The Project Gutenberg eBook of Feuilles persanes; La route du Mazandéran, La femme lapidée, L'esprit persan

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Feuilles persanes; La route du Mazandéran, La femme lapidée, L'esprit persan

Author: Claude Anet

Release date: January 8, 2023 [eBook #69743]

Language: French

Original publication: France: Bernard Grasset

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK FEUILLES PERSANES; LA ROUTE DU MAZANDÉRAN, LA FEMME LAPIDÉE, L'ESPRIT PERSAN ***

CLAUDE ANET

FEUILLES PERSANES

LA ROUTE DU MAZANDÉRAN
LA FEMME LAPIDÉE
L’ESPRIT PERSAN

PARIS
BERNARD GRASSET
61, RUE DES SAINTS-PÈRES

1924

DU MÊME AUTEUR

CET OUVRAGE A PARU PRÉCÉDEMMENT DANS LES « CAHIERS VERTS » PUBLIÉS A LA LIBRAIRIE BERNARD GRASSET, SOUS LA DIRECTION DE DANIEL HALÉVY ; LE TIRAGE A ÉTÉ DE SIX MILLE SEPT CENT QUARANTE EXEMPLAIRES, DONT QUARANTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER VERT LUMIÈRE NUMÉROTÉS DE I A XL ; CENT EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA NUMÉROTÉS DE XLI A CXL ; ET SIX MILLE SIX CENTS EXEMPLAIRES SUR VERGÉ BOUFFANT NUMÉROTÉS DE 141 à 6.740 ; PLUS DIX EXEMPLAIRES HORS COMMERCE SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA CRÈME NUMÉROTÉS DE H. C. 1 à H. C. 10.

EXCEPTIONNELLEMENT IL A ÉTÉ TIRÉ QUINZE EXEMPLAIRES SUR PAPIER MADAGASCAR NUMÉROTÉS DE A à O ET SOIXANTE-QUINZE EXEMPLAIRES SUR PAPIER HOLLANDE VAN GELDER NUMÉROTÉS DE P à CL.

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

Copyright by Claude Anet 1924

A MA FILLE TRÈS CHÈRE
LEILA
AFIN QUE PLUS TARD
QUAND ELLE LIRA CES
PAGES SON ESPRIT
VAGABONDE A MA
SUITE QUELQUES
HEURES SUR
LES ROUTES
DE PERSE.

C. A.
1923

CARTE de la PERSE et de l’ASIE CENTRALE (Voyages de 1909 et 1910)

[Carte]
[Carte]

J’ai voyagé en Perse pour la seconde et la troisième fois en 1909 et 1910, c’est-à-dire aux temps de la révolution libérale faite par les fidaïs caucasiens que menait le Sipahdar, et par les sauvages Bakhtyares, commandés par l’aimable Sardar Assad. Que ces deux héros qui ont abaissé le pouvoir du Roi des Rois et donné la première constitution libérale à l’antique Iran me pardonnent : il sera très peu question d’eux dans ce petit volume. J’y ai réuni mes notes de voyage, mais j’en ai écarté ce qui avait trait aux événements du jour, lesquels ne présentent aujourd’hui pour nous aucun intérêt. J’ai décrit ici ce qui reste de la Perse d’autrefois, sans me préoccuper des changements minimes qu’une révolution politique peut amener sur la face de l’empire qu’a gouverné jadis Xerxès. Au vrai, si je fuyais l’Europe, ce n’était pas pour entendre au cœur de l’Asie le bruit des vaines disputes que l’on mène sur les bords de la Seine, de la Tamise ou de la Néva.

On ne trouvera pas non plus dans ces pages des renseignements sur les pétroles du Lauristan, grâce auxquels des spéculateurs heureux ont des jardins de roses à Maidenhead et perdent quelques millions à Deauville en été.

Ce ne sont ici que petits tableaux — images d’Épinal, hélas ! plus que miniatures persanes — des jours que l’on coule encore dans l’Iran. Il faut s’attacher dans notre vie transitoire à ce qui est durable. Tout le reste est vanité et poursuite du vent.

FEUILLES PERSANES

I
PETITS TABLEAUX DE LA VIE PERSANE

De la mer Caspienne à Téhéran.

8 juillet 1909.

Sur le bateau à vapeur postal qui nous mène de Bakou à Enzeli, port au sud de la Caspienne, il y a un petit nègre. C’est une étrange apparition, car il est habillé comme un petit nègre de salon, fait pour servir de jouet au désœuvrement d’une femme élégante. Il a une toque de velours rouge avec des broderies d’or, une veste de soie brune serrée à la taille par une ceinture. Sa figure est noire comme la nuit, et dans ce visage d’encre, le blanc des yeux est trop blanc. Ces yeux sont trop beaux, trop grands pour être ceux d’un enfant bien portant. Et cet enfant est malade.

Il est né à Téhéran dans une famille d’esclaves. La femme d’un puissant ministre étranger le vit, fut charmée par sa grâce et l’acheta à ses parents. Elle en fit une poupée pour son salon ; on lui donna le nom persan de Suryea, Astre, mais ce nom se transforma bientôt en celui, plus simple, de Souris. La femme du ministre s’attacha à Souris et, lorsqu’elle quitta la Perse, elle l’emmena. Dans un climat froid et humide, le petit nègre tomba malade. Il fallut s’en séparer. Aujourd’hui une femme de chambre reconduit Souris à Téhéran. La tuberculose s’est logée dans ses petites jambes sèches comme des allumettes et dans ses poumons que serre un thorax trop étroit. Souris est assis sur un divan du salon, les yeux grands ouverts, les maigres jambes ballantes. Des passagers lui parlent en persan et Souris rit d’un rire clair et charmant, comme s’il n’était pas condamné à mourir demain.


Au petit jour, dès quatre heures du matin, on aperçoit, au sud, une côte plate, semée de bouquets d’arbres, sur laquelle pèsent de lourds et sombres nuages. La lumière est grise, l’air triste, humide et chaud. A mesure qu’on approche de la rive quelques détails se précisent, de grandes touffes de roseaux, des paillottes couvertes de chaume, une tour, quelques maisons ; on voit enfin le canal qui relie le lac intérieur, le Mourdab, à la mer Caspienne. Une barque le traverse, à la voile carrée. La chaleur est accablante.

Les nuages de l’aube qui emplissent le ciel et flottent suspendus au-dessus de la mer, la côte plate, les roseaux, les marécages, l’atmosphère humide où l’on respire la fièvre, c’est la Perse du Ghilan telle qu’elle apparaît aux premières heures du matin au voyageur arrivant de Bakou.

Et je revois les barques aux deux bouts élevés pareilles à des jonques, les Persans qui les montent. Ils sont sommairement vêtus d’un pantalon d’indienne trop court et d’une chemise ouverte sur la poitrine ; leur figure est tannée par le soleil, leur crâne rasé couvert d’une calotte de feutre d’où s’échappent les deux seules mèches de cheveux par lesquelles l’ange Izraël, au jour suprême, enlèvera les fidèles et les portera au Paradis ; deux femmes enveloppées d’étoffes noires serrées sur la tête par un mouchoir blanc sont assises à l’arrière de la barque ; d’elles, on ne voit rien, pas même les yeux. Parmi ces hommes débraillés leur tenue est d’une pudeur hautaine. Aucune familiarité n’est possible avec ces dames qui se cachent aux regards.

Nous gagnons en voiture Recht et ses jardins. Les voitures n’ont pas changé. Elles avaient de soixante à quatre-vingts ans quand je les ai vues la première fois ; elles ont quelques années de plus. Si décrépites qu’elles soient, elles assurent encore tant bien que mal le service entre la mer et Téhéran. Elles ont la vie plus dure que nous : elles seront là quand nous n’y serons plus et, si elles ont une conscience obscure, elles sentiront qu’elles ont hâté notre fin.

Nous sortons de Recht, séjour malsain, royaume des moustiques et de la fièvre, vers sept heures du soir. Dès que l’obscurité est venue, la route, déserte dans la journée, s’anime. Très rapprochées les unes des autres, on trouve au ras du chemin des maisons de thé persanes. Ce sont des cases en terre battue dont la façade est entièrement ouverte. Elles sont brillamment illuminées par des lampes à pétrole. Les gens des environs, ceux qui travaillent dans les rizières et dans les plantations de tabac, ceux aussi qui passent leur journée à dormir se réunissent le soir dans ces maisons si bien éclairées. Ils se couchent sur des nattes, fument de grandes pipes qui passent de main en main, boivent du thé ou de l’eau-de-vie, regardent la route se peupler dans la nuit, se racontent des histoires ou, grande occupation de l’heure présente, causent des affaires politiques ; ici un orateur avec force gestes adresse des arguments puissants à un auditoire qui l’écoute bouche bée ; là une discussion vive enflamme un groupe de Persans dont les yeux brillent. Entre les cases éblouissantes les caravanes défilent ; de grands chameaux solennels et comiques passent les uns derrière les autres et regardent ces festivités d’un air dédaigneux ; mais, malgré leur indifférence affectée, ils voudraient bien en prendre leur part et, hochant la tête au bout de leur long cou en caoutchouc, ils font résonner leur sonnette comme pour appeler le garçon de café. Cependant ils bousculent les marchands qui, sur le bord de la route, étalent d’énormes melons, des concombres, des aubergines et font griller sur des braises de délicieux cônes de maïs. Des mules en longues files obstruent la voie : des ânes modestes et charmants portent avec la même complaisance des briques, des troncs d’arbre ou des femmes voilées. Des nuages de poussière flottent dans la lumière que projettent les lampes. Cela dure ainsi quelques heures, puis cesse brusquement, et nous entrons dans le silence des montagnes qui défendent l’accès du haut plateau de l’Iran.

Il nous a fallu un jour et demi dans ces montagnes désertes pour gagner Kasvin. Nous n’avons pas rencontré sur cette grande et unique route de Perse une seule voiture et à peine âme qui vive. La température était, dans notre affreux coupé, de trente-sept degrés entre onze heures et six heures.


Téhéran.

Juillet-Août.

On entend des Européens dire ici, parlant des Persans et en guise d’excuse : « Ils en sont encore au Moyen-Age. »

Il y a vingt-cinq siècles, au temps où nos aïeux vivaient dans leurs forêts, l’Achéménide, Roi des Rois, prédécesseur du pauvre petit Kadjar, sur lequel veillent aujourd’hui des révolutionnaires du Caucase, se vêtait de robes tissées d’or et, entouré de dix mille serviteurs, habitait de beaux palais. Je ne chercherai donc pas à savoir si les Persans souffrent d’un manque ou d’un excès de civilisation. Ils ont leurs façons de faire, leurs modes et leurs goûts qui diffèrent des nôtres. Cela me suffit.


Cette année, je vis à la persane. J’habite près des murs de la ville un pavillon d’été appartenant à S. A. I. Zill es Sultan, oncle de l’ex-Chah, et qui est, avec Naïb es Saltaneh, son frère, un des derniers grands Persans. Un parc l’entoure avec des arbres magnifiques et une vaste pièce d’eau tiède où nous nous baignons ; dans le pavillon, il y a une série de salles vides, couvertes de tapis un peu trop modernes. Nous couchons et nous mangeons où il nous plaît. Nous avons des domestiques très nombreux qui nous regardent et ne nous servent pas. Les uns sont là pour raconter des histoires ; d’autres pour nous masser les chevilles quand nous nous endormons ; d’autres pour allumer le kalyan ; d’autres pour nous tendre nos serviettes quand nous sortons du bain. Ils sont oisifs et errants dans le jardin. Avons-nous besoin de quelque chose, ils ont disparu.

Je n’ai ni table ni lit. Renversé sur des coussins, je prends la délicieuse habitude que je garderai toute ma vie d’écrire sur mes genoux. Quant au mince matelas qui forme à lui seul ma literie, on le roule dans la journée et, la nuit, on l’étend suivant mon caprice sur une des terrasses de la maison. J’ai mes effets enfermés dans ma malle. La vie est un voyage. Je puis partir à la minute où je serai appelé et l’ange Izraël ne me prendra pas au dépourvu.

Il n’y a d’heure fixe que pour le déjeuner du milieu du jour. Le soir le dîner doit être prêt à neuf heures, mais n’est souvent servi qu’à minuit. Des variations de deux ou trois heures ni n’améliorent, ni ne gâtent la cuisine persane.

Quelle que soit l’heure du repas, voici les rites de la cérémonie. Deux cuisiniers arrivent, portant sur la tête, chacun un grand plateau où sont les plats recouverts de pittoresques couvercles d’étain en forme de casques pointus. De nombreux domestiques les suivent (c’est une entrée de ballet) et étendent sur le tapis au centre de la pièce une couverture capitonnée doublée de cuir. Sur la couverture on dispose une nappe. Les cuisiniers, pieds nus, marchent sur la nappe et y arrangent les plats dans un ordre traditionnel. Au centre, une grande pyramide de riz, dont on ne peut se passer dans un repas persan : on la flanque de quatre plats contenant des ragoûts de mouton cuit avec des légumes, aubergines ou épinards, le tout nageant dans une couche épaisse d’huile. Un vaste bol contient la soupe dans laquelle a bouilli une demi-jambe de mouton avec des fèves, des pois, des tomates. Aux quatre coins, des tranches de melon blanc, vert ou jaune, des poires, des pêches ; une petite assiette de fromage blanc qui sent l’aigre. Devant chaque convive, on dispose en guise de serviette, une longue bande de pain persan, souple et mince, qui a cette curieuse particularité de n’avoir ni croûte ni mie ; une assiette et une cuiller complètent le couvert. Un grand broc plein de glace et d’eau et où l’on boit à même passe de main en main.

Le repas servi, on s’assied à terre pour le manger. Les Persans s’installent à croupeton avec une facilité qui nous stupéfie. Il a fallu qu’on leur brisât les articulations dès l’âge le plus tendre pour qu’ils puissent se tenir pendant des heures dans une position qui, après cinq minutes, arracherait chez nous des cris de douleur à un enfant de cinq ans. J’ai vu des hommes de soixante ans laisser reposer longtemps le poids de leur corps épais sur leurs jambes ployées sous eux comme une étoffe. Ils ont deux positions favorites : ou bien les jambes sont croisées à la façon des tailleurs et les pieds ramenés sous eux, ou bien les deux genoux sont réunis en avant à terre et les jambes repliées en arrière à angle aigu, le pied allongé, tout le corps reposant sur les talons joints. « Les ivrognes et les enfants ont les os souples, » dit-on ; je propose de leur adjoindre les Persans.

Une fois accroupis, ils commencent à manger. Ils ne se servent ni de couteaux ni de fourchettes. Ils ont, pour remplacer ces ustensiles qui nous semblent indispensables, leurs doigts. Ils les plongent dans les ragoûts, y piquent un morceau de viande ou le détachent adroitement de l’os auquel il adhère ; ils happent une poignée de légumes et les mettent dans leur assiette. Parfois, avec leur cuiller, ils prennent ou du jus ou de la soupe et le versent sur leurs aliments ; le plus souvent, ils trempent dans la soupe des morceaux de pain et les imbibent de bouillon. Une fois leur assiette garnie, ils se servent de riz à pleines mains. Ce riz sert à confectionner de grosses boulettes dans lesquelles ils logent la viande et, la boulette faite, ils la fourrent dans leur bouche. Ainsi vont-ils de ragoût en ragoût, les doigts ruisselants de graisse et de sauce. Les viandes et les légumes finis, ils saisissent, des mêmes doigts, les fruits.

Le repas terminé, un domestique arrive portant sur un plateau un grand bassin au couvercle ajouré, une aiguière, un savon, une serviette ; il s’agenouille devant le maître de la maison qui se lave — enfin ! — les mains et la bouche.

J’ai assisté quotidiennement à ces repas pendant plusieurs semaines. Je ne ferai à leur sujet du point de vue européen que deux observations.

La première est que nous n’avons pas été impunément élevés depuis l’âge le plus tendre à ne pas toucher la nourriture avec nos doigts. J’ai compris en Perse seulement la force de l’éducation ; j’ai vu que nos goûts et dégoûts étaient choses apprises. Et je me suis émerveillé de constater que, bien qu’ils fussent acquis, ils étaient invincibles. La courtoisie de mes hôtes me donne un couteau et une fourchette, mais, comme une pensionnaire à son premier repas dans le monde, après un mois de vie persane je tiens les yeux strictement baissés sur mon assiette.

La seconde remarque est qu’il faut venir ici pour comprendre le sens d’une vieille locution française : s’en lécher les doigts.


Lorsqu’il y a un dîner de cérémonie les choses se passent de la façon suivante. Les convives arrivent entre huit et dix heures du soir. Dans la salle où les reçoit le maître de la maison, ils trouvent des plateaux garnis de maintes choses succulentes. Il y a des noix magnifiques et épluchées, des compotiers de pommes, de poires et de pêches, des tranches de melon, des pastèques, des bonbons. On a des flacons de vin de Chiraz plus fort que le xérès ; des carafons d’eau-de-vie dorment dans des bols pleins de glace. On mange des fruits et des bonbons, on boit de l’alcool et du vin, on passe de convive en convive le kalyan et chacun tire à la même pipe ; on cause, on raconte des histoires, on joue de la guitare persane et du tombak qui est une sorte de tambourin, un chanteur fait entendre d’une voix gutturale une étrange et mélancolique mélodie aux rythmes brisés ; parfois il ferme la bouche et les sons arrivent étouffés comme d’un homme qui se noie. Les domestiques remplacent carafons et flacons vides ; par toutes les fenêtres ouvertes entre l’air encore chaud de la nuit ; les lampes par moment filent éperdument et vont s’éteindre… Les heures passent, vers minuit enfin on songe à faire servir le dîner… Les convives rentrent chez eux au matin.


Il faut noter que les femmes ne figurent pas dans ces fêtes. Les hommes prennent leur plaisir et leur vin entre eux. Voilà, pour un Européen, d’assez mélancoliques divertissements.

On ne voit les femmes de la société ni le matin, ni dans la journée, ni le soir. Elles ne sortent qu’en voiture fermée et accompagnées d’eunuques. Elles reçoivent chez elles leur mari, leur père et leur frère. C’est tout.

L’homme ne prend jamais ses repas dans l’anderoun. Il mange avec ses amis et ses domestiques.

S’il invite des femmes, ce sont des danseuses qui appartiennent à la plus basse classe de la prostitution, ou des danseurs dont il est difficile de parler honnêtement…

Il y a eu un grand mariage l’hiver dernier dans la famille du Chah. Les Européennes invitées furent menées dans l’anderoun ; les hommes restèrent dans les appartements publics. Les deux sexes mangèrent chacun de leur côté.

Aux femmes on montra des danseuses sans beauté et sans talent ; aux hommes on exhiba de jeunes mignons qui se contorsionnèrent de leur mieux. Les dames s’ennuyaient dans l’anderoun ; les hommes bâillaient au salon.

Cela prouve que chaque peuple, comme chaque âge, a ses plaisirs.


Les jours un peu troublés que traverse l’Iran, l’agitation n’en arrive guère au fond de notre parc ombreux. Un des palais du Zill a été pillé lors du coup d’État de Mohamed Ali Chah, mais maintenant la paix règne à Téhéran. Mon hôte Akbar Mirza, fils du Zill, a fait à son arrivée quelques visites au Palais et, malgré l’inimitié ancienne que les gens au pouvoir ont pour son père, a su personnellement s’arranger avec eux. Parfois d’étranges personnages viennent le voir, armés jusqu’aux dents, portant cinquante cartouches sur leur poitrine et autour de la taille. Un jour, au crépuscule, je le trouve en conférence amicale avec un grand diable d’homme, maigre comme un clou, au teint basané, à la figure osseuse, vêtu d’un complet fatigué à carreaux noirs et blancs. C’est, sans doute, un des révolutionnaires arméniens qui, avec le Sipahdar, ont pris Téhéran.

Sur un ton tranquille, Akbar Mirza me le présente :

— Onik Agapiantz, bombiste.

C’est une spécialité des Arméniens que de fabriquer les bombes. Lorsque j’ai traversé pour la première fois le Caucase en 1905, pendant les troubles, les Arméniens luttaient contre les Tatars à coups de bombes et laissaient à ces Infidèles les fusils dont l’emploi leur paraissait démodé.


Il fait chaud ; il fait trop constamment chaud. Comment vivre à Téhéran pendant la canicule ?

La journée commence à l’aube, car on dort en plein air sur des galeries ou sur des terrasses. Aussi est-on réveillé par un soleil indiscret et impérieux dès cinq heures et demie. Je quitte ma couche dure et je me réfugie dans une pièce où l’on me sert du thé qui est bon, du pain qui n’a de commun avec le nôtre que le nom, car il ressemble à une serviette un peu épaisse, molle et sans saveur, et du beurre qui est presque du fromage. Je suis déjà fatigué : je mange du bout des dents.

Je vais au jardin près de l’eau. La température y est délicieuse. La brise matinale agite les feuilles ; les poissons viennent goûter dans un bond rapide la fraîcheur de l’air et replongent aussitôt ; un héron se promène et se félicite d’être né sous un ciel aussi clément.

Ces instants exquis sont brefs. Dès neuf heures, on commence à ressentir une vague inquiétude. Il vient de la chaleur on ne sait d’où. Est-ce de la terre et sommes-nous assis sur un volcan ? Est-ce de l’eau ? Est-ce de l’arbre sous lequel je repose ? Une heure plus tard, c’est une fournaise. Il faut fuir le jardin et se réfugier dans la maison.

La question est de savoir s’il vaut mieux étouffer à trente degrés dans des pièces hermétiquement closes ou cuire en plein air à quarante degrés. Suivant les jours, j’étouffe ou je cuis.

A midi le déjeuner est servi. Comment manger ?

Puis c’est la sieste. Mais comment dormir ?

Vers cinq heures, après avoir bu cinq ou six verres de thé très sucré, je fais des courses et des visites. Je vais en ville et m’entoure d’un nuage de poussière qui me rend presqu’invisible.

Songez que, depuis deux mois, il n’est pas tombé une goutte d’eau sur Téhéran. Depuis deux mois, les deux cent mille habitants de la capitale n’ont cessé de s’agiter. Dès cinq heures du matin, chameaux et mules ont commencé à faire de la poussière ; les ânes s’en sont mêlé ; les chevaux y ont travaillé ; des bandes de soldats ont soulevé des nuages épais de terre fine, sèche, et de sable ; des milliers et des milliers de gens ont traîné les pieds dans les rues non pavées.

Aussi, en ces mois caniculaires, la poussière enveloppe la ville ; les yeux pleurent, les dents crissent, les gorges râclent, les poitrines toussent. On songe mélancoliquement à la forte parole de l’Évangile qui n’a pu être prononcée qu’en Orient : « Tu es poussière et tu retourneras en poussière ».

Arrive la nuit. On l’attend dans les jardins ; elle vous trouve fatigué et fiévreux. Sous les étoiles naissantes, vous buvez votre vingtième verre de thé : vous égrenez pour la centième fois les chrysolites de votre chapelet de Méched en vous récitant des vers d’Omar Khayyam.

O Khayyam, si tu es ivre de vin, sois heureux ; — si tu es assis près d’un adolescent sans rides, sois heureux. — Comme le compte de ce monde est, à la fin, néant, — suppose que tu n’es plus ; tu vis, donc sois heureux.

Le dîner est servi ; la flamme des lampes posées à terre tremble dans les courants d’air qui commencent à courir à travers le palais.

Puis nous nous couchons sous une vaste moustiquaire arrangée sur une terrasse. Un serviteur de mon hôte y entre avec nous et, pour que le sommeil nous gagne, nous masse doucement les chevilles en nous disant des contes.

Il nous laisse seuls. Mais je ne puis dormir. Au bord de l’étang voisin, les grenouilles à leur tour racontent des histoires aux étoiles. Elles forment des chœurs merveilleusement ordonnés. Il y a une protagoniste qui expose le sujet ; puis le chœur reprend le thème et le commente. Et de nouveau c’est une voix haute, isolée, persuasive que suivent les coassements multiples du chœur. Et cela dure ainsi toute la nuit avec des variations dont je commence à percevoir le rythme et à noter la subtilité. J’ai l’impression que, si je restais en Perse, mes sens aiguisés par l’insomnie et par la fièvre légère qui s’empare de moi le soir finiraient par comprendre les drames que jouent les grenouilles sous les étoiles.


Au palais du Chah.

L’étiquette veut que les Européens ne se montrent en ville qu’en voiture. Mais ce n’est pas le souci de conserver leur prestige qui a dicté cette loi, c’est la paresse.

Je vais quelquefois au palais du Chah. Les ministres et la cour s’y réunissent dans de beaux jardins. Des platanes au feuillage épais, de graves cyprès, des acacias pleureurs ombragent des ruisseaux dont l’eau court sur des carreaux émaillés bleus. De grandes pièces d’eau réfléchissent les fleurs, les tentures vives des fenêtres, les tourelles de brique des pavillons et l’azur sans tache du ciel.

Là se traitent les affaires d’État. Dès huit heures du matin, les cours, les jardins sont pleins d’une foule d’employés et de solliciteurs. Les uns sont assis sur leurs talons à la mode du pays, à l’ombre d’un arbre ; d’autres sur un degré ; d’autres marchent à pas lents sur les dalles fraîchement arrosées. Des domestiques passent en uniforme rouge (un peu fatigués, les uniformes, et les domestiques aussi !) à brandebourgs d’or ; de maigres eunuques grimaçants parlent entre eux d’une voix enfantine ; des serviteurs portent des plateaux chargés de verres de thé et de glaces.

Sardar Assad qui, à la tête des cavaliers bakhtyares, réunis aux révolutionnaires caucasiens du Sipahdar, a conquis Téhéran, se promène avec un grand personnage. Il choisit une allée écartée. Des valets le suivent à distance respectueuse. Dès qu’ils le voient s’arrêter, ils déploient un tapis sous ses pieds et lui servent du thé léger.

Le Conseil des ministres se tient ici ou là, suivant l’heure, le plus souvent au pied d’un escalier pour profiter de la fraîcheur du courant d’air ; derrière les ministres dorment quelques domestiques négligemment couchés sur les marches.

Vient à la cour qui veut. On parle aux ministres sans difficulté. Le plus humble solliciteur présente sa requête et rentre chez lui avec le bien le plus précieux qui ait été donné à l’homme : l’espérance. La politesse entre ces hommes de rangs inégaux est égale et parfaite ; jamais un mot dur, un refus brutal, mais une fleur de courtoisie, des égards, des paroles choisies et aimables.

On déjeune à la cour en commun. Les employés d’un même ministère trempent leur main droite dans le même pilaf. Après le déjeuner, la sieste. Le maître des cérémonies dort en plein air sous un arbre. Sardar Assad et le prince Firmin Firma affectionnent la sellerie du Chah, pièce obscure et fraîche où de magnifiques selles incrustées d’or sont accrochées au mur, dans l’ombre.

A quatre heures, des verres de thé circulent encore et des glaces, tandis qu’un orchestre de cuivres rythme sonorement les conversations de ces graves personnages.


Dans la rue.

A la fin de la journée il faut aller à la rue Lalézar, la rue de la Paix de Téhéran.

Dans la rue Lalézar sont les magasins à la mode. C’est là qu’on voit Cheriman, « le tailleur élégant », un adroit mécanicien qui répare du même outil les machines et les montres, un photographe qui expose les photographies des pendus de la veille, le Comptoir français, la Maison hollandaise, et la Poste. Y passe le tramway unique de la ville, dont les deux plateformes sont séparées par un compartiment qu’une porte à coulisses clôt strictement. On le croit réservé au transport des malfaiteurs ; non, on n’y enferme que les femmes.

Des gamins sortent de l’imprimerie voisine criant à tue-tête la feuille de Téhéran, la feuille libérale, l’Irané no, l’Iran nouveau.

Les balayeurs balaient la rue Lalézar et des arroseurs l’arrosent ! Les physiologistes assurent que le besoin crée l’organe. Ils n’ont pas vu Téhéran et ses arroseurs. Téhéran a des eaux magnifiques et c’est une des villes les plus poussiéreuses du monde. Il semble donc que depuis des siècles on aura trouvé le moyen d’abattre cette poussière au moyen de cette eau. Mais non, l’arroseur n’a toujours qu’une outre faite d’une peau de mouton. Il la remplit d’eau qu’il puise dans un canal souterrain. Puis en deux ou trois coups, il en vide le contenu sur le sol. Alors il s’arrête, médite quelque peu, tire une bouffée de sa pipe ou de celle d’un ami (car les pipes sont communes) et reprend à loisir sa besogne. Il ne se hâte que lentement. S’il a arrosé une centaine de pieds carrés dans une heure, il juge qu’il a rempli ses devoirs envers lui-même, envers les hommes et envers les dieux.

Quoi qu’il en soit, il y a, à six heures, moins de poussière dans la rue Lalézar que dans la rue Ala ed Dowleh, dans la rue Nassérieh et dans la rue Almassi qu’on appelle aussi : « le couloir du paradis ». On s’y donne rendez-vous de loin. Les voitures la remontent qui mènent les riches Persans et les Européens dans leurs fraîches retraites de Chimran ; un grand seigneur passe au galop sur un beau cheval noir ; ses serviteurs le suivent ; les employés flânent à la sortie des banques anglaise et russe ; des Bakhtyares à la haute kolah, aux pantalons noirs larges comme une jupe, causent par groupes, la carabine sur l’épaule, le revolver au côté. Ils sont de grande taille et un nez aquilin accentue leur figure énergique. Que pensent ces nomades de leur vie dans la capitale ? Regrettent-ils leurs montagnes sauvages, aujourd’hui qu’ils sont transformés en sergents de ville ? Des Caucasiens cuirassés de cartouches leur font vis-à-vis. Des Persans s’alignent, à croupeton, le long du mur et, de leurs ongles teints au henné, épluchent délicatement de grosses noix. De grands diables d’âniers poussent leurs ânes de ci, de là, pour éviter les voitures dont les cochers jettent de retentissants « Kabardah ! » Les chameaux eux-mêmes, en tenue d’été, c’est-à-dire rasés de frais et couleur de brique rose, clignent de l’œil à la magnificence variée de ce spectacle. Le soleil s’abaisse à regret. Bientôt Vénus brillera dans le couchant encore lumineux.

Voilà ce qu’est l’heure élégante de la rue Lalézar. Il faut avouer qu’elle gagnerait à être embellie par la présence des femmes. Mais les dames persanes restent chez elles et, même sous leur double voile, ne se montrent pas rue Lalézar avant le coucher du soleil.


Le trou dans la rue.

Sous la ville de Téhéran courent mille canaux qui amènent l’eau de la montagne. Chaque propriétaire a de l’eau courante dans son jardin. Il vous la montre et s’écrie : « Qu’elle est claire et pure ! C’est la meilleure de Téhéran ! » Cependant vous voyez un liquide trouble et charriant des matières inquiétantes.

C’est que chacun de ces canaux souterrains a eu des malheurs depuis cent ans et plus qu’il est construit. Ici, des gens avisés ont démoli la voûte ; là, elle s’est écroulée d’elle-même. Aussi l’eau pure de la montagne coule-t-elle sale dans Téhéran.

Ces trous dans la rue devraient être fermés, lorsqu’on ne les utilise pas, par une grosse pierre. Mais les Persans jugent cette mesure inutile et les trous restent béants.

Ils sont nombreux à Téhéran ; il y en a au milieu du bazar ombreux et au centre de la rue la plus passagère. En face de la légation d’Angleterre, un canal couvert s’est crevé en trois endroits. Ces trous guettent les jambes des passants distraits, des chameaux mélancoliques, des mules patientes, des doux petits ânes et des chevaux orgueilleux. La nuit, ils ne les ratent pas et toutes les fois qu’une jambe leur arrive, ils vous la cassent proprement.

Les Persans ont renversé le Chah et voté une constitution. Peut-être un jour, dans très longtemps, appliqueront-ils les lois qu’ils font. Mais il est impossible de prévoir le temps où un Persan, après être tombé dans un trou, prendra sur lui de le fermer pour empêcher que d’autres y tombent à leur tour.


Le ruisseau.

Quand nous habitions au Club anglais, dans le haut de la rue Ala ed Dowleh, dite aussi rue des Légations, nous avions sous nos fenêtres un ruisseau.

Ce ruisseau surgit, au coin de la rue, d’un canal jusque-là souterrain qui l’amène de la montagne. Au moment où il sort de terre, son eau est abondante et fraîche. C’est un clair ruisseau auquel il va arriver des aventures dans sa traversée de la ville.

Au matin, des domestiques y amènent des chevaux qu’ils installent au milieu de son lit pour les nettoyer. On apporte aussi des tapis, de vieux tapis d’une affreuse saleté, pleins de poussière et de vermine. On les couche dans le ruisseau et, jambes nues, les gens les piétinent. L’eau devient noire. Cependant, un peu plus bas, des Persans graves arrivent, s’accroupissent et commencent leurs ablutions : ils se lavent le cou, les bras, se rincent la bouche, se frottent les dents et recrachent dans le ruisseau l’eau dont ils se sont servis. En aval, d’autres Persans, non moins graves, les imitent, tandis qu’en amont les laveurs de tapis continuent leur besogne.


Ni la saleté de l’eau, ni la crainte des maladies n’effraient les Persans. Ils sont mithridatisés et boivent impunément une eau qui pour des Européens serait mortelle. Ils ont un proverbe qui dit que l’eau courante est toujours pure. L’eau du ruisseau court, donc elle est bonne…

Une des images de la félicité pour un Persan est de se reposer avec un ami cher à son cœur à l’ombre d’un arbre auprès d’un ruisseau. De nombreux Persans goûtent ces joies innocentes devant nos fenêtres. Du matin à la nuit, ils passent de molles heures à rêver et leurs pensées légères coulent avec l’eau qui fuit sous les arbres. Ils y trempent une salade ou un oignon, tout leur repas ; d’un marchand ambulant ils prennent un verre de thé bouillant ; pour un sou un glacier qui pousse devant lui une petite charrette à deux roues leur donne un sorbet ; ils fument à trois ou quatre la même pipe. Parmi eux des derviches, mendiants professionnels, ont sans cesse le nom d’Allah sur les lèvres. Les cheveux et la barbe en désordre, le bâton et la coquille à la main, ils se lèvent à notre passage et demandent l’aumône.

A certaines heures de la journée, le ruisseau tarit. Ses eaux ont été envoyées dans un autre quartier. Le lit du ruisseau reste à sec ; une fade odeur de pourriture s’en exhale. Mais nos gens n’en quittent pas les bords pour si peu. Accroupis, le dos au mur, dans leurs amples guenilles, ils ont un objet de spéculation qui les tiendra longtemps occupés et charmés, savoir, le moment où l’eau reviendra.

Seule la nuit les chasse. Ils s’en vont on ne sait où, coucher sur un vieux tapis.


A l’angle de l’avenue qui mène à la légation de France, il y a, adossé au mur, un petit café en plein air, aménagé de la façon la plus sommaire : une table avec un samovar. Derrière la table une toile à hauteur d’homme enclôt un espace exigu ; une draperie flottante sur le côté sert de porte ; elle est placée avec ingéniosité près du mur le long duquel le café est installé de façon à ce que, lorsqu’on l’ouvre, les passants ne puissent apercevoir ce que la tenture doit cacher.

Le maître du café est un homme très maigre qui ne parle pas ; il attise les charbons du samovar et il a sur un réchaud des braises rougissantes qu’il retourne à l’aide de courtes et minces pincettes. Ce réchaud sur trois pieds a exactement la forme de ceux qu’on trouve dans les fouilles de la grande Rhagès voisine. Parfois un homme à la démarche lasse, les yeux tristes, le teint pâle, arrive et pousse la draperie d’un geste lent. Alors on voit le maître du café prendre une braise au bout des pincettes et pénétrer à son tour derrière la toile. Un instant plus tard, l’homme reparaît. Il marche d’un pas leste ; ses yeux sont vifs et ses joues colorées. Pour deux sous, derrière cette mince toile, il a gagné quelques minutes de beaux rêves et une brève énergie.

II
L’ESPRIT PERSAN

Il est tout en politesse, en bonnetades, en révérences, et nous fuit. Par où le prendre ? Sur cette terre où tant de générations d’hommes policés et raffinés ont passé, sous ce beau ciel ensoleillé, il semble qu’on ait fait quelques pas de plus dans la voie de la sagesse et, si l’on n’a pas renoncé à l’espoir vain de trouver la vérité, on a su tout au moins dissimuler aux yeux indiscrets et à la curiosité passionnée des foules les chemins que les sages se plaisent à suivre.

Le sage pratique en Perse la doctrine du ketman dont Gobineau a parlé, comme toujours, avec justesse, mais sur laquelle on peut revenir encore.

Le ketman, c’est l’art de cacher sa pensée, non pas avec l’intention de tromper celui à qui l’on parle et pour en tirer un avantage matériel, mais par respect pour la pureté d’idées qui n’ont rien à gagner à être exposées en public. Elles risquent, en effet, d’être salies par les commentaires désobligeants d’autrui ; peut-être des sophistes, par des manœuvres frauduleuses, arriveraient-ils à les rendre suspectes, éveilleraient-ils l’attention malveillante des puissances spirituelles et temporelles ; elles soulèveraient des contradictions, des polémiques, voire des batailles. A quoi bon ?

Si vous avez découvert un trésor, gardez-le caché. N’en faites bénéficier, avec infiniment de précautions, qu’un petit nombre d’élus.

Le ketman n’est donc pas une apologie du scepticisme, mais il se situe exactement à l’opposé du prosélytisme, lequel est la tendance d’esprit la plus dangereuse, la plus perturbatrice du monde, celle qui a engendré le plus de crimes et de guerres, celle qui rend impossible une paix véritable entre les hommes. Confesser publiquement la vérité, vouloir la faire briller aux yeux de tous, y amener de gré ou de force les gens, voilà ce dont a horreur le sage persan qui nourrit dans la solitude de belles et chères pensées.

Du fond de sa retraite, il regarde avec un peu de dédain notre agitation. Il songe à ce que les prosélytes de mille partis opposés ont prêché à l’humanité depuis cent siècles qu’il y a des hommes et qui déraisonnent. Que reste-t-il des thèses et opinions contradictoires dans lesquelles chacun a cru tenir un jour la vérité ? Cendres, poussières, fumées. Pourtant elles ont trouvé en leur temps des hommes convaincus à ce point de leur excellence qu’ils n’ont pas hésité à donner leur vie pour elles. Et les martyrs sont de tous les camps ; la foi et la science comptent, chacune, les siens. Chose surprenante, on a vu des savants subir la prison et accepter la mort plutôt que de reconnaître la fausseté de leurs calculs. Eh ! nigaud, si tes calculs sont exacts, ils se suffisent à eux-mêmes. A quoi bon risquer le bout de ton petit doigt pour l’établir ?

Mais peut-être le martyr de la religion et celui de la science ne sont-ils pas très sûrs, l’un et l’autre, de ce qu’ils professent ou, tout au moins, des arguments qu’ils apportent pour soutenir leur cause. Ils veulent alors étayer d’une preuve additionnelle une affirmation qui ne leur paraît pas décisive. Ils imaginent follement qu’un sacrifice humain prouve quelque chose dans l’ordre de la connaissance.

Et n’y a-t-il pas aussi chez ces martyrs, ce que les médecins appellent en leur langage de l’exhibitionnisme ? Il faut monter sur la scène et prendre en public une posture héroïque. Mourir, au besoin, mais avec les yeux du monde fixés sur soi. En somme, le cabotinage dans la région du sublime. Si le public cessait de s’intéresser aux martyrs, on pourrait mettre un point final au martyrologe.

De ces deux martyrs, le martyr pour la foi et le martyr pour la science, le second est, de loin, le plus absurde. Le premier imagine, en effet, que par sa mort il gagne le ciel. Il fait donc un calcul, et l’inconvénient momentané que souffre sa guenille terrestre, il pense en être payé au centuple par les félicités éternelles qu’il goûtera. Mais le savant, que prétend-il gagner par son obstination ? S’il est brûlé à petit feu, cela changera-t-il la valeur de ses théorèmes ? En somme, on ne se fait tuer que pour des hypothèses, car quel est l’homme assez fou pour soutenir au prix de sa vie, en face d’un contradicteur armé, que deux et deux font quatre ? « Eh ! répond-il, si vous ne voulez pas qu’il en soit ainsi, peu me chaut. »


Ainsi parle notre sage persan. S’il est arrivé à un point d’où la vue sur l’univers est belle, il se garde d’y inviter la foule. Il se cache et jouit de l’ivresse solitaire que le ketman procure à ses initiés. On voit combien il serait désirable d’envoyer en Perse les innombrables fous occidentaux qui veulent nous imposer, au besoin par la force, les systèmes par lesquels ils pensent assurer, fût-ce à nos dépens, le bonheur de l’humanité.

D’entre nos écrivains français, un Montaigne et un Pascal, pour des raisons différentes, intéresseraient peu un Iranien, mais il les accablerait d’éloges ravissants. Sur le premier, il remarquerait que son scepticisme ondoyant est sa propre fin, qu’il s’y amuse, qu’il y vit et s’y plaît comme dans l’atmosphère la plus favorable à son esprit. Ah ! s’il y avait un Montaigne secret, une doctrine ésotérique dont quelques-uns seuls connaîtraient le mot de passe ! Quant à Pascal, s’il a un génie auquel nul ne peut rester insensible, il se bat à visage nu pour la cause qu’il défend. Que cela est barbare ! Port-Royal a mérité les persécutions qui l’ont ruiné.

Ainsi n’est-il pas aisé de connaître les pensées véritables des Persans. Grâce à l’usage séculaire du ketman, ils sont arrivés dans la dissimulation à une habileté qui les met loin de nous. Comme nous paraissons maladroits auprès d’eux ! Pour un Européen averti, la pensée persane, c’est une série d’énigmes à résoudre, une serrure compliquée à ouvrir, dont le chiffre est souvent changé.

Pendant mes séjours en Perse, je me suis exercé à ce jeu propre entre tous à développer la subtilité de l’esprit. J’ai fait ainsi chaque jour de la culture intellectuelle et des exercices d’assouplissement. J’en ressens encore les bienfaits. Avec l’esprit persan, j’ai pénétré dans un univers aux horizons plus étendus que ceux du monde que je venais de quitter. Je me suis enrichi de façons de sentir et de penser auxquelles je paraissais, par ma nature et par mon éducation, devoir rester tout à fait étranger et je suis capable maintenant, comme on le voit, d’écrire sur le ketman et, peut-être même, de le mettre en pratique.

