The Project Gutenberg eBook of Terres de soleil et de brouillard This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Terres de soleil et de brouillard Author: Brada Release date: June 8, 2022 [eBook #68264] Language: French Original publication: France: Félix Juven Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TERRES DE SOLEIL ET DE BROUILLARD *** TERRES DE SOLEIL ET DE BROUILLARD DU MÊME AUTEUR LEURS EXCELLENCES 1 vol. MYLORD ET MILADY 1 -- COMPROMISE 1 -- MADAME D’ÉPONE (_Ouvrage couronné par l’Académie française_) 1 -- L’IRRÉMÉDIABLE 1 -- A LA DÉRIVE 1 -- NOTES SUR LONDRES (_Ouvrage couronné par l’Académie française_) 1 -- JEUNES MADAMES 1 -- JOUG D’AMOUR 1 -- LES ÉPOUSEURS 1 -- LETTRES D’UNE AMOUREUSE 1 -- L’OMBRE 1 -- PETITS ET GRANDS 1 -- UNE IMPASSE 1 -- COMME LES AUTRES 1 -- RETOUR DU FLOT 1 -- _Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Norvège, le Danemark et la Hollande._ BRADA TERRES DE SOLEIL ET DE BROUILLARD [Illustration] PARIS FÉLIX JUVEN, EDITEUR 122, RUE RÉAUMUR, 122 TERRE DE SOLEIL I PAYSAGES ET MŒURS DE TOSCANE _L’acqua che tocchi dei fiumi è l’ultima di quella che andò e la prima di quella che viene. Così il tempo présente._ LEONARDO DA VINCI. (L’eau qu’on touche dans un fleuve est la dernière de celle qui s’écoule et la première de celle qui arrive. Ainsi le temps présent.) Il n’est pas la même heure en Italie qu’en France. Quand de tous les campaniles sonne, à l’instant du coucher du soleil, l’_Ave Maria_ du soir, le jour qui s’achève atteint sa vingt-quatrième heure et un autre jour commence, dont la première heure se lève avec la nuit! Il semble bien, en effet, qu’il est ici à la fois et plus tôt et plus tard. Mais sûrement l’heure est autre. Massimo d’Azeglio, dans ses _Mémoires_, raconte qu’au temps de sa jeunesse les Romains avaient pour habitude d’aller dans le monde toujours trois heures après l’_Ave Maria_, sans s’occuper du changement apporté par les saisons à l’heure réelle: au moment actuel, pour bien des choses, c’est encore l’heure de l’_Ave Maria_ qui fait la règle, et ce n’est point du tout l’heure moderne. * * * * * Cette terre est vieille, mais de la vieillesse immortelle des dieux qu’elle abrite; le sol est encore fumant, rien n’a rompu la tradition du passé: il existe, présent et militant, même pour le menu du peuple; cette communion continuelle avec le passé imprime à la vie moderne un caractère tout particulier et comme une autre signification. Aussi, il est impossible d’apprécier et de juger sainement l’Italie d’aujourd’hui si on ne connaît l’Italie d’autrefois. Il ne faut pas oublier combien longue et ancienne est ici la tradition humaine: le vieux chroniqueur Villani, qui, au XIVᵉ siècle, écrivait l’histoire d’une façon si délicieuse et si personnelle, a soin de nous apprendre que Fiesole fut le premier lieu d’Europe où s’établirent les petits-fils de Japhet; et il abonde en détails sur le roi Attalante, qui, à la sortie de la tour de Babel, s’en vint, sur les conseils de son astrologue Apollino, fonder une ville sur cette colline, au-dessus de laquelle brillent les constellations les plus propices aux mortels, de sorte que les habitants de cet heureux site naissent avec plus d’allégresse et de force naturelle qu’en aucun lieu du monde. Cette sorte de filiation directe avec Enée fait une race plus claire, si l’on peut s’exprimer ainsi, n’ayant jamais connu les obscurités des temps primitifs des races du Nord. La terre toscane est donc de justice la première qu’il faut étudier en Italie. L’homme ici paraît se rapprocher beaucoup plus du type réel et naturel de l’humanité: voluptueux et plutôt cruel; la civilisation semble ne l’avoir pas encore déformé, et on est frappé partout de la joie de vivre qui se lit dans les yeux; le goût de la vie est encore incorrompu, et c’est peut-être pour l’individu le don par excellence. Il n’est pas question ici de chercher ce qui fait les États puissants et prospères; j’ai idée que la nature, cette grande dévorante, ne s’en soucie pas; elle veut seulement que ses enfants vivent et accomplissent avec joie les actes qu’elle ordonne. Dans les pays du Nord, l’amour devient de plus en plus une chose triste; à mesure que nous atteignons une espèce de lucidité maladive, le fait de s’unir à une autre créature, celui de transmettre la vie, cesse d’être l’impulsion suprême de l’homme, qui lui donne dans la joie le plein sentiment de lui-même et de sa force. * * * * * Il ne paraît pas ici que la vie ait très sensiblement changé depuis cinq cents ans; l’armature qui soutient l’édifice social est encore intacte; et tout le courant de l’existence en reçoit l’empreinte. Physiquement, chez l’homme du moins, la race est plutôt contemporaine de celle des XVIᵉ et XVIIᵉ siècles. Si, en France, on compare les portraits de cette époque aux hommes qui nous entourent, on constatera aussitôt l’immense modification advenue dans l’apparence extérieure: la race, lourde d’aspect, aux visages ronds, aux corps disposés à l’embonpoint, était modifiée dès le siècle dernier, et ce siècle-ci a vu l’avènement d’un type tout autre. Ici, au contraire, on retrouve continuellement dans les rues les corps et les visages que reproduisent les anciennes fresques et les anciennes statues: la tête ronde, les gros yeux, les barbes luisantes, les ovales courts, les structures lourdes. Le long effort du passé pour maintenir en faisceaux intacts les classes et les castes semble avoir réussi à conserver l’aspect extérieur particulier à chacune d’elles. * * * * * Un massif chanoine, que je voyais l’autre matin sur les marches du dôme, représente le type même de ce cardinal qu’on voit au Pitti, magnifique et monstrueux dans son embonpoint énorme, avec un visage fin et sensuel: et voici un moine, le visage glabre, la tête en poire, la bouche large, les épaules hautes, le corps châtié, qui a son portrait sur les fresques de Santa-Maria-Nuova, peintes il y a six cents ans. Quand, le vendredi, sur la place de la Signoria, on circule au milieu des métayers venus de tous côtés, il est curieux d’observer combien peu de visages ont la moindre ressemblance avec les animaux: les traits, sans être beaux, sont nets et creusés, les figures ont une certaine noblesse inconsciente; beaucoup de ces hommes de la campagne, surtout parmi les vieux, se rapprochent du type que nous appelons par convention le type sacerdotal, et qui est souvent celui des races simples, par exemple de nos Bretons. C’est qu’en vérité l’homme intérieur est resté très sensiblement le même, et continue à vivre avec une certaine lenteur. L’ambiance, qui influe si fort sur l’être humain, a retenu ici le caractère du passé, car l’Église a tout imprégné, âmes et mœurs: l’Italien a été fait par elle, et, n’envisageât-on l’Église que comme le système politique le plus achevé, ou comme l’école de philosophie la plus élevée, étudier son influence n’est pas moins d’un intérêt profond. Les églises abondent dans les villes italiennes: dômes vastes et magnifiques, chapelles closes, ardentes d’or et de peintures, et c’est là un fait non pas seulement matériel, mais d’une importance morale capitale. Il n’y a qu’à entrer dans ces églises, y demeurer un peu, pour se rendre compte qu’en Italie, sous quelque régime que ce soit, par le fait de l’action catholique toujours militante, a existé et existe la plus admirable des démocraties, en même temps que la plus puissante des aristocraties. Le pauvre, l’humble, la femme ignorante ont dans l’église la véritable maison commune, celle où ils peuvent venir penser en paix et se reprendre à vivre. Le côté le plus cruel peut-être de notre existence moderne, telle que l’a façonnée la lutte féroce pour la vie, est l’absence de trêve et de pause! Les grands maîtres de la vie spirituelle, qui étaient des sociologues de premier ordre, ont compris l’impérieuse nécessité pour la créature fatiguée de fuir quelquefois ses proches, de se recueillir et de se taire, de s’appartenir dans une solitude qui, en se remplissant de la pensée d’une présence occulte et bienfaisante, devient consolante. Pour moi, j’avoue que je ne sais ce que signifie le mot de «superstition», ni où elle commence, ni où elle finit; le culte le plus dépouillé de formes extérieures me paraît tout aussi entaché de superstition (en ce qu’elle est crainte et respect d’un être invisible) que la plus matérielle et la plus humble des manifestations de piété d’une paysanne italienne; et le culte en esprit et en vérité me semble précisément celui que rendent ici les pauvres et les ignorants. Ce qui frappe d’abord et avant tout dans les églises italiennes, c’est l’extraordinaire liberté de chacun, non pas liberté dans le sens de licence, mais dans celui qui réserve l’initiative personnelle entière. Chacun prie ou se recueille à sa guise, sans se soucier du voisin; l’intention chez tous, très certainement, est de s’unir par la présence au mystérieux sacrifice qui s’offre à l’autel; mais l’église est aussi un lieu de repos, où, au milieu des suggestions des choses d’art, du noble déploiement des offices, les humbles et les simples viennent chercher une halte. Cet acte seul, ne durât-il qu’un quart d’heure, ne fût-il accompagné d’aucune autre méditation intérieure, distingue déjà sensiblement l’homme de la brute. On ne peut, je crois, exagérer l’importance sociale qu’il existe un lieu ouvert, et fréquenté par tous, où, sans effort d’un côté, ni condescendance de l’autre (ce qui est l’humiliation suprême), les hommes entre eux se trouvent réunis sur un pied d’une entière égalité: le pauvre se tient au premier rang et son attitude ne marque ni gêne ni respect de son voisin quel qu’il soit,--il est chez lui. Les églises italiennes ne connaissent heureusement pas les arrangements de chaises et de prie-Dieu, ni de barrières bien défendues; les grandes nefs vides sont à tous, et pour moi le spectacle d’une messe dans une église italienne est d’un intérêt puissant. Il y a là des personnes de tous les âges et de toutes les classes, beaucoup de vieux, heureusement extasiés, s’appuyant aux balustres des autels, des femmes à genoux se pressant autour du prêtre et le touchant presque; les gens du peuple sont mêlés à la petite bourgeoisie prospère et bien vêtue. Personne ne se croit appelé à se donner un air spécial, les figures conservent leur expression naturelle, ou bien prennent tout simplement celle d’une méditation tranquille; il y a des attitudes de prière d’une simplicité et d’une sincérité indiscutables, des agenouillements d’une humilité réelle, mais tout cela sans façon, pour ainsi dire; l’extrême bon sens de cette race lui a fait comprendre que le meilleur hommage qu’on puisse rendre au Créateur n’était peut-être pas celui d’une attitude de convention. Les gens se reconnaissent et s’abordent avec un sourire. Il me semble qu’il y a là une entente de la prière extrêmement supérieure à celle qui en fait un acte de contrainte pour soi-même, en même temps que de presque hostilité vis-à-vis du prochain. En présence de ces assemblées de fidèles, il est impossible de se défendre d’une réflexion qui, au premier abord, peut paraître paradoxale: c’est que la _liberté de conscience_ a engendré le formalisme. Les sectes dissidentes protestantes sont arrivées à l’extrême limite de l’intolérance et des contraintes extérieures, tandis que la liberté est au contraire avec ceux qui ont accepté un dogme formulé, l’ont adapté à leur personnalité comme un vêtement toujours porté et auquel on ne pense plus. * * * * * Plus on voit ce peuple de près et intimement, plus on reste convaincu qu’il est demeuré intangible dans son essence, tout plein des mêmes passions qui agitaient ses ancêtres, et que les modifications apportées par le temps sont surtout superficielles. On sait la prise et la force des factions dans les anciennes républiques, l’ardeur furieuse avec laquelle le peuple s’y jetait, le besoin de lutte sociale qui était sa vie même. Ces instincts se réveillent à la moindre occasion. En voici un exemple. Il y a quelques années on procédait à l’achèvement du dôme à Florence; deux ordres d’ornementation: l’un dénommé Basilicate, l’autre Tricospidale, furent proposés et soumis au choix des citoyens, et, aussitôt, la ville se divisa violemment en partis rivaux, on s’abordait en se demandant auquel on appartenait, c’était le sujet de tous les entretiens, et certes, il aurait fallu peu de chose pour que _Basilicati_ et _Triscospidali_ en vinssent aux mains. Le Florentin du XVᵉ siècle ne revit-il pas là tout entier dans ce simple épisode d’une restauration architecturale? Avec une race aussi impressionnable que celle-ci, le refuge et le calme de l’Église sont d’une utilité pratique indiscutable; on se figure aisément de quel prix devaient être ces asiles de paix, dans les temps agités où la guerre civile sévissait souvent dans les rues; le jour, c’est le repos et le silence; le soir, à l’heure de l’_Ave Maria_, tout est douceur et mystère, et de toutes ces choses l’âme a un infini besoin. On ne connaît vraiment une créature humaine que dans la souffrance et la douleur: alors le véritable visage se découvre; de même, peut-être, pour étudier une race vaut-il mieux commencer par essayer de comprendre ce que sont ses pauvres et ses humbles d’esprit. Pour qui observe sans préventions ce peuple toscan, une des choses qui étonne et qui va peut-être plus à l’encontre des idées préconçues est la totale absence d’obséquiosité qui le distingue. Il faut avoir vu l’Angleterre et le nord de l’Allemagne pour savoir ce qu’est l’obséquiosité des inférieurs, et quelles formes multiples elle peut prendre. Ici, dans ce milieu si singulièrement identique à lui-même, elle n’existe pas; en cela et en tant d’autres choses encore vivantes, l’héritage viril des vieilles communes guelfes a laissé sa marque. Cosme de Médicis, «père de la patrie», dont le souvenir est encore si présent, procédant au dénombrement des siens, compte tant de _bocche di casa_: maîtres et serviteurs sont confondus; chacun, individuellement, faisait partie d’un ensemble, et cet ensemble laissait une place à chacun. Selon la définition de l’historien anglais Froude, tout homme devait occuper sa place et n’était pas libre de faire autrement. Hier encore, toutes les anciennes institutions sociales étaient debout, et, en les déblayant pour en substituer d’autres, on n’en a pu effacer les traces: les résultats moraux qui en découlaient sont demeurés, et les institutions nouvelles en ont été pénétrées et modifiées. * * * * * Je ne suis pas tout à fait certain que les lois équitables et justes amènent toujours le meilleur résultat au point de vue du gain et de la prospérité d’un pays; d’autres lois secrètes régissent ces choses. Mais, au moment où la question sociale prime toutes les autres, où la répartition plus équitable des biens de la terre s’impose comme un problème brûlant, il n’est pas indifférent d’étudier de près comment, il y a six cents ans, cette question avait été résolue ici, et comment cette solution s’adapte aujourd’hui à notre vie moderne. La _mezzeria_ (métayage) toscane est demeurée ce qu’elle était au XIVᵉ siècle, et paraît, dans son ensemble, se rapprocher, autant que l’imperfection humaine le permet, d’une égale justice. On peut bien penser qu’il n’est pas indifférent d’être né dans un de ces palais magnifiques qui subsistent encore intacts dans les villes italiennes, d’y avoir été élevé, de se sentir relié si directement à la vie des siècles écoulés. Ce serait une grande erreur que de regarder la noblesse en tant que caste comme une chose évanouie; elle existe encore très forte, mais une sorte de sagesse, fruit d’une civilisation avancée, a corrigé dans sa forme les excès qui pouvaient résulter de cette supériorité d’une partie de la nation sur l’autre. Je regardais dernièrement, sur la voûte du vestibule d’une de ces belles villas si nombreuses dans cette Toscane fertile, la représentation de cette même habitation peinte il y a trois cents ans par un élève de Raphaël; l’extérieur est à peine changé, et l’on peut tout autant ajouter que les relations qui existent entre le propriétaire d’aujourd’hui et ses paysans sont exactement les mêmes qu’elles étaient alors. Dans cette terre féconde, où abondent le blé, l’huile et le vin, la propriété rurale ne revêt jamais cet aspect presque stérile dans un certain sens, qui provient de l’extension immodérée de parcs uniquement disposés pour l’agrément. La part faite à la culture de luxe est restreinte; le mot italien _ameno_, dont les anciens écrivains caractérisent souvent les villas, convient admirablement à en rendre l’aspect vraiment plaisant, doux et riant; et pour moi, j’aime infiniment cette familiarité du champ proche de la maison du maître. Car la première condition essentielle pour que la _mezzeria_ donne son maximum d’avantages moraux et matériels est la présence du propriétaire sur sa terre, le lien qui l’unit à ses métayers est vraiment un lien familial: protection d’un côté, respect de l’autre; les intérêts sont identiques, tout en attribuant à chacun, selon sa force et sa capacité, sa part de responsabilité et de risques. Le baron Ricasoli, qui était un très noble esprit, disait «que lorsqu’il se trouvait parmi ses métayers, il se sentait un homme libre au milieu d’autres hommes libres». En effet, l’association qui unit le propriétaire et le métayer est une société d’égaux: l’un donne la terre, l’autre le labeur, et tout se partage. Jusqu’à ces derniers temps, il n’existait aucun contrat écrit. Tout était verbal, tout était basé sur une bonne foi réciproque, et néanmoins, avec ces contrats libres, il y a certains _poderi_[A] occupés par les mêmes familles depuis le XIVᵉ siècle, et en général ils se transmettent comme un héritage. Toutes les charges matérielles incombent au maître; il entretient les _poderi_, il paie les impôts, il achète les bestiaux, il fournit les instruments de travail et les chariots, il pare à toutes les éventualités; mais sa responsabilité s’étend encore au delà de ces charges déjà lourdes: le droit de vivre est reconnu par une loi non écrite, mais toujours observée comme un droit sacré; la famille du métayer _doit_, coûte que coûte, être pourvue du nécessaire; si, par suite de mauvaises années, ce nécessaire manque, le maître est tenu à des avances d’argent sans intérêts. Il est vrai que, pendant les années prospères, le métayer laisse presque toujours entre les mains du maître, une somme à lui et n’en reçoit pas non plus d’intérêts; par le fait, la situation du métayer est plus avantageuse que celle du maître, lequel n’a que la moitié de tous les profits et de beaucoup la part la plus hasardeuse et la plus onéreuse à supporter. L’honnêteté et la confiance sont le fond même des rapports entre le propriétaire et ses métayers, et il est de l’intérêt du métayer de ne point trahir cette confiance, car il s’expose à perdre son _podere_, le contrat qui le lui cède étant révocable chaque année; mais il est également de l’intérêt du maître de bien choisir ses métayers et de les garder; des liens s’établissent qui se continuent de génération en génération, il se forme une sorte d’égalité entre le maître et le serviteur; et on a vu des métayers tutoyant leur maître, représentant d’une des plus illustres maisons toscanes. Une fois en possession, les métayers ont une position qui ne cède en rien en dignité et en importance à celle de n’importe quel fermier libre, et c’est l’organisation particulière de la famille du métayer qui est le trait saillant de l’institution en Toscane, et la distingue d’autres qui lui ressemblent. Le métayer en chef s’appelle _capoccia_ et son rôle a toute la grandeur de la paternité antique. Il est le seul maître et commande d’une façon absolue; il est de son avantage de pouvoir se passer de bras salariés qui seraient à sa charge, et, par conséquent, une famille nombreuse est pour lui un profit et un bienfait; mais ses fils, arrivés à l’âge d’homme, et même mariés, ne reçoivent de lui que le logement, la nourriture et les vêtements: toute somme d’argent, quelle qu’elle soit, doit être rapportée au _capoccia_, dont l’autorité n’est jamais discutée. Le soin de la nourriture appartient à la _massaia_, qui est pour les femmes ce que le _capoccia_ est pour les hommes; c’est elle qui reçoit le gain des femmes et donne à ses filles et à ses brus ce qu’elle croit bon. _Capoccia_ et _massaia_ sont les pierres angulaires de la _mezzeria_; néanmoins il n’est pas obligatoire que le père ou la mère de famille soient invariablement _capoccia_ ou _massaia_, ils sont choisis et nommés par le maître seul, qui désigne ceux qu’il juge le plus aptes à en remplir l’emploi. Il arrive, par exemple, que le père devenant vieux, un fils est nommé _capoccia_, et souvent ce ne sera pas l’aîné; parfois une belle-fille sera préférée pour _massaia_ ayant plus d’ordre ou d’entente que la femme du _capoccia_, et tout cela est accepté sans murmure ni difficulté; l’obéissance se transfert à celui qui commande. Mais avec les responsabilités se développent les meilleures qualités protectrices et familiales; le paysan s’attache passionnément à la terre qu’il cultive et fait tous les sacrifices, pour que le _podere_ demeure dans la famille. Obéissant au même esprit qui vouait autrefois les cadets au célibat (chaque _podere_ ne pouvant nourrir qu’un certain nombre de personnes), il arrive que les frères, sauf un seul renoncent à se marier. Aujourd’hui les propriétaires découragent cette coutume pour des raisons de moralité faciles à apprécier, car le patronage du maître est non seulement matériel, mais moral, et il est de toute importance qu’il l’exerce consciencieusement. Un maître intelligent, en allant au-devant des besoins de ses métayers, en veillant à leur bien-être, en les plaçant dans des conditions d’existence qui leur permettent de donner leur maximum d’effort, voit s’accroître la valeur de ses terres et augmenter ses revenus, sans jamais avoir à penser que sa prospérité est faite de la souffrance de ceux qui fécondent sa terre; car, au contraire, elle témoigne de la leur, et le labeur, garanti contre les risques indépendants de la volonté du travailleur, apparaît ce qu’il est en effet, purement rémunérateur. Le métayer se rend compte que l’intervention du maître est toujours dans l’intérêt mutuel, et aucun esprit d’hostilité systématique ne peut exister entre eux; au lieu de regimber contre les conseils, le métayer les accueille volontiers, d’autant qu’il n’a pas de risque à courir, et que de plus il est dédommagé pour tout travail extraordinaire, les intérêts de la culture en elle-même sont donc sauvegardés. Un même propriétaire possédera peut-être vingt ou trente _poderi_ formant un magnifique ensemble de propriété rurale, et cependant, par son organisation spéciale, elle conciliera les avantages de la grande propriété avec les bienfaits de la petite culture. Tous ces _poderi_ sont dispersés dans le périmètre de la _bandita_ dont l’étendue est indiquée par, de loin en loin, un poteau, portant le nom du possesseur, dont l’écusson, peint en couleurs claires, s’étale aux façades des _poderi_. * * * * * Voici, au flanc de la colline couverte d’oliviers et de châtaigniers, une maison blanche à un étage; c’est un _podere_, choisi au hasard, et qui répond simplement à une bonne moyenne. Le _capoccia_, un vieux, très vert, est venu au-devant du maître: celui-ci, jeune encore, avec ce je ne sais quoi d’assuré que donne l’habitude du commandement dès l’adolescence, point familier, point hautain non plus; les hommes l’entourent, le saluent avec respect, mais sans la moindre servilité, et se mettent à s’entretenir avec lui librement, dignement:--_nostro conte_--il est leur, comme ils sont siens, car aussi longtemps qu’ils veulent demeurer dans son _podere_, ils ne peuvent ni se marier ni accomplir aucun acte important sans son consentement. La _massaia_, une grande belle femme qui a dépassé la cinquantaine, le mouchoir de couleur sur ses cheveux épais, qui commencent à grisonner, invite à son tour la _padrona_ à entrer et lui offre une chaise: les femmes se tiennent debout pour causer avec elle. La pièce, où l’on pénètre de plain-pied, est la cuisine; dans la vaste cheminée flambe un grand feu sur lequel bout l’eau dans la crémaillère, car on coule une lessive; le sol est carrelé. Il y a un buffet et beaucoup d’ustensiles de terre rangés en bon ordre, une table dans un coin, mais seulement comme débarras, car ce n’est pas dans cette pièce que l’on mange. Ce détail a une vraie portée, il me semble. Ces paysans toscans sont des êtres civilisés; chez eux la cupidité du paysan doit exister comme partout, mais se manifeste d’une manière différente. Les hommes ont bonne mine, sans bassesse, et leurs mains n’ont pas l’aspect rapace et féroce de celles du paysan ordinaire. Ils parlent bien, une langue polie, souvent charmante, et, plus on s’éloigne des villes, plus on trouve en eux des façons courtoises et avenantes. Ceux-ci font avec plaisir les honneurs de leur _podere_. Je passe dans la salle où ils prennent leurs repas; la table s’allonge entre deux bancs de bois; le fond de la pièce, surélevé de la hauteur d’une marche, est occupé par les énormes outres de terre remplies d’huile. Dans une huche fermée se conservent la farine, le pain et la polenta. Comme le sens le plus exact des besoins réels préside à la répartition des profits entre le métayer et le propriétaire, ils échangent en nature ce que l’un a en trop et l’autre en moins; beaucoup de métayers (celui chez qui nous nous trouvons par exemple) renoncent à une part de leur huile, et reçoivent le pain. Ils nous offrent de goûter à la polenta (faite avec la farine de maïs), et tout aussitôt, sans avoir recours à aucune réserve spéciale, mais prenant ce qu’elle trouve sous la main, la bru, une belle créature brune et forte, apporte une assiette d’excellente faïence, une serviette de bonne toile, et place à côté une cuiller et une fourchette qui, à mon sens, disent à eux seuls à quel genre de civilisation, à la fois primitive et avancée, nous avons affaire: cette cuiller, qui est le modèle d’usage courant, est de la plus jolie forme possible, point trop creuse, un peu arrondie du bout; fabriquée d’un métal brillant qui figure le cuivre; la fourchette est légère, le manche carré, les quatre dents écartées comme celles d’une fourche. Ce sont là des objets dont la forme grossière ou triste témoigne d’une certaine abjection morale; et il faut voir dans notre Bourgogne ce que sont ces choses chez des paysans qui possèdent cinquante ou soixante mille francs de terre! Le métayer toscan se nourrit bien; il a sa récolte de châtaignes, ses olives, sa vigne, sa polenta, ses fruits et ses légumes; il mange de la viande une ou deux fois par semaine; ses lapins sont à lui sans partage. Presque tous élèvent des cochons, et ils ne doivent au maître que l’offrande volontaire d’un jambon; les jeunes ménages ont des pigeons, c’est là leur part particulière. Malgré la subordination familiale, ou peut-être à cause de cette subordination, les rapports de famille sont bons en général, et on se dispute rarement; la vieille mère surtout est considérée, on aime aussi les enfants, c’est la femme qui est la plus durement traitée, et à qui incombent les besognes les plus fatigantes. Sur l’ordre de la _massaia_, la bru nous montre le chemin pour visiter les chambres du _podere_. En haut du petit escalier, on débouche dans une pièce claire, sorte de centre de l’habitation, où un grand métier à tisser est monté; c’est là que se fait la toile des draps et des vêtements; il n’en manque point apparemment, car il y en a une quantité de fraîchement lavés jetée sur la rampe de l’escalier. Mais la véritable surprise est dans les chambres; la première dans laquelle on me fait entrer est celle du _capoccia_ et de la _massaia_; les murs en sont blancs et nets, et c’est aux soins du maître qu’on le doit. La fenêtre est ouverte; le lit, un lit de sangle très long et _très large_, est fourni d’une épaisse paillasse, d’un beau matelas, le tout recouvert d’une _toile blanche_. Ce lit, sans couvre-lit, laisse voir ses draps et ses oreillers, les plus propres et les plus confortables du monde; bien garni, bien pourvu, c’est là le lit d’êtres humains qui se respectent. Une commode avec de petits accessoires la garnissant, quelques chaises et une toilette en fer avec sa cuvette recouverte d’une longue serviette à franges; et, à terre, rempli d’eau, un petit cruchon à panses arrondies, avec un goulot comme dans les vases antiques, complètent l’ameublement. Au delà est la chambre du jeune ménage, avec un lit tout aussi beau, et, à côté, le berceau qui a la façon d’un énorme panier muni de son anse; tout comme les grands lits, il est bien pourvu de couvertures propres et chaudes. Il y a encore trois chambres occupées par les deux fils célibataires, une vieille femme et une jeune fille qui font partie de la famille. Tous se trouvent logés dans les conditions les plus favorables à leur santé, à leur moralité, et au développement de leur propre dignité. J’insiste beaucoup sur cette netteté et cette propreté des _poderi_, car ce n’est nullement une exception; j’en visite d’autres, peut-être mieux tenus encore, avec des étables irréprochables, abritant de belles bêtes propres, sur leur litière de feuilles mortes, sans une souillure sur leur robe claire. * * * * * Il ne faut pas perdre de vue que la _mezzeria_ donne à un propriétaire intelligent la possibilité de discerner les capacités personnelles de ses paysans, et d’en profiter. Ainsi tel métayer réussit mieux l’élevage des bestiaux: le maître fournit les fonds pour en acheter au moment voulu, et bénéficie de la plus-value que des soins éclairés leur fait atteindre; un autre métayer s’entend spécialement à cultiver les fruits: on lui donne un _podere_ où cette culture prédomine. Il est évident qu’il est impossible, même au propriétaire le plus pénétré de ses responsabilités, de n’avoir que des rapports directs avec ses métayers; l’intermédiaire est le _fattore_, c’est lui qui est l’équivalent du régisseur, lui qui reçoit les comptes des métayers et les transmet au maître; mais un maître vigilant est en rapports journaliers avec son _fattore_: l’important pour le bien de tous est que celui-ci demeure un intermédiaire et ne devienne pas autre chose. D’anciens usages renouvellent et cimentent les liens qui existent entre maître et serviteur. Chaque année, au mois d’octobre, toutes les _massaie_ viennent «reconnaître» la maîtresse, celle qui, de fait, est la _massaia en chef_; chacune apporte en cadeau deux poules, et reçoit un mouchoir; elles profitent de l’occasion pour causer, raconter leurs griefs, se plaindre de leurs brus, enfin intéresser la _signora padrona illustrissima_ à leurs affaires familiales. Quand une nouvelle épouse arrive dans un _podere_, elle vient également se présenter à la _padrona_, à qui elle offre aussi deux poules; en retour, la maîtresse lui fait don d’un écu et de bonbons: mais toujours, il faut le remarquer, c’est un échange et jamais une charité; c’est la hiérarchie, mais non l’infériorité. Quand sur les routes riantes on rencontre ces belles charrettes de forme si noble, peintes en rouge, traînées par des bœufs blancs fiers et tristes, les hommes qui se tiennent debout dans les charrettes ont une manière spéciale de saluer leur maître: restant droits, ils enlèvent leurs chapeaux et étendent le bras dans un geste d’acclamation; et lui, il répond toujours de la voix, leur rendant courtoisie pour courtoisie. La noblesse toscane d’aujourd’hui est formée principalement de «patriciens», c’est-à-dire descendants de la noblesse de ville, toute différente de l’ancienne noblesse féodale, qui a été détruite en partie par la force des lois hostiles. Ces familles de patriciens ont une origine quasi démocratique: ainsi celle qui a donné des reines à la France; et quelques-unes retiennent encore actuellement comme surnom la dénomination de l’_arte_ (corporation) auquel un membre principal a appartenu dans les siècles passés. Voici une villa dont les fondations portent la date de l’an 1000: à la voir, grande, carrée, de proportions nobles, conservant encore, pâlies mais non effacées, les traces de fresques délicates qui l’ornaient extérieurement, avec son toit dont les tuiles sont devenues couleur de roseau, sa loggia ouverte qui le surmonte et sert de colombier, sa couronne de chênes verts s’étendant comme de vastes parasols, ses cyprès sombres et flexibles, ses charmilles de lauriers, abritant des bustes antiques sur des colonnes de porphyre, ses perrons de marbre rose, elle paraît uniquement une habitation de luxe et d’agrément, tandis qu’au contraire elle est et a toujours été le centre d’une vie rurale, prospère et forte. Dans le passé tumultueux, la sûreté des habitants avait été assurée par un souterrain qui, partant des caves, allait aboutir au loin, au delà de la route frayée, à une bourgade voisine; plus tard, les maîtres riches et magnifiques ont orné l’intérieur de la maison de peintures restées intactes; sur celle qui occupe la voûte du salon principal, l’un des anciens possesseurs s’est fait peindre assis au milieu des dieux de l’Olympe, festoyant autour d’une table semée de fleurs. La tête grise et fine, le torse nu, il regarde de là ses descendants, influençant encore sans doute, d’une façon occulte, leurs actes et leurs pensées, puisqu’ils vivent au milieu du cadre qu’il a créé et que leurs yeux s’arrêtent sur les mêmes objets qui s’offraient aux siens. A proximité immédiate de la villa, la flanquant à droite et à gauche, sont deux pavillons: l’un, la _fattoria_, l’autre, le bâtiment où se concentrent les récoltes d’olive et se fabrique l’huile; ce voisinage fait que tous les ouvriers et la plus simple journalière passent continuellement devant la porte du maître et ont un accès familier au jardin orné, où chantent les fontaines et croissent les jasmins. Par les soirs d’automne, alors qu’au couchant le soleil s’abaisse magnifiquement dans une ombre violette et répand une lumière chaude sur toutes choses, on voit arriver la file des filles et des femmes qui ont depuis le matin travaillé à ramasser des olives. Gravissant la colline, on les aperçoit groupées aux pieds des arbres, chantant gaiement en chœur. Le soir, elles déferlent vives et actives, portant sur l’épaule gauche la corbeille marquée au chiffre et à la couronne du maître. Il y a là des femmes de tout âge, mais les très jeunes sont en majorité; la plupart sont tête nue, vêtues de couleurs claires, la taille libre et aisée; elles arrivent presque toutes en courant, afin d’entrer parmi les premières, et elles viennent une à une apporter leur récolte. Ces femmes et ces filles n’appartiennent pas aux _poderi_, mais aux villages environnants et à la classe la plus pauvre des paysans: cela n’enlève rien à leur aisance naturelle. Un mur bas, tout fleuri, entoure le parterre et borde le sentier par lequel elles passent; on les voit sans façon déposer leurs corbeilles sur la crête de ce mur, causer et rire; et elles sont à vingt pas des fenêtres de la villa. Le maître paraît, elles le saluent de la tête, familièrement; quelques vieilles lui parlent et se plaignent, sans que, habitué à ces choses, il y fasse attention. Mais voici que le signal est donné et qu’on procède à la réception: une aire basse et claire; par la porte étroite pénètre une femme à la fois; l’employé de la _fattoria_ regarde d’abord le contenu de la corbeille, la secoue, puis le lui fait verser à terre jusqu’à la dernière olive; alors il en jauge la quantité et paie; il paie avec de la monnaie frappée par le propriétaire lui-même et portant son chiffre: deux pièces, trois ou quatre au plus; il faut en présenter douze à la _fattoria_ pour recevoir en échange un fiasco d’huile qui se revendra trois francs ou trois francs cinquante, et ces femmes ont récolté tout le jour! Elles n’ont point l’air mécontentes de ce mince salaire et sortent silencieusement par une porte opposée; les jeunes repartent lestement, leurs _zoccoli_ de bois frappant sur le sol, et on les voit redescendre vers le village, par groupes, riant et parlant haut. C’est le moment de remarquer combien, dans cette race, l’épanouissement de la femme est complet de bonne heure, et combien aussi de bonne heure, sans se faner ni se flétrir, elle perd l’air enfantin de la première jeunesse, qui souvent, dans le Nord, se conserve longtemps après la maternité; ici, au contraire, ces femmes prennent très tôt un aspect autre, quelque chose de mûri et de grave, et surtout dans cette partie de la Toscane autour de Pise, où elles sont souvent belles d’une beauté majestueuse. * * * * * La plupart des patriciens toscans ont plusieurs domaines, et les faire fructifier ne va pas sans beaucoup de soins et de peines. Jusqu’à des temps récents, la propriété s’est conservée presque exclusivement dans la descendance mâle, les filles, selon l’ancienne loi toscane, n’héritant que d’un neuvième; la nouvelle loi italienne, tout en leur faisant une part plus large, réserve néanmoins au chef de famille une liberté assez considérable, puisque l’héritage légal des enfants ne porte que sur la moitié de la fortune; l’autre relève de la seule volonté du testateur qui, généralement, avantagera un fils représentant du nom et de la famille. La législation des vieilles républiques italiennes accentuait en toutes choses la supériorité du mâle; la femme n’avait droit, dans la succession paternelle, qu’à une part qui lui permît de vivre décemment; l’héritage réel devait rester dans les mains des hommes. Ce qui subsiste de ces lois disparues, c’est l’esprit qui les a inspirées, et, à l’heure actuelle, l’état des mœurs en Italie laisse encore à la femme un rôle subordonné, tout au moins dans la jeunesse; mais, par un phénomène réflexe de justice naturelle, c’est dans les pays où la femme est plus entièrement sous le joug, qu’arrivée à la vieillesse ou au veuvage, elle atteint une domination véritable; au contraire, en Angleterre et en Amérique, terres d’émancipation féminine, la femme âgée ne compte pas comme chef de famille. Si, comme on l’a vu, la famille du métayer est régie par un code de lois transmises, la famille noble, bien plus encore, obéit de son côté à un ensemble de traditions imbues de tout ce que l’esprit de famille a eu d’étroit et d’inflexible, dans un pays où la solidarité familiale a été poussée à ses limites extrêmes, car, dans les siècles passés, le père pouvait être puni pour le fils, le maître pour le serviteur; quant à la responsabilité commerciale, elle remontait jusqu’au bisaïeul. Chaque famille formait donc une petite société dont les membres individuels étaient unis par une communauté toujours active et efficace; sans doute les choses furent souvent poussées à l’excès, mais il convient de ne pas juger un système d’après ses abus, car alors la liberté serait de tous les systèmes le plus irrémédiablement condamné! La famille, telle que l’Église l’avait créée, avec tout ce qu’elle comporte d’entraves et souvent d’oppression personnelle, demeure encore le monument de civilisation le plus complet qui ait réglé les rapports des créatures humaines entre elles. Dans toutes les institutions durables et héréditaires, il paraît bien que la première condition pour conserver leur vitalité est de les mettre pour ainsi dire au-dessus des «individus» et de leur infériorité éventuelle,--c’est ce que faisait l’ancienne éducation qui imprimait à l’individu certaines vérités propres à le rendre égal à la tâche qui lui était échue, et cela uniquement par suite de l’impulsion reçue.