Title: Le cycle du printemps
Author: Rabindranath Tagore
Translator: H. Mirabaud-Thorens
Release date: February 20, 2023 [eBook #70088]
Language: French
Original publication: France: Stock
Credits: René Galluvot (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
RABINDRANATH TAGORE
traduit de l’anglais
par Henriette Mirabaud-Thorens
1926
Tous droits réservés.
LIBRAIRIE STOCK
DELAMAIN ET BOUTELLEAU. PARIS
7, rue du Vieux-Colombier.
OUVRAGES PARUS DANS LE CABINET COSMOPOLITE
Nouvelle série à tirage limité de la Bibliothèque Cosmopolite
Cette série nouvelle, imprimée sur papier satiné d’alfa de belles qualité et épaisseur, tirée, pour chaque titre, au maximum à 2.750 exemplaires numérotés, dans le format in-18 grand jésus, comprend des œuvres étrangères excellentes, inédites en français ou redevenues rares et curieuses. Tant par le fond que par la présentation, ce sont des volumes de bibliothèque que, tôt ou tard, l’épuisement des tirages pourra faire rechercher.
EN PRÉPARATION :
à PARIS
LIBRAIRIE STOCK
7, rue du Vieux-Colombier et Place du Théâtre-Français
1926
CET OUVRAGE, LE SIXIÈME DE LA COLLECTION LE CABINET COSMOPOLITE, A ÉTÉ TIRÉ DANS LE FORMAT IN-18 GRAND JÉSUS, SUR ALFA SATINÉ D’OUTHENIN-CHALANDRE, A 2.700 EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS, PLUS 50 EXEMPLAIRES HORS COMMERCE, MARQUÉS HC, SUR LES PRESSES D’EMMANUEL GREVIN A LAGNY, POUR LA LIBRAIRIE STOCK.
No
LE ROI.
LE GRAND VIZIR.
LE GÉNÉRAL BIJOYVARMA.
STRUTI-BHUSHAN, AMBASSADEUR DE CHINE.
LE PUNDIT (ou DOCTEUR).
LE POÈTE (KABI-SHEKHAR).
GARDES, COURTISANS, HÉRAUTS D’ARMES.
LE CYCLE
DU PRINTEMPS
La scène est à deux étages : le plus élevé, à l’arrière, est réservé aux chanteurs du prélude et fermé par un rideau de pourpre. Le plus bas ne se découvre qu’après la levée du rideau de scène.
Diagonalement et à l’extrême gauche de la scène du bas est disposée la cour du roi, avec différents degrés pour les différents dignitaires ; en haut le trône couvert d’un dais.
Le centre de la scène est laissé libre pour le développement du spectacle.
Des courtisans entrent en scène.
(Les noms des acteurs ne sont pas mis en marge ; on les devinera facilement.)
Chut ! Chut !
Que se passe-t-il ?
Le Roi est en grande angoisse.
Quelle affreuse nouvelle !
Qui joue de la flûte là-bas ?
Pourquoi ? Qu’importe.
Le Roi est gravement malade.
C’est affreux !
Quels sont ces enfants turbulents qui font tant de bruit ?
Ce sont les enfants de la famille Mandal.
Faites-les tenir tranquilles.
Où a donc été le Vizir ?
Me voici. Qu’y a-t-il ?
N’avez-vous pas appris la nouvelle ?
Non. Laquelle ?
Le Roi a l’esprit très troublé.
Ah ! J’apporte du front de la guerre des nouvelles très importantes.
La guerre, nous pouvons l’avoir, mais non les nouvelles.
Puis le Docteur Struti-Bhushan, Ambassadeur de Chine, attend pour voir Sa Majesté.
Faites-le attendre ! De toutes façons, il ne peut voir le Roi !
Il ne peut voir le Roi ? — Ah ! Voici le Roi ! Enfin ! Regardez-le qui s’avance par ici avec un miroir à la main. « Longue vie au Roi ! Vive le Roi ! »
S’il plaît à Votre Majesté, il est temps d’aller à la cour.
Il est temps d’aller…? Oui, il est temps : mais non pas d’aller à la cour.
Que veut dire Votre Majesté ?
N’avez-vous pas entendu ? La cloche vient de sonner pour congédier la cour.
Quand ? Quelle cloche ? Nous n’avons entendu aucune cloche.
Comment auriez-vous pu l’entendre ? Elle n’a sonné qu’à mes oreilles.
O Sire ! — Personne n’aurait eu l’impertinence de…
Vizir ! On la sonne en ce moment.
Excusez, Sire, ma bêtise, mais je ne comprends pas.
Regarde ceci — Vizir. — Regarde ceci.
Les cheveux de Votre Majesté ?
Ne vois-tu pas là un sonneur de cloche ?
Oh ! Votre Majesté veut-elle plaisanter ?
La plaisanterie n’est pas de moi, mais de Celui qui tient le Monde entier par l’oreille et qui s’en moque. Hier au soir, pendant que la Reine mettait autour de mon cou une guirlande de jasmins, elle s’écria avec effroi : « Roi, qu’est ceci ? Voici deux cheveux gris derrière votre oreille. »
O Sire, je vous en prie, ne vous inquiétez pas d’une petite chose comme celle-là. Le Docteur de la cour pourrait…
Vizir ! Le fondateur de notre dynastie avait, lui aussi, son médecin. Mais que peut faire celui-ci ? La mort a laissé sa carte d’invitation derrière mon oreille. La Reine voulait çà et là, arracher mes cheveux gris. Mais je lui ai dit : « Reine, à quoi bon ? Nous pouvons écarter l’Invitation de la Mort, mais pouvons-nous écarter la Mort qui nous invite ? C’est le cas en ce moment. »
Sire, pour le moment, travaillons.
Travailler, Vizir ! Je n’ai pas le temps de travailler. Allez chercher le Docteur Struti-Bhushan.
Mais, Sire, le Général…
Le général ? — Non, non, pas le Général — Cherchez le Docteur.
Mais, les nouvelles de la frontière.
Vizir, les nouvelles me sont venues de la plus grande frontière de toutes, de la frontière de la Mort. Allez chercher le Docteur.
Mais si Votre Majesté veut m’accorder un instant, l’Ambassadeur du Grand Empereur de Chine…
Vizir, un plus grand Empereur m’a envoyé son ambassade. Appelle Struti-Bhushan.
Bien, Sire. Mais votre beau-père…
Ce n’est pas mon beau-père que je désire voir à présent. Cherche le Docteur.
Mais, s’il vous plaît de m’écouter : Le poète Kabi-Shekhar attend avec son nouveau livre appelé : « Le Jardin de poésie ».
Laisse ton poète s’amuser à sauter sur les plus hautes branches de son jardin de poésie et cherche le Docteur.
Très bien, Sire, je vais le faire appeler de suite.
Dis-lui d’apporter avec lui son livre de dévotion appelé « L’Océan de Renonciation ».
Oui, Sire.
Écoute, Vizir. Qui sont ceux qui font tant de bruit là dehors ? Va leur dire de se taire. J’ai besoin de calme.
Plaise à Votre Majesté d’apprendre qu’il y a une grande famine à Najopatam et que les autorités de la ville supplient d’être autorisées à voir Votre Majesté.
Ma vie est courte, Vizir, il me faut du repos.
Ils disent, Sire, que leur vie est encore plus courte ; qu’ils sont à la porte de la mort. Eux aussi, désirent la paix, l’apaisement des brûlures de la faim.
Vizir ! La brûlure de la faim s’apaise sur le bûcher funéraire.
Alors, ces malheureux…
Malheureux ! — Écoute le conseil d’un malheureux Roi à ses malheureux sujets. Il est vain de se révolter et de vouloir passer au travers du filet de l’inexorable pêcheur. Tôt ou tard, la Mort, ce pêcheur, aura sa pêche.
Alors ?
Fais venir le Docteur et son livre de Renonciation.
Et cette disette…
Vizir, la véritable disette est de temps et non pas de nourriture. Nous sommes tous affamés de temps. Nul n’en a assez, ni le Roi ni son peuple.
Alors…
Alors, sache que nos requêtes pour obtenir plus de temps iront toutes au feu du jugement dernier. Pourquoi donc forcer nos voix à prier ? Ah ! Voici Struti-Bhushan. Je vous salue, Docteur.
LE VIZIR. — Docteur, veuillez dire au Roi que la déesse de la Fortune abandonne celui qui se laisse aller à la mélancolie.
LE ROI. — Struti-Bhushan, qu’est-ce que mon Vizir vous murmure à l’oreille ?
Il me dit, Sire, de vous instruire sur les voies de la Fortune.
Quelle instruction pouvez-vous me donner à ce sujet ?
Il y a un verset dans mon livre de dévotions qui dit :
La fortune, aussi fugitive que la fleur du lotus, retire ses faveurs quand vient l’heure ; fou qui met sa confiance en celle qui vient à l’improviste et s’en va de façon déconcertante.
Ah ! Docteur, un souffle de votre enseignement éteint la fausse flamme de l’ambition. Notre maître l’a dit : « Ses dents tombent, ses cheveux grisonnent ; et pourtant l’homme s’accroche à l’espoir qui le trompe. »
Eh bien ! Roi, puisque votre Majesté a introduit le sujet de l’Espérance, laissez-moi vous citer un autre verset de l’Océan de Renonciation. Le voici :
Que les chaînes nous lient, tous le savent ; mais je le déclare, étranges sont les chaînes de l’Espérance. Les captifs de l’espoir sont entraînés dans la tourmente et ne retrouvent le calme que quand leurs fers se brisent.
Ah ! Docteur, tes paroles sont précieuses ; Vizir, donne-lui à l’instant cent sequins d’or. Quel est ce bruit au dehors ?
Ce sont les affamés de tout à l’heure.
Va leur dire de se tenir tranquilles.
Laissez Sire, Struti-Bhushan s’efforcer de les apaiser avec son livre de dévotions. Pendant ce temps votre majesté pourra examiner les choses de la guerre.
Non, non. Les choses de la guerre attendront. Je ne peux pas encore laisser partir Struti-Bhushan.
STRUTI. — Roi, vous venez de me parler il y a quelques instants d’un don en or. Mais l’or, par lui-même, n’est pas un bien durable ; aussi est-il écrit dans mon livre de dévotions : L’Océan de Renonciation.
Qui donne l’or ne donne que douleur ;
Quand l’or est dépensé la douleur revient.
Quand la pièce d’or est loin,
La douleur reste seule dans la tente vide !!
Ah ! Docteur, ceci est exquis ! Ainsi vous ne désirez pas de don en or, mon maître ?
Non, Roi, je ne veux pas d’or, mais quelque chose de plus durable qui rende aussi plus durable votre bienfait. Je serais heureux si votre Majesté voulait me donner la Seigneurie de Kanchanpur. Car il est dit dans le livre de Renonciation…
Non, Docteur. Je comprends parfaitement. Il est inutile que vous citiez un texte pour appuyer votre demande. Je comprends très bien : Vizir !
Majesté !
Vois à ce que le Docteur soit mis en possession de la riche province de Kanchanpur ! Quel est encore ce bruit-là au dehors ? Pourquoi ces cris ?
N’en déplaise à votre Majesté, ce sont les gens du peuple…
Pourquoi crient-ils si souvent ?
Ils crient souvent en effet, mais la raison en est toujours la même, bien monotone : ils meurent de faim.
Sire, je ne veux pas oublier de vous dire ceci : Le seul désir de ma femme serait que, pour célébrer votre munificence, tous ses membres fissent entendre un tintement de clochettes. Mais hélas, elle ne le peut, par manque d’ornements.
