Title: Clio
Author: Anatole France
Illustrator: Alphonse Mucha
Release date: December 11, 2015 [eBook #50664]
Most recently updated: April 2, 2024
Language: French
Credits: Produced by Laura Natal Rodriguez and Marc D'Hooghe (Images generously made available by the Internet Archive.)
Il allait par le sentier qui suit le rivage le long des collines. Son front était nu, coupé de rides profondes et ceint d'un bandeau de laine rouge. Sur ses tempes les boucles blanches de ses cheveux flottaient au vent de la mer. Les flocons d'une barbe de neige se pressaient à son menton. Sa tunique et ses pieds nus avaient la couleur des chemins sur lesquels il errait depuis tant d'années. À son côté pendait une lyre grossière. On le nommait le Vieillard, on le nommait aussi le Chanteur. Il recevait encore un autre nom des enfants qu'il instruisait dans la poésie et dans la musique, et plusieurs l'appelaient l'Aveugle, parce que sur ses prunelles, que l'âge avait ternies, tombaient des paupières gonflées et rougies par la fumée des foyers où il avait coutume de s'asseoir pour chanter. Mais il ne vivait pas dans une nuit éternelle, et l'on disait qu'il voyait ce que les autres humains ne voient pas. Depuis trois âges d'hommes, il allait sans cesse par les villes. Et voici qu'après avoir chanté tout le jour chez un roi d'Ægea, il retournait à sa maison, dont il pouvait déjà voir le toit fumer au loin; car, ayant marché toute la nuit, sans s'arrêter, de peur d'être surpris par l'ardeur du jour, il découvrit, dans la clarté de l'aurore, la blanche Kymé, sa patrie. Accompagné de son chien, appuyé sur son bâton recourbé, il s'avançait d'un pas lent, le corps droit, la tête haute, par un reste de vigueur et pour s'opposer à la pente du chemin, qui descendait dans une étroite vallée. Le soleil, en se levant sur les montagnes d'Asie, revêtait d'une lumière rose les nuages légers du ciel et les côtes des îles semées dans la mer. Le rivage étincelait. Mais les collines, couronnées de lentisques et de térébinthes, qui s'étendaient du côté de l'Orient, retenaient encore dans leur ombre la douce fraîcheur de la nuit.
Le Vieillard compta sur le sol en pente la longueur de douze fois douze lances et reconnut à sa gauche, entre les parois de deux roches jumelles, l'étroite entrée d'un bois sacré. Là, s'élevait au bord d'une source un autel de pierres non taillées.
Un laurier le recouvrait à demi de ses rameaux chargés de fleurs éclatantes. Sur l'aire foulée, devant l'autel, blanchissaient les os des victimes. Tout alentour, des offrandes étaient suspendues aux branches des oliviers. Et, plus avant, dans l'ombre horrible de la gorge, deux chênes antiques se dressaient, portant clouées à leur tronc des têtes décharnées de taureaux. Sachant que cet autel était consacré à Phœbos, le vieillard pénétra dans le bois et, tirant de sa ceinture où elle était retenue par l'anse, une petite coupe de terre, il se pencha sur le ruisseau qui, dans un lit d'ache et de cresson, par de longs détours, cherchait la prairie. Il remplit sa coupe d'eau fraîche, et, comme il était pieux, il en versa quelques gouttes devant l'autel, avant de boire. Il adorait les dieux immortels qui ne connaissent ni la souffrance ni la mort, tandis que sur la terre se succèdent les générations misérables des hommes. Alors il fut saisi d'épouvante et il redouta les flèches du fils de Léto. Accablé de maux et chargé d'ans, il aimait la lumière du jour et craignait de mourir. C'est pourquoi il eut une bonne pensée. Il inclina le tronc flexible d'un ormeau et, le ramenant à lui, suspendit la coupe d'argile à la cime du jeune arbre qui, se redressant, porta vers le large ciel l'offrande du vieillard.
La blanche Kymé s'élevait, ceinte de murs, sur le rivage de la mer. Une chaussée montueuse, pavée de pierres plates, conduisait à la porte de la ville. Cette porte avait été construite dans des âges dont toute mémoire était perdue, et l'on disait que c'était un ouvrage des Dieux. On voyait, gravés dans la pierre du linteau, plusieurs signes que personne ne savait expliquer, mais qui étaient regardés comme des signes heureux. Non loin de cette porte s'étendait la place publique où reluisaient, sous les arbres, les bancs des anciens. C'est auprès de cette place, sur le côté opposé à la mer, que s'arrêta le Vieillard. Là était sa maison. Étroite et basse, elle n'égalait pas en beauté la maison voisine où un devin illustre vivait avec ses enfants. L'entrée disparaissait à demi sous un tas de fumier qu'un porc fouillait de son groin. Ce tas était modique et non pas ample comme il s'en voit devant les demeures des hommes riches. Mais derrière la maison s'étendaient un verger et des étables que le Vieillard avait construites de ses mains, en pierres non équarries. Le soleil gagnait les hauteurs du ciel blanchi; la brise de la mer était tombée. Un feu subtil, flottant dans l'air, brûlait les poitrines des hommes et des animaux. Le Vieillard s'arrêta un moment sur le seuil pour essuyer du revers de sa main la sueur de son front. Son chien, l'œil attentif et la langue pendante, immobile, soufflait.
La vieille Mélantho, venue du fond de la demeure, parut sur le seuil et prononça de bonnes paroles. Elle s'était fait attendre, parce qu'un Dieu avait mis dans ses jambes un esprit mauvais qui les gonflait et les rendait plus lourdes que deux outres de vin. C'était une esclave carienne, qu'un roi avait donnée jeune au chanteur, alors jeune et plein de force. Et elle avait conçu dans le lit de son nouveau maître un grand nombre d'enfants. Mais il n'en restait pas un seul à la maison. Les uns étaient morts, les autres s'en étaient allés au loin pour exercer dans les villes des Achéens l'art du chanteur ou celui du charron, car tous étaient doués d'un esprit ingénieux. Et Mélantho demeurait seule dans la maison avec Arété, sa bru, et les deux enfants d'Arété.
Elle accompagna le maître dans la grande salle aux poutres enfumées, au milieu de laquelle, devant l'autel domestique, s'étendait, couverte de braises rouges et de graisses fondues, la pierre du foyer. Autour de la salle s'ouvraient, sur deux étages, des chambres étroites; et un escalier de bois conduisait aux chambres hautes des femmes. Contre les piliers qui soutenaient le toit reposaient les armes de bronze que le vieillard portait dans sa jeunesse, alors qu'il suivait les rois dans les villes, où ils allaient sur leurs chars reprendre des filles de Kymé que des héros avaient enlevées. Une cuisse de bœuf était pendue à l'une des solives.
Les anciens de la ville l'avaient envoyée la veille au chanteur pour l'honorer. Il se réjouit à cette vue. Debout, tirant un long souffle de sa poitrine desséchée par l'âge, il ôta de dessous sa tunique, avec quelques gousses d'ail, restes de son souper agreste, le présent qu'il avait reçu du roi d'Ægea, une pierre tombée du ciel et précieuse, car elle était de fer, mais trop petite pour former une pointe de lance. Il rapportait encore un caillou qu'il avait trouvé sur son chemin. Ce caillou, quand on le regardait d'un certain côté, présentait l'image d'une tête d'homme. Et le Vieillard, le montrant à Mélantho:
—Femme, vois, lui dit-il, que ce caillou est à la ressemblance de Pakôros, le forgeron; ce n'est pas sans la permission des Dieux qu'une pierre est à ce point semblable à Pakôros.
Et quand la vieille Mélantho lui eut versé de l'eau sur les pieds et sur les mains pour effacer la poussière qui les souillaient, il saisit entre ses deux bras la cuisse de bœuf, la porta sur l'autel et commença à la dépouiller. Étant sage et prudent, il ne laissait point aux femmes ni aux enfants le soin de préparer le repas; et, à l'exemple des rois, il faisait cuire lui-même la chair des animaux.
Cependant Mélantho ranimait le feu du foyer. Elle soufflait sur les brindilles de bois sec jusqu'à ce qu'un Dieu les enveloppât de flammes. Bien que cette tâche fût sainte, le Vieillard souffrait qu'elle fût accomplie par une femme, à cause de la fatigue et de la vieillesse dont il était accablé. La flamme ayant jailli, il y jeta les chairs découpées, qu'il retournait avec une fourche de bronze. Assis sur ses talons, il respirait l'âcre fumée qui, remplissant la salle, lui tirait les larmes des yeux; mais son esprit n'en était point irrité, à cause de l'habitude, et parce que cette fumée était signe d'abondance. À mesure que la rudesse des chairs était domptée par la force invincible du feu, il portait les morceaux à sa bouche, et, les broyant avec lenteur entre ses dents usées, il mangeait en silence. Debout à son côté, la vieille Mélantho lui versait le vin noir dans une coupe d'argile semblable à celle qu'il avait donnée au Dieu.
Quand il eut apaisé sa faim et sa soif, il demanda si tout était bien dans la maison et dans l'étable. Et il s'enquit de la laine tissée en son absence, des fromages mis sur l'éclisse et des olives mûres pour le pressoir. Et, songeant qu'il possédait peu de biens, il dit:
—Les héros nourrissent dans les prairies des troupeaux de bœufs et de génisses. Ils ont des esclaves beaux et robustes en grand nombre; les portes de leur maison sont d'ivoire et d'airain, et leurs tables sont chargées de cratères d'or. La force de leur cœur leur assure des richesses, qu'ils gardent parfois jusqu'au déclin de l'âge. Certes, dans ma jeunesse, je les égalais en courage, mais je n'avais ni chevaux, ni chars, ni serviteurs, ni même une armure assez épaisse pour les égaler dans les combats et pour y gagner des trépieds d'or et des femmes d'une grande beauté. Celui qui combat à pied, avec de faibles armes, ne peut pas tuer beaucoup d'ennemis, parce que lui-même il craint la mort. Aussi, combattant sous les murs des villes, dans la foule obscure des serviteurs, je n'ai jamais rapporté de riches dépouilles.
La vieille Mélantho répondit:
—La guerre donne aux hommes des richesses et les leur ôte. Mon père Kyphos possédait à Mylata un palais et d'innombrables troupeaux. Mais des hommes armés lui ont tout pris, et ils l'ont tué. Moi-même, j'ai été emmenée esclave, mais je n'ai pas été maltraitée, parce que j'étais jeune. Les chefs m'ont reçue dans leur lit; et je n'ai jamais manqué de nourriture. Tu as été mon dernier maître et aussi le moins riche.
Elle parlait sans joie et sans tristesse.
Le Vieillard lui répondit:
—Mélantho, tu ne peux te plaindre de moi, car je t'ai toujours traitée avec douceur. Ne me reproche point de n'avoir point gagné de grandes richesses. Il y a des armuriers et des forgerons qui sont riches. Ceux qui sont habiles à construire des chars tirent profit de leur travail. Les devins reçoivent de grands présents. Mais la vie des chanteurs est dure.
La vieille Mélantho dit:
—La vie de beaucoup d'hommes est dure.
Et, d'un pas pesant, elle sortit de la maison pour aller chercher, avec sa bru, du bois dans le cellier. C'était l'heure où l'ardeur invincible du soleil accable les hommes et les animaux, et fait taire même la voix des oiseaux dans le feuillage immobile. Le Vieillard s'étendit sur une natte et, se voilant le visage, il s'endormit.
Pendant son sommeil, il fut visité par un petit nombre de songes, qui n'étaient ni plus beaux ni plus rares que ceux qui lui venaient chaque jour. Ces songes lui présentaient des images d'hommes et de bêtes. Et, comme il y reconnaissait des humains qu'il avait connus durant qu'ils vivaient sur la terre fleurie, et qui, depuis, ayant perdu la lumière du jour, étaient couchés sous un tertre funèbre, il se persuadait que les âmes des morts flottent dans l'air, mais qu'elles sont sans vigueur et telles que les ombres vaines. Il était instruit par les songes qu'il est aussi des ombres d'animaux et de plantes, qu'on voit dans le sommeil. Il était certain que les morts errant dans l'Hadès forment eux-mêmes leur image, puisque nul autre ne la pourrait former pour eux, à moins d'être un de ces Dieux qui se plaisent à tromper la faible intelligence des hommes. Mais, n'étant pas devin, il ne pouvait faire la distinction des songes menteurs et des songes véritables; et, las de chercher des avis dans les images confuses de la nuit, il les regardait passer avec indifférence sous ses paupières closes.
À son réveil, il vit, rangés devant lui dans l'attitude du respect, les enfants de Kymé auxquels il enseignait la poésie et la musique, comme son père les lui avait enseignées. Il y avait parmi eux les deux fils de sa bru. Plusieurs étaient aveugles; car on destinait de préférence à l'état de chanteurs ceux qui, privés de la vue, ne pouvaient ni travailler aux champs ni suivre les héros dans les guerres.
Ils tenaient dans leurs mains les offrandes dont ils payaient les leçons du chanteur, des fruits, un fromage, un rayon de miel, une toison de brebis, et ils attendaient que le maître approuvât leur offrande pour la déposer sur l'autel domestique.
Le Vieillard, s'étant levé, saisit sa lyre suspendue à une poutre de la salle et dit avec bonté:
—Enfants, il est juste que les riches offrent un grand présent, et que les pauvres en donnent un moindre. Zeus, notre père, a partagé inégalement les biens entre les hommes. Mais il châtierait l'enfant qui ravirait le tribut qu'on doit au chanteur divin.
La vigilante Mélantho vint enlever les offrandes sur l'autel. Et le Vieillard, ayant accordé sa lyre, commença d'enseigner un chant aux enfants, assis à terre, les jambes croisées, autour de lui.
—Écoutez, leur dit-il, le combat de Patrocle et de Sarpédon. Ce chant est beau.
Et il chanta. Il modulait les sons avec force, appliquant le même rythme et la même cadence à tous les vers; et pour que sa voix ne faiblit pas, il la soutenait, par intervalles réguliers, d'une note de sa lyre à trois cordes. Et, avant de prendre les repos nécessaires, il poussait un cri aigu accompagné d'une vibration stridente des cordes.
Après qu'il avait dit un nombre de vers égal à deux fois le nombre des doigts de ses mains, il les faisait répéter aux enfants qui les criaient tous ensemble d'une voix perçante en touchant, à l'exemple du maître, leurs petites lyres, qu'ils avaient taillées eux-mêmes dans du bois, et qui ne rendaient point de son.
Le Vieillard répétait les mêmes vers avec patience jusqu'à ce que les petits chanteurs les eussent retenus exactement. Il louait les enfants attentifs, mais ceux qui manquaient de mémoire ou d'esprit, il les frappait du bois de sa lyre et ils allaient pleurer contre un pilier de la salle. Il donnait l'exemple du chant; mais il n'y joignait point de préceptes, parce qu'il croyait que les choses de la poésie étaient établies anciennement et hors du jugement des hommes. Les seuls conseils qu'il leur donnât regardaient la bienséance.
Il leur disait:
—Honorez les rois et les héros, qui sont au-dessus des autres hommes. Nommez les héros par leur nom et par le nom de leur père, afin que ces noms ne se perdent pas. Quand vous vous tiendrez assis dans les assemblées, ramenez votre tunique sur vos cuisses et que votre maintien exprime la grâce et la pudeur.
Il leur disait encore:
—Ne crachez pas dans les fleuves, parce que les fleuves sont sacrés. Ne faites point de changement, soit par faute de mémoire, soit par caprice, aux chants que je vous enseigne; et quand un roi vous dira: « Ces chants sont beaux. Qui te les enseigna?» Vous répondrez: «Je les tiens du Vieillard de Kymé, qui les tenait de son père, à qui un Dieu sans doute les avait inspirés.»
De la cuisse de bœuf, il lui restait quelques morceaux excellents. Ayant mangé un de ces morceaux devant le foyer et brisé les os avec une hache de bronze, pour en tirer la moelle, dont seul dans la maison il était digne de se nourrir, il fit, avec le reste des viandes, la part des femmes et des enfants pour deux jours.
Alors il reconnut que bientôt il ne resterait plus rien de la bonne nourriture, et il songea: «Les riches sont aimés de Zeus, et les pauvres ne le sont pas. J'ai, sans doute, offensé, sans le savoir, quelqu'un des Dieux qui vivent cachés dans les forêts ou dans les montagnes, ou plutôt l'enfant d'un immortel; et c'est pour expier mon crime involontaire que je traîne une vieillesse indigente. On commet parfois sans intention mauvaise des actions punissables, parce que les Dieux n'ont pas exactement révélé aux hommes ce qu'il est permis ou défendu de faire. Et leur volonté est obscure.» Il agita longtemps ces pensées dans son esprit, et, craignant le retour de la faim cruelle, il résolut de ne pas rester la nuit oisif dans la demeure, mais, d'aller, cette fois, vers les contrées où l'Hermos coule entre les rochers et où l'on voit Ornéia, Smyrne et la belle Hissia couchées sur la montagne qui, comme l'éperon d'un navire phénicien, s'enfonce dans la mer. C'est pourquoi, à l'heure où les premières étoiles tremblent dans le ciel pâle, il ceignit la courroie de sa lyre et s'en alla, le long du rivage, vers les demeures des hommes riches, qui se plaisent à entendre, durant les longs festins, les louanges des héros et les généalogies des Dieux.
Ayant chemine toute la nuit selon sa coutume, il découvrit aux clartés roses du matin une ville assise sur un haut promontoire, et il reconnut l'opulente Hissia, aimée des colombes, qui regarde du haut d'un rocher les îles blanches se jouer comme des nymphes dans la mer étincelante. Il s'assit non loin de la ville, au bord d'une fontaine, pour se reposer et pour apaiser sa faim avec des oignons qu'il avait emportés dans un pli de sa tunique.
Il achevait à peine son repas quand une jeune fille, portant une corbeille sur sa tête, vint à la fontaine pour y laver du linge. Elle le regarda d'abord avec défiance, mais voyant qu'il portait une lyre de bois sur sa tunique déchirée et qu'il était vieux et accablé de fatigue, elle s'approcha sans crainte et soudain, émue de pitié et de vénération, elle puisa dans le creux de ses deux mains rapprochées un peu d'eau dont elle rafraîchit les lèvres du chanteur.
Alors il la nomma fille de roi; il lui promit une longue vie et lui dit:
—Jeune fille, l'essaim des désirs flotte autour de ta ceinture. Et j'estime heureux l'homme qui te conduira dans sa couche. Et moi, vieillard, je loue ta beauté comme l'oiseau nocturne qui pousse son cri méprisé sur le toit des époux. Je suis un chanteur errant. Jeune fille, dis-moi de bonnes paroles.