--Il est indubitable que tous les chefs de famille ne sont pas ce qu’ils devraient être, mais si, par la force des coutumes, l’ambiance qui les entoure est celle du respect, ils pourront néanmoins exercer l’influence qui leur incombe. Dès qu’on observe attentivement ces familles d’ancienne noblesse, on découvre combien, sous des dehors de simplicité, se cache de dignité, de juste orgueil et même de véritable grandeur morale. La bonhomie apparente de l’Italien, son dédain du formalisme ont trompé souvent l’étranger sur le véritable état des choses et fait croire à une décadence morale qui n’existe pas. La circonstance qu’il y a très peu de mésalliances, que les unions rapprochent des personnes pénétrées des mêmes idées, l’absence de toute affectation contribuent à restreindre les manifestations extérieures de sentiments pourtant puissants et féconds. Prenons une famille type. Le chef, noble patricien, vit paisiblement sur ses terres, allant de l’une à l’autre, fort occupé de les améliorer, et, vraiment sans ostentation aucune, il jouit par le fait d’une petite souveraineté révélant le cas qui est fait, en réalité, des privilèges aristocratiques. Tout ceux qui l’entourent le respectent, et, par la force des choses, il se sent continuellement le maître et le premier; et cela sans avoir recours à aucun élément artificiel dans ses rapports avec les siens et avec ses dépendants. Les enfants occupent dans ces familles une place particulière; l’idée première, fortement inculquée, qui gouverne leurs relations vis-à-vis de leurs parents, est la grande _distance_ qu’il y a entre eux. Ceci est la conception ancienne de la paternité, et celle qui a réglé pendant des siècles les relations avec les enfants. L’enfant, selon les idées traditionnelles, doit être élevé dans la plus extrême simplicité, de sorte qu’on se soucie médiocrement de son confort, et encore moins de ses amusements. Matin et soir, les enfants s’approchent pour baiser la main de leurs parents, et recevoir leur bénédiction; cela se fait tout naturellement, sans la moindre emphase. Ces enfants ne sont cependant pas relégués dans une _nursery_ ou un _school-room_, comme en Angleterre, ou établis maîtres et tyrans comme en France; ils sont--au réel et au figuré--simplement placés au bout de la table, et on n’imagine pas quelle ingénuité au milieu d’une magnificence extérieure très grande, les enfants conservent à ce régime. Les petites filles, au lieu d’être changées en jouets délicieux, sont tenues soigneusement éloignées de toute idée de coquetterie, et, dans le but avoué de les enlaidir, il est d’usage, lorsqu’elles atteignent quatre ou cinq ans, de leur couper les cheveux courts. Très indubitablement ce genre d’éducation ne va pas sans une certaine dureté, mais la discipline est aux natures fortes ce que la charrue est à la terre: en les labourant, elle leur fait donner une moisson plus belle. Notre vie moderne s’accommode mal de cette organisation familiale qui maintient résolument la jeunesse au second plan; mais, pour le quart d’heure, dans certains milieux, elle existe encore en Italie. * * * * * Prenons une des maisons princières les plus illustres; quatre fils sont mariés; deux ont épousé des filles de grande naissance; deux se sont alliés avec des filles de banquiers. La famille est présidée et gouvernée despotiquement par la princesse douairière; à table, ses fils sont placés par rang de primogéniture, c’est-à-dire: près d’elle l’aîné ayant à son côté sa femme, puis leurs enfants; le second dans le même ordre, et ainsi de suite. Le matin, on avertit la princesse-mère du nombre d’invités, car chaque ménage convie librement ses amis, qui prennent place à côté de ceux dont ils sont les convives. Ni disputes, ni heurts, ni querelles; chacun a tellement sa place et son rôle que les choses marchent sans encombre. * * * * * Évidemment, si le divorce arrive à s’implanter, ces mœurs changeront, car elles dérivent d’un ensemble fondé sur l’indissolubilité du lien conjugal. Jusqu’ici, le mariage religieux seul a un véritable prestige, et après trente ans le mariage civil a peine encore à se faire accepter; il a généralement lieu _après_ le mariage religieux, et très souvent les gens du peuple ne peuvent se décider à passer par le municipe; cet état de choses anciennes, à côté des lois nouvelles, produit parfois d’étranges anomalies. Ainsi une veuve, grande dame du reste, héritière d’un usufruit, à condition de ne pas se remarier, tourne la difficulté en se mariant seulement à l’église; les héritiers du premier mari ne peuvent l’attaquer devant la loi; en même temps, aux yeux du monde, sa situation est parfaitement régulière. Des officiers parfois, faute de la dot réglementaire, épousent religieusement la femme de leur choix, attendant de l’avenir les circonstances qui leur permettront de légaliser une union parfaitement respectée, sinon légitime au sens légal. Ces cas ont été si nombreux que le roi, l’année dernière, au vingt-cinquième anniversaire de l’entrée à Rome, a accordé une amnistie aux officiers qui se trouvaient dans cette situation, et ils ont pu régulariser leur mariage sans l’apport de la dot voulue. Cet antagonisme presque inconscient entre le passé et le présent est un des traits de l’état actuel de l’Italie; on se l’explique mieux en se rappelant que nombre de ceux qui, par leur tradition de famille, sont les soutiens de l’état moral ancien, ont contribué grandement à l’avènement du nouvel état de choses. Ainsi le père et le grand-père du comte V..., alliés l’un et l’autre aux plus grands noms toscans et vénitiens, ont été des _carbonari_ actifs, membres de la _giovane Italia_, amis dévoués de Mazzini. Ces hommes qui, par certains côtés, étaient imbus de la tradition d’un passé qui était leur gloire et leur raison d’être, pour avancer la cause d’une Italie libre, affranchie de l’étranger, s’alliaient à leurs ennemis naturels. Ceux auxquels je fais allusion ont aliéné des terres, vendu des joyaux pour servir leur cause. Arrêtés par le gouvernement du grand-duc de Toscane, ils ont vu leurs biens confisqués, ont été emprisonnés et déportés. Mazzini, écrivant au dernier comte pour lui demander encore de l’argent pour la cause, lui dit: «Vends V...» et il nomme la terre principale de la famille. «Non, répond le comte; tout mais pas cette terre, car j’y ai mes morts!» et cela lui paraît définitif. C’est qu’en même temps que de pareils hommes conspiraient avec Mazzini, ils demeuraient eux-mêmes religieux sans être cléricaux, et, aujourd’hui, leurs descendants qui, au point de vue libéral, ont plutôt rétrogradé, sont cependant dans leurs relations avec le clergé tout à fait différents de ce que sont en France les représentants des anciennes familles. * * * * * Dans ce beau domaine toscan que j’ai pris pour modèle, il y a autour de la villa non seulement la _fattoria_ et ses dépendances, mais aux côtés de la grille d’entrée et la flanquant, s’élèvent d’une part la chapelle, de l’autre les dépendances contenant l’habitation du chapelain: de jolies pièces claires de curé de campagne, avec un petit jardin pour lire le bréviaire. Ce chapelain occupe dans la hiérarchie domestique un rôle à part; il n’est, en vérité, que le _serviteur spirituel_, respecté, mais tenu à distance, commensal journalier, mais à peu près aux mêmes conditions que le précepteur, et dans une maison où chacun dit son _Benedicite_, le chapelain n’est jamais appelé à le prononcer, et ne parle que lorsqu’on lui adresse la parole. Ses fonctions consistent non seulement à célébrer la messe dans la chapelle privée, mais à s’occuper du bien spirituel de tous les dépendants de la propriété. Il fait le catéchisme aux enfants, à ceux du maître et à ceux des métayers, visite les malades et les pauvres, etc.; sauf des événements spéciaux, il est là pour la vie. Il reçoit en espèces cinq ou six cents francs par an, beaucoup de tributs en nature et la table quand la famille habite. Chaque propriété a ainsi son chapelain local, car il y en a un également pour la chapelle du palais en ville, et un pour chaque campagne. Les héritages sont presque tous grevés de bénéfices ecclésiastiques, et les familles continuent à remplir les anciennes conventions. Telle famille, par exemple, devra l’entretien à vingt-huit ou trente prêtres, et quoique la loi actuelle ignore ces droits séculaires, les propriétaires de ces terres demeurent en grand nombre fidèles à ces charges volontaires. La petite chapelle de V... a été construite au XVIᵉ siècle, et, sur le mur extérieur, en vieux caractères, est gravé le nom du fondateur; la porte principale s’ouvre sur la route, et l’intérieur, avec ses bancs tout simples, a l’aspect d’une église de campagne. La partie réservée à la famille est située derrière l’autel, comme le chœur des religieux; des rideaux l’enclosent de chaque côté, et les maîtres ne peuvent être vus. L’arrangement est demeuré tel qu’il était il y a trois cents ans; adossé au fond arrondi de l’abside, au-dessous d’un tableau noirci représentant saint Pierre, patron du fondateur, se trouve en pourtour un large banc de bois bruni, devant lequel est un agenouilloir circulaire, bas, sans appui, sauf au milieu où il y a une sorte de prie-Dieu double, placé un peu en avant, juste en face de la porte basse qui, partant sous l’autel, mène au caveau mortuaire; cette place est celle des chefs de famille, que deux cierges minces placés sur le rebord du prie-Dieu éclairent, car il n’y a aucune fenêtre. Les enfants et les serviteurs privilégiés, les aînés plus proches des parents, se rangent dans le cercle. Une fois par semaine, _à perpétuité_, se célèbre une messe dite «messe des pauvres», en l’honneur des membres défunts de la famille. Ils viennent là, les vieux et vieilles, quelquefois de très loin, nombreux, surtout les jours de pluie ou de froid; ils écoutent la messe, puis sortent attendre l’aumône qu’en mémoire des morts on leur distribue. Mais remarquez que, dans cet arrangement, ce sont eux encore qui ont le rôle généreux, puisque leur présence est censée se transformer en bien pour les âmes de ceux qui ne sont plus, c’est la _communion des saints_, qui est le principe égalitaire par excellence. Ces pauvres des campagnes toscanes ont conservé le caractère primitif du pauvre, qui n’allait pas sans une certaine gaieté; ils ne sont ni haineux ni grossiers, ils ont toujours en guise de remerciement une bénédiction nouvelle: «Vous trouverez cette aumône inscrite sur la porte du paradis,» dit une vieille à une jeune femme qui lui fait la charité. Une autre: «Dieu vous a vue, cette aumône est fleurie.» Une autre promet à une femme d’âge de dire pour elle le _Dies iræ_; car ils les connaissent, ces cris magnifiques sortis de l’âme angoissée de l’humanité, penchée sur le gouffre de la mort!... Dans une campagne où, selon la coutume, on fait l’aumône à jour fixe, les pauvres avaient pour habitude de se présenter à une certaine porte; avis leur est donné que la semaine suivante ils devront se réunir ailleurs. Au jour dit, un mendiant, non averti, arrive à la porte accoutumée, veut frapper, mais le marteau avait été arrêté. Le soir on trouve écrit à la craie sur cette porte: _Picchiate e vi sarà aperto: ma se inchiodate il martello?_ (Frappez et il vous sera ouvert: mais si vous arrêtez le marteau?) Ce peuple toscan, dans toutes les classes, est doué d’une finesse charmante, il prend la vie avec une sagesse de philosophe. _La povertà è il più leggiero di tutti i mali_, la pauvreté est le plus léger de tous les maux, dit un de ses proverbes; et cherchant le côté pratique ajoute: _La povertà mantiene la carità_, la pauvreté entretient la charité. Je crois qu’une des erreurs et des tristesses de notre temps est le peu de cas qu’on fait des simples d’esprit. On dirait que l’homme ignorant n’a plus sa place nulle part, et ce privilège (car, à mon avis, dans notre monde troublé c’est un privilège que l’ignorance) n’attire que dédain. Le bon sens toscan dit: _Un buon naturale val più di quante lettere sono al mondo._ (Un bon naturel vaut mieux que toutes les lettres qui sont au monde.) Pour moi, un des charmes de ce pays est précisément que l’homme simple existe encore. Il y a dans toutes les classes beaucoup plus de spontanéité, une conformité plus grande aux instincts naturels, un dédain de la pose et de tout ce qui embarrasse inutilement la vie; cela prouve, il me semble, non une infériorité, mais un sens plus affiné. Je ne saurais imaginer que le niveau de civilisation d’une race ou d’un peuple puisse s’estimer au degré de confort dont il s’entoure; le plus avancé devenant celui qui est pourvu de plus de commodités. A mon sens cependant il n’y a aucune relation entre ces deux circonstances, la civilisation me paraissant un phénomène d’ordre moral auquel la facilité de faire bouillir de l’eau rapidement ou celle de se passer d’escalier n’a rien à voir. Nulle part presque, la vie n’a été plus forte, plus ardente, et en même temps plus douce que dans ces vieilles villes ceintes de leurs murs et de leurs tours, et ces villas exquises, oasis de liberté et de repos. Il y avait place et abri et pour le riche et pour le pauvre, que notre organisation moderne tend toujours plus à éliminer comme facteur social. Et de tout ce passé il reste encore quelque chose. II LA VIE A FLORENCE _La verità fu sola figliula del tempo._ LEONARDO DA VINCI (La vérité est la fille unique du temps.) Cette race toscane est très particulièrement une race de plein air. Qu’on prenne ses œuvres d’art ou sa littérature, toujours on s’aperçoit qu’un instinct dominateur l’appelle dehors. C’est une obsession de ce ciel rayonnant, de ces collines aux nuances tendres, de cette atmosphère enfin, toute de joie et d’amour. Voyez les tableaux des primitifs: il n’est pas une annonciation, pas une adoration, pas une vierge doucement maternelle qui d’une façon quelconque ne soit enveloppée d’un pan de paysages; à travers une de ces arcades exquises qu’ils affectionnent, toujours apparaissent la campagne heureuse, le fleuve paisible, les mûriers verdoyants. La vie d’intérieur n’est qu’un accessoire; l’action, le rêve sont toujours au dehors. Si, sur la fresque de la chapelle de son palais, Côme le Vieux, avec son visage grave tout plein de concupiscence, est représenté suivi des siens et précédé de son petit-fils Laurent le Magnifique, semblable dans sa bonne grâce juvénile et fière à notre Roi-Soleil, ce sera sur une route fleurie, au milieu d’une campagne vivante et cultivée. Si, comme au Campo Santo de Pise, nous voyons de belles dames et de jeunes seigneurs occupés à jouer de la viole et à deviser d’amour, ils s’ébattront dans un jardin merveilleux. Boccace mènera, sur la colline de Fiesole, l’aimable compagnie d’amies et d’amis qui se sont réunis pour oublier les tristesses humaines et au milieu du parfum des orangers et des jasmins, de la fraîcheur des eaux vives, de l’ombrage des treilles épaisses, ils se croiront en sûreté contre le fléau qui dévaste Florence. C’est dans un jardin aussi, c’est sous des portiques, qu’ont devisé les platoniciens, amis de Laurent le Magnifique; c’est dans des cours de cloîtres, au pied des rosiers grimpants, que les âmes les plus austères ont médité et prié. C’est dans la rue, sur les places, qu’en toute occasion le peuple s’est répandu. C’est là qu’aujourd’hui encore il affectionne vivre. La vie privée, la vie commerciale, la vie religieuse se manifestent toutes, plus ou moins, au dehors. La communion de cette race avec le sol qui la porte et le ciel qui l’abrite a toujours été intime et réelle. L’être humain goûte ici sans effort, et par le seul fait de l’air qu’il respire, une surabondance de vie; en jouir apparaît encore à beaucoup une occupation pleinement suffisante. Pour se rendre compte de ce qu’a été et de ce qu’est encore ce peuple, il faut avoir éprouvé la griserie subtile qui émane de cette terre, et du contraste singulier d’un ciel bleu, d’un soleil ardent et d’un vent glacial. Puis, il y a l’incomparable et ardente douceur des belles journées si fréquentes, la clarté des nuits rayonnantes d’étoiles, la beauté d’une lumière qui baigne et transforme tout. Et ainsi, non le palais, non la maison, mais la cité, mais la villa ont été la passion de ce peuple. Les rues ici ont un cachet tout particulier, et participent à un degré inusité à la vie morale. Pour moi, je suis très frappé de l’espèce de dignité des rues. Cette physionomie ne se conservera plus longtemps sans doute, il faut la noter avant qu’elle disparaisse et que la vulgarité moderne ait tout envahi. Les anciennes communes, dans leur discernement profond des conditions nécessaires à la prospérité et au bien-être d’un peuple, avaient sagement réglé toutes choses, parce que toutes choses sont importantes, et ce caractère si humain et si attirant des vieilles rues est dû en partie à la législation qui demandait compte au citoyen des raisons qu’il avait de changer le lieu de son domicile. Il ne fallait pas qu’une partie de la ville contînt trop de palais pendant qu’une autre en serait privée; de là cette magnifique harmonie: à côté du palais était la _bottega_, et la _bottega_ veut dire aussi l’atelier de l’artiste. Quand, dans une de ces rues étroites et commerçantes, entre deux rangées de maisons épaisses et hautes, surplombées de toits qui avancent, on examine les boutiques qui la garnissent, la première chose à remarquer est l’absence complète de fracas, de réclame; rien qui soit de nature à attirer les acheteurs. L’ancienne dignité des _Arti_ a laissé sa trace, et le commerce compris de cette façon fait penser que M. Jourdain avait raison, lorsqu’il comparait ses transactions avec ses clients à un échange de bons procédés. Il faut bien s’imaginer que la _Déclaration des Droits de l’homme_, qui est pour nous une nouveauté relative, avait ici trouvé son expression clairement formulée dès le XIIIᵉ siècle. Un des statuts de la république disait expressément que «la liberté est un droit imprescriptible de la nature». Ces gens sont donc majeurs depuis fort longtemps, et ne songent pas à faire le bruit et l’embarras du fils de famille fraîchement émancipé. Je ne saurais dire combien je trouve à ces boutiques florentines quelque chose d’inusité et de séduisant; surtout dans les rues les plus retirées, et aux heures du soir, faiblement et suffisamment éclairées, elles ont un air de paix et de prospérité tranquille très remarquable. Beaucoup de ces boutiques sont encore sans devanture fermée, occupant un rez-de-chaussée voûté et très élevé; celles des étoffes font penser au temps où l’_arte della lana_ était la richesse et la splendeur de la ville, tant elles ont conservé encore l’aspect sérieux et pratique: des objets de nécessité usuelle sont là pour être vendus; la commodité de les voir est mise à la portée du passant, mais c’est tout. Les marchands sont des personnages très dignes et calmes, et qui paraissent plutôt indifférents à la circonstance de vendre ou de ne pas vendre. J’en regardais un, l’autre jour, appuyé sur une planchette mouvante faisant comptoir et fermeture sur la rue; il examinait là son grand livre: c’est exactement le spectacle que nous voyons reproduit sur les vieilles estampes. Voici une pharmacie, de fondation très ancienne: elle répond fort bien à l’idée que l’on se peut former de ces _Speziali_, gros bonnets de l’_Arte Maggiore_ qui faisaient à grands frais venir les drogues et les épices de l’Orient. Rien au dehors que des vitres dépolies; à l’intérieur tout est peint en blanc, relevé de dorures; des faïences de formes diverses, aux nuances charmantes, contiennent les poudres et les herbes; des _fiaschi_ élancés, légers et élégants, sont remplis de liquides et rangés ensemble dans une armoire vitrée. Au mur du fond, un petit tableau de sainteté avec sa lampe votive qui brûle; sur le comptoir, un Hermès en bronze doré, le pétase à ailes éployées sur la tête, préside comme dieu de la médecine; par une porte ouverte on aperçoit le laboratoire, peint en blanc aussi, avec le lavabo de marbre attenant au puits, qu’on trouve également dans toutes les sacristies. L’air de netteté, de propreté est général. Les boutiques de pain et de pâtes par exemple, sont de l’aspect le plus engageant; dans de larges faïences, sorte de plats creux ovales, sont entassées les pâtes; d’autres s’élèvent en pyramides, délicatement, légèrement, avec une espèce de coquetterie primitive et enfantine, mais charmante. Les fruitiers, dans leurs boutiques ouvertes, réussissent des étalages d’un goût surprenant; tout se ramasse autour de l’embrasure en de gracieux enchevêtrements; les légumes aux couleurs diverses, les fruits accrochés et suspendus en grappes, s’étagent et se nuancent avec un art vraiment savant; à l’intérieur sont rangées, dans un ordre de bonne ménagère, les conserves, les boîtes de raisins et de figues blanches, toutes les semences fines et sèches qui se mangent ici. Ce sont les commerces les plus simples, qui se distinguent par cette sorte d’élégance archaïque d’arrangement; il se fait avec le bois blanc, les balais et les sacs de chanvre pour les olives, des étalages attrayants; tout cela a un air de solidité et de bonne qualité; il est resté quelque chose des traditions d’honnêteté scrupuleuse que les notaires des _Arti_ savaient rendre obligatoires. Ces anciennes boutiques étaient admirablement ménagées pour, en cas d’alarme, être hermétiquement fermées, et elles ont gardé une apparence de sécurité très grande. Descendant dernièrement, le soir, une de ces rues, qui ne contient que des boutiques vieux genre,--la rue elle-même, garnie d’immenses palais, n’étant éclairée que faiblement,--j’avais néanmoins l’impression que la rue ainsi close et réservée présente autant de sécurité, si ce n’est plus, que nos étourdissantes artères modernes. C’est un plaisir et un amusement que de voir les artisans paisiblement occupés à leur métier, le cordonnier tirant son alêne, le menuisier rabotant et sciant le bois, le doreur trempant son pinceau. Ils étaient à l’œuvre, lorsque Dante Alighieri parcourait les rues de Florence, et y remarquait le vieux tailleur auquel il fait allusion, enfilant avec peine son aiguille: _E si ver noi aguzzavan le ciglia_ _Come vecchio sartor fa nella cruna_[B]. Il est singulier d’observer que la décadence très réelle et trop visible du goût paraît ne pas avoir atteint le bas peuple. Les petites charrettes ambulantes qui parcourent Florence et stationnent dans certaines rues sont vraiment étonnantes d’agencement gracieux. J’en ai vu une qui ne contenait pour toutes marchandises, étalées sur un fond blanc, que des veilleuses, des bobines, des paquets d’aiguilles et des crayons; avec ces riens on avait fait quelque chose de coquet, qui donnait envie d’achalander le marchand, homme à l’air grave, bien enveloppé dans un vaste manteau. Un autre, avait groupé un assortiment de vieilles ferrailles, de pelles, de bouts de chaîne, avec une habileté et un art tout à fait ingénieux. Dans une charrette voisine, un fonds de revendeur, défroques de toutes sortes, payait de mine. Faute de mieux, une vieille ombrelle renversée servira d’évent. Il paraît vraiment qu’une des caractéristiques de cette race qui fut si laborieuse, est de faire quelque chose de peu. * * * * * Il est une classe de «boutiques» qui représentent, pour le peuple et pour tous, l’imprévu fortuné, dans lequel plus ou moins chacun espère. Les boutiques du _Lotto_, c’est-à-dire de la loterie, sont une institution officielle, et les petits coupons de papier portant les numéros se débitent sous la sauvegarde des portraits royaux, qui s’étalent sur les murs de ces officines comme sur ceux de tous les bureaux de l’État. La loterie est entrée profondément dans les mœurs; avec la sobriété naturelle à la race, elle contribue, je crois, à enrayer les efforts qui pourraient amener un état de choses plus prospère. Pour qui se contente de si peu, et qui, chaque semaine, moyennant la mise de quelques centimes, espère un coup de la fortune, le travail soutenu, régulier, n’est plus qu’un pis aller. C’est sur le petit peuple que le _Lotto_ exerce toute son influence débilitante, car on n’imagine pas combien est grand sur lui le prestige de cette rangée de cinq numéros qui, aux portes des boutiques du _Lotto_, se renouvellent chaque samedi. Il y a quelque chose de tragique dans ce fait que tant de pauvres êtres, déjà si mal partagés, inutilement, semaine après semaine, mois après mois, année après année, ne se lassent pas de porter une parcelle de leur nécessaire dans le vain espoir d’un gain problématique. Le _Lotto_ devient pour une foule de pauvres gens une préoccupation absorbante, tout s’y rapporte, et, comme dit Giusti: «S’il passe une bière, on s’informe à qui mieux mieux de ce qui regarde le mort. O pieuses gens! un peuple de sceptiques _ne pleure pas les malheurs_, mais joue ses pièces sur les coups apoplectiques.» Quoi qu’il arrive, en effet, la pensée du peuple se tourne toujours vers le _Lotto_, et la première combinaison qui surgit à l’esprit dans les catastrophes privées ou publiques, est celle de l’_Ambo_ ou du _Terno_. Rien de plus navrant que de voir le samedi soir cette petite foule honteuse, avide de connaître les numéros sortis; on lit sur les visages un tel désappointement! Des vieux pitoyables s’en vont, l’air si triste! Des femmes s’en retournent, la mine accablée, et tous laissent là quelque chose de leur ressort et de leur vitalité. «Ah! vive la loi qui maintient le _Lotto_, et qui _donne du foin aux ânes avec le livre des songes_!» écrit le même Giusti. Il est impossible d’avoir vécu dans une ville italienne sans avoir été frappé du nombre extraordinaire d’hommes appartenant à la classe inférieure, qui paraissent n’avoir d’autre occupation que de rester appuyés aux parapets des quais, ou de flâner sur les places. Ils demeurent là des heures entières, mettant en action le proverbe qui dit: _Non è più bel mestiere che non aver pensieri_[C]. Ces gens-là ont évidemment réduit les besoins de la vie à un minimum qui leur permet cette oisiveté qui leur est chère. Il est hors de doute que dans un pays comme la Toscane, avec des conditions matérielles d’existence encore si extraordinairement faciles, le paupérisme ne prendra jamais l’aspect formidable qu’il revêt ailleurs. Florence a été, dans le passé, mère et instigatrice de toutes les institutions que nous croyons les plus modernes; aussi la classe nécessiteuse y diffère par des traits essentiels de notre prolétariat du Nord. * * * * * D’abord, pour se placer au point de vue véritable, il faut se souvenir que l’état de la société reposait, il y a seulement trente-cinq ans, sur les bases séculaires, et que l’aumône était une des pierres fondamentales de l’organisation sociale. Dans ce pays où les couvents étaient riches et nombreux, se distribuait chaque jour un nombre incalculable d’aliments gratuits: pas de couvent où, sur l’heure de midi, le pauvre se vît refuser une soupe. Lorsqu’en Angleterre, au XVIᵉ siècle, Henri VIII confisqua les biens ecclésiastiques et détruisit les monastères, le premier résultat tangible de cette spoliation fut une augmentation immense de la classe des mendiants; et il fallut une législation, barbare dans son esprit, cruelle dans son application, pour réduire ceux que l’Église avait maternellement et efficacement tenus en bride. Il n’est pas du tout prouvé que la confiscation des biens ecclésiastiques ne doive pas avoir pour l’Italie des conséquences pernicieuses; seulement en Angleterre l’esprit de l’Église fut étouffé; ici il demeure, et la loi est tournée de cent façons. Le soin des pauvres a été l’œuvre capitale de l’Église, et son ingéniosité pour parer aux nécessités humaines, en alléger les souffrances, a été infinie, de sorte qu’aujourd’hui encore, si récemment arraché à la protection religieuse, le prolétaire n’a pas acquis ce levain de haine profonde contre les classes aisées qui existe ailleurs. Parcourir ici les quartiers les plus pauvres est une tâche qui attriste, mais ne désespère pas. * * * * * Voici une maison occupée par des gens besogneux; celui qui me guide a l’habitude de les secourir; il frappe à la porte, on se met aux fenêtres, et à sa vue tous les visages s’éclairent; une femme descend ouvrir. Elle est jeune, arrivée au dernier terme de la grossesse, et dit sa misère, qui est grande, avec une sorte de bonne humeur. On monte l’escalier de pierre étroit, mais aéré et clair; en haut sont deux chambres, occupées par plusieurs familles; il y a un tas d’enfants grouillants, et six ou huit personnes dans la première pièce qui a une cheminée, autour de laquelle, sur des bancs de bois, tous sont groupés; pour meubles, des tréteaux, sur lesquels on étend des sacs: ce sont les lits. Les femmes sont mieux tenues, coiffées plus convenablement qu’on ne l’imaginerait; presque aucune n’est débraillée. La misère de tous ces pauvres gens est réelle, et tous sont secourus plus ou moins par la _Congregazione di Carità_ qui a fondu en elle-même plusieurs œuvres anciennes, et a perdu son caractère religieux pour n’être plus que purement secourable. On entoure le représentant de la «Congregazione»; on lui parle abondamment, explicitement; les femmes avec une certaine gaieté; aucun des visages n’est haineux, aucun ne porte les horribles stigmates de la misère à l’état héréditaire et chronique. C’est qu’il faut si peu de chose pour faire vivre et secourir ces êtres! La maison dont je parle est occupée au rez-de-chaussée par une cuisine, où viennent s’approvisionner les gens les plus pauvres. J’étonnerai sans doute, en disant que cette cuisine populaire, dans une rue basse, n’est nullement répugnante. Une quantité de choux très beaux, une masse épaisse de polenta dorée, toute prête, forment le fond le plus substantiel; un demi-chou cuit coûte un demi-sou, un autre demi-sou procurera une portion de polenta, ou une soupe faite de l’eau dans laquelle ont cuit les tripes; avec cela et un morceau de pain, un homme se trouve nourri; et le peu qu’il faut pour se procurer cette nourriture sommaire est à la portée du plus paresseux. Il y a un tas de petits métiers, qui ne paraissent guère de nature à faire vivre leur homme, et qui cependant, dans ces conditions, y arrivent: ce sont, par exemple, les balayeurs de magasins; tous les matins, nombre d’hommes gagnent ainsi un sou. De plus, presque tous les magasins font à jour fixe l’aumône; trois, quatre sous sont récoltés de cette façon avec une quasi certitude, et suffisent. D’un autre côté, l’alcool n’exerce pas encore ses effroyables ravages sur ce peuple, qui peut donc mieux supporter la pauvreté. Dans ces rues populeuses, les femmes sont presque toutes dehors; la plupart ont des vêtements de couleurs très claires; elles reçoivent l’aumône avec une certaine affection, et un _Dio glielo renda_, qui, du reste, ne les empêchera nullement de blasphémer la minute d’après. Comme une distribution imprudente de sous nous a fait en un instant être entourés d’une façon un peu oppressante par une masse criarde de femmes et d’enfants, une commère plus avisée ôte son zoccolo[D] de bois et, avec quelques taloches bien senties, parvient à nous faire ouvrir un passage; tout se passe avec bonne humeur et des façons qui, chez les femmes, n’ont rien de grossier. Une belle fille jeune et alerte, qui du reste est une honnête ouvrière, confesse avec une sorte d’ingénuité attirante, qu’elle n’a pas même de quoi s’acheter «sa chemise de noce». Elle dit cela sans l’ombre d’indécence ou d’arrière-pensée, et