The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 0032, 7 Octobre 1843

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Title: L'Illustration, No. 0032, 7 Octobre 1843

Author: Various

Release date: February 26, 2012 [eBook #38987]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

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L'Illustration, No. 0032, 7 Octobre 1843

Nº 32. Vol. II.--SAMEDI 7 OCTOBRE 1843.
Bureaux, rue de Seine, 33.

        Ab. pour Paris.--3 mois. 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr. Pris de
        chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.

        Ab. pour les Dep.--3 mois 9 fr.--6 mois 17 fr.--Un an, 32 fr. pour
        l'Étranger.      --      10    --    20       --       10.

SOMMAIRE.

Révolution du Mexique. Le général Bustamante. Portrait.--Courrier de Paris,--Histoire de la Semaine. Médaille de l'École Normale, par M. Bory; Messager parisien; Vue de Bahia. --Simulacre d'un combat naval dans la rade de Brest. Gravure.--Théâtres. Une Scène de Paméla Giraud et Une Scène des Bohémiens de Paris.--De Paris à Spa, par Ad. J. Vues du Pouhon et de la Géronstère.--Les Fêtes de Septembre, à Bruxelles. (23, 24, 25 et 26 septembre 1843). Concert dans le Parc; Concert dans l'ancienne église des Augustins.--Un Amour de province, par madame Louise Colet. (Suite et fin.)--Margherita Pusterla. Roman de M. César Cantù. Chapitre X, le Procès. Dix Gravures. --Annonces. --Candélabres offerts à Louis-Philippe par le roi de Hollande. Gravure.--Amusements des Sciences. --Observations météorologiques.--Rébus.


Révolution du Mexique

(Voir, sur Santa-Anna, tome 1er, pages 337 et 403.)

LE GÉNÉRAL BUSTAMANTE.

Parmi les étrangers qui fréquentaient la table de l'hôtel des Princes dans l'automne de l'année dernière, on en remarquait un d'une taille au-dessus de la moyenne et, droite encore, quoiqu'il eût passé soixante ans. Un je ne sais quoi dans sa tournure, le ruban de quatre couleurs différentes qui ornait la boutonnière de sa redingote, et un certain air de commandement empreint dans toute sa personne, révélaient un officier supérieur. Ses traits irréguliers étaient assez fortement gravés de petite vérole, mais son front haut abritait des yeux noirs et perçants; ses cheveux, que l'âge faisait grisonner sans les éclaircir, frisant énergiquement sur une tête petite et ronde, indiquaient, ainsi que ses épaules larges et carrées, une constitution pleine de vigueur; enfin, un teint hâlé et un accent méridional très-prononcé décelaient son origine espagnole.

Ce personnage, vêtu avec une extrême simplicité, aux manières affables et gracieuses, qui prenait modestement ses repas à une table commune, avait cependant été, à deux reprises différentes et pendant huit ans, investi d'un pouvoir à peu près souverain; pendant huit ans, le tambour avait battu aux champs lorsqu'il sortait de son palais, honneur que Dieu seul partageait avec lui quand le Saint-Sacrement franchissait les portes de la cathédrale; il avait fait aux Chambres législatives, au commencement de chaque session, de solennels discours d'ouverture, il avait eu son conseil de ministres; en un mot, c'était presque un roi détrôné; c'était, en 1840, l'excellentissime seigneur, et en 1842, à l'hôtel de la rue de Richelieu, le général Bustamante tout simplement.

Une révolution dirigée par l'ambitieux Santa-Anna, son ennemi personnel et son antagoniste avoué, l'avait dépossédé de la présidence des États-Unis mexicains, et le général Bustamante, homme d'une grande probité politique, d'un patriotisme plus pur et plus désintéressé que celui de ses rivaux, cherchait à oublier dans l'étude, à Paris, non le pouvoir et les honneurs dont on l'avait privé et qu'il regrettait peu, mais les malheurs de son pays, déchiré par toutes les ambitions qui s'y croisent et s'y choquent incessamment. C'était ces idées qu'il essayait d'étouffer dans le silence studieux des bibliothèques publiques et des établissements consacrés à la science qu'il fréquentait avec assiduité.

Lorsqu'au mois de septembre 1810, Hidalgo et Allende poussèrent contre les Espagnols le premier cri d'indépendance, et que ce cri, partout répété, mit la Nouvelle-Espagne en conflagration, Bustamante, alors âgé de trente ans environ, exerçait dans la ville de Guadalajara, à cent cinquante lieues à l'ouest de Mexico, la profession de médecin. Il y jouissait déjà d'une certaine réputation de talent, quand il fut forcé d'abandonner cette carrière et l'avenir qu'elle lui promettait, pour se joindre, les armes à la main, aux efforts des Espagnols contre ses compatriotes insurgés. A peine quatre mois s'étaient-ils écoulés depuis l'insurrection, qu'il combattait sous les ordres du général Calleja, contre Hidalgo, Allende, Aldama et Abasolo, ces quatre grandes figures de la guerre de l'indépendance, à la fameuse bataille du pont Calderon.


                      Le général Bustamante.

Les voyageurs qui ont fait une fois seulement le trajet de Mexico à Guadalajara, se rappelleront un pont de pierre jeté, à quelques lieues de cette dernière ville, sur une rivière qui coule au milieu d'une vaste plaine dont le silence et l'aridité attristent l'âme. C'est le pont et la rivière Calderon. Dans la saison des sécheresses, à peine entend-on, au milieu de son lit escarpé, le murmure de ses eaux, tandis qu'à l'époque des pluies, elle les fait gronder, fangeuses et gonflées comme un torrent. Mais, dans tous les temps, le vent qui souffle lugubrement dans les grandes herbes desséchées, les mornes pelés qui dominent le pont, font naître un sentiment de terreur involontaire, et le voyageur éperonne son cheval pour fuir ce lieu funeste et les croix de meurtre dont il est parsemé.

Le 17 janvier 1811, 100,000 insurgés avec 103 bouches à feu occupaient cette position. Un grand nombre de ces canons avaient été arrachés au port de San Blas sur le Pacifique, et transportés par-dessus la chaîne inaccessible de la Cordillière, où quelques-uns à moité enfouis aujourd'hui révèlent au voyageur qui gravit ces pics formidables l'irrésistible puissance des masses. Cette multitude sans discipline, presque sans frein, était composée des éléments les plus disparates, depuis la soutane des prêtres, les manteaux bariolés des rancheros (fermiers), jusqu'aux rares vêtements de cuir qui couvraient les corps bronzés de 7,000 guerriers indiens armés de leurs flèches et de leurs macanas (casse-tête).

Le général espagnol Calleja, avec un peu plus de 6,000 hommes, dont la moitié d'une excellente cavalerie et 10 pièces de campagne, n'hésita pas à attaquer cette foule innombrable; et telle fut la supériorité de la discipline sur le nombre, que les insurgés furent taillés en pièces et leurs chefs dispersés.

D. Anastasio Bustamante, alors simple officier, se distingua dans cette bataille de manière à attirer sur lui l'attention publique, et ce fut là le commencement de sa carrière militaire. Le résultat de cette affaire fut un coup presque mortel pour l'insurrection, et la capture des chefs qui l'avaient excitée. Selon la coutume des Espagnols, qui ont toujours aimé ces sanglants trophées, leurs têtes séparées du tronc furent exposées sur la place de Guanajuato, derrière un grillage de fer. Elles blanchirent là pendant dix ans, fouettées par la pluie, desséchées par le soleil, alternativement outragées par les ennemis de l'indépendance, ou honorées par la piété des patriotes, qui venaient brûler de petits cierges devant elles et prier pour les âmes qui les avaient animées.

Nous ne suivrons pas Bustamante dans les curieux et sanglants épisodes de cette guerre acharnée dont les détails sont si pleins d'un intérêt saisissant, et nous dirons seulement une, devenu général après s'être rangé parmi les indépendants, il fit enlever et ensevelir les têtes des chefs qu'il avait aidé à vaincre, après avoir fait célébrer en leur honneur un service funèbre dans l'année 1821.

Ce fut cette même année que le général Iturbide, qui devait, à l'issue de cette lutte, devenir empereur du Mexique, proclama à son tour dans Iguala l'indépendance de son pays. Bustamante se joignit à lui et lui fut fidèle jusqu'à sa déchéance, en opposition avec Santa-Anna, qui le premier se souleva contre ce prince, après avoir été comblé de ses faveurs. Forcé d'abdiquer en 1823, par suite de la défection successive de toutes les provinces de l'empire, sa déchéance fut proclamée le 8 avril de la même année, et la nouvelle république fut installée. Le général Guadalupe Victoria en fut le premier président.

Pendant ce laps de temps jusqu'en 1828, époque à laquelle la présidence temporaire cessait de droit, Bustamante prit une part active dans les affaires de l'État. Le 30 novembre, une insurrection éclata dans la capitale; elle avait pour but de faire annuler l'élection de Pedraza, qui venait de succédera Victoria, et elle se termina par la fuite du premier, le pillage de Mexico et l'avènement du général Guerrera, qui, nommé vice-président, exerça pendant un an l'autorité du président lui-même. Une révolution semblable à celle qui l'avait élevé devait le renverser une année après, mois pour mois, et il était réservé au général Bustamante d'être l'instrument de sa chute, et plus tard de sa mort tragique.

(La fin à un prochain numéro.)



Courrier de Paris.

Tout est dit, l'hiver approche et Paris s'y prépare. Paris change d'habitudes, en effet, et se transforme périodiquement; il varie de trimestre en trimestre et de saison en saison: il y a quinze jours encore, il était leste, dégagé, vêtu à la légère, et voici qu'il commence à se boutonner, à mettre les mains dans ses poches, et à regarder du coin de l'oeil sa tween et son paletot. Avant huit jours, il grelottera et se palissadera contre le rhume et les éternuements. On voit déjà des joues pâles et des nez transis circuler çà et là en plein vent, et annoncer les jours maussades..

Les tailleurs taillent le vêtement piqué et ouaté; les bottiers travaillent, à coups redoublés, la double semelle; la couturière et la marchande de modes façonnent le velours et la soie pour abriter la petite poitrine de nos frêles Parisiennes.

Le ramoneur, émondant tuyaux engorgés par la suie, comme dit Voltaire, commence à chanter sa chanson sur les toits; on replace les tapis; on met de l'huile dans les lampes; le marchand de bois mesure, équarrit et scie, et le rôtisseur de marrons allume son fourneau à l'angle des marchands de vin et au coin des rues.

Aux Tuileries, au Luxembourg, aux Champs-Elysées, la loueuse de chaises se dispose à prendre ses quartiers d'hiver, et regarde d'un oeil morne son armée de bâtons empaillés, si peuplée tout à l'heure, maintenant déserte et tristement entassée. Passez-vous sur le boulevard Italien, la vive et élégante nation qui le peuplait dans les belles soirées, a battu en retraite. Les promeneurs acharnés, ceux que ni le froid, ni le vent, ni la pluie, ne peuvent retenir au logis, s'abritent au passage, de l'Opéra; et les lions n'étalent plus leurs crinières, au clair de la lune, sur les dalles du Café de Paris, rongeant l'or de leur canne, ou lançant au nez des passants la blanche fumée du cigare.

Sur les murailles, les affiches disent qu'il sera bientôt temps de s'envelopper de son manteau, et de crier à sa gouvernante; «Holà! Françoise, faites-moi un bon feu!» Les Wauxhall d'hiver, les Prado d'hiver, les Tivoli d'hiver, se font imprimer tout vifs et placarder à tous les coins de la ville, sollicitant d'avance les frisettes, les étudiants en droit, les élèves en médecine et les commis marchands. Que vous dirai-je? M. Musard a sonné un premier coup de son cor à piston, cette trompette joyeuse qui promet la prochaine résurrection des folles danses et du débardeur.

On pourrait douter cependant de la réalité de tous ces signes précurseurs, si le Théâtre-Italien ne venait pas de rouvrir ses portes et de mettre en ligne son régiment de ténors et de soprani, de contralti et de barytons; mais puisque le Théâtre-Italien recommence ses chansons, l'été est bien mort, il n'y a plus à en douter. Grisi, Persiani, Lablache, Mario, tous les oiseaux mélodieux que l'Italie envoie à Paris, nous abandonnent en effet au premier soleil printanier, et nous reviennent invariablement quand la dernière feuille tombe et s'en va; contre l'habitude des rossignols, ils se montrent à nous et roucoulent dans la noire saison où les corbeaux s'assemblent par bandes et croassent. Cette année, la volière italienne a perdu deux de ses hôtes harmonieux et sans plumes; Tamburini nous manque, et madame Pauline Viardot avec lui. Regrettons madame Viardot: qui la remplacera? c'est encore le secret de M. Vatel, l'autocrate du Théâtre-Italien. Jetons aussi quelques pleurs à cet honnête Tamburini; sa voix, il est vrai, s'affaiblissait de jour en jour, à force d'avoir usé et abusé de la roulade; mais quel magnifique instrument dans le temps de ses beaux succès et de sa fraîche jeunesse? Pleurons donc Tamburini pour le passé, plutôt que pour le présent, et ne soyons pas ingrats. Rien n'est éternel, en ce bas monde, ni la beauté, ni la richesse, ni la puissance, ni les voix de basse.

L'empereur de Russie donnera l'hospitalité au jeune et poétique talent de madame, Pauline Garcia-Viardot, et recueillera les restes encore vaillants de la voix de Tamburini. Tous deux vont partir, s'ils ne sont déjà partis; Rubini, cet autre déserteur, est là-bas, à Saint-Pétersbourg, qui leur fait signe et leur tend les bras. Ainsi, la Russie devient dilettante, et nous enlève une bonne partie de, notre bien. Qui sait? peut-être, est-ce une amélioration qui se prépare dans la gamme diplomatique, assez mal engagée, depuis la Révolution de juillet, entre Paris et Saint-Pétersbourg, et un acheminement à une plus tendre harmonie.

Quant à nous, notre fureur dilettante ne se ralentit point par l'usage; on a souvent reproché à Paris sa légèreté et son inconstance; mais, à coup sur, pour ce qui est du Théâtre-Italien, le reproche n'est pas mérité; il y a longtemps que cette passion dure, et elle devient de plus en plus fidèle et tenace: ni la déportation, ni l'incendie, n'ont pu la décourager ni l'abattre; elle a bravé deux années d'exil à l'Odéon, et s'est tirée vivante de la flamme et des cendres de la salle Favart.

Le ciel, sans doute, est touché de cette persévérance, car il n'a jamais laissé le dilettante parisien sans pâture; il le nourrit depuis quinze ans, avec un soin tout particulier, faisant succéder Malibran à Pasta, Grisi à Malibran, et il continuera certainement de nourrir les petits du dilettante et les petits de ses petits. Voyez, plutôt! L'empereur Nicolas nous ôte Tamburini, tout aussitôt le ciel nous envoie Ronconi, et le ténor Salvi par-dessus le marché. Les i, les o et les a ne nous manqueront jamais; l'Italie a de quoi renouveler l'alphahet.

Le monde riche et le monde élégant se sont disputé la location des stalles et des loges du Théâtre-Italien avec la même ardeur que par le passé. Dès le mois d'août, on s'en inquiétait, et à peine septembre eut-il signé sa première heure, que la rage s'y est mise.--La jolie comtesse de S... retenue dans son château du Berry, a eu de fréquentes insomnies pendant huit jours, et, s'éveillant en sursaut toutes les nuits, s'écriait: «Aurai-je ma loge?» Elle n'a recouvré le sommeil que le lendemain du jour où la nouvelle lui en a été positivement expédiée de Paris par estafette.--Un ami de la baronne de H... a reçu ces mots tracés de sa petite main fine et blanche: «Courez, bien vite retenir ma loge de face pour la saison, et vous irez ensuite savoir des nouvelles de mon père, qui est à l'extrémité. Adieu, cher.»--Madame C... plaide en ce moment en séparation contre son mari.--Quoi! des époux si tendres et si bien assortis, qui promettaient de renouveler Philémon et Bancis!--Eh! mon Dieu oui.--Que leur est-il donc arrivé? Comment cela se fait-il? ils s'aimaient tant! ils vivaient dans une intimité si parfaite!--Le mari n'a pas voulu prendre une loge aux Italiens; la femme le voulait: on a plaidé d'abord le oui et le non avec douceur, puis avec vivacité, puis avec entêtement, puis avec emportement, puis avec fureur, comme cela arrive dans les meilleurs ménages; et hier la demande de séparation, pour cause d'incompatibilité d'humeur, a été déposée au greffe du tribunal: Deux époux vivaient en paix depuis dix ans; une loge survint, et voilà la guerre allumée.

On sait ce qui arriva autrefois à propos du fameux roman de Richardson, Clarisse Harlowe: la vogue était telle qu'on faisait queue à la porte du libraire. Un jour, un seul exemplaire restait pour deux amateurs qui s'en saisirent en même temps, chacun par mi-côté.--Je l'aurai!--Tu ne l'auras pas!--Ils mirent l'épée à la main et l'exemplaire fut adjugé au vainqueur, le vaincu étant légèrement blessé.

La même bataille vient de se renouveler entre deux forcenés dilettanti pour la dernière stalle d'orchestre à louer au Théâtre-Italien; mais l'issue du duel a été plus funeste: les deux adversaires, percés l'un par l'autre et du part en part, sont morts sur le coup; la stalle est revenue à un gros monsieur qui l'attendait dans son lit. Le procureur du roi informe.

Vous êtes prié d'assister au convoi et à l'enterrement.

On s'apprête, on s'inquiète, on se bat, on s'égorge pour avoir place au Théâtre-Italien; mais le temps n'est pas encore venu de s'y montrer; ça n'est pas bon genre. Se ruer ainsi dès le premier jour, fi donc! laissez cela aux femmes d'avoués et aux provinciales. En vérité, ne dirait-on pas qu'on meurt d'inanition et qu'on a besoin de se précipiter brutalement sur la première cavatine qu'on vous jette: il n'y a que les estomacs vulgaires qui montrent de ces gros appétits gloutons. Et puis, vous croyez, que nous allons laisser là nos châteaux pour entendre M. Salvi; pas si plébéiens! tout au plus commencerons-nous à y songer quand décembre viendra; nous prêterons nos loges, en attendant, à quelque ami ou à quelque petit cousin; pourvu qu'on ne nous y voie pas avant trois mois, notre honneur est sauf.

Oui, mesdames les duchesses et mesdames les marquises, et vous les lionnes du barreau et de la Nuance, préparez-vous à l'hiver: illuminez ses sombres nuits par l'éclat des fêtes; voilez, sa tristesse par le bal et le plaisir; choisissez au théâtre la place la plus favorable au succès de votre élégance et de votre coquetterie; l'hiver vous plaît, vous aimez l'hiver, vous voyez venir l'hiver avec un sourire, car c'est la saison de vos triomphes les plus charmants et de vos joies les plus vives.

Hélas! Paris n'est pas compris tout entier dans une loge d'Opéra, et dans une valse à deux temps; vous êtes le Pans que l'hiver pare, amuse et fait rire; mais, à côté de vous, il y a le Paris que la venue de la saison rigide inquiète et épouvante: Ce Paris là, c'est le Paris de l'ouvrier et de l'indigent l'hiver, à la main glacée, va bientôt devenir l'hôte sans pitié de la triste mansarde; il ébranlera de son souffle cruel les portes disjointes et les portes mal closes; et l'enfant nu, pâle, grelottant, souvent privé de nourriture, se réfugiera vainement dans le sein de sa mère en haillons, pour y chercher un peu de force et de chaleur.--Allons, mes belles, appelez les violons, et mettez-vous en danse! Qui est-ce qui n'est pas joyeux? qui est-ce qui ne danse pas?--Les cent mille malheureux que Paris cache dans ses rues sombres et dans ses noirs replis! La statistique l'a dit, et la statistique est d'une véracité terrible; chaque hiver fait une horrible guerre à près de cent mille infortunés, femmes, enfants, vieillards, sans feu, sans vêtements et sans pain.--Que ne travaillent-ils! dit nonchalamment un jeune blond, qui se fait les ongles et se parfume toute la journée; ce sont des fainéants, ajoute cet autre, qui passe sa vie étendu sur les coussins d'un divan, jetant à l'or et au velours de son appartement la fumée de sa cigarette, et frisant négligemment un coin de sa moustache.

Nous allons entrer dans lu saison des circulaires, des quêtes à domicile et des comités de bienfaisance: mais, c'est une honte! on ne sait pas combien. Le Paris voluptueux et riche a l'âme dure et l'oreille fermée à la charité; le Paris pauvre et mourant de faim frappe incessamment à sa porte; la porte reste close, ou à peine une main distraite et dédaigneuse jette-t-elle une misérable aumône à l'insistance du maire ou du comité de l'arrondissement. J'ai eu entre les mains un relevé total de l'humanité officielle de mon quartier; c'était à faire rougir! les noms les plus riches ou étaient absents, ou figuraient pour les sommes les plus avares.

Un roi de l'antiquité, avait chargé un de ses serviteurs de lui dire chaque jour, en l'éveillant: «Roi, souviens-toi que tu es homme!» ne serait-il pas bien de placer au chevet de tous ces heureux à la sourde oreille, un sergent de ville qui leur crierait tous les matins, à tue-tête: «Riche, souviens-toi qu'il y a des pauvres; la charité, s'il vous plaît!»

Passons à la pièce comique, après cette espèce de tragédie. Un de nos amis, tout frais arrivé de la Haute-Marne, nous a confié, sous le sceau du secret, une aventure plaisante dont Chaumont, honorable chef-lieu du département, commence à parler tout bas; Langres s'en mêlera bientôt, et peu à peu, de discrétion en discrétion, l'aventure aura parcouru la France et passera à l'étranger.

Le bouts de l'affaire fut longtemps connu à Paris pour un homme de beaucoup d'esprit et un philosophe remarquable par l'excentricité de ses fantaisies et de ses bons mots. Son nom seul fait encore tressaillir d'effroi les épiciers, qu'il avait particulièrement choisis pour victimes, et les réverbères, dont il cassait volontiers les vitres, la nuit, après butte.