Et la jeune fille répondit:
—Si, comme tu dis et comme il semble, tu es un joueur de lyre, ce n'est pas un mauvais destin qui t'amène dans cette ville. Car le riche Mégès reçoit aujourd'hui un hôte qui lui est cher, et il donne aux principaux habitants de la ville, en l'honneur de son hôte, un grand festin. Sans doute, il voudra leur faire entendre un bon chanteur. Va le trouver. On voit d'ici sa maison. Il n'est pas possible d'y arriver du côté de la mer, parce qu'elle est située sur ce haut promontoire qui s'avance au milieu des flots et qui n'est visité que par les alcyons. Mais si tu montes à la ville par l'escalier taillé dans le roc du côté de la terre, au regard des coteaux plantés de vigne, tu reconnaîtras facilement entre toutes la maison de Mégès. Elle est fraîchement enduite de chaux et plus spacieuse que les autres.
Et le Vieillard, se dressant sur ses jambes raidies, gravit l'escalier taillé dans le roc par les hommes des anciens jours, et, parvenu au plateau élevé sur lequel s'étend la ville d'Hissia, il reconnut sans peine la maison du riche Mégès.
L'abord lui en fut agréable, car le sang des taureaux fraîchement égorgés ruisselait au dehors, et l'odeur des graisses chaudes se répandait au loin. Il franchit le seuil, pénétra dans la vaste salle du festin, et ayant touché de la main l'autel, il s'approcha de Mégès qui donnait des ordres à ses serviteurs et découpait les viandes. Déjà les convives étaient rangés autour du foyer, et ils se réjouissaient dans l'espérance d'une abondante nourriture. Il y avait parmi eux beaucoup de rois et de héros. Mais l'hôte que Mégès voulait honorer en ce repas était un roi de Khios qui, pour acquérir des richesses, avait longtemps navigué sur la mer et beaucoup enduré. Il se nommait Oineus. Tous les convives le regardaient avec admiration parce qu'il avait, comme autrefois le divin Ulysse, échappé à d'innombrables naufrages, partagé, dans des îles, la couche des magiciennes et rapporté des trésors. Il contait ses voyages, ses fatigues, et, doué d'un esprit subtil, il y ajoutait des mensonges.
Reconnaissant un chanteur à la lyre que le Vieillard portait suspendue à son côté, le riche Mégès lui dit:
—Sois le bienvenu. Quels chants sais-tu dire?
Le Vieillard répondit:
—Je sais la Querelle des rois qui causa de grands maux aux Achéens, je sais l'Assaut du mur. Et ce chant est beau. Je sais aussi Zeus trompé, l'Ambassade et l'Enlèvement des morts. Et ces chants sont beaux. Je sais encore six fois soixante chansons très belles.
De cette manière, il faisait entendre qu'il en savait beaucoup. Mais il n'en connaissait pas le nombre.
Le riche Mégès répliqua d'un ton moqueur:
—Les chanteurs errants disent toujours, dans l'espoir d'un bon repas et d'un riche présent, qu'ils savent beaucoup de chansons; mais, à l'épreuve, on s'aperçoit qu'ils ont retenu un petit nombre de vers, dont ils fatiguent, en les répétant, les oreilles des héros et des rois.
Le Vieillard fit une bonne réponse:
—Mégès, dit-il, tu es illustre par tes richesses. Sache que le nombre des chants connus de moi égale celui des taureaux et des génisses que tes bouviers mènent paître dans la montagne.
Mégès, admirant l'esprit du Vieillard, lui dit avec douceur:
—Il faut une intelligence non petite pour contenir tant de chansons. Mais, dis-moi: Ce que tu sais d'Achille et d'Ulysse est-il bien vrai? Car on sème d'innombrables mensonges sur ces héros.
Et le chanteur répondit:
—Ce que je sais de ces héros, je le tiens de mon père, qui l'avait appris des Muses elles-mêmes, car autrefois les Muses immortelles visitaient, dans les antres et les bois, les chanteurs divins. Je ne mêlerai point de mensonges aux antiques récits.
Il parlait de la sorte, avec prudence. Cependant, aux chants qu'il avait appris dès l'enfance, il avait coutume d'ajouter des vers pris dans d'autres chants ou trouvés dans son esprit. Il composait lui-même des chants presque tout entiers. Mais il n'avouait pas qu'ils étaient son ouvrage de peur qu'on n'y trouvât à redire. Les héros lui demandaient de préférence des récits anciens qu'ils croyaient dictés par un Dieu, et ils se défiaient des chants nouveaux. Aussi, quand il disait des vers sortis de son intelligence, il en cachait soigneusement l'origine. Et comme il était très bon poète et qu'il observait exactement les usages établis, ses vers ne se distinguaient en rien de ceux des aïeux; ils étaient à ceux-là pareils en forme et en beauté, et dignes, dès leur naissance, d'une gloire immortelle.
Le riche Mégès ne manquait point d'intelligence. Devinant que le Vieillard était un bon chanteur, il lui donna une place honorable au foyer et lui dit:
—Vieillard, quand nous aurons apaisé notre faim, tu nous chanteras ce que tu sais d'Achille et d'Ulysse. Efforce-toi de charmer les oreilles d'Oineus mon hôte, car c'est un héros plein de sagesse.
Et Oineus, qui avait longtemps erré sur la mer, demanda au joueur de lyre s'il connaissait les voyages d'Ulysse. Mais le retour des héros qui avaient combattu devant Troie était encore enveloppé d'obscurité, et personne ne savait ce qu'Ulysse avait souffert, errant sur la mer stérile.
Le Vieillard répondit:
—Je sais que le divin Ulysse entra dans le lit de Circé et trompa le Cyclope par une ruse ingénieuse. Les femmes en font des contes entre elles. Mais le retour du héros dans Ithaque est caché aux chanteurs. Les uns disent qu'il rentra en possession de sa femme et de ses biens; les autres qu'il chassa Pénélope, parce qu'elle avait mis les prétendants dans sa couche; et que lui-même, châtié par les Dieux, erra sans repos parmi les peuples, une rame sur l'épaule.
Oineus répondit:
—J’ai appris dans mes voyages qu'Ulysse était mort, tué de la main de son fils.
Cependant Mégès distribuait aux convives la chair des bœufs. Et il présentait à chacun le morceau convenable. Oineus l'en loua grandement.
—Mégès, lui dit-il, on voit que tu es accoutumé à donner des festins.
Les bœufs de Mégès se nourrissaient des herbes odorantes qui croissent au flanc des montagnes. Leur chair en était toute parfumée, et les héros ne pouvaient s'en rassasier. Et comme Mégès remplissait à tout moment une coupe profonde qu'il passait ensuite à ses hôtes, le repas se prolongea très avant dans la journée. Nul n'avait souvenir d'un si beau festin.
Le soleil était près de descendre dans la mer, quand les bouviers, qui gardaient dans la montagne les troupeaux de Mégès, vinrent prendre leur part des viandes et des vins. Mégès les honorait parce qu'ils paissaient les troupeaux, non point indolemment comme les bouviers de la plaine, mais armés de lances d'airain et ceints de cuirasses, afin de défendre les bœufs contre les attaques des peuples de l'Asie. Et ils étaient semblables aux héros et aux rois, qu'ils égalaient en courage. Deux chefs les conduisaient, Peiros et Thoas, que le maître avait mis au-dessus d'eux comme les plus braves et les plus intelligents. Et, vraiment, on ne pouvait voir deux hommes plus beaux. Mégès les accueillit à son foyer comme les protecteurs illustres de ses richesses. Il leur donna de la chair et du vin autant qu'ils en voulurent.
Oineus, les admirant, dit à son hôte:
—Je n'ai pas vu, dans mes voyages, d'hommes ayant les bras et les cuisses aussi vigoureux et bien formés que les ont ces deux chefs de bouviers.
Alors Mégès prononça une parole imprudente. Il dit:
—Peiros est plus fort dans la lutte, mais Thoas l'emporte à la course.
En entendant cette parole, les deux bouviers se regardèrent l'un l'autre avec colère, et Thoas dit à Peiros:
—Il faut que tu aies fait boire au maître un breuvage qui rend insensé pour qu'il dise à présent que tu es meilleur que moi dans la lutte.
Et Peiros irrité répondit à Thoas:
—Je me flatte de te vaincre à la lutte. Quant à la course, je t'en laisse le prix, que le maître t'a donné. Car il n'est pas surprenant qu'ayant le cœur d'un cerf tu en aies aussi les pieds.
Mais le sage Oineus apaisa la querelle des bouviers. Il conta des fables ingénieuses où paraissaient les dangers des rixes dans les banquets. Et, comme il parlait bien, il fut approuvé. Le calme s'étant rétabli, Mégès dit au Vieillard:
—Chante-nous, ami, la colère d'Achille et l'assemblée des rois.
Et le Vieillard, ayant accordé sa lyre, poussa dans l'air épais de la salle les grands éclats de sa voix.
Un souffle puissant s'exhalait de sa poitrine, et tous les convives se taisaient pour entendre les paroles mesurées qui faisaient revivre les âges dignes de mémoire. Et plusieurs songeaient: «Il est prodigieux qu'un homme si vieux, et desséché par les ans comme un cep de vigne qui ne porte plus ni fruits ni feuilles, tire de son sein une si puissante haleine.» Car ils ne savaient pas que la force du vin et l'habitude de chanter prêtaient au joueur de lyre les forces que lui refusaient ses tendons et ses nerfs affaiblis.
Un murmure de louanges s'élevait par moments de l'assemblée comme un souffle du violent Zéphyr dans les forêts. Mais tout à coup la querelle des deux bouviers, un moment apaisée, éclata avec violence. Échauffés par le vin, ils se défiaient à la lutte et à la course. Leurs cris farouches couvraient la voix du chanteur qui vainement haussait sur l'assemblée la clameur harmonieuse de sa bouche et de sa lyre. Les pâtres amenés par Peiros et Thoas, agités par l'ivresse, frappaient dans leurs mains et grognaient comme des porcs. Ils formaient depuis longtemps deux bandes rivales et partageaient l'inimitié des chefs.
—Chien! cria Thoas.
Et il porta à Peiros un coup de poing sur la face qui fit jaillir abondamment le sang de la bouche et des narines. Peiros, aveuglé, heurta du front la poitrine de Thoas, qui tomba en arrière, les côtes brisées. Aussitôt les bouviers rivaux se précipitent, échangeant les injures et les coups.
Mégès et les rois essayent en vain de séparer les furieux. Et le sage Oineus lui-même est repoussé par ces bouviers, qu'un Dieu a privés de raison. Les coupes d'airain volent de toutes parts. Les grands os des bœufs, les torches fumantes, les trépieds de bronze s'élèvent et s'abattent sur les combattants. Les corps mêlés des hommes roulent sur le foyer qui s'éteint, dans le vin des outres crevées.
Une obscurité profonde enveloppe la salle, où montent des imprécations aux Dieux et des hurlements de douleur. Des bras furieux empoignent des bûches ardentes et les lancent dans les ténèbres. Un tison enflammé atteint au front le chanteur, debout, muet, immobile.
Alors, d'une voix plus grande que tous les bruits du combat, il maudit cette maison injurieuse et ces hommes impies. Puis, pressant sa lyre contre sa poitrine, il sortit de la demeure et marcha vers la mer le long du haut promontoire. À sa colère succédait une profonde lassitude et un âcre dégoût des hommes et de la vie.
Le désir de se mêler aux Dieux enflait sa poitrine. Une ombre douce, un silence amical et la paix de la nuit enveloppaient toutes choses. À l'occident, vers ces contrées où l'on dit que flottent les ombres des morts, la lune divine, suspendue dans le ciel limpide, semait de fleurs argentées la mer souriante. Et le vieil Homère s'avança sur le haut promontoire jusqu'à ce que la terre, qui l'avait porté si longtemps, manquât sous ses pas.
Les Atrébates étaient établis sur une terre brumeuse, le long d'un rivage battu par une mer toujours agitée et dont les sables se soulevaient aux vents du large comme les lames de l'Océan. Leurs tribus habitaient, aux bords mouvants d'une large rivière, des enclos formés par des abatis d'arbres, au milieu des étangs, dans des forêts de chênes et de bouleaux. Ils y élevaient des chevaux à grosse tête et de courte encolure, dont le poitrail était large, la croupe belle, la jambe nerveuse, et qui faisaient d'excellentes bêtes de trait. Ils entretenaient, à l'orée des bois, des porcs énormes, aussi sauvages que des sangliers. Ils chassaient avec des dogues les bêtes féroces dont ils clouaient la tête sur les parois de leurs maisons de bois. Ces animaux, ainsi que les poissons de la mer et des fleuves, faisaient leur nourriture. Ils les grillaient et les assaisonnaient de sel, de vinaigre et de cumin. Ils buvaient du vin et, dans leurs repas de lions, s'enivraient autour des tables rondes. Il y avait parmi eux des femmes qui, connaissant la vertu des herbes, cueillaient la jusquiame, la verveine et la plante salutaire nommée selage, qui croît dans les creux humides des rochers. Elles composaient un poison avec le suc de l'if. Les Atrébates avaient aussi des prêtres et des poètes qui savaient ce que les autres hommes ignorent.
Ces habitants des forêts, des marécages et des grèves étaient de haute taille; ils ne coupaient point leurs chevelures blondes et couvraient leurs grands corps blancs d'une saie de laine qui avait les couleurs de la vigne empourprée par l'automne. Ils étaient soumis à des chefs établis au-dessus des tribus.
Les Atrébates savaient que les Romains étaient venus faire la guerre aux peuples de la Gaule, et que des nations entières avaient été vendues, corps et biens, sous la lance. Ils étaient avertis très vite de ce qui se passait au bord du Rhône et de la Loire. Les signes et les paroles volent comme l'oiseau. Et ce qui se disait à Genabum des Carnutes au lever du soleil était entendu sur les sables de l'Océan à la première veille de nuit. Mais ils ne s'inquiétaient point du sort de leurs frères, ou plutôt, jaloux de leurs frères, ils se réjouissaient des maux que leur infligeait César. Ils ne haïssaient pas les Romains, puisqu'ils ne les connaissaient pas. Ils ne les craignaient point, parce qu'il leur semblait impossible qu'une armée pût pénétrer à travers les bois et les marais qui entouraient leurs habitations. Ils n'avaient point de villes, bien qu'ils donnassent ce nom à Némétocenne, vaste enclos fermé par des palissades, qui servait d'abri, en cas d'attaque, aux guerriers, aux femmes et aux troupeaux. Nous venons de dire qu'ils avaient encore, sur toute l'étendue de leur territoire, beaucoup d'autres abris de cette sorte, mais plus petits. On les appelait aussi des villes.
Ils ne comptaient point sur ces abatis d'arbres pour résister aux Romains, qu'ils savaient habiles à prendre les cités défendues par des murs de pierre et par des tours de bois. Ils s'assuraient plutôt sur ce qu'il n'y avait point de chemins par tout leur territoire. Mais les soldats romains faisaient eux-mêmes les routes par lesquelles ils passaient. Ils remuaient la terre avec une force et une rapidité que ne concevaient pas les Gaulois de la forêt profonde, chez qui le fer était plus rare que l'or. Et les Atrébates apprirent un jour, non sans une profonde stupeur, que la longue voie romaine, avec sa belle chaussée de pierres et ses bornes posées de mille en mille, s'avançait vers leurs halliers et leurs marécages. Ils firent alors alliance avec les peuples répandus dans la forêt qu'on nommait la Profonde et qui opposaient à César une ligue de tribus nombreuses. Les chefs atrébates poussèrent le cri de guerre, ceignirent leur baudrier d'or et de corail, se coiffèrent du casque à cornes de cerf, de buffle ou d'élan, et tirèrent leur épée, qui ne valait pas le glaive romain. Ils furent vaincus et, comme ils avaient du cœur, ils se firent battre deux fois.
Or il y avait parmi eux un chef très riche, nommé Komm. Il gardait dans ses coffres un grand nombre de colliers, de bracelets et d'anneaux. Il y gardait aussi des têtes humaines trempées d'huile de cèdre. C'étaient celles des chefs ennemis tués par lui-même ou par son père ou par le père de son père. Komm jouissait de la vie en homme fort, libre et puissant.
Suivi de ses armes, de ses chevaux, de ses chars, de ses dogues bretons, de la foule de ses hommes de guerre et de ses femmes, il allait, selon son envie, sur ses domaines illimités, dans la forêt, le long de la rivière, et s'arrêtait dans quelqu'un de ces abris sous bois, de ces métairies sauvages, qu'il possédait en grand nombre. Là, tranquille, entouré de ses fidèles, il chassait les bêtes féroces, pêchait les poissons, faisait l'élève des chevaux, remémorait ses aventures de guerre. Et il s'en allait plus loin, dès qu'il lui en prenait envie. C'était un homme violent, rusé, d'un esprit subtil, excellent dans l'action, excellent par la parole. Quand les Atrébates poussèrent le cri de guerre, il ne coiffa pas le casque à cornes d'auroch. Mais il demeura tranquille dans une de ses maisons de bois pleines d'or, de guerriers, de chevaux, de femmes, de porcs sauvages et de poissons fumés. Après la défaite de ses compatriotes, il alla trouver César et mit au service des Romains son intelligence et son crédit. Il reçut un accueil favorable. Jugeant avec raison que ce Gaulois habile et puissant saurait pacifier le pays et le maintenir dans l'obéissance des Romains, César lui donna de grands pouvoirs et le nomma roi des Atrébates. Ainsi le chef Komm devint Commius Rex. Il porta la pourpre et fit frapper des monnaies où se voyait, de profil, sa tête ceinte du diadème à pointes aiguës des rois hellènes et des rois barbares, qui tenaient leur couronne de l'amitié du Peuple romain.
Il ne fut point en exécration aux Atrébates. Sa conduite intéressée et prudente ne lui avait point fait de tort chez un peuple qui n'avait pas sur la patrie et les devoirs du citoyen les maximes des Grecs et des Latins; qui, sauvage, inglorieux, étranger à toute vie publique, estimait la ruse, cédait à la force et s'émerveillait de la puissance royale comme d'une nouveauté magnifique. Encore la plupart de ces Gaulois, pauvres pêcheurs de la côte brumeuse, rudes chasseurs de la forêt, avaient-ils une meilleure raison de ne point juger défavorablement la conduite et la fortune du chef Komm; ne sachant pas même qu'ils étaient Atrébates, ni qu'il y eût des Atrébates, ils se souciaient peu du roi des Atrébates. Komm ne fut donc point impopulaire. Et si l'amitié des Romains le mit en péril, ce péril ne vint point de son peuple.
Or la quatrième année de la guerre, à la fin de l'été, César arma une flotte pour descendre chez les Bretons. Soucieux de se ménager des intelligences dans la grande Île, il résolut d'envoyer Komm en ambassade chez les Celtes de la Tamise, afin de leur offrir l'amitié du Peuple romain. Komm, qui avait l'esprit ingénieux et la langue déliée, était désigné pour cette ambassade par son caractère et par sa naissance, qui le faisait parent des Bretons. Car des tribus atrébates étaient alors établies sur les deux rives de la Tamise.
