The Project Gutenberg eBook of Le voyageur étonné

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Title: Le voyageur étonné

Author: Adolphe Retté

Release date: January 29, 2024 [eBook #72798]

Language: French

Original publication: Paris: Albert Messein

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE VOYAGEUR ÉTONNÉ ***

ADOLPHE RETTÉ

LE
VOYAGEUR ÉTONNÉ

PARIS
ALBERT MESSEIN, ÉDITEUR
19, QUAI SAINT-MICHEL, 19

1928

Librairie A. MESSEIN, 19, Quai Saint-Michel, Paris

DU MÊME AUTEUR

POÉSIES (1897-1906) : Campagne première, Lumières tranquilles, Poèmes de la forêt (Messein)
7 fr.
Une belle dame passa (Messein. 1 vol. in-12)
7 fr.
Le Symbolisme (anecdotes et souvenirs). 1903 (Messein. 1 vol. in-12)
9 fr.

ŒUVRES CATHOLIQUES

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CE LIVRE :

5 exemplaires sur pur fil Lafuma numérotés de 1 à 5.

A MARIUS BOISSON

Idem velle, idem nolle, ea demum firma est amicitia.

Salluste.

PRÉAMBULE

Depuis plusieurs années il plaît à Dieu de m’éprouver par la maladie. Des crises fréquentes me vouent à l’inaction pendant des périodes plus ou moins prolongées. L’élaboration d’un livre m’est devenue si pénible que, quand je pose la plume après en avoir écrit les dernières lignes, je ne puis m’empêcher de m’écrier : — Cette fois, l’effort m’a épuisé ; jamais plus je ne serai capable de le renouveler…

Cependant quelques mois passent et voici que dans cet âtre plein de cendres grises et froides : ma cervelle, un feu se rallume que nourrit l’espoir de servir Notre-Seigneur et son Église jusqu’à mon dernier souffle.

C’est ce qui m’arrive encore aujourd’hui. Des âmes, charitables au vieil éclopé qu’elles fortifient de leurs prières, me rappellent que Dieu daigna souvent employer mes pauvres écritures à leur rendre évidentes les merveilles de Son Amour. A certaines heures d’oraison, il me semble aussi voir se presser autour de moi ceux à qui j’appris à tracer sur leur front le signe de la croix. Dès lors, qu’importent ma lassitude et mes fléchissements dans la voie douloureuse ? Pour les uns et les autres j’assemblerai, tant bien que mal, quelques floraisons d’automne en leur demandant de penser à moi lorsqu’ils les déposeront au pied du Crucifix.

Terminerai-je ce livre ? Ou bien, laissant l’œuvre inachevée, serai-je cité demain au tribunal de mon Juge ? Je l’ignore. Je sais seulement ceci : n’attendant rien des choses de ce monde, je garde les yeux fixés sur l’horizon où grandissent les premières lueurs de la vie éternelle et je sens que ma raison unique de subsister c’est de me tenir près du Christ au Calvaire. Vous le comprenez, amis en Dieu qui lirez ces pages. Par suite, comme vous comprendrez que chacune d’elles représente une souffrance !…

LE VOYAGEUR ÉTONNÉ

Jadis, quand, pour réunir quelque pécune alimentaire, je parlais à des publics fort disparates, j’ai beaucoup voyagé. En France, et parfois hors de France, j’ai vu nombre de villes et de hameaux, des plaines riches en moissons ou stériles, des montagnes neigeuses et des collines fleuries de bruyères, des fleuves au cours majestueux et des torrents qui se précipitaient en cascades turbulentes, des forêts et des landes, l’Océan et la Méditerranée, des aubes de pure lumière et des crépuscules noyés dans la brume… que sais-je encore ? Partout j’admirais, partout je m’étonnais car il n’est pas d’admiration sans étonnement. Mais il arrivait aussi que j’eusse l’occasion de m’étonner sans admirer, par exemple aux endroits où les hommes montrent une ingéniosité déplorable à enlaidir l’œuvre de beauté — l’œuvre de Dieu.

A présent qu’il ne m’est plus donné de pérégriner çà et là en collectionnant maints aspects de l’univers, je fais encore de splendides voyages dans ces régions de la vie contemplative où tant de grâces sont octroyées à toute âme qui s’applique à prendre pour guides vers le Paradis les Saints de Notre-Seigneur.

Itinéraire incomparable dont l’oraison désigne les étapes, où les auberges sont des églises, où les phares sont les petites lampes, jamais éteintes, qui brûlent devant la Présence réelle ! Les paysages que l’on découvre en cette contrée surpassent tous les sites de la terre. L’humanité, on ne l’y rencontre qu’en posture d’adoration. Les pauvres par dilection, les souffrants, les humbles y apprennent la gratitude envers la miséricorde divine qui leur ouvrit ces refuges.

C’est là que je continue d’être le voyageur étonné. C’est là que la prière pour tous m’élève au-dessus de moi-même. C’est là que le Verbe incarné m’admet à porter la croix avec Lui et qu’il la fleurit de roses radieuses. J’en respire le parfum et alors, par un miracle de sa charité, je saisis le sens des paroles qu’il murmure tout au fond de mon cœur… Laissez-moi tenter de vous en transmettre l’écho. Certes, je le ferai bien maladroitement, bien insuffisamment. Mais si vous rendez à Jésus un peu de l’amour ineffable qu’il nous témoigne, vous complèterez ce que je voudrais vous exprimer aussi nettement que je l’éprouve. Et nous monterons, tous ensemble, en chantant, comme des alouettes, vers ce soleil des printemps de l’âme : le sourire de Notre-Seigneur.


Des matins à Notre-Dame de Paris. — « N’importe où hors du monde ! » s’écriait le malheureux Baudelaire. Et il y a tant de pauvres êtres qui répètent cette phrase d’un cœur désolé parce que leur âme a trop vagabondé loin de Dieu !

Je leur réponds avec le Psalmiste : — Nous irons dans la maison du Seigneur… Que pourrais-je leur dire de plus décisif puisque, du jour où je fus reçu à merci par le Bon Maître, j’ai compris que la maison du Seigneur c’était ma maison ? Ah ! c’est que j’avais été longtemps le Gérasénien dont une horde d’esprits pervers régissaient les pensées et les actes. Maintenant qu’ils ont fui parmi les pourceaux, j’obéis à la parole de mon Sauveur : — Retourne en ta maison et raconte aux tiens comment Dieu t’a pris en pitié.

Voici vingt-deux ans que je le raconte et tous mes livres procèdent, sans exception, de la grâce inouïe que j’ai reçue. Si je mentionne le fait, qu’on veuille bien admettre que c’est en toute humilité. Je certifie qu’il m’eût été impossible d’agir différemment.

Je retrouve dans des notes anciennes la trace des circonstances où Dieu me fit entendre que désormais ma littérature serait vouée à Lui seul. Permettez-moi de les développer : peut-être quelques-uns qui débutent dans la voie étroite, en seront-ils encouragés et davantage portés à la persévérance.

Donc, en octobre 1906, après ma première communion à l’église Saint-Sulpice, et avant de rejoindre ma solitude sylvestre en Arbonne, je passai une quinzaine à Paris. Je m’étais logé sur un quai de la Rive Gauche, à proximité de Notre-Dame. Tous les matins, j’y allais entendre la messe de six heures. Ceux qui ne connaissent la basilique vénérable que pour y avoir suivi quelque cérémonie magnifiée par les splendeurs du luminaire et le chant solennel des grandes orgues ne peuvent se figurer comme, au petit jour naissant, l’âme s’y imprègne de recueillement et s’y perd, sans obstacle, en Dieu. Une obscurité sainte, où flotte un faible parfum d’encens, emplit l’énorme vaisseau. C’est tout au plus si, à l’orient, un soupçon de clarté diffuse esquisse les lignes des vitraux qui dominent le chevet. Et quelle ampleur de silence ! J’en étais si pénétré que, pour ne pas le troubler, dès le portail franchi, j’étouffais le bruit de mes pas. Je gagnais le bas-côté de droite et j’allais m’agenouiller devant la chapelle de Saint-Georges où, en ce temps-là, un vieux prêtre disait la première messe. Il n’y avait que fort peu d’assistants : quatre ou cinq femmes du peuple, ouvrières ou servantes, venues là pour recevoir de Jésus-Christ la force d’accomplir leur dur labeur de la journée. Apprenti de la piété, je m’entraînais à la prière par l’exemple de ces humbles. Je m’en rendis compte la première fois que je pris place auprès d’elles et je pensai : — Elles sont si admirablement ferventes que j’aurai peine à les égaler, moi, pauvre chose sous le regard de Dieu !…

Il faisait trop sombre pour qu’on fût à même de lire l’office dans un paroissien. M’y unir par la mémoire, je ne le pouvais car j’ignorais les textes liturgiques. Je ne connaissais alors que l’essentiel des vérités religieuses résumées dans le catéchisme. Cependant je ne demeurais point inerte. Comme mon confesseur m’avait muni d’un Nouveau Testament et d’une Imitation et qu’il m’avait recommandé de les méditer avec soin sitôt levé, je ne manquais pas de me préparer à la messe par la lecture de l’un ou l’autre volume. Durant le court trajet de mon domicile à la cathédrale, l’enseignement acquis de la sorte fructifiait en moi. Au cours du Saint-Sacrifice, ce que j’en avais retenu, continuait de se développer, de saillir en lumière pour les yeux de mon âme. Cela devenait parfois tellement intense qu’au moment de la Consécration, je disais à Notre-Seigneur, descendu sur l’autel : Faites que votre parole, qui est mon pain et mon vin, ne cesse de m’alimenter, faites que, m’y conformant, je devienne digne de votre amour.

J’ai gardé souvenir de deux messes où des phrases lues dans ces conditions prirent une importance extraordinaire. Un matin, ouvrant mon Imitation au hasard, je tombai sur ce verset (chapitre 50 du livre III) : « Que possède votre serviteur sinon ce que vous lui avez donné sans qu’il le mérite. »

J’en reçus un choc intérieur. Tout ému, je répétais : — Sans qu’il le mérite ! Et j’ajoutais : — C’est absolument vrai que je ne méritais pas ma conversion ! Je le sais. Toutefois, je ne l’ai jamais senti comme aujourd’hui…

Cette certitude que Dieu m’avait tiré du marécage où je croupissais par un acte tout à fait gratuit de sa miséricorde s’imposait à moi dans une éblouissante clarté. J’en éprouvais, à coup sûr, de la reconnaissance mais surtout un indicible étonnement. C’est en cet état d’âme que je me rendis à l’église. Il persista jusqu’à l’ite missa est. Je contemplais mon Sauveur en sa perfection, puis ma chétive personne en son néant de mérite et je balbutiais : — Seigneur, est-ce bien vous qui rayonnez ainsi ? Est-ce bien moi qui suis si noir ? Hier je ne prononçais votre nom qu’avec dérision et voici qu’il est tout pour mon âme. Quelle surprise dont je n’arrive pas à me déprendre !…

L’incident fut décisif pour mon avenir. Depuis, il me revient fréquemment à l’esprit et, en particulier, lorsque ma nature mauvaise cherche à m’insinuer des conseils de négligence et de tiédeur. Aussi ai-je l’intuition que Notre-Seigneur use de ce moyen pour m’avertir et me préserver d’une rechute dans les ténèbres de jadis. C’est comme s’il me disait : — Regarde ce que j’ai fait pour toi et prends garde à ce que tu vas faire !

Un second effet de la sollicitude de mon Maître se produisit la veille de la Toussaint. Je venais de lire cet admirable XIIIe chapitre de l’Évangile selon saint Matthieu où des paraboles divinement persuasives se succèdent pour nous montrer comment la Grâce opère dans les âmes qui l’implorent avec l’humidité requise. L’une d’elles se fixa en moi sous la forme d’une image merveilleuse qui me resta présente durant toute la messe. La voici : Le royaume des cieux est semblable au grain de sénevé qu’un homme prit et sema dans son champ. C’est la plus petite de toutes les semences, mais lorsqu’elle a cru, elle est plus grande que toutes les plantes et devient un arbre, de sorte que les oiseaux du ciel viennent et habitent dans ses branches.

Cette image me posséda si totalement que je ne distinguais ni l’autel, ni l’officiant, ni l’assistance, ni la nef. Je voyais mon âme comme une glèbe retournée par le soc de l’épreuve. Un atome vivifiant, pareil à un fragment d’étoile, y tombait des hauteurs de l’azur, germait aussitôt, grandissait rapidement et devenait l’arbre immense de la parabole. Ses racines s’incrustaient au plus profond de mon être ; sa ramure chatoyante s’épanouissait à l’infini ; son feuillage frémissait harmonieusement au souffle d’une brise de Paradis. Sur les branches se pressait un peuple d’oiseaux d’une blancheur immaculée et dont les yeux d’or limpide reflétaient la béatitude éternelle. Je compris que c’était là le royaume des Cieux tel que Notre-Seigneur nous l’a promis, tel que la Grâce l’apporte aux âmes qui se tournent vers Lui.

Depuis, je n’ai connu de paix qu’à l’ombre de cet arbre. Le murmure de ses feuilles, les battements d’ailes des oiseaux qui s’y rassemblent font chanter en moi toute une musique d’oraison. Et c’est pourquoi le scribe infime que je suis a voué sa plume à la louange de Dieu et au service exclusif de la Sainte Église…

AMES DU PURGATOIRE

C’était comme si quelqu’un voyait se soulever le mur de sa chambre, derrière lequel il avait supposé les ténèbres du dehors, et qu’au lieu de ce vide il eût aperçu soudain une foule compacte de visages appelant au secours, se pressant vers lui, l’environnant d’instances suppliantes.

Robert-Hugh Benson : L’aventure de Franck-Guiseley.

I
LES VEILLEURS

Nous sommes trois dans la salle à manger, sans meubles, de cette maison isolée sur un tertre sablonneux et dont les habitants ont fui Dieu sait où. Nous nous tenons assis sur des caisses pleines de lainages et nous essayons de nous réchauffer au feu de débris de planches que nous avons allumé dans l’âtre. Mais nous n’y réussissons guère car la cheminée tire mal et le bois humide donne plus de fumée que de flammes. Au dehors règnent l’hiver, la nuit et la pluie. Le vent d’ouest souffle par rafales opiniâtres qui secouent les volets délabrés, s’insinuent dans le corridor qu’elles remplissent de longs sanglots où se mêlent les râles d’une gouttière engorgée qui s’étrangle à rejeter, avec l’eau des averses, la mousse et les morceaux de tuiles dont le toit vétuste l’encombra. Par intervalles, des grondements de canonnade rendent plus lugubre encore cette morne symphonie.

Ceci se passe en janvier 1915 et il n’y a qu’une dizaine de kilomètres entre l’abri précaire où nous veillons et l’entrée des boyaux menant aux tranchées de première ligne.

Détachés provisoirement d’une ambulance de combat, nous avons mission d’attendre là que passent les fourgons de blessés qu’on évacue sur les hôpitaux de l’arrière. S’il se trouve parmi eux des mourants incapables de supporter le trajet, on nous les confie. Nous les installons sur les paillasses garnissant le plancher des chambres du haut et nous recevons leur dernier soupir. C’est notre seule besogne. En effet nous ne possédons rien pour adoucir l’agonie de ces victimes du grand massacre — pas même de bandes pour remplacer leurs pansements boueux. On se rappelle qu’à cette époque la pénurie des services sanitaires en campagne était à peu près totale.

Toutefois, si nous sommes réduits à l’inaction quant aux soins corporels, nous avons pu, quant à l’âme, secourir ces infortunés. L’un de nous est un prêtre dont le grand cœur contient les paroles de lumière. Il les a prodiguées ce soir à deux moribonds qui, éclairés par lui, entrèrent dans la vie éternelle sans avoir subi les angoisses de la désespérance.

Maintenant leurs cadavres reposent au-dessus de nos têtes. Il est près de minuit et, selon toute probabilité, il n’y en aura pas d’autres d’ici demain, étant donné que, sauf les cas d’attaque imprévue, les charrois de blessés, ne suivent que rarement les routes cahoteuses du front plus tard qu’onze heures.


Lors de la mobilisation, l’abbé Cerny était vicaire d’une paroisse populeuse dans une grande ville du Centre. De tempérament délicat et d’une santé rendue chancelante par les travaux excessifs où son zèle pour l’Évangile se dépensait, il fut d’abord versé dans l’auxiliaire. Mais il n’y séjourna point longtemps. Il n’acceptait pas l’idée de vivre la guerre loin de ceux qui en subissaient quotidiennement les risques. A force de démarches, il se fit verser dans l’active et, dès la fin de septembre, rejoignit l’ambulance où je l’ai connu. Il y marqua par son dévouement infatigable et surtout par un don de persuasion qui lui valut de ramener bien des âmes réfractaires à Dieu, ignorantes ou égarées. Tout le monde l’aimait et même les plus hostiles à la religion le respectaient. Normalement, il aurait dû fléchir sous les travaux, les intempéries et les privations qui ne nous étaient pas mesurés. Mais un tel foyer d’ardeur surnaturelle brûlait en lui qu’il endurait beaucoup mieux que d’autres, plus robustes, l’énorme tribulation infligée à tous pour le salut de la France.

Le second d’entre nous, c’était un religieux, âgé de vingt-cinq ans environ et venu d’une abbaye cistercienne du Midi. On l’appelait le frère Placide. Jamais nom ne fut mieux porté. Ame d’abnégation et de prière perpétuelle, habitué à une existence paisible dans la clôture du monastère, il avait d’abord été mis passablement en désarroi par le tumulte du dépôt et les rudesses de la formation militaire. Ses gaucheries, ses méprises, sa réserve lui attirèrent des algarades et des quolibets d’un goût plutôt douteux. Mais il s’était bientôt ressaisi. A l’ambulance de combat où il fut envoyé dès novembre 1914, il se révéla comme un excellent infirmier dont le concours nous devint des plus précieux. Je remarquai tout de suite qu’à travers les péripéties et les dangers de notre mission, il gardait un calme immuable. Ce n’était pas indifférence mais esprit de sacrifice car les plaies et les mutilations atroces qui s’étalaient sous nos yeux lui arrachaient parfois un cri de pitié ou des larmes. Il se dominait rapidement. Tout pâle, tout frémissant d’une charité fraternelle, il redoublait d’empressement auprès de nos blessés. Et rien n’était plus admirable que le regard lumineux dont il couvrait leurs souffrances. On sentait qu’uni d’une manière étroite à la Passion, selon le privilège douloureux des contemplatifs, il distinguait réellement en eux des membres saignants du corps mystique de Jésus-Christ…


Donc cette nuit-là, dans la maison funèbre, nous prolongions notre veillée à la lueur morne d’une lanterne dont la mèche charbonnait. L’abbé Cerny lisait son bréviaire. Le frère Placide égrenait son chapelet. Moi, je ne m’interrompais de répondre à ses Pater et à ses Ave que pour tisonner le feu misérable devant lequel il nous eût été utile de sécher un peu nos capotes rendues spongieuses par tant d’averses qui les avaient criblées depuis le commencement de cet hiver diluvien.

Autour de la maison la tempête allait grandissant. Le vent redoublait ses plaintes et prenait, par moments, des intonations presque humaines pour nous submerger dans un océan de détresse et d’abandon. On aurait dit que des voix d’outre-tombe se multipliaient parmi les ténèbres et s’angoissaient de n’être pas entendues. A la longue j’en fus obsédé à ce point qu’il me parut qu’elles articulaient une phrase, toujours la même : — Venez à notre aide !… Venez à notre aide !…

C’était si poignant que je frissonnai d’une crainte mystérieuse. L’abbé remarqua mon malaise.

— Qu’avez-vous donc ? me demanda-t-il, vous semblez près de vous trouver mal !…

— A coup sûr, répondis-je, je mentirais si j’affirmais que je me sens confortable et il ne me déplairait pas d’avoir un peu plus chaud. Mais ce qui me trouble, ce sont surtout ces lamentations dans la nuit… Dirait-on pas des âmes qui appellent au secours ?

L’abbé, pensif, hocha la tête : — Oui, je les écoute comme vous. Et je ne puis m’empêcher de croire que Dieu permet peut-être que sur ce champ de bataille qui a vu tant d’agonies, parmi un si grand nombre d’âmes qui furent précipitées à l’improviste dans le Purgatoire, certaines empruntent les clameurs de l’ouragan pour solliciter nos prières.

— Eh bien, dis-je tout bas, c’est précisément l’idée qui me hante.

— Moi aussi, murmura le frère Placide.

L’abbé reprit : — Que ce soit une illusion due à la fatigue et à notre solitude funéraire ou qu’en effet, l’autre monde se manifeste à nous, il est indiqué de prier pour tous ces défunts. Récitons le De profundis.

Nous le fîmes aussitôt avec grand recueillement et avec le désir intense de soulager ceux qui à cette heure subissaient, à cause de leurs fautes, les flammes rédemptrices. Lorsque, pour conclure, l’abbé eut demandé à la Miséricorde infinie de leur être une aube de fraîcheur dans l’ombre brûlante où ils expiaient et de leur octroyer l’espoir d’un repos prochain en son royaume de la Paix éternelle, il nous dit :

— Ce n’est pas la première fois que j’ai le sentiment d’être investi par les âmes du Purgatoire.

— Moi non plus, répondis-je, et je garde le souvenir précis d’une circonstance où j’ai pu concevoir une relation sensible entre les vivants et certains défunts particulièrement affligés.

— Contez-nous cela. Aussi bien, ce sont des propos qui s’adaptent aux heures que nous vivons présentement.

— Je parlerai volontiers, dis-je, et vous pouvez être assurés que je vous exposerai les choses exactement comme elles se sont passées. La réalité fut trop émouvante pour que j’y ajoute les broderies de l’imagination.

L’abbé m’approuva du geste et j’entamai le récit qu’on va lire.

II
UN REVENANT ?

Il y eut cinq ans à la fin de septembre dernier, un de mes amis, médecin de campagne habitant un village à la lisière de la forêt de Fontainebleau, m’avait invité à venir le voir. Comme nous étions fort liés, je l’aurais fait bien auparavant si les obligations que m’imposait mon métier de porte-paroles ne m’eussent tenu sans cesse loin de la région où il exerçait. Et même, lorsque je réussis à combiner mes déplacements de façon à lui rendre visite, je ne pus, à mon grand regret, lui consacrer que très peu de temps. Arrivant de Belgique, me dirigeant vers les Pyrénées, il me fallut le prévenir qu’il me serait impossible de passer plus de vingt-quatre heures chez lui. De fait, je descendis du train à la nuit tombante et je repartis dans la soirée du lendemain.