reçoit en riant le billet de cinq francs qui lui rendra l’acquisition possible. Dans cette classe, le «sacrement», c’est-à-dire le mariage, est le grand objectif des filles; l’immoralité n’y est pas à l’état habituel. Ceux qui les connaissent le mieux leur rendent ce témoignage, qui n’a, bien entendu, que sa valeur relative; car, au XIVᵉ siècle, Florence, avant toute autre ville d’Europe, possédait déjà son hôpital des enfants trouvés, qui existe encore aujourd’hui. Le nom qui lui a été donné, les _Innocenti_, est un indice de l’esprit dans lequel il a été fondé. Les lois de la société d’alors étaient humaines et pitoyables aux enfants naturels. Sans faire partie de la famille ils étaient pourtant légalement admis à une part relativement importante de l’héritage paternel, et la légitimation subséquente pouvait les placer sur un pied identique. * * * * * Rien de plus exquis que cette façade des «Innocents» sur laquelle en des médaillons au fond azur, de petites créatures, enveloppées dans des langes, sont représentées en des attitudes diverses. Elles sont emmaillotées, comme on les emmaillote actuellement, avec ces longues _fascie_ qui se déroulent à l’infini, et sur lesquelles souvent sont tissées des paroles de tendresse: _Amore, mia Gioia_. Aujourd’hui encore, cet hôpital des Innocents est tout inspiré d’une maternelle pitié. Au _Foundling Hospital_ de Londres, il faut venir faire une demande d’admission pendant la grossesse; nos lois françaises ne respectent plus le secret de la mère; ici, la sage-femme, ou quiconque apporte «la créature» à l’hôpital, n’a qu’à déclarer l’heure et le jour de la naissance, dire que la mère n’est pas mariée et ne consent pas à être nommée; c’est assez: l’enfant est admis, on lui passe au cou la petite chaîne en laine tressée brune, très douce, à laquelle est suspendue une médaille d’argent, et il a sa place dans un des berceaux. Attenant à l’hôpital, est la Maternité; une porte pourvue d’un guichet les met en communication, et il suffit de l’appel de la cloche pour que la créature qui vient de naître soit remise aux religieuses. En même temps, les femmes mariées qui ne peuvent, pour une raison quelconque, nourrir leur enfant ont le droit de le porter aux Innocents, où on le garde pendant un an; seule la petite médaille qu’on lui suspend au cou, et qui est dorée, indique qu’il appartient à une autre catégorie. A l’heure actuelle, l’hôpital des Innocents reçoit environ mille enfants par an, et, pour toute la Toscane, il a la garde de six mille. L’ordre, le soin, la plus délicate propreté règnent partout; les cornettes blanches des sœurs de charité flottent dans les grandes salles, et il y a même des sœurs françaises, car on les aime ici et on les appelle. Le dortoir des petits, qui attendent la nourrice qui doit les emporter, fait penser à une nef d’église, par sa hauteur et sa largeur; les berceaux ont une forme particulière: en fer, carrés de la base, ils sont munis d’arceaux sur lesquels on jette un grand linge blanc pour protéger les enfants qui dorment, deux, quelquefois trois dans le même berceau. L’infirmerie est pourvue de tout ce que les théories modernes demandent de mesures préservatrices à l’antisepsie. Pour les maladies infectieuses, funestes et horribles héritages, on a trouvé un moyen ingénieux de conserver à la supérieure la surveillance du personnel spécial, sans danger de contaminer les autres enfants. Dans le mur mitoyen qui sépare les deux infirmeries, de loin en loin, une petite lucarne ronde vitrée établit la communication. Sur mille enfants qui entrent chaque année, il en meurt environ deux cents; cent cinquante sont reconnus; deux cent cinquante, qui sont la proportion des légitimes, retournent à leurs parents; le contingent demeurant, environ quatre cents enfants, est placé en nourrice, et plus tard chez des paysans. Tout se confectionne dans l’hôpital même; des filles y reviennent et apprennent les différents métiers nécessaires; quand elles y sont demeurées pendant deux ans, on leur donne un trousseau de cent francs et deux cent trente-cinq francs en argent. Chaque année, le jour de la Saint-Jean, cinq cents jeunes filles sont dotées sur une rente de soixante mille francs affectée à cette intention par d’anciens bienfaiteurs. Les noms des aspirantes sont mis dans une roue, et le sort décide les élues. Il y avait là, autrefois, un grand centre charitable. L’éducation que recevaient ces enfants réussissait, nous dit un historien du XVIIᵉ siècle, à en faire souvent des _buonomini_[E] de quelque mérite et valeur. Des femmes avaient la garde des filles; et encore aujourd’hui, les anciennes employées retraitées vivent là, sous les combles du vaste bâtiment, comme les vieilles nourrices oubliées, dans les contes de fées: en haut d’interminables escaliers, on arrive dans de grandes pièces, où de bonnes vieilles, en robe noire, avec un bonnet blanc, plissé, serré, vaquent à leurs petits travaux; une d’elles compte quatre-vingt-quatre années de vie, et soixante-dix de service dans l’hôpital; elle est encore accorte et souriante. Toutes ces vieilles dorment dans un immense dortoir divisé en deux par un mur à mi-hauteur; chacune occupe une sorte de cellule sans porte, mais que plusieurs ferment avec un rideau; elles ont donc leur liberté entière sans isolement. Au fond, un autel forme une petite chapelle, et elles sont là comme dans une tour bien défendue, loin de la fatigue de la vie; c’est un lieu très doux pour mourir, il semble. L’initiative de cette admirable fondation, qui battait son plein deux siècles avant saint Vincent de Paul, est due, dit la tradition, à un simple menuisier: Come Pollini. C’est aussi un artisan florentin qui a fondé la «Miséricorde», la plus curieuse peut-être des institutions charitables laïques, inspirée de cet esprit mi-démocratique et mi-aristocratique des communes italiennes, et qui lui a permis depuis six cents ans d’être bienfaisante et utile, et de conserver intacts son principe, sa vitalité et son activité. La grosse cloche de la «Miséricorde», à travers les siècles, n’a jamais sonné en vain; elle est restée un signe de ralliement auquel les frères, quelles que soient l’heure ou la saison, répondent toujours en nombre voulu, prêts à endosser leur robe de toile noire, à la cagoule baissée. C’est un des spectacles curieux des villes italiennes que de voir l’escouade des frères de la «Miséricorde» portant une civière sur laquelle est couché un blessé, ou, à la tombée du jour, charger, à la lumière des torches de résine, une bière sur leurs épaules. Cercueil de riche ou cercueil de pauvre, couvert de velours brodé ou de toile noire, ils l’emportent de leur pas régulier; mystérieux comme la mort, ils passent le long des rues étroites, précédés du prêtre et de la croix; la fumée des torches marquant leur sillon; ils conduisent le mort, soit à leur propre oratoire, soit à une église. Ces enterrements, le soir, ont un caractère qui surprend d’abord, mais auquel bientôt on arrive à trouver une espèce d’harmonie et de paix particulière. Ils s’expliquent par le fait que l’assistance des frères ne se peut guère fréquemment requérir qu’après les heures de travail, la plupart étant des _Grembiuli_[F], c’est-à-dire des ouvriers. L’organisation de l’archiconfrérie de la «Miséricorde» est un modèle de sens pratique, et procède des principes mêmes qui réglaient le gouvernement de la République. Des hommes de tout rang, prélats, princes, nobles, prêtres, artisans en font partie. Soixante-douze frères dits _Capi di guardia_ forment le corps principal; ils sont nommés à vie à la majorité absolue. Ces soixante-douze frères sont divisés en quatre classes: dix prélats, quatorze nobles, vingt prêtres et vingt-huit artisans; on voit la curieuse progression. La magistrature suprême de l’archiconfrérie, appartient, en mémoire des douze apôtres, à douze _Capi di guardia_, divisés eux-mêmes en deux sections, composées chacune d’un prélat, un noble, deux prêtres, deux artisans. L’autorité véritable est entièrement entre les mains des _Grembiuli_, et toute la constitution tend à défendre l’archiconfrérie contre l’empiètement possible des nobles et des prélats. L’archiconfrérie se compose, en dehors de ces soixante-douze frères, d’une multitude d’adhérents et d’un nombre limité de _Giornanti_[G] ou novices. La «Miséricorde» est essentiellement catholique et religieuse dans son esprit; elle a été instituée, dit-on, en réparation des blasphèmes, et pour assurer à ses associés des mérites spirituels. Nul n’en peut faire partie qui ne jouit d’une réputation intacte. En sont exclus les mimes, les bateleurs, les garçons d’abattoirs, les savetiers, les revendeurs et les bouffons. Les œuvres de charité sont: d’abord le soin et l’assistance aux malades de la ville et des faubourgs; secours immédiat de jour et de nuit à quiconque a été frappé d’un accident; transport des malades dans les hôpitaux. Un corps de soixante frères, choisis, est plus spécialement destiné à veiller les malades et à exercer la _mutatura_, service charitable qui consiste à aller changer de lit les infirmes, hommes et femmes. Chaque jour, deux fois, au son de la cloche, les frères de service se présentent pour recevoir leurs instructions; et ils s’acquittent de leurs tâches délicates avec une telle habileté, que les riches souvent sollicitent leurs secours. Obéissant à leur règlement, ils arrivent silencieusement, sous les ordres du _Capo di Guardia_, qui commande chaque escouade, et veille aux plus légers détails: décence, douceur, attention. Les moindres manquements possibles ont été prévus, et les recommandations les plus minutieuses prescrivent la prudence et la tenue à travers le trajet des rues; une désobéissance ou une inconvenance quelconque de la part d’un frère est sévèrement réprimandée, et peut amener une sorte de dégradation, car les aspirants au titre de _Capo di Guardia_ sont inscrits du numéro 1 au numéro 150, et ils avancent ou reculent suivant leur assiduité, leur zèle, leur charité. Il faut, en tout état de cause, huit ans de services ininterrompus pour acquérir la qualité de _Capo di Guardia_. La plus exacte égalité règne entre les frères, la robe noire (elle fut rouge autrefois) l’assure extérieurement, et il leur est prescrit de tenir soigneusement leur cagoule baissée. Quand un d’entre eux entre dans la chambre d’un malade pour le veiller (il y arrive seulement le soir à onze heures), il salue d’un: _Sia lodato Jesu Christo_, se signe et prend l’eau bénite; puis, le matin venu, après avoir rendu au malade les plus humbles services que son état requiert, il s’en va, sans s’attarder à recevoir des remerciements; bien entendu les frères ne veillent que les hommes, et aucune femme, eux présents, ne doit rester dans la chambre. Lorsqu’ils placent le malade ou le blessé dans la civière, ils s’en acquittent avec une habileté extraordinaire, et c’est merveille de les voir, après avoir enlevé de son lit une pauvre femme à qui la moindre secousse peut être fatale, descendre un escalier tournant, évitant, tant leur discipline est grande, le moindre heurt. En soulevant la civière ils disent: _Iddio, gliene renda merito_, et, quand ils se relaient: _Vada in pace_. Il est de tradition, selon les besoins du malade, et aux occasions dont ils sont juges, qu’ils fassent parmi les assistants une collecte à son bénéfice. Autrefois, en voyant passer la «Miséricorde», on jetait souvent l’obole des fenêtres, et, si c’était la nuit, on enflammait le papier qui enveloppait le sou; et ces petites flammèches secourables tombaient ainsi devant les hommes noirs. Encore aujourd’hui, beaucoup de nobles font partie de la «Miséricorde», et en remplissent les plus humbles fonctions. Lorsqu’il était de service, l’ancien grand-duc de Toscane quittait sans bruit sa table à l’appel de la cloche; et le duc d’Aoste défunt, frère du roi, passe pour avoir souvent porté les morts. Le roi et le prince héritier sont du reste _Capi di Guardia_ honoraires. D’importantes libéralités ont enrichi l’archiconfrérie; elle ne demande à ses associés qu’une cotisation à peu près fictive, puisqu’elle est de quelques centimes pour l’année entière. Sauf en cas de misère positive, les frères fournissent eux-mêmes leur robe. Leurs obsèques revêtent une certaine solennité. Pour continuer après la mort, à faire partie de leur grande famille spirituelle, ils vont dormir leur dernier sommeil au cimetière de la «Miséricorde,» où tant d’hommes qui furent empressés à soulager les misères de leur prochain, reposent. Quand on se trouve sur la petite place où la tradition place la maison de Dante, on aperçoit une façade à l’aspect modeste. Sur une pierre carrée, placée au-dessous d’une image de sainteté, sont gravés, en caractères très anciens, ces mots: _Elemosine per i poveri vergognosi di San Martino_[H]. On entre, et on se trouve dans un oratoire, autour duquel une fresque de pourtour, divisée en lunettes, nous montre l’accomplissement des œuvres de Miséricorde. Voici, dans une chambre pauvre, toute nue et dégarnie, une femme en couches, avec son poupon blotti sous le bras droit; un couvre-pied rouge s’étend sur le lit; dans un renfoncement du mur sont posés une carafe et un verre. Debout, près de l’accouchée, un homme grave, coiffé du chaperon, s’empresse et s’occupe à lui bander le bras; un autre, assis au chevet, lui présente quelque chose à manger. La porte est ouverte, et une femme, coiffée d’un mouchoir disposé un peu comme le madras des Bordelaises, s’avance vers un visiteur charitable; celui-ci lui remet un chapon et un _fiasco_ de vin; la femme tend les mains, pour recevoir ces secours. A côté, le vieux Capponi, l’air attentif, la tête blanche, est représenté debout dans la rue; un homme lui parle, et tous deux regardent un adolescent habillé de blanc qui apparaît sortant d’une porte basse, et les pieds encore sur les marches d’un escalier au-dessous du sol. Cette porte s’ouvre dans le mur d’un bâtiment sombre; à travers les grillages épais, on aperçoit plusieurs figures inquiètes; le jeune homme vêtu de blanc vient de faire la visite aux prisonniers. Le même jeune homme, qui a une exquise figure d’éphèbe, et la grâce des jeunes fauconniers que Benozzo Gozzoli nous montre entourant Laurent de Médicis, se retrouve encore sur la lunette voisine; il est occupé à accueillir des pèlerins mendiants. Dans le fond, sur une estrade, on aperçoit un lit, et sur un dressoir, des cruchons et ustensiles de ménage. Lui, au premier plan, porte sur son costume charmant une sorte de tablier court, divisé en _deux poches_; les pèlerins, un homme et une femme, s’avancent, le grand bâton à la main, l’air lassé; la femme a une jupe courte, une sorte de mante misérable, et, sur la tête, un voile blanc surmonté d’un chapeau d’homme en feutre noir. * * * * * Un peu plus loin, réunis sur les marches, par un jour triste, des clercs, serrés les uns contre les autres, chantent l’office des morts; un homme couche dans une fosse, d’un mouvement respectueux, un cadavre enveloppé d’une robe blanche, le capuchon blanc à pointe rabattu sur le visage; le brancardier, qui a aidé à porter le mort, détourne la tête et reçoit l’aumône que lui fait un spectateur au visage compatissant et triste. * * * * * Assistance des malades, soulagement des pauvres, ensevelissement des pauvres, les trois œuvres principales de la «Miséricorde» au XVᵉ siècle sont là devant nos yeux. Il ne paraît pas que la créature humaine ait découvert depuis beaucoup d’autres façons de soulager ses semblables. Les _pauvres honteux_, comme l’indique le nom de ce petit oratoire si discret, modeste et caché, n’étaient pas oubliés; le dominicain S. Antonino, prédécesseur de Savonarole au couvent de San Marco, avait institué douze _Buonomini_ pour en avoir soin et pitié. Ces pauvres prennent place là encore aujourd’hui, sur ces bancs appuyés au mur; mais la requête ne se fait point verbalement; une ouverture portant l’inscription _instanza_, se trouve à l’entrée; on y glisse les lettres qui tombent dans une toute petite sacristie attenant à l’oratoire. Aux côtés de l’autel, au fond, deux portes: l’une donne sur un petit escalier en échelle par lequel montent les solliciteurs; l’autre livre passage aux _Buonomini_ qui quittent la salle de leurs délibérations. Rien, nulle part, des terribles humiliations de la publicité ou de la promiscuité grossière de la charité moderne, qui est une fonction, et non plus comme autrefois une œuvre d’amour, ou, si l’on veut, d’expiation intéressée. Ce qui est admirable, dans l’histoire de ce passé charitable, c’est de voir la part efficace qu’ont toujours eue les humbles au soulagement des souffrances et l’importance que le seul exercice des plus nobles sentiments leur a donnée. Il a fallu le génie de Dante pour rendre immortelle l’image de Béatrice Portinari, mais n’y aurait-il jamais eu de poème du «Paradiso», nous connaîtrions le nom et la vie de la pauvre servante qui avait tenu Béatrice enfant sur ses genoux: l’effigie de l’humble _Mona Tessa_, dans la cour de l’hôpital de Santa Maria Nuova, aurait rappelé l’image de celle qui inspira cette institution charitable, et en fut aussi la principale fondatrice. Toute droite, toute raide, avec des traits fins que l’âge a affaissés, la tête voilée, la servante des Portinari, les mains jointes, paraît encore murmurer ses oraisons. * * * * * Les rues des villes italiennes étaient pour l’habitant comme une vaste cour commune où se continuait sa vie; un grand nombre de tabernacles, érigés dans les rues, lui permettaient de satisfaire ses instincts religieux avec la même aisance qu’à l’intérieur des églises. A Florence, la plupart de ces tabernacles, tableaux de bons maîtres, ou faïences des Della Robbia, sont des œuvres d’art charmantes et prêtent une grâce spéciale aux rues et aux endroits où ils sont situés. La «Signoria» jadis en encourageait la multiplication, car la lampe votive qui les accompagnait toujours, aidait à éclairer la ville, et beaucoup de ces tabernacles se trouvent dans des impasses, parfois sous des voûtes; il en est qui sont encadrés de feuillages, ou devant lesquels, dans l’anneau de fer à cet usage, est piqué un bouquet de fleurs. L’année dernière, au moment de la grande frayeur du tremblement de terre, on a vu à nu l’âme du peuple, et le cas qu’il fait encore de ces images protectrices: devant toutes s’organisèrent des autels, s’entassèrent les fleurs et les cierges, et du matin au soir, aux carrefours des rues, le peuple demeura en prière, demandant protection à la Madone. De tous les sanctuaires sortirent les images miraculeuses, et les choses se passèrent exactement comme il y a cinq cents ans, ce jour de mai 1325, lorsque la terre trembla, que des vapeurs de feu flottèrent sur la ville, et que le peuple reconnut là des signes infaillibles de périls futurs et de _grandes nouveautés_. La «religion» italienne par excellence, et je dis ici «religion» dans le sens de profession d’une règle consacrée, est celle des Franciscains. Ils sont demeurés en communauté réelle avec l’âme de la race; ils n’ont pas pris l’air archaïque de certains autres moines; on ne s’étonne point de les voir dans les rues, avec leur pratique et fruste vêtement. Les Capucins sont avant tout l’ordre du plein air. Lorsque saint François restait de longues journées étendu en prières sur les roches de «La Vernia» il paraissait faire partie de la terre, et les lézards confiants grimpaient sur lui. Il lui fallait la voûte des cieux, le grand air, pour vivre, prier et pleurer. Aujourd’hui encore, la vraie place de ses disciples est sur les routes et aux carrefours; ce ne sont point gens de cellule ou de contemplation, mais d’action simple et populaire. Beaucoup sont ignorants, ce qui ajoute, je me figure, à leur force; il y a une certaine naïveté, une certaine ignorance qui est éminemment favorable à l’action, et surtout à l’action spirituelle qui demande avant tout la conviction. Les grandes vérités morales tiennent après tout en un très petit nombre de formules, et, si l’esprit en est bien imprégné, elles suffisent amplement: comme une semence inépuisable, elles préparent des moissons sans fin. Pour moi, je n’ai jamais été choqué que des hommes simples fussent chargés d’enseigner, au contraire. Herbert Spencer a dit qu’il ne voyait aucune connexion entre savoir lire et être honnête, et rien au monde ne me paraît mieux démontré. Une des plus tristes choses pour un peuple est que le Verbe cesse de se faire entendre pour lui; c’est pourquoi il faut qu’il existe une classe d’hommes simples qui lui parlent sa langue, et en des images fortes et naïves réalisent pour lui les choses invisibles, et le nourrissent de l’espérance dont toutes les créatures vivantes ont besoin. Ce ne sont pas les livres, ce sera toujours la parole qui aura une véritable influence sur les esprits et les âmes; parmi les contemporains, le moine qui a le plus remué l’âme italienne, qui a amené au pied de sa chaire les plus récalcitrants, est un simple Franciscain: fra Agostino da Montefeltro. «Frate Venturino, dit Villani dans sa chronique, prêcha souvent à Florence (1335), et à ses prêches se trouvait le peuple en grand nombre, l’écoutant quasi comme un prophète. Ses sermons n’étaient point _subtils_, ni de science profonde, mais étaient très _efficaces_, d’une bonne langue et de saintes paroles, et de nature à émouvoir les gens;»--et voilà précisément comme a prêché et prêche aujourd’hui le Padre Agostino. * * * * * A l’embouchure de l’Arno, se trouve un petit pays, surgi à la lisière d’une _pineta_ qui descend presque jusqu’à la mer; l’air y est pur et souffle souvent en tempête; c’est là que, la plus grande partie de l’année, au milieu de quatre-vingt-quatorze orphelines dont il s’est fait le père, ce fils de saint François vit, loin du bruit et de la gloire dont il a eu certes sa bonne part. Cet orphelinat du Padre Agostino est une institution vraiment curieuse, et, dans sa singularité, tout à fait franciscaine; je ne sais si elle aurait pu prendre naissance et exister ailleurs qu’en Italie. C’est une circonstance peut-être unique qu’un moine se trouve à la tête d’un orphelinat de filles; bien entendu, il en a été le fondateur, et aujourd’hui encore, l’orphelinat dépend uniquement, pour son existence, des contributions que le Padre Agostino peut y faire affluer. Il a bâti la maison, il a réuni les enfants, il a tout organisé à souhait, il n’a pas de dettes, et pour le reste il espère en la Providence. C’est une personnalité des plus intéressantes que celle de ce Frate, tout plein d’une aimable et joyeuse simplicité. Il entre dans la vieillesse; ses yeux sont les plus beaux du monde, caressants, sans l’ombre de sensualité; l’expression en est virile et miséricordieuse. Grand, à l’aise dans sa robe brune, chaussé parce qu’il vit au milieu de ses orphelines, il apparaît infiniment paternel; il parle avec une abondance, une clarté, une spontanéité, une humilité charmantes. Dans la grande chambre qu’il occupe au rez-de-chaussée, plus de quarante cages remplies d’oiseaux sont rangées à terre: plusieurs pendent du plafond, juste au-dessus du bureau où il écrit. On lui fait présent d’oiseaux de tous côtés, et il les accueille avec un vrai bonheur; il parle et rit à ce petit peuple ailé, et lui distribue des graines d’un air ravi. Un peu plus tard, faisant visiter avec fierté la maison de «ses filles»--car il ne les appelle point des orphelines,--il demande à la cuisine un morceau de pain, et se dirige vers l’étable; à sa voix, la vache tourne la tête et vient manger dans sa main, et lui, dans la pénombre de cette étable, avec son grand capuchon à éperon relevé sur la tête, il forme un tableau extraordinaire et d’un autre temps. Il aime sa vache comme il aime ses oiseaux, comme il aime toutes les créatures de Dieu. Rien n’égale sa sollicitude pour les enfants dont il a la charge, et on peut lui appliquer une parole dite jadis à Mᵍʳ Dupanloup: «Vous les aimez, non comme un père, mais comme une mère.» Dans le dortoir, dort toute seule, dernier agneau de ce troupeau, une enfant de moins de quatre ans; le Padre Agostino s’assied sur une chaise à côté du lit, rassure l’enfant qui s’éveille, lui passe le bras sous la tête, dans l’attitude et avec les paroles qui viendraient au cœur d’un véritable père. Les enfants mangent avec le Padre. Lui s’assied à une table au milieu, entouré des six plus jeunes. On ne mange point en silence; le Père sait, dans son indulgence, qu’il faut, au moment du repas, se délasser et causer; il entre du reste dans les considérations les plus inattendues pour contenter ses enfants: à l’ouvroir, on est en train de confectionner des pèlerines, «car, dit-il avec bonté, il paraît que c’est la mode, et cela leur ferait peine d’être habillées autrement que les autres». Il respecte, non seulement la personnalité des enfants en bloc, mais leur personnalité particulière, et dirige chacune selon ses aptitudes; plusieurs de ses assistantes, et la supérieure entre autres, sont des enfants qu’il a élevées; il a un piano, et celles qui montrent des dispositions prennent des leçons. Il prend de leur santé un soin vigilant, et applique partout les meilleures règles d’hygiène. L’été, coiffé d’un immense chapeau de paille, on le voit se diriger vers la Pineta suivi de ses quatre-vingt-quatorze orphelines; et je ne crois pas qu’il lui vienne à l’idée que son rôle soit le moins du monde singulier! J’avoue que je trouve là une preuve remarquable de la largeur d’esprit de ses supérieurs, qui, avec la même simplicité qu’il y apporte, lui ont permis d’accomplir son œuvre. Le Padre Agostino prêche encore, mais surtout dans le midi de l’Italie, où il exerce une très grande influence; il va dans les petites villes du Napolitain avec le même entrain qu’il apportait à prêcher dans les grands dômes de Florence et de Pise. Cet homme est en sympathie universelle; il a des amis partout, catholiques et protestants, et son cœur va vers tous ceux qui ont l’âme droite, à quelque confession qu’ils appartiennent; mais ses préférences sont pour les humbles et les pauvres; il parle d’eux avec une éloquence entraînante, de leur générosité, et de tous les traits consolants qu’il a vus parmi eux. Il n’y a point de bassesse dans l’orgueil avec lequel il se réjouit d’être Franciscain, _frère des pauvres_. «On voulait, dit-il, quand j’ai pris l’habit, que je me fisse Jésuite, pour la culture; mais non, j’ai voulu être Franciscain: un _Franciscain ne possède rien_,»--et il met la main à sa calotte et l’enfonce d’un air content. Eh bien, il me semble qu’un moine comme celui-là, avec ce mélange de bonhomie et de goûts cultivés (car les livres seraient sa passion, s’il osait), d’éloquence et de témérité, ne se peut rencontrer que dans une certaine civilisation, dans une ambiance spéciale. Rien de moins ingénu, de moins simple, en général, que nos moines français; non pas par leur propre faute, mais parce qu’ils sont en désaccord avec la vie extérieure. III PAQUES A FLORENCE Les vieux historiens florentins racontent que du dimanche de Pâques 1215, date l’ère des dissensions intestines; ce matin-là, un beau cavalier à éperons d’or, superbement vêtu, une guirlande de fleurs sur la tête, monté sur un cheval blanc, traversait le Ponte Vecchio; c’était Bueldemonti, le premier des Guelfes, qui devait tomber un moment après, frappé par la vengeance d’une faction ennemie. Cette apparition conquérante, dans ce décor du dimanche de Pâques, ce jeune homme couronné de fleurs demeure comme le symbole même de ce jour d’allégresse. Cette terre est bien la terre de la résurrection; la tristesse et la pénitence ne conviennent ni à ce ciel ni à cette race, dont la foi est tout joie, espérance, triomphe; l’idée de la mort lui est odieuse et elle s’en détache avec empressement. Le carême ici n’est point triste; pour en rendre les dimanches moins moroses, de petites foires, humbles et gaies, ont lieu successivement aux différentes portes de la ville. C’est la foire des _Furiosi_, celle des _Innamorati_, celle des _Signori_; tout un peuple content se presse autour des éventaires où se vendent des noisettes et de petites gaufres à la farine de châtaignes en forme d’hostie. Vers le soir, les lumignons s’allument dans des lanternes de couleur, des bruits stridents de sifflets où soufflent les enfants résonnent dans l’air léger, le vent fait tourner les moulins de papier, et l’aspect de l’une ou l’autre des places choisies pour la foire du jour est infiniment amusant; déjà le printemps soulève cette belle terre féconde et remplit les cœurs de sa sève bienfaisante, une bonne odeur de fleurs, de jeunesse est dans l’air, et l’on sent qu’il fait doux vivre. Aussi, quand arrive la semaine sainte, la détente des esprits est grande, et toute la population attend avec impatience le premier jour qui parlera de résurrection, celui du Jeudi saint; les maisons prennent à l’intérieur un air de netteté; il s’agit de les préparer pour la bénédiction. Par ces après-midi limpides de la fin de mars ou du commencement d’avril, on rencontre dans les rues le prêtre précédé de l’enfant de chœur, qui s’en va de maison en maison, et chez le riche et chez le pauvre, jeter l’eau lustrale qui apportera avec elle la bénédiction du bonheur, car c’est le bonheur naturellement que chacun attend. Ce peuple occupé sans cesse de rêves, de présages, de signes de réussite, attache grande importance à l’intervention céleste, sous une forme aussi accessible. L’enfant de chœur porte en mains le bassin de cuivre à panse arrondie, à anse légère qui contient l’eau consacrée; le prêtre est en surplis et en étole, le bonnet carré sur la tête: quelque clerc florentin à grands traits, l’air plus ou moins sensuel, bon enfant généralement et sans morgue. La religion ici ne se traduit pas dans un effort douloureux et triste: Dieu et ses mandataires se font petits avec les petits; c’est du reste cette simplicité qui prête aux manifestations religieuses leur caractère vraiment aimable et décoratif. L’église la plus populaire à Florence, le sanctuaire par excellence, la source de toutes les grâces, celle où le peuple se rend d’un bout de l’année à l’autre avec une ferveur qui ne fléchit pas, est l’église de l’Annunziata. Ce vieux sanctuaire, dont l’histoire couvre ses propres murs, fut fondé par sept nobles florentins qui y instituèrent l’ordre des Servites. Ils étaient certes, par leur illustre naissance et leur extrême humilité, dignes des faveurs spéciales qu’ils reçurent en partage. Dans ce pays d’art, ce fut d’une façon en harmonie avec le milieu que le miracle éclata. Un peintre peu illustre apparemment, mais plein de ferveur, peignait pour cette église l’image de la Madone: il ne savait quels traits donner à la reine du ciel! Un matin, il trouva sa besogne faite; un ange s’était chargé de l’exécuter et, depuis lors, cette image miraculeuse a tenu une place immense dans la vie florentine. Elle a eu part à tout, et depuis Pierre de Médicis qui fit ériger la chapelle où elle est conservée, jusqu’au plus pauvre facchino contemporain, la Madone de l’Annunziata avec son autel d’argent massif, à la richesse extraordinaire et baroque, ses pierres fines, ses pierres dures, le rutilement de ses lampes votives, est une réalité bienfaisante et puissante. C’est là qu’il faut aller pour voir de près ce peuple florentin, qui blasphème comme pas une race au monde, et ne s’en souvient plus dès qu’il s’agit de prier sa Madone; ces gens qui se pressent de bonne foi et de bon cœur, pour vénérer le Dieu caché dans le tombeau, monument de fleurs et de lumières, n’ont pas meilleure mine que les humbles pêcheurs du lac de Tibériade, dont la vue certes ferait frémir nos suisses. A San Spirito, dans le centre du quartier pauvre, l’ornementation du tombeau revêt un caractère moins symbolique. Dans une chapelle latérale sont exposés tous les accessoires de la Passion: c’est la croix, les clous, la couronne d’épines, la tunique sans couture, les dés des soldats romains, la lance, l’éponge imbibée de fiel, le coq qui chanta l’heure du reniement du Prince des Apôtres. Toutes ces choses, dans une représentation un peu enfantine, sont figurées séparément et offertes à la méditation et à la dévotion des fidèles. Comme la place San Spirito est le lieu favori où s’ébattent en permanence les «monelli[I]» du quartier, et que sur les marches de l’église et à l’abri de ses contreforts, les commères du voisinage tiennent leurs assises journalières, ce tombeau est tout à fait en harmonie avec la foule qui viendra y prier et qui sera de cœur avec la Madone désolée qui pleure des larmes rouges sur le corps meurtri d’un crucifié sanglant; et, tout à l’heure, tonnera dans la chaire, un bon Franciscain qui, par la seule répétition violente du nom sacré, remuera les entrailles de la foi profonde de tous ces êtres. Mais c’est aux environs de Florence, à Grassina, petit bourg sur les bords de l’Ema, que se célèbrent en grande cérémonie les pompes du Vendredi saint, et quantité de Florentins et beaucoup d’étrangers en font le pèlerinage pour y assister. L’heure fixée pour le départ de la procession est celle du coucher du soleil; le petit bourg, animé d’une façon inaccoutumée a, pour plus bel ornement de sa grand’rue, l’étal des bouchers, qui loin d’avoir leurs boutiques fermées, accrochent et ornent de fioritures, de papier découpé et éclairent à grand renfort de bougies, les agneaux immolés pour le jour de Pâques; derrière toutes les fenêtres sont placées des veilleuses de couleur, qui, la nuit tombée, feront l’illumination. L’église est située sur une éminence qu’on atteint en traversant un pont infiniment pittoresque; l’horizon est entièrement resserré par des collines qui s’estompent en nuances douces; la procession qui va partir de l’église, gravira le flanc des collines par un sentier en lacets pour redescendre jusqu’à son point de départ; dans l’église, où l’obscurité est presque complète, les femmes qui, tout à l’heure, vont suivre la procession, sont assises et causent entre elles à voix basse; sur la petite terrasse, entourée d’un rempart de pierre, en face de l’église, les «soldats romains» armés et casqués, circulent en attendant le signal du départ. La nuit arrive; sur les murs bas des propriétés, les petites lampes à forme étrusque s’allument; à d’autres fenêtres apparaissent des lampes à trois becs; avec ordre la procession se forme, les premiers chants se font entendre, et la nuit tout à fait tombée, l’ascension commence. Sur la route qui monte, on entend le bruit sourd et doux des sabots des chevaux des soldats romains qui ouvrent la marche; plus bas, frémit la longue théorie des cierges que les femmes et les jeunes filles tiennent en mains; des gamins portent des torches de résine; s’élevant haut dans l’air, la croix noire et lourde soulevée par un pénitent blanc, est suivie de bannières sur lesquelles figurent les instruments de la Passion. Les pénitents rouges et des enfants vêtus de rouge aussi, viennent en chantant. Le dais noir qui surmonte l’image du Christ mort, monte et descend, va et vient selon l’inclinaison de la route et le mouvement de ceux qui le soutiennent; les torches jettent leurs lueurs farouches sur ces images de mort; un enfant porte l’échelle, un autre la tunique; les jeunes filles vêtues et voilées de blanc, les femmes en mantille noire, marchent un cierge en main. Dans ce cadre merveilleux, c’est, dans sa gravité parfaite, un spectacle tout à fait saisissant; les grandes collines violettes disparaissent noyées dans la nuit, mais le ciel clair laisse tomber une