Je vous comprends Docteur ; Vizir, allez immédiatement commander chez le bijoutier de la cour les plus beaux ornements pour la femme de Struti-Bhushan.
Puis Sire, pendant qu’il s’occupe de nous, pourriez-vous dire au Vizir que nous sommes tous deux bien gênés dans nos dévotions par des réparations que l’on fait à notre demeure. Qu’il demande aux maçons royaux de nous bâtir une bonne maison dans laquelle nous puissions dire nos prières en paix.
Très bien Docteur — Vizir !
Majesté.
Donne cet ordre de suite.
LE VIZIR. — Sire, le trésor est vide ; les fonds manquent.
Bah ! C’est une vieille histoire ; tous les ans vous me répétez la même chose ; c’est à vous d’accroître les ressources, et à moi d’augmenter les dépenses. Qu’en dis-tu Struti-Bhushan ?
LE DOCTEUR. — Roi, je ne puis donner tort au Vizir : il s’occupe de vos trésors ici-bas ; nous nous occupons de vos trésors dans le monde futur ; aussi là où il voit un manque, nous voyons une richesse. Si vous voulez une fois encore vous plonger dans l’Océan de Renonciation, vous y trouverez ceci :
Les coffres du Roi seront toujours remplis, là où la richesse sur le seul mérite sera répandue.
Docteur, ta compagnie est de grande valeur.
LE VIZIR. — Sire, Struti-Bhushan sait reconnaître son propre mérite à un centime près. Venez Struti-Bhushan, hâtez-vous. Allons recueillir toutes les richesses nécessaires pour votre trésor de dévotion. La richesse a la mauvaise habitude de disparaître très vite et, si nous ne faisons pas diligence, il en restera bien peu pour nous permettre d’honorer votre sacrifice avec toute la splendeur désirable.
STRUTI. — Oui, Vizir, partons. (Au Roi.) Puisqu’il fait tant de bruit pour si peu de chose, il vaut mieux commencer par l’apaiser. Je reviendrai ensuite vers vous.
LE ROI. — Docteur, j’ai peur qu’un jour vous ne quittiez ma royale protection, pour vous retirer dans la forêt.
Sire, aussi longtemps que je trouverai le contentement d’esprit dans le palais d’un Roi, j’y serai aussi heureux que dans un ermitage. Il faut à présent Sire que je vous quitte. Partons, Vizir.
(Le Vizir et le Docteur partent.)
Oh Dieu ! Que vais-je faire ? Voici le poète qui vient vers moi. Il va me faire oublier toutes mes bonnes résolutions. Oh ! Mes cheveux gris, couvrez mes oreilles de façon à ce que les paroles séduisantes du poète ne pénètrent pas en elles !
Roi qu’avez-vous ? J’entends que vous voulez renvoyer votre poète ?
Que puis-je attendre des poètes, quand la poésie m’apporte un message de mort ?
Quel message de mort ?
Regarde ceci derrière mon oreille. Ne le vois-tu pas ?
Quoi ? Des cheveux gris ? Roi, ne vous faites pas de souci pour cela.
Poète, la nature est en train de me voler ma verte jeunesse pour tout peindre en blanc.
Non, non, Sire ; vous n’avez pas compris l’artiste. Sur ce fond blanc, la nature peindra de nouvelles couleurs.
Je ne vois aucune trace de couleurs.
Elles ne sont pas encore épanouies. Dans le sein de la blanche demeure sont toutes les teintes de l’arc-en-ciel.
O Poète, tais-toi ! tu me troubles en parlant ainsi.
Roi, si ta jeunesse se fane, laisse-la se faner. Une nouvelle Reine de jeunesse s’approche de toi, qui pose sur ta tête une guirlande de purs jasmins blancs en signe d’épousailles.
La fête des noces s’apprête derrière la scène.
Oh, cher Poète, tu vas tout déranger. Je t’en prie, retire-toi.
Ici ! Gardes ! Allez de suite chercher Struti-Bhushan.
Que feras-tu, Roi, quand il sera ici ?
Je me recueillerai et je pratiquerai la Renonciation.
Ah ! Roi, en apprenant vos intentions je suis venu de suite. Je puis être votre compagnon et vous aider à pratiquer le renoncement.
Toi ?
Oui, moi, Sire ; c’est notre rôle, à nous poètes, de libérer les hommes de leurs désirs.
Je ne te comprends pas, tu parles en énigmes.
Comment ne me comprenez-vous pas ? Et pourtant vous avez passé votre temps à lire mon poème ! Il y a du renoncement dans nos vers, il y a du renoncement dans nos chants. Voilà pourquoi toujours la fortune nous délaisse et pourquoi toujours nous délaissons la fortune. Nos journées se passent à initier les jeunes gens à ce culte sacré de la Fortune abandonnée.
Que leur dis-tu ?
Je leur dis : Ah ! Frères. Ne vous attachez pas aux biens de cette terre. Demeurez longtemps dans votre chambre. Puis sortez, sortez dans le vaste monde ouvert devant vous. Sortez sur les chemins les plus hauts de la vie. Sortez, nouveaux renonciateurs !
Mais poète, veux-tu réellement dire que les plus hautes routes du monde sont les sentiers du Renoncement ?
Sire, pourquoi non ? Dans le monde tout est changement, tout est vie, tout est mouvement et Celui qui se meut et voyage avec ce mouvement de vie, dansant et jouant de la flûte à mesure qu’il avance, Celui-là est le vrai Renonciateur. Il est le vrai disciple du Chanteur-Poète.
Mais alors où trouverai-je le repos ? Il me faut le repos.
O Roi, nous n’avons pas le moindre désir de repos. Nous sommes des Renonciateurs.
Mais ne devons-nous pas chercher le trésor qu’on dit ne jamais changer ?
Non, nous n’ambitionnons aucun trésor immuable. Nous sommes des Renonciateurs.
Que veux-tu dire ? O mon cher Poète, tu bouleverses tout en parlant ainsi. Tu détruis la paix de mon esprit. Appelle Struti-Bhushan. Qu’on fasse venir le Docteur.
Ce que je veux dire, Roi, le voici : Nous sommes les vrais Renonciateurs parce que nous avons le secret du changement. Nous perdons pour retrouver. Nous n’avons pas foi dans l’immuable.
Que veux-tu dire ?
N’avez-vous jamais remarqué comment la rivière, abandonnant le creux du rocher, se précipite en écumant dans le vide, elle est si prompte à se donner et c’est alors qu’elle se trouve. Ce qui est sans changement pour la rivière c’est le sable du désert où elle se perd.
Ah ! Mais écoute Poète — Écoute ces cris au dehors. C’est la foule ; qu’en fais-tu ?
Roi, c’est votre peuple affamé.
Mon peuple, Poète ? Pourquoi les appelles-tu ainsi ? Ces gens appartiennent au Monde, pas à moi. Ai-je créé leur misère ? Que peuvent, dis-moi, tes jeunes poètes, avec leur renoncement pour soulager des souffrances comme celle-ci ?
Roi, c’est nous seuls en vérité qui pouvons supporter les souffrances, parce que nous sommes comme la rivière qui coule en joie ; allégeant nos fardeaux et les fardeaux du Monde.
Mais la route, dure comme le métal, est immobile et sans changement ; aussi rend-elle les fardeaux plus lourds. Les pesantes charges crient et gémissent le long du chemin et entaillent profondément la poitrine des porteurs. Nous, poètes, nous crions à chacun de porter légèrement sa joie et sa douleur sur un rythme cadencé. Notre appel est l’appel des Renonciateurs.
Ah ! Poète, à présent je ne me soucie pas de revoir Struti-Bhushan. Qu’il aille se faire pendre ! Mais sais-tu ce qui m’angoisse à présent ? Bien que je ne puisse comprendre tes paroles, leur musique me hante. Au contraire, les paroles du Docteur sont claires et obéissent très correctement aux règles de la syntaxe. Mais le rythme !… Non, il est inutile que je t’en explique davantage.
Roi, nos mots ne parlent pas ; ils chantent.
Poète, que vas-tu faire à présent ?
Roi, je vais me précipiter vers le peuple qui crie à votre porte.
A quoi penses-tu ? C’est à mes hommes d’affaires de soulager les affamés. Ces choses-là ne regardent pas les poètes.
Roi, les hommes ne sont jamais en harmonie avec leurs affaires. C’est pourquoi, nous, poètes, sommes chargés de les accorder.
Voyons, cher Poète, parle plus clairement.
Roi, ils travaillent parce qu’ils y sont obligés. Nous travaillons, nous, parce que nous sommes des amoureux de la vie. Voilà pourquoi ils nous traitent de rêveurs et pourquoi nous les traitons de sans-cœur.
Mais qui de vous a raison, Poète ? Qui gagne ? Eux ou toi ?
Nous, Roi, nous gagnons toujours.
Mais, Poète, la preuve ?
Roi, les plus grandes choses de la vie dédaignent les preuves ; mais si, pour un temps, vous pouviez balayer de la terre tous les poètes et toute leur poésie, vous découvririez bientôt, par leur absence même, où les hommes d’action puisaient leur énergie et quels étaient les réels pourvoyeurs de la sève de vie de leurs champs. Ce ne sont pas ceux qui se sont plongés dans la lecture de l’Océan de Renonciation, ni ceux qui se cramponnent à leur richesse ; ce ne sont pas ceux qui ont produit une grande quantité d’œuvres, ni ceux qui égrènent sans relâche le chapelet d’un austère devoir, ce ne sont pas ceux-là qui auront la victoire mais ceux qui aiment parce qu’ils vivent. Ceux-là vraiment vaincront qui se seront vraiment donnés. De toutes leurs forces ils acceptent la souffrance et de toutes leurs forces ils la soulagent. Ce sont eux qui créent parce qu’ils connaissent le secret de la vraie joie qui est le secret du sacrifice.
Eh bien ! Poète, s’il en est ainsi, que me demandes-tu de faire à présent ?
Je te demande, Roi, de te lever et d’agir. Ces cris que tu entends là-bas sont les cris de la vie à la vie, et si la vie en toi ne s’émeut pas et ne répond pas à l’appel du dehors, alors il y a lieu de s’inquiéter de toi. Non parce que tu as négligé un devoir mais parce que tu es en train de mourir.
Plus tôt ou plus tard il nous faut toujours mourir ?
Non, non, ceci est un mensonge ; lorsque nous sentons avec certitude que nous sommes vivants nous savons à n’en pas douter que nous continuerons de vivre. Ce sont ceux qui n’ont jamais éprouvé en eux-mêmes toutes les possibilités de la vie qui s’en vont criant : « La vie est fugitive, la vie s’évanouit comme une goutte de rosée, ou comme une feuille de lotus. »
Mais la vie n’est-elle pas inconstante ?
Elle paraît inconstante parce que son mouvement est incessant. A l’instant où tu arrêtes ce mouvement, tu commences à jouer le drame de la mort.
Poète, dis-tu vrai ? Continuerons-nous réellement à vivre ?
Oui, nous continuerons réellement à vivre.
Alors, Poète, si notre vie doit se prolonger dans l’au-delà, nous devons rendre notre vie digne de son éternité, n’est-ce pas ainsi ?
Si, en vérité.
Holà — Gardes.
Majesté ?
Appelez de suite le Vizir.
Bien, Majesté.
(Entre le Vizir.)
Que désire votre Majesté ?
Vizir, pourquoi m’as-tu fait attendre si longtemps ?
Majesté, j’étais très occupé.
Occupé ? Occupé à quoi ?
Je faisais mes adieux au Général.
Pourquoi as-tu laissé partir le Général ? Nous avions à examiner ensemble les choses de la guerre.