Mon ami — le docteur Dufoyer — et sa jeune femme m’attendaient à la gare. Ils me firent un accueil des plus chaleureux que je savais sincère car l’un et l’autre partageaient mes convictions religieuses et, en outre, toutes leurs habitudes de pensée correspondaient aux miennes.

Après les premières effusions, le docteur me dit : — Nous n’occupons plus la maison où vous êtes venu naguère.

— Vous trouvez-vous bien de ce déménagement ? demandai-je.

— Mais oui, notre nouveau logis est plus spacieux et présente des avantages que le premier ne possédait pas. Ajoutez que je l’ai payé un prix assez minime… J’attribue ce bon marché à ceci que, quoiqu’il fût en vente depuis très longtemps et que les acheteurs d’immeubles ne manquent pas dans le pays, personne ne semblait se soucier de l’acquérir. C’est sans doute la raison pourquoi le précédent propriétaire s’est montré plutôt facile au cours de nos négociations. Je ne m’en plains pas !…

— Méfiance, dis-je, la maison recèle peut-être des inconvénients qui ne se découvriront qu’à la longue.

— Oh ! vous pensez bien que j’ai examiné les choses de près avant de traiter. Et puis voilà bientôt un an que nous sommes installés et ma femme, qui ne manque pas de sens pratique, vous dira comme moi que nous n’avons pas lieu de regretter notre achat.

— En effet, appuya Mme Dufoyer, et d’ailleurs je vous affirme que, de mon côté, j’avais pris toute sorte d’informations. Pour tout dire, je dois avouer que cette enquête ne m’a pas fourni beaucoup de résultats. Vous connaissez nos paysans : ce sont les êtres les plus fermés du monde. Lorsque je demandais à nos voisins s’ils savaient le motif pour lequel une maison, si commode et d’aspect si plaisant, demeurait vide depuis tant d’années, ils pinçaient les lèvres ou prenaient un air distrait et détournaient la conversation. Lorsque j’insistais, les moins sur leurs gardes répondaient : — Ben oui, c’est une bâtisse pas chétive… Je revenais à la charge ; je les pressais afin qu’ils m’indiquassent les tares possibles. Tout ce que j’obtins fut cette réponse : — Il y en a qui n’en disent rien… Jamais je n’ai pu les sortir de ces phrases évasives. Alors, que voulez-vous, nous avons conclu et, jusqu’à présent, nous n’avons pas eu à nous en repentir.

Échangeant ces propos, nous avions suivi la venelle où s’élevait la maison qui les suscitait. La nuit était très obscure d’autant que de gros nuages encombraient le ciel et que nulle lanterne municipale n’éclairait la voirie. Il en résulta qu’arrivés chez mes amis, je ne perçus que confusément la façade sans pouvoir me rendre le moindre compte des entours. Retenez ce détail. Il a son importance.

A souper, la conversation erra parmi les souvenirs que nous avions en commun. Elle ne se prolongea, d’ailleurs, pas très tard. J’y mettais assez peu d’entrain, le voyage m’ayant extrêmement fatigué. Le docteur le constata et m’offrit aussitôt de gagner mon lit.

— Nous regrettons fort, ajouta-t-il, que votre séjour soit si bref mais enfin puisque demain, nous aurons la journée entière pour causer à loisir, ce soir, il vous faut du repos.

Comme, en effet, j’avais peine à tenir les yeux ouverts, je ne me fis pas beaucoup prier. Le docteur alluma une bougie et, dès que j’eus pris congé de Mme Dufoyer, me conduisit à ma chambre. Tout en montant l’escalier, il m’expliqua : — Il n’y a qu’un étage avec un grenier au-dessus. Vous n’avez pas à craindre d’être réveillé par des allées et venues ; ma femme et moi, nous couchons au rez-de-chaussée ; mon chauffeur et ma cuisinière, qui sont mariés ensemble, logent dans les communs hors de la maison.

Les marches gravies, nous enfilâmes un assez long couloir sur lequel donnaient deux ou trois portes closes.

— Pièces de débarras, me dit le docteur, il n’y a que votre chambre, celle du fond, qui soit meublée…

— Bon, répondis-je en riant, je vois que je serai tranquille — à moins que quelque revenant ne vienne me tirer la couverture de dessus le nez…

— Ah ! quant à cela, reprit-il, entrant dans la plaisanterie, je ne réponds de rien… Mais nous voici rendus.

La chambre, plutôt grande, tapissée de neuf, occupait l’angle est de la maison. Un mur plein la limitait de ce côté. Le lit s’y appuyait. Une large fenêtre, ouvrant vers le sud, était garnie de rideaux en mousseline fort légers mais point de persiennes.

Le docteur s’en excusa : — J’ai dû faire enlever les volets qui tombaient en débris car n’oubliez pas qu’il y a presque un siècle que la maison est inhabitée. J’en ai commandé d’autres, mais le menuisier du village est si nonchalant que je ne sais quand ils seront en place tant ce potentat de la varlope traîne pour les façonner.

— Cela m’arrange très bien, dis-je, où que je sois, je déteste me calfeutrer et comme je m’éveille de bonne heure, rien ne m’est plus agréable que d’assister au lever du jour.

Sur quoi, le docteur me quitta en me réitérant l’assurance que nul bruit n’interrompait mon sommeil, de sorte que je pourrais faire la grasse matinée si l’envie m’en prenait.

Je rapporte ce dialogue, d’une banalité complète, pour bien vous souligner l’état d’esprit où je me trouvais. Constatez-le : pas plus le local que les phrases échangées avec mon ami n’étaient de nature à me tenir l’imagination en alerte. En somme, ma lassitude ne me laissait qu’une idée nette : m’étendre le plus vite possible et reposer. Je me déshabillai rapidement, je posai ma montre sur la table de nuit, je me fourrai dans les draps, je soufflai la bougie et je m’endormis tout de suite d’un profond sommeil…

Soudain, je fus réveillé en sursaut par quelque chose d’insolite qui se passait dans la chambre. Il me sembla que je n’étais plus seul — qu’une présence indéfinissable s’efforçait de se manifester à mes sens et souffrait de n’y point réussir. Encore tout assoupi, ne réalisant que d’une façon incohérente ce que j’éprouvais, je frottai machinalement une allumette et je consultai ma montre… Minuit et demie… Il y avait trois heures que je dormais.

Je demeurai assez longtemps très vague. Puis je promenai à travers la chambre un regard qui ne me fit rien découvrir d’anormal. Je me tournai vers la fenêtre et je remarquai que les nuages, qui couvraient le ciel à mon arrivée, s’étaient dissipés. La nuit resplendissait d’étoiles et régnait, toute pacifique, sur la campagne. Pas un souffle de vent. Dans la maison, rien ne bougeait ; nul trottinement de souris dans le grenier ; auprès de moi, nul de ces craquements de meubles qui éclatent parfois à l’improviste. Partout, un silence absolu.

— Bah ! me dis-je, je subis sans doute une petite poussée de fièvre due à la fatigue du voyage… Tâchons de nous rendormir.

Je remis ma tête sur l’oreiller et je commençais à reprendre mon somme si fâcheusement interrompu, lorsque je subis la sensation étrange d’être observé par quelqu’un qui aurait voulu se rendre visible mais n’y parvenait pas. Alors j’avoue que je me sentis troublé. Et, par instinct préservateur, j’articulai les deux vers qui ouvrent la seconde strophe de la conjuration de Saint Ambroise :

Procul recedant somnia
Et noctium phantasmata…

J’allai poursuivre lorsqu’une longue plainte — basse et sanglotée — s’éleva tout à coup dans l’ombre immobile. De quelle indicible souffrance elle paraissait l’expression !… Puis j’entendis comme un piétinement tout proche. Cela semblait d’abord me parvenir à travers le mur où touchait mon lit.

Je pensai : — Il doit y avoir un malade dans la maison contiguë. Sûrement, on ne tardera pas à recourir au docteur…

D’un moment à l’autre, je m’attendais à ce que la sonnerie électrique de l’entrée vibrât et je faisais la réflexion qu’il serait peu amusant pour Dufoyer d’être obligé de se lever en pleine nuit.

Cependant le bruit augmentait : des gémissements entrecoupés, des supplications balbutiées, des pas lourds qui s’arrêtaient parfois brusquement, puis reprenaient avec une allure de panique. La rumeur allait toujours grandissant de sorte que j’avais maintenant l’impression d’en être environné. Ce fut au point que je m’écriai : — Il est impossible que, là-dessous, mes amis n’entendent pas !…

Mais non, aucun mouvement n’indiquait leur réveil. Et alors, une idée singulière, comparable à une clarté indécise dans de la brume, surgit en mon esprit : — Est-ce que ce tumulte ne serait perceptible que… pour moi ?

En vain je m’efforçai d’écarter cette suggestion et de me convaincre de son extravagance. Elle m’obséda bientôt si fort que j’eus beau me raisonner, il me fallut y plier mon jugement.

Pour faire diversion, j’allumai la bougie et je scrutai la chambre d’un œil passablement effaré. Or je n’aperçus rien d’extraordinaire : il n’y avait personne auprès de moi ; tous les meubles étaient à leur place. Toutefois, le bruit avait cessé.

Ce calme si subit aurait dû me rassurer. Au contraire ; je me sentis plus anxieux. Mon cœur battait à grands coups et j’avais beau me répéter, avec une obstination puérile, que certainement, j’avais rêvé, la certitude incoercible s’ancrait en moi d’une présence mystérieuse qui ne voulait ou plutôt ne pouvait pas s’éloigner.

Longtemps, peut-être une heure, je me tins sur mon séant, l’oreille au guet, sondant du regard tous les coins de la chambre, construisant des hypothèses plus ou moins plausibles.

Enfin, le silence persistant, je me rassurai quelque peu. J’éteignis et je me recouchai en m’affirmant que, le matin venu, cet incident pour le moins bizarre s’éclaircirait de la façon la plus simple et la plus naturelle.

Tout aurait été fort bien à condition que je pusse récupérer mon sommeil paisible d’avant minuit. Mais les choses allèrent différemment.

A peine eus-je baissé les paupières que le bruit se renouvela. Cette fois, c’était peut-être plus étouffé mais tout aussi déconcertant. D’abord la sensation que je n’étais pas seul s’accusait davantage. Puis les pas se multipliaient tandis qu’un murmure d’imploration — où il me fut pourtant impossible de distinguer une parole précise — ne cessait de déferler vers moi comme les vagues d’une marée montante. Parfois la Présence semblait s’écarter un peu, se diriger vers la porte, puis la franchir sans toucher à la serrure et arpenter le couloir en renforçant sa plainte. Ensuite un arrêt et un silence comme si l’être qui la proférait attendait anxieusement une réponse. Tout continuant à dormir dans la maison, il battait en retraite. Et, derechef, la chambre retentissait de son tourment.

Que faire pour me libérer de cette obsession ?

Je simulai un violent accès de toux. J’élevai la voix pour demander s’il y avait quelqu’un là. Point de riposte formulée par des mots, mais un redoublement de plaintes. J’eus l’idée de prier, me reprochant de ne l’avoir pas fait plus tôt. Et comme, dans toutes les passes difficiles de mon existence, j’ai recours à l’Immaculée, je récitai un Sub Tuum… Fort en vain. La nuit s’écoula sans repos, Tantôt je m’engourdissais en une vague somnolence, mais alors même je ne perdais pas la notion de cette Présence invisible. Tantôt je rouvrais les yeux et tâchais de me distraire en comptant, à travers la vitre, les étoiles répandues dans le sombre azur du ciel. Quoi que je fisse, la Présence ne consentait pas à me quitter ; inlassable, elle piétinait, affreusement triste, elle gémissait.

Ce ne fut qu’au point du jour qu’elle me laissa comme si la lumière la mettait en fuite. J’aurais pu espérer quelques heures de sommeil suivi. Mais je me sentais trop énervé pour m’attarder au lit. Je me levai donc avec le projet de sortir le plus vite possible, car j’avais hâte de quitter cette chambre où flottait encore je ne sais quelle atmosphère pesante à l’âme. Dehors, l’air frais du matin me rendrait sans doute mon équilibre.

Tout en m’habillant, je me disais : — Si c’est cela que le docteur appelle une nuit tranquille, je lui en fais, d’avance, mes compliments !… Quelle sera son attitude quand je lui rapporterai mes tribulations ?

Dès que je fus prêt, — et cela ne tarda pas — je descendis l’escalier. La servante ouvrait la porte d’entrée juste comme je mettais le pied dans le vestibule. Elle me souhaita le bonjour et m’apprit que ses maîtres n’étaient pas levés et que le déjeûner ne serait pas servi avant une demi-heure.

Elle ajouta : — Je vais me dépêcher pour que Monsieur n’attende pas trop longtemps. Si Monsieur veut faire un tour dans le jardin, le temps est très beau.

— Ah ! dis-je, il y a un jardin ?

— Mais oui, Monsieur, il entoure la maison et s’étend par derrière.

Je suivis son conseil d’autant plus volontiers que je désirais explorer les abords de cette demeure — fallait-il dire hantée ? Je voulais surtout étudier la maison voisine, ne pouvant m’ôter de l’esprit que là résidait l’origine des bruits qui m’avaient persécuté.

Or à peine le coin tourné, je découvris qu’il n’y avait pas de maison voisine.

Entre le mur oriental de celle du docteur et la haie très épaisse et très haute qui limitait le jardin, se succédaient une allée de gravier, un long parterre de dahlias et de géraniums, puis une bande de gazon. Je mesurai de l’œil l’espace que couvrait cet ensemble et je l’évaluai à une vingtaine de mètres. En outre, par delà la clôture, j’aperçus un autre jardin, planté d’arbres touffus et où ne s’élevait aucune habitation.

C’était concluant. Je dus abandonner l’hypothèse d’un… tapage nocturne venu de l’extérieur, exagéré et déformé par une disposition fiévreuse résultant de mon voyage. Il n’y avait plus de doute : ma chambre avait été le théâtre de phénomènes qu’il importait de relater à mes hôtes.

Absorbé dans ces réflexions, je me tenais immobile au milieu de l’allée quand la servante vint m’avertir qu’on m’attendait pour déjeûner. Je rentrai à sa suite en me disant : Tout va peut-être s’éclaircir…

Dès que j’eus franchi le seuil de la salle à manger, mes amis s’empressèrent de me demander des nouvelles de ma nuit.

— Elle a été très mauvaise, répondis-je.

Ils s’étonnèrent. Mais sans leur laisser le temps de me poser des questions, j’interrogeai à mon tour : — Et vous, avez-vous bien dormi ?

— On ne peut mieux, déclara le docteur, tandis que sa femme l’approuvait de la tête.

— Vous n’avez rien entendu d’insolite ?

— Absolument rien…

Et tous deux me regardaient d’un air ébahi. De toute évidence, il leur était invraisemblable qu’on connût l’insomnie sous leur toit.

Je leur narrai alors, dans le plus grand détail, ce que j’avais eu à supporter de minuit et demie à cinq heures du matin. En épilogue, je dis : — Vous me concéderez que je ne suis ni fou ni malade. Or j’ai maintenant la conviction que je n’étais pas seul dans ma chambre.

Ils m’avaient écouté en silence quoique des sentiments complexes se peignissent sur leur visage. Chez le docteur, un mélange de doute quant à la réalité matérielle des faits et de confiance dans ma véracité. Chez Mme Dufoyer, de la crainte puis, sur mon affirmation finale, un effort de mémoire. Brusquement, elle devint toute pâle et s’écria : — Mon Dieu, je me rappelle !… Ma sœur nous a visités la semaine dernière ; elle a passé une nuit dans cette chambre et elle s’est plainte, comme vous, d’avoir été obsédée jusqu’au matin par les lamentations d’une personne invisible !… Ce sont ses propres termes.

C’est ma foi vrai, confirma le docteur, j’avais oublié l’incident.

— Donc, repris-je, il y a là une coïncidence tout au moins étrange.

Certes ! Aussi, je n’ose vous resservir l’explication que je donnai à ma belle-sœur à savoir qu’elle avait eu le cauchemar !

— Des cauchemars identiques à ce point, ce serait, en effet, fort extraordinaire… Mais, dites-moi, votre belle-sœur est-elle d’une nature facilement impressionnable ?

— Du tout, c’est une femme pondérée, pieuse mais nullement encline aux superstitions.

— Elle est tellement raisonnable, observa Mme Dufoyer, que, comme nous la plaisantions sur l’importance qu’elle attachait à ce que nous pensions être la suite d’une mauvaise digestion, elle finit par rire avec nous.

— Puisqu’il en est ainsi, dis-je, le mot de l’énigme m’échappe…

Au cours du repas, nous fîmes encore diverses conjectures, puis, Mme Dufoyer, de plus en plus apeurée, nous pria de changer de propos. Chacun s’y efforça mais la conversation languit. Le mystère pesait sur nous.

Comme nous nous levions de table, le docteur, tout préoccupé, s’exclama : — Je veux savoir à quoi m’en tenir ! Je ne commencerai pas ma tournée chez mes malades avant d’avoir obtenu des informations plus précises que celles qui me furent données à l’époque où j’achetai cette maison. Quelqu’un peut, je crois, me les fournir, c’est le curé. Je vais de ce pas au presbytère. M’accompagnerez-vous ?

J’y consentis d’autant plus volontiers que je connaissais ce prêtre, l’ayant quelque peu fréquenté à l’époque où je résidais dans la région.

Chemin faisant, le docteur m’apprit que c’était précisément le curé qui lui avait signalé la maison comme confortable et d’un prix peu élevé.

— Et il ne vous a point révélé de particularités susceptibles de vous mettre en garde ?

— Non, et c’est bien ce qui m’étonne. S’il savait quelque chose, je trouve sa discrétion fort intempestive.

Rendus au presbytère, nous fûmes tout de suite introduits. Le curé venait de dire sa messe et rompait le jeûne dans sa petite salle à manger. C’était un homme d’une soixantaine d’années, encore vert. Ses yeux vifs sous une chevelure entièrement blanche exprimaient l’intelligence et la bonté.

Il nous accueillit avec une politesse affectueuse. Tandis que lui et moi nous nous félicitions de renouveler connaissance, le docteur s’agitait. On voyait qu’il avait hâte d’exposer l’objet de sa visite. Le prêtre s’en aperçut et en témoigna de la surprise car, entretenant avec mon ami des relations presque journalières, il n’avait point coutume de remarquer en lui tant de nervosité.

Que se passe-t-il donc, cher Monsieur ? demanda-t-il. Vous, si calme d’ordinaire, vous semblez, ce matin, tout bouleversé… Puis-je vous être utile ?

Sur cette invite, Dufoyer entama d’une voix fébrile, l’exposé de la situation. Mais, trop ému pour y apporter de la méthode, il s’empêtra dans un fouillis de digressions d’où il ne réussit pas à se dégager, de sorte que le curé ne saisit pas grand’chose.

J’intervins. Je recommençai posément le récit de Dufoyer. J’insistai spécialement sur le fait que la sœur de sa femme et moi, à quelques jours de distance, nous avions subi des impressions analogues. Puis je m’efforçai de bien définir les sentiments que m’avait suggérés cette Présence occulte qui paraissait si malheureuse.

Ici, le curé, qui me prêtait la plus sérieuse attention, me demanda ce qui avait prédominé en moi de la pitié ou de la frayeur.

— La frayeur, répondis-je, mais non point la panique car tout le temps que cela dura, je restai maître de mon jugement. Cependant je sentais que j’aurais dû prier davantage et avec plus de ferveur que je ne le fis.

— Et pourquoi ?

— Parce que j’avais l’intuition d’être mis en contact spirituel avec une âme qui avait terriblement besoin de prières. Mais ses accents de détresse me troublaient si fort que je ne parvenais pas à me recueillir.

Le prêtre ne se hâta point de nous donner un avis. Rassis et mesuré par caractère, il méditait profondément lorsque le docteur, qui avait peine à se contenir, s’écria : — Enfin, Monsieur le curé, m’apprendrez-vous le motif pour lequel vous ne m’avez pas averti que cette maison était de celles qu’on préfère ne pas habiter ? Administrant la paroisse depuis bien des années, vous deviez savoir quelque chose !

Le ton dont il proféra ces phrases révélait une violente irritation. Je le regardai, avec surprise, ne le connaissant pas sous ce jour. Mais le curé ne se formalisa point. Il eut un geste pacifiant et dit avec beaucoup de calme : — Mon cher Monsieur, croyez-vous qu’il soit nécessaire de me quereller pour obtenir que je m’explique ?

Le docteur, honteux de son emportement, s’excusa.

— N’y pensons plus, reprit le prêtre, nous sommes deux amis qui ne demandent qu’à s’entendre, n’est-ce pas ? Ceci rappelé, laissez-moi vous dire qu’en effet, j’avais eu des renseignements fâcheux sur cette maison…

Dufoyer, stupéfait et repris de courroux, sursauta. Il ouvrait déjà la bouche pour lancer quelque apostrophe volcanique. Mais le curé prévint l’éruption.

— Je vous en prie, patientez quelques minutes. Avant de récréminer, il faut d’abord que vous m’écoutiez. Vous me le promettez ?… Bien : je poursuis. Et, tout d’abord, pour vous éviter une déception, je dois spécifier que ce que je sais se réduit presqu’à rien. Le voici : dès longtemps, j’avais remarqué que votre maison, quoique très logeable et d’aspect assez plaisant, ne se louait ni ne se vendait. Un jour, j’en parlai au propriétaire. Celui-ci, moins verrouillé que la plupart de nos paysans, me confia qu’elle appartenait à sa famille depuis le commencement du siècle dernier et qu’il désirait fort s’en débarrasser car, ajouta-t-il, « je crois qu’elle porte malheur. » Je le pressai de me dire ce qui avait pu lui inspirer une idée aussi singulière. Il ne montra guère de dispositions à s’étendre sur ce sujet. Cependant, comme j’insistais, il finit par me conter que, jadis, en un passé très lointain, un homme avait — prétendait-on — égorgé sa femme et ses enfants dans la chambre d’angle du premier étage, celle-là même où votre belle-sœur et ensuite Monsieur, ici présent, ont couché. La mémoire s’était perdue des causes du massacre. Mais tout le monde affirmait dans le pays que, chaque année, vers la date où ce crime fut commis — c’est-à-dire dans la seconde quinzaine de septembre — l’âme du meurtrier revenait hanter le lieu témoin de son forfait. Du dehors, bien des gens avaient perçu ses clameurs douloureuses. Je lui demandai alors s’il avait personnellement vérifié le fait ; — Oh non ! me dit-il, tout frémissant, j’avais trop peur que ça me soit prouvé !… Et il détourna la conversation.

