The Project Gutenberg eBook of De l'Allemagne; t.1 This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: De l'Allemagne; t.1 Author: Madame de Staël Release date: December 11, 2021 [eBook #66924] Most recently updated: October 18, 2024 Language: French Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DE L'ALLEMAGNE; T.1 *** DE L’ALLEMAGNE [Illustration] (Autographe de Mᵐᵉ de Staël, communiqué par M. Charavay) AUXERRE-PARIS.--IMPRIMERIE A. LANIER Mᵐᵉ DE STAËL DE L’Allemagne _TOME PREMIER_ [Illustration] PARIS ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, RUE RACINE, 26 _Tous Droits réservés_ _NOTICE SUR MADAME DE STAËL_ _Anne-Louise-Germaine Necker, née à Paris en 1766, était la fille du célèbre ministre français; sa mère douée d’un caractère très ferme l’éleva sévèrement, et, jeune enfant, l’admit dans son salon à entendre les conversations sérieuses et instructives de gens tels que Buffon, Marmontel, Grimm, etc._ _En 1785 elle avait épousé le baron de Staël-Holstein, diplomate suédois, qui devint ambassadeur à Paris, mais cette union ne fut pas heureuse._ _Le début de Mᵐᵉ de Staël dans la littérature date de 1788 par des_ Lettres sur J.-J. Rousseau, _où elle montre un grand enthousiasme pour le philosophe genevois_. _Lorsqu’éclata la Révolution, elle accepta d’abord les réformes avec admiration, mais bientôt son ardeur se refroidit, et elle présenta même un plan d’évasion des Tuileries. En 1792 et l’année suivante, après la mort du roi, elle présenta au gouvernement révolutionnaire une défense en faveur de Marie-Antoinette. Après le 9 thermidor, elle publia une brochure qui fut remarquée_: Réflexions sur la paix adressées à M. Pitt et aux Français. _Sous le Directoire, elle exerça, par son salon et par ses écrits, une grande influence, soutint les directeurs, et fit rentrer Talleyrand aux affaires. Elle était l’âme du_ Cercle constitutionnel _dont Benjamin Constant était l’orateur. De bonne heure elle avait pressenti Bonaparte et son ambition, aussi le Premier Consul l’exila, en 1802, à quarante lieues de Paris; mais elle préféra se retirer en Allemagne, à Weimar, où elle connut Gœthe, Wieland et Schiller._ _La mort de son père, pour qui elle professait un véritable culte, la rappela à Coppet en 1804. Pour se distraire de sa douleur, elle voyagea en Italie et y composa_ Corinne, _son célèbre roman. Cette œuvre indisposa vivement Napoléon, qui en composa lui-même, dit-on, une critique insérée au_ Moniteur. _Retournée en Allemagne en 1808, Mᵐᵉ de Staël mit la dernière main à son livre_ de l’Allemagne. _Elle vint incognito à Paris pour en surveiller l’impression; mais Fouché, le chef de la police, eut vent de l’affaire. Le livre fut livré au pilon et ne put être réimprimé qu’en 1814. Quant à Mᵐᵉ de Staël, elle reçut l’ordre de quitter Paris dans les trois jours. Le gouvernement impérial rendit la prison de Coppet de plus en plus étroite et eut soin d’en éloigner tous les amis de Mᵐᵉ de Staël. Celle-ci réussit cependant à s’échapper en 1812. Dès lors elle habita successivement Vienne, Moscou, Saint-Pétersbourg, la Suède et enfin Londres, suscitant partout la coalition contre Napoléon, et poursuivant la revendication d’une somme de deux millions due à son père, somme qui lui fut restituée par le gouvernement de Louis XVIII._ _Elle ne rentra en France qu’en 1815 et mourut à Paris deux ans après, au retour d’un dernier voyage en Italie, où elle avait été pour rétablir sa santé. On apprit alors qu’elle s’était remariée, mais secrètement, avec M. de Rocca, jeune officier qu’elle avait connu à Genève. De son premier mariage elle avait eu trois enfants, deux fils et une fille. Celle-ci épousa M. de Broglie, pair de France. Des deux fils, l’un mourut fort jeune; l’autre, le baron de Staël (1790-1827), s’occupa d’agronomie, d’études philanthropiques et donna une édition des_ Œuvres _de sa mère._ _Mᵐᵉ de Staël peut passer comme un de nos plus grands écrivains; on trouve chez elle de la profondeur et une érudition variée, jointes à beaucoup de finesse et à une grande connaissance du monde. Outre les œuvres déjà citées, il convient d’ajouter:_ Delphine _(1802)_; Considérations sur la Révolution française _(1818), et plusieurs brochures qui ne furent pas étrangères au ressentiment de Napoléon à son égard._ PRÉFACE _Ce 1ᵉʳ octobre 1813._ En 1810, je donnai le manuscrit de cet ouvrage sur l’Allemagne au libraire qui avait imprimé _Corinne_. Comme j’y manifestais les mêmes opinions, et que j’y gardais le même silence sur le gouvernement actuel des Français que dans mes écrits précédents, je me flattai qu’il me serait aussi permis de le publier; toutefois, peu de jours après l’envoi de mon manuscrit, il parut un décret sur la liberté de la presse d’une nature très singulière; il y était dit, «qu’aucun ouvrage ne pourrait être imprimé sans avoir été examiné par des censeurs». Soit; on était accoutumé en France, sous l’ancien régime, à se soumettre à la censure; l’esprit public marchait alors dans le sens de la liberté et rendait une telle gêne peu redoutable; mais un petit article, à la fin du nouveau règlement, disait que «lorsque les censeurs auraient examiné un ouvrage et permis sa publication, les libraires seraient en effet autorisés à l’imprimer, mais que le ministre de la police aurait alors le droit de le supprimer tout entier, s’il le jugeait convenable». Ce qui veut dire, que telles ou telles formes seraient adoptées, jusqu’à ce qu’on jugeât à propos de ne plus les suivre: une loi n’était pas nécessaire pour décréter l’absence des lois, il valait mieux s’en tenir au simple fait du pouvoir absolu. Mon libraire cependant prit sur lui la responsabilité de la publication de mon livre, en le soumettant à la censure, et notre accord fut ainsi conclu. Je vins à quarante lieues de Paris pour suivre l’impression de cet ouvrage, et c’est là que pour la dernière fois j’ai respiré l’air de France. Je m’étais interdit dans ce livre, comme on le verra, toute réflexion sur l’état politique de l’Allemagne; je me supposais à cinquante années du temps présent, mais le temps présent ne permet pas qu’on l’oublie. Plusieurs censeurs examinèrent mon manuscrit; ils supprimèrent les diverses phrases que j’ai rétablies, en les désignant par des notes; enfin, à ces phrases près, ils permirent l’impression du livre tel que je le publie maintenant, car je n’ai cru devoir y rien changer. Il me semble curieux de montrer quel est un ouvrage qui peut attirer maintenant en France sur la tête de son auteur la persécution la plus cruelle. Au moment où cet ouvrage allait paraître, et lorsqu’on avait déjà tiré les dix mille exemplaires de la première édition, le ministre de la police, connu sous le nom du général Savary, envoya ses gendarmes chez le libraire, avec ordre de mettre en pièces toute l’édition, et d’établir des sentinelles aux diverses issues du magasin, dans la crainte qu’un seul exemplaire de ce dangereux écrit ne pût s’échapper. Un commissaire de police fut chargé de surveiller cette expédition, dans laquelle le général Savary obtint aisément la victoire; et ce pauvre commissaire est, dit-on, mort des fatigues qu’il a éprouvées, en s’assurant avec trop de détail de la destruction d’un si grand nombre de volumes, ou plutôt de leur transformation en un carton parfaitement blanc, sur lequel aucune trace de la raison humaine n’est restée; la valeur intrinsèque de ce carton, estimée à vingt louis, est le seul dédommagement que le libraire ait obtenu du général ministre. Au moment où l’on anéantissait mon livre à Paris, je reçus à la campagne l’ordre de livrer la copie sur laquelle on l’avait imprimé, et de quitter la France dans les vingt-quatre heures. Je ne connais guère que les conscrits, à qui vingt-quatre heures suffisent pour se mettre en voyage; j’écrivis donc au ministre de la police qu’il me fallait huit jours pour faire venir de l’argent et ma voiture. Voici la lettre qu’il me répondit: POLICE GÉNÉRALE CABINET DU MINISTRE _Paris, 3 octobre 1810._ «J’ai reçu, madame, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Monsieur votre fils a dû vous apprendre que je ne voyais pas d’inconvénients à ce que vous retardassiez votre départ de sept à huit jours: je désire qu’ils suffisent aux arrangements qui vous restent à prendre, parce que je ne puis vous en accorder davantage. «Il ne faut point rechercher la cause de l’ordre que je vous ai signifié dans le silence que vous avez gardé à l’égard de l’empereur dans votre dernier ouvrage, ce serait une erreur; il ne pouvait pas y trouver de place qui fût digne de lui; mais votre exil est une conséquence naturelle de la marche que vous suivez constamment depuis plusieurs années. Il m’a paru que l’air de ce pays-ci ne vous convenait point, et nous n’en sommes pas encore réduits à chercher des modèles dans les peuples que vous admirez. «Votre dernier ouvrage n’est point français; c’est moi qui en ai arrêté l’impression. Je regrette la perte qu’il va faire éprouver au libraire, mais il ne m’est pas possible de le laisser paraître. «Vous savez, madame, qu’il ne vous avait été permis de sortir de Coppet que parce que vous aviez exprimé le désir de passer en Amérique. Si mon prédécesseur vous a laissé habiter le département de Loir-et-Cher, vous n’avez pas dû regarder cette tolérance comme une révocation des dispositions qui avaient été arrêtées à votre égard. Aujourd’hui vous m’obligez à les faire exécuter strictement, et il ne faut vous en prendre qu’à vous-même. «Je mande à M. Corbigny[1] de tenir la main à l’exécution de l’ordre que je lui ai donné, lorsque le délai que je vous accorde sera expiré. «Je suis aux regrets, madame, que vous m’ayez contraint de commencer ma correspondance avec vous par une mesure de rigueur; il m’aurait été plus agréable de n’avoir qu’à vous offrir des témoignages de la haute considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être, «MADAME, «Votre très humble et très obéissant serviteur, _Signé_: LE DUC DE ROVIGO. _Madame de Staël._ «_P.-S._--J’ai des raisons, madame, pour vous indiquer les ports de Lorient, La Rochelle, Bordeaux et Rochefort, comme étant les seuls ports dans lesquels vous pouvez vous embarquer: je vous invite à me faire connaître celui que vous aurez choisi[2]». * * * * * J’ajouterai quelques réflexions à cette lettre déjà, ce me semble, assez curieuse par elle-même.--Il m’a paru, dit le général Savary, que _l’air de ce pays ne vous convenait pas_; quelle gracieuse manière d’annoncer à une femme alors, hélas! mère de trois enfants, à la fille d’un homme qui a servi la France avec tant de foi, qu’on la bannit, à jamais, du lieu de sa naissance, sans qu’il lui soit permis de réclamer d’aucune manière contre une peine réputée la plus cruelle après la condamnation à mort! Il existe un vaudeville français dans lequel un huissier, se vantant de sa politesse envers ceux qu’il conduit en prison, dit: Aussi je suis aimé de tous ceux que j’arrête. Je ne sais si telle était l’intention du général Savary. Il ajoute que _les Français n’en sont pas réduits à prendre pour modèles les peuples que j’admire_. Ces peuples, ce sont les Anglais d’abord, et, à plusieurs égards, les Allemands. Toutefois je ne crois pas qu’on puisse m’accuser de ne pas aimer la France. Je n’ai que trop montré le regret d’un séjour où je conserve tant d’objets d’affection, où ceux qui me sont chers me plaisent tant! Mais de cet attachement peut-être trop vif pour une contrée si brillante et pour ses spirituels habitants, il ne s’ensuivait point qu’il dût m’être interdit d’admirer l’Angleterre. On l’a vue, comme un chevalier armé pour la défense de l’ordre social, préserver l’Europe pendant dix années de l’anarchie, et pendant dix autres du despotisme. Son heureuse constitution fut, au commencement de la révolution, le but des espérances et des efforts des Français; mon âme en est restée où la leur était alors. A mon retour dans la terre de mon père, le préfet de Genève me défendit de m’en éloigner à plus de quatre lieues. Je me permis un jour d’aller jusqu’à dix, dans le simple but d’une promenade; aussitôt les gendarmes coururent après moi, l’on défendit au maître de poste de me donner des chevaux, et l’on eût dit que le salut de l’État dépendait d’une aussi faible existence que la mienne. Je me résignai cependant encore à cet emprisonnement dans toute sa rigueur, quand un dernier coup me le rendit tout à fait insupportable. Quelques-uns de mes amis furent exilés, parce qu’ils avaient eu la générosité de venir me voir; c’en était trop: porter avec soi la contagion du malheur, ne pas oser se rapprocher de ceux qu’on aime, craindre de leur écrire, de prononcer leur nom, être l’objet tour à tour, ou des preuves d’affection qui font trembler pour ceux qui vous les donnent, ou des bassesses raffinées que la terreur inspire, c’était une situation à laquelle il fallait se soustraire si l’on voulait encore vivre! On me disait, pour adoucir mon chagrin, que ces persécutions continuelles étaient une preuve de l’importance qu’on attachait à moi; j’aurais pu répondre que je n’avais mérité Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité. Mais je ne me laissai point aller aux consolations données à mon amour-propre, car je savais qu’il n’est personne maintenant en France, depuis les plus grands jusqu’aux plus petits, qui ne puisse être trouvé digne d’être rendu malheureux. On me tourmenta dans tous les intérêts de ma vie, dans tous les points sensibles de mon caractère, et l’autorité condescendit à se donner la peine de me bien connaître pour mieux me faire souffrir. Ne pouvant donc désarmer cette autorité par le simple sacrifice de mon talent, et résolue à ne lui en pas offrir le servage, je crus sentir au fond de mon cœur ce que m’aurait conseillé mon père, et je partis. Il m’importe, je le crois, de faire connaître au public ce livre calomnié, ce livre, source de tant de peines: et quoique le général Savary m’ait déclaré dans sa lettre que mon ouvrage _n’était pas français_, comme je me garde bien de voir en lui le représentant de la France, c’est aux Français tels que je les ai connus que j’adresserai avec confiance un écrit où j’ai tâché, selon mes forces, de relever la gloire des travaux de l’esprit humain. L’Allemagne, par sa situation géographique, peut être considérée comme le cœur de l’Europe, et la grande association continentale ne saurait retrouver son indépendance que par celle de ce pays. La différence des langues, les limites naturelles, les souvenirs d’une même histoire, tout contribue à créer parmi les hommes ces grands individus qu’on appelle des nations; de certaines proportions leur sont nécessaires pour exister, de certaines qualités les distinguent; et si l’Allemagne était réunie à la France, il s’ensuivrait aussi que la France serait réunie à l’Allemagne, et que les Français de Hambourg, comme les Français de Rome, altéreraient par degrés le caractère des compatriotes de Henri IV: les vaincus, à la longue, modifieraient les vainqueurs, et tous finiraient par y perdre. J’ai dit dans mon ouvrage que les Allemands _n’étaient pas une nation_; et certes ils donnent au monde maintenant d’héroïques démentis à cette crainte. Mais ne voit-on pas cependant quelques pays germaniques s’exposer, en combattant contre leurs compatriotes, au mépris de leurs alliés mêmes, les Français? Ces auxiliaires, dont on hésite à prononcer le nom, comme s’il était temps encore de le cacher à la postérité; ces auxiliaires, dis-je, ne sont conduits ni par l’opinion ni même par l’intérêt, encore moins par l’honneur; mais une peur imprévoyante a précipité leurs gouvernements vers le plus fort, sans réfléchir qu’ils étaient eux-mêmes la cause de cette force devant laquelle ils se prosternaient. Les Espagnols, à qui l’on peut appliquer ce beau vers anglais de Southey: And those who suffer bravely save mankind, _et ceux qui souffrent bravement sauvent l’espèce humaine_; les Espagnols se sont vus réduits à ne posséder que Cadix, et ils n’auraient pas plus consenti alors au joug des étrangers, que depuis qu’ils ont atteint la barrière des Pyrénées, et qu’ils sont défendus par le caractère antique et le génie moderne de lord Wellington. Mais, pour accomplir ces grandes choses, il fallait une persévérance que l’événement ne saurait décourager. Les Allemands ont eu souvent le tort de se laisser convaincre par les revers. Les individus doivent se résigner à la destinée, mais jamais les nations; car ce sont elles qui seules peuvent commander à cette destinée: une volonté de plus, et le malheur serait dompté. La soumission d’un peuple à un autre est contre nature. Qui croirait maintenant à la possibilité d’entamer l’Espagne, la Russie, l’Angleterre, la France? Pourquoi n’en serait-il pas de même de l’Allemagne? Si les Allemands pouvaient encore être asservis, leur infortune déchirerait le cœur; mais on serait toujours tenté de leur dire, comme mademoiselle de Mancini à Louis XIV: _Vous êtes roi, sire, et vous pleurez!_--Vous êtes une nation, et vous pleurez! Le tableau de la littérature et de la philosophie semble bien étranger au moment actuel; cependant il sera peut-être doux à cette pauvre et noble Allemagne de se rappeler ses richesses intellectuelles au milieu des ravages de la guerre. Il y a trois ans que je désignais la Prusse et les pays du Nord qui l’environnent comme _la patrie de la pensée_; en combien d’actions généreuses cette pensée ne s’est-elle pas transformée! ce que les philosophes mettaient en système s’accomplit, et l’indépendance de l’âme fondera celle des États. OBSERVATIONS GÉNÉRALES On peut rapporter l’origine des principales nations de l’Europe à trois grandes races différentes: la race latine, la race germanique, et la race esclavonne. Les Italiens, les Français, les Espagnols et les Portugais ont reçu des Romains leur civilisation et leur langage; les Allemands, les Suisses, les Anglais, les Suédois, les Danois et les Hollandais sont des peuples teutoniques; enfin, parmi les Esclavons, les Polonais et les Russes occupent le premier rang. Les nations dont la culture intellectuelle est d’origine latine, sont plus anciennement civilisées que les autres; elles ont pour la plupart hérité de l’habile sagacité des Romains dans le maniement des affaires de ce monde. Des institutions sociales, fondées sur la religion païenne, ont précédé chez elles l’établissement du christianisme; et quand les peuples du Nord sont venus les conquérir, ces peuples ont adopté, à beaucoup d’égards, les mœurs du pays dont ils étaient les vainqueurs. Ces observations doivent sans doute être modifiées d’après les climats, les gouvernements et les faits de chaque histoire. La puissance ecclésiastique a laissé des traces ineffaçables en Italie. Les longues guerres avec les Arabes ont fortifié les habitudes militaires et l’esprit entreprenant des Espagnols; mais en général cette partie de l’Europe, dont les langues dérivent du latin, et qui a été initiée de bonne heure dans la politique de Rome, porte le caractère d’une vieille civilisation qui, dans l’origine, était païenne. On y trouve moins de penchant pour les idées abstraites que chez les nations germaniques; on s’y entend mieux aux plaisirs et aux intérêts terrestres, et ces peuples, comme leurs instituteurs, les Romains, savent seuls pratiquer l’art de la domination. Les nations germaniques ont presque toujours résisté au joug des Romains; elles ont été civilisées plus tard, et seulement par le christianisme; elles ont passé immédiatement d’une sorte de barbarie à la société chrétienne: les temps de la chevalerie, l’esprit du moyen âge sont leurs souvenirs les plus vifs; et quoique les savants de ces pays aient étudié les auteurs grecs et latins, plus même que ne l’ont fait les nations latines, le génie naturel aux écrivains allemands est d’une couleur ancienne plutôt qu’antique; leur imagination se plaît dans les vieilles tours, dans les créneaux, au milieu des guerriers, des sorcières et des revenants; et les mystères d’une nature rêveuse et solitaire forment le principal charme de leurs poésies. L’analogie qui existe entre les nations teutoniques ne saurait être méconnue. La dignité sociale que les Anglais doivent à leur constitution leur assure, il est vrai, parmi ces nations, une supériorité décidée; néanmoins les mêmes traits de caractère se retrouvent constamment parmi les divers peuples d’origine germanique. L’indépendance et la loyauté signalèrent de tout temps ces peuples; ils ont été toujours bons et fidèles, et c’est à cause de cela même peut-être que leurs écrits portent une empreinte de mélancolie; car il arrive souvent aux nations, comme aux individus, de souffrir pour leurs vertus. La civilisation des Esclavons ayant été plus moderne et plus précipitée que celle des autres peuples, on voit plutôt en eux jusqu’à présent l’imitation que l’originalité: ce qu’ils ont d’européen est français; ce qu’ils ont d’asiatique est trop peu développé pour que leurs écrivains puissent encore manifester le véritable caractère qui leur serait naturel. Il n’y a donc dans l’Europe littéraire que deux grandes divisions très marquées; la littérature imitée des anciens, et celle qui doit sa naissance à l’esprit du moyen âge; la littérature qui, dans son origine, a reçu du paganisme sa couleur et son charme, et la littérature dont l’impulsion et le développement appartiennent à une religion essentiellement spiritualiste. On pourrait dire avec raison que les Français et les Allemands sont aux deux extrémités de la chaîne morale, puisque les uns considèrent les objets extérieurs comme le mobile de toutes les idées, et les autres, les idées comme le mobile de toutes les impressions. Ces deux nations cependant s’accordent assez bien sous les rapports sociaux; mais il n’en est point de plus opposées dans leur système littéraire et philosophique. L’Allemagne intellectuelle n’est presque pas connue de la France: bien peu d’hommes de lettres parmi nous s’en sont occupés. Il est vrai qu’un beaucoup plus grand nombre la juge. Cette agréable légèreté, qui fait prononcer sur ce qu’on ignore, peut avoir de l’élégance quand on parle, mais non quand on écrit. Les Allemands ont le tort de mettre souvent dans la conversation ce qui ne convient qu’aux livres; les Français ont quelquefois aussi celui de mettre dans les livres ce qui ne convient qu’à la conversation; et nous avons tellement épuisé tout ce qui est superficiel que, même pour la grâce, et surtout pour la variété, il faudrait, ce me semble, essayer d’un peu plus de profondeur. J’ai donc cru qu’il pouvait y avoir quelques avantages à faire connaître le pays de l’Europe où l’étude et la méditation ont été portées si loin qu’on peut le considérer comme la patrie de la pensée. Les réflexions que le pays et les livres m’ont suggérées seront partagées en quatre sections. La première traitera de l’Allemagne et des mœurs des Allemands; la seconde, de la littérature et des arts; la troisième, de la philosophie et de la morale; la quatrième, de la religion et de l’enthousiasme. Ces divers sujets se mêlent nécessairement les uns avec les autres. Le caractère national influe sur la littérature; la littérature et la philosophie sur la religion; et l’ensemble peut seul faire connaître en entier chaque partie; mais il fallait cependant se soumettre à une division apparente pour rassembler à la fin tous les rayons dans le même foyer. Je ne me dissimule point que je vais exposer, en littérature comme en philosophie, des opinions étrangères à celles qui règnent en France; mais soit qu’elles paraissent justes ou non, soit qu’on les adopte ou qu’on les combatte, elles donnent toujours à penser. «Car nous n’en sommes pas, j’imagine, à vouloir élever autour de la France littéraire la grande muraille de la Chine, pour empêcher les idées du dehors d’y pénétrer[3]». Il est impossible que les écrivains allemands, ces hommes les plus instruits et les plus méditatifs de l’Europe, ne méritent pas qu’on accorde un moment d’attention à leur littérature et à leur philosophie. On oppose à l’une qu’elle n’est pas de bon goût, et à l’autre qu’elle est pleine de folies. Il se pourrait qu’une littérature ne fût pas conforme à notre législation du bon goût, et qu’elle contînt des idées nouvelles dont nous puissions nous enrichir en les modifiant à notre manière. C’est ainsi que les Grecs nous ont valu Racine, et Shakespeare plusieurs des tragédies de Voltaire. La stérilité dont notre littérature est menacée ferait croire que l’esprit français lui-même a besoin maintenant d’être renouvelé par une sève plus vigoureuse; et comme l’élégance de la société nous préservera toujours de certaines fautes, il nous importe surtout de retrouver la source des grandes beautés. Après avoir repoussé la littérature des Allemands au nom du bon goût, on croit pouvoir aussi se débarrasser de leur philosophie au nom de la raison. Le bon goût et la raison sont des paroles qu’il est toujours agréable de prononcer, même au hasard; mais peut-on de bonne foi se persuader que des écrivains d’une érudition immense, et qui connaissent tous les livres français aussi bien que nous-mêmes, s’occupent depuis vingt années de pures absurdités? Les siècles superstitieux accusent facilement les opinions nouvelles d’impiété, et les siècles incrédules les accusent non moins facilement de folie. Dans le seizième siècle, Galilée a été livré à l’inquisition pour avoir dit que la terre tournait; et dans le dix-huitième, quelques-uns ont voulu faire passer J.-J. Rousseau pour un dévot fanatique. Les opinions qui diffèrent de l’esprit dominant, quel qu’il soit, scandalisent toujours le vulgaire: l’étude et l’examen peuvent seuls donner cette libéralité de jugement, sans laquelle il est impossible d’acquérir des lumières nouvelles, ou de conserver même celles qu’on a; car on se soumet à de certaines idées reçues, non comme à des vérités, mais comme au pouvoir; et c’est ainsi que la raison humaine s’habitue à la servitude, dans le champ même de la littérature et de la philosophie. DE L’ALLEMAGNE PREMIÈRE PARTIE DE L’ALLEMAGNE ET DES MŒURS DES ALLEMANDS. CHAPITRE PREMIER _De l’aspect de l’Allemagne._ La multitude et l’étendue des forêts indiquent une civilisation encore nouvelle: le vieux sol du Midi ne conserve presque plus d’arbres, et le soleil tombe à plomb sur la terre dépouillée par les hommes. L’Allemagne offre encore quelques traces d’une nature non habitée. Depuis les Alpes jusqu’à la mer, entre le Rhin et le Danube, vous voyez un pays couvert de chênes et de sapins, traversé par des fleuves d’une imposante beauté, et coupé par des montagnes dont l’aspect est très pittoresque; mais de vastes bruyères, des sables, des routes souvent négligées, un climat sévère, remplissent d’abord l’âme de tristesse; et ce n’est qu’à la longue qu’on découvre ce qui peut attacher à ce séjour. Le midi de l’Allemagne est très bien cultivé; cependant il y a toujours dans les plus belles contrées de ce pays quelque chose de sérieux, qui fait plutôt penser au travail qu’aux plaisirs, aux vertus des habitants qu’aux charmes de la nature. Les débris des châteaux forts, qu’on aperçoit sur le haut des montagnes, les maisons bâties de terre, les fenêtres étroites, les neiges qui, pendant l’hiver, couvrent des plaines à perte de vue, causent une impression pénible. Je ne sais quoi de silencieux, dans la nature et dans les hommes, resserre d’abord le cœur. Il semble que le temps marche là plus lentement qu’ailleurs, que la végétation ne se presse pas plus dans le sol que les idées dans la tête des hommes, et que les sillons réguliers du laboureur y sont tracés sur une terre pesante. Néanmoins, quand on a surmonté ces sensations irréfléchies, le pays et les habitants offrent à l’observation quelque chose d’intéressant et de poétique: vous sentez que des âmes et des imaginations douces ont embelli ces campagnes. Les grands chemins sont plantés d’arbres fruitiers, placés là pour rafraîchir le voyageur. Les paysages dont le Rhin est entouré sont superbes presque partout; on dirait que ce fleuve est le génie tutélaire de l’Allemagne; ses flots sont purs, rapides et majestueux comme la vie d’un ancien héros: le Danube se divise en plusieurs branches; les ondes de l’Elbe et de la Sprée se troublent facilement par l’orage; le Rhin seul est presque inaltérable. Les contrées qu’il traverse paraissent tout à la fois si sérieuses et si variées, si fertiles et si solitaires, qu’on serait tenté de croire que c’est lui-même qui les a cultivées, et que les hommes d’à présent n’y sont pour rien. Ce fleuve raconte, en passant, les hauts faits des temps jadis, et l’ombre d’Arminius semble errer encore sur ces rivages escarpés. Les monuments gothiques sont les seuls remarquables en Allemagne; ces monuments rappellent les siècles de la chevalerie; dans presque toutes les villes, les musées publics conservent des restes de ces temps-là. On dirait que les habitants du Nord, vainqueurs du monde, en partant de la Germanie, y ont laissé leurs souvenirs sous diverses formes, et que le pays tout entier ressemble au séjour d’un grand peuple qui depuis longtemps l’a quitté. Il y a dans la plupart des arsenaux des villes allemandes, des figures de chevaliers en bois peint, revêtus de leur armure; le casque, le bouclier, les cuissards, les éperons, tout est selon l’ancien usage, et l’on se promène au milieu de ces morts debout, dont les bras levés semblent prêts à frapper leurs adversaires, qui tiennent aussi de même leurs lances en arrêt. Cette image immobile d’actions jadis si vives cause une impression pénible. C’est ainsi qu’après les tremblements de terre on a retrouvé des hommes engloutis qui avaient gardé pendant longtemps encore le dernier geste de leur dernière pensée. L’architecture moderne, en Allemagne, n’offre rien qui mérite d’être cité; mais les villes sont en général bien bâties, et les propriétaires les embellissent avec une sorte de soin plein de bonhomie. Les maisons, dans plusieurs villes, sont peintes en dehors de diverses couleurs: on y voit des figures de saints, des ornements de tout genre, dont le goût n’est assurément pas parfait, mais qui varient l’aspect des habitations et semblent indiquer un désir bienveillant de plaire à ses concitoyens et aux étrangers. L’éclat et la splendeur d’un palais servent à l’amour-propre de celui qui le possède; mais la décoration soignée, la parure et la bonne intention des petites demeures ont quelque chose d’hospitalier. Les jardins sont presque aussi beaux dans quelques parties de l’Allemagne qu’en Angleterre; le luxe des jardins suppose toujours qu’on aime la nature. En Angleterre, des maisons très simples sont bâties au milieu des parcs les plus magnifiques; le propriétaire néglige sa demeure et pare avec soin la campagne. Cette magnificence et cette simplicité réunies n’existent sûrement pas au même degré en Allemagne; cependant, à travers le manque de fortune et l’orgueil féodal, on aperçoit en tout un certain amour du beau qui, tôt ou tard, doit donner du goût et de la grâce, puisqu’il en est la véritable source. Souvent, au milieu des superbes jardins des princes allemands, l’on place des harpes éoliennes près des grottes entourées de fleurs, afin que le vent transporte dans les airs des sons et des parfums tout ensemble. L’imagination des habitants du Nord tâche ainsi de se composer une nature d’Italie; et pendant les jours brillants d’un été rapide, l’on parvient quelquefois à s’y tromper. CHAPITRE II _Des mœurs et du caractère des Allemands._ Quelques traits principaux peuvent seuls convenir également à toute la nation allemande; car les diversités de ce pays sont telles, qu’on ne sait comment réunir sous un même point de vue des religions, des gouvernements, des climats, des peuples mêmes si différents. L’Allemagne du Midi est, à beaucoup d’égards, tout autre que celle du Nord; les villes de commerce ne ressemblent point aux villes célèbres par leurs universités; les petits États diffèrent sensiblement des deux grandes monarchies, la Prusse et l’Autriche. L’Allemagne était une fédération aristocratique; cet empire n’avait point un centre commun de lumières et d’esprit public; il ne formait pas une nation compacte, et le lien manquait au faisceau. Cette division de l’Allemagne, funeste à sa force politique, était cependant très favorable aux essais de tout genre que pouvait tenter le génie et l’imagination. Il y avait une sorte d’anarchie douce et paisible, en fait d’opinions littéraires et métaphysiques, qui permettait à chaque homme le développement entier de sa manière de voir individuelle. Comme il n’existe point de capitale où se rassemble la bonne compagnie de toute l’Allemagne, l’esprit de société y exerce peu de pouvoir; l’empire du goût et l’arme du ridicule y sont sans influence. La plupart des écrivains et des penseurs travaillent dans la solitude, ou seulement entourés d’un petit cercle qu’ils dominent. Ils se laissent aller, chacun séparément, à tout ce que leur inspire une imagination sans contrainte; et si l’on peut apercevoir quelques traces de l’ascendant de la mode en Allemagne, c’est par le désir que chacun éprouve de se montrer tout à fait différent des autres. En France, au contraire, chacun aspire à mériter ce que Montesquieu disait de Voltaire: _Il a plus que personne l’esprit que tout le monde a_. Les écrivains allemands imiteraient plus volontiers encore les étrangers que leurs compatriotes. En littérature, comme en politique, les Allemands ont trop de considération pour les étrangers, et pas assez de préjugés nationaux. C’est une qualité dans les individus que l’abnégation de soi-même et l’estime des autres; mais le patriotisme des nations doit être égoïste. La fierté des Anglais sert puissamment à leur existence politique; la bonne opinion que les Français ont d’eux-mêmes a toujours beaucoup contribué à leur ascendant sur l’Europe; le noble orgueil des Espagnols les a rendus jadis souverains d’une portion du monde. Les Allemands sont Saxons, Prussiens, Bavarois, Autrichiens; mais le caractère germanique, sur lequel devrait se fonder la force de tous, est morcelé comme la terre même qui a tant de différents maîtres. J’examinerai séparément l’Allemagne du Midi et celle du Nord: mais je me bornerai maintenant aux réflexions qui conviennent à la nation entière. Les Allemands ont en général de la sincérité et de la fidélité; ils ne manquent presque jamais à leur parole, et la tromperie leur est étrangère. Si ce défaut s’introduisait jamais en Allemagne, ce ne pourrait être que par l’envie d’imiter les étrangers, de se montrer aussi habile qu’eux, et surtout de n’être pas leur dupe; mais le bon sens et le bon cœur ramèneraient bientôt les Allemands à sentir qu’on n’est fort que par sa propre nature, et que l’habitude de l’honnêteté rend tout à fait incapable, même quand on le veut, de se servir de la ruse. Il faut, pour tirer parti de l’immoralité, être armé tout à fait à la légère, et ne pas porter en soi-même une conscience et des scrupules qui vous arrêtent à moitié chemin, et vous font éprouver d’autant plus vivement le regret d’avoir quitté l’ancienne route, qu’il vous est impossible d’avancer hardiment dans la nouvelle. Il est aisé, je le crois, de démontrer que, sans la morale, tout est hasard et ténèbres. Néanmoins on a vu souvent chez les nations latines une politique singulièrement adroite dans l’art de s’affranchir de tous les devoirs; mais on peut le dire à la gloire de la nation allemande, elle a presque l’incapacité de cette souplesse hardie qui fait plier toutes les vérités pour tous les intérêts, et sacrifie tous les engagements à tous les calculs. Ses défauts, comme ses qualités, la soumettent à l’honorable nécessité de la justice. La puissance du travail et de la réflexion est aussi l’un des traits distinctifs de la nation allemande. Elle est naturellement littéraire et philosophique; toutefois la séparation des classes, qui est plus prononcée en Allemagne que partout ailleurs, parce que la société n’en adoucit pas les nuances, nuit à quelques égards à l’esprit proprement dit. Les nobles y ont trop peu d’idées, et les gens de lettres trop peu d’habitude des affaires. L’esprit est un mélange de la connaissance des choses et des hommes; et la société où l’on agit sans but, et pourtant avec intérêt, est précisément ce qui développe le mieux les facultés les plus opposées. C’est l’imagination, plus que l’esprit, qui caractérise les Allemands. J.-P. Richter, l’un de leurs écrivains les plus distingués, a dit que _l’empire de la mer était aux Anglais, celui de la terre aux Français, et celui de l’air aux Allemands_: en effet, on aurait besoin, en Allemagne, de donner un centre et des bornes à cette éminente faculté de penser, qui s’élève et se perd dans le vague, pénètre et disparaît dans la profondeur, s’anéantit à force d’impartialité, se confond à force d’analyse, enfin manque de certains défauts qui puissent servir de circonscription à ses qualités. On a beaucoup de peine à s’accoutumer, en sortant de France, à la lenteur et à l’inertie du peuple allemand; il ne se presse jamais, il trouve des obstacles à tout; vous entendez dire en Allemagne _c’est impossible_, cent fois contre une en France. Quand il est question d’agir, les Allemands ne savent pas lutter avec les difficultés; et leur respect pour la puissance vient plus encore de ce qu’elle ressemble à la destinée, que d’aucun motif intéressé. Les gens du peuple ont des formes assez grossières, surtout quand on veut heurter leur manière d’être habituelle; ils auraient naturellement, plus que les nobles, cette sainte antipathie pour les mœurs, les coutumes et les langues étrangères, qui fortifie dans tous les pays le lien national. L’argent qu’on leur offre ne dérange pas leur façon d’agir, la peur ne les en détourne pas; ils sont très capables enfin de cette fixité en toutes choses, qui est une excellente donnée pour la morale; car l’homme que la crainte et plus encore l’espérance mettent sans cesse en mouvement, passe aisément d’une opinion à l’autre, quand son intérêt l’exige. Dès que l’on s’élève un peu au-dessus de la dernière classe du peuple en Allemagne, on s’aperçoit aisément de cette vie intime, de cette poésie de l’âme qui caractérise les Allemands. Les habitants des villes et des campagnes, les soldats et les laboureurs, savent presque tous la musique; il m’est arrivé d’entrer dans de pauvres maisons noircies par la fumée de tabac, et d’entendre tout à coup non seulement la maîtresse, mais le maître du logis, improviser sur le clavecin, comme les Italiens improvisent en vers. L’on a soin, presque partout, que, les jours de marché, il y ait des joueurs d’instruments à vent sur le balcon de l’hôtel-de-ville qui domine la place publique: les paysans des environs participent ainsi à la douce jouissance du premier des arts. Les écoliers se promènent dans les rues, le dimanche, en chantant les psaumes en chœur. On raconte que Luther fit souvent partie de ce chœur, dans sa première jeunesse. J’étais à Eisenach, petite ville de Saxe, un jour d’hiver si froid, que les rues mêmes étaient encombrées de neige; je vis une longue suite de jeunes gens en manteau noir, qui traversaient la ville en célébrant les louanges de Dieu. Il n’y avait qu’eux dans la rue, car la rigueur des frimas en écartait tout le monde, et ces voix, presque aussi harmonieuses que celles du midi, en se faisant entendre au milieu d’une nature si sévère, causaient d’autant plus d’attendrissement. Les habitants de la ville n’osaient, par ce froid terrible, ouvrir leurs fenêtres; mais on apercevait, derrière les vitraux, des visages tristes ou sereins, jeunes ou vieux, qui recevaient avec joie les consolations religieuses que leur offrait cette douce mélodie. Les pauvres Bohèmes, alors qu’ils voyagent, suivis de leurs femmes et de leurs enfants, portent sur leur dos une mauvaise harpe, d’un bois grossier, dont ils tirent des sons harmonieux. Ils en jouent quand ils se reposent au pied d’un arbre, sur les grands chemins, ou lorsque auprès des maisons de poste ils tâchent d’intéresser les voyageurs par le concert ambulant de leur famille errante. Les troupeaux, en Autriche, sont gardés par des bergers qui jouent des airs charmants sur des instruments simples et sonores. Ces airs s’accordent parfaitement avec l’impression douce et rêveuse que produit la campagne. La musique instrumentale est aussi généralement cultivée en Allemagne que la musique vocale en Italie; la nature a plus fait à cet égard, comme à tant d’autres, pour l’Italie que pour l’Allemagne; il faut du travail pour la musique instrumentale, tandis que le ciel du Midi suffit pour rendre les voix belles: mais néanmoins les hommes de la classe laborieuse ne pourraient jamais donner à la musique le temps qu’il faut pour l’apprendre, s’ils n’étaient organisés pour la savoir. Les peuples naturellement musiciens reçoivent, par l’harmonie, des sensations et des idées que leur situation rétrécie et leurs occupations vulgaires ne leur permettraient pas de connaître autrement. Les paysannes et les servantes, qui n’ont pas assez d’argent pour se parer, ornent leur tête et leurs bras de quelques fleurs, pour qu’au moins l’imagination ait sa part dans leur vêtement: d’autres un peu plus riches mettent les jours de fête un bonnet d’étoffe d’or d’assez mauvais goût, et qui contraste avec la simplicité du reste de leur costume; mais ce bonnet, que leur mères ont aussi porté, rappelle les anciennes mœurs; et la parure cérémonieuse avec laquelle les femmes du peuple honorent le dimanche a quelque chose de grave qui intéresse en leur faveur. Il faut aussi savoir gré aux Allemands de la bonne volonté qu’ils témoignent par les révérences respectueuses et la politesse remplie de formalités que les étrangers ont si souvent tournées en ridicule. Ils auraient aisément pu remplacer, par des manières froides et indifférentes, la grâce et l’élégance qu’on les accusait de ne pouvoir atteindre: le dédain impose toujours silence à la moquerie; car c’est surtout aux efforts inutiles qu’elle s’attache; mais les caractères bienveillants aiment mieux s’exposer à la plaisanterie que de s’en préserver par l’air hautain et contenu qu’il est si facile à tout le monde de se donner. On est frappé sans cesse, en Allemagne, du contraste qui existe entre les sentiments et les habitudes, entre les talents et les goûts: la civilisation et la nature semblent ne s’être pas encore bien amalgamées ensemble. Quelquefois les hommes très vrais sont affectés dans leurs expressions et dans leur physionomie, comme s’ils avaient quelque chose à cacher: quelquefois au contraire la douceur de l’âme n’empêche pas la rudesse dans les manières: souvent même cette opposition va plus loin encore, et la faiblesse du caractère se fait voir à travers un langage et des formes dures. L’enthousiasme pour les arts et la poésie se réunit à des habitudes assez vulgaires dans la vie sociale. Il n’est point de pays où les hommes de lettres, où les jeunes gens qui étudient dans les universités, connaissent mieux les langues anciennes de l’antiquité; mais il n’en est point toutefois où les usages surannés subsistent plus généralement encore. Les souvenirs de la Grèce, le goût des beaux-arts, semblent y être arrivés par correspondance; mais les institutions féodales, les vieilles coutumes des Germains y sont toujours en honneur, quoique, malheureusement pour la puissance militaire du pays, elles n’y aient plus la même force. Il n’est point d’assemblage plus bizarre que l’aspect guerrier de l’Allemagne entière, les soldats que l’on rencontre à chaque pas, et le genre de vie casanier qu’on y mène. On y craint les fatigues et les intempéries de l’air, comme si la nation n’était composée que de négociants ou d’hommes de lettres; et toutes les institutions cependant tendent et doivent tendre à donner à la nation des habitudes militaires. Quand les peuples du Nord bravent les inconvénients de leur climat, ils s’endurcissent singulièrement contre tous les genres de maux: le soldat russe en est la preuve. Mais quand le climat n’est qu’à demi rigoureux, et qu’il est encore possible d’échapper aux injures du ciel par des précautions domestiques, ces précautions mêmes rendent les hommes plus sensibles aux souffrances physiques de la guerre. Les poêles, la bière et la fumée de tabac forment autour des gens du peuple, en Allemagne, une sorte d’atmosphère lourde et chaude dont ils n’aiment pas à sortir. Cette atmosphère nuit à l’activité, qui est au moins aussi nécessaire à la guerre que le courage; les résolutions sont lentes, le découragement est facile, parce qu’une existence d’ordinaire assez triste ne donne pas beaucoup de confiance dans la fortune. L’habitude d’une manière d’être paisible et réglée prépare si mal aux chances multipliées du hasard, qu’on se soumet plus volontiers à la mort qui vient avec méthode qu’à la vie aventureuse. La démarcation des classes, beaucoup plus positive en Allemagne qu’elle ne l’était en France, devait anéantir l’esprit militaire parmi les bourgeois: cette démarcation n’a dans le fait rien d’offensant; car, je le répète, la bonhomie se mêle à tout en Allemagne, même à l’orgueil aristocratique; et les différences de rang se réduisent à quelques privilèges de cour, à quelques assemblées qui ne donnent pas assez de plaisir pour mériter de grands regrets: rien n’est amer, dans quelque rapport que ce puisse être, lorsque la société, et par elle le ridicule, ont peu de puissance. Les hommes ne peuvent se faire un véritable mal à l’âme que par la fausseté ou la moquerie: dans un pays sérieux et vrai, il y a toujours de la justice et du bonheur. Mais la barrière qui séparait, en Allemagne, les nobles des citoyens, rendait nécessairement la nation entière moins belliqueuse. L’imagination, qui est la qualité dominante de l’Allemagne artiste et littéraire, inspire la crainte du péril, si l’on ne combat pas ce mouvement naturel par l’ascendant de l’opinion et l’exaltation de l’honneur. En France déjà même autrefois, le goût de la guerre était universel; et les gens du peuple risquaient volontiers leur vie, comme un moyen de l’agiter, et d’en sentir moins le poids. C’est une grande question de savoir si les affections domestiques, l’habitude de la réflexion, la douceur même de l’âme, ne portent pas à redouter la mort; mais si toute la force d’un État consiste dans son esprit militaire, il importe d’examiner quelles sont les causes qui ont affaibli cet esprit dans la nation allemande. Trois mobiles principaux conduisent d’ordinaire les hommes au combat: l’amour de la patrie et de la liberté, l’amour de la gloire, et le fanatisme de la religion. Il n’y a point un grand amour pour la patrie dans un empire divisé depuis plusieurs siècles, où les Allemands combattaient contre les Allemands, presque toujours excités par une impulsion étrangère: l’amour de la gloire n’a pas beaucoup de vivacité là où il n’y a point de centre, point de capital, point de société. L’espèce d’impartialité, luxe de la justice, qui caractérise les Allemands, les rend beaucoup plus susceptibles de s’enflammer pour les pensées abstraites que pour les intérêts de la vie; le général qui perd une bataille est plus sûr d’obtenir l’indulgence que celui qui la gagne ne l’est d’être vivement applaudi; entre les succès et les revers, il n’y a pas assez de différence au milieu d’un tel peuple pour animer vivement l’ambition. La religion vit, en Allemagne, au fond des cœurs, mais elle y a maintenant un caractère de rêverie et d’indépendance qui n’inspire pas l’énergie nécessaire aux sentiments exclusifs. Le même isolement d’opinions, d’individus et d’États, si nuisible à la force de l’empire germanique, se retrouve aussi dans la religion: un grand nombre de sectes diverses partagent l’Allemagne; et la religion catholique elle-même, qui, par sa nature, exerce une discipline uniforme et sévère, est interprétée cependant par chacun à sa manière. Le lien politique et social des peuples, un même gouvernement, un même culte, les mêmes lois, les mêmes intérêts, une littérature classique, une opinion dominante, rien de tout cela n’existe chez les Allemands; chaque État en est plus indépendant, chaque science mieux cultivée; mais la nation entière est tellement subdivisée, qu’on ne sait à quelle partie de l’empire ce nom même de nation doit être accordé. L’amour de la liberté n’est point développé chez les Allemands; ils n’ont appris ni par la jouissance, ni par la privation, le prix qu’on peut y attacher. Il y a plusieurs exemples de gouvernements fédératifs qui donnent à l’esprit public autant de force que l’unité dans le gouvernement; mais ce sont des associations d’États égaux et de citoyens libres. La fédération allemande était composée de forts et de faibles, de citoyens et de serfs, de rivaux et même d’ennemis; c’étaient d’anciens éléments combinés par les circonstances, et respectés par les hommes. La nation est persévérante et juste; et son équité et sa loyauté empêchent qu’aucune institution, fût-elle vicieuse, ne puisse y faire de mal. Louis de Bavière, partant pour l’armée, confia l’administration de ses États à son rival, Frédéric le Beau, alors son prisonnier, et il se trouva bien de cette confiance qui, dans ce temps, n’étonna personne. Avec de telles vertus, on ne craignait pas les inconvénients de la faiblesse, ou de la complication des lois; la probité des individus y suppléait. L’indépendance même dont on jouissait en Allemagne, sous presque tous les rapports, rendait les Allemands indifférents à la liberté: l’indépendance est un bien, la liberté une garantie; et précisément parce que personne n’était froissé en Allemagne, ni dans ses droits, ni dans ses jouissances, on ne sentait pas le besoin d’un ordre de choses qui maintînt ce bonheur. Les tribunaux de l’empire promettaient une justice sûre, quoique lente, contre tout acte arbitraire; et la modération des souverains et la sagesse de leurs peuples ne donnaient presque jamais lieu à des réclamations: on ne croyait donc pas avoir besoin de fortifications constitutionnelles, quand on ne voyait point d’agresseurs. On a raison de s’étonner que le code féodal ait subsisté presque sans altération parmi des hommes si éclairés; mais comme dans l’exécution de ces lois défectueuses en elles-mêmes il n’y avait point d’injustice, l’égalité dans l’application consolait de l’inégalité dans le principe. Les vieilles chartes, les anciens privilèges de chaque ville, toute cette histoire de famille qui fait le charme et la gloire des petits États, était singulièrement chère aux Allemands; mais ils négligeaient la grande puissance nationale qu’il importait tant de fonder, au milieu des colosses européens. Les Allemands, à quelques exceptions près, sont peu capables de réussir dans tout ce qui exige de l’adresse et de l’habileté: tout les inquiète, tout les embarrasse, et ils ont autant besoin de méthode dans les actions que d’indépendance dans les idées. Les Français, au contraire, considèrent les actions avec la liberté de l’art, et les idées avec l’asservissement de l’usage. Les Allemands, qui ne peuvent souffrir le joug des règles en littérature, voudraient que tout leur fût tracé d’avance en fait de conduite. Ils ne savent pas traiter avec les hommes; et moins on leur donne à cet égard l’occasion de se décider par eux-mêmes, plus ils sont satisfaits. Les institutions politiques peuvent seules former le caractère d’une nation; la nature du gouvernement de l’Allemagne était presque en opposition avec les lumières philosophiques des Allemands. De là vient qu’ils réunissent la plus grande audace de pensée au caractère le plus obéissant. La prééminence de l’état militaire et les distinctions de rang les ont accoutumés à la soumission la plus exacte dans les rapports de la vie sociale; ce n’est pas servilité, c’est régularité chez eux que l’obéissance; ils sont scrupuleux dans l’accomplissement des ordres qu’ils reçoivent, comme si tout ordre était un devoir. Les hommes éclairés de l’Allemagne se disputent avec vivacité le domaine des spéculations, et ne souffrent dans ce genre aucune entrave; mais ils abandonnent assez volontiers aux puissants de la terre tout le réel de la vie. «Ce réel, si dédaigné par eux, trouve pourtant des acquéreurs qui portent ensuite le trouble et la gêne dans l’empire même de l’imagination[4]». L’esprit des Allemands et leur caractère paraissent n’avoir aucune communication ensemble: l’un ne peut souffrir de bornes, l’autre se soumet à tous les jougs; l’un est très entreprenant, l’autre très timide; enfin, les lumières de l’un donnent rarement de la force à l’autre, et cela s’explique facilement. L’étendue des connaissances dans les temps modernes ne fait qu’affaiblir le caractère, quand il n’est pas fortifié par l’habitude des affaires et l’exercice de la volonté. Tout voir et tout comprendre est une grande raison d’incertitude; et l’énergie de l’action ne se développe que dans ces contrées libres et puissantes, où les sentiments patriotiques sont dans l’âme comme le sang dans les veines, et ne se glacent qu’avec la vie[5]. CHAPITRE III _Les femmes._ La nature et la société donnent aux femmes une grande habitude de souffrir, et l’on ne saurait nier, ce me semble, que de nos jours elles ne vaillent, en général, mieux que les hommes. Dans une époque où le mal universel est l’égoïsme, les hommes, auxquels tous les intérêts positifs se rapportent, doivent avoir moins de générosité, moins de sensibilité que les femmes; elles ne tiennent à la vie que par les liens du cœur, et lorsqu’elles s’égarent, c’est encore par un sentiment qu’elles sont entraînées: leur personnalité est toujours à deux, tandis que celle de l’homme n’a que lui-même pour but. On leur rend hommage par les affections qu’elles inspirent, mais celles qu’elles accordent sont presque toujours des sacrifices. La plus belle des vertus, le dévouement, est leur jouissance et leur destinée; nul bonheur ne peut exister pour elles que par le reflet de la gloire et des prospérités d’un autre: enfin, vivre hors de soi-même, soit par les idées, soit par les sentiments, soit surtout par les vertus, donne à l’âme un sentiment habituel d’élévation. Dans les pays où les hommes sont appelés par les institutions politiques à exercer toutes les vertus militaires et civiles qu’inspire l’amour de la patrie, ils reprennent la supériorité qui leur appartient; ils rentrent avec éclat dans leurs droits de maîtres du monde: mais lorsqu’ils sont condamnés de quelque manière à l’oisiveté, ou à la servitude, ils tombent d’autant plus bas qu’ils devaient s’élever plus haut. La destinée des femmes reste toujours la même, c’est leur âme seule qui la fait, les circonstances politiques n’y influent en rien. Lorsque les hommes ne savent pas, ou ne peuvent pas employer dignement et noblement leur vie, la nature se venge sur eux des dons mêmes qu’ils en ont reçus; l’activité du corps ne sert plus qu’à la paresse de l’esprit, la force de l’âme devient de la rudesse; et le jour se passe dans des exercices et des amusements vulgaires, les chevaux, la chasse, les festins, qui conviendraient comme délassement, mais qui abrutissent comme occupations. Pendant ce temps, les femmes cultivent leur esprit, et le sentiment et la rêverie conservent dans leur âme l’image de tout ce qui est noble et beau. Les femmes allemandes ont un charme qui leur est tout à fait particulier, un son de voix touchant, des cheveux blonds, un teint éblouissant; elles sont modestes, mais moins timides que les Anglaises; on voit qu’elles ont rencontré moins souvent des hommes qui leur fussent supérieurs, et qu’elles ont d’ailleurs moins à craindre les jugements sévères du public. Elles cherchent à plaire par la sensibilité, à intéresser par l’imagination; la langue de la poésie et des beaux-arts leur est connue; elles font de la coquetterie avec de l’enthousiasme, comme on en fait en France avec de l’esprit et de la plaisanterie. La loyauté parfaite qui distingue le caractère des Allemands rend l’amour moins dangereux pour le bonheur des femmes, et peut-être s’approchent-elles de ce sentiment avec plus de confiance, parce qu’il est revêtu de couleurs romanesques, et que le dédain et l’infidélité y sont moins à redouter qu’ailleurs. L’amour est une religion en Allemagne, mais une religion poétique, qui tolère trop volontiers tout ce que la sensibilité peut excuser. On ne saurait le nier, la facilité du divorce, dans les provinces protestantes, porte atteinte à la sainteté du mariage. On y change aussi paisiblement d’époux que s’il s’agissait d’arranger les incidents d’un drame; le bon naturel des hommes et des femmes fait qu’on ne mêle point d’amertume à ces faciles ruptures, et, comme il y a chez les Allemands plus d’imagination que de vraie passion, les événements les plus bizarres s’y passent avec une tranquillité singulière; cependant, c’est ainsi que les mœurs et le caractère perdent toute consistance; l’esprit paradoxal ébranle les institutions les plus sacrées, et l’on n’y a sur aucun sujet des règles assez fixes. On peut se moquer avec raison des ridicules de quelques femmes allemandes, qui s’exaltent sans cesse jusqu’à l’affectation, et dont les doucereuses expressions effacent tout ce que l’esprit et le caractère peuvent avoir de piquant et de prononcé; elles ne sont pas franches, sans pourtant être fausses; seulement elles ne voient ni ne jugent rien avec vérité, et les événements réels passent devant leurs yeux comme de la fantasmagorie. Quand il leur arrive d’être légères, elles conservent encore la teinte de _sentimentalité_ qui est en honneur dans leur pays. Une femme allemande disait avec une expression mélancolique: «Je ne sais à quoi cela tient, mais les absents me passent de l’âme». Une Française aurait exprimé cette idée plus gaîment, mais le fond eût été le même. Ces ridicules, qui font exception, n’empêchent pas que parmi les femmes allemandes il n’y en ait beaucoup dont les sentiments sont vrais et les manières simples. Leur éducation soignée et la pureté d’âme qui leur est naturelle, rendent l’empire qu’elles exercent doux et soutenu; elles vous inspirent chaque jour plus d’intérêt pour tout ce qui est grand et généreux, plus de confiance dans tous les genres d’espoir, et savent repousser l’aride ironie qui souffle un vent de mort sur les jouissances du cœur. Néanmoins on trouve très rarement chez les Allemandes la rapidité d’esprit qui anime l’entretien et met en mouvement toutes les idées; ce genre de plaisir ne se rencontre guère que dans les sociétés de Paris les plus piquantes et les plus spirituelles. Il faut l’élite d’une capitale française pour donner ce rare amusement: partout ailleurs on ne trouve d’ordinaire que de l’éloquence en public, ou du charme dans l’intimité. La conversation, comme talent, n’existe qu’en France; dans les autres pays, elle ne sert qu’à la politesse, à la discussion ou à l’amitié: en France, c’est un art auquel l’imagination et l’âme sont sans doute fort nécessaires, mais qui a pourtant aussi, quand on le veut, des secrets pour suppléer à l’absence de l’une et de l’autre. CHAPITRE IV _De l’influence de l’esprit de chevalerie sur l’amour et l’honneur._ La chevalerie est pour les modernes ce que les temps héroïques étaient pour les anciens; tous les nobles souvenirs des nations européennes s’y rattachent. A toutes les grandes époques de l’histoire, les hommes ont eu pour principe universel d’action un enthousiasme quelconque. Ceux qu’on appelait des héros, dans les siècles les plus reculés, avaient pour but de civiliser la terre; les traditions confuses qui nous les représentent comme domptant les monstres des forêts, font sans doute allusion aux premiers périls dont la société naissante était menacée, et dont les soutiens de son organisation encore nouvelle la préservaient. Vint ensuite l’enthousiasme de la patrie: il inspira tout ce qui s’est fait de grand et de beau chez les Grecs et chez les Romains: cet enthousiasme s’affaiblit quand il n’y eut plus de patrie, et peu de siècles après la chevalerie lui succéda. La chevalerie consistait dans la défense du faible, dans la loyauté des combats, dans le mépris de la ruse, dans cette charité chrétienne qui cherchait à mêler l’humanité même à la guerre, dans tous les sentiments enfin qui substituèrent le culte de l’honneur à l’esprit féroce des armes. C’est dans le Nord que la chevalerie prit naissance, mais c’est dans le midi de la France qu’elle s’est embellie par le charme de la poésie et de l’amour. Les Germains avaient de tout temps respecté les femmes, mais ce furent les Français qui cherchèrent à leur plaire; les Allemands avaient aussi leurs chanteurs d’amour (_Minnesinger_), mais rien ne peut être comparé à nos trouvères et à nos troubadours; et c’était peut-être à cette source que nous devions puiser une littérature vraiment nationale. L’esprit de la mythologie du Nord avait beaucoup plus de rapport que le paganisme des anciens Gaulois avec le christianisme, et néanmoins il n’est point de pays où les chrétiens aient été de plus nobles chevaliers, et les chevaliers de meilleurs chrétiens qu’en France. Les croisades réunirent les gentilshommes de tous les pays, et firent de l’esprit de chevalerie comme une sorte de patriotisme européen, qui remplissait du même sentiment toutes les âmes. Le régime féodal, cette institution politique triste et sévère, mais qui consolidait, à quelques égards, l’esprit de la chevalerie, en le transformant en lois, le régime féodal, dis-je, s’est maintenu en Allemagne jusqu’à nos jours: il a été détruit en France par le cardinal de Richelieu, et, depuis cette époque jusqu’à la Révolution, les Français ont tout à fait manqué d’une source d’enthousiasme. Je sais qu’on dira que l’amour de leurs rois en était une; mais en supposant qu’un tel sentiment pût suffire à une nation, il tient tellement à la personne même du souverain, que pendant le règne du régent et de Louis XV, il eût été difficile, je pense, qu’il fît faire rien de grand aux Français. L’esprit de chevalerie, qui brillait encore par étincelles sous Louis XIV, s’éteignit après lui, et fut remplacé, comme le dit un historien piquant et spirituel[6], par _l’esprit de fatuité_, qui lui est entièrement opposé. Loin de protéger les femmes, la fatuité cherche à les perdre; loin de dédaigner la ruse, elle s’en sert contre ces êtres faibles qu’elle s’enorgueillit de tromper, et met la profanation dans l’amour à la place du culte. Le courage même, qui servait jadis de garant à la loyauté, ne fut plus qu’un moyen brillant de s’en affranchir; car il n’importait pas d’être vrai, mais il fallait seulement tuer en duel celui qui aurait prétendu qu’on ne l’était pas; et l’empire de la société, dans le grand monde, fit disparaître la plupart des vertus de la chevalerie. La France se trouvait alors sans aucun genre d’enthousiasme; et comme il en faut un aux nations pour ne pas se corrompre et se dissoudre, c’est sans doute ce besoin naturel qui tourna, dès le milieu du dernier siècle, tous les esprits vers l’amour de la liberté. La marche philosophique du genre humain paraît donc devoir se diviser en quatre ères différentes: les temps héroïques, qui fondèrent la civilisation; le patriotisme, qui fit la gloire de l’antiquité; la chevalerie, qui fut la religion guerrière de l’Europe; et l’amour de la liberté, dont l’histoire a commencé vers l’époque de la réformation. L’Allemagne, si l’on en excepte quelques cours avides d’imiter la France, ne fut point atteinte par la fatuité, l’immoralité et l’incrédulité, qui, depuis la régence, avaient altéré le caractère naturel des Français. La féodalité conservait encore chez les Allemands des maximes de chevalerie. On s’y battait en duel, il est vrai, moins souvent qu’en France, parce que la nation germanique n’est pas aussi vive que la nation française, et que toutes les classes du peuple ne participent pas, comme en France, au sentiment de la bravoure; mais l’opinion publique était plus sévère en général sur tout ce qui tenait à la probité. Si un homme avait manqué de quelque manière aux lois de la morale, dix duels par jour ne l’auraient relevé dans l’estime de personne. On a vu beaucoup d’hommes de bonne compagnie, en France, qui, accusés d’une action condamnable, répondaient: _Il se peut que cela soit mal, mais personne, du moins, n’osera me le dire en face._ Il n’y a point de propos qui suppose une plus grande dépravation; car où en serait la société humaine, s’il suffisait de se tuer les uns les autres pour avoir le droit de se faire d’ailleurs tout le mal possible; de manquer à sa parole, de mentir, pourvu qu’on n’osât pas vous dire: «Vous en avez menti»; enfin, de séparer la loyauté de la bravoure, et de transformer le courage en un moyen d’impunité sociale? Depuis que l’esprit chevaleresque s’était éteint en France, depuis qu’il n’y avait plus de Godefroy, de Saint Louis, de Bayard qui protégeassent la faiblesse, et se crussent liés par une parole comme par des chaînes indissolubles, j’oserai dire, contre l’opinion reçue, que la France a peut-être été, de tous les pays du monde, celui où les femmes étaient le moins heureuses par le cœur. On appelait la France le paradis des femmes, parce qu’elles y jouissaient d’une grande liberté; mais cette liberté même venait de la facilité avec laquelle on se détachait d’elles. Le Turc qui renferme sa femme, lui prouve au moins par là qu’elle est nécessaire à son bonheur: l’homme à bonnes fortunes, tel que le dernier siècle nous en a fourni tant d’exemples, choisit les femmes pour victimes de sa vanité; et cette vanité ne consiste pas seulement à les séduire, mais à les abandonner. Il faut qu’il puisse indiquer avec des paroles légères et inattaquables en elles-mêmes, que telle femme l’a aimé et qu’il ne s’en soucie plus. «Mon amour-propre me crie: _Fais-la mourir de chagrin_», disait un ami du baron de Bezenval, et cet ami lui parut très regrettable, quand une mort prématurée l’empêcha de suivre ce beau dessein. _On se lasse de tout, mon ange_, écrit M. de La Clos, dans un roman qui fait frémir par les raffinements d’immoralité qu’il décèle. Enfin, dans ces temps où l’on prétendait que l’amour régnait en France, il me semble que la galanterie mettait les femmes, pour ainsi dire, hors la loi. Quand leur règne d’un moment était passé, il n’y avait pour elles ni générosité, ni reconnaissance, ni même pitié. L’on contrefaisait les accents de l’amour pour les faire tomber dans le piège, comme le crocodile qui imite la voix des enfants pour attirer leurs mères. Louis XIV, si vanté par sa galanterie chevaleresque, ne se montra-t-il pas le plus dur des hommes, dans sa conduite envers la femme dont il avait été le plus aimé, madame de La Vallière? Les détails qu’on en lit dans les mémoires de Madame sont affreux. Il navra de douleur l’âme infortunée qui n’avait respiré que pour lui, et vingt années de larmes au pied de la croix purent à peine cicatriser les blessures que le cruel dédain du monarque avait faites. Rien n’est si barbare que la vanité; et comme la société, le bon ton, la mode, le succès, mettent singulièrement en jeu cette vanité, il n’est aucun pays où le bonheur des femmes soit plus en danger que celui où tout dépend de ce qu’on appelle l’opinion, et où chacun apprend des autres ce qu’il est de bon goût de sentir. Il faut l’avouer, les femmes ont fini par prendre part à l’immoralité qui détruisait leur véritable empire: en valant moins, elles ont moins souffert. Cependant, à quelques exceptions près, la vertu des femmes dépend toujours de la conduite des hommes. La prétendue légèreté des femmes vient de ce qu’elles ont peur d’être abandonnées: elles se précipitent dans la honte par crainte de l’outrage. L’amour est une passion beaucoup plus sérieuse en Allemagne qu’en France. La poésie, les beaux-arts, la philosophie même, et la religion, ont fait de ce sentiment un culte terrestre qui répand un noble charme sur la vie. Il n’y a point eu dans ce pays, comme en France, des écrits licencieux qui circulaient dans toutes les classes, et détruisaient le sentiment chez les gens du monde, et la moralité chez les gens du peuple. Les Allemands ont cependant, il faut en convenir, plus d’imagination que de sensibilité; et leur loyauté seule répond de leur constance. Les Français, en général, respectent les devoirs positifs; les Allemands se croient plus engagés par les affections que par les devoirs. Ce que nous avons dit sur la facilité du divorce en est la preuve; chez eux l’amour est plus sacré que le mariage. C’est par une honorable délicatesse, sans doute, qu’ils sont surtout fidèles aux promesses que les lois ne garantissent pas: mais celles que les lois garantissent sont plus importantes pour l’ordre social. L’esprit de chevalerie règne encore chez les Allemands, pour ainsi dire passivement; ils sont incapables de tromper, et leur loyauté se retrouve dans tous les rapports intimes; mais cette énergie sévère, qui commandait aux hommes tant de sacrifices, aux femmes tant de vertus, et faisait de la vie entière une œuvre sainte où dominait toujours la même pensée, cette énergie chevaleresque des temps jadis n’a laissé dans l’Allemagne qu’une empreinte effacée. Rien de grand ne s’y fera désormais que par l’impulsion libérale qui a succédé dans l’Europe à la chevalerie. CHAPITRE V _De l’Allemagne méridionale._ Il était assez généralement reconnu qu’il n’y avait de littérature que dans le nord de l’Allemagne, et que les habitants du midi se livraient aux jouissances de la vie physique, pendant que les contrées septentrionales goûtaient plus exclusivement celles de l’âme. Beaucoup d’hommes de génie sont nés dans le midi, mais ils se sont formés dans le nord. On trouve non loin de la Baltique les plus beaux établissements, les savants et les hommes de lettres les plus distingués; et depuis Weimar jusqu’à Kœnigsberg, depuis Kœnigsberg jusqu’à Copenhague, les brouillards et les frimas semblent l’élément naturel des hommes d’une imagination forte et profonde. Il n’est point de pays qui ait plus besoin que l’Allemagne de s’occuper de littérature; car la société y offrant peu de charmes, et les individus n’ayant pas pour la plupart cette grâce et cette vivacité que donne la nature dans les pays chauds, il en résulte que les Allemands ne sont aimables que quand ils sont supérieurs, et qu’il leur faut du génie pour avoir beaucoup d’esprit. La Franconie, la Souabe et la Bavière, avant la réunion illustre de l’académie actuelle à Munich, étaient des pays singulièrement lourds et monotones: point d’arts, la musique exceptée, peu de littérature; un accent rude qui se prêtait difficilement à la prononciation des langues latines; point de société; de grandes réunions qui ressemblaient à des cérémonies plutôt qu’à des plaisirs; une politesse obséquieuse envers une aristocratie sans élégance; de la bonté, de la loyauté dans toutes les classes; mais une certaine raideur souriante, qui ôte tout à la fois l’aisance et la dignité. On ne doit donc pas s’étonner des jugements qu’on a portés, des plaisanteries qu’on a faites sur l’ennui de l’Allemagne. Il n’y a que les villes littéraires qui puissent vraiment intéresser, dans un pays où la société n’est rien, et la nature peu de chose. On aurait peut-être cultivé les lettres dans le midi de l’Allemagne avec autant de succès que dans le nord, si les souverains avaient mis à ce genre d’étude un véritable intérêt; cependant, il faut en convenir, les climats tempérés sont plus propres à la société qu’à la poésie. Lorsque le climat n’est ni sévère ni beau, quand on vit sans avoir rien à craindre ni à espérer du ciel, on ne s’occupe guère que des intérêts positifs de l’existence. Ce sont les délices du Midi, ou les rigueurs du Nord, qui ébranlent fortement l’imagination. Soit qu’on lutte contre la nature ou qu’on s’enivre de ses dons, la puissance de la création n’en est pas moins forte, et réveille en nous le sentiment des beaux-arts, ou l’instinct des mystères de l’âme. L’Allemagne méridionale, tempérée sous tous les rapports, se maintient dans un état de bien-être monotone, singulièrement nuisible à l’activité des affaires comme à celle de la pensée. Le plus vif désir des habitants de cette contrée paisible et féconde, c’est de continuer à exister comme ils existent; et que fait-on avec ce seul désir? Il ne suffit pas même pour conserver ce dont on se contente. CHAPITRE VI _De l’Autriche_[7]. Les littérateurs du nord de l’Allemagne ont accusé l’Autriche de négliger les sciences et les lettres; on a même fort exagéré l’espèce de gêne que la censure y établissait. S’il n’y a pas eu de grands hommes dans la carrière littéraire en Autriche, ce n’est pas autant à la contrainte qu’au manque d’émulation qu’il faut l’attribuer. C’est un pays si calme, un pays où l’aisance est si tranquillement assurée à toutes les classes de citoyens, qu’on n’y pense pas beaucoup aux jouissances intellectuelles. On y fait plus pour le devoir que pour la gloire; les récompenses de l’opinion y sont si ternes, et ses punitions si douces, que, sans le mobile de la conscience, il n’y aurait pas de raison pour agir vivement dans aucun sens. Les exploits militaires devaient être l’intérêt principal des habitants d’une monarchie qui s’est illustrée par des guerres continuelles; et cependant la nation autrichienne s’était tellement livrée au repos et aux douceurs de la vie, que les événements publics eux-mêmes n’y faisaient pas grand bruit, jusqu’au moment où ils pouvaient réveiller le patriotisme; et ce sentiment est calme dans un pays où il n’y a que du bonheur. L’on trouve en Autriche beaucoup de choses excellentes, mais peu d’hommes vraiment supérieurs, car il n’y est pas fort utile de valoir mieux qu’un autre; on n’est pas envié pour cela, mais oublié, ce qui décourage encore plus. L’ambition persiste dans le désir d’obtenir des places, le génie se lasse de lui-même; le génie, au milieu de la société, est une douleur, une fièvre intérieure, dont il faudrait se faire traiter comme d’un mal, si les récompenses de la gloire n’en adoucissaient pas les peines. En Autriche et dans le reste de l’Allemagne, on plaide toujours par écrit, et jamais à haute voix. Les prédicateurs sont suivis, parce qu’on observe les pratiques de religion; mais ils n’attirent point par leur éloquence; les spectacles sont extrêmement négligés, surtout la tragédie. L’administration est conduite avec beaucoup de sagesse et de justice; mais il y a tant de méthode en tout, qu’à peine si l’on peut s’apercevoir de l’influence des hommes. Les affaires se traitent d’après un certain ordre de numéros que rien au monde ne dérange. Des règles invariables en décident, et tout se passe dans un silence profond; ce silence n’est pas l’effet de la terreur, car, que peut-on craindre dans un pays où les vertus du monarque et les principes de l’équité dirigent tout? mais le profond repos des esprits comme des âmes ôte tout intérêt à la parole. Le crime ou le génie, l’intolérance ou l’enthousiasme, les passions ou l’héroïsme ne troublent ni n’exaltent l’existence. Le cabinet autrichien a passé dans le dernier siècle pour très astucieux; ce qui ne s’accorde guère avec le caractère allemand en général; mais souvent on prend pour une politique profonde ce qui n’est que l’alternative de l’ambition et de la faiblesse. L’histoire attribue presque toujours aux individus comme aux gouvernements plus de combinaison qu’ils n’en ont eu. L’Autriche, réunissant dans son sein des peuples très divers, tels que les Bohêmes, les Hongrois, etc., n’a point cette unité si nécessaire à une monarchie; néanmoins la grande modération des maîtres de l’État a fait depuis longtemps un lien pour tous de l’attachement à un seul. L’empereur d’Allemagne était tout à la fois souverain de son propre pays, et chef constitutionnel de l’empire. Sous ce dernier rapport, il avait à ménager des intérêts divers et des lois établies, et prenait, comme magistrat impérial, une habitude de justice et de prudence qu’il reportait ensuite dans le gouvernement de ses États héréditaires. La nation bohême et hongroise, les Tyroliens et les Flamands, qui composaient autrefois la monarchie, ont tous plus de vivacité naturelle que les véritables Autrichiens; ceux-ci s’occupent sans cesse de l’art de modérer, au lieu de celui d’encourager. Un gouvernement équitable, une terre fertile, une nation riche et sage, tout devait leur faire croire qu’il ne fallait que se maintenir pour être bien, et qu’on n’avait besoin en aucun genre du secours extraordinaire des talents supérieurs. On peut s’en passer en effet dans les temps paisibles de l’histoire; mais que faire sans eux dans les grandes luttes? L’esprit du catholicisme qui dominait à Vienne, quoique toujours avec sagesse, avait pourtant écarté, sous le règne de Marie-Thérèse, ce qu’on appelait les lumières du dix-huitième siècle. Joseph II vint ensuite, et prodigua toutes ces lumières à un État qui n’était préparé ni au bien ni au mal qu’elles peuvent faire. Il réussit momentanément dans ce qu’il voulait, parce qu’il ne rencontra point en Autriche de passion vive, ni pour ni contre ses désirs; «mais après sa mort il ne resta rien de ce qu’il avait établi[8]», parce que rien ne dure que ce qui vient progressivement. L’industrie, le bien vivre et les jouissances domestiques sont les intérêts principaux de l’Autriche; malgré la gloire qu’elle s’est acquise par la persévérance et la valeur de ses troupes, l’esprit militaire n’a pas vraiment pénétré dans toutes les classes de la nation. Ses armées sont pour elle comme des forteresses ambulantes, mais il n’y a guère plus d’émulation dans cette carrière que dans toutes les autres; les officiers les plus probes sont en même temps les plus braves; ils y ont d’autant plus de mérite, qu’il en résulte rarement pour eux un avancement brillant et rapide. On se fait presque un scrupule en Autriche de favoriser les hommes supérieurs, et l’on aurait pu croire quelquefois que le gouvernement voulait pousser l’équité plus loin que la nature, et traiter d’une égale manière le talent et la médiocrité. L’absence d’émulation a sans doute un avantage, c’est qu’elle apaise la vanité; mais souvent aussi la fierté même s’en ressent, et l’on finit par n’avoir plus qu’un orgueil commode, auquel l’extérieur seul suffit en tout. C’était aussi, ce me semble, un mauvais système que d’interdire l’entrée des livres étrangers. Si l’on pouvait conserver dans un pays l’énergie du treizième et du quatorzième siècle, en le garantissant des écrits du dix-huitième, ce serait peut-être un grand bien; mais comme il faut nécessairement que les opinions et les lumières de l’Europe pénètrent au milieu d’une monarchie qui est au centre même de cette Europe, c’est un inconvénient de ne les y laisser arriver qu’à demi; car ce sont les plus mauvais écrits qui se font jour. Les livres remplis de plaisanteries immorales et de principes égoïstes amusent le vulgaire, et sont toujours connus de lui: et les lois prohibitives n’ont tout leur effet que contre les ouvrages philosophiques, qui élèvent l’âme et étendent les idées. La contrainte que ces lois imposent est précisément ce qu’il faut pour favoriser la paresse de l’esprit, mais non pour conserver l’innocence du cœur. Dans un pays où tout mouvement est difficile; dans un pays où tout inspire une tranquillité profonde, le plus léger obstacle suffit pour ne rien faire, pour ne rien écrire, et, si l’on le veut même, pour ne rien penser. Qu’y a-t-il de mieux que le bonheur? dira-t-on. Il faut savoir néanmoins ce qu’on entend par ce mot. Le bonheur