The Project Gutenberg eBook of Albert This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Albert Author: Louis Dumur Release date: February 11, 2016 [eBook #51178] Most recently updated: October 23, 2024 Language: French Credits: Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ALBERT *** NOTES SUR LA TRANSCRIPTION: —Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. —On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes. —Les mots écrites en gras ont étées representées ainsi: =mot gras=. —Les lettres écrites au-dessus ont étées representées ainsi: a^b et a^{bc}. ALBERT par LOUIS DUMUR MDCCCXC ALBERT AUTEUR: _La Néva_, poésies, Saint-Pétersbourg: Ancienne Maison Mellier; Paris: Albert Savine. POUR PARAITRE: _Lassitudes_, poésies. LOUIS DUMUR ALBERT [Illustration] PARIS BIBLIOTHÈQUE Artistique & Littéraire MDCCCXC [Illustration: Louis Dumur] [Illustration] ALBERT I L’INITIALE DÉVEINE Fantoches, vous qui, durant les insomnies, voletez étrangement autour des prunelles fiévreuses, contez à celui qui ne craint ni l’extrême, ni le choquant, ni l’absurde, ni l’ironique, ni l’incohérence des actes, ni la disproportion des pensées, contez, sans éloge ou blâme, la décevante vie d’Albert. Du reste, sous toute chose, formule saint Thomas d’Aquin, gît le réel. En une minime cité de province, plus malsaine qu’immorale, plus stérilisante que perverse, où l’existence avait des longueurs particulières, de spéciales somnolences que ne soupçonnent point les vraies villes, point la pure campagne; en une sous-préfecture maussade, flasque, incolore, gluante, solitaire et confite en soi, prétentieuse et banale, chaste jusqu’à l’espionnage, inconsciente, naïve, burlesque, ignorée des humains et les ignorant; en une moyenne bourgade vulgairement située sur l’inévitable affluent aux ondes grisâtres, aux grèves grisâtres clairsemées de grisâtres roseaux, vague église gothique, pont restauré; en un de ces trous administratifs et mornes, dont le nom provient d’une ancienne peuplade des Gaules mentionnée dans César; en un de ces marécages de la sottise, végétaient, monotones et bouffis, son père et sa mère. Ils l’eurent—lui—troisième, quatrième ou cinquième enfant d’une nombreuse famille, procréé à son heure, en son jour, dans son numéro d’ordre, tranquillement, béatement et suivant les laisser-aller passifs de la bourgeoise providence. Ils l’avaient appelé Albert, parce que son parrain s’appelait Albert et que sa bonne tante maternelle s’appelait Albertine. O confiance! Ainsi il naissait parce qu’il naissait, sans raison, sans cause appréciable qui expliquât pourquoi il naissait à cette latitude, sous ce méridien, dans cet endroit, pourquoi il naissait de ces petits commerçants plutôt que de gros industriels, plutôt que d’un banquier, ou que d’un bandit, ou que d’un baron, ou que d’une actrice, pourquoi il naissait catholique et non pas calviniste, turc, disciple de Zoroastre, indou, païen, même adorateur du grand Lama, pourquoi il naissait avec ses vices et ses qualités, au lieu de différents, pourquoi il naissait, enfin! Il n’avait rien d’extraordinaire qui le distinguât du commun des nouveau-nés: ses chairs pendillottantes, ridées, rouges, son nez camard, ses yeux grêles, ses bras et jambes difformes qui bougillaient impondérés, sa tête ridiculement anormale, sa bouche édentée qui sans cesse s’écarquillait pour glapir les vagissements ... il n’était ni plus laid, ni plus beau que les autres hommes—moins laid, peut-être,—c’était un homme. Mais s’il avait déjà pu réfléchir (la réflexion semblait pourtant habiter ses plaintes précoces), c’eût été justement de cela qu’il se serait lamenté: d’être homme. La bête, la plante, le protoplasma qui éclosent trouvent à la sortie de leur œuf, de leur germe, de leurs éléments, une nature assez bienveillante, qui, si elle ne leur fait pas oublier les douceurs du non-être, incline, du moins, à ne pas leur gâter le sort par de trop viles insuffisances, par de trop sauvages imbécillités. Ils jouissent, sans autre travail que celui de leur propre et libre développement, des irradiations de la lumière, des nourritures du sol, des exquisités de l’air et des liesses de la chaleur. La sensation les sert sans leur nuire. L’idée ne leur incombe que dans les limites de la contemplation. Quelques-uns, sans doute, sont esclaves: mais ils ne le sont que par leurs rapports avec l’homme. Ils meurent accablés par l’âge ou de mort subite; et pour ceux qui inspirent la pitié, les compagnons de l’homme, tout ce que la science a de ressources s’applique à leur escamoter les souffrances du trépas et l’appréhension d’être dévorés. L’homme, au contraire, vaincu d’avance sous les horions de son destin, condamné à l’accablement partiel ou total de ses volontés les plus chères, pétri dans la misère, la nudité, l’inquiétude, surmène son énergie pour des buts qu’il n’atteint pas; rongé d’ambitions, toutes légitimes, puisqu’elles sont ses besoins, depuis l’ambition de manger, jusqu’à celle de régenter le monde, il vogue d’espoir en espoir et tombe de désastre en désastre; son sang épuisé, ses tissus étiques couvent les miasmes et les pustules, et son âme est le siège de maladies morales, d’autant plus violentes qu’une relative santé du corps leur laisse plus de loisir pour se développer; il ne peut se soustraire à ce fatalisme, et, malgré l’éternelle illusion, perdant à mesure qu’il vieillit son courage et sa vigueur, qu’exaltait jadis sa nostalgie d’assouvissement, il se révolte, il maugrée, il reconnaît Arimane comme son maître, et il est obligé d’inventer une vie future pour se consoler de celle dont il est le jouet. De là cet axiome: Les races inférieures s’épanouissent, l’homme se fane. Et, nuit et jour, Albert criait. Sa mère, pour l’apaiser, déboutonnait généreusement sa poitrine mûre et lui donnait le sein. [Illustration] II PREMIÈRE LUEUR DE RAISON De ce lait maternel il eût fallu beaucoup plus, pour faire du rétif nourrisson un mortel docile ou résigné. La rebuffade lui était innée. Déjà, ses yeux considéraient les objets avec plus d’hésitation que de curiosité, et, avant même de pouvoir les nommer, comme autant d’ennemis il s’en fallait de peu qu’il ne les redoutât. Les mines arides de son entourage éveillaient, à ses premiers regards, des velléités circonspectes et peureuses. Singulières, les rêveries muettes qui composaient sa pensée en formation s’attardaient sur ces répulsions éprouvées. Il suspectait la lumière du matin de ramper par la vitre jusque sur son berceau pour voir ses paupières clignoter douloureusement; la charrette cahotant dans la rue de dégringoler, assourdissante, lui casser la tête; l’interminablement maigre crucifix, là-bas, dans le coin, ce long corps efflanqué sur le prie-Dieu, de méditer l’effroi à le fixer ainsi de ses orbites immobiles; et de vouloir l’horripiler les baisers gras dont ne cessaient de le couvrir, avec des mots bêtes, le père, la mère, les frères, les sœurs, la cuisinière et toute la clique répugnante des connaissances. On lui apprit à marcher et à causer. Certes, ce fut un soulagement de n’avoir plus à subir ces bras qui le portaient de chambre en chambre, à la promenade, au lit, à l’office, qui le plantaient sur des genoux pointus, le ballottaient de ci, de là, et dont il ne pouvait se passer. Il se servit de ses jambes pour quelquefois s’enfuir hors de la maison, se perdre dans quelque jardin, dans quelque faubourg, au risque de la verge. Quant au langage, s’il connut vite l’usage de deux ou trois substantifs, il s’en abstint volontiers et préféra le geste, plus sobre, plus rapide, plus expressif. Mais, dès qu’il ne s’agissait pas de réclamer pain, soupe ou polichinelle, aussitôt qu’il y avait idée à émettre, jugement à poser, il n’était pas rare qu’il trouvât des paroles imprévues, qui surprenaient parce que, peu enfantines, elles dénotaient d’anormales dispositions. Il crût de la sorte. A vrai dire, la raison n’avait pas encore jailli en une de ces étincelles crépitantes, qui ébouriffent d’aise ou de détresse les parents décontenancés. Elle germait cependant. Durant d’ineffables heures, Albert contemplait l’univers ambiant, comme s’il eût voulu en respirer l’essence et s’en instruire. Il s’acclimatait abondamment à ces nouveautés, ou plutôt il tentait de s’y acclimater: car s’il y eût réussi, il les eût acceptées à la façon des autres hommes, sans critiquer, dévotement. Or, observant avec cet esprit—inexpérimenté, sans doute, mais exempt de préjugés, puisque, à ce moment, presque rien n’y avait été mis, offrant ainsi table rase aux phénomènes—un accès de raison ne devait pas tarder à éclater, fût-ce le seul, avant la corruption fatale engendrée par les désirs vitaux. Condisciple du premier âge, qui l’enchâsse d’innocence, toute pétrie d’ingénuités, pourtant d’autant plus pure qu’elle a moins été troublée par l’existence, qu’aurait été la raison, sinon une vue soudainement évidente, par divination, par coup de théâtre, une irrésistible vue du vrai philosophique, déduit simplement, théoriquement, mathématiquement de prémisses découvertes tout à coup? La raison: clarté de l’intelligence sur les choses, abstraction faite du sentiment et des instincts. Un vieux curé, podagre, marmiteux, cacochyme, ratatiné comme un bout de parchemin, ridé comme une pomme brûlée, avait pris Albert en affection. Grave et cérémonieux, l’enfant venait boire le café au lait avec lui, sur sa terrasse haut perchée, d’où l’on dominait la petite ville et l’alentour mélancolique des champs. Le vieux curé le faisait asseoir dans un fauteuil trop gros, où il enfonçait jusqu’au ventre, et lui donnait des gâteaux à grignoter, tandis que, le chef branlant, il l’incitait par de bénévoles questions à s’intéresser à mille brimborions de science et de morale, au moyen desquels il se figurait le façonner pour l’avenir honnête homme et consciencieux citoyen. Nulle pédanterie, vraiment, mais une crédulité pieuse et de touchantes superstitions en ce qu’il lui disait du grand ordre qui règne ici-bas, des harmonies de la nature, du roi de la création et des oiseaux chantant des louanges sur de jolies branches vertes, par un beau soleil. Que le globe était bien installé, bien admirable, bien construit dans son indulgente imagination de vieux curé! Comme tous les mignons pantins manœuvraient délicieusement entre les doigts de l’excellente cause suprême! Le brave ecclésiastique s’attendrissait, mouillait des mouchoirs, pleurnichait en y songeant, tout en grattant ses articulations, dont les raideurs lui arrachaient parfois, au milieu de ses enthousiasmes, de piteux gémissements. «Vois» disait-il «cette atmosphère si lucide, que l’œil perçoit, au travers, à de considérables distances! Réfléchis que nous aurions pu être entourés de ténébreux voiles, comme les habitants de Londres quand il fait du brouillard, ou plongés dans l’opaque étendue des ondes, comme les poissons. Quel merveilleux spectacle que celui de l’araignée tissant sa toile pour prendre des mouches! Remarquant le misérable insecte, Dieu, en son infinie et prévoyante pitié, lui donna le fil. En haut, en bas, tout conspire au bien. Si les continents n’existaient pas, les eaux envahiraient toute la terre; si les eaux n’existaient pas, la terre serait complètement à sec. Partout se devine la main céleste du meilleur des souverains. Le lion dans les déserts trouve la chair succulente de la gazelle, la gazelle trouve l’herbe de l’oasis, l’oasis trouve le sable qui l’entoure et sans lequel elle ne serait plus oasis, le sable trouve la sécheresse, et la sécheresse produit ce vent chaud du midi qui fleurit les orangers sur la côte de Nice. Tout s’enchaîne suivant une indissoluble suite de bénédictions, et, depuis le dernier des grains de poussière, jusqu’à toi-même, mon petit ami, tous les êtres ont leur part à ce magnifique et copieux festin, qui s’appelle la vie.» A ces discours, prononcés d’une voix émue et tremblotante—avec le mouchoir rouge qui allait et venait et ponctuait longuement les phrases, avec aussi les contractions pénibles et les involontaires plaintes—Albert ne répondait ordinairement que par de rares signes de tête ou d’équivoques monosyllabes. Le vieux curé avait-il raison de prôner ainsi l’universelle symphonie? Il ne le savait pas précisément, mais il se doutait que cette apparente beauté, si tant est qu’elle existât, ne devait guère s’obtenir sans de louches perturbations et de latents vices. Il n’avait encore ni vu beaucoup, ni appris grand’chose, mais le peu qui dans sa cervelle était venu se nicher suffisait à fomenter la délétère kyrielle des incertitudes. A la maison, chiens, chats, parents et enfants étaient plus souvent de mauvaise humeur que de bonne; on y entendait gronder, quereller, tempêter, japper, miauler, larmoyer, et l’on y sentait de vilaines odeurs; le repas était mal cuit, il y avait des indigestions; ni liberté, ni fantaisie, mais des devoirs et une continuelle abdication de soi. Au dehors, le pavé boueux, les boutiques sombres, le passant rébarbatif. Rien n’indiquait cette joie tendre et salutaire célébrée par le vieux curé. Des corbillards emmenaient les restes. «A quoi rêves-tu, mon petit ami?» s’avisa d’interroger un jour le bonhomme.—«A rien» répondit Albert. Mais, comme le magister n’en démordait pas et voulait lui tirer les vers du nez, fébrilement, un ressort aux lèvres, sans même prendre garde aux friandises étalées sur son assiette, il s’écria: «Hélas! monsieur le curé, l’atmosphère si chargée de nuages ne me cause aucune satisfaction, et je plains bien plus les mouches que je n’admire les araignées. S’il n’y avait pas de lions, les gazelles seraient heureuses, et s’il n’y avait pas de gazelles, l’herbe de l’oasis ne serait pas mangée; l’oasis n’est qu’une mince consolation du désert, et le vent du midi serait bien plus agréable, s’il n’engloutissait pas les caravanes. Le revers de ce qui vous plaît me déplaît excessivement. Nulle part, le bien ne répare le mal. Si celui-là vous frappe, celui-ci m’étonne. J’observe et je vois que tout travaille, sans relâche, sans repos, pressé par une incompréhensible nécessité. On croirait que tout court après un futur qui ne devient jamais le présent, mécontent de l’heure actuelle, espérant mieux. Mais, tout meurt. Puisque tout meurt, à quoi sert de vivre? C’est se donner beaucoup de peine pour rien.» Le vieux curé se redressa sur son séant, désorienté, lâchant, dans sa stupéfaction, sa pipe d’écume qui tomba sur la pierre et se brisa. «Malheureux Albert!» murmura-t-il. L’enfant riait, inconscient de la grande portée de ses paroles, presque glorieux du scandale. «Alors?...» demanda le vieux curé avec l’air de chercher une conclusion. —«Alors, je trouve le monde inutile» dit Albert. Le vieux curé ébaucha un signe de croix, qui fut interrompu par une douleur. [Illustration] III POURTANT ALBERT PREND LE MONDE AU SÉRIEUX Quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, quoi qu’on suppose, de quoi qu’on se targue, l’instinct demeure, et, le plus fort, domine les théories, les contredit et les accule. Quoi qu’on fasse, rien ne l’efface: car il est greffé par d’innombrables cultures ancestrales, héréditaires et naturées. Quoi qu’on dise, on l’attise: car on reconnaît en des vocables sa vitalité, et le combattant, on l’excite. Quoi qu’on suppose, il dispose: car une hypothèse autre que lui le rend évident et détermine sa victoire. De quoi qu’on se targue, sa réalité nargue: car elle se fait sentir à chaque heure, à chaque minute, à chaque seconde, implacable comme une loi, comme un arrêt, comme une condamnation. Déjà, de petits orgueils taraient les franchises de ce rare cœur. Ce monde «inutile» lui paraissait l’être moins, venant à réfléchir qu’il s’y trouvait. Des ardeurs, point d’ailleurs extraordinaires, agissaient en lui et forçaient ses moelles au désir. Désir de quoi? désir vers où? Désir inachevé des luttes, désir vers l’espoir, désir en lequel s’amalgamaient les imaginations d’enfance, qui peignent chez les plus graves avec de rutilantes et infatuées couleurs, et les latentes élasticités de nerfs et de muscles qui croissent, se développent, cherchent l’espace et s’émancipent. Le soleil, quand il brillait, versait de chaudes pluies stimulantes. La victuaille quotidienne gonflait d’alimenteuse et substantielle sève les vaisseaux écarlates du sanguin réseau. Des joies s’épanchaient au contact de mille riens: images d’Epinal, chevaux de bois, contes bleus, pêche aux écrevisses. De très nettes rivalités entre camarades recélaient le presque voluptueux frisson du combat. De curieux mystères à éclaircir, des ignorances à sonder, devinées, mais imprégnées encore de doutes, des attentes, des explorations commandaient l’intérêt et palpitaient. Albert ne pouvait échapper à l’instinct de vivre. Pourquoi n’aurait-il pas vécu? Nullement plus mal que les autres, en somme! Une intelligence mieux que commune, d’indiscutables supériorités prenaient jour en lui; on le distinguait, on le citait. Fréquemment, il lui arrivait de recevoir des compliments, qui faisaient ampoule à son amour-propre et chatouillaient sa sensualité vaniteuse. Il n’était ni bossu, ni boiteux, ni manchot, ni faible, ni délicat, ni sujet aux rhumes ou aux rages de dents. De corps et d’esprit, c’était bien. En ce qui concerne la fortune, certes, son père ne possédait pas le Pactole: mais eu égard à tant de faméliques qui, formant de grosses masses au sein des nations barbares et civilisées, détiennent les bas-fonds des sociétés, Albert eût eu tort d’être plaint. A tout peser, sa portion était congrue; il pouvait se croire parmi les privilégiés. Il faut penser qu’un ressort étonnant joue au centre de tout biologique individu. Il faut calculer que bien des circonstances et de longs laps sont nécessaires pour parvenir à user, fausser, casser ce ressort. D’où, clairement, la conséquence appert que, malgré la raison, malgré le bon sens, Albert dut, téméraire, se décider à faire figure au monde et à s’enrégimenter dans la parade des fatuités. Aux après-midi sèches, il coiffait son chapeau marin (le bleu ruban portait en lettres dorées un nom dont il rêvait: «le Vainqueur») et, le nez aux brises, l’œil agile, rôdait. Les enseignes appendues attiraient ses réflexions: «charcuterie», «étude», «ferblantier». Dans la charcuterie, de grasses salaisons roses se dandinant découvraient un horizon de pensées. Le porc saigné pour fournir à la consommation devait avoir coûté quelque somme; or, cette somme était, sans doute, minime en comparaison de celle que retirait le charcutier de son débit. Justement, le charcutier, rose et gras comme sa marchandise, la large barbe blonde en éventail, les manches de chemise retroussées sur ses bras épilés, s’affairait à l’intérieur, découpant, tailladant, environné de pratiques. Il encaissait, il devenait riche. Empli de respect, l’enfant s’enthousiasmait pour le commerce, et, complaisamment, songeait à de gigantesques charcuteries. Devant l’étude, nouvelles méditations. Là trônait un avoué, un avoué corpulent, débordant, suintant, flanqué de trois clercs, au milieu d’un chaos de cartons, de dossiers et de parchemins. Toute la ville rampait à ses pieds; il était mêlé à tout, connaissait tout, dirigeait tout. Son énorme voix grasseyante passait à volonté aux inflexions câlines les plus mielleuses. Elle amadouait, alléchait, affriandait, amorçait, appâtait les moins dociles. Clients d’entrer, clients de sortir: des sieurs bombés, des favoris sentencieux, des moustaches cirées, des femmes. Un éblouissement frappait Albert; sans oublier le charcutier, l’étude s’imposait à son admiration. Plus loin, un tintamarre d’objets, des éclats, d’assourdissantes sonorités: l’industrie encombrante et tapageuse accaparant le trottoir. D’ouvrières suées s’essoraient en ferveurs de travail, mouvementées et rudes, farcies de violences brutales à la poursuite de l’existence. Les blouses braillaient l’apothéose du labeur. C’était donc bien important, le monde, que les foules y peinaient si passionnément! Contemplant leurs poils mouillés, leurs creuses rides, Albert béait. Et au continu roulement de ces activités, il convoitait, ému d’émulation, sa part dans le grabuge, se promettant même d’en emporter une des bonnes. A l’instar d’un simple qui en un parterre pour la prime fois s’installe et suit, fasciné, la comédie. Son obtuse cervelle qu’illusionne la scène, trébuche dans le leurre des fables représentées. Il les opine sérieuses: assiste horriblement aux conciliabules du traître avec sa lame, scandaleusement aux séductions du suborneur de la vierge, comminatoirement aux outrages de l’ennemi envers le drapeau de la patrie, dolemment aux plaintes susurrées par l’amoureux transi, jovialement aux cocasseries que prononce le mari déçu, narquoisement aux amphibologies de la marquise et approbativement aux tirades du personnage probe. Il interrompt. Il prend fait et cause pour l’un ou pour l’autre. Peu s’en faut qu’il n’escalade la rampe et ne donne tête baissée au fort de l’action. Il veut, lui aussi, revêtir un costume, mettre ses airs, s’empanacher et décocher aux oreilles une brasillante et tintinnabulante phrase. [Illustration] IV JACINTHE Dans la mesquine ville de province où, lymphatiquement, s’en allaient les jours avec une morose indolence, sans être comptés, et tranquilles, tracassés seulement par des cogitations dont personne ne se doutait, habitait en même temps que lui, de quelques mois plus âgée, une pâlotte fillette qui était sa cousine et dont le nom de Jacinthe le berçait d’une harmonie de tendresse. Parfois, quelque soir bourgeois de dimanche, après vêpres, ayant au bras son épouse, de l’autre main traînant sa famille sur ses talons, grave, digne, rigide, le verbe sobre, les sourcils calmes, foncièrement intègre et juste, le père d’Albert, à pas ni trop lents, ni trop brefs, se dirigeait du côté de la demeure du père de Jacinthe. «C’est mon frère» disait-il alors de sa voix rare; «nous lui devons une visite.» Ils arrivaient, grimpant les uns derrière les autres l’escalier en tire-bouchon. En haut, une grande pièce sombre les recevait, vieille de la solennité des ans, tendue d’antiques et défroquées tapisseries, meublée de bahuts, de fauteuils sculptés, de gothiques tables à pieds de chimère. Le jour n’y entrait que purifié des trop vifs rayons par les lourdes ampleurs de rideaux. Un tableau, si obscur que l’on avait peine à discerner de rouges robes d’homme sous des chapeaux sanglants, immense et solitaire, en face de la cheminée, pendait. Les flammes, quand le bois brûlait, en hiver, le coloraient de leurs reflets en forme de langues. Tous se taisaient involontairement, après avoir pénétré. Lointaine, une sonnette. Ils expectaient, perdus en le bruit de ce tintement. Bientôt, une porte s’ouvrant dans la paroi, livrait passage à un personnage court et voûté. «Mon frère, vous êtes bien bon de venir me voir, avec ma belle-sœur et tous vos enfants» disait-il en reconnaissant, après avoir ajusté des lunettes, ses visiteurs. Les deux frères se donnaient respectueusement l’accolade. Puis, les salutations achevées, le maître du logis s’esquivait, pour revenir, quelques instants plus tard, en compagnie de sa femme et de sa fille. «Jacinthe, présentez vos compliments à vos cousins et cousines.» Et tandis que les adultes s’appesantissaient sur une longue et ennuyeuse conversation, à l’autre bout de la salle pleine d’ombre, d’abord intimidés, ensuite—quoique sans jamais fuir tout à fait la sorte d’effarouchement inspirée par le lieu—prenant peu à peu confiance, jouaient les enfants. Fine comme une hermine quant à sa taille et à ses bras doucereux, si délicatement frappée de visage que les plus touchants masques eussent paru grossiers auprès de ses fragiles lignes, précieuse des limpidités suaves qui n’appartiennent qu’à l’azur, au cygne et au rêve était Jacinthe. Son cou sortait de la guimpe excessif de blancheur, continuée aussi blanche à toute la figure, sauf des marbres bleus autour des yeux et sur la diaphanéité du front. Cendrées et incertaines les boucles de sa tête épandues aux épaules baignées. Les expressions mobiles flottaient ainsi que d’argentines ailes et d’énigmatiques voiles, séraphiques. En chacune de ses gracilités, des parfums d’huiles, de conciliatrices grâces. Ses mots s’envolaient sur des sourires charmeurs, qui les transmettaient avec pénétration. Dans cette vétuste serre sensitive délébile cultivée, l’inquiétude d’un contraste naissait entre la petite aux alliciantes candeurs et les hautes dominations de l’appartement. Albert la respirait telle que se respire la fleur préférée et troublante. De réminiscences il la suivait, si, rentré au fade chez soi, il laissait les absorptions contemplatives ravissamment l’extasier. Et chaque nuit, avant de s’endormir, des apparitions d’elle et des bruissements de ses paroles hantaient les courtines chuchoteuses. Savait-il même pourquoi? Le sentiment éclos peu à peu s’accroissait en une innocente création. Il n’eût pu être taxé que des plus pures fraîcheurs des aurores; les virginités printanières du cœur y frissonnaient du frissonnement dont frissonnent les commençantes verdures poignant, frileuses, sous l’écorce encore hiémale, à l’haleine d’un zéphyr presque algide. Papillotant aussi comme le papillon qui papillonne, à peine issu du ténébreux cocon, sur les plaines d’esparcettes, et, dans la neuve lumière, hésite et frémit. Albert savait-il même le nom de l’amour? Mais, en était-ce? Août revenait, torpide. Le jour de la Saint-Hyacinthe, l’enfant osa (seul il y avait pensé) grimper l’escalier en tire-bouchon et pénétrer dans la grande pièce sombre. Un bouquet aux mains, il se présenta. «Mon oncle» dit-il, «s’il m’était permis de voir ma cousine ...» —«Elle est malade.» Néanmoins, on l’introduisit dans la chambre où, emmaillotée de couvertures, malgré la chaleur, sur une chaise longue, la petite reposait. Ses yeux aux iris dilatés envahissaient extrêmement son teint si pâle. Des maigreurs élégantes et tristes s’accentuaient à ses joues. Belle d’une beauté non habituelle et d’une morbidesse captivante, elle semblait une moisson de lis couchée—humides très peu des atteintes prochaines d’une imperceptible défleuraison. «Jacinthe» dit Albert en s’approchant sur la pointe des pieds, «je vous apporte des jacinthes pour votre fête ...»