The Project Gutenberg eBook of Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école

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Title: Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école

Author: Jean Aicard

Release date: January 3, 2022 [eBook #67099]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Original publication: France: Ernest Flammarion

Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ARLETTE DES MAYONS: ROMAN DE LA TERRE ET DE L'ÉCOLE ***

JEAN AICARD
de l’Académie française
Président de l’Union française

Arlette des Mayons

ROMAN
DE LA TERRE ET DE L’ÉCOLE

1917

Chacun de nous travaille
à refaire la France.

PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26

Droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays.

ŒUVRES DE JEAN AICARD

Collection in-18 jésus à 4 francs le volume

ROMANS

Le Pavé d’Amour, 1 vol. — Roi de Camargue, 1 vol. — L’Été à l’Ombre, 1 vol. — L’Ame d’un Enfant, 1 vol. — Notre-Dame d’Amour, 1 vol. — Diamant noir, 1 vol. — Fleur d’Abîme, 1 vol. — Melita, 1 vol. — L’Ibis bleu, 1 vol. — Tata, 1 vol. — Benjamine, 1 vol. — Maurin des Maures, 1 vol. — L’illustre Maurin, 1 vol.

POÉSIE

Les jeunes Croyances, 1 vol. — Rébellions, Apaisements, 1 vol. — Poèmes de Provence (cour. par l’Acad. fr.), 1 vol. — La Chanson de l’Enfant (cour. par l’Acad. fr.), 1 vol. — Miette et Noré (cour. par l’Acad. fr. Prix Vitet), 1 vol. — Lamartine (cour. par l’Ac. Prix du budg.), 1 vol. — Le Livre d’heures de l’Amour, 1 vol. — Visite en Hollande, 1 vol. — Le Dieu dans l’Homme, 1 vol. — Au Bord du Désert, 1 vol. — Le Livre des Petits, 1 vol. — Jésus, 1 vol. — Le Témoin (Poème de France, 1914-1916), 1 vol. à 2 fr. 50. — Le Sang du Sacrifice, 1917, 1 vol.

DIVERS

La Vénus de Milo, 1 vol. — Alfred de Vigny, 1 vol. — Des Cris dans la Mêlée, 1 vol.

THÉÂTRE

Au clair de la Lune (un acte en vers), 1 vol. — Pygmalion (un acte en vers) 1 vol. — Smilis (4 actes en prose, à la Comédie-Française) 1 vol. — Le Père Lebonnard (4 actes en vers représentés à la Comédie-Française), 1 vol. — Don Juan, 1 vol. — Othello, le More de Venise (5 actes en vers, représentés à la Comédie-Française). — Portrait de Mounet-Sully, par Benjamin Constant. 1 vol. 4 fr. — La Légende du Cœur (5 actes en vers représentés au Théâtre Antique d’Orange et au Théâtre Sarah-Bernhardt), 1 vol. — Le Manteau du Roi (5 actes en vers représentés à la Porte-Saint-Martin), 1 vol. — Théâtre, tome I. — Théâtre, tome II.

79922. — Imprimerie Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.

Copyright 1917,
by
Ernest Flammarion.

ARLETTE DES MAYONS

Chacun de nous travaille
à refaire la France.

I
LE DÉPIQUAGE DU BLÉ

— Victorin, tu ne nous feras pas le chagrin d’épouser cette fille, dit le père.

Les deux hommes s’en venaient de l’aire, où, depuis le lever du soleil, sous les pieds de deux forts chevaux aveuglés d’œillères closes, on avait foulé le blé. Maintenant le père et le fils ramenaient à l’étable les bêtes lourdes de fatigue. Depuis l’aube, le père n’avait pas prononcé dix paroles, et voici que, la matinée finie, — au moment de goûter un peu de repos dans la maison aux volets pleins et entrebâillés, — le paysan disait cela à son fils parce qu’il jugeait que le moment en était enfin venu. Jamais auparavant il n’avait touché ce sujet.

Le fils, qui ne fut pas étonné, ne répondit pas.

Tous deux marchèrent en silence vers l’étable obscure et fraîche, dont la porte basse, qui encadrait du noir intense, avait un seuil de soleil. Sous l’ombre des grands chapeaux de paille, leur face rasée scintillait de sueur par endroits ; et, aussi, la sueur luisante se voyait suspendue aux rudes soies de leur poitrine velue, dans l’écartement des chemises de couleur. Tous deux avaient des pantalons de grosse toile bise, retenus, malgré la chaleur d’été, par une « taïole » bleu et rouge ; et, à travers les épaisses semelles de leurs souliers cloutés, ils ressentaient l’ardeur de la terre.

Ils s’arrêtèrent, à dix pas de la maison, sous l’ombre de quelques vieux mûriers, devant le puits coiffé d’un dôme et clos d’une solide porte, comme une caverne d’Ali-Baba. En ce pays ardent, on enferme l’eau comme un trésor. Victorin ouvrit la petite mais lourde porte grinçante ; il repoussa de la margelle, dans le vide, le seau de bois vermoulu, qui se balança sous la poulie de fer au bout de la chaîne. Avec des crissements joyeux, le seau descendit vers la fraîcheur du fond. Bientôt remonté, il fut vidé dans la conque où nageait une grosse éponge. L’éponge en main, le jeune homme mouilla abondamment les naseaux poussiéreux des deux bêtes.

Le père surveillait ce travail, et, quand il le vit terminé, il rentra dans la maison, laissant à son fils le soin de conduire et d’attacher les chevaux dans l’étable, devant les râteliers gorgés de foin.

A présent, les deux hommes étaient assis dans la salle obscure, où le jour ne pénétrait que par le léger entrebâillement des volets pleins et de la lourde porte. La pesante table rectangulaire touchait le mur du fond. Aux deux bouts, le père et le fils se faisaient face. La mère les servait. On entendait bourdonner une abeille. Ces gens, à cette heure grave, vivaient en silence, appliqués à leur besogne, qui était, pour les hommes, de se refaire des muscles en mangeant à leur suffisance ; pour la femme, de les aider à réparer leurs forces d’où dépendait la santé de la famille, la stabilité de la maison, l’avenir commun. Ils mangeaient donc silencieusement, et elle les servait sans rien dire. Et tous, sans avoir même à y songer, étaient pénétrés de l’importance de cette minute, — car la famille Bouziane, de l’aïeul, qui somnolait en ce moment dans une chambre au-dessus de leur tête, jusqu’à ce Victorin, son petit-fils, en passant par le père et la mère, tous, tour à tour, avaient été élevés dans le respect de la vie ordonnée et dans l’amour du travail, loin des déclamations du siècle.

La famille Bouziane ! on la citait comme un exemple extraordinaire de volonté et de probité simples. On disait d’elle couramment : « Ça, c’est des gens d’ancien temps ; » ou : « à l’ancienne mode ; on n’en fait plus de comme ça. »

Les Bouziane, depuis des siècles, n’avaient jamais quitté le pays. Par les hommes, ils descendaient à coup sûr des Sarrazins, longtemps et fortement établis non loin des Mayons, à La Garde-Freinet, au sommet de la chaîne des Maures, dans la Provence du Var.

Aujourd’hui, cette famille, ayant abandonné les hauteurs de La Garde-Freinet, habitait, dans la plaine onduleuse, sa bastide, largement et solidement assise sur un terrain incliné à peine vers le midi, entre Gonfaron et les Mayons.

Les Mayons, ce mot signifie : les maisons. Maisons paysannes, asiles nobles d’antiques roturiers ; ils étaient là sur leur sol d’origine, à moins d’une lieue de Gonfaron, presque au pied du massif des Maures, à la lisière des bois de pins qui dévalent le versant nord de la chaîne, où les arrête la grande culture des vignes.

Les Bouziane mangeaient. Les mâchoires aux blanches dentures broyaient, avec lenteur, un pain sec qui « crenillait » allègrement. Le chien, un chien courant, bon gardien de la demeure, les considérait assis sur sa queue.

— Ne vous occupez pas de lui, je lui ai donné. Il a mangé à sa suffisance, dit la mère Bouziane.

Elle apportait aux deux hommes les radis bien frais, les premières pommes d’amour, le lard grillé ; puis elle battait sa demi-douzaine d’œufs, et apprêtait la poêle où allait cuire et se dorer l’omelette aux oignons — la moissonneuse.

Quand ils auraient fini, elle monterait sa bouillie au vieux, là-haut, qui, depuis une année, s’était couché pour mourir et qui n’y parvenait pas.

Ensuite, comme de juste, elle penserait à elle-même ; et, tranquille enfin, prendrait seule son repas, mieux à son aise que s’il lui avait fallu, s’étant mise à table avec les travailleurs, s’interrompre de manger et se lever à toute minute pour chercher une chose ou l’autre.

— Ça ne serait pas sain, songeait-elle.

Et nos pères avaient raison de tenir à l’usage, aujourd’hui perdu, de faire manger la femme après les hommes, sans l’offenser, et bien au contraire, c’est-à-dire lorsqu’enfin elle peut prendre sa nourriture en toute tranquillité.

Sur cette terre de souffrance où il faut travailler, le travail, si on le distribue avec intelligence, se fait plus vite et mieux, pour le plus grand avantage de tous et de chacun. Telle était du moins la pensée des Bouziane, depuis des siècles, — depuis le jour où leurs ancêtres sarrazins étaient venus en terre de Provence, se mêler aux Liguriennes et fonder une race toujours vivante et prospère.

Pendant tout le repas, le père et le fils n’échangèrent pas cinq paroles. Ils mangeaient et buvaient en silence, tandis que, dans cette ombre, leurs corps apaisés, exhalant le soleil du matin, reprenaient fraîcheur lentement.

Le père ne s’étonnait point que le fils n’eût pas répondu sur-le-champ à son objurgation sévère. Il comptait que Victorin verrait son « devoir » (il se servait de ce mot) et qu’il s’y tiendrait, une fois averti. Et puis, les choses de sentiment, de passion, d’intérêt même, on n’y saurait penser toujours. Quand on travaille « chez nous » — on est tout au spectacle de ce que l’on fait. Pour l’heure, les hommes mangeaient. Tout le matin, on avait « foulé », tout à l’heure on foulerait encore ; et dans leur tête — pleine de la vision d’une aire qui flamboyait sous des éparpillements de longues pailles d’or, entremêlées et rigides, et où tournent inlassablement les deux chevaux au train monotone — il n’y avait pas place pour les raisonnements.

Ils étaient allés se coucher un instant à l’ombre des mûriers, près du puits, faire un peu de sieste. L’un s’était dit : « Il ne l’épousera pas », l’autre : « Bien sûr que je l’épouserai » ; mais c’était tout ; cela s’était murmuré en eux une fois ou deux, et cela, aussitôt, avait été couvert par le frappement du pied des chevaux dans la paille où le grain jaillit sourdement de l’épi… « Hue ! le Rouge ! — T’arrête pas, le Blanc ! Hue donc et fais courage ! » Puis un peu de somnolence était venue ; et quelque chose comme une nuit claire et douce avait voilé à demi le tableau ensoleillé qu’ils avaient tous deux sous le crâne.

La sieste finie, ils reprirent leur besogne ; et cela ne changea rien en eux, puisque, même, durant leur repos, ils avaient revu en imagination ce qu’ils revoyaient maintenant en réalité. Sous les pieds des chevaux, les longues pailles rigides et fines bruissaient, et, tout le long de chacune d’elles, le soleil allumait une fine aiguille de feu ; et ces millions d’aiguilles longues, ces traits de feu, sans cesse se croisaient et se décroisaient… Au milieu de cet embrasement, les chevaux viraient, viraient, dépiquant le blé encore et encore. Victorin, au centre de l’aire, faisait passer les longes derrière son dos, de sa main droite dans sa gauche ; le père Bouziane, la fourche au poing, patiemment, lançait sous le pied des bêtes de nouvelles gerbes, les éparpillait, les renouvelait sans cesse ; et, ainsi occupés, le père et le fils, tous deux suaient, brûlants de vie, dans un flamboiement de lumière opulente et de joie physique.

Le soir vint ; le feu torride cessa de tomber du ciel, comme ruissellent les grains d’un crible, sur la terre crevassée ; une douceur se fit, qui gagna cultures et bois comme une marée les rivages ; le jour, si longtemps exaspéré, s’apaisa, se mêla enfin de rêverie ; tout ce que, tantôt, il enveloppait, accablant, ne pouvait alors penser qu’à lui ; maintenant les choses se reprenaient ; elles se ressaisissaient, faisaient retour sur elles-mêmes ; la vie individuelle des plantes et des êtres se retrouvait ; tous les puits clos de la plaine s’ouvraient à cette heure pour donner aux bêtes et aux gens un peu de leur trésor d’obscure fraîcheur ; une poulie lointaine criait faiblement, avec le charme d’un appel d’oiseau qui cherche un abri pour la nuit ; c’était l’heure où les amoureux, revenant du travail, rencontrent, près des margelles, les belles fiancées qui vont quérir l’eau pour le repas du soir…

Alors les deux Bouziane ramenèrent leurs chevaux à l’étable ; et, comme ils arrivaient près du puits, Victorin, répondant enfin aux paroles que son père avait prononcées le matin, lui dit :

— Et pourquoi, mon père, que je ne l’épouserais pas, Arlette ?

Le père Bouziane éprouva dans son cœur une secousse. Cependant il n’en fit rien voir.

— Plus tard, dit-il, s’il le faut, je te dirai ça ; pour l’heure, réfléchis à ma volonté, et tu verras bientôt par toi-même les raisons pourquoi ce que je t’ai dit — je te l’ai dit.

Sans parler davantage, ils soupèrent — puis, assis sur le banc de pierre, au seuil de la ferme, fumèrent leur pipe sous les étoiles.

II
LA VIEILLE MAISON PAYSANNE

La famille Bouziane était donc une des plus connues de la région des Maures. A la fin du XVIIIe siècle, cette famille était encore établie à La Garde-Freinet, sur le sommet de la chaîne des Maures, où longtemps les Barbaresques eurent leur fort principal. Le hameau des Mayons s’appelait encore les Mayons du Luc et n’avait pas d’importance. Il en prit le jour où Marius, le trisaïeul de Victorin, ayant acquis dans la plaine une assez grande étendue de terrains — boisés de pinèdes — abandonna La Garde-Freinet pour sa maison des plaines, alors en ruines, qu’il fit restaurer, et qui se nommait la Salvagette.

Cet événement de famille se passait vers l’an 1798.

Et César Bouziane, le bisaïeul de Victorin, vivait encore, il y a quelque quarante ans, aux Mayons, où, paysan de vieille race, il était connu cependant sous le nom banal du « vieux soldat ».

Il avait fait la campagne de France en 1815 ; jeune conscrit, il s’était battu à Waterloo. Médaillé de Sainte-Hélène, il n’était pas médiocrement fier de ce titre. Il aimait à le rappeler souvent aux Mayonnais attentifs, réunis le dimanche à l’entrée du hameau, devant l’atelier du forgeron, sur la terrasse naturelle qui domine la plaine. Son fils, le grand-père de Victorin, avait hérité de lui trois reliques qu’il vénérait, son casque, son sabre et sa médaille.

C’est sous ces trois reliques, accrochées au mur de sa chambre, que, couché depuis l’an dernier, le grand-père reposait, dans un étrange sommeil presque continu. Il ne s’éveillait que pour prendre de légers repas apportés par sa belle-fille.

Le bisaïeul, le soldat du premier Empire, avait transmis à son fils le culte de Napoléon. Et de ses rudimentaires idées sur la guerre et la paix, sur les devoirs militaires et civiques des Français, quelque chose, à la longue, avait passé dans l’esprit de ses enfants, et aussi dans l’esprit de la plupart de ses concitoyens mayonnais. En un mot, certains enthousiasmes de l’ancêtre faisaient partie des traditions de la petite cité.

Le braconnier Arnet, figure locale très caractéristique, fils d’un insurgé de 51, prenait pour lui-même ce titre parce que, à cette époque, âgé de seize ans, il avait, de la part de son père, porté un mot d’ordre à Collobrières. Volontiers, en sa seconde jeunesse, il tenait tête au père César, et souvent dans l’unique intention de le pousser, par la contradiction, à de nouveaux récits de batailles, à des emportements généreux qui remplissaient d’aise les auditeurs.

L’éducation des peuples se fait heureusement en partie de ces bavardages héroïques, aux heures de loisir. Ceux qui ont beaucoup vu, beaucoup agi, beaucoup appris par les voyages et par le contact avec les hommes, disent bien des choses utiles à la formation des âmes populaires, et que les instituteurs ne rencontrent pas dans leurs livres. Ce que, surtout, ils ne rencontrent pas dans les livres, c’est l’accent de l’expérience directe, c’est l’éloquence saisissante d’un témoin, qui se trouva jouer un rôle, si humble qu’il ait pu être, en des circonstances historiques.

Dans l’atelier du forgeron des Mayons, le dimanche soir, ou bien les jours de pluie quand le travail des champs est rendu impossible, il fallait, par exemple, entendre autrefois le vieux César Bouziane raconter, en provençal, la charge des dragons de Waterloo.

— Figurez-vous, mes amis, que j’ai vu à Waterloo, les lanciers, les cuirassiers, les cavaliers enfin, le sabre en l’air, charger en criant. Ceux d’entre vous qui, à la chasse, mes amis, sautent de surprise et comme de peur, et perdent la tête quand une compagnie de perdrix leur part tout à coup dans les jambes avec un grand grondement de mistral, ceux-là seraient tombés morts d’épouvantement s’ils avaient entendu ronfler cette charge. Figurez-vous que vous êtes dans une plaine, une grande plaine, battue comme un tambour par des mille et mille chevaux, dont chacun, comme de juste, n’a pas moins de quatre pattes, de quatre sabots ferrés, et imaginez quel roulement de tonnerre ! Sur tous ces chevaux dont les pieds frappent comme autant de baguettes sur la terre qui tremble toute, les cavaliers crient : « Vive l’Empereur ! » Ça commence comme ça, et c’est magnifique. Je les ai vus passer. Mais les chefs avaient mal calculé l’affaire. L’Empereur était abandonné du bon Dieu, faut croire, car, d’habitude, il savait tout et connaissait son champ de bataille comme vous connaissez la plaine des Mayons. Il les visitait d’avance, ses champs de batailles, il s’arrangeait avec la carte de géographie ; il les connaissait enfin par sa manière de génie à lui. Mais, cette fois, il y eut une faute, et cette charge galopante qui, avec toutes ses crinières et ses queues en l’air comme des drapeaux, ronflait comme un torrent de montagne, arriva tout-à-coup devant un grand fossé profond, un chemin creux auquel on n’avait pas pensé ! Aï ! aï ! mes amis ! j’ai vu ça !… Lorsque tant de chevaux sont lancés, l’homme qui tombe n’est pas à la fête, pensez donc ! sous tant de pieds qui galopent au-dessus de lui. Il trouve le temps long, celui-là, vu qu’une charge de cavaliers c’est comme un coup de mitraille sorti en paquet du canon. Ça ne s’arrête qu’à l’endroit où c’est au bout… Ça roule, ça roule, ça gronde, ça tintamarre sourd. Le torrent de montagne emporte les barrages et tombe en cascade dans les creux ; — et c’est bien ce qui arriva. Le premier rang, tout en un coup, se trouve devant le grand fossé ; il le voit, mais il a, derrière lui, tous les autres qui le poussent. Il faut sauter. Quel saut ! Les premiers chevaux lancés écorchent la rive contraire avec leurs pieds de devant, et, renversés en arrière, ils tombent au fond du trou sur leurs cavaliers, qu’ils écrasent ; et le second rang, déjà, a roulé et s’est renversé sur le premier. C’est le grand saut dans la mort. Et, par centaines et centaines, on tombe les uns après les autres, les uns sur les autres, jusqu’à ce que le fossé soit comble, et que tout ce qui reste, le peu qui reste, puisse passer, comme qui dirait sur un pont fait d’hommes et de chevaux mêlés, qui remuent encore ! Et voilà pourquoi le grand Napoléon fut vaincu à Waterloo, pour ça et bien d’autres raisons que vous verrez dans l’histoire.

— Votre Napoléon, disait tout à coup Arnet, a fait le malheur de la France !

— Tais-toi, jeune homme, répliquait le vieux César. Tu ne sais pas ce que c’est que la gloire. La France, avant Waterloo, l’a connue, la gloire. Nous l’avons perdue. Elle reviendra. Nous l’attendons. Mais, pour ça, il faudra tous savoir souffrir en bons soldats. J’ai élevé mon fils dans ces idées. Il a fait la campagne de Crimée, c’est Bouziane après Bouziane. Quand je ne serai plus là, il vous en parlera de la Crimée, comme je vous parle de Waterloo. Et il parlera à son fils comme je lui ai parlé à lui.

— La France, répliquait Arnet goguenard, ne fera plus la guerre ; elle sait trop ce que ça coûte.

— Ça, je veux bien, répondait César d’un air bonhomme, par malheur, on la lui fera, la guerre. Et il faudra bien qu’elle sache se défendre.

Et Arnet ripostait :

— Pour ce qui est de se défendre, j’en suis.

Et, avec un bon sens puissant qui allait au fond des choses :

— Voyez-vous, maître Bouziane, disait le jeune Arnet, le malheur, c’est qu’il y ait des abominations permises aux empereurs, aux rois, aux maîtres des peuples ; des abominations qu’on dit même louables de leur part, tandis que ces mêmes choses sont défendues à tous les citoyens. Alors on ne peut plus comprendre. A la guerre, on tue, on vole, on brûle tout. Pourquoi est-ce permis ? Quand je pose un piège pour prendre six moineaux, et m’en nourrir — arrivent des pèlerins (Arnet désignait toujours ainsi les gendarmes) qui me font leur « procès-barbal » — mais, à vos empereurs, il est permis de faire tuer des hommes et même de nous manquer de parole quand ils ont juré qu’ils tiendraient leurs belles promesses. A la guerre, on fait tout ce qui m’est défendu et qui est défendu avec raison. Et, tant que ce sera comme ça, vous trouverez des révoltés comme moi pour dire à vos Napoléon que ce qu’ils font ne leur est pas plus permis qu’à moi. Et eux ils se décorent de leurs mauvaises actions.

— Ils en ont fait de bonnes, disait César Bouziane. Napoléon a fait le code, le livre de nos lois, dont la France avait bien besoin.

— Il n’est pas bon partout, le code, grommelait Arnet. Et puis, parce qu’il avait fait un bon livre, il avait le droit de faire la guerre nuit et jour ? Ah ! je vous dis, la guerre pour la défense, oui ! celle-là tant qu’on voudra !

Tels étaient, il y a quelque quarante ans, presque chaque dimanche, les thèmes des conversations, cent fois répétées en public, entre César Bouziane, le vieux soldat, et Arnet, le braconnier, l’insurgé de 1851.

Puis César Bouziane mourut. Alors son fils (le grand-père de Victorin) qui s’était tu tant qu’avait vécu l’ancêtre, eut son tour ; et, sans cesse, il redisait la charge légendaire de Waterloo ; puis les tranchées de Sébastopol, où il avait fait vaillamment son devoir de soldat français.

— Pour ce qui est des Russes, voyez-vous, disait-il, c’était comme des frères. On se battait quand venait l’heure, mais dans les moments où on ne se battait pas, on se passait du tabac ou un bon coup de vin — parce qu’on n’était pas des sauvages. Et puis, nous autres, Français, nous sommes comme ça. Nous avons pitié des hommes. On a bien assez de misère sur terre, par le travail, et les accidents, et les maladies ! Oui, il ne faut pas être des sauvages. Et, cependant, il faut se défendre. Le travailleur ne travaille pas pour les voleurs.

— Je suis bien plus avec vous qu’avec votre pauvre père, disait Arnet.

Telles étaient les idées générales transmises par les Bouziane à toute une région.

Et le jeune Victorin, le dernier Bouziane, savait par cœur toutes les histoires de ses deux pères-grands. Il ne les répétait pas, ce n’était pas dans sa manière. Les histoires ne sont vraiment bonnes que lorsqu’on a eu une part d’action dans les événements qu’on raconte.

Lorsque Victorin parlait, il ne parlait, comme son père, que de chasse ou de travaux rustiques ; mais, au fond de son cœur muet de paysan, il avait une image vivante, quoique lointaine, de la patrie et de la justice.

Et c’est ainsi qu’en Victorin, jeune et actif, revivait l’âme essentielle de son vieux grand-père, qui, là-haut, au-dessus de la salle commune, dans la bastide des Bouziane, sommeillant immobile sur son lit, prenait, avec un vague sentiment de satisfaction, son étrange repos, qui lui semblait un acompte sur la mort bien gagnée.

III
L’ANARCHISTE ET LA SUFFRAGETTE

M. Augias a soixante-cinq ans ; il a été instituteur ; un petit héritage lui est échu. Il serait resté maître d’école si sa santé le lui eût permis, parce qu’il aimait passionnément sa fonction dont il a gardé une haute idée. M. Augias lit beaucoup ; il apprend tous les jours ; c’est un philosophe. Aujourd’hui, sans faire mauvais ménage avec le curé, M. Augias est devenu, étant de bon conseil, quelque chose comme le recteur laïque du pays, qui s’en trouve bien.

A l’orée d’un bois de châtaigniers qui grimpe jusqu’à mi-côte la pente des Maures, tout près des Mayons, le cabanon de M. Augias, blanc comme neige, rit au soleil par ses trois fenêtres, une au rez-de-chaussée à côté de l’unique porte, les deux autres au premier étage. Une terrasse ombragée par une treille prolonge au dehors, pour ainsi dire, la pièce d’en bas, qui est à la fois cuisine, salle à manger et salon. De cette terrasse, comme des Mayons même, on domine l’admirable vallée de l’Aille, toute l’étendue qui, de l’ouest à l’est, va de Pignans à Vidauban. Presque en face, se dresse le Luc et son voisin, le vieux Cannet du Luc, en sentinelle sur son cône bleuté. La plaine, couverte de pins et de chênes-lièges, ne montre, à qui la regarde de la terrasse des Mayons, que les cimes moutonnantes de ses forêts ; elle apparaît de là comme un vaste lac ondoyant et fasceyant au soleil. Cette mouvante verdure cache un sol montueux par places, ravins et collines dont on s’étonne en les parcourant. La plaine ne laisse pas deviner non plus à qui la voit de haut les cultures spacieuses, voilées de monticules et de pinèdes.

Au sud-est se dressent les derniers contreforts des Maures, les rochers du Muy et de Roquebrune, sous lesquels commence la plaine de l’Argens ou de Fréjus. Par-dessus ces rochers, et au-dessus de toute cette admirable plaine, flotte une lumière chargée d’une sorte d’irisation constante ; c’est le fluide scintillement d’une impalpable poussière radiante, et où les indigènes reconnaissent le voisinage de l’atmosphère maritime. L’imperceptible vapeur qui s’exhale de la mer, comme la chaude haleine qu’expirent les naseaux d’un cheval, presque toujours flotte épandue au-dessus de ce lac de verdure mouvante ; et, dans cette poudre dorée, dans cet air diamanté, la lumière est comme multipliée, le soleil comme répété tout entier dans des myriades d’infiniment petites étincelles. Ainsi, durant l’été, un flamboiement formidable danse au-dessus des cimes vertes, surchauffées, d’où il semble à toute heure que va jaillir l’incendie.

Toute cette splendeur s’apaisait, vers cinq heures, en cette fin de Juillet, lorsque maître Arnet, le vieux braconnier, heurta du bâton la porte ouverte de maître Augias.

— Eh ! mestre ? y a degun ? N’y a-t-il personne ? Eh ! maître ?

— Holà ! holà ! Arnet, un peu de patience.

Maître Augias, le vieil instituteur, qui avait aimé son métier, et l’avait quitté à regret pour d’impérieuses raisons de santé, en parlait souvent, s’inquiétait des écoles, de leur avenir, des méthodes nouvelles. Ce qu’il y avait en lui de meilleur, c’était son clair bon sens. Et le bon sens étant la qualité maîtresse d’Arnet, ces deux hommes très différents avaient fini par se rapprocher. Ce fut à la grande surprise de tout le pays, car il fallait aller tout au fond des choses pour comprendre quel lien rattachait « Mossieu » Augias, de bon sens sévère, à maître Arnet, de bon sens jovial. Ils s’entendaient fort bien, et sans qu’on sût bien pourquoi, ou plutôt parce que, inégaux par la culture, ils se reconnaissaient pourtant de même race.

— Eh ! monsieur Augias ?

La voix répéta :

— J’y vais ! Un peu de patience, Arnet.

Arnet, — c’est la forme provençale d’Ernest.

Un pas lent retentit. M. Augias, traînant un peu ses jambes lourdes de rhumatismes, apparut au bas de l’étroit escalier. De sa calotte de curé, qui cachait sa calvitie, s’échappaient en franges quelques cheveux blancs. Son visage ovale, un peu jauni, rasé proprement, exprimait la paix de l’âme, avec une certaine tristesse habituelle, que fréquemment éclairait un sourire aussitôt disparu.

M. Augias était veuf. Il disait parfois qu’il avait perdu un fils chéri ; mais ce fils, Augustin, aujourd’hui âgé de vingt ans, n’était pas mort ; il avait « mal tourné ». Fier de la petite instruction primaire qu’il avait reçue dans une école du Var, dirigée jadis par son père, il s’était cru poète et romancier. Il répandait en strophes puériles, mal cadencées et mal rimées, une âme artificielle où s’alliait à un romantisme attardé un futurisme incompréhensible. Son âme vraie n’était que sottise ambitieuse, mégalomanie enfantine, révolte anarchique et servilisme prudent. Son père, qui ne voulait plus le voir, se maudissait lui-même de n’avoir pas su donner à son propre fils une règle morale ; mais il n’y avait plus rien à tenter pour sauver le jeune homme, dont il n’avait plus de nouvelles depuis de longs mois. Le jeune gaillard était resté quelque temps à Paris ; et déjà il se sentait vaincu par la vie, déclassé, perdu. Par orgueil, il n’osait plus revenir dans sa ville natale. Il était, à l’heure présente, garçon de bureau dans une banque, à Marseille. Son service consistait à balayer les salles tous les matins, et à coucher, la nuit, dans une soupente, d’où il pouvait, par un judas, surveiller les salles, qu’à la moindre alerte il éclairait en mettant le doigt sur un bouton électrique. Pour remplir utilement cet emploi, sa poésie et tous ses pauvres souvenirs scolaires lui étaient parfaitement inutiles. Mais, le dimanche, il se promenait en veston noir trop court, avec une cravate de soie rouge, et la canne à la main. Dans ce costume, il était l’orgueil des bars de banlieue. Il y récitait, devant des nervis éblouis, des poésies enflammées, traversées par tous ses mauvais désirs de paresseux sans espérance.

M. Augias savait tout cela vaguement ; et c’était la cause secrète des tristesses du vieil instituteur honnête homme.

— Qu’est-ce qui vous amène, mon brave Arnet ? Asseyez-vous.

Arnet ôta son feutre aux bords dentelés par l’usure, et s’assit sur une des quatre chaises de paille qui entouraient la table de bois blanc, bien frottée.

M. Augias était son propre serviteur ; il faisait son lit tous les matins de bonne heure, mettait en ordre sa maison, raccommodait ses vêtements et son linge, allait aux provisions, préparait ses repas. Arnet, dans sa hutte construite de ses mains, beaucoup plus haut sur la pente des Maures, dans la forêt de châtaigniers, se livrait à des occupations du même genre et cette conformité d’habitudes le rapprochait encore d’Augias. Seulement, l’habitation d’Arnet était un peu celle d’un sauvage ; l’intérieur d’Augias était celui d’un civilisé rustique.

Lorsque Arnet fut assis, M. Augias ouvrit une armoire, prit deux tasses à fleurs jaunes et rouges et les plaça sur la table. Sur le fourneau, un « toupin » vernissé était en train de bourdonner la chanson de l’eau qui dansote ; dans l’eau bouillante, il jeta trois cuillerées de café et retira le toupin du feu ; puis il y versa une cuillerée d’eau froide, — ce qui fit tomber au fond le marc alourdi…

— Le bon café à la sarrazine, comme le faisaient nos grand’mères, dit Augias.

— Il n’y a rien de meilleur, fit Arnet. Nous ne sommes pas de ces gens à qui il faut des cafetières à compartiments, monsieur Augias. Votre café est digne d’un roi.

— Maurin des Maures en a souvent goûté, de mon café, prononça M. Augias. Et c’était le roi de nos petites montagnes, celui-là !

— Et c’était mon cousin second, dit Arnet… Je suis conséquemment le cousin d’un roi et d’un roi républicain, dont le souvenir réjouira encore les enfants de nos enfants ! Je l’ai suivi souventes fois à la chasse, ce Maurin, acheva Arnet en souriant. Il avait de bonnes idées et de bonnes jambes.

— Et du bon sens, dit M. Augias.

— Quand je parle, poursuivit Arnet, il m’arrive, beaucoup souvent, de m’apercevoir que je répète des choses que Maurin a dites, et, alors, par là, je suis sûr de bien dire et d’être approuvé. Et, si aujourd’hui, je viens vous voir, c’est justement pour vous parler comme il aurait pu le faire, monsieur Augias. Et je viens de la part de mon ami Bouziane.

— Je vous écoute.

— Voilà, dit Arnet en humant son café et en allumant sa pipe ; le fils Bouziane…

— Victorin, souligna M. Augias.

— Oui, Victorin, qui est fils unique, avance vers l’âge de se marier, quoiqu’un peu jeune, n’ayant que vingt ans, comme vous savez, et c’est un brave « pitoua ».

— Comme il nous en faudrait beaucoup, affirma M. Augias avec toute sa gravité.

— Oui, dit Arnet, il est brave, il travaille comme pas un, il est de bonne tournure ; pour tout dire en un mot, il a de bons principes, comme vous me l’avez répété quelquefois.

— Eh ! dit Augias, parce qu’il a appris b, a, ba, et deux et deux font quatre, il ne « s’en croit » pas pour cela, comme tant d’autres ; il ne décide pas sur les choses qu’il ne connaît point, et il se garde de se croire aussi savant que les plus grands savants. Je lui ai entendu dire que, selon lui, on ne doit faire députés que des gens capables de comprendre les lois qui existent, puisqu’ils sont appelés à en fabriquer de nouvelles, et il ajoutait qu’un charretier est un homme qui doit savoir mener chevaux et charrette.

— Pour sûr, dit Arnet grave à son tour ; seulement, il y a beaucoup de ces conducteurs pour rire, assis sur « l’asseti » des chars-à-bancs, avec les rênes lâches, — et qui croient mener leur bête, cheval, mulet ou âne ; — lorsque, bien entendu, c’est leur bête, — cheval, âne ou mulet — qui les conduit à la foire, par la force de l’habitude.

— Si nous en revenions à ce que vous voulez dire de Victorin, hein, ami Arnet ?

— Patience ! fit Arnet, je sais très bien où je vais en arriver, monsieur Augias ; mais, quand je me rends au travail à travers champs, j’ai coutume, s’il me part « une » lièvre ou un perdreau entre les jambes, de le mettre dans ma carnassière. C’est tant de pris en passant ; et, de même, si en marchant vers ce que j’ai à vous dire, je rencontre une bonne idée sur ma route, je m’y arrête un peu ; qu’elle vous parte des pieds, ou qu’elle parte des miens… Il m’arrive même d’y perdre un peu trop de temps comme pour la perdrix ou la lièvre quand je vais à mon travail, mais je n’ai jamais pu me corriger d’être curieux, pas mal bavard et enragé braconnier.

Ici, M. Augias sourit, mais il se garda de répondre, car il connaissait l’éloquence de son ami, et qu’elle pourrait fort bien l’entraîner à parcourir, de digression en digression, le champ sans limite de la sagesse populaire.

Un assez long silence se fit.

— Oui, déclara tout à coup Arnet, répondant à ses propres rêveries, ce Victorin est un gaillard. Il a le cœur d’un lion et les jambes d’un lièvre, — les jambes que j’avais quand je faisais courir les pèlerins…

— Nous y voilà, pensa Augias. Il va me conter un de ses bons tours de braconnier incorrigible.

Mais Arnet ajouta :

— Je vous dirai une autre fois une de mes histoires de gendarmes… celle, par exemple…

— C’est cela, une autre fois, Arnet, une autre fois ! Pour aujourd’hui, qu’avez-vous à me dire de Victorin ?

— J’ai à vous dire que les Bouziane ont besoin de vos conseils, c’est-à-dire qu’ils n’en ont pas besoin pour eux, mais que vous en donniez à leur Victorin. Eux, ils savent très bien ce qu’ils veulent et que vous serez d’accord avec eux, et que vous conseillerez ce garçon qui prend le chemin qu’il faut pour faire une bêtise, des grosses. Alors, le père de Victorin m’a dit comme ça, m’a dit :

« Arnet, tu verras un de ces jours M. Augias qui est ton ami — et cette parole de Bouziane me fait honneur, monsieur Augias — et quand tu verras M. Augias, ton ami, dis-lui de nous aider et qu’il montre à notre Victorin où est son devoir. »

— Et à quelle occasion, Arnet ?

— A l’occasion du grand amour qui le tient pour une fille qui n’est pas celle que son père voudrait lui voir épouser.

— Et qui son père voudrait-il lui voir épouser ?

— Martine Revertégat.

— Bonne affaire, ça ! Ces Revertégat sont des gens à l’ancienne.

— Comme les Bouziane ; la vraie race d’ici. C’est souche de bon bois, vieille vigne de pays ; rien des « américains ».

Sur ce mot, il y eut un silence, pendant lequel les deux hommes revirent le temps d’avant le phylloxéra, l’époque où les ceps américains n’avaient pas envahi la Provence, où la vieille vigne française exempte de maladie traînait ses sarments paresseux sur la terre provençale et donnait un vin autrement joyeux que celui des ceps d’Amérique, qui ont trop voyagé et sont d’une autre terre. Le vin d’aujourd’hui, on le travaille et on le fraude en vue du rapport et non plus pour la joie de le produire et de le boire !

— Tout ça ne dit pas quelle est la gueuse que Victorin peut préférer à Martine, interrogea enfin M. Augias.

— Il lui préfère Arlette des Mayons, dit Arnet gravement.

M. Augias, qui s’était levé, eut un sursaut :

— Misère de moi ! Arlette ! une Arlette !… qu’on appelle des Mayons, et qui n’en est pas, des Mayons, puisque son père était un gavot paresseux, venu un jour chez nous avec sa femme pour s’employer à la récolte des châtaignes — et qui, jusqu’à sa mort d’ivrogne, est resté dans le pays pour y donner l’exemple de la paresse et de l’ivrognerie ! Il est mort de ses vices, le pauvre bougre, et ce fut un bon débarras ; mais il nous a laissé de la graine d’alcoolique, et c’est un malheur pour la commune. La mère est une pas grand’chose, plus bête que méchante, incapable de donner à la fille un bon conseil et qui la laisse faire ses quatre volontés… Arlette des Mayons ! pauvres de nous ! et Victorin a pu se laisser prendre à ça ! Misère et compagnie, voilà ce que c’est, son Arlette ! Et si elle entre dans cette maison Bouziane, elle en verra la fin, pour sûr. Il faut empêcher ce malheur ; et je m’y emploierai. Vous pouvez le dire aux Bouziane, mon brave Arnet… Arlette ! Arlette ! répétait M. Augias consterné.

Dans la petite salle, il se promenait avec agitation, allant d’un angle à l’autre. Tout à coup, il se campa devant Arnet et s’écria :

— Vous avez connu mon fils, vous ?

Arnet hocha la tête.