consiste-t-il dans les facultés qu’on développe, ou dans celles qu’on étouffe? Sans doute un gouvernement est toujours digne d’estime, quand il n’abuse point de son pouvoir, et ne sacrifie jamais la justice à son intérêt; mais la félicité du sommeil est trompeuse; de grands revers peuvent la troubler; et pour tenir plus aisément et plus doucement les rênes, il ne faut pas engourdir les coursiers. Une nation peut très facilement se contenter des biens communs de la vie, le repos et l’aisance; et des penseurs superficiels prétendront que tout l’art social se borne à donner au peuple ces biens. Il en faut pourtant de plus nobles pour se croire une patrie. Le sentiment patriotique se compose des souvenirs que les grands hommes ont laissés, de l’admiration qu’inspirent les chefs-d’œuvre du génie national, enfin de l’amour que l’on ressent pour les institutions, la religion et la gloire de son pays. Toutes ces richesses de l’âme sont les seules que ravirait un joug étranger; mais si l’on s’en tenait uniquement aux jouissances matérielles, le même sol, quel que fut son maître, ne pourrait-il pas toujours les procurer? L’on craignait à tort, dans le dernier siècle, en Autriche, que la culture des lettres n’affaiblît l’esprit militaire. Rodolphe de Habsbourg détacha de son cou la chaîne d’or qu’il portait, pour en décorer un poète alors célèbre. Maximilien fit écrire un poème sous sa dictée. Charles-Quint savait et cultivait presque toutes les langues. Il y avait jadis sur la plupart des trônes de l’Europe des souverains instruits dans tous les genres, et qui trouvaient dans les connaissances littéraires une nouvelle source de grandeur d’âme. Ce ne sont ni les lettres ni les sciences qui nuiront jamais à l’énergie du caractère. L’éloquence rend plus brave, la bravoure rend plus éloquent; tout ce qui fait battre le cœur pour une idée généreuse, double la véritable force de l’homme, sa volonté: mais l’égoïsme systématique, dans lequel on comprend quelquefois sa famille comme un appendice de soi-même, mais la philosophie, vulgaire au fond, quelque élégante qu’elle soit dans les formes, qui porte à dédaigner tout ce qu’on appelle des illusions, c’est-à-dire le dévouement et l’enthousiasme; voilà le genre de lumière redoutable pour les vertus nationales, voilà celles cependant que la censure ne saurait écarter d’un pays entouré par l’atmosphère du dix-huitième siècle: l’on ne peut échapper à ce qu’il y a de pervers dans les écrits qu’en laissant arriver de toutes parts ce qu’ils contiennent de grand et de libre. On défendait à Vienne de représenter Don Carlos, parce qu’on ne voulait pas y tolérer son amour pour Elisabeth. Dans Jeanne d’Arc, de Schiller, on faisait d’Agnès Sorel la femme légitime de Charles VII. Il n’était pas permis à la bibliothèque publique de donner à lire l’Esprit des Lois: mais, au milieu de cette gêne, les romans de Crébillon circulaient dans les mains de tout le monde; les ouvrages licencieux entraient, les ouvrages sérieux étaient seuls arrêtés. Le mal que peuvent faire les mauvais livres n’est corrigé que par les bons; les inconvénients des lumières ne sont évités que par un plus haut degré de lumières. Il y a deux routes à prendre en toutes choses: retrancher ce qui est dangereux, ou donner des forces nouvelles pour y résister. Le second moyen est le seul qui convienne à l’époque où nous vivons; car l’innocence ne pouvant être de nos jours la compagne de l’ignorance, celle-ci ne fait que du mal. Tant de paroles ont été dites, tant de sophismes répétés, qu’il faut beaucoup savoir pour bien juger, et les temps sont passés où l’on s’en tenait en fait d’idées au patrimoine de ses pères. On doit donc songer, non à repousser les lumières, mais à les rendre complètes, pour que leurs rayons brisés ne présentent point de fausses lueurs. Un gouvernement ne saurait prétendre à dérober à une grande nation la connaissance de l’esprit qui règne dans son siècle; cet esprit renferme des éléments de force et de grandeur dont on peut user avec succès quand on ne craint pas d’aborder hardiment toutes les questions: on trouve alors dans les vérités éternelles des ressources contre les erreurs passagères, et dans la liberté même le maintien de l’ordre et l’accroissement de la puissance. CHAPITRE VII _Vienne._ Vienne est située dans une plaine, au milieu de plusieurs collines pittoresques. Le Danube, qui la traverse et l’entoure, se partage en diverses branches qui forment des îles fort agréables; mais le fleuve lui-même perd de sa dignité dans tous ces détours, et il ne produit pas l’impression que promet son antique renommée. Vienne est une vieille ville assez petite, mais environnée de faubourgs très spacieux; on prétend que la ville, renfermée dans les fortifications, n’est pas plus grande qu’elle ne l’était quand Richard Cœur de Lion fut mis en prison non loin de ses portes. Les rues y sont étroites comme en Italie; les palais rappellent un peu ceux de Florence; enfin rien n’y ressemble au reste de l’Allemagne, si ce n’est quelques édifices gothiques qui retracent le moyen âge à l’imagination. Le premier de ces édifices est la tour de Saint-Étienne: elle s’élève au-dessus de toutes les églises de Vienne, et domine majestueusement la bonne et paisible ville dont elle a vu passer les générations et la gloire. Il fallut deux siècles, dit-on, pour achever cette tour, commencée en 1100; toute l’histoire d’Autriche s’y rattache de quelque manière. Aucun édifice ne peut être aussi patriotique qu’une église; c’est le seul dans lequel toutes les classes de la nation se réunissent, le seul qui rappelle non seulement les événements publics, mais les pensées secrètes, les affections intimes que les chefs et les citoyens ont apportées dans son enceinte. Le temple de la divinité semble présent comme elle aux siècles écoulés. Le tombeau du prince Eugène est le seul qui, depuis longtemps, ait été placé dans cette église; il y attend d’autres héros. Comme je m’en approchais, je vis attaché à l’une des colonnes qui l’entourent un petit papier sur lequel il était écrit _qu’une jeune femme demandait qu’on priât pour elle pendant sa maladie_. Le nom de cette jeune femme n’était point indiqué; c’était un être malheureux qui s’adressait à des êtres inconnus, non pour des secours, mais pour des prières; et tout cela se passait à côté d’un illustre mort qui avait pitié peut-être aussi du pauvre vivant. C’est un usage pieux des catholiques, et que nous devrions imiter, de laisser les églises toujours ouvertes; il y a tant de moments où l’on éprouve le besoin de cet asile! et jamais on n’y entre sans ressentir une émotion qui fait du bien à l’âme, et lui rend, comme par une ablution sainte, sa force et sa pureté. Il n’est point de grande ville qui n’ait un édifice, une promenade, une merveille quelconque de l’art ou de la nature, à laquelle les souvenirs de l’enfance se rattachent. Il me semble que le _Prater_ doit avoir pour les habitants de Vienne un charme de ce genre; on ne trouve nulle part, si près d’une capitale, une promenade qui puisse faire jouir ainsi des beautés d’une nature tout à la fois agreste et soignée. Une forêt majestueuse se prolonge jusqu’aux bords du Danube: l’on voit de loin des troupeaux de cerfs traverser la prairie; ils reviennent chaque matin; ils s’enfuient chaque soir, quand l’affluence des promeneurs trouble leur solitude. Le spectacle qui n’a lieu à Paris que trois jours de l’année, sur la route de Longchamp, se renouvelle constamment à Vienne, dans la belle saison. C’est une coutume italienne que cette promenade de tous les jours à la même heure. Une telle régularité serait impossible dans un pays où les plaisirs sont aussi variés qu’à Paris; mais les Viennois, quoi qu’il arrive, pourraient difficilement s’en déshabituer. Il faut convenir que c’est un coup d’œil charmant que toute cette nation citadine réunie sous l’ombrage d’arbres magnifiques, et sur les gazons dont le Danube entretient la verdure. La bonne compagnie en voiture, le peuple à pied; se rassemblent là chaque soir. Dans ce sage pays, l’on traite les plaisirs comme les devoirs, et l’on a de même l’avantage de ne s’en lasser jamais, quelque uniformes qu’ils soient. On porte dans la dissipation autant d’exactitude que dans les affaires, et l’on perd son temps aussi méthodiquement qu’on l’emploie. Si vous entrez dans une des redoutes où il y a des bals pour les bourgeois, les jours de fêtes, vous verrez des hommes et des femmes exécuter gravement, l’un vis-à-vis de l’autre, les pas d’un menuet dont ils se sont imposé l’amusement; la foule sépare souvent le couple dansant, et cependant il continue, comme s’il dansait pour l’acquit de sa conscience; chacun des deux va tout seul à droite et à gauche, en avant, en arrière, sans s’embarrasser de l’autre, qui figure aussi scrupuleusement, de son côté: de temps en temps seulement ils poussent un petit cri de joie, et rentrent tout de suite après dans le sérieux de leur plaisir. C’est surtout au Prater qu’on est frappé de l’aisance et de la prospérité du peuple de Vienne. Cette ville a la réputation de consommer en nourriture plus que toute autre ville d’une population égale, et ce genre de supériorité un peu vulgaire ne lui est pas contesté. On voit des familles entières de bourgeois et d’artisans, qui partent à cinq heures du soir pour aller au Prater faire un goûter champêtre aussi substantiel que le dîner d’un autre pays, et l’argent qu’ils peuvent dépenser là prouve assez combien ils sont laborieux et doucement gouvernés. Le soir, des milliers d’hommes reviennent, tenant par la main leurs femmes et leurs enfants; aucun désordre, aucune querelle ne trouble cette multitude dont on entend à peine la voix, tant sa joie est silencieuse! Ce silence cependant ne vient d’aucune disposition triste de l’âme, c’est plutôt un certain bien-être physique, qui, dans le midi de l’Allemagne, fait rêver aux sensations, comme dans le nord aux idées. L’existence végétative du midi de l’Allemagne a quelques rapports avec l’existence contemplative du nord: il y a du repos, de la paresse et de la réflexion dans l’une et l’autre. Si vous supposiez une aussi nombreuse réunion de Parisiens dans un même lieu, l’air étincellerait de bon mots, de plaisanteries, de disputes, et jamais un Français n’aurait un plaisir où l’amour-propre ne pût se faire place de quelque manière. Les grands seigneurs se promènent avec des chevaux et des voitures très magnifiques et de fort bon goût; tout leur amusement consiste à reconnaître dans une allée du Prater ceux qu’ils viennent de quitter dans un salon; mais la diversité des objets empêche de suivre aucune pensée, et la plupart des hommes se complaisent à dissiper ainsi les réflexions qui les importunent. Ces grands seigneurs de Vienne, les plus illustres et les plus riches de l’Europe, n’abusent d’aucun de leurs avantages; ils laissent de misérables fiacres arrêter leurs brillants équipages. L’empereur et ses frères se rangent tranquillement aussi à la file, et veulent être considérés, dans leurs amusements, comme de simples particuliers; ils n’usent de leurs droits que quand ils remplissent leurs devoirs. L’on aperçoit souvent au milieu de toute cette foule des costumes orientaux, hongrois et polonais qui réveillent l’imagination, et de distance en distance une musique harmonieuse donne à ce rassemblement l’air d’une fête paisible, où chacun jouit de soi-même sans s’inquiéter de son voisin. Jamais on ne rencontre un mendiant au milieu de cette réunion, on n’en voit point à Vienne; les établissements de charité sont administrés avec beaucoup d’ordre et de libéralité; la bienfaisance particulière et publique est dirigée avec un grand esprit de justice, et le peuple lui-même, ayant en générai plus d’industrie et d’intelligence commerciale que dans le reste de l’Allemagne, conduit bien sa propre destinée. Il y a très peu d’exemples en Autriche de crimes qui méritent la mort; tout enfin dans ce pays porte l’empreinte d’un gouvernement paternel, sage et religieux. Les bases de l’édifice social sont bonnes et respectables, mais il y manque «un faîte et des colonnes, pour que la gloire et le génie puissent y avoir un temple[9]». J’étais à Vienne, en 1808, lorsque l’empereur François II épousa sa cousine germaine, la fille de l’archiduc de Milan et de l’archiduchesse Béatrix, la dernière princesse de cette maison d’Este que l’Arioste et le Tasse ont tant célébrée. L’archiduc Ferdinand et sa noble épouse se sont vus tous les deux privés de leurs États par les vicissitudes de la guerre, et la jeune impératrice, élevée «dans ces temps cruels[10]» réunissait sur sa tête le double intérêt de la grandeur et de l’infortune. C’était une union que l’inclination avait déterminée, et dans laquelle aucune convenance politique n’était entrée, bien que l’on ne pût en contracter une plus honorable. On éprouvait à la fois des sentiments de sympathie et de respect pour les affections de famille qui rapprochaient ce mariage de nous, et pour le rang illustre qui l’en éloignait. Un jeune prince, archevêque de Waizen, donnait la bénédiction nuptiale à sa sœur et à son souverain; la mère de l’impératrice, dont les vertus et les lumières exercent le plus puissant empire sur ses enfants, devint en un instant sujette de sa fille, et marchait derrière elle avec un mélange de déférence et de dignité, qui rappelait tout à la fois les droits de la couronne et ceux de la nature. Les frères de l’empereur et de l’impératrice, tous employés dans l’armée ou dans l’administration, tous, dans des degrés différents, également voués au bien public, l’accompagnaient à l’autel, et l’église était remplie par les grands de l’État, les femmes, les filles et les mères des plus anciens gentilshommes de la noblesse teutonique. On n’avait rien fait de nouveau pour la fête; il suffisait à sa pompe de montrer ce que chacun possédait. Les parures mêmes des femmes étaient héréditaires, et les diamants substitués dans chaque famille consacraient les souvenirs du passé à l’ornement de la jeunesse: les temps anciens étaient présents à tout, et l’on jouissait d’une magnificence que les siècles avaient préparée, mais qui ne coûtait point de nouveaux sacrifices au peuple. Les amusements qui succédèrent à la consécration du mariage avaient presque autant de dignité que la cérémonie elle-même. Ce n’est point ainsi que les particuliers doivent donner des fêtes, mais il convient peut-être de retrouver dans tout ce que font les rois l’empreinte sévère de leur auguste destinée. Non loin de cette église, autour de laquelle les canons et les fanfares annonçaient l’alliance renouvelée de la maison d’Este avec la maison d’Habsbourg, l’on voit l’asile qui renferme depuis deux siècles les tombeaux des empereurs d’Autriche et de leur famille. C’est là, dans le caveau des capucins, que Marie-Thérèse, pendant trente années, entendait la messe en présence même du sépulcre qu’elle avait fait préparer pour elle, à côté de son époux. Cette illustre Marie-Thérèse avait tant souffert dans les premiers jours de sa jeunesse, que le pieux sentiment de l’instabilité de la vie ne la quitta jamais, au milieu même de ses grandeurs. Il y a beaucoup d’exemples d’une dévotion sérieuse et constante parmi les souverains de la terre; comme ils n’obéissent qu’à la mort, son irrésistible pouvoir les frappe davantage. Les difficultés de la vie se placent entre nous et la tombe; tout est aplani pour les rois jusqu’au terme, et cela même le rend plus visible à leurs yeux. Les fêtes conduisent naturellement à réfléchir sur les tombeaux; de tout temps la poésie s’est plu à rapprocher ces images, et le sort aussi est un terrible poète qui ne les a que trop souvent réunies. CHAPITRE VIII _De la Société._ Les riches et les nobles n’habitent presque jamais les faubourgs de Vienne, et l’on est rapproché les uns des autres comme dans une petite ville, quoique l’on y ait d’ailleurs tous les avantages d’une grande capitale. Ces faciles communications, au milieu des jouissances de la fortune et du luxe, rendent la vie habituelle très commode, et le cadre de la société, si l’on peut s’exprimer ainsi, c’est-à-dire les habitudes, les usages et les manières, sont extrêmement agréables. On parle dans l’étranger de l’étiquette sévère et de l’orgueil aristocratique des grands seigneurs autrichiens; cette accusation n’est pas fondée; il y a de la simplicité, de la politesse, et surtout de la loyauté dans la bonne compagnie de Vienne; et le même esprit de justice et de régularité qui dirige les affaires importantes se retrouve encore dans les plus petites circonstances. On y est fidèle à des invitations de dîner et de souper, comme on le serait à des engagements essentiels; et les faux airs qui font consister l’élégance dans le mépris des égards ne s’y sont point introduits. Cependant l’un des principaux désavantages de la société de Vienne, c’est que les nobles et les hommes de lettres ne se mêlent point ensemble. L’orgueil des nobles n’en est pas la cause; mais comme on ne compte pas beaucoup d’écrivains distingués à Vienne, et qu’on y lit assez peu, chacun vit dans sa coterie, parce qu’il n’y a que des coteries au milieu d’un pays où les idées générales et les intérêts publics ont si peu d’occasion de se développer. Il résulte de cette séparation des classes que les gens de lettres manquent de grâce, et que les gens du monde acquièrent rarement de l’instruction. L’exactitude de la politesse, qui est à quelques égards une vertu, puisqu’elle exige souvent des sacrifices, a introduit dans Vienne les plus ennuyeux usages possibles. Toute la bonne compagnie se transporte en masse d’un salon à l’autre, trois ou quatre fois par semaine. On perd un certain temps pour la toilette nécessaire dans ces grandes réunions; on en perd dans la rue, on en perd sur les escaliers, en attendant que le tour de sa voiture arrive, on en perd en restant trois heures à table; et il est impossible, dans ces assemblées nombreuses, de rien entendre qui sorte du cercle des phrases convenues. C’est une habile invention de la médiocrité pour annuler les facultés de l’esprit que cette exhibition journalière de tous les individus les uns aux autres. S’il était reconnu qu’il faut considérer la pensée comme une maladie contre laquelle un régime régulier est nécessaire, on ne saurait rien imaginer de mieux qu’un genre de distraction à la fois étourdissant et insipide: une telle distraction ne permet de suivre aucune idée, et transforme le langage en un gazouillement qui peut être appris aux hommes comme à des oiseaux. J’ai vu représenter à Vienne une pièce dans laquelle Arlequin arrivait revêtu d’une grande robe et d’une magnifique perruque, et tout à coup il s’escamotait lui-même, laissait debout sa robe et sa perruque pour figurer à sa place, et s’en allait vivre ailleurs; on serait tenté de proposer ce tour de passe-passe à ceux qui fréquentent les grandes assemblées. On n’y va point pour rencontrer l’objet auquel on désirerait de plaire; la sévérité des mœurs et la tranquillité de l’âme concentrent, en Autriche, les affections au sein de sa famille. On n’y va point par ambition, car tout se passe avec tant de régularité dans ce pays, que l’intrigue y a peu de prise, et ce n’est pas d’ailleurs au milieu de la société qu’elle pourrait trouver à s’exercer. Ces visites et ces cercles sont imaginés pour que tous fassent la même chose à la même heure; on préfère ainsi l’ennui qu’on partage avec ses semblables à l’amusement qu’on serait forcé de se créer chez soi. Les grandes assemblées, les grands dîners ont aussi lieu dans d’autres villes; mais comme on y rencontre d’ordinaire tous les individus remarquables du pays où l’on est, il y a plus de moyens d’échapper à ces formules de conversation, qui, dans de semblables réunions, succèdent aux révérences, et les continuent en paroles. La société ne sert point en Autriche, comme en France, à développer l’esprit ni à l’animer; elle ne laisse dans la tête que du bruit et du vide: aussi les hommes les plus spirituels du pays ont-ils soin, pour la plupart, de s’en éloigner; les femmes seules y paraissent, et l’on est étonné de l’esprit qu’elles ont, malgré le genre de vie qu’elles mènent. Les étrangers apprécient l’agrément de leur entretien; mais ce qu’on rencontre le moins dans les salons de la capitale de l’Allemagne, ce sont des Allemands. L’on peut se plaire dans la société de Vienne, par la sûreté, l’élégance et la noblesse des manières que les femmes y font régner; mais il y manque quelque chose à dire, quelque chose à faire, un but, un intérêt. On voudrait que le jour fût différent de la veille, sans que pourtant cette variété brisât la chaîne des affections et des habitudes. La monotonie, dans la retraite, tranquillise l’âme; la monotonie, dans le grand monde, fatigue l’esprit. CHAPITRE IX _Des étrangers qui veulent imiter l’esprit français._ La destruction de l’esprit féodal et de l’ancienne vie de château qui en était la conséquence, a introduit beaucoup de loisir parmi les nobles; ce loisir leur a rendu très nécessaire l’amusement de la société; et comme les Français sont passés maîtres dans l’art de causer, ils se sont rendus souverains de l’opinion européenne, ou plutôt de la mode, qui contrefait si bien l’opinion. Depuis le règne de Louis XIV, toute la bonne compagnie du continent, l’Espagne et l’Italie exceptées, a mis son amour-propre dans l’imitation des Français. En Angleterre, il existe un objet constant de conversation, les intérêts politiques, qui sont les intérêts de chacun et de tous; dans le Midi il n’y a point de société: le soleil, l’amour et les beaux-arts remplissent la vie. A Paris, on s’entretient assez généralement de littérature; et les spectacles, qui se renouvellent sans cesse, donnent lieu à des observations ingénieuses et spirituelles. Mais dans la plupart des autres grandes villes, le seul sujet dont on ait l’occasion de parler, ce sont des anecdotes et des observations journalières sur les personnes dont la bonne compagnie se compose. C’est un commérage ennobli par les grands noms qu’on prononce, mais qui a pourtant le même fond que celui des gens du peuple; car à l’élégance des formes près, ils parlent également tout le jour sur leurs voisins et sur leurs voisines. L’objet vraiment libéral de la conversation, ce sont les idées et les faits d’un intérêt universel. La médisance habituelle, dont le loisir des salons et la stérilité de l’esprit font une espèce de nécessité, peut être plus ou moins modifiée par la bonté du caractère; mais il en reste toujours assez pour qu’à chaque pas, à chaque mot, on entende autour de soi le bourdonnement des petits propos qui pourraient, comme les mouches, inquiéter même le lion. En France, on se sert de la terrible arme du ridicule pour se combattre mutuellement et conquérir le terrain sur lequel on espère des succès d’amour-propre; ailleurs un certain bavardage indolent use l’esprit, et décourage des efforts énergiques, dans quelque genre que ce puisse être. Un entretien aimable, alors même qu’il porte sur des riens, et que la grâce seule des expressions en fait le charme, cause encore beaucoup de plaisir; on peut l’affirmer sans impertinence, les Français sont presque seuls capables de ce genre d’entretien. C’est un exercice dangereux, mais piquant, dans lequel il faut se jouer de tous les sujets, comme d’une balle lancée qui doit revenir à temps dans la main du joueur. Les étrangers, quand ils veulent imiter les Français, affectent plus d’immoralité, et sont plus frivoles qu’eux, de peur que le sérieux ne manque de grâce, et que les sentiments ou les pensées n’aient pas l’accent parisien. Les Autrichiens, en général, ont tout à la fois trop de raideur et de sincérité pour rechercher les manières d’être étrangères. Cependant ils ne sont pas encore assez Allemands, ils ne connaissent pas assez la littérature allemande; on croit trop à Vienne qu’il est de bon goût de ne parler que français; tandis que la gloire et même l’agrément de chaque pays consistent toujours dans le caractère et l’esprit national. Les Français ont fait peur à l’Europe, mais surtout à l’Allemagne, par leur habileté dans l’art de saisir et de montrer le ridicule: il y avait je ne sais quelle puissance magique dans le mot d’élégance et de grâce, qui irritait singulièrement l’amour-propre. On dirait que les sentiments, les actions, la vie enfin, devaient, avant tout, être soumis à cette législation très subtile de l’usage du monde, qui est comme un traité entre l’amour-propre des individus et celui de la société même, un traité dans lequel les vanités respectives se sont fait une constitution républicaine, où l’ostracisme s’exerce contre tout ce qui est fort et prononcé. Ces formes, ces convenances légères en apparence, et despotiques dans le fond, disposent de l’existence entière; elles ont miné par degrés l’amour, l’enthousiasme, la religion, tout, hors l’égoïsme, que l’ironie ne peut atteindre, parce qu’il ne s’expose qu’au blâme et non à la moquerie. L’esprit allemand s’accorde beaucoup moins que tout autre avec cette frivolité calculée; il est presque nul à la superficie; il a besoin d’approfondir pour comprendre; il ne saisit rien au vol, et les Allemands auraient beau, ce qui certes serait bien dommage, se désabuser des qualités et des sentiments dont ils sont doués, que la perte du fond ne les rendrait pas plus légers dans les formes, et qu’ils seraient plutôt des Allemands sans mérite que des Français aimables. Il ne faut pas en conclure pour cela que la grâce leur soit interdite; l’imagination et la sensibilité leur en donnent, quand ils se livrent à leurs dispositions naturelles. Leur gaieté, et ils en ont, surtout en Autriche, n’a pas le moindre rapport avec la gaieté française; les farces tyroliennes, qui amusent à Vienne les grands seigneurs comme le peuple, ressemblent beaucoup plus à la bouffonnerie des Italiens qu’à la moquerie des Français. Elles consistent dans des scènes comiques fortement caractérisées, et qui représentent la nature humaine avec vérité, mais non la société avec finesse. Toutefois cette gaieté, telle qu’elle est, vaut encore mieux que l’imitation d’une grâce étrangère: on peut très bien se passer de cette grâce, mais en ce genre la perfection seule est quelque chose. «L’ascendant des manières des Français a préparé peut-être les étrangers à les croire invincibles. Il n’y a qu’un moyen de résister à cet ascendant: ce sont des habitudes et des mœurs nationales très décidées[11]». Dès qu’on cherche à ressembler aux Français, ils l’emportent en tout sur tous. Les Anglais, ne redoutant point le ridicule que les Français savent si bien donner, se sont avisés quelquefois de retourner la moquerie contre ses maîtres; et loin que les manières anglaises parussent disgracieuses, même en France, les Français tant imités imitaient à leur tour, et l’Angleterre a été pendant longtemps aussi à la mode à Paris que Paris partout ailleurs. Les Allemands pourraient se créer une société d’un genre très instructif, et tout à fait analogue à leurs goûts et à leur caractère. Vienne, étant la capitale de l’Allemagne, celle où l’on trouve le plus facilement réuni tout ce qui fait l’agrément de la vie, aurait pu rendre sous ce rapport de grands services à l’esprit allemand, si les étrangers n’avaient pas dominé presque exclusivement la bonne compagnie. La plupart des Autrichiens, qui ne savaient pas se prêter à la langue et aux coutumes françaises, ne vivaient point du tout dans le monde; il en résultait qu’ils ne s’adoucissaient point par l’entretien des femmes, et restaient à la fois timides et rudes, dédaignant tout ce qu’on appelle la grâce, et craignant cependant en secret d’en manquer: sous prétexte des occupations militaires, ils ne cultivaient point leur esprit, et ils négligeaient souvent ces occupations mêmes, parce qu’ils n’entendaient jamais rien qui pût leur faire sentir le prix et le charme de la gloire. Ils croyaient se montrer bons Allemands en s’éloignant d’une société où les étrangers seuls avaient l’avantage, et jamais ils ne songeaient à s’en former une capable de développer leur esprit et leur âme. Les Polonais et les Russes, qui faisaient le charme de la société de Vienne, ne parlaient que français, et contribuaient à en écarter la langue allemande. Les Polonaises ont des manières très séduisantes; elles mêlent l’imagination orientale à la souplesse et à la vivacité de l’esprit français. Néanmoins, même chez les nations esclavones, les plus flexibles de toutes, l’imitation du genre français est très souvent fatigante: les vers français des Polonais et des Russes ressemblent, à quelques exceptions près, aux vers latins du moyen âge. Une langue étrangère est toujours, sous beaucoup de rapports, une langue morte. Les vers français sont à la fois ce qu’il y a de plus facile et de plus difficile à faire. Lier l’un à l’autre des hémistiches si bien accoutumés à se trouver ensemble, ce n’est qu’un travail de mémoire; mais il faut avoir respiré l’air d’un pays, pensé, joui, souffert dans sa langue, pour peindre en poésie ce qu’on éprouve. Les étrangers, qui mettent avant tout leur amour-propre à parler correctement le français, n’osent pas juger nos écrivains autrement que les autorités littéraires ne les jugent, de peur de passer pour ne pas les comprendre. Ils vantent le style plus que les idées, parce que les idées appartiennent à toutes les nations, et que les Français seuls sont juges du style dans leur langue. Si vous rencontrez un vrai Français, vous trouvez du plaisir à parler avec lui sur la littérature française; vous vous sentez chez vous, et vous vous entretenez de vos affaires ensemble; mais un étranger _francisé_ ne se permet pas une opinion ni une phrase qui ne soit orthodoxe, et le plus souvent c’est une vieille orthodoxie qu’il prend pour l’opinion du jour. L’on en est encore, dans plusieurs pays du Nord, aux anecdotes de la cour de Louis XIV. Les étrangers, imitateurs des Français, racontent les querelles de mademoiselle de Fontanges et de madame de Montespan, avec un détail qui serait fatigant quand il s’agirait d’un événement de la veille. Cette érudition de boudoir, cet attachement opiniâtre à quelques idées reçues, parce qu’on ne saurait pas trop comment renouveler sa provision en ce genre, tout cela est fastidieux et même nuisible; car la véritable force d’un pays, c’est son caractère naturel; et l’imitation des étrangers, sous quelque rapport que ce soit, est un défaut de patriotisme. Les Français hommes d’esprit, lorsqu’ils voyagent, n’aiment point à rencontrer parmi les étrangers l’esprit français, et recherchent surtout les hommes qui réunissent l’originalité nationale à l’originalité individuelle. Les marchandes de modes, en France, envoient aux colonies, dans l’Allemagne et dans le Nord, ce qu’elles appellent vulgairement _le fonds de boutique_; et cependant elles recherchent avec le plus grand soin les habits nationaux de ces mêmes pays, et les regardent avec raison comme des modèles très élégants. Ce qui est vrai pour la parure l’est également pour l’esprit. Nous avons une cargaison de madrigaux, de calembours, de vaudevilles, que nous faisons passer à l’étranger, quand on n’en fait plus rien en France; mais les Français eux-mêmes n’estiment, dans les littératures étrangères, que les beautés indigènes. Il n’y a point de nature, point de vie dans l’imitation: et l’on pourrait appliquer, en général, à tous ces esprits, à tous ces ouvrages imités du français, l’éloge que Roland, dans l’Arioste, fait de sa jument qu’il traîne après lui: _Elle réunit_, dit-il, _toutes les qualités imaginables, mais elle a pourtant un défaut, c’est qu’elle est morte_. CHAPITRE X _De la sottise dédaigneuse et de la médiocrité bienveillante._ En tout pays, la supériorité d’esprit et d’âme est fort rare, et c’est par cela même qu’elle conserve le nom de supériorité; ainsi donc, pour juger du caractère d’une nation, c’est la masse commune qu’il faut examiner. Les gens de génie sont toujours compatriotes entre eux; mais pour sentir vraiment la différence des Français et des Allemands, l’on doit s’attacher à connaître la multitude dont les deux nations se composent. Un Français sait encore parler lors même qu’il n’a point d’idées; un Allemand en a toujours dans sa tête un peu plus qu’il n’en saurait exprimer. On peut s’amuser avec un Français, même quand il manque d’esprit. Il vous raconte tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a vu, le bien qu’il pense de lui, les éloges qu’il a reçus, les grands seigneurs qu’il connaît, les succès qu’il espère. Un Allemand, s’il ne pense pas, ne peut rien dire, et s’embarrasse dans les formes qu’il voudrait rendre polies, et qui mettent mal à l’aise les autres et lui. La sottise, en France, est animée, mais dédaigneuse. Elle se vante de ne pas comprendre, pour peu qu’on exige d’elle quelque attention, et croit nuire à ce qu’elle n’entend pas, en affirmant que c’est obscur. L’opinion du pays étant que le succès décide de tout, les sots mêmes, en qualité de spectateurs, croient influer sur le mérite intrinsèque des choses, en ne les applaudissant pas, et se donner ainsi plus d’importance. Les hommes médiocres, en Allemagne, au contraire, sont pleins de bonne volonté; ils rougiraient de ne pouvoir s’élever à la hauteur des pensées d’un écrivain célèbre; et loin de se considérer comme juges, ils aspirent à devenir disciples. Il y a sur chaque sujet tant de phrases toutes faites en France, qu’un sot, avec leur secours, parle quelque temps assez bien, et ressemble même momentanément à un homme d’esprit; en Allemagne, un ignorant n’oserait énoncer son avis sur rien avec confiance, car aucune opinion n’étant admise comme incontestable, on ne peut en avancer aucune sans être en état de la défendre; aussi les gens médiocres sont-ils pour la plupart silencieux, et ne répandent-ils d’autre agrément dans la société que celui d’une bienveillance aimable. En Allemagne, les hommes distingués seuls savent causer, tandis qu’en France tout le monde s’en tire. Les hommes supérieurs en France sont indulgents, les hommes supérieurs en Allemagne sont très sévères; mais en revanche les sots chez les Français sont dénigrants et jaloux, et les Allemands, quelque bornés qu’ils soient, savent encore se montrer encourageants et admirateurs. Les idées qui circulent en Allemagne sur divers sujets sont nouvelles et souvent bizarres; il arrive de là que ceux qui les répètent paraissent avoir pendant quelque temps une sorte de profondeur usurpée. En France, c’est par les manières qu’on fait illusion sur ce qu’on vaut. Ces manières sont agréables, mais uniformes, et la discipline du bon ton achève de leur ôter ce qu’elles pourraient avoir de varié. Un homme d’esprit me racontait qu’un soir, dans un bal masqué, il passa devant une glace, et que, ne sachant comment se distinguer lui-même, au milieu de tous ceux qui portaient un domino pareil au sien, il se fit un signe de tête pour se reconnaître; on en peut dire autant de la parure que l’esprit revêt dans le monde; on se confond presque avec les autres, tant le caractère véritable de chacun se montre peu! La sottise se trouve bien de cette confusion, et voudrait en profiter pour contester le vrai mérite. La bêtise et la sottise diffèrent essentiellement en ceci, que les bêtes se soumettent volontiers à la nature, et que les sots se flattent toujours de dominer la société. CHAPITRE XI _De l’esprit de conversation._ En Orient, quand on n’a rien à se dire, on fume du tabac de rose ensemble, et de temps en temps on se salue les bras croisés sur la poitrine, pour se donner un témoignage d’amitié; mais dans l’Occident on a voulu se parler tout le jour, et le foyer de l’âme s’est souvent dissipé dans ces entretiens où l’amour-propre est sans cesse en mouvement pour faire effet tout de suite, et selon le goût du moment et du cercle où l’on se trouve. Il me semble reconnu que Paris est la ville du monde où l’esprit et le goût de la conversation sont le plus généralement répandus; et ce qu’on appelle le mal du pays, ce regret indéfinissable de la patrie, qui est indépendant des amis même qu’on y a laissés, s’applique particulièrement à ce plaisir de causer, que les Français ne retrouvent nulle part au même degré que chez eux. Volney raconte que des Français émigrés voulaient, pendant la révolution, établir une colonie et défricher des terres en Amérique; mais de temps en temps ils quittaient toutes leurs occupations pour aller, disaient-ils, _causer à la ville_; et cette ville, la Nouvelle-Orléans, était à six cents lieues de leur demeure. Dans toutes les classes, en France, on sent le besoin de causer: la parole n’y est pas seulement, comme ailleurs, un moyen de se communiquer ses idées, ses sentiments et ses affaires, mais c’est un instrument dont on aime à jouer, et qui ranime les esprits, comme la musique chez quelques peuples, et les liqueurs fortes chez quelques autres. Le genre de bien-être que fait éprouver une conversation animée ne consiste pas précisément dans le sujet de cette conversation; les idées ni les connaissances qu’on peut y développer n’en sont pas le principal intérêt; c’est une certaine manière d’agir les uns sur les autres, de se faire plaisir réciproquement et avec rapidité, de parler aussitôt qu’on pense, de jouir à l’instant de soi-même, d’être applaudi sans travail, de manifester son esprit dans toutes les nuances par l’accent, le geste, le regard, enfin de produire à volonté comme une sorte d’électricité qui fait jaillir des étincelles, soulage les uns de l’excès même de leur vivacité, et réveille les autres d’une apathie pénible. Rien n’est plus étranger à ce talent que le caractère et le genre d’esprit des Allemands; ils veulent un résultat sérieux en tout. Bacon a dit que _la conversation n’était pas un chemin qui conduisait à la maison, mais un sentier où l’on se promenait au hasard avec plaisir_. Les Allemands donnent à chaque chose le temps nécessaire, mais le nécessaire en fait de conversation, c’est l’amusement; si l’on dépasse cette mesure l’on tombe dans la discussion, dans l’entretien sérieux, qui est plutôt une occupation utile qu’un art agréable. Il faut l’avouer aussi, le goût et l’enivrement de l’esprit de société rendent singulièrement incapable d’application et d’étude, et les qualités des Allemands tiennent peut-être sous quelques rapports à l’absence même de cet esprit. Les anciennes formules de politesse qui sont encore en vigueur dans presque toute l’Allemagne, s’opposent à l’aisance et à la familiarité de la conversation; le titre le plus mince, et pourtant le plus long à prononcer, y est donné et répété vingt fois dans le même repas; il faut offrir de tous les mets, de tous les vins avec un soin, avec une insistance qui fatigue mortellement les étrangers. Il y a de la bonhomie au fond de tous ces usages; mais ils ne subsisteraient pas un instant dans un pays où l’on pourrait hasarder la plaisanterie sans offenser la susceptibilité; et comment néanmoins peut-il y avoir de la grâce et du charme en société, si l’on n’y permet pas cette douce moquerie qui délasse l’esprit, et donne à la bienveillance elle-même une façon piquante de s’exprimer? Le cours des idées, depuis un siècle, a été tout à fait dirigé par la conversation. On pensait pour parler, on parlait pour être applaudi, et tout ce qui ne pouvait pas se dire semblait être de trop dans l’âme. C’est une disposition très agréable que le désir de plaire; mais elle diffère pourtant beaucoup du besoin d’être aimé: le désir de plaire rend dépendant de l’opinion, le besoin d’être aimé en affranchit: on pourrait désirer de plaire à ceux même à qui l’on ferait beaucoup de mal, et c’est précisément ce qu’on appelle de la coquetterie; cette coquetterie n’appartient pas exclusivement aux femmes; il y en a dans toutes les manières qui servent à témoigner plus d’affection qu’on n’en éprouve réellement. La loyauté des Allemands ne leur permet rien de semblable; ils prennent la grâce au pied de la lettre, ils considèrent le charme de l’expression comme un engagement pour la conduite, et de là vient leur susceptibilité; car ils n’entendent pas un mot sans en tirer une conséquence, et ne conçoivent pas qu’on puisse traiter la parole en art libéral, qui n’a ni but ni résultat si ce n’est le plaisir qu’on y trouve. L’esprit de conversation a quelquefois l’inconvénient d’altérer la sincérité du caractère; ce n’est pas une tromperie combinée, mais improvisée, si l’on peut s’exprimer ainsi. Les Français ont mis dans ce genre une gaîté qui les rend aimables, mais il n’en est pas moins certain que ce qu’il y a de plus sacré dans ce monde a été ébranlé par la grâce, du moins par celle qui n’attache de l’importance à rien, et tourne tout en ridicule. Les bons mots des Français ont été cités d’un bout de l’Europe à l’autre: de tout temps ils ont montré leur brillante valeur, et soulagé leurs chagrins d’une façon vive et piquante; de tout temps ils ont eu besoin les uns des autres, comme d’auditeurs alternatifs qui s’encourageaient mutuellement; de tout temps ils ont excellé dans l’art de ce qu’il faut dire, et même de ce qu’il faut taire, quand un grand intérêt l’emporte sur leur vivacité naturelle; de tout temps ils ont eu le talent de vivre vite, d’abréger les longs discours, de faire place aux successeurs avides de parler à leur tour; de tout temps, enfin, ils ont su ne prendre du sentiment et de la pensée que ce qu’il en faut pour animer l’entretien, sans lasser le frivole intérêt qu’on a d’ordinaire les uns pour les autres. Les Français parlent toujours légèrement de leurs malheurs, dans la crainte d’ennuyer leurs amis; ils devinent la fatigue qu’ils pourraient causer, par celle dont ils seraient susceptibles: ils se hâtent de montrer élégamment de l’insouciance pour leur propre sort, afin d’en avoir l’honneur au lieu d’en recevoir l’exemple. Le désir de paraître aimable conseille de prendre une expression de gaîté, quelle que soit la disposition intérieure de l’âme; la physionomie influe par degrés sur ce qu’on éprouve, et ce qu’on fait pour plaire aux autres émousse bientôt en soi-même ce qu’on ressent. «Une femme d’esprit a dit que Paris _était le lieu du monde où l’on pouvait le mieux se passer du bonheur_[12]»; c’est sous ce rapport qu’il convient si bien à la pauvre espèce humaine; mais rien ne saurait faire qu’une ville d’Allemagne devînt Paris, ni que les Allemands pussent, sans se gâter entièrement, recevoir comme nous le bienfait de la distraction. A force de s’échapper à eux-mêmes ils finiraient par ne plus se retrouver. Le talent et l’habitude de la société servent beaucoup à faire connaître les hommes: pour réussir en parlant, il faut observer avec perspicacité l’impression qu’on produit à chaque instant sur eux, celle qu’ils veulent nous cacher, celle qu’ils cherchent à nous exagérer, la satisfaction contenue des uns, le sourire forcé des autres; on voit passer sur le front de ceux qui nous écoutent des blâmes à demi formés, qu’on peut éviter en se hâtant de les dissiper avant que l’amour-propre y soit engagé. L’on y voit naître aussi l’approbation qu’il faut fortifier, sans cependant exiger d’elle plus qu’elle ne veut donner. Il n’est point d’arène où la vanité se montre sous des formes plus variées que dans la conversation. J’ai connu un homme que les louanges agitaient au point que, quand on lui en donnait, il exagérait ce qu’il venait de dire, et s’efforçait tellement d’ajouter à son succès, qu’il finissait toujours par le perdre. Je n’osais pas l’applaudir, de peur de le porter à l’affectation, et qu’il ne se rendît ridicule par le bon cœur de son amour-propre. Un autre craignait tellement d’avoir l’air de désirer de faire effet, qu’il laissait tomber ses paroles négligemment et dédaigneusement. Sa feinte indolence trahissait seulement une prétention de plus, celle de n’en point avoir. Quand la vanité se montre, elle est bienveillante; quand elle se cache, la crainte d’être découverte la rend amère, et elle affecte l’indifférence, la satiété, enfin tout ce qui peut persuader aux autres qu’elle n’a pas besoin d’eux. Ces différentes combinaisons sont amusantes pour l’observateur, et l’on s’étonne toujours que l’amour-propre ne prenne pas la route si simple d’avouer naturellement le désir de plaire, et d’employer autant qu’il est possible la grâce et la vérité pour y parvenir. Le tact qu’exige la société, le besoin qu’elle donne de se mettre à la portée des différents esprits, tout ce travail de la pensée, dans ses rapports avec les hommes, serait certainement utile, à beaucoup d’égards, aux Allemands, en leur donnant plus de mesure, de finesse et d’habileté; mais dans ce talent de causer, il y a une sorte d’adresse qui fait perdre toujours quelque chose à l’inflexibilité de la morale; si l’on pouvait se passer de tout ce qui tient à l’art de ménager les hommes, le caractère en aurait sûrement plus de grandeur et d’énergie. Les Français sont les plus habiles diplomates de l’Europe, et ces hommes, qu’on accuse d’indiscrétion et d’impertinence, savent mieux que personne cacher un secret, et captiver ceux dont ils ont besoin. Ils ne déplaisent jamais que quand ils le veulent, c’est-à-dire, quand leur vanité croit trouver mieux son compte dans le dédain que dans l’obligeance. L’esprit de conversation a singulièrement développé chez les Français l’esprit plus sérieux des négociations politiques. Il n’est point d’ambassadeur étranger qui pût lutter contre eux en ce genre, à moins que, mettant absolument de côté toute prétention à la finesse, il n’allât droit en affaires, comme celui qui se battrait sans savoir l’escrime. Les rapports des différentes classes entre elles étaient aussi très propres à développer en France la sagacité, la mesure et la convenance de l’esprit de société. Les rangs n’y étaient point marqués d’une manière positive, et les prétentions s’agitaient sans cesse dans l’espace incertain que chacun pouvait tour à tour ou conquérir ou perdre. Les droits du tiers-état, des parlements, de la noblesse, la puissance même du roi, rien n’était déterminé d’une façon invariable; tout se passait, pour ainsi dire, en adresse de conversation: on esquivait les difficultés les plus graves par les nuances délicates des paroles et des manières, et l’on arrivait rarement à se heurter ou à se céder, tant on évitait avec soin l’un et l’autre! Les grandes familles avaient aussi entre elles des prétentions jamais déclarées et toujours sous-entendues, et ce vague excitait beaucoup plus la vanité que des rangs marqués n’auraient pu le faire. Il fallait étudier tout ce dont se composait l’existence d’un homme ou d’une femme, pour savoir le genre d’égards qu’on leur devait; l’arbitraire, sous toutes les formes, a toujours été dans les habitudes, les mœurs et les lois de la France: de là vient que les Français ont eu, si l’on peut s’exprimer ainsi, une si grande pédanterie de frivolité; les bases principales n’étant point affermies, on voulait donner de la consistance aux moindres détails. En Angleterre, on permet l’originalité aux individus, tant la masse est bien réglée! En France, il semble que l’esprit d’imitation soit comme un lien social, et que tout serait en désordre si ce lien ne suppléait pas à l’instabilité des institutions. En Allemagne, chacun est à son rang, à sa place, comme à son poste, et l’on n’a pas besoin de tournures habiles, de parenthèses, de demi-mots, pour exprimer les avantages de naissance ou de titre que l’on se croit sur son voisin. La bonne compagnie, en Allemagne, c’est la cour; en France, c’étaient tous ceux qui pouvaient se mettre sur un pied d’égalité avec elle, et tous pouvaient l’espérer, et tous aussi pouvaient craindre de n’y jamais parvenir. Il en résultait que chacun voulait avoir les manières de cette société-là. En Allemagne, un diplôme vous y faisait entrer; en France, une faute de goût vous en faisait sortir; et l’on était encore plus empressé de ressembler aux gens du monde, que de se distinguer dans ce monde même par sa valeur personnelle. Une puissance aristocratique, le bon ton et l’élégance, l’emportait sur l’énergie, la profondeur, la sensibilité, l’esprit même. Elle disait à l’énergie:--Vous mettez trop d’intérêt aux personnes et aux choses;--à la profondeur:--Vous me prenez trop de temps;--à la sensibilité:--Vous êtes trop exclusive;--à l’esprit enfin:--Vous êtes une distinction trop individuelle.--Il fallait des avantages qui tinssent plus aux manières qu’aux idées, et il importait de reconnaître dans un homme, plutôt la classe dont il était que le mérite qu’il possédait. Cette espèce d’égalité dans l’inégalité est très favorable aux gens médiocres, car elle doit nécessairement détruire toute originalité dans la façon de voir et de s’exprimer. Le modèle choisi est noble, agréable et de bon goût, mais il est le même pour tous. C’est un point de réunion que ce modèle; chacun, en s’y conformant, se croit plus en société avec ses semblables. Un Français s’ennuierait d’être seul de son avis comme d’être seul dans sa chambre. On aurait tort d’accuser les Français de flatter la puissance par les calculs ordinaires qui inspirent cette flatterie; ils vont où tout le monde va, disgrâce ou crédit, n’importe: si quelques-uns se font passer pour la foule, ils sont bien sûrs qu’elle y viendra réellement. On a fait la révolution de France, en 1789, en envoyant un courrier qui, d’un village à l’autre, criait: _armez-vous, car le village voisin s’est armé_; et tout le monde se trouva levé contre tout le monde, ou plutôt contre personne. Si l’on répandait le bruit que telle manière de voir est universellement reçue, l’on obtiendrait l’unanimité, malgré le sentiment intime de chacun; l’on se garderait alors, pour ainsi dire, le secret de la comédie, car chacun avouerait séparément que tous ont tort. Dans les scrutins secrets, on a vu des députés donner leur boule blanche ou noire contre leur opinion, seulement parce qu’ils croyaient la majorité dans un sens différent du leur, et qu’_ils ne voulaient pas_, disaient-ils, _perdre leur voix_. C’est par ce besoin social de penser comme tout le monde qu’on a pu s’expliquer, pendant la révolution, le contraste du courage à la guerre et de la pusillanimité dans la carrière civile. Il n’y a qu’une manière de voir sur le courage militaire; mais l’opinion publique peut être égarée relativement à la conduite qu’on doit suivre dans les affaires politiques. Le blâme de ceux qui vous entourent, la solitude, l’abandon vous menacent, si vous ne suivez pas le parti dominant; tandis qu’il n’y a dans les armées que l’alternative de la mort et du succès, situation charmante pour des Français, qui ne craignent point l’une et aiment passionnément l’autre. Mettez la mode, c’est-à-dire les applaudissements, du côté du danger, et vous verrez les Français le braver sous toutes ses formes; l’esprit de sociabilité existe en France depuis le premier rang jusqu’au dernier: il faut s’entendre approuver par ce qui nous environne; on ne veut s’exposer, à aucun prix, au blâme ou au ridicule, car dans un pays où causer a tant d’influence, le bruit des paroles couvre souvent la voix de la conscience. On connaît l’histoire de cet homme qui commença par louer avec transport une actrice qu’il venait d’entendre; il aperçut un sourire sur les lèvres des assistants, il modifia son éloge; l’opiniâtre sourire ne cessa point, et la crainte de la moquerie finit par lui faire dire: _Ma foi! la pauvre diablesse a fait ce qu’elle a pu._ Les triomphes de la plaisanterie se renouvellent sans cesse en France; dans un temps il convient d’être religieux, dans un autre de ne l’être pas; dans un temps d’aimer sa femme, dans un autre de ne pas paraître avec elle. Il a existé même des moments où l’on eût craint de passer pour niais si l’on avait montré de l’humanité, et cette terreur du ridicule qui, dans les premières classes, ne se manifeste d’ordinaire que par la vanité, s’est traduite en férocité dans les dernières. Quel mal cet esprit d’imitation ne ferait-il pas parmi les Allemands! Leur supériorité consiste dans l’indépendance de l’esprit, dans l’amour de la retraite, dans l’originalité individuelle. Les Français ne sont tout-puissants qu’en masse, et leurs hommes de génie eux-mêmes prennent toujours leur point d’appui dans les opinions reçues, quand ils veulent s’élancer au delà. Enfin, l’impatience du caractère français, si piquante en conversation, ôterait aux Allemands le charme principal de leur imagination naturelle, cette rêverie calme, cette vue profonde, qui s’aide du temps et de la persévérance pour tout découvrir. Ces qualités sont presque incompatibles avec la vivacité d’esprit; et cependant cette vivacité est surtout ce qui rend aimable en conversation. Lorsqu’une discussion s’appesantit, lorsqu’un conte s’allonge, il vous prend je ne sais quelle impatience, semblable à celle qu’on éprouve quand un musicien ralentit trop la mesure d’un air. On peut être fatigant, néanmoins, à force de vivacité, comme on l’est par trop de lenteur. J’ai connu un homme de beaucoup d’esprit, mais tellement impatient, qu’il donnait à tous ceux qui causaient avec lui l’inquiétude que doivent éprouver les gens prolixes, quand ils s’aperçoivent qu’ils fatiguent. Cet homme sautait sur sa chaise pendant qu’on lui parlait, achevait les phrases des autres, dans la crainte qu’elles ne se prolongeassent; il inquiétait d’abord, et finissait par lasser en étourdissant: car quelque vite qu’on aille en fait de conversation, quand il n’y a plus moyen de retrancher que sur le nécessaire, les pensées et les sentiments oppressent, faute d’espace pour les exprimer. Toutes les manières d’abréger le temps ne l’épargnent pas, et l’on peut mettre des longueurs dans une seule phrase, si l’on y laisse du vide; le talent de rédiger sa pensée brillamment et rapidement est ce qui réussit le plus en société; on n’a pas le temps d’y rien attendre. Nulle réflexion, nulle complaisance ne peut faire qu’on s’y amuse de ce qui n’amuse pas. Il faut exercer là l’esprit de conquête et le despotisme du succès: car le fond et le but étant peu de chose, on ne peut pas se consoler du revers par la pureté des motifs, et la bonne intention n’est de rien en fait d’esprit. Le talent de conter, l’un des grands charmes de la conversation, est très rare en Allemagne; les auditeurs y sont trop complaisants, ils ne s’ennuient pas assez vite, et les conteurs, se fiant à la patience des auditeurs, s’établissent trop à leur aise dans les récits. En France, celui qui parle est un usurpateur, qui se sent entouré de rivaux jaloux, et veut se maintenir à force de succès; en Allemagne, c’est un possesseur légitime qui peut user paisiblement de ses droits reconnus. Les Allemands réussissent mieux dans les contes poétiques que dans les contes épigrammatiques: quand il faut parler à l’imagination, les détails peuvent plaire, ils rendent le tableau plus vrai: mais quand il s’agit de rapporter un bon mot, on ne saurait trop abréger les préambules. La plaisanterie allège pour un moment le poids de la vie: vous aimez à voir un homme, votre semblable, se jouer ainsi du fardeau qui vous accable, et bientôt, animé par lui, vous le soulevez à votre tour; mais quand vous sentez de l’effort ou de la langueur dans ce qui devrait être un amusement, vous en êtes plus fatigué que du sérieux même, dont les résultats au moins vous intéressent. La bonne foi du caractère allemand est aussi peut-être un obstacle à l’art de conter; les Allemands ont plutôt la gaîté du caractère que celle de l’esprit; ils sont gais comme ils sont honnêtes, pour la satisfaction de leur propre conscience, et rient de ce qu’ils disent, longtemps avant même d’avoir songé à en faire rire les autres. Rien ne saurait égaler, au contraire, le charme d’un récit fait par un Français spirituel et de bon goût. Il prévoit tout, il ménage tout, et cependant il ne sacrifie point ce qui pourrait exciter l’intérêt. Sa physionomie, moins prononcée que celle des Italiens, indique la gaîté, sans rien faire perdre à la dignité du maintien et des manières; il s’arrête quand il le faut, et jamais il n’épuise même l’amusement; il s’anime, et néanmoins il tient toujours en main les rênes de son esprit, pour le conduire sûrement et rapidement; bientôt aussi les auditeurs se mêlent de l’entretien, il fait valoir alors à son tour ceux qui viennent de l’applaudir; il ne laisse point passer une expression heureuse sans la relever, une plaisanterie piquante sans la sentir, et pour un moment du moins l’on se plaît, et l’on jouit les uns des autres, comme si tout était concorde, union et sympathie dans le monde. Les Allemands feraient bien de profiter, sous des rapports essentiels, de quelques-uns des avantages de l’esprit social en France: ils devraient apprendre des Français à se montrer moins irritables dans les petites circonstances, afin de réserver toute leur force pour les grandes; ils devraient apprendre des Français à ne pas confondre l’opiniâtreté avec l’énergie, la rudesse avec la fermeté; ils devraient aussi, lorsqu’ils sont capables du dévouement entier de leur vie, ne pas la rattraper en détail par une sorte de personnalité minutieuse, que ne se permettrait pas le véritable égoïsme; enfin, ils devraient puiser dans l’art même de la conversation l’habitude de répandre dans leurs livres cette clarté qui les mettrait à la portée du plus grand nombre, ce talent d’abréger, inventé par les peuples qui s’amusent, bien plutôt que par ceux qui s’occupent, et ce respect pour de certaines convenances, qui ne porte pas à sacrifier la nature, mais à ménager l’imagination. Ils perfectionneraient leur manière d’écrire par quelques-unes des observations que le talent de parler fait naître: mais ils auraient tort de prétendre à ce talent tel que les Français le possèdent. Une grande ville qui servirait de point de ralliement serait utile à l’Allemagne, pour rassembler les moyens d’étude, augmenter les ressources des arts, exciter l’émulation; mais si cette capitale développait chez les Allemands le goût des plaisirs de la société dans toute leur élégance, ils y perdraient la bonne foi scrupuleuse, le travail solitaire, l’indépendance audacieuse qui les distinguent dans la carrière littéraire et philosophique; enfin, ils changeraient leurs habitudes de recueillement contre un mouvement extérieur dont ils n’acquerraient jamais la grâce et la dextérité. CHAPITRE XII _De la langue allemande dans ses rapports avec l’esprit de conversation._ En étudiant l’esprit et le caractère d’une langue, on apprend l’histoire philosophique des opinions, des mœurs et des habitudes nationales; et les modifications que subit le langage doivent jeter de grandes lumières sur la marche de la pensée; mais une telle analyse serait nécessairement très métaphysique, et demanderait une foule de connaissances qui nous manquent presque toujours dans les langues étrangères, et souvent même dans la nôtre. Il faut donc s’en tenir à l’impression générale que produit l’idiome d’une nation dans son état actuel. Le Français, ayant été parlé plus qu’aucun autre dialecte européen, est à la fois poli par l’usage et acéré pour le but. Aucune langue n’est plus claire et plus rapide, n’indique plus légèrement et n’explique plus nettement ce qu’on veut dire. L’allemand se prête beaucoup moins à la précision et à la rapidité de la conversation. Par la nature même de sa construction grammaticale, le sens n’est ordinairement compris qu’à la fin de la phrase. Ainsi, le plaisir d’interrompre, qui rend la discussion si animée en France, et force à dire si vite ce qu’il importe de faire entendre, ce plaisir ne peut exister en Allemagne; car les commencements de phrase ne signifient rien sans la fin; il faut laisser à chacun tout l’espace qu’il lui convient de prendre; cela vaut mieux pour le fond des choses, c’est aussi plus civil, mais moins piquant. La politesse allemande est plus cordiale, mais moins nuancée que la politesse française; il y a plus d’égards pour le rang et plus de précautions en tout. En France, on flatte plus qu’on ne ménage, et, comme on a l’art de tout indiquer, on approche beaucoup plus volontiers des sujets les plus délicats. L’allemand est une langue très brillante en poésie, très abondante en métaphysique, mais très positive en conversation. La langue française, au contraire, n’est vraiment riche que dans les tournures qui expriment les rapports les plus déliés de la société. Elle est pauvre et circonscrite dans tout ce qui tient à l’imagination et à la philosophie. Les Allemands craignent plus de faire de la peine qu’ils n’ont envie de plaire. De là vient qu’ils ont soumis autant qu’ils ont pu la politesse à des règles; et leur langue, si hardie dans les livres, est singulièrement asservie en conversation, par toutes les formules dont elle est surchargée. Je me rappelle d’avoir assisté, en Saxe, à une leçon de métaphysique d’un philosophe célèbre qui citait toujours le baron de Leibnitz, et jamais l’entraînement du discours ne pouvait l’engager à supprimer ce titre de baron, qui n’allait guère avec le nom d’un grand homme mort depuis près d’un siècle. L’allemand convient mieux à la poésie qu’à la prose, et à la prose écrite qu’à la prose parlée; c’est un instrument qui sert très bien quand on veut tout peindre ou tout dire: mais on ne peut pas glisser avec l’allemand, comme avec le français, sur les divers sujets qui se présentent. Si l’on voulait faire aller les mots allemands du train de la conversation française, on leur ôterait toute grâce et toute dignité. Le mérite des Allemands, c’est de bien remplir le temps: le talent des Français, c’est de le faire oublier. Quoique le sens des périodes allemandes ne s’explique souvent qu’à la fin, la construction ne permet pas toujours de terminer une phrase par l’expression la plus piquante; et c’est cependant un des grands moyens de faire effet en conversation. L’on entend rarement parmi les Allemands ce qu’on appelle des bons mots: ce sont les pensées mêmes, et non l’éclat qu’on leur donne, qu’il faut admirer. Les Allemands trouvent une sorte de charlatanisme dans l’expression brillante, et prennent plutôt l’expression abstraite, parce qu’elle est plus scrupuleuse et s’approche davantage de l’essence même du vrai; mais la conversation ne doit donner aucune peine, ni pour comprendre ni pour parler. Dès que l’entretien ne porte pas sur les intérêts communs de la vie, et qu’on entre dans la sphère des idées, la conversation en Allemagne devient trop métaphysique; il n’y a pas assez d’intermédiaire entre ce qui est vulgaire et ce qui est sublime; et c’est cependant dans cet intermédiaire que s’exerce l’art de causer. La langue allemande a une gaîté qui lui est propre; la société ne l’a point rendue timide, et les bonnes mœurs l’ont laissée pure; mais c’est une gaîté nationale à la portée de toutes les classes. Les sons bizarres des mots, leur antique naïveté, donnent à la plaisanterie quelque chose de pittoresque, dont le peuple peut s’amuser aussi bien que les gens du monde. Les Allemands sont moins gênés que nous dans le choix des expressions, parce que, leur langue n’ayant pas été aussi fréquemment employée dans la conversation du grand monde, elle ne se compose pas, comme la nôtre, de mots qu’un hasard, une application, une allusion, rendent ridicules, de mots enfin qui, ayant subi toutes les aventures de la société, sont proscrits injustement peut-être, mais ne sauraient plus être admis. La colère s’est souvent exprimée en allemand, mais on n’en a pas fait l’arme du persiflage; et les paroles dont on se sert sont encore dans toute leur vérité et dans toute leur force; c’est une facilité de plus: mais aussi l’on peut exprimer avec le français mille observations fines, et se permettre mille tours d’adresse dont la langue allemande est jusqu’à présent incapable. Il faut se mesurer avec les idées en allemand, avec les personnes en français; il faut creuser à l’aide de l’allemand, il faut arriver au but en parlant français; l’un doit peindre la nature, et l’autre la société. Gœthe fait dire dans son roman de _Wilhelm Meister_, à une femme allemande, qu’elle s’aperçut que son amant voulait la quitter, parce qu’il lui écrivait en français. Il y a bien des phrases en effet dans notre langue, pour dire en même temps et ne pas dire, pour faire espérer sans promettre, pour promettre même sans se lier. L’allemand est moins flexible, et il fait bien de rester tel, car rien n’inspire plus de dégoût que cette langue tudesque, quand elle est employée aux mensonges, de quelque nature qu’ils soient. Sa construction traînante, ses consonnes multipliées, sa grammaire savante, ne lui permettent aucune grâce dans la souplesse; et l’on dirait qu’elle se raidit d’elle-même contre l’intention de celui qui la parle, dès qu’on veut la faire servir à trahir la vérité. CHAPITRE XIII _De l’Allemagne du Nord._ Les premières impressions qu’on reçoit en arrivant dans le nord de l’Allemagne, surtout au milieu de l’hiver, sont extrêmement tristes; et je ne suis pas étonné que ces impressions aient empêché la plupart des Français que l’exil a conduits dans ce pays, de l’observer sans prévention. Cette frontière du Rhin est solennelle; on craint, en la passant, de s’entendre prononcer ce mot terrible: _Vous êtes hors de France._ C’est en vain que l’esprit juge avec impartialité le pays qui nous a vus naître, nos affections ne s’en détachent jamais; et quand on est contraint à le quitter, l’existence semble déracinée, on se devient comme étranger à soi-même. Les plus simples usages, comme les relations les plus intimes; les intérêts les plus graves, comme les moindres plaisirs, tout était de la patrie; tout n’en est plus. On ne rencontre personne qui puisse vous parler d’autrefois, personne qui vous atteste l’identité des jours passés avec les jours actuels; la destinée recommence, sans que la confiance des premières années se renouvelle; l’on change de monde, sans avoir changé de cœur. Ainsi l’exil condamne à se survivre; les adieux, les séparations, tout est comme à l’instant de la mort, et l’on y assiste cependant avec les forces entières de la vie. J’étais, il y a six ans, sur les bords du Rhin, attendant la barque qui devait me conduire à l’autre rive; le temps était froid, le ciel obscur, et tout me semblait un présage funeste. Quand la douleur agite violemment notre âme, on ne peut se persuader que la nature y soit indifférente; il est permis à l’homme d’attribuer quelque puissance à ses peines; ce n’est pas de l’orgueil, c’est de la confiance dans la céleste pitié. Je m’inquiétais pour mes enfants, quoiqu’ils ne fussent pas encore dans l’âge de sentir ces émotions de l’âme qui répandent l’effroi sur tous les objets extérieurs. Mes domestiques français s’impatientaient de la lenteur allemande, et s’étonnaient de n’être pas compris quand ils parlaient la seule langue qu’ils crussent admise dans les pays civilisés. Il y avait dans notre bac une vieille femme allemande, assise sur une charrette; elle ne voulait pas en descendre même pour traverser le fleuve.--Vous êtes bien tranquille! lui dis-je.--Oui, me répondit-elle, pourquoi faire du bruit?--Ces simples mots me frappèrent; en effet, _pourquoi faire du bruit?_ Mais quand des générations entières traverseraient la vie en silence, le malheur et la mort ne les observeraient pas moins, et sauraient de même les atteindre. En arrivant sur le rivage opposé, j’entendis le cor des postillons, dont les sons aigus et faux semblaient annoncer un triste départ vers un triste séjour. La terre était couverte de neige; des petites fenêtres, dont les maisons sont percées, sortaient les têtes de quelques habitants, que le bruit d’une voiture arrachait à leurs monotones occupations; une espèce de bascule, qui fait mouvoir la poutre avec laquelle on ferme la barrière, dispense celui qui demande le péage aux voyageurs de sortir de sa maison pour recevoir l’argent qu’on doit lui payer. Tout est calculé pour être immobile; et l’homme qui pense, comme celui dont l’existence n’est que matérielle, dédaignent tous les deux également la distraction du dehors. Les campagnes désertes, les maisons noircies par la fumée, les églises gothiques, semblent préparées pour les contes de sorcières ou de revenants. Les villes de commerce, en Allemagne, sont grandes et bien bâties; mais elles ne donnent aucune idée de ce qui fait la gloire et l’intérêt de ce pays, l’esprit littéraire et philosophique. Les intérêts mercantiles suffisent pour développer l’intelligence des Français, et l’on peut trouver encore quelque amusement de société, en France, dans une ville purement commerçante; mais les Allemands, éminemment capables des études abstraites, traitent les affaires, quand ils s’en occupent, avec tant de méthode et de pesanteur, qu’ils n’en tirent presque jamais aucune idée générale. Ils portent dans le commerce la loyauté qui les distingue; mais ils se donnent tellement tout entiers à ce qu’ils font, qu’il ne cherchent plus alors dans la société qu’un loisir jovial, et disent de temps en temps quelques grosses plaisanteries, seulement pour se divertir eux-mêmes. De telles plaisanteries accablent les Français de tristesse; car on se résigne bien plutôt à l’ennui sous des formes graves et monotones, qu’à cet ennui badin qui vient poser lourdement et familièrement _la patte_ sur l’épaule. Les Allemands ont beaucoup d’universalité dans l’esprit, en littérature et en philosophie, mais nullement dans les affaires. Ils les considèrent toujours partiellement, et s’en occupent d’une façon presque mécanique. C’est le contraire en France; l’esprit des affaires y a beaucoup d’étendue, et l’on n’y permet pas l’universalité en littérature ni en philosophie. Si un savant était poète, si un poète était savant, ils deviendraient suspects chez nous aux savants et aux poètes; mais il n’est pas rare de rencontrer dans le plus simple négociant des aperçus lumineux sur les intérêts politiques et militaires de son pays. De là vient qu’en France il y a un plus grand nombre de gens d’esprit, et un moins grand nombre de penseurs. En France, on étudie les hommes; en Allemagne, les livres. Des facultés ordinaires suffisent pour intéresser en parlant des hommes; il faut presque du génie pour faire retrouver l’âme et le mouvement dans les livres. L’Allemagne ne peut attacher que ceux qui s’occupent des faits passés et des idées abstraites. Le présent et le réel appartiennent à la France, et, jusqu’à nouvel ordre, elle ne paraît pas disposée à y renoncer. Je ne cherche pas, ce me semble, à dissimuler les inconvénients de l’Allemagne. Ces petites villes du nord elles-mêmes, où l’on trouve des hommes d’une si haute conception, n’offrent souvent aucun genre d’amusement; point de spectacle, peu de société; le temps y tombe goutte à goutte, et n’interrompt par aucun bruit la réflexion solitaire. Les plus petites villes d’Angleterre tiennent à un état libre, envoient des députés pour traiter les intérêts de la nation. Les plus petites villes de France sont en relation avec la capitale, où tant de merveilles sont réunies. Les plus petites villes d’Italie jouissent du ciel et des beaux-arts, dont les rayons se répandent sur toute la contrée. Dans le nord de l’Allemagne, il n’y a point de gouvernement représentatif, point de grande capitale; et la sévérité du climat, la médiocrité de la fortune, le sérieux du caractère, rendraient l’existence très pesante si la force de la pensée ne s’était pas affranchie de toutes ces circonstances insipides et bornées. Les Allemands ont su se créer une république des lettres animée et indépendante. Ils ont suppléé à l’intérêt des événements par l’intérêt des idées. Ils se passent de centre, parce que tous tendent vers un même but, et leur imagination multiplie le petit nombre de beautés que les arts et la nature peuvent leur offrir. Les citoyens de cette république idéale, dégagés pour la plupart de toute espèce de rapports avec les affaires publiques et particulières, travaillent dans l’obscurité comme les mineurs; et, placés comme eux au milieu des trésors ensevelis, ils exploitent en silence les richesses intellectuelles du genre humain. CHAPITRE XIV _La Saxe._ Depuis la réformation, les princes de la maison de Saxe ont toujours accordé aux lettres la plus noble des protections, l’indépendance. On peut dire hardiment que dans aucun pays de la terre il n’existe autant d’instruction qu’en Saxe et dans le nord de l’Allemagne. C’est là qu’est né le protestantisme, et l’esprit d’examen s’y est soutenu depuis ce temps avec vigueur. Pendant le dernier siècle, les électeurs de Saxe ont été catholiques; et, quoiqu’ils soient restés fidèles au serment qui les obligeait à respecter le culte de leurs sujets, cette différence de religion entre le peuple et ses maîtres a donné moins d’unité politique à l’État. Les électeurs rois de Pologne ont aimé les arts plus que la littérature, qu’ils ne gênaient pas, mais qui leur était étrangère. La musique est cultivée généralement en Saxe; la galerie de Dresde rassemble des chefs-d’œuvre qui doivent animer les artistes. La nature, aux environs de la capitale, est très pittoresque, mais la société n’y offre pas de vifs plaisirs; l’élégance d’une cour n’y prend point, l’étiquette seule peut aisément s’y établir. On peut juger par la quantité d’ouvrages qui se vendent à Leipzig, combien les livres allemands ont de lecteurs; les ouvriers de toutes les classes, les tailleurs de pierre mêmes, se reposent de leurs travaux un livre à la main. On ne saurait s’imaginer en France à quel point les lumières sont répandues en Allemagne. J’ai vu des aubergistes, des commis de barrière, qui connaissaient la littérature française. On trouve jusque dans les villages des professeurs de grec et de latin. Il n’y a pas de petite ville qui ne renferme une assez bonne bibliothèque, et presque partout on peut citer quelques hommes recommandables par leurs talents et par leurs connaissances. Si l’on se mettait à comparer, sous ce rapport, les provinces de France avec l’Allemagne, on croirait que les deux pays sont à trois siècles de distance l’un de l’autre. Paris, réunissant dans son sein l’élite de l’empire, ôte tout intérêt à tout le reste. Picard et Kotzebue ont composé deux pièces très jolies, intitulées toutes deux _la Petite Ville_. Picard représente les habitants de la province cherchant sans cesse à imiter Paris, et Kotzebue les bourgeois d’une petite ville, enchantés et fiers du lieu qu’ils habitent, et qu’ils croient incomparable. La différence des ridicules donne toujours l’idée de la différence des mœurs. En Allemagne, chaque séjour est un empire pour celui qui y réside; son imagination, ses études, ou seulement sa bonhomie l’agrandit à ses yeux; chacun sait y tirer de soi-même le meilleur parti possible. L’importance qu’on met à tout prête à la plaisanterie; mais cette importance même donne du prix aux petites ressources. En France, on ne s’intéresse qu’à Paris, et l’on a raison, car c’est toute la France; et qui n’aurait vécu qu’en province n’aurait pas la moindre idée de ce qui caractérise cet illustre pays. Les hommes distingués de l’Allemagne, n’étant point rassemblés dans une même ville, ne se voient presque pas, et ne communiquent entre eux que par leurs écrits; chacun se fait sa route à soi-même, et découvre sans cesse des contrées nouvelles dans la vaste région de l’antiquité, de la métaphysique et de la science. Ce qu’on appelle étudier en Allemagne est vraiment une chose admirable: quinze heures par jour de solitude et de travail, pendant des années entières, paraissent une manière d’exister toute naturelle; l’ennui même de la société fait aimer la vie retirée. La liberté de la presse la plus illimitée existait en Saxe; mais elle n’avait aucun danger pour le gouvernement, parce que l’esprit des hommes de lettres ne se tournait pas vers l’examen des institutions politiques: la solitude porte à se livrer aux spéculations abstraites, ou à la poésie: il faut vivre dans le foyer des passions humaines pour sentir le besoin de s’en servir et de les diriger. Les écrivains allemands ne s’occupaient que de théories, d’érudition, de recherches littéraires et philosophiques; et les puissants de ce monde n’ont rien à craindre de tout cela. D’ailleurs, quoique le gouvernement de la Saxe ne fût pas libre de droit, c’est-à-dire représentatif, il l’était de fait, par les habitudes du pays et la modération des princes. La bonne foi des habitants était telle, qu’à Leipzig un propriétaire ayant mis sur un pommier, qu’il avait planté au bord de la promenade publique, un écriteau pour demander qu’on ne lui en prît pas les fruits, on ne lui en vola pas un seul pendant dix ans. J’ai vu ce pommier avec un sentiment de respect; il eût été l’arbre des Hespérides, qu’on n’eût pas plus touché à son or qu’à ses fleurs. La Saxe était d’une tranquillité profonde; on y faisait quelquefois du bruit pour quelques idées, mais sans songer à leur application. On eût dit que penser et agir ne devaient avoir aucun rapport ensemble, et que la vérité ressemblait, chez les Allemands, à la statue de Mercure nommée Hermès, qui n’a ni mains pour saisir, ni pieds pour avancer. Il n’est rien pourtant de si respectable que ces conquêtes paisibles de la réflexion, qui occupaient sans cesse des hommes isolés, sans fortune, sans pouvoir, et liés entre eux seulement par le culte de la pensée. En France, on ne s’est presque jamais occupé des vérités abstraites que dans leur rapport avec la pratique. Perfectionner l’administration, encourager la population par une sage économie politique, tel était l’objet des travaux des philosophes, principalement dans le dernier siècle. Cette manière d’employer son temps est aussi fort respectable; mais, dans l’échelle des pensées, la dignité de l’espèce humaine importe plus que son bonheur, et surtout que son accroissement: multiplier les naissances sans ennoblir la destinée, c’est préparer seulement une fête plus somptueuse à la mort. Les villes littéraires de Saxe sont celles où l’on voit régner le plus de bienveillance et de simplicité. On a considéré partout ailleurs les lettres comme un apanage du luxe; en Allemagne elles semblent l’exclure. Les goûts qu’elles inspirent donnent une sorte de candeur et de timidité qui fait aimer la vie domestique: ce n’est pas que la vanité d’auteur n’ait un caractère très prononcé chez les Allemands, mais elle ne s’attache point aux succès de société. Le plus petit écrivain en veut à la postérité; et, se déployant à son aise dans l’espace des méditations sans bornes, il est moins froissé par les hommes, et s’aigrit moins contre eux. Toutefois, les hommes de lettres et les hommes d’affaires sont trop séparés en Saxe pour qu’il s’y manifeste un véritable esprit public. Il résulte de cette séparation, que les uns ont une trop grande ignorance des choses pour exercer aucun ascendant sur le pays, et que les autres se font gloire d’un certain machiavélisme docile, qui sourit aux sentiments généreux, comme à l’enfance, et semble leur indiquer qu’ils ne sont pas de ce monde. CHAPITRE XV _Weimar._ De toutes les principautés de l’Allemagne, il n’en est point qui fasse mieux sentir que Weimar les avantages d’un petit pays, quand son chef est un homme de beaucoup d’esprit, et qu’au milieu de ses sujets il peut chercher à plaire sans cesser d’être obéi. C’est une société particulière qu’un tel État, et l’on y tient tous les uns aux autres par des rapports intimes. La duchesse Louise de Saxe-Weimar est le véritable modèle d’une femme destinée par la nature au rang le