—Elle éleva sur lui ses souriants regards, qui l’enlacèrent de remerciement et de gentillesse. «Ces jacinthes me sont très agréables» dit-elle en répandant, de ses doigts mièvres, leurs érubescences sur les laits de ses coussins. Enchantement des choses futiles! Une adoration s’insinua et remua l’âme impressionnée d’Albert. D’inconnues sensibilités en son sein s’accumulèrent, le gonflant d’une intempérance extraordinaire de plaisir. Rien, jusqu’à ces moments, n’eût fait prévoir ces émotions éprouvées. A quelle attraction inouïe cédait-il, sans cause précise sinon Jacinthe: et, celle-ci, était elle-même nommée en un intime aveu? Au fort d’un silence plein d’aspirations retenues, la petite, comme obéissant à un caprice, mais à un caprice saturé d’exquises pensées, amena son ami sur elle d’un geste subit autour du cou. «Embrassez-moi!» voulut-elle dans un murmure. Albert déposa sur sa lèvre un baiser qui ne quitta jamais sa mémoire. Au toucher de cette peau satinée et déteinte, de vifs battements surprirent ses tempes et provoquèrent une espèce de subtil vertige. Il ne fit que l’effleurer, car les enfants sont exempts des notions charnelles et ne connaissent de l’amour que ce qu’en connaissent les caresses ingénues des sylphes. Cependant, toute sa substance tressaillit, de même qu’au contact d’un fluide, où il est plongé, un organisme; et une lente ambroisie le noya. «Nous nous marierons ensemble» lui dit-il après ce baiser.—«Oui» répondit solennellement Jacinthe. Alors, il perçut une ambition nette, lucide, claire, au milieu du fouillis confus de ses précédents essors: épouser Jacinthe lui parut être le but formel de sa vie. Un bonheur incomparable en résultait, et une invincible audace pour y tendre. Quelques jours après, on enterrait Jacinthe, morte d’un épuisement de constitution. L’agonie, pointillée de légères souffrances, avait un peu contracté ses traits. Aspergé d’eau bénite et sous un marmottage de prières, le menu cercueil descendit dans la fosse ouverte; et les pelletées de terre, sonnant sur la caisse, symbolisèrent le dédaigneux oubli des vivants par la disparition totale du corps dont ils se débarrassaient. De désespérées larmes jaillissaient deux à deux et dégringolaient le long des joues d’Albert. C’était sa première ambition qui venait d’être anéantie, comme une bulle de savon brillamment enluminée, sur laquelle a soufflé le hasard. Son père, le voyant pleurer, ne soupçonnant point que des attaches de cœur avaient été brisées, lui dit, peut-être pour le consoler: «Ne pleure donc pas ainsi! Jacinthe est fille unique: tu hériteras.» V L’ÉCOLE Albert avait dix ans. C’est, en somme, le seul âge où l’on puisse raisonnablement être heureux: à neuf la conscience n’est pas assez développée pour que soient jugées et notées distinctement les sensations par le cerveau; à onze, c’est l’acheminement vers la puberté, cette chute de l’ange qui devient brute. A dix ans, au contraire, tout festonne, tout s’égaye, tout est concord, et, pourvu que les parents aient eu la sagesse de laisser inculte une intelligence que ne souilleront que trop tôt l’instruction, les livres, les hommes, qu’ils n’aient ingurgité à leur patient ni alphabet, ni calcul, ni grammaire, ni rhétorique, ni beaux-arts, ni usages de la société, ni préceptes pour se tenir à table, ni syntaxes latines, ni gouvernantes anglaises, que l’enfant soit ignare comme un crustacé et n’ait encore vécu que pour les drues prairies ensoleillées et les hautaines forêts nigrescentes, c’est à peu près l’insouciance et peut-être la félicité, si tant est qu’il soit possible de prononcer ce mot à propos du ridicule bipède qui s’est mis, on ne sait pourquoi, à pulluler sur la planète. Albert, né en France, se trouvait malheureusement la proie de l’éducation. Une bâtisse d’aspect malséant et sordide, aux murs usés, flétris, crasseux de renfrognements et de gronderies, où chaque pierre, suppurant, engendrait une désolation, était le tabernacle sacré voué par l’Etat au culte du Jéhovah moderne. Sur les orthodoxes autels, les sacrificateurs, pontifiant, égorgeaient cent et cent victimes. Ils officiaient au rite des formules consacrées, répétant les dévotions conformes, psalmodiant les credo. Les alleluia satisfaits et spécieux montaient baignés d’encens. Devant d’omnipotentes reliques liturgiquement se prosternaient des génuflexions et des hommages. Les grâces et les bénédicités à des saints innombrables se récitaient. Une multitude de dogmes anciens et récents rivalisaient de divinisme et de _quia absurdum_. Hors cela, point de salut! Autour de ces idoles ventrues, de mirobolantes bayadères chorégraphiaient leurs pas sentencieux. C’était l’exaltation intarissable des arbitraires conventions du siècle, la parfumée fumée au nez des anthropomorphiques et soi-disant découvertes lois, le bigotisme intellectuel et scolastique, le génie décrété, mesuré, pesé et servi tout chaud par petites tranches aux catéchumènes ahuris. Autant d’abécédaires, autant de sacerdoces. Nulle part ailleurs, ce fanatisme sous prétexte de libre arbitre! Les théogonies, les talmuds, les béguinages, les hagiologiques édifications s’enchevêtraient, se mêlaient, se combinaient, se pétrifiaient pierre philosophale à l’usage des adeptes et des ouailles. O massorètes! ô rhéteurs! D’où vînt la manne, de quel ciel germanique, classique ou cabalistique, elle était aussitôt dévorée, digérée, assimilée. L’Antéchrist du scepticisme avait beau se lever et accourir du sein des inconnaissables, il était refoulé à grands coups de syllogismes, et les arguments le réduisaient en poussière. Toutes les sciences et toutes les lettres formaient les colonnes corinthiennes et les ogives et les coupoles du temple majestueux et colossal. Des cathèdres de tous les styles descendaient les divers articles de foi comme une stérile pluie aux prétentions fertilisantes. Conclaves et sanhédrins faisaient chorus. C’était là que l’on montrait dépouillé de voiles le grand Abracadabra! La plus autoritaire des religions et la plus orgueilleuse—puisqu’elle n’a d’autre base que le pédantisme humain—régnait sans conteste en cette pagode: l’Université. _Nullitas nullitatum!_ La première fois que l’on mit Albert en présence d’un texte, il éprouva cette surprise désagréable, qui le frappait à chaque occasion nouvelle de hasarder un pas dans les domaines de l’inexploré. Quelle folie avait saisi un mortel de laisser en termes barbares à la postérité des appréciations dont nul n’avait que faire, et des récits dont le plus drôle était même incapable de dérider un Auvergnat? Quelle folie plus folle encore saisissait à leur tour des contemporains d’épeler ardument ces antiquailles, dont le sens paraissait peu clair et dont la véracité semblait douteuse? L’humanité était-elle assez intéressante pour que, non content de l’actuel spectacle, on fouillât dans son passé? _Arma virumque cano Trojae qui primus ab oris..._ Eh bien! quoi! Ces armes, ce guerrier, où, morbleu! leurs exploits pretintaillés touchaient-ils l’examen? Où le plaisir d’ouïr leurs ronflants et charivaresques gestes? Qui s’inquiétait que ce roman eût existé ou non? Un emballé de plus ou de moins sur la terre: la belle équipée! Et ces rivages—aujourd’hui déserts—de Troie, dût-on savoir qu’autrefois, dit-on, ils étaient florissants? Un silence éternel n’eût en rien nui.—Ah! la nuit! Si une langue parlée par des ancêtres éveillait à peine chez Albert une curiosité, ce n’était plus que du dégoût que lui inspirait un idiome barbouillé par des étrangers. Au-delà d’une frontière, serait-il un changement à ce que l’on voit autour de soi?—Nul.—Qu’un rustre s’avisât de nommer _Fuchs_ ce qu’il désignait _renard_, la bête n’en avait pas un poil ajouté à la queue, pas un gloutonnement supprimé au museau. C’étaient, là comme ici, les mêmes élucubrations, les mêmes maladresses, les mêmes charlataneries et les mêmes turpitudes. Alors? Certes! tout ce qui concernait l’histoire de l’homme sur le globe n’ameutait en lui que les froideurs et les réserves; il lui suffisait de la petite ville, pour laquelle, sans doute, il avait parfois des inclinations et des jalousies, cependant que, dans le fond, il méprisait. Les guerres, les politiques, les bassesses et les vilenies, il les retrouvait—en moindres proportions, mais identiques—à ses horizons journaliers. Une femme battait son mari: n’était-ce point la même chose que l’Eglise de Rome matant le monde? Un chien se faisait-il écraser par une voiture, cela reproduisait l’invasion des Goths passant sur le corps de la civilisation. Deux mioches se claquant sur la place publique ressemblaient à s’y méprendre au combat de Pharsale entre César et Pompée. La géographie semait en d’autres parages les fleuves, les montagnes, les bourgs et les casemates dont il avait des échantillons. La zoologie décrivait chez les animaux les morphes, les économies, les appétits et les besoins dont il se sentait lui-même l’objet. _Quid novi?_ Albert se voyait presque forcé de répondre: Rien. En définitive, les mathématiques seules offraient des perspectives aimables et pertinentes. L’idéale exactitude qui les composait avait d’immuables et infinies transcendances, où le catégorique représentait l’immatérialité de l’entendement et le nécessaire automatisme du concept. L’écolier éprouvait une joie craintive à déduire les prédéterminations inexorables contenues en leurs triangles fatidiques. Il les estima pour leur noblesse et pour la pure beauté de ces rapports, qui ne s’adaptaient à rien de concret. VI LES ANNÉES STUDIEUSES Albert n’en fit pas moins ses humanités avec la plus têtue des applications. Car, s’il lui arrivait de critiquer l’enseignement, ce n’était ni par paresse, ni par irritation du travail, ni par aucune des fastidiosités communes aux inintelligents: mais il pressentait des lacunes considérables dans les satisfactions données par l’Etat aux esprits; et de ce que dans maint cas celui-ci ne fût peut-être point coupable, la faute, retombant entière sur la science, ne lui paraissait que plus cruelle ou plus sotte. Tempête tortueuse en les dévoyés replis de sa pensée. La société, cependant—prise pour ce qu’elle était, c’est-à-dire telle que l’avaient façonnée les péripéties du développement humain—voulait et réclamait de ses membres une éducation aussi obligatoire qu’arbitrairement conventionnelle. Chacun, sous peine infamante, devait s’y soumettre; chacun devait s’étendre sur ce niveleur lit de Procuste, d’où il se relevait uniforme et moulé. Le sort de celui qui n’y passait restait incompatible avec les manifestations civiles: soit méprisé, s’il y avait insuffisance, soit incompris, s’il y avait originalité. Nul autre chemin n’était meilleur que la grande route tracée—bien qu’elle se trainât en des lieux inutiles, en des palus stagnants, en des landes désertes, bien qu’elle se perdît sur des sommets arides et dans d’obscures fondrières, bien qu’elle fût parcourue par une détestable et dépitante foule de remorqués et d’imbéciles—pour voyager vers un avenir à la fois certain et lucratif, propice aux ambitions, donnant droit de cité en les diverses carrières qui conduisent aux honneurs et aux richesses. Voilà pourquoi—sage malgré une tournure d’esprit qui le poussait aux témérités—Albert consacra sa jeunesse aux études reçues, qu’il voulait tout d’abord épuiser. Du reste, en s’acharnant à pénétrer dans l’intime des initiations proposées, il surprit un charme: le charme de classer une acquisition, indépendant de l’ineptie ou de la curiosité de celle-ci. Il érigea de la sorte un monument, où il n’y avait point encore, sans doute, de matériaux fournis par lui, mais où les moindres pièces de l’architecture pédagogique se trouvaient aux places déterminées: depuis les soubassements grammaticaux et nomenclateurs du langage, jusqu’aux superfétatoires volutes de la rhétorique et du style, depuis les grossières assises des globes et des atlas, jusqu’aux arabesques décoratives des causes qui suscitèrent les peuples et précipitèrent leurs décadences, depuis les fondations profondes de la physique déduisant la totalité des phénomènes du mouvement hypothétique d’une hypothétique substance, jusqu’aux infiniment bariolées mosaïques des conchyologies et des anatomies comparées. A l’issue de ses classes, il savait tout ce que peut savoir un adolescent. Il avait en ses hexamétriques pérégrinations suivi le dolent Publius Maro, vécu de ses dactyles et sucé ses spondées, admirant comme il fallait la reine de Carthage s’offrant en holocauste à l’amour dans les embrasements de son palais, le vénérable Anchise retrouvé aux enfers et le _Tu Marcellus eris...._ Il avait épousé les querelles de l’exact et vindicatif Flaccus, des odes passant aux épodes, et s’arrêtant à éplucher les phrases, les mots, les syllabes de l’épître aux Pisons. Il avait glosé le scrupuleux Annæus et le farouche Titus Carus. Il avait appris par cœur l’éminent Tullius. Il avait lu l’auteur des Annales, l’auteur des Décades, l’auteur des Fastes, l’auteur des Commentaires, l’auteur des Vies, l’auteur de la Pharsale, l’auteur de la Marmite, l’auteur de l’Eunuque, l’auteur des Parentales, l’auteur des Satires et l’auteur du Moineau de Lesbie. Il avait expliqué Coluthus, expliqué Athénée, expliqué Lucien, expliqué Plutarque, expliqué Denys, expliqué Diodore, expliqué Polybe, expliqué Thalès, expliqué Homère. Il avait épilogué sur Villehardouin, sur Montaigne, sur Ronsard, sur Nicole, sur Lamotte, sur Buffon, sur Châteaubriand, sur M. de Lamartine et sur le serment que Louis-le-Germanique prêta à son frère Charles-le-Chauve en 842. Il avait fait des vers latins. Il s’était promené dans tout le cirque immense des âges, assistant aux clowneries des siècles et aux déhanchements caricaturesques des époques. Il s’était instruit des pharaoniques cabrioles exécutées, comme entrée, par les dynasties égyptiennes sur l’arène encore intacte. Il s’était fait témoin de la jonglerie par laquelle les Hébreux dérobèrent une contrée, des tours de force qu’accomplit Cyrus pour se filouter un empire, des passe-passe de Cambyse et des facéties de Cyrus-le-Jeune. Il s’était soigneusement enquis des péripéties fanfaronnes où la pantomime grecque glissa, de cette pantomime elle-même, dont les plus minces rôles furent tenus par des chefs d’emploi grimaçant pour un rien et battant des entrechats en équilibre sur une aiguille. Il s’était rendu compte du décor romain, des trucs des deux triumvirats et du fabuleux fiasco de la machine s’effondrant. Il s’était mis aux premières loges pour les grandes parades grotesques du moyen-âge, où se mêlèrent en une charivarique bouffonnerie, prêtres, moines, écuyers, valets, seigneurs, sorcières, fous, soudards, mignons, ribaudes et croisés; pour les contorsions fantaisistes et mièvres de la Renaissance; pour la superbe pièce droite que produisit, aux applaudissements niais de l’univers, le matamore Louis XIV culotté d’azur; pour la Révolution sans culotte titubant avec des indécences de grosse femme sur un fond de feu de Bengale pourpre; pour le fameux dresseur Bonaparte montant en haute école son étalon, qui le culbuta, au plus beau moment, d’une ruade; pour l’intermède de singes imitant et ridiculisant les sauts de carpe antérieurs; pour l’hercule allemand faisant des effets de muscles à soulever des poids faux, et pour la troisième République présentant un âne en liberté. Il s’était diverti de constater qu’en somme la représentation avait mal marché. Quant à la nature, Albert l’avait envisagée sous toutes ses faces, dans tous ses aspects et suivant toutes ses transformations. Rien d’elle ne lui était demeuré étranger: ni tendresses, ni sourires, ni vindictes, ni démences, ni dépravations, ni bévues. La dépeçant en analyste et la synthétisant en contemplateur, il n’avait négligé que de se pourvoir d’estime à son endroit. Ours, faucons, fourmis, vers, zoophytes, forêts, graminées et cryptogames, métaux, schistes, charbons et théorie des volcans, protoxides, sulfures, azotates, terrains quaternaires, électricités, réactions, un amoncellement de choses et d’êtres, de résultats et de causes—provenant d’où? servant à quoi?—dont il avait scruté jusqu’aux éléments, dont il avait atteint jusqu’aux axiomes. Et quoique ses inhérentes antipathies revinsent en chaque instant lui démontrer qu’entre ces connaissances et rien il n’y avait pas l’ombre d’une différence, il s’était cependant hissé de volonté aux cimes de ces inauthentiques monts, d’où la vue s’étend, dit-on, sur des étendues, presque sans bornes, de science. VII PARIS Se sentant supérieur à la province, Albert vint à Paris. Paris, centre du monde, pouvait lui montrer du neuf et lui ouvrir une voie. Là seulement, ayant en main les complètes cartes, il jouerait à coup sûr et saurait choisir ses alternatives. Il s’était à cela résolu, poussé par cet inextinguible besoin d’étreindre quelque chose de grand—Albert ignorait encore quoi—quelque chose qui flattât ses orgueilleuses cupidités vitales, quelque chose qui sérieusement captivât son héroïsme d’intelligence et de passion. Tant qu’en la petite ville, peu grouillante et peu sublime, il avait vécu, melliflument s’étaient écoulées les saisons à la préparation avide et obstinée de temps où tendaient en houle la foule de ses fallacieux désirs. Ceinte de dignité, luxueuse de prestance et de gloire, là-bas, avec des tuméfactions de splendeur, sous le ciel ardent, gonflait la cité des rêves. Là-bas, avait-il pensé, s’érigeraient, échafaudés hardiment, les monceaux épiques de ses destins: et, sur le trophée, il planterait—oriflamme—son sourire. Outre ces hallucinations, d’autres puissants attraits l’adduisaient. Parmi ces attraits régnait l’attrait du beau. En chaque âme se traîne une traîne d’idéal, sainte, enjolivée, chérie, courte ou encombrante, prétentieuse ou modeste, suivant les génies ou les sèves, qui déborde parfois et qu’on coupe souvent, une traîne qui est la plus magnifique ou la moins sordide part de la robe dont se drapent les personnages humains: les imaginations y ont brodé des fantaisies fabuleuses, où s’évoquent en magiques chevauchées un million de nobles extravagances, de coloris surprenants, de bruyantes apparitions; ors, carmins, diamants, ciels, pétales, porcelaines, iris, festons, ogives, soies, marbres s’y emmêlent, et—par-dessus tout—la forme, la solennelle et divine forme. Il comptait trouver à Paris l’idéal réalisé de la beauté. Cette ville dont les livres parlaient en surprenants termes, qui depuis des siècles tenait dans l’intellect des hommes une si grande place, ce rendez-vous de tout ce qu’il y a d’illustre et de noble, ce berceau de l’art, ce lit unique de l’amour, ce dispensateur de toute lumière, de tout bienfait, de toute jouissance, cette cité vieille et moderne devait être un Eden éminent, la perfection, la grâce, la splendeur, le grandiose. N’était-ce point là que s’étaient déroulées les plus tragiques, les plus émouvantes et les plus héroïques histoires? N’était-ce point là que les royaumes, les républiques et les empires les plus merveilleux avaient fleuri? N’était-ce point là, de l’aveu de tous, le joyau de la planète Terre? Il arriva. De la boue l’accueillit: car il pleuvait à Paris comme dans le plus obscur village de France. Des pavés graisseux et tumultueux. Il vit d’abord de grossiers chars, des tombereaux lourdauds et ignobles traînant avec bruit la vulgarité de matériaux. Un grouillement nauséabond d’humains louches et débiles constituait aux rues de triviales animations. Des gris visqueux de bâtisses trouant de cheminées le visqueux gris du ciel. Des trottoirs, des réverbères, des devantures, des cafés, des omnibus. Il fit des pas, passa plus loin, regarda encore, trouva la même chose. Rien de neuf: ce n’était qu’une exagération des villes connues. De grands édifices quadrangulaires, qu’il rencontra, portaient des noms vénérés et célèbres: tout cela était laid, laid, laid. Il franchit sur un pont disgracieux une rivière sale. Un oisif interrogé avoua que c’était la Seine. Des quais mornes et minables bordaient ce bourbier. Là-bas, une cathédrale lamentable succombait de honte sous le poids terrible d’une renommée fabuleuse. Ici, un palais—qui voulait être luxueux—attestait des origines antiques, et faisait dire: «Ce n’est que ça!» Une colonnade, une prétention à être quelque chose, s’allongeant, coiffée de pavillons—relativement moins infime que ce que l’on voit partout ailleurs, mais combien misérable en comparaison des œuvres du rêve!—s’étendait, témoin et travail d’une suite de générations: le Louvre! Furent aperçus des théâtres, des églises, des jardins, des places. Une perspective illustre, bornée par deux arcs de triomphe, la promenade des Champs-Elysées, gloire et panache de la ville, parut, à ses yeux chercheurs de magnificence, une mesquinerie et une pitié. Il parcourut vainement les artères les plus retentissantes et les plus connues. Nulle approbation ne sourit en son regard. Les musées, les monuments, les marbres, les bronzes, depuis l’obélisque rose, coquet débris d’une race ensevelie, jusqu’aux vases funéraires du Père-Lachaise, depuis les minarets clairs du Trocadéro, jusqu’au palais de Cluny, sombre et fouillé, se baignant d’un fouillis de feuillages, rien ne l’émut dans l’émotion cuisante de cette effrayante déconvenue. Sur un haut sommet il grimpa, pour embrasser d’un regard circulaire et malveillant le monstre. Paris tenait dans son œil. Au-delà même, il apercevait les collines de ce qui n’était plus Paris. Des toits, une mare de toits, d’une couleur horrible, de formes innommables, un flux de choses embryonnaires, des crottes houleuses tassées les unes contre les autres, avec des espaces, des trous, où bleuissaient des végétations; par-dessus, émergeant, mais ridiculement, un hérissement de pointes et de bosses, comme des bouts de bâton et de cailloux jetés au hasard par une main de garnement, et qui seraient restés plantés là. Une plaque grisâtre, cabolée, fragment de tôle enfoui dans la vase, représentait l’Opéra; les Invalides n’apparaissaient plus que comme un vieux chaudron de cuivre retourné; Saint-Eustache était une chauve-souris crevée et gisant sur le dos; les deux tours de Saint-Sulpice, dissemblablement fichées, semblaient, dans un coin d’ombre, les deux jambes crispées d’une grosse grenouille plongeant; une antique savate éculée, voilà ce que devenait le vaisseau de Notre-Dame: et Paris, c’était ce sordide étang où croupissaient ces détritus. Paris, à quatre-vingts mètres, ce n’était pas autre chose! Qu’on prît un ballon, et que, de la nacelle, le regard atterré contemplât fuir Paris, au bout d’une demi-heure d’ascension, Paris devait avoir disparu, rasé, anéanti, Paris, la grande merveille, l’ouvrage capital des hommes! Alors, si Paris se trouvait un pareil limon, qu’étaient, sans doute, les autres villes célèbres du monde: Londres, Pékin, Moscou, Naples, Vienne, Genève? De la merde. Et depuis dix mille ans que l’homme peuplait la terre, voilà tout ce qu’il avait su faire pour la marquer de son génie! Depuis dix mille ans que ce roi des êtres taillait la pierre, construisait, forgeait, calculait, peignait, sculptait, pensait, le suprême de son effort se réduisait à avoir créé cela! Misérable insecte, va!