Je l’avoue, je n’étais pas très persuadé que cette funèbre histoire eût un fondement réel. Les natifs de la région, comme vous l’avez sans doute observé, sont très portés à se forger toute sorte de légendes macabres. Or quiconque les étudie, sans préventions, ne tarde pas, le plus souvent, à découvrir qu’elles se basent sur des apparences interprétées de travers. Il y a malheureusement beaucoup à faire pour éclairer mes paroissiens. Je m’y emploie mais je n’obtiens guère de succès. Ainsi, dans le cas qui nous occupe, lorsque j’essayai de proposer à mon interlocuteur d’entreprendre une enquête de concert avec moi, il s’y refusa de la façon la plus péremptoire. Je compris que nul argument ne vaincrait sa répugnance. Et je me gardai de revenir à la charge.

Depuis, personne n’ayant jamais fait allusion à « la maison hantée » devant moi, j’avais à peu près oublié son mauvais renom. Je m’en souvins seulement quand vous avez été sur le point de l’acheter. Mais je ne m’y suis pas arrêté d’autant que je n’y attachais guère d’importance et il ne m’est pas venu à l’idée que vous puissiez être amené à rompre le marché sur un racontar aussi vague. Si j’ai eu tort, je vous présente mes sincères excuses.

A présent, la question change de face. Nous devons tenir grand compte du témoignage de vos hôtes qui ne sont pas des paysans superstitieux et influencés par une tradition douteuse. Ce qui me frappe surtout, c’est que nous sommes à la fin de septembre, époque signalée comme celle où une âme coupable solliciterait des prières à l’endroit où le sang innocent a été versé. Je vais donc interroger encore l’ancien propriétaire. Je tâcherai aussi de faire parler ceux de mes paroissiens que je jugerai les mieux informés. Je compulserai les archives de la commune bien qu’elles contiennent peu de documents anciens. Enfin, au besoin, je passerai, moi-même, une nuit dans la chambre d’angle. Ensuite, s’il y a lieu, nous agirons… Pour le moment, tenez-vous en paix dans la pensée que l’Église seule a mission pour se prononcer quant aux effets sensibles du Surnaturel — qu’ils viennent de Dieu ou qu’ils viennent du Démon.

Le docteur restait sombre et perplexe. Pour moi, j’estimais tout à fait judicieux les propos du prêtre et j’approuvais son plan.

Nous prîmes congé. Comme nous retournions chez Dufoyer, je remarquai que, loin de se « tenir en paix », selon la recommandation du curé, il se rembrunissait toujours davantage. Les sourcils froncés, les gestes brusques, il marchait à grands pas tandis que de ses lèvres crispées s’échappaient des interjections grincheuses.

— Voyons, lui dis-je, calmez-vous ! Qu’est devenu votre sang-froid coutumier ? Persuadez-vous, une bonne fois, que le plus sage c’est d’attendre sans impatience le résultat des démarches que le curé va entreprendre. Et puis ne vous hérissez pas contre lui. Je vous assure qu’il a raison.

— Vous en parlez à votre aise, s’écria Dufoyer, mais moi, je prévois des complications de toute sorte, celle-ci par exemple : ma femme est de santé fragile et elle a l’imagination volontiers galopante. Je crains qu’elle ne tombe malade ou qu’elle ne prenne en grippe cette maudite maison. Alors, s’il nous faut déguerpir, à qui la céder, étant donné sa réputation ? Et avec quel argent en achèterai-je une autre ? Je ne suis pas riche !…

A cela il n’y avait rien à répondre. Je me contentai d’engager mon ami à ne pas augmenter les alarmes de Mme Dufoyer et surtout à s’abstenir de lui rapporter que le souvenir d’un crime particulièrement horrible planait sur cet obscur incident. Il suivit mon conseil et dit simplement à sa femme que le curé prenait l’affaire au sérieux et ne différerait pas de s’en occuper.

Le reste de la journée s’est écoulé sans événements notables. Mme Dufoyer paraissait souffrante mais, pour ne pas inquiéter son mari, elle gardait le silence. Le docteur et moi, nous avons fait, à trois reprises, le tour de la maison et nous avons examiné les murailles avec soin. Puis nous avons exploré à fond toutes les chambres, la cave et le grenier, sondé les moindres recoins. Nulle part nous n’avons rien découvert de suspect. C’était une vieille bâtisse encore solide, et voilà tout.

Le soir, je dus m’en aller, étant, je vous le rappelle, attendu dans les Pyrénées. Le docteur me fit la conduite jusqu’à la gare. Mais, à chaque instant, il laissait tomber la conversation ou ne répondait que d’une façon distraite à mes efforts pour le détourner de l’idée fixe qui le tenait. La dernière phrase qu’il me dit sur le marchepied du wagon où je pris place fut celle-ci : — J’ai le pressentiment que tout cela finira mal !…

Je me tus. Après un petit silence, l’abbé Cerny me demanda : — Et, par la suite, vous n’avez pas eu la solution du problème que vous laissiez en suspens ?

— Mon Dieu non !… D’abord, je n’ai jamais eu le loisir de retourner au village. En outre, quoique le docteur m’eût promis de m’écrire ce que donnerait l’enquête du curé, il n’en a rien fait. Moi-même, n’étant guère épistolier, j’ai négligé de m’informer. J’ai su seulement, et encore d’une façon indirecte, que sa femme était morte à la fin de septembre juste un an après ma visite, que Dufoyer quitta le pays le lendemain des obsèques et que la maison, remise en vente, ne trouvait pas d’acquéreur.

Quelque chose m’est pourtant resté de cet épisode : je gardais, au fond de ma mémoire, l’intonation désespérément suppliante des plaintes émises par la Présence. Un soir d’oraison contemplative, elle me revint si forte qu’elle m’induisit à réfléchir sur la triste condition des défunts dont aucun membre de l’Église militante ne se soucie plus. J’en ressentis tant de pitié que je pris, devant Dieu, l’engagement d’une prière quotidienne pour l’âme la plus abandonnée du Purgatoire. Et j’ai tenu parole.

III
UN RÊVE

Tandis que le vent d’hiver renforçait sa plainte inapaisable autour de notre gîte, nos pensées continuaient à errer parmi les morts. Plus encore : nous nous sentions en famille avec eux. Aussi, le frère et moi, nous avons prêté une oreille attentive quand l’abbé Cerny nous dit tout à coup : — Je vous le répète, ce n’est pas la première fois que les âmes du Purgatoire m’investissent. Je vais vous rapporter un rêve que je fis il y aura bientôt trois mois et qui recèle, je crois, un grave enseignement. Certes, il serait puéril de considérer tous les rêves comme des phénomènes d’ordre surnaturel. La plupart proviennent d’un résidu d’impressions enregistrées, plus ou moins consciemment, au cours de notre existence journalière et flottant à l’aventure sur les ondes de notre sommeil. Ceux-là s’effacent dès le réveil et nous n’en gardons aucun souvenir. Mais il en est d’autres qui semblent nous être envoyés par Dieu. Les images qu’ils impriment en nous offrent une précision, une logique, un enchaînement et une force d’évidence très distincts du pêle-mêle de sensations incohérentes, absurdes ou même monstrueuses qu’engendrent les rêves ordinaires. Au surplus, l’Écriture Sainte nous fournit maints exemples de songes prémonitoires ou symboliques par lesquels Dieu a daigné avertir ou instruire des âmes. Nous n’avons donc pas de motif de tenir, a priori, pour un caprice de notre imagination tel rêve présentant les conditions que je viens d’énumérer et dont s’ensuit un grand bien pour notre vie intérieure. Celui que je désire vous narrer, il n’est peut-être pas téméraire de le classer dans cette catégorie.

L’abbé se recueillit quelques instants puis reprit en ces termes : — J’avais un frère jumeau dont la vocation pour l’état militaire s’est dessinée dès son enfance. A dix-huit ans, il s’engagea dans l’infanterie de ligne, devint rapidement sous-officier, passa par l’école de Saint-Maixent et, à sa sortie, fut nommé sous-lieutenant dans un bataillon de chasseurs à pied. Il possédait de grandes qualités mais, par contre, certains défauts inhérents à son tempérament sensuel et qu’il ne tarda pas à cultiver avec une déplorable complaisance au lieu de les combattre. Pourtant, nous avions reçu une éducation des plus chrétiennes. Mais, de bonne heure, il en négligea les principes et, sitôt qu’il lui fut loisible de satisfaire ses penchants, il délaissa la pratique religieuse pour s’adonner, sans mesure, à son goût des liaisons coupables.

Je n’ai pas besoin de vous décrire par le menu le chagrin que me causait sa conduite. Je fis bien des efforts pour le tirer de l’ornière boueuse où il s’enlisait de la sorte. Comme il tenait garnison assez loin de ma résidence, toutes les lettres que je lui écrivais contenaient ma désapprobation très nette de ses égarements et un rappel des saintes vérités que nos parents défunts nous inculquèrent. Je me gardais, d’ailleurs, d’y mettre de l’acrimonie. Au contraire, ne cessant de l’aimer beaucoup, je m’appliquais à le maintenir dans le sentiment que notre vive affection mutuelle me dictait mes reproches autant que mon devoir de prêtre. Ses réponses ne marquaient en rien que ces admonitions l’eussent importuné. Elles furent toujours chaudement fraternelles mais je n’y trouvai pas une ligne qui pût me faire espérer son amendement. Sur ce point, silence absolu. Je dus en conclure que, redoutant de m’infliger un surcroît de peine par l’aveu de sa persévérance dans la voie mauvaise, il préférait se taire plutôt que de feindre un repentir qu’il n’éprouvait pas.

Tels étaient nos rapports lorsque, trois mois avant la guerre, j’appris qu’il s’était attaché à une femme mariée d’un lien dont tout annonçait la durée. Jusqu’alors il se dispersait en des amours passagères où il ne recherchait que le plaisir des sens et où son cœur n’avait point de part. Mais, cette fois, il était conquis entièrement. Le plus triste, c’est que les circonstances favorisaient cette liaison : non seulement sa maîtresse lui rendait passion pour passion mais encore il n’y avait rien à craindre du mari, celui-ci se livrant à la débauche avec des souillons de carrefour et témoignant d’une totale indifférence quant à l’infidélité de son épouse. On m’a même affirmé qu’instruit qu’elle le trompait avec mon frère, il éclata de rire et déclara : — Elle a raison d’en prendre à son aise puisque je lui donne l’exemple !…

Combien je souffrais de voir mon frère courir de cette allure fougueuse à la perdition de son âme ! Que résoudre ?… Lui écrire plus fortement que je ne l’avais encore fait ? Je venais d’expérimenter que mes lettres ne l’avaient point persuadé au temps où il se contentait d’assouvir sa sensualité en des rencontres de hasard. Qu’obtiendrais-je maintenant que la possession d’une femme sans pudeur mais fort intelligente et fort belle, disait-on, semblait satisfaire en lui un idéal longuement poursuivi ?

Quoique extrêmement pris par mon ministère, je formai le projet d’aller vers lui le plus tôt possible. Qui sait si, de vive voix, mes représentations n’auraient pas plus d’effet que mes lettres ? Je voulus m’en donner la certitude et je calculai qu’une semaine me suffirait pour le voyage et le séjour auprès de mon frère. Je me préparais au départ quand la guerre éclata. Quel contre temps ! Il n’était pas douteux que son bataillon serait envoyé au feu sans délai. Comment le joindre auparavant ? Je n’en voyais pas le moyen et je vivais des jours d’angoisse. Sur ces entrefaites, je reçus un télégramme par lequel il me donnait avis que, traversant Lyon, il y passerait vingt-quatre heures et il me demandait de venir l’embrasser. Ah ! que la lecture de ce petit papier bleu me soulagea ! Je ne perdis pas une minute pour me munir des autorisations indispensables. Vu la mobilisation générale, ce ne fut pas très facile, mais je me débrouillai si activement que, le soir même, je montais dans le train.

A Lyon, je descendis dans un hôtel près de la gare. On m’y procura un commissionnaire que j’envoyai tout de suite à mon frère avec un billet lui mandant que je me tenais à sa disposition, soit que je l’attendisse dans ma chambre, soit que j’allasse le trouver au fort de la Duchère où le bataillon complétait son effectif.

Mon message expédié, je m’exhortai au calme, et j’essayai de prier. Mais je ne parvenais à me recueillir tant je me sentais écartelé entre mon devoir qui me commandait d’éclairer mon frère sur le péril encouru par son âme et ma tendresse qui m’incitait à ne lui donner que des témoignages d’affection sans réserve. Si brève serait cette entrevue — peut-être la dernière que nous aurions en ce monde !…

Grâce à Dieu, je n’eus pas longtemps à me labourer de la sorte. Deux heures après avoir reçu ma lettre, mon frère ouvrait la porte et me tendait les bras. De quel cœur nous nous sommes accolés ! Je riais et je pleurais à la fois. Lui n’était pas moins ému. D’abord nous avons échangé des phrases décousues où débordaient nos sentiments réciproques. Mais, hélas, dès que nous en vînmes à des propos plus suivis, il me fallut reconnaître qu’un abîme s’élargissait entre mon état d’âme et le sien. Je ne me rappelle plus par quelle voie je fus amené à lui dire que je savais sa liaison. Ce dont je me souviens cruellement c’est de l’expression rigide que prit son regard et du mouvement hostile qui le fit s’écarter de moi quand je le suppliai de se rendre compte que cette passion désastreuse le mettait hors de la loi divine.

Il eut un geste coupant pour m’interdire de continuer : — Tais-toi, proféra-t-il d’une voix sèche, ne cherche pas à m’influencer, tu échouerais. Sache seulement que si je reviens de cette guerre, celle que j’aime divorcera et je l’épouserai.

— Charles, m’écriai-je, as-tu donc perdu toute croyance en Dieu ?

— Que j’aie conservé la foi ou non, cela me regarde. Mais retiens ceci : mon amour c’est ma vie. Y renoncer ce serait me suicider…

Il ajouta des paroles si acrimonieuses sur ce qu’il appelait « mes idées de prêtre » que j’aime mieux ne pas les répéter.

Étant l’un et l’autre de caractère impétueux, si je lui avais répliqué sur un ton analogue, une querelle d’une violence qui, à cette minute, aurait eu quelque chose de fratricide pouvait éclater. Dieu me donna la force de me maîtriser. Je saignais en-dedans mais je cachai ma blessure. D’ailleurs peu importait que je fusse blessé !… Comme m’adressant à moi-même, je me contentai de murmurer : — Est-ce donc pour nous heurter si douloureusement que nous nous sommes rencontrés ? Le temps s’écoule d’une façon irréparable et voilà que nous l’employons à nous faire du mal !… Charles, nous séparerons-nous ainsi ?

Il parut touché. Néanmoins, il se tenait sur la défensive car il répondit : — Cela dépend de toi. Promets-moi de ne plus faire aucune allusion au sujet qui nous divise et pendant le peu d’instants qui nous restent à passer ensemble, je me charge de te prouver que je t’aime toujours autant.

— Ton âme m’est trop chère pour que j’accepte cette condition, dis-je en sanglotant, j’aurais beau te promettre mon silence sur ce point, je sais que je manquerais à mon engagement. Songe, je t’en conjure, que si je t’obéissais, ce serait, devant Dieu, comme si je plantais un poteau indicateur, à ton intention, sur la route qui va en enfer.

— Alors, reprit Charles en se dirigeant vers la la sortie, nous n’avons plus rien à nous dire… Adieu !

Sur le seuil, il s’arrêta. J’espérais un revirement providentiel. Mais, avec une inflexion de voix d’une étrange douceur, il dit simplement : — Prie pour moi, mon ami…!

— Ah ! tu n’avais pas besoin de me le demander !

Et je m’élançai vers lui. Mais déjà, il était de l’autre côté de la porte et je l’entendis descendre précipitamment l’escalier.

Une heure plus tard, le cœur brisé, l’esprit en désarroi, je quittai Lyon.


Les jours suivants, ma pensée revenait sans cesse à Charles. Récapitulant les péripéties de notre brève entrevue, je m’empoisonnais du sentiment amer de mon impuissance à le sauver. A quelle profondeur sa passion le possédait ! J’ai beaucoup confessé ; j’ai donc eu souvent affaire à des infortunés que rongeait cette démence qui prend son origine dans une soumission servile à l’instinct : le culte idolâtrique de la femme. Mais l’exemple que me fournissait mon pauvre frère surpassait tous les autres. A force de ressasser cette idée, mon jugement se faussait ; je me sentais tout faible, prêt, par instants, à lui faire savoir que, selon son désir, je ne lui parlerais plus jamais de sa conduite. Mais alors il me semblait entendre le sinistre éclat de rire du Malin désormais assuré que nul ne libérerait cette âme du filet aux mailles de feu où il la tenait captive. Et je m’écriais : — Si je renonce, que répondrai-je à Dieu quand il me demandera : « Qu’as-tu fait de ton frère ? »

Ce réveil de conscience finit par l’emporter d’une façon décisive. Je rejetai avec horreur toute velléité de m’avouer vaincu. Et, aussitôt, l’inspiration me vint d’aller au front pour y mériter le salut de Charles. Cette grâce me fut octroyée. Depuis, en assistant ceux qui s’offrent au danger perpétuel d’une mort subite, je tâche de compenser devant Dieu les égarements de mon frère bien-aimé…

Maintenant, voici mon rêve.

Ce soir-là, comme, couché sur la paille de l’écurie où cantonnait notre ambulance, je commençais à m’assoupir, la dernière phrase que Charles m’avait dite me revint fortement à l’esprit : Prie pour moi, mon ami ! Elle signifiait, à coup sûr, qu’il n’était pas perdu sans rémission puisque, malgré notre mésentente, il gardait assez de foi pour admettre que mes prières plaideraient sa cause au tribunal de Dieu. Cette pensée me fut un réconfort. J’en avais besoin car, n’ayant aucune nouvelle de lui, depuis plusieurs semaines, sachant seulement que son bataillon avait pris part à la victoire de la Marne et combattait récemment sur l’Yser, je vivais dans une anxiété continuelle à son sujet. Je m’endormis en formulant le désir d’apprendre bientôt ce qui lui était advenu.

Alors, il me sembla que j’étais transporté ailleurs… dans une plaine immense où il n’y avait ni routes, ni sentiers, ni fleuves ni ruisseaux, ni arbres, ni végétations quelconques, ni le moindre vestige d’un travail accompli par la main de l’homme. C’était une effrayante solitude où régnait la chaleur d’une fournaise inextinguible et sur laquelle s’étendait une morne lueur crépusculaire dont la teinte rougeâtre donnait l’impression d’une nappe de sang diffusée dans un océan de brouillard.

D’abord, une tristesse écrasante me ploya l’âme. Je me croyais à jamais abandonné dans ce désert. Mais lorsque je regardai autour de moi, je m’aperçus que je n’étais pas seul. Des apparences diaphanes m’environnaient — pas tout à fait des ombres, car une sorte de rayonnement très faible émanait d’elles, comparable au reflet, mi-voilé par un nuage, d’un astre infiniment lointain. Toutes étaient tournées ou plutôt tendues vers un segment de l’horizon comme si, là-bas, allait naître la pleine lumière. Quelques-unes paraissaient déjà l’entrevoir mais moi, mes regards se heurtaient à des ténèbres qui bornaient les confins de la terre et du ciel. Renonçant à les percer, j’examinai attentivement les ombres qui m’étaient le plus voisines. J’avais le sentiment d’une corrélation avec elles et pourtant je n’en reconnus aucune. Leurs visages étaient si vagues ! On eût dit, à l’avers de très anciennes médailles, des effigies rendues presque indistinctes par l’usure.

Je demandai : — Où suis-je donc ? Nulle parmi les ombres ne manifesta qu’elle m’avait entendu. Mais une voix intérieure me répondit : — Tu es en Purgatoire.

Je ne m’étonnai ni ne m’alarmai. Ainsi qu’il arrive dans les rêves, je trouvais ce Surnaturel — tout naturel. Cependant un incident ne tarda pas à se produire qui me remua jusqu’au plus intime de mon être. Les ombres, sans paraître toutefois avoir soupçonné ma présence, s’écartèrent de moi. Elles se mirent en marche vers ce point mystérieux qui les attirait d’une façon irrésistible et elles se fondirent dans l’atmosphère torride où nous étions immergés. Je me disposais à les suivre lorsque j’en fus empêché par la survenue d’une âme qui me barra le passage. Celle-ci me voyait. Elle s’arrêta net pour me fixer. Deux flammes, jaillies de ses prunelles, lui éclairèrent le visage d’une façon si intense que, sans erreur possible, je reconnus mon frère Charles !…

Cloué sur place, la gorge serrée, le cœur tressautant, je m’efforçai de crier son nom. D’un geste, il m’imposa silence. Alors, non par l’ouïe mais au-dedans de moi, je l’entendis murmurer : — Je suis mort cette nuit… Prie pour moi !

Simultanément, je fus averti que, jumeaux sur terre, en Purgatoire nous n’avions qu’une âme. C’est pourquoi, bien que Charles n’articulât plus une seule syllabe, j’éprouvais ses souffrances comme lui-même les éprouvait. Elles étaient doubles. D’une part, un feu, d’une ardeur toujours croissante le consumait, rongeait, comme un vitriol implacable, les taches laissées par ses péchés. D’autre part, l’amour de Dieu, le désir de le posséder dans l’Absolu le calcinait au point qu’il n’est pas de soif d’ici-bas qui puisse lui être comparée. Ensuite, je sentis la réalité de ce que j’avais naguère appris par la foi — ceci : comme toutes les âmes du Purgatoire, Charles ne pouvait rien pour abréger la durée de sa pénitence. C’était uniquement par les prières des fidèles en état de grâce et appartenant à l’Église militante qu’une telle faveur lui serait consentie. Et l’attente éplorée de cette intercession constituait une troisième torture…

Dès que je fus tout imprégné de son supplice, Charles leva la main et me désigna l’horizon et, aussitôt, là où je n’avais perçu qu’une muraille de nuit opaque, je vis se dresser une cathédrale tout en or radieux. Elle brillait comme dut briller l’étoile qui conduisit les Mages à la crèche de Bethléem. Il n’est pas de chiffre capable d’évaluer l’effrayante distance qui nous en séparait. A ce moment, notre fusion l’un dans l’autre prit fin. Charles eut un sourire de gratitude mélancolique car il lisait en moi que, jusqu’à mon dernier souffle, toutes mes énergies se voueraient à solliciter pour lui la Miséricorde divine et à l’assister de mes oraisons durant son long, si long voyage vers la Béatitude éternelle. Puis un rideau de brume embrasée se déroula entre nous… Tout disparut et je me réveillai, ruisselant de larmes.

Pendant toute cette journée et celle du lendemain, je restai sous l’influence de mon rêve. Sans arrêt, je me posais des questions douloureuses : ce songe figure-t-il un avertissement venu d’En-Haut ? N’est-ce qu’un cauchemar où se condensèrent mes préoccupations depuis des semaines ? Par-dessus tout, je me demandais si mon frère était encore de ce monde.