— Eh bien, reprit l’ancien instituteur, cette Arlette me le rappelle tout à fait. Cet imbécile méprise le travail manuel, celui de paysan surtout, parce qu’il a appris de moi b, a, ba, b, o, bo, sans parvenir à l’écrire sans faute. Il se croyait un savant, il donnait son opinion sur toutes les choses qu’il ignorait, et de quel air, il fallait voir ! Quand je le redressais, il me disait d’un air méprisant : « Vous autres, les vieux, vous ne comprenez pas les générations nouvelles… » Oui, Arnet, il me disait ça tous les jours que Dieu fait ! Un jour, où je lui demandais ce qu’il comptait faire plus tard, il me répondit avec une assurance qui eût mérité des gifles : « Je me ferai député. » Dans son ignorance d’orgueilleux, c’est la carrière qu’il avait choisie. Il palabrait au café, et attendu qu’il pouvait parler deux heures durant, sans s’arrêter et, comme on dit, sans cracher, les gens écoutaient bouche bée, avec un étonnement qu’il prenait pour de l’admiration, les sottises qu’il répétait de travers et qu’il avait lues dans les gazettes. Il aurait pu être laboureur, et fier de ses travaux utiles, comme le fut mon père, mais ce jeune anarchiste aurait rougi d’être un travailleur de la terre. Arrangez ça comme vous pourrez ! Il parlait avec mépris et haine des riches — des exploiteurs du peuple, disait-il — mais il n’avait qu’une ambition — qui était de devenir l’un d’eux, d’imiter ce qu’il blâmait en eux, de s’habiller comme eux, d’avoir une lévite (redingote), de porter une canne sur laquelle on ne peut pas s’appuyer, et de boire au café en faisant une partie de dominos ! Voilà l’homme ! Et ils sont quelques-uns comme ça ! Et il y en a aussi, de ces pauvres diables dans le genre de mon fils, mais qui, n’étant pas paresseux comme mon fils, mais en train de faire fortune à force de malice, traitent leurs ouvriers comme des nègres, tout en débitant de beaux discours contre les vrais riches qui sont justes et humains. Et ces ouvriers, qu’ils maltraitent, se prennent pourtant à leurs beaux discours. Et cette Arlette est, je vous dis, de la même espèce maligne que mon malheureux enfant. La petite instruction que leur a donnée l’école primaire les a perdus tout simplement, parce qu’on n’est jamais parvenu à leur faire comprendre comment l’instruction doit être employée !… Lire, écrire, compter, ça devrait leur servir à faire mieux leurs affaires, à ne pas se laisser tromper par leurs semblables ; — un peu d’histoire et de géographie, à leur donner une idée de leur patrie et du monde, mais rien de tout cela ! Ça ne fait que leur inspirer un orgueil d’imbécillité. Et ces jeunes anarchistes, qui ne parlent que d’égalité, se croient supérieurs en tout et à tous ! L’égalité, pour eux, voilà ce que c’est : c’est le droit de se croire au-dessus de ceux qui valent mieux qu’eux-mêmes. Une trique, Arnet, une trique, voilà l’éducation qu’il aurait fallu à mon fils. Et, comme je n’avais sur lui aucune prise, aucun moyen de lui communiquer du bon sens, de lui inspirer des idées morales, il est devenu je ne sais quoi, je ne sais où !… Il est parti pour la ville, — parce qu’il peut s’y promener la canne à la main sans qu’on rie de lui en le voyant passer, comme on le faisait ici, où il étonnait bêtes et gens. Voilà mon malheur, Arnet ! — Et cette Arlette s’annonce comme une de ces sottes qui se perdront comme il se perdra ! — Voilà une petite impertinente qui ricane lorsqu’une belle madame, passant aux Mayons, descend d’automobile avec un chapeau dont le « haut » est trois fois plus large que sa tête — cette même Arlette se prive souvent de pain pour s’acheter un chapeau de pacotille, mais de forme pareille. Pour se procurer des romans qui lui montent la tête, elle gaspille le pauvre argent que gagne sa mère. Elle parle avec une bouche en cul de poule, comme les héroïnes de ces romans-là. Arlette a des opinions littéraires et sociales, la malheureuse ! Elle a lu les Désenchantées de M. Pierre Loti, et elle a une opinion sur la vie des femmes turques. Elle approuve les suffragettes.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit Arnet.

— Ne l’apprenez jamais, Arnet, dit Augias. Arlette voudrait un jour être conseiller municipal, conseiller général et député, comme mon fils ! Et pour cela Arlette voudrait voter comme les hommes. Et elle votera un jour comme les hommes, elle, Arlette ; — elle se recommande de Jeanne d’Arc et de Madame George Sand pour réclamer le vote des femmes !

Arnet, d’un bond, s’était mis debout :

— Arlette veut voter ! prononça-t-il stupéfait.

Puis, brusquement, comme un homme pressé de fuir un endroit dangereux :

— Adieu, monsieur Augias, j’ai mon compte pour aujourd’hui.

Sur le pas de la porte, il se retourna :

— Irez-vous voir bientôt les Bouziane, monsieur Augias ?

— Tout à l’heure, Arnet. Il faut d’abord que je lui parle, à ce Victorin.

Et Arnet, qui cheminait sur la route, entre les pins, répétait en lui-même :

— Arlette veut voter !

Ayant remâché ce mot, il ajoutait avec une grimace :

— Ça, c’est plus fort que du poivre !

IV
LES LEVEURS DE LIÈGE

La route qui, de Gonfaron, va aux Mayons, traverse du nord au sud-est la plaine cultivée, et, à partir des Mayons, longeant les Maures, devient très sinueuse parce qu’elle épouse, à leur base, le relief des collines et les creux des ravins.

En allant vers l’est, le voyageur, alors, a, sur sa droite, les collines, rochers, pinèdes et châtaigneraies ; sur sa gauche, des bois de pins d’abord, puis des forêts de chênes-lièges qui vont en s’étalant dans la plaine.

Les Revertégat possédaient entre Gonfaron et les Mayons, trois hectares de terrains en plaine. De vieux chênes-lièges y dressaient leurs structures tourmentées, leurs bras tords, noueux et rugueux.

Or, ce jour-là, il avait été décidé que la mère Revertégat qui, d’ordinaire, à midi, portait la soupe aux « rusquiers » serait remplacée dans cette mission par sa fille Martine.

De son côté, la jalouse Arlette avait décidé qu’elle irait, ce même jour, sous un prétexte, rôder autour des rusquiers pour surveiller cette Martine et ce Victorin.

Ce projet était venu à la suite d’une conversation avec le valet de ferme des Revertégat, Marius, par qui elle se faisait courtiser.

Arlette, qui se laissait sans révolte conter fleurette par tous les jeunes gens des Mayons, croyait d’ailleurs utile d’exciter par là les jalousies de Victorin. Elle « se parlait » donc volontiers avec ce valet de ferme des Revertégat.

Ce Marius, Mïus, ne cessait de lui répéter avec bonne humeur :

— Épouse-moi, Arlette ; soyons mari et femme ; tu n’as pas le sou — moi non plus ; — et donc nous ferons une paire bien assortie. Jamais les Bouziane, qui sont des orgueilleux, ne te laisseront épouser leur fils. Victorin s’amuse à te chanter des gandoises, et ce n’est pas avec de bonnes intentions. Épouse-moi ! Deux misères peuvent faire du bonheur, lorsqu’on s’aime et qu’on travaille !

Ce vertueux langage n’impressionnait pas Arlette. Un valet de ferme, fi donc ! Elle avait trop d’instruction pour s’abaisser à un pareil mariage ! Et, tout en laissant à Mïus quelque espérance, elle le désespérait.

Il dit à Arlette un soir :

— Demain, parmi l’équipe des « rusquiers » qui travailleront dans la forêt des Revertégat, tu sais qu’il y aura Victorin. Il s’est prêté volontiers. Pourquoi ? Parce qu’il aura ainsi occasion de voir plus souvent Martine. Elle ira demain porter la soupe à leurs rusquiers. Et il voudrait te faire croire qu’il ne la poursuit pas !… Va, ma pauvre Arlette, il n’est pas pour toi, le beau Victorin ! Il a trop de terres et trop d’écus. Il faut que tu sois folle pour croire qu’une fille comme toi, aussi pauvre que ce Mïus qui te parle, — sera épousée par un jeune homme dont la famille est riche… à au moins… cent mille francs. Je suis sûr que si tu pouvais demain, « rodéger » (rôder) autour des rusquiers, vers midi, tu verrais, clair comme le jour, que ton Victorin préfère sa Martine à notre Arlette des Mayons, quoique Arlette soit mieux « arnisquée », et que, pour porter une toilette de dame, le dimanche, elle n’ait pas sa pareille dans toute la commune ! Martine ne lit pas comme toi dans les livres, et je ne lui ai jamais vu un journal à la main, la sotte ! — mais elle peut porter sur l’échine une rude charge, la charge que moi je porte, et voilà justement ce qu’il faut aux Bouziane et à leur Victorin ; ils ont besoin d’une femme de plus dans leur maison, qui les aide à faire, selon le temps, tous leurs travaux de campagne.

Avec des propos pareils, Mïus avait souvent irrité les ambitions d’Arlette, et le désir qu’elle avait de faire la définitive conquête de Victorin.

Mïus, pensait-elle, se trompait. Elle savait ce qu’elle savait. Elle se rappelait les paroles ardentes que Victorin, le soir, sur les aires, lui avait parfois murmurées :

— Tu n’es pas riche, Arlette, lui disait ce Victorin, et c’est la raison pourquoi mon père ne voudra pas que je t’épouse. Mais tu es intelligente ; je t’ai vue souvent, le dimanche, quand tu es bien vêtue, si jolie avec l’ombrelle sur l’épaule et avec des gants comme une demoiselle de la ville, — je t’ai vue, des fois, assise à l’ombre, sous un châtaignier, au frais, tourner les pages d’un livre. Tu ne te doutais pas que je « t’espinchais » (épiais) et moi, je suivais sur ton joli visage si fin, si pâle, si blanc, toutes tes pensées. Et, une fois, je t’ai vue pleurer sur le livre !…

— Je t’avais bien aperçu, avouait Arlette, et je me souviens très bien de ce jour où j’ai pleuré sur le livre. J’ai pleuré parce que la marquise, dans le roman, était vraiment malheureuse avec Monsieur le marquis ! Tu ne me feras pas souffrir comme ça, dis, Victorin, quand nous serons mari et femme ?

Et Victorin s’était écrié :

— Pour sûr que je ne me conduirai pas comme ce coquin de marquis dont je n’ai pas lu l’histoire, mais que je déteste puisqu’il t’a fait pleurer, ma belle !

Ce chimérique parallèle entre lui, Victorin, et un marquis de roman — avait un instant impressionné le brave fils du fermier. Le roman, qu’il ne devait jamais lire, s’était présenté vaguement à son esprit comme on ne sait quel livre d’histoire dont les personnages étaient des héros comparables aux chevaliers célèbres, même aux rois de France. Et l’un d’eux faisait pleurer cette Arlette ! son Arlette ! Il fallait vraiment, pour être si facile à émouvoir, qu’elle fût une créature tout à fait supérieure, comme on dit qu’il y en a quelques-unes dans les châteaux, beaucoup dans les villes d’étrangers, Nice, Cannes ; et plus encore à Paris ! C’était à se demander si Arlette n’était pas, elle-même, fille d’un prince, — comme on le dit de Gaspard de Besse ! Mais non, la mère d’Arlette était une pauvre gavotte. La nature, seule, et l’école avaient fait ce miracle, ce chef-d’œuvre, une Arlette ! que la voix publique avait surnommée des Mayons, — comme s’il eût été dans sa destinée d’être noble, aussi bien qu’un Villeneuve ou un Colbert.

Arlette « se repassait » tous ces souvenirs, et toutes les impressions que lui avait avouées ingénument Victorin, en sorte qu’elle se sentait bien sûre de son amour et de sa fidélité ; mais elle sentait d’autre part qu’il était nécessaire de les entretenir, et particulièrement de surveiller Martine. C’est pourquoi, le jour où celle-ci devait aller porter la soupe aux rusquiers des Revertégat, Arlette s’en vint, non loin d’eux, glaner des déchets de liège, en des bois voisins, où déjà on avait fait la récolte. La bande des rusquiers, avec Victorin pour chef, travaillait allègrement depuis l’aube.

Les leveurs de liège, leur petite hache en main, debout sur la planchette de l’étagère, dressée et fixée contre les chênes au moyen d’une corde à l’épreuve, — incisaient l’écorce épaisse circulairement et horizontalement. Cela s’appelle « toilà » ou « toirà ». Cette incision faite, ils refendaient, c’est-à-dire procédaient aux incisions longitudinales ; et, enfin, ils arrivaient au « couronnement », à l’incision qui détache le haut de la planche bombée.

Ensuite, les « camalous » emportaient les plaques de liège jusqu’à la « cougno » où l’emballeur fait les balles, qu’emportent, à leur tour, charrettes ou mulets jusqu’à la « pile », voisine du village.

Dépouillé peu à peu des parties de son écorce grise arrivée, cette année, au point voulu de développement, chacun des troncs énormes et tourmentés se montrait, tout à coup, rouge, d’un rouge pâle… Sous les rayons du soleil, qui çà et là transpercent les feuillages durs, ces troncs nus, noueux, tels des torses de géants, ne tardent pas à devenir d’un rouge sanglant de chair écorchée. Cette coloration évoque alors l’idée d’on ne sait quelle souffrance héroïque et muette ; c’est celle des forêts que persécute le labeur des hommes.

— Les pauvres bougres, disait un rusquier. Nous la leur travaillons, la peau !

— C’est la vie ! répliquait un autre. Pour que chacun vive, il faut que tout souffre !

Tout à coup, pendant que crissait la « destraoù » (la hache) dans l’écorce d’un des plus vieux chênes, qui livrait avec peine à l’instrument de torture sa peau, pareille par les bosses, disait un rusquier, à celle d’un melon-cantaloup ou d’une tarente, — un chant s’éleva du haut d’une étagère.

— Le chef de bande commence à chanter, fit un rusquier.

— Eh ! il chante, dit un autre ; c’est que midi approche, et, avec la soupe, la belle Martine.

Victorin, sur son étagère, à voix pleine chantait :

Le jeune et beau leveur de liège,
Par les bûcherons écouté,
Apprit l’art du chant sans solfège,
Comme les cigales d’été.
Feutre en arrière, en auréole,
Col ouvert sous la brise folle,
Culotte percée aux genoux,
Il portait la rouge taïole
Comme les drôles de chez nous.

Le grésillement continu du chant des cigales, aux environs, semblait la voix même de l’été, de la chaleur, qui accompagnait le chant de l’homme. A travers les branchages chauds et immobiles, la voix saine passait comme une brise lente et tiède.

Tous les rusquiers connaissaient cette chanson ; et les uns sur leurs étagères dans les branchages, les autres debout à terre près des troncs ; et aussi les camalous, ceux qui camalaient, mot qui, sans doute venu des Sarrasins longtemps maîtres de ces forêts, signifie porter un faix à la façon d’un chameau — tous ensemble lancèrent le refrain :

Pour l’écouter, les pins aux branches musicales,
Arrêtaient un moment leur murmure nombreux ;
Et, le sentant le frère des cigales,
Cigalous est le nom qu’ils lui donnaient entre eux.

— Cette chanson, dit un rusquier qui n’avait pas pris part au concert, cette chanson doit être nouvelle, — que je ne la connaisse pas ?

— Oui, dit un autre, c’est Monsieur Jean d’Auriol qui l’a faite.

Victorin chantait :

Vint à passer dans nos collines
Une chanteuse de Paris,
Qui lui dit, en phrases câlines :
« Paris seul te paiera ton prix ;
Assez de chansons à la lune !
Cours vers le bonheur inconnu…
Viens à Paris faire fortune ! »
Il admira sa beauté brune
Et donna son cœur d’ingénu.

— Les refrains sont tous différents, cria l’un des travailleurs, mais, pas moins, je sais le second.

Et il chanta :

O Cigalous, tu veux quitter tes chênes-lièges,
Tes pins, qui, comme toi, fredonnent nuit et jour…
L’amour malin, dans les bois, tend ses pièges :
Prends garde, Cigalous, aux pièges de l’amour !

Il y avait bien, par-ci par-là, quelques mots écorchés, mais ces menus accrocs n’altéraient pas le sens de la chanson, et Victorin qui, lui, la savait toute, reprit à grande allure :

— « Père, je pars pour la grand’ville ;
Ma mère, je vais à Paris… »
La vieille pleurait, immobile ;
Le bon vieux jetait les hauts cris.
Cigalous, feutre en auréole,
A serré sa rouge taïole :
« J’irai là-bas, c’est mon destin. »
Il avait donné sa parole ;
Il partit par un beau matin.

Le silence qui suivit ce couplet s’étant prolongé, il sembla certain que plus aucun des rusquiers ne se rappelait le refrain suivant. Rythmique et continu, le chant des cigales, aux alentours, grésillait ; c’était comme un crépitement d’incendie dans des broussailles sèches. Alors une voix féminine, émue et fraîche, se fit entendre en réplique, pas très près, mais distincte. Elle chantait d’un ton de reproche plaintif :

O Cigalous, pourquoi quitter ta chère vieille,
Ton père et tes amis, nos braves bûcherons ?
C’est un démon, crois-moi, qui te conseille.
Ne pars pas, Cigalous, nous seuls nous t’aimerons !

Une émotion courut dans ce coin de forêt, où souffraient les pauvres chênes et où palpitaient des cœurs d’hommes. Un vieux rusquier s’essuya les yeux. Tous écoutèrent. Et la romance s’acheva ainsi, Victorin chantant les couplets, et Martine les refrains qui lui donnaient réponse.

VICTORIN.

Mis selon la mode nouvelle,
Veston noir et chapeau melon,
Il pensa mieux plaire à sa belle
Lorsqu’il eut un beau pantalon.
Mais, sans son feutre en auréole,
Son col large ouvert, sa taïole,
Lui qui faisait tant de jaloux,
Lui dont la divette était folle,
Il n’est plus le beau Cigalous !

MARTINE.

C’est ton pays en toi qui faisait tout ton charme,
Quand tu chantais, pareil aux cigales d’été !
Dans tes grands yeux j’aperçois une larme,
Cigalous ! ton pays, pourquoi l’as-tu quitté ?

Et la voix mâle de Victorin répond à son tour :

Adieu, gloire et femme jolie !
Triste et gêné, tu chantes mal !
La folle qui t’aima, t’oublie ;
Retourne au pays du mistral.
Et Cigalous, qu’un regret ronge,
Entend sans fin, revoit en songe
Les pins qui vibrent musicaux,
Et dont la plainte se prolonge
Dans la combe aux profonds échos !

MARTINE.

Au nord, les Cigalous et les cigales meurent ;
Le myrte en fleurs périt s’il est déraciné ;
Dans leur pays les vrais sages demeurent ;
La terre la plus belle est celle où je suis né.

Victorin quitta son étagère. Il sauta à terre.

Une même émotion faisait trembler le cœur de tous ces hommes. Quelque chose de plus émouvant que les paroles chantées se dégageait de ces paroles mêmes ; et c’était l’amour instinctif du pays natal, la douleur de le quitter, la joie d’y vivre, l’orgueil de le savoir si beau et si bon — et toute la misère d’aimer, et la vie, et l’amour, et on ne sait quoi de plus que l’amour et la vie, un confus idéal, art, gloire ou éternité.

Les cigales faisaient tressaillir l’atmosphère lourde. Midi écrasait la plaine.

Martine apparut : ils applaudirent.

— Bravo, Martine ! Elle a chanté comme un ange !

Ils l’entourèrent, lui faisant fête.

— Est-elle bonne, la soupe ?…

— Si c’est Martine qui l’a faite, sûr qu’elle sera bonne !

— Quelle ménagère tu feras ! Heureux coquin, celui qui te prendra ton cœur.

— On ne me le prendra pas sans que je le donne, dit-elle en riant de toutes ses belles dents blanches.

Tous l’admiraient ; elle avait une démarche souple de bête libre, bien faite et bien saine.

— Vive notre Martine !

— La carriole est là-bas, dit-elle, vous savez, à cent pas d’ici, sous le patriarche, le plus vieux suve de la forêt, qui est si beau. Elle est bien à l’ombre. Il y a tout le manger qu’il faut, pour tout le monde ; particulièrement une moissonneuse bien épaisse, et de l’eau bien fraîche.

— Vive la Bouziane ! répéta le plus vieux des rusquiers. C’est vrai qu’elle a chanté aussi bien que l’ange Gabriel à la crèche !

— Quelle paire ça ferait avec Victorin !

— Ils pourraient chanter Cigalous ensemble ! Ils feraient fortune !

On s’installait, près de la carriole, sous le patriarche, où l’ombre était moins ardente. Importuné par les taons, le cheval arabe, dételé, attaché au tronc du vieux suve, frappait sa croupe avec sa queue et son ventre avec son pied, qui retombait lourdement sur le sol feutré d’un lit de lichen épais.

Et pendant que toute la bande, assise à terre, commençait un repas bien gagné, — tout là-bas, derrière les larges troncs écorchés, la pauvre figure maigre et pâle d’Arlette, avec les yeux tout grands ouverts et trop brillants, épiait sa rivale maudite et son trop beau « calignaire ».

V
LA CHASSE AUX CIGALES

Le repas fut joyeux ; on fit honneur à la moissonneuse. Les tomates crues, rouges sous la blancheur des oignons coupés en menues tranches, nageaient dans leur jus rouge, arrosées de bonne huile de l’année. Avec des sonorités de source, un vin franc jaillissait du grand fiasque revêtu de sparterie. Dans quatre ou cinq lourdes cruches vertes, épaisses, l’eau s’était conservée fraîche, sous des toiles recouvertes de feuillages. Le repas pris, les pipes s’allumèrent. Les bavardages allèrent leur train ; mais la présence de Martine les empêcha de devenir trop libres. Les histoires de chasse succédèrent aux histoires de chasse ; car tout Mayonnais naquit chasseur et piégeur. On galégea la gendarmerie. On évoqua l’ombre de Maurin ; on but à la santé d’Arnet, cousin du roi des Maures ; puis le chef de bande, Victorin, indiqua la marche du travail pour la fin de la journée. Enfin, quand la fumée des pipes se fit plus rare et plus lente, un peu de somnolence gagna les travailleurs, qui peinaient depuis la première pointe du jour ; ils s’allongèrent, dans l’ombre tiède du patriarche, et bientôt, toute la bande sommeilla, surveillée par deux ou trois bons chiens qui avaient suivi leurs maîtres au travail.

Ni Martine ni Victorin ne dormaient. Ils causaient à voix basse familièrement, car ils étaient amis d’enfance, et bien que tous deux eussent été mis au courant, chacun de leur côté, des intentions de leurs familles qui désiraient les marier, — jamais, entre eux deux, il n’y avait eu d’allusion à ce projet.

Cependant, ils se plaisaient ; Martine surtout eût trouvé Victorin à son gré. Mais Victorin, tout en se disant que Martine méritait d’épouser un brave jeune homme et riche, se sentait attiré plutôt par cette Arlette prétentieuse que par cette simple Martine, trop pareille, selon lui, à toutes les autres filles du pays.

Martine, réservée, ne montrait rien à Victorin du goût décidé qu’elle avait pour lui. Sans exaltation, raisonnable, elle se disait : « Si jamais il me veut, oui, que je le prendrai. » Et lui, songeant à Arlette, ne montrait pas à Martine le plaisir qu’il avait à se trouver près d’elle.

A voix basse donc, ils causaient tous deux de leur passé d’enfants, des pièges qu’ils posaient, étant petits, pour prendre des lapins ou des rouge-gorge, d’un voyage qu’ils avaient fait un jour à Cogolin et à Saint-Tropez avec leurs parents ; et des travaux de leurs deux fermes, des espérances de l’année, moissons et vendanges.

A ce moment, l’un des rusquiers s’agita sur sa couche de feuilles sèches.

Il s’étira en criant :

— Ohé ! les cambarades, c’est assez veillé comme ça !

C’était le plus vieux, auquel le plus jeune répondit gaîment par l’un des couplets chantés tout à l’heure :

Le jeune et beau leveur de liège,
Par les bûcherons écouté,
Apprit l’art du chant sans solfège,
Comme les cigales d’été.

Et tous se levèrent pour reprendre le travail.

— En font-elles un ramadan, ces cigales ! dit le vieux.

Un autre répondit :

— C’est bien vrai qu’on dirait un bruit de branches sèches, qui s’allument seules par l’effet de la grosse chaleur.

Ramadan, ce mot, qui signifie, en provençal, tapage et rumeur, est, parmi tant d’autres, un des vestiges du passage des Maures dans la région du Var. A l’époque de leur ramadan, et surtout quand il prenait fin, les camps mauresques bruissaient de prières chantantes, comme les bois d’été pleins de cigales.

— Des cigales, dit Martine à Victorin, j’en ai promis une à mon petit filleul.

A Victorin, le vieux rusquier cria :

— Viens-tu, capitaine ?

— Un moment, répondit Victorin. J’ai des affaires.

L’équipe des rusquiers s’en allait à travers les hautes fougères.

— Elles sont hautes dans les branches, les cigales, dit Martine. Comment vas-tu faire ?

— Tu vas voir, petite, répondit-il, rappelle-toi comme nous faisions, étant petits.

A quelque distance, au bord d’une mare, à l’orée du bois, de grands roseaux se balançaient ; Victorin coupa l’un des plus hauts et revint vers Martine, tout en le dépouillant de ses longs rubans onduleux.

— Je comprends, dit Martine, mais c’est une chance d’avoir trouvé un roseau ici.

— Une chance ! se récria Victorin. Je connais aussi bien chaque pierre et chaque buisson du terradou qu’une ménagère les écuelles de sa cuisine.

Le roseau était dépouillé.

— Avec ça, dit-il, nous ferons notre pêche. Il a bien trois mètres de long, et moi au bout, ça lui fera cinq.

Elle riait.

— C’est amusant, fit-elle.

Tous deux retrouvaient leurs impressions d’enfants, et se sentaient bons amis avec innocence.

Arlette, jalouse, de loin, à travers le bois, les suivait du regard.

Ils marchaient côte à côte, le nez en l’air, s’arrêtant parfois au pied d’un suve et cherchant, de tous leurs yeux, sur la rugosité des branches grises, ensoleillées, et jaspées d’ombres, le petit dos brun poudré d’argent, sous l’aile transparente. Mais ne voit pas qui veut une cigale dans un arbre. Elles ont leurs ruses, les commères. Au moment où, guidé par l’ouïe, le chasseur s’apprêtait à dire : — Je la vois ! — l’arbre, tout à coup, se taisait. Et, presque aussitôt, c’est d’un suve voisin que s’élevait la stridulation cadencée.

— Ce n’est pas là qu’elle est, c’est ici, disait Martine.

— C’est une autre qui chante à côté, répliquait Victorin.

Et, d’un regard obstiné, il suivait les moindres ramifications du chêne muet.

Tout à coup :

— Elle est là !

D’instinct, il avait baissé la voix.

Derrière lui, Martine, attentive, cherchait à voir, elle aussi, sans y parvenir, la rusée bestiole.

— Regarde, dit Victorin, le fin bout de mon roseau. Il te dira où elle est. Je vais le mettre tout contre elle, juste sous ses gros yeux qui lui sortent de la tête.

Ainsi fit-il. Le fin bout du roseau s’est arrêté devant l’insecte, qui croit voir, sans doute, une des branchettes de l’arbre remuée par le vent. Si le chasseur sait manœuvrer son roseau assez lentement, sans secousses, il parviendra même à effleurer la cigale, qui, parfois, tout à coup, levant une de ses frêles mignonnes pattes, la pose sans méfiance sur l’obstacle inattendu.

— Ah ! je la vois ! cria Martine…

Et l’insecte s’envola.

Il fallut recommencer la tentative.

— Tu l’es ou tu le fais ? cria, de loin, du haut d’un chêne, l’un des rusquiers, demeuré attentif à la chasse du jeune patron. Et ce cri peut se traduire : « Es-tu un nigaud, ou t’amuses-tu à le paraître ? »

Mais c’est tout de bon que les deux enfants se passionnaient pour leur chasse ; d’autant plus qu’à présent le démon de la revanche les surexcitait.

Ce fut Martine, cette fois, qui, la première, aperçut une cigale.

— Là, là ! A la fourche de ces branches. Elle en frissonne toute. Tu ne vois pas ses ailes qui remuent ? On dirait qu’il en sort des étincelles.

Mais l’insecte, se sentant observé, modifiait la sonorité de son instrument ; et la singulière chanson, comme une voix de petite fée malicieuse, semblait venir tantôt du pied de l’arbre, tantôt de la cime, et déconcertait le chercheur.

— C’est drôle, murmurait Martine, on dirait qu’elle est partout.

Victorin lui fit, de la main, signe de se taire ; et le bout du roseau s’étant posé devant la cigale, sur la branche, — lentement se rapprocha d’elle. Le chant s’arrêta.

— Fais vite, chuchota Martine.

A voix très basse, Victorin ne put s’empêcher de répondre :

— Tu ne veux donc pas te taire ? Elles ont de la chance, les cigales, que leurs femelles sont muettes ! Tu vas encore me faire partir celle-là.

Mais non. L’insecte reprit sa chanson. Puis, attiré par la fine tige du roseau qui semblait frémir d’un mouvement naturel, il se rapprocha un peu, en faisant de nouveau silence. Alors, bien doucement, Victorin se mit à siffler un air très rythmé, destiné à étonner l’insecte et à lui faire oublier le piège.

En effet, quand le roseau fut près de la toucher, la cigale ne l’attendit pas ; elle alla vers lui, ses petites pattes s’y accrochèrent. Elle était posée sur le piège. Le roseau, se soulevant, l’emporta. Victorin sifflait toujours. Lentement, très lentement, il dégagea son roseau de l’arbre ; et, s’éloignant de Martine, il l’abaissa vers elle d’un mouvement continu et prudent.

Il sifflait toujours ; et l’on entendit à nouveau la voix lointaine du rusquier qui criait :

— Et alors ? tu l’es ou tu le fais ?

Victorin présentait à la jeune fille la cigale chantante au bout du roseau. Elle n’avait qu’à étendre la main, mais ni trop doucement ni trop vite.

Ce fut trop vite ; cette cigale, comme la première, s’envola.

Le jeune homme, impatienté, jeta sa « canne » dans la broussaille.

— Nous en avons pourtant pris bien des fois de cette manière, dit-il, quand nous étions petits, mais il faut croire qu’en grandissant, du moins pour attraper les cigales, tu as perdu le gaoùbi (l’adresse).

Martine baissa la tête d’un air confus. Peut-être reconnaissait-elle que, depuis un moment, une manière d’émotion la gagnait, à jouer ainsi avec Victorin ; un trouble léger, léger, juste de quoi mettre en fuite une cigale.

— Que dira mon petit filleul, murmura-t-elle, si j’arrive sans ?

— J’ai la main plus sûre que toi, dit Victorin, je vais t’en apporter une, la même ; je l’ai vue qui s’est reposée dans le même arbre.

Il bondit vers une basse branche à laquelle il se suspendit à deux mains et se mit à s’élever avec lenteur vers les plus hautes et les plus faibles, où, malgré tout, la cigale s’obstinait à chanter. Victorin montait. Un moment, il s’arrêta, une branche craquait sous lui, elle se rompit. Et, brusquement, ce fut la chute…

Martine, épouvantée, s’agenouilla près de Victorin, qui, couché à terre, les yeux fermés, demeurait là, immobile, comme assommé.

Arlette, qui les épiait là-bas, depuis le matin, accourut ; mais quand elle le vit étendu, comme mort, quand elle vit du sang couler de la tempe égratignée, elle prit, sans le vouloir, le parti que prennent, dans les romans qu’elle avait lus, les dames de la ville : elle s’évanouit.

Sans même la regarder, Martine saisit à pleins bras le corps presque inerte du jeune homme, se redressa avec son fardeau ; et, d’une marche pénible mais ferme, prit le sentier qui la ramenait vers sa carriole. Prévenus par l’un d’eux, les rusquiers arrivaient. En les croisant :

— Arlette est par là, évanouie ; occupez-vous d’elle, leur cria-t-elle.

Mais tous, comme s’ils n’avaient pas entendu, la suivirent, l’aidèrent à porter le blessé, qu’ils étendirent sur un lit de fougères, dans la carriole.

Victorin sortit enfin de son étourdissement, et ses yeux rencontrèrent aussitôt ceux de sa petite amie penchée sur lui :

— Au diable tes cigales ! dit-il. Celle-là m’a assommé. Sans compter qu’au moment où je suis tombé, j’étendais la main pour la prendre ; et, sur ma main, par moquerie, elle m’a lancé son petit jet d’eau, fin comme un cheveu… Ils sont jolis, les tiens, de cheveux… Mais au diable les cigales !

— Où te sens-tu mal ? dit-elle.

Il agita tous ses membres.

— Rien de cassé, dit-il ; mais au diable tes cigales ! Dis à Louiset, ton petit filleul, que je lui ferai une cage pour les mettre, mais qu’il se les cherche lui-même.

Et alors, le beau garçon et la belle fille, s’étant bien regardés, se moquant tout à coup l’un de l’autre à cause de leurs trois déconvenues successives, partirent ensemble d’un même éclat de rire, que sembla imiter un picatéou (pic) qui traversait la forêt.

Pendant ce temps, Arlette, rouvrant les yeux et ne se croyant pas seule, ne manquait pas de prononcer la phrase que disent, au sortir d’un évanouissement, toutes les princesses de feuilleton :

— Où suis-je ?

VI
MONSIEUR GUSTIN

Bien dépitée de n’avoir attiré l’attention de personne, Arlette, revenue de son évanouissement réel et cependant théâtral, reconnut bien vite l’endroit où elle se trouvait ; et, guidée par la voix des rusquiers, se rapprocha d’eux. Victorin, ragaillardi par un coup d’aïguarden, avait repris son travail.

Martine, là-bas, sur sa carriole, regagnait sa bastide.

Comme elle regardait au loin devant elle, elle vit un piéton qui, l’apercevant à son tour, quitta vivement la route et se lança, d’une allure suspecte, dans les taillis voisins, où il disparut.

— Quelque féna, pensa-t-elle sans s’émouvoir.

Elle ne l’avait pas reconnu.

C’était Augustin, le fils du vieil instituteur. Il se cachait, ne voulant pas entrer en conversation avec des gens de son endroit.

Sur les fougères, à l’ombre, il s’étendit paresseusement et s’endormit jusqu’à l’heure où, le soir venant, il supposa que tous les travailleurs s’étaient récampés (étaient revenus des champs).

A ce moment, il se leva et regagna le chemin ; mais sa prudence ne lui avait pas dit qu’il était proche d’un tournant ; et quand il franchit le petit fossé qui borde la route, il faillit bousculer une passante.

— Oï ! bou Diou ! que tu m’as fait peur ! cria-t-elle… Té, c’est toi, Gustin ?

— Eh oui, Arlette.

— Et comment te va ? qu’est-ce qu’on dit à Marseille ? Est-ce vrai que tu as une belle place chez un banquier ?

— Oui, dit-il, frôlant et esquivant la vérité. Je suis devenu homme de bureau.

Il l’était, en effet ; et il serait mort volontiers plutôt que d’avouer qu’il tenait, dans des bureaux, non pas la plume mais le balai.

— Eh ! reprit-il, tu es toujours gente et de figure et de tournure, Arlette ! Et je pense, toujours aussi coquette ? Je me rappelle que pas une de nos femmes ou jeunes filles d’ici ne sait, comme toi, tenir une ombrelle.

Arlette rougit, honteuse d’apparaître aux yeux d’un tel homme avec ses vêtements de travail.

— Si je ne suis pas fierte aujourd’hui, dit-elle en manière de défense, c’est que je suis allée travailler dans le gros bois ; alors tu sais, on s’habille expressément pour ça de la plus mauvaise manière… mais toi, que tu es magnifique avec cette lévite courte.

— C’est une jaquette, dit-il avec une fière simplicité. La redingote noire, c’est pour le dimanche.

— Et tu as un chapeau qui est dur, fit-elle avec admiration en touchant ce chapeau vraiment admirable.

— Il faut ça dans nos bureaux, affirma-t-il.

Et ils se turent.

Lui avait, à la fois, deux idées. D’abord, ne voulant pas être vu des gens d’ici, il devait quitter la fille. Et sa seconde idée était de ne la point quitter comme ça, sans lui prendre au moins un baiser. Elle lui avait toujours plu, cette Arlette. Et ne venait-elle pas de lui dire qu’il était magnifique ?…

Elle, immobile devant Augustin, l’avait oublié. Elle pensait à l’autre ; elle « se songeait » :

— Je ne me suis pas montrée à Victorin là-bas, pour ne pas que les gens aillent raconter à son père que je suis une effrontée. Mais je lui dirai que j’étais près de lui, et que rien qu’à le voir si pâle et les yeux fermés, je me suis évanouie. Cette Martine ! comme elle a su me laisser là toute seule, la rusée canaille. Enfin, je lui dirai tout, à Victorin — et de tout, il me saura bon gré.

— Arlette, dit tout à coup Augustin, je te quitte. Je vais voir mon père, je ne veux être vu que de lui — et de toi. Mais garde-moi le secret sur notre rencontre. Trop de gens autrement me reprocheraient de ne pas être allé les voir, comprends-tu ?

— Je comprends. Mais pourquoi ne rendre visite à personne ? Tu ferais bon effet, beau comme te voilà.

Il se rengorgea, gonflé de satisfaction naïve.

— Je sais, dit-il, que mon père ne se gêne pas pour mal parler de moi. Il me faudrait donner trop d’explications à tout le monde sur ma conduite, sur mon absence d’ici, sur mes affaires de Marseille…

En réalité, il aurait eu trop de mensonges à trouver, et difficiles ; il craignait qu’on ne connût sa véritable situation. Et puis, il n’avait pas au gousset de quoi soutenir son personnage et payer un bock ou une absinthe. Il dit d’un air hautain :

— Vois-tu, Arlette, quand on est allé se faire une position au dehors, — on a, dans son pays, trop de jaloux.

— Ça, je me le crois, dit-elle.

— Au revoir, Arlette.

— Au revoir, Gustin.

Un instant, ils restèrent en face l’un de l’autre, la main dans la main.

— On pourrait s’embrasser, dit-il brusquement.

— Si ça te fait plaisir, répliqua-t-elle.

Avant de répondre, elle avait jeté un regard rapide et sournois autour d’elle. Personne en vue.

Elle laissa Gustin la serrer contre lui… il faut avoir des amis partout…

Au couchant, par-dessus Gonfaron, au bas d’un ciel vert pâle, s’enflammait un horizon de pourpre et d’or en fusion ; mais Arlette ou Augustin n’avaient jamais songé à regarder les soleils couchants, pas même pour deviner s’il pleuvrait le lendemain ou si l’on pourrait travailler aux champs.

VII
LA POIGNE DU VIEIL ARNET

Ce que le jeune Augustin Augias craignait surtout, c’était de n’être pas reçu par son père, avec qui il avait eu autrefois des scènes violentes.

Il avait donc résolu de le surprendre. Il le surprit. A l’heure du repas, il arriva sur la terrasse de la maison paternelle. La porte était ouverte au bon air du soir. Augustin était arrivé du côté opposé à la fenêtre. Le père préparait sa table, y disposait une nappe de tissu grossier mais d’une parfaite blancheur. Il faisait jour encore. Et distrait par ses pensées habituelles, le vieil homme, s’oubliant, s’assit… il songeait :

— L’école primaire ne devrait pas être comme une salle fermée. L’enfant devrait savoir que s’il montre une intelligence d’élite, il en sortira pour entrer dans les écoles secondaires — et, de là, s’il en conquiert le droit, dans les écoles supérieures. Alors, vraiment, nos écoles populaires seront comme des réservoirs fécondants…

Maître Augias méditait d’écrire ses idées sur la question de l’enseignement primaire, de confier son étude à un député de sa connaissance.

— C’est cela, murmura-t-il presque à voix haute, il y a deux premières réformes à obtenir : 1o L’école doit être affranchie de la politique ; la nomination de l’instituteur ne doit dépendre que de ses chefs naturels, les inspecteurs d’Académie ; 2o Elle doit conduire automatiquement aux écoles secondaires les enfants qui montrent une intelligence supérieure.

Et il souriait, le brave homme, à ses bonnes pensées… Quelqu’un entra. Ayant levé les yeux, il ne reconnut pas son fils tout de suite, et dit :

— Que demandez-vous, Monsieur ?

— Papa ! murmura Augustin qui fit un pas, avec le mouvement de s’incliner vers le vieux père.

Maître Augias se recula un peu ; ce mouvement était involontaire et révélait ses sentiments à l’égard du jeune homme.

Il reprit avec intention le mot qui lui était échappé :

— Monsieur ? dit-il.

Et s’arrêta. Puis, après un instant :

— Est-ce là une façon de s’introduire chez les gens, sans crier gare, à la nuit commençante, sans frapper à la porte ? La maison de votre père est-elle moins respectable que toute autre ? Chez qui vous serait-il permis d’entrer ainsi ?

— Je craignais, dit Augustin, de n’être pas reçu si je vous avais prévenu.

— Ce n’est pas une excuse, dit Augias. Si j’ai décidé de ne plus vous voir, vous devez respecter ma volonté. N’ai-je pas mis certaines conditions à votre rentrée ici ? Si vous les aviez remplies, vous n’auriez pas craint d’être repoussé. Et si vous ne les avez pas remplies, que venez-vous faire ? Que me voulez-vous ? Je suis vieux et malheureux par vous ; pourquoi troublez-vous les derniers jours de mon existence ?

Le vieillard se tut. Il souleva sa lampe et considéra un instant le voyageur ; il remarqua ses souliers poudreux :

— Vous êtes venu à pied de Gonfaron ? dit-il.

— Non, du Luc.

— C’est un peu loin.

— J’ai eu peur de rencontrer à Gonfaron des gens de connaissance.

— Et pourquoi peur, si vous n’avez rien à vous reprocher ?

Augustin se tut, indifférent, le visage inexplicable.

— Avez-vous faim ? dit le père.

— Je n’ai pas mangé depuis ce matin.

Le vieil homme, qui allait commencer son repas, se leva et, montrant sa chaise :

— Asseyez-vous et mangez. Moi, je ne pourrais plus ce soir. Le pain ne passerait pas. Mais je suis vieux ; un repas manqué, le soir surtout, ça n’a pas d’inconvénient pour moi ; vous, vous êtes jeune, vous avez besoin de vous faire des forces ; mangez. Nous causerons après.

Le jeune homme, affamé, se mit en devoir de faire honneur au potage, au bœuf bouilli, aux olives, aux figues sèches. Le père le servait, allant et venant du placard à la table, où le fils, sans rien dire, ne perdait pas un coup de dent.