Plus tard, j’ai été en Russie. Il faut aborder la Russie par l’Orient si l’on veut y comprendre quelque chose. On use aussi de la doctrine du ketman dans cette sixième partie du monde et les gens qui débarquent à Pétersbourg de Londres ou de Paris s’exposent à d’étranges déconvenues s’ils prennent les Russes pour ce qu’ils se donnent. C’est à mes séjours préalables en Perse que je dois de m’être trouvé moins dépaysé en Russie que tels autres Occidentaux. Sans mes mois de Téhéran, l’âme slave — où il y a encore tant du parfum de l’Asie — me serait restée fermée.


Finances persanes.

Croirait-on qu’un voyageur qui ne court pas le monde à la recherche de pétrole puisse prendre de l’intérêt à des questions de finances ? Oui, quand elles sont persanes et je ne désespère pas d’en rendre l’attrait sensible à mon lecteur si je sais faire ressortir ce qu’elles comportent d’imprévu, de pittoresque et d’agrément.

Premier étonnement : il y a dans les finances persanes une comptabilité minutieuse, exacte, appliquée, qui ne néglige rien et qui inscrit tout. Elle a ses traditions séculaires et respectables. Le corps des moustofis qui est chargé de l’administration des finances est composé de fonctionnaires patients et méticuleux, ayant quelque orgueil professionnel (on en verra une des étranges raisons dans un instant). Grâce à eux, la Perse despotique peut présenter un état admirablement tenu des recettes et des dépenses de l’empire : pas un reçu ne manque, pas un acte qui ne soit transcrit, pas une signature omise.

Mais — voici quelque chose de plus étonnant — les moustofis ont une écriture et une façon de chiffrer secrètes. Il faut en avoir la clef pour pénétrer dans leur comptabilité : elle est accessible aux seuls initiés : elle ne peut être vérifiée que par eux. On conçoit maintenant l’orgueil d’une administration d’État, laquelle est en possession d’une langue que personne ne peut lire, sauf ses propres membres.

Ici encore il me semble voir une influence de la doctrine du ketman dont on ne s’attendait pas à trouver l’application dans le domaine de la comptabilité publique.

Ces moustofis qui vivent ainsi dans une fière solitude, allons voir maintenant ce qu’ils cachent derrière leurs cryptogrammes. Peut-être ferons-nous là quelque découverte qui nous aidera à comprendre mieux l’esprit persan.

Prenons prosaïquement le budget de police et de nettoyage des rues à Téhéran.

Le gouvernement emploie le système du forfait très en honneur en Perse.

Il dit : « Je veux pour ma capitale tant de balayeurs pourvus chacun d’un balai établi suivant un modèle réglementaire, tant d’arroseurs porteurs d’une outre en peau de mouton, tant de sergents de ville qui feront chaque nuit leur nombre fixé de rondes. Il faut que les ordures ménagères soient enlevées, que les ânes et les mules soient nourris, que du pétrole brûle la nuit dans les réverbères. »

Les moustofis s’emploient à établir jusque dans le plus petit détail le prix de chaque article prévu et, lorsqu’ils ont fini leur tâche, le gouvernement déclare qu’il donne cinquante mille tomans par an pour le budget de la capitale.

Un entrepreneur se présente qui accepte ce forfait. Il sait — c’est ici que l’intérêt de l’histoire commence — que le gouvernement ne lui paiera jamais ses cinquante mille tomans annuels, mais il sait aussi qu’il ne fournira pas le nombre de balayeurs prévus, ni tous les agents de police promis, ni les ânes, ni les mules, ni le pétrole pour les réverbères. Pourtant il manifeste une certaine activité ; on voit quelques balayeurs soulever la poussière et des arroseurs l’abattre ; quelques lampes allumées brillent dans la nuit où retentit l’appel d’une patrouille de police qui crie pour se rassurer au son de sa propre voix (il y a des heures où le silence est par trop terrifiant). L’entrepreneur ne paie pas ces hommes au prix fixé par le cahier des charges ; au lieu d’argent il leur donne des promesses. Il leur fournit juste de quoi vivre ; c’est peu de chose en Perse.

Comme ressources, il a les bénéfices illégaux, mais escomptés, de la charge. On ne surveille pas sans en tirer quelque profit les cafés où l’on boit de l’arak et ceux où l’on fume l’opium, les maisons où l’on danse et celles où l’on joue. Ces choses-là arrivent dans de très grandes villes civilisées et l’histoire des municipalités américaines en dit long sur ce sujet.

Mais — et c’est ici qu’on voit l’infériorité de la civilisation persane — le chef de la police ne devient pas millionnaire comme la plupart de ses collègues américains. Il végète ; il réduit les dépenses et cette situation bizarre se prolonge d’un gouvernement qui propose un contrat tout en étant résolu à n’en jamais remplir les clauses et d’un entrepreneur qui l’accepte tout en sachant qu’il ne sera pas payé.

Mais ce dernier a son papier en règle et le garde précieusement. Le papier, c’est du rêve scellé et parafé par le gouvernement. Il ne faut pas oublier que nous avons affaire à des Orientaux. Dans leur cerveau le rêve et la réalité se mêlent selon des proportions qui nous sont étrangères. Entre le réel et l’imaginaire, pas de coupure nette. Notre Persan regarde le papier qui lui promet cinquante mille tomans ; le sceau du ministre est sur le contrat. Sans doute, le gouvernement ne paie pas : il a, en ce moment, des difficultés. Mais qui n’a ses heures de gêne ? La prospérité reviendra, inch’ Allah ! En attendant notre homme a son papier qui vaut presque de l’or, puisque c’est de l’espérance.

Que reste-t-il de tout cela ? Qu’on balaie sur le papier et qu’on paie de la même façon. Tout se passe en écritures, mais les principes de la plus exacte comptabilité sont observés, les livres de l’administration sont sans défaut, et les moustofis triomphants.


Pensions et assignations.

Un gouverneur de province n’envoie rien à Téhéran qui ne le paie pas. Il vit sur le pays et trouve, du reste, moyen de s’y enrichir. Tout se fait par un système d’assignations qui a toujours existé en Perse. Pour en comprendre la raison, il faut voir l’extrême difficulté qu’il y a à transporter de l’argent à cause de la longueur des trajets et de l’insécurité des routes, à cause « de l’obstacle des montagnes et de l’empeschement des déserts ». On est ainsi amené à dépenser dans les provinces les redevances qu’on y perçoit et d’autre part le gouvernement se débarrasse de ses créanciers ou les apaise par des assignations sur les gouverneurs des provinces. Lorsqu’il donne une pension, c’est sur une province déterminée. Le chevalier Chardin, « la fleur des négociants français », a décrit le système au XVIIe siècle. Il fonctionne aujourd’hui comme alors.

On obtient une pension en plaisant au souverain, ou au ministre, ou au gouverneur, ou à leurs domestiques. Rien ne lasse la patience d’un Persan qui aspire à être pensionné ; il passe des mois et des années, accroupi sur ses talons, dans l’antichambre d’un ministre ; le temps ne compte pas pour lui ; il l’emploie en subtiles intrigues. Il promet au vizir de lui abandonner la première année de sa pension ; les bureaux auront la moitié du second versement, et le tiers du troisième, et le quart du quatrième. A force d’insistance et d’ingéniosité, il réussit enfin. Une pension de trois cents tomans lui est accordée ; il a un papier muni de tous les sceaux nécessaires.

Mais sur quelle province la pension est-elle assignée ?

Elle vaut ce que vaut non seulement la province, mais le gouverneur. Sur Yesd, il faut s’estimer heureux si l’on touche un toman sur dix ; le Khorassan est à peine meilleur ; le Lauristan ne vaut rien ; par contre le Ghilan et le Mazandéran ne sont pas de mauvaise paie. Notre pensionné sait qu’il ne sera pas réglé intégralement. Il a fait des efforts inouïs pour obtenir une pension qu’il ne touchera qu’en partie. Pourtant, s’il plaît à Dieu, il sera payé un jour. Un jour est quelque chose de vague qui ne nous satisfait pas. Mais l’idée de temps est autre pour un Oriental que pour nous. Le papier sur son sein, il rêve qu’il dépense l’argent qu’on ne lui donnera jamais.

S’il est pressé par la misère, il va au bazar chez les banquiers. Il y rencontre ses frères en rêves et en assignations. Ils viennent voir ce que vaut leur pension au cours du jour. Le banquier escompte ce papier suivant l’heure, la couleur du ciel, les événements politiques, l’état de la province et l’âge du gouverneur. Il y a ainsi une bourse des assignations. Nomme-t-on un gouverneur énergique à Ispahan ? le papier sur Ispahan monte. Prévoit-on un changement défavorable dans le ministère, on baisse. Des rumeurs circulent. Le bruit qui excite les espérances les plus insensées est celui d’un vaste emprunt à l’étranger. A cette nouvelle, les cerveaux s’affolent. Enfin les papiers impayés depuis tant d’années vaudront de l’or. On monte d’un demi-point, parce que ce n’est qu’un bruit…

III
LA CHASSE PASSIONNANTE AUX ANTIQUITÉS

Téhéran, avril 1910.

Est-il un sport plus passionnant que la chasse aux antiquités ? Il m’entraînera jusqu’au bout du monde.

Que des chasseurs aillent chercher le lion sur les terres sans histoire de l’Ouganda. Je ne verrai que des pays riches en souvenirs d’une antique civilisation, que ceux dont le sol recouvre les ruines des monuments d’autrefois et dont les sites sont encore, pour qui sait les regarder, tout palpitants des passions et des pensées des hommes qui ont vécu avant nous.

C’est ainsi que j’explore l’Orient dont nous sont venus les arts.

Un lion est semblable à tous les lions. Lorsqu’on en a relevé la piste, qu’on l’a guetté à l’affût et qu’on l’a tué, on sait qu’il est encore des centaines de lions tout semblables à celui qui gît là à vos pieds. Mais lorsque j’ai chassé en Perse une lionne en bronze qu’Alexandre le Grand y avait apportée, j’ai eu des émotions plus rares. Il m’a fallu deux ans avant de la trouver, alors que j’en connaissais l’existence, et lorsque je l’ai vue enfin, sept mois ont été nécessaires pour que je puisse l’avoir en ma possession. Elle est belle et j’ai la joie de penser qu’il n’en existe pas une autre sous la voûte des cieux qui soit son double. Voilà vraiment le gibier digne d’un amateur raffiné.

On me dira : « Il y a, dans la chasse au fauve, la joie du risque, le sentiment si précieux du danger. »

Eh ! je n’en disconviens pas. Cela a son prix pour une âme forte. Mais les voyages que je fais ont aussi quelque chose d’aventureux et, à le bien peser — chose fort difficile, car il faudrait analyser avec un peu de finesse l’idée de danger pour voir à quoi elle se réduit, la dépouiller du romanesque et de l’exotisme dont on l’entoure, et peut-être trouverait-on qu’un Parisien qui chaque jour traverse telle rue de Paris à l’heure où la circulation est intense court mille fois plus de risques que le sportsman qui prend part à une chasse au lion bien organisée — valent-ils ceux du chasseur de fauves.

Le voyage, je l’ai comme eux, mais dans des conditions infiniment plus séduisantes. Car où vont-ils, je vous prie ? Dans la brousse. Et moi, sur les grandes routes que les hommes ont tracées il y a des centaines de siècles. Sur mon chemin, je trouve Constantinople et Samarcande, cités impériales, Ispahan et Boukhara, Rhagès qui n’est plus que poussière, Tiflis et Hamadân, Méched et Koum, villes saintes. Ils connaissent le Congo ; j’ai traversé l’Oxus qui fut longtemps la frontière du monde arien contre le Touran.

Quand, avec force rabatteurs, on leur amène un lion, ils n’hésitent pas. Il ne peut y avoir de tromperie sur la marchandise livrée.

Mais dans le sport auquel je m’adonne que de traquenards, que d’embûches ! Chose curieuse, ce n’est pas le chasseur qui les tend au gibier, c’est, par un étrange retour, le chasseur lui-même qui est exposé à être pris au piège. L’œuvre d’art, dès qu’elle atteint une valeur à la bourse mondiale des objets anciens, crée immédiatement le faussaire, à Téhéran comme à Pékin, à Athènes et sur le Bosphore cimmérien, à Paris et au Caire, à Vienne comme à Valence. Il se trouve aussitôt des hommes fort habiles qui savent faire un émail byzantin, ou un bijou d’or grec, une statue en calcaire égyptien, un ivoire du XIIIe ou un Rembrandt, de façon si parfaite que seuls une douzaine de connaisseurs au monde pour chaque série peuvent décider si la pièce qu’on leur offre (avec quelle subtile ingéniosité dans la présentation !) est authentique ou non. Voilà qui ajoute au sport que je pratique maintenant un terrible élément d’insécurité et qui en fait, comme je l’ai dit, le plus passionnant de tous. Chaque jour il devient plus difficile ! chaque jour s’accroissent les chances d’être trompé. Mais quelle joie lorsqu’on triomphe, que l’on passe à travers les dangers, que l’on déjoue toutes les ruses et qu’on revient au logis avec une pièce impeccable, trouvée ès lieux irréprochables.

La Perse est un bon terrain de chasse qui, maintenant, m’est familier. Voici trois fois que j’y viens pratiquer des battues ; j’en connais aujourd’hui les aîtres ; je sais les gîtes où se cache le gibier, les coins d’affût, les lieux de passage. Je suis lié avec le peuple innombrable des chasseurs, des rabatteurs, des braconniers ; j’ai des relations personnelles avec les grands seigneurs qui ont des chasses réservées.

Il ne faut craindre ni la fatigue ni les longues randonnées dont on revient les mains vides ; armez-vous d’une patience qui ne se décourage pas ; sachez attendre des heures, des jours et des semaines, et ne rebutez personne. Les dellals entasseront devant vous des objets qui, tel Hippolyte, sont « sans forme et sans couleur ». Ils vous offriront des faïences truquées et des miniatures fausses. Ne vous fâchez pas : un jour viendra où, soudain, vous verrez sortir de dessous leur robe crasseuse « le bel objet ».

Faites de longues et, en apparence, inutiles visites chez quelques grands personnages qui, assure-t-on, ont de famille des vieux manuscrits et recueils de miniatures. Échangez avec eux les banalités flatteuses que la politesse persane impose, avalez plusieurs verres de thé trop sucré, touchez du bout de la cuiller les dangereuses glaces à la vanille qu’un serviteur en chaussettes et sans souliers vous apporte ; et vous pourrez après de longs préambules exprimer le désir de voir les livres que Son Excellence a le bonheur de posséder. Son Excellence répond que ses trésors sont enfermés dans des coffres, qu’il faut du temps pour les retrouver, qu’Elle donnera des ordres à cet effet, et qu’Elle sera heureuse de vous recevoir dans trois jours à la même heure.

Vous revenez donc à la date fixée. Cette fois-ci Son Excellence n’est pas à la maison, non qu’Elle ait l’intention de manquer au rendez-vous, mais Elle a été retenue à la cour. Et puis un Persan est-il jamais l’esclave de l’heure ? Et qui fixe l’heure en Perse, sinon le lever et le coucher du soleil ? Son Excellence a dit deux heures avant la nuit ; on sent ce que l’expression comporte de vague.

Son Excellence rentre enfin. Vous échangez à nouveau de longues politesses fleuries ; des tasses de thé sont offertes, des glaces à la vanille. Enfin, sur votre demande, un ordre est donné à un serviteur. Il s’éloigne, il revient portant un paquet enveloppé dans une étoffe ancienne. Le cœur vous bat plus vite. Que va-t-il sortir de ce cachemire aux belles couleurs ? L’Excellence vous tend un manuscrit à la reliure fatiguée. Le volume est là, fermé, entre vos mains…

Maintenant, si vous aimez avec passion les enluminures bleues, noires et or, aux entrelacs aussi fins que cheveux et d’une telle sûreté de dessin qu’il semble incroyable qu’une main d’homme les ait tracés ; si vous aimez les miniatures où des amants vêtus de brocart amarante se promènent sur les bords fleuris d’un ruisseau à l’ombre d’un platane que l’automne dore, — où des cavaliers montés sur des chevaux aux jambes grêles, au cou allongé, à la tête fine, poursuivent des gazelles bondissant sur le sable mauve du désert parmi les touffes d’œillets sauvages, tandis que les regardent des spectateurs dont les corps sont cachés de l’autre côté de la colline et dont les têtes seules, dépassant la crête du monticule, se détachent nettes sur le bleu outremer d’un ciel où flottent des nuages stylisés à la mode chinoise ; si vous vous plaisez à regarder les mêlées guerrières dans lesquelles les masses d’armes s’abattent sur les têtes qu’elles écrasent, où l’or des casques luit, où les arcs se tendent, où les chevaux s’affolent… Ou bien, c’est un roi assis dans une prairie ; au-dessus de lui, pour l’abriter des ardeurs du soleil qui s’abaisse dans un ciel orange, un tapis splendide est tendu ; à l’écart, des serviteurs préparent le repas du soir, l’un d’eux puise de l’eau dans le ruisseau qui serpente parmi les herbes, l’autre grille un quartier d’agneau sur des braises ; le roi est las, il s’ennuie… Et voici qu’un seigneur, couvert d’un long vêtement ponceau, lui amène, ya Allah ! une adolescente merveilleuse. Ah ! son visage comme une lune ! l’arc délié de ses sourcils ! sa bouche minime ! Ah ! sa taille flexible comme le jeune peuplier et droite comme le cyprès ! Ah ! ses pieds pareils à ceux d’un enfant et les molles boucles brunes qui encadrent ses joues pures ! Elle est vêtue d’une robe exacte fourrée de martre zibeline et sur la soie verte de laquelle des oiseaux d’or se becquètent, ivres d’amour… Si vous aimez la maîtrise, la souplesse, les aveux et les retours d’un art subtil, le rythme des formes, leur grâce ou leur sévérité, la richesse pleine et franche des tons, alors vous vivrez à cet instant une minute d’émotion suprême. Vous hésitez. Sera-ce un Behzad ? un Sultan Mohamed ? ou un maître inconnu, plus précieux encore, du XIVe siècle ?

Vous entr’ouvrez le manuscrit et le refermez aussitôt. Un coup d’œil rapide comme l’éclair sur une seule des miniatures a mis fin à vos espoirs. Rien, ce n’est rien, une médiocre copie qui date de la décadence, un livre refait, rien, rien du tout. Hich, hich nist, comme disent les Persans.

Mais si, par extraordinaire, le livre est bon, si vous avez enfin entre les mains l’œuvre magistrale que vous cherchez depuis longtemps, prenez garde. Vous êtes en face d’un observateur attentif, d’un homme fin et rusé, habitué depuis toujours à la dissimulation orientale auprès de laquelle la nôtre n’est que jeu puéril. Il feint l’indifférence ; il s’entretient avec ses serviteurs, mais, sans en avoir l’air, il vous perce de ses regards et cherche à lire au fond de votre âme. Éteignez l’éclat de joie qui a brillé un instant dans vos yeux ; soyez maître de votre voix et de votre geste ; parcourez le manuscrit sans hâte et sans lenteur ; remettez-le à son propriétaire, et la conversation s’engage.

Vous déclarez à Son Excellence que vous recherchez les œuvres anciennes, qu’il n’y a à cela aucune raison valable, qu’il faut être fou pour préférer un objet usé, sali, détérioré, à un beau livre moderne qui sort frais et éclatant des mains de l’enlumineur. Mais la sagesse n’est-elle pas de vivre avec sa folie ? Cela dit, vous voudriez savoir à combien de tomans Son Excellence estime le manuscrit. A quoi Son Excellence répond que vous êtes un amateur réputé en Perse comme en Europe, que, du moment où vous vous intéressez à ce livre, il devient inestimable, que cependant Elle a une telle confiance en vous qu’Elle vous prie d’en fixer vous-même le prix, bien qu’Elle soit prête, du reste, à vous en faire cadeau. Après maintes parades et ripostes, vous êtes obligé de dire un chiffre. Et, personnellement, je trouve avantageux de dire à ce moment-là le prix le plus élevé possible, mais l’école contraire a ses partisans. L’Excellence, avec un gracieux sourire, déclare qu’Elle n’est pas décidée à se séparer de son manuscrit, qu’à le revoir ainsi, après en avoir presque oublié l’existence, Elle sent qu’Elle s’y est attachée et qu’il est devenu désormais le plus précieux de ses biens.

Écoutez, impassible, ce discours, quand même vous souffrez comme si on vous arrachait un morceau de chair vive. Ne faites pas un geste pour ressaisir le manuscrit. Ne demandez pas à l’examiner à nouveau. Changez de conversation et, au bout d’un quart d’heure, prenez congé de votre hôte.

Vous rentrez chez vous fiévreux ; vous passez une mauvaise nuit. Vous rêvez au chef-d’œuvre découvert : des voleurs s’en emparent, il arrive entre les mains d’un autre amateur à Paris ! Au matin vous êtes prêt à courir chez l’Excellence pour l’acheter à n’importe quel prix. Contenez-vous. Deux ou trois jours plus tard (pas avant), dépêchez au propriétaire un dellal à qui vous promettez une forte commission s’il obtient le manuscrit pour la somme à laquelle vous l’estimez. Rien ne lasse la patience d’un dellal courant après une commission. Il s’installe chez le grand seigneur ; il assiste à son lever, à ses repas, à son coucher ; il lui raconte des histoires ; il l’amuse ; il le fait rire ; il pleure, il se jette à ses pieds, il lui embrasse les genoux. Après une ou deux semaines de ces manèges quotidiens, vous le voyez entrer chez vous un matin portant le manuscrit convoité.

Tout se fait ici, aujourd’hui comme jadis, par dellals. Ce sont les gens les plus adroits, les plus souples, les plus fins, les plus insinuants du monde. Les marchandages avec eux sont longs et compliqués. Mais ce sont des gens d’affaires et on finit par s’entendre.

Un de nos dellals préférés, Moussa, est un parfait comédien. Chaque jour il vient nous voir et la parade commence toujours de la même manière.

A l’entrée dans notre appartement, il déclare qu’il est notre ami particulier et qu’il veut faire l’impossible pour nous plaire. Aujourd’hui, il a recueilli des trésors à notre intention, et c’est un chèque (Moussa a un compte à la Banque anglaise !) de mille tomans que nous lui signerons. Il n’est pas un marchand ordinaire et nous ne sommes pas, non plus, des clients de rencontre. Nous savons le bon et le mauvais de tout, le fin et l’excellent ; nous connaissons mieux les antiquités que quiconque et il n’y a pas à nous tromper. Aussi lui, Moussa, dellal choisi de nos Seigneuries, ne nous jouera pas les comédies ordinaires. Aujourd’hui, il ne dira qu’un prix, le seul, le bon, le dernier ; et si nous nous arrangeons ainsi, c’est bien, et si nous ne nous entendons pas, c’est bien encore.

Cela dit — et c’est une mesure pour rien — il exhibe sa marchandise. Au premier objet auquel nous nous arrêtons :

— Ah ! c’est une pièce extraordinaire. Vous ne touchez pas à des choses médiocres. Ce morceau de velours date de Chah Abbas !

— Combien en veux-tu ?

— Je dirai un prix, un seul, le plus bas, mais alors il ne faut pas marchander ; c’est promis ?

— Dis ton prix.

— Cent tomans.

— Bien, je t’en donne dix.

— Il en vaut cinq cents, par Khoda qui nous entend. Mais j’ai besoin d’argent et je le donne en cadeau.

— Dix tomans.

— Impossible, dites votre prix véritable.

— Dix tomans.

— Je le garde, male Moussa (la chose reste à Moussa).

— Eh bien, c’est fini pour aujourd’hui, je n’ai pas envie de voir autre chose.

— Dites un prix, un seul, le dernier.

— Un toman de plus, parce que c’est toi.

Il se met à genoux, les mains jointes, il a des larmes dans les yeux et du rire dans la voix.

— Le dernier ! le dernier !

— Onze tomans.

— D’un geste vif, il prend le velours et nous l’offre :

— Male Sahib (la chose est à vous, Seigneur). Aujourd’hui, Moussa fait un cadeau.

La comédie recommence pour chaque objet. Quand nous sommes trop loin l’un de l’autre pour une pièce plus importante, elle dure deux, trois, huit jours et finit toujours de la même manière.

Nous ne sommes pas à Téhéran depuis vingt-quatre heures que tous les dellals de la ville sont à notre porte. Les plus riches arrivent avec leur domestique poussant des ânes chargés de tapis et d’étoffes. En vain essaie-t-on de s’enfermer chez soi ; rien ne les lasse. Ils restent devant le club du matin au soir, attendant le bon plaisir de nos Seigneuries. Guettant le moment où nous nous laisserons fléchir, ils nous tendent des objets par les fenêtres, étalent des tapis dans la rue. On ne peut leur échapper. Comme ils sont presque tous juifs, nous jouissons le samedi d’un repos relatif. Pas un seul d’entre eux ne consentirait à s’occuper d’affaires le jour du sabbat. L’appât d’un gain énorme ne les ferait pas sortir le samedi de leur quartier où ils se reposent après avoir loué Dieu le matin à la synagogue. Les marchandises qu’ils apportent ne leur appartiennent pas ; ils ne sont que courtiers, vont chez les gens, furètent partout et finissent par se faire confier quelques objets à un prix fixé, et très bas. Leurs femmes visitent les anderouns et y trouvent des étoffes, des bijoux. Nous avons quelquefois de ces Juives à la maison. Elles sont immuablement vêtues de noir comme les Persanes et voilées ; une fois la porte fermée, elles se dévoilent, montrent des visages ridés, mais assez beaux, de vieilles femmes aux traits réguliers et énergiques. Seuls les grands marchands, enrichis par le commerce des tapis avec Constantinople ou par d’heureuses trouvailles de fouilles, nous offrent le thé dans leurs belles maisons du quartier européen. Ils sont Juifs ou Arméniens et ont noué des relations avec leurs communautés dans les villes diverses où l’on a chance d’acheter des antiquités.

Est-il nécessaire d’ajouter que les Arméniens n’aiment pas les Juifs et que ceux-ci, qui sont orgueilleux, méprisent les Arméniens ?


Promenade à Rhagès.

Aux portes orientales de Téhéran, cité moderne, Rhagès (ou Ray) est, selon Gobineau, une des premières villes fondées sur le sol de l’Iran par les Ariens lorsqu’ils eurent franchi, descendant vers le sud, la chaîne de l’Elbourz. L’existence de Rhagès aux quatre châteaux remonte certainement à la plus haute époque et elle a joué un rôle important dans la civilisation de l’Asie centrale. L’histoire charmante du jeune Tobie qui se passe au VIIe siècle avant Jésus-Christ a fait connaître son nom dans le monde chrétien. Nous savons peu de chose de Rhagès sauf qu’elle fut détruite au XIIIe siècle par les Mongols. A deux et trois reprises les généraux de Gengis Khan et d’Houlagou la ruinèrent de fond en comble et firent si bien qu’ils effacèrent de la surface de la terre une ville qui, depuis des siècles, en était l’ornement et la gloire. Rhagès couvrait une étendue immense. Les maisons dans les villes asiatiques n’ont jamais qu’un étage, mais la plus pauvre d’entre elles a une cour intérieure et une petite pièce d’eau. Les habitations des gens plus à leur aise enferment dans leurs murs un jardin. Rhagès avait ainsi une superficie aussi grande que celle de Paris.

Qu’en reste-t-il aujourd’hui à la surface du sol ?

Rien, le désert a tout envahi. Le sable l’a recouverte et l’on cherche en vain les lignes principales et le plan de la ville ancienne. Où étaient les bazars ? où les temples ? où les maisons des riches ? où les palais des khans ? où la citadelle ? Le relief actuel est d’une désespérante monotonie ; ce ne sont que dunes succédant à des dunes ; parfois, un ruisseau, quelques arbres, une oasis perdue dans le désert qui ondule comme une mer agitée. La ville arrivait, sans doute, jusqu’à l’arête de collines rocheuses qui forment le dernier contrefort de la chaîne de l’Elbourz. Au pied des rochers qui descendent à la plaine en grands pans réguliers, on trouve le bassin d’une source aux eaux claires. Un des derniers Chahs, Nasr ed din, a fait tailler dans le roc un bas-relief où il est représenté à la manière antique, entouré des grands de sa cour. Il est légitime de penser que ce beau site faisait partie de la ville de Rhagès et était peut-être enclos dans les jardins des khans. A peu de distance se trouve la tour des Guèbres où, aujourd’hui encore, les descendants des anciens habitants de la Perse exposent leurs morts aux morsures du soleil brûlant et aux becs avides des vautours.

A quelques centaines de pas au sud-est de la source se trouve dans une oasis une tour ancienne restaurée il y a une soixantaine d’années. C’est le seul monument subsistant de la Rhagès du Xe ou XIe siècle. Près de cette tour qui servait, elle aussi sans doute, à l’exposition des cadavres, il y a un café en plein air et une petite mosquée. Des arbres splendides en ombragent la cour ; les premières ardeurs du printemps ont épanoui les bourgeons au bout des branches ; les jeunes feuilles sont d’un ton vert que rendent plus intense les sables roux entourant ces jardins.

Nous déjeunons au pied de la tour, installés à la persane sur un tapis étendu au bord d’un ruisseau, dans un verger où les cognassiers mêlent leurs fleurs blanches aux fleurs roses des arbres de Judée. Le maître du café nous prête un samovar où Aziz préparera le thé ; un flacon du vin capiteux de Kazvin rafraîchit dans l’eau courante. Un homme apporte une cage qu’il pose près de nous ; un rossignol y est enfermé, mais la délicatesse persane a orné sa prison d’une façon charmante : deux coupes en terre émaillée contiennent l’une de l’eau, l’autre du grain, et dans un petit pot de faïence bleue fleurissent une branche de lilas blanc et quelques œillets sauvages. A peine la cage à terre, le rossignol qui sait son métier gonfle sa gorge grise, ouvre large son bec et commence ses roulades et ses trilles les plus aigus. Ces rossignols atteignent des prix élevés au marché de Téhéran ; — grands seigneurs et marchands veulent avoir leur rossignol chanteur. Ainsi faisons-nous au pied de la tour ancienne de Rhagès, sous les fleurs printanières des arbres fruitiers, un déjeuner en musique.

Puis nous nous rendons à Bibi-Zobéïdé, hameau sur la route qui va de Téhéran à Chah-Abdul-Azim. On a entrepris des fouilles près de la propriété de Choa es Saltaneh dans laquelle ont été trouvées de belles céramiques anciennes. Nous passons quelques maisons aux trois quarts ruinées ; l’une d’elles est habitée par d’horribles négresses à peine couvertes de haillons et qui demandent l’aumône. Nous arrivons dans une vaste plaine que traverse, dans sa partie la plus haute, un ruisseau entre deux digues plantées d’arbres. La plaine a l’aspect bosselé de tout le terrain entre Téhéran et Chah-Abdul-Azim ; ce ne sont que dunes de sable de quatre à cinq mètres de hauteur. Des terrassiers sous la direction d’un surveillant y ont ouvert une tranchée ; les uns creusent la terre à coups de bêche, les autres l’emportent dans des corbeilles de joncs. Le monticule contient un nombre inouï de fragments de poterie. C’est à croire que les habitants de Rhagès, jadis, jetaient là tous leurs pots cassés. Il n’y a dans cette dune que la poterie la plus ordinaire, recouverte d’un émail bleu turquoise sur lequel le contact du sable pendant six ou sept siècles a jeté des irisations argentées.

A quelques pas de là, le surveillant nous montre un trou plus profond. Je me laisse glisser jusqu’à une première assise de briques et j’aperçois, s’enfonçant dans la terre, un mur de quatre mètres de hauteur environ. Je ne puis descendre plus bas, car les terres meubles au-dessus de moi menacent à tout instant de combler le trou où je suis.

Plus loin, une autre tranchée a été ouverte. Ici les fouilles sont plus profondes ; on a trouvé des murs anciens à plusieurs mètres sous terre et un puits que l’on est en train de déblayer. Nous regardons avec soin le contenu des paniers d’osier qu’on vide sur le sol. Parmi le sable et la terre, voici encore des fragments de poterie, mais, cette fois-ci, d’une belle faïence à reflets métalliques, blanche à décor ocre. Nous trouvons quelques morceaux où sont représentées des figures humaines. Les têtes sont du type bien connu de Rhagès, la mâchoire lourde, les joues pleines, la bouche et le nez petits, les yeux immenses sous des sourcils qui s’en vont jusqu’à la naissance des oreilles, les cheveux divisés par une raie au milieu de la tête, tombant en bandeaux jusque sur les épaules.

Nous allons ainsi de fouille en fouille dans la chaleur du jour. Le soleil d’avril est fort et presque insupportable dans la plaine de Rhagès ; les terrassiers travaillent à demi-nus ; ils sont déjà bronzés comme au cœur de l’été. Nous ramassons ici et là un morceau de verre irisé, quelques débris d’une coupe polychrome jadis belle. Le sous-sol est prodigieusement riche ; il suffit de gratter au hasard pour trouver les traces de la civilisation du XIIIe siècle. Mais pourquoi fouille-t-on ici plutôt que là ? pourquoi ouvrir une tranchée à droite et non à gauche ? Nous le demandons au chef d’une équipe de terrassiers. Il lève un doigt sec vers le ciel et répond d’un seul mot :

— Khoda.

C’est Dieu, le seul maître de la fouille.

Les ouvriers sont à la solde d’un entrepreneur qui travaille ou pour son compte, ou pour celui d’un marchand de Téhéran. La découverte des faïences de Rhagès et de Sultanabad, leur beauté sans pareille, la nouveauté de leur décor et son raffinement, les prix élevés qu’elles ont atteint en Europe et en Amérique ont déchaîné un vent de folie sur la Perse. Chacun a espéré trouver sous terre la belle pièce, céramique ou bronze incrusté d’argent, par quoi il s’enrichirait. Les princes se sont associés à des Juifs ; les Arméniens ont loué des terres ; on va chercher dans la plaine au nord de Sultanabad une colline à éventrer ; on intéresse le gouverneur de la province au résultat des fouilles. Tout le monde est devenu antiquaire en Perse et ma blanchisseuse en m’apportant mon linge m’offre des fonds de coupes recollés provenant de Rhagès.


Le vieil enlumineur.

Une chambre claire donnant sur une terrasse dans une cour écartée du bazar sert d’atelier à un enlumineur. C’est un vieil homme à la barbe blanche qui a toujours vécu au milieu des manuscrits. Il les décore dans le style ancien, car la mode n’a pas changé depuis trois siècles et il se borne à reproduire avec fidélité, dans des manuscrits modernes ou dans des manuscrits anciens dont, pour une raison ou pour une autre, les miniatures n’ont pas été terminées, les scènes traditionnelles que les peintres de la dynastie des Séfévis exécutaient au XVIIe siècle à l’imitation de celles du XVIe. Et de même il a gardé la technique d’autrefois ; lui et ses aides travaillent comme le faisait Behzad l’inimitable. Ils n’emploient pas de palette ; ils ont sur le dos de leur main gauche de petites pyramides de couleurs à la gouache, du rouge vermillon, du bleu, du jaune et du noir, qu’ils touchent du bout d’un pinceau si fin qu’il doit avoir été fait avec les cils d’une adolescente. Un artisan spécial est chargé d’étendre l’or sur les fonds. S’il devait y avoir, un jour encore, une peinture persane, c’est dans un atelier comme celui-ci que, princesse endormie depuis des siècles, elle se réveillerait.

Mon vieil enlumineur est passé maître dans l’art de restaurer les manuscrits qui ont subi l’injure des siècles. Il le fait avec une habileté et une conscience professionnelle admirables. Je le regarde travailler longuement et les heures que je passe avec lui me sont fort utiles. Si je suis arrivé à une connaissance un peu approfondie de la miniature persane, s’il est difficile aujourd’hui de me tromper, c’est à lui que je le dois.

Ce peintre est, en outre, un homme cultivé ; il connaît l’histoire de l’art qu’il pratique, les maîtres et les styles. Je lui montre ce que je trouve dans mes chasses passionnées. Il est bien rare qu’il ne puisse me dire d’où vient la pièce sur laquelle je l’interroge, dans quel atelier elle a été faite, à quelle époque.

Depuis un an ou deux, mon vieil ami est accablé de travail, car les marchands de Téhéran ne cessent de lui apporter d’anciens manuscrits abîmés par les vers, par l’humidité, par le manque de soin. Ils veulent de lui qu’il reprenne les chefs-d’œuvre détériorés et leur rende leur éclat ancien par quoi ils atteindront sur le marché occidental un prix élevé. Et l’enlumineur, d’un pinceau discret, fait renaître un sourire sur une bouche effacée, ranime l’éclat d’un œil sous un sourcil arqué et sème de fleurs les rives d’un ruisseau. Ce faisant, il n’a jamais pensé qu’il aidât à tromper des amateurs européens peu éclairés. Il accomplit en conscience son métier qui est de peindre des miniatures dans le goût antique et de restaurer celles qui ont souffert les injures du temps. Notre vieil homme serait bien étonné d’entendre prononcer devant lui le mot de faussaire. Il suit la voie que lui ont tracée ses prédécesseurs et, sur une terrasse, dans une allée écartée du bazar de Téhéran, perpétue les traditions de la très noble, très ancienne et très belle peinture persane.

IV
LA ROUTE DU MAZANDÉRAN

Septembre 1909

Voici sept ou huit semaines que je vis à la persane, que je mange, accroupi sur mes talons, les plats du pays que les serviteurs posent à terre au milieu de la pièce où le hasard nous a réunis ; que je souffre de la chaleur sèche, continue, implacable ; que je ressens une fatigue qui ne me quitte pas, une nervosité qui ne sait à quoi s’en prendre ; que la fièvre rôde autour de moi à l’heure où le soleil descend. Je n’en puis plus. Il faut partir. Mais une humeur inquiète m’empêche de rentrer simplement au logis par l’excellente route qui va de Téhéran à Enzeli sur la mer Caspienne. Je veux aller plus loin vers l’est, m’enfoncer au cœur de l’Asie, je veux voir Méched la Sainte, l’éblouissante Boukhara et la plus belle Samarcande, la ville impériale de Timour Leng. Je veux profiter des jours dorés de l’automne en Perse pour voyager encore… Et je me penche sur des cartes et je compare des itinéraires.

[Carte]

Pour aller à Méched, il y a la route à voitures qui longe au sud la grande chaîne de l’Elbourz. On trouve des chevaux aux relais et l’on arrive à Méched en une dizaine de jours. Mais le trajet est monotone et sans intérêt.

Il est une autre voie plus hasardeuse qui n’est qu’une piste de caravanes. Elle gagne par les montagnes un des petits ports au sud de la mer Caspienne, Méched-Isser ou Bender-Guez. Là, un vapeur russe, une fois la semaine, vous conduit à Krasnovodsk, tête de ligne du chemin de fer transcaspien. La piste muletière qui part de Téhéran contourne le Démavend et mène, par une vallée élevée, étroite, difficile, aux forêts impénétrables du versant caspien, à la jungle et à la plaine fiévreuse et riche du Mazandéran. Cette route est une des plus fatigantes qui soient. Mais elle est célèbre pour la beauté des sites qu’elle traverse et les magnifiques contrastes qu’elle offre au voyageur. Elle s’appelle la route du Mazandéran. C’est elle que je choisis.

Il faut organiser ma petite caravane. La chose m’est rendue facile par les Toumaniantz, riches Arméniens persans de Bakou et de Téhéran qui font de grandes affaires en Perse, en exportent des fruits secs et se servent pour acheminer leurs transports de la route que je vais prendre. Ils me trouvent un tcharvadar qui, pour un prix raisonnable, se charge de me conduire à Méched-Isser. Le tcharvadar a quatre chevaux habitués à ce trajet. La bête qu’il me destine est un petit cheval bai, mince et robuste à la fois, aux jambes fines, à la tête intelligente. Un cheval portera mon cuisinier ; le troisième mes bagages et mes vivres, et le muletier montera le quatrième. Dans de longues conversations, nous fixons le jour du départ et le nombre des étapes. Il est convenu que nous ferons un détour pour aller voir la très ancienne ville de Démavend qui n’est pas sur mon itinéraire et que j’y coucherai. Le ministre de l’Intérieur, Sardar Assad, me promet deux cosaques persans pour la première étape de nuit en quittant Téhéran. Au lendemain de la révolution, les environs de la ville sont peu sûrs. On y détrousse les voyageurs, à main armée, même dans le quartier européen de Chimran. J’ai trouvé, non sans peine, un domestique à tout faire qui me servira d’interprète et de cuisinier. C’est un grand garçon tout jeune, Elias, qui est juif et m’est recommandé par le directeur de l’excellente école de l’Alliance israélite. Il achète une marmite, des vivres. J’ai une lampe à alcool pour faire la cuisine. Le domestique qui m’a servi jusqu’alors à Téhéran, le petit Morteza, tristement, prépare les bagages. Le petit Morteza est triste parce qu’il ne part pas avec celui qu’il appelle « mon maître ». Morteza, il faut que j’en trace ici un portrait car, bien malgré moi, il fera en ma compagnie la route du Mazandéran. Son souvenir pâlot reste associé aux grands souvenirs de ce voyage ; sa petite figure misérable m’apparaît encore dans les paysages admirables qui se sont levés devant moi ; j’entends sa voix, aux inflexions si polies, mais qui me mettait dans un état d’irritation que je contenais avec peine. Morteza, qui espérait sortir, grâce à moi, de la misère où il était à Téhéran et que j’y ai laissé retomber lorsque nous nous sommes quittés — petite scène baroque vraiment — à Samarcande. Ah ! je vais la dire tout de suite, cette scène de Samarcande. Je ne puis l’oublier, bien qu’elle semble n’avoir aucun intérêt. Et, du reste, elle éclairera d’un jour cru Morteza… et moi-même. Voici : j’ai vécu avec Morteza pendant trois mois ; nous avons couru des dangers ensemble, partagé les mêmes fatigues, subi les mêmes privations. Je suis humain ; j’ai été bon pour lui ; je l’ai largement payé, en outre. Mais quand je l’ai quitté à Samarcande, lui regagnant la Perse, moi la Russie et l’Europe, par Tachkend, quand Morteza s’est séparé, les larmes aux yeux, de son « maître bien-aimé », il m’a été impossible de lui tendre la main. Lorsque j’ai senti que je ne pouvais faire ce geste si simple, j’en ai été stupéfait. Je le suis encore parfois, aux heures où je suis un peu en querelle avec moi-même. J’ai serré beaucoup de mains en ma vie et, sans doute, celles de fort malhonnêtes gens. Morteza était parfaitement honnête, et tout de même… Non, il y avait quelque chose, non pas entre nous, mais seulement de moi à lui, qui empêchait la poignée de mains. Je sens qu’il faudra que le lecteur fasse avec moi toute la route du Mazandéran pour qu’il comprenne la scène de Samarcande. Et encore arriverai-je à m’expliquer ?… Revenons à notre point de départ.

