The Project Gutenberg eBook of Le roman d'un mois d'été This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Le roman d'un mois d'été Author: Tristan Bernard Release date: October 19, 2023 [eBook #71911] Language: French Original publication: Paris: Ollendorff Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROMAN D'UN MOIS D'ÉTÉ *** TRISTAN BERNARD LE ROMAN D'UN MOIS D'ÉTÉ PARIS PAUL OLLENDORFF ÉDITEUR LE ROMAN D'UN MOIS D'ÉTÉ DU MÊME AUTEUR =Mémoires d'un Jeune homme rangé= (roman) 1 vol. =Un mari pacifique= (roman) 1 vol. =Vous m'en direz tant= (avec P. VEBER) 1 vol. =Contes de Pantruche et d'Ailleurs= 1 vol. =Sous toutes Réserves= 1 vol. =Citoyens, Animaux, Phénomènes= 1 vol. =Deux amateurs de femmes= (roman) 1 vol. =Secrets d'État= (roman) 1 vol. =Les Veillées du chauffeur= 1 vol. THÉATRE Librairie OLLENDORFF. Librairie THÉATRALE. Librairie CALMANN-LÉVY. (Théâtre complet.) Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège, la Hollande et le Danemark. S'adresser, pour traiter, à la librairie PAUL OLLENDORFF, 50, Chaussée d'Antin, Paris. TRISTAN BERNARD LE ROMAN D'UN MOIS D'ÉTÉ PARIS SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES _Librairie Paul Ollendorff_ 50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50 Copyright by TRISTAN BERNARD (1909). _Il a été tiré à part de cet ouvrage_ _10 exemplaires sur papier du Japon_: _1 à 10_ _25_ -- -- _de Hollande_: _11 à 35_ _50_ -- -- _vélin_: _36 à 85_ _numérotés a la presse._ LE ROMAN D'UN MOIS D'ÉTÉ CHAPITRE PREMIER Julien. --Pourquoi? --Hé bien, mon vieux, parce que je suis obligé de me lever demain matin à six heures. Si nous commençons un poker, je me connais, et je vous connais: je ne me coucherai pas et, demain matin, je serai claqué pour prendre mon train. --Hé bien, quoi! tu dormiras dans le train. --Non, non, mon vieux! Et puis, j'ai pris toutes mes dispositions pour être tranquille cet été au point de vue galette. Suppose que ce soir je perde la grosse somme, il me faudra déplacer des fonds, écrire à un fermier: c'est huit ou quinze jours de tracas. --Va-t-en au diable! Albert et les deux Harvey seront ici tout à l'heure. Nous jouerons à quatre, voilà tout. Julien, ainsi congédié, s'en alla et rentra chez lui, un peu triste. Il avait fait parler, tant qu'il avait pu, la Raison, mais il n'eût pas été fâché qu'elle trouvât chez le Vice une plus forte résistance, quitte à succomber avec honneur. Il n'avait pas sommeil. Ses malles étaient faites. Son petit appartement camphré et tout gris de housses avait pris pour l'été une figure étrangère et sèche. On avait entouré de mousseline les lampes électriques et il dut s'éclairer avec une bougie trop grande, qui ressemblait à un cierge funéraire. Il fut content d'entendre du bruit dans une pièce du fond. Mme Duble, sa gouvernante, n'était pas encore couchée. Il avait quitté sa maîtresse depuis le premier janvier, et il était venu s'installer dans ce petit entresol de la rue de Miromesnil, emmenant avec lui, pour faire son ménage, cette vieille ouvrière en journée. Pendant les six mois de difficultés, de disputes continuelles qui avaient tracassé Julien et son amie, Mme Duble avait été prise par les deux amants comme confidente et comme arbitre. Julien s'était toujours incliné devant son impartialité, mais l'autre partie s'était montrée moins déférente et moins docile. L'autre partie, c'était une petite blonde, mince et exaspérée. Elle avait déjà poussé à bout trois concubins et même un mari chef de gare; mais aussitôt qu'elle était délaissée, la solitude lui donnait un air si gentil de mélancolie, d'apeurement, qu'elle ne demeurait jamais plus d'une quinzaine sans trouver un sérieux consolateur. Mme Duble, en rendant un jour un verdict très net en faveur de Julien, s'aliéna la confiance de la petite blonde, qui prit immédiatement son chapeau, son face-à-main, son sac de voyage, et partit sans retard à Nice, chez une de ses tantes, une bonne personne qui l'hospitalisait à chaque vacance, et qui, l'aimant tendrement, passait son temps à espérer des orages, puisqu'ils lui ramenaient, comme un oiseau mouillé, sa chère petite nièce. Julien se trouva donc, du jour au lendemain, avec un assez grand appartement à sous-louer et, sur les bras, une ouvrière inoccupée, qui avait lâché toutes ses autres clientes pour se consacrer chez ce petit ménage en bisbille à ses fonctions de conciliatrice. Il émigra, en compagnie de Mme Duble, dans un logis plus étroit, où rien ne lui rappelait l'absente. C'était un jeune homme sensible, mais qui ne cherchait pas à attiser sa douleur. Il mit quatre jours francs à oublier son amie. Mme Duble, l'ouvrière, était âgée de cinquante ans. A l'âge de trente ans, elle avait été mariée pendant six mois à un employé d'octroi, d'imagination limitée, qui lui révéla les gestes de l'amour, l'en blasa rapidement, et, cette double tâche accomplie, mourut discrètement d'une angine. Mme Duble redevint vieille fille, avec une âme plus tranquille, allégée, soulagée de toute espèce de regret. C'était tout à fait la gouvernante qu'il fallait à Julien. Même le sadique le plus paradoxal n'eût pas songé une seconde à la violenter. Julien vivait donc dans un chez-lui que ne hantait aucune vision tentatrice. Depuis qu'il avait quitté son amie, les jours où une idée lui venait, il rendait visite à une des trois ou quatre dames qu'il avait à sa disposition dans Paris. Pendant un semestre, il se trouva heureux ainsi. Son ami Harvey, le remisier, un homme jovial et peu compliqué, lui définit ainsi son bonheur: «Tu es comme un monsieur qui a vendu son automobile, et qui s'aperçoit qu'il est beaucoup plus simple et plus économique de prendre des autos-taxi.» Mais ce raisonnement, spécieux, en somme, finit par s'user assez vite, et fit voir son revers. Dans l'intervalle de ses courses en taxi, Julien se trouvait très désappointé, très esseulé. Il se rendit compte qu'une femme, même tracassante, était nécessaire à sa vie. L'enchaînement de petits embêtements qui formait le fond de son existence, avait, en disparaissant, laissé un grand vide, que Julien n'osait encore appeler l'ennui. Il restait seul, un peu trop seul avec la divine liberté, une compagne d'humeur égale, insignifiante, terriblement monotone et parfaite, et qui, vraiment, semblait avoir perdu tous les charmes dont l'absence l'avait jadis parée. Ses amis, qui l'accueillaient toujours d'une façon aimable, ne lui suffisaient pas. Il sentait qu'il ne leur était pas nécessaire. Il avait souhaité maintes fois, au cours de son union, pouvoir s'échapper vers des voyages. Maintenant, il n'avait plus de goût à voyager. Il s'en alla à Nancy passer une semaine avec son père et sa mère. Pendant toute une soirée, il se sentit heureux de retrouver la maison natale, dans ce vieux décor où s'était écoulée son enfance... Vingt-quatre heures après, il prétendait avoir reçu de Paris une dépêche pressée, et s'en allait en toute hâte. Il pouvait se répéter qu'il avait trente-et-un ans, dix-huit mille livres de rentes, et que vraiment, il était le plus heureux des hommes. Mais, quand il s'était dit cela deux ou trois fois par jour, il fallait bien trouver autre chose à ruminer. Sa vie était triste... il hésita longtemps à se l'avouer, mais il finit par se le dire un jour, avec netteté, d'une façon si intelligible que la Providence l'entendit. La sonnette de la porte d'entrée vibra, et Mme Duble, ce matin de mai, vint dire à Monsieur qu'un monsieur l'attendait au salon. Le visiteur était un quinquagénaire fleuri, au crâne brillant, avec des cheveux gris frisés sur les bas-côtés, et un visage empourpré, d'une belle roseur bourguignonne. C'était un seigneur de la Côte-d'Or, un des derniers champions du cosmétique à la moustache, et qui répondait aux nom et titre d'Hubert Guerchard, marquis de Drouhin. Quand ils se furent présentés, les deux interlocuteurs s'inclinèrent, puis prirent tous les deux des positions assez incommodes sur des fauteuils en tapisserie, fort mal accueillants, en dépit du geste, purement traditionnel, de leurs bras ouverts. --Voici, monsieur, ce qui m'amène, dit le marquis de Drouhin. Il ajouta qu'il était ennemi des circonlocutions. Il dit également qu'il irait droit au but. Il n'était pas de ces gens qui cachent le vrai motif de leur démarche et ne le sortent, le moment venu, que comme une idée tout à fait fortuite et accessoire. Non, à son avis, les plus courts chemins étaient les meilleurs. On énonçait ce qu'on voulait; la personne interpellée répondait: «Tope-là» ou «Je refuse», et tout était dit. Il n'y avait plus qu'à conclure le marché ou à tirer sa révérence. Il affirma qu'il détestait les arrière-pensées, qu'il était tout d'une pièce, et que, d'ailleurs, selon lui, il n'y avait que cette façon de traiter les affaires. Autrement, il préférait laisser tout aller, et ne plus s'en mêler, car rien ne l'impatientait comme de voir traîner les choses en longueur. --Le plus simple, ajouta-t-il, est que vous veniez déjeuner à la maison, sans aucune espèce de façons. Je suis votre voisin; j'habite sur le boulevard de Courcelles. Nous fumerons un cigare après déjeuner, et je vous dirai tout bonnement ce qu'il en est. Julien aurait voulu ne pas attendre davantage pour être au courant..... Mais il n'osait presser encore un monsieur si rond en affaires, et il accepta de venir le surlendemain. --Sans aucune espèce de façons, répéta le marquis... Il faut m'excuser si je me retire. J'ai aujourd'hui une matinée terriblement chargée. Dans l'antichambre, il aperçut sur le coffre à bois un renard empaillé que Julien tenait de son père. Le marquis en prit texte pour raconter toutes ses chasses de la saison, puis une foule de détails intéressants sur les habitudes du renard... Une pendule le rappela de nouveau à ses occupations pressantes. Il se précipita sur la porte d'entrée, et tomba en arrêt devant la forme spéciale de la serrure. Il expliqua alors à Julien un nouveau système de fermeture de sûreté qu'un inventeur était venu lui soumettre. Il avait mis deux mille francs dans cette petite affaire, histoire de s'y intéresser. Toutes les spéculations de ce genre ne rapportaient que des déboires... à l'exception, peut-être, de cette petite affaire-là qui, bien conduite... A mercredi, cher monsieur! CHAPITRE II Un outsider. Le marquis de Drouhin avait un vaste château à Sennecey, à quinze kilomètres de Dijon. D'autre part, Julien possédait, dans le même pays, une ferme de quatorze hectares, qui aurait bien complété le domaine de Sennecey. Cela, Julien ne le sut que plus tard, tout à fait incidemment. Non pas, sans doute, que le marquis voulût biaiser, mais il ne trouva pas l'occasion d'en parler par la suite. Ce fut bien par hasard, quelque temps après, qu'en rencontrant Julien, à l'improviste, devant la gare Saint-Lazare, Hubert le retint sur le refuge, auprès des travaux du métro et d'un monticule de sable menaçant, sous une pluie transperçante, et qu'il lui exposa les avantages que les deux trouveraient à la combinaison en question. Ils décidèrent, sans fixer de jour, qu'ils se retrouveraient chez le notaire de Julien. Puis, on ne fit jamais plus allusion à cette affaire. Au moment de faire pénétrer Julien dans un milieu nouveau où il va sans doute se modifier, se développer, il paraît nécessaire de fixer exactement la «condition» où il se trouve. De même que les personnes qui ne se sont pas livrées à la pratique du sport ne se rendent pas compte de leurs moyens physiques, de même certains hommes n'ont pas l'occasion de donner, même de connaître eux-mêmes leur mesure, parce qu'ils ne se sont jamais trouvés aux prises avec les difficultés de la vie, parce qu'ils n'ont jamais été «forcés dans leur action», comme on dit pour les chevaux de courses. Julien, enfant unique, avait passé dans sa famille une enfance monotone et choyée. Son père, un fonctionnaire du ministère des finances, avait perdu toute ambition pour lui et pour les siens, dans l'habitude du fonctionnariat. En effet, le fonctionnaire mesure d'avance les étapes qu'il a à parcourir. Il sait que rien ne peut raccourcir sensiblement leur durée. Il perd donc la croyance au miracle qui, seul, soutient l'homme impatient et ambitieux. Julien, assez bon élève du lycée de Nancy, avait eu des intentions de préparer tantôt Polytechnique, tantôt Normale-Lettres, suivant qu'une bonne place en calcul ou en version latine orientait ses aspirations vers l'une ou l'autre de ces deux écoles. A dix-sept ans, il avait écrit une pièce de vers, et à la suite de l'approbation enthousiaste de son voisin de classe, il avait conçu, pendant quatre mois, des rêves de gloire littéraire. Puis, un jour, il s'était risqué à montrer son poème à son professeur qui l'avait assez dédaigneusement critiqué. Il fut, pendant une semaine, très frappé par cet incident. Il hésitait entre deux partis: mépriser le jugement du professeur ou renoncer à la littérature. Il finit par donner tort à son maître. Mais il renonça tout de même à écrire. Il vint faire son droit à Paris. Il espérait vaguement mener au Quartier une vie pittoresque, car on disait que la folle existence des étudiants de jadis allait recommencer. On allait jusqu'à parler de bérets, de différentes couleurs, qu'arboraient les diverses facultés. Julien, qui avait un jugement un peu paresseux, mais assez juste, devinait que ces folies-là n'étaient pas sérieuses. Ses bruyants compagnons lui paraissaient trop conscients, trop raisonnablement décidés à faire la fête. L'orgie à laquelle ils devaient se livrer lui semblait trop concertée et méthodique. D'autre part, Julien n'était guère fait pour le plaisir en bande. Il avait un petit quant à soi, un amour-propre, pas très vigilant, mais qui, de temps en temps, faisait qu'il se regardait comme un être exceptionnel. Il ne jouissait pas naïvement des choses, il fallait que son plaisir fût un peu spécial, afin d'en tirer quelque orgueil. Il ne mena au Quartier ni l'existence du travailleur, ni celle de l'étudiant fêtard; il travailla d'une façon médiocre et s'amusa sans aucun excès. Son passe-temps le plus agréable était d'aller aux courses. Mais il se mit dans des embarras d'argent continuels, qui, d'ailleurs, constituèrent sa principale distraction. Sa vie était jalonnée d'emprunts à faire ou à rembourser, de notes à payer... Il avait vingt-huit ans quand une de ses tantes mourut, en lui léguant d'importantes propriétés immobilières qui lui assurèrent un revenu de dix-huit mille francs environ. A partir de ce moment, il cessa de jouer aux courses. Il avait fait souvent un poker avec des amis, au temps de ses ennuis d'argent. Quand il perdait, il geignait douloureusement. Il avait la réputation de «faire de la musique.» Il souffrait d'ailleurs de paraître aussi intéressé. Quand il se trouva à la tête d'une petite fortune, il se promit de n'en rien dire à ses amis, et de jouer, maintenant qu'il avait de quoi, avec un «estomac» qui les étonnerait. Mais il vit bientôt que la perte lui était aussi, et même plus sensible, depuis qu'il avait pris l'habitude de payer comptant. Alors il décida de renoncer au poker, où pourtant son désœuvrement le ramenait quelquefois. Quelle opinion avait-on de Julien dans son entourage? Assez médiocre. D'après ce qui a été dit, on a pu voir qu'il avait été très peu cultivé par la vie, qu'il n'avait pas eu l'occasion de se développer, qu'il n'était pas «en condition», comme disent les sportsmen. Or, l'opinion publique, quand elle juge les gens, ne s'inquiète pas de la «condition» où ils se trouvent. Elle les suppose toujours en forme parfaite et les apprécie d'après leurs états de service, leurs performances. Les performances de Julien étaient assez faibles. Aussi le traitait-on avec un peu d'indifférence, comme un sujet sans valeur qui ne faisait ni honneur ni honte à sa génération. A l'inverse, on accorde une «bonne presse» à des gens que, simplement, la chance a favorisés, qui ont profité d'un formidable vent dans le dos ou d'une descente. Le public qui les juge d'ailleurs ne les admire ou ne les dénigre, que par un besoin d'enthousiasme ou de critique. Le physique de Julien ne plaidait ni contre lui ni trop en sa faveur. De taille moyenne, de visage régulier, avec ses fines moustaches châtain clair, il aurait l'air parfaitement insignifiant tant que sa vie resterait obscure. Mais aussitôt que quelque prouesse l'aurait mis en lumière, rien ne devait empêcher qu'on le trouvât beau garçon. Le jour, enfin tout proche, où il entrerait dans le monde, c'est-à-dire dans la lice, il était évident que personne ne ferait, dès l'abord, attention à cet «outsider». On sait qu'on appelle ainsi, en terme de courses, un concurrent à qui ses états de services ne donnent pas une chance régulière, et dont le succès constituerait une surprise. D'ailleurs l'outsider, lui-même, ne se rendait pas compte de ses chances. Et c'était simplement par une attente bien humaine du nouveau et de l'imprévu qu'il sentait vaguement que sa vie allait changer. ... Julien, cependant, s'était occupé de prendre des informations sur le marquis de Drouhin. Mais il ne faisait pas partie du même monde, et la première personne à qui il s'adressa, l'aîné des Harvey, qui était à la Bourse, ne connaissait pas le nom en question. Un ingénieur, assez haut fonctionnaire de la traction à la Compagnie du Nord, leva les yeux de côté, chercha quelques instants dans ses souvenirs, et n'émit que cette réflexion d'ordre général: «Vous savez, ce monsieur peut très bien s'intituler marquis, sans être vraiment marquis. De nos jours, les titres sont à qui veut les prendre.» Julien se dit: «Au fond, je ne risque rien d'aller chez ces gens-là. Une fois chez eux, je me rendrai bien compte.» Le mardi soir, il rencontra, aux Folies-Bergère, un camarade de régiment, un monsieur qui était dans l'automobile, garage ou assurance. Julien lui dit, dans la conversation, qu'il déjeunait chez le marquis de Drouhin. --Fichtre! dit l'autre. Vous vous mettez bien! --Vous le connaissez? demanda Julien. --Si je le connais! Ce sont des gens tout ce qu'il y a de plus «hurf». --Bonne noblesse? demanda négligemment Julien. --Premier choix. Ce ne sont pas des aventuriers. --En effet, dit Julien, ce monsieur m'avait fait bonne impression... --Et qu'est-ce que vous direz de sa femme? Justement elle est venue l'autre matin à l'Auto-Hall. Son mari faisait le prix pour une voiture. C'est une femme dans les vingt-cinq à trente ans, blonde, fort élégante, enfin à la hauteur. Il ajouta, non sans brutalité, qu'il aimerait mille fois mieux passer la nuit avec cette dame toute nue qu'avec Julien tout habillé, et releva cette plaisanterie un peu «usagée» en disant affectueusement à Julien: «Mon vieux, vous ne vous formaliserez pas de cette préférence.» Julien sourit avec complaisance, puis il quitta son ami à première occasion, afin d'être seul, tout seul, avec son rêve et la dame blonde. Comment était-elle? Faudrait-il lui apporter des fleurs? Il ne le pensait pas. Et, en tout cas, s'il lui en apportait, il fallait qu'elle y vît seulement l'hommage d'un monsieur poli, et pas du tout la moindre intention. Il était probable qu'elle était très adulée. Julien ne lui ferait pas la cour... Si c'était vraiment une jolie femme, tant mieux. Il aimait bien regarder les jolies femmes. Mais quelle satisfaction pour un jeune homme de son âge de se sentir sûr de soi, en dehors de leurs atteintes! Certes, de sa maîtresse partie, Julien regrette toutes sortes de petites câlineries, de caresses tendres et machinales. Mais ce n'est pas cela que pourra lui donner la marquise de Drouhin. Admettons, folle hypothèse, qu'il songe à faire la cour à cette dame. Poussons les choses au mieux, admettons qu'il réussisse à se faire aimer d'elle... Ce sera encore des transports, on lui dira qu'on l'aime, que l'on tient à lui. Mais il a eu de cela à satiété; il n'y tient presque plus. De deux choses l'une: ou le cœur de cette dame est libre, alors, le prendra qui voudra, ou alors elle aime quelqu'un d'autre, et Julien n'est pas homme à venir dissocier un couple bien uni... Il allait, faisant ainsi des rêves divers, tout le long du chemin. Et quand il arriva chez lui, il avait déjà possédé, refusé et consolé plusieurs fois le cœur de cette marquise qu'il n'avait pas encore aperçue. CHAPITRE III La marquise. Le lendemain, Julien était prêt à onze heures du matin. Il avait chez lui tout ce qu'il fallait pour s'habiller convenablement. Justement on venait de lui apporter une jaquette neuve. --Quelle cravate? avait demandé Mme Duble. --N'importe laquelle. Mais il repoussa celle que Mme Duble lui tendit, et, pendant un bon quart d'heure, réfléchit, hésita devant le tiroir aux cravates. Finalement, il se décida pour un vert sombre... Mme Duble l'habilla comme on arme une jeune fille pour le bal. Il se trouva un peu bête d'être tout prêt une bonne heure avant le moment de s'en aller. Il n'avait aucune course à faire. Il ne voulait pas se promener, car le sol de la rue était gras. Il marchait donc à petits pas, dans sa chambre, un peu gêné, contre son habitude, dans ses vêtements. Ne sachant que faire, il s'assit devant son bureau; ce qui fit croître en lui son impression de désœuvrement. Il jeta un coup d'œil sur un tas de papiers d'affaires, mais c'était un dossier poudreux et salissant... A qui écrire? Il adressa une commande à une maison d'hydrothérapie pour un appareil dont il ajournait l'achat depuis deux ans. Puis il envoya un chèque à son médecin, pour une petite note d'honoraires. Tout cela ne lui prit qu'un quart d'heure à peine. Ses parents, il leur avait écrit la veille. Et que leur dire? Il ne pouvait pas leur raconter ce qui l'occupait, et qu'il allait voir une dame blonde que l'on disait fort jolie. Et puis, s'il disait à ses parents qu'il déjeunait chez un marquis, ils feraient des histoires à n'en plus finir. Ils montreraient la lettre à toute la famille, et cette ostentation semblerait ridicule à bien des gens. De guerre lasse, il demanda à Madame Duble son livre de comptes, et, simplement pour passer le temps, il l'examina avec une minutie inaccoutumée; ce qui sembla froisser sa gouvernante. Julien s'en aperçut, et, très ennuyé, s'efforça d'être le plus aimable possible, afin d'effacer chez elle cette impression fâcheuse. Le marquis lui avait dit midi et demi. Pour ne pas arriver trop tôt, il fallait partir à midi trente-cinq. Il redoutait beaucoup son arrivée dans ce pays nouveau, son entrée dans le vestibule, puis la pénétration pénible dans un salon inconnu, au milieu d'invités... Tout ce cérémonial lui fut épargné. Quand son fiacre le déposa devant l'hôtel du marquis, il vit une foule sur le trottoir. Le marquis de Drouhin était sur le siège d'une automobile arrêtée, dont le moteur tournait avec un bruit formidable. --Bonjour! bonjour!... Très gentil d'être venu! lui cria son hôte. Vous voyez, c'est une voiture nouvelle qu'on vient de m'amener. Mais je n'aime pas son bruit. Ne trouvez-vous pas? Julien fit une moue de pure complaisance. --Il faudra prendre la voiture, dit le marquis à son chauffeur, et la conduire chez M. Pellin. M. Pellin, ajouta-t-il pour Julien, c'est l'ingénieur de la fabrique. Je tiens à ce qu'il entende lui-même le bruit de ce tacot-là. --Vous savez, monsieur, dit le chauffeur, ce n'est rien de ça. C'est plutôt que la voiture est un peu neuve. Il ajouta quelques explications que Julien entendit confusément: des organes essentiels n'étaient pas encore rodés, une pièce ne tournait pas rond... --Il vaut mieux que M. Pellin voie ça, et surtout qu'il l'entende, insista le marquis. Est-ce que vous vous y connaissez en automobile? demanda-t-il à Julien, en l'entraînant vers la maison. --... Oui, oui... --Moi non plus, dit le marquis. C'est une grande lacune chez moi. Je puis dire, sans me vanter, que je comprends à peu près tout, sauf la mécanique. Ainsi, savez-vous combien il m'a fallu de leçons pour apprendre l'anglais? Cinq. Pour la musique, c'est à peu près la même chose. Je joue n'importe quel air que j'ai entendu une fois. Il n'y a que les histoires de moteur que je n'ai jamais pu me fourrer dans la tête. Seulement, n'est-ce pas, j'entends toujours si un bruit est bon ou s'il est mauvais. Vous allez monter avec moi dans ma chambre. Je n'ai pas encore fait ma toilette ce matin, et je suis sûr qu'il y a des gens d'arrivés. Nous n'avons pas besoin de nous presser, car nous attendons un de mes amis qui est toujours en retard. Et, avec cela, il a si mauvais caractère qu'on n'ose jamais se mettre à table sans lui... Il avait fait monter Julien, une fois le perron franchi, par un petit escalier tournant qui menait droit à un cabinet de toilette plein d'appareils à douches très compliqués. «Bon! se dit Julien. Moi qui ai commandé le mien ce matin, par désœuvrement, après avoir attendu deux ans! J'aurais dû attendre encore deux heures de plus, et demander où s'achètent ces appareils qui me paraissent beaucoup mieux.» Cependant, le marquis se déshabillait. --J'ai été voir, dit-il, une faucheuse électrique américaine... Il se mit à la décrire, mais Julien ne l'écoutait pas: il se demandait si le marquis allait se déshabiller complètement devant lui. Il le vit ôter tranquillement son gilet de dessous, ses chaussettes, son caleçon, et apparaître bientôt tout nu, bien replet et rose. Cependant, il continuait à décrire la faucheuse électrique, et Julien l'écoutait, en le fixant bien dans les yeux, pour ne pas paraître gêné, et aussi pour ne pas regarder plus bas. S'étant bien arrosé et bouchonné, le marquis passa dans la chambre à côté pour se rhabiller... --Descendez toujours au salon, dit-il à Julien en ouvrant une porte. Vous serez gentil de dire à la marquise que je serai prêt dans un instant. Tenez, descendez cet escalier, vous trouverez une porte; vous n'aurez qu'à la pousser, elle donne sur le salon. Julien suivit ses prescriptions. Il poussa la porte indiquée, et se trouva brusquement dans une grande pièce claire, au milieu d'une dizaine d'inconnus... Il aperçut tout près de lui, trop près, la marquise, qui était la seule femme présente... Son entrée s'était faite sans solennité pour une première entrevue. Il se présentait tout de go, avec trop peu de recul. Il salua la maîtresse de maison, et dit, en se reprenant: «Mons... Le marquis m'a prié de vous dire qu'il allait descendre...» Puis il se présenta: --Julien Colbet... --Mon mari m'a beaucoup parlé de vous, dit la marquise. Elle déclina les noms et qualités des personnes qui se trouvaient là, pendant que Julien la regardait et se disait: «Mais elle n'est pas si bien que ça! Est-elle même jolie?» C'était une grande femme blonde, très mince. Elle portait une sorte de robe-peignoir en dentelle, qui tombait d'une seule pièce. Il semblait qu'elle n'eût ni seins ni derrière, ni rien de ce qui constitue un corps de femme. Mais son visage était fort doux, très blond et un peu languissant. Elle parlait lentement, comme une personne qui ne fait aucun effort de séduction, et qui tient simplement le charme de sa voix et de sa figure à la disposition des invités. --Allons, je suis tranquille, se dit Julien. Et j'aime mieux ça. Je croyais que ma vie allait être bouleversée. Je reste libre, et je vais regarder tous ces gens. Il ne regarda pas grand monde ce jour-là. Il y avait trop d'invités. Et le destin ne s'était pas préoccupé, dans ce choix qu'il soumettait à Julien, de diversifier tous ces individus par des différences violentes. On voyait passer trois ou quatre messieurs blonds qui se ressemblaient, deux barbes noires à peu près identiques. Seul, un petit homme grisonnant, à la moustache raide et au menton hostile, se détacha cette fois du groupe de ces inconnus. C'était le quinquagénaire caustique, et il fit un peu peur à Julien. Pendant le déjeuner, sa moquerie s'exerça sur le marquis. Ils se rendaient le service de se taquiner, d'attiser mutuellement leur verve. Julien avait été placé à la gauche de la marquise. Qu'est-ce qu'il allait pouvoir lui dire? Arriverait-il à trouver les douze paroles espacées qui le conduiraient à la fin du repas? Ou bien fallait-il tout sortir en une fois, lui en servir une bonne tartine, et passer ensuite la main à l'autre voisin, qui, somme toute, avait des devoirs égaux. Mais que lui dire? Il avait bien un récit de voyage en Auvergne, avec deux ou trois scènes de paysans qui avaient déjà fait leur effet dans d'autres milieux. Mais il n'osa pas le risquer. Il se borna donc pour le moment à écouter les personnes que la marquise écoutait, de façon à pouvoir échanger avec elle des commentaires et des signes d'intelligence. Puis on parla d'aviation. La marquise demanda à Julien s'il avait vu voler Wilbur Wright. Il n'avait pu aller au Mans... --J'y suis allée, dit la marquise, et j'en ai rapporté une très vive impression. Quel bonheur! elle allait raconter quelque chose! Et il ne se rendit pas compte de ce qu'elle disait, tant il mettait de préoccupation à l'écouter. Il lui fut facile, le récit terminé, de trouver quelque chose à dire sur les miracles modernes, sur ces problèmes si longtemps cherchés, et qui sont résolus tout à coup, presque en même temps. Tous deux tombèrent d'accord sur ce point que l'on vivait dans une féerie véritable, et que le plus beau, c'est que très peu de personnes avaient l'air de s'en douter. Il raconta un voyage qu'un de ses amis avait fait en dirigeable. Puis ils parlèrent de l'auto. Elle préférait les autos découvertes, ce qui était d'une véritable chauffeuse. Elle revenait d'une tournée de quinze jours dans le Finistère... En somme, ils se parlaient très aisément, très abondamment, sans compter, et sans réserver quelque chose pour un autre repas. A tel point que la marquise négligea complètement son voisin de droite, un vieillard chenu, mangeur minutieux. Elle s'en aperçut tout à coup, fit un signe d'intelligence à Julien, et dit au vieillard: --Nous parlions des pardons de Bretagne... Julien se sentit flatté. La différence était nette. Avec le voisin, c'était la conversation de commande, obligatoire, tandis qu'avec lui, c'était la causerie heureuse et spontanée. Au fumoir, la marquise accompagna ces messieurs. Elle n'aimait pas fumer, mais elle prit une cigarette pour mettre ses invités à l'aise. C'est à ce moment que se fit la première rencontre de Julien et du quinquagénaire caustique. Il s'appelait le baron Thonel. Il était administrateur de mines, et très calé. Mais, avec sa mâchoire nerveuse, il tirait sur les longs cigares du marquis comme sur un fumeron à deux sous. Pour cette première entrevue avec Julien, il fit trêve à sa causticité un peu fatigante, même pour lui. --C'est la première fois que je vous vois ici! dit-il à Julien. --Oui, dit Julien. J'ai fait la connaissance du marquis il y a deux jours. --Oh! ce bon Hubert! dit le baron. Je l'embête! Je l'embête! Mais comment trouvez-vous la marquise? Julien eut un tremblement charmé. --C'est la plus jolie femme de Paris, dit le baron. Nous en parlions l'autre soir, et quelqu'un lui opposait Mme Kerlon. Mais il n'y a aucun rapport. Celle-là a une allure que l'autre n'aura jamais. C'est ça qu'il faut considérer chez une femme. Je sais bien qu'en ces matières il ne faut pas consulter le suffrage universel, mais son impression personnelle. Cependant, c'est un fait bien caractéristique que cet accord général sur la beauté de notre amie. Personne n'avait une esthétique plus docile que notre ami Julien. Il partagea immédiatement l'opinion du baron, sanctionnée par tant d'autres approbations. Il n'hésita pas à trouver la marquise très belle, et quand il rentra chez lui, il sentait bien qu'il l'aimait. --Ah! madame Duble! dit-il à sa bonne. Ah! chère madame Duble! Pourquoi cet élan de tendresse vers sa vieille gouvernante? CHAPITRE IV Deuxième entrevue. Antoinette! elle s'appelait Antoinette! Pour que Julien fût tout à fait pris, il manquait encore quelque chose; il fallait que la marquise fît un pas en avant, un tout petit pas. Julien se croyait fier. Il était, plus exactement, paresseux, mettons un peu lâche. Il avait peur des rebuffades, et n'aimait pas se donner du mal. Sans qu'il s'informât davantage, des détails sur le marquis et la marquise de Drouhin lui étaient arrivés de tous côtés. Les deux jours qui suivirent le déjeuner chez Antoinette, Julien, par un phénomène bien connu, entendit prononcer plusieurs fois le nom de ses nouvelles connaissances, ce nom qu'il ignorait totalement une semaine avant. Mais il pensa qu'on l'avait peut-être prononcé déjà devant lui, sans qu'il le piquât au passage. Il n'entendit rien de défavorable sur la réputation de la marquise de Drouhin. Et il cherchait encore à s'expliquer l'impression brutale qu'Antoinette avait produite sur cet ami, qui avait rencontré la jeune femme à l'Auto-Hall. Allons! ce camarade de régiment était un grossier compagnon qui ne pouvait parler d'une femme d'une façon convenable. Julien, lui, ne pensait à rien d'autre qu'à des entretiens délicieux avec cette longue et mince et délicate Antoinette. Il n'imaginait aucun rapprochement physique, et il lui semblait même impossible que jamais, dans une conversation avec elle, il pût être amené à effleurer certains sujets. Julien, jeune homme intelligent, était d'une nature confiante, et se trouvait bien de sa naïveté. Son premier mouvement fut toujours de faire crédit à de nouvelles connaissances. Dans les affaires, il ne pouvait jamais imaginer que ce monsieur de bonnes manières pût jamais révéler une âpreté cupide. De même une dame élégante et fine n'avait pas de pensées indécentes. Il savait très bien que sa confiance pouvait lui attirer des déconvenues. Mais il avait cette vague impression qu'il valait mieux pour lui être crédule que méfiant, et qu'il n'aurait dans la vie pas plus de chances de se tromper que n'en ont certains malins, toujours disposés à prêter à leur prochain des sentiments intéressés et des idées perverses à leur prochaine. Au déjeuner du marquis, Antoinette avait disparu assez rapidement, sans prendre congé des invités. Le marquis, quand Julien s'en alla, lui fit promettre de revenir bientôt, mais sans indiquer de jour. Et Julien connaissait déjà assez son hôte pour savoir qu'il n'y avait pas à être fixé sur ses intentions, pas plus que le marquis ne les connaissait lui-même. Le «à tout de suite» pouvait signifier demain, ou: dans deux ans. Julien n'avait pas songé à demander quel jour il pourrait rendre visite à la marquise. D'ailleurs, même s'il y eût songé, il n'eût sans doute pas osé... étant donnée l'intimité profonde et compromettante qui existait déjà, dans son esprit, entre lui et Antoinette. Pendant trois ou quatre jours, il n'entendit parler de personne. Aussi l'absence faisait-elle son œuvre. L'image de cette dame blonde toute en dentelles, immatérielle, presque divine, grandissait dans son souvenir, le remplissait tout entier. En même temps, un besoin de présence féminine le poussa à visiter chaque jour une des trois ou quatre personnes obligeantes qui composaient son harem disséminé et économique. Il se montra avec elles plus tendre et plus loquace, plein de pitié pour leur intelligence secondaire