Komm était fier de l'amitié de César. Mais il ne s'empressait point d'accomplir une mission dont il prévoyait les dangers. Pour le décider, il fallut lui accorder de très grands avantages. César exempta des tributs que payaient les villes gauloises Némétocenne, qui déjà devenait une cité et une capitale, tant les Romains étaient prompts à mettre en valeur les territoires conquis. Il rendit à Némétocenne ses droits et ses lois, c'est-à-dire que le rigoureux régime de la conquête y fut un peu adouci. De plus, il donna à Komm la royauté des Morins, établis sur le rivage de l'Océan, à côté des Atrébates.
Komm fit voile avec Caius Volusenus Quadratus, préfet de la cavalerie, envoyé par César pour reconnaître la grande Île. Mais quand le navire aborda la plage de sable au pied des blanches falaises hantées des oiseaux, le Romain refusa de débarquer, redoutant des dangers inconnus et la mort certaine. Komm descendit à terre avec ses chevaux et ses fidèles, et parla aux chefs bretons venus à sa rencontre. Il leur fit un discours par lequel il leur conseillait de préférer l'amitié fructueuse des Romains à leur colère impitoyable. Mais ces chefs, issus de Hu le Puissant et de ses compagnons, étaient violents et fiers. Ils écoutèrent ce langage avec impatience. La colère éclata sur leurs visages, barbouillés de pastel. Ils jurèrent de défendre leur Île contre les Romains.
—Qu'ils débarquent ici, s'écrièrent-ils, et ils disparaîtront comme disparaît sur le sable du rivage la neige qu'a touchée le vent du Midi.
Tenant pour un outrage les avis dictés par César, ils tiraient déjà l'épée du ceinturon et voulaient mettre à mort le messager de honte.
Debout, courbé sur son bouclier dans l'attitude du suppliant, Komm invoqua ce nom de frère qu'il pouvait leur donner. Ils étaient fils des mêmes pères.
C'est pourquoi les Bretons ne le tuèrent pas. Ils le conduisirent enchaîné dans un grand village voisin de la côte. En traversant une esplanade qui s'étendait au milieu des huttes de chaume, il remarqua des pierres hautes et plates, fichées en terre à intervalles irréguliers et couvertes de signes qu'il tint pour sacrés, car il n'était pas facile d'en découvrir le sens. Il vit que les huttes de ce grand village étaient semblables à celles des villages atrébates, mais d'une moindre richesse. Devant les huttes des chefs, des perches se dressaient, portant des hures de sangliers, des bois de rennes, des têtes chevelues d'hommes blonds. Komm fut conduit dans une hutte qui ne renfermait que la pierre du foyer recouverte encore de cendres, un lit de feuilles sèches et la figure d'un Dieu taillée dans une bille de tilleul. Lié au pilier qui soutenait le toit de chaume, l'Atrébate méditait sa mauvaise fortune et cherchait dans son esprit soit quelque parole magique très puissante, soit quelque artifice ingénieux, pour échapper à la colère des chefs bretons.
Et, pour charmer sa misère, il composait, dans la manière des aïeux, un chant rempli de menaces et de plaintes, et tout coloré par les images des montagnes et des forêts natales, dont il rappelait le souvenir dans son cœur.
Des femmes, tenant leur enfant pressé contre leur mamelle, vinrent le regarder avec curiosité et lui firent des questions sur son pays, sa race, les aventures de sa vie. Il leur répondit avec douceur. Mais son âme était triste et agitée par une cruelle inquiétude.
César, retenu jusqu'à la fin de l'été sur le rivage des Morins, ayant mis à la voile, une nuit, vers la troisième veille, arriva en vue de l'Île à la quatrième heure du jour. Les Bretons l'attendaient sur la grève. Mais ni leurs flèches de bois durci, ni leurs chars armés de faux, ni leurs chevaux au long poil, habitués à nager dans l'Océan parmi les écueils, ni leurs visages couverts de peintures terribles n'arrêtèrent les Romains. L'Aigle entourée des légionnaires toucha le sol de l'Île barbare. Les Bretons s'enfuirent sous la grêle de pierre et de plomb lancée par des machines qu'ils croyaient des monstres. Frappés de terreur, ils couraient comme un troupeau d'élans sous l'épieu du chasseur.
Lorsqu'ils eurent atteint, vers le soir, le grand village voisin de la côte, les chefs s'assirent sur les pierres rangées en cercle autour de l'esplanade, et tinrent conseil. Ils prolongèrent leur délibération tout le long de la nuit, et quand l'aube commença d'éclairer l'horizon, tandis que le chant de l'alouette perçait le ciel gris, ils se rendirent dans la hutte où Komm l'Atrébate était enchaîné depuis trente jours. Ils le regardèrent avec respect, à cause des Romains, le délièrent, lui offrirent une boisson faite avec le jus fermenté des merises, lui rendirent ses armes, ses chevaux, ses compagnons et, lui adressant des paroles flatteuses, le supplièrent de les accompagner au camp des Romains et de demander pardon pour eux à César le Puissant.
—Tu le persuaderas de nous être ami, lui dirent-ils, car tu es sage et tes paroles sont agiles et pénétrantes comme des flèches. Parmi tous les ancêtres dont le souvenir nous a été gardé dans des chants, il ne s'en trouve pas un seul qui te surpasse en prudence.
Komm l'Atrébate entendit ces discours avec joie. Mais il cacha le plaisir qu'il en ressentait et, la lèvre soulevée par un sourire amer, il dit aux chefs bretons, en leur montrant du doigt les feuilles détachées des bouleaux, qui tournoyaient au vent:
—Les pensées des hommes vains sont agitées comme ces feuilles et sans cesse retournées dans tous les sens. Hier ils me tenaient pour un insensé et disaient que j'avais mangé l'herbe d'Erin, qui enivre les animaux. Aujourd'hui ils estiment que la sagesse des aïeux est en moi. Pourtant je suis aussi bon conseiller un jour que l'autre, car mes paroles ne dépendent point du soleil ou de la lune, mais de mon intelligence. Je devrais, pour prix de votre méchanceté, vous abandonner à la colère de César, qui vous fera couper le poing et crever les yeux, afin qu'allant mendier du pain et de la bière dans les villages illustres, vous portiez témoignage par toute l'Île bretonne de sa force et de sa justice. Pourtant j'oublierai l'injure que vous m'avez faite, me rappelant que nous sommes frères, que les Bretons et les Atrébates sont les fruits du même arbre. J'agirai pour le bien de mes frères qui boivent l'eau de la Tamise. L'amitié de César que je venais leur porter dans leur Île, je la leur ferai rendre maintenant qu'ils l'ont perdue par leur folie. César, qui aime le chef Komm et l'a établi roi sur les Atrébates et sur les Morins aux colliers de coquilles, aimera les chefs bretons, peints de couleurs ardentes, et les confirmera dans leur richesse et leur puissance, parce qu'ils sont les amis du chef Komm qui boit l'eau de la Somme.
Et Komm l'Atrébate dit encore:
—Apprenez de moi ce que vous dira César quand vous vous courberez sur vos boucliers au pied de son tribunal et ce qu'il conviendra de lui répondre d'un esprit avisé. Il vous dira: «Je vous accorde la paix. Livrez-moi des enfants nobles en otage.» Et vous lui répondrez: «Nous te livrerons nos enfants nobles. Et nous t'en amènerons quelques-uns aujourd'hui même. Mais les enfants nobles sont pour la plupart dans les régions lointaines de notre Île, et il faudra plusieurs journées pour les faire venir.»
Les chefs admirèrent l'esprit subtil de Komm l'Atrébate. L'un d'eux lui dit:
—Komm, tu es doué d'une grande intelligence, et je crois que ton cœur est plein d'amitié pour tes frères bretons qui boivent l'eau de la Tamise. Si César était un homme, nous aurions le courage de combattre contre lui, mais nous avons connu qu'il était un Dieu à ce que ses navires et ses machines de guerre sont des êtres vivants et doués de connaissance. Allons lui demander qu'il nous pardonne de l'avoir combattu et nous laisse notre puissance et nos richesses.
Ayant ainsi parlé, les chefs de l'Île brumeuse sautèrent à cheval et s'en allèrent vers le rivage de l'Océan qu'occupaient les Romains près de l'anse où leurs liburnes étaient mouillées, et non loin de la grève sur laquelle ils avaient tiré leurs galères. Komm chevauchait avec eux. Quand ils virent le camp romain qui était entouré de fossés et de palissades, percé de rues larges et régulières et tout couvert de pavillons que dominaient les aigles d'or et les couronnes des enseignes, ils s'arrêtèrent émerveillés et se demandèrent par quel art les Romains avaient bâti en un jour une ville plus belle et plus vaste que toutes celles de l'Île brumeuse.
—Qu'est cela? s'écria l'un d'eux.
—C’est Rome, répondit l'Atrébate. Les Romains portent partout Rome avec eux.
Introduits dans le camp, ils se rendirent au pied du tribunal où siégeait le proconsul entouré de faisceaux. Il était pâle dans la pourpre, avec des yeux d'aigle.
Komm l'Atrébate prit une attitude suppliante et pria César de pardonner aux chefs bretons.
—En te combattant, dit-il, ces chefs n'ont pas agi selon leur cœur, qui est grand chaque fois qu'il commande. Quand ils poussaient contre tes soldats leurs chars de guerre, ils obéissaient et ne commandaient point; ils cédaient à la volonté des hommes pauvres et humbles des tribus qui s'assemblaient en grand nombre pour s'opposer à toi, n'ayant pas assez d'intelligence pour connaître ta force. Tu sais que les pauvres sont moins bons en tontes choses que les riches. Ne refuse point ton amitié à ceux-ci, qui possèdent de grands biens et qui peuvent payer le tribut.
César accorda le pardon que les chefs demandaient et leur dit:
—Livrez-moi en otage les fils de vos princes.
Le plus ancien des chefs répondit:
—Nous te livrerons nos enfants nobles. Et nous t'en amènerons quelques-uns aujourd'hui même. Mais les enfants nobles sont pour la plupart dans des régions lointaines de notre Île, et il faudra plusieurs journées pour les faire venir.
César inclina la tète en signe de consentement. Ainsi, par le conseil de l'Atrébate, les chefs ne livrèrent qu'un petit nombre de jeunes garçons, et non point des plus nobles.
Komm demeura dans le camp. La nuit, ne pouvant dormir, il gravit la falaise et regarda la mer. Le flot brisait sur les écueils. Le vent du large mêlait au mugissement des lames ses miaulements sinistres. La lune fauve, dans sa fuite immobile parmi les nuées, jetait sur l'Océan des lueurs mouvantes. L'Atrébate, dont le regard sauvage perçait l'ombre et l'embrun, aperçut des navires surpris par la tempête et que travaillaient le vent et la mer. Les uns, désemparés et ne gouvernant plus, allaient où les poussait le flot dont l'écume brillait à leur flanc comme une pâle étincelle; d'autres regagnaient le large. Leur toile effleurait la mer comme l'aile d'un oiseau pêcheur. C'étaient les navires qui amenaient la cavalerie de César et que dispersait la tempête. Le Gaulois, respirant avec joie l'air marin, marcha quelque temps sur le bord de la falaise et bientôt son regard découvrit l'anse dans laquelle les galères romaines, qui avaient épouvanté les Bretons, étaient à sec sur le sable. Il vit le flot les approcher peu à peu, les atteindre, les soulever, les heurter les unes contre les autres, les briser, tandis que les liburnes à la coque profonde, mouillées dans l'anse, chassaient sur leurs ancres dans un vent furieux qui emportait leurs mâts et leurs gréements ainsi que des brins de chaume. Il distinguait les mouvements confus des légionnaires accourus en tumulte sur la plage. Leurs clameurs montaient à son oreille dans les bruits de la tempête. Alors il leva les yeux vers la lune divine, que vénèrent les Atrébates, habitants des rivages et des forêts profondes. Elle était là dans le ciel agité des Bretons, et semblait un bouclier. Il le savait que c'était elle, la lune de cuivre, qui, dans son plein, avait produit cette grande marée et causé la tempête qui, maintenant, détruisait la flotte des Romains. Et sur la pâle falaise, dans la nuit auguste, devant la mer furieuse, Komm l'Atrébate eut la révélation d'une force secrète, mystérieuse, plus invincible que la force romaine.
En apprenant le désastre de la flotte, les Bretons reconnurent avec joie que César ne commandait ni à l'Océan ni à la lune, amie des plages désertes et des forêts profondes, et que les galères romaines n'étaient point des dragons invincibles, puisque le flot les avait fracassées et jetées, les flancs ouverts, sur le sable des grèves. Reprenant l'espoir de détruire les Romains, ils méditèrent d'en tuer un grand nombre par la flèche et l'épée, et de jeter le reste dans la mer. C'est pourquoi ils se montrèrent tous les jours assidus dans le camp de César. Ils portaient aux légionnaires des viandes fumées et des peaux d'élans. Ils prenaient des visages amis, répandaient des paroles mielleuses et tâtaient avec admiration les bras durs des centurions.
Pour paraître mieux soumis, les chefs livraient des otages; mais c'étaient les fils des ennemis contre lesquels ils avaient une vengeance, ou bien des enfants sans beauté, qui n'étaient point nés dans une des familles issues des Dieux. Et quand ils crurent que les petits hommes bruns se reposaient, pleins de confiance, sur leur amitié, ils rassemblèrent les guerriers de tous les villages des bords de la Tamise et ils se précipitèrent, en poussant de grands cris, contre les portes du camp. Ces portes étaient défendues par des tours de bois. Les Bretons, ignorant l'art d'enlever les positions fortifiées, ne purent franchir l'enceinte, et beaucoup de chefs au visage peint de pastel tombèrent au pied des tours. Une fois encore les Bretons connurent que les Romains étaient doués d'une force surhumaine. Aussi vinrent-ils le lendemain demander pardon à César et lui promettre leur amitié.
César les reçut d'un visage immobile, mais la nuit même il fit embarquer ses légions dans les liburnes réparées en grande hâte, et cingla vers le rivage des Morins. N'espérant plus recevoir sa cavalerie dispersée par la tempête, il renonçait, pour cette fois, à la conquête de l'Île brumeuse.
Komm l'Atrébate regagna avec l'armée le rivage des Morins. Il avait monté à bord du navire qui portait le proconsul. César, curieux de connaître les usages des barbares, lui demanda si les Gaulois ne se croyaient point issus de Pluton et si ce n'était pas à cause de cette origine qu'ils comptaient le temps par les nuits et non par les jours. L'Atrébate ne put lui donner la raison véritable de cette coutume. Mais il lui dit qu'à son avis la nuit avait précédé le jour à la naissance du monde.
—J’estime, ajouta-t-il, que la lune est plus ancienne que le soleil. Elle est une divinité très puissante, amie des Gaulois.
—La divinité de la lune, répondit César, est reconnue par les Romains et par les Grecs. Mais ne crois pas, Commius, que cet astre, qui brille sur l'Italie et sur toute la terre, soit particulièrement favorable aux Gaulois.
—Prends garde, Julius, répondit l'Atrébate, et pèse tes paroles. La lune que tu vois ici courir dans les nuées n'est pas la lune qui luit à Rome sur vos temples de marbre. D'Italie on ne pourrait voir celle-ci, bien qu'elle soit grande et claire. La distance ne le permet pas.
L'hiver vint recouvrir la Gaule d'ombre, de glace et de neige. Le cœur des guerriers s'émut, dans la hutte de roseaux, au souvenir des chefs et des serviteurs tués par César ou vendus à l'encan. Parfois un homme venait, à la porte de la hutte, mendiant du pain et montrant ses poignets coupés par le licteur. Et les guerriers s'indignaient dans leur cœur. Ils échangeaient entre eux des paroles de colère. Des assemblées nocturnes se tenaient au fond des bois et dans le creux des rochers.
Cependant le roi Komm chassait avec ses fidèles à travers les forêts, au pays des Atrébates. Chaque jour, un messager portant la saie rayée et les braies rouges venait, par des sentiers inconnus, au-devant du roi, et, ralentissant près de lui le pas de son cheval, lui disait à voix basse:
—Komm, ne veux-tu pas être un homme libre dans un pays libre? Komm, subiras-tu longtemps l'esclavage des Romains?
Et le messager disparaissait dans l'étroit chemin où les feuilles tombées amortissaient le galop de son cheval.
Komm, roi des Atrébates, demeurait l'ami des Romains. Mais, peu à peu, il se persuada qu'il convenait que les Atrébates et les Morins fussent libres, puisqu'il était leur roi. Il lui déplaisait aussi de voir les Romains, établis à Némétocenne, siéger dans des tribunaux, où ils rendaient la justice, et des géomètres venus d'Italie tracer des routes à travers les forêts sacrées. Enfin il admirait moins les Romains depuis qu'il avait vu leurs liburnes brisées contre les falaises bretonnes et les légionnaires pleurer la nuit, sur la grève. Il continuait d'exercer la souveraineté au nom de César. Mais il parlait à ses fidèles, en termes obscurs, de guerres prochaines.
Trois ans plus tard, l'heure était venue; le sang romain avait coulé dans Genabum. Les chefs conjurés contre César assemblaient des guerriers dans les monts Arvernes. Komm n'aimait pointées chefs; il les haïssait au contraire, les uns parce qu'ils étaient plus riches que lui en hommes, en chevaux et en terres, les autres à cause de l'or et des rubis qu'ils avaient en abondance, et plusieurs de ce qu'ils se disaient plus braves que lui et de plus noble race. Pourtant il reçut leurs messagers, auxquels il remit une feuille de chêne et une pointe de noisetier en signe d'amour. Et il correspondit avec les chefs ennemis de César au moyen de branches d'arbres taillées et nouées entre elles de manière à présenter un sens intelligible aux Gaulois, qui connaissaient le langage des feuilles.
Il ne poussa point le cri de guerre. Mais il allait par les villages atrébates et, visitant les guerriers dans les huttes, il leur disait:
—Trois choses sont nées les premières: l'homme, la liberté, la lumière.
Il s'assura que, lorsqu'il pousserait le cri de guerre, cinq mille guerriers morins et quatre mille guerriers atrébates boucleraient à son appel leur ceinturon de bronze. Et, songeant avec joie que dans la forêt le feu couvait sous la cendre, il passa secrètement chez les Trévires, afin de les gagner à la cause gauloise.