Le matin du troisième jour, je reçus une lettre signée de l’aumônier volontaire qui accompagnait son bataillon. Elle m’apprenait la mort de Charles ! Menant ses hommes à l’attaque d’une tranchée allemande, il avait été transpercé d’un coup de baïonnette et il n’avait survécu que peu de temps à sa blessure. Et cela s’était passé dans la nuit et à l’heure où lui-même m’annonçait son entrée en Purgatoire…

La missive de l’aumônier se terminait par ces lignes qui se gravèrent en moi de telle sorte que je puis les répéter sans crainte d’en déformer le sens : « Je me suis tenu près de votre frère jusqu’au dénouement. Tant que se prolongea son agonie, je lui ai prodigué toutes les consolations religieuses dont je suis capable. Il avait sa connaissance ; il m’entendait mais, le sang l’étouffant, il ne pouvait me répondre. Pourtant, au moment suprême, il se souleva de terre ; une expression d’humilité adorante lui éclaira la figure ; il se frappa la poitrine et réussit à émettre ce seul mot : Confiteor ! Puis il retomba et tout fut fini… Je crois ne pas me tromper en affirmant que Dieu lui a octroyé l’entière contrition de ses fautes… »

L’abbé Cerny inclina le front et entra dans une méditation profonde que, pleins de sympathie et de respect, nous nous gardâmes de troubler. Enfin, relevant la tête, il s’écria : — Louanges à Dieu ! Charles expie mais il est sauvé. Il dépend de moi d’obtenir pour son âme une réduction de peine, Maintenant, accourez souffrances et occasions de sacrifices — je suis prêt !…

IV
LES HIRONDELLES

Le frère Placide a écouté avec la plus grande attention le récit de l’abbé Cerny et le mien. Je ne m’en étonne point, sachant que la communauté où il fit profession s’adonne spécialement à la prière perpétuelle pour les âmes du Purgatoire. Je pressens que, dans la sainte clôture qui le garda tout à Dieu depuis l’âge de dix-sept ans, il a reçu des lumières de choix. Aussi, je ne tarde pas à lui dire :

— Maintenant, mon petit frère, c’est à votre tour de parler.

Il se trouble ; il rougit. Se mettre en évidence lui déplaît si fort que mon invitation l’effarouche. Cependant, comme l’abbé Cerny vient à la rescousse, il finit par nous répondre : — Je crois avoir appris quelque chose sur les âmes du Purgatoire mais je suis tellement gauche et je m’exprime si mal que je ne puis guère vous le rendre.

— Ne vous inquiétez pas. Dites-le comme vous l’avez senti et ce sera très bien.

Visiblement, mon affirmation ne suffit pas à le rassurer. Toutefois, pour ne pas nous désobliger, il fait un effort sur lui-même et c’est avec une entière simplicité qu’il nous rapporte ce qui suit :

— Vous savez qu’au monastère, nous avons chacun notre cellule. Nous n’y résidons guère que la nuit car, du réveil au coucher, nous sommes pris par les offices liturgiques et le travail manuel. Eh bien, un soir, à peu près un mois avant la guerre, je venais d’y rentrer pour prendre mon repos. Ainsi qu’il est de règle, j’avais quitté mes souliers et ma ceinture et je m’étais étendu sur la paillasse piquée qui, avec un traversin de varech, constitue notre couchette…

— Je connais, interrompis-je, c’est à peu près aussi moelleux qu’une table de granit !

Le frère rit doucement : — Peut-être, reprit-il, mais je puis vous certifier que, d’habitude, cela ne m’empêche pas d’y dormir à poings fermés. Ce jour-là, il n’en fut pas de même. Depuis le matin, régnait une chaleur orageuse qui accablait et énervait à la fois. Des nuages de plomb couvraient le ciel, pesaient de plus en plus bas et, comme nous étions en pleine canicule, il n’y avait pas à espérer que quelque fraîcheur naquît avec l’aube. Je suffoquais. Quoique je m’appliquasse à ne pas bouger, j’avais le corps trempé de sueur. Je l’avoue : j’aurais quitté bien volontiers ma tunique et mon scapulaire, échangé ma grosse chemise de bure contre du linge sec. Mais ce nous est interdit puisque nous sommes là pour réparer et que nous avons fait vœu de pénitence à l’intention de secourir les défunts qui expient, dans l’autre monde, le trop de complaisance qu’ils donnèrent à leur bien-être ici-bas.

Je me sentis bientôt si mal à l’aise que je ne pus y tenir. Je mis les pieds sur le carreau, je me traînai vers la fenêtre grande ouverte et je m’agenouillai le front appuyé contre le bois vermoulu du chambranle. J’aspirais d’une bouche avide l’air extérieur. Mais il ne m’apporta nul soulagement car, au dehors comme dans la cellule, l’atmosphère, d’une noirceur rigide, semblait provenir d’une forge où l’on aurait entretenu un sombre brasier dont le souffle me calcinait les poumons.

J’essayai de prier. Comme nos constitutions nous prescrivent de le faire lorsque nous nous réveillons la nuit, je murmurai : — Fidelium animae requiescant in pace… Mais ce ne me fut qu’une formule machinale. Et même elle me parut si dépourvue de sens que j’éprouvais une sorte de dégoût à la rabâcher. C’est que je passais par une de ces minutes de dépression corporelle dont le Diable, toujours aux aguets, sait si bien profiter pour nous lacérer l’âme et y semer des orties.

Affaissé comme je l’étais, je ne réalisai pas le danger de cet assaut. Sous l’influence démoniaque, d’un cœur débordant d’amertume, je m’écriai : « A quoi bon ces prières ?… A quoi bon cette pénitence ?… A quoi bon vivre ?…

Et je ne cherchais pas à enrayer l’esprit de révolte qui s’efforçait d’abolir en moi la grâce de la vocation religieuse. Haché comme un fétu par la grêle, je balbutiai : — Je ne peux pas, je ne peux pas lutter davantage !… Et, je me laissai choir tout de mon long sur le sol, répétant ce que me dictait la voix sardonique de l’Ennemi : — Tout ce que tu entrepris, avec tant de joie, pour le salut des âmes, est totalement inutile !…

Or, voyez la bonté de Dieu ! Tandis que, prostré de la sorte, versant des larmes et me tordant les mains, je m’enfonçais, sans réagir, dans ces ténèbres affreuses, voici qu’une lumière éblouissante envahit tout à coup la cellule. J’ouvris les yeux, je me relevai, d’un bond je courus à la fenêtre. Ce que je découvris alors m’émerveilla jusqu’à l’extase.

La croisée donnait sur une partie assez limitée du jardin entourant le monastère. Directement au-dessous, le regard se posait sur des planches de choux et de salades. Vingt mètres plus loin se dressait une rangée de cyprès si serrés qu’ils formaient une cloison au delà de laquelle il était impossible de rien apercevoir. C’était, du moins, l’aspect du lieu tel qu’il se présentait journellement à ma vue. Mais, maintenant, ces choses avaient disparu. A la place, un immense verger s’étendait où l’herbe d’un vert éclatant, moiré de reflets vermeils, se parsemait de larges fleurs où chatoyaient toutes les nuances du prisme. Çà et là, des arbres étendaient leurs frondaisons. Je ne pus en déterminer l’espèce car ils étaient chargés d’hirondelles au point qu’on ne distinguait plus le feuillage. Sur l’ensemble, un ciel bleu d’une profondeur inouïe et une clarté solaire si intense et si pure à la fois que je ne me souvenais pas d’en avoir connu de semblable, même aux jours les plus beaux de l’été. Et ce paysage et cette lumière me furent plus réels que toute réalité perçue par les yeux du corps. En effet, j’avais l’intuition que c’étaient les yeux de mon âme qui absorbaient cette féerie.

Les hirondelles chantaient éperdument. Oh ! ce chant !… Ce n’était pas leur gazouillis coutumier, mais un hymne de joie qui exprimait une reconnaissance infinie, une félicité sans bornes. Frais comme l’eau d’une source sous-bois, pénétrant comme un parfum de tubéreuse, aérien et subtil !… Mais pourquoi chercher des comparaisons ? Cela dépassait tout ce que nos sens, rendus infirmes par le péché, peuvent s’assimiler — tout ce que notre esprit, entravé par la chair, peut concevoir.

Et le chant disait : Gloire à Dieu au plus haut des cieux !…

A écouter, dans le ravissement, cette action de grâces, il me fut appris que ces hirondelles signifiaient les âmes du Purgatoire dont les prières de la communauté avaient obtenu la délivrance. Avant leur migration définitive vers la béatitude éternelle, Dieu permettait qu’elles me révélassent que mes oraisons, ma vie pénitente, à moi pauvre moine si imparfait, et jusqu’à mon agonie entre les griffes du Démon, n’avaient pas été en vain.

Alors, mon cœur se dilata, s’épanouit comme une rose de mai ; je riais, je pleurais des larmes d’allégresse, je chantais, moi aussi : Gloire à Dieu !…

Enfin les hirondelles se levèrent toutes, déployèrent leurs ailes, montèrent vers les hauteurs radieuses où, chantant toujours, elles se perdirent en Dieu. Ah ! que j’aurais voulu les suivre !…

Le frère Placide n’ajouta rien. L’abbé Cerny et moi, nous ne fîmes aucun commentaire. Et qu’aurions-nous pu dire ? Nous étions transportés, comme lui, loin de ce triste monde : ce qu’il avait vu, nous devenait sensible et nous prenions pleinement conscience qu’il est salutaire, à quiconque se veut ami de Jésus, de souffrir avec nos sœurs pathétiques : les âmes du Purgatoire.


La nuit a passé. Un petit jour blafard colle maussadement sa face aux vitres. Le vent ne souffle plus, mais la pluie redouble. Étendus côte à côte sur le plancher, nous commençons à nous assoupir quand une canonnade enragée nous force de déclore les paupières. Nos 75 lancent des aboiements secs. Au loin, dans le brouillard, les grosses pièces allemandes leur répondent par de lourds grognements enroués. Allons : le sang ruisselle comme il a ruisselé hier, comme il ruissellera demain. Et les âmes des morts tourbillonnent parmi les rafales homicides : — Priez pour nous ! Priez pour nous ! implorent-elles.

Nous prions…

BRÈVES ÉTAPES DU VOYAGEUR ÉCLOPÉ

Portant ma croix, j’ai suivi la voie douloureuse en mémoire du Maître. La trace de ses pas restait empreinte en lumière sur les pavés obscurs. Elle brillait si fort que souvent je faisais halte pour l’admirer et la vénérer. Alors mon cœur brûlait de Son Amour. Et me retournant vers vous, je vous criais : « Ne monterons-nous pas tous ensemble jusqu’au Calvaire ? »

Lapillus.

ARGUMENT

Amis très chers, dont la sollicitude m’assiste fraternellement depuis tant d’années qu’il plut à Dieu de m’appliquer à Le servir par des livres, variés quant aux sujets qu’ils traitent, semblables quant au désir de Le faire aimer davantage, il faut que je vous confie ma fatigue.

Lorsque je commençai le présent volume, j’avais conçu le projet d’y réunir des narrations où des faits de vie intérieure vous seraient exposés dans une forme analogue à celle choisie pour le chapitre que vous venez de lire. Or, j’y dois renoncer et voici pourquoi : le mal chronique dont je suis atteint va s’aggravant ; ses redoublements journaliers m’enlèvent la possibilité de fournir un travail continu. Et, sans continuité dans l’effort, comment mener à bien des récits où tout s’enchaîne ? L’esprit le voudrait — le corps regimbe et reste sourd aux injonctions d’une volonté qui, elle, ne fléchissait pas.

A vingt reprises, après avoir longuement réfléchi à la tâche que je m’étais fixée, j’ai pris la plume. Mais à peine avais-je tracé quelques lignes qu’une douleur lancinante m’obligeait de tout laisser pour m’étendre, pendant des heures, sur ma chaise longue. D’autres fois, une si grande faiblesse me tenait qu’il n’y avait même pas à tenter la rédaction d’une page. C’était, tout au plus, si je pouvais me traîner à la messe quotidienne. Et, au retour, je devais ou prendre le lit ou, demeurant sur pied, me résigner à l’inaction.

Ce sont là, vous en conviendrez, des nœuds gordiens où le glaive d’Alexandre s’ébrécherait. D’autre part, je respecte trop mon art pour me contenter de vous soumettre des esquisses imparfaites alors qu’il est de mon devoir de vous offrir des tableaux auxquels j’aurais donné tous mes soins.

Vous donc, qui m’aimez comme je vous aime, qui priez pour moi comme je prie pour vous, acceptez, faute de mieux, ces notes éparses, disjecta membra, où je me suis efforcé de vous confirmer dans la certitude que le Royaume de Dieu est en nous et qu’il serait vain de le chercher ailleurs. Fruits spontanés de l’oraison, méditations sur des textes sanctifiants, appréciations sur le temps présent d’après des lectures profanes, je les assemble en une sorte de petit calendrier dont les feuillets vous rappelleront votre compagnon de route quand il vous aura quitté pour le Purgatoire. Et ainsi, vous pourrez attester que, jusqu’à son dernier souffle, il marcha les yeux fixés sur le Bon Maître lumineux et sanglant — tel qu’il daigne nous apparaître au sein des ombres qui couvrent ce monde en proie aux précurseurs de l’Antéchrist.

JUIN

Dans l’octave de l’Ascension. — Cette année, la fête de l’Ascension se célébra le 26 mai. Une impression reçue ce jour-là fut si forte qu’elle persiste en moi après une semaine écoulée. Il faut que je la note.

J’assistais à la messe dans la chapelle des Dominicaines gardes-malades, humble petit sanctuaire où je sens si profondément que Notre Seigneur aime à résider, pauvre parmi ses filles servantes des pauvres ! Pour suivre la liturgie, je venais d’ouvrir mon paroissien. Mais avant que mon regard se fût posé sur le texte, une phrase me naquit dans l’âme et l’absorba totalement, de sorte qu’elle m’empêcha de lire et même d’entendre le chœur des religieuses qui chantaient l’Introït. La voici : « Quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai tout à moi. »

On se souvient qu’elle se trouve au XIIe chapitre de l’Évangile selon saint Jean. Jésus la formule, à cet endroit, pour annoncer son crucifiement d’où résultera notre rachat. Mais l’office de l’Ascension ne la cite nulle part. Du reste, ce n’est pas sur le moment que je fis cette remarque. La phrase, se renforçant, se répercutant à tous les échos de mon âme, ne me laissait pas le loisir de raisonner à son sujet. Plus encore, elle me devint bientôt une image intérieure qui me représenta le Christ s’élevant vers le ciel — en croix. Toutefois, les ténèbres frémissantes qui surgirent lorsqu’il prononça la parole : Tout est consommé ne l’environnaient point. Une calme lumière émanait de lui et remplissait tout l’espace.

Cette image me demeura présente jusqu’à la fin de la messe. Elle était là lorsque j’allai recevoir l’Eucharistie ; elle était là durant mon action de grâces qui en fut exclusivement contemplative. Puis elle occupa ma pensée, d’une façon presque continuelle, jusqu’au dimanche dans l’octave où il me semble que le sens m’en fut donné. En cette même chapelle, après la lecture de l’Épître, je me remémorais ce que le chœur avait chanté le jeudi précédent : Dominus, ascendens in altum, captivam duxit captivitatem… Et je me dis : — Naguère, captif du monde, j’en fus délivré par la Croix. Maintenant, captif heureux de la Croix, je sens que Jésus m’attire, par elle, vers sa gloire. Si je reste l’homme de bonne volonté, elle m’attirera de plus en plus parce que je ne puis m’élever au-dessus de moi-même qu’en l’acceptant avec allégresse.

Alors je me mis à prier : — Seigneur, au temps de Noël, tandis que je vous adorais à Bethléem, j’ai vu l’ombre de la Croix se découper sur le mur de l’étable. Au temps de Pâques, j’ai vu les plis du linceul, abandonné par vous dans le tombeau, dessiner la Croix. Le matin de l’Ascension, je vous ai vu rayonner sur la Croix dans la Lumière incréée. Daignez me maintenir uni à vous par le sentiment que la grâce de votre présence est inséparable de la grâce de souffrir pour l’amour de vous et, en corrélation, pour l’amour de ceux qui vous ont perdu, de ceux qui vous cherchent et de ceux qui vous ont trouvé. Car, vous venez de me l’apprendre, ces deux mots : Rédemption, Ascension signifient une seule chose Là-Haut.


Pentecôte. — Voici une chambre plongée dans l’obscurité, la fenêtre et ses volets étant tenus rigoureusement clos. L’homme qui l’habite, s’il ne passe ses jours à rêvasser en une morne torpeur, s’occupe de ranger le pêle-mêle de meubles poussiéreux dont elle est encombrée. Vaine besogne car, comme il ne voit pas clair, il n’arrive qu’à augmenter le désordre. D’ailleurs il se rebute vite, d’autant plus qu’il respire mal en ce logis follement calfeutré où l’atmosphère, jamais renouvelée, se charge d’une myriade de corpuscules nuisibles qui lui encrassent les poumons. Et quelle odeur de renfermé ! Haletant et morose, il s’acagnarde alors devant le foyer, tout noir de suie ancienne, où un tison chétif achève de s’éteindre sous un amas de cendres.

Il dit : — Ce feu va mourir… Ensuite, je claquerai des dents mais je n’ai ni brindilles ni copeaux pour réveiller la flamme, ni bois pour l’entretenir. Et, je me l’avoue, je suis trop paresseux pour prendre la peine de refaire ma provision de combustible. Foin de l’effort !…

Cependant, à l’extérieur, le grand soleil darde de longues flèches d’or dont quelques-unes pénètrent par les fentes des volets et filtrent à travers la buée malpropre qui rend les vitres opaques. Si l’homme ouvrait tout, il recevrait, en surabondance, chaleur et clarté. Mais — foin de l’effort !…

Au dehors, souffle un vent joyeux tout embaumé des parfums de la vie. Si l’homme le laissait entrer, comme il assainirait la chambre, comme il en chasserait les miasmes, comme il stimulerait le prisonnier volontaire qui s’y engourdit et s’y hébète ! Mais — foin de l’effort !…

L’homme a soif. Il soulève sa cruche afin de se désaltérer et s’aperçoit qu’elle est vide. Devant la maison coule une fontaine intarissable dont le murmure parvient jusqu’à lui. Il n’aurait qu’à descendre et se pencher sur la vasque. L’eau qui la remplit jusqu’aux bords lui rafraîchirait la bouche et le cœur pour longtemps. Mais — foin de l’effort !…

Ainsi de l’âme que la grâce sanctifiante répandue par le Saint-Esprit sollicite et qui refuse de l’accueillir. Elle est en proie — comme dit Bossuet, — « à cet inexorable ennui qui fait le fond de la nature humaine ». Elle languit faute de lumière, faute de chaleur, faute d’air pur, faute de l’eau où s’imbiberait son aridité. Le Saint Esprit lui apportait toutes ces richesses et plus encore puisqu’il entretient en nous ce sentiment de la présence du Père et du Fils sans lequel nous ne pouvons être qu’un terroir infécond. Qu’on se rappelle cette strophe de l’admirable séquence au Paraclet conçue par Thomas d’Aquin :

Sine tuo numine
Nihil est in homine
Nihil est innoxium.

Elle définit en sa vigueur concise, l’état effrayant de l’âme réfractaire au Saint-Esprit. Bientôt, celle-ci devient inapte à le recevoir. Elle est désormais cet animal rivé à ses instincts pervers dont parle saint Paul dans la première épître aux Corinthiens. Et cela, parce que, tel jour où la Grâce se faisait plus pressante, son libre-arbitre ayant à choisir, en pleine conscience, entre Dieu et le diable, a choisi délibérément le diable. C’est aussi parce qu’elle a commis ce péché contre le Saint-Esprit dont Notre-Seigneur nous prévient qu’il ne sera jamais pardonné. Voilà l’histoire de bien des conversions avortées.

Mais la charité du Saint-Esprit est infatigable. Fût-ce au lit de mort, fût-ce à la dernière minute, il s’offre encore à l’homme qui se verrouillait, lui-même, dans le cachot de son orgueil. Que l’âme pécheresse, sentant alors son indicible solitude, invoque, avec la simplicité d’un enfant, le secours qu’elle avait si longtemps méprisé, Jésus lui dit : — Je ne te laisserai pas orpheline. Et il lui envoie le Consolateur.

Immédiatement, la pauvre âme découvre que les oripeaux bariolés, dont elle se glorifia durant tout son voyage sur terre, n’étaient que de sales guenilles. Elle s’en dépouille avec allégresse et — quelle que soit la date de son revirement — elle revêt la tunique de pourpre et d’or, tissée par les anges, que la Grâce illuminante lui tenait en réserve pour une suprême Pentecôte. Car ne vont en enfer que ceux qui l’ont voulu — jusqu’au bout…

Le lundi de la Pentecôte, je médite ces choses, un livre ouvert sur ma table : Vie de Marguerite du Saint-Sacrement, Carmélite de Beaune qui fut, au XVIIe siècle, la servante privilégiée de l’Enfant Jésus. Mes yeux s’arrêtèrent sur une page dont je transcris l’essentiel :

« Marguerite vit le double mouvement par lequel le cœur de Jésus se resserre afin de s’imprégner du divin Esprit dans le sein du Père puis se dilate afin de communiquer à l’Église, qui est son corps, la chaleur vitale qu’il avait produite pour lui-même. »

Glose magnifique d’une parole de Jésus rapportée au chapitre XII de saint Luc : — Je suis venu répandre le feu sur la terre et que veux-je sinon qu’il s’allume ?

Oui, c’est par une effusion du Sacré-Cœur que ce Feu vivifiant : le Paraclet, s’épanche dans nos âmes. Mais qu’arrivera-t-il le jour, peut-être proche, où presque tous les baptisés prendront pour guide Celui d’En-Bas, où il n’y aura plus qu’un petit troupeau pour suivre le Pasteur unique ? Il arrivera la fin du monde par embrasement. Et ce même Feu qui allumait en nous un foyer d’amour allumera l’incendie vengeur de la Justice divine…


Fructum in nobis. — En cette Fête-Dieu où le fruit de la Rédemption qui a nom : Sainte Hostie mûrit en nos cœurs d’une façon plus sensible, où son arome dissipe l’arrière-goût de la pomme vénéneuse que notre mère Ève cueillit au jardin d’Éden, j’éprouve une joie paisible à recenser les jours les plus heureux que j’ai connus ici-bas. Je me rappelle qu’ils me furent départis dans la solitude. Ce n’est pas du tout que je sois, comme quelques-uns se le figurent et même le publient, un être atrabilaire et peu abordable, un Alceste reclus dans une caverne dont les abords se hérissent d’orties contre le prochain et qui chérit la retraite misanthropique

Où d’être un ronchonneur on ait la liberté.