Ce charmant original est aujourd'hui préfet; la Révolution de Juillet l'a pris au milieu des débris des réverbères et des angoisses de l'épicerie, pour le hisser au pouvoir. Depuis deux ou trois mois, la Haute Marne a l'honneur de couler sous son administration.

Ce n'est pas seulement aux épiciers et aux réverbères que l'illustre administrateur en voulait dans ses jours de jeunesse et de gaieté: les portiers aussi ont passé pas ses mains; il n'y a pas une loge où l'on ne raconte en frissonnant l'histoire lamentable de cet infortuné portier que notre jeune homme poursuivit pendant un an, sans trêve ni relâche, de cette apostrophe diabolique: «Portier, je veux de tes cheveux.» Tous les soirs, à minuit, le marteau retentissait, l'honnête portier ouvrait avec confiance, et les terribles paroles: «Portier, je veux de tes cheveux!» arrivaient invariablement à l'oreille de l'infortuné; il en conçut, à la longue, un tel ennui et une telle terreur, qu'il en fit une affreuse maladie et mourut chauve.

La malheureuse, victime a laissé deux fils, ces deux rejetons nourrissaient, depuis leur plus tendre enfance, la pensée de venger leur père: les haines, à ce qu'il paraît, sont héréditaires dans les familles de portiers, comme jadis dans la maison d'Altrée et de Thyeste.

Ils attendirent que la barbe leur eut poussé, car il est difficile de venger un père tant qu'on tette encore sa nourrice. Enfin, l'heure fatale leur paraissant venue, l'autre jour, vers la fin de septembre dernier, ils quittèrent Paris, l'oeil morne et la tête baissée et se mirent en route pour le département en question.

Arrivés à Chaumont, nos deux Orestes s'inscrivirent à la préfecture, sous un nom supposé, et demandèrent instamment que M. le préfet voulût bien les recevoir en audience particulière: ils se donnaient pour deux hauts fonctionnaires en mission, chargés d'un secret d'État d'où dépendaient la prospérité et le salut de la Haute-Marne.

M. le préfet n'hésita pas un seul instant à les recevoir, et leur expédia la lettre d'audience.--Aussitôt tous deux arrivèrent et furent introduits par un corridor mystérieux jusqu'au cabinet du bourreau des portiers; là, les plus savantes précautions avaient été prises, par l'ordre du préfet lui-même, pour que rien ne transpirât au dehors de cette importante conférence; tout importun, tout valet était éloigné et la porte close à double tour; de toutes parts, le silence et la solitude.

«Que me voulez-vous, messieurs?» dit le fonctionnaire de son plus charmant sourire.--Ceux-ci, sans faire de frais d'éloquence, allèrent droit à lui et, chacun de son côté, le saisissant par un bras, de s'écrier d'une voix terrible; «Préfet, je veux de tes cheveux!» En même temps, l'aîné des frères tirait de sa poche une énorme paire de ciseaux. «Je veux de tes cheveux, préfet, je veux de tes cheveux!»

La lutte fut longue et mémorable: le préfet eut beau appeler son secrétaire-général et sa gendarmerie; personne ne l'entendit et il fallut céder; la chevelure tout entière tomba sous le ciseau fatal, comme autrefois celle des rois dépossédés par quelque maire du palais.

Le lendemain, il y eut une séance du conseil-général, où le préfet, la veille, frisé et luxuriant, parut complètement rasé.

Les deux fils satisfaits revinrent à Paris, et, à la manière des guerriers francs, suspendirent la chevelure de leur ennemi, la chevelure de M. le préfet, au tombeau du leur père, un elle est visible tous les jours, depuis six heures du matin jusqu'à six heures du soir.

Les mânes du portier sont satisfaits.

Mais le département de la Haute-Marne ne sait que penser, voyant son préfet tondu de si près.



Histoire de la Semaine.

Notre gouvernement vient de voir se terminer à sa satisfaction une négociation dans laquelle notre chargé d'affaires intérimaire à Constantinople, M. de Bourqueney, a éprouvé de la résistance et rencontré des difficultés. Nous n'avons pas la fatuité de croire que nos lecteurs ne savaient rien des événements de ce monde avant que nous ne prissions à l'Illustration, il y a de cela huit jours, le portefeuille des affaires étrangères et de l'intérieur. Par conséquent nous les tenons pour précédemment instruits de l'insulte qu'avait reçue à Jérusalem le consul français. Il a fallu, pour que M. de Bourqueney arrivât à obtenir la satisfaction devenue indispensable, qu'il menaçât le divan de demander ses passe-ports. Enfin, le 30 au soir, nos journaux officiels ont pu publier la dépêche télégraphique suivante: «Le pacha de Jérusalem est destitué; son successeur fera au consul de France une visite officielle d'excuse. Le pavillon français sera solennellement arboré à Beyrouth, chef-lieu du gouvernement général de la province, et salué de vingt-un coups de canon. Tous les meneurs de l'émeute recevront un châtiment exemplaire.» Peut-être eussions-nous dû exiger que notre drapeau fût relevé également à Jérusalem, où l'outrage avait été commis; mais le canon n'est pas habitué à se faire entendre à Beyrouth en faveur de la France, et l'on aura vu là une nouveauté qui nous aura rendus moins exigeants.--Au Sénégal, notre gouverneur, le capitaine Bonet a également eu à obtenir satisfaction d'une tribu voisine de nos possessions du midi de l'Afrique, et a su de son côté faire respecter le nom français par une énergie et une détermination ferme et mesurée que nos officiers de marine, il faut leur rendre cette justice, possèdent en général à un degré plus éminent que beaucoup de nos diplomates.--Cette énergie, notre gouverneur des îles Marquises, le capitaine Bruat, à été obligé de la déployer contre une partie de l'équipage l'Uranie, qui le transportait de France dans notre nouvelle colonie de l'Océan-Pacifique. On manque encore de détails sur cette tentative de révolte, presque inouïe dans les annales de notre marine, et sur les moyens auxquels il a fallu recourir pour la comprimer et la punir.

La situation de l'Espagne est devenue bien plus compliquée encore depuis huit jours. Sans nul doute, le gouvernement nouveau peut nourrir l'espoir de venir prochainement à bout des insurrections de Barcelone et de Sarragosse; mais l'état des esprits à Madrid, la situation de cette capitale et les mesures extraconstitutionnelles qu'il y a prises, compromettent sa force morale et lui aliènent bien des sympathies. Voyant que le résultat des élections était la condamnation de la marche suivie par lui, ce gouvernement, qui n'a renversé le régent que parce que Espartero n'avait pas su respecter la constitution, la viole dès ses premiers pas, avec bien moins de façons que son prédécesseur, peu scrupuleux cependant, a toujours cru devoir en mettre pendant ses trois années de règne. Le général Narvaez s'est présenté devant le conseil des ministres et lui a dit: «On vient de crier à mes oreilles: Vive Espartero! Mort à Narvaez! J'attache peu d'importance à ce dernier cri: un militaire doit toujours être prêt à faire le sacrifice de sa vie. Mais, après moi, ce sera votre tour; et pour empêcher qu'un état de choses aussi menaçant se prolonge, il faut prendre une mesure indispensable aujourd'hui: il faut mettre Madrid en état de siège.» C'est, on le voit, le vieux moyen classique; il eût dû seulement, pour compléter l'effet, s'être fait donner quelques coups de poignard dans son manteau, dont il eût pu montrer les trous à Lopez et à ses collègues. Mais il paraissait être sûr que cela était surabondant; et en effet, on marchanda sur les termes, mais on lui accorda sans hésiter que le gouverneur de Madrid, le général Mazaredo, réunirait à ses attributions militaires tous les pouvoirs civils. La distinction de cette situation, de cette concentration, avec l'état de siège nous échappe. Ce qui n'est pas le moins affligeant dans tout ceci, c'est que le seul ministère dans lequel l'Espagne eût, depuis longtemps, cru pouvoir placer quelque confiance, n'a pas tardé à cesser de la justifier, et que ce malheureux pays semble de nouveau livré aux plus mauvaises chances de l'instabilité.--L'Angleterre paraît aussi vouloir recourir aux mesures exceptionnelles pour le pays de Galles. L'application de la loi martiale à ces contrées, ou Rébecca et ses filles régnent par la destruction et l'effroi, passe pour résolue. Cette détermination et cet état de choses sont graves. Si le constable arrive en Angleterre à perdre son autorité, si son bâton blanc se voit destitué de sa vertu et de sa puissance, s'il faut, pour le gouvernement, recourir à l'armée de terre et l'élever au contingent qu'exigeront un pareil changement et les éventualités de l'Irlande, c'est une surcharge énorme, une dépense extraordinaire qui nécessitera de nouveaux impôts dont le vote, si on propose de l'asseoir sur la propriété, ou la perception, si on veut encore en surcharger les objets de consommation, peut amener une crise profonde. --Dans le Bolonais l'agitation continue. On a annoncé l'arrivée à Paris de deux des premiers instigateurs de ce mouvement. Il paraît que les combattants ne sont pas déterminés à imiter cette retraite. La cour de Rome presse l'instruction de l'affaire des trente-cinq prisonniers détenus au fort de Saint-Leo; mais l'Autriche, qui ne paraît pas croire qu'un exemple judiciaire puisse suffire pour faire cesser le soulèvement, a renforcé sa garnison de Ferrare, et se montre prête à donner un secours armé. On comprend les complications qu'une pareille démarche amènerait nécessairement; aussi notre ambassadeur, M. de La Tour-Maubourg, a-t-il repris précipitamment la route de la capitale du saint-siège.

On avait tiré beaucoup de conjectures de la rencontre annoncée de l'empereur de Russie et de M. le duc de Bordeaux à Berlin. Ce prince n'est arrivé dans la capitale de Prusse qu'après le départ du czar.--Un autre prétendant au trône de France, le soi-disant Charles de Bourbon, duc de Normandie, arrêté pour dettes à Londres, a profité d'un secours de 91 st., à lui accordé par la cour des débiteurs insolvables, à l'effet de subvenir aux premiers frais de procédure et à déposé au greffe sa requête pour obtenir le bénéfice de cession de biens. Voici la traduction littérale des trois principaux articles de sa requête, contenant l'actif qu'il abandonne à ses créanciers comme libération d'un passif de 125,000 fr.; «1° tous mes droits et intérêts dans le château de Saint-Cloud et dans le château de Rambouillet, situés près de Paris, royaume de France; ensemble les divers domaines qui ont été achetés par feu ma mère, Marie-Antoinette, reine de France, à titre de propriété privée; 2° tous mes droits en répétition contre le gouvernement anglais pour obtenir le remboursement de la valeur de certains vaisseaux de guerre déposés en 1794, par les autorités de Toulon, entre les mains de l'amiral Hood, comme fidéicommis, au profit de Louis XVII, dauphin de France; 3° enfin tous mes droits et intérêts au trône de France, comme fils légitime et héritier de Louis XVI, décédé roi de France.» Un délai légal a été intimé aux créanciers pour déclarer s'ils refusent ces propositions, et s'ils s'opposent à la cession de biens. On voit que si le bottier et le tailleur du prince ne sont pas assez, mal conseillés pour refuser une semblable proposition, ils peuvent, un de ces beaux matins, devenir rois de la France, qui n'aura rien à dire si la cession est en règle, si l'acte a été dûment enregistré.--Un autre prince vient également de céder sa seigneurie. Le prince de Puckler-Muskau, qui a publié, il y a quelques années, des Mémoires, des Voyages et un livre intitulé De tout un peu, tous traduits en français, et d'un esprit fort peu allemand, vient de vendre à l'intendant-général de la musique du roi de Prusse, moyennant 3 millions de thalers (environ 7 millions et demi de francs), la seigneurie de Muskau, située dans le cercle de Rothembourg, contenant sept villages et une population d'environ 1,800 âmes. Le prince se prépare à s'aller installer en Italie, où il veut passer le reste de ses jours. Nous apprendrons aux nombreux lecteurs de ses amusants ouvrages que l'étourdi a cinquante-huit ans.

Des délires affreux et malheureusement plus authentiques que celui de la ville de Bahia, dont nous donnons aujourd'hui une vue pour bien constater qu'il n'y a rien de changé en elle, des inondations épouvantables ont porté la ruine et la mort dans de riches contrées des départements de l'Aude, de l'Hérault et des Pyrénées-Orientales. Des vignobles entiers, des champs d'oliviers, des fermes, des habitations, des troupeaux nombreux, des routes, des ponts, des voitures publiques, ont été emportés et détruits. Des cimetières ont été labourés et retournés par les eaux; les tombeaux ont été ouverts, les ossements dispersés. Le nombre des victimes a été considérable; car dans un seul village, à la Cesse, quinze personnes ont péri et quinze maisons ont été renversées. Les moindres ruisseaux étaient devenus des torrents et roulaient des cadavres. Dans le nombre, on a remarqué celui d'une jeune femme serrant encore entre ses bras le corps inanimé de son enfant, étouffé sans doute dans une étreinte convulsive. De Cuxac à Coursan, la rivière s'est frayé un passage sur les deux bords par cinq brèches énormes et a changé en un lac immense la plaine de Coursan. Du haut du pont de ce village on voyait passer au milieu des flots des meubles, des charrettes, des bestiaux, et, chose épouvantable! des hommes, des femmes, des enfants, entraînés sans espoir vers la mer. Il est rare qu'au récit de ces terribles catastrophes on ne puisse ajouter celui de quelque noble dévouement, qui soulage un peu le coeur de l'aspect de tant de misères. A Peyriac, ce sont des gendarmes qui exposent courageusement leur vie, au milieu de la nuit, pour sauver celle des habitants. A Cuxac, c'est un digne curé qui, debout sur la digue, aux endroits les plus menacés, les plus périlleux, a eu la jambe cassée en donnant à ses paroissiens l'exemple du travail et du courage. Cette inondation, de beaucoup plus violente que celle de 1772, la seule dont ces populations eussent conservé un souvenir d'effroi, a également étendu ses désastres dans la Catalogne. A Girone, qui a été principalement maltraitée, cinquante-sept maisons ont croulé, dit l'Émancipation, et deux cent cinquante cadavres ont été ensevelis sous les décombres. Notre port le plus voisin, Port-Vendres, a également beaucoup souffert. Tout ce qui se trouvait sur les quais de l'ancien port a été entraîné, dans la mer, et le nouveau bassin a été comblé par les ruines des murs renversés. Un beau trois-mâts américain s'est brisé contre le rocher sous le fanal: l'équipage a été sauvé.--Même sort est advenu dans la Mer Rouge au bâtiment à vapeur anglais qui apportait de l'Inde la malle attendue au commencement de septembre. Aucun des passagers n'a péri. Ou attend d'autant plus impatiemment la malle d'octobre.

Les habitants de Mézières viennent de célébrer, suivant l'usage, l'anniversaire de la levée du siège de cette ville, soutenu par le chevalier Bayard. Cette cérémonie a toujours quelque chose de touchant. Une petite ville conserve, après trois siècles, le souvenir d'un héros de la vieille France, d'une des plus nobles figures de notre histoire. Lors de notre invasion, ce souvenir, qu'elle se montra digne de perpétuer, lui traça sa conduite, et dans ce temps, attristé par de coupables faiblesses et de lâches trahisons, Mézières fit héroïquement son devoir, sans faste, avec simplicité. Une armée nombreuse entourait ses murs; il ne vint à l'idée, de personne que Mézières pût se rendre sans résister jusqu'au bout: la garde nationale, aidée de quelques braves douaniers, était nuit et jour sur les remparts. Les bombes pleuvaient dans les rues étroites de cette cité; les habitants de Saint-Julien voyaient leurs maisons brûler par ordre du gouverneur, et personne ne songeait à capituler. Cette belle résistance donne droit aux habitants de Mézières de fêter chaque année, religieusement et avec un noble orgueil, le chevalier Bayard.

La société Cuviérienne, société zoologique et purement scientifique, compte plusieurs membres dans l'Italie autrichienne. Le gouvernement de Vienne, alarmé de voir des sociétés parisiennes étendre leurs ramifications jusque dans les États soumis à sa domination, fit prendre des renseignements par voie diplomatique. On s'adressa à notre ministre des affaires étrangères, et celui-ci fit passer les interrogations au ministre de l'intérieur, qui aussitôt envoya au siège de la société prendre copie de ses statuts et de son programme. Sans doute ces documents tout scientifiques transmis à Vienne auront rassuré le gouvernement autrichien, et il laissera désormais à ses sujets la liberté de faire partie d'une société zoologique de Paris.--Le ministre de l'intérieur, non pas par frayeur politique, mais par curiosité statistique fait faire en ce moment des recherches analogues et complètes pour connaître le nombre des sociétés scientifiques et autres qui existent à Paris. Il y a déjà constaté l'existence de cent quarante-neuf; et il lui reste à classer un certain nombre d'autres sociétés qui, par leur nature, se placent entre les sociétés proprement dites et les réunions ou associations industrielles ou commerciales dont le but n'est pas précis, et qui ne se rassemblent pas à des époques fixes.--Un congrès agricole s'est réuni à Vannes. Il a émis, dans l'intérêt de l'agriculture, quelques voeux plus pratiques et ayant plus de chances de se voir accueillir que les voeux de l'union vinicole. Toutefois, comme le congrès scientifique d'Angers, il a demandé que l'agriculture constituât à elle seule un département ministériel. Sans doute il faut que les affaires et les intérêts de l'agriculture soient dirigés par des hommes qui en comprennent l'importance et qui sentent combien il y a à faire pour réparer le mal qu'a produit le peu de sollicitude qu'on y a apporté jusqu'ici. Mais qu'attend-on de bon de ces subdivisions intimes? Depuis 1830 on a distrait du ministère de l'intérieur quelques bureaux dont on a fait un ministère du commerce et de l'agriculture; puis quelques autres qui ont constitué un ministère des travaux publies; on voudrait aujourd'hui que le commerce formât un département, que l'agriculture en composât un autre. Nous voyons bien comment tous ces fractionnements surchargent le budget, multiplient la correspondance des préfets, et retardent par conséquent l'expédition des affaires; ce que nous concevons moins ce sont les bons résultats qu'ils pourraient produire et que s'en promettent ceux qui en provoquent de nouveaux.--L'Académie des Beaux-Arts a, le 30 septembre, proclamé les prix pour le concours de peinture. Le premier grand-prix a été décerné à M. Dannery, de Paris, âgé de vingt ans, élève de M. Delaroche; le premier second grand-prix à M. Benonville, de Paris, âgé de vingt-deux ans et demi, élève, de M. Picot; et le deuxième second grand-prix à M. Gambard, de Sceaux, âgé de vingt-quatre ans, élève de M. Signol.


    Médaille de l'École Normale,
                par M. Bovy.

Nous avons dit un mot la semaine dernière des médailles frappées à l'occasion de la loi sur les chemins de fer et des travaux de l'École Normale. Nous dirons aujourd'hui que leur auteur, M. Bovy, vient d'être nommé membre de la Légion-d'Honneur, distinction à laquelle tous les artistes applaudiront. Nous avons déjà donné la gravure du premier de ces beaux ouvrages (t. I, p. 150); nous avons également fait graver le second, et nous pouvons le mettre aujourd'hui sous les yeux de nos lecteurs.--Par suite de souscriptions et des derniers votes des conseils-généraux, les statues de plusieurs hommes illustres vont s'élever sur la place principale de la ville qui a vu naître chacun d'eux: à Miramont (Lot-et-Garonne) sera érigée la statue de M. de Martignac, confiée au ciseau de M. Foyatier; à Aurillac, celle de Gerbert, archevêque de Reims, devenu pape sous le nom de Sylvestre II; à Montdidier (Somme), celle de Parmentier, propagateur zélé de la culture de la pomme de terre; à Avignon va être inaugurée celle du Persan auquel le département de Vaucluse a dû l'introduction de la garance et sa richesse; celle-ci, dont on fait particulièrement l'éloge, est l'oeuvre de M. Brian aîné, qui vient de terminer également le modèle de la statue de Descartes pour la ville de La Haie (Indre-et-Loire), où l'immortel philosophe est né, et qui a pris son nom. La ville de Tours réclamait ce monument; mais cette jolie cité n'y avait aucun droit, et d'ailleurs elle est peu conservatrice, car elle a laissé démolir et enfouir, depuis longtemps, dans un caveau, un monument qu'elle avait élevé, au commencement de ce siècle, à une de ses illustrations, pour, disait l'inscription, porter son souvenir à la postérité la plus reculée. La ville de La Haie-Descartes fait donc sagement de ne rien lui donner à garder.