qui ne comprenait pas Wilbur Wright. Mais elles étaient du sexe à qui il devait Antoinette, et il fallait les aimer pour cela. Le soir, il dînait tout seul au restaurant, et la musique des tziganes le jetait dans une telle émotion qu'il se cachait la tête dans ses mains, comme un homme qui réfléchit, afin de pouvoir pleurer tout à son aise. Il pleurait délicieusement. Il ne souffrait pas d'être séparé d'Antoinette. Peut-être se sentait-il plus tranquille, à l'aimer ainsi tout seul. Il n'avait pas besoin de se gêner avec lui-même, et de brider sa passion. Aussi fut-il obligé de se faire une raison, quand il reçut une invitation à goûter de la marquise, qui l'attendait avec quelques amis et amies dans un hôtel anglais à la mode. Il allait être forcé d'agir, de surveiller ses regards et ses paroles... Le beau temps de son amour solitaire était passé. Julien, on l'a vu, n'était pas tout à fait un jeune homme inexpérimenté, et peu fait aux usages du monde. A vrai dire, il n'avait pas fréquenté une société aussi élégante que celle d'Antoinette; mais il avait vécu à Paris, et dans une bourgeoisie d'un niveau social assez élevé. Il aurait tout au moins de la méfiance et de la prudence, quand il irait dans le grand monde. Il n'y serait pas gauche, mais timide et réservé. Il avait déjà été plusieurs fois dans les thés à la mode, mais il ne connaissait pas l'hôtel anglais où l'avait convié la marquise de Drouhin. Il se présenta dans un vestibule élégant, sobre, tout en acajou. Il feignait de ne pas regarder autour de lui, en donnant son pardessus d'été au vestiaire, d'un geste distrait et le plus machinal possible. Il promena sur l'assemblée un regard flegmatique, aperçut la marquise installée dans un coin de salon avec quelques dames et se dirigea vers elle sans trop de hâte. Il avait eu un moment d'hésitation avant de retrouver Antoinette, toute différente cette fois. Ses formes apparaissaient dans sa robe souple, une robe couleur de sable clair. Elle portait un chapeau démesuré, une sorte de construction aérienne qui ressemblait à la fois à une pagode et à un jardin suspendu. Elle eut pour Julien un sourire tout à fait aimable, qui ne le satisfit pas. C'était trop et trop peu. Il aurait souhaité plus de sentiment caché. Ce fut sa première déception. Il ne se rendait pas compte qu'il ne s'était pas fait chez Madame de Drouhin un travail parallèle à celui qui s'était effectué dans son propre esprit. Quand il s'était trouvé pour la première fois en présence d'Antoinette, une sorte de réclame préparatoire avait attiré son attention sur la marquise, tandis que lui, Julien Colbet, n'était qu'un inconnu pour elle. Il avait sans doute produit une impression favorable. Mais l'attention de la jeune femme n'avait pas été attirée suffisamment sur cet aimable voisin de table pour qu'elle se fût rendu compte qu'il lui avait plu. Il y avait donc un «handicap» dans cette passion naissante. Il était parti avec beaucoup d'avance sur elle, et il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'elle ne l'eût pas encore rejoint. Mais comme il ne voyait pas clairement ces raisons, il fut très déçu. D'autre part, la conversation ne fut pas accueillante. Il y fut question d'un divorce prochain entre personnes qu'il ne connaissait pas. Il attendit que ce sujet fût épuisé, comme on attend, au coin d'une rue, le passage d'une file de voitures. Il garda seulement par politesse un air intéressé. Puis on parla d'une pièce récente qu'il n'avait justement pas vue. Le seul personnage masculin qui, avec Julien, assistait à ce goûter, prit la parole. C'était un bon causeur amateur de force moyenne, un homme blond, au regard fin. Il était professeur quelque part, et se lançait depuis peu dans ce milieu mondain. Il arrivait là, toujours assez documenté sur quelques sujets actuels, et muni de deux ou trois paradoxes pas trop redoutables. Comme il en imposait aux dames, et qu'elles ne voulaient pas risquer en sa présence des opinions qu'elles n'étaient pas sûres de pouvoir défendre assez brillamment, on ne le contredisait pas, on le laissait sortir tout ce qu'il avait à dire. Puis on se hâtait de passer à un autre sujet. Ou bien une personne, en se levant, entraînait la dislocation de tout le groupe. C'est ce qui arriva ce jour-là. Antoinette, avec des simulacres de tentatives pour retenir ses invités, leur tendait néanmoins une main condescendante. Julien, qui avait tout son temps à lui, se crut obligé de faire l'homme pressé, et se retrouva, l'instant d'après, très désemparé, dans l'avenue des Champs-Élysées. Puis il se dit que la marquise allait sortir derrière lui, que peut-être elle l'apercevrait de sa voiture, et qu'elle verrait qu'il n'avait aucune espèce de but. Alors il se mit à marcher très vite et disparut dans une rue latérale. Allons! il fallait encore une fois renoncer à cette aventure... Et c'était bien mieux ainsi. Il n'était pas fait pour ce monde-là. Il détestait ces bavardages insignifiants de jolies oiselles, et ces pédants pour dames, qui venaient pontifier au milieu d'elles. Il chanta encore un hymne, gonflé d'un enthousiasme factice, à la froide liberté. Puis il alla dîner au restaurant, chercha en vain à organiser un poker, ne trouva même pas ce soir-là un camarade avec qui passer la soirée, et promena désespérément dans un music-hall son âme vraiment trop libre et trop délestée. CHAPITRE V L'invitation. Il était remonté chez lui, plus désœuvré que jamais. Il avait passé dans son petit bureau. Sa bibliothèque était pleine de volumes. Mais pour le moment il boudait tous ces livres bavards et pleins d'aventures mensongères. Il s'assit un instant sur un fauteuil, le chapeau sur la tête, la canne à la main. Il était en visite chez lui. Le fait est qu'il n'avait plus de chez lui, plus de port d'attache, puisque rien ne le retenait nulle part. Il n'avait même pas envie de dormir, et s'il passa dans sa chambre, ce fut pour ne pas rester où il était. Or, sur la petite table près de son lit, bien en évidence, Madame Duble avait posé une grande enveloppe grise portant l'adresse de Julien, et qui n'était pas venue par la poste. Et, dans la lettre, une petite écriture ronde, pas poseuse, avait tracé ces mots: «Cher monsieur, je n'ai pu vous faire cet après-midi une commission dont mon mari m'avait chargée. Nous partons en Touraine la semaine prochaine. A partir du mois de juillet, nous aurons chez nous quelques amis. Voulez-vous vous joindre à eux? Écrivez-nous tout de suite pour nous dire: oui. Nous voulons savoir d'avance sur qui nous pouvons compter...» Julien trouvait que l'intimité entre lui et le couple Drouhin s'établissait avec une brusquerie un peu rapide. Il n'eût pas été étonné que la marquise, dès la première entrevue, lui eût accordé son âme et son corps. Mais l'inviter à passer chez elle une partie de l'été!... Pourquoi? Quel intérêt avait-il pour ces gens-là, qui se jetaient ainsi à sa tête? Il ne se l'expliqua que plus tard. Le marquis avait eu un instant la pensée de faire une affaire avec lui. Mais plus tard il n'y pensa plus. Quand une de ces idées lui venait, il mettait tout en œuvre pour la réaliser. Puis, tout à coup, il n'en était plus question. C'était un intrigant volage, un cupide un peu distrait. Julien supposait toujours chez autrui une continuité de vues, une persévérance dans les préoccupations, qu'il n'avait jamais lui-même. Le marquis, après avoir eu l'idée de lui acheter sa ferme, avait agi en conséquence; par la suite il devait changer d'avis. Cette liaison commencée par intérêt, pouvait très bien devenir sentimentale. Il arrive qu'on exploite ses amis, et qu'on veuille tirer avantage de liens purement désintéressés au début. Il peut arriver, par contre, qu'on fasse ses amis de gens avec qui le pur intérêt vous a mis en contact, et que l'on a eu, grâce à cette circonstance, l'occasion de connaître et d'apprécier. Julien ne s'était pas dit tout cela. Mais après avoir pensé simplement: «Ces gens sont bien pressés avec moi!» il se coucha de très bonne humeur, en se félicitant d'avoir trouvé un endroit pour passer son été. Enfin, cette belle saison, souvent si morne, s'annonçait pour lui toute parée d'imprévu! Il s'endormit sur ces aimables projets, heureux aussi d'avoir renoué avec la marquise... Il allait écrire, le lendemain, qu'il acceptait, quand le marquis vint, en personne, chercher la réponse. Il formula d'une façon plus précise les termes de l'invitation. A partir de juillet, ils recevaient leurs amis en Touraine. En août, ils allaient à Deauville, puis ils finissaient leurs vacances dans leur propriété de Bourgogne. Il était bien entendu que Julien passerait un mois avec eux, un mois et pas moins. Car ils tenaient à ce que leurs invités restassent avec eux jusqu'à la fin de leur séjour, ayant horreur des villégiatures troublées par des séparations et des adieux. Voilà donc pourquoi Julien, un soir du mois de juillet, rentrait dans un appartement plein de housses, avec l'espoir déjà un peu fatigué d'aller modifier sa vie au château de Bourrènes, sur les bords de la Loire... Il y avait beaucoup songé pendant tout le mois. Par moments, il en était malade d'impatience. C'est à ces heures-là que, pour faire filer le temps plus vite, il allait jouer au poker. Et il se produisit ce phénomène qu'il prit trop de goût à ce passe-temps, tel un monsieur qui, dans le salon d'un médecin, ramasse au hasard un livre, pour tromper l'attente, et qui s'y attache tellement qu'il est ennuyé quand la porte s'ouvre brusquement et que c'est enfin son tour. Julien s'était de nouveau enlisé avec bien-être dans une petite vie tranquille, et le moment était venu d'en changer. Fatigué de son impatience, il avait chassé de son esprit l'image adorable de la marquise, et cette image en avait profité pour ne plus revenir. Allons! c'était une remise en train!... Julien se coucha, ce soir-là, en pensant à ses amis qui jouaient au poker. Il souffla sa bougie en se disant qu'il faudrait se lever à six heures et qu'il aurait ainsi très peu de repos, puisqu'il aurait beaucoup de peine à s'endormir. Mais le destin s'amusait à déjouer ses pronostics. A peine eut-il soufflé sa bougie, qu'il s'éveilla, et vit sa fenêtre rayée de jour... Comment? Madame Duble ne l'avait pas réveillé? Mais il n'était que cinq heures à peine. Il avait encore une bonne heure à rester au lit. Cette heure dura plus longtemps que le reste de la nuit. Car il s'endormit et se réveilla une demi-douzaine de fois, en rêvant chaque fois qu'il se levait et qu'il allait à la gare avec des fortunes diverses, manquant le rapide, ou l'attrapant, ou errant à demi-vêtu sur une large voie encombrée de rails, pendant que couraient dans les deux sens une quantité de trains entre lesquels il fallait choisir le bon. Enfin, un wagon-salon, ouvert à plein ciel, l'amenait dans une grande allée, juste devant le perron d'un château... quand un coup frappé à sa porte le réveilla pour tout de bon. Alors, il eut envie de tout envoyer au diable et de rester tout l'été dans son lit, sans mettre une jambe dehors, sans se laver, sans manger, en ne prenant d'autre distraction que de changer de côté... Mais Madame Duble ouvrait les volets. Toute la lumière des cieux envahit la chambre. Julien se retourna du côté du mur. Ce mur lui-même était aveuglant. Julien ferma les yeux. Un jour tout rouge traversa ses paupières. Le jour vainqueur le traquait dans toutes ses retraites. Aucune résistance n'était possible. Julien se rendit, s'assit brusquement sur son séant, envoya dinguer ses couvertures, et se dirigea, les jambes nues, à pas sauvages, vers son cabinet de toilette. Il était allé la veille s'acheter une belle malle de cuir jaune vraiment très élégante. Mais il l'avait prise un peu grande, de crainte d'être obligé, comme il lui arrivait toujours, avec sa vieille malle, de monter dessus, à genoux, pour arriver à fermer la serrure. Bien qu'il eût renouvelé complètement sa garde-robe, il eut l'humiliation de ne pouvoir remplir cette nouvelle malle importante, et madame Duble avait beau répéter qu'il valait mieux avoir trop de place que pas assez, Julien se promit bien de défaire sa malle sans témoin, une fois arrivé au château. CHAPITRE VI Vers du nouveau. Julien, en chemise, s'était assis avec tristesse sur une chaise cannée. Il s'était fait réveiller trop tôt. Pour prendre le train de huit heures cinq au quai d'Orsay, ce n'était vraiment pas la peine de se réserver deux longues, deux interminables heures. Et puis, il se tourmentait de n'avoir pas assez faim pour son petit déjeuner qu'il prendrait plus tôt que d'habitude. Il se sentait aussi en détresse que le jour de son départ au régiment. Et pourtant il s'en allait vers une vie somptueuse, mouvementée, vers une dame séduisante! Mais il ne se sentait en appétit ni pour le plaisir ni pour la gloire des aventures sentimentales. Il était peut-être encore temps d'envoyer un télégramme mensonger au château de Bourrènes et de passer son été à Paris en menant au café une existence abrutissante, paisible et supérieure. Mais il savait bien qu'il n'était pas capable de prendre une résolution de ce genre et qu'il suivrait toujours moutonnièrement sa destinée. Il s'oublia tant à rêver qu'il se mit presque en retard. Il laissa refroidir son déjeuner, en dépit des avertissements réitérés de madame Duble, avala trop rapidement deux œufs sur le plat, plus assez chauds, et s'en alla avec la crainte obsédante de s'être chargé l'estomac et d'avoir compromis pour un jour ou deux la quiétude de ses fonctions digestives. Le voyage était court. C'était à peine trois heures de rapide, suivies d'une demi-heure de petit train à partir de Saint-Pierre-les-Corps. Dans le rapide, Julien avait pour compagnon un monsieur grisonnant, qui s'était puérilement déguisé en voyageur, avec un grand ulster gris et une casquette. Un petit jeune homme, au coin, en face, se glorifiait d'une attitude contraire: le chapeau sur la tête, la canne à la main, il s'était assis là, bien qu'il partît en Espagne, comme pour un voyage à la Porte-Dauphine, dans un compartiment de la Ceinture. Le monsieur en ulster s'était encombré d'une véritable bibliothèque, romans, avec ou sans gravures, livraisons, hebdomadaires illustrés, quotidiens: il avait de quoi lire jusqu'au Pôle Sud. Le petit jeune homme était assis sur le bord du coussin. Il n'avait pas voulu prendre de journaux, et lisait, malgré lui, les journaux de l'autre qui avaient glissé à terre, pendant que leur possesseur s'était endormi dans un coin... Julien prit l'air occupé d'un homme poli, que rien de l'existence de ses voisins n'intéresse. Il n'aurait pas été fâché pourtant de lier conversation avec eux, ne fût-ce que pour leur dire incidemment qu'il allait passer un mois au château de Bourrènes. Mais le rapide arriva à Saint-Pierre sans qu'ils eussent échangé deux paroles, et il les quitta pour la vie. Le petit train qui attendait Julien à Saint-Pierre, était attelé d'une locomotive en cuivre jaune, une petite cafetière vénérable et démodée, qui fumait et crachait comme à ses premiers jours. Le compartiment de première était encadré d'un compartiment de seconde et d'un compartiment de troisième. Il régnait à l'intérieur une chaleur poussiéreuse, qui sentait la houille et le vieux drap sec. Julien essaya d'ouvrir les vitres, mais c'était un travail surhumain. Il ne réussit qu'à noircir ses gants. Il s'affaissa, résigné, sur des coussins très durs. On entendit un coup de sifflet; puis, après un long silence, le wagon se remua douloureusement, et se mit à danser à droite et à gauche avec un bruit affreux. Julien savait qu'il devait descendre à la deuxième station. Après un temps très long, la danse cahotante mourut sur une plainte rauque. Était-ce la fin du voyage? Ce train-là brûlait peut-être la première station; Julien ne s'en était pas informé. Il tira sa montre qui ne marchait plus. Il regarda par la vitre l'écriteau de la station. Mais c'était probablement un nom secret, que personne n'avait le droit de connaître. Julien n'aperçut qu'un petit hangar en bois, rigoureusement anonyme. Il entendit un grognement... N'était-ce pas la voix du bétail qu'emmenait le fourgon de queue? La vitre refusant de s'abaisser, il dut ouvrir la portière. Mais il n'y avait personne dans la gare, ni employés, ni voyageurs. A sa grande surprise, Julien constata cependant sur la machine la présence de deux êtres noirs à voix humaine, dont l'un put lui apprendre que la station de Grevecey, qui l'intéressait, était en réalité celle qui allait venir. Après un nouveau siècle de marche rugueuse, Julien arriva enfin à Grevecey. Cette gare était aussi déserte que la précédente... Julien, une fois descendu, se pencha par-dessus la barrière, et aperçut une voiture à deux chevaux. Un cocher, en jaquette de drap gris, était sur le siège. Julien se risqua... C'était bien la voiture du marquis de Drouhin? Le cocher inclina simplement la tête. Julien, timide, crut bon d'ajouter: --Je suis la personne que M. le marquis attend. Le cocher voulut bien dire que M. le marquis était avec le chef de gare, à la consigne des bagages. Le chef de gare, homme d'équipe et distributeur de billets, arrivait justement en courant, pour descendre la malle de Julien. Le marquis, ennuyé, le suivait à quinze pas. --Croyez-vous? dit-il à Julien. Voilà trois jours que nous attendons un pneu arrière, que j'ai demandé par dépêche en grande vitesse, et rien n'est encore arrivé. --Il est peut-être dans le fourgon, dit le chef de gare. Il était dans le fourgon... Le marquis reprit sa bonne humeur, et fit alors fête à Julien. --Firmin! Firmin! cria-t-il ensuite à son mécanicien, nous avons le pneumatique! Un chauffeur blond, qui était resté en arrière, arriva, très élégant, vêtu de beige, et guêtré de cuir fauve. --Je pensais bien, monsieur le marquis. --J'ai également, dit le chef de gare, un petit colis pour madame la marquise. Si monsieur le marquis veut s'en charger? --Prenons-le, dit le marquis, pendant que nous y sommes. On chargea la malle sur le siège, avec le petit colis de la marquise. Le mécanicien s'assit sur le strapontin, en prenant le pneu devant lui, et l'on installa Julien dans le fond de la voiture: la cargaison était au complet. L'expédition à la gare avait été fructueuse. Le marquis ramenait, comme pièces de choix, un pneu et un invité. Julien, dans la voiture, s'appliqua à prendre et à garder un air de parfaite aisance. Il s'aperçut d'ailleurs que le marquis ne faisait pas attention à lui; ce qui le soulagea de sa contrainte. Hubert avait entamé une conversation avec son mécanicien, qui était à son service depuis peu de temps, et que Julien n'avait pas encore vu. C'était un jeune homme aux traits réguliers, très fier de sa beauté. Il s'étudiait à parler lentement, et d'une façon distinguée, ce qui donnait plus de relief à certaines incorrections dont s'émaillaient ses discours. --Ce pneu-là est meilleur comme qualité, disait-il, que tous ceux que l'on a eus jusqu'alors. Toutefois, ce que j'ai peur, c'est qu'en cas de crevaison sur la route, ça nous perde davantage de temps, étant plus difficultueux à monter. Julien s'aperçut bientôt qu'en dépit du léger avantage moral que lui donnait sur Firmin une plus exacte connaissance de la syntaxe, il était toujours dominé, quand il se trouvait en sa présence, par la compétence, et surtout par l'autorité, sûre d'elle-même, de ce chauffeur. Et la conquête de la marquise, lui semblait, à certains égards, moins impossible, que celle de l'orgueilleux Firmin. Cependant la voiture allait bon train, sur une route blanche pareille à bien des routes, que bordaient des champs pareils à d'autres champs. Et Julien l'impatient, qui attendait du nouveau dans sa vie, était encore déçu de cette éternelle ressemblance des choses... On arriva à un petit village qui se trouvait à mi-route du château, ainsi que le révélait un poteau du Touring-Club. Le marquis se fit arrêter devant la mairie, demanda à parler au maire, qui était dans les champs. Sans égards pour la hâte de Julien, et sans considérer que l'heure du déjeuner approchait, le marquis se fit conduire dans la campagne, et s'en alla à travers les labours pour rejoindre un lointain vieillard, avec qui il entra en conférence... Julien ne savait que penser, et se demandait: Quel cas fait-on de moi? Évidemment le marquis tenait à l'avoir, puisqu'il l'invitait à passer un mois chez lui. Mais, une fois qu'on l'avait eu, on le traitait comme un invité sans grande importance, puisqu'on le laissait en plein soleil pendant trois quarts d'heure, poussiéreux du voyage, et sans se demander s'il n'avait pas déjeuné le matin d'un peu trop bonne heure. Il se faisait d'ailleurs ces observations pour la forme, car au fond il était assez content que le marquis, ne se gênant pas avec lui, lui laissât par là même un peu plus de liberté. Hubert revenait cependant du champ avec le maire, sans se presser, en s'arrêtant parfois, et en parlant avec véhémence. Une fois assis dans la voiture, il fit signe au cocher d'aller au pas, pour que le maire, qui cheminait à côté d'eux, pût encore s'entretenir avec lui jusqu'au tournant de la route. Julien entendit vaguement qu'ils parlaient de la construction d'un chemin. Ils n'étaient d'ailleurs pas en discussion: ils semblaient parfaitement d'accord. Aussi renchérissaient-ils mutuellement sur les arguments qu'ils s'apportaient l'un à l'autre, et n'en finissaient-ils pas de se donner raison... Julien vit arriver avec satisfaction leur poignée de mains... Mais ce n'était pas le signe définitif de la séparation. Car le marquis posa le poing sur l'épaule du maire et, après lui avoir répété, les yeux dans les yeux, quelle était la ligne de conduite et la marche à suivre, ne lui laissa tourner le dos que pour le rattraper par un bras, et lui redire encore: «C'est bien entendu!», et lui faire un résumé complet de tout leur entretien. --Pressons, pressons! dit-il au cocher, aussitôt que le maire se fût éloigné. Puis il voulut bien s'occuper de Julien. Non pas qu'il eût un remords de l'avoir négligé: mais il avait toujours besoin de s'occuper de quelque chose, et Julien, par fortune, se trouvait sous sa main. Il demanda à Julien depuis combien de temps il habitait la rue Miromesnil, combien il payait de loyer, quels étaient les différents prix d'appartements dans la maison, combien valait le mètre superficiel à cet endroit, puis il supputa, étant donné le prix probable de la construction, quelle était la valeur du mètre construit, et si, étant données les charges, on obtenait un rapport de quatre ou de quatre et quart pour cent... Le cocher abordait une côte, à bonne allure. --Pas si vite, les chevaux! cria le marquis. La petite bête de droite relève de maladie, dit-il à Julien. C'est une petite bretonne très dure, mais que j'ai eu tort de mettre un peu brusquement au service de Paris. Vous la regarderez tout à l'heure. Elle ne paie pas de mine; mais elle vaut quatre fois l'autre jument. Et pourtant, dans une foire du pays, la grande qui est d'aspect plus massif, ferait certainement beaucoup plus... Moi, qu'est-ce que vous voulez? Je vais à l'auto, puisque tout le monde y vient. Mais s'il ne reste qu'un cheval sur la terre, il sera dans mes écuries. Seulement, c'est un peu décourageant tout de même. La vitesse est brutale. L'année dernière, j'avais un anglo-normand qui trottait le kilomètre sur route en une quarante, attelé à mon phaéton. Et l'on se faisait gratter par des autos de rien du tout. Près de Vernou, le tacot d'un curé nous a passé devant... Moi, il n'y a pas plus calme que moi. Je suis un vieux père Tranquille. Seulement, quand je suis dans une voiture, je ne veux pas qu'on me fasse le poil. Demandez à Firmin... ... On s'arrêta encore pour faire la conversation avec un grainetier, qui venait de livrer du fourrage. Puis, comme on arrivait à l'entrée d'une grande allée, au bout de laquelle Julien vit enfin une construction blanche qui pouvait être le château, le marquis mit pied à terre, et alla vérifier des pièges, qu'il avait fait disposer derrière une haie. Les arrivées de Julien chez la belle marquise manquaient toujours de solennité. Antoinette et ses invités s'étaient mis à table. On n'attendait jamais le marquis. Autrement on se fût exposé à renoncer à tous les projets de promenade de l'après-midi... --A table! A table! dit Hubert. Vous vous nettoierez après. On le laissa à peine rendre ses devoirs à la maîtresse de la maison. Le marquis le conduisit à un bout de la table, où les retardataires, par pénitence, étaient relégués. Puis il alla s'asseoir lui-même à l'autre bout. CHAPITRE VII Dénombrement. La conversation reprit, très tumultueuse, et Julien, à la faveur de ce vacarme, passa inaperçu, et put regarder paisiblement les personnes qui l'entouraient. Il se mit à compter les convives et il lui fallut refaire l'opération trois fois, car il ne se rappelait jamais s'il avait commencé à partir de la marquise exclusivement ou inclusivement. Quand il fut sûr de son chiffre: douze, il put se livrer à l'examen détaillé de chaque personne. A ce moment, son voisin de gauche, un petit jeune homme blond, de vingt ans à peine, remarqua son regard scrutateur. Il lui vint en aide, et lui nomma un à un tous les assistants. --En face de la marquise, cette jolie brune, c'est sa cousine, Anne de Restel. Elle a marché résolument à la mésalliance en épousant Lorgis, le fabricant de moutarde et de légumes conservés. C'est ce petit homme à binocle qui a l'air d'un pion. On l'appelle ici le marchand de petits pois. Son père, qui a fait la maison, lui a légué six à huit millions. Le marchand de petits pois n'a eu qu'à laisser reproduire naturellement ses millions, comme des toutous dans la rue: ce qui fait qu'il en a près de trente à l'heure actuelle. Il s'occupe très bien de sa maison. Et avec ça, c'est l'homme le plus fin et le plus cultivé de toute la bande. Il dégotte mal, mais c'est un monsieur... ... A côté de lui, c'est Mme Jehon, la femme du sculpteur. Elle a une voix magnifique. Vous vous en foutez. Et moi aussi. Mais nous n'y couperons pas chaque soir de: «Divinités du Styx!» ou quelque chose dans le même ton. Son mari, la belle barbe grise à côté de ma voisine, c'est le sculpteur en question. On lui doit une dizaine de monuments commémoratifs. On a dit très longtemps qu'il avait du talent: c'est possible qu'il en ait tout de même. Mais pour tout ce qui n'est pas sa sculpture, c'est un «outil» de première série. En ce moment, il ne parle pas. Il est comme un boa engourdi. S'il se réveille dans trois ou quatre jours, vous verrez ce qu'il va vous sortir. De l'autre côté de la marquise, c'est Jacques de Delle, l'organisateur des comédies de salon, des garden-parties et autres mornes réjouissances. Il paraît vingt-deux ans. Il en a quarante-six. Il a exactement l'importance d'une crécelle ou d'un grelot, à votre choix. Il est presque aussi insignifiant que sa femme, vous voyez, la pauvre rouquine maigre à côté du marchand de petits pois. C'est la fille d'un fabricant de sommiers; elle est très riche; il l'a épousée il y a deux ans; il lui fait maintenant jouer la comédie; elle n'a pas le moindre don. De l'autre côté de la marquise, c'est Georges Dessiré, un secrétaire d'ambassade, le type du vieux Parisien. Je ne vous en dis pas plus long. Vous l'entendrez à l'œuvre. C'est l'homme qui proteste contre l'envahissement du bridge, en disant que c'est la mort de la conversation. Et comme il représente ici la «conversation», je n'ai pas hésité. J'ai appris le bridge. La jeune femme qui est à ma gauche est l'institutrice des petites de Restel. C'est une Anglaise de bonne famille et très gentille. Vous ne la jugerez pas aujourd'hui. Elle a très mal aux dents... Voilà, vous connaissez tout le monde. Il ne reste plus à vous présenter que le guide du musée. J'ai vingt ans. Je suis arrivé d'Angleterre il y a trois mois. Et je suis le fils du premier lit de votre hôte, le marquis de Drouhin. Comme Julien le regardait, un peu étonné, le jeune homme se mit à rire. --Je parie que mon père ne vous avait pas dit qu'il avait un fils, et que la marquise était sa seconde femme. Oh! ce n'est pas qu'il ait voulu vous le cacher le moins du monde! Ce n'est pas un homme à rien taire de sa vie. Non! Il n'en a pas trouvé l'occasion, voilà tout! Si la conversation était tombée sur l'Angleterre, par exemple, ou sur les universités, il vous aurait signalé incidemment qu'il avait un fils à Oxford. Il disait cela gaîment, sans aucune amertume; il avait, quand il regardait le marquis, un sourire, qui n'était pas dénué de tendresse... --Vous verrez. On ne s'ennuie pas ici plus qu'ailleurs. Ce n'est pas tout à fait au complet. Nous attendons deux couples que papa tient à faire venir, parce qu'ils sont de son monde, et qu'il veut les épater en leur montrant des artistes. Le sculpteur, lui, est de fondation. Quand il a eu la médaille d'honneur, papa en a été heureux et fier, comme lorsqu'il remporte le premier prix pour une bande de bœufs, au concours agricole. Julien écoutait le jeune homme, qui l'amusait et l'effrayait un peu. Il l'écoutait en riant avec prudence. Et, de temps en temps, il jetait un regard à la marquise. Il la trouva plus belle qu'à Paris, plus libre, plus animée, plus brillante. Et il regarda aussi madame Lorgis, qui était en face d'elle. C'était une jolie femme brune, au teint mat, au visage sympathique et paisible. Le regard de Julien allait de l'une à l'autre. Il écoutait mal ce qu'on disait autour de lui, un peu étourdi par ce milieu nouveau, pendant qu'on lui servait rapidement tous les plats qu'il avait manqués. Le fils du marquis s'était tourné du côté de la jeune Anglaise. Il essayait, par des plaisanteries, de la distraire de son mal de dents. Julien pensa à tout ce que lui avait raconté ce jeune homme. Il était à la fois content de le trouver là, et un peu ennuyé de se dire qu'il n'était plus isolé dans ses pensées; ce jeune compagnon, sans nul doute, voudrait avoir ses impressions, et Julien sentait qu'il les lui livrerait immanquablement, car il paraissait si expansif, si allant, qu'il était difficile de rester avec lui sur la réserve. --Comment trouvez-vous cette petite Anglaise? dit le jeune homme, en se levant de table. C'est tout à fait un chopin pour un invité tel que vous. Moi, je ne peux pas la chauffer, parce que je suis chez moi. D'ailleurs, j'ai ma petite amie, à Tours, une petite Bordelaise dont j'ai une peur affreuse. Je suis avec elle depuis deux ans. Elle est venue avec moi en Angleterre... Le fils du marquis était aussi bavard que son père. Mais son bavardage plaisait davantage à Julien. Il sentait le jeune homme plus près de lui, moins distrait que le marquis, et moins égoïste. --Madame Lorgis est une femme admirable, dit le jeune homme. Moi, je suis de ceux qui la préfèrent à la femme du patron. Antoinette n'est pas du tout mon type. Et j'ajouterai que c'est heureux. Car, avec ma perversité naturelle, j'aurais été tenté de tomber amoureux de ma marâtre. Et j'en aurais beaucoup souffert, étant très vertueux, malgré la liberté de mes propos. Nous sommes très bons camarades, elle et moi, avec un peu de méfiance, si vous voulez, de manque d'abandon. Il faut vous dire qu'on se voit pas mal, tous les étés, mais qu'on se connaît très peu. Depuis que je ne suis plus un gosse, je n'ai pas causé avec elle pendant un quart d'heure de suite... Vous, je crois qu'elle vous plaît. Vous la regardiez pas mal à table, et avec l'assurance d'un monsieur pas très sûr de lui. Regardez-la donc; ça ne présente aucun inconvénient; vous n'irez pas très loin avec elle. Elle est tout de suite très aimable, mais elle n'est jamais plus aimable que ça. C'est le type de la femme sérieuse. Et j'en suis bien content pour le patron, car avec sa façon de semer les gens, d'oublier qu'ils existent, s'il avait eu affaire à une autre personne, il était tout désigné pour les plus fâcheuses aventures... Je vais dire à ces dames que je vous fais visiter le château. Ce qui nous permettra de couper au café. L'heure du café est ici la plus sinistre, étant donné le choix d'embêteurs que papa a su rassembler autour de lui. Il n'y a que le marchand de petit pois qui soit agréable... mais vraiment agréable. Seulement, il faut l'avoir tout seul. Avec les autres, il ne desserre pas les dents... Une seule recommandation: dites que vous ne savez pas jouer au billard, car papa est un vieil amateur de ce noble jeu. Il jouerait avec vous matin et soir, toutes affaires cessantes... Il avait emmené Julien dans une grande cour ouverte sur un côté. Ils allèrent jusqu'aux écuries. --Voilà, dit le jeune homme, où j'ai passé toute mon enfance. Je m'asseyais auprès du coffre, et j'enfonçais mes bras nus dans l'avoine froide. J'adorais cette odeur de grain et de crottin de luxe. Au moment du déjeuner ou du dîner, on criait: Henri! du côté des écuries. On était toujours sûr de me trouver par ici... Maintenant, je commence à me blaser un peu sur les chevaux. Il faut vous dire que, tel que vous me voyez, je suis dragon. Je fais mes deux ans à Tours, et j'ai beau connaître très bien le colonel et les officiers, je ne suis pas encore mon maître au régiment. Comme fils du marquis de Drouhin, je suis guetté par les soldats égalitaires. Ils sont une dizaine là-bas à compter mes jours de permission. Seulement, comme je suis bon garçon, je commence à les «avoir» un peu et, d'ici quelque temps, quand j'aurai fait faire à chacun d'eux trois ou quatre promenades en auto, ils me laisseront à peu près tranquille. Je pourrai demander une permission de huit jours; on ne pipera pas à l'escadron... ... Ils étaient assis, Julien et lui, sur des bottes de paille. Henri, tout en parlant, jouait avec des brins. Julien était pris par le charme de cette intimité subite. C'est une impression que son nouvel ami dut éprouver en même temps que lui, car ils restèrent rêveurs l'un et l'autre, et la conversation s'arrêta. Henri se leva au bout d'un instant, et se mit à arpenter le sol dallé... --Ah! nos écuries ne sont plus aujourd'hui ce qu'elles étaient jadis. Tous les box étaient occupés, et il y en a vingt-huit. Maintenant, nous n'avons plus que neuf chevaux, et les box vacants servent de débarras. C'est un véritable musée de vieux harnais. Papa n'a pas attelé à quatre depuis deux ans. Les chevaux de selle sont promenés chaque matin par les hommes d'écurie. Papa ne veut pas vendre, parce qu'il est l'homme de cheval traditionnel. Mais au fond, il n'a plus aucun goût à ça. Et il fait semblant de croire, de temps en temps, qu'un de ses chevaux a quelque vice pour avoir un prétexte de s'en débarrasser... Henri s'aperçut tout à coup qu'il accaparait son hôte, et qu'il fallait sans doute le ramener au salon. Cette remarque, pleine de sollicitude, coïncida avec un désir de faire sa sieste, qui lui était venu depuis quelques instants... --Je ne vous ai pas vanté, comme j'aurais dû le faire, l'architecture du château. Il est de l'époque Louis XIII, comme je suppose que vous l'avez remarqué. Si vous ne l'avez pas remarqué, je ne vous en veux pas. Ce qui est, à coup sûr, plus intéressant