—Ainsi, toi, si apte à imaginer le beau, tu ne l’avais pas été à réaliser en une œuvre digne ces concepts que tu traînes dans ton cerveau comme un boulet! Ou plutôt—car il semblait possible aux moyens humains d’approcher infiniment plus près de la noblesse—ou plutôt, tu as eu peur de donner de trop grands coups d’aile, tu es resté dans les bas-fonds, n’osant t’élever aux merveilles de l’exécution hardie! Ainsi, il ne s’était pas trouvé un roi assez puissant et assez fou de splendeur pour jeter les fondements d’une ville architecturale, magnifique, parfaite, où tout fût combiné d’avance pour le charme de l’œil et la satisfaction de l’intelligence, où les maisons fussent prédisposées pour la glorification d’un même plan, où ce fussent des amoncellements de palais, de constructions sublimes, de jardins divins, où l’or s’alliât aux pierres précieuses en de superbes harmonies de couleurs; une ville où rien ne fût livré au hasard, mais qui fût composée comme un tableau de maître: sans ces compromissions honteuses avec les soi-disantes nécessités d’existence, avec l’industrie, le commerce, la médiocrité, la misère, qui étranglent les perspectives, flanquent un monument d’un ministère ou d’un magasin, une façade de théâtre d’un hôtel et d’une maison de rapport, salissent d’accointances infâmes les décors les plus recherchés, mettent des tables de café sur les asphaltes et dans les avenues des omnibus! Ainsi—à défaut d’un peuple capable de payer ce luxe—les nations ne s’étaient pas unies pour ériger sur la planète de leurs souffrances la Ville consolatrice et belle! Paris était donc ce qu’il y avait de mieux! Inutile d’explorer ailleurs: il fallait rester là. Peut-être, en essayant de conquérir ce Paris, Albert en découvrirait-il le charme, et finirait-il, lui aussi, par le déclarer un paradis. [Illustration] VIII LE QUARTIER LATIN Remis des émotions de l’arrivée, Albert—il avait alors dix-huit ans—loua une chambre, rue de Seine, et s’apprêta à mener la vie d’étudiant. Une vie très sérieuse, une vie d’étudiant qui étudie. Albert croyait que par le travail on arrive à tout. Il fit vite quelques connaissances: des jeunes gens entre quinze et trente-cinq ans, qui fréquentaient diverses écoles et poursuivaient diverses ambitions. Aux restaurants, sur les quais pouilleux ou aux galeries de l’Odéon, devant les piles de livres, sous les ombres du Luxembourg, se nouaient entre deux plats ou deux poignées de main, d’indicibles conversations, où tenaient le monde, Paris et le quartier. Les uns, ordinairement les vieux, étaient médecins: après avoir tâté de beaucoup, même de la vie, ils en étaient venus à n’éprouver plus d’intérêt que pour les viscères et les maladies du corps humain; ils réduisaient tout en diathèses, et divisaient les hommes en scrofuleux et en tuberculeux. D’autres, les juristes, qui compulsaient le droit des Romains, se préparaient à la politique la plus moderne de la France parlementaire, péroraient des heures et des heures pour embrouiller les questions, mettre le feu aux poudres et le tintamarre aux cerveaux, tout heureux du gâchis et fiers de leur impertinence. De troisièmes peignaient aux Beaux-Arts; des maîtres patentés leur apprenaient à faire une jambe d’après le Corrège, un torse dans la manière de Michel-Ange, des fresques à la Raphaël et de petits moutons comme Murillo: de talent personnel, ils ne leur en reconnaissaient point; en eussent-ils, qu’ils cherchaient à l’étouffer et mettaient leur gloire à faire de leurs élèves de très adroits pasticheurs. Il y en avait qui se nourrissaient d’astronomie, calculaient les éclipses à venir jusqu’en l’an de grâce 1.999.999, pesaient la lune mieux qu’une livre de pain, et toutes les fois que l’on parlait de queues, croyaient que c’était de queues de comètes. Ceux-ci, moisis par les bibliothèques, se plongeaient avec componction dans de vétustes manuscrits, illisibles, rongés des vers, et, derrière leurs lunettes, attribuaient une gravité immense à une recette de cuisine des moines du V^e siècle ou à un compte de ménage découvert sur un papyrus. Ceux-là, qui se prétendaient naturalistes, ne comprenaient pas qu’on pût s’occuper d’autre chose que de la forme probable du dynothérium et de la boîte cranienne du singe. Depuis ceux qui exploitaient benoîtement les cotylédons, jusqu’aux féroces dévots de la chimie, qui cherchaient une poudre dont un gramme fît sauter le globe, on passait par les algébristes, les mythologistes, les physiologistes, les droguistes, les harmonistes, les instrumentistes, les hellénistes, les criminalistes, les moralistes, les oculistes, les orientalistes, les anatomistes, les dentistes et les archivistes. Mais tous, quelque différents qu’ils fussent, se ressemblaient par un point: tous croyaient en leur étoile et tous étaient convaincus de leur génie. Quoique déjà méfiant, Albert n’était pas loin d’être comme eux. Ils venaient de tous les coins de la France, ces jeunes hommes qui peuplaient ce coin de Paris. Il y avait des Auvergnats, des Gascons, des Normands, des Provençaux et même des Parisiens. Ils venaient de tous les coins du monde: car les étrangers, Belges, Espagnols, Anglais, Russes, Grecs, Américains, Japonais, Nègres, confluaient en ce lieu célèbre pour s’y instruire de tout. C’était là la pépinière qui créait la génération future. Albert s’attendait à quelque chose de grandiose, comme un vaste couvent d’une lieue carrée, abritant des milliers d’intellects d’élite. Il fut surpris de trouver un quartier presque banal, habité soit par des gandins plus rapprochés du crétinisme que d’aucune autre des facultés de l’âme, soit par de simples écervelés qui mettaient à se pocharder et à brailler des couplets de café-concert un singulier plaisir, soit par de pauvres hères qui s’épuisaient en d’ingrats labeurs d’intelligence et qui réussissaient le plus souvent à s’atrophier, abrutis dans leur spécialité. Quelques rares, seulement, semblaient doués. Mais, au-dessous d’eux, quelle tourbe profonde d’impérities! Or, plus l’incapacité était grande, plus grande était la présomption. Et à voir les succès qui couronnaient parfois les fronts les plus vides, on pouvait hardiment croire que les hommes ne sont estimés qu’en raison de leurs prétentions. On trouvait, chez la plupart de ces candidats à la grande fanfaronnade des vocations libérales, une naïveté qui les rendait encore plus grotesques. Indépendamment des illusions qu’ils savaient se faire sur leurs mérites, ils en avaient d’étranges sur l’importance de leurs sciences et de leurs arts, sur le rôle de ce qu’ils appelaient magnifiquement «la civilisation» et dont ils se croyaient les représentants attitrés, les fils élus. Cette «civilisation» les faisait tous délirer. Ils en avaient _plein la gueule_. Et leurs gros yeux de méridionaux roulaient, ou leurs yeux nuageux de Germains se dilataient, en prononçant ce mot. A les entendre, on se demandait s’ils aideraient vraiment tant soit peu au développement de l’humanité, ces futurs avocats, ces futurs juges, ces futurs fonctionnaires, ces futurs politiciens, ces futurs charlatans, ces futurs praticiens émérites, ces futurs constructeurs de canons et de forteresses, ces futurs professeurs de rhétorique, qui, pour le moment—tout en s’imaginant travailler—employaient le meilleur de leur temps et de leurs forces à _faire la noce_. Ou si, plutôt, ils ne continueraient pas toute leur vie à _faire la noce_ aux dépens de cette même humanité. Mais tout cela si candidement, avec une telle confiance béate en la sainteté de leur mission, qu’on ressentait moins de colère contre eux, qu’un peu de pitié pour leurs futurs exploités. La physionomie de ce quartier—inférieur déjà sous ces rapports aux autres quartiers travailleurs de Paris—se distinguait encore par sa mobilité constante, qui s’attachait successivement à tous les engouements contradictoires, à tous les caprices, à toutes les modes. Dire que, le plus souvent, ces objets de grande faveur, parmi cette horde précoce de dindons, étaient des niaiseries, des morceaux de rubans rouges, est superfétatoire: qu’eût-on pu attendre de vraiment sérieux de cette jeunesse qui méprisait le fonds solide et naturel de la nation, et qui se ruait sur les grand’routes déjà battues et suivies par des millions, en se flattant de les découvrir? Un personnage gouvernemental, en Chambre haute ou Chambre basse, se produisait-il dans un miroitant discours-réclame, plein de promesses, de périodes rondes, gonflé et vide comme un aérostat, la jeunesse se soulevait d’enthousiasme, s’assemblait, envoyait une députation à l’orateur pour le féliciter et l’assurer du concours moral et effectif de tous les étudiants pour le salut de la France. Un démagogue lançait-il une proclamation funambulesque, foudroyant les puissants du jour, décrétant la guerre sainte contre les mangeurs de la fortune publique, les juifs, les détenteurs de l’influence, en de tout aussi creuses phrases, en éloquences tout aussi boursouflées, la jeunesse se ressoulevait d’enthousiasme et organisait une ovation en l’honneur du Brutus. Dans une brasserie, une jeune fille dévoilait-elle quelques agréments de figure ou d’indécence, la jeunesse se soulevait encore d’enthousiasme, enlevait la reine, la promenait en triomphe sur le boulevard Saint-Michel, glorifiée d’acclamations et d’idolâtries. Une chanson-scie, une canne nouvelle, un cocher ivre, un honnête citoyen ridiculisé, une fleur, un mot, un chapeau, soulevaient toujours d’enthousiasme cette jeunesse. Une étiquette monumentale, affichée, à l’endroit le plus apparent, en gigantesques caractères d’or, prônait: AUX GRANDS HOMMES LA PATRIE RECONNAISSANTE. Les étudiants se figuraient volontiers que c’était eux qu’elle étiquetait. Tel était ce quartier, où poussait l’espoir de la France. IX LA LUTTE POUR LA VIE Ce fut au milieu de ce monde suffisant, fougueux, leste, juvénil, capricant, vain, qu’Albert vécut plusieurs années, plutôt entraîné par l’habitude du siècle, que par une réelle sympathie—le prenant, cependant, plus au sérieux qu’il ne valait. Ballotté entre ses aptitudes aux diverses branches de la culture humaine, capable d’être médecin comme un autre, physicien à ses heures, avocat point mauvais, musicien, astronome, latiniste, il ne s’astreignit pas tout de suite au choix définitif et irréparable. Une certaine peur le prenait d’une décision, que d’autres attrapent si aisément, sur un mot, sur un désir paternel, et qui les détermine pour la vie. Il n’aurait voulu s’engager avant d’avoir tout expérimenté, goûté aux différents plats pour juger de leur succulence. Il suivit de nombreux professeurs dans de nombreuses voies, entendit quelques douzaines de ces vénérables vieillards sentencieusement parler sur les pandectes, les cosinus, les gnostiques, les urines, fréquenta des laboratoires, des amphithéâtres, des bibliothèques, des hôpitaux—et au bout de six mois ne fut guère plus avancé qu’avant. Une seule découverte: c’est qu’il n’avait plus le sou. Il fallait songer expressément aux moyens de vivre. Une légère rage contrista la pensée d’Albert: il aurait, sans doute, trouvé juste que l’homme qui nourrit son âme fût dispensé de nourrir son corps. Mais, l’homme ne se nourrit pas seulement de toute parole qui tombe de la bouche de Dieu: il se nourrit de pain. Albert était arrivé à Paris avec un millier de francs. Son père, en lui remettant les billets bleus, avait ajouté d’un geste noble auquel il avait pensé toute la nuit: «Ceci représente mille gouttes des sueurs du front de ton père. Puisque tu veux aller à Paris, la grande ville de la perdition, vas-y. Je te souhaite bonne chance, sans y croire. Envoie-nous deux fois par mois de tes nouvelles, et arrange-toi de manière à te tirer d’affaire.»—Se figurant être riche pour longtemps, Albert avait reculé aux calendes grecques l’instant de s’occuper de ces choses. L’instant était venu. Il supposa d’abord qu’on le rechercherait fort—lui, Albert—aussitôt qu’il voudrait bien condescendre à offrir—contre argent—quelque peu de son esprit et de sa science. Il fut à une demi-douzaine de bonnes adresses—au quartier Saint-Germain, au quartier Monceau—fier, arrogant, avec un cabrement d’en être arrivé là, proposer à de riches imbéciles de leur former l’intelligence. «Qu’enseignez-vous?» lui demanda une marquise du faubourg, qui l’avait fait venir pour son fils.—«Tout.»—«Sainte Vierge! je voudrais qu’on ne lui enseignât rien, à ce pauvre chéri: seulement le mener aux Champs-Elysées, lui confectionner des cocottes quand il fait mauvais et le conduire à sa leçon d’équitation. Il est très capricieux, le cher ange, il griffe, il mord; vous supporterez tout, comme il convient à quelqu’un de votre condition.»—«Madame, prenez un esclave.» Un parvenu débuta par lui demander son prix.—«Dix francs.»—«Monsieur, sortez de chez moi! Pour ce prix, j’ai le célèbre professeur Duponcif.» Chez un sénateur, on le trouva trop jeune; chez un blanc-bec, on le trouva trop vieux; un Anglais le renvoya comme trop sérieux, un Gascon comme trop folâtre. Partout il se heurta à la bêtise, à l’hostilité, au mépris. Quand il eut contracté quelques dettes—effroi pour ses scrupules—il éprouva comme une cassure du caractère et une sensation d’être déchu, indignante. Regimbé contre ce qu’il jugeait une humiliation, il s’en irritait d’autant qu’il ne pouvait s’en prendre à personne. Au sort tout au plus: or, l’invectiver excite encore davantage, puisqu’on n’y saurait mettre même l’âcre plaisir de la vengeance. Le seul moyen eût été la philosophie passive du Bouddha, dont Albert était bien incapable. Un mois d’expédients honnêtes, qui plus d’une fois le laissèrent sans dîner, eut raison de ses répugnances. Il se présenta, la queue basse, chez un directeur d’institut, qui, en plein milieu du Paris élégant, exerçait un commerce étrange et lucratif. Ce juif doublé d’un Américain—car qui d’autre aurait eu cette idée ignoble et géniale?—avait mis en coupe réglée la culture intellectuelle et en exploitation la crédulité publique en matière d’instruction. Il avait inventé de vendre, à grand renfort de grosses caisses et de trombones, la science—comme un industriel écoule du chocolat frelaté. Grâce à une réclame éhontée, étalée dans tous les journaux et sur tous les murs, s’infiltrant par les voies les plus insidieuses jusqu’à l’imagination de ceux qu’il fallait atteindre, il attirait, sous les fallaces de l’instruction facile et à bon marché, une clientèle immense et saugrenue, recrutée surtout parmi les étrangers. Chez lui, on apprenait toutes les langues, depuis le chinois jusqu’au français, par une méthode pratique, qui mettait en deux mois en état de parler; on trouvait des professeurs de toutes les nationalités, chacun enseignant sa langue maternelle; il préparait à tous les examens d’Etat de tous les pays; il avait une spécialité de cours pour les jeunes filles et un conservatoire de musique. Tout ce que l’ingéniosité d’un médecin fabrique pour prolonger une maladie et soutirer davantage approchait peu de ce qui se passait dans cet institut coupe-gorge. Par une série de combinaisons artificieuses, les élèves de ce singulier établissement payaient, payaient, payaient, par sommes incessantes, plus ou moins fortes, calculées suivant le degré de fortune, de résistance, d’incurie, de naïveté, de timidité des malheureux qui entraient dans le guêpier. Quand ils en sortaient, on était consciencieusement sûr d’avoir exprimé d’eux tout ce qu’ils pouvaient donner. On acceptait toutes les cotisations: depuis la miss américaine qui vocalisait à cinquante francs le cachet, jusqu’au petit commis allemand qui ânonnait le français à cinquante centimes l’heure. Pour tous, il y avait des professeurs. A part quelques noms célèbres, mis en vedette pour faire ressortir l’entreprise, et sur lesquels le juif s’arrangeait encore à gagner cent pour cent, tout ce que Paris compte de professeurs gueux, huileux, pâles venait là, certain d’y trouver des leçons et de retenir sur chacune quelques sous. Le directeur empochait la moitié, les deux tiers, les trois quarts, ce qu’il croyait devoir tondre sur le dos du patient. Parfois, il prenait tout et laissait l’espérance, ce qui était déjà beaucoup. Sa supériorité, c’était de profiter de ses professeurs autant que de ses clients. L’institut couvrait Paris de ramifications et était très renommé. Albert fut trop heureux de passer par les griffes de cet usurier moderne—tel que le héron de la fable—et de pouvoir grâce à lui fermer la bouche à son restaurateur. Il donna des leçons pendant plusieurs semaines: traversant Paris pour inculquer la grammaire à un Belge et gagner vingt sous, courant à l’institut faire un cours à de vieilles Anglaises, sautant d’omnibus en tramways, allant à la Bastille lire César et à l’Etoile Paul de Kock. Ces viles occupations envahissaient à peu près ses journées, et, le soir, il se trouvait si avachi par la poussière des rues et l’imbécillité des contacts subis, qu’il était peu capable d’entreprendre quelque chose d’intelligent. Albert souffrait étrangement de cette vie. Il patientait, espérant que son directeur le chargerait tôt ou tard de leçons mieux payées, ce qui lui permettrait d’en donner moins. Mais ce n’était pas ce qu’entendait ce directeur industrieux. «Monsieur» lui dit-il un jour, «vous me plaisez. Je vais vous faire une proposition que je fais aux personnes que je désire attacher de près à mon établissement. Justement, il y a une vacance: je vous offre la place. Au lieu de deux ou trois leçons que vous donniez par jour, vous en donnerez dix, quinze, vingt, autant que vous voudrez....»—«Vingt leçons par jour?» objecta Albert.—«Qu’y a-t-il là d’extraordinaire? Quand j’étais jeune, j’en donnais vingt-quatre. On dîne chez l’un, on soupe chez l’autre et l’on dort chez une demi-douzaine.»—«J’aimerais mieux une leçon à cent sous que les vingt que vous m’offrez.»—«Comment!» répliqua le juif stupéfait «mais vous gagnez ainsi de cinq à six cents francs par mois! Sept mille francs par an! presque un traitement de député, monsieur! Seulement.... pour vous trouver dans les conditions, vous devez être professeur interne, c’est-à-dire coucher dans l’établissement; vous me louez une des chambres d’études, que je vous laisse au prix modique de cent francs par mois, vue charmante sur la cour; pendant la journée, la chambre est occupée: du reste, vous êtes à vos leçons—mais, le soir, on vous dresse un lit sur le divan, et vous êtes chez vous. Vous prenez aussi pension, une excellente pension—comprenez-vous cet avantage?—pour cent cinquante francs, soupe, viande, légume, pain à discrétion. Mes autres internes paient une pareille pension deux cents francs. Ajoutez cinquante francs pour le service, le blanchissage et diverses petites dépenses, voilà une somme de trois cents francs que vous ne serez jamais en peine de me payer, puisque je ne ferai que la retenir sur vos honoraires.—Pensez à ma proposition, que vous vous hâterez d’accepter, tant elle est dans vos intérêts ... Et» lui souffla-t-il pour finir à l’oreille «dans deux ans, vous aurez des leçons à cent sous.» Dégoûté déjà de ce métier où s’usaient les vives forces de son âme, perclus des douleurs rhumatismales qu’a l’esprit à être exposé aux humidités des occupations malsaines, peu s’en fallut qu’il n’eût des violences de langage aux «propositions» israëlites de cet homme d’affaires. Aliéner sa liberté! et à ce taux-là! Il se retint, ne répondit rien et tourna les talons. Il se décida alors de faire une démarche qui lui coûtait quelque amour-propre. Il s’agissait—puisque tout s’effondrait sous lui—d’aller consulter un vieux professeur originaire de sa province et pour qui il avait des recommandations. Ce devait même être un consanguin éloigné, il ne savait au juste: mais l’idée seule de se retrouver dans l’atmosphère natale et d’avoir à subir des questions sur sa famille l’horripilait. Un petit homme sec, avec une tête un peu ballottante et grosse, sans autres cheveux qu’une filandreuse mèche couleur d’étoupe, qui donnait le tour du crâne, les yeux gris jaune, mi-nuageux, mi-méchants, étendu sur un canapé, les jambes en l’air, et tenant, déployé de toute la longueur des bras, un grand journal, répondit, sans se déranger par un: «B’jour» à son salut. Albert déclina ses noms, prénoms, qualités, s’excusa de n’être pas venu plus tôt, raconta son arrivée à Paris, ses premiers mois en pays latin, exhiba des ambitions discrètes d’être utile à l’humanité dans une carrière libérale, nota en quelques modestes traits son caractère, ses tendances, autant qu’il se connaissait, ses études jusqu’ici, débita plusieurs banalités sentimentales sur les jeunes gens travailleurs, au rang honorable de qui il comptait toujours être, délaya quelques espérances d’avenir dans un pathos de nobles idées et conclut: «J’ai pensé, monsieur, que vous vous intéresseriez sans aucun doute ...» —«Comment, sans aucun doute?» interrompit à ce moment la voix aigrelette du professeur, qui se dressa sur son séant, ramenant les pieds à terre, pour considérer son visiteur. «Il y a beaucoup de doute, au contraire; ou mieux, je ne vous porte aucun intérêt du tout.»—«Vraiment, monsieur, je vous suis indifférent?»—«Point, jeune homme, vous vous méprenez. Si vous ne m’inspirez aucun intérêt—en tant que créature mort-née, qui ne promet rien—j’ai pour vous un sentiment tout aussi humain, la pitié.» Albert prêta l’oreille. «Malheureux jeune homme!» continua le professeur en s’agitant «vous lancer dans une vocation libérale! Vous êtes intelligent: il fallait faire de l’épicerie. Dans la lutte pour la vie, vous serez vaincu, mon pauvre ami. Frottez-vous les mains, si la société pour le plus vous supporte, si elle ne vous laisse pas crever de faim et de déboires sous vos diplômes et vos talents. Et je comprends la société. Elle a besoin du sucre de l’épicier, de son café, de ses confitures: qu’a-t-elle besoin d’avocats, de députés, de médecins, de gens qui lui expliquent Cicéron? Il y en a déjà trop, cent fois trop. Elle aura le dégoût, elle rejettera. Elle gardera quelques chirurgiens pour couper ses jambes gangrenées, quelques chimistes pour lui fabriquer du vin, quelques acteurs pour l’amuser. Le reste, elle l’enverra au labour, à la mer, à l’usine, au comptoir. Elle fera bien, la société, elle fera bien!» cria rageusement le petit professeur. «Nous autres Français, nous souffrons de trop de civilisation, ou plutôt d’une fausse civilisation: nous voulons tous être du côté du manche, personne ne veut faire partie de la cognée, qui pourtant est la plus nécessaire. Soyez donc de la cognée, monsieur! prenez un métier et non pas une vocation! gagnez de l’argent et non pas des appointements.» Il prononçait ces mots _vocation_ et _appointements_ avec des intonations méprisantes. «Il s’agit de faire des hommes: nous avons assez de polichinelles. Oui, monsieur, moi qui vous parle, je suis un polichinelle! J’ai honte de moi, parce que j’ai passé cinquante ans à apprendre le latin à des enfants qui n’en avaient pas besoin. Vêtez plutôt la blouse du paysan ou la casquette de l’ouvrier. Voilà des gens honorables. La France commence à le reconnaître: dans vingt ans, il n’y aura plus de place pour nous, les parasites.» Albert, surpris et charmé par ce langage qui répondait à bien des pensées, essaya de discuter, par convenance pour les idées reçues; mais il accorda que théoriquement le professeur avait raison. Il se retranchait dans ce _théoriquement_. «Pratiquement aussi» ne démordait pas le vieil interlocuteur, «pratiquement surtout: une génération pratique adoptera ces axiomes.»—«Comment une intelligence pourrait-elle labourer la terre?» objectait Albert. Mais il se souvint que lui, Albert, une _intelligence_, se trouvait en ce moment dans une position plus ridicule que le dernier des paysans, puisqu’il n’avait pas un morceau de pain. Il fallut avouer cette misère. Le petit vieux, dès l’abord, avait deviné cela. Il se mit à rire méchamment, satisfait de cette preuve à l’appui. «Ah! ah!» fit-il «nous sommes gêné! Allez cirer les bottes sur le trottoir! Ce qu’il y a de terrible chez nous, c’est que, de par notre éducation, les trois quarts des métiers humains nous sont interdits. En vertu de votre supériorité, crevez!» Bientôt, il s’humanisa. «Vous n’avez qu’une chose à faire» dit-il d’une voix moins dure.—«Quoi?»—«Ne songez pas à courir le cachet, c’est la mort de l’homme: une fois qu’on a commencé à le courir, on le court toujours. Sur ma recommandation, on vous trouvera quelque part une place de maître d’études, une pure sinécure, qui ne vous enlèvera pas vos meilleures heures pour travailler.» —«Pion!» s’écria Albert. «Jamais!» Mais il fut pion. La lutte pour la vie l’exigeait. Il resta pion près de trois ans. Entretenu par le gouvernement, il ne souffrit ni de la faim, ni de la soif. [Illustration] X EN SORBONNE Alors—toujours plus—le désir de l’exploration intellectuelle l’obséda. Il ne pouvait pas se dire que la science était une vanité. Depuis le temps que les hommes travaillaient, s’épuisaient, ils avaient trouvé quelque chose: celui qui possédait la somme des connaissances humaines devait vraiment en savoir plus long sur les principes et les lois du monde que lui, Albert.—Cependant, s’il considérait la distance qui le séparait d’un casseur de pierres, il ne se la figurait pas moins grande que celle qui séparait de lui le plus fameux des penseurs: or, lui, Albert, en savait-il sur ces questions beaucoup plus long que le casseur de pierres? Il se jeta dans l’étude de la philosophie. Il suivit d’abord avec assiduité les cours d’un spiritualiste célèbre, qui posait pour tout juger—et jugeait de tout, en effet, avec une inaltérable complaisance envers lui-même. Ce bellâtre pérorait avec ardeur et conviction contre les crimes de ceux qui professaient des opinions différentes de la sienne. La sienne, ce n’était guère beau: un joli catholicisme laïque, dont lui, le philosophe charmeur, était le coquet prophète. Il avait le geste toujours le même, une main admirable balancée onctueusement au gré de la période et s’aplatissant sur la tribune avec un retentissement de cymbale pour en relever la chute. Tous ses arguments étaient de cette force: «Et vous voulez que nous estimions une conscience qui se passe de Dieu? Non, messieurs, nous ne l’estimons pas!»—Et, patapla! la cymbale! Cette belle main et ce beau coup de cymbale rendaient ses raisonnements invincibles. Dégoûté en peu de temps de cette éloquence soufflée, Albert passa tout d’une pièce à un philosophe matérialiste, qui, sans faire le bruit de l’autre, groupait des disciples d’autant plus acharnés que la chapelle était étroite. On étudiait là, en petit comité, les sciences, on ramenait la psychologie entière aux fonctions hypothétiques des circonvolutions cérébrales, et l’univers n’était qu’un déplacement hasardeux de forces agissant les unes sur les autres par la vertu d’une loi mathématique à découvrir. Non seulement l’homme et le singe descendaient d’un même ancêtre—chose banale—mais tous les êtres, animaux, végétaux, minéraux, provenaient d’une unique substance, dont ils représentaient des transformations, des aspects: et cette substance était tellement simplifiée, tellement refoulée hors des atteintes du concept par l’analyse, qu’on finissait par se demander avec vertige si elle existait et si le monde était autre chose qu’une vaste illusion. Après une équipée hurluberlu en cette fondrière de la pensée, où l’on est projeté sur le sol à chaque bout de champ, parce qu’on chevauche sur un terrain qui se dérobe, Albert tourna bride et revint en hâte, désarçonné, pendu à la crinière.—C’était fou: se targuer de positivisme et s’en courir là-bas! Qu’on prît pour base la science, ce paraissait une excellente et propice méthode: mais il fallait se condamner à ne pas la dépasser. Car sitôt qu’on sortait de ses bornes—les bornes de la terre: moins que de la terre, du terre à terre—on excédait la base et l’on dégringolait dans le néant. Etait-il conséquent que, lorsqu’on ignorait même la place de l’organe de la pensée dans le cerveau, on voulût s’occuper scientifiquement de cette pensée? Que, lorsque la chimie n’était pas encore parvenue à synthétiser une cellule vivante, on pût émettre une vérité quelconque sur la vie? La science allait à pas sûrs, peut-être, mais si lentement, qu’elle restait en arrière, en arrière, en arrière, et qu’on ne devait pas la supposer capable de trancher, avant un avenir incommensurable, la plus minime des questions philosophiques. Que faire? Spéculer? Alors, Albert éprouva le besoin violent de connaître tout ce que les hommes avaient pensé sur ces hautes matières, depuis les temps mythologiques et bibliques, jusqu’aux dernières contemporanéités: espérant trouver quelque part, en quelque siècle, chez quelque sage le mot de l’énigme, l’illumination évidente et supérieure sur les tourmentants problèmes. Ce furent d’abord les Grecs qui l’émurent. Il fut surpris de rencontrer—déjà—chez les plus anciens d’entre eux les notions—semblant nées d’hier—modernes au sujet de l’origine du monde. Le naturalisme d’Anaxagore disait exactement, avec moins de raffinements et plus d’envergure, ce que prônait sur des airs nouveaux le matérialisme actuel. Le progrès intellectuel des siècles consistait à avoir détaillé le point d’interrogation originellement dressé. C’était comme si un homme ayant découvert un trou dangereux, les autres hommes, au lieu de le boucher, s’étaient ingénié à en sonder les profondeurs et à y découvrir toutes les agravantes cavités concomitantes. Il est vrai que quelques-uns avaient voulu le boucher: Socrate avait insinué que la question morale existait seule; et plus tard, bien d’autres avaient coopiné, les Stoïciens, Kant lui-même. Malheur! ils n’avaient fait que creuser un autre trou à côté!