J’aime mes frères d’humanité et je plains ceux d’entre eux qui tâchent d’oublier qu’ils ont une âme en se mêlant, avec une folle persévérance, aux tumultes et aux sarabandes d’un monde dont la règle de vie se formule en ces mots : « Il faut être de son temps. »

Or si une époque se caractérise par l’agitation dans le vide, c’est bien la nôtre. Jamais le précepte de saint Paul : Nolite conformari huic saeculo ne fut davantage méconnu.

Pour moi, la grâce de Dieu — et non point mon mérite car je ne vaux pas grand’chose — fait que je ne me sens aucunement porté à prendre contact avec les gens d’affaires, les gens de sport, les gens de lettres, les gens du monde en général. De loin, je les regarde et cela fait que je prie pour eux fort souvent et avec le plus de ferveur qu’il m’est possible. Il arrive aussi que je ne puisse m’empêcher de rire un peu lorsque j’observe leur application à poursuivre des bulles de savon soufflées par le Diable et leur physionomie désappointée dès qu’elles leur crèvent entre les doigts. Mais que mes contemporains m’attristent ou qu’ils m’égaient, je suis en mesure de certifier qu’il n’entre point d’acrimonie dans les sentiments que je nourris à leur égard. Nous ne nous plaçons pas au même point de vue, eux et moi, et voilà ce qui nous sépare. Eux croient qu’il y a des réalités en dehors de Jésus-Christ, moi, la souffrance habituelle et l’amour de la solitude me maintiennent dans la conviction qu’il n’y a de réalité qu’en Lui. Je l’ai déjà dit et c’est, en somme, ce que signifient tous mes livres depuis plus de vingt ans qu’il plut à Dieu de m’ouvrir la porte de son Église. Permettez-moi de le répéter et de vous le démontrer une fois de plus en vous traçant un fusain des jours heureux que j’ai vécus dans la forêt, sur la route de Lourdes et dans les monastères. Ce faisant, je ne me donne pas comme un modèle à suivre. J’expose les raisons pour lesquelles je me conforme sans peine à la volonté de Dieu sur moi. Et rien de plus.


Dans la forêt. — Dès que mon âme eut reçu la Lumière unique, je pus m’écrier avec Dante : « Je me trouvais dans une forêt obscure ayant perdu la voie droite. Ah ! qu’il m’est pénible de dire ce qu’elle était cette forêt sauvage, âpre, épaisse, dont le souvenir renouvelle mon effroi. » Cela, c’était la forêt symbolique, la forêt aux taillis délétères où j’errais halluciné par ces bêtes fauves : mes passions et mes vices.

Lorsque les rayons de la Grâce illuminante chassèrent, ainsi qu’un brouillard empoisonné, les mirages qui constituaient cette sylve implacablement ténébreuse, quelle allégresse j’éprouvai, moi aussi, à saluer « l’heure où commence le matin, où le soleil monte avec ces étoiles qui l’accompagnaient quand le divin Amour leur donna, pour la première fois, le mouvement ! » Alors, je conçus l’espoir d’échapper « au lion, à la louve, à la panthère » qui m’avaient fasciné.

Toi, forêt palpable, forêt de Fontainebleau qui, même au temps de mes pires égarements, entretenais en moi le goût de la solitude, je te vis avec des yeux nouveaux. Tes sites, gracieux ou sévères, ne me furent plus seulement un ensemble de formes changeantes selon les saisons. Ils me devinrent des miroirs où se reflétait l’éternelle Beauté — la face de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Ils vivent dans ma mémoire ces jours de félicité, ces jours de transfiguration et d’oraison brûlante. Je ne cesse d’entendre les profonds feuillages chanter, d’une voix unanime, la gloire de mon Dieu. Voici les bouleaux qui frémissent comme des lyres éoliennes ; voici les chênes et les hêtres qui prolongent leurs graves accords ; voici les pins pensifs qui résonnent comme de grandes lyres ; voici toutes les frondaisons qui s’émeuvent au souffle du Saint-Esprit. Forêt, je suis loin de toi dans l’espace, mais tu peuples toujours ma vie intérieure et c’est par ton cantique perpétué que se grave souvent dans mon âme l’image de Jésus.

Comprenez-vous maintenant pourquoi rien ne m’est plus hors de cette radieuse présence du Bon Maître, pourquoi je me tiens à l’écart du monde, pourquoi j’ose répéter — moi, poussière et vermisseau — la parole de l’Apôtre : Je connais celui en qui j’ai cru et j’ai l’assurance qu’il me gardera en dépôt jusqu’à l’heure où il me jugera en juge équitable ?…

J’aime le Christ et le Christ daigne m’aimer, malgré mes imperfections innombrables. Et je me réjouis d’être compté parmi ceux de qui les gens du siècle disent avec un sourire méprisant : — Ils sont fous à cause du rêveur galiléen…


Sur la route de Lourdes. — En juin 1908, j’accomplis, du monastère de Ligugé, près de Poitiers, à Lourdes, le pèlerinage à pied dont j’avais fait le vœu dix mois auparavant. J’en ai raconté les étapes dans un livre qui, paraît-il, me suscita quelques imitateurs et me valut d’être gourmandé par certains critiques dont l’état d’âme ne coïncidait certes pas avec le mien.

— Quoi, me disait, en substance, l’un de ces porte-férule, vous avez parcouru des régions où abondent les monuments historiques et vous n’en soufflez pas un mot ! Quel voyageur incomplet vous fûtes !…

— Ah ! aurais-je pu lui répondre, il s’agissait bien de cela ! Au long du chemin, j’étais tout à la prière et, je l’avoue, mon bon Monsieur, lorsque j’entrais dans une église, c’était encore pour prier et non pour admirer les détails, peut-être fort remarquables, de son architecture. L’Immaculée me guidait vers sa grotte de Massabielle ; je marchais enveloppé du rayonnement de cette très pure Étoile et j’étais absorbé par la musique de l’Angelus qui n’arrêtait pas de carillonner dans mon cœur. Dès lors comment m’eût-il été possible de fixer mon attention sur les bâtisses périssables que la main de l’homme édifia ? J’emportais un volume avec moi, mais c’était le Petit Office de la Sainte Vierge et non pas le Guide du touriste. Tout cela vous explique ce manque « d’impressions d’art », dans le récit dont vous signalez doctement les défauts.

Pour vous, amis qui me lisez avec indulgence, je voudrais rendre l’allégresse qui me soulevait au cours de cette randonnée. Parti, le plus souvent, dès l’aube, aussi léger que si j’avais eu des ailes aux talons, j’abattais les kilomètres sans m’en apercevoir. Quoique, cette année-là, juin fût chargé d’orages dont les averses brusques me douchaient journellement, j’étais si joyeux de vivre dans la familiarité de Marie que, malgré l’atmosphère humide et pesante, je chantais tout le temps.

Oui, je chantais à pleine voix, les psaumes et les antiennes du Petit Office. Et quand j’avais fini, je recommençais ou bien je faisais alterner les strophes du Magnificat avec celles de l’Ave maris stella suivant les méthodes apprises chez les moines. Ou encore, lorsqu’il me fallait gravir une côte particulièrement rude, j’entonnais, pour me stimuler, cette sublime imploration : le Salve Regina.

J’ajoute que, pour comble de bénédictions, je jouissais d’une solitude à peu près complète. En effet, à cette époque, les routes n’étaient pas encombrées comme aujourd’hui de mécaniques puantes, poussant des cris de canard en détresse, portant des écervelés que possède l’étrange manie d’aller vite, vite, toujours plus vite. Il y avait si peu de piétons que je faisais des lieues sans croiser personne. Pas même de gendarmes en tournée, ce qui me convenait passablement vu qu’avant mon départ, ayant garni un portefeuille de pièces d’identité, je l’avais oublié sur ma table. Donc, je n’aurais pu prouver à ces braves gens que je n’étais pas un trimardeur professionnel.

A la traversée des villes et des villages, comme j’étais couvert d’un enduit où se mélangeaient l’huile qui, montée de mes chaussures, imbibait mon pantalon, la poussière et la boue, comme une vieille casquette défraîchie me coiffait et que mon veston s’avérait des plus râpés, mon aspect minable provoquait bien quelque étonnement. Mais sitôt qu’à ceux qui m’interpellaient, j’avais répondu que j’étais un pèlerin de Lourdes, deux fois sur trois, les figures se faisaient tout amicales. Dans les auberges où je passais les nuits, de délicates attentions me furent prodiguées. Ainsi, je pus le constater d’une façon touchante, le culte de la Sainte Vierge persiste dans beaucoup plus d’âmes que ne se l’imaginent les athées de carrière qui, au gouvernement ou ailleurs, s’appliquent à transformer le bon peuple de France en une cohue de verrats et de truies pour le plus grand profit du démon de la bestialité.

A travers tout, par-dessus tout, je me sentais le néophyte placé sous la protection de Marie. Cela se comprend. Quelques mois seulement avaient passé depuis mon entrée dans l’Église ; mon inexpérience faisait que m’engager dans la voie étroite qui monte à Jésus me semblait difficile et même quelque peu effrayant. Quiconque a connu cet état d’enfance spirituelle attestera combien alors on a besoin d’une tendresse vigilante qui soutienne et dirige nos pas incertains, qui nous relève et nous console après les chutes inévitables. Cette affection maternelle, la Sainte Vierge nous la prodigue. Elle accentue les progrès de notre initiation ; elle nous forme aux vertus qui feront de nous des athlètes capables d’aider son Fils à porter l’énorme fardeau de la Croix jusqu’au Calvaire. Éducation virile où n’intervient nul sentimentalisme affadissant, car cette Mère, concentrant au foyer de son amour la Sagesse éternelle, n’alimente notre débilité native que d’un lait dont la saveur recèle une saine et sainte amertume. Et c’est pour avoir accepté, d’un cœur docile, cette nourriture fortifiante que je marchais si allègrement sur le chemin de Lourdes…

Ma Grande Dame des lys, parce que tu m’obtins cette grâce — et tant d’autres à la suite ! — je répèterai tes louanges d’une lèvre inlassable. Tu apportas le pain de vie au pauvre scribe gisant sur un fumier, affamé de son Dieu sans le savoir. Tu daignas ensuite lui permettre de souffrir avec toi au pied de la croix où Jésus a saigné, saigne et saignera jusqu’au jour du Jugement. Gloire à ton Immaculée-Conception !…


Dans les monastères. — Et maintenant, voici mes jours les plus heureux de tous. Ce sont ceux où je savourai intégralement la solitude et le silence en Dieu chez les Trappistes. Hautecombe où je commençai Dans la lumière d’Ars, Lérins où j’écrivis Quand l’Esprit souffle, Septfons où je méditai Sainte Marguerite-Marie, toi enfin, Notre-Dame d’Acey où furent composés les Rubis du Calice, refuges de prière intense et de recueillement total, loin des tumultes imbéciles d’un siècle voué au règne de la Bête, quelle douceur j’éprouve à me remémorer les mois vécus entre vos murs ! Les additionnant, je constate qu’ils englobent une dizaine d’années qui certes furent décisives pour mes progrès dans la voie étroite. Aujourd’hui, ma santé ruinée ne me permet plus de m’évader du monde pour me retremper dans l’atmosphère des cloîtres cisterciens. Du moins, grâce à l’ascétisme que j’y appris, grâce à certain dévouement qui m’interdit de le nommer, grâce aussi aux âmes fraternelles qui m’assistent, j’ai pu enclore ma pauvreté de telle sorte que je continue à mener l’existence contemplative faute de quoi je ne serais qu’une chandelle éteinte. Cependant, parce qu’ils me connaissent, mes bienfaiteurs ne me taxeront pas d’ingratitude si je leur confie que, hors des monastères, je me sens toujours en exil.

Mais gardons-nous de nous plaindre : Dieu est le seul maître. Il daigne m’employer à Lui amener des égarés et des païens. S’il me prive des félicités de la vie claustrale, il m’octroie largement le bienfait de la souffrance purificatrice pour que j’applique sa sainte loi de réversion. Tout est bien puisque tout procède de sa munificence. Revenons, par la pensée, au monastère. En cette clôture dont les hôtes sont prévenus qu’ils ne doivent pas en repasser le seuil avant leur départ, toutes choses sont disposées pour que l’âme se rive à Dieu : les repas brefs et maigres, le sommeil abrégé, l’isolement dans une cellule ne contenant que les meubles indispensables et un ou deux livres de piété, l’assistance obligatoire à tous les offices sauf matines, l’exercice pris dans un jardin ou dans un parc plutôt négligés et que jalonnent des Crucifix et des statues de Saints modelés sans art. Donc rien n’y sollicite les sens. Les seuls colloques sont avec le Père-Hôtelier qui, une ou deux fois dans la journée, visite le retraitant, s’informe de ses besoins et lui apporte des instructions et des conseils. Au surplus, qu’on relise la description donnée par Huysmans dans En Route des règlements suivis à Notre-Dame de l’Atre. Elle est rigoureusement exacte et s’applique, avec d’infimes variantes, à toutes les Trappes.

Soyez persuadés que cette réclusion est tout à fait propre à sanctifier ceux qui s’y prêtent par esprit de pénitence ou pour cultiver en eux les grâces d’oraison…

Or, parmi les souvenirs de mes séjours prolongés au monastère de Notre-Dame d’Acey, il en est un qui me revient fortement tandis que je trace ces lignes. C’était en décembre. J’étais arrivé la veille de l’Immaculée-Conception et je ne repartis que le lendemain de Noël. Comme de coutume, chaque matin je me levais à trois heures, je descendais à l’église pour Laudes et je recevais la communion à l’une des messes qui se célèbrent vers quatre heures. Il faisait très froid et nul calorifère ne réchauffant les vastes nefs, on pourrait supposer que les Religieux et leur hôte, immobiles dans les stalles y étaient trop occupés à grelotter pour suivre la liturgie et s’en assimiler la substance. Eh bien, l’on se tromperait : l’atmosphère spirituelle était si brûlante que l’âme s’y embrasait, qu’elle réagissait sur le corps et l’empêchait de pâtir d’une température abaissée à plusieurs degrés au-dessous de zéro.

Je me rappelle, entre autres, une matinée où cet incendie d’amour divin m’envahit tellement que j’éprouvai la sensation de me consumer comme un cierge d’offrande au seuil du Paradis. C’était à l’action de grâces. Mêlé aux frères convers — dont les plus jeunes gisaient prosternés, le front sur les dalles — j’avais conscience de me perdre en Jésus-Christ. Articuler une syllabe, faire un geste m’eût été impossible. Le silence adorant qui emplissait l’église, il me semblait que c’était moi-même. Et ce bienheureux ravissement, dont rien ne saurait rendre la surnaturelle intensité dura longtemps car il était plus de six heures quand le mouvement me fut rendu pour regagner ma cellule !…

On comprendra sans peine que mon regret du monastère redouble lorsque j’évoque ce passé si proche où la Bonté infinie daigna me visiter moi, vile épluchure, avec tant de surabondance. Alors, j’habitais une terre de refuge s’élevant bien plus haut que les brouillards fétides qui flottent sur ce morne marécage : la société contemporaine. Alors tous les souffles du Ciel me caressaient. Alors, le soleil de la Sainte-Trinité me couvrait de sa lumière ineffable. C’est pourquoi mon âme se tourne sans cesse vers l’encens d’oraison qui brûle dans les monastères cisterciens. Et de cette odeur de sainteté je garde la nostalgie inguérissable.

JUILLET

Détachement. — Une phrase lue ce matin m’induit à réflexions[1]. La voici : « Le chrétien qui, dans sa vie intime, au lieu de viser à la perfection, s’accommode d’une honnête médiocrité et compte que celle-ci lui vaudra une petite place en Paradis, pourrait faire un assez mauvais calcul. Chaque jour qui passe, les obstacles accumulés par la faiblesse humaine, les constantes occasions de péché se chargent suffisamment de restreindre notre idéal. Si nous mettons au point de départ un idéal déjà restreint, si nous n’avons pour but que la médiocrité, nous risquons de tomber au-dessous du médiocre. »

[1] Je l’extrais, d’un bel article de M. Robert Havard, intitulé Tout ou rien et publié dans son journal bi-mensuel : Rome.

Combien exact ! Mais ceux que ne saurait satisfaire la routine d’une dévotion paresseuse échappent au péril. Tôt ou tard, pour les âmes éprises de vie intérieure, il arrive un moment où la présence de Dieu prend, en elles, toute son ampleur. Elles sentent que le Maître veut désormais les avoir à Lui sans partage. Simultanément, elles acquièrent une intuition si lucide de sa parfaite Beauté qu’elles se voient toutes difformes par comparaison. Alors, elles n’ont plus qu’une idée : se conformer à ce divin modèle. Leur but, c’est l’union avec Lui. Elles comprennent que pour y parvenir, il leur faut se dépouiller d’abord de tout attachement charnel aux choses périssables de ce bas-monde. Et elles subissent, avec une docilité joyeuse, l’opération qui, parmi de grandes souffrances et à travers une ombre indicible, les rendra propres à se fondre dans le Soleil absolu qui les attire.

La nuit d’épreuve se divise en trois phases : celle où les sens se purifient par l’ascétisme ; celle où l’esprit, renonçant aux fausses clartés de l’entendement humain, ne s’oriente plus que d’après cette étoile polaire qu’on nomme la Foi ; celle où, privée d’attraits sensibles, la Foi le dirige, par l’Espérance toute nue, vers la Charité totale.

Nuit ardente et glacée à la fois, nuit toute solitaire et à la fois tout près de Jésus crucifié, nuit de délivrance par la réclusion, nuit terriblement douloureuse et pourtant pleine de joies célestes ! Si tu en sors vainqueur de toi-même, ta récompense sera d’expérimenter vraiment ce que c’est que la possession de Dieu sur la terre. Dès lors, tu ne te résigneras à stationner encore un peu de temps parmi les hommes que pour Le faire aimer comme tu l’aimes ; ayant enfin saisi, en sa signification intégrale, cette parole du rédempteur : La Vérité vous rendra libres, âme maintenant sans entraves, tu chanteras avec saint Jean de la Croix :

Pendant une nuit obscure,
Embrasée d’un amour plein d’anxiété,
— Oh ! l’heureuse fortune ! —
Je sortis, sans être aperçue
Alors que ma demeure était toute purifiée…
A la faveur de cette heureuse nuit,
Personne ne me voyait
Et moi, je ne regardais rien ;
Je n’avais ni guide ni lumière,
Excepté celle qui brille dans mon cœur.
Cette lumière me guidait,
Plus sûrement que celle de midi,
Au terme où m’attendait
Celui qui me connaît parfaitement…
Le visage incliné sur le Bien-Aimé,
Je restai là et j’oubliai tout
Pour le contempler au milieu des lys…

AOUT

Lectures. — Quand j’écrivais, dans la Basse Cour d’Apollon, « qu’il y a une foule de choses aussi intéressantes que la littérature », je résumais une façon de voir qui m’est coutumière dès longtemps. Je lis beaucoup pour occuper les loisirs que m’impose la maladie. Mais ce ne sont ni les romans ni les recueils de vers qui constituent la plus grande part de mes lectures. D’abord, l’expérience m’apprit qu’il en existe fort peu qui vaillent la peine qu’on y fixe son attention. Ensuite, les trois-quarts de mes pensées se vouant à explorer les diverses provinces du Royaume de Dieu, je ne puis vraiment m’attacher qu’aux volumes qui les décrivent ou qui montrent que leurs auteurs gardent, tout au moins, la notion du divin.

Fait assez rare à l’heure actuelle. Même, certains qui, dans le privé, s’affirment catholiques, ne manifestent guère qu’une foi vivante régisse leur production. Trop souvent, celle-ci donne à supposer que, par révérence à l’égard du matérialisme pesant dont notre époque est imbue, ils ont honte de s’avouer enfants de Notre-Seigneur. C’est affaire à eux. Pour moi, je ne saurais imiter leur… prudence. Il se peut que j’aie droit à l’épithète de lettré dont quelques critiques veulent bien me gratifier, mais, à coup sûr, je ne suis pas un gens-de-lettres, c’est-à-dire un homme persuadé que l’Art a sa propre fin en soi. Mon objectif invariable le voici : servir Dieu et son Église. De là, mon œuvre depuis vingt ans ; et, — je le mentionne sans orgueil comme sans fausse humilité — j’ai des preuves incessantes que, visant à faire connaître, à faire aimer davantage le Bon Maître, elle ne fut pas stérile.


Donc, il est assez rare que je lise des romans. Et pourtant ce n’est pas faute d’être renseigné, au jour le jour, sur ceux qui dansent, comme une escadrille de bouées multicolores, parmi les remous de cet Achéron aux ondes troubles : la publicité commerciale ! Le temps est passé de la critique : elle végète à la dernière ou à l’avant-dernière page de quelques quotidiens. Encore ne lui concède-t-on, le plus souvent, qu’un petit nombre de lignes rédigées en style de télégraphe. Il reste les revues ; mais leur public est restreint. Ce qui possède la vogue, c’est la réclame mise en vedette de façon à tirer l’œil. Aujourd’hui, ouvrant un journal, on tombe sur un vermicelle de l’illustre maison Gongoraz. Hier c’était sur le roman vanté comme « de la meilleure marque » et que vient de pondre le sublime Troufignard. Demain, ce sera une cafetière perfectionnée par le savant Goulenbuis. Après-demain, le roman fracassant du supersublime Gaufrencuir. Et ainsi de suite : comestibles, ustensiles, littérature pêle-mêle. D’autres fois, ce sont des notices, bourrées de promesses aphrodisiaques, qui célèbrent le roman de M. Darenfeu ou celui de Mme Paupiette, née Julie Ravigote. Comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, en général, le soin de composer ces dithyrambes aguichants est laissé à l’auteur :

… Mes petits sont mignons,
Beaux, bien faits et jolis sur tous leurs compagnons

disait la Mère-Hibou de Lafontaine.

Puis on exhibe des photographies. Tel, Narcisse Cacafougnac présenté en des dimensions insolites. Un texte, au-dessous de sa figure, nous apprend qu’elle fut prise dans le département de Gascogne-et-Grosse-Caisse tandis que ce scribe terminait le foudroyant chef-d’œuvre offert à notre admiration pour la modique somme de douze francs. Peut-être Cacafougnac espère-t-il séduire, par l’étalage de ses charmes, quelque lectrice naïve et frémissante ? Je dois l’avertir qu’il pourrait être déçu. L’autre semaine, une délicieuse jeune fille, jetant un regard sur son effigie, s’écriait devant moi : — Fi ! qu’il est vilain !…

Il y a encore les annonces à tintamarre sur les bandes qui entourent les volumes récemment mis en vente. La plupart nous révèlent que les romanciers dont elles ceinturent les travaux sont d’incomparables penseurs, des stylistes éblouissants et, par dessus tout, qu’ils se montrent hors de pairs dans l’art de stimuler maintes sensualités défaillantes.