Morteza a été élève et bon élève de l’Alliance israélite à Téhéran. Ces écoles donnent leur enseignement en français et rendent d’immenses services en Orient à la cause française. Les parents de Morteza sont dans la dernière misère. Son père, qui était colporteur, est devenu aveugle avant quarante ans. Sa mère ne fait rien. « Pourquoi ne travaille-t-elle pas ? lui ai-je demandé. Ne peut-elle laver du linge, coudre ou broder ? — Elle ne saurait pas, m’a-t-il répondu, les femmes chez nous ne travaillent pas. » Y a-t-il là quelque chose de propre à la famille de Morteza ? Se croit-elle au-dessus du travail ? J’ai vainement cherché dans cette réponse un regret ; mais j’y ai trouvé de l’orgueil. A seize ans, Morteza a été proposé par l’école pour être envoyé à l’Alliance à Paris, où l’on forme des professeurs. Paris, Paris pour Morteza ! Ce petit garçon misérable irait à Paris ! Il travaillerait ; il s’élèverait au-dessus de lui-même, il verrait le monde et il reviendrait en Perse professeur portant une redingote et des lunettes ! Voilà la chance de sa vie pour le petit Morteza. C’est alors que le destin a répondu par la voix de Morteza père : « Non. » Le père de Morteza a dit : « Je suis aveugle, je suis seul. Mon fils me quittera-t-il ? Je n’aurai pas près de moi avant de mourir les enfants de mon enfant. Que mon fils reste avec moi et se choisisse une femme. »

Morteza a continué de traîner des jours pitoyables dans le quartier juif de Téhéran près de son père aveugle et de sa mère oisive. Le samedi était le grand jour de la semaine : dès l’aube, Morteza était à la synagogue. Fier de ses années d’école et de ses succès, il se mêlait aux discussions passionnées qui se prolongeaient jusqu’au soir. Il en sortait épuisé, enivré d’une dialectique trop subtile, mais l’orgueil d’appartenir au peuple élu lui donnait la force de se redresser encore. Cependant il crevait de faim, inapte aux tours et détours des adroits commerçants qui ne manquent pas dans le quartier juif. Il gagne quatre sous dans une imprimerie fondée au moment où le Chah donnait un peu de liberté à son peuple. Mais au bout de quelques mois, Mohamed Ali Chah reprit à coups de canon ce qu’il avait accordé par contrainte et les imprimeries furent fermées.

Cependant, les parents de Morteza qui ne pensaient qu’à perpétuer leur race misérable avaient voulu le marier. Ils avaient trouvé pour leur fils de seize ans sans le sou une petite fille de douze ans sans dot. Ils avaient acheté — avec quoi ? — le trousseau de leur fils dont l’unique pièce était le lit nuptial, soit une grande couverture molletonnée, doublée à l’intérieur d’un de ces jolis voiles imprimés de Perse que l’on connaît en Europe. On étend ce vaste édredon à terre ; on s’y couche avec sa femme ; on rabat la moitié de l’édredon sur soi et voilà un lit chaud et confortable à la mode persane.

Mais Morteza, pour la première fois de sa vie, a montré quelque bon sens. Il s’est dressé contre ses parents : « Je me marierai plus tard, dit-il, quand je gagnerai de quoi vivre. »

Je suis arrivé en Perse où j’étais déjà connu. Apprenant qu’un Français cherchait un domestique, Morteza est accouru. Il est petit, maigre, malsain ; il a les yeux délicats ; il est maladroit et craintif. Il porte une grande redingote crasseuse que son père n’a pu vendre, sans doute, au temps où il était porte-balle ; un pantalon déchiré et dont le bas s’effiloche ; des chaussures trouées. Point de linge visible. Mais il est poli, d’une politesse recherchée. Il ne m’adresse la parole qu’en s’inclinant, les yeux baissés et les deux mains croisées sur le ventre. On me garantit son honnêteté. Il parle français : je le prends.

Il ne sait rien, trois fois rien, comme on dit dans le peuple. Il faut lui apprendre à installer une moustiquaire, à rouler mon matelas, à cirer mes souliers, à préparer le thé. Il déploie une bonne volonté que seule sa maladresse égale. Ce domestique, au lieu de m’éviter des fatigues, trouve le moyen de m’énerver le jour durant. Dans mes discussions avec les marchands qui m’assiègent, ceux-là, malins, arrivent à le mettre de leur côté, sans que cela lui rapporte un sou. Il est toujours contre moi et trouve des arguments gratuits en faveur de ces rusés compères. Lorsque je lui dis l’offre qu’il doit transmettre de ma part aux marchands, il me répond de lui-même : « Il ne se contente pas. » Je le rabroue. Pour un rien, je le battrais. (Le climat persan invite un homme pacifique à se détendre les nerfs en allongeant un coup de poing à qui l’irrite.) Pourtant je ne le bats pas. Je devrais avoir pitié de lui, mais il est incapable d’exciter en moi un mouvement généreux. Le samedi matin, Morteza va à la synagogue. J’exige qu’il soit rentré à huit heures, car ma journée commence vers cinq heures. On se lève de bonne heure en Perse pendant l’été, et les Juifs sont au temple dès l’aube. Mais deux heures ne suffisent pas à l’exaltation raisonneuse de Morteza. Il voudrait rester à discuter jusqu’à midi. Ses yeux s’emplissent de larmes quand je refuse la permission de midi. Mais il ne proteste pas. Morteza me respecte ; pis, il m’aime. Morteza aime son maître qui ne le bat pas et qui n’a pas pitié de lui. Et puis il est fier de moi. Je lui apporte beaucoup de jouissances d’orgueil. Il m’accompagne chez les grands personnages ; il entre avec moi chez les ministres et chez les princes ; il se met à genoux, croise les mains sur son ventre et me sert d’interprète. Son pauvre petit corps maigre se gonfle, éclate de vanité quand, sur le siège d’une voiture à deux chevaux, il traverse avec moi le quartier juif.

Du jour où il est entré à mon service, il n’a plus qu’une idée : venir avec moi à Paris. Une fois, il s’est risqué à me le demander. « N’y songe pas, lui ai-je répondu. Tu peux vendre du français en Perse ; mais du persan à Paris, c’est plus difficile. »

Quand je prépare mon voyage au Mazandéran, je lui annonce que je ne l’emmènerai pas. « Que faire de toi ? je serais obligé de te soigner. Tu ne sais ni voyager, ni faire la cuisine, ni préparer les bagages. » Morteza est au désespoir.

Le jour du départ arrive. J’emballe mes vêtements et mes provisions moi-même devant Morteza qui me regarde. A deux heures, les domestiques de mon hôte m’appellent. Ils ont l’air terrifié. Quel malheur est survenu ? Je les suis au jardin.

Miniature persane : sous un grand platane, sur l’herbe près d’un ruisseau au bord duquel se dressent de beaux iris sombres, deux femmes vêtues et voilées de noir sont assises et pleurent. A côté d’elles, l’ami de mon nouveau domestique Elias que j’attends est debout, les yeux baissés, la figure triste. Que s’est-il passé ? Il s’approche de moi et d’une voix en deuil il m’apprend qu’Elias est tombé d’un âne ce matin en descendant de Chimran et s’est cassé l’épine dorsale. Il agonise en cet instant et ce sont ses tantes qui, devant moi, mêlent leurs larmes à l’eau du ruisseau.

Tout aussitôt, je sais qu’il ment, qu’il y a là une scène organisée pour me tromper. Mais que faire ? Je ne puis contraindre Elias, caché dans quelque coin du quartier juif, à m’accompagner malgré lui. Qu’est-ce qui a pu l’empêcher à la dernière minute de faire ce voyage qui le tentait si fort ? J’en ai eu peu après l’explication. Le bruit s’était répandu dans Téhéran que des Bakhtyares anciennement au service du Chah s’étaient réfugiés au nombre de quelques milliers dans les montagnes au-dessus de la capitale, qu’ils tenaient les routes, tuaient et détroussaient les voyageurs. La peur avait été plus forte en Elias que le désir de voyager… Je me tourne vers Morteza.

— Voici ta chance, lui dis-je. Si tu es prêt à partir dans trois heures, je t’emmène.

— Jusqu’à Paris ? dit le petit Morteza tremblant d’émotion.

— Jusqu’à Samarcande, si tu le veux, et pas plus loin. Voici cent francs pour t’équiper. C’est oui ou non, tout de suite.

C’est oui, et à six heures nous sommes là dans la cour du palais à charger les chevaux. Sur le bât d’un cheval, on met le sac des vivres, puis une grande couverture rouge, molletonnée, immense. Qu’est cela ? C’est le lit nuptial de mon jeune domestique. N’osant passer chez lui dire adieu à ses parents qui l’auraient empêché de partir, il a fait voler son lit par un ami. Lorsque, petit enfant, on me lisait dans l’Évangile le récit de la guérison du paralytique et qu’on arrivait à la parole de Notre-Seigneur : « Prends ton lit et marche, » je m’étonnais du désir de compliquer ce beau miracle en obligeant le ressuscité à porter un lit incommode et lourd à la façon des nôtres. Depuis que j’ai voyagé en Orient et que j’ai vu le lit de noces de Morteza courir les routes devant moi, je ne suis plus surpris.

Morteza va partir, et à chaque minute il tremble à l’idée que ses parents avertis enverront les anciens de la communauté juive le réclamer au moment même où il s’affranchit.

Enfin l’heure est venue, le soleil baisse, les cosaques de Sardar Assad sont là. Je monte à cheval : Morteza se fait hisser sur sa bête par le tcharvadar et nous voilà, au crépuscule, ayant passé la porte de Dochan-Tépé, sur la route du Mazandéran. Elle file vers le nord-est, laissant à droite Dochan-Tépé, « la montagne aux lièvres », une des résidences d’été du Chah. Le désert commence aux portes mêmes de la ville. Dès qu’on est hors des murs, ce n’est plus que sables et pierres.

Le gris de la nuit couvre déjà la plaine stérile où nous sommes.

En face de nous, les montagnes sont encore bleues et le cône immense du Démavend que des traînées verticales de neige sillonnent accroche ce qui reste de lumière dans le ciel.

Le tcharvadar a réparti les bagages sur deux bêtes, profitant de ce que nous avons un cheval disponible, car un ami d’Elias devait nous accompagner et, comme lui, tremble de peur au fond du quartier juif. Parfois le tcharvadar monte sur une de ses bêtes, mais, à l’ordinaire, il préfère marcher et les pousser devant lui. Il va d’un pas souple et extraordinairement rapide. La résistance de ces hommes est étonnante. Ils couvrent des étapes de huit à dix lieues, dans le désert ou dans la montagne, par la chaleur ou par le froid. A l’étape un bol de riz ; aux haltes, sur le chemin, quelques verres d’un thé très sucré leur suffisent et parfois lorsque la fatigue est trop grande, quelques bouffées d’opium.

Dans la nuit, nous arrivons à la première chaîne de collines ; la lune est aux trois quarts cachée par de petits nuages gris pommelés. La piste maintenant est plus étroite. Devant nous, à une faible distance, des nuages de poussière se lèvent. Mes braves cosaques partent au galop en éclaireurs, le fusil à la main. C’est une caravane qui approche ; une centaine de chameaux avancent lentement, hochant la tête avec cet air de doute mélancolique auquel les siècles n’ont pas apporté d’apaisement. Nos chevaux s’apeurent. A ceux qui pensent que le monde donne le tableau d’une harmonie préétablie, je livre le petit fait suivant. De toute éternité, sur les routes d’Asie, chevaux et chameaux ont cheminé côte à côte. Mais le cheval n’a jamais pu s’habituer à l’odeur que dégage ce quadrupède bossu, et le tient en horreur.

De voleurs, pas l’ombre. Seul un homme armé nous croise fièrement. Vers minuit, nous voici au petit village de Kémard où nous passons quelques heures. Au caravansérail, j’ai une chambre sur une terrasse. Tandis que Morteza étend son lit par terre, je place mon mince matelas de kapok sur la terrasse branlante et trouble le sommeil des poules, légitimes possesseurs de ce lieu.

Avant cinq heures du matin, l’impérieux tcharvadar est là. C’est la nuit encore, une nuit fraîche et splendide qui déjà s’éclaire à l’orient.

Nous nous levons péniblement, faisons nos bagages, roulons nos lits et descendons prendre le thé dans la taverne à la porte du caravansérail. Nous y trouvons un Persan à la figure grêlée dont la mule est attachée à un piquet. Morteza, tout à sa crainte d’être ramené à Téhéran, tressaille, car il voit dans cet homme un émissaire envoyé par ses parents. Mais non, c’est simplement un marchand de Barfourouche, capitale du Mazandéran, qui veut faire la route sous ma protection. Averti par son ami le tcharvadar, il a quitté Téhéran hier dans la matinée. A Téhéran, j’aurais pu le refuser ; ici, je ne puis que l’accepter, ce que je fais avec bonne grâce. Il m’apprend qu’il a, à une étape devant lui, une caravane chargée d’étoffes achetées dans la capitale et qu’il vendra dans le Mazandéran. Il est inquiet sur le sort de ses marchandises et ne songe qu’à rejoindre la caravane à laquelle la présence d’un Farengui et de ses cosaques assurera, pense-t-il, quelque protection. Aussi n’est-il pas enchanté lorsque, à peine sorti de Kémard, je paie les cosaques et les renvoie à Téhéran. Ici, une fois de plus, Morteza est contre moi et me presse de les garder. Mais à quoi bon ? S’il y a vraiment des Bakhtyares sur la route, les cosaques s’enfuiront. S’il n’y en a pas…

Nous cheminons ce matin sur une piste assez large, au pied de la première grande chaîne de l’Elbourz. Le soleil s’est levé ; il est brûlant, bientôt presque insupportable. Pas un arbre dans ce désert rocailleux. Nous avançons lentement, en silence. Vers onze heures, nous sommes à une croisée de chemins. A gauche, le sentier monte en lacets sur le flanc de la montagne. C’est la route des caravanes pour Pelaur, seconde étape dans le trajet de Téhéran à Méched-Isser.

Ici le tcharvadar intervient et je commence à apprendre à le connaître. C’est un homme de peu de mots, mais obstiné et auquel personne ne résiste. Il entreprend de me faire renoncer à la visite de la charmante ville de Démavend. Il était convenu que nous y passerions notre seconde nuit. Mais depuis vingt ans que le tcharvadar va de Téhéran à la mer Caspienne, il n’a jamais dévié de sa route qui ne passe pas par Démavend. Je le rappelle aux clauses de notre contrat. Démavend est sur notre itinéraire. C’est, au dire de Gobineau, une des villes les plus anciennes du monde. J’y veux finir la journée ; j’y veux passer la nuit dans un beau jardin le long d’un clair ruisseau. Nous aurons fait une étape de sept heures sous un soleil ardent. J’évoque les eaux courantes et les frais vergers qui me sont dus. Je ne renoncerai pas à Démavend. Morteza est — cela va sans dire — pour le tcharvadar. Je pousse mon cheval à droite et la petite caravane m’obéit dans un silence morne.

Le tcharvadar qui médite sa revanche passe le premier ; le marchand de Barfourouche suit sous son parapluie ouvert ; puis moi, puis Morteza, juché sur son lit nuptial, ses yeux malades cachés sous des lunettes noires. Il tient aussi un parapluie ouvert. Quel parapluie ! Il n’a plus que cinq baleines ; le coton en est déchiré par places, le manche cassé. Le tout tient ensemble par miracle. Parfois Morteza laisse tomber son riflard et, par surcroît, tombe avec lui ! Il faut arrêter la caravane, car le malheureux ne peut regrimper seul sur sa monture.

Trois heures encore de marche dans la chaleur du jour pour arriver à l’étape. A une heure et demie, nous apercevons au loin, au pied des montagnes, dans le plus délicieux des sites, des arbres, des jardins, des maisons. Nous sommes enfin à Démavend, à moitié cuits, à moitié morts, incapables de faire un pas de plus. Nous nous couchons au pied d’un peuplier dans une clairière où coule un ruisseau. Nous envoyons — fâcheuse inspiration — le tcharvadar nous chercher un gîte pour la nuit. Après une demi-heure de repos, je remonte le cours du ruisseau et je trouve enfin une fontaine profonde dans laquelle un torrent tombe en bloc de trois mètres de haut. Je me baigne, je me douche dans l’eau fraîche qui vient de la montagne. Puis à l’ombre d’un platane, c’est un repas sommaire, quelques biscuits secs, de la confiture, un peu de foie gras, et des verres de thé léger qui n’apaisent pas notre soif.

Maintenant, nous allons visiter Démavend. O l’étrange et charmante ville qui ne ressemble à aucune autre ! Elle se cache au creux des montagnes dont les flancs nus et rocheux l’entourent de toutes parts. De ces montagnes, les eaux coulent abondantes vers la ville. Ce ne sont que canaux, ruisseaux, rivières qui murmurent gaiement sur les pierres. Ce ne sont qu’arbres, arbustes et fleurs, vergers et jardins. Il y a là des chênes et des platanes cinq ou six fois centenaires, aux troncs énormes, couverts de rides profondes, aux branches lourdes, et de jeunes et frémissants peupliers d’une fierté innocente que le moindre vent agite et dont le frais feuillage ne cesse de murmurer. Ces verdures sombres ou claires s’enlèvent vivement sur les tons ocres, bistres et roux des pierres qui tapissent les pentes des montagnes voisines. Les eaux ne sont pas réservées aux jardins qui entourent la ville. Elles pénètrent tumultueusement au cœur de Démavend et la rue principale est faite de deux chemins étroits en bordure des maisons, le long d’une rivière où des saules séculaires trempent leurs branches lasses. Voilà une ville unique en Perse, et la surprise qu’elle nous apporte au sortir des solitudes désertiques, je la ressens comme un présent.

Démavend a deux mosquées de l’époque mongole qui se terminent non en coupole, mais en pointe écourtée, et sont recouvertes de briques de faïence bleues. Elles me sont fermées ainsi que toutes les mosquées de Perse.

A l’orient, dominant la ville, une colline abrupte forme une sorte de terrasse en blocs cyclopéens. Il me paraît impossible d’y voir l’œuvre des hommes. C’est là un caprice de la nature, un arrangement réussi et régulier dans les millions d’essais qui n’ont eu pour résultat que chaos et désordre. Le comte de Gobineau pense que, quand les Ariens de l’Asie centrale franchirent la grande chaîne de montagnes qui va de l’Himalaya au Caucase et forme l’épine dorsale de la terre asiatique, ils s’arrêtèrent d’abord dans les derniers contreforts de l’Elbourz, aux limites du plateau iranien. Le murmure des eaux et des feuillages les invita au repos et, à la place où je suis aujourd’hui, ils élevèrent leur premier poste avancé aux confins de l’Iran. Sur cette plate-forme de rochers qui se dresse au-dessus de moi, Gobineau évoque les cérémonies quotidiennes de leur culte et voit les hommes de la Pure Doctrine venant sonner de la trompe avant le jour et appeler la venue du soleil, roi de ces pays brûlés.

Tandis que j’erre dans l’ombre délicieuse de la ville la plus ancienne du monde, ma pensée suit les nobles imaginations de Gobineau et se laisse emporter à son tour vers l’époque lointaine où la première civilisation est apparue sur ce sol. Une des grandes étapes de l’histoire s’est faite ici et la fondation de Démavend a marqué le passage de l’état nomade à celui où l’homme s’est fixé et a créé la cité.

Mais je suis brusquement enlevé au royaume des rêves où je me plais. J’apprends soudain qu’il n’y a sur la route en Perse qu’un maître : le tcharvadar. Il a décidé de coucher à Pelaur où, de mémoire de chamelier, les caravanes de Téhéran font leur seconde étape. Ni les charmes de Démavend, ni ma fatigue, ni la sienne, ni l’éreintement de ses bêtes, ne peuvent le faire changer d’idée. Profitant de l’heure de repos que j’ai prise au bord du ruisseau, il a donné le mot aux habitants de la ville, et, où que je me présente, on me refuse le gîte. Morteza n’est pas le valet ingénieux propre à dénouer une intrigue. Il trouve toujours des raisons à ajouter à celles de mes contradicteurs. Les Persans refusent calmement de recevoir un Farengui. Le tcharvadar se tient à l’écart. Quand il me voit lassé de ces refus successifs, il approche et, en quatre mots, expose son plan. Le col que je vois au haut de la montagne, il ne faut que deux heures pour l’atteindre. Derrière le col même est Pelaur ; il m’y assure d’un bon gîte ; des maisons de thé accueillantes m’y recevront. Si nous partons tout de suite, nous y serons avant le coucher du soleil. Cet homme habile et tenace a raison de moi. Malgré l’horreur de remonter sur une inconfortable selle persane aux étriers trop courts, je suis contraint de le suivre, et, à quatre heures, après une brève halte dans la ville inoubliable, nous voici de nouveau en file sur le chemin de la montagne.

L’étroite vallée que nous remontons est charmante : ce ne sont que vergers arrosés par des eaux courantes au bord desquels s’élèvent mille saules tordus. Que de verdure, que de fraîcheur, après la matinée où nous avons failli périr de chaleur dans le désert !

Au sortir de la vallée, nous sommes au pied de la première chaîne qui se dresse droite d’un seul élan, devant nous. Sur un éboulis de sables et de pierres, le chemin muletier trace un mince lacet qui serpente. Au sommet de la montagne, une petite chapelle, un imamzadé, montre le haut du col. Il est à près de trois mille mètres. Nous grimpons lentement ; le soleil s’abaisse ; l’air prend une transparence ambrée et cristalline d’une merveilleuse pureté. Au-dessous de nous, un paysage toujours plus vaste s’étend devant nos yeux. Dans la vallée fertile que nous venons de quitter, les taches des champs se dessinent régulières et nettes. Voici, blottie à nos pieds, la ville de Démavend, ses mosquées bleues, ses arbres, puis, autour d’elle, un monde troublé et confus de rocs, de collines, de montagnes, de pics aigus, tout un chaos passionné, fantastique, de formes déchiquetées et de couleurs allant des bruns rouges du porphyre aux traînées jaune vif du soufre. De l’imamzadé que nous atteignons à l’instant où le soleil se couche, c’est une vue étendue sur l’Iran, sur les vallées étroites où les arbres sont serrés le long des rivières, sur les déserts qui s’étendent au loin, sur les montagnes bouleversées qui semblent avoir été figées dans la mort au moment des convulsions les plus terribles d’un monde en formation. Les derniers rayons presque horizontaux du soleil animent la scène immense que je contemple.

Je reste là, dans l’air subitement glacé qui souffle sur le col, à voir la nuit monter du fond de la terre. La petite ville dont les arbres cachent les maisons et, autour d’elle, les vallées, les champs, s’enveloppent d’un linceul d’un gris délicat. Puis l’ombre fait l’ascension des montagnes et grimpe vers moi. Ici un roc rouge se défend encore et brille d’un feu sombre sur le ciel azuré ; là une coulée de soufre se dessine au flanc d’un pic. Les voiles de la nuit recouvrent enfin le paysage entier. L’Iran dort devant mes yeux.

Maintenant, il faut poursuivre notre chemin. La crête où nous sommes est étroite comme une lame de rasoir. Le terrain au nord dévale dans la direction de la vallée du Lar où je trouverai Pelaur. Mais je n’aperçois ni le fleuve, ni le village promis. Pour nous dégourdir les jambes, nous commençons la descente à pied. Mais bientôt la piste étroite entre dans les rochers et devient difficile. La nuit déjà est sur nous avec la rapidité propre à ces climats qui ne connaissent pas les crépuscules. Il faut remonter à cheval, car nos bêtes y voient mieux que nous dans l’obscurité, et nous voici tous en selle, même le tcharvadar, dans un chemin de casse-cou, descendant en pente raide et zigzaguée à travers les rochers par une nuit si noire que je distingue à peine la tête de ma monture et pas du tout le bout de mes jambes. Mon cheval va lentement, cherchant à tâtons un sol qui ne s’éboule pas ; parfois il glisse des quatre pieds et, arrivé au bas du rocher, s’arrête un instant. Je ne vois rien, je suis comme sur le bord d’un gouffre, et je sens alors trembler entre mes jambes les flancs du courageux animal. Penché en arrière, je lui laisse la bride sur le cou et, ne pouvant faire mieux, m’en remets à lui. Nous sommes, autant que j’en puis juger, dans une gorge étroite ; parfois, j’entends, au bruit des sabots de mon cheval, que nous traversons un cours d’eau dont les rives dans ce désert de pierres trouvent moyen d’être bourbeuses. Voilà une heure que nous cheminons ainsi, et nous n’apercevons même pas dans le lointain les lumières de Pelaur. J’apostrophe le tcharvadar. Grâce à son obstination et à ses mensonges, nous voici parcourant en pleine nuit un chemin qui est dangereux même de jour, risquant à chaque pas de nous rompre les os. La fatigue nous accable ; nos malheureux chevaux n’en peuvent plus ; ils avancent lentement en file, chacun le nez sur la croupe de celui qui le précède. En tête, le marchand de Barfourouche dont la bête a fait trente fois la route du Mazandéran, puis moi, puis Morteza, le cheval de bagages, et enfin l’indifférent muletier. Que ne sommes-nous couchés dans un caravansérail à Démavend à écouter le bruissement des saules au-dessus des eaux ! Enfin, au loin, dans un fond de vallée, une lumière brille, c’est Pelaur.

Il nous faut encore plus d’une demi-heure pour y atteindre. Nous traversons un pont en dos d’âne ; au-dessous de nous, le fracas d’une rivière retentissante. Nous sommes au-dessus du Lar. Puis quelques maisons misérables ; nous voici arrivés.

Nous avons quitté Kémard avant l’aube ; nous n’avons fait qu’une courte halte à Démavend ; il est passé dix heures. Nous avons eu le soleil et la chaleur en plein midi ; dans la nuit nous sommes descendus aux enfers. J’attends le gîte convenable promis par le tcharvadar. Il m’introduit dans une salle basse, puante, qui sert de refuge à cinq ou six muletiers pouilleux. A-t-il parmi eux quelque petit ânier de son goût ? Sinon pourquoi Pelaur quand nous avions Démavend ? Il faudra dormir dans cette pièce où j’étouffe. J’installe ma moustiquaire près d’une porte que j’ouvre et l’air froid de la nuit me rafraîchit. Mais avant de dormir, nous mangeons. Pelaur n’a rien pour nous, pas même un œuf. J’ouvre une boîte de saumon et en offre la moitié à Morteza. Mon petit domestique qui a maigri encore à l’étape dure d’aujourd’hui recule devant le mets que je lui présente. Comment se nourrirait-il d’une bête qui n’a pas été tuée suivant les rites de la loi de Moïse ? Il faut pourtant se décider ; je n’ai pour tout le voyage que des conserves et le malheureux Morteza, après s’en être excusé auprès de Dieu, mange au pied du Démavend du saumon d’Écosse. De l’eau bout dans de petites théières. Nous faisons du thé et une fois restaurés, c’est le sommeil après nos extrêmes fatigues.

Repos bref sur la terre battue. En pleine nuit, à quatre heures, l’impitoyable tcharvadar me réveille. Je proteste ; je veux dormir encore. Le jour ne se lève qu’à six heures. Mais mon homme a tôt fait d’effrayer Morteza qui, à sa suite, m’explique la nécessité de partir sans retard, car nous devons traverser un passage difficile, le long d’un précipice, et il ne faut pas y croiser les caravanes venant du village de Reney où nous allons.

Nous voici en selle, avant l’aube, lourds encore de la fatigue de la veille. Morteza se plaint d’avoir été la proie de mille moustiques venimeux. Il est couvert de boutons et grelotte de fièvre.

Une fois l’aurore venue, je me rends compte de la position de Pelaur. C’est un misérable village, aux maisons de boue séchée, le long du Lar. Nous sommes en pleine montagne. A notre gauche, les derniers contreforts du Démavend ; à notre droite, la rivière, puis les crêtes d’où nous sommes descendus hier dans la nuit. Le sentier que nous suivons est escarpé et couvert de grosses pierres qui roulent sous les pieds de nos chevaux. Je m’étonne à voir le nombre de voyageurs qui sont déjà sur route. Nous devançons plusieurs caravanes, et non sans difficulté, car le sentier étroit est serré entre la montagne et un ravin profond. Nous passons, croisant ainsi des files d’ânes aux lourdes charges qui débordent, des troupeaux de moutons et de chèvres, des villageois emmenant avec eux femmes et enfants. Le sentier monte et descend avec brusquerie, accroché aux flancs mêmes du Démavend, dont la masse conique s’élève sans un ressaut. Quelques grands champs de neige le couvrent çà et là. Autour de la tête du vieux volcan s’amassent des nuages légers ; un peu de fumée sort sur le côté de la montagne. A notre droite, un précipice de cinq ou six cents mètres, une gorge étroite au fond de laquelle court le Tchilik, rivière que nous suivrons pendant plusieurs jours. Par places, le soleil éclaire ses eaux tumultueuses qui jettent une clarté d’argent dans l’ombre du ravin. Plus loin, la vallée s’élargit un peu. Les versants se couvrent de gazon et d’arbres. Parfois un village apparaît. Vu de si haut, il semble une taupinière. Les moindres détails et les plans différents du terrain apparaissent avec netteté dans l’atmosphère d’une pureté cristalline.

Avec patience, nos chevaux cherchent où poser le pied sur le chemin difficile. Il faut leur laisser une entière liberté et la bride sur le cou. Parfois, dans un passage périlleux, je demande au tcharvadar si je dois mettre pied à terre. Nachher (non), répond cet homme de peu de mots. Une seule fois, devant un Z à pic il me dit de descendre. Il mène chaque bête l’une après l’autre jusqu’au haut de la pente et là, la poussant par la croupe, l’oblige à se lancer. Les quatre pattes écartées, elle se laisse glisser dans un éboulis de pierres jusqu’à ce qu’elle arrive au sol ferme. Je descends cette pente assis sur mon derrière. Beaucoup de voyageurs font à pied une partie du trajet. Mais depuis que j’ai vu hier soir ce dont mon cheval était capable, j’ai en lui une confiance sans bornes. S’il s’est tiré de là dans l’obscurité, où ne passera-t-il pas en plein jour ? Du reste, l’extrême fatigue aidant, on devient vite fataliste dans un voyage en Perse. Il arrivera ce que Dieu voudra. En attendant, restons en selle et évitons la moindre fatigue inutile.

Pendant toute la matinée, nous suivons le même sentier qui domine de haut la vallée. Et au fond du ravin, à cinq cents mètres plus bas, les eaux bondissantes du Tchilik nous accompagnent dans notre course aventureuse. Vers onze heures, nous sommes à Reney, l’étape du milieu du jour. Reney est un charmant village sur le flanc de la montagne. Ses maisons sont construites en terrasses, ses jardins retenus par des murs de pierres. Des sources jaillissent dans ses vergers. Une maison de thé nous accueille. Un ruisseau emprisonné court sur les dalles et s’étale dans un petit bassin circulaire au milieu de la salle avant d’aller se précipiter sur le chemin. L’hôtelier courtois a des œufs frais ; le samovar bout. Nous avons une boîte de biscuits secs, un pot de confitures et déjeunons frugalement. Morteza est plus fatigué que moi. Il est malade et couvert de petits boutons rouges. Les habitués du café le regardent avec intérêt et discutent sur sa maladie. Ils finissent par conclure qu’il a été dévoré, la nuit dernière, par les moustiques dangereux aux étrangers, mais contre lesquels ils sont, eux, vaccinés. Le seul traitement est de s’abstenir de viande et de ne boire que du lait. Mais, soudain, je découvre quelle est la maladie de mon malheureux domestique. Il a la poitrine remplie de petites plaques rouges ; ce ne sont pas les moustiques qui l’ont piqué sous ses vêtements. Non, Morteza a la fièvre urticaire, parce qu’il a mangé pour la première fois de sa vie de la chair conservée, de la chair d’un animal qui n’a pas été tué suivant les prescriptions de sa religion. Le saumon en boîte est cause de la fièvre qui agite cet infortuné petit juif.

Mais Morteza, dans son malheur, triomphe. Sa peau malade ne montre-t-elle pas la supériorité de la loi mosaïste ? Il l’a bravée, et Jéhovah a voulu que la punition fût éclatante aux yeux de tous, même de l’infidèle que je suis. Morteza souffre dans son corps ; mais son âme est transportée de joie. Le Dieu des juifs l’emporte sur celui des chrétiens.

Les gens du pays réunis dans la salle qui s’ouvre sur la vallée profonde nous traitent avec politesse. Ils ne sont pas habitués à voir des étrangers. Qui serait assez ennemi de soi-même pour choisir le chemin muletier du Mazandéran aujourd’hui qu’une route carrossable relie Téhéran à la mer Caspienne par Kazvin et Recht ?

Je leur demande la longueur du trajet jusqu’à Baidjoun où nous devons coucher. Le tcharvadar m’a trompé déjà deux fois. Il ne me trompera pas une troisième. Il faut environ trois heures et demie pour gagner Baidjoun.

Dès midi, l’infatigable muletier veut se remettre en route. Je m’y refuse. Nous partirons juste à temps pour arriver à l’étape au coucher du soleil. Et comme je sais que le tcharvadar ne me laissera pas la paix avant le départ et qu’il trouvera le moyen de mettre le crédule Morteza de son côté, je m’évade du café en compagnie de deux aimables hôtes qui promettent à ma fatigue un frais jardin où reposer. Je les suis de terrasse en terrasse, et Morteza sur mes talons, et je m’arrête au bord d’un ruisseau coulant sous les arbres.

La journée est radieuse. Je vois entre les branches la vallée s’abaisser au-dessous de moi brusquement ; la rivière distante s’en aller au loin en mince filet d’argent qui brille au soleil. Les montagnes ferment l’horizon. L’air est chaud, mais sec et léger ; une atmosphère d’un gris tirant sur le bleu baigne ce vaste et tranquille paysage. Je reste étendu, mais je ne puis dormir, car à ma fatigue se mêle un énervement que connaissent ceux qui ont voyagé en Perse. C’est une tension des nerfs telle qu’il semble qu’à chaque instant on va éclater de fureur ou tomber d’accablement.

Morteza, non loin de moi, la figure rougie par la poussée d’urticaire, médite. Il songe à la petite maison du quartier juif qu’il a quittée. Après les crêtes et les précipices qu’il a fallu franchir pour gagner le lieu où nous sommes, Morteza se sent enfin hors de l’atteinte de ses parents. Il en oublie les fatigues et la peur qui, bien qu’il n’ose m’en parler, le point, la peur d’être arrêté sur ces chemins déserts par des brigands. Pour l’instant, il ne voit qu’une chose : il voyage avec son maître vénéré ; il va quitter la Perse ; il arrivera sans doute à Paris. Cependant le souci immédiat de se procurer sur la route une nourriture orthodoxe l’accable… Morteza, à cette heure, parlerait volontiers. Il a besoin de prononcer quelques paroles sentencieuses sur nous-mêmes. Mais je n’ai pas envie de l’entendre, et nous restons immobiles dans le silence de ce bel après-midi, tandis qu’autour de nous d’énormes lézards, rassurés par le calme de ces lieux, sortent de dessous les pierres et se chauffent au soleil. Ils sont revêtus d’une armure composée de larges plaques vertes et semblent des animaux préhistoriques à leur place dans un paysage qui n’a pas changé depuis les premiers jours du monde et où nous seuls constituons un anachronisme. Je songe à l’éloignement prodigieux où je suis de ceux que j’aime. Pourquoi les avoir quittés ? Quelle est la force mystérieuse qui m’a poussé dans ces aventures lointaines, qui m’a mené à l’extrême de cet isolement et de cette fatigue, quasi perdu dans un repli des montagnes farouches qui séparent l’Asie centrale de l’Iran, sans un ami, avec qui échanger une parole, en compagnie du seul, misérable et presque repoussant Morteza. Je me souviens à cet instant, comme dans un rêve, de ce que j’ai laissé derrière moi, des heures faciles, sans une épine, que je coulais en Occident, des longues paresses méditatives, des habitudes dont il semble qu’elles nous enchaînent à jamais dans un cercle où tout est luxe, calme et volupté. Pourquoi suis-je parti ? Des déserts, des montagnes, des gorges sauvages se dressent entre moi et mes jours de là-bas. Je suis couché, avec un peu de fièvre, sur la terre d’Asie dont les antiques et secrets enchantements opèrent à la façon d’un dictame. Je suis là, par ce chaud et clair après-midi, sur l’un des plus puissants volcans du monde ancien dont le panache de feu épouvantait dans la nuit et guidait les premiers hommes venus du lointain des terres mongoles. Qu’est-ce que ma vie qui goûte un précaire repos sur le sein dur de cette vieille nourrice des peuples ? Qu’est-ce que ma vie prête à s’évanouir ? Comment penser à soi sur cette terre qui murmure le néant des espoirs qui ont bercé les hommes pendant des milliers de siècles ? Ne plus bouger ?… Attendre ?… Quoi ?… On ne sait pas. — Rien, qui est le dernier mot…

Et tandis que dans un accablement morne, mais qui n’est pas sans charme, je médite ainsi, la grande figure brunie du tcharvadar s’interpose entre moi et le ciel pâle. Cet homme tenace a découvert ma retraite. Mes rêves, il ne veut pas les connaître ; il les repousse du pied. La réalité, c’est l’étape à faire, trois heures encore d’une chevauchée dangereuse. Je n’ai droit au repos qu’à Baidjoun. Ce muletier n’a qu’une idée : arriver au terme du voyage. Il est taciturne et ne desserre pas les lèvres. Il ne cause avec personne d’entre nous. Lorsque l’heure du départ a sonné, il se contente le plus souvent de faire signe à Morteza. Le plus qu’il en dit est : « Il faut partir, » ou « C’est l’heure. » Jamais plus.

Ce sont les trois mots dont il interrompt ma rêverie. « Il faut partir. » Il faut gagner l’étape du soir, et, demain, on ajoutera aux étapes passées une étape nouvelle, et ainsi de suite. Ce qui compte, ce sont les pas sur la route…

Je ne quitte pas sans regret l’aimable village de Reney, ses belles terrasses, ses vergers, ses eaux fraîches. J’aurais voulu y voir venir lentement la nuit, m’y reposer enfin, mais l’homme ne va pas contre sa destinée dont le signe visible dans un voyage en Perse est le tcharvadar, maître silencieux de l’heure.

Cette fois-ci, nous commençons la descente qui, de trois mille mètres d’altitude, nous mènera à la mer Caspienne. Mon cheval met sa tête entre ses jambes pour regarder de plus près le chemin et avance avec une sûreté qui tient du prodige, tandis que renversé en arrière je ne songe qu’à éviter les secousses douloureuses. Le cheval de Morteza butte et voilà mon malheureux serviteur (car il ne veut pas être domestique) sur les cailloux aigus… Le marchand de Barfourouche a mis pied à terre. Nous descendons lentement au fond du ravin que nous dominions de haut. A un détour du sentier, nous sommes en face d’une immense paroi de rochers à pic où, à une vingtaine de mètres du sol, sont creusées en plein roc des habitations de troglodytes. Quels hommes des cavernes se sont préparé ces refuges en apparence inaccessibles ? Par quels degrés invisibles à nos yeux atteignaient-ils ces demeures d’où ils pouvaient défier n’importe quels ennemis ? Je les vois remontant aux premières heures du matin du fond de la vallée où ils ont été pêcher dans le fleuve ou relever les pièges tendus aux bêtes ; lents et farouches, leur proie sur le dos, ils regagnent les cavernes où les attendent leurs femelles. S’accrochant aux aspérités du roc, s’aidant peut-être de lianes tordues qui leur sont jetées, ils escaladent le rocher à pic, puis, dans leur tanière, une fois repus, s’étendent à terre et, comme des animaux, dorment pendant les heures chaudes du jour. Il y a là devant mes yeux le gîte d’une trentaine de familles ; une bande vécut dans les cavités de cette paroi. Elle les agrandit et les aménagea de son mieux pour y trouver à la fois un abri contre la chaleur et le froid et un refuge contre les hommes et les bêtes féroces. Si ma fatigue n’était pas si grande, si les heures n’étaient pas comptées, je voudrais à mon tour tenter l’escalade de ces grottes. Mais le tcharvadar ne veut pas se laisser surprendre par la nuit dans les gorges. Il faut le suivre…

Après deux heures de marche, nous approchons du fond du ravin. De près, le fracas du fleuve est immense, assourdissant. Il emplit la vallée étroite et donne le vertige. Maintenant, pendant deux jours, nous suivrons sans le quitter le bord même de la rivière ; le sentier en épouse tous les méandres. Et nous n’échapperons pas un instant au tumulte passionné des eaux qui écument de fureur sur l’obstacle incessant des rochers et des pierres.

Quelques pauvres maisons marquent la halte à mi-chemin entre Reney et Baidjoun. Le tcharvadar y donne un peu de repos à ses bêtes qui ne sont pas remises de la trop longue étape d’hier. Et nous nous reposons aussi…

Deux muletiers qui montent à Reney apportent du bas de la vallée de belles grappes de raisin et nous les offrent.

Je n’ai jamais eu qu’à me louer de la parfaite politesse des gens rencontrés sur la route du Mazandéran ; ils ont toujours été prévenants, obligeants, et, n’ayant quasi rien, m’ont donné le peu qu’ils avaient ; j’ai même éprouvé plus d’une fois les marques de leur compassion pour les voyageurs épuisés que nous étions. Sur les braises, le maître du café dispose de petites théières où bientôt l’eau chante. Voici la seule boisson qu’on ait sur route en Perse, du thé bouillant qu’à la mode du pays on sucre très fort. Nous le buvons dans l’ombre de la petite pièce basse où nous sommes assis à terre ; dehors, c’est le soleil brûlant ; sous un arbre, nos chevaux accablés baissent la tête.