pour vous, c'est qu'il a été fortement restauré intérieurement. On n'a guère conservé que les murs; tout ce qui est habitation est complètement moderne. On a dû vous «désigner» comme on dit au régiment, la petite chambre du deuxième, qui donne sur la grande allée. C'est la chambre des invités nouveau-nés. Ils ont droit, la première année, à cette vue magnifique, dont ils sont dispensés dès leur second séjour... CHAPITRE VIII Travail d'approche. Cependant ils étaient arrivés dans une sorte de hall attenant à la salle à manger. C'est là que l'on prenait le café. Un bridge était déjà installé, qui réunissait le marquis, le marchand de petits pois, le sculpteur, et la jeune institutrice, qu'on avait dressée à cet exercice. On profitait, pour s'asseoir autour de la petite table carrée, du moment où le vieux Parisien, fatigué par son travail stomacal, était monté dormir dans sa chambre. Une autre petite table, vouée au bézigue chinois, groupait Mme Jehon, la chanteuse, Mme Lorgis et Jacques de Delle, l'organisateur de comédie. La petite rouquine docile, sa femme et son élève, suivait son jeu avec émotion. La marquise était toute seule, penchée sur son ouvrage, quand Julien rentra avec le vicomte. --Hé bien, Henri! Vous avez fait voir la maison?... Je suis sûre qu'il ne vous a rien fait voir du tout, et qu'il est allé avec vous bavarder dans un coin. Et maintenant il est temps qu'il aille dormir... --Mais non, fit Henri, un peu gêné. --Il s'est levé ce matin à quatre heures, dit Antoinette à Julien. Ils ont fait des manœuvres toute la matinée. Et il est venu à midi en auto... Allez vous coucher, Henri. --Vous permettez? dit Henri à Julien. Et il s'éloigna avec satisfaction. --Il vient ici presque tous les jours, dit Antoinette. C'est un très dur métier... Elle se tut. Et Julien ne trouvait rien à dire. Il était venu cependant pour la conquérir. Mais ce que lui avait dit Henri l'avait un peu glacé. Elle était si sérieuse que cela? Conquête impossible? Ou conquête très difficile? Julien se trouvait envahi par une grande lâcheté... D'autre part, s'il était venu à la campagne, c'était pour s'occuper. Il eut alors l'impression d'être en grande détresse parmi tous ces étrangers. --Vous travaillez beaucoup, je vois? dit-il à la marquise. Elle se mit à rire. Sans doute, elle avait senti qu'il disait cela pour dire quelque chose. --Je travaille le moins que je peux. Il n'y a rien qui m'ennuie comme ces petits travaux-là. Je fais des ronds au crochet. Il en faut quatre cents pour faire un couvre-lit, et j'en ai fait une trentaine en deux étés. Vous voyez que c'est de la prévoyance, et que mon couvre-lit me servira pour mes vieux jours. ... Mais, ajouta-t-elle, si ce n'est pas amusant à faire, c'est encore moins amusant à regarder. --... Je ne veux pas vous empêcher... dit Julien. --Laissez donc... Laissez-moi croire que je quitte mon ouvrage par politesse... Et allons un peu nous promener... Ce fut évidemment pour Julien une des heures les plus pénibles de sa vie. Il souffrit cruellement de ne rien pouvoir dire à cette dame. Et pourtant la conversation entre eux, lors de leur première entrevue, avait été aisée, presque heureuse. Mais on ne pouvait pas éternellement parler d'aviation, sous prétexte que ça leur avait bien réussi la première fois. Et d'ailleurs, même sur ce sujet favorable, Julien n'aurait peut-être rien imaginé de nouveau. Il essaya les châteaux de Touraine, parla de Chaumont, de Chambord, de Chenonceaux. Mais il ne trouvait rien que de banales épithètes. Il n'arrivait pas à sortir, à propos de cette excursion classique, la moindre impression neuve et ingénieuse. Une comparaison entre l'auto et la voiture à cheval ne fut pas plus féconde... On ne pouvait encore gloser sur les hôtes du château, que Julien connaissait à peine... Il fut sur le point de faire l'éloge de Henri, le beau-fils de la marquise. Mais il ne savait pas au juste quels étaient les sentiments d'Antoinette, et il préféra remettre à plus ample informé ce thème d'entretien. Le soulagement de Julien fut grand, quand, au détour d'une allée, il aperçut brusquement le château. Il n'osa pas revenir de ce côté-là, marqua un temps d'arrêt, de façon à laisser à la marquise l'initiative du retour. --Bertrand, dit la marquise à un valet de chambre, quand ils arrivèrent dans la cour du château, conduisez monsieur Colbet à sa chambre. A tout à l'heure, monsieur Colbet. Julien, tout en suivant le valet de chambre, dressait son rapide et désastreux bilan de sa première rencontre avec Antoinette... --Voilà. C'est réglé. Je ne trouve rien à lui dire, du moment que je ne peux pas lui faire la cour. Pour l'intéresser, il faudrait lui faire deviner que je l'aime. Or, est-ce que je l'aime?... J'étais avec elle tout seul. Je pouvais lui parler. Et je n'en ai pas profité. Et même, est-ce que je tenais à en profiter? Il ne faisait pas entrer en ligne de compte un élément important: il s'était levé de très bonne heure, et sa journée avait été, somme toute, fatigante. Sa faiblesse d'imagination n'avait sans doute pas d'autre cause. La chambre de Julien attenait à un cabinet de toilette, où se trouvait une grande armoire. Le valet de chambre lui demanda s'il fallait défaire la malle. Il se souvint qu'elle n'était pas tout à fait pleine, et qu'il s'était promis de la défaire lui-même. Mais il était dans une minute de fatigue, où il ne tenait pas à son prestige. Il laissa le domestique ranger ses vêtements et son linge dans l'armoire du cabinet, se laissa tomber sur un fauteuil de sa chambre, et s'endormit profondément, après un vague regard à un portrait de général qui se trouvait au-dessus du lit. Quand il se réveilla, le domestique était parti, et il eut un moment de désarroi, jusqu'à ce qu'il eût retrouvé le chemin de la réalité, et donné un nom à l'endroit où il était. Il se sentait mal à son aise, et ennuyé. Il était peut-être très tard... Et quel vêtement mettre pour le dîner? Il aurait pu, sans doute, s'en informer auprès du domestique. Il ouvrit la porte de sa chambre, et vit un grand couloir désert... Était-il seul dans le château? Il vint se rasseoir sur le fauteuil, et découragé, regarda sa chambre. C'était bien le type de la chambre d'ami. Tentures de cretonne claire, lit également en cretonne. Le sucrier était à son poste, ainsi que la carafe d'eau. La pendule était démodée. C'était une belle pendule en retraite. Elle n'ornait plus les appartements de réception. Elle n'avait droit qu'aux honneurs secondaires des chambres d'amis. Plus tard, quand elle serait devenue ancienne, et quand l'approbation d'une autre époque serait venue confirmer le goût de son époque natale, elle serait de nouveau remise à la place la plus glorieuse. Des chenets en cuivre jaune accomplissaient un stage du même genre. Julien constata avec satisfaction qu'il y avait des lampes électriques, mais il vit aussi sur la cheminée des bougies de renfort, et se rappela qu'à table, le marquis avait dit qu'il fabriquait lui-même son électricité au château. Il tourna un bouton. Rien ne s'alluma. Mais la lumière ne marchait peut-être qu'à partir d'une certaine heure. En passant dans le cabinet de toilette, il vit que Bertrand y avait déposé un pot d'eau chaude: ce qui l'obligea à faire une toilette au moins sommaire. Mais il ne savait toujours pas si l'on dînait ou non en smoking. On frappa à la porte. C'était le salut, l'apparition d'une voile à l'horizon de l'île... --Avez-vous bien dormi? lui demanda Henri. Julien n'aimait jamais avouer qu'il avait dormi. Il concéda avec peine qu'il avait sommeillé un peu... --Vous vous habillez pour le dîner? --Oui... justement... Et je me demandais quel costume...? --Veston, veston. L'année dernière encore, on s'habillait. Mais maintenant, c'est fini. On se croyait obligé de faire des dîners énormes. On mangeait trop, et on dormait mal... Mais je vous laisse... Je vous retrouverai en bas. J'étais venu voir où vous en étiez... Quand Julien descendit, il vit trois ou quatre des hôtes du château, qui se promenaient devant le perron. Il eut alors l'impression bien nette du désœuvrement somptueux de tous ces gens. Sur des tables et des chaises de jardin, des livres brochés traînaient. Les habitants de cette belle résidence lisaient avec rage, se réfugiaient avidement dans d'autres vies imaginaires. Des journaux du jour gisaient sur le sol. Une corbeille à ouvrage oubliée laissait voir une grosse pelote de laine, que piquait une épingle d'écaille... Pour le moment, on était un peu rasséréné, parce que l'heure du dîner approchait. On allait enfin pouvoir s'occuper, grâce à ces vieilles, traditionnelles et vraiment précieuses fonctions de la nutrition. Julien aperçut le marchand de petits pois qui se promenait avec Henri. Celui-ci s'éloigna pour aller donner des ordres au mécanicien, qui devait le ramener le soir, à Tours. Lorgis, à qui Henri avait sans doute parlé du nouvel arrivant, vint à lui, comme un homme prévenu, et déjà présenté. --Ce pauvre Henri est obligé de nous quitter à neuf heures et demie pour rentrer au quartier. --C'est un bien agréable garçon, dit Julien, qui sortait volontiers une opinion, dès qu'il la croyait destinée à faire naître un écho approbateur. --Il est charmant, dit Lorgis. Je le dis avec une certaine fierté. Car c'est moi qui l'ai façonné un peu, et qui l'ai amené à prendre conscience de ce qu'il est vraiment. Je vois avec plaisir que vous l'avez bien jugé. C'est qu'il y a tant de gens qui ne l'ont pas compris, et qui l'ont considéré trop vite comme un petit garçon mal élevé. Mettons qu'il soit mal élevé. On est allé jusqu'à dire--pas devant moi--que c'était un petit voyou. Un brave petit voyou en tout cas, beaucoup plus honnête que des gens plus corrects d'apparence, et beaucoup plus gentilhomme que bien des gentilshommes de ma connaissance. La vérité est que c'est un petit bougre très indépendant, qui n'a voulu accepter aucune consigne. Mais ça ne l'empêche pas d'avoir naturellement les sentiments d'un chic type. Ça existe, vous savez. Il a l'esprit actif, toujours en éveil, de son papa. Cependant il a moins de courants d'air dans la tête. Le marquis est un brave homme, c'est entendu. Mais il manque trop de fixité. Il est constamment sorti. Chaque idée qui passe l'agrippe au passage. Je pense toujours, en le voyant, à cette figure de quadrille, la boulangère, où les cavaliers font cinq ou six tours de valse, et changent de danseuse. Hubert danse perpétuellement la boulangère avec les idées. C'est d'ailleurs ce qu'on appelle un brave homme, car il ne trahira jamais ses amis. Mais il les oubliera, et, comme résultat, ce sera le même prix. Julien regardait son interlocuteur, le marchand de petits pois. C'était un petit homme à binocle et à moustache mince. Cet archi-millionnaire ressemblait à un modeste principal-clerc, à qui ses moyens pécuniaires limités ne permettent pas l'achat d'une étude. Il fallait vraiment savoir que ce n'était pas un esprit ordinaire pour remarquer quelque flamme dans ses yeux. Il lui manquait, pour les gens superficiels, de ne s'être pas fait un visage de penseur: une noble tête imberbe, dégagée de tout poil embarrassant, afin qu'elle puisse se lancer, telle une planète, dans l'éther et dans l'infini. Julien n'avait aucune peine à croire Lorgis, quand celui-ci prétendait avoir façonné le jeune dragon. Car il retrouvait, en écoutant parler le maître, toute la tournure d'esprit du disciple, sa façon de juger les gens, avec des formules évidemment éprouvées déjà et fixées, mais auxquelles une hésitation habile donnait le charme frais d'une de ces trouvailles que la conversation fait naître. --Bifurquons sans en avoir l'air, dit Lorgis, car je vois Jehon et le Parisien spirituel qui viennent de ce côté. Ils font leur promenade de coucher de soleil. Ils échangent de belles idées, en se disant que ce ne sera pas long, et que la cloche du dîner les délivrera l'un de l'autre. Jehon se dit: «Tenons-nous bien. Nous sommes avec un homme d'esprit. Pas d'emballement naïf.» Et pendant ce temps-là, l'homme d'esprit se surveille, car il ne veut pas, aux yeux de l'éminent artiste, passer pour un plaisantin. Alors il s'épuise à décrire le coucher du soleil... Jehon cherche éperdument un mot d'esprit, pour montrer qu'il en trouve à l'occasion. Mais où je l'aime surtout, c'est quand il se promène tout seul dans les allées... Il ne pense à rien: il ne fait que ruminer les épithètes glorieuses qu'on lui sert dans les journaux. Il se répète qu'il est un «probe» artiste, et regarde le vide avec des yeux grands ouverts... Attention! voici, sur le perron, l'apparition lamentable de Jacques de Delle! Il est triste de ne pas s'être habillé pour le dîner. Tout s'en va, tout se perd. Et il languit, parce qu'il est venu pour organiser... Organiser quoi? Une matinée de verdure, parbleu!... Et la troupe d'amateurs ne rapplique pas! Vous ne connaissiez pas Jacques de Delle? C'est un numéro. Garçon très sot, très vide et très roublard. De la roublardise futile, une habileté qui tourne à blanc. Pendant trois ans, il a fait une cour, instinctivement très adroite, à Hubert. Pourquoi? Pour organiser chez lui cet été une matinée de verdure... Glorieux résultat! Le lascar a pourtant réussi un mariage fructueux. La petite bestiole rouquine qui l'accompagne a voulu l'avoir: elle l'a; et elle ne le quitte pas. Chose curieuse, étonnante, déconcertante, ce Delle falot, souriant et neutre d'aspect, est un lubrique que l'on ignore. Il rôde le matin dans les chambres, et chauffe gaillardement les bonnes. J'ai été stupéfait, quand j'ai appris que la virilité pouvait tourmenter un être pareil. Je croyais que l'organisateur de spectacles mondains devait être insexué. Mes notions de physiologie étaient en défaut... Il me dégoûte un peu depuis que je sais ça. Je ne dis pas que j'aime les cyniques, et je préfère, certes, que les gens sensuels, devant le monde, ne fassent pas voir leurs instincts. Mais, au moins, qu'ils les cachent bien, car si ça vient à se savoir, leur discrétion, élégante et honorable, nous fait l'effet, et malgré nous, d'une hypocrisie un peu ignoble. A ce moment, la cloche du dîner, une cloche au son clair, se mit à sonner lentement. --Voilà ce qu'on attendait! dit Lorgis. Le dîner! Chacun l'écoute, ce bruit enchanteur, avec l'air de ne pas l'entendre, tout en continuant à causer avec sa voisine. Il n'y a de malheureux que les goinfres trop pressés, qui ont goûté stupidement, sans avoir la patience d'attendre, et d'aborder le grand repas avec leur plein appétit! Ils revinrent à pas lents devant le perron, où les dames étaient déjà toutes arrivées. Elles s'étaient très bien accommodées de la nouvelle prescription de costume sans-gêne. Elles en profitaient pour sortir des peignoirs somptueux, décolletés, aux manches larges, et qui n'étaient, somme toute, que des robes de soirée moins ajustées, et plus lascives. Julien était placé, cette fois, à côté d'Antoinette. Il était de bonne humeur. Il avait une faim joyeuse. Pour éviter le faux jour, on avait fermé les volets de la salle à manger. L'électricité ne marchait pas. Mais on avait pris de sages précautions, et des candélabres, surchargés de bougies, baignaient la salle d'une lumière douce et éclatante à la fois. Après le potage, Julien profitant de ce qu'Antoinette ne le regardait pas, avala d'un trait un verre de bourgogne puissant, en laissant au fond, selon les traités de bienséance, la stricte petite flaque réglementaire. Un domestique, vraiment bien stylé, lui remplit son verre à nouveau, et Julien put en boire, posément et décemment, la moitié. Le repas fut de plus en plus agréable. Julien mangea bien, en adressant de temps à autre à sa voisine des sourires de sympathie, qui ne voulaient rien dire, mais qui les rapprochaient beaucoup plus, elle et lui, que leurs stériles entretiens de l'après-midi. Il était content. Il se laissait vivre. Il n'écoutait que vaguement ce qu'on disait autour de lui, juste assez pour «être là», si on lui adressait la parole. Après le dîner, à la faveur d'une nouvelle disparition du diplomate, pas très solide de l'estomac ce jour-là, un nouveau bridge se reconstitua. Le pauvre petit dragon avait pris congé, pour rejoindre sa chambrée à Tours. Madame Jehon s'était mise au piano. Elle avait chanté en s'accompagnant elle-même. Et cette musique acheva d'enivrer Julien... On avait ouvert les grandes portes-fenêtres. La nuit était caressante et toute ardente d'étoiles. La marquise et Julien allèrent s'asseoir, sans se donner le mot, sur le perron. Julien, qui ne savait plus exactement ce qu'il disait, et croyait parler au hasard, fut merveilleusement servi par son instinct. Il raconta simplement combien il avait été malheureux l'après-midi de ne savoir que dire, et de ne pas retrouver cette communion d'idées miraculeuse où il s'était trouvé avec la marquise, à leur première entrevue. Puis il raconta toute sa vie, et, sans mentir, découvrit dans son passé des malheurs, des déceptions, des douleurs délicates, auxquelles il n'avait jamais pensé jusque-là. Sous les beaux veux d'Antoinette, il revécut sa vie ancienne avec un cœur plus tendre. Sa grandeur d'âme, sa miséricorde, dans toute son aventure avec sa dernière petite maîtresse, prirent tout à coup une beauté qu'il n'avait jamais soupçonnée. Bien entendu, il ne prononça pas un mot qui pût ressembler à une déclaration. Mais le malheureux qui vient chercher protection auprès d'un dieu n'a pas besoin de lui dire qu'il l'adore. Sa prière, sa misère parlent pour lui. Antoinette sentit, beaucoup mieux que s'il le lui avait dit expressément, qu'elle était pour Julien l'être tutélaire. C'était le seul langage que pût écouter jusqu'au bout cette femme merveilleusement honnête. Rien ne pouvait lui faire oublier ses devoirs, si ce n'était un autre devoir. Et elle se sentit émue d'une grande pitié pour cette douleur d'homme, que la musique, un bon dîner, un chaleureux bourgogne avaient rendue si éloquente. CHAPITRE IX L'amie et l'ami. Il n'avait pas dit formellement à Antoinette: «Je vous aime». Mais toute cette conversation équivalait à un aveu. Or, Julien était fait de telle sorte qu'un aveu avait encore plus d'importance pour lui que pour la personne même à qui cet aveu s'adressait. C'était comme la consécration de ses sentiments. A partir de ce soir-là, ce fut, pour lui, officiel: il aimait Antoinette. Dès lors, le château fut habité. Et le reste du monde devint à peu près inexistant. Le temps eut deux aspects bien distincts: les instants troublés où elle était là, les instants, moins heureux, mais plus tranquilles, où elle était absente. Julien, pour le moment, était amoureux. Il n'envisageait pas du tout qu'il pût devenir l'amant d'Antoinette. Il y avait en lui, comme en beaucoup d'autres hommes, deux hommes différents: le gourmet qui s'attardait, et le conquérant à l'âme sèche, pressé d'en finir, d'enregistrer une victoire. C'est cet être despotique et avide qui nous pousse à terminer au plus vite la lecture d'un livre qui nous plaît et où il ferait bon cependant s'éterniser. Julien aurait dû prolonger ce stage passionné auprès d'Antoinette. Mais son despote intérieur le forçait à agir. Il lui soufflait cette raison: la jeune femme attendait peut-être une cour plus agressive, et pouvait s'étonner, se vexer même, de cet amour trop patient. C'était d'autant plus absurde qu'il ne se sentait aucun désir. Il n'imaginait pas la possession d'Antoinette. Il était même effrayé à l'idée de cette profanation. D'ailleurs, aucune idée sensuelle ne le tourmentait. Mais c'était un homme de préjugés. Il se figurait qu'il ne pouvait supporter quelques jours de chasteté. Au bout d'un certain temps, il était nécessaire, raisonnable, sage, d'assouvir ses instincts. Il jeta sur l'effectif féminin du château un regard circulaire. L'institutrice anglaise, que lui avait signalée le jeune vicomte, ne pouvait s'enlever du jour au lendemain. C'était une cour à entreprendre. Il n'en était pas question. Il effleura rapidement madame Lorgis, qu'il jugea inaccessible. Et puis, c'était la femme du marchand de petits pois avec qui il était en train d'ébaucher une amitié. Il valait mieux, somme toute, jeter ses regards ailleurs... Il écarta d'un geste la petite rouquine et se trouva en présence de la chanteuse, une forte femme d'une chair un peu pâle, mais dont la quarantaine épanouie était assez attirante. Julien avait un peu plus de trente ans. Et il gardait, de ses rêves d'éphèbe, cette impression qu'il était honorifique de servir de mâle à une dame notablement plus âgée. Il pensait cependant que madame Jehon faisait lit commun avec le probe artiste, et cette idée n'avait rien d'appétissant. Mais la grande raison qui le détourna de la chanteuse fut qu'il ne pouvait lui faire la cour en même temps qu'à Antoinette. C'était difficile et absorbant. Les bonnes? Faire comme Jacques de Delle, et encourir, si cela s'apprenait, le mépris de Lorgis! Et puis, Antoinette le saurait peut-être aussi... Non, le mieux était d'aller à Tours à la prochaine occasion. Cette promesse vague qu'il se fit lui donna satisfaction. Pendant quelques jours, Henri, le petit dragon, ne vint pas au château. Il était très pris, au quartier de cavalerie, par ses examens d'élève-brigadier. Les journées de Julien étaient longues, mais elles passaient tout de même, grâce à ses nouvelles fonctions de soupirant. Il était libre jusqu'à l'heure du déjeuner, car ces dames ne descendaient pas avant midi. Les hommes, vers neuf heures, se retrouvaient dans une petite salle basse, dallée, et ornée de faïences hollandaises. C'est là que l'on servait le thé, du café, du porto, de la viande froide ou du poisson grillé. L'auto partait pour Tours, aux provisions, ou bien conduisait le marquis dans un des villages voisins, toujours pour quelque affaire de la plus haute importance. On emmenait aussi des invités. Mais le nombre des places était limité. Julien cédait toujours la sienne. Il aimait mieux se promener dans le parc avec Lorgis. Ils allaient d'ordinaire s'asseoir sur un talus, à la lisière du parc. C'était là qu'ils causaient, en attendant le facteur. Julien n'avait pas de courrier. Mais Lorgis recevait chaque matin trois lettres volumineuses de ses fondés de pouvoir. Il en prenait connaissance rapidement, puis rédigeait des télégrammes que le facteur emportait en repassant par là. --Vous m'intéressez beaucoup, lui dit un jour Julien, qui l'avait regardé lire ses lettres. Je comprends combien votre finesse, votre hauteur de vues doivent vous servir dans la grande entreprise que vous dirigez... --Oui, dit Lorgis, ces qualités que vous voulez bien me reconnaître, m'aident en effet puissamment--parce que je les laisse de côté. Et je me suis servi tout bonnement d'autres qualités que m'a léguées mon père, et qui s'appellent de l'ordre et de l'activité. J'ai eu sur les bras une besogne considérable, et facile, la besogne rêvée pour un paresseux de mon genre, qui tient à s'occuper constamment et à ne pas faire d'effort. Du travail, du boulot, comme disent les ouvriers, mais pas de coton. Ça n'est guère devenu délicat que depuis trois ans, quand nous avons commencé à avoir des grèves. A ce moment, et en vertu de belles raisons de solidarité difficiles à discuter pour le paresseux en question, il a fallu faire cause commune avec les patrons, mes collègues. Rien d'aussi pénible pour moi que nos réunions. Je ne suis pas combatif, et il y a des gens qui parlent tant, et qui sont si sûrs d'eux-mêmes, qu'ils finissent parfois par m'impressionner... Et je m'en veux d'avoir un jugement si faible. Vous n'avez pas idée de l'énergie qu'il me faut pour leur dire quelquefois qu'ils ne sont pas dans leur droit autant qu'ils se l'imaginent, pour leur laisser entendre que de l'autre côté, les ouvriers ont peut-être raison autant que nous, et, qu'en tout cas, c'est un peu leur tour d'avoir raison. Alors, n'est-ce pas? les patrons m'ont à l'œil. Je sens très bien qu'ils me considèrent comme un suspect, comme un faux frère, comme un personnage à double face qui ménage le peuple dont il a peur. Quand je veux faire des concessions, ils me sortent l'éternel argument: «Ne jamais céder! Si on fait un pas en avant, on est fichu... Vous leur rendrez un mauvais service en les ménageant; ils deviendront plus exigeants, ils se contenteront plus difficilement de leur sort... Par votre compassion, vous en aurez fait des malheureux.» Vous reconnaissez bien là toutes les maximes de la tyrannie raisonnable, et de la sage barbarie des satisfaits... Évidemment, je serais bien plus tranquille si je voyais les choses d'un peu plus bas, si j'obéissais aveuglément à cette consigne de solidarité qui nous unit, si je n'essayais pas de me mettre à la place des ouvriers qui sont en face de nous. Quand on ne voit qu'un seul côté de la question, on est bien plus à son aise... Mais on ne se refait pas. Je suis l'homme des concessions et des transactions. Ainsi, dans mes affaires, je n'ai jamais de procès. Aussitôt que j'entre en conflit avec quelqu'un, oh! il m'arrive de me mettre en colère, comme tout le monde, de faire l'imbécile et de crier: «Je serai intransigeant! Je le traînerai devant les tribunaux!» Seulement, comme je me suis fait une règle de ne jamais prendre de décision immédiate, le lendemain, je suis calmé. Et je transige. C'est ainsi qu'ils se parlaient chaque matin de leurs préoccupations, et qu'ils évoquaient de graves questions, paisiblement, sans trop s'émouvoir. C'étaient des entretiens libres et heureux. Quand ils étaient las d'être assis sur l'herbe, ils reprenaient le chemin du château. Et Julien montait dans sa chambre pour mettre un pantalon plus frais, afin de faire honneur à la dame de ses pensées. CHAPITRE X Vers l'amie. Les poètes ne servent pas seulement de truchement aux amoureux. Ils leur rendent encore ce service aussi important et aussi pratique de leur fournir des intermèdes pour leurs longs entretiens avec la femme aimée. Quand on est mal disposé, quand on est à court de sujets de conversation, un saut à la bibliothèque. Victor Hugo vient nous dire complaisamment _La Tristesse d'Olympio_. Vigny, sans se faire prier, détaille les strophes miraculeuses de la _Maison du Berger_. Ou bien, c'est Baudelaire qui, aux alentours du crépuscule, nous prête son _Balcon_, à l'effet immanquable. Julien connaît aussi les poètes actuels. Sa mémoire est munie de vers tout récents. Il a avec lui le nécessaire de poésie, tout à fait moderne, dernier cri. Il possède aussi quelques souvenirs d'enfance qu'il raconte fort bien. Il parle de sa mère comme si c'était lui qui avait découvert l'amour filial. Enfin, il sait faire de fréquentes allusions à son isolement, au besoin constant de consolation qui le tourmente. Il arrive à parler couramment de la personne idéale qui écoutera sa souffrance. Et, quand le soir, on se sépare pour aller se coucher, et qu'il prend congé d'Antoinette, son serrement de main n'est pas la grossière pression d'un bellâtre malappris... C'est une étreinte de doigts où l'on sent tout son désespoir. Il serre la main d'Antoinette comme un naufragé saisit une branche de la rive. Tous ses gestes savent être instinctifs, presque inconscients. Il n'adresse à la bien aimée que des hommages naïfs et éperdus, qu'elle ne peut pas repousser. Julien n'agit pas avec l'habileté cauteleuse d'un oiseleur qui veut prendre une proie au piège. Non, mais tous ses efforts sont naturellement adroits, car il voit clairement le but vers lequel il se dirige. C'est un homme plein de tact, à qui il ne manque le plus souvent, pour bien agir, que la volonté d'agir. Cette volonté, il l'a enfin acquise le jour où, ayant fait entendre à Antoinette qu'il l'aimait, il s'est donné à lui-même la certitude qu'il était épris de cette femme. Il n'a plus qu'à obéir à sa volonté, comme Ruy Blas obéissait à Don Salluste. Et que m'ordonnez-vous, seigneur, présentement? --De plaire à cette femme, et d'être son amant. D'ailleurs, il ne désire pas encore Antoinette. Heureusement. Car le désir, animal pressé et maladroit, lui ferait faire des bêtises. CHAPITRE XI Intermède: Rose Meulier. Qui aller voir à Tours? C'est une ville de garnison. Comment, sans renseignements, être sûr des femmes de là-bas? Il n'osait en parler au petit dragon. D'ailleurs, Henri avait sa bonne amie à la ville, une bonne amie très jalouse, et qui ne lui avait probablement pas laissé l'occasion de se documenter. Le meilleur, peut-être, était d'écrire à Paris. Il passa en revue ses amies. La plus facile à faire voyager était Rose Meulier, une forte brune de trente-cinq ans, qui avait, disait-elle, joué la comédie, et qui était, en tous cas, très liée avec une actrice du Gymnase. Rose Meulier était vaguement entretenue par un Belge qui passait tous les trois mois quinze jours à Paris. Or, il était venu le mois précédent. Rose Meulier ne devait pas avoir quitté Paris, car elle ne se déplaçait qu'avec Madge Raynaud, son amie du Gymnase. Or, Madge jouait un des principaux rôles dans la reprise actuelle, étant une de nos plus charmantes vedettes d'été. Le surlendemain, Antoinette et le marquis devaient précisément s'absenter toute la journée. Ils allaient assister à un mariage aux environs d'Orléans. L'auto les mènerait au rapide de dix heures, à Saint-Pierre-des-Corps. Julien en profiterait pour aller à Tours. Il écrivit donc à Rose Meulier de prendre le surlendemain le train de huit heures à Paris, qui arrive à onze heures à Saint-Pierre. Julien reçut la dépêche d'acceptation de Rose Meulier, le lendemain à midi. «Entendu. Compte sur moi demain. Baisers. _Rosy._» Rosy était un petit nom gentil qu'elle se donnait à elle-même. Julien, le jour venu, se tourmenta: sa combinaison était ingénieuse, mais trop juste de jeu, et pouvait rater. Un peu de retard du rapide de Nantes, qui devait conduire Antoinette à Orléans, et la marquise apercevait Rose Meulier sur le quai de Saint-Pierre-des-Corps. Ce ne serait pas grave, grave, mais tout de même un peu gênant. Il n'avait pas dit pourquoi il allait à Tours. On ne le lui avait pas demandé. On pouvait supposer ce qu'on voudrait. Mais si on voyait Rose Meulier... Il était si préoccupé qu'il oublia d'admirer la robe délicieuse et l'exquis chapeau qu'Antoinette avait sortis pour le mariage. Et, comme Antoinette n'avait accepté d'assister à ce mariage que pour se faire cette robe et ce chapeau, on peut concevoir qu'elle en attendait des compliments, surtout d'un homme dont elle occupait, en souveraine, la pensée. Il ne s'expliqua pas du tout sa froideur, pendant le trajet en auto de Bourrènes à Tours. Ils étaient installés tous les deux derrière la voiture. Le marquis était sur le siège à côté du chauffeur, à qui il parlait avec animation. Antoinette et Julien n'échangèrent que de rares paroles, et, le grave, c'est qu'il ne parut même pas s'étonner assez de sa froideur, obsédé qu'il était par cette histoire de retard possible du rapide. Enfin, arrivant à Saint-Pierre-des-Corps, il apprit que le train était annoncé. Soulagé d'un grand souci, il regarda Antoinette, et lui dit une phrase très gentille sur la vision merveilleuse qu'il emporterait d'elle, en l'assurant qu'elle n'avait jamais été si jolie. Elle changea instantanément de regard et de visage. Elle se dit sans doute: «Il était temps!» Car le train précisément entrait en gare. Ils se séparèrent après s'être donné leur meilleure poignée de mains, heureux l'un de l'autre, sans s'être rendu compte du souci dont chacun d'eux était enfin délivré. Rose Meulier était une femme d'un caractère égal, d'un esprit pondéré, ennemie résolue de l'iniquité. Elle ne poursuivait, bien entendu, son idéal de justice que dans le domaine assez restreint, il faut le dire, de ses préoccupations. C'est ainsi qu'elle ne cessa d'être impressionnée pendant tout son voyage à Tours par un différend qui mettait aux prises une crémière de sa maison de Paris et le gérant de l'immeuble. Elle en fit juge son ami Julien et lui exposa l'affaire pendant le déjeuner. Après le repas, ils s'installèrent dans un lit de l'hôtel... Rose était loin d'être dénuée de sensualité. Elle ne manquait jamais de manifester une très vive émotion, des plus sincères d'ailleurs, quand elle était aux bras d'un amant, de perdre la tête pendant trois ou quatre secondes, au point de s'écrier chaque fois, et sans varier d'ailleurs sa formule d'enthousiasme: «Je vois le ciel! Je vois le ciel!» Elle n'y faillit pas cette fois-là. L'instant d'après, elle avait repris son sang-froid, et résumait tous les mauvais arguments du gérant. Puis elle faisait un tableau saisissant de la situation de la malheureuse crémière, enceinte de trois mois, et élevant quatre enfants, dont le dernier dans une couveuse. Cette description fut si complète que Julien, qui somnolait, eut le temps de retrouver son ardeur. Il entoura à nouveau de ses bras cette docile personne, qui revit pour la seconde fois le firmament, et en fit la constatation. Puis, pendant que Julien s'endormait tout à fait, elle prononça un réquisitoire intarissable, qui atteignait par-dessus la tête du gérant la propriétaire elle-même, responsable de la barbarie de son représentant. Julien dormit profondément jusqu'au dîner. Quand il s'éveilla, il vit Rose Meulier, assise sur l'oreiller, qui travaillait, gentiment, à de petits chaussons de laine blanche. Julien la regarda avec un sourire tendre, en se demandant comment il allait faire pour la quitter le plus vite possible. --C'est très ennuyeux, dit-il au bout d'un instant. Je vais être obligé de rentrer au château après dîner. Ça ne te fait rien de passer la nuit toute seule à l'hôtel? --N'y a-t-il pas de train pour rentrer à Paris ce soir? dit Rose Meulier, qui n'était pas femme à soulever des récriminations chaque fois qu'une question de justice ne se trouvait point en jeu. --Il y a un train tout à l'heure. Mais il faut se dépêcher. Je crois qu'il y a un wagon-restaurant. --Si c'était ça, dit Rose, je préférerais rentrer maintenant, parce que j'irais prendre Madge au théâtre... Elle s'habilla rapidement. Julien la conduisit à la gare, où elle n'eut que le temps de monter dans le train. --Voilà, se dit Julien. Comme il n'y a pas de moyen pratique pour rentrer ce soir au château, je vais dîner tout seul au restaurant. Puis je passerai la soirée tout seul à une terrasse de café. J'irai ensuite dormir tout seul, après qu'on l'aura refait, dans mon lit de cet après-midi. CHAPITRE XII Progrès. Le récit de cette journée fut fait, dès le lendemain, à la marquise de Drouhin, par Julien lui-même, mais avec des variantes qui relevaient un peu l'aventure, quelques lacunes volontaires, et des interprétations imprévues. Rose Meulier devenait carrément une femme de théâtre. Elle trahissait un amant, un amant étranger, au profit du seul Julien. Si Julien avait fait tous ses efforts pour la renvoyer à Paris, le plus tôt possible, c'était parce qu'il sentait bien que depuis son changement d'existence, son âme d'homme était profondément modifiée, et qu'il lui serait désormais difficile de supporter les êtres avec qui il avait jadis vécu. Il avait voulu faire une dernière