En présence de cette scène, un indifférent eût été attendri ; mais Augustin demeurait énigmatique. Le jeune révolté mangeait, et c’était bon ; voilà tout ; que son père souffrît, il l’ignorait.

Ce repas, dont la durée fut douloureuse au père, prit fin cependant. Quand Augustin se versa le coup de la fin, abondant, Augias lui dit :

— Que venez-vous chercher ici ? A votre âge, on doit se suffire. Quelle sorte de place occupez-vous à Marseille ?

Augustin évita de répondre directement à cette dernière question.

— Mes appointements sont insuffisants, dit-il ; c’est une honte, dans une maison où on remue l’or à la pelle. Je ne vois pas pourquoi le directeur est payé plus que moi. Nos travaux sont différents, mais si les miens sont indispensables, ils valent autant. Il faut proclamer l’égalité des salaires pour l’amiral et le matelot.

Maître Augias écoutait avec ahurissement.

— Et aussi, je pense, pour le fainéant et le bon travailleur, dit-il avec amertume.

— Mais certainement ! répliqua Augustin, en relevant la tête d’un air de défi.

— C’est-à-dire que tu voudrais établir le règne de l’injustice au nom d’une égalité matérielle qui n’est pas réalisable, car le fainéant se trouverait avoir mangé ou bu le lendemain son salaire de la veille, tandis que le bon travailleur l’aura mis de côté pour ses enfants. Ton égalité de salaires tendrait à supprimer l’émulation qui fait le progrès des nations.

— Je ne veux pas que mon voisin me domine.

— Soit, mais il faudra souffrir qu’il te dépasse. Dépasser n’est pas dominer. Où prends-tu toutes ces belles idées ?

— Je ne les prends pas : je les ai, voilà tout.

Maître Augias changea de ton et dit froidement :

— Que faites-vous chez votre banquier ? On dit que vous balayez les salles ?

Augustin garda un silence farouche ; maître Augias reprit :

— Je vous avais conseillé de vous engager, comme marin ou comme soldat, puisque vous n’avez pas voulu apprendre de votre père le peu qu’il sait. Vous auriez pu devenir instituteur, vous ne l’avez pas voulu ; ou bien paysan, et vous battre, en brave homme courageux contre la terre, vous ne l’avez pas voulu. J’ai hérité de quatre sous et j’ai su que vous les convoitez, car, après boire, vous bavardez, vous contez à tout venant vos mauvais désirs. Alors, je vous ai dit un jour : « Va gagner ta vie comme tu pourras ; mais je ne te reverrai que si tu me reviens soldat, et bon soldat. » Voilà ce que je t’ai dit. Me reviens-tu soldat ? Non. Alors ?… Je te vois en vêtements sales, mais bourgeois. Ton esprit n’a pas changé, ton cœur non plus. Où en es-tu de ta vie ? Reviens-tu pour faire le paysan ? Cela s’apprend à tout âge, et se peut quand on a ta carrure, tes épaules…

Les larges épaules d’Augustin se haussèrent d’un mouvement imperceptible.

— La terre est trop basse, gronda-t-il.

— Comme ton père pour toi, dit Augias. Je suis trop bas, n’ayant été qu’un petit instituteur de village. Mais de quoi, diable ! es-tu fier, mon garçon ? Ignorant et sot, voilà ton compte. Comment espères-tu vivre ? Pourquoi ne pas t’engager ? Va aux colonies.

— La guerre, dit Augustin, est une abomination. Les gouvernements ne se servent des soldats, en temps de paix, que pour défendre le magot des riches.

— Et toi-même, ne voudrais-tu pas être un de ces riches, tous mauvais à tes yeux ?

Augustin eut un mauvais rire :

— Ah ! mais oui. Et tout de suite. Et aussi mauvais et pire que les autres ; je voudrais bien et je saurais !

Maître Augias s’assit ; et, silencieusement, se mit à pleurer de grosses larmes.

Augustin se confectionnait soigneusement une cigarette.

— Ne vous faites pas de mauvais sang, papa. Vous savez bien que j’ai raison. Toutes vos belles leçons sur le travail et le patriotisme, le dévouement et le reste, toutes les belles phrases que vous avez cru devoir débiter aux enfants, c’est pour aveugler leurs intelligences, pour endormir leur bon sens, et, plus tard, leurs colères, qui sont justes, contre la société. C’est ce que je dis qui est vrai. Et, pas moins, il faut de l’argent au plus pauvre, parce qu’on a droit à la vie ; et j’ai mes droits sur vous, puisque vous m’avez fait ce joli cadeau : la vie ! Oui ! un fameux cadeau, dont je ne vous remercie pas, non ! Vous ne m’avez pas consulté pour savoir si je désirais venir au monde, hé ? Ce fut seulement pour votre plaisir, hé ? Eh bien, puisque vous avez quatre sous, comme vous dites, c’est vous le riche, c’est moi le pauvre, et je vis par votre faute, car la paternité, c’est une faute vis-à-vis de l’enfant. Eh bien, payez. Je viens chercher de l’argent.

Le vieil Augias s’était mis debout, et considérait son fils d’un œil hagard, comme fou.

Cela dura un temps, puis il se rassit ; il marmonnait entre ses dents, oubliant la présence de son fils, se croyant seul. Puis il dit, d’une voix claire quoique tremblante :

— L’instruction ! J’ai passé ma vie à donner de l’instruction, un peu d’instruction, aux enfants de mon pays ; mais qu’est-ce que l’instruction ? Un bien ou un mal ? Ni un bien ni un mal. C’est comme un couteau. Ça sert à bien des usages, à couper le bon pain ou à assassiner. Alors, comment leur faire un bon cœur aux enfants, et du bon sens ? Je ne sais plus. Qui leur dira, de manière à être entendu et obéi : ceci est le bien, ceci est le mal ? Et si on ne le leur dit pas, comment le sauront-ils ? Paysan ! Celui-ci aurait honte d’être un paysan. Je voudrais bien avoir été un paysan, moi. Faire pousser du blé, nourrir les hommes et mourir au soleil… quelle bonne chose !

Augustin, à ces mots murmurés par le vieux père, eut un méchant rire.

Augias, indigné, se leva et lui dit avec fermeté :

— Cette place, que vous prétendez avoir à Marseille, vous l’avez perdue, peut-être ?

— Non, dit Augustin, mais j’ai des dettes… oh ! petites.

— Vous avez toujours votre place ? En ce cas, vous n’avez pas besoin de votre père. Allez-vous-en. Revenez soldat, si vous voulez me revoir.

Augustin se leva.

— Ce soir, je vous ai donné de quoi manger. Vous n’aurez rien de plus. Allez-vous-en.

Augustin délibérait. Allait-il menacer son père ?… Il croyait savoir où était le « magot ». Il délibérait, et le père comprenait, s’attendant au pire de la part du dément.

Ni lui ni son fils n’avaient vu que, depuis quelques instants, une ombre s’était dressée sur le seuil.

— Allez-vous-en, répéta Augias avec énergie.

— Quand vous m’aurez donné de l’argent ! dit violemment Augustin.

— Je vais t’en donner, moi, dit Arnet, qui entra brusquement sur ce mot… Ayez pas peur, maître Augias ; j’ai porté sur mon dos un gendarme au complet, avec son sabre et sa carabine, ce qui est resté une histoire célèbre dans le pays ; je porterai bien ce fifi jusqu’à Gonfaron, s’il le fallait… A nous deux, mon gaillard !

Le vieux braconnier prit Augustin, le mirliflore, par sa belle cravate rouge, lui fit repasser le seuil et l’envoya rouler sur l’échine à quinze pas de la maison paternelle.

Augias pleurait.

— Père Augias, dit Arnet, j’ai aperçu tantôt Arlette sur la route, au soleil tombant, qui causait avec Augustin ; et je suis venu à tout hasard, pensant bien qu’un témoin vous serait peut-être utile.

— Mon fils ! et dire que c’est mon fils !

— J’ai entendu dire à Maurin, qui était le bon sens même, qu’on n’est jamais sûr qu’un fils soit un vrai fils. Un vrai fils est celui qui pense comme vous, disait Maurin. Et celui qui pense comme vous et sait vous aimer, celui-là est votre fils, quand même ce serait un bâtard sans père. Et tenez, moi, Arnet, tout bête comme je suis, je me sens un frère pour vous.

VIII
UNE GALÉGEADE D’ARNET

A l’entrée des Mayons, à gauche, s’ouvre l’atelier du forgeron, devant lequel un vieux mûrier donne son ombre. Dans l’atelier l’hiver, sur le seuil en été, les joyeux bavardages tiennent, chaque soir, cour plénière.

Augustin, lesté d’un bon repas, ayant bien secoué la poussière de ses habits, se persuada qu’il préviendrait utilement les racontars d’Arnet s’il paraissait à la veillée d’été, chez le forgeron. Il porterait beau, galégerait les filles ; il ne montrerait pas la figure d’un homme qu’on vient de rouler, cul par-dessus tête, dans la poussière. Et, tard dans la nuit, qui était tiède et belle, il regagnerait la gare du Luc, où il utiliserait son billet de retour pour Marseille.

Chez le forgeron se trouvait déjà réunie une aimable compagnie ; des hommes surtout ; à peine deux ou trois femmes, parmi lesquelles la petite Arlette, — lorsque Augustin apparut, souriant.

— Té, c’est toi, Auguste !

— Je ne vous aurais pas reconnu, Monsieur Augustin, se hâta de dire Arlette, en bonne diplomate.

— Et alors, fit un homme, paraît que tu es devenu un gros monsieur, là-bas, à Marseille ?

— Eh bé, oui, dit-il d’un air modeste ; mais j’ai d’abord passé quelque temps à Paris. C’est là que je me suis formé. Il n’y a que Paris, voyez-vous, pour faire des hommes, et qui pensent.

A ce moment, Arnet arriva, prit place dans le cercle, et, s’étant assis, bourra sa pipe. Augustin se sentit pâlir.

Accroché au mur, un fanal éclairait les visages.

— Comme ça, dit Arnet narquois, tu t’es formé à Paris, et tu en as rapporté de grandes pensées ? Faudrait pourtant pas croire qu’on est plus bête ici que dans ton Paris. Il est grand, Paris, c’est connu, mais il y a plus grand.

— Et quoi ? dit Augustin d’un air insolent.

— Toute la France qui est autour.

On se mit à rire.

Augustin était mal à son aise. Un homme dit :

— Et les filles, là-bas, sont-elles plus jolies que chez nous ?

— Il y en a de toutes, fit Augustin.

— Mais il y a pas mieux qu’Arlette, hé, mon fistot ? dit Arnet.

Et voyant l’inquiétude d’Augustin, il ajouta malicieusement :

— Quand es-tu arrivé ? Tu n’es peut-être pas encore allé chez ton père, hé ?

— Non, je n’y suis pas allé, affirma Augustin avec une effronterie rageuse.

— J’avais pourtant bien cru t’en voir sortir, fit Arnet. Mais celui que j’ai pris pour toi, je l’ai surtout vu de dos, alors j’ai pu me tromper.

Augustin respira, pensant qu’Arnet, généreux jusqu’au bout, n’en dirait pas davantage.

Mais ses inquiétudes le reprirent bientôt, lorsque Arnet, en le regardant d’un air toujours plus narquois, prononça :

— Puisque j’ai promis, hier soir, une histoire à la compagnie qui est venue aujourd’hui pour l’entendre, tu en feras ton profit, mon petit Guguste ; vous allez voir comment moi, Arnet, je vous secoue un homme dans l’occasion.

Il se tut un moment pour jouir de l’embarras du jeune Augias. Il reprit :

— Un jour que je chassais sans permis, car, vous ne me croirez pas, ça m’est arrivé plus d’une fois, je m’endormis à l’ombre, après avoir envoyé un coup au fromage et à la bouteille. J’étais donc étendu sur le dos, mon fusil à mon côté, la tête sur le carnier, et point de chien avec moi. Et voilà que, dans mon sommeil, je me sens quelque chose en moi comme un malaise, une chose pénible comme si j’avais vu un gendarme. Je me dis en dedans de moi : « Peut-être qu’il y en a un par là ? » J’entr’ouvre un peu les parpelles, de manière qu’on ne puisse pas s’en apercevoir dans le cas où il y aurait quelqu’un, et, par la petite ouverture mince, je laisse passer mon regard comme un papier sous une porte. Y en avait un, de gendarme, mes amis, qui était là à attendre que je me réveille ; et bien sûr, c’était pas pour me demander des nouvelles de ma santé. Alors, je me dis : « Tout à l’heure, quand cet homme malintentionné te demandera ton permis, tu n’auras qu’une chose à faire, c’est de fiche le camp ; mais, pour ça, il faut, avant d’avoir l’air réveillé, me bien représenter l’endroit où je suis, et le chemin par où je peux m’échapper. » J’étais dans la plaine, que je connais comme la colline ; et, quand j’eus tiré mon plan, je bâillai, je m’étirai, puis, quand j’ouvris les yeux, je fis l’étonné : « Eh, bonjour, gendarme, qu’est-ce que vous faites là ? Vous avez peut-être peur qu’on me vole ! Vous me regardiez dormir ? C’est un drôle de travail. Vous devez être fatigué d’être debout ? Vous devriez faire comme moi. »

Je remis la tête sur mon oreiller, et je fermai les yeux, comme décidé à me rendormir. Ce gendarme, un nouveau, ne me connaissait pas, et je ne le connaissais pas non plus. Il me dit comme ça : « C’est assez galéger, montrez-moi votre permis ! » « Gendarme, lui dis-je, un homme qui dort, c’est sacré ; le sommeil, c’est la santé ; mieux vaut quatre jours sans pain que quatre jours et quatre nuits sans sommeil. »

— « Votre permis ? »

Je me levai, me passai bien tranquillement mon carnier par-dessus la tête ; je me jetai la bretelle de mon fusil sur l’épaule ; et puis je me mis à fouiller toutes mes poches, comme un homme qui a le permis et qui ne le trouve pas assez vite.

« C’est drôle, lui dis-je, je ne l’ai sûrement pas laissé à la maison ! Tout à l’heure encore, je m’amusais à le relire. »

— Tu conviendras, ami Arnet, dit un des auditeurs, que ton gendarme a une brave patience. Rien que pour t’avoir laissé si longtemps te ficher de lui, il méritait une gratification.

— Peuh, dit Arnet avec un sourire inexprimable, vous savez, je brode peut-être un peu en vous racontant la chose. Elle est véritable. Seulement, je vous allonge une sauce qui doit rendre le poisson meilleur, et j’y mets un peu de fenouil, de pébré d’aï et de baguier. Pour vous le faire court, tout en me fouillant les poches, d’un regard de côté, je me choisissais un chemin ; et, tout en un coup, je partis comme un sanglier à travers la broussaille.

« Le gendarme me suivit… comme c’était son devoir. Et de près, oh ! il me suivait. Moi, j’écartais tout devant moi ; je passais à travers des épines qui, en arrière de moi, lui revenaient dessus, — je le comprenais — comme des coups de fouet — et balalin, balalan ! j’entendais le bruit de son sabre et de sa carabine qui frappaient contre les troncs d’arbre et faisaient musique ! et ce… nigaud-là me criait des fois : « Arrêtez-vous, au nom de la loi ! » Mais point de nom d’aucune personne, ni même celui de saint Maurin, ne m’auraient fait arrêter. Je défilais, mon homme ! comme quatre chevaux qui ont pris le mors aux dents, avec mon gendarme au derrière, balalin, balalan, et cours que tu courras, balalin, tu ne m’attraperas jamais, balalan ! va-t’en voir s’ils viennent, Jean… Mon chemin est par là ; n’en pourrais-tu prendre un autre, camarade ?… Ça me gênait, vous pouvez le croire, de me sentir cet arsenal qui me courait au derrière… Tout à coup, je me sens une main qui me tombe sur ma nuque ; et cette main me croche le col ; mais j’avais envoyé la mienne en arrière, par-dessus mon épaule et je lui empoignai le bras, je me clinai en avant ; et mon gendarme, pendu par un bras, était sur mes échines comme un sac de son, qui aurait sur lui une carabine, un sabre, et un chapeau à cornes posé en travers, car c’était le temps où les gendarmes « brassaient carré », comme on disait alors en marine. Et maintenant, balalin, balalan, l’arsenal était sur mon dos au lieu de m’être au derrière ! Il était lourd, que je ne sais, mon homme ! et les branches des épines le picotaient au passage, et celles des pins nouveaux lui donnaient la bastonnade — que c’était un plaisir, mes enfants ! Et elles lui procuraient assez d’occupation pour qu’il ne songeât pas, pour le moment, à autre chose qu’à elles. Et je me régalais de m’imaginer quelle drôle de figure il devait avoir sur mon dos ! quelle peine pour se retenir son chapeau, et son cartable à mettre les procès barbaux ! et pour empêcher son habit d’être déchiré !… Enfin, il en eut assez, avant moi, et cria : « Halte ! que j’ai perdu mon portefeuille ! » Je m’arrêtai, et le déposai à terre bien doucement. Il soufflait, moi aussi… »

Ici Arnet arrêta son récit, pour souffler en haletant, comme si réellement il eût couru à travers bois depuis tout ce temps qu’avait duré la narration.

Quand il eut repris haleine :

— Eh ! Augustin, dit-il, ce n’est pas toi qui porterais un gendarme pendant des kilomètres, comme si c’était un polichinelle de liège ? Les jeunes d’aujourd’hui n’ont pas notre poigne, pechère !

Autour d’Arnet, toutes les figures étaient souriantes. C’était bien une scène de Guignol qu’il avait esquissée ; et son public était heureux comme un public enfantin qui regarde Polichinelle rosser le commissaire. L’esprit français, incorrigiblement frondeur, s’accommode sans crime de ces satires contre tous les pouvoirs et leurs représentants.

— Alors, poursuivit Arnet, le gendarme, d’un air malheureux, me dit : « J’ai perdu ma carabine. » Je lui dis : « Ça, gendarme, c’est trop. Cherchons-la ! » Et, les yeux à terre, nous la cherchâmes en bons amis, refaisant en arrière un bon bout de chemin, qui était reconnaissable aux écrasements de broussailles et aux brins de la laine que mon mouton avait laissée aux roumias (aux ronces). Et, la carabine, je l’aperçus à terre le premier : « Gendarme, — je lui dis ça bien poliment — je vous rends votre arme, que vous l’avez bien gagnée. » Il me dit encore : « Votre permis ? » — « Comme vous êtes entêté, gendarme ! vous ne pensez qu’à mon permis, donc ? N’y pensez plus, ou bien — jouons encore un peu à courir… mais avant… buvons un coup ! » Je voulus prendre ma bouteille au carnier. Plus de bouteille ! Va chercher à quel moment elle m’était tombée ! « Cherchons-la, lui dis-je. Je vous ai aidé pour la carabine, aidez-moi pour la bouteille. » — « Oui », qu’il dit, et il m’aida à chercher. Nous la trouvâmes, je bus et lui passai la bouteille. Et, pendant qu’il levait le coude :

« Nous recommençons encore un peu à courir ? lui dis-je. » Et, sur ce mot, sans attendre la réponse, je partis comme un éclair. Il jeta la bouteille au diable — et la chasse recommença, où c’était moi le gibier. Mais je savais où j’allais. Je piquai droit sur le château de Monsieur le Marquis de Colbert, l’ancien, le grand-père, attirant toujours mon gendarme à mes derrières. Et, par bonheur, justement, je vis monsieur le marquis qui était près de son château, à la promenade. — Et je lui dis, car il était bon et j’avais souvent travaillé chez lui, je lui dis, pour qu’il fût prévenu bien comme il fallait de ma situation : « Voici un bon gendarme qui veut, à toute force, connaître mon nom, monsieur le marquis ; et moi, je le lui refuse depuis les Mayons jusqu’ici, vu que j’aime mieux qu’il l’ignore ». Le marquis riait dans sa barbe, qui était belle et longue. « Monsieur le marquis, dit le gendarme avec respect, cet homme-ci me fait courir depuis une heure. » — « Monsieur le marquis, dis-je, ce gendarme-ci, pour être juste, devrait vous dire que je l’ai porté pendant la moitié du chemin ; il est lourd. »

« La barbe du marquis semblait rire toute. »

« Monsieur le marquis, je ferai mon devoir en verbalisant. » — « Sans doute, dit enfin le marquis, et je ne saurais m’y opposer. Tâchez donc de savoir son nom, que, moi, je ne veux pas connaître. Et verbalisez. Rien de plus juste, car il est dans son tort. Seulement, il vaudrait mieux pour vous (comme il parlait bien, le marquis !) que cette petite mésaventure demeurât secrète. »

« Monsieur le marquis, dit le gendarme, du moment que vous désirez l’indulgence pour ce braconnier que j’ai trouvé sur vos terres, je ne me montrerai pas plus méchant que vous. »

« Il fit le salut militaire et s’en alla. Et moi, mes amis, conclut Arnet, moi qui suis un vieux républicain, fils d’un insurgé de 51, insurgé moi-même à la suite de mon père, je dis que des marquis comme ça, il faudrait en mettre partout. »

L’auditoire approuvait joyeusement.

— Pas moins, fit Augustin d’un air rageur, il y a des gens qui blâment les opinions des autres et qui maltraitent, à l’occasion, les représentants de la loi.

— Je ne dis pas, répliqua Arnet d’un air bonhomme, que nous ayons raison de tant galéger les gendarmes ; mais, dans un pays où il n’y a pas autant de perdreaux que de pignes, on ne parviendra jamais à nous empêcher de regarder le gibier libre comme la propriété de qui l’attrape.

Puis, quittant ce terrain brûlant :

— Les gendarmes ont du bon pour servir contre les vrais coquins, dit-il. Et moi qui parle, pas plus tard qu’aujourd’hui, j’ai fait le gendarme.

Il regarda Augustin fixement, puis baissa les yeux. Quand il les releva, Augustin s’était esquivé.

— Vous avez fait le gendarme aujourd’hui ? Oh ! dites-nous comment ? s’écria Arlette amusée.

— Une autre fois, je vous le dirai, si c’est nécessaire, répliqua Arnet.

Et, à son tour, il s’en alla ; et, rejoignant Augustin sur la route, sous le clair de lune qui était magnifique :

— Augustin, dit-il, n’oublie pas que ton père est un saint homme. Tout le pays, au besoin, se lèverait pour le défendre, comme je l’ai défendu aujourd’hui. Et tâche de prendre de meilleurs chemins. Contente-le. Fais-toi soldat ou charretier, mais travaille. Même braconnier sans permis, on peut être un brave homme, embêter un gendarme, et respecter la loi pour ce qui ne concerne pas la chasse… Et puis, méfie-toi d’Arlette. Elle ne vaut pas mieux que toi, pour le moment ; oui, pour le moment, car tu changeras… si tu es vraiment le fils de ton père, mon drôle !

IX
LE VIEUX QUI DORT LA-HAUT

Quelques jours plus tard eut lieu, aux Mayons, la fête des Amis de Maurin des Maures.

Maurin, ce personnage de roman, représentation fidèle d’un type réel, a pris assez de notoriété pour avoir, après sa mort, plus d’amis que n’ont coutume d’en avoir les vivants. Et de ces amitiés, son historiographe, Jean d’Auriol, a hérité. Autour de lui et de l’ombre de Maurin, une ou deux fois dans l’année, se groupaient pour un banquet les membres de la société fondée sous ce titre : les Amis de Maurin. Et la fête avait lieu, chaque fois, dans une commune différente, mais dans le royaume de Maurin, c’est-à-dire dans la région des Maures.

Cette année-là, le banquet eut lieu aux Mayons, sous les fenêtres de l’école, sur la terrasse qui domine la plaine magnifique, la vallée de l’Aille.

Au-dessus de la table, flottait une longue banderole portant ces mots en augustales :

LES AMIS DE MAURIN DES MAURES

C’est là qu’Arnet porta son fameux toast :

— Maurin, Messiès, était roi des Maures, et, en cette qualité, cousin de tous les chefs d’État. Moi, j’étais un bon cousin de Maurin. Et les cousins de nos cousins étant nos cousins, je bois à la santé de mon cousin, le Président de la République.

De ce toast, le succès fut grand. On applaudit à tout rompre. Et, comme les tambourins et les galoubets invitaient un chacun à courir vers la salle de bal, on s’y rendit au milieu des rires et des chansons. Les filles des Mayons rayonnaient de gaieté. Tout était lumière. Les yeux noirs pétillaient de malice heureuse. M. le Maire marchait entouré de félicitations sur le succès de la journée.

Le bal s’ouvrit dans la salle verte, close par des guirlandes de myrte et de laurier. Les pavillons ondulaient à la brise. Des étamines multicolores, horizontalement tendues, couvraient toute la petite place. De cette place part une rue courte qui va tout à coup plongeant dans la forêt de châtaigniers — et qui, en souvenir de cette journée, fut baptisée du nom de Jean d’Auriol.

L’occasion était bonne pour Arlette de se faire remarquer de chacun, et, en particulier, de Victorin, venu à la fête comme tous les gens des environs.

Elle était sur son trente-et-un, Arlette. Elle avait un chapeau quatre fois plus grand que sa tête, traversé de longues épingles aux pointes emboulées comme les cornes d’un taureau de Camargue. Sa robe, à carreaux de couleurs voyantes et alternées, était comme un vitrail de brasserie allemande. Ses talons semblaient de petites échasses, et l’obligeaient à marcher sur ses pointes. Elle avait une ombrelle groseille. Et, détail charmant, ses doigts, qui pinçaient un mouchoir de poupée bordé d’un feston rose, retenaient un porte-monnaie à mailles d’acier qui se donnait, au moyen d’un peu de coton, ce que le poète Dol, de Draguignan, eût appelé « une obésité frauduleuse. »

On dit que l’amour est affligé de cécité. Peut-être serait-il plus juste de le dire affligé d’un daltonisme spécial qui lui montre en beau les plus vilaines couleurs.

Victorin, qui pourtant avait vu des couchers de soleil, regardait Arlette avec complaisance. En cela fils des Maures, nos ancêtres, il ne détestait pas les tons criards et disparates, qui, du reste, perdent de leur brutalité dans la violence des « escandilhados » (embrasements de soleil) qui la font comme fondre et s’unifier en eux.

Sur le passage d’Arlette, on se retournait, ou pour l’admirer ou pour sourire, — mais on la regardait et elle était heureuse.

Victorin s’approcha d’elle.

— Je t’ai gardé, dit-elle, la première contredanse, mon beau Victorin.

— Ma jolie Arlette, répondit-il, tu me l’avais promise.

Ils marchaient côte à côte, allant vers le bal, et, au son des tambourins encore éloignés, leur démarche, involontairement, était un peu dansante.

— Et alors ? dit-il. Interrogation coutumière qui signifie : où en sommes-nous ?

Elle lui avoua comment elle l’avait suivi et surveillé en cachette, quelques jours auparavant, quand il était allé lever le liège — et que c’était l’amour et la jalousie qui l’avaient poussée à cela ; mais que si elle avait voulu se cacher d’abord, c’était de peur qu’on allât exciter, avec des bavardages, les résistances du père de Victorin. Elle dit le trouble qu’elle avait éprouvé lorsqu’il était tombé de l’arbre. Comment Martine, jalouse aussi sans doute, l’avait laissée seule, évanouie, auprès de l’arbre et combien elle avait eu envie d’aller faire une scène à cette Martine, mais que, toujours par prudence, elle s’en était empêchée.

Elle conclut :

— Tu ne l’aimes toujours pas, au moins, dis ?

Très vivement, il dit que non ; mais que Martine lui rappelait les beaux jours d’enfance où, avec lui, elle jouait à attraper des cigales. A ses yeux, Martine n’était pas une femme, comme elle, Arlette. Et puis, elle ressemblait trop, en ses manières, à toutes les autres. Tandis qu’Arlette… Il n’y en avait qu’une, comme Arlette.

— Et ton père ? Est-ce qu’il est toujours aussi en colère contre moi ?

— Je n’en suis pas sûr, mais je le crois. Tu sais, nous autres, à la maison, on ne se parle guère. « Oui, » « non, » c’est tout ; « tu feras ceci ou cela demain, » rien de plus. On se pense les choses, on ne se les dit pas. A quoi bon ? On sait ce qui en est ; il n’en faut pas plus. Voilà.

— Et le grand-père ?

— Il est toujours là-haut, dans son lit. Il n’a que les yeux qui vivent. Lui aussi, qui ne raconte rien, jamais, doit se penser beaucoup de choses cachées. Qui sait ce qu’il y a dans cette tête ? Je me dis quelquefois qu’il doit y avoir comme beaucoup de tableaux pendus. Il les regarde au-dedans de lui. Et ces tableaux sont vivants.

— Comme au cinéma, dit Arlette.

— Il y a des moissons, des vendanges — des chevaux qui tournent sur la paille des aires, en été ; des cuves pleines de grappes sur lesquelles on danse à pieds nus, jambes nues ; et puis, peut-être, des moustouïres, des baisers de sa jeunesse sur l’aire, le soir, ou dans les vignes, le jour. Et, sûrement encore, il y a des batailles, des soldats russes contre lesquels se battent des Français. Et ceux-là lui plaisent beaucoup aussi, puisqu’il a toujours gardé, accroché contre le mur, devant ses yeux, au-dessus de son lit, le sabre de cavalerie que son père, à lui, portait au temps du grand Napoléon. Lui-même a fait la campagne de Crimée. Il aime les soldats. Et l’autre jour, en passant devant la porte de sa chambre, grande ouverte, je l’ai entendu qui radotait des choses de batailles. Entre ses dents, il répétait « Vive l’Empereur ! » Tous ces tableaux doivent vivre encore dans sa tête, mais il n’en dit rien. Il se songe tout et ne dit rien. S’il comprend les choses que, des fois, nous disons autour de lui, dans sa chambre, je n’en sais rien, il les comprend, peut-être. Il m’aimait beaucoup quand j’étais petit. Il y a quatre ans, il était encore, d’esprit, comme tout le monde. Et s’il était maintenant comme il était alors, je lui aurais parlé de toi. Il serait pour nous, je crois ; il voudrait me faire plaisir. Et mon père lui obéirait, parce qu’il a toujours pris et suivi son conseil ; mais, à présent, il ne faut pas songer à le consulter. Son esprit n’est pas plus avec nous que l’esprit d’un mort.

Arlette frissonna ; il étreignit son bras et frissonna à son tour. Ils étaient assis tous deux, depuis un instant, sur le banc qui encadrait la salle de bal. Les tambourins graves vibrèrent en cadence ; le galoubet les accompagna de ses notes narquoises — et Victorin et Arlette se levèrent aussitôt. C’était une polka. Arlette, selon l’usage, mit chacune de ses deux mains ouvertes sur chacune des épaules du jeune homme, et lui, passant ses deux bras sous ceux de sa cavalière, lui plaquait les mains sur les omoplates ; et, au milieu des autres, qui avaient la même attitude, ils tournèrent par petits sauts légers, presque sur place, très lentement, très sérieusement comme tous les autres ; et, à voix basse, ils « se le comptaient au plus juste ». Les spectateurs regardaient en silence. On eût dit d’une danse rituelle. Plus de rires, plus de conversations ; le rythme du tambourin s’entendait seul, réglant le bruit des pas sur le sol. La poussière se soulevait par larges ondes illuminées de soleil, et l’on eût dit un nuage au milieu duquel évoluait, dans un songe, la mystérieuse joie de désirer et d’aimer.

X
LE ROI D’ITALIE

Entre deux danses, ils se promenaient, bras dessus, bras dessous, autour de la salle verte.

— Comme je te vois rarement, Arlette ! Nous demeurons trop loin.

— Écoute, dit-elle, tu sais bien le château de Font-Vive ? Il n’est pas loin de ta maison. Eh bien, je peux aller, si tu veux, y habiter quelque temps. J’ai assez du village et je pensais m’engager comme première ouvrière chez la modiste de Gonfaron, car je suis beaucoup adroite, tout le monde le dit, et c’est moi-même qui me fais mes robes et mes chapeaux.

— Ils sont magnifiques ! fit l’innocent Victorin en élevant un regard émerveillé vers l’édifice que maintenaient sur la tête d’Arlette les longues épingles emboulées.

— Eh bien, figure-toi, on a dit à la comtesse que j’étais une ouvrière remarquable, et elle m’a envoyé, ce matin, Monsieur l’Intendant qui m’a dit : « Mademoiselle, Madame la comtesse désire vous parler. Si vous pouvez venir. Notre voiture est là qui vous attend ». J’y suis allée, mon beau. Elle m’offre de « manifiques » appointements… « Mademoiselle, qu’elle m’a dit, je serais trop heureuse d’avoir une femme de chambre comme vous. Vous aurez de gros gages. » « Madame, que je lui ai répondu, mon instruction ne me permet pas de consentir à être domestique ; mais je suis couturière, et si vous avez besoin d’une couturière-lingère, je serai flattée d’occuper chez vous cette honorable situation. Quant aux appointements, Madame, nous s’arrangerons toujours. » « C’est surtout d’une couturière qui surveille ici la lingerie que j’ai besoin, m’a-t-elle répondu, si vous pouvez entrer chez moi dans huit jours, vous m’obligerez. » « Madame, lui ai-je dit, je veux consulter ma mère, et je vous répondrai dans vingt-quatre heures. » Elle a paru enchantée. Tu comprends, Victorin, c’est toi seul que je voulais consulter. Nous serions tout près ; et, le soir, dans cette saison d’été, je pourrais te rejoindre. Il fait si bon, l’été, sur l’aire, dans la paille, sous les étoiles du bon Dieu… Avec la comtesse, nous avons causé encore un bon moment d’une chose et d’une autre. J’ai compris que si elle me posait un tas de questions, c’était pour se rendre compte de mes pensées et juger de mon instruction. Alors, je m’appliquais beaucoup. A la fin, je ne me rappelle plus à propos de quoi, elle m’a dit, toujours, je crois, pour m’éprouver, et savoir si j’étais instruite comme je l’avais prétendu, elle m’a dit « Vous avez suivi les leçons à l’école pendant longtemps ? » « Oui, Madame, j’ai mon certificat d’études, et je pourrais vous réciter toute la liste des rois de France. » Elle a souri, de contentement, et m’a dit : « C’est admirable… Vous sauriez même peut-être me dire le nom du roi actuel qui règne en Italie ? » J’ai eu un moment d’hésitation, parce que je ne me sentais pas très sûre de moi sur cette question. Puis le nom m’est revenu tout en un coup et j’ai répondu : « Oui, Madame, c’est Victor Hugo. » La comtesse a paru enchantée de cette réponse plus que de toutes les autres. Elle a ri, toujours de contentement… Voilà dans quels termes je suis avec cette madame. Et alors, si tu veux, Victorin, j’accepterai la situation « manifique » qui m’est offerte chez la comtesse. Plus tard seulement je me ferai modiste à Gonfaron, puis à Marseille, où, certainement, je gagnerai beaucoup, beaucoup d’argent. Qu’en penses-tu ?

Elle ajouta :

— Quand tu seras décidé à m’épouser, je reviendrai avec une dot.

Elle pensait que la crainte de la voir s’éloigner des Mayons aviverait les désirs de Victorin, qu’il aurait peur de la perdre et la supplierait de ne pas s’en aller ; qu’il se hâterait enfin de conclure mariage contre la volonté de ses parents. Toute l’affaire était de se faire épouser par ce fils d’une famille riche.

Victorin semblait réfléchir profondément. Tout en causant, ils s’étaient éloignés de la salle de bal, et, marchant à pas lents, ils étaient entrés sous les grands châtaigniers de la forêt, sur la pente des Maures.

L’endroit était imposant. Ces grands châtaigniers, avec leurs troncs vénérables, leurs vastes ramures antiques, donnent, par l’ancienneté, par le silence et l’ombre, par la fraîcheur, et le jeu des rais de soleil sur les feuilles transparentes, une impression d’église, des idées hautes et graves. Sans doute est-ce les forêts qui ont inspiré aux hommes la pensée d’élever des cathédrales ? Ce furent les premiers temples ; c’est entre les colonnes des futaies, sous la voûte des ramures, que nos ancêtres gaulois dressaient leurs autels. De pareils lieux sont bons aux amoureux, propices aux chuchotements de leurs espoirs, au mystère de leurs rêves d’avenir. Arlette et Victorin subissaient inconsciemment l’émotion qui leur venait de la vie des vieux arbres ; ils étaient là un peu comme des épousés à l’église. Victorin réfléchissait toujours. Et, comme il continuait à se taire, le visage un peu crispé par l’effort de ses réflexions, son Arlette finit par murmurer :

— Eh bien, Victorin, que penses-tu de ce que je viens de te dire ?

Gravement, il révéla d’un mot la profondeur de sa méditation.

— Je suis là à me penser, dit-il, que tu t’es peut-être trompée, et que le roi d’Italie, c’est Victor-Emmanuel.

Elle pinça les lèvres, un peu blessée.

— Si je m’étais trompée, répliqua-t-elle, la comtesse n’aurait pas exprimé sa satisfaction comme elle l’a fait. Elle riait de plaisir, je te dis, mon beau, et c’est ta mémoire à toi qui est en faute.

Il se sentit confondu. Et puis, après tout, cela lui était égal ! on ne se promène pas, sous les vieux châtaigniers, avec une jolie fille pour ne parler que du roi d’Italie. Il la regarda, eut un éblouissement de jeunesse ; il pressa contre lui Arlette frissonnante ; et tandis que, noyé dans la joie de vivre, il appuyait ses lèvres sur les paupières aux longs cils de la jeune fille que ses prétentions n’empêchaient pas d’être jolie, elle murmurait, extatique :

— Pas Victor Emmanuel, non ; Victor Hugo, je sais bien, moi.

Le picatéou riait dans les bois.

XI
LA FAMILLE FAIT LA PATRIE

Le bal était fini. Les tambourins ne résonnaient plus. Les chants avaient cessé. Les étrangers étaient repartis. Victorin allait regagner sa maison lorsque Arnet, qui le rencontra, lui dit :

— En rentrant à ta maison passe chez Augias, ami Victorin ; il te veut parler.

Victorin se rendit chez le vieil instituteur.

Pendant ce temps, le père Bouziane s’occupait de préparer l’avenir de Victorin tel qu’il le désirait.

En vue de ce projet, les Bouziane avaient invité pour le soir les Revertégat. On souperait ensemble, puis on reconduirait les Revertégat jusqu’à mi-chemin de chez eux, sous les étoiles d’été, après avoir fait un peu de veillée. Et ainsi, les jeunes gens, Martine et Victorin, pourraient se parler. La bonne nature travaillerait, comme de juste, pour le mieux, au désir des parents.

La porte du vieil instituteur était ouverte. Néanmoins, Victorin heurta discrètement.

— Entrez, cria Augias… Ah ! c’est toi, Victorin ! Je suis content de te voir. Je constate avec plaisir que tu n’as pas oublié ma leçon d’autrefois. Tu sais ? ma dictée qui était une leçon de morale civique, Charbonnier est maître chez lui. Le domicile est sacré. Chacun, dans sa maison, est son roi. C’est là, mon garçon, qu’on s’appartient tout entier. Et de ce royaume, on a le droit de jouir à sa volonté, quand on respecte ce même droit au seuil de tous les autres citoyens.

Il développait un de ses thèmes favoris, le bon vieux maître ; et il ajouta, comme pour lui-même :

— Je ne sais pas pourquoi nos livres d’école ne touchent pas à ces sujets, n’enseignent pas le respect du domicile, et de tous les droits d’autrui, lequel respect, par un juste retour, attire sur les nôtres le respect de chacun. Nous enseignons les lois du calcul — mais pas assez les lois morales. Il y en a pourtant d’inflexibles, de nécessaires.

Il marmonnait, semblant se parler à lui-même ; c’est qu’il songeait à son fils ; et il soupira profondément.

Il conclut enfin :

— Et si l’on parle de ces choses aux enfants, c’est sans y mettre l’émotion qu’il faut, sans essayer d’en faire comprendre l’esprit, l’importance véritablement sacrée. Victorin, fit-il brusquement, pourquoi ne veux-tu pas suivre les conseils de ton père ?

Victorin fronça le sourcil ; et, bien qu’il eût compris, il répliqua :

— Quels conseils ?

— Il ne veut pas d’Arlette pour sa bru.

— Et moi, dit Victorin avec fermeté, je la veux pour ma femme. C’est mon affaire, je pense.

Le conflit s’affirmait fortement. La lutte était déclarée entre les deux droits, le droit moral du père et le droit légal du fils.

— Tu défends ton plaisir et ton père défend tes intérêts, voilà la différence ; tu défends ton plaisir du moment, et ton père, le bonheur de toute ta vie.

— Mon père défend son caprice. J’épouserai Arlette, c’est mon droit ; mon père ne peut pas m’empêcher d’aimer qui j’aime.

— Il peut essayer de t’arrêter au moment où il croit que tu vas faire une sottise dont tu souffriras un jour. C’est son droit et c’est son devoir. Ton émotion de jeunesse t’entraîne et t’aveugle. Tu cherches avant tout ta satisfaction du moment. Et c’est parce qu’il n’est pas troublé, lui, comme tu l’es par ta jeunesse, qu’il juge sainement tes actions. Il a maintenu la famille Bouziane. Il ne veut pas que tu la détruises en y faisant entrer une fille qui n’est pas de sa race moralement. Elle n’est pas même du terroir. Il est dans son rôle de père, qui est de te guider pour ton bien.