J’avais aussi des dispositions à prendre pour le départ officiel de l’Ambassadeur de Chine.
Que veux-tu dire par départ officiel ?
N’en déplaise à votre Majesté, elle ne lui avait pas accordé d’entrevue, c’est pourquoi…
Vizir, tu m’étonnes, est-ce ainsi que tu diriges les affaires de l’État. Que t’est-il arrivé ? As-tu perdu la tête ?
En outre, Sire, je cherchais le moyen d’abattre la maison du Poète ; d’abord personne ne voulait entreprendre ce travail ; à la fin tous les Docteurs de l’École Royale de Grammaire et de Logique vinrent avec leurs propres outils et se mirent à la besogne.
Vizir ! Es-tu devenu fou ? Démolir la maison du Poète ! Pourquoi ? tu pourrais aussi bien tuer tous les oiseaux du jardin et en faire un pâté.
Que votre Majesté ne se trouble pas. Nous n’aurons pas besoin d’abattre la maison : quand Struti-Bhushan a appris qu’on allait la détruire il l’a prise pour lui.
Quoi ! Vizir ! Ceci est pire encore. La déesse de la musique briserait sa harpe contre ma tête si elle apprenait une chose pareille. Non, cela ne se peut pas !
Majesté, il y avait encore autre chose à faire : nous devions donner la province de Kanchanpur au Docteur.
Non Vizir ! Quelles erreurs tu fais. Elle doit revenir au Poète.
POÈTE. — A moi, Roi ? Non. Ma poésie n’accepte pas de récompense.
Bien, bien. Que le Docteur ait la province.
Enfin, Sire, j’ai donné des ordres aux soldats pour qu’ils dispersent la foule des gens affamés.
Vizir, tu ne fais que des bévues. La meilleure manière de disperser la foule affamée est de lui donner du pain et non des coups.
(Les gardes entrent.)
N’en déplaise à votre Majesté…
De quoi s’agit-il ? gardes ?
N’en déplaise à votre Majesté, voici le Docteur Struti-Bhushan qui revient avec son livre de dévotion.
Oh ! arrête-le, Vizir, arrête-le. Il va tout déranger, ne le laisse pas venir ainsi inopinément. Dans un moment de faiblesse, je pourrais me noyer dans son Océan de Renonciation. Poète, ne me laisse pas succomber : fais quelque chose, n’importe quoi. N’as-tu pas quelque chose de prêt ? Une comédie ? un poème ? une mascarade ?
Si, Roi, j’ai justement ce qu’il te faut. Mais je ne peux dire si c’est un drame, un poème, une comédie ou une mascarade.
En comprendrai-je le sens ?
Roi, un poète n’écrit pas pour que ses paroles aient un sens.
Pourquoi alors ?
Pour la seule musique des mots.
Que signifie ? N’y a-t-il pas de philosophie dans ses paroles ?
Aucune, Dieu merci.
Alors que veulent-elles dire ?
Roi, elles disent : Nous existons. Ne sais-tu pas le sens du premier cri d’un nouveau-né ? L’enfant qui vient de naître entend à la fois les cris de la terre, de l’eau et du ciel qui l’entourent ; ils lui disent : « Nous existons » et son tout petit cœur répond et s’écrie à son tour : « j’existe ». Ma poésie est semblable au cri de l’enfant nouveau-né. Elle est une réponse au cri de l’univers.
Elle n’est rien de plus, Poète ?
Non rien de plus. Il y a de la vie dans un poème quand il chante : Dans la joie et dans la douleur, dans le travail et dans le repos, dans la vie et dans la mort, dans la victoire et dans la défaite, dans ce monde-ci et dans l’autre, tout crie : « J’existe ».
Eh bien ! Poète, je puis t’assurer que si ton drame ne renferme aucune philosophie, il ne sera pas critiqué de nos jours.
Il est vrai Roi. Les jeunes gens de notre époque sont plus impatients d’amasser que de croire. Ils sont dans cette génération, plus prudents que les enfants de la Lumière.
Qui aurons-nous pour auditeurs ? Convoquerons-nous les jeunes étudiants de notre École Royale ?
Non, Roi. Ils sapent la poésie avec leur logique, ils sont comme les jeunes cerfs qui essayent leurs cornes nouvelles sur les parterres de fleurs.
Alors qui dois-je inviter ?
Invite ceux dont les cheveux grisonnent.
Que veux-tu dire, Poète ?
Les hommes entre deux âges ont la jeunesse du détachement. Ils ont traversé les eaux du plaisir et sont en vue du rivage des joies pures. Ils ne veulent pas manger le fruit mais le produire.
Pour moi, du moins, j’ai atteint cet âge de sagesse et je dois pouvoir apprécier tes chants. Dois-je inviter le Général ?
Oui : invite-le.
Et l’Ambassadeur de Chine ?
Également.
J’apprends que mon beau-père est ici.
Eh bien, invite-le aussi ; mais je me méfierais de ses jeunes fils.
N’oublie pas sa fille.
N’aie crainte, elle ne se laissera pas oublier.
Et Struti-Bhushan, faut-il le convier ?
Non, Roi, non sûrement pas. Je n’ai pas de rancune contre lui. Pourquoi l’affligerais-je ?
Très bien, Poète. A présent quitte-moi et va préparer la scène.
Non, Roi, nous allons jouer ce drame sans aucune préparation ; la vérité semble fausse quand elle est trop parée.
Mais, Poète il faudra bien une toile de fond ?
Non, notre unique toile de fond sera l’esprit ; nous y ferons apparaître des images avec la baguette magique de la musique.
Il y aura des chants dans ta pièce ?
Oui, Sire, la porte de chaque acte sera ouverte par la clé de la musique.
Quel est le sujet de tes chants ?
Le dépouillement de l’hiver.
Mais, Poète, nous n’avons lu cette histoire dans aucune mythologie.
Dans le mythe du monde ce chant revient à son tour. Chaque année, par le jeu des saisons, le masque du vieil homme Hiver est arraché et la figure du Printemps se révèle dans toute sa beauté. Ainsi voyons-nous que le vieux est toujours jeune.
Bien, Poète, nous sommes d’accord pour les chants ; mais pour le reste ?
Le reste a pour sujet la vie.
La vie ? Qu’est-ce que la vie ?
Voici le thème : — Une bande de jeunes gens s’est élancée à la poursuite d’un « vieillard ». Ils ont juré de l’attraper. Ils pénètrent dans l’antre où il s’est réfugié, ils le saisissent, puis…
Puis quoi ? Que voient-ils ?
Ah ! Ceci sera dit en temps voulu.
Il y a une chose que je n’ai pas comprise : Ton drame et tes chants ont-ils le même sujet ?
Le même, Sire. Le jeu du printemps dans la nature est la contre-partie du jeu de la Jeunesse dans nos vies ? C’est au drame lyrique du Poète-Univers que j’ai volé mon sujet.
Quels sont les principaux personnages ?
L’un s’appelle : Le Maître.
Qui est-il, Poète ?
C’est celui qui dirige les mouvements de la vie. Un autre est Chandra.
Qui est-il ?
Celui qui nous fait aimer la vie.
Et qui encore ?
Il y a Dada, pour qui le devoir est l’essence de la vie et non la joie.
Y a-t-il encore quelqu’un ?
Oui, le ménestrel aveugle.
Aveugle ?
Parce qu’il ne voit pas de ses yeux ; mais il voit de tout son corps, de tout son esprit, et de toute son âme.
Qui y a-t-il encore dans ta pièce parmi les principaux acteurs ?
Tu y figures, ROI.
Moi ?
Oui, toi, car si tu restais en dehors du drame au lieu d’y participer, alors le Roi médirait du Poète et rappellerait Struti-Bhushan. Et il n’y aurait plus d’espoir de sauver le Roi : car le Poète-Univers serait vaincu et le vent du Sud du Printemps devrait se retirer sans recevoir son hommage.
Les messagers du Printemps sont partout.
Il y a des chants dans les feuilles frémissantes du bambou, dans les nids des oiseaux et dans les branches fleuries.
Le second rideau de pourpre se lève, découvrant la partie la plus élevée de la scène avec un fond de ciel bleu foncé sur lequel apparaissent le croissant de la lune et les points d’argent des étoiles.
Au premier plan, des arbres avec une balançoire enguirlandée de fleurs. Partout des fleurs à profusion.
A l’extrême gauche on entrevoit l’entrée d’une caverne. De jeunes garçons personnifiant le bambou se balancent.
O vent du sud, qui vagabondes, viens me bercer : éveille-moi au sein de l’émerveillement des feuilles nouvelles.
Je suis le bambou au bord de la route ; j’attends ta venue pour faire tinter la vie dans mes branches.
O vend du sud, qui vagabondes, ma demeure est au bout du sentier.
Je connais ta course lointaine et le langage de tes pas.
Le moindre attouchement de toi me fait frémir et m’éveille.
Ton soupir glane mes secrets.
(Des jeunes filles représentant des oiseaux arrivent en dansant.)
Le ciel verse sa lumière dans nos cœurs. Nous remplissons le ciel de nos chants ; l’air est criblé de nos notes et nous envole sur sa folie.
O flamme de la forêt ! Toutes tes torches de fleurs sont en feu.
Tu as baisé nos chansons avec la rouge passion de ta jeunesse.
Dans la brise du Printemps les fleurs du Mango lancent leurs messages à l’inconnu.
Et, tout le jour, les feuilles nouvelles font entendre le murmure de leur rêve.
O printemps, tu as jeté le filet de tes parfums sur nos cœurs.
Et tu nous attires en chantant.
(Sur les branches soudainement éclairées, des jeunes gens apparaissent qui représentent les fleurs du Champak.)
Mon ombre danse dans tes vagues, ô rivière ;
Tes eaux s’écoulent sans cesse tandis que moi, le champak en fleurs, je reste immobile sur la berge avec mes rameaux vigilants.
Mon mouvement se cache dans la profondeur paisible de mon être, dans la délicieuse naissance de mes jeunes feuilles.
Dans la profusion de mes fleurs, dans l’ardeur invisible de ma vie vers la lumière.
Le ciel frémit sous l’agitation de mes branches et le silence de l’aurore en est troublé.
(L’arrière-scène s’assombrit. L’avant-scène s’illumine. Une bande de jeunes gens entrent en chantant.)
Le feu d’avril bondit de forêts en forêts partout jaillissant en feuilles et en fleurs.
Le ciel est prodigue de couleurs ;
L’air délirant de chansons ;
Les arbres des grands bois, tourmentés par le vent, nous pénètrent de leur inquiétude.
L’air est rempli de transports d’allégresse ;
Et la brise court de fleurs en fleurs, demandant à chacune son nom.
(Dans le dialogue qui suit, les principaux personnages sont seuls nommés, les autres font partie de la troupe de jeunes gens.)
Avril tire fort, frère, Avril tire très fort.
Où voyez-vous cela ?
Si Avril n’avait pas tiré il n’aurait pu faire sortir Dada de son antre ?
Ah ! par exemple ! Voici Dada, notre cargo chargé de maximes morales remorqué contre le courant de sa propre encre et de sa propre plume.
CHANDRA. — N’en attribuez pas tout le mérite à Avril. Car moi, Chandra, j’ai caché les feuilles jaunies de son manuscrit parmi les jeunes pousses de la forêt, et Dada est à leur recherche.
Son manuscrit égaré ! Quel bon débarras !
Nous devrions aussi dépouiller Dada de son manteau gris de philosophie.
CHANDRA. — Oui, la poussière même de la terre tressaille de jeunesse et pourtant il n’y a pas un seul attouchement du Printemps sur le corps de Dada.