La ville de Paris entreprend un assez grand nombre de travaux d'art et de voirie, et va prochainement se mettre à l'oeuvre pour plusieurs autres.--On est sur le point de démolir l'ancienne bibliothèque Sainte-Geneviève, et d'en construire une nouvelle sur l'emplacement de la prison Montaigu. A cet effet, ou doit élargir la place Saint-Étienne et niveler II rue des Grès. Cet édifice coûtera deux millions. L'État abandonne à la ville le terrain nécessaire, et celle-ci se charge d'acquérir un emplacement sur la place du Panthéon pour y faire construire, parallèlement à l'École de Droit, la mairie du douzième arrondissement.--Les immenses terrains qui sont à l'entour des Petits-Pères, et qui font partie du domaine de l'État, vont être vendus. On se propose de percer et de construire sur ces terrains une rue qui continuera la partie du passage des Petits-Pères donnant rue Neuve-des-Petits-Champs, et qui ira aboutir à la place de la Bourse. La rue Saint-Pierre-Montmartre sera élargie et continuée jusqu'à la rue Vivienne, en face de la rue de l'Arcade-Colbert. Le passage Vivienne viendra déboucher sur ces nouvelles rues. La mairie du troisième arrondissement sera transférée place des Victoires, dans l'ancien hôtel Ternaux.--On termine la sculpture des deux colonnes de la barrière du Trône, demeurées si longtemps inachevées. Au sommet de ces deux colonnes on a construit deux dômes qui seront couronnés des statues du Commerce et de l'Agriculture.--On vient de commencer dans les grandes contre-allées de l'avenue principale des Champs-Elysées, et au milieu de ces voies, l'établissement de trottoirs en asphalte qui régneront depuis la barrière de l'Étoile jusqu'à la Place de la Concorde,--Oui, cette place, qui a successivement porté les noms de Place Louis XV, Place de la Révolte, Place de la Concorde, Place de la Révolution, Place Louis XVI, vient de voir placer à ses angles des plaques de lave couleur azur, à lettres blanches, qui lui donnent définitivement ce nom de Place de la Concorde. Ce n'est sans doute pas pour l'harmonie monumentale qui y règne; car jamais emplacement n'a été le théâtre d'une plus éclatante discorde architecturale que cette place avec son Garde-Meuble et ses fossés Louis XV, ses lampes romaines, son obélisque égyptien, ayant pour terminer l'horizon, au nord et au sud, des monuments grecs, la Madelaine, la Chambre des Députés; à l'ouest, un arc romain, et à l'est un monument de la Renaissance, le pavillon de Philibert Delorme. Mais enfin, on a eu beau faire, l'ensemble est si vaste, et plus d'une des parties est si belle, que la Place de la Concorde pourra toujours être montrée avec orgueil aux étrangers.--La restauration de Saint-Germain-l'Auxerrois tire à sa fin. On vient de poser quatorze statues dans les niches du portail et du porche intérieur. Les chapelles de l'hémicycle du choeur, au nombre de cinq, seront bientôt ouvertes; on vient d'ouvrir celles de Saint-Germain et des Morts. Nous reviendrons sur l'ensemble de ce travail.--On répare en ce moment la flèche de Saint-Germain-des-Prés, dont la charpente était vermoulue. C'est toujours en tremblant qu'un voit les ouvriers se mettre à cette malheureuse église. Sous la Restauration, des craintes d'écroulement ou bien plutôt le vandalisme d'un architecte l'a fait mutiler en lui enlevant deux de ses tours. En 1838, le comité historique des arts et monuments déclara, dans un rapport: «qu'on cachait sous le stuc deux chapelles de Saint-Germain-des-Prés, en attendant qu'on eût assez d'argent pour habiller ainsi l'église entière.» Que va-t-on faire maintenant? Du reste, les antiquaires ont l'oeil à ce travail.


            Messager parisien.

Paris va voir s'opérer une révolution au coin de ses rues. Ces emplacements étaient occupés de temps immémorial par des commissionnaires, pour la plupart originaires de Savoie, auxquels la préfecture de police accordait des médailles. Une société vient de s'organiser pour les remplacer par des messagers offrant au public la garantie de l'administration qui les embrigade. Déjà le service est organisé depuis le 1er de ce mois dans le deuxième arrondissement, et l'on voit circuler ces nouveaux commissionnaires, revêtus d'un uniforme se composant d'une veste et d'un pantalon couleur fumée de Londres, avec passe-poils rouges, et d'une casquette ayant sur le devant un numéro d'ordre. Leurs brancards portent cette inscription: Messagers parisiens. Ils stationnent, comme leurs rivaux, aux coins des rues, aux portes des marchands de vins et sous les portes cochères: on les trouvera bientôt dans des bureaux désignés et rapprochés. Leur tarif est fixe et modéré. La chronique criminelle et judiciaire est aussi pauvre cette semaine que la précédente. Les journaux spéciaux ne nous ont entretenus que des révélations d'un détenu qui a mis la justice à même d'arrêter une bande de criminels, ses complices, qui s'étaient, depuis plusieurs années, rendus coupables avec lui de meurtres commis à Paris, dont les auteurs étaient demeurés inconnus. Cet homme, nous apprend-on, a fait des aveux par affection pour sa nièce, qui les a exigés de lui. Il y a quinze jours, on nous citait un domestique qui, ayant disparu depuis six mois, de chez son maître, négociant de la rue du Sentier, avec une somme de 500 francs qu'il lui avait soustraite, était venu lui-même remettre l'argent dérobé et se dénoncer au commissaire de police, déclarant que depuis sa mauvaise action le sommeil l'avait fui et la vie lui était devenue insupportable. Pauvre nature humaine! inexplicable mélange!--Pendant que ceux-ci entraient en prison, un forçat trouvait moyen de sortir du bagne de Rochefort. Un monsieur et une dame, paraissant de bonne condition, avaient été admis à visiter l'arsenal. Ils ont été de nouveau, le lendemain, autorisés à y entrer; mais cette fois ils n'en sont pas sortis seuls: une troisième personne les accompagnait, en habit de ville, avec des lunettes et une décoration. Les gardiens conviennent bien aujourd'hui que la décoration ne leur inspirait pas grande confiance, mais les lunettes les auront complètement rassurés. Quoi qu'il en soit, c'était le forçat, qui est monté en chaise de poste avec ses libérateurs et qu'on n'a pas encore repris, que nous sachions.--La poste a également été prise par des antiquaires d'une nouvelle espèce, qui se sont rendus de divers côtés au Glandier pour y assister à la vente des meubles et effets ayant appartenu à madame Lafarge. Sa robe de noces a, dit-on, été adjugée moyennant 800 francs, et une jeune Anglaise, encore à marier, a payé 50 francs le verre dans lequel l'héroïne de ces lieux donnait à boire à son mari.


Vue de Bahia.

La mort, par qui tout doit finir, même l'histoire de la semaine, a enlevé madame Sirey, nièce de Mirabeau, femme du jurisconsulte, et mère de M. Aimé Sirey, dont l'Illustration a raconté la fin tragique à Bruxelles, et madame Guadet veuve du conventionnel girondin, décédée à Saint-Émilion dans un âge très-avancé.



Simulacre d'un Combat Naval dans la Rade de Brest.


Simulacre d'un combat naval dans la rade de Brest, en
présence du duc et de la duchesse de Nemours, le 30 août 1843.

La nature a créé à Brest une admirable position maritime, l'art en a fait un des premiers ports de la terre. Les anciens habitants de l'Armorique, Kimris on Celtes, appelaient ce lieu Occismor; les Romains lui donnèrent le nom de Brivatis-Portus. Ce n'était alors qu'une pauvre bourgade de pêcheurs. Les ducs de Bretagne y construisirent un château-fort au neuvième siècle, et dès lors elle prit de l'importance. Le cardinal de Richelieu comprit toute la valeur militaire de ce point avancé et s'empressa d'y élever des magasins, des fortifications et d'y faire creuser un porté Louis XIV termina, en les développant encore, tous les plans de Richelieu. Depuis, de nombreux travaux sont venus s'ajouter aux travaux précédents, et qui fait de Brest la métropole de la marine française.

La magnifique rade de Brest a quinze lieues carrées; elle offre d'excellents mouillages et pourrait contenir tous les navires de guerre du globe; des collines granitiques l'entourent et l'abritent complètement; son entrée, nommée le Goulet, n'a que 1,650 mètres de largeur; le port est formé par une baie qui s'enfonce entre deux collines et qui a près de 4 kilomètres de longueur sur une largeur moyenne de 60 mètres. C'est autour de ce port qu'ont été creusés les bassins, les cales de construction et de radoub, et que sont situés les magasins de la marine, l'arsenal et enfin la ville. De formidables batteries défendent la rade, le port et la ville.

Le 29 août, à quatre heures de l'après-midi, le duc et la duchesse de Nemours arrivèrent à Brest. Depuis leur entrée en Bretagne ils avaient été escortés, de ville en ville et de village en village, par un grand nombre d'habitants, dans leurs costumes nationaux si caractéristiques, si bizarres, les uns à pied, d'autres montés sur les petits chevaux vifs et ardents du pays.

Le 30, à dix heures du matin, le duc de Nemours s'embarqua sur le bateau à vapeur le Fulton et sortit du port. Les batteries de terre saluèrent le prince, tous les navires de la rade se pavoisèrent aussitôt; les vergues et les haubans se chargèrent de matelots; le Fulton passa au milieu d'eux, recevant les saluts de l'artillerie, les vivat des équipages, et se dirigea vers le Goulet. Après une bordée de plusieurs heures en dehors de la rade, vers l'île d'Ouessant, le Fulton rentra et le prince monta sur le Suffren, où la duchesse de Nemours venait d'arriver. Le contre-amiral Casy avait son pavillon à bord de ce vaisseau; son escadre était composée du Friedland, vaisseau à trois ponts; du Scipion, de 80; du brick de guerre le Voltigeur et de plusieurs bateaux à vapeur; il y avait de plus, en rade, le vaisseau-école et plusieurs corvettes destinées à l'instruction des élèves de marine et des mousses.

Peu après l'arrivée du prince, à un signal fait à bord du Suffren, les embarcations des trois vaisseaux de ligne se détachent et se dirigent sur le brick le Voltigeur, à l'ancre sur un autre point de la rade. Ces onze chaloupes se divisent en deux flottilles; l'une d'elles, conduite par la grande chaloupe du Friedland, armée d'une caronade et montée par quarante-cinq hommes, se porte sur l'arrière du brick pour éviter le feu de sa batterie; l'autre flottille, guidée par la chaloupe du Scipion, s'avance vers l'avant du Voltigeur. A l'approche de ces embarcations, le brick fait branle-bas de combat, hisse ses filets d'abordage et ouvre le feu avec ses pièces de l'avant et de l'arriére. Les chaloupes approchent toujours et répondent au feu du brick. A une portée de fusil, le feu de la mousqueterie se mêle à celui du canon; les gabiers des hunes lancent du brick des grenades sur les assaillants; le combat redouble de vivacité, la fumée cache le Voltigeur aux autres navires de la rade. On devait aller jusqu'à l'abordage, mais l'animation des hommes, qui commençaient à prendre ce jeu au sérieux, fit juger prudent de s'abstenir du combat corps à corps; les chaloupes reçurent l'ordre de virer de bord et de regagner leurs vaisseaux.

Après quelques instants de repos, la fumée s'étant dissipée et les chaloupes ayant rejoint leurs navires respectifs, l'équipage du Suffren exécuta rapidement le branle-bas de combat. Ce mouvement terminé, tous les officiers et marins étant à leur poste, dans les batteries et dans les hunes, le porte-voix du commandant fit entendre l'ordre du combat; le sifflet aigu du maître d'équipage répéta le signal, et les batteries de tribord et de bâbord commencèrent leur feu. Après plusieurs décharges, la cloche se fit entendre et l'équipage se prépara à repousser l'abordage d'un vaisseau ennemi; les marins s'élancèrent dans les haubans, sur les bastingages, sur la dunette, et exécutèrent un feu nourri de mousqueterie; la corvette des élèves de deuxième année passait alors sous toutes voiles à portée de pistolet du Suffren.

Après ces divers exercices, à trois heures de l'après-midi, le duc et la duchesse de Nemours débarquèrent, visitèrent le château et sa salle d'armes si riche et si belle; ils se rendirent ensuite au cours d'Ajot, d'où ils eurent la vue d'une joute entre les chaloupes des navires de guerre. La beauté du temps, le calme de la mer ajoutèrent encore à l'intérêt qu'offrait cette scène.

Le 31, le duc de Nemours visita le port et les établissements de la marine, il visita le Valmy, vaisseau de trois ponts en construction. Le soir, un bal de 3,000 personnes eut lieu dans une salle immense. Les villages voisins y avaient envoyé des danseurs et des danseuses en costumes du pays, avec leurs bannières et leurs musiciens; cette variété d'habillements et l'exécution de danses nationales donnèrent à cette réunion une physionomie particulière.

Le 1er septembre, après la visite des fortifications et la revue des troupes, le prince assista, du cours d'Ajot à un simulacre de débarquement; le soir, il eut, du même lieu, le spectacle curieux d'un combat naval de nuit. Cette scène termina la série de ces exercices militaires, qui ont donné à tous les spectateurs une haute idée de ce qui pourrait faire notre marine en cas de guerre.



Théâtres


Théâtre de la Gaieté--Paméla Giraud, 4e acte.--Le
général Verby, Saint-Mar; Dupré, Joseph; Rousseau, Édouard;
Binet, Francisque; Paméla, madame Saint-Albin; madame Rousseau,
madame Stéphanie; madame du Brocard, Mélanie.

L'École des Princes, comédie en cinq actes, et en vers de M. Louis Lefèvre. (Second-Théâtre-Français).--Paméla Giraud, drame de M. de Balzac; (Théâtre de la Gaieté). --Les Bohémiens de Paris (Théâtre de l'Ambigu-Comique).

Le Second-Théâtre-Français, fermé pendant trois mois, a rouvert ses portes jeudi dernier; M. Ponsard et Lucrèce ont eu les honneurs de cette première journée; rien de mieux; cette politesse leur était bien due: sans M. Ponsard en effet, et sans Lucrèce, le Second-Théâtre-Français serait-il encore aujourd'hui le Second-Théâtre-Français? L'éclat de leur succès a fixé sa destinée chancelante, et appelé sur lui la manne de la subvention. Sans doute, l'oeuvre a les mêmes beautés de style que par le passé, mais les acteurs sont moins heureux et moins habiles. Il est fâcheux que M. Lireux, le directeur, n'ait pas gardé Bocage, Bouchet et madame Hadley, qui avaient fortifié de tout leur talent le premier succès de la tragédie de M. Ponsard; mademoiselle Maxime, M. Ballande et M. Godat les remplacent, mais ne les font point oublier; il ne reste de l'ancienne distribution que madame Dorval; encore a-t-elle abandonné le rôle de Lucrèce pour celui de Tullie, où elle réussit moins. Lucrèce est donc un peu compromise par ces changements et ces désertions; où sont d'ailleurs les succès éternels?


Théâtre de l'Ambigu-Comique:--les bohémiens de Paris, 4e
acte.--Crèvecoeur, Malis; Louise, madame Deslandes.

Le Second-Théâtre-Français ne semble pas vouloir économiser la marchandise; dès le lendemain, il mettait au monde une comédie en cinq actes et en vers.

L'idée de cet ouvrage est honnête et philosophique, mais d'une honnêteté qui frise l'ennui, et d'une philosophie par trop banale; voici le sujet en quelques mots.

Un misanthrope, du nom de Feldmann, s'est retire du monde, qu'il hait de toute son âme; sa philosophie mécontente et grondeuse a choisi, comme dit l'Alceste de Molière:

.......... Un endroit écarté,

Où d'être homme d'honneur on ait la liberté.

Là Feldmann nourrit dans la solitude sa rancune contre le genre humain. Mais il n'est pas si fort enfoncé dans le désert qu'un prince d'Oldenbourg, qui chassait à travers bois, ne tombe chez lui. Le philosophe et le prince se mettent à causer ensemble; le prince traite gaiement le philosophe, et le philosophe gronde le prince et le prêche: «Que faites-vous, altesse? Vous opprimez, votre peuple, et vous êtes la dupe des intrigants et des pervers!--Allons donc! s'écrie le prince.--Sur mon âme, c'est la vérité, réplique le philosophe.--Eh bien! philosophe mon ami, venez avec moi; vous me donnerez des leçons, vous me corrigerez, et nous ferons, de compagnie, le bonheur de mes honorables sujets.»

Aussitôt dit, aussitôt fait: voilà Feldmann à la cour du duc d'Oldenbourg. Qu'y trouve-t-il? De méchants ministres qui sucent le meilleur de l'impôt et s'en engraissent, une comtesse ambitieuse, qui veut s'emparer de l'esprit du prince et mener les affaires à sa fantaisie. Ce n'est pas tout: le prince a une passion dans le coeur, et convoite la fille de son premier ministre; la belle résiste, et en aime un autre; ce dédain jette monseigneur dans des emportements, et des abus de pouvoir qui vont jusqu'à faire arrêter le père de cette beauté récalcitrante. Précisément Budner est le seul honnête homme du ministère; c'est avoir la main malheureuse.

Vous voyez d'ici la tâche de Feldmann: il combat l'intrigue, il fait face à l'ambition de la comtesse, il protège la jeune fille et son honnête homme de père contre l'amour et la rancune du prince, et morigène suit altesse le mieux qu'il peut. Après un semblant de résistance, le philosophe triomphe, le prince reconnaît ses torts, chasse les intrigants, congédie la comtesse, réhabilite le vertueux ministre, et marie la fille persécutée à l'amant préféré. L'excellent prince! et que le philosophe est heureux d'avoir rencontré, pour achalander son école, un si docile écolier!

Le grand malheur de M. Louis Lefèvre est d'avoir fait une déclamation plutôt qu'une comédie; personne n'agit, dans cette thèse à l'usage des princes et des courtisans; et vraiment, Feldmann trouve, dans ses adversaires, si peu de présence d'esprit et de savoir-faire, qu'il n'y a pas grand mérite de sa part, à être le plus fort contre eux, et à les vaincre.

Le style ne manque pas d'énergie, mais il est souvent incorrect et rude, et ne sert, la plupart du temps, qu'à faire des enveloppes de rimes pour quelque gros lieu commun.--Le succès a été pareil à l'ouvrage, très-lent à venir et très-froid.

Paméla Giraud, à l'exemple de la fille du premier ministre du duc d'Oldenbourg, a grand besoin d'être protégée. Heureusement, elle trouve aussi un protecteur; celui-là est, comme Feldmann, quelque peu philosophe, mais particulièrement avocat. Voici à quelle occasion il vient en aide à Paméla Giraud.

Paméla est aimée par le fils d'un très-riche banquier nommé Rousseau; non-seulement le jeune Ernest Rousseau est amoureux, mais il conspire. Être carbonaro et épris de mademoiselle Paméla Giraud, c'est bien de l'occupation à la fois.

S'il est au mieux avec Paméla, le jeune homme est fort mal avec la police; les gendarmes et le commissaire sont à sa piste; il presse Paméla de s'enfuir avec lui; mais Paméla a de la vertu; aimer honnêtement, soit; mais une fuite, jamais. Tandis qu'elle délibère ainsi et hésite entre l'amour et le devoir, le gendarme met la main sur Ernest Rousseau. Voilà Paméla au désespoir. Si elle avait consenti à fuir, les sbires seraient arrivés trop lard, et Rousseau serait libre. Ce sont ses scrupules qui l'ont perdu.

Remarquez, qu'il s'agit de la Cour d'assises et d'une accusation capitale: conspiration contre le prince et la sûreté de l'État!

La famille de Rousseau est au désespoir et fait venir un avocat; il faut sauver notre jeune homme à tout prix! Mais comment le sauvera-t-on? «Il n'y a qu'un moyen, dit l'avocat: que Paméla Giraud atteste que cette nuit où on l'accuse d'avoir conspiré, Ernest l'a passée tout entière près d'elle. De là un alibi, et de là le salut d'Ernest.

--Je ne dirai pas cela, s'écrie Paméla Giraud, car je mentirais, et puis je serais déshonorée.»

On offre de l'or, elle refuse.

On lui dépeint Ernest, qu'elle aime, condamné et montant sur l'échafaud; et Paméla consent enfin, sacrifiant ainsi sa réputation au salut d'Ernest. Dans un moment d'entraînement, la famille Rousseau lui promet de payer tant de dévouement, en lui donnant Ernest pour mari.

Le procès commence; Paméla fait la déposition convenue, et Ernest est acquitté. Mais le danger passé, la famille Rousseau devient ingrate. «Donner notre fils à cette petite fille, allons donc!» À cette nouvelle, la pauvre Paméla pâlit, rougit, pousse un cri et s'évanouit.

C'est ici que la protection de l'avocat est nécessaire et devient efficace: il se met sur la piste de ces Rousseau, il les attaque, il les pourchasse, il les effraie par toutes sortes de ruses, de pièges et de menaces, et les oblige enfin à tenir leur promesse et à faire le bonheur de Paméla.

Il y a des traits piquants et de l'observation dans ce drame, et l'on s'aperçoit que l'esprit de M. de Balzac n'a pas impunément passé par là; mais l'action en est un peu vague et confuse.

Parlez-moi des Bohémiens de Paris; quel drame singulier et curieux! des cabarets, des cavernes, des voleurs, des assassins, des noyés, des forçats; voilà de quoi vous donner des hauts de coeur et des crises de nerfs! On se hâterait de s'enfuir de ce monde repoussant, si, chemin faisant, la vertu persécutée, puis récompensée, ne vous faisait prendre le crime en patience.

Montorgueil est le chef de toute cette Bohème, c'est lui qui commande à ces bandits d'estaminet et de bagne; ce Montorgueil est d'ailleurs un homme de très-bonne compagnie et très-raffiné sur la mode: il a bottes vernies, gants glacés et canne à pomme d'or; mais regardez, derrière ce beau linge, vous trouvez un infime scélérat.

Tous les crimes de Montorgueil ont pour but de s'emparer d'un gros héritage, ou tout au moins d'une bonne part de cet héritage. Pour arriver à ce vol, Montorgueil persécute une pauvre jeune fille, trompe un honnête vieillard, entraîne un jeune homme à faire un faux contrat de mariage.--Que vous dirai-je? Montorgueil ne recule devant aucune entreprise et aucune mauvaise action. Rencontre-t-il un homme vertueux qui lui fasse obstacle, il l'attire dans un bouge infâme et le précipite dans une trappe souterraine; après quoi il fait démolir la maison. Il n'a peur de rien, il n'est arrêté par rien. Partout il a des espions, des compères, des exécuteurs de ses hautes oeuvres; ce sont les Bohemiens de Paris, tout ce que le désoeuvrement, la débauche et la rapine enfantent de consciences peu scrupuleuses et de mines équivoques. Montorgueil traîne le spectateur à la suite de cette gent effrontée, dans tous les lieux suspects et mystérieux qui leur servent d'abri, au cabaret, dans les jeux de billard souterrains, sous les arcades des ponts et dans les carrières Montmartre. C'est là précisément, à Montmartre, au Fond de ces carrières, que Montorgueil est sur le point d'accomplir un de ses plus grands crimes: il arme le père contre la fille, contre cette malheureuse fille dont Montorgueil a besoin de se débarrasser à tout prix; mais, au moment de frapper, le pauvre homme, poussé au crime par Montorgueil, reconnaît son enfant dans la victime qu'il était près d'immoler.