— Qu’il me laisse tranquille, dit Victorin d’un air farouche. Qu’est-ce qu’on doit à son père ? Est-ce pour mon intérêt qu’il m’a mis au monde ? Il n’y pensait guère à ce moment-là ! il ne pensait qu’à son plaisir.

Augias eut un grand mouvement de révolte, une colère intérieure. Ainsi ce brave Victorin, ce paysan, fils de paysans aux mœurs traditionnelles, était infecté du poison moderne, qui est d’origine tudesque. Il méprisait et insultait l’autorité, ou, plus simplement, l’expérience paternelle ; il faisait pis encore : il niait la sincérité et la légitimité du conseil affectueux.

— Malheureux ! cria le vieux maître, ne vois-tu pas que tu es coupable, toi, de ce que tu reproches à ton père injustement ? Car, lui, en choisissant sa femme, il l’a prise dans des conditions qui promettaient à leurs enfants tout le bonheur possible ici-bas. Tandis que, toi, as-tu pensé à l’avenir que tu promets aux enfants d’une Arlette ?

— Qu’est-ce qu’elle vous a donc fait à tous, cette pauvre Arlette ? Qu’a-t-elle fait à mon père ?

— Ce qu’elle nous a fait ? dit gravement Augias ; ce qu’elle lui a fait, à ton père ? Ceci : qu’elle méprise la terre ! Tout est là. Elle lui préfère les mauvais livres et les journaux. Et pourtant, poursuivit le vieil instituteur, qu’y a-t-il de plus beau que de posséder un morceau de cette boule du monde sur laquelle nous vivons, et d’en tourner et retourner le sol, pour en faire sortir ce qui nourrit et ce qui fait la joie : le pain et le vin ?

Un rayon d’enthousiasme brillait dans le regard du vieil homme.

— Le paysan, poursuivit-il, est vraiment l’homme dont aucun des autres hommes ne peut se passer. As-tu réfléchi à cela, Victorin ? et que la terre est à lui plus qu’à personne autre ? Il devrait le savoir et y penser chaque jour, pour être fier de son sort. Mais non ; voilà qu’une rage vous prend tous d’aller dans les villes ! Vous voulez qu’on vous appelle ouvriers agricoles ; ou de cet autre nom : travailleur de terre : comme si le mot de paysan n’était pas un plus beau titre ! Vos bastides, où n’habite qu’une famille, prennent l’air pur et la lumière à pleines fenêtres ; et, même au fond de vos intérieurs, vous buvez la lumière et l’air à pleins poumons ; et, malgré tous ces avantages, qui sont grands, vous rêvez d’habiter une mansarde dans des maisons à sept étages, ces maisons qu’avec Arnet on peut dire faites de caisses entassées, de cages superposées. Les façades y voient les fenêtres de leurs vis-à-vis ; le derrière de ces maisons regarde des cours, obscures à midi comme des puits ! Et quoi encore ? Ah ! Le chapeau mou vous gêne ; il vous en faut un bien dur, et des vestes avec des pans inutiles, des manières de jupons comme aux femmes. Et à nos filles, il faut de la toilette ! Elles ont appris à lire. A quoi ça leur sert-il ? A acheter des journaux de modes. D’après les images de ces journaux, elles peuvent copier les toilettes des belles madames dont elles se moquent parce qu’elles les jalousent. Mais, mon pauvre Victorin, sais-tu qu’une femme qui aime la toilette fait le malheur d’une maison même riche ? Alors, quel bonheur peut-elle donner à des gens comme toi, qui, sans être pauvres, n’ont pas des cent et des mille ; et qui, chaque jour, doivent travailler pour vivre ? Ton père a raison cent mille fois ! Fils d’antiques roturiers, il est beau de simplicité et d’honnêteté, dans son monde de paysans utiles au pays ; il est Bouziane comme son voisin est Colbert dans son château. Moralement, l’un vaut l’autre, à condition qu’ils comprennent, l’un et l’autre, par où ils se peuvent estimer et aimer, et par quels liens ils sont attachés pour faire ensemble, même quand ils y travaillent différemment, la force et l’honneur du pays. Épouse Martine, Victorin, suis le conseil de ton père ; l’amour et la jeunesse ne prévoient rien ; mais l’expérience des pères est là pour les avertir. Ce n’est pas sa pauvreté, certes, qui parle contre ton Arlette, c’est sa paresse et sa frivolité. Ta maison, que tu veux prospère, elle te la démolira. Tout ton travail de chaque jour ira se perdre, inutile, chez les marchands de fanfreluches. Nous en connaissons tous, de ces Arlettes, dont la famille se prive d’une nourriture saine et abondante, pour arriver à leur payer leurs talons en échasses et leurs chapeaux hérissés de baïonnettes. Vois-tu, Victorin, chacun de nous doit songer à son pays. Une famille qui se détruit, c’est une pierre de l’édifice qui s’émiette et prépare la ruine de l’ensemble. Quand, aujourd’hui, on nomme avec respect les Bouziane des Mayons — c’est la petite cité qu’on respecte ; et, en elle, la terre de Provence ; et, en celle-ci, le terroir de France… Mon brave Victorin, tu as été un de mes plus dociles et de mes plus intelligents écoliers : il est impossible que tu ne me comprennes pas. Dis-moi que tu me comprends.

Victorin baissa la tête.

— Pardonnez-moi, monsieur Augias, mais j’ai fait des promesses, je ne suis plus libre. Ne me tourmentez pas davantage… Je vous promets de réfléchir à vos paroles. Je sais que vous me parlez pour mon bien.

Il se retirait vers la porte, à reculons, en saluant gauchement, très troublé et malheureux.

— Tu réfléchiras.

XII
UN SOIR D’ÉTÉ SUR L’AIRE

Toute l’éloquence de maître Augias avait été, semblait-il, dépensée en pure perte ; car, en vérité, elle n’avait rien changé aux résolutions de Victorin. Elle ne les avait même point ébranlées. Pourtant, il n’y a pas de discours qui soient perdus. C’est quelquefois à longue échéance, après des années, qu’une parole oubliée se réveille en nous et détermine un acte, qui peut-être importe au monde. L’effet du discours de M. Augias, malgré le « je vous promets de réfléchir » qui était de simple politesse, paraissait avoir été nul. Ce discours détermina pourtant, une heure plus tard, l’attitude de Victorin vis-à-vis de Martine et des Revertégat, qu’il trouva chez lui. C’est en songeant à ce que venait de lui dire son vieux maître que, sans rien vouloir changer à ses projets, Victorin se dit qu’il était convenable de faire bon visage aux parents de Martine, et d’être, en leur présence et en présence du père Bouziane, aussi aimable envers elle qu’il avait cru pouvoir l’être le jour de la chasse aux cigales. Ainsi, sans qu’il s’en doutât, il entretenait chez eux une illusion dont la force se dresserait contre lui dans la lutte à venir.

Dans l’après-midi, deux heures auparavant, lorsque Martine était arrivée avec ses parents, la mère Bouziane l’avait prise à part un moment, sous le prétexte de lui montrer une vache achetée la veille ; et, dans l’étable, elle lui avait dit :

— Martine, ma belle, nous sommes malheureux, Bouziane et moi, parce que Victorin, qui t’a toujours aimée, depuis le temps, où, tout petits, vous jouiez ensemble, a été détourné de toi par cette gueuse d’Arlette. Et ç’a été juste au moment où nous calculions, son père et moi, qu’il se déclarerait à nous comme ton fiancé. Il t’aime toujours bien ; mais l’autre l’attire avec des manigances. Est-ce que tu ne deviendrais pas volontiers sa femme, toi ?

— Volontiers, dit Martine, il est si brave !

La mère Bouziane embrassa Martine. Elle était émue, et fit silence un moment.

— Eh bien, alors, défends-toi, dit-elle, défends-le, que nous te soutiendrons. On t’aime beaucoup ici. Et puis on sait quelle bonne travailleuse tu es, forte et courageuse, de bonne volonté autant qu’un homme ; et que tu ne laisseras pas tomber notre bastide, la vieille maison des Bouziane, qui est honorée de tout le monde aux Mayons, et bien plus loin dans la contrée.

— Que je me défende ? dit Martine. Et que puis-je faire, pauvre de moi ?

— Un peu de coquetterie n’est pas un mal, dit la mère Bouziane. Agace-le, des fois. Qu’il en vienne à te comparer à cette Arlette de malheur, une maigrichonne, une mesquine, qui n’a jamais porté que le poids de son ombrelle. Je n’ai pas à dire à une jolie fille de quelle manière elle doit s’y prendre, et comment on regarde un jeune homme, quand on veut l’emmasquer (ensorceler) d’amour.

— Pour ça, dit Martine en riant, je ne veux pas m’en charger ; je crois bien que j’y serais trop maladroite et ridicule. Il faudrait, des fois, le dimanche, quitter mes bons souliers qui sont faits pour nos chemins pleins de pierres, et mettre des escarpins ; et puis, me relever une robe trop longue en la prenant à poignée comme j’en ai vu des fois ; il faudrait avoir des chapeaux avec, dessus, des queues de dindons ; car je crois bien que c’est cela qui lui plaît, à ce nigaud de Victorin. Mais me voyez-vous déguisée ainsi ? Ah ! misère de moi ! quelle caricature ! non, ma foi, je ne pourrais pas.

Et, devant l’image qu’elle évoquait, Martine éclata de rire, montrant toutes ses belles dents blanches. Elle riait si fort que sa gaieté fit sourire la grave maman Bouziane.

— Ah ! Martine ! s’écria-t-elle, quel trésor nous aurions en toi ! Ne nous abandonne pas, fillette ; je ne t’en dis pas davantage.

Martine redevint sérieuse :

— Misé Bouziane, je ne peux pas me changer par politique. Il faudra que Victorin me veuille telle que je suis, et me le dise. Ah ! alors, alors oui, que je saurai lui répondre. Pourquoi c’est vrai que je l’aime ; mais ce n’est pas aux filles à parler premières. Et quand bien même ce serait la mode, moi, voyez-vous, je ne pourrais pas ! Comme ma mère, qui m’a élevée, et comme vous, je suis d’ancien temps.

Et, tout juste comme maître Augias avait dit à Victorin, misé Bouziane dit encore :

— J’ai parlé pour le bien de tous. Tu réfléchiras.

Et, tout comme Victorin ne s’était pas cru influencé par le discours de maître Augias, de même Martine ne se doutait guère qu’elle venait de recevoir une suggestion à laquelle, tôt ou tard, elle obéirait.

En effet, à l’arrivée de Victorin, c’est rendue forte inconsciemment par les paroles de la mère qu’elle accueillit le fils avec un sourire et des regards qui, sans être voulus, étaient plus féminins qu’à l’ordinaire.

Et comme, ayant aperçu, sur le chemin, Victorin encore un peu éloigné, elle avait couru vers lui, il n’avait pu s’empêcher de lui dire :

— Qu’est-ce qui t’arrive de si heureux aujourd’hui ? Tu parais toute en bonheur. C’est pourtant là-bas qu’était la fête ; pourquoi n’y es-tu pas venue ?

La belle fille se ressaisit :

— Des fêtes où il y a tant d’hommes des villes, je ne les aime pas beaucoup, dit-elle aussi froidement qu’elle le put.

Et, parlant comme malgré elle, elle s’entendit prononcer ces paroles qu’elle aurait voulu reprendre aussitôt :

— Et puis, pour te voir danser avec une Arlette, tu sais… Ce n’était pas la peine de me déranger.

Il éprouva comme un petit choc au cœur. Et, charmé dans son orgueil d’homme :

— Est-ce que tu serais jalouse ? fit-il en souriant.

— Jalouse, moi ? d’une Arlette ? Ah ! bien non ; mais j’ai pour elle tout juste les sentiments que sentent à son endroit tes père et mère. Demande-leur si ça leur ferait plaisir à eux de te voir danser avec Mlle Arlette des Mayons ?

— Et comment sais-tu que j’ai dansé avec elle ? fit Victorin très amusé.

— Je n’en savais rien quand je l’ai dit ; je le sais maintenant que, par ta réponse, tu me l’apprends toi-même. Et ce n’était pas difficile à deviner.

Ainsi causant de bonne amitié, ils revenaient vers la maison.

— Et alors, jeunesses ? cria le père Revertégat, vous vous le comptez au plus juste ? Beau temps, où vos père et mère étaient comme vous ! Allons, venez vous mettre à table. Le lièvre, c’est ma chasse, et les perdreaux, celle de Bouziane. La salade fère sent bon l’aïé ; et l’on se passera de soupe, vu qu’avec tout le reste, il y aura de quoi se remplir le ventre à faire péter la courroie.

La table était dressée dehors sous les mûriers.

— De la soupe, dit misé Bouziane, je n’en ai fait que pour le grand-père. Déjà il l’a mangée. S’il manque une aile à l’un des perdreaux, ne vous étonnez pas, c’est lui qui s’en est régalé. Un verre de notre vieux vin par-dessus, et il s’est rendormi, le grand-père, avec l’air d’un bienheureux.

Par une ruse de femme, misé Bouziane avait pris soin de séparer à table les deux jeunes ; en sorte qu’ils commencèrent bientôt à se désirer d’être un peu seuls ; et, dès le repas fini, tous deux s’en allèrent hors de l’abri des vieux mûriers, sur l’aire, encore toute luisante de pailles entassées, sous le grand plafond d’azur noir piqué d’étoiles qui faisait dire à Victorin :

— Si on ne dirait pas qu’on regarde un grand crible à travers lequel on verrait trembloter un grand feu.

Pendant qu’ils s’éloignaient, les Revertégat et les Bouziane clignèrent des yeux les uns vers les autres, mais ils continuèrent à parler d’autre chose.

Tout à coup :

— Chut ! fit Revertégat.

A peu de distance, assise sur la paille, dans l’aire, Martine s’était mise à chanter :

Le jeune et beau leveur de liège,
Par les bûcherons écouté,
Apprit l’art du chant sans solfège
Comme les cigales d’été.

Et Victorin, auprès d’elle, répondait à sa chanson :

Tous ceux que la gloire émerveille,
Un jour par elle sont trahis.
Cigalous a revu sa vieille
Et son vieux, et son beau pays ;
Mais il a trop souffert, pechère,
De son mal, amour et misère ;
Et, le lendemain du retour,
Aux bras du père et de la mère,
Il est mort en chantant l’amour.

Les deux voix étaient fraîches, pleines, et montaient dans l’air calme vers les étoiles. Au refrain, les deux jeunes gens chantèrent ensemble :

Et dans le ciel, le ciel d’un été qui flamboie,
L’esprit de Cigalous doucement est monté ;
Le peuple entier des cigales en joie
L’emporta dans l’azur d’un éternel été !

— C’est joli, tout de même, ces deux voix mariées, disaient les Revertégat et les Bouziane.

De nouveau, les deux couples des parents échangèrent un malicieux regard d’intelligence.

Et, là-bas, sur l’aire, quand elle eut chanté seule son dernier couplet, Martine, comme alanguie, dans la tiédeur de la nuit, sous la caresse d’une brise chargée de la senteur des pinèdes, se renversa sur la paille rafraîchie de rosée. Un singulier bien-être détendait son corps souple. L’éternel amour sortait de toutes les choses, avec la chaleur que, depuis l’aurore, elles avaient bue à longs traits. La terre ardente exhalait l’esprit du jour ; quelque chose de plus fort que toute volonté humaine pénétrait la chair des deux jeunes créatures. Victorin, en ce moment, n’aimait pas Martine plus qu’il n’aimait Arlette ; mais il aimait la vie impérieuse, et il la ressentait mieux qu’au bal tout à l’heure, parce qu’il était sous la magie de la saison et de l’heure.

Alors, comme Martine, immobile, subissait le même enchantement, il s’étendit à son tour sur les pailles bruissantes, il en prit une, et, rampant avec lenteur vers la jeune fille, le bras tendu, du bout de la paille frémissante, il lui caressa les cheveux.

Cette caresse la fit frissonner toute. D’un bond, elle se leva toute droite et s’encourut vers la maison.

— Eh bien, Martine, vous avez chanté comme deux anges ! Et le chanteur, qu’en as-tu fait ?

— Il est là qui vient, je pense, dit-elle avec calme.

Pour la troisième fois, les parents échangèrent un joyeux regard de complicité.

XIII
L’INSTITUTEUR ET LE PRÊTRE

Maître Augias était le correspondant d’un journal de Marseille. Et M. le curé, celui d’un journal religieux qui se publiait à Aix-en-Provence. M. le curé n’avait pas assisté au banquet des Amis de Maurin ; mais cette fête l’intéressait et il avait prié maître Augias de lui en communiquer le compte rendu. C’est pourquoi, le lendemain du banquet, l’ancien instituteur se rendit chez le curé. Les deux hommes s’estimaient et ne s’en cachaient point.

Chez M. le curé, maître Augias trouva un visiteur, à qui, dès son entrée, il fut présenté en ces termes.

— Monsieur le Doyen, j’ai la satisfaction de vous présenter Monsieur Augias qui fut autrefois instituteur aux Mayons. Il jouit ici de la considération et de la sympathie générales. Monsieur Augias est un des rares citoyens de France qui comprennent qu’on peut être prêtre sans être clérical, le cléricalisme n’étant, à ses yeux, que l’intrusion du prêtre dans la politique.

Le doyen tendit la main à maître Augias. Le curé nomma le doyen :

— Notre doyen, Monsieur Delmazet, curé de Z… et, par conséquent, notre voisin.

Tout de suite, maître Augias exprima la crainte qu’il avait de déranger les deux prêtres ; il manifesta l’intention de se retirer.

— Je reviendrai, dit-il après s’être excusé. Je reviendrai dans un autre moment, monsieur le curé, vous conter les incidents de la fête littéraire d’hier.

Le curé se mit à rire :

— Le banquet de Maurin, dit-il, était installé sous les fenêtres de l’école, et votre jeune confrère, notre instituteur, m’avait invité à prendre place dans une salle du rez-de-chaussée, d’où, à travers les persiennes, j’ai pu entendre les joyeux et savoureux discours des Amis de Maurin. La présence de plusieurs dames m’assurait, par avance, la convenance des propos.

— Il ne faudrait pas toujours s’y fier, dit maître Augias ; comme le latin, le provençal, dans les mots, brave quelquefois l’honnêteté. Et vous vous exposiez à en entendre de salées.

— Il faut croire qu’on se les racontait à voix basse, car je n’ai rien perçu de tel. Ce que j’ai entendu n’était que bonne et loyale gaîté.

Il y eut un petit silence, après lequel M. le curé dit tout à coup :

— Permettez-moi de vous parler d’un sujet qui vous est pénible, monsieur Augias : j’ai entrevu votre fils hier.

Augias eut un petit mouvement de défense instinctive. Le curé se hâta d’ajouter :

— Croyez que ce n’est ni étourderie ni indiscrétion si je vous parle de lui en présence de monsieur Delmazet ; c’est pure sympathie, Monsieur. Soyez sûr que si monsieur Delmazet ou moi pouvons vous être utiles en ce qui concerne ce jeune homme, nous le ferons de grand cœur.

M. Augias remercia du regard M. Delmazet, qui lui répondit par un bon sourire.

— Vous avez donc un fils, Monsieur, et quelque sujet, dit-il, d’être mécontent de lui ? Quel âge a-t-il ?

Maître Augias, mis en confiance, s’expliqua et conclut :

— J’étais un intransigeant autrefois, monsieur l’abbé ; je faisais de la politique ma préoccupation principale ; et, persuadé que la présence d’un prêtre dans une petite commune, mettait journellement la république en danger, je me serais cru déshonoré si j’avais permis à mon enfant de recevoir d’un prêtre une leçon de morale. Je lui en donnais moi-même cependant d’une façon attentive et suivie. Dans mon école jamais l’enseignement moral ne fut négligé, mais mon fils n’en profita point. La morale laïque est-elle décidément impuissante à combattre avec efficacité les mauvais penchants ? je le crois par moments, messieurs ; et cette pensée afflige ma vieillesse, car j’étais et je suis encore un positiviste convaincu. Mais si la morale telle que nous l’enseignons ne peut parvenir à former un honnête homme, que deviendra mon pays ? Serons-nous condamnés à subir la fin lamentable des nations décadentes, et condamnés sans ressource ?

M. Delmazet prit la parole :

— Vous savez bien, Monsieur, qu’une morale révélée et appuyée par les sanctions divines ne peut être que la nôtre, et qu’elle a, de toute évidence, une incomparable puissance ; mais les principes qu’elle enseigne ne sauraient devenir de mauvais principes dès qu’on ne les enseigne pas comme révélés et soumis aux sanctions du surnaturel. La morale chrétienne servie par des hommes qui ont le malheur de ne plus croire, reste la vraie morale et demeure la vérité bénie. Moins active à coup sûr, moins facile à imposer, elle n’en est pas moins la source des plus hautes vertus humaines qui peuvent être héroïques sans être saintes. Et puisque vous souffrez d’une manière touchante à l’idée seule que vous avez peut-être donné à votre fils un enseignement imparfait, si vous en jugez par les résultats, ma conscience, Monsieur, m’oblige à vous rappeler que la morale religieuse, pas plus que la vôtre, n’est sûre de transformer les âmes qu’elle s’efforce de diriger dans les voies de Dieu. Jésus, notre divin maître, a répondu d’avance à vos inquiétudes comme il a répondu à toutes les misères, à toutes les angoisses. Il a parlé du bon grain qui, tombant dans une terre favorable, lève vite et fructifie bien, tandis que, tombé sur le rocher ingrat, il périt sans multiplier et même sans germer. Oui, que certaines natures d’enfant soient ingrates comme le rocher, et incapables de produire le bien, c’est un triste mystère en présence duquel le prêtre demeure souvent navré comme vous l’êtes.

Maître Augias saisit la main que lui tendait le prêtre et la serra avec émotion.

— Je suis un libéral, monsieur Augias, un fils de paysans, et, pour tout dire, un homme de théorie républicaine, c’est-à-dire un homme qui rêve de voir le gouvernement de la nation aux mains des plus intelligents et des plus honnêtes.

— Ce fut aussi mon rêve, murmura le vieil Augias.

M. Delmazet continua :

— Il est fâcheux qu’en haine du cléricalisme vos confrères aient perdu l’habitude de prononcer le nom du Dieu des chrétiens. C’est un usage qui passera, car ce nom représente le mystère qui nous entoure de toutes parts et auquel l’homme ne saurait échapper puisqu’il vit et meurt malgré lui. En attendant, vous êtes tous chrétiens par le meilleur de vous-mêmes, apporté en vous par des générations de chrétiens. Si donc, Monsieur, vous avez sur tel ou tel de vos collègues, les instituteurs, une influence, si petite soit-elle, mettez-la au service de la vérité sociale essentielle ; à savoir que, sans unité morale, les nations vont à la décomposition et à la ruine. Il faut que la France reste elle-même, c’est-à-dire qu’elle défende les idées de justice, de charité, de tolérance. Allez donc et enseignez l’essentiel de la morale évangélique, même si vous ne nommez pas Celui qui en est pourtant le fondateur historique. C’est à nous, prêtres, de compléter votre œuvre si nous le pouvons ; et nous le pourrons si nous nous en montrons dignes, si nous renonçons à lutter contre votre œuvre, si nous nous faisons, sans vous et cependant avec vous, les collaborateurs de Dieu. Nous apprendrons aux enfants, au sortir de l’école, que votre morale est la nôtre, mais que, pour nous, elle a d’autres soutiens encore que l’estime ou la réprobation du monde. Car votre morale a des sanctions, en effet ; je viens de les nommer. L’universelle réprobation atteint, tôt ou tard, ceux qui se mettent hors la loi du monde moral chrétien. Elle a, de même, un fondement humain, votre morale sans révélation : c’est la nécessité de vivre parmi les hommes. Comment vivre parmi les hommes sans consentir au travail, qu’il soit intellectuel ou manuel ; sans consentir la mutualité des services, c’est-à-dire la fraternité, ne fût-elle qu’économique ; sans accepter enfin la notion de bonne foi et celle de dévouement ? La nécessité de ces vertus, sans lesquelles tout s’écroule, voilà le fondement suffisant de la morale sociale purement humaine. Prêchez-la, Monsieur ; nous nous efforcerons d’y ajouter, nous, prêtres, selon nos moyens, quelque chose de la lueur divine qui vous effleure à votre insu.

Il semblait à maître Augias qu’une douce clarté, en effet, celle dont parlait le bon prêtre, pénétrait en lui comme une consolation et une espérance.

Il passa sur son front, puis, furtivement, sur ses yeux, une main qui tremblait un peu.

Mis en confiance définitive, il murmura :

— Les prêtres ont eu des torts, Monsieur ; ils se sont trop occupés des choses du siècle, selon l’expression ecclésiastique.

— On s’efforce vers un idéal qu’on n’atteint pas toujours, dit le prêtre ; tous les hommes en sont là. Leurs forces trahissent leurs plus nobles volontés.

— Nous autres alors, dit Augias, qui, à vos yeux, sommes couverts de péchés, et qui n’avons pas le caractère sacré qui ajoute quelque chose de plus respectable à toutes vos paroles, comment serons-nous écoutés ? Nos enfants même nous reprocheront un jour nos moindres défaillances et s’en autoriseront pour excuser les leurs.

— Nous leur enseignerons qu’ils n’ont pas à juger les parents, monsieur Augias.

— Nos fautes réelles, dit M. Augias, nous gêneront quand il nous faudra prêcher à nos enfants des vertus que nous n’avons pas.

M. Delmazet réfléchit un instant.

— Le pécheur, dit-il enfin, répondra : « Faites ce que j’enseigne, non ce que je fais. » Et il a le devoir d’ajouter avec contrition que c’est précisément pour avoir péché, c’est pour s’être trompé, qu’il peut, mieux parfois que de plus sages, dénoncer l’erreur et montrer combien elle est pernicieuse. Où en serait le monde, si l’expérience des pécheurs n’avait pas le droit d’affirmer le bon et le juste ? L’expérience n’est pas la sagesse, mais elle sait reconnaître, quelquefois mieux que la sagesse théorique, les bienfaits de la vertu réalisée. Croyez-moi, monsieur Augias, nous serons bien forts si nous nous unissons pour faire des générations de braves gens ! Mais, pour cela, il faudrait que l’école primaire fût chargée d’un autre enseignement que celui de l’arithmétique et de la géographie. Il faudrait que l’instituteur fût vraiment et surtout un professeur de morale, un éducateur national. Je crois avoir compris que le maître, dans vos écoles, ne donne que peu de temps à la surveillance des caractères, à la formation des caractères ; c’est pourtant ce qui importe par-dessus tout. Si cela lui plaît, il peut se dispenser d’enseigner autre chose que les éléments des sciences. Il y a pourtant une morale sociale qui est de nécessité ; et, quand on veut être libre, il faut apprendre à accepter librement les disciplines nécessaires, et savoir qu’on a des devoirs précis envers le corps social, puisqu’on reçoit de lui toutes les commodités de la vie, à quelque rang qu’on se trouve placé. Vos efforts individuels sont touchants, mais, étant isolés, ne peuvent pas grand’chose. Il faudra bien qu’un jour la République apprenne aux enfants les disciplines consenties qui assurent seules les vraies libertés.

M. Augias avait écouté religieusement ; il soupira et dit :

— Cela viendra peut-être, Monsieur. En attendant, permettez-moi de vous remercier de vos paroles ; je sors d’ici avec un peu plus de courage et de bonne volonté qu’au moment où j’y suis entré. Si vous revenez rendre visite à M. le curé, je le prie instamment de vouloir bien m’en faire prévenir. Je serai si heureux de vous entendre encore ! Au revoir, Messieurs.

Il sortit et regagna son logis.

Arnet, qui le rencontra, ne put s’empêcher de lui dire :

— Vous avez l’air de sourire aux anges, maître Augias ?

— Voyons, mon brave Arnet, je vous ai vu causer parfois, vous, le républicain rouge, avec M. le curé ; que pensez-vous de lui ?

— C’est un brave homme, dit Arnet sans hésiter.

— Et des curés, en général, qu’en pensez-vous ? Sans plaisanter, Arnet, les croyez-vous inutiles ?

Le visage d’Arnet refléta un instant la gravité de la question ; il garda d’abord le silence, puis tout-à-coup :

— Qui sait ? dit-il. Et il ajouta : « Il faut de tout pour faire un monde ».

— Vous ne croyez pas si bien dire, mon vieil ami !

XIV
LE CHAPITRE DU CHAPEAU

Arlette était femme de chambre chez la comtesse ; et elle disait, en réponse aux questions indiscrètes sur la situation qu’elle occupait au château :

— Madame la comtesse avait besoin d’une collaboratrice dévouée pour les ouvrages de lingerie et elle m’a jugée digne de cet emploi de confiance.

Arlette ne garda pas longtemps cet emploi de confiance.

Arlette collectionnait les idées fausses, qu’elle empruntait aux livres et aux sots indistinctement, et qu’elle faisait siennes.

Arlette ignorait que le costume prend son pittoresque et sa beauté de son appropriation au milieu où il est porté. Arlette n’avait pas le sens du ridicule.

Arlette donc mettait des escarpins à rubans pour marcher dans les sentiers pierrailleux ; et des robes longues pour les traîner sur la poussière des grand’routes.

Arnet l’avait maintes fois galégée à ce sujet :

— La mode viendra un jour pour les braconniers comme moi, petite, d’aller chasser le sanglier avec le « calitre » (chapeau haut de forme) sur la tête, tu verras ! Ce sera magnifique. Seulement le calitre serait plutôt un chapeau pour la chasse aux lions, pourquoi on leur ferait peur.

Mais Arlette voulait voir dans ces propos la jalousie basse du vieux chasseur, à qui les raffinements de toilette étaient interdits, et pour cause.

Arlette n’avait jamais entendu dire, même à l’école, que l’association humaine est établie sur l’échange des services ; et que, privée du travail de toutes les autres, chaque créature ne saurait avoir aucun des avantages dont elle jouit en société ; que, par conséquent, elle doit en échange un certain travail, un effort ; et que chacun de nous tire sa noblesse morale de cet effort même et de ce travail. Chacun paie les avantages que lui procurent l’effort, le travail d’autrui. La dignité interdit la paresse. Riche ou pauvre, qui échappe à la contribution générale, nécessaire, trahit le groupe, n’est qu’une vie parasitaire. C’est dans le cœur des écoliers qu’il faudrait faire entrer ces vérités. Si l’école formule ces choses, c’est trop souvent sans nul souci d’en faire arriver à la mémoire du cœur le sens profond, émouvant. En sorte qu’Arlette les ignorait. Bien plus, elle considérait la nécessité de travailler comme une humiliation, une véritable dégradation !

Le travail manuel surtout lui semblait presque avilissant. Mais qui lui aurait pu dire, et en termes assez simples pour être compris d’elle, qu’il est le plus nécessaire, étant à l’origine de la vie ; et que les plus nobles travaux sont ceux qui comportent une lutte directe et constante contre les choses et les éléments hostiles.

Les plus vieux maçons pourtant savent dire encore :

— Sans nous, Paris, la grand’ville, n’existerait pas !

Beau cri d’orgueil de ces anciens, et reste des âges où chaque métier s’enorgueillissait d’être nécessaire à tous les autres ! Mais personne n’avait transmis avec assez de conviction ces sortes de pensées à la pauvre Arlette, qui par suite, mettait tout son orgueil à imiter, de travers, les parures des bourgeoises, qu’elle blâmait, tout en enviant leur oisiveté.

Arlette se faisait de la liberté une idée tout à fait singulière. Était libre, à ses yeux, qui ne travaillait pas. Libre, qui pouvait chanter aux heures où tout sommeille, et dormir quand tout travaille. Être libre, pour elle, c’était échapper à la loi de services mutuels qui, précisément, donne la vraie libération, l’affranchissement de la dignité. On l’eût bien étonnée en venant lui dire : « Chacun sert ou doit servir, chacun est assujetti à une œuvre de ses bras ou de son esprit pour laquelle il reçoit un salaire, indemnité ou récompense — le mot ne change rien au fait — et chacun de nous est tenu par des engagements auxquels il doit obéir s’il a de la probité. »

Arlette n’avait retiré de l’instruction primaire que le sot orgueil de pouvoir lire des romans.

Avec les idées qui étaient les siennes, Arlette était prédestinée à ne faire que de brefs séjours dans les maisons où elle servait.

Servir, ce mot surtout paraissait odieux à cette fille d’un pauvre montagnard qui, toute sa vie, avait été employé aux plus infimes besognes et les avait accomplies passivement, sans pensée et même sans rêve.

Il arriva donc qu’un jour où l’on donnait au château un déjeuner de cérémonie à Monseigneur de Fréjus et Toulon et à son vicaire général, la jeune fille qui, d’ordinaire, servait à table, fut indisposée. La comtesse fit venir Arlette.

— Mademoiselle, lui dit-elle, voulez-vous me faire, pour aujourd’hui, le plaisir de servir à table ?

Arlette eut une moue dédaigneuse. La comtesse ajouta :

— Bien entendu, ce service supplémentaire vous vaudra une indemnité.

— Oh ! madame la comtesse, ce n’est pas l’argent qui me fait souci.

— Et qu’est-ce donc, mon enfant ?

— C’est que, dit Arlette, je n’ai pas été engagée pour cela.

— C’est entendu ; mais vous pouvez bien rendre ce service à la maison dont vous faites partie ?

— Sans doute, madame la comtesse, mais je voudrais qu’il fût bien entendu que c’est à titre exceptionnel, et seulement pour faire plaisir à Madame la Comtesse.

— C’est entendu, mademoiselle Arlette. Mais peut-être ne connaissez-vous pas le service de table, et c’est ce qui vous inquiète ?

Arlette se redressa, révoltée :

— Ce n’est pas bien difficile ! dit-elle pincée.

— N’importe ; priez la cuisinière, qui est au courant, de vous l’expliquer. Vous savez, n’est-ce pas, qu’on présente les plats à la gauche du convive ?

— A la gauche ? Parfaitement, dit Arlette, la tête haute. Et elle se promit à elle-même de présenter les plats à droite, pour prouver son indépendance.

— C’est bien. Allez, Mademoiselle, je vous remercie.

Et comme Arlette s’éloignait, elle s’entendit rappeler. Elle portait si haut la tête que la comtesse venait de s’apercevoir que le chapeau d’Arlette était démesuré, hérissé de plumes un peu pelées et de couleurs flamboyantes.

— Vous venez d’arriver à peine, Mademoiselle ?

— Pourquoi, Madame la comtesse ?

— C’est que, dit la châtelaine qui s’amusait, c’est que vous portez là un chapeau de ville, comme si vous alliez sortir pour visiter les belles rues de Marseille.

— Madame la comtesse, je suis enrhumée et forcée de garder mon chapeau sur ma tête.

— Vous le quitterez du moins pour servir à table, j’espère ? lui fut-il répondu avec un sourire.

— Si c’est une obligation, Madame la comtesse, je ne saurais y souscrire, dit Arlette, hautaine, je suis entrée ici pour faire un service au sujet duquel on n’a aucune observation à me faire, car je suis au courant. Pour ce qui est de servir à table, je le ferai volontiers aujourd’hui, par complaisance, mais avec mon chapeau si le soin de ma santé me l’impose.

— J’aime à voir la fierté de votre âme, dit gravement la comtesse.

Arlette se rengorgea — et sortit avec l’allure d’une amazone victorieuse.

Monseigneur de Fréjus et Toulon fut, par précaution, informé des prétentions de Mlle Arlette, dont le chapeau empanaché tournait autour de la table comme un gigantesque papillon en délire. Personne ne pouvait s’empêcher de regarder la donzelle. Elle se croyait admirée, — et, distraite par tant de regards flatteurs, elle renversait minutieusement un peu de toutes les sauces à la droite de chacun des convives.

Huit jours après, Arlette, remerciée sous un prétexte, n’était plus lingère au château.

— Tu comprends, disait-elle à Victorin, je leur ai fait comprendre ma liberté ; et les nobles n’aiment pas ça.

Et, un jour, comme elle répétait, pour la vingtième fois, à Victorin, cette histoire et cette conclusion, en présence de maître Augias :

— Ma pauvre fille, lui dit le vieil instituteur, que vois-tu d’avilissant dans la profession, bien comprise, de domestique ? Bien compris par le maître et par le serviteur, ce métier — car c’est un métier comme un autre — est un des plus honorables. La maison bien ordonnée est une réduction de la société. Chacun de nous ne peut pas tout faire. Le chef d’une maison importante, d’une famille nombreuse a besoin d’être aidé afin de pouvoir accomplir au dehors sa part du travail social. Je ne parle pas des jouisseurs riches et oisifs qui ne valent pas mieux que toi. Mais le maître qui travaille est soutenu par ses serviteurs qui lui permettent de donner son temps, hors de sa maison, à son industrie, ou à ses malades ou à son bureau. Et, sans qu’il soit nécessaire de prononcer de grands mots, la femme de chambre qui, modestement, balaie et frotte chez lui, se trouve prêter une aide indirecte, mais incontestable, à des travaux supérieurs, nécessaires à tous et dont elle est incapable.

Arlette pensait : — Cause toujours…

Elle aimait beaucoup cette locution.

XV
LE MUSEAU DE VENDANGE

Les Revertégat possédaient, dans la plaine, en bordure de la route, entre les Mayons et Gonfaron, plusieurs hectares de vignes bien exposés sur une pente au midi.

On vendangeait chez eux depuis quelques jours, et il était nécessaire de terminer la vendange le lendemain soir, à cause des menaces de pluie, lorsque trois des vendangeurs déclarèrent ne pouvoir continuer le travail.

Jusqu’à ce jour-là, les Revertégat, d’accord avec les Bouziane, avaient évité d’employer, parmi les travailleurs, la petite Arlette. Le père Revertégat, en personne, les avait choisis. Mais, quand il se vit privé tout à coup de trois de ses vendangeurs, effrayé qu’il était par la précoce menace des grosses pluies de la Saint-Michel, il chargea le garçon de ferme, Mïus, de trouver des remplaçants.

— Ce ne sera pas commode, maître. Tout le monde, des Mayons, a mis en même temps les vendanges en train. Il faudra que j’aille chez vingt personnes avant d’en trouver une seule qui soit libre.

Le père Revertégat examina attentivement l’horizon.

— C’est du vent d’Est, dit-il ; je ne serais pas étonné si nous attrapions un poulpe dès ce soir (c’est-à-dire, si nous étions mouillés comme à la pêche aux poulpes). Et, si ça commence, ça n’est pas près d’être fini. Nous avons vendangé trop tard ; saint Michel se fâche.

— Et alors, maître, dit Mïus, chez qui faut-il aller d’abord ?

— Nous n’avons pas le choix. Prends le diable si tu veux, mais sauvons ce qui reste aux souches, et tâche de trouver plutôt quatre travailleurs que trois.

— Peuh ! dit Mïus, si une bonne pluie gonflait encore un peu les grappes, ce serait tout profit.

— Bon ! dit Revertégat ; mais si, pendant trois semaines, comme c’est arrivé des fois, toutes les fontaines d’en haut s’ouvraient ensemble, adieu vendanges ! Tout ce beau raisin serait perdu.

Et il promenait un regard inquiet sur le vaste champ de vignes, où bourdonnait la joyeuse équipe de quinze vendangeurs.

Il se retourna vers Mïus :

— Allons, ne perds pas de temps. Finis la journée, et puis tu iras.

— C’est convenu, maître.

Mïus se promit bien d’engager Arlette avant tout autre. Et voilà pourquoi, le lendemain, Arlette, au grand mécontentement de Martine, vint chez les Revertégat, se joindre aux vendangeurs ; mais, bien entendu, elle n’arriva point des premières, par habitude de paresse.

Le travail de Victorin consistait à porter les cornudes pleines, jusqu’à la cuve bâtie à l’intérieur de la ferme. Il attrapait par une corne, avec l’aide d’un camarade, la cornude débordante de raisins gonflés et saignants ; à eux deux, ils l’enlevaient à la hauteur de l’épaule gauche, où l’attendait le coussinet maculé du sang de la vigne. Et bientôt, Victorin, gagnant la ferme, s’éloignait, la main gauche à la hanche, la main droite retenant par-dessus sa tête la cornude inclinée. Il allait, ceint de la taïole, chemise ouverte, le cou nu, la poitrine au vent, d’une marche balancée, harmonieuse.

Dans la haute cuve, bientôt pleine, Mïus dansait, la tête touchant presque au plafond du cellier et se tenant d’une main à la corde qui s’accroche à la poutre.

Victorin n’avait pas vu avec grand plaisir l’arrivée d’Arlette, inattendue pour lui. Tout déterminé qu’il fût à l’épouser malgré sa famille, le gaillard se jugeait en droit, n’étant pas marié encore, de jouir en paix tout un jour des gentillesses de Martine et des libertés que garçons et filles se croient permises durant la vendange, qui est le temps de faire la moustouïre (oindre ou barbouiller de moust le visage des vendangeuses ; survivance du temps des bacchantes).