expérience. Elle était décisive et navrante. ... Julien, tous ces jours précédents, s'était demandé par quelle transition il arriverait à faire savoir à Antoinette que non seulement il avait besoin d'un appui moral, mais d'une véritable maîtresse... Jamais, pensait-il, je n'arriverai à lui dire cela... Or, cette femme quasi-divine, à qui il n'avait jamais osé déclarer formellement qu'il l'aimait, cet être surnaturel entouré de respect et de ferveur, cette idole intangible trouva moyen de lui faire une scène de jalousie, et de lui reprocher hautement son équipée de Tours. Il s'agissait, disait-il, d'une dernière expérience, d'une sorte d'adieu à une existence misérable... Mais elle ne pouvait comprendre comment un homme, qui se prétendait absorbé par un rêve, conquis par un idéal nouveau, comment un fidèle pouvait déserter l'autel où il se trouvait en extase, pour aller se livrer à de honteux ébats... Et comme Julien protestait, jurait qu'il ne s'agissait là que de gestes sans importance, Antoinette déclarait qu'il n'en était que plus coupable... D'ailleurs, elle ne croyait pas ce qu'il disait. Certainement, il était allé à Tours, parce que cela lui plaisait... Il avait bien tort de s'en défendre. Et pourquoi s'en défendrait-il? Il était maître de sa conduite... Il n'appartenait à personne. Et s'il prétendait ne pas être indépendant, il mentait. Car il fallait toujours en venir là: s'il avait été si occupé d'une pensée unique, il ne se fût jamais échappé vers ces distractions. ... Julien ne protestait que mollement. L'important pour lui était de prolonger la discussion. Il sentait très bien, sans se le formuler avec netteté, que chaque grief invoqué par Antoinette la rapprochait insensiblement de lui. C'était elle désormais qui engageait le fer. Elle se liait et se livrait ainsi peu à peu. Cet entretien, bien moins amical et bien plus intime que les autres, se passa après le dîner. Antoinette était revenue, l'après-midi, du mariage. Elle était assez fatiguée. Et cependant ils restèrent à causer sur la terrasse beaucoup plus tard que les soirs précédents. Les joueurs de bridge, qui avaient terminé leur partie, interrompirent la conversation. Antoinette se leva pour remonter à sa chambre, et donna à son invité une poignée de mains extraordinairement molle et froide. Est-ce donc de la sorte qu'une dame polie prend congé d'un monsieur qu'elle a fait venir chez elle pour passer quelques semaines? Seule, une maîtresse peut ainsi traiter un amant. Julien regarda Antoinette avec un œil désespéré, cependant qu'un espoir invincible gonflait de félicité son cœur; et ces deux sentiments, le secret et l'exprimé, étaient, chose curieuse, très sincères l'un et l'autre. CHAPITRE XIII La galerie intervient. Le marquis, la marquise, madame Lorgis et madame Jehon étaient partis, après le déjeuner, pour faire une grande promenade en auto. Le diplomate avait entraîné Jehon à la pêche à la ligne. Il y avait, à trois kilomètres du parc, une petite rivière qui, disait le diplomate, devait être «poissonneuse en diable». Il prétendait être un fanatique de la pêche et un connaisseur. --Il a l'air d'un pêcheur assez compétent, dit Julien à Lorgis. --Il n'est compétent en rien, dit Lorgis. --Vous dites cela, constata Julien, avec une espèce de joie sauvage. --C'est possible, dit Lorgis en souriant, mais que voulez-vous? Ce genre de type-là, c'est celui que j'exècre le plus... Compétent, le diplomate? C'est un de ces individus à qui la compétence sera toujours interdite, parce qu'ils ont un besoin constant de briller, dans n'importe quel ordre d'idées, et que jamais un gaillard comme ça n'aimera connaître les choses pour le plaisir de savoir. Ainsi, je préfère cent fois le marquis, si hurluberlu qu'il soit. Au moins, lui, il s'intéresse vraiment à ce qui l'occupe... Pas longtemps, mais il s'y intéresse. Tandis que ce monsieur Dessiré, le diplomate... Vous savez qu'il n'est même pas diplomate? Il a passé jadis un vague examen des Affaires Étrangères; il est parvenu, grâce à mille protections, au grade de troisième secrétaire. Il a considéré, avec juste raison, qu'il ne pouvait pas aller plus loin, et a demandé sa mise en disponibilité. Et c'est la faveur, on peut le dire, qu'on lui a accordée avec le plus d'empressement... Regardez-le s'en aller à la pêche. Il a appris d'un pêcheur deux ou trois termes spéciaux, le nom de quelques appâts... Et il ne va au bord de la rivière que pour avoir l'occasion de sortir ses petites connaissances. ... Il emmène avec lui l'auditeur qu'il lui faut, cette poire majestueuse de Jehon à qui il en impose surtout par sa sévérité, par sa raillerie systématique. Moi, j'ai horreur de ça... Oh! je ne défends à personne de s'égayer sur le compte de son prochain. Vous pouvez constater que je ne m'en prive pas, du moment qu'il y a de quoi... Mais, nom d'une brique! il faut qu'il y ait de quoi. ... J'ai connu au Havre un parent à moi, un vieux monsieur de la marine, pas bête du tout, et très moqueur. Or, il prétendait ne se moquer que des gens ridicules. Il disait: «On me traite de rosse, mais il faut reconnaître que dans mes rosseries il y a toujours un grain de justice. Je ne veux rien savoir de la rosserie à blanc. Pour moi la blague, c'est une façon comme une autre de dire la vérité.» Julien écoutait parler le marchand de petits pois, et se sentait content, et un peu orgueilleux d'être son compagnon, et de causer avec lui si librement. Il ne pensait que rarement à ses trente millions, et s'il y pensait quelquefois, il se disait que l'amitié de Lorgis était d'autant plus précieuse qu'elle était certainement désintéressée. Il sentait bien qu'il n'exploiterait jamais ce millionnaire, sa situation personnelle étant assez indépendante pour l'en dispenser, et Lorgis le savait aussi. Julien pouvait donc s'abandonner aux charmes de cette liaison. La sincérité de ses sentiments ne serait jamais suspectée. Ce matin-là, ils étaient arrivés jusqu'à une sorte de terrasse que bordait un petit mur, et qui donnait sur une plaine démesurée. Ils prirent place sur un banc, mais Lorgis, à peine assis, se leva tout de suite: --Non, dit-il, ne restons pas là. Cette immensité de ciel m'étourdit. Mes idées se dispersent; ainsi que l'on dit dans un poème allemand dont j'ai oublié l'auteur, elles deviennent toutes petites, toutes petites, et disparaissent comme le tout petit point noir d'un oiseau lointain. Allons-nous-en. Ici, je ne pourrais que rêver et dormir. Tenez, il y a un petit banc là-bas, qui me paraît tout à fait confortable... Oui, d'ailleurs, j'ai quelque chose à vous dire. Julien, étonné, le regarda. --J'ai quelque chose à vous dire, monsieur Julien Colbet, dit Lorgis en cachant sa gêne sous un peu d'emphase. Je recule cette explication depuis quelque temps parce qu'elle m'embête un peu. C'est peut-être pour cela que je me suis étendu avec tant de complaisance sur le cas de ce diplomate imbécile... Ils étaient arrivés à ce petit banc. Julien, impatient et un peu troublé, s'y assit. Lorgis prit davantage son temps, s'assit à son tour, sourit d'un air gêné... --Il faudra pourtant que je vous le dise! Allons!... Je vais vous communiquer mes inquiétudes au sujet... de ce qui se passe... entre vous et notre cousine Antoinette... Ne sursautez pas! Ne me répondez pas! Je vous demande instamment d'attendre que j'aie terminé, complètement terminé, pour me dire... ce que vous aurez à me dire. Si vous me répondez tout de suite, avec des réponses sincères ou de commande, l'entretien déviera. J'en garderai mieux le fil si je suis seul à parler... Je commence par vous faire cette déclaration, que je déteste me fourrer dans la vie des gens et attenter ainsi à leur liberté. J'ai vu si souvent des personnes se mêler des affaires d'autrui, en se payant de bonnes raisons pour justifier ce qui, de leur part, n'était que de la curiosité! Moi, j'ai horreur de ça... Je me suis bien interrogé avant de vous parler... Je ne tenais pas du tout à avoir avec vous cette explication! D'abord il y a de fortes chances pour qu'elle soit inutile, et qu'elle n'arrête rien. Mais tout de même, j'ai le devoir de tenter l'exceptionnel... Car je veux avoir fait l'impossible pour empêcher qu'Antoinette devienne votre maîtresse... Ne me répondez pas, je vous en prie! Vous parlerez tout à l'heure... ... Je tiens aussi à vous déclarer que je me fiche complètement que Hubert soit ou non cocu. Si je n'écoutais que mon bon cœur, je souhaiterais même ardemment qu'il le fût, parce que je voudrais voir comment il prendrait la chose, et que je me demande avec une très vive curiosité si cet événement serait capable de retenir son attention pendant vingt-quatre heures. ... Au point de vue de la justice immanente, personne mieux que lui n'aurait mérité cette infortune. Il a épousé, il y a sept ans, cette admirable femme dont il ne s'occupe jamais. Il n'est pour elle ni un mari ni un compagnon. Il n'a pour elle qu'une galanterie impeccable, quand les hasards de la vie la font se trouver sur son chemin. Jusqu'à présent, la Providence a préservé Hubert d'un sort fâcheux. Il est, avec moi, un des rares maris non trompés que je connaisse. Mais, moi, c'est que je veille au grain! Il faut vous dire que j'ai fait mon stage avant mon mariage. J'ai adoré ma première maîtresse, et j'ai été trompé à dix-neuf ans. Précocité. J'ai été très malheureux, très lâche, très faible. La dame a fini par me quitter. J'ai trouvé une autre personne qui m'a consolé, puis trompé à son tour. Non seulement j'avais contre moi une fatale clairvoyance, mais j'inspirais à mes maîtresses une telle confiance qu'elles n'arrivaient pas à me mentir, et qu'elles finissaient toujours par me prendre comme confident. A ce jeu, je n'ai acquis aucune résignation: au contraire, plus ça se répétait, plus ça m'était désagréable. Mais j'y ai gagné tout de même une expérience sérieuse. Si bien que lorsque j'ai épousé ma délicieuse Annette, d'avance je répondais de sa conduite. Je m'occupe d'elle. Je la distrais. Je lui ai fait des enfants, et je l'ai vivement intéressée à leur éducation. C'est un procédé un peu vieux, mais qui n'en est pas plus mauvais. Elle s'occupe beaucoup de ses gosses. De cette façon, les enfants ne sont peut-être pas infailliblement bien élevés, mais la conduite de la mère a des chances d'être irréprochable. ... Je mérite donc hardiment mon sort de mari indemne. Quant à Hubert, je le répète, c'est un miracle s'il ne lui est rien arrivé jusqu'à présent. Et, si ennuyeux que ce soit pour la galerie, je veux faire tous mes efforts pour que ce miracle subsiste. Antoinette est une femme pour qui j'ai beaucoup d'admiration, une amitié profonde, et, comme tout le monde ici, un peu d'amour... Elle a de la religion, et le maximum de vertu... Mais elle est très belle. Son mari ne lui assure aucune protection morale. Et, dans ces conditions, ses excellents principes ne serviraient qu'à donner plus de solennité à sa chute... ... Vous m'êtes très sympathique... Mais je fais des vœux ardents pour que vous ne réussissiez pas dans votre entreprise... Attendez... Vous aurez la parole tout à l'heure... Or, voulais-je vous dire, je ne vois qu'un moyen, pour que vous n'arriviez pas à vos fins. C'est que, de vous-même, vous renonciez à vos projets. Si bête que ce soit de vous demander cela, je veux vous l'avoir demandé. Ça me gâte la vie de penser que cette chose gênante puisse arriver dans la famille de Drouhin, si mal incarnée par Hubert. Ça m'embêterait surtout à cause de ce brave petit homme d'Henri, qui est le vrai représentant des Drouhin, qui s'apercevrait de tout, et qui serait, c'est triste à dire, le vrai cocu de l'affaire... Maintenant, mon vieux, c'est à vous de parler, mais, je vous en prie, ne me dites rien, car vous n'avez absolument rien de sincère à me dire. Et des règles de gentilhommerie, de galanterie, dont nous nous fichons l'un et l'autre, mais auxquelles nous ne pouvons nous soustraire, des convenances impérieuses vous interdisent d'être sincère avec moi... Non, non, je sais... «La sympathie que vous a inspirée la marquise est pleine de respect... Et jamais, au grand jamais, vous n'oseriez...» C'est entendu, je considère que vous m'avez dit tout cela. J'aime autant ne pas le réentendre... Pensez seulement à ce que je vous ai dit, moi... Votre cœur n'est peut-être pas encore engagé. Si tentante que soit une pareille aventure, évitez-la. Ne soyez pas l'occasion élégante et sinistre que la Providence a épargnée jusqu'ici à cette maison. Ne dites pas: «Autant moi qu'un autre.» Il est possible que ce ne soit jamais un autre. Et d'ailleurs, je préfère que ce soit un autre que vous, un autre que je ne connais pas, plutôt que vous que j'estime. Je n'emploie pas de termes plus affectueux, pour ne pas avoir l'air de vouloir vous gagner à ma cause... Au revoir, mon vieux. N'en parlons plus. Non! non! Je vous ai dit que je savais tout ça... Et, repoussant Julien, qui essayait de dire quelque chose, il ne savait quoi, pour ne pas rester silencieux, le marchand de petits pois lui serra la main rapidement, et s'en alla en toute hâte, en hélant, faute de mieux, ce falot de Jacques de Delle, qui apparaissait au bout de l'allée. CHAPITRE XIV Effets d'une intervention. Au reste, Julien ne tient pas à lui courir après. Que lui dirait-il? Il ne sait que se dire à lui-même. Comme tout est compliqué! Il croyait que son aventure avec la marquise allait suivre bien doucement son cours. Pourquoi Lorgis vient-il se jeter à la traverse? Il n'est pas seulement ennuyé d'être en désaccord avec le marchand de petits pois. Il est effrayé de faire de la peine à ce jeune Henri qui a fait sa conquête, dès le jour où ils se sont rencontrés. Et il va peut-être rompre avec ces deux hommes... Pour qui? Pour une femme qu'il aime, qu'il adore, mais aussi avec qui il se sent beaucoup moins de liens... Il pense bien qu'à la rigueur, il sacrifierait le petit dragon, très gentil, très sympathique, mais qui, en somme, n'a fait qu'une brève apparition dans sa vie. Mais Lorgis? Il s'en rend compte maintenant: jamais, depuis qu'il est arrivé à l'âge d'homme, il n'a connu un ami qui vaille celui-là. Il se sent vraiment heureux quand il est avec lui; il s'amuse passionnément! Certes, Antoinette est venue embellir sa vie, l'anoblir, l'orner de gloire. Mais comme, cette vie, Lorgis la rend singulièrement plus animée, plus vibrante, plus variée! Ainsi, la veille même, ils étaient allés s'asseoir tous les deux dans une auberge, où passaient des rouliers; et Lorgis avait une façon de regarder les gens, qui les mettait en lumière. Vraiment, quand on était avec lui, il semblait qu'on eût des yeux plus vifs et plus pénétrants. Son regard dirigeait votre regard où il fallait. Lorgis, par sa seule présence, augmentait votre curiosité et votre clairvoyance. Des fois, sans rien dire, il vous parlait et vous instruisait... Julien, maintenant, a bien cette impression que Lorgis se détachera de lui s'il n'écoute pas les conseils de tout à l'heure... Il faut donc choisir... Entre cette soumission heureuse et tranquille que représente pour lui son amitié avec Lorgis, et la gloire, pleine de périls, d'exercer sa domination sur cette belle Antoinette, il y a de quoi hésiter. Qui sait? Peut-être Julien eût-il sacrifié son amour naissant, s'il avait eu un jugement plus personnel... Mais c'était un homme du monde, qui adoptait les cours en usage pour les différentes joies de la vie, que le monde a estimées et classées. En regard de la conquête d'une aussi belle femme, quel petit trésor que le pur trésor d'une amitié d'homme! Même les périls, les incertitudes de cette conquête en font un événement plus glorieux. Entre le placement rémunérateur et de tout repos que représente l'amitié de Lorgis, et la belle spéculation d'une aventure amoureuse, toutes les traditions mondaines et françaises défendent à ce jeune homme de balancer. Julien balance cependant... Il se figure qu'il est indécis... S'il voyait clair en lui, il saurait très bien qu'il n'a jamais de décision à prendre, et qu'il attend tout des événements. Ce qu'il appelle de l'indécision, c'est plutôt l'ignorance de la route où le destin va le pousser. Est-il capable d'aller trouver Antoinette et de lui dire: Voilà ce que j'ai résolu? Tout ce qu'il fera, c'est de lui parler... peut-être... si l'occasion l'y amène... de lui rapporter ce qu'a dit Lorgis... Et ce qu'il dira lui-même dépendra du visage qu'elle aura. Julien, jusqu'au retour d'Antoinette, erre sous les arbres du parc. Plus il y songe, plus il lui semble difficile d'abandonner cette entreprise si bien commencée. C'est tellement contraire à la nature humaine de renoncer à ce qu'on n'a pas encore eu... On sacrifie un avantage acquis, une maîtresse déjà conquise... Mais une femme à conquérir? Il est d'ailleurs très difficile, pour un homme faible, de dire: «Je ne ferai pas cela,» parce que, tant que l'action n'est pas commise, le sacrifice n'est pas définitif, et l'action à commettre est toujours là comme une tentation impérieuse. On n'a pas la ressource de se dire: «Le sort en est jeté, n'y pensons plus.» On y revient toujours. ... «Oui, pense Julien. Mais est-ce que je l'aime vraiment?» Un doute, tout à coup, surgit en lui. «Si je m'étais trompé, si je ne l'aimais pas!» «Mais je lui ai dit que je l'aimais. Je suis engagé. Si je l'aime, je puis me sacrifier. Si je ne l'aime pas, je ne puis la sacrifier. Je lui ai trop dit que je l'aimais. Ce serait infâme de la détromper. Si je ne l'aime pas, je dois continuer toute ma vie ce pieux mensonge.» Il se voit, feignant de l'aimer, la pressant dans ses bras, la câlinant avec tant d'ardeur qu'elle croira toujours que c'est sincère, et ce rêve de dévouement pour cette pauvre femme, si jolie, ne lui est en aucune façon désagréable. Ce même soir, après dîner, afin de pouvoir causer avec Antoinette, Julien espérait avec impatience la formation du bridge quotidien. Mais, par considération pour le diplomate, on attendait toujours, pour s'installer autour de la table, qu'il fût remonté dans sa chambre... On n'attendait généralement pas longtemps. Depuis quelques instants, assis sur un fauteuil d'osier, on remarquait qu'il tenait toute droite sa tête un peu rafistolée, qu'ornait une moustache fine. Aucune animation ne retenait plus ses paupières tombantes. Il souriait encore, bien que sa verve, dans ses yeux, ne fût plus qu'en veilleuse. Il écoutait les gens avec politesse, mais son visage rigide dissimulait par instant un bâillement comprimé, dont le vent retenu filait doucement dans la rainure de ses lèvres entr'ouvertes. Puis on voyait errer sur son visage un sourire vague et continu. A ce moment, on sentait qu'il fallait se détourner de lui, lui laisser sa liberté, pour que, s'étant levé de sa chaise, il pût aller, à pas de flâneur, sur la terrasse, et disparaître ensuite jusqu'au lendemain, en effectuant ainsi une sortie à l'anglaise dont tous les assistants, du coin de l'œil, avaient épié chaque temps et chaque mouvement. --Au travail! disait alors un des amateurs de bridge, le plus souvent Lorgis, qui brillait beaucoup à ce jeu. Le marquis avait aussi de remarquables qualités instinctives. Mais il était maudit par ses partenaires, parce qu'il parlait tout le temps d'autre chose, sans pour cela cesser de suivre la partie. Quant à Jehon, le grand artiste, il jouait majestueusement et mal. Son partenaire ne pouvait s'empêcher de constater, presque chaque fois, qu'une ou deux levées avaient été perdues, et que si _on_ avait joué autrement... Jehon en souffrait, et, pendant le quart d'heure qui suivait la partie, il était obligé de se remémorer toute sa carrière pleine de gloire, sa rosette d'officier, sa médaille d'honneur... On ne se gênait pas, par exemple, pour accabler de reproches Miss Herford, la jeune Anglaise, qui riait d'autant plus qu'elle était plus attrapée. Le bridge et le bézigue une fois en pleine action, Antoinette et Julien purent gagner la terrasse. --Il a été question de vous cet après-midi, lui dit-il. --De moi? --Notre ami Lorgis a remarqué l'impression que vous aviez faite sur moi. C'était la première fois qu'il lui parlait ainsi d'elle en la désignant, et situait enfin dans la vie la personne idéale dont il avait été tant question entre eux. Encore une transition longtemps cherchée, et c'était Lorgis qui la lui fournissait maintenant! De sorte que le début même de cet entretien, destiné en principe à les séparer, les rapprochait l'un de l'autre. Sur un ton assez enjoué, il lui dit les craintes de Lorgis, en laissant entendre que les appréhensions de leur ami étaient beaucoup plus audacieuses que ses espérances à lui, Julien. Il sut très bien transposer les paroles de Lorgis, de façon qu'Antoinette n'eût pas à en être offensée, mais de façon aussi à enlever, par la même occasion, sans en avoir l'air, quelques-uns des voiles de respect dont il l'avait toujours entourée. Tout ceci fut exécuté avec beaucoup de tact. D'ailleurs, cette heure du soir était toujours la bonne heure pour Julien. --Il ne m'a pas laissé le loisir de lui répondre, continua-t-il. Et d'ailleurs, qu'aurais-je pu lui dire? Je n'aurais jamais osé lui révéler ce qui était en moi, et que je n'ai jamais pu faire connaître à personne. Lorgis est un homme plein d'intelligence. Il peut tout comprendre. Mais peut-il tout concevoir? Il n'a jamais éprouvé certainement pour personne les sentiments qui me pénètrent. Et ce sont des sentiments que l'on n'imagine pas quand on ne les a pas connus. Moi-même, jusqu'à ces temps-ci, je ne pouvais croire à leur existence... ... Il parlait, il parlait. Et Antoinette, noyée d'ombre, ne répondait rien. Il en était lui-même embarrassé pour elle... Le meilleur parti était de lui prendre la main, d'y déposer un baiser furtif, et de se sauver comme un voleur. Il s'en alla rapidement dans le parc, et remonta, peu après, dans sa chambre: de cette façon, il n'avait pas à revoir tout de suite le marchand de petits pois, qui aurait peut-être pu lui demander des nouvelles. A vrai dire, les conséquences de la conversation de l'après-midi avaient été un peu différentes de ce qu'attendait Lorgis, et même de ce qu'attendait Julien, à qui la seule présence d'Antoinette avait fourni des raisons puissantes, et vieilles comme le monde, de poursuivre l'éternelle aventure. CHAPITRE XV Travail latent. En se réveillant, le lendemain, après une nuit très paisible, Julien se disait: «J'ai quelque chose qui m'ennuie... Qu'est-ce que c'est donc?» Il finit par retrouver le souci perdu... C'était la nécessité de se retrouver en présence de Lorgis. Que lui dire? Il pensa un moment à faire comme ces soldats «tireurs au flanc», qui se font porter malades les jours de grande revue. «Si je ne me levais pas?...» C'était reculer puérilement l'explication: ce n'était pas l'éviter. Il sauta énergiquement à bas de son lit, comme un homme prêt à tous les courages... mais il ne savait toujours pas ce qu'il dirait à Lorgis. Il s'arrêta à ce parti: ne rien dire du tout. Et il s'y arrêta par raison, non par lâcheté. Il y eut même un certain mérite, car il était encore à un âge où l'on a un besoin continuel d'explications. Ce n'est pas de la franchise, c'est plutôt de la faiblesse: on ne veut pas rester dans l'incertain et dans l'inconnu. On couperait soi-même le fil qui fait tomber sur notre tête l'épée menaçante, afin d'être fixé, et de savoir au juste quand elle tombera. Julien, pour cette fois, eut l'audace d'attendre les événements. Au fond, ce parti-là n'avait pas de peine à être le plus sage, étant donné que toute autre résolution eût été absurde. Il ne pouvait vraiment raconter à Lorgis sa conversation de la veille avec Antoinette. Il n'était pas censé avoir parlé à la jeune femme, voilà tout. Lorgis, en le quittant, lui avait dit: «Ne me répondez pas! Taisez-vous!» Hé bien! il continuerait à se taire... Cette attitude, tout de même un peu fatigante pour un jeune homme pas très discret, lui fut facilitée au moins ce jour-là par les événements. Lorgis avait une course à faire à Tours. Il accompagna le marquis en auto. Le sculpteur et le diplomate, qu'une séance de deux heures avait blasés sur les plaisirs de la pêche, avaient trouvé dans un coin du château un très vieil échiquier, dont les pièces étaient presque au complet. La corbeille à ouvrage leur fournit un dé et une bobine de fil pour remplacer le pion et le cavalier qui manquaient. Ces deux hommes d'âge s'installèrent sur la terrasse avec une joie enfantine, qui faisait plaisir à voir. Julien errait devant le château, assez heureux d'être livré à lui-même, quand il vit venir Jacques de Delle, dans tous ses états. --Il m'arrive quelque chose de terrible, dit Jacques, le visage désemparé... «Enfin, pensa Julien, je vais peut-être m'intéresser un peu à ce falot personnage...» Jacques de Delle lui tendit une dépêche: --Harry Nicolas arrive demain! --Harry Nicolas? l'auteur dramatique? --Oui, mon cher. La pièce que nous allons jouer à la matinée de verdure est de lui. Une pièce inédite... ou à peu près inédite: elle n'a été jouée qu'une fois chez les Le Buy, au château de Tressé. Cette unique représentation peut être considérée comme la répétition générale. La première aura donc lieu ici. Seulement, que va dire Harry Nicolas? Je n'ai pas la distribution complète. --... La distribution... --Oui, l'interprétation. La marquise et moi, nous jouons les deux principaux rôles. Georges Thonel, qui devait jouer le second rôle d'homme, ne me donne pas signe de vie. Je lui écris lettre sur lettre à Londres... J'ai envie de le lâcher... Mais... Vous n'avez jamais joué la comédie? --Jamais... Une seule fois... Mais enfin ça ne compte pas. Je puis dire jamais. --Sauvez-nous la vie! Jouez le rôle en question! Vous y serez très bien... --Vous êtes trop aimable. Mais vraiment je serai très maladroit, très mauvais... et j'aime autant pas. --Essayez... Si ça va mal, vous y renoncerez. Et, en tout cas, vous ne pouvez pas me refuser de prendre le rôle pour un jour ou deux. Harry Nicolas ne fera que passer. Je tiens à lui montrer que mon interprétation est au complet... J'ai tellement insisté pour qu'il me laisse jouer sa pièce ici... --Puisque ça doit vous rendre service, finit par dire Julien, qui n'avait pas beaucoup de défense, et que d'ailleurs, l'idée de jouer la comédie amusait un peu, malgré tous les périls et tous les effrois qu'il envisageait. Cependant, l'heure du déjeuner approchait. Et Julien allait revoir Antoinette qu'il avait quittée la veille si brusquement après un entretien si significatif. Quand elle arriva sur la terrasse, elle avait l'air extraordinairement distraite. Sans regarder Julien, elle lui tendit la main, et tout de suite la retira. Puis elle alla jusqu'à sa cousine Lorgis, à qui elle parla avec animation. Évidemment cette distraction indiquait le trouble de son âme. Cet air léger décelait une forte préoccupation. Il n'y avait pas à s'y tromper. Julien le pensait bien. Mais il n'était pas tranquille tout de même... Lui qui se demandait fréquemment s'il aimait ou s'il n'aimait pas Antoinette, il aurait dû remarquer sa propre inquiétude, et se dire qu'elle était un des symptômes les plus certains de cette sorte d'idée fixe qu'on appelle l'amour. Pendant le déjeuner, il essaya de rencontrer le regard d'Antoinette. Mais jamais ce regard n'avait été plus insaisissable. Il allait, tournait, s'élevait, s'abaissait, ne se posait nulle part. Le regard de Julien le chassait, comme on chasse un papillon. A la fin, le papillon demanda grâce. Les yeux d'Antoinette, suppliants, se tournèrent vers ceux de Julien. Ils disaient: «Il y a des gens autour de nous. Je vous en prie...!» Tout de même, comme ils ne disaient pas de choses précises, et comme Julien, irrité et troublé lui-même, sentait le besoin de taquiner cette charmante femme, de la faire souffrir un peu, il prit un visage impassible, c'est-à-dire méchant. Mais, rencontrant à nouveau les yeux d'Antoinette, ils les vit cette fois si tendres, si effrayés, qu'il se sentit heureux et malheureux à en défaillir. Et, pour rassurer sans retard la jeune femme, il la regarda à son tour avec toute la passion que peut contenir un regard. Ce n'était qu'une toute petite partie de ce qu'en contenait son âme. Mais enfin, c'était assez clair pour Antoinette, et même pour la plupart des convives. CHAPITRE XVI Arrivée d'un personnage épisodique. L'auto infatigable retournait à Tours l'après-midi. Elle emmenait cette fois ces dames, qui avaient des quantités d'achats à faire dans les magasins. Car, dès le lendemain, on se mettrait à fabriquer les costumes de la pièce. On avait déjà reçu de Paris des pièces de satin rose, vert, bleu. C'était, bien entendu, une pièce du dix-huitième. On trouverait certainement à Tours du galon, de la dentelle, et toutes sortes de fournitures, élastiques, boutons, rubans... Les femmes de chambre étaient mobilisées. La lingerie présentait le spectacle animé d'un atelier de couture chez un grand couturier parisien. Pendant que ces dames, sans prendre le temps de manger leur dessert, partaient tout de suite pour cette expédition un peu frivole, l'élément masculin et sérieux de la population châtelaine en profita pour se livrer, dans la salle de billard, à une poule au bouchon. Le sculpteur Jehon avait eu cette idée. Et, pour une fois qu'une idée lui venait, on pouvait dire qu'elle était magistrale. Ces messieurs furent enthousiasmés par ce jeu bien français, sur lequel ils étaient moins blasés que leurs valets de chambre, qui ne pratiquaient la poule au gibier que l'hiver, chez les différents marchands de vin de l'Étoile ou de la Plaine-Monceau. Le marquis, surtout, était à son affaire. Il jouait d'ailleurs en artiste et en gentilhomme, négligeant à l'occasion le souci de la victoire et l'appât du gain, pour donner à un de ses concurrents un conseil profitable: «En tête à gauche, et sur la rouge à droite, avec très peu de bille.» Julien se disait qu'Antoinette n'avait pu lui parler avant son départ. Mais au fond, il préférait cela. Les tendres regards qu'ils avaient échangés lui suffisaient pour un soir ou deux. C'était mieux. Il préférait ne pas trop en prendre à la fois, et s'arrêter quelque temps aux étapes. Pendant la poule, Jacques de Delle ne cessa d'être fébrile, et comme agité de remords. --Je reste ici, disait-il, je reste ici! Et je devrais préparer ma journée de demain, qui va être horriblement chargée!... A propos, dit-il au marquis, Harry Nicolas dit qu'il arrivera demain, à trois heures. La voiture pourra aller le prendre à Saint-Pierre? --Demain, ce ne sera pas commode, dit le marquis. Voyons, demain... --Il me semble difficile, dit Jacques de Delle, de ne pas aller le chercher là-bas, étant donné qu'il vient de Paris exprès. On ne peut pas lui demander de prendre le petit train pour arriver jusqu'à Grevecey. --Bon, dit le marquis, bon, je vais voir... Et il laissa Jacques de Delle un peu inquiet. Ces dames rentrèrent de Tours complètement claquées. Toute l'après-midi, elles avaient retourné de fond en comble des merceries poudreuses, et saccagé la tranquillité de boutiquières vénérables, qui n'avaient pas fait autant d'affaires en vingt-cinq ans. Elles rapportaient des rubans un peu passés, et notamment de vieilles boucles de souliers tout à fait bien. En dépit de leur fatigue, elles montèrent tout de suite à la lingerie, où elles restèrent si tard qu'on se mit à table sans elles. Elles vinrent demander un morceau de rosbeef, du pain, une carafe d'eau, et remontèrent travailler en toute hâte, en emportant avec elles ce repas de midinettes, qu'elles mangèrent avec leurs femmes de chambre; celles-ci consentirent, elles aussi, à dîner sur le pouce, tant elles étaient possédées, comme leurs maîtresses, par la fièvre du chiffon. La défection de la petite Anglaise désorganisait la partie de bridge. Personne ne s'en plaignit. Car la vogue de la poule au bouchon n'était pas calmée. Ce jeu recommença, inexorable. Mais si loin qu'il conduisît ces messieurs, ils se couchèrent néanmoins avant ces dames, et Julien, avant de se mettre au lit, vit encore des lumières aux fenêtres du vigilant atelier. Il pensa bien que la marquise devait l'oublier un peu. Mais il n'était pas pressé. Il se reposait encore à l'étape. Le lendemain matin, Julien fut accaparé par l'organisateur de la matinée de verdure. --Il s'agit, dit Jacques de Delle, de copier votre rôle sur le manuscrit. On a déjà fait, à la vérité, une copie de ce rôle; mais elle est entre les mains du jeune Thonel. ... Il me revaudra cela, dit, pour la forme, Jacques de Delle, qui n'était pas homme à tirer vengeance de qui que ce fût. Julien était voué pour la journée à la compagnie de ce bourdonnant personnage. C'était à eux qu'incombait l'honneur d'aller recevoir à la gare l'écrivain Harry Nicolas. Julien était d'ailleurs ému. Il connaissait de nom Nicolas, mais il ne l'avait jamais vu... Il n'osait pas trop interroger Jacques de Delle. Bien que Julien n'eût jamais produit qu'une pièce de vers à l'âge de dix-sept ans, il considérait que les velléités d'écrire, qui l'avaient tourmenté légèrement à divers moments de sa vie, faisaient un peu de lui le confrère d'Harry Nicolas. Il avait en tout cas l'impression d'être plus près de lui que des gens du monde. Et il pensait que Nicolas sentirait peut-être cette espèce d'affinité, et reconnaîtrait en lui une sorte de congénère intellectuel, avec qui il aurait plaisir à frayer. Ils ne virent descendre, ce jour-là, qu'un voyageur à la gare de Saint-Pierre. Ce voyageur sortait d'un compartiment de seconde. --Est-ce lui? demanda Julien à Jacques de Delle. L'autre le regarda. --Ce n'est pas lui. Et d'ailleurs, c'est un voyageur de seconde classe. Cependant, le voyageur s'approchait d'eux. Il était grand, rasé, vêtu d'une façon très correcte. --Ces messieurs ne viennent-ils pas du château de Bourrènes? Et, sur la réponse affirmative de Jacques de Delle: --Je suis, dit l'inconnu, le valet de chambre de M. Nicolas. Monsieur vous prie de l'excuser. Il a dû descendre à Blois, ayant une personne à voir dans un château par là. Mais cette personne l'amènera à Bourrènes sur les cinq heures avec son automobile. Et, saisissant d'une main un sac de nuit, de l'autre, une très belle valise, le valet de chambre s'apprêta à suivre ces messieurs jusqu'à la voiture. Julien était un peu ennuyé d'avoir pris le domestique d'Harry Nicolas pour Harry Nicolas lui-même. Il se dit, pour se consoler, que l'incident n'avait pas eu d'autres témoins que Jacques de Delle. Or l'organisateur était tout à fait dépourvu de mémoire pour tout ce qui n'avait pas un lien direct avec l'organisation des comédies mondaines et des matinées de verdure. La voiture ne s'en alla pas tout de suite. Le mécanicien avait à prendre des bidons d'huile. Puis on s'arrêta à la petite gare de Grevecey pour emporter un pneu d'une marque nouvelle, que le marquis attendait avec impatience. --Il est un peu extraordinaire, dit à demi-voix Jacques de Delle à Julien. Voyez un peu si nous avions eu Harry Nicolas! Comme ç'aurait été bien de l'entourer de bidons d'huile! Le marquis ne fait pas attention à cela. Il