paisible clarté sur le long défilé; sans un instant de répit, les voix s’élèvent; on les entend encore que déjà les torches, les cierges et les taches rouges et blanches des robes des pénitents ont disparu dans un pli de la colline, pour reparaître plus bas. Vers neuf heures tout est fini, et les voitures qui ont été dételées reviennent prendre les pèlerins curieux qui rentrent à Florence. Enfin luit l’aurore du samedi; le silence des cloches, si tangible dans cette ville où elles résonnent constamment, va cesser. Dès le matin, le cardinal archevêque qui préside ces grandes fonctions, s’en va bénir les fonts baptismaux à San Giovanni. C’est un prêtre à allure magnifique que son Éminence le Cardinal Bausa, archevêque de Florence; il est Dominicain comme l’était Savonarole, il porte sa robe blanche avec une dignité suprême; brun de visage, avec des traits sévères et réguliers, la mitre en tête et la crosse pastorale à la main, le front un peu courbé, il traverse superbement l’église pavée de marbre; les chanoines épais et lourds, mais faits pour la pesante et massive somptuosité des vêtements sacerdotaux, l’entourent; ils descendent les marches du Dôme, admirablement encadrés dans cette place qui, entre son campanile et ses églises, n’est en vérité qu’un parvis. La porte merveilleuse du Baptistère, cette porte aux ors pâlis, est ouverte; le cardinal et le clergé pénètrent dans l’ombre douce du Baptistère, au milieu du recueillement; les mystiques formules sont prononcées, puis le clergé, par le même chemin, rentre dans le Dôme. A chaque moment, la foule augmente et se resserre sur la place; de toutes les campagnes environnantes, de tous les quartiers de la ville, de toutes les collines, le peuple arrive et descend afin d’être témoin de l’embrasement du _Carro_. Ce _Carro_ (char) est une particularité toute florentine dont l’origine, comme presque chaque coutume locale, est extrêmement ancienne. En 1088, un des premiers de l’illustre famille des Pazzi, dont l’origine se perd jusqu’aux Romains, assurent quelques bons auteurs, un certain Pazzo di Ranieri, s’en alla batailler en Terre Sainte; il avait emmené avec lui plus de deux mille hommes d’armes; et ils combattirent si bien que ce fut un des leurs, Bonaguisa dei Bonaguisi qui escalada le premier les murs de Damiette, et y planta l’étendard des chrétiens et celui de la République Florentine. En récompense de ces prouesses, Godefroy de Bouillon donna à Pazzo di Ranieri un morceau de la pierre du Saint-Sépulcre, et cette pierre sacrée, rapportée à Florence, était en grande pompe et aux sons des trompes, battue le Samedi saint pour servir à rallumer le _lumen christi_. Pleins de reconnaissance pour un présent si insigne, les Florentins avaient fait parcourir à Pazzo di Ranieri, sur un char triomphal, les rues de la ville; et c’est en commémoration de cet événement que la famille Pazzi, depuis des siècles, fournit le _Carro_ qui doit raviver ces antiques souvenirs. Le _Carro_ est une immense machine, comme un gigantesque gâteau tout enguirlandé de papiers de couleur qui sont des pièces d’artifice, sur lesquelles rampe le «dauphin» des Pazzi. Traîné par des bœufs blancs couverts de bandelettes et de fleurs, il arrive sur la place, et s’arrête sur le grand espace vide entre le Dôme et le Baptistère. De la Via Cavour, de celle des Calzaioli amenant ceux de l’autre rive, la population débouche en foule, maintenue à distance respectueuse du _Carro_ par les «guardie civile» en bicornes cocardés des trois couleurs. Dans l’intérieur du Dôme, la fonction religieuse se poursuit lentement. Tout à coup éclate le _Gloria_. Alors, de l’autel même, part une fusée en forme de colombe, rapide comme l’éclair: elle parcourt le long d’une corde la grande nef du Dôme: les fidèles grisés par ils ne savent eux-mêmes quelle espérance, suivent des yeux le cours de son vol; subitement, la colombe paraît sur la place, suspendue dans l’air; une clameur l’accueille, elle fond sur le sommet du _Carro_, et en une seconde les pièces éclatent dans un fracas de flammes et de fumée. Au même instant, les cloches du campanile suivies de celles de toutes les églises de la ville, s’ébranlent dans une vibration triomphante et formidable pendant que se continue dans l’église le chant du _Gloria_ dont les échos arrivent sur la place. C’est une rumeur, c’est une poussée, c’est un éclat de vie qui secoue cette foule bariolée, et de toutes parts s’échangent des commentaires sur le vol de la _colombina_ pendant que les pigeons couleur de nacre, hôtes habituels de la place s’envolent éperdus. Les Florentins célèbrent trois Pâques, celle de la Nativité, celle de la Résurrection ou des œufs, celle de la Pentecôte ou des roses. Mais c’est à celle de la Résurrection que s’échangent les vœux affectueux et, avec la venue du printemps, ces formules ont je ne sais quelle saveur plus agréable; tout le jour, un peuple gai et joyeux, se répandra aux Cascine sur les Colli, s’abordera sourire aux lèvres, en se répétant la même salutation: «Buone feste![J]» IV ROME En marchant vers Rome on découvre soudain la voie Flaminienne: un pont brisé en marque la direction; une des arches est encore debout, solitaire et colossale; elle s’élève à dix-neuf mètres au-dessus de la rivière qu’elle franchit. La vue de cette arche unique et intacte que les siècles ont respectée et qui est entourée de débris, est comme un symbole grandiose de ce passé romain que rien dans le temps ne peut effacer. Le grand événement de notre siècle pour l’Italie est assurément l’histoire de son _Risorgimento_ (résurrection). L’Italie actuelle a été créée d’une infinité de souffrances et de sacrifices; beaucoup de ceux qui en peuvent porter témoignage vivent encore: et pourtant, sauf la figure populaire de Garibaldi, toute l’histoire de ce temps relativement si récent tombe rapidement dans l’oubli, étouffée sous l’évocation d’un passé écrasant. Il convient de se rappeler que l’Italie moderne a été faite par Cavour, qui ne savait pas le latin et très mal l’histoire romaine. Il ne pouvait pas prévoir, il n’a pas prévu le déplacement de vision que la possession de Rome devait amener, et combien mesquines, insignifiantes et fragiles ses traditions de bonne et saine politique devaient paraître dans ce milieu qui veut des choses immortelles, et absorbe, comme un sable mouvant, celles qui sont passagères. Rome a été le noyau du monde, et précisément à cause de cela je ne suis pas sûr qu’elle puisse être jamais tout à fait le cœur de l’Italie. Aujourd’hui encore, les mères nourrices du monde antique, les louves romaines, de leur cage, sous les lauriers, au pied du Capitole, regardent la ville nouvelle avec leurs yeux de feu. L’entité morale, païenne et chrétienne, a dominé l’individu, a fait la race, l’a conservée, et règne toujours. Les grands bouleversements de l’ordre social, comme le fut notre Révolution, créent pour ainsi dire de nouveaux cieux et une nouvelle terre, tandis qu’ici le renversement d’une partie de l’édifice s’est accompli dans une sorte de paix, laissant subsister côte à côte les plus étranges anomalies. Lorsqu’on arrive au seuil du Vatican, après avoir parcouru les rues de la ville, remplies des signes de notre civilisation fatigante, on se trouve soudain en face du poste de garde, formé d’hommes habillés à la mode du XVᵉ siècle. Ils sont là un petit groupe de soldats, en pourpoints et chausses tailladés jaunes, rouges et noirs, comme des lansquenets de cartes; l’officier, en bas groseille et godron au cou, se promène, sous la haute voûte, au pied de cet escalier très doux qui mène à la chapelle Sixtine. Et après cette évocation vivante du passé, au-dessus du large chemin de ronde qui entoure Saint-Pierre, dominant une cour intérieure du Vatican, s’aperçoit, le fusil à l’épaule, la petite sentinelle noire italienne. Là finit un monde, ici en commence un autre: à travers les longs siècles, pareil contraste ne s’est jamais vu. Jusqu’à une époque récente, il est indubitable que la joie de vivre, telle que l’entendait Talleyrand, lorsqu’il parlait des années qui avaient précédé la Révolution, s’était conservée en Italie, et notamment à Rome, d’une façon spéciale: le gouvernement était curieux et despotique, les mœurs indulgentes, et le respect apparent de l’autorité, la décence extérieure, maintenaient la politesse dans les rapports sociaux, sur lesquels les institutions démocratiques et libérales paraissent invariablement avoir une influence funeste. La longue paresse de ce peuple habitué à vivre de Rome toujours, de la Rome antique et de la Rome catholique, lui a laissé une beauté de formes incomparable. La race est pleine de vitalité: nobles et massives, les femmes ont, dans le peuple, un véritable cachet de grandeur; leur habillement convient à leur grâce un peu fière; toutes portent apparent le corset sur leur chemise à manches demi-longues; presque sans exception, elles sont coiffées d’un large mouchoir carré qu’elles relèvent sur les côtés et laissent tomber par derrière; il n’est pas d’arrangement plus simple, plus seyant et plus pratique que celui-là. Beaucoup ont, plié sur l’épaule, un châle de laine de couleur, qui sert de coussin à l’amphore ou au panier qu’elles y posent. Les vieilles sont superbes; parmi les jeunes, on voit des créatures d’une beauté achevée avec des teints bruns admirables, et une rondeur de contour et un duvet de fraîcheur, qui tend de plus en plus à disparaître, même dans la jeunesse, chez nos races fatiguées. Le goût noble de ces femmes dans leur ajustement est un plaisir pour les yeux: elles affectionnent une certaine nuance turquoise très pure et très douce, qui leur sied à merveille. J’observe la grâce toute particulière avec laquelle elles tiennent et bercent leurs nourrissons, emmaillotés comme des momies, et dont la tête seule est vivante: ils sont coiffés de singuliers petits bonnets phrygiens auxquels on aurait mis un bavolet. Rien de curieux comme d’observer en ces minces détails la fidélité à la vieille Rome latine. Ainsi, dans les quartiers populaires, on continue à donner au pain la forme même qu’on voit peinte sur les plus anciennes fresques des catacombes; et la sorte de tourte ronde à laquelle est attaché un _fiasco_ d’huile se vendait sans doute ainsi il y a deux mille ans. A l’heure présente, dans cette capitale d’un État moderne, le latin est encore d’un usage courant pour les choses vulgaires. _Est locanda_ est la formule ordinaire sur les écriteaux indiquant les appartements vacants; et, au fronton des maisons, selon la coutume latine, on lit constamment, gravés sur la pierre, les titres de propriété--_Libera proprietà_--de tel ou tel. Toutes les fonctions de la vie semblent encore s’accomplir avec une grandeur naturelle et primitive; la vue du marché de la place aux Herbes est typique; à l’abri de leurs vastes parasols de couleur, ayant devant leurs évents leur balance à trépied antique, les femmes du peuple n’ont rien de bas ni de trivial, et leurs voix en général sont graves, pleines et harmonieuses. La plupart des enfants sont étonnamment beaux et prospères, et cela, je pense, au mépris de beaucoup de nouvelles lois d’hygiène: j’ai vu de superbes petits gars de six à neuf ans pirouettant dans la poussière des routes, et, bien que vêtus de guenilles, leurs membres arrondis, leurs visages de jeunes faunes heureux ne donnaient nullement l’impression d’une misère souffrante. Les hommes sont plus rudes d’aspect; mais il y a des adolescents qui ont l’air et la mine de jeunes dieux faits pour s’ébattre dans un rayon de soleil; ce n’est assurément pas le sort qui leur est réservé, mais il faudra plus d’une génération pour créer chez cette race les caractéristiques d’un peuple moderne et tristement laborieux. * * * * * La configuration extérieure de Rome paraît singulièrement impropre à ses fonctions de capitale d’un État asservi à une étroite centralisation. Il y a, en effet, plusieurs Romes: la Rome antique, la Rome des papes, la Rome du peuple, chacune jetée sur ses collines; et la vie nouvelle qu’on veut infuser à la Rome capitale trouve un sol qui ressemble à celui de l’_agro romano_, à la fois le plus fertile et le plus difficile à cultiver. Le gouvernement italien, s’est efforcé de transformer la Rome papale. L’inspiration de ces réformes n’était pas sans grandeur, et répondait à la nécessité de frapper les yeux des populations que les conquêtes de droits abstraits laissaient plus ou moins indifférentes. L’œuvre qui s’est accomplie en Italie est immense, et à Rome seule, en vingt-six ans, on a entrepris et achevé des choses qui auraient pu occuper un siècle. Quatre-vingt-quatre millions, par exemple, ont été dépensés pour régler et rétablir le cours du Tibre: des quais magnifiques existent aujourd’hui, donnant à la ville une physionomie de prospérité active; mais, pour la population tant de travaux et de sacrifices aboutissent surtout au fait palpable de l’augmentation énorme des impôts, à la disparition des cérémonies et des fêtes qu’elle aimait, et à la destruction partielle des jardins qui étaient la parure de la Ville Éternelle. Sur une des places de Rome se dresse un buste tronqué et à demi effacé par l’usure des siècles; c’est «Pasquino», porte-voix du peuple sous le gouvernement des papes, et dont les dialogues satiriques avec son compère «Marforio», le vieux triton à barbe de fleuve, qui lui faisait face, renseignaient mieux sur la vérité que ne le font les enquêtes parlementaires d’aujourd’hui. Et pour ne pas se tromper, peut-être serait-ce encore à «Pasquino» qu’il faudrait demander son avis sur ce qui se passe: je me figure qu’il se rirait de bien des efforts. Le temps seul pourra tasser tant d’éléments hétérogènes. Il faut se représenter l’état moral presque unique d’une race qui est familiarisée par une habitude journalière avec les choses et les noms qui sont sacrés et mystérieux pour une partie considérable de l’humanité, et combien à un pareil peuple, il est difficile d’imprimer le cachet de la vie moderne. De l’avis unanime des hommes politiques les plus sages, pour répondre aux véritables besoins de l’Italie, chaque province devrait avoir des lois spéciales ou du moins modifiées selon le tempérament particulier de cette province. Car, malgré l’unité apparente, pour le peuple italien, la patrie locale conserve une importance prédominante. Tout y contribue: le dialecte d’abord qui sépare nettement les provinces et nourrit l’amour du terroir; puis une véritable différence physique de race qui n’existe pas seulement de province à province, mais de ville à ville. L’Italien du Nord, en général, méprise le Romain qu’il juge un être inférieur, dépourvu de toutes les qualités qu’il prise: _popolo fiacco_[K], dit-il avec dédain pour le caractériser. Aussi, quand il s’agit de faire vivre et agir de concert le Piémontais ou le Lombard, et le Romain, on se heurte à un antagonisme profond, car ils incarnent des idées radicalement opposées. En outre, l’ambiance de Rome, où l’Italie nouvelle est malgré tout sur la défensive, où elle se sent observée, surveillée par des yeux perspicaces et hostiles, produit chez les gouvernants un état d’énervement et de malaise continuels qui, probablement, n’ont pas été sans influence sur bien des décisions téméraires. Aussi le gouvernement parlementaire a-t-il encore plus d’inconvénients ici qu’ailleurs; et la stabilité immuable du principe dont dérivait le pouvoir des papes n’a pas trouvé un équivalent dans le prestige d’une dynastie royale qui s’est affaiblie en étant transplantée du sol où elle avait des racines profondes. * * * * * L’aristocratie romaine qui ne ressemble à aucune autre, qui est une force, avec des traditions magnifiques, s’est vue, du jour au lendemain, placée dans une situation anormale au milieu de laquelle elle a grand’peine à se soutenir. Les majorats et les fidéi-commis ont été abolis, et les familles contraintes à un partage destructeur. Néanmoins, par une contradiction flagrante, on a conservé à leur détriment d’anciennes défenses prohibitives, que les papes savaient sagement laisser dormir pour n’en user qu’à bon escient: aujourd’hui, au contraire, on les applique avec une rigoureuse injustice, et, après les désastreuses spéculations sur les terrains qui ont ruiné tant de familles patriciennes, l’impossibilité pour celles-ci (sans risquer la prison et l’amende exorbitante[L]) d’aliéner une partie de leurs richesses artistiques, est une servitude presque intolérable. A l’heure qu’il est, la collection de tableaux des Borghèse, qui, réalisée, aurait renouvelé la splendeur de la famille, est mise en séquestre et protégée par un tourniquet devant lequel chacun dépose sa pièce d’un franc! Sûrement il serait préférable d’avoir en Italie quelques Titiens de moins, et qu’aux portes de Rome ne s’élevât pas cette sorte de ville morte, faite de maisons inachevées faute d’argent, et qui est d’une tristesse lamentable. Cependant l’impression qui domine à Rome est celle du luxe et d’un luxe très aristocratique; l’empreinte patricienne y subsiste ineffaçable. A la porte ouverte des somptueux palais dont on aperçoit les vastes cours intérieures pleines de verdure et de fleurs, se tiennent le jour durant, domesticité oiseuse, les grands portiers solennels, le chapeau emplumé mis en bataille, et en main la grande hallebarde à grosse pomme tout enroulée de galons. L’extrême grandeur et la magnificence des habitations correspondaient à un état social qui, dans les classes supérieures, ne comportait pas la lutte pour la vie. La plante humaine se ressent longtemps d’une telle atmosphère: les femmes romaines de la noblesse sont belles en général, d’une beauté très spéciale, faite d’une sorte d’aisance libre et fière comme celle des animaux de race très pure; presque toutes sont remarquables par la beauté des yeux et de la bouche, une des grâces les plus rares dans les visages de femmes, et qui disparaît presque chez certaines races ultra-civilisées, où les bouches flexibles et douces ne se voient plus; les hommes ont souvent des figures fortes et fermées, et une sorte d’indifférence du regard qui témoigne de l’état d’esprit que Saint-Simon exprime lorsqu’il dit qu’un homme «sentait fort ce qu’il était». * * * * * Il y a évidemment une espèce d’impossibilité à déplacer le courant d’existence d’une population, et à changer des habitudes qui n’ont d’autre raison d’être que la routine. A Rome, par exemple, où depuis vingt ans le nombre des habitants a doublé, où la vie morale et politique s’est modifiée du tout au tout, où un élément presque étranger domine, où des voies commodes et belles ont été créées en dehors des portes, le centre de la vie est resté là où il était jadis, et, le long de l’étroit Corso, entre les boutiques et les cafés, se déroule toujours, selon la vieille coutume, le défilé des voitures qui ensuite iront, l’une après l’autre, monter la côte dure et resserrée du Monte-Pincio, pour s’arrêter sur la terrasse d’où l’œil domine Rome et voit le soleil s’affaisser derrière le mont Janicule. C’est là que se croisent journellement les livrées rouges de la Maison de Savoie et les livrées galonnées des princesses du parti noir. * * * * * Le grand flot humain et mouvant, qui vient de toutes les parties du monde se déverser à Rome, imprime à certaines parties de la ville un caractère unique. Dans le plus fort tumulte de l’après-midi, au milieu des fiacres et des tramways, j’ai vu, sur la place Colonna, marchant l’air extatique, une pèlerine, pieds nus, en robe grise, voile noir, bourdon au côté, chapelet en mains; elle passait sans presque attirer l’attention, tellement ce peuple est familiarisé avec les spectacles les plus inattendus. * * * * * L’aspect des rues de Rome est particulièrement brillant et animé, mais non de l’animation affairée et dure de gens occupés; on a plutôt l’impression d’une foule bariolée se pressant vers un but d’agrément ou de plaisir; et, du reste, dans ces rues étroites, sans chaussée, la circulation démocratique des tramways est fort peu commode; le conducteur se voit parfois obligé de descendre et de garder l’entrée de la voie où deux véhicules ne peuvent passer de front. * * * * * Un des traits les plus saillants de Rome est le nombre incroyable de ses fontaines, dont presque chacune porte le nom d’un pontife; et le _Pont. Max._, qui éclate sur tant de frontons, a quelque chose d’impérieux et de triomphant: _Tu es Pastor ovium, Princeps Apostolorum; tibi traditæ sunt claves regni cœlorum._ De telles inscriptions demeurent, et ne peuvent être effacées comme, à tour de rôle, on a fait disparaître les lis et les aigles de nos monuments, et j’imagine que ces grands caractères latins, hauts, fins et nets, qui racontent les papes disparus, sont à eux seuls un sérieux obstacle à l’assimilation complète du nouvel état de choses. Cette abondance et cette fraîcheur des eaux vives,--«eau vierge», dit une inscription, «eau pieuse», dit une autre,--a une séduction extraordinaire. Ses seules fontaines feraient aimer cette ville unique; leur influence est réelle sur l’être humain; je la crois calmante, et par conséquent politique. Aussi les papes tour à tour, jusqu’à Pie IX, premier reclus du Vatican, ont-ils continué la tradition des grandes masses d’eau courante jetées dans Rome. La promenade aux villas suburbaines, patrimoines de la noblesse, ouvertes au public à des jours fixes, est un des agréments de Rome. C’est dans ces jardins qu’on respire pleinement cette atmosphère toute romaine qui ne ressemble à aucune autre, dans son mélange de sensualisme antique et de spiritualité mystique. La villa Mattei, avec ses jardins enchanteurs, a un charme, une séduction qui donnent le goût d’une délicieuse paresse; il y pousse des lauriers dont les feuilles paraissent d’émail, et prêtes à être tressées pour les couronnes des triomphateurs; les iris bleus, comme des ailes de papillons monstrueux, bordent des allées faites pour les ébats des déesses et des faunes, et dans ce cadre voluptueux, se conserve vivante et vénérée la mémoire d’un des saints les plus populaires à Rome: ici a vécu humblement saint Philippe de Néri. Sur une terrasse qui domine la campagne romaine, et d’où le regard s’étend jusqu’aux collines que couronnent les ruines d’un temple de Jupiter, s’élève un bosquet. Ce bosquet, formé d’un treillis de fer couvert de fleurs, s’enchâsse entre deux colonnes antiques à têtes de femmes; et le banc de marbre qu’il abrite était le lieu de repos favori du saint: «Là (dit une inscription), il s’entretenait avec ses disciples des choses de Dieu.» * * * * * Les jardins du Vatican ont une beauté sereine, comme absolue. Le parterre intérieur, rempli de roses et de citronniers, resserré entre les arbres verts et les palmiers, et que surplombe au loin la coupole blanche de Saint-Pierre, est vraiment le jardin fermé de la Sulamite, le jardin liturgique, plein d’arômes, d’eaux vives, et de paix odorante. Tout l’univers, sauf cette coupole dominatrice de Saint-Pierre, a disparu derrière cette verdure éternelle. Plus loin, dans la profondeur des grands jardins, se découvrent ces «casinos» des papes, lieux exquis de repos. Celui de «Papa Pio» est une oasis de marbre: une vasque légère remplie d’une eau limpide forme le centre d’une cour de marbre, qu’entourent des bancs et des colonnettes de marbre; au delà sont les longs parterres de gazon, les bois sacrés de buis et de lauriers, les fontaines abondantes et les tranquilles terrasses qu’ombragent les pins parasols; ici et là des jardiniers paisibles taillent le feuillage qui tombe tout vert sur le gravier blanc, et on a le sentiment d’être très loin des rumeurs de la terre. Dans un coin abrité, creusé en contrebas d’une allée, parque un petit troupeau: béliers, brebis et agneaux; ces quelques bêtes douces et inquiètes, réunies là, ont je ne sais quoi d’infiniment touchant. J’y ai vu un petit agneau noir tout faible qui s’appuyait au mur, arc-boutant son dos et laissant tomber ses pattes informes dans le mouvement prêté à l’agneau expiatoire. Tout proche, derrière un grillage léger, sont des paons, des paons blancs, frémissants et fiers, symbole antique d’immortalité, emblème favori des catacombes; ils se meuvent au milieu des colombes qui, comme Dante l’exprime, .............. _l’uno all’attro pande_ _Girando e mormorando l’affezione_; et, en haut, partout, volent ces grands corbeaux qui sont si nombreux à Rome. Saint-Pierre est, dans son immensité recueillie, comme l’asile de la pensée humaine, le lieu élevé où le cœur des hommes prend un essor involontaire. Voici qu’aujourd’hui le pavé de marbre est, en signe de fête, parsemé de buis coupé, et, au milieu même de la basilique, dans l’ombre tombante, sur des tapis orientaux, trois prêtres vêtus de chasubles somptueuses, rouges et violettes, se tiennent à genoux, immobiles; un groupe d’ecclésiastiques, en surplis est devant eux, serré derrière la croix qui est portée haut et à côté de laquelle tremble un cierge; tout autour, à genoux çà et là sur le pavé, des hommes, des femmes du peuple et quelques prêtres. Ils restent là longtemps, au milieu des allées et venues, et dans cette indifférence du monde extérieur qui est si fréquente dans les églises italiennes; puis le suisse habillé de violet donne le signal du mouvement, et clergé, femmes et peuple prennent, en chantant une mélodie traînante, le chemin de la sacristie, à la porte de laquelle ils se dispersent. C’est un endroit assez étonnant qu’une sacristie de Saint-Pierre, toute pleine d’une petite racaille tonsurée, avec des soutanes couvertes de taches de cire; des monsignors à l’air délicat s’y promènent dans leurs robes violettes que couvrent des surplis fins et courts comme des canezous de femme; et des chanoines au masque accentué parlent entre eux. On ne peut s’empêcher d’observer à Rome avec quelle aisance et quelle dignité ce même clergé officie: les chanoines paraissent tous avoir été choisis de bonne mine et l’air imposant. J’ai vu à Saint-Jean de Latran pontifier un évêque jeune encore; il était sous les ornements blanc et or, harmonieux et magnifique, tantôt traversant avec aisance d’un pas mesuré le sanctuaire pavé de marbre sur lequel se reflétait doucement la lumière des cierges, tantôt assis, absorbé dans une pensée tranquille, tenant d’un geste hiératique sur ses genoux ses mains gantées de blanc. Nulle emphase, nulle raideur; l’office se déroule dans une sorte de paix heureuse, sans aucune impression de fatigue. L’aspect du clergé romain et son élégance spéciale se modifieront peut-être; maintenant que les fils de l’aristocratie ne font plus carrière dans l’Église, si par hasard il y a une vocation elle va aux ordres religieux, mais le clergé séculier se recrute dans le peuple, ou tout au plus dans la petite bourgeoisie;--il est vrai que le séminaire les prend et les façonne dès l’enfance. Les séminaristes sont une curiosité des jardins de Rome; on les rencontre en bande avec leurs soutanes, tantôt rouges comme celles des cardinaux, violettes comme celles des évêques, ou bleues ou noires avec des ceintures claires. Cette soutane qui ne les gêne en rien--ils la troussent sans façon pour courir sur les pelouses de la villa Borghèse--finit cependant par leur prêter une dignité factice, et crée entre eux une véritable égalité. L’importance donnée au «costume» a été une des grandes pensées sociales du passé, une de celles que nos institutions démocratiques négligent de plus en plus. Tandis que les hallebardiers du Vatican sont tous de tenue sévère et imposante, la force publique, _guardia civile_, qui se voit dans les rues est d’aspect en général presque ridicule. En Italie, la police, à laquelle s’attache encore l’odieux des anciennes polices secrètes, n’est nullement respectée: mal recrutée, hostile à la population qui la déteste, elle est heureusement supplantée par les carabiniers qui, moitié gendarmes, moitié soldats, sont un corps d’élite. Avec un uniforme à la Raffet--habit à queue et tricorne sur le front--leurs dos plats et leur air martial, ils forment un contraste complet avec la police veule, râpée et mal tenue. Les carabiniers donnent l’idée que la loi est en effet une force morale: à cheval, le fusil en bandoulière, la peau de mouton sous la selle, ils sont fort beaux; et, les jours de revue, leurs officiers, avec d’énormes panaches blancs et rouges, sont d’allure très fière. Il est singulier que, dans ce pays où les officiers ne quittent jamais l’uniforme, ils manquent en général tout à fait de l’air raide et cassant qui fait le militaire impeccable. L’accoutumance, jointe au naturel du caractère italien, les dispose, dès qu’ils ont passé la jeunesse, à porter l’uniforme comme n’importe quel habillement, et l’on voit de bons pères de famille qui paraissent l’avoir chaussé comme une pantoufle. Seul peut-être le vieux fonds militaire piémontais à gardé l’allure soldatesque. C’est dans les milieux militaires qu’il faut vivre pour se rendre compte de la loyauté d’attachement qu’inspire encore la Maison de Savoie. Il y a chez beaucoup d’officiers une sorte de passion dynastique qui étonne presque nos esprits déshabitués de cet ordre d’idées. L’armée, du reste, est l’amour de la nation qui l’admire en bloc, et qui trouve en elle l’expression tangible de l’unité de la patrie. Et pourtant la force des choses a établi un conflit entre cette armée et ceux qui ont fait l’unité de l’Italie, tous plus ou moins rattachés aux anciennes sociétés secrètes. Ainsi, au vingt-cinquième anniversaire de l’entrée à Rome, les délégations de la franc-maçonnerie ont eu le pas sur celles de l’armée, et le scandale a été grand. La hantise du spectre clérical porte le pouvoir à encourager ceux qui attaquent le catholicisme, sans réfléchir que ces mêmes hommes sont fatalement destinés à combattre le gouvernement qui les protège aujourd’hui. Aussi ce sont les catholiques qui, en Italie, ont les yeux ouverts sur les dangers du socialisme montant, et, par les œuvres et par la parole, tentent de l’enrayer. Le silence tombe de bonne heure dans les rues de Rome; et alors domine dans les carrefours la rumeur des inlassables fontaines. Rien de beau, rien de noble comme ces vastes silhouettes de palais immenses. L’aspect des rues se modifie comme dans une fantasmagorie; d’une artère moderne, on débouche sur un temple en ruines. Je monte vers la haute masse du Capitole. Des parfums très forts, magnolias et jasmins, arrivent à tous moments en bouffées par-dessus les grands murs. Au pied du Capitole, comme au fond d’un lit de fleuve desséché, le Forum se découvre avec ses colonnes droites comme des tiges de lis, les portiques de ses triomphateurs, et l’emplacement désert du feu sacré. Les lumières d’une station de fiacres piquent la chaussée au-dessus du Forum; les grandes lignes majestueuses du Palatin se découpent dans la nuit, et quelque chose d’aussi puissant que le vertige vous saisit devant l’abîme de ce passé grandiose. Au bout de la Voie Sacrée aux dalles lisses, se lèvent dans la clarté douce de la nuit les ruines du Colisée; son immense enceinte se dessine noire, déchiquetée. A cette heure tardive on pénètre dans l’intérieur par une arcade profonde à peine éclairée, et, une fois dans la vaste arène sombre, la ville et les humains disparaissent même du souvenir. On n’entend pas un bruit, on ne perçoit pas un souffle; les gradins vides s’élèvent en rangs formidables jusqu’aux vastes baies qui paraissent des yeux privés de leurs prunelles; sous les pieds, se creusent les dessous mystérieux du cirque, on en découvre les corridors sur lesquels s’ouvrent d’étroites cellules. Ce lieu, vu la nuit, est tout plein d’un remous subtil des milliers de créatures vivantes qui y ont palpité ou d’ivresse féroce, ou d’ivresse héroïque. L’effort de l’antiquité romaine, pour tirer de la vie un maximum de sensations fortes, se lit dans ces amas de pierres, dont la fierté a résisté à tous les outrages, et qui, même là où elles fléchissent, donnent l’impression d’une domination intangible. La cité léonine avec ses murs sans fin, murs si hauts, si redoutables qu’ils semblent avoir été consacrés par les augures, paraît vide. Une vieille porte franchie, et on entre dans le Transtévère plus abandonné encore; de temps en temps toutefois dans une embrasure obscure se soulève un de ces épais rideaux qui servent de portes, et on découvre les lumières d’un cabaret, on entend un bruit de chants, puis le rideau s’abaisse, et le grand silence retombe. Sur une place, très haut au fronton d’une maison, brille une lampe votive qui projette sur le mur l’ombre d’une croix noire. Elles sont devenues rares maintenant, ces lampes votives dont, il y a quarante ans, plus de mille brillaient jour et nuit dans Rome. On a supprimé aussi presque totalement les trois mille images de la Madone et des saints qui tenaient compagnie au petit peuple ignorant. J’ose dire qu’il l’est toujours et peut-être plus, malgré ces exécutions. Par une rue étroite on arrive à Saint-Pierre; la grande place est absolument déserte, dominée par l’immense église qui semble une pieuvre puissante faite pour attirer tout à elle. A droite, dans les hauts bâtiments fermés du Vatican, deux ou trois fenêtres sont encore éclairées, et, dans la nuit environnante, ces fenêtres demeurent l’impression suprême. Car, de quelque façon qu’on envisage le catholicisme, il est indéniable qu’à travers la barbarie des siècles écoulés, il a conservé et gardé précieusement l’étincelle à laquelle le monde civilisé, menacé encore aujourd’hui, viendra rallumer sa torche; il est la représentation d’un passé qui, dans ses caractères les plus élevés, est le patrimoine de l’humanité. V L’AGRO ROMANO L’état de la campagne romaine qui se découvre partout autour de la ville a été depuis des siècles un problème inquiétant pour les maîtres de Rome. Tour à tour, il est vrai, les papes ont fait des efforts pour modifier l’état de la campagne romaine, mais avant 1870 les conditions mêmes de la propriété étaient une entrave presque absolue à une amélioration quelconque; en effet, l’_agro romano_ était possédé par quelques tenants[M]. L’_agro_ inculte s’étend autour de Rome sur une surface de deux cent quatre mille hectares, et, en conséquence, tout, à Rome, viande, lait, légumes, doit s’importer d’autres parties de l’Italie. Aujourd’hui, par suite des morcellements successifs imposés par la loi, deux familles seulement possèdent six mille hectares et la possibilité d’un autre état de choses peut s’envisager sérieusement. Les relations du propriétaire romain et des cultivateurs du sol ont conservé quelque chose de la dureté de l’esclavage antique. L’exploitation de l’_agro romano_ est depuis des siècles entre les mains de ce qu’on appelle les _mercanti di campania_ qui afferment la terre au propriétaire dont la responsabilité morale est nulle. Les _mercanti_ qui habitent presque invariablement la ville, et se réunissent chaque soir sur la place Colonna pour discuter leurs intérêts, sous-louent à leur tour la terre à des exploitants partiels, paysans des Abruzzes, possesseurs de troupeaux; et le fourrage très médiocre que fournit la campagne romaine suffit aux bêtes en liberté, laissées au pâturage jour et nuit. Entre les monticules, volcans éteints qui rendent l’_agro_ semblable à un océan solidifié, sur la route blanche et sèche, s’avance un troupeau de moutons; un paysan, la peau de bique sur les jambes, le chapeau en forme de heaume bas sur le front, l’anneau d’or à l’oreille, l’air brutal sous sa barbe rousse, le précède. Derrière le troupeau, monté sur une jument qui suit son poulain, un