DADA. — Oh ! Arrêtez cette folie. Quels sots vous faites ! Nous ne sommes plus des enfants.
CHANDRA. — Dada, l’âge de la terre n’est guère moindre que le tien, et cependant elle n’a pas honte de paraître jeune.
Dada, tu te donnes beaucoup de mal pour composer des quatrains pleins de conseils aussi vieux que la mort, tandis que la terre et l’eau s’efforcent éternellement de rester jeunes.
Dada, comment peux-tu en ce monde continuer à écrire de tels vers, en restant blotti dans ta tanière ?
DADA. — C’est que, voyez-vous, je ne cultive pas la poésie comme un jardinier cultive ses fleurs. Mes poèmes contiennent en eux leur substance et leur poids.
En effet, ils s’accrochent à la terre comme des potirons.
DADA. — Eh bien ! Alors, écoutez-moi.
Oh ! C’est terrible ! Voilà Dada emballé sur ses quatrains.
Oh ! là là ! Les quatrains sont lâchés en liberté. Pas moyen de les retenir.
A tous les passants crions que les quatrains de Dada sont devenus fous furieux.
CHANDRA. — Dada, ne t’occupe pas de leur folie, continue ta lecture. Si personne d’autre ne peut l’endurer sans mourir d’ennui, moi Je le pourrai. Je ne suis pas un lâche comme ces garnements.
LES JEUNES GENS. — Eh bien ! Viens, Dada. Nous ne voulons pas être lâches. Nous resterons assis, nous ne bougerons pas d’une ligne : nous écouterons. Nous recevrons de face et non de dos le coup de lance de tes quatrains. Mais, par pitié, Dada, ne nous en donne qu’un, pas plus.
DADA. — Soit. A présent, écoutez : « Si les bambous ne servaient qu’à fabriquer les flûtes, ils se flétriraient et mourraient de honte. Ils lèvent leur tête haut dans le ciel parce qu’ils sont utiles de bien des manières. »
S’il vous plaît, Messieurs, ne riez pas. Attendez que je vous explique ; voici le sens.
LES JEUNES GENS. — Le sens ? Quoi, est-il besoin que la charge d’infanterie de la signification suive la canonnade de tes quatrains pour compléter notre déroute ?
DADA. — Un mot seulement pour vous faire comprendre : j’ai voulu dire que si les bambous n’étaient pas supérieurs à ces instruments bruyants…
Non, Dada nous ne devons pas comprendre.
Nous te défions de nous faire comprendre.
Dada, si tu emploies la force pour nous faire comprendre, nous userons nous de la force pour nous forcer à ne pas comprendre.
DADA. — Voici le sujet de mon quatrain : « Si nous ne faisions pas de bien au monde… »
LES JEUNES GENS. — Le monde en serait bien soulagé.
DADA. — Il y a un autre verset qui est plus facile à saisir : « Il y a des étoiles sans nombre dans le ciel de minuit qui se meuvent dans l’éther sans utilité ».
« Si seulement elles voulaient descendre sur terre, elles pourraient servir à éclairer les rues ! »
LES JEUNES GENS. — Il faut décidément nous faire mieux comprendre. Attrapons-le ; qu’un de nous le charge sur son épaule et reconduisons-le dans son antre.
DADA. — Pourquoi êtes-vous si excités aujourd’hui ? Avez-vous un travail pressé à faire ?
Oui, nous avons un travail urgent, très urgent.
DADA. — Quel est ce travail ?
Nous devons préparer une comédie pour notre fête du Printemps.
DADA. — Jouez, enfants. — Jour et nuit jouez.
(Ils chantent.)
Nous sommes libérés de la crainte du travail,
Car nous savons que le travail est un jeu,
Le jeu de la vie.
C’est jouer que lutter et s’agiter entre la vie et la mort.
C’est le jeu qui brille dans le rire de la lumière au sein du cœur infini.
Il gronde dans le vent et s’enfle avec la mer.
Oh ! voici notre maître, notre maître !
LE MAITRE. — Holà ! quel bruit vous faites !
LES JEUNES GENS. — Est-ce notre bruit qui vous a fait sortir ?
LE MAITRE. — Oui.
LES JEUNES GENS. — Eh bien ! nous l’avons fait justement pour cela.
LE MAITRE. — Vous ne voulez donc pas que je reste chez moi ?
LES JEUNES GENS. — Pourquoi demeurer enfermé ? le monde extérieur a été fait avec une profusion de soleils, de lunes et d’étoiles. Jouissons-en et justifions ainsi l’audace divine qui a permis une telle prodigalité.
LE MAITRE. — Que voulez-vous dire ?
JEUNES GENS. — Ceci :
(Ils chantent.)
Le jeu s’épanouit en fleurs et mûrit en fruits au soleil de l’éternelle jeunesse.
Le jeu éclate dans le feu rouge-sang,
Et réduit en cendres la pourriture et la mort.
C’est ce jeu que notre Dada condamne.
DADA. — Puis-je vous en dire la raison ?
Oui, tu peux nous la dire, mais nous ne promettons pas d’écouter.
DADA. — Voici :
Le temps est le capital du travail,
Et le jeu est sa diminution.
Le jeu pille la maison puis perd son butin ; C’est pourquoi le Sage le considère comme aussi mauvais qu’inutile.
CHANDRA. — Assurément, Dada, tu ne dis que des bêtises. Le temps lui-même est un jeu, puisque son seul but est de faire passer le temps.
DADA. — Alors qu’est-ce que le travail ?
CHANDRA. — Le travail est la poussière que le temps soulève sur son passage.
DADA. — Maître, donne-nous ton avis.
MAITRE. — Non, je ne donne jamais mon avis, je réponds à une question par une autre. C’est ma façon de diriger la conversation.
DADA. — Tout a ses limites, excepté votre enfantillage qui ne connaît pas de bornes.
JEUNES GENS. — En sais-tu la raison ? C’est qu’en réalité nous ne sommes que des enfants et que tout a ses limites excepté l’enfant.
DADA. — N’atteindrez-vous jamais l’âge de raison ?
JEUNES GENS. — Non, nous ne l’atteindrons jamais, même en vieillissant.
CHANDRA. — Quand nous rencontrerons l’âge de raison, nous lui tondrons la tête ; nous le mettrons sur un âne et nous l’enverrons de l’autre côté de la rivière.
JEUNES GENS. — Oh ! Vous pouvez vous éviter de le tondre, car il est chauve.
(Les jeunes gens chantent.)
Nos cheveux à nous jamais ne deviendront gris.
Jamais.
Pour nous il n’y a pas de blanc dans le monde.
Ni de trou sur la route.
Nous suivons peut-être une illusion.
Mais jamais elle ne nous trahira.
Jamais.
(Le Maître chante.)
Nos cheveux jamais ne deviendront gris.
Jamais.
Jamais nous ne douterons du monde et jamais nous ne fermerons les yeux pour méditer.
Jamais nous n’irons en tâtonnant dans le labyrinthe de notre esprit.
Nous nous laisserons porter par le flot des choses, des montagnes à la mer.
Jamais nous ne nous perdrons dans le sable du désert.
Jamais.
JEUNES GENS. — Il paraît que Dada va aller un de ces jours rendre visite au Vieil Homme pour recevoir ses leçons.
MAITRE. — Quel Vieil Homme ?
JEUNES GENS. — Le Vieil Homme de la lignée d’Adam ; il habite une caverne et ne pense pas du tout à mourir.
MAITRE. — Comment le connaissez-vous ?
JEUNES GENS. — Ah ! Tout le monde parle de lui, les livres aussi.
MAITRE. — A quoi ressemble-t-il ?
JEUNES GENS. — Certains disent qu’il est blanc comme le crâne d’un homme mort. Et d’autres disent qu’il est noir comme l’orbite de l’œil d’un squelette. Mais n’as-tu jamais rien appris sur lui, Maître ?
MAITRE. — Je ne crois pas du tout à son existence.
Eh bien ! ceci va à l’encontre de l’opinion courante. Ce vieil homme est plus existant que tout le reste. Il vit au sein de la création.
JEUNES GENS. — A entendre notre Docteur, c’est nous qui n’existons pas. Nous ne sommes pas certains d’être ou de n’être pas.
CHANDRA. — Nous ? Oh ! nous sommes d’une trop nouvelle frappe. Nous n’avons pas encore reçu nos lettres de créance pour prouver notre existence.
MAITRE. — Vous êtes-vous donc mis en relation avec les Docteurs ?
JEUNES GENS. — Pourquoi cette question ? Quel mal y a-t-il à cela, Maître ?
MAITRE. — Auprès d’eux vous deviendrez pâles comme les brouillards blancs de l’automne. La couleur même du sang disparaîtra de votre cerveau. J’ai une idée.
JEUNES GENS. — Laquelle, Maître ? laquelle !
MAITRE. — Vous cherchez un sujet de comédie.
JEUNES GENS. — Oui, oui, nous le cherchons furieusement, nous y songeons avec une telle violence que des gens sont accourus à la cour du Roi, pour porter plainte contre nous.
MAITRE. — Eh bien ! Je puis vous donner l’idée d’une comédie qui sera nouvelle.
JEUNES GENS. — Laquelle ? Laquelle ? Dis-nous.
MAITRE. — Allez capturer le Vieil Homme.
JEUNES GENS. — Ceci n’est sûrement pas banal ; mais il ne nous semble pas que ce soit une comédie.
MAITRE. — Je suis sûr que vous ne serez pas capables de le faire.
JEUNES GENS. — Pas capables ? Bien sûr que si.
MAITRE. — Non, jamais.
JEUNES GENS. — Eh bien ! Suppose que nous le capturions. Que nous donnerais-tu ?
MAITRE. — Je vous accepterais comme précepteurs.
JEUNES GENS. — Précepteurs ? Tu veux donc nous rendre grisonnants, froids et vieux avant l’âge ?
MAITRE. — Alors que voulez-vous que Je fasse ?
JEUNES GENS. — Si nous capturons le Vieil Homme, tu ne seras plus notre Maître.
MAITRE. — Ce sera un grand soulagement pour moi ! Vous avez déjà fait se disjoindre tous mes os. C’est très bien décidé ainsi.
JEUNES GENS. — Oui, c’est décidé.
Nous te l’amènerons par la prochaine lune du Printemps.
Mais que ferons-nous de lui ?
MAITRE. — Vous le ferez jouer dans votre fête du printemps.
JEUNES GENS. — Oh ! Non, ce serait outrager le Printemps. Toutes les fleurs du Mango tourneraient en graines ; tous les coucous deviendraient des hiboux.
Et les abeilles iraient çà et là réciter des vers en sanscrit et fredonner dans l’air des m’s et des n’s.
MAITRE. — Et votre crâne deviendrait si lourd de sagesse qu’il vous serait difficile de tenir sur vos pieds.
JEUNES GENS. — Quelle horreur !
MAITRE. — Et vous auriez des rhumatismes dans toutes vos jointures.
JEUNES GENS. — Quelle horreur !
MAITRE. — Et vous deviendriez vous-mêmes vos frères aînés : vous vous tireriez vos propres oreilles pour vous assagir.
JEUNES GENS. — Quelle horreur !
MAITRE. — Et…
JEUNES GENS. — Ne continue pas. Nous sommes déjà découragés ; nous ne voulons plus jouer à capturer le Vieil Homme. Nous remettrons ce jeu aux jours froids. Durant le Printemps ta compagnie nous suffit.
MAITRE. — Ah ! Je comprends ! Vous avez déjà le frisson du Vieil Homme dans les os.