a tort, il a tort. Surtout avec un homme comme Nicolas, à qui ces choses n'échappent guère. Quel était donc ce Harry Nicolas? Il intriguait fort Julien. --Sans compter, dit Jacques de Delle, en tirant sa montre, que nous nous attardons, nous nous attardons. Vous allez voir que Nicolas va être là-bas avant nous. Et ça sera déplorable... A quelle heure M. Nicolas a-t-il dit qu'il serait au château? --A cinq heures, dit le valet de chambre. Et il ajouta: --Plutôt avant qu'après. --Je vous en prie, dit Jacques de Delle au chauffeur Firmin, ne pourrait-on pas rentrer et prendre ce pneu un autre jour? Mais toute la supériorité, intrinsèque pourrait-on dire, d'un homme sur un autre, les différences de classe balayées, éclata dans le simple regard que le tout-puissant Firmin jeta à ce reflet, à cette apparence d'être, que l'on nommait Jacques de Delle. Firmin voulut bien ajouter: --M. le marquis tient à avoir ce pneu aujourd'hui même. Et d'ailleurs, on n'a qu'à regarder ma roue d'arrière à droite. C'est de la chance si nous arrivons sans crever d'ici au château. Et il dit encore, mais sans s'adresser à Julien ni à Jacques, car il n'avait pas besoin de confident, et, s'il avait à se plaindre, il ne se plaignait qu'à lui-même: --Avec le métier qu'on fait, des deux fois à Tours dans la journée, c'est vraiment pas de la toile et de la gomme qu'il faudrait autour des jantes, ce serait plutôt de l'acier trempé. --Enfin, dit Jacques de Delle, quand Firmin se fut éloigné, nous serons là-bas après Nicolas! Y aura-t-il quelqu'un pour le recevoir? Ces messieurs l'auront-ils attendu? Et ces dames seront sans doute dans la lingerie! Quand ils arrivèrent au château, ils aperçurent à côté de la remise une limousine de spacieuses dimensions. --Ça y est! dit Jacques. Il est déjà là! Ah! mon Dieu! mon Dieu! Le fâcheux événement s'était en effet produit: l'écrivain était arrivé avant eux. Mais les conséquences furent moins terribles que ne le craignait Jacques de Delle. Le plaisir d'arriver en auto bien avant des gens qui sont allés vous attendre à la gare n'avait pas dû laisser insensible Harry Nicolas. Julien vit sur la terrasse, au milieu d'un groupe attentif, le plus beau, le plus élégant, le plus distingué jeune homme qu'il eût jamais aperçu. Pendant tout le temps qu'il resta au château, Julien ne le regarda qu'avec du soleil dans les yeux, impuissant à le décrire, si ce n'est avec des superlatifs extasiés. Harry Nicolas était âgé de vingt-cinq ans à peine; mais aucun prince chenu, aucun général chargé de gloire, n'eut jamais cette autorité tranquille, qui s'alliait à une grâce infinie, à une aisance miraculeuse. Il avait tellement d'autorité, que toute morgue chez lui était inutile; son fin sourire dispensait une bienveillance accablante au plus grand comme au plus petit de ses auditeurs. On lui avait réservé une chambre historique, qui n'avait été occupée qu'une fois depuis dix ans, par un prince étranger d'une maison régnante. Julien et Jacques de Delle allèrent l'y chercher pour le mener à table. Il causa avec eux comme avec des camarades, leur confia que Bourrènes, dont on lui avait beaucoup parlé, le décevait. --Non, ce n'est pas ça, non. Ni comme aspect général, ni comme service, ni, je puis vous le dire à vous, ni comme compagnie... La marquise est bien, dit-il avec indulgence... Le marquis ne manque pas d'allure. Mais l'ensemble n'a aucune tenue. Je connais Lorgis, l'épicier-philosophe. Oui, c'est le plus cultivé des marchands de conserves, nous savons cela. Moi, je déteste ce type de millionnaire-purée, qui met un binocle sans être myope, pour affirmer son horreur du monocle et de la pose. Il porte des cols droits et des jaquettes trop courtes, et il veut se donner l'air de le faire exprès. Je vous assure que j'aime mieux un bon parvenu. Au moins, celui-là fait produire du luxe à ses millions. Il est bien entendu, n'est-ce pas? que les gens du monde sont aussi bêtes que les autres. Mais il y a le décor, et j'aime le décor. Le décor, voyez-vous, il n'y a que cela de vrai... ... S'est-on occupé du mécanicien? demanda-t-il à Jacques. --On doit avoir de quoi le loger. --Oh! je vous en prie! dit Harry Nicolas. Voulez-vous voir si on s'occupe de lui? C'est le mécanicien de Mme de Herbeu. Vous connaissez les Herbeu? --Un peu, dit Jacques. Julien fit un geste évasif. --Il faut voir cette installation, dit Harry Nicolas. Ça n'a pas les dimensions gigantesques de Bourrènes. Mais c'est autrement compris! Du reste, j'y ai un peu mis la main... Voulez-vous voir, je vous prie, pour ce mécanicien? Je suis tourmenté... --Je vais y aller, dit Julien. --Vous êtes trop aimable. --Oui, pensait Julien, je suis peut-être trop aimable... Il était absolument médusé par ce splendide Nicolas. Il se sentait devant lui plein de soumission, et, cependant ne voulait pas paraître trop complaisant, afin de se maintenir en bonne place dans son estime. Il alla trouver Firmin, qui était en grande conversation avec son collègue de l'autre automobile, un homme d'un certain âge qui semblait garder, sous ses arcades sourcilières touffues et profondes, toute la compétence en mécanique de la terre. Firmin répondit par quelques paroles brèves que le nécessaire était fait. --Je venais de la part de M. Nicolas, dit, pour sa justification, Julien... Mais il dit cela avec beaucoup de dignité, car tout de même, dans une seule journée, la supériorité de Nicolas et encore celle de Firmin, c'était trop... A table, Harry Nicolas fit peu de frais. Il parla de sa fatigue, d'une névralgie faciale persistante... --Oh! comme je vous plains! dit Mme Lorgis. Je souffre quelquefois de névralgies, et je sais... --Moi, madame, je compte les instants où je n'en souffre pas. La femme de Jacques de Delle, la petite rouquine, qui ne disait jamais rien, crut le terrain assez solide, et lança cette supposition: --Vous travaillez trop... Mais le rouge de ses cheveux s'étendit bientôt sur tout son visage, car Harry Nicolas, dont elle n'attendait pas de réponse, s'adressa directement à elle, et lui envoya plus de paroles qu'elle n'en avait reçu depuis le jour de sa naissance... --Moi, madame, mais je ne fais rien, rien. Il y a six mois que je n'ai pas touché une plume. Je n'appelle pas un travail quelques pages que je dicte tous les huit jours pour un magazine anglais... Trente guinées par semaine, qui sont bonnes à prendre... Mais il n'y a pas un homme qui travaille moins que moi. J'ai deux engagements de pièces à livrer pour la saison d'hiver. Je vais faire mon possible pour ne pas payer le dédit, et pour les faire remettre à l'année d'après... Cependant Julien voyait arriver la fin du repas, et se demandait avec appréhension si le marquis allait parler de la poule au bouchon. Il en parla! Et, le curieux, c'est que Nicolas n'en parut pas choqué outre mesure. Cela, n'est-ce pas? on ne savait plus... ça devenait de la fantaisie... Les dames en profitèrent pour remonter travailler, et Julien, à son grand étonnement, vit que le brillant écrivain s'oubliait jusqu'à s'amuser presque naïvement au billard. Mais vers dix heures, Nicolas se ressaisit, tendit une main désespérée au marquis, en mit une autre aussi triste sur son front, et dit que décidément il souffrait par trop de sa névralgie, et qu'il s'excusait de se retirer... CHAPITRE XVII Mise au point. Julien était un peu ennuyé des appréciations sévères du brillant écrivain sur les hôtes de Bourrènes. Alors, quoi? ce n'était pas tout à fait le grand monde? Nicolas trouvait la marquise très bien. Comment aurait-il pu porter sur elle un autre jugement? D'ailleurs, même s'il avait eu quelque chose de défavorable à dire sur le compte d'Antoinette, il se serait peut-être tu par méfiance. Un invité jeune comme Julien... On ne savait pas au juste ce qu'il faisait au château... Et peut-être valait-il mieux ne pas médire devant lui de la châtelaine... Par exemple, Julien ne pouvait admettre ses appréciations sur Lorgis. Et qu'il n'eût pas senti la valeur de cet homme, voilà qui condamnait son sens critique! Non: Lorgis était un être infiniment précieux! Nicolas devait sentir cela. Il le dénigrait sûrement par jalousie... Tout de même, Julien, un peu influencé, se sentit plus indépendant vis-à-vis du marchand de petits pois. Et la perspective de lui déplaire l'effraya moins. Car cette âme un peu faible avait besoin que l'approbation de l'opinion publique vînt, dans une certaine mesure, sanctionner le choix qu'il avait fait de ses amis. L'écrivain ne descendit pas de toute la matinée. On ne le vit que lorsque la cloche du déjeuner eût sonné. Il apparut sur la terrasse, dolent et plein de langueur, et se plaignit de n'avoir pas pu dormir. Insomnie d'un effet en tout cas assez curieux, car ses traits charmants en étaient encore tout bouffis. Combien de temps allait-il rester au château? On se le demandait avec angoisse, sans trop savoir si on désirait le garder le plus longtemps possible, ou bien si l'on souhaitait être bientôt soulagé de sa présence honorifique et un peu fatigante. Il mit fin à l'anxiété de tous, en priant le maître d'hôtel d'avertir son mécanicien qu'il s'en irait à trois heures. La consternation fut générale. Jacques de Delle espérait tout au moins qu'il lirait sa pièce aux interprètes. --Mais non, mon cher, vous l'avez jouée, et vous la lirez le mieux du monde... On sentit qu'il n'y avait rien à dire. Julien, pour sa part, était plutôt content qu'il s'en allât. Car il s'était imaginé qu'Antoinette le regardait avec admiration et il frissonnait à l'idée d'entrer en rivalité avec un si prestigieux jeune homme. --Au moins, dit madame Lorgis à Harry Nicolas, nous vous aurons pour la représentation? Il la regarda avec accablement. --Je crains, dit-il, que ce ne soit la grande impossibilité... Sa voix prit une inflexion très grave. --Une amie à moi... une camarade à qui je m'intéresse beaucoup... va subir d'ici une quinzaine de jours l'opération de l'appendicite. Et je serai absolument forcé d'être là. Ce fut le bienheureux point de départ d'une conversation générale très animée. Tout le monde avait quelque chose à dire sur l'appendicite, chaque convive ayant l'avantage de compter au moins un opéré parmi ses proches. On cita des cas difficiles et des guérisons singulièrement rapides. Madame Jehon, la chanteuse, prétendait qu'on ne souffrait plus... Ça dépend, dit madame Lorgis. Je connais une personne... Quelqu'un, à l'autre bout de la table, racontait qu'en Amérique on opérait d'autorité tous les petits enfants. Trois ou quatre conférences s'organisaient simultanément, et les auditeurs, qui n'écoutaient rien, attendaient fébrilement qu'une chaire fût libre pour s'y précipiter. Le seul Julien regardait Harry Nicolas et pensait que le brillant écrivain devait être un peu froissé de ce que, lui étant présent, l'attention ne se concentrât pas sur une personne. Le repas était fini depuis longtemps que les convives étaient encore à table, agitant avec passion la question de savoir si les pépins d'orange et l'émail détaché des casseroles peuvent vraiment engendrer cette pernicieuse maladie, et se demandant, après d'autres autorités médicales, comment il se faisait qu'une affection si fréquente n'eût été signalée que depuis si peu de temps... Jehon, le sculpteur, sembla trouver la solution dans un éclair de génie, et avança que peut-être l'appendicite, mal connue, était traitée jadis sous un autre nom... --Alors, vraiment, vous ne pouvez pas rester? implora Jacques de Delle, quand on passa sur la terrasse, et qu'accompagné du fidèle Julien, il eût réussi à isoler Harry Nicolas. --Mais non, voyons! J'ai tenu à connaître Bourrènes, où je n'étais pas encore venu. Maintenant, que ces braves gens fassent ce qu'ils veulent avec ma pièce. Je serai ravi qu'elle ait du succès. Et si c'est une tape, je m'y résignerai humblement. --Il n'y a aucune raison, dit Jacques de Delle, pour que ça n'ait pas un grand succès, étant donnée la façon dont la pièce a été accueillie à Tressé. --Ça n'est pas la même chose, dit avec compétence Nicolas. Là-bas, nous avions un public de choix, à qui rien n'échappait. Ma pièce a le défaut de n'être pas faite pour tout le monde... --Nous aurions été tellement heureux de vous avoir, dit Jacques de Delle... Mais je vais chercher le manuscrit... J'ai quelque chose à vous demander pour le rôle de M. Colbet. Quand il se fut éloigné: --Ce Delle est un très bon garçon, dit Nicolas à Julien, un peu terrifié de rester son seul interlocuteur. Mais je n'aurais pas été fâché, si cela avait été possible, d'assister à une ou deux répétitions. Entre nous--mais tout à fait entre nous, n'est-ce pas? c'est un si bon garçon!...--il n'a pas très bien saisi le sens de la pièce. Ça n'a pas eu d'importance là-bas, étant donné que le rôle de femme était tenu, et à la perfection, par mon amie... Et il nomma une actrice assez fameuse... --Vous ne saviez pas qu'elle était mon amie? Je le dis, parce que notre liaison est très connue. C'est une fille admirablement douée; mais il n'y a aucune fatuité de ma part à constater qu'elle a été absolument transformée par moi. C'est énorme, vous savez, l'influence qu'un écrivain peut avoir sur le talent d'une femme de théâtre. D'ailleurs, bien souvent, ça se perd aussi vite que ça s'acquiert. Nous avons été brouillés trois mois, pendant lesquels la pauvre fille a fait une création: c'est la seule tape qu'elle ait ramassée dans sa vie. La sévérité de Harry Nicolas avait un caractère universel qui commençait à rassurer un peu Julien. A trois heures moins le quart, il fallut se diriger discrètement vers la remise, pour voir si l'auto s'apprêtait. Le mécanicien, aidé de Firmin, finissait de remonter un pneu. Une touchante intimité s'était établie entre les deux chauffeurs, qui, la veille encore, s'ignoraient. Le marquis était venu aussi par là. Il remarqua que le vieux mécanicien avait le visage fort coloré, les yeux humides et très attendris sous leurs arcades farouches. --Dites donc, demanda tout bas Hubert à Firmin, votre camarade a l'air d'avoir bien déjeuné? --Oui, dit Firmin, il est un peu mûr. Firmin, moins guindé lui-même qu'à l'ordinaire, parlait un langage moins affecté et plus expressif. --Hé bien... est-ce qu'il n'y a pas de danger? --Oh! une fois au volant, dit Firmin... Et puis, le frère a l'habitude de ces états-là. S'il fallait qu'il attende d'être sec pour monter dessus son siège, j'ai peur qu'il ne conduirait pas souvent. On vit bien d'ailleurs que ce mécanicien n'était pas autrement gêné par cette légère «bitture», car il amena magistralement sa limousine le long d'une allée étroite et sinueuse qui aboutissait au perron. La mise en auto d'Harry Nicolas se fit avec toute la solennité désirable. Toute la population du château formait la haie sur les marches. Il monta dans la voiture, avec son indolence inimitable, s'étendit gracieusement sur les coussins, et agita comme une fleur languissante sa souple et blanche main. On le suivit des yeux le plus longtemps possible. Julien se trouvait un peu à part, à côté de Lorgis. --Hé bien, dit le marchand de petits pois, j'espère que vous n'avez pas perdu votre temps, et que vous avez profité à votre soûl de ce numéro extraordinaire? Comme il est regrettable qu'il ne revienne pas pour la représentation! Car je suis de ceux qui l'ont vu à Tressé. Il y fut admirable! Sa façon de recevoir des compliments de tous les snobs qui étaient là, et qui, par peur de ne pas comprendre les délicatesses de son œuvre, avaient fait un sort à chaque vers! On s'est pâmé jusqu'à la nuit sur sa petite choserie dix-huitième siècle, qui n'était pas plus mauvaise qu'autre chose, mais surtout pas meilleure! Seulement, il n'avait pas manqué de sortir tout le charmant attirail irrésistible: poudre à la frangipane, rocaille, meuble de Boule, camaïeu, habit zinzolin! --Il n'a pas de talent? demanda timidement Julien --Mais si! Le bougre a du talent et de l'esprit. Heureusement. Il faut qu'il en ait! S'il était sans valeur, il y a longtemps qu'il serait retombé à terre, comme un ballon d'enfant mal gonflé. Tel qu'il est, il continuera longtemps à planer avec grâce, et à orner nos salons et nos jardins. Julien regardait Lorgis avec satisfaction. Tout de même, ce second oracle parlait d'une voix plus équitable et plus sage. Cependant l'oracle se mit à grincer des dents. Il avait aperçu l'homme qui le faisait sortir de sa sagesse. --Ce diplomate!... Regardez-le! Quelle nullité! Certainement sa valeur sociale est très inférieure à celle de Jacques de Delle. Celui-là au moins a une petite spécialité. On ne peut pas dire qu'il y excelle. Mais enfin, il connaît un peu son métier d'organisateur de comédies. Je l'ai vu répéter et faire répéter. Il a un besoin un peu ridicule d'employer des termes spéciaux, de dire: _le plateau_, pour dire la scène, et: _cour et jardin_ pour la gauche et la droite, (ou la droite et la gauche, je ne sais pas au juste). De même, il aime à dire: «Appuyez» ou «chargez l'avant-scène» pour «levez» ou «baissez le rideau». Ceci posé, il témoigne de certaines qualités, assez médiocres, mais pas négligeables. Très souvent les gens qui nous semblent ridicules ne le sont que superficiellement. Mais, par malveillance naturelle ou par ennui de réviser notre premier jugement, nous ne voulons pas convenir qu'ils ont en eux quelque chose de bon que nous pourrions utiliser et que nous laissons perdre par un injuste mépris. Si notre malveillance tient à garder une proie, il nous reste ce diplomate, ce railleur de parti-pris, ce soi-disant homme d'esprit, qui juge à tort et à travers et qui vaut certainement beaucoup moins que cet imbécile qui, lui, au moins, sait faire quelque chose... Harry Nicolas n'avait fait que passer dans la vie de Julien. Il ne s'était pas trouvé en concurrence avec lui; aucun conflit ne les avait opposés l'un à l'autre. Et pourtant ce passage météorique eut une influence notable sur l'existence sentimentale du jeune homme. Le prestige de Nicolas eut beau s'atténuer à ses yeux, il n'en restait pas moins que quelqu'un était venu au château, qui avait jugé tout l'entourage avec plus d'indépendance. Et, d'avoir été à côté de cet homme qui les jugeait, Julien cessait de se trouver, parmi ces gens, dans l'état d'infériorité où il s'était senti jusque-là. Même la marquise devenait un être moins éloigné et différent de lui, moins immatériel. Et l'idée de sa possession ne fut plus désormais un Graal miraculeux, vers lequel il s'avançait avec effroi; c'était maintenant une entreprise plus humaine, délicate sans doute, mais pratiquement réalisable. CHAPITRE XVIII Répétition. Pourtant les événements ne se précipitèrent pas encore. Au contraire, il s'établit entre Antoinette et Julien, d'un accord tacite, une espèce de trêve: il n'y aurait pas entre eux de nouveau rapprochement avant la matinée de verdure. Il ne fallait pas qu'un grand événement, en modifiant leur existence avant le 25 juillet, pût empêcher l'event mondain qui devait s'accomplir à cette date. Telle jeune femme, qu'un amant, éperdu d'amour, voulait emmener, toute à lui, loin de son mari et de ses enfants, consentit volontiers à bouleverser sa vie et la vie des siens, mais elle ajourna l'échéance et ne voulut partir qu'après le jour où la petite fille d'une de ses amies devait faire sa première communion. Qui dira l'importance de ces petites obligations et à quel point nous sommes mieux rattachés à notre vie quotidienne par des liens ténus que par de fortes amarres?... Cependant le reste de la troupe d'amateurs était arrivé au château, sous la forme de deux jeunes filles élancées et de leur jeune frère trapu, le tout sous la direction plus nominale qu'effective d'un père colonel en retraite, capable de jouer douze heures par jour au jacquet de la façon la plus assourdissante. Les deux jeunes filles représentaient chacune une bergère dans la comédie dix-huitième, et le jeune homme s'était taillé un grand succès à Tressé dans un rôle de jeune paysan. A peine arrivés, ils demandèrent où était le tennis. On les y conduisit avec un peu de crainte: car on n'y avait pas joué depuis trois ans. Le jeune homme trapu trouva le court très bien placé, mais le sol, en terre battue, fort mal entretenu. Ce fut, pour le marquis, le signal d'une fureur nouvelle. Pendant une semaine, il ne pensa plus qu'au tennis, employa une équipe de jardiniers à niveler et à battre la terre, fit venir par dépêche de Paris un filet neuf et un grand nombre de balles, ainsi que des raquettes de la meilleure marque. Une fois le court en état, la matinée fut employée à des matches de tennis, l'après-midi étant réservé aux répétitions. Tout le monde fuyait la terrasse où un colonel, aux mâchoires remuantes et terrifiantes, allait de long en large, en guettant la venue d'un adversaire au jacquet. Mais il avait lassé tous les joueurs par son endurance et le bruit insoutenable qu'il faisait avec les pions. Il y avait très longtemps que le petit dragon n'était venu à Bourrènes. Il était désormais brigadier et était parti en expédition pour ramener des chevaux. De retour au quartier, il put s'échapper un après-midi pour venir jusqu'au château. Il parla à Julien avec une certaine réserve. A la répétition, Julien eut deux ou trois fois l'occasion de se rapprocher d'Antoinette. Chaque fois, il ne put s'empêcher de regarder du côté d'Henri et rencontra le regard du jeune homme. Il fut très soulagé quand, vers cinq heures, le dragon retourna à Tours. Les répétitions avaient lieu dans un grand salon du bas. La scène était limitée par des chaises. Julien ne s'intéressait pas beaucoup à son rôle, que les acteurs de métier eussent appelé une panne. Quand c'était son tour de répéter, il venait donner sa réplique avec conscience, mais sans ardeur. Et voilà qu'un jour, Madame Jehon, la chanteuse, qui assistait à la répétition, s'écria, très convaincue: --Mais il dit fort bien, monsieur Colbet! A partir de ce moment, une prétention sournoise s'insinua dans l'âme de Julien. D'autant que l'opinion autorisée de Madame Jehon fut adoptée par la plupart des assistants. Seul, Jacques de Delle restait sur la réserve. Mais c'était peut-être de la jalousie. Julien commença à regretter de n'avoir pas un rôle plus long. Ou trouvait qu'il avait une belle voix, des gestes pleins d'aisance. On finit par lui dire: «Mais vous avez beaucoup de talent, monsieur Colbet!» Il prenait cela en riant, et répétait: «Voyez-vous! Et je ne m'en doutais pas!» Mais il était content et un peu troublé. Antoinette, dans son rôle, était vraiment charmante de grâce et de naturel. Seulement parlerait-elle assez fort? «C'est traître, le plein air,» répétait Jacques de Delle. Il fallait s'habituer à hausser la voix. Mais, dès qu'elle parlait plus haut, il lui semblait qu'elle disait faux, et, en tout cas, sans nuances. Les deux filles du colonel étaient très maniérées. C'était du moins l'avis de Julien, qui gardait pour lui son opinion. Et puis, devant le public, ce serait peut-être très bien. Le jeune homme trapu, «chargeait» terriblement. Mais il avait eu beaucoup de succès à Tressé. --C'est égal, disait Jacques de Delle à Julien, je trouve qu'il en fait trop. On a ri là-bas, à Tressé, et j'ai peur que maintenant il exagère... La petite rouquine, la femme de l'organisateur, n'avait pas joué chez les Le Buy. On lui avait confié cette fois un petit rôle de mère. Elle parlait trop vite, et, quelle que fût la personne, dans la pièce, à qui elle devait s'adresser, ne cessait d'attacher sur son mari de craintifs regards. Quant à Jacques de Delle lui-même, il répétait, comme on dit, dans ses bottes. Pour lui, ça irait tout seul: l'important était de s'occuper des autres. Ce fut seulement quand il y eut une galerie pour venir voir répéter Julien, qu'il se piqua au jeu, et joua avec toutes ses ressources. On lui fit de grands compliments un peu mous, et, dans les groupes, on le trouva affecté. Somme toute, l'opinion publique, désireuse de battre en brèche la réputation de Jacques de Delle, lui opposait Julien. Et l'on allait jusqu'à trouver un peu injuste la distribution des rôles. Seul, Lorgis fut d'un avis différent, et le dit à Julien lui-même: --Je trouve que vous jouez beaucoup plus vrai que Delle. Mais, devant le public, il aura plus de succès que vous; car il sait mieux que vous un certain nombre de choses grossières, qui feront plus d'effet que votre interprétation, moins artificielle. Julien s'inclina devant ce pronostic: au fond de lui-même, il pensa bien qu'il ne serait pas justifié par l'événement. Et il en voulut un peu à Lorgis. Était-il donc si inexpérimenté? Par contre, il se sentit une certaine sympathie pour Madame Jehon, qu'il trouvait fort judicieuse et très au courant des choses de théâtre. Et il causa plusieurs fois avec intérêt avec cette dame qui lui inspirait moins d'idées charnelles et plutôt une très vive estime. Elle avait travaillé pour son chant avec de bons professeurs de diction; par conséquent, elle devait s'y connaître. Elle n'hésitait pas à donner la palme à Julien. Cependant le jour de la représentation approchait. Voici qu'on entamait la dernière semaine. La fête était pour le samedi, et l'on était au lundi. Les invitations étaient lancées depuis longtemps. C'était la marquise qui s'en était occupée. Elle s'était montrée très stricte dans le choix des invités; il ne fallait pas d'encombrement. Seulement, le lundi matin, le ciel était fort couvert, et la pluie s'annonçait. Quelle malechance! Tout le mois avait été très beau. Et tout à coup on se prit à craindre le mauvais temps, qui découragerait les invités. On en attendait de la Touraine, de Bretagne, de Normandie et des environs de Paris. Les autos pouvaient braver la pluie et la boue, mais bien des passagères hésiteraient sans doute à s'aventurer en robes fragiles et en chapeaux fleuris. Antoinette s'affola à la pensée des défections possibles. Qu'arriverait-il si l'on jouait devant des chaises vides? Elle envoya alors au petit dragon tout un lot d'invitations de renfort, à charge par lui de les répartir au mieux entre les officiers de la garnison et diverses notabilités de la ville. --C'est ennuyeux, dit le marquis, nous n'avions pas du tout pensé au mauvais temps... Puis il ajouta, subitement inspiré: --Il nous faut un velum! On protesta. Ça ne serait plus le plein air. Et l'endroit choisi pour y installer la scène et les spectateurs était déjà fortement assombri, sur trois côtés au moins, par de très beaux arbres qui bordaient la pelouse, et qui justifiaient brillamment l'appellation de ce théâtre de verdure... --Avec un velum, dit Jacques de Delle, ce sera triste, obscur, on ne verra plus rien. --Je ferai un velum mobile, dit le marquis, qui abandonnait difficilement une idée, du moment qu'elle entraînait des travaux compliqués et coûteux, et qui n'y renonçait jamais, si la réalisation de ces travaux exigeait une espèce de tour de force. On jugeait impossible que ce velum fût prêt en moins d'une semaine. L'après-midi de ce même jour, le marquis partait pour Paris, emmenant avec lui Julien, qui devait le seconder dans ses démarches. Mais, à la gare d'Orsay, Julien le quitta pour des courses personnelles, auxquelles il se croyait obligé, du moment qu'il revenait à Paris. CHAPITRE XIX Intermède: une nommée Fanny. Rose Meulier était partie la veille au soir, à Royan, lui apprit le concierge de la rue d'Amsterdam. Julien se rendit immédiatement chez une nommée Fanny, qu'il savait de mœurs plus sédentaires. Fanny était une grande femme blonde, aux yeux assez fins et au visage un peu osseux. Elle avait, aussi plausiblement, trente-trois ou quarante-trois ans. Les détails de son existence n'étaient pas plus faciles à préciser. «Enfin, est-ce une grue?» avait un jour demandé à Julien son ami Harvey. Et Julien avait répondu: «Non, je ne suis pas sûr que ce soit une grue...» Elle habitait un appartement assez confortable et bien tenu. On voyait sur les murs des portraits de gens très convenables. Julien avait fait sa connaissance un soir, dans un théâtre du boulevard. Elle était sa voisine aux fauteuils d'orchestre. Elle se trouvait en compagnie d'une dame à cheveux blancs, très correcte d'aspect. Par foucade, comme la lumière s'éteignait dans la salle, il appuya son genou contre celui de Fanny, qui répondit à cette pression. Julien n'avait pas espéré une réponse aussi favorable. Il en fut enfiévré. Il ne put écouter la pièce, et jusqu'à la fin de l'acte, se demanda: «Qu'est-ce que c'est que cette femme-là?» A l'entr'acte, il alla chercher des bonbons, et en offrit à ces dames. Puis, profitant de ce que la dame âgée se tournait d'un autre côté, il demanda à sa voisine: «Où puis-je vous revoir?» Elle finit par répondre: «Je vous dirai.» C'était une femme d'aspect revêche, qui ne paraissait pas commode. Pourtant elle parlait d'un ton très doux, presque obéissant... Pendant l'acte suivant, Julien continua à lui presser le genou, si bien qu'il fut pris d'impatience, et qu'il voulut à toutes forces la voir le soir même. Mais était-ce possible? Il le lui demanda à voix basse. Elle répondit de même: «Je vais tâcher.» Elle se pencha vers sa voisine âgée, et lui parla pendant quelque temps. «Hé bien?» demanda Julien, très ému. Elle inclina la tête, en signe d'acquiescement. Il fut tout transporté d'aise. Mais il se demandait toujours: «Qu'est-ce que c'est que cette femme?» A la sortie, il se tenait devant le théâtre, un peu à l'écart. Il la vit prendre congé de la vieille dame; alors il lui fit un signe pour qu'elle l'aperçût. Ils allèrent ensemble dans un hôtel près de la gare Saint-Lazare. Vers trois heures du matin, il la ramena chez elle, rue d'Amsterdam. Julien retourna voir Fanny de temps à autre. Il lui apportait des fleurs, des bonbons. Ce fut assez longtemps après leur première rencontre qu'elle lui demanda à emprunter deux cent cinquante francs. Il lui avait prêté à diverses reprises d'autres sommes de cinquante à deux cents francs qu'elle ne lui rendait jamais. Mais ils avaient adopté une fois pour toutes le terme: prêter. Elle lui dit un jour qu'elle avait un ami, sans autres détails. D'ailleurs il ne songea pas à en demander. Quand Julien allait voir Fanny deux ou trois fois par trimestre, il était poussé chez elle par un sentiment unique, et qui ne laissait pas place à celui de la curiosité. Il la prenait tout de suite dans ses bras. Une fois calmé, il ne ressentait, vis-à-vis de cette personne, aucun besoin d'expansion. Aussi ne l'interrogeait-il jamais. Ils ne se parlaient d'ailleurs presque pas. Ils n'avaient ensemble que les relations les plus intimes. Quand, ce jour-là, il arriva chez elle, après avoir passé inutilement chez Rose Meulier, il vit que Fanny, contre son habitude, n'était pas seule. Une dame à binocle, entre deux âges, se trouvait là installée. Fanny et elle venaient de goûter. Julien, gêné, s'assit, déclina l'offre d'une tasse de café au lait, puis se leva pour prendre congé. Car il avait très peu de temps à lui. Le marquis et lui, après avoir dîné au quai d'Orsay, devaient repartir le soir même pour Tours. Fanny le reconduisit jusque dans l'antichambre. --Est-ce que c'est mon amie qui vous fait sauver? Voulez-vous que je la renvoie? Elle pria Julien d'entrer dans sa chambre, et alla dire quelques mots à la dame. Ses amies n'étaient décidément pas embarrassantes. Julien entendit celle-là qui partait peu après. Quand, une demi-heure plus tard, Julien s'en alla à son tour, il demanda à Fanny si elle n'avait besoin de rien. --Non, non, dit-elle. Je te remercie. Ça va bien. Julien l'embrassa le plus tendrement qu'il put, et la quitta. --Tout de même, pensait-il, ce n'est pas une grue: elle refuse ce que je lui offre. On ne peut pas dire que ce soit par calcul: elle n'est jamais sûre de me revoir. Je reste quelquefois deux mois sans songer à lui rendre visite... Est-ce curieux? Je ne sais pas au juste ce qu'est cette Fanny. Elle sait à peine qui je suis. Le hasard nous a fait nous rencontrer à un carrefour de nos deux existences. Nous avons tendu faiblement les bras l'un vers l'autre. Timidement nous nous sommes offerts à l'Inconnu. Ça ne s'est pas accroché; voilà tout... Il vit avec satisfaction qu'il n'était pas trop tard, et qu'il avait le temps d'aller à pied jusqu'au quai d'Orsay. Le marquis était attablé à la gare, en compagnie d'un contre-maître et de deux ouvriers d'une maison de constructions mécaniques. Le reste de l'équipe arriverait le lendemain avec les matériaux nécessaires. --Le temps s'est remis carrément au beau, dit Julien. --Oh! ce n'est pas sûr! dit le marquis qui, pour rien au monde, n'aurait voulu renoncer à son velum, désormais la grande affaire de sa vie. CHAPITRE XX La matinée de verdure. Antoinette, le lendemain, ne demanda pas à Julien ce qu'il avait fait à Paris. Il appréhendait un peu une petite scène semblable à celle qui avait suivi son voyage à Tours. Mais la marquise était vraiment trop occupée par la matinée de verdure. Elle se reprochait d'avoir consenti à jouer dans la pièce: car elle avait déjà tant de soucis comme maîtresse de maison, sans y joindre encore ses préoccupations d'actrice! Au fond, elle craignait de n'avoir pas de succès. Les hôtes du château qui la voyaient répéter tous les jours, ne la soutenaient pas assez de leurs encouragements. Au contraire, madame Jehon, très fière d'avoir découvert Julien, ne cessait de prodiguer au jeune homme des approbations enthousiastes et l'applaudissait violemment chaque fois qu'il sortait de scène. Julien se demandait si la marquise ne lui en voulait pas un peu. Il pensait qu'il agissait sans discrétion en accaparant ainsi le succès. Il s'en ouvrit à madame Jehon, comme elle le complimentait. --Je suis content de m'acquitter convenablement de ce que j'ai à faire, dit-il avec une modestie qu'il croyait sincère. Mais ce que je souhaite, avant tout, c'est que la marquise ait le grand succès qu'elle mérite. Son rôle est beaucoup plus important que le mien. Et j'ajoute que ça lui fera beaucoup plus de plaisir qu'à moi... --Elle est gracieuse, dit madame Jehon. Mais elle n'a pas d'organe. Et, croyez-moi, l'organe, c'est tout. Vous, vous avez l'organe. On ne pouvait pas répéter au jardin, bien que le temps fût très beau. Mais vingt ouvriers travaillaient au velum avec acharnement. Ce charmant emplacement du théâtre de verdure avait pris l'aspect d'un chantier, encombré de terre, de sable, de ciment et de poutres de fer. On se demandait avec désespoir si, pour le samedi, tout cela arriverait à être propre. Quelle funeste idée que celle de ce velum! Tout le monde en était obsédé, sauf le marquis, qui était désormais occupé de bien autre chose. L'ingénieur de la maison de constructions était installé au château, et avait fait la conquête d'Hubert, qui ne rêvait plus que de lui faire construire des ascenseurs, et même une sorte d'aqueduc, parce que tout à coup le système d'adduction d'eau lui avait paru rudimentaire. La nuit du vendredi au samedi, les ouvriers ne cessèrent de travailler, éclairés par d'énormes phares dont la lumière pénétrait dans les chambres, malgré volets et rideaux. Julien, très agité, dormit mal. Hubert ne se coucha