homme, le _tabaro_[N] noir doublé de vert sur les épaules, marche dans un nuage de poussière, et à ses côtés un chien à poils longs. C’est le _vergaro_ (chef des troupeaux), un de ceux à qui les _mercanti_ sous-louent une partie du pâturage. Les grands bœufs gris à cornes énormes,--descendants de ces fiers bœufs romains qui buvaient du vin,--errent au milieu des ruines majestueuses sous la garde du _massaro_. Les juments et les poulains qui galopent follement dans les haut herbages appartiennent au _cavallaro_. _Vergari_, _massari_, _cavallari_, sont les vrais maîtres de la campagne romaine, et ont tout intérêt à ce qu’elle reste un désert. Ce sol de l’_agro romano_ cependant est le plus riche qu’il soit; il se compose de deux parties distinctes: le _tuffo_, terre admirable, riche en phosphate, en potasse et en azote, susceptible d’une culture intensive, et la _pozzolana_, sorte de sable dont on fait un ciment qu’employaient déjà les Romains, et qui s’exporte au loin. Actuellement la malaria a rendu ces richesses improductives. La malaria, qui règne pendant trois mois de l’année, juillet, août et septembre, est causée par la stagnation de l’eau des marais, en l’absence de toute culture. Le problème qui s’impose est celui-ci: se servir de l’eau stagnante pour l’irrigation selon la méthode lombarde, et la rendre bienfaisante au lieu de destructive. Partout se retrouvent dans la _pozzolana_ les traces du drainage des Romains qui avaient su rendre habitable une région où présentement pas un oiseau ne vole. Des terres plus malsaines encore: la maremme toscane, l’estuaire du Pô, ont été reconquises pour l’agriculture et des hommes compétents sont persuadés qu’on peut en faire autant pour la campagne romaine, et enrichir le pays de ses immenses ressources. Aujourd’hui l’entreprise est entrée dans le domaine de la réalité; au cœur de l’_agro romano_, une première famille colonisatrice s’est installée à la «Cerveletta», propriété du duc Salviati, un des promoteurs de cette tentative hardie. Le sol marécageux a été comblé, au moyen d’un déplacement de terre, accompli à l’aide de «Decauville»; à certains endroits le sol a été rehaussé à une hauteur de deux mètres et demi. Le desséchement ainsi effectué est définitif, les bouches d’irrigation sont établies de quinze mètres en quinze mètres, l’eau y coule limpide et claire, et sur ce sol racheté, le rendement est déjà admirable. Là où se recueillait une récolte de foin par an, on en obtient neuf; aussi malgré les énormes dépenses que nécessitent les travaux préparatoires, elles se trouvent couvertes presque tout de suite. La maison d’habitation, ancien pavillon de chasse des Borghèse, est une vaste demeure d’aspect féodal, avec des murs bastionnés, une tour carrée et une façade épaisse à un seul étage. Un large porche mène à une belle cour intérieure, remplie au moment où j’y pénètre par les membres d’un congrès de vétérinaires, venus pour visiter les étables de la «Cerveletta». Etablis seulement dans l’_agro_ depuis le mois d’octobre 1895, les colons de la «Cerveletta» possèdent déjà près de cent têtes de bétail, et en attendant le résultat plus tardif du rendement agricole, celui notamment de la vigne et des oliviers, le produit de la vacherie représente amplement l’intérêt de l’argent employé. C’est un type infiniment intéressant que celui de l’agriculteur lombard, qui, suivi des siens, enfants et petits-enfants, est venu courageusement tenter une œuvre si souvent jugée impossible; vieux par les années, il a soixante-quinze ans, mais jeune par la vigueur du corps et de l’esprit, distingué d’aspect, mince et actif, la tête couverte d’une petite calotte de soie puce, une cravate blanche nouée autour du cou, les yeux brillants et perçants, il fait avec orgueil les honneurs de son exploitation. Comme les vétérinaires présents se préparent à inoculer son bétail selon la méthode de Pasteur: «Ah! Pasteur, quel homme!» Et cherchant comment mieux exprimer son admiration: «C’est un soleil!» ajoute-t-il avec une conviction émue; et il me semble qu’on ne peut mieux caractériser ce grand bienfaiteur de l’humanité. Un homme de cette trempe, pénétré profondément des doctrines pasteuriennes, est précisément celui qu’il faut pour appliquer avec suite et succès les lents procédés d’un assainissement raisonné. «Je défie la malaria», dit-il en levant sa belle tête au regard intelligent, et il a sans doute raison. Pour l’aider dans sa tâche et le remplacer au besoin, son gendre est là: grand jeune homme décidé; et ils se sont adjoint un troisième associé afin de diviser les responsabilités et parer aux éventualités. Tous trois sont des hommes d’éducation, car ce n’est pas la force brutale qui est en jeu ici, mais la science, le courage et la persévérance. Pour assurer le succès de ces commencements difficiles, ils ont amené avec eux des ouvriers lombards dont les barbes blondes et les corps robustes contrastent avec la mine plus déliée, mais plus chétive, des paysans des Abruzzes; les uns et les autres sont soumis à une hygiène rigoureuse, et, au moindre malaise, on pratique une injection sous-cutanée de quinine. Ils sont engagés au mois; les Lombards, qui sont logés dans d’excellentes conditions et nourris, ont un salaire fixe; comme le proverbe local veut que _la cura della malaria sta nella pentola_ (le remède de la malaria est dans la marmite), un veau est tué chaque semaine pour les ouvriers de l’exploitation, et, l’été, ils reçoivent un litre de vin par jour; l’eau est excellente partout dans l’_agro_, c’est celle de l’aqueduc de Trevi qui donne une fontaine par kilomètre. Au moment de la malaria, il importe de manger peu à la fois, mais souvent, de sortir tard le matin, rentrer tôt le soir, et surtout de ne jamais quitter le _tabaro_; avec des précautions raisonnables, le risque se réduit à un minimum, qu’il y aurait lâcheté à ne pas affronter, et la transformation de l’_agro romano_ telle qu’elle est projetée ouvrirait un débouché naturel et précieux aux paysans des Abruzzes et des Marches, qui, actuellement, au risque de dangers encore plus grands, émigrent en masse vers l’Amérique du Sud. Le but des colonisateurs de l’_agro_ serait d’établir dans la campagne romaine, graduellement assainie, la _mezzaria_, telle qu’on la pratique dans la Romagne et les Marches. Le terrain à l’entour de la «Cerveletta», sur lequel on espère bâtir le premier village, où les ouvriers trouveront une habitation permanente, du travail et un salaire rémunérateur, est prêt, la chapelle bâtie, et les champs fertiles de la «Cerveletta», tranchant sur la stérilité environnante, sont un magnifique témoignage de ce qu’on peut obtenir. Le long des routes nouvelles, on a planté en quantité des arbres de toutes sortes, et principalement des saules qui dessèchent le terrain et donnent du bois pour brûler et pour la vigne. La luzerne que les Romains cultivaient et qui avait disparu d’Italie, le froment et le seigle, le colza qu’on voit pour la première fois dans l’_agro romano_ se lèvent drus et forts sur ce sol vierge qui ne demande pas même d’engrais. La vigne et les oliviers trouvent une terre propice, tous les légumes et les fruits croissent en perfection; un vaste potager a été établi à titre d’essai, et, pour tout cela, Rome, marché certain, n’est qu’à huit kilomètres. Déjà, aux _Tre Fontane_, les trappistes, par la plantation en masse d’eucalyptus, avaient obtenu une notable amélioration des conditions hygiéniques de la partie de l’_agro_ qui leur appartient, mais leur tentative n’a aucunement le caractère pratique et scientifique inauguré à la «Cerveletta» par des hommes du métier; ensuite, différence fondamentale, le trappiste, admirable comme pionnier, considère sa vie comme un déchet sans valeur; ce qu’il faut, au contraire, ce sont des colons et la formation graduelle d’une population acclimatée et laborieuse. VI OMBRIE Quand on pénètre dans l’Ombrie mystérieuse et douce, on y retrouve le sentiment qui domine tout ici; une certitude que les conditions anciennes d’existence conviennent toujours à cette race demeurée si profondément elle-même. Tant de faits qui sont lointains et presque incertains pour nous, sont des réalités tangibles pour ce peuple, et, à Rome comme en Ombrie, on marche, pour ainsi dire, sur les pas des apôtres Pierre et Paul, qui ne sont pas ici des mythes effacés, mais des êtres en chair et en os, ayant laissé partout des témoignages de leur passage. On ne se fait pas idée de la force et de la persistance des traditions locales; alors que les événements récents s’effacent et s’oublient, elles subsistent. Ainsi, sur une des collines ombriennes, en dehors de la route frayée, existe encore un petit village composé d’une dizaine de familles, toutes portant le même nom: «Cancelli» (grille) et qu’une légende populaire fait descendre d’humbles habitants de ce lieu, qui accueillirent un jour l’apôtre Pierre errant sur ces montagnes. En échange de leur hospitalité, ils reçurent, pour eux et leurs descendants mâles, le pouvoir de guérir la sciatique, maladie dont le voyageur inconnu avait miraculeusement délivré son hôte. Et cette puissance, ils l’exercent depuis des siècles avec foi et conviction, en face et en dépit de toutes les contradictions. Pie IX fit appeler un des Cancelli à Rome. La parole transmise était leur seule justification, et rien même ne donnait à supposer qu’au premier siècle de notre ère une ville existât au lieu où, aujourd’hui, quelques habitations sont groupées: mais voilà qu’il y a quatre ou cinq ans, un des Cancelli, creusant son jardin, a mis à jour un grand nombre d’objets antiques, dieux lares, dont la qualité prouve que, du temps des Romains, sur ce même site, devaient s’élever des maisons occupées par des gens aisés, et qu’ainsi l’apôtre Pierre se rendant à Rome put s’y reposer avant de reprendre sa route. Sous le soleil de midi, elles s’étendent, ces routes d’Ombrie, blanches comme des ruisseaux de lait; de chaque côté, les églantiers ouvrent leurs corolles étoilées, les talus sont blancs de fleurs sauvages, et des champs entiers éclatent en une allégresse de fleurs violettes, jaunes et mauves; les coquelicots rouges font de larges taches brillantes, et les fèves à la fleur mauve et au cœur noir croissent en abondance. Les ormes à feuilles fines, les oliviers d’argent, les cyprès noirs, les mûriers festonnés de girandoles de vigne, comme pour une Fête-Dieu, remplissent la vallée qui s’étend au pied des Apennins. Dans les champs, les femmes travaillent, sveltes et gracieuses: elles sont, par le type physique, telles que les maîtres du XIVᵉ siècle les ont peintes; ovale arrondi, yeux doux, bouche en fleur; c’est une merveille de voir une telle beauté chez ces créatures de la glèbe. Elles sont coiffées comme les filles des Pharaons: leur mouchoir de couleur s’abaisse, roulé sur leur front, modelant la forme de la tête, et se rattache en arrière, laissant de chaque côté tomber des pointes qui leur donnent un air de sphynx; elles ont un charme inexprimable. J’ai vu sur la montée d’Assise deux toutes petites mendiantes qui, dans la grâce parfaite de leurs traits mignons, avec des teints bruns comme une lune d’été, étaient une joie pour les yeux; sur cette route, elles sautillaient comme des fauvettes, et faisaient l’effet de deux petites oisilles de Dieu. Les villes grises à teinte rosée, qui étaient autrefois vertes, bleues et rouges, comme les vieilles fresques nous les font voir, sont jetées sur le flanc des collines et resserrées entre leurs murs et leurs portes. Elles ne sont, à l’intérieur, ni misérables ni sordides dans leur abandon paisible, mais, au contraire, nettes et solides, parfois avec une allure romaine extraordinaire. En voici une dont la porte consulaire est encore ornée de trois statues romaines--_Ispello Colonia Giulia Citta Flavia_, est-il écrit,--et les femmes qui, le dimanche, sortent des remparts pour aller par la campagne suivre les processions, portent sur la tête et jusqu’à mi-corps un châle de soie noire légère qu’elles drapent comme le voile des matrones antiques. Elles se déroulent dans la vallée, ces lentes processions; le peuple, bien vêtu et l’air prospère (nous sommes dans un pays de mezzaria), s’y presse en foule. Chaque paroisse arrive avec sa confrérie et sa croix, qu’abrite un baldaquin de soie claire; les grosses lanternes dorées, comme des lanternes de carrosse, brillent dans la clarté du jour, entourant l’image du saint protecteur. Ce sont pour ces gens simples des fêtes réelles qui donnent une dignité à la vie et l’élèvent au-dessus des nécessités purement matérielles. La jeunesse vient pour se voir; la race est aimable et courtoise, et les belles filles, gaies comme des enfants, trouvent qu’il est aussi naturel de penser à son _damo_[O] à l’église qu’autre part, et que certainement saint Isidore ne songera pas à s’en formaliser. Les vieux palais des anciennes villes de l’Ombrie ne sont plus habités que par des gens tranquilles et endormis, vivant de ressources diminuées, mal à l’aise au milieu des traces du luxe évanoui; d’autres palais sont maintenant propriété de l’État et déshonorés par toutes sortes d’usages serviles; et, sous les armoiries des papes, on a placé les petites tables noires des employés. L’insigne couvent d’Assise est devenu un collège pour les fils d’instituteurs, et dans le réfectoire où se lisaient les effusions franciscaines, un théâtre a été élevé pour le divertissement de la jeunesse! A San-Pietro, près de Pérouse, les Bénédictins donnaient presque gratuitement un excellent enseignement agraire, dont profitaient des centaines de jeunes gens. Les derniers religieux ont été expulsés, le monastère est devenu une école d’agriculture qui périclite chaque année; le patrimoine des Pères paraît s’en être allé en fumée: et les exemples de ce genre pourraient se multiplier, puisque les biens ecclésiastiques sont représentés aujourd’hui par un passif! Il faut, pour l’amour de la vérité et le respect de l’humanité qui n’a pas été pendant des siècles béatement imbécile, comme on voudrait nous le faire croire, répéter que tous ces couvents étaient comme de grands feux dont la chaleur rayonnait au loin. L’Italie actuelle ne manque pas, certes, d’hommes compétents de toute sorte. Mais toutes ces bonnes volontés, tous ces désirs véhéments de progrès échouent et échoueront longtemps encore dans leur ambition de tout créer. On n’a pas voulu tenir compte de l’expérience du passé. Il paraît bien évident, au contraire, que les institutions qui firent surgir tant de villes magnifiques, qui donnèrent une moisson humaine si merveilleuse, possédaient, par certains côtés au moins, des conditions de vie infiniment favorables au développement de la pensée et à la grandeur de la race. TERRE DE BROUILLARD I DECORS ET ASPECTS _So it cometh often to pass that mean and small things discover great, better than great can discover small._ BACON (Et il advient souvent que les choses petites et triviales expliquent les grandes, mieux que les grandes ne peuvent expliquer les petites.) Les comédies de Shakspeare, bien plus que ses drames, évoquent l’époque où il a vécu, cette Angleterre du XVIᵉ siècle, si différente de celle d’aujourd’hui, non pas seulement par l’évolution des siècles, mais par l’essence même de son génie. Au théâtre de Sa Majesté, l’acteur Tree a fait revivre triomphalement une des plus délicieuses fantaisies de Shakspeare: _La Douzième nuit ou Ce qu’il vous plaira_, extraordinaire et savoureux mélange de vie italienne et de vie anglaise. Le poète se souciait fort peu des conventions, jouissant éperdument de donner un libre essor à toutes les imaginations qui lui venaient à l’esprit, sans prendre la peine de les préparer, ni presque de les coordonner. Ce n’est rien que cette fable jaillie toute vive d’une page de conteur italien, et néanmoins quel spectacle exquis: sur la terre d’Illyrie, où toutes les races fusionnent, abordent deux jumeaux, frère et sœur, l’un croyant l’autre mort; Viola, la sœur, s’éprend soudainement du Duc, sensuel, gracieux, et musicien: et voilà matière à un échange de propos galants et subtils. L’Angleterre du XVIᵉ siècle comprenait parfaitement ces choses, et on dirait qu’elle veut les comprendre encore. C’est proprement, le divertissement et rien de plus, que nos ancêtres demandaient à la scène... Les décors sont de purs chefs-d’œuvre. Il y a un jardin, avec d’infinis gradins formés de gazons, et des charmilles, et un pont couvert de roses, qui est un cadre pour les amours les plus jeunes et les plus ardentes; on y voit, sans étonnement, s’agiter ce mélange de seigneurs du XVIᵉ siècle, de fustanelles grecques, de belles dames d’une cour d’Este quelconque, de deux compères et d’une commère qui vivaient certainement sur les bords de la Tamise; rien n’étonne... et lorsque le troisième acte se termine sur un air de pipeau du fou, on comprend que c’est un rêve, mais qu’il est bien doux de rêver... * * * * * Londres a le plus agréable aspect en ce moment, quelque chose de la fraîcheur d’un réveil: après la période de tristesse qui a suivi la mort de la reine Victoria, on respire, et les visages ont retrouvé toute leur sérénité; le demi-deuil est encore porté généralement dans un certain milieu, celui de la «society» par excellence, et c’est la plus jolie chose du monde que cette quantité de robes de foulard, à tons doux: mauve, blanc, gris, et tous ces panaches noirs légers où tremble du blanc. Jamais, je crois, les Anglaises n’ont été si follement élégantes; je dis follement avec préméditation, car cette orgie de robes ajourées, de dentelles et de gaze, de mousseline de soie, les plus immaculées et les plus légères, dans ce pays et cette ville où tout se salit sous la fumée, entraîne nécessairement une dépense effrénée. L’air indifférent, les femmes descendent Bond Street, à onze heures du matin, en robe de crêpe de Chine blanc... Il n’y en a pas une ainsi, il y en a dix, il y en a cent! Celles qui ont quitté le deuil sont en bleu de ciel, ou rose pâle, toutes nuances les plus délicates qui ne doivent pas être effleurées. Ce tralala somptueux surprend un peu les yeux habitués à la pondération parisienne, à cet ajustement entre la parure et l’occasion; ici, point, c’est la saison: qu’il soit midi ou cinq heures, que ce soit la rue, le salon ou le parc, c’est tout comme, les bannières sont déployées! Cette particularité n’est pas nouvelle, mais le genre de toilette actuellement en vogue la rend plus frappante que jamais: comme la mode est pour l’heure au service des femmes grandes et fragiles, pour ne pas dire maigres, elle trouve ici à qui s’adresser; l’Anglaise fanfreluchée est extrêmement à son avantage, avec les énormes chapeaux battant de l’aile, les postiches, qui sont de véritables perruques, élargissant la tête (on appelle cela ici des «transformations», ce qui sauve l’honneur); peu de blondes, la mode est au châtain clair et chaud. Les types fins, que les coiffures étriquées, les chapeaux en béguin encadraient mal, redeviennent de charmants Reynolds et des Gainsborough fantaisistes. Le changement le plus marqué est la décadence complète du col carcan, ou du velours qui le remplaçait; la majorité des robes sont sans col, ou ont seulement une légère dentelle: autour du cou, un collier de perles, et pour celles encore en noir, des turquoises; il paraît que la turquoise est deuil; c’est drôle... mais c’est joli. De robes tailleur, point; partout du clair, et toujours du clair; l’éducation de l’œil a été faite par les magasins orientaux, et vraiment on est arrivé à des tonalités qui conviendraient aux bords du Gange... Les petites filles sont toutes presque en blanc et même les grandelettes; les bonnes d’enfants également en blanc. Beaucoup d’intérêt pour les nouveaux souverains; on s’attroupe devant leurs portraits comme si leurs visages étaient inconnus, ou se révélaient soudainement nouveaux; et, par le fait, ils sont d’un aspect _autre_; ainsi il y a un portrait du roi Édouard en manteau royal, et de la reine, l’hermine aux épaules, couronne en tête, qui est excessivement curieux, dans son aspect _moyen âge_: ils semblent, ces deux souverains si modernes, descendre d’une ancienne tapisserie, lui, gros, lourd, impassible, avec, sans offense, une lointaine ressemblance à Henry VIII; elle, hiératique tout à fait, une princesse de missel (on cherche son livre d’heures) incroyablement jeune, les yeux étonnés, la main droite légèrement posée dans la main gauche du roi. Les badauds demeurent en arrêt devant la porte de Marlborough House; une porte pas royale, par exemple, car les souverains habitent encore, quand ils sont à Londres, leur logis ancien, leur maison de simples particuliers, et de simples particuliers nullement grandioses. On met en ordre Buckingham Palace, où tout change et se renouvelle. Le roi est évidemment bien aise d’être enfin arrivé au trône, et a changé d’allure sans effort; la reine, dit-on, se rebiffe plus à l’étiquette; elle a été habituée à tant d’aisance sous ce rapport, et à si peu de contrainte dans ses mouvements, qu’il y aura assurément à faire pour prendre le nouveau pli, car enfin, quoi que disent ses portraits, elle n’a plus vingt ans! En vérité la reine Alexandra est vraiment stupéfiante de jeunesse et à la voir passer assise haut dans sa calèche, la taille libre et déliée, le visage extraordinaire sous l’auréole de cheveux dorés, il est impossible d’imaginer qu’elle soit mariée depuis bientôt quarante ans! Et lorsque, ce qui lui arrive souvent, elle tient sur ses genoux royaux le dernier de ses petits-fils vêtu de blanc, l’illusion est complète! Elle est l’idole du peuple, précisément pour cet agrément physique, si merveilleusement conservé; dans les hautes sphères, elle a un peu usé son prestige pendant la longue attente présomptive. Drôle de chose que la mode; je me souviens d’un temps où la «veuve» en pompeux habits de deuil se rencontrait partout; maintenant elle s’est évanouie, c’est la _jeune_ douairière qui lui a succédé, mais l’imitation est plus difficile. Je regardais une femme, avec un vieux dos pincé à la jeune,--nul manteau, rien,--descendre majestueusement et surtout péniblement, les marches de la Royal Academy. Arrivée en bas, elle s’est retournée, et dans un visage bouffi et durci sous un paquet de frisures foncées, j’ai reconnu la duchesse de X..., une des grandes dames, qui a régné et qui règne despotiquement sur la société anglaise... depuis cinquante ans...; et actuellement elle est nouvelle mariée d’il y a quatre ans! Sa destinée a été extraordinaire: simple jeune fille de bonne maison allemande, sans aucune fortune, elle a été aimée de deux ducs anglais et successivement épousée; son mari d’aujourd’hui lui a consacré sa vie, avait renoncé pour elle au mariage, et finalement ils sont légitimement unis! Ils mènent l’existence de jeunes gens, ne demeurant jamais en place. Elle doit avoir 70 ans ou bien près. (Sa Grâce était de la première fournée à Compiègne après le coup d’État), et comme elle a été idéale en sa première jeunesse, elle aurait pu devenir une délicieuse vieille femme: c’est une carrière bien délicate que celle de rester toujours jeune. Si j’étais la reine Alexandra, je m’en méfierais un peu. II LES DISTRACTIONS On s’étonnera peut-être d’entendre parler de la _sociabilité_ des Anglais et du contraste qu’elle montre avec l’extrême insociabilité qui prévaut maintenant en France. Mais il suffit simplement de fréquenter un peu les omnibus et les chemins de fer anglais pour être frappé de ces façons _humaines_ que les êtres, hommes et femmes, ont les uns vis-à-vis des autres à commencer par les conducteurs frustes et mal mis, qui aident sérieusement et simplement les femmes; quand une femme pénètre dans une voiture publique, il est presque sans exemple qu’un homme ne lui tende pas la main pour l’aider à prendre sa place; ce n’est pas par galanterie, mais--je tiens à l’expression parce qu’elle me paraît vraie,--c’est une espèce d’_humanité_, l’application générale du principe que le plus fort doit aide au plus faible. Toutes les fictions sentimentales ont encore cours en Angleterre; du moins jusqu’ici les gestes demeurent. Il semble que précisément l’absence d’uniformité, tout en développant les personnalités, crée entre elles le genre de liens qui procèdent des sentiments primordiaux du cœur de l’homme. Je pose en principe absolu qu’une femme anglaise, seule, égarée ou malade dans les rues de Londres, rencontrerait beaucoup plus de secours et de compassion personnelle qu’une femme se trouvant dans les mêmes conditions à Paris. L’Anglais est naturellement confiant, et l’éducation ne lui a pas appris à tout suspecter; au contraire, une certaine crédulité est tenue comme une décence d’esprit, et presque un point d’honneur. Les enfants, les animaux attirent dans les rues de Londres une sympathie particulière et patriarcale; les gens fraternisent facilement, parlent, font des questions ou regardent en souriant. Le baby et le chien jouissent de la faveur universelle, et le grand enfant qu’est l’Anglais s’en amuse presque toujours. L’idée sentimentale est invariablement sûre du succès. Ainsi, deux fois dans des quartiers populeux j’ai vu comme enseigne, sur la porte d’une gargote, que tout y était _aussi bon que le fait mère_ (_as nice as mother makes it_). C’est puéril, mais évidemment cela répond aux aspirations familiales d’une clientèle qui paraît l’être fort peu. Ce côté un peu enfantin du caractère anglais trouve, pour une autre classe, sa satisfaction dans le goût immodéré de la lecture. En règle générale, la Française lit peu: les livres coûtent cher, l’économie est une tradition de bonne maison; les occupations de l’intérieur, de la famille et du monde absorbent plus ou moins la femme, et la lecture n’est qu’un amusement bien intermittent. A Londres, au contraire, l’appétit pour les livres a pris des proportions presque effrayantes; on sait quelle quantité négligeable sont les cabinets de lecture à Paris; à Londres, le principal ne peut être comparé qu’à la Bibliothèque nationale; c’est une institution du même genre, les succursales sont nombreuses et le service des livres pour la province constitue un département d’affaires d’une extrême importance. Tout le monde, à partir de la très petite bourgeoisie, trouve le superflu qui va à la «Librairie circulante». Du matin au soir, les femmes de toutes les classes, presque de tous les âges, rapportent des livres et en viennent reprendre. Mudie, pour l’appeler par son nom, est aussi bien connu de la population londonienne que notre Louvre ou notre Bon Marché des Parisiens. Pour moi, je suis convaincu que l’ignorance est infiniment préférable à ce besoin morbide de vivre dans un monde imaginaire, car ce sont les romans qui, bien entendu, forment le fond des livres demandés. Peut-on se figurer rien de plus mauvais intellectuellement, de plus pernicieux moralement, que cette consommation de littérature inférieure? D’autant que les auteurs font surgir des types, et je suis persuadé que _Dodo_, par exemple, l’héroïne à la mode, à mon avis bien inférieure moralement à Mᵐᵉ Marneffe, a créé une classe de _Dodos_, personnes absolument affranchies de sentiments quelconques, monstres d’égoïsme et de sottise. De même que dans l’ordre physique ce n’est pas ce qu’on _mange_, mais ce qu’on _digère_, qui nourrit, cet appétit déréglé de lecture n’est en somme qu’une boulimie cérébrale et non pas un signe de culture. La culture intellectuelle la plus raffinée a existé avant l’invention de l’imprimerie. Il est possible que la bonne littérature bon marché soit un bienfait (je n’en suis pas sûr), mais la mauvaise littérature bon marché est assurément un désastre, et nulle part elle n’a plus cours qu’en Angleterre. Assurément ce goût de la lecture devient chez certaines Anglaises une qualité très relevée, mais alors ce sont des laborieuses qui obéissent à une discipline d’études, et la lecture est transformée en un travail. Dans les pays catholiques, l’habitude de la confession, de se _pouiller_ l’âme, comme dit Huysmans dans sa langue imagée, empêchera toujours que des jeunes filles de bonne maison consacrent un nombre d’heures illimité à des lectures oiseuses; cela leur serait tenu à péché, et c’est justice. Mais cet excès n’est rien en regard de la frénésie de jeu qui s’est emparée des classes supérieures: le «bridge» est actuellement le maître omnipotent de la société anglaise; le goût du gain immédiat a commencé par les spéculations féminines à la Bourse; maintenant il n’y en a plus que pour le bridge, cela dépasse tout ce qu’on peut imaginer; hommes, femmes, jeunes filles, tout le monde joue, dans les _clubs_ de femmes, et dans les salons les plus aristocratiques; on dîne pour le bridge, on se réunit pour le bridge, certaines douairières ont la spécialité de _rabattre_ les joueurs, l’engoûment est tel que toutes les barrières en sont renversées: bon joueur ou bonne joueuse de bridge, avec l’argent qu’il y faut, on entre d’emblée, dans les milieux les plus selects; comme les femmes s’y sont mises avec fureur, les conséquences sont ce qu’elles doivent être, et les scandales de genres divers en sont la suite... Déjà on entend le cri d’alarme, mais il n’est guère probable qu’il soit écouté; le désir d’émotions fortes, le besoin insatiable d’argent allant toujours croissant, le bridge est venu servir ces deux passions: la femme jouant au club jusqu’aux heures du matin est une variété humaine plutôt curieuse; bien entendu, le champagne et le whisky soda sont appelés à lui rendre ses forces quand ce n’est pas le gingembre. Et notez que c’est l’élite qui s’est donnée au bridge. Ce qui est typique c’est l’espèce de cynisme avec lequel cette société confesse ses vices, elle le fait comme elle étale son élégance, sans réticences. On a le sentiment qu’à côté de Londres, Paris est une ville fermée, mystérieuse, car il n’y a aucune comparaison entre les discrètes réclames mondaines et la façon dont ici tout est jeté en pâture au public. Le peuple de cette ville est mille fois plus tolérant que celui de Paris, mais j’aurais peur du réveil! Dans des temps qui, vus de loin, paraissent avoir été en proie à de nombreux maux, guerres périodiques, pestes, famines, les peuples chrétiens avaient puisé dans leur foi un ressort extraordinaire, et les jours chômés apportaient la joie au plus pauvre. Il est indubitable que nous ne connaissons plus rien de cette ivresse physique des fêtes du moyen âge. Pendant trois siècles, les fêtes catholiques ayant été supprimées, la joyeuse Angleterre avait perdu la tradition de ces bordées populaires, exutoires en somme nécessaires. On y revient, mais on ne chôme plus les saints, on chôme les banques: _Bank holiday_ est une institution dorénavant reconnue, se renouvelant quatre fois par an, et qui est la fête exclusive du prolétaire; ces jours-là toute la population laborieuse se répand aux environs de Londres, et dans les endroits où l’on peut s’amuser. C’est le grand jour de liesse pour _Arry_ et _Arriett_! Cette année même j’ai assisté à Hampstead aux ébats de cette populace un peu rude, mais en vérité pas méchante. Cette colline de Hampstead est admirable. De ce côté seulement Londres s’arrête net; il n’y a pas cet éparpillement sordide qui, par ailleurs, fait ressembler la ville à un océan sans bords. Ici, c’est la pleine campagne; un grand vent d’est gai et sain balaye l’atmosphère, la colline est verte, montueuse, couverte de beaux genêts; tout en haut, sur la crête, quelques belles habitations particulières, entourées de ces jardins exquis de paix, d’ordre et de fraîcheur, qui sont le vrai jardin anglais; puis sur le Common, le grand ébat des baraques, des chevaux de bois, des orgues, des charrettes, des rafraîchissements, des vendeurs de petites bouteilles d’étain, dont en pressant on fait jaillir un jet d’eau, (et c’est ma foi plus propre que les plumes de paon); beaucoup de musique, beaucoup de drapeaux, beaucoup de bruit; aucune difficulté à circuler au milieu de tout ce monde; quantité de filles appartenant à la classe des _match makers_, ouvrières des fabriques d’allumettes; elles sont là avec leurs chapeaux emplumés, leurs jupes claires, leurs allures indépendantes. Ces filles ont un type bien spécial: elles portent toutes une frange de cheveux coupés au-dessus des yeux; en général elles sont très brunes; il y a eu évidemment dans cette classe inférieure un mélange de sang étranger, peut-être même de sang bohémien; c’est comme une race dans la race; moralement elles sont folles de parure; leur _Feather Club_ prime tout pour elles: on se réunit par groupe de dix ou douze; chacune verse sa cotisation hebdomadaire: un shilling, six pence, c’est selon; puis on fait l’acquisition d’une plume qui est tirée à la loterie par les membres du club. Ces filles ont une besogne dure et mal payée, mais sont indépendantes et insouciantes, faisant l’amour comme Mimi Pinson, sans intérêt et sans arrière-pensée. Elles sont là ce jour de printemps à s’amuser avec la liberté de jeunes pouliches. Beaucoup aussi de grandes fillettes, bien moins enfants que nos enfants du même âge; très habillées d’affiquets de toute nuance, elles passent par groupes se tenant la main et dansant des pas de music-hall, avec un plaisir évident. _Arry_, lui, crie, monte sur de pauvres et patientes haridelles. Par-ci par-là un couple vautré à terre; mais c’est l’exception; ils sont comme momentanément emportés dans une grande impulsion de mouvement; c’est la revanche animale de l’immobilité laborieuse et fastidieuse. Le propre de ces fêtes, c’est qu’elles n’évoquent rien; aucune idée patriotique, aucun anniversaire, aucun sentiment; c’est uniquement une récréation consentie. L’Église, qui a toutes les sagesses, savait bien ce qu’elle faisait en tolérant les fêtes populaires, et en les revêtant d’un caractère religieux, et voici qu’après le puritanisme l’Angleterre y revient, avec l’_idée_ en moins. III LE «HOME» Les Anglais parlent beaucoup de leur amour du «home»: il m’apparaît toujours de la même nature accommodante que la dévotion d’une très grande et honneste dame du XVIIᵉ siècle, laquelle, couchée à l’aise avec un ami particulier, lui dit soudainement: --Petit bon (c’était son nom d’amitié et d’usage), il y a quelque chose en vous qui me fait peine! --Et quoi donc, madame?... (Ah! que ces gens étaient bien élevés!...) répond l’interpellé inquiet. --Petit bon, vous n’êtes pas dévot à la Vierge, non, vous n’êtes pas dévot à la Vierge!... La famille anglaise, roulant pendant des années consécutives, de ville d’eaux en ville d’hiver, d’hôtel en appartement meublé, proclamera en toute circonstance son sentiment supérieur de la valeur du «home» et tiendra pour certaine, indiscutable, l’infériorité de l’âme française sur ce point spécial. Or, cela est comique!... Ces gens, qui ont sans cesse le «home» à la bouche, et en parlent comme du saint des saints, ne ressentent nullement pour leurs pénates familiales cette sorte de pudeur et d’attachement qui est le fonds même du culte du _chez soi_ en France. L’idée de louer couramment et habituellement le logis qu’on habite, de laisser au plus offrant le droit de pénétrer dans le secret de l’intimité de notre vie, de profaner en les livrant aux mains et aux yeux étrangers, les chers souvenirs, inspire une juste horreur à toute vraie femme de sentiment délicat. Il faut une nécessité impérieuse pour réduire une famille française à envisager cette idée, et il n’en est pas qui ne préfère une habitation restreinte, qui demeurera sacrée, à une installation plus vaste, ayant