The Project Gutenberg eBook of La Sarcelle Bleue This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: La Sarcelle Bleue Author: René Bazin Release date: November 20, 2013 [eBook #44236] Language: French Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SARCELLE BLEUE *** Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. LA SARCELLE BLEUE CALMANN LÉVY, ÉDITEUR DU MÊME AUTEUR Format grand in-18 A L'AVENTURE (croquis italiens) 1 vol. HUMBLE AMOUR 1 -- LES ITALIENS D'AUJOURD'HUI 1 -- MADAME CORENTINE 1 -- LES NOELLET 1 -- MA TANTE GIRON 1 -- SICILE (_Ouvrage couronné par l'Académie française_) 1 -- UNE TACHE D'ENCRE (_Ouvrage couronné par l'Académie française_) 1 -- Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y compris la Suède et la Norvège. ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY RENÉ BAZIN LA SARCELLE BLEUE CINQUIÈME ÉDITION [Illustration] PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 3, RUE AUBER, 3 1895 LA SARCELLE BLEUE I --Comment s'appelle-t-elle, votre histoire? --L'histoire de la marquise Gisèle. --Un joli nom, observa Thérèse. Savez-vous, mon parrain, que vous ne m'avez pas encore fait compliment de mon dessus de clavier? Regardez: tout au passé, vieux rose et vieil or sur fond blanc. Est-ce joli? --Ce sera surtout inutile. --Oh! inutile! dit Thérèse, en penchant sa tête blonde sous le rayon de la lampe, pour nouer un brin de soie derrière la bande de drap. Et quand ce serait? Je fais assez de choses utiles, ici, monsieur mon oncle et parrain, pour avoir le droit de broder le soir un tapis de piano. --On dirait une robe de cour! --Eh bien? --Pour un logis comme les Pépinières, Thérèse! --Justement, c'est ce qui me plaît, à moi: des dessins qui courent bien, des couleurs, de la soie, de la laine fine. Riez, si vous voulez: cela repose les doigts, les yeux, le coeur. N'est-ce pas, mère? En face, de l'autre côté du guéridon, une femme encore jeune, vêtue d'une robe foncée à gilet mauve, leva la tête, en laissant retomber posément ses deux mains qui tenaient une dentelle au crochet. Ses yeux bruns très calmes, l'ovale plein de ses joues, la bouche mince et un peu longue, la ligne noble des épaules, attestaient en elle une race affinée. A droite, un petit homme tout blanc et tout nerveux, ridé, l'oeil gris, les cheveux foisonnants autour d'une calotte de velours, la barbe divisée en deux pointes, comme une queue d'hirondelle, se redressa à demi dans le fauteuil où il sommeillait. Elle et lui sourirent du même air de ravissement, en regardant Thérèse, et la mère dit: --Oui, ma mignonne. --Ce sera charmant, ajouta le père; surtout l'oiseau de paradis. Mais il faudra un peu arrondir les ailes. --Comme ceci, n'est-ce pas? demanda Thérèse, en dessinant, du bout de son petit doigt, une ligne idéale sur la bande brodée. M. Maldonne ferma les paupières, en signe d'assentiment, et se renversa doucement en arrière, sans cesser de sourire. --Alors, Thérèse, vous ne m'écoutez pas? dit Robert. Vous ne voulez pas que je raconte... --Mais si! mais si! répondit la jeune fille, en se posant bien droite sur sa chaise et saisissant son aiguille. Je vous écoute avec recueillement. Mais dites-moi d'abord quel âge elle avait, votre marquise Gisèle? Seize ans? Dix-sept ans comme moi? --Elle était mariée. Thérèse eut une petite moue qui seyait bien à son visage très jeune. --C'est moins intéressant, fit-elle. --Vous trouvez? reprit Robert. Il y avait si peu de temps qu'elle était mariée, deux ans à peine, et elle aimait son mari. C'était autrefois, Thérèse, quand il existait beaucoup de grandes forêts avec peu de routes au travers. Le marquis fut obligé de partir pour la guerre, et, en partant, il dit à sa femme: «Vous aurez sans doute à repousser les attaques de nos ennemis. Je sais qu'ils ont juré de vous enlever par la force. Mais les murailles sont solides. Je vous laisse de bons hommes d'armes, et j'ai confiance en vous. Au revoir, ma petite Gisèle!» «Au revoir!» répondit la dame, et le seigneur s'éloigna. --Les seigneurs de ce temps-là, interrompit Thérèse, c'était comme les officiers de marine, toujours en route. Mon amie Henriette, qui a épousé un lieutenant de vaisseau... Elle s'arrêta devant le mouvement d'impatience de Robert. --Je vous fâche, murmura-t-elle. Tenez, je ne dirai plus rien, absolument rien. Je vous le promets! --Vous saurez donc, Thérèse, que le marquis ne s'était pas trompé. Le château fut assiégé. Tout le monde fit son devoir. Mais, avec le temps, la famine arriva. Bientôt, il n'y eut plus qu'un peu de farine de seigle pour la garnison et un peu de froment, dont on faisait chaque jour un pain pour la châtelaine. Les boeufs, les moutons, les chevaux même avaient été mangés. Un seul vivait encore, la jument de la marquise Gisèle, une haquenée grise, rapide et pommelée comme un nuage. Pour la nourrir, l'écuyer, qui savait combien sa maîtresse la chérissait, trompait la surveillance de l'ennemi, et descendait la nuit dans les fossés, cueillant lui-même des herbes, des roseaux, des feuilles d'arbres qu'il rapportait sur ses bras couverts de peau de daim, ou bien il faisait couper les plantes parasites qui poussent aux fentes des pierres, les mousses, les pariétaires, le fumeterre à fleur rose, dont le donjon avait une couronne, en temps de paix. Malgré tant de prévenances, la pauvre bête maigrissait à vue d'oeil. «Sire écuyer, disait la marquise, mieux vaudrait la tuer comme les autres et la partager entre mes hommes d'armes? Car je sens bien que je n'irai plus avec elle, mon oiseau sur le poing, chasser les hérons et les perdrix de mon seigneur. Lui et moi, plus jamais nous ne sortirons ensemble par la porte qui ouvre sur la forêt.» Mais l'écuyer la rassurait, et refusait de tuer la haquenée.. Robert, qui levait volontiers les yeux au plafond, lorsqu'il racontait, les abaissa en ce moment vers Thérèse. L'immobilité et le silence de sa filleule l'étonnaient. Il remarqua que la bande de drap était à moitié échappée aux mains de la jeune fille. Une des extrémités avait roulé à terre. L'autre n'était maintenue sur les genoux de Thérèse que par trois doigts roses qui n'avaient plus guère conscience de leur rôle. La jolie tête blonde commençait à fléchir vers l'épaule, et rencontrait déjà le rayon d'or de la lampe. Robert était susceptible. Mais il y avait une créature au monde qu'il aimait mieux que lui-même. C'était l'enfant qui ne l'écoutait plus. Après une pause, si légère, que ni le père ni la mère, dont la pelote de fil en se déroulant faisait un bruit de souris, ne s'en aperçurent, il reprit, d'une voix plus basse, un peu chantante et berceuse à dessein: --Un jour enfin, triste, l'écuyer se présenta devant la châtelaine, et lui annonça qu'il n'y avait plus de vivres, que les plus vaillants de la garnison étaient morts ou blessés, et qu'il fallait se rendre. Alors... Un petit soupir, le soulèvement léger d'un coeur que le songe habite, avertit Robert du succès de son histoire. La tête de la jeune fille, tout inclinée à gauche, était à moitié dans la lumière et à moitié dans l'ombre. --Alors, dit Robert en haussant la voix, il arriva que Thérèse Maldonne s'endormit, en écoutant l'histoire de son parrain! Elle se redressa vivement, et, souriante, avant même de pouvoir ouvrir les yeux: --Oh! pardon, fit-elle. Je crois que je dormais! C'était pourtant bien joli, les pariétaires, les mousses, le fumeterre du donjon! --Il y a longtemps que nous n'en étions plus là, ma pauvre Thérèse! --Tu meurs de sommeil, dit madame Maldonne, sur le visage de laquelle, à la moindre alerte, une ombre d'inquiétude maternelle passait.--J'ai peur que tu ne te sois fatiguée, tantôt, avec cette treille... Thérèse fixa les yeux sur ceux de Robert pour y lire son pardon, qui s'y trouvait, d'ailleurs. --C'est fini, dit-elle en passant la main sur ses paupières. --Non, répondit Robert. Allez recommencer là-haut. Les enfants doivent se coucher de bonne heure. --Et l'histoire de Gisèle, nous la finirons demain, alors? --Ou jamais, murmura-t-il avec un peu d'amertume. --A propos, reprit Thérèse, sans l'avoir entendu, que faisons-nous demain? --Comme tous les jours: ce que vous voudrez. --Non, dit-elle gentiment, ce que vous désirez, vous. --Eh bien, une promenade au bois de Laurette? Il y a si longtemps que nous n'y sommes allés! --Je veux bien. Tenez, je mettrai le chapeau à coquelicots que vous aimez. --C'est cela. --Pour vous, parrain, rien que pour vous! Car il n'y a que des loriots, là-bas. Robert sourit un peu tristement. Elle s'était baissée pour ramasser la bande tombée sur le parquet, puis elle s'était redressée, debout, épanouie, retenant de ses deux bras allongés l'étoffe qui barrait sa jupe. Ses doigts se mêlaient aux lames luisantes de la broderie. --Savez-vous, Thérèse, dit-il, que le jeune rose ne fait pas mal du tout sur le vieux rose? --Toujours complimenteur! répondit la jeune fille. Elle lui tendit la main, embrassa son père, sa mère, et, glissant vers la porte avec un bruissement de bottines qui craquent et de rubans qui volent, elle disparut. Tous trois la suivirent des yeux. Elle était toute leur joie. Mais déjà M. et madame Maldonne s'étaient retournés vers la lampe, et remuaient leurs fauteuils en les rapprochant l'un de l'autre, comme il arrive, par instinct, dès qu'une réunion s'émiette, et Robert fixait encore la porte par où Thérèse s'en était allée. Devant son regard immobile une vision passait, de celles qui troublent le coeur. Et cependant il n'était pas, à proprement parler, un rêveur, et sa physionomie révélait plutôt une nature énergique, douée pour l'action. Il avait toute l'apparence, le geste, l'allure d'un officier de cavalerie qui commence à perdre de sa sveltesse première: sur ses épaules un peu épaisses, la tête fine et bien plantée, faite pour le casque; les cheveux bruns, coupés en brosse, à peine grisonnants aux tempes; le nez droit, les joues plates, la moustache courte et la barbiche en pointe. L'oeil était bleu sombre, ferme, intelligent, le sourire discret et nuancé. Ses vêtements indiquaient un goût d'élégance légèrement trahi par la fortune: une jaquette luisante çà et là, un gilet blanc, et, sous un pantalon large, des bottes vernies qui faisaient valoir le pied nerveux d'un marcheur. L'élégance relative de Robert ressortait d'autant mieux que rien autour de lui, ni la robe très simple de madame Maldonne, ni le complet de toile blanche de son mari, ni dans l'ameublement du salon qui servait aussi de salle à manger, ne prêtait à la même remarque. Le papier, à grands ramages, datait des premiers temps de l'invention; les fauteuils de cuir brun, montés sur bois d'acajou, ne relevaient d'aucun style, et l'unique ornementation, assez singulière, il est vrai, consistait en oiseaux empaillés, disposés le long des murs et sur la cheminée. M. Maldonne, dont le départ de Thérèse avait secoué l'esprit, se pencha vers sa femme, et, prenant le peloton où elle venait de piquer le crochet d'ivoire, le posa sur le guéridon. Madame Maldonne frotta l'une contre l'autre ses mains effilées et lasses d'avoir travaillé. --Elle est un peu rouge, ce soir, dit-elle à demi-voix. --Je trouve aussi, répondit M. Maldonne: qu'a-t-elle donc fait? --Des folies. Figure-toi qu'elle s'est mise en plein midi à épamprer une treille de chasselas! --En juillet! Et par cette chaleur! --Prétendant qu'elle connaissait le pied de vigne, qu'elle aurait ainsi des primeurs... Et elle n'avait pas de chapeau! --Pas de chapeau! répéta M. Maldonne en levant les yeux d'un air de stupéfaction et de mécontentement. Puis, sur son visage mobile, éclairé par la lampe, cette première impression s'effaça. Quelque chose d'attendri, une joie inopinément éclose, presque une larme heureuse y parut. Il regarda sa femme, et dit: --Est-elle enfant encore, notre Thérèse! Madame Maldonne, les cils baissés, cambrant sa taille mince, savourait à sa manière, plus froide, plus retenue, la même impression secrètement égoïste. Un sourire infiniment léger, très doux aussi, relevait le coin de sa bouche. --Oh! oui, répondit-elle, bien enfant, Dieu merci! Tout à l'heure elle dormait pour tout de bon, la tête sur l'épaule, comme aux premières veillées, quand elle avait douze ans. Chère petite! Elle a bien le temps de grandir et de devenir jeune fille. N'est-ce pas, Robert? Tiré du songe qui le tenait, Robert détourna vers ses hôtes son regard où de tout autres pensées, assurément, flottaient encore. --Es-tu silencieux! reprit M. Maldonne. Nous disions que Thérèse était une vraie enfant. Est-ce ton avis? --Hélas! --Tu trouves? --Je trouve tout le contraire, mon pauvre ami. C'est une jeune fille. Et je le déplore! --Allons donc! Ni Geneviève, ni moi... --Non, vous ne le voyez pas, vous autres, mais je vous le dis, moi, elle se transforme, elle grandit, elle est déjà toute grande! --Et la preuve? --Elle dort à mes histoires! --C'est qu'elle était lasse. --Du tout, car elle ne faisait que bavarder et rire tout à l'heure. --Alors, c'est que tes histoires sont ennuyeuses. --Non, puisqu'elles l'ont amusée, quand elle était enfant. Mes histoires sont restées les mêmes, Guillaume, et c'est Thérèse qui a changé. M. Maldonne leva les épaules, en signe d'incrédulité. --Je vous prie de m'excuser, Geneviève, ajouta Robert, si je me retire un peu tôt. Je ne sais pas si c'est le soleil, mais je me sens la tête un peu lourde. --Comme vous voudrez, mon cher. --Je l'aurais parié! s'écria M. Maldonne en riant. Quand Thérèse n'est plus là, sous un prétexte ou sous un autre, Robert trouve moyen de nous fausser compagnie. --Je t'assure, Guillaume... --Va! va! mon ami, le premier article de notre règlement de vie, aux Pépinières, c'est la liberté, n'est-ce pas? Uses-en comme il te conviendra. Seulement, dis-moi, quand reprendrons-nous le catalogue? Demain? Robert fit un geste évasif, indiquant l'absolu détachement. --Après la promenade, dit-il, peut-être... --Peut-être! Jamais d'engagements précis avec toi. Voilà pourtant un beau travail, toute notre expérience, toutes nos recherches et si près d'être achevé! Tiens, moi, dix fois le jour, je le vois, ce volume imprimé: «Catalogue raisonné des oiseaux du département, contenant l'énumération de toutes les espèces et variétés, par Guillaume Maldonne, conservateur du musée d'histoire naturelle, avec...» Voyons, Robert, faudra-t-il ajouter la ligne qui t'associera à la gloire de l'oeuvre: «Avec la collaboration de Robert de Kérédol?» Est-ce pour demain? --Pas probable... Je n'y suis plus. --Sais-tu que tu es affreusement paresseux? Robert se leva. --Il y a si longtemps! dit-il négligemment. Il s'approcha de madame Maldonne, l'embrassa au front: «Bonsoir, petite soeur!» serra la main de Guillaume, qui répétait, moitié riant, moitié sérieux: «L'amour de l'oiseau faiblit en toi, décidément!» et prit la porte par où Thérèse était sortie. Non, il ne pouvait rester: ni son affection pour les Maldonne, ni son habitude de correction mondaine ne suffisaient, en ce moment, à lui faire vaincre l'impression qu'il éprouvait. Sa nature, éminemment tendre, d'une susceptibilité qu'il cachait, le plus souvent, sous les dehors d'une indifférence volontiers railleuse et un peu brusque, s'était sentie atteinte, surprise et blessée à la fois par ce petit fait: Thérèse endormie. Dans ce mince détail, dont le père avait souri, il avait, lui, reconnu le signe d'un changement profond. «Je me trompais, murmurait-t-il en montant les marches de l'escalier de bois brun, aux rampes carrées et lourdes. Je la croyais encore enfant parce qu'elle est très gaie. Je m'y suis laissé prendre, et elle a fermé ses chers yeux à mon histoire de la marquise Gisèle! Bien fait, Robert, bien fait! Cela t'apprendra qu'elle aura dix-sept ans dans un mois!» Il entra dans sa chambre, vaguement éclairée par les lueurs traînantes des soirs d'été, alluma une bougie, qui jeta des étincelles sur les panoplies d'épées, de sabres, d'épaulettes, de fusils de chasse et de guerre, qui tapissaient les murs, et se dirigea vers une commode noire que surmontait, à un pied de hauteur, une petite bibliothèque vitrée en ébène. Sur la commode étaient rangés, pressés les uns contre les autres, des livres de classe aux coins brisés, aux pages recroquevillées et chiffonneuses, des cahiers par liasses et, des deux côtés, en serre-files, des volumes de collections enfantines, bleus ou roses, et d'autres plus gros où l'on devinait des images. C'étaient les reliques de ses années d'enseignement, quand il s'était improvisé,--avec quelle joie et quelle application de tout son esprit!--le professeur de Thérèse, humbles témoins des heures de travail ou de récréation, inutiles depuis longtemps déjà, mais qu'il gardait là, comme un bon souvenir qu'on aime à revoir. Il se disait bien que Thérèse n'ouvrirait plus, pour y apprendre ses leçons, la grammaire française, ni, pour y faire une lecture, l'histoire de la poupée modèle. Mais où sont-elles les mères qui n'ont pas conservé le petit bonnet ruché du baptême, le premier jouet, la pelisse ample et brodée, pendant des mois et des mois, alors que l'enfant courait déjà tout seul devant elles? Robert les avait imitées. A présent, c'était bien fini. Il avança le bras, et prit un des plus vieux volumes, long comme un doigt, maculé de taches, le dos tailladé en lanières par l'usure, et l'ouvrit à la première page. C'était une histoire sainte. Là, d'une grosse écriture de débutante, il y avait trois lignes bien connues de lui: «A mon bon parrain Robert, fleur de rosier de Bengale, offerte par son élève Thérèse.» Un peu plus bas, l'empreinte d'une fleur qui avait séché, puis disparu. Il relut plusieurs fois ce texte naïf, sécha, du revers de la main, une larme involontaire qui s'apprêtait à couler, et, saisissant par paquets les livres et les cahiers, il les enfouit rapidement dans un des tiroirs de la commode. --Allons, dit-il en fermant le meuble, tout cela est mort. Maintenant, puisque mes histoires n'ont plus le pouvoir de l'amuser, il faudrait trouver des lectures de son âge... Ses yeux se levèrent sur la bibliothèque vitrée, si coquette, avec ses glaces à biseaux et ses colonnettes torses. Depuis qu'il professait, M. de Kérédol n'avait pas eu le temps ni le goût de lire pour lui-même. Il possédait seulement et renfermait là une quarantaine de volumes, éditions de poche artistement reliées, qui l'avaient suivi à travers le monde. Sous le feu de la bougie, les titres, les dos de basane et de maroquin luisaient doucement. «Quelque chose pour une jeune fille de dix-sept ans, disait Robert, voilà qui est difficile! Voyons!... _Discours sur l'Histoire universelle?_ trop grave... _Voyage du jeune Anacharsis?_ d'un vieillot!... _Dominique_, oh! _Dominique_, de Fromentin? non, ce n'est pas pour son âge... _Guide de l'Apiculteur?_ non!... Brizeux, deux volumes? peuh! la poésie? Des extraits, peut-être... Molière, _Theâtre complet_; Michelet, _l'Oiseau_; marquis de Foudras, _les Gentilshommes chasseurs_; _Corinne_... Décidément, mon pauvre Robert, pas de chance: tes histoires ne conviennent plus, ta bibliothèque ne convient pas encore. Et si peu d'oeuvres! Je suis presque au bout... _Pensées_, de Joubert; Rabelais; _Service en campagne 1866_; _Contes choisis_, de Daudet... Voilà! voilà mon affaire! Les _Contes choisis_! En choisissant encore parmi eux,--une jeune fille tout à fait jeune fille, qui n'a rien lu!--oui, elle aimera cela. Ce Daudet, _la Chèvre de M. Seguin_, _les Étoiles_, oh! _les Étoiles!_ Comment n'avais-je pas pensé?... Elle sera contente, Thérèse...» Et il souriait en cherchant dans sa poche la clef du petit meuble. Quand il l'eut saisie, il fit jouer le ressort, qui rendit un son de neuf, et le parfum du vieux cuir se répandit dans la chambre. --Voilà bien l'affaire, ajouta-t-il en faisant basculer le volume qu'il posa à plat près du bougeoir: Daudet, un moderne, celui-là! Avec lui, je suis sûr de ne pas l'endormir. Ah! elle sera étonnée, demain, quand je lui annoncerai: «Mademoiselle Thérèse, désormais les contes choisis de Daudet remplacent les contes usés de votre oncle». Je gage, la pauvre petite, qu'elle sera touchée, reconnaissante. Vive comme elle est, par exemple, il faudra tout de suite ouvrir le volume! En se parlant ainsi, Robert fit quelques pas jusqu'à la fenêtre demeurée ouverte à deux battants, à cause de la grande chaleur, et s'appuya sur l'accoudoir. Vraiment, il était satisfait de sa trouvaille. Il se sentait en possession d'un moyen assuré de réparer l'échec de tout à l'heure. Ses yeux, errant sur le grand jardin noyé d'ombres tièdes, ne virent rien d'abord que l'image présente à sa pensée: Thérèse tout à fait heureuse et bien éveillée, qui le remerciait avec des mots jeunes comme elle, tandis que lui, assis près d'elle, lisait, en y mettant le ton, _la Chèvre de M. Seguin_. Il voyait cela très nettement. Puis, les rayons de lumière vive dont ses yeux étaient pénétrés se dissipant peu à peu, il commença à distinguer les teintes variées de la nuit: ici le sable pâle de la grande allée, là l'ovale d'une corbeille de pétunias, les rayures brunes des plates-bandes du potager, des boules sombres qui étaient des buis taillés, et, des deux côtés du domaine, le vallonnement argenté des cimes d'arbres qui diminuaient, prenaient des mouvements de nuages, et s'allaient réunir tout au fond, dans la brume. La vision de ces choses réelles et familières effaça l'image où s'était complu Robert, et ramena dans son esprit la question un moment écartée. «Dix-sept ans! pensait-il. Déjà! Un âge effrayant. C'est si délicieux! Tous les rêves qui éclosent à la fois, et trouvent le nid trop petit pour eux, et s'en vont. Oh! si elle s'en allait! Dire que nous sommes trois ici, qui ne vivons que d'elle et pour elle, et que, cependant, au premier appel du dehors, elle nous quitterait peut-être, elle nous laisserait! Maldonne n'a pas compris!... Je sais bien qu'elle est merveilleusement pure, ignorante de la vie. Cela peut nous la garder quelque temps. Nous voyons si peu de monde! Les Pépinières sont loin de la ville. Et puis, elle nous aime. Comment n'aimerait-elle pas ceux qui ont enveloppé sa jeunesse d'une tendresse pareille? C'est égal, je ne conçois plus la paix profonde où j'étais hier, ce matin encore. Il me semble que je ne pourrai plus la regarder sans avoir peur de la perdre... Voyons, voyons, il faut découvrir des moyens nouveaux pour l'intéresser, lui rendre le séjour au milieu de nous si agréable, si pleinement doux, que cela lui suffise, trois amis à aimer. Daudet m'aidera un peu, un tout petit peu. Et le reste? Mon Dieu! que c'est dur de prévoir!...» Il avait étendu le bras, sans trop songer à ce qu'il faisait, vers une tige de bignonia grimpante, qui jaillissait, au-dessous de la fenêtre, du bourrelet enchevêtré des clématites et des vignes vierges. Au bout de la tige, droite et ferme, une fleur s'ouvrait, son calice brun tendu au souffle errant de la nuit. Robert la saisit, et l'attira. Mais la liane était si bien mêlée aux autres que toute une masse de feuilles en fut remuée; deux ou trois passereaux, gîtés sous ce couvert, s'envolèrent effarés, et une voix venue d'en haut, une voix fraîche et nette éclata, comme un chant de merle fuyard: --Ah! mon oncle, c'est vous! Il lâcha la branche, et se renversa légèrement, un seul coude appuyé à la barre de la fenêtre, pour regarder en l'air. Juste au-dessus de lui, à l'étage supérieur, Thérèse, penchée en avant, les deux bras étendus, les doigts engagés entre les lames des contrevents, riait de la peur qu'elle avait eue, et de la surprise de son oncle, et de se sentir jeune, et d'avoir la liberté d'être elle-même devant cette campagne voilée d'ombre, où son rire se perdait. --Dieu! que vous m'avez fait peur! dit-elle. Je ne sais pas ce que je me suis figuré. Rien du tout, je n'ai pas eu le temps. Mais j'ai eu une peur! Vous avez agité toute cette muraille verte. A qui en vouliez-vous? --Moi? je cueillais une fleur de bignonia. J'ai peut-être tiré un peu fort? --Je le crois! Ses lèvres se détendirent, les fossettes de ses joues disparurent, et un sourire qui se faisait humble, très innocent, où toute une âme d'enfant parlait, descendit d'une fenêtre à l'autre. --J'espère que vous m'avez pardonné? dit-elle... Vous vous souvenez: tout à l'heure... --Complètement pardonné, Thérèse! --Oh! je vous remercie. Je ne sais pas ce que j'avais, car, vous voyez, je suis tout à fait éveillée maintenant, gaie comme un pinson, et je n'ai pas plus envie de dormir!... Bonsoir, parrain! --Bonsoir, mignonne! Robert la regardait, et, sur sa figure fatiguée, une expression de contentement se peignait. Il vit le visage de Thérèse s'effacer, les deux bras ramener les contrevents, la grande baie à demi éclairée devenir subitement sombre, et il demeura cependant plusieurs minutes immobile. Puis il se retourna, et se remit à songer. Il était plus rassuré. Ces mots, ce sourire si jeune avaient chassé les pensées troublantes. Et c'était le passé qui s'ouvrait à lui maintenant, les dix-huit années de paix profonde écoulées aux Pépinières, et que pas un orage n'avait traversées. Robert s'y enfonçait, il y courait d'instinct, demandant à ces jours heureux l'espérance dont il avait besoin. Et, comme il n'abusait point de ces retours sur lui-même, comme tous ces souvenirs intacts lui versaient leur douceur et comme leur premier miel, Robert s'étonnait de la beauté de la nuit, de l'éclat des étoiles baignées au fond des lacs que formaient les nuages, et surtout du bien-être singulier, de la plénitude de vie dont chaque respiration emplissait sa poitrine. Bien souvent, dans les grands souffles qui remontent la vallée de la Loire, poussant devant eux les goélands, il avait senti l'humidité saline et l'emportement des marées, d'autres fois l'effluve rare, fugitif, des végétations tropicales, apporté de très loin, sur des nuées qui le sèment. Mais, ce soir-là, c'était autre chose: une caresse faite pour l'âme, une joie que les lèvres buvaient pour elle. Du moins Robert le croyait. Il lui semblait même entendre des musiques lointaines, des mots avec l'accent qu'ils avaient eu, des sons de trompette et des bruissements de foule, les premiers cris et les premiers pas de Thérèse. Et tout cela venait de l'horizon, avec la brise sans force et sans hâte, vers la fenêtre ouverte. C'est que, pour lui, cette période du milieu de la vie avait été la plus heureuse. Sa jeunesse ne lui offrait rien de semblable, mais une enfance austère et contrainte dans un château des marches de Bretagne, parmi des horizons de landes trempées de longues pluies, entre son père vieux et rude et la seconde femme de celui-ci, créature faible et douce, opprimée, maladive, dont Robert voyait encore dans ses rêves l'éternel sourire triste; aucune gaieté pour répondre à celle de l'enfant, pas d'écho à ses jeux,--si ce n'est une petite fille née de ce second mariage, très gâtée, elle, très adulée, à peine connue de son aîné,--une instruction écourtée, puis le départ, une sorte de fuite hâtive, désirée de part et d'autre, pour l'armée, et alors, sans transition, l'Afrique, le régiment, la discipline avec ses rigueurs et ses relâches brusques, des mois de cruelle monotonie et des mois d'aventure à la suite des tribus arabes. Robert s'accoutuma vite. Il était né soldat. Il se retrouvait chez lui parmi les gens de guerre. Rien qu'à le voir passer, huit jours après son entrée au corps, cambré dans son dolman bleu de chasseur d'Afrique, on devinait le futur officier; on sentait dans ses yeux clairs, dans le pli relevé de sa bouche, toute l'ardeur superbe de la vie mêlée à l'insouciance du danger. Il n'avait, semblait-il, qu'à laisser faire au temps. Et certes, il y eut pour lui d'heureuses fortunes: les jours où l'on se battait d'abord, où l'on rentrait mourant de soif avec des fusils incrustés d'ivoire en travers de sa selle; la rencontre de Guillaume Maldonne, plus âgé que lui, engagé à la suite d'un coup de tête, leur amitié bientôt liée sous la tente, rapidement mûrie par le péril qui les pressait et les relâchait ensemble, et des actions d'éclat, et l'avancement rapide, et presque de la gloire. Ni les hasards, ni la misère, ni l'affection qui font les années inoubliables n'avaient manqué à celles-là. Cependant un voile d'ombre encore avait pesé sur elles. A peine Robert venait-il de gagner ses galons de brigadier, qu'il apprit la mort de son père. M. de Kérédol laissait de grosses dettes. Sans hésiter, sans recourir aux expédients commodes de la loi, son fils accepta la succession, résolu à tout vendre, le château, les terres, les meubles, à s'endetter lui-même, à se réduire au strict nécessaire tout le temps qu'il faudrait pour maintenir intact l'honneur de son vieux nom. Il y parvint, et paya tout. Mais au prix de quels sacrifices et de quelles humiliations! Lui, si fier, si hautain même, traqué par les créanciers, il dut se débattre au milieu d'affaires et de procédures devant lesquelles il était aussi neuf, aussi désarmé qu'un enfant. L'épreuve dura des années. Il en sortait à peine, quand la guerre de 1870 éclata. Et la guerre, ce fut la fin de ses rêves de gloire et de sa carrière de soldat. Blessé d'un coup de feu à l'épaule, presque au début de la campagne, le lieutenant de Kérédol souffrit de longs jours, guérit à moitié, retomba, et, désespérant de pouvoir reprendre du service, donna sa démission. Il venait d'avoir vingt-sept ans, et il se trouvait comme abandonné à mi-chemin de la vie. Où aller? Que faire, malade encore, sans carrière, sans métier, sans plus de ressources qu'une modique pension de blessé? Maldonne, qui aurait pu le conseiller, l'aider peut-être, sorti du régiment avant 1870 et retiré en Anjou, semblait avoir oublié son ancien ami. Le temps avait fait son oeuvre. Pas une main ne se tendait vers Kérédol, pas un foyer ne s'ouvrait à lui. Il voulut cependant faire un essai et se rapprocher de l'unique parente qui lui restât, de sa demi-soeur, qu'il avait à peine connue et aussi à peine aimée. Il la revit jeune fille, douce et affectueuse. La mère était morte. Geneviève de Kérédol vivait chez son grand-père maternel. Elle accueillit son frère avec des transports de joie. Mais celui-ci comprit vite qu'il ne pouvait se fixer près d'elle, chez un étranger, dans un domaine qui n'avait jamais appartenu aux siens. Et il ne savait que résoudre, quand une lettre arriva, qui le sauvait. Oh! la bienheureuse lettre! Comme elle était venue inopinément greffer l'idylle sur ce drame brisé de la vie de soldat! Comme Robert la revoyait nettement et jusque dans les moindres détails de la forme matérielle qu'elle avait, longue, avec son enveloppe maculée de timbres, renvoyée de bureaux en bureaux, ses lignes serrées et bien ordonnées, que terminait un paraphe compliqué, déjà célèbre au régiment! Elle disait: «Viens, mon ami! Ma maison est assez grande pour deux et de même la tâche que j'ai entreprise. Où peux-tu être? Comment se fait-il que tu n'aies pas pensé à ton vieux camarade, et que tu ne sois pas encore venu te soigner, te consoler et prendre chez lui ta retraite? Accours vite. J'ai le plus joli des métiers à t'offrir dès que tu seras guéri. Tu te souviens de ma passion pour l'histoire naturelle? Elle a décidé de mon sort. J'ai demandé, j'ai obtenu sans lutte un emploi peu envié, peu payé, mais qui me ravit. Me voici conservateur adjoint du musée d'ornithologie de la ville, à la tête d'une collection lamentable, fanée, honteuse, de quelques douzaines de pies et de passereaux auxquels la paille sort par le ventre. Tout est à faire. J'ai résolu de tuer moi-même, de préparer, de monter, d'étiqueter la collection complète de tous les oiseaux du département, de ceux qui passent et de ceux qui demeurent, de ceux qu'on rencontre tous les jours et de ceux qui ne se montrent qu'à de rares intervalles, comme des princes en visite. Déjà je suis à l'oeuvre. »Le