JEUNES GENS. — Pourquoi ? A quels symptômes !…
MAITRE. — Vous n’avez pas d’enthousiasme, vous reculez juste au moment de partir. Pourquoi n’essayez-vous pas ?
JEUNES GENS. — Bien, c’est entendu, en route !
Allons capturer le Vieil Homme. Là où nous le trouverons, nous l’arracherons comme un cheveu gris.
MAITRE. — Mais le Vieil Homme est passé maître dans l’art d’arracher ; sa meilleure arme est la pioche.
JEUNES GENS. — Vous n’avez pas besoin de nous effrayer ainsi ; au moment de tenter une aventure, nous devons laisser derrière nous toutes les peurs, tous les quatrains, tous les Docteurs et tous les grimoires.
(Ils chantent.)
Nous voici partis ;
Et nous ne craignons pas le voleur, le Vieil Homme.
Notre chemin est droit, il est large.
Notre fardeau est léger car notre poche est vide.
Qui pourrait nous voler notre folie ?
Peu nous importe le repos, le confort, les louanges ou les succès.
Nous dansons en mesure en suivant les hauts et les bas de la fortune.
Gagnant ou perdant nous jouons notre jeu.
Et nous ne craignons pas le Voleur.
Les hérauts du printemps s’efforcent d’arracher à l’hiver sa vieille défroque.
La scène principale s’éclaire et laisse voir le vieillard Hiver taquiné par des garçons et des filles représentant les hérauts du printemps.
Nous cherchons nos compagnons de jeu, les éveillant avant le jour, dans tous les coins de la forêt.
Nous les appelons avec le chant des oiseaux ; nous leur faisons signe avec le balancement des branches.
Nous déployons pour eux tous nos charmes dans la splendeur des nuages.
Nous rions de la mort solennelle pour qu’elle se joigne à notre rire.
Nous déchirons la bourse du temps, et lui reprenons son butin ;
Tu nous donneras ton cœur, ô hiver.
Il brillera dans les feuilles tremblantes, et en fleurs se brisera.
Laissez-moi, laissez-moi m’en aller.
Je fais voile pour les glaces du Nord ;
Pour la paix des rivages gelés.
Votre rire n’est pas de circonstance, mes amis : vous changez mes chants d’adieu en chanson de bienvenue à l’adresse du nouvel arrivant, mais le cœur de toutes choses me retient à ma place dans la ronde éternelle.
Nous sommes les espions de la vie, partout placés en embuscade. Nous sommes prêts à te voler les dernières réserves de tes heures fanées, pour que le vent les disperse à sa fantaisie. Nous t’attacherons avec des chaînes de fleurs là où le printemps garde ses captifs. Car nous savons que tu portes, cachés sous tes vieilles guenilles grises, tous les joyaux de la jeunesse.
Il est midi : l’arrière-scène s’assombrit. Une bande de jeunes gens entrent sur la scène principale. Aucun changement de décor n’est nécessaire. L’imagination des auditeurs y suppléera.
LES JEUNES GENS. — Passeur ! Passeur ! Ouvre ta porte.
LE PASSEUR. — Que voulez-vous ?
Nous voulons le vieil homme.
LE PASSEUR. — Quel vieil homme ?
Pas quel vieil homme. Nous voulons : Le Vieil Homme.
LE PASSEUR. — Qui est-il ?
Le vrai, l’original vieil Homme.
LE PASSEUR. — Ah ! Je comprends. Pourquoi le voulez-vous ?
Pour notre fête du Printemps.
LE PASSEUR. — Pour votre fête du Printemps ? Êtes-vous devenus fous ?
Nous ne le devenons pas. Nous l’avons été depuis le commencement et nous continuerons à l’être jusqu’à la fin.
(Ils chantent.)
Au milieu de nous un musicien invisible joue de la flûte.
Sa musique nous rend fous ; nous dansons.
Le vent de Mars, saisi de frénésie, court et roule et se balance dans le tumulte des branches.
Le soleil et les étoiles sont entraînés dans le tourbillon de nos transports.
A présent Passeur donne-nous des nouvelles du Vieil Homme ?
Tu amarres ton bateau tantôt à une rive, tantôt à l’autre : tu dois savoir où…
LE PASSEUR. — Je m’occupe seulement du passage ; mais qui passe et pourquoi je ne m’en informe pas. Mon but est une berge et non une maison.
Bon, allons et cherchons autrement.
(Ils chantent.)
Un joueur de flûte invisible joue au milieu de nous.
Ah ! quel son tumultueux au rythme duquel dansent les Océans et dansent aussi nos cœurs palpitants. Frères jetons au loin tous nos soucis, toutes nos angoisses ; ne nous inquiétons pas de la route : le chemin se révélera de lui-même sous les pas dansants de notre liberté.
LE PASSEUR. — Voici le veilleur de nuit. Interrogez-le : moi, je connais le chemin, mais lui connaît les passants.
LE VEILLEUR. — Qui êtes-vous ?
Nous sommes tels que vous nous voyez. C’est là notre seul signalement.
LE VEILLEUR. — Mais que voulez-vous ?
Nous voulons le Vieil Homme.
LE VEILLEUR. — Quel Vieil Homme ?
L’éternel Vieil Homme.
LE VEILLEUR. — Quelle absurdité ! Pendant que vous le cherchez, il vous court après !
Pourquoi ?
LE VEILLEUR. — Il voudrait réchauffer son sang glacé avec le vin de votre chaude jeunesse.
Eh bien nous le recevrons chaudement. Tout ce que nous voulons c’est le voir. L’avez-vous vu ?
LE VEILLEUR. — Ma veille est de nuit. Je vois les personnes, mais je ne puis reconnaître leurs visages. D’ailleurs, faites attention que le Vieil Homme est un grand ravisseur. Et vous voulez le ravir, le Printemps vous rend fous !
Tout le monde le sait : Il ne faut pas longtemps pour découvrir que nous sommes fous.
LE VEILLEUR. — Je suis le veilleur. Les gens que je vois passer sur la route se ressemblent tous beaucoup. Aussi, quand je vois chez l’un d’eux quelque chose d’extraordinaire je le remarque d’autant mieux.
Écoutez-moi ! Tous les gens respectables du voisinage disent la même chose…
Que nous sommes des originaux ; oui, nous le sommes ; cela ne fait pas de doute.
LE VEILLEUR. — Vos paroles sont enfantines.
L’entendez-vous ?… Il dit la même chose que notre Dada.
Nous avons vécu dans l’enfantillage des âges immémoriaux. Et maintenant nous sommes devenus pour toujours de vrais enfants, et nous avons un maître qui est un parfait vétéran de l’enfance ? Il s’élance avec tant d’insouciance qu’il laisse tomber un peu de son âge à chaque pas de sa course.
LE VEILLEUR. — Et vous, qui êtes-vous ?
Nous sommes des papillons libérés des cocons de l’âge.
LE VEILLEUR. — (A part.) Ils sont fous, complètement fous.
LE PASSEUR. — Eh bien, qu’allez-vous faire à présent ?
CHANDRA. — Nous irons…
LE VEILLEUR. — Où ?
CHANDRA. — Nous ne l’avons pas encore décidé.
LE VEILLEUR. — Vous avez décidé de partir, mais vous ne savez pas où vous allez ?
CHANDRA. — Cela se décidera en route.
LE VEILLEUR. — Que voulez-vous dire ?
CHANDRA. — Cette chanson te le dira :
(Ils chantent.)
Nous allons, nous allons sans arrêt.
Nous allons tandis que les étoiles errantes brillent au ciel puis s’évanouissent.
Nous jouons le concert de la route, tandis que nos membres sèment le long du chemin la gaieté de leurs mouvements et que le manteau multicolore de notre jeunesse flotte dans l’air.
LE VEILLEUR. — Est-ce que vous avez l’habitude de répondre aux questions par des chansons ?
CHANDRA. — Oui, autrement nos réponses seraient par trop inintelligibles ?
LE VEILLEUR. — Alors vous trouvez vos chants intelligibles ?
CHANDRA. — Oui, certainement, parce qu’ils contiennent de la musique.
(Ils chantent.)
Nous allons, nous allons sans repos.
Le Monde ce Coureur aime ses camarades de route.
Son appel nous vient à travers le ciel.
Les saisons nous montrent le chemin, jonchant de fleurs notre sentier.
LE VEILLEUR. — Jamais des gens dans leur bon sens ne chantent comme cela au milieu d’une conversation.
CHANDRA. — Nous voici reconnus à nouveau. Nous ne sommes pas en effet des êtres ordinaires.
LE VEILLEUR. — N’avez-vous rien à faire ?
CHANDRA. — Non, nous sommes en vacances.
LE VEILLEUR. — Pourquoi ?
CHANDRA. — De peur de perdre notre temps.
LE VEILLEUR. — Je ne vous comprends pas très bien.
CHANDRA. — Alors il nous faut chanter encore.
LE VEILLEUR. — Non, non, c’est inutile, je n’espère pas mieux vous comprendre même si vous chantez.
CHANDRA. — Tout le monde désespère de nous comprendre.
LE VEILLEUR. — Mais comment les choses peuvent-elles aller pour vous, si vous agissez ainsi ?
CHANDRA. — Oh ! il n’y a pas besoin que les choses aillent pour nous du moment que nous allons pour nous-mêmes.
LE VEILLEUR. — Ils sont fous, complètement fous, fous furieux.
CHANDRA. — Tiens, voilà notre Dada.
LES JEUNES GENS. — Dada, pourquoi restes-tu à traîner derrière nous ?
CHANDRA. — N’en savez-vous pas la raison ? Nous sommes libres comme le vent parce qu’il n’y a rien de substantiel en nous. Mais Dada est comme un nuage de pluie au mois d’août. Il doit s’arrêter de temps en temps pour s’alléger.
DADA. — Qui êtes-vous ?
LE PASSEUR. — Je suis le passeur.
DADA. — Et, qui êtes-vous ?
LE VEILLEUR. — Je suis le veilleur.
DADA. — Je suis ravi de vous voir. Je vais vous lire quelque chose que j’ai écrit. Cela ne contient rien de frivole mais de bien importants conseils.
LE PASSEUR. — Très bien, lisez-nous votre affaire.
LE VEILLEUR. — Notre Maître avait coutume de nous dire qu’il y a beaucoup de personnes pour enseigner de bonnes choses, mais très peu pour les écouter ; car pour écouter il faut avoir l’esprit solide. Maintenant allez, Seigneur, nous écoutons.
DADA. — Je vis dans la rue un des officiers du Roi, qui traînait un marchand. Le Roi avait faussement accusé celui-ci pour avoir son argent, ceci me donna une inspiration. Vous savez que je n’écris jamais une seule ligne qui ne soit inspirée par un fait d’actualité. Vous trouveriez le modèle de mes vers dans les rues et sur les marchés.
LE PASSEUR. — Je vous en prie, Seigneur, faites-nous entendre ce que vous avez écrit.
DADA. — La canne à sucre qui s’emplit de son jus est mâchée et sucée par tous les vagabonds.
O folie humaine prends une leçon de ceci :
Les arbres qui portent des fruits sont respectés.
Vous comprenez que la canne à sucre a des ennuis simplement parce qu’elle cherche à garder son jus. Mais personne n’est assez fou pour abattre l’arbre qui librement donne des fruits.
LE VEILLEUR. — Quelle belle pensée, n’est-il pas vrai, Passeur ?
LE PASSEUR. — Oui, Veilleur, il y a là une grande leçon pour nous.
LE VEILLEUR. — Une nourriture pour mon esprit. Si seulement notre voisin le scribe était ici ! Je voudrais lui faire écrire tout ceci.