Ici commence la ruine de Montorgueil, qui finira par le châtiment que le dieu du mélodrame tient toujours suspendu sur la tête du coupable. D'abord, c'est ce père qui l'attaque le premier, puis la fille, puis les victimes que le scélérat croyait avoir ensevelies sous les maisons en démolition, et qui sortent saines et sauves des décombres. Montorgueil a beau faire, il a beau opposer à tous les événements un front audacieux, son heure est arrivée, et le gendarme n'est pas loin, ou plutôt le voici qui prend mon gredin au collet avec toute son armée de bohémiens. Que voulez-vous de plus? La morale n'est-elle pas satisfaite?

Ou découvre que Montorgueil ne s'appelle pas Montorgueil, mais je ne sais plus comment, Jacques Ferrand, peut-être, et qu'il a commis une quantité de crimes dont le catalogue ne finirait pas.

Enfin on le tient, et Dieu soit loué!

Les décors sont curieux et pittoresques. La scélératesse de Montorgueil aurait seule suffi au succès: que sera-ce donc avec la carrière Montmartre et le pont des Arts, peints par MM. Séchin, Diéterle et Gambon?



De Paris à Spa.

1er octobre 1843

Mon cher Directeur,

Il y a deux ans, jour pour jour, je cherchais à Anvers une voiture qui pût me conduire à Rotterdam, car le bateau à vapeur venait d'y emporter mon bagage, sans ma permission, lorsque, tout à coup, au détour d'une rue, je heurtai violemment un gros homme marchant d'un pas rapide, et si préoccupé qu'il ne m'avait pas aperçu. Le choc fut terrible. Nous chancelâmes d'abord tous les deux; puis, après avoir oscillé plusieurs fois sur nos talons, nous parvînmes à reprendre notre équilibre. Nous nous regardâmes alors; mais un cri de joie et de surprise s'échappa au même instant de la bouche de mon adversaire, qui était un des plus gros feuilletonistes de Paris (je ne parle ici que de la corpulence).

--Vous à Anvers, mon cher! s'écria-t-il en s'adressant à mon compagnon de voyage.

--Heureux de vous y rencontrer, répliqua celui-ci, avec une politesse calme et distinguée. Mais que vous est-il arrivé? ajouta-t-il aussitôt d'un ton plus amical, dès qu'il eut jeté un regard sur son confrère.

En effet ce feuilleton parisien, que je ne nommerai pas, avait, au moment de notre rencontre, une physionomie si extraordinaire, qu'il était impossible de la contempler sans trouble et sans émotion. Une sueur abondante couvrait son front et ses joues, un tremblement convulsif agitait ses bras et ses jambes, et ses petits yeux perçants exprimaient tout à la fois le mépris, l'indignation et la colère.

--Jamais vous ne pourrez le croire, répondit-il avec un accent amer et railleur.

--Quoi? lui demanda mon ami.

--C'est une chose si étrange que vous refuserez d'y ajouter foi.

--Encore faut-il savoir...

--Ne l'avez-vous pas remarqué aussi?

--Je ne vous comprends pas, vous dis-je....

--Les sots! les misérables! Et en prononçant ces mots il s'essuyait le front à coups de poing.

--De qui nie parlez-vous:

--Voyez-les, continua-t-il en nous désignant du doigt trois ou quatre citoyens d'Anvers assez bien vêtus et bien nourris qui se rendaient d'un pas lent à leurs plaisirs où à leurs affaires.--Voyez-les. Ont-il seulement l'air de s'en douter? Et il semblait prêt à s'élancer sur eux pour les punir de ses propres mains de cet exécrable forfait dont il les croyait coupables et dont ils paraissaient si peu repentants. Nous le retînmes chacun par un bras au moment on il se disposait à frapper une de ses victimes.

--Ah çà! mon cher, lui dit mon ami, si vous voulez me prouver que vous jouissez encore de l'usage complet de votre raison, répondez catégoriquement cette fois à ma dernière question. De quoi ces excellents pères de famille n'ont-ils pas l'air de se douter?

--Qu'ils possèdent une cathédrale et un musée admirable, répondit-il d'une voie indignée et avec un sérieux qui n'avait rien de joué.

A ces mois, nous ne pûmes retenir un sourire d'incrédulité, et nous, abandonnâmes notre infortuné confrère à ses tristes pensées, sans lui laisser pour adieu une seule parole de consolation. Quinze jours après, un grand journal politique de la France apprenait à ses abonnés que M. P. S. O. M. venait de découvrir, dans une ville de la Belgique nommée Anvers et située sur l'Escaut, à huit lieues de Bruxelles, une magnifique cathédrale gothique que personne n'avait eu le bonheur de voir avant lui, et des tableaux fort remarquables, sous le rapport de la couleur, d'un peintre du dix-septième siècle, connu de certains artistes sous le nom de Rubens. Cette grande nouvelle produisit une vive sensation à Paris et en Europe; et depuis cette époque, des voyageurs de tous les pays se sont rendus en pèlerinage dans cette ville curieuse, qui devra probablement sa fortune et sa gloire à M. P. S. O. M.

Ainsi va le monde! on imite plus volontiers et plus facilement le mal que le bien. Depuis que M. Alexandre Dumas a eu l'esprit d'inventer la Méditerranée, tous les gens de lettres adultes ou imberbes, inconnus ou célèbres, qui ont franchi le mur d'enceinte de Paris, se sont crus obligés de faire des découvertes géographiques du genre de celles de M. P. S. O. M. Celui-ci nous apprend que Boulogne est un port de mer; celui-là révèle à l'univers étonné l'existence des Alpes ou du Vésuve. Ce n'est pas tout encore; leur érudition leur semblant insuffisante, ces grands découvreurs éprouvent tous, dans leurs voyages des impressions plus ou moins bizarre au besoin même ils en fabriquent ou plutôt ils se font complaisamment les héros de toutes les aventures qu'ils ont lues dans des recueils d'ana ou entendu raconter dans le monde. Que l'humanité compatissante apprête ses larmes, M. I. Z. U. a eu l'affreux malheur de coucher dans un lit trop dur et trop étroit! Que tous les lecteurs malheureux ou mélancoliques oublient leur tristesse pour partager la joie que la vue d'un passant ridicule a causée à M. E. R. V... Et comme ces livres si émouvants, si comiques, sont en outre instructifs! quel jour éclatant et nouveau ils jettent pour la plupart sur les points les plus obscurs de l'histoire! Pour peu qu'un homme de lettres ait de tact et de facilité, et alors même qu'il ne mettrait pas le public dans la confidence de ses émotions intimes, une simple course en diligence de Paris à Bruxelles lui fournira au moins la matière de deux volumes in-8 de 340 pages. Il racontera:

--A la barrière de la Villette, l'héroïque résistance d'une partie de la population de Paris contre les alliés:

--A Ermenonville, l'histoire de Jean-Jacques Rousseau:

--A Péronne, l'arrestation de Louis XI par Charles le Téméraire;

--A Cambrai, la vie de Fénelon et le long voyage de Télémaque à la recherche de son père Ulysse, sous la conduite de Minerve, déguisée en Mentor;

--A Valenciennes, l'éboulement du beffroi;

--A Bruxelles, la mort du comte d'Egmont, l'abdication de Charles-Quint, et la bataille de Waterloo;

Grands événements historiques; dont l'humanité aurait infailliblement perdu le souvenir si MM. E. U. X. et mademoiselle A. C. K. ne s'étaient pas décidés à en intercaler le récit dans les annales immortelles de leur voyage en Belgique.

Ma rencontre avec le gros feuilletoniste, à Anvers,--m'est-il permis d'ajouter, une petite dose de bon sens dont m'a doué la Providence--et la lecture d'un livre que j'avais emporté avec moi dans la diligence,--me préserveront cette fois encore, Dieu merci, d'un pareil ridicule. Ce livre, c'était le cinquième volume du voyage au pole-sud et dans l'Océanie, sous le commandement de J. Dumont-d'Urville. En allant de Paris à Bruxelles je visitai successivement les îles Viti, Bancks, Niendi, Solomon, Bogolen, Gouaham, Umata, Ternate, etc.... Quel est le touriste européen qui oserait raconter ses impressions, après avoir lu celles de l'infortuné commandant de l'Astrolabe? et de ses braves compagnons de péril et de gloire? Ses plus audacieuses intentions égaleraient-elles jamais en intérêt leurs récits si simples et si vrais? Le mérite réel est toujours modeste. Ces hommes courageux qui exposent leur vie pour enrichir la science de quelques faits nouveaux, ou pour étendre ou consolider, dans des mers lointaines, l'influence de leur patrie, ne se vantent et ne mentent jamais. Ils ne cherchent même pas à donner à la réalité l'apparence séduisante du mensonge. Et pourtant, quel parti le moins inhabile de tous les feuilletonistes n'eût-il pas tiré d'une excursion semblable à celle que tirent, le 21 novembre 1838, MM. Ducorps, Boyer, Gervaize et Desgras, sur l'île Isabelle, une des îles Solomon?--Ils étaient seuls, presque sans armes, loin de leur navire, au milieu d'une population nombreuse, perfide, cruelle, anthropophage. «Nos demandes réitérées, pour savoir s'ils mangent leurs ennemis, sont pleinement satisfaites par leurs gestes expressifs, dit M. Desgras; ils mordent leurs bras en faisant semblant de mâcher. Cette démonstration est trop claire pour qu'elle puisse laisser le moindre doute; il serait d'ailleurs extraordinaire qu'ils fissent exception, lorsque cette coutume est générale dans l'Océan Pacifique. Mafi, qui s'est familiarisé avec leur langage, leur exprime tant bien que mal son aversion pour cette action. Sae, auquel il a accordé le titre pompeux de Tayo, le regarde avec surprise et semble lui demander si, nous aussi, nous ne mangions pas nos ennemis. Mali, qui probablement n'a pris cette grande horreur du cannibalisme dont il fait parade que depuis son séjour à bord, profite de la circonstance pour faire un beau discours; ses auditeurs ont l'air de se dire: Comment un homme si grand, si robuste, peut-il ne pas manger ses ennemis? S'il le voulait, sa table serait toujours bien servie. Et comme s'ils ne comprenaient pas les motifs d'une pareille conduite, ils regardent attentivement les gestes de l'orateur un peu moins sauvage qu'eux.» --Que sont encore les biftecks d'ours, comparés à ces biftecks d'hommes?

Je ne vous aurais donc, mon cher directeur, adressé aucune lettre pendant mon voyage, si je n'avais à vous parler d'un merveilleux travail que j'ai eu le bonheur, je ne dirai pas de découvrir, mais d'admirer un des premiers, le chemin de fer de Liège à Verviers. Une fois achevé, ce chemin sera, sans contredit, une des principales curiosités de la Belgique. Jamais peut-être l'homme n'avait eu à soutenir une pareille lutte contre la nature, jamais il n'avait remporté sur sa redoutable adversaire un plus complet et plus éclatant triomphe. La route de terre qui reliait Verviers à Liège suivait modestement les nombreux détours que fait, entre des collines boisées, avant de se jeter dans la Meuse, la charmante rivière de la Vesdre. Plus hardi et plus fier, le chemin de fer a tracé sa courbe sans s'inquiéter des obstacles qui pouvaient l'arrêter. La rivière, il la franchit; la vallée, il la comble; les montagnes, il les perce. C'est une suite non interrompue de viaducs, de ponts et de tunnels. Vous sortez des ténèbres les plus profondes et vous entrez tout à coup, sans transition, dans un délicieux petit vallon. Des bouquets de bois couronnent ses coteaux couverts d'une douce verdure, une eau rapide et transparente l'arrose, un soleil éclatant l'éclaire. A peine avez-vous eu le temps de contempler ce ravisant tableau, déjà le convoi qui vous porte s'enfonce sous une autre voûte non moins sombre que la précédente. Est-ce un rêve que vous avez fait? Mais non, un château gothique, de construction moderne, s'offre à vos regards charmés. Quelle obscurité profonde! vous écriez-vous. Comme ces ruines sont pittoresques! vous repond votre voisin en vous montrant du doigt un vieux château du Moyen-Age, perché au sommet d'un rocher. Vous courez ainsi, à une vitesse de huit lieues à l'heure, de surprise en surprise, depuis Liège jusqu'à Verviers, ne sachant ce que vous devez admirer le plus, des gracieuses beautés de cette petite vallée de la Vesdre, ou des magnifiques et solides travaux qu'ont eu la gloire de faire exécuter les ingénieurs de la Belgique.

Ne louons pas trop les Belges cependant. Certains journaux français leur ont tant répété que leurs chemins de fer étaient, sous tous les rapports, supérieurs à ceux de la France, qu'ils ont fini par le croire et par s'en glorifier.--D'abord leur modestie égala leur mérite; aujourd'hui, la vanité les égare; elle les perdra entièrement s'ils n'y prennent garde. Autant ils se montraient, jadis, simples, obligeants, exacts, accommodants, etc., autant ils deviennent peu à peu arrogants, maussades, inexacts et chers. Un triste désordre règne maintenant où se faisait encore admirer, il y a deux ans, l'ordre le plus parfait. Avez-vous l'audace de vous plaindre;--C'est encore moins cher et mieux administré que dans votre France, vous disent les employés supérieurs avec un ironique dédain. Telle est du moins la réponse qu'adressa à mes justes réclamations, le 10 septembre 1843, un des chefs principaux de l'incommode et petit embarcadère du chemin du nord à Bruxelles.--Je le répète donc, les chemins de fer français sont, à l'heure qu'il est, malgré leurs imperfections, beaucoup plus confortables, plus prompts et plus polis que les chemins de fer belges.

Messieurs des railways ont, en général, le grand tort de se croire dispensés d'avoir des attentions et des égards envers les voyageurs. Ils se regardent comme des potentats nécessaires, que leurs sujets obéissants doivent être trop heureux d'adorer. Dans les commencements, le public les a autorisés en quelque sorte, par sa sotte conduite, à concevoir d'aussi folles prétentions. Victime d'un engorgement irréfléchi, il leur a prodigué des éloges ridicules; il s'est déclaré hautement leur esclave, il a même tiré vanité de son imprévoyance et de sa faiblesse. Instruit par de sévères leçons, il est actuellement plus raisonnable. S'il se détermine à leur confier sa vie, s'il consent à s'exposer à toutes leurs petites misères, il impose, en retour, aux chemins de fer, diverses obligations, il exige qu'ils aient certaines qualités dont ils avaient cru pouvoir impunément se priver.

Les petites misères des chemins de fer! Que n'ai-je l'esprit de mon ami Old-Nick pour vous les raconter! Je ne parle pas des grandes: elles sont tellement effroyables,

Che nel pensier rinuova la paura.

Mais les petites, qu'elles sont nombreuses et cruelles! Si elles ne nous font jamais mourir, comme elles nous rendent l'existence pénible! Qu'il faut être pressé d'arriver pour se déterminer à les affronter et à les subir (1)

Note 1: Est-il besoin d'avertir les lecteurs de l'Illustration que cette boutade de notre correspondant contre les chemins de fer n'a rien de sérieux... (Note du Directeur.)

Vous voulez partir par le convoi de midi; quatre ou cinq petites misères (voir Old-Nick et Grandville) vous ont arrêté en roule; vous êtes en retard: vous hâtez le pas, vous courez, même, au risque de vous faire écraser par les voitures qui encombre les abords de l'embarcadère, vous arrivez, inquiet, haletant, harassé; l'heure va sonner, le bureau est devant vous, un mètre à peine vous en sépare; mais il vous faut encore, avant de l'atteindre, décrire je ne sais quelle figure disgracieuse entre deux balustrades en bois qui le protègent contre l'empressement de la foule... Quand, votre billet à la main, vous franchissez le seuil de la dernière porte, vous apercevez, à cent pas de vous, le convoi s'éloigner, puis disparaître... Votre montre marque midi une minute.--A quelle heure part le premier convoi? demandez-vous d'une voix émue à l'un des employés de la compagnie.--A quatre heures, vous répond cet homme d'un ton ironique et bourru! Vous avez quatre heures à dépenser...

Hélas! oui. Un écrivain fort spirituel, dont le nom m'est inconnu, a eu raison de le dire, «les hommes attendent, les chevaux attendent, quelquefois même, si vous êtes jeune et beau, vieux et riche, ou fort aimable, les femmes vous attendent; mais jamais une steam-engine, ou une machine à vapeur n'a attendu personne, et il est impossible de courir après elle et de la rejoindre.»

Quatre heures à dépenser! Amère dérision! Sais-tu bien, malheureux! ce qu'elles lui couleront, à ce voyageur dont tu te moques si impitoyablement, ces quatre heures?... quelle influence, à jamais déplorable, une telle perte de temps peut avoir sur son existence? Dans le pays où il se rendait vit une jeune fille qu'il aime et qui partage son affection. Pressée par ses parents de consentir à un mariage odieux, elle l'attend pour prendre, de concert avec lui, un parti décisif. Il lui a promis d'être auprès d'elle tel jour, à telle heure. Quelque argent qu'il dépensât maintenant, il ne saurait tenir sa parole. Si celle qui l'attend, ne le voyant pas arriver, le croit infidèle, si le dépit et la jalousie l'égarent, peut-être se déterminera-t-elle à céder aux prières de son rival. Sans cette fatale barrière, il fût parti, et au lieu d'être éternellement malheureux, ces deux êtres, créés tout exprès l'un pour l'autre, eussent, comme on disait au siècle dernier,

Filé jusqu'à la mort des jours d'or et de soie.

Vous n'êtes pas seul, vous n'entrepreniez pas un voyage à la recherche d'une épouse: vous alliez, avec quelques amis, passer une journée de repos à la campagne, vous êtes arrivé à l'embarcadère un quart d'heure avant l'heure fixée... Tout semble vous sourire: l'air est pur, le ciel sans nuages, la journée sera magnifique, la société seule de vos compagnons ou compagnes de plaisir suffirait pour vous rendre heureux. Tout à coup un sifflet a retenti: c'est un signal du départ. Le chemin de fer traite les hommes comme les hommes traitent les animaux: il ne leur fait pas l'honneur de leur adresser la parole; c'est par un coup de sifflet qu'il leur exprime ses suprêmes volontés. A ce signal, les portes s'ouvrent avec fracas, et la foule se précipite vers les voitures destinées à la contenir. Entraîné par des flots d'hommes, de femmes et d'enfants, vous êtes porté malgré vous dans l'intérieur d'une voilure où, à votre grand désespoir, vous vous trouvez, seul en compagnie de sept manants aussi désagréables à voir qu'à entendre et à sentir. Nous appelez vos amis; deux on trois voix, parties de deux ou trois côtés différents, répondent à vos cris... Vous voulez sortir: un conducteur vous le défend sous peine de la vie; vos voisins se plaignent avec amertume de votre insupportable agitation; l'un deux même jette sur vous des regards menaçants, et s'apprête à vous proposer un duel pour le lendemain. En vain vous protestez contre cette odieuse tyrannie. «Votre billet, monsieur? vous demande votre geôlier, furieux de vos plaintes.--Mon billet?--Oui, monsieur, faut-il vous le répéter?--Je l'ai donné à un homme qui l'a déchiré.--Et qui vous l'a rendu?--Oui.--Où est-il alors?--Je l'ignore.» Vous le cherchez vainement, vous ne le trouvez pas, vous l'avez perdu dans la bagarre. Au moment même où le conducteur vous annonce l'agréable nouvelle qu'à l'arrivée il vous contraindra à payer une seconde fois votre place, un autre coup de sifflet se fait entendre, et la machine vous emporte sur les rails, en vomissant des tourbillons de flamme et de fumée, et en poussant les plus atroces gémissements qui aient jamais déchiré une oreille humaine!

A ce bruit, vous avez frémi malgré vous; car il vous a semblé entendre la trompette fatale de l'Ange exterminateur annonçant aux hommes l'heure du jugement dernier. Malgré vous aussi, vous vous rappelez alors toutes les fautes que vous avez pu commettre pendant votre vie, comme si vous deviez bientôt comparaître devant votre Juge suprême, et votre mémoire évoque le funèbre souvenir de la catastrophe du 8 mai...

Mais chassons ces tristes pensées, et oublions un instant que tout voyageur qui se sent emporté par une machine à vapeur sur des rails de fer, doit nécessairement recommander son âme à Dieu; supposons même qu'aucune autre petite misère ne viendra vous assaillir. Où sont les petits bonheurs de la route de terre, les beaux chevaux qui obéissent avec tant d'intelligence à la voix de leur maître, les détours gracieux de la route qui serpente au travers d'une prairie ou d'une forêt, les jeunes filles qui vous offrent des fleurs ou des fruits, les promenades à pied dans les passage difficiles avec une aimable voisine, à laquelle on offre son bras, et tant d'autres qu'il est inutile d'énumérer?--Le chemin de fer suit une ligne droite ou légèrement courbée; s'il s'arrête, c'est pour ranimer ses forces abattues, pour prendre ou pour déposer des passagers; mais jamais il ne songerait à procurer aux voyageurs qu'il conduit et leur destination ni distractions ni repos; qu'il traverse une lande inculte et désolée, un frais vallon, une belle forêt, il court toujours avec la même vitesse, sans se préoccuper des beautés de la nature; il tourmente de ses horribles cris les nerfs les moins sensibles; il aveugle, avec sa poussière noire, toutes celles de ses malheureuses victimes qui se hasardent à ouvrir les yeux; il les étouffe avec les odeurs infernales qu'il exhale à chaque soupir. Qu'un malade soit tout à coup saisi par une de ces douleurs violentes auxquelles une courte halte est absolument nécessaire, en vain, ne voulant sacrifier ni sa réputation ni sa vie, il le supplie de ralentir sa marche; sourd à ses prières comme il serait sourd à ses menaces, son impitoyable bourreau ne lui répond que par un coup de sifflet tellement effroyable, que l'émotion qu'il éprouve redouble encore la violence de son mal.....