préfet m'a délivré un permis de chasse permanent. J'en aurai un second pour toi. Songe, mon ami, quelle belle fin de carrière: la chasse toute l'année, le grand air, la liberté, les bois et l'amitié fidèle de ton compagnon d'armes, »GUILLAUME MALDONNE, »Ancien marchef au 2e chasseurs d'Afrique.» Robert partit. Il guérit de sa blessure. Il fut bientôt en état de suivre son ami. Et alors commença pour tous deux l'odyssée la plus étonnante et la plus passionnante. Ils y retrouvaient chacun quelque chose de leur ancienne vie: l'aventure, l'émotion des poursuites, des alertes, des coups heureux ou manqués, les courses lointaines, les nuits à la belle étoile. Toutes les propriétés privées, les domaines princiers, les parcs enfermés de murs s'ouvraient devant ces chasseurs d'une nouvelle sorte. Qu'importait, au propriétaire le plus jaloux de ses droits, le meurtre d'un épeiche ou d'une pie-grièche rose? Partout accueillis, partout fêtés, ils couraient d'un bout à l'autre du département, parmi les taillis, les prés, les vignes, les marais. Robert ne chassait pas. Mais il avait un flair extraordinaire pour deviner le passage d'un oiseau, pour découvrir la trace ou le nid du gibier, pour dire, par exemple: «Guillaume, je sens qu'il y a des bécasses dans les marouillers mêlés de bouleaux; la brume est violette; elle embaume la feuille morte.» Ou bien, quand le printemps argenté, au bord de la Loire, met en éveil tout le petit monde des luisettes, il était merveilleux pour apercevoir, immobile à la pointe d'une grève, un combattant aux plumes hérissées, ou encore, posée entre deux chatons de saule, comme une perle enchâssée, l'insaisissable fauvette bleue. Son compagnon était adroit, et manquait rarement un coup de fusil. Au retour, ils travaillaient tous deux, soit au laboratoire du musée, soit à la maison des Pépinières, triant et classifiant leurs prises, disséquant les plus belles, préparant les peaux avec l'arsenic et la poudre de chaux. Mais Guillaume s'était réservé la pose. Lui seul, il bâtissait la carcasse de fil de fer ténu, la modelait à sa guise, et, avec une adresse, une science, une sincérité d'artiste indéniables, rendait à ces paquets de plumes la vie et le mouvement, la grâce et le lustre des ailes, et le trait, si fugitif, qui marque une humeur d'oiseau. Presque au début de cette existence nouvelle, un événement s'était produit qui l'avait consacrée, assurée, embellie. Robert, très communicatif en apparence, causeur plein de verve et souvent plein d'esprit, s'était toujours montré d'une extrême réserve sur tout ce qui concernait sa famille. Il n'admettait personne dans les souvenirs, bons ou tristes, du passé, et se bornait à partager le présent, mais le plus volontiers du monde, avec ses amis. Le plus intime de ceux-ci ne savait pas où vivait Geneviève de Kérédol, ni quel parent l'avait recueillie, dans un château ou dans une ville, en France ou même ailleurs. Or, un jour de l'automne finissant de 1871, comme il s'agissait, entre les deux amis, de se procurer une espèce de grimpereau assez peu commun, le tichodrôme échelette, un oiseau charmant, à manteau gris perle avec des crevés rouges au fouet de l'aile, Robert assura qu'il connaissait le rendez-vous de tous les pics du département, qu'il se chargeait de la direction de l'entreprise et de trouver le gîte et le souper. Ils arrivèrent, le lendemain soir, dans la cour d'un très vieux logis, en plein bois. Les murs et le toit jusqu'à la moitié disparaissaient sous les plantes grimpantes à peine taillées. Au-dessus des arêtes d'ardoises moussues, la futaie, en demi-cercle, étendait ses branches, et enveloppait, enserrait d'ombre l'habitation. En avant seulement, une nappe d'eau de dix hectares, dont les roseaux venaient frôler la grille de la cour, faisait dans ce rideau sombre une trouée de lumière. Celui qui demeurait là, le grand-père maternel de Geneviève de Kérédol, n'était pas le propriétaire de la forêt. Il n'en possédait, selon son expression, qu'une motte verte. Mais il était hospitalier, veneur comme un roi de France, et mit aussitôt à la disposition des deux amis ses chiens, ses bateaux, ses cabanes d'affût et son garde aussi vieux que lui. Guillaume en profita largement, tandis que Robert demeurait au château. Il chassait du matin au soir, et quelquefois du soir au matin. Le tichodrôme échelette ne se montra nulle part. Mais il y avait toutes les variétés d'oiseaux de proie dans les hautes ramures des futaies et, sur l'étang, des sarcelles, des canards, des hérons, quelques-uns rares et presque introuvables ailleurs. Et ce fut, pendant une semaine, pour Guillaume Maldonne, une succession de captures heureuses, un ravissement que contribuait à entretenir, au retour, la présence de la jeune fille, assez jolie, avenante et gracieuse surtout, souveraine maîtresse et joie unique du vieux logis. Guillaume l'aima sans l'avouer. Il était timide, il approchait de la quarantaine. Jamais il n'eût osé demander Geneviève, si peu riche et si simple qu'elle fût. Il hâta lui-même le départ. Le soir arrivé, il allait s'éloigner, très malheureux, emportant son secret; déjà, debout derrière le groupe que formaient ses hôtes et son ami causant ensemble à voix basse, autour de la cheminée, il regardait une dernière fois la jeune fille, avec cette douleur muette qui fixe nos regrets, quand Robert se leva, prit la main de Geneviève, et la mit dans celle de Guillaume, en disant: «Eh bien! mon cher ami, on attelle les chevaux: si tu te déclarais?» Avec Geneviève Maldonne, avec Thérèse bientôt, le bonheur était entré au logis des Pépinières. Madame Maldonne y avait apporté sa gravité douce, son humeur égale, ce charme que certaines femmes possèdent au point que leur seule présence, un mot indifférent tombé de leurs lèvres, éveille comme de la reconnaissance. Thérèse avait été la vie, le mouvement, la gaieté. A peine elle était née, Robert l'avait incroyablement aimée. Il l'avait bercée bien souvent et promenée sur ses bras. Il lui avait appris à marcher et à s'amuser. Pour elle, il avait donné l'essor à son génie d'invention, trouvé des jouets, construit des moulins qu'on allait planter à la cime des vieilles souches, des bateaux avec des roues, des cerfs-volants et des poupées. Pour elle, surtout, il avait fait ce qu'il eût refusé de faire pour lui-même: il s'était remis à étudier. Et, pendant que son beau-frère, retenu au musée, continuait à préparer la plus belle collection ornithologique des provinces de l'ouest, M. de Kérédol apprenait à lire à Thérèse, lui expliquait le catéchisme, la grammaire, l'histoire qu'il avait relue l'instant d'avant, et puis ils jouaient tous deux, pour se reposer de la leçon, leurs deux rires se mêlaient, l'un par l'autre attiré, et l'on eût dit que Robert, parfois, redevenait tout jeune, à force d'aimer l'enfant. Les moindres détails de ce temps-là lui demeuraient présents. Il se rappelait certaines robes qu'elle avait portées, une blanche toute brodée par la mère, une autre bleue, vers trois ans, et, un peu plus tard, une rose où il y avait un semis de pâquerettes, mais surtout des regards, des sourires pleins de ciel, des mots profonds qui n'en savent rien, des questions si fraîches qu'on les goûte avant d'y répondre. Car, entre elle et lui, c'était l'absolue confiance, la permission, conquise au prix d'un grand amour, de se pencher au-dessus d'une petite âme, et d'y lire. Robert lisait à livre ouvert dans celle de Thérèse, notait tout, gardait tout en lui-même, et, le soir, quand Thérèse dormait là-haut, dans son lit à rideaux blancs, la porte de l'escalier entre-bâillée pour que le moindre cri donnât l'éveil, il partageait son trésor: il racontait à la mère et au père l'histoire de la journée. Aux Pépinières, c'était le sujet habituel des conversations, sujet toujours cher, jamais épuisé, et qui se renouvelait à mesure que grandissait Thérèse. Les oiseaux mêmes ne venaient qu'au second plan. Le plus extraordinaire, c'est que Thérèse ne fut pas gâtée. Elle demeurait soumise, prévenante, nature délicate qu'un reproche confondait, qu'on ne menait qu'avec de la bonté et de la raison, et qui comprenait à merveille son rôle, faisant sans compter autour d'elle, aux trois amis qui l'entouraient, l'aumône de sa jeunesse en fleur. O heures délicieuses, heures sans nombre du passé, comme il était doux de vous revivre, et quelle consolation vous apportiez avec vous! Le vent fraîchissait. Les bignonias, les rames de vigne ou de clématite, fouettés en tous sens, venaient toucher la main de Robert, comme pour dire: «Il est temps, voici la nuit noire et froide, rentrez, vous qui rêvez: vous avez reçu du soir ce que vous attendiez de lui!» Robert ferma la fenêtre, et quand il se retrouva dans le silence de cette chambre tiède, sentant la paix qui régnait au dedans de lui et autour de lui, il poussa un soupir de contentement. Toute impression pénible s'était effacée. Il revoyait Thérèse, sa Thérèse d'autrefois, toute naïve, toute rose, toute petite. Et cela lui redonnait confiance, grande confiance dans la vie. II Le lendemain, quand Robert sortit de sa chambre, le soleil déjà haut chauffait les touffes de réséda semées en cordon le long de la façade, au midi. Par-devant, dans l'allée toute bourdonnante et traversée de rayons d'or par le vol des abeilles, Thérèse se promenait, prête à partir. Elle avait mis une robe grise de voyage, une voilette blanche, un chapeau rond orné d'un piquet de coquelicots. Elle allait à pas relevés, et, au-dessus de sa tête, l'ombrelle qu'elle tenait ouverte, inclinée, rasant l'épaule, tournait comme un petit moulin. Quand Thérèse entendit M. de Kérédol descendre en se hâtant l'escalier: --En retard, mon parrain! cria-t-elle. Huit heures et demie! Mon père est déjà rendu au musée. Moi, j'ai eu le temps de cueillir deux corbeilles de roses, que je vais envoyer pour l'adoration. Comment avez-vous dormi? --Trop bien, comme vous voyez, répondit Robert, en paraissant sur le seuil de la porte. --Moi, divinement! dit Thérèse. Mais, presque aussitôt elle poussa un petit cri de surprise. --Ah! mon parrain, je ne m'étonne plus que vous soyez en retard. Êtes-vous beau! --Bah! bah! dit en riant M. de Kérédol, immobile sur la margelle d'ardoise étincelante de soleil. Que me trouvez-vous d'extraordinaire? --Ceci d'abord, fit Thérèse en désignant du doigt l'épingle de cravate, un minuscule cheval arabe, en or ciselé. Elle est très jolie, d'ailleurs. Mais vous ne l'avez jamais portée ici. On ne me trompe pas, vous savez. Et puis ce chapeau neuf! Tout cela pour les loriots du bois de Laurette? Robert, content d'être si vite découvert, prit la main que Thérèse lui tendait, et, la serrant entre les siennes: --Non, mon enfant, pas pour les loriots: pour vous! --Oh! --Pour vos dix-sept ans, à qui je veux faire honneur! Que dirait-on, si, à côté d'une grande jeune fille comme vous,--car vous voilà grande, ma filleule,--on apercevait un parrain négligé? Quelque chose d'ému, un frisson de plaisir et de reconnaissance passa sur le visage de Thérèse. --Eh bien! vous voyez, dit-elle, c'est absolument comme mon dessus de clavier dont vous vous moquiez hier soir, ce que vous venez de faire là: c'est très inutile, car nous ne rencontrerons personne, mais je trouve ça charmant. Elle se recula de deux pas, considéra un instant M. de Kérédol, son chapeau rond luisant, sa veste à larges boutons de nacre, ses gants, sa canne à pomme d'or, et, avec un petit geste, comme un salut de la main: --Tout à fait votre air de colonel! Rien ne flattait davantage l'ancien officier de chasseurs que cette appellation dont le qualifiaient quelquefois les passants ou les conducteurs d'omnibus. Un mot qu'il voulut dire, une exclamation d'amitié, ou l'ordre du départ, resta dans sa moustache. Elle savait trop bien le chemin de son coeur, cette Thérèse! Et Robert était comme beaucoup de soldats: quand le coeur lui battait, il n'avait plus que des gestes. Il leva donc sa canne, et se mit à marcher. La boîte verte lui pendait dans le dos. --Si vous voulez, dit Thérèse en réglant son pas sur le sien, nous rentrerons par le faubourg? --Pourquoi faire, mignonne? --Pour prévenir mon petit commissionnaire habituel. Je vous ai dit que j'avais cueilli... --Ah oui! Jean Malestroit. Il a grandi, le mioche: je l'ai vu, l'autre jour, sur le seuil de sa porte. --Si gentil! fit Thérèse. Tous deux furent bientôt dans la route qui montait à droite, et s'enfonçait dans la campagne. A peine deux ou trois fermes, au milieu des champs d'artichauts ou des plantations de pépinières. Les grillons, toutes sortes d'insectes invisibles, qui chantent à l'entrée de leurs trous, commençaient la longue complainte des jours chauds. On voyait, au bord des fossés, le luisant de l'herbe qui remue. Thérèse causait des détails de la vie quotidienne, de mille petites choses indifférentes pour tous autres qu'elle et Robert. Un passant qui l'aurait entendue se serait demandé pourquoi l'autre riait, pourquoi il s'animait et s'épanouissait, sans raison apparente, sans qu'elle eût rien dit que d'ordinaire, même sans qu'elle parlât, lorsqu'aux barrières des champs elle s'arrêtait un peu, et, toute droite, l'oeil aux horizons, les lèvres entr'ouvertes, aspirait à pleine poitrine l'odeur de moisson mûre, qui venait, rasant le sol. Et cependant, que c'était bon, cette promenade avec l'enfant qu'il avait élevée, que c'était doux, ce bavardage sans suite et sans fin, où l'on ne quittait le présent que pour parler du passé, leurs deux domaines communs! Pas un mot inquiétant, pas une note nouvelle dont il pût s'alarmer. --Vous n'avez pas fini votre légende d'hier? lui dit-elle. J'ai laissé la marquise Gisèle assiégée, et la jument grise bien maigre. Vous disiez: «Alors il arriva...» Je voudrais savoir ce qui est arrivé. --Non, ma mignonne, répondit gaiement Robert, le temps de mes histoires est passé. --Vous ne m'en raconterez plus? --Non, je vous en lirai, des contes des grands auteurs, écrits pour les grandes jeunes filles. --Oh! que c'est aimable! Je n'aurais pas osé vous le dire... --Vous le désiriez? --Sans doute, un peu. Mais comment faites-vous pour deviner ce que je désire? --Je pense à vous. --Et moi aussi, mon parrain, je pense à vous, et j'ai le coeur touché de vos attentions, bien touché, je vous assure! «Comme je la retrouve! songeait Robert, Comme la voilà reconquise! Est-elle charmante, ce matin! Et jeune! Voyez-la!» Et ils allaient tous deux légèrement. Bientôt on prit les chemins de traverse. Ils étaient pleins de fleurs, pleins de vie, pleins de fuites d'ailes effarouchées. On se baissait à chaque instant, pour une étoile blanche ou jaune devinée sous le couvert des ronces. La boîte s'emplissait d'herbes. Celles qui n'étaient pas rares étaient au moins jolies. Thérèse avait des goûts qu'il fallait contenter. Ainsi l'avait résolu M. de Kérédol. Il cueillait tout ce qu'elle voulait: «Je n'herborise pas pour moi, songeait-il, je fauche pour elle.» Et, les pieds dans la boue traîtresse des creux des fossés, ou la tête dans les épines, il se mouillait, se piquait, et s'échauffait avec allégresse. --Je regrette la tenue de colonel, disait Thérèse. --Moi, je ne regrette rien, si vous êtes contente. --Ravie! --Et savez-vous, disait-il, que nous voici tout à l'heure en pleine famille d'orchidées: orchis abeille, orchis mouche, orchis araignée?... --Où donc, parrain? --Dans le bois, parbleu! Chose curieuse, quand ils furent rendus sous la futaie, large et longue tout au plus comme un champ de moyenne taille, vestige d'ancienne forêt, ni l'un ni l'autre ne songeaient plus aux orchidées. Ils étaient las d'avoir tant marché, tant ri, et du soleil qui faisait danser l'air à la hauteur des yeux. Le dôme des feuilles gardait un reste de rosée évaporée, avec le lourd parfum qui monte du sol des bois. A peine eut-il foulé la mousse, et senti sur ses épaules la caresse des premières ombres, M. de Kérédol perdit sa belle ardeur, chercha la place la plus fraîche, sans une moucheture d'or, la trouva au bord d'un fossé d'eau courante, et s'assit en s'épongeant le front. Thérèse tourna un peu, pour ne pas avoir l'air aussi fatiguée que son parrain, affecta de s'intéresser à des fougères, eut une phrase banale sur la douceur de l'ombre, et finalement s'assit à trois pas de lui. Elle arrangea les plis de sa robe, à petits coups songeurs, et se mit à regarder devant elle. Il en faisait autant de son côté, mais, tandis qu'il était seulement silencieux, elle se sentait peu à peu envahie par une mélancolie, un malaise d'âme grandissant, le revers de l'excessive gaieté qu'elle avait eue. Cela vient ainsi, tout jeune qu'on soit. Et Thérèse eut un soupir qui fit se retourner Robert. Il la considéra un instant, et remarqua le changement qui s'était produit en si peu de temps dans la physionomie de sa filleule. Sous la voilette relevée, les yeux de Thérèse grands ouverts, sérieux et comme voilés d'une pensée qu'il ne pouvait lire, fixaient un point de l'horizon. Était-ce le moulin, là-bas, de l'autre côté de la Loire, gros comme un hanneton qui secoue ses élytres, ou les traînées pâles des champs de colza rayant les pentes, ou le nuage roulé, immobile dans l'océan de lumière où pas un souffle ne courait? Non, sans doute. La bouche avait un pli léger, et tout le visage cette lueur égale et comme cette transparence qu'il prend lorsqu'aucun objet du dehors ne l'impressionne plus, et qu'il reflète seulement un songe intime du coeur. --A quoi rêvez-vous? demanda M. de Kérédol. --Moi? à rien, répondit-elle sans bouger. Robert jugea politique d'opérer une diversion, se pencha en avant, au-dessus du courant qui filait, rapide et bleu d'acier, parmi les cressons, les acanthes, toute une végétation réfugiée là contre l'ardeur de l'été, et cueillit une tige couronnée d'un corymbe de fleurs blanches. --Reine des prés, dit-il, _spiræa ulmaria_, famille des Rosacées. Voyez, Thérèse, est-elle élégante! Thérèse fit à la plante l'aumône d'un regard distrait. --Dites-moi, demanda-t-elle en rabaissant sa voilette, maman s'est bien mariée à dix-huit ans, n'est-ce pas? --Oui, dix-huit ans, répondit rapidement Robert... Je crois, Thérèse, que vous n'avez jamais étudié la reine des prés. Tenez, la feuille est ailée, duvetée en dessous, à folioles ovales. J'ai lu quelque part qu'en infusant les fleurs dans du vin, on obtient le bouquet du fameux Malvoisie! Et il observait, sur le visage de la jeune fille, maintenant tournée vers lui, l'effet de cette pointe habile. Elle n'en parut pas touchée. --Vraiment? dit-elle... Mais, dix-huit ans... mon parrain, savez-vous que je les aurai l'année prochaine? Ce serait très drôle si... --Qu'est-ce qui serait drôle, mon enfant? --Non, pas drôle précisément. Je veux dire, reprit-elle,--et son sourire éclatant, toute sa jeunesse enjouée reparut sur ses joues, sur ses lèvres, dans ses yeux qu'animait un éclair de soleil venu on ne sait d'où,--je veux dire que peut-être, vous comprenez bien, peut-être quelqu'un pourrait penser à moi aussi... Eh bien! cela me fait rire malgré moi. Pour le coup, Robert laissa échapper la reine des prés, qui roula, comme une ombrelle, sur la mousse, et tomba dans le courant. --C'est à cela que vous pensiez? dit-il en se reculant, pour s'appuyer au tronc d'un arbre, et la voix un peu sourde. Elle répondit, en montrant ses dents blanches, et en le fixant de ses yeux bleus étonnés: --Mais oui! --A propos de rien, comme ça? --De rien du tout. Cela me vient surtout quand je regarde devant moi, très loin. --Ah! très loin, devant vous? --Oui, n'est-ce pas que c'est curieux? Elle prit un air grave, appuya un coude sur un de ses genoux, et, remuant sa jolie tête: --Voyez-vous, parrain, je songe quelquefois au mari que j'épouserai... --Alors, vous avez fait votre choix? --Oh! d'une façon très générale! Je voudrais épouser quelqu'un qui aurait été malheureux! --Ça se rencontre aisément, Thérèse. --Oui, quelqu'un de jeune, qui aurait souffert. --Même jeune, cela peut se trouver, mon enfant: seulement, je ne comprends pas. Elle hésita un instant, leva les yeux vers les chênes. --Pour le consoler, dit-elle. Et cela fut dit avec tant de naïveté, tant de tendresse voilée, que le pauvre Robert sentit la morsure d'une larme au coin de ses paupières. Il eut envie de s'écrier: «Si vous avez soif de consoler, Thérèse, ne cherchez pas au loin, comprenez, restez pour nous trois, chassez les rêves qui, déjà, si petite, vous éloignent! Ayez pitié de nous, ne songez plus!» Mais il eut peur de paraître égoïste, peur aussi de l'inconnu qui se révélait à lui. O mystère d'une âme! N'allait-il point la froisser, la repousser, lorsqu'elle s'ouvrait si ingénument? Fallait-il lui laisser voir toute l'appréhension qu'un mot pareil jetait en lui? Non pas cela, surtout pas cela. L'esprit de Thérèse eût travaillé sur cette crainte. Mieux valait prendre la chose légèrement, comme une boutade sans conséquence, essayer de rire. Et il essaya, et rien ne lui vint aux lèvres que ce mot qu'il ne voulait pas dire: «Restez, restez!» Alors il se baissa, faisant mine de ramasser sa canne devant lui, et resta courbé un peu plus de temps qu'il n'était nécessaire, le temps de composer ses traits. Quand il sentit s'effacer les deux sillons qui s'étaient tout à coup creusés aux coins de sa bouche: --Ma petite Thérèse, dit-il, nous ferions bien de partir. Je crois que vous voulez rentrer par le faubourg? --Oui, répondit-elle distraitement, pour mes roses. Il s'était levé en parlant, et, à demi détourné, tirait ses manchettes avec un soin qui devait cacher un reste d'émotion. Thérèse ne le remarqua pas. Elle se redressa paresseusement, et fixa une fois encore l'horizon là-bas, où le nuage immobile dormait, tout fulgurant de lumière, au-dessus des collines mauves. Il fallut que Robert répétât: --Eh bien, Thérèse, venez-vous? Ils sortirent de la futaie, côte à côte, et prirent un autre chemin, qui ramenait en demi-cercle à la ville, et aboutissait bien au delà des Pépinières, vers le milieu du faubourg. Thérèse, déjà reposée, rieuse comme auparavant, multipliait et variait les questions, tentait les mêmes sujets qui, tout à l'heure, avaient intéressé Robert: lui ne répondait pas toujours, et, quand il le faisait, c'était d'un mot, avec effort. --Qu'avez-vous donc? demanda-t-elle. --Un peu de fatigue, mignonne, cela passera. Hélas! il avait bien autre chose qu'un peu de lassitude: son ciel intérieur troublé, l'inquiétude de la veille maintenant fixée dans l'âme, il avait peur de la vie. Et celle qui avait causé le mal ne s'en doutait pas. Elle tâchait d'être aimable et vivante pour deux. Aucune autre idée ne semblait plus l'occuper. Son rôle de consolatrice, son rêve sentimental de tout à l'heure, elle n'y pensait plus. C'était Robert qui songeait à cela, maintenant, et qui se disait: «Il y a là des signes manifestes... J'espère qu'il n'est pas trop tard, non, mais il est grand temps, grand temps!» Ce qui le tourmentait le plus, c'est qu'il commençait à douter de l'efficacité des moyens qu'il emploierait: attentions, lectures, tendresses d'ami, qu'était-ce à côté des visions qui passent au-dessus de l'horizon bleu, quand on regarde devant soi, bien loin? Quand ils furent arrivés au point culminant du chemin, avant de descendre la dernière pente qui, à cent mètres de là, entrait dans la banlieue, Thérèse ralentit le pas, et releva son ombrelle pour mieux voir. C'était un paysage assez médiocre et banal, aux jours d'hiver, mais transfiguré à cette heure dans la gloire du grand soleil: une campagne coupée de jardins, plate et cultivée, sans une rivière, sans un arbre, et autour la ville, comme une découpure sans profondeur, comme une dentelle inégale, d'un blanc bleuâtre, avec des fumées d'usines traînantes, et tellement criblée de lumière que le sommet des tours, des clochers, les parties hautes des toits, semblaient à demi fondus dans l'air. --Est-ce étincelant! dit Thérèse. M. de Kérédol prit son lorgnon, et jeta un regard rapide, lui aussi, de ce côté. Mais avec quelle disposition différente d'esprit! Sous ses paupières, bridées par l'éclat du jour, ce fut une sorte de défi qui passa, une pensée de colère contre cette ville d'où sortirait peut-être le danger qui menacerait son bonheur, qui détruirait le repos du logis couché là-bas derrière eux, dans la verdure de ses grands arbres. Thérèse et lui continuèrent à marcher, presque sans rien se dire, jusqu'à une maison du faubourg, pauvre et basse, où l'on accédait par un corridor voûté, commun avec la maison voisine. Robert s'arrêta. --Je vous attends, fit-il. La jeune fille était déjà entrée dans le couloir, et frappait à la porte d'une chambre à gauche. Là demeurait M. Malestroit, charpentier en bateaux, tandis qu'en face, ainsi que l'indiquait un écriteau de bois blanc fleuri d'osier tressé, habitait M. Colibry, vannier. Ne recevant pas de réponse, car la mère était sans doute en course dans le quartier, Thérèse traversa le corridor dans toute sa longueur, et déboucha au grand soleil, dans le jardin où elle entendait des voix. C'étaient les cinq enfants du charpentier qui jouaient, assis en rond, têtes nues, sur un tas de sable: Jean, Yvonnette, Germain, Gustave et Pascal. Elle les connaissait bien; l'aîné même, un gamin de douze ans, était son filleul. Et comme elle aimait les enfants, Thérèse, une minute, observa ceux-là. Ils ne la voyaient pas. --Je propose de jouer à Adam et Ève, dit l'aîné, en levant sa figure espiègle et rousselée. Moi, je ferai Adam. Toi, Yvonnette, tu seras Ève. L'ange pour les chasser du Paradis, c'est Gustave. --Non, non, dit Germain, je suis plus fort! C'est moi! Mais la petite secouait ses boucles blondes. --Tu ne veux pas, Yvonnette? --Non. --Pourquoi donc, mademoiselle? --Oui, pourquoi, pourquoi? Tous les frères étaient de l'avis du chef. Mais Yvonnette continuait à secouer la tête. Elle était près de pleurer. Jean devina qu'elle devait avoir une raison grave pour ne pas faire Ève. --Autre chose, alors, dit-il. Et, sans plus d'explication, saisissant un rameau encore orné de deux ou trois feuilles, il le posa au-dessus de la tête de Pascal, qui riait déjà d'être regardé par ses frères, et l'y maintint une seconde. --Deux sous? demanda-t-il. Et ils se mirent à rire tous ensemble, de si bon coeur que leur gaieté gagna Thérèse; ils riaient, les mains trempées dans le sable qu'ils jetaient en l'air pour mieux marquer l'exubérance de leur joie. Et le rameau passa sur la tête de Gustave, puis sur celle d'Yvonnette, et ce furent de nouvelles demandes d'argent, et des fusées de notes claires qui n'avaient de sens que pour ces petits. --Que peut-il bien leur vendre? se dit Thérèse. Elle avança de deux ou trois pas dans le pauvre terrain, tout resserré entre ses palissades noires. --Que vends-tu là? demanda-t-elle. Cinq paires d'yeux flambants, effarés, se retournèrent vers elle, et aussitôt se baissèrent ensemble vers le tas de sable qui crépitait sous le soleil. Les cinq petits Malestroit se poussaient le coude, pour s'engager à répondre. Ce fut Jean, naturellement, qui prit la parole, et, encore confus, glissant les yeux jusqu'au bas de la robe de Thérèse, très drôle, dit à demi-voix: --Je vends de l'ombre! Puis, il se leva, et, tandis que les quatre autres, décontenancés, privés de leur chef, s'enfuyaient jusqu'à la palissade, il s'approcha de Thérèse, tenant encore son rameau, et penchant sa petite tête ronde, aux cheveux ras, que le soleil dorait par places. --Tu veux bien me faire une commission, mon filleul? dit Thérèse en se baissant pour l'embrasser. --Oui, mademoiselle, dit Jean qui tendit un peu le front. --Tu vas venir à la maison, tout à l'heure. --Oui, mademoiselle. --Tu prendras deux grands paniers de roses qu'on te donnera, un dans chaque main. Tu ne les renverseras pas? --Non, mademoiselle. --Et tu les apporteras à l'église, dans la chapelle de la sainte Vierge, où tu sers la messe. --Oui, mademoiselle. Elle passa la main sur la joue de l'enfant. --Au revoir, mon Jean! Lui, la voyant s'en aller, se redressa tout à fait. Et quand Thérèse fut sur le point de disparaître, tout rassuré, l'oeil vivant, bien ouvert, se disant qu'après tout cette jeune fille était une amie, il cria, de sa voix claire: --Bonsoir, mademoiselle! Thérèse se retourna, et vit qu'il était debout, la main levée, fier de lui, et que, dans le fond, là-bas, quatre petits sarraux bleus faisaient la révérence. Dix minutes plus tard, la jeune fille ouvrait la porte du logis des Pépinières, et s'élançait vers sa mère qui la guettait, inquiète déjà, au coin de la maison, et Robert qui la suivait, la main droite à demi gantée, retrouvant sa belle humeur pour que madame Maldonne ne pût se douter de rien, refoulant en lui-même ce qui lui restait d'inquiétude et d'ennui, disait: --Une promenade charmante, Geneviève, charmante! --Je viens de voir le petit Malestroit, reprit Thérèse en enlevant l'épingle de son chapeau, il avait peur de moi: un amour. III Le déjeuner fut gai, comme de coutume. M. Maldonne était satisfait d'un envoi de corneilles à pattes rouges, qu'il venait de recevoir de Belle-Isle-en-Mer; sa femme s'épanouissait au récit que Thérèse faisait de l'excursion du matin, et Thérèse, en effet, mise en verve, racontait les plus petits incidents de la route, taquinait son oncle qui, pour un vieil Africain, disait-elle, ne s'était pas bravement comporté sous le soleil de juillet, et n'omettait qu'un seul détail: la conversation de cinq minutes, dans le bois, quand elle regardait l'horizon, et que lui cueillait des reines des prés. Robert le remarqua. Quand il se leva de table, M. Maldonne, par habitude, donna un coup de brosse à son panama, fit le tour du jardin, inspecta ses tombes à melons, entra dans le réduit où, sur des planches torréfiées par la chaleur, des graines séchaient, mêlées à des papillons morts, et perdit, en récréations utiles du même genre, le commencement de l'après-midi. Vers deux heures, il annonça l'intention de retourner au musée. --Si vous le permettez, dit Thérèse, je vous accompagnerai. J'ai promis d'aller faire des guirlandes pour l'adoration, qui a lieu demain. Vous me laisserez à l'église. Le père et la fille partirent donc ensemble. Au pas nerveux de Maldonne, la distance fut vite franchie. Thérèse monta les marches du perron de l'église. --A bientôt, ma chérie! Ne te fatigue pas trop! --Ni vous? --Toi surtout! Il se retournait en marchant, pour la regarder. Thérèse entra dans la vaste nef qui retentissait du bruit des marteaux, des scies rognant les planches et des commandements du vicaire alignant par tailles, aux deux côtés de l'autel majeur, des pots de lauriers-roses et des branches de pin. Elle fit une courte prière devant la statue de la sainte Vierge, constata d'un coup d'oeil que les roses avaient bien été apportées à l'endroit convenu, et s'apprêtait à sortir de son banc, pour aller rejoindre une autre jeune fille occupée à ranger dans un coin des banderoles de gaze, quand le geste d'une femme l'arrêta. C'était une vieille domestique retirée dans le faubourg, aux environs des Malestroit, et que Thérèse connaissait. Elle se hâtait, grosse et courte, bousculant les chaises, son bonnet de travers, la bouche à demi ouverte, avec la nouvelle d'un malheur dans les yeux. --Ah! mademoiselle, dit-elle en se penchant, avant même d'arriver jusqu'à Thérèse, vous ne savez donc pas? --Quoi donc? --Le petit Malestroit! --Lequel? --Jean, mademoiselle, un enfant si mignon! --Eh bien! qu'y a-t-il? --Tombé dans le faubourg... Il jouait à la toupie... tombé sous les roues d'un camion... écrasé!... --Ah! dit, Thérèse en portant la main à ses yeux pour en chasser l'affreuse vision, ce n'est pas possible!... non, il n'est pas possible que ce soit lui... il n'y a pas plus de deux heures qu'il est venu ici! --Hélas! si, mademoiselle, dit la femme fondant en larmes, il est