Envoyez donc dire aux gens d’alentour de s’assembler sur la Place.
CHANDRA. — Mais, Passeur, tu nous as promis de venir avec nous. Si Dada commence à réciter tous ses quatrains, il y aura…
LE PASSEUR. — Passez votre chemin. Nous ne voulons pas de votre folie ici. Nous avons eu la chance de rencontrer notre maître. Nous profitons de l’occasion d’entendre de bonnes paroles. Nous vieillissons tous. Nous ne savons pas quand nous mourrons.
JEUNES GENS. — Raison de plus pour cultiver notre compagnie.
CHANDRA. — Partout vous pourrez trouver un autre Dada, mais une fois que nous serons morts, jamais Dieu ne refera l’erreur de créer des êtres aussi absurdes que nous.
(Entre le Graisseur de machine.)
LE GRAISSEUR. — Holà ! Veilleur.
LE VEILLEUR. — Qui est là ? Est-ce le Graisseur ?
LE GRAISSEUR. — L’enfant que j’élevais m’a été enlevé la nuit dernière.
LE VEILLEUR. — Par qui ?
LE GRAISSEUR. — Par le Vieil Homme.
(Tous les jeunes gens ensemble.)
Le Vieil Homme ? Non, vraiment par le Vieil Homme ?
LE GRAISSEUR. — Oui, Messieurs, par le Vieil Homme. Pourquoi paraissez-vous si contents ?
JEUNES GENS. — Oh ! c’est une mauvaise habitude que nous avons. C’est sans raison que nous nous réjouissons des choses.
LE VEILLEUR. — Folie ! Folie furieuse ! — Avez-vous vu le Vieil Homme ?
LE GRAISSEUR. — Je crois l’avoir aperçu au loin la nuit dernière.
UN JEUNE HOMME. — A quoi ressemblait-il ?
LE GRAISSEUR. — Il était noir, plus noir que notre frère le Veilleur qui est ici. Noir comme la nuit, avec deux yeux sur la poitrine qui brillaient comme deux vers luisants.
JEUNE HOMME. — Ceci ne nous conviendrait pas. Ce serait gênant pour notre fête du Printemps.
CHANDRA. — Il nous faudrait alors remettre la date de notre fête, de la pleine lune à la lune rousse, car la lune rousse a une quantité d’yeux sur la face.
LE VEILLEUR. — Je vous préviens mes amis qu’en agissant ainsi vous n’agiriez pas sagement.
Nous le savons. Nous voici repérés une fois de plus, nous ne faisons jamais rien sagement ? C’est contraire à nos habitudes.
LE VEILLEUR. — Prenez-vous ceci pour un jeu ? Je vous préviens, mes amis, que vous jouez un jeu dangereux.
Dangereux ? Quelle bonne plaisanterie !
(Ils chantent.)
Nous ne sommes ni trop bons ni trop sages.
C’est là notre seul mérite.
On nous calomnie de lieux en lieux.
Et le danger nous suit à la piste.
Nous prenons grand soin d’oublier tout ce que l’on nous a appris ;
Nous ne parlons pas comme les livres.
Nous nous attirons ainsi des ennuis, et le mépris des savants.
LE VEILLEUR. — Ah ! Seigneurs. Vous avez parlé d’un maître ; où est-il ? Peut-être vous aurait-il remis dans la bonne voie s’il avait été avec vous.
LES JEUNES GENS. — Jamais il ne reste avec nous, à moins d’avoir à nous maintenir dans le droit chemin. Il nous donne l’élan ; puis il disparaît.
LE VEILLEUR. — Quelle triste façon de vous guider !
CHANDRA. — Il ne s’occupe pas de nous guider, et c’est pourquoi nous le reconnaissons pour notre maître.
LE VEILLEUR. — Il a une tâche bien facile.
CHANDRA. — Il n’est pas facile de conduire les hommes, mais il est assez facile de les encourager.
(Ils chantent.)
Nous ne sommes ni très bons ni très sages, c’est là notre seul mérite ;
Nous sommes nés dans un moment de malchance.
Quand l’étoile de la sagesse était le plus assombrie.
Nous n’espérons rien de nos randonnées ;
Nous allons de l’avant, parce qu’il le faut.
Viens Dada, partons.
LE VEILLEUR. — Non, non, Seigneur, je vous en prie, qu’il ne vous arrive pas malheur en leur compagnie.
LE PASSEUR. — Seigneur lisez-nous vos vers. Nos voisins vont être ici bientôt. Ils en tireront grand profit.
DADA. — Je ne m’en irai pas d’ici.
LES JEUNES GENS. — Alors partons. Les hommes de la rue ne peuvent nous souffrir, parce que nous les étourdissons. Nous écoutons, nous, le bourdonnement des abeilles humaines : ils goûtent, eux, le miel des quatrains de Dada.
(Jeunes garçons criant tous ensemble :)
« Les voilà ! les voilà ! »
(Entre une troupe de villageois.)
UN DES VILLAGEOIS. — Est-il vrai qu’il va y avoir une conférence ?
Qui êtes-vous ? Est-ce l’un de vous qui va lire ?
LES JEUNES GENS. — Non, nous commettons toutes sortes d’atrocités, mais pas celle-là. Ce seul mérite nous apportera le salut.
PREMIER VILLAGEOIS. — Que disent-ils ? Ils semblent parler en énigmes.
CHANDRA. — Nous parlons de choses que nous comprenons parfaitement ; pour vous ce sont des énigmes ; Dada vous répète des choses que vous comprenez fort bien et qui vous semblent être l’essence de la Sagesse.
(Entrent des jeunes garçons.)
UN GARÇON. — Je n’ai pu l’attraper.
LES JEUNES GENS. — Qui ?
LE GARÇON. — Le Vieil Homme que vous cherchez.
L’avez-vous vu ?
LE GARÇON. — Oui. Je crois l’avoir vu passer dans un char.
Où ? Dans quelle direction ?
LE GARÇON. — Je ne puis vous le dire exactement. La poussière soulevée par les roues du char tourbillonne encore dans l’air.
Alors partons.
Il a rempli le ciel de feuilles mortes.
(Ils sortent.)
LE VEILLEUR. — Ils sont fous ! complètement fous ! effroyablement fous !
(L’hiver est démasqué ; sa jeunesse cachée prêle à apparaître.)
La scène principale s’éclaire, laissant voir l’Hiver et les hérauts du Printemps.
Comme il a l’air grave ; combien ridiculement vieux, combien solennellement tranquille au milieu de ses préparatifs de mort !
Venez, amis, aidons-le à se reconnaître avant qu’il n’atteigne sa demeure.
Changeons sa robe de pélerin contre le vêtement radieux de la jeunesse chantante.
Arrachons-lui son sac de vieilleries et confondons ses calculs.
(Un autre groupe chante.)
Le temps approche où le monde saura que tu ne disparais pas sans laisser de traces.
Ton cœur éclatera en torrents libéré de son cadenas de glace ;
Et ton vent du nord tournera sa face contre le repaire des fantômes voltigeants.
Alors battra le tambour magique.
Et le Soleil, avec un rire étincelant, attendra de voir tes cheveux gris devenir verts.
(Le soir descend.)
(La Scène supérieure est dans l’ombre, la lumière de la scène principale est obscurcie et devient d’un gris sombre.)
(Une bande de jeunes gens.)
Il est là ; il est là — et, quand nous le cherchons, nous ne trouvons plus que de la poussière et des feuilles sèches.
J’ai cru apercevoir un reflet du drapeau de son char à travers les nuages.
Il est difficile de suivre sa trace. Tantôt on croit la voir à l’est, tantôt à l’ouest.
Nous sommes fatigués, poursuivant des ombres tout le jour, et notre journée est perdue.
En vérité — La peur nous saisit à mesure que s’approche la nuit.
Nous nous sommes trompés, la lumière du matin murmurait à nos oreilles : « Bravo, Marchez. » Et à présent le crépuscule se moque de nous.
Nous avons peur d’être déçus. Nous commençons à avoir un plus grand respect pour les vers de Dada. Bientôt nous serons tous assis par terre occupés à composer des quatrains.
Alors tous les voisins viendront en foule autour de nous, et ils trouveront un si grand profit dans notre sagesse que jamais plus ils ne voudront nous quitter.
Et nous nous installerons ici, comme un gros bolide froid et immobile.
Et les gens s’accrocheront à nous comme un épais brouillard.
Qu’est-ce que notre maître penserait de nous à présent s’il pouvait nous voir ?
Sûrement c’est notre maître qui nous a laissés nous égarer. Il nous a fait travailler pour rien tandis que lui-même se reposait paresseusement.
Retournons en arrière et luttons contre lui.
Disons-lui que nous ne voulons plus avancer d’un pas, que nous resterons assis les jambes croisées.
Nos jambes sont d’infortunés vagabonds. Elles ne font qu’arpenter les routes.
Nous nous tiendrons les mains derrière le dos.
Le mal ne vient pas par derrière, il vient par devant.
De tous nos membres le dos est le plus véridique. Il nous dit : « Couche-toi ».
Quand nous sommes jeunes notre poitrine se gonfle avec orgueil, mais quand nous devenons vieux nous ne pouvons plus que nous étendre sur le dos.
Nous songeons au petit ruisseau qui coule dans notre village. Ce matin, il semblait nous dire : En avant, en avant ! mais en réalité il disait : Fausseté, fausseté ! Le monde n’est que fausseté.
Notre docteur avait coutume de nous parler ainsi.
A notre retour nous irons de suite revoir le Docteur.
Jamais plus nous ne ferons un pas sans consulter les écrits du Docteur.
Quelle erreur nous avons faite ! Nous avons cru qu’il était héroïque d’agir.
Mais ce qui est vraiment héroïque c’est de rester tranquille, parce que l’immobilité est un défi à l’univers entier qui n’est que mouvement.
Braves rebelles que nous sommes, nous ne bougerons pas. Nous aurons l’audace de rester tranquillement assis et de ne pas bouger d’une ligne.
La vie et la jeunesse s’envolent, disent les Écritures. Que la vie et la jeunesse aillent au diable ; nous ne bougerons pas. L’esprit et la fortune passent, ajoute l’Écriture. Laissons-les passer et restons assis.
Retournons à notre point de départ…
Mais pour cela il nous faudrait bouger.
Alors ?
Alors restons assis là où nous sommes.
Et imaginons-nous que nous y avons été avant d’y être jamais venus.
Oui, oui, ceci apaisera notre esprit. Car si nous pensions être venus d’ailleurs, alors notre âme languirait pour cet ailleurs.
Le pays d’« ailleurs » est un dangereux pays.
Le sol y bouge et aussi les routes. Quant à nous :
(Ils chantent.)
Nous nous cramponnons à nos sièges et nous ne bougeons pas.
Nous permettons aux fleurs de se faner en paix et de s’éviter la peine de porter des fruits.
Nous laissons aux blasons des étoiles leur éternelle folie ;
Nous éteignons nos flammes.
Nous laissons la forêt frémir et l’océan mugir ;
Nous, restons muets.
Nous laissons venir de la mer l’appel de la marée :
Nous, restons immobiles !
Entendez-vous ces rires !
Oui, en effet ce sont des rires.
Quel soulagement ! Voilà des siècles que nous n’avions plus entendu rire.
Nous étouffions du désir d’entendre rire.
Ce rire nous arrive comme une pluie d’Avril.
Qui rit ainsi ?
Ne devinez-vous pas ? C’est notre Chandra.
Quel don merveilleux de rire il a !
Son rire est comme une cascade qui projette hors du chemin toutes les pierres noires.