plus illustre: sans prétention, comme sans faiblesse, elle inspire au même degré la confiance et le respect; et l’héroïsme des temps chevaleresques est entré dans son âme, sans lui rien ôter de la douceur de son sexe. Les talents militaires du duc sont universellement estimés, et sa conversation piquante et réfléchie rappelle sans cesse qu’il a été formé par le grand Frédéric; c’est son esprit et celui de sa mère qui ont attiré les hommes de lettres les plus distingués à Weimar. L’Allemagne, pour la première fois, eut une capitale littéraire; mais comme cette capitale était en même temps une très petite ville, elle n’avait d’ascendant que par ses lumières; car la mode, qui amène toujours l’uniformité dans tout, ne pouvait partir d’un cercle aussi étroit. Herder venait de mourir quand je suis arrivée à Weimar; mais Wieland, Gœthe et Schiller y étaient encore. Je peindrai chacun de ces hommes séparément, dans la section suivante; je les peindrai surtout par leurs ouvrages, car leurs livres ressemblent parfaitement à leur caractère et à leur entretien. Cet accord très rare est une preuve de sincérité: quand on a pour premier but, en écrivant, de faire effet sur les autres, on ne se montre jamais à eux tel qu’on est réellement; mais quand on écrit pour satisfaire à l’inspiration intérieure dont l’âme est saisie, on fait connaître par ses écrits, même sans le vouloir, jusques aux moindres nuances de sa manière d’être et de penser. Le séjour des petites villes m’a toujours paru très ennuyeux. L’esprit des hommes s’y rétrécit, le cœur des femmes s’y glace; on y vit tellement en présence les uns des autres, qu’on est oppressé par ses semblables; ce n’est plus cette opinion à distance, qui vous anime et retentit de loin comme le bruit de la gloire; c’est un examen minutieux de toutes les actions de votre vie, une observation de chaque détail, qui rend incapable de comprendre l’ensemble de votre caractère; et plus on a d’indépendance et d’élévation, moins on peut respirer à travers tous ces petits barreaux. Cette pénible gêne n’existait point à Weimar, ce n’était point une petite ville, mais un grand château; un cercle choisi s’entretenait avec intérêt de chaque production nouvelle des arts. Des femmes, disciples aimables de quelques hommes supérieurs, s’occupaient sans cesse des ouvrages littéraires, comme des événements publics les plus importants. On appelait l’univers à soi par la lecture et l’étude; on échappait par l’étendue de la pensée aux bornes des circonstances; en réfléchissant souvent ensemble sur les grandes questions que fait naître la destinée commune à tous, on oubliait les anecdotes particulières de chacun. On ne rencontrait aucun de ces merveilleux de province, qui prennent si facilement le dédain pour de la grâce, et l’affectation pour de l’élégance. Dans la même principauté, à côté de la première réunion littéraire de l’Allemagne, se trouvait Iéna, l’un des foyers de science les plus remarquables. Un espace bien resserré rassemblait ainsi d’étonnantes lumières en tout genre. L’imagination, constamment excitée à Weimar par l’entretien des poètes, éprouvait moins le besoin des distractions extérieures; ces distractions soulagent du fardeau de l’existence, mais elles en dissipent souvent les forces. On menait dans cette campagne, appelée ville, une vie régulière, occupée et sérieuse; on pouvait s’en fatiguer quelquefois, mais on n’y dégradait pas son esprit par des intérêts futiles et vulgaires; et si l’on manquait de plaisirs, on ne sentait pas du moins déchoir ses facultés. Le seul luxe du prince, c’est un jardin ravissant, et on lui sait gré de cette jouissance populaire, qu’il partage avec tous les habitants de la ville. Le théâtre, dont je parlerai dans la seconde partie de cet ouvrage, est dirigé par le plus grand poète de l’Allemagne, Gœthe; et ce spectacle intéresse assez tout le monde pour préserver de ces assemblées qui mettent en évidence les ennuis cachés. On appelait Weimar l’Athènes de l’Allemagne, et c’était, en effet, le seul lieu dans lequel l’intérêt des beaux-arts fût pour ainsi dire national, et servît de lien fraternel entre les rangs divers. Une cour libérale recherchait habituellement la société des hommes de lettres; et la littérature gagnait singulièrement à l’influence du bon goût qui régnait dans cette cour. L’on pouvait juger, par ce petit cercle, du bon effet que produirait en Allemagne un tel mélange, s’il était généralement adopté. CHAPITRE XVI _La Prusse._ Il faut étudier le caractère de Frédéric II, quand on veut connaître la Prusse. Un homme a créé cet empire que la nature n’avait point favorisé, et qui n’est devenu une puissance que parce qu’un guerrier en a été le maître. Il y a deux hommes très distincts dans Frédéric II: un Allemand par la nature, et un Français par l’éducation. Tout ce que l’Allemand a fait dans un royaume allemand y a laissé des traces durables; tout ce que le Français a tenté n’a point germé d’une manière féconde. Frédéric II était formé par la philosophie française du dix-huitième siècle: cette philosophie fait du mal aux nations, lorsqu’elle tarit en elles la source de l’enthousiasme; mais quand il existe telle chose qu’un monarque absolu, il est à souhaiter que des principes libéraux tempèrent en lui l’action du despotisme. Frédéric introduisit la liberté de penser dans le nord de l’Allemagne; la réformation y avait amené l’examen, mais non pas la tolérance; et, par un contraste singulier, on ne permettait d’examiner qu’en prescrivant impérieusement d’avance le résultat de cet examen. Frédéric mit en honneur la liberté de parler et d’écrire, soit par ces plaisanteries piquantes et spirituelles qui ont tant de pouvoir sur les hommes quand elles viennent d’un roi, soit par son exemple, plus puissant encore; car il ne punit jamais ceux qui disaient ou imprimaient du mal de lui, et il montra dans presque toutes ses actions la philosophie dont il professait les principes. Il établit dans l’administration un ordre et une économie qui ont fait la force intérieure de la Prusse, malgré tous ses désavantages naturels. Il n’est point de roi qui se soit montré aussi simple que lui dans sa vie privée, et même dans sa cour: il se croyait chargé de ménager, autant qu’il était possible, l’argent de ses sujets. Il avait en toutes choses un sentiment de justice que les malheurs de sa jeunesse et la dureté de son père avaient gravé dans son cœur. Ce sentiment est peut-être le plus rare de tous dans les conquérants, car ils aiment mieux être généreux que justes; parce que la justice suppose un rapport quelconque d’égalité avec les autres. Frédéric avait rendu les tribunaux si indépendants, que, pendant sa vie, et sous le règne de ses successeurs, on les a vus souvent décider en faveur des sujets contre le roi, dans des procès qui tenaient à des intérêts politiques. Il est vrai qu’il serait presque impossible, en Allemagne, d’introduire l’injustice dans les tribunaux. Les Allemands sont assez disposés à se faire des systèmes pour abandonner la politique à l’arbitraire; mais quand il s’agit de jurisprudence ou d’administration, on ne peut faire entrer dans leur tête d’autres principes que ceux de la justice. Leur esprit de méthode, même sans parler de la droiture de leur cœur, réclame l’équité comme mettant de l’ordre dans tout. Néanmoins, il faut louer Frédéric de sa probité dans le gouvernement intérieur de son pays: c’est un de ses premiers titres à l’admiration de la postérité. Frédéric n’était point sensible, mais il avait de la bonté; or, les qualités universelles sont celles qui conviennent le mieux aux souverains. Néanmoins, cette bonté de Frédéric était inquiétante comme celle du lion, et l’on sentait la griffe du pouvoir, même au milieu de la grâce et de la coquetterie de l’esprit le plus aimable. Les hommes d’un caractère indépendant ont eu de la peine à se soumettre à la liberté que ce maître croyait donner, à la familiarité qu’il croyait permettre; et, tout en l’admirant, ils sentaient qu’ils respiraient mieux loin de lui. Le grand malheur de Frédéric fut de n’avoir point assez de respect pour la religion ni pour les mœurs. Ses goûts étaient cyniques. Bien que l’amour de la gloire ait donné de l’élévation à ses pensées, sa manière licencieuse de s’exprimer sur les objets les plus sacrés était cause que ses vertus même n’inspiraient pas de confiance: on en jouissait, on les approuvait, mais on les croyait un calcul. Tout semblait devoir être de la politique dans Frédéric; ainsi donc, ce qu’il faisait de bien rendait l’état du pays meilleur, mais ne perfectionnait pas la moralité de la nation. Il affichait l’incrédulité, et se moquait de la vertu des femmes: et rien ne s’accordait moins avec le caractère allemand que cette manière de penser. Frédéric, en affranchissant ses sujets de ce qu’il appelait les préjugés, éteignait en eux le patriotisme: car, pour s’attacher aux pays naturellement sombres et stériles, il faut qu’il y règne des opinions et des principes d’une grande sévérité. Dans ces contrées sablonneuses, où la terre ne produit que des sapins et des bruyères, la force de l’homme consiste dans son âme; et si vous lui ôtez ce qui fait la vie de cette âme, les sentiments religieux, il n’aura plus que du dégoût pour sa triste patrie. Le penchant de Frédéric pour la guerre peut être excusé par de grands motifs politiques. Son royaume, tel qu’il le reçut de son père, ne pouvait subsister, et c’est presque pour le conserver qu’il l’agrandit. Il avait deux millions et demi de sujets en arrivant au trône, il en laissa six à sa mort. Le besoin qu’il avait de l’armée l’empêcha d’encourager dans la nation un esprit public dont l’énergie et l’unité fussent imposantes. Le gouvernement de Frédéric était fondé sur la force militaire et la justice civile: il les conciliait l’une et l’autre par sa sagesse; mais il était difficile de mêler ensemble deux esprits d’une nature si opposée. Frédéric voulait que ses soldats fussent des machines militaires, aveuglément soumises, et que ses sujets fussent des citoyens éclairés capables de patriotisme. Il n’établit point dans les villes de Prusse des autorités secondaires, des municipalités telles qu’il en existait dans le reste de l’Allemagne, de peur que l’action immédiate du service militaire ne pût être arrêtée par elles: et cependant il souhaitait qu’il y eût assez d’esprit de liberté dans son empire pour que l’obéissance y parût volontaire. Il voulait que l’état militaire fût le premier de tous, puisque c’était celui qui lui était le plus nécessaire; mais il aurait désiré que l’état civil se maintînt indépendant à côté de la force. Frédéric, enfin, voulait rencontrer partout des appuis, mais nulle part des obstacles. L’amalgame merveilleux de toutes les classes de la société ne s’obtient guère que par l’empire de la loi, la même pour tous. Un homme peut faire marcher ensemble des éléments opposés, mais «à sa mort ils se séparent[13].» L’ascendant de Frédéric, entretenu par la sagesse de ses successeurs, s’est manifesté quelque temps encore; cependant on sentait toujours en Prusse les deux nations qui en composaient mal une seule; l’armée, et l’état civil. Les préjugés nobiliaires subsistaient à côté des principes libéraux les plus prononcés. Enfin, l’image de la Prusse offrait un double aspect, comme celle de Janus; l’un militaire, et l’autre philosophe. Un des plus grands torts de Frédéric fut de se prêter au partage de la Pologne. La Silésie avait été acquise par les armes, la Pologne fut une conquête machiavélique, «et l’on ne pouvait jamais espérer que des sujets ainsi dérobés fussent fidèles à l’escamoteur qui se disait leur souverain[14]». D’ailleurs, les Allemands et les Esclavons ne sauraient s’unir entre eux par des liens indissolubles; et quand une nation admet dans son sein pour sujets des étrangers ennemis, elle se fait presque autant de mal que quand elle les reçoit pour maîtres; car il n’y a plus dans le corps politique cet ensemble qui personnifie l’État et constitue le patriotisme. Ces observations sur la Prusse portent toutes sur les moyens qu’elle avait de se maintenir et de se défendre: car rien, dans le gouvernement intérieur, n’y nuisait à l’indépendance et à la sécurité; c’était l’un des pays de l’Europe où l’on honorait le plus les lumières; où la liberté de fait, si ce n’est de droit, était le plus scrupuleusement respectée. Je n’ai pas rencontré dans toute la Prusse un seul individu qui se plaignît d’actes arbitraires dans le gouvernement, et cependant il n’y aurait pas eu le moindre danger à s’en plaindre; mais quand dans un état social le bonheur lui-même n’est, pour ainsi dire, qu’un accident heureux, et qu’il n’est pas fondé sur des institutions durables, qui garantissent à l’espèce humaine sa force et sa dignité, le patriotisme a peu de persévérance, et l’on abandonne facilement au hasard les avantages qu’on croit ne devoir qu’à lui. Frédéric II, l’un des plus beaux dons de ce hasard, qui semblait veiller sur la Prusse, avait su se faire aimer sincèrement dans son pays, et depuis qu’il n’est plus, on le chérit autant que pendant sa vie. Toutefois le sort de la Prusse n’a que trop appris ce que c’est que l’influence même d’un grand homme, alors que durant son règne il ne travaille point généreusement à se rendre utile: la nation tout entière s’en reposait sur son roi de son principe d’existence, et semblait devoir finir avec lui. Frédéric II aurait voulu que la littérature française fût la seule de ses États. Il ne faisait aucun cas de la littérature allemande. Sans doute elle n’était pas de son temps à beaucoup près aussi remarquable qu’à présent; mais il faut qu’un prince allemand encourage tout ce qui est allemand. Frédéric avait le projet de rendre Berlin un peu semblable à Paris, et se flattait de trouver dans les réfugiés français quelques écrivains assez distingués pour avoir une littérature française. Une telle espérance devait nécessairement être trompée; les cultures factices ne prospèrent jamais; quelques individus peuvent lutter contre les difficultés que présentent les choses; mais les grandes masses suivent toujours la pente naturelle. Frédéric a fait un mal véritable à son pays en professant du mépris pour le génie des Allemands. Il en est résulté que le corps germanique a souvent conçu d’injustes soupçons contre la Prusse. Plusieurs écrivains allemands, justement célèbres, se firent connaître vers la fin du règne de Frédéric; mais l’opinion défavorable que ce grand monarque avait conçue dans sa jeunesse contre la littérature de son pays, ne s’effaça point, et il composa peu d’années avant sa mort un petit écrit, dans lequel il propose, entre autres changements, d’ajouter une voyelle à la fin de chaque verbe pour adoucir la langue tudesque. Cet Allemand masqué en italien produirait le plus comique effet du monde; mais nul monarque, même en Orient, n’aurait assez de puissance pour influer ainsi, non sur le sens, mais sur le son de chaque mot qui se prononcerait dans son empire. Klopstock a noblement reproché à Frédéric de négliger les muses allemandes, qui, à son insu, s’essayaient à proclamer sa gloire. Frédéric n’a pas du tout deviné ce que sont les Allemands en littérature et en philosophie; il ne les croyait pas inventeurs. Il voulait discipliner les hommes de lettres comme ses armées. «Il faut, écrivait-il en mauvais allemand, dans ses instructions à l’académie, se conformer à la méthode de Boerhaave dans la médecine, à celle de Locke dans la métaphysique, et à celle de Thomasius pour l’histoire naturelle». Ses conseils n’ont pas été suivis. Il ne se doutait guère que de tous les hommes les Allemands étaient ceux qu’on pouvait le moins assujettir à la routine littéraire et philosophique: rien n’annonçait en eux l’audace qu’ils ont montrée depuis dans le champ de l’abstraction. Frédéric considérait ses sujets comme des étrangers, et les hommes d’esprit français comme ses compatriotes. Rien n’était plus naturel, il faut en convenir, que de se laisser séduire par tout ce qu’il y avait de brillant et de solide dans les écrivains français à cette époque; néanmoins Frédéric aurait contribué plus efficacement encore à la gloire de son pays, s’il avait compris et développé les facultés particulières à la nation qu’il gouvernait. Mais comment résister à l’influence de son temps, et quel est l’homme dont le génie même n’est pas à beaucoup d’égards l’ouvrage de son siècle? CHAPITRE XVII _Berlin._ Berlin est une grande ville, dont les rues sont très larges, parfaitement bien alignées, les maisons belles, et l’ensemble régulier: mais comme il n’y a pas longtemps qu’elle est rebâtie, on n’y voit rien qui retrace les temps antérieurs. Aucun monument gothique ne subsiste au milieu des habitations modernes; et ce pays nouvellement formé n’est gêné par l’ancien en aucun genre. Que peut-il y avoir de mieux, dira-t-on, soit pour les édifices, soit pour les institutions, que de n’être pas embarrassé par des ruines? Je sens que j’aimerais en Amérique les nouvelles villes et les nouvelles lois: la nature et la liberté y parlent assez à l’âme pour qu’on n’y ait pas besoin de souvenirs; mais sur notre vieille terre il faut du passé. Berlin, cette ville toute moderne, quelque belle qu’elle soit, ne fait pas une impression assez sérieuse; on n’y aperçoit point l’empreinte de l’histoire du pays, ni du caractère des habitants, et ces magnifiques demeures, nouvellement construites, ne semblent destinées qu’aux rassemblements commodes des plaisirs et de l’industrie. Les plus beaux palais de Berlin sont bâtis en briques; on trouverait à peine une pierre de taille dans les arcs de triomphe. La capitale de la Prusse ressemble à la Prusse elle-même; les édifices et les institutions y ont âge d’homme, et rien de plus, parce qu’un homme seul en est l’auteur. La cour, présidée par une reine belle et vertueuse, était imposante et simple tout à la fois; la famille royale, qui se répandait volontiers dans la société, savait se mêler noblement à la nation, et s’identifiait dans tous les cœurs avec la patrie. Le roi avait su fixer à Berlin J. de Müller, Ancillon, Fichte, Humboldt, Hufeland, une foule d’hommes distingués dans des genres différents; enfin tous les éléments d’une société charmante et d’une nation forte étaient là: mais ces éléments n’étaient point encore combinés ni réunis. L’esprit réussissait cependant d’une façon plus générale à Berlin qu’à Vienne; le héros du pays, Frédéric, ayant été un homme prodigieusement spirituel, le reflet de son nom faisait encore aimer tout ce qui pouvait lui ressembler. Marie-Thérèse n’a point donné une impulsion semblable aux Viennois, et ce qui dans Joseph ressemblait à de l’esprit, les en a dégoûtés. Aucun spectacle en Allemagne n’égalait celui de Berlin. Cette ville, étant au centre du nord de l’Allemagne, peut être considérée comme le foyer de ses lumières. On y cultive les sciences et les lettres, et dans les dîners d’hommes, chez les ministres et ailleurs, on ne s’astreint point à la séparation de rang si nuisible à l’Allemagne, et l’on sait rassembler les gens de talent de toutes les classes. Cet heureux mélange ne s’étend pas encore néanmoins jusqu’à la société des femmes: il en est quelques-unes dont les qualités et les agréments attirent autour d’elles tout ce qui se distingue; mais en général, à Berlin comme dans le reste de l’Allemagne, la société des femmes n’est pas bien amalgamée avec celle des hommes. Le grand charme de la vie sociale, en France, consiste dans l’art de concilier parfaitement ensemble les avantages que l’esprit des femmes et celui des hommes réunis peuvent apporter dans la conversation. A Berlin, les hommes ne causent guère qu’entre eux; l’état militaire leur donne une certaine rudesse qui leur inspire le besoin de ne pas se gêner pour les femmes. Quand il y a, comme en Angleterre, de grands intérêts politiques à discuter, les sociétés d’hommes sont toujours animées par un noble intérêt commun: mais dans les pays où il n’y a pas de gouvernement représentatif, la présence des femmes est nécessaire pour maintenir tous les sentiments de délicatesse et de pureté, sans lesquels l’amour du beau doit se perdre. L’influence des femmes est plus salutaire aux guerriers qu’aux citoyens; le règne de la loi se passe mieux d’elles que celui de l’honneur; car ce sont elles seules qui conservent l’esprit chevaleresque dans une monarchie purement militaire. L’ancienne France a dû tout son éclat à cette puissance de l’opinion publique, dont l’ascendant des femmes était la cause. Il n’y avait qu’un très petit nombre d’hommes dans les sociétés à Berlin, ce qui gâte presque toujours ceux qui s’y trouvent, en leur ôtant l’inquiétude et le besoin de plaire. Les officiers qui obtenaient un congé pour venir passer quelques mois à la ville, n’y cherchaient que la danse et le jeu. Le mélange des deux langues nuisait à la conversation, et les grandes assemblées n’offraient pas plus d’intérêt à Berlin qu’à Vienne: on doit trouver même dans tout ce qui tient aux manières, plus d’usage du monde à Vienne qu’à Berlin. Néanmoins la liberté de la presse, la réunion des hommes d’esprit, la connaissance de la littérature et de la langue allemande, qui s’était généralement répandue dans les derniers temps, faisaient de Berlin la vraie capitale de l’Allemagne nouvelle, de l’Allemagne éclairée. Les réfugiés français affaiblissaient un peu l’impulsion toute allemande dont Berlin est susceptible; ils conservaient encore un respect superstitieux pour le siècle de Louis XIV; leurs idées sur la littérature se flétrissaient et se pétrifiaient, à distance du pays d’où elles étaient tirées; mais en général Berlin aurait pris un grand ascendant sur l’esprit public en Allemagne, si l’on n’avait pas conservé, je le répète, du ressentiment contre le dédain que Frédéric avait montré pour la nation germanique. Les écrivains philosophes ont eu souvent d’injustes préjugés contre la Prusse; ils ne voyaient en elle qu’une vaste caserne, et c’était sous ce rapport qu’elle valait le moins: ce qui doit intéresser à ce pays, ce sont les lumières, l’esprit de justice et les sentiments d’indépendance qu’on rencontre dans une foule d’individus de toutes les classes; mais le lien de ces belles qualités n’était pas encore formé. L’État, nouvellement constitué, ne reposait ni sur le temps ni sur le peuple. Les punitions humiliantes, généralement admises parmi les troupes allemandes, froissaient l’honneur dans l’âme des soldats. Les habitudes militaires ont plutôt nui que servi à l’esprit guerrier des Prussiens; ces habitudes étaient fondées sur de vieilles méthodes qui séparaient l’armée de la nation, tandis que, de nos jours, il n’y a de véritable force que dans le caractère national. Ce caractère en Prusse est plus noble et plus exalté que les derniers événements ne pourraient le faire supposer; «et l’ardent héroïsme du malheureux prince Louis doit jeter encore quelque gloire sur ses compagnons d’armes[15]». CHAPITRE XVIII _Des universités allemandes._ Tout le nord de l’Allemagne est rempli d’universités les plus savantes de l’Europe. Dans aucun pays, pas même en Angleterre, il n’y a autant de moyens de s’instruire et de perfectionner ses facultés. A quoi tient donc que la nation manque d’énergie, et qu’elle paraisse en général lourde et bornée, quoiqu’elle renferme un petit nombre d’hommes peut-être les plus spirituels de l’Europe? C’est à la nature des gouvernements, et non à l’éducation, qu’il faut attribuer ce singulier contraste. L’éducation intellectuelle est parfaite en Allemagne, mais tout s’y passe en théorie: l’éducation pratique dépend uniquement des affaires; c’est par l’action seule que le caractère acquiert la fermeté nécessaire pour se guider dans la conduite de la vie. Le caractère est un instinct; il tient de plus près à la nature que l’esprit, et néanmoins les circonstances donnent seules aux hommes l’occasion de le développer. Les gouvernements sont les vrais instituteurs des peuples; et l’éducation publique elle-même, quelque bonne qu’elle soit, peut former des hommes de lettres, mais non des citoyens, des guerriers, ou des hommes d’État. En Allemagne, le génie philosophique va plus loin que partout ailleurs; rien ne l’arrête, et l’absence même de carrière politique, si funeste à la masse, donne encore plus de liberté aux penseurs. Mais une distance immense sépare les esprits du premier et du second ordre, parce qu’il n’y a point d’intérêt, ni d’objet d’activité, pour les hommes qui ne s’élèvent pas à la hauteur des conceptions les plus vastes. Celui qui ne s’occupe pas de l’univers, en Allemagne, n’a vraiment rien à faire. Les universités allemandes ont une ancienne réputation qui date de plusieurs siècles avant la réformation. Depuis cette époque, les universités protestantes sont incontestablement supérieures aux universités catholiques, et toute la gloire littéraire de l’Allemagne tient à ces institutions[16]. Les universités anglaises ont singulièrement contribué à répandre parmi les Anglais cette connaissance des langues et de la littérature ancienne, qui donne aux orateurs et aux hommes d’État en Angleterre une instruction si libérale et si brillante. Il est de bon goût de savoir autre chose que les affaires, quand on le sait bien: et, d’ailleurs, l’éloquence des nations libres se rattache à l’histoire des Grecs et des Romains, comme à celle d’anciens compatriotes. Mais les universités allemandes, quoique fondées sur des principes analogues à ceux d’Angleterre, en diffèrent à beaucoup d’égards: la foule des étudiants qui se réunissaient à Gœttingue, Halle, Iéna, etc., formaient presque un corps libre dans l’État: les écoliers riches et pauvres ne se distinguaient entre eux que par leur mérite personnel, et les étrangers, qui venaient de tous les coins du monde, se soumettaient avec plaisir à cette égalité que la supériorité naturelle pouvait seule altérer. Il y avait de l’indépendance, et même de l’esprit militaire, parmi les étudiants; et si, en sortant de l’université, ils avaient pu se vouer aux intérêts publics, leur éducation eût été très favorable à l’énergie du caractère: mais ils rentraient dans les habitudes monotones et casanières qui dominent en Allemagne, et perdaient par degrés l’élan et la résolution que la vie de l’université leur avait inspirés; il ne leur en restait qu’une instruction très étendue. Dans chaque université allemande plusieurs professeurs étaient en concurrence pour chaque branche d’enseignement; ainsi, les maîtres avaient eux-mêmes de l’émulation, intéressés qu’ils étaient à l’emporter les uns sur les autres, en attirant un plus grand nombre d’écoliers. Ceux qui se destinaient à telle ou telle carrière en particulier, la médecine, le droit, etc., se trouvaient naturellement appelés à s’instruire sur d’autres sujets; et de là vient l’universalité de connaissances que l’on remarque dans presque tous les hommes instruits de l’Allemagne. Les universités possédaient des biens en propre, comme le clergé; elles avaient une juridiction à elles; et c’est une belle idée de nos pères que d’avoir rendu les établissements d’éducation tout à fait libres. L’âge mûr peut se soumettre aux circonstances; mais à l’entrée de la vie, au moins, le jeune homme doit puiser ses idées dans une source non altérée. L’étude des langues, qui fait la base de l’instruction en Allemagne, est beaucoup plus favorable aux progrès des facultés dans l’enfance, que celles des mathématiques ou des sciences physiques. Pascal, ce grand géomètre, dont la pensée profonde planait sur la science dont il s’occupait spécialement, comme sur toutes les autres, a reconnu lui-même les défauts inséparables des esprits formés d’abord par les mathématiques: cette étude, dans le premier âge, n’exerce que le mécanisme de l’intelligence; les enfants que l’on occupe de si bonne heure à calculer, perdent toute cette sève de l’imagination, alors si belle et si féconde, et n’acquièrent point à la place une justesse d’esprit transcendante: car l’arithmétique et l’algèbre se bornent à nous apprendre de mille manières des propositions toujours identiques. Les problèmes de la vie sont plus compliqués; aucun n’est positif, aucun n’est absolu: il faut deviner, il faut choisir, à l’aide d’aperçus et de suppositions qui n’ont aucun rapport avec la marche infaillible du calcul. Les vérités démontrées ne conduisent point aux vérités probables, les seules qui servent de guides dans les affaires, comme dans les arts, comme dans la société. Il y a sans doute un point où les mathématiques elles-mêmes exigent cette puissance lumineuse de l’invention, sans laquelle on ne peut pénétrer dans les secrets de la nature: au sommet de la pensée, l’imagination d’Homère et celle de Newton semblent se réunir; mais combien d’enfants sans génie pour les mathématiques, ne consacrent-ils pas tout leur temps à cette science! On n’exerce chez eux qu’une seule faculté, tandis qu’il faut développer tout l’être moral, dans une époque où l’on peut si facilement déranger l’âme comme le corps, en ne fortifiant qu’une partie. Rien n’est moins applicable à la vie qu’un raisonnement mathématique. Une proposition, en fait de chiffres, est décidément fausse ou vraie; sous tous les autres rapports le vrai se mêle avec le faux d’une telle manière, que souvent l’instinct peut seul nous décider entre des motifs divers, quelquefois aussi puissants d’un côté que de l’autre. L’étude des mathématiques, habituant à la certitude, irrite contre toutes les opinions opposées à la nôtre; tandis que ce qu’il y a de plus important pour la conduite de ce monde, c’est d’apprendre les autres, c’est-à-dire de concevoir tout ce qui les porte à penser et à sentir autrement que nous. Les mathématiques induisent à ne tenir compte que de ce qui est prouvé; tandis que les vérités primitives, celles que le sentiment et le génie saisissent, ne sont pas susceptibles de démonstration. Enfin les mathématiques, soumettant tout au calcul, inspirent trop de respect pour la force; et cette énergie sublime qui ne compte pour rien les obstacles et se plaît dans les sacrifices, s’accorde difficilement avec le genre de raison que développent les combinaisons algébriques. Il me semble donc que, pour l’avantage de la morale, aussi bien que pour celui de l’esprit, il vaut mieux placer l’étude des mathématiques dans son temps, et comme une portion de l’instruction totale, mais non en faire la base de l’éducation, et par conséquent le principe déterminant du caractère et de l’âme. Parmi les systèmes d’éducation, il en est aussi qui conseillent de commencer l’enseignement par les sciences naturelles; elles ne sont dans l’enfance qu’un simple divertissement; ce sont des hochets savants qui accoutument à s’amuser avec méthode et à étudier superficiellement. On s’est imaginé qu’il fallait, autant qu’on le pouvait, épargner de la peine aux enfants, changer en délassement toutes leurs études, leur donner de bonne heure des collections d’histoire naturelle pour jouets, des expériences de physique pour spectacle. Il me semble que cela aussi est un système erroné. S’il était possible qu’un enfant apprît bien quelque chose en s’amusant, je regretterais encore pour lui le développement d’une faculté, l’attention, faculté qui est beaucoup plus essentielle qu’une connaissance de plus. Je sais qu’on me dira que les mathématiques rendent particulièrement appliqué; mais elles n’habituent pas à rassembler, à apprécier, à concentrer: l’attention qu’elles exigent est, pour ainsi dire, en ligne droite: l’esprit humain agit en mathématiques comme un ressort qui suit une direction toujours la même. L’éducation faite en s’amusant disperse la pensée; la peine en tout genre est un des grands secrets de la nature: l’esprit de l’enfant doit s’accoutumer aux efforts de l’étude, comme notre âme à la souffrance. Le perfectionnement du premier âge tient au travail, comme le perfectionnement du second à la douleur: il est à souhaiter sans doute que les parents et la destinée n’abusent pas trop de ce double secret; mais il n’y a d’important, à toutes les époques de la vie, que ce qui agit sur le centre même de l’existence, et l’on considère trop souvent l’être moral en détail. Vous enseignerez avec des tableaux, avec des cartes, une quantité de choses à votre enfant; mais vous ne lui apprendrez pas à apprendre; et l’habitude de s’amuser, que vous dirigez sur les sciences, suivra bientôt un autre cours, quand l’enfant ne sera plus dans votre dépendance. Ce n’est donc pas sans raison que l’étude des langues anciennes et modernes a été la base de tous les établissements d’éducation qui ont formé les hommes les plus capables en Europe: le sens d’une phrase dans une langue étrangère est à la fois un problème grammatical et intellectuel; ce problème est tout à fait proportionné à l’intelligence de l’enfant: d’abord il n’entend que les mots, puis il s’élève jusqu’à la conception de la phrase; et bientôt après le charme de l’expression, sa force, son harmonie, tout ce qui se trouve enfin dans le langage de l’homme, se fait sentir par degrés à l’enfant qui traduit. Il s’essaie tout seul avec les difficultés que lui présentent deux langues à la fois; il s’introduit dans les idées successivement, compare et combine divers genres d’analogies et de vraisemblances; et l’activité spontanée de l’esprit, la seule qui développe vraiment la faculté de penser, est vivement excitée par cette étude. Le nombre des facultés qu’elle fait mouvoir à la fois lui donne l’avantage sur tout autre travail, et l’on est trop heureux d’employer la mémoire flexible de l’enfant à retenir un genre de connaissances, sans lequel il serait borné toute sa vie au cercle de sa propre nation, cercle étroit comme tout ce qui est exclusif. L’étude de la grammaire exige la même suite et la même force d’attention que les mathématiques, mais elle tient de beaucoup plus près à la pensée. La grammaire lie les idées l’une à l’autre, comme le calcul enchaîne les chiffres; la logique grammaticale est aussi précise que celle de l’algèbre, et cependant elle s’applique à tout ce qu’il y a de vivant dans notre esprit: les mots sont en même temps des chiffres et des images; ils sont esclaves et libres, soumis à la discipline de la syntaxe, et tout-puissants par leur signification naturelle; ainsi l’on trouve dans la métaphysique de la grammaire l’exactitude du raisonnement et l’indépendance de la pensée réunies ensemble; tout a passé par les mots et tout s’y retrouve quand on sait les examiner: les langues sont inépuisables pour l’enfant comme pour l’homme, et chacun en peut tirer tout ce dont il a besoin. L’impartialité naturelle à l’esprit des Allemands les porte à s’occuper des littératures étrangères, et l’on ne trouve guère d’hommes un peu au-dessus de la classe commune, en Allemagne, à qui la lecture de plusieurs langues ne soit familière. En sortant des écoles on sait déjà d’ordinaire très bien le latin et même le grec. _L’éducation des universités allemandes_, dit un écrivain français, _commence où finit celle de plusieurs nations de l’Europe_. Non seulement les professeurs sont des hommes d’une instruction étonnante, mais ce qui les distingue surtout, c’est un enseignement très scrupuleux. En Allemagne, on met de la conscience dans tout, et rien en effet ne peut s’en passer. Si l’on examine le cours de la destinée humaine, on verra que la légèreté peut conduire à tout ce qu’il y a de mauvais dans ce monde. Il n’y a que l’enfance dans qui la légèreté soit un charme; il semble que le Créateur tienne encore l’enfant par la main, et l’aide à marcher doucement sur les nuages de la vie. Mais quand le temps livre l’homme à lui-même, ce n’est que dans le sérieux de son âme qu’il trouve des pensées, des sentiments et des vertus. CHAPITRE XIX _Des institutions particulières d’éducation et de bienfaisance._ Il paraîtra d’abord inconséquent de louer l’ancienne méthode, qui faisait de l’étude des langues la base de l’éducation, et de considérer l’école de Pestalozzi comme l’une des meilleures institutions de notre siècle; je crois cependant que ces deux manières de voir peuvent se concilier. De toutes les études, celle qui donne chez Pestalozzi les résultats les plus brillants, ce sont les mathématiques. Mais il me paraît que sa méthode pourrait s’appliquer à plusieurs autres parties de l’instruction, et qu’elle y ferait faire des progrès sûrs et rapides. Rousseau a senti que les enfants, avant l’âge de douze à treize ans, n’avaient point l’intelligence nécessaire pour les études qu’on exigeait d’eux, ou plutôt pour la méthode d’enseignement à laquelle on les soumettait. Ils répétaient sans comprendre, ils travaillaient sans s’instruire; et ne recueillaient souvent de l’éducation que l’habitude de faire leur tâche sans la concevoir, et d’esquiver le pouvoir du maître par la ruse de l’écolier. Tout ce que Rousseau a dit contre cette éducation routinière est parfaitement vrai; mais, comme il arrive souvent, ce qu’il propose comme remède est encore plus mauvais que le mal. Un enfant qui, d’après le système de Rousseau, n’aurait rien appris jusqu’à l’âge de douze ans, aurait perdu six années précieuses de sa vie; ses organes intellectuels n’acquerraient jamais la flexibilité que l’exercice, dès la première enfance, pouvait seul leur donner. Les habitudes d’oisiveté seraient tellement enracinées en lui, qu’on le rendrait bien plus malheureux en lui parlant de travail, pour la première fois, à l’âge de douze ans, qu’en l’accoutumant depuis qu’il existe à le regarder comme une condition nécessaire de la vie. D’ailleurs, l’espèce de soin que Rousseau exige de l’instituteur, pour suppléer à l’instruction, et pour la faire arriver par la nécessité, obligerait chaque homme à consacrer sa vie entière à l’éducation d’un autre, et les grands-pères seuls se trouveraient libres de commencer une carrière personnelle. De tels projets sont chimériques, tandis que la méthode de Pestalozzi est réelle, applicable, et peut avoir une grande influence sur la marche future de l’esprit humain. Rousseau dit avec raison que les enfants ne comprennent pas ce qu’ils apprennent, et il en conclut qu’ils ne doivent rien apprendre. Pestalozzi a profondément étudié ce qui fait que les enfants ne comprennent pas, et sa méthode simplifie et gradue les idées de telle manière qu’elles sont mises à la portée de l’enfance, et que l’esprit de cet âge arrive sans se fatiguer aux résultats les plus profonds. En passant avec exactitude par tous les degrés du raisonnement, Pestalozzi met l’enfant en état de découvrir lui-même ce qu’on veut lui enseigner. Il n’y a point d’à peu près dans la méthode de Pestalozzi: on entend bien, ou l’on n’entend pas: car toutes les propositions se touchent de si près, que le second raisonnement est toujours la conséquence immédiate du premier. Rousseau a dit que l’on fatiguait la tête des enfants par les études que l’on exigeait d’eux; Pestalozzi les conduit toujours par une route si facile et si positive, qu’il ne leur en coûte pas plus de s’initier dans les sciences les plus abstraites, que dans les occupations les plus simples; chaque pas dans ces sciences est aussi aisé, par rapport à l’antécédent, que la conséquence la plus naturelle tirée des circonstances les plus ordinaires. Ce qui lasse les enfants, c’est de leur faire sauter les intermédiaires, de les faire avancer sans qu’ils sachent ce qu’ils croient avoir appris. Il y a dans leur tête alors une sorte de confusion qui leur rend tout examen redoutable, et leur inspire un invincible dégoût pour le travail. Il n’existe pas de trace de ces inconvénients chez Pestalozzi: les enfants s’amusent de leurs études, non pas qu’on leur en fasse un jeu, ce qui, comme je l’ai déjà dit, met l’ennui dans le plaisir et la frivolité dans l’étude; mais parce qu’ils goûtent dès l’enfance le plaisir des hommes faits, savoir, comprendre, et terminer ce dont ils sont chargés. La méthode de Pestalozzi, comme tout ce qui est vraiment bon, n’est pas une découverte entièrement nouvelle, mais une application éclairée et persévérante de vérités déjà connues. La patience, l’observation, et l’étude philosophique des procédés de l’esprit humain, lui ont fait connaître ce qu’il y a d’élémentaire dans les pensées, et de successif dans leur développement; et il a poussé plus loin qu’un autre la théorie et la pratique de la gradation dans l’enseignement. On a appliqué avec succès sa méthode à la grammaire, à la géographie, à la musique; mais il serait fort à désirer que les professeurs distingués qui ont adopté ses principes, les fissent servir à tous les genres de connaissances. Celle de l’histoire en particulier n’est pas encore bien conçue. On n’a point observé la gradation des impressions dans la littérature, comme celle des problèmes dans les sciences. Enfin, il reste beaucoup de choses à faire pour porter au plus haut point l’éducation, c’est-à-dire, l’art de se placer en arrière de ce qu’on sait pour le faire comprendre aux autres. Pestalozzi se sert de la géométrie pour apprendre aux enfants le calcul arithmétique; c’était aussi la méthode des anciens. La géométrie parle plus à l’imagination que les mathématiques abstraites. C’est bien fait de réunir autant qu’il est possible la précision de l’enseignement à la vivacité des impressions, si l’on veut se rendre maître de l’esprit humain tout entier; car ce n’est pas la profondeur même de la science, mais l’obscurité dans la manière de la présenter, qui seule peut empêcher les enfants de la saisir: ils comprennent tout de degré en degré: l’essentiel est de mesurer les progrès sur la marche de la raison dans l’enfance. Cette marche lente, mais sûre, conduit aussi loin qu’il est possible, dès qu’on s’astreint à ne la jamais hâter. C’est chez Pestalozzi un spectacle attachant et singulier, que ces visages d’enfants dont les traits arrondis, vagues et délicats, prennent naturellement une expression réfléchie: ils sont attentifs par eux-mêmes, et considèrent leurs études comme un homme d’un âge mûr s’occuperait de ses propres affaires. Une chose remarquable, c’est que ni la punition ni la récompense ne sont nécessaires pour les exciter dans leurs travaux. C’est peut-être la première fois qu’une école de cent cinquante enfants va sans le ressort de l’émulation et de la crainte. Combien de mauvais sentiments sont épargnés à l’homme, quand on éloigne de son cœur la jalousie et l’humiliation, quand il ne voit point dans ses camarades des rivaux, ni dans ses maîtres des juges! Rousseau voulait soumettre l’enfant à la loi de la destinée; Pestalozzi crée lui-même cette destinée, pendant le cours de l’éducation de l’enfant, et dirige ses décrets pour son bonheur et son perfectionnement. L’enfant se sent libre, parce qu’il se plaît dans l’ordre général qui l’entoure, et dont l’égalité parfaite n’est point dérangée même par les talents plus ou moins distingués de quelques-uns. Il ne s’agit pas là de succès, mais de progrès vers un but auquel tous tendent avec une même bonne foi. Les écoliers deviennent maîtres quand ils en savent plus que leurs camarades; les maîtres redeviennent écoliers quand ils trouvent quelques imperfections dans leur méthode, et recommencent leur propre éducation pour mieux juger des difficultés de l’enseignement. On craint assez généralement que la méthode de Pestalozzi n’étouffe l’imagination, et ne s’oppose à l’originalité de l’esprit; il est difficile qu’il y ait une éducation pour le génie, et ce n’est guère que la nature et le gouvernement qui l’inspirent ou l’excitent. Mais ce ne peut être un obstacle au génie, que des connaissances primitives parfaitement claires et sûres; elles donnent à l’esprit un genre de fermeté qui lui rend ensuite faciles toutes les études les plus hautes. Il faut considérer l’école de Pestalozzi comme bornée jusqu’à présent à l’enfance. L’éducation qu’il donne n’est définitive que pour les gens du peuple; mais c’est par cela même qu’elle peut exercer une influence très salutaire sur l’esprit national. L’éducation, pour les hommes riches, doit être partagée en deux époques: dans la première, les enfants sont guidés par leurs maîtres; dans la seconde, ils s’instruisent volontairement, et cette éducation de choix, c’est dans les grandes universités qu’il faut la recevoir. L’instruction qu’on acquiert chez Pestalozzi donne à chaque homme, de quelque classe qu’il soit, une base sur laquelle il peut bâtir à son gré la chaumière du pauvre ou les palais des rois. On aurait tort si l’on croyait en France qu’il n’y a rien de bon à prendre dans l’école de Pestalozzi, que sa méthode rapide pour apprendre à calculer. Pestalozzi lui-même n’est pas mathématicien; il sait mal les langues; il n’a que le génie et l’instinct du développement intérieur de l’intelligence des enfants; il voit quel chemin leur pensée suit pour arriver au but. Cette loyauté de caractère, qui répand un si noble calme sur les affections du cœur, Pestalozzi l’a jugée nécessaire aussi dans les opérations de l’esprit. Il pense qu’il y a un plaisir de moralité dans des études complètes. En effet, nous voyons sans cesse que les connaissances superficielles inspirent une sorte d’arrogance dédaigneuse, qui fait repousser comme inutile, ou dangereux, ou ridicule, tout ce qu’on ne sait pas. Nous voyons aussi que ces connaissances superficielles obligent à cacher habilement ce qu’on ignore. La candeur souffre de tous ces défauts d’instruction, dont on ne peut s’empêcher d’être honteux. Savoir parfaitement ce qu’on sait, donne un repos à l’esprit, qui ressemble à la satisfaction de la conscience. La bonne foi de Pestalozzi, cette bonne foi portée dans la sphère de l’intelligence, et qui traite avec les idées aussi scrupuleusement qu’avec les hommes, est le principal mérite de son école; c’est par là qu’il rassemble autour de lui des hommes consacrés au bien-être des enfants d’une façon tout à fait désintéressée. Quand, dans un établissement public, aucun des calculs personnels des chefs n’est satisfait, il faut chercher le mobile de cet établissement dans leur amour de la vertu: les jouissances qu’elle donne peuvent seules se passer de trésors et de pouvoir. On n’imiterait point l’institut de Pestalozzi en transportant ailleurs sa méthode d’enseignement; il faut établir avec elle la persévérance dans les maîtres, la simplicité dans les écoliers, la régularité dans le genre de vie, enfin surtout, les sentiments religieux qui animent cette école. Les pratiques du culte n’y sont pas suivies avec plus d’exactitude qu’ailleurs; mais tout s’y passe au nom de la Divinité, au nom de ce sentiment élevé, noble et pur, qui est la religion habituelle du cœur. La vérité, la bonté, la confiance, l’affection, entourent les enfants; c’est dans cette atmosphère qu’ils vivent, et, pour quelque temps du moins, ils restent étrangers à toutes les passions haineuses, à tous les préjugés orgueilleux du monde. Un éloquent philosophe, Fichte, a dit _qu’il attendait la régénération de la nation allemande de l’institut de Pestalozzi_: il faut convenir au moins qu’une révolution fondée sur de pareils moyens ne serait ni violente ni rapide; car l’éducation, quelque bonne qu’elle puisse être, n’est rien en comparaison de l’influence des événements publics: l’instruction perce goutte à goutte le rocher, mais le torrent l’enlève en un jour. Il faut rendre surtout hommage à Pestalozzi, pour le soin qu’il a pris de mettre son institut à la portée des personnes sans fortune, en réduisant le prix de sa pension autant qu’il était possible. Il s’est constamment occupé de la classe des pauvres, et veut lui assurer le bienfait des lumières pures et de l’instruction solide. Les ouvrages de Pestalozzi sont, sous ce rapport, une lecture très curieuse: il a fait des romans dans lesquels les situations de la vie des gens du peuple sont peintes avec un intérêt, une vérité et une moralité parfaites. Les sentiments qu’il exprime dans ces écrits sont, pour ainsi dire, aussi élémentaires que les principes de sa méthode. On est étonné de pleurer pour un mot, pour un détail si simple, si vulgaire même, que la profondeur seule des émotions le relève. Les gens du peuple sont un état intermédiaire entre les sauvages et les hommes civilisés; quand ils sont vertueux, ils ont un genre d’innocence et de bonté qui ne peut se rencontrer dans le monde. La société pèse sur eux, ils luttent avec la nature, et leur confiance en Dieu est plus animée, plus constante que celle des riches. Sans cesse menacés par le malheur, recourant sans cesse à la prière, inquiets chaque jour, sauvés chaque soir, les pauvres se sentent sous la main immédiate de celui qui protège ce que les hommes ont délaissé, et leur probité, quand ils en ont, est singulièrement scrupuleuse. Je me rappelle, dans un roman de Pestalozzi, la restitution de quelques pommes de terre par un enfant qui les avait volées: sa grand’mère mourante lui ordonne de les reporter au propriétaire du jardin où il les a prises, et cette scène attendrit jusqu’au fond du cœur. Ce pauvre crime, si l’on peut s’exprimer ainsi, causant de tels remords; la solennité de la mort, à travers les misères de la vie, la vieillesse et l’enfance rapprochées par la voix de Dieu, qui parle également à l’une et à l’autre, tout cela fait mal, et bien mal: car dans nos fictions poétiques, les pompes de la destinée soulagent un peu de la pitié que causent les revers; mais l’on croit voir dans ces romans populaires une faible lampe éclairer une petite cabane, et la bonté de l’âme ressort au milieu de toutes les douleurs qui la mettent à l’épreuve. L’art du dessin pouvant être considéré sous des rapports d’utilité, l’on peut dire que, parmi les arts d’agrément, le seul introduit dans l’école de Pestalozzi, c’est la musique, et il faut le louer encore de ce choix. Il y a tout un ordre de sentiments, je dirais même tout un ordre de vertus, qui appartiennent à la connaissance, ou du moins au goût de la musique; et c’est une grande barbarie que de priver de telles impressions une portion nombreuse de la race humaine. Les anciens prétendaient que les nations avaient été civilisées par la musique, et cette allégorie a un sens très profond; car il faut toujours supposer que le lien de la société s’est formé par la sympathie ou par l’intérêt, et certes la première origine est plus noble que l’autre. Pestalozzi n’est pas le seul, dans la Suisse allemande, qui s’occupe avec zèle de cultiver l’âme du peuple: c’est sous ce rapport que l’établissement de M. de Fellemberg m’a frappée. Beaucoup de gens y sont venus chercher de nouvelles lumières sur l’agriculture, et l’on dit qu’à cet égard ils ont été satisfaits; mais ce qui mérite principalement l’estime des amis de l’humanité, c’est le soin que prend M. de Fellemberg de l’éducation des gens du peuple; il fait instruire, selon la méthode de Pestalozzi, les maîtres d’école des villages, afin qu’ils enseignent à leur tour les enfants; les ouvriers qui labourent ses terres apprennent la musique des psaumes, et bientôt on entendra dans la campagne les louanges divines chantées avec des voix simples, mais harmonieuses, qui célèbreront à la fois la nature et son auteur. Enfin M. de Fellemberg cherche, par tous les moyens possibles, à former entre la classe inférieure et la nôtre un lien libéral, un lien qui ne soit pas uniquement fondé sur les intérêts pécuniaires des riches et des pauvres. L’exemple de l’Angleterre et de l’Amérique nous apprend qu’il suffit des institutions libres pour développer l’intelligence et la sagesse du peuple; mais c’est un pas de plus que de lui donner par delà le nécessaire, en fait d’instruction. Le nécessaire en tout genre a quelque chose de révoltant quand ce sont les possesseurs du superflu qui le mesurent. Ce n’est pas assez de s’occuper des gens du peuple sous un point de vue d’utilité, il faut aussi qu’ils participent aux jouissances de l’imagination et du cœur. C’est dans le même esprit que des philanthropes très éclairés se sont occupés de la mendicité à Hambourg. Ils n’ont mis dans leurs établissements de charité, ni despotisme, ni spéculation économique; ils ont voulu que les hommes malheureux souhaitassent eux-mêmes le travail qu’on leur demande, autant que les bienfaits qu’on leur accorde. Comme ils ne faisaient point des pauvres un moyen, mais un but, ils ne leur ont pas ordonné l’occupation, mais ils la leur ont fait désirer. Sans cesse on voit, dans les différents comptes rendus de ces établissements de charité, qu’il importait bien plus à leurs fondateurs de rendre les hommes meilleurs, que de les rendre plus utiles; et c’est ce haut point de vue philosophique qui caractérise l’esprit de sagesse et de liberté de cette ancienne ville hanséatique. Il y a beaucoup de bienfaisance dans le monde, et celui qui n’est pas capable de servir ses semblables par le sacrifice de son temps et de ses penchants, leur fait volontiers du bien avec de l’argent: c’est toujours quelque chose, et nulle vertu n’est à dédaigner. Mais la masse considérable des aumônes particulières n’est point sagement dirigée dans la plupart des pays, et l’un des services les plus éminents que le baron de Voght et ses excellents compatriotes aient rendus à l’humanité, c’est de montrer que sans nouveaux sacrifices, sans que l’État intervînt, la bienfaisance particulière suffisait au soulagement du malheur. Ce qui s’opère par les individus convient singulièrement à l’Allemagne, où chaque chose, prise séparément, vaut mieux que l’ensemble. Les entreprises charitables doivent prospérer dans la ville de Hambourg; il y a tant de moralité parmi ses habitants, que pendant longtemps on y a payé les impôts dans une espèce de tronc, sans que jamais personne surveillât ce qu’on y portait: ces impôts devaient être proportionnés à la fortune de chacun, et, calcul fait, ils ont toujours été scrupuleusement acquittés. Ne croit-on pas raconter un trait de l’âge d’or, si toutefois dans l’âge d’or il y avait des richesses privées et des impôts publics? On ne saurait assez admirer combien, sous le rapport de l’enseignement comme sous celui de l’administration, la bonne foi rend tout facile. On devrait bien lui accorder tous les honneurs qu’obtient l’habileté; car en résultat elle s’entend mieux même aux affaires de ce monde. CHAPITRE XX _La fête d’Interlaken._ Il faut attribuer au caractère germanique une grande partie des vertus de la Suisse allemande. Néanmoins il y a plus d’esprit public en Suisse qu’en Allemagne, plus de patriotisme, plus d’énergie, plus d’accord dans les opinions et les sentiments; mais aussi la petitesse des États et la pauvreté du pays n’y excitent en aucune manière le génie; on y trouve bien moins de savants et de penseurs que dans le nord de l’Allemagne, où le relâchement même des liens politiques donne l’essor à toutes les nobles rêveries, à tous les systèmes hardis qui ne sont point soumis à la nature des choses. Les Suisses ne sont pas une nation poétique, et l’on s’étonne, avec raison, que l’admirable aspect de leur contrée n’ait pas enflammé davantage leur imagination. Toutefois un peuple religieux et libre est toujours susceptible d’un genre d’enthousiasme, et les occupations matérielles de la vie ne sauraient l’étouffer entièrement. Si l’on en avait pu douter, on s’en serait convaincu par la fête des bergers, qui a été célébrée l’année dernière, au milieu des lacs, en mémoire du fondateur de Berne. Cette ville de Berne mérite plus que jamais le respect et l’intérêt des voyageurs: il semble que depuis ses derniers malheurs elle ait repris toutes ses vertus avec une ardeur nouvelle, et qu’en perdant ses trésors elle ait redoublé de largesse envers les infortunés. Ses établissements de charité sont peut-être les mieux soignés de l’Europe: l’hôpital est l’édifice le plus beau, le seul magnifique de la ville. Sur la porte est écrite cette inscription: CHRISTO IN PAUPERIBUS, _au Christ dans les pauvres_. Il n’en est point de plus admirable. La religion chrétienne ne nous a-t-elle pas dit que c’était pour ceux qui souffrent que le Christ était descendu sur la terre? et qui de nous, dans quelque époque de sa vie, n’est pas un de ces pauvres en bonheur, en espérances, un de ces infortunés, enfin, qu’on doit soulager au nom de Dieu? Tout, dans la ville et le canton de Berne, porte l’empreinte d’un ordre sérieux et calme, d’un gouvernement digne et paternel. Un air de probité se fait sentir dans chaque objet que l’on aperçoit; on se croit en famille au milieu de deux cent mille hommes, que l’on appelle nobles, bourgeois ou paysans, mais qui sont tous également dévoués à la patrie. Pour aller à la fête, il fallait s’embarquer sur l’un de ces lacs dans lesquels les beautés de la nature se réfléchissent, et qui semblent placés au pied des Alpes pour en multiplier les ravissants aspects. Un temps orageux nous dérobait la vue distincte des montagnes; mais, confondues avec les nuages, elles n’en étaient que plus redoutables. La tempête grossissait, et bien qu’un sentiment de terreur s’emparât de mon âme, j’aimais cette foudre du ciel qui confond l’orgueil de l’homme. Nous nous reposâmes un moment dans une espèce de grotte, avant de nous hasarder à traverser la partie du lac de Thun, qui est entourée de rochers inabordables. C’est dans un lieu pareil que Guillaume Tell sut braver les abîmes, et s’attacher à des écueils pour échapper à ses tyrans. Nous aperçûmes alors dans le lointain cette montagne qui porte le nom de Vierge (_Jungfrau_), parce qu’aucun voyageur n’a jamais pu gravir jusqu’à son sommet: elle est moins haute que le Mont-Blanc, et cependant elle inspire plus de respect, parce qu’on la sait inaccessible. Nous arrivâmes à Unterseen, et le bruit de l’Aar qui tombe en cascades autour de cette petite ville, disposait l’âme à des impressions rêveuses. Les étrangers, en grand nombre, étaient logés dans des maisons de paysans fort propres, mais rustiques. Il était assez piquant de voir se promener dans les rues d’Unterseen de jeunes Parisiens tout à coup transportés dans les vallées de la Suisse; ils n’entendaient plus que le bruit des torrents; ils ne voyaient plus que des montagnes, et cherchaient si dans ces lieux solitaires ils pourraient s’ennuyer assez pour retourner avec plus de plaisir encore dans le monde. On a beaucoup parlé d’un air joué par les cors des Alpes, et dont les Suisses recevaient une impression si vive qu’ils quittaient leurs régiments, quand ils l’entendaient, pour retourner dans leur patrie. On conçoit l’effet que peut produire cet air quand l’écho des montagnes le répète; mais il est fait pour retentir dans l’éloignement; de près, il ne cause pas une sensation très agréable. S’il était chanté par des voix italiennes, l’imagination en serait tout à fait enivrée; mais peut-être que ce plaisir ferait naître des idées étrangères à la simplicité du pays. On y souhaiterait les arts, la poésie, l’amour, tandis qu’il faut pouvoir s’y contenter du repos et de la vie champêtre. Le soir qui précéda la fête, on alluma des feux sur les montagnes; c’est ainsi que jadis les libérateurs de la Suisse se donnèrent le signal de leur sainte conspiration. Ces feux, placés sur les sommets, ressemblaient à la lune, lorsqu’elle se lève derrière les montagnes, et qu’elle se montre à la fois ardente et paisible. On eût dit que des astres nouveaux venaient assister au plus touchant spectacle que notre monde puisse encore offrir. L’un de ces signaux enflammés semblait placé dans le ciel, d’où il éclairait les ruines du château d’Unspunnen, autrefois possédé par Berthold, le fondateur de Berne, en mémoire de qui se donnait la fête. Des ténèbres profondes environnaient ce point lumineux, et les montagnes, qui pendant la nuit ressemblent à de grands fantômes, apparaissaient comme l’ombre gigantesque des morts qu’on voulait célébrer. Le jour de la fête, le temps était doux, mais nébuleux; il fallait que la nature répondît à l’attendrissement de tous les cœurs. L’enceinte choisie pour les jeux est entourée de collines parsemées d’arbres, et des montagnes à perte de vue sont derrière ces collines. Tous les spectateurs, au nombre de près de six mille, s’assirent sur les hauteurs en pente, et les couleurs variées des habillements ressemblaient dans l’éloignement à des fleurs répandues sur la prairie. Jamais un aspect plus riant ne put annoncer une fête; mais quand les regards s’élevaient, des rochers suspendus semblaient, comme la destinée, menacer les humains au milieu de leurs plaisirs. Cependant s’il est une joie de l’âme assez pure pour ne pas provoquer le sort, c’était celle-là. Lorsque la foule des spectateurs fut réunie, on entendit venir de loin la procession de la fête, procession solennelle en effet, puisqu’elle était consacrée au culte du passé. Une musique agréable l’accompagnait; les magistrats paraissaient à la tête des paysans; les jeunes paysannes étaient vêtues selon le costume ancien et pittoresque de chaque canton; les hallebardes et les bannières de chaque vallée étaient portées en avant de la marche par des hommes à cheveux blancs, habillés précisément comme on l’était il y a cinq siècles, lors de la conjuration du Rutli. Une émotion profonde s’emparait de l’âme, en voyant ces drapeaux si pacifiques qui avaient pour gardiens des vieillards. Le vieux temps était représenté par ces hommes âgés pour nous, mais si jeunes en présence des siècles! Je ne sais quel air de confiance dans tous ces êtres faibles touchait profondément, parce que cette confiance ne leur était inspirée que par la loyauté de leur âme. Les yeux se remplissaient de larmes au milieu de la fête, comme dans ces jours heureux et mélancoliques où l’on célèbre la convalescence de ce qu’on aime. Enfin les jeux commencèrent, et les hommes de la vallée et les hommes de la montagne montrèrent, en soulevant d’énormes poids, en luttant les uns contre les autres, une agilité et une force de corps très remarquables. Cette force rendait autrefois les nations plus militaires; aujourd’hui que la tactique et l’artillerie disposent du sort des armées, on ne voit dans ces exercices que des jeux agricoles. La terre est mieux cultivée par des hommes si robustes; mais la guerre ne se fait qu’à l’aide de la discipline et du nombre, et les mouvements même de l’âme ont moins d’empire sur la destinée humaine, depuis que les individus ont disparu dans les masses, et que le genre humain semble dirigé, comme la nature inanimée, par des lois mécaniques. Après que les jeux furent terminés, et que le bon bailli du lieu eut distribué les prix aux vainqueurs, on dîna sous des tentes, et l’on chanta des vers à l’honneur de la tranquille félicité des Suisses. On faisait passer à la ronde pendant le repas des coupes en bois, sur lesquelles étaient sculptés Guillaume Tell et les trois fondateurs de la liberté helvétique. On buvait avec transport au repos, à l’ordre, à l’indépendance; et le patriotisme du bonheur s’exprimait avec une cordialité qui pénétrait toutes les âmes. «Les prairies sont aussi fleuries que jadis, les montagnes aussi verdoyantes: quand toute la nature sourit, le cœur seul de l’homme pourrait-il n’être qu’un désert[17]»? Non, sans doute, il ne l’était pas; il s’épanouissait avec confiance au milieu de cette belle contrée, en présence de ces hommes respectables, animés tous par les sentiments les plus purs. Un pays pauvre, d’une étendue très bornée, sans luxe, sans éclat, sans puissance, est chéri par ses habitants comme un ami qui cache ses vertus dans l’ombre, et les consacre toutes au bonheur de ceux qui l’aiment. Depuis cinq siècles que dure la prospérité de la Suisse, on compte plutôt de sages générations que de grands hommes. Il n’y a point de place pour l’exception quand l’ensemble est si heureux. On dirait que les ancêtres de cette nation règnent encore au milieu d’elle: toujours elle les respecte, les imite et les recommence. La simplicité des mœurs et l’attachement aux anciennes coutumes, la sagesse et l’uniformité dans la manière de vivre, rapprochent de nous le passé, et nous rendent l’avenir présent. Une histoire, toujours la même, ne semble qu’un seul moment dont la durée est de plusieurs siècles. La vie coule dans ces vallées comme les rivières qui les traversent; ce sont des ondes nouvelles, mais qui suivent le même cours: puissent-ils n’être point interrompus! puisse la même fête être souvent célébrée au pied de ces mêmes montagnes! L’étranger les admire comme une merveille, l’Helvétien les chérit comme un asile où les magistrats et les pères soignent ensemble les citoyens et les enfants. SECONDE PARTIE DE LA LITTÉRATURE ET DES ARTS. CHAPITRE PREMIER _Pourquoi les Français ne rendent-ils pas justice à la littérature allemande?_ Je pourrais répondre d’une manière fort simple à cette question, en disant que très peu de personnes en France savent l’allemand, et que les beautés de cette langue, surtout en poésie, ne peuvent être traduites en français. Les langues teutoniques se traduisent facilement entre elles; il en est de même des langues latines: mais celles-ci ne sauraient rendre la poésie des peuples germaniques. Une musique composée pour un instrument n’est point exécutée avec succès sur un instrument d’un autre genre. D’ailleurs, la littérature allemande n’existe guère dans toute son originalité qu’à dater de quarante à cinquante ans; et les Français, depuis vingt années, sont tellement préoccupés par les événements politiques, que toutes leurs études en littérature ont été suspendues. Ce serait toutefois traiter bien superficiellement la question, que de s’en tenir à dire que les Français sont injustes envers la littérature allemande, parce qu’ils ne la connaissent pas; ils ont, il est vrai, des préjugés contre elle, mais ces préjugés tiennent au sentiment confus des différences prononcées qui existent entre la manière de voir et de sentir des deux nations. En Allemagne, il n’y a de goût fixe sur rien, tout est indépendant, tout est individuel. L’on juge d’un ouvrage par l’impression qu’on en reçoit, et jamais par les règles, puisqu’il n’y en a point de généralement admises: chaque auteur est libre de se créer une sphère nouvelle. En France, la plupart des lecteurs ne veulent jamais être émus, ni même s’amuser aux dépens de leur conscience littéraire: le scrupule s’est réfugié là. Un auteur allemand forme son public; en France, le public commande aux auteurs. Comme on trouve en France un beaucoup plus grand nombre de gens d’esprit qu’en Allemagne, le public y est beaucoup plus imposant, tandis que les écrivains allemands, éminemment élevés au-dessus de leurs juges, les gouvernent au lieu d’en recevoir la loi. De là vient que ces écrivains ne se perfectionnent guère par la critique; l’impatience des lecteurs, ou celle des spectateurs, ne les oblige point à retrancher les longueurs de leurs ouvrages, et rarement ils s’arrêtent à temps, parce qu’un auteur, ne se lassant presque jamais de ses propres conceptions, ne peut être averti que par les autres du moment où elles cessent d’intéresser. Les Français pensent et vivent dans les autres, au moins sous le rapport de l’amour-propre; et l’on sent, dans la plupart de leurs ouvrages, que le principal but n’est pas l’objet qu’ils traitent, mais l’effet qu’ils produisent. Les écrivains français sont toujours en société, alors même qu’ils composent; car ils ne perdent pas de vue les jugements, les moqueries et le goût à la mode, c’est-à-dire l’autorité littéraire sous laquelle on vit, à telle ou telle époque. La première condition pour écrire, c’est une manière de sentir vive et forte. Les personnes qui étudient dans les autres ce qu’elles doivent éprouver, et ce qu’il leur est permis de dire, littérairement parlant, n’existent pas. Sans doute, nos écrivains de génie (et quelle nation en possède plus que la France!) ne se sont asservis qu’aux liens qui ne nuisaient pas à leur originalité; mais il faut comparer les deux pays en masse, et dans le temps actuel, pour connaître à quoi tient leur difficulté de s’entendre. En France, on ne lit guère un ouvrage que pour en parler; en Allemagne, où l’on vit presque seul, on veut que l’ouvrage même tienne compagnie; et quelle société de l’âme peut-on faire avec un livre qui ne serait lui-même que l’écho de la société! dans le silence de la retraite, rien ne semble plus triste que l’esprit du monde. L’homme solitaire a besoin qu’une émotion intime lui tienne lieu du mouvement extérieur qui lui manque. La clarté passe en France pour l’un des premiers mérites d’un écrivain; car il s’agit, avant tout, de ne pas se donner de la peine et d’attraper, en lisant le matin, ce qui fait briller le soir en causant. Mais les Allemands savent que la clarté ne peut jamais être qu’un mérite relatif: un livre est clair selon le sujet et selon le lecteur. Montesquieu ne peut être compris aussi facilement que Voltaire, et néanmoins il est aussi lucide que l’objet de ses méditations le permet. Sans doute, il faut porter la lumière dans la profondeur; mais ceux qui s’en tiennent aux grâces de l’esprit, et aux jeux des paroles, sont bien plus sûrs d’être compris: ils n’approchent d’aucun mystère, comment donc seraient-ils obscurs? Les Allemands, par un défaut opposé, se plaisent dans les ténèbres; souvent ils remettent dans la nuit ce qui était au jour, plutôt que de suivre la route battue; ils ont un tel dégoût pour les idées communes, que, lorsqu’ils se trouvent dans la nécessité de les retracer, ils les environnent d’une métaphysique abstraite qui peut les faire croire nouvelles jusqu’à ce qu’on les ait reconnues. Les écrivains allemands ne se gênent point avec leurs lecteurs; leurs ouvrages étant reçus et commentés comme des oracles, ils peuvent les entourer d’autant de nuages qu’il leur plaît; la patience ne manquera point pour écarter ces nuages; mais il faut qu’à la fin on aperçoive une divinité: car ce que les Allemands tolèrent le moins, c’est l’attente trompée; leurs efforts mêmes et leur persévérance leur rendent les grands résultats nécessaires. Dès qu’il n’y a pas dans un livre des pensées fortes et nouvelles, il est bien vite dédaigné; et si le talent fait tout pardonner, l’on n’apprécie guère les divers genres d’adresse par lesquelles on peut essayer d’y suppléer. La prose des Allemands est souvent trop négligée. L’on attache beaucoup plus d’importance au style en France qu’en Allemagne; c’est une suite naturelle de l’intérêt qu’on met à la parole, et du prix qu’elle doit avoir dans un pays où la société domine. Tous les hommes d’un peu d’esprit sont juges de la justesse et de la convenance de telle ou telle phrase, tandis qu’il faut beaucoup d’attention et d’étude pour saisir l’ensemble et l’enchaînement d’un ouvrage. D’ailleurs les expressions prêtent bien plus à la plaisanterie que les pensées, et dans tout ce qui tient aux mots, l’on rit avant d’avoir réfléchi. Cependant, la beauté du style n’est point, il faut en convenir, un avantage purement extérieur; car les sentiments vrais inspirent presque toujours les expressions les plus nobles et les plus justes; et, s’il est permis d’être indulgent pour le style d’un écrit philosophique, on ne doit pas l’être pour celui d’une composition littéraire; dans la sphère des beaux-arts, la forme appartient autant à l’âme que le sujet même. L’art dramatique offre un exemple frappant des facultés distinctes des deux peuples. Tout ce qui se rapporte à l’action, à l’intrigue, à l’intérêt des événements, est mille fois mieux combiné, mille fois mieux conçu chez les Français; tout ce qui tient au développement des impressions du cœur, aux orages secrets des passions fortes, est beaucoup plus approfondi chez les Allemands. Il faut, pour que les hommes supérieurs de l’un et de l’autre pays atteignent au plus haut point de perfection, que le Français soit religieux, et que l’Allemand soit un peu mondain. La piété s’oppose à la dissipation d’âme, qui est le défaut et la grâce de la nation française; la connaissance des hommes et de la société donnerait aux Allemands, en littérature, le goût et la dextérité qui leur manquent. Les écrivains des deux pays sont injustes les uns envers les autres: les Français cependant se rendent plus coupables à cet égard que les Allemands; ils jugent sans connaître, ou n’examinent qu’avec un parti pris: les Allemands sont plus impartiaux. L’étendue des connaissances fait passer sous les yeux tant de manières de voir diverses, qu’elle donne à l’esprit la tolérance qui naît de l’universalité. Les Français gagneraient plus néanmoins à concevoir le génie allemand que les Allemands à se soumettre au bon goût français. Toutes les fois que de nos jours, on a pu faire entrer dans la régularité française un peu de sève étrangère, les Français y ont applaudi avec transport. J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, etc., dans quelques-uns de leurs ouvrages, sont tous, même à leur insu, de l’école germanique, c’est-à-dire, qu’ils ne puisent leur talent que dans le fond de leur âme. Mais si l’on voulait discipliner les écrivains allemands d’après les lois prohibitives de la littérature française, ils ne sauraient comment naviguer au milieu des écueils qu’on leur aurait indiqués; ils regretteraient la pleine mer, et leur esprit serait plus troublé qu’éclairé. Il ne s’ensuit pas qu’ils doivent tout hasarder, et qu’ils ne feraient pas bien de s’imposer quelquefois des bornes; mais il leur importe de les placer d’après leur manière de voir. Il faut, pour leur faire adopter de certaines restrictions nécessaires, remonter au principe de ces restrictions, sans jamais employer l’autorité du ridicule contre laquelle ils sont tout à fait révoltés. Les hommes de génie de tous les pays sont faits pour se comprendre et pour s’estimer; mais le vulgaire des écrivains et des lecteurs allemands et français rappelle cette fable de La Fontaine, où la cigogne ne peut manger dans le plat, ni le renard dans la bouteille. Le contraste le plus parfait se fait voir entre les esprits développés dans la solitude et ceux qui sont formés par la société. Les impressions du dehors et le recueillement de l’âme, la connaissance des hommes et l’étude des idées abstraites, l’action et la théorie donnent des résultats tout à fait opposés. La littérature, les arts, la philosophie, la religion des deux peuples, attestent cette différence; et l’éternelle barrière du Rhin sépare deux régions intellectuelles qui, non moins que les deux contrées, sont étrangères l’une à l’autre. CHAPITRE II _Du jugement qu’on porte en Angleterre sur la littérature allemande._ La littérature allemande est beaucoup plus connue en Angleterre qu’en France. On y étudie davantage les langues étrangères, et les Allemands ont plus de rapports naturels avec les Anglais qu’avec les Français; cependant il y a des préjugés, même en Angleterre, contre la philosophie et la littérature des Allemands. Il peut être intéressant d’en examiner la cause. Le goût de la société, le plaisir et l’intérêt de la conversation ne sont point ce qui forme les esprits en Angleterre: les affaires, le parlement, l’administration, remplissent toutes les têtes, et les intérêts politiques sont le principal objet des méditations. Les Anglais veulent à tout des résultats immédiatement applicables, et de là naissent leurs préventions contre une philosophie qui a pour objet le beau plutôt que l’utile. Les Anglais ne séparent point, il est vrai, la dignité de l’utilité, et toujours ils sont prêts, quand il le faut, à sacrifier ce qui est utile à ce qui est honorable; mais ils ne se prêtent pas volontiers, comme il est dit dans _Hamlet_, à ces _conversations avec l’air_, dont les Allemands sont très épris. La philosophie des Anglais est dirigée vers les résultats avantageux au bien-être de l’humanité. Les Allemands s’occupent de la vérité pour elle-même, sans penser au parti que les hommes peuvent en tirer. La nature de leurs gouvernements ne leur ayant point offert des occasions grandes et belles de mériter la gloire et de servir la patrie, ils s’attachent en tout genre à la contemplation, et cherchent dans le ciel l’espace que leur étroite destinée leur refuse sur la terre. Ils se plaisent dans l’idéal, parce qu’il n’y a rien dans l’état actuel des choses qui parle à leur imagination. Les Anglais s’honorent avec raison de tout ce qu’ils possèdent, de tout ce qu’ils sont, de tout ce qu’ils peuvent être; ils placent leur admiration et leur amour sur leurs lois, leurs mœurs et leur culte. Ces nobles sentiments donnent à l’âme plus de force et d’énergie; mais la pensée va peut-être encore plus loin, quand elle n’a point de bornes, ni même de but déterminé, et que, sans cesse en rapport avec l’immense et l’infini, aucun intérêt ne la ramène aux choses de ce monde. Toutes les fois qu’une idée se consolide, c’est-à-dire qu’elle se change en institution, rien de mieux que d’en examiner attentivement les résultats et les conséquences, de la circonscrire et de la fixer: mais quand il s’agit d’une théorie, il faut la considérer en elle-même; il n’est plus question de pratique, il n’est plus question d’utilité; et la recherche de la vérité dans la philosophie, comme l’imagination dans la poésie, doit être indépendante de toute entrave. Les Allemands sont comme les éclaireurs de l’armée de l’esprit humain; ils essaient des routes nouvelles, ils tentent des moyens inconnus; comment ne serait-on pas curieux de savoir ce qu’ils disent, au retour de leurs excursions dans l’infini? Les Anglais, qui ont tant d’originalité dans le caractère, redoutent néanmoins assez généralement les nouveaux systèmes. La sagesse d’esprit leur a fait tant de bien dans les affaires de la vie, qu’ils aiment à la retrouver dans les études intellectuelles; et c’est là cependant que l’audace est inséparable du génie. Le génie, pourvu qu’il respecte la religion et la morale, doit aller aussi loin qu’il veut: c’est l’empire de la pensée qu’il agrandit. La littérature, en Allemagne, est tellement empreinte de la philosophie dominante, que l’éloignement qu’on aurait pour l’une pourrait influer sur le jugement qu’on porterait sur l’autre: cependant les Anglais, depuis quelque temps, traduisent avec plaisir les poètes allemands et ne méconnaissent point l’analogie qui doit résulter d’une même origine. Il y a plus de sensibilité dans la poésie anglaise, et plus d’imagination dans la poésie allemande. Les affections domestiques exerçant un grand empire sur le cœur des Anglais, leur poésie se sent de la délicatesse et de la fixité de ces affections: les Allemands, plus indépendants en tout, parce qu’ils ne portent l’empreinte d’aucune institution politique, peignent les sentiments comme les idées, à travers des nuages: on dirait que l’univers vacille devant leurs yeux, et l’incertitude même de leurs regards multiplie les objets dont leur talent peut se servir. Le principe de la terreur, qui est un des grands moyens de la poésie allemande, a moins d’ascendant sur l’imagination des Anglais de nos jours; ils décrivent la nature avec charme, mais elle n’agit plus sur eux comme une puissance redoutable qui renferme dans son sein les fantômes, les présages, et tient chez les modernes la même place que la destinée parmi les anciens. L’imagination, en Angleterre, est presque toujours inspirée par la sensibilité; l’imagination des Allemands est quelquefois rude et bizarre: la religion de l’Angleterre est plus sévère, celle de l’Allemagne est plus vague; et la poésie des nations doit nécessairement porter l’empreinte de leurs sentiments religieux. La convenance ne règne point dans les arts en Angleterre comme en France; cependant l’opinion publique y a plus d’empire qu’en Allemagne; l’unité nationale en est la cause. Les Anglais veulent mettre d’accord en toutes choses les actions et les principes; c’est un peuple sage et bien ordonné, qui a compris dans la sagesse la gloire, et dans l’ordre la liberté: les Allemands, n’ayant fait que rêver l’une et l’autre, ont examiné les idées indépendamment de leur application, et se sont ainsi nécessairement élevés plus haut en théorie. Les littérateurs allemands actuels se montrent (ce qui doit paraître singulier) beaucoup plus opposés que les Anglais à l’introduction des réflexions philosophiques dans la poésie. Les premiers génies de la littérature anglaise, il est vrai, Shakespeare, Milton, Dryden dans ses odes, etc., sont des poètes qui ne se livrent point à l’esprit de raisonnement; mais Pope et plusieurs autres doivent être considérés comme didactiques et moralistes. Les Allemands se sont refaits jeunes, les Anglais sont devenus mûrs[18]. Les Allemands professent une doctrine qui tend à ranimer l’enthousiasme dans les arts comme dans la philosophie, et il faut les louer s’ils la maintiennent; car le siècle pèse aussi sur eux, et il n’en est point où l’on soit plus enclin à dédaigner ce qui n’est que beau; il n’en est point où l’on répète plus souvent cette question, la plus vulgaire de toutes: _à quoi bon?