—A vrai dire, la morale n’intéressa jamais que médiocrement Albert. Il lui paraissait qu’avant de savoir comment il devait agir, il lui fallait savoir qui il était. Il en voulut à Kant d’avoir cherché à neutraliser le résultat de la Critique de la Raison pure en offrant le refuge d’une Raison pratique, dont—pour sa part—il ne reconnaissait pas le principe-base. Et toujours, dès le commencement, cet éternel et immuable conflit entre l’idéalisme et le réalisme! Platon et Aristote, que vingt-deux siècles écoulés n’avaient pas encore mis d’accord. A mesure qu’il avançait, le dégoût contristait l’âme d’Albert. Quelle hypocrisie! Les questions vitales de l’intelligence n’avaient pas avancé d’un pas. Plus il pénétrait dans le labyrinthe sans issue des idées, plus la conviction de s’être fourvoyé dans une compagnie de filous s’accentuait. Berné d’un système à l’autre, il finit par penser que la philosophie—ou plutôt les philosophies—n’était qu’un leurre, une moquerie, un piège: à coup sûr la preuve palpable de l’incapacité de l’esprit à sortir de son relatif. Quelle chute, après avoir cru au génie humain! Il admira à la fois la complexité savante de ces édifices équilibrés dans le vide, et la niaiserie de leurs aspects, quand on les considérait à froid. Descartes, Leibniz, Spinoza: on s’étonnait de leurs inventions, et en même temps on trouvait ces inventions bêtes. On pouvait peut-être dire: «C’est merveilleux!»—mais on ajoutait nécessairement: «C’est faux.» Ils raisonnaient très juste, et leurs conclusions étaient ridicules, et leurs conclusions étaient aux antipodes les unes des autres! Le scepticisme naissait inévitablement. Aussi, Kant fut-il l’auteur favori d’Albert. Il sut par cœur la Critique. En un moment de ferveur, il projeta d’y adjoindre une Critique de la Sensation, par laquelle il serait prouvé, d’une manière encore plus explicite qu’au chapitre sur le phénomène et le noumène, que les perceptions des sens ne correspondent pas plus à la réalité que les concepts de la raison. De cette époque de méditations, Albert ne garda rien de positif; sinon deux ou trois _croyances_, en rapport avec son caractère, que lui-même, par ironie, tenait à l’état de croyances, déclarant qu’il ne voulait, ni ne pouvait les discuter. Il prit à Spinoza le déterminisme, à Spencer l’évolution, à Hegel la théorie de la force, et il se composa, pour son usage personnel et afin de ne pas demeurer l’âme vide, une manière de se représenter le monde. Puis, il jura de ne plus rouvrir un seul de ces ouvrages énervants, il cracha sur les charlatans, et, certain maintenant d’avoir avec conscience goûté à toutes les coupes du savoir terrestre, il s’abattit, épuisé et désespéré. XI MANGEONS ET BUVONS CAR DEMAIN NOUS MOURRONS Orgie! Ah! ah! ah! ah! Et le long des quais vieillots, où d’habitude il bouquinait, Albert était secoué d’éclats de rire nerveux, tandis qu’il considérait l’idée qui tout à coup venait de se présenter à son cerveau. Orgie! L’idée d’orgie était bizarre. Le mot lui-même, ce heurt singulier de lettres, ces deux consonnances drôlement accouplées, cette _r_ et ce _g_ dos à dos, cet assemblage de voyelles et d’articulations, avec le concept qui s’y attachait, prenait une si extraordinaire tournure dans son entendement jusqu’alors naïf, que les hoquets de surprise se succédaient, gutturaux, de son larynx, comme l’éternuement d’un chat qui se hérisse la première fois qu’il voit un chien. Pourtant, l’idée était là. L’idée tombait peut-être des nues, sans rime, sans raison, sans cause, contraire à toute loi de l’association: mais enfin elle y était. Elle y était si bien, que sur toutes ses faces il la retournait, l’examinait, la contemplait, lui souriait ou la boudait tour à tour, la trouvait jolie ou s’en effarouchait. Et comme à côté de lui filait la Seine grisâtre et huileuse, il s’accouda sur la pierre décrépite du mur, et, peut-être avec l’espoir d’y trouver un conseil, rêveur, absorbé, les yeux immobiles, regarda couler l’eau. Elle lui sembla se mouvoir avec une rapidité effrayante, au milieu de l’immutabilité des rives. Où s’en allait-elle? Si le Mauvais Plaisant qui fit un jour le monde, à chaque goutte d’eau, avant de la libérer d’entre ses doigts et de lui donner l’essor qui l’emporte loin de sa source, avait dit: «Goutte d’eau! je t’abandonne au tourbillon irrésistible des flots. Passagère sera ta destinée. Tu fuiras au sein des prairies ensoleillées et des cités bourdonnantes, jusqu’à l’heure où la grande Mer t’ensevelira. Va! mais sache qu’il n’est point de jougs sous lesquels tu ne doives plier, point de travaux que tu ne doives accomplir, point de tourments qui ne doivent t’accabler. Libre, tu te rendras volontairement esclave. Au lieu de jouir—autant que cela se peut dans ta course ardente—des rayons dorés du ciel, de l’air aux transparentes bulles, des paysages qui se mirent dans l’onde, tu t’efforceras de rouler au plus profond du fleuve, écorchant tes formes gracieuses sur les cailloux et les sables du lit fangeux, tu soulèveras les lourdes barques à la quille formidable, tu feras marcher la roue des moulins, tu t’engouffreras dans les tuyaux qui te happeront au passage et tu t’en iras servir de boisson aux habitants de Paris, avant de retourner à tes sœurs par d’ignobles égoûts.»—Qu’eût répondu la goutte d’eau? La goutte d’eau eût répondu: «Oh! laisse-moi suivre le courant de la rivière le plus près possible de la voûte azurée; laisse-moi bondir comme une chèvre capricieuse, me mêler à la blanche écume ou, diaprée des sept feux de l’arc-en-ciel, jaillir sur la crête des vagues. Je ne veux point me souiller au contact impur de la vase, ni soulever les barques pesantes, ni mettre en mouvement les moulins; je ne veux point être utile aux hommes. Je veux voguer follement, sans retards, sans soucis, sans peines: et plus vite la grande Mer m’ensevelira, plus heureuse je serai, car ce sera la fin de la course.» Et les lames filaient, filaient, se poussaient, grimpaient les unes par-dessus les autres, comme pressées d’arriver au bout, là-bas, dans la grande Mer. Et celles qui étayaient de leurs efforts le flanc des barques, celles qui, pauvrettes, se brisaient contre les piles des ponts ou celles qui se trouvaient retenues par les remous des bords semblaient souffrir de ne pouvoir—elles aussi—voler, brûler l’existence. Albert en vint à croire qu’elles chantaient l’éternelle philosophie. Qu’était-ce que la vie, après tout? Sans se complaire à de banales comparaisons, il y avait lieu de remarquer que le devoir n’est qu’un vain mot. A droite, à gauche, une enfilade dépenaillée de vieux livres lui remémorait ses années d’études. A quoi lui avaient-elles servi? A quoi lui servirait-il de continuer? Il deviendrait un homme comme tous les autres, hanté des mêmes préjugés, se heurtant aux mêmes scrupules. Pourquoi se donner l’ennui de façonner son cerveau aux usages du monde, de le mouler sur ses exigences? Dérision! Travailler, transpirer, crever de fatigue et d’essoufflement pour parvenir à une de ces situations _dites_ honorables, lorsque le temps nous emporte comme la goutte d’eau, lorsque si brève se précipite la comédie, lorsque d’un instant à l’autre nous pouvons mourir. La société s’impose à nous comme une tyrannique marâtre: briser ses liens, s’échapper de ses griffes, oh! n’est-ce point la sagesse? Oui. La sagesse disait ceci à Albert: On peut prendre de la vie ses douleurs tristes ou ses douleurs gaies. Les unes sont amères et martyrisantes; les autres sont pleines d’étourdissements et d’opium. Que vaut-il mieux? Le gros tas fait un métier, s’y morfond, se marie, amasse pour des hoirs, crée des enfants qui périssent, s’épuise en stériles ambitions. L’élite s’enivre. Bottés, cuirassés et casqués de mépris, ceux qui ont choisi l’ivresse roulent sous les tables et oublient. Ils se perforent l’estomac et s’empoisonnent le sang. La tombe les enlève à la fleur de l’âge, tandis que les autres, encore à moitié chemin, halètent péniblement vers le but, les yeux gros de pleurs et les pieds las. La sagesse lui disait encore: Brailler sur la voie du Calvaire est la suprême des consolations. Alors, les lames fredonnaient: Vite, vite, plus vite hâtons-nous de rejoindre la grande Mer, la grande Mer, celle qui nous ensevelira. C’était ce jour-là l’anniversaire de sa naissance. Albert avait vingt et un ans. Il se sentait vraiment changé depuis l’époque où, provincial jusqu’au bout des ongles, le monde lui apparaissait comme un concert placide et doux, où chacun faisait sa partie, sagement, les orbites fixées sur le bâton du chef d’orchestre. Alors, dans son âme pure et simple, pas encore tourmentée, les révoltes n’existaient qu’à l’état latent, étouffées par l’éducation et par le frottement quotidien de la famille. Il se souvenait de ses premiers émois à la lecture de livres peu catholiques et de romans dévorés en cachette. Quels progrès dans le mal! La religion s’était effondrée, comme s’effondrent sur un cadavre pourri des fragments véreux de chairs. Il lui était resté le sentiment du devoir. Et maintenant, devant l’inanité gigantesque de tout ce qui existe, la loi morale elle-même s’effondrait en lui, comme s’était effondrée la religion. _Nasci, pati, mori_, disait un vieux proverbe gravé sur la pierre séculaire d’un manoir de sa ville natale. Pourquoi ne pas supprimer _pati_ et le remplacer par une continuelle orgie? Et si dans l’orgie il y avait une souffrance, eh bien! l’orgie usante, délétère, vorace, abrégerait, au moins, le pélerinage et en absorberait la mélancolie. Pourquoi pas? Deux choses se soulevaient là contre: l’hérédité de toute une race honnête et l’amour-propre inséparable de cette hérédité. Père, grand-père, arrière-grand-père, aïeux, avaient jadis gagné leur pain à la sueur de leurs fronts. Leurs labeurs réunis, quintessenciés dans son système nerveux, organisaient une résistance angoissante, quoique fatalement vouée à la défaite, à l’envahissante gangrène. Le siècle était donc le plus fort! Il avait raison des instincts les mieux enracinés et des moins accessibles natures! L’horreur du travail qui venait tout à coup de saisir le jeune homme—préparée, il est vrai, de longue main—n’était que le résultat du commerce maladif de son intelligence malmenée avec la délirante atmosphère de la culture moderne. L’amour-propre se dressait aussi comme un remords. «Honte» criait-il «à ceux qui, par lâcheté, se ravalent au-dessous de leur valeur!» Mais quoi! lutter! lutter toujours! Et levant les yeux au ciel, il aperçut les premières étoiles, que la crépusculaire approche du soir ramenait à leur place accoutumée dans le firmament incommensurable et beau. Un sourire de pitié erra sur ses lèvres. Que suis-je? pensa-t-il. Oh! grotesque imbécillité! s’occuper de ce que font et disent les hommes, ces atomes perdus sur le plus infime de ces astres! Que je sois vidangeur ou roi, peu importe dans l’immensité! Un sanglot le prit, puis, tout aussitôt, une inextinguible hilarité. Il avait passé les ponts. De quoi avait-il envie? C’était donc décidé: orgie. Mais, comme un voyageur en des régions inconnues se tourne et se retourne, interroge la contrée du regard, hésite et se consulte, Albert se tâtait, cherchait à surprendre ses appétits, presque factice dans son enthousiasme, _voulant_ s’amuser. Autour de lui, des gens passaient, gaiement. Il s’efforça de faire comme eux. Il chassa avec colère certaines pensées sombres qui persistaient à revenir. Dans un café, il lut les journaux cocasses, écouta les mots du jour, fuma des cigares chers, but. Il sifflota des airs d’opérette. Etrange contradiction! La jouissance qu’il éprouvait provenait plus de l’âpre satisfaction d’avoir déchiré les vieilles attaches, que d’un réel contentement de sa débauche. En somme, pourvu qu’il jouît, n’était-ce pas le principal?—Jouissait-il?—Albert scruta son être intime et crut pouvoir répondre par l’affirmative. Mais que de doute dans cette croyance! Ce soir-là, il soupa en cabinet particulier. Et, pour la première fois de sa vie, il baisa une femme. [Illustration] XII LE DÉPUCELAGE D’ALBERT Paris, 13 mai. Je me lègue à moi-même—pour relire en quelque heure future, alors que j’aurai connu d’autres femmes (si j’en connais, ce dont je doute), ou, au moins, que j’aurai fait de plus amples expériences, ou, simplement, comme note mémorable—ce croquis d’impressions charnelles qui ne datent que de cette nuit. Je suis allé chercher chez elle, rue Dauphine, une jeune fille du nom de Bertha, qui était la maîtresse d’un de mes camarades. Je la trouvais jolie: elle me _portait à la peau_, j’avais pensé à elle plusieurs fois avec des désirs—presque avec des désirs de collégien, si, arrivé à cet âge de vingt-un ans sans m’être encore résolu à terrasser le monstre, la résistance instinctive de tout puceau à ces désirs n’eût été chez moi empreinte beaucoup plus de réflexion que de timidité. Un soir que l’on m’avait entraîné au bal Bullier, je l’avais rencontrée avec Trubert, son amant. Trubert, qui me savait sérieux, sans me croire pourtant innocent—car je n’en ai jamais eu l’air, et je ne l’ai jamais été—voulut me taquiner et me forcer à danser. «Tiens» dit-il «je te confie Bertha comme un dépôt sacré. Tu ne t’embêteras pas avec elle: elle réveillerait un cadavre.» Et il la laissa une heure à mon bras. Ce que nous dîmes, je ne me le rappelle pas trop. Nous valsâmes deux tours, puis je la conduisis dans un des petits bosquets du jardin pour manger des glaces. C’est là qu’elle me fit les yeux doux. Elle s’amusa à lisser ma moustache du bout de son doigt, la déclarant plus gentille et plus fine que celle de Trubert. «Oh! Trubert» zézaya-t-elle dans une moue, pour m’engager à lui faire des avances «il m’ennuie!» Je ne lui fis pas d’avances, car j’avais encore de derniers scrupules d’honnêteté. Ce fut elle qui les fit, avec une coquetterie flatteuse et tendre, où je cherchais à démêler la part de la sincérité et celle du mensonge. Elle me donna son adresse, en m’indiquant des heures où je serais sûr de ne pas tomber sur Trubert. Puis, profitant d’un moment où personne ne passait, en un mouvement souple, elle me tendit ses lèvres. Elle n’espérait plus ma visite: aussi, lorsque j’entrai, elle eut aux yeux une surprise. «Albert!» s’écria-t-elle. —«Moi.» Vu que j’avais décidé de coucher cette nuit avec une femme, et que j’avais choisi celle-là comme étant—parmi celles que je pouvais me procurer sur l’heure—la femme dont j’étreindrais le corps avec le plus de satisfaction probable, je n’eus ni les réserves, ni les froideurs du soir de Bullier. Je remarquai bien une certaine gêne, provenant d’inhabitude seulement, en face de cette femme, sur laquelle—cela m’arrivait pour la première fois—j’avais des projets sensuels. Mais cette gêne était purement intérieure, elle n’ôtait rien au calme prodigieux que j’étais surpris d’observer en moi, et mon sang ne battait pas d’un degré plus vite dans mes artères. Chose cynique: la convoitise était alors artificielle. Je _voulais_ avoir une femme: j’allais l’avoir. Sur cette voie que j’entreprenais d’explorer, je m’engageais bien plus en curieux qu’en passionné: et c’était encore plus en curieux de moi-même qu’en curieux d’elle. Le mystère: moi, non la femme. Que ne savais-je pas de la femme?—Tout ce qui se sait, je le savais. J’avais lu, vu, entendu; et ce qui ne se lit, ne se voit, ne s’entend, je me l’étais représenté en traits assez exacts et certains, pour avoir de l’amour une notion plus complète que d’autres après de longues pratiques. Ce qui m’inquiétait, ce que j’attendais avec une intellectuelle émotion, ce qui se dressait en ma pensée en point interrogatif aigu, vibrant, c’était le mode inconnu dont mes sens—à moi—frémiraient au contact de la chair femelle. Jouirais-je aussi vivement que je l’imaginais? Y aurait-il pour moi un de ces abîmes de plaisir, où tout s’effondre—ne fût-ce qu’une minute—dans la folie et la volupté? Serait-ce quelque chose d’inédit, tellement supérieur à toutes les joies, qu’une fois que j’en aurais goûté l’ivresse, je comprendrais l’importance unique que dans le monde a prise l’hymen.—J’avoue, ici, en ce papier simple, sincère, sans phrases, l’appréhension foncière où je vivais—après l’épreuve de déjà tant de désillusions—d’une désillusion nouvelle, non plus cruelle à l’âme que les précédentes, mais plus sensible peut-être, la sensualité tenant de si près au bonheur terrestre. Oserais-je dire que c’était là surtout ce qui, jusqu’à cet âge tardif, m’avait retenu dans une chasteté physiologique d’autant plus complète, que ma corruption morale était précoce?—Si ce papier était pour d’autres, je ne le dirais pas, de peur de n’être pas cru. J’emmenai souper Bertha. En ce tête-à-tête chaud, où des griseries de vins et de cigarettes, sur un dessert compliqué, prédisposent aux caresses lubriques et ameutent tous les aiguillonnements du désir, je constatai pour la seconde fois une inertie à me livrer aux impressions vives qui auraient dû se produire. Je me demandai si véritablement, objectivement cette situation était délicieuse. J’interrogeai ma compagne, dont les prunelles brillaient, dont les rires perlaient en gouttelettes argentines: «Quel effet te fait la vie, en ce moment?» Elle me donna cette réponse, qui me plongea dans un étonnement douloureux: «Je n’ai jamais été si heureuse, jamais, jamais!»—Et sur sa gorge, qu’elle avait à demi dévoilée, couraient des tressaillements, et ses paupières aux transparences mouillées mettaient des frissons de cils à ses regards. Ma volonté de joie était si impérieuse, que je forçais la verve à m’en donner au moins toutes les apparences. Mes paroles étaient un flux de gaîté, d’ardeur, d’insouciance; je contais des plaisanteries tendres, j’avais de l’esprit; j’incitais mon cœur à bondir, un peu dans ma poitrine, en respirant avec recherche le parfum subtil émanant de cette femme, comme on essaye de s’entêter avec une fleur. Ainsi nous étions heureux! Il n’en fallait pas douter: la fillette qui avait déjà vécu d’amour l’affirmait. Du reste, c’était bien ça! Je reconnaissais le morceau palpitant des romans. Encore quelques échelons, j’allais atteindre le summum de la félicité humaine. Je l’entraînai par la taille, tandis qu’elle se renversait sur mon bras en gloussant, et que je meurtrissais de baisers rapides les sinuosités de son cou; je l’entraînai dans la chambre attenante, où un lit—le lit—se dressait occupant de son énormité tout l’espace. Je me trouvais ainsi dans les meilleures conditions possibles pour juger avec une partialité en sa faveur ces minutes sexuelles, par lesquelles j’allais être rendu homme (ne l’étais-je pas avant?) et que les détracteurs de la vie eux-mêmes considèrent comme la vraie revanche aux charges de l’humanité: dans un décor luxueux, mon corps de vingt ans, des fumées d’agapes, tous les nerfs de mon être tendus à la quête des paradis promis, et la disposition d’une jeune fille désirée et désirant, qui joignait aux attractions de l’enfance les vices de la femme expérimentée! Contrairement à ce qui se passe d’habitude en cette nuit d’initiation, où le trouble absolu de leurs sens et de leurs pensées empêche les adolescents de rien distinguer, je me souviens des moindres faits, des moindres sensations. Jamais je ne fus plus lucide. C’est peut-être ce qui me perdit. Quand elle eut ôté sa robe et que ses bras blancs apparurent, modelés, polis, depuis les deux à peine perceptibles taches de vaccin, jusqu’aux attaches minuscules des poignets, quand apparurent, sous le flot de la jupe dentelée, les mignonnes chevilles et le doux enflement des mollets emprisonnés dans la roseur de fins bas ajourés, puis quand la jupe aussi tomba, et qu’elle en émergea, garçonnière, en pantalons courts aux hanches un peu fortes, dénouant d’un même geste ses cheveux châtain clair, qui noyèrent d’ondes ses épaules et son dos, un prurit, il est vrai, chatouilla mes moëlles, et dans la demi-ténèbre baignant d’une ombre tiède ce déshabillé, j’éprouvai quelques courtes secondes hallucinatoires, comme devant l’idole d’un tableau tentateur: mais mes yeux, de suite remis, s’arrêtèrent presque aussitôt sur une légère maculature jaune qu’avait à l’aisselle la baptiste de la chemise, et qui me fit songer que cette idole-là transpirait. Je la pris néanmoins sur mes genoux, j’enlevai son corset, je découvris sa poitrine, dont les pointes, non encore mûrement développées, se roidissaient dans leur poussée de croissance, j’aspirai le parfum d’héliotrope qui s’en exhalait; mes doigts errèrent, avec de visiteuses pressions, d’abord à l’entour des formes, sur le linge, puis ils s’insinuèrent sous le pantalon, montèrent le long du glissant ferme des cuisses ... Mon corps s’échauffait, mes instinct d’animal fonctionnaient, j’étais viril, j’étais brute: mais je m’en apercevais avec un scepticisme qui croissait à mesure que j’approchais du fameux summum; mon âme était déplorablement étrangère, j’étais plus que jamais dédoublé, mon moi psychologique regardant l’autre faire des saletés et prêt à se moquer de lui. Enfin nous fûmes au lit. Elle y mit toute la bonne volonté du monde; je soupçonne les autres femmes de n’être pas plus chaudes, ni plus extravagantes; beaucoup aussi ne doivent offrir à leurs amants autant de fraîcheur, de grâce, d’attraits physiques et de fantaisie dans leurs phrases entrecoupées et la modulation de leurs soupirs; peu ont dû se livrer avec une ferveur si abandonnée ... Hélas! je suis obligé d’employer ces mots, indicatifs de délices, car alors quand pourraient-ils s’employer?—D’autres peut-être, mieux disposés à se contenter de ce que le monde octroie, en eussent ajouté de plus émerveillants, eussent déchaîné tout le vocabulaire menteur de la poésie.—Mais ces mots, je le vois bien, je m’en forgeais une idée encore trop belle, malgré mes prudences; je ne pensais pas qu’ils correspondissent à de si piètres sensations, ni à de si ridicules réalités. Ce fut une tromperie, un vol, l’assassinat d’une espérance. Depuis le moment où j’embrassai de mon corps le corps nu et vital de ma concubine, et où je sentis les deux souples boas de ses jambes s’enrouler aux miennes, jusqu’à celui où, écœuré, je partis, il y eut une dégradation croissante de mon estime pour le plus choyé des sept sacrements. Si, dans ce coït exaspérant, j’ai, par malheur, fécondé un des ovules de l’organe auquel je me suis accouplé, l’enfant qu’une accoucheuse extirpera dans neuf mois ne sera ni plus ni moins que Diogène. Je ne m’arrêterai pas que je n’aie tout dit. Ce frottement d’une chair contre une autre, arrivé à ce degré où l’on tient l’objet du désir, naturel, matériel, sous soi, en soi, sans plus aucun reste à l’imagination, puisque la viande réelle, indéguisée s’écrase entre les bras, ce frottement est un supplice, le supplice de vouloir plus, on ne sait quoi, d’aller au-delà, quand il n’y a rien, de s’aplatir contre le but, lorsque l’élan est immense et calculé pour le dépasser infiniment. Je me heurtais à cette navrante certitude: j’ai épuisé la coupe et ma soif absorberait l’océan. Et tandis que mes membres, bandés à casser, s’épuisaient à ambitionner l’absolu, je vagissais désespérément en moi-même: «Ce n’est pas ça! ce n’est pas ça!» Oh! l’horrible cauchemar! Il y eut un terme aux efforts, il y eut l’instant où, les nerfs détendus par l’excès même de la folie, j’échappai au lit et—comme Rolla—allai songeur m’accouder à la fenêtre. Comme Rolla! ce souvenir me parut grotesque. Aurais-je choisi pour y mourir la couche de Marion? Pas la peine assurément. Et je souris de ce pauvre romantique qui avait voulu quitter le monde sur une si misérable impression. Or, la petite, en un nouveau spasme, m’exigeait, des pleurs dans la voix. Il m’eût plû de l’abandonner comme un paquet inerte, mais comme ce paquet pleurait, malgré la répulsion que m’inspirait alors cet acte dégoûtant, par pitié, froidement, ainsi qu’on accomplit un nauséabond labeur, je l’éventrai de nouveau. Quand, la peau harassée, elle fut assoupie, je m’enfuis. Telle fut cette nuit, que je compare à un parterre de fleurs en un jardin: de loin, les roses semblent adorables; on approche, beaucoup sont fanées, souillées, il en est de rongées, peu de pétales sont exempts de poussières; on écarte les tiges, et l’on découvre que le fond d’où elles naissent n’est qu’un hideux mélange de terre et de fumier. Ah! l’amour! Jamais je ne la reverrai. [Illustration] XIII LA VIE FIÉVREUSE Alors, au milieu de la fumée des pipes, le bohême Bombax prit la parole: Oui, mes chers, c’est à cette époque que je connus Albert. Il avait résolu de vivre selon la saine logique, à savoir de ne plus être l’esclave du devoir, mais de s’acheminer vers la mort, le cœur hanté de joie et d’incoërcibles indépendances. C’était un adolescent brun, portant ses premiers poils avec aisance, sachant causer et plein d’une dévorante imagination. Non pas qu’il n’eût ses défauts: il ne battait pas les femmes et buvait l’absinthe avec des timidités de débutant. Mais je l’aimais, et par je ne sais quelle sympathie secrète, je me sentais attiré vers lui, jusqu’à le trouver le moins médiocre de nos compagnons. Quelques jours après l’avoir rencontré en un sous-sol turbulent de café, je le revis, beau comme le spleen, au bal public. Il faisait danser une femme que vous avez tous adorée, cette taille de guêpe aux élancements blonds, ce teint lumineusement blanc, ces prunelles aussi pâles que si elles avaient été taillées dans le marbre, ce corps aux robes souples, tout cet ensemble de formes harmonieuses et pures qui répondait au nom de Filigrane-d’Argent. Il me reconnut, vint à moi et me présenta sa danseuse. «Ma première maîtresse» dit-il. _Ma première!