Vers quatre heures et demie nous sommes en selle. Le paysage change d’aspect. Nous arrivons au bord du Tchilik et le franchissons sur un pont cintré en ogive. Le fleuve s’est creusé un lit à travers les pierres et les rochers, et le sentier le suit fidèlement, serré par endroits entre la paroi et la rivière à ce point qu’un cheval y peut à peine passer.

De grandes murailles à pic s’élèvent à droite et à gauche, parfois surplombant nos têtes. Dans ces gorges étroites, c’est une sensation de fraîcheur soudaine et dangereuse. On est comme enveloppé d’un linge mouillé.

Parfois nous voyons les traces de ponts très anciens ruinés depuis longtemps ; un reste d’appareil en pierres énormes ; une pile écroulée sur un rocher.

Parfois la vallée s’élargit et nous cheminons alors sur du sable mêlé de pierres. Le tcharvadar qui se délasse de l’équitation par la marche est prompt à user des avantages du terrain pour pousser ses bêtes. Jamais je ne vis homme plus habile à gagner au pied. Lorsqu’il a cinquante mètres sans obstacle devant lui, il fouette son cheval qui part en sautillant. Le mien voudrait le suivre du même train. Je ne puis supporter cette allure bâtarde et heurtée. Je le retiens et essaie de le mettre au trot. Mais il n’a pas été monté à l’européenne ; son métier est de transporter sur son dos de lourdes charges de la Caspienne à Téhéran et d’user des allures persanes qui ne sont pas les nôtres. Dès le départ, je m’efforce de lui faire perdre des habitudes funestes pour mon confort. J’arriverai à le dresser tout à fait à la dernière étape, au moment de le quitter, à Méched-Isser. Pendant tout le voyage, nous luttons, lui, voulant me secouer à sa guise, moi, essayant de lui faire adopter une allure franche, pas, trot ou galop. Nous traversons deux fois le fleuve sur des ponts en dos d’âne si aigus que c’est d’abord une grande entreprise de faire escalader à nos chevaux la montée sur des cailloux glissants et qu’ensuite, arrivés au faîte, il est plus difficile encore de descendre la pente raide.

Nous débouchons avant le coucher du soleil dans une vallée plus ouverte ; un petit village est là sur le flanc d’une colline dominée de tous côtés par de grandes montagnes nues. C’est Baidjoun où nous passerons la nuit. Nous trouvons une assez bonne maison en construction, c’est-à-dire qu’elle a quatre murs percés de larges baies non fermées. Nous nous emparons d’une pièce vide. A côté de nous, dans une autre chambre, trois Persans sont réunis, assis sur d’épaisses couvertures, en train de fumer des cigarettes, tandis qu’un domestique fait bouillir — ô surprise ! — sur un réchaud Nansen à vapeur de pétrole une poule au pot qui fleure bon.

Les Persans paraissent des gens distingués. Que font-ils dans ce village perdu au milieu des montagnes ? J’apprends avec étonnement qu’ils sont ici pour prendre les eaux sulfureuses qui jaillissent en source chaude près du village. Le vieux volcan du Démavend est éteint, mais à son pied on trouve des eaux minérales et celles de Baidjoun jouissent de quelque renommée. Mes trois Persans y sont venus soigner leur foie qu’ils ont, comme tant d’Orientaux, délicat. Ils me reçoivent avec politesse. Entendez qu’ils me saluent mais ils ne me tendent pas la main, car je suis à leurs yeux de chyytes un impur. Ils m’invitent à m’asseoir près d’eux, mais ils retirent leurs couvertures pour que je ne les souille pas de mon contact européen ; ils m’offrent leur samovar, mais ils ne souffriraient pas que je busse du thé dans un de leurs verres. Ils paraissent heureux de me voir, me parlent aimablement, compatissent à la fatigue du voyage que je fais, s’informent de ma santé et me racontent leur cure. Appuyé au mur en sirotant mon thé bouillant, je les écoute comme dans un rêve. Le soleil se couche et je sens un peu de fièvre qui se joint à la fatigue de ces trois premiers jours de voyage, de tant d’heures de mauvaise selle persane, de chaleur et de froid, de chemins dangereux, de nourriture insuffisante et de sommeil trop bref. C’est une impression étrange, comme celle que l’on doit ressentir — j’en parle sans expérience — au moment de s’évanouir. On entend, on voit, on a des gestes lents et brisés et l’on n’est pas très sûr de la réalité du monde extérieur. Morteza est parti à la découverte dans le village pour chercher de la nourriture. Par miracle, il rapporte un grand bol de lait et des œufs frais. Morteza trouvant quelque chose, voilà une grande merveille ! Sur la lampe à alcool, je fais moi-même du cacao et nous gardons un peu de lait pour le matin.

Le muletier est venu me dire qu’on avait demain un passage difficile, le plus dangereux de la route, et qu’il fallait partir une heure avant le lever du soleil, ce qui veut dire se lever deux heures avant le jour, en pleine nuit. Mais j’ai refusé tout net. Je connais maintenant ses mensonges. Je déclare que je me lèverai à cinq heures pour partir à six et pas une minute plus tôt, que je voyage pour mon agrément et que je paie par assez de peine le plaisir de voir le paysage que je parcours.

A neuf heures, notre campement est prêt. Morteza dormira en travers de la porte — il n’y a pas de porte, mais un trou — et moi devant les deux fenêtres qui ne sont également que deux larges baies ouvertes. Entre nous, les valises et la malle. C’est un grand ennui d’être obligé de penser aux voleurs lorsqu’on ne devrait songer qu’au repos si nécessaire. Mais il faut prendre ses précautions et, si fatigué que l’on soit, ne dormir que d’une oreille. Morteza se roule dans son lit nuptial et bientôt ses ronflements sonores troublent le silence du soir. Je finis par m’endormir tout habillé dans ma moustiquaire, bercé par les bruits des prières que bourdonnent avec ferveur les trois Persans dans la pièce voisine qui ouvre — sans porte non plus — sur la nôtre. Au milieu de la nuit, de grands cris m’arrachent à un sommeil peu profond. Qu’est-ce donc ? Rien, moins que rien. L’infortuné Morteza est la proie d’un cauchemar et pousse des plaintes affreuses.

A quatre heures, c’est le tcharvadar. Je le renvoie, mais je ne me rendors pas. Avant le jour, à la clarté d’une bougie, Morteza de ses doigts maladroits prépare le déjeuner tandis que je roule mon matelas et la précieuse moustiquaire.

Dans le gris d’avant l’aube, devant le caravansérail, le marchand de Barfourouche est déjà près de sa mule ; il pense rattraper au milieu du jour la caravane chargée de ses marchandises ; il pétille d’impatience. Notre tcharvadar est plus maigre que jamais ; il tire quelques bouffées de sa pipe. Il charge sur le cheval de trait mon sac à lit, ma valise et la petite malle en fer que j’ai amenée de Paris. Pendant tout le lent voyage au bord des précipices, au fond des gorges et par-dessus les cols, j’ai vu devant moi, cahotée au pas du cheval qui la porte, ma malle où restait collée l’étiquette : « Orient-Express. Schnell Zug. »

Ce soir nous coucherons, inch’ Allah, à Emaret, au bord du versant caspien et des grandes forêts du Mazandéran. Ce jour-ci verra le changement décisif entre le climat de l’Iran et celui des bords méridionaux de la mer Caspienne, la sécheresse d’une part, l’humidité de l’autre, là les déserts brûlés, les sables infinis, les montagnes sans arbres, ici la jungle, les forêts profondes, les marais, la fièvre toute-puissante. En quelques heures, je vais m’offrir ces prodigieux contrastes. Partons.

Nous descendons lentement au bord du fleuve que nous passons à quelques kilomètres de Baidjoun sur un pont en accent circonflexe, puis nous remontons et suivons un sentier étroit entre la montagne et le ravin profond au fond duquel coule le Tchilik. La vallée est presque sans un arbre ; c’est l’éternel décor de sables, de pierres, de rochers et de grandes croupes de montagnes nues auxquelles je suis habitué. Hier matin, c’était presque la cohue en sortant de Pelaur pour gagner Reney. Aujourd’hui, nous ne voyons âme qui vive, pas un voyageur, pas un muletier, pas un berger. Nous sommes seuls dans ce paysage immense et désert. Notre solitude nous accable. Morteza en sent le poids sur son âme : il se rapproche de moi et me parle de ses parents. Maintenant qu’il se sait à l’abri de leurs recherches et qu’il ne tremble plus à l’idée d’être repris par eux, il a le loisir de s’apitoyer sur leur douleur.

— Que font-ils à cette heure ? lui dis-je.

— Ils sont levés avant le jour, répond-il ; ils se sont assis sur le seuil de la maison ; ils demandent aux passants s’ils m’ont vu, et ils pleurent.

— Ils ne pleureront pas longtemps, Morteza. Dans deux mois, je te renverrai à Téhéran et tu dépenseras tes économies avec eux.

— Par votre grâce, monsieur, je ne vous quitterai pas. J’ai tout laissé derrière moi, ma ville et mes parents. Je suis orphelin aujourd’hui par votre volonté.

A peine Morteza a-t-il prononcé ces paroles, je suis déjà irrité. Mais tout en retenant son cheval qui a manqué de s’abattre, Morteza poursuit son propos et d’un ton de voix pénétré me jette :

— Vous êtes maintenant mon père adoptif.

Cette fois-ci, je n’en puis plus. Si Morteza était à portée, il recevrait une volée de coups. De fureur, j’arrête brusquement mon brave petit cheval qui, surpris, trébuche. Je me retourne sur ma selle.

Morteza est derrière moi, juché sur son lit nuptial, le parapluie ouvert sur sa tête. Ses yeux sont cachés sous les lunettes noires, mais je devine leur regard attendri ; toute sa figure amaigrie s’épanouit de béatitude tandis qu’il regarde celui qu’il adopte comme père. Ah ! comme je le battrais à cette heure. Heureusement pour lui, le sentier entre la paroi de rochers et le fleuve est si étroit que je ne puis mettre pied à terre et Morteza en est quitte pour un :

— Ne t’avise pas, Morteza, de répéter jamais pareille sottise.

Morteza voit ma colère et ne la comprend pas. Mais il se tait et nous continuons à monter et à descendre les pentes raides où s’engage la piste muletière. En septembre les eaux sont basses et nous en profitons pour cheminer longtemps dans le lit même du fleuve, sur le sable, parmi les pierres énormes. L’étape n’en finit pas ce matin. Le soleil brûle les rochers le long desquels nous avançons lentement. Nos chevaux sont épuisés, car leur effort est incessant ; parfois le sentier est serré entre la montagne et le fleuve, il n’y a qu’un étroit passage dans le roc où les pieds des chevaux ont creusé des trous assez profonds. Au moindre faux pas, nos bêtes se casseraient la jambe ; parfois la montée est si forte qu’elles se dressent pour la gravir ; parfois la descente si brusque qu’elles se laissent glisser sur leurs quatre pattes raidies et arrivent au bas de la roche tremblantes de l’effort soutenu.

Et nous sommes aussi fatigués que nos chevaux et j’ai l’âme plus lasse que le corps. Le fleuve bouillonne à mes pieds ; le grondement tumultueux des eaux berce mes soucis et s’harmonise à mon angoisse. Il semble qu’au centre de l’Asie, la trame que tisse pour moi le destin devient apparente. J’ai toujours aimé les chemins difficiles comme celui que je suis et, si j’ai souffert de la solitude, je n’en ai pas eu peur et je l’ai voulue. On n’atteint à sa force qu’à travers les épreuves : le sort ne me les a pas ménagées. L’acier, martelé, en est plus résistant. Mais j’en suis au moment où je reçois les coups…

Nous arrivons à la halte du milieu du jour vers onze heures. Ce n’est pas un village, deux ou trois maisons, sur une esplanade assez large dominant le fleuve ; le paysage est ici plus ouvert, plus riant ; de jeunes peupliers, des noyers ombragent la place où je me repose ; des fleurs poussent au bord du ruisseau. La maison de thé est installée dans un ancien imamzadé, petite chapelle de forme octogonale avec, à l’intérieur, des niches dans chaque pan de ses murs épais. Il y règne une délicieuse fraîcheur ; nous nous installons dans une niche et, tandis que l’eau commence à chauffer sur les braises, nous mangeons des noix fraîches et des raisins que le maître du café nous apporte. Non loin de nous, deux hommes sont accroupis enveloppés dans de grands manteaux en poil de chameau qu’on appelle abas. Ils ont de hautes kolas, le teint bronzé, le nez aquilin, d’épais sourcils, la figure farouche. Dans leurs ceintures sont passés des pistolets et près d’eux reposent des carabines Mauser. Ils nous demandent des nouvelles de Téhéran, ils s’imaginent que la capitale est à feu et à sang. Ils appartenaient à l’armée du chah, aux Bakhtyares réactionnaires. Une fois le chah détrôné, ils ont eu peur des représailles et se sont enfuis dans la montagne. Je leur demande quand ils rentreront : « Quand notre chef nous appellera, » disent-ils. En attendant, ils restent là à fumer le kalyan, n’ayant pour toute distraction que les rares nouvelles apportées par les muletiers. Ils sont sans le sou. Peut-être prélèvent-ils quelque impôt sur les caravanes qui passent. Ils me demandent si je suis Russe. C’est la première question qu’on me pose partout. Après les troubles de cet été, chacun croit à une intervention russe et guette l’apparition des cosaques. A chaque fois, Morteza intervient et dit, non sans solennité : « Mon maître est Français. » Mais cette fois-ci son effet est perdu, car les anciens soldats du chah ignorent les Français : ils connaissent les Farenguis qui sont les étrangers en général et les Russes qui sont les ennemis.

Le marchand de Barfourouche est heureux. Il a retrouvé sa caravane à la halte ; il a compté ses ballots d’étoffes ; aucune bête n’est tombée dans les précipices ; sa fortune est là, intacte, entassée le long des murs. Le tcharvadar examine avec satisfaction les mules et les chevaux et, lorsque la caravane est prête, il veut que nous partions avec elle. Mais je connais la marche lente des bêtes chargées. Malgré l’état des chemins, nous faisons tout de même un cinquième du trajet au trot. Nous ne partirons que longtemps après les bêtes de bât et nous nous reposerons encore dans l’obscurité fraîche de l’imamzadé.

Vers une heure de l’après-midi, nous voici de nouveau en selle, et bientôt nous entrons dans des gorges étroites où le soleil ne pénètre pas. A chaque fois le muletier annonce que nous avons la partie du trajet la plus périlleuse devant nous. En réalité, je ne vois aucun changement d’un jour à l’autre. La route du sommet du col à Pelaur, celle de Pelaur à Reney et à Baidjoun, celle que nous faisons aujourd’hui sont également difficiles. Seulement la fatigue d’aujourd’hui s’ajoute à celle des trois jours précédents. La nourriture et le sommeil insuffisants nous aident mal à la supporter. Dans ces passages resserrés, nous sommes assourdis par le bruit du fleuve et cela augmente encore notre malaise.

Vers trois heures, nous débouchons enfin dans une vallée assez large. Deux grands pans de montagne la bordent, des montagnes nues comme celles dans lesquelles nous voyageons depuis trois jours ; des parois de rochers d’un rouge sombre affleurent le sol.

Nous sommes comme hier, comme avant-hier, dans un paysage mort, dans un paysage lunaire ; mais, fermant la vallée devant nous, une haute croupe montagneuse s’élève, couverte d’arbres du haut en bas. Elle n’est qu’une masse immense de verdure qui paraît merveilleusement fraîche entre les deux murailles de rochers rouges qui, au premier plan, l’encadrent. Au-dessus d’elle, de légers nuages blancs flottent dans un azur qui n’a plus la sécheresse métallique du ciel persan, des nuages comme il s’en élève au bord de la mer, humides, floconneux, tels que je n’en ai pas vu un seul depuis deux mois que j’habite le plateau iranien. Et l’atmosphère qui enveloppe cette montagne lointaine a quelque chose de mystérieux, de doux, de fondu qui voile les plans et leur prête un peu de mystère. Si je me retourne, ce sont des lignes nettes, précises jusqu’à en être brutales, les cimes nues, les croupes désertiques, la grandeur infinie et sèche des larges espaces de l’Iran. Toute la Perse brûlée est là derrière moi ; d’un coup d’œil, j’en embrasse les caractères essentiels. Et devant mes yeux, c’est un pays nouveau ; nous allons entrer dans les forêts qui couvrent le versant caspien ; tout a changé comme par miracle et le ciel n’est plus le même.

Voilà l’admirable contraste qui nous attendait à la sortie des gorges que nous venons de franchir. Des forêts sont devant nous ! Quelles sensations ce mot peut-il éveiller dans l’esprit de Morteza qui n’est jamais sorti de Téhéran ? Mais quels troublants souvenirs n’évoque-t-il pas dans l’âme d’un Européen ? Retrouver les forêts, c’est comme s’il retrouvait par delà des centaines de générations l’âme de ses ancêtres qui ont vécu dans les bois.

Je reste un instant immobile à regarder tour à tour la montagne boisée qui nous ferme l’horizon, les nuages légers qui la couvrent et le sévère paysage que je viens de traverser. C’est alors que Morteza a le seul mot typique qu’il ait eu pendant les quatre mois passés à mon service. Dans mes jours de mauvaise humeur, je le lui ai reproché : « Tu ne peux même pas me faire rire, » lui ai-je dit souvent. Aujourd’hui, il voit la montagne devant nous et son étonnement se traduit ainsi :

— Il a fallu mille jardiniers pour faire pousser ces arbres !

Cri naïf et excellent. Il y a un proverbe persan qui dit : « Quand l’homme meurt, l’arbre meurt, » signifiant qu’en Perse l’arbre ne peut vivre sans les soins de l’homme qui doit d’abord le planter, puis chaque jour lui donner de l’eau. L’arbre ne croît pas à l’état sauvage ; il est dans l’Iran un miracle de la civilisation.

C’est cette réalité que traduit le cri spontané de Morteza à la vue de la montagne boisée.

Lentement, nous cheminons sur les berges mêmes du Tchilik ; elles sont couvertes de la végétation la plus riche et souvent nous disparaissons sous les immenses roseaux frissonnants au vent frais qui vient de la plaine. Vers cinq heures, nous sommes dans une large vallée que bordent des bois et des collines. A une lieue, nous apercevons quelques maisons ; c’est le relais, c’est Emaret.

Nous y arrivons dans un état de fatigue tel que le maître du café lui-même a pitié de notre faiblesse et se hâte de ranimer à coups d’éventail les braises sur lesquelles chauffera l’eau pour le thé. Une fois le thé bu, il faut s’occuper du logement. Je suis obsédé par l’idée d’aller prendre un bain dans le fleuve voisin. Mais la chose est impossible, car il y a un kilomètre de roseaux et de marécages à traverser pour gagner le Tchilik. Emaret possède un caravansérail. La cour où nos chevaux se roulent dans la paille est bordée d’un portique sur lequel donnent les chambres nues. Nous installons nos bagages dans l’une d’elles et cherchons maintenant quelques vivres. Adossée au caravansérail est une pauvre demeure sur le seuil de laquelle est assis un homme âgé enveloppé de haillons. Nous lui demandons où trouver de l’eau propre.

— Un peu plus bas, fait-il, et il nous montre la direction.

— Venez avec nous, lui dis-je, ce sera plus sûr.

Mais il répond d’un geste las :

— Je ne puis pas, j’ai la fièvre.

Je le regarde avec plus de soin. Il tremble ; sa figure est creusée, le nez tiré, les lèvres brûlées. Je le croyais un vieil homme ; il n’a peut-être pas quarante ans, seulement la fièvre en a fait une ruine, la fièvre dans le royaume de qui nous entrons aujourd’hui.

Le tcharvadar lui-même est malade. Il a pris froid dans une des gorges glacées au sortir d’une chevauchée en plein soleil. Il tousse à fendre l’âme et il a de la fièvre aussi. Je lui donne de la quinine. Morteza soupire de douleur, tout courbatu qu’il est ; moi-même, je suis las à ne pouvoir bouger, avec une sensation affreuse de vide, de presque évanouissement, et des fantômes douloureux ne cessent de me poursuivre. La nuit envahit notre chambre misérable qu’éclaire un bout de bougie. Sur la lampe à alcool, Morteza fait bouillir du lait ; nous avons quelques œufs frais, des biscuits secs, un peu de confiture. Autour de nous commencent à bourdonner les moustiques ; la fièvre sonne avec eux à nos oreilles. Contre la porte fermée donnant sur le portique, j’arrange à terre mon matelas et la moustiquaire qui jamais ne me sera plus précieuse qu’aujourd’hui. Toutes les fenêtres sont ouvertes ; une atmosphère humide et molle entre dans la chambre. Ce n’est plus l’air sec, vif, froid des déserts que nous avons quittés.

Derrière moi, de l’autre côté de la porte, en plein air l’homme malade que j’ai vu au crépuscule devant sa maison est venu se rouler dans une couverture. Toute serrée contre lui, une pauvre petite fille se blottit pour dormir ; elle a déjà la figure pâle, les yeux brillants de la fièvre.

A chaque fois que je me réveille dans cette nuit pendant laquelle je ne cesse de me tourner et retourner tristement sur mon dur matelas, j’entends la faible voix de cette enfant qui gémit, et celle de son père qui de quelques mots la calme.

Le père a une voix cassée, tremblante, mais je sens encore, à l’heure où j’écris ceci, la douceur de son accent tandis qu’à mots bas il apaise l’enfant fiévreuse qui se plaint près de lui. Oh ! la triste et longue nuit d’Emaret, l’atmosphère désolée qui m’entoure, la détresse, la maladie tout près de moi, et, en moi, une fatigue qui m’ôte presque la conscience du monde réel pour ne me laisser qu’une affreuse impression de cauchemar dans lequel passent douloureusement les plaintes d’une petite fille qui souffre.


De grand matin je quitte sans regret le caravansérail. Le soleil déjà éclaire les roseaux, les taillis et les arbres ; la rosée scintille au bout des hautes herbes et tout de suite nous entrons dans les bois.

Ce sont des bois admirables qui semblent vierges dans leurs profondeurs muettes à travers lesquelles seul le sentier muletier que nous suivons a été tracé. Nous cheminons dans une ombre épaisse, le sol sous les pas de nos chevaux est à la fois rocailleux et marécageux ; des boues qui datent du printemps dernier n’ont pas encore eu le temps de sécher et, entre les grosses pierres qui pointent, ce sont des trous où nos montures enfoncent à mi-jambe. Il règne sous ces arbres qui nous cachent le ciel une atmosphère lourde ; dès le matin, nous sommes en moiteur ; nous sentons aussi la dépression causée par le changement rapide d’altitude ; en deux jours, nous sommes descendus de trois mille mètres à cinq cents ; à la fatigue ancienne se joint une torpeur nouvelle.

Le chemin longtemps suit en escaliers brusques le cours du fleuve. Le Tchilik maintenant coule entre des rives couvertes d’arbres ; des verdures magnifiques tapissent les moindres croupes des collines et les flancs des montagnes. Des lianes enlacent les troncs énormes, serpentent le long des branches, et marient les érables aux hêtres et les ormes aux chênes. La forêt en septembre est aussi fraîche qu’aux premiers jours de mai. Parfois nous traversons de grandes clairières où poussent des herbes folles. Des troncs décapités par la foudre montrent de profondes cicatrices ; ici des broussailles ont brûlé. Une paroi de rochers, au-dessus des arbres, s’étage sur de solides corniches et deux aigles, dont le nid se trouve quelque part dans un trou du mur immense, tournent lentement, les ailes immobiles, par-dessus les arbres et les rochers, dans le ciel doux et bleu, dans le ciel presque marin qui s’étend au-dessus des forêts du Mazandéran. A mesure que nous avançons, le paysage devient plus vaste, les horizons plus lointains, la vallée s’élargit, le Tchilik s’étale plus majestueux. A la halte du milieu du jour il n’y a qu’une petite paillotte tout près de la rive. Elle est flanquée d’un belvédère sur pilotis de bois où couchent les habitants de cette pauvre demeure. Loin du sol, ils échappent mieux aux piqûres des moustiques. La rive du fleuve n’est pas escarpée, des rochers arrêtent le cours impétueux de l’eau. Je me déshabille enfin et je prends un bain délicieux dans une eau que je m’attendais à trouver glacée mais qui est presque tiède.

Puis c’est le thé au relais. Une nombreuse compagnie s’y est rassemblée. On a appris qu’un Farengui passait et la douzaine de personnes qui habitent près d’ici sont accourues. Ce n’est pas une simple curiosité qui les amène, ces gens sont tous des malades qui veulent une consultation. Ils ont la fièvre ou la dyssenterie. Que faire ? Je leur recommande de ne boire que du thé léger et de se protéger des moustiques pendant leur sommeil. Et puis je leur distribue de la quinine. L’un d’eux, plus décharné que les autres, veut que je le guérisse de l’opium. Il en fume tant qu’il va mourir. Il voudrait s’arrêter ; il en est incapable ; alors il crie au secours. Mais je ne puis rien pour lui…

Dans la paillotte, un enfant d’une douzaine d’années prépare le thé. Il est d’une merveilleuse beauté adolescente. Il a les traits fins, le visage ovale, le nez droit ; la bouche en fleur sur des dents blanches ; il a de grands yeux couleur noisette, des cheveux bruns qui tombent en boucles sur un cou délicat, des mains longues et maigres, un teint ambré, uni, une fierté de port charmante et juvénile. Je le regarde arranger les petites théières sur les braises, passer lestement, sans mot dire, au milieu de ces hommes rudes. On voudrait le caresser comme un beau chat. O Saadi, qui as couru le monde de Tripoli à Boukhara, si tu avais rencontré cet adolescent flexible comme un jeune peuplier, tu serais resté au bord des eaux fraîches du Tchilik à composer en son honneur des vers au rythme savant et il aurait marqué le terme de tes pérégrinations.

Maintenant, nous prenons du thé et nous causons. Je tire un biscuit de ma boîte et je l’offre à l’un des assistants. Il me remercie avec un peu de honte, mais il n’accepte pas. Ce biscuit est défendu à un musulman orthodoxe. Alors je lui montre le morceau de sucre qui est en train de fondre dans son thé. Voilà un produit qui n’est pas fabriqué par des mains musulmanes ; il a été fait en Russie. Mon homme reste frappé d’étonnement. Il n’avait jamais réfléchi à ce petit fait que le sucre est, lui aussi, étranger. Il hésite un instant, mais la démonstration est solide ; et, convaincu, il cède à sa gourmandise et accepte mon présent. Les autres suivent son exemple. Seul le petit dieu qui prépare le thé refuse et remercie d’un gracieux sourire. Morteza est stupéfait de ma victoire. Morteza plein de supériorité n’a que du mépris pour les Persans fanatiques qui nous considèrent comme impurs. Il oublie que lui-même repousse une nourriture qui n’est pas « kacher ».

Vers une heure, nous nous remettons en route. La caravane est partie devant nous. Le tcharvadar et le marchand de Barfourouche s’impatientent. Nous devons passer le Tchilik à gué. D’après ce que j’en ai vu en prenant mon bain, la chose ne sera pas facile, car le courant est d’une grande violence. Nous partons dans la chaleur du jour. Nous sommes en terrain plat et boisé mais l’atmosphère humide des basses terres du Mazandéran nous enlève toute énergie… Pourtant il faut avancer et, sur la mauvaise selle persane aux étriers trop courts ajouter des lieues aux lieues déjà parcourues.

Une heure après notre départ, nous traversons un petit bras de fleuve qui n’est qu’un gros ruisseau coulant sous les saules. A son entrée dans la plaine le Tchilik se divise en plusieurs bras que nous franchissons successivement ; le plus large, le plus difficile donne du mal à nos chevaux ; le muletier va le premier et cherche le gué ; nos bêtes emboîtent le pas, mais le courant très fort menace de les entraîner. Nous sommes en équilibre sur nos selles, les jambes croisées sur le cou de nos montures. Enfin nous atteignons la rive droite ; les bagages ont passé sans accroc. La plupart des bras du Tchilik vont arroser les terres où ils se perdent ; la partie principale coule sur notre gauche jusqu’à Amol, ancienne capitale du pays, une des villes les plus anciennement connues de cette province de la Perse que les anciens appelaient l’Hyrcanie. Mais je ne visiterai pas Amol pendant ce voyage ; mon itinéraire me mène à Barfourouche et de là à Méched-Isser où le vapeur russe ne touche qu’une fois par semaine ; je n’ai pas de temps à perdre, si je veux l’attraper à son passage dans trois jours.

Une fois le fleuve traversé, nous quittons définitivement les forêts. Nous sommes dans une immense plaine marécageuse qui s’étend en longue bande sur quatre-vingts kilomètres de largeur environ entre la mer et les montagnes ; elle est arrosée abondamment par les nuages qui, venus de la mer Caspienne, se condensent au-dessus de la chaîne de l’Elbourz. Ce ne sont que ruisseaux, rigoles, marécages, une terre noire constamment humide où poussent le coton, le riz, le tabac et des arbres fruitiers admirables. Quand nous y entrons, en septembre, la plaine immense est dorée par le soleil. Elle est plate à l’infini ; de grands roseaux y poussent ; de ci de là des bouquets d’arbres splendides ; parfois une tache de verdure plus étendue annonce un village au milieu des cultures. Pendant les premières heures de notre chevauchée, nous traversons des champs où une grande graminée sauvage monte jusqu’à hauteur de notre tête ; un parfum lourd de volupté s’en dégage ; c’est la flouve odorante. J’en détache quelques tiges ; elles portent des fleurs délicates. Mais lorsque je les regarde de près, je m’aperçois que les fleurs sont de tout petits escargots à la coquille joliment striée de raies bleues et blanches. Par milliers ils ont fleuri les tiges de la graminée.

Nous avançons lentement dans les terres grasses, grisés de fatigue et de parfums. Vers trois heures, nous arrivons à l’étape. L’étape d’aujourd’hui c’est, dans un champ de roseaux, une simple paillotte tout autour de laquelle le soleil brûle la plaine. Des milliers de mouches la rendent inhabitable. Passerons-nous la nuit ici ? Sommes-nous encore capables d’un effort pour gagner un gîte meilleur ? Nous ouvrons un conseil. Le marchand et le muletier n’ont qu’une idée : gagner coûte que coûte Barfourouche, but suprême de leur voyage. Après vingt questions, j’apprends qu’un peu plus de trois lieues nous séparent du prochain relais qui, lui-même, est à quatre heures de Barfourouche où nous pouvons arriver vers minuit si nous partons sur le champ. Le marchand me propose l’hospitalité confortable de sa maison, la plus belle de la ville. Mais je repousse ce plan. Nous sommes sur la route depuis avant l’aube, aux trois quarts morts d’épuisement, hâves, desséchés. Je me refuse à ajouter sept heures de cheval en pleine nuit à celles que nous avons faites aujourd’hui. Je me décide à gagner seulement le prochain relais. De là nous atteindrons Barfourouche demain, dans la matinée. Et nous partons le long de ruisseaux boueux où plongent, effrayées à notre passage, de maladroites tortues.

Nous longeons de vastes champs de coton déjà mûr. On va le récolter cette semaine. Avec ces plantations de coton alternent les rizières. Le riz est mûr aussi. Pendant quinze jours, une profitable activité régnera dans ces riches campagnes ; déjà on voit des femmes en pantalons blancs et caracos de cotonnades rouges, aux jambes nues, passer dans les plantations et examiner l’état des récoltes. Une partie du pays que nous traversons appartient au Sipahdar ; il en tire de gros revenus.

Au crépuscule, nous sommes à l’étape. Il n’y a là qu’une hutte si petite qu’on ne peut y loger. Mais elle est abritée sous de beaux arbres et je trouve à vingt pas un terre-plein de gazon sur lequel je m’installerai pour la nuit. Je fais couper quatre gros bambous dans les marécages voisins ; ils soutiendront ma légère moustiquaire. Sous mon matelas, on met — car la terre, comme l’air, est humide — une couverture de cheval, et voilà le campement prêt. La malle et les deux valises seront à ma tête, puis Morteza roulé dans son lit nuptial.

Au relais il y a nombreuse compagnie. Les muletiers de notre caravane y sont réunis à quelques camarades qui montent à Téhéran. Des villageois m’apportent un succulent melon et des œufs frais. Ces gens de la plaine ne ressemblent en rien aux Persans aux traits réguliers, au visage ovale qu’on voit sur le plateau central.

Assis à terre et appuyé au mur, un gros homme barbu au visage pâle, perdu dans un rêve, regarde devant lui sans voir. Le maître du relais nous prépare du thé. Mais en même temps qu’il s’occupe de nous, il trie de petites braises bien rouges et roule au bout d’une pipe courte une boulette d’opium. La pipe prête, il la passe à un des muletiers qui en tire vivement, coup sur coup, trois ou quatre bouffées. La pipe dûment regarnie fait ainsi le tour de la société ; l’homme barbu près de moi a encore la force d’aspirer deux bouffées. Une expression satisfaite se lit sur les visages de nos muletiers ; leurs traits fatigués se détendent sous l’influence de la drogue merveilleuse. Grâce à elle, ils supportent l’effort surhumain de ces journées ; si j’osais, je les imiterais pour avoir au moins une bonne nuit et pour me débarrasser de l’angoisse qui, avec la fatigue physique, m’étreint.

Maintenant, ils mangent du riz et boivent du thé. On a allumé au centre de la hutte une lampe à pétrole qui forme un grand cercle lumineux dans la nuit qui nous entoure. Un villageois au visage faux tourne autour de moi et me pose des questions indiscrètes. Morteza s’inquiète ; les figures de ces gens l’alarment.

Soudain un voyageur sort de l’ombre et à pas silencieux entre dans notre cercle. Jamais je n’ai vu un homme si maigre et si pâle ; il a plus de six pieds de haut ; il est vêtu d’une robe de cotonnade bleue flottant sur un corps qui n’est que squelette et de pantalons blancs qui battent sur les os. Il a des mouvements saccadés, anguleux.

Sa tête est allongée et livide ; on n’y voit qu’un nez immense, courbé et mince comme lame de sabre et des arcades sourcilières hautes sous lesquelles les yeux brillants sont enfoncés profondément. Il ne salue personne, mais chacun a l’air de connaître cette apparition fantastique et d’attendre sa venue. Sans mot dire, il prend dans sa poche un paquet et en sort de petits cylindres égaux ; il en offre à l’homme barbu qui rêve près de moi. Celui-ci se réveille de ses songes et tend la main. Il soupèse cinq ou six de ces cylindres ; il vérifie les poids sur une balance que le vendeur lui passe, s’empare des cylindres et donne en échange plusieurs pièces d’argent ; l’homme maigre fait le même jeu avec le maître du café et avec nos muletiers. Ses affaires finies, il tire une bouffée d’une pipe préparée, et sans un mot, le marchand de rêves disparaît dans la nuit d’où il est sorti pour porter à d’autres voyageurs fatigués, plus loin dans les campagnes muettes, le juste, subtil et puissant opium.

Je ne tiens pas debout ; je vais me coucher ; je m’enveloppe de couvertures, car une rosée abondante couvre déjà la terre et l’humidité des marais m’entoure.

Je sors un petit revolver et je recommande à Morteza de ne dormir que d’un œil. Ces âpres villageois seraient hommes à nous dévaliser sans doute.

Mais, une fois couché, le sommeil ne vient pas ; la fatigue est trop forte, les nerfs trop tendus par tant de jours accablants. Sur la moustiquaire le ciel étincelle. Véga brille au-dessus de ma tête ; si elle tombait, elle tomberait droit dans ma bouche. Derrière moi, le relais est plein d’une foule bruyante ; des caravanes arrivent ; on chante, on se dispute, et cela ne finit pas, et puis voilà, comme je vais m’endormir, que les campagnes silencieuses sont soudain traversées de cris affreux, de cris qui vous glacent le sang, des appels frénétiques et angoissés, sur le mode aigu ; ils éclatent tout près de moi et, dans le lointain, j’entends d’autres cris qui leur répondent.

C’est comme un départ pour le sabbat ; des rires de gouges et de démons ; cela n’a rien d’humain ; j’attends je ne sais quoi d’épouvantable et derrière moi Morteza, de peur, retient son souffle et tremble.

Rien n’arrive, mais les cris continuent. Enfin la fatigue plus forte l’emporte et le sommeil me prend. Mais je suis réveillé en sursaut par une voix toute voisine. Un homme demande à Morteza s’il dort, et mon pauvre petit domestique répond avec assez de force qu’il est parfaitement réveillé. J’interviens à mon tour. C’est un voleur qui a essayé de s’approcher de nos valises et qui, étonné de voir bouger Morteza, lui a adressé la parole. Sur un ton péremptoire, je lui enjoins de filer.

C’est toute une affaire que de retrouver le sommeil tandis que les cris frénétiques continuent dans la nuit.

Avant le jour, nous sommes debout. Ma moustiquaire est lourde d’humidité, la rosée est si forte qu’il y a un demi-pouce d’eau dans les creux du couvercle de ma malle.

Au maître du café, je demande les causes du tumulte qui m’a empêché de dormir. J’apprends que les villageois du pays ne se sont pas couchés et que, toute la nuit répandus dans les campagnes, ils ont poussé ces cris aigus pour empêcher les sangliers et les renards de pénétrer dans les rizières et de se faire un festin du riz mûr prêt à être récolté.

A six heures, nous quittons le relais ; la matinée est dorée sur la plaine rousse du Mazandéran. Aux bouts flexibles des roseaux, sur les arbustes fleuris du cotonnier, la rosée a mis de grosses gouttes d’eau qui scintillent au soleil. Derrière nous, je vois s’étendre la calme et riche plaine que j’ai traversée hier ; une buée matinale flotte sur les campagnes. Plus loin c’est la chaîne bleue des montagnes boisées que domine le Démavend solitaire.

Nous passons quelques villages bordés de haies vives et protégés par des fossés ; les maisons sont ombragées par des arbres immenses ; le terrain devient meilleur, les pistes sont mieux tracées, nous trouvons quelques prairies où l’on peut avancer à une allure plus rapide et vers dix heures, nous sommes sur la berge haute d’un fleuve, aux portes mêmes de Barfourouche.

Nous le traversons à gué, puis ce sont les rues étroites de la ville, de vieilles mosquées tombant en ruines et, sur une place, la grande maison européenne où est installé le comptoir de mes correspondants, les Toumaniantz de Bakou.

Là, je puis ouvrir ma malle, sortir du linge, prendre un bain chaud, m’étendre sur un lit ; là, enfin, je m’assieds à une table et je vois apparaître un plat de poulet sauté aux tomates. O délices de la cuisine bourgeoise, après six jours de biscuits secs et de conserves !

Il faut quitter la paix de cette bonne maison pour la dernière étape qui me mènera à Méched-Isser au bord de la mer. Nous suivons d’abord une chaussée sous les arbres ; elle s’interrompt brusquement au bout de dix kilomètres et nous retrouvons la piste dans la forêt. Mais ici le pays est peuplé. Nous passons des maisons isolées, des villages. Les maisons sont construites en briques et en bois, et portent en manière d’ornement un grand cyprès dessiné en briques sur le plat du mur. Je n’ai vu nulle part ailleurs en Perse l’arbre employé ainsi comme motif décoratif sur les façades des maisons. A quelque distance de la mer, les forêts cessent. Une plaine marécageuse nous sépare de Méched-Isser. Nos chevaux traversent les marécages avec une sûreté égale à celle qu’ils montraient en escaladant les rochers. Les mules sont bonnes dans la montagne, mais pitoyables dans les marais. Nos chevaux sont excellents ici et là.

Comme le soleil s’abaisse, nous arrivons enfin à l’étape dernière ; nous traversons la petite ville et gagnons le bord de la rivière ; près de la mer s’élève le grand bâtiment de la douane. Là, deux Européens m’attendent. C’en est fini du voyage à la persane. La mer est devant mes yeux, la mer calme où se reflètent les nuages dorés du couchant ; la mer que parcourent des bateaux à vapeur russes qui, après-demain, m’emmèneront vers le nord.

Derrière moi, la plaine s’endort dans l’ombre. Mais très loin, immense, solitaire, par-dessus toutes les montagnes, le cône régulier du Démavend s’élance dans le ciel et garde encore de la lumière.

Méched-Isser, j’y passe trente-six heures à l’européenne, chez de bonnes gens qui me soignent et me gâtent. Mais je m’aperçois qu’on perd l’habitude du sommeil et de la nourriture saine, je m’aperçois que je suis trop fatigué pour me bien délasser et qu’il faut, pour goûter un vrai repos, un long entraînement et beaucoup de loisirs.

V
DE MÉCHED-ISSER A ASKHABAD

Sur la mer Caspienne.

Le petit vapeur postal qui nous emmène à Krasnovodsk longe la côte plate du Mazandéran. Il s’arrête à un quart de lieue de la terre pour ses escales, Méched-Isser, Bender-Guez. On voit les toits plats d’une petite ville dans les arbres, puis, au loin, au-dessus de la brume qui monte de ce pays de fièvre, la chaîne de l’Elbourz et le grand pic neigeux du Démavend qui la domine.

Au soir, le soleil tombe dans une mer bleue et unie, et tout de suite, sans aucun souci des transitions, le velours sombre du ciel se pique de milliers d’étoiles.

Dans la cabine la température est étouffante. Avant l’aube, je suis sur le pont. Pas un souffle ne ride les eaux calmes de la Caspienne ; notre petit bateau, noir et sale, file lentement vers le nord.