Or, tandis qu'il chevauchait avec ses fidèles le long des saules de la Moselle, un messager, vêtu de la saie rayée, lui remit une branche de frêne liée à une tige de bruyère, pour lui faire entendre que les Romains avaient soupçon de ses desseins et pour l'engager à la prudence. Car telle était la signification de la bruyère unie au frêne. Mais il poursuivit sa route et pénétra dans le territoire des Trévires. Titus Labienus, lieutenant de César, y était cantonné avec dix légions. Averti que le roi Commius venait secrètement visiter les chefs des Trévires, il soupçonna que c'était pour les détourner de l'amitié de Rome. L'ayant fait suivre par des espions il reçut des avis qui le confirmèrent dans l'idée qu'il s'était formée. Il résolut alors de se défaire de cet homme. Il était Romain, fils de la Ville déesse, exemple à l'univers, et il portait par les armes la paix romaine aux extrémités du monde. Il était bon général, expert dans la mathématique et dans la mécanique. Pendant les loisirs de la paix, il conversait dans sa villa de Campanie, sous les térébinthes, avec des magistrats, sur les lois, les mœurs et les usages des peuples. Il vantait les vertus antiques et la liberté. Il lisait les livres des historiens et des philosophes grecs. C'était un esprit plein de noblesse et d'élégance. Et parce que Komm l'Atrébate était un barbare, étranger à la chose romaine, il lui parut convenable et bon de le faire assassiner.
Averti du lieu où il se trouvait, il lui envoya son préfet de la cavalerie, Caius Volusenus Quadratus, qui connaissait l'Atrébate, car ils avaient été chargés tous deux de reconnaître ensemble les côtes de l'île de Bretagne, avant l'expédition de César; mais Volusenus n'avait pas osé débarquer. Donc, sur l'ordre de Labienus, lieutenant de César, Volusenus choisit quelques centurions et les emmena avec lui dans le village où il savait qu'il trouverait Komm. Il pouvait compter sur eux. Le centurion était un légionnaire monté en grade et qui portait, comme insigne de ses fonctions, un cep de vigne dont il frappait ses subordonnés. Ses chefs faisaient de lui tout ce qu'ils voulaient. Il était, après le terrassier, le premier instrument de la conquête. Volusenus dit à ses centurions:
—Un homme s'approchera de moi. Vous le laisserez avancer. Je lui tendrai la main. À ce moment, vous le frapperez par derrière et vous le tuerez.
Ayant donné ces ordres, Volusenus partit avec son escorte. Il rencontra, dans un chemin creux, près du village, Komm accompagné de ses fidèles. Le roi des Atrébates, qui se savait suspect aux Romains, aurait tourné bride. Mais le préfet de la cavalerie l'appela par son nom, l'assura de son amitié et lui tendit la main.
Rassuré par ces signes de bienveillance, l'Atrébate s'approcha. Au moment où il allait prendre la main qui lui était tendue, un centurion lui abattit son épée sur la tête et le fit tomber tout sanglant de son cheval. Les fidèles du roi se jetèrent alors sur la petite troupe romaine, la dispersèrent, relevèrent Komm et l'emportèrent jusqu'au prochain village, tandis que Volusenus, qui croyait sa besogne achevée, regagnait le camp ventre à terre avec ses cavaliers.
Le roi Komm n'était pas mort. Il fut porté secrètement dans le pays des Atrébates et il guérit de sa terrible blessure. S'étant remis debout, il fit ce serment:
—Je jure de ne me trouver face à face avec un Romain que pour le tuer.
Bientôt il apprit que César avait subi une grande défaite au pied de la montagne de Gergovie et que quarante-six centurions de son armée étaient tombés sous les murailles de la ville. Il fut averti ensuite que les confédérés, que commandait Vercingétorix, étaient assiégés dans Alésia des Mandubes, forteresse célèbre des Gaules, fondée par Hercule Tyrien. Il se rendit alors avec ses guerriers morins et ses guerriers atrébates sur la frontière des Eduens où se rassemblait l'armée qui devait secourir les Gaulois d'Alésia. On fit le dénombrement de cette armée et il se trouva qu'elle était composée de deux cent quarante mille fantassins et de huit mille cavaliers. Le commandement en fut donné à Virdumar et à Eporedorix, Eduens, à Vergasillaun, Arverne, et à Komm l'Atrébate.
Après les longs jours d'une marche embarrassée, Komm parvint avec les chefs et les soldats au pays montueux des Eduens. D'une des hauteurs qui environnent le plateau d'Alésia, il vit le camp romain et la terre remuée tout alentour par ces petits hommes bruns qui faisaient la guerre plus avec la pioche et la pelle qu'avec le javelot et l'épée. Il en tira un mauvais augure, sachant que les Gaulois valaient moins contre les fossés et les machines que contre des poitrines humaines. Lui-même, qui connaissait bien des ruses de guerre, il n'entendait pas grand'chose aux arts des ingénieurs latins. Après trois grandes batailles, durant lesquelles les fortifications des Romains ne furent point entamées, Komm fut emporté comme un brin de paille dans la tempête par la déroute épouvantable des Gaulois. Il avait vu dans la mêlée le manteau rouge de César et pressenti la défaite. Maintenant il fuyait par les chemins, furieux, maudissant les Romains, mais satisfait du mal qu'avaient soufferts avec lui les chefs gaulois dont il était jaloux.
Komm vécut un an caché dans les forêts atrébates. Il y était en sûreté parce que les Gaulois haïssaient les Romains et, leur étant soumis, estimaient grandement ceux qui ne leur obéissaient pas. Accompagné de ses fidèles, il menait sur le fleuve et dans la futaie une existence qui ne différait pas beaucoup de celle qu'il avait menée étant chef de beaucoup de tribus. Il se livrait à la chasse et à la pêche, méditait des ruses, et buvait des boissons fermentées qui, lui faisant perdre l'intelligence des choses humaines, lui communiquaient celle des choses divines. Mais son âme était changée, et il souffrait de ne plus se sentir libre. Tous les chefs des peuples étaient tués dans les combats, ou morts sous les verges, ou liés par le licteur et conduits dans les prisons de Rome. Il n'était plus animé contre eux d'une âcre envie, et il gardait maintenant sa haine tout entière aux Romains. Il attachait à la queue de son cheval le cercle d'or qu'il avait reçu du dictateur comme ami du Sénat et du Peuple romain. Il donnait à ses dogues les noms de César, de Caius et de Julius. Quand il voyait un porc, il l'appelait Volusenus en lui jetant des pierres. Et il composait des chants imités de ceux qu'il avait entendus dans sa jeunesse et qui exprimaient en fortes images l'amour de la liberté.
Or un jour que, chassant des oiseaux, il avait, seul et loin de ses fidèles, gravi le haut plateau, recouvert de bruyères, qui domine Némétocenne, il vit avec stupeur que les huttes et les palissades de sa ville avaient été abattues et que, dans une enceinte de murailles, s'élevaient des portiques, des temples et des maisons d'une architecture prodigieuse, qui lui inspiraient l'horreur et l'effroi que causent les ouvrages magiques. Car il ne pensait pas que ces demeures eussent été construites, en un si petit espace de temps, par des moyens naturels.
Il oublia de poursuivre les oiseaux dans la bruyère, et, couché sur la terre rouge, il regarda longtemps la ville étrange. La curiosité, plus forte que la peur, lui tenait les yeux ouverts. Et il contempla ce spectacle jusqu'au soir. Alors il lui vint au cœur une irrésistible envie de pénétrer dans la ville. Il cacha sous une pierre, dans la bruyère, ses colliers d'or, ses bracelets, ses ceintures de pierreries et ses armes de chasse, ne gardant qu'un couteau sous sa saie, et il descendit les pentes de la forêt. En traversant les halliers humides, il cueillit des champignons pour avoir l'air d'un pauvre homme allant vendre sa récolte sur le marché. Et il entra dans la ville, à la troisième veille, par la Porte dorée. Elle était gardée par des légionnaires qui laissaient passer les paysans portant des provisions. Aussi le roi des Atrébates, qui avait pris l'aspect d'un pauvre homme, put-il pénétrer facilement dans la voie Julienne. Elle était bordée de villas et conduisait au temple de Diane, dont le blanc fronton s'élevait, orné déjà de rinceaux de pourpre, d'azur et d'or. Aux lueurs grises du matin, Komm vit des figures peintes sur les murs des maisons. C'étaient des images aériennes de danseuses et les scènes d'une histoire qu'il ignorait: une jeune vierge offerte en sacrifice par des héros, une mère furieuse poignardant ses deux enfants encore à la mamelle, un homme aux pieds de bouc dressant de surprise ses oreilles pointues, quand il dévoile une vierge couchée et dormante et trouve qu'elle est un jeune garçon en même temps qu'une femme. Et il y avait dans les cours d'autres peintures qui enseignaient des façons d'aimer inconnues aux peuples de la Gaule. Quoiqu'il aimât furieusement le vin et les femmes, il ne concevait rien aux voluptés ausoniennes, parce qu'il ne se faisait pas une idée sensible des formes variées des corps et qu'il n'était pas tourmenté par le désir de la beauté. Venu dans cette ville, qui avait été sienne, pour satisfaire sa haine et donner à manger à sa colère, il nourrissait son cœur de fureur et de dégoût. Il détestait les arts latins et les artifices mystérieux des peintres. Et, de toutes les scènes représentées sous les portiques, il ne discernait que peu de chose, parce que ses yeux n'étaient savants qu'à connaître les feuillages des arbres et les nuées du ciel sombre.
Portant sa cueillette de morilles dans un pli de sa saie, il allait par les voies pavées de larges dalles. Sous une porte que surmontait un phallus éclairé par une petite lampe, il vit des femmes vêtues de tuniques transparentes, qui guettaient les passants. Il s'approcha dans l'idée de faire quelque violence. Une vieille survint, qui glapit aigrement:
—Passe ton chemin. Ce n'est pas une maison pour les paysans qui puent le fromage. Va retrouver tes vaches, bouvier!
Komm lui répondit qu'il avait eu cinquante femmes, les plus belles parmi les femmes atrébates, et des coffres pleins d'or. Les courtisanes se mirent à rire et la vieille cria:
—Au large, ivrogne!
Et la vieille semblait un centurion armé du cep de vigne, tant la majesté du Peuple romain éclatait dans l'Empire!
Komm, d'un coup de poing, lui brisa la mâchoire et s'éloigna tranquille, tandis que l'étroit couloir de la maison s'emplissait de cris aigus et de hurlements lamentables. Il laissa sur sa gauche le temple de Diane ardenaise et traversa le forum entre deux rangs de portiques. Reconnaissant, debout sur son socle de marbre, la déesse Rome, la tête coiffée du casque et le bras étendu pour commander aux peuples, il accomplit devant elle, avec une intention injurieuse, la plus ignoble des fonctions naturelles.
Il avait traversé toute la partie bâtie de la ville. Devant lui s'étendait le cercle de pierres à peine esquissé, déjà immense, de l'amphithéâtre. Il soupira:
—Ô race de monstres!
Et il s'avança parmi les débris abattus et foulés aux pieds des huttes gauloises, dont les toits de chaume s'étendaient naguère ainsi qu'une armée immobile et qui maintenant faisaient, non pas même une ruine, mais un fumier sur le sol. Et il songea:
-Voilà ce qui reste de tant d'âges d'hommes! Voilà ce qu'ils ont fait des demeures où les chefs atrébates suspendaient leurs armes!
Le soleil s'était levé sur les gradins de l'amphithéâtre, et le Gaulois parcourait avec une haine insatiable et curieuse le vaste chantier de briques et de pierres. De ces durs monuments de la conquête il remplissait le regard de ses grands yeux bleus, et il secouait dans l'air frais sa longue crinière fauve. Se croyant seul, il murmurait des imprécations. Mais, à quelque distance du chantier, il aperçut, au pied d'un tertre couronné de chênes, un homme assis sur une pierre moussue, la tête couverte de son manteau et penchée. Il ne portait point d'insignes, mais il avait au doigt l'anneau de chevalier, et l'Atrébate avait assez l'habitude du camp romain pour reconnaître un tribun militaire. Ce soldat écrivait sur des tablettes de cire et semblait tout entier à ses pensées intérieures. Demeuré longtemps immobile, il leva la tète, pensif, le poinçon sur la lèvre, regarda sans voir, puis, rebaissant les yeux, recommença d'écrire. Komm le vit en face et s'aperçut qu'il était jeune, avec un air de noblesse et de douceur.
Alors le chef atrébate se rappela son serment. Il tâta son couteau sous sa saie, se glissa derrière le Romain avec une agilité sauvage et lui enfonça la lame au défaut de l'épaule. C'était une lame romaine. Le tribun poussa un grand soupir et s'affaissa. Un filet de sang coula du coin de la lèvre. Les tablettes de cire restaient sur la tunique entre les genoux. Komm les prit et regarda avidement les signes qui y étaient tracés, pensant que c'étaient des signes magiques dont la connaissance lui donnerait un grand pouvoir. C'étaient des lettres qu'il ne put lire et qui étaient prises à l'alphabet grec, alors employé préférablement à l'alphabet latin par les jeunes lettrés d'Italie. Ces lettres étaient en grande partie effacées par l'extrémité plate du stylet. Celles qui subsistaient donnaient des vers composés en langue latine sur des mètres grecs et présentaient, par endroits, un sens intelligible:
À PHOEBÉ, SUR SA MESANGE
O toi que Varius aime plus que ses yeux,
Ton Varius, errant sous le ciel pluvieux
Du Galate....
Et leur couple chantant dans la cage dorée
Ô ma blanche Phœbé, donne d'un doigt prudent
Le millet et l'eau pure à ta frêle captive.
Elle couve, elle est mère; une mère est craintive.
Oh! ne viens pas aux bords de l'Océan brumeux,
Phœbé, de peur ...
... Tes pieds blancs et tes flancs
Savants à se mouvoir au rythme du crotale.
Et ni l'or de Crésus ni la pourpre d'Attale,
Mais tes bras frais, tes seins ...
Une faible rumeur montait de la ville éveillée. L'Atrébate s'enfuit à travers les restes des huttes gauloises où quelques Barbares demeuraient terrés, humbles et farouches, et, par une brèche du mur, il sauta dans la campagne.
Lorsque enfin, par le glaive du légionnaire, par les verges du licteur et par les paroles flatteuses de César, la Gaule fut pacifiée tout entière, Marcus Antonius, questeur, vint prendre ses quartiers d'hiver à Némétocenne des Atrébates. Il était fils de Julia, sœur de César. Ses fonctions consistaient à payer la solde des troupes et à répartir, selon les règles établies, le butin qui était énorme, car les conquérants avaient trouvé des barres d'or et des escarboucles sous les pierres des lieux sacrés, au creux des chênes, dans l'eau tranquille des étangs, et recueilli beaucoup d'ustensiles d'or dans les huttes des chefs et des peuples exterminés.
Marcus Antonius amenait avec lui des scribes en grand nombre et des arpenteurs qui procédèrent à la répartition des meubles et des terres, et qui eussent fait beaucoup d'écritures inutiles; mais César leur prescrivit des méthodes simples et rapides de travail. Des marchands asiatiques, des colons, des ouvriers, des légistes venaient en foule à Némétocenne; et les Atrébates qui avaient quitté leur ville y rentraient les uns après les autres, curieux, surpris, pleins d'admiration. Les Gaulois, pour la plupart, étaient fiers maintenant de porter la toge et de parler la langue des fils magnanimes de Rémus. Ayant rasé leurs longues moustaches, ils ressemblaient à des Romains. Ceux d'entre eux qui avaient gardé quelque richesse demandaient à un architecte romain de leur bâtir une maison avec un portique intérieur, des chambres pour les femmes et une fontaine ornée de coquillages. Ils faisaient peindre Hercule, Mercure et les Muses dans leur salle à manger, et soupaient accoudés sur des lits.
Komm, bien qu'illustre et fils d'un père illustre, avait perdu la plupart de ses fidèles. Cependant il refusait de se soumettre et menait une vie errante et guerrière avec quelques hommes unis à lui par l'âpre volonté d'être libres, par la haine des Romains ou par l'habitude du pillage et du viol. Ils le suivaient dans les forêts impénétrées, dans les marécages, et jusque dans ces îles mouvantes formées à la vaste embouchure des rivières. Ils lui étaient tout dévoués, mais ils lui parlaient sans respect, ainsi qu'un homme parle à son égal, parce qu'ils l'égalaient en effet par le courage, dans l'excès constant des souffrances, du dénuement et de la misère. Ils habitaient des arbres touffus ou les fentes des rochers. Ils recherchaient les cavernes creusées dans la pierre friable par l'eau puissante des torrents au fond des étroites vallées. Quand ils ne trouvaient pas d'animaux à chasser, ils se nourrissaient de mûres et d'arbouses. Ils ne pouvaient pénétrer dans les villes gardées contre eux par les Romains ou seulement par la peur des Romains. Dans la plupart des villages ils n'étaient pas reçus volontiers. Komm trouva pourtant accueil dans les huttes éparses sur les sables toujours battus des vents, au bord des bouches endormies de la rivière Somme. Les habitants de ces dunes se nourrissaient de poissons. Pauvres, épars, perdus dans les chardons bleus de leur sol stérile, ils n'avaient point éprouvé la force romaine. Ils le recevaient avec ses compagnons dans leurs maisons souterraines, couvertes de roseaux et de pierres roulées par la mer. Ils l'écoutaient attentivement, n'ayant jamais entendu un homme parler aussi bien que lui. Il leur disait:
—Sachez qui sont les amis des Atrébates et des Morins qui vivent sur le rivage de la mer et dans la forêt profonde.
»La lune, la forêt et la mer sont les amies des Morins et des Atrébates. Et ni la mer, ni la forêt, ni la lune n'aime les petits hommes bruns amenés par César.
»Or, la mer m'a dit:—Komm, je cache tes navires vénètes dans une anse déserte de mon rivage.
»La forêt m'a dit:—Komm, je donnerai un abri sur à toi qui es un chef illustre et à tes compagnons fidèles.
»La lune m'a dit:—Komm, tu m'as vue, dans l'île des Bretons, briser les navires des Romains. Je commande aux nuages et aux vents, et je refuserai ma lumière aux conducteurs des chariots qui portent des vivres aux Romains de Némétocenne, en sorte que tu pourras les surprendre, la nuit.
»Ainsi m'ont parlé la mer, la forêt et la lune. Et je vous dis:
»—Laissez là vos barques et vos filets et venez avec moi. Vous serez tous des chefs de guerre et des hommes illustres. Nous livrerons des combats très beaux et très profitables. Nous nous procurerons des vivres, des trésors et des femmes en abondance. Voici comment:
»Je connais de mémoire tout le pays des Atrébates et des Morins si parfaitement qu'il n'y a point dans tout ce pays une rivière, un étang, un rocher dont je ne sache pas très bien la place. Et tous les chemins, tous les sentiers sont aussi présents dans mon esprit, avec leur vraie longueur et leur vraie direction, qu'ils le sont sur le sol des aïeux. Et il faut que ma pensée soit grande et royale pour contenir ainsi toute la terre atrébate. Or sachez qu'elle contient beaucoup d'autres pays encore, bretons, gaulois, germains. C'est pourquoi, si le commandement m'avait été donné sur les peuples, j'aurais vaincu César et chassé les Romains de cette terre. Et c'est pourquoi nous surprendrons ensemble les courriers de Marcus Antonius et les convois de vivres destinés à la ville qu'ils m'ont volée. Nous les surprendrons aisément, parce que je connais les routes qu'ils prennent, et leurs soldats ne pourront nous atteindre, parce qu'ils ne connaissent pas les chemins que nous prendrons. Et s'ils parvenaient à suivre notre trace, nous leur échapperions dans mes navires vénètes, qui nous porteraient à l'île des Bretons.»