_ Oyez cela: _Ma première!_ Comme si un homme s’avisait jamais de penser qu’il aura plus tard une autre maîtresse que celle qu’actuellement il possède! Quelle corruption! quel cynisme!—ou peut-être quel mépris précoce de l’existence, dans ce: _Ma première maîtresse!_ au lieu de—avec l’accent glorieux et fier du premier triomphe—: _Ma maîtresse!_ Filigrane-d’Argent m’a conté un soir ses impressions sur lui. La confidence vaut la peine d’être entendue. Jaloux comme Othello, d’une jalousie cependant qu’il laissait à peine deviner, concentrée, rongeante, empoisonneuse, plus occupé à se prouver l’indignité de celle qu’il considéra toujours comme une faiblesse, qu’à jouir consciencieusement des félicités dont le sort lui offrait en libéral de débordantes coupes, inquiet, anxieux, sombre, Albert ne savait ni s’abandonner à l’insouciance, cette compagne obligée de la débauche, ni se sortir assez de lui-même pour ne jamais considérer les choses que sous leur attrait objectif et embrasser éperdument les évènements sans leur rester subjectivement extérieur. Tantôt, il gisait abattu par une tristesse noire, regrettant ce qu’il avait abandonné pour suivre le fantôme de la folie. Tantôt, il s’excitait à une gaieté artificielle, buvait, chantait, déshabillait sa femme et lui mordait les seins, avec de fauves regards et des étreintes désordonnées. Inégal de tempérament, nerveux par essence, en toute volupté se glissait pour lui comme un venin; il n’avait la plénitude de rien, et les plus divins instants étaient inexorablement souillés des perfides et sataniques injections de la mélancolie. Ah! s’il avait réellement aimé! Mais l’amour lui était interdit: car l’amour se donne, et Albert n’avait pas la faculté de se donner, plié sur lui-même comme un porte-feuille, qui, bourré de notes et de documents, gémit, crie, crie, éclate, sans livrer un seul de ses secrets. Filigrane-d’Argent ne lui fut fidèle que trois mois. Il la chassa de chez lui, ignominieusement, sans scène. S’il avait eu des illusions sur la femme, il les perdit du même coup, et sa tristesse en augmenta. Et pourtant quelle noce! Oh! mes chers, quelle noce! Il me semble le voir toujours, ce roi de brasserie, trônant au milieu du groupe de ses intimes, m’ayant à sa gauche, tandis que sa dextre enlaçait par les reins la fille, et que de sa bouche tombaient, ainsi qu’un flot de paroles d’or, les plus désolantes maximes et les plus grandes pensées. «Ayez» disait-il «deux brocs, l’un plein d’amertume, l’autre plein d’ambroisie. Que tous deux par vos lèvres soient bus en même temps. Proclamez-vous heureux, si l’ambroisie éteint l’amertume. Pour moi, l’amertume est la plus forte. Vive l’amertume!» Il courait aussi les lieux de plaisir. Parfois, son âme se délectait aux placides jouissances des innocents de la terre. Les enfants jouant sous les ombrages des jardins l’absorbaient. Il admirait la nature dans ses contrastes, la grande capricieuse, qui dispense aux uns les possibilités adorables d’une imperturbable félicité, aux autres le continu soupir du cerf qui brame après le courant des eaux. Sans se lamenter en de vaines plaintes, il contemplait le spectacle de l’humanité, où chaque cerveau forme un petit monde à part, ici paradis, là enfer, et où le choc d’eux tous les uns contre les autres détermine un résultat bizarre comme un kaléïdoscope, effrayant comme une tempête, ridicule comme une opérette. Il fréquentait plusieurs salons du demi-monde, et sur toutes les pentes de Montmartre on le cotait au plus haut prix. Il faisait la gloire d’une douzaine de cabarets. Sur la rive gauche, aux soirs de tapage, on ne voyait que lui, hurlant par-dessus les plus hurleurs, brandissant des verres, discourant, le verbe magnifique et les gestes immenses. Ce qu’il but, pendant ces temps, constituerait une fortune pour un petit bourgeois; ce qu’il donnait aux femmes celle d’un gros. Mes chers, vous vous demandez comment il était si riche? Il jouait. Oui, cet homme-là jouait. Et, chose extraordinaire, la chance était accrochée à ses doigts comme une bête luisante tenant ferme par dix mille ventouses. Elle ne le lâchait ni au baccara, ni au trente et quarante, ni au simple écarté. C’était de l’ahurissement, du tourbillon, du vertige. On ne se lassait de s’en étonner; quelques-uns même s’en irritaient. Heureux au jeu, malheureux en amours! dit l’adage. Albert, lui, se promenait en vainqueur parmi les jupons, de la même façon qu’il triomphait sur le tapis vert. Mais voici: il était malheureux de l’amour, comme il était malheureux du jeu, comme il était malheureux de tout. Je n’ai jamais compris son caractère. Tantôt je l’ai pris pour un fou, tantôt pour un mauvais plaisant. Je dois reconnaître qu’il n’était ni l’un, ni l’autre. C’était un être raté: raté, malgré sa supériorité. Un des plus fermes principes de la philosophie est celui qui dit: _Adaptation au milieu_. Albert était dans le monde comme un poisson dans l’air; il s’y débattait sans pouvoir y respirer, faute des organes spéciaux pour en savourer la parfaite concordance et s’y mouvoir à l’aise. Il eut deux duels: le premier avec un journaliste qui, sans cérémonie, avait imprimé son nom au milieu de ceux d’une bande d’épiciers en villégiature; le second avec moi, qui, dans un moment d’ivresse m’étais permis de soutenir devant lui la doctrine du libre arbitre. Il blessa le journaliste à l’épaule et moi au poignet. Je ne sais ce qu’il advint du journaliste. Pour nous, nous nous raccommodâmes sur le terrain, nous jurant l’un à l’autre, la main sur Spinoza, une inaltérable amitié. Je puis donc dire que je l’ai connu. Mais son énigme ne m’en resta pas moins indéchiffrable, tant il différait de ce que l’on a coutume de voir, du public banal, de ce qui est la grosse masse de la société. Nous nous trouvions une nuit chez Blanche de D ... Sous l’éclat féerique et nu des lustres que réfléchissaient les glaces, des invités de choix passaient d’agréables moments. Il y avait eu souper, un souper digne de la réputation de cette belle personne, un souper tel qu’en eussent rêvé les Romains de la dernière heure: des mets exotiques, des viandes d’animaux sauvages, des poissons bizarres, des sauces russes, des nids d’hirondelles, des fruits tropicaux, des vins du Rhin et des assaisonnements d’anecdotes galantes. De l’esprit comme des bossus, un vacarme de sourds. Pour le dessert, une comédie décadente. Bref, la plus hilare des fêtes dans le plus hilare des costumes. J’étais en ours. Duvivier, l’inénarrable Duvivier, était en cosaque; Auguste avait arboré un complet du Bengale décrit quelque part dans les Védas; André Rapatin se pavanait en chef de tribu, couvert de plumes des pieds jusqu’à la tête; Jonas Bichon avait imaginé de se déguiser en mandarin; il y avait aussi un mangeur d’hommes, un gorille, un Agamemnon, un spectre du Commandeur, plusieurs Mars, trois ou quatre centaures et un cadavre. Albert avait revêtu l’apparence du père Eternel. Sous cette figure, il obtenait un succès fou. Vous pensez bien que les dames n’avaient pas de plus grand plaisir que de tirer sa longue barbe et de lui commander à l’envi des petits Jésus. On dansait. Des éblouissements d’épaules, des gorges d’ivoire, des décolletés merveilleusement pervers, des parfums, des bras, des nuques, des sourires ... Oh! mes chers, de vraies houris! Elles avaient des lèvres que ne dérobaient pas aux baisers de trop pudiques effarouchements. Cythère les avait caressées de ses zéphyrs doux comme des charmes. Que vous dire? Albert avait gagné au jeu près de cinq mille francs. Personne ne se donnait autant de peine pour s’amuser. Il conduisait de front une demi-douzaine d’intrigues. Eh bien! au moment le plus dévergondé, le plus extravagant, vers quatre heures du matin, alors qu’il n’y avait pas assez d’échos dans les murs pour renvoyer nos immenses éclats de rire, il me prit à part, et savez-vous ce qu’il me dit? «Je m’ennuie atrocement.» [Illustration] XIV MAGGIE Soir d’hiver. Le brouillard buait autour des becs de gaz avec des indistincts mouillés de nimbe. En des milliers de piqûres, le givre s’emparait des épidermes, et l’haleine sortait des bouches, visible et fumante. Les gens se hâtaient, marchaient droit devant eux, par petits pas pressés, presque en courant, les mains dans les poches, emmitouflés de fourrures et silhouettiques. Les rues devenaient désertes. Il était passé minuit. Albert crut apercevoir dans l’ombre une femme. Il chercha la figure, par habitude. L’être s’accroupissait sur le seuil d’une allée, obstinément immobile, d’une masse, sous le vague d’une robe informe, sombre dans l’obscurité qui l’enfouissait. Elle dormait peut-être. Albert voulut suivre son chemin sans s’en inquiéter. Un atome de plus dans le monde de la misère! La police la ramasserait. Mais, comme il s’était approché, un peu curieux, elle fit un mouvement, et le visage se dégagea avec deux effarements d’yeux qui le regardaient fixement. «Il fait froid» dit Albert; «tu dois geler sur cette marche!»—«Je n’ai pas d’autre lit» répondit la créature.—«Qui es-tu?»—«Maggie.» Alors voyant qu’elle était jolie, et que ses traits se fondaient avec finesse, et que sa pâleur la parait d’une maladive attirance, et qu’une étrangeté douce s’exhalait hystériquement de sa physionomie, Albert lui dit de venir. Dans la chambre, à la lueur de la lampe, il l’examina. Elle paraissait encore une enfant, à peine faite, et sa gorge bombait si peu, que l’on pouvait douter, quoique trouvée sur un trottoir, qu’elle fût déjà souillée. Ses cheveux blondissaient la face tournée contre la pierre, l’aspect autour de sa tête petite, la baignant de grâce innocente et claire. Quoi de plus délicat que ses membres, si délicats qu’ils en ployaient comme les rameaux frêles d’un mince arbuste? De vives rougeurs couraient, fugitivement successives, sous le tissu transparent de sa peau, angoissées, laissant entre elles les non-colorations anémiques du teint que ravageait la chlorose. Les prunelles bleues s’ouvraient, grandes. Sa main serrée tenait quelque chose, inconsciente, comme celle des cadavres qui sont morts en accrochant. La chaleur du feu la déraidit, et comme peu à peu les doigts se relâchaient de leur engourdissement, il en tomba une pièce qui roula métalliquement sur le plancher. «Qu’est-ce que cela?» dit Albert. Il se baissa: un louis. «Ah!» dit-il «tu étais donc riche?» Maggie sembla tout-à-coup se souvenir. Un bouleversement s’opéra dans son expression. Toute tremblante, elle murmura: «Mon Dieu! mon Dieu!» tandis qu’Albert la contemplait avec surprise, ému soudain pour elle d’une espèce de pitié. L’enfant n’avait pas eu l’idée d’employer l’or à se procurer un dîner et un gîte. Comme elle mourait de faim, le jeune homme fit monter à souper. Il réchauffa lui-même ses pieds glacés, les exposant nus à la flamme jaune qui riait dans la cheminée. Mais pendant qu’elle mangeait, des larmes se mirent à ruisseler sur ses joues. Elle pleura doucement, puis plus fort, puis avec des hoquets et des déchirements. «Qu’as-tu?» dit Albert. Et il était presque effrayé de ce désespoir, ainsi que de son silence à ses interrogations réitérées. La crise passant, elle revint à l’état primitif, à son écarquillement égaré. Blottie en un fauteuil, de longs mais à peine perceptibles frissons la revêtaient épidermiquement comme d’un filet de mailles limpides et ondulantes. Des distractions bizarres circulaient dans ses yeux. Ses lèvres remuaient sans qu’il en sortît aucun son. Elle ressemblait à lady Macbeth somnambule, mais à une lady Macbeth étiolée. Par les mains d’Albert, sa robe humide et déguenillée, sans une résistance, avait été enlevée, et comme le fantôme shakespearien, vêtue seulement des blancheurs de sa jupe et de sa chemise, qu’éclaboussaient par taches les flamboiements du foyer, elle songeait à un épouvantement passé, tandis que l’heure avancée jetait sur cette scène les mystérieuses apparences de tout ce qui est nocturne. Soudainement, des mots s’échappèrent de sa bouche. «Oh! c’est horrible! horrible!... Ne me faites pas ce qu’il m’a fait!... Ce serait un crime ... un crime!» Elle se tordit nerveusement les poignets, secouée d’une affre invincible. «Qu’as-tu?» dit encore Albert. «Mon Dieu!» fit-elle à voix hésitante et basse «je n’oserai jamais vous l’avouer ... mon Dieu!... mon Dieu!... je n’oserai jamais.» —«Tu as couché avec un homme?» demanda-t-il crûment. Elle poussa un cri et se cacha la figure dans son coude. Albert se mit à genoux devant la jeune fille, l’enserra par la taille et, de l’autre main, écarta le bras dont elle se masquait, en lui murmurant: «Tu n’en es que plus jolie!» Mais il recula aussitôt, stupéfait de la voir extraordinairement livide. «Ah!» dit-il «il t’a fait du mal, pauvre petite?» Alors Maggie raconta. Un passant la suivait dans la rue. Le cœur battant bien fort, elle trottinait, trottinait, sans se retourner, revenant de chez la fleuriste, où toute la journée, elle avait confectionné du bout de ses doigts minces de fragiles corolles. Pourquoi s’enfuyait-elle ainsi? Elle ne le savait pas. Sans qu’il lui eût encore rien dit, elle le sentait à ses trousses, et elle avait peur, elle avait peur. Il la rejoignit, il la dépassa, il la regarda en face. Maggie baissa les yeux, tandis qu’un émoi empourprait ses joues. «Voulez-vous, mademoiselle, que je vous emmène dîner?» Elle courut, courut. A la maison, elle évita de parler de ce que ce monsieur lui avait proposé. Sa mère lui aurait donné un soufflet. Son père l’aurait peut-être battue. A quoi bon? Elle eut un cauchemar pendant la nuit. Mon Dieu! si elle allait de nouveau rencontrer ce monsieur, le lendemain! Le lendemain, elle le trouva qui l’attendait à la sortie du magasin. Sa frayeur fut si grande, qu’elle en eut des palpitations immenses dans la poitrine. «Eh bien, mademoiselle» dit-il «ne voulez-vous pas aujourd’hui venir dîner avec moi?»—«Non.»—«Si, vous viendrez.» Il la poussa dans un fiacre, et avant qu’elle se fût rendu compte de ce qui lui arrivait, le fiacre roulait. Mais le monsieur ne la mena pas dîner. Lui, sans doute, avait dîné: Maggie sortait bien tard du magasin de fleurs. Il la mena dans un hôtel, dans une chambre. Et puis ... oh!... il commença à la déshabiller. Mon Dieu! mon Dieu! il la déshabilla. Maggie se débattait, se débattait, éperdue. L’homme, brutal, déjà vieux, les yeux luisants, rougeaud, plongeait ses grosses mains dans ses vêtements et les arrachait les uns après les autres. Puis, il la jeta sur un lit ... Elle perdait connaissance, voyait tout tourner dans un vertige affreux ... Oh! tout-à-coup, elle se sentit étouffer sous un poids monstrueux de chairs ... des membres velus l’étreignaient ... Alors, des douleurs comme des déchirements ... Il lui faisait des saletés épouvantables ... Elle mourait ... Quand elle se réveilla de son évanouissement, elle était seule. Un jour gris descendait des fenêtres. Il y avait une pièce d’or dans sa paume. Une terreur indicible la prit d’avoir passé la nuit dehors. On la chasserait sûrement de chez elle. En effet son père la chassa. Elle avait erré, erré dans Paris, ne pouvant rassembler deux pensées, presque inconsciente, traînant ses pieds péniblement, les reins emplis de fatigues, jusqu’à ce que, vers le soir, elle fût tombée d’inanition sur cette marche. Albert ne rit pas à cette simple histoire, banale au sein de la cité grouillante qui la reproduit quotidiennement. Un nuage de tristesse assombrit son cerveau, sans colère pourtant contre l’homme qui avait défloré Maggie, sachant que la fatalité mêle les êtres en un déchaînement d’égoïsmes et de passions dégradantes, contre lequel il est inutile de protester, puisqu’il est la loi du monde. «Quel âge as-tu?» dit-il à Maggie.—«Quatorze ans» répondit l’enfant. Un silence dura quelques minutes, songeur, sans observations.—«Veux-tu que je te remmène chez tes parents?»—«Non.»—«Veux-tu retourner au magasin de fleurs?»—«Non.»—«Que veux-tu?»—«Rien.»—«Tu veux rester ici?»—«Non plus.»—«Alors quoi?»—«Je ne sais pas.» Ces questions et ces réponses se succédaient, lentes, dans un abattement d’elle et dans une sympathie désorientée de lui. Il n’avait plus envie de baiser même la naissance satinée de son cou et la laiteuse tendresse de son épaule, qui glissait à demi hors de la collerette: cette naïveté, écho touchant de la souffrance des faibles, le remuait malgré lui. Il lui laissa sa chambre et s’en alla dormir ailleurs, sur un canapé. Plusieurs jours se passèrent avec Maggie. Drôle d’existence! Ses amis la croyaient sa maîtresse, et—de peur du ridicule—il ne les détrompait pas. La petite n’avait décidément pas voulu rentrer chez ses parents, craintive de son père horriblement. Elle restait là, bizarre, muette. Il semblait qu’elle fût toujours sous le coup de son aventure. Elle ne devait pas être très intelligente. Albert essayait de l’amuser. Il finit par y prendre goût et par concevoir pour elle une sorte d’amitié. Justement, par suite de quelques heureuses veines, il se trouvait alors en fonds. Il acheta deux robes à Maggie et des objets de toilette, lui meubla une petite chambre, lui donna des bijoux, des bibelots. Du reste, cela ne lui revint guère plus cher que ce qu’il dépensait précédemment, car, sans seulement se rendre un compte exact du sentiment qu’il éprouvait pour l’enfant, il renonça à voir des femmes. Il menait Maggie au théâtre. L’après-midi, tous deux faisaient un tour de lacs, abîmés dans un fiacre, ou, lents, à pied, tandis que des rais timides de soleil se risquaient frileusement à travers le gris froid du ciel et la nudité misérable des branches. Ils allaient prendre leurs repas dans une taverne honnête. Cependant, la jeune fille ne paraissait pas se réveiller de sa léthargie d’esprit. Elle avait des hébétudes d’une journée entière. Les regards vagues, elle se laissait conduire où Albert voulait, sans s’intéresser à ceci plutôt qu’à cela. En vain, les clowns des cirques, les étalons tachetés, les écuyères aux gazes aériformes évoluaient devant sa stalle, désopilants, caracolants, glorieuses: ses yeux n’en étaient pas moins ternes, son sourire absent, sa voix incompréhensiblement monosyllabique. Seulement parfois, au crépuscule, devant le feu rouge, ensevelie dans le fauteuil, elle racontait, racontait. Mais c’était toujours la même histoire qu’elle racontait, la même histoire racontée dans les mêmes termes. Etrange! de sympathiques accointances unissaient ces deux âmes. Elles se sentaient compatriotes du grand désenchantement, sans discerner peut-être ce rapport, par une mystérieuse fraternité! Elles s’appelaient, se trouvaient bien ensemble, tacitement se comprenaient. S’ils ne sortaient pas, Albert passait les heures dans la chambre de Maggie, en une inaction douce, se complaisant à sa présence auprès de lui, continuelle, amollissante. Il l’attirait sur ses genoux, et, leurs deux joues l’une contre l’autre, avec une abondance dénouée de cheveux confondant leurs têtes, ils laissaient couler le temps. Le temps les baignait alors comme d’une persistance à rester ainsi, sans savoir pourquoi. Suavement, les ombres montaient, les ombres du soir. Les monotonies de la pendule tictaquante s’ébruitaient indéfiniment, charmeuses ondulations de leur pensée qui ne prenait pas d’autre forme. De ses lèvres, Albert cherchait à effleurer parfois les paupières à demi closes de la petite, mais celle-ci disait: «Non! non!» Elle n’aimait pas, dolente, qu’il essayât de l’embrasser. Au commencement, il avait voulu lui apprendre différentes choses: le français, l’histoire, la musique. Incapable de retenir la moindre instruction, elle pleura, et il dut y renoncer. Aussi ce n’était pas sans hésitation que, lâche, il s’abandonnait à son influence. Il s’apercevait que cette attraction revêtait un cachet plus magnétique que sain, et que si cela devenait de l’amour, il se verrait peu à peu envahi par un énervement irrémédiable, une gangrène de toute sa volonté virile, qui fuirait de lui, comme d’une outre criblée de trous, l’eau. A ce moment de sa vie, Albert en était arrivé au cynisme, mais non point à l’abdication de sa personnalité. Il ne laissait pas cependant d’admirer lui-même la manière dont son cœur avait été pris. Pourquoi? Comment? Son cœur! non: il n’avait plus de cœur. Ce n’était pas non plus physique: il se découvrait à peine le désir de posséder Maggie. Analysant, il en venait toujours à ce mot de magnétisme, comme le plus propre à exprimer la nature de son attraction vers l’enfant. Un trouble inexpliqué embrouillardait étrangement sa tête, à considérer, dans les longs silences indécis, ces yeux opalins où s’alanguissaient des fixités voilées de primitif. Il ne songeait plus qu’à elle, sans violence, mais comme plongé dans un bain tiède. Il cherchait à se débarrasser de cette obsession, ainsi qu’on tente, en un demi-sommeil, de secouer un rêve tenace: cependant, de plus en plus, se manifestait l’inutilité d’efforts, qui savouraient presque un plaisir à rester vains. La torpidesse envahissait son âme. Maggie lui fit l’effet d’un marécage douceâtre, où il se laissait inertement enliser. Visiblement, Maggie déclinait. Sa peau prenait des plaques mates, et, aux endroits fins, sous les orbites, aux fusellements des doigts, dans les gracilités du cou, des contrastes si délicatement smaragdins, qu’on eût dit voir par-dessous le sang se décomposer. Maintenant, elle passait au lit quinze heures par jour, les yeux ouverts, aphasique. Albert demeurait là, incapable de s’en aller, de s’occuper ailleurs; il restait étendu sur une chaise longue, abandonnant la conscience du temps; il lampait du café, fumait des cigarettes; quelques livres gisaient à portée, mais ce n’étaient que des contes de fées et des albums de grosses images enfantinement coloriées, avec lesquels il parvenait quelquefois à éveiller chez la petite une lueur d’intérêt; le plus souvent, il la couvait songeusement d’un regard nuageux, n’essayant plus avec des questions d’attirer des réponses qui n’offraient pas de sens; il était extraordinairement influencé par cette présence morbide; à intervalles réguliers, en des crises de cette sorte d’hypnotisation, il était appréhendé de tentations anormales d’elle, irréalisables, comme d’être une sangsue et d’être appliqué sur elle, ou de se servir de ses deux pieds mis en guise de mouchoir pour presser ses yeux, ou de s’enfoncer en elle, de pénétrer sa substance et surtout son cerveau, ce cerveau incompréhensible; il s’approchait du lit, rampant, de la façon imperceptible dont on s’approche des moineaux pour ne pas les effaroucher, il insinuait sa tête et ses bras peu à peu le long des draps, dans la quête de quelque communion d’essence ignorée, et tant qu’il ne la touchait pas, elle ne dérangeait encore d’un rien son immobilité: mais sitôt qu’il frôlait un point de sa chair, elle se cambrait avec des sursauts de ressort et des terreurs dans ses gestes qui repoussaient. Des amis étaient venus le voir. Il supportait avec impatience leurs visites. Vu qu’il le leur faisait sentir, on le lâchait: et cette absence de messagers du monde extérieur augmentait le désarroi de sa vie. Albert ne sortait plus, parce que Maggie était trop faible pour marcher et, capricieusement—probablement au souvenir de son histoire—ne voulait plus monter dans une voiture. On apportait les repas de chez un restaurateur voisin, une fois par jour seulement, car Albert, ne bougeant pas, perdait l’appétit: quant à Maggie, depuis quelque temps, elle ne mangeait rien; sa constitution, de plus en plus bizarre, ne réclamait que de l’eau. Une nuit, Albert, qui s’était assoupi et somnolait sur la chaise-longue, tandis que, assourdie de brun par l’abat-jour, la lampe se consumait dans sa veillée constante, fut surpris au milieu de son alourdissement par la mélopée plaintive d’une voix trémolante et flûtée. Ses yeux s’ouvrirent. En face de lui, Maggie, sa chemise de nuit collée au corps, grandie par son blanchissement, les pieds blafards, les tibias maigres, le cou étiré, se tenait droite, dans une pose de bras levés et rejoints sur la couronne des cheveux, et sa bouche à demi ouverte, sans un mouvement de maxillaire, laissait filtrer les sons languides de sa cantilène. «Maggie!» fit Albert en une indécision d’étonnement «que veut dire cela?—Rêves-tu?» * * * * * Elle poursuivit, sans paraître entendre: «La bête avait trois pattes rouges... Le roi n’avait pas sa couronne... La rose avait beaucoup d’épines... Le cœur n’avait plus de tendress...» Son corps semblait évoqué—une apparition spirite—fondu dans la pénombre, mystérieux, avec une ondulation fluidique inexplicable qui courait sur la frigidité du derme et le long du linge. Curieusement mornes les yeux, que pas une vacillation n’agitait. Voyaient-ils? Ils étaient pourtant attachés sur la luminosité de la lampe, à laquelle ils ne pouvaient se dérober, invinciblement liés comme un papillon de nuit. Ils avançaient vers elle ... Oui, tout le corps avançait, imperceptiblement, une glissée. Sans dévier d’une ligne, le fantôme marchait à la lampe. Il allait l’atteindre, la renverser ... Albert, jusqu’alors cloué par l’inattendu de cette scène, se précipita, attrapa Maggie au moment où était sur le point de se produire un écroulement de pétrole brûlant. Il la saisit aux épaules, proférant: «Cela est insensé! Maggie! entends-tu? Maggie! que se passe-t-il en toi? Ce phénomène a quelque chose d’alarmant!» Mais, il fut aussitôt épouvanté. A peine l’action réprimée, un revirement tempêtueux et bouleversant s’opéra dans l’organisme tout-à-coup irréparablement vibrant de l’égarée. Elle se dressa, en poussant un cri pointu, les bras soudain ramenés dans une crispation des muscles, et les mains s’abattant sur la face d’Albert, refoulantes, avec des torsions d’horreur pour éloigner. En même temps, le visage—tout à l’heure calme et presque divin—se contractait en grimaces effarées, les iris révulsés, la bouche attifée de complications grotesques, et le teint s’ardoisait, les lèvres étaient deux lignes de craie. Sa langue balbutiait des mots saccadés: «Le serpent!... tu es le serpent!... je ne veux pas qu’il me touche!...» Et comme un râle: «Je meurs!...» Effectivement, elle tomba inanimée, l’orifice buccal bavant une petite écume sale.