Au milieu du jour, la brise se lève, venant de terre. D’avoir passé sur les sables brûlants de la Transcaspie, elle est tiède et apporte jusque sur l’eau la chaleur sèche du désert. J’aperçois très loin à l’orient des taches immobiles. Des maisons ? des bateaux ? Ce sont des maisons sur pilotis. A cause des bas-fonds, nous jetons l’ancre à près de trois milles de cet étrange village perdu au milieu de la mer. A l’aide de la jumelle marine, je ne découvre pas la moindre langue de terre. De grandes barques pontées viennent à nous, voiles blanches sur les vagues bleues que soulève une forte brise. Elles appartiennent à la Société des Pêcheries russes qui a un comptoir ici et sont maniées avec beaucoup d’adresse par des Turcomans à la taille fine, aux mouvements souples. Vêtus d’une robe légère, rose ou verte, sans col, serrée par une ceinture sur une chemise blanche, coiffés d’un énorme et haut bonnet de peau de mouton à poils longs, ils ont des visages secs de Mongols aux pommettes saillantes, de petits yeux bridés luisants comme agates, la figure longue et jaune que termine une touffe de barbe en pointe.

Ils nous apportent les récoltes du village ; ce sont force poissons qui remplissent deux ou trois cents barriques. Elles vont remonter la Volga et de là se répandre sur le territoire immense de la Russie où, pour deux sous, le moujik aura sa portion de poisson salé.

Lorsque notre chargement est terminé, nous restons à attendre je ne sais quoi, mais je n’en suis plus à m’impatienter du temps perdu. Au loin, entre le village et nous, apparaît une petite barque. Bientôt, aux oscillations des vagues, je vois luire des baïonnettes au soleil. La barque accoste, un officier monte à bord, puis deux soldats en armes, puis un homme, puis trois soldats encore et un sous-officier. L’officier prend un verre de bière avec le commandant avant de regagner la terre, mais nous gardons les soldats et l’homme qui s’installent à l’avant sur les barriques encombrant le pont.

Cet homme doit avoir une trentaine d’années ; il est vêtu comme un paysan, une chemise, des pantalons bouffants, des bottes, une casquette à visière ; il a une barbe blonde et des yeux bleus, c’est le type du moujik qui va coloniser les steppes asiatiques. Mais quel crime a-t-il commis pour qu’on l’entoure d’une telle escorte militaire ? Il ne semble pas un bandit redoutable. A-t-il tué ? Pourquoi ?

Il montre une certaine jovialité et ses plaisanteries, accompagnées parfois de quelque geste grossier, font rire les jeunes soldats. Pourtant à le regarder avec plus d’attention, il n’est pas difficile de trouver l’inquiétude au fond de ces yeux bleus. Sa gaîté maintenant me paraît jouée.

Je suis seul, du reste, à m’intéresser à lui. Les autres passagers n’ont pas eu le moindre mouvement de curiosité.

J’envoie Morteza aux renseignements. Morteza ne sait pas le russe, mais sur ce petit bateau qui fait le service de la rive méridionale de la Caspienne, chacun parle persan.

Il revient à moi :

— Monsieur, c’est un déserteur qui s’est enfui pendant la guerre de Mandchourie.

Pendant la guerre de Mandchourie ! Il y a quatre ans déjà. Cet homme, comment avait-il gagné les déserts de la Transcaspie ? Là, perdu près de la frontière persane, dans une partie de l’empire où sur cent lieues carrées n’habitent pas dix Européens, il se croyait sauvé. Il vivait libre et misérable, au bout du monde vraiment… Et voilà qu’un jour les gendarmes sont venus, et maintenant six soldats, baïonnette au canon, le ramènent vers les villes du nord, vers la caserne où il sera jugé. Désertion en temps de guerre. Que dit le code russe ? La mort, ou les travaux forcés en Sibérie…

Cette histoire me tracasse. Ce châtiment qui arrive tant d’années après l’offense me gêne. Je voudrais pouvoir faire quelque chose pour cet homme. Je lui envoie des cigarettes par Morteza.

Avec la nuit, le vent devient plus fort, mais la chaleur diminue à peine. Je ne peux me décider à rentrer dans ma cabine où l’on suffoque et où je serai la proie des punaises. Je vais dormir à la belle étoile et déroule mon mince matelas sur le pont supérieur.

De petites vagues rageuses secouent notre vieux bateau ; nous roulons assez fortement.

Avant de m’endormir, je regarde le pont au-dessous de moi. Sur les madriers fermant l’ouverture de la cale, deux soldats sont étendus à côté du déserteur ; ils ont posé leurs fusils près d’eux.

Des vagues montent parfois à l’avant du bateau et des embruns éclaboussent alors les trois hommes abrités tant bien que mal derrière les barils de poissons salés. Un des soldats dort ; il est tout jeune, la lumière vive de la lampe électrique suspendue au mât et qui éclaire pour moi cette scène me montre son visage imberbe et son teint rose de grand enfant. L’autre s’agite, et se retourne, et j’imagine, sans peine, qu’il ressent les premières atteintes du mal de mer. Le déserteur est sur le dos, la casquette sur les yeux, immobile.

Ayant fumé une dernière cigarette, je m’enveloppe dans ma couverture et me couche. Je m’endormis aussitôt, mais d’un sommeil troublé. Je me sentais rouler au gré du roulis du bateau ; tout engourdi, je me remettais sur mon matelas. Le vent sifflait dans les cordages, et plus d’une fois des gouttes d’eau me fouettèrent la figure. Quand j’ouvrais les yeux, je voyais l’officier de quart qui faisait dix pas sur la passerelle, s’arrêtait, regardait l’horizon, puis la boussole et recommençait sa course monotone. Au-dessus de nous, la fumée vomie par la cheminée était drossée violemment à angle droit du bateau et rayait d’une large bande noire le ciel étincelant d’étoiles…


Soudain, des cris, un tumulte d’hommes se bousculant et, sec, un coup de feu me réveillent. En un clin d’œil, je suis debout.

Une aube grise éclaire le ciel à l’orient. Sur le pont inférieur, dans la lumière nette de la lampe, le groupe des soldats. L’un d’eux, le fusil à la main, regarde la mer. Ils parlent violemment et se querellent. Le commandant du bateau arrive ; le sergent, au port d’armes, s’adresse à lui. Sa voix tremble ; il montre la mer derrière nous et, à ses gestes, je comprends qu’il demande qu’on fasse marche arrière. Le commandant interroge les deux soldats qui ont passé la nuit près du déserteur ; ils répondent avec gêne. Puis le commandant a un mouvement d’épaules qui signifie : « A quoi bon ? » Et le bateau dont la marche avait été ralentie repart de toute sa vitesse vers le nord.

A déjeuner seulement, j’ai des détails par le commandant, car les récits de Morteza sont incompréhensibles. Les soldats s’étaient endormis. A cinq heures, l’un d’eux avait été réveillé par un paquet de mer. Il avait regardé à côté de lui : le prisonnier n’était plus là ! Avec son camarade, affolé comme lui, il avait fouillé le pont. Personne. Alors il avait averti le sergent. Un des soldats, perdant la tête à l’idée de la responsabilité encourue, avait tiré au hasard sur la mer, croyant apercevoir dans le jeu mouvant des vagues, un point noir, la tête du déserteur.

— Comment chercher cet homme ? me dit le commandant. Nous ne savons même pas à quelle heure il a sauté à la mer. Il a pris une bouée au bastingage. Mais que deviendra-t-il ? Nous sommes à dix milles de la côte — il ne le savait sans doute pas — et le vent souffle fort de terre. Il n’a pas une chance sur mille d’être sauvé par une barque de pêche. C’est un homme perdu.

Je revois les yeux inquiets du déserteur. Il est en train d’agoniser à cette heure au milieu des mille vagues bleues de la Caspienne. J’ai le cœur serré.

— Allons, me dit le commandant, prenez donc du caviar. Il est frais d’hier soir…


Krasnovodsk.

11 septembre.

C’est, sur la Caspienne, la tête de ligne du chemin de fer transcaspien. De beaux paquebots, chaque jour, la relient à Bakou par un trajet de seize heures.

Krasnovodsk n’est pas un lieu de plaisir. C’est un passage. Personne ne pensa jamais à s’établir ici pour son agrément. Elle ouvre la porte de l’Asie centrale. Annenkof fit partir de Krasnovodsk, voici plus de quarante ans, le chemin de fer qui mène à Askhabad, à Merv, à Samarcande, à Tachkend. Krasnovodsk est construite sur la pierre, au pied même de hautes collines rocheuses qui l’abritent des vents du nord. Il n’y a pas un arbre, pas un arbuste. Des rues longues et poudreuses, bordées de petites maisons à un étage, écrasées sur le sable. La chaleur et l’ennui y sont, en été, insupportables. Toute la vie de Krasnovodsk est sur le débarcadère des bateaux. Les mères y amènent leurs filles pour qu’elles admirent et envient ceux qui ne font que passer. Parfois un Européen s’arrête, bien malgré lui. La Transcaspie est un territoire militaire. Il faut à un étranger, même pour la traverser, une autorisation que seul Saint-Pétersbourg peut délivrer. Si la permission n’est pas arrivée, ou si elle n’est pas en règle, le gendarme vous interdit l’accès du train. L’Européen sacre, tempête, montre la lettre de son ambassade disant que l’autorisation est accordée, rien n’y fait.

Ainsi en fut-il pour moi et j’ai appris à connaître le gendarme russe dont le vocabulaire est limité. Il n’a que deux mots : « Mojno » et « Nié mojno ». Avec le premier, vous passez partout ; avec le second vous restez sur place.

En débarquant du bateau, un vieux policier au nez énorme, rouge et luisant, prend mon passeport et m’indique une auberge où je lui ferai la grâce d’attendre sa visite. Une heure plus tard, il arrive dans le sale hôtel où je bois du thé. Avec de grands salamalecs, il me rend mon passeport en m’assurant que je suis en règle et que mon autorisation est inscrite sur les registres de la police.

A sept heures, je vais à la gare prendre l’unique train quotidien à destination d’Askhabad. La dame préposée aux billets me demande mon permis. Je lui remets la lettre du ministre de Russie à Téhéran déclarant que le ministère de la Guerre m’ouvre la porte de la Transcaspie et du Turkestan. Un gendarme s’en empare et disparaît.

Au bout de dix minutes, il revient : « Nié mojno. » Je vais chez le chef de la gendarmerie. Même refrain. Une conversation s’engage à quatre personnes. Lui, moi, un Persan qui sait le russe et, hélas ! l’inévitable Morteza qui me dessert comme interprète. Nous n’arrivons à aucun résultat. La gendarmerie ne me connaît pas et me retient à Krasnovodsk. Naturellement Morteza, comme toujours, épouse la cause du gendarme, se rend à la force de ses arguments et me dit son éternel : « Il ne se contente pas. »

Et je rentre à l’hôtel furieux, après beaucoup de tapage. Au milieu de la nuit, la police y fait irruption. Elle m’apporte non des menaces, mais des excuses. Mon permis est en règle, je puis partir. La police avait oublié de prévenir la gendarmerie. Ce sont choses qui arrivent ailleurs qu’en Russie. Je pars enfin pour Askhabad avec vingt-quatre heures de retard, et à la gare, cette fois-ci, le gendarme, après avoir lu avec quelque difficulté le document officiel, prononce ce seul mot : « Mojno ».


Au matin, je me réveille en plein désert. A droite, les montagnes toutes voisines, la chaîne de l’Elbourz, prolongement de l’Himalaya, qui sépare la Transcaspie de l’Iran. A gauche, le désert le plus plat, le plus nu, le plus dépourvu d’accidents de terrain qu’on puisse imaginer. De loin en loin une station, un poste d’eau, mais de village point ; partout le sable stérile. Le soleil commence à faire sentir sa force. En plein été, la chaleur est ici insoutenable. Aujourd’hui même, l’air chaud vibre à la surface du sol et j’aperçois à l’horizon des lacs sous des arbres ombreux ; le vent ride la face de l’eau et agite les branches… Ainsi de la fenêtre d’un wagon-restaurant, je m’offre d’admirables mirages.

Aux stations, je vois quelques Turcomans. Ce sont de beaux hommes, grands et souples ; ils portent des robes de couleurs vives. Ils ont eu le temps de s’habituer au chemin de fer et prennent le train. Mais cela n’a pas été sans peine. Ce qu’ils ont eu le plus de difficulté à comprendre, c’est la fixité des tarifs. L’Orient est un pays de marchandage ; rien n’y a une valeur précise et tout marché est le sujet de longues et patientes discussions. Au début, ils venaient aux gares et demandaient, par exemple, un billet pour Askhabad. « Un rouble soixante-quinze kopeks, » disait l’employé. Le Turcoman réfléchissait un moment et tirait cinquante kopeks de sa bourse. « Ne pouvons-nous nous arranger ainsi ? » faisait-il. Sur le refus de l’employé, il ajoutait quelques kopeks. L’employé les repoussait. « Je reviendrai donc un autre jour, » répondait le Turcoman qui s’en allait tranquillement. Une semaine plus tard, il était là. Et le même marchandage recommençait. Il lui a fallu des mois et des années pour comprendre qu’à la gare tout au moins, on vendait une extraordinaire denrée dont le prix ne variait jamais, quels que fussent le temps et la saison, l’affluence ou le manque de clients. Cela est contraire à toutes les lois de l’économie politique dont les Turcomans, s’ils ne la connaissent pas comme science, ont au moins un juste et sûr instinct.

A une station, un prêtre monte dans mon compartiment. Il est bien étonné d’y trouver un Européen ne connaissant pas dix mots de russe[1]. Il ne sait pas le français, mais il est si éloquent, sa mimique est si persuasive que je comprends les propos qu’il me tient. Voici en substance ce qu’il me dit :

[1] C’est à cela que se monte à peu près mon bagage. Pour l’instant il me suffit. A Méched, comme la fille du prince Dabija, mon hôte, avait l’amabilité de s’effrayer de me voir partir pour un si long voyage dans une partie reculée de son pays sans en connaître la langue, je lui demandai de m’apprendre les quelques mots indispensables pour vivre.

— Comment dit-on bouillon ? dis-je.

— Bouillôn.

— Et bifteck ?

— Bifteck.

— Et vin ?

— Vino.

— Il ne m’en faut pas davantage, m’écriai-je.

Et je partis.

— Vous êtes Français. Vous habitez le plus beau pays du monde. Il y a chez vous des villes populeuses et magnifiques, des champs, des forêts et des fleuves, et vous traversez un monde entier pour venir dans ce désert affreux qui n’est que sable, poussière, chaleur. A-t-on jamais vu un original pareil ?

Et mon brave prêtre éclate d’un rire sonore qui le renverse sur les coussins de velours rouge.

A Gheok-Tépé, halte un peu plus longue. Gheok-Tépé a été le lieu d’un combat célèbre entre Russes et Turcomans en 1881. Cette bataille est d’autant plus réputée qu’il y a eu fort peu de faits d’armes dans la conquête de l’Asie par les Russes, laquelle a été opérée par des moyens plus subtils et intelligents que le canon. Skobelef commandait les Russes à Gheok-Tépé. Les murs en terre battue de l’aoul des Turcomans sont encore debout. Skobelef fit creuser une mine sous un point des murailles, y attira les défenseurs par une attaque simulée. La mine éclata et envoya dans les airs les corps et, jusqu’au ciel, les âmes des Turcomans morts pour leur patrie et pour leur foi.

Un petit musée proche de la station réunit les souvenirs de ce combat par lequel fut assurée la domination russe en Transcaspie et le train s’arrête une demi-heure pour laisser aux voyageurs le temps de le visiter. J’y trouve quatre murs nus. Le musée a été vidé au bénéfice de l’exposition d’été à Tachkend. Il reste quelques photographies et sur l’une d’entre elles on voit un mécréant de Turcoman prêt à égorger un magnifique officier orthodoxe qui, à la demande du photographe, ne bouge pas.

Nous arrivons à Askhabad vers trois heures avec beaucoup de retard dû au vent qui a soufflé avec furie dans le désert pendant la nuit. Parfois il entasse le sable sur la ligne et arrête la locomotive. En automne et au printemps, c’est l’eau des pluies ; en hiver, la glace, qui sont chargées de bloquer la voie. Ainsi le beau et le mauvais temps et toutes les saisons conspirent pour retarder les trains sur le chemin de fer de Transcaspie.


Askhabad, ville neuve, siège du gouvernement de Transcaspie, est, pour le voyageur qui passe, dénuée d’agrément.

VI
LE PÈLERIN DE MÉCHED

On appelle en Perse pèlerin de Méched, « méchedi », celui qui a été en pèlerinage au tombeau sacré de l’imam Réza, authentique descendant de Mahomet, traîtreusement empoisonné à Méched, et qui dort son dernier sommeil dans la mosquée de cette ville. Tout bon Persan devrait être un méchedi, car prier sur la tombe des martyrs est le premier devoir d’un fidèle chyyte. Mais la courtoisie raffinée de ce peuple est telle que méchedi est devenu une appellation générale et, lorsqu’on tient à témoigner quelque considération à son interlocuteur, on l’appelle méchedi, sans se donner garde de vérifier si oui ou non il est pèlerin de Méched. Ainsi en France assurons-nous à la fin de nos lettres de notre estime particulière et de notre respect mainte personne pour qui nous n’avons ni estime ni respect.

Je veux être un méchedi véritable et, si je ne puis prier sur le tombeau de l’infortuné Réza, je veux tout au moins voir la coupole d’or de sa mosquée.

Les pèlerins en Perse gagnent leur salut par de grandes fatigues qu’il est difficile d’imaginer lorsqu’on n’a pas voyagé dans ce pays. De Téhéran, il faut six semaines pour arriver à pied à Méched par la route la plus ennuyeuse du monde. De Kerman, il faut plus de temps encore ; les étapes sont longues, les gîtes médiocres, l’eau rare, la chaleur terrible en été et, en hiver, le froid vif. Mais le zèle pieux des pèlerins, au lieu de s’affliger des obstacles, les accepte comme une épreuve salutaire. Des amis à moi ont rencontré dans le désert des gens qui venaient ainsi de Kerman à Méched. Trois d’entre eux étaient gravement malades à la suite des épreuves endurées pendant le voyage. Mes amis s’offrirent à les soigner. Mais les pèlerins refusèrent, car ils considéraient comme un rare bonheur la mort survenant au cours d’un pèlerinage au tombeau de l’imam Réza.

Pour moi qui ne suis pas soutenu par une foi égale, je choisis la route la plus courte, la plus facile, celle qui mène d’Askhabad à Méched. Elle est mauvaise, mais praticable en voiture et n’a guère plus de deux cent soixante-dix kilomètres. Si je ne m’arrête pas sur le chemin, si je passe les nuits en voiture, c’est l’affaire de deux ou trois jours.

Il me faut quarante-huit heures à Askhabad pour me procurer une solide berline. Je partirai à cinq heures du matin pour franchir dans l’après-midi la partie la plus difficile de la chaîne de montagnes.

Au jour et à l’heure dits, la berline est à ma porte attelée de quatre chevaux. Mais j’ai la surprise d’y trouver un Persan qui, à mon approche, se lève, descend et me fait de beaux saluts. Le maître de poste qui l’accompagne me le présente dans un charmant discours. — Je suis, paraît-il, un voyageur de marque et le gouvernement de Téhéran qui a pour moi une estime particulière m’a recommandé aux autorités. Aussi n’a-t-on pas hésité à télégraphier à ce seigneur persan qui, déjà, se trouvait à la frontière pour qu’il vînt me chercher à Askhabad. Il doit m’escorter et aplanir devant mes pas toutes les difficultés du voyage.

Telles sont les paroles amènes du maître de poste. Mais, instruit par l’expérience, j’ai le malheur de n’y ajouter aucune créance. Je déclare que la voiture est à moi, que je l’ai payée et que j’entends y faire seul la route de Méched. Les compliments les plus flatteurs des deux Persans ne me font pas changer ma décision. Et, comme ils refusent de descendre les petits colis que mon compagnon a déjà mis dans la voiture, je les prends moi-même devant Morteza scandalisé et, avec une égale politesse, je les place à leurs pieds dans la poussière de la rue. Puis je donne ordre au cocher de partir. En vain le maître de poste se fâche et veut le retenir. Je prends un air menaçant et finalement le cocher enlève ses quatre chevaux. Nous voilà en route, laissant, planté sur ses jambes et le nez long, l’ingénieux Persan qui avait pensé faire, sans bourse délier, le pèlerinage de Méched.

A quinze kilomètres déjà d’Askhabad, nous commençons à gravir les premiers contreforts des montagnes ; nous mettrons plus de vingt-quatre heures à traverser la chaîne. Ces montagnes ne sont que sable, poussière et rocs, sans un brin de gazon sur leurs flancs desséchés, sans un arbuste, sans un arbre ; il ne reste du printemps que quelques maigres plantes grillées par les chaleurs de l’été. Au milieu de la journée, douane et gendarmerie russe ; — une demi-heure plus loin, un charmant village persan, Badj-Ghiran. Nous y trouvons des œufs frais et un melon succulent. Rien n’égale les melons de Perse si ce n’est ceux de la Transcaspie. Les melons de Tchartchoui, sur les bords de l’Amou-Daria, sont peut-être les premiers du monde et leur réputation, j’en suis garant, n’est pas surfaite. Désormais, pendant ce qui me reste de jours à voyager sur la terre d’Asie, je me régalerai de melons variés et admirables. Dans la cour du relais, un spectacle curieux me retient. Un vieillard est couché à terre, le dos appuyé sur des sacs. De ses jambes musclées, il fait tourner sans grand effort au-dessus de l’ouverture d’un puits un treuil à quatre palettes sur lequel s’enroule une corde à laquelle est attaché un seau. Continuellement ce vieil homme ingénieux monte de l’eau à la force de ses jambes, tandis qu’il reste mollement étendu à rêver, les yeux fixés au ciel.


La route qui était mauvaise devient abominable. Depuis qu’elle a été faite, elle n’a jamais été entretenue. Ici le roc apparaît à vif ; là des trous profonds de deux pieds sont creusés ; ailleurs des pans de rochers éboulés la barrent plus qu’à moitié ; partout des pierres roulent sous les pas des chevaux. Le passage le plus difficile est une crête escarpée que la route franchit par des lacets à angle aigu. On a la montagne d’un côté, le précipice de l’autre ; de parapet, pas l’ombre. La voiture monte en grinçant, glisse dans les ornières, tombe dans un trou, franchit une pierre énorme, est soulevée de droite, puis de gauche. Au premier lacet, on se sent une certaine inquiétude ; on regarde le précipice dont rien ne vous sépare que quelques pieds de terre meuble. Au second lacet, on se dit : « J’ai franchi le premier, pourquoi ne passerais-je pas celui-là ? » Au cinquième, il y en a une vingtaine, on n’y pense plus.

Parfois on rencontre un pesant fourgon conduit par des charretiers russes. Du haut en bas de la montagne, les cochers s’appellent, car la route est si étroite qu’on ne peut se croiser qu’à certains points. Arrivée au sommet de la crête, la route se précipite avec une égale roideur et un même nombre de lacets jusqu’au bas de la vallée. La vue est fort belle, mais aux gens qui ont le vertige ou qui éprouvent le sentiment de la peur en voiture, je recommande de fermer résolument les yeux et de s’endormir avant de commencer la descente.

Il nous faut quatre heures pour franchir ce passage dangereux. Maintenant nous sommes dans un défilé étroit ; puis nous longeons une rivière à l’eau claire et rapide. A un détour du chemin, un aigle splendide s’envole pesamment d’un rocher où il était posé à quelques pas de nous.

Nous arrivons à Imam-Chouli pour la nuit. Au milieu de la cour du caravansérail, des cochers sont assis autour d’un feu de bois qui pétille et jette dans l’air froid de la nuit des flammes claires. Une marmite pleine d’eau et de riz est suspendue sur le feu. Nous avons une chambre, c’est-à-dire un endroit clos de quatre murs ; les enfants du maître du caravansérail nous apportent un tapis qu’ils étendent sur le sol, un samovar, des œufs frais et un melon.

De grand matin, nous sommes de nouveau sur route ; les mouvements du terrain sont moins accentués ; le paysage s’anime un peu. Sur les flancs dénudés des montagnes, des bergers poussent d’immenses troupeaux de chèvres, petites et noires, à longs poils, de béliers aux cornes enroulées, de grosses brebis à la trop lourde queue autour desquelles sautent des agneaux ivres de mouvement. Qu’est-ce que ces bêtes trouvent à manger dans ces déserts pierreux ? Comment engraissent-elles où mourraient de faim nos moutons d’Europe ?

Dans un relais, nous rencontrons des pèlerins afghans. Ils viennent des frontières nord-est de l’Afghanistan, ont pris le train à Boukhara ou à Samarcande pour venir jusqu’à Askhabad. De là, ils voyagent — ce sont des gens à leur aise — dans un grand fourgon à claire-voie, recouvert d’une bâche. Le fourgon est sans ressorts. Aussi y ont-ils entassé sur une épaisseur de deux pieds des couvertures molletonnées. Ils sont quatre hommes et cinq femmes. Deux d’entre eux se laissent photographier. Ce sont de beaux hommes, à la figure régulière, au teint bronzé. Ils portent des turbans blancs et des robes à grands ramages.

Nous faisons beaucoup de chemin pendant la matinée. La route descend en pente douce dans un pays plat, une large vallée, entre deux chaînes de montagnes, l’une à gauche qui est la chaîne principale de l’Elbourz, l’autre à droite qui en est un rameau et nous sépare du plateau central de l’Iran.

Vers le milieu du jour j’arrive à Koutchan, fatigué et la gorge sèche. Pendant qu’on change les chevaux et qu’on inonde d’eau les roues surchauffées de la voiture, je m’assieds dans un petit café attenant à la maison de poste.

Koutchan est une très ancienne ville qui a eu des malheurs récents. Il y a peu d’années un tremblement de terre l’a ruinée de fond en comble et un grand nombre de ses habitants périrent dans la catastrophe.

Un Koutchan nouveau s’est construit qui ne diffère en rien du vieux Koutchan. Ce sont toujours les mêmes petites maisons en terre battue. Dans le bazar, elles sont ouvertes sur la façade et les marchands disposent leurs éventaires au bord de la rue. Du café où je suis installé, j’admire en face de moi des boutiques de fruits, des plateaux chargés de raisins luisants ou de poires et les trois espèces de melons pour lesquels le Khorassan est fameux dans toute la Perse, les melons jaunes et ronds, ceux qui sont ovales et blancs, ceux enfin qui sont verts et de forme allongée.

Tandis que l’eau chauffe lentement sur les braises pour mon thé, je vais acheter une grappe de raisin.

Le marchand me reçoit avec une parfaite courtoisie. L’extrême politesse dont les Persans ne se départent jamais contribue, il est vrai, à adoucir l’inévitable irritation que causent les mille difficultés, petites et grandes, d’un voyage en Perse. Mais cette politesse même qui nous rend les Persans impénétrables nous fait sentir avec plus de force encore notre isolement. A certains moments, cette sensation va jusqu’au malaise. Qu’y a-t-il de commun entre eux et moi ? se demande-t-on. Je les trouve subtils et intelligents, d’une finesse admirable à deviner ce qui peut me plaire, ce qu’il faut dire et ce qu’il convient de passer sous silence. Ils sont les plus courtois des hommes : ils sont secrets aussi. Mais plus loin, que savons-nous ? Ils paraissent doux et indifférents. Le comte de Gobineau qui les a beaucoup goûtés les déclare incapables de fanatisme…

A certaines heures, j’ai le sentiment qu’un abîme me sépare de ces gens si aimables ; à d’autres, je ne suis sensible qu’au charme de leurs manières et je me refuse à en savoir plus long.

Aujourd’hui, je ne songe pas à philosopher sur les Persans. Assis à l’ombre et mangeant des raisins frais dans la chaleur du jour, je regarde passer sous les platanes les habitants de Koutchan, paisible petite ville qui est entrée pendant quelques heures dans ma vie et qui en sera effacée à jamais dans peu d’instants. Pendant que je fais un frugal déjeuner d’œufs durs et de melon, un Européen vient s’asseoir près de moi. Il s’est installé ici après avoir voyagé un peu partout en Perse. Au cours de la conversation, il me raconte l’histoire suivante, dont il a été témoin il y a peu de jours dans cette même ville calme de Koutchan où je l’écoute.

La femme lapidée

« Non loin d’ici vivait dans la campagne une femme pareille à toutes les femmes de ce pays, c’est-à-dire qu’elle était pauvre, mariée et menait l’existence dure des paysannes. C’est elles qui font les travaux des champs. L’homme est paresseux, et puis il est le maître… Cette femme travaillait donc pour son mari qui était le plus souvent dans les cafés de Koutchan. Il y prenait de l’arak quand il n’y fumait pas de l’opium. On cultive le pavot avec succès dans le Khorassan ; c’est une des richesses du pays et un de ses fléaux. Cet homme, soudain, partit, « pour peu de temps », dit-il. Un paysan qui voyage, la chose est rare partout, en Perse plus qu’ailleurs. Il partit et ne revint pas. Des mois se passèrent, puis une année, puis deux, puis trois. Il était mort sans doute.

« Sa femme continua à mener des jours laborieux, toujours les mêmes, courbée vers la terre. Un paysan l’approcha. Ils auraient pu, avec certaines précautions, vivre selon leur plaisir. Mais une union libre dans la campagne, en Perse, est difficile à soutenir. Et puis c’étaient des êtres simples ; et enfin elle se croyait veuve. Ils se marièrent donc suivant la loi coranique, en gens respectueux de la religion et des devoirs qu’elle impose. Et une année s’écoula.

« C’est alors qu’un beau matin, on vit rentrer au pays le premier mari. D’où venait-il ? quelles aventures avait-il courues ? pourquoi n’avait-il pas donné de ses nouvelles, car il y a des postes en Perse et l’on trouve partout des mirzas pour vous écrire une lettre ? Peu importe. Tout s’effaçait devant ce simple fait : il était vivant, il était là.

« Un poète anglais, Tennyson, a traité ce sujet dans un poème célèbre : Enoch Arden. Un marin qu’on a cru mort revient au pays. Sa femme s’est remariée ; elle a des enfants, elle est heureuse. Que fera-t-il ? Il disparaît à nouveau dans la nuit.

« Notre Persan ne songea pas à cette solution. Il se montra à Koutchan et fit du scandale.

« La paysanne avait commis le crime de bigamie, qui est une des atteintes les plus graves à la famille sur quoi la société est fondée. En pays musulman, un homme peut avoir deux femmes, mais on sent à quel point il est inadmissible qu’une femme ait deux maris. On mena donc l’accusée devant le chef des prêtres de Koutchan. Le prêtre ouvrit le Coran où sont les enseignements d’Allah, tels qu’ils nous ont été transmis par Mahomet, son prophète. Le cas de bigamie y est expressément désigné et le châtiment est celui-là même que Moïse a enregistré, au nom du même Dieu dont les idées ne varient pas, dans le Lévitique. Notre légèreté nous a laissé oublier les enseignements du Lévitique et l’on voit où en est arrivée la famille chez nous. Mais en Perse, le Coran a gardé son autorité. Il prescrit pour la bigamie la peine de la lapidation. La femme fut donc condamnée à être lapidée. Les croyants qui assistaient au jugement furent heureux à l’idée qu’un si grand crime recevrait un juste châtiment.

« On s’empara de la coupable et, comme son supplice devait être une leçon pour tous, on commença par la promener dans la ville. La pauvre femme fut menée dans le bazar et le long des rues, pieds nus, les jambes à peine couvertes, le visage non voilé. Elle avait les mains libres et ramenait — une photographie le montre bien exactement — un misérable châle sur le bas de sa figure. Elle ne parlait pas ; elle ne pleurait pas ; aucune protestation ; elle marchait comme si elle était insensible.

« La joie éclatait grande et bruyante sur le passage de cette malheureuse. On voudrait espérer que les cœurs étaient pleins d’une sainte horreur du crime et que seul un grand amour de la vertu poussait les gens à demander le châtiment de cette femme. Mais il faut avouer qu’il y avait d’autres motifs à la joie populaire et que le goût le plus cruel, le plus barbare, de voir supplicier un être humain animait ce jour-là les habitants de Koutchan.

« Le chef des prêtres conduisait le cortège qui arriva enfin, hors de la ville, à l’endroit désigné pour la lapidation.

« On avait creusé dans le sable une fosse de trois pieds de profondeur, car il y a des règles à suivre pour lapider un criminel, et cela ne peut se faire au petit bonheur.

« La femme se coucha dans le trou sans qu’on fût obligé de l’y pousser. A ce moment même, elle n’eut pas une révolte, pas une plainte ; elle entra vivante dans sa tombe, comme elle se serait couchée sur le sable pour dormir.

« Le grand-prêtre alors s’approcha — il y avait le silence de cette femme et les cris aigus de la foule, — il prit une grosse pierre et aussi fort qu’il put la jeta sur la suppliciée. Dans le tumulte passionné du peuple on n’entendit même pas le bruit de la pierre sur la chair de la lapidée. Le grand prêtre, ayant donné l’exemple, recula. Ce fut une ruée effroyable autour de la fosse. Les pierres tombèrent comme grêle et avec chaque pierre tombait une injure.

« En une minute, la fosse fut comblée. La foule rentra lentement dans Koutchan, satisfaite de la haute leçon de moralité à laquelle elle venait d’assister.

« Au soir, on enleva les pierres ; on sortit le cadavre et on l’enterra un peu plus loin, conformément aux rites religieux qui règlent l’ensevelissement des musulmans.

« C’est ainsi qu’on défendit ce jour-là à Koutchan l’institution du mariage et qu’on lapida une femme coupable d’avoir attenté aux lois fondamentales qui régissent les sociétés civilisées. Les Persans protègent le mariage par des moyens d’une haute antiquité, ce qui aux yeux de beaucoup suffit à leur conférer une noblesse et une légitimité. »


J’écoute ce récit de faits qui viennent de se passer à l’endroit même où on me les raconte et soudain l’idée de rester à Koutchan une minute de plus m’est insupportable. Je bouscule le maître de poste ; je veux avoir des chevaux ; je veux quitter sur-le-champ cette petite ville qui ressemble à tant d’autres que j’ai traversées et qui, il y a une demi-heure, me paraissait plaisante…


Une après-midi monotone dans la plaine. Un cocher chante nasalement pendant des heures en agitant la tête et pousse les chevaux au petit galop le long des pistes qui s’entrecroisent. J’aperçois sur la gauche les ruines d’une forteresse que Nadir Chah avait élevée contre les incursions des Afghans. Il n’en reste qu’un amas de terres éboulées.

La nuit vient. Un vent froid se lève. Je suis glacé dans le fond de la berline ouverte. La route est, de nouveau, abominable. Ce ne sont que trous et fondrières et la poussière épaisse que les pieds des chevaux soulèvent m’aveugle et m’étouffe. Aux relais, il faut se battre avec les maîtres de poste qui ne veulent pas me laisser continuer de peur que je ne brise la voiture ou les jambes de leurs chevaux. Mais j’ai hâte d’arriver à Méched, je refuse de m’arrêter et, toute la nuit, nous continuons à avancer. Nous croisons de longues files de chameaux dont les cloches sonnent avec des timbres différents, graves ou aigus, tandis que la tête pacifique hoche, emmanchée au bout du grand cou souple. Le vent est de plus en plus froid ; la voiture est secouée de telle façon qu’il est impossible de dormir…

A l’aube, nous ne sommes plus qu’à deux postes de Méched. Tandis que le maître du café prépare le samovar, je cause avec un vieil homme assis dans le jardin et qui fait rouler entre ses doigts les pierres polies d’un chapelet. Je lui dis que je viens de loin et l’émotion que j’ai à toucher aux portes de la ville sainte de Perse.

Quel trajet de Paris à Méched, et la mer Caspienne, et la route du Mazandéran ! Il m’écoute avec bienveillance et ne laisse tomber que deux mots qui me reculent de cent lieues :

— Je suis un pèlerin de Kerbela.

Kerbela, en Mésopotamie, est la ville sainte, avant Méched, car elle a les tombeaux de Hassan et de Houssein, ancêtres de l’imam Réza, massacrés à Kerbela même par les émissaires du calife dans les journées qui restent les journées tragiques et sacrées du chyysme. Qu’est-ce que Méched pour un homme qui habite à quelques lieues de là ? Peut-on faire son salut en allant faire son marché ? Il n’est pour lui pèlerinage que de Kerbela. Il se refuse à être un méchedi.

A mesure que nous approchons de Méched, la route s’anime. Nous dépassons ou croisons de lents fourgons où des familles entières sont entassées, des ânes sur lesquels sont perchés des femmes ou des enfants ; les femmes sont enveloppées de voiles noirs et, posées à califourchon sur les couvertures, montrent le bas de leur jambe entourée d’un pantalon qui se rétrécit à la cheville et recouvre ensuite le pied dont il épouse la forme. Des poules vivantes pendent en grappes, pattes liées, le long de la monture et, par moment, s’agitent éperdument pour protester contre la position humiliante qu’on leur inflige.

Voici les jardins entourés de murs que l’on retrouve autour de toutes les villes persanes. De jeunes peupliers pressés les uns contre les autres écoutent l’eau qui fuit gaiement à leurs pieds.

Enfin j’aperçois la coupole dorée de la mosquée. Elle est peu élevée et n’a pas l’élan magnifique vers le ciel de la Sainte Fatmeh de Koum, ni la pureté de lignes de la mosquée royale à Ispahan. Près des portes de la ville, les habitants attendent les pèlerins, s’approchent d’eux et offrent leur maison. Mais, quand ils voient dans la voiture ma face de Farengui, ils se retirent doucement. Leur maison ne peut abriter un « impur ». Je ne logerai donc pas chez un musulman à Méched. Heureusement, mon ancienne connaissance d’Ispahan, l’aimable prince Dabija, aujourd’hui consul général de Russie dans le Khorassan, m’attend chez lui.


Méched est entouré de murs percés de portes monumentales, étroites, cintrées en ogive, flanquées d’énormes tours crénelées. Le tout en terre battue fait un bel effet décoratif et suffirait à défendre une ville que personne n’attaquerait. Souhaitons que les rudes Afghans voisins se tiennent tranquilles.

Dans la partie occidentale de la ville, s’ouvre une longue et large avenue, le Khiabân qui est l’endroit le plus fréquenté de Méched. Au milieu du Khiabân coule un ruisseau boueux entre les murs plus ou moins dégradés qui forment ses berges. Des passerelles de bois ici et là le franchissent ; d’admirables platanes l’ombragent. L’avenue est bordée de petites maisons basses et de boutiques ouvertes avec des éventaires de fruits ou de vases en émail d’un bleu vif ; il y a aussi de vastes caravansérails et la poste aux chevaux, des ateliers où l’on fabrique les tapis, spécialité de Méched, d’autres où les teinturiers préparent leurs teintures végétales dans de larges cuves ; les ânes, les chevaux, les chameaux au harnachement orné, la foule des allants et des venants, animent le Khiabân qui est l’orgueil de Méched. Sous un ciel turquoise, la lumière d’automne est si belle qu’elle ennoblit les architectures misérables, l’eau croupissante du ruisseau et qu’avec les platanes centenaires, les voiles noirs des femmes, le turban blanc d’un mollah, la ceinture verte d’un séid, la longue robe aux teintes vives d’un pèlerin, elle compose un tableau qui charme l’œil.

La mosquée de l’imam Réza est au cœur de la ville. Elle est sainte à ce point qu’elle rend sacrée la partie de la ville qui l’entoure et qu’un Européen ne peut en approcher. Le quartier de la mosquée s’appelle le bast, le refuge. Il est délimité par des chaînes que des gardes surveillent nuit et jour, ne laissant passer que leurs coreligionnaires chyytes.

Le bazar est couvert comme tous les bazars de Perse, et sombre comme eux. La présence de nombreux pèlerins lui donne un aspect nouveau pour moi. Il y a là de farouches Afghans dont le turban rayé pend sur l’épaule, des Béloutches bronzés qui ont traversé d’immenses déserts pour venir prier sur la tombe de l’imam Réza ; des Ispahanais subtils et même des habitants de Koum, ville rivale. Dans cette cité très pieuse où les juifs n’ont pas le droit, reconnu ailleurs, de confesser leur religion, Morteza se sent mal à l’aise. Mais les habitants de Méched ne jettent pas des pierres au chrétien que je suis. Je me promène partout, sauf dans le bast ; je m’arrête devant les marchands assis au seuil de leur boutique ; je cause avec eux ; je feuillette les manuscrits anciens qu’ils me tendent ; je partage le tapis sur lequel ils sont accroupis ; je bois la tasse de thé versée. A deux pas des chaînes fermant le bast, je ne trouve que politesse et bienveillance. Parfois une troupe d’hommes passe devant nous. Ils sont dix ou douze à escorter un des grands-prêtres. Ceux-là ne sortent qu’accompagnés et, plus haut est leur grade, plus nombreux leurs suivants.


A la fin de septembre, le soleil se couche de bonne heure dans le nord de la Perse. A six heures il est derrière les montagnes et les rocs aigus de leur crête se détachent un instant en noir sur le couchant lumineux. Dès que le soleil a disparu à l’horizon, la nuit tombe sur la ville comme un faucon sur une poule. Il n’y a pas le long crépuscule, l’heure douteuse, l’entre chien et loup, le passage insensible de la lumière à l’obscurité que nous goûtons en Europe. Ici, c’est le jour et, tout soudain, la nuit.

Nous sommes dans le mois du Ramadan où les musulmans pour leurs péchés jeûnent tant qu’il fait clair. Un coup de canon tiré sur la grande place avant le lever du soleil annonce à chacun — et même au voyageur fatigué qui se réveille en sursaut et cherche en vain à retrouver le sommeil — que le jour et le jeûne commencent. Alors le bon musulman qui a soupé jusqu’au matin, se couche sur une couverture molletonnée et s’endort. Il ne se réveille qu’au coup de canon de six heures du soir et se prépare à la vie bruyante de la nuit. A coups de trompe, on appelle les croyants au bain où ils se purifieront avant de manger.

Le lendemain de mon arrivée, je passe, à la fin de la journée, sur la grande place. Je suis surpris d’entendre un concert de voix mâles, bien timbrées, qui vient de haut et semble tomber du ciel. Ce n’est point là de la musique persane ; ce n’est pas cette étrange et triste psalmodie, si curieusement accentuée. Non, c’est un chœur à trois voix et, sur les basses solides, étoffées, des notes de ténor s’envolent.

Je lève les yeux, cherchant d’où m’arrivent ces accords inattendus.

Sur le toit en terrasse d’un vaste caravansérail, une trentaine de cosaques russes, faisant partie du détachement envoyé à Méched, sont groupés en cercle. Leurs hauts bonnets fourrés se découpent comme de noires cheminées sur le ciel où naissent déjà de brillantes étoiles. Ils chantent des airs populaires et leurs voix exercées se marient avec justesse et mesure.