Il est d’usage que, lorsqu’une vendangeuse oublie une grappe à la souche, le garçon qui s’en aperçoit cueille la grappe pour l’écraser joyeusement sur le visage de la coupable, qu’en même temps, il essuie avec des baisers. Doux châtiment, que peu d’entre elles veulent éviter et que recherchent plus d’une.

En attendant de provoquer à la moustouïre quelqu’un des jeunes vendangeurs, Arlette répondait par des haussements d’épaules et des mines pincées aux galégeades qui l’avaient accueillie dès son arrivée, et qui la poursuivaient encore. Ou bien, parfois, elle feignait de ne rien entendre.

— C’est dommage que le temps menace. S’il faisait tant soit peu soleil, nous l’aurions vue avec « l’ombrette ».

— Elle n’était pas si fière quand elle était encore dans les brayes de son père, qu’il était toujours déguenillé.

— Tais-toi, qu’elle va t’entendre. On peut pas lui lever d’être hardie. Elle t’arracherait les yeux.

— Moi, disait une fille, je suis contente qu’elle n’en soit pas, du pays. On devrait travailler à la faire partir.

— Ah vaï ! elle partira bien d’elle-même, avec tant de nigauds qui ne demandent qu’à l’enlever.

Les galégeades directes qu’on lui avait lancées d’abord l’ayant trouvée insensible en apparence, s’étaient résolues en médisances chuchotées.

Comme si elle eût voulu braver les hostilités qu’elle sentait autour d’elle, Arlette tira de sa poche, et se mit en devoir d’enfiler, une paire de vieux gants.

— Té vé ! Arlette qui a peur de s’abîmer les mains !

— Eh ! la gavotte ! Tu veux te faire passer pour la marquise des Mayons, alors ?

Ces derniers mots avaient été jetés avec mépris par un jeune Mayonnais aux larges épaules.

— Est-ce que je ne suis pas libre de moi-même ? dit Arlette. C’est joli, pour un gros garçon comme toi, Toinet, d’être insolent avec les filles ! C’est lâche.

Victorin arrivait. Il posa devant Arlette sa cornude vide :

— Je ne sais pas à qui de vous elle parle, mes hommes, cria-t-il, mais elle a raison dans ce qu’elle vient de dire, vous en conviendrez. Et puis, le premier qui lui manque de respect, celui-là aura affaire à moi. Travaillez, que nous n’avons pas de temps à perdre.

Il avait posé à terre sa cornude vide. Il se mit sur l’épaule une des cornudes pleines et s’en alla.

Martine était parmi les travailleurs ; mais comme la présence d’Arlette, imposée par les circonstances, lui était déplaisante, elle s’arrangeait pour devancer de quelques pas les autres vendangeurs, et, ainsi, se tenait à l’écart sans affectation. Elle était la fille du maître, et ce zèle de sa part semblait très naturel. Tout le pays devinait pourtant la nature des sentiments qu’inspirait Arlette aux Bouziane et aux Revertégat. Et la vaillante petite population des Mayons, si industrieuse, et qui sait le prix du travail et des biens qui en sont la récompense, approuvait les deux vieilles familles enracinées dans leurs traditions. On se réjouissait de pouvoir dire d’Arlette : « Elle n’est pas d’ici ». Quelque chose avait transpiré, çà et là, des amours de Victorin et des résistances du père.

On aimait Martine ; on trouvait qu’avec Victorin, celle-là, oui, ferait un beau « parèou » ; et maître Alessi, un conseiller municipal, était allé jusqu’à dire d’Arlette :

— Par malheur, elle ne nous est pas tout à fait étrangère ! Mais, à la plus petite faute de sa part, je trouverais bien le moyen d’en débarrasser le pays.

— Bah ! lui répondit quelqu’un, c’est une ambitieuse ; et si Victorin ne l’épouse pas, elle voudra s’en aller à Marseille ou à Paris ; c’est bien sûr, son ambition, à elle, comme ç’a été celle d’Augustin Augias. Nous sommes, pour ces deux-là, un trop petit pays !

Et va de rire.

C’était là, envers Arlette, les sentiments de tous, aux Mayons, et c’est ce qui inspirait leurs lazzis aux vendangeurs des Revertégat.

Quand Victorin, après avoir parlé en maître, se fut éloigné, celui qui avait galégé Arlette « un peu trop fort », un grand garçon nommé Toinet, vexé d’avoir eu à supporter sans rien dire les menaces du jeune Bouziane, se mit à chantonner une antique chanson de vendangeurs :

Dedans sa cabane,
Le pauvre dormait.
Ni homme ni femme
Nul ne le voyait.

Les vendangeurs, hommes et femmes, que la cueillette courbait vers les pampres touffus qu’il fallait écarter pour voir la grappe, se relevèrent en entendant les vieux couplets. Dans les longues allées de vignes verdoyantes, les étoffes, jupes ou corsages, mettaient de joyeuses notes, rouges, bleues ; et, çà et là, éclataient les scintillements dorés des chapeaux de paille, car le soleil avait reparu. Toinet chantait. Les autres écoutaient…

Lui prend mal de tête,
Un grand mal au cœur ;
N’était pas le fiasque
Il serait bien mort.
Oh ! voisins, voisines,
Levez-vous matin ;
Et plantez des souches
Pour avoir du vin.

Et tous en chœur, chantant et riant :

Planterons des souches,
Marcottes ferons,
Les hommes, les femmes
Tout pur le boiront.

Et tous de crier :

— Bravo, Toinet !

— Tu ne chantes pas, Arlette ? cria Toinet content de son succès et enhardi par l’approbation unanime. A quoi penses-tu donc, petite ? Elle a des distractions, voyez, à moins qu’elle le fasse exprès de laisser derrière elle au moins trois grappes à une souche ! C’est pour te faire embrasser, mâtine ? Eh bien, ce sera par moi, que tu le veuilles ou non ! Les raisins laissés à la souche, c’est l’escavène à l’hameçon, le piège d’amour, friponne ! Attends-moi, j’arrive !

Il s’élançait. On riait. Arlette, qui sentait en ce garçon un ennemi véritable, voulut le fuir. La moustouïre est, à l’ordinaire, lutte d’amour ; elle allait être, ici, sous son apparence d’amoureuse gaieté, une lutte haineuse. Toinet avait arrêté Arlette par sa jupe, qui craqua.

— Laisse-moi, Toinet, cria-t-elle, que tu m’as toute déchirée.

Alors, par la taille il la saisit, et la maintint tout contre lui.

— Ne te lamente pas pour cette déchirure. Nous savons bien que tu aurais honte de paraître, comme nous, à ton arrivée ici, en habit de travail… Tu arrives toute pimparée, afin de plaire en route aux darnagas que tu pourrais rencontrer, et tu vas tout de suite changer de robe dans le cellier, hein ? Et là, peut-être, Mïus, tant qu’il veut, t’embrasse. Eh bien ! c’est à mon tour ! La moustouïre est un droit du vendangeur ! Tiens-toi bien, Arlette, que la pénitence est douce !

Il avait, dans sa main droite, un grapillon de raisin rouge ; de la gauche, il tenait sa victime qui se défendait, criante et griffante ; et Toinet, ayant écrasé le raisin juteux sur le visage irrité, cherchait maintenant à y planter un baiser. Sur la joue blanche, le jus ruisselant de la vigne semblait jaillir d’une blessure. Et sa joue, à lui, tout de bon égratignée par la fille, saignait.

— Allons, c’est assez, Toinet ! cria Martine accourue. Lâche-la, et reprends ton travail, que tu n’aurais pas dû quitter.

Toinet n’obéissait pas. Il venait cependant d’apercevoir Victorin ; mais le démon des batailles, l’amour-propre, sans doute aussi une émotion de jeunesse, toute puissante, éveillée au contact de sa jolie adversaire, l’exaltaient. Au jeu de la moustouïre, le vendangeur est déclaré vaincu si, après avoir barbouillé de jus le visage de la vendangeuse, il n’est pas parvenu à l’effleurer des lèvres. Arlette s’était triomphalement défendue, quand Victorin arriva sur le couple enlacé :

— Lâche-la, Toinet !

Toinet abandonna Arlette pour se tourner vers Victorin.

— Tu sais bien que, de toi, je ne ferais qu’une bouchée, dit Victorin.

— A savoir, gronda sourdement Toinet.

— Écoute, dit Victorin ; je comprends qu’aux jours de vendanges bien des choses sont permises, et qu’on peut, ces jours-là, embrasser malgré elles les oublieuses ; mais pas lorsque, d’abord, on les a insultées (il devinait en Toinet l’ennemi secret de tout à l’heure). Eh bien, je ne veux pas faire le méchant, mais te prouver seulement que tu n’es pas le plus fort. Donne-moi tes bras, nous allons nous mesurer nos forces.

L’autre les tendit, à poings fermés, d’un air arrogant, comme sûr de les libérer quand il lui plairait de l’étreinte menaçante.

— Ne le tourmente pas, Victorin, murmura Arlette, prudente.

Victorin ne répondit rien. Il tenait les poignets de Toinet dans l’étau de ses mains ; il lui maintenait, verticaux et rigides, les deux bras le long du corps. Toinet essayait de vaines saccades. Réduit à l’impuissance, il pâlissait :

— Lâche-moi maintenant, dit-il tout à coup. Je ne joue plus.

Victorin l’ayant lâché, Toinet recula comme pressé de lui échapper définitivement ; mais, en réalité, pour prendre du champ, et il revint à toute vitesse sur son adversaire pour l’empoigner à la gorge. Mais Victorin, qui avait, pour la défense, ramené contre la poitrine son poing fermé, le détendit brusquement. Et ce poing, ainsi lancé, frappa en pleine poitrine Toinet, qui tomba en arrière, renversant une cornude, dont, en roulant, il écrasa les raisins éparpillés.

Tous les vendangeurs éclatèrent de rire.

XVI
ARLETTE ET MARTINE

Lorsque, après cette scène, à la fin de la journée, Arlette entra au cellier pour y prendre ses hardes de demoiselle, elle y trouva, avec Victorin, le père Revertégat occupé depuis le matin au nettoyage des barriques. Le vieux paysan, qui venait de terminer son travail pour ce jour-là, allait sortir, au moment où elle paraissait devant la porte.

Maître Revertégat comprit que Victorin était venu attendre Arlette, là, dans ce réduit toujours obscur, où pénétrait encore, par un étroit fenestron, le dernier rayon du jour. Mais le père de Martine était bien trop fier pour paraître se soucier des rendez-vous que pouvait avoir le jeune homme avec toute autre que sa fille, et il s’éloigna.

A peine entrée, l’Arlette astucieuse, intrigante, satisfaite de pouvoir utiliser pour une expansion excessive la reconnaissance qu’elle était censée avoir, se jeta furieusement au cou de Victorin, et, se pressant contre sa poitrine :

— Comme tu es fort et courageux, mon beau promis ! s’écria-t-elle.

— Peuh ! dit Victorin, il avait besoin d’une leçon, ce Toinet. Il ne te dira plus rien, sois tranquille.

— Je suis contente, dit-elle. D’avoir été si bien défendue devant tout le monde, il me semble déjà que je suis ta femme.

Mais pour avoir été discret en personne, le père Revertégat n’en avait pas moins le désir d’interrompre par un intermédiaire le tête-à-tête ; et, d’un ton négligent, il avait ordonné à Mïus d’aller fermer le cellier. Mïus entra, d’abord sans voir Arlette et Victorin. Puis tout à coup :

— Pardon, excuse, si je vous dérange ; mais j’ai reçu ordre de venir fermer la porte.

— Oh ! dit Arlette, pas avant que j’aie changé de vêtements. Donne-moi un moment, Mïus, et laissez-moi tous les deux.

Les deux jeunes hommes sortirent ; et, maîtrisant avec peine un mouvement de rage intérieure, le jaloux Mïus dit à Victorin :

— Je ne suis qu’au garçon de ferme, et vous êtes, vous, monsieur Victorin, le fils d’un gros riche qui a beaucoup de terre, et je vous respecte comme il se doit. Mais dans l’occasion que voilà, je dois aussi vous dire que je suis l’ami d’Arlette et un meilleur ami que vous, pourquoi vous finirez, c’est sûr, par ne pas l’épouser, à cause de vos parents qui ne veulent pas d’elle. Alors ce n’est pas bien de venir comme ça lui parler en cachette pour la détourner de moi, sans avantage pour vous.

A son tour, Victorin sentit une piqûre de jalousie.

Arlette, en ce moment précis, sortait du cellier.

— Arlette, dit Victorin, je vais t’accompagner un bout de chemin ; j’ai à te parler.

Et, sans même regarder le valet de ferme :

— Toi, Marius, fais ce qu’on t’a commandé, et laisse-moi tranquille.

Il s’éloigna avec Arlette.

— Arlette, lui dit-il, sois franche. Est-ce vrai ce que dit Mïus, que vous vous parlez ? Qu’il voudrait t’épouser ? Que tu ne le décourages pas ? Est-ce que, par hasard, tu chasses deux lièvres à la fois ?

Arlette sentit tout le péril de la situation. Elle était assez astucieuse pour savoir le prix qu’on attache à la sincérité et comment les plus dissimulés peuvent s’en servir à l’occasion.

— Victorin, dit-elle en regardant le jeune homme droit dans les yeux, Marius est un honnête garçon. C’est vrai qu’il m’aime et qu’il ne me déplaît pas. Pourquoi le ferais-je souffrir avant d’être bien sûre que tu ne céderas pas devant les ordres de tes père et mère ? Je n’encourage pas Marius, comme tu le dis ; mais peut-on reprocher à une pauvre fille d’accepter l’idée d’avoir un honnête défenseur pour le jour où elle serait abandonnée ?

Victorin eut un moment d’hésitation, puis :

— Tu es une brave fille, Arlette ; c’est bien répondu. J’aime ta franchise. A se revoir !

Il alla vers la ferme, pour ne pas quitter les Revertégat sans leur donner le bonsoir.

Dans la salle basse de la ferme, Martine, assise, était seule. Quand il entra :

— Je suis là que je me pose un peu, dit-elle avec sa belle placidité ordinaire.

Lui, alors :

— Martine, dit-il, je crains de t’avoir ennuyée un peu aujourd’hui, en défendant Arlette comme je l’ai fait, et pas seulement en paroles.

Il devinait bien maintenant que Martine avait du vrai amour pour lui et qu’elle avait dû souffrir, au moins un peu, de le voir si prompt et si ardent à défendre sa rivale ; mais il n’aurait pas dû se montrer si perspicace, puisque Martine ne voulait pas être devinée. Le rustique orgueil de Martine maintint à la vaillante fille un air de calme indifférence.

— Est-ce que tu t’imagines, mon pauvre Victorin, que je lutterais avec elle à qui, d’elle ou de moi, gagnerait la première le cœur d’un jeune homme capable de la comparer à moi ? Non, mon bel ami, rassure-toi. Vous pouvez vous caligner sous mes yeux sans me faire peine, péchère ! Cependant, laisse-moi te dire qu’Arlette n’est pas une femme pour toi. Tes parents ont cent fois raison de te la déconseiller. Prends-en une autre ; pas moi, non, mais une autre dans mon genre pour l’honnêteté et le courage. C’est facile à comprendre que, lorsqu’on a une maison établie, et ancienne, et que tout le monde respecte, comme celle des Bouziane, on ne veut pas que les rats s’y mettent. Ton Arlette, c’est une souris. Tu dois bien voir que je te parle pour la vérité, et parce que j’ai pour toi la bonne amitié qu’on a pour un frère.

Les Revertégat entraient. Victorin, qui écoutait Martine d’un air décontenancé, fut heureux de la diversion ; il dit vivement :

— Je n’ai pas voulu vous quitter, ce dernier jour de vendange, sans vous dire au revoir.

— Au revoir donc, fit Revertégat.

— Bien des compliments chez toi, dit la mère.

— Bonsoir, Martine. Bon appétit à tous.

Et Victorin sortit.

La lutte pour Arlette, entre Toinet et Victorin, n’avait rien appris de nouveau à Martine ; mais, en dramatisant sous ses yeux l’amour que Victorin donnait à une autre, cette scène de violence avait, pour la première fois, mis en elle une douleur de jalousie, muette, profonde.

Martine souffrait.

XVII
ARNET SE CONFESSE

Arnet, aux premières bécasses, autant dire à la Toussaint, en revenant de la chasse, passa par la ferme des Bouziane. C’était aux approches de midi. Le père Bouziane arrivait chez lui pour dîner.

— Salut, dit Arnet. Tout va bien ici ?

— Bonjour, Arnet. Tout va bien ; sauf le grand-père qui ne nous veut plus connaître. Il rêve et rumine, les yeux ouverts. Et ne s’éveille de ses songeries que pour manger sans rien dire.

— C’est l’âge qui veut ça. Il approche des cent ans, hé ?

— Il en approche, pour sûr.

— Et Victorin, qu’en faisons-nous ?

— Victorin ?… Mais, d’abord, Arnet, avez-vous soif ou faim ? La femme prépare la table… A votre service, Arnet, si vous voulez faire comme moi ? Et même, vous m’obligerez, parce que Victorin ne rentrera que ce soir (il travaille chez les Revertégat) et j’ai à vous parler.

— En ce cas, maître Bouziane, si c’est pour vous obliger, volontiers je m’assieds à votre table. — Et, tenez, je vous apportais deux bécasses. Les voici. C’est les premières. A vous l’étrenne. Ce n’est pas pour me flatter, mais c’est un cadeau de roi ; et c’est même mieux, vu que la bécasse est un gibier libre. Les rois n’en peuvent pas mettre dans leurs forêts entourées de murailles. Ils peuvent y mettre des faisans, des perdigaux, des cerfs et des veaux, s’ils veulent, — mais des bécasses, nanni, moussu ! Elles savent dire non, ces dames ! Je n’ai jamais compris pourquoi on appelle bécasses les personnes un peu bêtes ; ce gibier-là est des plus intelligents, puisqu’il se maintient libre ! Et toutes les ruses compliquées que ça vous a ! On n’en finirait point de raconter des histoires de bécasses intelligentes ! Il est bien vrai que leur nez un peu long leur donne figure de bêtes, mais, au-dedans d’elles, si on peut dire qu’elles ont du nez, c’est dans le sens de malice. Voilà.

— Merci du cadeau, Arnet ; mais la table est prête, dit misé Bouziane.

Les deux hommes se mirent en devoir de faire honneur au bœuf en daube. Quand leur appétit fut calmé :

— Et alors ? questionna Arnet.

— Et alors, ami Arnet, vous avez su, je pense, comment, pour venger Arlette d’une plaisanterie pas méchante et méritée, notre Victorin, le dernier jour des vendanges chez les Revertégat, s’est battu avec Toinet ? Autant dire que, en se comportant de la manière, il a fait savoir à tout le monde qu’il prenait Arlette sous sa protection comme un fiancé.

— Un fiancé, c’est trop dire, fit Arnet. On peut défendre une fille, et ne pas être décidé à l’épouser. C’est ce que je répète à tout le monde.

— Et je vous en remercie, Arnet. Vous êtes homme de bon sens. Mais, depuis ce temps-là, Victorin se montre souvent avec cette Arlette. A la maison, il parlait peu autrefois, n’étant pas plus bavard que moi, mais enfin il disait quelque chose. Maintenant il ne prononce plus une seule parole en quinze jours. Il boude. Il désole sa mère par son air d’entêtement. Son parti est pris, c’est clair. Une lettre de cette Arlette est arrivée ici, adressée à Bouziane. Elle avait oublié d’écrire le prénom sur la lettre ! Figurez-vous, Arnet, la rusée fille doit partir pour Marseille, où on lui a procuré une place de modiste, à ce qu’elle dit. Paraît qu’elle a des amis à Marseille.

— Oui, elle a Augustin ! fit Arnet, qui alluma sa pipe.

— Ses amis, reprit Bouziane, lui proposent, à ce qu’elle raconte, une place pour Victorin. Il irait comme gardien d’un château. Il pourrait habiter avec elle la maison de garde, dans un jardin, pas loin du château. Rien à faire, dit Arlette, comme si c’était là ce qui convient à un homme jeune et vigoureux ! habiter une niche à l’entrée d’un beau jardin, au Prado ! Rien à faire ! être portier, à ne rien faire ! vivre dans une ville, quand on peut travailler en paysan sur son propre bien ! quand on pourrait se dire maître à son bord, comme un capitaine de bateau ! Abandonner une maison comme la nôtre, les bois, les champs, les vignes ! et laisser les deux vieux, qui vous ont préparé un si bel héritage, crever tout seuls ! et tout ça pour épouser une fille de rien ! ah ! misère de moi !

La mère Bouziane, debout, écoutait tristement et hochait la tête.

La colère montait avec le sang au cerveau de Bouziane. Il donna sur la table un grand coup de poing, qui fit sursauter les plats et les verres.

— Si je la tenais, cette gueuse, je crois que, de mes mains, je l’étranglerais. Ah ! l’imbécile !… Arnet, poursuivit-il, il faut lui parler une dernière fois, à notre fils ; parlez-lui, vous et maître Augias, une fois dernière ; essayez de lui montrer sa sottise et notre peine ; quoique notre peine, ça lui soit égal, mais montrez-lui sa sottise ; et qu’il va faire son malheur.

— Je lui parlerai, maître Bouziane, et je lui dirai ce que je pense ; et maître Augias aussi lui parlera une fois encore. Pour ce qui est de moi, voyez-vous, je lui parlerai d’autant mieux que, entre nous, je n’ai pas, pour mon compte, suivi la meilleure route. Raison de plus pour que je sache par où le diable nous attrape, et ce qu’il en coûte de se laisser attraper par le diable. Il y a souvent plus de sagesse utile dans la tête d’un fou rendu sage par le temps et l’expérience, que dans celle d’un saint qui n’a jamais vu le monde que par un trou ! C’est pourquoi je sais ce qu’il faut dire à Victorin, bonnes gens ; et, vous pouvez y compter, je le dirai.

— Merci, mon brave Arnet, dirent ensemble le père et la mère Bouziane.

Satisfaite de la promesse d’Arnet, la brave femme s’assit et se mit à manger, sur un coin de la table où les deux hommes prenaient le café, en fumant tous deux.

— Ne dites pas du mal de vous-même, fit Bouziane calmé. Le cœur vous commande toujours, vous, Arnet ; et quand c’est ainsi, le reste se pardonne aisément.

— Je ne dis pas trop de mal de moi, fit Arnet, mais j’en dois dire un peu, pour être juste. Je n’étais pas bête en mon temps, et j’avais de bons bras. Si j’avais voulu faire le paysan, sous les ordres de mon père qui avait un peu de bien, j’aurais pu, comme beaucoup d’autres, devenir un peu riche, assez pour être tout à fait libre ; mais non, j’aimais faire courir les pèlerins et les sangliers… J’aimais la chasse ; et la chasse, c’est une passion qui fait tout oublier. Tous ceux qui savent ce que c’est vous diront comme moi. J’aurais pu épouser une bonne fille, travailleuse, qui m’aurait aidé de ses bras, dans les travaux de la campagne. Je préférai épouser une institutrice révoquée, dont les chapeaux et les robes de ville flattaient ma bêtise. Et pour elle, après avoir gaspillé assez d’argent, je vendis ce qui me restait du bien de mon père. Dieu la reçoive en son paradis, ma pauvre femme ! Elle n’était pas sotte, mais elle avait mauvais gouvernement. Elle a bien fait de mourir. Et, maintenant, je n’arrive plus à payer le petit loyer de ma cabane ; voilà la punition de mon genre de vie. Avec le gibier, je peux vivre encore, oui, mais c’est tout juste. Je suis trop fier pour demander du secours à droite et à gauche : et j’ai refusé, par fierté, des offres bien charitables. Voilà l’exemple que je peux offrir à votre fils, maître Bouziane.

— De ce brave Arnet ! fit misé Bouziane.

— Et puis, voyez-vous, je sais bien, et ça m’est pénible, que je ne suis pas dans la règle des règlements ! Tenez, poursuivit-il ingénûment ; cet homme connu, dont nous avons eu la fête aux Mayons, M. Jean d’Auriol, en ces dernières années, m’a su faire beaucoup de bien, et, pour me forcer à accepter ses bonnes manières, il m’a dit des choses telles que je ne pouvais pas lui refuser : il m’a annoncé qu’il mettrait mes histoires dans des livres, et que mes histoires, donc, avaient une valeur, et qu’il voulait que j’en touche le prix pour ma part. Et c’est vrai que je lui en ai conté quelques-unes qui avaient de la valeur. Eh bien, c’était un crève-cœur pour moi de ne pas pouvoir récompenser, à mon tour, un homme comme ça ! Je ne pouvais pas lui envoyer mon gibier, vu que c’est la vente du gibier qui me fait vivre. Alors, un jour, j’ai pensé à lui faire un cadeau de belles châtaignes…

Ici Arnet soupira profondément.

— Mais je n’en avais pas, poursuivit-il, d’un ton d’extraordinaire ingénuité. J’ai donc été forcé d’en ramasser un panier dans la forêt, pas loin de ma cabane. Mais elle n’est pas à moi, cette forêt, maître Bouziane. J’ai choisi, une par une, les plus recommandables que j’ai pu rencontrer, en les cherchant avec beaucoup d’attention ; mais ça m’était pénible de me dire qu’elles n’étaient pas à moi ; pas plus à moi que le gibier, quand je chasse dans les bois du marquis de Colbert. Je suis forcé, pour me pardonner, de me dire que les écureuils et les sangliers en mangent une grosse part, des châtaignes ; et que je défends, moi, les récoltes en tuant des sangliers et des écureuils. Alors, je peux bien en prendre un panier pour faire un cadeau, n’est-ce pas ? Ce n’est pas pour moi, c’est pour être convenable.

Toute l’habituelle gravité de maître Bouziane, et même sa tristesse au sujet de son fils, ne tinrent pas devant cette confession ambiguë d’un maraudeur.

— Arnet, dit-il, je vous connais pour un franc galégeur. En ce moment, je devine que vous vous amusez de nous. De deux choses l’une : ou bien vous n’avez pas volé ces châtaignes, et vous inventez votre histoire à la manière des avocats du diable, qui noircissent l’un pour que l’autre paraisse blanc — ou bien…

Il s’arrêta et regarda Arnet d’un œil pénétrant. Toutes les rides d’Arnet faisaient de son vieux visage un soleil de malice. Il cligna de l’œil. Misé Bouziane elle-même ne put s’empêcher de sourire.

— … Ou bien, reprit Bouziane, c’est à moi que vous les avez prises, ces belles châtaignes ?

— Ce qui fait, dit Arnet, en riant, que me voilà tout pardonné.

— Arnet, dit Bouziane, regardez-vous comme un écureuil ou un oiseau à qui ma forêt doit nourriture.

— C’est ce que je fais, dit Arnet, mais précisément comme un écureuil, vu qu’un sanglier vous ferait trop de dommage.

— Mais, dit Bouziane, pour être convenable jusqu’au bout, il vous a fallu, en expédiant mes châtaignes à M. Jean d’Auriol, payer le port ?

— Moi ? dit Arnet. Que voulez-vous que je paie ? « Avecque » quoi payer ? M. Augias m’ayant mis proprement l’adresse sur le vieux panier que je m’étais fait prêter, pour ne jamais le rendre, me voilà en route vers la gare de Gonfaron. Là, j’attends un train de voyageurs. Le train s’arrête. A la première portière venue, je me présente : « Pardon excuse, madame, ou vous, monsieur, je ne vous connais pas, mais vous seriez bien aimable tout de même de laisser ce petit panier (il était gros, vous savez) au chef de gare en passant à Solliès. Il y a l’adresse dessus. C’est pour lui, le chef de gare. » La personne est étonnée ; je lui passe le panier par la portière. Le train siffle. Elle le prend. Le chef de gare le reçoit. Il connaît, comme tout le monde, le nom de M. Jean d’Auriol. Il lui envoie le panier. C’est très commode.

Les Bouziane riaient maintenant sans retenue.

— Enfin, conclut Arnet, si j’ai mis un peu de ruse à m’excuser devant vous comme je l’ai fait, c’est bien naturel. Je sais bien, dans le fond de moi, qu’avec ces châtaignes et autrement, je me suis mis souventes fois dans mon tort. Plus heureux je serais, si, en ma jeunesse, j’avais choisi le chemin battu, au lieu de prendre, à travers champs, des sentiers où l’on s’enfangue. Voilà, maître Bouziane, ce que je me promets de dire à votre fils.

Le lendemain, Arnet, ayant rencontré Victorin, lui répéta tout ce qu’il avait dit à son père et termina ainsi :

— Vois-tu, Victorin, c’est « un mauvais affaire » que tu te prépares à toi-même : tu veux épouser une fille qui n’est pas travaillante, et qui aime trop à se pimparer. Et puis, je sais, comme tout le monde, qu’elle mène plusieurs calignaires à la fois.

— Ah ! bon ! je sais aussi cela, dit Victorin, dédaigneux de cette accusation. Vous voulez parler de Mïus, n’est-ce pas ? Eh bien, elle m’en a parlé elle-même.

— Ah ! la finaude ! s’écria Arnet. Elle m’a coupé le devant (elle m’a devancé). Mais Marius n’est pas le seul, il y a Augustin.

— Oh ! celui-là, fit Victorin, il n’est pas à craindre.

— Voilà donc, répliqua Arnet, un chemin par lequel je ne peux passer ni te mener où je voulais. Je viens de t’expliquer pourquoi tu cherches ton malheur ; tu mécontenteras père et mère ; et, par ainsi, tu risques de perdre leur héritage, c’est-à-dire ton propre bien. De cela, ne parlons plus. Reste la question de l’abandon du pays, puisque tu comptes le quitter pour Marseille, où tu seras le portier d’une villa, à ce qu’on dit, au lieu d’être ici le fils de ton père et propriétaire d’une bonne terre.

— L’héritage, dit Victorin, ne m’échappera pas. A qui voulez-vous qu’il aille ? Ma mère m’aimera toujours. Et puis, je ne partirais pas si mes parents voulaient me recevoir chez eux avec ma femme.

— Cette dernière chose n’arrivera jamais, mon beau ; et tu le sais. Quant à te « lever » l’héritage, ça, c’est toujours possible quand les fils mécontentent les pères. Quand les pères se disent qu’après eux leur bien ira, par la volonté d’un fils, précisément où eux ne voudraient pas, ils deviennent capables de tout. Te voilà averti. Et, pour ce qui est de ton départ, dans point de cas, il ne te sera bon. Moi, qui ne suis que le pauvre Arnet et qui ai marché toute ma vie dans les chemins tortus, du moins ai-je choisi ceux de mon pays de naissance. Pauvre je suis, mais dans les pinèdes qui sentent bon, dans des sentes forestières dont je connais chaque tournant et chaque roche, et la moindre source à l’ombre des châtaigniers auprès de laquelle on trouve des fraises et des violettes en leur saison. Ah ! mon drôle ! les villes, si tu savais ! Vas-tu t’imaginer que, pour avoir appris A et B, tu y rouleras carrosse ? que tu passeras ta vie à boire frais, aux tables des cafés, sur la Canebière ; et que, tous les soirs, tu iras t’asseoir dans les théâtres de photographies qui remuent ! Pauvre de moi ! Pour tout ça, il faut des sous et beaucoup. Ce qui t’attend, je l’ai vu pour d’autres, qui ont préféré un métier dans les villes à leur métier de paysan sur leurs terres ; je l’ai vu, ce qui t’attend. C’est, au lieu de la bastide qui a des mûriers sur le devant et des vignes tout alentour, c’est une petite chambre sale, avec un plafond que tu toucheras de la tête, dans une maison haute de huit étages, dans les rues Magnaques de Marseille, où la sentide n’est pas celle de la gineste, non ! Rien que l’idée de vivre ou de mourir dans ces ordures noires des anciennes rues, mon homme, m’aurait ôté le goût d’épouser la plus belle fille du monde, s’il avait fallu la suivre jusque-là ! Je suis un homme de mes bois ; reste l’homme de ta vigne. Ici, nous avons les mistralades pour nous faire l’air pur ; et, quand je vise une bécasse, qui monte en plein ciel du côté où le soleil se couche, je dis, comme les Arabes, que la lumière du soleil c’est la fortune du pauvre ; elle est à moi autant qu’au plus riche, mais pas dans les villes. Reste avec nous, pitoua, que la bonne vie est ici. Laisse la ville à ceux qui en ont l’habitude. Per naoutré serié mortalo. Elle nous serait mortelle, à nous autres.

Victorin écoutait, tête basse. Qu’il y eût beaucoup de vérité dans les paroles d’Arnet, il le comprenait de reste ; mais l’image d’Arlette lui apparaissait, mignonne, coquette, pimparée, comme une damerette ; et de voir devant lui, Arnet, vieux et sans grâce dans ses habits de chasse fatigués, cela ne parvenait pas à effacer, en l’esprit de Victorin ni dans son cœur, la figure de la jeune fille, gantée, l’ombrelle en main, et qui, si gentîment, lui disait : « Vittorein ! » avec l’accent distingué des belles dames de Paris.

Aï ! Pauvre Vittorin ! Coumo ti compreni maou endraya ! Comme je te comprends en mauvaise voie !

XVIII
LA FAMILLE ET L’ÉCOLE

— Avoir honte de ses origines, répétait souvent M. Augias, rien n’est plus méprisable. C’est un mauvais et absurde sentiment, qui gagne le peuple, bien qu’il soit en contradiction complète avec l’idée démocratique. Toute société s’établit sur la réciprocité des services. Chaque métier travaille pour tous. Le mépris pour un quelconque de ces métiers utiles à tous est un sentiment de riche sans réflexion. Il ne faut pas attendre de voir en quoi les hommes nous sont utiles pour les aimer, mais si on ne les aime pas par charité, ou instinctive ou religieuse, il faut apprendre à les aimer parce que tous nous aident à vivre. Ce qui m’abasourdit, disait M. Augias à M. le curé, c’est qu’un homme, qui travaille de ses mains et qui se prétend républicain, puisse mépriser son propre métier, alors qu’il reproche à l’aristocrate orgueilleux de montrer le même dédain. Il est tout à fait singulier, lorsqu’il n’y a plus d’aristocratie pour mépriser les humbles, que des humbles se mettent à rougir de l’humilité de leur condition.

Le curé, souriant, approuvait, disant :

— Vous prêchez bien, Monsieur Augias.

— Voyez mon fils, reprenait Augias. Quel est son mal, à ce pauvre garçon ? L’orgueil. On peut être justement fier de soi quand on vaut quelque chose, mais lui, par quoi vaut-il ? Il est orgueilleux bêtement ; il souffre d’un orgueil criminel qui le pousse à dédaigner pêle-mêle, sans profit pour lui, tous les talents et mérites qu’il voudrait avoir tous, parce qu’il envie les profits qu’obtiennent le mérite et le talent. Pour moi, je pense que c’est le caractère qui fait la vraie valeur des gens. Oui, la valeur morale, c’est ce qui fait l’homme ; c’est sur cela qu’il faut prendre sa mesure. Lorsque l’homme vaut moralement, il n’y a plus pour lui de situation amoindrissante.

— Où voulez-vous en venir ? dit le curé.

— A ceci, concluait M. Augias, que, si ce que je viens de dire est vrai, l’enseignement des vérités morales est, de beaucoup, le plus important ; c’est le premier ; et c’est justement celui qui fait défaut dans nos écoles ; soit que l’instituteur se dispense de la leçon de morale, ce qui arrive trop souvent ; soit qu’on n’ait pas unifié les formules de morale destinées aux enfants, et c’est là un fait constaté.

Et le curé :

— Je passerais peut-être pour un affreux libéral aux yeux de beaucoup d’autres prêtres, s’ils m’entendaient vous dire que la cause de l’école laïque sera gagnée à nos yeux le jour où les instituteurs penseront comme vous, feront de l’éducation morale leur principale préoccupation, et enseigneront une morale précise, qui s’accorde avec la nôtre ; lorsqu’enfin, ils ne nous traiteront plus en ennemis, n’ayant, pour cela, qu’à respecter la neutralité inscrite dans la loi de la République. Ne vous attendez pas à faire des saints laïques ; mais l’Église ne fait pas quantité de saints religieux. Faites-nous seulement une France de braves gens. Et puis, rien ne saurait empêcher les familles demeurées pieuses de nous envoyer leurs enfants au sortir de l’école.

— Le malheur, dit M. Augias, est que, trop souvent, les familles contrarient notre effort, précisément sur le terrain de la morale. Lorsqu’un enfant s’est mal conduit, si nous usons de l’une des punitions, d’ailleurs peu sévères, dont nous pouvons disposer, il est fréquent qu’une mère ou père jaloux nous reprochent d’empiéter sur leur rôle. L’un d’eux nous arrive parfois en pleine classe, élevant la voix, se répandant en paroles impertinentes ; si bien que le pauvre maître perd, du coup, toute autorité aux yeux de ses écoliers. Il y a là un grand mal, contre lequel il n’a aucun moyen de lutter. Pourquoi de telles interventions sont-elles possibles à l’école primaire, lorsqu’elles sont impossibles dans les écoles d’ordre supérieur ? Tenez, monsieur le curé, je conviens qu’aux Mayons, où l’esprit est excellent, et où j’avais l’affection de tout le monde, la chose ne m’est arrivée qu’une fois. L’institutrice de mon temps fut moins bien partagée. La première fois qu’elle infligea une punition à la jeune Arlette, la mère fit irruption dans sa classe, en mégère, au milieu des éclats de rire du petit monde, injuria si bien l’institutrice et si bien la menaça que celle-ci, pauvre orpheline et timide, renonça définitivement à faire intervenir, pour assurer l’ordre dans sa classe, les sanctions scolaires de la morale laïque.

— Il est certain, dit le curé avec tristesse, que si le professeur de morale est désarmé par les familles, tout est perdu. La morale théorique n’est déjà pas amusante par elle-même ; si celle qui n’a plus les sanctions surnaturelles perd encore les terrestres, elle perd, en même temps, toute vigueur. Mais, à vous-même, qu’arriva-t-il, monsieur Augias ?

— Ceci : le petit Victorin Bouziane m’avait fait une niche irrévérencieuse ; je lui donnai comme punition à conjuguer le verbe « être poli », avec obligation de l’écrire chez lui et de le rapporter le lendemain. Eh bien, Monsieur le curé, le père Bouziane, qui a du bon sens pourtant, mais qui a l’orgueil un peu sauvage de ses ancêtres sarrazins, prit à son compte le reproche d’être impoli que j’avais fait à son fils. Il me l’amena lui-même en classe, le lendemain, pour me dire, sans violence d’ailleurs, mais en présence de mes élèves : « Je n’entends pas, Monsieur Augias, qu’on puisse prétendre que mon fils est mal élevé ; je ne veux pas, non plus, qu’on lui donne un travail supplémentaire à faire chez moi, où il m’est quelquefois utile de me faire aider par lui aux travaux de la campagne. » Du coup, poursuivit M. Augias, je me sentis dépossédé de mon autorité ; mais un mouvement révolté du maître eût amoindri celle du père. Je me tus. L’inspecteur d’académie avait de l’estime pour moi, je lui demandai mon changement, que, par un heureux hasard, il put m’accorder sur-le-champ. Je possédais un peu de bien dans cette commune des Mayons que je n’ai jamais cessé d’aimer. Je m’exilai pourtant ; je n’y suis revenu que le jour où je pris ma retraite. On y a toujours ignoré que j’avais jadis demandé mon changement ; j’y ai retrouvé l’estime et l’affection de la population, et en voici la preuve. Le père Bouziane, dès le premier jour de mon retour, me rencontra et me fit très bon visage, ne s’étant jamais douté une minute qu’il avait pu me manquer d’égards. Or, hier, avec une parfaite inconscience, il est revenu me prier de rappeler son fils à l’obéissance envers son père. « Vous m’avez déjà, il y a quelque temps, lui ai-je répondu, demandé le même service ; et j’ai donné à Victorin l’avis de respecter vos désirs ; mais, voyez-vous, maître Bouziane, vous m’avez, un jour, quand il était petit, reproché, en sa présence, de l’avoir puni parce qu’il s’était montré sans respect pour son maître. Depuis ce temps-là, en lui-même, il a certainement pour moi moins de respect encore que pour vous ; et, s’il n’a pas suivi vos conseils, encore moins suivra-t-il les miens. Et, sans vous offenser, c’est un peu votre faute. » Il a compris, le père Bouziane ; et, la situation étant grave pour sa maison, je crois bien avoir vu dans ses yeux quelque chose comme une larme. Et, me tendant la main : « Je vois bien que j’ai eu tort, dans les temps, maître Augias ; je ne m’étais pas rendu compte que le maître, à l’école, remplace le père. Et qui, alors, aujourd’hui, pourrait parler à mon fils de manière à être entendu ? » — « Écoutez, Bouziane, Arnet m’a dit que le grand-père s’éveille de temps en temps de sa somnolence avec toute sa raison. Expliquez-lui toute l’affaire en présence de Victorin, et demandez-lui conseil. Est-ce qu’il parle, le grand-père ? » — « Oh oui, qu’il parle quand ça lui prend, et il a l’oreille fine des fois. Et quand les mots ne lui viennent pas, il a une manière à lui qui vous impressionne de se faire comprendre, avec des signes qu’il vous fait de la main. »

— Et qu’est-il arrivé, dit le curé, de cette entrevue, qui, en effet, peut impressionner le jeune homme ?