_ CHAPITRE III _Des principales époques de la littérature allemande._ La littérature allemande n’a point eu ce qu’on a coutume d’appeler un siècle d’or, c’est-à-dire une époque où les progrès des lettres sont encouragés par la protection des chefs de l’État. Léon X, en Italie, Louis XIV, en France, et dans les temps anciens, Périclès et Auguste, ont donné leur nom à leur siècle. On peut aussi considérer le règne de la reine Anne comme l’époque la plus brillante de la littérature anglaise: mais cette nation, qui existe par elle-même, n’a jamais dû ses grands hommes à ses rois. L’Allemagne était divisée; elle ne trouvait dans l’Autriche aucun amour pour les lettres, et dans Frédéric II, qui était à lui seul toute la Prusse, aucun intérêt pour les écrivains allemands; les lettres en Allemagne n’ont donc jamais été réunies dans un centre, et n’ont point trouvé d’appui dans l’État. Peut-être la littérature a-t-elle dû à cet isolement comme à cette indépendance, plus d’originalité et d’énergie. «On a vu, dit Schiller, la poésie, dédaignée par le plus grand des fils de la patrie, par Frédéric, s’éloigner du trône puissant qui ne la protégeait pas; mais elle osa se dire allemande; mais elle se sentit fière de créer elle-même sa gloire. Les chants des bardes germains retentirent sur le sommet des montagnes, se précipitèrent comme un torrent dans les vallées; le poète indépendant ne reconnut pour loi que les impressions de son âme, et pour souverain que son génie». Il a dû résulter cependant de ce que les hommes de lettres allemands n’ont point été encouragés par le gouvernement, que pendant longtemps ils ont fait des essais individuels dans les sens les plus opposés, et qu’ils sont arrivés tard à l’époque vraiment remarquable de leur littérature. La langue allemande, depuis mille ans, a été cultivée d’abord par les moines, puis par les chevaliers, puis par les artisans, tels que Hans-Sachs, Sébastien Brand, et d’autres, à l’approche de la réformation; et dernièrement enfin par les savants, qui en ont fait un langage propre à toutes les subtilités de la pensée. En examinant les ouvrages dont se compose la littérature allemande, on y retrouve, suivant le génie de l’auteur, les traces de ces différentes cultures, comme on voit dans les montagnes les couches des minéraux divers que les révolutions de la terre y ont apportés. Le style change presque entièrement de nature suivant l’écrivain, et les étrangers ont besoin de faire une nouvelle étude, à chaque livre nouveau qu’ils veulent comprendre. Les Allemands ont eu, comme la plupart des nations de l’Europe, du temps de la chevalerie, des troubadours et des guerriers qui chantaient l’amour et les combats. On vient de retrouver un poème épique intitulé _les Niebelungen_, et composé dans le treizième siècle. On y voit l’héroïsme et la fidélité qui distinguaient les hommes d’alors, lorsque tout était vrai, fort, et décidé comme les couleurs primitives de la nature. L’allemand, dans ce poème, est plus clair et plus simple qu’à présent; les idées générales ne s’y étaient point encore introduites, et l’on ne faisait que raconter des traits de caractère. La nation germanique pouvait être considérée alors comme la plus belliqueuse de toutes les nations européennes, et ses anciennes traditions ne parlent que des châteaux-forts, et des belles maîtresses pour lesquelles on donnait sa vie. Lorsque Maximilien essaya plus tard de ranimer la chevalerie, l’esprit humain n’avait plus cette tendance, et déjà commençaient les querelles religieuses, qui tournent la pensée vers la métaphysique, et placent la force de l’âme dans les opinions plutôt que dans les exploits. Luther perfectionna singulièrement sa langue, en la faisant servir aux discussions théologiques: sa traduction des Psaumes et de la Bible est encore un beau modèle. La vérité et la concision poétique qu’il donne à son style sont tout à fait conformes au génie de l’Allemand, et le son même des mots a je ne sais quelle franchise énergique sur laquelle on se repose avec confiance. Les guerres politiques et religieuses, où les Allemands avaient le malheur de se combattre les uns les autres, détournèrent les esprits de la littérature: et quand on s’en s’occupa de nouveau, ce fut sous les auspices du siècle de Louis XIV, à l’époque où le désir d’imiter les Français s’empara de la plupart des cours et des écrivains de l’Europe. Les ouvrages de Hagedorn, de Gellert, de Weiss, etc., n’étaient que du français appesanti; rien d’original, rien qui fût conforme au génie naturel de la nation. Ces auteurs voulaient atteindre à la grâce française, sans que leur genre de vie ni leurs habitudes leur en donnassent l’inspiration; ils s’asservissaient à la règle, sans avoir ni l’élégance, ni le goût, qui peuvent donner de l’agrément à ce despotisme même. Une autre école succéda bientôt à l’école française, et ce fut dans la Suisse allemande qu’elle s’éleva; cette école était d’abord fondée sur l’imitation des écrivains anglais. Bodmer, appuyé par l’exemple du grand Haller, tacha de démontrer que la littérature anglaise s’accordait mieux avec le génie des Allemands que la littérature française. Gottsched, un savant sans goût et sans génie, combattit cette opinion. Il jaillit une grande lumière de la dispute de ces deux écoles. Quelques hommes alors commencèrent à se frayer une route par eux-mêmes. Klopstock tint le premier rang dans l’école anglaise, comme Wieland dans l’école française; mais Klopstock ouvrit une carrière nouvelle à ses successeurs tandis que Wieland fut à la fois le premier et le dernier dans l’école française du dix-huitième siècle: le premier, parce que nul n’a pu dans ce genre s’égaler à lui; le dernier, parce qu’après lui les écrivains allemands suivirent une route tout à fait différente. Comme il y a dans toutes les nations teutoniques des étincelles de ce feu sacré que le temps a recouvert de cendre, Klopstock, en imitant d’abord les Anglais, parvint à réveiller l’imagination et le caractère particuliers aux Allemands; et presqu’au même moment, Winkelmann dans les arts, Lessing dans la critique, et Gœthe dans la poésie, fondèrent une véritable école allemande, si toutefois on peut appeler de ce nom ce qui admet autant de différences qu’il y a d’individus et de talents divers. J’examinerai séparément la poésie, l’art dramatique, les romans et l’histoire; mais chaque homme de génie formant, pour ainsi dire, une école à part en Allemagne, il m’a semblé nécessaire de commencer par faire connaître les traits principaux qui distinguent chaque écrivain en particulier, et de caractériser personnellement les hommes de lettres les plus célèbres, avant d’analyser leurs ouvrages. CHAPITRE IV _Wieland._ De tous les Allemands qui ont écrit dans le genre français, Wieland est le seul dont les ouvrages aient du génie; et quoiqu’il ait presque toujours imité les littératures étrangères, on ne peut méconnaître les grands services qu’il a rendus à sa propre littérature, en perfectionnant sa langue, en lui donnant une versification plus facile et plus harmonieuse. Il y avait en Allemagne une foule d’écrivains qui tâchaient de suivre les traces de la littérature française du siècle de Louis XIV; Wieland est le premier qui ait introduit avec succès celle du dix-huitième siècle. Dans ses écrits en prose, il a quelques rapports avec Voltaire, et dans ses poésies, avec l’Arioste. Mais ces rapports, qui sont volontaires, n’empêchent pas que sa nature au fond ne soit tout à fait allemande. Wieland est infiniment plus instruit que Voltaire; il a étudié les anciens d’une façon plus érudite qu’aucun poète ne l’a fait en France. Les défauts, comme les qualités de Wieland, ne lui permettent pas de donner à ses écrits la grâce et la légèreté françaises. Dans ses romans philosophiques, _Agathon_, _Pérégrinus Protée_, il arrive tout de suite à l’analyse, à la discussion, à la métaphysique; il se fait un devoir d’y mêler ce qu’on appelle communément _des fleurs_; mais l’on sent que son penchant naturel serait d’approfondir tous les sujets qu’il essaie de parcourir. Le sérieux et la gaîté sont l’un et l’autre trop prononcés, dans les romans de Wieland, pour être réunis; car, en toute chose, les contrastes sont piquants, mais les extrêmes opposés fatiguent. Il faut, pour imiter Voltaire, une insouciance moqueuse et philosophique qui rende indifférent à tout, excepté à la manière piquante d’exprimer cette insouciance. Jamais un Allemand ne peut arriver à cette brillante liberté de plaisanterie; la vérité l’attache trop, il veut savoir et expliquer ce que les choses sont, et lors même qu’il adopte des opinions condamnables, un repentir secret ralentit sa marche malgré lui. La philosophie épicurienne ne convient pas à l’esprit des Allemands; ils donnent à cette philosophie un caractère dogmatique, tandis qu’elle n’est séduisante que lorsqu’elle se présente sous des formes légères: dès qu’on lui prête des principes, elle déplaît à tous également. Les ouvrages de Wieland en vers ont beaucoup plus de grâce et d’originalité que ses écrits en prose: l’_Obéron_ et les autres poèmes dont je parlerai à part, sont pleins de charme et d’imagination. On a cependant reproché à Wieland d’avoir traité l’amour avec trop peu de sévérité, et il doit être ainsi jugé chez ces Germains qui respectent encore un peu les femmes, à la manière de leurs ancêtres; mais quels qu’aient été les écarts d’imagination que Wieland se soit permis, on ne peut s’empêcher de reconnaître en lui une sensibilité véritable; il a souvent eu bonne ou mauvaise intention de plaisanter sur l’amour, mais une nature sérieuse l’empêche de s’y livrer hardiment; il ressemble à ce prophète qui bénit au lieu de maudire; il finit par s’attendrir, en commençant par l’ironie. L’entretien de Wieland a beaucoup de charme, précisément parce que ses qualités naturelles sont en opposition avec sa philosophie. Ce désaccord peut lui nuire comme écrivain, mais rend sa société très piquante: il est animé, enthousiaste, et comme tous les hommes de génie, jeune encore dans sa vieillesse; et cependant il veut être sceptique, et s’impatiente quand on se sert de sa belle imagination même pour le porter à la croyance. Naturellement bienveillant, il est néanmoins susceptible d’humeur; quelquefois parce qu’il n’est pas content de lui, quelquefois parce qu’il n’est pas content des autres: il n’est pas content de lui, parce qu’il voudrait arriver à un degré de perfection dans la manière d’exprimer ses pensées, à laquelle les choses et les mots ne se prêtent pas; il ne veut pas s’en tenir à ces à peu près qui conviennent mieux à l’art de causer que la perfection même: il est quelquefois mécontent des autres, parce que sa doctrine un peu relâchée et ses sentiments exaltés ne sont pas faciles à concilier ensemble. Il y a en lui un poète allemand et un philosophe français, qui se fâchent alternativement l’un pour l’autre; mais ses colères cependant sont très douces à supporter; et sa conversation, remplie d’idées et de connaissances, servirait de fonds à l’entretien de beaucoup d’hommes d’esprit en divers genres. Les nouveaux écrivains, qui ont exclu de la littérature allemande toute influence étrangère, ont été souvent injustes envers Wieland: c’est lui dont les ouvrages, même dans la traduction, ont excité l’intérêt de toute l’Europe; c’est lui qui a fait servir la science de l’antiquité au charme de la littérature; c’est lui qui a donné, dans les vers, à sa langue féconde, mais rude, une flexibilité musicale et gracieuse; il est vrai cependant qu’il n’était pas avantageux à son pays que ses écrits eussent des imitateurs: l’originalité nationale vaut mieux, et l’on devait, tout en reconnaissant Wieland pour un grand maître, souhaiter qu’il n’eût pas de disciples. CHAPITRE V _Klopstock._ Il y a eu en Allemagne beaucoup plus d’hommes remarquables dans l’école anglaise que dans l’école française. Parmi les écrivains formés par la littérature anglaise, il faut compter d’abord cet admirable Haller, dont le génie poétique le servit si efficacement, comme savant, en lui inspirant plus d’enthousiasme pour la nature, et des vues plus générales sur ses phénomènes; Gessner, que l’on goûte en France, plus même qu’en Allemagne; Gleim, Ramler, etc., et avant eux tous Klopstock. Son génie s’était enflammé par la lecture de Milton et de Young; mais c’est avec lui que l’école vraiment allemande a commencé. Il exprime d’une manière fort heureuse, dans une de ses odes, l’émulation des deux muses. «J’ai vu.... Oh! dites-moi, était-ce le présent, ou contemplais-je l’avenir? J’ai vu la muse de la Germanie entrer en lice avec la muse anglaise, s’élancer pleine d’ardeur à la victoire. «Deux termes élevés à l’extrémité de la carrière se distinguaient à peine, l’un ombragé de chêne, l’autre entouré de palmiers[19]. «Accoutumée à de tels combats, la muse d’Albion descendit fièrement dans l’arène; elle reconnut ce champ qu’elle parcourut déjà, dans sa lutte sublime avec le fils de Méon, avec le chantre du Capitole. «Elle vit sa rivale, jeune, tremblante; mais son tremblement était noble: l’ardeur de la victoire colorait son visage, et sa chevelure d’or flottait sur ses épaules. «Déjà, retenant à peine sa respiration pressée dans son sein ému, elle croyait entendre la trompette, elle dévorait l’arène, elle se penchait vers le terme. «Fière d’une telle rivale, plus fière d’elle-même, la noble anglaise mesure d’un regard la fille de Thuiskon. Oui, je m’en souviens, dit-elle, dans les forêts de chênes, près des bardes antiques, ensemble nous naquîmes. «Mais on m’avait dit que tu n’étais plus. Pardonne, ô muse! si tu revis pour l’immortalité, pardonne-moi de ne l’apprendre qu’à cette heure... Cependant je le saurai mieux au but. «Il est là... le vois-tu dans ce lointain? par delà le chêne vois-tu les palmes, peux-tu discerner la couronne? Tu te tais... Oh! ce fier silence, ce courage contenu, ce regard de feu fixé sur la terre... je le connais. «Cependant... pense encore avant le dangereux signal, pense... n’est-ce pas moi qui déjà luttai contre la muse des Thermopyles, contre celle des Sept Collines? «Elle dit: le moment décisif est venu, le héraut s’approche: O fille d’Albion! s’écria la muse de la Germanie, je t’aime, en t’admirant je t’aime... mais l’immortalité, les palmes me sont encore plus chères que toi. Saisis cette couronne, si ton génie le veut; mais qu’il me soit permis de la partager avec toi. «Comme mon cœur bat!... Dieux immortels... si même j’arrivais plus tôt au but sublime... oh! alors tu me suivras de près... ton souffle agitera mes cheveux flottants. «Tout à coup la trompette retentit, elles volent avec la rapidité de l’aigle, un nuage de poussière s’élève sur la vaste carrière; je les vis près du chêne, mais le nuage s’épaissit, et bientôt je les perdis de vue». C’est ainsi que finit l’ode, et il y a de la grâce à ne pas désigner le vainqueur. Je renvoie au chapitre sur la poésie allemande l’examen des ouvrages de Klopstock, sous le point de vue littéraire, et je me borne à les indiquer maintenant comme des actions de sa vie. Tous ses ouvrages ont eu pour but, ou de réveiller le patriotisme dans son pays, ou de célébrer la religion: si la poésie avait ses saints, Klopstock devrait être compté comme l’un des premiers. La plupart de ses odes peuvent être considérées comme des psaumes chrétiens: c’est le David du Nouveau Testament, que Klopstock; mais ce qui honore surtout son caractère, sans parler de son génie, c’est l’hymne religieuse, sous la forme d’un poème épique, à laquelle il a consacré vingt années, _la Messiade_. Les chrétiens possédaient deux poèmes, _l’Enfer_, du Dante, et _le Paradis Perdu_, de Milton: l’un était plein d’images et de fantômes, comme la religion extérieure des Italiens. Milton, qui avait vécu au milieu des guerres civiles, excellait surtout dans la peinture des caractères, et son Satan est un factieux gigantesque, armé contre la monarchie du ciel. Klopstock a conçu le sentiment chrétien dans toute sa pureté; c’est au divin Sauveur des hommes que son âme a été consacrée. Les Pères de l’Église ont inspiré le Dante; la Bible, Milton: les plus grandes beautés du poème de Klopstock sont puisées dans le Nouveau Testament; il sait faire ressortir de la simplicité divine de l’Évangile, un charme de poésie qui n’en altère point la pureté. Lorsqu’on commence ce poème, on croit entrer dans une grande église, au milieu de laquelle un orgue se fait entendre, et l’attendrissement et le recueillement qu’inspirent les temples du Seigneur, s’emparent de l’âme en lisant _la Messiade_. Klopstock se proposa, dès sa jeunesse, ce poème pour but de son existence: il me semble que les hommes s’acquitteraient tous dignement envers la vie, si, dans un genre quelconque, un noble objet, une grande idée, signalaient leur passage sur la terre; et c’est déjà une preuve honorable de caractère que de diriger vers une même entreprise les rayons épars de ses facultés, et les résultats de ses travaux. De quelque manière qu’on juge les beautés et les défauts de _la Messiade_, on devrait en lire souvent quelques vers: la lecture entière de l’ouvrage peut fatiguer; mais chaque fois qu’on y revient, l’on respire comme un parfum de l’âme, qui fait sentir de l’attrait pour toutes les choses célestes. Après de longs travaux, après un grand nombre d’années, Klopstock enfin termina son poème. Horace, Ovide, etc., ont exprimé de diverses manières le noble orgueil qui leur répondait de la durée immortelle de leurs ouvrages: _Exegi monumentum æere perennius_: et, _nomenque erit indelebile nostrum_[20]. Un sentiment d’une toute autre nature pénétra l’âme de Klopstock quand _la Messiade_ fut achevée. Il l’exprime ainsi dans l’ode au Rédempteur, qui est à la fin de son poème. «Je l’espérais de toi, ô Médiateur céleste! j’ai chanté le cantique de la nouvelle alliance. La redoutable carrière est parcourue, et tu m’as pardonné mes pas chancelants. «Reconnaissance, sentiment éternel, brûlant, exalté, fais retentir les accords de ma harpe; hâte-toi; mon cœur est inondé de joie, et je verse des pleurs de ravissement. «Je ne demande aucune récompense; n’ai-je pas déjà goûté les plaisirs des anges, puisque j’ai chanté mon Dieu? L’émotion pénétra mon âme jusque dans ses profondeurs, et ce qu’il y a de plus intime en mon être fut ébranlé. «Le ciel et la terre disparurent à mes regards; mais bientôt l’orage se calma: le souffle de ma vie ressemblait à l’air pur et serein d’un jour de printemps. «Ah! que je suis récompensé! n’ai-je pas vu couler les larmes des chrétiens? et dans un autre monde, peut-être m’accueilleront-ils encore avec ces célestes larmes! «J’ai senti aussi les joies humaines; mon cœur, je voudrais en vain te le cacher, mon cœur fut animé par l’ambition de la gloire: dans ma jeunesse, il battit pour elle; maintenant, il bat encore, mais d’un mouvement plus contenu. «Ton apôtre n’a-t-il pas dit aux fidèles: _Que tout ce qui est vertueux et digne de louange soit l’objet de vos pensées!_... C’est cette flamme céleste que j’ai choisie pour guide; elle apparaît au-devant de mes pas, et montre à mon œil ambitieux une route plus sainte. «C’est par elle que le prestige des plaisirs terrestres ne m’a point trompé; quand j’étais près de m’égarer, le souvenir des heures saintes où mon âme fut initiée, les douces voix des anges, leurs harpes, leurs concerts me rappelèrent à moi-même. «Je suis au bout, oui, j’y suis arrivé, et je tremble de bonheur; ainsi (pour parler humainement des choses célestes), ainsi nous serons émus, quand nous nous trouverons un jour auprès de celui qui mourut et ressuscita pour nous. «C’est mon Seigneur et mon Dieu dont la main puissante m’a conduit à ce but, à travers les tombeaux; il m’a donné la force et le courage contre la mort qui s’approchait; et des dangers inconnus, mais terribles, furent écartés du poète que protégeait le bouclier céleste. «J’ai terminé le chant de la nouvelle alliance; la redoutable carrière est parcourue. O Médiateur céleste, je l’espérais de toi!» Ce mélange d’enthousiasme poétique et de confiance religieuse inspire l’admiration et l’attendrissement tout ensemble. Les talents s’adressaient jadis à des divinités de la Fable. Klopstock les a consacrés, ces talents, à Dieu même; et, par l’heureuse union de la religion chrétienne et de la poésie, il montre aux Allemands comment ils peuvent avoir des beaux-arts qui leur appartiennent, et ne relèvent pas seulement des anciens en vassaux imitateurs. Ceux qui ont connu Klopstock le respectent autant qu’ils l’admirent. La religion, la liberté, l’amour, ont occupé toutes ses pensées; il professa la religion par l’accomplissement de tous ses devoirs; il abdiqua la cause même de la liberté, quand le sang innocent l’eut souillée, et la fidélité consacra les attachements de son cœur. Jamais il ne s’appuya de son imagination pour justifier aucun écart; elle exaltait son âme, sans l’égarer. On dit que sa conversation était pleine d’esprit et même de goût; qu’il aimait l’entretien des femmes, et surtout celui des Françaises, et qu’il était bon juge de ce genre d’agréments que la pédanterie réprouve. Je le crois facilement; car il y a toujours quelque chose d’universel dans le génie, et peut-être même tient-il par des rapports secrets à la grâce, du moins à celle que donne la nature. Combien un tel homme était loin de l’envie, de l’égoïsme, des fureurs de vanité, dont plusieurs écrivains se sont excusés au nom de leurs talents! S’ils en avaient eu davantage, aucun de ces défauts ne les aurait agités. On est orgueilleux, irritable, étonné de soi-même, quand un peu d’esprit vient se mêler à la médiocrité du caractère; mais le vrai génie inspire de la reconnaissance et de la modestie: car on sent qui l’a donné, et l’on sent aussi quelles bornes celui qui l’a donné y a mises. On trouve dans la seconde partie de _la Messiade_, un très beau morceau sur la mort de Marie, sœur de Marthe et de Lazare, et désignée dans l’Evangile comme l’image de la vertu contemplative. Lazare, qui a reçu de Jésus-Christ une seconde fois la vie, dit adieu à sa sœur avec un mélange de douleur et de confiance profondément sensible. Klopstock a fait des derniers moments de Marie un tableau de la mort du juste. Lorsqu’à son tour il était aussi sur son lit de mort, il répétait d’une voix expirante ses vers sur Marie; il se les rappelait, à travers les ombres du cercueil, et les prononçait tout bas, pour s’exhorter lui-même à bien mourir: ainsi, les sentiments exprimés par le jeune homme étaient assez purs pour consoler le vieillard. Ah! qu’il est beau, le talent, quand on ne l’a jamais profané, quand il n’a servi qu’à révéler aux hommes, sous la forme attrayante des beaux-arts, les sentiments généreux et les espérances religieuses obscurcies au fond de leur cœur! Ce même chant de la mort de Marie fut lu à la cérémonie funèbre de l’enterrement de Klopstock. Le poète était vieux quand il cessa de vivre; mais l’homme vertueux saisissait déjà les palmes immortelles qui rajeunissent l’existence, et fleurissent sur les tombeaux. Tous les habitants de Hambourg rendirent au patriarche de la littérature les honneurs qu’on n’accorde guère ailleurs qu’au rang ou au pouvoir, et les mânes de Klopstock reçurent la récompense que méritait sa belle vie. CHAPITRE VI _Lessing et Winckelmann._ La littérature allemande est peut-être la seule qui ait commencé par la critique; partout ailleurs la critique est venue après les chefs-d’œuvre: mais en Allemagne elle les a produits. L’époque où les lettres y ont eu le plus d’éclat est cause de cette différence. Diverses nations s’étant illustrées depuis plusieurs siècles dans l’art d’écrire, les Allemands arrivèrent après toutes les autres, et crurent n’avoir rien de mieux à faire que de suivre la route déjà tracée; il fallait donc que la critique écartât d’abord l’imitation, pour faire place à l’originalité. Lessing écrivit en prose avec une netteté et une précision tout à fait nouvelles: la profondeur des pensées embarrasse souvent le style des écrivains de la nouvelle école; Lessing, non moins profond, avait quelque chose d’âpre dans le caractère, qui lui faisait trouver les paroles les plus précises et les plus mordantes. Lessing était toujours animé dans ses écrits par un mouvement hostile contre les opinions qu’il attaquait, et l’humeur donne du relief aux idées. Il s’occupa tour à tour du théâtre, de la philosophie, des antiquités, de la théologie, poursuivant partout la vérité, comme un chasseur qui trouve encore plus de plaisir dans la course que dans le but. Son style a quelque rapport avec la concision vive et brillante des Français; il tendait à rendre l’allemand classique: les écrivains de la nouvelle école embrassent plus de pensées à la fois, mais Lessing doit être plus généralement admiré; c’est un esprit neuf et hardi, et qui reste néanmoins à la portée du commun des hommes; sa manière de voir est allemande, sa manière de s’exprimer européenne. Dialecticien spirituel et serré dans ses arguments, l’enthousiasme pour le beau remplissait cependant le fond de son âme; il avait une ardeur sans flamme, une véhémence philosophique toujours active, et qui produisait, par des coups redoublés, des effets durables. Lessing analysa le théâtre français, alors généralement à la mode dans son pays, et prétendit que le théâtre anglais avait plus de rapport avec le génie de ses compatriotes. Dans ses jugements sur _Mérope_, _Zaïre_, _Sémiramis_ et _Rodogune_, ce n’est point telle ou telle invraisemblance particulière qu’il relève; il s’attaque à la sincérité des sentiments et des caractères, et prend à partie les personnages de ces fictions comme des êtres réels: sa critique est un traité sur le cœur humain, autant qu’une poétique théâtrale. Pour apprécier avec justice les observations de Lessing sur le système dramatique en général, il faut examiner, comme nous le ferons dans les chapitres suivants, les principales différences de la manière de voir des Français et des Allemands à cet égard. Mais ce qui importe à l’histoire de la littérature, c’est qu’un Allemand ait eu le courage de critiquer un grand écrivain français, et de plaisanter avec esprit le prince des moqueurs, Voltaire lui-même. C’était beaucoup pour une nation sous le poids de l’anathème qui lui refusait le goût et la grâce, de s’entendre dire qu’il existait dans chaque pays un goût national, une grâce naturelle, et que la gloire littéraire pouvait s’acquérir par des chemins divers. Les écrits de Lessing donnèrent une impulsion nouvelle; on lut Shakespeare, on osa se dire Allemand en Allemagne, et les droits de l’originalité s’établirent à la place du joug de la correction. Lessing a composé des pièces de théâtre et des ouvrages philosophiques qui méritent d’être examinés à part; il faut toujours considérer les auteurs allemands sous plusieurs points de vue. Comme ils sont encore plus distingués par la faculté de penser que par le talent, ils ne se vouent point exclusivement à tel ou tel genre; la réflexion les attire successivement dans des carrières différentes. Parmi les écrits de Lessing, l’un des plus remarquables, c’est le _Laocoon_; il caractérise les sujets qui conviennent à la poésie et à la peinture, avec autant de philosophie dans les principes que de sagacité dans les exemples. Toutefois, l’homme qui fit une véritable révolution en Allemagne dans la manière de considérer les arts, et par les arts la littérature, c’est Winckelmann; je parlerai de lui ailleurs sous le rapport de son influence sur les arts; mais la beauté de son style est telle, qu’il doit être mis au premier rang des écrivains allemands. Cet homme, qui n’avait connu d’abord l’antiquité que par les livres, voulut aller considérer ses nobles restes; il se sentit attiré vers le Midi avec ardeur; on retrouve encore souvent dans les imaginations allemandes quelques traces de cet amour du soleil, de cette fatigue du Nord qui entraîna les peuples septentrionaux dans les contrées méridionales. Un beau ciel fait naître des sentiments semblables à l’amour de la patrie. Quand Winckelmann, après un long séjour en Italie, revint en Allemagne, l’aspect de la neige, des toits pointus qu’elle couvre, et des maisons enfumées, le remplissait de tristesse. Il lui semblait qu’il ne pouvait plus goûter les arts, quand il ne respirait plus l’air qui les a fait naître. Quelle éloquence contemplative dans ce qu’il écrit sur l’Apollon du Belvédère, sur le Laocoon! Son style est calme et majestueux comme l’objet qu’il considère. Il donne à l’art d’écrire l’imposante dignité des monuments, et sa description produit la même sensation que la statue. Nul, avant lui, n’avait réuni des observations exactes et profondes à une admiration si pleine de vie; c’est ainsi seulement qu’on peut comprendre les beaux-arts. Il faut que l’attention qu’ils excitent vienne de l’amour, et qu’on découvre dans les chefs-d’œuvre du talent, comme dans les traits d’un être chéri, mille charmes révélés par les sentiments qu’ils inspirent. Des poètes, avant Winckelmann, avaient étudié les tragédies des Grecs, pour les adapter à nos théâtres. On connaissait des érudits qu’on pouvait consulter comme des livres; mais personne ne s’était fait, pour ainsi dire, païen pour pénétrer l’antiquité. Winckelmann a les défauts et les avantages d’un Grec amateur des arts, et l’on sent, dans ses écrits, le culte de la beauté, tel qu’il existait chez un peuple où, si souvent, elle obtint les honneurs de l’apothéose. L’imagination et l’érudition prêtaient également à Winckelmann leurs lumières différentes; on était persuadé jusqu’à lui qu’elles s’excluaient mutuellement. Il a fait voir que, pour deviner les anciens, l’une était aussi nécessaire que l’autre. On ne peut donner de la vie aux objets de l’art que par la connaissance intime du pays et de l’époque dans laquelle ils ont existé. Les traits vagues ne captivent point l’intérêt. Pour animer les récits et les fictions dont les siècles passés sont le théâtre, il faut que l’érudition même seconde l’imagination, et la rende, s’il est possible, témoin de ce qu’elle doit peindre, et contemporaine de ce qu’elle raconte. Zadig devinait, par quelques traces confuses, par quelques mots à demi déchirés, des circonstances qu’il déduisait toutes des plus légers indices. C’est ainsi qu’il faut prendre l’érudition pour guide à travers l’antiquité; les vestiges qu’on aperçoit sont interrompus, effacés, difficiles à saisir: mais, en s’aidant à la fois de l’imagination et de l’étude, on recompose le temps, et l’on refait la vie. Quand les tribunaux sont appelés à décider sur l’existence d’un fait, c’est quelquefois une légère circonstance qui les éclaire. L’imagination est, à cet égard, comme un juge; un mot, un usage, une allusion saisie dans les ouvrages des anciens, lui sert de lueur pour arriver à la connaissance de la vérité toute entière. Winckelmann sut appliquer à l’examen des monuments des arts l’esprit de jugement qui sert à la connaissance des hommes; il étudie la physionomie d’une statue comme celle d’un être vivant. Il saisit avec une grande justesse les moindres observations, dont il sait tirer des conclusions frappantes. Telle physionomie, tel attribut, tel vêtement, peut tout à coup jeter un jour inattendu sur de longues recherches. Les cheveux de Cérès sont relevés avec un désordre qui ne convient pas à Minerve; la perte de Proserpine a pour jamais troublé l’âme de sa mère. Minos, fils et disciple de Jupiter, a, dans les médailles, les mêmes traits que son père; cependant, la majesté calme de l’un, et l’expression sévère de l’autre, distinguent le souverain des dieux du juge des hommes. Le torse est un fragment de la statue d’Hercule divinisé, de celui qui reçoit d’Hébé la coupe de l’immortalité, tandis que l’Hercule Farnèse ne possède encore que les attributs d’un mortel; chaque contour du torse, aussi énergique, mais plus arrondi, caractérise encore la force du héros, mais du héros qui, placé dans le ciel, est désormais absous des rudes travaux de la terre. Tout est symbolique dans les arts, et la nature se montre sous mille apparences diverses dans ces statues, dans ces tableaux, dans ces poésies, où l’immobilité doit indiquer le mouvement, où l’extérieur doit révéler le fond de l’âme, où l’existence d’un instant doit être éternisée. Winckelmann a banni des beaux-arts, en Europe, le mélange du goût antique et du goût moderne. En Allemagne, son influence s’est encore plus montrée dans la littérature que dans les arts. Nous serons conduits à examiner par la suite si l’imitation scrupuleuse des anciens est compatible avec l’originalité naturelle, ou plutôt si nous devons sacrifier cette originalité naturelle, pour nous astreindre à choisir des sujets dans lesquels la poésie, comme la peinture, n’ayant pour modèle rien de vivant, ne peuvent représenter que des statues; mais cette discussion est étrangère au mérite de Winckelmann; il a fait connaître en quoi consistait le goût antique dans les beaux-arts; c’était aux modernes à sentir ce qui leur convenait d’adopter ou de rejeter à cet égard. Lorsqu’un homme de talent parvient à manifester les secrets d’une nature antique ou étrangère, il rend service par l’impulsion qu’il trace: l’émotion reçue doit se transformer en nous-mêmes: et plus cette émotion est vraie, moins elle inspire une servile imitation. Winckelmann a développé les vrais principes admis maintenant dans les arts sur l’idéal, sur cette nature perfectionnée dont le type est dans notre imagination, et non au dehors de nous. L’application de ces principes à la littérature est singulièrement féconde. La poétique de tous les arts est rassemblée sous un même point de vue dans les écrits de Winckelmann, et tous y ont gagné. On a mieux compris la poésie par la sculpture, la sculpture par la poésie, et l’on a été conduit par les arts des Grecs à leur philosophie. La métaphysique idéaliste, chez les Allemands comme chez les Grecs, a pour origine le culte de la beauté par excellence, que notre âme seule peut concevoir et reconnaître; c’est un souvenir du ciel, notre ancienne patrie, que cette beauté merveilleuse; les chefs-d’œuvre de Phidias, les tragédies de Sophocle et la doctrine de Platon, s’accordent pour nous en donner la même idée sous des formes différentes. CHAPITRE VII _Gœthe._ Ce qui manquait à Klopstock, c’était une imagination créatrice: il mettait de grandes pensées et de nobles sentiments en beaux vers, mais il n’était pas ce qu’on peut appeler artiste. Ses inventions sont faibles, et les couleurs dont il les revêt n’ont presque jamais cette plénitude de force qu’on aime à rencontrer dans la poésie, et dans tous les arts qui devaient donner à la fiction l’énergie et l’originalité de la nature. Klopstock s’égare dans l’idéal: Gœthe ne perd jamais terre, tout en atteignant aux conceptions les plus sublimes. Il y a dans son esprit une vigueur que la sensibilité n’a point affaiblie. Gœthe pourrait représenter la littérature allemande tout entière; non qu’il n’y ait d’autres écrivains supérieurs à lui, sous quelques rapports, mais seul il réunit tout ce qui distingue l’esprit allemand, et nul n’est aussi remarquable par un genre d’imagination dont les Italiens, les Anglais ni les Français ne peuvent réclamer aucune part. Gœthe ayant écrit dans tous les genres, l’examen de ses ouvrages remplira la plus grande partie des chapitres suivants; mais la connaissance personnelle de l’homme qui a le plus influé sur la littérature de son pays sert, ce me semble, à mieux comprendre cette littérature. Gœthe est un homme d’un esprit prodigieux en conversation; et l’on a beau dire, l’esprit doit savoir causer. On peut présenter quelques exemples d’hommes de génie taciturnes: la timidité, le malheur, le dédain ou l’ennui, en sont souvent la cause; mais en général l’étendue des idées et la chaleur de l’âme doivent inspirer le besoin de se communiquer aux autres; et ces hommes qui ne veulent pas être jugés par ce qu’ils disent, pourraient bien ne pas mériter plus d’intérêt pour ce qu’ils pensent. Quand on sait faire parler Gœthe, il est admirable; son éloquence est nourrie de pensées; sa plaisanterie est en même temps pleine de grâce et de philosophie; son imagination est frappée par les objets extérieurs, comme l’était celle des artistes chez les anciens; et néanmoins sa raison n’a que trop la maturité de notre temps. Rien ne trouble la force de sa tête; et les inconvénients même de son caractère, l’humeur, l’embarras, la contrainte, passent comme des nuages au bas de la montagne sur le sommet de laquelle son génie est placé. Ce qu’on nous raconte de l’entretien de Diderot pourrait donner quelque idée de celui de Gœthe; mais, si l’on en juge par les écrits de Diderot, la distance doit être infinie entre ces deux hommes. Diderot est sous le joug de son esprit; Gœthe domine même son talent: Diderot est affecté, à force de vouloir faire effet; on aperçoit le dédain du succès dans Gœthe, à un degré qui plaît singulièrement, alors même qu’on s’impatiente de sa négligence. Diderot a besoin de suppléer, à force de philanthropie, aux sentiments religieux qui lui manquent; Gœthe serait plus volontiers amer que doucereux; mais ce qu’il est avant tout, c’est naturel; et sans cette qualité, en effet, qu’y a-t-il dans un homme qui puisse en intéresser un autre? Gœthe n’a plus cette ardeur entraînante qui lui inspira _Werther_; mais la chaleur de ses pensées suffit encore pour tout animer. On dirait qu’il n’est pas atteint par la vie, et qu’il la décrit seulement en peintre: il attache plus de prix maintenant aux tableaux qu’il nous présente qu’aux émotions qu’il éprouve; le temps l’a rendu spectateur. Quand il avait encore une part active dans les scènes des passions, quand il souffrait lui-même par le cœur, ses écrits produisaient une impression plus vive. Comme on se fait toujours la poétique de son talent, Gœthe soutient à présent qu’il faut que l’auteur soit calme, alors même qu’il compose un ouvrage passionné, et que l’artiste doit conserver son sang-froid pour agir plus fortement sur l’imagination de ses lecteurs: peut-être n’aurait-il pas eu cette opinion dans sa première jeunesse; peut-être alors était-il possédé par son génie, au lieu d’en être le maître; peut-être sentait-il alors que le sublime et le divin étant momentanés dans le cœur de l’homme, le poète est inférieur à l’inspiration qui l’anime, et ne peut la juger sans la perdre. Au premier moment on s’étonne de trouver de la froideur et même quelque chose de raide à l’auteur de _Werther_; mais quand on obtient de lui qu’il se mette à l’aise, le mouvement de son imagination fait disparaître en entier la gêne qu’on a d’abord sentie: c’est un homme dont l’esprit est universel, et impartial parce qu’il est universel; car il n’y a point d’indifférence dans son impartialité: c’est une double existence, une double force, une double lumière qui éclaire à la fois dans toute chose les deux côtés de la question. Quand il s’agit de penser, rien ne l’arrête, ni son siècle, ni ses habitudes, ni ses relations; il fait tomber à plomb son regard d’aigle sur les objets qu’il observe; s’il avait eu une carrière politique, si son âme s’était développée par les actions, son caractère serait plus décidé, plus ferme, plus patriote; mais son esprit ne planerait pas si librement sur toutes les manières de voir; les passions ou les intérêts lui traceraient une route positive. Gœthe se plaît, dans ses écrits comme dans ses discours, à briser les fils qu’il a tissés lui-même, à déjouer les émotions qu’il excite, à renverser les statues qu’il a fait admirer. Lorsque dans ses fictions il inspire de l’intérêt pour un caractère, bientôt il montre les inconséquences qui doivent en détacher. Il dispose du monde poétique, comme un conquérant du monde réel, et se croit assez fort pour introduire, comme la nature, le génie destructeur dans ses propres ouvrages. S’il n’était pas un homme estimable, on aurait peur d’un genre de supériorité qui s’élève au-dessus de tout, dégrade et relève, attendrit et persifle, affirme et doute alternativement, et toujours avec le même succès. J’ai dit que Gœthe possédait à lui seul les traits principaux du génie allemand; on les trouve tous en lui à un degré éminent: une grande profondeur d’idées, la grâce qui naît de l’imagination, grâce plus originale que celle que donne l’esprit de société; enfin une sensibilité quelquefois fantastique, mais par cela même plus faite pour intéresser des lecteurs qui cherchent dans les livres de quoi varier leur destinée monotone, et veulent que la poésie leur tienne lieu d’événements véritables. Si Gœthe était Français, on le ferait parler du matin au soir: tous les auteurs contemporains de Diderot allaient puiser des idées dans son entretien, et lui donnaient une jouissance habituelle par l’admiration qu’il inspirait. En Allemagne on ne sait pas dépenser son talent dans la conversation; et si peu de gens, même parmi les plus distingués, ont l’habitude d’interroger et de répondre, que la société n’y compte pour presque rien; mais l’influence de Gœthe n’en est pas moins extraordinaire. Il y a une foule d’hommes en Allemagne qui croiraient trouver du génie dans l’adresse d’une lettre, si c’était lui qui l’eût mise. L’admiration pour Gœthe est une espèce de confrérie dont les mots de ralliement servent à faire connaître les adeptes les uns aux autres. Quand les étrangers veulent aussi l’admirer, ils sont rejetés avec dédain, si quelques restrictions laissent supposer qu’ils se sont permis d’examiner des ouvrages qui gagnent cependant beaucoup à l’examen. Un homme ne peut exciter un tel fanatisme sans avoir de grandes facultés pour le bien et pour le mal; car il n’y a que la puissance, dans quelque genre que ce soit, que les hommes craignent assez pour l’aimer de cette manière. CHAPITRE VIII _Schiller._ Schiller était un homme d’un génie rare et d’une bonne foi parfaite; ces deux qualités devraient être inséparables, au moins dans un homme de lettres. La pensée ne peut être mise à l’égal de l’action que quand elle réveille en nous l’image de la vérité; le mensonge est plus dégoûtant encore dans les écrits que dans la conduite. Les actions, même trompeuses, restent encore des actions, et l’on sait à quoi se prendre pour les juger ou pour les haïr; mais les ouvrages ne sont qu’un amas fastidieux de vaines paroles, quand ils ne partent pas d’une conviction sincère. Il n’y a pas une plus belle carrière que celle des lettres, quand on la suit comme Schiller. Il est vrai qu’il y a tant de sérieux et de loyauté dans tout, en Allemagne, que c’est là seulement qu’on peut connaître d’une manière complète le caractère et les devoirs de chaque vocation. Néanmoins Schiller était admirable entre tous, par ses vertus autant que par ses talents. La conscience était sa muse: celle-là n’a pas besoin d’être invoquée, car on l’entend toujours quand on l’écoute une fois. Il aimait la poésie, l’art dramatique, l’histoire, la littérature pour elle-même. Il aurait été résolu à ne point publier ses ouvrages, qu’il y aurait donné le même soin; et jamais aucune considération tirée, ni du succès, ni de la mode, ni des préjugés, ni de tout ce qui vient des autres enfin, n’aurait pu lui faire altérer ses écrits; car ses écrits étaient lui; ils exprimaient son âme, et il ne concevait pas la possibilité de changer une expression, si le sentiment intérieur qui l’inspirait n’était pas changé. Sans doute, Schiller ne pouvait pas être exempt d’amour-propre. S’il en faut pour aimer la gloire, il en faut même pour être capable d’une activité quelconque; mais rien ne diffère autant dans ses conséquences que la vanité et l’amour de la gloire; l’une tâche d’escamoter le succès; l’autre veut le conquérir; l’une est inquiète d’elle-même et ruse avec l’opinion; l’autre ne compte que sur la nature et s’y fie pour tout soumettre. Enfin, au-dessus même de l’amour de la gloire, il y a encore un sentiment plus pur, l’amour de la vérité, qui fait des hommes de lettres comme les prêtres guerriers d’une noble cause; ce sont eux qui désormais doivent garder le feu sacré, car de faibles femmes ne suffiraient plus comme jadis pour le défendre. C’est une belle chose que l’innocence dans le génie et la candeur dans la force. Ce qui nuit à l’idée qu’on se fait de la bonté, c’est qu’on la croit de la faiblesse; mais quand elle est unie au plus haut degré de lumières et d’énergie, elle nous fait comprendre comment la Bible a pu nous dire que Dieu fit l’homme à son image. Schiller s’était fait tort, à son entrée dans le monde, par des égarements d’imagination; mais avec la force de l’âge il reprit cette pureté sublime qui naît des hautes pensées. Jamais il n’entrait en négociation avec les mauvais sentiments. Il vivait, il parlait, il agissait comme si les méchants n’existaient pas; et quand il les peignait dans ses ouvrages, c’était avec plus d’exagération et moins de profondeur que s’il les avait vraiment connus. Les méchants s’offraient à son imagination comme un obstacle, comme un fléau physique; et peut-être en effet qu’à beaucoup d’égards ils n’ont pas une nature intellectuelle; l’habitude du vice a changé leur âme en un instinct perverti. Schiller était le meilleur ami, le meilleur père, le meilleur époux; aucune qualité ne manquait à ce caractère doux et paisible que le talent seul enflammait; l’amour de la liberté, le respect pour les femmes, l’enthousiasme des beaux-arts, l’adoration pour la Divinité, animaient son génie; et dans l’analyse de ses ouvrages, il sera facile de montrer à quelle vertu ses chefs-d’œuvre se rapportent. On dit beaucoup que l’esprit peut suppléer à tout; je le crois, dans les écrits où le savoir-faire domine; mais quand on veut peindre la nature humaine dans ses orages et dans ses abîmes, l’imagination même ne suffit pas; il faut avoir une âme que la tempête ait agitée, mais où le ciel soit descendu pour ramener le calme. La première fois que j’ai vu Schiller, c’était dans le salon du duc et de la duchesse de Weimar, en présence d’une société aussi éclairée qu’imposante; il lisait très bien le français, mais il ne l’avait jamais parlé; je soutins avec chaleur la supériorité de notre système dramatique sur tous les autres; il ne se refusa point à me combattre, et sans s’inquiéter des difficultés et des lenteurs qu’il éprouvait en s’exprimant en français, sans redouter non plus l’opinion des auditeurs, qui était contraire à la sienne, sa conviction intime le fit parler. Je me servis d’abord, pour le réfuter, des armes françaises, la vivacité et la plaisanterie; mais bientôt je démêlai, dans ce que disait Schiller, tant d’idées à travers l’obstacle des mots; je fus si frappée de cette simplicité de caractère, qui portait un homme de génie à s’engager ainsi dans une lutte où les paroles manquaient à ses pensées: je le trouvai si modeste et si insouciant dans ce qui ne concernait que ses propres succès, si fier et si animé dans la défense de ce qu’il croyait la vérité, que je lui vouai, dès cet instant, une amitié pleine d’admiration. Atteint, jeune encore, par une maladie sans espoir; ses enfants, sa femme, qui méritait par mille qualités touchantes l’attachement qu’il avait pour elle, ont adouci ses derniers moments. Madame de Wollzogen, une amie digne de le comprendre, lui demanda, quelques heures avant sa mort, comment il se trouvait: _Toujours plus tranquille_, lui répondit-il. En effet, n’avait-il pas raison de se confier à la Divinité, dont il avait secondé le règne sur la terre? n’approchait-il pas du séjour des justes? n’est-il pas dans ce moment auprès de ses pareils, et n’a-t-il pas déjà retrouvé les amis qui nous attendent? CHAPITRE IX _Du style et de la versification dans la langue allemande._ En apprenant la prosodie d’une langue, on entre plus intimement dans l’esprit de la nation qui la parle, que par quelque genre d’étude que ce puisse être. De là vient qu’il est amusant de prononcer des mots étrangers. On s’écoute comme si c’était un autre qui parlât: mais il n’y a rien de si délicat, de si difficile à saisir que l’accent: on apprend mille fois plus aisément les airs de musique les plus compliqués, que la prononciation d’une seule syllabe. Une longue suite d’années, ou les premières impressions de l’enfance, peuvent seules rendre capable d’imiter cette prononciation, qui appartient à ce qu’il y a de plus subtil et de plus indéfinissable dans l’imagination et dans le caractère national. Les dialectes germaniques ont pour origine une langue mère, dans laquelle ils puisent tous. Cette source commune renouvelle et multiplie les expressions d’une façon toujours conforme au génie des peuples. Les nations d’origine latine ne s’enrichissent, pour ainsi dire, que par l’extérieur; elles doivent avoir recours aux langues mortes, aux richesses pétrifiées pour étendre leur empire. Il est donc naturel que les innovations, en fait de mots, leur plaisent moins qu’aux nations qui font sortir les rejetons d’une tige toujours vivante. Mais les écrivains français ont besoin d’animer et de colorer leur style par toutes les hardiesses qu’un sentiment naturel peut leur inspirer, tandis que les Allemands, au contraire, gagnent à se restreindre. La réserve ne saurait détruire en eux l’originalité; ils ne courent le risque de la perdre que par l’excès même de l’abondance. L’air que l’on respire a beaucoup d’influence sur les sons que l’on articule; la diversité du sol et du climat produit dans la même langue des manières de prononcer très différentes. Quand on se rapproche de la mer, les mots s’adoucissent; le climat y est plus tempéré; peut-être aussi que le spectacle habituel de cette image de l’infini porte à la rêverie, et donne à la prononciation plus de mollesse et d’indolence: mais quand on s’élève vers les montagnes, l’accent devient plus fort, et l’on dirait que les habitants de ces lieux élevés veulent se faire entendre au reste du monde, du haut de leurs tribunes naturelles. On retrouve dans les dialectes germaniques les traces des diverses influences que je viens d’indiquer. L’allemand est en lui-même une langue aussi primitive, et d’une construction presque aussi savante que le grec. Ceux qui ont fait des recherches sur les grandes familles des peuples, ont cru trouver les raisons historiques de cette ressemblance: toujours est-il vrai qu’on remarque dans l’allemand un rapport grammatical avec le grec; il en a la difficulté sans en avoir le charme; car la multitude des consonnes dont les mots sont composés les rendent plus bruyants que sonores. On dirait que ces mots sont par eux-mêmes plus forts que ce qu’ils expriment, et cela donne souvent une monotonie d’énergie au style. Il faut se garder cependant de vouloir trop adoucir la prononciation allemande: il en résulte alors un certain gracieux maniéré tout à fait désagréable: on entend des sons rudes au fond, malgré la gentillesse qu’on essaie d’y mettre, et ce genre d’affectation déplaît singulièrement. J.-J. Rousseau a dit _que les langues du Midi étaient filles de la joie, et les langues du Nord, du besoin_. L’italien et l’espagnol sont modulés comme un chant harmonieux; le français est éminemment propre à la conversation; les débats parlementaires et l’énergie naturelle à la nation, ont donné à l’anglais quelque chose d’expressif qui supplée à la prosodie de la langue. L’allemand est plus philosophique de beaucoup que l’italien, plus poétique par sa hardiesse que le français, plus favorable au rythme des vers que l’anglais: mais il lui reste encore une sorte de raideur, qui vient peut-être de ce qu’on ne s’en est guère servi ni dans la société ni en public. La simplicité grammaticale est un des grands avantages des langues modernes; cette simplicité, fondée sur des principes de logique communs à toutes les nations, fait qu’on s’entend plus facilement; une étude très légère suffit pour apprendre l’italien et l’anglais; mais c’est une science que l’allemand. La période allemande entoure la pensée comme des serres qui s’ouvrent et se referment pour la saisir. Une construction de phrases à peu près telle qu’elle existe chez les anciens, s’y est introduite plus aisément que dans aucun autre dialecte européen; mais les inversions ne conviennent guère aux langues modernes. Les terminaisons éclatantes des mots grecs et latins, faisaient sentir quels étaient parmi les mots ceux qui devaient se joindre ensemble, lors même qu’ils étaient séparés: les signes des déclinaisons chez les Allemands sont tellement sourds, qu’on a beaucoup de peine à retrouver les paroles qui dépendent les unes des autres sous ces uniformes couleurs. Lorsque les étrangers se plaignent du travail qu’exige l’étude de l’allemand, on leur répond qu’il est très facile d’écrire dans cette langue avec la simplicité de la grammaire française; tandis qu’il est impossible, en français, d’adopter la période allemande, et qu’ainsi donc il faut la considérer comme un moyen de plus; mais ce moyen séduit les écrivains et ils en usent trop. L’allemand est peut-être la seule langue dans laquelle les vers soient plus faciles à comprendre que la prose; la phrase poétique, étant nécessairement coupée par la mesure même du vers, ne saurait se prolonger au delà. Sans doute, il y a plus de nuances, plus de liens entre les pensées, dans ces périodes qui forment un tout, et rassemblent sous un même point de vue les divers rapports qui tiennent au même sujet; mais, si l’on se laissait aller à l’enchaînement naturel des différentes pensées entre elles, on finirait par vouloir les mettre toutes dans une même phrase. L’esprit humain a besoin de morceler pour comprendre; et l’on risque de prendre des lueurs pour des vérités, quand les formes mêmes du langage sont obscures. L’art de traduire est poussé plus loin en allemand que dans aucun autre dialecte européen. Voss a transporté dans sa langue les poètes grecs et latins avec une étonnante exactitude, et W. Schlegel les poètes anglais, italiens et espagnols, avec une vérité de coloris dont il n’y avait point d’exemple avant lui. Lorsque l’allemand se prête à la traduction de l’anglais, il ne perd pas son caractère naturel, puisque ces langues sont toutes deux d’origine germanique; mais quelque mérite qu’il y ait dans la traduction d’Homère par Voss, elle fait de _l’Iliade_ et de _l’Odyssée_, des poèmes dont le style est grec, bien que les mots soient allemands. La connaissance de l’antiquité y gagne; l’originalité propre à l’idiome de chaque nation y perd nécessairement. Il semble que ce soit une contradiction d’accuser la langue allemande tout à la fois de trop de flexibilité et de trop de rudesse; mais ce qui se concilie dans les caractères peut aussi se concilier dans les langues; et souvent dans la même personne, les inconvénients de la rudesse n’empêchent pas ceux de la flexibilité. Ces défauts se font sentir beaucoup plus rarement dans les vers que dans la prose, et dans les compositions originales que dans les traductions; je crois donc qu’on peut dire avec vérité, qu’il n’y a point aujourd’hui de poésie plus frappante et plus variée que celle des Allemands. La versification est un art singulier, dont l’examen est inépuisable; les mots qui, dans les rapports ordinaires de la vie, servent seulement de signe à la pensée, arrivent à notre âme par le rythme des sons harmonieux, et nous causent une double jouissance, qui naît de la sensation et de la réflexion réunies; mais si toutes les langues sont également propres à dire ce que l’on pense, toutes ne le sont pas également à faire partager ce que l’on éprouve, et les effets de la poésie tiennent encore plus à la mélodie des paroles qu’aux idées qu’elles expriment. L’allemand est la seule langue moderne qui ait des syllabes longues et brèves, comme le grec et le latin; tous les autres dialectes européens sont plus ou moins accentués, mais les vers ne sauraient s’y mesurer à la manière des anciens d’après la longueur des syllabes: l’accent donne de l’unité aux phrases comme aux mots, il a du rapport avec la signification de ce qu’on dit; l’on insiste sur ce qui doit déterminer le sens, et la prononciation, en faisant ressortir telle ou telle parole, rapporte tout à l’idée principale. Il n’en est pas ainsi de la durée musicale des sons dans le langage; elle est bien plus favorable à la poésie que l’accent, parce qu’elle n’a point d’objet positif et qu’elle donne seulement un plaisir noble et vague, comme toutes les jouissances sans but. Chez les anciens, les syllabes étaient scandées d’après la nature des voyelles et les rapports des sons entre eux, l’harmonie seule en décidait: en allemand tous les mots accessoires sont brefs, et c’est la dignité grammaticale, c’est-à-dire l’importance de la syllabe radicale qui détermine sa quantité; il y a moins de charme dans cette espèce de prosodie que dans celle des anciens, parce qu’elle tient plus aux combinaisons abstraites qu’aux sensations involontaires; néanmoins c’est toujours un grand avantage pour une langue d’avoir dans sa prosodie de quoi suppléer à la rime. C’est une découverte moderne que la rime, elle tient à tout l’ensemble de nos beaux-arts; et ce serait s’interdire de grands effets que d’y renoncer; elle est l’image de l’espérance et du souvenir. Un son nous fait désirer celui qui doit lui répondre, et quand le second retentit, il nous rappelle celui qui vient de nous échapper. Néanmoins cette agréable régularité doit nécessairement nuire au naturel dans l’art dramatique, et à la hardiesse dans le poème épique. On ne saurait guère se passer de la rime dans les idiomes dont la prosodie est peu marquée; et cependant la gêne de la construction peut être telle, dans certaines langues, qu’un poète audacieux et penseur aurait besoin de faire goûter l’harmonie des vers sans l’asservissement de la rime. Klopstock a banni les alexandrins de la poésie allemande; il les a remplacés par les hexamètres et les vers ïambiques non rimés en usage aussi chez les Anglais, et qui donnent à l’imagination beaucoup de liberté. Les vers alexandrins convenaient très mal à la langue allemande; on peut s’en convaincre par les poésies du grand Haller lui-même, quelque mérite qu’elles aient; une langue dont la prononciation est si forte étourdit par le retour et l’uniformité des hémistiches. D’ailleurs cette forme de vers appelle les sentences et les antithèses, et l’esprit allemand est trop scrupuleux et trop vrai pour se prêter à ces antithèses, qui ne présentent jamais les idées ni les images dans leur parfaite sincérité, ni dans leurs plus exactes nuances. L’harmonie des hexamètres, et surtout des vers ïambiques non rimés, n’est que l’harmonie naturelle inspirée par le sentiment: c’est une déclamation notée, tandis que le vers alexandrin impose un certain genre d’expressions et de tournures dont il est bien difficile de sortir. La composition de ce genre de vers est un art tout à fait indépendant même du génie poétique; on peut posséder cet art sans avoir ce génie, et l’on pourrait au contraire être un grand poète et ne pas se sentir capable de s’astreindre à cette forme. Nos meilleurs poètes lyriques, en France, ce sont peut-être nos grands prosateurs, Bossuet, Pascal, Fénelon, Buffon, Jean-Jacques, etc. Le despotisme des alexandrins force souvent à ne point mettre en vers ce qui serait pourtant de la véritable poésie; tandis que chez les nations étrangères, la versification étant beaucoup plus facile et plus naturelle, toutes les pensées poétiques inspirent des vers, et l’on ne laisse en général à la prose que le raisonnement. On pourrait défier Racine lui-même de traduire en vers français Pindare, Pétrarque ou Klopstock, sans dénaturer entièrement leur caractère. Ces poètes ont un genre d’audace qui ne se trouve guère que dans les langues où l’on peut réunir tout le charme de la versification à l’originalité que la prose permet seule en français. Un des grands avantages des dialectes germaniques en poésie, c’est la variété et la beauté de leurs épithètes. L’allemand, sous ce rapport aussi, peut se comparer au grec; l’on sent dans un seul mot plusieurs images, comme dans la note fondamentale d’un accord, on entend les autres sons dont il est composé, ou comme de certaines couleurs renouvellent en nous la sensation de celles qui en dépendent. L’on ne dit en français que ce qu’on veut dire, et l’on ne voit point errer autour des paroles ces nuages à mille formes, qui entourent la poésie des langues du Nord, et réveillent une foule de souvenirs. A la liberté de former une seule épithète de deux ou trois, se joint celle d’animer le langage, en faisant des noms avec les verbes: _le vivre_, _le vouloir_, _le sentir_, sont des expressions moins abstraites que la vie, la volonté, le sentiment; et tout ce qui tend à changer la pensée en action donne toujours plus de mouvement au style. La facilité de renverser à son gré la construction de la phrase est aussi très favorable à la poésie, et permet d’exciter, par les moyens variés de la versification, des impressions analogues à celles de la peinture et de la musique. Enfin l’esprit général des dialectes teutoniques, c’est l’indépendance; les écrivains cherchent avant tout à transmettre ce qu’ils sentent; ils diraient volontiers à la poésie, comme Héloïse à son amant: _S’il y a un mot plus vrai, plus tendre, plus profond encore pour exprimer ce que j’éprouve, c’est celui-là que je veux choisir._ Le souvenir des convenances de société poursuit en France le talent jusque dans ses émotions les plus intimes; et la crainte du ridicule est l’épée de Damoclès, qu’aucune fête de l’imagination ne peut faire oublier. On parle souvent dans les arts du mérite de la difficulté vaincue; néanmoins on l’a dit avec raison: _ou cette difficulté ne se sent pas, et alors elle est nulle, ou elle se sent, et alors elle n’est pas vaincue_. Les entraves font ressortir l’habileté de l’esprit; mais il y a souvent dans le vrai génie une sorte de maladresse, semblable, à quelques égards, à la duperie des belles âmes; et l’on aurait tort de vouloir l’asservir à des gênes arbitraires, car il s’en tirerait beaucoup moins bien que des talents du second ordre. CHAPITRE X _De la poésie._ Ce qui est vraiment divin dans le cœur de l’homme ne peut être défini; s’il y a des mots pour quelques traits, il n’y en a point pour exprimer l’ensemble, et surtout le mystère de la véritable beauté dans tous les genres. Il est difficile de dire ce qui n’est pas de la poésie; mais si l’on veut comprendre ce qu’elle est, il faut appeler à son secours les impressions qu’excitent une belle contrée, une musique harmonieuse, le regard d’un objet chéri, et par-dessus tout un sentiment religieux qui nous fait éprouver en nous-mêmes la présence de la Divinité. La poésie est le langage naturel à tous les cultes. La Bible est pleine de poésie. Homère est plein de religion; ce n’est pas qu’il y ait des fictions dans la Bible, ni des dogmes dans Homère; mais l’enthousiasme rassemble dans un même foyer des sentiments divers; l’enthousiasme est l’encens de la terre vers le ciel, il les réunit l’un à l’autre. Le don de révéler par la parole ce qu’on ressent au fond du cœur est très rare; il y a pourtant de la poésie dans tous les êtres capables d’affections vives et profondes; l’expression manque à ceux qui ne sont pas exercés à la trouver. Le poète ne fait, pour ainsi dire, que dégager le sentiment prisonnier au fond de l’âme; le génie poétique est une disposition intérieure, de la même nature que celle qui rend capable d’un généreux sacrifice: c’est rêver l’héroïsme que de composer une belle ode. Si le talent n’était pas mobile, il inspirerait aussi souvent les belles actions que les touchantes paroles; car elles partent toutes également de la conscience du beau, qui se fait sentir en nous-mêmes. Un homme d’un esprit supérieur disait que _la prose était factice, et la poésie naturelle_: en effet, les nations peu civilisées commencent toujours par la poésie, et, dès qu’une passion forte agite l’âme, les hommes les plus vulgaires se servent, à leur insu, d’images et de métaphores; ils appellent à leur secours la nature extérieure pour exprimer ce qui se passe en eux d’inexprimable. Les gens du peuple sont beaucoup plus près d’être poètes que les hommes de bonne compagnie; car la convenance et le persiflage ne sont propres qu’à servir de bornes, ils ne peuvent rien inspirer. Il y a lutte interminable dans ce monde entre la poésie et la prose, et la plaisanterie doit toujours se mettre du côté de la prose; car c’est rabattre que de plaisanter. L’esprit de société est cependant très favorable à la poésie de la grâce et de la gaîté, dont l’Arioste, La Fontaine, Voltaire, sont les plus brillants modèles. La poésie dramatique est admirable dans nos premiers écrivains; la poésie descriptive et surtout la poésie didactique, ont été portées chez les Français à un très haut degré de perfection; mais il ne paraît pas qu’ils soient appelés jusqu’à présent à se distinguer dans la poésie lyrique ou épique, telle que les anciens et les étrangers la conçoivent. La poésie lyrique s’exprime au nom de l’auteur même; ce n’est plus dans un personnage qu’il se transporte, c’est en lui-même qu’il trouve les divers mouvements dont il est animé: J.-B. Rousseau dans ses _Odes religieuses_, Racine dans _Athalie_, se sont montrés poètes lyriques; ils étaient nourris des psaumes et pénétrés d’une foi vive; néanmoins les difficultés de la langue et de la versification française s’opposent presque toujours à l’abandon de l’enthousiasme. On peut citer des strophes admirables dans quelques-unes de nos odes; mais y en a-t-il une entière, dans laquelle le dieu n’ait point abandonné le poète? De beaux vers ne sont pas de la poésie; l’inspiration, dans les arts, est une source inépuisable, qui vivifie depuis la première parole jusqu’à la dernière: amour, patrie, croyance, tout doit être divinisé dans l’ode, c’est l’apothéose du sentiment: il faut, pour concevoir la vraie grandeur de la poésie lyrique, errer par la rêverie dans les régions éthérées, oublier le bruit de la terre en écoutant l’harmonie céleste, et considérer l’univers entier comme un symbole des émotions de l’âme. L’énigme de la destinée humaine n’est de rien pour la plupart des hommes; le poète l’a toujours présenté à l’imagination. L’idée de la mort, qui décourage les esprits vulgaires, rend le génie plus audacieux, et le mélange des beautés de la nature et des terreurs de la destruction excite je ne sais quel délire de bonheur et d’effroi, sans lequel l’on ne peut ni comprendre ni décrire le spectacle de ce monde. La poésie lyrique ne raconte rien, ne s’astreint en rien à la succession des temps, ni aux limites des lieux; elle plane sur les pays et sur les siècles; elle donne de la durée à ce moment sublime, pendant lequel l’homme s’élève au-dessus des peines et des plaisirs de la vie. Il se sent au milieu des merveilles du monde comme un être à la fois créateur et créé, qui doit mourir et qui ne peut cesser d’être, et dont le cœur tremblant, et fort en même temps, s’enorgueillit en lui-même et se prosterne devant Dieu. Les Allemands, réunissant tout à la fois, ce qui est très rare, l’imagination et le recueillement contemplatif, sont plus capables que la plupart des autres nations de la poésie lyrique. Les modernes ne peuvent se passer d’une certaine profondeur d’idées dont une religion spiritualiste leur a donné l’habitude; et si cependant cette profondeur n’était point revêtue d’images, ce ne serait pas de la poésie: il faut donc que la nature grandisse aux yeux de l’homme, pour qu’il puisse s’en servir comme de l’emblème de ses pensées. Les bosquets, les fleurs et les ruisseaux, suffisaient aux poètes du paganisme; la solitude des forêts, l’Océan sans bornes, le ciel étoilé, peuvent à peine exprimer l’éternel et l’infini dont l’âme des chrétiens est remplie. Les Allemands n’ont pas plus que nous de poème épique; cette admirable composition ne paraît pas accordée aux modernes, et peut-être n’y a-t-il que _l’Iliade_ qui réponde entièrement à l’idée qu’on se fait de ce genre d’ouvrage: il faut, pour le poème épique, un concours singulier de circonstances qui ne s’est rencontré que chez les Grecs, l’imagination des temps héroïques et la perfection du langage des temps civilisés. Dans le moyen âge, l’imagination était forte, mais le langage imparfait; de nos jours, le langage est pur, mais l’imagination est en défaut. Les Allemands ont beaucoup d’audace dans les idées et dans le style, et peu d’invention dans le fond du sujet; leurs essais épiques se rapprochent presque toujours du genre lyrique. Ceux des Français rentrent plutôt dans le genre dramatique, et l’on y trouve plus d’intérêt que de grandeur. Quand il s’agit de plaire au théâtre, l’art de se circonscrire dans un cadre donné, de deviner le goût des spectateurs et de s’y plier avec adresse, fait une partie du succès, tandis que rien ne doit tenir aux circonstances extérieures et passagères, dans la composition d’un poème épique. Il exige des beautés absolues, des beautés qui frappent le lecteur solitaire, lorsque ses sentiments sont plus naturels, et son imagination plus hardie. Celui qui voudrait trop hasarder dans un poème épique pourrait bien encourir le blâme sévère du bon goût français; mais celui qui ne hasarderait rien n’en serait pas moins dédaigné. Boileau, tout en perfectionnant le goût et la langue, a donné à l’esprit français, l’on ne saurait le nier, une disposition très défavorable à la poésie. Il n’a parlé que de ce qu’il fallait éviter, il n’a insisté que sur des préceptes de raison et de sagesse, qui ont introduit dans la littérature une sorte de pédanterie très nuisible au sublime élan des arts. Nous avons en français des chefs-d’œuvre de versification; mais comment peut-on appeler la versification de la poésie! Traduire en vers ce qui était fait pour rester en prose, exprimer en dix syllabes, comme Pope, les jeux de cartes et leurs moindres détails, ou comme les derniers poèmes qui ont paru chez nous, le trictrac, les échecs, la chimie: c’est un tour de passe-passe en fait de paroles; c’est composer avec les mots, comme avec les notes, des sonates sous le nom de poème. Il faut cependant une grande connaissance de la langue poétique pour décrire ainsi noblement les objets qui prêtent le moins à l’imagination, et l’on a raison d’admirer quelques morceaux détachés de ces galeries de tableaux; mais les transitions qui les lient entre eux sont nécessairement prosaïques, comme ce qui se passe dans la tête de l’écrivain. Il s’est dit:--Je ferai des vers sur ce sujet, puis sur celui-ci, puis sur celui-là;--et, sans s’en apercevoir, il nous met dans la confidence de sa manière de travailler. Le véritable poète conçoit, pour ainsi dire, tout son poème à la fois au fond de son âme; sans les difficultés du langage, il improviserait, comme la sibylle et les prophètes, les hymnes saints du génie. Il est ébranlé par ses conceptions comme par un événement de sa vie; un monde nouveau s’offre à lui; l’image sublime de chaque situation, de chaque caractère, de chaque beauté de la nature, frappe ses regards, et son cœur bat pour un bonheur céleste qui traverse comme un éclair l’obscurité du sort. La poésie est une possession momentanée de tout ce que notre âme souhaite; le talent fait disparaître les bornes de l’existence, et change en images brillantes le vague espoir des mortels. Il serait plus aisé de décrire les symptômes du talent que de lui donner des préceptes; le génie se sent comme l’amour, par la profondeur même de l’émotion dont il pénètre celui qui en est doué: mais si l’on osait donner des conseils à ce génie, dont la nature veut être le seul guide, ce ne seraient pas des conseils purement littéraires qu’on devrait lui adresser: il faudrait parler aux poètes comme à des citoyens, comme à des héros; il faudrait leur dire:--Soyez vertueux, soyez croyants, soyez libres, respectez ce que vous aimez, cherchez l’immortalité dans l’amour, et la Divinité dans la nature; enfin, sanctifiez votre âme comme un temple, et l’ange des nobles pensées ne dédaignera pas d’y apparaître. CHAPITRE XI _De la poésie classique et de la poésie romantique._ Le nom de _romantique_ a été introduit nouvellement en Allemagne, pour désigner la poésie dont les chants des troubadours ont été l’origine, celle qui est née de la chevalerie et du christianisme. Si l’on n’admet pas que le paganisme et le christianisme, le Nord et le Midi, l’antiquité et le moyen âge, la chevalerie et les institutions grecques et romaines, se sont partagé l’empire de la littérature, l’on ne parviendra jamais à juger sous un point de vue philosophique le goût antique et le goût moderne. On prend quelquefois le mot classique comme synonyme de perfection. Je m’en sers ici dans une autre acception, en considérant la poésie classique comme celle des anciens, et la poésie romantique comme celle qui tient de quelque manière aux traditions chevaleresques. Cette division se rapporte également aux deux ères du monde; celle qui a précédé l’établissement du christianisme, et celle qui l’a suivi. On a comparé aussi dans divers ouvrages allemands la poésie antique à la sculpture, et la poésie romantique à la peinture; enfin, l’on a caractérisé de toutes les manières la marche de l’esprit humain, passant des religions matérialistes aux religions spiritualistes, de la nature à la Divinité. La nation française, la plus cultivée des nations latines, penche vers la poésie classique, imitée des Grecs et des Romains. La nation anglaise, la plus illustre des nations germaniques, aime la poésie romantique et chevaleresque, et se glorifie des chefs-d’œuvre qu’elle possède en ce genre. Je n’examinerai point ici lequel de ces deux genres de poésie mérite la préférence: il suffit de montrer que la diversité des goûts, à cet égard, dérive non seulement de causes accidentelles, mais aussi des sources primitives de l’imagination et de la pensée. Il y a dans les poèmes épiques et dans les tragédies des anciens, un genre de simplicité qui tient à ce que les hommes étaient identifiés à cette époque avec la nature, et croyaient dépendre du destin, comme elle dépend de la nécessité. L’homme, réfléchissant peu, portait toujours l’action de son âme au dehors; la conscience elle-même était figurée par des objets extérieurs, et les flambeaux des Furies secouaient les remords sur la tête des coupables. L’événement était tout dans l’antiquité; le caractère tient plus de place dans les temps modernes; et cette réflexion inquiète, qui nous dévore souvent comme le vautour de Prométhée, n’eût semblé que de la folie, au milieu des rapports clairs et prononcés qui existaient dans l’état civil et social des anciens. On ne faisait en Grèce, dans le commencement de l’art, que des statues isolées; les groupes ont été composés plus tard. On pourrait dire de même, avec vérité, que dans tous les arts il n’y avait point de groupes: les objets représentés se succédaient comme dans les bas-reliefs, sans combinaison, sans complication d’aucun genre. L’homme personnifiait la nature; des nymphes habitaient les eaux, des hamadryades les forêts: mais la nature, à son tour, s’emparait de l’homme, et l’on eût dit qu’il ressemblait au torrent, à la foudre, au volcan, tant il agissait par une impulsion involontaire, et sans que la réflexion pût en rien altérer les motifs ni les suites de ses actions. Les anciens avaient, pour ainsi dire, une âme corporelle, dont tous les mouvements étaient forts, directs et conséquents; il n’en est pas de même du cœur humain développé par le christianisme: les modernes ont puisé dans le repentir chrétien l’habitude de se replier continuellement sur eux-mêmes. Mais, pour manifester cette existence tout intérieure, il faut qu’une grande variété dans les faits présente sous toutes les formes les nuances infinies de ce qui se passe dans l’âme. Si de nos jours les beaux-arts étaient astreints à la simplicité des anciens, nous n’atteindrions pas à la force primitive qui les distingue, et nous perdrions les émotions intimes et multipliées dont notre âme est susceptible. La simplicité de l’art, chez les modernes, tournerait facilement à la froideur et à l’abstraction, tandis que celle des anciens était pleine de vie. L’honneur et l’amour, la bravoure et la pitié sont les sentiments qui signalent le christianisme chevaleresque; et ces dispositions de l’âme ne peuvent se faire voir que par les dangers, les exploits, les amours, les malheurs, l’intérêt romantique enfin, qui varie sans cesse les tableaux. Les sources des effets de l’art sont donc différentes, à beaucoup d’égards, dans la poésie classique et dans la poésie romantique; dans l’une, c’est le sort qui règne, dans l’autre, c’est la Providence; le sort ne compte pour rien les sentiments des hommes, la Providence ne juge les actions que d’après les sentiments. Comment la poésie ne créerait-elle pas un monde d’une toute autre nature, quand il faut peindre l’œuvre d’un destin aveugle et sourd, toujours en lutte avec les mortels, ou cet ordre intelligent auquel préside un Être suprême, que notre cœur interroge, et qui répond à notre cœur! La poésie païenne doit être simple et saillante comme les objets extérieurs; la poésie chrétienne a besoin des mille couleurs de l’arc-en-ciel pour ne pas se perdre dans les nuages. La poésie des anciens est plus pure comme art, celle des modernes fait verser plus de larmes; mais la question pour nous n’est pas entre la poésie classique et la poésie romantique; mais entre l’imitation de l’une et l’inspiration de l’autre. La littérature des anciens est chez les modernes une littérature transplantée: la littérature romantique ou chevaleresque est chez nous indigène, et c’est notre religion et nos institutions qui l’ont fait éclore. Les écrivains imitateurs des anciens se sont soumis aux règles du goût les plus sévères; car ne pouvant consulter ni leur propre nature, ni leurs propres souvenirs, il a fallu qu’ils se conformassent aux lois d’après lesquelles les chefs-d’œuvre des anciens peuvent être adaptés à notre goût, bien que toutes les circonstances politiques et religieuses qui ont donné le jour à ces chefs-d’œuvre soient changées. Mais ces poésies d’après l’antique, quelque parfaites qu’elles soient, sont rarement populaires, parce qu’elles