Cependant le chemin de fer traverse un pays peu peuplé; il a fait à la dernière station une ample provision d'eau et de charbon; depuis une heure déjà il vous entraîne sans reprendre haleine, avec une vitesse de plus en plus grande... Aveuglé, suffoqué, étourdi, malade peut-être, vous sentez le besoin de respirer, ne fût-ce qu'une minute.--Vain désir! Au lieu de diminuer, la vitesse redouble... Les arbres et les maisons passent si rapidement devant vous, qu'ils ne vous paraissent plus séparés par aucune solution de continuité... Vous fermez les yeux; mais si vous cessez de voir la vitesse, vous la sentez encore. D'abord la monotonie de ce mouvement vous donne le mal de mer; puis le sang vous monte à la tête, mille pensées confuses se pressent en désordre dans votre cerveau, vous éprouvez ce mal étrange qu'on appelle le vertige. Entraîné par une force irrésistible, vous allez ouvrir la portière et vous précipiter sur les talus du chemin pour vous soustraire à cette insupportable souffrance... Heureusement, au moment où vous tourniez le bouton, le convoi commence à ralentir sa marche... Vos yeux se rouvrent, votre coeur se dilate, votre tête se débarrasse, vous respirez, vous vivez, vous êtes arrivé.

Arrivé!--J'ai bien souffert, vous dites-vous à vous-même; mais que de temps et d'urgent j'ai économisé!--Et, jouet de cette illusion, vous vous félicitez, d'avoir supporté courageusement des douleurs utiles.--Erreur grossière! Récapitulons, en effet, et, tout compte fait, il se trouve que vous avez, dépensé trois heures et dix francs de plus par le chemin de fer que par la diligence ordinaire, sur un modeste trajet de quatre-vingts lieues, et que vous avez eu en outre l'inappréciable avantage de changer sept ou huit fois de voiture.


Vue de la fontaine de Pouhon, à Spa.

Arrivé!--Payez une seconde fois votre place et courez, découvrir votre bagage au milieu d'une montagne de malles, de valises, de sacoches, d'étuis, etc. Une fouille intelligente vous a mis en possession de l'objet cherché; tout fier encore d'en être quitte à si bon marché, de n'avoir perdu aucun de vos membres, vous vous dirigez, votre bagage sous le bras, vers la porte de sortie. Une dernière misère vous était réservée. Vous avez perdu aussi le petit bulletin qui devait prouver à l'employé de service à cette porte que vous êtes le légitime propriétaire de vos effets... heureux si on ne vous arrête pas comme un voleur! Que de démarches vous devez faire avant de pouvoir obtenir la remise de tout ce qui vous appartient!--Bonne chance, ô mon infortuné compagnon de route! Quant à moi, le sort aujourd'hui m'est favorable, et je profite de ma liberté m'échapper de la station et courir à Spa.

Mais, j'y songe! que vous dirai-je de ce charmant pays que vous et vos lecteurs ne sachiez déjà? Qui n'a entendu parler de ces eaux minérales, si célèbres dans le monde entier? jamais un malade n'a demandé en vain au Pouhon et à la Géronstère la sauté qu'il avait perdue. Mais sur les dix mille étrangers qui visitent Spa chaque année, huit mille environ se portent parfaitement bien, ou se guérissent, sinon avec les eaux, du moins avec les plaisirs de Spa. Tous les matins, de nombreuses et brillantes cavalcades partent dans toutes les directions. Celles-ci vont parcourir les vastes forêts qui couronnent, à 650 mètres au-dessus du niveau de la mer, les montagnes voisines; celles-là se rendent à la cascade de Cou, à la grotte de Remouchamps, à la belle propriété de Justenville. Le soir ramène tous les promeneurs au rendez-vous commun. Souvent une même, table d'hôte, réunit trois cents convives. Après le dîner, un orchestre de musiciens exécute des ouvertures et des symphonies sous les magnifiques ombrages du la promenade de Sept heures, ou au sommet de la montagne, d'Annette et Lubin. La nuit venue, chacun se rend à la Redoute, où des divertissement variés, le jeu, le spectacle, la lecture, la conversation, les concerts, le bal, terminent la journée des heureux oisifs auxquels les hôtels de Spa ont accordé une hospitalité aussi aimable que modérée. Il y a dix ans, Spa, abandonnée pour Baden-Baden et Wiessbaden, avait beaucoup perdu de son ancienne splendeur. Une administration intelligente et les chemins de fer la rendront désormais ce qu'elle a déjà été cette année, la ville d'eaux la plut agréable, et la plus fréquentée de l'Europe.


Source de la Géronstère à Spa.

Adieu, mon cher directeur. Une autre fois, si vous me le permettez, je vous ferai part de la découverte de la Moselle par votre dévoué correspondant.



Les Fêtes de Septembre, à Bruxelles

23, 24, 25, 26 SEPTEMBRE 1843.

Avant 1830 la Belgique ne s'était jamais appartenue à elle-même; les Romains, les Francs, des seigneurs féodaux, les ducs de Bourgogne, la maison d'Autriche, l'Espagne, la France et la Hollande, l'avaient tour à tour conquise et gouvernée. La Révolution de Juillet lui inspira le désir et le courage de devenir libre et indépendante. Au mois de septembre 1830 elle prit les armes, chassa ses derniers maîtres, brisa, en ce qui la concernait, les traités de 1815, et, puissamment aidée par la France, elle conquit enfin sa nationalité. Aujourd'hui elle forme un des États secondaires de l'Europe.

Cependant, bien qu'unies entre elles par les mêmes lois, les neuf provinces dont se compose le royaume de Belgique offraient encore des divisions parfaitement distinctes. Chacune d'elles avait sa physionomie, son climat, sa langue, ses moeurs, ses coutumes, ses opinions. La révolution une fois accomplie, les hommes d'État appelés à la diriger durent donc s'occuper de moyens de fondre en un seul tout homogène ces éléments si divers et si opposés. Les habitants de la Belgique étaient Français, Allemands, Hollandais, Espagnols même: il fallait les rendre tous Belges. Pour atteindre ce but, le gouvernement présenta la loi du 1er mai 1834, qui décrétait l'établissement d'un vaste ensemble de chemins de fer.


Anniversaire de la Révolution belge.--Concert dans le Parc de Bruxelles.

Cette grande mesure, si promptement exécutée, a déjà eu d'immenses résultats. Sans doute elle n'a pas encore produit tous les effets que l'avenir doit en attendre; mais en rapprochant à de courtes distances les provinces les plus éloignées, elle a affaibli, si ce n'est détruit, une foule de préjugés et de rivalités; elle a rendu, de plus, d'éminents services à l'agriculture, au commerce, à l'industrie; enfin elle a évidemment favorisé le développement intellectuel de la nation. Ainsi, depuis 1830, la Belgique, qui emprunte ses différents idiomes aux peuples qui l'avoisinent, et qui, par conséquent, n'a point de littérature nationale proprement dite, a publié, pour la première fois, des ouvrages originaux d'un mérite incontestable. Les arts ont devancé les progrès de la littérature. La peinture, la sculpture, la musique, ont maintenant, chez, nos voisins du Nord, de célèbres interprètes.

Le gouvernement belge n'a pas voulu que le peuple pût perdre le souvenir d'une révolution dont les bienfaits sont déjà si grands. Aussi fait-il chaque année célébrer des fêtes publiques en l'honneur de son anniversaire. Ces fêtes ne sont pas toujours aussi monotones et aussi ennuyeusement absurdes que celles qui ont lieu à Paris, soit au 1er mai, soit au 29 juillet; elles varient selon les circonstances et selon les opinions des ministres régnants. Tous les ans le programme est discuté et arrêté par les Chambres.

Ainsi, en 1831, la même année où furent votés les chemins de fer, les fêtes de septembre eurent un caractère qu'on ne leur a malheureusement plus donné depuis. M. Hogier, alors ministre de l'intérieur, avait conçu le plan d'un grand concours musical et littéraire, qui avait pour but d'aider au développement de l'intelligence. Ce but fut atteint. Le gouvernement décerna des médailles et des sommes d'argent à des littérateurs et à des compositeurs de musique. Ces récompenses avaient un grand attrait pour des artistes belges, dont les travaux sont si rarement rémunérés avec quelque munificence ou avec quelque dignité dans leur pays. Ce concours ne fut suivi d'aucun autre; mais l'impulsion était donnée, et, à dater de ce moment, une grande activité se déploya dans les travaux intellectuels. La littérature et la musique, qui ne peuvent aussi facilement se produire que la peinture et la sculpture, firent cependant de grands progrès. Ce fut en 1835, si nous ne nous trompons, qu'eut lieu dans le temple des Augustins, sous la direction de M. Félis, le premier grand festival belge de musique. Un nombre considérable d'instrumentistes et de chanteurs, venus de tous les points de la Belgique, se rendirent dans cette ancienne église, transformée en salle de concert.


Anniversaire de la Révolution Belge.--Concert dans l'ancienne église des Augustins.

En 1837, le déplorable état où se trouvait alors l'enseignement primaire inspira l'idée de créer à Bruxelles une société ayant pour but de répandre l'instruction parmi les classes ouvrières. Cette société ouvrit des cours gratuits qui comptèrent, en peu de temps, plus de huit cents élèves. On y enseignait surtout la musique.

Le gouvernement s'était méfié des tendances de cette société; rassuré, il conçut l'idée de faire servir cet enseignement à l'embellissement des fêtes de septembre de l'année 1838. Des choeurs devaient être chantés sur la place des Martyrs au moment de l'inauguration de la statue de la Liberté élevée à l'endroit où reposent les combattant» qui succombèrent en 1830. Mais les ministres actuels, craignant sans doute de donner aux fêtes de septembre un caractère trop prononcé, renoncèrent à ce projet.

Cependant, l'enseignement musical continua de faire de rapides progrès parmi les masses; de nombreuses sociétés de chant se constituèrent de toutes parts, et, en 1841, le gouvernement songea de nouveau à les employer aux fêtes de septembre; un grand concours vocal ayant été institué cette année à Bruxelles, toutes les sociétés de chant du royaume et même de l'étranger furent invitées à y prendre part. Des médailles étaient destinées aux sociétés victorieuses. Une fête semblable eut également lieu en 1842; mais alors déjà on s'aperçut des nombreux inconvénients qu'elle offrait. Les villes ou résidaient les sociétés qui n'obtenaient point de prix virent leur défaite avec dépit. L'union que l'on voulait faire régner entre toutes les provinces de la Belgique fut de nouveau compromise, On se rappela que, sous le gouvernement hollandais, une haine profonde entre Gand et Anvers n'avait eu d'autre motif que le prix remporté par la première de ces villes à un concours de musique. Les concours de chant durent donc être abandonnés de nouveau.

L'anniversaire de la Révolution de 1830, célébré cette année à Bruxelles, n'a pas encore été ce qu'il devrait être si le gouvernement comprenait son devoir. Les fêtes données étaient plus faites pour récréer les yeux que pour réjouir le coeur ou élever l'intelligence. Cependant, parmi ces fêtes, nous en avons remarqué qui sont susceptibles de développer de plus en plus, en Belgique, le goût et le sentiment de la musique; tels sont, par exemple, les concerts donnés aux Augustins et au Parc.

L'ancienne église des Augustins, où se donnent actuellement à Bruxelles les concerts qui exigent la réunion d'un grand nombre d'exécutants, est un édifice élevé en 1642 et réuni à cette époque à un couvent d'une construction beaucoup plus ancienne. L'extérieur, d'une remarquable simplicité, offre quelque intérêt; le portail de l'église est assez large: il est orné de six colonnes dont les chapiteaux supportent une corniche qui règne, sur toute la façade. Trois portes donnent accès à l'intérieur. Les dessins de cette église et de son portail sont dus à Wenceslaus Coebergher.

L'intérieur des Augustins, disposé actuellement en salle de concert, peut contenir un grand nombre d'auditeurs; des bancs sont rangés dans la nef principale ainsi que dans les deux nefs latérales. Au-dessus des deux nefs latérales, on a élevé des espèces de tribunes qui contiennent encore un certain nombre de places. Au fond, dans l'ancien choeur, se trouve l'orchestre.

La partie musicale des fêtes de cette année a été confiée par le gouvernement à M. Ferdinand, ancien chef d'orchestre du théâtre de Liège. M. Ferdinand a fait preuve d'une grande activité, et surtout de beaucoup d'habileté dans l'organisation et dans la direction des grandes solennités musicales. Trois cents exécutants environ, tant instrumentistes que chanteurs, se trouvaient placés sous sa direction aux concerts des Augustins. Liège, Tongres. Verviers, Namur, Mons, Maestricht, Berg-op-Zoom, Leyde. Cambrai, Valenciennes, Courtrai, Bruges, Ostende, Gand, Termonde, Ham, Lille, Spa, Aix-la-Chapelle, Cologne et Mayence, avaient envoyé à Bruxelles, par les chemins de fer, l'élite de leurs dilettanti. Comme on le voit, la Hollande elle-même était représentée à ce Festival. Telle est la puissance de la musique, qu'elle force à fraterniser les ennemis les plus irréconciliables.

Cette masse imposante d'exécutants a rendu avec beaucoup d'ensemble quelques-uns des morceaux les plus célèbres de la musique classique, au nombre desquels on a surtout remarqué les magnifiques compositions de Beethoven, de Chérubini, de Méhul, de Haendel et de Haydn.

Outre les deux concerts donnés aux Augustins, le programme des fêtes de septembre portait qu'une troisième séance musicale, également dirigée par M. Ferdinand, aurait lieu dans l'enceinte du parc.

Le parc de Bruxelles, regardé avec raison comme l'une des plus belles promenades de l'Europe, est merveilleusement disposé pour que la musique,--la musique vocale surtout, --y produise de beaux effets. Vers le milieu de cette magnifique promenade se trouve un bassin rempli d'eau. C'est à quelques pas de ce bassin que l'on avait disposé une estrade où sont venus se placer, vers les sept heures du soir, tous les chanteurs appelés à prendre part à ce concert vocal. Notre dessin peut seul donner une idée de l'aspect féerique que présentait cette scène, brillamment éclairée par des milliers de lampions et de candélabres, qui se réfléchissaient dans l'eau du bassin, et dont un sombre rideau de verdure faisait encore ressortir l'éclat.

Si jamais de nouvelles modifications étaient apportées aux fêtes variables de l'anniversaire de la Révolution belge, l'Illustration préparerait de nouveau ses crayons et sa plume.



Un Amour en province.

NOUVELLE. (Suite et fin.--Voir v. II, p. 74)

II

La mère de Démosthène passait les premiers mois de son deuil dans une jolie bastide que son mari avait achetée sur les bords de la mer pour aller se reposer des fatigues du barreau. C'est là qu'entourée de sa famille, elle attendait l'arrivée de son fils. Démosthène n'avait qu'une soeur, qui s'était mariée pendant son absence avec un assez riche négociant nommé M. Armand. Celui-ci était resté orphelin de bonne heure, et avait servi, pour ainsi dire, de tuteur à deux soeurs plus jeunes que lui. Madame Delvil, qui dépassait alors trente ans, dissimulant son âge, unie à un vieux mari qui lui laissait une grande liberté, élégante, coquette, et étrangement dépitée de voir toujours auprès d'elle une jeune soeur de dix-huit ans, à l'air noble et candide, vraiment, belle, douée d'une intelligence supérieure et originale qui ne s'était encore éveillée qu'à demi dans ce contact étouffant du monde jaloux ou vulgaire qui l'entourait. Thérèse Armand était pour sa soeur un objet de menaçante rivalité: tandis que les grâces de la jeune fille se développaient chaque jour, les charmes un peu surannés de la femme déjà sur le retour tendaient il s'effacer pour jamais. C'est pour la plupart des femmes une époque pleine d'amertume et d'aigreur que cette phase du déclin. Madame Delvil la combattait résolument; mais forcée de lui céder cependant, elle éprouvait des révoltes intérieures qui se trahissaient en mauvaise humeur contre Thérèse, calme, riante et chaque jour plus jolie. Aussi souvent et aussi longtemps que possible, madame Delvil s'était reposée du rôle de mentor de Thérèse, que lui imposait sa qualité de soeur aînée, d'abord sur son frère, plus tard sur sa belle-soeur, et, en dernier lieu, sur la mère de Démosthène, qui, depuis la mort de son mari, avait trouvé une douce distraction à sa douleur dans l'aimable compagnie de la jeune fille. De son côté, Thérèse s'était sentie véritablement heureuse de passer quelques, mois avec la bonne veuve dans cette riante bastide, au bord de la mer, loin du ménage un peu bourgeois de son frère et des goûts mondains et vulgaires de sa soeur. Elle avait plus vécu par l'esprit et l'imagination, durant ces quelques semaines de solitude, que pendant les années lentement écoulées de sa jeunesse contenue et rêveuse. Le père de Démosthène, voulant en imposer comme érudit et comme bel-esprit, avait eu le luxe d'une double bibliothèque à la ville et à la campagne, et sa veuve, qui n'avait jamais ouvert de sa vie un autre livre que son livre d'heures, ne soupçonna pas qu'il y eût le moindre danger pour une jeune fille de lire tous les livres de littérature une son mari avait mêlés aux Digestes et aux Codes.

Thérèse lut ainsi les poètes, les historiens, et même quelques romans. Clarice Harlowe la loucha; Corinne exalta son intelligence; la Nouvelle Héloïse fut pour elle sans danger, Julie lui parut raisonneuse et pédante, et Saint-Preux un triste idéal. Enfermée dans le cabinet de l'avocat défunt, la jeune fille dévorait volume sur volume, tandis que la mère de Démosthène surveillait ses poules, ses lapins et ses fruits. Thérèse employait ainsi les heures brûlantes de la journée, alors que la promenade était impossible; mais lorsque, le soir, la brise de la mer fraîchissait, elle allait s'asseoir sous un petit bois de pins qui touchait au rivage, elle rêvait délicieusement, son coeur se dilatait, elle sentait, en face de la nature, le réveil d'une âme forte et d'une sensibilité exquise. Parfois la mère de Démosthène l'accompagnait; alors la jeune fille était distraite de ses rêveries accoutumées par la conversation de la bonne mère, qui ne tarissait pas en éloges sur son fils bien-aimé, gloire à venir de sa maison, noble héritier de l'éloquence paternelle. Thérèse, dont l'esprit juste et un peu moqueur s'était permis de douter depuis quelques années du génie du père de Démosthène, fut d'abord disposée à la même incrédulité envers les mérites du fils; mais la mère les exaltait avec tant de conviction et de ferveur, qu'insensiblement sa foi fit quelque impression sur l'âme de la jeune fille; il y avait d'ailleurs, ajoutait la bonne veuve, des rapports frappants de goûts entre Démosthène et Thérèse: comme elle, il aimait l'étude, la littérature, la poésie. Insensiblement l'esprit de la jeune fille fut attiré vers cette image du jeune Parisien instruit, élégant et spirituel, ainsi qu'on se plaisait à lui représenter Démosthène dans sa famille; et parfois, durant ses promenades au soleil couchant qui se baignait dans la mer, une figure idéale et chère peuplait la solitude qui se déroulait devant elle: c'était celle de Démosthène!!!... Elle était dans cette disposition d'âme, lorsqu'une lettre du héros de ses rêves annonça à l'heureuse veuve le jour fixé pour l'arrivée de son fils. Il devait, avant de se montrer à la ville, aller embrasser sa mère à la campagne, et s'y arrêter une semaine pour se reposer de la fatigue du voyage.

Le jour si vivement désiré par la mère de Démosthène et assez, impatiemment attendu par Thérèse arriva enfin. Dès le matin, M.. et madame Armand et madame Delvil, dans sa plus jeune et agaçante toilette, s'étaient rendus à la bastide. On ne savait pas à quelle heure précise devait arriver le voyageur, de sorte que toute la journée se passa dans une attente agitée. La bonne mère allait et venait, donnant des ordres, gourmandant et aidant sa cuisinière, afin que le premier repas qu'elle offrirait à son fils fut exquis en tous points. M. Armand se promenait avec sa femme dans l'allée du petit jardin, et, comme un bon négociant, causait affaires d'intérêt. «Votre frère se montrera, j'espère, équitable dans le partage, disait-il à sa femme; il hérite, grâce à l'injuste testament de votre père, du quart en sus de tous les biens; je pense du moins qu'il nous laissera notre part d'immeubles.--Oui, certes, il le faudra bien,» répondait la ménagère, qui, en femme positive, était résolue à plaider contre son frère plutôt que de se laisser dépouiller. Madame Delvil passait les heures d'attente dans sa chambre, allant de son miroir à la fenêtre, épiant le moindre bruit, revenant arranger une boucle rebelle, un noeud de ruban d'un effet incertain, et, tout en se mettant sous les armes, elle pensait que l'aimable avocat parisien ferait une heureuse diversion à la monotone compagnie des jeunes négociants de la ville, qui ne savaient parler que bonne chère et denrées coloniales. Quant à Thérèse, assise sous un berceau d'acacias en fleurs d'où l'on dominait la route et la mer, elle lisait une des plus belles élégies de M. de Lamartine, celle qui commence ainsi:

D'ici je vois la vie à travers un nuage

S'évanouir pour moi dans l'ombre du passé;

L'amour seul est resté, comme une grande image

Survit seule au néant dans un souvenir effacé.