Par de tels discours, Komm inspira une grande confiance à ses hôtes du rivage brumeux. Il acheva de les gagner en leur donnant quelques morceaux d'or et de fer, restes des trésors qu'il avait possédés. Ils lui dirent:
—Nous te suivrons partout où il te plaira de nous mener.
Il les mena par des chemins inconnus jusques aux abords de la voie romaine. Quand il voyait dans une prairie humide, autour de l'habitation d'un homme riche, des chevaux paissant, il les donnait à ses compagnons.
Il forma ainsi une troupe de cavalerie à laquelle venaient se joindre plusieurs Atrébates, désireux de faire la guerre pour acquérir des richesses, et quelques déserteurs du camp romain. Ceux-ci, le chef Komm ne les recevait pas, pour ne point violer le serment qu'il avait fait de ne jamais voir en face un Romain. Il les faisait interroger par un homme intelligent et les renvoyait avec des vivres pour trois jours. Parfois tous les hommes d'un village, jeunes et vieux, le suppliaient de les recevoir parmi ses fidèles. Ces hommes, les fiscaux de Marcus Antonius les avaient entièrement dépouillés, levant, après le tribut imposé par César, des tributs indus, et frappant d'amendes les chefs pour des fautes imaginaires. En effet, les officiers du fisc, après avoir rempli les coffres de l'État, prenaient soin de s'enrichir aux dépens de ces barbares qu'ils jugeaient stupides et qu'ils pouvaient toujours livrer au bourreau, pour faire taire les plaintes importunes. Komm choisissait les hommes les plus forts. Les autres, malgré leurs larmes et la peur qu'ils lui exprimaient de mourir de faim ou des Romains, étaient congédiés. Il ne voulait point avoir une grande armée, parce qu'il ne voulait point faire une grande guerre, ainsi que Vercingétorix.
Avec sa petite troupe, il enleva en peu de jours plusieurs convois de farine et de bestiaux, massacra, jusque sous les murs de Némétocenne, des légionnaires isolés et terrifia la population romaine de la ville.
—Ces Gaulois, disaient les tribuns et le centurions, sont des barbares cruels, contempteurs des Dieux, ennemis du genre humain. Au mépris de la foi jurée, ils offensent la majesté de Rome et de la Paix. Ils méritent une peine exemplaire. Nous devons à l'humanité de châtier les coupables.
Les plaintes des colons, les cris des soldats montèrent jusqu'au tribunal du questeur. Marcus Antonius d'abord n'y prit pas garde. Il était occupé à représenter, dans des salles closes et bien chauffées, avec des histrions et des courtisanes, les travaux de cet Hercule auquel il ressemblait par les traits du visage, la barbes courte et bouclée, la vigueur des membres. Vêtu d'une peau de lion, sa massue à la main, le fils robuste de Julia abattait des monstres feints, perçait de ses flèches une machine en forme d'hydre. Puis soudain, changeant la dépouille du lion pour la robe d'Omphale, il changeait en même temps de fureurs.
Cependant les convois étaient inquiétés; les détachements de soldats, surpris, harcelés, mis en fuite; et l'on trouva un matin le centurion G. Fusius pendu, la poitrine ouverte, à un arbre, près de la Porte dorée.
On savait dans le camp romain que l'auteur de ces brigandages était Commius, autrefois roi par l'amitié de Rome, maintenant chef de bandits. Marcus Antonius donna l'ordre d'agir avec énergie pour assurer la sécurité des soldats et des colons. Et, prévoyant qu'on ne prendrait pas de si tôt le rusé Gaulois, il invita le préteur à faire tout de suite un exemple terrible. Pour se conformer aux intentions de son chef, le préteur fit amener à son tribunal les deux Atrébates les plus riches qu'il y eût à Némétocenne.
L'un se nommait Vergal et l'autre Ambrow. Ils étaient tous deux d'illustre naissance et ils avaient, les premiers entre tous les Atrébates, fait amitié avec César. Mal récompensés de leur prompte soumission, dépouillés de tous leurs honneurs et d'une grande partie de leurs biens, sans cesse vexés par des centurions grossiers et par des légistes cupides, ils avaient osé murmurer quelques plaintes. Imitateurs des Romains et portant la toge, ils vivaient à Némétocenne, naïfs et vains, dans l'humiliation et l'orgueil. Le préteur les interrogea, les condamna à la peine des parricides et les livra aux licteurs en une même journée. Ils moururent doutant de la justice latine.
Le questeur avait ainsi, par sa prompte fermeté, raffermi le cœur des colons, qui lui en adressèrent des louanges. Les conseillers municipaux de Némétocenne, bénissant sa vigilance paternelle et sa piété, lui décernèrent, par décret, une statue d'airain. Après quoi, plusieurs négociants latins, s'étant aventurés hors de la ville, furent surpris et tués par les cavaliers de Komm.
Le préfet de la cavalerie cantonnée à Némétocenne des Atrébates était Gaius Volusenus Quadratus, celui-là même qui naguère avait attiré le roi Commius dans un guet-apens et avait dit aux centurions de son escorte: «Quand je lui tendrai la main en signe d'amitié, vous le frapperez par derrière.» Caius Volusenus Quadratus était estimé dans l'armée pour son obéissance au devoir et son ferme courage. Il avait reçu de grandes récompenses et jouissait des honneurs attachés aux vertus militaires. Marcus Antonius le désigna pour donner la chasse au roi Commius.
Volusenus remplit avec zèle la mission qui lui était confiée. Il dressa des embuscades à Komm et, se tenant en contact perpétuel avec ses maraudeurs, les harcelait. Cependant l'Atrébate, qui savait beaucoup de ruses de guerre, fatiguait par la rapidité de ses mouvements la cavalerie romaine et surprenait les soldats isolés. Il tuait les prisonniers par sentiment religieux, avec l'espérance de se rendre les Dieux favorables. Mais les Dieux cachent leur pensée ainsi que leur visage. Et c'est après avoir accompli un de ces actes de piété, que le chef Komm se trouva dans le plus grand danger. Errant alors dans le pays des Morins, il venait d'égorger, la nuit, dans la forêt, sur la pierre, deux prisonniers jeunes et beaux, quand, au sortir d'un bois, il se trouva surpris avec tous les siens par la cavalerie de Volusenus, qui, mieux armée que la sienne et plus experte à manœuvrer, l'enveloppa et lui tua beaucoup d'hommes et de chevaux. Il réussit pourtant à se faire passage en compagnie des plus habiles et des plus braves Atrébates. Ils fuyaient; ils couraient à toute bride sur la plaine, vers la plage où l'Océan brumeux roule des pierres dans le sable. En tournant la tête, ils voyaient luire au loin, derrière eux, les casques des Romains.
Le chef Komm avait bon espoir d'échapper à cette poursuite. Ses chevaux étaient plus vites et moins chargés que ceux de l'ennemi. Il comptait atteindre assez tôt les navires qui l'attendaient dans une crique prochaine, s'embarquer avec ses fidèles et faire voile vers l'île des Bretons.
Ainsi pensait le chef, et les Atrébates chevauchaient en silence. Parfois un pli de terrain ou des bouquets d'arbres nains leur cachaient les cavaliers de Volusenus. Puis les deux troupes se retrouvaient en vue dans la plaine immense et grise, mais séparées par un espace de terre vaste et grandissant. Les casques de bronze clair était distancés et Komm ne distinguait plus derrière lui qu'un peu de poussière mouvante à l'horizon. Déjà les Gaulois respiraient avec joie dans l'air le sel marin. Mais, à l'approche du rivage, le sol poudreux, qui montait, ralentit le pas des chevaux gaulois, et Volusenus commença de gagner du terrain.
Les Barbares, dont l'ouïe était fine, entendaient venir, faibles, presque imperceptibles, effrayantes, les clameurs latines, lorsque, par delà les mélèzes courbés du vent, ils découvrirent, du haut de la colline de sable, les mâts des navires assemblés dans l'anse du rivage désert. Ils poussèrent un long cri de joie. Et le chef Komm se félicitait de sa prudence et de son bonheur. Mais, ayant commencé de descendre vers le rivage, ils s'arrêtèrent à mi-côte, saisis d'angoisse et d'épouvante, regardant avec un morne désespoir ces beaux navires vénètes, à la large carène, très hauts de proue et de poupe, maintenant à sec sur le sable, échoués pour de longues heures, tandis que bien loin en avant brillaient les lames de la mer basse. À cette vue, ils demeuraient inertes et stupides, courbés sur leurs chevaux fumants qui, les jarrets mous, baissaient la tête au vent de terre dont le souffle les aveuglait avec les mèches de leur longue crinière.
Dans la stupeur et le silence, le chef Komm s'écria:
—Aux navires, cavaliers! Nous avons bon vent! Aux navires!
Ils obéirent sans comprendre.
Et, poussant jusqu'aux navires, Komm ordonna de déployer les voiles. Elles étaient de peaux de bêtes teintes de vives couleurs. Aussitôt déployées, ces voiles se gonflèrent au vent qui fraîchissait.
Les Gaulois se demandaient à quoi servirait cette manœuvre, et si le chef espérait voir ces robustes nefs de chêne fendre le sable de la plage comme l'eau de la mer. Ils songeaient les uns à fuir encore, les autres à mourir en tuant des Romains.
Cependant Volusenus gravissait, à la tête de ses cavaliers, la colline qui borde ces côtes de galets et de sable. Il vit se dresser du fond de la crique les mâts des navires vénètes. Observant que la toile était déployée et gonflée par un vent favorable, il fit faire halte à sa troupe, lança des imprécations obscènes sur la tête de Commius, plaignit ses chevaux crevés en vain, et tournant bride ordonna à ses hommes de regagner le camp.
—À quoi bon, pensait-il, poursuivre plus avant ces bandits? Commius s'est embarqué. Il navigue et, poussé par un tel vent, il est déjà hors de portée du javelot.
Bientôt après, Komm et les Atrébates gagnèrent les bois touffus et les îles mouvantes, qu'ils emplirent des éclats d'un rire héroïque.
Six mois encore, le chef Komm tint la campagne. Un jour Volusenus le surprit, avec une vingtaine de cavaliers, sur un terrain découvert. Le préfet était accompagné d'un nombre à peu près égal d'hommes et de chevaux. Il donna l'ordre décharger. L'Atrébate, soit qu'il craignît de ne pouvoir soutenir le choc, soit qu'il méditât un stratagème, fit signe à ses fidèles de fuir, se lança éperdument dans la plaine immense et galopa longtemps, serré de près par Volusenus. Puis, tout à coup, il tourna bride et, suivi de ses Gaulois, se jeta furieusement sur le préfet de cavalerie et, d'un coup de lance, lui perça la cuisse. Les Romains, voyant leur général abattu, s'enfuirent étonnés. Puis, par l'effet de l'éducation militaire, qui les portait à surmonter le sentiment naturel de la peur, ils revinrent ramasser Volusenus au moment où Komm l'accablait joyeusement des plus violentes injures. Les Gaulois ne purent résister à la petite troupe romaine qui, raffermie et solide, les chargea vigoureusement, en tua ou en prit le plus grand nombre. Commius presque seul se sauva, grâce à la vitesse de son cheval.
Et Volusenus fut rapporté mourant dans le camp romain. Par l'art des médecins ou la force de son tempérament, il guérit pourtant de sa blessure.
Commius avait perdu tout à la fois, dans cette affaire, ses fidèles guerriers et sa haine. Content de sa vengeance, satisfait désormais et tranquille, il envoya un messager à Marcus Antonius. Ce messager, ayant été admis au tribunal du questeur, parla de la sorte:
—Marcus Antonius, le roi Commius promet de se rendre au lieu qui lui sera assigné, de faire ce que tu lui commanderas et de donner des otages. Il demande seulement que lui soit épargnée la honte de paraître jamais devant un Romain.
Marcus Antonius était magnanime:
—Je conçois, dit-il, que Commius soit un peu dégoûté des entrevues avec nos généraux. Je le dispense de paraître devant aucun de nous. Je lui accorde son pardon et je reçois ses otages.
On ignore ce que devint ensuite Komm l'Atrébate; le reste de sa vie n'a point laissé de trace.
Ed ei s'ergea col petto e con la fronte.
Corne avesse lo inferno in gran dispitto.
Inferno, c. 10e.
Assis sur la terrasse de sa tour, le vieux Farinata degli Uberti enfonçait son regard aigu dans la ville hérissée de créneaux. Debout près de lui, Fra Ambrogio regardait le ciel où foisonnaient les roses du soir et qui couronnait de ses fleurs ardentes les collines enlacées en cercle autour de Florence. Des berges prochaines de l'Arno le parfum des myrtes montait dans l'air paisible. Les derniers cris des oiseaux avaient jailli du toit clair de San-Giovanni. Soudain, le pas de deux chevaux sonna sur les cailloux aigus qu'on avait arrachés au lit du fleuve pour en paver les chaussées, et deux jeunes cavaliers, beaux comme deux saint Georges, débouchant d'une rue étroite, passèrent devant le palais sans fenêtres des Uberti. Quand ils furent au pied de la tour gibeline, l'un cracha en signe de mépris, et l'autre, levant le bras, mit le pouce entre l'index et le doigt du milieu. Puis tous deux, éperonnant leurs chevaux, gagnèrent au galop le pont de bois. Spectateur de l'outrage fait à son nom, Farinata demeura tranquille et muet. Ses joues desséchées tressaillirent et une larme de plus de sel que d'eau vint lentement couvrir ses prunelles jaunes. Enfin il secoua par trois fois la tête et dit:
—Pourquoi ce peuple me hait-il?
Fra Ambrogio ne répondit point. Et Farinata continua de regarder la ville, qu'il ne voyait plus qu'à travers l'Acre nuage qui lui brûlait les paupières. Puis tournant vers le moine sa maigre face où s'attachaient fortement un nez en bec d'aigle et des mâchoires menaçantes, il demanda encore:
—Pourquoi ce peuple me hait-il?
Le moine fit le geste de chasser une mouche.
—Que vous importe, messer Farinata, l'insolence obscène de deux jouvenceaux nourris dans les tours guelfes d'Oltarno?
FARINATA.
Je me soucie peu, en effet, de ces deux Frescobaldi, mignons des Romains, fils d'entremetteurs et de prostituées. Je ne crains pas le mépris de ceux-là. Il n'est possible ni à mes amis, ni surtout à mes ennemis de me mépriser. Ma douleur est de sentir sur moi la haine du peuple de Florence.
FRA AMBROGIO.
La haine règne dans les villes depuis que les fils de Caïn y portèrent l'orgueil avec les arts, et que les deux chevaliers thébains rassasièrent dans leur sang leur haine fraternelle. De l'injure naît la colère, et de la colère l'injure. Avec une infaillible fécondité la haine engendre la haine.
FARINATA.
Mais comment l'amour peut-il engendrer la haine? et pourquoi suis-je odieux à ma ville bien-aimée?
FRA AMBROGIO.
Je vous répondrai donc puisque vous le voulez, messer Farinata. Mais vous ne tirerez de ma bouche que des paroles de vérité. Vos concitoyens ne vous pardonnent pas d'avoir combattu à Montaperto, sous la bannière blanche de Manfred, le jour où l'Arbia fut rougie du sang des Florentins. Et ils jugent qu'en ce jour, dans la vallée funeste, vous ne fûtes pas l'ami de votre ville.
FARINATA.
Quoi! je ne l'ai pas aimée. Vivre de sa vie, ne vivre que pour elle, souffrir la fatigue, la faim, la soif, la fièvre, l'insomnie, et la peine sans pareille, l'exil; affronter la mort à toute heure et risquer de tomber vivant aux mains de ceux qui ne se seraient point contentés de ma mort; tout oser, tout endurer pour elle, pour son bien, pour l'arracher à mes ennemis, qui étaient les siens, pour l'affranchir de toute honte, pour l'amener de gré ou de force à suivre les avis salutaires, à prendre le bon parti, à penser ce que je pensais moi-même avec les plus nobles et les meilleurs, la vouloir toute belle et subtile et généreuse, et sacrifier à cet unique vouloir mes biens, mes fils, mes proches, mes amis; me faire selon ses seuls intérêts libéral, avare, fidèle, perfide, magnanime, criminel, ce n'était pas aimer ma ville! Mais qui donc l'aima, si je ne l'aimai pas?
FRA AMBROGIO.
Hélas! messer Farinata, votre impitoyable amour arma contre la cité la violence et la ruse et coûta la vie à dix mille Florentins.
FARINATA.
Oui, mon amour pour ma ville fut aussi fort que vous dites, Fra Ambrogio. Et les actions qu'il m'inspira sont dignes d'être données en exemple à nos fils et aux fils de nos fils. Pour que le souvenir ne s'en perdit point, je les ferais moi-même écrire, si j'avais la tête aux écritures. Quand j'étais jeune, je trouvais des chansons d'amour dont s'émerveillaient les dames et que les clercs mettaient dans leurs livres. À cela près, j'ai toujours méprisé les lettres à l'égal des arts et je ne me suis pas plus soucié d'écrire que de tisser la laine. Que chacun, à mon exemple, agisse selon sa condition. Mais vous, Fra Ambrogio, qui êtes un scribe très savant, ce serait à vous de faire un récit des grandes entreprises que j'ai conduites. Il vous en reviendrait de l'honneur, si toutefois vous les contiez non en religieux, mais en noble, car ce sont des gestes de noble et de chevalier. On verrait par ce discours que j'ai beaucoup agi. Et de tout ce que j'ai fait je ne regrette rien.
J'étais banni, les guelfes avaient massacré trois de mes parents. Sienne me reçut. Mes ennemis lui en firent un tel grief qu'ils excitèrent le peuple florentin à marcher en armes contre la ville hospitalière. Pour Sienne, pour les bannis, je demandai secours au fils de César, au roi de Sicile.
FRA AMBROGIO.
Il n'est que trop vrai: vous fûtes l'allié de Manfred, l'ami du sultan de Luceria, de l'astrologue, du renégat, de l'excommunié.
FARINATA.