ne tiennent, dans le temps actuel, à rien de national. La poésie française, étant la plus classique de toutes les poésies modernes, est la seule qui ne soit pas répandue parmi le peuple. Les stances du Tasse sont chantées par les gondoliers de Venise; les Espagnols et les Portugais de toutes les classes savent par cœur les vers de Calderon et de Camoëns. Shakespeare est autant admiré par le peuple en Angleterre que par la classe supérieure. Des poèmes de Gœthe et de Bürger sont mis en musique, et vous les entendez répéter des bords du Rhin jusqu’à la Baltique. Nos poètes français sont admirés par tout ce qu’il y a d’esprits cultivés chez nous et dans le reste de l’Europe; mais ils sont tout à fait inconnus aux gens du peuple et aux bourgeois même des villes, parce que les arts en France ne sont pas, comme ailleurs, natifs du pays même où leurs beautés se développent. Quelques critiques français ont prétendu que la littérature des peuples germaniques était encore dans l’enfance de l’art; cette opinion est tout à fait fausse; les hommes les plus instruits dans la connaissance des langues et des ouvrages des anciens n’ignorent certainement pas les inconvénients et les avantages du genre qu’ils adoptent, ou de celui qu’ils rejettent; mais leur caractère, leurs habitudes et leurs raisonnements les ont conduits à préférer la littérature fondée sur les souvenirs de la chevalerie, sur le merveilleux du moyen-âge, à celle dont la mythologie des Grecs est la base. La littérature romantique est la seule qui soit susceptible encore d’être perfectionnée, parce qu’ayant ses racines dans notre propre sol, elle est la seule qui puisse croître et se vivifier de nouveau; elle exprime notre religion; elle rappelle notre histoire; son origine est ancienne, mais non antique. La poésie classique doit passer par les souvenirs du paganisme pour arriver jusqu’à nous: la poésie des Germains est l’ère chrétienne des beaux-arts: elle se sert de nos impressions personnelles pour nous émouvoir: le génie qui l’inspire s’adresse immédiatement à notre cœur, et semble évoquer notre vie elle-même comme un fantôme, le plus puissant et le plus terrible de tous. CHAPITRE XII _Des poèmes allemands._ On doit conclure, ce me semble, des diverses réflexions que contient le chapitre précédent, qu’il n’y a guère de poésie classique en Allemagne, soit que l’on considère cette poésie comme imitée des anciens, ou qu’on entende seulement par ce mot le plus haut degré possible de perfection. La fécondité de l’imagination des Allemands les appelle à produire plutôt qu’à corriger; aussi peut-on difficilement citer, dans leur littérature, des écrits généralement reconnus pour modèles. La langue n’est pas fixée; le goût change à chaque nouvelle production des hommes de talent; tout est progressif, tout marche, et le point stationnaire de perfection n’est point encore atteint; mais est-ce un mal? Chez toutes les nations où l’on s’est flatté d’y être parvenu, l’on a vu presque immédiatement après commencer la décadence, et les imitateurs succéder aux écrivains classiques, comme pour dégoûter d’eux. Il y a en Allemagne un aussi grand nombre de poètes qu’en Italie: la multitude des essais, dans quelque genre que ce soit, indique quel est le penchant naturel d’une nation. Quand l’amour de l’art y est universel, les esprits prennent d’eux-mêmes la direction de la poésie, comme ailleurs celle de la politique, ou des intérêts mercantiles. Il y avait chez les Grecs une foule de poètes, et rien n’est plus favorable au génie que d’être environné d’un grand nombre d’hommes qui suivent la même carrière. Les artistes sont des juges indulgents pour les fautes, parce qu’ils connaissent les difficultés; mais ce sont aussi des approbateurs exigeants; il faut de grandes beautés, et des beautés nouvelles, pour égaler à leurs yeux les chefs-d’œuvre dont ils s’occupent sans cesse. Les Allemands improvisent, pour ainsi dire, en écrivant; et cette grande facilité est le véritable signe du talent dans les beaux-arts; car ils doivent, comme les fleurs du midi, naître sans culture; le travail les perfectionne, mais l’imagination est abondante lorsqu’une généreuse nature en a fait don aux hommes. Il est impossible de citer tous les poètes allemands qui mériteraient un éloge à part; je me bornerai à considérer seulement, d’une manière générale, les trois écoles que j’ai déjà distinguées, en indiquant la marche historique de la littérature allemande. Wieland a imité Voltaire dans ses romans; souvent Lucien, qui, sous le rapport philosophique est le Voltaire de l’antiquité; quelquefois l’Arioste, et, malheureusement aussi, Crébillon. Il a mis en vers plusieurs contes de chevalerie, _Gandalin_, _Gérion le Courtois_, _Obéron_, etc., dans lesquels il y a plus de sensibilité que dans l’Arioste, mais toujours moins de grâce et de gaîté. L’Allemand ne se meut pas, sur tous les sujets, avec la légèreté de l’italien; et les plaisanteries qui conviennent à cette langue, un peu surchargée de consonnes, ce sont plutôt celles qui tiennent à l’art de caractériser fortement qu’à celui d’indiquer à demi. _Idris_ et _le Nouvel Amadis_ sont des contes de fées dans lesquels la vertu des femmes est à chaque page l’objet de ces éternelles plaisanteries qui ont cessé d’être immorales à force d’être ennuyeuses. Les contes de chevalerie de Wieland me semblent beaucoup meilleurs que ses poèmes imités du grec, _Musarion_, _Endymion_, _Ganymède_, _le Jugement de Pâris_, etc. Les histoires chevaleresques sont nationales en Allemagne. Le génie naturel du langage et des poètes se prête à peindre les exploits et les amours de ces chevaliers et de ces belles, dont les sentiments étaient tout à la fois si forts et si naïfs, si bienveillants et si décidés; mais en voulant mettre des grâces modernes dans les sujets grecs, Wieland les a rendus nécessairement maniérés. Ceux qui prétendent modifier le goût antique par le goût moderne, ou le goût moderne par le goût antique, sont presque toujours affectés. Pour être à l’abri de ce danger, il faut prendre chaque chose pleinement dans sa nature. L’_Obéron_ passe en Allemagne presque pour un poème épique. Il est fondé sur une histoire de chevalerie française, _Huon de Bourdeaux_, dont M. de Tressan a donné l’extrait; le génie Obéron et la fée Titania, tels que Shakespeare les a peints, dans sa pièce intitulée _Rêve d’une nuit d’été_, servent de mythologie à ce poème. Le sujet en est donné par nos anciens romanciers; mais on ne saurait trop louer la poésie dont Wieland l’a enrichi. La plaisanterie tirée du merveilleux y est maniée avec beaucoup de grâce et d’originalité. Huon est envoyé en Palestine, par suite de diverses aventures, pour demander en mariage la fille du sultan, et quand le son du cor singulier qu’il possède met en danse tous les personnages les plus graves qui s’opposent au mariage, on ne se lasse point de cet effet comique, habilement répété; et mieux le poète a su peindre le sérieux pédantesque des imans et des vizirs de la cour du sultan, plus leur danse involontaire amuse les lecteurs. Quand Obéron emporte sur un char ailé les deux amants dans les airs, l’effroi de ce prodige est dissipé par la sécurité que l’amour leur inspire. «En vain la terre, dit le poète, disparaît à leurs yeux; en vain la nuit couvre l’atmosphère de ses ailes obscures; une lumière céleste rayonne dans leurs regards pleins de tendresse: leurs âmes se réfléchissent l’une dans l’autre; la nuit n’est pas la nuit pour eux; l’Élysée les entoure; le soleil éclaire le fond de leur cœur; et l’amour, à chaque instant, leur fait voir des objets toujours délicieux et toujours nouveaux». La sensibilité ne s’allie guère en général avec le merveilleux; il y a quelque chose de si sérieux dans les affections de l’âme, qu’on n’aime pas à les voir compromises au milieu des jeux de l’imagination; mais Wieland a l’art de réunir ces fictions fantastiques avec des sentiments vrais, d’une manière qui n’appartient qu’à lui. Le baptême de la fille du sultan, qui se fait chrétienne pour épouser Huon, est encore un morceau de la plus grande beauté; changer de religion par amour est un peu profane; mais le christianisme est tellement la religion du cœur, qu’il suffit d’aimer avec dévouement et pureté pour être déjà converti. Obéron a fait promettre aux deux jeunes époux de ne pas se donner l’un à l’autre avant leur arrivée à Rome: ils sont ensemble dans le même vaisseau, et séparés du monde; l’amour les fait manquer à leur vœu. Alors la tempête se déchaîne, les vents sifflent, les vagues grondent, et les voiles sont déchirées; la foudre brise les mâts; les passagers se lamentent, les matelots crient au secours. Enfin le vaisseau s’entr’ouvre, les flots menacent de tout engloutir, et la présence de la mort peut à peine arracher les deux époux au sentiment du bonheur de cette vie. Ils sont précipités dans la mer: un pouvoir invisible les sauve, et les fait aborder dans une île inhabitée, où ils trouvent un solitaire que ses malheurs et sa religion ont conduit dans cette retraite. Amanda, l’épouse de Huon, après de longues traverses, met au monde un fils, et rien n’est ravissant comme le tableau de la maternité dans le désert: ce nouvel être qui vient animer la solitude, ces regards incertains de l’enfance, que la tendresse passionnée de la mère cherche à fixer sur elle, tout est plein de sentiment et de vérité. Les épreuves auxquelles Obéron et Titania veulent soumettre les deux époux continuent; mais à la fin leur constance est récompensée. Quoiqu’il y ait des longueurs dans ce poème, il est impossible de ne pas le considérer comme un ouvrage charmant, et s’il était bien traduit en vers français, il serait jugé tel. Avant et après Wieland, il y a eu des poètes qui ont essayé d’écrire dans le genre français et italien: mais ce qu’ils ont fait ne vaut guère la peine d’être cité: et si la littérature allemande n’avait pas pris un caractère à elle, sûrement elle ne ferait pas époque dans l’histoire des beaux-arts. C’est à _la Messiade_ de Klopstock qu’il faut fixer l’époque de la poésie en Allemagne. Le héros de ce poème, selon notre langage mortel, inspire au même degré l’admiration et la pitié, sans que jamais l’un de ces sentiments soit affaibli par l’autre. Un poète généreux a dit, en parlant de Louis XVI: Jamais tant de respect n’admit tant de pitié[21]. Ce vers si touchant et si délicat pourrait exprimer l’attendrissement que le Messie fait éprouver dans Klopstock. Sans doute le sujet est bien au-dessus de toutes les inventions du génie; il en faut beaucoup cependant pour montrer avec tant de sensibilité l’humanité dans l’être divin, et avec tant de force la divinité dans l’être mortel. Il faut aussi bien du talent pour exciter l’intérêt et l’anxiété, dans le récit d’un événement décidé d’avance par une volonté toute-puissante. Klopstock a su réunir avec beaucoup d’art tout ce que la fatalité des anciens et la providence des chrétiens peuvent inspirer à la fois de terreur et d’espérance. J’ai parlé ailleurs du caractère d’Abbadona, de ce démon repentant qui cherche à faire du bien aux hommes: un remords dévorant s’attache à sa nature immortelle; ses regrets ont le ciel même pour objet, le ciel qu’il a connu, les célestes sphères qui furent sa demeure: quelle situation, que ce retour vers la vertu, quand la destinée est irrévocable! Il manquait aux tourments de l’enfer d’être habité par une âme redevenue sensible. Notre religion ne nous est pas familière en poésie, et Klopstock est l’un des poètes modernes qui ont su le mieux personnifier la spiritualité du christianisme, par des situations et des tableaux analogues à sa nature. Il n’y a qu’un épisode d’amour dans tout l’ouvrage, et c’est un amour entre deux ressuscités, Cidli et Semida; Jésus-Christ leur a rendu la vie à tous les deux, et ils s’aiment d’une affection pure et céleste comme leur nouvelle existence; ils ne se croient plus sujets à la mort; ils espèrent qu’ils passeront ensemble de la terre au ciel, sans que l’horrible douleur d’une séparation apparente soit éprouvée par l’un d’eux. Touchante conception qu’un tel amour, dans un poème religieux! elle seule pouvait être en harmonie avec l’ensemble de l’ouvrage. Il faut l’avouer cependant, il résulte un peu de monotonie d’un sujet continuellement exalté; l’âme se fatigue par trop de contemplation, et l’auteur aurait quelquefois besoin d’avoir affaire à des lecteurs déjà ressuscités, comme Cidli et Semida. On aurait pu, ce me semble, éviter ce défaut, sans introduire dans _la Messiade_ rien de profane: il eût mieux valu peut-être prendre pour sujet la vie entière de Jésus-Christ, que de commencer au moment où ses ennemis demandent sa mort. L’on aurait pu se servir avec plus d’art des couleurs de l’Orient pour peindre la Syrie, et caractériser, d’une manière forte, l’état du genre humain sous l’empire de Rome. Il y a trop de discours, et des discours trop longs, dans _la Messiade_; l’éloquence elle-même frappe moins l’imagination qu’une situation, un caractère, un tableau qui nous laisse quelque chose à deviner. Le Verbe, ou la parole divine, existait avant la création de l’univers; mais pour les poètes, il faut que la création précède la parole. On a reproché aussi à Klopstock de n’avoir pas fait de ses anges des portraits assez variés; il est vrai que dans la perfection les différences sont difficiles à saisir, et que ce sont d’ordinaire les défauts qui caractérisent les hommes: néanmoins on aurait pu donner plus de variété à ce grand tableau; enfin, surtout, il n’aurait pas fallu, ce me semble, ajouter encore dix chants à celui qui termine l’action principale, la mort du Sauveur. Ces dix chants renferment sans doute de grandes beautés lyriques; mais quand un ouvrage, quel qu’il soit, excite l’intérêt dramatique, il doit finir au moment où cet intérêt cesse. Des réflexions, des sentiments, qu’on lirait ailleurs avec le plus grand plaisir, lassent presque toujours, lorsqu’un mouvement plus vif les a précédés. On est pour les livres à peu près comme pour les hommes; on exige d’eux toujours ce qu’ils nous ont accoutumés à en entendre. Il règne dans tout l’ouvrage de Klopstock une âme élevée et sensible; toutefois les impressions qu’il excite sont trop uniformes, et les images funèbres y sont trop multipliées. La vie ne va que parce que nous oublions la mort; et c’est pour cela, sans doute, que cette idée, quand elle reparaît, cause un frémissement si terrible. Dans _la Messiade_, comme dans Young, on nous ramène trop souvent au milieu des tombeaux; c’en serait fait des arts, si l’on se plongeait toujours dans ce genre de méditation; car il faut un sentiment très énergique de l’existence pour sentir le monde animé de la poésie. Les païens dans leurs poèmes, comme sur les bas-reliefs des sépulcres, représentaient toujours des tableaux variés, et faisaient ainsi de la mort une action de la vie; mais les pensées vagues et profondes dont les derniers instants des chrétiens sont environnés, prêtent plus à l’attendrissement qu’aux vives couleurs de l’imagination. Klopstock a composé des odes religieuses, des odes patriotiques, et d’autres poésies pleines de grâce sur divers sujets. Dans ses odes religieuses, il sait revêtir d’images visibles les idées sans bornes; mais quelquefois ce genre de poésie se perd dans l’incommensurable qu’elle voudrait embrasser. Il est difficile de citer tel ou tel vers dans ses odes religieuses, qui puisse se répéter comme une maxime détachée. La beauté de ces poésies consiste dans l’impression générale qu’elles produisent. Demanderait-on à l’homme qui contemple la mer, cette immensité toujours en mouvement et toujours inépuisable, cette immensité qui semble donner l’idée de tous les temps présents à la fois, de toutes les successions devenues simultanées; lui demanderait-on de compter, vague après vague, le plaisir qu’il éprouve en rêvant sur le rivage? Il en est de même des méditations religieuses embellies par la poésie; elles sont dignes d’admiration, si elles inspirent un élan toujours nouveau vers une destinée toujours plus haute, si l’on se sent meilleur après s’en être pénétré: c’est là le jugement littéraire qu’il faut porter sur de tels écrits. Parmi les odes de Klopstock, celles qui ont la révolution de France pour objet ne valent pas la peine d’être citées: le moment présent inspire presque toujours mal les poètes; il faut qu’ils se placent à la distance des siècles pour bien juger, et même pour bien peindre: mais ce qui fait un grand honneur à Klopstock, ce sont ses efforts pour ranimer le patriotisme chez les Allemands. Parmi les poésies composées dans ce respectable but, je vais essayer de faire connaître le chant des bardes, après la mort d’Hermann, que les Romains appellent Arminius: il fut assassiné par les princes de la Germanie, jaloux de ses succès et de son pouvoir. _Hermann, chanté par les bardes Werdomar, Kerding et Darmond._ «_W._ Sur le rocher de la mousse antique, asseyons-nous, ô bardes! et chantons l’hymne funèbre. Que nul ne porte ses pas plus loin, que nul ne regarde sous ces branches, où repose le plus noble fils de la patrie. «Il est là, étendu dans son sang, lui, le secret effroi des Romains, alors même qu’au milieu des danses guerrières et des chants de triomphe, ils emmenaient sa Thusnelda captive: non, ne regardez pas! Qui pourrait le voir sans pleurer? et la lyre ne doit pas faire entendre des sons plaintifs, mais des chants de gloire pour l’immortel. «_K._ J’ai encore la blonde chevelure de l’enfance, je n’ai ceint le glaive qu’en ce jour; mes mains sont, pour la première fois, armées de la lance et de la lyre, comment pourrais-je chanter Hermann? «N’attendez pas trop du jeune homme, ô pères; je veux essuyer avec mes cheveux dorés mes joues inondées de pleurs, avant d’oser chanter le plus grand des fils de Mana[22]. «_D._ Et moi aussi, je verse des pleurs de rage; non, je ne les retiendrai pas: coulez, larmes brûlantes, larmes de la fureur, vous n’êtes pas muettes, vous appelez la vengeance sur des guerriers perfides; ô mes compagnons! entendez ma malédiction terrible: que nul des traîtres à la patrie, assassins du héros, ne meure dans les combats! «_W._ Voyez-vous le torrent qui s’élance de la montagne, et se précipite sur ces rochers; il roule avec ses flots des pins déracinés; il les amène, il les amène pour le bûcher d’Hermann. Bientôt le héros sera poussière, bientôt il reposera dans la tombe d’argile; mais que sur cette poussière sainte soit placé le glaive par lequel il a juré la perte du conquérant. «Arrête-toi, esprit du mort, avant de rejoindre ton père Siegmar! tarde encore, et regarde comme il est plein de toi, le cœur de ton peuple. «_K._ Taisons, ô taisons à Thusnelda que son Hermann est ici tout sanglant. Ne dites pas à cette noble femme, à cette mère désespérée, que le père de son Thumeliko a cessé de vivre. «Qui pourrait le dire à celle qui a déjà marché chargée de fers devant le char redoutable de l’orgueilleux vainqueur, qui pourrait le dire à cette infortunée, aurait un cœur de Romain. «_D._ Malheureuse fille, quel père t’a donné le jour? Segeste[23], un traître, qui dans l’ombre aiguisait le fer homicide! Oh! ne le maudissez pas. Héla[24] déjà l’a marqué de son sceau. «_W._ Que le crime de Segeste ne souille point nos chants, et que plutôt l’éternel oubli étende ses ailes pesantes sur ses cendres; les cordes de la lyre qui retentissent au nom d’Hermann seraient profanées, si leurs frémissements accusaient le coupable. Hermann! Hermann! toi, le favori des cœurs nobles, le chef des plus braves, le sauveur de la patrie, c’est toi dont nos bardes, en chœur, répètent les louanges aux échos sombres des mystérieuses forêts. «O bataille de Winfeld[25], sœur sanglante de la victoire de Cannes, je t’ai vue, les cheveux épars, l’œil en feu, les mains sanglantes, apparaître au milieu des harpes de Walhalla; en vain le fils de Drusus, pour effacer tes traces, voulait cacher les ossements blanchis des vaincus dans la vallée de la mort. Nous ne l’avons pas souffert, nous avons renversé leurs tombeaux, afin que leurs restes épars servissent de témoignage à ce grand jour; à la fête du printemps, d’âge en âge, ils entendront les cris de joie des vainqueurs. «Il voulait, notre héros, donner encore des compagnons de mort à Varus; déjà, sans la lenteur jalouse des princes, Cæcina rejoignait son chef. «Une pensée plus noble encore roulait dans l’âme ardente d’Hermann: à minuit, près de l’autel du dieu Thor[26], au milieu des sacrifices, il se dit en secret:--Je le ferai. «Ce dessein le poursuit jusque dans vos jeux, quand la jeunesse guerrière forme des danses, franchit les épées nues, anime les plaisirs par les dangers. «Le pilote, vainqueur de l’orage, raconte que, dans une île éloignée[27], la montagne brûlante annonce longtemps d’avance, par de noirs tourbillons de fumée, la flamme et les rochers terribles qui vont jaillir de son sein; ainsi, les premiers combats d’Hermann nous présageaient qu’un jour il traverserait les Alpes, pour descendre dans la plaine de Rome. «C’est là que le héros devait ou périr ou monter au Capitole, et près du trône de Jupiter, qui tient dans sa main la balance des destinées, interroger Tibère et les ombres de ses ancêtres sur la justice de leurs guerres. «Mais, pour accomplir son hardi projet, il fallait porter entre tous les princes l’épée du chef des batailles; alors ses rivaux ont conspiré sa mort, et maintenant il n’est plus, celui dont le cœur avait conçu la pensée grande et patriotique. «_D._ As-tu recueilli mes larmes brûlantes? as-tu entendu mes accents de fureur, ô Héla! déesse qui punit? «_K._ Voyez dans Walhalla, sous les ombrages sacrés, au milieu des héros, la palme de la victoire à la main, Siegmar s’avance pour recevoir son Hermann; le vieillard rajeuni salue le jeune héros; mais un nuage de tristesse obscurcit son accueil, car Hermann n’ira plus, il n’ira plus au Capitole interroger Tibère devant le tribunal des dieux». * * * * * Il y a plusieurs autres poèmes de Klopstock, dans lesquels, de même que dans celui-ci, il rappelle aux Allemands les hauts faits de leurs ancêtres les Germains; mais ces souvenirs n’ont presque aucun rapport avec la nation actuelle. On sent, dans ces poésies, un enthousiasme vague, un désir qui ne peut atteindre son but; et la moindre chanson nationale d’un peuple libre cause une émotion plus vraie. Il ne reste guère de traces de l’histoire ancienne des Germains; l’histoire moderne est trop divisée et trop confuse pour qu’elle puisse produire des sentiments populaires: c’est dans leur cœur seul que les Allemands peuvent trouver la source des chants vraiment patriotiques. Klopstock a souvent beaucoup de grâce sur des sujets moins sérieux: sa grâce tient à l’imagination et à la sensibilité; car dans ses poésies il n’y a pas beaucoup de ce que nous appelons de l’esprit; le genre lyrique ne le comporte pas. Dans l’ode sur le rossignol, le poète allemand a su rajeunir un sujet bien usé, en prêtant à l’oiseau des sentiments si doux et si vifs pour la nature et pour l’homme, qu’il semble un médiateur ailé qui porte de l’une à l’autre des tributs de louange et d’amour. Une ode sur le vin du Rhin est très originale: les rives du Rhin sont pour les Allemands une image vraiment nationale; ils n’ont rien de plus beau dans toute leur contrée; les pampres croissent dans les mêmes lieux où tant d’actions guerrières se sont passées, et le vin de cent années, contemporain de jours plus glorieux, semble recéler encore la généreuse chaleur des temps passés. Non seulement Klopstock a tiré du christianisme les plus grandes beautés de ses ouvrages religieux; mais comme il voulait que la littérature de son pays fût tout à fait indépendante de celle des anciens, il a tâché de donner à la poésie allemande une mythologie toute nouvelle, empruntée des Scandinaves. Quelquefois il l’emploie d’une manière trop savante; mais quelquefois aussi il en a tiré un parti très heureux, et son imagination a senti les rapports qui existent entre les dieux du Nord et l’aspect de la nature à laquelle ils président. Il y a une ode de lui, charmante, intitulée _l’art de Tialf_, c’est-à-dire l’art d’aller en patins sur la glace, qu’on dit inventé par le géant Tialf. Il peint une jeune et belle femme, revêtue d’une fourrure d’hermine, et placée sur un traîneau en forme de char; les jeunes gens qui l’entourent font avancer ce char comme l’éclair, en le poussant légèrement. On choisit pour sentier le torrent glacé qui, pendant l’hiver, offre la route la plus sûre. Les cheveux des jeunes hommes sont parsemés des flocons brillants des frimas; les jeunes filles, à la suite du traîneau, attachent à leurs petits pieds des ailes d’acier, qui les transportent au loin dans un clin d’œil: le chant des bardes accompagne cette danse septentrionale; la marche joyeuse passe sous des ormeaux dont les fleurs sont de neige; on entend craquer le cristal sous les pas; un instant de terreur trouble la fête; mais bientôt les cris d’allégresse, la violence de l’exercice, qui doit conserver au sang la chaleur que lui ravirait le froid de l’air, enfin la lutte contre le climat, raniment tous les esprits, et l’on arrive au terme de la course, dans une grande salle illuminée, où le feu, le bal et les festins, font succéder des plaisirs faciles aux plaisirs conquis sur les rigueurs mêmes de la nature. L’ode à Ébert sur les amis qui ne sont plus, mérite aussi d’être citée. Klopstock est moins heureux quand il écrit sur l’amour; il a, comme Dorat, adressé des vers _à sa maîtresse future_, et ce sujet maniéré n’a pas bien inspiré sa muse: il faut n’avoir pas souffert pour se jouer avec le sentiment; et quand une personne sérieuse essaie un semblable jeu, toujours une contrainte secrète l’empêche de s’y montrer naturelle. On doit compter dans l’école de Klopstock, non comme disciples, mais comme confrères en poésie, le grand Haller, qu’on ne peut nommer sans respect; Gessner, et plusieurs autres qui s’approchaient du génie anglais par la vérité des sentiments, mais qui ne portaient pas encore l’empreinte vraiment caractéristique de la littérature allemande. Klopstock lui-même n’avait pas complètement réussi à donner à l’Allemagne un poème épique sublime et populaire tout à la fois, tel qu’un ouvrage de ce genre doit être. La traduction de _l’Iliade_ et de _l’Odyssée_ par Voss fit connaître Homère, autant qu’une copie calquée peut rendre l’original; chaque épithète y est conservée, chaque mot y est mis à la même place, et l’impression de l’ensemble est très grande, quoiqu’on ne puisse trouver dans l’allemand tout le charme que doit avoir le grec, la plus belle langue du Midi. Les littérateurs allemands, qui saisissent avec avidité chaque nouveau genre, s’essayèrent à composer des poèmes avec la couleur homérique, et _l’Odyssée_, renfermant beaucoup de détails de la vie privée, parut plus facile à imiter que _l’Iliade_. Le premier essai dans ce genre fut une idylle en trois chants, de Voss lui-même, intitulée _Louise_; elle est écrite en hexamètres, que tout le monde s’accorde à trouver admirables; mais la pompe même du vers hexamètre paraît souvent peu d’accord avec l’extrême naïveté du sujet. Sans les émotions pures et religieuses qui animent tout le poème, on ne s’intéresserait guère au très paisible mariage de la fille du _vénérable pasteur de Grünau_. Homère, fidèle à réunir les épithètes avec les noms, dit toujours, en parlant de Minerve, _la fille de Jupiter aux yeux bleus_; de même aussi Voss répète sans cesse le _vénérable pasteur de Grünau_ (_der ehrwürdige pfarrer von Grünau_). Mais la simplicité d’Homère ne produit un si grand effet que parce qu’elle est noblement en contraste avec la grandeur imposante de son héros et du sort qui le poursuit; tandis que, quand il s’agit d’un pasteur de campagne et de la très bonne ménagère sa femme, qui marient leur fille à celui qu’elle aime, la simplicité a moins de mérite. L’on admire beaucoup en Allemagne les descriptions qui se trouvent dans la _Louise_ de Voss, sur la manière de faire le café, d’allumer la pipe; ces détails sont présentés avec beaucoup de talent et de vérité; c’est un tableau flamand très bien fait: mais il me semble qu’on peut difficilement introduire dans nos poèmes, comme dans ceux des anciens, les usages communs de la vie: ces usages chez nous ne sont pas poétiques, et notre civilisation a quelque chose de bourgeois. Les anciens vivaient toujours à l’air, toujours en rapport avec la nature, et leur manière d’exister était champêtre, mais jamais vulgaire. Les Allemands mettent trop peu d’importance au sujet d’un poème, et croient que tout consiste dans la manière dont il est traité. D’abord la forme donnée par la poésie ne se transporte presque jamais dans une langue étrangère; et la réputation européenne n’est cependant pas à dédaigner; d’ailleurs le souvenir des détails les plus intéressants s’efface quand il n’est point rattaché à une fiction dont l’imagination puisse se saisir. La pureté touchante, qui est le principal charme du poème de Voss, se fait sentir surtout, ce me semble, dans la bénédiction nuptiale du pasteur, en mariant sa fille: «Ma fille, lui dit-il avec une voix émue, que la bénédiction de Dieu soit avec toi. Aimable et vertueux enfant, que la bénédiction de Dieu t’accompagne sur la terre et dans le ciel. J’ai été jeune et je suis devenu vieux, et dans cette vie incertaine le Tout-Puissant m’a envoyé beaucoup de joie et de douleur. Qu’il soit béni pour toutes deux! Je vais bientôt reposer sans regret ma tête blanchie dans le tombeau de mes pères, car ma fille est heureuse; elle l’est, parce qu’elle sait qu’un Dieu paternel soigne notre âme par la douleur comme par le plaisir. Quel spectacle plus touchant que celui de cette jeune et belle fiancée! Dans la simplicité de son cœur, elle s’appuie sur la main de l’ami qui doit la conduire dans le sentier de la vie; c’est avec lui que, dans une intimité sainte, elle partagera le bonheur et l’infortune; c’est celle qui, si Dieu le veut, doit essuyer la dernière sueur sur le front de son époux mortel. Mon âme était aussi remplie de pressentiments, lorsque, le jour de mes noces, j’amenai dans ces lieux ma timide compagne: content, mais sérieux, je lui montrai de loin la borne de nos champs, la tour de l’église, et l’habitation du pasteur où nous avons éprouvé tant de biens et de maux. Mon unique enfant, car il ne me reste que toi, d’autres à qui j’avais donné la vie dorment là-bas sous le gazon du cimetière; mon unique enfant, tu vas t’en aller en suivant la route par laquelle je suis venu. La chambre de ma fille sera déserte; sa place à notre table ne sera plus occupée; c’est en vain que je prêterai l’oreille à ses pas, à sa voix. Oui, quand ton époux t’emmènera loin de moi, des sanglots m’échapperont, et mes yeux mouillés de pleurs te suivront longtemps encore; car je suis homme et père, et j’aime avec tendresse cette fille qui m’aime aussi sincèrement. Mais bientôt, réprimant mes larmes, j’élèverai vers le ciel mes mains suppliantes, et je me prosternerai devant la volonté de Dieu, qui commande à la femme de quitter sa mère et son père pour suivre son époux. Va donc en paix, mon enfant, abandonne ta famille et la maison paternelle; suis le jeune homme qui maintenant te tiendra lieu de ceux à qui tu dois le jour; sois dans sa maison comme une vigne féconde, entoure-la de nobles rejetons. Un mariage religieux est la plus belle des félicités terrestres; mais si le Seigneur ne fonde pas lui-même l’édifice de l’homme, qu’importent ses vains travaux»? Voilà de la vraie simplicité, celle de l’âme, celle qui convient au peuple comme aux rois, aux pauvres comme aux riches, enfin à toutes les créatures de Dieu. On se lasse promptement de la poésie descriptive, quand elle s’applique à des objets qui n’ont rien de grand en eux-mêmes; mais les sentiments descendent du ciel, et dans quelque humble séjour que pénètrent leurs rayons, ils ne perdent rien de leur beauté. L’extrême admiration qu’inspire Gœthe en Allemagne, a fait donner à son poème d’_Hermann et Dorothée_ le nom de poème épique; et l’un des hommes les plus spirituels en tout pays, M. de Humboldt, le frère du célèbre voyageur, a composé sur ce poème un ouvrage qui contient les remarques les plus philosophiques et les plus piquantes. _Hermann et Dorothée_ est traduit en français et en anglais; toutefois on ne peut avoir l’idée, par la traduction, du charme qui règne dans cet ouvrage: une émotion douce, mais continuelle se fait sentir depuis le premier vers jusqu’au dernier, et il y a, dans les moindres détails, une dignité naturelle qui ne déparerait pas les héros d’Homère. Néanmoins, il faut en convenir, les personnages et les événements sont de trop peu d’importance; le sujet suffit à l’intérêt quand on le lit dans l’original; dans la traduction cet intérêt se dissipe. En fait de poème épique, il me semble qu’il est permis d’exiger une certaine aristocratie littéraire; la dignité des personnages et des souvenirs historiques qui s’y rattachent peuvent seuls élever l’imagination à la hauteur de ce genre d’ouvrage. Un poème ancien du treizième siècle, _les Niebelungen_, dont j’ai déjà parlé, paraît avoir eu dans son temps tous les caractères d’un véritable poème épique. Les grandes actions du héros de l’Allemagne du Nord, Sigefroi, assassiné par un roi bourguignon, la vengeance que les siens en tirèrent dans le camp d’Attila, et qui mit fin au premier royaume de Bourgogne, sont le sujet de ce poème. Un poème épique n’est presque jamais l’ouvrage d’un homme, et les siècles mêmes, pour ainsi dire, y travaillent: le patriotisme, la religion, enfin la totalité de l’existence d’un peuple, ne peut être mise en action que par quelques-uns de ces événements immenses que le poète ne crée pas, mais qui lui apparaissent agrandis par la nuit des temps: les personnages du poème épique doivent représenter le caractère primitif de la nation. Il faut trouver en eux le moule indestructible dont est sortie toute l’histoire. Ce qu’il y avait de beau en Allemagne, c’était l’ancienne chevalerie, sa force, sa loyauté, sa bonhomie, et la rudesse du Nord, qui s’alliait avec une sensibilité sublime. Ce qu’il y avait aussi de beau, c’était le christianisme enté sur la mythologie scandinave; cet honneur sauvage que la foi rendait pur et sacré; ce respect pour les femmes, qui devenait plus touchant encore par la protection accordée à tous les faibles; cet enthousiasme de la mort, ce paradis guerrier où la religion la plus humaine a pris place. Tels sont les éléments d’un poème épique en Allemagne. Il faut que le génie s’en empare, et qu’il sache, comme Médée, ranimer par un nouveau sang d’anciens souvenirs. CHAPITRE XIII _De la poésie allemande._ Les poésies allemandes détachées sont, ce me semble, plus remarquables encore que les poèmes, et c’est surtout dans ce genre que le cachet de l’originalité est empreint: il est vrai aussi que les auteurs les plus cités à cet égard, Gœthe, Schiller, Bürger, etc., sont de l’école moderne, qui seule porte un caractère vraiment national. Gœthe a plus d’imagination, Schiller plus de sensibilité, et Bürger est de tous celui qui possède le talent le plus populaire. En examinant successivement quelques poésies de ces trois hommes, on se fera mieux l’idée de ce qui les distingue. Schiller a de l’analogie avec le goût français; toutefois on ne trouve dans ses poésies détachées rien qui ressemble aux poésies fugitives de Voltaire; cette élégance de conversation et presque de manières, transportée dans la poésie, n’appartenait qu’à la France; et Voltaire, en fait de grâce, était le premier des écrivains français. Il serait intéressant de comparer les stances de Schiller sur la perte de la jeunesse, intitulées _l’Idéal_, avec celles de Voltaire: Si vous voulez que j’aime encore, Rendez-moi l’âge des amours, etc. On voit, dans le poète français, l’expression d’un regret aimable, dont les plaisirs de l’amour et les joies de la vie sont l’objet: le poète allemand pleure la perte de l’enthousiasme et de l’innocente pureté des pensées du premier âge; et c’est par la poésie et la pensée qu’il se flatte d’embellir encore le déclin de ses ans. Il n’y a pas dans les stances de Schiller cette clarté facile et brillante que permet un genre d’esprit à la portée de tout le monde; mais on y peut puiser des consolations qui agissent sur l’âme intérieurement. Schiller ne présente jamais les réflexions les plus profondes que revêtues de nobles images: il parle à l’homme comme la nature elle-même; car la nature est tout à la fois penseur et poète. Pour peindre l’idée du temps, elle fait couler devant nos yeux les flots d’un fleuve inépuisable; et pour que sa jeunesse éternelle nous fasse songer à notre existence passagère, elle se revêt de fleurs qui doivent périr, elle fait tomber en automne les feuilles des arbres que le printemps a vues dans tout leur éclat: la poésie doit être le miroir terrestre de la Divinité, et réfléchir, par les couleurs, les sons et les rythmes, toutes les beautés de l’univers. La pièce de vers intitulée _la Cloche_ consiste en deux parties parfaitement distinctes: les strophes en refrain expriment le travail qui se fait dans la forge, et entre chacune de ces strophes il y a des vers ravissants sur les circonstances solennelles, ou sur les événements extraordinaires annoncés par les cloches, tels que la naissance, le mariage, la mort, l’incendie, la révolte, etc. On pourrait traduire en français les pensées fortes, les images belles et touchantes qu’inspirent à Schiller les grandes époques de la destinée humaine; mais il est impossible d’imiter noblement les strophes en petits vers, et composées de mots dont le son bizarre et précipité semble faire entendre les coups redoublés et les pas rapides des ouvriers qui dirigent la lave brûlante de l’airain. Peut-on avoir l’idée d’un poème de ce genre par une traduction en prose? c’est lire la musique au lieu de l’entendre; encore est-il plus aisé de se figurer, par l’imagination, l’effet des instruments que l’on connaît, que les accords et les contrastes d’un rythme et d’une langue qu’on ignore. Tantôt la brièveté, régulière du mètre fait sentir l’activité des forgerons, l’énergie bornée, mais continue, qui s’exerce dans les occupations matérielles; et tantôt, à côté de ce bruit dur et fort, l’on entend les chants aériens de l’enthousiasme et de la mélancolie. L’originalité de ce poème est perdue quand on le sépare de l’impression que produisent une mesure de vers habilement choisie, et des rimes qui se répondent comme des échos intelligents que la pensée modifie; et cependant ces effets pittoresques des sons seraient très hasardés en français. L’ignoble nous menace sans cesse: nous n’avons pas, comme presque tous les autres peuples, deux langues, celle de la prose et celle des vers; et il en est des mots comme des personnes, là où les rangs sont confondus, la familiarité est dangereuse. Une autre pièce de Schiller, _Cassandre_, pourrait plus facilement se traduire en français, quoique le langage poétique y soit d’une grande hardiesse. Cassandre, au moment où la fête des noces de Polyxène avec Achille va commencer, est saisie par le pressentiment des malheurs qui résulteront de cette fête: elle se promène triste et sombre dans les bois d’Apollon, et se plaint de connaître l’avenir qui trouble toutes les jouissances. On voit dans cette ode le mal que fait éprouver à un être mortel la prescience d’un dieu. La douleur de la prophétesse n’est-elle pas ressentie par tous ceux dont l’esprit est supérieur et le caractère passionné? Schiller a su montrer, sous une forme toute poétique, une grande idée morale: c’est que le véritable génie, celui du sentiment, est victime de lui-même, quand il ne le serait pas des autres. Il n’y a point d’hymen pour Cassandre, non qu’elle soit insensible, non qu’elle soit dédaignée; mais son âme pénétrante dépasse en peu d’instants et la vie et la mort, et ne se reposera que dans le ciel. Je ne finirais point si je voulais parler de toutes les poésies de Schiller qui renferment des pensées et des beautés nouvelles. Il a fait sur le départ des Grecs après la prise de Troie, un hymne qu’on pourrait croire d’un poète d’alors, tant la couleur du temps y est fidèlement observée. J’examinerai, sous le rapport de l’art dramatique, le talent admirable des Allemands pour se transporter dans les siècles, dans les pays, dans les caractères les plus différents du leur: superbe faculté, sans laquelle les personnages qu’on met en scène ressemblent à des marionnettes qu’un même fil remue, et qu’une même voix, celle de l’auteur, fait parler. Schiller mérite surtout d’être admiré comme poète dramatique: Gœthe est tout seul au premier rang, dans l’art de composer des élégies, des romances, des stances, etc.; ses poésies détachées ont un mérite très différent de celles de Voltaire. Le poète français a su mettre en vers l’esprit de la société la plus brillante; le poète allemand réveille dans l’âme, par quelques traits rapides, des impressions solitaires et profondes. Gœthe, dans ce genre d’ouvrages, est naturel au suprême degré; non seulement il est naturel quand il parle d’après ses propres impressions, mais aussi quand il se transporte dans des pays, des mœurs et des situations toutes nouvelles, sa poésie prend facilement la couleur des contrées étrangères; il saisit avec un talent unique ce qui plaît dans les chansons nationales de chaque peuple; il devient, quand il le veut, un Grec, un Indien, un Morlaque. Nous avons souvent parlé de ce qui caractérise les poètes du Nord, la mélancolie et la méditation: Gœthe, comme tous les hommes de génie, réunit en lui d’étonnants contrastes; on retrouve dans ses poésies beaucoup de traces du caractère des habitants du Midi; il est plus en train de l’existence que les septentrionaux; il sent la nature avec plus de vigueur et de sérénité; son esprit n’en a pas moins de profondeur, mais son talent a plus de vie; on y trouve un certain genre de naïveté qui réveille à la fois le souvenir de la simplicité antique et de celle du moyen âge: ce n’est pas la naïveté de l’innocence, c’est celle de la force. On aperçoit dans les poésies de Gœthe qu’il dédaigne une foule d’obstacles, de convenances, de critiques et d’observations qui pourraient lui être opposées. Il suit son imagination où elle le mène, et un certain orgueil en masse l’affranchit des scrupules de l’amour-propre. Gœthe est en poésie un artiste puissamment maître de la nature, et plus admirable encore quand il n’achève pas ses tableaux; car ses esquisses renferment toutes le germe d’une belle fiction: mais ses fictions terminées ne supposent pas toujours une heureuse esquisse. Dans ses élégies, composées à Rome, il ne faut pas chercher des descriptions de l’Italie; Gœthe ne fait presque jamais ce qu’on attend de lui, et quand il y a de la pompe dans une idée, elle lui déplaît; il veut produire de l’effet par une route détournée, et comme à l’insu de l’auteur et du lecteur. Ses élégies peignent l’effet de l’Italie sur toute son existence, cette ivresse du bonheur, dont un beau ciel le pénètre. Il raconte ses plaisirs, même les plus vulgaires, à la manière de Properce; et de temps en temps quelques beaux souvenirs de la ville maîtresse du monde donnent à l’imagination un élan d’autant plus vif qu’elle n’y était pas préparée. Une fois il raconte comment il rencontra, dans la campagne de Rome, une jeune femme qui allaitait son enfant, assise sur un débris de colonne antique: il voulut la questionner sur les ruines dont sa cabane était environnée; elle ignorait ce dont il lui parlait; tout entière aux affections dont son âme était remplie, elle aimait, et le moment présent existait seul pour elle. On lit dans un auteur grec qu’une jeune fille, habile dans l’art de tresser des fleurs, lutta contre son amant Pausias qui savait les peindre. Gœthe a composé sur ce sujet une idylle charmante. L’auteur de cette idylle est aussi celui de _Werther_. Depuis le sentiment qui donne de la grâce, jusqu’au désespoir qui exalte le génie, Gœthe a parcouru toutes les nuances de l’amour. Après s’être fait grec dans Pausias, Gœthe nous conduit en Asie, par une romance pleine de charmes, _la Bayadère_. Un dieu de l’Inde (Mahadoeh) se revêt de la forme mortelle, pour juger des peines et des plaisirs des hommes, après les avoir éprouvés. Il voyage à travers l’Asie, observe les grands et le peuple; et comme un soir, au sortir d’une ville, il se promène sur les bords du Gange, une bayadère l’arrête, et l’engage à se reposer dans sa demeure. Il y a tant de poésie, une couleur si orientale, dans la peinture des danses de cette bayadère, des parfums et des fleurs dont elle s’entoure, qu’on ne peut juger d’après nos mœurs un tableau qui leur est tout à fait étranger. Le dieu de l’Inde inspire un amour véritable à cette femme égarée, et, touché du retour vers le bien qu’une affection sincère doit toujours inspirer, il veut épurer l’âme de la bayadère par l’épreuve du malheur. A son réveil elle trouve son amant mort à ses côtés: les prêtres de Brahma emportent le corps sans vie que le bûcher doit consumer. La bayadère veut s’y précipiter avec celui qu’elle aime; mais les prêtres la repoussent, parce que, n’étant pas son épouse, elle n’a pas le droit de mourir avec lui. La bayadère, après avoir ressenti toutes les douleurs de l’amour et de la honte, se précipite dans le bûcher malgré les brames. Le dieu la reçoit dans ses bras; il s’élance hors des flammes, et porte au ciel l’objet de sa tendresse qu’il a rendu digne de son choix. Zelter, un musicien original, a mis sur cette romance un air tour à tour voluptueux et solennel, qui s’accorde singulièrement bien avec les paroles. Quand on l’entend, on se croit au milieu de l’Inde et de ses merveilles; et qu’on ne dise pas qu’une romance est un poème trop court pour produire un tel effet. Les premières notes d’un air, les premiers vers d’un poème transportent l’imagination dans la contrée et dans le siècle qu’on veut peindre; mais si quelques mots ont cette puissance, quelques mots aussi peuvent détruire l’enchantement. Les sorciers jadis faisaient ou empêchaient les prodiges, à l’aide de quelques paroles magiques. Il en est de même du poète; il peut évoquer le passé ou faire reparaître le présent, selon qu’il se sert d’expressions conformes ou non au temps ou au pays qu’il chante, selon qu’il observe ou néglige les couleurs locales, et ces petites circonstances ingénieusement inventées, qui exercent l’esprit, dans la fiction comme dans la réalité, à découvrir la vérité sans qu’on vous la dise. Une autre romance de Gœthe produit un effet délicieux par les moyens les plus simples: c’est _le Pêcheur_. Un pauvre homme s’assied sur le bord d’un fleuve, un soir d’été; et, tout en jetant sa ligne, il contemple l’eau claire et limpide qui vient baigner doucement ses pieds nus. La nymphe de ce fleuve l’invite à s’y plonger; elle lui peint les délices de l’onde pendant la chaleur, le plaisir que le soleil trouve à se rafraîchir la nuit dans la mer, le calme de la lune, quand ses rayons se reposent et s’endorment au sein des flots; enfin, le pêcheur attiré, séduit, entraîné, s’avance vers la nymphe, et disparaît pour toujours. Le fond de cette romance est peu de chose; mais ce qui est ravissant, c’est l’art de faire sentir le pouvoir mystérieux que peuvent exercer les phénomènes de la nature. On dit qu’il y a des personnes qui découvrent les sources cachées sous la terre, par l’agitation nerveuse qu’elles leur causent: on croit souvent reconnaître dans la poésie allemande ces miracles de la sympathie entre l’homme et les éléments. Le poète allemand comprend la nature, non pas seulement en poète, mais en frère; et l’on dirait que des rapports de famille lui parlent pour l’air, l’eau, les fleurs, les arbres, enfin pour toutes les beautés primitives de la création. Il n’est personne qui n’ait senti l’attrait indéfinissable que les vagues font éprouver, soit par le charme de la fraîcheur, soit par l’ascendant qu’un mouvement uniforme et perpétuel pourrait prendre insensiblement sur une existence passagère et périssable. La romance de Gœthe exprime admirablement le plaisir toujours croissant qu’on trouve à considérer les ondes pures d’un fleuve: le balancement du rythme et de l’harmonie imite celui des flots, et produit sur l’imagination un effet analogue. L’âme de la nature se fait connaître à nous de toutes parts et sous mille formes diverses. La campagne fertile, comme les déserts abandonnés, la mer, comme les étoiles, sont soumises aux mêmes lois; et l’homme renferme en lui-même des sensations, des puissances occultes qui correspondent avec le jour, avec la nuit, avec l’orage: c’est cette alliance secrète de notre être avec les merveilles de l’univers qui donne à la poésie sa véritable grandeur. Le poète sait rétablir l’unité du monde physique avec le monde moral: son imagination forme un lien entre l’un et l’autre. Plusieurs pièces de Gœthe sont remplies de gaîté; mais on y trouve rarement le genre de plaisanterie auquel nous sommes accoutumés: il est plutôt frappé par les images que par les ridicules; il saisit avec un instinct singulier l’originalité des animaux, toujours nouvelle et toujours la même. _La Ménagerie de Lily_, _le Chant de noce dans le vieux château_, peignent ces animaux, non comme des hommes, à la manière de La Fontaine, mais comme des créatures bizarres dans lesquelles la nature s’est égayée. Gœthe sait aussi trouver dans le merveilleux une source de plaisanteries d’autant plus aimables qu’aucun but sérieux ne s’y fait apercevoir. Une chanson, intitulée _l’Élève du Sorcier_, mérite d’être citée sous ce rapport. Le disciple d’un sorcier a entendu son maître murmurer quelques paroles magiques, à l’aide desquelles il se fait servir par un manche à balai: il les retient, et commande au balai d’aller lui chercher de l’eau à la rivière pour laver sa maison. Le balai part et revient, apporte un seau, puis un autre, puis un autre encore, et toujours ainsi sans discontinuer. L’élève voudrait l’arrêter, mais il a oublié les mots dont il faut se servir pour cela: le manche à balai, fidèle à son office, va toujours à la rivière, et toujours y puise de l’eau, dont il arrose et bientôt submergera la maison. L’élève, dans sa fureur, prend une hache, et coupe en deux le manche à balai: alors les deux morceaux du bâton deviennent deux domestiques au lieu d’un, et vont chercher de l’eau, et la répandent à l’envi dans les appartements avec plus de zèle que jamais. L’élève a beau dire des injures à ces stupides bâtons, ils agissent sans relâche; et la maison eût été perdue si le maître ne fût pas arrivé à temps pour secourir l’élève, en se moquant de sa ridicule présomption. L’imitation maladroite des grands secrets de l’art est très bien peinte dans cette petite scène. Il nous reste à parler de la source inépuisable des effets poétiques en Allemagne, la terreur: les revenants et les sorciers plaisent au peuple comme aux hommes éclairés: c’est un reste de la mythologie du Nord; c’est une disposition qu’inspirent assez naturellement les longues nuits des climats septentrionaux: et d’ailleurs, quoique le christianisme combatte toutes les craintes non fondées, les superstitions populaires ont toujours une analogie quelconque avec la religion dominante. Presque toutes les opinions vraies ont à leur suite une erreur; elle se place dans l’imagination, comme l’ombre à côté de la réalité: c’est un luxe de croyance qui s’attache d’ordinaire à la religion comme à l’histoire; je ne sais pourquoi l’on dédaignerait d’en faire usage. Shakespeare a tiré des effets prodigieux des spectres et de la magie, et la poésie ne saurait être populaire quand elle méprise ce qui exerce un empire irréfléchi sur l’imagination. Le génie et le goût peuvent présider à l’emploi de ces contes: il faut qu’il y ait d’autant plus de talent dans la manière de les traiter, que le fond en est vulgaire; mais peut-être que c’est dans cette réunion seule que consiste la grande puissance d’un poème. Il est probable que les événements racontés dans _l’Iliade_ et dans _l’Odyssée_ étaient chantés par les nourrices, avant qu’Homère en fît le chef-d’œuvre de l’art. Bürger est de tous les Allemands celui qui a le mieux saisi cette veine de superstition qui conduit si loin dans le fond du cœur. Aussi ses romances sont-elles connues de tout le monde en Allemagne. La plus fameuse de toutes, _Lénore_, n’est pas, je crois, traduite en français, ou du moins il serait bien difficile qu’on pût en exprimer tous les détails, ni par notre prose, ni par nos vers. Une jeune fille s’effraie de n’avoir point de nouvelles de son amant, parti pour l’armée; la paix se fait; tous les soldats retournent dans leurs foyers. Les mères retrouvent leurs fils, les sœurs leurs frères, les époux leurs épouses; les trompettes guerrières accompagnent les chants de la paix, et la joie règne dans tous les cœurs. Lénore parcourt en vain les rangs des guerriers; elle n’y voit point son amant; nul ne peut lui dire ce qu’il est devenu. Elle se désespère: sa mère voudrait la calmer; mais le jeune cœur de Lénore se révolte contre la douleur; et, dans son égarement, elle renie la Providence. Au moment où le blasphème est prononcé, l’on sent dans l’histoire quelque chose de funeste, et dès cet instant l’âme est constamment ébranlée. A minuit, un chevalier s’arrête à la porte de Lénore: elle entend le hennissement du cheval et le cliquetis des éperons: le chevalier frappe; elle descend et reconnaît son amant. Il lui demande de le suivre à l’instant, car il n’y a pas un moment à perdre, dit-il, avant de retourner à l’armée. Elle s’élance; il la place derrière lui sur son cheval, et part avec la promptitude de l’éclair. Il traverse au galop, pendant la nuit, des pays arides et déserts; la jeune fille est pénétrée de terreur, et lui demande sans cesse raison de la rapidité de sa course; le chevalier presse encore plus les pas de son cheval par ses cris sombres et sourds, et prononce à voix basse ces mots: _les morts vont vite, les morts vont vite_. Lénore lui répond: _Ah! laisse en paix les morts!_ Mais toutes les fois qu’elle lui adresse des questions inquiètes, il lui répète les mêmes paroles funestes. En approchant de l’église où il la menait, disait-il, pour s’unir avec elle, l’hiver et les frimas semblent changer la nature elle-même en un affreux présage: des prêtres portent en pompe un cercueil, et leur robe noire traîne lentement sur la neige, linceul de la terre; l’effroi de la jeune fille augmente, et toujours son amant la rassure avec un mélange d’ironie et d’insouciance qui fait frémir. Tout ce qu’il dit est prononcé avec une précipitation monotone, comme si déjà, dans son langage, l’on ne sentait plus l’accent de la vie; il lui promet de la conduire dans la demeure étroite et silencieuse où leurs noces doivent s’accomplir. On voit de loin le cimetière, à côté de la porte de l’église: le chevalier frappe à cette porte, elle s’ouvre; il s’y précipite avec son cheval, qu’il fait passer au milieu des pierres funéraires; alors le chevalier perd par degrés l’apparence d’un être vivant; il se change en squelette, et la terre s’entr’ouvre pour engloutir sa maîtresse et lui. Je ne me suis assurément pas flattée de faire connaître, par ce récit abrégé, le mérite étonnant de cette romance: toutes les images, tous les bruits, en rapport avec la situation de l’âme, sont merveilleusement exprimés par la poésie: les syllabes, les rimes, tout l’art des paroles et de leurs sons est employé pour exciter la terreur. La rapidité des pas du cheval semble plus solennelle et plus lugubre que la lenteur même d’une marche funèbre. L’énergie avec laquelle le chevalier hâte sa course, cette pétulance de la mort cause un trouble inexprimable; et l’on se croit emporté par le fantôme, comme la malheureuse qu’il entraîne avec lui dans l’abîme. Il y a quatre traductions de la romance de Lénore en anglais; mais la première de toutes, sans comparaison, c’est celle de M. Spencer, le poète anglais qui connaît le mieux le véritable esprit des langues étrangères. L’analogie de l’anglais avec l’allemand permet d’y faire sentir en entier l’originalité du style et de la versification de Bürger; et non seulement on peut retrouver dans la traduction les mêmes idées que dans l’original, mais aussi les mêmes sensations; et rien n’est plus nécessaire pour connaître un ouvrage des beaux-arts. Il serait difficile d’obtenir le même résultat en français, où rien de bizarre n’est naturel. Bürger a fait une autre romance moins célèbre, mais aussi très originale, intitulée: _le féroce Chasseur_. Suivi de ses valets et de sa meute nombreuse, il part pour la chasse un dimanche, au moment où les cloches du village annoncent le service divin. Un chevalier dont l’armure est blanche, se présente à lui, et le conjure de ne pas profaner le jour du Seigneur; un autre chevalier, revêtu d’armes noires, lui fait honte de se soumettre à des préjugés qui ne conviennent qu’aux vieillards et aux enfants: le chasseur cède aux mauvaises inspirations; il part, et arrive près du champ d’une pauvre veuve; elle se jette à ses pieds pour le supplier de ne pas dévaster la moisson, en traversant les blés avec sa suite; le chevalier aux armes blanches supplie le chasseur d’écouter la pitié; le chevalier noir se moque de ce puéril sentiment; le chasseur prend la férocité pour de l’énergie, et ses chevaux foulent aux pieds l’espoir du pauvre et de l’orphelin. Enfin, le cerf poursuivi se réfugie dans la cabane d’un vieil ermite; le chasseur veut y mettre le feu pour en faire sortir sa proie; l’ermite embrasse ses genoux, il veut attendrir le furieux qui menace son humble demeure; une dernière fois le bon génie, sous la forme du chevalier blanc, parle encore; le mauvais génie, sous celle du chevalier noir, triomphe; le chasseur tue l’ermite, et tout à coup il est changé en fantôme, et sa propre meute veut le dévorer. Une superstition populaire a donné lieu à cette romance: l’on prétend qu’à minuit, dans de certaines saisons de l’année, on voit au-dessus de la forêt où cet événement doit s’être passé, un chasseur dans les nuages, poursuivi jusqu’au jour par ses chiens furieux. Ce qu’il y a vraiment de beau dans cette poésie de Bürger, c’est la peinture de l’ardente volonté du chasseur: elle était d’abord innocente, comme toutes les facultés de l’âme; mais elle se déprave toujours de plus en plus, chaque fois qu’il résiste à sa conscience, et cède à ses passions. Il n’avait d’abord que l’enivrement de la force: il arrive enfin à celui du crime, et la terre ne peut plus le porter. Les bons et les mauvais penchants de l’homme sont très bien caractérisés par les deux chevaliers blanc et noir; les mots, toujours les mêmes, que le chevalier blanc prononce pour arrêter le chasseur, sont aussi très ingénieusement combinés. Les anciens et les poètes du moyen âge ont parfaitement connu l’effroi que cause, dans de certaines circonstances, le retour des mêmes paroles; il semble qu’on réveille ainsi le sentiment de l’inflexible nécessité. Les ombres, les oracles, toutes les puissances surnaturelles, doivent être monotones; ce qui est immuable est uniforme; et c’est un grand art dans certaines fictions, que d’imiter, par les paroles, la fixité solennelle que l’imagination se représente dans l’empire des ténèbres et de la mort. On remarque aussi, dans Bürger, une certaine familiarité d’expression qui ne nuit point à la dignité de la poésie, et qui en augmente singulièrement l’effet. Quand on parvient à rapprocher de nous la terreur ou l’admiration, sans affaiblir ni l’une ni l’autre, ces sentiments deviennent nécessairement beaucoup plus forts: c’est mêler, dans l’art de peindre, ce que nous voyons tous les jours à ce que nous ne voyons jamais, et ce qui nous est connu nous fait croire à ce qui nous étonne. Gœthe s’est essayé aussi dans ces sujets, qui effraient à la fois les enfants et les hommes; mais il y a mis des vues profondes, et qui donnent pour longtemps à penser. Je vais tâcher de rendre compte de celle de ses poésies de revenants, la _Fiancée de Corinthe_, qui a le plus de réputation en Allemagne. Je ne voudrais assurément défendre en aucune manière ni le but de cette fiction ni la fiction en elle-même; mais il me semble difficile de n’être pas frappé de l’imagination qu’elle suppose. Deux amis, l’un d’Athènes et l’autre de Corinthe, ont résolu d’unir ensemble leur fils et leur fille. Le jeune homme part pour aller voir à Corinthe celle qui lui est promise, et qu’il ne connaît pas encore: c’était au moment où le christianisme commençait à s’établir. La famille de l’Athénien a gardé son ancienne religion; celle du Corinthien adopte la croyance nouvelle; et la mère, pendant une longue maladie, a consacré sa fille aux autels. La sœur cadette est destinée à remplacer sa sœur aînée qu’on a faite religieuse. Le jeune homme arrive tard dans la maison; toute la famille est endormie; les valets apportent à souper dans son appartement, et l’y laissent seul; peu de temps après, un hôte singulier entre chez lui; il voit s’avancer jusqu’au milieu de la chambre une jeune fille revêtue d’un voile et d’un habit blanc, le front ceint d’un ruban noir et or, et quand elle aperçoit le jeune homme, elle recule intimidée, et s’écrie, en élevant au ciel ses blanches mains:--Hélas! suis-je donc devenue déjà si étrangère à la maison, dans l’étroite cellule où je suis renfermée, que j’ignore l’arrivée d’un nouvel hôte? Elle veut s’enfuir, le jeune homme la retient; il apprend que c’est elle qui lui était destinée pour épouse. Leurs pères avaient juré de les unir; tout autre serment lui paraît nul.--Reste, mon enfant, lui dit-il; reste, et ne sois pas si pâle d’effroi; partage avec moi les dons de Cérès et de Bacchus; tu amènes l’amour, et bientôt nous éprouverons combien nos dieux sont favorables aux plaisirs. Le jeune homme conjure la jeune fille de se donner à lui. «Je n’appartiens plus à la joie, lui répond-elle, le dernier pas est accompli; la troupe brillante de nos dieux a disparu, et dans cette maison silencieuse, on n’adore plus qu’un Être invisible dans le ciel, et qu’un Dieu mourant sur la croix. On ne sacrifie plus des taureaux, ni des brebis; mais on m’a choisie pour victime humaine. Ma jeunesse et la nature furent immolées aux autels: éloigne-toi, jeune homme; éloigne-toi; blanche comme la neige, et glacée comme elle, est la maîtresse infortunée que ton cœur s’est choisie». A l’heure de minuit, qu’on appelle l’heure des spectres, la jeune fille semble plus à l’aise; elle boit avidement d’un vin couleur de sang, semblable à celui que prenaient les ombres dans _l’Odyssée_, pour se retracer leurs souvenirs; mais elle refusa obstinément le moindre morceau de pain: elle donne une chaîne d’or à celui dont elle devait être l’épouse, et lui demande une boucle de ses cheveux; le jeune homme, que ravit la beauté de la jeune fille, la serre dans ses bras avec transport, mais il ne sent point de cœur battre dans son sein, ses membres sont glacés.--N’importe, s’écrie-t-il, je saurai te ranimer, quand le tombeau même t’aurait envoyée vers moi. Et alors commence la scène la plus extraordinaire que l’imagination en délire ait pu se figurer; un mélange d’amour et d’effroi, une union redoutable de la mort et de la vie. Il y a comme une volupté funèbre dans ce tableau, où l’amour fait alliance avec la tombe, où la beauté même ne semble qu’une apparition effrayante. Enfin, la mère arrive, et, convaincue qu’une de ses esclaves s’est introduite chez l’étranger, elle veut se livrer à son juste courroux; mais tout à coup la jeune fille grandit jusqu’à la voûte comme une ombre, et reproche à sa mère d’avoir causé sa mort, en lui faisant prendre le voile.--«Oh! ma mère, ma mère, s’écrie-t-elle d’une voix sombre, pourquoi troublez-vous cette belle nuit de l’hymen? n’était-ce pas assez que, si jeune, vous m’eussiez fait couvrir d’un linceul, et porter dans le tombeau? Une malédiction funeste m’a poussée hors de ma froide demeure; les chants murmurés par vos prêtres n’ont pas soulagé mon cœur; le sel et l’eau n’ont point apaisé ma jeunesse: ah! la terre elle-même ne refroidit point l’amour. «Ce jeune homme me fut promis quand le temple serein de Vénus n’était point encore renversé. Ma mère, deviez-vous manquer à votre parole, pour obéir à des vœux insensés? Aucun Dieu n’a reçu vos serments, quand vous avez juré de refuser l’hymen à votre fille. Et toi, beau jeune homme, maintenant tu ne peux plus vivre; tu languiras dans ces mêmes lieux où tu as reçu ma chaîne, où j’ai pris une boucle de ta chevelure: demain tes cheveux blanchiront, et tu ne retrouveras ta jeunesse que dans l’empire des ombres. «Écoute au moins, ma mère, la prière dernière que je t’adresse: ordonne qu’un bûcher soit préparé; fais ouvrir le cercueil étroit qui me renferme; conduis les amants au repos à travers les flammes; et quand l’étincelle brillera, et quand les cendres seront brûlantes, nous nous hâterons d’aller ensemble rejoindre nos anciens dieux». Sans doute un goût pur et sévère doit blâmer beaucoup de choses dans cette pièce; mais quand on la lit dans l’original, il est impossible de ne pas admirer l’art avec lequel chaque mot produit une terreur croissante: chaque mot indique, sans l’expliquer, l’horrible merveilleux de cette situation. Une histoire, dont rien ne peut donner l’idée, est peinte avec des détails frappants et naturels, comme s’il s’agissait de quelque chose qui fût arrivé; et la curiosité est constamment excitée, sans qu’on voulût sacrifier une seule circonstance pour qu’elle fût plus tôt satisfaite. Néanmoins cette pièce est la seule, parmi les poésies détachées des auteurs célèbres de l’Allemagne, contre laquelle le goût français eût quelque chose à redire: dans toutes les autres, les deux nations paraissent d’accord. Le poète Jacobi a presque dans ses vers le piquant et la légèreté de Gresset. Mattisson a donné à la poésie descriptive, dont les traits étaient souvent trop vagues, le caractère d’un tableau aussi frappant par le coloris que par la ressemblance. Le charme pénétrant des poésies de Salis fait aimer leur auteur, comme si l’on était de ses amis. Tiedge est un poète moral et pur, dont les écrits portent l’âme au sentiment le plus religieux. Enfin, une foule de poètes devraient encore être cités, s’il était possible d’indiquer tous les noms dignes de louange, dans un pays où la poésie est si naturelle à tous les esprits cultivés. A.-W. Schlegel, dont les opinions littéraires ont fait tant de bruit en Allemagne, ne se permet pas dans ses poésies la moindre expression, la moindre nuance que la théorie du goût le plus sévère pût attaquer. Ses élégies sur la mort d’une jeune personne, ses stances sur l’union de l’Église avec les beaux-arts, son élégie sur Rome, sont écrites avec la délicatesse et la noblesse la plus soutenue. On n’en pourra juger que bien imparfaitement par les deux exemples que je vais citer; ils serviront du moins à faire connaître le caractère de ce poète. L’idée du sonnet, _l’Attachement à la terre_, m’a paru pleine de charme. «Souvent l’âme, fortifiée par la contemplation des choses divines, voudrait déployer ses ailes vers le ciel. Dans le cercle étroit qu’elle parcourt, son activité lui semble vaine, et sa science du délire; un désir invincible la presse de s’élancer vers des régions élevées, vers des sphères plus libres; elle croit qu’au terme de sa carrière un rideau va se lever pour lui découvrir des scènes de lumière; mais quand la mort touche son corps périssable, elle jette un regard en arrière, vers les plaisirs terrestres et vers ses compagnes mortelles. Ainsi, lorsque jadis Proserpine fut enlevée dans les bras de Pluton, loin des prairies de la Sicile, enfantine dans ses plaintes, elle pleurait pour les fleurs qui s’échappaient de son sein». La pièce de vers suivante doit perdre encore plus à la traduction que le sonnet; elle est intitulée _Mélodies de la vie_: le cygne y est mis en opposition avec l’aigle, l’un comme l’emblème de l’existence contemplative, l’autre comme l’image de l’existence active: le rythme du vers change quand le cygne parle et quand l’aigle lui répond, et les chants de tous les deux sont pourtant renfermés dans la même stance où la rime les réunit: les véritables beautés de l’harmonie se trouvent aussi dans cette pièce, non l’harmonie imitative, mais la musique intérieure de l’âme. L’émotion la trouve sans réfléchir, et le talent qui réfléchit en fait de la poésie. «_Le cygne_: Ma vie tranquille se passe sur les ondes, elle n’y trace que de légers sillons qui se perdent au loin, et les flots à peine agités répètent, comme un miroir pur, mon image sans l’altérer. «_L’aigle_: Les rochers escarpés sont ma demeure; je plane dans les airs au milieu de l’orage; à la chasse, dans les combats, dans les dangers, je me fie à mon vol audacieux. «_Le cygne_: L’azur du ciel serein me réjouit, le parfum des plantes m’attire doucement vers le rivage, quand au coucher du soleil je balance mes ailes blanches sur les vagues pourprées. «_L’aigle_: Je triomphe de la tempête, quand elle déracine les chênes des forêts, et je demande au tonnerre si c’est avec plaisir qu’il anéantit. «_Le cygne_: Invité par le regard d’Apollon, j’ose aussi me baigner dans les flots de l’harmonie; et, reposant à ses pieds, j’écoute les chants qui retentissent dans la vallée de Tempé. «_L’aigle_: Je réside sur le trône même de Jupiter; il me fait signe, et je vais lui chercher la foudre; et pendant mon sommeil, mes ailes appesanties couvrent le sceptre du souverain de l’univers. «_Le cygne_: Mes regards prophétiques contemplent souvent les étoiles et la voûte azurée qui se réfléchit dans les flots, et le regret le plus intime m’appelle vers ma patrie, dans le pays des cieux. «_L’aigle_: Dès mes jeunes années, c’est avec délices que dans mon vol j’ai fixé le soleil immortel; je ne puis m’abaisser à la poussière terrestre, je me sens l’allié des dieux. «_Le cygne_: Une douce vie cède volontiers à la mort; quand elle viendra me dégager de mes liens, et rendre à ma voie sa mélodie, mes chants, jusqu’à mon dernier souffle, célébreront l’instant solennel. «_L’aigle_: L’âme, comme un phénix brillant, s’élève du bûcher, libre et dévoilée; elle salue sa destinée divine; le flambeau de la mort la rajeunit[28]». C’est une chose digne d’être observée, que le goût des nations, en général, diffère bien plus dans l’art dramatique que dans toute autre branche de la littérature. Nous analyserons les motifs de ces différences dans les chapitres suivants; mais avant d’entrer dans l’examen du théâtre allemand, quelques observations générales sur le goût me semblent nécessaires. Je ne le considérerai pas abstraitement comme une faculté intellectuelle; plusieurs écrivains, et Montesquieu en particulier, ont épuisé ce sujet. J’indiquerai seulement pourquoi le goût en littérature est compris d’une manière différente par les Français et par les nations germaniques. CHAPITRE XIV _Du goût._ Ceux qui se croient du goût en sont plus orgueilleux que ceux qui se croient du génie. Le goût est en littérature comme le bon ton en société; on le considère comme une preuve de la fortune, de la naissance, ou du moins des habitudes qui tiennent à toutes les deux; tandis que le génie peut naître dans la tête d’un artisan qui n’aurait jamais eu de rapport avec la bonne compagnie. Dans tout pays où il y aura de la vanité, le goût sera mis au premier rang, parce qu’il sépare les classes, et qu’il est un signe de ralliement entre tous les individus de la première. Dans tous les pays où s’exercera la puissance du ridicule, le goût sera compté comme l’un des premiers avantages, car il sert surtout à connaître ce qu’il faut éviter. Le tact des convenances est une partie du goût, et c’est une arme excellente pour parer les coups, entre les divers amours-propres; enfin, il peut arriver qu’une nation entière se place en aristocratie de bon goût, par rapport aux autres, et qu’elle soit ou qu’elle se croie la seule bonne compagnie de l’Europe; et c’est ce qui peut s’appliquer à la France, où l’esprit de société régnait si éminemment, qu’elle avait quelque excuse pour cette prétention. Mais le goût, dans son application aux beaux-arts, diffère singulièrement du goût dans son application aux convenances sociales: lorsqu’il s’agit de forcer les hommes à nous accorder une considération éphémère comme notre vie, ce qu’on ne fait pas est au moins aussi nécessaire que ce qu’on fait; car le grand monde est si facilement hostile, qu’il faut des agréments bien extraordinaires pour qu’il compense l’avantage de ne donner prise sur soi à personne: mais le goût en poésie tient à la nature, et doit être créateur comme elle; les principes de ce goût sont donc tout autres que ceux qui dépendent des relations de la société. C’est la confusion de ces deux genres qui est la cause des jugements si opposés en littérature; les Français jugent les beaux-arts comme des convenances, et les Allemands les convenances comme des beaux-arts: dans les rapports avec la société il faut se défendre, dans les rapports avec la poésie il faut se livrer. Si vous considérez tout en homme du monde, vous ne sentirez point la nature; si vous considérez tout en artiste, vous manquerez du tact que la société seule peut donner. S’il ne faut transporter dans les arts que l’imitation de la bonne compagnie, les Français seuls en sont vraiment capables; mais plus de latitude dans la composition est nécessaire pour remuer fortement l’imagination et l’âme. Je sais qu’on peut m’objecter avec raison que nos trois grands tragiques, sans manquer aux règles établies, se sont élevés à la plus sublime hauteur. Quelques hommes de génie, ayant à moissonner dans un champ tout nouveau, ont su se rendre illustres, malgré les difficultés qu’ils avaient à vaincre; mais la cessation des progrès de l’art, depuis eux, n’est-elle pas une preuve qu’il y a trop de barrières dans la route qu’ils ont suivie? «Le bon goût en littérature est, à quelques égards, comme l’ordre sous le despotisme; il importe d’examiner à quel prix on l’achète[29]». _En politique_, disait M. Necker, _il faut toute la liberté qui est conciliable avec l’ordre_. Je retournerais la maxime, en disant: il faut, en littérature, tout le goût qui est conciliable avec le génie: car si l’important dans l’état social, c’est le repos, l’important dans la littérature, au contraire, c’est l’intérêt, le mouvement, l’émotion, dont le goût à lui tout seul est souvent l’ennemi. On pourrait proposer un traité de paix entre les façons de juger, artistes et mondaines, des Allemands et des Français. Les Français devraient s’abstenir de condamner, même une faute de convenance, si elle avait pour excuse une pensée forte ou un sentiment vrai. Les Allemands devraient s’interdire tout ce qui offense le goût naturel, tout ce qui retrace des images que les sensations repoussent: aucune théorie philosophique, quelque ingénieuse qu’elle soit, ne peut aller contre les répugnances des sensations, comme aucune poétique des convenances ne saurait empêcher les émotions involontaires. Les écrivains allemands les plus spirituels auraient beau soutenir que, pour comprendre la conduite des filles du roi Lear envers leur père, il faut montrer la barbarie des temps dans lesquels elles vivaient, et tolérer que le duc de Cornouailles, excité par Régane, écrase avec son talon, sur le théâtre, l’œil de Glocester; notre imagination se révoltera toujours contre ce spectacle, et demandera qu’on arrive à de grandes beautés par d’autres moyens. Mais les Français aussi dirigeraient toutes leurs critiques littéraires contre la prédiction des sorcières de Macbeth, l’apparition de l’ombre de Banquo, etc., qu’on n’en serait pas moins ébranlé jusqu’au fond de l’âme, par les terribles effets qu’ils voudraient proscrire. On ne saurait enseigner le bon goût dans les arts, comme le bon ton en société; car le bon ton sert à cacher ce qui nous manque, tandis qu’il faut avant tout, dans les arts, un esprit créateur: le bon goût ne peut tenir lieu du talent en littérature, car la meilleure preuve de goût, lorsqu’on n’a pas de talent, serait de ne point écrire. Si l’on osait le dire, peut-être trouverait-on qu’en France il y a maintenant trop de freins pour des coursiers si peu fougueux, et qu’en Allemagne beaucoup d’indépendance littéraire ne produit pas encore des résultats assez brillants. CHAPITRE XV _De l’art dramatique._ Le théâtre exerce beaucoup d’empire sur les hommes; une tragédie qui élève l’âme, une comédie qui peint les mœurs et les caractères, agissent sur l’esprit d’un peuple presque comme un événement réel; mais pour obtenir un grand succès sur la scène, il faut avoir étudié le public auquel on s’adresse, et les motifs de toute espèce sur lesquels son opinion se fonde. La connaissance des hommes est aussi nécessaire que l’imagination même à un auteur dramatique; il doit atteindre aux sentiments d’un intérêt général, sans perdre de vue les rapports particuliers qui influent sur les spectateurs; c’est la littérature en action, qu’une pièce de théâtre, et le génie qu’elle exige n’est si rare, que parce qu’il se compose de l’étonnante réunion du tact des circonstances et de l’inspiration poétique. Rien ne serait donc plus absurde que de vouloir à cet égard imposer à toutes les nations le même système; quand il s’agit d’adapter l’art universel au goût de chaque pays, l’art immortel aux mœurs du temps, des modifications très importantes sont inévitables; et de là viennent tant d’opinions diverses sur ce qui constitue le talent dramatique; dans toutes les autres branches de la littérature, on est plus facilement d’accord. On ne peut nier, ce me semble, que les Français ne soient la nation du monde la plus habile dans la combinaison des effets du théâtre: ils l’emportent aussi sur toutes les autres par la dignité des situations et du style tragique. Mais, tout en reconnaissant cette double supériorité, on peut éprouver des émotions plus profondes par des ouvrages moins bien ordonnés; la conception des pièces étrangères est quelquefois plus frappante et plus hardie, et souvent elle renferme je ne sais quelle puissance qui parle plus intimement à notre cœur, et touche de plus près aux sentiments qui nous ont personnellement agités. Comme les Français s’ennuient facilement, ils évitent les longueurs en toutes choses. Les Allemands, en allant au théâtre, ne sacrifient d’ordinaire qu’une triste partie de jeu, dont les chances monotones remplissent à peine les heures; ils ne demandent donc pas mieux que de s’établir tranquillement au spectacle, et de donner à l’auteur tout le temps qu’il veut pour préparer les événements et développer les personnages: l’impatience française ne tolère pas cette lenteur. Les pièces allemandes ressemblent d’ordinaire aux tableaux des anciens peintres: les physionomies sont belles, expressives, recueillies; mais toutes les figures sont sur le même plan, quelquefois confuses, ou quelquefois placées l’une à côté de l’autre, comme dans les bas-reliefs, sans être réunies en groupes aux yeux des spectateurs. Les Français pensent, avec raison, que le théâtre, comme la peinture, doit être soumis aux lois de la perspective. Si les Allemands étaient habiles dans l’art dramatique, ils le seraient aussi dans tout le reste; mais en aucun genre ils ne sont capables même d’une adresse innocente: leur esprit est pénétrant en ligne droite, les choses belles d’une manière absolue sont de leur domaine; mais