pas, et fit même, pendant plusieurs heures, la partie de jacquet du colonel en retraite, qui ne s'effrayait jamais d'une nuit blanche, car il ne dormait bien qu'en plein salon, avec une grande assistance autour de lui. On attendait une partie des invités pour déjeuner. Un grand déjeuner froid avait été préparé dans une vaste salle d'un très vieux bâtiment, qui était jadis une sorte de couvent attenant au château. On appelait cette salle le réfectoire des moines. Le marquis avait trois ou quatre fois commencé à raconter devant Julien l'histoire de cette partie de Bourrènes. Mais il n'avait jamais eu le temps d'achever son récit, et Julien ne s'était pas risqué à demander la suite. On avait fait venir de Tours des voitures de tous modèles pour amener de la gare les invités qui n'arriveraient pas en auto. Vers deux heures, une trentaine d'automobiles (deux cents, dit plus tard la légende,) étaient rangées dans la grande cour. Le chauffeur Firmin, en gentleman, coiffé d'un élégant chapeau de paille et vêtu d'une jaquette gris-clair, recevait les mécaniciens, s'informait de leurs besoins d'huile et d'essence. Dans le petit atelier attenant à la remise, deux ouvriers d'un garage de Tours se tenaient prêts pour les éventuelles réparations. Dans l'autre cour, les cochers du château recevaient les cochers des invités. Cochers et mécaniciens se retrouvaient à un buffet copieusement garni. A trois heures, un coup de cloche invita l'assistance à se diriger vers la salle de verdure. Jehon, le diplomate, Lorgis, avec la supériorité que leur titre d'invités à demeure leur donnait sur tous les autres, servaient de commissaires sans insignes, et dirigeaient les spectateurs vers la salle de verdure. Le marquis avait fait venir de Paris trente musiciens. Grâce aux invitations supplémentaires, toutes les places se trouvaient occupées. Il fallut même encore ajouter un grand nombre de bancs. Jacques de Delle avait tenu à installer entre deux montants une espèce de rideau. Ce rideau s'écartant légèrement, Julien, déjà habillé, put apercevoir toute l'assistance... Les voix et les couleurs se mêlaient dans un tumulte étourdissant et somptueux. «Il y a là les plus grands noms de France,» murmura le diplomate, qui, profitant de son privilège d'hôte du château, avait pénétré sur la scène. --Ainsi donc, pensait Julien, c'est moi qui vais jouer devant ces gens-là! Et ils vont me faire un succès!... Écho de cette voix intérieure, la voix du diplomate répéta: --Vous allez avoir un triomphe. Je vous ai applaudi hier; vous étiez charmant. Il n'y avait jamais eu de conversation très suivie entre Julien et le diplomate. Du moment que ce dernier semblait faire des avances, c'était bon signe. Il était assez dans son caractère de soutenir ceux qui réussissent. Julien entendait encore les applaudissements de la veille, après la répétition en costumes. Sous la conduite de Madame Jehon, coryphée, toute la population habituelle du château avait fait un succès au jeune homme, à la fin de chacune de ses deux scènes. Il avait mis un costume de chevalier, qui avait servi au marquis vingt ans auparavant. Le vêtement était encore tout frais, et bien à la taille de Julien. --Ému? demanda Jehon, le sculpteur. --Pas du tout. Je croyais, il y a une quinzaine, que ce jour n'arriverait pas, et que s'il arrivait, je n'aurais pas la force de parler... Je ne ressens qu'une assez vive impatience, et je suis un peu énervé que ça ne commence pas tout de suite... --Place au théâtre! s'écria derrière eux Jacques de Delle. Il apparaissait dans toute l'importance de ses fonctions. Il était à la fois affairé et sûr de lui, comme un homme qui en a vu bien d'autres, mais qui tient à rester constamment à la hauteur de sa réputation, et à ne rien laisser au hasard. Il indiqua la sortie à Jehon et au diplomate, d'un air à la fois autoritaire et courtois. Julien dut s'éloigner aussi, car il n'était pas des deux premières scènes. Le rideau se leva... Après un court dialogue entre la petite rouquine, qui jouait une vieille comtesse, et une des filles du colonel, paysanne malicieuse, la marquise fit son entrée; et ce fut une longue salve d'applaudissements. Elle fut applaudie encore à deux ou trois reprises, au cours de sa scène, chaque fois d'une façon violente et prolongée. --Allons! Allons! dit Jacques de Delle, qui attendait son entrée, à côté de Julien. Ils sont bien disposés. Lui-même eut beaucoup de succès dans la scène suivante, moins que la marquise, sans doute. Mais il n'y avait pas à se plaindre: ça portait. La marquise était sortie de scène, saluée d'applaudissements interminables. Jacques de Delle en attendit la fin pour placer un court monologue, qui précédait l'entrée de Julien. Celui-ci ouvrit la porte et s'écria: --Par la sambleu, cousin, votre porte est gardée? Sans doute il vous déplaît de me voir? Et Jacques de Delle, répondit, achevant le vers: Quelle idée! Puis ce fut à Julien à placer une petite tirade qui avait fait beaucoup d'effet à la dernière répétition. Elle en fit moins ce jour-là. On entendit comme la veille l'applaudissement résolu de Madame Jehon. Mais l'assemblée ne suivit pas, et même il y eut des défections parmi les gens du château, dont la plupart se rallièrent au silence indifférent de la grande majorité. Julien était un peu désemparé. Mais il eut le temps de se remettre, car c'était à Jacques de parler pendant quelques instants. Jacques fit deux ou trois effets dans le courant de la scène. Puis Julien prit congé: --Puisqu'il vous plaît ainsi, mon cousin, au revoir! Jacques de Delle: --Vous avez ma réponse. Et Julien, s'inclinant: Il me reste l'espoir! Il sortit avec grâce, au milieu d'un silence complet, que l'approbation, découragée sans doute, de la chanteuse n'essaya même pas de troubler. «C'est curieux! se dit Julien. C'est curieux!» Il était abasourdi. Il resta dans la coulisse pour suivre la dernière scène du premier acte. Mais il n'écoutait pas. Il entendit cependant les applaudissements qui saluaient chaque tirade de la marquise. Au baisser du rideau, un enthousiasme sans fin monta entre les grands arbres de la salle de verdure. On finit par détraquer le rideau, à force de le relever. --Le rideau ne marche plus! Nous sommes bien! s'écriait Jacques de Delle, affolé... Mais il ne réussissait pas à communiquer son désespoir à la triomphante Antoinette. On avait défendu l'accès de la scène. Des invités emballés forcèrent les consignes. Et ce fut presque une bataille pour refouler les assaillants. --Nous avons un changement de décor à faire! gémissait Jacques de Delle. Et il faut que vous-même vous changiez de costume! --Laissez donc, disait Antoinette, nous perdrons dix minutes, voilà tout. Et, magnanime, elle faisait signe de laisser approcher quand même le flot des complimenteurs. Julien restait dans un coin. Il assistait au défilé... Enfin, une personne s'approcha de lui. C'était Madame Jehon. --Quel succès! croyez-vous!... Elle ajouta, d'un ton de gronderie amicale: --Vous, vous n'avez pas été tout à fait aussi bien que les autres fois! On finit par balayer la scène. Les ouvriers du velum remirent en état le mécanisme du rideau. Puis, le deuxième et dernier acte commença. Antoinette, cette fois, était en travesti. Elle était exquise d'élégance et de grâce, et on lui fit un succès monstrueux. Julien rentra en scène. Il y eut, à un semblant de plaisanterie qui se trouvait dans son rôle, deux ou trois petits rires gentils, qui lui firent plaisir; il n'était plus très exigeant. Le reste de sa scène passa sans bruit, et il s'en alla de nouveau dans le silence. Mais il s'en alla l'âme tranquille, heureux d'avoir fini, et fait à l'insuccès. A la fin du deuxième acte, il n'y avait plus de consigne; la scène fut envahie. On ne pouvait approcher d'Antoinette, très animée, et qui racontait sa peur, en scène, quand elle avait senti son écharpe en dentelle se prendre dans une porte... Mais personne n'avait remarqué cela, et la pluie d'éloges continuait, intarissable. Julien aurait bien voulu s'en aller. Il ne pouvait regagner sa loge, que l'on avait aménagée dans un petit pavillon voisin. Un peuple élégant en délire envahissait toutes les dépendances et les chemins. Julien vit venir à lui Lorgis. Le marchand de petits pois était le seul qui n'eût pas pronostiqué son succès. Julien craignit de le voir triompher, et s'empressa de lui donner gagné... --C'est bien vous qui aviez raison! lui cria-t-il. --Hé bien, dit Lorgis, après la répétition d'hier, j'avais changé d'avis et je croyais que ça irait parfaitement pour vous. Mais vous aviez un rôle décidément insignifiant, et vous n'étiez pas connu du public. Il ne faut pas croire que vous ayez été mauvais. Je vous ai trouvé beaucoup d'aisance, et vraiment une diction excellente. Mais, je vous le répète, on ne vous connaissait pas. Moi qui suis un vieil amateur de théâtre, je sais ce que c'est que l'autorité. Antoinette, dit-il en baissant la voix, est la maîtresse de céans. Voilà... Sa diction est moins bonne que la vôtre. Sa voix est faible. Je pensais hier qu'on ne l'entendrait pas. Aujourd'hui, elle n'a pas parlé plus distinctement, elle n'a pas haussé la voix: on l'a entendue cependant, à cause de son autorité. Ce qu'on n'entendait pas, on le comprenait... La voix de cet homme équitable ne remit pas Julien tout à fait d'aplomb. Il était à un petit instant de sa vie où l'on ne se contente pas des joies du mérite obscur. Seulement, comme c'était un garçon qui n'aimait pas être longtemps ennuyé, il commença tout de suite à se consoler, en prenant la résolution ferme de ne plus jamais jouer la comédie. CHAPITRE XXI Point de vue nouveau. Si fervent, si démesuré que soit l'enthousiasme d'un public idolâtre, il est fatalement arrêté dans son cours par la voix sèche, impérative de l'Indicateur des Chemins de fer. Le train de Saint-Pierre était à cinq heures quarante-sept... A la rigueur, on aurait pu agir sur le chef de gare, facteur et distributeur de billets de la petite station de Grevecey, et retenir sur sa voie unique un timide «train léger». Mais à Saint-Pierre, où la petite ligne rejoignait la grande, passaient à une heure inexorable les puissants rapides des Aubrays, de Poitiers ou de Nantes... En très peu de temps, la majeure partie des invités s'envola. Jehon, Madame Jehon, le diplomate, Madame Lorgis couraient après les fuyards pour les amener au buffet, où un lunch magnifique était préparé; ce fut peine perdue. Presque toutes les victuailles restèrent pour compte, et pendant les quatre jours qui suivirent, les paysans des villages voisins mangèrent dans leurs chaumières des sandwichs au foie gras et des croustades de homards, arrosées de champagne doux ou extra-dry. Les filles du colonel, qui n'étaient pas du deuxième acte, étaient rhabillées depuis longtemps, ainsi que la petite rouquine. Le jeune homme trapu, qui avait fait rire un peu moins qu'à Tressé, avait, lui aussi, remis ses habits de ville, et noyait sa rancœur dans les coupes du buffet. Mais Jacques de Delle ne pouvait se séparer de son costume d'officier Louis XV. Il se mêlait aux spectateurs restants, et allait, de groupe en groupe, faisant sa petite quête de louanges. Julien était encore dans le pavillon, ainsi que la marquise. Julien s'était déshabillé et rhabillé sans se presser. Il avait vu beaucoup de monde s'en aller, et souhaitait qu'il en demeurât le moins possible au moment où il effectuerait sa rentrée dans la vie réelle. Quand il jugea le moment venu, il s'apprêta à sortir de la petite chambre qui lui servait de loge. Mais au lieu d'ouvrir la porte qui donnait sur un vestibule, il se trompa, et se trouva brusquement en présence d'Antoinette, que, dans une vision rapide, mais éternelle, il aperçut vêtue d'une chemise et de longs bas lilas que des jarretelles rattachaient à un corset de même couleur. Elle passa en toute hâte un peignoir, avec un petit cri de pudeur instinctive et purement physique. Car, d'avoir paru devant de si nombreux spectateurs, elle était devenue moins farouche. Et surtout elle pensait trop à autre chose, à son succès dont la rumeur retentissait en elle et l'occupait tout entière. Elle venait d'envoyer précipitamment sa femme de chambre au marquis, pour qu'il retînt à toutes forces à dîner et à coucher certains amis qu'elle avait vus à peine, et de qui, sans doute, elle voulait encore entendre des commentaires sur l'événement du jour. Julien, qui n'avait pas encore apporté ses compliments, parla à son tour. Il dit son émotion constante, et la joie qu'il avait ressentie à entendre acclamer la marquise. Et vraiment, ce disant, si sa mémoire le trahissait un peu, il était d'une sincérité absolue. Il retrouvait un à un, ardents et intenses, tous les sentiments qu'il aurait dû éprouver. Il les retrouvait en présence de cette Antoinette si délicieuse, si désirable aussi désormais. Car cette vision de tout à l'heure, un peu de peau nue entre cette chemise et ces bas, avait troublé Julien d'une façon étrange. Il avait vu apparaître en Antoinette un être de chair qu'il n'avait jamais imaginé. Et maintenant il ne pensait plus qu'à cela. --Je vous aime, lui dit-il. Il y a si longtemps que je me contiens... Mais je vous aime trop... Elle l'écoutait; elle avait été depuis une heure si fêtée, si entourée d'hommages que l'amour suppliant de Julien ne lui semblait qu'une plus tendre louange. Mais elle fut très remuée par la passion si profonde qu'elle sentit tout à coup en lui, et qui semblait s'y être trouvée depuis toujours... A ce moment, une porte craqua. Et, bien qu'il n'eût pas fait un geste vers elle, et qu'ils fussent bien convenablement restés debout et assez loin l'un de l'autre, ils frissonnèrent comme des gens surpris, et se composèrent un visage un peu trop froid. Mais la femme de chambre qui entra ne remarquait pas ces nuances. Julien quitta le pavillon, si littéralement enivré qu'il rejoignit sans s'en douter le restant de l'assistance. On commentait encore le succès d'Antoinette. Il vit tout à coup devant lui Lorgis, qui lui parlait depuis quelques instants déjà, et qu'il approuvait de la tête, sans l'écouter et sans même le voir... Quand il se ressaisit, il entendit que Lorgis disait: --Ils en sont, pour le moment, aux réserves. Antoinette ne sait pas exactement ce qu'on dit d'elle. On l'a trouvée gentille, mais un peu maladroite. On estime qu'elle a joué finement, mais d'une façon monotone. On la compare à l'actrice qui avait créé le rôle à Tressé, et qui avait donné du personnage une idée plus nette et plus variée. Ce qui n'a pas empêché la plupart de ces gens d'affirmer bien haut à Antoinette qu'elle avait éclipsé la première interprète. Et, pendant ce temps, Antoinette s'exalte sur son triomphe. Elle ne connaît pas les restrictions. On ne lui apporte que des éloges triés et expurgés. Dire que c'est presque toujours ainsi! Et même ceux qui ne jouent pas la comédie, mais que l'on juge tout de même, ceux que l'on applaudit dans la vie, ne connaissent jamais que le bien que l'on dit d'eux. Alors, quand ils ont vent d'une critique, ils croient qu'on leur a menti en les complimentant. C'est que le monde juge plus exactement et plus posément qu'il n'en a l'air. Seulement il ne donne pas aux intéressés le texte intégral des jugements qu'il a rendus sur eux... Cependant on arrivait très doucement à l'heure du dîner, qui fut plus somptueux que de coutume. On avait retenu une dizaine de personnes. Antoinette fit son apparition dans une toilette inédite que Julien ne put détailler. Mais il cherchait désormais à deviner, à travers ses robes, la forme de son corps. Le dîner fut éclatant de lumière. L'électricité s'était mise de la fête, et la machine installée par le marquis fonctionna cette fois-là sans interruption: c'était un jour de miracle. Les musiciens avaient été retenus au château. Ils ne rentreraient à Paris que par un train de nuit. Ils formaient un très bon orchestre, et Julien, extasié, ses yeux vers sa chère Antoinette, passa deux heures exaltées, dans l'harmonie et dans la lumière. Il ne vit pas Henri, le jeune dragon, qui l'observait avec inquiétude. Il ne remarqua pas que ce même Henri, après le dîner, causait longuement avec Lorgis sur la terrasse. Lui, Julien, s'était assis dans un coin, il écoutait madame Jehon chanter. Elle s'était fait entendre deux ou trois fois au cours de la semaine. Or, Julien n'y connaissait rien en musique; il ignorait si les gens savaient ou non chanter, et même s'ils avaient de belles voix; les soirs précédents, pour payer madame Jehon des compliments qu'elle lui faisait l'après-midi, il lui avait apporté au hasard des épithètes qui lui semblaient à lui impropres et excessives, et qu'elle avait néanmoins encaissées. Ce soir-là, les accents de la chanteuse remuèrent profondément son cœur d'amoureux. Et, quand elle eut terminé son morceau, il se précipita vers elle et lui exprima, les larmes aux yeux, toute l'émotion qui l'avait transporté. --Ce que vous me dites là m'est très sensible, lui répondit-elle, surtout venant de vous, qui avez, vous m'entendez, un tempérament d'artiste tout à fait exceptionnel. Et vous aurez de grands succès, ajouta-t-elle, d'un ton menaçant, de très grands succès! Mais pour le moment, il n'en souhaitait qu'un. Il regarda Antoinette et se désespéra de la trouver si loin de lui, si occupée d'autre chose. Et comme il était de plus en plus exalté, il sortit sur la terrasse, pour s'exposer, par besoin de fraîcheur autant que par romantisme, au vent de la nuit. Dehors, il fut appréhendé par Lorgis, qui le prit doucement par le bras. Ce n'était pas le Lorgis tranquille et philosophe des heures ordinaires. Il paraissait affairé et soucieux. --Écoutez, lui dit-il, et pardonnez-moi de revenir sur un sujet que nous avions tacitement décidé d'abandonner; pour ma part, en tout cas, j'avais bien pris la résolution de ne vous en reparler jamais... Mais je viens de reconduire Henri jusqu'à l'auto qui le ramène à Tours: il est absolument affolé. Il est persuadé que vous aimez Antoinette. Il ne savait que faire... s'il devait aller vous en parler... Mais il a craint une explication difficile et violente. C'est un petit garçon plein de courage, mais aussi plein de sagesse, et qui a horreur des bêtises où un coup de tête pourrait l'entraîner. Et puis, il aime trop la quiétude de son père pour risquer de la troubler par un scandale... Alors, mon vieux, c'est moi qui veux vous parler à sa place. Cette fois non plus, je ne vous demande pas de réponse. Vous êtes averti. Faites attention. J'aime bien tous ces gens-là, et je vous aime bien aussi. Je tiens au repos de toute cette maison... D'une façon générale, j'ai une confiance illimitée dans la sagesse pour refréner les désordres que les passions viennent apporter dans notre petite vie tranquille. Voilà. Vous êtes au courant. Faites attention... Un peu de réflexion... Bonsoir, mon vieux. Ce petit discours, qui émut Julien, eût pu, la veille encore, influer sur ses projets, non pas les arrêter sans doute, mais les retarder, les entraver pendant quelque temps. Mais depuis la vision du pavillon, un autre individu, en ce jeune homme, s'était révélé, et s'était mis sur les rangs pour conquérir la marquise. Et celui-là était moins délicat, moins compliqué, et beaucoup plus résolu. Et à celui-là, personne, même Julien, ne ferait lâcher prise... CHAPITRE XXII Reprise des opérations. Ce compagnon de conquête, si brutal qu'il fût, et si pressé de mener à bien son entreprise, avait néanmoins, dans l'intérêt de ses projets, une certaine prudence. Il se savait brouillon et se méfiait de sa hâte maladroite. Il savait aussi, n'étant pas absolument un débutant, qu'il ne fallait pas croire la conquête d'Antoinette aussi avancée qu'on aurait pu l'imaginer, d'après la tendresse de certains regards et de certains sourires. Un sourire promet bien des choses, mais on ne sait exactement quoi; et souvent celle même qui sourit n'en sait pas davantage. Il arrive qu'une jeune femme exaltée, un peu innocente toutefois, s'abandonne dans un regard, mais qu'elle ignore ce qu'exactement vous allez faire d'elle. A l'inverse, une dame qui n'est plus une novice, et qui sait de quoi il est question, n'aura besoin que d'un petit geste d'acquiescement, presque froid, pour se promettre tout entière. Comme disent les gens d'affaires, Antoinette et Julien étaient d'accord en principe. Il restait encore, surtout quant à la date d'accomplissement du traité, à régler un certain nombre de points, que Julien envisageait avec beaucoup de netteté, mais dont Antoinette pour le moment ne voulait pas entendre parler d'une façon précise. Les séducteurs ne doivent pas se plaindre de cette imprécision où les dames tiennent à rester le plus longtemps possible. Car, beaucoup d'entre elles ne savent pas ou ne veulent pas savoir où elles s'engagent, au commencement des pourparlers. Et la prolongation de négociations crée pour elles une espèce d'engrenage insensible qui les entraîne aux décisives aventures. Pour le moment, c'était, entre Antoinette et Julien, comme de paisibles fiançailles. Sous prétexte d'assister, en bonne maîtresse de maison, au petit déjeuner des messieurs, elle descendait maintenant vers neuf heures. La première fois, Julien ne put quitter des yeux ce clair visage, plus charmant encore le matin; on n'y voyait pas la vilaine bouffissure que le sommeil laisse à des figures flétries; la figure d'Antoinette paraissait plus reposée, plus enfantine, avec des yeux joyeux. et tout pareils au jour renaissant... Le déjeuner fini, ils s'éloignaient ensemble, sans que personne, parmi tous ceux qui les observaient, eût semblé le remarquer. Ils se promenaient sur la lisière d'un petit bois. Et ils avaient toujours quelque chose à se dire. Et c'était pour lui un tel plaisir de l'entendre parler, que des fois il n'écoutait pas ce qu'elle disait, et ne faisait attention qu'aux inflexions de sa voix. C'est dans une de ces promenades qu'elle lui raconta sa vie de jeune fille. Peu d'existences avaient été si remplies d'accidents et de malheurs, et en même temps si tranquilles. Toute petite, elle avait perdu sa mère. Antoinette habitait Niort, où elle était née. Elle continua à vivre là, avec sa sœur et son frère aînés. Son père, le comte de Tournis-Régevel, les avait quittés pour aller vivre à Paris. Les enfants abandonnés vécurent à Niort très heureux, sous la garde d'une vieille cousine qui était la gaîté même. Cette demoiselle avait pour frère un prêtre, un digne homme tout à fait, qui était en même temps le garçon le plus drôle de la terre. Il inventait des histoires à mourir de rire, et il imitait d'une façon parfaite les cris de tous les animaux. Le lendemain du jour où Antoinette avait eu ses quinze ans, de graves nouvelles arrivèrent de Paris. Le comte de Tournis était mort subitement. Il avait perdu à la Bourse presque toute sa fortune. On ne savait pas au juste s'il ne s'était pas suicidé... Il fallut vendre la maison de Niort et une propriété que l'on possédait en dehors de la ville. Mais le frère aîné venait d'être reçu à Polytechnique, et ce fut une excellente occasion pour aller tous s'installer à Paris dans un petit appartement du quartier Saint-Jacques. Ils vécurent encore là deux années très amusantes. On avait fait la connaissance d'un autre Polytechnicien tout à fait gentil, qui courtisait la sœur aînée, et qu'elle épousa d'ailleurs plus tard. Aussitôt que les jeunes gens avaient quelques jours de vacances, le prêtre, prévenu, arrivait avec son sac en bandoulière. Il n'avait pas son pareil pour organiser des voyages circulaires, économiques et intéressants. Les deux élèves de l'X, les deux demoiselles de Tournis, le prêtre et la vieille cousine visitèrent de cette façon la Bretagne, puis la Hollande, puis, aux grandes vacances, l'Angleterre, l'Irlande et l'Écosse. L'année suivante, on s'en fut dans les pays scandinaves. Ce prêtre et cette vieille cousine leur apprirent à s'amuser de tout et à trouver de l'intérêt à tout ce qu'ils voyaient. Ils goûtèrent là, pendant plusieurs années, tout ce que la fête, chaste, peut offrir de plaisir. Et, quand la vieille fille, étant tombée malade, sentit qu'elle n'avait que peu de jours à vivre, elle s'ingénia, à force de bonne humeur, à habituer ses jeunes compagnons à l'idée de sa mort. --Évidemment, ajouta Antoinette, ce n'était pas tout à fait comme ce que je vous dis. Nous fûmes bien malheureux à la mort de cette pauvre cousine. Nous avions aussi parfois de petits ennuis, mais à distance, je ne vois que la paix et le bonheur de ces années de jeunesse. Elle raconta avec moins de détails son mariage avec le marquis. Ces détails, Julien les compléta par des conversations qu'il eut par la suite avec madame Jehon. Quand ils sortirent de l'école de Fontainebleau, les deux anciens élèves de l'X, officiers d'artillerie de marine, se préparaient à partir en Indo-Chine. Céline, la sœur aînée d'Antoinette, n'osait quitter sa sœur. Elle aurait pourtant bien voulu épouser l'ami de son frère, et l'accompagner en Extrême-Orient. C'est à ce moment que, dans une villégiature qu'ils passèrent en Bretagne, chez des amis communs, Antoinette fut remarquée par le marquis, veuf depuis deux ans. Le mariage d'Hubert ne fut simplement qu'une toquade parmi les nombreuses toquades de sa vie. En dépit de la différence d'âge, tout le monde conseilla à Antoinette de l'épouser. C'était un mariage de raison qui n'avait, somme toute, rien de révoltant, et qui favorisait singulièrement tous les petits plans de chacun. Céline put épouser son fiancé, partir avec lui, et ce grand service qu'Antoinette rendait ainsi à sa sœur s'ajouta à toutes les compensations que présentait son union avec le marquis. Le prêtre, ami d'Antoinette, n'était pas seulement un joyeux compagnon. Parmi les excellents enseignements qu'il avait donnés à son élève, figuraient de très belles idées sur la résignation, qui préparèrent la jeune femme à subir courageusement ses devoirs d'épouse chrétienne. Comme elle était, avec cela, une personne bien élevée, pleine de tact, et fort polie, elle évita de laisser voir au marquis tout l'ennui que lui causaient les corvées conjugales. Mais son éducation n'allait pas jusqu'à lui faire simuler une satisfaction qu'elle était si loin d'éprouver et qui eût entretenu la fougue, un peu assagie déjà, de son époux. Il espaça peu à peu ses visites. Quand elle s'aperçut qu'il venait obéir, chez elle, à un devoir de galanterie, elle sut lui faire comprendre qu'elle l'en dispensait, en alléguant des migraines auxquelles il feignit de croire. Si bien que la séparation s'effectua entre eux insensiblement. Tous deux reprirent une indépendance complète. Et aucun des deux n'en fit mauvais usage. Elle était trop contente d'être tranquille, et d'être exemptée de ces obligations dont Hubert n'avait pas su lui révéler l'agrément compensateur. Quant au marquis, les femmes ne l'occupaient plus. Ce n'était pas que toute ardeur juvénile fût éteinte en lui. Mais il était occupé de tant d'autres choses! Et puis, il lui eût fallu, pour faire la cour à une dame, suivre une idée pendant quelques minutes, et il n'en était plus capable. Et puis encore, les femmes lui semblaient toutes identiques. Elles ne lui apprenaient rien de nouveau. Antoinette n'avait jamais eu à se plaindre de lui. Pour rien au monde, elle n'eût voulu le mécontenter. Il lui avait donné une grosse fortune, une vie mouvementée, et qui passait pour agréable. Cette existence était assez vide. Mais elle ne s'en aperçut que rétrospectivement le jour où elle connut Julien. Et, de même qu'il avait poussé au tragique, en les lui narrant, les petits mécomptes de sa vie, de même elle exagéra l'ennui qu'elle avait éprouvé depuis son mariage. Mais le diable, c'est que depuis que Julien lui faisait la cour, elle ne s'ennuyait plus du tout, et ne souhaitait aucun changement dans sa vie. Pourquoi cet homme exigeant demandait-il autre chose? C'était le plaisir même qu'elle prenait à ces tendres et chastes entretiens, à ces conversations un peu plus ardentes, le soir, sur la terrasse, qui la faisait se contenter du «statu quo». Or, le meilleur adjuvant d'un séducteur, c'est cette horreur naturelle que les dames ont pour le «statu quo». Et puis, vers quel inconnu le jeune homme voulait-il l'entraîner? Il voulait recommencer avec elle tous ces gestes discrédités par le marquis. Pour elle, le mystère avait été défloré sans plaisir; l'inconnu n'avait plus de charme. Heureusement pour Julien, Antoinette était une femme de devoir. Les mêmes habitudes de sacrifice qui l'avaient fait si docilement se soumettre aux formalités du mariage l'habituèrent à envisager, presque avec résignation, un dévouement adultère. Vraiment ce pauvre garçon paraissait si malheureux! Le jour où elle se dit cela, elle vit avec clairvoyance qu'elle était sur une pente fortement inclinée... Jusqu'à ce moment, elle n'avait pas encore lutté contre sa vertu. Elle n'avait pas eu peur: alors les bons principes n'avaient pas donné signe de vie. Mais elle s'aperçut tout à coup que, sans s'en douter, elle était allée très loin du côté du péché. A cet instant-là, il fallait appeler tout de même les principes à la rescousse. Il était temps. On eût dit une personne assaillie par les cambrioleurs et qui pousse en toute hâte les meubles les plus lourds contre une porte menacée. Mais, hélas! les principes se discutent, de même que les meubles se déplacent. Et puisqu'elle avait eu assez de force pour les pousser contre la porte, l'assaillant aurait au moins autant de force pour les repousser. Le meilleur rempart d'Antoinette eût été sa vertu naturelle. Mais Julien en avait triomphé par de lentes et insensibles pesées. La vertu est un secours plutôt préventif, qu'il ne s'agit pas de faire donner à la dernière minute. CHAPITRE XXIII Rapprochement. Cependant l'être simple et lubrique, qui habitait en Julien, s'impatientait. Et, pour tromper ses impatiences, il cherchait autour de lui des distractions. Un après-midi, comme Antoinette était partie en auto, Julien se trouva seul avec madame Jehon et, par politesse, lui proposa de faire quelques pas dans le parc. Ils allèrent s'asseoir sur le talus herbu où, jadis, le matin, Julien s'en allait attendre le facteur avec Lorgis. Là, madame Jehon, qui avait décidément pris Julien en affection, se mit à parler de sujets sérieux, et qu'il n'écouta pas. Il ne pensait qu'à une chose: se précipiter sur elle, la posséder vigoureusement, pendant qu'elle continuerait à dire des choses raisonnables. Mais il est bien rare que l'on passe de ces rêves fantaisistes à leur brutale réalisation. Le Julien sage ne songeait pas une seconde à écouter le Julien bestial. Si encore on avait été sûr que madame Jehon se fût laissé faire! Dans le doute, il valait mieux s'abstenir, renoncer à ces idées passagères. Mais, alors, du moment qu'elle n'était plus un objet de tentation, madame Jehon devenait une dame bien ennuyeuse. Il n'y avait plus qu'à prétexter une lettre à écrire et à quitter cette personne au plus tôt. Julien monta dans sa chambre, essaya de se mettre à lire. Il se sentait désœuvré. Il était furieux contre Antoinette, qui le faisait ainsi languir. Ma foi! tant pis! d'ici un jour ou deux, sous n'importe quel prétexte, il irait passer vingt-quatre heures à Paris. En principe, la villégiature à Bourrènes devait se terminer dans les premiers jours d'août. Depuis une vingtaine d'années, en effet, le marquis allait habiter au mois d'août sa villa des environs de Deauville. Jadis, il avait possédé des chevaux de course; c'est-à-dire qu'il avait eu une part d'association dans une écurie importante. Puis, le propriétaire titulaire étant mort, on avait vendu les chevaux aux enchères. Ils s'étaient vendus de bons prix et le marquis n'en avait pas racheté. Il continua à aller aux courses pendant quelque temps... Ce goût lui passa. Mais la villa de Deauville restait en sa possession. On continua, par tradition, à aller à Deauville pendant la semaine des courses. Cette année seulement, comme le marquis s'était décidé à faire d'importants travaux à Bourrènes, il préféra prolonger son séjour dans le pays jusqu'à la fin août, époque à laquelle il se rendrait dans ses terres de Bourgogne. On avait beaucoup insisté auprès des invités pour les garder tous. Les Jehon s'étaient fait prier, mais avaient fini par consentir. Ils étaient propriétaires d'un petit domaine à Saint-Valéry. Jehon y avait installé un atelier. Le travail le réclamait. Mais le marquis s'était écrié: «Vous travaillerez ici!» C'était l'occasion pour lui d'organiser un magnifique atelier, de faire venir de Paris tout le matériel nécessaire. Comme le sculpteur avait la commande d'un grand monument pour une ville algérienne, et qu'on devait y faire figurer un dromadaire, le marquis insista beaucoup pour faire venir un de ces animaux du Jardin d'Acclimatation. C'est avec peine qu'on le fit renoncer à cette idée. Le diplomate n'était plus là. Un château du Midi le réclamait à cette date. Depuis dix ans, il s'y hospitalisait dans le courant d'août, et il ne pouvait s'exposer à perdre, les années suivantes, ce refuge d'une partie de l'été. Quant au colonel et à ses enfants, ils étaient partis dès le lendemain de la matinée de verdure. Les jeunes filles et le jeune homme trapu avaient des engagements à remplir dans d'autres représentations mondaines. Ils continuaient, de château en château, leur petite tournée d'été. Les Lorgis consentirent à rester. Leur fils aîné, ayant terminé son année scolaire, était revenu de Paris dans l'auto paternelle. Firmin n'était plus le seul mécanicien de la maison et l'arbitre dictatorial des promenades. N'empêche que le lendemain du jour où le mécanicien des Lorgis, un gros joufflu d'aspect timide, était arrivé au château, on ne put avoir à sa disposition un seul des chauffeurs. Firmin faisait à son camarade les honneurs du pays. D'après des racontars, il entretenait des relations adultérines avec la femme d'un forgeron, qu'il devait balader secrètement en automobile. Toujours est-il que les mécaniciens furent invisibles pendant toute une journée. On décida qu'on se priverait à jamais des services de Firmin. Le marquis, dès qu'on signala le retour du fugitif, se dirigea vers le garage pour procéder à l'exécution. Mais, l'instant d'après, on les vit qui causaient très amicalement. Le marquis se borna à dire, en revenant: «Je l'ai tancé sérieusement. Il ne recommencera plus.» On savait bien qu'il le garderait toujours, et qu'il ne voudrait pas se séparer d'un interlocuteur si précieux. Cet après-midi, où Julien s'ennuyait si furieusement, Antoinette était allée se promener dans l'auto des Lorgis avec madame Lorgis et les enfants. L'auto de la maison avait emmené Lorgis et le marquis jusqu'à un village industriel assez lointain, où Hubert voulait montrer à son cousin des habitations ouvrières. Julien trouva la journée d'une longueur invraisemblable. Une lettre à sa famille, des cartes postales à ses amis de Paris ne lui tuèrent que trois pauvres petits quarts d'heure. Il lut un journal de la veille jusqu'au bas de la sixième page, s'intéressa à des mouvements