Alors nous buvions comme de l'eau l'excommunication pontificale. Je ne sais si Manfred avait appris à lire les destinées dans les étoiles, mais il est vrai qu'il faisait grand cas de ses cavaliers sarrasins. Il était aussi prudent que brave, sage prince, avare du sang de ses hommes et de l'or de ses coffres. Il répondit aux Siennois qu'il leur donnerait secours. Il fit la promesse grande pour inspirer une égale reconnaissance. Quant à l'effet, il le tint petit par cautèle et de peur de se démunir. Il envoya sa bannière avec cent cavaliers allemands. Les Siennois, déçus et dépités, parlaient de rejeter ce secours dérisoire. Je sus les rendre mieux avisés et leur enseignai l'art de faire passer un drap dans une bague. Un jour, ayant gorgé de viande et de vin les Allemands, je les fis sortir sur un si mauvais avis et si mal à propos qu'ils tombèrent dans une embuscade et furent tous tués par les guelfes de Florence, qui prirent la bannière blanche de Manfred et la traînèrent dans la boue à la queue d'un âne. Aussitôt, j'instruisis le Sicilien de l'insulte. Il la ressentit comme j'avais prévu qu'il la ressentirait, et il envoya, pour en tirer vengeance, huit cents cavaliers, avec bon nombre de fantassins, sous le commandement du comte Giordano, que la renommée égalait à Hector de Troie. Cependant Sienne et ses alliés rassemblaient leurs milices. Bientôt nous fûmes forts de treize mille hommes de guerre. C'était moins que n'en avaient les guelfes de Florence. Mais, parmi eux, se trouvaient de faux guelfes qui n'attendaient que l'heure de se montrer gibelins, tandis qu'à nos gibelins ne se mêlaient point de guelfes. De la sorte, ayant de mon côté, non pas toutes les chances favorables (on ne les a jamais), mais de grandes, et de bonnes et d'inespérées, qu'on ne retrouverait plus, j'étais impatient de livrer une bataille qui, heureuse, détruirait mes ennemis, et, malheureuse, n'accablerait que mes alliés. De cette bataille j'avais faim et soif. Pour y attirer l'armée florentine j'usai du meilleur moyen que je pus découvrir. J'envoyai à Florence deux frères mineurs avec mission d'avertir secrètement le Conseil que, touché d'un vif repentir et désireux d'acheter par un grand service le pardon de mes concitoyens, j'étais prêt à leur livrer, contre dix mille florins, une des portes de Sienne; mais que, pour le succès de l'entreprise, il était nécessaire que l'armée florentine s'avançât, aussi forte que possible, jusqu'aux bords de l'Arbia, sous le semblant de porter secours aux guelfes de Montalcino. Mes deux moines partis, ma bouche cracha le pardon qu'elle avait demandé, et j'attendis agité d'une terrible inquiétude. Je craignais que les nobles du conseil ne comprissent quelle folie c'était que d'envoyer l'armée sur l'Arbia. Mais j'espérais que ce projet plairait aux plébéiens par son extravagance et qu'ils l'adopteraient d'autant plus volontiers qu'il serait combattu par les nobles, dont ils se défiaient. En effet, la noblesse flaira le piège, mais les artisans donnèrent dans mes panneaux. Ils formaient la majorité du Conseil. Sur leur ordre, l'armée florentine se mit en marche et exécuta le plan que j'avais tracé pour sa perte. Qu'il fut beau ce lever du jour, quand, chevauchant avec la petite troupe des bannis au milieu des Siennois et des Allemands, je vis le soleil, déchirant les voiles blancs du matin, éclairer la forêt des lances guelfes qui couvraient les pentes de la Malena! J'avais amené mes ennemis sous ma main. Encore un peu d'art et j'étais sûr de les détruire. Par mon conseil, le comte Giordano fit défiler trois fois à leur vue les fantassins de la commune de Sienne, en changeant leurs casaques après le premier et le second tour, afin qu'ils parussent trois fois plus nombreux qu'ils n'étaient; et il les montra aux guelfes d'abord rouges en présage de sang, puis verts en présage de mort, enfin mi-blancs mi-noirs en présage de captivité. Présages véritables! Ô joie! quand, chargeant la cavalerie florentine, je la vis fléchir et tournoyer ainsi qu'un vol de corneilles, quand je vis l'homme payé par moi, celui dont je ne prononce pas le nom de peur de souiller ma bouche, abattre d'un coup d'épée le gonfalon qu'il était venu défendre, et tous les cavaliers, cherchant dès lors en vain, pour s'y rallier, les couleurs blanches et bleues, fuir éperdus, s'écraser les uns les autres, tandis que, lancés à leur poursuite, nous les égorgions comme des porcs au marché. Les artisans de la commune tenaient seuls encore; il fallut les tuer autour du caroccio ensanglanté. Enfin, nous ne trouvâmes plus devant nous que des morts, et des lâches, qui se liaient entre eux les mains pour venir plus humblement nous demander grâce à genoux. Et moi, content de mon ouvrage, je me tenais à l'écart.
FRA AMBROGIO.
Hélas! vallée maudite de l'Arbia! On dit qu'après tant d'années elle sent la mort encore et que, déserte, hantée des bêtes sauvages, elle s'emplit, la nuit, du hurlement des chiennes blanches. Votre cœur fut-il assez dur, messer Farinata, pour ne pas se fondre en larmes, quand vous vîtes, en cette journée scélérate, les pentes fleuries de la Malena boire le sang florentin?
FARINATA.
Ma seule douleur fut de penser qu'ainsi j'avais montré à mes ennemis la voie de la victoire et que je leur faisais pressentir, en les abattant après dix ans de puissance et de superbe, ce qu'ils pouvaient espérer à leur tour d'un même nombre d'années. Je songeai que, puisque avec mon aide un tel tour avait été donné à la roue de Fortune, cette roue tournerait encore et mettrait les miens à bas. Ce pressentiment couvrit d'une ombre l'éclatante lumière de ma joie.
FRA AMBROGIO.
Il m'a paru que vous détestiez, et non certes à tort, la trahison de cet homme, qui fit choir dans la boue et le sang l'étendard sous lequel il était venu combattre. Moi-même, qui sais que la miséricorde du Seigneur est infinie, je doute si Bocca n'a point sa part dans l'enfer avec Caïn, Judas et Brutus le parricide. Mais si le crime de Bocca est à ce point exécrable, ne vous repentez-vous point de l'avoir causé? Et ne croyez-vous pas, messer Farinata, que vous-même, en attirant dans un piège l'armée des Florentins, vous avez offensé le Dieu juste, et fait ce qui n'était pas permis?
FARINATA.
Tout est permis à celui qui agit par vigueur de pensée et force de cœur. En trompant mes ennemis je fus magnanime et non traître. Et si vous me faites un crime d'avoir employé au salut de mon parti l'homme qui renversa le gonfalon des siens, vous aurez grand tort, Fra Ambrogio; car c'est la nature et non moi qui l'avait fait infâme, et c'est moi et non la nature qui tournai à bien son infamie.
FRA AMBROGIO.
Mais, puisque vous aimiez votre patrie même en la combattant, il vous fut douloureux sans doute de ne l'avoir vaincue qu'avec l'aide des Siennois, ses ennemis. De cela ne vous vint-il point quelque vergogne?
FARINATA.
Pourquoi aurais-je eu honte? Pouvais-je rétablir autrement mon parti dans ma ville? Je me suis allié à Manfred et aux Siennois. Je me serais allié, s'il eût fallu, à ces géants africains qui n'ont qu'un œil au milieu du front et qui se nourrissent de chair humaine, ainsi que le rapportent les navigateurs vénitiens qui les ont vus. La poursuite d'un tel intérêt n'est point un jeu qu'on joue selon les règles, comme les échecs ou les dames. Si j'avais estimé que tel coup est permis et tel autre défendu, pensez-vous que mes adversaires eussent joué de même? Non certes, nous ne faisions pas au bord de l'Arbia une partie de dés sous la treille, avec nos tablettes sur nos genoux et de petits cailloux blancs pour marquer les points. Il fallait vaincre. Et cela, l'un et l'autre parti le savait.
Pourtant, je vous accorde, Fra Ambrogio, qu'il eût mieux valu vider notre querelle seuls entre Florentins. La guerre civile est affaire si belle et généreuse et si fine chose, qu'il n'y faudrait point employer, s'il était possible, des mains étrangères. On la voudrait remettre toute à des concitoyens et de préférence à des nobles, capables d'y travailler avec un bras infatigable et un esprit délié.
Je n'en dirai pas autant des guerres extérieures. Ce sont des entreprises utiles ou même nécessaires, qu'on fait pour maintenir ou étendre les limites des États, ou pour favoriser le trafic des marchandises. Il n'y a, le plus souvent, ni bon profit ni grand honneur à faire soi-même ces grosses guerres. Un peuple avisé s'en décharge volontiers sur des mercenaires et en remet l'entreprise à des capitaines expérimentés, qui savent beaucoup gagner avec peu d'hommes. Il n'y faut que des vertus de métier et il convient d'y répandre plus d'or que de sang. On n'y peut mettre du cœur. Car il ne serait guère sage de haïr un étranger parce que ses intérêts sont opposés aux nôtres, tandis qu'il est naturel et raisonnable de haïr un concitoyen qui s'oppose à ce qu'on estime soi-même utile et bon. C'est seulement dans la guerre civile qu'on peut montrer un esprit pénétrant, une âme inflexible et la force d'un cœur tout plein de colère et d'amour.
FRA AMBROGIO.
Je suis le plus pauvre des serviteurs des pauvres. Mais, je n'ai qu'un maître, qui est le Roi du Ciel; je le trahirais si je ne vous disais, messer Farinata, que le seul guerrier digne d'une entière louange est celui qui marche sous la croix en chantant:
Vexilla regis prodeunt.
Le bienheureux Dominique, dont l'âme, comme un soleil, se leva sur l'Église obscurcie par la nuit du mensonge, enseigna que la guerre contre les hérétiques est d'autant plus charitable et miséricordieuse qu'elle est plus âpre et véhémente. Celui-là certes le comprit qui, portant le nom du prince des apôtres, fut la pierre de fronde qui frappa comme un Goliath l'hérésie au front. Il souffrit le martyre entre Côme et Milan. De lui mon ordre s'honore grandement. Quiconque tire l'épée contre un tel soldat est un autre Antiochus au regard de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Mais ayant institué les empires, les royaumes et les républiques, Dieu souffre qu'on les défende par les armes, et il regarde les capitaines qui, l'ayant invoqué, tirent l'épée pour le salut de leur patrie temporelle. Il se détourne au contraire du citoyen qui frappe sa ville et la saigne, comme vous fîtes d'un si grand vouloir, messer Farinata, sans craindre que Florence, par vous épuisée et déchirée, n'eût plus la force de résister à ses ennemis. On trouve dans les chroniques anciennes que les villes affaiblies par des guerres intestines offrent une proie facile à l'étranger qui les guette.
FARINATA.
Moine, est-ce quand il veille ou quand il dort qu'on fait bien d'attaquer le lion? Or, j'ai tenu éveillé le lion de Florence. Demandez aux Pisans s'ils eurent à se réjouir de l'avoir assailli dans le temps que je l'avais rendu furieux. Cherchez dans les vieilles histoires et vous y trouverez peut-être aussi que les cités qui bouillonnent au dedans sont toutes prêtes à échauder les ennemis du dehors, mais que la gent tiédie par la paix est sans ardeur pour combattre hors de ses portes. Sachez qu'il faut craindre d'offenser une ville assez vigilante et généreuse pour soutenir la guerre intérieure, et ne dites plus que j'ai affaibli ma patrie.
FRA AMBROGIO.
Pourtant, vous le savez, elle fut près de périr après la journée funeste de l'Arbia. Les guelfes épouvantés étaient sortis de ses murailles et avaient pris d'eux-mêmes le chemin douloureux de l'exil. La diète gibeline, convoquée à Empoli par le comte Giordano, décida de détruire Florence.
FARINATA.
Il est vrai. Tous voulaient qu'il n'en restât pas pierre sur pierre. Ils disaient tous: «Écrasons ce nid de guelfes.» Seul, je me levai pour la défendre. Et seul, je la préservai de tout dommage. Les Florentins me doivent le jour qu'ils respirent. Ceux-là qui m'outragent et qui crachent sur mon seuil, s'ils avaient quelque piété au cœur, m'honoreraient comme un père. J'ai sauvé ma ville.
FRA AMBROGIO.
Après l'avoir perdue. Toutefois, que cette journée d'Empoli vous soit comptée en ce monde et dans l'autre, messer Farinata! Et veuille saint Jean-Baptiste, patron de Florence, porter à l'oreille du Seigneur les paroles que vous avez prononcées dans l'assemblée des gibelins! Répétez-moi, je vous prie, ces paroles dignes de louanges. Elles sont diversement rapportées, et je voudrais les connaître avec exactitude. Est-il vrai, comme plusieurs le disent, que vous prîtes texte de deux proverbes toscans dont l'un est de l'âne et l'autre de la chèvre?
FARINATA.
De la chèvre il ne me souvient guère, mais de l'âne j'ai meilleure mémoire. Il se peut, ainsi qu'on l'a dit, que j'aie brouillé les deux proverbes. De cela je n'ai nul souci. Je me levai et parlai à peu près de la sorte:
«L'âne hache les raves comme il sait. À son exemple, vous hachez sans discernement, le lendemain de même que la veille, ignorant ce qu'il convient de détruire et ce qu'il convient de respecter. Mais sachez que je n'ai tant souffert et combattu que pour vivre dans ma ville. Je la défendrai donc et mourrai, s'il le faut, l'épée à la main.»
Je n'en dis pas davantage et je sortis. Ils coururent sur mes pas et, s'efforçant de m'apaiser par leurs prières, ils jurèrent de respecter Florence.
FRA AMBROGIO.
Puissent nos fils oublier que vous fûtes à l'Arbia et se rappeler que vous fûtes à Empoli! Vous vécûtes dans des temps cruels, et je ne crois pas qu'il soit facile tant à un guelfe qu'à un gibelin de faire son salut. Dieu, messer Farinata, vous garde de l'enfer et vous reçoive, après votre mort, en son saint Paradis!
FARINATA.
Le paradis et l'enfer ne sont que dans notre esprit. Épicure l'enseignait et beaucoup d'autres après lui le savent. Vous-même, Fra Ambrogio, n'avez-vous pas lu dans votre livre: «L'homme meurt de même que la bête. Leur Condition est la même?»
Mais si, comme les âmes communes, je croyais en Dieu, je le prierais de me laisser, après ma mort, ici tout entier, et d'enfermer mon âme avec mon corps dans mon tombeau, sous les murs de mon beau San Giovanni. À l'entour, on voit des cuves de pierre taillées par les Romains pour leurs morts, et maintenant ouvertes et vides. C'est dans un de ces lits que je veux me reposer enfin et dormir. Dans ma vie j'ai souffert cruellement de l'exil, et je n'étais qu'à une journée de Florence. Plus éloigné d'elle, je serais plus malheureux. Je veux rester toujours dans ma ville bien-aimée. Puissent les miens y rester aussi!
FRA AMBROGIO.
Je vous entends avec épouvante blasphémer le Dieu qui fit le ciel et la terre, les montagnes de Florence et les roses de Fiesole. Et ce qui m'effraye le plus, messer Farinata degli Uberti, c'est que votre âme communique au mal un noble caractère. Si, contrairement à l'espoir que je garde encore, la miséricorde infinie vous abandonnait, je crois que l'enfer tirerait de vous quelque honneur.
En l'an de grâce 1428, à Troyes, le chanoine Guillaume Chappedelaine fut nommé par le chapitre roi de l'Épiphanie, conformément aux usages suivis alors dans toute la France chrétienne. C'était, en effet, la coutume des chanoines d'élire un d'entre eux, auquel ils donnaient le nom de roi parce qu'il devait tenir la place du Roi des rois et les assembler tous à sa table, en attendant que Jésus-Christ lui-même les réunit, comme ils en avaient l'espérance, dans son saint paradis.
Messire Guillaume Chappedelaine avait été choisi pour ses bonnes mœurs et pour sa libéralité. Il était homme riche. Ses vignes avaient été épargnées par les capitaines tant armagnacs que bourguignons qui ravageaient la Champagne, et c'est un bonheur dont il devait rendre grâce à Dieu d'abord et ensuite à lui-même pour la douceur avec laquelle il avait traité les deux partis qui déchiraient le royaume des lys. Sa richesse avait beaucoup contribué à son élection, en cette année où le setier de blé valait huit francs, le quarteron d'œufs six sous, un petit cochon sept francs, et où les gens d'Église étaient réduits, comme des vilains, à manger des choux tout l'hiver.
Donc, au saint jour de l'Épiphanie, messire Guillaume Chappedelaine, revêtu de sa dalmatique, tenant à la main une palme pour sceptre, prit place dans le chœur de la cathédrale, sous un dais de drap d'or. Cependant, trois chanoines sortirent de la sacristie, le front ceint de couronnes. L'un était vêtu de blanc, l'autre de rouge et le troisième de noir. Ils figuraient les rois mages et, descendant vers la partie de l'église qui représente le pied de la croix, ils chantaient l'évangile de saint Mathieu. Un diacre, qui portait au bout d'une perche cinq chandelles allumées pour rappeler l'étoile miraculeuse qui conduisit les mages à Bethléem, monta la grande nef et entra dans le chœur. Ils le suivirent enchantant et quand ils furent à cet endroit de l'évangile: Et intrantes domum, invenerunt puerum cum Maria, maire ejus, et procidentes adoraverunt eum, ils s'arrêtèrent devant messire Guillaume Chappedelaine et lui firent de profondes génuflexions. Trois enfants les suivaient, présentant un peu de sel et des épices, que messire Guillaume reçut avec bonté, à l'imitation de l'Enfant roi qui avait agréé la myrrhe, l'or et l'encens des rois de la terre. Puis l'office divin fut célébré dévotement.
Le soir les chanoines allèrent souper chez le roi de l'Épiphanie. L'hôtel de messire Guillaume était tout contre le chevet de l'église. On le reconnaissait au chaperon d'or taillé dans un écu de pierre, sur la porte basse. La grand'salle était, cette nuit-là, jonchée de feuillage et éclairée par douze torches de résine. Tout le chapitre prit place autour de la table sur laquelle était dressé un agneau entier. Il y avait là messeigneurs Jean Bruant, Thomas Alépée, Simon Thibouville, Jean Coquemard, Denys Petit, Pierre Corneille, Barnabé Videloup et François Pigouchel, chanoines de Saint-Pierre, messire Thibault de Saulges, écuyer, chanoine héréditaire laïque, et au bas bout de la table Pierrolet, le petit clerc, qui, bien que ne sachant pas écrire, était secrétaire de messire Guillaume Chappedelaine et lui servait sa messe. Il avait l'air d'une fille habillée en garçon. C'est lui qui paraissait en habit d'ange le jour de la Chandeleur. L'usage était aussi qu'au mercredi des Quatre-Temps de décembre on lût à la messe comment l'ange Gabriel vint annoncer à Marie le mystère de l'Incarnation. On plaçait sur un échafaud une jeune fille, à qui un enfant avec des ailes annonçait qu'elle allait devenir la mère du Fils de Dieu; une colombe d'étoupe était pendue sur la tête de la jeune fille. Pierrolet faisait depuis deux ans l'ange de l'Annonciation.