Ces expressions brûlantes et poétiques d'un ravissement et d'une souffrance qu'elle comprenait, mais qu'elle n'avait pas encore ressentis, initiaient son âme à l'amour, à cet ineffable et divin sentiment qui, selon d'expression du poète, survit seul au néant. L'image de Démosthène flottait dans son ardente rêverie. Un bruit se fit entendre; elle crut qu'il arrivait, elle resta immobile, son coeur battait avec force: une larme s'échappa de ses yeux et tomba sur le feuillet du livre entrouvert; mais tout à coup elle s'arracha elle-même à son émotion en poussant un petit éclat de rire enfantin: son esprit était en révolte contre son coeur: elle céda à cette opposition. Malgré les séductions qu'elle prêtait ou fantôme adoré, le nom de Démosthène lui paraissait souverainement ridicule, et elle se disait qu'un homme d'esprit, dans notre siècle de sérieuse simplicité, aurait dû se débarrasser bien vite de ce nom écrasant. Tout en pensant ainsi, elle monta d'un pas leste et avec un air demi-railleur les marches du perron qui conduisait au salon. Démosthène n'était pas arrivé. Toute la famille attirée, ainsi que Thérèse, par une fausse alerte, était là réunie; M. et madame Armand, fort calmes; la mère, inquiète et troublée par la pensée des dangers imaginaires que son fils courait en route; madame Delvil, assise près de la porte vitrée qui s'ouvrait sur le perron, jouant avec un charmant éventail ou avec les barbes diaphanes d'un gracieux bonnet qui encadrait coquettement et rajeunissait son joli visage; parfois son attention se portait sur les plis réguliers de sa robe de taffetas noir, ornée de dentelles noires, et dessinant à merveille sa taille encore svelte. Vue seule, madame Delvil aurait encore pu faire illusion; mais, à côté de sa soeur, ce n'était plus qu'un débris; elle le sentait, et involontairement elle jetait des regards d'envie sur la jeune fille belle et sereine qui était là près d'elle, nonchalamment accoudée sur la table où reposait le livre qu'elle continuait à lire. Ses blonds cheveux, relevés en nattes au sommet de la tête, entouraient de grappes flottantes son frais visage, son cou pur, et venaient effleurer ses blanches épaules; une simple robe de mousseline bleue dessinait sa taille souple et fine; ses manches étaient courtes et laissaient à découvert des bras d'une pureté de forme qui rappelait la statuaire grecque. Elle était ainsi adorablement belle, et la pensée envieuse de sa soeur, tout en cherchant un défaut à ces charmes si purs, était vaincue. Elle disait alors tout bas, «C'est bien avec raison que nos lourdauds de province l'ont surnommée, la perle des Bouches-du-Rhône!» Tandis que chacun s'abandonnait ainsi à ses préoccupations diverses, la nuit était tout à fait venue. Tout à coup un bruit de fouet se fit entendre; «Pour cette fois, c'est bien lui!» s'écria la mère, et retrouvant de jeunes jambes, elle courut sur la route par laquelle devait arriver son fils. M. et madame Armand la suivirent d'un pas plus modéré. Madame Delvil composa son sourire le plus séduisant, son regard le plus assassin, et descendit le perron. Thérèse seule resta debout sur le seuil de la porte, en apparence indifférente, mais en réalité fort troublée; car, au moment où la voiture s'arrêta et qu'elle vit un jeune homme dont elle ne distingua pas les traits s'en élancer, elle prêta à cette ombre, que la veuve de l'avocat pressait avec tendresse dans ses bras, toutes les séductions irrésistibles de l'idéal de ses rêves; et, s'abandonnant de nouveau à son coeur, elle s'écria mentalement: «Oh! mon Dieu, ne serai-je pas déçue? sera-t-il tel que je l'espère? et m'aimera-t-il?

III.

Après avoir embrassé sa mère, sa soeur et son beau-frère, et baisé galamment la blanche main de madame Delvil, Démosthène entra dans le salon très-faiblement éclairé; il aperçut Thérèse plutôt qu'il ne la vit, il la baisa au front d'un air distrait, comme une aimable enfant dont sa mère lui avait souvent parlé dans ses lettres. La jeune fille tressaillit sous ce premier baiser donné froidement, mais reçu par elle avec une émotion virginale et brûlante. Elle resta quelques instants recueillie, les paupières baissées, connue si elle eût craint qu'un regard fit évanouir l'ineffable bonheur qu'elle venait d'éprouver; enfin elle se décida à regarder Démosthène. Ce premier coup d'oeil fut un désenchantement, elle le trouva vieux et laid; mais il parla, et le son de sa voix la charma, cet accent parisien si doux, si correct, en contraste avec le mauvais français criard et discordant qu'elle entendait chaque jour, lui parut une harmonieuse musique. Il parla de Paris, de ses monuments, de ses orateurs, de ses artistes, de ses littérateurs célèbres; il cita des vers des poètes en vogue qu'il connaissait tous, disait-il; il se vantait, il mentait, il produisait un grand effet. Thérèse l'écoutait avec ravissement; il s'exprimait d'une manière fort ordinaire, mais les choses qu'il racontait avaient un attrait de puissante curiosité pour la jeune fille; elle restait silencieuse et charmée, tandis que madame Delvil, sémillante et coquette, questionnait Démosthène, le complimentait, s'occupait sans cesse de lui et le forçait à s'occuper d'elle. Pour la première fois, Thérèse souffrait de l'irritante coquetterie de sa soeur, sa candeur en était révoltée. Que voulait madame Delvil? dans quel but exciter l'attention de Démosthène et provoquer sa galanterie? Elle, du moins, elle était libre, elle pouvait l'aimer... et, en pensant ainsi, elle sentit une sorte de mépris pour sa soeur. Durant toute la soirée, Démosthène avait à peine regardé une ou deux fois le jeune fille; elle lui avait paru fort belle, mais il la jugea très-sotte, car, plus occupée à l'écouter qu'à se montrer elle-même, elle avait gardé un strict silence. Retirée dans sa chambre, Thérèse pleura; il est noble, instruit, distingué, pensa-t-elle; je l'aime, mais il ne m'aime pas, il aime ma soeur; et elle se sentit jalouse.

IV.

Elle passa une nuit fort agitée, et le lendemain, quand le jour parut, elle descendit dans le cabinet du père de Démosthène, y prit un volume, et alla s'asseoir sur le bord de la mer. Elle lisait à haute voix cette admirable éloge du lac, dont le langage passionné a souvent servi d'interprète à des auteurs qui auraient craint de se trahir sous des expressions moins poétiques. Un bruit de pas vint l'interrompre, elle tourna la tête, aperçut Démosthène, et tressaillit visiblement. «Pardon, mademoiselle, je vous dérange, je suis indiscret... Mais que lisez-vous là, vos prières du matin, sans doute? ajouta-t-il d'un ton demi-railleur.--Oui, comme une petite fille, répondit-elle en souriant malicieusement à son tour. --Mais non, s'écria Démosthène avec étonnement: Lamartine! le lac! oh! le Lac, c'est mon morceau favori; que de fois je l'ai déclamé!» et, prenant le livre des mains de Thérèse, il se mit à réciter avec assez d'art ces belles strophes qui, accompagnées du bruissement des vagues, et, à cette heure matinale et recueillie, parurent plus belles encore à l'âme attendrie de Thérèse. C'est le poète qui la captivait, mais, involontairement, elle attribua au charme de la voix de Démosthène une partie de son émotion. Bientôt elle s'imagina que ces beaux vers traduisaient des sentiments réels que Démosthène connaissait, et qu'il ne les disait si bien que parce qu'ils étaient un écho de son coeur. A la dernière strophe, des larmes jaillissaient sur les joues de Thérèse. Enchanté de l'effet qu'il pensait avoir produit: «N'est-ce pas que c'est beau, dit ainsi? poursuivit-il; et maintenant, voulez-vous du Racine? écoulez la déclaration de Néron à Junie, vous croirez entendre Talma.» Et il se mit à déclamer avec une certaine habileté d'imitation ces vers inaltérablement beaux.

Thérèse l'écoutait avec ravissement, car toute grande poésie l'émouvait. Il lui lit entendre ainsi plusieurs fragments de nos meilleurs poètes; elle le louai fort de son goût et de son talent, et lui découvrit alors qu'elle avait beaucoup d'instruction et d'esprit, un esprit vif, original et profond, qui l'embarrassait parfois, lui qui n'avait qu'une intelligence de placage.

Ils se promenèrent fort longtemps sur le rivage et dans le petit bois de pins. A l'heure du déjeuner, la voix retentissante de M. Armand vint les avertir qu'on les attendait à la bastide. Thérèse, un peu troublée, passa devant son frère sans lui parler, et elle rejoignit ces dames déjà réunies dans la salle à manger.» Mais savez-vous que votre soeur est charmante? dit d'un ton de connaisseur Démosthène à son beau-frère.--Je le crois bien, répondit simplement l'honnête négociant; c'est la plus belle personne du département, sans compter qu'elle a un esprit qui nous étonne: nous ne savons d'où il vient.--Oui, en vérité, son esprit est surprenant, répliqua Démosthène. --Plusieurs riches partis se sont déjà présentés pour elle, mais elle n'épousera jamais qu'un homme bien élevé et d'un vrai mérite.» Démosthène se rengorgea. En ce moment, ils entrèrent dans la salle à manger.--Quoi! monsieur le Parisien, vous faire attendre? dit madame Delvil en minaudant.--C'est la faute de votre aimable soeur, répondit Démosthène avec un sourire galant qui s'adressait à Thérèse.--En vérité? répliqua sèchement madame Delvil.--Oui, madame, je me suis oublié en lui récitant de beaux vers; elle les sentait si bien qu'elle encourageait mon faible talent.--Je l'avais prévu, dit naïvement la mère de Démosthène; vous avez les mêmes goûts, vous déviez, vous entendre--Ainsi, monsieur, poursuivit madame Delvil avec une sorte d'irritation, vous approuvez qu'une jeune fille se nourrisse l'esprit de romans et de poésie?--Eh! eh! ma soeur, l'amour qu'on trouve dans les livres ne mène pas si loin que d'autres amours, répliqua M. Armand avec un gros rire.» Madame Delvil jeta à son frère un regard de superbe dédain, et, continuant à s'adresser à Démosthène: Est-ce qu'à Paris, monsieur, on aime les femmes bel-esprit?--Ou aime les femmes qui ont assez d'intelligence pour apprécier la notre, répondit Démosthène avec fatuité.--Seulement assez pour cela? lui dit Thérèse d'un ton un peu railleur.» Il fut déconcerté; et, pour sortir d'embarras, il s'efforça de nouveau d'être très-aimable auprès de la jeune fille. Son amour-propre était en jeu; c'était, disait-on, la plus belle personne du département, et, quoiqu'elle eût à peine dix-huit ans, on la citait déjà pour son esprit. De prime abord occuper ce jeune coeur, s'en faire aimer, n'était-ce pas pour lui une preuve de supériorité dont il devait être fier? Un instant, dans la soirée de la veille, la coquetterie de madame Delvil l'avait attiré; mais quand il revit au grand jour ces grâces de trente ans auprès de la fraîche beauté de Thérèse, il s'accusa de mauvais goût.

D'ailleurs, le souvenir des charmes surannés de Léocadie le rendait plus disposé encore à la séduction de la jeunesse; il sentait qu'être aimé de Thérèse, après l'avoir été de la figurante, serait une éclatante réhabilitation nécessaire à son amour-propre. Dans cette situation d'âme, il ne s'occupa que de la jeune fille; madame Delvil en vieillissait de dépit. Après le déjeuner, elle se retira dans son appartement pour essayer d'une nouvelle toilette, pensant que celle du malin avait manqué son effet.--Thérèse passa dans la petite bibliothèque, Démosthène l'y suivit; elle lui parla de nouveau de Paris. Ils causèrent longtemps avec bonheur. La conversation de Démosthène empruntait un vif intérêt aux souvenirs de tout ce qu'il avait vu; celle de la jeune fille était naturellement enjouée, spirituelle et supérieure. Ils furent interrompus par le bruit d'une voiture qui s'approchait de l'habitation; Démosthène regarda par la fenêtre, et laissa échapper un cri de surprise et presque d'effroi. Dans cette voiture qui touchait à la bastide, il venait de reconnaître Léocadie!

V.

Il ferma brusquement la fenêtre, et donnant un tour de clef à la porte du cabinet, il se précipita aux genoux de Thérèse, «Mademoiselle, lui dit-il avec emphase, au nom du ciel, donnez-moi une preuve d'affection!» Presque épouvantée de cet étrange mouvement et de ton solennel, Thérèse se dirigea vers la porte, qu'elle allait ouvrir lorsque Démosthène s'écria avec plus d'instance: «Oh! de grâce, mademoiselle, ne craignez rien, mais écoutez-moi!--Et que faut-il que j'écoute? dit Thérèse en tremblant et en rougissant beaucoup.--Vous m'inspirez une respectueuse admiration, une irrésistible sympathie; eh bien! en échange de ces purs et vifs sentiments, accordez-moi un peu de confiance, un peu d'amitié.--Comment? répondit Thérèse.--En croyant ce que je vous dirai sur ce qui va se passer ici, et en ne cherchant pas à le pénétrer.--Et que va-t-il se passer? dit Thérèse avec une sorte de terreur.--Vous le saurez, s'écria Démosthène; mais consentez, à ne pas en être témoin: restez ici un quart d'heure à m'attendre.--C'est facile, répondit Thérèse en souriant: je suis restée souvent plusieurs heures volontairement enfermée. --Oh! merci.» s'écria Démosthène, qui reçut cette réponse comme un consentement. Et ouvrant la porte, il en ôta la clef et la referma à l'extérieur. «Quoi! prisonnière! s'écria Thérèse, mais je ne veux pas; ouvrez donc, monsieur.» Démosthène ne l'entendit point, la vois retentissante de Léocadie arrivait seule en ce moment jusqu'à lui: il se précipita pour conjurer l'orage. Cependant Thérèse s'était approchée de la fenêtre, et à travers des barres de fer qui la rendaient infranchissable, elle avait vu la voiture déboucher de l'avenue de la bastide et s'arrêter devant le perron. Une femme en descendit; Thérèse ne put distinguer qu'un mantelet noir et un voile vert. Cette femme était-elle jeune et belle, ou vieille et laide? l'esprit de la jeune fille se perdit en conjectures. Pour satisfaire sa curiosité, elle fut sur le point d'appeler. «Je veux la voir,» pensait-elle. Puis, après une réflexion, «Mais à quoi bon? ne m'a-t-il pas dit qu'il se sentait attiré vers moi par une irrésistible sympathie? c'est donc moi qu'il aime!

Cette femme, quelle qu'elle soit, il ne l'aime pas!» Cette pensée lui fut douce et elle se résigna à l'attente. L'obéissance et le, dévouement sont si faciles en amour! et en ce moment Thérèse; croyait sincèrement aimer Démosthène. Elle s'assit sur le bord! de la fenêtre, et se mit à rêver avec assez de calme.

VI.

«Démosthène! Démosthène! criait éperdument Léocadie en franchissant la porte du salon, où étaient alors réunis la veuve de l'avocat, sa fille et son gendre.--Que voulez-vous, madame? dit M. Armand en se levant ébahi.--Ce que je veux, répondit la figurante; l'ingrat n'est-il pas ici?» Et elle se mit à jouer au naturel une scène d'Ariane abandonnée. En ce moment Démosthène entra. L'indignation céda la place à l'humour dans le coeur de Léocadie, et s'élançant vers l'infidèle, elle l'étreignit à l'étouffer dans ses bras musculeux. Il se débattit quelques instants, et finit par se dégager. «Madame, dit-il d'un ton grave tout à fait plaisant, la plus grande preuve de tendresse que vous puissiez me donner, c'est de remonter dans votre voiture: je vous rejoindrai dans quelques minutes, je vous le jure, et je vous reconduirai à la ville; mais vous comprenez, bien, ajouta-t-il, que j'ai quelques explications préalables à donner à ma mère, à ma soeur» Et tout en parlant ainsi, il reconduisait la figurante vers la porte. «J'y consens, murmura-t-elle; mais si vous ne reparaissez pas dans dix inimités, je reviens.» A peine eut-elle disparu que la mère, la soeur et le beau-frère de Démosthène s'écrièrent à la fois: «Quelle est donc cette femme? que vient-elle faire ici?--Cette femme m'a beaucoup aimé, et elle ne peut vivre sans moi!--C'est en dehors de tout principe! s'écria l'excellente mère.--Mais cette femme est fort laide, objectèrent M. et madame Armand?--Elle a été fort belle, et c'est encore une de nos premières, tragédiennes.--Jésus Marie! s'écria l'honnête veuve scandalisée, je savais bien que Paris te perdrait.

--Soyez tranquille, ma mère, je n'épouserai jamais cette femme; mais je dois quelques égards à son dévouement à ses malheurs, à son talent je vais la reconduire à la ville, lui faire entendre raison et je vous reviens.» A ces mots il sortit, et, se dirigeant du côté de la petite de la petite bibliothèque, il aperçut Thérèse et s'approcha d'elle. «Je viens vous délivrer, lui dit-il en lui remettant la clef de la porte, qu'il avait fermée sur lui. Oh! merci, ajouta-t-il, de votre condescendance, et maintenant donnez-moi encore une preuve de bonté: ne m'accusez pas pendant ma courte absence; à mon retour je vous dirai tout. Cette femme, qui m'a suivi jusqu'ici, a été bien belle, bien séduisante puis elle ma tant aimé. Pour moi, Thérèse, ajouta-t-il d'une voix émue, avant de vous connaître, sais-je si j'ai aimé? Et sans attendre de réponse, il disparut. Tout en rejoignant avec humeur Léocadie, il se félicitait d'avoir pu la dérober du moins aux regards de madame Delvil et surtout à ceux de Thérèse. Si par malheur Thérèse l'avait vue, pensait-il, c'en était fait de mon prestige. Une telle héroïne m'aurait rendu bien ridicule, tandis qu'inconnue, son image agitera le coeur de la jeune fille et le tournera infailliblement vers moi. Tout en pensant ainsi, il se réjouissait de son habileté. Dans cette aventure, il songeait à mettre à couvert, non sa moralité, mais son amour-propre.

VII.

«Madame, dit-il d'une voix très-rude à la figurante, je ne comprends rien à votre équipée; je vous avais laissée à Paris dans une position avantageuse, et.....--Bien avantageuse, ni elle! interrompit Léocadie d'un ton naturellement aigri par les paroles de Démosthène; dès le premier soir, une cabale a interrompu mes débuts, et pour vous suivre, pour payer ma place à la diligence, j'ai été forcée de vendre mon mobilier.

--Quel folie! murmura Démosthène; et maintenant que voulez-vous? qu'espérez-vous faire, ici?--Ne plus vous quitter, et si vous me repoussez, faire un esclandre, vous afficher, faire renaître votre ingratitude à tout le pays, et enfin, si vous me refusez votre appui, je débuterai, pour gagner de quoi vivre, sur le grand théâtre de la ville.» Cette dernière menace épouvanta Démosthène; il n'avait plus d'illusion sur le talent de la figurante, et il sentait que si elle paraissait sur la scène locale, elle serait indubitablement sifflée. Alors comment aspirer désormais à la réputation d'homme irrésistible, qu'il ambitionnait d'acquérir en arrivant en province. Vue et jugée par toute la ville, Léocadie devenait une héroïne impossible; ce n'était plus qu'une grotesque Dulcinée. Pour conjurer cette redoutable alternative, Démosthène se décida à filer doux «Madame, lui dit-il, feignant d'être subitement attendri, je serais le plus ingrat des hommes si je n'étais profondément reconnaissant de la preuve d'amour que vous me donnez: mais cet amour me serait trop envié s'il venait à être connu. De grâce, Léocadie, consentez à mener ici une vie cachée; je vous verrai souvent, je ne serai occupé que de vous; mais je veux qu'on nous ignore. La province n'a pas les moeurs de Paris, et votre arrivée, qui m'a déjà follement compromis, dans ma famille, pourrait me perdre tout à fait en public. Soyons heureux, mais sans bruit» Tout en parlant ainsi, il prenait un air suppliant qui vainquit tout à fait la figurante. Ils arrivèrent à la ville, et, après avoir installé Léocadie dans un fort modeste logement, Démosthène s'empressa de prendre congé d'elle.

VIII

Son prompt retour à la bastide interrompit toutes les conjectures auxquelles s'étaient livrés, pendant son absence, les quatre femmes et M. Armand. La crainte qui préoccupait en ce moment l'excellente veuve était que son fils, entraîné par l'étrangère, n'eût pris la fuite avec elle et ne reparut plus. «Mais elle est donc bien belle, cette Parisienne?» demanda aigrement madame Delvil, qui, ainsi que Thérèse, venait d'entendre avec une vive curiosité le récit du cette aventure.--Pas le moins du monde, répondirent d'un ton convaincu M. et madame Armand.--Je m'en doutais, répliqua madame Delvil. Ces messieurs, si difficiles en province, sont fort accommodants à Paris, on l'on ne prend pas garde à eux.--Mais cette femme peut avoir les séductions de l'esprit? objecta timidement Thérèse.» Et en se hasardant à prononcer ces paroles, elle rougit beaucoup, «Oui, sans doute, dit la bonne mère, des séductions diaboliques; c'est une femme de théâtre!» A ces mois, Thérèse baissa la tête et devint fort triste. Ainsi Démosthène n'était pas l'homme studieux et distingué qu'elle avait cru d'abord trouver; il n'aimait pas la littérature, et la poésie n'était pas l'élévation naturelle de son esprit; il ne devait l'apparence de ces nobles goûts qu'à sa liaison avec une femme de théâtre: cette réflexion fut un premier désenchantement.

En arrivant, Démosthène, qui avait étudié son rôle, embrassa cordialement sa mère, serra la main de sa soeur, fit un salut gracieux à madame Delvil, et sourit à Thérèse avec mélancolie. «Oublions ce qui vient de se passer, dit-il à sa mère d'un ton sérieux. Cette femme a commis une action extravagante en venant ici; c'est un sentiment irrésistible qui l'a poussée, le même sentiment la décide à présent à la résignation, à l'obéissance; dans peu de jours elle aura pour jamais quitté la France.--Pauvre victime! murmura d'un air railleur madame Delvil.--Pauvre femme! pensa tristement Thérèse; il l'a aimée, il ne l'aime plus et il la chasse. Démosthène ne lui paraissait pas encore ridicule, mais elle commençait à pénétrer qu'il était fort personnel. Pour lui, impatient de se réhabiliter dans son esprit, il lui dit avec instance à voix basse: «Pardonnez-moi d'avoir pensé que j'avais aimé avant de vous avoir vue, ce n'était là qu'une illusion; d'hier seulement j'ai connu l'amour.»

A ces paroles, qui ressemblaient à l'aveu d'un sentiment réel, Thérèse se troubla, garda le silence; puis, après quelques instants de recueillement, elle se retira dans sa chambre. Elle aimait Démosthène! oui, en vérité, elle l'aimait!... et qu'on ne la juge pas trop sotte d'après ce ridicule sentiment, elle comprenait instinctivement ce que c'était qu'un homme vraiment supérieur, mais comme elle n'en avait jamais rencontré autour d'elle, elle crut un instant que Démosthène allait prendre la place de cet idéal dont il n'était qu'une bouffonne parodie.

Ainsi qu'il l'avait prévu, l'arrivée subite de Léocadie avait surexcité le sentiment naissant de la jeune fille. La curiosité, la jalousie, l'amour, le dédain, luttaient dans son coeur et lui présentaient Démosthène sous les traits d'un héros de roman.