Tout cela est bien consolant. Des grincheux prétendaient que la littérature est en décadence. Erreur totale : lisez les journaux ; vous y constaterez que les romanciers de génie pullulent, qu’il n’est pas de matin où ne se lèvent deux ou trois de ces astres miraculeux et que des peuples entiers se précipitent pour en absorber les splendeurs. C’est pourquoi nous applaudissons, en versant des larmes attendries, quand une Herriotte-Récamière médite de transmuer en pensionnés de l’impératrice Marianne tous ces affamés de gloire lucrative. Des grognons malappris diront peut-être de leur Muse : « She is a whore ! Mais nous ne les écouterons pas.

Bref, on se demande comment fait l’Académie Goncourt pour s’y reconnaître parmi cette multitude de romans, tous de magistrale envergure. Il est vrai qu’elle devient, dit-on, de plus en plus un aréopage de vieillards somnolents — ce que lui reproche avec véhémence l’un de ses membres, très éveillé lui, M. Lucien Descaves qui la somme de rajeunir son recrutement. Aura-t-il gain de cause ? Je l’ignore et, du reste, cela m’est fort indifférent. Ce que je sais — et cette fois, je parle sans ironie — c’est que des amis à moi, plus enclins que je ne le suis à s’informer des romans du jour, affirment que les derniers lauréats de ladite assemblée sont très… ordinaires et que, depuis Rabevel — livre où il y a de grandes qualités et de gros défauts, — rien de saillant n’a été couronné. Je suis porté à les croire d’autant que mes amis ne sont ni des « chers Maîtres » ni des « chers confrères » ni des entrepreneurs de publicité, mais simplement des lettrés friands de bonne littérature.

Pour moi, je le déclare parmi le peu de romans que j’ai lus ces temps-ci, deux, et pas davantage, me sont restés dans la mémoire : La passe dangereuse de Somerset Maugham et Lewis et Irène de M. Paul Morand.

Le premier m’a plu parce qu’en une forme nette il présente un cas d’adultère d’une bêtise et d’une bassesse particulièrement bien observées. L’adultère donne toujours un exemple de stupidité nocive. Mais il importe de signaler que, dans La passe dangereuse, les coupables, un bellâtre répugnant et une petite épouse dénuée d’intelligence et de cœur, sont dessinés d’une façon si âpre et si nette qu’ils en prennent une valeur typique. Le roman ne soutient d’ailleurs aucune thèse. L’auteur, avec raison, s’est abstenu de prêcher sur la fidélité conjugale. Mais, de par la seule puissance d’une analyse tout objective, une leçon morale se dégage du heurt des caractères. L’action est située en Chine ; les personnages principaux sont des fonctionnaires de la colonie anglaise et le milieu motive des paysages exotiques peints à larges touches et d’autant plus évocateurs. Enfin on y rencontre des figures de Religieuses, dont le dévouement s’exerce parmi les indigènes pendant une épidémie de choléra. Ces saintes filles mettent un rayon du soleil de Dieu dans cette histoire fort sombre. Aussi, on a plaisir à féliciter M. Maugham — qui est sans doute protestant — d’avoir si bien compris la charité catholique.

D’un tout autre genre, Lewis et Irène. L’intérêt de ce roman provient de ceci qu’il peint, avec une précision brillante et sèche à la fois, ce que devient l’amour entre deux cosmopolites voués à la finance sous les espèces de la Banque. A ce titre, c’est un document significatif sur notre époque où prédominent la luxure païenne et, jusqu’à la fureur, le goût de l’argent. Analysant l’un et l’autre, M. Paul Morand se révèle un psychologue perspicace quoique limité. De plus, son style, très fourni d’images, parfois un peu trop cherchées, souvent ingénieuses, a de la concision et de la vigueur. Mais quelle amoralité est la sienne ! C’est qu’il appartient à une génération littéraire où les âmes vides de Dieu, n’apercevant rien que la terre, constatent qu’elle est petite et fort gâtée par la sottise et la méchanceté humaines. Comme la Lumière unique leur fait défaut, elles tâtonnent dans la nuit du matérialisme sensuel. De là, leur nervosité et la tristesse qui imprègne leurs écrits. On les plaint ; on comprend qu’elles soient en désarroi ; on aimerait à les soulager. Or, cette inquiétude, avec les tares qu’elle implique, je la trouve, à l’état aigu, dans l’œuvre de M. Paul Morand. C’est pourquoi, sans doute, celle-ci me frappa et aussi parce qu’elle est pleine de talent[2].

[2] Il va sans dire que ni la Passe dangereuse ni Lewis et Irène ne doivent être mis entre toutes les mains.


Et les vers ? — Eh bien, parmi ceux que j’ai lus de poètes récents, il n’y en a pas non plus un grand nombre qui m’aient produit une impression durable.

Quelques noms pourtant surnagent dans ma mémoire. Celui de Louis Pize qui, dans une forme élégante et louablement classique, a su nous évoquer de beaux paysages de Provence et des Cévennes et a chanté, avec une émotion communicative, la gloire de la Sainte Vierge et celle de saint François Régis. Combien je garde aussi un bon souvenir du recueil de Jean-Marc Bernard : Sub tegmine fagi ! Ce jeune poète fut tué au front, pendant la guerre abominable dont nous n’avons pas fini de panser les blessures. C’est grand dommage car il y avait en lui une magnifique promesse.

Mais les poèmes que je lis avec le plus de plaisir toutes les fois que je les rencontre dans un journal ou une revue, ce sont ceux de M. Tristan Derème. Cadences et rythmes conformes aux meilleures traditions s’y allient en des strophes d’une habile et charmante souplesse pour exprimer, avec une clarté toute française, des sentiments propres à toucher quiconque ne prise ni la déclamation romantique ni l’incohérence à prétentions géniales. M. Derème montre des qualités de mesure, de finesse, de lyrisme tempéré, de bonne humeur qui l’apparentent à Lafontaine. Je ne crois pas outrer l’éloge en émettant cette opinion.

Vous parlerai-je maintenant des controverses où, sous couleur de « poésie pure », les héritiers littéraires du déplorable Mallarmé et divers théoriciens occasionnels dépensent des tonnes d’encre ?

Certes non !… Comme elles sont infiniment nébuleuses, comme elles n’ont pour but que de nous signifier qu’il existe un art transcendant dont, seuls, une poignée de rhapsodes abscons possèdent le privilège, nous laisserons ces messieurs échanger leurs arguments, leurs prétendus « éclaircissements » et leurs apologies inconsistantes dans les cénacles minuscules où ils se retranchent.

Quant aux poètes innombrables qu’une stricte justice obligerait de traiter comme Apollon traita Marsyas, il est bien inutile de les morigéner. A toute critique, chacun d’eux répondrait à l’exemple d’Oronte :

Et moi je vous soutiens que mes vers sont fort bons !…

Personne n’a le temps ni l’envie de les détromper. Il est donc préférable d’observer à leur égard un parfait silence.


Récemment, de divers côtés, on m’a demandé ce qu’il fallait penser de M. Paul Claudel. Il n’est pas malaisé de répondre : du catholique, beaucoup de bien car sa sincérité — que nul, du reste, ne mit jamais en doute — est évidente ; de l’écrivain beaucoup de mal car il s’est livré à de terribles attentats sur la langue française.

Deux grands lettrés ont défini, avec perspicacité, les lacunes et les vices de l’esthétique chère à M. Claudel. Ce sont M. Charles Maurras et M. Pierre Lasserre. Du croyant, ils ne parlèrent pas. Ils eurent raison car ils n’avaient pas compétence pour le faire. M. Maurras — fort à plaindre en ceci — ne considère le catholicisme que comme un des matériaux propres à être encastrés dans l’édifice politique dont il rêve la restauration. Le sens surnaturel de la religion lui échappe et lui-même en convient avec loyauté. M. Lasserre professe une philosophie où la doctrine de l’Église n’a point de part. Au surplus, sa prédilection pour Renan s’y oppose. Mais, du point de vue de la littérature, l’un et l’autre ont fort nettement relevé dans l’œuvre de M. Claudel l’influence du romantisme individualiste et néfaste. M. Maurras a formulé son verdict dans un entretien avec un journaliste intelligent qui, quoique féru d’admiration pour l’auteur de Tête d’Or, semble avoir rapporté avec exactitude les propos de son interlocuteur. M. Lasserre apprécia comme il sied, donc sévèrement mais sans malveillance, cette même œuvre dans un volume[3] que doit consulter quiconque désire se former une opinion réfléchie à ce sujet.

[3] Pierre Lasserre, Chapelles littéraires, 1 vol. chez Garnier.

Heureux de me trouver, en tout point, d’accord avec ces deux experts en bien-dire, je n’ai pas l’intention d’étudier longuement, ici, M. Claudel. Voici seulement quelques aperçus touchant les graves défauts par lesquels il choque les esprits pondérés, amis de l’ordre dans les idées et dans le style.

Ce qui cause, tout d’abord, une sensation pénible quand on entame la lecture ardue de ses écrits c’est qu’ils n’ont guère de rapports avec le génie français. A peu près tout ce qu’il publie nous apparaît transposé d’une langue étrangère dans la nôtre. C’est pourquoi l’enquêteur citant à M. Maurras une tirade sur l’enfer s’entendit répondre : « Cela ne ressemble pas mal à une mauvaise traduction de Dante. »

Excellent jugement : j’y souscris d’autant plus volontiers que je m’adonne depuis des années à l’étude du grand Florentin. Par suite, lisant le texte de M. Claudel, une remarque analogue m’était venue à l’esprit.

Mais M. Claudel n’aurait fait que montrer de la gaucherie dans une imitation de Dante, on pourrait encore l’excuser parce que, malgré tout, il serait resté dans la tradition latine. Malheureusement, l’idiome que rappelle surtout le langage dont il use, c’est l’allemand. M. Lasserre y voit l’indice d’habitudes métaphysiques qu’on ne peut approuver : « Jamais, dit-il, chez Fichte, Schelling ou Hegel, je n’ai rencontré une façon d’enchaîner les idées plus étrangère aux façons dont je suis capable de les lier moi-même. J’y perds mon allemand… »

Je ne sais plus qui comparait les systèmes des sophistes de Germanie à « des fabriques de vent ». La phraséologie de M. Claudel nous démontre que ce vent, lorsqu’il souffle avec persistance sur une cervelle française y propage des brumes fâcheuses.

M. Lucien Dubech, qui est, à mon avis le meilleur critique dramatique d’aujourd’hui, a constaté, lui aussi, cette intoxication dans les drames de M. Claudel. Et de même M. Paul Léautaud qui, rendant compte de sa pièce : l’Échange, écrit : « Il n’est qu’un rhéteur et d’une rhétorique rugueuse. Son style me fait toujours l’effet du français parlé avec le dur accent allemand ». — Et bien d’autres que ce dialecte hétéroclite offusque jusqu’à les faire crier.

Un scolastique du moyen âge a émis cet aphorisme : Obscuritate mentis verba saepe obscurantur. J’estime qu’il s’applique à M. Claudel : sa forme est obscure parce qu’il s’est obscurci l’entendement. Ensuite, il essaye, à force de boursouflure, de faire prendre ce défaut pour une qualité. Car, c’est encore un fait que ses poèmes hybrides — sont-ils prose, sont-ils vers ? on ne sait — veulent étonner. Mais ils ne nous offrent que d’affligeants exemples de style ampoulé. Parfois il s’efforce de se montrer simple et naïf. Mais que de gauche artifice en cette feinte ingénuité ! C’est Alberich, le nain des Nibelungen, parodiant la grâce sauvage de Siegfried.

A ces tares s’ajoute l’extrême incorrection du style et, trop souvent, l’impropriété des termes employés par M. Claudel. Citons M. Lasserre :

« La langue française n’a pas les tolérances de l’allemande : elle est très sensible aux injures et ne les souffre pas. Le Père de Tonquédec de la Compagnie de Jésus, auteur de la seule étude raisonnable qui ait été jusqu’ici écrite sur M. Claudel, remplit deux grandes pages avec le catalogue de ses fautes de français. Encore ne dit-il rien de ce qui est plus grave peut-être que ces fautes formelles et consenties : les innombrables phrases dont la construction est douteuse et que l’on est obligé de relire plusieurs fois pour s’assurer de ce qui est sujet, complément ou attribut. Chez Mallarmé, l’impressionnisme se moquait du sens ; il fait ici valser la grammaire… »

Pédantisme de pion ! s’écrient les séides de M. Claudel quand ils lisent cette juste critique. Mais non : respecter la syntaxe, c’est prouver qu’on possède le sens de l’ordre. M. Claudel la viole d’une façon presque continuelle. Ce faisant, il nous confirme dans l’opinion que son incontestable talent, ne saurait nous séduire parce qu’il est volontairement désordonné.

La preuve qu’il y a chez lui parti-pris de mal écrire, on la trouve, par antithèse, dans le récit qu’il nous donna de sa conversion. C’est un morceau superbe, très clair, très émouvant et rédigé en un français irréprochable. Tel quel, j’ai eu lieu de le constater, il a touché des âmes croyantes et fortement intéressé des intelligences ouvertes aux questions psychologiques[4]. Comme il est dommage que ces qualités ne se manifestent plus que par éclairs beaucoup trop brefs dans les autres écrits de M. Claudel ! Qu’en est-il résulté ? Ceci : il a conquis les suffrages d’un tout petit clan de métèques, de jeunes gens dénués de culture classique, de snobs turbulents et d’esthètes fébriles qui poussent des hurlements hydrophobes dès qu’un esprit équilibré se permet de toucher à leur idole. Mais il reste inconnu ou indifférent à un grand nombre de lecteurs qui, réfractaires aux littératures baroques, sont parfaitement capables d’apprécier un beau livre n’enfreignant pas les règles les plus essentielles.

[4] J’ai reproduit intégralement ce récit dans mon livre : Quand l’Esprit souffle.

Au point de vue religieux, on regrette que, par sa seule faute, un catholique aussi fervent que l’auteur de l’Annonce faite à Marie se soit enlevé la joie de rayonner sur le chemin qui monte à Dieu. En une phrase magnifique, sainte Hildegarde a dit : « L’art est un souvenir du Paradis perdu. » L’art de M. Claudel n’entretient pas en nous cette mémoire vivifiante. Il est encore temps pour lui de s’amender mais — il n’est que temps.


Mœurs littéraires. — Parmi les quatorze raisons qui, voici une trentaine d’années, me firent prendre le parti de me tenir à distance prudente de la gent-de-lettres, deux me furent particulièrement décisives : fuir un milieu où l’envie règne à l’état endémique ; échapper au spectacle de la couardise qui fait que trop d’écrivains n’osent pas publier ce qu’ils pensent.

L’envie, on la remarque chez cette foule de médiocres qui infestent les vallons du Parnasse et dont la multiplication, jusqu’à l’absurde, des prix littéraires, ne cesse d’augmenter le nombre. Tels qui se seraient peut-être distingués dans la fabrication des chaussures pour la troupe ou dans le commerce des denrées coloniales, voyant tant de scribes, sans grande valeur, obtenir des couronnes, se disent : — Pourquoi ne me risquerais-je pas, moi aussi, à bâcler un volume qui, en y mettant un peu d’intrigue, aurait chance de fixer l’attention des juges paternes ou roublards qu’assiègent mes futurs confrères ?

Du désir à l’exécution il n’y a qu’un pas. Et ils le franchissent. C’est ainsi qu’on a pu établir que, depuis la guerre, il paraissait deux romans par jour. Cette surproduction insensée a-t-elle profité aux médiocres et aux nullités ambitieuses qui l’alimentent ? Point du tout. Malgré l’estampille donnée par des Notoires plus ou moins perspicaces, malgré les réclames payées, malgré leurs flagorneries aux « Chers Maîtres » trônant sur les autels de l’arrivisme, ces pauvres diables ne réussissent pas à se créer un public. Alors le fiel le plus âcre leur empoisonne l’âme. Tout grimaud de plume, s’estimant un génie devant lequel l’univers entier aurait le devoir strict de se pétrifier de gratitude admirative, se tient pour méconnu. Quiconque ne subit pas un déboire pareil au sien est considéré par lui comme un voleur de gloire. — Pourquoi cet intrus et pas moi ? C’est une iniquité, marmonne-t-il avec une rage recuite. Et aussitôt, dans tous les conciliabules où les gens de lettres s’assemblent pour distiller du venin, il s’applique à dénigrer, voire à calomnier ceux dont le talent l’offusque comme un éteignoir sur sa chandelle.

Les médiocres forment la majorité dans les cénacles et les chapelles littéraires. Ils répandant autour d’eux un atmosphère de ragots d’une puanteur qui nous suffoquerait si nous n’avions pris le soin d’en éviter les effluves. Je dis nous parce que, heureusement pour le bon renom de la Muse, nous sommes un certain nombre qui, ne trouvant aucun plaisir à éclabousser de fange la réputation de nos confrères, nous tenons sagement à l’écart.

Grâce à Dieu, quand on a choisi la solitude, non par misanthropie, mais parce qu’elle favorise l’oraison, l’on y peut admirer les belles œuvres sans être troublé par les coassements de l’envie. Et c’est si bon, si salubre à l’âme d’admirer !…


La couardise, on la constate surtout chez pas mal de critiques dont le souci de suivre une des modes passagères de la littérature influence le jugement. On la perçoit aussi chez ceux qui, afin de se concilier les nouveaux-venus, n’osent blâmer leurs tentatives, fussent-elles extravagantes. On la relève également chez les suivants des « Chers Maîtres » même quand ceux-ci démontrent, par des livres bavochants, qu’ils ont franchi les confins de la décrépitude intellectuelle. D’autres — et ce sont, je crois, les plus nombreux — tremblent à la seule pensée de s’attirer des rancunes. Pour éviter la bataille, ils louent tout le papier noirci qui leur tombe sous les yeux. Ces ultra-timides font penser à Sosie. Il semble que, comme l’esclave d’Amphytrion, ils ne cessent de s’écrier :

Qui va là ?… Heu ! ma peur à chaque instant s’accroît :
Messieurs, ami de tout le monde !…

Mais ceux qui caractérisent le plus nettement le bas niveau de l’époque actuelle, ce sont les esprits soi-disant émancipés qui se considèreraient comme régressifs s’ils tenaient compte de la qualité morale des livres qu’ils étudient. Ces faux braves ont donné leur mesure lorsqu’un pourceau esthétique, du nom d’André Gide, publia ses apologies de Sodome. Des écrits de cet individu se dégagent simultanément l’odeur rance des vieilles culottes de Calvin et les relents qui traînent sur le lac Asphaltite. En bonne justice, on devrait, comme disait Léon Bloy, « les annexer à la petite bibliothèque des latrines ». On les y mettrait en contact intime avec l’objet des préférences du Corydon susnommé et c’est, sans doute, l’hommage qui pourrait lui être le plus agréable.

Je ne prétends pas que les critiques qui, tout en faisant de très vagues réserves, dégustent ces saletés comme ils savoureraient de l’ambroisie, soient tous des Alexis. Non, mais il n’empêche que leur indulgence révèle un état d’âme singulièrement faisandé. Leur préoccupation essentielle c’est de ne pas donner prise une minute au soupçon que la morale chrétienne fait partie de leur bagage. Païens, ils veulent être, païens ils sont et, par là, ils fournissent un exemple probant de la décomposition rapide où se dilue une société dont les gambades évoquent la plus lugubre des danses macabres[5]

[5] A ma connaissance, le seul écrivain qui protesta courageusement contre les ignominies du sieur Gide, c’est M. Jean de Gourmont, dans le Mercure de France. Encore ne le fit-il que par instinct de propreté, car il a hérité de son frère une haine du christianisme qui le maintient dans la tradition de M. Homais. (Il vient de mourir : avril 1928.)


Le culte du « moi » en l’une de ses conséquences. — Saint François de Sales, pour préciser combien l’amour-propre tient une place considérable dans l’ensemble de nos passions, avait coutume de dire en plaisantant : « Son amour-propre survit à l’homme au moins un quart d’heure. » Qu’est-ce chez la plupart des écrivains ! En eux, ce défaut de notre nature déchue prend des proportions gigantesques et leur fait considérer toute atteinte à l’idée superbe qu’ils se font d’eux-mêmes comme une sorte de sacrilège qui mérite le plus rigoureux châtiment.

Feuilletant, ces jours-ci, le Journal posthume de Jules Renard, je tombai sur un passage confirmant, d’une façon tout à fait significative, les réflexions que je viens d’écrire. Le voici :

« Maurice Barrès, menacé d’un article éreintant de Léon Bloy, qui, dit-il, lui fera beaucoup de tort en province, va demander à Schwob s’il connaît Bloy, parce que, dit-il, je veux le faire assommer, avant l’article par deux hommes que je paierai. Je serais chagrin s’ils se trompaient… » (Journal de Jules Renard, tome 1, page 170).

A quelles extrémités peut porter le culte du « Moi ! » Toutefois ne prenons pas les choses trop au tragique. Barrès ne fit pas assommer Bloy. Celui-ci publia l’article et il eut raison car, si l’on y regrette quelques injures puériles, l’auteur de ce livre blasphématoire et malsain qui s’intitule : Un homme libre y est fustigé selon la plus stricte justice. Il faut être un catholique de foi bien indolente pour ne pas en approuver la teneur.

J’ajouterai à cette citation de Renard un souvenir datant de 1896 ou 97 et qui m’est dernièrement revenu à l’esprit.

C’était au printemps. Ayant à discuter un traité avec mon éditeur, j’avais quitté, pour une journée, ma retraite villageoise à sept lieues de Paris. L’affaire conclue, je traversais, vers cinq heures de l’après-midi, le boulevard Saint-Germain, au carrefour de la rue de Rennes, lorsque je fus hélé par Jean Moréas qui trônait, solitaire, à la terrasse du café des Deux Magots. Il y avait plus d’un an que je ne l’avais vu. Mais c’était là un détail qui importait fort peu au poète des Stances. Comme si nous nous étions rencontrés la veille, à peine m’eut-il convié à m’asseoir près de lui, que, sans préambule, il me déclara : — Mon cher, j’ai fait, cette nuit, des vers admirables… Écoutez-les.