Ces cosaques sont de grands enfants passionnés de musique. Sous la direction du maître de chant, ils passent une heure chaque soir sur le toit du caravansérail à répéter dans la nuit qui vient les chœurs qu’ils ont appris à la caserne.

Les Persans étonnés voudraient s’arrêter pour les écouter. Mais il ne sied pas à un Persan de paraître prendre de l’intérêt à ce que font les ennemis dans la ville sacrée de l’Iran. Ils passent dédaigneux, deux par deux, se tenant par un doigt… Tels sont les soirs de Méched.

VII
TRANSCASPIE ET TURKESTAN

Merv.

Il y a la ville moderne. Elle se trouve à une assez grande distance de la Merv ancienne qui fut détruite de fond en comble au XIIIe siècle, lors de l’invasion des Mongols conduits par Gengis-Khan. C’était une des grandes villes d’Asie, et célèbre par sa culture. La population fut entièrement massacrée et la bibliothèque, connue dans tout l’Orient, brûlée avec un dommage irréparable pour la civilisation, car, des hommes médiocres, il est au pouvoir de n’importe quels rustres accouplés d’en procréer en une rencontre hasardeuse, mais une œuvre belle, un tableau, une statue, un livre écrit et décoré avec art, il faut la collaboration des siècles et des esprits les plus délicats pour les produire. Une fois détruits, comment les remplacer ?

De la Merv de toujours, et des Séleucides, et des Arabes (Haroun al Raschid y avait son tombeau), il ne reste que quelques ruines éparses dans les sables où les chèvres même ne trouvent pas à brouter.

Merv aujourd’hui est une petite ville sans intérêt sur les marches de l’empire ; — fonctionnaires et officiers oisifs peuplent les rues et les cafés. Aux jours de marché, elle s’emplit d’une foule pittoresque de Turcomans, venus pour vendre la laine de leurs moutons. Ce sont de hardis cavaliers et ils montent de belles bêtes élégantes et racées, très recherchées dans toute l’Asie centrale. Elles portent des sacs appelés courgines, faits au point de tapis et d’une si merveilleuse finesse qu’ils paraissent du velours. Après les avoir vus aux flancs d’un nerveux cheval turcoman, je les retrouve à Paris chez des amateurs raffinés qui les mettent sous une statue ancienne ou sous un bibelot de prix.

Pendant que je cours les bazars avec Morteza qui ne m’est d’aucune utilité, je m’aperçois que je suis croisé assez souvent, à pied ou en voiture, par un grand diable d’officier que je prends aussitôt pour un officier de gendarmerie chargé de me surveiller. Dans ce gouvernement militaire, et tout près de l’Afghanistan, je sais que l’on multiplie les précautions policières et je sais aussi que je ne suis pas exactement en règle avec les autorités, car je n’ai en ma possession aucun « papier », aucun « document », comme ils disent, m’autorisant à voyager en Transcaspie. Sur la foi des légendes qui font autorité en Europe, et sans expérience personnelle des mœurs et habitudes de la police des Tsars, j’ai encore peur du gendarme. Mille histoires colportées par les révolutionnaires à l’étranger hantent ma mémoire. Ce ne sont qu’arrestations arbitraires, disparitions soudaines, exils en Sibérie, tout ce matériel de mauvais roman-feuilleton dont on a tant usé chez nous au sujet de la Russie. Or il n’y a pas de doute, où que j’aille, un officier me suit. Et voici que finalement, une après-midi, comme je passe sur le trottoir de la rue principale, une voiture à deux chevaux s’arrête devant moi ; l’officier en descend et m’aborde. Je ne comprends pas un traître mot du discours qu’il m’adresse. Je suis persuadé qu’il va me mener à la gendarmerie et, comme il me fait signe de monter dans sa voiture et que toute résistance est inutile, je m’installe dans la victoria à son côté. Morteza tremblant de peur grimpe sur le siège. Nous voilà partis.

A mon grand étonnement, la voiture quitte le centre de la ville et file dans un quartier où l’on ne voit que maisons élégantes à l’usage des Européens. Nous nous arrêtons devant la barrière peinte en blanc d’une villa. Je descends. Mon guide me fait entrer, m’introduit dans un salon, me prie de m’asseoir, m’offre des cigarettes, et me laisse seul.

Quelques instants se passent, puis entre une dame qui est jeune, ma foi, et jolie, ma foi, et assez peu vêtue, car elle n’a vraiment à l’exemple de ses compatriotes dans les pays chauds que le plus léger des peignoirs sur une chemise. Elle me salue en français fort aimablement. Je ne comprends rien à l’aventure qui m’arrive. Si ce sont là les façons de faire de la police russe, je déclare qu’elle est supérieure à toutes autres et je souhaite que ses méthodes se généralisent.

L’officier revient et, cette fois-ci, la jeune femme m’explique qu’ils vont changer de garnison et que, pour éviter un transport coûteux, ils voudraient vendre les beaux tapis qui ornent leur demeure. Ils ont appris que je cherchais des tapis ; ils m’offrent les leurs.

Voilà donc l’énigme expliquée. Je raconte quels avaient été mes soupçons absurdes ; mon interlocutrice se met à rire, et le mari aussi, bien qu’il ne comprenne rien à ce que je dis. Je regarde les tapis ; ils sont modernes ; je ne puis les acheter. La jeune femme paraît prendre fort bien sa déconvenue ; le samovar est apporté ; elle m’offre une tasse de thé et nous restons à causer agréablement jusqu’au crépuscule.

Tout enchanté de la nouvelle connaissance que je viens de faire, j’invite le couple à souper le soir même au Casino d’été.

Mais, ici, une certaine gêne. Il y a un obstacle que je ne connais pas. Mon invitation est refusée.

Quelques heures plus tard au Casino, je cause de ma visite avec un capitaine qui habite le même hôtel que moi et lui demande des renseignements sur mes hôtes de l’après-midi. Mon homme est, à son tour, un peu embarrassé, puis, prenant son parti, il me raconte l’histoire suivante :

— Notre camarade C… est un garçon que nous aimons tous et sa femme, Maria Nicolaevna est une délicieuse créature. Malheureusement C… est joueur. Il est allé dernièrement à Askhabad, pour affaire de service, avec de l’argent du régiment. Il a perdu cet argent au jeu. On a étouffé le scandale, mais on l’envoie dans une garnison sur la frontière du Pamir. Ils sont ruinés et cherchent à vendre les rares objets qui leur restent. Ils espéraient s’arranger avec vous. Songez-y, un Français, ici, à Merv, et qui court les boutiques ! Ils se croyaient riches à nouveau… A propos, avez-vous acheté chez eux ?

Je pense à cette jeune femme qui m’a reçu si aimablement, qui m’a offert du thé et qui a fait en sorte que je ne puisse soupçonner l’amère déception que mon refus de prendre ses tapis lui causait.

Pauvre petite Maria Nicolaevna.


Boukhara.

Une courte nuit de chemin de fer, et me voici à Boukhara. Je ne suis plus habitué à couvrir tant de chemin avec si peu de fatigue. Le train s’arrête à la station de Novo-Khogan où logent les Russes et les Européens. L’émir reconnaît la suzeraineté russe. Mais l’agent civil de l’Empire habite à Novo-Khogan et je dois avoir son autorisation pour circuler dans le pays.

Il me reçoit de la façon la plus aimable et n’élève aucune difficulté pour mes visites à Boukhara. Même, comme la ville ancienne est un réseau inextricable de rues et de ruelles dans lesquelles je me perdrais, il met à ma disposition un Sarte connaissant les lieux et les gens. Il n’ajoute pas que mon guide chaque soir lui rendra compte de mes faits et gestes. Qu’importe ? je ne viens pas ici pour nouer des intrigues politiques ; je m’accommoderai fort bien de cette surveillance qui, au moins, n’est pas occulte.

Mon Sarte a une figure fine et pensive ; il est vêtu de la façon la plus élégante. Misérable Morteza, de quoi as-tu l’air auprès de ce nonchalant jeune homme si bien paré ?

Boukhara, c’est ce qu’il y a de plus coloré dans l’Orient musulman. Ah ! on n’aime pas ici les arrangements blancs et noirs que recherchent chez nous ceux qui n’ont pas le sens de la couleur. Les Sartes se jouent des plus grandes difficultés et leur ville offre une étonnante féerie de tons éclatants juxtaposés avec une sûreté de touche qui déconcerte. Robes, ceintures, turbans servent à composer un tableau dont les couleurs vibrent dans l’ombre chaude du bazar que traversent quelques étroits rayons de soleil pareils à des baguettes lumineuses. Le quartier des turbans est le plus beau de tous ; les calots que l’on porte sous le turban sont faits de soies brochées, garnis de galons d’argent et d’or. Ils sont piqués sur les murs qu’ils décorent, comme des fleurs d’une forme inattendue. Tandis que je m’y promène, un seigneur passe à cheval avec une escorte. Celui-là vient tout droit d’une miniature persane. Il est vêtu d’une somptueuse robe en brocart d’or. Sur son turban se dresse une aigrette. Il porte au côté un cimeterre dont la poignée est ornée de pierres précieuses ; des gardes armés l’entourent. Il traverse fièrement le bazar. C’est le chef de la police de Sa Majesté l’Émir.

Je m’assieds sur le seuil des boutiques ; je pénètre dans les maisons des marchands ; je bois avec eux du thé exquis de Chine ; nous fumons ; les chapelets s’égrènent sous nos doigts ; des coffres cerclés de fer, on me sort lentement et avec beaucoup de cérémonie des étoffes anciennes pareilles aux tissus que l’on décrit dans les Mille et une Nuits.

A la fin de la journée, je vais sur la place publique. Là, près de la pièce d’eau, des arbres centenaires ombragent les dalles fraîchement arrosées ; les marchands et les oisifs s’y réunissent ; des vendeurs de sorbets, de thé ou de café circulent dans la foule bigarrée. Les gens se pressent autour des conteurs qui continuent une histoire surprenante commencée la veille et que coupent les Ya Allah ! étonnés des auditeurs. Le soir tombe sur les beaux bâtiments de pierre qui bordent le Réghistan et sur les chênes verts le long des bassins dont l’eau déjà reflète les premières étoiles. Le couvre-feu va sonner. Mon guide me rappelle avec politesse que je ne puis rester à Boukhara pour la nuit et qu’il est temps de regagner mon hôtel à Novo-Khogan.

Je monte un jour jusqu’aux prisons qui sont célèbres. C’est là que l’émir qui régnait il y a trente ans et plus plongea dans ce qu’on appelait le trou à punaises le représentant officieux de la Russie, M. Struve. Il fallut une expédition pour le délivrer. Cette insulte coûta à l’émir son indépendance.

Une nuit encore de chemin de fer, et j’arrive à Samarcande. Au milieu du trajet, on franchit l’Amou-Daria, ou l’Oxus, fleuve historique qui a longtemps servi de frontière entre l’Asie centrale et la Perse arienne. Des chants entiers du Livre des Rois, de Firdousi, le paradisiaque, racontent les combats qui se sont livrés ici, au printemps, alors que le désert devient comme un tapis de soie. La lutte séculaire du Touran contre l’Iran, des Mongols et des Turcs contre les Ariens, a eu les rives de l’Oxus comme témoins. A la clarté de la lune qui éclaire le paysage d’une vive lumière, je regarde les bords marécageux du fleuve et ses eaux qui roulent les boues de l’Afghanistan. Il faudrait s’arrêter ici, attendre un des bateaux qui passent à intervalles éloignés et descendre le fleuve jusqu’à la lointaine Khiva, presque inconnue ; de là gagner le lac Aral, le traverser et retrouver le chemin de fer du Turkestan qui me mènerait à Orenbourg. Ce serait trois semaines de voyage encore, et le temps me manque, et il faudrait renoncer à Samarcande !

Je passe, le cœur serré. Reviendrai-je jamais sur les bords de l’Oxus ?


Samarcande.

Boukhara est toute semblable à un de ces beaux faisans dorés que j’ai vus se promener dans les champs autour de la ville.

Ispahan, c’est le raffinement d’une capitale ornée par les Séfévis, amis des arts.

Samarcande est une cité impériale. Là, a régné un des surhommes des temps modernes. De là, il a exercé son pouvoir sur près de la moitié du monde civilisé, — l’émir Teymour Leng, ou le Boiteux, que nous appelons Tamerlan.

Les rues sont larges et les monuments magnifiques, parmi lesquels de nombreux mausolées où furent enterrés les membres de la famille de Tamerlan. La plupart sont en ruines, mais le Réghistan a gardé à peu près intactes son école et ses mosquées. C’est là qu’il faudrait lire les mémoires, les Institutes que l’émir Teymour a écrites lui-même et dans lesquelles il raconte sa difficile et hardie ascension au trône. Ce grand homme de guerre, chevaleresque et lettré, est une des figures les plus attirantes de l’histoire. Il savait attendre et avait médité la maxime de son conseiller spirituel : « La science de gouverner est faite d’une part de patience et de constance, et d’une part de négligence feinte ; c’est l’art de paraître ignorer ce qu’on sait ». Mais il avait le sang vif et on le voit, empereur, accepter le défi d’un vassal et courir au duel suivi seulement d’un trompette et d’un écuyer. Au comble de la gloire, il s’arrête à Damas pour converser avec le grand historien arabe, Ibn Khaldoun, — l’entrevue à Weimar de Napoléon et de Gœthe. Il mourut à Samarcande, âgé de soixante-douze ans, en 1405, et fut enterré à peu de distance de la ville dans une mosquée qu’il avait fait construire.

Il faut gagner cette mosquée à cheval ou en voiture par des chemins creux bordés de haies et d’arbres très vieux. De loin je vois dans le ciel clair la coupole aux belles faïences bleues au-dessus des platanes que l’automne dore. La pierre tombale de Tamerlan, deux blocs immenses de néphrite vert foncé, est, suivant sa volonté, près de celle de son précepteur et conseiller spirituel, le moine Séid Berké, car ce conquérant, devant lequel l’Asie tremblait, savait que l’esprit mène le monde et que sans l’intelligence il n’est ni victoire éclatante ni conquête durable.

Comme je mange des raisins dans un petit café en plein air près de la mosquée, je me souviens d’une anecdote que j’ai entendu raconter à Téhéran.

Lorsque l’émir Teymour Leng fit la conquête de la Perse à la fin du XIVe siècle, le poète Hâfiz vivait encore à Chiraz. Ses vers étaient connus dans tout l’Orient musulman. Il avait écrit, en particulier, un distique célèbre dans lequel, parlant de l’adolescente qu’il aimait, il disait :

Pour la perfection de son grain de beauté, pour cette Turque de Chiraz
Je donnerais Boukhara et Samarcande.

L’émir Teymour, lorsqu’il entra à Chiraz, fit chercher Hâfiz. On le trouva à moitié ivre dans une taverne où il buvait du vin. Il était couvert de vêtements en haillons.

On l’amène devant l’émir entouré de ses officiers et d’une cour brillante. Teymour Leng regarde le poète et son attirail misérable, et lui dit d’une voix sévère :

— C’est toi, tel que tu es là, qui te permets de disposer en présent de ma Boukhara et de ma Samarcande ?

— Seigneur, lui répondit Hâfiz en s’inclinant, c’est par l’effet de telles largesses que tu me vois réduit à l’état où je suis.


Morteza, depuis que nous voyageons en Transcaspie et en Transoxiane, est agité d’une fureur pieuse. Nous sommes dans les fêtes du jour de l’an israélite. En pays étranger, il se sent le besoin de vivre ces grandes journées traditionnelles avec ses coreligionnaires. Il a pleuré à Méched parce que j’ai eu la cruauté de partir un jour où un bon Israélite doit faire pénitence et jeûner avec les siens. Bien qu’il soit le plus médiocre des domestiques, je ne puis me passer de lui, car il doit ou me chercher de l’eau chaude pour que je me rase, ou préparer le samovar, ou aller chez le fruitier m’acheter du raisin. Aussi n’a-t-il jamais les vingt-quatre heures qu’il lui faudrait pour purifier son âme. Et il se désole. Comment son maître dont il connaît la bonté peut-il lui causer de tels tourments ? Chaque jour, il y revient et, de sa voix nasillarde, il me dit en phrases entortillées, avec mille formules de politesse, qu’il est invité chez Mordecai ou chez Rabbi pour un repas selon les rites.

A Samarcande, je lui laisse plus de liberté, car je suis dans un hôtel où, avec beaucoup de patience, j’arrive quelquefois à me faire servir. Ah ! les hôtels de Samarcande sont bien curieux. Le premier où je me suis rendu était une maison louche assez crapuleuse. Quand j’y suis arrivé à neuf heures du matin, tout le monde dormait encore et je ne pus me faire ouvrir. J’en ai trouvé un autre plus décent. On n’y voit jamais personne. Les hôtes vivent, sans doute, chez eux, y mangent, y font la fête. On rencontre parfois dans un corridor une femme à peine habillée ; et la nuit il arrive soudain qu’un grand tapage éclate (un scandale, comme disent les Russes) et l’on apprend ainsi que l’hôtel est habité.

Morteza ne mange jamais à l’hôtel où la nourriture n’est pas kacher. Il a vite fait de trouver des juifs avec lesquels il se lie. Il m’apporte un matin la nouvelle que je suis invité chez Youssef, que ce Youssef est l’honneur et la richesse de la communauté juive à Samarcande, que c’est aujourd’hui la fête des tentes que les juifs célèbrent en souvenir de leur sortie d’Égypte et que Youssef, qui respecte la France, tient à offrir l’hospitalité en ce jour à un Français.

J’accepte de me rendre chez Youssef, à la grande joie de Morteza. J’ai amélioré sa garde-robe à Samarcande ; il a des souliers neufs, un pantalon décent et une redingote dans laquelle il se prend pour un docteur de la loi. Aujourd’hui il est heureux de toutes manières ; il célébrera dignement la fête des tentes ; il introduira son maître bien-aimé chez un riche coreligionnaire ; l’éclat de la fortune de Youssef rejaillira sur le pauvre Morteza ; et enfin il se montrera aux siens dans sa gloire comme le serviteur et presque l’ami d’un grand seigneur étranger qui voyage en Orient, qui est reçu par les princes et par les rois et devant qui aucune porte ne reste fermée (le grand seigneur, c’est moi !).

Nous nous rendons en voiture chez Youssef. Le trajet est long, car les Russes en pays conquis n’habitent pas avec les indigènes, mais construisent à quelque distance de la ville ancienne un quartier neuf qui n’est qu’à eux. Nous passons près des ruines de la Samarcande d’autrefois, de l’Afrasiab dans les sables de laquelle on trouve encore des monnaies d’or et des terres cuites grecques. Nous arrivons enfin à la demeure de Youssef. Il nous reçoit sur une galerie où je fais la connaissance de sa grasse femme et d’une nichée d’enfants turbulents et sales. Dans l’angle de la galerie, un abri en branches avec leurs feuilles vertes représente la tente sous laquelle campèrent les Hébreux lorsqu’ils quittèrent le pays d’Égypte pour s’en aller dans la Terre promise. Mes hôtes m’offrent avec infiniment de bonne grâce toutes sortes de gâteaux et de pâtisseries tels qu’on les fait de tout temps pour cette fête et que Morteza mange avec le double plaisir d’un croyant et d’un gourmet.

Nous restons assez tard sur cette terrasse. Youssef voudrait me garder toute la nuit sous la tente. Mais l’hôtel, si médiocre soit-il, me paraît encore préférable et je les quitte, leur laissant Morteza qui, dans sa gratitude, me baiserait les mains si je lui en donnais la permission.

Quelques jours plus tard, c’est le départ, la rentrée à Paris où Morteza aimerait tant aller avec son cher maître. Nous nous séparons, un soir, à la gare de Samarcande. Je fais une étape de plus vers l’Orient ; je passe par Tachkend. Son chemin se dirige vers l’ouest par Askhabad, Krasnovodsk, Bakou et Enzeli. Il a de l’argent dans son portefeuille. Il va retrouver son père aveugle et sa mère qui ne veut pas travailler. Ils sont là sur le seuil de leur porte à pleurer le fils disparu qui est parti sans leur laisser des petits-enfants. Il est debout, en face de moi, sur la plate-forme d’un wagon de troisième, maigre, ses yeux chassieux remplis de larmes. Je sens qu’il s’en faut d’un rien que dans l’excès de son émotion, il ne se précipite à mes pieds (ou dans mes bras !) et ne me fasse une scène ridicule.

Un coup de cloche et le sifflet de la locomotive me sauvent ; le train lentement part dans la nuit.

— Adieu, Morteza.

VIII
DE TÉHÉRAN A ISPAHAN

Téhéran, Avril 1910[2].

[2] Je suis revenu en Perse au mois de mars 1910 et y suis resté jusqu’en juin, cette fois-ci pour visiter Koum, Ispahan, le Bakhtyari et Hamadân.

Depuis que la révolution a amené le désordre et l’insécurité sur les routes, il y a beaucoup moins de voyageurs qui se risquent à traverser le pays. Nous avons pourtant beaucoup de peine à trouver une misérable voiture pour nous mener à Ispahan et nous voici une fois de plus dans le désert. A Téhéran on nous a rebattu les oreilles d’histoires de voleurs auxquelles nous avons prêté peu d’attention. Maintenant que nous avons quitté la ville, elles nous reviennent à la mémoire. Ici personne pour nous protéger. Que nous arrivera-t-il ? Nous y pensons, sans angoisse, du reste, et ce n’est pas cela qui nous empêche de dormir. Dans le désert, on arrive vite à un excellent état d’esprit : on cherche à éviter les cahots, à trouver sur son mince matelas sa longueur et sa largeur. Voilà les choses dont un homme sage s’occupe tout d’abord. Le reste, ce qui est possible seulement, on y veillera plus tard.

A la tombée de la nuit, nous traversons des chaînes de collines rocheuses. Sous un ciel noir, menaçant, où la lumière meurt, la route descend brusquement entre des rocs jaunes, déchiquetés, aux formes hostiles et semble le chemin même des enfers. La voiture s’y précipite dans un grand bruit de ferraille. Puis c’est la nuit, la pluie, le froid, montées et descentes, grincements de roues sur les pierres, plaintes des ressorts fatigués, arrivées dans les relais endormis ; les appels d’Aziz pour réveiller les cochers ; des cris, des injures ; puis de nouveau le silence et le cahotement monotone dans le désert.

Au matin, du haut d’une colline, nous apercevons un point doré qui scintille dans le lointain. C’est le dôme de la très sainte mosquée, la Fatmeh de Koum. Et sur la colline des centaines de petits tas de pierres disent que les pèlerins ont marqué ici le point d’où ils ont vu pour la première fois le but de leur pèlerinage et la fin prochaine de leurs fatigues. J’ai noté que les pèlerins persans ont une vue excellente et plus qu’humaine, car on trouve ces petites pyramides de pierres à des distances énormes de Koum, en des endroits d’où, avec une parfaite jumelle, il est impossible de découvrir le dôme doré de Sainte-Fatmeh. Les yeux de la foi l’emportent sur les instruments d’optique.

A Koum, nous pouvons approcher de la célèbre mosquée dont les abords mêmes nous étaient interdits il y a cinq ans. Nous avançons sur la place où s’ouvre la porte principale et que dominent les minarets. Les gens ne songent pas à nous jeter des pierres. Je fais des photographies et ils ne m’arrachent pas mon appareil. La place où nous sommes est un pauvre cimetière abandonné. Des pierres à peine dégrossies marquent la place des tombes. Pas un arbre ne les ombrage, pas une fleur ne les orne. Le champ de la mort est un champ désolé. Les Persans chyytes sont bien éloignés de partager les sentiments des musulmans sunnites. Chez ceux-ci les cimetières sont les plus émouvants des jardins et placés, autant qu’il est possible, en des sites d’où la vue s’étend au loin, au flanc d’une colline, au bord d’une rivière. C’est un lieu de méditation dans un noble paysage ; les vivants se réunissent auprès des morts. Mais en Perse, au centre même d’une ville sainte, les passants, les troupeaux piétinent les dalles funéraires.

Nous ne nous arrêtons pas à Koum, puisque je ne puis pénétrer dans la mosquée qui renferme des trésors, et une heure avant le coucher du soleil, nous voici repartis. La traversée de l’étroit bazar est difficile à notre voiture attelée de quatre chevaux. Nous n’y passons pas sans détruire quelques éventaires. C’est l’heure où, au-dessus des réchauds pleins de braise, les rôtisseurs font tourner des morceaux d’agneau enfilés sur des broches, où les boulangers collent sur la paroi supérieure d’un four conique les minces tranches de pain sans levain. Une odeur de poivre et de viande grillée emplit le bazar. Les marchands, le kalyan à la bouche, les pieds cachés sous l’ample robe, nous regardent sans curiosité. Nous passons une place, puis c’est un nouveau bazar tortueux ; un coureur marche devant nous pour ouvrir le chemin. Il suffit d’un âne chargé de lavande ou de thym aromatique pour nous arrêter jusqu’à ce que l’ânier ait poussé la bourrique et son faix parfumé dans l’embrasure d’une porte. Il y a beaucoup de ruines autour de nous. Ici, de grands murs sont effondrés ; là, s’ouvrent de vastes catacombes. Voici des minarets de l’époque mongole, à la flèche pointue couverte de briques bleues et coiffée d’un nid énorme de cigognes. Et de nouveau des maisons écroulées… Il faut une heure pour sortir de Koum, et c’est le désert, les montagnes, la nuit, un orage violent qui nous accable.

Un peu plus tard, au relais, l’orage a fui ; une lune ronde, éclatante, éclaire les terrasses du caravansérail, les files de chameaux arrêtées près du puits, les montagnes voisines et, au-dessous de nous, la plaine que nous venons de quitter.

Nous poursuivons notre route avec lenteur. Au matin, nous apercevons au loin sur notre gauche les murs et les dômes de Kachân. Des détonations nous arrivent faiblement. Déjà, à la maison de poste, on nous a dit qu’il y a la guerre civile à Kachân. Ce serait un curieux spectacle, car les Kachânis passent pour les plus poltrons des Persans et on a mille anecdotes plaisantes à leur sujet. On raconte l’histoire du régiment de Kachânis que Nasr ed din renvoyait dans ses foyers, mais qui, effrayé à l’idée de traverser le désert, demanda une escorte de soldats pour l’accompagner.

Le bruit de la fusillade augmente. Le cocher ne veut plus avancer. Il faut le menacer pour qu’il se décide à gagner Kachân. Nous apercevons quelques fidaïs du Caucase, noirs et poussiéreux, accroupis derrière des murs par-dessus lesquels ils tirent sur la ville distante de cinq cents pas. Heureusement logeons-nous tout près d’ici dans la maison du télégraphe indien dont les soldats de la révolution viennent d’abandonner l’abri pour se porter en avant. L’agent anglais, un Arménien, nous raconte l’histoire dont un épisode vient de se passer sous nos yeux.

Il y avait à Kachân un chef de partisans, nommé Naïb Houssein. Il vivait souvent dans la montagne où il n’y a point de loi, levait des contributions dans les villages et pillait les voyageurs. Lors de la révolution de l’an dernier, le vieux Naïb (il a soixante-dix ans) se déclara pour le Chah détrôné ; il prit la montagne et inquiéta fort le gouverneur libéral de Kachân. La plupart des agressions à main armée sur la route d’Ispahan furent son fait. Finalement le gouvernement préféra traiter. Il fit savoir à Naïb Houssein que le passé était oublié et que la permission de rentrer à Kachân lui était accordée. Naïb qui n’est pas né d’hier revint à la ville, mais entouré de ses six fils et la carabine sur l’épaule.

Six mois passèrent en paix. Le gouvernement de Téhéran conçut alors le projet de s’emparer de son vieil ennemi endormi par une longue quiétude. Il envoya rapidement et dans le plus grand secret, trente fidaïs caucasiens qui arrivèrent près de Kachân deux heures avant nous. Là, ces braves usèrent d’une tactique prudente. Au lieu d’avancer sans bruit jusqu’à la maison de leur ennemi qui sommeillait et de l’emporter par surprise, ils ouvrirent le feu sur Kachân à un kilomètre de distance, dirigeant au hasard leurs balles sur le quartier où demeure Naïb Houssein. Celui-ci eut le temps de préparer sa défense. Ne sachant si les portes de la ville étaient gardées, il se barricada chez lui et, à tout hasard, fit seller son cheval et ceux de ses fils. De part et d’autre, on continua à tirailler dans la nuit. Lorsque les Caucasiens enhardis s’approchèrent de la maison de Naïb, mal leur en prit. D’une main assurée le vieux partisan et ses fils en tuèrent quatre, en blessèrent cinq autres et, profitant du désarroi causé par des pertes si considérables, sautèrent à cheval et gagnèrent la montagne. Ainsi finit une des plus terribles et sanglantes batailles dont la Perse gardera le souvenir et notre bonne fortune voulut que nous en fussions les témoins.

Dans l’après-midi, le calme étant revenu, nous allons à travers la ville jusqu’au quartier israélite. Nous y arrivons par des ruelles étroites bordées de hauts murs. Des enfants demi-nus se bousculent dans nos jambes pour nous voir de plus près. Une porte poussée et nous pénétrons dans la cour intérieure d’une maison où nous ne sommes pas attendus. Ah ! le ravissant spectacle !… A notre approche de grandes jeunes filles se lèvent et bondissent comme un troupeau de biches surprises. Elles courent chercher les voiles qui les cacheront. Nous apercevons de grands yeux noirs étincelants sous l’arc irréprochable des sourcils, des bouches adolescentes, des dents blanches, des profils nobles de Rachels bibliques, de beaux et frais visages aux traits réguliers, aux chairs mates et ambrées. Quel âge ont ces filles de Jephté ? Douze, quatorze, quinze ans… Vite, elles s’enveloppent avec une grâce inimitable dans des voiles violets ou roses. Les unes se tiennent immobiles et droites ; les autres fuient et l’on voit la plante de leurs pieds souples teinte au henné. Dans l’ombre chaude, leurs silhouettes se détachent sur les tons mastic des murs en pisé ; un rayon de soleil vient frapper le petit bassin d’eau creusé dans les dalles de la cour, et le ciel d’un bleu de turquoise sombre fait un toit à ce tableau charmant.


Quelques heures plus tard, nous entrons dans l’immense désert qui s’étend à l’est et au sud de Kachân au moment où le soleil se couche et où les sables se transforment un instant en poussière d’or. Le désert ici, ce sont des dunes peu élevées que le vent a formées ; les roues de la voiture s’enfoncent ; les chevaux avancent avec peine. A notre droite, une chaîne de montagnes couvertes de neige. Là-bas où la plaine finit, à une demi-lieue de nous, une ferme. On dit que Naïb Houssein et ses fils s’y sont réfugiés. Le cocher tremble de peur. Par contre un gendarme que le gouverneur nous a donné reste indifférent. Si nous sommes attaqués, il prendra la montagne avec Naïb Houssein et gagnera ainsi sa vie mieux qu’au service du gouvernement. Il nous quitte au premier relais. La nuit est venue, le ciel s’illumine, la lune se lève et nous éclaire presque comme en plein jour. Nous continuons avec lenteur notre chemin, doucement bercés sur le sable épais ; le cocher pendant des heures chante d’une façon nasillarde et triste entre ses lèvres fermées ; parfois on entend les sonnettes de chameaux qui passent au loin. Nous dormons et rêvons sous la voûte étincelante du ciel.

Vers quatre heures du matin, comme je me retourne sur mon étroite couche, je suis surpris par l’apparition à l’horizon rouge du levant d’un astre énorme, éblouissant, qui flamboie à peine élevé au-dessus de la terre. Est-ce la comète annoncée ? Est-ce un météore ? C’est simplement Vénus qui, près de l’horizon et dans le ciel pur du haut plateau persan, semble dix fois plus grosse que Jupiter dans nos climats occidentaux.


A midi, en pleine montagne, nous arrivons au col de Tarkh, dit col des Voleurs, car les brigands bakhtyares y attendent souvent voyageurs et caravanes. Nous traversons le col sans encombre et, avant le coucher du soleil, sommes à Mourchekar, gros bourg à l’entrée de la plaine d’Ispahan. Nous y passons quelques heures en compagnie de M. Bril, consul d’Angleterre à Chiraz, que nous rencontrons au caravansérail. Il a été attaqué entre Chiraz et Ispahan. Pourtant il avait avec lui douze cipayes indiens et autant de soldats persans. Mais une tribu nomade, les Kouhgelais, l’ont assailli et lui ont tué deux hommes.

En pleine nuit, nous quittons Mourchekar, non sans peine, car le maître de poste nous refuse des chevaux alléguant qu’il y a des voleurs dans le désert et que nous serons détroussés (ce dont il ne se soucie mie) et ses chevaux volés (ce qui le touche directement).

La lune qu’Omar Khayyam a chantée brille sur nous comme elle brillera sur nos tombeaux, et bientôt nous nous endormons.

Je suis réveillé soudain par des voix à mon oreille. J’ouvre les yeux. Deux hommes, pieds nus, le fusil à la main, courent à côté de la voiture (qui ne va pas vite), répétant sans cesse les mêmes mots : « Poul bede, poul bede » (Donne de l’argent, donne de l’argent).

« Ah, me dis-je, le maître de poste n’a pas menti. Pour une fois, par hasard, il se rencontre avec la vérité. Voici les voleurs annoncés depuis si longtemps. »

Que faire ? Ils ne sont que deux, armés de fusils. J’ai mon revolver, tout petit il est vrai. Je suis Européen, j’ai plus de sang-froid qu’eux, une décision plus rapide. Si j’en blesse, ou si j’en tue un, l’autre s’enfuira. La menace même de mon revolver suffira. Mais que cette aventure est désagréable ! Des histoires sanglantes ! J’en ai horreur. Enfin, je n’ai pas le choix. Le malheur est que je suis couché sur mon revolver qui est dans la poche de derrière de mon pantalon. Il faut me retourner sans hâte, glisser ma main jusqu’à ma poche, sortir doucement le revolver et le mettre tout à coup sous le nez d’un des bandits. S’il ne tombe pas à plat ventre sur le sable, ma foi, tirer !

Je commence donc à opérer une lente conversion comme si je dormais encore. Mais tandis que je me retourne, je réfléchis : Ces gens n’ont pas l’air très méchant. Et puis quand a-t-on vu deux Persans attaquer la voiture d’un Européen ? Il faut se mettre à quinze ou vingt pour tenter une entreprise pareille. Et, au moment de prendre mon arme, j’appelle Aziz qui dort sur le siège.

Aziz se remue, regarde les deux hommes qui courent à côté de nous et se met à causer avec eux. Cependant le cocher, réveillé, lui aussi, arrête ses bêtes.

— Ce sont d’anciens gendarmes, monsieur, me dit Aziz. Ils ont perdu leur place depuis la révolution et ils meurent de faim. Aussi implorent-ils de vous une aumône.

Au lieu de tirer mon revolver, j’empoigne le sac où sont nos tomans et nos krans. J’offre à ces pauvres gens un peu de monnaie et une cigarette. Nous faisons un bout de conversation sous la lune qui décidément ne brillera sur nos tombeaux que plus tard, quand l’heure viendra…


A deux heures du matin, nous nous arrêtons au dernier relais avant Ispahan, et là, sur la route, en plein air, nous dormons en attendant l’aube. Nous sommes à près de dix-sept cents mètres d’altitude ; il fait froid, mais la nuit est splendide. Lorsque la lune s’abaisse à l’occident et que le levant commence à s’éclairer de vapeurs rouges, nous réveillons un cocher et faisons atteler les chevaux. A partir de Gez, nous sommes dans la plaine fertile d’Ispahan ; le dernier contrefort des montagnes bakhtyares s’élève à notre droite ; puis c’est la large vallée qu’arrose le Zendeh-Roud, « l’eau vivante ». D’ici à la ville, c’est lui qui donne la richesse au pays ; nous ne sortons plus des campagnes bien cultivées ; mille canaux d’irrigation les traversent en tous sens ; ici poussent le blé, l’avoine, le maïs, et surtout le pavot blanc, qui bientôt va dresser vers le ciel sa petite coupe pure. Le trajet en voiture est difficile, car ruisseaux et aqueducs flanquent les deux côtés de la piste étroite, et parfois la coupent. Les ponts sont souvent effondrés. Nous passons auprès de beaux colombiers anciens ; bien qu’ils soient aux trois quarts ruinés, des vols de colombes s’en échappent encore à l’heure où le soleil se lève.

A travers les arbres, on aperçoit, toujours plus nets, les terrasses, les voûtes, les dômes des mosquées, et, les dominant toutes, bleue dans l’azur du matin, la mosquée royale de Chah Abbas.

Déjà, nous sommes entre les murs des faubourgs ; les âniers poussent leurs ânes dans l’eau pour nous faire place ; des femmes juchées sur les bâts des bourriques s’effraient ; même cachées sous le voile, elles détournent la tête pour que nous ne puissions deviner la forme de leur visage… Nous franchissons les portes étroites. L’ancienne capitale des Séfévis s’éveille gaiement ; les bazars sont joyeux de mille bruits matinaux ; les artisans se rendent à leur travail ; les marchands ouvrent les cadenas qui ferment la devanture des boutiques, les porteurs d’herbes crient leurs salades et leurs légumes. Nous suivons des rues qui serpentent le long d’un ruisseau bordé d’arbres, puis traversons des bazars étroits ; c’est maintenant une allée large ; derrière des murs en pisé, le drapeau de Sa Majesté britannique frissonne à la brise du matin ; encore un bazar difficile, et enfin le consulat général de Russie où nous faisons notre entrée à sept heures.

Il est construit à la manière d’une belle demeure persane. Les bâtiments principaux entourent un vaste jardin intérieur, le jardin des fleurs opposé au verger voisin : le Goulistan et le Boustan. Autour du Goulistan sont les bureaux, l’habitation du consul général, les appartements des hôtes, le hammam et toutes sortes de dépendances. Dans une cour voisine, et que l’on ne voit pas, logent les domestiques russes et le peloton de magnifiques cosaques qui gardent le consulat.

Nous avons notre appartement : nous pouvons à notre gré manger chez nous ou à la table du consul ; si nous voulons sortir, des chevaux sont à notre disposition, et des ghoulams persans ou des cosaques russes pour nous accompagner. Nous sommes libres de nos heures et de nos promenades. On pratique une magnifique hospitalité au consulat général de Russie à Ispahan.


Les maçons d’Ispahan.

Au Tchahar Bagh (les Champs-Élysées d’Ispahan, avec le pavillon des Huit Paradis, la médresseh fameuse où l’on instruit les mollahs, et d’autres palais encore) on élève en ce moment un collège pour les Pères français de la mission. Les maçons y travaillent et voici la scène qui s’offre à mes yeux un matin que je me promène dans cette belle et poétique avenue.

Sur le mur qu’ils construisent et qui a trois pieds d’épaisseur, il y a une dizaine de maçons. Les uns répandent du mortier sur le plateau du mur ; les autres posent les briques sur le lit de mortier. A terre, une douzaine d’ouvriers envoient à la volée, une à une, les briques aux maçons qui, au sommet du mur, c’est-à-dire à sept ou huit mètres de hauteur, les demandent. Rien ne peut donner une idée de l’élégance du geste avec laquelle l’aide jette la brique en l’air et de la manière dont l’ouvrier sur le mur la reçoit. Il semble la cueillir comme si elle était une fleur. Les jongleurs les plus adroits n’exécutent pas leur tour avec une grâce plus parfaite ; ces maçons jouent pour la joie de nos yeux. Et afin de régler le rythme du jeu, ils chantent en travaillant. Le maçon sur le mur demande les briques dont il a besoin en des rimes enfantines qui disent à peu près ceci :

Fils de l’oncle, jette une brique,
Fils de l’oncle, jettes-en deux,
Fils de l’oncle, jettes-en une et deux.

Certains de ces briquetiers ont une grande renommée comme chanteurs et nous entendons aujourd’hui celui qui est le plus réputé d’Ispahan.

Ainsi un bâtiment en construction à Ispahan est une ruche chantante. Le travail s’y fait avec une rapidité incroyable. Une douzaine d’ouvriers placent jusqu’à trois mille briques par jour et un palais aux murs larges de trois pieds est édifié comme par miracle en un mois alors qu’il en faudrait douze en suivant nos méthodes européennes.


A Bagh-Nô.

Bagh-Nô, le jardin neuf, était la résidence de Zill es Sultan, qui fut vice-roi de la Perse méridionale et maître de grandes richesses. Depuis la révolution, ce grand-oncle du petit Chah actuel est exilé. Il a été en Perse un des derniers, avec son demi-frère, Naïb es Saltâneh, à mener la vie à la façon large d’autrefois selon les traditions purement persanes. Il possède presque tous les villages dans la belle vallée du Zendeh-Roud ; il avait à Ispahan, dont il était gouverneur, une cour, une armée à lui qui inquiétait le Chah à Téhéran, de nombreuses femmes dans son anderoun, des centaines de serviteurs et, je crois, une quinzaine d’enfants.

Bagh-Nô est à une demi-heure du centre de la ville. La propriété entière, qui est vaste, est entourée de murs de pisé hauts de plus de quatre mètres. A la porte cochère, il y a des gardes. La porte franchie, on pénètre dans le jardin dont deux côtés sont aussi fermés par des murs. Il faut franchir une seconde enceinte pour arriver au pied d’un bâtiment élevé d’un étage qui est la résidence de jour. La séparation entre l’anderoun et le biroun est absolue. Un grand seigneur persan passe la nuit dans l’anderoun qui est un pavillon isolé, avec ses jardins, ses pièces d’eau, et n’y reçoit personne. Le jour, il est dans le biroun où les femmes n’apparaissent jamais, même voilées. Le Persan pratique ainsi dans sa rigueur le conseil du sage : Cache ta vie.