— Elle n’a pas eu lieu encore, dit Augias, et j’en espère quelque chose.

XIX
CHAMPIGNONS ET BÉCASSES

Le rythme des saisons avait ramené les pignets et les bécasses, avec la Toussaint.

— A la Toussaint, bécasses premières, dit l’almanach de chez nous.

Les pignets, champignons des pinèdes, de couleur orangée, de chair ferme et savoureuse, sont une richesse du pays des Maures. On cite telle commune du Var qui en récolte, chaque année, en trois semaines, pour vingt à vingt-cinq mille francs. Dans les saisons heureuses, c’est une manne, qui au lieu de tomber du ciel, sort de terre ; et toute une population de chercheurs se met en mouvement sous les pins et les chênes-lièges. Le petit parasol des fées crève doucement la terre de bruyère, le lacis des fines aiguilles rousses qui sentent bon la résine, le feutrage des lichens gris qui rampent entre les roches. Quand la pluie abondante a rendu le sol perméable, les pignets montent, et, çà et là, on les devine à un renflement craquelé ; de leur tête, ils repoussent, pour sortir de l’ombre, la terre qui les a engendrés ; ils la brisent comme le poussin sa coquille ; et le premier chercheur dit aux gens, le soir, à la veillée :

— Bonne récolte, cette année ! Le pignet aisément fait sa percée de bas en haut, et facilement la bécasse fera la sienne de haut en bas pour chercher, sous la terre, entre les champignons ses compères, le ver et la larve dont elle se nourrit. En avant, chercheurs et chasseurs ! Voilà des fortunes qui nous arrivent !

Arnet ne manquait pas d’être attentif, le tout premier, à l’apparition des pignets et à l’arrivée des bécasses, leurs commères.

Il dit un matin aux Revertégat :

— J’arrive de vos bois. Les champignons commencent, et, demain, vu le temps, ils y seront en telle abondance qu’il faudrait, croyez-moi, y venir tous, vous, misé Revertégat et Martine et votre valet Mïus ; et moi, tout en allant aux bécasses, j’aurai, avec votre permission, un panier sur l’échine, pour profiter de l’aubaine. Et, comme la récolte sera exceptionnelle, je dirai, si vous voulez, à Victorin d’être de la partie, et, aussi, à sa mère, la Bouziane.

Ainsi fut convenu avec les Revertégat ; et Arnet fut chargé de prévenir les Bouziane.

Victorin fit quelque résistance. Il avait commandé une équipe de « gavots » (gens venus de la montagne) pour commencer, dans la colline, sur le versant nord des Maures, au-dessus des Mayons, la récolte de ses châtaignes. Son père, occupé ailleurs, ne devant pas y venir, Victorin engagea Arlette à l’insu du père.

— On te fera encore des reproches de m’avoir engagée, lui dit Arlette. Ça ne fait rien, j’irai. Pour faire plaisir à tes parents, et même à Martine, il faudrait que je refuse ; mais pourquoi me laisserais-je lever le travail, quand, grâce à toi, je peux faire différemment ?

Et elle ajouta :

— Je ne tiens pourtant pas à ce travail des châtaignes, parce que mon père le faisait quand il arriva de nos contrées, de notre montagne, et c’est à cause de cela qu’on m’appelle des fois « la gavotte », moi qui aime tant les villes ! Il y a des souvenirs que je ne voudrais pas réveiller ; mais enfin, pour toi, j’irai, si tu y viens, à la récolte de châtaignes.

— J’irai, avait-il dit.

Il aurait donc voulu, ayant fait cette promesse, ne pas suivre Arnet à la chasse et les Revertégat aux pignets.

— Ton père, lui dit Arnet, ne sait pas que tu as engagé Arlette ; si tu refuses, il pensera donc que tu as voulu éviter Martine, et, au lieu de lui endormir sa colère, tu l’exciteras. Si tu es toujours décidé à épouser Arlette malgré la volonté de ton père, à quoi bon chercher comme à plaisir des occasions de lui rappeler que tu es en révolte ? Et qui t’empêchera d’aller, avant la fin du jour, expliquer à ton Arlette, que le diable emporte ! pourquoi tu n’es pas allé plus tôt la retrouver. Tu n’as pas peur d’elle, j’espère ? Et puis, vas-tu manquer les premières bécasses, avec un bon chien comme tu as, et l’amour de la chasse comme il est dans tout Mayonnais ? Des bécasses, j’en ai vu six ce matin. Nous en tuerons demain autant qu’il nous plaira. Fla ! fla ! fla !

Cette onomatopée, qui prétend imiter le bruit de la bécasse au départ, fut irrésistible.

— Allons aux bécasses et aux pignets, dit Victorin. Je parlerai, le soir, à Arlette. Elle est intelligente, elle comprendra bien.

Et c’est pourquoi, le lendemain, Arnet et Victorin, un panier sur le flanc, pour les pignets, à la manière des Parisiens pêcheurs de goujons, — et un fusil au poing, leur chien d’arrêt quêtant, grelot au collier, faisaient leur double chasse, pendant que Martine, sa mère, Mïus et la mère Bouziane poussaient des cris à chaque trouvaille.

— Vé ! vé ! éici un rôdou (toute une compagnie de pignets, rangés en rond).

— Qu’il est grand, celui-là ! On s’y mettrait dessous, à couvert !

— Et sain et propre ! On te le mangerait cru !

On élevait en l’air les pignets ; on regardait leur dessous. Leurs feuillets, si fins, un peu séparés mais pressés, étaient comme roses d’un beau sang intérieur. C’était comme de menus rayons lumineux, pétris d’une vie heureuse et mystérieuse.

Et les corbeilles s’emplissaient.

— C’est Martine qui, jusqu’ici, en trouve le plus. C’est la reine des chercheuses !

Ils ne connaissaient pas la mignonne fée Mab, les rustiques chercheurs, mais ils sentaient très bien, quoique confusément, ce qu’il y a de mystérieux dans la naissance de ces petits êtres, qui n’étaient pas encore parmi les plantes hier soir, et qui, ce matin, pullulent, bien formés, nés et grandis en si peu de temps, sans que personne les ait jamais vus pousser, tandis qu’on assiste à la germination de tous les végétaux. Comme ils viennent vite tout seuls, ces pignets qui s’échangent contre de l’or ! tandis qu’il faut tant peiner pour faire le petit grain de l’avoine ou du blé, et le grain, si petit, du raisin !

— Quelle belle chose, que cette fortune qui nous pousse !

— Oui, le bon Dieu devrait nous en envoyer beaucoup, de ces fortunes gagnées sans peine.

— Ah ! vaï ! dit la mère Bouziane, le monde deviendrait paresseux et lâche. Prends toujours ça, et travaillons pour le reste. Comme nous les avons trouvées, nous laisserons les choses sur la terre, la peine, Martine, et l’amour.

— L’amour, dit Martine un peu rêveuse, l’amour ne m’empêche pas de dormir.

Pendant ce temps, Arnet et Victorin s’oubliaient à la bécasse. Leurs paniers restaient vides. C’est folie de croire qu’on peut s’occuper de chercher des pignets, les yeux à terre, lorsque les chiens quêtent tout autour de vous et qu’on entend tintinnabuler leurs grelots qui, de temps en temps, font silence.

— Castor est en arrêt. Oui !… Victorin !

— Fla ! fla ! fla ! A tu, Arnet.

La bécasse traversait le bois… D’éclaircie en éclaircie, le chasseur la guette. Elle, la rusée, fait tourner sa tête pour voir, avec son œil de côté, si elle est bien parvenue à mettre et à conserver, entre elle et l’ennemi, l’obstacle protecteur d’un arbre… Penche à gauche ! penche à droite !… Le coup part. Trop loin, mon homme !… mais j’ai vu la remise !… Pan-pan est en arrêt, cette fois… Fla ! fla ! fla ! Poum ! Elle y est !…

— C’est joli, pour un chien, dit Victorin, ce nom de Pan-pan, c’est-à-dire, je pense, Coup-double.

— Ce fut le nom d’un chien de M. le Président de la République Fallières, dit Arnet ; et M. Fallières a dit un jour à M. Jean d’Auriol qu’il l’avait pris, ce nom, dans l’histoire de Maurin des Maures.

— C’est donc un nom deux fois célèbre, dit Victorin.

Ils devisaient ainsi.

Leurs estomacs annonçaient les approches de midi.

— Les champignons, c’est bon et ça se vend bien, dit Arnet, mais six bécasses que tu as et sept que j’en ai, à trois francs pièce, au moins, vendues au Luc ou à Gonfaron, ça fait bien dans les quarante francs, capoundédisqui !

A midi, tous, chasseurs et chercheurs de pignets, se réunirent. On déjeuna sur le pouce, à l’abri d’un grand roucas ensoleillé, bien au chaud, comme par un matin d’été, au bord du chemin, près de la carriole et du cheval qui, attaché à un suve, mangeait l’avoine.

Et Martine de dire :

— Nos paniers sont pleins, bonnes gens ! Quelle bénérence ! (abondance bénie).

Après le déjeuner, on mit dans la carriole toute la récolte ; et, au moment de fouetter son cheval, Martine dit :

— Rentrez-vous avec nous, les chasseurs ?

— Tu ne le voudrais pas, Martine ; c’est la chasse miraculeuse aujourd’hui. Treize bécasses, mes amis de Dieu !

— Encore cinq, et nous serons contents, et maître Augias en pourra tâter.

— Et M. le curé de même, continua Arnet. Toutes les bouches sont sœurs.

Martine, ce jour-là, ne put pas se dire que Victorin s’était beaucoup occupé d’elle. Mais, à son ordinaire, elle acceptait, d’un cœur tranquille en apparence, les froideurs de Victorin et ses hésitations injurieuses entre elle et Arlette.

Malgré les bécasses, Victorin ne résista pas au désir de rejoindre Arlette. Il ne lui déplaisait pas de se montrer à cette demoiselle en chasseur triomphant et le carnier bondé.

A peine fut-il hors de la vue des femmes qu’il dit à Arnet :

— Arnet, chassez tout seul. Je vous quitte.

— Tu as bien tort. Tu t’expliquerais avec Arlette demain. Des bécasses, ça ne se trouve pas tous les jours comme les filles… Nous en avons fait lever trois ce matin, dont je sais la remise.

Mais Victorin s’éloignait, sifflant son chien.

Arnet leva les épaules, et se remit en quête.

Toutefois, il se promit de rejoindre Victorin, quand il aurait encore au carnier au moins une des trois bécasses levées le matin.

Il arriva que, en sortant du bois, Victorin, dans la plaine, aperçut son père en train de labourer une de leurs terres. Sur les mancherons de l’araire, sa forte poigne pesait, et dirigeait le soc bien aiguisé, qui, parfois, sautant hors de terre, quand il rencontrait la roche, luisait en bref éclair au soleil d’automne.

Victorin essaya de passer sans s’occuper du laboureur, à qui cela aurait pu paraître tout simple, car le père et le fils, en aucun temps, ne s’étaient beaucoup parlé — et Bouziane était, par nature, un silencieux.

Mais, ce jour-là, et depuis ce matin, le père Bouziane avait ruminé les choses ; il se les était repassées, comme si le travail physique consistant à suivre une première raie de labour, qu’on ouvre devant soi et qu’on côtoie au retour en traçant la seconde, avait commandé à sa pensée de se creuser en lui et de se recommencer en retours constants.

Et, ainsi, il s’était répété :

— Est-il possible que le fils Bouziane renonce à tout ce qui fait le bien et l’honneur de la famille ! Est-il possible ! Véritablement, je ne puis le croire… et cependant !… Est-il possible ! est-il possible, bon Dieu de bon Dieu !

Et pas autre chose n’était en lui depuis le matin que la répétition de son cri : « Est-il possible ! » mêlé aux commandements et reproches qu’il lançait à sa bête — avec une irritation qui, au fond, s’adressait à Victorin.

C’est pourquoi, lorsqu’il vit, un peu loin, son fils sortir du bois et s’esquiver, longeant la limite du champ qu’il labourait, il lui cria :

— Arrive ici un peu, Victorin !

Victorin vint droit à son père, comme un soldat à l’appel du chef. Le père Bouziane arrêta son cheval. Et, quand le fils fut proche :

— Et où vas-tu comme ça ?

— Aux châtaignes, chez nous, mon père, surveiller un peu.

— Et pourquoi ? — Arlette y est-elle, aux châtaignes ? oui ou non ? Je t’avais pourtant dit, aux vendanges, que je ne voulais plus qu’elle fût jamais employée chez nous.

— Mon père, dit Victorin…

Et il se tut.

— Alors, comme ça, cria Bouziane, tu y songes toujours, à cette fille ? Tu veux l’épouser ? Tu l’épouseras ?

— Ne suis-je pas bientôt libre par mon âge, mon père, d’épouser, malgré vous, une fille à ma convenance ?

Le silencieux Bouziane éclata alors, et, tirant coup sur coup rudement la rêne de chanvre, secouant ainsi son cheval qui, à chaque fois, s’efforçait de partir et que, chaque fois, il retenait, il invectiva son enfant :

— O âne bâté, stupide que toi tu es ! aveugle, et sourde bestiasse ! tu ne peux pas voir où est la raison et où est ton bien, et tu es incapable de te dire que tes père et mère t’aiment mieux que tu ne t’aimes, animal ! Tu ne vois pas que celle qui te cherche et te désire ne comprend que son intérêt à elle, et qu’elle ruinera ta maison en livres qu’elle doit lire de travers, et en rubans sur un chapeau qui lui met du ridicule sur la tête ! Et, pour une créature pareille, que la terre ne connaît pas, tu veux quitter un bien qui est nôtre et que mes pères ont gagné pour toi à force de suer et de peiner en hommes véritables qu’ils étaient ! Ah ! ah ! monsieur veut aller vivre dans les villes !… Depuis ce matin, pendant que mon araire écorche la terre, je suis là que je me laboure le cœur en me repassant les mêmes idées, toujours les mêmes. Ah ! tu y seras heureux, dans tes villes de malheur, où personne n’a de liberté. Une maison à soi, voilà le bonheur de l’homme, quand cette maison ne serait qu’une cabane. Au moins, on y est son maître. Dès qu’on est sur sa porte, on a l’air qui est libre, et le soleil qui est à tout le monde. Et dans tes villes, tout vous est mesuré. Les maisons, dans les villes, comme dit toujours Arnet, c’est des cages empilées les unes sur les autres. Les pauvres sont dans la plus haute, et vous n’y montez pas sans rencontrer sur l’échelle des inconnus, qui sont vos voisins et ne vous saluent même pas ! Voilà ce que je sais des villes. Aux Mayons, chacun se sent l’ami des autres, et tu peux, dans les moments de maladie ou de mort, appeler voisins et voisines, ils te viendront aider ou veiller en un besoin. Mais dans les villes, monsieur Victorin Bouziane, s’il est malade, aura tout juste un lit dans un hôpital — comme les sans-famille ! Tiens, petit Bouziane, lève-toi de ma vue, que je pourrais, tant la colère me commande, te secouer les puces comme au temps, où, petit enfant, tu faisais quelque bêtise innocente, tandis qu’aujourd’hui, tu es prêt à commettre un crime… oui, un crime ! tu as beau remuer la tête, espèce de sans-respect ! C’est un crime de ne pas épouser une bête de sa race ; et quand on a devant soi un héritage gagné par des cent ans de travail et d’honnêteté ; — c’est un crime de jeter tout cela au hasard, et de faire fondre en une heure ce que nos pères ont employé tant de durée à bâtir ou à ramasser pour nous… Allons, vas-y, à ta gueuse ! et ôte-toi de mon soleil que, demain, tu ne verras plus, puisque tu l’as renié, imbécile !… Une fois, au moins, je t’aurai dit tout ce que je me pense et tout ce que je souffre. C’est un peu dur, crois-moi, d’avoir tant travaillé pour un fils qui ne comprend pas qu’on avait travaillé pour lui.

Et parlant à son cheval :

— Allons, hue, toi ! Reprends la raie et trace droit. Donne à cet imbécile la dernière leçon qu’il recevra de nous, la bonne !

Et Victorin regardait son père qui s’éloignait… Il s’éloignait en suivant la raie profonde qui découvrait le cœur rouge de la bonne terre.

XX
LA FORÊT EST TOUTE SEULE

La forêt de châtaigniers, au-dessus des Mayons, s’étend sur des pentes douces. Ces beaux arbres, si différents des pins et des chênes-lièges, ouvrent leurs innombrables feuilles fraîches, dentelées, transparentes et frémissantes, comme des mains tendues vers la lumière dont elles sont avides. Parmi les feuilles, les châtaignes mûrissent, entr’ouvrant déjà, çà et là, leurs coques vertes, hérissées de dards comme des oursins végétaux. Les vieux troncs sont vénérables ; beaucoup, creusés, évidés, montrent un intérieur noirci comme par le feu, en contraste avec l’extérieur pâle, jaspé de taches de soleil ; et leurs branches jeunes démentent partout la vétusté du tronc, affirment l’immortalité de la sève sans cesse renouvelée. Ils abritent des violettes sauvages, grêles et délicieusement parfumées. Sous leurs frondaisons, qui semblent d’un autre climat, la terre a des humidités septentrionales, des fraîcheurs, des bruits de sources. Les sous-bois ne sont plus, comme ceux des pinèdes, emplis d’une ombre chaude et lumineuse, d’un jour à peine adouci, teinté d’un léger voile mauve. Ici, c’est le règne de l’ombre réelle, déjà mystérieuse et reposante, tandis que celle des pins ne parvient pas à s’affranchir de la clarté.

Le sous-bois des pinèdes trahit tout ce qui vit chez lui, bêtes, fougères, lichens, et l’oiseau et l’insecte. Il révèle tout ce qui est de la terre. S’il a un mystère, c’est celui de l’ardeur, des rayons, des feux. Ici le mystère est tout autre, il garde même les secrets du sol.

En ce jour, qui a vu les premières bécasses, ce matin, avant l’aube, avant l’arrivée des travailleurs, la forêt de châtaigniers se recueille dans son habituelle solitude. Si un être humain pouvait, par une magie, la voir sans y pénétrer, il jouirait d’une émotion singulière, car l’attitude des forêts qu’on visite n’est pas celle qu’elles ont lorsque nul visiteur ne les trouble, et qu’elles sont hantées seulement par les bêtes, leurs familières, qui ont, chez elles, tous les droits. La forêt est seule, recueillie. Fraîcheurs, bruits de sources… Aucun pas humain ne s’entend. Un souffle remue à terre les feuilles dorées par l’automne. De loin en loin, une nouvelle feuille se détache des hautes branches, tombe, descend, balancée, lente, s’accroche à quelque rameau, s’y pose ; puis glisse, et, reprise par un souffle errant, achève sa chute jusqu’à celles qui l’attendent sur la terre… Silence ; puis un petit bruit que le lit des feuilles remuées enveloppe d’un bruissement ; c’est la chute d’une châtaigne. Un craquement léger ; c’est une branche vétuste qui faiblit sous le poids des ans. Une brindille se casse et crenille sous le fardeau d’un écureuil. Toc, toc, toc ! Le pic travaille du bec. Il frappe un vieux tronc. Son marteau pointu fait un bruit de bois sur le bois creux. En sortiront-ils, les insectes qu’il veut épouvanter ? Toc, toc, toc. Une agasse et un geai échangent une injure criarde. Tout à coup, le pivert traverse la forêt en jetant son appel saccadé. Il a eu peur. Il a entendu un remuement de pieds nombreux qui pataugent dans l’amas des feuilles. Est-ce l’homme déjà qui arrive ? Non ; des masses noires, en petit troupeau… les sangliers, cinq, six, sept marcassins guidés par la mère. Ils fouillent du groin les feuilles soulevées, écartées, y cherchent la bonne aubaine de la saison, la châtaigne exquise. Elle est à eux d’abord, aux hommes ensuite… Les hommes, les voici !… « Fuyons ! »… et la bande heureuse s’enfuit vers les fourrés, vers le « gros bois », vers les « forts » gardés par les genêts épineux… L’ombre, sous la forêt, n’est plus une nuit d’aube première, c’est déjà l’ombre moins franche des journées. Le soleil dore les cimes. La forêt n’est plus seule. Les travailleurs l’envahissent. Voici les ramasseurs de châtaignes.

Ils arrivent, dans la fraîcheur matinale, dans le froid vif d’automne, ils arrivent, par petits groupes de quatre ou cinq personnes, en causant de récolte et de chasse, de châtaignes et de bécasses ; car, même ceux qui ne sont point chasseurs s’intéressent à l’arrivée de la dame au long bec.

— Moi, dit Arlette, il m’en est parti une des pieds, hier, comme je passais au bois des Darbousses.

— Ah ! çà vaï, tu as pris pour une bécasse une machote ou un engoulevent.

— Je ne suis pas si bête, peut-être ! riposte avec aigreur la belle fille.

Elle n’est pas de bonne humeur Arlette, oh ! mais, pas du tout. Comme elle compte voir Victorin, elle voulait venir, ce matin, aux châtaignes, avec une robe un peu plus propre et des bottines un peu plus reluisantes. Mais un éclair de bon sens a traversé sa mère. Il a fallu « se mettre en paysanne » — quelle horreur ! — et n’avoir plus rien dans l’allure qui rappelle les demoiselles de la ville. Arlette est en jupons courts, à raies. Elle a des souliers forts, à talons bas, et un casaquin de sa mère. En sorte qu’elle ressemble à un portrait qu’une mère-grand d’aujourd’hui se serait fait faire quand elle avait quinze ans. Et, il faut en convenir, Arlette est charmante ainsi… Seulement, voilà !… elle ne s’en doute pas. Et sa mère, restée à la maison, ne s’en doute pas non plus. Sa mère pense seulement qu’il est bon d’économiser ses beaux habits, et que, vraiment, quand on a besoin de manger, il est ridicule de se priver de « fricot », pour se mettre des rubans sur la croupe et des fagots de plumes sur la tête.

Les ramasseurs de châtaignes sont dispersés sous bois. Ils ont en main une baguette qui se termine en fourche et qui leur sert à « farfouiller » dans le lit de feuilles tombées, pour découvrir la châtaigne. Ils cherchent. Un bruit de feuilles remuées les accompagne. Les sacs s’emplissent. Plus tard, à la maison, on fera le triage ; on mettra les plus belles avec les plus belles, les moyennes avec les moyennes, les petites avec les petites. Pour l’instant, on les empile toutes pêle-mêle dans « la sacque ».

— Et alors, Arlette ? lui crie un des chercheurs, c’est vrai que tu nous dois quitter pour t’établir à Marseille ?

— Ça vous aregarde, vous ? réplique Arlette, de mauvaise humeur.

— Voyez-vous, la fiérotte ! Et de quoi es-tu si fière ? Tu n’es qu’une gavotte comme moi, hé ?

Arlette est furieuse, car elle renie toujours ses origines qui, du reste, n’ont rien que d’honorable ; mais les gens de la plaine dédaignent ceux de la montagne — comme moins civilisés. Et ainsi, ils leur font un reproche de ce qui est un mérite, si, par civilisés, on entend corrompus, vaniteux, préoccupés de colifichets, d’inutiles parures.

— Gavotte ! gavotte ! ronchonnait Arlette, il y a du temps que j’ai oublié la montagne, vu que mes parents m’ont amenée ici quand je marchais à peine, tandis que toi, tu y étais hier encore ! Tu viens te louer ici pour le temps des châtaignes, mais demain, tu y retourneras, chez tes sauvages ; gavot tu es et gavot tu resteras.

Et patin ! et couffin ! on jargonnait ainsi, on se disait « des choses », on patufélégeait, tout en jetant au sac la belle récolte brune tirée des gaines épineuses, qui crèvent par la force du fruit.

Er’ ôou temps deis castagnos,
M’en souven,
Rescountrer’ en Aubagno
Un jouven,
Tant gracious et tant risen,
Que digué : « Ti vouari ben,
Et, se vouas, hurous ensen
Naôutré dous séren »[1].

[1] C’était au temps des châtaignes, — je m’en souviens, — je rencontrai en Aubagne — un jouvenceau — si gracieux et souriant — et qui me dit : « Je te veux du bien — et, si tu veux, heureux ensemble — nous deux serons ».

— Une châtaigne, c’est toi, Arlette. Tu n’es pas aussi rebondie — mais aussi brune et jolie ; et, ma foi, ce matin, tu t’es mal réveillée : tu n’as pas quitté ta coque et tu as beaucoup de piquants. On ne sait pas où te prendre.

— Ne me prends donc pas, fada. Une Arlette ne fait pas pour toi, que tu es trop lourdaud. J’ai un fiancé, d’abord.

— Et même deux, à ma connaissance, et peut-être trois. Mais toute l’affaire est d’en avoir un bon.

— Sois tranquille, j’aurai le choix, mon beau ! Et ce n’est pas toi qui plumeras la poulette.

— Tu pourrais dire la bécasse…

— Allons, allons, fit une vieille. De parole en parole, de galégeade en galégeade, vous allez en venir à vous faire peine…

Et, pour mettre en fuite les taquineries :

— On dit, poursuivit la vieille, que M. Jean d’Auriol est arrivé hier aux Mayons avec un Parisien, un jeune, qui fait des tableaux, des arbres en peinture, et aussi des portraits.

— Je les ai vus passer, dit Arlette, — qui se piquait de toujours savoir les nouvelles, — ils allaient chez M. Muraire.

— Chez le maire ?

— Eh oui ! M. Jean d’Auriol le vient remercier de tant de bonnes manières qu’on lui a faites le jour du beau banquet, quand on a reçu les Amis de Maurin des Maures.

— Et, dit Arlette, il n’y eut pas que le banquet qui fut chose amusante et belle, ce jour-là. Le bal d’après-midi fut réussi plus qu’aux plus grandes fêtes. Je m’en souviens, tant j’ai dansé de bon cœur avec Victorin Bouziane.

Ainsi roulaient les paroles, ce qui n’empêchait point les châtaignes de pleuvoir dans les « sacques » qu’elles gonflaient à les crever.

Il se faisait presque midi quand parurent trois hommes.

Le jeune peintre, ami de Jean d’Auriol, avait exprimé au maire des Mayons (doyen des maires de France) le désir de visiter une châtaigneraie. Le maire avait répondu :

— Venez ; c’est à deux pas. On entre dans la forêt par l’avenue que nous avons baptisée du nom de M. Jean d’Auriol. Allons, je vous accompagne.

A l’arrivée des trois visiteurs, les travailleurs courbés se redressèrent joyeusement.

— Bonjour, bonjour, monsieur le Maire, salut !

Le peintre s’émerveillait :

— Il y a ici un beau sujet de tableau.

— Je vous l’avais bien dit, insista Jean d’Auriol.

M. le maire, qui aime son pays, souriait de satisfaction. Et le peintre, tout à coup, remarquant Arlette :

— La jolie fille ! Est-ce que c’est là le costume d’ici ?

— Celui d’autrefois, dit Jean d’Auriol.

— Je croyais que le costume ancien des Provençales était celui-là même que portent encore les filles d’Arles ?

— Les filles d’Arles ont un costume ravissant, dit Jean d’Auriol, mais qui ne fut jamais celui de nos femmes. Chez les Parisiens, qui dit Provençale voit une Arlésienne. Vous devriez, Monsieur, avant qu’il se perde tout à fait, consacrer le costume simple de nos filles d’ici.

— Volontiers, dit le jeune homme.

Et, s’adressant à Arlette, qui, depuis un moment, comprenant qu’on parlait d’elle, la fine mouche, tendait l’oreille sans parvenir à saisir un mot de la conversation :

— Mademoiselle, dit le peintre en allant vers elle, je fais des paysages et des portraits — c’est mon métier.

— Des portraits… à l’huile ? dit Arlette, pour montrer au peintre qu’elle se connaissait en peinture.

— A l’huile d’olive fraîche, dit Jean d’Auriol en riant.

— C’est ce qu’il y a de plus beau, insista Arlette. Vous pouvez rire, vous autres. Demandez à ce monsieur peintre si je ne sais pas ce que je dis. C’est l’huile qui fait luire les beaux tableaux où on veut montrer qu’il y a du soleil.

— Justement, dit le peintre. Eh bien, si vous vouliez je ferais votre portrait à l’huile, Mademoiselle. J’en ferais même deux, et il y en aurait un pour vous.

Arlette resplendissait d’orgueil.

— Je crois bien ! s’écria-t-elle… mais ce sera…

Et elle prit un air de modestie jouée :

— Ce sera si ma mère le permet.

— Si vous voulez vous installer à la mairie, dit M. Muraire, on vous ouvrira une salle où vous aurez, je crois, toute la lumière qu’il vous faut.

— Merci, Monsieur le Maire. Et quand pourriez-vous venir à la mairie, Mademoiselle ?

— Oh ! Monsieur, tout de suite après le dîner de midi.

Elle rougissait de plaisir.

— C’est cela, vers une heure, à la mairie…

— Ne manque pas, Arlette. Tu seras fière, hein, d’avoir un beau portrait ?

Et, en retournant aux Mayons, où ils allaient déjeuner chez M. Muraire, le peintre, enchanté, disait à ses deux compagnons :

— Elle est vraiment gentille, cette Provençale en robe d’aïeule. Quand j’aurai fait son portrait, je reprendrai cette figure dans un tableau qui s’appellera Une châtaigneraie aux Mayons et vous me permettrez, Monsieur le maire, de vous l’offrir pour décorer la salle de vos délibérations.

— J’aimerais bien, Monsieur, dit le Maire en baissant la voix, que, dans ce tableau, que j’accepte avec reconnaissance, la figure d’Arlette ne fût pas trop reconnaissable. Cette fille n’est pas d’ici et elle n’est pas très bien vue dans le pays…

— Qu’à cela ne tienne, Monsieur le Maire ; ce sera, dans le tableau, le portrait de son costume seulement. Quant à son portrait à elle, j’en ferai une étude à part… Elle est vraiment très jolie fille.

— Cela, dit le maire, on ne peut pas le lui ôter.

— Tu vois, disait Arlette à son interlocuteur malin de tout à l’heure, tu vois que je ne suis pas fille à manquer de galants, gros fada ! Tous les peintres de Paris voudraient me faire mon portrait — et, tu sais, un portrait à l’huile, ça vaut des cent et des mille… Alors, les amis, cette après-midi vous ne me reverrez pas ici, qu’il faudra que je pose, bien habillée.


Les ramasseurs de châtaignes sont allés déjeuner chez eux ; le village est si proche ! Le picatéou, pour revenir à son travail abandonné, retraverse le bois, en criant de satisfaction. Le voilà sur son vieil arbre, accroché des pattes au faîte du tronc vertical ; il le frappe activement du bec à coups réguliers, toc, toc ; il se hâte. Deux écureuils rongent deux châtaignes mûres, et leur queue se déploie en parasol sur leur petite tête affairée, grignotante… Les sangliers, eux, ne reviendront pas de sitôt. Les agasses bavardent à qui mieux mieux, comme des Arlette, mais la forêt préfère leur bavardage au caquetage des femmes.

Restée seule avec ses sylvains, la forêt est heureuse.

XXI
LE PORTRAIT DE LA GAVOTTE

Comme M. le Maire, suivi de ses deux invités, rentrait dans les Mayons, il rencontra la mère d’Arlette ; et, après l’avoir présentée au peintre :

— Vous pouvez envoyer votre fille tout à l’heure à la mairie en toute confiance, lui dit-il ; on lui fera un beau portrait.

— Et à l’huile, dit Jean d’Auriol.

— C’est bienvenu, monsieur le Maire, puisque c’est vous qui le demandez.

Et la mère d’Arlette rentra chez elle.

— Les jours sont courts, dit Jean d’Auriol ; vous nous permettrez, monsieur le Maire, de ne pas demeurer longtemps à table.

— Ce sera comme vous voudrez, dit gentîment le maire ; je comprends bien que les artistes travaillent pour l’honneur du pays ; et, alors, leur temps est sacré.

Une heure plus tard, il accompagnait ses hôtes dans une salle de la mairie, où le peintre, installé devant son chevalet de campagne, prépara ses couleurs. Arlette tardait.

— Viendra-t-elle ?

— Je ne serais pas surpris qu’elle ne vînt pas, dit Jean d’Auriol. Quand un étranger du dehors désire faire un portrait de fille ou de femme, chez nous, ou même un portrait d’homme, j’ai vu souvent qu’il semble à nos gens qu’on veut entreprendre sur eux. Ils répugnent à laisser copier leur visage. J’ai pensé parfois qu’il y a là un sentiment d’origine arabe. La reproduction du visage humain est interdite chez les musulmans. Cependant cette jeune Arlette a paru si flattée ! Elle viendra.

Ils attendirent en vain plus d’une heure encore.

Trois ou quatre petits coups furent enfin frappés à la porte.

— Entrez ! dit le peintre.

Une demoiselle entra. Elle avait un vaste chapeau aux bords inégalement retroussés — et chargé d’une épaisse couronne de fleurs. La robe était bleue, avec des carreaux blancs, dans lesquels fourmillaient des fleurs aveuglantes. Elle avait une ceinture de toile cirée, très luisante, noire, bordée d’un liséré de toile cirée rouge, non moins luisante ; un col blanc, large, de fausse dentelle naturellement, fermé, au-dessous du menton, par un flot de rubans roses ; des souliers blancs, découverts, à hauts talons, avec des bas à jours, noirs, qui dessinaient par transparence, sur la courbure du pied et sur le devant de la jambe, un pot de fleurs vaguement couleur de chair. Les cheveux, lourdement crêpés, retombaient sur le front en larges festons inégaux, dont l’un couvrait presque entièrement l’œil gauche, de telle sorte qu’à première vue on pouvait croire cet œil malade et abrité par un pansement de noir taffetas. Ce noir profond s’enlevait sur le visage blanc, empâté d’une poudre de riz noyée dans le cold-cream. La visiteuse tenait, dans sa main gauche, une ombrelle fermée, que pourtant on devinait multicolore. Dans sa main droite, prétentieusement relevée à la hauteur du sein, elle avait un mouchoir de poupée, pincé par le milieu et bordé de rose ; et, cette même main, sur laquelle retombait un bracelet doré, tenait un porte-monnaie en mailles d’acier « gonflé de coton », si l’on en peut croire Arnet.

Le peintre, naïvement, ne reconnut pas Arlette ; il dit :

— Vous demandez, mademoiselle ?

Jean d’Auriol riait.

— Mais… Monsieur… dit Arlette, toute souriante d’orgueil, ravie de n’être pas reconnue, je viens pour le portrait… que vous m’avez promis.

Le jeune peintre bondit sur sa chaise, et se levant consterné :

— Comment ! C’est vous, mademoiselle ! Vous que j’ai vue si gentille tout à l’heure !

On a son franc-parler à l’école des Beaux-Arts.

Et puis, école ou non, un artiste indigné ne mesure plus ses paroles :

— Mais, jour de Dieu ! c’est le portrait de votre costume et non pas seulement de votre figure que je voulais faire, Mademoiselle ! Je ne suis pas caricaturiste, nom d’un chien ! Vous ne vous êtes pas regardée dans votre miroir, donc ! Tantôt, sous vos châtaigners, vous étiez à croquer ! A présent, vous avez l’air de la première venue, prétentieuse et déguisée, qui passe sur les trottoirs de Toulon !… Je suis désolé, Mademoiselle, — poursuivit-il radouci en voyant Arlette toute décontenancée et près de fondre en larmes, — je suis vraiment désolé de vous avoir dérangée de votre travail… pour rien… car, bien sûr, je ne peux perdre mon temps à vous peindre — à l’huile — dans ce déguisement. Rassurez-vous, d’ailleurs, Mademoiselle, Madame votre mère me permettra de vous indemniser de la peine que vous avez prise, bien à contre-temps, toutes les deux.

La mère d’Arlette venait d’entrer, avant la fin de ce discours, escortée de Victorin en chasseur, qu’elle avait rencontré dans la rue. Elle s’empressa de dire :

— Nous avons cru bien faire, Monsieur, excusez-nous. Et puis… la petite indemnité…, nous l’accepterons bien volontiers, pourquoi nous ne sommes pas riches.

— On ne le dirait pas, fit le peintre. Vous avez à la ceinture, Mademoiselle, tout un arsenal de breloques. Tenez, regardez ce jeune chasseur qui vient d’entrer. A la bonne heure ! Voilà une tenue qui a du caractère, parce qu’elle est simple et d’accord avec le pays et la saison…

A demi-voix, Jean d’Auriol expliquait la scène à Victorin, qui murmurait :

— Elle est pourtant bien jolie comme ça. Elle a l’air d’une dame des villes.

— Sacrebleu, dit le peintre. Elle en a l’air, si l’on veut. Et c’est, en tout cas, ce qui me fâche. Je cherche le naturel. Et Mademoiselle a l’air d’une comédienne qui ne sait pas bien prendre la figure de son rôle.

— Oh ! Monsieur, dit Victorin, vous en avez dit assez.

Le peintre devina en Victorin un amoureux… Arlette pleurait tout de bon maintenant, humiliée.

— Excusez ma sincérité, Mademoiselle, dit le peintre aimablement, Madame votre mère et ces messieurs m’excuseront aussi, mais je vous répète que je cherchais un modèle naturel, pris sur nature et dans la nature, comprenez-vous ? Vous m’arrivez endimanchée, ornée, apprêtée, superbe… j’en suis aussi ennuyé que vous. M. le Maire voudra bien, ce soir, vous faire remettre de ma part deux fois le prix de votre journée perdue.

Arlette mordit son mouchoir de poupée. Elle le déchira d’une dent rageuse, pivota sur ses hauts talons, faillit tomber avant d’atteindre la porte, et sortit brusquement, suivie de sa mère et de Victorin.

Et, dans l’escalier :

— Je n’en veux pas, cria-t-elle, de son sale argent, à ce grossier personnage. Ça croit avoir affaire à qui ?

Puis, tout bas, à Victorin ahuri et navré :

— Tu vois bien qu’il n’y entend rien à faire des portraits, ce Parisien de malheur. Est-ce qu’on fait le portrait des gens en habits de travail ? Ça ne s’est jamais vu !

Un doute, tout de même, se faisait dans l’esprit de Victorin. Si M. Jean d’Auriol, qu’il avait reconnu, et M. le Maire, en qui il avait toute confiance, n’avaient pas répondu au peintre, c’est donc qu’ils ne trouvaient pas que l’artiste eût tort ? Est-ce que les élégances d’Arlette n’étaient pas ce qu’il en pensait, lui, Victorin ?… Bah ! après tout, qu’importait ? L’artiste pouvait se tromper ; M. le Maire et M. Jean d’Auriol n’ont pas osé le contredire, pas plus que moi-même. Et puis ce n’était pas la robe et le chapeau d’Arlette qu’il aimait, après tout, voyons ! Et Arlette, noyée dans ses larmes, lui paraissait si touchante !

Il la raccompagna chez elle, en lui disant des paroles douces. Dans la rue, elle ne répondait pas. Mais une fois arrivée dans sa maison, elle éclata en cris de rage :

— Vous avez bien raison, ma mère, de me répéter souvent que, des hommes, le meilleur ne vaut rien ! C’est dans des moments comme ça qu’un fiancé devrait se montrer ! Et il n’a pas soufflé mot, Victorin ! Tu ne pouvais pas lui dire ce que tu penses, Victorin ! J’aurais cru, véritablement, que tu avais « un peu plus de chose », mais non, rien ! Tu l’as laissé dire, me tourner en ridicule. Et m’offrir son sale argent, — qu’il faudra bien accepter, ma mère, puisqu’il me le doit, m’ayant fait perdre la demi-journée. Sûr qu’il me le doit, — et double, et avec une « indanité », comme il dit. Mais, j’aurais voulu un défenseur. Il est joli, mon défenseur !… Non, non, laisse-moi, Victorin, il faut que ça me passe, la colère, et j’en ai pour quelques jours. Qu’est-ce que je vais leur répondre, aux autres, quand je retournerai là-bas, et qu’ils demanderont à venir voir mon portrait dont j’étais si fière d’avance ? Il ne pouvait pas rester où il était, ce monsieur peintre ?… Tout le pays va savoir ça ; et on en parlera longtemps, du portrait de la gavotte… Tu vois bien que je ne peux plus rester aux Mayons ! Mais je n’avais pas besoin de cette raison de plus pour m’en aller… Tu me rejoindras quand tu voudras, à Marseille ou ailleurs, là où j’irai ; mais je ne veux plus, je ne peux plus demeurer ici, où personne ne voit mes mérites, pas même toi, qui as été lâche aujourd’hui, oui, lâche ! A ta place, je lui aurais dit ma façon de penser, à ce Parisien ; et, s’il s’était fâché, je lui aurais laissé sur la figure la marque de mes cinq doigts ! — Mais non ! tu étais là planté, le carnier au derrière et le fusil au dos, avec l’air bête d’un santon de bois !

C’était la première fois qu’elle se montrait à Victorin dans un accès de rage, — et qu’elle l’injuriait.

— Je te pardonne, dit-il doucement, parce que tu pleures, mais tu regretteras demain de m’avoir parlé ainsi.