la banalité de l’hôtel. En Angleterre, au contraire, la location du «home» entre dans les combinaisons budgétaires de presque chacun; on reste stupéfait de la facilité avec laquelle, même les grands seigneurs riches, louent leurs habitations, soit à la ville, soit à la campagne, et rien ne m’étonnerait moins que de voir le roi Édouard en faire autant à un moment donné. Chez les classes moyennes, c’est une coutume courante: va-t-on à la mer, on loue sa maison; veut-on voyager à l’étranger, on la loue encore; cette opération ne cause ni chagrin ni déplaisir, aucune révolte n’accompagne la pensée de voir envahir le sanctuaire du «home»; beaucoup même l’embellissent, non pour en jouir, mais pour en tirer meilleur parti. Les Américains sont spécialement friands de demeures renfermant des souvenirs héréditaires: pas un des souvenirs les plus personnels ne sera enlevé, pas un visage aimé et disparu ne sera tourné au mur! Quand on est témoin de ces choses et qu’on songe à l’amour presque frénétique de la majorité des Françaises pour leur armoire à glace, à la répugnance profonde qui les envahirait à la seule idée de laisser quelqu’un d’inconnu coucher dans leur lit, on peut mesurer la différence radicale des deux caractères et dire qui aime le «home»! L’instabilité de la famille anglaise est sans égale en Europe; où voit-on autre part des familles qui, pour raison d’économie ou d’éducation, s’exileront indéfiniment et iront planter leur tente dans quelque ville étrangère? Les Anglais ne font pas autre chose, les journaux féminins à clientèle énorme sont bourrés d’indications sur toutes les pensions bon marché d’Europe; pas de trou breton ou allemand qui n’ait été exploré en vue de ces émigrations qui ne cessent jamais. Même dans le pays natal, on ne sait plus demeurer tranquille et si on pose dans le «home» officiel, l’agitation est cependant l’état normal: les filles de la maison seront continuellement en «visite»; on s’absente pour deux, pour trois jours à propos de tout et de rien; le besoin de diversion est devenu l’aspiration dominante; du haut en bas de l’échelle sociale, le «change» est tenu pour la panacée universelle. Il est certain que le sentiment du devoir s’effritant tous les jours plus, et la vie en elle-même n’étant pas constamment amusante, il est nécessaire de se démener pour la rendre plus divertissante. Les Anglais et les Anglaises de ce siècle sont un peu comme les gens d’estomac malade à qui il faut des régimes extraordinaires; l’existence, voire même luxueuse, douce et familiale, ne suffit plus qu’à une petite minorité: exercices physiques périlleux, risques de la chasse à courre pour les jeunes femmes, un _craze_ (lubie) d’un genre quelconque, semblent une nécessité pour exister. L’épanouissement pur et simple de la jeune fille en femme, le mariage et la maternité comme sanction suprême de l’existence, sont considérés comme des doctrines surannées; et comme la nature, malgré la résistance qu’on lui oppose, reste toute-puissante, toutes ces jeunes filles à destinée anormale sont bien forcées de chercher ailleurs l’exutoire de leur jeunesse: il se développe chez elles un besoin maladif de distraction, d’agitation, d’exaltation. Le célibat des femmes est un grand danger pour une société; quand il devient trop général, il s’emmagasine une réserve de forces non utilisées qui un beau jour fait éclater la chaudière. Il y a en Angleterre, en ce moment, une génération de femmes qui ont de trente à quarante ans et qui sont, sous des dehors paisibles, des agitées dangereuses. Toutes ces grandes femmes fortes et saines avaient besoin pour demeurer en équilibre moral et physique, de mettre au monde de nombreux enfants, et ni le journalisme, ni les arts, ni l’élevage des chiens, ni celui des chats, ni les ruches d’abeilles dans le salon, ni les oiseaux apprivoisés perchant sur un arbre dénudé placé dans le hall, ne remplacent ni ne remplaceront ce pour quoi Messire Adam et Madame Ève perdirent l’ennuyeux paradis terrestre. Aucune organisation sociale ne peut être basée sur la stérilité, et le «home» anglais actuel est une pépinière d’égoïstes. Dès que la souffrance et l’ennui cessent d’être acceptés comme des phénomènes ordinaires inhérents à la vie, il n’y a plus moyen d’avoir de «famille», chacun tire désespérément pour soi, sans grand profit généralement. * * * * * De même qu’on a accepté le mot de «home» comme désignation suprême, de l’arcane inviolé, de même celui de «gentleman» a pris, on ne sait pourquoi, la place de l’ancien «honnête homme». En Angleterre, l’idée qu’on s’est faite du «gentleman» a différé, non pas assurément d’année en année, mais d’époque en époque, et tous les trente ans à peu près a subi une transformation considérable. Le «gentleman» anglais d’il y a cent ans, s’enivrait presque tous les soirs, vendait son vote, pariait de grosses sommes sur la date probable de la mort de son père, menait publiquement en carrosse sa maîtresse à Ascot,--un autre carrosse suivait avec toute la famille de la favorite, troupe de baladins italiens--laissait pendre son précepteur pour avoir usé de son nom au bas d’une lettre de change, et, en somme, commettait force actions que le «gentleman» de trente ans plus tard eût trouvées dérogatoires; néanmoins à l’occasion il était fort galant homme, respectueux du code d’honneur qui suffisait alors. Aujourd’hui le méli-mélo est complet, et les idées les plus saugrenues viennent aux cerveaux des jeunes; le sens des convenances, non pas seulement des mœurs, mais de ce qui se peut faire, est absolument perdu. Il est accepté qu’on peut _tout_ entreprendre pour de l’argent, et le cynisme à ce sujet est sans voile. C’est vers le milieu du siècle dernier, je crois, que la conception du sens spécial donné à ce mot «gentleman» a été la plus élevée. Les Anglais, en général, sont très persuadés que c’est chez eux qu’ont été inventés la haine du mensonge, le respect de la parole donnée. L’idée que ces vérités ont été connues et pratiquées sous d’autres cieux leur apparaît douteuse; en tout cas, pour se servir d’une expression triviale, ils ne doutent pas que chez eux la qualité de ces choses-là ne soit «extra» et, ce qui est plus étonnant, c’est qu’à force de le dire ils l’ont fait accroire à d’autres, et qu’il semble que la langue française ne possédât pas un vocable résumant en soi ce qui forme «l’honnête homme» ou le «gentilhomme», mot charmant et élégant tombé stupidement en désuétude. IV LA PUDEUR ANGLAISE La pudeur anglaise est une chose toute spéciale, elle porte sur certains sujets, mais elle en respecte d’autres: l’importance du «baiser» en Angleterre est quelque chose de prodigieux, et je ne parle pas du baiser entre proches, qui se pratique peu et est plutôt méprisé, mais du baiser entre personnes de sexes différents. Ce qui s’échange de baisers dans les romans anglais contemporains est stupéfiant; les «lèvres entr’ouvertes», les «douces lèvres» sur lesquelles on boit l’ivresse sont sans cesse invoquées à peine deux jeunes gens se sentent-ils du goût l’un pour l’autre, que crac ils s’embrassent un peu, beaucoup, éperdument, et très souvent; même dans les romans vertueux, après cette petite cérémonie renouvelée un nombre illimité de fois, on ne s’épouse pas: on s’essuie la bouche pour recommencer ailleurs. L’Angleterre puritaine avait absolument perdu le goût du baiser, qui était cependant un goût du terroir, car Erasme, venu en Angleterre au XVIᵉ siècle, se déclare ravi du gracieux salut coutumier des belles filles d’Albion, qui, toutes, baisaient l’hôte étranger. Jusqu’à une époque récente, et depuis plus de cent ans, il n’était jamais question dans les romans du baiser d’amour; les gens s’y aiment assurément avec toutes les conséquences de cet état, mais ils ne s’embrassent pas à la première sommation. George Eliot, par exemple, dans _Adam Bede_ qui repose tout entier sur une séduction, n’aborde même pas une scène intime entre les amants; ses réticences sont inouïes: il faut, à certains moments, de l’attention pour comprendre ce dont il s’agit. Thomas Hardy, qui est infiniment plus franc, fait cependant tomber un opportun brouillard à l’instant précis où les amants vont s’étreindre. Aujourd’hui les choses en sont à ce point, qu’à mon avis je ne connais pas pour une jeune fille de lecture plus dangereuse que celle des romans anglais; on trouble peu l’innocence avec des allusions à un acte inconnu, mais le baiser se comprend facilement, et la façon dont les héros amoureux enserrent de leurs bras forts les héroïnes, amoureuses également, manque de réserve aussi totalement que faire se peut, et ce butinage répété de leurs lèvres roses est certes fort éloigné d’être chaste. Dans un livre récent qui a atteint une circulation énorme: _les Lettres d’amour d’une Anglaise_, il éclate une impudicité prodigieuse. Notez que ce livre avait la prétention d’authenticité et a été accepté pour tel; ce sont les lettres d’amour d’une vierge! Car les lettres d’amour d’une femme n’eussent pas été tolérées: le premier point à présupposer étant la légalité de l’attachement, après quoi vogue la galère; le livre, très bien écrit, du reste, a été lu partout. Cette jeune «Anglaise» donc a vingt ans et son abandon avec son fiancé dépasse l’imagination; du reste, elle en a conscience et lui déclare (en d’autres termes) que, dès qu’elle l’a eu envisagé, elle a senti toute honte bue. Juliette, qui est pourtant tendre, de quelle pudeur délicieuse n’entoure-t-elle pas, même l’_allusion_ à un premier baiser, et quand Roméo lui parle de ses lèvres: «Les lèvres doivent servir pour la prière,» répond-elle. Quel enchantement dans leur ardent duo d’amour, et cependant quelle réserve! Oh! nous avons changé tout cela; la vierge anglaise du XXᵉ siècle ne marchande pas les plus orageux baisers, elle va jusqu’à baiser (par lettre, il est vrai), les pieds de son amant: c’est le mot, il me semble, qui répond à un pareil état d’âme. Une des convictions courantes, du reste assez justifiée, est qu’il ne faut pas parler de culottes devant une Anglaise; et, cependant, dans ce même pays, on a un véritable culte pour le _flogging_ (fouet) (qui ne se donne pas sur la culotte); cette étonnante pratique est éminemment aristocratique: on fouette à Eton et à Harrow, on ne fouette pas dans les _board schools_ (écoles communales). Aucune Anglaise, si réservée qu’elle soit, n’hésitera à aborder la discussion sur ce sujet qui passionne. Un noble pair se vante à la Chambre des lords d’avoir été fouetté _dix-huit fois_ dans le cours de son éducation, et vraiment pour ceux qui n’admirent pas le système, rien de plus répugnant que cette idée d’un grand garçon mettant bas ses culottes pour recevoir les verges, on se demande quel genre d’amélioration morale peut en résulter? Mais voici qui est bien plus fort, le _Truth_ a révélé qu’il existe à Londres une _fouetteuse de profession_, vous m’entendez bien, une femme--si on peut lui donner cette appellation--qui, moyennant rétribution, va à domicile, sur l’invitation des parents, fustiger les filles rebelles; elle a avoué cyniquement avoir fouetté des filles de dix-huit ans! D’autres parents lui confient leurs enfants à domicile pour être corrigés par elle. J’accorde que cette créature soit une monstrueuse exception, mais enfin elle a des clients, et soyez assurés que ce sont des gens d’une respectabilité impeccable. La pudeur reprend ses droits: dans ce pays à nombreuse famille, on en est arrivé à ne plus écrire ni prononcer les mots simples qui disent la grossesse et la délivrance de la mère; quand les circonstances l’exigent, au lieu des vieilles expressions anglaises qu’on retrouve dans les correspondances d’autrefois, on se sert du «français» où, comme en latin, on est supposé pouvoir braver l’honnêteté; un journal écrira que la reine ou la princesse de tel pays est «enceinte» en italiques, ou qu’elle attend son «accouchement». Quelque chose de plus bête est difficilement imaginable. Dans cet ordre d’idées ils arrivent, même dans la légalité, à des effets de haut comique. Les naissances, en Angleterre, s’annoncent par la voie des journaux; la phrase d’usage est celle-ci: «La femme de M. S...--d’un fils.» Parfois une citation biblique accompagne l’énoncé du fait sous-entendu; en voici une que j’ai recueillie: «Non pas à nous, mais à Lui soit la gloire.» Tout commentaire est superflu! Il est un autre point sur lequel la pudeur de l’Anglaise a d’étranges accommodements; il fut un temps où la femme ne parlait pas de ses ablutions, mais les Anglais ont la propreté agressive et le «tub» est une de leurs gloires; une femme, donc, parle de son «bath» devant n’importe qui; passe encore s’il s’agissait du bain profond, à l’eau lactée dans laquelle la femme se blottit comme en un vêtement fluide, mais le tub au contraire, précise une nudité sans voile d’aucun genre. Du reste, un article de foi sur lequel il convient de rabattre, est celui de la propreté anglaise, elle n’est pas aussi complète qu’on le croit; l’Anglaise qui se savonne dans son tub, et en reste là, n’est pas d’une propreté si raffinée; on se lavera sans être le moins du monde délicat sur la netteté du bain dont on se sert; vous verrez en voyage les Anglais se servir de n’importe quel savon, n’importe quelle cuvette, et se frotter le visage avec des éponges douteuses. Une Française propre est plus propre, infiniment plus soignée qu’une Anglaise; je ne parle pas de quelques «professionnal beauties» qui prennent deux ou trois bains par jour, mais de l’ordinaire Anglaise du meilleur milieu. Dans ces hôtels de famille où, non seulement passent, mais résident pendant des semaines consécutives, une quantité de familles qui n’ont pas de domicile à Londres, la propreté est d’une qualité discutable, et bien des détails, si on les observait à l’étranger, serviraient de thème à d’indignées protestations dans le _Times_. Dans les _tea rooms_ même, les demoiselles serveuses ont pendues à la taille (en arrière), en guise d’essuie-mains, des loques sales; je pourrais citer telle maison réputée de Regent street à la porte de laquelle se tient un géant en livrée, où le lavage des tasses et le service font mal au cœur à regarder, du moins à ceux qui n’en ont pas l’habitude. V HYPOCRISIES D’ANTAN ET D’AUJOURD’HUI Il y a un mot anglais qui n’a aucun équivalent en français, c’est le mot _humbug_. Cette épithète s’applique également aux personnes et aux idées, mais principalement aux personnes. Être un ou une «humbug» signifie professer ostensiblement certains sentiments qu’on n’éprouve pas et en tirer avantage. Pendant de longues années les «humbug» de vertu furent nombreux; leur nombre était légion. Le plus brillant et le plus réussi spécimen de ce genre spécial fut, sans contredit, _George Eliot_. Ce grand génie, dont le visage fort et sensuel dit suffisamment combien elle était peu faite pour le célibat, avait pris la résolution sainte de vivre avec un homme qui était le mari d’une autre; elle était libre, et l’action n’avait pas une énorme importance sociale; elle l’entendit autrement, et ses euphémismes pour expliquer sa situation sont admirables. Elle écrit, par exemple, «qu’elle a accepté depuis quatre ans tous les _devoirs_ d’une femme mariée». Elle prodigue à Lewes l’épithète d’époux, quoique le fait du véritable mariage de son amant fût le plus notoire du monde; d’après les allusions à sa vie personnelle, on croirait qu’elle s’est sacrifiée en holocauste; et ce magnifique «humbug» réussit; le faux ménage en arriva à être hébergé chez des dignitaires ecclésiastiques. D’une autre femme on aurait dit qu’elle vivait avec un amant, pour elle on ne savait pas: elle avait revêtu la chose d’un si admirable et compact vernis d’hypocrisie que l’évidence des sens cessait d’avoir de la valeur. Aujourd’hui, son humbug prendrait une autre forme, celle sans doute de vivre en toute innocence avec le compagnon de sa vie. On le croirait, car la candeur anglaise a atteint des limites invraisemblables; on s’est aperçu combien on avait tort de juger sur les apparences, et on a cessé d’avoir aucun égard aux apparences. L’étonnement qui gagne l’étranger à la vue de bien des choses est simplement le signe de la perversité continentale. Des _tea rooms_ qui, en France, nous feraient ouvrir des yeux énormes, où les propriétaires féminins promènent des robes de crêpe de Chine jaune, rose, etc., où les demoiselles, en jupes à queue et bavettes de belle chocolatière, errent poétiquement avec des plateaux, où l’on trouve des cabinets de toilette pour se reposer, tout cela, est pur naïf, idyllique: ces femmes charmantes, à voix douce, s’habillent ainsi par goût délicat; la pensée de plaire ou d’être regardées ne leur vient même pas! Si on choisit les serveuses jolies, c’est par respect de l’art; tous les hommes et toutes les femmes qui se retrouvent là, si commodément, cette musique qui couvre les voix, n’ont jamais facilité une rencontre suspecte ou suggéré une mauvaise pensée; non, non, ces belles fleurs s’épanouissent avec la simplicité des marguerites dans les prés! Voici la surface officielle des discours. Le côté intime en diffère sensiblement, et entre initiés on ne se donne pas la peine de prétendre à grand’chose. De cette intonation discrète, qui est caractéristique à la bonne compagnie anglaise, on tient, dans les meilleurs milieux, des propos comme celui-ci (absolument authentique): à un grand dîner, un homme félicite sa voisine de table sur la beauté du collier qu’elle porte; elle accepte en souriant ses compliments, auxquels il ajoute en manière de piment cette phrase incidente: «_Le salaire du péché, sans doute?_» et l’on rit. S’il existait jadis une section du monde anglais où les séculaires préjugés étaient observés, où la gravité jusqu’à l’ennui, la respectabilité jusqu’à la cruauté s’épanouissaient, c’était dans le milieu clérical; eh bien, aujourd’hui, les vicaires, c’est-à-dire les curés anglicans, sont apparemment à bout d’expédients pour attirer et retenir leurs ouailles, car l’un d’eux a imaginé ceci: une des plus belles actrices de Londres--admettons que Lucrèce n’était pas plus chaste, mais enfin, à la scène, elle s’est prêtée plus d’une fois aux mauvaises apparences,--une actrice charmante, voluptueusement vêtue de blanc, a fait, un de ces derniers dimanches, partie du service religieux. Entrée dans l’église, escortée par la femme du vicaire, elle a traversé la nef, précédée du bedeau qui l’a conduite à une place en face de l’autel!--Puis, après les prières liturgiques, elle a pris position dans le chœur même et de là, avec accompagnement d’orgue, a récité des poésies... édifiantes!!! Voilà... Il n’y a peut-être pas de mal, diront les âmes simples; celles qui ne le sont pas y verront un scandale d’une nature si subtile que les conséquences qu’il peut entraîner sont vraiment infinies, car ce joli coup de théâtre s’est passé dans un milieu rural... et l’impression qu’il a dû faire sur des cervelles primitives est difficile à concevoir. L’actrice, naturellement, trouve qu’elle a accompli une mission sociale tout à fait dans l’esprit de la primitive Église... S’il n’y a pas là le signe évident d’un gâchis moral, je ne sais ce qu’il y faut; du reste, l’aristocratie anglaise, si elle a jamais un réveil cruel, l’aura voulu; elle perd volontairement la notion de sa propre nature: les reines ne doivent pas jouer aux bergères; certains éléments ne peuvent fusionner; l’aristocratie anglaise se recrutant sans cesse dans des milieux nouveaux, donnant ses fils cadets à la bourgeoisie, avait en soi une force de durée toute spéciale, un principe magnifique de vitalité; mais encore fallait-il que le bataillon sacré demeurât le bataillon sacré, et acceptât, avec ses grandeurs et ses privilèges, ses servitudes. Que la démocratie riche, même arrivée au faîte de la richesse, comme en Amérique, admette toutes les familiarités protectrices, cela ne tire pas à conséquence; l’importance et la puissance d’un milliardaire transatlantique n’ont aucun caractère mystique; tandis qu’une aristocratie héréditaire et de sélection prétend en posséder un; aussi, quand les duchesses fraternisent sur un pied d’égalité avec des actrices, piétinant gaîment sur les barrières qui les séparaient, commettent-elles un acte dont elles ne comprennent ni ne mesurent la portée. Lorsqu’il fut proposé au Sénat romain de forcer les esclaves à porter un costume particulier, Sénèque s’y opposa, faisant remarquer qu’ils pourraient s’aviser de se compter et s’apercevoir qu’ils étaient les plus nombreux!... Les distinctions sociales étant purement fictives, ceux qui en bénéficient font le jeu de leurs adversaires en s’acharnant à détruire la convention qui seule les soutient; car le jour où il sera définitivement prouvé qu’une duchesse et une actrice, c’est la même chose, l’actrice n’y gagnera pas beaucoup, mais la duchesse perdra tout. La prostitution des titres a déjà commencé, car on ne peut appeler autrement le fait d’une comtesse ou d’un lord authentique ayant leur nom en toutes lettres sur le programme d’un music-hall, où, du reste, la pairesse s’exhibe revêtue des haillons d’un gamin des rues! Notez que si ces actions paraissaient monstrueuses elles cesseraient d’être immorales. Ce qui est un signe certain de décadence est la prétention, fausse par-dessus le marché, de les considérer comme naturelles. Le dimanche, à Hyde Park, offre un raccourci extraordinaire de tout ce que Londres recèle d’hétéroclite et de divers. En même temps que les promeneurs élégants traversent les allées transversales, sur les bancs, sur les pelouses s’étalent des êtres lamentables, noirs de misère, n’ayant d’humain que leurs yeux; d’autres dorment au soleil, leur corps brutal assommé sous la fatigue ou l’ivresse; j’en ai observé un, sorte de gladiateur, portant au bras un bracelet de fer comme un anneau de forçat et qui était effrayant même dans son sommeil; les femmes délicates, les enfants délicieux passent sans les regarder, tant il est vrai que rien ne sert en ce monde et que tous les avertissements et tous les enseignements sont inutiles. Dans un autre coin de ce parc verdoyant s’élèvent des bannières pareilles à celles des confréries italiennes; fichées en terre, elles attirent les promeneurs qui demeurent en contemplation. Sur l’une d’elles se voit la représentation de la figure du Sauveur, entourée des quatre côtés de l’exergue singulière: «Come back to Christ Society.» Plus loin les Trades-Unions déploient d’immenses toiles peintes comme celles des forains, avec leurs emblèmes et leurs symboles spéciaux, et des ouvriers pérorent dans une ardeur furieuse; la foule les écoute et les placides policemen se tiennent sur l’orée de ces rassemblements prêts à intervenir s’il le faut. Il me semble qu’il arrive un moment où les peuples cessent d’être vraiment sensibles à l’éloquence--ce moment-là nous l’avons atteint en France: l’esprit de blague prépare mal à subir l’ascendant de la parole d’autrui;--en Angleterre, elle a encore beaucoup d’empire; l’attention avec laquelle les prédicateurs improvisés sont écoutés a quelque chose de remarquable. Je crois qu’un prédicateur ou un réformateur vraiment convaincu, vraiment éloquent, recueillerait en Angleterre une riche moisson; la tranquillité séculaire du dogme vacille là comme ailleurs, mais dans les classes inférieures la foi, j’imagine, est intacte en son essence. Le «Livre» n’a plus au même degré le prestige de fétiche suprême, et vraiment cela n’est pas à regretter, car de tous les asservissements à la «lettre qui tue», celui-là était le plus complet. Chaque jour s’accentue une révolte salutaire et intelligente contre l’observation servile du dimanche, malgré les protestations bruyantes d’un clan de fanatiques. La «Society» a trouvé depuis longtemps un moyen commode de se libérer, c’est de quitter Londres le samedi soir; on émigre en masse pour se divertir honnêtement entre soi, et sans scandaliser personne. A Londres même, les dimanches matin, aux heures de service religieux où, autrefois, on ne se montrait que timidement dans la rue, de véritables escadrons de bicyclistes, hommes et femmes déambulent joyeusement le long des principales artères courant vers la campagne; ceci seul est un changement radical. A la National Gallery qui est maintenant ouverte le dimanche après-midi, peu de monde encore. Graduellement cependant l’habitude s’acquiert de secouer le joug d’ennui vraiment effroyable qui a pesé pendant tant d’années sur le septième jour de l’Anglais; l’idée de se divertir honnêtement ne paraît plus monstrueuse; mais il ne faut pas croire la victoire complète: l’impulsion seule est donnée, et en Écosse les iconoclastes de la joie sont encore les maîtres. VI LÉGISLATION La vie est bien plus pleine de péripéties et d’imprévu en Angleterre qu’en France: on peut y être bigame, changer d’état civil avec la plus aimable facilité; la substitution d’enfants, les revendications les plus inattendues d’héritage y ont encore libre champ. Au fond, la personnalité d’un Anglais est une chose vague; autant le _peerage_ et les distinctions héréditaires sont réglées d’une façon qui exclut la moindre fantaisie, autant en dehors de ce cadre spécial et très limité, la plus étonnante liberté, je dirai même anarchie, se donne cours. Vous avez hérité de vos parents un nom qui vous déplaît, rien ne s’oppose à ce que vous en changiez; vous vous appelez _Smith_, je suppose, vous y ajoutez Plantagenet, votre femme devient légalement Mᵐᵉ Smith Plantagenet, et vos héritiers encore plus; mieux: vous êtes juif, ce n’est pas très bien porté, cela peut être ennuyeux, nuire dans une carrière, au lieu de continuer à vous affubler d’une appellation comme «Isaac Lévy», vous devenez «Lionnel Elcot», ou tel nom bien anglais qu’il vous plaira d’assumer. Cette transformation, ne comporte aucun inconvénient; au contraire, on fait son chemin, en jouissant des avantages qu’on s’est acquis de sa propre autorité. En général, le caractère anglais, répugne d’instinct à la dissimulation, autrement rien ne serait plus aisé que de changer de peau; la plupart du temps l’affirmation de l’individu, quant à son identité, suffit; il est notoire que les soldats s’engagent fréquemment sous un faux nom, c’est même l’alibi par excellence; le nombre de gens qui disparaissent, qui fondent dans le brouillard est considérable. La bonne réglementation dont nous nous plaignons, la paperasse des mairies a son très excellent côté, elle lie l’être humain solitaire à la société qui, elle, intervient dans tous les actes de la vie. Les lois actuellement en vigueur répondaient à un autre état social, où les liens moraux étaient encore solides. Il est certain, par exemple, qu’une réforme sur les lois du mariage s’imposera radicale: dans le Royaume-Uni autre est la loi anglaise, et autre la loi écossaise; en Écosse, le mariage devient légal avec un minimum de formalités: à la rigueur, la volonté énoncée devant témoins de vivre ensemble comme époux suffit pour légitimer les enfants; en Angleterre par contre, il n’existe pas de légitimation subséquente par le mariage des parents; aussi, quand il s’agit d’héritages contestés, il y a beau jeu à arguer, et il est parfois difficile de prouver qu’un homme a été uni en légitime mariage. Le manque de témoins, ou la mort, ou la perte d’un papier, ont mis des gens dans une quasi impossibilité de _prouver_ leur mariage; se remarier dûment et légalement ils ne l’osaient, car cela eût entraîné l’illégitimité des enfants déjà nés; alors on se fiait à la Providence, au hasard, et les choses tournaient bien ou tournaient mal, absolument par chance. En principe, un homme ne peut pas épouser sa belle-sœur: depuis des années revient devant le Parlement la proposition d’une loi qui rendra légale l’union avec la sœur de l’épouse défunte; cette loi, on ne peut arriver à la faire passer à la Chambre Haute. Pourquoi? Mystère et hypocrisie. Or, quantité de beaux-frères et de belles-sœurs sont mariés, rien ne s’étant opposé à ce qu’ils accomplissent la cérémonie, mais elle est nulle. En Australie, au contraire, qui est une partie considérable de la plus grande Bretagne, la loi a passé, et ces unions sont parfaitement légitimes. C’est une agréable confusion, tout à fait favorable aux faiseurs de romans en trois volumes, mais plutôt ennuyeuse pour les gens raisonnables. Autrefois on ne pouvait pas non plus épouser sa nièce, ce qui est plus explicable: un duc, il y a quelque soixante ans, s’est trouvé être né d’une telle union, alors la Chambre des pairs a compris l’iniquité d’une pareille restriction, et une loi, rétrospective dans ses effets a été votée,--mais pour une belle-sœur, une personne qu’un homme n’a peut-être jamais envisagée du vivant de sa femme, l’inceste est manifeste, et la perruque de tous les évêques de la Chambre des Lords se hérisserait d’horreur s’il leur fallait donner leur sanction à une pareille iniquité. Notez que rien n’empêche une femme de convoler avec le frère de son défunt mari! Non, il n’y a que la sœur de la défunte épouse qui soit interdite. L’Anglaise, jusqu’à ces dernières années, tenait à se marier, jeune ou vieille, elle «y allait» volontiers; quantité ont eu le plaisir ou le déplaisir de découvrir un beau matin que celui qu’elles croyaient leur légitime époux était déjà en possession d’une épouse! On s’en remettait généralement sans horreur, il y avait eu maldonne, voilà tout. J’ai connu une excellente femme à qui ce petit accident est arrivé: c’était une Anglaise typique, tenant un _lodging_, les cheveux en boucles, prude s’il en fut, confite d’une distinction d’emprunt; le veuvage lui était amer, elle soupirait à tourner un moulin; puis, un jour ses soupirs se changèrent en sourires, et cette timide créature de cinquante et quelques années annonça qu’elle se remariait; je lui parlai prudence. «Oh! elle était bien tranquille: un homme si posé, un peu jeune, mais si bien, cocher dans une grande maison; elle pourrait aller à la campagne;» les mois passèrent; je la revis: hélas! quelle tristesse, quel accablement, l’époux buvait, la brutalisait, dépensait l’argent, enfin elle prévoyait le jour où il ne lui resterait que ses yeux pour pleurer. Je lui rappelai mes avertissements, le souvenir lui en fut cruel; il était très évident, selon ses propres prévisions, qu’elle marchait au désastre irréparable. Mais une surprise m’attendait; lorsque, après une autre absence, je revins, mon hôtesse était épanouie, souriante, empressée comme aux plus beaux jours... Il n’était pas mort, vu que toutes les couleurs de l’arc-en-ciel se disputaient sur sa personne; j’augurai donc qu’il s’était amendé et lui en fis mes compliments. «Oh! non, répondit-elle sur un ton d’inexprimable satisfaction; mais il avait une autre femme, je ne suis pas mariée!» C’est encore plus simple que le divorce. Le divorce, en Angleterre, n’est pas un facteur sur lequel on puisse tabler; il est matériellement inaccessible à tous ceux qui n’appartiennent pas à la classe riche, et de plus, la publicité dont on l’entoure le rend très redoutable: c’est l’amphithéâtre de l’hôpital, et, même pour guérir, beaucoup ne voudraient pas y avoir recours. Le mariage civil facultatif est une ressource récente en Angleterre, fort utile assurément; autrefois, les registres de l’Église anglicane faisant seuls foi, les catholiques et les autres dissidents étaient obligés d’y avoir recours; mais il ne demande pas non plus de pièces justificatives, il s’escamote avec la même facilité que l’autre. Quel imprévu cela donne aux événements familiaux! Une très belle lady était fiancée à un très riche _commoner_; elle avait toutes les grâces de Vénus en personne, mais appartenait à une famille appauvrie sans remède; bref, elle s’était décidée; jamais fiançailles ne furent plus triomphantes, du moins pour le mari futur; on était à l’avant-veille même de la noce, et, dans une grande soirée, ils accueillaient gaiement les félicitations publiques; elle, ravissante, souriante, heureuse. Le lendemain à midi, le marquis, son père, recevait un billet de la main même de l’intéressée, lui annonçant le mariage de sa fille avec un jeune lord criblé de dettes; c’était chose faite et parfaite quand l’avis lui parvint; le scandale fut grand; mais elle était mariée, elle garda les cadeaux reçus en vue d’une autre union; le fiancé officiel avait payé nombre de créances du futur beau-père, il ne les réclama pas, il s’en fut, battu et pas content, pour prendre du reste sa revanche peu de temps après. Ce manque de rigidité dans les événements est une vraie consolation dans la vie; en Angleterre, le sac des espérances reste toujours ouvert: une femme se marie à n’importe quel âge et un jeune homme se trouve porté à la fortune et à la situation politique parce qu’une douairière, qu’on croyait retraitée, l’appelle officiellement aux honneurs de sa couche. Les héritages aussi sont une réserve sur laquelle chacun peut espérer tirer; la liberté de tester est entière, et sait-on jamais le motif qui décidera un original dans la disposition de sa fortune? Un clubman laissera un gros héritage à un autre clubman parce que celui-ci aura obligeamment, à plusieurs reprises, fermé une fenêtre qui le gênait! Un batelier de Brighton qui n’y pensait plus reçoit un jour sur la tête l’agréable pavé de mille livres de rentes léguées par une vieille dame, qu’il a aidée à ne pas se noyer un quart de siècle auparavant. Le fait d’avoir des enfants et des ayants droit n’enlève à personne, sauf pour les cas de majorat, la libre disposition de ce qui lui appartient; les séquestrations et toutes sortes de vilaines choses peuvent, dans ces conditions, valoir la peine du risque. Dans un volume qui a atteint une grande popularité, _Sherlock Holmes_, l’écrivain Conan Doyle a fort bien démontré la possibilité de crimes divers, abrités sous l’égide sacré du _home_, dans ces «country houses» désertes, loin de tout. Nul ne peut pénétrer dans la maison d’un Anglais, et ce rempart qui environne sa personne est par le fait plus utile aux canailles qu’aux honnêtes gens, que les lois despotiques ne gênent guère en réalité; c’est ce qu’avait vu un des plus robustes esprits que l’Angleterre ait produits: le docteur Johnson qui, au XVIIᵉ siècle, revenu d’un voyage en France, estimait que l’autorité royale intervenait en bien peu de cas avec la vraie liberté du citoyen. Le progrès de la civilisation anglaise n’a pas suivi le même cours qu’en France: avec tout ce beau soin pour la liberté individuelle, on a pendu dans ce pays avec un entrain qui n’a pas été surpassé; il y a relativement peu d’années qu’on s’est calmé; on vous pendait très joliment pour avoir dérobé le réticule d’une jeune fille au Parc. J’ai connu une vieille dame qui, encore enfant, avait été victime d’un vol de ce genre, et est restée toute sa vie attristée d’avoir poussé le _cri_ qui, en faisant arrêter le voleur, avait causé la mort d’un malheureux. VII LES ENFERS ET LES REMÈDES Carlyle croyait fermement au diable. Pour faire partager sa conviction, à son ami le doux philosophe Emerson, il ne trouva pas de meilleur moyen que de le mener visiter les bas-fonds de Londres, les palais du Gin, etc., etc.; finalement il le conduisit à la Chambre des communes... Après chaque tournée il posait sévèrement à Emerson la question: --Et maintenant croyez-vous au diable? J’ignore si Emerson accepta la réalité du personnage, mais je comprends que Carlyle, amoureux de la justice comme il l’était, en eut besoin, pour s’expliquer l’abaissement de tant d’êtres humains.