mort, le pauvre petit! Je l'ai vu quand on l'a rapporté... sa tête saignait là, mademoiselle, à la tempe... Il est maintenant sur son lit... Je suis venue vous le dire... vous pouvez bien y aller. Tout le monde y va dans le quartier... C'est joli déjà comme un paradis, chez les Malestroit! Thérèse sortit, sans rien répondre, mais si pâle, si haletante, que la vieille femme, venue là en messagère, tout émue devant cette douleur d'enfant, inquiète même, cherchait à rejoindre la jeune fille sur les dalles de la nef et répétait: --Voyons, mademoiselle, faut pas se tourner le sang comme ça, faut se faire une raison... attendez-moi donc!... Thérèse n'écoutait pas. Elle traversa la rue. Les Malestroit demeuraient à cinquante pas plus loin. Et elle entra dans la grande salle pauvre, à gauche, ouverte à tout venant par le deuil. Il était là, le petit marchand d'ombre. On l'avait couché au milieu de la pièce, sur un lit qui devait être celui des parents, la tête touchant le mur du fond, soulevée et tournée vers l'unique fenêtre en face. Toute la lumière semblait se concentrer et se poser sur ce visage décoloré, mais charmant encore: le front à demi couvert par le bandeau qui cachait la blessure, et les mèches d'or inégales au-dessus, luisant comme au grand soleil du jardin. On eût dit d'un convalescent affaibli par un long mal, et qui dort, et qui va s'éveiller. Les deux mains de l'innocent, les deux mains courtes auxquelles la toupie venait d'échapper, pieusement jointes, retenaient le chapelet de première communion. Le drap tombait jusqu'à terre, un drap blanc très fin qui avait dû être prêté, et, à droite et à gauche, sur le linge sans pli, ô tendresse de l'âme du peuple, ô inspiration charmante des pauvres qui s'entr'aiment! les frères, les soeurs, les petits amis du faubourg avaient, avec une épingle, attaché des images. De chaque côté, en rangs irréguliers, on voyait un saint Jean-Baptiste avec son agneau, des anges, de jolies vierges bleues et blanches aux yeux levés, un enfant Jésus bénissant le monde avec son doigt rose et jusqu'à un soldat dont un coup de ciseau avait coupé le sabre, un soldat d'Epinal qu'on avait dû lui acheter pour sa dernière croix. Elle était là aussi, la croix d'argent, ornée d'un ruban rouge, sur une pelote blanche, au pied du lit, attestant que la mort avait pris un des plus sages, un de ceux qui promettaient et qu'on citait pour modèle à l'école. Pauvre petit! comme tout cela, naïvement, racontait sa vie, ses humbles journées d'écolier qui ne savait que lire, jouer au soldat et prier Dieu! Thérèse, un instant immobile sur le seuil, dans la muette contemplation du chagrin, s'avança toute droite vers le lit, sans un regard pour les gens assemblés là, et qui l'observaient. Elle ne voyait que le petit Jean. Elle vint à lui, elle se pencha doucement, et embrassa les pauvres yeux morts de l'enfant comme elle n'avait jamais fait, avec toute sa pitié, avec toute sa foi, avec toute son âme, qui se fondit dans ce baiser. Et Thérèse se laissa glisser à genoux, la tête sur le drap orné d'images. Elle demeura ainsi quelque temps, secouée par les sanglots auxquels répondaient, dans le coin d'ombre de la chambre, là-bas, les soupirs étouffés de plusieurs femmes, moins jeunes qu'elle, et qui pleuraient depuis plus longtemps. Puis elle se leva, et, à travers le voile de ses larmes, chercha la mère. Elle l'aperçut de l'autre côté du lit, près de la muraille. Madame Malestroit, toute menue et fanée, était assise sur une chaise basse, les mains sur les genoux, serrant un mouchoir qu'elle ne portait plus à ses yeux taris. Autour d'elle, trois ou quatre femmes se tenaient debout, des voisines, qui avaient épuisé les courtes consolations des mots, et ne l'assistaient plus que de leur présence, tournant seulement la tête, de temps en temps, ou murmurant une exclamation douloureuse, la même depuis deux heures, pour bien montrer qu'elles pensaient toujours à la même chose, comme la pauvre Malestroit. Une seule personne parlait à demi-voix, un vieux monsieur, épais dans sa redingote, la face large et rase, et qui disait, avec une compassion vraie, retenant sa voix pour que sa parole entrât mieux dans cette âme meurtrie: --Allons, ma petite mère, c'est une épreuve... bien rude, oui, bien rude... mais n'est-il pas plus heureux là-haut?... Il échappe à bien des misères!... Un vrai ange qui n'a pas besoin qu'on prie pour lui!... Tout le monde l'aimait... moi je l'aimais... je l'aimerai toujours, voyez-vous!... Et ses phrases espacées, prononcées lentement, tombaient une à une, comme un refrain pour endormir les peines, sur la mère muette et accablée. Thérèse passant près de lui, il s'inclina en souriant. --Bonjour, monsieur Lofficial, répondit-elle. Et, passant la main sur les mains de madame Malestroit, pour appeler son attention: --Ma pauvre femme, dit-elle, puisque j'étais sa marraine, j'ai là-bas des fleurs. Voulez-vous bien que je les lui donne? Au son de cette voix connue, la femme du charpentier ne bougea pas. Elle murmura seulement: --Oh! oui! pour lui, tout ce qu'on pourra pour lui! Thérèse dit quelques mots à l'oreille d'une des femmes, qui partit aussitôt. Elle avait eu une de ces douces idées de jeune fille dont elle était coutumière. Dans le tiroir d'une table, elle trouva du fil et des aiguilles, se mit à genoux près du lit, et, quand la femme fut de retour, apportant les deux paniers de roses, merveilleusement belles et variées, destinées à l'église, on vit bien ce que Thérèse avait voulu dire. Elle prenait les fleurs, les assortissait, les encadrait d'un peu de feuillage, et, d'un point de couture, les assujettissait au drap. En moins d'un quart d'heure, car elle travaillait vite, tout un côté du lit fut fleuri de la sorte. La couche funèbre du petit Jean prenait un air de chapelle en fête. Et Thérèse se réjouissait, à chaque feston, d'avoir eu cette pensée. Pauvre petit Jean, joueur de toupie, elle ne l'avait jamais tant aimé! Comme elle allait commencer à orner le deuxième côté du drap, un jeune homme entra dans la chambre. Bien qu'il fût le plus proche voisin des Malestroit, le propriétaire du vieil hôtel qui couvrait de son ombre leur logis, il semblait n'être jamais entré chez eux. Debout sur le seuil, un peu courbé à cause de sa haute taille, il hésita, cherchant à s'orienter parmi les gens qui se trouvaient là. Il aperçut enfin M. Lofficial, traversa la salle, et le cercle des femmes s'ouvrit pour lui faire place. Le nouvel arrivant se trouva en face de madame Malestroit. Il était déjà très ému. Quand il vit, au-dessous de lui, la mère abîmée dans la douleur, il se sentit vraiment malheureux, non pas d'être venu, mais de n'avoir aucune consolation à apporter, de ne pas savoir comment exprimer sa sympathie à ce pauvre être misérable, gêné aussi par le silence des gens qui se tenaient autour de lui, et qu'il croyait motivé par cette visite inattendue. Il mit la main à sa poche, se courba, et dit assez bas, intimidé: --Madame Malestroit, je suis venu aussi quand j'ai su l'affreux malheur. Nous sommes voisins si proches... Et, entre les mains de la femme, il glissa une grosse pièce d'argent. Au contact du métal froid, la mère releva la tête. Elle fixa un instant les yeux sur le jeune homme, et celui-ci, à travers le feu sombre dont ils étaient pleins, crut discerner beaucoup de surprise et un peu de fierté blessée. Cependant elle ne le témoigna pas, et, par un instinct délicat de son âme populaire, elle accepta. --Venez-vous, monsieur Claude? dit M. Lofficial en se penchant, moi, je sors. Le jeune homme, content d'être ainsi tiré d'embarras, suivit M. Lofficial. Il fallait passer devant le lit de l'enfant. M. Lofficial s'arrêta au pied, et s'inclina. Ses lèvres remuèrent. Thérèse, agenouillée, se redressa, et cambra sa taille. Et Claude, qui n'avait pas aperçu la jeune fille en entrant, la découvrit tout à coup. --Monsieur Lofficial, dit-elle, je n'aurai pas assez de roses. Pourriez-vous faire prévenir mon parrain? --Très bien, chère demoiselle, j'y vais! repartit le bonhomme en dodelinant sa tête blanche. --Pas vous-même, je suppose? --Au contraire, moi-même... C'est bien, ce que vous faites là. Elle ne répondit pas directement. --Je les avais cueillies pour l'adoration, fit-elle, et vous voyez!... Elle tourna vers le petit mort, d'un mouvement plein de grâce, son visage rose où errait un souvenir navré. Et ce sourire mêlait je ne sais quoi de maternel à son doux air de vierge. --Pauvre petit ami! dit-elle. Son âme était dans ces trois mots. Claude remarqua que Thérèse était jeune, jolie, vêtue de gris, et que la pitié la faisait exquise. Il passa outre. Thérèse ne sembla pas le voir. A peine dans la rue, M. Lofficial se détourna. Sa face, pleine et ronde, n'offrait plus qu'une trace légère d'émotion. --Mon jeune ami, dit-il, l'aumône était peut-être inutile. Mais, pour la visite, vous avez eu raison de la faire. Si proche voisin! Des gens si éprouvés! Il prit Claude par un bouton de la jaquette. --Et comme c'est touchant! ajouta-t-il. Ils se sont mis vingt familles de pauvres peut-être, pour orner le lit de ce petit de douze ans! Le drap est à l'un, la taie d'oreiller à l'autre, les images sont à tout le monde. Ah! la générosité, monsieur Claude, vertu des pauvres! --Cependant, balbutia Claude, encore très troublé de ce qu'il avait vu, il me semble que vous avez donné l'exemple... --Mais non, mais non. Ils étaient là avant moi. Et vous n'avez pas tout observé! Venez... doucement, je vous prie, doucement... Il attira Claude jusqu'à la fenêtre voisine, celle des Colibry. Madame Colibry, qui n'avait plus d'enfants chez elle, depuis plusieurs années, avait offert l'hospitalité aux trois derniers des Malestroit, qui jouaient bruyamment autour d'elle, sans souci du frère mort. La chambre de la vieille, si proprette d'ordinaire, était mise au pillage. Et plus loin, dans le jardin qu'on apercevait par une seconde fenêtre en face, Yvonnette devenue l'aînée, immobile et courbée sur elle-même, comme une enfant qui a beaucoup pleuré, causait avec le vannier. --Ne trouvez-vous pas cela admirable? demanda M. Lofficial, en ramenant Claude sur ses pas. Allez! allez! jeune homme, le peuple est notre maître en charité. Il s'arrêta bientôt, devant l'hôtel de Claude. --Enchanté, mon voisin, dit-il, d'avoir eu le plaisir de causer avec vous! Cela ne m'arrive pas bien souvent. --En effet, murmura Claude, les occasions... --Penser que nous demeurons porte à porte, et que je suis presque un inconnu pour vous! J'avais l'honneur de voir souvent madame votre mère, autrefois. Mais voilà: c'était une autre génération. Je suis trop vieux. --Par exemple! Je vous assure, monsieur, que j'ai eu plus d'un regret à votre endroit. --Vraiment? dit M. Lofficial en lui tendant la main. Eh bien! un autre jour, quand l'idée vous viendra d'entrer chez moi, j'en serai ravi. Si vieux qu'on soit, on a toujours un coin de jeunesse dans le coeur, voyez-vous. Pour le moment, j'ai à m'acquitter de la commission de mademoiselle Thérèse, c'est sacré... A l'honneur! Il souleva prestement le bord de son chapeau, et s'éloigna, dans la direction de la banlieue. Claude examina un instant, avec la curiosité de l'explorateur qui vient de faire une découverte, la brosse rude et fournie qui cernait d'un tour blanc la coiffe du haute forme, et le col trop large de la redingote, montant et descendant en mesure sur le cou sanguin du bonhomme. Puis il rentra chez lui. Il habitait dans le faubourg, entre la maison blanche de M. Lofficial, à gauche, et les deux réduits très humbles des Malestroit et des Colibry, à droite, un vieil hôtel isolé sans doute autrefois, retraite de quelque magistrat pacifique, lentement rejointe et enveloppée par les constructions nouvelles. Habiter n'est pas cependant tout à fait exact. Claude Revel passait huit mois sur douze à la campagne, dans le domaine dont la mort prématurée de ses parents l'avait laissé maître, et, sauf en hiver, ne faisait à la ville que de rares apparitions. C'était un grand jeune homme de vingt-sept ans, brun de cheveux et brun de visage, qui eût ressemblé à plusieurs de ses aïeux, propriétaires, avant lui, de la terre de la Coudraie, s'il n'avait eu dans toute sa personne, dans sa tenue un peu sanglée, dans le froncement fréquent de ses sourcils, dans ses moustaches retombantes à la gauloise, un léger accent ou un souvenir, si l'on veut, d'officier de réserve. La note est assez fréquente aujourd'hui. Mais s'il venait à sourire, à parler, ou seulement à saluer un ami, tout ce masque tombait: les sourcils détendus laissaient mieux voir deux yeux verts, bons et lumineux, et, sous les moustaches farouches, la bouche apparaissait, nullement railleuse et nullement dure. On devinait alors, sous l'écorce empruntée, ce qu'il était en réalité: un coeur excellent et une imagination ordinaire, auxquels s'ajoutait, par un effet de nature ou bien de solitude, une petite pointe d'humour et d'observation. En ce moment, tout occupé de ce qui venait de lui arriver,--car la moindre émotion faisait événement dans sa vie calme,--il ne songea pas même à monter dans ses appartements, et, accrochant son chapeau à un bois de cerf, il s'assit sur le divan du vestibule, au fond de la cage de l'escalier, en face du poêle en faïence, croisa les jambes, et alluma un cigare. Sa pensée suivit d'abord M. Lofficial. Depuis sa petite enfance, Claude se rappelait à peine avoir causé deux ou trois fois avec lui. Le peu qu'il en savait datait des années déjà lointaines où, dans son imagination épeurée, ce voisin jouait des rôles d'ogre. On prétendait que M. Lofficial avait été pharmacien. Mais le bonhomme était le seul à en être bien sûr, car, au temps même de son commerce, on le rencontrait toujours, paraît-il, sous les arbres de la promenade, heureux, placide, étonnamment renseigné sur toutes les histoires locales et causeur de carrière. Sa plus grosse affaire, en tout cas, ne durait plus que trois semaines à présent, et c'étaient ses vendanges, qu'il conduisait lui-même, qu'il surveillait avec une volupté de propriétaire et de gourmet, levé dès quatre heures, haut et droit tout le jour parmi les vignerons courbés, et, le soir, assis au milieu des ouvriers qui «tournaient la mariée», grisé par les effluves du moût, donnant le ton des devis joyeux et des chansons, qui ne cessaient pas plus que le ruissellement clairet du pressoir. Les quarante-neuf autres semaines de l'année, il menait une existence assez mystérieuse. Sa maison, presque toujours close du côté de la rue, était silencieuse comme un couvent. Le matin, il y venait quelques personnes, hommes et femmes, pauvres gens pour la plupart. L'après-midi, M. Lofficial sortait. Claude n'en savait pas davantage. Il songea donc à son voisin, mais pas longtemps. Une autre image vint l'en distraire, celle de la jolie inconnue agenouillée près du lit de l'enfant. Elle lui apparaissait très nette et très plaisante. Insensiblement même, elle se dégagea de l'appareil de deuil qui l'enveloppait. Ce ne fut plus qu'une jeune fille très jeune, avec un panier de roses près d'elle, et des yeux levés pleins de pitié. Mademoiselle Thérèse? Comment ne l'avait-il jamais vue, lui qui connaissait,--comme on connaît l'armorial,--à la couleur de leur chapeau, de leur robe, ou de leurs rubans, toutes les héritières de la ville? Il en était si bien occupé, que le signal du dîner,--un coup de timbre qui résonnait à l'infini le long des rampes de bois de l'escalier,--ni l'entrée dans la salle à manger glaciale, ni la silhouette immobile de Justine attendant, au même endroit traditionnel de l'appartement, que son maître eût achevé le premier service, ne modifièrent le cours de ses pensées. Il eut de vagues sourires, qu'on eût pu croire adressés aux éclats d'un bouchon de carafe traversé d'un rayon de jour, ou à la fumée qui montait en spirale de la soupière pour se perdre dans la mousseline de la suspension. Et quand Justine s'approcha, maigre et digne, une assiette à la main: --Justine, demanda-t-il, est-ce que les Malestroit ont des parents riches? --Tout ce qu'ils sont de Malestroit, répondit-elle, c'est riche à peu près comme moi, qui n'ai rien... M. Claude y a donc été? --Oui, Justine, et j'ai remarqué là une jeune fille. Tu ne sais pas son nom? La vieille servante, qui avait toujours eu, pour la vertu de son jeune maître, une sollicitude un peu farouche, le regarda d'un air défiant. --Blonde, continua-t-il avec du rouge à son chapeau. Tu ne sais pas? --S'il fallait connaître à présent toutes les jeunesses qui courent les rues! fit-elle, avec un mouvement d'humeur, en changeant l'assiette de Claude. --Mais elle ne courait pas, celle-là, Justine: elle attachait des piquets de roses et de feuillage aux draps du petit Jean. M. Lofficial lui a parlé!... --Ça sera peut-être une demoiselle du bureau de bienfaisance! grommela Justine. Elle emporta la soupière, leva les yeux vers le portrait de son ancienne maîtresse, ce qui était sa façon de les lever au ciel, et s'en alla, d'un pas glissant, vers son royaume. «Ma pauvre Justine, songea Claude, je n'ai jamais si bien saisi ton complet défaut de poésie et de sentimentalité. Tu es fermée à l'idéal, bien que tu aies le coeur tendre. Non, cette jeune fille n'est pas venue là au nom d'une administration! Elle a été conduite par sa piété et par sa pitié, peut-être aussi par le souvenir de quelque ancienne charité faite aux parents. Rien n'attache comme d'avoir donné. Elle était aimable, cette enfant. La douceur de ces yeux qui ne m'ont pas regardé, et de cette voix qui ne m'a pas parlé, m'est demeurée présente. Je demanderai à M. Lofficial...» Comme il achevait ce monologue, Justine rentra. Elle avait deux mouvements, en toute occasion, dont le premier était hargneux, et le second repentant et attendri. Elle revint donc, posa quelque chose sur la table, et dit: --Après ça, votre demoiselle, cela pourrait bien être mademoiselle Thérèse Maldonne, une petite dont le père empaille pour le musée. Je me rappelle qu'elle a été marraine chez les Malestroit, après que M. Lofficial a eu passé par là. Car, vous savez, ça n'a pas toujours été droit dans la maison. Enfin, suffit. Il ne faut pas dire du mal des gens. Claude n'insista pas, malgré le mystère qui enveloppait les révélations de Justine. En poussant plus loin ses questions, il eût éveillé les soupçons de la vieille servante, dont il avait, en bon célibataire, une certaine crainte révérencielle. Après le dîner, au lieu de sortir, comme il avait coutume de le faire, il monta dans sa chambre, qui ouvrait sur les jardins. Il n'éprouvait aucun besoin de marche ou de distraction. Quelque chose d'ému subsistait en lui, et l'attrait aussi de ce monde des petites gens, de la misère, de la mort même, qu'il avait côtoyé longtemps sans le voir, et qui s'était révélé à lui, tout à coup, il ne savait comment. Quelle force l'avait conduit là, chez ces voisins en deuil? Il se mit à regarder par la fenêtre, vers la droite, les deux bandes de terre bien étroites, accolées à sa large cour pavée. La plus proche était celle des Malestroit, pillée, pelée par le pied des enfants, sauf un angle, tout au fond, où poussait une gerbe de chrysanthèmes autour d'un pigeonnier. La mère avait le goût de cette verdure pâle, qui s'étoilait, en automne, de grandes fleurs brunes. On la voyait souvent, à pareille heure, traverser le jardin, menue et encore un peu jolie, avec un pichet d'eau qu'elle portait à ses chrysanthèmes, tandis que son mari se promenait, athlétique et rude, en fumant. Ils s'étaient aimés, paraît-il. On racontait que Malestroit l'avait enlevée, quand il revint de son tour de France, bronzé comme un Catalan, et superbe comme un jeune dieu. Et c'était cela sans doute qu'avait voulu dire Justine. Pauvres gens! Ce soir, ils ne sont pas sortis. La maison est close. Une lame mince de lumière, glissant par la fente de leur porte, se mêle à la lueur de la lune montante. Au delà, personne non plus, derrière la palissade. C'est le domaine du vannier, tout vert et frais, celui-là, ombragé d'un peuplier à larges feuilles et rempli de bottes d'osier, debout et serrées les unes contre les autres, la pointe encore duvetée, et qui lui donnent un certain air de forêt. Tout le jour, hiver comme été, c'est là que travaille Colibry, un vieux très maigre, assis au pied de l'arbre, près de la cuve où trempent des baguettes blanches. Quant aux maisons, elles sont toutes deux pareilles, bien basses, ouvrant sur le faubourg, avec un toit long du côté du jardin, un de ces toits sur lesquels la pluie s'égoutte des demi-journées, et qu'affectionnent les pigeons, dont il y a des volées de part et d'autre... Les pigeons sont même la cause de querelles fréquentes entre le vannier et le charpentier en bateaux. Comment voulez-vous que les pigeons de Malestroit n'aillent pas quelquefois manger le grain avec ceux de Colibry? Ils vivent sans cesse vis-à-vis les uns des autres. Le pigeonnier des uns, posé sur une perche, au bout du jardin de Malestroit, regarde précisément les deux boîtes pendues au-dessus de la porte de Colibry. Entre eux, compterait-on dix coups d'aile? Ce ne sont pas les reproches de leurs maîtres qui empêcheront les affinités naturelles de se manifester, ni le superbe culbutant du charpentier de courtiser la fine pigeonne bizet du tresseur d'osier. Et, parfois, on entend des phrases terribles: «C'est encore vous qui attirez mon culbutant, monsieur Colibry? Je lui tordrai le cou, à votre bizette!» Dieu sait que le pauvre Colibry est absolument innocent dans l'affaire, mais il a peur de son ombre. Il ne se défend pas, et, quand il voit que les choses se gâtent, il disparaît derrière son taillis... Pas de dispute, ce soir. Le deuil a mis entre eux sa paix profonde. La petite Yvonnette doit dormir auprès de la mère Colibry. Il fait tout nuit. Claude regardait. Il se rappelait ces détails et d'autres qui, lentement, dans sa pensée, chantaient un refrain triste. Cela ressemblait aux sons de flûte, sortis on ne sait d'où, qui suivent le voyageur dans les nuits tièdes. Et, la curiosité aidant, il voulut retourner un instant chez les Malestroit. Il s'arrêta, sans entrer, sur le seuil de la porte que le continuel pélerinage des gens du quartier avait tenue ouverte. Deux flambeaux, sur deux chaises de jonc, brûlaient à gauche et à droite du petit Jean. Le visage de l'enfant, plus pâle encore, demeurait doux et calme. Dans l'ombre, un berceau où dormait, sans souci de la mort, le dernier né de la famille. Dans l'ombre aussi, formant des groupes à peine distincts, cernés de lumière douteuse, des parents, des amis, accourus après la journée de travail, la mère abîmée sur l'épaule de madame Colibry, et puis, dans la lumière des cierges, près du lit, le père, colossal, debout, les yeux fixés sur ce drap blanc d'où sortait la tête menue de son fils. De vagues étincelles d'or et d'argent bruni s'échappaient de la croix et des images piquées sur le linge. Les guirlandes de fleurs luisaient plus vaguement encore, et mêlaient leur parfum à l'odeur de la cire brûlée. Un recueillement sacré, le respect effrayé du mystère, la fascination de ce visage de douze ans, que tous ils contemplaient, les témoignages multipliés d'attentions populaires et naïves emplissaient cette chambre d'une atmosphère pénétrante. Mais Thérèse n'était plus là. IV Claude habitait de nouveau la Coudraie depuis trois semaines. Les affaires lentes et absorbantes de la campagne, la rentrée des blés et des avoines, la promenade, quelques visites aux voisins, l'occupaient suffisamment. Il n'avait pas le temps de rêver. Si l'image de Thérèse lui était apparue, c'était rapidement, sans qu'il eût le loisir d'y arrêter son esprit. Elle ne lui avait pas semblé d'un autre ordre que le souvenir d'un coin de forêt, de la frondaison retombante d'un groupe d'arbres ou d'une pente verte au bord d'une source. Il n'en avait retenu qu'une impression fugitive d'ombre et de fraîcheur. Rien de plus. Mais il faut compter avec les heures d'inaction. Une après-midi que tout se taisait, et faisait la sieste autour de lui, les gens des fermes, les boeufs essoufflés de chaleur cherchant l'abri des haies, les oiseaux dont aucun ne se risquait à travers l'espace, les feuilles même, ternies par le grand soleil qui buvait la sève, il lisait devant sa fenêtre ouverte. S'il ne somnolait pas, il se sentait cependant l'âme plus molle que de coutume. Tout à coup, sur l'acacia, en face, un écureuil surgit. Accroupi sur une maîtresse branche, les oreilles droites et terminées par une flamme de poils roux, il regardait. Claude fit de même, et, presque en même temps, la pensée de Thérèse s'offrit à lui. «Si je tuais l'écureuil, se dit-il, j'aurais un prétexte pour entrer chez M. Maldonne. Avec un peu de bonheur, je rencontrerais mademoiselle Thérèse. Je verrais au moins la maison qu'elle habite, le milieu où elle vit, quelque chose de plus que ce que je connais d'elle. Pourquoi pas?» La tentation devint si forte que le jeune homme étendit la main, et saisit au crochet d'un portemanteau une carabine, avec laquelle, au temps des vendanges, il abattait des grives de vigne. Il appuya l'arme sur l'assise de la fenêtre. L'écureuil tourna sa tête fûtée, comme pour fuir. Claude pressa la détente, et se redressa aussitôt. De la jolie bête de tout à l'heure, il ne restait qu'un paquet de poils, pendu par les pattes de derrière à la branche de l'acacia. En trois bonds, poussé par l'ivresse d'un coup heureux, comme un chasseur de quinze ans, le jeune homme fut au pied de l'arbre. Le sang coulait de la blessure, à gouttes rouges et lentes, roulait sur le cou, perlait au bout de l'oreille, agitée à chaque fois d'un frisson, et tombait sur l'herbe en taches que buvait la terre. Claude se trouvait affreusement cruel. Une pitié, comme une souffrance humaine aurait pu la faire naître, s'emparait de son esprit. Les pattes qui retenaient l'animal, tremblantes d'un spasme de mort, se desserraient par degrés, et, tout à coup, ressaisissaient la branche. Et les petits ongles blancs criaient sur l'écorce. Ils lâchèrent enfin. La bête enveloppée dans un journal, Claude eut bientôt fait d'oublier le meurtre. Il pressentait une aventure. Laquelle? Comment la nouer? Parlerait-il à M. Maldonne? Quelle sorte d'homme découvrirait-il en lui? Arriverait-il jusqu'à Thérèse? S'il parvenait à la revoir, quelle impression lui ferait cette jeune fille, dans un cadre tout différent de celui où elle lui était apparue? Son imagination n'allait pas au delà de ce point. Il lui suffisait, pour secouer la monotonie de l'heure présente, de ce très simple et très innocent projet: se faire présenter à une enfant encore mystérieuse et qui lui avait plu. Vite, il monta dans une chambre voisine de la sienne, pour feuilleter un vieux Buffon relié en veau, avec des aquarelles pâles, délices de sa jeunesse. Il se remit en mémoire des noms de tribus, de familles et d'espèces, relut des passages dont la sonorité lui était encore familière, et, préparé de la sorte à son entrevue avec l'ornithologiste, partit pour la ville, dans sa carriole anglaise. Vers quatre heures, il se présentait, son paquet sous le bras, dans la cour du musée, vieil édifice du XVe siècle, en pierre toute dentelée par l'homme et toute brunie par le temps. Le concierge eut l'air étonné de voir quelqu'un. --M. Maldonne? --Dans la tourelle, au deuxième. Claude se mit donc à grimper dans l'escalier tournant. Il courait presque, enjambant deux ou trois de ces marches basses, d'un grain si blanc et d'une pente si douce, faites pour un pied de châtelaine. Le bruit de ses pas, répercuté par l'écho à tous les étages de cette cage légère, avait une sonorité à réveiller M. Maldonne, si le bonhomme avait dormi. Mais M. Maldonne dormir! Quelle idée! A peine Claude eut-il ouvert la porte cintrée, au-dessus de laquelle pendait un écriteau: «Cabinet du conservateur», il aperçut le naturaliste, devant une table logée dans l'épaisseur du mur, près de la fenêtre. M. Maldonne, assis, un scalpel à la main, était penché au-dessus d'une masse de plumes roussâtres. Autour de lui, dans la salle ronde voûtée en ogive, des tortues de mer, des scies de squales, un crocodile, deux ou trois singes, pièces fatiguées, attachées aux murs, et, en belle lumière, près du vitrail, le seul objet élégant et brillant qui fût là: une aquarelle. Il se leva vivement, et, les paumes appuyées au bord aigu de la planche, sa tête maigre tournée vers l'étranger, la barbiche dardée en avant par le pincement des lèvres, parut demander: «Que voulez-vous?» --Monsieur, dit Claude, je crois que vous vous chargez de préparer,--il n'osa pas dire «d'empailler»,--même les animaux qui ne sont pas destinés au musée? --Certainement, monsieur. --J'ai, cette après-midi, tiré un coup de carabine. --En temps prohibé! dit M. Maldonne, en se rasseyant. --Et j'ai tué ceci. Claude développa le papier, et se sentit rougir en constatant l'état lamentable du contenu, comprimé, bossué, maculé de sang, méconnaissable. Il tendit quand même l'objet à M. Maldonne, qui partit d'un éclat de rire sonore, pareil au cri des geais qui se poursuivent dans les bois de chênes. --Encore un! s'écria-t-il. Je l'aurais parié! l'écureuil commun, _sciurus vulgaris_, et avec des avaries! Il s'arrêta de rire, de peur de blesser son visiteur, et ajouta, avec un accent ironique dont la gaieté faillit gagner Claude: --Dites-moi, monsieur, le voulez-vous monté sur un cylindre percé, qui représente son nid, ou bien debout, l'épée à la main, dans l'attitude d'un duelliste, ou encore accroupi, la trompe de chasse en sautoir? Ce sont les trois positions préférées des amateurs de la ville. --Mon Dieu! fit Claude en hésitant,--car l'idée du nid lui était venue,--comment le poseriez-vous donc, vous, monsieur? Les yeux de M. Maldonne lancèrent une flamme. --D'abord, dit-il, ni lui ni ses pareils ne valent la peine d'être montés; mais si j'entreprenais de le faire, je camperais la bête comme elle est à l'état sauvage, monsieur: je la saisirais, par exemple, au moment où elle vient de bondir sur un arbre, et se sauve... passez-la-moi... tenez, comme ceci, la tête tournée de côté, l'oeil grand ouvert, le corps aplati contre le tronc, une cuisse allongée; ou bien quand elle saute à terre pour y ramasser une faîne, le museau baissé alors, le corps en arc, la queue en arc, un petit pont rouge à deux arches, et, si vous la préfériez au repos, je l'endormirais sur la fourche d'un frêne, les yeux mi-clos, mais l'oreille droite! Voilà, monsieur, ce qui serait de l'art! --Je sais, répondit Claude timidement, que vous êtes un artiste, monsieur, et je suis confus de vous confier une besogne aussi peu digne de vous. M. Maldonne jeta l'écureuil sur la table. --Bah! dit-il avec un soupir, il le faut bien! La pie, le geai, la huppe et le martin-pêcheur des familles, la hure de sanglier et le bois de chevreuil des chasseurs, c'est, avec l'écureuil, le menu quotidien. Je me dédommage avec les pièces rares. --Vous avez, en effet, une fort belle collection. --Tous les oiseaux du département. --Sans exception? L'ornithologiste eut un mouvement de surprise, quelque chose d'inquiet passa dans son regard. --En connaîtriez-vous une, par hasard? --Mon Dieu, monsieur... --Mais citez-la, je vous prie, citez-moi un oiseau du pays qu'on ne trouve pas, soit au musée, soit chez moi! Claude tressauta. Il se sentait en plein sur la voie qu'il cherchait. S'il parvenait à tomber juste sur un de ces spécimens que M. Maldonne gardait jalousement chez lui! Tout arrive. Qui sait? Il fouilla les profondeurs de sa mémoire, et jeta ce nom d'un air de doute: --Le faucon pèlerin? M. Maldonne, rassuré, indiqua du doigt la porte, derrière lui. --Dix exemplaires au musée, répondit-il. --La mouette rieuse? --Commune! --Le butor? --Je refuse ceux qu'on m'apporte. Claude, par un dernier