Il la quitta.

Aveuglée par la colère, elle le laissa partir.

— Et puis, pensait-elle, il faut bien qu’il s’habitue, s’il devient mon mari, à comprendre qu’il n’est pas le maître. Les femmes, aujourd’hui, sont libres.

Chacun comprend à sa manière la liberté.

XXII
LE FÉMINISME D’ARLETTE

Arlette avait donc fini par trouver insupportable la situation qu’elle-même s’était faite aux Mayons. Sur son passage, on se retournait pour la regarder d’un œil narquois. Sa façon de s’habiller, la tournure de ses chapeaux toujours bizarres, et sa légendaire ombrelle qu’elle portait comme un étendard, cette ombrelle qui l’abritait même des soleils d’hiver, prêtaient maintenant à rire ; et toute cette réprobation gouailleuse était un peu l’ouvrage d’Arnet. Arnet, grand conteur de galégeades, ne tarissait plus sur le compte des filles dont les parents, qui n’ont pas le sou, trouvent pourtant moyen, disait-il, de se ruiner pour acheter des pompons ridicules à leurs filles. Et pourquoi ? Parce que, paraît-il, certaines de ces demoiselles, qui ont appris à lire, tirent d’A et B une vanité hors de bon sens.

Une fois bien établie dans le public, cette juste appréciation des choses avait fini par remettre Arlette à sa place ; et la petite dévoyée n’avait pas pu supporter le jugement de l’opinion.

Elle avait quitté les Mayons un beau matin, après avoir eu, la veille, un dernier entretien avec Victorin.

Elle lui avait dit pompeusement :

— Vois-tu, Victorin, je fuis la persécution sévère de ta famille injustement irritée.

Elle s’était servie de ces expressions. Il ne lui déplaisait pas d’être une héroïne persécutée. Elle se comparait à quelqu’une de ces jeunes créatures dont les romans l’entretenaient, et qui, douées de toutes les vertus, sont méconnues et même maltraitées par des parents barbares. Elle était destinée à souffrir à cause de sa supériorité sur le commun des hommes. Si on avait l’air de se moquer, c’était par jalousie. Et elle, qui n’avait plus aucun sentiment religieux, se rappelait que Jésus-Christ fut calomnié par des méchants qui finirent par le mettre à mort.

Une vague mégalomanie la poussait à rechercher dans les quelques souvenirs d’école qui étaient les siens, les gens illustres à qui se comparer. Et, si invraisemblable que cela paraisse, elle songeait souvent à une nommée Jeanne d’Arc, une pastresse qui était devenue général et fréquentait le roi de France. Elle y songeait comme à une fille qui fut martyrisée par des envieux, jaloux de la façon dont elle portait la cuirasse et le drapeau.

Arlette avait lu dans les journaux d’éloquents articles sur le féminisme. Les féministes étaient, à ses yeux, des gens qui reconnaissaient la supériorité, d’ailleurs évidente, des femmes. Et Jeanne d’Arc était une sorte de précurseur des féministes.

— Vois-tu, Victorin, je fuis la persécution de ton père. Le monde m’en veut. C’est tout des gens, ajouta-t-elle, c’est tout des gens qui auraient fait brûler Jeanne d’Arc.

Victorin n’attacha aucune attention à cette réminiscence historique. Il ne vit qu’une chose : Arlette était décidée à partir ; ses parents à lui, en étaient cause. Il eut un grand mouvement de colère contre eux :

— Je ne tarderai pas à te rejoindre, dit-il.

A l’ardeur de cette réplique, Arlette comprit que son départ était peut-être le meilleur moyen d’exciter Victorin, de le faire rompre, momentanément du moins, avec sa famille et de l’amener enfin au mariage. Elle comptait bien, plus tard, à force de bonne grâce irrésistible, reconquérir les Bouziane et leur héritage.

— Alors, comme ça, tu es bien décidée à nous quitter, Arlette !

Si elle était décidée !… Il devrait être le premier à lui conseiller ce départ. Elle souffrait trop des injustices du monde. Et pourquoi souffrait-elle ? Parce qu’elle aimait ! Et qui ? Victorin ! Elle souffrait pour lui !

— C’est pour mon amour ! C’est pour toi que je souffre, ô mon amour !

— C’est vrai, pourtant ! se disait Victorin.

Et il se sentait à la fois tout contrit et tout fier.

— Va, lui dit-il, je ne serai pas longtemps à te rejoindre pour toujours, si la place de gardiens qu’on t’a promise, pour toi et moi, est bonne comme il semble. Écris-moi bien ton adresse, et j’irai te voir et prendre, sur cette place, des renseignements.

Ainsi parlait-il, et cependant, quoiqu’il fût aveuglé, et rendu sourd aux bons conseils, par l’amour, qui est un méchant mal, son cœur, en même temps, se serrait à l’idée d’avoir à quitter bientôt la terre paternelle. Tant que la réalisation de ce projet était demeurée lointaine, il l’avait acceptée en lui-même ; mais à la voir toute proche, il éprouvait déjà comme une manière de regret, sans pouvoir se dire s’il regrettait tout de bon d’avoir à partir.

Après tout, il aimait la mère et le père, encore qu’il ne le leur fît pas voir, l’usage des travailleurs de la terre n’étant pas de se faire des « mounineries », ce qui revient à dire des amabilités en grimaces de singe.

Lorsque les quasi-fiancés se dirent adieu, Victorin se sentit le cœur triste, mais il ne s’expliquait pas si c’était parce qu’il fallait se séparer d’Arlette, ou bien parce que cette séparation allait bientôt nécessiter son départ à lui.

Et Arlette s’en était allée, un peu pour partir, chercher aventure, un peu par orgueil, parce qu’elle allait être une demoiselle dans l’arrière-boutique d’un magasin de la rue Saint-Ferréol. Là, elle aurait parfois à recevoir les pratiques, de belles madames « comme il faut » dont elle copierait de son mieux les manières élégantes.

— Si Madame le désire, on me permettra certainement de porter ce petit paquet chez Madame.

Et alors, qui sait, elle rencontrerait, dans la maison riche, le marquis de Carabas ou le prince des contes de fées, celui qui épouse des bergères.

En attendant, elle aurait pour camarade et protecteur Augustin Augias, qui lui avait arrêté une belle chambre dans le vieux quartier de Marseille, mais à deux pas de la Canebière.

De Marseille, elle écrivait :

A Monsieur Victorin Bouziane,
Propriétaire-agriculteur,
Aux Mayons (Var).

« Marseille, rue Vieille, no 10ter, près la Bourse.

« Mon beau Victorin,

« Je t’écris pour te faire savoir de mes nouvelles, que j’en espère des tiennes, qu’elles soient pareillement bonnes pour ce qui est de la santé. Pour quant au reste, qui est le contentement d’esprit, les plus grands auteurs qu’on peut lire, même sur les journaux, disent que la vie est une perturbation continuelle qui n’est pas près de finir. Comme nos aïeux ils l’ont connue, la vie, nous l’avons trouvée, et nos enfants la retrouveront de même, par malheur. Et que, s’il n’y en a pas une autre, de vie, après notre mort, et point de bon Dieu comme se le croyaient les gens d’autrefois, alors il faut en prendre son parti, et chercher un peu de plaisir par soi-même, sur cette terre de pas grand’chose, puisque tu as vu par toi-même ce qu’un monsieur peintre, qu’on ne connaît pas, a pu me faire d’ennui dans un seul et même jour, sans que je me le sois reserché en rien, vu que je ne savais pas même son existence cinq minutes avant. Mais j’avais eu tant d’autres ennuis avec les huns et les autres qui finissaient par m’appeler tous la Gavotte, moi qui ne serche qu’à être simplement comme il faut, que je ne pouvais plus y tenir, notablement par rapport à ton père qui m’a été le plus dur. Mais je ne lui en veux pas quand même, après tout, à ton père, qu’il ne m’a jamais pour ainsi dire parlé — que bonjour, bonsoir — avant que tu te sois déclaré comme pour devenir mon Victorin, rien qu’à moi. Enfin, je leur pardonnerai tout, à tes parents, quand je serai ta femme, et que, sans doute, ils cesseront alors de me faire contre, quand ils verront notre union bénie même par Dieu s’il en existe un et par nos enfants à venir.

« Écris-moi vite ici, que, sans consolation de tout ça, je me languis de toi, de toi seulement, vu que tout le reste des gens des Mayons, il ne m’importe guère. Ils sont trop méchants pour un cœur sensible comme tu sais. Tu l’as bien dû comprendre le jour du peintre, mon cœur sensible, que je me le reproche des fois comme étant cause de t’avoir, ce jour-là, crié à l’après, mais j’étais nerveuse. Les femmes, tu sais, elles sont sujettes aux nerfs par leur trop grande délicatesse. Et j’étais comme une fleur tremblante sur sa tige, le jour des châtaignes. Ici, une fois, au magasin, où je travaille aux modes de Paris pour tout Marseille, j’ai vu une de nos plus belles madames, qu’elle s’essayait un chapeau et qui s’est trouvée mal. Elle est connue pour être une dame marquise, que tout le monde sait de ses histoires. Et on m’a dit qu’elle s’est trouvée si mal, parce qu’elle venait de voir, à travers nos vitres du magasin, passer un monsieur avec une autre dame, dans une voiture qui est, d’après l’on dit, sa rivale. Tu vois que les personnes du bon ton perdent aussi la tête ; et pourquoi que nous, nous n’aurions pas nos nerfs comme elles ? Un jour, Arnet, aux Mayons, s’est moqué (de quoi je me mêle !) de mes bas à jours. Je lui ai répondu hardiment que les filles pauvres ont des jambes tout comme les duchesses. Et tu as trouvé que j’avais eu la réponse bien prête et bien envoyée, comme c’est vrai ; je sais bien que j’ai de l’esprit naturel. Ne m’oublie pas. Je ne pense qu’à toi, dans ma chambrette, qu’elle a un pot de fleurs sur sa fenêtre, d’une plante que j’ai cueillie sur ta terre que tu as cultivée de ton bras puissant et sans repos. Tu verras comme c’est beau, Marseille ; je suis tout à côté des quartiers neufs, mais dans le vieux quartier, mais à deux pas de la Canebière et de la Bourse, que la mairie y est bien, elle aussi, dans le vieux quartier, dont les ancêtres ne rougissaient pas. Et puis, tu sais, il n’y a que de sottes gens. Je n’en rougis donc pas non plus d’être pauvre et de travailler dans la vertu, et je reconnais que la noblesse des sentiments vaut mieux qu’une ceinture tout en or fin. Je sais ce que je vaux ; et je me dis ton Arlette digne de son Victorin qui t’attend et qui t’aime par-dessus tout même les étoiles du ciel.

« Arlette ».

« Postcriton. — J’allais oublier le plus principal, qu’il y a, au Prado, cette villa que j’ai vue où que l’on demande des gardiens. Rien à faire qu’à vivre, comme je t’avais fait espérer, dans une maisonnette blanche et rouge avec des abat-jour bleus, près d’une grille dorée, avec un télaifone qui communique avec le château ou villa, pour dire aux patrons quelle personne que ce soit qui se présente comme visite ou autre. Cent vingt francs et rien à faire ! que d’être dans un jardin tout en manificence avec des plantes des colonies étrangères. Ce serait ta part. Je pourrais même garder ma place que j’ai maintenant ou rester avec toi, ou bien te revenir le soir, et rien à faire alors, le soir, que de t’aimer — pour quatorze cent quarante francs par an.

« Ta petite pour toujours si tu le veux encore.

« Arlette. »

XXIII
CONSEIL DE FAMILLE

Le temps des violettes était arrivé. On voyait leurs feuilles, en touffes bien rondes, bien vertes, en longues lignes, sur la terre brune fraîchement remuée, sur de grands espaces. C’est une des cultures du Midi. De Carqueiranne, d’Hyères ou de Nice, où elles pullulent, la mode vient de cultiver les violettes sur divers points de la région du Var qui avoisinent la ligne du P.-L.-M. Les Bouziane s’essayaient à cette culture depuis deux ou trois ans. Les douces petites fleurs ne manquent pas à leur réputation, qui est d’être modestes. Sous les touffes très drues, et sous l’ombrelle des feuilles larges, elles sont tapies dans l’ombre comme de sages fillettes des temps d’autrefois. Mais autour d’elles, l’air est tout chargé de leur charme parfumé ; on les devine de très loin, et c’est un enchantement de saison. Peu d’entre elles, pourtant, restent au pays. Comme des Arlettes, mais bien malgré elles, elles s’en vont dans les villes, les innocentes, à Marseille, à Lyon, à Paris. Elles entreront dans les cafés : « Violettes, M’sieu ? » Elles seront vendues le long des trottoirs boueux, sous les bruines d’octobre, à la lueur blafarde des réverbères, à la sortie des cafés-concerts et des théâtres, aux portières des fiacres, par des petites filles suspectes. En attendant, les violettes des Bouziane embaumaient les alentours de leur bastide. Ah ! si elles avaient connu leur future destinée ! et si elles avaient pu parler à Victorin ! Bien mieux que maître Augias ou son ami Arnet, elles auraient réussi à le convaincre :

— Reste au pays, lui auraient-elles dit, reste attaché à la terre, sous le bon soleil d’ici. Ne va pas là-bas, sous les pluies et dans la boue. Nos sœurs de l’an passé y sont mortes misérables. On les a ramassées par milliers, aux heures grelottantes du matin, parmi les vils déchets des grandes cités. Tu la connais pourtant, la chanson de Cigalous.

Et toutes, en chœur, à voix menues, auraient chanté, sous les touffes vertes, leur chanson parfumée, exhalée dans les souffles d’automne :

Oh ! Cigalous, pourquoi quitter ta chère vieille,
Ton père et tes amis, nos braves bûcherons ?
Ne pars pas, Cigalous ; c’est nous qui t’aimerons.

Mais les petites violettes ne parlent pas. Et Victorin, décidé à l’exil, préparait avec soin son propre malheur. Cette décision, et le trouble où elle le mettait, se trahissait au-dehors. Et la mère Bouziane disait au père :

— Comme il change, notre Victorin ! Cette fille l’a désavié.

Elle ajouta :

— Ce matin, quand j’ai étalé, là-haut, dans la chambre à côté de celle du grand-père, les bouquets de violettes pour lesquels je ne trouve plus une place en bas, tant il y en a cette année, — et pendant que je commençais à les compter et à les aligner dans les corbeilles, l’esprit du grand-père s’est réveillé, et il m’a appelée : — « Norade ! »

Le père Bouziane devint attentif :

— Son esprit s’éveille ? interrogea-t-il. Que t’a-t-il dit ?

— « Vous m’avez appelée, grand-père. Que voulez-vous ? » Il m’a dit : « Qu’est-ce que c’est qui sent si bon ? Est-ce que c’est déjà les violettes ? et la récolte est-elle bonne ? » « Très bonne, grand-père. » « Alors, a-t-il dit, c’est que le bon Dieu, qui m’avait oublié, a pensé à moi : je pourrai mourir content. » « Vous ne mourrez pas encore, grand-père ». « J’en ai tant d’envie, Norade ! j’ai un gros sommeil. »

— C’est bon ! dit Bouziane à sa femme. Lui qui ne t’appelait plus, même pour manger !… Je crois qu’il faut profiter du moment pour lui faire dire, devant notre pauvre Victorin, son opinion sur Arlette.

Le jeune homme fut appelé.

— Petit, lui dit sa mère, l’esprit du grand-père s’est éveillé. Je ne crois pas que ce soit bon signe. Tu sais que les vieilles vïores (lampes), quand elles n’ont plus d’huile, au moment de s’éteindre, font un gros éclat de lumière, le temps d’un éclair. Il se peut bien que le grand-père en soit là. Alors ton père a décidé que nous montions tous les trois lui parler, qui sait ? pour la fois dernière. Peut-être qu’il aura quelque recommandation à nous faire. Pas pour les choses d’argent, pechère ! mais comme qui dirait un peu de testament d’amour. Au moment de mourir, ceux qui nous aiment voient plus clair que nous sur ce qui nous est bon. Té, aide-moi encore à monter (puisque nous allons là-haut, profitons), ces trois grandes corbeilles de violettes.

Tous trois prirent chacun à deux mains un des grands paniers, débordants de fleurs.

Misé Bouziane, suivie des deux hommes, montait l’escalier en colimaçon. Arrivée à l’étage, elle eut une inspiration.

— Allons lui montrer nos banastes. C’est une richesse ! Ça lui fera plaisir.

Tous trois entrèrent dans la chambre du vieillard. Assez vaste, tout fraîchement reblanchie à la chaux, cette chambre, par une étroite fenêtre, regardait la plaine. Le grand lit de bois occupait le milieu de la pièce, le pied vers la fenêtre, ce qui permettait au vieil homme de regarder encore, parfois, le ciel, les vignes, les pinèdes. Sur un des murs, et visibles pour l’homme couché, étaient accrochés un casque et un sabre, ceux mêmes de son père, le soldat de Napoléon Ier ; au-dessous de ces reliques, la médaille de Sainte-Hélène ; au-dessus, un crucifix. Le grand-père Bouziane les vénérait, ces reliques. Aucun autre meuble dans la chambre, qu’une table et deux chaises. Au moment où entrèrent ses deux enfants et son petit-fils, l’homme, bien qu’il eût les yeux ouverts, paraissait dormir. Les draps blancs se rabattaient sur une couverture tricotée blanche. Dans sa chemise de forte toile, très blanche, les bras hors des couvertures, comme rigides le long du corps, — il sommeillait d’esprit, la tête relevée sur l’oreiller blanc, la face maigre, osseuse, le nez busqué, le menton saillant, la peau tannée par quatre-vingt-dix ans de soleil, avec des rides sans mollesse, comme creusées au couteau dans du bois.

Au bruit qu’avec leurs gros souliers cloutés, les trois personnes firent en entrant, il n’eut pas un mouvement ; il rêvait, — comme déjà hors la vie, loin de la rumeur des autres vivants, — un rêve de feuillages, de sources, de prairies ondulantes, de moissons heureuses. Un moment, ses visiteurs demeurèrent immobiles, saisis du respect même qu’on a devant les morts.

Tout à coup, sans que la tête fît un mouvement, les lèvres remuèrent :

— Comme ça sent bon, ici ! murmura-t-il ; ça sentait déjà bon depuis ce matin ; à présent, c’est meilleur, plus fort… On se croirait en plein mitan du champ de violettes… On dit que les saints ont bonne odeur dans le Paradis ; ils n’ont pas mieux ! acheva-t-il d’une voix très haute.

Mais il ne remua pas.

Sa belle-fille alors prononça :

— Voulez-vous les voir, les violettes, grand-père ? Nous sommes là, moi, votre fils et Victorin, tous les trois avec nos banastes pleines ; nous avons pensé que vous auriez plaisir à les regarder.

Et, comme la tête du vieillard ne remuait toujours pas :

— Tournez-vous un peu de notre côté.

La voix du vieillard répondit :

— Non. Je suis beaucoup fatigué.

Alors, misé Bouziane, passant au pied du lit, éleva vers lui sa banaste débordante, d’où tombèrent deux ou trois bouquets sur la blancheur du lit. Les yeux du vieillard étincelaient :

— C’est magnifique ! dit-il.

Il y eut un long silence.

— Norade, dit Bouziane, pose, comme nous, ta banaste sur la table ; et rangeons-nous tous trois au pied du lit, que le grand-père nous voie.

Et quand tous trois furent au pied du lit :

— Père, dit Bouziane, m’entendez-vous ? me reconnaissez-vous ?

Le vieillard, sans faire un mouvement, répondit d’une voix profonde :

— Oui, Bouziane ; oui, mon fils.

— Eh bien ! mon père, j’ai un conseil à vous demander. C’est pour votre petit-fils, Victorin, qui est là et qui m’écoute.

Victorin, entraîné, dit à son tour :

— Je suis là, grand-père.

Le vieux dit :

— Je te reconnais, petit Bouziane,… mon petit-fils Victorin.

Une émotion les gagnait tous les trois.

— Eh bien ! voilà, mon père, de quoi il est question. Vous vous rappelez la petite Arlette ?

— Oui, dit la voix creuse, qui déjà semblait venir d’un lointain.

— Et puis, vous connaissez aussi Martine ?… Martine des Revertégat ?

— Oui ! — dit la voix, ferme sans inflexions.

— Belle fille et bonne travailleuse… Nous voulons, mon père, que Victorin la prenne en mariage.

— Bon ! fit la voix lointaine.

Victorin se mordait les lèvres pour ne pas pleurer. Il avait, de tout temps, beaucoup aimé son grand-père.

— Eh bien ! dit le père, Victorin veut nous désobéir ; il se cherche son malheur. Pour rejoindre Arlette, qui a quitté les Mayons, il veut quitter le bien et la maison des Bouziane ; il veut Arlette ; il veut l’épouser. Quel conseil lui donnez-vous ?

Comme s’il eût eu à se défendre contre une agression brutale, inattendue, le vieux, la face crispée soudainement, l’œil luisant avec dureté, se souleva comme s’il eût bondi ; et maintenant, assis, sa chemise entr’ouverte sur sa poitrine montrant son cou long et maigre, aux tendons en saillies, il éleva son bras droit ; et, la main fermée, l’index dressé, il fit le geste qui veut dire « non ». Le torse retomba en arrière, la tête reprit sur l’oreiller la position et l’immobilité qu’elle avait tout à l’heure ; les yeux demeurèrent ouverts ; ils semblaient, par-dessus les têtes, regarder la lumière du dehors ; les lèvres s’entr’ouvrirent pour laisser échapper un menu souffle…

Victorin sanglotait. Bouziane et sa femme prirent des violettes à poignées, et, les répandant sur le lit, ils semblèrent offrir à l’ancêtre mort les prémices de la récolte nouvelle.

XXIV
DEUX INDÉPENDANTS

Arlette, demoiselle d’arrière-boutique à Marseille, rue Saint-Ferréol, jouissait, tout en manœuvrant une machine à coudre, d’un bonheur ineffable qui était de voir, par une fenêtre basse, les passants d’une rue transversale, affairés ou nonchalants, et dont quelques-uns, vieux ou jeunes, lui souriaient parfois.

Elle écrivait à Victorin :

— « Ne viens pas encore me voir. Je m’installe peu à peu. Je veux que tu me trouves dans une chambre mieux arrangée ; et, pour cela, il faut que je travaille encore à me gagner le prix d’un joli mobilier. Pour le moment, je suis en garni. Je te dirai quand tu pourras venir. »

Victorin ne s’expliquait pas qu’il n’eût plus aucune impatience de la retrouver. Il acceptait ces délais avec une involontaire satisfaction. Tout en se considérant comme engagé vis-à-vis de la jeune fille, il accueillait presque avec joie la nécessité de retarder le rapprochement. Quand il constatait en lui-même ces dispositions :

— Sans doute, se disait-il, la recommandation de mon pauvre grand-père m’a impressionné, et tous ces retards seraient pour lui faire plaisir. Retarder le moment de la revoir, c’est bien le moins que je puisse faire pour donner satisfaction au pauvre mort. Et puisque l’ajournement vient d’Arlette elle-même, je n’ai rien à me reprocher vis-à-vis d’elle. Et, ainsi, je contente ma mère qui m’a dit, le jour où le grand-père est mort : « Attends au moins d’avoir fait ton service militaire… Grand-père t’aurait demandé au moins cela. C’est l’avis de ton père. Donne-nous ce petit contentement. D’ailleurs tu n’as pas encore l’âge de te marier si nous ne sommes pas consentants. »

Victorin, à ces paroles de sa mère, avait secoué la tête ; il comprenait bien ce qu’elle se pensait : elle voulait gagner du temps, et son père de même.

Et les jours coulaient ; les saisons se déroulaient, amenant des travaux différents, dans la beauté changeante et éternelle des champs, des bois et des ciels.

Pendant ce temps, Arlette jouait à la dame, les dimanches, en toilettes bon marché, mais voyantes et taillées sur des patrons à la dernière mode. Quand il le fallait, elle obéissait, comme les plus libertaires des suffragettes, aux tyrannies absurdes des tailleuses et des modistes. Quand il le fallut, elle mit, comme le disait assez heureusement son camarade Augustin, ses deux jambes dans une seule jambe de pantalon, c’est-à-dire qu’elle se glissait dans un fourreau de parapluie ; en d’autres termes, qu’elle était entravée. Elle ne put faire un pas sans risquer de choir, nez contre terre, du haut de ses talons hauts comme des petites échasses. Et cela lui valut une mésaventure amusante.

Un dimanche, comme elle avait résolu de faire une promenade au bord de la mer, avec Augustin, vêtu, lui, d’une jaquette noire, mains gantées et jonc à la main, — ils allèrent prendre le tramway du Prado. La voiture s’apprêtait à démarrer, quand, suivie de son chevalier, Arlette se présenta à la coupée. Le contrôleur, indulgent pour une jolie fille, fit attendre… Mais, lorsqu’Arlette voulut séparer son pied droit du gauche et l’élever jusqu’aux marches de la voiture, la robe étroite, le fourreau, l’entrave, le maintinrent à bonne distance du but visé. Le contrôleur se prit à rire ; Augustin s’écria :

— Au diable, les robes étroites !

Les voyageurs les plus impatients mirent la tête aux fenêtres pour connaître la cause du retard ; quand elle fut comprise, la gaieté gagna la remorque :

— Montera ! montera pas !

Arlette, perdant la tête, renouvelait ses tentatives ridicules, sans même songer qu’il eût mieux valu, pour tout le monde, qu’elle y renonçât… Un bourgeois de maintien sévère cria, du haut de la plate-forme :

— En voilà assez, c’est grotesque !

Alors Augustin eut une idée géniale, de celles qu’inspire le désespoir aux hommes d’action. Il tira de sa poche son couteau bien affilé, l’ouvrit et, saisissant par le bas la robe étroite, il la fendit, des pieds à la taille, d’un seul trait. L’étoffe crissa. Les jambes jouèrent. Arlette, suivie d’Augustin, s’élançait au milieu des rieurs. Le tram, délivré, put démarrer.

Malgré ses promenades avec Augustin Augias, et les familiarités qu’elle lui permettait, — Arlette ne lui donnait aucun gage. C’est vaguement qu’elle lui permettait une espérance d’épousailles. Tant qu’elle pouvait espérer, elle, quelque chose de sérieux du côté de Victorin, elle était trop habile pour risquer de compromettre l’avenir. Tout était calcul en elle. La diplomatie lui tenait lieu d’honnêteté. Victorin pouvait venir à l’improviste. Il la trouverait dans une mansarde qui n’était pas encore celle d’un palais, mais la vierge qui l’occupait restait froidement digne de devenir une Bouziane.

Quant à Augustin, étonné des sagesses d’Arlette, il végétait, pauvre balayeur de salles, dans une richissime maison de banque, où, journellement, lui apparaissaient, derrière une grille solide, des monceaux d’or et de billets bleus. D’abord, cela lui avait donné envie ; puis, peu à peu, il s’était habitué à voir ces trésors comme on regarde les astres du ciel, avec le sentiment qu’ils sont à l’infini. Mais il lui restait un autre sentiment : celui d’une irrémédiable déchéance. Il se disait :

— Je ne serai jamais rien, ni bourgeois, ni ouvrier, ni paysan ; rien, pas même un brave serviteur dans une maison qui sache rendre justice à mon mérite ; rien, je resterai un valet d’administration, dont la Société, qui l’occupe mécaniquement, ignore tout, les ambitions, les justes désirs et les amères souffrances.

Il y avait bien l’amitié d’Arlette ; mais les froideurs calculées, mesurées, de la rusée donzelle, avaient porté fruit. Il la contemplait comme il regardait les billets bleus et l’or de sa banque, avec un sentiment de morne désolation. Jamais elle ne serait sa femme.

En songeant à son père, aux leçons qu’il en avait reçues, et à l’impossibilité d’un retour au pays, retour que lui interdisait son orgueil, Augustin, parfois, se répétait que, lorsqu’on veut, on peut mourir, échapper à tout.

XXV
FLEURS ET PLUMES

Juin était revenu, et, avec lui, le dépiquage du blé.

En se retrouvant, guides en main, au milieu de l’aire sous un soleil torride, tandis que tournaient les chevaux et que le père Bouziane éparpillait les gerbes sous leurs pieds, Victorin se reporta au jour, où, pour la première fois, l’année dernière, il s’était mis en révolte ouvertement contre l’autorité paternelle. Une lassitude lui vint d’être toujours à attendre, sans rien réaliser de ses désirs d’amoureux. Son indécision lui parut avoir assez duré. A quoi bon faire, avec si longue attente, souffrir ses parents et son Arlette, et se faire souffrir lui-même ? Il partirait pour Marseille le lendemain. Il la verrait, la consolerait, fixerait, même très lointaine, la date de leur mariage. Bien plus, tout cela lui semblait si juste, si raisonnable, qu’il se flattait d’obtenir sans trop de peine l’approbation de sa mère. Quand elle le voulait, elle savait toujours fléchir le père. Il aurait le consentement de ses parents. Ainsi rêvait-il. Facilement, on croit possible ce qu’ardemment on désire. Pourquoi même attendrait-il d’avoir fait son service militaire ? Ce serait sottise. La loi de trois ans était votée. Faudrait-il attendre encore trois ans ? Comment avait-il pu admettre cette idée une minute ?

— Père, dit-il, le soir, à table, — demain j’irai à Toulon. Il faut que je prenne des renseignements sur les engagements militaires ; pourquoi, en m’engageant, je pourrai choisir mon régiment. C’est un grand avantage. Je pense être de retour demain soir, mais si ce n’était qu’après-demain matin, ne vous en inquiétez pas.

Le père Bouziane eut, un instant, le soupçon d’un mensonge ; il regarda attentivement son fils, lui vit un visage tranquille, un grand air de loyauté, et dit :

— Bien.

Le lendemain, dans la matinée, Victorin arrivait à Marseille. Ayant demandé son chemin, plusieurs fois, à des passants, il descendit les larges belles rues ombragées de platanes, entrevit les allées de Meilhan, se trouva tout à coup sur la Canebière. Là, il eut un éblouissement. La rue, spacieuse comme une place publique, pétillait de soleil, de joie fourmillante, frissonnante, avec ses innombrables passants qui se croisaient, l’éclat de ses somptueux cafés, des riches magasins aux tentes rayées de bleu ou de rouge, palpitantes, pareilles aux grands pavois d’une éternelle fête. Au bout de ce fleuve de gaietés, par-dessus les charrois, les voitures publiques, les automobiles de luxe, blanches ou vert olive, ou jaunes comme le blé, — apparaissait une forêt de mâts, légèrement balancés dans le bleu et l’or du ciel. Au delà, c’était la mer, le chemin vers les pays fabuleux. Le paysan, stupéfait, avait devant lui la Porte de l’Orient, splendide comme un arc de triomphe. Il n’avait jamais vu pareil spectacle. Un peu de mistral soufflait, compagnon du soleil ; il agitait les ombres et les resplendissements des tentes, au-dessus des trottoirs échauffés. Victorin fut ébloui par la souveraine beauté de la capitale provençale. C’est donc là qu’il pourrait vivre, et dans l’amour ! N’est-ce pas M. Augias qui lui avait dépeint, sous de si noires couleurs, l’existence des villes ?

Il avisa un gardien de la paix :

— Pardon, excuse ; la rue Vieille, s’il vous plaît ?

L’agent expliqua :

— Descendez la Canebière. Arrivé au bout, tournez à droite, suivez le quai jusqu’à la place Victor-Gélu. Arrivé là, tournez encore à droite. Vous serez dans le vieux quartier, et vous redemanderez la rue Vieille. Vous en serez tout près.

Victorin, sur le quai, s’amusa une minute aux étalages des bazars qui vendent toutes sortes d’objets à l’usage des marins, ceintures de cuir, couteaux à gaîne, suroîts… Puis il s’arrêta devant les marchands d’oiseaux ; les oiseaux des îles ramageaient ; ou, muets, faisaient la boule ; les cacatoès et les aras jetaient leurs cris stridents ; des macaques grimaçaient des accès de colère ; ou, déjà malades de nostalgie, regardaient, avec des yeux de moribonds, le pavé grouillant de vie.

Sur la place Victor-Gélu, quelques nervis, de ceux que ce poète a éloquemment chantés, musardaient, la casquette aplatie sur le front, les mains aux poches de culottes avachies, les pieds dans des savates éculées, traînant les accents veules d’une langue haillonneuse, d’un provençal dégénéré.

Maï, s’en ren fan,
Avian tout l’an
Dé vin, dé bùou et de pan blan,
Léou, léou, diriou,
Vengu’ un fusiou
Espooutissen leïs reïs, marrias de Diou !
Et que la Républico duré.

Ainsi les chanta Gélu, dont la statue orne la place qui porte son nom et que ses modèles fréquentent.

Quand Victorin traversa la place, deux de ces nervis l’apostrophèrent.

— Tu es de Martigue ou de Six-Fours ?

— Tu passes bien faraud ? Qué paguès ?

Victorin passa sans répondre. Il entra dans le vieux quartier et demanda la rue Vieille.

Une sorte de nuit s’était faite brusquement autour de lui. Le Midi d’autrefois construisait de hautes maisons et se ménageait des rues étroites, dont l’entrée était à peu près interdite aux rayons du soleil. C’est contre les rayons du soleil d’été que nos pères voulaient s’abriter, avant tout. Mais, autour de Victorin, encore ébloui par le resplendissement du beau Marseille, l’ombre était d’autant plus noire qu’elle était subite. Elle était humide aussi et malodorante. Il songea aux violettes sous lesquelles on avait enseveli le grand-père…

Une sorte de tristesse physique l’envahit, ralentit sa marche. Il hésitait comme à l’entrée d’un tunnel, dont on n’entreverrait pas l’arceau de sortie.

— Rue Vieille, s’il vous plaît ?

— Vous y êtes.

Quelle rue ! Et les rues transversales entr’aperçues n’étaient pas moins noires. Les façades semblaient suer la crasse visqueuse des siècles. Du bas de chaque fenêtre sortaient deux perches obliques, horizontalement tendues, et qui, se rencontrant par la pointe, et formant triangle avec le mur pour troisième côté, portaient des linges variés, chemises, camisoles, torchons, humides d’une lessive suspecte. Sous ces étendards de misère, Victorin passe dans la rue avec inquiétude, en glissant sur des pavés gluants, parmi des détritus de légumes et de poissons.

Victorin chercha le numéro 10ter. Ah ! Le voici ! Est-il possible que ce soit là ? Cette porte crasseuse, ce corridor empuanti ! Pauvre Arlette ! Elle doit m’attendre, j’ai envoyé une dépêche. Ah oui ! pauvre Arlette ! Cet escalier est bien obscur, comme froid, en cette saison. Et quelle odeur ! une puanteur de fumier, mêlée à des relents de beurres frits et rances. Le jeune paysan, l’hôte des collines résineuses, le travailleur des champs salubres, fut troublé. Il crut que le cœur allait lui manquer. Il gravit pourtant l’escalier misérable. Toute la noblesse des choses rustiques, même de la plus grande pauvreté campagnarde, lui apparut soudainement. Alors, il se comprit en déchéance et se sentit en détresse.

Combien d’étages déjà montés ? Cinq. Encore un… Il arriva sur le dernier palier. Elle avait cloué sur sa porte un carton :

Mademoiselle Arlette des Mayons, Modiste.
FLEURS ET PLUMES.

Il s’attarda à lire cette inscription, enjolivée par Augustin de guirlandes à la plume, façon art moderne.

Et, pendant qu’il restait là, pantois, Victorin entendit la voix d’Arlette :

— Augustin, va-t’en. Je te dis que je viens de recevoir une dépêche de Victorin. Il vaut mieux qu’il ne te trouve pas ici. Que penserait-il, pauvre de moi ! Allons va-t’en. Nous se promènerons dimanche qui vient. Tu as manqué assez de fois ton bureau, cette semaine. Tu te feras renvoyer.

Augustin répondait :

— Ma montre, elle va bien. Le train doit arriver à peine… Il lui faut du temps pour venir à pied de la gare… Alors, tu comptes l’épouser ?

— Je l’espère. Et, tant que ce n’est pas fait, je serais bien coquine et bien sotte de le trahir. Sois juste, Augustin !

Victorin ne frappa même pas à la porte. Déjà il redescendait l’escalier puant. Et il s’achemina vers la gare, où il déjeuna d’un quignon de pain et d’un morceau de fromage. Il but l’eau de la fontaine du square, puis se paya une tasse de café au buffet. Le soir même, il s’asseyait, les yeux humides, sans rien dire, à la table des Bouziane.

Le lendemain, il crut avoir fait un mauvais rêve. L’honnêteté d’Arlette semblait évidente. Alors quoi ?… Alors quoi ? Allait-il l’abandonner parce qu’elle était pauvre — et si courageuse d’affronter une misère qui le faisait fuir, lui, un homme ? Arlette ne lui avait-elle pas dit, un jour, très loyalement, à propos de Marius, qu’elle se considérait comme en droit de ne pas décourager ses autres galants, afin de trouver encore à se marier si lui, Victorin, venait à l’oublier.

Certes, elle était honnête. Elle n’avait pas démérité. Elle traversait un moment difficile, voilà tout. Par probité, il résolut d’attendre encore, quoique sans joie.

A son retour de Marseille, Victorin dit à son père :

— Décidément, j’attendrai qu’on appelle ma classe… On est si bien ici !

Bouziane ne demanda pas d’explication.

XXVI
LA VOIX DES CLOCHES

Depuis quelques jours couraient des bruits de guerre. Personne n’y croyait.

« Du siècle que nous sommes, ça n’est plus possible. » Telle était la formule par où les gens de la terre accueillaient les nouvelles menaçantes sorties des « gazettes », comme eût dit le grand-père Bouziane, et transmises de bouche en bouche, volant plus vite que les ramiers sauvages ou les émouchets. Ainsi, dit-on, se propagent les nouvelles aux pays d’Afrique, à travers les déserts, comme sur les ailes d’une électricité humaine et sans qu’on sache comment.

Arnet, vagabond de nature comme un Bédouin, en passant par plaine ou colline, par vigne ou bois, criait de loin :

— Un Tel, vous savez ce qui arrive ?

— Eh ! non.

— Nous allons être en guerre !

— Avecque qui ?

— Avec l’Allemagne, pardi !

— Du siècle que nous sommes, pas possible ! Ça s’arrangera !

Il hochait la tête, le vieil insurgé de 51, et reprenait un de ses thèmes favoris :

— Marfiza-vous deïs emperours ! (Ayez méfiance des empereurs.)

Tout le monde, aux Mayons, se rappelait qu’un jour Arnet s’était affirmé cousin du roi des Maures ; et, vu que les chefs d’État sont parents entre eux, il s’était dit, par voie de conséquence, cousin du président de la République française.

Si singulier que cela puisse paraître, cette plaisanterie, la façon joyeusement sympathique dont elle avait été accueillie, acclamée, applaudie, avait impressionné le braconnier.

— Ce président, M. Poincaré, il me fait l’effet que je le connais, disait-il ; que nous avons eu quelque chose d’aimable ensemble ; et puis M. d’Auriol le connaît très bien ! il m’en a parlé : je lui suis attaché.

Ainsi disait Arnet, et, l’imagination aidant, un certain besoin, bien méridional, d’être sans gêne avec les grands de la terre, par orgueil — et familier par goût de la sympathie, Arnet ajoutait :

— Mon ami Poincaré, je ne l’ai jamais vu, il n’a eu jamais occasion de rien faire pour moi, ni moi pour lui, mais nous sommes très bien ensemble.

Il riait de cette drôlerie, mais, à force d’en rire, il y croyait presque ; et, dans les circonstances présentes, cessant de galéger, il s’écriait :

— Ils voudraient l’empêcher de revenir de Russie, où il est allé voir le père des Russes. Pourvu qu’on ne nous le prenne pas en route, notre Président ! C’est un si brave homme, à ma connaissance !

Non, il ne riait plus, Arnet. N’avait-il pas fait le coup de fusil pour la République, la Sainte, comme il disait, quand Napoléon fit contre elle son coup d’État. Non, l’Allemagne n’avait pas d’ennemi plus déterminé qu’Arnet. Malheureusement il était bien vieux, traînait la jambe. Tout récemment, il avait fait une chute. Les tarets avaient, disait-il, attaqué le vieux bois dont il était fait.

Tel qu’il était, Arnet était une voix française, une bonne et, quoique un peu enrouée, encore claironnante.

Il alla trouver les Bouziane.

— La guerre sera déclarée, vous verrez.

Misé Bouziane dit avec simplicité :

— Ah ! nos pauvres enfants !… Mais vous devez vous tromper, Arnet ; du temps que nous sommes, on ne fera plus des choses comme ça !

— Méfiez-vous des empereurs, répliqua Arnet.

C’était son refrain.

Le père Bouziane prononça :

— Ce serait terrible.

Et il regarda Victorin.

Victorin dit simplement.

— C’est grand-père qui aurait été content !

— Mon beau petit ! dit la mère.

Puis, au bout d’un instant :

— Ça n’est pas possible, non !

Et elle sortit, les yeux pleins de larmes, pour regarder la lumière du soleil, les plantes, les arbres si tranquilles, qui disaient avec elle : Ça n’est pas possible.