Pour pénétrer dans le biroun où le prince avait ses réceptions, on passe par des couloirs très étroits, précaution fort ancienne et toujours en usage, du reste non sans raison, contre une agression possible. On se trouve alors dans une petite cour avec des bâtiments sur les quatre côtés et au centre de laquelle il y a un bassin. Un escalier aux marches trop hautes mène au premier étage qui ne contient que deux ou trois pièces de dimensions assez modestes et une vaste galerie à la persane, c’est-à-dire tenant toute la largeur de la maison avec fenêtres des deux côtés. On ne voit pas à terre ici de beaux tapis anciens, mais des modernes assez ordinaires, les plus beaux et les plus fins étant de Senneh. Pour le mobilier, hélas ! un Persan riche de nos jours tombe dans de grandes erreurs. Il pense qu’en Europe le goût est meilleur ; aussi fait-il venir à grands frais des fauteuils, velours et peluche, de Vienne, et le triomphe est d’amener intacte à travers le désert, à dos de chameau, une glace de Saint-Gobain.

Les fenêtres du salon où nous sommes descendent jusqu’au parquet ; elles ouvrent sur un nouveau jardin que nous n’avons pas encore aperçu ; il est en allées droites bordées de très jeunes peupliers et fleuri, pour l’instant, d’une prodigieuse quantité d’iris noirs. Dans quinze jours les roses innombrables en parfumeront les parterres ; le printemps retarde cette année-ci et nous ne verrons pas à Ispahan la floraison des roses. Au centre du jardin rectangulaire, une tour et une pièce d’eau qui n’est pas creusée en terre, mais élevée à quelques pieds au-dessus du sol. Par-delà la pièce d’eau, un bois de peupliers, jeunes aussi, plantés symétriquement très près les uns des autres. Sur la gauche un mur dans lequel est pratiquée une grande porte qui s’ouvre sur le parc. Il est de peupliers non moins serrés, mais entre lesquels coulent de clairs ruisseaux qui dessinent cent méandres. Rien n’égale l’ingéniosité des jardiniers persans dans l’usage qu’ils font de l’eau, dans la façon dont ils dessinent les ruisseaux, les canaux, les bassins et les cascades. Les arbres et l’eau, voilà le grand luxe de la Perse désertique et rocailleuse où jamais un arbre ne pousse que par les soins de l’homme.

Dans le parc sont disséminés quelques pavillons où habitent les fils aînés de Zill es Sultan. Ce sont des installations d’été d’un goût assez raffiné.

Pendant qu’escorté du chef des eunuques et de nombreux serviteurs, je me promène, ma femme rend visite aux princesses. Elle les trouve inconsolables de l’exil du prince ; elles pleurent encore en pensant à lui. Depuis plus de deux ans qu’il les a quittées, elles se refusent à sortir de l’anderoun, même pour parcourir les jardins. Elles y envoient leurs enfants sous la garde d’eunuques.

Dans une allée, je rencontre cette troupe enfantine. Ah ! les curieuses et graves poupées. Il y a là trois fillettes et un garçon entre huit et dix ans. Deux des filles et le garçon portent des redingotes et des pantalons, mais elles ont des petits bérets sur la tête et il coiffe déjà la kolah nationale. La troisième fille a une robe à la mode d’il y a vingt ans à manches à gigot et le plus comique toquet en crêpe. Elle tient un éventail à la main et semble en tous points un singe habillé pour faire la parade sur un orgue de Barbarie. Ces enfants se promènent lentement, sans parler. Au-dessus de leurs têtes, des eunuques tiennent de grands parapluies ouverts pour les protéger du soleil. La présence d’un étranger les intimide ; ils me regardent avec effroi et, malgré les objurgations des eunuques, ne peuvent se décider à me saluer du traditionnel Salam aleïkoum.

Plus loin, dans la cour du pavillon où un des fils du prince m’offre un verre de thé, on m’amène encore des petits enfants. Ceux-là ont deux et trois ans au plus. De vieux serviteurs les portent dans leurs bras et les doigts menus des enfants s’accrochent dans des barbes blanches que le henné a rougies. Ainsi, en dehors de l’anderoun, seuls des vieillards s’occupent des enfants dans les beaux jardins que fleurit le lilas de Perse (admirable sujet à développer en vers dans la manière inimitable de Victor Hugo).


A la médresseh.

La médresseh du Tchahar-Bagh, la médresseh qu’a décrite Pierre Loti, l’incomparable école des prêtres — est-il au monde un collège d’une beauté plus pure et où tant d’éléments divers se mêlent et se fondent ! — nous est fermée. Depuis la révolution, l’esprit de cette école sacrée s’est exalté encore. Elle a toujours été conservatrice : elle est devenue ardemment nationaliste et xénophobe. C’est là que se réunissent les étudiants et les prêtres. Le fanatisme le plus louable y règne. Aussi notre hôte, le consul général de Russie, nous a-t-il recommandé de ne pas pénétrer cette année-ci dans la médresseh.

Or voici qu’un matin, montant à cheval dans le Tchahar-Bagh, un accident à une de nos montures nous oblige à mettre pied à terre. Le cosaque qui nous escorte ramène les bêtes au consulat et reviendra nous chercher en voiture. Cependant nous sommes devant la porte de la médresseh. Nous nous en approchons ; un pas encore, et nous sommes entrés. Le maître du café courtoisement nous salue. Du seuil, nous regardons la cour magnifique bordée de bâtiments où sont les chambres, en ruches d’abeilles, des étudiants ; chaque chambre a sa petite terrasse. Sur le côté droit, c’est une mosquée dont les revêtements intérieurs bleus luisent sourdement dans l’ombre ; au centre, une pièce d’eau rectangulaire, qui tient toute la longueur de la cour et à laquelle on descend par trois degrés en pierre, reflète en son eau calme les troncs tachetés de platanes deux fois centenaires, des églantiers en boules énormes et fleuries, les briques des murs, les faïences émaillées aux beaux dessins de la mosquée et le bleu inaltérable du ciel d’Ispahan.

Les quelques mollahs qui sont là dans leurs amples robes noires nous regardent et ne bougent pas. Enhardis, nous avançons et les saluons d’une inclination de tête à laquelle ils répondent. Devant cet accueil courtois, je me décide à prendre quelques photographies en couleur, les premières qui auront été faites ici. Un certain temps est nécessaire pour préparer l’appareil et je sens bien qu’il ne faudrait pas prolonger trop notre visite. Un mollah s’approche et regarde ce que je fais ; ce n’est pas la haine qui le pousse, mais la curiosité. Bientôt j’ai tout un rassemblement de turbans blancs autour de moi. Pour intéresser ces prêtres à mon travail, je leur offre de voir sur le verre dépoli l’image de la scène que je vais prendre. Ils hésitent, se consultent. N’ont-ils pas eu tort de me laisser installer mon appareil dans cette école sainte ? N’est-ce pas un sacrilège ? Mais la curiosité l’emporte. L’un d’eux se décide. Au moment de se couvrir la tête du voile noir, il recule avec effroi. Un docteur de la loi ne doit pas être souillé par le contact d’un objet appartenant à un étranger. Heureusement trouve-t-il un subterfuge. Il relève sa longue robe flottante et, s’en couvrant la tête, la jette sur l’appareil.

Nous passons plus d’une heure dans la médresseh, où maintenant les étudiants sont nombreux et, lorsque les gardes du consulat arrivent, ils n’en reviennent pas de nous voir converser amicalement avec les chefs du parti le plus fanatique d’Ispahan.

IX
VOYAGE AU BAKHTYARI

Le Bakhtyari est une partie de l’immense contrée montagneuse qui s’étend au sud-ouest du plateau de l’Iran et le sépare du bas et fiévreux Arabistan et des plaines marécageuses de l’ancienne Susiane. Ce pays est habité par différentes tribus laures — de là son nom général de Lauristan, — les Laures, les Bakhtyares, les Gens de derrière la montagne. Le plateau persan, ce sont des solitudes pierreuses, le désert, l’eau rare et distribuée comme au compte-gouttes. Le Lauristan, au contraire, ce sont des forêts, des pâturages, des sources jaillissantes. La difficulté du pays, les hautes montagnes, les vallées profondes et séparées par des crêtes difficiles à franchir ont donné à la race qui l’habite un caractère fortement marqué et qui, depuis trente ou quarante siècles, n’a guère varié. Dans le Bakhtyari, point de villes mais des villages, une grande indépendance vis-à-vis du pouvoir central et de tout pouvoir, du sauvage et du farouche dans le caractère comme dans les lieux, une division à l’infini entre tribus et clans, des rivalités de familles, des guerres de vallée à vallée, des pillages, des incursions soudaines, — de là, la nécessité de se fortifier chez soi et de tenir sa poudre sèche. Le Bakhtyari reconnaît l’autorité nominale d’une famille, celle de Semsan es Saltâneh, l’ilkhani des Bakhtyares, avec qui traite le gouvernement central, mais qui est combattue dans ses terres même par des factions. Les Bakhtyares ont toujours inquiété Téhéran. Ils aiment le pillage, descendent en bandes dans la plaine, razzient les villages, s’emparent des troupeaux, arrêtent les voyageurs et les caravanes sur les routes, puis remontent dans leurs inaccessibles vallées. Jamais le pouvoir central n’osa les y poursuivre. Il mena avec eux un jeu où l’astuce et la brutalité se mêlaient. Pendant trente-cinq ans, les chahs eurent à Ispahan, un gouverneur à poigne, Zill es Sultan qui contint les Bakhtyares dans l’ordre et la crainte et qui n’hésita pas à étouffer de ses propres mains l’ilkhani des Bakhtyares, attiré par ruse à la ville. Zill es Sultan ayant été chassé à la mort de son frère, le Chah Mozaffer ed din, les Bakhtyares s’emparèrent d’Ispahan et de là marchèrent sur Téhéran — un beau raid de cavalerie — qu’ils prirent en 1909 sous le commandement de Sardar Assad, le propre fils de l’ilkhani assassiné.

Ces Bakhtyares représentent donc dans notre XXe siècle le type séculaire des tribus persanes qui ont joué un rôle important dans l’histoire de ce pays. Tels ils sont aujourd’hui, tels ils étaient au temps où ils contraignaient Alexandre le Grand à leur payer un tribut pour traverser leur territoire.

[Carte]

Et maintenant nous allons leur rendre visite. Nous y allons comme hôtes de Sardar Assad, le héros de la conquête de Téhéran, aujourd’hui ministre de l’Intérieur. Nous irons jusqu’à sa résidence bakhtyare de Djouné Khound où son second fils, Zia Sultan, nous recevra. Djouné Khound, n’est qu’à quatre étapes d’Ispahan. Cette fois-ci, il ne s’agit plus de voyager en voiture. Nous ferons le trajet à cheval ou à mule, lentement, au prix de mille fatigues, le long de sentiers difficiles.

Le chef de l’estimable corporation des muletiers nous amène des mules, préférables, assure-t-il, aux chevaux pour le voyage que nous entreprenons. Notre domestique, l’ingénieux Aziz, aura un cheval. Un second cheval portera nos bagages et nos vivres. Nous achetons au bazar deux belles selles persanes, de bois recouvert de cuir, relevées au pommeau et à l’arrière. Nous les regardons avec admiration et avec un peu de crainte. Que vaudront-elles à l’essai ? Comment nous accommoderons-nous d’elles après quelques heures de chevauchée ?

Le gouverneur d’Ispahan, bakhtyare aujourd’hui, nous offre quatre cavaliers de sa race comme escorte. Ils ne nous seront pas inutiles pour traverser les premiers contreforts des montagnes dont les habitants vivent de pillage. Nous aurons comme compagnon de voyage le docteur de Sardar Assad. Il a étudié la médecine à l’hôpital anglais d’Ispahan, puis a accompagné son maître à Paris. Il est marqué profondément de la petite vérole, porte un pince-nez, parle un peu l’anglais et très mal le français. C’est un grand patriote dans le cerveau de qui se mêlent confusément les thèses libérales à la mode aujourd’hui et les rêves impérialistes les plus fous. Il veut qu’on vote la Constitution à Téhéran et qu’on dote la Perse d’un Parlement. Cela fait, pourquoi la Perse qui régna pendant vingt siècles sur la moitié de l’Asie ne reprendrait-elle pas ses frontières anciennes ? Elle a eu Bagdad et Boukhara, et Merv et Samarcande et l’antique Bactriane, l’Afghanistan d’aujourd’hui. Pourquoi ne battrait-elle pas, comme le Japon, le voisin moscovite ? Les Persans n’ont-ils pas « le sang de Darius dans les veines » ? Et, pour nous convaincre, il tend vers nous son poignet, comme si nous allions voir dans le réseau veineux qui le sillonne quelque chose qui vient de Darius et que nous n’avons pas.


Un dimanche matin, à l’aube, tout est prêt ; les lits sont roulés, la malle fermée, les sacs de provisions bouclés et la petite caravane part pour Nedjefabad où nous devons coucher. Cependant, comme il y a une route (une route persane !) d’Ispahan à Nedjefabad, nous attendons l’après-midi pour gagner en voiture la première étape. C’est ainsi que commencent à l’ordinaire en Perse les voyages à cheval.

Vers midi on nous annonce une funeste nouvelle. La corporation des cochers nous refuse un équipage. Nous avons eu, il y a quelques jours, une affaire avec un cocher. Revenant de Djoulfa, il nous avait maladroitement versés dans un fossé, dont nous étions sortis sains et saufs, mais où sa voiture s’était brisée. Et nous avons refusé de payer la casse. Aussi la corporation des cochers nous a mis à l’index.

Mais notre hôte, le très puissant consul de Russie, fronce le sourcil. Il envoie au chef de la corporation un ghoulam du consulat et, une heure plus tard, une voiture cahotante arrive, un coupé qui fut de gala et tout en glaces, mais dont les glaces ont disparu.

Et nous voici partis devant la domesticité du consulat, dont les « Khoda afiz choma » nous accompagnent. Un grand Kachgai, à la taille fine serrée dans une ceinture noire, court à côté de la voiture pour se séparer le plus tard possible de son ami Aziz, qui trône sur le siège. Et, comme nous nous engageons dans le bazar, il bondit et jette à la volée sur la joue d’Aziz un baiser d’adieu.

Il faut plus d’une heure pour sortir d’Ispahan, une heure pendant laquelle on roule dans des chemins étroits invariablement bordés, d’un côté, par les murs de pisé d’habitations ou de jardins, et de l’autre par un ruisseau, presque une rivière, aux eaux limoneuses et dont les bords sont plantés d’arbres. La moindre rencontre d’une caravane ou même d’un âne chargé de gros ballots de lavande oblige à s’arrêter. Nos cavaliers s’en tirent comme ils peuvent ; un de leurs chevaux dégringole d’un talus et le Bakhtyare se blesse à la jambe. Il regagne lentement Ispahan.

Au sortir des murs, nous entrons dans les belles campagnes qui entourent la ville. Les champs sont entourés de murs bas ; les avoines d’un vert presque bleu frissonnent au vent ; voici de l’orge, et voici les longues tiges solides au haut desquelles s’épanouira dans quelques jours la petite coupe blanche et translucide du pavot ; les arbres fruitiers sont couverts de fleurs et partout les canaux profonds roulent l’eau du Zendeh Roud ; on aperçoit ici et là des hommes chargés de régler l’irrigation, leur bêche sur l’épaule ; ils se tiennent au point de croisement des canaux et à chaque heure ils ferment l’un pour ouvrir l’autre et envoyer la vie aux champs qui, sans eux, mourraient en peu de jours. Leurs signaux mélancoliques s’élancent au-dessus des campagnes.

Nous passons sous un château-fort juché au sommet d’une colline rocheuse et pointue.

Une heure plus tard nous sommes embourbés ; une canalisation a crevé ; l’eau a envahi le chemin ; il faut descendre de voiture sur les épaules du cocher. Puis à grands cris et à force de coups il réussit à remettre en marche ses chevaux qui tremblent.

Au coucher du soleil nous arrivons dans les jardins de Nedjefabad qui s’étendent autour de la ville. Sur les murs jaunes qu’elles dépassent, les branches lourdes des arbres s’appuient ; par les portes ouvertes on voit les champs de pavots ou d’avoine ; les ruisseaux qui les arrosent coulent des deux côtés de la route qu’ils coupent parfois ; des troupeaux de chèvres à laine longue rentrent à l’étable ; le ciel est d’un mauve délicat où traînent des écharpes d’or qui s’effilent. Nous traversons une ville populeuse où les lampes s’allument au fond des boutiques ouvertes. Notre escorte de Bakhtyares nous précède et finalement nous arrivons au bout d’une ruelle à la maison du hakim chez qui nous passerons la nuit et qui sera demain notre compagnon de voyage.

En bonne maison persane de l’ancien temps, elle a un escalier aux degrés démesurément élevés et qui semblent faits pour un géant. Mais les portes en ont été taillées pour des nains, car elles n’ont pas cinq pieds de haut et l’on n’y passe que courbé en deux. Nous avons une chambre qui ouvre par trois baies sur les jardins et sur le beau paysage que ferment au couchant les montagnes du Bakhtyari où nous allons pénétrer. Notre chambre est à dix pieds du sol, mais la peur des voleurs est telle qu’on installe deux hommes sous nos fenêtres pour veiller pendant la nuit. Un chevrier au loin dans les campagnes joue de la flûte. La phrase musicale monte, et descend, hésite et se brise pour repartir encore, comme un jet d’eau.

Avant l’aube, nous sommes réveillés. Cette fois-ci c’est le départ en caravane, le premier, le plus difficile. Notre hôte, qui va exercer sa profession dans la famille de Sardar Assad pendant l’été, emporte sa trousse de médecin et sa pharmacie qui sont installées dans de vastes courgines aux flancs d’une mule pacifique. Il a deux domestiques porteurs de fusils. Nous avons nous-mêmes deux mules et deux chevaux. Mais le jeune chamelier est incapable de charger notre bagage sur le second cheval. Ce sont des cris, des lamentations dans la ruelle étroite où se prépare le départ. Enfin le chamelier décide de prendre une troisième mule et d’aller chercher son vieux père pour l’escorter. Deux heures se sont passées dans l’énervement de cette attente. Nous aurions dû quitter Nedjefabad avant le lever du soleil. Il est sept heures quand nous sommes prêts à partir. Un des cavaliers bakhtyares demande à retourner à Ispahan. Je le congédie et nous en gardons deux seulement qui ont d’admirables têtes de brigands.

Enfin le moment solennel est venu. Le hakim se met en selle ; ses servantes, ses enfants, sa femme, gémissent sous leurs voiles blancs. Sa femme monte sur une des bornes qui se trouvent aux deux côtés de la porte cochère ; une servante lui passe un Coran ; elle le prend et le tient au-dessus de la tête de son mari pour que Dieu écarte de lui les dangers de la route, et nous voici partis.

Nous nous acheminons lentement à travers les vergers de Nedjefabad. Les mules sont rétives ; ce sont des bêtes de bât qui ont l’habitude de cheminer en file, au pas, le nez sur la queue de la mule qui les précède. Montées, elles ne veulent pas avancer. Il faut de longues luttes et fatigantes pour les obliger à marcher à côté du cheval du docteur. Ce cheval est une vieille jument blanche qui avance à l’allure rompue que les Persans excellent à donner à leurs montures. C’est un pas allongé très rapide. Nos mules pacifiques ne peuvent le suivre et nous devons, toutes les cinq minutes, les enlever, avec quel effort ! pour un temps de trot ou de petit galop. Et déjà nous commençons à ressentir dans notre chair les arêtes aiguës des selles persanes.

Notre étape de ce matin est brève ; nous n’avons que trois farsakhs, soit vingt kilomètres pour arriver à Hadji-abad où nous passerons le reste de la journée et la nuit. Nous cheminons dans une longue plaine étendue entre deux chaînes de montagnes ; tout autour de nous, c’est le désert, un désert de sable dont les tons mauves, gris et roux jouent mollement les uns à côté des autres, admirable terrain de chasse où les princes d’Ispahan viennent chasser les gazelles. De loin en loin des touffes d’arbres annoncent un village. Quand on approche on voit que le village est entièrement fortifié et que les maisons serrées les unes contre les autres se cachent derrière d’épaisses murailles ; les vergers et les champs sont, eux aussi, entourés de murs. Ces grandes précautions sont prises contre les redoutables voisins bakhtyares qui plus d’une fois sont descendus de leurs montagnes pour piller les villageois de la plaine.

Les villages de ce pays, tout au long de la vallée, appartenaient à Zill es Sultan, l’ancien vice-roi de la Perse méridionale qui les a donnés à ses fils. Ce sont des villages riches car, au pied des montagnes, ils ont l’eau abondante, et l’eau en Perse veut dire richesse.

L’air est si pur ce matin que dès notre sortie de Nedjefabad on aperçoit très loin dans la plaine l’arbre isolé, qui marque la moitié de l’étape. Pendant une heure et demie nous le verrons devant nous sans paraître nous en rapprocher.

Toute chevauchée en Perse est monotone. Nos bêtes vont à pas lents. Pourtant le temps est à souhait, l’air frais et vif, le soleil chaud, sans trop, et puis nous avons cette sensation, dont on ne se rassasie pas, l’eût-on goûtée cent fois, de partir par un chemin inconnu vers un pays lointain, difficile, où les Européens ne voyagent pas.

Sur la piste, nous rattrapons un cavalier, la carabine sur le dos, suivi d’un homme armé. C’est un serviteur de Zill es Sultan qui va voir le chef d’un village. Nous faisons route ensemble.

Enfin vers dix heures, nous nous rapprochons de la montagne et nous entrons dans les vergers d’Hadji-abad fleuris et parfumés. Voici de beaux peupliers au bord d’un ruisseau d’eau claire et profonde. En face de nous le village ; il ressemble à un château-fort avec ses quatre murailles de dix mètres de hauteur, en terre battue. Aux angles de grosses tours rondes et des échauguettes. Au milieu d’un des murs, une porte massive qui se ferme chaque soir au coucher du soleil.

Le plan d’un village fortifié est simple et toujours le même. Une allée centrale part de la porte. A gauche et à droite, les maisons sont séparées de l’allée par une cour dans laquelle on peut rentrer le bétail la nuit.

La première maison à droite est la maison de Zill es Sultan, propriétaire du village. C’est ici qu’il descend lorsqu’il vient chasser. On y entre, comme dans toute demeure persane, par des portes étroites et bien gardées, mais une fois les portes franchies, nous nous trouvons dans une vaste cour quadrangulaire dont le centre est transformé en roseraie et dont les bâtiments aux quatre côtés offrent des chambres nombreuses et, du reste, sans mobilier. Nous nous installons dans la chambre d’honneur ; les domestiques nous apportent un épais matelas et deux coussins sur lesquels nous nous couchons à l’orientale. Aziz cependant se met en quête d’un poulet auquel il tord le cou ; il trouve de petits oignons qui mijoteront dans la marmite ; les serviteurs du hakim descendent sa trousse et déjà des commères du village, pieds nus, leur jupon sur la figure, apparaissent sur le seuil de la porte et regardent avec curiosité les Farenguis arrivés dans leur pays. Un déjeuner excellent, une sieste paresseuse et, une heure avant le coucher du soleil, nous faisons une lente promenade dans les vergers d’Hadji-abad où les pêchers et les poiriers sont encore couverts de mille fleurs. Partout les villageois travaillent aux champs ; agenouillées au bord d’un ruisseau les femmes vêtues de blanc lavent le linge ; une eau pure court le long des sentiers, toute bouillonnante encore de l’élan qui l’apporte de la montagne. Nous passons une heure exquise à aller de jardin en jardin tandis que le soleil s’abaisse à l’horizon, que les ombres des arbres s’allongent sur la campagne et que la paix du soir s’étend sur les vergers embaumés. Avec les campagnards poussant devant eux leurs chèvres et leurs ânes, nous rentrons à la nuit dans le village dont les lourdes portes se ferment bruyamment derrière nous.


A quatre heures le lendemain nous sommes réveillés. C’est le ciel étincelant, l’air vif, un grand silence que troublent bientôt les allées et venues des domestiques dans la cour. Il faut plus d’une heure pour plier bagage et charger les bêtes. On expédie le muletier, son âne, les deux chevaux de faix en avant ; puis suivent à quelques kilomètres Aziz et Namatollah qui monte la mule du docteur. Enfin une demi-heure plus tard nous partons avec le docteur, son second domestique et nos deux cavaliers bakhtyares.

Nous allons nous engager dans la contrée montagneuse qui sépare le gouvernement d’Ispahan du pays bakhtyare proprement dit, long trajet dans un pays désert où plus d’une fois les brigands dépouillèrent des voyageurs et, comme toujours, les villageois avant le départ racontent des histoires sinistres et affirment que des marchands ont été dévalisés par une bande il y a peu de jours. Au loin sur le flanc de la montagne, dans la clarté de l’aube naissante, on aperçoit une tache qui avance lentement. C’est l’avant-garde de la caravane.

Nous suivons un long chemin qui monte en ligne droite pendant une heure. Les mules aujourd’hui sont déjà paresseuses et n’avancent qu’avec peine ; les selles sont plus dures et leurs arêtes aiguës. La piste devient étroite, rocailleuse, escarpée. Derrière nous le paysage s’agrandit ; nous voyons l’admirable vallée que nous avons suivie pendant deux jours et dans laquelle les villages font des taches de verdure. Plus loin les montagnes étincelantes de neige ; l’air est si pur qu’il semble que la vue s’étende à l’infini. Nous arrivons enfin, non sans fatigue, au sommet de la première crête. Nous n’avons rencontré âme qui vive dans ce désert qui est le mieux fait du monde pour une attaque brusque, car on ne voit jamais à plus de cinq cents pas devant soi et le terrain se prête merveilleusement aux embuscades. Maintenant nous gagnons de l’avant laissant les bagages venir lentement derrière nous. Et voici que, soudain, derrière un monticule, nous découvrons huit hommes assis au bord d’une source. Ils ont des fusils couchés près d’eux ; ils sont sans bagages et leurs chevaux sont cachés je ne sais où. Certes, ce ne sont pas là des voyageurs inoffensifs ; ils attendent l’occasion. Mais notre arrivée les surprend ; ils ne nous guettaient pas, et puis nous sommes nombreux et armés. Nous passons fièrement à côté d’eux, à les toucher. Ils ne bougent pas. Nous n’échangeons pas le salam qui est de tradition entre voyageurs. Mais sitôt que nous avons passé, nos deux cavaliers bakhtyares reviennent en arrière pour escorter les bagages qui, eux, couraient un grand danger d’être pillés. Nous avons vu les brigands…

Maintenant nous redescendons vers le plus pauvre des villages perdus dans ce vaste désert. Il est fortifié lui aussi ; il appartient à un des membres de la famille de Sardar Assad ; mais il compte quelques habitants à peine qui vivent terrifiés par la crainte des voleurs. Nous ne nous arrêtons pas, car l’étape est forte aujourd’hui. Un vent chaud venant du sud nous souffle violemment dans la figure. Nous recommençons à gravir une longue côte. Puis, c’est un plateau accidenté qui s’étend à perte de vue devant nous. Partout le désert ; depuis que nous avons quitté Hadji-abad, pas un arbre, pas une plante. Aucune route n’est plus monotone au monde. Elle descend d’abord dans une dépression de terrain pour remonter sur une crête, d’où, chaque fois, nous espérons enfin découvrir la rivière, le Zendeh Roud que nous devons franchir. Mais nous ne voyons devant nous que sables et rochers. Le vent nous dessèche la figure et la gorge, le vent qui commence à soulever des tourbillons de poussière sur la piste. Et cela dure des heures et des heures. Le soleil nous brûle, les selles persanes nous blessent cruellement. Nous continuons à descendre et à remonter alternativement les longues ondulations du terrain. Nous sommes à cheval depuis l’aube, et à midi le Zendeh Roud est encore invisible.

Enfin vers une heure, nous arrivons à la rivière où nous descendons par un chemin muletier en lacets à travers les roches. Nous franchissons un pont escarpé et tombons de cheval plus que nous n’en descendons au bord d’un ruisseau qui se jette dans le Zendeh Roud, avec un grand tumulte d’eau qui dégringole en cascades à nos pieds.

Un tapis étendu sur les cailloux nous reçoit à l’ombre maigre d’un saule aux branches pleurantes. Nous sommes fatigués à ne plus pouvoir bouger par cette longue chevauchée dans la chaleur et le vent.

Le paysage devant nous est d’une beauté admirable : à nos pieds la rivière gonflée passe dans un coude brusque sous le pont que nous avons franchi, puis dessine une courbe harmonieuse que ferme en face de nous une paroi gigantesque de rochers à pic aux teintes sombres. Entre ces rochers une piste zigzague en pente raide, — c’est le chemin que nous avons suivi. Deux aigles pêcheurs tournoient au-dessus des flots bouillonnants de la rivière.

Nous voici dans le Tchahar-mahalle qui est l’antichambre du pays bakhtyare. Nous restons là deux heures à nous reposer, puis il faut nous remettre en selle pour gagner Samoun.

Samoun n’est pas très éloigné du Zendeh Roud et l’on aperçoit ce beau village longtemps avant d’y arriver ; les campagnes sont fleuries et riches, vignes, arbres fruitiers, avoines légères, blés verdissants, oliviers aux feuilles argentées. Nous cheminons lentement dans les vergers où des hommes vêtus de longues robes bleues travaillent à la terre.

Enfin, c’est le village escarpé, les rues étroites encombrées d’enfants et de femmes qui se pressent pour nous voir et nous gagnons la demeure du ketkhoda où nous logerons.

La maison est large et confortable ; dans la pièce d’honneur, on nous allonge deux matelas sur lesquels nous tombons fatigués et endoloris. Pour l’instant nous n’avons qu’un sujet de méditation : l’incroyable folie de n’avoir pas emporté d’Europe des selles anglaises. Le texte de cette méditation est imprimé dans notre chair même et ne se laisse pas oublier.

Nous ne quittons pas la belle chambre fraîche ; c’est là que nous dînons, couchés, et que nous dormons jusqu’à ce qu’une obscure conscience de l’heure me réveille dans la nuit encore épaisse ; je regarde ma montre : 4 heures du matin. Aziz et les domestiques du docteur ronflent comme des bienheureux de l’autre côté de la cour ; je me lève et, les yeux à peine ouverts, les jambes raides de courbature, je vais secouer nos gens pour que nous puissions partir au lever du soleil.

Nous avons une énorme étape devant nous, plus longue que celle de la veille. Il nous faut couvrir près de soixante kilomètres à travers la montagne pour arriver à Djouné Khound.

Nous nous vêtons dans le froid vif du matin ; puis c’est la besogne quotidienne et lassante de refaire les bagages et les lits, d’emballer chaque chose avec le plus grand soin, car nous n’avons que l’essentiel et ne pouvons rien perdre en chemin.

Au sortir de Samoun, la piste escalade à flanc de coteau une crête peu élevée et nous voici sur un nouveau plateau ; une vallée assez large s’y forme qui nous mènera jusqu’au village de Tchahar-Chottor — les Quatre Chameaux — où nous nous reposerons un instant. Au pied des longues pentes des montagnes, nous apercevons un campement. Ce sont les fameuses « tentes noires » des nomades qui font leur apparition dans les vallées hautes du Bakhtyari. Ces nomades descendent en hiver de l’Arabistan, jusque sur les bords du golfe Persique.

Lorsque la chaleur vient, ils regagnent les hauts plateaux du Lauristan poussant devant eux leurs troupeaux. Les « gens de la tente » sont d’éternels nomades ; ils n’ont ni villages, ni demeure fixe. L’année durant, ils vont de pâturages en pâturages suivant les saisons. Maintenant on commence à apercevoir leurs tentes, points noirs sur le flanc des montagnes du nord du Lauristan. Les chaleurs de l’été sont proches.

Ces nomades sont parfois de grands pillards ; il y a des tribus de deux ou trois mille hommes qui mettent à mal le pays où ils se trouvent. En mars et en avril, ils étaient plusieurs milliers sur la route d’Ispahan à Kerman, qui ne laissaient passer, ni voyageurs, ni postes, ni caravanes.

Ceux que nous voyons sont des nomades isolés. Leurs campements sont de cinq ou six tentes. Ils viennent au bord du chemin nous saluer ; ils sont pittoresques et inoffensifs ; leurs femmes ont les jambes et le visage nus. Nous entrons dans un pays où l’on ne connaît pas les habitudes citadines ; les femmes y travaillent durement à visage découvert.

Nous avançons avec lenteur ; Aziz aujourd’hui a mille difficultés avec son cheval vicieux qui ne cesse de le jeter à terre. A chaque fois, l’échafaudage branlant des bagages s’écroule, non sans dommage pour le malheureux Aziz et pour les bagages. Notre grande et précieuse bouteille thermos est cassée ; le réchaud à vapeur de pétrole endommagé.

Des peupliers le long du ruisseau nous escortent maintenant jusqu’aux « Quatre Chameaux », village fortifié comme tous les autres. Nous arrivons chez le mollah de l’endroit, ami du docteur. C’est un homme au visage fin, aux yeux rieurs ; il nous offre du thé et, pendant une demi-heure, nous nous reposons de la longue étape fournie, tandis que le docteur et notre hôte causent politique et que les femmes de la maison à moitié cachées derrière une porte nous percent de leurs regards curieux.

Mais à dix heures il faut se remettre en selle. Le pays est coupé d’une façon régulière ; des crêtes peu élevées séparent des vallées assez fertiles. Au sommet d’une colline, une apparition étrange. C’est un homme, les bras en croix, qui se tient immobile, comme cloué sur le ciel. Au-dessous de lui, des moutons et des chèvres cherchent leur maigre pâture parmi les pierres. C’est un berger. Mais pourquoi garde-t-il les bras ouverts ? comment soutient-il si longtemps cette posture fatigante ? Lentement nous approchons du crucifié et nous voyons enfin qu’il a revêtu un aba de feutre épais dont les manches se tiennent raides à angle droit du corps. Il ne se sert pas des manches. Ses bras sous l’aba sont croisés sur son ventre. Nous trouverons maintenant partout l’aba de feutre raidi ; il remplace dans les montagnes le souple et élégant manteau de poil de chameau que portent les citadins.

Nous passons deux crêtes encore et, du sommet de la seconde, nous apercevons au loin, très loin, les arbres et les murailles de Bibi Miriam, le village où nous devons faire la halte de mi-journée. Il est bientôt midi et nous sommes en route depuis avant six heures. Le temps est doux ; un ciel gris lumineux, clair ; un air léger, pas de soleil. Mais que la route est longue ! Et l’on voit l’étape une heure ou deux avant d’y arriver. Bibi Miriam semble fuir devant nous à mesure que nous avançons. Ma femme est pâle de fatigue et de souffrance.

Enfin vers une heure, nous voici à la halte et s’ouvrent devant nous les portes énormes du château.

Bibi Miriam est une sœur de Sardar Assad ; c’est de son nom qu’on appelle communément dans le pays le village où nous sommes. Ma femme a rendu visite à Bibi Miriam à Ispahan. Celle-ci l’a reçue à merveille, lui a offert des friandises à la graisse de mouton et au sucre et, la voyant si jeune, mince, casquée et bottée, a voulu croire qu’elle était un jeune garçon.

Maintenant nous sommes dans ses terres ; le village — de pauvres masures serrées les unes contre les autres — n’est pas fortifié ; mais la demeure de Bibi Miriam est un véritable château-fort, aux larges murailles flanquées aux quatre coins de quatre tours. Il est habité par des domestiques qui nous reçoivent de leur mieux et étendent pour nous un tapis sous un portique.

Là, couchés sur nos coussins, nous déjeunons lentement. Aziz fait griller sur des braises un poulet étique tué à l’instant même et que le docteur va déchirer à pleines mains et à belles dents.

A peine le repas terminé, il faut repartir. Nous avons un long chemin encore avant d’arriver à Djouné Khound. Si nous étions maîtres de nous-mêmes nous passerions la nuit dans ce vaste et désert château. Mais il nous faut suivre notre guide, le terrible docteur qui nous entraîne.

Autour de nous le pays a changé. Nous longeons d’abord un marécage. Un marécage, voilà qui est loin des déserts de l’Irak ! Une fois le marécage tourné, nous sommes dans une vallée pittoresque, rochers qui s’éboulent jusqu’à nos pieds, ruisseau profond qui va se jeter dans une belle rivière qui coule à notre droite. Peu à peu la vallée s’élargit ; nous voyons des champs fertiles et au loin des taches de verdure et de terre, ce sont des villages. Sur les pentes des montagnes à notre droite, des points foncés, « les tentes noires » des nomades.

Maintenant nous sommes si meurtris par nos selles que nous faisons de temps à autre un ou deux kilomètres à pied, tirant nos mules rétives. Vers quatre heures et demie, nous arrivons à un petit village à mi-chemin entre Bibi Miriam et Djouné Khound. Il est collé sur le flanc de la montagne ; au-dessus du village, sur un roc, une tour de garde. On voit ainsi, de place en place, sur le haut des collines, ces tours d’où les veilleurs examinent le pays et annoncent l’arrivée des ennemis. Exténués de fatigue, nous prenons une tasse de thé chez le ketkhoda. La lumière, le soleil baissant, est admirable sur la riche vallée, sur les murs et les terrasses en terre jaune des maisons, sur les pentes rocheuses qui dominent le village et sur les hautes montagnes couvertes de neige qui ferment l’horizon. Dans le lointain au sud-est, un éperon formidable de rochers divise la vallée en deux branches. C’est là le but de notre voyage. C’est là Djouné Khound, — là-bas, si loin.

Allons, un dernier effort. Mettons-nous à la poursuite du cheval blanc du docteur qui fuit devant nous. Une heure encore, puis une autre ; Djouné Khound ne semble pas se rapprocher. Enfin, dans le crépuscule, nous apercevons, parmi les arbres lointains, des terrasses où se meuvent des taches claires. Les femmes du village sont montées sur leurs maisons pour nous voir venir. La nuit accourt plus vite que nous. Elle est sur les murailles du château de Sardar Assad alors que nous en atteignons le pied. A la clarté de la lune, nous voyons les murs élevés, les tours garnies de têtes d’ibex et de mouflons aux cornes aiguës. Zia Sultan et ses serviteurs sortent à notre rencontre. Nous franchissons les murs et je porte ma femme, incapable de faire un pas, jusqu’à la maison qui est au centre de la vaste cour entourée de bâtiments.


Un palais ! nous sommes dans un palais des Mille et une Nuits, transporté par quelque éfrit au cœur des montagnes sauvages. Un spacieux portique règne à l’entour du bâtiment qu’un vestibule divise en deux parties. On nous introduit dans un immense salon dont les murs et le plafond sont couverts de glaces. C’est la salle des Glaces à deux mille mètres d’altitude dans une vallée perdue du Bakhtyari. Des lustres européens pendent du plafond ; des canapés, des fauteuils, des chaises, des tables meublent cette pièce. Des lampes à pétrole sont posées à même les tapis. Voilà, certes, un étrange et inattendu triomphe de la civilisation occidentale qui s’affirme chez ces Bakhtyares restés impénétrables. Combien de convois de mules sont-ils venus du golfe Persique, d’Ahvaz et de Mohammerah le long des pistes difficiles pour apporter les mille glaces de ce salon et les meubles envoyés d’Europe ? Nous nous laissons tomber sur un canapé tandis que les domestiques de nos hôtes nous servent du thé bouillant. C’est, du reste, tout ce que nous pourrons prendre ce soir, tant nous sommes fatigués. Nous coucherons dans un salon voisin, et plus petit, sur des coussins, tandis qu’Aziz se roulera dans une couverture au seuil de notre porte de peur qu’un domestique trop curieux ne profite de la nuit pour examiner d’un peu plus près qu’il ne convient notre bagage.


Djouné Khound.

Au matin, nous visitons Djouné Khound. La maison que nous habitons est construite au milieu d’une vaste cour sur les quatre côtés de laquelle s’élèvent des bâtiments à un étage où sont aménagés le hammam, les appartements des hôtes et des domestiques. Ces bâtiments sont couverts en terrasses bordées à l’extérieur de créneaux et, aux quatre coins, de tours. Nous allons voir notre hôte sur une de ces terrasses. Là, le matin, il reçoit ses serviteurs, ses clients et les hôtes de passage. Zia Sultan est un jeune homme de taille moyenne, d’encolure nette, élégant, au visage pâle, à la courte moustache. Il s’exprime en anglais correctement avec un accent agréable. Il a des manières courtoises et un sourire charmant. Mais il n’efface pas le souvenir de son père qui était célèbre en Perse pour sa beauté.

Zia Sultan a la visite de ses cousins, qui étaient hier encore dans le parti du chah détrôné. Ce sont de grands jeunes gens bien taillés, avec quelque chose de rude, d’un peu sauvage. Nous les invitons à déjeuner avec nous à l’européenne. Aziz préparera des poulets rôtis, du riz à notre mode — le riz à la persane sent la souris, — une omelette. Le repas est servi sur une table dans notre grand salon ; il faut s’asseoir sur des chaises, chose nouvelle, non pour Zia Sultan, mais pour ses grands diables de cousins qui, jusqu’ici, ont mangé assis à terre, les jambes croisées, sur un tapis. Et il y a des assiettes et des fourchettes et des couteaux, et des verres ! Nos hôtes regardent tout cela avec stupeur. Ils se servent de leur fourchette tant bien que mal et de leur couteau tant mal que bien. Ce sont des rires fous autour de la table ; notre déjeuner européen a le plus vif succès ; mais, finalement, nos hôtes emploient leurs doigts qu’ils trouvent plus souples et plus aptes à saisir la nourriture que les fourchettes aux pointes aiguës.

Zia Sultan nous a donné quelques bouteilles de vin excellent de Djoulfa, de ce vin fort et parfumé qui vite met quelques fumées dans ces jeunes cerveaux.

Le déjeuner fini, le thé et les cigarettes apparaissent. Les jeunes gens demandent à ma femme de chanter. Sans se faire prier, elle chante une mélodie populaire bretonne, triste et belle. Nos hôtes l’écoutent avec étonnement ; ils n’osent se regarder ; des sourires leur échappent. Et lorsqu’elle a fini, l’un d’eux, chanteur renommé, entonne un air bakhtyare. Il chante comme les Persans, la bouche fermée, poussant par le nez des sons aigus, claironnants, d’une hauteur excessive et dangereuse. La mélodie a du rythme et n’est pas sans grandeur. Je regrette de ne l’avoir pas notée.

Nous allons nous promener dans le pays.

Devant l’entrée de son château, Sardar Assad a planté un verger touffu duquel s’élancent cent jeunes peupliers.