Le jour suivant, dès le matin, madame Delvil quitta la bastide; elle avait hâte de se retrouver à la ville pour raconter à toutes ses connaissances l'aventure de la veille; elle espérait se venger de Démosthène en le ridiculisant; elle n'y réussit qu'à demi. Malgré ses attestations, très-peu voulurent croire à la laideur de la figurante. Pour le plus grand nombre, ce fut une mystérieuse beauté; ou s'en préoccupa beaucoup. Les hommes envièrent Démosthène; les femmes rêvèrent à lui, et la pauvre Léocadie, retirée dans sa mansarde, ne se douta pas qu'elle avait agité pendant un mois les imaginations oisives d'une grande ville de province.

Démosthène, retenu à la bastide par ses affaires de famille, écrivit à la figurante des lettres fort tendres pour conjurer un nouvel éclat; il conquit ainsi quelques jours de liberté. Il les employa à exalter dans l'âme de Thérèse le penchant qu'elle éprouvait pour lui; la solitude et la poésie lui furent de puissants auxiliaires. Il s'occupait aussi à égler avec sa mère et sa sieur le partage de l'héritage de son père, et parfois, il montrait alors involontairement à la pénétrante intelligence de Thérèse un coeur sec, intéressé et vulgaire. Souvent sa séduction fut prête à s'évanouir; mais il lui suffisait, pour remettre la jeune fille sons le charme, de quelques beaux vers lus ensemble. Cependant le moment approchait où Démosthène devait faire ses premières armes dans ce barreau, veuf encore de l'éloquence de son père. Il était attendu à la ville, il s'y rendit avec sa mère, tandis que sa soeur et Thérèse devaient finir à la bastide la saison d'automne. Cette décision convint à la jeune fille; elle, désirait l'isolement pour s'y recueillir et mieux pénétrer le sentiment qu'elle éprouvait. Avant de la quitter, Démosthène, attendri, se déclara positivement: il lui promit un prompt retour, puis une éternelle réunion. Thérèse l'arrêta... «Avant de nous engager, dit-elle, il faut réciproquement nous bien connaître.»

Un mois suffit à Démosthène pour accaparer tous les plaideurs de sa province, enchanter par sa faconde tous les membres de la cour royale, être le point de mire de toutes les héritières à marier et de toutes les coquettes en renom de la ville; il devint l'homme à la mode de son département. Son amour-propre trônait sur des roses. Mais de toutes ses satisfactions, la plus douce, la plus complète, était d'avoir pu se faire aimer de cette jeune fille si belle, si intelligente, si admirée, lui en définitive déjà vieux, laid, médiocre. Thérèse était de plus un fort riche parti.

Pour couronner sa destinée par un tel mariage, Démosthène songea d'abord à se débarrasser à jamais de la figurante. Une occasion se présenta, il la saisit brusquement. Un directeur de spectacle recrutait dans la ville une troupe tragique pour les États-Unis; heureux d'obliger Démosthène, dont il était le débiteur, il y incorpora Léocadie. Elle pleura, s'indigna, résista d'abord, puis finit par signer son engagement, et bon gré mal gré elle fut embarquée sur un navire qui mettait à la voile.

Sur ce même élément qui l'entraînait au loin, glissait un autre vaisseau porteur d'une autre fortune. Pour en finir avec cette métaphore banale, disons simplement que M. Armand, frère de Thérèse, avait aventuré dans une opération commerciale d'outre-mer la fortune de sa soeur, qu'il gérait comme tuteur. Le vaisseau fit naufrage, et la dot entière de Thérèse fut perdue. Tandis que ce sinistre s'accomplissait dans la solitude de l'Océan, Thérèse, ignorante et insoucieuse de sa fortune, passait à la compagne ces beaux jours d'une attente agitée, si pleine de tourments et de douceur, ces jours d'illusions naïves qui passent si vite et ne reviennent jamais. Elle voyait souvent Démosthène; il lui paraissait tendre, généreux, éloquent; elle le jugeait souvent ainsi lorsqu'il n'était plus là, car alors l'idéal reprenait la place de la réalité incomplète. Si parfois Démosthène manquait à la visite promise, Thérèse, éprouvait une morne tristesse; cette femme inconnue, qui avait suivi Démosthène en province, le retenait sans doute! Ainsi la pauvre figurante exilée était devenue, sans s'en douter, l'objet de la pudique jalousie de la jeune fille.

Un jour Démosthène était attendu à la bastide, il n'arriva pas. M. Armand lui-même, qui venait chaque soir, ne parut point. L'inquiétude de Thérèse était extrême; elle n'osait pourtant en faire l'aveu à sa belle-soeur. Le lendemain, M. Armand arriva suivant son habitude, mais il était seul et fort agité. En voyant son trouble, Thérèse, qui ne pensait qu'à Démosthène, s'écria:» Lui serait-il arrivé quelque malheur?--C'est à moi, c'est à nous, ma soeur, répondit M. Armand, qu'il est arrivé un malheur irréparable; et tout en larmes il se jeta dans les bras de sa soeur.--Mais que se passe-t-il donc, dit-elle avec effroi?

--Votre fortune et la mienne sont ruinées. J'ai aventuré votre dot, je l'ai perdue; je suis bien coupable, ma soeur.» Les traits de M. Armand exprimaient un profond désespoir. Thérèse prit la main du son frère, et lui dit avec un divin sourire: «Je craignais un malheur plus grand; je craignais la mort d'un parent, d'un ami, d'une personne qui nous est bien chère. Notre fortune est perdue; dites-vous? du moins cette campagne reste à votre femme: j'y passerai heureuse ma vie avec vous.--Et avec un autre, j'espère, dit madame Armand, attendrie de la résiliation de la jeune fille.

--Mais si cet autre ne venait pas? murmura M. Armand d'un air sombre.--Il viendra, s'écria joyeusement Thérèse en entourant son frère de ses bras; il viendra, il est trop fier, trop généreux. Il m'aime trop pour ne pas venir.» Et en répétant ces mots qui trahissaient son amour, elle était radieuse.

Cependant huit jours s'écoulèrent et Démosthène ne parut point. Il écrivit un court billet à sa soeur pour s'excuser: une affaire des plus importantes le retenait, disait-il, à la ville; il ajoutait un froid souvenir pour Thérèse. D'abord elle crut faire un rêve douloureux; mais quinze jours s'écoulèrent ainsi, il ne revenait pas, il n'écrivait plus; elle questionnait son frère. Sans doute, cette femme, cette actrice brillante était la cause de son oubli? M. Armand ne répondait point, il craignait d'accroître sa douleur en lui disant la vérité.

Un jour madame Armand reçut une lettre; Thérèse reconnut l'écriture de Démosthène: «Montrez-moi cette lettre, dit-elle vivement. Sa belle-soeur la lui remit sans l'avoir lue. Thérèse pâlit beaucoup en la parcourant; puis, sans proférer une parole, elle sortit du salon. Dans cette lettre, Démosthène annonçait son mariage à sa soeur; il épousait, lui disait-il, une riche héritière d'origine belge, point belle, mais suffisamment agréable; d'un esprit ordinaire, mais d'une grande raison, ce qui vaut bien mieux en mariage... Puis il ajoutait, comme faisant allusion à Thérèse: Une espérance plus brillante et plus chère m'avait un instant séduit... j'ai cru sagement devoir en faire le sacrifice, il m'en a coûté... «Misérable!...» s'écria M. Armand après avoir lu cette lettre. Quant à Thérèse, elle avait disparu; où était-elle? Il la chercha dans le jardin, et ne l'y trouvant point, il se dirigea sur les bords de la mer; il l'aperçut debout sur le rivage, pâle, immobile, le visage couvert de larmes. Cette horrible pensée le frappa, et d'un bond il s'élança sur le sable mouvant et saisit Thérèse par ses vêtements. «Si je voulais mourir, dit-elle impérieusement et d'un air égare, auriez-vous le droit de m'en empêcher?» Quoiqu'il fût profondément affligé, M. Armand, qui avait un esprit juste et une vive pénétration, affecta une grande hilarité, et laissa échapper un bruyant éclat de rire. Oh! mon frère, vous m'insultez! dit la jeune fille avec une explosion de sanglots!--Non, ma soeur, c'est de lui que je ris, dit-il, et il y bien de quoi, j'espère, en effet, concevez-vous une plus plaisante pasquinade? hier il vous adore! et aujourd'hui il en épouse une autre, passe une votre dot est perdue; cela mérite-t-il autre chose que la dérision et le mépris?--A ces mots, Thérèse parut, sortir d'un songe; les paroles de son frère dépouillèrent de tout prestige celui qu'elle avait cru aimer, elle le vit tel qu'il était; elle eut honte de son amour: la guérison fut rapide et complète. «Pour vous prouver ma force d'âme, dit-elle à son frère, je veux assister à ce mariage, taquiner le futur de ma présence, l'insulter de ma gaieté franche et réelle, je vous assure, car elle ne sera point causée par le dépit, mais par la satisfaction vraie de ne m'être pas liée pour toujours à une âme aussi commune.»

Huit jours après, riante et parée, Thérèse assistait au mariage de Démosthène. La mariée était richement laide, comme le sont par une grâce presque toutes les héritières. Thérèse, sans dot attirait tous les regards. Parmi les conviés se trouvait par hasard un homme supérieur qui passait dans le département; il vit Thérèse, l'aima, l'obtint en mariage et l'emmena à Paris. Avant de quitter sa ville natale, Thérèse, qui, par une clairvoyance soudaine, avait pénétré la pauvreté du coeur de Démosthène, voulut aussi se faire une idée réelle de la valeur de son esprit. Il devait plaider dans une grande affaire; ses partisans exaltaient à l'avance son éloquence. Thérèse assista à l'audience. Il s'agissait d'une cause fort tragique; Démosthène fut ampoulé, froidement chaleureux, faussement attendri, d'une sensibilité et d'une éloquence factices; Thérèse ne put s'empêcher de rire aux éclats. Elle croyait assister, non à l'exposition d'un drame sanglant, mais à sa parodie. Pauvre coeur! pauvre esprit, pensa Thérèse; et elle partit heureuse.

Plusieurs années s'étaient écoulées; Thérèse était devenue une des plus belles et des plus spirituelles jeunes femmes de Paris. Un soir, elle était à l'Opéra avec son mari; un de ses compatriotes entra dans sa loge: «Madame, lui dit-il, il y a ici une de nos anciennes connaissances.--Il fallait nous l'amener, répondit Thérèse avec un sourire aimable.--Je l'ai tenté, mais il n'a pas osé se présenter à vous.--Mais de qui parlez-vous donc? ajouta-t-elle.--De Démosthène!» Elle cacha son hilarité derrière son éventail. «Voyons, montrez-le-moi; où est-il placé?» L'interlocuteur de Thérèse lui indiqua du geste un petit homme assis dans une stalle de balcon: sa taille était voûtée, son front ridé, ses cheveux blancs; il portait des lunettes d'or. «Et quand je pense que ce fut là ma première passion, dit gaiement Thérèse.--Ceci demande une explication, répliqua son mari en riant.--Oh! vous l'aurez, mon ami, et dès ce soir; cette histoire vous amusera,--Il paraît que c'est le moment des reconnaissances et des désenchantements, ajouta son compatriote, qui comprenait à demi. Je juge que Démosthène vous semble vieilli et fort laid, Eh bien! à son tour, il vient de retrouver ici une personne qui lui avait jadis tourné la tête, et qui aujourd'hui... --J'espère que ce n'est pas moi, interrompit Thérèse avec un sourire d'honnête coquetterie.--Oh! non, madame, ce n'est pas vous, mais regardez:» et il désigna à Thérèse une grosse femme au teint couperosé, aux cheveux grisonnants couverts d'un simple bonnet, et qui, en ce montent, entrouvrait la porte de la loge voisine et offrait un petit banc à une daine qui venait d'entrer. «Que voulez-vous dire? Qui est cette femme?--C'est l'ancienne héroïne de Démosthène, celle qui a tenu en émoi durant un an notre ville de province, la grande Tragédienne qui n'a jamais été qu'une figurante, et qui est aujourd'hui ouvreuse de loges.--Pauvre femme! murmura Thérèse presque avec tristesse; et lui si riche, il ne songe pas à lui faire un peu de bien?--Il ne songe qu'à être député, et il le sera infailliblement l'année prochaine--Et dire que c'est à cette femme qu'il devra d'avoir été orateur,» ajouta Thérèse.

Depuis ce jour, chaque fois que Thérèse va à l'Opéra, elle cherche du regard la grosse Léocadie, et lorsque celle-ci lui offre un petit banc, elle glisse généreusement dans sa main une pièce d'argent; puis par fois en la considérant, elle se prend à sourire en pensant que cette pauvre femme lui a, sans s'en douter, fait connaître, dans ses plus belles années, ce sentiment âcre et profond: la jalousie!--O! destin!
Louise Colet.



MARGHERITA PUSTERLA.

Lecteur, as-tu souffert?--Non.
--Ce livre n'est pas pour toi.

CHAPITRE X.

LE PROCÈS

Milan, sur ces entrefaites, on instruisait le procès des personnes arrêtées comme ayant pris part à la conjuration. Luchino Visconti s'étudiait soigneusement à garder les apparences de la justice, et ses flatteurs rappelaient souvent avec de grands éloges le trait dont nous allons parler. Il avait remis le gouvernement de Lodi aux mains de Bruzio, son bâtard de prédilection, jeune homme ami des belles-lettres, mais plongé dans toutes sortes de corruptions. Sous son administration, il arriva qu'un gentilhomme de Lodi tua un autre gentilhomme; il fut pris et condamné à la peine capitale. Les parents du condamné se présentèrent devant Bruzio, et lui dirent: «Messire, si vous avez besoin d'argent, sauvez la tête de notre fils, et voici quinze mille beaux florins que nous vous donnons.»

A cette proposition. Bruzio, tenté par l'or, chevaucha vers Milan, alla trouver son père, se jeta à ses genoux, et, lui demandant la grâce du coupable, lui démontra comment cette grâce lui donnait les moyens de s'enrichir. Luchino fit signe à un page de lui apporter son casque, qui était tout reluisant, avec un beau cimier couvert de velours vermeil; et, le montrant à Bruzio, il lui dit: «Lis les paroles qui sont inscrites sur ce casque;» elles disaient: justice! «et la justice, ajouta-t-il, nous veillerons à ce qu'elle soit accomplie. Je ne permettrai pas que quinze mille florins pèsent plus que ma devise. Va, retourne à Lodi, et fais justice, ou je la ferai de toi.»

Le droit du sang, dans les républiques lombardes, après la paix de Constance, appartenait au podestat. Ce magistrat, qu'on choisissait ordinairement parmi les étrangers, et qui siégeait pendant deux on trois années, rendait les sentences de concert avec un lieutenant et quelques praticiens en droit romain et en droit coutumier. Dans les procès d'État, les républiques avaient déjà commis la faille de déroger au droit commun; les petits tyrans qui leur succédèrent dans la plus grande partie de l'Italie aggravèrent encore les dispositions des gouvernements populaires à cet égard. Quand on retrouva, ou, pour mieux dire, quand ou se mit à étudier la raison écrite dans les Pandectes, les puissants ne se soucièrent pas des garanties qu'y avait inscrites la sagesse de Rome libre, mais firent leur profit des lois excessive que la craintive tyrannie des Césars avait mêlées à de meilleurs règlements. Ils se servirent de ces exemples pour en faire la base de leur illégitime autorité, et se crurent justifiés de transgresser le droit dans les cas de lèse-majesté.

Alors les jurisconsultes ne consultèrent plus ce qui était juste, mais ce qui était écrit. Inspirés par les exemples d'une société où le Christ n'était point encore venu opposer à l'épée un pouvoir tutélaire, ils tombèrent dans la servilité la plus abjecte, et devinrent de furieux champions du parti Gibelin, par cette manie d'imitation romaine qui a tant gâté de choses dans notre beau pays. Quand Barberousse rassembla à Roncaglia la diète italienne, de fameux légistes déclarèrent que l'empereur était seigneur du ciel et de la terre, maître de la vie et des biens. Dante ne s'avança guère moins dans son livre servile de Monarcchia. Les jurisconsultes avaient toujours à leur disposition quelques raisonnements pour induire les villes à substituer au gouvernement de tous le gouvernement d'un seul. Les petits tyrans profitaient de pareilles doctrines, qui ne mettaient point la légalité dans la raison, mais dans les actes d'un gouvernement quel qu'il fût, qui soutenaient que toute loi est absolument obligatoire et que ce qui plaît aux chefs est la loi. De cette manière, les tyrans pouvaient se vanter d'être les protecteurs de la liberté, puisqu'on définissait la liberté le pouvoir de faire tout ce qui n'était pas proscrit par les lois.

Les statuts criminels de Milan se sentent de cet esprit du siècle. Le paragraphe 168 établit: «Que seront rebelles dans la commune de Milan tous ceux qui se déclareront contre la tranquillité du seigneur et de la commune.» L'article précédent ordonne que, dans les cas de rébellion, considérés dans ce large sens, le podestat et les juges, tous et chacun, soient tenus par leur office d'informer et de procéder par indices, arguments et tortures, et tous autres moyens qu'il paraîtra, puis de condamner et de punir.

Ces règlements élastiques faisaient que dans tout pays, comme le dit Muratori: «Quand, par vengeance ou sur de simples soupçons, on voulait ôter la vie à un homme, on mettait en avant le nom et la procédure d'une conjuration.»

C'était aussi ce nom que Luchino avait répandu. Il s'agissait maintenant qu'un procès lui donnât de la consistance. Le 15 de juin, c'est-à-dire à peine six jours avant ces événements, la chaise de podestat de Milan avait été conférée à Francesco de Osomara, marquis de Malaspina, habile jurisconsulte, et lui aussi adulateur de la lettre écrite. Il regardait comme le premier devoir d'un magistral de conserver la paix publique. En entrant en charge, il avait juré de faire observer les statuts de la commune de Milan, et principalement ceux qui concernaient les rebelles, ou comme on les appelait, les malesardi. Il n'aurait donc mis aucun obstacle à la condamnation des conjurés; mais, d'un autre côté, il était honnête homme: il avait des vues courtes, mais des intentions droites; il pouvait être enveloppé par les ruses d'un homme pervers, mais il était absolument incapable de se salir les mains pour flatter le prince, ou dans de sordides espérances. Luchino avait en réserve l'homme qu'il lui fallait.

Cette troupe de Saint-Georges, dont nous avons parlé plus haut, et que Lodrisio avait rassemblée, se débanda après la bataille de Parabiago. Ces mercenaires, habitués aux violences et aux sacs des villes, pillaient, attaquaient, incendiaient, terribles encore en petites troupes. On les connaissait sous le nom de giorgi. Pour les réprimer, on permit à chacun de se faire justice par ses propres mains. Les mémoires du temps rapportent qu'Antoine et Matteo Crivelli, dont les giorgi avaient détruit leurs villas, les rôtissaient au feu quand ils pouvaient les attraper, et les farcissant d'avoine ils les donnaient à manger à leurs chevaux; d'autres, dans le Crémonais, eurent la peau taillée sur le dos, en guise de rubans, puis le bourreau les fouettait en criant à chaque coup: «Stringhe e bindetti, bandes et aiguillettes.» Ainsi les citoyens et les nations s'instruisaient à l'humanité.

Luchino, à cause de son amour pour ce genre de justice, avait institué contre les giorgi un nouveau magistrat, le capitaine de justice, et il l'avait revêtu d'une autorité considérable. Il choisit, pour remplir cette charge, un certain Lucio, homme d'un caractère impitoyable, qui, ne se lassant point d'emprisonner et de pendre, débarrassa le pays des brigands.

Je dis des grands et des petits brigands, car les seigneurs mêmes, dans leurs citadelles et dans leurs palais de campagne, ne laissaient passer aucun homme s'il n'avait le sauf-conduit de la misère. Luchino mit aussi un frein à l'orgueil de ces nobles voleurs; il abolit les guerres de personnes à personnes, de familles à familles, il déclara que tout le pays relevait immédiatement du siège de. Milan au criminel. Les feudataires furent obligés de se restreindre à la juridiction simple, et ne purent plus compter que leur tyrannie serait sans appel. Aussi les courtisans du prince pouvaient le louer d'avoir établi l'égalité de tous devant la loi. «Mais cette égalité, cependant, dit un historien, ne plaçait point sous son niveau les puissants, les rusés, les flatteurs, le prince, ses favoris, ni les favoris de ses favoris.

Les améliorations sont un bienfait du ciel lorsqu'elles sont opérées par un bon prince; mais, entre les mains d'un mauvais souverain, elles deviennent des armes terribles, dont il se sert pour assouvir ses passions. Luchino, en effet, abattait ses ennemis de la même main dont il frappait les ennemis de la société! Il était merveilleusement servi dans cette oeuvre par le caractère de Lucio. Nul n'était plus dur, nul ne savait mieux que lui fabriquée des traquenards judiciaires, et rien n'égalait son zèle à faire observer ce qu'il appelait le droit, c'est-à-dire la volonté du prince. Ce n'est pas que sa conscience l'égarât dans une voie trompeuse, mais c'est qu'il n'ambitionnait que de se délivrer d'une honte qui lui pesait plus qu'un crime, celle d'être né dans une classe pauvre et d'être pauvre lui-même.

Luchino l'avait acheté, et l'avait employé plusieurs fois à ses fins. Aussi n'hésita-t-il point à jeter les yeux sur lui dans cette occasion, et il commença à le flatter et à mettre en jeu la vanité de cet homme. Le jour de la translation solennelle des reliques de saint Pierre, martyr, la grande fête dont nous avons parlé se termina à la cour par un splendide festin. L'évêque Giovanni, tous les ambassadeurs des villes, des princes, des grands seigneurs, des lettrés milanais ou étrangers, assistaient à ce festin, et la profusion y était si grande, que Grillincervello, en admiration devant toutes ces choses, dit à l'oreille de Luchino: «Maître, tu as donc quelque poisson à prendre par la gueule? '»

Chaque service était porté, à son de trompe et d'autres instruments, par des pages magnifiquement vêtus. Grillincervello courait au milieu d'eux, tenant tout le monde en joie par ses bons mots, ses vers et ses chansons. Il recevait de toutes mains des reliefs, qu'il avait entassés à l'écart sur un escabeau, disant qu'ils suffiraient à nourrir pendant quinze jours les nombreuses femmes et les nombreux enfants que, selon l'usage libertin de ses pareils, il entretenait dans sa maison.