effort, trouva dans ses souvenirs un nom retentissant, et, le lançant à M. Maldonne qui attendait le coup, l'oeil clair, la mine légèrement railleuse et flattée: --L'aigle pygargue? dit-il. --Eh! eh! repartit M. Maldonne, avec une moue de gourmet, la bête est rarissime en effet: c'est à peine si, de temps à autre, il s'en égare une à la poursuite des oies sauvages qui remontent la Loire. --Eh bien? --Je l'ai, monsieur! --Pas possible? --Chez moi! --Chez vous, monsieur? --Tué de ma main. --Un vrai pygargue? --Il n'y en a pas de faux. --Non, monsieur, dit Claude, je n'aurais pas cru qu'un simple particulier pût posséder... --Par exemple! Je vous le prouverai! dit M. Maldonne en se levant, tout rouge de l'émotion du collectionneur animé par le défi et sûr de son triomphe. Avez-vous une demi-heure à perdre? --Je suis libre, monsieur. --Alors, venez, accompagnez-moi jusqu'à la maison, et vous le verrez! «Je la verrai», pensa Claude, dissimulant sa joie sous l'apparence d'un scepticisme poli. C'était l'heure où, sur toute la surface de la France, le fonctionnaire s'évanouit, et l'homme s'épanouit. Le déclin du soleil brise des milliers de chaînes, qui se renouent au matin. Le conservateur du musée se retira dans un coin de la salle, pour changer sa veste de travail contre une redingote noire qui dessinait son torse maigre, se coiffa d'un chapeau de paille à bords plats, et prit une canne de buis à gros noeuds. Pendant ces préparatifs, Claude s'était approché de l'aquarelle pendue près de la fenêtre. Elle représentait, à demi caché dans les roseaux d'un étang, un chasseur qui rabattait son arme après avoir tiré. Le canon fumait encore. Un oiseau fuyait, déjà très loin, rasant la nappe claire de l'eau. --Tiens! dit Claude, quel est cet oiseau bleu que le chasseur vient de manquer? M. Maldonne se détourna vivement, sans prendre le temps de passer la dernière manche de sa redingote. --Bah! répondit-il, peu importe! Des oiseaux bleus, il y en a de beaucoup d'espèces, des perruches, par exemple, des colibris... --Ce n'en est pas un, assurément. On dirait plutôt un canard? Ne trouvez-vous pas? --Venez, monsieur! dit M. Maldonne en s'avançant et, légèrement embarrassé: la peinture ne doit pas avoir grand intérêt pour vous, c'est un souvenir, un cadeau d'ami... venez. Claude jeta un dernier coup d'oeil sur le chasseur malheureux, qui lui parut, en ce moment, ressembler au conservateur du musée, et, traversant le laboratoire, descendit l'escalier. Son compagnon avait un jarret d'acier et des yeux sans cesse en mouvement. Il longea d'abord, au pas accéléré, presque sans rien dire, ces files de maisons devant lesquelles il passait quatre fois le jour, tout occupé à saluer de la main les gens qui lui souriaient ou se découvraient devant lui. Puis, le faubourg franchi, des bouts de haie commencèrent à rompre la ligne des murs, et la campagne apparut: cultures de maraîchers et vastes pépinières, où la ville enfonçait encore, çà et là, le coin d'une bâtisse neuve. Presque partout, des deux côtés de la route, des forêts minuscules d'arbres verts, des taillis, drus comme les poils d'une brosse, de noisetiers, de hêtres, d'érables, des groupes de jeunes marronniers levant leur bouquet de feuilles, comme des palmiers d'oasis, au-dessus des files naines de poiriers ou de fusains, tout cela coupé en carré par des fossés sans herbe. M. Maldonne, dès qu'il se sentit enveloppé de ce paysage familier, ralentit sa marche, et donna libre carrière à son esprit. Tout l'intéressait, à présent, le moindre détail du chemin, les vols d'oiseaux surtout, que le soir attirait vers les nids, et qui s'éparpillaient, balles de plumes bondissantes, dans l'air tiède et doré. Il les nommait les uns après les autres: bruants, verdiers, linots, alouettes, pinsons, fauvettes. C'était son monde qu'il présentait à Claude. Sa conversation abondait en choses vues et fines. Il s'animait. Il était quelqu'un. Sous les pieds des promeneurs, de la terre aux ombres courtes où elle était blottie, une alouette se leva, monta dans la lumière, agitant toutes ses plumes, plana, et redescendit sans avoir interrompu son chant. M. Maldonne l'avait suivie, avec une expression de tendresse qui ne s'adressait point à l'oiseau, avec un de ces sourires qui vont droit à une joie prochaine. L'alouette chanteuse n'était pour lui qu'un symbole. Et en effet, quand elle se fut assise dans les mottes, Claude remarqua que le regard de M. Maldonne se posait en avant, sur un parc entouré de murs. «C'est là!» se dit-il. On ne distinguait encore que des arbres de venue superbe, aux cimes arrondies, retombantes ou découpées en fuseaux légers sur le ciel, mais point de maison. Bientôt, le vieux mur d'ardoise crevassé, auquel la mousse servait de ciment, et que couronnaient des giroflées défleuries, étendit son ombre sur la route. Vers le milieu, deux piliers de tuffeaux, surmontés de chapiteaux, encadraient un portail massif, hérissé de clous formant des arabesques et décoré d'un pied de sanglier. De toutes parts les branches débordaient en ourlets verts l'arête de la pierre. Même à ceux qui passaient, le domaine donnait l'impression fugitive de la paix. «Faut-il avoir de l'esprit pour se loger-là! songeait Claude. Quel parfum ce doit être au printemps! Comme c'est doux l'été! En hiver même on est abrité du vent. Et voilà où vous demeurez, mademoiselle? Cela ne m'étonne point; cela même me confirme dans l'idée que je me suis faite de vous.» M. Maldonne poussa une petite porte qui fit, en s'ouvrant, comme une déchirure dans le vaste panneau de bois. --Entrez! dit-il. Oh! ce premier pas dans la terre promise! Derrière la porte, les lilas, les ébéniers, les acacias, cent arbres d'essences choisies et mêlées se rejoignaient au-dessus du sable encore humide de la dernière pluie. Des fleurs fanées à demi jonchaient le sol, et, chauffées par les traînées de soleil qui tombaient de la voûte, répandaient une odeur sucrée. A vingt pas, en face, deux grandes fenêtres ouvertes buvaient l'air divin. Les deux hommes suivirent l'avenue. Il y eut quelques bruissements d'ailes dans les cimes. La maison se découvrit tout entière, plus large que haute, enveloppée par les deux branches de l'allée, qui devaient se rejoindre au delà. M. Maldonne traversa un vestibule, poussa une porte à gauche, et, s'effaçant le long du mur: --Mon cher monsieur, dit-il, vous ai-je trompé? Sur la cheminée, au fond de l'appartement, un aigle, le cou tendu, déployait ses ailes immenses. --Deux mètres vingt d'envergure, reprit le naturaliste, et regardez-moi ces moustaches, les pennes blanches de la cuisse, les écailles de la patte, est-ce un pygargue, oui ou non? En est-ce un? Claude s'était déjà détourné de l'oiseau, et saluait, un peu confus, une femme qu'il n'avait point aperçue tout d'abord, assise près de la fenêtre. Madame Maldonne écrivait, sur des ronds de papier d'égal rayon: «Groseilles 1889.» --Qu'y-a-t-il? demanda le naturaliste en entrant après Claude... Ah! ma chère, pardon... un client d'aujourd'hui, monsieur Claude Revel, peut-être un disciple futur, qui ne voulait pas croire à mon pygargue. Je l'ai amené. Claude s'inclina, et madame Maldonne lui rendit son salut, d'un léger mouvement de la tête, avec cette gravité inquiète qui caractérise les personnes timides. --Vous aimez l'histoire naturelle, monsieur? demanda-t-elle. --Je ne suis qu'un débutant, madame, répondit Claude. --Mais non, puisque vous discutez avec mon mari sur les espèces rares. Êtes-vous convaincu? --Absolument, madame. --Monsieur irait très loin en ornithologie, s'il le voulait, dit sentencieusement M. Maldonne. --Oh! monsieur! --Très loin, je le répète. Nous en avons causé en chemin, et vous aviez tout l'air de vous intéresser à la chose, monsieur! --Avec un pareil guide! fit Claude. Il disait cela par politesse. Mais madame Maldonne le prit autrement. Une lueur, comme un reste de jeunesse, éclaira son visage. Elle regarda son mari d'un air de ravissement. Quelqu'un lui rendait donc justice, à lui, devant elle! Quel rare plaisir! Elle fut un instant jolie de l'émotion délicate de son coeur. --Pauvre ami! fit-elle. Si vous saviez, monsieur, tout ce qu'il a eu à souffrir de la part de directeurs inintelligents, incapables de le comprendre! Heureusement qu'il s'est imposé par son talent. Pour organiser cette collection, la plus belle de toute la province, il lui a fallu plus de travail... --Geneviève! interrompit M. Maldonne, aussi désireux qu'elle d'entendre achever la phrase. --Oui, plus de travail, d'adresse, de science et d'observation, qu'à des artistes célèbres, enrichis, fêtés. --Fêté! Est-ce que je ne le suis pas ici, Geneviève? Tout le monde me gâte, au contraire... Voyons, voyons, au lieu de nous attendrir inutilement sur mon sort, si tu nous offrais un peu de sirop? La soirée est étouffante, et monsieur doit avoir aussi chaud que moi... Thérèse? Madame Maldonne fit un geste d'avertissement désespéré, comme pour dire: «A quoi penses-tu, mon ami? Tu sais bien que c'est impossible. Elle ne peut pas venir!» Mais il était trop tard, mademoiselle Thérèse avait entendu. Elle était déjà là, dans l'encadrement de la porte opposée à celle de l'entrée: toute rose, la lèvre supérieure légèrement relevée laissant voir quatre dents blanches, le nez petit, les yeux grands, les sourcils un peu étonnés, un vrai modèle de Greuze. Et, pour parfaire la ressemblance avec les types préférés de ce maître des scènes intimes, elle avait un petit tablier, les manches retroussées, et, sur ses mains mignonnes, sur ses bras, la plus belle couleur rouge qu'on puisse imaginer. Mademoiselle Thérèse devait faire des confitures. En apercevant un étranger, son premier mouvement fut de rire. Elle se trouvait drôle ainsi. Une seule chose paraissait la gêner: son petit tablier à bretelles. Aussi, de la main droite, elle cherchait discrètement l'agrafe de la ceinture, tandis qu'elle regardait tour à tour son père, sa mère et Claude, avec les mêmes yeux pleins de fou rire contenu. --Folle que tu es! dit M. Maldonne en lui tendant ses deux bras, qu'il retira aussitôt, par respect des convenances; apporte-nous de ce sirop de framboises que ta mère fait si bien! Elle voulut répondre. Mais les mots n'obéissent pas toujours. On entendit d'abord un éclat de rire étouffé, puis une fusée de notes claires, débordantes, épanouies comme une chanson de printemps, qui diminua, s'assourdit, et s'éteignit dans le lointain: mademoiselle Thérèse s'était enfuie... Elle revint, cinq minutes après, sans tablier, les manches baissées et la mine sérieuse, portant sur un plateau deux verres, une carafe d'eau fraîche et un carafon de sirop, le tout si propre, si net que, quand elle entra dans le rayonnement de la fenêtre, tous les massifs du jardin se mirèrent aux facettes du cristal. Claude la regarda poser le plateau sur la table à ouvrage, se redresser, et se retirer derrière une chaise, les mains appuyées au dossier. --Je vois, mademoiselle, dit-il, que vous êtes déjà initiée aux recettes du ménage. --Il n'y a rien d'étonnant à cela, répondit madame Maldonne. Nous vivons ici assez loin de la ville pour nous considérer comme des campagnards. Nous en avons les goûts, et même quelquefois les défauts, ajouta-t-elle, en enveloppant sa fille d'un regard très doux, où il y avait une ombre de reproche. --Voyons, mère chérie, est-ce bien grave? reprit vivement Thérèse. Je vous croyais seuls. Je suis venue comme j'étais. Monsieur a bien deviné, allez? N'est-ce pas, monsieur, vous avez deviné que je faisais des confitures? --Du premier coup d'oeil, mademoiselle. --A mes mains? reprit-elle en étendant ses doigts, qui jouaient sur le dossier de sa chaise. --Oui, mademoiselle. Et peut-on savoir quelle sorte de confitures? Elle eut un hochement de tête de commisération, pour une ignorance pareille, et dit: --Mais de groseilles, monsieur! En cette saison-ci, que voulez-vous que ce soit autre chose? Puis, subitement, ses yeux s'animèrent; leur gravité d'emprunt tomba comme un voile, et la jeunesse, qui était derrière, la belle jeunesse limpide et hardie réapparut. --Les groseilles, s'écria-t-elle, voilà un fruit que j'aime! --Vraiment, mademoiselle? --Cela vous étonne, monsieur? --Un peu, je l'ai toujours trouvé médiocre. --Et moi aussi, monsieur! Mais ce n'est pas pour leur goût que j'aime les groseilles. --Et peut-on vous demander pourquoi? --Parce qu'elles ont l'humeur égale. Avec elles on sait sur quoi compter. Tous les ans, cela donne, tandis que les abricots, les pêches, les cerises même, pour un coup de vent, pour une gelée, s'en vont en feuilles... Eh bien! moi, j'ai une préférence pour tout ce qui ne trompe pas! Elle était charmante, disant avec conviction ces choses fraîches. --A la mode antique, et à votre santé! dit M. Maldonne, qui avait rempli les deux verres, et en levant le sien. Claude s'inclina très légèrement, du côté de la maîtresse du logis. Et c'était un spectacle assez rare, ces quatre personnes contentes à la fois: madame Maldonne d'avoir loué son mari, le mari d'avoir un disciple, Thérèse de deviner l'hommage discret rendu à sa jeunesse, Claude de se trouver en pleine réussite de ses projets, au milieu d'aussi braves gens, groupés sous les ailes du pygargue qui lui avait servi d'introducteur. Le naturaliste, beaucoup moins oublieux que son hôte du prétexte sous lequel celui-ci était venu, détourna la conversation vers son sujet préféré. Il raconta,--ce ne devait être ni la première, ni la seconde fois,--l'histoire du coup de fusil qui lui avait valu ce trophée de chasse, principal ornement du salon. On fit tous ensemble, et sous sa direction, une station devant la cheminée. Là, sous une cloche de verre, il y avait un chef-d'oeuvre de patience et de goût: une collection d'oiseaux des îles, ou du pays, au plumage éclatant, posés dans toutes les attitudes de la vie, les ailes éployées ou croisées, mangeant, buvant, dormant la tête enfoncée sous les plumes, abritant leurs oeufs menacés, ou marchant inquiets au milieu de poussins vêtus, comme des graines de souci, d'un duvet plus long qu'ils n'étaient gros. M. Maldonne, mis en verve, ne tarissait pas. Il possédait une mémoire prodigieuse des circonstances, des lieux, des dates. L'auditoire suffisait à l'animer. Claude, souvent distrait, regardait à la dérobée ses voisines, penchées, Thérèse un peu moins que sa mère, écoutant toutes les deux avec l'attention de la tendresse que rien ne lasse. «Et cette alouette blanche?» disait l'une. «Et ce guêpier doré?» disait l'autre. Cependant, deux fois déjà, le bonnet d'une fille de charge, apparu dans l'entre-bâillement de la porte, s'était retiré devant un signe discret de la maîtresse du logis. La troisième fois, le bonnet entra. Il était précédé d'une assiette. Le dîner attendait. Claude battit en retraite, et personne ne le retint, bien que tous eussent du regret de le quitter. Mais la coutume, l'heure sacrée. O servitude naïve et forte! --Nous nous reverrons? demanda M. Maldonne. Claude, avant de répondre, suivit des yeux Thérèse qui traversait l'appartement, pour aller pousser un battant de la fenêtre, flamboyant sous la lumière du couchant. Elle marchait sans bruit, la tête droite, son cou délicat ombré de mèches folles. Sans paraître y prendre garde, elle écoutait. Claude eut cette impression très nette qu'elle n'était pas indifférente à ce qu'il allait répondre. Peut-être eût-il éludé l'invitation et brisé l'aventure, n'emportant que le souvenir agréable de l'accueil qu'il avait reçu et l'image renouvelée, embellie, de cette enfant. La nuance d'attention qu'il crut saisir chez Thérèse, la grâce aussi de cette tête un peu fière, qui se dessinait sur la baie lumineuse, en décidèrent autrement. --Je crains, répondit-il, d'être un élève médiocre, mais je reviendrai volontiers. --Convenu! repartit le naturaliste. Vous me trouverez presque toujours, le soir, au jardin, où j'ai mon laboratoire, là-bas, vous voyez? --Le jardin, dit Thérèse à demi détournée, c'est ce qu'il y a de plus joli ici. Claude fut sur le point de répondre: «Oh! non!» Il le pensa. Et elle le devina. Il se sentit rougir. M. et madame Maldonne se demandèrent pourquoi. Ils n'étaient plus jeunes. --Eh bien! dit-il, je reviendrai, un soir, après dîner. Il salua les deux femmes, serra la main de M. Maldonne, traversa de nouveau, cette fois les yeux à terre, le bosquet qu'il avait tant admiré une demi-heure plus tôt, et se retrouva sur la route. Il s'étonnait de l'émotion vague qu'il éprouvait, et de ce qu'il avait été, timide en somme et un peu gauche. Ces gens très simples, par leur simplicité même, leur cordialité vraie, l'avaient jeté en dehors des phrases convenues. Il avait promis de revenir. Se proposait-il de devenir l'élève de M. Maldonne? Non, ce n'était pas sérieux. Alors? D'ordinaire ses actes étaient plus réfléchis. «Puisque je l'ai promis, se dit-il, je reviendrai. Mais je mettrai un intervalle entre cette première visite et ma seconde.» Il se rendait compte qu'il avait obéi, et c'était une récidive, à l'attrait de cette jeune fille, la fille d'un simple conservateur de musée de province. Mais il n'insista pas, et chercha, sur la route, quelque chose qui pût lui éviter, vis-à-vis de lui-même, l'aveu complet de sa faiblesse. A trente pas, un homme venait, vêtu de telle façon qu'il ne pouvait passer inaperçu, à cette heure et à cette place: jaquette claire ouvrant sur un gilet blanc, chapeau gris, cravate ornée d'une épingle. Au moment où il croisa Claude, il le considéra attentivement, et reporta les yeux vers l'enclos des Maldonne. Il se demandait sûrement: «D'où vient-il?» Claude pensa de même: «Où peut-il bien aller?» Et quand il se fut éloigné de quelques cents mètres, à l'endroit où les premières masures s'élevaient au bord du chemin, il se détourna. Là-bas, devant le portail vert, l'inconnu s'était arrêté. Il avait le bras levé vers la sonnette, et, par-dessus son épaule, il regardait Claude. V Les semaines s'en vont vite, tant que le coeur de l'homme ne s'intéresse point à leur fuite. L'impression que la visite au logis des Pépinières avait faite sur l'esprit de Claude s'était effacée, ou plutôt elle avait disparu de la surface, comme les graines des fleurs fragiles dont se couvrent un matin les étangs. Elles tombent, invisibles, mêlées à mille débris de poussière que rien ne ramènera jamais du fond obscur où ils s'amassent. Elles sont confondues avec eux. Mais en elles un germe de vie est demeuré. Rien ne l'annonce, sur lui pèse la masse des eaux, agitée ou dormante, sans une tige, sans une feuille qui rappelle les végétations mortes. Il sommeille. Puis, un jour, de cet atome enseveli, un fil ténu s'élance. Il grandit, mystérieux encore, inaperçu. Nul ne reconnaîtrait en lui le passé qui revient. Et tout à coup, sans que rien l'ait révélée, une pointe d'or perce la surface, s'y épanouit en étoile, et dit aux rives: «Me voilà!» Claude, à la fin d'août, fut rappelé à la ville par ses obligations d'officier de réserve. Pendant trois semaines, il se rendit à la caserne, à cinq heures du matin, sanglé dans son dolman, admiré des ménagères qui ouvraient les contrevents, salué par les hommes de garde, commanda le maniement d'armes et quelques mouvements d'ensemble, savoura la douceur de l'autorité indiscutée, parla de la France avec plus de fierté, de la guerre avec des frissons d'espérance, et fut pris deux ou trois fois, tant il portait bien l'uniforme, pour un sous-lieutenant de «l'active». Vinrent les manoeuvres. Ce fut un jeu pour un chasseur comme lui, rompu à la marche. Et certes, tant qu'elles durèrent, les cantonnements chez l'habitant, les réceptions dans les châteaux, les longues étapes où l'on cause, les batailles pour rire où le coeur saute pourtant de la même émotion que si les balles sifflaient, ne laissèrent pas à Claude un moment d'ennui. La veille au soir du désarmement, il éprouva, pour la première fois, un peu de lassitude, mêlée à un regret vague d'une carrière trop tard connue, trop tard aimée. La journée était finie, les hommes regagneraient le lendemain leurs foyers, lui-même il quitterait le galon d'or et les camaraderies bruyantes du régiment. Il se promenait, après le dîner, triste de retomber dans l'habitude et le connu de la vie, quand le souvenir lui revint des Pépinières et du rendez-vous de M. Maldonne. Claude regarda, avec une complaisance involontaire, la tenue qu'il avait encore le droit de porter, leva les yeux pour s'assurer de l'humeur du temps, se sentit tout joyeux de constater qu'il faisait beau, et partit. C'était un de ces soirs de septembre, où la lueur dorée qui traîne au couchant prolonge presque indéfiniment le crépuscule. Elle rayonne dans tout le ciel. Et si la lune monte alors au-dessus de l'horizon, il n'y a pas de nuit, mais un jour lunaire qui continue l'autre, et pose sa lumière bleue sur le sol tiède encore du soleil disparu. Claude allait, un peu ému, porté par une sorte d'espérance sans objet, et douce cependant. Il aspirait à pleins poumons l'haleine des crépuscules, qui grise les merles, et les fait chanter, certains soirs, même après les premières étoiles. Des choses rimées, des débuts de romances fredonnaient dans sa mémoire. Quand il aperçut le bosquet des Maldonne, immobile au milieu de la campagne rase, les cimes des arbres encore touchées par la lumière et comme évanouies en elle: «Sous ces ombrages, murmura-t-il, à pas lents et rêveuse...» Thérèse Maldonne se trouvait tout simplement au salon, quand Claude y entra, pas rêveuse du tout, assise près de la table qu'entouraient, avec elle, son père, sa mère et Robert. Celui-ci lisait à haute voix. En entendant la domestique ouvrir la porte et le cliquetis d'un sabre, il ferma le livre sur un de ses doigts. Les deux femmes s'étaient levées. M. Maldonne venait au-devant de Claude, l'air épanoui et les mains tendues. --Cher monsieur, dit-il, vous nous surprenez agréablement. Je pensais que vous nous aviez oubliés... Permettez d'abord que je vous présente... Il se tourna vers Robert, assis de l'autre côté de la table: «Monsieur Claude Revel, un naturaliste amateur, un futur élève,» puis, vers Claude: «Mon beau-frère, Robert de Kérédol.» --Je crois avoir eu l'honneur de rencontrer monsieur sur la route, lors de ma première visite, dit Claude, très aimable et s'inclinant. M. de Kérédol se souleva, les mains appuyées aux bras du fauteuil. --En effet, dit-il poliment, c'est bien la seconde fois que nous nous rencontrons. Cependant, au ton dont il disait cela, il était facile de deviner que la première lui eût suffi. Sans rien ajouter, il considéra Claude de la tête aux pieds, comme autrefois il examinait un soldat, aux revues du dimanche, sourit faiblement, et roula un peu son fauteuil en arrière. Thérèse lui jeta un coup d'oeil qui demandait: «Pourquoi vous retirer?» Il ne parut pas s'en apercevoir. Le cercle se reforma, sans qu'il y fût compris, près de la fenêtre par où venait le parfum violent des géraniums. --Madame, dit Claude, debout et la main gauche retenant son sabre, je suis désolé d'interrompre votre lecture. Si je suis entré, c'est qu'on m'a prévenu que M. Maldonne ne se trouvait pas au jardin. --Mais vous ne troublez rien, monsieur, je vous assure, dit madame Maldonne, en retouchant les plis du fichu de tulle noué autour de son cou. La lecture pourra se reprendre bien facilement... Désarmez-vous, je vous prie. --Et asseyez-vous, dit M. Maldonne, que nous nous voyons un peu. Après quoi, nous irons tous deux causer histoire naturelle. Claude sortit pour accrocher son sabre au porte manteau, puis revint s'asseoir à droite de Thérèse, en face de madame Maldonne. --Croiriez-vous, monsieur, dit celle-ci, que nous lisions un conte! --Il y en a de si sérieux, madame! --Un conte de Daudet. --Un chef-d'oeuvre, alors. On n'a rien écrit de pareil en prose du midi. --N'est-ce pas, monsieur? dit Thérèse, en considérant, d'un air d'admiration, ce bel officier qui parlait littérature. Je n'ai rien lu qui me plût autant. Il y en a un, surtout... --C'est que nous avons chacun nos préférences, interrompit madame Maldonne, avec une certaine vivacité, résultat sans doute de discussions antérieures. Moi, j'aime par-dessus tout le conte des _Vieux_. L'aimez-vous, monsieur? --Beaucoup, madame. --C'est si touchant! --Moi, fit M. Maldonne: _Les Aventures d'un perdreau rouge_. Exact, mon cher monsieur, écrit par un chasseur. Vous l'aimez aussi, celui-là? --Je le crois bien! Et vous, mademoiselle? --_Les Étoiles!_ répondit-elle en relevant la tête, d'un mouvement souple et fier, vers la bande de ciel de la fenêtre. Aucune étoile n'apparaissait encore. Mais on eût dit qu'elle les voyait toutes, tant il y avait de clarté dans le regard qu'elle détourna ensuite vers Claude. Elle ne posait pas. Elle ne simulait rien. Un des mots qu'elle aimait, un de ceux qui ont de l'infini, lui était monté aux lèvres. Et cela suffisait pour qu'elle fût émue. Claude reprit: --Et pourquoi ce conte mieux qu'un autre, mademoiselle? --Ah! voilà! dit-elle. C'est que je comprends si bien le pâtre de Daudet, d'avoir une étoile préférée à laquelle on parle! Nous en avions une, mon parrain et moi, quand j'étais plus petite. Et les jolis yeux clairs cherchèrent de nouveau dans l'espace, et une main de jeune fille, transparente et voilée d'ombres blondes, s'étendit vers la lumière. --Tenez, monsieur, là-bas, au-dessus des sorbiers. C'est là qu'elle se lève. Souvent nous l'attendions, et, quand elle paraissait, nous en ressentions une joie. Et, de son côté, elle semblait nous reconnaître. Il y avait chez elle, je vous assure, de l'amitié pour nous, comme dans les yeux d'une personne chérie. --Thérèse! fit une voix, au fond de l'appartement. Les quatre personnes groupées auprès de la fenêtre se détournèrent en même temps vers M. de Kérédol. Il était penché en avant, et tenait, fermé sur un de ses doigts, le petit in-dix-huit à couverture crème. Ses lèvres, un peu railleuses, le pli plus accentué de son front entre les sourcils, indiquaient seuls une lutte intime, une colère ou une souffrance dont il voulait demeurer maître, et qui se trahissait pourtant. --Vous oubliez, Thérèse, dit-il, que nous ne sommes pas seuls ici. De pareils enfantillages ne sauraient intéresser un étranger. --Mais, je vous demande pardon, répondit Claude en se levant. Ce que dit mademoiselle est charmant! --Peut-être, repartit M. de Kérédol avec le même flegme impertinent, mais je vous croyais passionné pour l'histoire naturelle, monsieur, et c'est de l'astronomie. Claude, que sa belle humeur de jeune homme ne quittait pas volontiers, se prit à rire. --De l'astronomie, monsieur? Croyez-vous? --Ce qu'il y a de sûr, interrompit M. Maldonne, en se levant à son tour, c'est que mon cher beau-frère ne serait pas fâché de reprendre sa lecture. --Moi? mais je n'ai pas dit cela. --Non, tu le penses seulement. Eh bien! achève, mon ami, replonge-toi dans l'histoire de l'_Élixir du Père Gaucher_. Nous autres, nous sortons, et nous n'aurons rien à vous envier, car il fait une soirée admirable! Il répéta, en désignant l'horizon: «Oui, admirable!» Et le mot tomba au milieu du silence embarrassé de tout le monde. --C'est bientôt nous quitter, monsieur, dit enfin madame Maldonne, et j'insisterais, si mon mari n'était pas très heureux de vous avoir pour lui seul. Les yeux de mademoiselle Thérèse, grands ouverts et tournés vers Claude, exprimaient le même regret. Mais elle n'en dit rien. Elle se contenta de sourire aimablement, quand Claude s'inclina devant elle, et de suivre du regard, jusqu'au moment où la porte se referma sur lui, ce jeune lieutenant de réserve, qui partageait toutes ses prédilections pour les _Étoiles_ de Daudet. Claude, qui avait salué très froidement M. de Kérédol, se trouva seul dans le corridor, et bientôt dans le jardin avec M. Maldonne. --Un peu étrange, mon beau-frère, n'est-ce pas? dit celui-ci timidement. --Mon Dieu, répondit Claude, il y a tant de gens qui n'admettent pas qu'on trouble une de leurs habitudes! --C'est précisément cela, repartit le naturaliste. Il a la passion des récits, des histoires, des lectures, et tout ce qui l'interrompt l'émeut incroyablement... Un homme excellent, au fond, je vous assure, et si dévoué pour nous tous, un si bon ami! Tous deux ils avaient pris, côte à côte, la grande allée qui coupait le jardin par le milieu. Il restait encore un peu de jour. Des souffles frais commençaient à descendre avec l'ombre. En même temps, la terre, qui avait bu le soleil, exhalait des bouffées chaudes et imprégnées du parfum des résédas, des pétunias, des géraniums, dont il y avait une profusion autour des massifs de légumes. Entre ses quatre murs flanqués d'un rempart d'arbres, il embaumait comme une cassolette, le potager de M. Maldonne. Le brave homme eut bien vite fait d'oublier Robert, et l'incident de tout à l'heure, pour ne plus penser qu'au monde familier du jardin. On a toujours le coeur pris aux choses qu'on a semées. Rien qu'à passer auprès de ses plates-bandes, il se sentait joyeux. Il s'épanchait en exclamations, en observations courtes, tantôt faisant remarquer à Claude les touffes crêpelées de ses asperges, une ligne de fraisiers, une poignée de glaïeuls autour d'un vieux cerisier, tantôt secouant un limaçon grimpé dans un rosier, ou, du bout de sa canne, étêtant un séneçon épanoui sur sa route. A mesure qu'il avançait, les diversions se multipliaient. Il s'arrêtait devant ses laitues en graine, et parlait à ses passe-roses, droites comme des flèches d'église, et comme elles tout du long fleuries. Les deux promeneurs s'entendaient d'ailleurs à merveille. Chacun découvrait avec bonheur chez l'autre le même amour profond et la science de la campagne. «Avez-vous observé, mon jeune ami?» disait l'un. «Assurément, cher monsieur», disait l'autre. «Alors vous comprenez que nous aimions les Pépinières?»