Il est comme la lumière du Soleil. Il coupe le brouillard comme une épée.
A présent tout danger de la fièvre de quatrains est passé ! Levons-nous.
Dès maintenant nous ne songerons plus qu’à travailler. Comme disent les Écritures : « Tout passe dans ce monde et celui-là seul vit qui fait son devoir et conquiert la renommée ».
Pourquoi cette citation ? Souffririons-nous encore de la fièvre des quatrains ? Que signifie la renommée ? La rivière prend-elle souci de son écume ? La renommée est l’écume de la rivière du temps.
(Entre Chandra avec le Ménestrel aveugle.)
Eh bien, Chandra, qu’est-ce qui te rend si Joyeux ?
CHANDRA. — Je suis sur la trace du Vieil Homme.
LES JEUNES GENS. — Qui te l’a donnée ?
CHANDRA. — Ce vieux Ménestrel.
Il paraît aveugle.
CHANDRA. — Oui, c’est pour cela qu’il n’a pas besoin de chercher sa route.
Que dis-tu ? Ménestrel pourras-tu nous conduire ?
MÉNESTREL. — Oui…
Mais comment ?
MÉNESTREL. — Je puis entendre la trace des pas.
Nous avons des oreilles, mais…
MÉNESTREL. — J’entends avec tout mon être.
CHANDRA. — Tous se levaient avec frayeur quand je demandais des nouvelles du Vieil Homme ; seul ce Ménestrel n’eut pas peur. C’est parce qu’il ne voit pas qu’il n’a pas peur, je suppose.
MÉNESTREL. — Savez-vous pourquoi je n’ai pas peur ? Quand le Soleil de ma vie se coucha et que je devins aveugle, la sombre nuit me révéla toutes ses lumières, et depuis ce jour je n’ai plus eu peur de l’obscurité.
Alors partons. L’étoile du soir est levée.
MÉNESTREL. — Je chanterai et vous, marchez et suivez-moi pendant que je chante. Je ne puis trouver mon chemin si je ne chante pas.
Que veux-tu dire ?
MÉNESTREL. — Mes chants me précèdent. Je les suis.
(Il chante.)
Doucement, mon ami, marchez doucement vers votre calme demeure.
Je ne connais pas la route, je n’ai pas de lumière ;
Sombre est ma vie et sombre est le monde pour moi.
Je n’ai que le son de vos pas pour me guider dans ma solitude.
Doucement, mon ami, marchez doucement le long de la sombre plage.
A travers la nuit, porté par la brise d’Avril, laissez venir dans un murmure l’appel de la route.
Je n’ai que le parfum de votre guirlande de fleurs pour me guider dans ma solitude.
(Une troupe de jeunes gens qui personnifie le renouveau de toutes choses, entre en chantant.)
A nouveau et toujours nous disons « Adieu »,
Pour toujours à nouveau revenir.
Oh, qui êtes-vous ?
Je suis la fleur Vakul.
Et vous, qui êtes-vous ?
Je suis la fleur Parul.
Et qui sont celles-ci ?
Nous sommes les fleurs du Mango débarquées au rivage de lumière.
Nous rions et partons quand le temps nous fait signe.
Nous nous précipitons dans les bras de l’éternel retour.
Mais qui êtes-vous ?
Je suis la fleur Shimul.
Et vous qui êtes-vous ?
Je suis la grappe de Kamini.
Et qui sont celles-ci ?
Nous sommes la foule turbulente des feuilles nouvelles.
(L’hiver se révèle en Printemps et répond aux questions posées par le cœur des jeunes choses.)
T’avoues-tu vaincu par la main de la jeunesse ?
Oui.
As-tu enfin trouvé le vieillard sans âge qui toujours redevient jeune ?
Oui.
As-tu franchi les murailles qui tombent en poussière et qui écrasent ceux qu’elles abritent ?
Oui.
(Un autre groupe chante.)
Acceptes-tu ta défaite au profit de la vie ?
Oui.
As-tu passé à travers la mort, pour te trouver enfin face à face avec l’éternité ?
Oui.
As-tu abattu le démon poussière qui engloutit ton immortelle cité ?
Oui.
(Les fleurs du Printemps l’entourent et chantent.)
Nous attendions sur le bord de la route, comptant les heures jusqu’à ton apparition dans un matin d’Avril.
Tu viens comme un jeune soldat vainqueur de la vie aux portes de la mort.
Oh ! Quel émerveillement !
Éblouis, nous écoutons la musique de ta jeune voix.
Ton manteau flotte au vent comme le parfum du Printemps.
La guirlande blanche des fleurs de Malati brille dans tes cheveux comme une grappe d’étoiles. Un feu brûle sous le voile de ton sourire.
Oh ! quel prodige !
Et qui sait où tu caches les flèches dont tu frappes la mort ?
(La nuit vient.)
(L’arrière-scène s’assombrit, et la scène principale est tristement plongée dans la pourpre et le noir du deuil.)
(Entre une bande de jeunes gens.)
Chandra est reparti, nous laissant en arrière.
Il est difficile de le faire rester tranquille.
Nous trouvons le repos en nous asseyant, mais lui ne se repose qu’en marchant.
Il a traversé la rivière avec le ménestrel aveugle, dans la profonde cécité duquel il cherche l’invisible lumière, et qu’il nomme le « Sondeur de l’Abîme ».
Notre vie devient entièrement vide quand Chandra est parti.
Cependant sentez-vous comme si quelque chose était dans l’air ?
Le ciel semble nous regarder comme un ami qui nous dirait adieu.
Ce petit ruisselet coule doucement à travers ce bosquet de casuarina. Ce sont comme les larmes de la nuit.
Jamais nous n’avions contemplé la terre avec autant de ferveur.
Quand nous courions à grande allure, nous regardions devant nous et nous ne voyions rien sur les côtés.
Si les choses ne marchaient pas et ne passaient pas nous ne verrions de beauté nulle part.
Si la jeunesse n’avait que l’ardeur du mouvement, elle se dessécherait et se flétrirait ; mais elle a aussi des pleurs cachés qui la rafraîchissent.
Le cri du monde n’est pas seulement « J’ai » mais aussi « Je donne ». Dans la première aube de la Création « J’ai » fut fiancé à « Je donne ». Si cette union était rompue tout irait à la ruine.
Où ce Ménestrel aveugle va-t-il nous conduire ?
Dans le ciel, les étoiles au-dessus de nous semblent les regards d’yeux sans nombre que nous aurions connus aux âges disparus. A travers les fleurs, semble venir le soupir de ceux que nous avons oubliés et qui nous disent — Souvenez-vous de nous.
Nos cœurs se briseront si nous ne chantons pas.
(Ils chantent.)
As-tu laissé derrière toi ton amour, mon cœur, et perdu la paix pour le reste de tes Jours ?
Et le chemin que tu parcourais est-il lui aussi perdu et oublié rendant ton retour sans espoir ?
Je vais errant et écoutant le babil du ruisseau et le bruissement des feuilles.
Et il me semble que je vais trouver le chemin qui mène au pays des amours perdues par delà les étoiles de la nuit.
Quel chant étrange se fait entendre ! Il semble venir de la musique du Printemps.
Il ressemble au chant des feuilles jaunies.
Secrètement et sans arrêt, le Printemps a amassé ses larmes pour nous.
Il craignait qu’à cause de notre jeunesse nous ne comprenions pas.
Il voulait nous séduire avec son sourire.
Mais, ce soir, nous voulons endormir nos cœurs dans la nostalgie de l’autre rivage.
Ah ! Terre chérie ! Terre magnifique ! Elle veut tout ce que nous avons : Le toucher de nos mains. Le chant de nos cœurs.
Elle veut tout avoir de nous, même ce que nous ignorons de nous.
Son chagrin est d’avoir découvert assez de choses pour comprendre qu’elle n’a pas tout découvert.
Ah ! Terre chérie ! jamais nous ne te renierons.
(Ils chantent.)
Avant de m’en aller je te couronnerai avec ma guirlande.
Toujours tu m’as parlé dans mes peines et dans mes joies.
Et à présent, à la fin du jour, mon cœur éclate en paroles :
Les mots me viennent, mais non la chanson et cette chanson que jamais je ne t’ai chantée reste cachée sous mes larmes.
Frère, ne te semble-t-il pas que quelqu’un vient de passer par ici ?
Tu crois toujours sentir passer quelqu’un.
J’ai senti le frôlement du manteau d’un passant.
Nous sommes sortis espérant capturer quelqu’un et à présent nous aspirons à être capturés nous-mêmes.
Ah ! voici le Ménestrel. Où nous as-tu conduits ?
Ici le souffle du monde voyageur nous a touchés — le souffle du ciel étoilé.
Nous étions venus pour chercher un nouveau genre de spectacle. Mais à présent nous avons oublié ce que nous cherchions.
Nous voulions attraper le vieil homme et tout le monde nous disait qu’il était terrifiant à voir ! Une tête sans corps, une bouche béante ; un dragon prêt à avaler avec la lune la jeunesse du monde. Mais à présent nous n’avons plus peur ; les fleurs poussent, les feuilles s’ouvrent, les vagues de la rivière marchent, et nous ferons de même.
Ah ! Ménestrel aveugle, prends ton luth et chante pour nous.
Qui sait quelle est l’heure de la nuit ?
(Le Ménestrel chante.)
Je veux tout donner sans qu’on me le demande, à celui à qui le monde se donne tout entier.
Quand je vins à lui pour mon offrande, je n’avais nulle crainte.
Et je n’aurai pas peur quand j’irai à lui pour lui rendre tout ce que j’ai.
Le matin accepte son or en chantant.
Le soir lui rend sa dette d’or avec bonheur.
La joie de la fleur éclose se change en fruit, avec la chute des feuilles.
Hâte-toi mon cœur, et dépense-toi en amour avant que le jour soit terminé.
LES JEUNES GENS. — Ménestrel, pourquoi Chandra est-il encore absent ?
MÉNESTREL. — Ne savez-vous pas qu’il est parti ?
Parti ? où ?
MÉNESTREL. — Il a dit : Je dois m’en aller pour le conquérir.
Qui ?
MÉNESTREL. — Celui que tout le monde craint. Il a dit : A quoi, autrement, servirait ma jeunesse ?
Ah ! Ceci est fameux ; Dada part pour lire ses quatrains aux gens du village et Chandra disparaît sans qu’on sache pourquoi.
MÉNESTREL. — Il a dit : Les hommes se sont toujours battus pour une cause ou pour une autre, et c’est le choc de cette bataille qui trouble les souffles du Printemps.
Le choc ?
MÉNESTREL. — Oui, celui qui annonce au monde que les combats des hommes n’ont pas encore pris fin.
Est-ce là le message du printemps !
MÉNESTREL. — Oui. Ceux qui par la mort sont devenus immortels ont envoyé leur message dans les fraîches feuilles du printemps. Ce message nous dit ; nous n’avons jamais douté du chemin, nous n’avons jamais calculé la dépense. Nous nous sommes élancés, nous nous sommes épanouis. Si nous étions restés assis à discuter, où serait le Printemps ?
LES JEUNES GENS. — Serait-ce ce message qui aurait rendu Chandra fou ?
MÉNESTREL. — Il a dit :
(Le Ménestrel chante.)
Les fleurs du Printemps ont tissé ma couronne de victoire.
Le vent du sud souffle son haleine de feu dans mon sang.
Il pleure en vain derrière ma maison.
La mort se tient devant moi m’offrant sa couronne.
La tempête de ma jeunesse fait vibrer la harpe du ciel.
Mon cœur danse au sein de ce rythme sauvage.