Les discours étaient plus vifs entre les conviés qu'ils n'ont coutume de l'être aujourd'hui à la table des princes. C'était une nouvelle caresse pour l'amour-propre de Luchino, parce que jamais la gaieté du vin ne suscitait des paroles qui eussent pu déplaire au prince. La tranquille félicité des peuples, les actes de bienfaisance, les prouesses guerrières, la honte des ennemis, quelque joyeuse aventure d'un particulier, fournissaient une ample matière de plaisanteries et d'adulations. On pensera peut-être que les convives de Luchino devaient soigneusement éviter la moindre allusion aux troubles de la semaine et aux malheureux qui languissaient en prison pendant qu'on se réjouissait à la cour; mais n'était-ce pas un nouveau triomphe du prince? n'était-ce pas un péril évité, un acte de publique justice? Le podestat et le capitaine de justice, placés au milieu d'autres jurisconsultes, tardèrent donc peu à prendre ces événements pour thème de leurs discussions. Dès que Luchino s'en aperçut, il adressa la parole à Lucio, et lui dit: «Vous qui connaissez à fond les lois, vous qui avez interrogé tous les oracles de l'antique sagesse, que pensez-vous de ce qui vient d'arriver? Qu'en auraient dit les Humains, nos illustres aïeux?»

La bassesse calculée du capitaine, s'accrut de la distinction dont il était l'objet au milieu de toute cette noblesse, et il répondit sans hésiter: «La condamnation des traîtres à la patrie peut-elle être un instant douteuse? Quant à moi, habitué à soutenir franchement la justice, à décider selon les lois, quoi qu'il m'en doive coûter, je dis et je maintiens que si votre sérénité épargne le sang des coupables, elle manquera à ses devoirs, et désertera l'autorité que le peuple lui a confiée.»

Comme ils sonnent bien à l'oreille des tyrans ces conseils qui leur font un devoir d'obéir à leur cruauté et de suivre tous leurs penchants! Les yeux de Luchino brillèrent de complaisance. Joyeux d'avoir été si bien compris, il continua, «Oui, mais comment s'y prendre avec les vieux renards, gens de robe, gens d'épée, tous retors dans l'art de nier les faits les plus évidents?

--Prince, enseignez-moi à vaincre l'ennemi; pour faire parler un rebelle obstiné, je n'ai pas besoin d'aller à l'école.

Ainsi, sous le masque d'une véracité rustique, Lucio cachait les plus viles adulations et déguisait son infamie. Puis il se vanta, comme d'un bel exploit, d'avoir conduit à bonne fin les procès les plus difficiles, où il était parvenu à convaincra à sa manière les plus obstinés à nier leur crime, et là où les témoignages manquaient le plus. Puis la discussion s'échauffa entre tous ces suppôts de chicane, et dura longtemps après qu'on fut sorti de table. Enfin Luchino, prenant à part le capitaine, lui confia le soin de diriger le procès, et conclut en disant: «. Les Pusterla sont d'opulents seigneurs; le trésor aura en abondance les moyens de récompenser magnifiquement ses fidèles ministres.»

C'était donner de l'éperon à un bon cheval, et, de ce moment, Lucio ne songea plus qu'à ourdir les fils de sa trame. Je ne sais quel écrivain moderne a dit:» Donnez-moi deux ligues d'un galant homme, et je vous promets de le trouver digne de la mort.» Pensez ce que ce devait être, dans ces temps où aucun frein ne retenait les mauvaises passions du prince et la vénalité des juges, et où d'ailleurs la torture pouvait toujours être employée pour arracher à l'accusé la vérité, ou ce qu'on voulait prendre pour elle.

Outre l'assemblée générale, en qui résidait la suprême autorité, il y avait à Milan un conseil particulier composé de vingt-quatre citoyens, douze plébéiens et douze nobles: les uns, juris periti c'est-à-dire lettrés et maîtres dans la science îles lois; les autres, morum periti, c'est-à-dire praticiens au fait du droit coutumier et des statuts. Ils gardaient leur office deux mois, s'appelaient société de justice; et c'est à eux que revenait la connaissance des délits de majesté. Ils étaient présidés par un juge, toujours choisi parmi les étrangers.

Le juge, président ou capitaine était ce même Lucio. Il travailla à former son conseil de gens dociles à ses vues, plutôt par une disposition naturelle de leur esprit et par l'influence de leurs préjugés que par un pacte abject qui les eût vendus à prix d'argent à leur maître. Il savait d'ailleurs quels sont les avantages de l'accusation en de tels procès, et que celui-là est un prodige d'innocence qui en sort sain et sauf. En outre, n'avait-il pas son recours aux tortures, soit aux tortures éclatantes de la corde et du chevalet, soit aux hypocrites tortures qui se cachent dans l'obscurité des cachots et qu'on mesure au prisonnier goutte à goutte? Aussi, après avoir tout bien examiné, après avoir pesé toutes les circonstances d'un procès d'État, où les accusateurs, témoins, juges savent être agréables au prince en chargeant les accusations, il trouva que tout lui souriait, et se dit à lui-même: «Repose, mon coeur: un beau palais, un riche domaine et la confiance de mon maître, sont des biens qui ne peuvent me manquer.»

Mais, pour être plus sûr de l'accomplissement de ses projets, le capitaine mit d'abord en jugement Franzino Malcolzato, le serviteur de Pusterla, bravache renommé pour son humeur batailleuse et ses homicides. Dès que cet homme se vit placé entre la torture, la potence, ou du moins la prison perpétuelle d'un côté, et de l'autre la promesse de l'impunité s'il s'avouait coupable et découvrait les fautes qu'on imputait à son maître, il n'hésita pas dans son choix, et Lucio triompha de son invention. Obéissant donc aux suggestions du capitaine de justice, Malcolzato dit qu'il avait entendu former le plan d'une grande conjuration; qu'on parlait habituellement avec mépris du prince et de ses actes; qu'on s'entretenait d'espérances, de changements prochains, d'un meilleur avenir; que son maître avait eu à Vérone de fréquentes et secrètes conférences avec le seigneur Mastino della Scala et avec Matteo Visconti, qu'il avait reçu de cette ville Alpinolo, expédié en grande diligence par les conjurés milanais, et qu'il était revenu en toute hâte à Milan avec ce page, souvent blasphémant pendant la route contre le seigneur Luchino; qu'il y avait des armes dans le palais des Pusterla; qu'un certain soir il avait introduit les plus fidèles amis de son maître, et qu'on avait, tout disposé en fait de serment, de meurtre, d'incendie, de pillage.--Il poursuivit ainsi, racontant des choses si absurdes et si contradictoires, qu'il eût fallu l'enfermer dans une maison du fous ou le condamner comme imposteur.

Dans le conseil de justice, il ne manqua pas de gens qui firent apercevoir l'inconséquence de semblables dépositions. Mais Lucio observa que, pour éteindre les séditions, il fallait poser le pied sur les premières étincelles, et que, si la paix commune demandait quelque victime, il valait mieux frapper ce ribaud que de mettre en péril tant de têtes illustres.

Il est vrai que la justice ne devrait point faire acception de personnes; mais combien d'autres choses ne devrait-elle pas faire? Le petit nombre des opposants, voyant l'opinion de la majorité prévaloir, entrait en défiance de son propre sentiment et craignait de se tromper. Le respect du pouvoir est si profondément enraciné dans le plus grand nombre, que, sans s'en apercevoir, ils mêlaient dans leurs jugements la pensée d'honneurs probables, de récompenses, de participation à l'autorité; enfin, ou réfléchissait qu'après tout il ne s'agissait que d'un bandit dont la société ne pouvait attendre aucun service d'aucun genre.

Mais malheur à l'homme qui pactise un seul moment avec l'austérité de sa conscience! Si c'est un particulier, il deviendra un homme injuste, si c'est un magistrat, un séide; si c'est un prince, un tyran.

Bronzino Caimo ne put supporter une pareille procédure; et ce courageux jurisconsulte osa en pleine assemblée, en démontrer l'énormité à ses collègues. Lucio (les méchants se trompent aussi quelquefois) n'avait pas hésité à le mettre sur la liste des juges. Bien qu'il ne dissimulât point l'aversion que lui inspiraient les violences de Luchino, les ennemis du prince n'avaient jamais montré qu'ils fissent grand cas de lui, parce qu'il se déclarait toujours contre les oppositions illégales et les améliorations obtenues par l'épée. Aussi avait-on coutume de dire qu'il prétendait redresser le monde avec l'eau bénite et le missel. Mais l'eau bénite et le missel lui inspirait une répugnance profonde pour toute fraude, et le courage de soutenir le vrai. Il se déclara avec tant de force que la procédure échafaudée à si grands frais par Lucio ne pouvait arriver à son terme, si on ne punissait d'abord celui qui avait osé avoir raison, Lucio, dans un secret interrogatoire, parvint à faire confesser par Malcolzato que Bronzino Caimo était au nombre des conjurés, et même le plus dangereux, parce qu'il était le plus raisonnable. Au moment où cet homme généreux se préparait à ne point permettre que la justice fût violée sans protestation, il se vil traîner lui-même dans les prisons, et appelé devant les mêmes juges à qui son exemple devait enseigner la servilité.

Personne n'osa plus élever la voix, et les aveux de Malcolzato furent tenus pour véridiques. Puis, sous prétexte qu'il n'avait pas voulu dire tout ce qu'il savait, on ne lui accorda point l'impunité promise. Condamné à mort, il fut bientôt pendu comme le criminel agent des manoeuvres criminelles de Pusterla. Le peuple courait à ce spectacle, et on disait; «Tant mieux! c'était un méchant spadassin, et il devait finir ainsi. Vivent nos seigneurs, qui purgent le monde d'une telle canaille!»

Mais, comme les injustices s'enchaînent! Après ce supplice, il demeurait convenu parmi le peuple, bien plus, il était passé en chose jugée qu'une conspiration existait, que Pusterla en était le chef: qu'il était secondé par les personnages qu'on avait nommés, et par un plus grand nombre d'autres complices qu'on n'avait pu découvrir. On pouvait donc faire le procès des autres accusés sur un fait dont il n'était plus permis de douter, toujours en vertu de la chose jugée, et il ne restait plus à Lucio qu'à les montrer coupables des crimes qu'on leur imputait.

La conclusion de tout cela fut que, lorsque les débats de la société de justice furent clos, les crieurs de la commune parcoururent la ville, s'arrêtant à chaque carrefour, et, après un son de trompe, invitèrent les chefs de famille à se rassembler à midi, à un jour prescrit, pour y former l'assemblée générale.

Dans cette assemblée générale résidait, comme nous l'avons dit, l'autorité souveraine. J'entends qu'elle y résidait en droit; car, dans la pratique, on pensait qu'après avoir nommé le prince, les citoyens s'étaient spontanément déchargés sur les épaules de l'élu du fardeau de la souveraineté, qui, s'il faut l'avouer, paraissait rarement trop pesant à ce dernier.

La circonstance était une de ces rares occasions où le prince aimait à se décharger de sa responsabilité; il fallait, en effet, que l'ombre du voeu public sanctionnât un des actes de sa tyrannie. Visconti n'était nullement inquiet de la décision de l'assemblée: il savait par expérience que le voeu de la multitude ainsi rassemblée n'est que l'expression de la volonté de quelques intrigants trompant la foule, qui, pour la plupart, n'a ni la volonté, ni le temps, ni la capacité de peser les droits et la justice. D'un autre côté, comme il regardait d'un mauvais oeil ces apparences républicaines qui survivaient au sein: de la monarchie, Luchino aimait à discréditer ces assemblées en les associant à ses crimes.

Donc, lorsque les citoyens furent rassemblés, la société de justice comparut au milieu d'eux, et le capitaine, montant à la parlera, exposa la conspiration qu'on avait découverte, nomma les coupables, publia les projets de sentences, tant contre les prisonniers que contre les fuyards. Ces derniers n'étaient pas en petit nombre. Tous ceux qui savaient n'être point agréables à Visconti, bien qu'ils n'eussent pris aucune part à la prétendue conjuration et qu'elle leur eût été même complètement inconnue, se sauvèrent, dans la crainte que Luchino ne choisit cette invasion où la rigueur pouvait être justifiée.

Après lecture du procès, c'est-à-dire des extraits qu'il avait plu à Lucio de choisir, la faute de tous les accusés parut si énorme, si évidente, que les neuf cents pères de famille qui votaient secrètement avec des cailloux blancs et roux, se trouvèrent tous d'accord pour confirmer la condamnation, excepté une douzaine d'entre eux, qui, ou s'étaient trompés de cailloux, ou n'avaient pas compris la volonté sérénissime.

Les fuyards furent déchus de noblesse et leurs biens confisqués. Devant une madone qui surmontait la porte Romaine, on alluma deux torches, et il fut intimé au beau Galéas et à Barnabé de sortir de la ville avant que la cire fût consumée. Lorsqu'ils furent partis, on publia un rescrit qui les déclarait bannis de l'État comme suspects dans leur foi, violateur de la paix, parjures détestables; on déclarait en outre qu'ils ne pouvaient contracter mariage, ni, après leur mort, être enterrés en terre sainte.

On ne sait que trop comment ils revinrent, traitant ce malheureux pays le plus mal qu'ils purent. Ils furent ensevelis dans l'église, et laissèrent une postérité qui ne valait pas mieux que ses pères.

Le sort le plus affreux fut pour ceux des conjurés dont on avait pu se saisir. Machino et Pinalla Alipratuli, enfermés dans les prisons prétoriennes sur la place des Marchands, sous les escaliers du palais, purent entendre, par une lucarne de leur tanière, la sentence qui les condamnait à mourir de faim. Le jours suivant, ils virent Botolo da Castelletto, Beltramolo d'Amieo et l'incorruptible juge Bronzino Caimo décapités sur la place. Ils les virent, et combien ils durent envier leur prompte mort, eux qui étaient contraints de la voir s'avancer à pas lents, au milieu des atroces tortures du jeûne!

Chaque année on imposait une taille extraordinaire, dite du florin d'or, aussi onéreuse à la noblesse qu'au peuple. Le matin de l'exécution, Luchino fit publier qu'il remettait cette taille, et qu'il ne la percevrait plus, à moins d'invasion des ennemis.

Cela suffit, et ce fut même trop pour que le peuple milanais oubliât le sang versé, et même courut assister à l'exécution de la justice de son généreux seigneur. Tant le peuple ressemble aux enfants, pour qui tout est sujet de fête, qui contemplent en riant le drap étendu sur le cercueil de leur père, et qui admirent la beauté des cierges allumés aux funérailles de leur mère.

Les juges, en sortant de charge, eurent la satisfaction d'avoir bien travaillé pour le maintien de la sécurité publique, et d'avoir bien réussi à découvrir et à châtier les traîtres à la patrie. Le capitaine Lucio eut une satisfaction beaucoup plus grande: une lettre de Luchino lui assigna pour résidence le palais des Pusterla et il lui concéda l'usufruit du délicieux domaine de Montebello, sauf à lui en accorder la propriété lorsqu'on aurait définitivement prononcé sur le sort de Pusterla et de sa famille.




    Candélabres en bronze et cristal,
    donné par le roi de Hollande au
            roi des Français.

Candélabres offerts à Louis-Philippe

PAR LE ROI DE HOLLANDE.

On remarque depuis quelque temps au palais des Tuileries, dans la galerie de Diane, deux grands candélabres remplaçant, à chacune des extrémités de cette galerie, des vases ornés de peintures, qui ont été transportes au musée du Louvre, et placés près des idoles chinoises dont l'Illustration a donné la figure dans son 24e numéro.

Ces candélabres, élevés sur un socle en marbre et d'une hauteur de 2 mètres environ, ont été envoyés par le roi de Hollande au roi des Français. Les matériaux employés par les artistes chargés leur construction sont le cristal et le bronze doré.

L'ornementation, d'un style renaissance généralement heureux, paraît avoir été composée sur des dessins français; l'exécution des bronzes est très-satisfaisante: mais les cristaux, quoique d'une belle eau, laissent à désirer sous le rapport de la taille, principalement dans le fût des colonnes, dont les cannelures, s'enfilant au lieu de se contrarier, ne produisent pas les feux et l'effet qu'on devrait en attendre.

Quoiqu'il en soit, l'ensemble de ces candélabres fait honneur à la fabrication hollandaise; mais l'exposition prochaine de notre industrie démontrera que, pour le goût et la pureté de l'exécution de ses bronzes et cristaux, la France marche et marchera toujours à la tête des autres nations.



Amusements des Sciences.

SOLUTION DES QUESTIONS PROPOSÉES DANS LE DERNIER NUMÉRO.

I. Ce problème est de la même nature que celui du lion de bronze que nous avons donne dans un des numéros précédents; il est aussi tirè de l'anthologie grecque, d'où il a été traduit en mauvais vers latins que voici:

Qui jaculamur aquas tres hic, adstamus Amores;

Sed varie liquidas Euripo immittimus undas.

Dexter ego; fummis et quae mihi manat ab alis

Quatuor est horis laevus versa influit urna

Dimidiatque diem medius dum fundit ab area

Die, age, quam paucis Euripum implebimus horis

Ex arca simul atque alis urnaque fluentes?

En supposant le jour divisé en vingt-quatre heures, ou trouvera que les trois Amours rempliront le bassin en 2/24 ou près de deux heures.

II. La solution de ce problème est contenue dans ces deux diptiques latins;

It duplex mulier, redit una, vehitque manentem,

Itque una; utuntur tunc duo puppe viri

Par vadit et redeunt bini, mulierque sororem

Advehit; ad propriam fine maritus abit.

Ce qui signifie:

Deux femmes passeront d'abord: puis, l'une ayant ramené le bateau, repassera avec la troisième femme. Ensuite une des trois femmes ramènera le bateau, et, se mettant à terre, laissera passer les deux hommes dont les femmes sont de l'autre côté. Alors un des hommes ramènera sa femme, et, la mettant à terre, il prendra le troisième homme et repassera avec lui. Enfin la femme qui se trouve passée entrera dans le bateau et ira en deux fois chercher les deux autres femmes.

On propose encore ce problème sous le titre des trois maîtres et des trois valets. Les maîtres s'accordent bien ensemble et les valets aussi; mais chaque maître ne peut, souffrir les valets des deux autres; de manière que s'il se trouvait avec un des deux valets, en l'absence de son maître, il le battrait infailliblement.

III. Il faut faire une boîte carrée; car c'est celle qui, à cause des angles droits, est la plus propre à ce jeu optique. Vous la diviserez en quatre cloisons perpendiculaires au fond, qui se croiseront au centre, et contre lesquelles vous appliquerez des miroirs plans. Vous percerez ensuite chaque face de la boîte d'un trou propre à regarder au dedans, et qui soit tellement ménagé que l'on ne puisse voir que les miroirs appliqués contre les cloisons, et non la base. Dans chaque petit triangle rectangle, enfin, qui est formé par deux cloisons, vous disposerez un objet qui, se répétant dans les glaces latérales, puisse former un dessin régulier, comme un dessin de parterre, un plan de fortification, une place de ville, un pavé de compartiments. Pour éclairer l'intérieur, vous ne couvrirez la boîte que d'un parchemin transparent.

Il est évident que si on place l'oeil à chacune des petites ouvertures pratiquées aux côtés de cette boîte, on apercevra autant d'objets différents, qui paraîtront néanmoins remplir toute la boîte. L'un sera un parterre très-régulier; l'autre, un plan de fortification; le troisième, un pavé de compartiments; le quatrième, une place décorée.

Si plusieurs personnes ont regardé à la fois par ces différentes ouvertures et qu'elles se questionnent ensuite sur ce qu'elles ont vu, il en pourra résulter entre elles une contestation assez plaisante pour celui qui sera au fait du tour: l'une assurant qu'elle a vu un objet, l'autre un autre, et chacune étant également persuadée qu'elle a raison.

Pour rendre, plus transparent le parchemin dont on se sert dans les machines optiques telles que la précédente, il faut le laver plusieurs fois dans une lessive claire qu'on changera à chaque fois, et, à la dernière, dans de l'eau de fontaine; on le mettra ensuite sécher à l'air, en le tenant bien étendu.

Si l'on veut lui donner de la couleur, on se servira, pour le vert, de vert-de-gris délayé dans du vinaigre, avec un peu de vert foncé; pour le rouge, de l'infusion de bois de Brésil; pour le jaune, de l'infusion de baies de nerprun, cueillies au mois d'août; l'on passera enfin de temps en temps un vernis sur ce parchemin.

NOUVELLES QUESTIONS A RÉSOUDRE.

I. Un père de famille ordonne, par son testament, que l'aîné de ses enfants prendra sur tous ses biens, 10,000 francs et la septième partie de ce qui restera; le second 20,000 francs et la septième partie de ce qui restera; le troisieme 30,000 francs et la septième partie du surplus; et ainsi jusqu'au dernier, en augmentant toujours de 10,000 francs. Ses enfants ayant suivi la disposition du testament, il se trouve qu'ils ont été également partagés. On demande combien il y avait d'enfants, quel était le bien de ce père, et quelle a été la part de chacun des enfants.

II. Un homme rencontre, en sortant de sa maison, un certain nombre de pauvres. Il veut leur distribuer l'argent qu'il a sur lui: il trouve qu'en donnant à chacun 9 sous, il en a 32 de moins qu'il ne lui faut; mais, qu'en en donnant à chacun 7, il lui en reste 24. Quels étaient le nombre de pauvres et la somme que cet homme avait dans sa bourse?

III. Faire une boule trompeuse au jeu de quilles.



Observations Météorologiques

FAITES À L'OBSERVATOIRE DE PARIS.

1843.--SEPTEMBRE.



Rébus

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.
La nuit, tous chats sont gris.