—Aussitôt, la figure revint à sa pâleur. Albert la ramassa et la porta sur le lit. Il ne supposait pas cette crise: il croyait qu’elle s’en irait à un doux abrutissement. Aussi, quelque effort qu’il fît pour rester calme, l’angoisse de cette foudre imprévue lui martelait-elle les tempes. La nuit s’écoulait trop lentement. Deux heures seulement à la montre. Si elle allait mourir là!... Il perçut par le doigt porté au front une sueur qui suintait. Mais, elle, était de marbre ... un refroidissement subit. Sur ses sentiments à cet instant—qu’en une autre occasion il eût rigoureusement analysés—il n’avait qu’une notion vague: tel l’effroi vague pendant quelque cataclysme, effroi dont on ne se rend compte qu’après l’avoir éprouvé. Ce fut, dominante, une attente oppressée des minutes, puis, survenant, une inertie de dos courbé sous la fatalité; enfin, des âpretés se firent jour, et des exaspérations sur l’injustice et la malveillance de la vie. Il se mit à ratiociner tout haut, devant ce mi-cadavre, dont la respiration défaillait et qui, sauf les taches de cobalt des paupières, figurait un plâtre. L’aube vint; elle ne bougeait pas. Un médecin pourrait-il quelque chose? Il pourrait, tout au plus, corroborer d’un diagnostic celui qu’Albert, à l’issue du trouble des premières heures, venait impitoyablement de se formuler.—Un papier!—Il gribouilla trois lignes à l’adresse d’un de ses amis, spécial en maladies nerveuses et interne à la Salpêtrière. Celui-ci arriva tout courant, des restes de chocolat à la moustache. «Eh bien! mon vieux, tu as quelque chose de démoli dans ta moëlle?»—«Depuis longtemps: mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit: regarde ça!»—Il écarta la courtine, et la forme exsangue de Maggie apparut. «Diable!» sifflota l’interne. Il se pencha avec un attrait visible sur le sujet. Après l’avoir un peu palpée, auscultée, il se retourna vers Albert et interrogea. Albert ne lui fit pas de mystère; il narra minutieusement les antécédents, tout ce qui s’était passé sous ses yeux et ce qu’il avait pu reconstituer de la vie antérieure. Cela fait, il prononça quelques mots à l’oreille de l’interne. Celui-ci acquiesça de l’œil, et découvrant Maggie, il planta ses deux pouces sur deux points symétriques du bas-ventre. Le réveil fut instantané. Les paupières se retirèrent, laissant les yeux presque naturels. Seul, un tremblement minuscule de la lèvre inférieure, qui ne ce sait pas. Elle commença à regarder, cria quand elle s’aperçut qu’elle était nue. La présence de l’interne, du reste, ne parut pas l’étonner. Une demi-heure comme cela, sans soubresauts, sans plus de vingt paroles, occupée à se ressouvenir de quelque chose qu’elle recherchait avec effort. Pas une allusion à la crise. Mais, sur une observation, d’ailleurs indifférente, d’Albert, elle se reprit à divaguer, d’abord inoffensivement, puis, s’agitant peu à peu, s’excitant, elle parvint par degrés à une exaltation fébrile, qui se résolut en une série d’ululements perçants. Au dernier, le corps s’arqua, abominablement distendu, roide, ne reposant plus que sur le sommet de la tête et la plante des pieds. Elle était cataleptisée. L’interne dut faire des passes pour la ramener à l’état normal. Cette fois, il ne jugea pas à propos de la tirer du sommeil. A la question muette, avide de conclusions d’Albert, il répondit: «Elle est folle. Une hystérie aiguë.—Dans une heure, j’enverrai les infirmiers la chercher.» Il partit. On entendit dans l’escalier ses pas lourds.—Albert se retrouva seul avec Maggie. «Ma parole!» murmura-t-il «je crois que je l’aimais ...»—ayant presque une envie de pleurer. [Illustration] XV LA DÈCHE Une accalmie suivit ces jours malencontreux. Ce fut plus qu’une accalmie: un épuisement. Les forces physiques—usées jusqu’à la corde par l’outrance de ce qui chez le commun des hommes constitue les passions, de ce qui chez Albert ne représentait qu’un dérivatif nouveau et calculé à l’angoisse créée par les insuffisances de la vie—n’étaient même pas capables de le maintenir pour de dernières bravades. Les forces morales—plus déjetées encore—offraient si peu de ressource, que—phénomène remarquable et qui alors pour la première fois se produisit en Albert—la volonté faisait défaut. Perplexe, il s’accroupit sur un nid de pensées végétatives, couvant une nonchalante rêverie de souvenirs, d’ambiances, de laisser aller à d’irraisonnées élucubrations. Nul désir de s’échapper en plein air, d’aspirer un rayon, de battre les champs, ou de s’enfiévrer le sang en nocturnes déambulations sur les asphaltes échaudés, de courir les lieux publics, ou de s’étourdir à quelque aventure de travail ou d’amour. La peur de l’action engloutissait aqueusement son être total, depuis les hautes vertèbres cervicales, jusqu’aux orteils de ses pieds, depuis les centres cérébraux de la cogitation, jusqu’aux génitales réflexivités des organes. Il restait plongé dans ce marécage, sans s’y complaire assurément, mais par l’impossibilité actuelle de l’effort pour en sortir. Cependant, la matérialité crue de la vie se mit de la partie. Albert n’avait plus un rouge liard. D’anciennes dettes devinrent pressantes. Abattu, ne trouvant pas l’élasticité nécessaire pour se lever, s’armer d’un expédient et partir à la conquête de la somme d’argent, en proie au fatalisme, il laissa gonfler l’orage qui, immanquablement, creva sur lui, sous forme de propriétaire furibond, de concierge hargneux, de boutiquiers crochus, de restaurateur tonitruant, de juifs carnivores. Un matin, il fut rudement rendu à la réalité, jeté à la porte de l’immeuble, dépouillé, laissé à l’hospitalité du pavé. Se tâtant et se retâtant, ainsi qu’à l’éveil d’un long rêve, il aperçut une position précaire et louche, comme prélude à d’obscures infortunes, où finirait par sombrer son être, la pauvre boulette de substance—néanmoins sentante—qu’il était dans la bourbeuse chimie du monde. Il faudrait disparaître, après avoir souffert peut-être longtemps, peut-être ignominieusement. Des réflexions tristes obsédaient son esprit, tandis qu’il errait sans but. Elles lui parurent même prendre corps et l’accompagner—pareilles à des sires collants—lui soufflant dans le tuyau de l’oreille d’insipides morosités. L’une, pendue à son bras—une figure chlorotique, déguenillée, aux yeux d’albinos, aux pâles cheveux dégringolant en mouchets rares—de sa bouche édentée susurrait: «Tu me baiseras, tu me baiseras, mon chéri!...» L’autre était un vieux retors, une crasse découpée en profil, fouillée de creux, de nodi, dont le nez cave et la bouche glaireuse mimaient des séries d’alarmes. D’autres silhouettes faméliques suivaient et précédaient, cortège honteux, toutes affublées de vice: un éphèbe vitreux, tremblotant, les orbites cernés, avec d’anciens frisons et des appliques de poudres; une vieille étique, clopinant du pied, galopant par petits sauts furtifs à droite, à gauche; une créature qui offrait des appas où la maladie non soignée éruptait en pustules, qui d’un sordide geste tendait des lèvres blanches de plaques muqueuses; et une procession d’autres, aspects flaves, glapissants, ombres discernées, sinistres, qui glissaient et entouraient Albert. L’existence qu’il mena quelque temps fut fantasque. Il apprit les amitiés douteuses, qui ne voulurent pas le reconnaître, parce qu’il n’avait plus son échevelée verve de joie et que ses tirages au jeu portaient malheur. Il coucha souvent dans des taudis. On le rencontrait, les semelles gluantes léchant les trottoirs, s’amaigrissant, une petite barbe qui poussait en pointe, depuis qu’il ne se rasait plus. «Où vas-tu?»—«As-tu un peu de tabac?» L’ami ou l’amie fidèle tirait d’un gousset quelques cigarettes flétries.—«Tu n’as pas d’argent?»—«Non.»—«C’est dommage, nous aurions dîné ensemble. Adieu.» Il mangeait au raccroc, conservait avec mille bassesses un semblant de crédit chez un ou deux marchands de vin; parfois, il montait à Montmartre, retrouvait des débris de chanson, qu’il éraillait au piano, dans quelque cabaret littéraire: et le patron, bon enfant, le laissait consommer des bocks et des saucisses sans lui réclamer sa monnaie. C’était la dèche, l’affreuse dèche, celle à qui on n’échappe pas, une fois qu’elle a saisi: la dèche, qui semble un monstre vivant, acharné sur sa victime, tant il entre de complexité diabolique, d’astuce, de maléficieux instinct, de haine, de volonté du funeste, de stratégie dans ses griffes. Il faut plus d’audace, de prudence, de génie pour la vaincre, que pour gérer vingt fortunes. Mais la dèche n’est vraiment la dèche que quand elle se complique de la dèche morale. Alors c’est l’accablement gangrenant la misère: le caractère est rongé de mille plaies venimeuses, qui s’étalent au-dedans, percent à l’extérieur en vils stigmates. Les tâches humbles s’exécutent, avec des relents pourprés d’orgueil qui s’attardent aux joues; une lâcheté cuisante dévore l’une après l’autre les fiertés. Peu à peu, l’homme d’avant la chute s’en va par morceaux pourris, qui tombent aux gémonies avec de flasques éclaboussures. Il reste l’être décrépit, timide, abasourdi du bruit que font les heureux, l’être incapable d’oser une initiative, le plié aux servitudes, le confus, celui qui peuple ignominieusement les cités et dont on se demande avec doute s’il est un martyr ou un crétin. Il fallait donc en revenir de la vie jouissarde! Moins encore que l’autre elle aboutissait à quelque chose de supportable. Cependant, même au milieu de sa dèche, c’était toujours de bohême qu’il vivait. Il lui aurait été très impossible de retourner à une existence réglée. Du reste, il ne l’aurait voulu, jugeant indigne de remanger d’un vieux potage méprisé. Aller de l’avant, s’enfoncer de plus en plus au-delà—l’espoir ou la boue!... Au fait, bonheur ou malheur! au hasard, suivant que se présentaient les choses! Et comme fouetté par la dèche, ainsi qu’un mulet qui s’obstine au chemin suivi, Albert s’entêta dans une guapeuse noce de sans-le-sou. Il secoua hargneusement cette torpeur, qui aurait fait de lui ce qu’il haïssait le plus: un gueux humble; et—recouvrant une volonté, mais une volonté faussée, car elle était rageuse—il trépigna dans le vice bas, usant ses efforts à s’y complaire, à s’en gorger, à s’en étourdir. Que de progrès Albert avait encore à faire! Des femmes partagèrent avec lui des gains que quelquefois il les aida à réaliser. Ce fut un pas franchi si vite, avec tant d’aisance! De loin, cela semble monstrueux, phénoménal: en réalité, cela se fit si naturellement, que ce n’était qu’en y réfléchissant de bien près que la morale se trouvait outragée. Il battit le pavé, rechercha les pires ivresses, celles des eaux-de-vie frelatées, parfois actif, tumultueux, intrépide comme un marlou aux aguets, parfois le plus indolent, le plus oisif des lazaroni. Il n’alla pas jusqu’à détrousser les passants, au crépuscule, dans une voie isolée et à la cadence lointaine du pas des sergents de ville sur un trottoir; mais il fut associé à de vilaines besognes de prostitution, trouvant même un méchant plaisir à débaucher des jeunes filles honnêtes, à leur inoculer savamment le vice, à les lancer dans des vocations étranges et à les suivre du regard en se disant: «C’est moi qui ai déterminé cette existence.» Plusieurs laissaient le protecteur de la première heure en arrière, faisaient leur chemin, montaient dans la direction donnée, montaient si haut qu’on les perdait de vue. L’une, qui possédait un semblant de voix et un torse de Pradier, après avoir débuté dans une brasserie de Montmartre, où elle gringottait des couplets d’Albert, s’éleva à la dignité de clou de beauté dans un théâtre d’opérette et fit coucher tout Paris dans son lit—à raison de cinq cents francs par nuit. Une autre, qui pour de simples soupers trafiqua de son corps sur toute la butte, en descendit, un soir, conquérante, et deux semaines après était installée magnifiquement rue de Courcelles par un prince qu’elle grignotta jusqu’à l’os. En somme, et même aux jours bons, où il avait un louis à dépenser, le dégoût croissait, et un mortel écœurement menaçait de tout vomir à brève échéance. Des bouffées de colère, aussi, lorsqu’il songeait à cette colossale bévue qu’était sa vie. Oh! s’être donné tant de peine et avoir abouti à ce fiasco! L’exaspération, dont à de certaines heures brûlait sa tête, était l’exaspération de l’impuissant, qui n’a pas su, comme le vulgaire troupeau, s’avachir dans la végétabilité niaise, croupissante et normale de la société, et qui, après de fous efforts et des révoltes, s’aperçoit que cet avachissement constituait, au fond, la sagesse. XVI LE GRAND ZUT Il faut dire qu’il avait cru trouver non pas le bonheur, mais le moyen d’égorger le temps dans cette extraordinaire vie à tout casser, dans cette furibonderie de noce et ce tapage de toutes ces ivrogneries à la fois sur la grosse caisse de l’immense foutaise. Le moyen d’égorger le temps. Car pour le bonheur, Albert savait depuis longtemps qu’il n’existait pas. Cependant, celui-là, pas même, n’avait été manifesté comme possible: le temps pesait toujours de ses implacables ailes, alourdies encore par la charge des satiétés, sur son ventre, son dos, ses épaules, son cuir chevelu, sur sa pensée et sa rêvasserie, sur ses espérances et ses désespérances, sur son passé, sur son actuel, sur son devenir, sur tout ce qui était lui. Il n’avait pu parvenir à oublier son être dans une noyade au gouffre de la société, quelque ardent qu’il eût été à s’y plonger absolument, à s’y perdre. L’essence de l’ennui restait immuablement croupissante dans les bas-fonds de son âme, semblable à ces marais noirs des pays à tourbières, décomposant autour d’eux les herbes, et où s’enlise le pied. Que faire? La vie honnête et travailleuse avait mangé son enfance, le laissant inane, plein de nausées. L’autre, essayée par contre-partie, dévorait sa jeunesse sans provoquer moins de dégoûts. Dilemme: Ou ceci, ou cela. Mais, si ceci ne valait pas mieux que cela? Alors, zut! Zut! C’était, en vérité, la suprême philosophie, la sagesse dernière, le mot du tout et le mot du néant, l’abîme. De là, le monde sortait; il rentrait là. Océan, fin, loi, commencement, terme, ce monosyllabe cynique, sifflant comme un nid de vipères, gladiolé ainsi qu’une flamberge dégainée, exprimait seul la cervelle humaine insuffisante devant l’énigme de l’univers. Dans l’éjaculation de sa voyelle sublime à travers l’espace éruptait le résumé de soixante siècles. En trois lettres, c’était le cri d’angoisse d’un trillion d’hommes. On y sentait vibrer les infinies révoltes, toutes les douleurs, tous les efforts: Caïn avec ses luttes fabuleuses, dont les échos ont parcouru les âges, Babel, l’héroïque folie des époques jeunes qui voulurent escalader le ciel, le déluge, la dynastie entière des Pharaons, la guerre de Troie, la bataille de Cunaxa, l’invasion de l’Italie par Annibal, alors que Rome fut à deux doigts de sa perte et que le consul Paul-Emile périt misérablement, la destruction de Carthage, l’assassinat de Jules-César et la crucifixion de Jésus-Christ, les déportements de Messaline, l’avalanche des Barbares sur les deux empires d’Occident et d’Orient, Roland à Roncevaux, Charles-le-Gros berné par Charles-le-Simple, la prise de Constantinople par les Turcs, les victimes de l’Inquisition, Luther à Worms, le roi François I^{er}, qui mourut de la vérole, les dragonnades, Louis XVI, M. de Cambronne à Waterloo, le siège de Paris et la littérature écrasée par le journal. C’était l’écœurement universel jaillissant, bref. C’était l’antipathique sympathie des êtres les uns pour les autres s’ébruitant en un même soulagement. Dans l’orage de la vie, c’était l’éclair zigzagant par lequel se déchargeait l’électricité de colère contre le sort qui saturait les fronts tourmentés. Avec une envergure d’aigle et une raideur de flèche, il partait contre le destin, flagellant Dieu, arrachant un lambeau de chair saignante à l’inexorable. Zut, c’était l’éclat de rire strident du minime contre le maxime. Oui. Albert, faisant ces réflexions, perçut une larme de sueur qui filtrait entre ses deux yeux. Il prit son mouchoir de poche et s’essuya le nez délicatement. Au dehors le temps était beau, et les premiers bourgeons des feuilles, perçant les écorces des marronniers, pointaient en vert sur la sécheresse, hier encore introublée des branches. Promeneurs et promeneuses vadrouillaient. Par dessus, soleil. Que les gens étaient bêtes! Ou plutôt qu’ils étaient bêtes objectivement! Car, Albert, se voyant par l’imagination au milieu de cette foule, se trouvait aussi bête que les autres. Subjectivement, ils ne l’étaient pas: chacun d’eux avait un for intérieur comme lui; chacun d’eux vivait aussi une vie ignorée, sentant une infinitude de choses trop fines et trop indicibles pour se refléter sur le masque niais des physionomies; chacun d’eux était l’esclave d’un tempérament. Mais, si une volonté libre, immanente ou transcendante, avait voulu cela, à elle devait remonter l’ignominie: elle seule était alors la _Bêtise_. Que savait-on? Et l’effondrement des idées mettant le trouble dans sa tête, Albert fut saisi de la folie de hurler «zut» à pleins poumons. Ce besoin lui brûlait la poitrine: c’était un poids qu’il lui fallait projeter exaspérément, expulser sur les nuques des satisfaits, vomir contre l’existence pour à la fois s’en moquer et s’en venger. Il le vociféra dans son logis, furieux, les poings en l’air. Puis, trouvant que ce n’était pas assez, il voulut monter sur le toit pour le lancer aux quatre vents. Les cheveux épars, il grimpa au grenier, passa par une lucarne et gagna la plus haute cheminée. De là, on dominait tout Paris. Des couvreurs qui, d’une maison voisine, l’aperçurent avec ahurissement surgir de dessous les briques, s’étonnèrent de ses grands gestes d’aliéné, semblables à des malédictions. Ils le virent se pencher, comme du haut d’un tribunal, sur l’étendue. Ils l’écoutèrent charger de son imprécation rageuse la ville grotesque. L’hilarité et l’effroi les prirent en même temps. Zut! Voilà tout ce qu’Albert savait jeter à la vie. Zut! Dante, Lucrèce, Pascal et monsieur de La Rochefoucauld n’auraient rien pu imaginer d’autre. «Zut» lui sortait flamboyant des entrailles, avec toute l’éloquence des termes qui n’ont pas de signification en dehors de l’état d’âme qu’ils ont pour mission de faire comprendre. Qu’eût été, à côté, la plus féroce des stances? Qu’eût été un poème cent fois plus beau qu’Hamlet? Un commentaire: donc, du vide. Le globe ignoble du soleil franchissait le zénith et versait des torrents de lumière éclatante sur les choses. Albert tendit son bras insulteur vers l’astre blanc, le raillant, lui aussi, dans un dernier «zut». Puis il saisit ses tempes à deux mains, contint le sang qui y battait, et, calmé, éclata de rire. Car «zut» ne veut rien dire, à moins que l’on ne prenne un pistolet et que l’on ne se tue. [Illustration] XVII COMMENT ALBERT DEVINT POÈTE Le «zut» formulé se répercuta dans sa pensée en toute une sauvagerie de grotesques inventions et d’irréparables déchéances. Pendant plusieurs jours, Albert fut entre la vie et la mort spirituelles, côtoyant la folie de très près, délirant durant la veille et ne dormant qu’à de rares heures commandées par la fatigue du cerveau, qui n’aurait suivi l’esprit dans toutes ses fantaisies. Albert voulut tour à tour devenir pâtissier, pour s’engloutir dans la matière ou empoisonner les petits pains de ses proches; toréador pour appliquer sur la plaie de son ennui l’emplâtre d’une présence continuelle de danger; chartreux, pour parer au même mal par la méthode homéopathique, qui guérit le semblable par le semblable; faiseur d’anges, par manière de consolation; homicide, par philanthropie. Rien de tout cela ne lui sourit en définitive, et il allait s’abandonner à la plus complète des désolations, lorsqu’une idée sublime, d’abord obscurément, puis vaguement, puis fantômatiquement, puis aperceptiblement, puis corsément, puis distinctement, puis précisément, puis évidemment, une obsession, tenant à la fois du rêve, du désir et de l’ordre, prit possession de son cerveau, s’y acclimata, s’y parqua. En d’alliciantes visions, des mots magiques s’imprimèrent. Si «zut», disaient ces mots, en vient à être le suprêmement et l’uniquement d’une âme, si cette âme n’a plus la vitalité qu’exigent les continuelles pérégrinations de l’humain, si elle ne conçoit plus la possibilité de l’existence autrement que comme une nécessité sans amour, si pour elle le tout, le rien, le quelconque s’idemisent jusqu’à ne plus composer qu’une seule et nauséeuse quotité, si l’éphémère l’épuise, si l’habituel l’énerve, si le fatal l’ennuie, si dans leur complexité de désagrégation les mille lobes de la substance grise corticale battent les cacophonies fâcheuses et molles de l’indécence, il ne lui reste plus qu’une chose à faire: exprimer ce «zut». De là à être poète, il n’y a qu’un pas. Albert se sentit l’âme assez faisandée pour être poète. Il y eut un temps où l’on considéra la poésie comme le _nec plus ultra_ de l’industrie planétaire. Il en faut bien rabattre. En ces époques de naïveté et d’enchantement, où la légende charmait, où la vérité plaisait, rien ne paraissait plus digne de l’ambition d’un homme que d’éblouir ses frères par d’affriolantes épopées ou par de mystérieuses compositions lyriques; l’imagination s’envolait aux vagues parages des lunes, et, sur l’aile des zéphyrs, voguait le long des blanches côtes où flirtent les formes du rêve et les hauts parfums de l’alleluia. On voyait alors des mendiants se couvrir de gloire, des laquais honorer des rois, de roturiers cadets devenir des dieux. Tel chevalier de rimes fut choisi par la destinée pour drapeau de liberté et de progrès: le peuple n’associa son nom qu’à celui d’hémistiche et de pathos. Tel gratteur d’idéal se trouva capable, malgré cela, de rendre quelques services à son pays: on oublia ses titres politiques pour ne se souvenir que de ses lombrics. Le poète était le génie, la poésie une maîtresse blonde avec d’aphrodisiaques yeux et les chairs fraîches. Aujourd’hui, les simples seuls croient encore à Dieu, aux allumettes et aux poètes. Tout autre s’est enfin rendu compte du vide immense qui doit gonfler une âme pour qu’elle en vienne à faire des vers. Tant qu’une flamme jaillit en elle, nourrie par quelque brindille restée pure, son énergie s’attache à la matière, la vivifie et la fait servir aux usages. Le laboureur labourera, le cuisinier cuisinera, le souteneur soutiendra. Mais de la minute fatale où l’avachissement rongeur aura éteint les sources du désir, le vers naîtra sur la pourriture, engendré par la honte de n’être rien et par un dernier besoin de poser devant l’humanité. Le poète est vil par essence, par nature, par définition. Il ne peut ni cultiver le sol, ni augmenter la prospérité publique, ni contribuer au bien, ni museler le mal, ni procréer des enfants à la patrie; il s’affale dans le plus inutile des métiers, affiche son intime vie comme une grosse femme, trafique de ce que les hommes ont la pudeur de dérober à tous les regards; il ne connaît que lui, ne voit que lui, ne veut que lui; son orgueil surpasse encore son insuffisance, et il n’est pas loin de se croire le premier des mortels, pour employer les heures du jour à l’arrangement méthodique et puéril de mots qui ne servent à rien et n’ont d’autre avantage que de présenter le même son. C’est un dégoûté tombé dans l’enfance; un innocent et un gâteux. La virilité lui fait défaut: impuissant, il n’a pas même le courage de se taire; il pousse de vagues plaintes, qui seraient pitoyables, si le ridicule ne les rendait grotesques. Albert ne se dit pas d’abord toutes ces choses; ce ne fut que plus tard qu’il les pensa. Il crut, au contraire, à une rénovation complète de ses espoirs, et, plein de feu, s’accrocha fébrilement à cette corde que lui jetait la destinée. Deux ou trois poèmes, élaborés avec tourment autrefois, avaient peut-être laissé en lui le germe de la folie des vers. Quoi qu’il en soit, il se surprit en adoration devant le soleil—l’astre fécond de la lumière et du rythme—parce qu’en la crise farouche, où sa raison avait failli sombrer, l’idée-mère de la régénérescence lui avait été inspirée comme par miracle. Son âme se cabra de bonheur, éperonnée et caracolante, prête à dévorer les espaces et convoitant de ses désirs l’immensité fabuleuse des infinis. Il lui sembla qu’un souffle majestueux l’emportait sur des ailes irrésistibles, et que des tourbillons de géniales tempêtes le roulaient en plein empyrée. Pourquoi n’y avait-il pas songé plus tôt? Au lieu d’expectorer contre l’univers ses informes injures ou de brutaliser le temps pour le faire marcher plus vite, il aurait proposé ce nouveau but à son action et n’aurait pas usé de vives forces à de stériles et lamentables imbécillités. Mais, l’avenir qu’Albert se forgeait par l’imagination le consolait aisément de ce passé. Evoquer en de magiques phraséologies d’altiers rêves et de revendicantes ivresses, fumer l’opium des syllabes et s’étourdir de l’encens bleuâtre des secrètes harmonies, recevoir dans des coupes ciselées le nectar odorant des tropes, jeter aux publiques brises les verbes orgueilleux du mépris et des immorales sentences—ô aspiration vénuste! Une destinée y nichait, une fortune y couvait. Il ne s’agissait pas d’égaler le moins pelé des précédents poètes, il fallait innover, présenter aux générations