les beautés relatives, celles qui tiennent à la connaissance des rapports et à la rapidité des moyens, ne sont pas d’ordinaire du ressort de leurs facultés. Il est singulier qu’entre ces deux peuples les Français soient celui qui exige la gravité la plus soutenue dans le ton de la tragédie; mais c’est précisément parce que les Français sont plus accessibles à la plaisanterie qu’ils ne veulent pas y donner lieu, tandis que rien ne dérange l’imperturbable sérieux des Allemands: c’est toujours dans son ensemble qu’ils jugent une pièce de théâtre, et ils attendent, pour la blâmer comme pour l’applaudir, qu’elle soit finie. Les impressions des Français sont plus promptes; et c’est en vain qu’on les préviendrait qu’une pièce comique est destinée à faire ressortir une situation tragique; ils se moqueraient de l’une sans attendre l’autre; chaque détail doit être pour eux aussi intéressant que le tout: ils ne font pas crédit d’un moment au plaisir qu’ils attendent des beaux-arts. La différence du théâtre français et du théâtre allemand peut s’expliquer par celle du caractère des deux nations; mais il se joint à ces différences naturelles des oppositions systématiques dont il importe de connaître la cause. Ce que j’ai déjà dit sur la poésie classique et romantique s’applique aussi aux pièces de théâtre. Les tragédies puisées dans la mythologie sont d’une toute autre nature que les tragédies historiques; les sujets tirés de la fable étaient si connus, l’intérêt qu’ils inspiraient était si universel, qu’il suffisait de les indiquer pour frapper d’avance l’imagination. Ce qu’il y a d’éminemment poétique dans les tragédies grecques, l’intervention des dieux et l’action de la fatalité, rend leur marche beaucoup plus facile; le détail des motifs, le développement des caractères, la diversité des faits, deviennent moins nécessaires, quand l’événement est expliqué par une puissance surnaturelle; le miracle abrège tout. Aussi l’action de la tragédie, chez les Grecs, est-elle d’une étonnante simplicité; la plupart des événements sont prévus et même annoncés dès le commencement: c’est une cérémonie religieuse qu’une tragédie grecque. Le spectacle se donnait en l’honneur des dieux, et des hymnes interrompus par des dialogues et des récits, peignaient tantôt les dieux cléments, tantôt les dieux terribles, mais toujours le destin planant sur la vie de l’homme. Lorsque ces mêmes sujets ont été transportés au théâtre français, nos grands poètes leur ont donné plus de variété; ils ont multiplié les incidents, ménagé les surprises, et resserré le nœud. Il fallait en effet suppléer de quelque manière à l’intérêt national et religieux que les Grecs prenaient à ces pièces, et que nous n’éprouvions pas; toutefois, non contents d’animer les pièces grecques, nous avons prêté aux personnages nos mœurs et nos sentiments, la politique et la galanterie modernes; et c’est pour cela qu’un si grand nombre d’étrangers ne conçoivent pas l’admiration que nos chefs-d’œuvre nous inspirent. En effet, quand on les entend dans une autre langue, quand ils sont dépouillés de la beauté magique du style, on est surpris du peu d’émotion qu’ils produisent, et des inconvenances qu’on y trouve; car ce qui ne s’accorde ni avec le siècle, ni avec les mœurs nationales des personnages que l’on représente, n’est-il pas aussi une inconvenance? et n’y a-t-il de ridicule que ce qui ne nous ressemble pas? Les pièces dont les sujets sont grecs ne perdent rien à la sévérité de nos règles dramatiques; mais si nous voulions goûter, comme les Anglais, le plaisir d’avoir un théâtre historique, d’être intéressés par nos souvenirs, émus par notre religion, comment serait-il possible de se conformer rigoureusement, d’une part, aux trois unités, et de l’autre, au genre de pompe dont on se fait une loi dans nos tragédies? C’est une question si rebattue que celle des trois unités, qu’on n’ose presque pas en reparler; mais de ces trois unités il n’y en a qu’une d’importante, celle de l’action, et l’on ne peut jamais considérer les autres que comme lui étant subordonnées. Or, si la vérité de l’action perd à la nécessité puérile de ne pas changer de lieu, et de se borner à vingt-quatre heures, imposer cette nécessité, c’est soumettre le génie dramatique à une gêne dans le genre de celle des acrostiches, gêne qui sacrifie le fond de l’art à sa forme. Voltaire est celui de nos grands poètes tragiques qui a le plus souvent traité des sujets modernes. Il s’est servi, pour émouvoir, du christianisme et de la chevalerie; et si l’on est de bonne foi, l’on conviendra, ce me semble, qu’_Alzire_, _Zaïre_ et _Tancrède_ font verser plus de larmes que tous les chefs-d’œuvre grecs et romains de notre théâtre. Dubelloy, avec un talent bien subalterne, est pourtant parvenu à réveiller des souvenirs français sur la scène française; et quoiqu’il ne sût point écrire, on éprouve, par ses pièces, un intérêt semblable à celui que les Grecs devaient ressentir quand ils voyaient représenter devant eux les faits de leur histoire. Quel parti le génie ne peut-il pas tirer de cette disposition? Et cependant il n’est presque point d’événements qui datent de notre ère, dont l’action puisse se passer ou dans un même jour, ou dans un même lieu; la diversité des faits qu’entraîne un ordre social plus compliqué, les délicatesses de sentiment qu’inspire une religion plus tendre, enfin, la vérité de mœurs, qu’on doit observer dans les tableaux plus rapprochés de nous, exigent une grande latitude dans les compositions dramatiques. On peut citer un exemple plus récent de ce qu’il en coûte pour se conformer, dans les sujets tirés de l’histoire moderne, à notre orthodoxie dramatique. _Les Templiers_ de M. Raynouard sont certainement l’une des pièces les plus dignes de louange qui aient paru depuis longtemps; cependant qu’y a-t-il de plus étrange que la nécessité où l’auteur s’est trouvé de représenter l’ordre des Templiers accusé, jugé, condamné et brûlé, le tout dans vingt-quatre heures? Les tribunaux révolutionnaires allaient vite; mais quelle que fût leur atroce bonne volonté, ils ne seraient jamais parvenus à marcher aussi rapidement qu’une tragédie française. Je pourrais montrer les inconvénients de l’unité de temps avec non moins d’évidence, dans presque toutes nos tragédies tirées de l’histoire moderne; mais j’ai choisi la plus remarquable de préférence, pour faire ressortir ces inconvénients. L’un des mots les plus sublimes qu’on puisse entendre au théâtre se trouve dans cette noble tragédie. A la dernière scène, l’on raconte que les Templiers chantent des psaumes sur leur bûcher; un messager est envoyé pour leur apporter leur grâce, que le roi se détermine à leur accorder; Mais il n’était plus temps, les chants avaient cessé. C’est ainsi que le poète nous apprend que ces généreux martyrs ont enfin péri dans les flammes. Dans quelle tragédie païenne pourrait-on trouver l’expression d’un tel sentiment? et pourquoi les Français seraient-ils privés au théâtre de tout ce qui est vraiment en harmonie avec eux, leurs ancêtres et leur croyance? Les Français considèrent l’unité de temps et de lieu comme une condition indispensable de l’illusion théâtrale; les étrangers font consister cette illusion dans la peinture des caractères, dans la vérité du langage, et dans l’exacte observation des mœurs du siècle et du pays qu’on veut peindre. Il faut s’entendre sur le mot d’illusion dans les arts: puisque nous consentons à croire que des acteurs séparés de nous par quelques planches, sont des héros grecs morts il y a trois mille ans, il est bien certain que ce qu’on appelle l’illusion, ce n’est pas s’imaginer que ce qu’on voit existe véritablement; une tragédie ne peut nous paraître vraie que par l’émotion qu’elle nous cause. Or, si, par la nature des circonstances représentées, le changement de lieu et la prolongation supposée du temps ajoutent à cette émotion, l’illusion en devient plus vive. On se plaint de ce que les plus belles tragédies de Voltaire, _Zaïre_ et _Tancrède_, sont fondées sur des malentendus; mais comment ne pas avoir recours aux moyens de l’intrigue, quand les développements sont censés avoir lieu dans un espace aussi court? l’art dramatique est alors un tour de force; et pour faire passer les plus grands événements à travers tant de gênes, il faut une dextérité semblable à celle des charlatans, qui escamotent aux regards des spectateurs les objets qu’ils leur présentent. Les sujets historiques se prêtent encore moins que les sujets d’invention aux conditions imposées à nos écrivains: l’étiquette tragique, qui est de rigueur sur notre théâtre, s’oppose souvent aux beautés nouvelles dont les pièces tirées de l’histoire moderne seraient susceptibles. Il y a dans les mœurs chevaleresques une simplicité de langage, une naïveté de sentiment pleine de charme; mais ni ce charme, ni le pathétique qui résulte du contraste des circonstances communes et des impressions fortes, ne peut être admis dans nos tragédies: elles exigent des situations royales en tout, et néanmoins l’intérêt pittoresque du moyen âge tient à toute cette diversité de scènes et de caractères dont les romans des troubadours ont fait sortir des effets si touchants. La pompe des alexandrins est un plus grand obstacle encore que la routine même du bon goût à tout changement dans la forme et le fond des tragédies françaises: on ne peut dire en vers alexandrins qu’on entre ou qu’on sort, qu’on dort ou qu’on veille, sans qu’il faille chercher pour cela une tournure poétique; et une foule de sentiments et d’effets sont bannis du théâtre, non par les règles de la tragédie, mais par l’exigence même de la versification. Racine est le seul écrivain français qui, dans la scène de Johas avec Athalie, se soit une fois joué de ces difficultés: il a su donner une simplicité aussi noble que naturelle au langage d’un enfant; mais cet admirable effort d’un génie sans pareil n’empêche pas que les difficultés trop multipliées dans l’art ne soient souvent un obstacle aux inventions les plus heureuses. M. Benjamin Constant, dans la préface si justement admirée qui précède sa tragédie de _Walstein_, a fait observer que les Allemands peignaient les caractères dans leurs pièces, et les Français seulement les passions. Pour peindre les caractères, il faut nécessairement s’écarter du ton majestueux exclusivement admis dans la tragédie française; car il est impossible de faire connaître les défauts et les qualités d’un homme, si ce n’est en le présentant sous divers rapports; le vulgaire, dans la nature, se mêle souvent au sublime, et quelquefois en relève l’effet: enfin, on ne peut se figurer l’action d’un caractère que pendant un espace de temps un peu long, et dans vingt-quatre heures il ne saurait être vraiment question que d’une catastrophe. L’on soutiendra peut-être que les catastrophes conviennent mieux au théâtre que les tableaux nuancés; le mouvement excité par les passions vives plaît à la plupart des spectateurs plus que l’attention qu’exige l’observation du cœur humain. C’est le goût national qui seul peut décider de ces différents systèmes dramatiques; mais il est juste de reconnaître que, si les étrangers conçoivent l’art théâtral autrement que nous, ce n’est ni par ignorance, ni par barbarie, mais d’après des réflexions profondes et qui sont dignes d’être examinées. Shakespeare, qu’on veut appeler un barbare, a peut-être un esprit trop philosophique, une pénétration trop subtile pour le point de vue de la scène; il juge les caractères avec l’impartialité d’un être supérieur, et les représente quelquefois avec une ironie presque machiavélique; ses compositions ont tant de profondeur, que la rapidité de l’action théâtrale fait perdre une grande partie des idées qu’elles renferment: sous ce rapport, il vaut mieux lire ses pièces que de les voir. A force d’esprit, Shakespeare refroidit souvent l’action, et les Français s’entendent beaucoup mieux à peindre les personnages ainsi que les décorations, avec ces grands traits qui font effet à distance. Quoi! dira-t-on, peut-on reprocher à Shakespeare trop de finesse dans les aperçus, lui qui se permit des situations si terribles? Shakespeare réunit souvent des qualités et même des défauts contraires; il est quelquefois en deçà, quelquefois en delà de la sphère de l’art; mais il possède encore plus la connaissance du cœur humain que celle du théâtre. Dans les drames, dans les opéras-comiques et dans les comédies, les Français montrent une sagacité et une grâce que seuls ils possèdent à ce degré; et d’un bout de l’Europe à l’autre, on ne joue guère que des pièces françaises traduites: mais il n’en est pas de même des tragédies. Comme les règles sévères auxquelles on les soumet font qu’elles sont toutes plus ou moins renfermées dans un même cercle, elles ne sauraient se passer de la perfection du style pour être admirées. Si l’on voulait risquer en France, dans une tragédie, une innovation quelconque, aussitôt on s’écrierait que c’est un mélodrame; mais n’importe-t-il pas de savoir pourquoi les mélodrames font plaisir à tant de gens? En Angleterre, toutes les classes sont également attirées par les pièces de Shakespeare. Nos plus belles tragédies en France n’intéressent pas le peuple; sous prétexte d’un goût trop pur et d’un sentiment trop délicat pour supporter de certaines émotions, on divise l’art en deux; les mauvaises pièces contiennent des situations touchantes mal exprimées, et les belles pièces peignent admirablement des situations souvent froides, à force d’être dignes: nous possédons peu de tragédies qui puissent ébranler à la fois l’imagination des hommes de tous les rangs. Ces observations n’ont assurément pas pour objet le moindre blâme contre nos grands maîtres. Quelques scènes produisent des impressions plus vives dans les pièces étrangères; mais rien ne peut être comparé à l’ensemble imposant et bien combiné de nos chefs-d’œuvre dramatiques: la question seulement est de savoir si, en se bornant, comme on le fait maintenant, à l’imitation de ces chefs-d’œuvre, il y en aura jamais de nouveaux. Rien dans la vie ne doit être stationnaire, et l’art est pétrifié quand il ne change plus. Vingt ans de révolution ont donné à l’imagination d’autres besoins que ceux qu’elle éprouvait, quand les romans de Crébillon peignaient l’amour et la société du temps. Les sujets grecs sont épuisés; un seul homme, Lemercier, a su mériter encore une nouvelle gloire dans un sujet antique, Agamemnon; mais la tendance naturelle du siècle, c’est la tragédie historique. Tout est tragédie dans les événements qui intéressent les nations; et cet immense drame, que le genre humain représente depuis six mille ans, fournirait des sujets sans nombre pour le théâtre, si l’on donnait plus de liberté à l’art dramatique. Les règles ne sont que l’itinéraire du génie; elles nous apprennent seulement que Corneille, Racine et Voltaire ont passé par là; mais si l’on arrive au but, pourquoi chicaner sur la route? et le but n’est-il pas d’émouvoir l’âme en l’ennoblissant? La curiosité est un des grands mobiles du théâtre: néanmoins l’intérêt qu’excite la profondeur des affections est le seul inépuisable. On s’attache à la poésie, qui révèle l’homme à l’homme; on aime à voir comment la créature semblable à nous se débat avec la souffrance, y succombe en triomphe, s’abat et se relève sous la puissance du sort. Dans quelques-unes de nos tragédies, il y a des situations tout aussi violentes que dans les tragédies anglaises ou allemandes; mais ces situations ne sont pas présentées dans toute leur force, et quelquefois c’est par l’affectation qu’on en adoucit l’effet, ou plutôt qu’on l’efface. L’on sort rarement d’une certaine nature convenue, qui revêt de ses couleurs les mœurs anciennes comme les mœurs modernes, le crime comme la vertu, l’assassinat comme la galanterie. Cette nature est belle et soigneusement parée, mais on s’en fatigue à la longue; et le besoin de se plonger dans des mystères plus profonds doit s’emparer invinciblement du génie. Il serait donc à désirer qu’on pût sortir de l’enceinte que les hémistiches et les rimes ont tracée autour de l’art; il faut permettre plus de hardiesse, il faut exiger plus de connaissance de l’histoire; car si l’on s’en tient exclusivement à ces copies toujours plus pâles des mêmes chefs-d’œuvre, on finira par ne plus voir au théâtre que des marionnettes héroïques, sacrifiant l’amour au devoir, préférant la mort à l’esclavage, inspirées par l’antithèse, dans leurs actions comme dans leurs paroles, mais sans aucun rapport avec cette étonnante créature qu’on appelle l’homme, avec la destinée redoutable qui tour à tour l’entraîne et le poursuit. Les défauts du théâtre allemand sont faciles à remarquer: tout ce qui tient au manque d’usage du monde, dans les arts comme dans la société, frappe d’abord les esprits les plus superficiels; mais, pour sentir les beautés qui viennent de l’âme, il est nécessaire d’apporter dans l’appréciation des ouvrages qui nous sont présentés un genre de bonhomie tout à fait d’accord avec une haute supériorité. La moquerie n’est souvent qu’un sentiment vulgaire traduit en impertinence. La faculté d’admirer la véritable grandeur, à travers les fautes de goût en littérature, comme à travers les inconséquences dans la vie, cette faculté est la seule qui honore celui qui juge. En faisant connaître un théâtre fondé sur des principes très différents des nôtres, je ne prétends assurément, ni que ces principes soient les meilleurs, ni surtout qu’on doive les adopter en France: mais des combinaisons étrangères peuvent exciter des idées nouvelles; et quand on voit de quelle stérilité notre littérature est menacée, il me paraît difficile de ne pas désirer que nos écrivains reculent un peu les bornes de la carrière; ne feraient-ils pas bien de devenir à leur tour conquérants dans l’empire de l’imagination? Il n’en doit guère coûter à des Français pour suivre un semblable conseil. CHAPITRE XVI _Des drames de Lessing._ Le théâtre allemand n’existait pas avant Lessing; on n’y jouait que des traductions ou des imitations des pièces étrangères. Le théâtre a plus besoin encore que les autres branches de la littérature d’une capitale où les ressources de la richesse et des arts soient réunies; et tout est dispersé en Allemagne. Dans une ville il y a des acteurs; dans l’autre, des auteurs; dans une troisième, des spectateurs; et nulle part un foyer où tous les moyens soient rassemblés. Lessing employa l’activité naturelle de son caractère à donner un théâtre national à ses compatriotes, et il écrivit un journal intitulé _la Dramaturgie_, dans lequel il examina la plupart des pièces traduites du français, qu’on représentait en Allemagne: la parfaite justesse d’esprit qu’il montre dans ses critiques suppose encore plus de philosophie que de connaissance de l’art. Lessing, en général, pensait comme Diderot sur l’art dramatique. Il croyait que la sévère régularité des tragédies françaises s’opposait à ce qu’on pût traiter un grand nombre de sujets simples et touchants, et qu’il fallait faire des drames pour y suppléer. Mais Diderot, dans ses pièces, mettait l’affectation du naturel à la place de l’affectation de convention, tandis que le talent de Lessing est vraiment simple et sincère. Il a donné le premier aux Allemands l’honorable impulsion de travailler pour le théâtre d’après leur propre génie. L’originalité de son caractère se manifeste dans ses pièces: cependant elles sont soumises aux mêmes principes que les nôtres; leur forme n’a rien de particulier, et quoiqu’il ne s’embarrassât guère de l’unité de temps ni de lieu, il ne s’est point élevé, comme Gœthe et Schiller, à la conception d’un système nouveau. _Minna de Barnhelm_, _Emilia Galotti_, et _Nathan le Sage_, sont les trois drames de Lessing qui méritent d’être cités. Un officier d’un noble caractère, après avoir reçu plusieurs blessures à l’armée, se voit tout à coup menacé dans son honneur par un procès injuste; il ne veut pas laisser voir à la femme qu’il aime, et dont il est aimé, l’amour qu’il a pour elle, déterminé qu’il est à ne pas lui faire partager son malheur en l’épousant. Voilà tout le sujet de _Minna de Barnhelm_. Avec des moyens aussi simples, Lessing a su produire un grand intérêt; le dialogue est plein d’esprit et de charme, le style très pur, et chaque personnage se fait si bien connaître, que les moindres nuances de ses impressions intéressent, comme la confidence d’un ami. Le caractère d’un vieux sergent, dévoué de toute son âme au jeune officier qu’on persécute, offre un mélange heureux de gaîté et de sensibilité: ce genre de rôle réussit toujours au théâtre; la gaîté plaît davantage quand on est assuré qu’elle ne tient pas à l’insouciance, et la sensibilité paraît plus naturelle quand elle ne se montre que par intervalles. Dans cette même pièce il y a un rôle d’aventurier français tout à fait manqué; il faut avoir la main légère pour trouver ce qui peut prêter à la moquerie dans les Français; et la plupart des étrangers ne les ont peints qu’avec des traits lourds et dont la ressemblance n’est ni délicate ni frappante. _Emilia Galotti_ n’est que le sujet de Virginie transporté dans une circonstance moderne et particulière; ce sont des sentiments trop forts pour le cadre, c’est une action trop énergique pour qu’on puisse l’attribuer à un nom inconnu. Lessing avait sans doute un sentiment d’humeur assez républicain contre les courtisans, car il se complaît dans la peinture de celui qui veut aider son maître à déshonorer une jeune fille innocente; ce courtisan, Martinelli, est presque trop vil pour la vraisemblance, et les traits de sa bassesse n’ont pas assez d’originalité: l’on sent que Lessing l’a représenté ainsi dans un but hostile, et rien ne nuit à la beauté d’une fiction comme une intention quelconque qui n’a pas cette beauté même pour objet. Le personnage du prince est traité par l’auteur avec plus de finesse; les passions tumultueuses et la légèreté de caractère, dont la réunion est si funeste dans un homme puissant, se font sentir dans toute sa conduite; un vieux ministre lui apporte des papiers parmi lesquels se trouve une sentence de mort: dans son impatience d’aller voir celle qu’il aime, le prince est prêt à la signer sans y regarder; le ministre prend un prétexte pour ne la pas donner, frémissant de voir exercer avec cette irréflexion une telle puissance. Le rôle de la comtesse Orsina, jeune maîtresse du prince, qu’il abandonne pour Émilie, est fait avec le plus grand talent; c’est un mélange de frivolité et de violence qui peut très bien se rencontrer dans une italienne attachée à une cour. On voit dans cette femme ce que la société a produit, et ce que cette société même n’a pu détruire; la nature du midi, combinée avec ce qu’il y a de plus factice dans le mœurs du grand monde, et le singulier assemblage de la fierté dans le vice, et de la vanité dans la sensibilité. Une telle peinture ne pourrait entrer ni dans nos vers, ni dans nos formes convenues, mais elle n’en est pas moins tragique. La scène dans laquelle la comtesse Orsina excite le père d’Émilie à tuer le prince, pour dérober sa fille à la honte qui la menace, est de la plus grande beauté; le vice y arme la vertu, la passion y suggère tout ce que la plus austère sévérité pourrait dire pour enflammer l’honneur jaloux d’un vieillard; c’est le cœur humain présenté dans une situation nouvelle, et c’est en cela que consiste le vrai génie dramatique. Le vieillard prend le poignard, et, ne pouvant assassiner le prince, il s’en sert pour immoler sa propre fille. Orsina, sans le savoir, est l’auteur de cette action terrible; elle a gravé ses passagères fureurs dans une âme profonde, et les plaintes insensées de son amour coupable ont fait verser le sang innocent. On remarque dans les rôles principaux des pièces de Lessing un certain air de famille, qui ferait croire que c’est lui-même qu’il a peint dans ses personnages; le major Tellheim, dans _Minna_, Odoard, le père d’Émilie, et le Templier, dans _Nathan_, ont tous les trois une sensibilité fière, dont la teinte est misanthropique. Le plus beau des ouvrages de Lessing c’est _Nathan le Sage_; on ne peut voir dans aucune pièce la tolérance religieuse mise en action avec plus de naturel et de dignité. Un Turc, un Templier et un Juif sont les principaux personnages de ce drame; la première idée en est puisée dans le conte des trois Anneaux de Boccace; mais l’ordonnance de l’ouvrage appartient en entier à Lessing. Le Turc, c’est le sultan Saladin, que l’histoire représente comme un homme plein de grandeur; le jeune Templier a dans le caractère toute la sévérité de l’état religieux qu’il professe, et le Juif est un vieillard qui a acquis une grande fortune dans le commerce, mais dont les lumières et la bienfaisance rendent les habitudes généreuses. Il comprend toutes les croyances sincères, et voit la Divinité dans le cœur de tout homme vertueux. Ce caractère est d’une admirable simplicité. L’on s’étonne de l’attendrissement qu’il cause, quoiqu’il ne soit agité ni par des passions vives ni par des circonstances fortes. Une fois cependant, on veut enlever à Nathan une jeune fille à laquelle il a servi de père, et qu’il a comblée de soins depuis sa naissance: la douleur de s’en séparer lui serait amère; et pour se défendre de l’injustice qui veut la lui ravir, il raconte comment elle est tombée entre ses mains. Les chrétiens immolèrent tous les Juifs à Gaza, et dans la même nuit, Nathan vit périr sa femme et ses sept enfants; il passa trois jours prosterné dans la poussière, jurant une haine implacable aux chrétiens; peu à peu la raison lui revint, et il s’écria: «Il y a pourtant un Dieu; que sa volonté soit faite»! Dans ce moment, un prêtre vint le prier de se charger d’un enfant chrétien, orphelin dès le berceau, et le vieillard hébreu l’adopta. L’attendrissement de Nathan, en faisant ce récit émeut d’autant plus qu’il cherche à se contenir, et que la pudeur de la vieillesse lui fait désirer de cacher ce qu’il éprouve. Sa sublime patience ne se dément point, quoiqu’on le blesse dans sa croyance et dans sa fierté, en l’accusant comme d’un crime d’avoir élevé Reca dans la religion juive; et sa justification n’a pour but que d’obtenir le droit de faire encore du bien à l’enfant qu’il a recueilli. La pièce de _Nathan_ est plus attachante encore par la peinture des caractères que par les situations. Le Templier a dans l’âme quelque chose de farouche qui vient de la crainte d’être sensible. La prodigalité orientale de Saladin fait contraste avec l’économie généreuse de Nathan. Le trésorier du sultan, un derviche vieux et sévère, l’avertit que ses revenus sont épuisés par ses largesses.--«Je m’en afflige, dit Saladin, parce que je serai forcé de retrancher de mes dons; quant à moi, j’aurai toujours ce qui fait toute ma fortune, un cheval, une épée et un seul Dieu».--Nathan est un ami des hommes; mais la défaveur dans laquelle le nom de juif l’a fait vivre au milieu de la société mêle une sorte de dédain pour la nature humaine à l’expression de sa bonté. Chaque scène ajoute quelques traits piquants et spirituels au développement de ces divers personnages; mais leurs relations ensemble ne sont pas assez vives pour exciter une forte émotion. A la fin de la pièce, on découvre que le Templier et la fille adoptée par le Juif sont frère et sœur, et que le sultan est leur oncle. L’intention de l’auteur a visiblement été de donner dans sa famille dramatique l’exemple d’une fraternité religieuse plus étendue. Le but philosophique vers lequel tend toute la pièce en diminue l’intérêt au théâtre; il est presque impossible qu’il n’y ait pas une certaine froideur dans un drame qui a pour objet de développer une idée générale, quelque belle qu’elle soit; cela tient de l’apologue, et l’on dirait que les personnages ne sont pas là pour leur compte, mais pour servir à l’avancement des lumières. Sans doute, il n’y a pas de fiction, il n’y a pas même d’événement réel dont on ne puisse tirer une pensée; mais il faut que ce soit l’événement qui amène la réflexion, et non pas la réflexion qui fasse inventer l’événement; l’imagination dans les beaux-arts doit toujours agir la première. Il a paru depuis Lessing un nombre infini de drames en Allemagne; maintenant on commence à s’en lasser. Le genre mixte du drame ne s’introduit guère qu’à cause de la contrainte qui existe dans les tragédies: c’est une espèce de contrebande de l’art; mais lorsque l’entière liberté est admise, on ne sent plus la nécessité d’avoir recours aux drames pour faire usage des circonstances simples et naturelles. Le drame ne conserverait donc qu’un avantage, celui de peindre, comme les romans, les situations de notre propre vie, les mœurs du temps où nous vivons; néanmoins, quand on n’entend prononcer au théâtre que des noms inconnus, on perd l’un des plus grands plaisirs que la tragédie puisse donner, les souvenirs historiques qu’elle retrace. On croit trouver plus d’intérêt dans le drame, parce qu’il nous représente ce que nous voyons tous les jours: mais une imitation trop rapprochée du vrai n’est pas ce que l’on recherche dans les arts. Le drame est à la tragédie ce que les figures de cire sont aux statues; il y a trop de vérité et pas assez d’idéal; c’est trop, si c’est de l’art, et jamais assez pour que ce soit de la nature. Lessing ne peut être considéré comme un auteur dramatique du premier rang; il s’était occupé de trop d’objets divers pour avoir un grand talent en quelque genre que ce fût. L’esprit est universel; mais l’aptitude naturelle à l’un des beaux-arts est nécessairement exclusive. Lessing était, avant tout, un dialecticien de la plus grande force, et c’est un obstacle à l’éloquence dramatique, car le sentiment dédaigne les transitions, les gradations et les motifs; c’est une inspiration continuelle et spontanée, qui ne peut se rendre compte d’elle-même. Lessing était bien loin sans doute de la sécheresse philosophique; mais il avait dans le caractère plus de vivacité que de sensibilité; le génie dramatique est plus bizarre, plus sombre, plus inattendu que ne pouvait l’être un homme qui avait consacré la plus grande partie de sa vie au raisonnement. CHAPITRE XVII _Les Brigands et Don Carlos, de Schiller._ Schiller, dans sa première jeunesse, avait une verve de talent, une sorte d’ivresse de pensée qui le dirigeait mal. _La Conjuration de Fiesque_, _l’Intrigue et l’Amour_, enfin _les Brigands_, qu’on a joués sur le théâtre français, sont des ouvrages que les principes de l’art comme ceux de la morale, peuvent réprouver; mais depuis l’âge de vingt-cinq ans, les écrits de Schiller furent tous purs et sévères. L’éducation de la vie déprave les hommes légers, et perfectionne ceux qui réfléchissent. _Les Brigands_ ont été traduits en français, mais singulièrement altérés; d’abord en n’a pas tiré parti de l’époque qui donne un intérêt historique à cette pièce. La scène se passe dans le quinzième siècle, au moment où l’on publia dans l’Empire l’édit de paix perpétuelle, qui défendait tous les défis particuliers. Cet édit fut très avantageux, sans doute, au repos de l’Allemagne; mais les jeunes gentilshommes, accoutumés à vivre au milieu des périls et à s’appuyer sur leur force individuelle, crurent tomber dans une sorte d’inertie honteuse, quand il fallut se soumettre à l’empire des lois. Rien n’était plus absurde que cette manière de voir; toutefois, comme les hommes ne sont d’ordinaire gouvernés que par l’habitude, il est naturel que le mieux même puisse les révolter, par cela seul que c’est un changement. Le chef des brigands de Schiller est moins odieux qu’il ne le serait dans le temps actuel, car il n’y avait pas une bien grande différence entre l’anarchie féodale sous laquelle il vivait, et l’existence de bandit qu’il adopte; mais c’est précisément le genre d’excuse que l’auteur lui donne, qui rend sa pièce plus dangereuse. Elle a produit, il faut en convenir, un mauvais effet en Allemagne. Des jeunes gens, enthousiastes du caractère et de la vie du chef des brigands, ont essayé de l’imiter. Ils honoraient leur goût pour une vie licencieuse du nom d’amour de la liberté, et se croyaient indignés contre les abus de l’ordre social, quand ils n’étaient que fatigués de leur situation particulière. Leurs essais de révolte ne furent que ridicules; néanmoins les tragédies et les romans ont beaucoup plus d’importance en Allemagne que dans aucun autre pays. On y fait tout sérieusement, et lire tel ouvrage, ou voir telle pièce, influe sur le sort de la vie. Ce qu’on admire comme art, on veut l’introduire dans l’existence réelle. Werther a causé plus de suicides que la plus belle femme du monde; et la poésie, la philosophie, l’idéal enfin, ont souvent plus d’empire sur les Allemands que la nature et les passions même. Le sujet des _Brigands_ est comme celui d’un grand nombre de fictions, qui toutes ont pour origine la parabole de l’Enfant prodigue. Un fils hypocrite se conduit bien en apparence; un fils coupable a de bons sentiments, malgré ses fautes. Cette opposition est très belle sous le point de vue religieux, parce qu’elle nous atteste que Dieu lit dans les cœurs; mais elle a de grands inconvénients, lorsqu’on veut inspirer trop d’intérêt pour le fils qui a quitté la maison paternelle. Tous les jeunes gens dont la tête est mauvaise s’attribuent en conséquence un bon cœur, et rien n’est plus absurde cependant que de se supposer des qualités parce qu’on se sent des défauts; cette garantie négative est très peu certaine, car de ce que l’on manque de raison, il ne s’ensuit pas du tout qu’on ait de la sensibilité: la folie n’est souvent qu’un égoïsme impétueux. Le rôle du fils hypocrite, tel que Schiller l’a représenté, est beaucoup trop haïssable. C’est un des défauts des écrivains très jeunes, de dessiner avec des traits trop brusques; on prend les nuances dans les tableaux pour de la timidité de caractère, tandis qu’elles sont la preuve de la maturité du talent. Si les personnages en seconde ligne ne sont pas peints avec assez de vérité dans la pièce de Schiller, les passions du chef des brigands y sont exprimées d’une manière admirable. L’énergie de ce caractère se manifeste tour à tour par l’incrédulité, la religion, l’amour et la barbarie: ne trouvant point à se placer dans l’ordre, il se fait jour à travers le crime; l’existence est pour lui comme une sorte de délire qui s’exalte tantôt par la fureur, et tantôt par le remords. Les scènes d’amour entre la jeune fille et le chef des brigands qui devait être son époux, sont admirables d’enthousiasme et de sensibilité; il est peu de situations plus touchantes que celle de cette femme parfaitement vertueuse, s’intéressant toujours au fond du cœur à celui qu’elle aimait avant qu’il se fût rendu criminel. Le respect qu’une femme est accoutumée de ressentir pour l’homme qu’elle aime se change en une sorte de terreur et de pitié, et l’on dirait que l’infortunée se flatte encore d’être, dans le ciel, l’ange protecteur de son coupable ami, alors qu’elle ne peut plus devenir son heureuse compagne sur la terre. On ne peut juger de la pièce de Schiller dans la traduction française. On n’y a conservé, pour ainsi dire, que la pantomime de l’action; l’originalité des caractères a disparu, et c’est elle qui seule peut rendre une fiction vivante; les plus belles tragédies deviendraient des mélodrames si l’on en ôtait la peinture animée des sentiments et des passions. La force des événements ne suffit pas pour lier le spectateur avec les personnages; qu’ils s’aiment ou qu’ils se tuent, peu nous importe, si l’auteur n’a pas excité notre sympathie pour eux. _Don Carlos_ est aussi un ouvrage de la jeunesse de Schiller, et cependant on le considère comme une composition du premier rang. Ce sujet de don Carlos est un des plus dramatiques que l’histoire puisse offrir. Une jeune princesse, fille de Henri II, quitte la France et la cour brillante et chevaleresque du roi son père, pour s’unir à un vieux tyran tellement sombre et sévère, que le caractère même des Espagnols fut altéré par son règne et que, pendant longtemps, la nation porta l’empreinte de son maître. Don Carlos, fiancé d’abord à Élisabeth, l’aime encore quoiqu’elle soit devenue sa belle-mère. La réformation et la révolte des Pays-Bas, ces grands événements politiques, se mêlent à la catastrophe tragique de la condamnation du fils par le père: l’intérêt individuel et l’intérêt public se trouvent réunis au plus haut degré dans cette tragédie. Plusieurs écrivains ont traité ce sujet en France; mais on n’a pu, dans l’ancien régime, le mettre sur le théâtre; on croyait que c’était manquer d’égards à l’Espagne que de représenter ce fait de son histoire. On demandait à M. d’Aranda, cet ambassadeur d’Espagne connu par tant de traits qui prouvent la force de son caractère et les bornes de son esprit, la permission de faire jouer une tragédie de _Don Carlos_, que l’auteur venait d’achever, et dont il espérait une grande gloire. _Que ne prend-il un autre sujet?_ répondit M. d’Aranda.--Monsieur l’ambassadeur, lui disait-on, faites attention que la pièce est terminée, que l’auteur y a consacré trois ans de sa vie.--Mais, mon Dieu, reprenait l’ambassadeur, n’y a-t-il donc que cet événement dans l’histoire? Qu’il en choisisse un autre.--Jamais on ne put le faire sortir de cet ingénieux raisonnement, qu’appuyait une volonté forte. Les sujets historiques exercent le talent d’une toute autre manière que les sujets d’invention; néanmoins, il faut peut-être encore plus d’imagination pour représenter l’histoire dans une tragédie, que pour créer à volonté les situations et les personnages. Altérer essentiellement les faits, en les transportant sur la scène, c’est toujours produire une impression désagréable; on s’attend à la vérité, et l’on est péniblement surpris quand l’auteur y substitue la fiction quelconque qu’il lui a plu de choisir; cependant l’histoire a besoin d’être artistement combinée pour faire effet au théâtre, et il faut réunir tout à la fois, dans la tragédie, le talent de peindre le vrai et celui de le rendre poétique. Des difficultés d’un autre genre se présentent quand l’art dramatique parcourt le vaste champ de l’invention; on dirait qu’il est plus libre, cependant rien n’est plus rare que de caractériser assez des personnages inconnus, pour qu’ils aient autant de consistance que des noms déjà célèbres. Lear, Othello, Orosmane, Tancrède, ont reçu de Shakespeare et de Voltaire l’immortalité, sans avoir joui de la vie; toutefois les sujets d’invention sont d’ordinaire l’écueil du poète par l’indépendance même qu’ils lui laissent. Les sujets historiques semblent imposer de la gêne; mais quand on saisit bien le point d’appui qu’offrent de certaines bornes, la carrière qu’elles tracent et l’élan qu’elles permettent, ces bornes mêmes sont favorables au talent. La poésie fidèle fait ressortir la vérité comme le rayon du soleil les couleurs, et donne aux événements qu’elle retrace l’éclat que les ténèbres du temps leur avaient ravi. L’on préfère en Allemagne les tragédies historiques, lorsque l’art s’y manifeste, comme le _Prophète du passé_[30]. L’auteur qui veut composer un tel ouvrage doit se transporter tout entier dans le siècle et dans les mœurs des personnages qu’il représente, et l’on aurait raison de critiquer plus sévèrement un anachronisme dans les sentiments et dans les pensées que dans les dates. C’est d’après ces principes que quelques personnes ont blâmé Schiller d’avoir inventé le caractère du marquis de Posa, noble Espagnol, partisan de la liberté, de la tolérance, passionné pour toutes les idées nouvelles qui commençaient alors à fermenter en Europe. Je crois qu’on peut reprocher à Schiller d’avoir fait énoncer ses propres opinions par le marquis de Posa; mais ce n’est pas, comme on l’a prétendu, l’esprit philosophique du dix-huitième siècle qu’il lui a donné. Le marquis de Posa, tel que l’a peint Schiller, est un enthousiaste allemand; et ce caractère est si étranger à notre temps, qu’on peut aussi bien le croire du seizième siècle que du nôtre. Une plus grande erreur, peut-être, c’est de supposer que Philippe II pût écouter longtemps avec plaisir un tel homme, et qu’il lui ait donné même pour un instant sa confiance. Posa dit avec raison, en parlant de Philippe II:--«Je faisais d’inutiles efforts pour exalter son âme, et, dans cette terre refroidie, les fleurs de ma pensée ne pouvaient prospérer». Mais Philippe II ne se fût jamais entretenu avec un jeune homme tel que le marquis de Posa. Le vieux fils de Charles-Quint ne devait voir, dans la jeunesse et l’enthousiasme, que le tort de la nature et le crime de la réformation; s’il avait pu se confier un jour à un être généreux, il eût démenti son caractère et mérité le pardon des siècles. Il y a des inconséquences dans le caractère de tous les hommes, même dans celui des tyrans; mais elles tiennent par des liens invisibles à leur nature. Dans la pièce de Schiller, une de ces inconséquences est singulièrement bien saisie. Le duc de Medina-Sidonia, général avancé en âge, qui a commandé l’invincible _Armada_ dissipée par la flotte anglaise et les orages, revient, et tout le monde croit que le courroux de Philippe II va l’anéantir. Les courtisans s’écartent de lui, nul n’ose l’approcher; il se jette aux genoux de Philippe, et lui dit: «Sire, vous voyez en moi tout ce qui reste de la flotte et de l’intrépide armée que vous m’aviez confiées.--Dieu est au-dessus de moi, répond Philippe; je vous ai envoyé contre des hommes, mais non pas contre des tempêtes; soyez considéré comme mon digne serviteur». Voilà de la magnanimité; et cependant à quoi tient-elle? à un certain respect pour la vieillesse, dans un monarque étonné que la nature se soit permis de le faire vieux; à l’orgueil, qui ne permet pas à Philippe de s’attribuer à lui-même ses revers, en s’accusant d’un mauvais choix; à l’indulgence qu’il se sent pour un homme abaissé par le sort, lui qui voudrait qu’un joug quelconque courbât tous les genres de fierté, excepté la sienne; enfin, au caractère même d’un despote, que les obstacles naturels révoltent moins que la plus faible résistance volontaire. Cette scène jette une lueur profonde sur le caractère de Philippe II. Sans doute le personnage du marquis de Posa peut être considéré comme l’œuvre d’un jeune poète qui a besoin de donner son âme à son personnage favori; mais c’est une belle chose en soi-même que ce caractère pur et exalté, au milieu d’une cour où le silence et la terreur ne sont troublés que par le bruit souterrain de l’intrigue. Don Carlos ne peut être un grand homme; son père doit l’avoir opprimé dès l’enfance: le marquis de Posa est un intermédiaire qui semble indispensable entre Philippe et son fils. Don Carlos a tout l’enthousiasme des affections du cœur; Posa, celui des vertus publiques: l’un devrait être le roi, l’autre l’ami; et ce déplacement même dans les caractères est une idée ingénieuse: car serait-il possible que le fils d’un despote sombre et cruel fût un héros citoyen? où aurait-il appris à estimer les hommes? Est-ce par son père, qui les méprise, ou par les courtisans de son père, qui méritent ce mépris? Don Carlos doit être faible pour être bon, et la place même que son amour tient dans sa vie exclut de son âme toutes les pensées politiques. Je le répète donc, l’invention du personnage du marquis de Posa me paraît nécessaire pour représenter dans la pièce les grands intérêts des nations, et cette force chevaleresque qui se transformait tout à coup par les lumières du temps en amour de la liberté. De quelque manière qu’on eût pu modifier ces sentiments, ils ne convenaient pas au prince royal; ils auraient pris en lui le caractère de la générosité, et il ne faut pas que la liberté soit jamais représentée comme un don du pouvoir. La gravité cérémonieuse de la cour de Philippe II est caractérisée d’une manière bien frappante dans la scène d’Élisabeth avec ses dames d’honneur. Elle demande à l’une d’elles ce qu’elle aime le mieux, du séjour d’Aranjuez ou de Madrid; la dame d’honneur répond que les reines d’Espagne ont coutume, depuis des temps immémoriaux, de rester trois mois à Madrid, et trois mois à Aranjuez. Elle ne se permet pas le moindre signe de préférence pour un séjour ou pour un autre; elle se croit faite pour ne rien éprouver, en aucun genre, qui ne lui soit commandé. Élisabeth demande sa fille; on lui répond que l’heure fixée pour qu’elle la voie n’est pas encore arrivée. Enfin, le roi paraît, et il exile pour dix ans cette même dame d’honneur si résignée, parce qu’elle a laissé la reine une demi-heure seule. Philippe II se réconcilie un moment avec don Carlos, et reprend sur lui, par une parole de bonté, tout l’ascendant paternel.--«Voyez, lui dit Carlos, les cieux s’abaissent pour assister à la réconciliation d’un père avec son fils». C’est un beau moment que celui où le marquis de Posa, n’espérant plus échapper à la vengeance de Philippe II, prie Élisabeth de recommander à don Carlos l’accomplissement des projets qu’ils ont formé ensemble pour la gloire et le bonheur de la nation espagnole. «Rappelez-lui, dit-il, quand il sera dans l’âge mûr, rappelez-lui qu’il doit porter respect aux rêves de sa jeunesse». En effet, quand on avance dans la vie, la prudence prend à tort le pas sur toutes les autres vertus; on dirait que tout est folie dans la chaleur de l’âme; et cependant, si l’homme pouvait la conserver encore quand l’expérience l’éclaire, s’il héritait du temps sans se courber sous son poids, il n’insulterait jamais aux vertus exaltées, dont le premier conseil est toujours le sacrifice de soi-même. Le marquis de Posa, par une suite de circonstances trop embrouillées, a cru servir don Carlos auprès de Philippe, en paraissant le sacrifier à la fureur de son père. Il n’a pu réussir dans ses projets; le prince est conduit en prison, le marquis de Posa va l’y trouver, lui explique les motifs de sa conduite, et, pendant qu’il se justifie, un assassin envoyé par Philippe II le fait tomber, atteint d’une balle meurtrière, aux pieds de son ami. La douleur de don Carlos est admirable; il redemande le compagnon de sa jeunesse à son père qui l’a tué, comme si l’assassin conservait encore le pouvoir de rendre la vie à sa victime. Les regards fixés sur ce corps immobile qu’animaient naguère tant de pensés, don Carlos, condamné lui-même à périr, apprend tout ce qu’est la mort dans les traits glacés de son ami. Il y a dans cette tragédie deux moines, dont les caractères et le genre de vie sont en contraste: l’un, c’est Domingo, le confesseur du roi; et l’autre, un prêtre retiré dans un couvent solitaire, à la porte de Madrid. Domingo n’est qu’un moine intrigant, perfide et courtisan, confident du duc d’Albe, dont le caractère disparaît nécessairement à côté de celui de Philippe; car Philippe prend à lui seul tout ce qu’il y a de beau dans le terrible. Le moine solitaire reçoit, sans les connaître, don Carlos et Posa, qui se sont donné rendez-vous dans son couvent, au milieu de leurs plus grandes agitations. Le calme, la résignation du prieur qui les accueille, produisent un effet touchant. «A ces murs, dit le pieux solitaire, finit le monde». Mais rien dans toute la pièce n’égale l’originalité de l’avant-dernière scène du cinquième acte, entre le roi et le grand inquisiteur. Philippe, poursuivi par sa jalouse haine contre son propre fils, et par la terreur du crime qu’il va commettre, Philippe envie ses pages qui dorment paisiblement au pied de son lit, tandis que l’enfer de son propre cœur le prive de tout repos. Il envoie chercher le grand inquisiteur, pour le consulter sur la condamnation de don Carlos. Ce moine cardinal a quatre-vingt-dix ans; il est plus âgé que ne le serait Charles-Quint, dont il a été le précepteur; il est aveugle, et vit dans une solitude absolue; les seuls espions de l’inquisition viennent lui apporter des nouvelles de ce qui se passe dans le monde; il s’informe seulement s’il y a des crimes, des fautes ou des pensées à punir. A ses yeux, Philippe II, âgé de soixante ans, est encore jeune. Le plus sombre, le plus prudent des despotes, lui paraît un souverain inconsidéré, dont la tolérance introduira la réformation en Europe; c’est un homme de bonne foi, mais tellement desséché par le temps, qu’il apparaît comme un spectre vivant que la mort a oublié de frapper, parce qu’elle le croyait depuis longtemps dans le tombeau. Il demande compte à Philippe II de la mort du marquis de Posa: il la lui reproche, parce que c’était à l’inquisition à le faire périr; et, s’il regrette la victime, c’est parce qu’on l’a privé du droit de l’immoler. Philippe II l’interroge sur la condamnation de son fils:--«Ferez-vous passer en moi, lui dit-il, une croyance qui dépouille de son horreur le meurtre d’un fils»?--Le grand inquisiteur lui répond:--«Pour apaiser l’éternelle justice, le fils de Dieu mourut sur la croix».--Quel mot! quelle application sanguinaire du dogme le plus touchant! Ce vieillard aveugle fait apparaître avec lui tout un siècle. La terreur profonde que l’inquisition et le fanatisme même de ce temps devaient faire peser sur l’Espagne, tout est peint par cette scène laconique et rapide; nulle éloquence ne pourrait exprimer ainsi une telle foule de pensées mises habilement en action. Je sais que l’on pourrait relever beaucoup d’inconvenances dans la pièce de _Don Carlos_; mais je ne me suis pas chargée de ce travail, pour lequel il y a beaucoup de concurrents. Les littérateurs les plus ordinaires peuvent trouver des fautes de goût dans Shakespeare, Schiller, Gœthe, etc.; mais, quand il ne s’agit dans les ouvrages de l’art que de retrancher, cela n’est pas difficile; c’est l’âme et le talent qu’aucune critique ne peut donner: c’est là ce qu’il faut respecter partout où l’on le trouve, de quelque nuage que ces rayons célestes soient environnés. Loin de se réjouir des erreurs du génie, l’on sent qu’elles diminuent le patrimoine de la race humaine, et les titres de gloire dont elle s’enorgueillit. L’ange tutélaire que Sterne a peint avec tant de grâce, ne pourrait-il pas verser une larme sur les défauts d’un bel ouvrage, comme sur les torts d’une noble vie, afin d’en effacer le souvenir? Je ne m’arrêterai pas davantage sur les pièces de la jeunesse de Schiller; d’abord, parce qu’elles sont traduites en français, et secondement, parce qu’il n’y manifeste pas encore ce génie historique qui l’a fait si justement admirer dans les tragédies de son âge mûr. _Don Carlos_ même, quoique fondé sur un fait historique, est presque un ouvrage d’imagination. L’intrigue en est trop compliquée; un personnage de pure invention, le marquis de Posa, y joue un trop grand rôle; on dirait que cette tragédie passe entre l’histoire et la poésie, sans satisfaire entièrement ni l’une ni l’autre: il n’en est certainement pas ainsi de celles dont je vais essayer de donner une idée. CHAPITRE XVIII _Walstein et Marie Stuart._ _Walstein_ est la tragédie la plus nationale qui ait été représentée sur le théâtre allemand; la beauté des vers et la grandeur du sujet transportèrent d’enthousiasme tous les spectateurs à Weimar, où elle a d’abord été donnée, et l’Allemagne se flatta de posséder un nouveau Shakespeare. Lessing, en blâmant le goût français, et en se ralliant à Diderot dans la manière de concevoir l’art dramatique, avait banni la poésie du théâtre, et l’on n’y voyait plus que des romans dialogués, où l’on continuait la vie telle qu’elle est d’ordinaire, en multipliant seulement sur les planches les événements qui arrivent plus rarement dans la réalité. Schiller imagina de mettre sur la scène une circonstance remarquable de la guerre de trente ans, de cette guerre civile et religieuse qui a fixé pour plus d’un siècle, en Allemagne, l’équilibre des deux partis protestant et catholique. La nation allemande est tellement divisée, qu’on ne sait jamais si les exploits d’une moitié de cette nation sont un malheur ou une gloire pour l’autre; néanmoins, le _Walstein_ de Schiller a fait éprouver à tous un égal enthousiasme. Le même sujet est partagé en trois pièces différentes; _le Camp de Walstein_, qui est la première des trois, représente les effets de la guerre sur la masse du peuple et de l’armée; la seconde, _les Piccolomini_, montre les causes politiques qui préparèrent les dissensions entre les chefs; et la troisième, _la mort de Walstein_, est le résultat de l’enthousiasme et de l’envie que la réputation de Walstein avait excités. J’ai vu jouer le prologue, intitulé _le Camp de Walstein_; on se croyait au milieu d’une armée, et d’une armée de partisans bien plus vive et bien moins disciplinée que les troupes réglées. Les paysans, les recrues, les vivandières, les soldats, tout concourait à l’effet de ce spectacle; l’impression qu’il produit est si guerrière, que lorsqu’on le donna sur le théâtre de Berlin, devant des officiers qui partaient pour l’armée, des cris d’enthousiasme se firent entendre de toutes parts. Il faut une imagination bien puissante dans un homme de lettres pour se figurer ainsi la vie des camps, l’indépendance, la joie turbulente excitée par le danger même. L’homme, dégagé de tous ses liens, sans regrets et sans prévoyance, fait des années un jour, et des jours un instant; il joue tout ce qu’il possède, obéit au hasard sous la forme de son général: la mort, toujours présente, le délivre gaîment des soucis de la vie. Rien n’est plus original, dans le camp de Walstein, que l’arrivée d’un capucin au milieu de la bande tumultueuse des soldats qui croient défendre la cause du catholicisme. Le capucin leur prêche la modération et la justice dans un langage plein de quolibets et de calembours, et qui ne diffère de celui des camps que par la recherche et l’usage de quelques paroles latines: l’éloquence bizarre et soldatesque du prêtre, la religion rude et grossière de ceux qui l’écoutent, tout cela présente un spectacle de confusion très remarquable. L’état social en fermentation montre l’homme sous un singulier aspect; ce qu’il a de sauvage reparaît, et les restes de la civilisation errent comme un vaisseau brisé sur les vagues agitées. _Le camp de Walstein_ est une ingénieuse introduction aux deux autres pièces; il pénètre d’admiration pour ce général dont les soldats parlent sans cesse, dans leurs jeux comme dans leurs périls: et quand la tragédie commence, on conserve l’impression du prologue qui l’a précédée, comme si l’on avait été témoin de l’histoire que la poésie doit embellir. La seconde des pièces, intitulée _les Piccolomini_, contient les discordes qui s’élèvent entre l’empereur et son général, entre le général et ses compagnons d’armes, lorsque le chef de l’armée veut substituer son ambition personnelle à l’autorité qu’il représente, ainsi qu’à la cause qu’il soutient. Walstein combattait au nom de l’Autriche, contre les nations qui voulaient introduire la réformation en Allemagne; mais, séduit par l’espérance de se créer à lui-même un pouvoir indépendant, il cherche à s’approprier tous les moyens qu’il devait faire servir au bien public. Les généraux qui s’opposent à ses désirs ne les contrarient point par vertu, mais par jalousie; et dans ces cruelles luttes, tout se trouve, si ce n’est des hommes dévoués à leur opinion, et se battant pour leur conscience. A qui s’intéresser? dira-t-on: au tableau de la vérité. Peut-être l’art exige-t-il que ce tableau soit modifié d’après l’effet théâtral; mais c’est toujours une belle chose que l’histoire sur la scène. Néanmoins Schiller a su créer des personnages faits pour exciter un intérêt romanesque. Il a peint Max Piccolomini et Thécla comme des créatures célestes, qui traversent tous les orages des passions politiques en conservant dans leur âme l’amour et la vérité. Thécla est la fille de Walstein; Max, le fils du perfide ami qui le trahit. Les deux amants, malgré leurs pères, malgré le sort, malgré tout, excepté leurs cœurs, s’aiment, se cherchent et se retrouvent dans la vie et dans la mort. Ces deux êtres apparaissent au milieu des fureurs de l’ambition, comme des prédestinés; ce sont de touchantes victimes que le ciel s’est choisies, et rien n’est beau comme le contraste du dévouement le plus pur avec les passions des hommes, acharnés sur cette terre comme sur leur unique partage. Il n’y a point de dénouement à la pièce des _Piccolomini_; elle finit comme une conversation interrompue. Les Français auraient de la peine à supporter ces deux prologues, l’un burlesque, et l’autre sérieux, qui préparent la véritable tragédie, _la mort de Walstein_. Un écrivain d’un grand talent a resserré la _trilogie_ de Schiller en une tragédie selon la forme et la régularité françaises. Les éloges et les critiques dont cet ouvrage a été l’objet nous donneront une occasion naturelle d’achever de faire connaître les différences qui caractérisent le système dramatique des Français et des Allemands. On a reproché à l’écrivain français de n’avoir pas mis assez de poésie dans ses vers. Les sujets mythologiques permettent tout l’éclat des images et de la verve lyrique; mais comment pourrait-on admettre, dans un sujet tiré de l’histoire moderne, la poésie du récit de Théramène? Toute cette pompe antique convient à la famille de Minos ou d’Agamemnon; elle ne serait qu’une affectation ridicule dans les pièces d’un autre genre. Il y a des moments, dans les tragédies historiques, où l’exaltation de l’âme amène naturellement une poésie plus élevée: telle est, par exemple, la vision de Walstein[31], sa harangue après la révolte, son monologue avant sa mort, etc. Toutefois la contexture et le développement de la pièce, en allemand comme en français, exige un style simple, dans lequel on ne sente que la pureté du langage, et rarement sa magnificence. Nous voulons en France qu’on fasse effet, non seulement à chaque scène, mais à chaque vers, et cela est inconciliable avec la vérité. Rien n’est si aisé que de composer ce qu’on appelle des vers brillants; il y a des moules tout faits pour cela; ce qui est difficile, c’est de subordonner chaque détail à l’ensemble, et de retrouver chaque partie dans le tout, comme le reflet du tout dans chaque partie. La vivacité française a donné à la marche des pièces de théâtre un mouvement rapide très agréable; mais elle nuit à la beauté de l’art quand elle exige des succès instantanés aux dépens de l’impression générale. A côté de cette impatience qui ne tolère aucun retard, il y a une patience singulière pour tout ce que la convenance exige; et quand un ennui quelconque est dans l’étiquette des arts, ces mêmes Français, qu’irritait la moindre lenteur, supportent tout ce qu’on veut par respect pour l’usage. Par exemple, les expositions en récit sont indispensables dans les tragédies françaises; et certainement elles ont beaucoup moins d’intérêt que les expositions en action. On dit que des spectateurs italiens crièrent une fois, pendant le récit d’une bataille, qu’on levât la toile du fond, pour qu’ils vissent la bataille elle-même. On a très souvent ce désir dans nos tragédies, on voudrait assister à ce qu’on nous raconte. L’auteur du _Walstein_ français a été obligé de fondre dans sa pièce l’exposition qui se fait d’une manière si originale par le prologue du camp. La dignité des premières scènes s’accorde parfaitement avec le ton imposant d’une tragédie française: mais il y a un genre de mouvement dans l’irrégularité allemande, auquel on ne peut jamais suppléer. On a reproché aussi à l’auteur français le double intérêt qu’inspirent l’amour d’Alfred (Piccolomini) pour Thécla, et la conspiration de Walstein. En France, on veut qu’une pièce soit toute d’amour ou toute de politique, on n’aime pas le mélange des sujets; et depuis quelque temps surtout, quand il s’agit des affaires d’État, on ne peut concevoir comment il resterait dans l’âme place pour une autre pensée. Néanmoins le grand tableau de la conspiration de Walstein n’est complet que par les malheurs mêmes qui en résultent pour sa famille; il importe de nous rappeler combien les événements publics peuvent déchirer les affections privées; et cette manière de présenter la politique comme un monde à part dont les sentiments sont bannis est immorale, dure et sans effet dramatique. Une circonstance de détail a été blâmée dans la pièce française. Personne n’a nié que les adieux d’Alfred (Max Piccolomini), en quittant Walstein et Thécla, ne fussent de la plus grande beauté; mais on s’est scandalisé de ce qu’on faisait entendre, à cette occasion, de la musique dans une tragédie: il est assurément très facile de la supprimer; mais pourquoi donc se refuser à l’effet qu’elle produit? Lorsqu’on entend cette musique militaire qui appelle au combat, le spectateur partage l’émotion qu’elle doit causer aux amants, menacés de ne plus se revoir: la musique fait ressortir la situation; un art nouveau redouble l’impression qu’un autre art a préparé; les sons et les paroles ébranlent tour à tour notre imagination et notre cœur. Deux scènes aussi tout à fait nouvelles sur notre théâtre ont excité l’étonnement des lecteurs français: lorsque Alfred (Max) s’est fait tuer, Thécla demande à l’officier saxon qui en apporte la nouvelle, tous les détails de cette horrible mort; et quand elle a rassasié son âme de douleur, elle annonce la résolution qu’elle a prise d’aller vivre et mourir près du tombeau de son amant. Chaque expression, chaque mot, dans ces deux scènes, est d’une sensibilité profonde; mais on a prétendu que l’intérêt dramatique ne pouvait plus exister quand il n’y a plus d’incertitude. En France, on se hâte, en tout genre, d’en finir avec l’irréparable. Les Allemands, au contraire, sont plus curieux de ce que les personnages éprouvent, que de ce qui leur arrive; ils ne craignent point de s’arrêter sur une situation déterminée comme événement, mais qui subsiste encore comme souffrance. Il faut plus de poésie, plus de sensibilité, plus de justesse dans les expressions, pour émouvoir dans le repos de l’action, que lorsqu’elle excite une anxiété toujours croissante: on remarque à peine les paroles, quand les faits nous tiennent en suspens; mais lorsque tout se tait, excepté la douleur, quand il n’y a plus de changement au dehors, et que l’intérêt s’attache seulement à ce qui se passe dans l’âme, une nuance d’affectation, un mot hors de place frapperait, comme un son faux, dans un air simple et mélancolique. Rien n’échappe alors par le bruit, et tout s’adresse directement au cœur. Enfin la critique la plus universellement répétée contre le _Walstein_ français, c’est que le caractère de Walstein lui-même est superstitieux, incertain, irrésolu, et ne s’accorde pas avec le modèle héroïque admis pour ce genre de rôle. Les Français se privent d’une source infinie d’effets et d’émotions, en réduisant les caractères tragiques, comme les notes de musique ou les couleurs du prisme, à quelques traits saillants, toujours les mêmes; chaque personnage doit se conformer à l’un des principaux types reconnus. On dirait que chez nous la logique est le fondement des arts, et cette nature _ondoyante_ dont parle Montaigne, est bannie de nos tragédies; on n’y admet que des sentiments tout bons ou tout mauvais, et cependant il n’y a rien qui ne soit mélangé dans l’âme humaine. On raisonne en France sur un personnage tragique comme sur un ministre d’État, et l’on se plaint de ce qu’il fait ou de ce qu’il ne fait pas, comme si l’on tenait une gazette à la main pour le juger. Les inconséquences des passions sont permises sur le théâtre français, mais non pas les inconséquences des caractères. La passion étant connue plus ou moins de tous les cœurs, on s’attend à ses égarements, et l’on peut, en quelque sorte, fixer d’avance ses contradictions mêmes; mais le caractère a toujours quelque chose d’inattendu, qu’on ne peut renfermer dans aucune règle. Tantôt il se dirige vers son but, tantôt il s’en éloigne. Quand on a dit d’un personnage en France:--Il ne sait pas ce qu’il veut:--on ne s’y intéresse plus; tandis que c’est précisément l’homme qui ne sait pas ce qu’il veut, dans lequel la nature se montre avec une force et une indépendance vraiment tragiques. Les personnages de Shakespeare font éprouver plusieurs fois dans la même pièce des impressions tout à fait différentes aux spectateurs. Richard II, dans les trois premiers actes de la tragédie de ce nom, inspire de l’aversion et du mépris; mais quand le malheur l’atteint, quand on le force à céder son trône à son ennemi, au milieu du parlement, sa situation et son courage arrachent des larmes. On aime cette noblesse royale qui reparaît dans l’adversité, et la couronne semble planer encore sur la tête de celui qu’on en dépouille. Il suffit à Shakespeare de quelques paroles pour disposer de l’âme des auditeurs, et les faire passer de la haine à la pitié. Les diversités sans nombre du cœur humain renouvellent sans cesse la source où le talent peut puiser. Dans la réalité, pourra-t-on dire, les hommes sont inconséquents et bizarres, et souvent les plus belles qualités se mêlent à de misérables défauts; mais de tels caractères ne conviennent pas au théâtre; l’art dramatique exigeant la rapidité de l’action, l’on ne peut, dans ce cadre, peindre les hommes que par des traits forts et des circonstances frappantes. Mais s’ensuit-il cependant qu’il faille se borner à ces personnages tranchés dans le mal et dans le bien, qui sont comme les éléments invariables de la plupart de nos tragédies? Quelle influence le théâtre pourrait-il exercer sur la moralité des spectateurs, si l’on ne leur faisait voir qu’une nature de convention? Il est vrai que sur ce terrain factice la vertu triomphe toujours, et le vice est toujours puni; mais comment cela s’appliquerait-il jamais à ce qui se passe dans la vie, puisque les hommes qu’on montre sur la scène ne sont pas les hommes tels qu’ils sont? Il serait curieux de voir représenter la pièce de _Walstein_ sur notre théâtre; et si l’auteur français ne s’était pas si rigoureusement asservi à la régularité française, ce serait plus curieux encore: mais, pour bien juger des innovations, il faudrait porter dans les arts une jeunesse d’âme qui cherchât des plaisirs nouveaux. S’en tenir aux chefs-d’œuvre anciens est un excellent régime pour le goût, mais non pour le talent: il faut des impressions inattendues pour l’exciter; les ouvrages que nous savons par cœur dès l’enfance se changent en habitudes, et n’ébranlent plus fortement notre imagination. _Marie Stuart_ est, ce me semble, de toutes les tragédies allemandes la plus pathétique et la mieux conçue. Le sort de cette reine, qui commença sa vie par tant de prospérités, qui perdit son bonheur par tant de fautes, et que dix-neuf ans de prison conduisirent à l’échafaud, cause autant de terreur et de pitié qu’Œdipe, Oreste ou Niobé; mais la beauté même de cette histoire si favorable au génie, écraserait la médiocrité. La scène s’ouvre dans le château de Fotheringay, où Marie Stuart est renfermée. Dix-neuf ans de prison se sont déjà passés, et le tribunal institué par Élisabeth est au moment de prononcer sur le sort de l’infortunée reine d’Écosse. La nourrice de Marie se plaint au commandant de la forteresse des traitements qu’il fait endurer à sa prisonnière. Le commandant, vivement attaché à la reine Élisabeth, parle de Marie avec une sévérité cruelle: on voit que c’est un honnête homme, mais qui juge Marie comme ses ennemis l’ont jugée; il annonce sa mort prochaine, et cette mort lui paraît juste, parce qu’il croit qu’elle a conspiré contre Élisabeth. J’ai déjà eu l’occasion de parler, à propos de _Walstein_, du grand avantage des expositions en mouvement. On a essayé les prologues, les chœurs, les confidents, tous les moyens possibles, pour expliquer sans ennuyer; et il me semble que le mieux c’est d’entrer d’abord dans l’action, et de faire connaître le principal personnage par l’effet qu’il produit sur ceux qui l’environnent. C’est apprendre au spectateur de quel point de vue il doit regarder ce qui va se passer devant lui; c’est le lui apprendre sans le lui dire: car un seul mot qui paraît prononcé pour le public, dans une pièce de théâtre, en détruit l’illusion. Quand Marie Stuart arrive, on est déjà curieux et ému; on la connaît, non par un portrait, mais par son influence sur ses amis et sur ses ennemis. Ce n’est plus un récit qu’on écoute, c’est un événement dont on est devenu contemporain. Le caractère de Marie Stuart est admirablement bien soutenu, et ne cesse point d’intéresser pendant toute la pièce. Faible, passionnée, orgueilleuse de sa figure, et repentante de sa vie, on l’aime et on la blâme. Ses remords et ses fautes font pitié. De toutes parts on aperçoit l’empire de son admirable beauté, si renommée dans son temps. Un homme qui veut la sauver ose lui avouer qu’il ne se dévoue pour elle que par enthousiasme pour ses charmes. Élisabeth en est jalouse; enfin, l’amant d’Élisabeth, Leicester, est devenu amoureux de Marie, et lui a promis en secret son appui. L’attrait et l’envie que fait naître la grâce enchanteresse de l’infortunée rendent sa mort mille fois plus touchante. Elle aime Leicester. Cette femme malheureuse éprouve encore le sentiment qui a déjà plus d’une fois répandu tant d’amertume sur son sort. Sa beauté, presque surnaturelle, semble la cause et l’excuse de cette ivresse habituelle du cœur, fatalité de sa vie. Le caractère d’Élisabeth excite l’attention d’une manière bien différente; c’est une peinture toute nouvelle que celle d’une femme tyran. Les petitesses des femmes en général, leur vanité, leur désir de plaire, tout ce qui leur vient de l’esclavage, enfin, sert au despotisme dans Élisabeth; et la dissimulation qui naît de la faiblesse est l’un des instruments de son pouvoir absolu. Sans doute tous les tyrans sont dissimulés. Il faut tromper les hommes pour les asservir; on leur doit, au moins dans ce cas, la politesse du mensonge. Mais ce qui caractérise Élisabeth, c’est le désir de plaire uni à la volonté la plus despotique, et tout ce qu’il y a de plus fin dans l’amour-propre d’une femme, manifesté par les actes les plus violents de l’autorité souveraine. Les courtisans aussi ont avec une reine un genre de bassesse qui tient de la galanterie. Ils veulent se persuader qu’ils l’aiment, pour lui obéir plus noblement, et cacher la crainte servile d’un sujet sous le servage d’un chevalier. Élisabeth était une femme d’un grand génie, l’éclat de son règne en fait foi: toutefois, dans une tragédie où la mort de Marie est représentée, on ne peut voir Élisabeth que comme la rivale qui fait assassiner sa prisonnière; et le crime qu’elle commet est trop atroce pour ne pas effacer tout le bien qu’on pourrait dire de son génie politique. Ce serait peut-être une perfection de plus dans Schiller, que d’avoir eu l’art de rendre Élisabeth moins odieuse, sans diminuer l’intérêt pour Marie Stuart: car il y a plus de vrai talent dans les contrastes nuancés que dans les oppositions extrêmes, et la figure principale elle-même gagne à ce qu’aucun des personnages du tableau dramatique ne lui soit sacrifié. Leicester conjure Élisabeth de voir Marie; il lui propose de s’arrêter, au milieu d’une chasse, dans le jardin du château de Fotheringay, et de permettre à Marie de s’y promener. Élisabeth y consent, et le troisième acte commence par la joie touchante de Marie, en respirant l’air libre après dix-neuf ans de prison: tous les dangers qu’elle court ont disparu à ses yeux; en vain sa nourrice cherche à les lui rappeler pour modérer ses transports, Marie a tout oublié en retrouvant le soleil et la nature. Elle ressent le bonheur de l’enfance à l’aspect, nouveau pour elle, des fleurs, des arbres, des oiseaux; et l’ineffable impression de ces merveilles extérieures, quand on en a été longtemps séparé, se peint dans l’émotion enivrante de l’infortunée prisonnière. Le souvenir de la France vient la charmer. Elle charge les nuages que le vent du nord semble pousser vers cette heureuse patrie de son choix, elle les charge de porter à ses amis ses regrets et ses désirs: «Allez, leur dit-elle, vous, mes seuls messagers, l’air libre vous appartient; vous n’êtes pas les sujets d’Élisabeth».