--«Autant que j'aime la Coudraie». Quelque chose d'intime s'insinuait dans leurs phrases. Ils éprouvaient le même désir de prolonger l'entretien. Et, le premier tour d'allée achevé, ils en commencèrent un second, et d'autres encore. A chaque fois qu'il se détournait ainsi, tout au fond du jardin, et apercevait au loin la maison voilée d'ombre, Claude éprouvait la même émotion à regarder une petite lumière, feu tremblant d'une bougie veillant derrière les vitres. Était-ce la fenêtre de Thérèse, et l'aimable jeune fille se penchait-elle quelquefois entre les plantes grimpantes qui s'enlevaient, là, sur la muraille, comme des fumées brunes? Il y avait de quoi passer une heure avec cette simple question. Et M. Maldonne se mit à causer d'ornithologie. Il y revenait, non pour remplir une promesse, mais d'instinct, emporté par la vieille passion, ouvrant ses souvenirs aux pages préférées. Il s'amusait. Il racontait, beaucoup pour lui-même, un peu pour Claude. C'était déjà sa coutume avec M. de Kérédol. Et les histoires de chasse, lestement enlevées, s'en allaient, l'une après l'autre, à travers les buis et les passe-roses endormies. --Monsieur Claude, disait le naturaliste, voyez comme la nuit tombe vite, à présent! Quelle heure admirable et que bien peu connaissent! Le coucher des oiseaux, leur dernier mouvement, leur dernier chant, qui donc l'observe? Et pourtant!... Figurez-vous qu'il m'arrive encore de passer des moitiés de nuit à l'affût, ici même. J'emmène quelquefois ma fille. Elle aime cela comme moi. Nous nous cachons derrière un arbre, et j'attends. Ce n'est pas pour tuer, vous comprenez, mais pour le plaisir de revivre le passé, de retrouver quelques-unes de mes impressions d'autrefois, quand j'allais, à la lisière d'une taille, guetter les oiseaux nocturnes, ou les blaireaux qui roulent en grognant vers les vignes... Tenez, maintenant que la dernière frange d'or s'est effacée là-bas, où sont les martinets? Tous disparus, couchés, et de même les pinsons, les verdiers, les linots, tous ceux qui vivent du grain tombé... Quelques mangeurs d'insectes travaillent encore... Apercevez-vous cette mésange, qui tourne autour d'une branche d'abricotier? Elle va donner encore un ou deux coups de bec, puis renfoncer sa tête dans ses plumes soulevées, et vous ne la distinguerez plus d'avec l'écorce... Les merles se chargent de la sérénade... Écoutez celui-ci!... Tout à l'heure, il était à la pointe des sorbiers; le voilà qui galope dans les fouillis de ronces, inquiet du gîte de la nuit et chantant pour le dire... Quand il se sera tu, aucun oiseau du jour ne parlera plus... Ce sera le tour des hulottes, des orfraies, des rôdeurs nocturnes... Ah! les calomniés, ceux-là, cher monsieur! On les trouve laids! Mais rien n'est joli comme une orfraie au clair de lune! Nous en avons quelques-unes ici. Elles sortent de mes arbres, en arrière de la maison, ou du bois de Laurette. Aucun bruit ne dénonce leur vol. Leurs plumes sont fines comme des poils, blanches sur le ventre, jaunes sur les ailes. Et le vent coule au travers. Moi je reconnais les orfraies au passage de leur ombre, qui fait rentrer les mulots... Et que de drames, alors, dont nous sommes témoins! --Monsieur Maldonne, disait Claude, vous êtes plus jeune que moi! Ils causèrent ainsi, longtemps encore, sans sortir de la même allée. Puis, comme ils arrivaient à l'extrémité du jardin où, vingt fois déjà, ils s'étaient retournés, Claude chercha devant lui la petite lumière, et ne la vit plus. Aussitôt l'histoire qu'il écoutait perdit tout intérêt. Le froid de la nuit le saisit. Le jardin lui parut comme un grand désert morne. Rien ne trahit au dehors cette impression subite. Et cependant, par une mystérieuse divination de l'esprit, M. Maldonne, presque en même temps, s'arrêta de parler. Il avait senti se briser le lien léger qui tient une âme attentive. --Voulez-vous que nous rentrions? dit-il. Tous les deux s'en revinrent en silence, vers le logis qui grandissait dans la brume à chacun de leurs pas. Le toit était argenté par la lune, le reste plongeait dans l'ombre, masse indécise, terne jusqu'à la base, où pas une lueur ne veillait. M. Maldonne entra le premier dans le vestibule, et ouvrit la porte du salon. --Tiens, dit-il en se détournant vers Claude, tout mon monde envolé! Plus personne! L'appartement était désert, mais les meubles conservaient le souvenir de la dernière scène qui s'y était passée. Au pied du fauteuil de M. de Kérédol, qui tendait les bras vers la porte, le livre gisait sur le parquet. Il avait dû couler le long du siège de cuir où on l'avait posé, et, tout meurtri, abandonné, il soulevait quelques-unes de ses pages blanches comme le fouet d'une aile blessée. Plus près de la fenêtre, quatre chaises formaient un demi-cercle, ouvert du côté du fauteuil. L'éclat qui les avait troublées, écartées les unes des autres, on le devinait, était venu de là. Sur le guéridon, un dé d'argent, oublié, faisait songer à une main fine de toute jeune fille. --Plus personne! répéta M. Maldonne, c'est étonnant, il n'est pas très tard... Il tira sa montre, et l'exposa au jour douteux de la lune, qui éclairait le vestibule. --Dix heures et demie seulement... Mais voilà, quand Robert s'avise d'être fantasque, il ne l'est pas à demi... Je suis sûr qu'il a prétendu que nous ne reviendrions pas ici... Il est singulier... vraiment, c'en est drôle. Il riait un peu, pour ne pas souligner la faute, mais, au fond, il se sentait humilié. Suivi de Claude, il traversa le vestibule, puis le bosquet, et tourna la clef dans l'énorme serrure du portail. --Bonsoir, monsieur Claude, dit-il. J'espère bien que nous n'en resterons pas là? --Mais, dit le jeune homme, à condition de ne rien troubler... --Venez au musée, repartit le naturaliste, nous y serons entre nous: vous, moi et les oiseaux. Est-ce accepté? Claude répondit, avec moins d'ardeur: --Sans doute, monsieur. --J'y compte tout à fait, dit M. Maldonne. Il tendit la main à Claude, et celui-ci, franchissant le seuil, put encore apercevoir un instant, dans l'entre-bâillement de la porte, les yeux doux et plissés et la barbiche blanche de M. Maldonne, qui, du regard, suivait «son jeune ami», et le mettait en route. VI Il se passa plusieurs semaines pendant lesquelles Claude, retiré dans sa terre de la Coudraie, mesura son blé, vendit son foin, fit ses vendanges, chassa les perdreaux et les grives, et constata, dans les rares moments où sa pensée prenait forme de méditation, qu'il était l'homme le plus heureux du monde. A diverses reprises, suivant les sentiers des bois humides et chauds des premières pluies, les mains dans les poches de son gilet de chasse, son chien quêtant au bord des touffes de fougères et d'ajoncs, il s'arrêta, comme grisé par la vie, par la paix, par la plénitude de joie qu'il sentait en lui et autour de lui. D'autres fois, il est vrai, l'idée lui vint, surtout aux heures lentes de l'après-dîner, quand la bourrasque soufflait dehors et l'empêchait de sortir, quand il n'entendait d'autre bruit, dans la vaste salle où il se promenait, que celui de son propre pas renvoyé par les murs, l'idée lui vint qu'une jeune femme embellirait encore cette agréable Coudraie. Une image se présentait à lui, sans en avoir été priée: celle de Thérèse, les mains tachées de groseilles et confuse de son tablier à bretelles, ou disant, les yeux levés: «Le conte des étoiles, monsieur. Nous en avions une, mon parrain et moi...» Mais il ne s'arrêtait pas longtemps à de pareilles rêveries. Elles lui paraissaient indignes d'un homme heureux, qui commande à vingt vignerons, jouit d'une indépendance parfaite et d'un revenu plus que suffisant. Il se contentait donc, en ces occasions, de tirer une forte bouffée de sa pipe, s'approchait de son épagneul étendu devant le feu, l'assurait que, de longtemps, personne ne troublerait leur ménage à tous deux, et sortait, malgré le mauvais temps, pour inspecter le cellier où fermentait son vin. Quand il fut de retour à la ville, vers la fin d'octobre, seul dans son hôtel du faubourg avec sa vieille Justine, l'image revint plus fréquente, et, soit que les distractions fussent moins nombreuses autour de lui, soit paresse d'une âme longuement tentée, il y prit un plaisir croissant. La plupart de ses amis n'étaient pas rentrés de la campagne. Dans les rues, des files de maisons toutes closes avaient sur leurs contrevents la poussière de six mois; la chaussée appartenait aux moineaux, et, même les jours ouvrables, quand il faisait du soleil, un monde de petites gens, rendus à la liberté par l'absence des grands, s'en allait vers les prés voisins avec la ligne sur l'épaule. Comment ne pas songer un peu? Et Claude se rappelait l'invitation de M. Maldonne: «Revenez au musée.» Fallait-il y retourner? Ne devait-il pas plutôt obéir à des scrupules qui, par moments, le prenaient? M. de Kérédol avait manifesté, par toute son attitude, un désir très peu vif de voir s'établir des relations entre les Pépinières et la Coudraie. La proposition même de M. Maldonne contenait une réserve. Un jour que ces questions s'offraient de nouveau à son esprit, il entra, pour y réfléchir, au Jardin des Plantes. Il savait qu'un des plus sûrs moyens de rencontrer un peu de solitude et de recueillement c'est encore de choisir une promenade publique, la foule ayant plutôt le goût des endroits lassants où il y a de la poussière: les boulevards, les grandes rues, les remparts des places fortes et le tour des fontaines. Il entra donc, et descendit l'avenue en pente bordée de platanes, admirant la limpidité de l'air et la profusion d'or que l'automne jette sur le monde. Au bout de l'allée, il y avait plusieurs serres à la file, dont les vitres peintes en blanc, cintrées sur les arceaux de fer, rayonnaient autour d'elles une vraie chaleur d'été. Là, quelques bonnes gens, des habitués, se chauffaient en faisant la sieste. Et, devant eux, marchant d'un pas relevé, Claude aperçut deux promeneurs qu'il reconnut tout de suite, bien qu'ils se présentassent de dos. L'un, gros, court, le geste rond, la voix chaude, était M. Lofficial; l'autre, plus sobre de mouvements, droit et sanglé dans sa redingote, ne pouvait être que le parrain de Thérèse. Ils causaient avec animation, à demi tournés l'un vers l'autre, et l'on devinait, à leur attitude même, au peu d'attention qu'ils accordaient aux rangées d'invalides à gauche, et aux massifs de dahlias à droite, qu'ils arpentaient depuis longtemps ce coin découvert et tiède du jardin. Claude ne voulut pas reculer, et continua sa route vers eux. Comme ils parlaient à voix haute, bientôt il put saisir des mots. --Eh bien! non, mon cher monsieur, disait M. de Kérédol, je ne crois plus qu'elle nous quitte, à présent. Elle a l'air tout à fait heureuse au milieu de nous. Si vous l'aviez vue parler de ce concert de demain!... A ce moment, les deux promeneurs, qui s'étaient arrêtés à l'extrémité de la serre, se retournèrent ensemble, et aperçurent Claude Revel qui allait les dépasser. M. Lofficial étendit la main. --Je vous arrête au passage, dit-il. Depuis le temps que je ne vous ai vu!... Vous connaissez mon jeune voisin? ajouta-t-il en s'adressant à M. de Kérédol. Celui-ci, probablement rassuré par la fuite du temps, qui n'avait amené aucun incident nouveau, répondit: --J'ai eu le plaisir de rencontrer monsieur, il y a un mois. --Trente-cinq jours, dit Claude étourdiment. M. de Kérédol eut l'air surpris de la promptitude du calcul, et se demanda d'où venaient ces mathématiques. Il n'en demeura pas moins parfaitement correct, aimable même, fit deux fois encore le trajet d'un bout de la serre à l'autre, questionnant Claude sur la Coudraie, sur les dernières manoeuvres, et sur de communes relations qu'ils avaient dans la ville. Puis il voulut prendre congé. M. Lofficial l'entraîna à deux ou trois pas, et, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre confidentielle, mais qui arrivait bien nettement à Claude: --Quant à votre projet pour demain, monsieur de Kérédol, je suis d'avis... --Bien, bien, dit ce dernier, en essayant de dégager sa main... Mais M. Lofficial le retint. --Je suis entièrement de votre avis: distraction saine, excellente! Dites-le à Maldonne de ma part. Dites-lui que cette chère enfant ne peut pas toujours demeurer enfermée aux Pépinières... --Je n'y manquerai pas... Au revoir! dit M. de Kérédol, en se dérobant rapidement à l'étreinte de M. Lofficial. Il était devenu tout rouge et visiblement gêné. Claude le vit saluer et s'éloigner en hâte, très nerveux, faisant avec sa canne un moulinet d'impatience. --Qu'est-ce que c'est que ce concert? demanda-t-il en s'approchant de M. Lofficial. --Vous ne saviez pas? --Non. --Le premier de la saison, au Cirque-Théâtre. M. de Kérédol doit y conduire sa soeur et mademoiselle Thérèse... M. Lofficial continuait de suivre du regard l'ancien officier de chasseurs, qui montait l'avenue de platanes au pas de charge. --Pauvre M. de Kérédol! ajouta-t-il d'une voix plus basse. Il ne l'aime que trop. Ce doit être bien peu reposant d'aimer ainsi. De quel air enthousiaste il me disait tout à l'heure: «Nous sommes tous ravis d'aller à ce concert. Thérèse surtout. Et c'est moi qui ai eu la première pensée, monsieur Lofficial, moi qui ai lutté et obtenu la permission! Elle ne l'aurait pas demandée, la chère mignonne. Car, voyez-vous, ce qu'elle a par-dessus tout, c'est une idée délicate du devoir, du mieux. Par nature, autant que par piété, elle se porte vers ce qu'elle croit être le plus parfait. Pour plaire aux autres, il n'y a rien qu'elle ne sacrifie, et sans pose, vous savez, sans qu'on puisse se douter qu'elle y met un peu d'effort. Quel trésor de joie pour nous trois!» --Vraiment, il disait cela? demanda Claude. --Mais... oui, mon ami... Emporté par sa nature expansive et naïve, M. Lofficial, le regard fixé sur les derniers arbres derrière lesquels M. de Kérédol venait de disparaître, avait tout l'air de se parler à lui-même et d'oublier la présence de son voisin. Il se détourna, et s'aperçut que Claude l'écoutait avidement. --Qu'est-ce que je vous conte là, monsieur Claude! Excusez-moi. J'aurais dû être à vous. Mais, plus je vais, plus je me sens dans le coeur un écho qui me répète les choses, et que je ne puis faire taire. --Tiens, dit Claude, il commence déjà chez moi, cet écho-là. Il y a des jours... Restez-vous au jardin, monsieur Lofficial? --Hélas, non! J'aurais dû partir avec M. de Kérédol... mais le plaisir de vous serrer la main... Il faut que je coure à la gare. --Un voyage? --Oh! pas bien long: jusqu'aux Luisettes, une petite commission à faire, un coup d'oeil à donner. Je serai de retour demain. Au revoir, monsieur Claude! Et le bonhomme s'éloigna à son tour, mais posément, distribuant, à des anciens qui le reconnaissaient, un salut de la main, se retournant même une ou deux fois, pour bien montrer à Claude que ce départ n'était point un prétexte, et qu'on avait toujours la pensée occupée de son jeune ami. Claude, immobile devant la serre, éprouvait une joie puissante, une joie qui grandissait d'instant en instant. Libre de penser! Libre d'écouter les mots qui bourdonnaient si joliment autour de lui! Il avait bien fallu les chasser tout à l'heure, pour répondre à M. Lofficial. Mais maintenant ils revenaient tous: «La chère mignonne... une idée délicate du mieux... pour plaire aux autres, il n'y a rien qu'elle ne sacrifie... quel trésor de joie!...» C'était comme une chanson que chantaient les rayons pâles du jour, les feuilles remuées par une brise insensible, les toits égayés de lumière. «Trésor de joie!» tout répétait l'aveu échappé à M. de Kérédol et redit par Lofficial. Claude s'enivrait lentement, avec ces mots qui grisent les âmes. Debout à la même place, abandonné au rêve, il avait l'air de contempler la cime des arbres. Les vieux qui, sur les bancs éparpillés çà et là, chauffaient leurs jambes allongées, le virent avec étonnement sourire dans le vague, à quelque chose de mystérieux qu'ils ne purent saisir, puis rougir d'avoir été vu, puis se dérober, par les allées tournantes, aux regards des promeneurs. La chanson continua toute l'après-midi. «C'est vrai qu'elle est charmante! songeait Claude; aucune contrainte n'a pesé sur elle, aucune pression, aucun moule. On ne l'a point forcée de fleurir: elle est éclose. Comme elle s'est montrée simple avec moi, différente de tant d'autres dont le sourire même est une chose apprise et effarouchante! Moi aussi, je suis simple, même un peu loup. Peut-être est-ce mademoiselle Thérèse que, depuis mes vingt ans, sans le savoir, j'ai attendue.» Il aurait voulu un conseil à qui ouvrir son âme, à qui demander: «Est-ce bien elle? Que faut-il faire?» Mais il n'y avait personne. Non, il n'y avait personne, puisque sa mère était morte, puisque ses amis étaient absents, ou trop jeunes, ou trop ignorants de Thérèse et de lui-même pour le guider. Mais la main maternelle qui gouverne le monde a des secrets merveilleux. Aux carrefours où l'homme n'a pas mis de poteau indicateur, elle pose un arbre avec un nid, une pierre moussue, une simple branche de ronces en fleurs: ces pauvres témoins de la route ne savent pas ce qu'ils font, mais celui qui cherche y reconnaît un signe, et s'en va. Claude, après le dîner, monta dans sa chambre. Il n'y venait pas pour épier ses voisins. Oh! non. Mais comment ne pas regarder un jeune ménage prenant le frais du soir, en face de la fenêtre? Depuis une semaine, les Colibry hébergent leur fille et leur gendre. Chômage, vacances, on ne sait pas bien. Le gendre, qui est ferblantier, a entrepris de planter, au bout du terrain du vannier, un jardin d'agrément à son idée. Il y travaille six heures par jour, pour se reposer. Il est joli homme, ce jeune marié: élancé, la tête intelligente et maigre, de petites moustaches noires. Dans sa jaquette brune, il a presque l'air d'un monsieur, et ses travaux prouvent qu'il a déjà le goût du luxe et du rococo. Adieu les carottes sauvages, dont les ombelles égayaient le feuillage sombre des acanthes; adieu les orties et les arums aux cornets percés d'une lance d'or. Il pique des fusains en boules, des houx panachés, des arbustes taillés et étiquetés par un «paysagiste rustiqueur» des environs. Il est moderne, assurément; il veut que son beau-père soigne davantage les dehors. La jeune femme admire cette transformation. Elle est assise près du peuplier, sur une chaise qu'elle a renversée un peu en arrière; ses lourds cheveux bruns, piqués d'épingles ornées, s'appuient au tronc de l'arbre; à demi étendue, les pieds soulevés de terre, elle rit d'un rire muet, très naïf, le même, soit qu'elle regarde son mari défoncer le massif, soit qu'elle se détourne, à sa gauche, vers le berceau d'osier que la grand'mère agite, tout absorbée, elle, la bonne vieille, par le nouveau-né qu'elle endort. Le vannier est à cheval sur un billot, le long du mur, un peu loin, pour voir tout son bonheur ensemble. Il fume. Il n'entend rien des bavardages à demi-voix qu'échangent les deux femmes. L'heure indécise, un dernier rayon de soleil qui change en auréole la ramure jaune du peuplier, la rumeur décroissante de la rue, les pigeons qui se becquètent sur l'arête du toit, et se laissent, un à un, d'une aile paresseuse, glisser au colombier, encadrent cette scène. Bientôt la grand'mère se lève; un coup de vent frais a secoué les brides de son bonnet; elle enveloppe de ses deux bras la corbeille et le trésor qu'elle enferme. La jeune femme la suit des yeux jusqu'à la porte, en se penchant. Elle est toute charmante ainsi, la voisine. Elle a le charme des petites gens qui n'ont pas honte d'être heureux. Le père, qui a fini sa pipe, rentre aussi sans rien dire. Les deux vieux sont attirés par le berceau. Les deux jeunes sont demeurés, elle, appuyée à l'arbre, lui, plantant ses arbustes nains. Mais cela n'a pas duré. Il a compris qu'elle était seule, il a tourné la tête vers elle, la fine moustache relevée montrant ses dents blanches. Leurs yeux se sont rencontrés. Il a jeté tout de suite sa bêche. Sa femme est venue à lui, et les voilà qui se promènent l'un près de l'autre. Ils s'arrêtent près des fusains, ils repartent. Ils causent bien bas pour ne parler que des innovations faites au jardin du père Colibry. L'ombre croît autour d'eux. La jeune femme s'appuie au bras de son mari, le front levé, les yeux câlins. Petit à petit, en épiant s'ils n'étaient pas vus, ils se sont mis dans l'axe du gros peuplier, et se sont embrassés. Claude s'est éloigné de la fenêtre, troublé par ce conseil muet. Quand il est revenu, la jeune femme et son mari avaient disparu. De la maison close du vannier, un cri montait par intervalles, et une voix, frêle comme le son d'une flûte lointaine, chantait: Dodo minette, Dodo poulette, Dormez donc si vous voulez, Je suis bien lasse de vous bercer. Alors Claude a appuyé son front sur la vitre, et il a dit en lui-même: «Demain, j'irai au concert, et j'y verrai Thérèse, parce que je l'aime!» VII Vers deux heures, Claude entra au cirque, et prit place dans une des loges au fond de la salle. L'énorme chef d'orchestre, courbé vers ses seconds violons, leur conseillait des ténuités de sons infinies. On ne percevait qu'un faible murmure, sur lequel évoluait un cor. Le public varié qui se pressait sur les gradins, les auditeurs des fauteuils de parquet, écoutaient dans le même silence la _Marche des Pèlerins_, et le balancement des nuques sortant des cols de fourrures, la chute progressive des mains qui tenaient le programme, le regard circulaire des gens venus là par hasard et que le silence d'une foule étonne toujours, les violoncellistes pinçant leurs lèvres aux trémolos, indiquaient un beau passage. Claude chercha Thérèse, parmi ces gens immobiles et vus de dos. Au troisième rang du parquet, il aperçut, sous un feutre noir orné d'une aile rose, un cou svelte, couronné de cheveux blonds, et qui se perdait un peu plus bas dans l'ombre d'un tour de plumes. C'était Thérèse Maldonne. Nulle autre qu'elle n'avait cette grâce parfaite. Elle se tenait bien droite, entre sa mère en toilette sombre, la tête inclinée vers l'épaule, et Robert, penché en avant, tout pelotonné dans son plaisir de dilettante. Et les seconds violons semblaient prêts à rentrer dans le néant. Et le cor en profitait pour se plaindre amoureusement. Hélas! rien n'est fragile comme l'émotion d'une salle. Il y avait, aux secondes, un auditeur de race noire. Nul ne s'occupait de lui. L'innocente fantaisie lui prit d'enlever son pardessus. Il y mit un peu de solennité. Quelqu'un près de lui le remarqua, et dit à demi-voix: «Tiens, il va reprendre son costume national!» Presque personne n'avait entendu. Mais une fusée de rire était partie. Elle fila le long des banquettes des secondes, passa aux premières, gagna le pourtour, envahit le parquet. Tout le monde se détournait, et se dissipait, même les abonnés, même les passionnés. Tous paraissaient reconnaissants d'avoir été distraits, de reprendre pied dans la vie. Cela ressemblait à un réveil général. Thérèse, elle aussi, avait tourné la tête. Elle souriait à peine, d'un sourire d'envie, comme pour dire: «Que je voudrais bien savoir! Comme ce doit être drôle! Ce serait si bon de rire tout à fait!» Son regard, pur et vivant, errait sur la foule. Il arriva jusqu'à Claude. Elle le reconnut. Ses lèvres s'allongèrent un peu, et la frange de ses cils blonds s'abaissa légèrement, en signe d'amitié. Cela ne dura qu'un éclair. Elle ramena les yeux, par degrés, vers sa mère qui n'avait pas changé d'attitude,--pas plus que Robert,--lui dit un mot à l'oreille, et l'aile rose reprit sa silhouette primitive au-dessus du chapeau noir, tandis que le chef d'orchestre, avec des gestes agrandis pour ressaisir le public, continuait à diriger la _Marche_ de Berlioz. Claude, retiré au deuxième rang de la loge, appuyé aux cloisons fumeuses, entre lesquelles peu de songes d'amour pareils au sien avaient dû éclore, ne pensait plus qu'à Thérèse, et ne voyait plus qu'elle. Oh! le merveilleux concert, et comme, à certaines heures, la puissance créatrice de nos âmes transforme et fond en un seul hymne toutes les sensations diverses qui nous viennent du monde! Comme tout parle une même langue pour nous traduire nous-mêmes! Que jouait-on maintenant? de quels maîtres étaient les symphonies qui se succédaient? quels numéros portaient-elles sur le programme tombé à terre? Questions vaines. Il n'y avait dans la salle qu'une enfant blonde, là-bas, et la foule, sans le savoir, et l'harmonie joyeuse ou plaintive de l'orchestre, et toute la lumière tombant des vitrages, tout cela n'était que pour cette petite tête fière, pour l'ovale aminci de ce visage de vierge. Et un seul homme comprenait et goûtait le sens mystérieux qui s'échappait de toutes choses: Claude Revel, immobile, au fond d'une loge de cirque. Il remarqua enfin que la foule s'écoulait autour de lui, et se leva. M. de Kérédol, jusqu'alors, l'avait plusieurs fois cherché du regard dans la salle, et ne l'avait pas rencontré. Mais, en sortant du rang de fauteuils où il avait pris place, il se trouva tourner le dos à la scène, et aperçut Claude Revel, tout en haut, encadré dans l'étroite ouverture de la loge, les yeux fixés sur Thérèse qui commençait à monter vers lui. Soit qu'elle eût deviné derrière elle la surveillance anxieuse de Robert, soit timidité de jeune fille, Thérèse passa près de Claude, sans détourner la tête. Sa mère la suivit, causant avec elle. Mais M. de Kérédol s'arrêta un instant, au milieu de l'étroite coupure des gradins. Il n'eut pas un mot, ne fit pas un geste: seulement, de ses prunelles bleues, dures comme un reflet d'acier, jaillit un éclair de colère à l'adresse de Claude debout à trois pas de lui, un défi d'homme à homme, prouvant bien que désormais la certitude était acquise et la lutte résolue. La lutte! Hélas! elle était bien dans la volonté de Robert, dans son coeur atteint au plus profond de ses tendresses. Mais lui-même, en ce moment où il éprouvait une irritation violente, comme s'il en eût senti la faiblesse secrète, il se hâtait de fuir. A peine avait-il descendu les marches du perron qu'il offrait le bras à madame Maldonne, et remontait le faubourg, d'un pas plus pressé que d'ordinaire, tournant et dépassant les groupes noirs qui dentelaient la rue en pente. Thérèse marchait à côté de sa mère. Elle semblait indifférente, nonchalante, comme ceux qu'une pensée, même indécise et faible, isole de la foule. Aucun des trois ne parlait, si ce n'est à mots rompus, rarement. De loin, Claude regardait diminuer l'aile rose. Bientôt, parvenu à la route qui filait droit sur les Pépinières, parmi les bandes d'ouvriers et de boutiquiers, Robert ralentit le pas. Il se trouvait dans l'horizon du domaine, il atteignait la sauve. Mais aucune embellie ne se manifesta dans son humeur. Quand le portail du logis se fut enfin refermé derrière eux, il poussa un soupir de soulagement; puis, laissant les deux femmes entrer dans la maison, traversa tout le jardin, pour aller s'asseoir, au fond, sous la tonnelle de lauriers. --Joli succès! dit-il en accrochant son chapeau à une branche et en s'épongeant le front. Tout ce que j'essaye tourne de la même façon... Depuis hier je redoutais cette rencontre-là. Elle était fatale... Et dire qu'il est peut-être venu, averti par moi, par l'imprudence que j'ai eue de bavarder avec Lofficial! On a toutes les chances à son âge, et toutes les malechances au mien! Ses réflexions furent interrompues par Thérèse. Elle avait quitté son feutre noir, pris un chapeau de paille fanée, et elle venait, de son allure vive et décidée, nullement troublée, bien qu'elle eût des choses graves à demander. --Tiens, c'est vous? dit Robert, que l'arrivée de sa nièce prenait à court de résolution, dans le trouble des premières méditations. --Mais oui, moi, répondit-elle. Nous avons à causer tous deux. Elle ouvrit un pliant, appuyé le long des treillages qu'enveloppaient les touffes de laurier, et s'assit en face de M. de Kérédol, un peu plus bas que lui. --Mon parrain, dit-elle en arrangeant les plis de sa robe, je suis venue pour vous demander une preuve de grande affection. --Je vous en ai tant donné, ma pauvre chérie! Vous devez bien savoir que je ne vous refuserai pas. --Oh! reprit-elle sans lever les yeux, celle-là est d'une autre sorte. Je veux savoir de vous un secret. --Un secret, Thérèse? --Oui. Depuis plusieurs semaines, depuis deux jours surtout, je vous trouve... Elle semblait hésiter entre les mots. --Comment me trouvez-vous? --Triste, inquiet, je ne sais pas bien exprimer cela. Mais je vous trouve changé, comme si la maison n'avait plus le même charme pour vous. --Oh! si! interrompit vivement Robert. Thérèse releva la tête, et vit qu'il était un peu pâle. --Comme si, poursuivit-elle, vous portiez en vous-même une peine? --Quand ce serait, ma pauvre enfant! Pouvez-vous comprendre ce qui passe quelquefois de sombre et d'ennuyé dans l'esprit d'un vieux comme moi? Elle le pressait, et l'interrogeait de ses yeux clairs fixés sur lui. --Mon père et ma mère, continua-t-elle, ne sont-ils pas les meilleurs amis du monde pour vous? --Les meilleurs, oui, Thérèse. --Ai-je été moins prévenante à votre égard, moins obéissante? --Non, mon enfant, je n'ai rien à vous reprocher. --Alors? Il ne put supporter l'interrogation prolongée de ces grands yeux d'enfant qui plongeaient au fond de lui-même, et se détourna vers les lauriers à droite. Une de ses mains pendait le long du banc. Thérèse la prit entre les siennes, et, la caressant comme elle avait fait souvent, pour obtenir une gâterie: --Vous voyez bien, vous n'avez pas assez de confiance en moi pour me dire un secret, et cela me peine, allez, plus que vous ne pouvez croire! Elle laissa échapper la main, qui retomba le long du banc. Robert se retourna. Son regard, quand il rencontra celui de Thérèse, exprimait une souffrance si profonde et si vraie, que la jeune fille en fut toute saisie. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. --Qu'avez-vous? demanda-t-elle. --Thérèse, fit Robert, qui se contenait pour ne pas montrer toute sa faiblesse devant elle, Thérèse, répondez-moi franchement! --Oh! bien sûr. --Thérèse, m'aimez-vous? --Mais oui, je vous aime! --Beaucoup? --De tout mon coeur! Pourquoi en doutez-vous? --Thérèse, si quelqu'un venait pour vous enlever à nous, est-ce que vous nous abandonneriez? --Quelqu'un? --Oui, est-ce qu'au premier mot d'amour vous nous laisseriez là, votre père, votre mère, moi, comme celles qui n'ont pas eu au foyer tout le bonheur, toute la tendresse que vous avez eus? Elle chercha dans sa poche un petit mouchoir de batiste, le passa sur ses yeux, et dit: --Est-ce qu'il est venu quelqu'un? --Non, Thérèse, dit rapidement Robert, mais s'il venait? --S'il venait? --Oui, un jour lointain, plus tard? La jeune fille se leva, et lui la suivit du regard qui se dressait, souple, non plus émue, mais affectueuse, filiale comme il la trouvait chaque jour. --S'il venait, reprit-elle, un jour, plus tard, je lui dirais que j'appartiens d'abord à ceux qui m'ont toujours aimée. --Oh! Thérèse! --Je lui dirais encore autre chose! Elle se pencha vers lui. --Je lui dirais: «Adressez-vous à mon parrain, à mon meilleur ami!» Puis elle se recula jusqu'à l'entrée de la tonnelle. --Était-ce bien la peine de faire tant de mystères? dit-elle. Vous voyez, nous nous sommes expliqués. Et il n'y a rien du tout entre nous, qu'un «plus tard», un jour lointain, et qui dépendra de vous. Voilà pourquoi vous vous faites du chagrin? Rappelez-vous donc ce que vous m'avez si souvent répété: «La tristesse sans raison est la grande ennemie de la jeunesse.» Est-ce ainsi que vous disiez? --Oui, quand vous étiez mon élève. --Mais je le suis, je le serai toujours. Elle sortit de la tonnelle, et s'éloigna par l'allée en face. Après une vingtaine de pas, une gentille pensée lui vint. Thérèse se retourna, fit une révérence de pensionnaire, et redit, avec la plus jolie mine, futée et tendre à la fois: --Toujours! Robert essaya de lui répondre par un sourire. De loin elle put s'y tromper. Mais quand elle eut disparu, il se sentit en proie à une tristesse noire. Tant que Thérèse avait été là, Robert s'était contenu, pour ne pas pleurer devant elle. Oh! non, il ne fallait pas! C'était indigne d'un homme. A présent il était seul. Il mit sa tête dans ses mains, et se laissa emporter par ses pensées. Pour la première fois peut-être de sa vie, dans cet élan désordonné de son âme, il tutoya l'enfant, dont l'image était encore là, présente devant lui. «Pauvre chère petite, disait-il à demi-voix, c'est ta jeunesse que je pleure, parce qu'elle est exquise et que nous allons la perdre. Je le pressens, je le devine à ton charme même. Tu dis que tu resteras mon élève! Oui, tu le voudrais peut-être. Mais tu ne sais pas, pauvre enfant, le changement profond que l'amour fait dans nos amitiés. En peu de semaines, quand tu aimeras, ton père et ta mère deviendront une affection pâle, plus effacée chaque jour. Moi, je ne serai plus rien, tu entends, rien! Et voilà le prix de dix-huit ans de tendresse! Ne plus te voir qu'avec l'assentiment d'un étranger, par intervalles, par faveur, découvrir en toi des pensées que je n'y aurai pas vu naître, y reconnaître la main d'un autre, moi qui t'ai formée, moi qui n'ai guère que toi au monde! O Thérèse, Thérèse!» Dans ce moment d'angoisse, Robert se sentait seul. Il avait vécu dans l'intimité de Guillaume et de Geneviève, et cependant ni l'un ni l'autre ne paraissait éprouver la moindre alarme. Rien n'était changé dans la quiétude de leur vie quotidienne. Leurs conversations à table témoignaient de la même confiance dans la perpétuité de ce bonheur menacé! Comment ne souffraient-ils pas à la pensée que, d'une heure à l'autre, l'enfant pouvait leur être ravie? Etrange aveuglement! Ils ne devaient rien soupçonner. Ne valait-il pas mieux les avertir, leur dire: «Allons-nous-en! Partons pour un voyage, n'importe où, loin s'il se peut. Maldonne demandera un congé. Nous emmènerons Thérèse, et nous éviterons qu'elle nous quitte. Il n'y a rien de perdu puisqu'elle n'aime pas encore. Allons-nous-en! Ou bien, aidez-moi. Écartez doucement les occasions, veillez, ayez pitié de vous-mêmes et de moi. Car je sens que la branche plie sous l'oiseau.» A qui parler ainsi? A Geneviève? Une timidité singulière lui fit repousser cette idée. Il se sentit rougir un peu. «Non, pas elle, se dit-il. Les femmes ne peuvent juger cela comme nous. Ma soeur ne comprendrait pas. Si léger qu'il soit, Guillaume a beaucoup de coeur. J'irai le trouver.» Robert se leva, suivit la grande allée, aux deux tiers tourna à gauche, et se dirigea vers une petite construction en tuffeaux couverte d'un toit de zinc. Le laboratoire de Guillaume Maldonne, une sorte d'étouffoir aux murs mansardés, se trouvait au-dessus d'un réduit de jardinage. On y accédait par un escalier raide en bois blanc. M. de Kérédol en monta les marches avec une lenteur involontaire. Cela lui coûtait, la confidence qu'il allait faire, et cela l'effrayait presque. Il y avait longtemps qu'ils ne s'étaient entretenus d'un sujet aussi grave et intime. Pourtant, il ne voulut pas reculer, poussa la porte, légère comme de l'amadou à force d'être sèche, et entra. Guillaume Maldonne, en veste blanche, écrivait, juste au-dessous de la fenêtre à tabatière. --Attends! attends! dit-il en faisant signe de la main gauche, tandis que, de la droite, il se hâtait d'achever la phrase commencée. Tu vas voir! tu vas juger! Il avait l'air si heureux, si naïvement content de lui, que Robert l'enveloppa d'un regard d'envie. La plume d'oie cria quelques secondes, et M. Maldonne radieux, ébouriffé, se retournant sur sa chaise: --Dame! dit-il, puisque tu ne veux rien faire, il faut bien que je travaille seul! --Au catalogue? --Non, mon ami: un mémoire! je le destine à la Société linnéenne. Écoute-moi ça: «_Mémoire sur les rapports qui existent entre la coloration de l'oeuf et celle du jeune oiseau en duvet._» Est-ce une trouvaille? Est-ce une assez jolie question? --J'en ai une aussi, moi, dont je veux te parler, dit Robert, qui s'était appuyé au montant de la porte. Elle est également importante, bien qu'il ne s'agisse pas d'histoire naturelle. --Ah! dit Guillaume avec un désappointement visible, et laissant retomber sur la table le papier qu'il avait saisi. De quoi s'agit-il? --De Thérèse. J'ai peur que son imagination ne commence à travailler. Je crois avoir des preuves qu'elle n'est pas insensible,--sans trop le savoir, la pauvre petite!