ahuries un caractère qu’elles ne connussent, ni ne soupçonnassent, quelque chose de grand, d’épouvantable et d’étrange, une tête de méduse fascinante et pétrifiante, qui fît crier à tous ou _tollé_ ou _bravo_; ce serait une abdication de toute tradition, de toute école, de tout formalisme: un gîte de vertus rares et de vices inquiétants, sans philosophie, mais avec mysticisme, sans aberration, mais avec insanité, comme quand les éléments surgissent obscurs des lointains et que de longs éclairs blanchissent les nues, laissant après eux de rauques et sulfureuses senteurs. C’est ainsi que se décida chez Albert une vocation qui devait, sinon le couvrir de gloire, du moins l’envelopper d’une atmosphère de cette satisfaction de soi-même, qu’il avait déjà cherchée en de bien différentes aventures. [Illustration] XVIII RAVISSEMENTS Le premier jour, il s’en fut à la découverte de ses anciennes pages, et les retrouva, après quelques heures de recherches, dans le fond d’un vétuste coffret, rongées par les ans, les acides de l’encre et les souris. Elles contrastaient extrêmement avec ce qu’elles étaient restées dans son souvenir. Il lut, et, plein d’indignation et de dédain, rejeta loin de lui la misérable liasse. Oh! que les passages où il se pâmait d’aise autrefois lui semblèrent ignobles! La niaiserie des dix-neuf ans en suintait irrémédiable et banale. Il fallait autre chose. Rêveur, parmi les rues, il réfléchit huit grands soirs. Ce ne fut point sur les lumineux boulevards, où brillent les éclatantes splendeurs dans un kaléïdoscope perpétuel de jupes, de chapeaux et de roues, qu’il alla, soliloquant, chercher les règles immuables du beau et leurs rapports avec les particularités spéciales à son propre esprit—celles, du moins, qu’il croyait devoir l’originaliser au sein de la cohorte des talents et de la troupe des aventuriers. Les quartiers déserts et bizarres l’attirèrent. Le long des trottoirs où résonnait la solitude des pas, il marcha, sans notion des heures, tandis que, contre les maisons étroites, de mélancoliques reverbères esquissaient burlesquement son ombre. Les odeurs nocturnes montaient des pavés grisâtres. Tout en haut, à peine aperçue entre les toits, s’ouvrait une obscurité de ciel, épinglée de deux ou trois étoiles. Nul humain pour le distraire: des bouges s’enfonçant à droite et à gauche, d’où confusément d’empoignantes haleines s’essoraient. Et la moisissure des lézardes. Des illuminations le hantèrent. En de féériques plaines, des hommes nus couraient. Ils luttaient entre eux d’adresse et de force. Les zéphyrs caressaient leur peau polie et brune, glissant avec onction autour de leurs souples formes, si belles et parfumées de vie, que d’ineffables arts naissaient. Régnait une paix céleste. Jamais un de ces hommes n’avait frappé son frère par colère ou ne lui avait adressé d’injurieuses paroles. Le bonheur idéal divinisait leurs visages, et leurs prunelles égalaient l’éclat du soleil et la royauté du jour. Mais voilà que ces hommes découvraient tout-à-coup, luisante comme une bête maligne, sous la glauque voûte d’une caverne, Astarté. Séduits, ils s’approchaient, ils admiraient: pour la première fois, ils voyaient la femme. Elle souriait avec attirance, les hallucinant de ses dents nacrées et de ses regards voluptueux, tour à tour chaste et délurée, sensuelle ou ironique, toujours corruptrice. Et la passion de l’amour se déchaînait: avec elle, l’infamie, la haine, l’ordure, tous les instincts bas et grossiers, le vice, la perfidie, le crime. Alors, la guerre éclatait, mauvaise, et les degrés mortels de l’enfer étaient les uns après les autres abominablement franchis. Un abîme de maux recevait en ses hideuses profondeurs ceux qui, jadis, étaient heureux. Et, sur les ruines, croissait, montait Astarté, comme une gigantesque idole dans le ciel rougi, inspiratrice de folie, déesse et fléau des peuples. Que de feu! que de cris! que de bouleversement! Une orgie de délire! un bruissement de catastrophes! De bachiques fureurs étreignaient les générations de vies; d’immondes joies échauffaient les races à travers l’immortalité du mal; tout le long des centuries d’ans, se traînaient étonnament renouvelées, les myriades effroyables de poux, qui se mangeaient en hurlant, se déchiquetaient, se massacraient, incapables de penser un instant à leur petitesse et à l’inutilité de leurs actes! Orgueils! misères! rages! décrépitudes! ignominies! effrois! balivernes! superstitions! impiétés! sauvages récoltes de sang! moissons ridicules de mots! despotisme! altruisme! par dessus tout, l’ineffable _ego_! C’était le monde. Mais, philosophe, sans s’émouvoir, il contemplait la comédie tragique sans daigner y prendre part; et au grotesque spectacle des souffrances, suivant le caprice du moment, il glapissait d’aise ou se tordait de rire. Puis, des cimetières, des tombeaux, des spectres. Sur des élégances innommées de cadavres flottaient aux brises sépulcrales de blancs et fantasques linceuls, tandis que voletaient dans la nuit les chauves-souris clignotantes. Des danses macabres s’organisaient sur les pelouses. Le cortège des étoiles dansait aussi au firmament. De longs ululements, mais qui n’avaient rien de triste, se répondaient, à ras terre, courant autour des marbres funèbres idéalement froids. Fête. Aux rameaux pâles des saules pendaient de fines girandoles de vers luisants, légères comme des feux follets. C’étaient les lustres du bal. Et des millions de fantômes aux formes indécises, dont les figures fugitives semblaient très douces, se tenant les uns les autres par les mains, par les pieds, par les cheveux, glissaient, glissaient, glissaient et, sur un fond d’inconnu, esquissaient de phosphorescentes valses. Tout se résolvait dans une apothéose de la mort. Ainsi se laissa ravir l’âme d’Albert. Il n’eut pas un instant le doute amer de soi-même. Les poèmes aperçus, il les coucherait en rut sur le papier, et plus beaux, et plus sanguins, et plus riches dans leur enfantement que dans leur conception. D’étonnantes idées y fourmilleraient. Le «zut» y serait enchâssé d’or, et sur un piédestal de rutilances il serait monté. Son rayonnement effraierait, comme celui d’un brillant gigantesque. L’auteur lui-même aurait peur de son œuvre. [Illustration] XIX IMPUISSANCES Il se jeta sur une rame, l’esprit en chaleur, pour débuter—comme essai—par un poème fougueux et génial sur l’espérance: l’espérance au mal, à la catastrophe finale, au coup de balai qui viendrait nettoyer tout ça, les orgies, les faiblesses, les apothéoses de sots, les aventures fieffées des voleurs d’argent, les embuscades aux faibles, les vénalités, les hypocrisies. Sa tête était brouillée, illuminée, éclatante; son sang tempêtait, une rumeur indistincte, mais immense, d’idées s’élevait des profondeurs de son crâne.—Il lui semblait qu’il n’aurait qu’à prendre une penne, à la tailler, à la plonger dans l’encre, pour qu’elle se mît fiévreusement à courir, précipitant sur les pages vierges les torrents qui bouillonnaient dans le creuset de l’encéphale. Mais un premier obstacle se dressa—rocher marin aux vagues déferlantes: mettre de l’ordre dans le tohu-bohu magique, dont les substances dansaient tellement échevelées, que le fait seulement de les discerner amoindrissait, paralysait ce tourbillonnement vertigineux. Malheur! N’était-ce pas une insanité que de prétendre choisir entre ces chevauchées, isoler l’une d’elle—laquelle?—pour la faire cabrioler en tête, puis une seconde, puis une troisième, alors que le grandiose consistait justement dans le tout à la fois de la mêlée? Comment opérer ce triage désastreux, étiqueter comme des choses mortes ces vifs-argents insaisissables? C’était l’anéantissement du prodige rêvé que d’y porter le froid de l’acier, d’opérer la dissection et d’en cataloguer les débris! Il fallait néanmoins s’y résoudre. Impossible d’étaler aux yeux d’autrui la merveille sans la déchiqueter et la servir membre à membre. Ah! s’il avait pu transporter dans son cerveau pantelant le cerveau de cet autrui, et lui montrer tout, comme le guide, dans la montagne, qui conduit le touriste et, tout-à-coup, d’un geste large, à un tournant de rocher lui découvre un spectacle! Mais non: péniblement, arracher de ce front, une à une, les pensées! arracher les pétales de la fleur, les rayons du soleil, les sourires des yeux, les fracas du tonnerre, les ondes du lac, les plumes du cygne, pour opérer, au dehors du milieu naturel, une difforme synthèse, une reconstitution lointaine et ratée de la fleur, du soleil, des yeux, du tonnerre, du lac, du cygne! A priori, et avant d’avoir rien écrit, par le seul fait de devoir commencer, Albert s’aperçut que ce ne serait pas ça—ça: le _ça_ qu’il avait dans la tête. Son œuvre pourrait être quelque chose, mais elle serait _autre chose_. L’impuissance à exprimer la vision intérieure lui apparut manifeste, et il en reçut un coup funeste au cœur. Cependant ... les autres n’avaient pas renoncé à écrire! Pleurant presque sur la dégradation de son concept, il mit enfin à part—comme elle lui semblait un fragment d’écartelé!—une considération sur l’exacerbation de l’âme au contact avec le monde moderne, rapace, fripon, égoïste, vénal—pour servir d’entrée à son poème. Il voulut en trente beaux vers indiquer toute la série des angoisses à de hideux attouchements: à commencer par les premières affres de la cohabitation, à finir par l’abhorreur des rapports. Hélas! Il entreprit de lancer une phrase, d’un seul et souple jet, sonore, exprimant, brusque, le séjour nauséabond fixé par le destin à l’âme. Lorsque le vers—qui n’était pas sorti d’un seul et souple jet, mais d’une fatigante et poignante compression—enfin eut allongé ses douze lents anneaux sur le papier, et qu’Albert solennellement le considéra, la plus amère des stupeurs remplaça le travail dégoûtant de l’enfantement. Telle la mère, qui après avoir gémi, hahané, hurlé, s’être tordue, regarde le fruit de ses douleurs et n’aperçoit qu’un avorton. Albert reconnaissait à peine l’enfant de sa pensée. Quoi, cela, ce non-sens, ce crachat correspondait à la splendide évocation idéale!—Honteux! honteux!—Ce caricatural morpion devait représenter sa pensée, sa noble pensée! Il corrigea, gratta, reprit, changea l’épithète de vingt façons, fortifia le substantif, mouvementa le verbe, rangea, rerangea, dérangea, contrerangea, surrangea l’ordre des mots: le résultat—à son jugement—en demeura déplorable. Sans doute, en comparant son vers—ce vers fabriqué comme on fabrique une table, artificiel, convenu, inexact—à quelqu’un des vers hautement signés qui peuplaient son souvenir, il ne le voyait inférieur ni par la facture, ni par l’esprit; et si, calmement, longuement il pénétrait ceux-ci, en se supposant leur père, il ne les trouvait nullement moins niais, ni moins détestables que le sien. Mais, ce vers n’exprimait pas ce qu’Albert voulait dire; en le lisant, le lecteur ne pourrait pas sentir ce qu’Albert sentait; ce vers était taré d’impuissance: et cela suffisait. Impuissance partout: et dans le fond et dans la forme. La langue humaine n’était pas capable d’être le trucheman de l’âme. Albert termina le morceau. Il en fit d’autres. Il composa la valeur de deux ou trois volumes. Aux moments de bonne humeur, il riait de voir ce travestissement. Aux heures d’aigreur—bien plus nombreuses—il était malade d’un déboire énorme. Chaque nouvelle page rivait plus avant la sensation désastreuse de son impuissance. Car il méprisait assez le vain renom d’auteur, pour ne pas trafiquer d’œuvres qui n’étaient que le dévoiement spécieux de sa pensée. Et tout prenait le chemin du tiroir, de la poussière, de la honte. [Illustration] XX LE PARNASSE Les autres ... Il voulut connaître les autres. Pour _quoi_ travaillaient-ils, puisqu’il était manifestement impossible à un homme de déposer son cerveau sur du papier pour le présenter tel quel et tout cru à d’autres hommes. Pour quoi? Cette curiosité le hantant, il ne tarda pas à fréquenter la portion abordable du monde littéraire. La portion inabordable se composait des trois quarts des écrivains communément rassemblés sous le qualificatif d’«arrivés.» Ceux-ci restaient clos dans leurs temples comme des bouddhas, et les mortels n’osaient les approcher que des présents aux mains et avec des balancements d’encensoir. Ces solennelles momies ne devaient, du reste, différer des premiers que par le rabougrissement de leurs passions, par une plus forte couche de ridicule et par un orgueil passé à l’état de stratification. Nul besoin d’essuyer leurs gâteux mépris pour les juger. Le quart abordable—des célébrités jeunes ou feignant de l’être—et la race compacte des grimpeurs du Parnasse—depuis ceux qui n’avaient plus que quelques rocs à escalader pour mordre à leur part de nuages, jusqu’à ceux qui levaient en tremblant la cuisse pour ajuster leur premier pas—avides de réclame, de popularité, de brouhaha, de bousculade, s’ouvraient à tout venant, se publiaient, s’affichaient sur les trottoirs et aux devantures des cafés; et chacun pouvait les tutoyer et leur taper sur le ventre, jusqu’au moment où, se sentant assez forts, ils se juchaient à leur tour sur leur maître-autel et ne laissaient plus avancer que les thuriféraires. C’était un poète bien vaniteux que Clodomir de Bêlovent. Depuis qu’il avait inauguré une série de jolis petits volumes d’un rose pâle, mignons, coquets, intéressants comme la peau d’une délicate Anglaise mourant du spleen, et qui sortaient tout parfumés de chez l’éditeur à la mode, Clodomir de Bêlovent avait peu à peu disparu de chez ses anciens amis les bohêmes. Mais on le rencontrait chaque jour entre quatre et cinq sur le boulevard, entre cinq et six au café Américain, et, la soirée, au bal d’une comtesse, au dîner d’un banquier, au souper d’une cocotte, dans n’importe quel salon de l’aristocratie, de la finance ou du cosmopolitisme, où il y avait des benêts à éblouir et un chuchotement pâmé d’éventails autour de lui. Albert l’avait connu autrefois: et son étonnement avait été de voir l’insipide gueux de jadis engendrer tout-à-coup ces balivernes mélancoliques et sentimentales, qui faisaient la conquête des femmes. Clodomir avait coupé ses immenses favoris jaunes; il portait la moustache fine et soyeuse. En même temps un changement général: une élégance mièvre, des bijoux aux doigts, un monocle à l’œil, les souliers les plus pointus de Paris, le chic du chic, avec des airs découragés de songeur triste, pour demander un bock ou allumer sa cigarette. Ce coquin-là poète! Et des doutes venaient à Albert sur la sincérité de sa vocation. Avait-il été lancé dans ce déshonnête métier par le despotisme d’un état d’âme qui veut s’exprimer, se soulager avec la révélation irrésistible de son mal, la mise à nu, le dépouillement et la plaie exposée—seule circonstance atténuante à l’abjection de l’étalage? Il le surprit un jour, la tête en train par quelques cognacs et en velléité d’épanchements. «Mon cher Bêlovent, vous êtes un homme extraordinaire, un génie, un véritable poète» débuta Albert imperturbablement.—En tout autre état, Clodomir se fût, sans doute, gobé et rengorgé. Mais, par fortune, l’alcool lui mettait des franchises. «Un véritable poète!» bégaya-t-il en s’allumant. «Il n’y a pas de véritable poète. Moi et les autres nous ne sommes que des faiseurs. Nous avons de l’habileté, jamais de génie. Nous écrivons pour tous les motifs possibles, excepté pour l’amour de l’art. N’est-il pas évident que si nous brûlions d’une pure passion, nous ne publierions pas nos vers? Celui qui aime une femme, en fait-il une femme publique? La promène-t-il seulement dans la rue? Il la cache soigneusement, la garde pour lui seul et ne la cultive que s’il est loin des regards indiscrets; il ne s’en vante pas, il n’en parle pas: il l’aime. Or, le poète publie: donc, il n’aime pas. Pour lui, le but ce n’est pas l’amour, mais la publication. Il ne reste plus qu’à chercher les motifs de la publication.» Chez Clodomir de Bêlovent, les motifs n’étaient que trop clairs. S’il bichonnait ces petites tristesses factices attachées de faveurs, ce n’était ni qu’il fût réellement triste, ni qu’il éprouvât le besoin de faire part de sa tristesse aux autres. Il exploitait ce filon, trouvé par lui, comme on exploite tous les filons: une simple chance, cette capacité à polir de pâles strophes langoureusement galantes, qu’il s’était découverte et dont il profitait de l’exacte manière dont un propriétaire foncier découvre une mine dans sa terre et en profite. Clodomir était poète pour ne pas être un vaurien: cela lui servait d’entrée dans les salons, dont raffolait sa gloriole, et dans les cœurs des petites cocodettes, dont se délectait sa fatuité. A le lire, on pressentait que sa poésie n’était qu’une pose; à le voir, on en était certain. Et rien n’indignait autant que d’entendre ce poète parler la plus sotte prose qui fût au monde. Mais c’était encore le plus sortable de l’espèce. On parlait beaucoup de Juteux: une force, un vent qui se levait. Juteux avait débuté par un volume énorme, écrit comme on donne un coup de massue, pesant d’invectives, de choses lourdes pour effrayer et produire du bruit. Le livre avait fait scandale, un scandale cherché, voulu, avec un arrière-tintamarre de gros sous. Juteux triomphait. Son ventre d’éléphant, sa massive face d’hippopotame se distendaient et s’épataient en satisfactions. Oh! l’animal! Non, la grossière machinerie, éhontément peinturlurée de réclames, propre à stupéfier les masses et à encaisser l’argent! Tout ce que le marchand contient d’ignoble, de goulu, d’emmagasineur et de matériel se rassemblait dans l’esthétique de cet auteur d’avenir. Il parlait de ses livres comme un industriel de ses actions, et supputait leur vente à l’égal d’un commerçant de denrées. Le diable sait ce qu’il avait fait du vers: une chargée croulante de comestibles offerts en pâture à l’appétit vulgaire de la foule! Or, Juteux excité clamait: «Fini, le vers: ça ne donne pas assez. La prochaine fois, je leur f..... un roman!» Une soif insatiable de gagner quelque chose, qui des rentes, qui une position sociale, qui un nom, qui des femmes, tourmentait tous les fils d’Apollon. La rapacité ou la vanité: voilà le seul mobile qui les poussait à gribouiller du papier. Et ils osaient parler d’art! L’hypocrisie était si écœurante, qu’Albert se prenait à mépriser les écrivains plus encore que le reste de l’humanité—à leur réserver un mépris spécial. Tous crapules!—A l’exception de quelques groupes de très jeunes gens—bafoués ou inconnus—qui—n’était-ce point encore une pose?—cultivaient, désintéressés du monde, les navets de la vallée de Tempé, ils parurent odieux à Albert, parce que, au lieu d’être arrivés comme lui à la poésie par un chemin de rancœurs et de désillusions, celle-ci était pour eux le moyen de parvenir et la plus palpable des ambitions. Vil était, sans doute, le poète tel qu’il le comprenait—un malheureux assez incapable de vivre, pour n’avoir plus de forces que pour pousser des plaintes—tel qu’il se sentait lui-même, tel qu’il aimait à en découvrir quelques-uns dans l’histoire des littératures: mais plus abject, certes, celui qui, l’imagination fleurie imite artificiellement, pour en jouir, s’en faire de l’or ou des grelots, le cri rauque ou geignant qu’au premier a arraché la misère. XXI DÉCRÉPITUDES Et de fréquents pensers l’envahirent. Oh! comme du sein de sa grandeur intime, le chaos s’engendrait vers des avenirs confus et vastes! Il méditait sur le relatif et l’absolu, trouvant certain ce qui ne l’était pas et incertaines les plus sûres vérités. Où allait-il? Où visait-il? Déjà les étoiles lui avaient appris que l’univers immense se souciait peu de ses désirs et de ses peines: dans les myriades d’entités, que l’une existât ou n’existât pas, qu’est-ce que cela faisait au tout? La société le négligeait, le système solaire le méprisait, le gouffre des cieux l’anéantissait. Et l’infini de l’espace n’était rien: il y avait encore l’infini du temps. Que serait-il après la mort? Cette question le tracassait, car quoiqu’il eût feint devant ses amis, et souvent devant lui-même, de l’avoir depuis longtemps élucidée, elle n’en restait pas moins monstrueusement interrogative en son esprit. O dilemme! L’homme entre deux néants l’épouvantait, et l’éternité l’épouvantait. Il resta souvent songeur, à cette période de sa vie, reculant devant le problème, l’envisageant pourtant comme par une attraction malsaine. Do, ré, mi, fa, sol ... Sa voisine tourmentait un Erard.—Or, Albert se demandait si, semblable aux notes, il disparaîtrait, fugitif, après avoir—quelques instants—lamentablement ébranlé deux ou trois mètres cubes d’air: cacophonie éparse et stérile. Il ne lui plaisait nullement qu’une désagrégation de ses molécules animées s’épandit en poussière; se dissoudre et que des parcelles de lui reparussent sans conscience dans un pistil de fleur, dans le poil d’une chèvre, dans l’eau noire de quelque marécage, dans les miasmes d’une cité—respirés par cent mille poumons empestés—lui paraissait un mince régal. D’un autre côté, l’idée seule d’une possibilité de survie au-delà du corps lui déplaisait encore plus. Une seconde existence! Et dire que des gens se faisaient chartreux pour se l’assurer! Ils étaient donc bien contents de celle-ci! Serait-ce au moins une jouissance perpétuelle? Mais cette perpétuité même constituerait le plus nauséabond des supplices. Il valait mieux presque l’extinction—dont la pire tristesse ne consistait-elle point à disparaître sans savoir le pourquoi d’avoir paru? En l’état de victime où il se voyait, où il voyait chaque être sur la terre et les soleils dans le ciel—état de victime, ou d’esclave, ou plus simplement de rouage, de minuscule dent d’engrenage dans une machinerie gigantesque et féroce—il jugeait certainement toute révolte ridicule: néanmoins, dompter toute révolte, ô entreprise difficile! Albert ne voulait pourtant pas sécher dans la peau d’un de ces rebelles à la loi, qui s’égosillent de leurs imprécations et soulignent chaque crispation de leur cœur par d’ineptes cris de rage. On plaint d’un haussement d’épaules le condamné à la décollation, qui se fait porter de force à l’échafaud et étourdit le public de ses lamentations. Se résigner, subir, souffrir, voilà la conduite que suivaient les esprits sensés, raisonnables, lorsqu’ils se reconnaissent inaptes à éprouver le délice de la vie. Tenir une contenance! Fallait-il alors tenir une contenance, garder une démarche noble, poser à l’œil du monde pour un sceptique, un blasé, qui est définitivement dégoûté du globe, mais qui sourit quand même?—Cela a vraiment du chic. Ainsi, encore des arrière-pensées! Non: cela supposait une force toujours grande et toujours une préoccupation de se faire une figure. Au loin, tout ça! Ne s’inquiéter de rien, ignorer si l’on montre du courage ou si l’on prête à rire, ne plus devoir compte à des gens qui regardent. Où l’amour propre va-t-il se nicher: jusque dans une résolution de n’en plus avoir! Holà ho! l’individu du parterre! Aviez-vous payé votre place en entrant? Vous n’aviez pas la monnaie nécessaire. Déguerpissez! Vous ne saurez pas si la pièce qu’on joue—dans laquelle vous auriez dû jouer vous-même, car acteurs et spectateurs se donnent la réplique—est une tragédie ou une comédie. Vous n’avez pas le droit. Vous avez beaucoup vu et rien du tout compris. Vous êtes un imbécile encore plus qu’un intrus. Hop! à la porte! Nous y voilà donc! les choses n’étaient pas gaies, mais ni sérieuses. Ça devait-être bien égal! Se laisser aller! Où? N’importe. Essayer de jouir? Non. Le contraire? Non. Alors quoi? ?? Cela signifie? On ne sait pas. Albert soliloquait des heures sur ce thème. Des levains de philosophie fermentaient encore, impossibles à réduire. A quoi cela aboutirait-il? A quelque marasme probablement.