Soit dit en passant, Moréas ne respirait que pour son art. Tout ce qui n’était pas poésie lui semblait vaines contingences qu’il écartait d’un geste dédaigneux. Lui présent, si l’on essayait d’entamer un autre sujet de conversation, il haussait les épaules et si ses interlocuteurs persistaient à varier le propos, il se retranchait dans un silence boudeur jusqu’à ce qu’il trouvât prétexte à imposer de nouveau l’objet de ses méditations. Si, comme c’était aujourd’hui le cas, il venait d’achever un poème, il fallait en subir, coûte que coûte, la récitation. Ce n’était d’ailleurs nullement désagréable car Moréas fut un excellent poète et ses vers étaient le plus souvent d’une forme accomplie. Mais, à peine avait-il scandé de sa voix de cuivre, à l’accent fortement levantin, la dernière strophe, qu’il recommençait depuis la première. Et ainsi, trois ou quatre fois de suite. A la longue cela devenait monotone. Si bien qu’en ces occasions, il m’arrivait de lui dire : — Moréas, vous me rappelez tout à fait un personnage de Térence, vous savez, celui qui s’écrie dans Eunuchus : Plenus rimarum sum, hac atque illac perfluo !…

En faveur de la citation, il ne se fâchait pas. Il souffrait même qu’après l’avoir complimenté sur la perfection de ses vers, je changeasse d’entretien. Mais il ne me prêtait qu’une oreille des plus distraites et, tant il était possédé par la Muse, continuait à remâcher sourdement des rythmes. Quiconque fréquenta Moréas l’a connu tel et peut témoigner que je n’exagère pas.

Donc suivant le rite immuable, j’avais déjà reçu deux fois l’initiation au poème de Moréas et je me préparais à lui servir Térence quand survint Maurice Barrès. Non réélu au précédent renouvellement de la Chambre, il venait de se présenter à une élection partielle à Levallois-Perret contre un certain Sautumier, radical tout à fait digne de siéger parmi les bavards intempestifs du Palais-Bourbon. Celui-ci l’avait battu et Barrès semblait ne pouvoir prendre son parti de cet échec. Fiévreux, maudissant les caprices de Démos, il cherchait du réconfort auprès de ses amis de la littérature de sorte qu’on le voyait circuler sur la Rive Gauche beaucoup plus fréquemment que naguère.

Il prit place à notre table et, comme de juste, Moréas annonça tout de suite une nouvelle déclamation de ses vers. Mais Barrès ne l’écoutait pas. Il fronçait le sourcil, s’agitait sur sa chaise. De toute évidence, il était à cent kilomètres de la Poésie. Constatant sa nervosité, je finis par lui dire : — Qu’avez-vous donc ? Sont-ce les échos du triomphe de Sautumier qui vous empêchent d’ouïr les vers de Moréas ?

— Non, répondit-il, mais la persistance de ses partisans à me poursuivre de leurs diatribes.

— Et en quoi peuvent-ils vous toucher les coassements de ces batraciens ?

— Hé ! s’il ne s’agissait que de politique, vous pensez bien que ce me serait fort égal. Mais ils ont lâché à mes trousses un petit avorton de lettres qui n’arrête pas de critiquer fielleusement mes livres. Cet individu — il le nomma — m’horripile et je veux le punir !…

— Quoi, repris-je, après avoir livré tant de batailles pour l’art et les avoir gagnées d’une façon éclatante, êtes-vous resté si sensible que les attaques envieuses d’un châtré qui se venge de son impuissance en crachant de la bile sur votre œuvre vous émeuve à ce point ? Vous qui vous réclamez de Sénèque, je vous aurais cru davantage de stoïcisme.

Barrès ne se calmait pas : — II faut qu’il se taise, dit-il tout en colère. Je ne tolère pas qu’on me critique de la sorte !… J’ai des relations dans le journal où écrit cette canaille et je connais le moyen de l’en faire chasser !…

— Ainsi, vous enlèverez son gagne-pain à un pauvre diable dont personne de sensé ne prend au sérieux les invectives. Je vous conseille le silence et le mépris.

Mais Barrès irréductible : — Tant pis s’il crève de faim ; ce ne sera qu’une vermine de moins…

Alors Moréas, qui suivait son rêve au sommet du Parnasse et que notre colloque scandalisait comme un crime de lèse-Apollon : — Tout cela, ce sont des foutaises !… Écoutez plutôt mes vers.

Ce disant, il brandissait, à la hauteur du monocle qui lui encadrait l’œil gauche, un index autoritaire. Mais voici que déboucha de la rue Bonaparte notre ami René Boylesve qui, nous ayant aperçus, vint nous joindre. Je le fêtai car, depuis que nous avions dirigé ensemble la revue : l’Ermitage, nous étions fort liés. Barrès et Moréas faisaient aussi grand cas de lui. Le second, se félicitant d’un auditeur de plus, ouvrait déjà la bouche pour le requérir d’entendre son poème. Je ne lui en laissai pas le loisir. Que Barrès s’amoindrît jusqu’à montrer de la rancune à propos d’un piètre pamphlétaire me paraissait — et me paraît encore — d’une mesquinerie peu en accord avec son grand talent. Je le dis non sans quelque véhémence. Barrès me répliqua, d’un ton acerbe. Une querelle allait peut-être jaillir entre nous.

Mais Boylesve, homme de mesure et qui nous étudiait en souriant et en caressant sa belle barbe assyrienne, sut nous apaiser. Il nous fit convenir que l’incident ne valait pas la peine de nous échauffer si fort. Puis il conclut : — Cependant, Barrès, je ne saisis pas quel attrait vous trouvez à vous galvauder chez les politiciens. Vous auriez mieux à faire…

Alors Barrès fut magnifique. Il nous exposa son rêve d’une république athénienne dont il ambitionnait d’être le Périclès. Il mit tant d’éloquence, à développer ce thème — d’ailleurs chimérique — que nous fûmes charmés, sinon persuadés ! Moréas, lui-même, l’écoutait avec plaisir : et cela c’était un réel triomphe !

On le sait : Barrès n’a pas réussi à imposer son idéal aux Cléons de la démocratie. A la Chambre, comme jadis Lamartine, il siégeait « au plafond ». Mais, de quel regard, terriblement perspicace, il évaluait les intrigues de ses misérables collègues ! Son expérience nous a valu un chef-d’œuvre : Leurs figures qui, en un style égal à celui de Tacite, brûlant comme le fer rouge, cautérise ce chancre qui ronge la France : le parlementarisme.

Sa harangue terminée, nous le félicitons sans réserves. Moréas, effilant sa moustache aile-de-corbeau, répète : — C’est trrrès bien, je vous dis que c’est trrrès bien !…

Puis, rempoignant aussitôt sa marotte, il nous lance la première strophe de son poème et cette fois, il va jusqu’au bout. Nous applaudissons ainsi qu’il sied. Tout de suite, il veut le reprendre. Mais sat prata biberunt ! Nous nous levons tous trois et tandis qu’il nous dévisage d’un air offensé, nous alléguons des excuses péremptoires pour nous défiler :

Barrès : — J’ai un rendez-vous, auquel je ne puis manquer, de l’autre côté de l’eau.

Boylesve : — Il faut que j’aille corriger les épreuves d’un article qui paraît demain.

Moi : — L’heure de reprendre mon train approche…

Moréas, indigné qu’on préfère d’aussi futiles occupations à ses cadences, s’écrie : — Vous n’êtes pas sérieux !…

Et il tourne le dos.

Mais sa réprobation ne pouvait nous blesser car nous sentions fort bien que cet amour intransigeant de la Poésie avait sa beauté…

Jours enfuis !… Que nous restons peu de la génération qui fit ses débuts dans les lettres vers 1886 ! Moréas est au tombeau, Barrès, au tombeau, Boylesve, au tombeau. Et que d’autres ! Et moi, j’entends une voix, de plus en plus pressante, m’adresser l’injonction d’Hernani à Ruy Gomez :

Vieillard, va-t’en donner mesure au fossoyeur !…

SEPTEMBRE

Voyages. — Je lis le plus que je peux des récits de voyage. Lorsque leurs auteurs possèdent la faculté de ne point s’embarquer munis d’une opinion préconçue touchant les pays qu’ils se proposent d’étudier, lorsqu’ils ont assez de talent pour nous rendre, avec acuité, leurs impressions, je les préfère au plus grand nombre des romanciers d’aujourd’hui. Ceux-ci, en notable majorité, semblent n’avoir pour objectif que de nous décrire, avec un grand luxe de détails, les coucheries d’un tas de possédés de Priape. Depuis quelque temps, d’ailleurs, il y a recrudescence. Divers écrivains — surtout parmi ceux qui espèrent obtenir « la forte vente » en sollicitant les plus bas instincts d’un public amoral — se sont épris d’un érotomane autrichien du nom de Freud dont les divagations leur apparaissaient comme le fin du fin de la psychologie. De là, des romans où Sodome, Lesbos, l’inceste et autres gentillesses du même acabit reçoivent un culte délirant. C’est ainsi que se forma une « chapelle littéraire » autour d’un demi-juif détraqué : Marcel Proust à qui ses admirateurs confèrent du génie. Son style est pourtant aussi lourd qu’incorrect. Puis il ne cesse de s’empêtrer dans un fatras prolixe de considérations insipides d’où surgissent çà et là quelques trouvailles ingénieuses dans le domaine du subconscient. Mais combien clairsemées et combien diluées parmi les exhalaisons puantes d’une âme pourrie jusqu’au tréfonds !

Toute intelligence saine se détourne de ces Freud, de ces Proust, de leurs disciples et des caves insalubres où ils se tapissent en se baisotant l’un l’autre et en chuchotant : — Nous sommes une élite. Tout esprit équilibré court chercher ailleurs le grand air et le grand soleil vivifiant.

Des voyageurs nous les apportent entre autres : Louis Chadourne et Roland Dorgelès. Ceux-là nous prouvent, par leurs relations, qu’ils savent regarder autre chose que des sexes en folie. Ils aiment la nature et la façon probe dont ils l’observent nous vaut une série de remarques des plus plausibles. En outre, ils n’abusent point de la description ni de la rhétorique exclamative. Leurs paysages, dessinés en quelques lignes, peints sans excès de couleurs crues, nous retiennent. Et enfin, ils savent choisir les traits de mœurs les plus significatifs du caractère des peuples dont ils parcourent le terroir. Aussi, quand ils nous disent : « J’étais là, telle chose m’advint », nous y croyons être nous-mêmes.

Mort en pleine jeunesse — et c’est fort regrettable — Louis Chadourne laisse un volume, intitulé le Pot au noir, qui raconte un voyage aux Antilles, en Guyane, au Vénézuela. En des chapitres brefs, mais où il résume tout l’essentiel, il dit la nonchalance créole et l’hébétude farouche des forçats. Il nous présente des figures d’aventuriers grotesques ou sinistres. Il nous montre « les îles, les comptoirs parfumés de l’odeur des épices et du bois de rose, les palmes balancées dans l’azur ou givrées de clair de lune, les cases fleuries d’hibiscus, la foule bariolée des docks, les Chinois vêtus de soie noire, les Hindous au visage incrusté d’or, les Malais jaunes aux yeux brûlants, les Européens creusés de fièvre, les négresses aux madras orange, toutes les races grouillantes dans la dure lumière des Tropiques, avides ou résignés, indolents ou passionnés, doux ou cruels — tous voués au même destin ».

Partout, il a vérifié que l’homme reste semblable à lui-même sous des apparences variées. Et, en conclusion, comme il n’appartenait pas à ce troupeau de naïfs, endoctrinés par des charlatans, qui se font un dogme de cette sornette : le Progrès, il a écrit une page qui vaut d’être citée :

« Avidement, j’ai rempli mes yeux du spectacle du monde. J’ai vu les cités bâties par des marchands sur les bords des mers lointaines, sur des rivages enfiévrés où seule une cupidité tenace peut enchaîner l’homme blanc ; la diversité des coutumes et l’uniformité des passions ; les vaines agitations des coureurs d’aventures ; la ruée vers l’or ; la cruauté des sauvages et celle plus dangereuse des civilisés ; la mêlée des haines, des convoitises et des superstitions sous ce soleil tropical qui chauffe le sang et illumine brutalement les dessous de l’âme humaine, de même que le faisceau d’une lampe, projeté sur un visage, en révèle les tares secrètes. J’ai découvert maintes faces où se reflètent la folie et la sagesse, la haine et l’amour dont les traits, sous tous les cieux, sont les mêmes. J’ai vu la vaine frénésie des hommes se débattre sous la voûte des forêts et le long des rivières chaudes, au cœur de cette nature qui brasse indifféremment la vie, la douleur et la mort. Toutes ces images, je les ai emportées en moi comme un trésor, sachant que le temps est court pour faire sa moisson et donner son témoignage. Et voici que, maintenant penché sur ma richesse, je suis comme un homme altéré qui veut boire au creux de sa main… et l’eau fuit entre ses doigts ! »

La mélancolie sans illusions qui imprègne ces lignes montre que, comme tant d’autres nobles âmes, à notre époque, Chadourne n’avait, hélas pour lui, pas trouvé Dieu. Ne possédant pas ce viatique, dont rien au monde ne remplace la décisive influence, il souffrait d’avoir subi, même au sein de contrées d’une splendeur incomparable, ce que Baudelaire appelle :

Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché.

C’est peut-être de cela qu’il mourut. En tout cas, le Pot au noir est un beau livre que placeront dans leur bibliothèque et que reliront souvent les sages qui considèrent sans enthousiasme la tragicomédie putride jouée par notre prétendue civilisation.


M. Roland Dorgelès est l’auteur d’un des livres les plus vrais et les plus émouvants qui aient été publiés sur la guerre de 1914 : les Croix de bois. Il lui valut une juste notoriété. Depuis j’ai lu de lui un roman intitulé : Saint Magloire où se révèle de la sympathie pour le christianisme et une préoccupation du Surnaturel montrant que, comme pas mal d’écrivains d’aujourd’hui, il ne se satisfait pas des hypothèses vermoulues proposées aux âmes à la recherche de la certitude par les pauvres cervelles de la science sans Dieu.

Voici maintenant de lui un récit de voyage en Indo-Chine : Sur la route mandarine où il résume, en des pages incisives, l’aspect des territoires qu’il explora aussi bien que les mœurs des coloniaux et des indigènes. J’ai particulièrement goûté, dans ce beau livre, la visite aux ruines d’Angkor, le séjour chez les Moïs et surtout le chapitre consacré aux lépreux de l’île du Dragon. Il alla les voir sur le conseil d’une religieuse dont il nous donne un portrait délicieux. Je cite :

«  — Mais non, n’ayez pas peur, vous verrez comme ils sont gentils, m’avait dit souvent Sœur Adeline quand je lui parlais des lépreux de Culao-Rong, ses voisins.

Gentils, oui, elle disait gentils…

J’aimais beaucoup sœur Adeline et je la vénérais. Elle a d’abord vécu douze ans en Guyane, puis elle est venue en Indo-Chine où elle soigne les malades depuis bientôt vingt ans. Quand elle est arrivée à l’hôpital de Mytho en Cochinchine, elle a demandé de venir au lazaret.

— J’aime mieux les contagieux, a-t-elle simplement dit, avec son éternel sourire.

Et depuis, elle n’a plus quitté ses malades — des cholériques, des varioleux, des typhiques, des enragés que leurs familles amènent quand les rebouteux et les sorciers les ont abandonnés et que nul n’ose plus les approcher.

— Vraiment, ma Sœur, vous m’étonnez, lui disais-je parfois. Vous n’avez peur de rien.

— Moi ? Mais je suis très peureuse… Il y a trois choses qui me font une peur affreuse : le diable, le tonnerre et les serpents.

Le tonnerre, on l’entend gronder souvent à la fin de la saison sèche quand s’amassent les noirs nuages de pluie. Les serpents, cela ne manque pas non plus. Quant au diable, Sœur Adeline ne le verra jamais. »

Je crois, comme M. Dorgelès, que Sœur Adeline ne verra jamais le diable — du moins dans son empire de l’autre monde. Mais il est fort probable que, durant sa longue carrière de dévouement, elle l’a rencontré quelquefois. Il soufflait sa haine à quelques fonctionnaires issus des Loges maçonniques.

En effet, chez les lépreux, M. Dorgelès a constaté que l’Administration s’efforçait de soustraire ces parias aux « entreprises de l’obscurantisme ». Parlant d’un missionnaire, qui s’est fait leur chapelain, il écrit :

« Le Père n’a plus le droit, comme autrefois, de vivre dans le village de ses lépreux — une jolie place, n’est-ce pas et que beaucoup doivent lui envier ! Il s’est donc installé à proximité, dans une bicoque sordide et on le voit, matin et soir, aller et venir sur la digue qui mène au camp : l’indépendance religieuse est sauvegardée…

Indépendance religieuse, liberté des croyances, comme tout cela paraît absurde au milieu de ses sept cents sacrifiés que le reste du monde abandonne ! Jamais un Annamite de qualité, un chef de village, un mandarin n’est entré dans le camp maudit pour y apporter un mot d’espoir, une promesse, une plainte… Le missionnaire, lui, est venu. Alors, peu à peu, les lépreux sont allés à la foi chrétienne, simplement parce qu’un chrétien est là qui leur parle avec bonté. Ces monstres, dont les membres bleuis s’en vont en morceaux, se passent des scapulaires au cou et, chaque nuit, à tour de rôle, l’un d’eux couche, comme un chien de garde, à la porte de la chapelle de peur qu’on ne vienne leur voler le seul bien qu’ils possèdent : le brancard rouge et doré qui leur sert à promener la Vierge les jours de procession, quelques bannières brodées et les objets du culte… »

Le chapitre se conclut par ces lignes :

« Ces femmes en cornette ont quitté la France à vingt ans, sachant qu’elles partaient pour soigner les lépreux et qu’elles ne reviendraient plus. Depuis, combien de paquebots ont ramené à Marseille des trafiquants enrichis ! On en a décoré plusieurs, ces dernières années : ils ont rendu de précieux services à la colonie — paraît-il… Mais ma pensée se reporte vers cette sainte Sœur Brigitte, religieuse de Saint-Paul-de-Chartres, qui contracta le mal en soignant les lépreux de Bangkok et qui se mourait, souriante, dans une petite case blanche de l’île du Dragon. »

On voit que M. Dorgelès a tout ce qu’il faut pour entendre l’appel du Bon Maître. Quand celui-ci lui fera signe, on espère qu’il ne se dérobera pas.


Histoire. — J’ai toujours beaucoup aimé l’histoire — davantage, je crois bien, que les fictions les plus attrayantes. Il se peut, du reste, que ce penchant me soit venu par hérédité. Comme je l’ai rapporté ailleurs, tout enfant, assis sur un petit fauteuil à ma taille, dans le cabinet de travail de mon grand-père maternel, je passais des heures enchantées à m’assimiler ce que je pouvais comprendre des graves bouquins qui garnissaient sa bibliothèque. Lui-même m’y encourageait et il répondait volontiers à mes questions. Ce n’était pas sans compétence car il avait été le professeur d’histoire du roi Léopold II. Par la suite, recteur de l’Université de Liége, à l’époque où Sainte-Beuve — qui le nomme dans la préface de Chateaubriand et son groupe littéraire — y donnait un cours, il publia trois volumes sur la Révolution brabançonne dont les spécialistes firent grand cas.

A mesure que j’avançais dans la vie, mon goût de l’histoire alla s’accroissant. Si absorbé que je fusse par des occupations d’un genre très différent, j’ai réussi à me tenir au courant. Et c’est ce qui fait, aujourd’hui, qu’ayant à choisir entre un livre d’histoire — Souvenirs, Mémoires ou récits d’ensemble décrivant les vicissitudes d’une nation à travers les âges — et un roman, même remarquable, j’entame le premier avant même d’avoir coupé les pages du second.


Dieu m’a fait la grande grâce de me détacher des intérêts et des passions qui divisent les hommes et les précipitent les uns contre les autres pour m’attacher à Lui seul. Dans ma solitude, je puis donc étudier l’histoire en me fixant pour objectif de relever la façon dont les sociétés observent ou transgressent la volonté divine et aussi de distinguer l’action permanente du Surnaturel dans les affaires de ce bas-monde. L’application de ce principe m’a permis de formuler un certain nombre de remarques qui, à mon avis, résument des évidences. D’abord celle-ci : depuis qu’elle subit les effets de la faute commise par Adam et Ève, depuis que l’archange au glaive flamboyant lui barre le seuil de l’Éden, l’humanité se dépense en efforts frénétiques pour se créer quand même des paradis terrestres où les deux lois qui la régissent : souffrance et réversion seraient abolies. Agissant de la sorte, elle méconnaît les enseignements et l’exemple donnés par son Rédempteur et plutôt que de l’aider à porter la Croix, elle adore les idoles que ne cesse de modeler à son usage Celui-des-Ténèbres, le Rebelle qui a dit : — Non serviam. Le plus récent de ces fétiches, elle le nomme le Progrès et elle s’imagine qu’en multipliant les conditions de bien-être matériel, en satisfaisant le plus possible ses instincts animaux, elle finira, un jour ou l’autre, par réaliser la promesse railleuse que lui fit, au lointain des temps, son guide de perdition : — Vous deviendrez semblables à des dieux !… Hélas, pauvre troupeau qui t’égares dans la nuit sans étoiles, ce n’est pas à la conquête de l’Éden que tu marches. C’est vers la cité de désespérance infinie sur la porte de laquelle Dante a lu l’avertissement formidable :

Per me si va nell’eterno dolore…

Le Surnaturel, où se manifeste-t-il avec le plus d’éclat aux yeux de quiconque apprit à percevoir la réalité par-delà les apparences ? Dans l’histoire de l’Église.

Or, pour l’étudier, il ne faut pas se mettre à l’école de ces apologistes timorés qui ne la conçoivent que comme un panégyrique perpétuel où les fautes et les erreurs des chefs et des fidèles sont passées sous silence, excusées selon une rhétorique spécieuse ou reléguées dans une pénombre équivoque. Au cours de sa lutte séculaire contre le Prince de ce monde, l’Église a connu de grandes défaillances. Les pallier ou les dissimuler, c’est faire preuve d’une fausse prudence qui, du reste, ne trompe que les ignorants. Et ceux-ci, les intelligences loyales estiment qu’on doit les éclairer en leur montrant combien la nature humaine s’ouvre largement aux entreprises du Mauvais chaque fois que, cédant à sa perversité foncière, elle se ferme à la Grâce. La méthode à suivre, en cette matière, a été formulée par un historien de haute science : Monseigneur Baudrillart. Dans la préface d’un de ses plus beaux livres, il a écrit : « Je n’ai jamais eu de goût pour les faux-fuyants ni pour ce qu’on est convenu d’appeler les pieux mensonges. L’Église n’a besoin que de la vérité et elle est de taille à la supporter tout entière. »

Eh bien, si l’on examine l’histoire de l’Église avec le souci d’acquérir une opinion conforme à la réalité, l’on découvre trois ordres de faits qui prouvent que la promesse du Christ d’être avec elle jusqu’à la fin du monde a été tenue. D’abord, chaque fois que ceux qui la composent prévariquent en adoptant les mœurs des siècles, plus ou moins enclins au Démon, qu’elle traverse, il la châtie. Ensuite, il ne cesse de lui envoyer des Saints dont l’héroïsme dans l’exercice des vertus théologales lui rappelle que l’Évangile constitue sa loi immuable. Enfin, lorsque l’excès des maux produits par ses infidélités la ramène vers « la voie étroite », il lui octroie la grâce de maintenir la doctrine formulée, une fois pour toutes, au concile de Nicée et résumée dans le Credo. Cela, malgré les assauts de l’hérésie et malgré ses propres manques au Décalogue. Et voilà le miracle perpétuel qui démontre à quel point elle est d’institution divine.