--La misère existe très assurément dans toutes les vastes agglomérations, mais à Londres elle s’étale en plein jour, d’une façon douloureuse et agressive; les quartiers riches contiennent des rues basses où, à deux pas des hôtels magnifiques, grouille une population sordide; le spectacle de la souffrance vous offusque quoi qu’on fasse. Certains tableaux ne frappent jamais nos yeux parisiens. Un soir de juin, il faisait grand jour encore, j’ai vu déboucher dans la rue un essaim d’enfants, garçons et filles; tout un petit peuple pauvre, mais paré, car les enfants ici sont couverts d’oripeaux, c’est un goût incoercible, et beaucoup avec leurs guenilles colorées sont charmants; donc, ils couraient, s’éparpillaient et clamaient dans une sorte de joie frénétique dont je me demandais la raison, lorsque tout-à-coup, derrière cette cohue enfantine, apparurent des policemen poussant devant eux une sorte de longue voiture d’enfant, là-dessus un corps humain de femme était immobilisé, bouclé par des courroies et couvert d’une grossière toile grise; un moment un bras remua, s’éleva nu, découvrant un visage hagard et des cheveux courts en désordre, les policemen abaissèrent le bras, et la guenille ivre passa, conduite au plus prochain poste, au milieu des cris effrénés des petits, qui s’engouffrèrent au premier tournant derrière le lugubre cortège.--Je sais bien que cette façon de ramener une femme ivre, est à la fois décente et humaine, et qu’il serait autrement pénible de la voir se débattre échevelée aux bras des policemen,--mais cette triste procession défilait précisément derrière ce palais de «Hertford House» où sont entassés des chefs-d’œuvre; le contraste était navrant. Les enfants entre les mains de ces femmes qui boivent sont des victimes sans nom, et il se découvre continuellement devant les «Police Courts» des monstruosités à faire dresser les cheveux sur la tête. Que l’homme boive, cela est déjà abominable, mais que la femme l’imite, alors c’est à souhaiter le feu du ciel, car l’enfer humain que crée un pareil état de famille est plus atroce que quoi que ce soit. Aussi l’effarement que témoignent certains voyageurs anglais lorsque, par exemple, dans les villes d’Italie ils découvrent des mendiants (relativement heureux), la cécité qui les empêche de voir à Londres dans les rues les plus fréquentées, les plus lamentables échantillons de misère humiliée, sont vraiment spéciaux. Rien ne surpasse en horreur, à mon avis, le type de la femme avilie en haillons, chapeau et tablier blanc! Ce tablier, véritable loque est inénarrable, et elles paraissent y tenir, les misérables! Leurs visages meurtris par les coups, ravinés par la boisson sont pitoyables, et la pauvre italienne qui joue de l’orgue à deux pas d’elles, paraît un noble spécimen d’humanité--elle n’est pas la proie du gin. De tous les fléaux terrestres l’ivrognerie est, sans conteste, le pire, et l’esprit demeure confondu de l’espèce de demi-indulgence qu’elle rencontre. Que, dans une nation civilisée où l’élément charitable actif est si nombreux, on n’arrive pas à édicter des lois qui mettent aux mains de ceux qui ont leur raison ceux qui la perdent volontairement, demeurera sûrement l’étonnement de la postérité. Dans ces dernières années la brutalité a pris à Londres un développement agressif, celui de la brutalité déchaînée faisant le mal pour le mal; les choses en sont au point qu’elle a reçu un nom spécial: l’_hooliganism_; les «hooligans», bandits dangereux lâchés contre la société, ont la main levée contre tous. Ce n’est pas seulement pour le lucre qu’ils font le mal, mais pour la joie cruelle d’infliger de la souffrance; ils s’adressent naturellement aux plus faibles et terrorisent certains quartiers de Londres; au mois de novembre dernier, _Punch_, qui est toujours un excellent thermomètre des préoccupations publiques, a publié sur sa grande page un dessin symbolique assez effrayant:--«Prospero» avec les traits de John Bull, se tient courroucé et immobile regardant les ébats d’une créature bestiale, à face humaine, à corps avorté qui brandit d’une main menaçante un gourdin et de l’autre une pierre. Au-dessous se lit la légende suivante: «Que les coups, non la bonté peuvent émouvoir.» Puis les vers de «la Tempête». PROSPERO.--«Il faut nous préparer à rencontrer Caliban. Un diable, un diable-né, sur la nature duquel les soins ne peuvent rien, sur qui mes efforts, humainement parlant, sont tous, tous perdus, entièrement perdus, et de même qu’avec l’âge son corps devient plus laid, son esprit aussi se corrompt...» Même les plus zélés pour le bien de leurs semblables demeurent interdits devant un pareil produit de la civilisation, et l’on comprend l’idée de ce clergyman philanthrophe, qui, vivant depuis des années au milieu de ces réprouvés, considérait que le premier devoir de la société est de les empêcher de se reproduire;--la brutalité déchaînée que ne corrige aucune crainte ni humaine ni divine est une effroyable calamité. Après des années et des années d’efforts dans le sens de l’éducation populaire, on aboutit à _l’hooliganism_; l’ignorance n’a assurément rien produit de plus sinistre. C’est à de pareilles œuvres que le vieux Carlyle reconnaissait la marque de l’ennemi du genre humain. Je pense que son domaine particulier et favori est le «Public-house», ces horribles palais du vice qui sont partout, dont les portes silencieuses glissent sans bruit sur leur gonds, qui étincellent dans la nuit. Jamais, dans l’obscurantisme réputé du moyen âge, pareils agents destructeurs n’eussent pu exister au grand jour; les législateurs d’antan, qui étaient en somme d’excellents chirurgiens moraux, auraient eu tôt fait de porter le fer et le feu sur la plaie dévorante qui va s’étendant comme un chancre malfaisant. Ce bon barnum de général Booth a vu clair, et il faut l’admirer d’avoir osé crier tout haut la nature du mal. Longtemps l’Anglais s’est tenu dans une volontaire ignorance. On a blanchi le sépulcre à outrance, mais enfin, l’odeur de pourriture a été la plus forte. Il faut également savoir un grand gré aux juges qui, en général, sont d’esprit viril et ne mâchent pas la vérité, ils dénoncent de très haut le vice qu’ils punissent et n’ont point à se reprocher l’hypocrisie officielle. L’un d’eux, tout dernièrement, disait à propos du meurtre d’une malheureuse fille, qu’environ toutes les huit semaines on en trouve une de morte dans les maisons mal famées de Londres. Les gens décents et bien pensants nieraient sans doute qu’en pays protestant, des maisons de cette sorte existent. Il faut dire néanmoins, pour justifier en partie cette réticence mensongère si établie, qu’il y a moins de cinquante ans encore la cour ecclésiastique avait le droit théorique de punir un homme pour inceste ou _incontinence_. Ces cours ecclésiastiques maintenues et rétablies par Henry VIII ont été des instruments arbitraires d’un pouvoir redoutable, l’habitude de s’en garer par le mystère a créé une seconde nature. Il existe, en Angleterre, une classe très nombreuse de personnes, excellentes et honorables du reste, qui se servent de la charité comme moyen d’avancement social. Cela se rencontre un peu partout évidemment, mais pas au même degré; on s’étonne parfois, en pays catholiques, du peu d’enthousiasme avec lequel les ordres religieux accueillent le concours des laïques; c’est qu’ils ont appris à en connaître la qualité. Le bien, assurément, est toujours le bien et, quelle que soit la source, le zèle est bon en soi; mais cependant il peut y manquer quelque chose: une somme immense d’efforts ira, par exemple, se porter sur les côtés puérils de la misère, et il vaudrait mieux, il me semble, s’occuper moins de développer parmi les pauvres le goût de cultiver les géraniums et les fuchsias, et combattre plus résolument l’ivrognerie et la prostitution. L’habitude, fort utile aux peuples comme aux individus, de l’examen de conscience, manque tout à fait à cette race, aussi elle n’en a pas fini avec les surprises. Déjà l’Anglais découvre avec stupéfaction qu’il a perdu sa primauté sur bien des points, l’orgueil de quelques-uns frémit et s’alarme, surtout de l’indifférence avec laquelle ces petites défaites (commerciales ou de vitesse maritime) sont acceptées par la masse; le physique des hommes a décru; les métiers manuels nourrissent de moins en moins leur homme et la concurrence étrangère est formidable; la main-d’œuvre du dehors abonde, meilleur marché que celle autochtone. Au cœur de Whitechapel, un des plus pauvres quartiers de Londres, vit et s’augmente une population laborieuse, où les hommes _ne boivent pas, ne battent pas leurs femmes_;--c’est le vieux Ghetto juif:--là, de tous les points du globe, arrivent les fils d’Israël chassés, qui trouvent en terre anglaise sécurité et paix, et qui, par leur essence infiniment plus civilisée, sont d’une concurrence extrêmement dangereuse; leurs enfants reçoivent dans les magnifiques écoles, dues à la générosité de leurs coreligionnaires, une éducation excellente que les parents, loin de saper, soutiennent de tous les antiques préceptes de leur Loi séculaire. Dans ces écoles, quatre-vingt-dix pour cent des enfants sont d’origine étrangère: Russes, Polonais, Roumains, et _tous_ deviendront des Anglais militants, sans embrasser cependant les vices qui affaiblissent la nation. En plein Londres, s’étalent dans ces rues juives les affiches et les enseignes en caractères hébraïques, l’archaïsme en est saisissant! A l’heure critique qu’est la présente, nul doute que l’avènement d’un _roi_ ne soit un bonheur pour le pays; la vieille reine avait façonné plus ou moins les réalités à ses désirs, on en était arrivé à éviter la discussion de certains sujets qui pouvaient choquer ou inquiéter ses susceptibilités; une influence virile sera infiniment plus saine, le nouveau souverain ne s’effarouchera pas facilement, et il faut espérer que la contemplation de la «Greater Britain» ne le détournera pas complètement de ce qui se passe dans sa petite île; qu’on arrive à en extirper le fléau de la boisson, et elle sera un fleuron à envier, car l’étoffe humaine y est riche, solide et résistante. VIII LARGESSES ET ÉDUCATION «Au besoin on connaît l’ami», est un proverbe qui trouve sans cesse en Angleterre sa plus consolante application. Notez que je dis en Angleterre et non dans les Iles Britanniques:--l’Anglais, très différent sur ce point de son voisin l’Écossais, est naturellement généreux, éloigné par tempérament de toute prudence économique; la solidarité est infiniment forte, et chez cette race pratique, à l’esprit net, la reconnaissance se traduit presque invariablement en espèces sonnantes. Que ce soit pour remercier un ministre d’État, un artiste, un clergyman, un professeur, ceux qui se forment en groupe admiratif ne manqueront pas de traduire leurs sentiments d’une façon tangible. On offrira à un ministre son portrait, signé d’un nom illustre, à un clergyman ou à un professeur un objet d’art de mince valeur accompagné d’une bourse bien garnie de guinées. La guinée tient son véritable rang dans l’organisation sociale; et, à ce sujet, toute hypocrisie est abolie, les esprits les plus lucides ont franchement dit leur opinion là-dessus. Depuis le vieux philosophe, le docteur Johnson, qui déclarait cyniquement qu’il n’y a qu’un imbécile pour écrire pour autre chose que de l’argent, en passant pas Sidney Smith, une des intelligences les plus vives et les plus alertes du commencement du XIXᵉ siècle, dont l’ouverte profession de foi était «que la pauvreté n’était pas un déshonneur, mais diablement incommode», et Sheridan, à qui on reprochait un jour une transaction politique entachée de vénalité, éclatant en sanglots, et disant qu’il était facile pour ses nobles amis avec leurs dix, vingt, cinquante mille livres sterling par an, de faire honte à un homme dont la vie n’avait été qu’un embarras perpétuel, le sentiment est unanime; et le mystérieux Junius allait plus loin: «Que toutes vos vues, écrit-il à un ami, tendent à acquérir une indépendance modeste mais sûre, sans laquelle nul homme ne peut être heureux, ni même _honnête_.» De nos jours le prolifique romancier Trolloppe donnait sans hésitation comme raison de son labeur incessant, son désir d’être «généreux envers ses enfants, hospitalier envers ses amis, charitable envers les pauvres»; ces motifs-là lui paraissent tout à fait aussi relevés que _l’art pour l’art_. Qu’il ait tort ou raison, restera une de ces questions sur lesquelles on pourra éternellement discuter; mais il est évident que cette école positive a fait des prosélytes et que l’effort littéraire se traduit de plus en plus en Angleterre sous la forme d’une entreprise commerciale, au succès de laquelle rien n’est négligé. Une philosophie assez désabusée est le fond de la plupart des intelligences éclairées. En admettant que le désir d’être utile à une humanité à venir possédait véritablement George Eliot, qui écrivait ses romans (qu’on lui payait fort cher, du reste) dans une attitude de sibylle inspirée, vingt ans après sa mort ses œuvres sont démodées, et il paraît bien que son effort ait été surtout utile à elle-même et à ceux de ses contemporains que sa plume a charmés. Aujourd’hui où la production est immense en Angleterre, où il y a une éclosion vraiment riche de talents infiniment cultivés, l’auteur le plus lettré ne dédaignera pas l’entremise du «literary agent» qui fera vendre son œuvre. Les livres qui réussissent sérieusement sont ceux dont un courtier intéressé et expérimenté affirme le succès; on n’imagine pas tout ce qui se fait pour arriver à un résultat, et l’étendue de la réclame à laquelle personne ne se dérobe; les éditeurs eux-mêmes forment des syndicats dans la Cité pour le lancement d’une œuvre signée d’un nom coté et aimé: l’action en vaut autant et plus que celle de l’exploitation d’une mine quelconque. L’opinion en Angleterre ne serait pas satisfaite si elle apprenait qu’un de ses favoris ne reçoit pas le salaire dû à son labeur, et quiconque, ayant une fois conquis l’oreille ou le cœur du public tombe sur la brèche, est certain de n’être pas abandonné. La façon dont on répond en Angleterre aux appels de souscription est merveilleuse, et c’est chacun qui met la main à la poche. Il y aurait sur ce point spécial des contrastes très humiliants à établir. Lorsque, il y a quelques années, un admirateur de Carlyle apprenait au public anglais que la maison qui avait abrité trente ans l’historien prophète était devenue une sorte d’asile pour les chats abandonnés, il n’y eut, d’un bout à l’autre du pays, qu’une pensée: racheter l’immeuble, et le rétablir dans l’état où Carlyle l’avait laissé. En un temps relativement très court, tout fut accompli, et la triste petite maison de Cheyne-Row, à Chelsea, a repris l’aspect qu’elle eut si longtemps; les meubles solides si minutieusement soignés par Mᵐᵉ Carlyle sont à leur ancienne place, et le cabinet de travail sans fenêtre, construit en haut de la maison, pour éviter le bruit, et qui par le fait fut une cage acoustique, est reconstitué dans son intégrité avec sa statuette de Napoléon Iᵉʳ sur la cheminée, et sa modeste table de travail à tablette, œuvre d’un ébéniste écossais. Des milliers d’êtres vont chaque année en pèlerinage regarder la cheminée de cuisine devant laquelle Carlyle fumait sa pipe, et le salon où cette merveille féminine qui fut Mᵐᵉ Carlyle, avait cloué le tapis de ses mains délicates. Je ne suis pas, pour ma part, certain que ces pétrifications soient sages, et que l’œuvre destructrice du temps ne doive pas, dans une certaine mesure, s’accomplir; mais enfin cette reconnaissance d’une nation est touchante dans sa spontanéité et ces sortes de témoignages coudoient à chaque instant l’observateur, en Angleterre. Le besoin de donner est réel chez l’Anglais, et n’est nullement proportionné aux ressources personnelles; il en est comme de l’instinct qui pousse chaque jour par exemple, des milliers de petits employés, cochers, charretiers, à dépenser sans hésiter le penny (deux sous) qui leur met une fleur à la boutonnière; calculez ce que cela enlève par an à un très petit budget? L’économe latin n’y penserait pas, l’Anglais se trouve égayé par sa fleur; il a compris et proclame sans cesse le besoin et le devoir de l’être humain de ne pas être une pure machine. Dans ce pays où la presse est l’exutoire de toutes les idées flottantes, et où pendant les mois de morte-saison les journaux sont faits de lettres de correspondants sur un thème varié, cette question de la dépense inutile est une de celles qu’on discute le plus volontiers et la majorité en proclame sans hésiter le droit et la nécessité. En vérité la préoccupation de la sécurité du lendemain (lequel demeure toujours problématique) devient, au point où nous la pratiquons, déprimante et paralysante au possible. L’inquiétude de la dot de l’enfant à naître l’empêche de naître.--Les prévisions sages et intéressées portaient dans l’ancien ordre social bien plus sur la famille, que sur l’individu même. En Angleterre, sauf dans l’aristocratie, et par aristocratie j’entends aussi les gentilshommes terriens, la famille comme masse compacte n’existe pas: chacun rame pour soi, chacun se croit libre de ses plaisirs et de ses dépenses, et le petit employé qui jette à la fleuriste sa livre sterling par an ne considère nullement qu’il en frustre le livret de caisse d’épargne de ses enfants; il songera d’abord à se bien nourrir et à se bien vêtir afin d’être en état de donner la meilleure somme de travail; le tracassant souci de l’économie incessante est remplacé par la souscription aux petites assurances multiples: contre la maladie, pour les frais d’enterrement, pour une somme à être payée à la veuve pendant un an, le temps de se retourner; cela fait, l’homme qui est le gagne-pain des siens respire, et agit dans des conditions infiniment plus favorables à sa conservation personnelle. L’Anglais d’un milieu plus élevé affronte sans hésiter les risques de l’exil et du mauvais climat pour se procurer le large salaire qui lui donnera l’aisance à laquelle il aspire; il ne se contente jamais du nécessaire, but médiocre s’il en fut. * * * * * Bien rémunérer ses serviteurs a été une des idées maîtresses de la politique anglaise, et cette idée a pleinement réussi; un Macaulay a été au service de la Compagnie des Indes; aujourd’hui encore des écrivains très distingués, parmi les plus raffinés, occupent des emplois de l’État; le bénéfice est double, pour le pays, et pour eux-mêmes. En Angleterre, l’importance des pensions aux retraités et aux veuves procure à la nation des serviteurs zélés et capables; puis la perspective de titres honorifiques vient s’ajouter aux avantages purement pécuniaires:--le prix vaut la course.--Ce n’est nullement la curée, mais le labeur du bon ouvrier qui veut le prix de sa journée. Du reste cette politique est vieille comme le monde, et pendant des siècles, a été largement pratiquée partout; les souverains intelligents ont tous été prodigues de dons et de récompenses envers leurs grands serviteurs et il a fallu un véritable raccourcissement de l’esprit humain pour que, dans un pays intelligent, on soit arrivé à envisager d’un mauvais œil la prospérité matérielle de ceux qui rendent des services à l’État: ceci est la pire des hypocrisies jacobines. C’est cette juste rémunération des supériorités qu’il faudrait imiter et non les procédés d’éducation anglaise. Depuis la réforme toutes les divergences de race se sont accentuées et, actuellement, rien n’est plus différent que l’aristocratique Angleterre et la France démocratique. L’éducation, à vrai dire, ne me paraît pas faire l’Anglais, c’est l’Anglais qui a façonné l’éducation qu’on lui a donnée, elle convient à son tempérament physique, au climat et à l’état social. On ne réalise pas de ce côté du détroit la force et le prestige encore si robustes de l’aristocratie. Combien un petit lord de six ans est au-dessus d’un gamin intelligent de dix! Quelle distance sépare ces deux êtres! L’enfant, en Angleterre, prend son titre en naissant, non seulement s’il est le possesseur en exercice, mais comme fils aîné ou cadet; et ce n’est pas une distinction fictive, l’enfant en sent l’importance dès qu’il peut comprendre quelque chose, et il ne faut pas s’imaginer un instant que l’école anglaise soit une école d’égalité, c’est tout le contraire; cette organisation qui semble donner aux enfants tant de liberté n’est possible que parce que les enfants ont en eux-mêmes des freins continuels; l’oppression y est organisée précisément pour faire contrepoids aux trop grands avantages que confère la naissance: le «fag», c’est-à-dire le «petit» qui est le serviteur du «grand», est appelé à lui rendre toutes les obéissances, même celle de cirer ses bottes et, lord ou non, devra se soumettre à cette loi non écrite. L’autorité paternelle respectée, l’autorité de l’Église lorsqu’elles pèsent sur l’enfant, le maintiennent dans une infériorité salutaire. Ici, il est affranchi. J’ai étudié chez un des photographes d’enfants le plus à la mode, à Londres, les jeunes visages qui ont posé devant son objectif. Les tout petits, extraordinairement beaux et pomponnés jusqu’à la mièvrerie. (Chose curieuse, chez le photographe en question, presque les seuls enfants _simples_ et véritablement enfants sont ceux de la duchesse d’York, aujourd’hui princesse de Galles.) Mais ce sont les garçons de huit à douze ans qui sont curieux à voir; la dureté et la fermeté des bouches est extraordinaire, on les sent dès lors avec une volonté tendue et un sentiment très vif de leur propre personnalité. Quant à croire que le mode d’éducation anglaise avec cette liberté complète laissée à de jeunes animaux encore incapables de se conduire, ne comporte pas de terribles inconvénients, ce serait rire; j’ai lu, dans des revues anglaises, des considérations fort élogieuses sur l’éducation française et sa discipline. On assurait le public ignorant que le seul fait de se promener sous la surveillance d’un maître ne crée pas nécessairement des lâches et qu’il y a de pires ridicules que de savoir obéir. L’Anglais, brutal et autoritaire, demeure le type le plus familier, mais nulle part l’élite intellectuelle ne compte des hommes d’un commerce plus doux et plus courtois, et ils sont nombreux; généralement timides, ce sont ceux-là qu’on connaît le moins à l’étranger, surtout maintenant, car il y a une époque où la bonne entente entre esprits distingués était infiniment plus répandue. IX LA PIERRE DE JACOB Une des singularités de l’Angleterre consiste dans le fait qu’il s’y est conservé une foule de coutumes se rattachant au passé _catholique_ (qui n’a jamais été formellement répudié) et dont on ignore généralement aujourd’hui la signification et la raison d’être. J’y pensais, en écoutant, un samedi soir de cet été, le carillon très harmonieux que sonnaient les cloches de l’église située sur Trafalgar square; ce carillon a battu l’air de ses intonations variées pendant plus d’une demi-heure, sa voix s’en allait à travers l’espace, pressante et douce, mais personne n’y prêtait attention et personne même ne savait ce qu’elle voulait dire,--l’église était du reste hermétiquement fermée.--Ce carillon était probablement une ancienne coutume observée par fidélité et respect de la tradition. Il s’en sonne continuellement de semblables. Et ces sortes d’anomalies sont partout dans ce curieux pays qui, en cessant d’être catholique, n’a cependant pas voulu d’abord être protestant, s’en défend encore aujourd’hui dans une minorité militante, et où tout n’a pas été d’un trait balayé par le vent de la réforme. Le roi s’est tout bonnement substitué au pape, ce qui explique les contradictions extraordinaires qui sont partout, et principalement dans _l’Église établie_, dont le Palladium national est le «Prayer Book», document officiel s’il en fut, décrété par le Parlement et autorisé par le roi, qui enseigne précisément le _contraire_ de ce que croient par tradition orale ceux qui s’en servent. L’Anglais moderne est demeuré pétrifié d’étonnement, quand quelques esprits logiques, mais indiscrets, se sont mis à tirer de son livre, sans aucunement en défigurer le texte, un enseignement qu’il abhorre théoriquement. La lutte est ouverte et n’est pas près de se terminer. L’Anglais qui se croit si affranchi religieusement, qui parle avec pitié du joug de l’Église romaine, est en principe sous le joug autrement lourd du roi, et quiconque se considère comme membre agissant de l’Église établie devrait adhérer à l’acte de Henry VIII abolissant _la diversité des opinions_, et voulant, tout comme l’Église-mère, l’uniformité. J’ai tenu en mains une vieille Bible du temps d’Élisabeth, qui est un exemple de l’ordre d’idées jugées orthodoxes. Les images sont interdites, mais non celle de la reine qui, à la première page de cette Bible, est représentée couronnée, globe et sceptre en mains: C’est _Elle_ l’autorité suprême, et une longue préface de Crammer contient cette phrase sublime: «La Hautesse du Roi a _permis_ l’Écriture comme nous étant nécessaire!» En ce moment on se presse encore autour de l’abbaye de Westminster, on contemple ce porche qui, à lui seul, est comme un défi aux prescriptions draconiennes édictées précisément sous le dernier Édouard qui a régné en Angleterre, et par lesquelles il était enjoint de détruire _tous missels, images, statues avant le 1ᵉʳ juin 1549_. Et sur le seuil même de la vénérable métropole, sereine et intacte, telle qu’elle apparaissait à la vieille Angleterre catholique, «Notre-Dame», son enfant divin sur les bras, a vu passer à ses pieds le représentant de cette dynastie protestante qui a voulu la chasser de la maison de son fils; elle est là immuable, entourée de son cortège d’anges et d’apôtres, escortée de rois et de reines, et ne paraissant pas se douter que son image est une transgression de la loi. Il est évident que l’état d’âme et d’esprit de la société anglaise, précisément dans cette partie qui touche de plus près au trône, n’est aucunement en harmonie avec le côté archaïque et mystique d’un couronnement où la pierre de Jacob, celle même sur laquelle dormit le patriarche la nuit où il lutta victorieusement avec l’ange, joue un rôle important. Cette pierre vénérable se trouve, à l’heure actuelle, placée sous le fauteuil d’Édouard le Confesseur, lequel fauteuil tient lieu de trône aux souverains de la Grande-Bretagne. Elle n’est pas arrivée là par une intervention céleste et mystérieuse, mais bien grâce au procédé simple et initial qui a été le fondement de toute propriété. Dans le recul des siècles, aux temps héroïques et tumultueux, les rois d’Écosse avaient en partage cette pierre sacrée sur laquelle ils se tenaient pour être couronnés,--ne me demandez pas comment ils se l’étaient procurée; la tradition, qui vaut bien les livres imprimés, dit qu’elle leur vint d’Irlande, mais quelle route elle avait prise pour arriver de Palestine, les âges de foi ont négligé de nous l’apprendre; elle était authentique, et c’est assez.--En conséquence, les souverains écossais attachaient une grande importance à sa possession, d’autant qu’une prophétie assurait qu’à moins «que le destin fût infidèle (et ceci n’est pas imaginable), là où serait cette pierre, la race écossaise régnerait». Or, les Anglais du XIIIᵉ siècle étaient pas mal pillards, et aimaient incursionner chez leurs voisins du Nord, malgré le mur allant de mer à mer qui les séparait. Donc, un beau jour, Édouard, premier du nom, à la suite de démêlés trop longs à rapporter, s’écria, en parlant d’un prétendant au trône d’Écosse: «_Ha! ce fol félon telle folie faict; si il ne voult pas venir à nous, nous viendrons à lui_,»--ce qui fut accompli; et, pour bien accentuer son droit nouveau, le roi d’Angleterre prit avec lui et déposa à Westminster la fameuse pierre de Jacob! Et c’est pourquoi sans doute, trois siècles plus tard, les rois d’Écosse devinrent rois d’Angleterre, ils ne remportèrent pas leur pierre dans le Nord, mais ils vinrent dans le Sud et retrouvèrent leur pierre, sur laquelle, il faut l’avouer, ils ne dormirent guère mieux que le patriarche. La cérémonie du couronnement à proprement parler, «la consécration du roi» que les hérauts d’armes ont trompettée aux carrefours, est en contraste absolu avec tout l’esprit de l’Angleterre moderne. Cette cérémonie toute mystique n’est en vérité qu’un simulacre, mais une intelligence supérieure politique a permis depuis trois siècles de maintenir contre la réalité et contre les lois ces antiques symboles qui ajoutent à la grandeur de la nation, alors même que tout ce qu’ils représentent est tombé en désuétude. Le dernier couronnement avait été assez terne, l’âme sentimentale et allemande de la jeune souveraine qui montait alors sur le trône n’avait désiré que le minimum de splendeur. Mieux avisé sur ce point, son successeur a voulu faire revivre toute la pompe antique et religieuse du cérémonial séculaire. Le roi Édouard, septième du nom, a dû se rendre compte que l’apparat des épées nues, des éperons d’or portés devant lui, que toute cette panoplie féodale, si elle seyait à Richard, duc de Normandie, était moins appropriée à sa taille et au genre de vie qu’il a mené et pourtant il n’a rien répudié. Dès maintenant, il est certain que le rituel solennel sera suivi avec rigueur: le roi sera oint, il prononcera son serment royal en _français_, puis, rochet, dalmatique et étole aux épaules, il apparaîtra à son peuple revêtu d’un caractère sacré. Ceux qui trouveraient que «Wales», comme ses intimes se plaisaient à l’appeler (derrière son dos), ne s’était guère préparé à une incarnation aussi auguste, méconnaîtraient d’un esprit court la force des institutions qui font abstraction de l’individu. Le plus digne est extrêmement difficile à trouver n’importe où, et j’imagine que le roi Édouard ne traversera pas impunément une pareille cérémonie, et que, le _Veni Creator_ chanté, il se sentira légitime héritier du glorieux Édouard de sainte mémoire, qui, dûment canonisé, repose à Westminster Abbey. Il serait vraiment absurde que, dans un pays où le plus petit avocat porte perruque pour rehausser son prestige, où le lord chancelier, écrasé par les marteaux poudrés de la sienne, siège comme une idole sur le _sac de laine_, le roi jouât au bourgeois. Le roi Édouard VII témoigne par sa conduite qu’il est pénétré d’une vérité fort simple, mais à laquelle, par une contradiction bizarre, il est arrivé à plusieurs de ses congénères d’être récalcitrants. L’un de ces souverains se plaignait un jour à un ambassadeur étranger des ennuis du cérémonial et de l’étiquette; celui-ci répondit: «Et qu’est donc Votre Majesté, si ce n’est une _cérémonie_?» Cette définition de la royauté est admirable dans sa brièveté. Donc, le roi Édouard, bien convaincu qu’il est une «cérémonie», tient à la rendre aussi imposante que possible. Le prince de Galles était un homme d’esprit, simple s’il en fut, car son rôle ne comportait pas autre chose; mais, devenu roi, il paraît dès la première heure avoir compris que le _Gemüthlich_, dont son auguste mère était éprise, n’est pas de mise sur le trône. Du reste, c’est un fait d’observation, que les rois qui ont voulu se libérer des cérémonies, s’en sont fort mal trouvés; dans tous les rangs de la vie, l’abdication de droits reconnus et légitimes est une profonde erreur, et si Édouard VII contribue à enrayer la tendance actuelle qui porte à en faire bon marché, il aura rendu un grand service à ses sujets. Un roi vertueux, dans le sens étroit et familial du mot, est également dangereux, et à ce point de vue particulier le premier souverain de la maison de Cobourg est à l’abri de tout soupçon! Sans doute il semblerait au premier abord que l’accession d’un roi dont les mœurs ne passent pas pour austères, aura une influence détériorante sur le moral de la société anglaise;--je n’en crois rien--la défunte souveraine est restée soixante ans fidèle à son idéal conjugal, et avec quel résultat! Rien de plus plat, en somme, que sa conception familiale; dans les notes de sa propre main, où elle a révélé sa vie intime, on est abasourdi de l’importance qu’elle accordait aux petites choses; en villégiature, elle ne manque pas une fois la description de sa chambre, et du cabinet de toilette «d’Albert». Entre la princesse amoureuse qui se mésallie pour satisfaire son cœur et ses sens, en épousant quelque beau chambellan, et celle qui, comme cette fille de la maison de Savoie à qui on présentait le mari le moins fait pour lui plaire, répondait: «Vous le voulez, mon père, c’est pour mon pays; je le veux aussi,» il y a, à mon avis, une différence totale, et l’âme de la dernière est autrement trempée. C’est une étroite idée du mariage que celle d’une sensualité amoureuse satisfaite; le dernier mot pour la prospérité d’une nation ne consiste peut-être pas à ce que tous les maris et toutes les femmes soient absolument obligés de partager le même lit, et ce fut là vraiment, socialement, le résultat le plus tangible de l’influence victorienne: un mari n’osait pas se dispenser de coucher avec sa femme; sous ce rapport spécial, le pouvoir occulte de la reine fut très grand. En voici un exemple absolument véridique: à cette heureuse époque, deux époux vivaient mal ensemble, et, scandale douloureux, le mari faisait lit à part; à la maison, cela passait encore, mais en visite l’affront était épouvantable; l’épouse délaissée, outrée dans son orgueil, entre un jour, ou plutôt un soir, chez son mari et lui tient textuellement ce langage: «Jack, si vous ne couchez pas avec moi, je le dirai _à la reine_.» La menace était sans appel. «Alors--c’est la femme qui a raconté elle-même l’épisode,--il est venu, il n’a pas dit un mot, et _Willie_ a été le résultat.» Et voilà de quelle manière la reine Victoria contribuait à la prospérité de son royaume. L’influence du roi Édouard sur l’esprit public sera plus étendue; la nation va d’un bon cœur vers son nouveau roi. Rien de plus rébarbatif, pour se servir d’une expression respectueuse, que les Guillaume et les Georges qui ont porté la couronne; la succession protestante allemande a étranglé la joie de la nation, elle en a modifié le génie, elle a entraîné la guerre civile qui a coûté à l’Angleterre la fleur de sa noblesse. L’esprit protestant est le plus triste et le plus sectaire qui soit; là où il s’est lentement infiltré il a transformé des races, ainsi le Celte du Nord, naturellement musicien, poète, aimant la danse, vivant d’une vie délicieusement mystique a été peu à peu réduit et abruti; l’acharnement à détruire la gaieté, la poésie, a pris, chez les presbytériens d’Écosse, notamment, des proportions qu’on ne peut imaginer, il faudrait retracer cela fait par fait, pour en donner l’idée. Ce grand affranchissement de la société anglaise et cette impatience des contraintes n’a pas d’autre origine; on a été longtemps étouffé, on veut respirer. Il faut revenir à l’Angleterre du XVᵉ et du XVIᵉ siècles, celle qui était encore indemne ou à peu près, pour bien comprendre le génie de ce peuple; son roi actuel, le plus Anglais qu’elle ait eu depuis plus de deux siècles, comptera assurément dans son histoire; avec lui va s’ouvrir une ère nouvelle. Depuis quarante ans, il n’y a plus eu de cour en Angleterre, les apparitions intermittentes de la reine dans sa capitale n’étaient qu’un simulacre sans influence sur l’ambiance mondaine. Tandis qu’avec un roi visible et présent, qui va tenir à ses privilèges et les exercer, une reine qui est belle et veut le demeurer, tout changera d’aspect ou aura avec qui compter, et l’aristocratie s’en apercevra; les usurpations financières et