--Elle aperçoit dans le lointain un pêcheur qui conduit une frêle barque, et déjà elle se flatte qu’il pourra la sauver: tout lui semble espérance quand elle a revu le ciel. Elle ne sait point encore qu’on l’a laissée sortir afin qu’Élisabeth pût la rencontrer; elle entend la musique de la chasse, et les plaisirs de sa jeunesse se retracent à son imagination en l’écoutant. Elle voudrait monter un cheval fougueux, parcourir, avec la rapidité de l’éclair, les vallées, et les montagnes; le sentiment du bonheur se réveille en elle, sans nulle raison, sans nul motif, mais parce qu’il faut que le cœur respire, et qu’il se ranime quelquefois tout à coup, à l’approche des plus grands malheurs, comme il y a presque toujours un moment de mieux avant l’agonie. On vient avertir Marie qu’Élisabeth va venir. Elle avait souhaité cette entrevue; mais quand l’instant approche, tout son être en frémit. Leicester est avec Élisabeth: ainsi, toutes les passions de Marie sont à la fois excitées: elle se contient quelque temps; mais l’arrogante Élisabeth la provoque par ses dédains; et ces deux reines ennemies finissent par s’abandonner l’une à l’autre à la haine mutuelle qu’elles ressentent. Élisabeth reproche à Marie ses fautes; Marie lui rappelle les soupçons de Henri VIII contre sa mère, et ce que l’on a dit de sa naissance illégitime. Cette scène est singulièrement belle, par cela même que la fureur fait dépasser aux deux reines les bornes de leur dignité naturelle. Elles ne sont plus que deux femmes, deux rivales de figure, bien plus que de puissance; il n’y a plus de souveraine, il n’y a plus de prisonnière; et bien que l’une puisse envoyer l’autre à l’échafaud, la plus belle des deux, celle qui se sent la plus faite pour plaire, jouit encore du plaisir d’humilier la toute puissante Élisabeth aux yeux de Leicester, aux yeux de l’amant qui leur est si cher à toutes deux. Ce qui ajoute singulièrement aussi à l’effet de cette situation, c’est la crainte que l’on éprouve pour Marie, à chaque mot de ressentiment qui lui échappe; et lorsqu’elle s’abandonne à toute sa fureur, ses paroles injurieuses, dont les suites seront irréparables, font frémir, comme si l’on était déjà témoin de sa mort. Les émissaires du parti catholique veulent assassiner Élisabeth, à son retour à Londres. Talbot, le plus vertueux des amis de la reine, désarme l’assassin qui voulait la poignarder, et le peuple demande à grands cris la mort de Marie. C’est une scène admirable que celle où le chancelier Burleigh presse Élisabeth de signer la sentence de Marie, tandis que Talbot, qui vient de sauver la vie de sa souveraine, se jette à ses pieds pour la conjurer de faire grâce à son ennemie. «On vous répète, lui dit-il, que le peuple demande sa mort; on croit vous plaire par cette feinte violence; on croit vous déterminer à ce que vous souhaitez; mais prononcez que vous voulez la sauver, et dans l’instant vous verrez la prétendue nécessité de sa mort s’évanouir: ce qu’on trouvait juste passera pour injuste, et les mêmes hommes qui l’accusent prendront hautement sa défense. Vous la craignez vivante: ah! craignez-la surtout quand elle ne sera plus. C’est alors qu’elle sera vraiment redoutable; elle renaîtra de son tombeau, comme la déesse de la discorde, comme l’esprit de la vengeance, pour détourner de vous le cœur de vos sujets. Ils ne verront plus en elle l’ennemie de leur croyance, mais la petite-fille de leurs rois. Le peuple appelle avec fureur cette résolution sanglante; mais il ne la jugera qu’après l’événement. Traversez alors les rues de Londres, et vous y verrez régner le silence de la terreur; vous y verrez un autre peuple, une autre Angleterre: ce ne seront plus ces transports de joie, qui célébraient la sainte équité dont votre trône était environné; mais la crainte, cette sombre compagne de la tyrannie, ne vous quittera plus; les rues seront désertes à votre passage; vous aurez fait ce qu’il y a de plus fort, de plus redoutable. Quel homme sera sûr de sa propre vie, quand la tête royale de Marie n’aura point été respectée»! La réponse d’Élisabeth à ce discours est d’une adresse bien remarquable; un homme, dans une pareille situation, aurait certainement employé le mensonge pour pallier l’injustice; mais Élisabeth fait plus, elle veut intéresser pour elle-même, en se livrant à la vengeance; elle voudrait presque obtenir la pitié, en commettant l’action la plus cruelle. Elle a de la coquetterie sanguinaire, si l’on peut s’exprimer ainsi, et le caractère de femme se montre à travers celui de tyran. «Ah! Talbot, s’écrie Élisabeth, vous m’avez sauvée aujourd’hui, vous avez détourné de moi le poignard; pourquoi ne le laissiez-vous pas arriver jusqu’à mon cœur? le combat était fini; et, délivrée de tous mes doutes, pure de toutes mes fautes, je descendais dans mon paisible tombeau: croyez-moi, je suis fatiguée du trône et de la vie; si l’une des deux reines doit tomber pour que l’autre vive (et cela est ainsi, j’en suis convaincue), pourquoi ne serait-ce pas moi qui résignerais l’existence? Mon peuple peut choisir, je lui rends son pouvoir; Dieu m’est témoin que ce n’est pas pour moi, mais pour le bien seul de la nation que j’ai vécu. Espère-t-on de cette séduisante Stuart, de cette reine plus jeune, des jours plus heureux? alors je descends du trône, je retourne dans la solitude de Woodstock, où j’ai passé mon humble jeunesse, où, loin des vanités de ce monde, je trouvais ma grandeur en moi-même. Non, je ne suis pas faite pour être souveraine; un maître doit être dur, et mon cœur est faible. J’ai bien gouverné cette île, tant qu’il ne s’agissait que de faire des heureux: mais voici la tâche cruelle imposée par le devoir royal, et je me sens incapable de l’accomplir». A ce mot, Burleigh interrompt Élisabeth, et lui reproche tout ce dont elle veut être blâmée, sa faiblesse, son indulgence, sa pitié: il semble courageux, parce qu’il demande à sa souveraine avec force ce qu’elle désire en secret plus que lui-même. La flatterie brusque réussit en général mieux que la flatterie obséquieuse, et c’est bien fait aux courtisans, quand ils le peuvent, de se donner l’air d’être entraînés dans le moment où ils réfléchissent le plus à ce qu’ils disent. Élisabeth signe la sentence, et, seule avec le secrétaire de ses commandements, la timidité de femme, qui se mêle à la persévérance du despotisme, lui fait désirer que cet homme subalterne prenne sur lui la responsabilité de l’action qu’elle a commise: il veut l’ordre positif d’envoyer cette sentence; elle le refuse, et lui répète qu’il doit faire son devoir; elle laisse ce malheureux dans une affreuse incertitude, dont le chancelier Burleigh le tire en lui arrachant le papier qu’Élisabeth a laissé entre ses mains. Leicester est très compromis par les amis de la reine d’Écosse; ils viennent lui demander de les aider à la sauver. Il découvre qu’il est accusé auprès d’Élisabeth, et prend tout à coup l’affreux parti d’abandonner Marie, et de révéler à la reine d’Angleterre, avec hardiesse et ruse, une partie des secrets qu’il doit à la confiance de sa malheureuse amie. Malgré tous ces lâches sacrifices, il ne rassure Élisabeth qu’à demi, et elle exige qu’il conduise lui-même Marie à l’échafaud, pour prouver qu’il ne l’aime pas. La jalousie de femme se manifestant par le supplice qu’Élisabeth ordonne comme monarque, doit inspirer à Leicester une profonde haine pour elle: la reine le fait trembler, quand par les lois de la nature il devrait être son maître; et ce contraste singulier produit une situation très originale: mais rien n’égale le cinquième acte. C’est à Weimar que j’assistai à la représentation de _Marie Stuart_, et je ne puis penser encore, sans un profond attendrissement, à l’effet des dernières scènes. On voit d’abord paraître les femmes de Marie vêtues de noir, et dans une morne douleur; sa vieille nourrice, la plus affligée de toutes, porte ses diamants royaux; elle lui a ordonné de les rassembler, pour qu’elle pût les distribuer à ses femmes. Le commandant de la prison, suivi de plusieurs de ses valets, vêtus de noir aussi comme lui, remplissent le théâtre de deuil. Melvil, autrefois gentilhomme de la cour de Marie, arrive de Rome en cet instant. Anna, la nourrice de la reine, le reçoit avec joie; elle lui peint le courage de Marie, qui, tout à coup résignée à son sort, n’est plus occupée que de son salut, et s’afflige seulement de ne pas pouvoir obtenir un prêtre de sa religion, pour recevoir de lui l’absolution de ses fautes et la communion sainte. La nourrice raconte comment pendant la nuit la reine et elle avaient entendu des coups redoublés, et que toutes deux espéraient que c’étaient leurs amis qui venaient pour les délivrer; mais qu’enfin ils avaient su que ce bruit était celui que faisaient les ouvriers, en élevant l’échafaud dans la salle au-dessous d’elles. Melvil demande comment Marie a supporté cette terrible nouvelle: Anna lui dit que l’épreuve la plus dure pour elle a été d’apprendre la trahison du comte Leicester, mais qu’après cette douleur elle a repris le calme et la dignité d’une reine. Les femmes de Marie entrent et sortent, pour exécuter les ordres de leur maîtresse; l’une d’elles apporte une coupe de vin que Marie a demandé pour marcher d’un pas plus ferme à l’échafaud. Une autre arrive chancelante sur la scène, parce qu’à travers la porte de la salle où l’exécution doit avoir lieu, elle a vu les murs tendus de noir, l’échafaud, le bloc et la hache. L’effroi toujours croissant du spectateur est déjà presque à son comble, quand Marie paraît dans toute la magnificence d’une parure royale, seule vêtue de blanc au milieu de sa suite en deuil, un crucifix à la main, la couronne sur sa tête, et déjà rayonnante du pardon céleste que ses malheurs ont obtenu pour elle. Marie console ses femmes, dont les sanglots l’émeuvent vivement: «Pourquoi, leur dit-elle, vous affligez-vous de ce que mon cachot s’est ouvert? La mort, ce sévère ami, vient à moi, et couvre de ses ailes noires les fautes de ma vie: le dernier arrêt du sort relève la créature accablée; je sens de nouveau le diadème sur mon front. Un juste orgueil est rentré dans mon âme purifiée». Marie aperçoit Melvil, et se réjouit de le voir dans ce moment solennel: elle l’interroge sur ses parents de France, sur ses anciens serviteurs, et le charge de ses derniers adieux pour tout ce qui lui fut cher. «Je bénis, lui dit-elle, le roi très chrétien mon beau-frère, et toute la royale famille de France; je bénis mon oncle le cardinal, et Henri de Guise, mon noble cousin; je bénis aussi le saint Père, pour qu’il me bénisse à son tour, et le roi catholique qui s’est offert généreusement pour mon sauveur et vengeur. Ils retrouveront tous leur nom dans mon testament; et de quelque faible valeur que soient les présents de mon amour, ils voudront bien ne pas les dédaigner». Marie se retourne alors vers ses serviteurs, et leur dit: «Je vous ai recommandés à mon royal frère de France; il aura soin de vous, il vous donnera une nouvelle patrie. Si ma dernière prière vous est sacrée, ne restez pas en Angleterre. Que le cœur orgueilleux de l’Anglais ne se repaisse pas du spectacle de votre malheur; que ceux qui m’ont servie ne soient pas dans la poussière. Jurez-moi, par l’image du Christ, que dès que je ne serai plus, vous quitterez pour jamais cette île funeste». (Melvil le jure au nom de tous). La reine distribue ses diamants à ses femmes, et rien n’est plus touchant que les détails dans lesquels elle entre sur le caractère de chacune d’elles, et les conseils qu’elle leur donne pour leur sort futur. Elle se montre surtout généreuse envers celle dont le mari a été un traître, en accusant formellement Marie elle-même auprès d’Élisabeth: elle veut consoler cette femme de ce malheur, et lui prouver qu’elle n’en conserve aucun ressentiment. «Toi, dit-elle à sa nourrice, toi, ma fidèle Anna, l’or et les diamants ne t’attirent point; mon souvenir est le don le plus précieux que je puisse te laisser. Prends ce mouchoir que j’ai brodé pour toi dans les heures de ma tristesse, et que mes larmes ont inondé; tu t’en serviras pour me bander les yeux, quand il en sera temps; j’attends ce dernier service de toi. Venez toutes, dit-elle en tendant la main à ses femmes, venez toutes, et recevez mon dernier adieu: recevez-le, Marguerite, Alise, Rosamonde; et toi, Gertrude, je sens sur ma main tes lèvres brûlantes. J’ai été bien haïe, mais aussi bien aimée! Qu’un époux d’une âme noble rende heureuse ma Gertrude, car un cœur si sensible a besoin d’amour! Berthe, tu as choisi la meilleure part, tu veux être la chaste épouse du ciel, hâte-toi d’accomplir ton vœu. Les biens de la terre sont trompeurs, la destinée de ta reine te l’apprend. C’en est assez, adieu pour toujours, adieu». Marie reste seule avec Melvil, et c’est alors que commence une scène dont l’effet est bien grand, quoiqu’on puisse la blâmer à plusieurs égards. La seule douleur qui reste à Marie, après avoir pourvu à tous les soins terrestres, c’est de ne pouvoir obtenir un prêtre de sa religion, pour l’assister dans ses derniers moments. Melvil, après avoir reçu la confidence de ses pieux regrets, lui apprend qu’il a été à Rome, qu’il y a pris les ordres ecclésiastiques, pour acquérir le droit de l’absoudre et de la consoler: il découvre sa tête pour lui montrer la tonsure sacrée, et tire de son sein une hostie que le pape lui-même a bénie pour elle. «Un bonheur céleste, s’écrie la reine, m’est donc encore préparé sur le seuil même de la mort! Le messager de Dieu descend vers moi, comme un immortel sur des nuages d’azur: ainsi jadis l’apôtre fut délivré de ses liens. Et tandis que tous les appuis terrestres m’ont trompée, ni les verrous, ni les épées n’ont arrêté le secours divin. Vous, jadis mon serviteur, soyez maintenant le serviteur de Dieu et son saint interprète; et comme vos genoux se sont courbés devant moi, je me prosterne maintenant à vos pieds, dans la poussière». La belle, la royale Marie se jette aux genoux de Melvil, et son sujet, revêtu de toute la dignité de l’Église, l’y laisse et l’interroge. (Il ne faut pas oublier que Melvil lui-même croyait Marie coupable du dernier complot qui avait eu lieu contre la vie d’Élisabeth; je dois dire aussi que la scène suivante est faite seulement pour être lue, et que, sur la plupart des théâtres de l’Allemagne, on supprime l’acte de la communion, quand la tragédie de _Marie Stuart_ est représentée). MELVIL. «Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Marie, reine, as-tu sondé ton cœur, et jures-tu de confesser la vérité devant le Dieu de vérité? MARIE. «Mon cœur va s’ouvrir sans mystère devant toi comme devant lui. MELVIL. «Dis-moi, de quel péché ta conscience t’accuse-t-elle, depuis que tu as approché pour la dernière fois de la table sainte? MARIE. «Mon âme a été remplie d’une haine envieuse, et des pensées de vengeance s’agitaient dans mon sein. Pécheresse, j’implorais le pardon de Dieu, et je ne pouvais pardonner à mon ennemie. MELVIL. «Te repens-tu de cette faute, et ta résolution sincère est-elle de pardonner à tous, avant de quitter ce monde? MARIE. «Aussi vrai que j’espère la miséricorde de Dieu. MELVIL. «N’est-il point d’autre tort que tu doives te reprocher? MARIE. «Ah! ce n’est pas la haine seule qui m’a rendue coupable, j’ai encore plus offensé le Dieu de bonté par un amour criminel; ce cœur trop vain s’est laissé séduire par un homme sans foi, qui m’a trompée et abandonnée. MELVIL. «Te repens-tu de cette erreur, et ton cœur a-t-il quitté cette fragile idole pour se tourner vers son Dieu? MARIE. «Ce fut le plus cruel de mes combats, mais enfin j’ai déchiré ce dernier lien terrestre. MELVIL. «De quelle autre faute te sens-tu coupable? MARIE. «Ah! d’une faute sanglante, depuis longtemps confessée. Mon âme frémit en approchant du jugement solennel qui m’attend, et les portes du ciel semblent se couvrir de deuil à mes yeux. J’ai fait périr le roi mon époux, quand j’ai consenti à donner mon cœur et ma main au séducteur son meurtrier. Je me suis imposé toutes les expiations ordonnées par l’Église; mais le ver rongeur du remords ne me laisse point de repos. MELVIL. «Ne te reste-t-il rien de plus au fond de l’âme, que tu doives confesser? MARIE. «Non, tu sais maintenant tout ce qui pèse sur mon cœur. MELVIL. «Songe à la présence du scrutateur des pensées, à l’anathème dont l’Église menace une confession trompeuse: c’est un péché qui donne la mort éternelle, et que le Saint-Esprit a frappé de sa malédiction. MARIE. «Puissé-je obtenir dans mon dernier combat la clémence divine, aussi vrai qu’en cet instant solennel je ne t’ai rien déguisé! MELVIL. «Comment! tu caches à ton Dieu le crime pour la punition duquel les hommes te condamnent: tu ne me parles point de la part que tu as eue dans la haute trahison des assassins d’Élisabeth; tu subis la mort terrestre pour cette action; veux-tu donc qu’elle entraîne aussi la perdition de ton âme? MARIE. «Je suis près de passer du temps à l’éternité: avant que l’aiguille de l’heure ait accompli son tour, je me présenterai devant le trône de mon juge; et, je le répète ici, ma confession est entière. MELVIL. «Examine-toi bien. Notre cœur est souvent pour nous-mêmes un confident trompeur: tu as peut-être évité avec adresse le mot qui te rendait coupable, quoique tu partageasses la volonté du crime; mais apprends qu’aucun art humain ne peut faire illusion à l’œil de feu qui regarde dans le fond de l’âme. MARIE. «J’ai prié tous les princes de se réunir pour m’affranchir de mes liens, mais jamais je n’ai menacé ni par mes projets, ni par mes actions, la vie de mon ennemie. MELVIL. «Quoi! ton secrétaire t’a faussement accusée? MARIE. «Que Dieu le juge! Ce que je dis est vrai. MELVIL. «Ainsi donc tu montes sur l’échafaud convaincue de ton innocence? MARIE. «Dieu m’accorde d’expier par cette mort non méritée le crime dont ma jeunesse fut coupable! MELVIL, _la bénissant_. «Que cela soit ainsi, et que ta mort serve à t’absoudre! Tombe sur l’autel comme une victime résignée. Le sang peut purifier ce que le sang avait souillé: tu n’es plus coupable maintenant que des fautes d’une femme, et les faiblesses de l’humanité ne suivent point l’âme bienheureuse dans le ciel. Je t’annonce donc, en vertu de la puissance qui m’a été donnée de lier et de délier sur la terre, l’absolution de tes péchés: _ainsi que tu as cru, qu’il t’arrive_»! (_Il lui présente l’hostie_). «Prends ce corps, il a été sacrifié pour toi». (_Il prend la coupe qui est sur la table, il la consacre avec une prière recueillie, et l’offre à la reine, qui semble hésiter encore et ne pas oser l’accepter_). «Prends la coupe remplie de ce sang qui a été répandu pour toi; prends-la, le pape t’accorde cette grâce au moment de ta mort. C’est le droit suprême des rois dont tu jouis (_Marie reçoit la coupe_); et comme tu es maintenant unie mystérieusement avec ton Dieu sur cette terre, ainsi revêtue d’un éclat angélique, tu le seras dans le séjour de béatitude, où il n’y aura plus ni faute, ni douleur». (_Il remet la coupe, entend du bruit au dehors, recouvre sa tête, et va vers la porte; Marie reste à genoux, plongée dans la méditation_). MELVIL. «Il vous reste encore une rude épreuve à supporter, Madame: vous sentez-vous assez de force pour triompher de tous les mouvements d’amertume et de haine? MARIE _se relève_. «Je ne crains point de rechute; j’ai sacrifié à Dieu ma haine et mon amour. MELVIL. «Préparez-vous donc à recevoir lord Leicester et le chancelier Burleigh: ils sont là». (_Leicester reste dans l’éloignement, sans lever les yeux; Burleigh s’avance entre la reine et lui_). BURLEIGH. «Je viens, lady Stuart, pour recevoir vos derniers ordres. MARIE. «Je vous en remercie, mylord. BURLEIGH. «C’est la volonté de la reine, qu’aucune demande équitable ne vous soit refusée. MARIE. «Mon testament indique mes derniers souhaits; je l’ai déposé dans les mains du chevalier Paulet; j’espère qu’il sera fidèlement exécuté. PAULET. «Il le sera. MARIE. «Comme mon corps ne peut pas reposer en terre sainte, je demande qu’il soit accordé à ce fidèle serviteur de porter mon cœur en France, auprès des miens. Hélas! il a toujours été là. BURLEIGH. «Ce sera fait. Ne voulez-vous plus rien? MARIE. «Portez mon salut de sœur à la reine d’Angleterre; dites-lui que je lui pardonne ma mort du fond de mon âme. Je me repens d’avoir été trop vive hier, dans mon entretien avec elle. Que Dieu la conserve et lui accorde un règne heureux»! (_Dans ce moment le shérif arrive; Anna et les femmes de Marie entrent avec lui_). «Anna, calme-toi, le moment est venu, voilà le shérif qui doit me conduire à la mort. Tout est décidé. Adieu, adieu». (_A Burleigh_). «Je souhaite que ma fidèle nourrice m’accompagne sur l’échafaud, milord: accordez-moi ce bienfait. BURLEIGH. «Je n’ai point de pouvoirs à cet égard. MARIE. «Quoi! l’on me refuserait cette prière si simple! Qui donc me rendrait les derniers services? Ce ne peut être la volonté de ma sœur, qu’on blesse en ma personne le respect dû à une femme. BURLEIGH. «Aucune femme ne doit monter avec vous sur l’échafaud; ses cris, sa douleur... MARIE. «Elle ne fera pas entendre ses plaintes, je suis garant de la force d’âme de mon Anna. Soyez bon, milord; ne me séparez pas en mourant de ma fidèle nourrice. Elle m’a reçue dans ses bras sur le seuil de la vie; que sa douce main me conduise à la mort! PAULET. «Il faut y consentir. BURLEIGH. «Soit. MARIE. «Il ne me reste plus rien à vous demander». (_Elle prend le crucifix et le baise_). «Mon Rédempteur, mon Sauveur, que tes bras me reçoivent»! (_Elle se retourne pour partir, et, dans cet instant, elle rencontre le comte de Leicester; elle tremble, ses genoux fléchissent; et, près de tomber, le comte de Leicester la soutient; puis il détourne la tête, et ne peut soutenir sa vue_). «Vous me tenez parole, comte de Leicester; vous m’aviez promis votre appui pour sortir de ce cachot, et vous me l’offrez maintenant». (_Le comte de Leicester semble anéanti; elle continue avec un accent plein de douceur_). «Oui, Leicester; et ce n’est pas seulement la liberté que je voulais vous devoir, mais une liberté qui me devînt plus chère en la tenant de vous. Maintenant que je suis sur la route de la terre au ciel, et que je vais devenir un esprit bienheureux, affranchi des affections terrestres, j’ose vous avouer, sans rougir, la faiblesse dont j’ai triomphé. Adieu, et si vous le pouvez, vivez heureux. Vous avez voulu plaire à deux reines, et vous avez trahi le cœur aimant pour obtenir le cœur orgueilleux. Prosternez-vous aux pieds d’Élisabeth, et puisse votre récompense ne pas devenir votre punition! Adieu, je n’ai plus de lien avec la terre». Leicester reste seul après le départ de Marie; le sentiment de désespoir et de honte qui l’accable peut à peine s’exprimer; il entend, il écoute ce qui se passe dans la salle de l’exécution, et quand elle est accomplie il tombe sans connaissance. On apprend ensuite qu’il est parti pour la France, et la douleur qu’Élisabeth éprouve, en perdant celui qu’elle aime, commence la punition de son crime. Je ferai quelques observations sur cette imparfaite analyse d’une pièce, dans laquelle le charme des vers ajoute beaucoup à tous les autres genres de mérite. Je ne sais si l’on se permettrait en France de faire un acte tout entier sur une situation décidée; mais ce repos de la douleur, qui naît de la privation même de l’espérance, produit les émotions les plus vraies et les plus profondes. Ce repos solennel permet au spectateur, comme à la victime, de descendre en lui-même, et d’y sentir tout ce que révèle le malheur. La scène de la confession, et surtout de la communion, serait, avec raison, tout à fait condamnée; mais ce n’est certes pas comme manquant d’effet qu’on pourrait la blâmer: le pathétique qui se fonde sur la religion nationale touche de si près le cœur que rien ne saurait émouvoir davantage. Le pays le plus catholique, l’Espagne, et son poète le plus religieux, Caldéron, qui était lui-même entré dans l’état ecclésiastique, ont admis sur le théâtre les sujets et les cérémonies du christianisme. Il me semble que, sans manquer au respect qu’on doit à la religion chrétienne, on pourrait se permettre de la faire entrer dans la poésie et les beaux-arts, dans tout ce qui élève l’âme et embellit la vie. L’en exclure, c’est imiter ces enfants qui croient ne pouvoir rien faire que de grave et de triste dans la maison de leur père. Il y a de la religion dans tout ce qui nous cause une émotion désintéressée; la poésie, l’amour, la nature et la Divinité se réunissent dans notre cœur, quelques efforts qu’on fasse pour les séparer; et si l’on interdit au génie de faire résonner toutes ces cordes à la fois, l’harmonie complète de l’âme ne se fera jamais sentir. Cette reine Marie, que la France a vue si brillante, et l’Angleterre si malheureuse, a été l’objet de mille poésies diverses, qui célèbrent ses charmes et son infortune. L’histoire l’a peinte comme assez légère; Schiller a donné plus de sérieux à son caractère, et le moment dans lequel il la représente motive bien ce changement. Vingt années de prison, et même vingt années de vie, de quelque manière qu’elles se soient passées, sont presque toujours une sévère leçon. Les adieux de Marie au comte de Leicester me paraissent l’une des plus belles situations qui soient au théâtre. Il y a quelque douceur pour Marie dans cet instant. Elle a pitié de Leicester, tout coupable qu’il est; elle sent quel souvenir elle lui laisse, et cette vengeance du cœur est permise. Enfin, au moment de mourir, et de mourir parce qu’il n’a pas voulu la sauver, elle lui dit encore qu’elle l’aime; et si quelque chose peut consoler de la séparation terrible à laquelle la mort nous condamne, c’est la solennité qu’elle donne à nos dernières paroles: aucun but, aucun espoir ne s’y mêle, et la vérité la plus pure sort de notre sein avec la vie. CHAPITRE XIX _Jeanne d’Arc et la Fiancée de Messine._ Schiller, dans une pièce de vers pleine de charme, reproche aux Français de n’avoir pas montré de reconnaissance pour Jeanne d’Arc. L’une des plus belles époques de l’histoire, celle où la France et son roi Charles VII furent délivrés du joug des étrangers, n’a point encore été célébrée par un écrivain digne d’effacer le souvenir du poème de Voltaire; et c’est un étranger qui a tâché de rétablir la gloire d’une héroïne française, d’une héroïne dont le sort malheureux intéresserait pour elle, quand ses exploits n’exciteraient pas un juste enthousiasme. Shakespeare devait juger Jeanne d’Arc avec partialité, puisqu’il était Anglais, et néanmoins il la représente, dans sa pièce historique de Henri VI, comme une femme inspirée d’abord par le ciel, et corrompue ensuite par le démon de l’ambition. Ainsi, les Français seuls ont laissé déshonorer sa mémoire: c’est un grand tort de notre nation que de ne pas résister à la moquerie, quand elle lui est présentée sous des formes piquantes. Cependant il y a tant de place dans ce monde, et pour le sérieux et pour la gaîté, qu’on pourrait se faire une loi de ne pas se jouer de ce qui est digne de respect, sans se priver, pour cela, de la liberté de la plaisanterie. Le sujet de Jeanne d’Arc étant tout à la fois historique et merveilleux, Schiller a entremêlé sa pièce de morceaux lyriques, et ce mélange produit un très bel effet, même à la représentation. Nous n’avons guère en français que le monologue de _Polyeucte_, ou les chœurs d’_Athalie_ et d’_Esther_ qui puissent nous en donner l’idée. La poésie dramatique est inséparable de la situation qu’elle doit peindre; c’est le récit en action, c’est le débat de l’homme avec le sort. La poésie lyrique convient presque toujours aux sujets religieux; elle élève l’âme vers le ciel, elle exprime je ne sais quelle résignation sublime qui nous saisit souvent au milieu des passions les plus agitées, et nous délivre de nos inquiétudes personnelles pour nous faire goûter un instant la paix divine. Sans doute, il faut prendre garde que la marche progrèssive de l’intérêt ne puisse en souffrir; mais le but de l’art dramatique n’est pas uniquement de nous apprendre si le héros est tué, ou s’il se marie: le principal objet des événements représentés, c’est de servir à développer les sentiments et les caractères. Le poète a donc raison de suspendre quelquefois l’action théâtrale, pour faire entendre la musique céleste de l’âme. On peut se recueillir dans l’art comme dans la vie, et planer un moment au-dessus de tout ce qui se passe en nous-mêmes et autour de nous. L’époque historique dans laquelle Jeanne d’Arc a vécu est particulièrement propre à faire ressortir le caractère français dans toute sa beauté, lorsqu’une foi inaltérable, un respect sans bornes pour les femmes, une générosité presque imprudente à la guerre, signalaient cette nation en Europe. Il faut se représenter une jeune fille de seize ans, d’une taille majestueuse, mais avec des traits encore enfantins, un extérieur délicat, et n’ayant d’autre force que celle qui lui vient d’en haut: inspirée par la religion, poète dans ses actions, poète aussi dans ses paroles, quand l’esprit divin l’anime; montrant dans ses discours tantôt un génie admirable, tantôt l’ignorance absolue de tout ce que le ciel ne lui a pas révélé. C’est ainsi que Schiller a conçu le rôle de Jeanne d’Arc. Il la fait voir d’abord à Vaucouleurs dans l’habitation rustique de son père, entendant parler des revers de la France, et s’enflammant à ce récit. Son vieux père blâme sa tristesse, sa rêverie, son enthousiasme. Il ne pénètre pas le secret de l’extraordinaire, et croit qu’il y a du mal dans tout ce qu’il n’a pas l’habitude de voir. Un paysan apporte un casque qu’une Bohémienne lui a remis d’une façon toute mystérieuse. Jeanne d’Arc s’en saisit, elle le place sur sa tête, et sa famille elle-même est étonnée de l’expression de ses regards. Elle prophétise le triomphe de la France et la défaite de ses ennemis. Un paysan, esprit fort, lui dit qu’il n’y a plus de miracle dans ce monde. «Il y en aura encore un, s’écrie-t-elle; une blanche colombe va paraître; et, avec la hardiesse d’un aigle, elle combattra les vautours qui déchirent la patrie. Il sera renversé cet orgueilleux duc de Bourgogne traître à la France; ce Talbot aux cent bras, le fléau du ciel; ce Salisbury blasphémateur: toutes ces hordes insulaires seront dispersées comme un troupeau de brebis. Le Seigneur, le Dieu des combats, sera toujours avec la colombe. Il daignera choisir une créature tremblante, et triomphera par une faible fille, car il est le Tout-Puissant». Les sœurs de Jeanne d’Arc s’éloignent, et son père lui commande de s’occuper de ses travaux champêtres, et de rester étrangère à tous ces grands événements, dont les pauvres bergers ne doivent pas se mêler. Il sort, Jeanne d’Arc reste seule; et, prête à quitter pour jamais le séjour de son enfance, un sentiment de regret la saisit. «Adieu, dit-elle, vous, contrées qui me fûtes si chères; vous, montagnes; vous tranquilles et fidèles vallées, adieu! Jeanne d’Arc ne viendra plus parcourir vos riantes prairies. Vous, fleurs que j’ai plantées, prospérez loin de moi. Je vous quitte, grotte sombre, fontaines rafraîchissantes. Écho, toi, la voix pure de la vallée, qui répondais à mes chants, jamais ces lieux ne me reverront. Vous, l’asile de toutes mes innocentes joies, je vous laisse pour toujours: que mes agneaux se dispersent dans les bruyères, un autre troupeau me réclame; l’esprit saint m’appelle à la sanglante carrière du péril. «Ce n’est point un désir vaniteux ni terrestre qui m’attire, c’est la voix de celui qui s’est montré à Moïse dans le buisson ardent du mont Horeb, et lui a commandé de résister à Pharaon. C’est lui qui, toujours favorable aux bergers, appela le jeune David pour combattre le géant. Il m’a dit aussi:--Pars et rends témoignage à mon nom sur la terre. Tes membres doivent être renfermés dans le rude airain. Le fer doit couvrir ton sein délicat. Aucun homme ne doit faire éprouver à ton cœur les flammes de l’amour. La couronne de l’hyménée n’ornera jamais ta chevelure. Aucun enfant chéri ne reposera sur ton sein; mais, parmi toutes les femmes de la terre, tu recevras seule en partage les lauriers des combats. Quand les plus courageux se lassent, quand l’heure fatale de la France semble approcher, c’est toi qui porteras mon oriflamme: et tu abattras les orgueilleux conquérants, comme les épis tombent au jour de la moisson. Tes exploits changeront la roue de la fortune, tu vas apporter le salut aux héros de la France, et, dans Reims délivrée, placer la couronne sur la tête de ton roi. «C’est ainsi que le ciel s’est fait entendre à moi. Il m’a envoyé ce casque comme un signe de sa volonté. La trempe miraculeuse de ce fer me communique sa force, et l’ardeur des anges guerriers m’enflamme; je vais me précipiter dans le tourbillon des combats; il m’entraîne avec l’impétuosité de l’orage. J’entends la voix des héros qui m’appelle; le cheval belliqueux frappe la terre, et la trompette résonne». Cette première scène est un prologue, mais elle est inséparable de la pièce; il fallait mettre en action l’instant où Jeanne d’Arc prend sa résolution solennelle: se contenter d’en faire un récit, ce serait ôter le mouvement et l’impulsion qui transportent le spectateur dans la disposition qu’exigent les merveilles auxquelles il doit croire. La pièce de Jeanne d’Arc marche toujours d’après l’histoire, jusqu’au couronnement à Reims. Le caractère d’Agnès Sorel est peint avec élévation et délicatesse; il fait ressortir la pureté de Jeanne d’Arc: car toutes les qualités de ce monde disparaissent à côté des vertus vraiment religieuses. Il y a un troisième caractère de femme qu’on ferait bien de supprimer en entier, c’est celui d’Isabeau de Bavière; il est grossier, et le contraste est beaucoup trop fort pour produire de l’effet. Il faut opposer Jeanne d’Arc à Agnès Sorel, l’amour divin à l’amour terrestre; mais la haine et la perversité, dans une femme, sont au-dessous de l’art; il se dégrade en les peignant. Shakespeare a donné l’idée de la scène dans laquelle Jeanne d’Arc ramène le duc de Bourgogne à la fidélité qu’il doit à son roi; mais Schiller l’a exécutée d’une façon admirable. La vierge d’Orléans veut réveiller dans l’âme du duc cet attachement à la France, qui était si puissant alors dans tous les généreux habitants de cette belle contrée. «Que prétends-tu? lui dit-elle: quel est donc l’ennemi que cherche ton regard meurtrier? Ce prince que tu veux attaquer est comme toi de la race royale; tu fus son compagnon d’armes. Son pays est le tien: moi-même, ne suis-je pas une fille de ta patrie? Nous tous que tu veux anéantir, ne sommes-nous pas tes amis? Nos bras sont prêts à s’ouvrir pour te recevoir, nos genoux à se plier humblement devant toi. Notre épée est sans pointe contre ton cœur; ton aspect nous intimide, et sous un casque ennemi, nous respectons encore dans tes traits la ressemblance avec nos rois». Le duc de Bourgogne repousse les prières de Jeanne d’Arc, dont il craint la séduction surnaturelle. «Ce n’est point, lui dit-elle, ce n’est point la nécessité qui me courbe à tes pieds, je n’y viens point comme une suppliante. Regarde autour de toi. Le camp des Anglais est en cendres, et vos morts couvrent le champ de bataille; tu entends de toutes parts les trompettes guerrières des Français: Dieu a décidé, la victoire est à nous. Nous voulons partager avec notre ami les lauriers que nous avons conquis. Oh! viens avec nous, noble transfuge; viens, c’est avec nous que tu trouveras la justice et la victoire: moi, l’envoyée de Dieu, je tends vers toi ma main de sœur. Je veux, en te sauvant, t’attirer de notre côté. Le ciel est pour la France. Des anges que tu ne vois pas combattent pour notre roi; ils sont tous parés de lis. L’étendard de notre noble cause est blanc aussi comme le lis, et la Vierge pure est son chaste symbole. LE DUC DE BOURGOGNE. «Les mots trompeurs du mensonge sont pleins d’artifices; mais le langage de cette femme est simple comme celui d’un enfant, et si le mauvais génie l’inspire, il sait lui souffler les paroles de l’innocence: non, je ne veux plus l’entendre. Aux armes! je me défendrai mieux en la combattant qu’en l’écoutant. JEANNE. «Tu m’accuses de magie! tu crois voir en moi les artifices de l’enfer! Fonder la paix, réconcilier les haines, est-ce donc là l’œuvre de l’enfer? La concorde viendrait-elle du séjour des damnés? Qu’y a-t-il d’innocent, de sacré, d’humainement bon, si ce n’est de se dévouer pour sa patrie? Depuis quand la nature est-elle si fort en combat avec elle-même, que le ciel abandonne la bonne cause et que le démon la défende? Si ce que je te dis est vrai, dans quelle source l’ai-je puisé? qui fut la compagne de ma vie pastorale? qui donc instruisit la simple fille d’un berger dans les choses royales? Jamais je ne m’étais présentée devant les souverains, l’art de la parole m’est étranger; mais à présent que j’ai besoin de t’émouvoir, une pénétration profonde m’éclaire; je m’élève aux pensées les plus hautes; la destinée des empires et des rois apparaît lumineuse à mes regards, et, à peine sortie de l’enfance, je puis diriger la foudre du ciel contre ton cœur». A ces mots le duc de Bourgogne est ému, troublé. Jeanne d’Arc s’en aperçoit, et s’écrie: «Il a pleuré, il est vaincu; il est à nous». Les Français inclinent devant lui leurs épées et leurs drapeaux. Charles VII paraît, et le duc de Bourgogne se précipite à ses pieds. Je regrette pour nous que ce ne soit pas un Français qui ait conçu cette scène; mais que de génie, et surtout que de naturel ne faut-il pas pour s’identifier ainsi avec tout ce qu’il y a de beau et de vrai dans tous les pays et dans tous les siècles! Talbot, que Schiller représente comme un guerrier athée, intrépide contre le ciel même, méprisant la mort, bien qu’il la trouve horrible; Talbot, blessé par Jeanne d’Arc, meurt sur le théâtre en blasphémant. Peut-être eût-il mieux valu suivre la tradition, qui dit que Jeanne d’Arc n’avait jamais versé le sang humain, et triomphait sans tuer. Un critique, d’un goût pur et sévère, a reproché aussi à Schiller d’avoir montré Jeanne d’Arc sensible à l’amour, au lieu de la faire mourir martyre, sans qu’aucun sentiment l’eût jamais distraite de sa mission divine: c’est ainsi qu’il aurait fallu la peindre dans un poème; mais je ne sais si une âme tout à fait sainte ne produirait pas dans une pièce de théâtre le même effet que des êtres merveilleux ou allégoriques, dont on prévoit d’avance toutes les actions, et qui, n’étant point agités par les passions humaines, ne nous présentent point le combat ni l’intérêt dramatique. Parmi les nobles chevaliers de la cour de France, le preux Dunois s’empresse le premier à demander à Jeanne d’Arc de l’épouser, et, fidèle à ses vœux, elle le refuse. Un jeune Montgommery, au milieu d’une bataille, la supplie de l’épargner, et lui peint la douleur que sa mort va causer à son père; Jeanne d’Arc rejette sa prière, et montre dans cette occasion plus d’inflexibilité que son devoir ne l’exige; mais au moment de frapper un jeune Anglais, Lionel, elle se sent tout à coup attendrie par sa figure, et l’amour entre dans son cœur. Alors toute sa puissance est détruite. Un chevalier noir comme le destin lui apparaît dans le combat, et lui conseille de ne pas aller à Reims. Elle y va néanmoins; la pompe solennelle du couronnement passe sur le théâtre; Jeanne d’Arc marche au premier rang, mais ses pas sont chancelants; elle porte en tremblant l’étendard sacré, et l’on sent que l’esprit divin ne la protège plus. Avant d’entrer dans l’église, elle s’arrête et reste seule sur la scène. On entend de loin les instruments de fête qui accompagnent la cérémonie du sacre, et Jeanne d’Arc prononce des plaintes harmonieuses, pendant que le son des flûtes et des hautbois plane doucement dans les airs. «Les armes sont déposées, la tempête de la guerre se tait, les chants et les danses succèdent aux combats sanguinaires. Des refrains joyeux se font entendre dans les rues; l’autel et l’église sont parés dans tout l’éclat d’une fête; des couronnes de fleurs sont suspendues aux colonnes: cette vaste ville ne contient qu’à peine le nombre des hôtes étrangers qui se précipitent pour être les témoins de l’allégresse populaire; un même sentiment remplit tous les cœurs; et ceux que séparait jadis une haine meurtrière se réunissent maintenant dans la félicité universelle: celui qui peut se nommer Français en est fier; l’antique éclat de la couronne est renouvelé, et la France obéit avec gloire au petit-fils de ses rois. «C’est par moi que ce jour magnifique est arrivé, et cependant je ne partage point le bonheur public. Mon cœur est changé, mon coupable cœur s’éloigne de cette solennité sainte, et c’est vers le camp des Anglais, c’est vers nos ennemis que se tournent toutes mes pensées. Je dois me dérober au cercle joyeux qui m’entoure, pour cacher à tous la faute qui pèse sur mon cœur. Qui? moi! libératrice de mon pays, animée par le rayon du ciel, dois-je sentir une flamme terrestre? Moi, guerrière du Très-Haut, brûler pour l’ennemi de la France! puis-je encore regarder la chaste lumière du soleil! «Hélas! comme cette musique m’enivre! Les sons les plus doux me rappellent sa voix, et leur enchantement semble m’offrir ses traits. Que l’orage de la guerre éclate de nouveau; que le bruit des lances retentisse autour de moi; dans l’ardeur du combat je retrouverai mon courage; mais ces accords harmonieux s’insinuent dans mon sein, et changent en mélancolie toutes les puissances de mon cœur. «Ah! pourquoi donc ai-je vu ce noble visage? Dès cet instant j’ai été coupable. Malheureuse! Dieu veut un instrument aveugle; c’est avec des yeux aveugles que tu devais obéir. Tu l’as regardé, c’en est fait, la paix de Dieu s’est retirée de toi; et les pièges de l’enfer t’ont saisie. Ah! simple houlette des bergers, pourquoi vous ai-je échangée contre une épée? Pourquoi, reine du ciel, m’es-tu jamais apparue? Pourquoi donc ai-je entendu ta voix dans la forêt des chênes? Reprends ta couronne, je ne puis la mériter. Oui, je vois le ciel ouvert, je vois les bienheureux, et mes espérances sont dirigées vers la terre! O Vierge sainte, tu m’imposas cette vocation cruelle; pouvais-je endurcir ce cœur que le ciel avait créé pour aimer? Si tu veux manifester ta puissance, prends pour organes ceux qui, dégagés du péché, habitent dans ta demeure éternelle; envoie tes esprits immortels et purs, étrangers aux passions comme aux larmes. Mais ne choisis pas la faible fille, ne choisis point le cœur sans force d’une bergère. Que me faisaient les destins des combats et les querelles des rois! Tu as troublé ma vie, tu m’as entraînée dans les palais des princes, et là j’ai trouvé la séduction et l’erreur. Ah! ce n’était pas moi qui avais voulu ce sort». Ce monologue est un chef-d’œuvre de poésie; un même sentiment ramène naturellement aux mêmes expressions; et c’est en cela que les vers s’accordent si bien avec les affections de l’âme: car ils transforment en une harmonie délicieuse ce qui pourrait paraître monotone dans le simple langage de la prose. Le trouble de Jeanne d’Arc va toujours croissant. Les honneurs qu’on lui rend, la reconnaissance qu’on lui témoigne, rien ne peut la rassurer, quand elle se sent abandonnée par la main toute-puissante qui l’avait élevée. Enfin, ses funestes pressentiments s’accomplissent, et de quelle manière! Il faut, pour concevoir l’effet terrible de l’accusation de sorcellerie, se transporter dans les siècles où le soupçon de ce crime mystérieux planait sur toutes les choses extraordinaires. La croyance au mauvais principe, telle qu’elle existait alors, supposait la possibilité d’un culte affreux envers l’enfer; les objets effrayants de la nature en étaient le symbole, et des signes bizarres le langage. On attribuait à cette alliance avec le démon toutes les prospérités de la terre dont la cause n’était pas bien connue. Le mot de magie désignait l’empire du mal sans bornes, comme la Providence le règne du bonheur infini. Cette imprécation, _elle est sorcière, il est sorcier_, devenue ridicule de nos jours, faisait frissonner il y a quelques siècles; tous les liens les plus sacrés se brisaient quand ces paroles étaient prononcées: nul courage ne les bravait, et le désordre qu’elles mettaient dans les esprits était tel, qu’on eût dit que les démons de l’enfer apparaissaient réellement, quand on croyait les voir apparaître. Le malheureux fanatique, père de Jeanne d’Arc, est saisi par la superstition du temps; et, loin d’être fier de la gloire de sa fille, il se présente lui-même au milieu des chevaliers et des seigneurs de la cour, pour accuser Jeanne d’Arc de sorcellerie. A l’instant, tous les cœurs se glacent d’effroi; les chevaliers, compagnons d’armes de Jeanne d’Arc, la pressent de se justifier, et elle se tait. Le roi l’interroge, et elle se tait. L’archevêque la supplie de jurer sur le crucifix qu’elle est innocente, et elle se tait. Elle ne veut pas se défendre du crime dont elle est faussement accusée, quand elle se sent coupable d’un autre crime que son cœur ne peut se pardonner. Le tonnerre se fait entendre, l’épouvante s’empare du peuple, Jeanne d’Arc est bannie de l’empire qu’elle vient de sauver. Nul n’ose s’approcher d’elle. La foule se disperse; l’infortunée sort de la ville; elle erre dans la campagne; et lorsque, abîmée de fatigue, elle accepte une boisson rafraîchissante, un enfant qui la reconnaît arrache de ses mains ce faible soulagement. On dirait que le souffle infernal dont on la croit environnée peut souiller tout ce qu’elle touche, et précipiter dans l’abîme éternel quiconque oserait la secourir. Enfin, poursuivie d’asile en asile, la libératrice de la France tombe au pouvoir de ses ennemis. Jusque-là cette _tragédie romantique_, c’est ainsi que Schiller l’a nommée, est remplie de beautés du premier ordre: on peut bien y trouver quelques longueurs (jamais les auteurs allemands ne sont exempts de ce défaut); mais on voit passer devant soi des événements si remarquables, que l’imagination s’exalte à leur hauteur, et que, ne jugeant plus cette pièce comme ouvrage de l’art, on considère le merveilleux tableau qu’elle renferme comme un nouveau reflet de la sainte inspiration de l’héroïne. Le seul défaut grave qu’on puisse reprocher à ce drame lyrique, c’est le dénouement: au lieu de prendre celui qui était donné par l’histoire, Schiller suppose que Jeanne d’Arc, enchaînée par les Anglais, brise miraculeusement ses fers, va rejoindre le camp des Français, décide la victoire en leur faveur, et reçoit une blessure mortelle. Le merveilleux d’invention, à côté du merveilleux transmis par l’histoire, ôte à ce sujet quelque chose de sa gravité. D’ailleurs, qu’y avait-il de plus beau que la conduite et les réponses mêmes de Jeanne d’Arc, lorsqu’elle fut condamnée à Rouen par les grands seigneurs anglais et les évêques normands? L’histoire raconte que cette jeune fille réunit le courage le plus inébranlable à la douleur la plus touchante; elle pleurait comme une femme, mais elle se conduisait comme un héros. On l’accusa de s’être livrée à des pratiques superstitieuses, et elle repoussa cette inculpation avec les arguments dont une personne éclairée pourrait se servir de nos jours; mais elle persista toujours à déclarer qu’elle avait eu des révélations intimes, qui l’avaient décidée dans le choix de sa carrière. Abattue par l’horreur du supplice qui la menaçait, elle rendit constamment témoignage devant les Anglais à l’énergie des Français, aux vertus du roi de France, qui cependant l’avait abandonnée. Sa mort ne fut ni celle d’un guerrier ni celle d’un martyr; mais, à travers la douceur et la timidité de son sexe, elle montra dans les derniers moments une force d’inspiration presque aussi étonnante que celle dont on l’accusait comme d’une sorcellerie. Quoi qu’il en soit, le simple récit de sa fin émeut bien plus que le dénouement de Schiller. Lorsque la poésie veut ajouter à l’éclat d’un personnage historique, il faut du moins qu’elle lui conserve avec soin la physionomie qui le caractérise: car la grandeur n’est vraiment frappante que quand on sait lui donner l’air naturel. Or, dans le sujet de Jeanne d’Arc, c’est le fait véritable qui non seulement a plus de naturel, mais plus de grandeur que la fiction. * * * * * _La Fiancée de Messine_ a été composée d’après un système dramatique tout à fait différent de celui que Schiller avait suivi jusqu’alors, et auquel il est heureusement revenu. C’est pour faire admettre les chœurs sur la scène qu’il a choisi un sujet dans lequel il n’y a de nouveau que les noms; car c’est, au fond, la même chose que _les Frères ennemis_. Seulement Schiller a introduit de plus une sœur dont les deux frères deviennent amoureux, sans savoir qu’elle est leur sœur, et l’un tue l’autre par jalousie. Cette situation terrible en elle-même est entremêlée de chœurs qui font partie de la pièce. Ce sont les serviteurs des deux frères qui interrompent et glacent l’intérêt par leurs discussions mutuelles. La poésie lyrique qu’ils récitent tous à la fois est superbe; mais ils n’en sont pas moins, quoi qu’ils disent, des chœurs de chambellans. Le peuple entier peut seul avoir cette dignité indépendante, qui lui permet d’être un spectateur impartial. Le chœur doit représenter la postérité. Si des affections personnelles l’animaient, il serait nécessairement ridicule; car on ne concevrait pas comment plusieurs personnes diraient la même chose en même temps, si leurs voix n’étaient pas censées être l’interprète impossible des vérités éternelles. Schiller, dans la préface qui précède _la Fiancée de Messine_, se plaint avec raison de ce que nos usages modernes n’ont plus ces formes populaires qui les rendaient si poétiques chez les anciens. «Les palais, dit-il, sont fermés; les tribunaux ne se tiennent plus en plein air, devant les portes de la ville; les écrits ont pris la place de la parole vivante; le peuple lui-même, cette masse si forte et si visible, n’est presque plus qu’une idée abstraite, et les divinités des mortels n’existent plus que dans leur cœur. Il faut que le poète ouvre les palais, replace les juges sous la voûte du ciel, relève les statues des dieux, ranime enfin les images qui partout ont fait place aux idées». Ce désir d’un autre temps, d’un autre pays, est un sentiment poétique. L’homme religieux a besoin du ciel, et le poète d’une autre terre: mais on ignore quel culte et quel siècle _la Fiancée de Messine_ nous représente; elle sort des usages modernes, sans nous placer dans les temps antiques. Le poète y a mêlé toutes les religions ensemble; et cette confusion détruit la haute unité de la tragédie, celle de la destinée qui conduit tout. Les événements sont atroces, et cependant l’horreur qu’ils inspirent est tranquille. Le dialogue est aussi long, aussi développé que si l’affaire de tous était de parler en beaux vers; et qu’on aimât, qu’on fût jaloux, qu’on haït son frère, qu’on le tuât, sans quitter la sphère des réflexions générales et des sentiments philosophiques. Il y a néanmoins dans _la Fiancée de Messine_ des traces admirables du beau génie de Schiller. Quand l’un des frères a été tué par son frère jaloux, on apporte le mort dans le palais de la mère; elle ne sait point encore qu’elle a perdu son fils, et c’est ainsi que le chœur qui précède le cercueil le lui annonce: «De tout côté le malheur parcourt les villes. Il erre en silence autour des habitations des hommes: aujourd’hui c’est à celle-ci qu’il frappe, demain c’est à celle-là; aucune n’est épargnée. Le messager douloureux et funeste tôt ou tard passera le seuil de la porte où demeure un vivant. Quand les feuilles tombent dans la saison prescrite, quand les vieillards affaiblis descendent dans le tombeau, la nature obéit en paix à ses antiques lois, à son éternel usage, l’homme n’en est point effrayé; mais sur cette terre, c’est le malheur imprévu qu’il faut craindre. Le meurtre, d’une main violente, brise les liens les plus sacrés, et la mort vient enlever dans la barque du Styx le jeune homme florissant. Quand les nuages amoncelés couvrent le ciel de deuil, quand le tonnerre retentit dans les abîmes, tous les cœurs sentent la force redoutable de la destinée; mais la foudre enflammée peut partir des hauteurs sans nuages, et le malheur s’approche comme un ennemi rusé, au milieu des jours de fête. «N’attache donc point ton cœur à ces biens dont la vie passagère est ornée. Si tu jouis, apprends à perdre, et si la fortune est avec toi, songe à la douleur». Quand le frère apprend que celle dont il était amoureux, et pour laquelle il a tué son frère, est sa sœur, son désespoir n’a point de bornes, et il se résout à mourir. Sa mère veut lui pardonner, sa sœur lui demande de vivre; mais il se mêle à ses remords un sentiment d’envie qui le rend encore jaloux de celui qui n’est plus. «Ma mère, dit-il, quand le même tombeau renfermera le meurtrier et la victime, quand une même voûte couvrira nos cendres réunies, ta malédiction sera désarmée. Tes pleurs couleront également pour tes deux fils: la mort est un puissant médiateur! elle éteint les flammes de la colère, elle réconcilie les ennemis, et la pitié se penche comme une sœur attendrie sur l’urne qu’elle embrasse». Sa mère le presse encore de ne pas l’abandonner.--«Non, lui dit-il, je ne puis vivre avec un cœur brisé. Il faut que je retrouve la joie, et que je m’unisse avec les esprits libres de l’air. L’envie a empoisonné ma jeunesse; cependant tu partageais justement ton amour entre nous deux. Penses-tu que je pusse supporter maintenant l’avantage que tes regrets donnent à mon frère sur moi? La mort nous sanctifie; dans son palais indestructible, ce qui était mortel et souillé se change en un cristal pur et brillant; les erreurs de la misérable humanité disparaissent. Mon frère serait au-dessus de moi dans ton cœur, comme les étoiles sont au-dessus de la terre, et l’ancienne rivalité qui nous a séparés pendant la vie renaîtrait pour me dévorer sans relâche. Il serait par delà ce monde, il serait dans ton souvenir l’enfant chéri, l’enfant immortel». La jalousie qu’inspire un mort est un sentiment plein de délicatesse et de vérité. Qui pourrait en effet triompher des regrets? Les vivants égaleront-ils jamais la beauté de l’image céleste que l’ami qui n’est plus a laissée dans notre cœur? Ne nous a-t-il pas dit:--Ne m’oubliez pas.--N’est-il pas là sans défense? Où vit-il sur cette terre, si ce n’est dans le sanctuaire de notre âme? Et qui, parmi les heureux de ce monde, s’unirait jamais à nous aussi intimement que son souvenir? CHAPITRE XX _Guillaume Tell._ Le _Guillaume Tell_ de Schiller est revêtu de ces couleurs vives et brillantes qui transportent l’imagination dans les contrées pittoresques où la respectable conjuration du Rütli s’est passée. Dès les premiers vers, on croit entendre résonner les cors des Alpes. Ces nuages qui partagent les montagnes, et cachent la terre d’en bas à la terre la plus voisine du ciel; ces chasseurs de chamois poursuivant leur proie légère à travers les abîmes; cette vie tout à la fois pastorale et guerrière, qui combat avec la nature, et reste en paix avec les hommes: tout inspire un intérêt animé pour la Suisse; et l’unité d’action, dans cette tragédie, tient à l’art d’avoir fait de la nation même un personnage dramatique. La hardiesse de Tell est brillamment signalée au premier acte de la pièce. Un malheureux proscrit, que l’un des tyrans subalternes de la Suisse a dévoué à la mort, veut se sauver de l’autre côté du rivage, où il peut trouver un asile. L’orage est si violent qu’aucun batelier n’ose se risquer à traverser le lac pour le conduire. Tell voit sa détresse, se hasarde avec lui sur les flots, et le fait heureusement aborder à l’autre rive. Tell est étranger à la conjuration que l’insolence de Gessler fait naître. Stauffacher, Walther Fürst et Arnold de Melchtal préparent la révolte. Tell en est le héros, mais non pas l’auteur; il ne pense point à la politique, il ne songe à la tyrannie que quand elle trouble sa vie paisible; il la repousse de son bras, quand il éprouve son atteinte; il la juge, il la condamne à son propre tribunal; mais il ne conspire pas. Arnold de Melchtal, l’un des conjurés, s’est retiré chez Walther; il a été obligé de quitter son père, pour échapper aux satellites de Gessler; il s’inquiète de l’avoir laissé seul; il demande avec anxiété de ses nouvelles, quand tout à coup il apprend que, pour punir le vieillard de ce que son fils s’est soustrait au décret lancé contre lui, les barbares, avec un fer brûlant, l’ont privé de la vue. Quel désespoir, quelle rage peut égaler ce qu’il éprouve! Il faut qu’il se venge. S’il délivre sa patrie, c’est pour tuer les tyrans qui ont aveuglé son père; et quand les trois conjurés se lient par le serment solennel de mourir ou d’affranchir leurs citoyens du joug affreux de Gessler, Arnold s’écrie: «Oh! mon vieux père aveugle, tu ne peux plus voir le jour de la liberté; mais nos cris de ralliement parviendront jusqu’à toi. Quand des Alpes aux Alpes des signaux de feu nous appelleront aux armes, tu entendras tomber les citadelles de la tyrannie. Les Suisses, en se pressant autour de ta cabane, feront retentir à ton oreille leurs transports de joie, et les rayons de cette fête pénétreront encore jusque dans la nuit qui t’environne». Le troisième acte est rempli par l’action principale de l’histoire et de la pièce. Gessler a fait élever un chapeau sur une pique, au milieu de la place publique, avec ordre que tous les paysans le saluent. Tell passe devant ce chapeau sans se conformer à la volonté du gouverneur autrichien; mais, c’est seulement par inadvertance qu’il ne s’y soumet pas, car il n’était pas dans le caractère de Tell, au moins dans celui que Schiller lui a donné, de manifester aucune opinion politique: sauvage et indépendant comme les chevreuils des montagnes, il vivait libre, mais il ne s’occupait point du droit qu’il avait de l’être. Au moment où Tell est accusé de n’avoir pas salué le chapeau, Gessler arrive, portant un faucon sur sa main: déjà cette circonstance fait tableau et transporte dans le moyen âge. Le pouvoir terrible de Gessler est singulièrement en contraste avec les mœurs si simples de la Suisse, et l’on s’étonne de cette tyrannie en plein air, dont les vallées et les montagnes sont les solitaires témoins. On raconte à Gessler la désobéissance de Tell, et Tell s’excuse en affirmant que ce n’est point avec intention, mais par ignorance, qu’il n’a point fait le salut commandé. Gessler, toujours irrité, lui dit, après quelques moments de silence:--Tell, on assure que tu es maître dans l’art de tirer de l’arbalète, et que jamais ta flèche n’a manqué d’atteindre au but.--Le fils de Tell, âgé de douze ans, s’écrie, tout orgueilleux de l’habileté de son père:--Cela est vrai, seigneur; il perce une pomme sur l’arbre à cent pas.--Est-ce là ton enfant? dit Gessler:--Oui, seigneur, répond Tell--En as-tu d’autres?--TELL: Deux garçons, seigneur?--GESSLER: Lequel des deux t’est le plus cher?--TELL: Tous les deux sont mes enfants.--GESSLER: Hé bien, Tell, puisque tu perces une pomme sur l’arbre à cent pas, exerce ton talent devant moi; prends ton arbalète, aussi bien tu l’as déjà dans ta main, et prépare-toi à tirer une pomme sur la tête de ton fils; mais, je te le conseille, vise bien; car si tu n’atteins pas ou la pomme ou ton fils, tu périras.--TELL: Seigneur, quelle action monstrueuse me commandez-vous! Qui! moi, lancer une flèche contre mon enfant! Non, non, vous ne le voulez pas, Dieu vous en préserve! ce n’est pas sérieusement, seigneur, que vous exigez cela d’un père.--GESSLER: Tu tireras la pomme sur la tête de ton fils; je le demande et je le veux.--TELL: Moi viser la tête chérie de mon enfant! ah! plutôt mourir.--GESSLER: Tu dois tirer, ou périr à l’instant même avec ton fils.--TELL: Je serais le meurtrier de mon fils! Seigneur, vous n’avez pas d’enfants, vous ne savez point ce qu’il y a dans le cœur d’un père.--GESSLER: Ah Tell! te voilà tout à coup bien prudent; on m’avait dit que tu étais un rêveur, que tu aimais l’extraordinaire; hé bien! je t’en donne l’occasion, essaie ce coup hardi, vraiment digne de toi. Tous ceux qui entourent Gessler ont pitié de Tell, et tâchent d’attendrir le barbare qui le condamne au plus affreux supplice; le vieillard, grand’père de l’enfant, se jette aux pieds de Gessler; l’enfant sur la tête duquel la pomme doit être tirée le relève et lui dit:--Ne vous mettez point à genoux devant cet homme; qu’on me dise seulement où je dois me placer: je ne crains rien pour moi; mon père atteint l’oiseau dans son vol, il ne manquera pas son coup quand il s’agit du cœur de son enfant.--Stauffacher s’avance et dit:--Seigneur, l’innocence de cet enfant ne vous touche-t-elle pas?--GESSLER: Qu’on l’attache à ce tilleul.--L’ENFANT: Pourquoi me lier? laissez-moi libre, je me tiendrai tranquille comme un agneau; mais si l’on veut m’enchaîner, je me débattrai avec violence.--Rodolphe, l’écuyer de Gessler, dit à l’enfant:--Consens au moins à ce qu’on te bande les yeux.--Non, répond l’enfant, non; crois-tu que je redoute le trait qui va partir de la main de mon père? Je ne sourcillerai pas en l’attendant. Allons, mon père, montre comme tu sais tirer de l’arc; ils ne le croient pas, ils se flattent de nous perdre; hé bien, trompe leur méchant espoir; que la flèche soit lancée, et qu’elle atteigne au but.--Allons. L’Enfant se place sous le tilleul, et l’on pose la pomme sur sa tête; alors les Suisses se pressent de nouveau autour de Gessler pour en obtenir la grâce de Tell.--Pensais-tu, dit Gessler en s’adressant à Tell, pensais-tu que tu pourrais te servir impunément des armes meurtrières? Elles sont dangereuses aussi pour celui qui les porte; ce droit insolent d’être armé, que les paysans s’arrogent, offense le maître de ses contrées; celui qui commande doit seul être armé. Vous vous réjouissez tant de votre arc et de vos flèches, c’est à moi de vous donner un but pour les exercer.--Faites place, s’écrie Tell, faites place.--Tous les spectateurs frémissent. Il veut tendre son arc, la force lui manque; un vertige l’empêche de voir; il conjure Gessler de lui accorder la mort. Gessler est inflexible. Tell hésite encore longtemps, dans, une affreuse anxiété: tantôt il regarde Gessler, tantôt le ciel, puis tout à coup il tire de son carquois une seconde flèche et la met dans sa ceinture. Il se penche en avant, comme s’il voulait suivre le trait qu’il lance; la flèche part, le peuple s’écrie:--Vive l’enfant!--Le fils s’élance dans les bras de son père, et lui dit:--Mon père, voici la pomme que ta flèche a percée; je savais bien que tu ne me blesserais pas.--Le père anéanti tombe à terre, tenant son enfant dans ses bras. Les compagnons de Tell le relèvent, et le félicitent. Gessler s’approche, et lui demande dans quel dessein il avait préparé une seconde flèche. Tell refuse de le dire. Gessler insiste. Tell demande une sauvegarde pour sa vie, s’il répond avec vérité; Gessler l’accorde. Tell alors, le regardant avec des yeux vengeurs, lui dit:--Je voulais lancer contre vous cette flèche, si la première avait frappé mon fils; et, croyez-moi, celle-là ne vous aurait pas manqué.--Gessler, furieux à ces mots, ordonne que Tell soit conduit en prison. Cette scène a, comme on peut le voir, toute la simplicité d’une histoire racontée dans une ancienne chronique. Tell n’est point représenté comme un héros de tragédie, il n’avait point voulu braver Gessler: il ressemble en tout à ce que sont d’ordinaire les paysans de l’Helvétie, calmes dans leurs habitudes, amis du repos, mais terribles quand on agite dans leur âme les sentiments que la vie champêtre y tient assoupis. On voit encore près d’Altorf, dans le canton d’Uri, une statue de pierre grossièrement travaillée, qui représente Tell et son fils, après que la pomme a été tirée. Le père tient d’une main son fils, et de l’autre il presse son arc sur son cœur, pour le remercier de l’avoir si bien servi. Tell est conduit enchaîné sur la même barque dans laquelle Gessler traverse le lac de Lucerne; l’orage éclate pendant le passage; l’homme barbare a peur et demande du secours à sa victime: on détache les liens de Tell, il conduit lui-même la barque au milieu de la tempête, et s’approchant des rochers il s’élance sur le rivage escarpé. Le récit de cet événement commence le quatrième acte. A peine arrivé dans sa demeure, Tell est averti qu’il ne peut espérer d’y vivre en paix avec sa femme et ses enfants, et c’est alors qu’il prend la résolution de tuer Gessler. Il n’a point pour but d’affranchir son pays du joug étranger, il ne sait pas si l’Autriche doit ou non gouverner la Suisse; il sait qu’un homme a été injuste envers un homme; il sait qu’un père a été forcé de lancer une flèche près du cœur de son enfant, et il pense que l’auteur d’un tel forfait doit périr. Son monologue est superbe: il frémit du meurtre, et cependant il n’a pas le moindre doute sur la légitimité de sa résolution. Il compare l’innocent usage qu’il a fait jusqu’à ce jour de sa flèche, à la chasse et dans les jeux, avec la sévère action qu’il va commettre: il s’assied sur un banc de pierre, pour attendre au détour d’un chemin Gessler qui doit passer.--«Ici, dit-il, s’arrête le pèlerin, qui continue son voyage après un court repos; le moine pieux qui va pour accomplir sa mission sainte, le marchand qui vient des pays lointains, et traverse cette route pour aller à l’autre extrémité du monde: tous poursuivent leur chemin pour achever leurs affaires, et mon affaire à moi, c’est le meurtre! Jadis le père ne rentrait jamais dans sa maison sans réjouir ses enfants, en leur rapportant quelques fleurs des Alpes, un oiseau rare, un coquillage précieux, tel qu’on en trouve sur les montagnes; et maintenant ce père est assis sur le rocher, et des pensées de mort l’occupent; il veut la vie de son ennemi; mais il la veut pour vous, mes enfants, pour vous protéger, pour vous défendre; c’est pour sauver vos jours et votre douce innocence qu’il tend son arc vengeur». Peu de temps après on aperçoit de loin Gessler descendre de la montagne. Une malheureuse femme dont il fait languir le mari dans les prisons, se jette à ses pieds et le conjure de lui accorder sa délivrance; il la méprise et la repousse: elle insiste encore; elle saisit la bride de son cheval, et lui demande de l’écraser sous ses pas, ou de lui rendre celui qu’elle aime. Gessler indigné contre ses plaintes, se reproche de laisser encore trop de liberté au peuple suisse.--Je veux, dit-il, briser leur résistance opiniâtre; je veux courber leur audacieux esprit d’indépendance; je veux publier une loi nouvelle dans ce pays; je veux...--Comme il prononce ce mot, la flèche mortelle l’atteint; il tombe en s’écriant:--C’est le trait de Tell.--Tu dois le reconnaître, s’écrie Tell du haut du rocher.--Les acclamations du peuple se font bientôt entendre, et les libérateurs de la Suisse remplissent le serment qu’ils avaient fait de s’affranchir du joug de l’Autriche. Il semble que la pièce devrait finir naturellement là, comme celle de Marie Stuart à sa mort; mais dans l’une et l’autre Schiller a ajouté une espèce d’appendice ou d’explication, qu’on ne peut plus écouter quand la catastrophe principale est terminée. Élisabeth reparaît après l’exécution de Marie; on est témoin de son trouble et de sa douleur en apprenant le départ de Leicester pour la France. Cette justice poétique doit se supposer, et non se représenter; le spectateur ne soutient pas la vue d’Élisabeth, après avoir été témoin des derniers moments de Marie. Dans _Guillaume Tell_, au cinquième acte, Jean le Parricide, qui assassina son oncle l’empereur Albert, parce qu’il lui refusait son héritage, vient, déguisé en moine, demander un asile à Tell; il se persuade que leurs actions sont pareilles, et Tell le repousse avec horreur, en lui montrant combien leurs motifs sont différents. C’est une idée juste et ingénieuse, que de mettre en opposition ces deux hommes; toutefois ce contraste qui plaît à la lecture, ne réussit point au théâtre. L’esprit est de très peu de chose dans les effets dramatiques; il en faut pour les préparer, mais s’il en fallait pour les sentir, le public même le plus spirituel s’y refuserait. On supprime au théâtre l’acte accessoire de Jean le Parricide, et la toile tombe au moment où la flèche perce le cœur de Gessler. Peu de temps après la première représentation de Guillaume Tell, le trait mortel atteignit aussi le digne auteur de ce bel ouvrage. Gessler périt au moment où les desseins les plus cruels l’occupaient; Schiller n’avait dans son âme que de généreuses pensées. Ces deux volontés si contraires, la mort, ennemie de tous les projets de l’homme, les a de même brisées. CHAPITRE XXI _Gœtz de Berlichingen et le comte d’Egmont._ La carrière dramatique de Gœthe peut être considérée sous deux rapports différents. Dans les pièces qu’il a faites pour être représentées, il y a beaucoup de grâce et d’esprit, mais rien de plus. Dans ceux de ses ouvrages dramatiques, au contraire, qu’il est très difficile de jouer, on trouve un talent extraordinaire. Il paraît que le génie de Gœthe ne peut se renfermer dans les limites du théâtre; quand il veut s’y soumettre, il perd une portion de son originalité, et ne la retrouve tout entière que quand il peut mêler à son gré tous les genres. Un art, quel qu’il soit, ne saurait être sans bornes; la peinture, la sculpture, l’architecture, sont soumises à des lois qui leur sont particulières, et de même l’art dramatique ne produit de l’effet qu’à de certaines conditions: ces conditions restreignent quelquefois le sentiment et la pensée; mais l’ascendant du spectacle est tel sur les hommes rassemblés, qu’on a tort de ne pas se servir de cette puissance, sous prétexte qu’elle exige des sacrifices que ne ferait pas l’imagination livrée à elle-même. Comme il n’y a pas en Allemagne une capitale où l’on trouve réuni tout ce qu’il faut pour avoir un bon théâtre, les ouvrages dramatiques sont beaucoup plus souvent lus que joués: et de là vient que les auteurs composent leurs ouvrages d’après le point de vue de la lecture, et non pas d’après celui de la scène. Gœthe fait presque toujours de nouveaux essais en littérature. Quand le goût allemand lui paraît pencher vers un excès quelconque, il tente aussitôt de lui donner une direction opposée. On dirait qu’il administre l’esprit de ses contemporains comme son empire, et que ses ouvrages sont des décrets, qui tour à tour autorisent ou bannissent les abus qui s’introduisent dans l’art. Gœthe était fatigué de l’imitation des pièces françaises en Allemagne, et il avait raison; car un Français même le serait aussi. En conséquence il composa un drame historique à la manière de Shakespeare, _Gœtz de Berlichingen_. Cette pièce n’était pas destinée au théâtre; mais on pouvait cependant la représenter, comme toutes celles de Shakespeare du même genre. Gœthe a choisi la même époque de l’histoire que Schiller dans ses _Brigands_; mais, au lieu de montrer un homme qui s’affranchit de tous les liens de la morale et de la société, il a peint un vieux chevalier, sous le règne de Maximilien, défendant encore la vie chevaleresque, et l’existence féodale des seigneurs, qui donnaient tant d’ascendant à leur valeur personnelle. Gœtz de Berlichingen fut surnommé _la Main-de-Fer_, parce que, ayant perdu sa main droite à la guerre, il s’en fit faire une à ressort, avec laquelle il saisissait très bien la lance; c’était un chevalier célèbre dans son temps par son courage et sa loyauté. Ce modèle est heureusement choisi pour représenter quelle était l’indépendance des nobles, avant que l’autorité du gouvernement pesât sur tous. Dans le moyen âge, chaque château était une forteresse, chaque seigneur un souverain. L’établissement des troupes de ligne et l’invention de l’artillerie changèrent tout à fait l’ordre social; il s’introduisit une espèce de force abstraite qu’on nomme État ou Nation; mais les individus perdirent graduellement toute leur importance. Un caractère tel que celui de Gœtz dut souffrir de ce changement lorsqu’il s’opéra. L’esprit militaire a toujours été plus rude en Allemagne que partout ailleurs, et c’est là qu’on peut se figurer véritablement ces hommes de fer dont on voit encore les images dans les arsenaux de l’Empire. Néanmoins la simplicité des mœurs chevaleresques est peinte dans la pièce de Gœthe avec beaucoup de charmes. Ce vieux Gœtz, vivant dans les combats, dormant avec son armure, sans cesse à cheval, ne se reposant que quand il est assiégé, employant tout pour la guerre, ne voyant qu’elle; ce vieux Gœtz, dis-je, donne la plus haute idée de l’intérêt et de l’activité que la vie avait alors. Ses qualités comme ses défauts sont fortement prononcés; rien n’est plus généreux que son attachement pour Weislingen, autrefois son ami, depuis son adversaire, et souvent même traître envers lui. La sensibilité que montre un intrépide guerrier, remue l’âme d’une façon toute nouvelle; nous avons du temps pour aimer, dans notre vie oisive; mais ces éclairs d’émotion qui font lire au fond du cœur, à travers une existence orageuse, causent un attendrissement profond. On a si peur de rencontrer l’affectation dans le plus beau don du ciel, dans la sensibilité, que l’on préfère quelquefois la rudesse elle-même comme garant de la franchise. La femme de Gœtz s’offre à l’imagination telle qu’un ancien portrait de l’école flamande, où le vêtement, le regard, la tranquillité même de l’attitude, annoncent une femme soumise à son époux, ne connaissant que lui, n’admirant que lui, et se croyant destinée à le servir, comme il l’est à la défendre. On voit en contraste avec cette femme par excellence, une créature tout à fait perverse, Adélaïde, qui séduit Weislingen, et le fait manquer à ce qu’il avait promis à son ami; elle l’épouse, et bientôt lui devient infidèle. Elle se fait aimer avec passion de son page, et trouble ce malheureux jeune homme au point de l’entraîner à donner à son maître une coupe empoisonnée. Ces traits sont forts, mais peut-être est-il vrai que, quand les mœurs sont très pures en général, celle qui s’en écarte est bientôt entièrement corrompue; le désir de plaire n’est de nos jours qu’un lien d’affection et de bienveillance; mais dans la vie sévère et domestique d’autrefois, c’était un égarement qui pouvait entraîner à tous les autres. Cette criminelle Adélaïde donne lieu à l’une des plus belles scènes de la pièce, la séance du tribunal secret. Des juges mystérieux, inconnus l’un à l’autre, toujours masqués, et se rassemblant pendant la nuit, punissaient dans le silence, et gravaient seulement sur le poignard qu’ils enfonçaient dans le sein du coupable ce mot terrible: TRIBUNAL SECRET. Ils prévenaient le condamné, en faisant crier trois fois sous les fenêtres de sa maison: _Malheur, malheur, malheur!_ Alors l’infortuné savait que partout, dans l’étranger, dans son concitoyen, dans son parent même, il pouvait trouver son meurtrier. La solitude, la foule, les villes, les campagnes, tout était rempli par la présence invisible de cette conscience armée qui poursuivait les criminels. On conçoit comment cette terrible institution pouvait être nécessaire, dans un temps où chaque homme était fort contre tous, au lieu que tous doivent être forts contre chacun. Il fallait que la justice surprît le criminel avant qu’il pût s’en défendre: mais cette punition, qui planait dans les airs comme une ombre vengeresse, cette sentence mortelle, que pouvait receler le sein même d’un ami, frappait d’une invincible terreur. C’est encore un beau moment que celui où Gœtz, voulant se défendre dans son château, ordonne qu’on arrache le plomb de ses fenêtres pour en faire des balles. Il y a dans cet homme un mépris de l’avenir, et une intensité de force dans le présent, tout à fait admirables. Enfin Gœtz voit périr tous ses compagnons d’armes; il reste blessé, captif, et n’ayant auprès de lui que son épouse et sa sœur. Il n’est plus entouré que de femmes, lui qui voulait vivre au milieu d’hommes, et d’hommes indomptables, pour exercer avec eux la puissance de son caractère et de son bras. Il songe au nom qu’il doit laisser après lui; il réfléchit, puisqu’il va mourir. Il demande à voir encore une fois le soleil, pense à Dieu dont il ne s’est point occupé, mais dont il n’a jamais douté, et meurt courageux et sombre, regrettant la guerre plus que la vie. On aime beaucoup cette pièce en Allemagne; les mœurs et les costumes nationaux de l’ancien temps y sont fidèlement représentés, et tout ce qui tient à la chevalerie ancienne remue le cœur des Allemands. Gœthe, le plus insouciant de tous les hommes, parce qu’il est sûr de gouverner son public, ne s’est pas donné la peine de mettre sa pièce en vers; c’est le dessin d’un grand tableau, mais un dessin à peine achevé. On sent dans l’écrivain une telle impatience de tout ce qui pourrait ressembler à l’affectation, qu’il dédaigne même l’art nécessaire pour donner une forme durable à ce qu’il compose. Il y a des traits de génie çà et là dans son drame, comme des coups de pinceau de Michel-Ange; mais c’est un ouvrage qui laisse ou plutôt qui fait désirer beaucoup de choses. Le règne de Maximilien, pendant lequel l’événement principal se passe, n’y est pas assez caractérisé. Enfin, on oserait reprocher à Gœthe de n’avoir pas mis assez d’imagination dans la forme et dans le langage de cette pièce. C’est volontairement et par système qu’il s’y est refusé; il a voulu que ce drame fût la chose même, et il faut que le charme de l’idéal préside à tout dans les ouvrages dramatiques. Les personnages des tragédies sont toujours en danger d’être vulgaires ou factices, et le génie doit les préserver également de l’un et de l’autre inconvénient. Shakespeare ne cesse pas d’être poète dans ses pièces historiques, ni Racine d’observer exactement les mœurs des Hébreux, dans sa tragédie lyrique d’_Athalie_. Le talent dramatique ne saurait se passer ni de la nature, ni de l’art; l’art ne tient en rien à l’artifice, c’est une inspiration parfaitement vraie et spontanée, qui répand sur les circonstances particulières l’harmonie universelle, et sur les moments passagers la dignité des souvenirs durables. * * * * * _Le Comte d’Egmont_ me paraît la plus belle des tragédies de Gœthe: il l’a écrite, sans doute, lorsqu’il composait _Werther_: la même chaleur d’âme se retrouve dans ces deux ouvrages. La pièce commence au moment où Philippe II, fatigué de la douceur du gouvernement de Marguerite de Parme, dans les Pays-Bas, envoie le duc d’Albe pour la remplacer. Le roi est inquiet de la popularité qu’ont acquise le prince d’Orange et le comte d’Egmont; il les soupçonne de favoriser en secret les partisans de la réformation. Tout est réuni pour donner l’idée la plus séduisante du comte d’Egmont; on le voit adoré de ses soldats, à la tête desquels il a remporté tant de victoires. La princesse espagnole se fie à sa fidélité, bien qu’elle sache par lui-même combien il blâme la sévérité dont on use envers les protestants; les citoyens de la ville de Bruxelles le considèrent comme le défenseur de leurs libertés auprès du trône; enfin le prince d’Orange, dont la politique profonde et la prudence silencieuse sont si connues dans l’histoire, relève encore la généreuse imprudence du comte d’Egmont, en le suppliant vainement de partir avec lui avant l’arrivée du duc d’Albe. Le prince d’Orange est un caractère noble et sage; un dévouement héroïque, mais inconsidéré, peut seul résister à ses conseils. Le comte d’Egmont ne veut pas abandonner les habitants de Bruxelles; il se confie à son sort, parce que ses victoires lui ont appris à compter sur les faveurs de la fortune, et que toujours il conserve dans les affaires publiques les qualités qui ont rendu sa vie militaire si brillante. Ces belles et dangereuses qualités intéressent à sa destinée; on ressent pour lui des craintes que son âme intrépide ne saurait jamais éprouver; tout l’ensemble de son caractère est peint avec beaucoup d’art, par l’impression même qu’il produit sur les diverses personnes dont il est entouré. Il est aisé de tracer un portrait spirituel du héros d’une pièce; il faut plus de talent pour le faire agir et parler conformément à ce portrait; il en faut plus encore pour le faire connaître par l’admiration qu’il inspire aux soldats, au peuple, aux grands seigneurs, à tous ceux enfin qui se trouvent en relation avec lui. Le comte d’Egmont aime une jeune fille, Clara, née dans la classe des bourgeois de Bruxelles; il va la voir dans son obscure retraite. Cet amour tient plus de place dans le cœur de la jeune fille que dans le sien; l’imagination de Clara est tout entière subjuguée par l’éclat du comte d’Egmont, par le prestige éblouissant de son héroïque valeur et de sa brillante renommée. Egmont a dans son amour de la bonté et de la douceur; il se repose auprès de cette jeune personne des inquiétudes et des affaires.--«On te parle, lui dit-il, de cet Egmont, silencieux, sévère, imposant; c’est lui qui doit lutter avec les événements et les hommes; mais celui qui est simple, aimant, confiant, heureux; cet Egmont là, Clara, c’est le tien». L’amour d’Egmont pour Clara ne suffirait pas à l’intérêt de la pièce; mais quand le malheur vient s’y mêler, ce sentiment, qui ne paraissait que dans le lointain, acquiert une admirable force. On apprend l’arrivée des Espagnols, ayant le duc d’Albe à leur tête; la terreur que répand ce peuple sévère, au milieu de la nation joyeuse de Bruxelles, est supérieurement décrite. A l’approche d’un grand orage, les hommes rentrent dans leurs maisons, les animaux tremblent, les oiseaux volent près de la terre, et semblent y chercher un asile; la nature entière se prépare au fléau qui la menace: ainsi l’effroi s’empare des malheureux habitants de la Flandre. Le duc d’Albe ne veut point faire arrêter le comte d’Egmont au milieu de Bruxelles; il craint le soulèvement du peuple, et voudrait attirer sa victime dans son propre palais, qui domine la ville et touche à la citadelle. Il se sert de son jeune fils, Ferdinand, pour décider celui qu’il veut perdre à venir chez lui. Ferdinand est plein d’admiration pour le héros de la Flandre; il ne soupçonne point les terribles desseins de son père, et montre au comte d’Egmont un enthousiasme qui persuade à ce franc chevalier que le père d’un tel fils n’est pas son ennemi. Egmont consent à se rendre chez le duc d’Albe; le perfide et fidèle représentant de Philippe II l’attend avec une impatience qui fait frémir; il se met à la fenêtre, et l’aperçoit de loin, monté sur un superbe cheval qu’il a conquis dans l’une des batailles dont il est sorti vainqueur. Le duc d’Albe est rempli d’une cruelle joie, à chaque pas que fait Egmont vers son palais; il se trouble quand le cheval s’arrête; son misérable cœur bat pour le crime; et quand Egmont entre dans la cour, il s’écrie:--Un pied dans la tombe, deux; la grille se referme, il est à moi. Le comte d’Egmont paraît; le duc d’Albe s’entretient assez longtemps avec lui sur le gouvernement des Pays-Bas, et la nécessité d’employer la rigueur pour contenir les opinions nouvelles. Il n’a plus d’intérêt à tromper Egmont, et cependant il se plaît dans sa ruse, et veut la savourer encore quelques instants; à la fin il révolte l’âme généreuse du comte d’Egmont, et l’irrite par la dispute, pour arracher de lui quelques paroles violentes. Il veut se donner l’air d’être provoqué, et de faire par un premier mouvement, ce qu’il a combiné d’avance. D’où viennent tant de précautions envers l’homme qui est en sa puissance, et qu’il fera périr dans quelques heures? C’est qu’il y a toujours dans l’assassin politique un désir confus de se justifier, même auprès de sa victime; il veut dire quelque chose pour son excuse, alors même que ce qu’il dit ne peut persuader ni lui-même ni personne. Peut-être aucun homme n’est-il capable d’aborder le crime sans subterfuge; aussi la véritable moralité des ouvrages dramatiques ne consiste-t-elle pas dans la justice poétique dont l’auteur dispose à son gré, et que l’histoire a si souvent démentie, mais dans l’art de peindre le vice et la vertu de manière à inspirer la haine pour l’un et l’amour pour l’autre. A peine le bruit de l’arrestation du comte d’Egmont est-il répandu dans Bruxelles, qu’on sait qu’il va périr. Personne ne s’attend plus à la justice, ses partisans épouvantés n’osent plus dire un mot pour sa défense; bientôt le soupçon sépare ceux qu’un même intérêt réunit. Une apparente soumission naît de l’effroi que chacun inspire, en le ressentant à son tour, et la terreur que tous font éprouver à tous, cette lâcheté populaire qui succède si vive à l’exaltation, est admirablement peinte en cette circonstance. La seule Clara, cette jeune fille timide, qui ne sortait jamais de sa maison, vient sur la place publique de Bruxelles, rassemble par ses cris les citoyens dispersés, et leur rappelle leur enthousiasme pour Egmont, leur serment de mourir pour lui; tous ceux qui l’entendent frémissent. «Jeune fille, lui dit un citoyen de Bruxelles, ne parle pas d’Egmont; son nom donne la mort».--«Moi, s’écrie Clara, je ne prononcerais pas son nom! ne l’avez-vous pas tous invoqué mille fois? n’est-il pas écrit en tout lieu? n’ai-je pas vu les étoiles du ciel même en former les lettres brillantes? Moi, ne pas le nommer! Que faites-vous, hommes honnêtes? votre esprit est-il troublé, votre raison perdue? Ne me regardez donc pas avec cet air inquiet et craintif, ne baissez donc pas les yeux avec effroi: ce que je demande, c’est ce que vous désirez; ma voix n’est-elle pas la voix de votre cœur? qui de vous, cette nuit même, ne se prosternera pas devant Dieu pour lui demander la vie d’Egmont? Interrogez-vous l’un et l’autre; qui de vous, dans sa maison, ne dira pas: _la liberté d’Egmont ou la mort?_ UN CITOYEN DE BRUXELLES. «Dieu nous préserve de vous écouter plus longtemps! il en résulterait quelque malheur. CLARA. «Restez, restez! ne vous éloignez point, parce que je parle de celui au-devant duquel vous vous pressiez avec tant d’ardeur, quand la rumeur publique annonçait son arrivée, quand chacun s’écriait: _Egmont vient, il vient_. Alors les habitants des rues par lesquelles il devait passer s’estimaient heureux: dès qu’on entendait les pas de son cheval, chacun abandonnait son travail pour courir à sa rencontre, et le rayon qui partait de son regard colorait d’espérance et de joie vos visages abattus. Quelques-uns d’entre vous portaient leurs enfants sur le seuil de la porte, et les élevant dans leurs bras s’écriaient:--Voyez, c’est le grand Egmont, c’est lui, lui qui vous vaudra des temps plus heureux que ceux qu’ont supportés vos pauvres pères.--Vos enfants vous demanderont ce que sont devenus ces temps que vous leur avez promis? Eh quoi! nous perdons nos moments en paroles, vous êtes oisifs, vous le trahissez»!--Brackenbourg, l’ami de Clara, la conjure de s’en aller.