--à l'attention qu'elle éveille, dès qu'elle paraît. Des nuances encore, tu comprends bien, mais, en pareil cas, tout est grave. --Eh! mon ami, c'est l'âge! c'est son droit! Depuis que le monde est monde, les jeunes filles sont contentes de plaire. Pourquoi veux-tu que Thérèse fasse exception? --Guillaume, reprit gravement Robert, il y a plus que cela, et tu as tort de prendre légèrement mon avis. Suppose que, par notre faute, parce que nous n'aurions pas assez veillé... --Ah! par exemple! s'il y a une fille bien gardée, c'est la mienne! --Soit! je ne discute pas pour l'instant. Plus tard, si tu es de mon avis, je t'indiquerai les moyens... --Les moyens? dit Guillaume, dont les yeux devinrent tout grands de surprise. --Oui, j'y arriverai, mais pas encore. Je suppose, Guillaume, que ta fille ait été remarquée par un jeune homme. --Après? demanda tranquillement M. Maldonne. --Cela ne t'émeut pas? --Mais si, Robert, cela me toucherait, certainement. --Je suppose donc que ta fille, libre, sans conseil, en vienne à aimer à son tour... --Eh bien? --Eh bien! mon cher, si nous n'y veillons pas, cette supposition-là peut être une réalité demain, oui, demain, entends-tu, nous pouvons la voir demandée en mariage, épousée, emmenée, si jeune encore! As-tu pensé à cela, Guillaume, emmenée? --Quelquefois. --Et tu peux admettre cette idée, que demain nous ne l'aurons plus? --Que veux-tu, Robert... --Que nous nous trouverons face à face tous trois, aux Pépinières? --Comme autrefois, mon bon ami. --Non, pas comme autrefois: vieillis, usés! --C'est un peu vrai. --Et sans Thérèse! Tu peux supporter cela, toi, sans Thérèse? --Mon Dieu, mon ami, si je la savais heureuse! Les enfants, on les élève pour d'autres, en somme, et il faut savoir être heureux quand ils le sont, par ricochet.. M. Maldonne disait cela d'un ton tranquille, levant par instants les épaules, en signe de résignation et de passivité. Robert le considérait, sans rien répondre. Il ne s'attendait pas à rencontrer si peu de sensibilité, une imagination si froide et si bornée. Ah! certes, il se sentait d'une autre espèce, lui, de l'espèce qui souffre et se révolte! Il ne comprenait pas la vie de cette façon moutonnière. Quelque chose d'orgueilleux et de méprisant se soulevait en lui, à la vue de cet homme souriant, vêtu de clair, occupé d'oiseaux, que le sort de Thérèse, l'abandon possible des Pépinières, ne parvenaient pas à émouvoir. Celui-ci regardait aussi Robert avec étonnement. --Allons, mon vieil ami, dit-il en l'attirant par la main, tu te bats contre des moulins à vent. Laissons là toutes ces billevesées. Thérèse ne court aucun danger, je t'assure. Apaise-toi. Tiens, assieds-toi là, je vais te lire le passage que je terminais, quand tu es entré. Veux-tu? Robert s'assit, du même air offensé, près de la table. Déjà Guillaume avait saisi le cahier de papier qui contenait son mémoire. Il passa la main sur sa barbiche, ses yeux s'animèrent d'une flamme vive. --Je suis rendu, dit-il, à la famille des Longirostres. Je viens de traiter du _chevalier Gambette_, et j'arrive au _bécasseau combattant_. Et il lut, scandant la phrase avec amour: «Bécasseau combattant, _Tringa pugnax_. Quand le petit bécasseau, avec son bec et le secours de sa mère, vient à briser la coque qui le tenait captif, la couleur de l'oeuf, jaune gris parsemé de taches bistres, tantôt disséminées, tantôt groupées, se trouve reproduite avec une exactitude telle sur la tête, le corps, les ailes de l'oiseau, que le petit ressemble à un oeuf animé.» A la lettre, mon cher! regarde! Est-ce une découverte? Il désignait, sur la table, à côté d'une coquille, un poussin vêtu de poils, monté sur de hautes pattes. --Qu'en penses-tu? demanda-t-il. Robert sourit amèrement. --Je te félicite, dit-il. --N'est-ce pas? --Oui, je te félicite d'être à ce point absent de la vie! Robert se leva, rouvrit d'un coup d'épaules la porte à demi retombée, et descendit l'escalier. «A quoi bon lui expliquer? murmura-t-il. Il ne comprendrait pas. Est-il résigné à tout! Quelle sécheresse de coeur! Et moi qui le croyais capable d'énergie! Sommes-nous différents l'un de l'autre!» Et, comme il se demandait: «Quand donc a commencé notre divergence de vues?» Robert s'aperçut qu'elle datait de plusieurs années, de l'époque où Thérèse avait commencé à grandir; que, depuis lors, malgré la communauté de vie, il avait eu bien peu de réelle intimité avec Maldonne, et que toute sa puissance d'aimer s'était concentrée sur Thérèse. Et maintenant Robert ne retrouvait plus son ami... Ils ne se comprenaient plus. Cette pensée se transforma bientôt, et se fondit en un élan de tendresse pour l'enfant. M. de Kérédol songea que cette situation même lui imposait des devoirs. Puisque lui seul apercevait le danger, ne devenait-il pas, de plein droit, le défenseur de tous? N'était-il pas obligé de protéger Thérèse, de la garder pour ceux mêmes qui ne voyaient pas comme lui? Il sentait, avec une sorte d'amertume fière, qu'il n'avait plus que Thérèse au monde, et il ne se dit pas, mais il fut tenté de croire qu'elle aussi n'avait plus que lui. VIII Au moment où l'aile rose, longtemps suivie, disparaissait à l'angle d'une rue, Claude se trouvait près de chez lui. Il se sentait plein d'audace pour la conquête de Thérèse. Mais, de plan d'attaque, il n'en avait pas. Dix projets s'étaient levés déjà de son esprit, comme un vol de linots sort d'un buisson battu. Aucun d'eux ne valait qu'on s'y arrêtât. Peut-être allait-il en surgir un onzième, quand le jeune homme, passant devant la maison voisine de la sienne, entendit une voix forte crier: --Gothon! où as-tu acheté ces maudits sacs de papier? C'est du papier de journal, et ça craque dans la main! --Parbleu! se dit-il, c'est M. Lofficial. On n'a pas des voisins pour ne pas s'en servir. Il connaît les Maldonne, il est bien disposé pour moi; si j'allais lui demander conseil? Claude s'arrêta, se décida en deux secondes, et tira la sonnette. Gothon Lofficial,--pour employer l'expression qui la désignait dans tout le faubourg,--une forte vieille à visage sévère, vint ouvrir, regarda Claude du même air soupçonneux dont elle eût reçu un mendiant. --M. Lofficial? --Je ne sais pas s'il est là. --Je viens de l'entendre. --Ça ne fait rien. Elle tenait à la main un paquet de sacs fortement collés et aplatis, avec lesquels elle s'éloigna, traînant la jambe, vers le jardin dont on voyait un coin encore feuillu et doré de soleil, dans l'enfilade du porche blanc. Claude perçut le bruit d'un colloque échangé entre le fifre aigu de Gothon et le tonnerre contenu de M. Lofficial. Le dernier mot seul lui parvint distinctement: «C'est d'un joli exemple, allez, le dimanche, pour un monsieur dans les oeuvres!» Et, comme la vieille fille, achevant sa phrase, rentrait dans sa cuisine en sous-sol, le visiteur apparut sur le seuil du jardin. --Entrez donc, monsieur Claude! Par ici! Non, pas par là, ici, ici! disait la voix de M. Lofficial. Le jardin n'était pas grand. M. Lofficial n'était pas mince, mais on ne pouvait le découvrir de la porte, à cause d'un gros massif de rhododendrons poussé comme une futaie. Il se trouvait à cheval sur le dernier barreau d'une échelle double, au-dessous d'une treille à l'italienne, vrai plafond de vigne, dont les pampres lui chatouillaient le visage. Devant lui, accroché à l'échelle, un panier se balançait, plein de papiers et de bouts de fil cirés. Et tout autour, à portée de son bras, s'échappant des feuilles à demi jaunes, semées de gouttes de sang par l'automne, des grappes de raisin pendaient, mûres à point, transparentes, rousselées par endroits, quelques-unes enveloppées déjà et ficelées dans la robe de papier qui devait les conserver fraîches. Le bonhomme, en voyant Claude s'approcher, dodelina la tête d'un air moitié content, moitié dépité. --Vous me surprenez, dit-il, me livrant à un travail servile, le dimanche. Gothon m'en a fait des reproches. --Cela un travail servile! répondit Claude. --On pourrait discuter. Mais je n'ai que dix grappes à emmailloter de la sorte, celles qui pressent le plus. Et vous savez l'adage: _Parum pro nihilo reputatur_. --Je sais surtout, mon voisin, que vous êtes incapable de désobéir même à une virgule du Décalogue. Ne craignez point de m'avoir scandalisé. Je ne le suis pas. Réjoui par la réponse, qui calmait chez lui un scrupule réel, M. Lofficial s'épanouit. Il se pencha, et son ventre s'arrondit un peu sur le barreau, prit un sac, l'entr'ouvrit, et souffla fortement entre les deux feuilles blanches, qui se gonflèrent comme une outre. --C'est d'autant plus urgent, continua-t-il, que nous sommes dans une année de guêpes... Il s'était mis entre les lèvres, pour le tenir, un fil qui descendait de chaque côté de la bouche. Et, prenant le sac par le fond, il enfermait avec précaution une grappe jaune comme une muscade, sans cesser le monologue, très attentif seulement à bien plisser l'enveloppe raide autour de la queue du raisin. --Une année de guêpes, répétait-il, positivement, jeune homme. Avez-vous remarqué que ces bêtes de malheur sont en abondance tous les neuf ans? Claude, au pied de l'échelle, répondit en souriant: --Je n'aurais pu faire encore que deux observations de ce genre, monsieur Lofficial, et je vous avoue que, les deux fois, cela m'a échappé. Maintenant, la grappe était empaquetée, ficelée, et tremblait au-dessus du front de son propriétaire satisfait. M. Lofficial regarda son interlocuteur, se trouva lui-même légèrement ridicule d'avoir posé la question. --C'est vrai, dit-il, une jeunesse pareille! Qu'est-ce qui me vaut l'honneur de votre visite, monsieur Claude? Le jeune homme jeta les yeux du côté de la cuisine, et répondit à demi-voix: --Une question de mariage. --Oh! ne vous gênez pas, dit en riant M. Lofficial: elle y est habituée. Je ne fais que ça, des mariages! --Vous? --Du matin au soir. --Ici? --La plupart du temps au bureau, là-bas. Mais il vient des gens me trouver jusqu'ici. Je suis quelquefois dans mon échelle, comme vous me voyez là. Ah! je ne leur en dis pas long, un petit discours, toujours le même: «Mes bons amis, vous offensez le bon Dieu... il ne faut pas que ça continue... il faut réparer, réparer, réparer.» --Comment, réparer? --Mais je le crois, des dix ans, des vingt ans quelquefois! Eh bien! presque toujours ils répondent oui. C'est si braves gens, le peuple, monsieur Claude! --Vous êtes donc adjoint, monsieur Lofficial? --Eh non! président de la société de Saint-François-Régis! Ce que j'en ai mis d'alliances, aux doigts de ces fiancés tardifs! Ça fait plaisir et ça fait pitié. Enfin, mon voisin, si vous avez besoin de moi, pour un de vos protégés, tout à vos ordres. Seulement, il faut les papiers. Les avez-vous? Il s'apprêtait à prendre un second sac dans le panier, et déjà sa main se tendait en avant. --Mon cher monsieur, il n'y a rien à réparer dans mon affaire, répondit Claude. Il s'agit de moi, qui me suis mis en tête d'aimer une jeune fille. M. Lofficial s'arrêta court. Un bon sourire illumina sa face ronde. --Ça change mes habitudes, dit-il, voyons quand même. Mais d'abord, puisqu'il s'agit de vous, je m'en vais descendre. Avec plus d'agilité qu'on n'eût pu lui en supposer, il passa sa grosse jambe par-dessus le pignon des montants, descendit, saisit l'échelle, et la porta le long du mur. --Tout à vous, maintenant, dit-il en revenant, les mains tendues vers le jeune homme. Allons au fond du jardin. Nous y serons mieux. Vous avez donc une amourette? --Mieux que cela, mon voisin, un grand amour. --J'entends, mais au début, je pensais qu'on pouvait employer le diminutif. Comme vous y allez! Et elle se nomme? Ils s'assirent côte à côte, sur un banc à dos renversé, derrière une touffe d'arbousiers. --Thérèse Maldonne. --Ah! cher ami! s'écria M. Lofficial en reprenant les mains de Claude, qu'il serra et secoua dans les siennes, tandis que ses fortes lèvres s'arrondissaient de surprise et d'admiration, cher ami, quelle perle! Comment l'avez-vous découverte, elle qui sort si peu? --Chez les Malestroit, quand le petit Jean est mort. Vous y étiez. --Pauvre innocent! reprit le bonhomme, sur la figure duquel passa une expression de pitié. C'était notre filleul, à elle et à moi. Mais ce n'est pas là que vous avez pu parler à Thérèse? --Non, mais je l'ai revue chez elle, où je suis allé deux fois, sous couleur d'histoire naturelle. M. de Kérédol y a fait allusion, hier, vous vous souvenez? --Jeunesse, jeunesse! abuser ainsi de nos manies! Vous avez tout de même bien fait, vous savez. Sapristi, vous avez bien fait. Je n'en connais pas deux qui la vaillent! Il riait largement, heureux de louer, et sur leurs deux visages, avec des reflets différents, la même pensée de Thérèse mettait la joie. Le contentement débordait des yeux de M. Lofficial, pétillants de bonté sans malice. Tout à coup, il retira ses mains, dans lesquelles il avait gardé celles de Claude. Sur sa figure, d'une mobilité, d'une intensité de physionomie qui lui venait en droite ligne du peuple, dont il était à peine sorti, une sorte d'inquiétude se peignit. --Et M. de Kérédol, précisément? dit-il. --Eh bien? --Comment prend-il la chose? --Assez mal. Il soupçonne que je ne suis pas venu chez M. Maldonne pour l'amour seulement des oiseaux. --Il vous bat froid. Je l'ai bien vu. --Autant qu'il le peut. Claude leva les épaules. --Qu'importe ce monsieur? ajouta-t-il vivement. Je puis me passer de son consentement! Et sa mauvaise humeur, si elle est tout l'obstacle... --Il importe beaucoup, au contraire, interrompit M. Lofficial, les yeux levés vers la maison en face, comptant les fenêtres l'une après l'autre. Si M. de Kérédol se jette à la traverse, vous comprenez, un ami de vingt-cinq ans, logeant sous le même toit... --Mais enfin, monsieur, de quoi m'en voudrait-il? Visiblement embarrassé, M. Lofficial baissa la tête vers la terre, et se mit à pousser, du bout du pied, le sable qu'il entassait par petits monticules. Enfin, écrasant son oeuvre sous son large brodequin: --De rien, en effet, mon cher enfant, dit-il; c'est un homme d'honneur et, dès lors, incapable d'une opposition déloyale. Laissons-le, occupons-nous des moyens de vous rendre agréable aux parents de Thérèse et à Thérèse elle-même. C'est le premier point. Y avez-vous songé? --Oui, sans rien découvrir. J'ai pensé que vous seriez plus heureux que moi. Vous connaissez de longue date les Maldonne. --Assez pour bien savoir, mon ami, que si vous agissez avec Maldonne comme vous agiriez avec un autre, vous ne réussirez pas. Sa fille est encore très jeune. Il ne se laissera pas tenter par la fortune. Il faut que vous lui plaisiez, qu'il ait pour vous une sympathie prononcée. --Comment faire? Il ne reçoit pas chez lui. M. de Kérédol l'en empêche. --Oui. --Au musée, je le troublerais dans ses travaux. --Oui. --Alors? --Il y aurait bien un moyen, dit M. Lofficial en souriant, même un très bon... Chassez-vous? --De père en fils, répondit Claude. --Vous tirez bien? --Passablement. --C'est qu'il ne faudra pas manquer! Si vous manquez votre coup, vous n'aurez pas l'occasion d'en tirer un second. Ici la voix de M. Lofficial diminua de sonorité, et ce fut tout bas qu'il continua: --Je vais vous révéler un secret. N'ayez jamais l'air de le savoir: Maldonne ne vous le pardonnerait pas! Il a réuni la plus merveilleuse collection d'oiseaux qui soit peut-être en province. --Je le sais. --Pourtant il en manque un. --Lequel? --Un seul, d'une espèce évidemment rare, difficile à se procurer, puisque Maldonne, en vingt ans de chasse, n'a pas réussi à le tuer. --Oh! dites, monsieur Lofficial, demanda Claude, l'oeil brillant, déjà prêt à se mettre en route, dites son nom! Où la trouve-t-on? Est-ce très loin?... --Attendez, répartit doucement le bonhomme. Je ne vous aurais pas lancé sur une proie impossible. Je possède, sur le bord de la Loire, un petit bien, les Luisettes. --Et c'est là? --Attendez donc! Devant, il y a un marais couvert de saules et de roseaux. Même en été, il y reste un peu d'eau. Moi, je ne suis pas chasseur du tout. Mais j'ai si bien le temps de me promener! Eh bien! ce que je n'avais pas dit à Maldonne, parce que le seul amour de l'art ne me déciderait pas à faire tuer une jolie bête, je vous le confie à vous, pour l'amour de Thérèse. Mon cher ami, dans mon marais, je sais positivement qu'il existe un couple de... Il se pencha, mit ses mains en tuyaux: --De sarcelles bleues! --Ah! cher monsieur! cher monsieur Lofficial! --Chut! n'ébruitez rien. C'est sauvage à nous entendre d'ici. Et puis, le moindre mot rapporté à Maldonne gâterait tout. Commencez par vous aboucher avec le père Malestroit. Il a le maniement des bateaux. Colibry pourrait vous accompagner aussi, et lancer les mâlons. --Colibry, je ne dis pas, mais Malestroit? Il est rude. --Dites que c'est pour moi. J'ai eu l'occasion de leur rendre un petit service, autrefois, quand je commençais à m'occuper de la Régis, comme dit Gothon. Il revenait du tour de France. Dieu! le beau compagnon! Enfin, c'est devenu tout à fait rangé! Demandez-lui ça en mon nom. --Que je vous remercie! s'écria Claude, en serrant la main du bonhomme, qui s'était levé. --Vous me remercierez plus tard. Le tour n'est pas joué. Prenez du plomb un peu fort. --Oui, monsieur Lofficial. --Pas trop gros, pour ne pas abîmer la bête. --Non, monsieur. --Choisissez une petite brume. Ils s'en allèrent, causant de la sorte, jusqu'au bout du porche. Là, M. Lofficial, qui n'était pas en tenue, s'effaça le long de la porte. Claude sortit, et, sur une poignée de main rapide, ils se quittèrent, l'un tout plein de sa propre joie, le second heureux de la joie de l'autre, comme il convenait à leurs deux âges. Claude se rendit, sans plus tarder, chez M. Malestroit, lui exposa l'affaire, et reçut cette réponse: --Une bonne partie, monsieur Claude, bien nourri, bien payé, pas grand'chose à faire, ça me va toujours, comptez sur moi. Il alla ensuite chez Colibry, qui hésitait un peu, et finit par dire, de sa voix flûtée: --Ça ne me convient guère, mais pour vous obliger, monsieur Claude, on ne demande pas mieux. Le soir, dans sa bibliothèque, il feuilleta des livres d'histoire naturelle, pour y trouver la description de la sarcelle, la découvrit, la relut pour s'en mieux pénétrer. Puis il s'endormit, rêvant que la petite brume était venue, et qu'il tuait l'oiseau bleu, destiné à gagner le coeur du vieux père Maldonne. IX Vers le milieu de novembre, le temps se refroidit brusquement. Comme il passait devant la boutique du vannier, Claude s'entendit appeler. --Monsieur, souffla bien bas Colibry, Malestroit dit que ça sera pour demain matin. Il a vu la cane bleue. --Ce n'est pas possible! --Comme je vous vois. --Et vous êtes prêt? --Demain, si vous voulez. --Alors, je prends cette nuit le train de trois heures. A quatre heures et demie, je serai là-bas. Et vous? --Oh! nous, monsieur, nous irons coucher au bord de l'eau, pour être plus tôt parés. Malestroit dit qu'il le faut. Alors, moi, je le veux bien. --Où vous trouverai-je? --Juste au bas du bien de M. Lofficial, tout proche le vieux pont. Le lendemain, en pleine nuit, Claude, le fusil en bandoulière, enveloppé d'un plaid et d'un cache-nez, des gants fourrés aux mains, descendait du train, à l'une des stations voisines de la ville. A de pareilles heures, les voyageurs sont rares. Il se trouva seul sur le quai et bientôt dans la campagne. Pendant la première partie de la nuit, le temps était demeuré clair, avec une forte gelée. A présent, il faisait une brume intense. Claude marchait à grands pas sur la route. A droite et à gauche, il devinait la vallée, sans rien voir que de hautes branches de peupliers, qui sortaient tout à coup du brouillard, au-dessus de lui, comme pendues en l'air. De rares buissons, des coups d'estompe dans le gris universel indiquant une ferme ou un bois, on ne savait trop. La terre, sablonneuse sous le pied, annonçait le voisinage de la Loire. Cependant, des idées singulières venaient à Claude, une crainte très particulière à ces temps-là, celle d'errer à l'aventure sans avancer, sorte de vertige du silence de toutes choses, de ne pas entendre même l'écho de son pas, de ne pas voir à dix mètres devant soi, et de se sentir comme dans une petite île de quelques mètres de rayon, dans l'immensité trouble qui pèse, qui tourne, toute moite et glacée ensemble. Enfin, des voix lui arrivèrent de l'inconnu profond où il s'enfonçait. Il les reconnut. C'étaient celles des deux hommes. Il se mit à courir, pour achever de dissiper l'engourdissement qui le saisissait. Bientôt il arriva au pont, descendit le talus de la levée qu'il avait suivie, et aperçut Malestroit et Colibry, assis l'un en face de l'autre, sur le bord du bateau plat qui portait à l'avant une cage pleine de canards entassés. --Il est grand temps, dit le maître charpentier. Embarquons, monsieur Claude, les vanneaux commencent à mouver! Tous trois prêtèrent l'oreille. On entendait, en effet, du côté des prairies inondées, quelque part au-dessus de la vaste nappe d'eau, dont le bord seul apparaissait, terne et froid comme une lame de faux, des cris très doux, clairsemés: le premier appel du matin sur les eaux. Claude prit place à l'arrière, les deux hommes plongèrent les rames dans le courant presque insensible qui venait, à travers le pont, des rives de la Loire, et le bateau s'éloigna, glissant au-dessus des prés, des talus, des bornes, des barrières, dans le vaste damier des saules plantés autour des champs. La rive avait tout de suite disparu. La brume s'épaississait de plus en plus. Malestroit et Colibry, suivant une ligne diagonale, pointèrent droit sur la hutte, construction des plus primitives, tout simplement la chevelure d'un saule, ramenée en cône au-dessus du tronc et garnie à l'intérieur d'une palissade de roseaux. Claude grimpa dans l'abri. Par devant, en demi-cercle, le maître charpentier disposa les canes. Il les retirait de la cage, une à une, leur attachait à la patte une corde munie d'une pierre, et jetait le tout par-dessus bord. La pierre tombait au fond, la bête nageait en se secouant, mais la corde l'empêchait de s'écarter, si ce n'est d'un mètre ou deux. Quand il eut fini, il rejoignit Claude dans la hutte. --Toi, dit-il, en se penchant et le plus doucement qu'il put à son compagnon demeuré en bas, va où nous avons dit, et lâche tes mâlons au bon moment. Si tu vois de la sarcelle, surtout, lâches-en plutôt deux! Colibry, transi de froid et ému de l'importance de son rôle, répondit un «oui» qui se confondit avec le soupir du vent, et, poussant à la godille le bateau, emmenant avec lui les mâlons, disparut derrière les cépées. Claude, immobile, accroupi dans la hutte, le fusil entre les jambes, éprouvait l'anxiété délicieuse de la première heure d'affût. Les brins d'osier, de saule, de jonc dont il était enveloppé, recouverts d'une couche mince de glace, avaient des éclairs de diamant, et, malgré la brume, il voyait luire aussi des étincelles partout, dans les ramures des souches fuyant en lignes pressées à droite et à gauche, le long des troncs que cernait le courant, sur la pointe des herbes mortes entraînées en îles minuscules à la dérive. La brume continuait de passer, en grandes ondes courbées comme des voiles, comme des outres d'un cristal dépoli, transparentes comme si chacune d'elles portait une lumière diffuse, un flambeau dont on n'apercevait que le rayonnement pâle. Partout, à la surface des prés inondés et bien au-dessus des arbres, c'était la même procession lente de ouates blanches, impalpables, qui venaient du nord, poussées par le vent. Tout en haut, cette blancheur s'atténuait, il s'y mêlait une nuance légère d'azur, et l'on devinait qu'au delà de cette muraille de vapeurs, le jour naissait dans le ciel clair. Les cris d'appel se multipliaient, apportés de très loin par la brise et par l'eau. Sur les langues de terre émergées, dans le cercle mystérieux qui entourait les chasseurs, évidemment des bandes d'oiseaux de toutes sortes étiraient leurs ailes, et se préparaient à partir. Un cri strident d'une cane près de la hutte, puis le choeur de toutes les autres, levant le bec du même côté, firent tressaillir Claude. En l'air, à une demi-portée de fusil, un coup de vent subit claqua juste au-dessus de sa tête. Une trombe d'ailes de neige, affolées, désordonnées, avec des sifflements aigus, passa comme un éclair. Puis, ce ne furent plus que des points noirs, en avant, un chapelet de balles s'enfonçant dans les brumes, puis, plus rien. --Des vanneaux, murmura Malestroit. Attention! Les canards vont venir. En effet, les canes qui s'étaient remises à nager, tirant sur leurs pierres, s'agitèrent et chantèrent de nouveau. Un mâle, lâché par Colibry, s'abattit parmi elles. Claude chercha des yeux, dans le désert triste du ciel, la bande d'émigrants qu'annonçait cette entrée en scène des appeaux. Il l'aperçut à sa gauche, venant du sud. Elle remontait le vent en triangle, d'une allure égale, pareille à une fine découpure d'ombres. Elle passa, dédaigneuse de cette troupe d'apprivoisés qui la saluaient, et se perdit au loin. Un second canard, quelques minutes après, partit du pré voisin où Colibry veillait, et monta jusqu'au-dessus des brouillards. Cette fois, quand il redescendit, il ramenait avec lui tout un vol de grands voyageurs aux plumes grises. Claude les vit tournoyer en spirales, dont les cercles se resserraient de plus en plus autour de la hutte. Courbé, immobile, retenant son souffle, il entendit tout près, par trois reprises, le battement de leurs ailes, leurs cris mêlés à ceux des canes prisonnières; il aperçut, par les fentes du treillage, des dos luisants, striés de barres blanches, des cous tendus, des pattes pendantes; puis, faisant jaillir l'eau sous le choc de leurs poitrines, une vingtaine de sauvages s'abattirent en dehors du cercle formé autour de la hutte: Malestroit les étudia un moment, et, se penchant: --Rien que des tadornes, dit-il. Mais je crois qu'il y a une sarcelle plus loin. Très loin, en effet, à peinte distincte dans la buée qui roulait sur l'eau, un oiseau plus petit approchait avec précaution, en faisant des bordées, s'arrêtait, reprenait sa marche oblique. Était-il tombé avec les autres? Partait-il des prés voisins? Bientôt il fut possible de distinguer ses formes plus sveltes, son cou qui s'allongeait et se courbait au ras de l'eau, avec une coquetterie et une grâce que n'avaient pas les autres. --C'est sûr une sarcelle, dit Malestroit. Seulement, est-elle bleue? Voilà! Elle s'avançait toujours, très lentement, nageant d'une seule patte. Claude sentait son coeur battre si fort qu'il se demandait s'il pourrait ajuster. La pensée de Thérèse, de la maison des Pépinières couchée sous les arbres, de l'accueil qui lui serait fait s'il rentrait avec ce gibier rarissime, l'idée qu'il le manquerait peut-être, et que le stratagème de M. Lofficial échouerait misérablement par sa faute, achevèrent de le troubler. --Je l'ai vue reluire, dit à ce moment Malestroit, c'est une bleue, monsieur Claude! Claude, perdant la tête, se souleva un peu. Toute la bande de canards s'enleva en criant. --Elle y est encore! souffla le charpentier. Mais ce n'est pas votre faute. Elle s'en va. Tirez! A travers les brins de jonc, Claude passa le canon de son arme. Une détonation formidable retentit sur le lac. --Touchée! Je l'ai! je l'ai! cria le jeune homme en se levant tout debout. Mais Malestroit s'était levé aussi. Il était extrêmement lourd. Sous ce double ébranlement et sous le poids du charpentier, le fond de la hutte avait cédé, et, passant au travers, les deux chasseurs, avant de s'être rendu compte de rien, se trouvèrent dans l'eau jusqu'à la ceinture, accrochés au tronc du saule. --A nous, Colibry! cria la grosse voix de Malestroit. Quand ils eurent entendu le bonhomme répondre de loin, et que, tâtant le sol du pied, ils se furent assurés qu'ils ne couraient aucun danger, Claude et Malestroit se prirent à rire de l'accident. Ce fut même pour Claude, malgré le froid qui le pénétrait, un moment agréable. Il regarda le charpentier, couvert des débris de la hutte, les cheveux mêlés d'herbes et de roseaux, comme un dieu marin, qui soutenait d'une main l'édifice effondré, la surface des eaux, qui lui parut d'argent, des plaques de soleil luisant çà et là sur des presqu'îles vertes, une côte à droite, à demi dégagée des brumes, et Colibry, qui semblait un géant, sur l'arrière du bateau qu'il poussait à la perche de toute la vigueur de ses bras. Il eut, par-dessus tout, un sentiment de victoire, une émotion de chasseur heureux. Et quand Colibry, accostant au plus près, lui tendit la main pour le retirer: --Elle y est! cria-t-il. --Vous y êtes encore plus sûrement, répondit le vannier. --Eh! qu'importe, père Colibry? reprit le jeune homme, en passant la jambe par-dessus le bordage. Qu'importe un demi-bain froid, si nous avons la sarcelle? Allons, Malestroit, à votre tour! Donnez-moi la main. Bon! Un effort! Vous y voilà! Soulevé par le poignet de Claude et celui de Colibry, le charpentier monta, lui aussi, dans le bateau. A peine y était-il entré, son large pantalon ruisselant comme une source, que Claude s'écria: --Au large, maintenant! --A terre! vous