Le paysage où nous sommes est simple et beau ; au sud, et tout voisin, c’est l’éperon de collines pierreuses que nous avons vu de loin et qui sépare la vallée en deux ; elles échafaudent leurs rocs nus, cuits et recuits par le soleil à huit cents mètres au-dessus de Djouné Khound. Derrière la colline une nouvelle vallée bordée d’une chaîne de montagnes, une des régulières et puissantes crêtes qui courent du sud-est au nord-ouest, au sud du plateau iranien. Malgré le printemps avancé, elles sont encore couvertes de neige que percent ici et là les pointes des rochers. A l’ouest, la vallée s’ouvre largement ; au nord, c’est d’abord Djouné Khound, puis tout de suite les pentes dénudées de la montagne, les rocs cyclopéens et les tours de garde que l’on voit au-dessus de chaque village dans le Bakhtyari sans cesse déchiré par des guerres locales. Nous remontons vers l’orient ; le sol est un dur gazon ras, agréable au pied.

Nous suivons le cours d’une rivière aux eaux abondantes et limpides ; des maisons éparses s’élèvent sur ses bords ; des femmes y lavent du linge ; un jeune homme sous les yeux de quelques vieillards dresse un cheval et apprend à monter comme un vrai Bakhtyare. Armé d’une lance, il met le cheval au galop, jette son arme devant lui, elle se fiche dans le sol et, toujours courant, il la cueille. Puis il essaie des voltes rapides ; trois fois il veut tourner en plein galop, trois fois son cheval roule dans le sable et voilà le cavalier cul par-dessus tête. Les vieillards lui crient des conseils.

Plus haut, nous arrivons dans les rochers ; une source sort de terre entre deux grosses pierres, et pour une fois en Perse, la seule, nous pouvons satisfaire enfin notre envie de boire une eau pure, non bouillie.

Le crépuscule baigne ces campagnes désertes d’une lumière douce. Une grande paix règne sur la vallée tandis que nous regagnons notre demeure sur laquelle déjà tombe la nuit.


16 mai.

Aujourd’hui, ma femme va rendre visite dans l’anderoun à la sœur aînée de Sardar Assad, Bibi Khanoum. Cette vieille femme est célèbre en Perse par son énergie. C’est elle, dit-on, qui poussa son frère à marcher sur Téhéran. C’est elle — je ne sais la vérité de cette histoire — qui jura de venger la mort de son père, l’ilkhani des Bakhtyares que Zill es Sultan fit mettre à mort, et peut-être tua lui-même, voici plus de trente ans, à Ispahan. Bibi Khanoum reçoit les Bakhtyares chez elle à visage découvert. Mais je suis un étranger et, même au Bakhtyari, l’étiquette ne veut pas que je puisse voir cette vieille princesse.

Ma femme passe deux heures dans l’anderoun en compagnie de Bibi Khanoum et de la femme de Zia Sultan. Puis, l’on me fait dire qu’une dame bakhtyare vient me rendre visite, et voici que je vois soudain arriver sous le portique où je prends le frais une dame entourée de serviteurs et accompagnée du hakim. Elle est vêtue d’un justaucorps de soie couleur aurore, d’une jupe de soie or à fleurs et un grand châle violet évêque est drapé sur la tête. Des boucles de cheveux pendent des deux côtés de la figure. Un petit enfant vêtu de vert, un séid, marche gravement à côté d’elle.

C’est ma femme qui vient me voir, vêtue en grande dame bakhtyare. Les princesses ont sorti de leurs coffres ce costume de mariage, se sont amusées à l’en parer et lui en ont fait cadeau.


17 mai.

Cette nuit j’ai été réveillé de grand matin ; il était quatre heures. Me souvenant que nous étions dans les jours de la comète, je me suis levé et j’ai ouvert la porte-fenêtre donnant sur le portique. La nuit était fraîche à en être froide ; un vent léger, vif, venait de la montagne et j’ai cherché dans le ciel la place où devait apparaître la comète. Je me tourne vers l’est — et voici dans le ciel étincelant d’étoiles un astre prodigieux dont la tête se trouve toute voisine de Vénus et dont la queue monte en poussière d’or dans le ciel. Rien ne peut donner une idée de la magnificence des belles nuits de Perse. Nous sommes en pleine montagne à plus de deux mille mètres ; l’air est pur comme le cristal ; la voûte des cieux d’un violet profond et doux ; des étoiles la peuplent, cent fois plus nombreuses et plus brillantes que celles de notre ciel d’Europe.

L’apparition de la comète au milieu des multitudes infinies d’étoiles est un spectacle saisissant. Nous n’avons pas besoin de lunettes pour en jouir. Le voilà, le signe de Dieu dans le ciel. La Perse entière en est alarmée ; on dit que, si elle revient encore une fois au-dessus de la montagne, elle annoncera la fin du monde. Près de la comète, Vénus est plus éclatante que ne le fut jamais Jupiter aux plus beaux de nos soirs occidentaux.


18 mai.

Nous bouleversons nos plans de voyage. Nous devions aller à cheval jusqu’à Sultanabad. Mais nos hôtes ne savent même pas le nombre et la longueur des étapes. Il faudrait sept jours au moins pour traverser les montagnes. Nous souffrons encore des blessures de nos mauvaises selles. Ma mule a une patte endommagée. Comment ferions-nous ce long trajet ? Nous décidons de revenir sur nos pas. En trois jours nous pouvons gagner l’asile charmant que nous offre Hadji-abad ; de là une voiture pour Ispahan.

Nous allons au cimetière, près de l’entrée du village. Depuis que nous sommes au Bakhtyari j’ai remarqué des animaux étranges sculptés en pierre sur les tombes. Ce sont des lions à l’allure hiératique, qui se tiennent debout sur leurs pattes raides ; ils ont l’air très anciens ; ont-ils été faits il y a trois mille ans ou hier ? Leur présence étonne dans ces cimetières persans si négligés, abandonnés de tous, sans monuments aucuns.

Je demande ce qu’ils signifient. On m’apprend qu’ils sont placés sur les tombes des hommes qui se sont montrés courageux à la guerre. J’en compte cinq ou six dans le petit champ mortuaire de Djouné Khound. Les pattes enfoncées dans la terre, les flancs creux, le mufle défiant, ils gardent le sommeil des hommes qui sont morts dans les batailles.

....... .......... ...

A la tombée de la nuit, on frissonne tant le froid tombe vite des montagnes ; on frissonne aussi par ce qu’on a un peu de fièvre, un peu de la fièvre que, malgré toutes les précautions, on ramasse sur les routes de Perse. Et nous rentrons dans notre grand salon des glaces où les domestiques allument dans la cheminée des feux de sarments secs qui brûlent en grandes flammes claires.


19 mai.

Aujourd’hui promenade dans le village. Il est composé de petites maisons obscures en terre battue qui se pressent le long de la rivière. Des ponts vont de l’une à l’autre rive, des ponts qui sont souvent des troncs d’arbres. On peut aussi traverser l’eau sur de grosses pierres jetées çà et là ; les chèvres et les moutons viennent boire, des enfants jouent et des femmes non voilées travaillent. La grande rue du village, c’est La rivière.

Aujourd’hui, le départ. Nous envoyons un messager à pied au consul de Russie à Ispahan pour l’avertir de notre retour. Le messager mettra deux jours pour arriver à destination alors qu’il nous en faudra quatre ou cinq à cheval, mais il prendra à travers les montagnes par les raccourcis. On trouve en Perse les meilleurs marcheurs du monde, des hommes capables d’aller pendant dix-huit heures sur vingt-quatre et qui se nourrissent d’une poignée de riz.

A trois heures nous nous mettons en route. Cette fois-ci nous avons supprimé nos selles. Nous ne gardons que le bât sur lequel nous plions une couverture de voyage. Changement délicieux, nous aurons la fatigue, mais non les blessures. Zia Sultan, ses cousins, ses serviteurs nous accompagnent une partie du chemin. Ils vont passer quelques jours chez un de leurs parents dans un village voisin et nous quittent avant d’atteindre la première étape. Nous avons deux cavaliers d’escorte jusqu’à Hadji-abad. Nous allons le long de la vallée large, puis c’est un village où nous prenons quelques minutes de repos. Nous marchons lentement vers Bibi Miriam où sera notre halte ce soir ; il fait sombre lorsque nous arrivons à la grande maison fortifiée. Après un long passage voûté, nous débouchons dans la cour intérieure ; les domestiques nous ouvrent une chambre vide et nous offrent des coussins.

Désastre ! le muletier s’est perdu avec les bagages. A-t-il été dévalisé ? Est-il tombé avec ses bêtes dans le marécage ? En vain nos hommes du haut de la tour poussent des hurlements d’appel. Rien ne répond. Nous envoyons à sa recherche nos cavaliers d’escorte. Aziz nous donne à manger des œufs frais, et, tout habillés, nous dormons à poings fermés sur les coussins. Vers minuit enfin, on nous réveille pour nous apprendre que muletier, mules et bagages sont retrouvés.


Le lendemain avant l’aube, le départ, tout courbatus par l’air glacé de la nuit. Ma mule est de plus en plus blessée. Toutes les cinq ou dix minutes, elle s’arrête court et tient levée en l’air pitoyablement une patte immobile. En vain, essaie-t-on de la panser. Le muletier et nos cavaliers n’arrivent pas à trouver ce qui la blesse.

Nous refaisons le chemin monotone de l’aller ; au flanc des montagnes des bergers crucifiés gardent des troupeaux éparpillés au loin. Voici après des heures les « Quatre Chameaux », le mollah aux yeux malins, les femmes pressées dans la cour — une courte halte — puis le chemin qui s’allonge devant nous. Enfin vers midi nous descendons sur Samoun, où nous avons couché. Nous retrouvons la maison du ketkhoda, les matelas moelleux ; nous déjeunons. Aziz et les cavaliers d’escorte voudraient passer ici la nuit. Mais je m’y refuse, la journée de demain serait trop dure. Nous franchirons aujourd’hui le Zendeh Roud et gagnerons, si possible, un petit village perdu dans un pli du désert entre la rivière et Hadji-abad.

Et vers deux heures et demie nous voici de nouveau — non pas en selle, nous n’en avons plus — mais sur nos mules aussi fatiguées que nous. Une heure plus tard nous nous reposons dans le romantique paysage au bord de la rivière ; l’eau arrive en écumant sous le pont ; les rocs échafaudés déchirent le ciel et le vent dévale en tourbillons par la porte étroite de la vallée. A peine arrivés, il faut repartir. Nous avons un long chemin à faire.

Souvent nous descendons de nos bêtes et marchons dans le crépuscule, puis dans la nuit. Encore un vallonnement de franchi. De village, pas l’ombre. Nous allons, ne tenant plus ni en selle ni debout. Il y a plus de douze heures que nous avons quitté l’étape. Enfin notre guide laisse la piste et prend un sentier à gauche. Des nuages ont envahi le ciel ; nous suivons lentement le bord d’un ruisseau, et soudain une masse sombre nous barre le chemin. Nous sommes devant les murs de Nuousi-Abad. La grande porte d’entrée est fermée, le village endormi. Nous frappons à tour de bras sur les battants sonores ; personne ne bouge. Enfin nous apercevons une lumière et le chef du village vêtu d’une robe blanche apparaît dans le balakhané (appartement ouvert) au-dessus de la porte. Il est accompagné de plusieurs femmes.

Nous demandons qu’on nous reçoive pour la nuit.

Il refuse et les femmes le soutiennent. Ces villageois apeurés nous prennent pour des brigands ; ils n’ouvriront pas. En vain les cavaliers d’escorte disent qui ils sont et d’où ils viennent ; le nom des grands chefs bakhtyares ne rassure pas le ketkhoda. Le chamelier, pathétiquement, plaide notre cause. Il nous montre, nous et les bêtes, morts de fatigue dans la nuit ; il se porte caution des dommages que nous pourrions faire aux villageois et à leurs biens.

Le ketkhoda, entouré de commères, ne se laisse pas fléchir. La colère nous prend. Nous méditons de donner l’assaut à ce village inhospitalier et de mettre le feu aux portes ; déjà nos cavaliers tâtent la crosse de leur carabine pour envoyer une balle à l’énergique refuseur, quand, après de nouvelles supplications du chamelier qui parle et pleure les bras en croix, notre homme se décide, descend, et nous entendons le bruit de la grosse poutre qu’on remue.

Enfin notre caravane entre, non sans que le ketkhoda soit un peu bousculé, non sans qu’on entende quelques cris aigus de femmes fuyant comme poules effarées.

Ah, le pauvre village ! Jamais nous n’avons vu tant de misère. Nous pénétrons dans la cour de la première maison, la plus riche ; des veaux, deux vaches, un âne et quelques moutons y dorment. Sur une plate-forme est la maison basse, Nous ouvrons la porte ; un vieillard est accroupi près d’un feu de braise ; la tête renversée en arrière il pousse d’affreux soupirs comme s’il agonisait ; une odeur écœurante nous assaille. Nous reculons épouvantés. Malgré notre fatigue, nous n’aurons pas de gîte ce soir. Nous étendons notre mince matelas sur la terre dure en plein air. Le chamelier et nos cavaliers allument un feu à trois pas de nous ; Aziz y fait bouillir du lait pour notre chocolat. Les villageois refusent de nous vendre des œufs et du lait si nous ne payons pas d’avance. Enfin vers onze heures du soir, nous nous endormons d’un mauvais sommeil sous notre moustiquaire qu’un vent froid secoue.

Avant l’aurore nous sommes debout, tout ankylosés ; le vent a augmenté, l’aube se lève dans un ciel où s’amassent de lourds nuages ; de la poussière, des sables volent en tourbillons. L’orage va éclater. Mais peu importe, nous ne resterons pas une minute de plus dans ce triste village et à six heures nous voilà en route pour la dernière étape. A peine partis, la pluie commence ; elle tombe en douche et nous accompagne tout au long du trajet ; les manteaux imperméables, les laines, tout est traversé. Des rigoles se forment sous les vêtements, coulent le long du dos et des jambes pour sortir aux bottines. C’est ainsi que nous allons pendant trois heures à travers les montagnes où nous ne rencontrons âme qui vive. Et nous arrivons, trempés à tordre, dans l’hospitalière maison de Zill es Sultan à Hadji-abad. Nous nous séchons devant un grand feu de sarments. Pendant quarante-huit heures, nous restons à nous reposer, ne quittant notre couche que pour de lentes promenades dans les vergers à la fin de la journée.

Les pavots ont fleuri, les mille petites coupes de porcelaine translucide se tiennent droites et claires au bout des tiges vertes. Les vergers à ce moment de l’année et du jour sont un enchantement.

Le village est en émoi. Un petit parti de Bakhtyares est venu s’emparer d’un troupeau de moutons. Les villageois ont poursuivi les voleurs qui, dans leur fuite, ont abandonné leur butin. Mais l’alarme a été chaude et sur le chemin de garde des hommes armés se promènent toute la nuit. De la chambre où je suis étendu, je vois la silhouette d’un veilleur se découper au haut des murs sous le ciel étincelant d’étoiles. Ainsi un homme veillait, le cœur plein d’émotions confuses, sous les mêmes étoiles, à la même place, sur des murs pareils à ceux-ci, il y a vingt-cinq siècles, lorsque l’apparition d’Alexandre en Perse agitait les âmes. Depuis lors, rien n’a changé ici. C’est, dans un décor immuable, des vies identiques à celles d’autrefois. Il n’y a de nouveau que la présence insignifiante d’un voyageur venu de loin, égaré dans ces montagnes et dont l’esprit se plaît à vagabonder à travers le temps.

X
DE SULTANABAD A HAMADAN

Aventures sur route.

Nous avons gagné Sultanabad, passant par Kachân et Koum. Nous voyageons comme des rois fainéants dans un antique carrosse. A Sultanabad où nous nous reposons dans la confortable maison Ziegler, notre calèche donne des signes de fatigue inquiétants. Elle passe son temps chez le charron qui vérifie le timon, les essieux, les rayons des roues et ajoute quelques bouts de ficelle à ceux qui entourent les ressorts. Il espère prolonger ainsi ses jours. Mais nous mènera-t-elle jusqu’à Hamadân ? Pour nous aider à supporter les vicissitudes du chemin, notre aimable hôte nous donne quelques excellentes bouteilles de vin blanc que les Arméniens fabriquent. C’est comme du vin du Rhin plus puissant, d’un Rhin dont les coteaux seraient chauffés par le soleil, roi de l’Iran. Nous partons, ainsi lestés, au trot lent de nos quatre chevaux.

Toute l’après-midi nous roulons à flanc de coteau. Nous dominons le pays de Feraghan à notre droite.

A la nuit, nous pénétrons dans la montagne. Le paysage est de plus en plus farouche. Pour s’harmoniser avec le décor terrestre, le ciel se couvre de nuages et nous allons au pas sur un chemin à peine tracé. Toutes les deux ou trois heures, nous arrivons dans un relais. Il faut mener grand bruit pour réveiller les gens, trouver des chevaux, les atteler et persuader un cocher de monter sur le siège. Les cochers, généralement ivres d’opium, opposent une indifférence passive et souriante à nos objurgations.

Et la nuit épaisse nous entoure. Nous continuons à gravir des pentes raides avec lenteur et à en descendre d’autres avec trop de précipitation. La voiture gémit de toutes parts ; nous sommes secoués de telle façon qu’il est difficile de dormir. Au sommet d’un col, des voix retentissent dans l’obscurité. Les chevaux s’arrêtent. Nous nous redressons sur nos matelas. Aziz se lève sur le siège. Que se passe-t-il ?

Le vent qui souffle assez fort a dispersé les nuages et, à la lueur des étoiles, j’aperçois trois cavaliers tout à côté de nous. Ils ont leur fusil à la main et, à leur ceinture, je vois de grands poignards dans leur gaine.

La rencontre me semble peu heureuse. De paisibles voyageurs persans ne courent pas les montagnes à cette heure-ci. Faudra-t-il se battre ? Nous sommes en mauvaise posture. Nos petites carabines automatiques sont attachées toutes deux de chaque côté du siège et portent, au bout du canon, chacune, notre casque colonial. Je n’ai qu’un revolver de six millimètres dans ma poche. Cela est fort inquiétant.

Se laisser dépouiller ? Je ne suis pas seul. Ce que j’accepterais, contraint, pour moi, je ne puis le tolérer pour ma femme.

Les trois cavaliers regardent la voiture et échangent quelques paroles à voix basse, entre eux. Puis, s’adressant à nous, ils demandent :

— Il y a deux hommes, ici ?

Une lueur d’espoir. Je comprends que, voyant nos deux casques, mais ne pouvant distinguer dans l’obscurité les traits de nos visages, ils nous prennent pour deux Européens voyageant en Perse. Deux Européens, même sans armes, et trois Persans, la partie peut se jouer.

Aziz qui a eu les mêmes pensées que moi répond hardiment :

— Oui, ce sont deux Farenguis.

— Et où vont-ils ? demande un des cavaliers dont la voix manque tout à fait d’amabilité.

Je mets la main sur celle de ma femme pour lui faire comprendre qu’elle ne bouge ni ne parle et réponds moi-même avec une nonchalance parfaitement jouée :

— Nous venons de Sultanabad et allons à Hamadân.

De nouveau, un colloque à demi-voix entre les trois cavaliers. Notre sort se décide en ce moment.

C’est le dé gagnant pour nous qui tourne. Que s’est-il passé dans l’âme de nos interlocuteurs ? S’ils avaient su qu’il n’y avait qu’un homme accompagné de sa femme, auraient-ils agi autrement ? Si nous avions montré que nous craignions les suites de cette rencontre, notre peur leur aurait-elle donné du courage ? Je ne sais, mais ils nous disent d’une voix brève :

— Vous pouvez continuer votre chemin.

Notre cocher ne se le fait pas dire deux fois et fouette ses bêtes fatiguées. La voiture gémit. Nous descendons une pente raide.

Je me retourne. Au sommet du col, j’aperçois la silhouette sombre des trois cavaliers qui se détachent sur le ciel criblé d’étoiles. Puis ils disparaissent.

J’interpelle Aziz :

— Eh bien, Aziz, qu’en penses-tu ?

— Hé, hé, monsieur, dit-il en riant, je pense que nous avons eu de la chance.

Et je vois ses dents blanches qui se montrent dans son visage bruni.

Une heure après, nous sommes au relais. L’émotion nous a mis en appétit. A la lueur fumeuse d’un quinquet, nous ouvrons notre panier de provisions, plein de choses délicieuses données par nos hôtes de Sultanabad et débouchons une bouteille de vin.

Notre histoire racontée aux cochers les a beaucoup émus. Ils ne veulent pas se remettre en route. On en trouve un enfin que l’opium a emmené si loin dans le royaume des rêves, que rien ne peut plus l’émouvoir. Il faut l’aider à monter sur son siège. Quant à conduire ses chevaux, on ne peut le lui demander. Pourtant il se refuse obstinément à laisser les rênes à Aziz. Le seul sentiment vivant en lui est celui de la dignité de cocher. J’avertis Aziz de le surveiller. Mais, après tout, il faut se fier aux pacifiques rosses qui nous traînent. Elles connaissent la route et il n’y a aucun danger qu’elles s’emballent. Si elles ne nous versent pas dans un précipice en descendant les montagnes pour déboucher dans la plaine, nous arriverons à Hamadân, inch’ Allah. Quant aux brigands, nous n’y songeons plus. On n’en rencontre pas deux fois dans une nuit persane. Et puis nous avons bu quelques verres d’un vin généreux. Nous sommes disposés à prendre toutes choses gaiement et, d’abord, à dormir un peu, car nous n’avons pas eu notre compte de sommeil.

Aussi après avoir surveillé pendant quelque temps le cocher qui somnole sur son siège, je laisse tomber ma tête sur l’oreiller. Ma femme dort, Aziz dort, le cocher dort, les chevaux vont leur petit train ordinaire, je m’endors aussi.

Nous dormions donc tous comme des bienheureux, quand soudain nous sommes réveillés par une brusque secousse. Je me sens tomber sur la droite ; et ma femme sur moi. J’ouvre les yeux et dans l’aube du jour, je vois que notre voiture est en train de glisser dans un canal profond de plusieurs mètres, où coule une eau limoneuse qui n’est plus qu’à quelques pieds de nous.

Le cocher a été projeté de son siège. Aziz se cramponne à la voiture. Deux des chevaux sont déjà dans le canal ; les deux autres ayant cassé leurs liens, errent en liberté sur la rive en face de nous.

Sans perdre une seconde, nous sautons par l’arrière de la voiture. Heureusement les roues portent maintenant sur la terre molle et enfoncent lentement. Une fois en sûreté, nous organisons le sauvetage des bagages. En quelques minutes, les valises sont à terre, et les vivres, et même les bouteilles de vin.

Nous avons le loisir maintenant de regarder la scène de l’accident et d’en rechercher les causes.

Nous sommes dans une plaine fertile que traverse un grand canal d’irrigation sur lequel, au passage de la route, est jeté un pont en bois sans parapet ni trottoir.

Le cocher dormait. Les chevaux, eux-mêmes plus qu’à moitié endormis, ne se sont pas souciés de passer au milieu du pont. Et les deux roues de droite se sont trouvées dans le vide. La voiture a donné de la bande et est tombée dans le canal.

Et nous voilà en panne, à six ou huit heures d’Hamadân. Le jour s’est levé dans un ciel où il ne reste plus un des nuages de la nuit. Nous nous asseyons sur le sable et, ne pouvant faire mieux, déjeunons dans la fraîche et radieuse matinée, attendant, sans nous faire plus de soucis, que le hasard nous vienne en aide.

Nous ne pouvons songer à sortir par nos propres ressources la voiture du canal où elle repose. Le cocher, dégrisé, a rappelé ses bêtes en leur sifflant un petit air jovial que tous les chevaux de Perse connaissent.

Cependant, avec le soleil, la vie renaît dans les campagnes. Des villageois passent, se rendant aux champs. Ils s’arrêtent auprès de nous et de longues conversations s’engagent au sujet de la voiture. Quand enfin les villageois sont une douzaine, on décide de tenter le sauvetage de la calèche. C’est une entreprise difficile. Plus d’une fois, on croit avoir amené la vieille guimbarde sur le sol ferme pour la voir nous échapper encore et aller se recoucher dans le doux lit du canal. Il semble qu’elle n’en veut pas sortir et qu’elle a décidé de mourir là dans l’eau tiède qui coule et la caresse.

Enfin, au bout de deux heures d’efforts, la voici sur ses quatre roues au milieu de la route. Elle est toute branlante, tremblante, et comme essoufflée, les roues gondolées, les rayons cassés ainsi que le timon. Le ressort d’arrière a pris de l’indépendance et n’est plus relié au coffre.

Partout, on met des pansements provisoires. On bande, on serre autour des ressorts et du coffre des cordes dont nous avons toujours une ample provision.

Telle que la voilà, on espère qu’elle gagnera le prochain relais distant de quelques kilomètres seulement. Le terrain est plat ; nous irons au pas. Au relais, on prendra n’importe quel équipage qui nous mettra dans l’après-midi à Hamadân.

Nous arrivons cahin-caha au village. C’est un pauvre village d’entre les pauvres villages de Perse, le plus misérable de tous les relais de poste que nous avons vus. Il n’a pas une voiture en réserve, pas même le plus ordinaire des chars à bancs. Alors on va chercher un charron.

Cet homme regarde notre calèche et donne des signes de désespoir. Non, tout son art ne pourra rendre la vie à cette voiture qui expire. Il s’assied sur ses talons et médite. Et il explique qu’il y a quinze jours de travail, qu’il n’a pas les pièces nécessaires pour remplacer les parties brisées, que les outils lui manquent pour les forger.

Une longue discussion s’engage. Il faut réparer sur l’heure et par des moyens de fortune ce qui est réparable, de façon à gagner Hamadân, dussions-nous faire la route au pas.

Cependant notre cocher reste indifférent à ce qui se passe autour de lui. Pour se remettre des émotions de l’aube et du bain matinal qu’il a pris, il fume quelques pipes d’opium, accroupi dans l’ombre à la porte de la maison de poste.

Notre charron se met enfin à la besogne et, au bout d’une heure ou deux, notre voiture, tant bien que mal, roule sur ses roues, mais dans un mouvement de tangage qui rappelle celui d’un bateau sur une mer agitée.

Pourtant nous avançons et avant la fin du jour nous voyons Hamadân au pied de l’Elvend.

Nous nous arrêtons aux portes de ce qui fut la capitale de l’empire des Mèdes. Les rues actuelles en sont si étroites qu’aucune voiture n’y peut entrer. Tant mieux, nous ne tenons pas à nous montrer en tel équipage aux descendants de ceux sur qui régna Cyrus. Des portefaix prennent nos bagages et nous gagnons à pied la maison qui nous est réservée, maison vide et dont nous portons le mobilier avec nous.

Nous voici, pour une semaine et plus, des citadins. Nous n’avons plus à craindre les aventures de la route, et l’on court beaucoup moins de dangers à Hamadân, au centre de la Perse, qu’à Londres ou qu’à Paris où la moindre distraction en traversant une rue peut avoir des conséquences mortelles. Ici nous ne risquons pas d’être écrasés par une automobile ou par une voiture à chevaux.

Le pis qui peut nous arriver est qu’un chameau distrait (ou jouant la distraction, car avec ces curieux animaux, on ne sait jamais à quoi s’en tenir) n’appuie un peu trop lourdement son pied sur un des nôtres dans un coin obscur du bazar.


La Noce juive.

Dans un palais soie et or, dans Ecbatane.

L’Ecbatane des Mèdes et de Cyrus, Ecbatane où l’on voit le tombeau de la jeune fille juive, trempée dans les aromates, qui sut toucher le cœur d’Assuérus, Ecbatane au pied du mont Elvend que ne cesseront de chanter les poètes, Ecbatane où nous sommes aujourd’hui, c’est l’Hamadân moderne. Nous n’y habitons pas un palais soie et or, mais, au centre de la ville, une maison vide dont nous occupons une chambre et qui n’a pour tout mobilier que quelques beaux tapis que nous transportons avec nous, nos minces matelas de kapok, un tub et une cuvette en caoutchouc, — avec ce minimum de bagages, le monde nous appartient.

Nous mangeons chez l’habitant, Persan d’occasion, Anglais de la banque ou de la maison de tapis. Mais notre couvert est toujours mis à l’école de l’Alliance israélite. Chaque fois que j’en aurai l’occasion, je dirai l’œuvre excellente que fait en Perse l’Alliance israélite. Elle a ouvert dans toutes les grandes villes des écoles dont les professeurs ont étudié à Paris et où l’enseignement se fait en français. Des milliers de petits juifs sortent ainsi chaque année de la crasse et de l’ignorance de leurs ghettos et gravissent quelques degrés de l’échelle de la civilisation. Ces écoles sont si bien dirigées que — ô miracle ! — les Persans, surmontant les préjugés tenaces et anciens qu’ils ont contre les juifs, finissent par y envoyer leurs enfants. Et la France a ainsi une innombrable clientèle enfantine qui grouille dans les rues étroites des villes persanes. A mon premier voyage en Perse, je me trouvai un jour seul dans le bazar d’Ispahan, où l’on voit fort peu d’Européens. C’est un dédale inextricable d’allées couvertes et obscures d’où l’on ne sait comment sortir. Les marchands, assis sur le seuil de leur boutique, me regardaient sans bienveillance ; les âniers, les portefaix échangeaient à mon sujet des mots que je ne comprenais pas, mais peu aimables. Et voici que, témoin de mon embarras, un gosse d’une dizaine d’années sort d’un groupe de ses camarades, s’avance vers moi et, avec politesse, me demande, d’un drôle de petit accent venu on ne sait d’où :

— Que voulez-vous, monsieur ?

Me servant de guide, il me mit en quelques minutes sur le chemin du consulat de Russie où je logeais alors. Ainsi, grâce à l’Alliance israélite, on parle français jusqu’au fond de la Perse et l’Alliance travaille avec nos Pères missionnaires à maintenir et à développer notre influence en Orient.

Les communautés juives en Perse, quel curieux et riche sujet d’études ! Songez qu’elles sont là dans le pays qui est resté le plus fermé de tous à la civilisation européenne et qu’elles y sont depuis des milliers d’années et, sans doute, depuis la captivité de Babylone. On imagine que quelques-uns d’entre les captifs suivirent leur libérateur Cyrus et s’établirent dans sa capitale, Ecbatane.

Les milliers de petits enfants, espiègles et disciplinés, qui alternativement jouent et travaillent dans les beaux jardins et dans les salles aérées de l’école de l’Alliance, sont les descendants des juifs qui ont pleuré Sion sous les saules au bord des fleuves de la Babylonie. Race antique et déchue qui, depuis lors, a vécu parquée dans les ghettos au sein des villes persanes, objet du mépris de tous, marquée de signes extérieurs pour l’empêcher de se mêler à la population arienne, ne faisant pas la guerre, ne cultivant pas la terre, tout occupée à des pratiques commerciales sans ampleur et à des disputes incessantes à la synagogue, gardienne farouche de ses traditions et de ses usages séculaires, ignorante et pédante, orgueilleuse et servile, intriguant par ses femmes revendeuses et colporteuses dans les anderouns et, auprès des gens puissants, par ses hommes prêts à tout faire, arrivant à de très rares occasions à vivre dans l’ombre du pouvoir et, un instant, à s’en emparer, — l’histoire de Mardochée auprès d’Assuérus, d’autres juifs ne l’ont-ils pas répétée et l’écrivain remarquable de l’Histoire des Mongols, le grand vizir du sultan Oltchaïtou, Raschid ed din appartenait-il au peuple élu, comme ses ennemis l’en ont accusé ? — mais cela, vraiment, un éclair dans la nuit qui enveloppe l’histoire des tristes communautés juives de Perse.

L’Alliance israélite a entrepris de relever ces malheureux abattus par une longue misère. Elle envoie là-bas des professeurs, hommes et femmes, et de l’argent, beaucoup d’argent, qui est fort utilement employé. Le chef de l’école joue le rôle de consul de la nation auprès des autorités persanes. Il défend les juifs, les protège ; il fait mieux, il les instruit. Les enfants sont élevés dans cette grande maison où je prends mes repas. Je cause avec eux en français ; je lis leurs devoirs ; j’assiste à leurs jeux.

Un jour, le chef de l’école me dit :

— Il y a un mariage dans la communauté. Peut-être vous intéressera-t-il d’y assister ? En tout cas, les parents des mariés, qui sont de pauvres colporteurs, seraient heureux et fiers de vous y voir. Ils m’ont chargé de vous inviter.

Nous acceptons cette offre et nous voilà partis à pied, car les rues d’Hamadân sont trop étroites pour qu’on puisse y circuler en voiture. Chemin faisant, le directeur de l’école ajoute quelques paroles qui piquent notre curiosité.

— Les mariés que vous allez voir tout à l’heure sont des enfants.

— Des enfants ? dis-je, alors pourquoi les marier ?

— Attendez, attendez.

Cependant, nous arrivons dans le quartier juif et bientôt nous pénétrons, après avoir suivi un étroit couloir sombre, dans une vaste cour à ciel ouvert. Un magnifique spectacle nous y attend.

La cour, de trois côtés, est entourée par des maisons de briques roses dont les larges baies sans fenêtre forment loggias ; le quatrième côté est une terrasse en terre battue, soutenue par une poutraison assez fragile. La cour, les loggias, la terrasse sont pleins d’une foule bariolée. Les hommes sont sobrement habillés de noir, comme les Persans, longue tunique sans col que serre, à la taille, une ceinture ; sur la tête, la kolah en drap noir que l’on porte avec quelques variations légères de forme dans tout l’empire persan. Les terrasses sont couronnées de femmes éclatantes, fleurs aux chaudes couleurs, dont les vivantes guirlandes se déroulent sous le ciel d’un bleu profond. Elles sont vêtues de mousseline et de gaze. Les tons les plus riches, le bleu, l’orange, le rouge, le vert, le rose laque, s’y associent dans de surprenantes harmonies où scintillent l’or et l’argent dont ces étoffes légères sont brodées. Les femmes — nous sommes en Judée ici — ne sont pas voilées. Il y a là Rachel qui se plaît à s’orner devant son miroir et Lia aux belles mains, Marthe et Marie, Madeleine la pécheresse, Judith et Rébecca, toutes les filles de Sion, — visages ovales, teints mats, nez aquilins, beaux yeux sombres sous de longues arcades sourcilières, fronts purs qu’encadrent les classiques bandeaux noirs. Voilà un tableau fait pour séduire un Delacroix. Elles frappent leurs mains l’une contre l’autre, poussent des you you saccadés et s’interrompent pour regarder les Farenguis que nous sommes et que l’on n’a pas l’habitude de voir déparer de leurs tristes costumes les noces juives d’Hamadân.

Mais où sont les mariés ?

On nous les amène. J’allais dire : on nous les apporte, car ce sont des enfants, de petits enfants.

Le marié, onze ans et trois pieds de haut, a une longue redingote à col droit tombant presque jusqu’aux chevilles, une kolah noire sur son front trop bombé ; la mariée, des pantalons à la persane, une camisole avec capuchon, et par là-dessus un voile, le tout de couleurs vives ; aux poignets des bracelets en grosses pierres rondes ; aux doigts des bagues amulettes. Elle n’a que dix ans, mais elle est un peu plus grande que son mari.

Ils sont si petits — des gosses vraiment mieux faits pour jouer aux billes que pour se marier — que je suis obligé de les mettre debout sur deux chaises pour les photographier. Le grand-père de la mariée, la mère de l’époux se placent à côté d’eux. Ils sont l’un et l’autre de taille au-dessous de la moyenne et pourtant les têtes des enfants hissés sur des chaises les dépassent à peine.

Et voici une autre petite fille vêtue tout comme la mariée. Ah ! celle-là, c’est une poupée, une poupée aux grosses joues, aux yeux innocents. Qu’est-ce qu’elle fait ici dans cette tenue ? Je m’informe.

Elle a huit ans seulement. Elle est déjà fiancée. L’année ne finira pas que sa noce ne soit célébrée.

— Eh ! dis-je au directeur de l’école israélite, vous mariez les enfants comme cela se faisait jadis en Europe dans de grandes familles ou lorsque des intérêts d’État étaient en jeu ? Une fois la cérémonie accomplie suivant les rites de l’Église, la mariée retournait au couvent et le marié chez lui jusqu’au jour où leur âge et les convenances leur permettaient de vivre ensemble, de se joindre et de se reproduire. Ces enfants vont rentrer chacun chez soi, une fois la cérémonie religieuse terminée ?

— Non, non, me répond-il. Il n’en va pas ainsi dans nos communautés juives en Perse. Ces mariages précoces sont, hélas ! des unions véritables.

J’ai un sourire d’incrédulité.

Mais mon homme poursuit :

— C’est un des fléaux que nous combattons ici, sans succès, vous le voyez. La plus solide de nos traditions veut que la famille se perpétue et le devoir d’un père, et son bonheur, est de regarder les enfants et les petits-enfants de ses enfants. Ainsi voit-il Israël triompher dans l’avenir. Alors seulement peut-il mourir en paix, assuré qu’il est d’avoir accompli sa destinée sur la terre. Aussi, dans son impatience, ne peut-il attendre pour marier ses enfants qu’ils soient devenus, non pas des hommes et des femmes, mais même des adolescents, et l’on en arrive à ce que vous avez sous les yeux : une petite fille et un gamin qui sont maintenant mari et femme.

— Mais que va-t-il se passer ? Ce couple ne peut même pas habiter seul.

— La maison où nous sommes appartient à un des hommes riches de notre communauté. Il l’a prêtée pour le mariage, qui est une fête chez nous. Ce soir, les parents du marié regagneront leur demeure et emmèneront les époux. Sur la terre battue, dans le coin d’une des deux pièces qui forment toute leur habitation, sera préparé le lit nuptial…

— Le lit nuptial ! je sais ce que c’est, m’écriai-je, me souvenant de celui qui avait fait le voyage du Mazandéran sur le cheval de Morteza.

— Rien que de simple, en effet, une couverture molletonnée, que l’on étend à terre.

— Alors ?

— Alors, il arrive que le mariage est consommé au hasard, un jour ou l’autre, et toujours trop tôt. Beaucoup de ces petites mariées, ou ne peuvent porter leur bébé à terme, ou meurent en accouchant, ou mettent au monde un faible enfant qu’elles n’ont pas la force de nourrir. On voit ainsi de trop jeunes mères avoir au sein un enfant qui dépérit et bientôt cesse de vivre. Nous luttons de notre mieux pour abolir cette détestable coutume. Nous nous heurtons à l’ignorance des populations juives. Dans ce peuple traqué et isolé depuis deux mille ans, les préjugés sont tout-puissants. L’instinct de la conservation de la race, louable en soi, amène ici ces déviations monstrueuses. Comme vous pouvez l’imaginer, la mortalité infantile est immense.

— Sous le qualificatif d’infantile, je comprends que vous rangez à la fois les mères et les enfants.

TABLE DES MATIÈRES

I.
Petits tableaux de la vie persane : — L’arrivée ; — Le repas ; — La chaleur ; — Au palais du Chah ; — Dans la rue ; — Le ruisseau
1
II.
L’esprit persan : — Le ketman ; — Les finances persanes
29
III.
La chasse passionnante aux antiquités : — Promenade à Rhagès ; — Le vieil enlumineur
42
IV.
La route du Mazandéran
65
V.
De Méched-Isser à Askhabad : — Sur la mer Caspienne ; — Le déserteur ; — Krasnovodsk ; — Dans le transcaspien
135
VI.
Le pèlerin de Méched : — d’Askhabad à Koutchan ; — La femme lapidée ; — Méched
150
VII.
Transcaspie et Turkestan : — Merv ; — Boukhara ; — Samarcande
173
VIII.
De Téhéran à Ispahan : — Koum ; — La bataille de Kachân ; — Ispahan ; — Les maçons ; — Bagh-Nô ; — La Médresseh
190
IX.
Voyage au Bakhtyari
214
X.
De Sultanabad à Hamadân : — Aventures sur route ; — La noce juive
256

ACHEVÉ DIMPRIMER
LE
12 JANVIER 1924
PAR F. PAILLART A
ABBEVILLE
(SOMME).

Dernières Publications de la Librairie BERNARD GRASSET
61, Rue des Saints-Pères, PARIS

CLAUDE ANET
Petite ville, nouvelles
6.75
L’Amour en Russie
5.»
Ariane, jeune fille russe
7.50
AURORE SAND
Encarnacion
6.50
ÉMILE BAUMANN
L’Immolé, roman (2 vol.)
10.»
La Fosse aux Lions, roman
6.75
Le Baptême de Pauline Ardel, roman
6.75
Trois villes saintes
6.75
ALPHONSE DE CHATEAUBRIANT
Monsieur des Lourdines, rom.
6.50
ÉMILE CLERMONT
Laure, roman
6.75
ÉDOUARD ESTAUNIÉ
L’Infirme aux mains de lumière, roman
6.75
JEAN GIRAUDOUX
Simon le Pathétique
6.75
Provinciales, nouvelles
6.75
L’École des Indifférents
6.75
COMTE DE GOBINEAU
Trois ans en Asie (2 vol.)
13.50
Souvenirs de Voyage
6.75
La Fleur d’or (inédit)
5.»
BALTASAR GRACIAN
L’Homme de cour
6.75
PAUL GSELL
Propos d’Anatole France
6.75
LOUIS HÉMON
Maria Chapdelaine, roman
6.50
La Belle que voilà
6.50
Colin-Maillard
7.50
FRANÇOIS MAURIAC
Le Baiser au Lépreux, roman
5.»
Genitrix, roman
6.50
ANDRÉ MAUROIS
Les Silences du Colonel Bramble
6.75
HENRY DE MONTHERLANT
Le Paradis à l’ombre des épées
6.75
PAUL MORAND
Lewis et Irène
6.75
JEAN DE PIERREFEU
Plutarque a menti
7.50
PAUL REBOUX & CH. MULLER
A la manière de… (2 v.), chaq.
6.75
RODIN
L’Art, édition illustrée
20.»

COLLECTION “LE ROMAN”
Publiée sous la direction d’EDMOND JALOUX
Prix de chaque volume in-16 double-couronne : 6 fr. 75

Émile Baumann Job le Prédestiné (GRAND PRIX BALZAC)
7.»
Jean Gaument et Camille Cé La Grand’Route des Hommes
7.»
Henry de Montherlant Le Songe
7.50
Alphonse de Chateaubriant La Brière
7.50