Arnet alla voir M. Augias ; il s’assit, sans rien dire, obéissant à un geste du vieil instituteur.

Tous deux restèrent un moment en grand silence, mais ayant des pensées à peu près semblables.

— Si cette chose arrivait, dit enfin maître Augias, il faudrait peut-être s’en réjouir !

Arnet leva sur lui des yeux emplis de stupeur.

Au même moment, M. le Maire entra, et, peu après, M. le Curé. Un même sentiment, qui aboutissait au désir de se rapprocher, de s’entendre ou de comprendre, réunissait ces hommes si divers.

A chacun d’eux, il semblait que chacun des autres en saurait, en dirait plus long que tous les autres ; ou, du moins, trouverait la réflexion consolante, imprévue, heureuse. Hélas, non !… Mais on se taisait ensemble, côte à côte, et cela déjà était bon.

— Eh bien, dit le maire, que pensez-vous de ce qui se passe, maître Augias ?

— Oui ? dit M. le curé, qu’en pensez-vous, Monsieur Augias ?

L’homme de prière interrogeait le laïque sur le sujet de haine et de mort, dont il se sentait trop éloigné pour être sûr de ses propres idées.

Est-ce que la loi de Moïse ne dit pas : « Tu ne tueras point » ? Et celle de Jésus : « Aimez-vous » ?

M. Augias avait beaucoup lu et réfléchi. Il répéta :

— Si cette chose terrible arrive, il faudra peut-être s’en réjouir.

— Oh ! fit Arnet, — dans le moment que ces messieurs entraient, vous veniez de me parler ainsi, et ça m’étonne beaucoup. Je ne comprends pas la raison pourquoi.

— Expliquez-vous, Monsieur Augias, dit le maire.

Maître Augias se recueillit ; son cœur le fit éloquent :

— La France, dit-il, ne peut pas croire à la guerre parce qu’elle y avait renoncé. Elle se disait que si le vaincu, quel qu’il soit, riposte par une guerre de revanche, jamais les guerres ne finiront. Et alors, peu à peu, quoique avec regret, elle fermait l’oreille aux cris de revanche, aux appels de son Déroulède. Elle faisait le sacrifice de sa fierté à la paix du monde. Et, pour ma part, j’ai toujours pensé que ce sacrifice était sublime, car il est difficile de subir un affront profondément ressenti… Oui, ce sacrifice, selon moi, eût été sublime, — s’il avait pu réussir, comme le croyaient sincèrement les pacifistes. Malheureusement, ces sacrifices-là ne désarment pas des ennemis qui mettent tout leur orgueil dans leur force matérielle. Dans l’esprit de sacrifice, ils ne voient qu’une faiblesse qui les excite à préparer l’écrasement du faible. C’est ce qui a encouragé l’Allemagne à nous attaquer. Mais, si débonnaires que nous ayons été, nous ne nous laisserons pas faire. Nous avons laissé s’éteindre le grand feu du patriotisme, mais la petite étincelle, — que Déroulède et d’autres protégeaient dans les cendres et entretenaient de leur souffle, — brûle toujours. Et vous le savez, Arnet, une étincelle suffit à allumer, dans nos forêts, de grands incendies. C’est ce qui arrivera. Plus la patience de la France a été longue, et bienveillants au monde ses espoirs et ses désirs — plus elle ressentira l’injure faite à ses idées et à son cœur. Elle va se réveiller comme en sursaut. Nous verrons des choses terribles, mais de grandes et belles choses.

Le vieil homme se tut. Et, dans le silence, le curé murmura la vieille devise, dont on ne pouvait dire si elle était une affirmation ou seulement un vœu :

— Dieu protège la France.

Ils ne dirent plus rien d’un long moment. Dans cette maison de village, ces quelques êtres, réunis pour s’entretenir d’un danger qu’on pressentait formidable, figuraient à eux seuls tout le peuple de France. Une grandeur était en eux et sur eux. Ils en avaient le confus sentiment ; et ils ne disaient plus rien, parce qu’ils n’auraient pu trouver de paroles en rapport avec cette grandeur. Puis ils se levèrent presque en même temps, se serrèrent la main et se séparèrent.

Trois jours plus tard, le tocsin épandait sur toutes les campagnes de France ses notes d’appel lamentable… L’incendie ? Non. La guerre.

La voix des cloches, condamnée au silence dans certaines régions, — d’autorité se faisait entendre partout. Du haut des clochers elle s’élançait, sans que personne songeât à refuser à Dieu, à l’Inexplicable, le droit de reprendre la parole.

Ce sont les maisons de l’Inexpliqué, les hautes maisons du mystère, celles qui, partout, dominent les chaumières et les palais — ce sont elles qui se chargeaient d’annoncer, seules, à la France, muette d’attente angoissée, la plus terrible des catastrophes qui jamais aient fondu sur le monde.

Elles sonnaient, les cloches des grandes cités et des moindres villages, en l’honneur de la mort, reine des épouvantements ; elles faisaient planer sur chaque tête la menace formidable ; et tout se taisait.

Comme si les choses eussent compris, elles se taisaient.

Rien ne fut impressionnant, ce jour-là, comme le silence et la solitude des plaines, des bois, des champs. Rien n’y remuait. Pas un travailleur ne s’était rendu à son travail. Point d’ailes dans le bleu des airs. Pas un souffle de brise dans les branches. On eût dit que tout l’espace, sur terre et dans l’air, était laissé à la grande menace, à l’expansion des ondes sonores, qui, du levant au couchant et du nord au midi, annonçaient la guerre, le malheur du monde.

Où étaient-ils, les hommes de France ?

Dans les villes, dans les bourgades et les hameaux ; et tous, comme si partout un messager inconnu eût donné un mot d’ordre, tous songeaient :

— Eh bien, tant mieux ! Il fallait en finir avec la sourde malice allemande. Nos enfants ne vivront pas, comme nous, dans une inquiétude secrète et humiliée. Tant mieux ! On va se battre pour l’avenir des enfants et la libération de la terre !

XXVII
CONCORDE

Victorin, s’attendant à être appelé d’un instant à l’autre, alla prendre congé de son ancien maître.

— Ah ! Victorin, lui dit M. Augias, si tu rencontres mon fils, donne-lui de bons conseils ; il me rend bien malheureux. Il est de ta classe. Pourvu qu’il ne fasse pas quelque sottise. Tu vois comment un fils peut faire souffrir un père. Le tien ne te dit pas son chagrin, il ne dit que sa colère de te voir lui désobéir. Il est encore temps pour toi de rendre heureux tes parents. Penses-y. Tu pars volontiers, j’espère, pour défendre notre pays ?

— J’aimerais mieux, bien sûr, qu’il n’y ait pas la guerre, maître Augias, mais, du beau (moment) qu’elle arrive, je comprends bien qu’en défendant la France, chacun défend son village, sa maison et sa famille, comme vous me l’avez souvent répété. Alors il n’y a pas à tant s’arraisonner. Le plus tranquille devient furieux quand les voleurs entrent chez lui. D’ici, nous ne les voyons pas ; c’est ce qui fait que beaucoup n’ont pas tout de suite la grande colère qu’il faudrait. Mais en réfléchissant un peu, on doit très bien s’imaginer que ce qu’ils font là-bas, dans le Nord, ils nous le feraient ici, chez nous, si on les laissait arriver. Alors, il faut se défendre, et ma réflexion me dit qu’il faut partir volontiers.

— Bonjour, monsieur Augias, dit Arnet qui arriva sur ces mots… Tu pars, Victorin ?

Le braconnier soupira :

— Dommage que je sois trop vieux pour t’accompagner.

— Tu sais qu’Arnet est un vétéran de 70, dit Augias, qu’il a été laissé pour mort sur le champ de bataille, et qu’il n’en parle jamais.

— Je n’en parlais pas, en effet, parce que ce que j’ai vu en ce temps-là ne me rendait pas fier. Mais on peut en parler maintenant, puisqu’on va reprendre tout ce qu’on avait perdu. Ah ! ces Prussiens, c’est pire que des voleurs de grand chemin ! J’espère qu’on va les frotter d’importance. On y avait renoncé ; c’est eux qui nous offrent l’occasion, tant mieux donc, si nous voyons, avant de mourir, une guerre dont on pourra parler plus tard au lieu d’avoir honte.

Le vieil Arnet pétillait de jeunesse.

— Vous voilà bien animé, ami Arnet. Vous avez l’air d’un vieux cheval de bataille qui redresse la tête au clairon.

— C’est un peu ça, dit le braconnier. Figurez-vous que je viens du café, où le vieil Audiffren, qui était matelot en 70, nous a conté une chose magnifique. En voilà une histoire qui a de la valeur ! Point de galégeade ne peut lutter avec. On lui a payé une bouteille de vieux Mayons, et on a bu à la victoire.

— Et cette histoire, ne pouvez-vous nous la répéter ? dit M. Augias.

— Hum, dit Arnet, je ne saurai pas bien… Mais enfin, voici : En 70, nous a dit Audiffren, j’étais matelot ; nous n’avons jamais pu, à bord de notre croiseur, rencontrer l’ennemi. Une fois, pourtant, dans un port d’Italie, nous prîmes notre mouillage à côté d’un bateau de guerre allemand. Naturellement nous ne pouvions pas l’attaquer, mais nous pouvions le provoquer, lui proposer de venir au large. C’est ce que fit notre commandant le lendemain matin. Ce fut magnifique. On hissa à l’arrière du croiseur français le pavillon de combat. Et ce pavillon de combat n’en finit plus d’être grand. Le bateau traîne ça derrière lui comme un « pavon » traîne sa longue queue, d’un air orgueilleux.

— J’ai entendu, ajouta M. Augias, un officier dire un jour en parlant de ce pavillon : « C’est comme un linceul tricolore assez grand, si le bateau se sent mourir, pour l’envelopper tout entier. »

— C’est tout juste ce que nous disait Audiffren, reprit Arnet. Il disait : Nous avions à l’arrière ce pavillon qui semblait assez grand pour envelopper tout le bateau. Et le commandant fit une manœuvre qui réjouit tout l’équipage. Nous virâmes de manière à faire comme un rond autour de l’ennemi et nous vînmes passer tout à côté de lui, comme si nous avions été un homme qui vient en pousser un autre de l’épaule, pour l’affronter, d’un air de dire : « Sortons un peu ensemble, si tu n’es pas un lâche ». Et notre bateau, ayant manœuvré de cette manière, disait cela à sa façon par le moyen d’un coup de canon tiré à blanc ; et, toujours avec son air fier, il sortit de la rade avec son pavillon si grand, et que le vent se mit à développer pour le bien faire voir. Mais le bateau allemand resta bien sagement à l’ancre ; il refusait le combat. Et, le soir, nous revînmes pour dormir à côté de lui, et d’abord lui faire sous son nez le salut des couleurs, tel qu’on le fait chaque soir au coucher du soleil, avec des sonneries et des coups de feu, comme aux bravades de Saint-Tropez et de Fréjus… Monsieur Augias, on a frappé à la porte.

— Entrez, dit M. Augias.

C’était un gendarme.

— J’apporte, dit-il, l’ordre de mobilisation pour votre fils, monsieur Augias… Votre fils n’est pas en règle.

— Il s’y mettra, dit M. Augias, j’en réponds. Donnez. Merci. Je lui ferai parvenir cela.

— Ah ! vous voilà, maître Arnet ? fit le gendarme… Avec la permission de M. Augias, s’il veut m’excuser, je vous dirai que nous ne sommes pas contents de vos histoires.

— Et de quelles histoires ?

— D’une que vous contez quelquefois, et qui a fini par nous revenir aux oreilles. Vous prétendez que vous avez, dans votre jeunesse, maltraité un gendarme, que vous l’avez porté sur vos épaules à travers la brousse, et que, finalement, il aurait manqué à son devoir en ne vous arrêtant pas, et cela pour conserver les bonnes manières d’un riche propriétaire de la contrée. Nous comprenons la galégeade, maître Arnet, mais nous ne voulons pas de l’injure. Et je ne suis pas fâché de vous le faire entendre.

— Il y a, heureusement pour les braconniers, répliqua Arnet, des gendarmes qui ne font pas toujours tout leur devoir.

— Si cela s’était produit, une fois, en votre faveur, serait-ce bien convenable à vous de le leur reprocher au lieu de leur en être reconnaissant ?

Arnet réfléchit un bon moment.

— Gendarme, dit-il enfin, en tout autre temps je vous aurais montré que j’aime à rire jusqu’au bout ; mais je me comprends que ce n’est plus le moment. Je vous dirai donc que, en tout temps, lorsque je racontais mes histoires, je les arrangeais toujours de manière à les rendre gaies et à faire rire les gens un peu plus que de raison peut-être ; je dois avouer aujourd’hui que je n’ai jamais porté tout un gendarme sur mon dos, armes et bagages, pendant si longtemps ; que je l’ai seulement un peu soulevé de terre et un rien de temps ; que je méritais un gros procès-verbal, et que si le gendarme ne me le fit pas, — sur la prière de mon ami, le marquis, — ce fut par bonté pure, parce qu’on lui fit comprendre que je m’étais exposé à une trop terrible condamnation. Ce gendarme fut donc un juste et très brave homme.

Et, avec une certaine noblesse, Arnet acheva :

— Vous pouvez, conséquemment, présenter à ceux de vos camarades qui ont connu cette histoire que j’ai contée, les excuses du vieil Arnet, pourquoi les gendarmes sont les soldats qui nous défendent, même quand on n’est pas en temps de guerre. Et si vous voulez me donner la main, c’est de bon cœur que je vous le demande.

Il y eut un silence.

Le gendarme et le braconnier se serrèrent la main ; Augias tendit la sienne ; puis Victorin. On eût dit un serment muet.

— Ce sont des gendarmes, dit enfin Augias, seulement des gendarmes qu’il faudrait contre ces voleurs et assassins qu’on appelle les soldats allemands, et qui déshonoreraient le beau nom de soldats s’il pouvait être déshonoré.

Puis, à son habitude, oubliant un peu qu’il n’était pas seul, il se mit à philosopher :

— Voyez-vous, mes amis, il y a, dans toute guerre de conquête, de l’assassinat et du vol. Et tant que les crimes des guerres de conquêtes ne s’appelleront pas des crimes, et que les nations ne s’uniront pas pour punir celle qui tentera de les commettre, tout gredin aura une manière d’argument en sa faveur. Il ne faut plus, comme dit quelquefois Arnet, qu’il y ait deux poids et deux mesures, une loi pour les peuples et une autre pour les individus. C’est cela qui met l’anarchie dans les têtes de nos enfants. Mais cette anarchie même aura aidé à éclairer le monde comme elle m’éclaire, car la France est là, mes amis ; elle comprend son rôle. Elle est la première, a dit un Anglais célèbre, au combat et à la vérité. Elle éclairera le monde. Et, par les armes d’abord, le monde punira la nation de voleurs et d’assassins.

Ainsi parla maître Augias, et les autres comprenaient.

La rencontre fortuite d’un gendarme et d’un vieux braconnier, dans la pauvre maison du vieil instituteur philosophe, faisait luire, aux yeux d’un jeune paysan, une des espérances les plus hautes du monde civilisé. C’était, tracé par le simple bon sens de deux vieillards, sur la courbe d’évolution, le trait qui dessinait le stade futur, et l’un des points d’arrivée de la justice.

XXVIII
SANS PATRIE

Le lendemain matin, maître Augias partait pour Marseille. Il portait à son fils le papier que lui avait remis le gendarme. Or Augustin, croyant pouvoir devancer l’appel, venait des bureaux de recrutement quand son père se présenta chez lui.

Augias, en apprenant ses bonnes résolutions, le serra d’abord dans ses bras. Puis, démêlant sans peine dans ses paroles une arrière-pensée, et, dans son désir de se battre, la volonté d’en finir avec la vie, il lui parla longtemps, et termina ainsi :

— Commence par obéir à tes chefs sans plainte. Si tu éprouves des révoltes, garde-les secrètement en toi et obéis encore. Essaie de comprendre pourquoi ton pays souffre et se bat ; pourquoi, tout entier, il préférerait la mort au déshonneur. Regarde autour de toi, parmi les hommes et parmi tes chefs, ceux qui ne demanderaient qu’à vivre heureux dans leur famille, dans leur aisance ou leur richesse, et qui sont prêts cependant à mourir pour garder aux survivants les biens qu’ils vont perdre avec la vie. Il n’y a pas de meilleure leçon de morale que la vue des dévouements. Le plus malin ne peut pas douter de ce que ses yeux lui montrent.

Augustin avait écouté froidement, et l’œil sec, ces paroles d’un sage.

Il haussa les épaules. Et, baissant la tête à la façon d’un taureau qui médite un mauvais coup, regardant son père en-dessous, il proféra d’un ton bourru :

— Tout ça, c’est des phrases qu’on dit pour pousser les gens à la bataille !… Je ne sais pas dans quel intérêt !…

Rien ne saurait peindre la stupeur triste qui était dans les yeux de maître Augias ; il se sentait en présence d’une inintelligence extraordinaire, butée ; il comprenait bien que nulle parole ne parviendrait à pénétrer la bêtise compacte, épaisse, lourde, — le front de taureau qu’il avait devant lui, celui de son propre fils !

Et, dans son impuissance, qu’il s’avouait, il demeurait sans réaction, étonné.

Augustin comprit qu’il terrassait le vieux. Alors, imprudemment, il ajouta :

— Qu’est-ce que ça peut faire au peuple, et qu’est-ce que ça peut me faire, de devenir Allemand ?

La monstruosité de cette indifférence fut comme un coup de fouet qui cingla le père, mit tout son sang en révolte. L’indignation, la colère affluèrent dans son cerveau. Littéralement, il vit rouge… il eut une envie intérieure, mais intérieurement réalisée ! de bondir sur le jeune homme, de le prendre à la gorge ; et de serrer, à l’étouffer, cette stupidité… Aux temps antiques, il l’eût fait, — et c’eût été, dans l’histoire, un exemple, souvent cité, de patriotisme romain.

Maître Augias, par un grand effort, se ressaisit ; réfléchit longuement…

— Ce mouvement de fureur, qui vient de m’aveugler un instant, songea le vieux philosophe, — c’est l’esprit même de la guerre, la haine de race, qui mord et tue avant tout… J’ai mieux à faire…

Et l’homme moderne, calme, prononça tranquillement :

— Mon pauvre garçon ! notre pays a fait, il y plus d’un siècle, une révolution terrible pour abattre les tyrannies françaises, qui, comparées à celles de la Prusse et de l’Allemagne, étaient inoffensives, pleines de civilisation, de politesse et de grâce. Il y a une contradiction imbécile entre ton acceptation éventuelle de la victoire allemande et tes prétendues idées libertaires et pacifiques. Tu prétends haïr la guerre et il te serait indifférent, dis-tu, de devenir Allemand, c’est-à-dire soldat avant tout, et quel soldat ! soldat esclave d’une discipline de fer, ayant, pour avenir promis, la conquête brutale du monde, à laquelle des officiers nobles te feraient marcher — pardon, si je t’offense ! — à grands coups de pied dans le derrière, et de cravache dans la figure. Si nous avions un empereur en France comme ils en ont un en Allemagne, et même honorable, tu réclamerais sa tête tous les matins… tu voudrais la guerre civile… Eh bien, mon garçon, tu as, dans la présente guerre avec l’Allemand, une fameuse occasion de prouver la sincérité de tes sentiments d’homme libre, et de marcher, conformément à tes idées, contre la plus abominable des tyrannies et contre le militarisme le plus sanglant et le plus avilissant… Allons, en avant, mon gaillard ! pour la liberté du monde, et pour le triomphe de la paix ! Sinon, — comme j’ai lieu de le craindre, — tu n’es que le dernier des crétins ou le pire des menteurs.

Sous l’insulte paternelle, Augustin ne broncha pas.

Maître Augias le considéra en silence un long moment, et dit enfin :

— En te quittant, et pour me consoler, j’irai, dès mon arrivée aux Mayons, voir les Bouziane. Leur Victorin est plus près que toi de mon cœur, plus près cent fois. Adieu, Augustin, je t’ai serré dans mes bras tantôt en arrivant, je regrette de ne pas faire de même en te quittant, mais tu m’en as ôté le désir.

Il s’éloigna d’un pas ferme ; puis, se retournant, au moment de sortir, il ajouta :

— Adieu… quand tu auras retrouvé une patrie, tu trouveras un père.

Ils se quittèrent ainsi.

XXIX
MARTINE

Victorin Bouziane, quand le jour fut arrivé de rejoindre son régiment, était allé prendre congé des Revertégat.

Ils ne prononcèrent pas beaucoup de paroles.

— Tu pars, Victorin ?

— Eh bé, oui !

— Bon voyage.

— N’ajoutez pas bonne chance, disait-il, pourquoi, quand c’est pour la chasse qu’on part, ça porte malheur.

Martine en disait plus long. Elle avait le cœur gonflé. Elle parlait haut et fort, afin de lutter contre son émotion ; et, pour la mieux cacher :

— Notre garçon de ferme, dit-elle, part, lui aussi. Lui et toi, Victorin, ça va faire ici un gros manque. Mais, sois tranquille, nous se débrouillerons. J’ai des bras d’homme, tu en sais quelque chose. Et j’ai du cœur aussi, je t’assure. S’il part beaucoup de travailleurs, nous autres, femmes et filles, nous saurons les remplacer, même derrière la charrue. Une fois, comme tu sais, Marius était malade et mon père avait beaucoup de travail ; il fallait, pas moins, porter tout de suite une charrue à réparer chez celui qui l’avait vendue, à Pierrefeu, et qui est un fameux ouvrier. Et c’est moi qui la portai sur notre charrette. Il y a bien plus de quatre lieues. Et, de m’avoir vue faire le charretier, il y en eut qui se moquèrent. Tant pis pour eux ; on fait ce qu’on doit. J’attelai le cheval à la charrette, je mis mon déjeuner dans le tiroir, ma moins bonne robe et mes meilleurs souliers, le fouet autour du cou comme j’avais vu faire à tous les rouliers ; et hue ! et dia ! me voilà en route en sifflant, figure-toi ! Sur la charrette, j’avais arrangé une chaise bien attachée et, quand j’étais fatiguée, je m’asseyais comme une reine sur son trône ! Et quand je rencontrais d’autres charretiers, j’étais galégée, tu penses ! — « Et alors, la fille, on a les culottes ? » — Notre chien, celui qui est mort, le dogue, était mon porte-respect. A un qui voulait m’embrasser il fit sentir sa dent dure ; et à celui-là, il a fallu que sa femme ou sa mère recouse la culotte, le soir. C’est pour te dire que je ne crains rien. Et d’autres filles sont comme moi courageuses. Il y en a, et beaucoup, qui, vu l’occasion, se montreront, tu verras ! Vous pouvez donc partir tranquilles, les soldats. Si c’est nécessaire, je prêterai la main à ton père ; j’ai labouré plus d’une fois et je sais comment on s’y prend. Je ne te promets pas de dire du mal au cheval, comme vous faites tous, ajouta-t-elle en riant ; mais si c’est nécessaire pour le faire marcher, je saurai lui en envoyer, des sottises ! M. le curé me pardonnera, je pense, vu la nécessité. Allons, embrasse-moi, Victorin.

Et comme il l’embrassait sur les deux joues, elle ne put s’empêcher de souffler tout bas, se sentant amoureuse de son ami d’enfance :

— Je ne suis pas une Arlette.

Et, Victorin parti, elle fit, et au delà, ce qu’elle avait promis.

Plus d’une fois, on la vit aux labours quand son père vaquait à d’autres travaux.

Sa mère ne pouvait s’empêcher de lui dire :

— N’en fais pas trop, notre Martine, que tu ne tombes pas malade.

— Je ne suis pas une fillette, répondait-elle en riant. Quand nos hommes se battent, il faut au moins leur mettre l’esprit en repos, là-bas ; et les femmes doivent les remplacer au travail.

Elle était belle, la petite, quand on la voyait sortir tenant la bride du gros cheval laboureur, pour le mener au champ où l’attendait la charrue.

La charrue dormait couchée au revers d’un sillon tracé la veille. Elle la relevait d’un poing solide, qui n’hésitait pas ; sur le dos de la bête, elle prenait les traits jetés de ci de là et les accrochait à l’araire, tendait les guides de corde dont elle nouait l’extrémité aux mancherons. Les mancherons en main, elle criait : « Hi ! hue ! » La bête avançait ; le soc écorchait la terre ; la terre s’ouvrait lentement ; et le sol dur, celui que la charrue éventrerait au retour, inégal sous les pas de la paysanne, et les mouvements qu’il fallait faire pour peser sur les mancherons, les abaisser ou bien les relever, — tout cela faisait à la belle fille une démarche onduleuse, mais ferme, qui montrait sa souplesse gracieuse et sa force. Tout son corps flexible, selon l’effort nécessaire, se haussait, raide, ou se courbait un peu, faisait saillir les hanches larges, montrait, sous le bas du jupon court, une jambe musclée comme d’un garçon vigoureux.

Et, quand sa bête lasse s’arrêtait pour souffler, la paysanne intrépide, au lieu d’injures, lui criait :

— Souffle, ma pauvre, que je t’ai alassée ! Ce n’est pas encore toi qui me feras lâcher pied. C’est Martine, souviens-t’en, qui t’aura fait demander grâce. Pourquoi est-ce qu’ils vous injurient, les hommes qui labourent ? Tu fais ce que tu peux, comme les hommes et comme moi, chacun selon sa force. Et le bon Dieu saura dire où sont les bons travailleurs.

Alors, toute seule elle riait, et Victorin n’était plus là pour lui dire, comme malgré lui :

— Quelles belles dents il montre, ton rire, Martine !

Alors, la gaieté solitaire de Martine s’arrêtait, et elle se sentait tout près de pleurer.

A plusieurs reprises, elle alla travailler pour le père Bouziane, avec le cheval qui avait l’habitude d’être mené par Victorin.

Et une de ces fois-là, tout de bon, elle se sentit gagnée par les larmes. Elle s’arrêta ; et elle les laissa couler parce qu’elle était seule au milieu du champ, sous le grand ciel, et vue seulement des oiseaux qui passaient.

Et elle dit au cheval à voix haute :

— Allons, hue ! le Rouge ! que c’est pour lui que nous travaillons… Je ne savais pas l’aimer tant, pauvre de moi ! Que Dieu le protège à la bataille ! Hue ! le Rouge ! que tu l’aimais aussi, et que c’est pour lui qu’il faut labourer, nous deux.

XXX
AUGUSTIN AUGIAS

Sur le front, où ils se battaient côte à côte, Victorin et Augustin firent la connaissance de M. le curé doyen Delmazet, sergent ; mais Augustin demeurait farouche et sombre, fermé aux avances cordiales du prêtre et à celles de Victorin. Il souffrait d’orgueil, et, s’isolant dans ses rages misérables, dans ses sourdes révoltes d’envieux, il gardait le silence.

A Verdun, un jour, quelques hommes de bonne volonté furent demandés par le colonel pour un coup de main difficile. Au grand étonnement des mauvaises têtes (il y en a toujours partout) Augias s’offrit. Ils partirent une douzaine, revinrent trois, dont Augustin. Le lieutenant qui les conduisait étant tombé, Augustin avait d’abord pris le commandement de la petite troupe ; et, au retour, retrouvant son officier, gisant, la jambe fracassée, il l’avait mis sur son échine et porté durant plus de deux kilomètres, sous une mitraille enragée, sans vouloir être remplacé. Au début de cette affaire, comme fou de bravoure, il avait, pour se rendre maître d’une position importante, enlevé une mitrailleuse, après avoir assommé les servants à coups de crosse. Les deux camarades qui l’accompagnaient racontèrent ces prouesses dont il ne soufflait mot. Le colonel le félicita devant les hommes assemblés et épingla sur sa poitrine la croix de guerre, au milieu des acclamations du régiment. Augustin se laissa faire et demeura triste ; mais, quelque temps après, M. Augias recevait la lettre suivante, que lui adressait le doyen mobilisé.

« Mon cher Monsieur Augias,

« J’ai quelque chose d’heureux à vous annoncer, et je frémis de joie à l’idée de celle que vous allez éprouver. »

Ici, M. le curé Delmazet racontait l’exploit d’Augustin, et il ajoutait :

« Après ce triomphe, votre fils demeurait comme accablé d’une singulière tristesse. Il me fuyait comme à l’ordinaire. Je parvins à le joindre un jour : « Augias, lui dis-je, tu as de la peine quand tu devrais être fier et joyeux ; que se passe-t-il en toi ? » Il m’expliqua alors, cher Monsieur Augias, qu’il avait eu le dessein, déjà, à Marseille, d’en finir avec la vie, croyant qu’il n’était et ne serait jamais bon à rien. Puis, au régiment, il avait souffert de n’être qu’un simple soldat perdu dans le rang, et, surtout, il y était jaloux de Victorin Bouziane, dont la conduite et le courage étaient cités en exemples. Alors l’idée lui était revenue de mourir volontairement, de se faire tuer, d’abord pour quitter une vie de pauvreté insupportable à son orgueil ; ensuite, pour faire servir cette mort à sa gloire. Il voulait faire l’étonnement de ses camarades, en particulier de Bouziane.

« Tels furent les mobiles qui lui ont inspiré une conduite de héros, mais d’un héros qui, tout de suite, s’est senti indigne d’être proclamé tel. Voilà quelle fut sa confession que, sur mes instances, il m’a permis de vous répéter. — Ah ! Monsieur le curé, me dit-il, comme on doit être heureux et justement fier lorsqu’on se sent digne d’un honneur comme celui que j’ai reçu ! lorsqu’on a véritablement aimé sa patrie comme mon père m’a toujours dit que c’était un devoir de le faire ! Mais moi, quand le colonel m’a posé la croix sur la poitrine et donné l’accolade, je me suis dit que l’action pour laquelle il me félicitait n’avait pas eu les motifs qu’il croyait, et c’est la cause de ma tristesse. Je ne m’en consolerai jamais, si ce n’est en me battant à l’avenir pour aider à la défaite de l’ennemi, et en essayant de survivre, afin que mon père, un jour, me retrouve un autre homme.

« Alors son cœur creva, et il se mit à pleurer, en disant, comme un petit enfant : — Papa ! »

« Le voyant ainsi troublé et repentant, je lui expliquai que ses regrets, ses remords même, le rendaient digne de la récompense gagnée comme malgré lui. Il parut un peu rasséréné. Et, trois jours après, il était encore cité à l’ordre de l’armée pour avoir montré une bravoure exceptionnelle. Assez grièvement blessé, il était tombé à mes côtés au moment où je tombai moi-même, mon cher Monsieur Augias. Nous voici ensemble, votre fils et moi, à l’hôpital de X, bien tranquilles et en voie de guérison. Venez voir votre fils, deux et trois fois sauvé.

« Dites au père de Victorin Bouziane que son fils, à lui, pour n’avoir pas eu, jusqu’ici, l’occasion d’accomplir (affaire de chance) un de ces actes tout à fait exceptionnels qui attirent les hautes récompenses, n’en est pas moins, comme des milliers d’autres, un des soldats magnifiques de la France.

« Vous cherchiez des sanctions à votre morale laïque, mon bon Monsieur Augias ? En apercevez-vous ici ? Ma lettre vous apporte la preuve positive de leur réalité. C’est le désir d’obtenir les sanctions aux actes méritoires qui a tué en votre fils les sentiments condamnables qui ne mènent à rien, sinon à la souffrance. Un remerciement de la Patrie, sous la forme d’une pauvre croix, et votre Augustin a compris le bonheur qu’on éprouve à servir et à défendre les autres hommes, même à mourir pour eux ! Il a compris l’honneur et la honte, les deux sanctions puissantes du bien et du mal — symbole humain, à nos yeux de catholiques, des sanctions éternelles. Et n’est-ce pas une chose singulière que des sanctions purement humaines aient choisi pour insigne la croix, notre signe de la croix !

« A bientôt.

« Delmazet, curé-doyen,
sergent au …e d’infanterie ».

« P. S. — Quel honneur pour les Mayons, cette conduite de votre fils ! Et puis — le savez-vous — ces Mayons, qui n’ont guère que 125 feux, comptent déjà douze victimes de la guerre, frappées à l’ennemi. Oui, et l’un de nos pauvres Mayonnais est aveugle. Honneur aux Mayons. »

XXXI
DES YEUX SE FERMENT, DES YEUX S’OUVRENT

Pendant que maître Augias s’acheminait vers l’hôpital où il allait retrouver son fils transfiguré, Victorin, permissionnaire, partait pour les Mayons.

Arlette, restée seule à Marseille, et sans nouvelles de ses amis depuis le début de la guerre, avait renoncé à sa sagesse, trop laborieuse à son gré, et à sa mansarde de la rue Vieille. Elle était venue, sur les conseils d’une amie nouvelle, et avec cette amie, à Toulon, pour y dépenser ses pauvres économies dans les cinémas et aux tables des cafés, en des toilettes qui offensaient les yeux des soldats retour du front. Elle était de celles qui semblaient ignorer combien on souffrait dans les tranchées.

Forcé de s’arrêter quelques heures à Toulon, Victorin, sans qu’elle l’aperçût, la vit passer, toujours souriante sous son ombrelle multicolore, jupes courtes, bottines hautes, chapeau en shapska… Il détourna les yeux.

Le hasard voulut que, ce même jour, dans la voiture qui le ramenait vers la maison paternelle, il rencontrât l’un de ses camarades des Mayons, réformé, un aveugle de la guerre.

Le père de ce jeune homme était allé le chercher à Gonfaron et le ramenait tristement. Le père et le fils se taisaient. On les voyait oppressés par une douleur infinie, qui ne voulait pas se plaindre. Victorin, après avoir essayé de causer avec eux, y renonça. Ils étaient seuls tous trois dans la voiture. Elle roulait. On entendait le battement sec du pied des chevaux sur la route dure.

L’aveugle dit tout à coup :

— On m’avait bien répété, — je ne voulais pas le croire, — que, lorsqu’on a perdu les yeux, on fait attention à des choses qu’on ne remarquait pas autrefois. Vous m’entendez, mon père ? tu m’entends, Bouziane ?

— Nous t’entendons. Qu’est-ce qui te fait penser à ça ?

— C’est, dit-il, que le bruit du pas de notre cheval, sur cette route de Gonfaron aux Mayons, me parle ; il me dit des choses. Combien de fois ai-je fait, en voiture, la route qu’en ce moment nous faisons… Et, en ce temps-là, je n’écoutais pas ce bruit des sabots ferrés sur le chemin d’ici. Eh bien, je le reconnais, ce joli bruit ; c’est comme une musique. Là-haut, où l’on se bat, j’en ai entendu trotter des chevaux et rouler des voitures. Ça sonnait mou. Oui, les routes de là-haut, empierrées pourtant, répondent aux pieds des chevaux d’une autre manière. Elles disent qu’il pleut souvent, qu’elles sont souvent mouillées, amollies. Écoutez comme, ici, ça sonne clair ; ça sonne le soleil. Oui, oui, notre cheval trotte sur du soleil. J’entends ça très bien et ça me fait plaisir… Ah ! on va s’arrêter. Le courrier va remettre une commission, n’est-ce pas ? Le cheval arrêté laisse retomber par moment son pied qui sonne la lumière. Il y a des mouches. Elles bourdonnent. Elles disent que c’est l’été. On ne peut pas s’y tromper. Et la queue du cheval fouette sa croupe ; je l’entends. C’est très joli. Je n’avais jamais entendu ça. Le major me disait : « Tu vivras beaucoup par les oreilles ». Ça ne me consolait pas. Maintenant, je comprends. J’aurai donc encore de la joie, mon père, à deviner par les bruits de la maison, vos occupations de tous les jours. Voilà qu’on repart. Les roues tournent. Le cheval trotte et c’est sur la terre du pays ! Je la reconnaîtrais, au bruit qu’elle répond, entre toutes. Comme j’entends bien la voix du pays ! Ils ne m’ont pas ôté ça ! O, mes beaux Mayons, je les revois donc !

— Eh bien, dit Victorin, tu devrais t’arrêter un instant chez mon père, avec le tien, tout à l’heure. On boira un coup, et tu marcheras un peu, sur cette terre qui te parle ; tu la sentiras sous ton pied avec plaisir. Dans nos sentiers de roches, ça sonne encore d’une autre manière que sur la route, tu sais bien. Et ça retentit dans la gouargo (le ravin).

— Et puis ça sentira bon, répondit l’aveugle ; oui, oui, descendons.

— Ta mère t’attend, fit observer le père.

— Je retarderai sa joie de me voir, mon père, mais aussi son chagrin de ce que je ne puisse plus la voir, elle ! répliqua l’aveugle. Je pourrai du moins lui expliquer mieux comme j’ai été heureux en arrivant d’entendre ma patrie, si je ne la vois plus.

— Venez. Je vous accompagnerai jusque chez vous ensuite, dit Victorin ; nous sommes si voisins !

L’aveugle et son père descendirent.

Et, quand ils furent dans le sentier rocheux et sonore :

— Tu avais raison, Victorin. D’ici, je la retrouve mieux, notre terre. Et elle parle toute. Elle dit la résine. Une perdrix, là-bas, rappelle. Voici que le sentier descend. Nous allons entrer dans la plaine qui est vôtre. Nous y sommes. Ça sent la vigne. Je ne m’en serais pas aperçu autrefois. Il a dû pleuvoir hier une pluie d’orage, ce qui a permis de labourer ce matin ; — je le comprends, attendu que, maintenant, ça sent les mottes fraîchement retournées ! O Victorin, arrêtons-nous un instant. Je ne labourerai plus, moi, de peur de ne pas tracer droit, mais je me revois derrière la charrue, je crois tenir les guides dans ma main. Tout ce que je ne sentais pas autrefois m’entre aux narines avec ce petit ventoulet si tiède. Un grand soleil tape sur moi et je sue au travail, je m’arrête pour respirer. Je sais que je fais un travail utile à nous tous. Je n’y avais jamais beaucoup réfléchi. Je suis fier d’être un paysan. O Victorin ! plains l’aveugle, qui jamais plus ne conduira l’araire et ne verra plus la grande lumière pleuvoir sur les blés et sur les vignes. Et toi, qui as le bonheur de regarder encore ces choses, de vraiment revoir le pays avec tes yeux, aime-le, Victorin, et, tant que tu pourras, jamais ne le quitte !…


Le soir, à la table paternelle, où il venait de s’asseoir :

— Mon père, dit Victorin, grand-père avait raison. Demandez, je vous prie, aux Revertégat s’ils veulent toujours me donner Martine, et à Martine si elle veut encore de moi.

Le mari regarda sa femme, qui, debout, les servait ; la femme regarda son homme ; ils se virent émus aux larmes.

— Femme, dit Bouziane, viens t’asseoir à table près de ton fils, que, peut-être, les jambes te doivent trembler un peu.

La femme, apportant pour elle une assiette et un verre, vint prendre place entre le père et le fils.

— Mangeons, dit Bouziane. Mange et bois, garçon, que tu dois avoir un fameux appétit et une fameuse soif, après tant de batailles !

Ils soupèrent en silence ; puis, au fromage :

— Femme, un coup de vieux muscat.

Elle se leva, apporta le vin cuit. Le père emplit les trois gobelets. Et, avant de toucher des lèvres au sien, l’œil malicieux et la tempe toute ridée de plis ironiques :

— Et alors, fils, cette Arlette — qui n’a jamais été des Mayons ? hé, Bouziane ?

Victorin prononça :

— Elle n’a jamais valu l’ongle du petit doigt d’une Martine, père ; ni une motte de notre terre.

Le vieux paysan leva son verre et le choqua contre celui du fils et de l’épouse :

— A la France ! dit-il.

FIN.

La Garde, 17 Février 1917.

TABLE DES MATIÈRES

I.
— Le dépiquage du blé
1
II.
— La vieille maison paysanne
10
III.
— L’anarchiste et la suffragette
20
IV.
— Les leveurs de liège
37
V.
— La chasse aux cigales
51
VI.
— Monsieur Gustin
62
VII.
— La poigne du vieil Arnet
67
VIII.
— Une galégeade d’Arnet
78
IX.
— Le vieux qui dort là-haut
79
X.
— Le Roi d’Italie
99
XI.
— La famille fait la Patrie
105
XII.
— Un soir d’été sur l’aire
113
XIII.
— L’instituteur et le prêtre
123
XIV.
— Le chapitre du chapeau
134
XV.
— Le museau de vendange
143
XVI.
— Arlette et Martine
155
XVII.
— Arnet se confesse
161
XVIII.
— La famille et l’école
175
XIX.
— Champignons et bécasses
182
XX.
— La forêt est toute seule
196
XXI.
— Le portrait de la gavotte
209
XXII.
— Le féminisme d’Arlette
218
XXIII.
— Conseil de famille
228
XXIV.
— Deux indépendants
237
XXV.
— Fleurs et plumes
243
XXVI.
— La voix des cloches
252
XXVII.
— Concorde
261
XXVIII.
— Sans Patrie
269
XXIX.
— Martine
274
XXX.
— Augustin Augias
280
XXXI.
— Des yeux se ferment, des yeux s’ouvrent
286

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9, Rue de Fleurus, 9.