voulez dire, répartit Malestroit, qui se baissait déjà pour saisir la perche. --Non pas! à retrouver la sarcelle! --Pour une méchante bête risquer la mort! Je ne suis pas douillet, mais vrai... --Je double ce que j'ai promis, dit Claude: en avant! Vaincu par l'argument, le charpentier, tandis que son camarade attrapait au passage quelques canes d'appel par la patte ou par le cou, poussa la barque vers un buisson, tout au bout du pré, où le courant portait. La sarcelle était là, flottant, la tête renversée et posée entre les ailes, comme si, pour dormir, elle l'eût voulu cacher dans ses plumes. Claude la prit avec précaution, examina la nuque marquée d'une aigrette sombre, le pinceau de duvet blanc formant sourcils au-dessus des yeux, le manteau dont le reflet azuré n'était pas douteux, tira les cuisses, pour s'assurer qu'elles n'étaient pas rompues, et, la posant sur ses genoux, comme il eût fait d'un coffret de perles, d'un chien favori, d'un enfant sauvé: --Bleue! dit-il se parlant à lui-même, bleue et pas gâtée! Les deux hommes levèrent les épaules, Malestroit ouvertement, Colibry simulant un effort vigoureux pour ramener en arrière le bateau enlizé. Puis, laissant Claude à l'avant, muet dans la contemplation de l'oiseau bleu, ils lui tournèrent le dos, s'assirent côte à côte, et, dans le vent qui cinglait, ramèrent de toutes leurs forces vers la terre. Mais la rive était loin. Il fallut près d'un quart d'heure pour l'atteindre. Quand ils arrivèrent, Claude était pâle de froid, ses dents claquaient, la glace avait raidi sur lui les plis de ses vêtements, et Malestroit, la figure congestionnée, semblait avoir du mal à se lever. --Trois kilomètres avant de trouver du feu! grommela celui-ci. Il débarqua le premier, regarda derrière lui le jeune homme qui tremblait, portant la sarcelle pressée contre sa poitrine, et ajouta, car il avait la rudesse tendre du peuple: --Si encore il n'y avait que moi! Mais ce pauvre monsieur, qui n'a pas l'habitude de la misère! Voyons, monsieur Claude, essayons de nous réchauffer en marchant! Colibry va retourner aux canes. Donnez-moi le bras. Claude étourdi, et comme enivré par le froid, passa le bras sous celui du charpentier, qui secouait la tête, d'un air de doute. --Trois kilomètres! reprenait-il. A ce moment, une voix sortie du brouillard, en face, leur parvint, toute diminuée par la distance. --Ohé! par ici! par ici! Tous trois levèrent la tête. A mi-coteau, dans un clos de vigne que ceignait de brun une haie d'épines, une forme humaine se démenait. Un peu au delà, une maison carrée aux contrevents ouverts. C'était M. Lofficial; c'étaient les Luisettes qu'ils croyaient désertes, et qui s'offraient à eux. Ranimé par l'idée de ce secours inattendu, Claude monta plus rapidement la pente. Malestroit le soutenait, sans en avoir l'air, et grognait des mots de réconfort: --Nous y voilà, nous y voilà... encore cent pas... plus que trente... Bonjour, monsieur Lofficial! --Bonjour, mes enfants! dit le bonhomme, en poussant le clan de sa vigne. Eh! eh! ai-je bien fait de venir? Comme vous êtes trempés! Six degrés au-dessous de zéro! Et, remarquant la mine souffrante et la pâleur de Claude: --Mon pauvre garçon, reprit-il, vous avez l'air d'un noyé! Mais j'ai de quoi vous ranimer là-haut. Et de quoi vous changer. Hâtons-nous seulement. En deux minutes, ils furent dans la cuisine où flambait un feu de sarments. M. Lofficial assit Claude sur une chaise basse, entre les chenets, à la distance précisément d'une broche de rôtissoire. Puis, courant d'une chambre à l'autre, ouvrant placards, tiroirs, cachettes, il parvint à découvrir, dans cette maison de célibataire, à peu près inhabitée, mais montée avec une prévoyance de père de famille, une foule de choses qu'on ne s'attendait pas à y rencontrer: deux paires de feutres et deux paires de sabots neufs pour Claude et Malestroit, de l'eau-de-vie blonde à force d'être vieille, une bouilloire dont le réchaud n'était pas vide, et une boîte de thé qui laissa s'échapper l'arome de mille fleurs. Toujours trottant, M. Lofficial continuait son monologue, et sa voix arrivait, tantôt par une porte et tantôt par une autre, tandis qu'un nuage de vapeur d'eau enveloppait Claude et Malestroit. --J'avais des pressentiments, disait-il, et j'ai voulu venir dès hier soir... malgré Gothon... Et c'est vraiment heureux... Toute la matinée, j'ai essayé de vous apercevoir avec mes jumelles... Mais, bast! un brouillard du diable... Et puis, tout à coup, sur la berge... Ah! quand je vous ai vus, j'ai bien deviné l'accident... j'ai mis une allumette sous le fagot... N'es-tu pas trop lourd, aussi, Malestroit, pour chasser à la hutte! Il parlait d'un air réjoui, faisant sonner parfois ses lèvres l'une contre l'autre, avec des impatiences de gros écureuil rebondi, quand il ne trouvait pas, à l'instant même, ce qu'il cherchait. Lorsqu'il se fut enfin arrêté, debout, appuyé sur l'auvent de la cheminée, Claude, qu'il observait, Claude restauré et réchauffé, lui prit la main. --Vous savez que je l'ai tuée! dit-il. --Parbleu, mon ami, vous l'avez bien gagnée! --Je recommencerais vingt plongeons comme celui-là, répondit le jeune homme avec conviction, pour voir seulement l'accueil qu'ils me feront là-bas! «Ils», c'était la seule Thérèse. Pour remercier son vieux voisin, Claude n'avait rencontré que cette naïveté: parler d'elle. Il ne savait rien de meilleur. Si elle daignait se montrer satisfaite, tout le monde ne serait-il pas payé? Pour Thérèse souriante, est-ce qu'on n'irait pas chercher la sarcelle au bout du monde? Est-ce que M. Lofficial ne passerait pas, sans se plaindre, vingt nuits de novembre aux Luisettes? Quelque chose répondit oui, au fond du coeur de M. Lofficial. Devant ce mot d'amour jeune, le bonhomme se sentit ému, disposé à des complaisances paternelles. Il passa la main, deux ou trois fois, délicatement, sur les cheveux bruns de son protégé, comme s'il eût caressé son propre fils. --Je veux le voir aussi, dit-il, et je vous conduirai aux Pépinières. Une demi-heure plus tard, comme Colibry rentrait, les chaussures étant sèches, les vêtements brossés, toute trace de l'accident disparue, Claude s'entendit appeler par M. Lofficial, qui était allé présider lui-même à l'enrènement du cheval, un bien vieux cheval, pourtant, et facile. Il sortit, et jeta un coup d'oeil du côté de la vallée: à la place du lac immense sur lequel il avait cru naviguer le matin, il n'aperçut, sous le clair soleil, qu'un marais de taille médiocre, découpé en petits carrés par les saules, rayé, çà et là, par les bandes vertes des talus, et où pas un vol d'oiseaux, pas un cri, ne révélait plus la présence du gibier. --Montez dans la calèche, dit M. Lofficial en s'avançant, vous n'aurez pas froid là-dedans! Un carrossier aurait protesté contre cette dénomination donnée au plus singulier véhicule: une caisse écourtée, divisée, aux deux tiers environ, par une cloison de glaces, et dont la capote, prolongée en abat-jour, abritait abondamment Colibry et Malestroit, déjà montés sur le siège. Il y avait bien quarante ans que la calèche venait aux vendanges. Claude prit place à l'intérieur, avec M. Lofficial, s'enfonça dans la plume des coussins, sentit monter jusqu'à ses genoux la laine des peaux de mouton, haute et souple comme une flamme, qui tapissait le fond de la voiture; Malestroit se hissa près de Colibry, et les quatre voyageurs commencèrent à rouler vers la banlieue où Thérèse, sans se douter de la visite qui trottinait pour elle sur la route, jouissait probablement de l'embellie tardive du matin. Le voyage parut délicieux à Claude, parce que M. Lofficial, bon comme les anciens qui se rappellent avoir été jeunes, parla tout le temps de Thérèse. --C'est par elle, disait-il, que j'ai gagné, jadis, l'amitié de Maldonne et de M. de Kérédol, par un petit compliment que j'avais su faire d'elle, en la rencontrant. Vous le voyez, mon cher monsieur, elle m'a valu deux amis. J'espère bien qu'elle m'en vaudra un troisième d'ici peu. J'ai rarement vu une enfant si mignonne. Elle avait les doigts fins comme des pendants de corail. Et je les ai tenus dans mes mains, ces petits doigts. J'ai eu ses bonnes grâces avant vous. Eh! eh! Elle portait une robe blanche, elle était marraine, et moi j'étais parrain. Nous conduisions au baptême le fils de Malestroit. Il y a de quoi être jaloux, monsieur Claude! Il contait posément, avec une certaine saveur rustique et enjouée, des traits qui eussent été sans intérêt pour tous autres qu'un vieillard qui se souvenait et un jeune homme qui aimait. De temps en temps, Claude se détournait à demi, pour voir si le cornet de papier, où il avait roulé le produit de sa chasse, se tenait toujours bien droit, dans la poche au fond de la capote. Une émotion grandissante l'envahissait, à mesure que la distance diminuait jusqu'au logis des Maldonne. Quand la voiture s'arrêta, devant le portail orné de clous, il était pâle comme en sortant de l'eau, le matin. --Mon lieutenant, dit M. Lofficial, c'est le moment de vous montrer brave! Il tira la sonnette. --Monsieur travaille dans la serre, répondit la fille de charge. En effet, près du réduit qui lui servait de laboratoire, sous la voûte de verre peint qui l'enveloppait d'une chaleur douce, M. Maldonne triait des oignons de tulipes. Il vit venir les visiteurs à travers une vitre claire, sourit sans se déranger, et, les laissant arriver jusqu'à lui: --Eh bien! fit-il en se détournant et en tendant les deux mains, vous me surprenez comptant mes trésors. --Et nous vous en apportons un autre! répondit M. Lofficial. --Une tulipe? --Non, un oiseau rare. M. Maldonne hocha la tête, d'un air d'incrédulité, en regardant le cornet de papier que Claude portait sous le bras, et saisit un bulbe transparent, côtelé, barbelé de racines. --Sans l'avoir vu, dit-il, je ne l'échangerais pas contre une seule de ces _proserpines roses_. --Vous auriez peut-être tort, dit Claude, qui lui tendit le paquet. Le naturaliste tira la sarcelle bleue par les pattes. A peine l'eut-il aperçue que, le visage altéré par l'émotion, sans un mot, il bouscula ses deux hôtes, pour sortir plus vite et porter la bête au grand jour. Dehors, il s'appuya aux tapis de paille qui pendaient du haut de la serre, tourna et retourna la sarcelle, fit jouer les reflets du plumage. --Ce n'est pas possible! murmurait-il, non, ce n'est pas elle!... Enfin il leva les yeux sur Claude, qui l'avait suivi. Sa physionomie exprimait, avec beaucoup de surprise, un peu d'inquiétude, de jalousie. Il était sérieux, presque froissé, comme un homme qu'on veut duper. --D'où l'avez-vous fait venir? demanda-t-il. --Mais, je l'ai tuée, monsieur! dit Claude. --Allons donc! --Moi-même, ce matin! --Pas dans le département? --A deux lieues d'ici. M. Maldonne fronça le sourcil. --Vous saurez, monsieur, dit-il avec dignité, que cette variété n'habite pas dans le département. Elle y passe, et si rarement que des hommes comme moi n'ont jamais eu le bonheur... --C'est cependant vrai, mon bon ami, interrompit M. Lofficial, qui sortait de la serre, en voyant les affaires de Claude se gâter, et arrivait en se dandinant. Rien n'est plus vrai. Monsieur, qui est bien moins savant que toi, a été plus heureux, voilà tout. Et il se mit à raconter la chasse du matin, comment il l'avait conseillée, préparée, comment il savait aussi, depuis des années, qu'un couple de ces oiseaux habitait les marais des Luisettes. Il apportait à la justification de son client l'énergie de la conviction, levait les bras, mimait les scènes qu'il contait. Pendant ce temps, M. Maldonne passait d'émotion en émotion. Le scepticisme un peu hautain du début faisait place à un éclair d'admiration joyeuse, et celle-ci, à son tour, s'effaçait devant le sentiment pénible du collectionneur qui voit une pièce introuvable lui échapper. Il maniait la sarcelle, la caressait du doigt, lui ouvrait l'oeil, redressait une plume endommagée. Enfin, il la tendit à Claude avec une lenteur qui révélait toute la cruauté de la lutte. --Reprenez-la, monsieur, dit-il. Je vous remercie de me l'avoir montrée. Il poussa un soupir, et ajouta: --Surtout, gardez-la bien: c'est un commencement précieux pour votre collection, puisque, je dois vous l'avouer, c'eût été le couronnement de la mienne! --Mais, elle est à vous! s'écria Claude. --A moi? dit M. Maldonne, rougissant sous le coup de cette brusque fortune qui lui venait. Vous ne vous doutez pas de la rareté, jeune homme... vous ne savez pas ce que vous faites? --Oh! si, monsieur, je sais très bien répondit Claude, riant malgré lui. --Vraiment, elle est... --Elle est à vous, oui, monsieur! Alors, sans prendre le temps de remercier, dans l'exubérance de sa joie, M. Maldonne courut vers la maison, tenant la sarcelle élevée au bout de son bras droit et criant: --Robert! Geneviève! Thérèse! venez voir! Il se précipita dans le salon, arrangea sur la table du milieu l'oiseau qui ressemblait, sous le jour glissant, à un émail azur et or, et, comme Robert arrivait par la porte opposée: --Regarde! dit-il. Robert s'approcha, considéra l'oiseau, puis Maldonne. --Ah çà! dit-il, d'où vient-elle, celle-là? qui te l'envoie? --Monsieur que voici! répondit le naturaliste avec orgueil, en désignant Claude qui entrait. Il est assez bon, assez généreux pour me l'offrir. Robert, en apercevant Claude, changea de visage, et sourit ironiquement, de manière à bien faire comprendre qu'il n'était pas dupe de cette générosité. Il rendit à peine le salut que lui adressait le jeune homme, et, devant madame Maldonne et Geneviève qui accouraient, étonnées, ne sachant rien: --Es-tu bien sûr qu'elle soit authentique? demanda-t-il d'un ton méprisant. --Tu n'as qu'à examiner, répondit le naturaliste. Elle a toutes les signatures... Oui, Geneviève, oui, Thérèse, continua-t-il, notre jeune ami nous apporte un trésor, celui que j'ai cherché vingt ans: la sarcelle bleue! --Ah! monsieur! dit madame Maldonne en tendant la main à Claude,--comme si vraiment le cadeau lui eût fait un plaisir extrême,--est-ce aimable à vous! --Et notez qu'il l'a tuée, lui, en personne, à deux lieues d'ici, chez ce cachottier de Lofficial. Il continua, reprenant pour son compte le récit qu'on venait de lui faire à lui-même, et conta l'aventure avec autant d'animation que s'il y avait assisté. Sa femme, en le voyant si joyeux, s'épanouissait discrètement. Elle avait l'air heureux des mères qui regardent s'ébattre un enfant. Parfois son regard se posait sur Claude resté près de l'entrée du salon, et s'aiguisait alors d'une pensée différente, un peu malicieuse, qui la rajeunissait. Thérèse, demeurée derrière sa mère, à l'autre extrémité de l'appartement, était devenue tout de suite sérieuse et comme intimidée. Son instinct de jeune fille l'avertissait qu'il s'agissait d'elle et d'elle seule, bien que son nom ne fût pas prononcé et que personne ne voulût paraître occupé d'elle. Elle entendait l'obscure destinée lui parler dans la confusion des voix, elle la lisait dans la physionomie de ceux qui l'entouraient, elle savait, elle était sûre,--et son coeur en était troublé,--que, de cette conversation légère, quelque chose de grave allait sortir, qui déciderait de sa vie. Les mots ne lui arrivaient qu'au travers de ce rêve. Ses yeux erraient, sans se fixer, sur ses parents, Robert, Lofficial, et n'osaient rencontrer ceux de Claude. --Vous oubliez, dit M. Lofficial interrompant son ami, que M. Claude, pour vous faire cette surprise, a failli se noyer. Il ne s'en vanterait pas, et je le dénonce. La hutte a défoncé sous le poids des chasseurs. Il est tombé dans l'eau glacée du marais et m'est arrivé à moitié défailli. --Bah! dit Claude prenant de la hardiesse et regardant Thérèse, ce sera un bon souvenir de plus. --Bien dit! repartit M. Maldonne. --Pour un oiseau! fit M. Lofficial d'un ton vainqueur, pour un oiseau risquer sa vie, faut-il aimer la chasse! Madame Maldonne baissait les yeux, avec un sourire indulgent. Thérèse leva les siens. Elle osa, un peu rouge, un peu confuse, dans le demi-jour là-bas, regarder Claude, et son regard disait: «Je sais pourquoi vous avez commis cette imprudence, et j'en ai le coeur touché, monsieur Claude.» Une émotion les gagnait tous. On la sentait grandir entre eux. Tout à coup Robert, qui, depuis le début, maniait la sarcelle avec une curiosité fiévreuse, éclata de rire, d'un rire de colère et de triomphe. --Pas possible de l'empailler, cria-t-il: elle a la panse crevée! Et, prenant la jolie bête entre ses doigts, il la jeta contre le mur, d'où elle retomba sur le parquet. --Pas possible de l'empailler! répéta-t-il. Quatre exclamations répondirent à cet acte brutal: --Robert, que fais-tu? Monsieur! Oh! mon parrain! Quel dommage! En même temps, M. Maldonne se précipita pour ramasser l'oiseau. Robert s'était retourné en face de Claude, et se tenait très droit, une main appuyée à la table, l'autre passée entre les boutons de sa redingote, pâle, méprisant et correct. Claude fit un mouvement pour s'avancer sur lui. M. Lofficial le retint par le bras, et, se penchant: --Ne bougez pas, surtout, monsieur Claude, laissez-moi faire. --Monsieur de Kérédol, continua-t-il tout haut, d'une voix sonnante qui attira sur lui le regard de Robert et des deux femmes, ce que vous venez de faire là est très mal. --Vous dites? --Je dis: «très mal et indigne de vous!» M. Lofficial s'était avancé. Ses petits yeux flambaient d'une colère d'honnête homme, et commentaient sa pensée. Robert y lut sans doute un mot qui le troubla. Très froid, sans cesser de sourire du même air provocant et hautain, il leva les épaules, ne répondit rien, passa devant madame Maldonne, et prit la porte qui conduisait aux appartements. M. Maldonne se relevait, après avoir ramassé l'informe paquet de plumes, tout à l'heure si luisantes et si bien rangées. Il le laissa retomber. --Il n'est que trop vrai, dit-il, d'un air désolé, l'oiseau est perdu, tout déchiré! Il ne s'était point aperçu du départ de Robert, et chercha un instant, en regardant tout autour les témoins muets de cette scène. Des larmes mouillaient le bord de sa paupière, larmes de dépit et d'humiliation. --Je ne l'ai jamais vu ainsi, reprit-il, ni vous non plus, n'est-ce pas, Lofficial, n'est-ce pas, Geneviève? Personne ne répondit. Ils étaient tous affligés et gênés de cette sortie étrange de M. de Kérédol. M. Maldonne, par une inspiration délicate, remarquant la physionomie contrainte et offensée de Claude, s'avança vers le jeune homme, lui prit la main, et, tâchant de surmonter l'impression pénible qu'il éprouvait lui-même: --Vous, monsieur Claude, dit-il, venez au jardin. Je ne veux pas que vous me quittiez sur cette offense. Je vous suis aussi reconnaissant... --Non, adieu, monsieur! La surprise que je voulais vous faire a tristement tourné. Adieu! Il essaya de dégager sa main, que M. Maldonne retenait dans les siennes. Madame Maldonne intervint, et, avec une autorité, un charme de voix et de physionomie qui faisaient d'elle comme un arbitre souverain: --Je vous en prie! dit-elle. Claude s'inclina. Alors elle se tourna du côté de M. Lofficial, et lui dit à demi-voix: --Restez, vous, j'ai à vous parler. M. Maldonne et Claude se dirigèrent vers la porte. Thérèse hésitait. Elle allait sans doute remonter dans sa chambre. Sa mère l'arrêta du regard, et dit: --Non, ma mignonne, va aussi, cela vaut mieux. Thérèse sortit donc, et retrouva dehors, sur le sable, son père et Claude qui causaient. --La sotte affaire! disait M. Maldonne. Je vous dois de vraies excuses de la conduite de Robert. --Vous les faites si bien, répondit Claude en apercevant Thérèse, que j'oublierai tout à cause de vous. Ce n'était pas, d'ailleurs, à M. de Kérédol que j'entendais plaire, et l'attitude qu'il a prise importe peu, vraiment. --Incompréhensible! reprit le naturaliste, arrêté au bord d'une allée qui longeait les murs du domaine. Il releva la tête, croisa ses mains derrière sa grosse jaquette pointillée. --C'est à se demander, ajouta-t-il avec humeur, si ce n'est pas lui qui a gâté la sarcelle! --Oh! père! dit doucement Thérèse, en se mettant à sa gauche. --Oui, ma petite, et je sais ce que je dis. Il est très capable d'avoir fait cela par orgueil! --Je vous assure... --Par vanité insensée d'amateur. Ah! je l'ai vu d'autres fois, va, quand un marchand ou un ami nous offrait une pièce rare qui nous manquait, je l'ai vu répondre brutalement: «Remportez-la! Nous la tuerons!» Il est intraitable, par moments, d'une intolérance là-dessus que je n'ai jamais eue au même degré!... Je suppose au moins que c'est cela? Que veux-tu que ce soit autre chose? Il s'engagea dans l'allée, marchant à petits pas, entre Claude et Thérèse, la tête de nouveau baissée, visiblement préoccupé de l'incident qui troublait la vie des Pépinières. La jeune fille eut un sourire très doux. Elle leva les yeux droit devant elle, vers la voûte fuyante des hêtres, qui gardaient encore quelques feuilles jaunes, tourmentées par le vent. Mais ce regard n'était pas de ceux que nous donnons aux choses. Il allait à quelqu'un. Il était lumineux, plein de compassion et de tendresse. Et, au lieu de répondre directement, voyant son père irrité: --Vous ne pouvez vous figurer, monsieur, dit-elle à Claude, combien il a été excellent pour moi. --Il s'agit bien du passé! grommela le bonhomme. --Je ne puis pas l'oublier, reprit Thérèse sans s'émouvoir. Et elle se mit à rappeler le dévouement, les attentions innombrables qu'il avait eus pour elle, autrefois. Elle lui prêtait ingénûment des talents qu'il n'avait pas. Elle exagérait à plaisir son mérite, cherchait obtenir, par cette voie indirecte, le pardon du présent, dont elle ne parlait pas. Insensiblement, avec des mots heureux, des histoires qu'elle disait avec une nuance de pitié ou d'enfantillage, elle couvrait de souvenirs, et cachait derrière eux la faute de son ami. Quand son père se récriait, elle s'adressait à Claude, qui ne protestait jamais. Bien au contraire, il écoutait, ravi, touché de cette bonté adroite de la jeune fille. M. Maldonne s'apaisait aussi par degrés. Ils n'avaient pas fait ensemble le tour du grand domaine, qu'ils avaient à peu près oublié, M. Maldonne et Claude au moins, la raison première de cette promenade à trois. Et Thérèse, sentant vivre à ses côtés deux âmes toutes pleines d'elle, laissait la sienne s'ouvrir: jeunesse, fraîcheur, indulgence, confiance dans la bonté des autres et dans la vie, elle se donnait tout entière, sans l'ombre de coquetterie, presque à son insu, parce que l'heure était venue, parce _qu'il_ était là. Le tour du jardin achevé, ils prirent une seconde fois la longue allée tournante. Quelque chose d'intime et d'heureux les retenait ensemble, sans qu'ils y songeassent même. Les mots se faisaient plus rares entre eux, et cependant l'intérêt, l'attrait de cette causerie plus lente semblaient grandir encore, parce que le rêve, à présent, un rêve différent pour chacun, emplissait les silences. La matinée s'était faite plus douce. Un soleil d'hiver, pâle et sans chaleur, donnait l'illusion de la vie aux derniers rameaux vêtus de feuilles, aux dernières roses impuissantes à s'ouvrir, qui pendaient sur l'allée. Bientôt, M. Maldonne fut distrait par la vue d'un massif d'alkékenges, dont on n'avait pas récolté les fruits. Ils pendaient, comme des oranges minuscules, luisant à travers l'enveloppe flétrie, usée, découpée à jour, qui leur vaut, parmi le peuple, le joli nom d'«amour en cage». M. Maldonne les aimait beaucoup. --Des coquerets, dit-il, et on ne les a pas cueillis! Il se pencha aussitôt, et se laissa distancer. Les deux jeunes gens continuèrent seuls. Et Claude vit que les souvenirs de Thérèse n'iraient pas loin désormais. Elle dit encore deux ou trois phrases, distraites, sans accent, destinées peut-être à la tromper elle-même sur cette situation nouvelle: être seule avec lui. Puis elle se tut. Elle regardait en avant, loin, comme le jour où, dans le bois de Laurette, elle avait eu de si étranges idées. Un oiseau menu, les plumes relevées en collerette, vint se poser devant elle, sur l'allée, jeta une petite note triste, et disparut. Thérèse le reconnut, tressaillit, et tourna la tête vers la maison là-bas, vers une fenêtre qui était close, au premier. --C'est le rouge-gorge de mon oncle, dit-elle. Et elle se mit à marcher de son pas souple, la joue un peu pâle, les yeux graves et profonds dans le vague. Thérèse avait achevé sa partie dans le duo d'amour, qu'elle avait commencé et qu'elle interrompait sous la même impulsion mystérieuse. C'était à Claude de parler maintenant. Oh! ce fut bien simple. Ils étaient parvenus à l'un des angles du jardin. L'allée se coudait autour d'une touffe de bambous. Quand il fut à l'abri de la haute gerbe, à demi dégarnie par le froid, Claude s'arrêta, et dit: --Vous êtes infiniment bonne. --Croyez vous? répondit-elle en tournant vers lui son regard très sérieux et très doux. --Oui: tout le temps que vous parliez, j'enviais celui que vous défendiez. La lueur d'un sourire léger éclaira le visage de Thérèse. --C'est vrai, dit-elle, ceux que j'aime, je les aime bien. Sa main pendait le long de sa jupe, Claude la prit. La petite main ne se retira pas. Mais elle tremblait. Thérèse se sentit attirée vers lui, et elle s'abandonna un peu, et elle entendit une voix qui disait tout près d'elle, si près que le souffle des mots passait comme une caresse dans ses cheveux: --Eh bien! moi, je vous aime!... Voulez-vous m'aimer aussi? Elle le regarda. Elle lut, sur le visage de Claude, l'ardent et fort amour qu'elle avait souhaité. --Oui, dit-elle faiblement, je veux bien! Et ainsi ils engagèrent leurs âmes. Derrière eux, des pas se rapprochèrent. C'était M. Maldonne qui les rejoignait. Alors ils se séparèrent un peu l'un de l'autre, et se remirent à marcher, côte à côte, sans rien se dire... Thérèse ne se trompait pas. Robert la voyait. Il était là, derrière la fenêtre aux rideaux baissés, en proie à des sentiments de révolte, de colère contre lui-même et contre la vie, que la solitude excitait encore. Depuis qu'il était sorti du salon, il arpentait sa chambre à grands pas, s'arrêtant et se courbant parfois devant les vitres pour suivre, à travers les fleurs de mousseline du rideau, la promenade de Thérèse et de Claude, qui lui semblait d'une longueur indéfinie. Il devinait les mots échangés, il éprouvait le supplice des sourires qui vont à d'autres. Et de son coeur, gros d'amertume, des plaintes s'échappaient, les unes proférées à haute voix, les autres murmurées ou inintelligibles: «Comment me traite-t-on ici? Comme un étranger, comme ceux dont on se défie! M'a-t-on fait l'honneur de me consulter, de m'apprendre ce qui se tramait ici? Car, c'est un coup monté, une trahison d'amitié manifeste. Guillaume l'a introduit ici, ce jeune homme, avec la légèreté qu'il met en toutes choses; il l'a défendu contre moi; il m'a donné tort, par deux fois, à moi qui voulais protéger la maison, notre bonheur à tous, contre un entraînement insensé. Lofficial est complice, et Geneviève elle-même. Oui, ma propre soeur! Ils se sont ligués pour me tenir à l'écart. Voilà ce que m'a valu l'absurde, l'inepte dévouement que je leur ai montré! A quoi bon se gêner, avec ceux qui aiment trop? On est bien sûr qu'ils ne quitteront pas la maison. On leur dira plus tard, quand ils ne pourront plus s'opposer à rien... O pauvre existence que la mienne! Je n'ai fait que ramasser les miettes de toutes les tendresses que j'ai approchées. Et à présent même on me les refuse... J'avais cru avoir gagné au moins le coeur de l'enfant, sa pitié... C'était si doux, autour de moi, cette petite que j'avais formée, cette jeunesse. Et cela m'appelait de noms si tendres que je me croyais aimé. Eh bien! regarde, regarde-la, ta Thérèse... Es-tu oublié?... O Thérèse, comme je te voudrais encore telle qu'il y a trois mois, quand aucune autre pensée que la mienne, celle de ton père et de ta mère n'occupait ton esprit... Ou bien plus petite, oui, à l'âge de ta première communion, lorsque la jeune fille n'avait point paru, et qu'il n'y avait ici qu'une enfant dont nous partagions fraternellement la chère présence... Tiens, je te voudrais encore plus petite pour t'avoir plus longtemps, je te voudrais à peine parlante, avec tes robes longues comme le bras, et des yeux qui remerciaient si bien, quand tu trouvais mes bonbons et mes jouets dans tes souliers de Noël! A présent, voir cela!» Il s'était arrêté. Son regard fixait le fond du jardin, là-bas, où les deux jeunes gens, à demi cachés par la touffe de roseaux, se tenaient immobiles. Robert se retira brusquement de la fenêtre. --Je ne l'embrasserai plus jamais! dit-il tout haut. Elle est à un autre! Il s'était reculé jusqu'à la glace qui surmontait sa cheminée. Alors il aperçut son visage si défait, le désordre et la violence de ses idées si manifestement empreints sur ses traits, qu'il en fut saisi. Une lumière rapide se fit en lui. «Oh! dit-il en se prenant le front, est-ce que...?» Et cette question, qu'il n'osa achever, le rendit tout pâle. Quelqu'un frappait à la porte. Il n'entendit qu'à la seconde fois. --Entrez! dit-il en se détournant. C'était Geneviève Maldonne. Elle entra. Sa physionomie avait une dignité plus grave, une sorte d'assurance et de tristesse à la fois, qui ne lui étaient pas habituelles. Elle ressemblait, sa tête régulière un peu raidie par l'émotion et calme avec effort, à la statue de la pitié qui, pour une fois, serait chargée de faire justice. --Vous me surprenez bien accablé, dit Robert, qui essayait de se ressaisir et de faire bonne contenance devant elle. Venez, je vous prie... Tenez, voici le fauteuil... Désirez-vous...? Il la conduisait, ne sachant trop ce qu'il disait, près de la fenêtre. Elle fit signe qu'elle voulait demeurer debout. Elle était en pleine lumière. Il la regarda de nouveau. Et il comprit si bien, qu'il baissa les yeux, et s'assit à contre-jour, sur le bras du fauteuil. --J'ai à vous parler de choses sérieuses, Robert, dit madame Maldonne, d'une voix nette, à peine tremblante. Il affecta de le prendre légèrement. --Oui, dit-il, je m'y attendais. Vous venez me gronder de la scène que j'ai faite en bas. En votre qualité de maîtresse de maison impeccable... --Vous vous trompez, reprit-elle, du même air sûr d'elle-même et du devoir qui l'amenait. Il s'agit d'un sujet si délicat, qu'il faut toute la confiance que j'ai en votre honneur, Robert, pour oser l'aborder avec vous. Robert leva les yeux sur cette robe grise à plis droits, immobile à trois pas de lui, sans oser les lever plus haut. --Nous causons ici de femme noble à gentilhomme, et de frère à soeur, répondit-il, vous pouvez tout dire. De quoi s'agit-il? --De Thérèse. --En effet, fit-il en se détournant d'un mouvement de colère et désignant la fenêtre du doigt, je puis vous apprendre ce qu'elle devient. Regardez-la. Elle se promène seule avec M. Claude Revel, son fiancé, je suppose... ils sont touchants... Mais, regardez donc! Madame Maldonne ne bougea pas. --Je n'ai pas à épier ma fille, dit-elle, je suis sûre d'elle. Si elle a choisi ce jeune homme... --Pardon, si vous avez choisi pour elle... --Je dis que si elle a choisi ce jeune homme, je connais assez la droiture de Thérèse, pour savoir qu'il est digne d'elle. --Oui, oui, faites des phrases, vous ne me tromperez pas. Vous êtes tous d'accord! Thérèse est fiancée. Elle se marie, c'est convenu. Et moi, je ne dois pas m'en douter, n'est-ce pas? Je suis le gêneur, l'étranger qu'on écarte... --Robert! dit sévèrement madame Maldonne, vous savez qu'il n'y a pas un mot de vrai là-dedans! Que Thérèse se soit éprise de M. Claude Revel, c'est possible. Je n'ai rien fait pour cela, son père non plus. Et la question n'est pas là, entre nous. Devant l'obstination tranquille de Geneviève, l'emportement à demi simulé de M. de Kérédol tomba. --Soit! dit-il. Alors où