Prendre et économiser n’est pas pour moi. Je dépense et je jette au vent.
La prudence et le confort au désespoir me disent :
Adieu.
JEUNES GENS. — Mais où a été Chandra ?
MÉNESTREL. — Il a dit : Je ne puis rester plus longtemps à attendre au bord de la route. Il faut que je parte pour le rencontrer et le conquérir.
Mais quel chemin a-t-il pris ?
MÉNESTREL. — Il est entré dans la caverne.
Comment cela ? Il y fait si terriblement sombre. A-t-il, sans s’informer…
MÉNESTREL. — Oui, il y est allé pour s’informer lui-même.
Quand reviendra-t-il ?
MÉNESTREL. — Je ne crois pas qu’il revienne jamais.
Mais alors si Chandra nous quitte, la vie ne vaut plus la peine d’être vécue.
Que dirons-nous à notre Maître ?
Notre Maître aussi nous quittera.
N’a-t-il laissé aucun message pour nous avant de partir ?
MÉNESTREL. — Il a dit : Attendez-moi, je vais revenir.
Revenir ? Mais comment le saurons-nous ?
MÉNESTREL. — Il a dit : Je vais le conquérir, puis je reviendrai.
Alors nous l’attendrons toute la nuit.
Mais, Ménestrel, où devons-nous l’attendre ?
MÉNESTREL. — Devant cette caverne d’où l’eau s’épanche.
Quel chemin a-t-il pris pour arriver là ?
La nuit de cette caverne est comme un fourreau d’épée.
MÉNESTREL. — Il a suivi le bruit des ailes d’un oiseau de nuit.
Pourquoi n’es-tu pas allé avec lui ?
MÉNESTREL. — Il m’a laissé ici pour que Je vous donne de l’espoir.
Quand est-il parti ?
MÉNESTREL. — A la première heure de la nuit.
La troisième heure vient de sonner, je crois. Il y a une fraîcheur dans l’air.
L’UN DES JEUNES GENS. — J’ai rêvé que trois femmes aux cheveux défaits…
Oh ! laisse-nous avec tes rêves de femmes. Nous sommes las de tes rêves.
Tout paraît sombrement sinistre. Jusqu’ici je n’avais pas fait attention au ululement du hibou. Mais à présent…
Entendez-vous ce chien hurler au loin sur la berge de la rivière ?
Il semble qu’une sorcière montée sur lui le flagelle.
Sûrement, s’il avait pu, Chandra serait revenu à cette heure.
Combien je voudrais voir finir cette nuit.
Entendez-vous ce cri de femme ?
Oh ! Les femmes, les femmes, elles ne savent que pleurer et gémir. Mais elles ne peuvent faire revenir en arrière ceux qui sont partis en avant.
Cela devient insupportable de rester ainsi tranquillement assis.
Les hommes quand ils sont tranquilles imaginent toutes sortes d’histoires. Partons aussi. Dès que nous marcherons la peur et l’inquiétude nous quitteront.
Mais qui nous montrera le chemin ?
Il y a le ménestrel aveugle.
Qu’en dis-tu Ménestrel ? Peux-tu nous montrer le chemin ?
MÉNESTREL. — Oui.
Nous n’osons presque pas te croire. Comment peux-tu simplement en chantant nous montrer le chemin ?
Si Chandra ne revient pas, toi, tu reviendras.
Nous ne nous doutions pas que nous aimions Chandra si passionnément. Tous les jours il était notre lumière.
Quand nous étions en train de jouer, nous étions si captivés par notre jeu que nous en oublions notre compagnon et notre maître.
Mais à présent s’il revient nous ne l’oublierons plus jamais.
J’ai peur que bien souvent nous lui ayons fait de la peine.
Mais son amour à lui s’élevait au-dessus de tout cela.
Nous ne réalisions pas combien beau et bon il était quand nous pouvions le voir tous les Jours.
(Ils chantent.)
Quand il y avait de la lumière dans mon univers Je ne te voyais pas.
Maintenant qu’il n’y a plus de lumière, tu viens dans mon cœur.
Quand j’avais des poupées, je jouais ;
Tu me souriais et de la porte tu veillais sur moi.
A présent que mes poupées sont tombées en poussière,
Tu viens et tu t’assieds à mon côté.
Et je n’ai plus que mon cœur pour chanter, maintenant que les cordes de mon luth sont cassées.
UN JEUNE HOMME. — Ce ménestrel reste assis là si tranquille et silencieux — je n’aime pas cela.
Il a un aspect sinistre, comme les lourds nuages d’automne.
Tâchons de le faire partir.
AUTRE JEUNE HOMME. — Non, non, de le voir assis là cela me donne du courage.
Ne voyez-vous pas qu’il n’y a aucune trace de peur sur son visage ?
Des messages semblent frapper son front. Son corps paraît découvrir quelqu’un dans le lointain. On croirait qu’il a des yeux au bout des doigts.
Rien qu’en le regardant nous comprenons que quelqu’un vient à nous dans la nuit.
Regardez ! il se lève. Il se tourne vers l’est, et salue.
Cependant on ne voit rien pas même une raie de lumière.
Pourquoi ne pas lui demander ce qu’il voit ?
Non, ne le dérangez pas.
Savez-vous, il me semble qu’une aurore se lève en lui.
Comme si un grand bac de lumière avait atteint la berge de son front.
Son esprit est aussi paisible que le ciel du matin.
Maintenant va éclater le tumulte du chant des oiseaux.
Il prend son luth. Son cœur chante ?
Chut ! Il chante.
(Le ménestrel chante.)
Victoire à toi, victoire à jamais brave cœur.
Victoire à la vie, à la joie, à l’amour, à l’éternelle Lumière.
La nuit passera : l’obscurité s’évanouira.
Aie confiance, brave cœur.
Réveille-toi du sommeil et de la langueur du désespoir.
Reçois en chantant la lumière de la nouvelle aurore.
(Un rayon de lumière voltige devant la caverne.)
Ah ! le voici ! Chandra ! Chandra !
Chut ! Ne faites pas de bruit, je ne le vois pas encore distinctement.
Oh ! Cela ne peut être que Chandra.
Oh ! Quelle joie !
Chandra ! Viens !
Chandra, comment as-tu pu nous laisser si longtemps ?
As-tu réussi à capturer le Vieil Homme ?
CHANDRA. — Oui, je l’ai capturé.
Mais nous le voyons pas.
CHANDRA. — Il vient.
Mais qu’as-tu vu dans la caverne ? dis-nous.
CHANDRA. — Non, je ne peux pas vous le dire.
Pourquoi ?
CHANDRA. — Si mon esprit était une voix alors je pourrais vous le dire.
JEUNES GENS. — Mais l’as-tu vu en le capturant ? était-ce bien le Vieil Homme du Monde ? Ce Vieil Homme qui voudrait dans sa soif insatiable boire l’immense mer de la jeunesse ?
Celui qui ressemble à la sombre nuit, qui a les yeux fixés sur la poitrine, les pieds tournés en dedans et qui marche à reculons ?
Celui qui porte sur la tête une couronne de crânes et qui habite le souterrain brûlant de la mort ?
CHANDRA. — Je ne sais pas. Je ne peux rien vous dire. Mais il vient, vous le verrez.
MÉNESTREL. — Oui, je le vois.
(La lumière augmente peu à peu sur la scène, et finit par l’éclairer d’un vif éclat.)
Où ?
MÉNESTREL. — Ici !
Il sort de la caverne.
Quelqu’un sort de la caverne.
Quel prodige !
CHANDRA. — Comment c’est toi ! Notre Maître !
Notre Maître !
Notre Maître !
Où est le Vieil Homme ?
LE MAÎTRE, — Il n’est nulle part.
Nulle part ?
LE MAITRE. — Nulle part.
Alors quel est-il ?
LE MAITRE. — Il est un rêve.
Alors c’est toi qui es la Réalité ?
LE MAITRE. — Oui.
Et nous aussi nous sommes la réalité ?
LE MAITRE. — Oui.
Ceux qui t’ont vu par derrière t’imaginent sous toutes espèces de formes.
A travers la poussière nous ne te reconnaissions pas.
Tu nous paraissais vieux.
Mais tu es sorti de la caverne et à présent tu parais être un jeune homme.
Il nous semble que nous te voyons pour la première fois.
CHANDRA. — Vous croyez toujours que c’est la première fois ; vous le croyez indéfiniment.
LE MAITRE. — Chandra ! Tu dois avouer ta défaite ; tu n’as pas pu capturer le Vieil Homme.
CHANDRA. — Commençons notre fête ; le soleil est levé ; Ménestrel, si tu restes si tranquille, tu vas t’endormir. Chante quelque chose.
(Le Ménestrel chante.)
Je te perds pour te retrouver encore et toujours,
Mon bien aimé.
Tu me quittes pour que je puisse t’accueillir davantage quand tu me reviens.
Tu ne disparais derrière l’écran du temps que parce que tu es à moi pour l’éternité.
Quand je vais à ta recherche, mon cœur tremble, soulevant les vagues de mon amour.
Tu souris sous ton déguisement d’absent.
Et mes larmes rendent doux ton sourire.
Entendez-vous ce bourdonnement ?
Oui.
Ce ne sont pas des abeilles, ce sont des gens sur la place.
Alors Dada doit être tout près avec ses quatrains.
DADA. — Est-ce ici le Maître ?
Oui, Dada.
DADA. — Oh, je suis bien heureux de vous voir. Je vais lire ma collection de quatrains.
Oh ! Non, non, pas toute la collection, un quatrain seulement.
DADA. — Soit. Je n’en lirai qu’un :
Le soleil est à la porte de l’Orient ;
Son tambour de victoire résonne au ciel.
La nuit dit : Je suis bénie ; ma mort est une félicité.
Il reçoit des pièces d’or et en remplit son escarcelle puis s’en va.
Ceci veut dire…
Nous n’avons pas besoin d’explication.
DADA. — Cela signifie…
Peu importe ce que cela signifie ; nous sommes décidés à ne pas comprendre.
Qu’est-ce qui vous rend si désespérément nerveux ? C’est notre fête du Printemps.
DADA. — Ah ! C’est cela ? Alors je vais aller chez tous les voisins.
Non, vous ne devez pas y aller.
DADA. — Mais est-il nécessaire que je reste ici ?
Oui.
DADA. — Alors mes quatrains…
CHANDRA. — Nous badigeonnerons si bien tes quatrains avec un gros pinceau — que plus personne ne pourra savoir si ils ont un sens.
Et alors tu perdras toute ton influence.
Les voisins t’abandonneront.
Le veilleur te prendra pour un fou.
Le Docteur te prendra pour un idiot.
Tes amis mêmes te tiendront pour inutile.
Et les étrangers te considéreront comme un original.
CHANDRA. — Mais nous te couronnerons, Dada, avec une couronne de fleurs nouvelles.
Nous mettrons une guirlande de jasmins autour de ton cou.
Et nous serons les seuls à connaître ton véritable mérite.
(Tous les personnages de la pièce, y compris Struti Bushan, se réunissent, sur la scène principale, pour danser la ronde du Printemps.)
Venez vous réjouir car Avril s’éveille. Jetez-vous dans le torrent de la vie.
Et faites éclater les liens du passé.
Avril s’éveille.
La mer Infinie de la vie devant toi palpite dans le soleil.
Toutes les pertes se perdent en elle et la mort est noyée dans ses vagues.
Plonge sans crainte dans ses profondeurs avec la joie d’Avril dans ton cœur.
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ACTE QUATRIÈME |
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POUR PARAITRE PROCHAINEMENT :