—En tout cas, il ne lui restait pas grand stade à parcourir. XXII COMME QUOI ALBERT SE DÉCLARA PESSIMISTE Il neigeait. L’âtre sans feu semblait une ironie du destin, grisâtre, ridicule, bâillant de misère et d’angoisse, les chenets vides, la cendre éparse, hanté des lamentables et vagissants soupirs que, tout le long de la cheminée, gémissait le vent. Et sentant dans son crâne brûler ses hémisphères cérébraux comme une bouillie échaudée, Albert trouvait souverainement déplaisant de geler des orteils et de claquer des dents. Par les trous d’une couverture qui lui tenait lieu de robe de chambre, l’air glacé mordait ses genoux et empoignait son ventre. Credieu! Au Mont-de-Piété son complet vert, son veston jaune, son cérémonie et ses neuf chemises. Une houppelande restait et d’immenses bottes à l’écuyère. Plus même un pantalon. Juste ce qu’il fallait pour sortir. Des pages erraient ça et là, sur le pupitre et à ras du plancher où des alexandrins rimaient. A grand pas en long et en large, la couverture en linceul sur son corps décharné, le poète tentait de se réchauffer, déjà exaspéré, déjà maudissant, déjà ulcéré des lombrics de la désillusion finale. Il neigeait. L’âtre sans feu semblait un éclat de rire grotesque, bouche désossée aux gencives nues, sèche, poussièreuse, démesurément ricanante. Les trois chaises dépareillées construisaient un triangle aigu. La pendule grinçait. Brrr! quel froid! Albert poursuivait sa promenade à pas plus grands, la couverture zigzagant en ailes fantasques sur l’épine de son dos. Il songea à fumer. Il visita sa blague. A peine y trouva-t-il de quoi bourrer médiocrement le giron de la moins corpulente de ses hétaïres. Lorsqu’il voulut incendier, toutes les allumettes d’une boîte achetée la veille furent frottées par ses doigts engourdis sans vouloir prendre. Hors de lui, il dut passer dans la chambre d’un de ses voisins pour mendier un peu de flamme. Enfin, mélancoliquement il fuma sa dernière pipe. En heurts inutiles, les moineaux affamés qu’il nourrissait d’habitude venaient choquer ses vitres de leur bec. Pas une miette de pain, malgré les poches retournées. Ils heurtaient, sautillaient, piaillaient, et le jeune homme, dans une rêvasserie subite, se figura être l’un de ces moineaux et frapper lui aussi à coups redoublés contre les cloisons fermées de l’Inexorable, à travers lesquelles, se les imaginant heureux, il voyait grouiller les parvenus de tout genre, ceux de l’art, ceux de la science, ceux de l’industrie, ceux de la banque, ceux du clergé, ceux de l’armée, ceux du commerce, ceux de la haute noce, ceux du journalisme, ceux du carambolage, ceux de la jonglerie et même ceux de la politique. Toc! toc! contre le verre imbrisable s’ensanglantaient ses ongles. Toc! Personne ne faisait semblant d’ouïr. Toc! Des nausées le prenaient à la gorge devant cette indifférence universelle. Toc! toc! toc! Rien. Toc! sacré nom de Dieu, toc!... Il retombait épuisé, râlant, crevant, enterré dans le givre, immobile et livide, le sang congelé, le cœur roide. Il se réveilla. La faim dans son estomac prenait des proportions béantes. Huit heures. Il tira sa bourse et compta. Douze sous. Son déjeuner avait consisté à fumer son avant-dernière pipe. «Mangeons et buvons» se dit-il, fredonnant un de ses refrains favoris «car demain nous mourrons.» Il vêtit sa houppelande et ses bottes. Dans une crémerie honteuse, il s’attabla. D’autres déguenillés arrivaient aussi, prenaient place et, silencieusement, faisaient leur repas. Une fumée âcre chargée de goûts de graisse, s’attachait aux narines, mais personne ne s’en offusquait. Chacun broutait. Une fille morne apportait les plats et les bouteilles. Albert lui demanda à dîner pour douze sous. Elle servit un bouillon, un morceau de bœuf, un verre de vin, un peu de pain. Quand il eut fini, mal rassasié, il voulut encore quelque chose. On lui rappela durement ses dettes. Il partit la tête basse. Et par peur du chez soi désert, il se lança dans Paris. O Ville! ô Paris immense! ô myriades de maisons! ô grouillement épouvantable d’hommes! Des rues, des rues, des rues toujours, sans fin. Eternelle et vivante palpitation au sein du planétaire organisme, matrice fiévreuse et vibrante, pustuleuse gangrène, volcan, microcosme, abcès, siège d’infection maladive et cuisante, tout y afflue, tout en rayonne, tout s’y reflète ou s’en émet avec la propagation aveugle et sûre des ondulations autour de l’eau remuée, avec le tourbillonnement fatal de l’océan qui s’engouffre dans le Maelstrom. Mystère! Pourquoi ce mode-là de la substance? Pourquoi ce perpétuel devenir? N’eût-il pas été plus simple que rien ne fût? Et ces trottoirs! Que de pieds ne les avaient pas déjà foulés: pieds de duchesses, pieds de catins, pieds d’actrices, pieds de majestés, pieds de godelureaux, pieds de grands seigneurs, pieds de bourgeois, pieds de peuple! Où s’en étaient-ils allés tous ces pieds? Ils avaient passé: les uns puants, d’autres sales, d’autres parcheminés, d’autres pleins de cors, d’autres moites, d’autres secs, d’autres bots ... mais tous avaient passé. Dès lors, pourquoi les avoir poussés là? Etait-ce pour que leur cohue fît s’élever dans l’atmosphère cette poussière qu’on appelle la civilisation? Peuh! maigre résultat! Le monde civilisé n’a, en plus de la sauvagerie, que la conscience de sa propre inanité. Il s’agite, bruit, se consume, et ses efforts gigantesques et monstrueux broient l’individu pour un but qu’il ignore, dans une souffrance dont il ne profitera pas. Civilisation? Une paire de gifles! N’était-ce pas pour être civilisé que lui, Albert, se trouvait à présent sans un pantalon sur la peau, hâve, défait, raté sur toutes les coutures, mécontent de lui et des autres? N’était-ce pas pour avoir appris le latin, le grec, les mathématiques, l’histoire, la chimie et la littérature, pour avoir respiré l’air anémique des lycées, noctambulé à la lueur du gaz et s’être cru poète, que la vie l’horripilait maintenant comme la plus fâcheuse des aventures et la plus inutile des farces? Arpentant les boulevards encombrés, il considérait avec furie la foule, les théâtres, les cafés et les fiacres. De nouveau la chambre nue et l’âtre sans feu. Alors, autant dire tout de suite que le monde était notoirement mauvais. Puisque aucune des volontés qui constituent les êtres ne parvenait à se développer au gré de ses désirs, n’était-ce pas dans cette lutte infinie l’infini de la douleur? Puisque lui, Albert, n’en arrivait pas à ses fins, n’était-ce pas que la nature humaine était par essence vouée au mal et au désespoir? Oui, oui, oui, cent fois oui. Et comme il accentuait ses exécrations par de violents coups de poing dans les murs, et que les voisins, empêchés de dormir, le menaçaient de le faire arrêter pour cause de tapage nocturne, il en conçut plus de haine encore contre la société. Il s’aperçut même que, par une inconcevable contradiction, les hommes, au lieu de se soutenir les uns les autres, ainsi que font les condamnés qui marchent au supplice, s’ingéniaient à se rendre plus amère la destinée par leur réciproque méchanceté. Comment s’étonner après cela de l’aigreur des caractères et de l’acerbité des plaintes? L’infortune engendre la malveillance, comme l’eau de la mer le sel. Ce qui se prouve de la sorte: étant donnés l’être _a′_ et l’être _a″_, dont l’un souffre d’une souffrance positive et l’autre d’une souffrance négative, par le principe que _natura abhorret a vacuo_, le mal de l’un tendra à passer dans l’autre, jusqu’à consommation de l’équilibre final; et, mis en présence, ce sera un échange d’insultes, de grossièretés, de tracasseries, de vilains procédés, de horions et de coups de pieds au bas des reins, parce que l’équilibre, loin d’être atteint de prime abord, ne s’obtient qu’après de nombreuses oscillations, semblables à celle du balancier avant d’arriver au repos. De là: les guerres, les massacres, les tueries, les exactions, les assassinats, les cours de justice, les assemblées populaires, les foudres de l’Eglise, les révolutions, les batailles de philosophes et les journaux réactionnaires. De là cette foule de maux qui accablent l’humanité, maux de corps et d’esprit, maux de tête et de cœur, maux aigus, maux chroniques, maux rebelles, maux imaginaires, maux tuberculeux et maux syphilitiques, dont les trois quarts au moins n’existeraient pas sans la réaction sociale des sujets les uns sur les autres. Et par ce cercle vicieux, Albert revenait à son point de départ, à savoir: à l’axiome par lequel il avait invectivé Paris et la civilisation. Comme il se couchait sur ces idées, sentant bien que le sommeil était son unique refuge, le lit, privé de duvets et de draps, lui parut extraordinairement frigide. Il s’enroula dans sa couverture, jeta sa houppelande sur ses pieds, mais l’immobilité où il se forçait, espérant dormir, se traduisit dans sa chair en picotements désagréables. Les yeux clos, les poings crispés, il rageait. Au bout de deux heures, il se leva, et, dans un accès de colère à son comble, il brisa une des chaises et en engrossa la cheminée pour faire du feu et se chauffer. Malheureusement, le manteau hiémal du toit, fondant un peu, avait inondé le foyer d’une mare dégoûtante. Il lui fut impossible de voir se comburer un seul brin de paille. Oh! chiens d’humains! Il se recoucha. Evidemment, il n’y avait qu’un moyen d’en finir: faire un trou dans la Terre, remplir de poudre et faire tout sauter. Il se tordit désespérément sur le sommier, les jambes grêles, les genoux serrés l’un contre l’autre, plié en deux, figé et la verge recroquevillée. De son âme, un cri s’échappa, où se résumait la situation: «Je suis pessimiste!» Et l’écho seul des parois lépreuses répondit: «Pessimiste!» Il neigeait. [Illustration] XXIII L’ÉVOLUTION D’UN PESSIMISTE Il y a cent manières de devenir pessimiste. Il n’y a guère, au contraire, que trois façons d’évoluer, une fois qu’on l’est. Les Allemands tournent tragiquement. Ils grognent, invectivent, bavent, maigrissent et s’interdisent les plaisirs de l’amour. C’est du schopenhauérisme. Les Français tournent joyeusement. Ils raillent, narguent, boivent du champagne, se soûlent et abusent des plaisirs de l’amour. C’est du jemenfoutisme. Albert tourna suivant le troisième mode. Le lendemain du jour, où, pour la première fois, il se déclara pessimiste, il fit un petit héritage. Il ne sut d’abord s’il devait s’en féliciter ou s’en plaindre. Mais il ne tarda pas à voir qu’il devait plutôt s’en plaindre: il était en si beau train de mourir de faim! L’héritage, en tous cas, changeait-il quelque chose à sa nature? Oh! non. Pour avoir lancé aux quatre vents ce gros mot de _pessimiste_, ce mot qui suppose l’âme la plus vile et les plus illégitimes souffrances, il fallait que le pessimisme fût depuis bien longtemps _en puissance_ dans le complexus nerveux qui se trouvait être lui. On peut même aller jusqu’à dire que l’acte de la fécondation, bâtit déjà un pessimiste, comme il peut bâtir un poitrinaire ou un phlegmatique. Placé dans un milieu convenable (Paris, par exemple), ce futur pessimiste se développe, s’embellit, s’engraisse, tant et si bien, qu’il finit par jeter le froc aux orties pour n’être plus qu’à son pessimisme. Albert en était là. L’héritage ne lui causa donc qu’une médiocre satisfaction. Quelques mois plus tard, comme il rêvait à sa à la fois banale et singulière destinée, banale parce que, vue extérieurement, elle avait été celle de milliers d’autres jeunes hommes, singulière par la curiosité des pensées et la multitude des révoltes, il haussa les épaules et se trouva niais d’y avoir attaché de l’importance. Etait-il donc vrai qu’il eût agi, lutté, fait des efforts? Avait-il vraiment voulu quelque chose? Avait-il désiré? Avait-il eu un idéal? Oh! l’idéal! Le ridicule de l’illusion sur l’inanité du non-sens. Et si tout cela lui était arrivé, sa vie n’était-elle pas un spectacle lugubrement comique, appelant la pitié sans pouvoir ne pas provoquer le rire? Il y découvrait par endroits des semblants de passions, des accès de colère, de jalousie, d’orgueil, des envolées de noblesse, des enthousiasmes, des croyances à quelque chose, voire des lambeaux d’amours. Sottise! Pourquoi s’être donné la peine de tout cela? Une seule chose restait réelle: l’affadissement. Le pessimisme même ne lui souriait plus. Un pessimiste pense, bouge, se démène, il a son opinion et cherche à l’imposer, il expectore; un pessimiste est convaincu d’une vérité, et cette vérité, quelque pénible qu’elle soit, ne laisse pas de lui chatouiller agréablement l’intellect; un pessimiste prend intérêt à regarder le monde: il est vrai qu’il le regarde avec un esprit de dénigrement, mais il le regarde; un pessimiste, enfin, éprouve de la haine, et cela seul manifeste clairement que la vitalité bout en lui, qu’il sent, qu’il réagit, que, bien qu’avec aigreur, ses fonctions s’opèrent, qu’il est un homme. Albert, lui, pourrissait. A midi, un valet entrait et lui apportait son chocolat, qu’il prenait au lit. Par la baie, seulement alors ouverte, où la retombée des rideaux s’éclairait soudain de transparences pourprées, la lumière pénétrait, soigneusement triée, et lentement venait caresser la languidesse des tentures. Tout se rosait dans la chambre avec une étrangeté molle. Incapable de dormir plus longtemps, Albert se voyait forcé de se lever. Il le faisait avec d’inavoués regrets, retrouvant plein d’ennui la lassitude de l’existence. Le courrier déposait des lettres qu’il ne lisait pas. Le monde l’inquiétait si peu, que le bruit seul de Paris, arrivant jusqu’à ses oreilles, l’importunait. En une sorte de cabinet turc, où des divans s’assoupissaient, il passait les heures d’après-midi dans un vide aussi absolu que son inquiétude maladive le lui permettait. Il cherchait à s’habituer à n’avoir plus ni pensées, ni souffrances, à réaliser le néant vivant. Son état ordinaire était une vague rêverie, semi-consciente, avec de longues parenthèses dont il ne lui restait après aucun souvenir. A cette époque, et durant un temps qu’il ne supputa pas lui-même, tout ce qui n’était pas la _contemplation_ lui devint insupportable. Il ne pouvait plus ouvrir un livre. Que ce fût Molière, Lucrèce, Eschyle, Goethe, Byron, Racine, la Bible, que ce fût Jean-Jacques Rousseau le plus parfait des stylistes, que ce fussent même de Quincey, Poë, Dostoiewsky, les hallucinés, tout ce qui était la conception des autres le laissait profondément dégoûté. Mais ce qui lui inspirait surtout de l’horreur, c’était ce qui sortait de sa propre imagination: non pas son imagination elle-même, en tant que chaos confus et voltigeant, mais les produits formulés de son imagination. Les vers qu’il avait jadis composés, ses essais en prose, ses paroles, ses idées, aussitôt qu’elles prenaient le moule des mots, l’expression quelle qu’elle fût lui causait des nausées. Il ne souffrait qu’un peu de musique. Mystérieuse et indécise manifestation de ce qu’il y a de plus indéfini dans l’art, la musique parvenait parfois à bercer nuageusement l’hyperesthésie de son âme. Un piano couvert d’une housse d’Orient s’ouvrait alors, et, sous ses doigts longs et pâles, de fantastiques notes s’enfuyaient, zigzagantes, à travers l’air tiède. Tous les auteurs classiques étaient bannis: ce qui avait forme et symétrie lui répugnait. C’étaient des fragments incompréhensibles de Wagner, ou mieux encore des improvisations bizarres ou se mêlaient aux plus fantaisistes phrases de Chopin et de Berlioz d’énervantes réminiscences italiennes, moites comme des relents. Le plus souvent, il dînait chez Brébant, quelquefois chez Véfour, à cinq heures. Puis il rentrait. Et alors, il mangeait du hachisch. De fantomatiques songes comme des lueurs flottantes et paresseusement balancées, avec des froufrous d’apparitions, de suaves parfums, des palais, des enchantements, de miroitantes splendeurs, des ogives, des lacs d’azur, avec aurores germinant du sein d’horizons éthérés, des finesses découpées en ciselures, des vases bleus s’épanouissant en bouquets de fleurs rares, des cygnes, des transparences, avec des fulgurations et de blanches mélopées moelleuses et concertantes, tantôt perceptibles à peine, tantôt ruisselant de toutes parts, à la fois alliciants et fuyards, sombres et clairs, dans toute la sublimité de paradisiaques buées que ne viennent pas dissiper les brises arides de la terrestre réalité, longuement, extraordinairement, follement et suprêmement, l’effleuraient. C’étaient des magies de richesses et des ensorcellements de phosphorescences. Souvent, c’étaient aussi de muets effondrements de tout, des léthés, des abîmes ouverts. C’était, au moins, l’évaporation en molécules invisibles du monde matériel et la suppression des formes haïssables de la sensibilité, l’espace et le temps. Plusieurs heures, cela durait. Puis un sommeil de plomb remplaçait peu à peu l’encéphalique surexcitation. Le corps tombait du divan sur le tapis, dans une prostration d’ivre-mort. Le valet, qui attendait ce moment, ramassait le cadavre et le portait dans la chambre à coucher, sur le lit. Il s’y réveillait le lendemain, à midi. Ainsi passaient les jours, monotones et terribles. Comme il sentait son intelligence non pas s’atrophier, mais se complaire hors de toute activité, par le fait de la volonté de plus en plus absente, Albert assistait, sans seulement savoir s’il en éprouvait plaisir ou peine, à la ruine de son _moi_, fatale et complète. Rien ne subsistait que les trois besoins primitifs de l’être: manger, boire et dormir, et le besoin factice de s’empoisonner. Encore, celui-ci rendait-il ceux-là anormaux, corrompant l’appétit, excitant la soif, énervant le sommeil. Quant au reste, cela n’avait plus rien d’humain et ressemblait plus à du somnambulisme qu’à de la vie. C’était un soir roux de septembre, alors que, jaunissant, les feuillages ont l’air de parasols chinois déployés au bout de bras osseux qui s’en abritent singulièrement. Albert se trouva dans une forêt, sans savoir comment il y était venu. Il vit un grand arbre. Au pied, poussaient une multitude immense de champignons. Verts, jaunes, gris, rouges, blafards, gros, gras, petits, pourris, mangés, ronds, bombés, plats, coniques, violents, fades, vêtus d’une difformité infiniment variée de teintes, de figures et d’odeurs, ils parsemaient l’humus environnant de groupes compacts et repoussants. Sous ses souliers, au moindre pas, il en écrasait par douzaines, qui s’épataient doucement et débordaient en boue veule autour de ses semelles. Le chêne ombrageait la place, magnifique. Au travers des branchages voisins, loin, très loin, sous le ciel, lui aussi ciel d’automne, Paris. Champignons! Paris! frappante analogie! La fatalité pesait sur Paris comme sa chaussure sur les champignons. Or, parmi tous ces champignons, lui, Albert, était le premier à ne pas résister. Il se trouvait le plus moisi de tous, et, putréfait agaric, marbré de violet, déliquescent, sale, il s’écoulait sous la pression avec des turpitudes de substance molle. [Illustration] XXIV LE SUICIDE D’ALBERT Enfin, il décida de se tuer. Non pas que sa tête eût déménagé; il raisonnait aussi bien que Descartes, et il calculait son cas de la sorte: Trois ans pion.—Une cour grise, des potaches gris, des dos gris de professeurs et de collègues, un proviseur gris, un ciel gris aux jours de promenade, une concierge avec un chat gris. Tristesse, abattement, nostalgie, désirs de femmes, cauchemars grecs et latins. Noté sur son carnet: La bêtise universelle n’a pour équivalent que la bêtise particulière des pions. Deux ans bohême.—Une rue noire, un garni noir, un habit noir troué au coude, un horizon noir piqueté de becs de gaz, des pipes noires, une brasserie noire, un chat noir. Malaise, lourdeur des yeux, vérole, dégoûts de femmes, expédients grecs. Aphorisme: La bêtise des pions n’a pour équivalent que la bêtise des bohêmes. Un an poète.—Des mains blanches, une Vénus de marbre blanc, des nuits blanches, une tragédie en vers blancs, un chat blanc sur un fauteuil. Névrose, chimériques espoirs, fièvres, invocations de femmes, néologismes latins. Total: La bêtise des bohêmes n’a pour équivalent que la bêtise des poètes. Or, ce jour-là était un samedi, jour communément consacré à Saturne. Comme il sonnait minuit, heure communément consacrée au suicide, le bruit des fiacres ne s’oyait plus que, de temps en temps, en un crescendo-diminuendo solitaire. Dans le silence, de rares piétons précipitaient des trémolos de pas. Le matou, qui s’étirait, miaulait ou bâillait parfois longuement. Albert chargea son revolver d’un geste philosophique. Et maintenant, qu’attendait-il? Peut-être que le croissant lunaire eût émergé de derrière un toit, cynique et fantasque, découpé, dentelé, cornu, bizarre, pâle ou rouge, les pointes en scie et le rire gouailleur, afin que tout se passât suivant les règles. Eh bien! non, Albert n’attendait pas la lune. Il réfléchissait encore sur son cas. Un homme se tue pour deux motifs: ou par amour, ou par haine. Par amour, s’il s’agit d’une femelle; par haine, s’il s’agit de misanthropie. Pourtant, Albert ne se tuait ni par amour, ni par haine. Depuis longtemps, il était sec en fait d’amour. Etant pion, il sentait comme Lamartine; étant bohême, il sentait comme Musset; étant poète, il sentait comme Baudelaire. Aujourd’hui, ayant franchi ces trois étapes, le cœur vide, l’âme dissoute, l’esprit désintéressé, il était sec. En fait de haine, il n’en avait ni contre les hommes, qu’il méprisait; ni contre sa patrie, qu’il croyait flambée; ni contre les éditeurs, qu’il blaguait; ni contre les journaux, dont il se torchait; ni contre Dieu, qu’il niait. Etant pion, il haïssait l’Université; étant bohême il haïssait ses créanciers; étant poète, il haïssait Boileau. Aujourd’hui, imperméable à toute faiblesse humaine, la passion ne troublait plus son essentielle indifférence. Pourquoi se tuait-il? C’est la question qu’il se posait lui-même. Le corps maigre, les prunelles quelque peu dilatées et luisantes, appuyé des reins sur le clavier de son piano, il médita vingt minutes, et découvrit qu’il était conduit au suicide par une fatalité dont l’implacable marche l’entraînait suivant une irrésistible logique. Il découvrit qu’un être qui en est arrivé à ne plus avoir d’autre raison de vivre que l’argument seul qu’il vit, doit nécessairement briser le lien tout physique qui le rattache au monde organique et retourner à l’inorganique par le droit chemin, quand ce ne serait que pour produire un changement dans la monotonie immense du _toujours la même chose_; que l’homme qui n’a plus de goûts est semblable à un cadavre, qui, l’âme étant partie, tombe en décomposition, se désagrège et disparaît, parce que plus rien n’est là pour retenir ensemble les molécules; que l’action du soleil sur les plantes les tire hors de la terre, les engraisse, les couvre de feuilles, de fleurs, de fruits et de bourgeons, mais que, s’il s’éclipse, elles s’étiolent, se rabougrissent et meurent, et que le travail est pour le bimane ce que le soleil est pour les plantes; que Néron, lassé de tout, mit un jour le feu à Rome pour se donner la titillation d’un spectacle nouveau, et que, s’il n’eût été qu’Albert, dans l’impossibilité de mettre le feu à Paris, il se fût probablement incendié lui-même; enfin, que l’Ecclésiaste dit: «Vanité des vanités, tout est vanité» et qu’il conseille formellement le suicide, lorsqu’il ajoute, I, 3: «Quel avantage revient-il à l’homme de toute la peine qu’il se donne sous le soleil?» et X, 8: «Celui qui creuse une fosse y tombera.» Or, Albert ayant épuisé l’une après l’autre toutes les facultés de l’âme, à savoir: étant pion, la volonté, étant bohême, la sensibilité, étant poète, l’entedement; n’ayant donc plus ni goûts, ni plaisirs, ni capacités de travail, ni raffinements d’imagination, ni paroles d’Ecriture assez fortes pour détruire l’effet des apophtegmes du sage hébreu, se trouvait justement dans la situation de l’être sans raison, du cadavre, de la plante, de Néron et de l’antique roi d’Israël. _Ergo_, il se tuait. Cependant, le revolver s’impatientait. Le chat miaulait toujours. Les fiacres ne roulaient plus du tout. Les passants se faisaient encore plus rares. La lune s’était enfin montrée. Il y a bien des genres de suicides. On peut arrêter un train en marche, se jeter en Seine, se laisser choir du haut de Notre-Dame, se priver de nourriture,, s’intoxiquer, s’inoculer le choléra-morbus, assassiner une famille afin d’être guillotiné, avaler du verre pilé, fumer de l’opium, s’ouvrir les veines comme Sénèque, se transpercer comme Caton, se pendre comme Judas, se planter des clous dans la tête, se brûler à petit feu, entrer dans une fourmilière, s’offrir en pâture aux crocodiles, se révolter contre les Anglais, se faire piquer par un aspic, boire du plomb fondu, voyager chez les anthropophages, réciter d’une seule haleine le monologue de Charles-Quint, dormir les pieds en l’air, respirer des fleurs capiteuses, coucher avec un succube, s’absinther ou s’asphyxier au charbon. Albert avait choisi le revolver. Si l’on se pend, la peau verdit; si l’on se noie, on risque de s’enrhumer à la morgue; si l’on s’empoisonne, des gaz se forment à l’intérieur des intestins et s’échappent en émanations putrides. Le revolver, lui, n’altère ni la physionomie, ni les parties du corps qui prêtent à rire. Il faut être bien maladroit pour qu’il fasse autre chose qu’un petit trou rond à la tempe, lequel se perd sous les cheveux. Si, par hasard, l’on tombe baigné dans son sang, la pose ne manque pas d’une certaine noblesse. On peut même aller jusqu’à l’éparpillement de la cervelle contre les murailles, sans être ridicule ou anti-esthétique. On arrache des pleurs aux yeux sensibles et l’on inspire deux ou trois passions posthumes. Un grand feu brûlait dans la cheminée. Albert s’y chauffa un instant les extrémités, qu’il avait glacées. Alors, attachant ses regards sur les flammes jaunes et léchantes, il eut envie de les voir dévorer tous ses papiers. Il fut saisir dans son bureau des liasses de manuscrits et des lettres de femmes, et les jeta avec satisfaction au sein des bûches embrasées. Puis il crut devoir procéder sans autre retard à l’exécution de ce qu’il avait décidé. A ce moment, contre sa jambe le chat vint frotter voluptueusement son dos arrondi. Pour la suprême fois, Albert passa ses cinq doigts en fourchette le long de l’ondulante et soyeuse échine, et il écouta le ronron sonore de l’animal électrique. Celui-ci frémit de plaisir jusqu’au bout de ses longues moustaches, la queue raide et le cou arqué. Ayant ainsi caressé son chat, Albert braqua sans émotion le revolver contre son crâne. Il y eut une seconde de sensation neuve, supra-terrestre, indicible. Puis, le chat le vit presser la détente. Fla! [Illustration] TABLE I—L’initiale déveine 5 II—Première lueur de raison 11 III—Pourtant Albert prend le monde au sérieux 20 IV—Jacinthe 27 V—L’école 35 VI—Les années studieuses 42 VII—Paris 49 VIII—Le Quartier Latin 58 IX—La lutte pour la vie 66 X—En Sorbonne 81 XI—Mangeons et buvons car demain nous mourrons 89 XII—Le dépucelage d’Albert 99 XIII—La vie fiévreuse 112 XIV—Maggie 122 XV—La dèche 144 XVI—Le grand Zut 153 XVII—Comment Albert devint poète 160 XVIII—Ravissements 168 XIX—Impuissances 174 XX—Le Parnasse 180 XXI—Décrépitudes 188 XXII—Comme quoi Albert se déclara pessimiste 193 XXIII—L’évolution d’un pessimiste 203 XXIV—Le suicide d’Albert 213 [Illustration] BIBLIOTHÈQUE _Artistique et Littéraire_ COLLECTION D’ART Editée sous le patronage de «_La Plume_» [Illustration] ŒUVRES DÉJA PARUES: 1.—=Dédicaces=, poésies, par Paul Verlaine, tirage à 350 exemplaires numérotés: 50 ex. à 20 fr.; 50 à 5 fr. et 250 à 3 fr. (_épuisé_). 2.—=A Winter night’s dream=, (_Le Songe d’une Nuit d’Hiver_) poème lunatique, par Gaston et Jules Couturat, de l’Ecole funambulesque, tirage à 250 exemplaires numérotés: 25 sur grand Japon à 20 fr.; 25 sur papier à la forme à 5 fr. et 200 à 3 fr. 3.—=Albert=, roman, par Louis Dumur, tirage à 500 exemplaires numérotés: 25 sur grand Japon à 20 fr. et 475 sur simili-japon à 3 fr. _Ces éditions ne seront jamais réimprimées._ ACHEVÉ D’IMPRIMER _Le 5 juillet 1890, à Annonay_ (_Ardèche_) Par JOSEPH ROYER [Illustration] *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ALBERT *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. 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