est la question? --Mon pauvre ami, reprit la voix devenue compatissante de madame Maldonne, l'étroite intimité où vous avez vécu, de longues années, avec nous, avec Thérèse, n'était pas sans danger pour vous. Thérèse est très enfant, très affectueuse... trop peut-être, et je crois... Elle hésitait. Les mots tremblaient sur ses lèvres. --Vous croyez?... Le regard de Robert rencontra tout à coup celui de Geneviève. Elle baissa les yeux. --Je crois que vous l'aimez! dit-elle. Quand elle releva la tête, il était courbé vers le parquet, le front appuyé dans ses mains. Il se taisait. --J'aurais dû le voir plus tôt, reprit-elle. Cela eût mieux valu pour nous tous. Depuis le premier jour où M. Revel est entré dans la maison, vous avez beaucoup changé. Vous avez eu des tristesses et des découragements qui n'étaient pas dans votre caractère. Et même, longtemps avant cela, il y avait des signes... quelque chose de trop exclusif, de trop personnel dans votre dévouement... Oh! pardonnez-moi, Robert, si je suis obligée de vous parler de la sorte... Je sais que vous étiez de bonne foi, que c'est notre faute autant que la vôtre... J'en ai causé tout à l'heure avec Lofficial... Vous connaissez l'estime qu'il a pour vous... Et il a été de mon avis... Alors, mon pauvre ami, je suis montée, quoique cela me coûtât... Vous voyez bien, Robert, vous souffrez... vous êtes jaloux d'elle... avouez-le! Et lui si fier, qui se faisait un point d'honneur de se dominer, de rester maître de ses nerfs, il fondit en larmes. --C'est vrai, murmura-t-il sans se redresser, d'une voix que les sanglots coupaient... Je vous jure que je ne m'en doutais pas tout à l'heure... Je ne savais pas... Il me semblait l'aimer d'une autre sorte... Et cependant oui, Geneviève... vous avez raison... c'est trop. Il était si malheureux que madame Maldonne s'approcha, écarta les mains dont il se couvrait le visage. --Je ne vous accuse pas, dit-elle doucement, je vous plains. Vous n'avez été que faible... ç'a été une surprise de votre âme. Regardez-moi. Il se redressa, et, comme épuisé, appuya sa tête sur le dossier du fauteuil. Il ne feignait plus, il ne cherchait plus à échapper à l'aveu de sa faiblesse. --Oh! Geneviève, dit-il en tenant les mains de sa soeur étroitement serrées dans les siennes, et le regard fixé sur les lames fuyantes du parquet, je suis bien à plaindre, vous dites vrai. Tous les autres, vous, Guillaume, Thérèse, vous aviez de grandes affections qui veillaient sur vous, qui vous protégeaient contre la vie... mais moi! Ma mère était morte, et, depuis lors, tout seul, sans fiancée, sans femme... --Il y avait nous, Robert! --Oui, reprit-il amèrement, il y avait vous! Mais vous vous aimiez, et ce partage-là, voyez-vous, ne suffit pas à nourrir les autres âmes, comme la mienne, très tendres, exclusives, si vous voulez... Et, alors, cette enfant qui était libre, elle, et jeune, et souriante, j'ai cru pouvoir m'attacher à elle uniquement... beaucoup trop... sans le dire jamais... sans avoir d'autre idée que de ne pas la quitter... Et maintenant, c'est pourtant bien cela... il faut... Il se leva, reprit quelque chose de la tenue fière et correcte qu'il avait d'habitude. --Eh bien! dit-il avec décision, je partirai! A ce mot, qu'elle attendait pourtant, Madame Maldonne tressaillit, et se recula un peu. --Mon Dieu oui, répéta-t-il en observant qu'elle avait pâli, et comme s'il posait une question... Je partirai d'ici. Elle pâlissait, mais elle ne faiblissait pas. --Vous êtes juge, dit-elle. --Vous m'approuvez? Elle s'arrêta un instant, avant de prononcer ce qu'elle savait être l'arrêt de séparation définitive, et prononça avec effort: --Oui, Robert. La résolution qu'il venait de prendre grandissait Robert à ses propres yeux. Il devinait qu'il avait reconquis toute l'estime de Geneviève. --Je crois vraiment, dit-il, que je me suis assis devant vous! Excusez-moi. Il s'essuya les yeux, cilla les paupières, comme pour chasser un rêve pénible, et dit, plus posément: --Tout à fait entre nous deux, l'entretien que nous venons d'avoir? --Je vous le promets. --Rien à Guillaume? --Non. --J'inventerai quelque chose, n'est-ce pas? une affaire, une lettre reçue... Surtout... rien à Thérèse! --Non. Elle ne saura rien de vous, Robert, que ce qu'elle connaît de bien et de beau. Il réfléchit un peu, regarda autour de lui, comme pour chercher quelque chose, quelqu'un qui retardât le sacrifice, et, ne trouvant rien, il ouvrit les bras. Sa soeur s'y jeta. Il l'embrassa longuement, et, tandis qu'elle répétait, de sa douce voix maternelle: «Mon pauvre cher ami, mon pauvre enfant!» il fit un effort sur lui-même, et dit tout bas: --Demain! Madame Maldonne s'échappa, pour ne pas éclater en sanglots. Mais elle n'avait pas entendu la porte se refermer derrière elle, qu'elle perdait courage à son tour, et fondait en larmes. X Robert ne déjeuna, pas aux Pépinières. Peu d'instants après son entrevue avec sa soeur, il sortit, et gagna la ville. Il avait quelques notes à régler et plusieurs objets à acheter, dont une valise, meuble depuis longtemps inutile dans la vieille maison. Il avait surtout besoin de réfléchir, de reprendre possession de lui-même. Les affaires terminées, il entra chez une pauvre femme du faubourg, qu'il secourait, et, au lieu de l'aumône ordinaire, lui remit tout un mois de sa retraite d'officier. «Ce sera pour le temps que durera mon voyage, dit-il, car je pars.» La femme comprit qu'il ne reviendrait pas, et le suivit du regard, tant qu'il fut en vue de la maison, avec cet air de commisération et d'effroi qu'elles prennent devant un mystère de souffrance qui passe. L'après-midi était très avancée lorsque M. de Kérédol rentra aux Pépinières, fit avertir M. Maldonne, et s'enferma avec lui dans le laboratoire. Une heure plus tard, le dîner réunissait, comme d'habitude, les quatre hôtes du logis. Ils entrèrent dans la salle à manger, les deux hommes encore animés par la discussion à peine interrompue, Thérèse et madame Maldonne par l'autre porte, silencieuses, pâles et gênées. Thérèse avait appris la nouvelle, d'un mot de sa mère, il y avait peu de temps, et ses yeux, rougis par les larmes, disaient assez son chagrin. Robert partait! Pour expliquer ce coup de théâtre, M. de Kérédol avait inventé un prétexte quelconque, le plus invraisemblable peut-être qu'il eût pu trouver: un héritage à recueillir, une parente lointaine, qui l'avait institué légataire. Le temps et la présence d'esprit lui manquaient, pour donner une apparence ingénieuse à cette fable. Il ne l'avait guère défendue qu'en la répétant. M. Maldonne, après avoir d'abord refusé de croire à la possibilité d'un départ, puis à la réalité du motif, ne doutait plus de son malheur à présent, et n'avait guère le coeur à discuter le reste. Il apercevait les Pépinières désertées, l'intimité brisée, tant de projets abandonnés. Oh! dans cette surprise du chagrin, comme sa vieille amitié avait bien sonné sous le coup! Comme Robert avait reconnu l'accent vrai, la tendresse naïve et dévouée qui l'avaient conquis, bien des années auparavant, pendant ses campagnes d'Afrique! S'il s'était injustement exprimé, sur le compte de cette loyale nature, maintenant, il reconnaissait son erreur. Il réapprenait, dans l'épreuve mutuelle de l'adieu, ce que valait son ami. Autour de la table, les quatre convives se taisaient. A peine des mots échangés avec cérémonie, comme entre étrangers. Aucun n'osait ouvrir son âme. Ils veillaient même sur leurs yeux, pour que toute leur douleur n'y fût pas. M. de Kérédol, par excès de précaution, par un enfantillage d'esprit qui avait son côté touchant, avait ouvert près de lui un carnet. De temps en temps, il y inscrivait un chiffre, puis il semblait réfléchir et se plonger dans des calculs difficiles. --Qu'est-ce que tu comptes ainsi? demanda M. Maldonne. --Oh! rien, répondit négligemment Robert, en fermant le carnet. Ce sont des chiffres en l'air, des hypothèses. --Et elle vivait à Clamart, cette dame? --Oui, à Clamart. --Alors, c'est là que tu habiteras? --Probablement... je ne puis pas savoir encore... je verrai. M. Maldonne leva les épaules. Dans son chagrin même, lui, nature optimiste et sans cesse remontante, il conservait quelque espérance, celle au moins de retarder le départ de plusieurs jours, de plusieurs semaines. Qui sait? En s'y prenant adroitement? Il laissa donc un peu d'intervalle, pour retrouver,--autant que cela était possible en un pareil moment,--un peu de sa manière ordinaire, qui était engageante et bonne. --Je pense là, dit-il, à notre collection de tulipes. Nous pourrions, si tu voulais, la partager demain ou après-demain? --La partager? Pourquoi? --Mais nous l'avons faite à frais communs, à peines communes. Tu serais peut-être bien heureux, à Clamart... --Non, mon ami, répondit M. de Kérédol, en se penchant sur son assiette, je n'emporterai rien... Tu ne peux te figurer combien je tiens peu à tout cela maintenant. --Il y a aussi le catalogue, reprit M. Maldonne, le catalogue qui n'est pas achevé. Nous l'avions commencé ensemble. Te rappelles-tu les premières séances? --Oui. --Comme c'était bon! Deux heures par jour, au musée, tout seuls au milieu des oiseaux, de notre oeuvre presque vivante encore, levant les ailes, dressant le cou, marchant autour de nous! Tu les aimais, ces séances-là! --C'est vrai! --Eh bien! je crois qu'en deux petites semaines de collaboration, trois tout au plus, nous aurions terminé. --Impossible, Guillaume, je t'assure. Le naturaliste eut un geste d'impatience --Tu ne peux pourtant pas nous quitter demain? --Pardon, demain, dit Robert faiblement. --Matin? --Je ne sais pas encore, mon ami. M. Maldonne aurait peut-être insisté. Sa femme, jusque-là silencieuse, l'interrompit. --Il faut le laisser libre, dit-elle. Tu vois que mon frère a autant de chagrin que nous. S'il en a décidé ainsi, ce doit être mieux, j'en suis convaincue. Robert la remercia d'un coup d'oeil. Et la conversation s'arrêta. Mais la même pensée continuait à les occuper tous quatre. Thérèse n'avait pas dit un mot. Elle avait remarqué que M. de Kérédol évitait de la regarder, et qu'il baissait les yeux, quand elle levait les siens vers lui. Le dîner achevé, il annonça qu'il sortait pour une heure ou deux, s'enveloppa de son manteau à pèlerine, et prit la porte. Thérèse le suivit. Elle le rejoignit sous les arbres de l'entrée. M. de Kérédol ne l'avait pas entendue marcher derrière lui. --Parrain? Il se détourna, et, sous la lune voilée de cette nuit d'hiver, il aperçut, tout près, le visage triste et les yeux suppliants de Thérèse. --Parrain, reprit-elle, vous ne partez pas tout de suite? --Non, mon enfant, mais rentrez vite, vous n'avez pas de châle, rentrez... --Peu importe le froid. Il faut bien que je vous parle, répondit-elle, en s'abritant derrière une touffe d'arbustes verts, contre le vent qui soufflait du fond du jardin. Et je veux vous dire... --Quoi donc, Thérèse? --Vous savez bien ce que je vous promis là-bas, sous la tonnelle? Vous vous rappelez? --Oh oui! répondit-il, enveloppant de son regard l'enfant presque confondue avec les ramures enchevêtrées du bosquet, et dont il ne voyait guère que la petite tête inquiète sortant de l'ombre et tendue vers lui... Oh oui! je me souviens... --C'est que, voyez-vous, mon parrain, M. Claude Revel paraît vouloir m'aimer... --Il vous l'a dit? --J'en suis sûre, reprit-elle en rougissant. Vous vous en doutiez? --Moi? --Oui, vous l'avez deviné, je le sais. J'ai même pensé que cela pouvait entrer pour quelque chose,--oh! pardonnez-moi de vous dire tout ainsi,--dans vos projets, dans votre départ... --Comment pouvez-vous supposer? dit-il vivement... Elle sourit, parce qu'elle avait une idée aimable dans le coeur. --J'aurais dû dire: «dans votre retour», fit-elle. Je me trompe parce que je suis un peu émue, mais vous allez voir que j'ai songé à vous. Voici ce que j'ai décidé. Si M. Revel me demande, je répondrai: «A une condition!» M. de Kérédol branla lentement la tête. --Attendez donc! «A une condition, c'est que rien ne sera changé aux Pépinières, et que Thérèse continuera d'habiter avec son père, sa mère et son cher parrain, le colonel.» Alors, puisque rien ne sera changé aux Pépinières, une fois vos affaires terminées, vous serez bien tenté de revenir? Elle souriait tout à fait. --Et vous savez, ajouta-t-elle, je crois qu'il acceptera... entre nous, je le crois bien! Elle tendit les deux mains vers M. de Kérédol. Elle s'attendait à le voir sourire aussi, l'attirer dans ses bras, la serrer sur son coeur, mais non: il pressa à peine les doigts de sa nièce, et les laissa retomber dans l'ombre. Ses traits se ridèrent au passage d'une émotion douloureuse. --Ma petite Thérèse, dit-il, vous avez le meilleur coeur que j'aie connu... mais cela ne se pourra pas... j'aurai trop... d'intérêts, là-bas, pour ne pas rester... Et il s'éloigna, épouvanté d'avoir répondu par cette raison, brutale autant que fausse, à cette innocente petite qui demeurait là, stupéfaite, blessée au fond de l'âme que son oncle pût préférer un intérêt quelconque à la vie des Pépinières. Comme il allait passer le seuil, il se détourna, et vit Thérèse immobile dans la lumière vague, au milieu de l'allée. --Rentrez, ma Thérèse chérie! dit-il. Et sa voix avait toute la pure tendresse des jours lointains. * * * * * M. de Kérédol fit encore plusieurs courses en ville, et, sur le tard, passa devant l'hôtel de Claude Revel. Il s'arrêta, sonna, et remit entre les mains de Justine un billet ainsi conçu: «Monsieur, des affaires importantes et urgentes m'obligent à partir demain matin. Je ne sais combien durera mon absence, peut-être sera-t-elle longue. Je serais heureux de vous voir, et de vous faire, avec mes adieux, des recommandations auxquelles je tiens beaucoup. Je sortirai de la maison à sept heures précises. Ayez la bonne grâce de vous trouver sur la route. Ne sonnez pas, et montrez-vous le moins possible. Je vous en serai, monsieur, sincèrement obligé. »R. comte de KÉRÉDOL.» Puis il revint très lentement aux Pépinières. XI Robert voulait éviter, pour les autres et pour lui-même, la scène inutile de la séparation. Il n'avait averti ni sa soeur, ni M. Maldonne, ni Thérèse. Levé avant l'aube, le lendemain, il avait, sans bruit, fait ses préparatifs de départ. Il n'emportait qu'un peu de linge et quelques livres, deux ou trois de ces pauvres manuels fatigués qui lui rappelaient les premières années de l'enfance. «Le reste, disait-il, dans une lettre laissée sur la commode, mes amies, ma bibliothèque, me sera envoyé plus tard, si je le demande.» A tâtons, pour qu'on remarquât moins sa fuite, il descendit l'escalier, sa valise à la main, traversa le couloir, et se trouva dehors, dans la brume d'où l'ombre de la nuit commençait à se retirer. Si maître qu'il fût de lui-même, ou plutôt si décidé à ne pas montrer de faiblesse, il ne put s'empêcher de se détourner, et de regarder une dernière fois la chère maison. Elle était close, terne, comme affaissée dans le sommeil et dans la nuit. Les feuilles des lierres et quelques rames sanglantes de vigne vierge pendaient, lourdes de brouillard. Des gouttes d'eau s'en échappaient, et tombaient à terre, une à une, comme des larmes. Personne n'assistait à ce suprême adieu. Pas un regard pour répondre à celui qui embrassait douloureusement toutes ces choses familières. «Cela vaut mieux ainsi», murmura M. de Kérédol. Et, redressant sa tête énergique de vieil officier, retroussant la pointe de ses moustaches pour se donner un air de bravoure, il continua rapidement son chemin. La petite porte découpée dans le grand portail s'ouvrit, et se referma discrètement. L'exil était commencé. Devant lui, Robert aperçut une forme humaine, et, supposant bien que c'était Claude, il s'efforça de se raidir encore, pour ne pas trop révéler sa souffrance. Mais sa pâleur, l'espèce d'égarement et d'effarement de son visage le trahissaient si bien, que le jeune homme, en le voyant s'approcher, lui dit: --Êtes-vous malade, monsieur? --Si ce n'était que cela! répondit M. de Kérédol. Mais je pars, monsieur, je pars! --Votre billet d'hier soir me l'apprenait. Vous me demandiez de venir. Me voici. --Oui, répondit M. Robert en lui tendant la main, je vous remercie... Ayez la bonté de m'accompagner. Je vous expliquerai... mais, pas ici... --Volontiers, monsieur. Vous n'avez personne pour porter votre valise? --Plus bas, je vous prie, je ne veux pas qu'on se doute... non, monsieur, je n'ai personne. --Alors, permettez-moi de vous aider, dit Claude. Il prit une des poignées de la valise, et tous deux, s'écartant un peu l'un de l'autre pour partager le poids, se mirent en route. M. de Kérédol marchait d'un pas mal assuré, du côté que longeait le mur, la tête à demi tournée vers les branches, qui appuyaient leurs dentelures mouillées parmi les mousses poilues et les pariétaires. Après quelques mètres, il s'arrêta. --Écoutez! dit-il. Dans la langueur froide du matin, un petit sifflement très doux s'élevait près d'eux. --C'est un rouge-gorge, dit Claude. --Vous le voyez? --Il est là, sur l'arête du mur. --Je le connais, répondit M. Robert; il nous suivait souvent... Il y avait, dans ce pluriel, une pensée si triste, que M. de Kérédol continua sa route, les yeux baissés. Un peu plus loin, il demanda: --Suit-il encore? --Oui, le voilà qui sautille de branche en branche. --C'est le seul qui soit venu! murmura M. de Kérédol. Quand il eut dépassé la limite du domaine, son pas devint plus ferme et plus rapide. Robert se hâtait, poussé, sur ce chemin de l'exil, par ses engagements de la veille, et par sa propre faiblesse, qu'il ne sentait que trop disposée à une défaite. Il y avait encore une lutte dans son âme. Claude en devinait quelque chose, et respectait le silence de son compagnon. La brume, chassée par le vent, laissait tomber maintenant des rayées de soleil, çà et là. Devant eux, les cabarets de la banlieue s'ouvraient, guettant les maraîchers. Des voix d'enfants, s'échappant par les fenêtres, se mêlaient au roulement des carrioles. Entre les deux voyageurs, la valise se balançait d'un mouvement régulier. Au moment où ils allaient entrer dans la ville: --Monsieur Claude, dit M. de Kérédol en se détournant pour regarder par-dessus son épaule, j'ai les yeux si mauvais, ce matin, que je distingue à peine ma route... voyez-vous encore la maison? --Grosse comme une fève blanche. Robert soupira profondément. --Toute la joie de ma vie est derrière moi! dit-il. Et il ajouta, sans transition apparente: --Voulez-vous bien oublier ma vivacité d'hier, monsieur? --C'est déjà fait, répondit Claude. --Vous avez pu voir en moi un adversaire, reprit M. de Kérédol... J'aurai du moins le bonheur de ne vous avoir pas nui... je m'éloigne... --Je suis convaincu, dit le jeune homme, qu'en tout cas votre opposition n'eût pas duré! --Vous avez raison, répondit gravement M. de Kérédol. Ils s'engagèrent dans les rues, de plus en plus peuplées, où les boutiques, les fenêtres, les cours d'auberges s'éveillaient. Le vieil officier ne faisait nulle attention à cette vie renaissante du faubourg qui, tant de fois, avait amusé son oisiveté. Des vendeuses de lait qu'il connaissait, belles filles aux joues fraîches des bords de la Loire, penchant leurs pots de fer-blanc d'où coulait un flot mousseux dans les plats des ménagères, lui faisaient un signe d'amitié qu'il ne remarquait point. Derrière leur étal, des marchands auxquels il causait volontiers, en flânant, le considéraient avec étonnement, et le suivaient des yeux. Plusieurs saluèrent, auxquels il ne répondit pas. Le sifflet des locomotives en manoeuvre, dans les tranchées, là-bas, parut seul le tirer de la torpeur où il était plongé. M. Robert tressaillit, et retomba dans son rêve. Il semblait avoir tout oublié du monde réel qu'il traversait, tout, jusqu'à la présence de ce jeune homme un peu intimidé, hésitant devant cette douleur muette, et qui se demandait: «Quelles recommandations avait-il donc à me faire? Il ne me dit plus rien.» Tous deux arrivèrent à la gare, et déposèrent la valise à terre, au milieu de la salle d'entrée, presque déserte. Jusque-là, M. de Kérédol s'était fait violence pour ne pas pleurer; mais, voyant que tout était fini, que la dernière minute allait sonner, que, désormais, rien n'arrêterait son départ, tout à coup, il attira Claude contre sa poitrine, et, sanglotant, penché sur l'épaule du jeune homme et le serrant à l'étouffer: --Mon enfant! mon enfant! aimez-la bien... aimez-la follement.... moi aussi, je vous la donne! Puis, avant que Claude, stupéfait, eût pu répondre, il s'écarta de lui. Son visage avait une expression de prière et de tendresse inquiète. --Je vous en supplie, dit-il en joignant les mains, faites attention, le soir... qu'elle soit bien couverte... elle est délicate... moi, j'avais souvent un châle pour elle... oh! dites, quand elle sort aussi, le matin, de bonne heure... elle est imprudente... chère, chère petite Thérèse!... Il regarda, par la haute baie vitrée, du côté où se trouvaient les Pépinières. --Je vous remercie d'être venu, ajouta-t-il plus posément... Dites-leur adieu pour moi... Allez... je n'en puis plus guère, voyez-vous!... allez, mon ami; merci!... Claude, très ému, sachant bien que les mots n'ont plus de sens devant certaines douleurs, ne répondit rien, et le quitta. Plusieurs fois il se détourna, et l'aperçut, immobile à la même place, le front caché dans les mains, tandis que les hommes d'équipe enlevaient la valise, et interrogeaient inutilement: «Où allez-vous?» Quand Claude eut disparu, M. de Kérédol reprit sur lui-même le plein empire qu'il avait d'habitude, et, entendant pour la première fois la question que l'employé lui posait pour la dixième peut-être, dit, de son air de commandement: --Où je vais? mais je n'en sais rien encore. Attendez-moi! Il s'approcha de la bibliothèque, au fond de la salle, et chercha un annuaire militaire. Il en découvrit un, l'ouvrit, parcourut rapidement une première page. --Mon ancien régiment, murmura-t-il à demi-voix, sans s'occuper des passants qui l'observaient... 2e chasseurs... colonel? inconnu de moi... lieutenant-colonel? commandants? tous inconnus... plus personne, plus de famille du tout, mon pauvre Robert!... Il tourna la page. --1er chasseurs... ah! commandant de Bernier, en voilà un... nous nous sommes connus... beaucoup même, c'était presque un ami... autant là qu'ailleurs! Il ferma rapidement le livre, le replaça dans le rayon, traversa la salle, et, se baissant vers le guichet: --Première, Alger. --Nous ne délivrons pas de billet direct pour Alger, monsieur. --Province! dit M. de Kérédol, comme si, déjà, les dix-huit années de séjour dans cette ville s'étaient effacées pour lui. Et, se penchant de nouveau: --Alors, première Paris. J'irai en deux étapes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XII Quelques mois plus tard, au commencement du printemps, Claude et Thérèse étaient fiancés. Ce fut, pour les hôtes des Pépinières, éprouvés par le brusque départ de M. de Kérédol, comme une résurrection. Toutes les tendresses auxquelles Robert avait dû se dérober se renouèrent autour de Claude, et plus encore. M. Maldonne déclara qu'il retrouvait dans le jeune homme beaucoup des qualités artistes de son ancien ami; madame Maldonne l'adopta comme un fils; Thérèse l'aima. Les allées, au-dessus desquelles commençait à s'étendre la verdure étoilée des premières feuilles, revirent bien des fois la scène qu'elles avaient déjà vue. Les deux fiancés s'y promenèrent, éprouvant à s'interroger, à se connaître de mieux en mieux, une joie qui se renouvelait, une série de surprises heureuses. Le moindre goût commun, une idée pareille, une petite joie partagée leur semblaient des trésors. Ils ne se disaient que des choses très simples, avec des mots qui n'étaient pas différents de ceux dont ils usaient avec tout le monde: et cependant, il leur venait un ravissement de s'écouter l'un l'autre. Quand ils parlaient d'avenir,--et c'était bien souvent,--Thérèse se sentait remuée, tremblante d'une crainte exquise. Elle aurait voulu marcher les yeux clos, mais marcher encore plus vite vers ce lendemain inconnu. Ils s'aimaient. Une après-midi d'avril, ils causaient dans le salon des Pépinières, près de la fenêtre. Claude avait repris ce sujet, qu'ils n'arrivaient pas à épuiser, de leur première entrevue, de l'impression qu'il en avait emportée, des songeries ensuite. Dans le fond de l'appartement, madame Maldonne travaillait, distraite. Thérèse écoutait. Ses yeux erraient sur la verdure pâle du jardin, que le soleil échauffait et déroulait de toutes parts. Un moment, elle laissa tomber la causerie. Puis elle dit, regardant Claude: --Voulez-vous venir avec moi? --N'importe où. --Une promenade un peu triste? --Si vous en êtes, elle ne le sera pas. --Nous la devons, oui, nous la lui devons bien. --De qui parlez-vous, Thérèse? --Vous verrez! Mère, vous acceptez? Pour toute réponse, madame Maldonne se leva, et alla prendre son chapeau. Où allait-elle? Peu lui importait. Elle accueillait comme une grâce toute occasion de suivre et de sentir encore à ses côtés l'enfant qu'elle allait perdre. L'adieu pleurait en elle, goutte à goutte et toujours. Mais elle n'en disait rien: ce sont là de ces chagrins qu'on doit taire, parce qu'ils viennent du bonheur des autres. Elle se leva donc, et tous trois sortirent de l'enclos, dans la direction de la ville. A mi-chemin, ils s'enfoncèrent dans un sentier de banlieue qu'emplissait la senteur chaude des primevères. Thérèse avait son but, qu'elle n'avouait pas encore. Elle était moins expansive et moins rayonnante que de coutume. Madame Maldonne enveloppait ses deux enfants d'un regard attendri, contente d'avoir sa place et de jeter son mot dans la conversation tranquille et lente qui s'échangeait entre eux. Brusquement, à un détour, de longs murs se dressèrent, avec des sapins et des ifs pointant par-dessus. --Je comprends, dit Claude en remerciant Thérèse du regard, c'est une jolie pensée. Ils se turent en pénétrant dans le cimetière. Le même songe sans doute de la fragilité de leur joie, le même frisson tomba pour elle et pour lui, qui s'aimaient, des arbres noirs témoins de tant de larmes. Thérèse et Claude se séparèrent l'un de l'autre, et Thérèse, par un dernier instinct d'enfant effrayée, pour traverser l'avenue encore molle et marquée de traces de roues, chercha le bras de sa mère. Où est la tombe du petit Jean? Là, assurément, dans ce massif immense de croix blanches ou noires, presque toutes égales, pressées les unes contre les autres. Il y a, sur les tertres verts, plus ou moins affaissés selon la date, tout le naïf étalage des tendresses misérables, poignées de fleurs, rosiers, lierre taillé, clématites piquées dans un vase de verre bleu apporté des mansardes, couronnes grosses comme le poing et qui durent peu. A quoi bon durer? Les pauvres, sous la terre comme dessus, logent au mois. Tout cela sera bouleversé, détruit, remplacé bientôt. Où donc est la tombe du petit Jean? La voici. Thérèse l'a découverte. «A Jean Malestroit, onze ans, trois mois, huit jours, ses parents inconsolables.» Au pied de la latte de bois peinte, sont trois jacinthes en ligne et un brin de chrysanthème, qui doit venir de l'unique gerbe arrosée par la mère, là-bas, près du pigeonnier. La jeune fille s'est agenouillée dans l'étroite allée, Claude à côté d'elle, madame Maldonne un peu plus loin. Il leur semble à tous revoir la figure éveillée de l'écolier, et ses cheveux roux que le soleil, à cette heure, eût fait étincelants. Et Thérèse, après avoir prié tout bas, s'est mise à dire à demi-voix, tournée vers Claude, tout émue et sérieuse: «O notre petit Jean, enfant qui nous a réunis, je t'aimais bien quand j'étais seulement ta marraine. A présent, je ne pourrai plus penser au début de cette vie nouvelle où j'entre, sans me souvenir que tu en as été l'occasion douloureuse. O petit Jean, maintenant dans la puissance et dans la joie, parmi les anges de Dieu, veille sur nous, protège-nous!» --Amen! répondit Claude. Ils se relevèrent ensemble, et ils se sourirent. Étrange succession que nous sommes d'impressions qui se heurtent et se chassent comme des nuées! Déjà ils ne pensaient plus au petit marchand d'ombre. Un souffle avait passé. L'enchantement de la vie les avait ressaisis. Ils s'éloignèrent, sans même jeter un dernier coup d'oeil derrière eux, et regagnèrent côte à côte, pressant le pas, uniquement occupés de leur amour, la campagne ouverte et pleine de soleil. Étaient-ce bien les mêmes sentiers? En quelques minutes, tout avait changé d'aspect. Le jour s'était fait plus pur et plus beau. Par-dessus les haies d'aubépine qu'ils longeaient, le front levé, les yeux en joie, ils regardaient l'azur pâle, ils se regardaient ensuite, et trouvaient de quoi se sourire encore. Une même chanson divine leur chantait dans l'âme. Ils l'entendaient en eux-mêmes, ils la devinaient dans le coeur de l'autre. Les alouettes dans les blés clairs, les alouettes toutes folles aussi, s'envolaient en secouant leurs ailes, et saluaient l'heure unique, l'heure où toutes les espérances se lèvent, pour garder le nid qu'on va bâtir. Des paysans, çà et là, s'arrêtaient de bêcher. Quelque chose leur disait que le bonheur passait. Puis, après une pause, égayés ou jaloux, ils se courbaient de nouveau. Et les fiancés continuaient leur route, triomphants, enviés, rois du chemin, et le sachant. Derrière eux, la mère venait, oubliée. Mais elle jouissait d'avoir donné le jour à cette créature heureuse qui marchait devant elle. Elle se souvenait. A voir l'expression de son visage, on pensait à ces premières fleurs d'une grappe, à demi fermées, penchées, comme une image prophétique, au-dessus des jeunes qui éclatent. Les Pépinières s'ouvrirent bientôt devant eux. Ils entrèrent. Quelqu'un les attendait avec impatience. C'était M. Maldonne, qui faisait, pour la vingtième fois, le trajet du portail à la maison. --Vite! vite! cria-t-il: il est arrivé une surprise pendant votre absence! Thérèse, Claude et madame Maldonne se hâtèrent, moins curieux de la nouvelle que désireux de plaire au vieux maître des Pépinières. Celui-ci les emmena près de la serre, où, sur une table de jardin, il avait fait poser un mannequin d'osier. --Voici l'objet, dit-il. Il est adressé à M. Claude Revel, aux Pépinières. --Est-ce possible? fit Thérèse en riant. Vous voyez, Claude, on nous croit mariés. C'est peut-être un présent? --D'où vient-il? demanda Claude. --Ma foi, dit M. Maldonne, bien fin qui le devinera: toutes les étiquettes sont tombées dans le voyage. Thérèse, qui s'était penchée, saisit quelques brins d'herbes, entre deux mailles de l'osier, et dit, en devenant toute rose d'émotion: --Cela vient d'Afrique. Voici de l'alfa. Une même pensée, à ce nom qui évoquait tant de souvenirs, assombrit le petit cercle rangé autour de la table. --Puisque cela m'est adressé, dit Claude, c'est à vous d'ouvrir, Thérèse. Légèrement, en trois coups de canif, Thérèse brisa les liens qui attachaient le couvercle, et le souleva. Elle écarta de la main une jonchée d'herbes sèches. Des plumes apparurent, des plumes couleur de ciel. --La sarcelle bleue! s'écria M. Maldonne. Et splendide! Et intacte! Il tenait déjà l'oiseau par le bec, et le considérait en le retournant au soleil. De dessous l'aile, un papier plié tomba. --Un billet! dit Claude, en se baissant. Il n'y avait qu'une seule ligne. Claude la parcourut, et puis, tandis qu'ils l'observaient tous, bien émus, il lut à haute voix: «Tuée par le comte de Kérédol, au bord du Chot-el-Beïda.» FIN ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SARCELLE BLEUE *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. 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START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. 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