juives demeureront, mais il est probable qu’elles seront envisagées autrement. Louis XIV a bien fait personnellement les honneurs de Versailles à un financier dont il désirait le concours, mais il n’en est résulté aucune confusion: la confusion seule, non l’approche, est dangereuse. * * * * * On a beaucoup parlé de l’expérience de la défunte reine; elle n’en eut aucune réelle, car elle ne vécut que comme reine; l’autre grande souveraine, à qui les Anglais aiment à la comparer, Élisabeth, avait connu des fortunes diverses et contraires,--ce qui l’aida sans doute à bien remplir son rôle. * * * * * Cependant, même ensevelie dans sa pénombre, amollie par l’habitude de la douleur, la vieille reine exerçait un empire énorme sur l’imagination de ses sujets; escortée de ses Indiens, elle paraissait une incarnation du prestige britannique; elle était surtout chère au petit peuple par le côté le plus inférieur, en tant que royauté, de son caractère. Ce sera à une autre classe de ses sujets, que le roi Édouard VII s’adressera. En ce moment, le bon sens britannique subit une éclipse, mais déjà à l’horizon paraissent quelques signes précurseurs d’un réveil; courageusement les vigies continuent à signaler les écueils au large et ce ne peut être en vain. X IMPÉRIALISME L’impérialisme a pénétré dans les couches profondes, et les cerveaux de la génération qui grandit ont reçu d’étranges impressions. Un inspecteur d’école interrogeait cet été même une classe en province, et essayait de faire expliquer par des garçons de dix à onze ans à qui on devait le monde, etc... Silence d’abord, puis une voix: «_A Chamberlain_;» protestation motivée de l’inspecteur; alors la classe tout entière se révoltant, le traite de «PRO-BOER», et s’ils en eussent eu le pouvoir, ils l’auraient volontiers mis en pièces; toutes les explications furent inutiles. Et, du reste, l’état mental des classes supérieures n’est pas sensiblement plus éclairé, le bon sens droit de la race les a entièrement délaissées pour le moment; ils souffrent d’une maladie que j’appellerai la _Kipplinite_. Ce n’est plus du tout l’antique sentiment du devoir qui inspirait un Nelson, c’est une fringale d’oripeaux glorieux, de panaches, de bruit, un état d’âme qui a de la similitude avec celui du nègre qui part pour une razzia. J’ai été à Saint-Paul dernièrement et j’ai vu ceci: le monument austère et froid, sous lequel repose Wellington, et son effigie de bronze sont délaissés; la poussière blanchit la statue sévère du héros; tout à côté est couché Gordon, Gordon le Chinois, Gordon de Khartoum, Gordon le fanatique,--il est étendu avec sa Bible et son épée à son côté, et des palmes fraîches ornent son image et l’entourent. Lui qui était un mystique comme les soldats _côtes de fer_ de Cromwell au XVIIᵉ siècle, s’est trouvé en contact direct avec l’Angleterre fin de siècle. Le vieil esprit des ancêtres normands et danois qui montaient leurs barques pour descendre en envahisseurs sur des rivages étrangers, renaît avec un besoin d’aventures qui pourraient bien ne pas être toujours heureuses. Il est indubitable que l’Angleterre, au siècle dernier, pour guider ses aspirations intellectuelles, a possédé des hommes éminents, d’une droiture magnifique, et lorsque Carlyle vaticinait comme un antique prophète, la voix qui s’élevait était celle d’un homme d’une intégrité de vie parfaite. Un étranger de sang et de race a sapé lentement cet ancien idéal dont la rudesse apparente avait sa grandeur; à mon avis, «Dizzie», lord Beaconsfield, a été le grand démoralisateur de la société anglaise. Il est curieux de constater combien puissante sur cette race du Nord a été l’influence orientale, et combien elle augmente sans cesse par un phénomène semblable au déplacement de l’axe de l’Empire romain. Ce peuple si pratique s’est détourné brusquement de sa voie séculaire; lui qu’on ne secouait de sa prospérité égoïste qu’avec les idées de religion et de liberté, n’est plus épris que de faste et de grandeur; une orgueilleuse folie a passé sur les têtes et la nation a absolument perdu son équilibre. Aux grilles qui entourent la National Gallery, par le plus étonnant des contrastes sont suspendues de grandes pancartes, telles qu’on en voit dans les écoles, et où figurent les différents corps de cadets de marine et d’infanterie, et tout autour de ces images sont énumérés les avantages du service de la reine. De pauvres gamins au teint pâle contemplent, déchiffrent et iront échanger leurs sordides guenilles pour de jolis et nets uniformes. Il faut dire qu’en ce pays l’uniforme, en soi, n’a eu pendant longtemps qu’un prestige mitigé; «le soldat de la reine» en ses beaux atours n’était pas admis dans la plupart des auberges de villages; on se méfiait fort de lui; et étant donnée la façon dont se recrute l’armée, cette crainte n’était peut-être pas chimérique. Les sergents recruteurs sont là, flânant dans Trafalgar square, gaillards, grands, bien portants, comme du lard dans la souricière pour amorcer les pauvres gars aventureux, besogneux ou misérables: on passerait des heures à les observer dans leur jeu un peu tragique. Sur un coin de trottoir de la grande place, ils arrivent les uns après les autres, en tunique rouge ou bleue, ou blanche; galonnés, médaillés, astiqués à la perfection, le jarret tendu, les reins cambrés, les épaules effacées, la tête haute et la moustache victorieuse, ils vont et ils viennent leur badine à la main, dévisageant les pauvres hères qu’une attirance mène là, un peu comme des filles dévisagent le passant, ils ont des tactiques silencieuses tout à fait curieuses; enfin on les voit s’arrêter, et entre ce bel animal humain, étrillé et actif, et quelque maigre et famélique loqueteux s’engage un dialogue: le sergent, l’air presque indifférent, casseur plus qu’autre chose, et les autres, humbles, curieux, avides, hésitants; souvent la proie s’échappe: j’en ai observé deux qui s’en allaient en riant, ayant l’air de se féliciter; mais à toute leur expression je parie qu’ils y sont revenus, et ma foi, pour ce qu’ils devaient faire à Londres, ils seront peut-être mieux aux Indes ou ailleurs. Quand le marché est conclu, quand l’homme enjôlé a accepté le _shilling_ du roi que le sergent lui met dans la main, il est devenu sa chose, et on les voit partir épaule à épaule pour le dépôt des conscrits qui est tout proche. Il y a là évidemment une large satisfaction à donner aux instincts chasseurs de l’homme, et je suis persuadé que le sergent recruteur a tous les sentiments d’un sportsman et déteste rentrer bredouille. L’idée inouïe de s’engager ne peut venir à aucun fils de famille, sauf en temps de guerre et dans des conditions exceptionnelles. Il est assez curieux de constater l’espèce de transposition du sentiment patriotique qui s’opère: il va s’extériorisant, l’amour de la «petite île» cédant à une sorte de passion pour le mythe de la «plus grande Bretagne» (_Greater Britain_); le roi lui-même, a donné une sanction à ces aspirations en ajoutant la dénomination de souverain de la «plus grande Bretagne» à ses autres titres. Mais malgré ce délire momentané des grandeurs, le sens pratique de la race se retrouve dans une des manifestations les plus sympathiques du génie anglais, celle de ses caricatures politiques dont l’importance et l’influence sont réelles. Il y a en ce moment dans Bond street une bien jolie collection des dessins originaux de J. Pennell qui ont paru dans _Punch_; on y trouve cette mesure parfaite venue d’une longue accoutumance qui permet la satire sans approcher de l’injure ou de la bassesse; la vie politique y est retracée en traits mordants et durables, avec infiniment d’imagination dans une forme concrète; et même cela ne va pas sans grandeur; telle silhouette de Gladstone, telle de «Dizzie» a, dans son exagération des particularités personnelles, une vraie majesté; l’esprit anglais s’entend parfaitement à la plaisanterie, mais ne connaît pas la blague dissolvante! J’ai vu là, avec une émotion profonde, des dessins saisissants de l’année terrible,--une France la tête couronnée, le bras menaçant, tenant un glaive brisé et se défendant avec son bouclier... vengeresse et fière... et une _Commune_ toute rouge de sang, et l’empereur germain, entouré de ses pairs, faisant passer son cheval sur le corps de la France blessée, couchée à terre, désespérée et impuissante! Chez nous, n’est-ce pas? une exposition de caricatures laisse dans la bouche un goût d’une amertume extrême, et une tristesse, et une horreur de l’espèce humaine;--là, point du tout, et ce sera l’honneur de l’Angleterre, cet optimisme sans mièvrerie, mais qui est la preuve d’une excellente santé morale; c’est une exacerbation morbide que celle qui permet de percevoir avec une sensibilité trop accusée le mauvais côté de l’espèce humaine; il est nécessaire, pour accomplir une œuvre quelconque, de vivre dans une sorte d’ignorance de la masse accumulée d’ignominie qui s’étend autour de nous, comme nous vivons physiquement sans nous préoccuper des principes de déchéance que nous portons en nous-mêmes. Un des chefs du parti conservateur anglais me disait ce mot profond: «_Il est très mauvais de penser._» Il n’y a qu’à voir où mène le dilettantisme intellectuel pour en être persuadé, la vie nous est donnée pour agir; et cette conclusion de l’homme d’action est la même que celle du lettré perspicace. Dans le «Jardin d’Épicure» ne nous raconte-t-on pas l’aventure de cet homme qui voulait s’abstenir de tout pour ne pas forcer les événements, et à qui il est démontré que la négative est aussi agissante que l’action dans ses lointaines conséquences?--L’homme qui pense est toujours plus ou moins l’astrologue qui tombe dans un puits, et lorsque cette manie de réflexion menace de s’étendre et d’envahir les cervelles les plus ignorantes, elle devient un fléau. Disraéli avait compris qu’il suffit d’offrir aux masses deux ou trois mots symboliques pour les enlever et les retenir. _Imperium et libertas_ est une devise aussi fière et aussi concluante que l’on puisse souhaiter, et le puissant parti conservateur anglais s’y attache, dans sa brièveté sommaire.--J’ai assisté au grand meeting annuel de la «Primrose League», ce qu’on appelle _the grand Habitation_. Le vaste théâtre de Covent-Garden était rempli du parterre au faîte; tout autour pendaient les bannières des différentes villes et Habitations, et les loges--le théâtre a la forme des théâtres italiens--étaient ornées de primevères faisant encadrement et s’étalant sur l’appui de la loge; une foule d’hommes et de femmes décorés de tous les attributs symboliques que distribue la «Primrose League» portaient avec fierté ces distinctions. La scène était transformée en une plate-forme à deux étages; sur la première, les personnages politiques, et les dames hautes dignitaires de la «League», et au-dessus, en arrière, la musique. Lorsque _Balfour_, chef du parti conservateur à la Chambre des communes, a paru, des applaudissements frénétiques ont éclaté et on sentait que le cœur de l’immense assemblée allait vers lui. C’est une sympathique figure que celle de Balfour: grand, frêle d’aspect, jeune, quoique fatigué, avec un de ces visages qui ont dû être délicieux dans l’enfance, et dont aujourd’hui les traits paraissent trop petits. Le front est haut et vaste, la tête plutôt longue, les yeux très grands, profonds et attentifs; il a une grâce prenante, tout à fait remarquable, avec un air de douceur qui cache l’extrême fermeté de son âme; neveu du marquis de Salisbury, la naissance et les traditions l’appelaient au rôle qu’il remplit avec un prestige toujours croissant. Lorsque l’assemblée entière eut écouté debout le _God save the Queen_, qui a ouvert la séance, et que le dernier couplet eut été repris en chœur par ces milliers de voix, que le _chancelier_ de la «Primrose League» eut établi le bilan de la situation politique, Balfour s’est avancé, et, accueilli par un tonnerre d’applaudissements, a commencé son discours. En parlant il se tient droit, sans raideur, l’inclination naturelle du corps étant de se plier; des deux mains il empoigne le haut du revers de sa redingote comme pour trouver là un point d’appui, car il n’y a pas à la Chambre des communes la commode tribune qui permet les accoudements sauveteurs; de ses yeux grands ouverts il regarde en face tous ses auditeurs et lève la tête, et la tourne insensiblement comme pour englober dans l’appel de son regard _tous ceux_ qui l’écoutent; la voix est claire, distincte, sympathique, plutôt insinuante qu’autoritaire, quoiqu’elle s’affirme fortement dans l’énonciation des grands principes; aucune pompe, aucun charlatanisme; il y a dans l’accueil qu’on lui fait non pas seulement confiance, mais affection, et les trois _cheers_ qu’une des grandes dames assises sur la plate-forme propose en son honneur sont enlevés d’enthousiasme. XI L’HÉRITAGE DES SIÈCLES Proche des tribunes dépouillées de leurs oripeaux, mais non encore démolies, comme caché, l’air humble et glorieux, n’ayant sur le socle de sa statue que son nom et la date de sa naissance et de sa mort, se dresse Cromwell. Il paraît contempler avec une profonde surprise toute cette pompe idolâtre qu’il croyait avoir détruite à jamais, et qui, après deux siècles et demi, renaît plus vivace que jamais. L’Angleterre moderne, l’Angleterre «Empire» se rattache volontairement à son lointain passé, et non seulement dans les cérémonies officielles, mais dans l’évolution intime de sa vie sociale. Je ne pense pas qu’on puisse citer une preuve de plus vrai libéralisme que deux faits qui se sont passés ces jours derniers simultanément en Angleterre. A Londres a eu lieu une immense manifestation des «Trade’s-Unions». Le flot serré des mécontents a défilé dans Hyde-Park, bannières en tête avec devises dont quelques-unes franchement subversives; tout le prolétariat militant était là, et non seulement des Anglais, mais ces ouvriers étrangers que déversent en Angleterre les persécutions anti-sémitiques, Polonais pâles, Juifs d’Orient, gens de tous pays, prêts à grossir l’armée qui menace. On ne les a point importunés; ils ont soulagé leur aigreur, clamé leurs revendications, et aussi longtemps qu’ils n’ont pas troublé l’ordre on les a laissés dire. Le même jour, à l’autre bout de l’Angleterre, dans une ville ancienne qui porte le surnom de «la fière», à Preston, commençait un jubilé qui revient tous les vingt ans, et qui célèbre l’anniversaire de la Charte octroyée par Henri II l’Angevin aux corporations de sa bonne ville de Preston. Ces corporations évanouies se sont réorganisées pour la circonstance; tout le cérémonial du moyen âge a été scrupuleusement observé. A l’Hôtel de Ville, lord Derby, maire de la ville, a présidé à l’appel des noms, qui sont, pour la plupart, les mêmes depuis près de huit siècles. Le mécanisme moderne a transformé toutes les industries, mais, pendant ces journées, la ville pavoisée a été parcourue par des cavalcades magnifiques où figuraient avec leurs accessoires périmés tous les anciens corps de métier. Le premier jour, une procession immense, composée des membres de «l’Église établie», des écoles, etc., s’est lentement déroulée à travers les rues encombrées, se rendant aux églises où se célébraient des services solennels. Le lendemain, dix mille catholiques, conduits par leurs évêques, défilaient à leur tour, ayant formé des groupes qui représentaient l’histoire de l’Église catholique en Angleterre, et dans cette ville anglaise six messes pontificales étaient célébrées en même temps. Et, de toutes parts, amoureuse de son passé, l’acceptant tout entier, la population se pressait; venus de loin, des extrémités de l’immense empire, étaient accourus pour cette fête unique les fils de la vieille cité, qui écoutèrent respectueusement la lecture solennelle, précédée d’une fanfare de trompettes, de l’Édit du douzième siècle: les privilèges et avantages qu’il confère ne leur paraissent nullement à dédaigner; ils savent bien que l’œuvre qui a fait l’Angleterre n’est pas commencée d’hier. Et ce qui est vraiment consolant et fait espérer que l’homme se civilise un peu, c’est la joie de la partie la plus éclairée de la nation à ces preuves de vraie tolérance et de progrès, car les Anglais intelligents admettent aujourd’hui qu’on persécutait et qu’on brûlait sous Élisabeth de glorieuse mémoire, avec le même entrain que sous sa sœur Marie. Pour avoir accueilli les protestants du continent, l’Angleterre avait acquis une réputation usurpée de libéralisme, car si elle recevait les protestants persécutés, les prêtres catholiques n’avaient alors de refuge que dans les «Priest’s hole[P]» cachettes ménagées avec une extraordinaire ingéniosité, et qui existent encore intactes dans nombre de vieilles demeures. Il y a tout lieu de croire que, désormais, la majorité qui gouverne l’opinion n’appartiendra plus aux fanatiques d’aucun parti qui se valent tous, mais aux esprits larges qui entendent vraiment l’exercice de la liberté de conscience; ils l’entendent peut-être à la manière de cet officier de marine qui, embarrassé pour grouper ses hommes à la parade du dimanche, finit par trouver cette formule: «Les membres de l’Église d’Angleterre à droite, les catholiques à gauche, et les _religions de fantaisie_ en arrière.» Du moins chacun avait sa place, un peu plus à l’ombre, un peu plus au soleil, et que peut-on raisonnablement demander au delà? On ne saurait trop le répéter, le changement survenu en Angleterre sur ce point spécial de tolérance est prodigieux depuis vingt-cinq ans: sans tapage extérieur, car, à l’intérieur, il y en a eu beaucoup, un changement profond, un retour aux coutumes abolies s’est imposé dans l’Église établie, et les assemblées d’évêques ont été forcées d’admettre, d’après le «Prayer-Book», «la légitimité de la confession, le droit de prier pour les morts», celui de croire à la présence réelle, etc. Enfin, il est actuellement loisible d’accomplir des actes religieux qui relèvent presque des punitions édictées contre les coutumes catholiques par les lois anciennes. Très heureusement, la loi, en Angleterre, a presque toujours été subordonnée aux mœurs; et cela n’a pas empêché le char de l’État de s’avancer triomphalement. On sait que, dans la libérale Angleterre, la terre tout entière appartient fictivement au roi, car Guillaume le Conquérant avait établi une féodalité toute différente de celle du continent, attachant chaque homme à sa personne directement et non à son seigneur particulier, et aujourd’hui encore, pour Blenheim, par exemple, apanage du duc de Marlborough, des redevances sont payées au roi comme seigneur. Les choses se sont modifiées insensiblement, comme elles se modifient dans les êtres humains par l’effet de l’âge, sans qu’il soit aucunement nécessaire de faire peau neuve. Une des questions intérieures les plus aiguës en Angleterre est celle de son clergé national dont le recrutement est devenu laborieux. Pendant longtemps l’Église était une carrière commode et fructueuse ouverte aux cadets de famille, car la nécessité de passer par l’Université pour entrer dans les ordres excluait et exclut tout recrutement démocratique. Le protestantisme anglican, tel qu’il était entendu, était plutôt une règle d’hygiène morale qu’autre chose. Les _livings_ (cures) étaient un don des propriétaires fonciers qui les distribuaient à leurs parents. Le clergyman, sans scrupule aucun menait une vie de gentilhomme campagnard, et la machine religieuse marchait sans excès et sans zèle; la vulgarité de ce sentiment était laissée aux sectes dissidentes. Le point de vue a changé; les consciences sont devenues plus délicates, et l’accomplissement des devoirs ecclésiastiques est devenu une fonction sérieuse: il n’est plus uniquement question d’avoir bon gîte et le reste. Il s’ensuit que les cadets choisissent d’autres débouchés, et l’immense structure menace un jour de rester sans desservant, d’autant que la crise agraire diminue considérablement les dîmes; elles tombent si bas que certains clergymen sont contraints d’abandonner leur cure, mense comprise, ne pouvant plus y vivre décemment, et la détresse du bas clergé qu’on appelle en Angleterre les «curates»--ce qui répond aux vicaires--est réelle; l’un d’eux dernièrement échouait dans un «work-house». Les plus débrouillards cherchent des remèdes parfois singuliers à cet état de choses. Un vicaire entreprenant propose que chaque paroisse ait un théâtre proche de l’église; il estime que la tendance des clergymen est _de donner trop d’importance au côté religieux de la vie_. Son projet est d’offrir à ses ouailles le côté plus riant des choses sous la forme de tragédies et de comédies soigneusement épurées; volontiers il rétablirait les Mystères du moyen âge, et souhaiterait dans toute la Grande-Bretagne des représentations locales comme à Oberammergau. Sous la surveillance d’acteurs ambulants, il propose d’instruire les populations rurales dans le grand art du drame qu’il considère comme «fille secourable de la Mère Église», et peut-être cet homme à bonnes intentions a-t-il raison. * * * * * Ceci est une des transformations qui s’effectuent, et dont l’évolution se continuera, lente, mais certaine. Le clergyman, gentilhomme hautain, endormi dans sa quiétude, cédera la place à de plus actifs et de plus militants, ou bien l’édifice sombrera sans fracas, s’enlisant dans le sable, et quelque chose de nouveau et de vivant fleurira aussitôt sur les ruines. Déjà les hommes en masse osent ne plus se montrer le dimanche à l’église: il est convenu tacitement que la préoccupation de l’autre monde est futile; l’attachement à l’Église nationale est surtout politique; les âmes en mal de croire se tournent ailleurs, et l’Église catholique, lentement, mais de la manière la plus efficace, reprend sur quantité d’âmes son ancien prestige. Le chemin parcouru depuis trente ans est inouï, et provoque du reste des cris d’alarme de la part du parti qui a Rome en abomination. Non seulement les anciens monastères se relèvent, mais à l’heure qu’il est «l’Église établie» dont S. M. le Roi Édouard VII est le chef, possède des religieux _Franciscains_ et _Bénédictins_, et tout comme avant Henry VIII, ce sont des grands seigneurs, des propriétaires terriens qui leur font présent du sol dont ils ont besoin pour bâtir leurs couvents. De ce côté-là, avant que vingt-cinq autres années se soient écoulées, il se verra en Angleterre de prodigieux changements. Et du reste, de bien des côtés une modification sociale profonde s’annonce. La dernière guerre, qui a changé la nation des victoires faciles sur des sauvages, a révélé les plaies qui ont besoin d’être guéries, mais elle a révélé aussi cette persévérance qui est une des meilleures caractéristiques du naturel anglais. L’Anglais contemporain, et l’officier avec lui, est en général très ignorant: une «phobie» ridicule a depuis trente ans dénaturé la physionomie des jeux, et fait du sport, non plus une récréation, mais un moyen, mais un but. La conviction que le champ de cricket était nécessairement une pépinière de héros avait pénétré profondément l’esprit public, et à ce compte-là leur recrutement n’était pas difficile. Tandis qu’en France il existe une littérature militaire si admirable, témoignant de la sérieuse culture des officiers, en Angleterre un ouvrage militaire, traitant de questions techniques, est l’exception. A Sandhurst qui est l’école répondant à Saint-Cyr, un jeune homme studieux était méprisé, et là comme à l’école publique, comme à l’Université, la réelle admiration va aux athlètes. Et le mal existe dans toutes les classes; des milliers d’hommes valides passent des journées et des journées de stupide attention à suivre la lutte de deux camps de _cricketers_. Or, le cricket est un jeu qui n’en finit pas, et qui répondait à un état de choses où les loisirs étaient longs, le jeu un divertissement et non pas une exhibition. Il est arrivé que tous ces beaux joueurs, tous ces amateurs forcenés, ont fait de pitoyables soldats. Un officier supérieur anglais n’a pas caché que la fin de la dernière campagne a été une gigantesque panique. La vérité s’est fait jour. Sandhurst avec un nouveau commandement va être entièrement réformé, et la réforme soyez-en sûrs, s’étendra loin et sera complète. Ceux qui ont d’abord préconisé l’idée impériale étaient en somme des hommes épris d’idéal, et désirant pour leur pays une autre grandeur que la prospérité commerciale. Parmi ceux-là brille le grand historien Froude, dont la perspicacité fut prophétique; car, visitant le Cap en 1886, et constatant combien le gouvernement y était malhabile, il prédisait que l’Angleterre un jour serait humiliée dans les plaines de l’Afrique du Sud. Il affirmait que la grande majorité des Anglais, le Colonial Office inclus, ignoraient que le Cap fût une _colonie hollandaise_, et la façon dont elle était échue à l’Angleterre. C’est à peine aujourd’hui que le voile d’ignorance se déchire. Si le pays avait été un peu plus éclairé sur les vraies conditions du Cap, bien des malheurs eussent été évités. Il s’est formé en Angleterre un parti d’hommes sensés qui essaient d’endiguer cette folie des jeux athlétiques, qui est aussi celle du jeu et des paris, car les hommes y servent comme les bêtes. Ces hommes sages proclament résolument que ce n’est pas en jouant au cricket qu’on apprend à se bien battre, et qu’il faut autre chose; que la culture intellectuelle n’y est pas nuisible, au contraire. Au XVIIᵉ siècle, les «country-gentlemen» faisaient enseigner à leurs enfants le maniement des armes; cet enseignement était la retraite des vieux chevronnés. Il était excellent, et très supérieur assurément à la brutalité du foot-ball. On vit bien au moment de la guerre civile sous Charles Iᵉʳ l’utilité pratique de ces coutumes. Des hommes, qui n’avaient de leur existence quitté leurs tranquilles manoirs, se transformèrent du jour au lendemain en officiers émérites. L’épée, et non le «poing» paraissait alors l’arme noble par excellence. Depuis cinquante ans surtout qu’on ne se bat plus en duel en Angleterre, l’espèce de discipline morale qui est inhérente à la pratique des armes a totalement disparu. La suppression totale du duel n’a pas été sans avoir abaissé sensiblement le niveau de l’idée de l’honneur: l’homme du peuple peut faire usage de la force brutale pour châtier un insulteur, mais le gentleman qui ne songerait jamais, pour quelque raison que ce soit, à aller sur le terrain, n’a d’autre recours que de s’adresser aux tribunaux; les compensations que dans les cas les plus délicats octroient les juges sont, en général, purement pécuniaires. Ainsi, tout récemment, on a vu ceci: un officier supérieur intente un procès en divorce à sa femme (personne d’un rang social élevé) qui l’avait trompé pendant son absence au Transvaal. Le _co-respondent_ était riche, et une somme de cent mille francs fut allouée en dédommagement au mari lésé; il crut généreux de placer cette somme sur la tête de son ex-femme, afin de lui assurer une situation indépendante. Avec des mœurs aussi pacifiques, il n’y a pas à être étonné qu’en Angleterre le crime passionnel soit extrêmement rare. Certes, il est lamentable que de jeunes hommes risquent inconsidérément leur vie pour des raisons parfois futiles. Mais d’un autre côté il est bien difficile de trouver un autre frein contre certains abus de force. Par exemple dans les corps d’officiers, il s’est révélé de révoltants scandales: humiliations brutalement infligées, qui n’auraient pu s’imposer là où le droit de se défendre par l’épée est encore un privilège viril. XII LE ROI ÉDOUARD VII Voici le premier roi aimable que l’Angleterre ait eu depuis deux cents ans; descendant en ligne directe de l’infortunée reine d’Écosse, on retrouve en lui toute la bonne grâce des Stuarts. Le roi Édouard a été préparé, par un long noviciat, au rôle qu’il remplit aujourd’hui. Pendant près de quarante ans, c’est-à-dire depuis sa vingtième année, il a été voué à une tâche infiniment ardue et ingrate: il était l’héritier désigné d’une reine, enveloppée de ses voiles de veuve, qui, tout en demeurant jalouse de ses moindres privilèges, fuyait en même temps l’exercice et les charges extérieures du pouvoir. Le prince de Galles pendant ces longues années, sans lassitude apparente a été constamment sur la brèche, déployant soit dans les fonctions sociales, soit dans les fonctions publiques, le tact le plus rare, une invariable bonhomie et une infatigable vaillance. Libre de toute attache à quelque parti que ce fût, droit, loyal, soumis à sa souveraine dont il demeurait le premier sujet, il s’est, jusqu’à la fin, confiné dans ses attributions de prince de Galles. On ignore, à l’étranger, combien laborieuse et représentative a été l’existence de ce prince débonnaire qui aimait cependant fort à se récréer et qui, comme le dit la chanson des porions flamands, «y allait plus volontiers qu’à confesse». Je ne sais si un prince morgué eût été plus populaire, en Angleterre, je ne le crois pas: feu le prince consort, homme correct s’il en fut, ne rencontra de sympathies qu’après sa mort, tandis que l’amour de tout un peuple est constamment demeuré fidèle à son futur roi. La reine Victoria était glorieuse de ses maternités, mais il ne paraît pas qu’elle ait jamais eu une prédilection pour le premier-né de ses fils, dont l’éducation fut dirigée par le prince Albert, homme de programmes beaucoup plus que de réalités. Aussi la véritable et efficace éducatrice du roi Édouard a-t-elle été la vie, où il a puisé une connaissance profonde des hommes et des choses. Il s’est mêlé, sans hauteur, à toutes les manifestations d’activité sociale, mais néanmoins ceux qui ont été admis dans son intimité, n’ignoraient pas qu’il convenait de ne jamais oublier qui il était. Depuis son accession au trône le prince a pris conscience des graves responsabilités du pouvoir et il s’est identifié profondément avec son nouveau rôle, en acceptant toutes les servitudes, non sans regretter peut-être «l’infinie liberté de cœur qu’un roi doit forfaire». (Shakspeare.) Le roi Édouard possède à un degré remarquable le don de se maintenir en unisson constante avec son peuple. Le caractère du prince de Galles semble avoir évolué parallèlement à l’esprit public anglais; il a subi l’empreinte de l’ambiance intellectuelle et morale, en sorte que, parvenu au trône, le roi Édouard s’est trouvé incarner très exactement l’âme anglaise contemporaine, essentiellement différente de celle--puérile et sentimentale--que la reine Victoria et le prince Albert, d’origine et de culture allemandes, eussent voulu façonner à leur fils. Le roi a pu dire, avec vérité, dans sa proclamation au peuple anglais, qu’il avait marché à son couronnement comme vers l’heure suprême de sa vie. La concordance entre les idées du souverain et les aspirations de son peuple est apparue dans l’attentive et enthousiaste émotion avec laquelle la nation a suivi la rigoureuse reconstitution des antiques pompes féodales du sacre, qui a donné au monde le spectacle grandiose du souverain d’un immense empire revêtant l’armure du passé, pour affronter les problèmes complexes qu’a l’ambition de résoudre une race dominatrice qui rêve d’un avenir mondial. En deux occasions, le roi a pu mesurer de quel prix sa vie est aux yeux de ses sujets. En décembre 1871, la fièvre typhoïde le mit dans le plus extrême péril de mort; la désolation en Angleterre fut générale, comme aussi les réjouissances éclatantes lorsque la guérison inattendue du royal patient rendit au pays son prince. Ce n’est pourtant pas que la succession directe fût en péril, les regrets allaient à la personnalité du prince de Galles. La cruelle épreuve de l’année dernière est présente à toutes les mémoires; à Londres pendant ces jours d’angoisse, on s’abordait dans les rues avec les paroles mêmes de Shakspeare: «Est-elle vraie la nouvelle de la mort du _bon roi Édouard_?»--«Les cœurs des hommes» étaient en vérité «pleins de crainte» et il y avait matière. La mort du roi Édouard eût été une calamité pour l’Angleterre, et en même temps un malheur pour l’Europe. Ce prince de tant d’expérience, allié d’une façon si étroite à plusieurs puissants souverains, connaissant les cours et les peuples, est appelé à un rôle bienfaisant que son successeur n’aurait certes pu remplir. L’Angleterre aujourd’hui est ivre de sa puissance, elle se mire complaisamment en ses vastes colonies: elle était en train d’oublier qu’il y avait une Europe;--son roi l’en fera souvenir. Édouard VII paraît destiné à tenir l’emploi suprême de modérateur: sa main saura maintenir dans les digues de la civilisation, la marée des appétits de conquête et de domination. Peu d’Anglais sont, au même point que le roi Édouard, familiers avec la langue et le génie des autres nations. Sans vouloir sonder le cœur des rois on peut affirmer que le roi Édouard aime la France, son ciel et son génie. La France a joué un rôle important dans les influences indirectes qui ont agi sur lui. Tout enfant, à Windsor, il a été tenu sur les genoux paternels de Louis-Philippe roi des Français,--il a vu peu d’années après ce même Louis-Philippe revenir en Angleterre et s’y installer dans l’exil. Puis, adolescent, il a accompagné à Paris ses augustes parents, et a subi le charme vainqueur de l’impératrice Eugénie, charme auquel ni la reine ni le prince Albert n’échappaient. Jeune homme, il a connu Paris à l’heure la plus brillante de l’Empire, puis à leur tour ces souverains à l’apothéose desquels il avait assisté, ont trouvé un refuge attristé sur la terre anglaise. Depuis ce temps, il n’a cessé de donner des preuves de sa prédilection pour notre pays. Amoureux de l’art français sous toutes ses formes, le prince de Galles a contribué plus que quiconque à cette réaction heureuse qui a permis au répertoire dramatique français de prendre droit de cité en Angleterre. Le fils de la reine Victoria a toujours abominé l’hypocrisie, et aujourd’hui, roi à barbe grise, il est resté fidèle aux amitiés du prince à barbe blonde que les Parisiens considéraient presque comme un des leurs; sous son impulsion salutaire et franche, le génie anglais, longtemps comprimé, va sans doute prendre un essor nouveau qui rappellera la floraison magnifique du XVIᵉ siècle. TABLE DES MATIÈRES TERRE DE SOLEIL I.--Paysages et mœurs de Toscane 1 II.--La vie à Florence 48 III.--Pâques à Florence 90 IV.--Rome 103 V.--L’agro romano 130 VI.--Ombrie 139 TERRE DE BROUILLARD I.--Décors et aspects 147 II.--Les distractions 155 III.--Le «home» 165 IV.--La pudeur anglaise 173 V.--Hypocrisies d’antan et d’aujourd’hui 181 VI.--Législation 191 VII.--Les enfers et les remèdes 201 VIII.--Largesses et éducation 211 IX.--La pierre de Jacob 223 X.--Impérialisme 237 XI.--L’héritage des siècles 248 XII.--Le roi Édouard VII 262 Imp. PAUL DUPONT.--Paris, 1ᵉʳ Arrᵗ.--206.10.1903 (Cl.) NOTES: [A] _Podere_, ferme, terre. [B] Et vers nous il cligne les paupières Comme le vieux tailleur fait au trou de l’aiguille. [C] Y a-t-il plus beau métier que de n’avoir pas de soucis? [D] Mule. [E] Honnêtes gens. [F] _Grembiuli_, ceux qui portent le _tablier_. [G] Journaliers. [H] Aumônes pour les pauvres honteux de Saint-Martin. [I] Gamins. [J] Heureuses fêtes. [K] _Fiacco_, mou, lâche. [L] Elle a été de deux millions pour le prince Sciarra. [M] Trois cent soixante-deux. [N] Cape d’une forme spéciale. [O] Amoureux. [P] Trou du prêtre. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TERRES DE SOLEIL ET DE BROUILLARD *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. 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