je.
— Oui, ce n'est pas gai... Ajoutez à cela qu'aucun d'eux n'est facile à vivre. Mattie l'était, avant l'accident: je n'ai jamais connu une plus douce nature. Mais elle a trop souffert... C'est ce que je réponds toujours quand on vient me raconter que son caractère s'est aigri. Quant à Zeena, elle a toujours été maniaque; mais c'est étonnant comme elle supporte la mauvaise humeur de Mattie... Je l'ai vu de mes propres yeux. Cependant les deux femmes se chamaillent parfois, et alors le visage d'Ethan fait pitié... Dans ces moments-là, je crois bien que c'est lui qui souffre le plus... En tout cas, ce n'est pas Zeena; elle n'en a pas le temps... C'est bien malheureux, — termina Mrs. Hale, — qu'ils soient tous trois renfermés dans cette cuisine. L'été, quand il fait beau, on roule Mattie dans le parlour, ou bien devant la porte de la maison, et les choses vont un peu mieux... Mais l'hiver, il y a le bois à économiser, car les Frome n'ont pas un centime de trop....
Mrs. Hale poussa un soupir de soulagement: elle semblait heureuse de s'être enfin déchargée de son secret. Je croyais qu'elle ne me dirait plus rien; mais elle céda tout à coup à un accès de complète franchise.
Enlevant ses lunettes de nouveau, elle se pencha vers moi par dessus le tapis de table en laine frangée, et poursuivit à mi-voix:
— Il y eut un moment, environ une semaine après l'accident, où l'on crut que Mattie ne vivrait pas. Eh bien! je prétends, moi, que c'est grand dommage qu'elle ne soit pas morte. Je l'ai dit tout de go, un jour, à notre pasteur, qui en fut scandalisé. Seulement, voyez-vous, il n'était pas là le matin où elle revint à elle pour la première fois... Et je répète que si elle était morte, Ethan, lui, eût pu vivre; tandis que maintenant je ne vois guère de différence entre les Frome de la ferme, et ceux qui sont couchés dans le cimetière... sauf que ces derniers sont en paix, et que leurs femmes ont appris à se taire...
NOTES.
[1] Dans les villages montagneux de la Nouvelle-Angleterre, un certain nombre d'églises sont construites à deux étages: le rez-de-chaussée sert de salle commune, et c'est là que se réunissent les habitants pour leurs plaisirs; le premier étage est réservé pour le culte.
[2] Petit traîneau rapide à deux places.
[3] Coutume américaine.
[4] Espèce de sucre d'orge américain.
[5] Petit belvédère en bois peint caractéristique des maisons de campagne du XVIIIe siècle aux États-Unis.
[6] Gâteau américain.
[7] Myrtilles sauvages.
[8] Pièce de cérémonie chez les gens de la campagne.
[9] Pâté de viande et de raisins secs.