--«Que dira votre mère»? s’écrie-t-il. CLARA. «Penses-tu que je sois un enfant ou une insensée? Non, il faut qu’ils m’entendent; écoutez-moi, citoyens: Je vois que vous êtes troublés, et que vous ne pouvez vous-mêmes vous reconnaître à travers les dangers qui vous menacent; laissez-moi porter vos regards sur le passé, hélas! le passé d’hier. Songez à l’avenir; pouvez-vous vivre, vous laissera-t-on vivre? s’il périt. C’est avec lui que s’éteint le dernier souffle de votre liberté. Que n’était-il pas pour vous! Pour qui s’est-il donc exposé à des périls sans nombre? Ses blessures, ils les a reçues pour vous; cette grande âme tout entière occupée de vous, est maintenant renfermée dans un cachot, et les pièges du meurtre l’environnent; il pense à vous, il espère peut-être en vous. Il a besoin pour la première fois de vos secours, lui qui jusqu’à ce jour n’a fait que vous combler de ses dons. UN CITOYEN DE BRUXELLES, _à Brackenbourg_. «Éloignez-la; elle nous afflige. CLARA. «Eh quoi! je n’ai point de force, point de bras habiles aux armes comme les vôtres; mais j’ai ce qui vous manque, le courage et le mépris du péril: ne puis-je donc pas vous pénétrer de mon âme? Je veux aller au milieu de vous: un étendard sans défense a rallié souvent une noble armée; mon esprit sera comme une flamme en avant de vos pas; l’enthousiasme, l’amour, réuniront enfin ce peuple chancelant et dispersé». Brackenbourg avertit Clara que l’on aperçoit non loin d’eux des soldats espagnols qui pourraient l’entendre.--«Mon amie, lui dit-il, voyez dans quel lieu nous sommes. CLARA. «Dans quel lieu! sous le ciel, dont la voûte magnifique semblait s’incliner avec complaisance sur la tête d’Egmont quand il paraissait. Conduisez-moi dans sa prison, vous connaissez la route du vieux château; guidez mes pas, je vous suivrai».--Brackenbourg entraîne Clara chez elle, et sort de nouveau pour s’informer du comte d’Egmont: il revient; et Clara, dont la dernière résolution est prise, exige qu’il lui raconte ce qu’il a pu savoir. «Est-il condamné? s’écrie-t-elle. BRACKENBOURG. «Il l’est, je n’en puis douter. CLARA. «Vit-il encore? BRACKENBOURG. «Oui. CLARA. «Et comment peux-tu me l’assurer? la tyrannie tue dans la nuit l’homme généreux et cache son sang aux yeux de tous. Ce peuple accablé repose, et rêve qu’il le sauvera; et, pendant ce temps, son âme indignée a déjà quitté ce monde. Il n’est plus, ne me trompe pas; il n’est plus. BRACKENBOURG. «Non, je vous le répète, hélas! il vit, parce que les Espagnols destinent au peuple qu’ils veulent opprimer un effrayant spectacle, un spectacle qui doit briser tous les cœurs où respire encore la liberté. CLARA. «Tu peux parler maintenant: moi aussi j’entendrai tranquillement ma sentence de mort; je m’approche déjà de la région des bienheureux; déjà la consolation me vient de cette contrée de paix: parle. BRACKENBOURG. «Les bruits qui circulent et la garde doublée m’ont fait soupçonner qu’on préparait cette nuit sur la place publique quelque chose de redoutable. Je suis arrivé par des détours dans une maison dont la fenêtre donnait sur cette place; le vent agitait les flambeaux qu’un cercle nombreux de soldats espagnols portaient dans leurs mains; et, comme je m’efforçais de regarder à travers cette lueur incertaine, j’aperçois en frémissant un échafaud élevé; plusieurs étaient occupés à couvrir les planches d’un drap noir, et déjà les marches de l’escalier étaient revêtues de ce deuil funèbre: on eût dit qu’on célébrait la consécration d’un sacrifice horrible. Un crucifix blanc, qui brillait pendant la nuit comme de l’argent, était placé sur l’un des côtés de l’échafaud. La terrible certitude était là devant mes yeux; mais les flambeaux par degrés s’éteignirent; bientôt tous les objets disparurent, et l’œuvre criminelle de la nuit rentra dans le sein des ténèbres». Le fils du duc d’Albe découvre qu’on s’est servi de lui pour perdre Egmont; il veut le sauver à tout prix; Egmont ne lui demande qu’un service, c’est de protéger Clara, quand il ne sera plus; mais on apprend qu’elle s’est donné la mort pour ne pas survivre à celui qu’elle aime. Egmont périt, et l’amer ressentiment de Ferdinand contre son père est la punition du duc d’Albe, qui, dit-on, n’aima rien sur la terre que ce fils. Il me semble qu’avec quelques changements il serait possible d’adapter ce plan à la forme française. J’ai passé sous silence quelques scènes qu’on ne pourrait point introduire sur notre théâtre. D’abord, celle qui commence la tragédie: des soldats d’Egmont et des bourgeois de Bruxelles s’entretiennent entre eux de ses exploits; ils racontent, dans un dialogue naturel et piquant, les principales actions de sa vie, et font sentir dans leur langage et leurs récits la haute confiance qu’il leur inspire. C’est ainsi que Shakespeare prépare l’entrée de Jules-César, et le camp de Walstein est composé dans le même but. Mais nous ne supporterions pas en France le mélange du ton populaire avec la dignité tragique, et c’est ce qui donne souvent de la monotonie à nos tragédies du second ordre. Les mots pompeux et les situations toujours héroïques sont nécessairement en petit nombre: d’ailleurs l’attendrissement pénètre rarement jusqu’au fond de l’âme, quand on ne captive pas l’imagination par des détails simples mais vrais, qui donnent de la vie aux moindres circonstances. Clara est représentée au milieu d’un intérieur singulièrement bourgeois, sa mère est très vulgaire; celui qui doit l’épouser a pour elle un sentiment passionné, mais on n’aime pas à se représenter Egmont comme le rival d’un homme du peuple; tout ce qui entoure Clara sert, il est vrai, à relever la pureté de son âme; néanmoins on n’admettrait pas en France dans l’art dramatique l’un des principes de l’art pittoresque, l’ombre qui fait ressortir la lumière. Comme on voit l’une et l’autre simultanément dans un tableau, on reçoit tout à la fois l’effet de toutes deux; il n’en est pas ainsi dans une pièce de théâtre, où l’action est successive; la scène qui blesse n’est pas tolérée, en considération du reflet avantageux qu’elle doit jeter sur la scène suivante; et l’on exige que l’opposition consiste dans des beautés différentes, mais qui soient toujours des beautés. La fin de la tragédie de Gœthe n’est point en harmonie avec l’ensemble; le comte d’Egmont s’endort quelques instants avant de marcher à l’échafaud; Clara, qui n’est plus, lui apparaît pendant son sommeil environnée d’un éclat céleste, et lui annonce que la cause de la liberté qu’il a servie doit triompher un jour: ce dénoûment merveilleux ne peut convenir à une pièce historique. Les Allemands, en général, sont embarrassés lorsqu’il s’agit de finir; et c’est surtout à eux que pourrait s’appliquer ce proverbe des Chinois: _Quand on a dix pas à faire, neuf est la moitié du chemin_. L’esprit nécessaire pour terminer quoi que ce soit, exige une sorte d’habileté et de mesure qui ne s’accorde guère avec l’imagination vague et indéfinie que les Allemands manifestent dans tous leurs ouvrages. D’ailleurs il faut de l’art, et beaucoup d’art, pour trouver un dénoûment, car il y en a rarement dans la vie; les faits s’enchaînent les uns aux autres, et leurs conséquences se perdent dans la suite des temps. La connaissance du théâtre seule apprend à circonscrire l’événement principal, et à faire concourir tous les accessoires au même but. Mais, combiner les effets semble presque aux Allemands de l’hypocrisie, et le calcul leur paraît inconciliable avec l’inspiration. Gœthe est cependant de tous leurs écrivains celui qui aurait le plus de moyens pour accorder ensemble l’habileté de l’esprit avec son audace; mais il ne daigne pas se donner la peine de ménager les situations dramatiques de manière à les rendre théâtrales. Quand elles sont belles en elles-mêmes, il ne s’embarrasse pas du reste. Le public allemand qu’il a pour spectateur à Weimar, ne demande pas mieux que de l’attendre et de le deviner; aussi patient, aussi intelligent que le chœur des Grecs, au lieu d’exiger seulement qu’on l’amuse, comme le font d’ordinaire les souverains, peuples ou rois, il se mêle lui-même de son plaisir, en analysant, en expliquant ce qui ne le frappe pas d’abord; un tel public est lui-même artiste dans ses jugements. CHAPITRE XXII _Iphigénie en Tauride, Torquato Tasso, etc._ On donnait en Allemagne des drames bourgeois, des mélodrames, des pièces à grand spectacle, remplies de chevaux et de chevalerie. Gœthe voulut ramener la littérature à la sévérité de l’antique, et il composa son _Iphigénie en Tauride_, qui est le chef-d’œuvre de la poésie classique chez les Allemands. Cette tragédie rappelle le genre d’impression qu’on reçoit en contemplant les statues grecques; l’action en est si imposante et si tranquille, qu’alors même que la situation des personnages change, il y a toujours en eux une sorte de dignité qui fixe dans le souvenir chaque moment comme durable. Le sujet d’_Iphigénie en Tauride_ est si connu, qu’il était difficile de le traiter d’une manière nouvelle; Gœthe y est parvenu néanmoins, en donnant un caractère vraiment admirable à son héroïne. L’Antigone de Sophocle est une sainte, telle qu’une religion plus pure que celle des anciens pourrait nous la représenter. L’Iphigénie de Gœthe n’a pas moins de respect pour la vérité qu’Antigone; mais elle réunit le calme d’un philosophe à la ferveur d’une prêtresse: le chaste culte de Diane et l’asile d’un temple suffisent à l’existence rêveuse que lui laisse le regret d’être éloignée de la Grèce. Elle veut adoucir les mœurs du pays barbare qu’elle habite: et, bien que son nom soit ignoré, elle répand des bienfaits autour d’elle, en fille du roi des rois. Toutefois elle ne cesse point de regretter les belles contrées où se passa son enfance, et son âme est remplie d’une résignation forte et douce, qui tient, pour ainsi dire, le milieu entre le stoïcisme et le christianisme. Iphigénie ressemble un peu à la divinité qu’elle sert, et l’imagination se la représente environnée d’un nuage qui lui dérobe sa patrie. En effet, l’exil, et l’exil loin de la Grèce, pouvait-il permettre aucune autre jouissance que celles qu’on trouve en soi-même! Ovide aussi, condamné à vivre non loin de la Tauride, parlait en vain son harmonieux langage aux habitants de ces rives désolées: il cherchait en vain les arts, un beau ciel, et cette sympathie de pensées qui fait goûter avec les indifférents même quelques-uns des plaisirs de l’amitié. Son génie retombait sur lui-même, et sa lyre suspendue ne rendait plus que des accords plaintifs, lugubre accompagnement des vents du nord. Aucun ouvrage moderne ne peint mieux, ce me semble, que l’_Iphigénie_ de Gœthe, la destinée qui pèse sur la race de Tantale, la dignité de ces malheurs causés par une fatalité invincible. Une crainte religieuse se fait sentir dans toute cette histoire, et les personnages eux-mêmes semblent parler prophétiquement, et n’agir que sous la main puissante des dieux. Gœthe a fait de Thoas le bienfaiteur d’Iphigénie. Un homme féroce, tel que divers auteurs l’ont représenté, n’aurait pu s’accorder avec la couleur générale de la pièce; il en aurait dérangé l’harmonie. Dans plusieurs tragédies on met un tyran, comme une espèce de machine qui est la cause de tout; mais un penseur tel que Gœthe n’aurait jamais mis en scène un personnage, sans développer son caractère. Or une âme criminelle est toujours si compliquée, qu’elle ne pouvait entrer dans un sujet traité d’une manière aussi simple. Thoas aime Iphigénie; il ne peut se résoudre à s’en séparer, en la laissant retourner en Grèce avec son frère Oreste. Iphigénie pourrait partir à l’insu de Thoas: elle débat avec son frère, et avec elle-même, si elle doit se permettre un tel mensonge, et c’est là tout le nœud de la dernière moitié de la pièce. Enfin, Iphigénie avoue tout à Thoas, combat sa résistance, et obtient de lui le mot _adieu_, sur lequel la toile tombe. Certainement ce sujet ainsi conçu est pur et noble, et il serait bien à souhaiter qu’on pût émouvoir les spectateurs, seulement par un scrupule de délicatesse; mais ce n’est peut-être pas assez pour le théâtre, et l’on s’intéresse plus à cette pièce quand on la lit que quand on la voit représenter. C’est l’admiration, et non le pathétique, qui est le ressort d’une telle tragédie; on croit entendre, en l’écoutant, un chant d’un poème épique; et le calme qui règne dans tout l’ensemble gagne presque Oreste lui-même. La reconnaissance d’Iphigénie et d’Oreste n’est pas la plus animée, mais peut-être la plus poétique qu’il y ait. Les souvenirs de la famille d’Agamemnon y sont rappelés avec un art admirable, et l’on croit voir passer devant ses yeux les tableaux dont l’histoire et la fable ont enrichi l’antiquité. C’est un intérêt aussi que celui du plus beau langage, et des sentiments les plus élevés. Une poésie si haute plonge l’âme dans une noble contemplation, qui lui rend moins nécessaire le mouvement et la diversité dramatiques. Parmi le grand nombre des morceaux à citer dans cette pièce, il en est un dont il n’y a de modèle nulle part: Iphigénie, dans sa douleur, se rappelle un ancien chant connu dans sa famille, et que sa nourrice lui a appris dès le berceau; c’est le chant que les Parques font entendre à Tantale dans l’enfer. Elles lui retracent sa gloire passée, lorsqu’il était le convive des dieux, à la table d’or. Elles peignent le moment terrible où il fut précipité de son trône, la punition que les dieux lui infligèrent, la tranquillité de ces dieux qui planent sur l’univers, et que les plaintes des enfers ne sauraient ébranler; ces Parques menaçantes annoncent aux petits-fils de Tantale que les dieux se détourneront d’eux, parce que leurs traits rappellent ceux de leur père. Le vieux Tantale entend ce chant funeste dans l’éternelle nuit, pense à ses enfants, et baisse sa tête coupable. Les images les plus frappantes, le rythme qui s’accorde le mieux avec les sentiments, donnent à cette poésie la couleur d’un chant national. C’est le plus grand effort du talent, que de se familiariser ainsi avec l’antiquité et de saisir tout à la fois ce qui devait être populaire chez les Grecs, et ce qui produit, à la distance des siècles, une impression si solennelle. L’admiration qu’il est impossible de ne pas ressentir pour l’_Iphigénie_ de Gœthe, n’est point en contradiction avec ce que j’ai dit sur l’intérêt plus vif, et l’attendrissement plus intime que les sujets modernes peuvent faire éprouver. Les mœurs et les religions, dont les siècles ont effacé la trace, présentent l’homme comme un être idéal qui touche à peine la terre sur laquelle il marche; mais dans les époques et dans les faits historiques, dont l’influence subsiste encore, nous sentons la chaleur de notre existence, et nous voulons des affections semblables à celles qui nous agitent. Il me semble donc que Gœthe n’aurait pas dû mettre dans sa pièce de _Torquato Tasso_ la même simplicité d’action et le même calme dans les discours, qui convenaient à son Iphigénie. Ce calme et cette simplicité pourraient ne paraître que de la froideur et du manque de naturel, dans un sujet aussi moderne, sous tous les rapports, que le caractère personnel du Tasse et les intrigues de la cour de Ferrare. Gœthe a voulu peindre, dans cette pièce, l’opposition qui existe entre la poésie et les convenances sociales; entre le caractère d’un poète et celui d’un homme du monde. Il a montré le mal que fait la protection d’un prince à l’imagination délicate d’un écrivain, lors même que ce prince croit aimer les lettres, ou du moins met son orgueil à passer pour les aimer. Cette opposition entre la nature exaltée et cultivée par la poésie, et la nature refroidie et dirigée par la politique, est une idée mère de mille idées. Un homme de lettres placé dans une cour, doit se croire d’abord heureux d’y être; mais il est impossible qu’à la longue il n’éprouve pas quelques-unes des peines qui rendirent la vie du Tasse si malheureuse. Le talent qui ne serait pas indompté cesserait d’être du talent; et cependant il est bien rare que les princes reconnaissent les droits de l’imagination, et sachent tout à la fois la considérer et la ménager. On ne pouvait choisir un sujet plus heureux que le Tasse à Ferrare, pour mettre en évidence les différents caractères d’un poète, d’un homme de cour, d’une princesse et d’un prince, agissant dans un petit cercle avec toute l’âpreté d’amour-propre qui remuerait le monde. L’on connaît la sensibilité maladive du Tasse, et la rudesse polie de son protecteur Alphonse, qui, tout en professant la plus haute admiration pour ses écrits, le fit enfermer dans la maison des fous, comme si le génie qui part de l’âme devait être traité ainsi qu’un talent mécanique, dont on tire parti en estimant l’œuvre et en dédaignant l’ouvrier. Gœthe a peint Léonore d’Este, la sœur du duc de Ferrare, que le poète aimait en secret, comme appartenant par ses vœux à l’enthousiasme, et par sa faiblesse à la prudence; il a introduit dans sa pièce un courtisan sage, selon le monde, qui traite le Tasse avec la supériorité que l’esprit d’affaires se croit sur l’esprit poétique, et qui l’irrite par son calme, et par l’habileté qu’il emploie à le blesser sans avoir précisément tort envers lui. Cet homme de sang-froid conserve son avantage, en provoquant son ennemi par des manières sèches et cérémonieuses, qui offensent sans qu’on puisse s’en plaindre. C’est le grand mal que fait une certaine science du monde; et, dans ce sens, l’éloquence et l’art de parler diffèrent extrêmement; car pour être éloquent, il faut dégager le vrai de toutes ses entraves, et pénétrer jusqu’au fond de l’âme où réside la conviction; mais l’habileté de la parole consiste, au contraire, dans le talent d’esquiver, de parer adroitement avec quelques phrases ce qu’on ne veut pas entendre, et de se servir de ces mêmes armes pour tout indiquer, sans qu’on puisse jamais vous prouver que vous ayez rien dit. Ce genre d’escrime fait beaucoup souffrir une âme vive et vraie. L’homme qui s’en sert semble votre supérieur, parce qu’il sait vous agiter, tandis qu’il reste lui-même tranquille; mais il ne faut pas pourtant se laisser imposer par ces forces négatives. Le calme est beau quand il vient de l’énergie qui fait supporter ses propres peines; mais quand il naît de l’indifférence pour celles des autres, ce calme n’est rien qu’une personnalité dédaigneuse. Il suffit d’une année de séjour dans une cour ou dans une capitale, pour apprendre très facilement à mettre de l’adresse et même de la grâce dans l’égoïsme: mais pour être vraiment digne d’une haute estime, il faudrait réunir en soi, comme dans un bel ouvrage, des qualités opposées: la connaissance des affaires et l’amour du beau, la sagesse qu’exigent les rapports avec les hommes, et l’essor qu’inspire le sentiment des arts. Il est vrai qu’un tel individu en contiendrait deux; aussi Gœthe dit-il dans sa pièce, que les deux personnages qu’il met en contraste, le politique et le poète, _sont les deux moitiés d’un homme_. Mais la sympathie ne peut exister entre ces deux moitiés, puisqu’il n’y a point de prudence dans le caractère du _Tasse_, ni de sensibilité dans son concurrent. La susceptibilité souffrante des hommes de lettres s’est manifestée dans Rousseau, dans le Tasse, et plus souvent encore dans les écrivains allemands. Les écrivains français en ont été plus rarement atteints. C’est quand on vit beaucoup avec soi-même et dans la solitude qu’on a de la peine à supporter l’air extérieur. La société est rude à beaucoup d’égards pour qui n’y est pas fait dès son enfance, et l’ironie du monde est plus funeste aux gens à talent qu’à tous les autres: l’esprit tout seul s’en tire mieux. Gœthe aurait pu choisir la vie de Rousseau pour exemple de cette lutte entre la société telle qu’elle est, et la société telle qu’une tête poétique la voit ou la désire; mais la situation de Rousseau prêtait beaucoup moins à l’imagination que celle du Tasse. Jean-Jacques a traîné un grand génie dans des rapports très subalternes. Le Tasse, brave comme ses chevaliers, amoureux, aimé, persécuté, couronné, et, jeune encore, mourant de douleur, à la veille de son triomphe, est un superbe exemple de toutes les splendeurs et de tous les revers d’un beau talent. Il me semble que dans la pièce du _Tasse_ les couleurs du Midi ne sont pas assez prononcées; peut-être serait-il très difficile de rendre en allemand la sensation que produit la langue italienne. Néanmoins c’est dans les caractères surtout qu’on retrouve les traits de la nature germanique plutôt qu’italienne. Léonore d’Este est une princesse allemande. L’analyse de son propre caractère et de ses sentiments, à laquelle elle se livre sans cesse, n’est point du tout dans l’esprit du Midi. Là l’imagination ne se replie point sur elle-même, elle avance sans regarder en arrière. Elle n’examine point la source d’un événement; elle le combat ou s’y livre, sans en rechercher la cause. La Tasse est aussi un poète allemand. Cette impossibilité de se tirer d’affaire dans toutes les circonstances habituelles de la vie commune, que Gœthe attribue au Tasse, est un trait de la vie méditative et renfermée des écrivains du Nord. Les poètes du Midi n’ont pas d’ordinaire une telle incapacité; ils ont vécu plus souvent hors de la maison, sur les places publiques; les choses, et surtout les hommes, leur sont plus familiers. Le langage du Tasse, dans la pièce de Gœthe, est souvent trop métaphysique. La folie de l’auteur de _la Jérusalem_ ne venait pas de l’abus des réflexions philosophiques, ni de l’examen approfondi de ce qui se passe au fond du cœur; elle tenait plutôt à l’impression trop vive des objets extérieurs, à l’enivrement de l’orgueil et de l’amour; il ne se servait guère de la parole que comme d’un chant harmonieux. Le secret de son âme n’était point dans ses discours ni dans ses écrits: il ne s’était point observé lui-même, comment aurait-il pu se révéler aux autres? D’ailleurs il considérait la poésie comme un art éclatant, et non comme une confidence intime des sentiments du cœur. Il me semble manifeste, et par sa nature italienne, et par sa vie, et par ses lettres, et par les poésies même qu’il a composées dans sa captivité, que l’impétuosité de ses passions, plutôt que la profondeur de ses pensées, causait sa mélancolie; il n’y avait pas dans son caractère, comme dans celui des poètes allemands, ce mélange habituel de réflexion et d’activité, d’analyse et d’enthousiasme, qui trouble singulièrement l’existence. L’élégance et la dignité du style poétique sont incomparables dans la pièce du _Tasse_, et Gœthe s’y est montré le Racine de l’Allemagne. Mais si l’on a reproché à Racine le peu d’intérêt de _Bérénice_, on pourrait, avec bien plus de raison, blâmer la froideur dramatique du _Tasse_ de Gœthe: le dessein de l’auteur était d’approfondir les caractères, en esquissant seulement les situations; mais cela est-il possible? Ces longs discours pleins d’esprit et d’imagination, que tiennent tour à tour les différents personnages, dans quelle nature sont-ils pris? qui parle ainsi de soi-même et de tout? qui épuise à ce point ce qu’on peut dire, sans qu’il soit question de rien faire? Quand il arrive un peu de mouvement dans cette pièce, on se sent soulagé de l’attention continuelle qu’exigent les idées. La scène du duel entre le poète et le courtisan intéresse vivement; la colère de l’un et l’habileté de l’autre développent la situation d’une manière piquante. C’est trop exiger des lecteurs ou des spectateurs, que de leur demander de renoncer à l’intérêt des circonstances, pour s’attacher uniquement aux images et aux pensées. Alors il ne faut pas prononcer des noms propres, ni supposer des scènes, des actes, un commencement, une fin, tout ce qui rend l’action nécessaire. La contemplation plaît dans le repos; mais lorsqu’on marche, la lenteur est toujours fatigante. Par une singulière vicissitude dans les goûts, les Allemands ont d’abord attaqué nos écrivains dramatiques, comme transformant en français tous leurs héros. Ils ont réclamé avec raison la vérité historique, pour animer les couleurs et vivifier la poésie; puis, tout à coup, ils se sont lassés de leurs propres succès en ce genre, et ils ont fait des pièces abstraites, si l’on peut s’exprimer ainsi, dans lesquelles les rapports des hommes entre eux sont indiqués d’une manière générale, sans que le temps, le lieu, ni les individus y soient pour rien. C’est ainsi, par exemple, que dans _la Fille naturelle_, une autre pièce de Gœthe, l’auteur appelle ses personnages le duc, le roi, le père, la fille, etc., sans aucune autre désignation; considérant l’époque pendant laquelle l’événement se passe, le pays et les noms propres, presque comme des intérêts de ménage dont la poésie ne doit pas s’occuper. Une telle tragédie est véritablement faite pour être jouée dans le palais d’Odin, où les morts ont coutume de continuer les occupations qu’ils avaient pendant leur vie; là le chasseur, ombre lui-même, poursuit l’ombre d’un cerf avec ardeur, et les fantômes des guerriers se battent sur le terrain des nuages. Il paraît que, pendant quelque temps, Gœthe s’est tout à fait dégoûté de l’intérêt dans les pièces de théâtre. L’on en trouvait dans de mauvais ouvrages; il a pensé qu’il fallait le bannir des bons. Néanmoins, un homme supérieur a tort de dédaigner ce qui plaît universellement; il ne faut pas qu’il abjure sa ressemblance avec la nature de tous, s’il veut faire valoir ce qui le distingue. Le point qu’Archimède cherchait pour soulever le monde est celui par lequel un génie extraordinaire se rapproche du commun des hommes. Ce point de contact lui sert à s’élever au-dessus des autres; il doit partir de ce que nous éprouvons tous, pour arriver à faire sentir ce que lui seul aperçoit. D’ailleurs, s’il est vrai que le despotisme des convenances mêle souvent quelque chose de factice aux plus belles tragédies françaises, il n’y a pas non plus de vérité dans les théories bizarres de l’esprit systématique. Si l’exagération est maniérée, un certain genre de calme est aussi une affectation. C’est une supériorité qu’on s’arroge sur les émotions de l’âme, et qui peut convenir dans la philosophie, mais point du tout dans l’art dramatique. On peut sans crainte adresser ces critiques à Gœthe; car presque tous ses ouvrages sont composés dans des systèmes différents: tantôt il s’abandonne à la passion, comme dans _Werther_ et _le Comte d’Egmont_; une autre fois il ébranle toutes les cordes de l’imagination par ses poésies fugitives; une autre fois il peint l’histoire avec une vérité scrupuleuse, comme dans _Gœtz de Berlichingen_; une autre fois il est naïf comme les anciens, dans _Hermann et Dorothée_. Enfin, il se plonge avec _Faust_ dans le tourbillon de la vie; puis tout à coup, dans _le Tasse, la Fille naturelle_, et même dans _Iphigénie_, il conçoit l’art dramatique comme un monument élevé près des tombeaux. Ses ouvrages ont alors les belles formes, la splendeur et l’éclat du marbre; mais ils en ont aussi la froide immobilité. On ne saurait critiquer Gœthe comme un auteur bon dans tel genre et mauvais dans tel autre. Il ressemble plutôt à la nature, qui produit tout et de tout; et l’on peut aimer mieux son climat du midi que son climat du nord, sans méconnaître en lui les talents qui s’accordent avec ces diverses régions de l’âme. CHAPITRE XXIII _Faust._ Parmi les pièces des marionnettes, il y en a une intitulée _le Docteur Faust, ou la Science malheureuse_, qui a fait de tout temps une grande fortune en Allemagne. Lessing s’en est occupé avant Gœthe. Cette histoire merveilleuse est une tradition généralement répandue. Plusieurs auteurs anglais ont écrit sur la vie de ce même docteur Faust, et quelques-uns même lui attribuent l’invention de l’imprimerie. Son savoir très profond ne le préserva pas de l’ennui de la vie; il essaya, pour y échapper, de faire un pacte avec le diable, et le diable finit par l’emporter. Voilà le premier mot qui a fourni à Gœthe l’étonnant ouvrage dont je vais essayer de donner l’idée. Certes, il ne faut pas y chercher ni le goût, ni la mesure, ni l’art qui choisit et qui termine; mais si l’imagination pouvait se figurer un chaos intellectuel, tel que l’on a souvent décrit le chaos matériel, le _Faust_ de Gœthe devrait avoir été composé à cette époque. On ne saurait aller au delà, en fait de hardiesse de pensée, et le souvenir qui reste de cet écrit tient toujours un peu du vertige. Le diable est le héros de cette pièce; l’auteur ne l’a point conçu comme un fantôme hideux, tel qu’on a coutume de le représenter aux enfants; il en a fait, si l’on peut s’exprimer ainsi, le méchant par excellence, auprès duquel tous les méchants, et celui de Gresset en particulier, ne sont que des novices, à peine dignes d’être les serviteurs de Méphistophélès (c’est le nom du démon qui se fait l’ami de Faust). Gœthe a voulu montrer dans ce personnage, réel et fantastique tout à la fois, la plus amère plaisanterie que le dédain puisse inspirer, et néanmoins une audace de gaîté qui amuse. Il y a dans les discours de Méphistophélès une ironie infernale, qui porte sur la création tout entière, et juge l’univers comme un mauvais livre dont le diable se fait le censeur. Méphistophélès se moque de l’esprit lui-même, comme du plus grand des ridicules, quand il fait prendre un intérêt sérieux à quoi que ce soit au monde, et surtout quand il nous donne de la confiance en nos propres forces. C’est une chose singulière, que la méchanceté suprême et la sagesse divine s’accordent en ceci; qu’elles reconnaissent également l’une et l’autre le vide et la faiblesse de tout ce qui existe sur la terre: mais l’une ne proclame cette vérité que pour dégoûter du bien, et l’autre que pour élever au-dessus du mal. S’il n’y avait dans la pièce de _Faust_ que de la plaisanterie piquante et philosophique, on pourrait trouver dans plusieurs écrits de Voltaire un genre d’esprit analogue; mais on sent dans cette pièce une imagination d’une tout autre nature. Ce n’est pas seulement le monde moral tel qu’il est qu’on y voit anéanti, mais c’est l’enfer qui est mis à sa place. Il y a une puissance de sorcellerie, une poésie du mauvais principe, un enivrement du mal, un égarement de la pensée, qui font frissonner, rire et pleurer tout à la fois. Il semble que, pour un moment, le gouvernement de la terre soit entre les mains du démon. Vous tremblez, parce qu’il est impitoyable; vous riez, parce qu’il humilie tous les amours-propres satisfaits; vous pleurez, parce que la nature humaine, ainsi vue des profondeurs de l’enfer, inspire une pitié douloureuse. Milton a fait Satan plus grand que l’homme; Michel-Ange et le Dante lui ont donné les traits hideux de l’animal, combinés avec la figure humaine. Le Méphistophélès de Gœthe est un diable civilisé. Il manie avec art cette moquerie légère en apparence, qui peut si bien s’accorder avec une grande profondeur de perversité; il traite de niaiserie ou d’affectation tout ce qui est sensible; sa figure est méchante, basse et fausse; il a de la gaucherie sans timidité, du dédain sans fierté, quelque chose de doucereux auprès des femmes, parce que, dans cette seule circonstance, il a besoin de tromper pour séduire: et, ce qu’il entend par séduire, c’est servir les passions d’un autre; car il ne peut même faire semblant d’aimer: c’est la seule dissimulation qui lui soit impossible. Le caractère de Méphistophélès suppose une inépuisable connaissance de la société, de la nature et du merveilleux. C’est le cauchemar de l’esprit que cette pièce de _Faust_, mais un cauchemar qui double sa force. On y trouve la révélation diabolique de l’incrédulité, de celle qui s’applique à tout ce qu’il peut y avoir de bon dans ce monde; et peut-être cette révélation serait-elle dangereuse, si les circonstances amenées par les perfides intentions de Méphistophélès n’inspiraient pas de l’horreur pour son arrogant langage, et ne faisaient pas connaître la scélératesse qu’il renferme. Faust rassemble dans son caractère toutes les faiblesses de l’humanité: désir de savoir et fatigue du travail; besoin du succès, satiété du plaisir. C’est un parfait modèle de l’être changeant et mobile, dont les sentiments sont plus éphémères encore que la courte vie dont il se plaint. Faust a plus d’ambition que de force; et cette agitation intérieure le révolte contre la nature, et le fait recourir à tous les sortilèges pour échapper aux conditions dures, mais nécessaires, imposées à l’homme mortel. On le voit, dans la première scène, au milieu de ses livres et d’un nombre infini d’instruments de physique et de fioles de chimie. Son père s’occupait aussi des sciences, et lui en a transmis le goût et l’habitude. Une seule lampe éclaire cette retraite sombre et Faust étudie sans relâche la nature, et surtout la magie dont il possède déjà quelques secrets. Il veut faire apparaître un des génies créateurs du second ordre; le génie vient, et lui conseille de ne point s’élever au-dessus de la sphère de l’esprit humain.--«C’est à nous, lui dit-il, c’est à nous de nous plonger dans le tumulte de l’activité, dans ces vagues éternelles de la vie, que la naissance et la mort élèvent et précipitent, repoussent et ramènent: nous sommes faits pour travailler à l’œuvre que Dieu nous commande, et dont le temps accomplit la trame. Mais toi, qui ne peux concevoir que toi-même, toi, qui trembles en approfondissant ta destinée, et que mon souffle fait tressaillir, laisse-moi, ne me rappelle plus».--Quand le génie disparaît, un désespoir profond s’empare de Faust et il veut s’empoisonner. «Moi, dit-il, l’image de la Divinité, je me croyais si près de goûter l’éternelle vérité dans tout l’éclat de sa lumière céleste! je n’étais déjà plus le fils de la terre; je me sentais l’égal des chérubins, qui, créateurs à leur tour, peuvent goûter les jouissances de Dieu même. Ah! combien je dois expier mes pressentiments présomptueux! une parole foudroyante les a détruits pour jamais. Esprit divin, j’ai eu la force de t’attirer, mais je n’ai pas eu celle de te retenir. Pendant l’instant heureux où je t’ai vu, je me sentais à la fois si grand et si petit! mais tu m’as repoussé violemment dans le sort incertain de l’humanité. «Qui m’instruira maintenant? que dois-je éviter? dois-je céder à l’impulsion qui me presse? nos actions, comme nos souffrances, arrêtent la marche de la pensée. Des penchants grossiers s’opposent à ce que l’esprit conçoit de plus magnifique. Quand nous atteignons un certain bonheur ici-bas, nous traitons d’illusion et de mensonge tout ce qui vaut mieux que ce bonheur; et les sentiments sublimes que le Créateur nous avait donnés se perdent dans les intérêts de la terre. D’abord l’imagination, avec ses ailes hardies, aspire à l’éternité; puis un petit espace suffit bientôt aux débris de toutes nos espérances trompées. L’inquiétude s’empare de notre cœur: elle y produit des douleurs secrètes; elle y détruit le repos et le plaisir. Elle se présente à nous sous mille formes; tantôt la fortune, tantôt une femme, des enfants, le poignard, le poison, le feu, la mer, nous agitent. L’homme tremble devant tout ce qui n’arrivera pas, et pleure sans cesse ce qu’il n’a point perdu. «Non, je ne me suis point comparé à la Divinité; non, je sens ma misère: c’est à l’insecte que je ressemble. Il s’agite dans la poussière, il se nourrit d’elle, et le voyageur, en passant, l’écrase et le détruit. «N’est-ce pas la poussière en effet, que ces livres dont je suis environné? Ne suis-je pas enfermé dans le cachot de la science? ces murs, ces vitraux qui m’entourent, laissent-ils pénétrer seulement jusqu’à moi la lumière du jour sans l’altérer? Que dois-je faire de ces innombrables volumes, de ces niaiseries sans fin qui remplissent ma tête? Y trouverai-je ce qui me manque? Si je parcours ces pages, qu’y lirai-je? Que partout les hommes se sont tourmentés sur leur sort; que de temps en temps un heureux a paru, et qu’il a fait le désespoir du reste de la terre. (_Une tête de mort est sur la table_). Et toi, qui sembles m’adresser un ricanement si terrible, l’esprit qui habitait jadis ton cerveau n’a-t-il pas erré comme le mien, n’a-t-il pas cherché la lumière, et succombé sous le poids des ténèbres: ces machines de tout genre que mon père avait rassemblées pour servir à ses vains travaux, ces roues, ces cylindres, ces leviers, me révèleront-ils le secret de la nature? Non, elle est mystérieuse, bien qu’elle semble se montrer au jour; et ce qu’elle veut cacher, tous les efforts de la science ne l’arracheront jamais de son sein. «C’est donc vers toi que mes regards sont attirés, liqueur empoisonnée! Toi qui donnes la mort, je te salue comme une pâle lueur dans la forêt sombre. En toi j’honore la science et l’esprit de l’homme. Tu es la plus douce essence des sucs qui procurent le sommeil; tu contiens toutes les forces qui tuent. Viens à mon secours. Je sens déjà l’agitation de mon esprit qui se calme; je vais m’élancer dans la haute mer. Les flots limpides brillent comme un miroir à mes pieds. Un nouveau jour m’appelle vers l’autre bord. Un char de feu plane déjà sur ma tête; j’y vais monter; je saurai parcourir les sphères éthérées, et goûter les délices des cieux. «Mais dans mon abaissement, comment les mériter? Oui, je le puis, si je l’ose, si j’enfonce avec courage ces portes de la mort, devant lesquelles chacun passe en frémissant. Il est temps de montrer la dignité de l’homme. Il ne faut plus qu’il tremble au bord de cet abîme, où son imagination se condamne elle-même à ses propres tourments, et dont les flammes de l’enfer semblent défendre l’approche. C’est dans cette coupe d’un pur cristal, que je vais verser le poison mortel. Hélas! jadis elle servait pour un autre usage: on la passait de main en main dans les festins joyeux de nos pères, et le convive, en la prenant, célébrait en vers sa beauté. Coupe dorée! tu me rappelles les nuits bruyantes de ma jeunesse. Je ne t’offrirai plus à mon voisin, je ne vanterai plus l’artiste qui sut t’embellir. Une liqueur sombre te remplit, je l’ai préparée, je la choisis. Ah! qu’elle soit pour moi la libation solennelle que je consacre au matin d’une nouvelle vie»! Au moment où Faust va prendre le poison, il entend les cloches qui annoncent dans la ville le jour de Pâques, et les chœurs, qui, dans l’église voisine, célèbrent cette sainte fête. LE CHŒUR. «Le Christ est ressuscité. Que les mortels dégénérés, faibles et tremblants, s’en réjouissent! FAUST. «Comme le bruit imposant de l’airain m’ébranle jusqu’au fond de l’âme! Quelles voix pures font tomber la coupe empoisonnée de ma main! Annoncez-vous, cloches retentissantes, la première heure du jour de Pâques? Vous, chœur! célébrez-vous déjà les chants consolateurs, ces chants que, dans la nuit du tombeau, les anges firent entendre, quand ils descendirent du ciel pour commencer la nouvelle alliance»? Le chœur répète une seconde fois: Le Christ, etc. FAUST. «Chants célestes, puissants et doux, pourquoi me cherchez-vous dans la poussière? faites-vous entendre aux humains que vous pouvez consoler. J’écoute le message que vous m’apportez, mais la foi me manque pour y croire. Le miracle est l’enfant chéri de la foi. Je ne puis m’élancer dans la sphère d’où votre auguste nouvelle est descendue; et cependant, accoutumé dès l’enfance à ces chants, ils me rappellent à la vie. Autrefois un rayon de l’amour divin descendait sur moi, pendant la solennité tranquille du dimanche. Le bourdonnement sourd de la cloche remplissait mon âme du pressentiment de l’avenir, et ma prière était une jouissance ardente. Cette même cloche annonçait aussi les jeux de la jeunesse, et la fête du printemps. Le souvenir ranime en moi les sentiments enfantins qui nous détournent de la mort. Oh! faites-vous entendre encore, chants célestes! la terre m’a reconquis». Ce moment d’exaltation ne dure pas; Faust est un caractère inconstant, les passions du monde le reprennent. Il cherche à les satisfaire, il souhaite de s’y livrer; et le diable, sous le nom de Méphistophélès, vient et lui promet de le mettre en possession de toutes les jouissances de la terre; mais en même temps il sait le dégoûter de toutes, car la vraie méchanceté dessèche tellement l’âme, qu’elle finit par inspirer une indifférence profonde pour les plaisirs aussi bien que pour les vertus. Méphistophélès conduit Faust chez une sorcière, qui tient à ses ordres des animaux moitié singes et moitié chats (_Meer-katzen_). On peut considérer cette scène, à quelques égards, comme la parodie des Sorcières de Macbeth. Les Sorcières de Macbeth chantent des paroles mystérieuses, dont les sons extraordinaires font déjà l’effet d’un sortilège; les Sorcières de Gœthe prononcent aussi des mots bizarres, dont les consonnances sont artistement multipliées; ces mots excitent l’imagination à la gaîté, par la singularité même de leur structure; et le dialogue de cette scène, qui ne serait que burlesque en prose, prend un caractère plus relevé par le charme de la poésie. On croit découvrir, en écoutant le langage comique de ces chats-singes, quelles seraient les idées des animaux s’ils pouvaient les exprimer, quelle image grossière et ridicule ils se feraient de la nature et de l’homme. Il n’y a guère d’exemples dans les pièces françaises de ces plaisanteries fondées sur le merveilleux, les prodiges, les sorcières, les métamorphoses, etc.: c’est jouer avec la nature, comme dans la comédie de mœurs on joue avec les hommes. Mais il faut, pour se plaire à ce comique, n’y point appliquer le raisonnement, et regarder les plaisirs de l’imagination comme un jeu libre et sans but. Néanmoins ce jeu n’en est pas pour cela plus facile, car les barrières sont souvent des appuis; et quand on se livre en littérature à des inventions sans bornes, il n’y a que l’excès et l’emportement même du talent qui puissent leur donner quelque mérite; l’union du bizarre et du médiocre ne serait pas tolérable. Méphistophélès conduit Faust dans les sociétés des jeunes gens de toutes les classes, et subjugue de différentes manières les divers esprits qu’il rencontre. Il ne les subjugue jamais par l’admiration, mais par l’étonnement. Il captive toujours par quelque chose d’inattendu et de dédaigneux dans ses paroles et dans ses actions; car la plupart des hommes vulgaires font d’autant plus de cas d’un esprit supérieur qu’il ne se soucie pas d’eux. Un instinct secret leur dit que celui qui les méprise voit juste. Un écolier de Leipzig, sortant de la maison maternelle, et niais comme on peut l’être à cet âge dans les bons pays de l’Allemagne, vient consulter Faust sur ses études; Faust prie Méphistophélès de se charger de lui répondre. Il revêt la robe de docteur, et pendant qu’il attend l’écolier, il exprime seul son dédain pour Faust. «Cet homme, dit-il, ne sera jamais qu’à demi pervers, et c’est en vain qu’il se flatte de parvenir à l’être entièrement». En effet, une maladresse causée par des regrets invincibles entrave les honnêtes gens, quand ils se détournent de leur route naturelle, et les hommes radicalement mauvais se moquent de ces candidats du vice, qui ont bonne intention de faire le mal, mais qui sont sans talent pour l’accomplir. Enfin l’écolier se présente, et rien n’est plus naïf que l’empressement gauche et confiant de ce jeune Allemand, qui arrive pour la première fois dans une grande ville, disposé à tout, et ne connaissant rien, ayant peur et envie de chaque chose qu’il voit; désirant de s’instruire, souhaitant fort de s’amuser, et s’approchant avec un sourire gracieux de Méphistophélès, qui le reçoit d’un air froid et moqueur; le contraste entre la bonhomie tout en dehors de l’un, et l’insolence contenue de l’autre, est admirablement spirituel. Il n’y a pas une connaissance que l’écolier ne voulût acquérir, et ce qu’il lui convient d’apprendre, dit-il, c’est la science et la nature. Méphistophélès le félicite de la précision de son plan d’étude. Il s’amuse à décrire les quatre facultés: la jurisprudence, la médecine, la philosophie, et la théologie, de manière à embrouiller la tête de l’écolier pour toujours. Méphistophélès lui fait mille arguments divers, que l’écolier approuve tous les uns après les autres, mais dont la conclusion l’étonne, parce qu’il s’attend au sérieux et que le Diable plaisante toujours. L’écolier de bonne volonté se prépare à l’admiration, et le résultat de tout ce qu’il entend n’est qu’un dédain universel. Méphistophélès convient lui-même que le doute vient de l’enfer, et que les démons, ce sont ceux _qui nient_; mais il exprime le doute avec un ton décidé, qui, mêlant l’arrogance du caractère à l’incertitude de la raison, ne laisse de consistance qu’aux mauvais penchants. Aucune croyance, aucune opinion ne reste fixe dans la tête, après avoir entendu Méphistophélès, et l’on s’examine soi-même, pour savoir s’il y a quelque chose de vrai dans ce monde, ou si l’on ne pense que pour se moquer de tous ceux qui croient penser. «Ne doit-il pas toujours y avoir une idée dans un mot? dit l’écolier.--Oui, si cela se peut, répond Méphistophélès; mais il ne faut pourtant pas trop se tourmenter là-dessus; car là où les idées manquent, les mots viennent à propos pour y suppléer». L’écolier quelquefois ne comprend pas Méphistophélès, mais n’en a que plus de respect pour son génie. Avant de le quitter, il le prie d’écrire quelques lignes sur son _Album_; c’est le livre dans lequel, selon les bienveillants usages de l’Allemagne, chacun se fait donner une marque de souvenir par ses amis. Méphistophélès écrit ce que Satan a dit à Ève pour l’engager à manger le fruit de l’arbre de vie: _Vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal_. «Je peux bien, se dit-il à lui-même, emprunter cette ancienne sentence à mon cousin le serpent; il y a longtemps qu’on s’en sert dans ma famille». L’écolier reprend son livre, et s’en va parfaitement satisfait. Faust s’ennuie, et Méphistophélès lui conseille de devenir amoureux. Il le devient en effet d’une jeune fille du peuple, tout à fait innocente et naïve, qui vit dans la pauvreté avec sa vieille mère. Méphistophélès, pour introduire Faust auprès d’elle, imagine de faire connaissance avec une de ses voisines, Marthe, chez laquelle la jeune Marguerite va quelquefois. Cette femme a son mari dans les pays étrangers, et se désole de n’en point recevoir de nouvelles; elle serait bien triste de sa mort, mais au moins voudrait-elle en avoir la certitude; et Méphistophélès adoucit singulièrement sa douleur, en lui promettant un extrait mortuaire de son époux, bien en règle, qu’elle pourra, suivant la coutume, faire publier dans la gazette. La pauvre Marguerite est livrée à la puissance du mal; l’esprit infernal s’acharne sur elle, et la rend coupable, sans lui ôter cette droiture de cœur qui ne peut trouver de repos que dans la vertu. Un méchant habile se garde bien de pervertir entièrement les honnêtes gens qu’il veut gouverner: car son ascendant sur eux se compose des fautes et des remords qui les troublent tour à tour. Faust, aidé par Méphistophélès, séduit cette jeune fille, singulièrement simple d’esprit et d’âme. Elle est pieuse, bien qu’elle soit coupable, et, seule avec Faust, elle lui demande s’il a de la religion.--«Mon enfant, lui dit-il, tu le sais, je t’aime. Je donnerais pour toi mon sang et ma vie; je ne voudrais troubler la foi de personne. N’est-ce pas là tout ce que tu peux désirer? MARGUERITE. «Non, il faut croire. FAUST. «Le faut-il? MARGUERITE. «Ah! si je pouvais quelque chose sur toi! tu ne respectes pas assez les saints sacrements. FAUST. «Je les respecte. MARGUERITE. «Mais sans en approcher; depuis longtemps, tu ne t’es point confessé, tu n’as point été à la messe; crois-tu en Dieu? FAUST. «Ma chère amie, qui ose dire: Je crois en Dieu?--Si tu fais cette question aux prêtres et aux sages, ils répondront comme s’ils voulaient se moquer de celui qui les interroge. MARGUERITE. «Ainsi donc, tu ne crois rien. FAUST. «N’interprète pas mal ce que je dis, charmante créature: qui peut nommer la divinité et dire: Je la conçois? qui peut être sensible et ne pas y croire? Le soutien de cet univers n’embrasse-t-il pas toi, moi, la nature entière? Le ciel ne s’abaisse-t-il pas en pavillon sur nos têtes? la terre n’est-elle pas inébranlable sous nos pieds, et les étoiles éternelles, du haut de leur sphère, ne nous regardent-elles pas avec amour? Tes yeux ne se réfléchissent-ils pas dans mes yeux attendris? Un mystère éternel, invisible et visible, n’attire-t-il pas mon cœur vers le tien? Remplis ton âme de ce mystère, et quand tu éprouves la félicité suprême du sentiment, appelle-là, cette félicité, cœur, amour, Dieu, n’importe. Le sentiment est tout, les noms ne sont qu’un vain bruit, une vaine fumée, qui obscurcit la clarté des cieux». Ce morceau, d’une éloquence inspirée, ne conviendrait pas à la disposition de Faust, si dans ce moment il n’était pas meilleur, parce qu’il aime, et si l’intention de l’auteur n’avait pas été, sans doute, de montrer combien une croyance ferme et positive est nécessaire, puisque ceux même que la nature a faits sensibles et bons, n’en sont pas moins capables des plus funestes égarements, quand ce secours leur manque. Faust se lasse de l’amour de Marguerite comme de toutes les jouissances de la vie; rien n’est plus beau, en allemand, que les vers dans lesquels il exprime tout à la fois l’enthousiasme de la science et la satiété du bonheur. FAUST, _seul_. «Esprit sublime! tu m’as accordé tout ce que je t’ai demandé. Ce n’est pas en vain que tu as tourné vers moi ton visage entouré de flammes; tu m’as donné la magique nature pour empire, tu m’as donné la force de la sentir et d’en jouir. Ce n’est pas une froide admiration que tu m’as permise, mais une intime connaissance, et tu m’as fait pénétrer dans le sein de l’univers, comme dans celui d’un ami; tu as conduit devant moi la troupe variée des vivants, et tu m’as appris à connaître mes frères dans les habitants des bois, des airs et des eaux. Quand l’orage gronde dans la forêt, quand il déracine et renverse les pins gigantesques dont la chute fait retentir la montagne, tu me guides dans un sûr asile, et tu me révèles les secrètes merveilles de mon propre cœur. Lorsque la lune tranquille monte lentement vers les cieux, les ombres argentées des temps antiques planent à mes yeux sur les rochers, dans les bois, et semblent m’adoucir le sévère plaisir de la méditation. «Mais je le sens, hélas! l’homme ne peut atteindre à rien de parfait; à côté de ces délices qui me rapprochent des dieux, il faut que je supporte ce compagnon froid, indifférent, hautain, qui m’humilie à mes propres yeux, et d’un mot réduit au néant tous les dons que tu m’as faits. Il allume dans mon sein un feu désordonné qui m’attire vers la beauté; je passe avec ivresse du désir au bonheur; mais au sein du bonheur même, bientôt un vague ennui me fait regretter le désir». L’histoire de Marguerite serre douloureusement le cœur. Son état vulgaire, son esprit borné, tout ce qui la soumet au malheur, sans qu’elle puisse y résister, inspire encore plus de pitié pour elle. Gœthe, dans ses romans et dans ses pièces, n’a presque jamais donné des qualités supérieures aux femmes, mais il peint à merveille le caractère de faiblesse qui leur rend la protection si nécessaire. Marguerite veut recevoir chez elle Faust à l’insu de sa mère, et donne à cette pauvre femme, d’après le conseil de Méphistophélès, une potion assoupissante qu’elle ne peut supporter, et qui la fait mourir. La coupable Marguerite devient grosse, sa honte est publique, tout le quartier qu’elle habite la montre au doigt. Le déshonneur semble avoir plus de prise sur les personnes d’un rang élevé, et peut-être cependant est-il encore plus redoutable dans la classe du peuple. Tout est si tranché, si positif, si irréparable parmi les hommes qui n’ont pour rien des paroles nuancées! Gœthe saisit admirablement ces mœurs, tout à la fois si près et loin de nous; il possède au suprême degré l’art d’être parfaitement naturel dans mille natures différentes. Valentin, soldat, frère de Marguerite, arrive de la guerre pour la revoir; et quand il apprend sa honte, la souffrance qu’il éprouve, et dont il rougit, se trahit par un langage âpre et touchant à la fois. L’homme dur en apparence, et sensible au fond de l’âme, cause une émotion inattendue et poignante. Gœthe a peint avec une admirable vérité le courage qu’un soldat peut employer contre la douleur morale, contre cet ennemi nouveau qu’il sent en lui-même, et que ses armes ne sauraient combattre. Enfin, le besoin de la vengeance le saisit, et porte vers l’action tous les sentiments qui le dévoraient intérieurement. Il rencontre Méphistophélès et Faust, au moment où ils vont donner un concert sous les fenêtres de sa sœur. Valentin provoque Faust, se bat avec lui, et reçoit une blessure mortelle. Ses adversaires disparaissent, pour éviter la fureur du peuple. Marguerite arrive, demande qui est là tout sanglant sur la terre. Le peuple lui répond: _Le fils de ta mère_. Et son frère, en mourant, lui adresse des reproches plus terribles et plus déchirants que jamais la langue policée n’en pourrait exprimer. La dignité de la tragédie ne saurait permettre d’enfoncer si avant les traits de la nature dans le cœur. Méphistophélès oblige Faust à quitter la ville, et le désespoir que lui fait éprouver le sort de Marguerite intéresse à lui de nouveau. «Hélas! s’écrie Faust, elle eût été si facilement heureuse! une simple cabane dans une vallée des Alpes, quelques occupations domestiques, auraient suffi pour satisfaire ses désirs bornés, et remplir sa douce vie: mais moi, l’ennemi de Dieu, je n’ai pas eu de repos que je n’eusse brisé son cœur, et fait tomber en ruines sa pauvre destinée. Ainsi donc la paix doit lui être ravie pour toujours. Il faut qu’elle soit la victime de l’enfer. Hé bien! démon, abrège mon angoisse, fais arriver ce qui doit arriver. Que le sort de cette infortunée s’accomplisse, et précipite-moi du moins avec elle dans l’abîme». L’amertume et le sang-froid de la réponse de Méphistophélès sont vraiment diaboliques. «Comme tu t’enflammes, lui dit-il, comme tu bouillonnes! je ne sais comment te consoler, et sur mon honneur je me donnerais au diable, si je ne l’étais pas moi-même: mais penses-tu donc, insensé, que parce que ta pauvre tête ne voit plus d’issue, il n’y en ait plus véritablement? Vive celui qui sait tout supporter avec courage! Je t’ai déjà rendu passablement semblable à moi, et songe, je t’en prie, qu’il n’y a rien de plus fastidieux dans ce monde qu’un diable qui se désespère». Marguerite va seule à l’église, l’unique refuge qui lui reste; une foule immense remplit le temple, et le service des morts est célébré dans ce lieu solennel. Marguerite est couverte d’un voile: elle prie avec ardeur; et lorsqu’elle commence à se flatter de la miséricorde divine, le mauvais esprit lui parle d’une voix basse et lui dit: «Te souviens-tu, Marguerite, de ce temps où tu venais ici te prosterner devant l’autel? tu étais alors pleine d’innocence, tu balbutiais timidement les psaumes, et Dieu régnait dans ton cœur. Marguerite, qu’as-tu fait? que de crimes tu as commis! Viens-tu prier pour l’âme de ta mère, dont la mort pèse sur ta tête? Sur le seuil de ta porte, vois-tu quel est ce sang? c’est celui de ton frère, et ne sens-tu pas s’agiter dans ton sein une créature infortunée qui te présage déjà de nouvelles douleurs? MARGUERITE. «Malheur! malheur! comment échapper aux pensées qui naissent dans mon âme et se soulèvent contre moi? LE CHŒUR, _chante dans l’Église_. «_Dies iræ, dies illa,_ _Solvet sæculum in favilla._[32] LE MAUVAIS ESPRIT. «Le courroux céleste te menace, Marguerite; les trompettes de la résurrection retentissent: les tombeaux s’ébranlent, et ton cœur va se réveiller pour sentir les flammes éternelles. MARGUERITE. «Ah! si je pouvais m’éloigner d’ici! les sons de cet orgue m’empêchent de respirer, et les chants des prêtres font pénétrer dans mon âme une émotion qui la déchire. LE CHŒUR. «_Judex ergo cum sedebit,_ _Quidquid latet apparebit,_ _Nil inultum remanebit._[33] MARGUERITE. «On dirait que ces murs se rapprochent pour m’étouffer; la voûte du temple m’oppresse: de l’air! de l’air! LE MAUVAIS ESPRIT. «Cache-toi; le crime et la honte te poursuivent. Tu demandes de l’air et de la lumière, misérable! qu’en espères-tu? LE CHŒUR. «_Quid sum miser tunc dicturus?_ _Quem patronum rogaturus?_ _Cum vix justus sit securus[34]?_ LE MAUVAIS ESPRIT. «Les Saints détournent leur visage de ta présence; ils rougiraient de tendre leurs mains pures vers toi». LE CHŒUR. _«Quid sum miser tunc dicturus»?_ Marguerite crie au secours et s’évanouit. Quelle scène! Cette infortunée qui, dans l’asile de la consolation, trouve le désespoir; cette foule rassemblée, priant Dieu avec confiance, tandis qu’une malheureuse femme, dans le temple même du Seigneur, rencontre l’esprit de l’enfer! Les paroles sévères de l’hymne sainte sont interprétées par l’inflexible méchanceté du mauvais génie. Quel désordre dans le cœur! que de maux entassés sur une faible pauvre tête! et quel talent, que celui qui sait ainsi représenter à l’imagination ces moments où la vie s’allume en nous comme un feu sombre, et jette sur nos jours passagers la terrible lueur de l’éternité des peines! Méphistophélès imagine de transporter Faust dans le sabbat des sorcières pour le distraire de ses peines; et il y a là une scène dont il est impossible de donner l’idée, quoiqu’il s’y trouve un grand nombre de pensées à retenir: ce sont vraiment les Saturnales de l’esprit, que cette fête du sabbat. La marche de la pièce est suspendue par cet intermède, et plus on trouve la situation forte, plus il est impossible de se soumettre même aux inventions du génie, lorsqu’elles interrompent ainsi l’intérêt. Au milieu du tourbillon de tout ce qu’on peut imaginer et dire, quand les images et les idées se précipitent, se confondent, et semblent retomber dans les abîmes dont la raison les a fait sortir, il vient une scène qui se rattache à la situation d’une manière terrible. Les conjurations de la magie font apparaître divers tableaux, et tout à coup Faust s’approche de Méphistophélès, et lui dit: «Ne vois-tu pas là-bas une jeune fille belle et pâle, qui se tient seule dans l’éloignement? Elle s’avance lentement, ses pieds semblent attachés l’un à l’autre; ne trouves-tu pas qu’elle ressemble à Marguerite? MÉPHISTOPHÉLÈS. «C’est un effet de la magie, rien qu’une illusion. Il n’est pas bon d’y arrêter tes regards. Ces yeux fixes glacent le sang des hommes. C’est ainsi que la tête de Méduse changeait jadis en pierre ceux qui la considéraient. FAUST. «Il est vrai que cette image a les yeux ouverts comme un mort à qui les mains d’un ami ne les aurait pas fermés. Voilà le sein sur lequel j’ai reposé ma tête; voilà les charmes que mon cœur a possédés. MÉPHISTOPHÉLÈS. «Insensé! tout cela n’est que de la sorcellerie; chacun dans ce fantôme croit voir sa bien-aimée. FAUST. «Quel délire! quelle souffrance! Je ne peux m’éloigner de ce regard; mais autour de ce beau cou, que signifie ce collier rouge, large comme le tranchant d’un couteau? MÉPHISTOPHÉLÈS. «C’est vrai: mais qu’y veux-tu faire? Ne t’abîme pas dans tes rêveries; viens sur cette montagne, on t’y prépare une fête. Viens». Faust apprend que Marguerite a tué l’enfant qu’elle a mis au jour, espérant ainsi se dérober à la honte. Son crime a été découvert; on l’a mise en prison, et le lendemain elle doit périr sur l’échafaud. Faust maudit Méphistophélès avec fureur; Méphistophélès accuse Faust avec sang-froid, et lui prouve que c’est lui qui a désiré le mal, et qu’il ne l’a aidé que parce qu’il l’avait appelé. Une sentence de mort est portée contre Faust, parce qu’il a tué le frère de Marguerite. Néanmoins, il s’introduit en secret dans la ville, obtient de Méphistophélès les moyens de délivrer Marguerite, et pénètre la nuit dans son cachot, dont il a dérobé les clefs. Il l’entend de loin murmurer une chanson qui prouve l’égarement de son esprit; les paroles de cette chanson sont très vulgaires, et Marguerite était naturellement pure et délicate. On peint d’ordinaire les folles comme si la folie s’arrangeait avec les convenances, et donnait seulement le droit de ne pas finir les phrases commencées, et de briser à propos le fil des idées; mais cela n’est pas ainsi: le véritable désordre de l’esprit se montre presque toujours sous des formes étrangères à la cause même de la folie, et la gaîté des malheureux est bien plus déchirante que leur douleur. Faust entre dans la prison: Marguerite croit qu’on vient la chercher pour la conduire à la mort. MARGUERITE, _se soulevant de son lit de paille, s’écrie_: «Ils viennent! ils viennent! oh, que la mort est amère! FAUST, _bas_. «Doucement, doucement; je vais te délivrer. (_Il s’approche d’elle pour briser ses fers_). MARGUERITE. «Si tu es un homme, mon désespoir te touchera. FAUST. «Plus bas, plus bas; tu éveilleras la garde par tes cris. MARGUERITE _se jette à genoux_. «Qui t’a donné, barbare, cette puissance sur moi? Il n’est que minuit: pourquoi viens-tu déjà me chercher? Aie pitié de mes larmes, laisse-moi vivre encore: demain matin, n’est-ce pas assez tôt? (_Marguerite se relève_). Je suis pourtant si jeune, si jeune! et dois-je déjà mourir? J’étais belle aussi: c’est ce qui a fait ma perte. Mon ami était alors près de moi: il est maintenant bien loin. Les fleurs de ma guirlande sont dispersées. Ne me prends pas la main avec tant de violence. Ménage-moi. Ne me laisse pas pleurer en vain. Jamais, jusqu’à ce jour, je ne t’ai vu. FAUST. «Comment supporter sa douleur! MARGUERITE. «Je suis tout à fait en ton pouvoir. Seulement laisse-moi allaiter mon enfant; je l’ai pressé sur mon cœur toute la nuit. Ils me l’ont ôté pour m’affliger. N’ont-ils pas prétendu que je l’avais tué? Jamais je ne redeviendrai ce que j’étais! N’ont-ils pas chanté des chansons contre moi, ces méchants, que voulaient-ils donc dire? FAUST _se jette à ses pieds_. «Ton amant est à tes pieds; il vient ouvrir les portes de cette horrible prison. MARGUERITE. «Oui, mettons-nous à genoux; appelons les saints à notre secours. Les cris de l’enfer se font entendre, et les mauvais génies nous attendent sur le seuil de mon cachot. FAUST. «Marguerite! Marguerite! MARGUERITE, _attentive_. «C’était la voix de mon ami. (_Elle se précipite vers Faust, et ses fers tombent_). Où est-il? Je l’ai entendu m’appeler. Je suis libre. Personne ne pourra plus me retenir en prison. Je m’appuierai sur son bras, je me reposerai sur son sein. Il appelle Marguerite: il est là, devant la porte. Au milieu des hurlements de l’impitoyable mort, j’entends la douce et touchante harmonie de sa voix! FAUST. «Oui, c’est moi, Marguerite! MARGUERITE. «C’est toi! dis-le encore une fois. (_Elle le serre contre son cœur_). C’est lui! c’est lui! Qu’est devenue l’angoisse des fers et de l’échafaud? C’est toi! je suis sauvée! J’aperçois devant moi la route où je te vis pour la première fois, le jardin si riant où Marthe et moi nous t’attendions. FAUST. «Viens, viens. MARGUERITE. «Il m’est si doux de rester quand tu demeures! Ah! ne t’éloigne pas! FAUST. «Hâte-toi; nous payerions bien cher le moindre retard. MARGUERITE. «Quoi! tu ne réponds point à mes embrassements? Mon ami, il y a si peu de temps que nous nous sommes quittés! As-tu donc déjà désappris à me serrer contre ton cœur? Jadis tes paroles, tes regards appelaient sur moi tout le ciel! Embrasse-moi, de grâce; embrasse-moi! Ton cœur est donc froid et muet? Qu’as-tu fait de ton amour? qui me l’a ravi? FAUST. «Viens, suis-moi, chère amie: prends courage: je t’aime avec transport; mais suis-moi, c’est ma seule prière. MARGUERITE. «Es-tu bien Faust? Es-tu bien toi? FAUST. «Oui, sans doute; oui, viens. MARGUERITE. «Tu me délivres de mes chaînes, tu me reprends de nouveau dans tes bras. D’où vient que tu n’as pas horreur de Marguerite? Sais-tu bien, mon ami, sais-tu bien qui tu délivres? FAUST. «Viens, viens; déjà la nuit est moins profonde. MARGUERITE. «Ma mère! c’est moi qui l’ai tuée! Mon enfant! c’est moi qui l’ai noyé! N’appartenait-il pas à toi comme à moi? Est-il donc vrai, Faust, que je te voie? N’est-ce pas un rêve? Donne-moi ta main, ta main chérie. O ciel! elle est humide. Essuie-la. Je crois qu’il y a du sang! Cache-moi ton épée; où est mon frère? Je t’en prie, cache-la-moi. FAUST. «Laisse donc dans l’oubli l’irréparable passé; tu me fais mourir. MARGUERITE. «Non, il faut que tu restes. Je veux te décrire les tombeaux que tu feras préparer dès demain. Il faut donner la meilleure place à ma mère; mon frère doit être près d’elle. Moi, tu me mettras un peu plus loin; mais cependant pas trop loin, et mon enfant à droite, sur mon sein: mais personne ne doit reposer à mes côtés. J’aurais voulu que tu fusses près de moi; mais c’était un bonheur doux et pur, il ne m’appartient plus. Je me sens entraînée vers toi, et il me semble que tu me repousses avec violence; cependant tes regards sont pleins de tendresse et de bonté. FAUST. «Ah! si tu me reconnais, viens. MARGUERITE. «Où donc irais-je? FAUST. «Tu seras libre. MARGUERITE. «La tombe est là dehors. La mort épie mes pas. Viens; mais conduis-moi dans la demeure éternelle: je ne puis aller que là. Tu veux partir? mon ami! si je pouvais... FAUST. «Tu le peux, si tu le veux; les portes sont ouvertes. MARGUERITE. «Je n’ose pas sortir; il n’est plus pour moi d’espérance. Que me sert-il de fuir? Mes persécuteurs m’attendent. Mendier est si misérable, et surtout avec une mauvaise conscience! Il est triste aussi d’errer dans l’étranger; et d’ailleurs partout ils me saisiront. FAUST. «Je resterai près de toi. MARGUERITE. «Vite, vite, sauve ton pauvre enfant. Pars, suis le chemin qui borde le ruisseau; traverse le sentier qui conduit à la forêt, à gauche, près de l’écluse, dans l’étang; saisis-le tout de suite: il tendra ses mains vers le ciel; des convulsions les agitent. Sauve-le! sauve-le! FAUST. «Reprends tes sens; encore un pas, et tu n’as plus rien à craindre. MARGUERITE. «Si seulement nous avions déjà passé la montagne... l’air est si froid près de la fontaine. Là, ma mère est assise sur un rocher, et sa vieille tête est branlante. Elle ne m’appelle pas; elle ne me fait pas signe de venir: seulement ses yeux sont appesantis; elle ne s’éveillera plus. Autrefois, nous nous réjouissions quand elle dormait... Ah! quel souvenir! FAUST. «Puisque tu n’écoutes pas mes prières, je veux t’entraîner malgré toi. MARGUERITE. «Laisse-moi. Non, je ne souffrirai point la violence; ne me saisis pas ainsi avec ta force meurtrière. Ah! je n’ai que trop fait ce que tu as voulu. FAUST. «Le jour paraît, chère amie! chère amie! MARGUERITE. «Oui, bientôt il fera jour; mon dernier jour pénètre dans ce cachot; il vient pour célébrer mes noces éternelles: ne dis à personne que tu as vu Marguerite cette nuit. Malheur à ma couronne! elle est flétrie: nous nous reverrons, mais non pas dans les fêtes. La foule va se presser, le bruit sera confus; la place, les rues suffiront à peine à la multitude. La cloche sonne, le signal est donné. Ils vont lier mes mains, bander mes yeux; je monterai sur l’échafaud sanglant, et le tranchant du fer tombera sur ma tête... Ah! le monde est déjà silencieux comme le tombeau. FAUST. «Ciel! pourquoi donc suis-je né? MÉPHISTOPHÉLÈS _paraît à la porte_. «Hâtez-vous, ou vous êtes perdus: vos délais, vos incertitudes sont funestes; mes cheveux frissonnent; le froid du matin se fait sentir. MARGUERITE. «Qui sort ainsi de la terre? C’est lui, c’est lui; renvoyez-le. Que ferait-il dans le saint lieu? C’est moi qu’il veut enlever. FAUST. «Il faut que tu vives. MARGUERITE. «Tribunal de Dieu, je m’abandonne à toi! MÉPHISTOPHÉLÈS, _à Faust_. «Viens, viens, où je te livre à la mort avec elle. MARGUERITE. «Père céleste, je suis à toi; et vous, anges, sauvez-moi, troupes sacrées, entourez-moi, défendez-moi. Faust, c’est ton sort qui m’afflige... MÉPHISTOPHÉLÈS. «Elle est jugée. DES VOIX DU CIEL S’ÉCRIENT: «Elle est sauvée. MÉPHISTOPHÉLÈS, _à Faust_. «Suis-moi. (_Méphistophélès disparaît avec Faust; on entend encore dans le fond du cachot la voix de Marguerite qui rappelle vainement son ami_). «Faust! Faust!» La pièce est interrompue après ces mots. L’intention de l’auteur est sans doute que Marguerite périsse, et que Dieu lui pardonne; que la vie de Faust soit sauvée, mais que son âme soit perdue. Il faut suppléer par l’imagination au charme qu’une très belle poésie doit ajouter aux scènes que j’ai essayé de traduire; il y a toujours dans l’art de la versification un genre de mérite reconnu de tout le monde, et qui est indépendant du sujet auquel il est appliqué. Dans la pièce de Faust, le rythme change suivant la situation, et la variété brillante qui en résulte est admirable. La langue allemande présente un plus grand nombre de combinaisons que la nôtre, et Gœthe semble les avoir toutes employées pour exprimer, avec les sons comme avec les images, la singulière exaltation d’ironie et d’enthousiasme, de tristesse et de gaîté, qui l’a porté à composer cet ouvrage. Il serait véritablement trop naïf de supposer qu’un tel homme ne sache pas toutes les fautes de goût qu’on peut reprocher à sa pièce; mais il est curieux de connaître les motifs qui l’ont déterminé à les y laisser, ou plutôt à les y mettre. Gœthe ne s’est astreint, dans cet ouvrage, à aucun genre; ce n’est ni une tragédie, ni un roman. L’auteur a voulu abjurer dans cette composition toute manière sobre de penser et d’écrire: on y trouverait quelque rapport avec Aristophane, si les traits du pathétique de Shakespeare n’y mêlaient des beautés d’un tout autre genre. Faust étonne, émeut, attendrit; mais il ne laisse pas une douce impression dans l’âme. Quoique la présomption et le vice y soient cruellement punis, on ne sent pas dans cette punition une main bienfaisante; on dirait que le mauvais principe dirige lui-même la vengeance contre le crime qu’il fait commettre; et le remords, tel qu’il est peint dans cette pièce, semble venir de l’enfer aussi bien que la faute. La croyance aux mauvais esprits se retrouve dans un grand nombre de poésies allemandes; la nature du nord s’accorde assez bien avec cette terreur; il est donc beaucoup moins ridicule en Allemagne, que cela ne le serait en France, de se servir du diable dans les fictions. A ne considérer toutes ces idées que sous le rapport littéraire, il est certain que notre imagination se figure quelque chose qui répond à l’idée d’un mauvais génie, soit dans le cœur humain, soit dans la nature: l’homme fait quelquefois le mal d’une manière, pour ainsi dire, désintéressée, sans but et même contre son but, et seulement pour satisfaire une certaine âpreté intérieure, qui donne le besoin de nuire. Il y avait à côté des divinités du paganisme d’autres divinités de la race des Titans, qui représentaient les forces révoltées de la nature; et dans le christianisme, on dirait que les mauvais penchants de l’âme sont personnifiés sous la forme des démons. Il est impossible de lire _Faust_ sans qu’il excite la pensée de mille manières différentes: on se querelle avec l’auteur, on l’accuse, on le justifie, mais il fait réfléchir sur tout, et, pour emprunter le langage d’un savant naïf du moyen âge, _sur quelque chose de plus que tout_[35]. Les critiques dont un tel ouvrage doit être l’objet sont faciles à prévoir, ou plutôt c’est le genre même de cet ouvrage qui peut encourir la censure, plus encore que la manière dont il est traité; car une telle composition doit être jugée comme un rêve; et si le bon goût veillait toujours à la porte d’ivoire des songes, pour les obliger à prendre la forme convenue, rarement ils frapperaient l’imagination. La pièce de _Faust_ cependant n’est certes pas un bon modèle. Soit qu’elle puisse être considérée comme l’œuvre du délire de l’esprit, ou de la satiété de la raison, il est à désirer que de telles productions ne se renouvellent pas; mais quand un génie tel que celui de Gœthe s’affranchit de toutes les entraves, la foule de ses pensées est si grande, que de toutes parts elles dépassent et renversent les bornes de l’art. FIN DU TOME PREMIER. TABLE DES MATIÈRES DU TOME PREMIER NOTICE SUR MADAME DE STAËL 1 PRÉFACE 3 OBSERVATIONS GÉNÉRALES 11 PREMIÈRE PARTIE DE L’ALLEMAGNE ET DES MŒURS DES ALLEMANDS: CHAPITRE Iᵉʳ. De l’aspect de l’Allemagne 17 CHAP. II. Des mœurs et du caractère des Allemands 20 CHAP. III. Les femmes 32 CHAP. IV. De l’influence de l’esprit de chevalerie sur l’amour et l’honneur 35 CHAP. V. De l’Allemagne méridionale 40 CHAP. VI. De l’Autriche 42 CHAP. VII. Vienne 48 CHAP. VIII. De la société 55 CHAP. IX. Des étrangers qui veulent imiter l’esprit français 57 CHAP. X. De la sottise dédaigneuse et de la médiocrité bienveillante 63 CHAP. XI. De l’esprit de conversation 65 CHAP. XII. De la langue allemande, dans ses rapports avec l’esprit de conversation 77 CHAP. XIII. De l’Allemagne du Nord 81 CHAP. XIV. La Saxe 85 CHAP. XV. Weimar 89 CHAP. XVI. La Prusse 91 CHAP. XVII. Berlin 98 CHAP. XVIII. Des universités allemandes 102 CHAP. XIX. Des institutions particulières d’éducation et de bienfaisance 109 CHAP. XX. La fête d’Interlaken 118 SECONDE PARTIE DE LA LITTÉRATURE ET DES ARTS: CHAPITRE Iᵉʳ. Pourquoi les Français ne rendent-ils pas justice à la littérature allemande 125 CHAP. II. Du jugement qu’on porte en Angleterre sur la littérature allemande 130 CHAP. III. Des principales époques de la littérature allemande 134 CHAP. IV. Wieland 138 CHAP. V. Klopstock 141 CHAP. VI. Lessing et Winckelmann 147 CHAP. VII. Gœthe 153 CHAP. VIII. Schiller 157 CHAP. IX. Du style et de la versification dans la langue allemande 161 CHAP. X. De la poésie 168 CHAP. XI. De la poésie classique et de la poésie romantique 174 CHAP. XII. Des poèmes allemands 178 CHAP. XIII. De la poésie allemande 196 CHAP. XIV. Du goût 215 CHAP. XV. De l’art dramatique 218 CHAP. XVI. Des drames de Lessing 229 CHAP. XVII. Les Brigands et Don Carlos, de Schiller 236 CHAP. XVIII. Walstein et Marie Stuart 247 CHAP. XIX. Jeanne d’Arc et la Fiancée de Messine 274 CHAP. XX. Guillaume Tell 290 CHAP. XXI. Gœtz de Berlichingen et le comte d’Egmont 297 CHAP. XXII. Iphigénie en Tauride, Torquato Tasso, etc. 312 CHAP. XXIII. Faust 322 4493-5-11.--Paris.--Imp. Hemmerlé et Cⁱᵉ. NOTES: [1] Préfet de Loir-et-Cher. [2] Le but de ce post-scriptum était de m’interdire les ports de la Manche. [3] Ces guillemets indiquent les phrases dont les censeurs de Paris avaient exigé la suppression. Dans le second volume, ils ne trouvèrent rien de répréhensible, mais les chapitres du troisième sur l’Enthousiasme, et surtout la dernière phrase de l’ouvrage, n’obtinrent pas leur approbation. J’étais prête à me soumettre à leurs critiques d’une façon négative, c’est-à-dire, en retranchant sans jamais rien ajouter; mais les gendarmes envoyés par le ministre de la police firent l’office de censeurs d’une façon plus brutale, en mettant le livre entier en pièces. [4] Phrase supprimée par les censeurs. [5] Je n’ai pas besoin de dire que c’était l’Angleterre que je voulais désigner par ces paroles; mais quand les noms propres ne sont pas articulés, la plupart des censeurs, hommes éclairés, se font un plaisir de ne pas comprendre. Il n’en est pas de même de la police; elle a une sorte d’instinct vraiment remarquable contre les idées libérales, sous quelque forme qu’elles se présentent, et dans ce genre elle dépiste, comme un habile chien de chasse, tout ce qui pourrait réveiller dans l’esprit des Français leur ancien amour pour les lumières et la liberté. [6] M. de Lacretelle [7] Ce chapitre sur l’Autriche a été écrit dans l’année 1808. [8] Supprimé par la censure. [9] Supprimé par la censure. [10] Supprimé par la censure. [11] Supprimé par la censure. [12] Supprimé par la censure sous prétexte qu’il y avait tant de bonheur à Paris maintenant, qu’on n’avait pas besoin de s’en passer. [13] Supprimé par la censure. [14] Supprimé par la censure. [15] Supprimé par la censure. Je luttai pendant plusieurs jours, pour obtenir la liberté de rendre cet hommage au prince Louis, et je représentai que c’était relever la gloire des Français que de louer la bravoure de ceux qu’ils avaient vaincus; mais il parut plus simple aux censeurs de ne rien permettre en ce genre. [16] On peut en voir une esquisse dans l’ouvrage que M. de Villers vient de publier sur ce sujet. On trouve toujours M. de Villers à la tête de toutes les opinions nobles et généreuses; et il semble appelé, par la grâce de son esprit et la profondeur de ses études, à représenter la France en Allemagne, et l’Allemagne en France. [17] Ces paroles étaient le refrain d’un chant plein de grâce et de talent, composé pour cette fête. L’auteur de ce chant, c’est madame Harmès, très connue en Allemagne par ses écrits, sous le nom de madame de Berlepsch. [18] Les poètes anglais de notre temps, sans s’être concertés avec les Allemands, ont adopté le même système. La poésie didactique fait place aux fictions du moyen âge, aux couleurs pourprées de l’Orient; le raisonnement et même l’éloquence ne sauraient suffire à un art essentiellement créateur. [19] Le chêne est l’emblème de la poésie patriotique, et le palmier celui de la poésie religieuse, qui vient de l’Orient. [20] J’ai érigé un monument plus durable que l’airain... le souvenir de mon nom sera ineffaçable. [21] M. de Sabran. [22] Mana, l’un des héros tutélaires de la nation germanique. [23] Segeste, auteur de la conspiration qui fit périr Hermann. [24] Héla, la divinité de l’Enfer. [25] Nom donné par les Germains à la bataille qu’ils gagnèrent contre Varus. [26] Le dieu de la guerre. [27] L’Islande. [28] Chez les anciens, l’aigle qui s’envolait du bûcher était l’emblème de l’immortalité de l’âme, et souvent même de l’apothéose. [29] Supprimé par la censure. [30] Expression de Frédéric Schlegel sur la pénétration d’un grand historien. [31] Il est, pour les mortels, des jours mystérieux, Où, des liens du corps notre âme dégagée, Au sein de l’avenir est tout à coup plongée, Et saisit, je ne sais par quel heureux effort, Le droit inattendu d’interroger le sort. La nuit qui précéda la sanglante journée, Qui du héros du Nord trancha la destinée, Je veillais au milieu des guerriers endormis; Un trouble involontaire agitait mes esprits. Je parcourus le camp. On voyait dans la plaine Briller des feux lointains la lumière incertaine. Les appels de la garde et les pas des chevaux, Troublaient seuls, d’un bruit sourd, l’universel repos. Le vent qui gémissait à travers les vallées, Agitait lentement nos tentes ébranlées. Les astres, à regret, perçant l’obscurité, Versaient sur nos drapeaux une pâle clarté. Que de mortels, me dis-je, à ma voix obéissent! Qu’avec empressement sous mon ordre ils fléchissent! Ils ont, sur mes succès, placé tout leur espoir. Mais, si le sort jaloux m’arrachait le pouvoir, Que bientôt je verrais s’évanouir leur zèle! En est-il un du moins qui me restât fidèle! Ah! s’il en est un seul, je t’invoque, ô destin! Daigne me l’indiquer par un signe certain. (WALSTEIN, par M. Benjamin Constant de Rebecque. Acte II, Scène 1ʳᵉ, page 43). [32] Il viendra le jour de la colère, et le siècle sera réduit en cendres. [33] Quand le Juge suprême paraîtra, il découvrira tout ce qui est caché, et rien ne pourra demeurer impuni. [34] Malheureux! que dirai-je alors? A quel protecteur m’adresserai-je, lorsqu’à peine le juste peut se croire sauvé? [35] De omnibus rebus et quibusdam aliis. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DE L'ALLEMAGNE; T.1 *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. 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Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. 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