Mais il s'en fallait de beaucoup qu'il eût l'âme aussi douce que le visage. Il était violent, hardi, querelleur et provoquait volontiers les garçons plus âgés que lui. On le soupçonnait de courir les filles. L'exemple des gens d'armes, qui tenaient garnison dans les villes, le rendait excusable, et l'on ne donnait pas beaucoup d'attention à ces mauvaises habitudes. Ce qui touchait plutôt messire Guillaume Chappedelaine, c'est que Pierrolet était Armagnac et cherchait querelle aux Bourguignons. Le chanoine lui représentait souvent qu'un tel esprit était pernicieux et vraiment diabolique dans cette bonne ville de Troyes, où le feu roi Henry V d'Angleterre avait célébré son mariage avec madame Catherine de France et où les Anglais étaient les maîtres légitimes, car toute puissance vient de Dieu. Omnis potestas a Deo.
Les convives ayant pris place, messire Guillaume Chappedelaine récita le Bénédicite, et l'on commença de manger en silence. Messire Jean Coquemard parla le premier. Se tournant vers messire Jean Bruant, son voisin:
—Vous êtes, lui dit-il, une prudente et docte personne. Avez-vous jeûné hier?
—Il était convenable de le faire, répondit messire Jean Bruant. La veille de l'Épiphanie est nommée vigile dans les Sacramentaires, et qui dit vigile dit jeûne.
—Pardonnez-moi, reprit messire Jean Coquemard. J'estime avec d'insignes docteurs qu'un jeûne austère s'accorde mal avec la joie que cause aux fidèles la naissance du Sauveur, dont l'Église continue la mémoire jusqu'à l'Épiphanie.
—Pour moi, reprit messire Jean Bruant, je tiens ceux qui ne jeûnent pas en ces vigiles pour dégénérés de la piété antique.
—Et moi, s'écria messire Jean Coquemard, j'estime que ceux qui se préparent par le jeûne à la plus joyeuse de nos fêtes sont condamnables, comme suivant des usages blâmés par le plus grand nombre des évêques.
La querelle des deux chanoines commençait à s'aigrir.
—Ne pas jeûner! Quelle mollesse! disait messire Jean Bruant.
—Jeûner! quelle obstination! disait messire Jean Coquemard. Vous êtes l'homme superbe et téméraire qui va seul.
—Vous êtes l'homme faible qui suit mollement la foule corrompue. Mais même en ces temps mauvais où nous vivons, j'ai des autorités. Quidam asserunt in vigilia Epiphaniæ jejunandum.
—La question est tranchée. Non jejunetur!
—Paix! paix! s'écria du fond de sa haute et large chaise, messire Guillaume Chappedelaine. Vous avez tous deux raison: vous êtes louable, Jean Coquemard, de prendre de la nourriture la veille de l'Épiphanie, en signe de réjouissance, et vous Jean Bruant, de jeûner en ces mêmes vigiles, puisque vous le faites avec une allégresse congruente.
Le chapitre tout entier approuva la sentence.
—Salomon n'eut point mieux jugé! s'écria messire Pierre Corneille.
Et messire Guillaume Chappedelaine, ayant approché de ses lèvres son gobelet de vermeil, nos sires Jean Bruant, Jean Coquemard, Thomas Alépée, Simon Thibouville, Denys Petit, Pierre Corneille, Barnabé Videloup, François Pigouchel s'écrièrent tous à la fois:
—Le roi boit! le roi boit!
C'était une loi du festin de pousser ce cri, et le convive qui y manquait encourait un châtiment sévère.
Messire Guillaume Chappedelaine, voyant que les brocs étaient vides, fit apporter du vin, et les serviteurs râpèrent du raifort pour donner soif aux convives.
—À la santé du seigneur évêque de Troyes et du régent de France, dit-il en se levant de dessus sa chaise canonicale.
—Volontiers, messire, dit Thibault de Saulges, écuyer; mais ce n'est un secret pour personne que notre seigneur évêque est en querelle avec le régent au sujet du double décime que Monseigneur de Bedford exige des gens d'Église, sous prétexte de subvenir à la croisade contre les hussites. Et nous allons confondre là deux santés ennemies.
—Hé! hé! répondit messire Guillaume, il convient de porter des santés pour la paix, et non pour la guerre. Je bois au régent de France pour le roi Henry sixième, et à la santé de Monseigneur l'évêque de Troyes, que nous avons tous élu voilà deux ans.
Les chanoines, levant leur gobelet, burent à la santé de l'évêque et du régent Bedford.
Cependant s'éleva au bas bout de la table une voix jeune, et encore mal timbrée, qui criait:
—À la santé du dauphin Louis, le vrai roi de France!
C'était le petit Pierrolet, dont l'esprit armagnac, chauffé par le vin du chanoine, éclatait.
On n'y prit pas garde, et messire Guillaume ayant bu à nouveau, on cria amplement comme il convenait:
—Le roi boit! le roi boit!
Les convives s'entretenaient vivement et tous ensemble des affaires sacrées et des affaires profanes.
—Savez-vous, dit Thibault de Saulges, que dix mille Anglais sont envoyés par le régent pour prendre Orléans?
—En ce cas, dit messire Guillaume, ils auront la ville, comme ils ont déjà Jargeau et Beaugency, et tant de bonnes cités du royaume.
—C’est ce qu'on verra! dit, tout rouge, le petit Pierrolet.
Mais, comme il était au bas bout, on ne l'entendit pas cette fois encore.
—Buvons, messeigneurs, dit messire Guillaume, qui faisait libéralement les honneurs de sa table.
Et il donna l'exemple en levant son grand hanap de vermeil.
Le cri retentit plus haut que devant:
—Le roi boit! le roi boit!
Mais après qu'eut roulé ce tonnerre de voix, messire Pierre Corneille, qui se trouvait assez bas à la table, dit aigrement:
—Messeigneurs, je vous dénonce le petit Pierrolet, qui n'a pas crié: « Le roi boit!» en quoi il a manqué gravement aux us et coutumes et il faut l'en punir.
—Il faut l'en punir! reprirent ensemble messeigneurs Denys Petit et Barnabé Videloup.
—Qu'il soit châtié, dit à son tour messire Guillaume Chappedelaine. Il lui faut barbouiller les mains et le visage avec de la suie. C'est l'usage!
—C’est l'usage! s'écrièrent ensemble les chanoines.
Et messire Pierre Corneille alla chercher de la suie dans la cheminée, tandis que nos seigneurs Thomas Alépée et Simon Thibouville, se jetant en riant grassement sur l'enfant, s'efforçaient de lui tenir les bras et les jambes.
Mais Pierrolet s'échappa de leurs mains, puis, s'adossant à la muraille, il tira de sa ceinture une petite dague et jura qu'il l'enfoncerait dans la gorge de quiconque approcherait.
Cette violence fit beaucoup rire les chanoines et, particulièrement, messire Guillaume Chappedelaine qui, se levant de son siège, vint auprès de son petit secrétaire, suivi de messire Pierre Corneille, tenant une pelletée de suie.
—C’est donc moi, dit-il d'une voix onctueuse, qui, pour son châtiment, ferai de ce méchant enfant un nègre, un serviteur du roi noir Balthazar, qui vint à la crèche. Pierre Corneille, tendez-moi la pelle.
Et d'un geste aussi lent que s'il aspergeait d'eau bénite un fidèle, il jeta une pincée de suie sur le visage de l'enfant qui, s'élançant sur lui, lui enfonça sa dague dans le ventre.
Messire Guillaume Chappedelaine poussa un grand soupir et tomba la face contre terre. Les convives s'empressèrent autour de lui. Ils virent qu'il était mort.
Pierrolet avait disparu. On le chercha dans toute la ville sans pouvoir le trouver. On sut plus tard qu'il s'était engagé dans la compagnie du capitaine La Hire. À la bataille de Patay, sous les yeux de la Pucelle, il prit un capitaine anglais et fut fait chevalier.
Et quelquefois, dans nos longues
soirées, le général en chef nous faisait
des contes de revenants, genre de
narration auquel il était fort habile.
(Mémoires du comte Lavallette,
1831, t. Ier, p. 335.)
Depuis plus de trois mois Bonaparte était sans nouvelles de l'Europe quand, à son retour de Saint-Jean-d'Acre, il envoya un parlementaire à l'amiral ottoman, sous prétexte de traiter l'échange des prisonniers, mais en réalité dans l'espoir que Sir Sidney Smith arrêterait cet officier au passage et lui ferait connaître les événements récents, si, comme on pouvait le prévoir, ils étaient malheureux pour la République. Le général calculait juste. Sir Sidney fit monter le parlementaire à son bord et l'y reçut honorablement. Ayant lié conversation, il ne tarda pas à s'assurer que l'armée de Syrie était sans dépêches ni avis d'aucune sorte. Il lui montra les journaux ouverts sur la table et, avec une courtoisie perfide, le pria de les emporter.
Bonaparte passa la nuit sous sa tente à les lire. Le matin sa résolution était prise de retourner en France pour y ramasser le pouvoir tombé. Qu'il mit seulement le pied sur le territoire de la République, il écraserait ce gouvernement faible et violent, qui livrait la patrie en proie aux imbéciles et aux fripons, et il occuperait seul la place balayée. Pour accomplir ce dessein, il fallait traverser, par des vents contraires, la Méditerranée couverte de croiseurs anglais. Mais Bonaparte ne voyait que le but et son étoile. Par un inconcevable bonheur, il avait reçu du Directoire l'autorisation de quitter l'armée d'Égypte et d'y désigner lui-même son successeur.
Il appela l'amiral Gantheaume qui, depuis la destruction de la flotte, se tenait au quartier général, et lui donna l'ordre d'armer promptement, en secret, deux frégates vénitiennes qui se trouvaient à Alexandrie, et de les amener sur un point désert de la côte, qu'il lui désigna. Lui-même, il remit, par pli cacheté, le commandement en chef au général Kléber, et sous prétexte de faire une tournée d'inspection, se rendit avec un escadron de guides à l'anse du Marabou. Le soir du 7 fructidor an VII, à la rencontre de deux chemins d'où l'on découvre la mer, il se trouva tout à coup en face du général Menou, qui regagnait Alexandrie avec son escorte. N'ayant plus de moyen ni de raisons de garder son secret, il fit à ces soldats de brusques adieux, leur recommanda de se bien tenir en Égypte et leur dit:
—Si j'ai le bonheur de mettre le pied en France, le règne des bavards est fini!
Il semblait parler ainsi d'inspiration et comme malgré lui. Mais cette déclaration était calculée pour justifier sa fuite et faire pressentir sa puissance future.
Il sauta dans le canot qui, à la nuit tombante, accosta la frégate la Muiron. L'amiral Gantheaume l'accueillit sous son pavillon par ces mots:
—Je gouverne sous votre étoile.
Et aussitôt il fit mettre à la voile. Le général était accompagné de Lavallette, son aide de camp, de Monge et de Berthollet. La frégate la Carrère, qui naviguait de conserve, avait reçu les généraux Lannes et Murat, blessés, MM. Denon, Gostaz et Parseval-Grandmaison.
Dès le départ, un calme survint. L'amiral proposa de rentrer à Alexandrie, pour ne pas se trouver le matin en vue d'Aboukir, où mouillait la flotte ennemie. Le fidèle Lavallette supplia le général de se rendre à cet avis. Mais Bonaparte montra le large:
—Soyez tranquille! nous passerons.
Après minuit une bonne brise se leva. La flottille se trouvait, le matin, hors de vue. Gomme Bonaparte se promenait seul sur le pont, Berthollet s'approcha de lui:
—Général, vous étiez bien inspiré en disant à Lavallette d'être tranquille et que nous passerions.
Bonaparte sourit:
—Je rassurais un homme faible et dévoué. Mais à vous, Berthollet, qui êtes un caractère d'une autre trempe, je parlerai différemment. L'avenir est méprisable. Le présent doit seul être considéré. Il faut savoir à la fois oser et calculer, et s'en remettre du reste à la fortune.
Et, pressant le pas, il murmura:
—Oser ... calculer ... ne pas s'enfermer dans un plan arrêté ... se plier aux circonstances, se laisser conduire par elles. Profiter des moindres occasions comme des plus grands événements. Ne faire que le possible, et faire tout le possible.
Ce même jour, pendant le dîner, le général ayant reproché à Lavallette sa pusillanimité de la veille, l'aide de camp répondit qu'à présent ses craintes étaient autres, mais non moindres, et qu'il les avouait sans honte, car elles portaient sur le sort de Bonaparte et, par conséquent, sur les destinées de la France et du monde.
—Je tiens du secrétaire de Sir Sidney, dit-il, que le commodore estime qu'il y a beaucoup d'avantage à bloquer hors de vue. Connaissant sa méthode et son caractère, nous devons nous attendre à le trouver sur notre route. Et dans ce cas....
Bonaparte l'interrompit:
—Dans ce cas, vous ne doutez pas que notre inspiration et notre conduite ne soient supérieures au péril. Mais c'est faire bien de l'honneur à ce jeune fou, que de le croire capable d'agir avec suite et méthode. Smith devait être capitaine de brûlot.
Bonaparte jugeait avec partialité l'homme redoutable qui lui avait fait manquer sa fortune à Saint-Jean-d'Acre; sans doute parce que ce grand dommage lui était moins cruel s'il était dû à un coup de hasard et non plus au génie d'un homme.
L'amiral leva la main comme pour attester sa résolution:
—Si nous rencontrons les croiseurs anglais, je me porterai à bord de la Carrère, et là je leur donnerai, vous pouvez m'en croire, assez d'occupation pour laisser à la Muiron le temps d'échapper.
Lavallette entr'ouvrit la bouche. Il avait grande envie de répondre à l'amiral que la Muiron était mauvaise marcheuse et peu capable de mettre à profit l'avance qu'on lui donnerait. Il eut peur de déplaire: il avala son inquiétude. Mais Bonaparte lut dans sa pensée. Et, le tirant par un bouton de son habit:
—Lavallette, vous êtes un honnête homme, lui dit-il, mais vous ne serez jamais un bon militaire. Vous ne regardez pas assez vos avantages et vous vous attachez à des inconvénients irréparables. Il n'est pas en notre pouvoir de rendre cette frégate excellente pour la course. Mais il faut considérer l'équipage, animé des meilleurs sentiments et capable d'accomplir au besoin des prodiges. Vous oubliez qu'elle se nomme la Muiron. C'est moi-même qui l'ai nommée ainsi. J étais à Venise. Invité à baptiser une frégate qu'on venait d'armer, je saisis cette occasion d'illustrer une mémoire qui m'était chère, celle de mon aide de camp, tombé sur le pont d'Arcole en couvrant de son corps son général, sur qui pleuvait la mitraille. C'est ce navire qui nous porte aujourd'hui. Doutez-vous que son nom ne soit d'un heureux présage?
Il lança quelque temps encore des paroles ardentes pour échauffer les cœurs. Puis il dit qu'il allait dormir. On sut le lendemain qu'il avait décidé que, pour éviter les croiseurs, on naviguerait pendant quatre ou cinq semaines le long des côtes d'Afrique.
Dès lors, les jours se succédèrent pareils et monotones. La Muiron demeurait en vue de ces côtes plates et désertes, que les navires ne vont jamais reconnaître, et courait des bordées d'une demi-lieue, sans se risquer plus au large. Bonaparte employait la journée en conversations et en rêveries. Il lui arrivait parfois de murmurer les noms d'Ossian et de Fingal. Parfois il demandait à son aide de camp de lire à haute voix les Révolutions de Vertot ou les Vies de Plutarque. Il semblait sans inquiétude et sans impatience, et gardait toute la liberté de son esprit, moins encore par force d'âme que par une disposition naturelle à vivre tout entier dans le moment présent. Il prenait même un plaisir mélancolique à regarder la mer qui, riante ou sombre, menaçait sa fortune et le séparait du but. Après le repas, quand le temps était beau, il montait sur le pont et se couchait à demi sur l'affût d'un canon, dans l'attitude abandonnée et sauvage avec laquelle, enfant, il s'accoudait aux pierres de son île. Les deux savants, l'amiral, le capitaine de la frégate et l'aide de camp Lavallette faisaient cercle autour de lui. Et la conversation, qu'il menait par saccades, roulait le plus souvent sur quelque nouvelle découverte de la science. Monge s'exprimait avec pesanteur. Mais sa parole révélait un esprit limpide et droit. Enclin à chercher l'utile, il se montrait, même en physique, patriote et bon citoyen. Berthollet, meilleur philosophe, construisait volontiers des théories générales.
—Il ne faut pas, disait-il, faire de la chimie la science mystérieuse des métamorphoses, une Circé nouvelle, levant sur la nature sa baguette magique. Ces vues flattent les imaginations vives; mais elles ne contentent pas les esprits méditatifs, qui veulent ramener les transformations des corps aux lois générales de la physique.
Il pressentait que les réactions, dont le chimiste est l'instigateur et le témoin, se produisent dans des conditions exactement mécaniques, qu'on pourrait un jour soumettre aux rigueurs du calcul. Et, revenant sans cesse sur cette idée, il y soumettait les faits connus ou soupçonnés. Un soir, Bonaparte, qui n'aimait guère la spéculation pure, l'interrompit brusquement:
—Vos théories!... Des bulles de savon nées d'un souffle et qu'un souffle détruit. La chimie, Berthollet, n'est qu'un amusement quand elle ne s'applique pas aux besoins de la guerre ou de l'industrie. Il faut que le savant, dans ses recherches, se propose un objet déterminé, grand, utile; comme Monge qui, pour fabriquer de la poudre, chercha le nitre dans les caves et dans les écuries.
Monge lui-même et Berthollet représentèrent au général avec fermeté qu'il importe de maîtriser les phénomènes et de les soumettre à des lois générales, avant d'en tirer des applications utiles, et que procéder autrement, c'est s'abandonner aux ténèbres dangereuses de l'empirisme.
Bonaparte en convint. Mais il craignait l'empirisme moins que l'idéologie. Il demanda brusquement à Berthollet:
—Espérez-vous entamer, par vos explications, le mystère infini de la nature, mordre sur l'inconnu?
Berthollet répondit que, sans prétendre expliquer l'univers, le savant rendait à l'humanité le plus grand des services en dissipant les terreurs de l'ignorance et de la superstition par une vue raisonnable des phénomènes naturels.
—N’est-ce pas être le bienfaiteur des hommes, ajouta-t-il, que de les délivrer des fantômes créés dans leur âme par la peur d'un enfer imaginaire, que de les soustraire au joug des devins et des prêtres, que de leur ôter l'effroi des présages et des songes?