de bateaux, à des tarifs de boucherie, à des ventes par autorité de justice... Il finit par jouer à l'écarté avec le sculpteur Jehon... Enfin l'auto qui ramenait ces dames fit entendre sa rauque clameur. Julien se sentit tout heureux. Il était comme un petit enfant qu'on a laissé seul à la maison et qui voit revenir sa mère. Mais il souffrit, quand Antoinette descendit de voiture, de ne pas pouvoir la prendre dans ses bras et l'y serrer avec une tendre frénésie. «C'est l'être, pensait-il, que j'aime le mieux sur la terre, et je ne peux pas m'approcher d'elle. Et non seulement le monde m'écarte d'elle, mais elle-même s'écarte de moi. Cependant je sais qu'elle m'aime aussi!» Tout cela le peinait et l'indignait comme une injustice monstrueuse. Et pourtant, c'était un garçon bien élevé, et respectueux des barrières établies. Mais il était à bout. Cette journée de solitude l'avait exaspéré... La seconde auto avait ramené ces messieurs, et la cloche du dîner sonnait. Julien, tête nue, était reparti dans le parc, et marchait à grands pas. Il fut sur le point de remonter dans sa chambre, de faire comme les enfants boudeurs qui veulent persuader à leurs méchants parents qu'ils sont malades. Mais il ne voyait pas à quoi le mènerait ce manège. Et d'ailleurs il avait faim. Il se contenta, à table, de garder autant qu'il put le silence, et de ne reprendre d'aucun plat. C'était l'homme qui se soumettait aux formalités de l'existence, mais qui n'avait aucun goût aux joies terrestres. Il fut d'ailleurs le seul à donner à son attitude cette subtile interprétation. Depuis le départ du diplomate, le bridge sévissait sans retenue. Aussi était-il facile à Antoinette et à Julien de s'isoler sur la terrasse. Ce soir-là, il n'y voulut point aller. Il resta derrière les joueurs, à suivre leur jeu. Il fallut qu'Antoinette, qui était déjà sortie, rentrât au salon, et lui fit, avec précaution, signe de la suivre. Il la suivit, sans se presser, l'air impassible et dur. Mais elle ne remarqua pas cette expression de son visage. --J'ai des choses à vous dire. L'après-midi, elle était allée goûter dans une ferme avec Anne et les enfants Lorgis. Pendant que les enfants jouaient, elle avait eu une grande conversation avec sa cousine. C'était le pendant des entretiens de Lorgis avec Julien. Évidemment le couple s'employait de toutes ses forces à empêcher un rapprochement entre Julien et la marquise. Antoinette, parlant à Julien, racontait cela comme une alliée, et rapportait les discours d'Anne Lorgis comme on rend compte des arguments d'un adversaire. Mais elle eut l'imprudence de dire que certains de ces arguments l'avaient touchée... Julien, ce soir d'énervement, n'était pas d'humeur à supporter cela. Il se prit à déclarer qu'il ne voulait pas être la cause de débats aussi douloureux dans l'âme de la marquise... Elle ne devait pas souffrir pour lui: on ne souffre que pour un homme que l'on aime vraiment. Or, à n'en pas douter, les sentiments qu'elle croyait avoir pour lui ne répondaient pas à la passion qu'il avait pour elle. Il sentait qu'il parlait sans ménagements. Mais il avait cette impression qu'il valait mieux, à cette heure, ne pas la ménager. Elle eut un regard si touchant de tendresse, qu'il eut besoin d'un effort sérieux pour ne pas s'attendrir à son tour. Il déclara encore qu'il n'en pouvait plus, qu'il menait au château une vie anormale, que c'était au-dessus de ses forces... Puis il ajouta: --Ah! j'oubliais de vous dire que je m'absente demain pour deux jours. Je vais à Paris. Il avait dit cela, en changeant ostensiblement de ton, comme s'il semblait désirer qu'elle n'établît aucune liaison entre ce projet de voyage et ce qui avait été dit précédemment. Comme il l'espérait, elle vit très clairement cette liaison, se leva, et, très irritée: --Si vous vous en allez à Paris, vous pourrez y rester! Allons! c'en était fait entre eux des délicatesses de pensée et d'expression qui jusque-là avaient maintenu leurs relations dans un si bon ton d'élégance! Il répondit: --Soit! J'irai à Paris, et j'y resterai. Mais il ajouta, par crainte d'avoir prononcé une parole trop définitive: --Et c'est, au fond, ce que vous souhaitez! Elle haussa les épaules (ce qui n'avait rien de si désobligeant). Puis elle lui tendit la main et lui dit, avec une grande politesse: --Je vous prie de m'excuser si je me retire. Je suis un peu fatiguée ce soir. Elle rentra sur la terrasse, dit bonsoir à quelques personnes et, pour empêcher Julien de la suivre, emmena avec elle Anne Lorgis, qui avait fini sa partie. Cette dispute puérile laissa Julien très agité. Il se sentait le cœur plein de désespoir, et aussi d'une âcre joie. Il descendit dans le parc et marcha comme un fou. Quelques minutes après, il se trouva devant la fenêtre d'Antoinette. Cette fenêtre n'était pas éclairée. Comment se faisait-il? Sans doute la marquise était allée jusque dans la chambre d'Anne Lorgis pour y causer un instant avec son amie. Alors Julien se persuada qu'il fallait absolument, le soir même, revoir Antoinette. On ne pouvait pas passer la nuit sur cette rupture incomplète. Il fallait s'expliquer plus nettement, se séparer si c'était nécessaire, mais ne pas se quitter aussi méchamment. Il fallait se dire n'importe quoi; il fallait se parler encore... Autrement, c'était pour lui et peut-être pour elle une nuit abominable. Si la marquise avait été dans sa chambre, et s'il avait jugé impossible de la revoir le même soir, il en eût peut-être pris son parti. Mais c'était la possibilité de cette entrevue qui l'amenait à la considérer comme indispensable... Il se précipita vers l'escalier le plus proche, de façon à gagner le couloir qui conduisait de la chambre de madame Lorgis à celle d'Antoinette. Précisément dans ce couloir donnait une porte de la bibliothèque. A la rigueur, Julien, s'il était rencontré par là, pouvait dire qu'il allait consulter un livre. Ce n'était pas très vraisemblable, mais c'était plausible à la rigueur. Il arriva jusqu'à la bibliothèque. Le petit escalier par lequel il était monté débouchait presque à côté. Il entra dans la grande pièce haute et sombre, et laissa la porte légèrement entr'ouverte, après s'être assuré qu'au bout du couloir il y avait sous la porte de madame Lorgis une raie de lumière. Par contre, il n'y en avait pas sous la porte de la marquise: par conséquent, Antoinette était encore avec son amie. Il était effrayé à l'idée du temps qu'il allait passer là. L'attente le rendait fou, et il ne supportait pas les minutes qui semblent des siècles. Le destin eut pitié de lui. Presque tout de suite, la porte de madame Lorgis craqua. Une lumière éclata au bout du couloir. Antoinette et Anne n'avaient pas fini leur conversation. La porte de la bibliothèque, qui s'ouvrait en dedans, s'entrebâillait de telle sorte que Julien pouvait apercevoir les deux jeunes femmes. Il s'impatientait moins. Il avait vu avec satisfaction qu'Antoinette avait un bougeoir à la main: ainsi madame Lorgis ne serait pas tentée de laisser sa porte ouverte jusqu'à ce que son amie eût regagné sa chambre. Julien était un peu ennuyé à l'idée qu'il allait faire peur à Antoinette, et qu'elle aurait, en le voyant subitement devant elle, un tressaillement désagréable. Mais il n'y avait pas moyen d'éviter ça... Il vit, avec une émotion oppressante, les deux amies se donner la main. La porte d'Anne se referma, et la marquise, lentement, son bougeoir à la main, s'avança vers l'endroit où Julien était caché... Il valait mieux se montrer tout de suite, pour qu'elle le vît face à face, et qu'elle le reconnût bien. Il sortit brusquement, pour se montrer plus vite. Elle eut le tressaillement attendu; son visage, cependant, n'exprima aucun effroi. Elle ne l'attendait pas; mais elle n'était pas très surprise de le voir. --Je n'ai pu me coucher sans vous avoir revue, lui dit-il, à voix très basse... Elle lui fit signe de se taire. Il allait rentrer dans la bibliothèque... --Non, dit-elle, c'est au-dessous de la chambre des Jehon. Il n'osait lui demander d'aller dans sa chambre, à elle. Et puis le marquis couchait tout à côté. Ils gagnèrent alors le palier du petit escalier. Tous ces petits détails d'organisation se donnaient de part et d'autre à voix basse, mais avec un certain ton de tristesse et de gravité, qu'il importait de ne pas perdre pour la suite de l'entretien. Elle avait soufflé sa bougie, pour éviter que du dehors on vît de la lumière par la fenêtre du petit escalier. Car Lorgis se promenait volontiers la nuit dans le parc, et les chauffeurs rentraient quelquefois assez tard. Ils s'approchèrent de la fenêtre fermée. La nuit n'était pas très claire, mais au bout d'un instant ils se virent tout de même un peu. Elle était devant lui, toute blanche et toute triste. Julien n'y put tenir, et lui dit d'une voix étranglée: --Pourquoi m'avez-vous fait de la peine? Elle fondit gentiment en larmes, si bien qu'il ne put se retenir de pleurer. Ils ne savaient ni l'un ni l'autre exactement pourquoi ils pleuraient. Mais ils avaient été très énervés; ça leur faisait du bien. Et ils s'aimaient tous deux infiniment de pleurer ainsi. C'était un langage sans paroles, un langage animal, qui les unissait bien l'un à l'autre. Pour la première fois, il approcha ses lèvres du visage d'Antoinette. Il pensa qu'il la mouillait avec son visage tout humide, mais comme elle le mouillait aussi, ça n'avait pas d'importance... Elle lui rendait ses baisers; les bouches rencontrèrent les joues au hasard; puis des baisers s'échangèrent tant et tant, que les lèvres à la fin se rencontrèrent aussi. Mais alors ce fut un peu autre chose. Antoinette eut un sursaut. Était-ce un sanglot encore? Ce sanglot s'achevait comme un frémissement. Julien l'avait serrée dans ses bras. Elle se raidit d'abord, puis, abandonnée, la bouche tremblante, il sembla, quand elle lui rendit son baiser, que tout son souffle s'exhalait. C'est à juste titre que dans les anciens récits d'amour le baiser sur la bouche était le symbole de la possession. Vraiment, c'est, pour certains êtres, un rapprochement aussi parfait que l'acte définitif: c'est moins complet et moins officiel, voilà tout. Il est possible que si Antoinette et Julien avaient disposé à ce moment d'une installation plus confortable, ils ne s'en seraient pas tenus au symbole. Quand ils se désunirent après cette étreinte, Antoinette était si lasse qu'elle dut s'asseoir sur une marche de l'escalier, et Julien, qui n'était pas très vaillant non plus, ne fut pas fâché d'être aussi autorisé à s'asseoir. Ils restèrent l'un près de l'autre sur les marches, ils ne surent jamais pendant combien de temps. Julien avait passé son bras autour de la taille d'Antoinette, et lui posait des baisers recueillis sur les tempes et sur le front. Il commençait à être gêné, et à se demander ce qu'Antoinette attendait de lui. A ce point qu'il aurait presque souhaité entendre un bruit dans la maison, qui les obligeât à se séparer. Alors, machinalement, il tendit l'oreille pour guetter ce bruit... Elle vit son geste, et elle eut peur... Elle se leva. --Il faut vous en aller, dit-elle. Il l'attira tendrement à lui, et voulut encore rencontrer ses lèvres, mais elle détourna la tête, et il ne put que la baiser un peu au-dessous de l'oreille. Il n'avait d'ailleurs pas de quoi s'en plaindre, car ce baiser fut d'une douceur infinie, bien que moins émouvant, moins significatif, moins solennel que le précédent. Puis elle le repoussa légèrement, lui fit un gentil signe de tête et disparut du côté de sa chambre. Il fallut que Julien descendît avec précaution, et ouvrît aussi doucement que possible la petite porte qui donnait dans le jardin. Dehors, il fut tranquille. Il avait, somme toute, le droit de faire le noctambule. Mais, une fois tranquille, il sentit le besoin de se gâter son bonheur, de se faire des reproches, de se dire qu'il n'aurait pas dû s'en tenir là, qu'Antoinette attendait de lui une preuve d'amour plus complète. Le succès l'inquiétait toujours, et il avait besoin d'un grand effort d'énergie pour faire tête à la bonne fortune. CHAPITRE XXIV La passion parle. Très énervé, il ne pouvait arriver à s'endormir. Le baiser sur la bouche, décidément, ne signifiait pas pour lui la possession. Et puis il lui semblait que ce n'était pas suffisant pour s'assurer sa conquête, et qu'elle pouvait encore lui échapper. Il sentait bien pourtant que ce n'était pas un baiser ordinaire, que celui-là comportait un acquiescement absolu. Mais, comme on dit dans les affaires, tant qu'un traité n'est pas signé... Elle avait donné des arrhes; elle pouvait les laisser perdre, et se dédire. D'autre part, mais cela il ne se l'exprima que plus tard, c'était un plaisir bien plus savoureux que de s'arrêter, comme il avait toujours fait, aux étapes, de profiter de toutes les phases de son triomphe, pour ne pas gâcher, en poursuivant hâtivement la série progressive des satisfactions, le bénéfice de chaque joie partielle. Quelle Antoinette allait-il retrouver le lendemain matin? Il frissonna à la pensée qu'elle se serait ressaisie, qu'il ne reverrait pas tout de suite dans ses yeux cette expression d'abandon, qui l'avait enivré l'instant d'auparavant. Julien, cependant, ne pouvait s'endormir. Il se leva, mit son pantalon de chambre, et alla s'accouder à sa fenêtre. Au bout d'un instant, pour être mieux à son aise, il tira près de la croisée une chaise-longue de paille. Quelle joie de contempler ainsi le ciel nocturne, un ciel un peu couvert, pas trop éclatant, un ciel d'une paix infinie! L'extase de Julien le conduisit enfin au sommeil. Une demi-heure après, il se réveillait courbaturé, fermait brutalement sa fenêtre au nez de la Nature, puis courait se blottir dans son lit, en se cramponnant au sommeil fugitif. Le lendemain matin, Antoinette ne vint pas au petit déjeuner, mais Julien ne pensait pas qu'elle descendrait. Il lui semblait qu'elle ne pouvait se remettre aussi vite des émotions de la veille, et même, quand elle apparut à la terrasse, à midi, il lui en voulut d'être si calme, et de parler aux gens comme à l'ordinaire. Julien aurait dû sentir que jamais, cependant, cet air de tous les jours n'avait été de tous les jours à ce point... Il était un peu à l'écart, en train de causer avec Jacques de Delle. Antoinette vint de leur côté; mais elle ne le regarda pas en lui disant bonjour; elle lui attrapa seulement la main au passage et la lui secoua hâtivement. Puis elle tendit une main plus franche à Jacques de Delle, et partit au plus vite dans une autre direction, comme une maîtresse de maison qui a oublié de donner quelque ordre extrêmement important. Julien, l'esprit ailleurs, écoutait avec force hochements de tête Jacques de Delle, qui devait s'en aller le lendemain, lui expliquait pourquoi ce n'était pas lui qui organisait une grande représentation chez les Grevel, comment il l'avait proposé gentiment, pour quelles raisons secrètes on s'était adressé à un autre, et à quel point, lui, Delle, se félicitait hautement d'avoir échappé à cette corvée. Il osait parler de son besoin de repos, ce personnage agité que Lorgis comparait un jour à une bicyclette, qui ne peut conserver son équilibre qu'à la condition d'être en mouvement continuel! Il s'en allait passer quelques semaines dans la famille de la petite rousse, des gens très simples, très près de la terre. Il parlait d'eux avec un ton de sympathie visiblement emprunté, et qui ne dissimulait pas, pour les personnes averties, le mépris et la haine que lui inspirait cette humble famille de richards. Cependant, la cloche du déjeuner ramenait lentement vers la salle à manger le troupeau dispersé des convives. Antoinette, pendant tout le repas, remplit ses devoirs de maîtresse de maison de la façon la plus vigilante, veilla au bien-être de chacun, écoutant avec une grâce parfaite un des invités qui parlaient, juste au moment où elle se dérobait d'une façon insensible pour aller grossir d'une unité attentive l'auditoire un peu restreint d'un autre causeur. Jamais elle n'avait été autant à son affaire. Elle était comme un soldat craintif qui fait l'exercice avec plus de conscience et plus de précision qu'à l'ordinaire, parce qu'il lui est arrivé, la nuit précédente, de sauter le mur. Quant au marquis, son innocence peinait Julien. Le loyal jeune homme faisait tous ses efforts pour ne pas lui parler avec une complaisance exagérée, et même, dans une discussion sur la marine, il le contredit au hasard, pour ne pas lui donner toujours raison. --Je vous en prie, lui dit Antoinette, je vous en supplie... Vous êtes sûr de moi. Est-ce que vous n'êtes pas sûr de moi? --Si, je suis sûr de vous... --Hé bien, ne me pressez pas... Je vous demande, comme une preuve d'amour, de ne pas me presser. Elle disait ces mots: une preuve d'amour, d'une voix rapide et presque honteuse, comme une petite fille qui récite, et n'ose donner un sens à ses paroles. Ils se promenaient bien gentiment dans le jardin, après le déjeuner. Tout le monde était sur la terrasse et les voyait. Alors ils étaient simplement un monsieur et une dame, assez liés, qui s'en vont en causant de choses insignifiantes le long d'une allée. Même ils affectaient de ne pas se regarder. Elle faisait ses tendres supplications, les yeux droit devant elle, et en jouant d'un air indifférent avec une petite branche coupée. Lui regardait à droite et à gauche, distrait et presque impoli, semblait-il, pour un invité, cependant qu'il implorait avec passion: --C'est moi qui vous supplie de m'écouter, et de vous rendre compte du tourment que j'endure. Je vous sais entourée de gens qui en veulent à mon bonheur. Anne Lorgis vous a encore parlé ce matin? --... Ce matin? Oui, elle est venue dans ma chambre... --J'en étais sûr! Ah! ils sont tous mes ennemis... Anne, Lorgis, Henri... --Henri, dit-elle avec une moue, ce n'est pas lui qui me préoccupe... Ce qui était, en somme, excellent, c'est que leurs appréhensions n'étaient pas les mêmes. Chacun d'eux avait donc des arguments pour combattre les scrupules de l'autre. Ainsi, le souvenir d'Henri obsédait presque constamment Julien. Il avait encore à l'esprit les paroles de Lorgis: Henri, c'était celui qu'il trahissait dans la maison. Le volage et sautillant Hubert ne semblait avoir de droits sur personne; il avait délégué le souci de son honneur familial à ce sensible adolescent. Mais Antoinette, en parlant de son beau-fils, corrigea l'idée romantique que s'en était faite l'imaginatif Julien. Certes Henri souffrait de voir les assiduités de Julien auprès de la marquise. Il n'en souffrait, dit-elle, que lorsqu'il en était témoin... Il avait tout de même un peu le caractère de son père. Il était plus sensible et plus inquiet. Seulement il changeait sans cesse de sujet d'inquiétude, comme son père de marotte. L'autre ennui de Julien, c'était l'attitude de Lorgis. --Il vous bat froid? demanda Antoinette. --Pas précisément. --Il ne sait pas bouder. Il vous parle moins, n'est-ce pas? Il a l'air de vous fuir? --C'est bien cela. --Je connais Lorgis. Il fait son possible pour être froid avec vous. Il suit les recommandations d'Anne. Vous savez qu'elle le mène comme un petit garçon? --Mais qu'est-ce que c'est que cette femme-là? dit-il avec irritation. --Une femme très gentille, croyez-moi. Je n'ai pas d'amie plus dévouée, plus sûre. Elle a peur pour moi: elle se dit que je vais bouleverser ma vie... Et c'est vrai... Ne vous fâchez pas, mon ami!... ... Voilà qu'il se fâche! continua Antoinette, la voix pleine d'angoisse. Est-ce que j'hésite? Je n'ai pas dit que je ne savais pas si je bouleverserais ma vie. Je dis que je suis résolue à la bouleverser. --Mais pourquoi employez-vous ce mot? Vous parlez de cela comme d'un malheur... --Ce n'est pas un malheur, mais c'est un bouleversement. ... Vous ne pensez pas, ajouta-t-elle avec gravité, que je vais continuer à vivre comme je vis, et à mentir et à trahir... Ils étaient arrivés au bout d'une allée. Ils tournèrent sur la droite, derrière un massif, de façon à n'être plus en vue des gens de la terrasse. --Je serai à vous, dit-elle à Julien, mais pas ici... Vous m'emmènerez... Il la prit dans ses bras, et l'étreignit avec transport, en lui baisant un coin de la tempe, que ses lèvres avaient rencontré... Ce transport était sincère, mais tout de même il le sentait un peu forcé... Non pas qu'il ne l'aimât pas immensément, non pas qu'il ne fût pas prêt à l'emmener et à vivre avec elle. Mais l'inconnu l'effrayait toujours. Dans son étreinte, il n'y avait pas seulement de l'amour, mais de la résolution et du courage. Puis il pensa qu'il fallait tout de même prendre une date... --Partons tout de suite! s'écria-t-il, pour prouver son empressement. Ce fut au tour d'Antoinette d'être un peu effrayée. --Non, écoutez! dit-elle... Ne me pressez pas... Puisque nous partirons sûrement! --Que ce soit le plus tôt possible, dit-il avec une sombre énergie. J'ai tellement peur de tous ces gens... --Ce sera bientôt, dit Antoinette. Et elle lui tendit ses lèvres. Ce fut un baiser charmant, mais un peu préoccupé... Ce voyage à organiser... CHAPITRE XXV La passion continue à parler. Le grand souci de Julien, c'était de n'être pas un pleutre. Or, il avait fait la cour à une femme, sans savoir exactement comment l'aventure tournerait. Maintenant que la conquête était faite, il fallait en subir toutes les conséquences, et les responsabilités. Il allait offrir à Antoinette une existence beaucoup plus modeste que celle à laquelle elle était habituée. Certes, il ne s'était jamais dit, quand il avait souhaité conquérir la marquise de Drouhin, qu'il lui ferait perdre sa haute situation mondaine. L'avait-il aimée à cause de son titre? Non, non, cent fois non! Il ne voulait même pas se poser cette question... Il l'aimait pour elle-même et il l'aimait avec toutes les obligations que ce noble mot comporte. En présence de cette chose grande et magnifique, un amour partagé, qu'est-ce que pouvait bien peser son goût naturel de la tranquillité? Ce qu'il voulait bien s'avouer cependant, c'était sa crainte d'entraîner cette pauvre Antoinette dans cette aventure hasardeuse. Il garantissait ses sentiments, à lui. Mais pouvait-il être sûr de ceux de la jeune femme? Étaient-ils assez puissants, seraient-ils assez durables pour que la joie de cet amour partagé compensât dans le cœur de la marquise la perte de tant d'avantages matériels considérables, et les lui fît oublier pendant des semaines, des mois, des années? Mais, même cet argument, honorable en somme, Julien ne voulait pas l'examiner. Quand l'amour commande, il n'y a pas à discuter: il faut lui obéir, et ne pas se demander où il vous conduira. Julien s'en allait vers l'inconnu. Il bouleversait la vie de plusieurs êtres. Le scandale évidemment serait affreux. Voilà pourtant quelle était l'œuvre indirecte de Lorgis et de sa femme! Ils avaient voulu détourner de la famille de Drouhin un événement fatal, et leur intervention, non seulement n'empêchait rien, mais avait pour résultat de donner à cet événement un retentissement énorme! En somme, c'était bien fait pour eux! Julien revint lentement vers la terrasse, où Antoinette était déjà repartie. Il marchait dans l'allée, tête baissée. En levant les yeux, il aperçut la marquise, qui semblait regarder de son côté. Mais il était loin d'elle, et eut le temps de l'aborder avec un visage paisible, le visage tout à fait remis d'un amant confiant et ingénu. Hubert, assis sur un fauteuil d'osier, parlait avec une animation joyeuse. Comme cet homme était heureux! Et comme tout semblait heureux aussi autour de lui! Julien aperçut, à gauche du château, une pelouse creusée en son milieu d'un petit vivier très poissonneux. Comme on passerait de bonnes heures au bord de cette pièce d'eau à regarder les poissons glisser dans l'eau, se poursuivre et se disputer les miettes qu'on leur jetterait! Mais, en dépit des conseils du sage, on ne sait jouir du présent que lorsqu'on est menacé par l'avenir... CHAPITRE XXVI En route. Quand s'en iraient-ils? La marquise n'était pas fixée. Serait-ce dans huit jours, dans trois jours, ou le lendemain? Non, ce ne pouvait être déjà le lendemain. Julien souhaitait, du moment que c'était décidé, que cela fût le plus tôt possible, car il prévoyait que cette attente lui serait insupportable, en la présence continuelle de ce petit monde paisible et menacé. Il était gêné par cette fréquentation constante de ses futures victimes. Rien, maintenant, ne détournerait la marquise de sa résolution. Elle n'avait avec elle que cette amie dangereuse, Madame Lorgis. Certes, Madame Lorgis s'opposerait de toutes ses forces à une fuite. Mais jamais Antoinette ne la mettrait au courant. La marquise n'aurait donc personne qui lui ferait entendre une voix prudente, puisque Julien, lui, n'avait pas le droit de combattre ses projets, et qu'il devait, au contraire, passer son temps à les encourager et à lui demander avec instance quand elle y donnerait suite. Il représentait, lui, la Passion, et n'avait pas à prendre la parole au nom de la Raison. Quand il était seul avec elle, il trouvait des accents fort vifs et fort pressants. Aussitôt qu'ils seraient partis, il l'aurait toute à lui. Ah! quelle ivresse de la tenir dans ses bras, comme une proie si longtemps convoitée, de ne penser qu'à cela, d'oublier toute l'incertitude de l'avenir dans la joie de cette heure admirable! Ses entretiens avec Antoinette étaient cependant moins libres et moins aisés que par le passé. Il ne pouvait lui parler que de leur prochain départ. Toute sa vie, toute la vie autour de lui était suspendue. Le couple Jacques de Delle avait quitté le château. Il avait été remplacé, séance tenante, par un neveu du marquis, le comte Le Harné, un très haut gaillard roux, qu'accompagnait sa jeune femme, une petite Américaine brune, aux yeux fiévreux. Le Harné était un admirable joueur de lawn-tennis, une des meilleures raquettes du monde. Ils étaient venus passer deux jours. Mais quand il vit le court remis à neuf, il s'y installa à demeure, comme un homme qui ne s'en ira plus. Et, faute d'adversaire, il entreprit de former Julien, qui savait à peine tenir une raquette, s'y mit par complaisance, et se passionna tout à coup pour ce jeu, qui lui était révélé par un vrai champion. Le Harné lui trouvait des dispositions extraordinaires, et avait déclaré qu'il ferait de lui un joueur de tout premier ordre. Julien, après s'être dit: «A quoi bon? puisque ma vie est consacrée à Antoinette,» finit par s'intéresser si fortement à ce sport, qu'il ne bougea plus du court. La première fois qu'il y passa quatre heures, l'après-midi, il fut un peu gêné en retrouvant Antoinette, qui pouvait lui reprocher de l'avoir délaissée. Mais la jeune femme l'accueillit très gentiment, et parut sincèrement heureuse qu'il se fût amusé. Souhaitait-elle le voir un peu distrait de leur grand projet? Au bout de trois jours, on se contentait d'en parler à la fin de la soirée, en se quittant... Julien demandait: --Hé bien, êtes-vous décidée? Elle souriait tendrement et disait: --Bientôt. Quand ils étaient seuls, il la prenait dans ses bras; leurs lèvres s'unissaient dans un baiser frénétique. A mesure que l'idée de l'enlèvement s'éloignait, moins précise, il recommençait à désirer plus franchement sa chère Antoinette. Ah! si elle avait voulu, en attendant... puisqu'il était convenu qu'on devait s'en aller... Mais il n'osait encore lui demander cela. Il médita un guet-apens, de l'attirer un jour dans sa chambre à une heure favorable... Seulement un événement imprévu vint déjouer cette combinaison, en leur offrant brusquement une occasion facile de s'en aller tous les deux. Un soir, pendant le dîner, un télégramme arriva pour le marquis. Une affaire très importante l'obligeait à partir, dès le lendemain, pour la Côte-d'Or. A cette nouvelle, Julien et Antoinette devinrent subitement très graves. Et le jeune homme qui, mis en appétit par la partie de tennis, avait mangé gaillardement jusque-là, s'arrêta tout à coup, sa faim coupée. Des événements trop importants approchaient... Après le dîner, Antoinette ne pouvait se décider à aller sur la terrasse. Elle s'attardait avec Anne Lorgis, que pourtant le bézigue chinois réclamait. Julien sortit et rentra à différentes reprises. Enfin, Antoinette le rejoignit. Ils ne voulaient pas rester sur la terrasse... Ils étaient trop près des joueurs pour les choses qu'ils avaient à se dire. Ils descendirent donc dans le jardin, et s'enfoncèrent dans une allée sombre. --Nous partirons demain! lui dit-il, d'une voix troublée. --Oh! mon ami! dit Antoinette en pleurant et en cachant son visage dans le cou de Julien. Que voulait dire cette crise de larmes? Était-ce l'émotion d'une décision si grande? Ou bien avait-elle changé d'avis, et maintenant s'effrayait-elle à l'idée de s'en aller? Julien n'osait le lui demander. Il répéta à tout hasard d'un ton ferme: --Nous partirons demain! Puis il s'éloigna d'elle, comme un homme qui ne veut pas endurer de contradiction. C'eût été pourtant si facile de profiter de l'absence du marquis!... Il l'eût rejointe dans sa chambre... Mais ce n'était pas à Antoinette que l'on pouvait proposer ces arrangements et ces accommodements. La femme qu'elle était ne pouvait pas se résigner à l'adultère sournois, mensonger; il lui fallait le péché noble et libre, la faute éclatante! Cependant, il était urgent de combiner les détails de la fuite... Où irait-on? Comme le monde était vaste! Comme il offrait au ravisseur un choix fatigant! Il valait mieux ne pas aller trop loin tout de suite. Julien n'aimait pas les longs voyages en chemin de fer, qui sont énervants et salissants. On ne pouvait pas, non plus, aller à Tours, où l'on connaissait trop de monde. Paris?... Paris, l'été, est triste. Et puis ils habitaient Paris l'un et l'autre. Il valait mieux se dépayser. Un enlèvement ne se fait pas sur place. Après avoir pensé à deux ou trois villes, Julien arrêta son choix sur Angers. Une demi-heure de petit train; une heure d'express depuis Saint-Pierre-des-Corps... Le marquis devait partir le lendemain matin à la première heure. Lorgis lui prêtait sa voiture, plus rapide. Hubert comptait arriver en Bourgogne dans l'après-midi, coucher à Dijon, terminer ses affaires le matin qui suivrait, de façon à rentrer tout de suite à Bourrènes, qu'il ne quitterait ainsi que pendant une nuit. Antoinette et Julien se feraient conduire par la victoria à Grevecey. Il y avait trop de place dans l'auto. Un des hôtes du château n'aurait eu qu'à vouloir profiter de l'occasion pour sortir, et les accompagner à la gare. Antoinette était revenue sur la terrasse. Julien hésitait à rentrer... Il aurait bien voulu que le marquis fût remonté se coucher, afin d'éviter la formalité des adieux... Il lui sembla, de loin, que le bridge était terminé. Mais, à son entrée dans le salon, il vit Hubert en grande conversation avec son neveu Le Harné. Tous deux parlaient des origines du lawn-tennis, de la longue paume; ils se racontaient également des parties de pelote basque... --Nous allons avoir un grand match de tennis! s'écria Le Harné, en voyant entrer Julien. J'ai appris que Hayes était en villégiature, tout près d'ici. Je lui ai écrit de nous rejoindre. Vous savez que Hayes a failli gagner le championnat anglais cette année? --Bon! Bon! fit Julien. Il pensa qu'il n'assisterait pas à cette belle séance de sport. Désormais sa vie ne se disperserait plus. Il n'avait qu'une passion, qu'une préoccupation, qu'un plaisir. Il était parti dans ses réflexions, et vit comme dans un rêve le marquis qui lui tendait la main. Il la lui serra avec énergie, sans savoir au juste ce qu'il faisait. Grâce à sa distraction, cette dernière entrevue qu'il redoutait n'eut plus rien de pénible. Cependant, on se séparait. Julien chercha des yeux la marquise, qui était dans un coin du salon avec la petite Américaine de Le Harné. Il lui sembla qu'Antoinette avait dans les traits quelque chose d'agité et de frémissant. Et, quand elle lui donna la main pour lui dire bonsoir, il sentit que cette main tremblait... Alors il fut gagné lui-même par cette agitation. Il ne pensa plus aux petits ennuis d'organisation qu'entraînerait l'expédition du lendemain. Il éprouva une impression d'impatience, d'angoisse aussi, comme un nageur qui s'apprête à plonger, dans une eau un peu froide... Mais ce frémissement, n'était-ce pas l'amour? Exalté par cette fièvre, il ne tarda pas à se sentir tout plein de sentiments augustes... Cependant, à peine dans sa chambre, des soucis d'ordre pratique l'assaillirent à nouveau. Il n'avait pas songé à la grave question des bagages... Il ne pouvait pas le lendemain quitter le château avec sa malle... S'il avait eu une petite valise, il eût pu l'emporter en racontant n'importe quoi... des effets qu'il renvoyait à Paris... Mais il n'avait pas de valise, et à qui en emprunter une? Il ne pouvait guère, le lendemain, parler à Antoinette de ces détails... Ma foi, tant pis! Ils partiraient sans rien du tout, et ils trouveraient en route ce qu'il leur faudrait... Il avait quelques billets de cent francs dans son portefeuille. Il se ferait adresser un mandat par son banquier de Paris, aussitôt qu'il saurait exactement où ils allaient. Il avait éteint sa lampe depuis une heure au moins, et il remuait dans son lit sans pouvoir dormir. Allons! bon! une nuit d'insomnie! Mauvaise préparation à une journée d'enlèvement... Il n'était pas à son aise; même il avait mal à la gorge, une constriction assez forte de chaque côté du cou. Mais évidemment ce n'était pas là la maladie grave, l'angine qui empêche tout déplacement. La fièvre, qui le tourmentait et lui séchait le gosier, n'était certainement qu'une fièvre toute passagère. Le gros ennui, c'était de ne pas dormir. Il ne serait pas en train le lendemain. Il s'éveilla vers sept heures, au sortir d'aventures imaginaires qui n'avaient aucun rapport avec celles de sa vie réelle. Des rêves imbéciles l'avaient ramené au régiment, où il avait rencontré des gens à qui il ne pensait jamais. Il regarda sa montre, et vit qu'il fallait se lever sans retard. Il avait à faire une toilette très minutieuse, puis il fallait songer à tous les petits objets qu'il pouvait emporter sans en avoir l'air, dans les poches d'un pardessus, par exemple. Sa toilette finie, et ses préparatifs terminés, il descendit à la salle basse où l'on prenait le petit déjeuner. Comme il arrivait dans la cour où cette salle prenait jour, il vit venir par un autre côté Antoinette, une Antoinette en peignoir du matin, nonchalante, et qui ne paraissait pas se douter que c'était le jour du départ. Il la rejoignit rapidement, afin de lui parler sans témoins... Et tout en s'approchant d'elle, il se demandait ce qu'il allait lui dire. Il ne pouvait pas l'aborder avec ces mots: «C'est pour ce matin!» ou bien «Qu'est-ce que vous attendez pour vous apprêter?» Il faut éviter, dans ces circonstances exceptionnelles de la vie, ces petites phrases de tous les jours qui semblent plates... Mais, quand il fut près d'elle, il trouva tout de suite des paroles pressantes, et trop ardentes pour être ridicules: --Je vous en