La nuit couvrait d'ombre la vaste mer. Dans un ciel sans lune et sans nuées, la neige ardente des étoiles était suspendue en flocons tremblants. Le général resta songeur un moment. Puis, soulevant la tête et la poitrine, il suivit d'un geste de sa main la courbe du ciel, et sa voix inculte de jeune pâtre et de héros antique perça le silence:
—J’ai une âme de marbre que rien ne trouble, un cœur inaccessible aux faiblesses communes. Mais vous, Berthollet, savez-vous assez ce qu'est la vie, et la mort[1], en avez-vous assez exploré les confins, pour affirmer qu'ils sont sans mystère? Êtes-vous sûr que toutes les apparitions soient faites des fumées d'un cerveau malade? Pensez-vous expliquer tous les pressentiments? Le général La Harpe avait la stature et le cœur d'un grenadier. Son intelligence trouvait dans les combats l'aliment convenable. Elle y brillait. Pour la première fois, à Fombio, dans la soirée qui précéda sa mort, il resta frappé de stupeur, étranger à l'action, glacé d'une épouvante inconnue et soudaine. Vous niez les apparitions. Monge, n'avez-vous pas connu en Italie le capitaine Aubelet?
À cette question, Monge interrogea sa mémoire et secoua la tête. Il ne se rappelait nullement le capitaine Aubelet.
Bonaparte reprit:
—Je l'avais distingué à Toulon où il gagna l'épaulette. Il avait la jeunesse, la beauté, la vertu d'un soldat de Platée. C'était un antique. Frappés de son air grave, de ses traits purs, de la sagesse qui transparaissait sur son jeune visage, ses chefs l'avaient surnommé Minerve, et les grenadiers lui donnaient ce nom dont ils ne comprenaient pas le sens.
—Le capitaine Minerve! s'écria Monge, que ne le nommiez-vous ainsi tout d'abord! Le capitaine Minerve avait été tué sous Mantoue quelques semaines avant mon arrivée dans cette ville. Sa mort avait frappé fortement les imaginations, car on l'entourait de circonstances merveilleuses qui me furent rapportées, mais dont je n'ai point gardé un exact souvenir. Je me rappelle seulement que le général Miollis ordonna que l'épée et le hausse-col du capitaine Minerve fussent portés, ceints de lauriers, en tête de la colonne qui défila devant la grotte de Virgile, un jour de fête, pour honorer la mémoire du chantre des héros.
—Aubelet, reprit Bonaparte, avait ce courage tranquille, que je n'ai retrouvé qu'en Bessières. Les plus nobles passions l'animaient. Il poussait tous les sentiments de son âme jusqu'au dévouement. Il avait un frère d'armes, de quelques années plus âge que lui, le capitaine Demarteau, qu'il aimait avec toute la force d'un grand cœur. Demarteau ne ressemblait pas à son ami. Impétueux, bouillant, porté d'une même ardeur vers les plaisirs et les périls, il donnait dans les camps l'exemple de la gaieté. Aubelet était l'esclave sublime du devoir, Demarteau l'amant joyeux de la gloire. Celui-ci donnait à son frère d'armes autant d'amitié qu'il en recevait. Tous deux, ils faisaient revivre Nisus et Euryale sous nos étendards. Leur fin, à l'un et à l'autre, fut entourée de circonstances singulières. J'en fus informé comme vous, Monge, et j'y prêtai plus d'attention, bien que mon esprit fût alors entraîné vers de grands objets. J'avais hâte de prendre Mantoue, avant qu'une nouvelle armée autrichienne eût le temps d'entrer en Italie. Je n'en lus pas moins un rapport sur les faits qui avaient précédé et suivi la mort du capitaine Aubelet. Certains des faits attestés dans ce rapport tiennent du prodige. Il faut en rattacher la cause soit à des facultés inconnues, que l'homme acquiert en des moments uniques, soit à l'intervention d'une intelligence supérieure à la nôtre.
—Général, vous devez écarter la seconde hypothèse, dit Berthollet. L'observateur de la nature n'y saisit jamais l'intervention d'une intelligence supérieure.
—Je sais que vous niez la Providence, répliqua Bonaparte. Cette liberté est permise à un savant enfermé dans son cabinet, non à un conducteur de peuples qui n'a d'empire sur le vulgaire que par la communauté des idées. Pour gouverner les hommes, il faut penser comme eux sur tous les grands sujets, et se laisser porter par l'opinion.
Et Bonaparte, les yeux levés, dans la nuit, sur la flamme qui flottait à la flèche du grand mât, dit tout aussitôt:
—Le vent souffle du nord.
Il avait changé de propos avec cette brusquerie qui lui était ordinaire et qui faisait dire à M. Denon: «Le général pousse le tiroir.»
L'amiral Gantheaume dit qu'il ne fallait pas s'attendre à ce que le vent changeât avant les premiers jours de l'automne.
La pointe de la flamme était tournée vers l'Égypte. Bonaparte regardait de ce côté. Le regard de ses yeux s'enfonçait dans l'espace, et ces paroles sortirent martelées de sa bouche:
—Qu'ils tiennent bon, là-bas! L'évacuation de l'Égypte serait un désastre militaire et commercial. Alexandrie est la capitale des dominateurs de l'Europe. De là je ruinerai le commerce de l'Angleterre et je donnerai aux Indes de nouvelles destinées.... Alexandrie, pour moi comme pour Alexandre, c'est la place d'armes, le port, le magasin d'où je m'élance pour conquérir le monde et où je fais affluer les richesses de l'Afrique et de l'Asie. On ne vaincra l'Angleterre qu'en Égypte. Si elle s'emparait de l'Égypte, elle serait à notre place la maîtresse de l'univers. Le Turc agonise. L'Égypte m'assure la possession de la Grèce. Mon nom sera inscrit pour l'immortalité à côté de celui d'Épaminondas. Le sort du monde dépend de mon intelligence et de la fermeté de Kléber.
Pendant les jours qui suivirent, le général demeura taciturne. Il se faisait lire les Révolutions de la République romaine dont le récit lui paraissait d'une lenteur insupportable. Il fallait que l'aide de camp Lavallette allât au pas de charge à travers l'abbé Vertot. Et bientôt Bonaparte, impatient, lui arrachait le livre des mains et demandait les Vies de Plutarque, dont il ne se lassait point. Il y trouvait, disait-il, à défaut de vues larges et claires, un sentiment puissant de la destinée.
Un jour donc, après la sieste, il appela son lecteur, et lui ordonna de reprendre la Vie de Brutus à l'endroit où il l'avait laissée la veille.
Lavallette ouvrit le livre à la page marquée et lut:
Donc, au moment où ils se disposaient, Cassius et lui, à quitter l'Asie avec toute l'armée (c'était par une nuit fort obscure; sa tente n'était éclairée que d'une faible lumière; un silence profond régnait dans tout le camp, et lui-même était plongé dans ses réflexions), il lui sembla voir entrer quelqu'un dans sa tente. Il tourne les yeux vers la porte et il aperçoit un spectre horrible, dont la figure était étrange et effrayante, qui s'approche de lui, et qui se tient là en silence. Il eut le courage de lui adresser la parole. «Qui es-tu, lui demanda-t-il; un homme ou un Dieu? Que viens-tu faire ici et que me veux-tu?—Brutus, répondit le fantôme, je suis ton mauvais génie, et tu me verras à Philippes.»—Alors Brutus, sans se troubler: «Je t'y verrai», dit-il. Le fantôme disparut aussitôt; et Brutus, à qui les domestiques, qu'il appela, dirent qu'ils n'avaient rien vu ni entendu, continua de s'occuper de ses affaires.
—C’est ici, s'écria Bonaparte, dans la solitude des flots, qu'une telle scène produit une véritable impression d'horreur. Plutarque est un bon narrateur. Il sait animer le récit. Il marque les caractères. Mais le lien des événements lui échappe. On n'évite point sa destinée. Brutus, esprit médiocre, croyait à la force de la volonté. Un homme supérieur n'aura pas cette illusion. Il voit la nécessité qui le borne. Il ne s'y brise pas. Être grand, c'est dépendre de tout. Je dépends des événements, dont un rien décide. Misérables que nous sommes, nous ne pouvons rien contre la nature des choses. Les enfants sont volontaires. Un grand homme ne l'est pas. Qu'est-ce qu'une vie humaine? La courbe d'un projectile.
L'amiral vint annoncer à Bonaparte que le vent avait enfin changé. Il fallait tenter le passage. Le péril était pressant. La mer qu'on allait traverser était gardée entre Tunis d la Sicile par des croiseurs détachés de la flotte anglaise, mouillée devant Syracuse. Nelson la commandait. Qu'un croiseur découvrît la flottille, et quelques heures après on avait devant soi le terrible amiral.
Gantheaume fit doubler le cap Bon, de nuit, les feux éteints. La nuit était claire. La vigie reconnut au nord-est les feux d'un navire. L'inquiétude qui dévorait Lavallette avait gagné Monge lui-même. Bonaparte, assis sur l'affût de son canon accoutumé, montrait une tranquillité qu'on croira véritable ou affectée, selon qu'on s'attachera à considérer son fatalisme empreint d'espérances et d'illusions, ou son incroyable aptitude à dissimuler. Après avoir traité, avec Monge et Berthollet, divers sujets de physique, de mathématique et d'art militaire, il en vint à parler de certaines superstitions dont son esprit n'était peut-être pas entièrement affranchi:
—Vous niez le merveilleux, dit-il à Monge. Mais nous vivons, nous mourons au milieu du merveilleux. Vous avez rejeté avec mépris de votre mémoire, me disiez-vous un jour, les circonstances extraordinaires qui ont accompagné la mort du capitaine Aubelet. Peut-être la crédulité italienne vous les présentait-elle avec trop d'ornements. Ce serait votre excuse. Écoutez-moi. Voici la vérité nue. Le 9 septembre, à minuit, le capitaine Aubelet était au bivouac devant Mantoue. À la chaleur accablante du jour succédait une nuit rafraîchie par les brumes qui s'élevaient au-dessus de la plaine marécageuse. Aubelet, tâtant son manteau, le trouva mouillé. Gomme il se sentait un léger frisson, il s'approcha d'un feu sur lequel les grenadiers avaient fait la soupe et se chauffa les pieds, assis sur une selle de mulet. La nuit et le brouillard resserraient leur cercle autour de lui. Il entendait au loin le hennissement des chevaux et le cri régulier des sentinelles. Le capitaine était là depuis quelque temps, anxieux, triste, le regard fixé sur les cendres du brasier, quand une grande forme vint, sans bruit, se dresser à son côté. Il la sentait près de lui et n'osait tourner la tête. Il la tourna pourtant et reconnut le capitaine Demarteau, son ami, qui, selon sa coutume, appuyait à la hanche le dos de sa main gauche et se balançait légèrement. À cette vue le capitaine Aubelet sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Il ne pouvait douter que son frère d'armes ne fût près de lui et il lui était impossible de le croire, puisqu'il savait que le capitaine Demarteau se trouvait alors sur le Mein, avec Jourdan, que menaçait l'archiduc Charles. Mais l'aspect de son ami ajoutait à sa terreur, par quelque chose d'inconnu qui se mêlait à son parfait naturel. C'était Demarteau et c'était en même temps ce que personne n'eût pu voir sans épouvante. Aubelet ouvrit la bouche. Mais sa langue glacée ne put former aucun son. C'est l'autre qui parla:
»—Adieu! Je vais où je dois aller. Nous nous reverrons demain.
»Et il s'éloigna d'un pas muet.
»Le lendemain Aubelet fut envoyé en reconnaissance à San Giorgio. Avant de partir, il appela le plus ancien lieutenant et lui donna les instructions nécessaires pour remplacer le capitaine.
»—Je serai tué aujourd'hui, ajouta-t-il, aussi vrai que Demarteau a été tué hier.
» Et il conta à plusieurs officiers ce qu'il avait vu dans la nuit. Ils crurent qu'il avait un accès de cette fièvre qui commençait à travailler l'armée dans les marécages de Mantoue.
» La compagnie Aubelet reconnut, sans être inquiétée, le fort San Giorgio. Son objet ainsi atteint, elle se replia sur nos positions. Elle marchait sous le couvert d'un bois d'oliviers. Le plus ancien lieutenant, s'approchant du capitaine, lui dit:
»—Vous n'en doutez plus, capitaine Minerve: nous vous ramènerons vivant.
» Aubelet allait répondre, quand une balle, qui siffla dans le feuillage, le frappa au front.
» Quinze jours plus tard, une lettre du général Joubert, communiquée par le Directoire à l'armée d'Italie, annonçait la mort du brave capitaine Demarteau, tombé au champ d'honneur le 9 septembre.»
Aussitôt qu'il eut fait ce récit, le général, perçant le cercle de ses auditeurs silencieux, se promena muet, à grands pas, sur le pont.
—Général, lui dit Gantheaume, nous avons franchi le pas dangereux.
Le lendemain il mit le cap au nord, se proposant de longer les côtes de Sardaigne jusqu'à la Corse et de gouverner ensuite vers les côtes de Provence, mais Bonaparte voulait débarquer sur un point du Languedoc, craignant que Toulon ne fût occupé par l'ennemi.
La Muiron se dirigeait sur Port-Vendres, quand un coup de vent la repoussa sur la Corse et la força de relâcher à Ajaccio. Tous les habitants de l'Île accourus pour saluer leur compatriote, couronnaient les hauteurs qui dominent le golfe. Après quelques heures de repos, sur l'avis qu'on reçut que tout le littoral de la France était libre, on fit voile vers Toulon. Le vent était bon, mais faible.
Seul, dans la tranquillité qu'il avait communiquée à tous, Bonaparte commençait à s'agiter, impatient de toucher le sol, portant parfois à son épée sa petite main brusque. L'ardeur de régner qui couvait en lui depuis trois ans, l'étincelle de Lodi, l'enflammait. Un soir, tandis que se perdaient à sa droite les côtes dentelées de l'île natale, il parla tout à coup avec une rapidité qui brouillait les syllabes dans sa bouche:
—Les bavards et les incapables, si l'on n'y mettait ordre, achèveraient la ruine de la France. L'Allemagne perdue à Stockach, l'Italie perdue à la Trebbia; nos armées battues, nos ministres assassinés, les fournisseurs gorgés d'or, les magasins sans vivres ni effets d'équipement, l'invasion prochaine, voilà ce que nous vaut un gouvernement sans force et sans probité.
» Les hommes probes, ajouta-t-il, fournissent seuls à l'autorité un appui solide. Les corrompus m'inspirent un insurmontable dégoût. On ne peut gouverner avec eux.»
Monge, qui était patriote, dit avec fermeté:
—La probité est nécessaire à la liberté comme la corruption à la tyrannie.
—La probité, reprit le général, est une disposition naturelle et intéressée chez les hommes nés pour le gouvernement.
Le soleil trempait dans le cercle de brumes qui bordaient l'horizon son disque agrandi et rougi. Le ciel était semé, vers l'orient, de nuées légères comme les feuilles d'une rose effeuillée. La mer agitait mollement les plis de vermeil et d'azur de sa nappe luisante. La toile d'un navire parut à l'horizon et l'officier de service reconnut, dans sa lunette, le pavillon anglais.
—Faut-il, s'écria Lavallette, faut-il que nous ayons échappé à d'innombrables dangers pour périr si près du rivage!
Bonaparte haussa les épaules:
—Peut-on encore douter de mon bonheur et de ma destinée?
Et il rendit leur cours à ses pensées.
—Il faut balayer ces fripons et ces incapables et mettre à leur place un gouvernement compact, de mouvements rapides et sûrs, comme le lion. Il faut de l'ordre. Sans ordre, pas d'administration. Sans administration, pas de crédit ni d'argent, mais la ruine de l'État et celle des particuliers. Il faut arrêter le brigandage et l'agio, la dissolution sociale. Qu'est-ce que la France sans gouvernement? Trente millions de grains de poussière. Le pouvoir est tout. Le reste n'est rien. Dans les guerres de Vendée, quarante hommes maîtrisaient un département. La masse entière de la population veut à tout prix le repos, l'ordre et la fin des disputes. De peur des jacobins, des émigrés ou des chouans, elle se jettera dans les bras d'un maître.
—Et ce maître, dit Berthollet, sera sans doute un chef militaire?
—Non pas, répliqua vivement Bonaparte, non pas! Jamais un soldat ne sera le maître de cette nation éclairée par la philosophie et par la science. Si quelque général tentait de prendre le pouvoir, il serait bientôt puni de son audace. Hoche y songea. Je ne sais s'il fut arrêté par le goût du plaisir ou par une juste appréciation des choses: mais l'entreprise se renversera sur tous les soldats qui la tenteront. Pour ma part, j'approuve cette impatience des Français qui ne veulent pas subir le joug militaire et je n'hésite pas à penser que dans l'État la prééminence appartient au civil.
En entendant ces déclarations, Monge et Berthollet se regardèrent surpris. Ils savaient que Bonaparte allait, à travers les périls et l'inconnu, prendre le pouvoir, et ils ne comprenaient rien à un discours par lequel il semblait s'interdire ce pouvoir ardemment convoité. Monge qui, dans le fond de son cœur, aimait la liberté, commençait à se réjouir. Mais le général, qui devinait leur pensée, y répondit aussitôt:
—Il est certain que si la nation découvre dans un soldat les qualités civiles convenables à l'administration et au gouvernement du pays, elle le mettra à sa tête; mais ce sera comme chef civil et non comme chef militaire. Ainsi le veut l'état des esprits chez un peuple civilisé, raisonnable et savant.
Et Bonaparte, après un moment de silence, ajouta:
—Je suis membre de l'Institut.
Le navire anglais nagea quelques instants encore sur la bande de l'horizon empourpré, et disparut.
Le lendemain matin, la vigie signala les côtes de France. On était en vue de Port-Vendres. Bonaparte attacha son regard sur cette petite ligne pâle de terre. Un tumulte de pensées s'éleva dans son âme. Il eut la vision éclatante et confuse d'armes et de toges; une immense clameur remplit ses oreilles dans le silence de la mer. Et parmi des images de grenadiers, de magistrats, de législateurs, de foules humaines, qui passaient devant ses yeux, il vit souriante et languissante, son mouchoir sur les lèvres et la gorge à demi découverte, Joséphine dont le souvenir lui brûlait le sang.
—Général, lui dit Gantheaume en lui montrant la côte qui blanchissait au soleil du matin, je vous ai conduit où vos destins vous appelaient. Vous abordez comme Énée aux rivages promis par les dieux.
Bonaparte débarqua à Fréjus le 17 vendémiaire an VIII.
[1] Nous reproduisons la phrase telle qu'elle a été dite.
LE CHANTEUR DE KYMÉ
KOMM L'ATRÉBATE
FARINATA DEGLI UBERTI OU LA GUERRE CIVILE
LE ROI BOIT
LA MUIRON