supplie!... Chaque minute que j'attends ici est une torture pour moi... Il faut que nous nous en allions le plus tôt possible... Il est probable que jusqu'à ce moment elle n'avait pas cru qu'elle s'en irait vraiment... Mais il était tellement fébrile, si véhément, qu'elle subit son influence, et qu'elle dit, toute troublée: --Oui, oui, nous allons partir! --Dans une heure, dit-il. --Dans une heure. Ils entrèrent ensemble dans la salle à manger, où étaient déjà Lorgis, les Jehon, Le Harné et sa femme... Antoinette dit bonjour en souriant. On lui trouva un visage un peu fatigué, et on lui demanda si elle n'était pas souffrante... --J'ai un peu de migraine. Ce n'est rien. Puis elle resta à écouter les gens causer... Julien pensait: «Elle m'a dit dans une heure. Jamais elle ne sera prête.» Il semblait que, depuis qu'elle était dans cette salle à manger, au milieu de son entourage habituel, Antoinette fût reprise par les attaches du foyer. Enfin, quand on se dispersa, elle se leva lentement... Julien put s'approcher d'elle. --Je vais demander qu'on attelle, dit-il. Il y a un train pour Saint-Pierre à dix heures trois quarts... Il sentait bien qu'il fallait donner tous ces ordres lui-même, qu'elle consentirait à tout, mais qu'elle ne prendrait pas la moindre initiative... Au moment où Julien la quittait, elle lui demanda d'une faible voix soumise, les dernières instructions: --Qu'est-ce qu'il faudra leur dire? --Pour expliquer que vous partez seule avec moi? Ne disons rien. Partons ensemble le plus simplement du monde. Nous ferons dire par le cocher que vous déjeunez à Tours... --... Oui. Elle acceptait tout, sans discuter. Elle ne demandait qu'à se laisser conduire. A dix heures et quart, la voiture était devant le perron. Antoinette, vêtue d'une robe de linon écru, descendait sur la terrasse. Elle s'en allait comme à une promenade ordinaire; elle n'avait d'anormal qu'un peu de préoccupation et de tristesse; sa démarche était singulièrement tranquille. Ils ne dirent rien ni l'un ni l'autre, tant que la voiture fut dans le parc. Une fois hors de vue, il posa la main sur celle de la jeune femme. C'était comme une prise de possession muette. Il aurait voulu lui dire quelque chose, par exemple: --Je suis bien heureux! Mais ça ne sortait pas. Parce qu'il ne trouvait rien à dire, il s'irritait contre lui-même, et, par contagion, un peu contre elle. Pourquoi, elle non plus, ne disait-elle rien? Pourquoi cette attitude passive? Ne l'aimait-elle pas? Et pourquoi l'avait-elle suivi? Était-ce par une sorte de compassion, ou par un besoin de créer en lui du bonheur? Mais alors pourquoi n'en créait-elle pas tout à fait, et ne faisait-elle pas un effort pour ne pas être aussi triste? Ils arrivèrent à la gare de Grevecey, sans s'être rien dit. Quand ils furent installés dans le petit train, elle comprit sans doute les reproches muets de Julien, et, d'elle-même, vint l'embrasser. C'était la première fois qu'elle venait ainsi à lui. Il aurait dû en être transporté. Il ne le fut pas. Il lui semblait qu'elle l'embrassait par devoir. Leurs lèvres s'unirent violemment. Ce fut un baiser frénétique, où s'exaspérait tout leur désespoir de n'être pas plus heureux. A la gare de Saint-Pierre, ils trouvèrent dans l'express de Nantes un compartiment où ils furent encore seuls. Aussitôt que le train se mit en marche, ils unirent encore leurs lèvres sans trouver plus de soulagement dans ce nouveau geste obligatoire. Comme son grand chapeau les gênait, elle l'enleva et posa la tête sur l'épaule de Julien. Il lui baisa les tempes et ses fins cheveux blonds, avec une infinie tendresse. Ces longs baisers fervents et consolateurs, ces caresses douces les apaisèrent et les rapprochèrent. Seulement Angers arriva trop tôt. Il fallut descendre du train, se faire conduire à l'hôtel. Elle attendait, très gênée, dans le vestibule, pendant que Julien demandait au bureau un appartement, «autant que possible composé de deux chambres et d'un salon.» Il espérait bien n'utiliser qu'une chambre, mais il était plus convenable d'en retenir deux. Justement il y avait un appartement de libre au premier étage. Le gérant les y conduisit. C'était assez bien meublé, et admirablement disposé. Le salon séparait les deux chambres, deux grandes pièces peut-être un peu trop claires. Cependant, il était près de deux heures et demie, et ils n'avaient pas déjeuné. «Madame est fatiguée, dit Julien au gérant; on pourrait peut-être nous servir à déjeuner ici.» Le gérant, un petit homme barbu qui ressemblait à un percepteur maussade, répondit: «Très bien, monsieur,» avec la complaisance modérée d'un homme dont on change les habitudes. Puis il ajouta: --A cette heure-ci, il ne faudra pas demander quelque chose de très compliqué... --Oh! je n'ai pas faim! dit Antoinette. --Mais si, dit Julien. Et il commanda des œufs et des côtelettes. Antoinette ne voulait boire que de l'eau. Julien n'osait proposer le champagne, qui lui paraissait bambochard et déplacé. --Moi aussi, dit-il, je prendrai de l'eau. Quand le gérant fut sorti, Antoinette porta un doigt à sa tempe. Ce n'était rien: un peu de migraine. Julien lui conseilla un cachet de quelque chose... --Si! si! dit-il. Il sonna, et comme on ne venait pas tout de suite, il descendit pour envoyer un garçon à la pharmacie. Dans le vestibule de l'hôtel, il vit venir à lui un monsieur grisonnant qu'il avait déjà rencontré à Bourrènes. Le monsieur se fit connaître... C'était un chef d'escadrons de Tours. Il demanda à Julien des nouvelles du marquis et de la marquise. --Retournez-vous à Tours ce soir? Moi, je prends le train de six heures et demie. --Non, dit Julien, je vais faire un petit voyage. --Tant pis! Tant pis! dit le cordial commandant. Nous aurions fait route ensemble. Julien retrouva Antoinette assise sur un fauteuil du salon. Elle était accoudée sur un guéridon, et sa main fine soutenait son front. Julien vint s'agenouiller à ses pieds, et murmura: «Chère, chère Antoinette!» Elle le regarda avec un effort de gentillesse: mais elle ne posa pas la main sur son épaule ou sa tête, avec un de ses gestes aisés, ces gestes d'abandon, que sait avoir une maîtresse. Pour Antoinette, la tête de Julien, son épaule, c'était encore quelque chose d'étranger, où sa main ne pouvait se poser naturellement. Ils étaient encore à une période un peu trop solennelle de leur histoire, où chaque nouveau contact a sa signification et son importance. C'était comme un mariage hâtif, où l'on réunit brusquement, complètement, et pour la vie deux êtres qui n'ont pas eu le temps de se familiariser l'un avec l'autre. Julien ne sentait que la gêne de ce manque d'expansion. Il n'en analysait pas les raisons. De nouveau refroidi, il ne sut que demander à Antoinette si son mal de tête allait mieux. Elle mangea un rien d'œufs brouillés et de côtelette, laissant sur son assiette presque tout ce qu'il lui servait, et s'excusant en invoquant sa migraine. Julien fit débarrasser la table en toute hâte, pour ne plus être dérangés. Il pensait qu'une fois seul avec la jeune femme, il finirait par adoucir cette tristesse persistante. Il se rappela que cette attitude tendre et berceuse de l'express d'Angers leur avait été assez favorable. Malheureusement, il fallait s'installer commodément, et ce salon, fait pour recevoir des commandants de corps, inspecteurs d'armée et autres grands personnages en voyage, n'offrait, en fait de canapé, qu'un meuble assez dur. Mais Antoinette put tout de même s'y étendre, en appuyant la tête sur un coussin. De nouveau il la baisa sur la tempe, à cet endroit qui semblait leur avoir déjà réussi. Il n'osait pas lui demander d'aller s'étendre sur un lit dans une des chambres. Il craignait de voir attribuer à cette proposition le caractère tendancieux qu'elle avait d'ailleurs en réalité. Il ne voulait rien brusquer. Ils étaient ensemble pour l'éternité. Ils avaient le temps. Il ne fallait pas s'unir trop vite. Il se disait que cette première étreinte définitive devait être un acte magnifique, qu'il importait de ne pas compromettre par trop de hâte et une installation défectueuse. Il ne presserait pas Antoinette. Il ne la voulait que parfaitement consentante et heureuse. Cette sagesse était d'autant moins méritoire que, depuis quelques instants, il se demandait s'il la désirait autant. Il avait beau concentrer tout son souvenir sur des visions qui l'avaient enfiévré, se rappeler comment elle lui était apparue, à moitié dévêtue, le jour de la matinée de verdure, il lui semblait que le compagnon brutal, qui avait surgi en lui ce jour-là, s'était maintenant désintéressé de l'affaire, comme un que l'on a trop lanterné, et qui ne veut plus rien savoir. Julien cependant, baisait le front d'Antoinette, tendrement et distraitement. Puis, avec plus d'attention, il la baisa sur les lèvres; mais elle y répondit si mal qu'il se leva irrité; il ne savait pas si c'était contre elle, contre tout, qui s'arrangeait si mal, ou contre lui-même. Elle était depuis le départ, d'une docilité effrayante. Évidemment, elle attendait de son conducteur et maître plus d'imagination. Elle semblait dire: «Je fais ce que vous voulez. Allez-vous me plaire et me conquérir?» Mais elle ne facilitait guère la tâche du conquérant, avec ce visage résigné et sans joie. Non, non! Julien en avait assez! Elle avait remarqué son irritation. Quand elle le vit se lever et marcher dans la chambre, elle se leva à son tour et vint lui prendre le bras gentiment. --Qu'est-ce que vous avez? Il s'arrêta, et la regarda bien en face. Puis il dit avec toute la sincérité de son âme: --J'ai que je suis désespéré! Ils éprouvèrent, à cette parole enfin lâchée, une grande peine, et aussi un notable soulagement. Il n'était plus question de feindre, de feindre l'un pour l'autre, ou chacun pour soi-même. Cependant, qu'allait-il dire? Allait-il faire cette constatation affreuse qu'ils n'auraient pas dû fuir, qu'ils avaient commis une erreur... Une erreur? Non, il ne faut jamais dire cela! Peut-être pensait-il à ce moment qu'ils s'étaient trompés. Mais, pour ménager la jeune femme, pour s'épargner à lui-même cet aveu pénible, il trouva une formule assez heureuse. --Je crois, dit-il, que nous sommes partis trop tôt. Et, chose curieuse, cette explication était la vraie. Et il s'en aperçut, en la développant. --Oui, fit-il au bout d'un instant. Vous aviez, vous avez avec ceux qui vous entourent, des attaches, des attaches d'habitude que vous ne soupçonniez pas. Ce sont ces liens qui pèsent sur vous. Voilà la raison de votre tristesse. Car je crois, chère Antoinette, que vous m'aimez autant que je vous aime... Elle vint s'appuyer contre lui, d'un geste charmant, son premier geste d'abandon depuis leur départ. --Je crois, poursuivit-il, qu'à mesure que nous nous connaîtrons davantage, nous nous aimerons, sinon plus, ce n'est pas possible, mais plus complètement... Alors, à ce moment, il n'y aura pas à prendre de résolution. En vous rapprochant de moi, vous vous détacherez de votre ancienne vie, et nous aurons tellement le besoin de vivre ensemble, de nous isoler, que nous nous en irons tout naturellement de nous-mêmes, par le besoin d'être l'un à l'autre. Cependant, il s'agissait de donner une sanction à ces paroles. Celle qui s'imposait était assez difficile à exprimer. Comment dire: «Revenons à Bourrènes»? Il prit son parti, et en souriant un peu amèrement, il dit à demi-voix: --Nous allons revenir à Bourrènes... Elle n'osa pas accepter tout de suite. --... Peut-être, fit-elle. Une grande paix rentrait dans leur âme. --... Alors, dit-il, il faut évidemment revenir le plus vite possible. Mais il n'y a pas d'express pour Tours avant celui de six heures et demie. Et d'ailleurs, je ne sais pas si nous pouvons le prendre: j'ai rencontré tout à l'heure un commandant qui vous connaît, et qui dit s'en aller par ce train-là. --Oh! alors, il ne faut pas, dit Antoinette. --Je vais tâcher, dit Julien, de nous procurer une automobile. Il y en a certainement à louer dans Angers. Avec une voiture passable, en trois heures, nous pouvons être à Bourrènes pour le dîner. --C'est ce qu'il faudrait, dit-elle. --Alors, je vais chercher une auto tout de suite. Julien prit son chapeau; mais sa sortie de la chambre était difficile. Il importait de s'en aller un peu tristement, puisqu'ils étaient obligés de renoncer à leur cher grand projet. Il s'approcha d'Antoinette, avec le sourire un peu amer qui lui avait déjà servi l'instant d'avant. Mais la jeune femme lui tendit ses lèvres dans un élan d'amour heureux. Il la serra tendrement dans ses bras, et lui dit: --Je vais me dépêcher, pour vous retrouver le plus vite possible! «C'est très amusant de chercher une auto à louer, pensait Julien, quand il en faut une absolument, et que les circonstances vous empêchent de vous arrêter à la question du prix.» L'hôtel lui avait donné l'adresse d'un grand garage, à cinq minutes de là. Il passait devant des magasins assez brillants, et se demandait ce qu'il allait rapporter à Antoinette quand il reviendrait du garage... Des gâteaux! Ils avaient mangé très sommairement. Elle devait, comme lui, avoir faim. Au garage, il trouva une bonne limousine, vieille de trois ans à peine, et dont le capot important attestait la puissance. Le patron s'offrit à les conduire lui-même à Bourrènes. C'était un homme de quatre-vingt quinze kilos, et qui en avait pesé soixante-deux, au temps où il était coureur cycliste. Ces détails furent fournis à Julien dans la première minute de conversation qu'il eut avec ce chauffeur. Puis il demanda à Julien s'il était parent à M. Mathieu, en villégiature à Pornic. Julien ne connaissait pas M. Mathieu. --C'est épatant ce que vous lui ressemblez! Il avait donné des ordres pour remplacer le pneu arrière, dont l'enveloppe était très cisaillée. Dissertation sur les silex qu'on trouvait sur les routes dans le pays: c'était pour ça qu'il n'aimait pas confier sa voiture à des hommes; ils n'épargnaient pas les pneus; c'était à croire qu'ils étaient payés par les marchands de caoutchouc; parallèle entre la grosse voiture et la voiture légère; essai indiscret, pour faire naître une tentation de voiturette dans l'âme de Julien, qui, crainte de s'aliéner les bonnes grâces de son conducteur, ne se montre pas, en principe, rebelle à cette idée. Du reste, ce sympathique chauffeur n'était pas un homme âpre au gain: il désirait surtout causer; et la conclusion des affaires l'intéressait moins que le boniment qui l'y conduisait. Julien l'écoutait sans ennui. Cependant il avait hâte de rejoindre Antoinette. Il fut convenu qu'aussitôt prête, la voiture viendrait les prendre devant l'hôtel. Il s'en alla chez le pâtissier, et prit une quinzaine de gâteaux. Mais Antoinette, dans sa chambre, était déjà attablée devant un café au lait, entouré de tartines de beurre. Elle n'en pouvait plus de faim, et comme elle avait retrouvé ses facultés d'initiative, elle avait commandé ce goûter en toute hâte. Julien était tout attendri de la voir manger... Il l'aimait... Il avait un besoin ardent, vital de la voir heureuse... Elle mangea encore deux ou trois gâteaux. Julien en prit sa part, et empaqueta ce qui restait. On ne savait pas, en auto, ce qui pouvait arriver. Ils se baisaient à pleines lèvres quand on frappa à la porte. Le garçon annonçait que l'auto était en bas. Antoinette remit son chapeau en toute hâte, et l'on descendit... M. Camus, le chauffeur, était sur son siège. Il fut un peu désappointé quand il vit que Julien montait dans l'intérieur avec cette dame. Car il espérait qu'il aurait quelqu'un à côté de lui pour faire la conversation. Comme, à cause de la chaleur, on avait laissé baissées les vitres de devant, il en profitait pour se retourner continuellement, afin de parler aux passagers; ce qui ne laissait pas de donner à ceux-ci une certaine inquiétude. Mais M. Camus était un conducteur habile: il suivait sa direction de l'œil droit, pendant qu'il causait de profil avec Julien, et qu'il lui commentait les curiosités de la route, qu'il lui nommait les propriétaires des châteaux que l'on apercevait dans le lointain, avec un bref aperçu sur la vie privée de ces châtelains. L'aise de Julien et d'Antoinette n'était gâtée par aucune espèce de dépit de cet enlèvement manqué. Ils se sentaient, au contraire, la supériorité des gens qui ont su commander à leurs passions. De temps en temps, quand la route n'était pas trop droite et qu'il n'y avait pas trop de danger de voir se retourner M. Camus, ils se donnaient un bon baiser bien franc. Vraiment, la joyeuse partie, l'équipée amoureuse ne commençait que sur le chemin du retour. Parfois, à un coude de verdure, ils s'émerveillaient du même cri, à ces points de vue que l'auto nous montre un bref instant, sans insister. Puis, sur la route, redevenue droite, on apercevait un point noir, qui grossissait. On distinguait une auto, dont on percevait le grognement, cependant que M. Camus répondait avec sa trompe... L'auto n'était plus qu'à cent mètres, Julien et Antoinette, dans ce pays de connaissances, rectifiaient alors la position. Et c'était au fond de leur limousine, deux visages aussi inexpressifs que la tête masquée du chauffeur... M. Camus nommait la marque de la voiture que l'on venait de croiser. --Voilà qui est bon pour la route. En ville, ça fait un peu de bruit... Mais faut voir ce que ça monte les côtes! Nous en avons une à un client, au garage, une quarante-cinquante. L'autre jour, nous avons gratté une voiture de course. Si la machine du client grattait les voitures de course, cela suffisait sans doute à l'honneur du garage, car celle qui emmenait Julien et Antoinette avait de moins grandes prétentions. Au bout de trois quarts d'heure de route, M. Camus cessa de se retourner pour parler, très préoccupé avec son attirail de leviers et ses graisseurs. Parfois, il faisait marcher brusquement un de ses changements de vitesse. La machine faisait entendre le bruit énorme d'un géant qui voudrait cracher. Puis, de derrière, on sentait, à une inflexion de tête, que le visage de M. Camus devait exprimer une certaine impatience; les voyageurs ne voyaient de ce visage que le revers, mais ils n'en étaient pas plus tranquilles. A un moment, il amena sa voiture sur le bord de la route; ce qui n'est jamais un bien bon signe. Puis on s'arrêta. --Qu'y a-t-il? interrogea Julien, d'une voix timide. M. Camus répondit par un geste qui ne voulait pas dire grand'chose, et qui n'était ni trop alarmant ni trop rassurant. Il descendit, souleva son capot, tripota quelques organes, porta son doigt sali à ses lèvres, et déposa sur des petits machins de cuivre un peu de salive qu'il examina avec attention. Puis il eut un haussement d'épaules plus violent, souleva le coussin de cuir, qui garnissait son siège, remua dans un coffre toute une ferraille d'outils, comme on cherche un numéro dans un sac de tombola. Au bout d'un instant, il ramena une sorte de crochet de fer, fourragea dans son moteur... L'instant d'après, il remit en marche; le moteur tourna avec un bon bruit: le numéro de tombola était le bon. La voiture reprit la route à une allure qui n'avait rien d'impressionnant pour les foules. A une petite montée, on crut qu'elle allait s'arrêter encore; mais elle atteignit le sommet et l'on fut sauvé. On arriva à un croisement. M. Camus, sans hésiter, prit un chemin sur la droite. --On ne continue pas sur Tours? demanda Julien. --Non, dit M. Camus, nous allons directement sur Bourrènes. Plus loin, un poteau indicateur donnait Chanteleux à quarante-huit kilomètres. Chanteleux était à trois lieues de Bourrènes. Il n'était pas six heures; on pouvait être à Bourrènes vers huit heures pour le dîner. Julien et Antoinette préféraient ne pas traverser la ville de Tours où ils connaissaient trop de monde. Mais, d'autre part, avec la voiture de M. Camus, la route nationale était plus sûre. Ce chemin de grande communication, où ils étaient engagés, était légèrement accidenté. Il y avait en outre, sur le sol, des pierres pointues, qui obligeaient M. Camus à faire de petits crochets. A chaque montée, le bruit des changements de vitesse vous déchirait l'âme; mais la voiture continuait à rouler. Voilà qu'en arrivant à l'entrée d'un village, M. Camus, après avoir pris un coude, se trouva face à face avec une vache, qui les regarda avec de gros yeux impassibles. M. Camus, pour éviter la vache, donna un coup de volant, et l'auto s'arrêta net: on avait «fusillé» quelque chose à l'intérieur. Cette fois, un simple haussement d'épaules n'était plus suffisant pour traduire les sentiments intérieurs de M. Camus. On lui toléra un mot énergique, qui le soulagea et l'apaisa complètement. Il regarda sa voiture, et dit à Julien, qui était descendu aussi: --J'ai cassé ma tige de pompe. Ce n'est rien de ça. Il y a une forge ici. Je vais m'en faire façonner une en un quart d'heure. --Nous avons un quart d'heure à attendre, dit Julien à Antoinette. Le mieux était d'aller faire un petit tour. Il posa sa main sur le bras de la jeune femme, et tous deux s'en allèrent lentement à travers le village, un petit village aussi paisible que leur cœur. --Il a dit un quart d'heure, fit remarquer Antoinette; mais c'est peut-être plus. S'il y avait un télégraphe ici, on pourrait envoyer une dépêche au château, pour dire que nous arriverons après dîner. --Oui, dit Julien. En somme, nous avons eu une panne d'automobile... Ils trouvèrent un charmant bureau de poste, tout petit, dirigé par une jolie personne brune, qui portait une fleur rouge dans ses cheveux. Ils s'amusèrent beaucoup, parce que cette coquette mais imprévoyante receveuse avait négligé de s'approvisionner de formules télégraphiques, et qu'ils durent employer le revers d'une vieille formule tachée, où une main avait tracé, puis effacé ces mots: _Pas resu faucheuse mécaniqe._ En sortant du télégraphe, Antoinette vit à une fenêtre une énorme miche de pain gris qui lui fit envie. Ils jugèrent qu'il fallait prendre des précautions, et se nourrir d'avance; ils s'attablèrent dans une petite maison de paysans, où ils trempèrent ce pain extrêmement compact dans du lait qui sentait à peine l'étable. Antoinette, comme une personne mal élevée, mangeait d'énormes bouchées de pain, qui lui distendaient les joues. Mais, le pain avalé, les traits se reconstituaient, et l'ovale n'était pas altéré. Elle buvait le lait si goulûment que des gouttes blanches lui coulaient au coin de la bouche, et qu'elle était obligée de les rattraper avec la langue, n'ayant pour toute serviette qu'un petit mouchoir grand comme une pièce de cent sous. --Ce que vous en cachez! dit Julien. Il lui expliqua que ça voulait dire: Ce que vous mangez! Elle rit tant qu'elle s'étouffa, et sortit sur la route. M. Camus ne se trouvait pas auprès de l'auto. Et la panne durait depuis beaucoup plus d'un quart d'heure. Ils allèrent jusqu'à la forge, où ils virent leur conducteur en train de diriger le travail d'un forgeron barbu, qui était à la fois borgne et boiteux, dans le fol espoir d'égaler Vulcain après les Cyclopes. La tige de pompe façonnée, il fallut, après avoir rémunéré le travail du maréchal, lui offrir un verre de bière, que Julien et Antoinette eurent beaucoup de peine à refuser. Puis on alla ajuster la tige de pompe, en dispersant toute l'extrême jeunesse du pays, qui s'était agglomérée en colonie autour de l'auto. A la tombée de la nuit, la voiture put se mettre en route. Julien avait passé son bras derrière le dos d'Antoinette, et, de temps en temps, il attirait à lui la jeune femme. Mais M. Camus avait retrouvé sa bonne humeur, et constamment à demi-tourné vers ses passagers, leur faisait le récit de tous ses accidents d'auto, et celui des raids de nuit qu'il avait exécutés comme automobiliste militaire, sans oublier la description complète de la dernière journée des grandes manœuvres, avec le dénombrement des forces en présence, la composition des états-majors, et le thème des opérations. La nuit tombant tout à fait, il dut s'arrêter pour allumer les phares, ne trouva qu'une seule et précieuse allumette qu'il fallut extraire de la boite avec les précautions d'un naufragé dans une île déserte. Enfin les deux grandes lumières blanches s'allumèrent, et la voiture partit à la poursuite d'un éblouissant et court horizon. Julien et Antoinette n'avaient cessé d'être joyeux pendant toute cette balade en auto. Par moments, ils ne pensaient même plus aux graves événements qui, quelques heures durant, avaient modifié leur vie. Ils étaient tout à la joie d'être ensemble. Mais la nuit tombée et surtout l'approche de Bourrènes les attristèrent. Quand ils virent les maisons du village, qui se trouvaient à une demi-lieue du château, il leur sembla que quelque chose allait les séparer. Et, malgré lui, Julien serra la main d'Antoinette. Voici la route du château, la route blanche et sinueuse, qui s'en va à travers les champs découverts. C'est là que bien des fois ils sont venus se promener ensemble. Mais c'est aussi cette route que prennent les hôtes du château, et le marquis. Elle n'est plus toute à eux, comme les grands chemins de tout à l'heure. Peut-être à ce moment sentirent-ils l'un et l'autre qu'ils avaient manqué d'héroïsme et que leur bonne tranquillité, qu'ils avaient eu si peur de perdre, n'avait pas que des charmes. Il aurait fallu prendre son parti de sa faiblesse, se dire: «Nous n'avons pas pu fuir. Hé bien! nous n'avons pas pu... Tâchons de vivre le plus heureusement possible la vie qui est à notre portée.» Julien n'avait pas cette bonne grosse quiétude. Pendant que la voiture entrait sur l'allée sombre qui l'amenait au perron, il se disait qu'il avait été indigne et lâche... Et pourquoi n'avait-il pas pris cette femme qu'il aimait tant, qu'il désirait maintenant de tout son être?... Il oubliait qu'au moment où il aurait pu la prendre, il était mal disposé. Il se disait, comme tant d'autres: «Je n'ai pas profité de l'occasion,» sans se souvenir qu'à l'instant où elle avait passé, l'occasion était moins agréable... Les invités étaient sur le perron du château. Pendant que Julien réglait largement M. Camus, désireux que ce chauffeur un peu bavard et compromettant s'en allât au plus vite, Antoinette, avec force gestes, racontait et dramatisait leur accident. Jamais, autant que dans ce récit, une vache, rencontrée par une automobile, ne fut si près de la mort. Elle ajouta ce qu'ils avaient convenu de dire: ils avaient été visiter le musée d'Angers. Les assistants en prirent ce qu'ils voulurent. Craignant d'avoir à donner trop de détails, et d'être obligée de parler, à ce Lorgis investigateur surtout, des œuvres de l'École Française exposées au Musée, Antoinette se hâta de dire qu'elle était harassée de fatigue, et tendit la main à toutes les personnes présentes, Julien vint, à son tour de bête, à la distribution de ces bonsoirs affectueux. CHAPITRE XXVII Dernier chapitre. Il était remonté dans sa chambre, très agité et très malheureux. Il se déshabilla, mit un pijama et vint s'accouder à la fenêtre. Il n'était pas question de se coucher. Il ne dormirait pas. Il fallait ouvrir la fenêtre toute grande, rêver, tel Rolla, devant la nuit immense, et tâcher de mettre un peu d'ordre dans ses tumultueuses pensées. ... Non. Il ne pouvait pas en rester là. Antoinette, le lendemain, ce soir peut-être, ferait le bilan de cette journée. Après lui avoir payé un tribut de gratitude pour l'avoir ainsi ramenée au logis selon ses vœux, elle le trouverait un peu bête, et le mépriserait. C'était fatal. «C'était fatal!» se dit Julien avec véhémence. Quand il se parlait avec tant d'agitation et de force, il croyait toujours ce qu'il se disait. Au bout d'un instant, il ne put supporter ses reproches. Il fallait absolument revoir Antoinette, lui dire n'importe quoi, mais modifier l'impression qu'elle avait de lui. Il trouverait à sa conduite de nobles raisons qui le sauveraient à jamais du ridicule... Le meilleur était de descendre au jardin, puis de remonter l'escalier qui conduisait au couloir de la bibliothèque. C'était assez imprudent. Mais, après tout, le matin, ils en avaient fait bien d'autres. Chemin faisant, il se demandait sous quel prétexte il allait entrer chez la marquise: se concerter sans doute sur ce que l'on dirait au marquis au sujet de leur expédition? Ce prétexte, un peu mince, à sa visite nocturne, ne servirait qu'au cas où cette brusque intrusion la mettrait de mauvaise humeur. Car il avait un peu peur d'elle, depuis qu'elle n'était plus la petite Antoinette fugitive de l'après-midi, et qu'elle avait repris sa place au château. Il arriva sans encombre dans le couloir de la bibliothèque. Frapperait-il à la porte d'Antoinette? La porte était là; c'était le moment de se décider... Il entra sans dire gare. Antoinette était assise dans son lit, et commençait à se coiffer pour la nuit. Elle eut un sursaut en le voyant. Mais il lui fit un signe vaguement rassurant, comme pour dire qu'il venait en parlementaire. Il s'approcha du lit. Il voulut parler. Il voulut dire qu'il ne fallait pas le juger mal, se tromper sur le sens de sa conduite, et aussi qu'il était très malheureux de l'avoir ramenée. Mais il dit simplement: --Je n'ai pu me coucher sans vous revoir. Il dit encore des mots comme: «Je t'aime!» ou «Je t'aime trop!», des mots confus qu'il crut dire ou qu'elle crut entendre. Il s'approcha d'elle, et la prit dans ses bras, et, pour la première fois, sentit la chaleur de son corps. Elle lui rendait ses baisers...; mais il n'osait encore aller plus loin: il voulait être sur, sûr de n'être pas repoussé. Ce fut quand il sentit qu'elle soupirait très fort, et qu'il l'entendit dire: Non, non! d'une voix mourante, qu'il s'étendit sur le lit, se déshabillant avec une rapidité magique... Et c'était son corps à elle qu'il tenait contre le sien! Cette femme, cette femme nue de partout, c'était Antoinette! Antoinette tout entière était à lui maintenant! Ils restèrent ensemble jusqu'au jour. Ils ne dormirent pas un seul instant. Ils ne cessèrent, que pour s'étreindre, de se parler à voix basse. Ils se dirent cette nuit-là des quantités de choses, ils ne surent jamais par la suite ce qu'ils avaient pu se raconter; mais ils se souvinrent d'avoir été charmés continûment. Vers cinq heures, la lampe s'éteignit avec bruit. Alors ils s'aperçurent qu'il faisait jour. Antoinette, joyeuse, donna des coups de pied à Julien pour le faire partir. Il chercha ses vêtements qui avaient fui à des distances invraisemblables. Il fila sans dire au revoir à sa maîtresse. Mais ça n'avait aucune importance. Désormais, quand ils s'éloignaient l'un de l'autre, ils ne se quittaient pas. Heureusement, personne au château n'était matinal. Il regagna sans encombre son lit un peu froid. Mais il ne tarda pas à s'endormir pesamment, pendant qu'Antoinette, de son côté, loin de lui et toute à lui, sombrait aussi dans le sommeil, comme une petite brute. Le valet de chambre préposé au service de Julien, la femme de chambre d'Antoinette purent entrer dans les chambres à huit heures, tirer les rideaux, Antoinette et Julien, à demi-morts, dormaient aussi paisiblement dans le grand jour aveuglant que dans la clarté tamisée du jour matinal. Quand ils s'éveillèrent entre midi et une heure, ils eurent le même regard pour se chercher, et se sourirent du même sourire à travers les murailles. Puis ils se retrouvèrent sur la terrasse, devant tout le monde. Il s'inclina avec une politesse parfaite et joyeuse. Elle eut pour lui un bonjour aimable, de l'hypocrisie la plus charmante. Elle, qui avait si peur de mentir, s'aperçut à ce moment-là que le mensonge peut devenir très facile, quand il est imposé par la nécessité. ÉPILOGUE A partir de ce jour, il ne fut plus question de Julien entre Anne et Antoinette, ni d'Antoinette entre Lorgis et Julien. Lorgis cessa d'être froid avec le jeune homme, et ils reprirent peu à peu leurs bonnes relations et leurs conversations du matin. Seulement, Lorgis qui avait fait toutes sortes de réflexions sur le cas Julien-Antoinette, souffrait beaucoup de ne pouvoir les communiquer à Julien. Cet homme sage et discret était bien souvent conduit à l'indiscrétion par le besoin de montrer à quel point il pensait juste. Il finit par prendre texte d'une histoire inventée, à peu près semblable, arrivée jadis dans un autre milieu et dans le même monde. Et il constata que chaque fois qu'un jeune homme fait la cour à une femme mariée entourée d'amis, il éveille toujours des hostilités parmi cet entourage. Mais aussitôt que l'irréparable est commis, beaucoup de ces amis rebelles finissent par accepter la situation, et une fois que le mal est fait, l'acceptent même avec une sympathie qui va s'augmentant... --C'est peut-être, dit Lorgis, que le monde a le goût des unions sérieuses, et qu'une fois qu'un adultère lui paraît bien assorti, il prend à ses yeux le caractère sérieux d'une union sympathique, bien qu'extra-légale. --C'est possible, répondait Julien, et il pensait à part lui: «C'est possible, ce que dit Lorgis. Ce qui est certain, c'est que j'aime Antoinette.» Cela n'avait aucun rapport mais il disait «J'aime Antoinette» pour se faire plaisir. Et le fait est qu'il l'aimait bien. Son amour avait triomphé de tout, même des petits mensonges, des poses, des attitudes que prescrivent la tradition, la littérature, et la mode, et dont s'embarrasse si souvent la vraie sincérité. FIN TABLE DES CHAPITRES Pages. I.--Julien. 1 II.--Un outsider. 12 III.--La Marquise. 23 IV.--Deuxième entrevue. 35 V.--L'invitation. 45 VI.--Vers du nouveau. 53 VII.--Dénombrement. 67 VIII.--Travail d'approche. 79 IX.--L'amie et l'ami. 97 X.--Vers l'amie. 105 XI.--Intermède: Rose Meulier. 109 XII.--Progrès. 117 XIII.--La galerie intervient. 121 XIV.--Effets d'une intervention. 133 XV.--Travail latent. 143 XVI.--Arrivée d'un personnage épisodique. 151 XVII.--Mise au point. 167 XVIII.--Répétition. 179 XIX.--Intermède: une nommée Fanny. 189 XX.--La matinée de verdure. 195 XXI.--Point de vue nouveau. 209 XXII.--Reprise des opérations. 219 XXIII.--Rapprochement. 231 XXIV.--La passion parle. 249 XXV.--La passion continue à parler. 259 XXVI.--En route. 263 XXVII.--Dernier chapitre. 301 Épilogue. 307 SAINT-DENIS.--IMP. H. BOUILLANT, 47, BOUL. DE CHATEAUDUN.--18049 LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF _50, Rue de la Chaussée-d'Antin, PARIS_ FRÉDÉRIC MASSON, de l'Académie française =Sur Napoléon (Conférences).= JEAN BERTHEROY =La Passion d'Héloïse et d'Abélard.= TRISTAN BERNARD =Le Roman d'un mois d'Été.= MAURICE STRAUSS =Le Citoyen Poire.= E. GRENET-DANCOURT =Choses à dire (comiques et dramatiques).= MARCEL DHANYS =La Fille de Racine.= ALEXANDRE ARNOUX =Au Grand Vent (Poèmes).= COLLECTION DES CONTEURS JOYEUX _Le volume: =95= cent._ ALPHONSE ALLAIS =En Ribouldinguant.= ADRIEN VÉLY =Les Petites Amies de Mr Saint-Gratien.= JULES MOINAUX =Les Tribunaux Comiques.= GEORGES COURTELINE =Les Gaietés de l'Escadron.= IMP. E. MONZEIN, 17, RUE GRANGE-BATELIÈRE, PARIS *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROMAN D'UN MOIS D'ÉTÉ *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. 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