Des origines aux jours piteux de ce XXe siècle lourdement matérialiste où nous poursuivons la tâche ardue de mériter la Béatitude éternelle, on trouve de multiples exemples de cette miséricorde du Rédempteur envers ses enfants. En citer quelques-uns n’est pas hors de propos.

Prenons le Moyen Age ; ce fut une splendide période qui vit lever une abondante moisson de Saints. Elle subit pourtant le Grand Schisme d’Occident où l’Église se divisa de telle sorte qu’humainement parlant, son unité semblait à jamais compromise. Alors se réunit le concile de Constance qui, sous l’inspiration du Paraclet, rétablit l’ordre troublé par les ambitions opiniâtres des candidats au Saint-Siège.

Durant le Moyen Age, prenons le XIIIe siècle. L’intégrité de la foi y fut souvent mise en péril par les disputes des théologiens. Mais Dieu suscita saint Thomas d’Aquin de qui la Somme cimente la philosophie catholique et l’arme, encore aujourd’hui, contre les esprits brouillons qui, trop confiants dans la pauvre raison humaine, tentent de réduire le rôle du Surnaturel dans l’Église sous prétexte de la moderniser.

Dans le même temps, la passion du lucre et la luxure pourrissaient un grand nombre d’âmes parmi le clergé comme parmi les laïques. Mais Dieu suscita saint François d’Assise qui, matant la chair voluptueuse, épousant « cette grande dame veuve depuis Jésus-Christ : Sainte Pauvreté » dressa un modèle d’ascétisme que beaucoup imitèrent pour le plus grand bien de l’Église.

Saint Thomas d’Aquin, « ange debout » dans le soleil de la science de Dieu ! Saint François d’Assise, ange debout dans le soleil de l’amour de Dieu ![6]

[6] Je trouve, dans le beau livre du Père Lhande, Huit fresques de Saints (librairie de l’Art catholique), un commentaire remarquable de cette expression : « ange debout ». Au début du chapitre qu’il consacre à saint Thomas d’Aquin, le Père écrit : « Le Florentin sublime qui nous montre au premier chant de son Paradis, Béatrix « les yeux dans le soleil », a conçu pour glorifier son « buon frate Tommaso » une apothéose supérieure à celle dont il a nimbé l’image de l’Aimée. Dans son poème, en effet, l’Aquinate ne se borne pas à fixer l’astre éblouissant « comme jamais aigle ne le fixa », mais ce foyer « au delà duquel il n’est œil qui plonge », devient son domaine souverain et son trône de gloire. Le soleil, Thomas d’Aquin y réside, y siège et y enseigne. Cette conception, d’une hardiesse et d’une beauté inégalables, pour exalter l’Ange de l’École et le Messager inspiré du Saint-Sacrement, fut-elle suggérée à Dante par la vision où saint Jean évoque « un Ange debout dans le soleil » et conviant « d’une forte voix » à la grande Cène de Dieu tous les oiseaux qui volent en plein ciel ? On ne sait. Toujours est-il que les figures offrent une singulière analogie. Fidèles interprètes de la pensée de Dante, presque tous les artistes du moyen âge ont uni à l’image du Docteur angélique l’attribut symbolique du soleil. »

Plus tard, ce réveil du paganisme que des intellectuels aveuglés d’orgueil prirent pour une Renaissance pénétra, pour les contaminer, jusque dans les antichambres du Vatican. La punition fut prompte car la prétendue Réforme s’ensuivit. Mais à l’esprit de révolte dont elle favorisait les débordements, l’Église contrite opposa les décrets du concile de Trente qui rassirent le dogme ébranlé, qui rétablirent, sur un terrain solide, la discipline à la dérive…

Où l’on saisit de la façon la plus nette la persistance de la sollicitude divine envers l’Église c’est dans le fait que si énormes qu’aient été les égarements et même les crimes de certains Papes, aucun de ceux-ci ne toucha au dogme pour l’adultérer ou en fausser la signification traditionnelle. Jamais la barque de Pierre ne subit d’avaries doctrinales de la part des Pontifes — parfois indignes — qui avaient charge de la diriger. L’exemple le plus frappant de cette intégrité dans la foi nous est fourni par l’homme affreux, le pape simoniaque et purulent de sale luxure qui eut nom Alexandre VI, Borgia. Eh bien, comme l’a écrit, en toute exactitude, Joseph de Maistre « le bullaire de ce monstre est irréprochable ».

Enfin, le pouvoir temporel avec ses abus : le népotisme, l’ambition d’annexer de nouveaux territoires au patrimoine de l’Église avaient entraîné, maintes fois, le Saint Siège dans des aventures d’ordre politique d’où résultèrent de grands détriments pour le salut des âmes. Au XIXe siècle, Dieu supprima les causes de tentation. Il permit qu’un voleur couronné dérobât le domaine terrestre de l’Église. Il faut bénir ce bienheureux larcin car, libérant la Papauté d’une attache par trop humaine, il lui rendit son pur essor vers les hauteurs où il n’y a point de nuages pour intercepter les rayons du Saint-Esprit.

Ainsi, partout et toujours dans l’histoire de l’Église c’est le règne du miracle. Et c’est parce qu’il se renouvelle sans éclipse que, malgré ses tares et ses faiblesses, l’Église maintient, au temps d’incroyance brute que nous traversons, ses vertus essentielles : stabilité dans la doctrine, continuité dans la tradition, sens de la règle, de la hiérarchie et de la discipline, zèle pour la propagation de la foi. Voilà sa gloire et sa force et c’est ce qui fait que « les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle ».


Sur la révolution. — Pour les nations européennes, le philosophe Blanc de Saint-Bonnet a fait cette remarque très juste que l’affaiblissement de la raison date du XVIIIe siècle. Ce fut, en effet, à cette époque qu’on acclama comme une découverte géniale le sophisme émis par Voltaire à savoir : la religion catholique n’est qu’un amas de superstitions grossières exploité par des fourbes ; la raison humaine se doit de les écarter car elle suffit largement à diriger les hommes vers un avenir de perfection intellectuelle et morale. Encore Voltaire, macaque qui fientait avec obstination devant le Saint-Sacrement, prétendait-il professer un déisme très vague. Mais ses émules, les Encyclopédistes voyaient en ce débris de croyance une faiblesse regrettable. Logiques avec leurs principes, ils nièrent Dieu et s’appliquèrent, sans répit, à extirper du cerveau de leurs contemporains cette « Entité démodée »…

Le XVIIIe siècle adopta, d’un cœur léger, cette croyance dans la souveraineté de la raison sans Dieu. Tenant désormais l’homme pour un animal par lui-même raisonnable, il s’imagina, en outre, que c’était un bimane originairement bon et que seuls les vices d’une société mal conçue en ses assises l’avaient perverti.

Cela, ce fut l’apport d’un fou né à Genève, Jean-Jacques Rousseau, que détraquaient à la fois les effets d’une sexualité anormale, la manie de la persécution et ce penchant irrésistible à enfanter des chimères que les Grecs appelaient Paranoïa[7].

[7] Le paranoïaque est celui qui pense à côté, qui se trompe sur toutes choses aussi bien sur les faits que sur les sentiments d’autrui et qui, par suite, se fait une conception fausse du monde et des idées. C’est précisément le cas de Rousseau. On trouvera sur celui-ci une excellente « observation » dans les Nouvelles pages de critique et de doctrine de M. Paul Bourget : Tome I.

Rousseau condensa l’essentiel de ses rêveries dans un des livres les plus bêtes qui aient jamais été publiés : le Contrat social. Ce recueil de paradoxes extravagants trouva de chauds approbateurs, particulièrement dans les classes sociales dont il contestait la raison d’être : la noblesse et le clergé.

L’ancien Régime présentait certes beaucoup d’abus car en aucun temps les hommes n’ont valu grand’chose. Cependant, une forte et bienfaisante armature, celle du catholicisme, en maintenait toutes les parties et, malgré ses débordements d’orgueil et de sensualité, le pénétrait d’esprit surnaturel. Or, du jour où Voltaire et les Encyclopédistes, ennemis de Dieu, furent applaudis parce qu’ils dépeignaient son Église comme une vieille masure dont la démolition s’imposait, du jour où Rousseau et ses disciples opposèrent, avec succès, les soi-disant Droits de l’Homme au Droit divin, le règne de la déraison commença. On vit des évêques de cour s’unir pour fermer l’épiscopat aux roturiers, ne pas plus s’occuper de leurs diocèses que s’ils eussent été situés dans la lune, dilapider le bien des pauvres pour entretenir leur luxe et subvenir à leurs débauches. On vit la commende — pratique détestable dès l’origine — multiplier les laïques dissolus et les prêtres mondains comme supérieurs des monastères d’hommes au détriment de la Règle. On vit la noblesse, renforçant un autre abus séculaire, encombrer de jeunes filles sans vocation les monastères de religieuses dont beaucoup devinrent aussitôt des foyers de frivolité. On vit maints prédicateurs commenter élogieusement en chaire les divagations de Rousseau et ne plus même oser y prononcer le nom de Jésus-Christ de peur de s’attirer les moqueries d’un auditoire de plus en plus sceptique. On vit une portion considérable de la Bourgeoisie suivre les exemples donnés par les classes dirigeantes. On vit enfin le Roi Très-Chrétien étaler, avec une tranquille impudeur, le cynisme de ses mœurs aux yeux de ses sujets.

S’installant alors dans leur incrédulité, ces égarés se mirent à s’admirer eux-mêmes et un flot de sentimentalisme submergea les âmes. Chacun s’attendrit sur sa propre vertu. On vanta « les bergers innocents et les bons sauvages ». On se représenta la nature comme une Cérès bénigne prodiguant les bienfaits à ses adorateurs. Parmi ces idylles, les soi-disant philosophes prédisaient l’avènement prochain de l’âge d’or. Et maints athées, fiers d’avoir aboli Dieu, versaient de douces larmes en saluant l’heureux avenir qu’ils préparaient à l’humanité tout entière.

Or chaque fois qu’une société s’imagine que, pour assurer le plein exercice de la raison, il importe de mettre le surnaturel au rancart, elle devient le jouet du Diable. Celui-ci, comme de juste, était biffé au même titre que Dieu. Par là, on lui donnait toute facilité pour manifester son pouvoir. En effet, comme l’a dit le Père de Ravignan, « le plus grand succès du Démon, c’est de faire nier qu’il existe ». Comme on avait tari délibérément les sources de la Grâce, on lui ouvrait largement l’accès des âmes et il s’y déchaîna sans obstacles.

Ce fut la Révolution dont Joseph de Maistre a fort judicieusement dénoncé le caractère satanique. A grands traits, en voici le résumé. La Convention, assemblée de sectaires formulant en décrets d’inénarrables sottises. Victor Hugo, toujours fécond en fariboles solennelles, l’a comparée à l’Himalaya[8]. Mais aux intelligences lucides elle évoque plutôt un tumulte de chimpanzés en délire dans la grande cage des singes du Jardin des Plantes. Pour grands hommes ; Marat, dément possédé d’une frénésie homicide ; Danton, noceur braillard et vénal ; Robespierre, rhéteur fielleux, médiocre gonflé de vanité meurtrière, instaurant un « Être suprême » à son image. Puis le massacre à tort et à travers de femmes, d’enfants, de vieillards, d’adultes pris au hasard dans toutes les classes et coupés en deux le plus souvent sans savoir pourquoi. Le meurtre de Louis XVI et de Marie-Antoinette, victimes expiatoires pour les péchés de leur race. L’apostasie de nombreux prêtres et ceux qui restaient fidèles à l’Église traqués avec rage comme des bêtes nuisibles. Les meneurs de la révolte se guillotinant à tour de rôle au nom des idoles ; liberté, égalité, fraternité. La France mise au pillage par les desservants du nouveau culte. Une guerre civile d’une rare atrocité décimant les Français en concurrence avec une guerre contre toute l’Europe qui dura vingt-deux ans. Enfin, pour sanctionner tant de folies et d’horreurs, on hissa, sur le maître-autel profané de Notre-Dame, une fille publique représentant la déesse Raison et on l’adora — officiellement.

[8] Voir son roman : Quatre-vingt-treize.

C’est ainsi que la Révolution engendra la démocratie matérialiste, esclave des puissances de l’Or, poussière d’individus sans consistance sociale et cette prétendue civilisation du XXe siècle qui préfigurent, l’une et l’autre, le règne de l’Antéchrist.

Ah ! que Satan doit rire et se frotter les mains lorsqu’il considère ces fruits de son labeur puisque l’affaiblissement de la raison chez le plus grand nombre de nos contemporains fait qu’ils se croient de force à éliminer Dieu en répétant avec orgueil : — Non serviam !

NOTE

Sur l’état d’âme de quelques-unes des victimes innocentes de la Terreur et sur celui de leurs bourreaux voici une page véridique. Je l’emprunte à M. G. Lenôtre :

« Le 17 juillet 1794, la fournée était belle : 39 condamnés, quatre charrettes au moins dont deux étaient remplies de 16 femmes uniformément couvertes de manteaux blancs ; elles chantaient… Elles chantaient de leurs voix grêles et calmes un hymne latin sur un air bien oublié mais que beaucoup reconnaissaient pour l’avoir entendu, pour l’avoir chanté eux-mêmes au temps où l’on ne guillotinait point : c’était le Salve Regina auquel — le trajet étant long — succéda le Te Deum. Les seize femmes étaient des Carmélites de Compiègne. Quelques-unes étaient très vieilles — deux d’entre elles avaient soixante-dix-neuf ans — la plupart étaient d’âge mûr, deux seulement, dont une novice, paraissaient fort jeunes. Toutes maintenant psalmodiaient le Miserere. Marchant autour des voitures, les « furies de guillotine » qui, d’ordinaire invectivaient et raillaient les condamnés, écoutaient, muettes et déconcertées. Celles qui suivirent jusqu’à la place du Trône, où était dressé l’échafaud, assistèrent à un spectacle unique. Descendues des charrettes, les saintes filles se mirent à genoux et chantèrent le Veni Creator pendant que les valets du bourreau procédaient aux derniers préparatifs. La première qu’ils saisirent fut la novice. Elle fit une génuflexion devant sa supérieure pour lui demander « la permission de mourir » et, en gravissant l’échelle, entonna le psaume Laudate dominum. Quinze voix s’unirent à la sienne. A mesure que les formes blanches montaient et disparaissaient, le chant glorieux s’assourdissait jusqu’à ce qu’une voix chantât seule : celle de la Prieure qui mourut la dernière… »

Les Carmélites de Compiègne avaient été arrachées de leur clôture sous l’inculpation « d’avoir médité l’assassinat de la Convention. » Le temps de constater leur identité devant le Tribunal révolutionnaire, elles furent condamnées à mort et exécutées six heures plus tard.

Maintenant voici, d’après un rapport de Police, conservé aux Archives, l’état d’âme des « fermes républicains » qui assistaient au supplice : « Le peuple regrette seulement qu’il n’y ait pas de supplice plus rigoureux que la guillotine. On dit qu’il aurait fallu en inventer un qui fît longtemps souffrir les condamnés. »

OCTOBRE

Sur la restauration. — L’Empire n’avait été qu’une aventure héroïque menée par un soldat de génie et dont les suites — proches ou lointaines — furent désastreuses pour la France. La Restauration aurait pu tout réparer, sous l’égide de la monarchie légitime, si l’esprit de la Révolution n’avait continué d’empoisonner les mœurs et de fausser l’intelligence de la Bourgeoisie.

On commence à rendre justice à la Restauration. Des livres se publient où son rôle dans l’histoire de notre pays est étudié selon des méthodes impartiales. Voici, par exemple, le Louis XVIII de M. Pierre de la Gorce[9]. Tout d’abord, la légende des Bourbons remis sur le trône par les étrangers y est détruite avec des arguments péremptoires. Ensuite, la figure de Louis XVIII y est présentée sous son jour véritable et dégagée des racontars malveillants qui tendaient à n’en faire qu’une basse caricature.

[9] La Restauration : Louis XVIII, 1 vol. chez Plon.

Louis XVIII ne fut peut-être pas un très grand roi, comme l’ont soutenu des apologistes trop zélés. Mais ce fut un roi très intelligent et très avisé, possédant une vue nette des énormes difficultés de la situation et s’appliquant, avec lucidité, à les résoudre. La tâche était d’autant plus difficile qu’il avait à lutter non seulement contre les héritiers de la Révolution et un certain nombre de bonapartistes irréductibles mais aussi contre une portion de ses propres partisans « plus royalistes que le roi » et qui, parce qu’il refusait de se mettre à leur remorque, le traitaient de Jacobin. C’étaient, pour la plupart, des émigrés. Soit dit en passant, sauf quelques exceptions honorables, les émigrés, surtout ceux de la première heure, n’étaient pas intéressants car, au lieu de se grouper, au moment du péril, autour de Louis XVI, ils l’avaient lâchement abandonné. En outre, ils avaient porté les armes contre la France. Enfin imbibés des sophismes voltairiens, desséchés par la vie de salon, ils ne considéraient la religion que comme un « instrument de règne » dont l’action devait s’exercer à leur profit. Fort sagement, Louis XVIII les tint à l’écart le plus possible et il renvoya la Chambre dite « introuvable » où ils formaient une majorité de chimériques furibonds.

Un des plus grands bienfaits du règne de Louis XVIII, ce fut le rétablissement rapide des finances. Comme le dit fort bien M. de la Gorce, les spécialistes choisis par le roi s’y montrèrent de premier ordre. En effet :

« La monarchie, écrit-il, recueillait une succession grevée de toutes les dettes qu’avaient engendrées les dernières guerres, grevée, en outre, des gros traitements que Napoléon avait multipliés. L’acte constitutionnel stipulait que tous les engagements des anciens gouvernements seraient respectés. Cette disposition mérite d’être notée. Louis XVIII datait ses actes de la dix-neuvième année de son règne. C’était le signe que la tradition royale n’avait pu subir d’interruption. Mais de ce même pouvoir révolutionnaire ou impérial, on acceptait, en fait, l’héritage financier. Ainsi s’affirmèrent les maximes de probité stricte que la Restauration observa sans en dévier jamais. »

Non seulement elle se prouva honnête et soucieuse d’administrer avec économie les deniers publics mais encore elle le fit avec tant de bon sens qu’on doit, en stricte équité, reconnaître que les années 1820 à 1830 furent parmi les plus prospères que la France ait jamais connues.

Au point de vue religieux, la Restauration ne réussit pas d’une façon aussi satisfaisante. Il y eut à cela plusieurs causes. Une des principales c’était l’insuffisance du clergé. M. Georges Goyau a fort exactement résumé l’état des choses dans sa très belle Histoire religieuse de la Nation française quand il dit :

« Dans les sanctuaires, dans les âmes, d’immenses ruines subsistaient. Six mille Français, à peu près, de 1801 à 1815, s’étaient voués au service de l’autel. Or, anciennement, il y avait en France six mille ordinations par an, c’est-à-dire quatorze fois plus de prêtres. Treize mille paroisses sans presbytères ! gémissait en février 1816 le député Roux-Laborie. « Avant peu d’années, annonçait Chateaubriand, les deux tiers de la France seront sans prêtres et sans autels. » On était plus préoccupé d’ordonner rapidement des prêtres que de les instruire longuement : cette hâte même créait un péril. Les facultés de théologie demeuraient des corps sans âme. Et l’on bataillait routinièrement contre la philosophie du siècle passé sans s’inquiéter de la philosophie et de l’exégèse germaniques. Et parmi les 2.200.000 volumes qui de 1817 à 1824 pourchassèrent l’idée catholique, très nombreux étaient ceux qui disséminaient partout l’esprit de Voltaire ! Quant aux maîtres d’école, ils professaient souvent l’athéisme et, presque toujours, l’irréligion. »

Il n’y avait pas que les maîtres d’écoles. L’enseignement moyen et l’enseignement supérieur donnaient l’exemple de l’impiété. Et les journaux les plus lus menaient l’attaque contre Dieu avec une persévérance diabolique. D’autre part, les politiques de la Bourgeoisie, actionnés eux-mêmes par les Francs-Maçons, conspiraient contre le régime, jetaient en avant des officiers en demi-solde qu’ils laissaient ensuite guillotiner ou fusiller en jurant qu’ils n’avaient rien de commun avec eux. Et surtout, on empoisonnait les masses en leur persuadant qu’elles étaient en proie à un pouvoir occulte : la Congrégation dont on dénonçait les menées ténébreuses et la connivence avec les Jésuites — boucs émissaires de tous les forfaits qu’on accusait l’Église de méditer.

Malgré tant de circonstances adverses, malgré des erreurs presque inévitables étant donné le défaut de sens politique chez beaucoup d’honnêtes gens sincèrement dévoués aux Bourbons, quand prit fin le règne de Louis XVIII, la France était toute prête à fleurir en beauté et la reconstitution de ses forces permettait à la dynastie de concevoir pour elle de glorieux destins.

C’est pourquoi M. de la Gorce a eu raison d’écrire dans la conclusion de sa remarquable étude :

« Quelles que fussent ses lacunes, le roi, en ses derniers jours, pouvait, en toute justice, rendre un plein hommage à sa propre sagesse. Une réalité positive lui apparaissait, très consolante pour ses yeux qui allaient se fermer. Il avait trouvé la France envahie : il la laissait libérée. Il l’avait trouvée pauvre : il la laissait riche. L’armée avait dû être licenciée : elle était solidement refaite. Une seule œuvre restait inachevée, celle de la réconciliation entre l’ancien régime et la société nouvelle. Mais ici, le recul des temps, le travail des générations pourraient rapprocher ceux qui demeuraient désunis ; il y avait lieu d’espérer cette paix à moins qu’avec un nouveau règne, les maladresses ne se multipliassent au point de se transformer en lourdes fautes. »

Des maladresses, le successeur de Louis XVIII, le roi Charles X, en commit. Non pas qu’il fût cette intelligence bornée que raillaient mensongèrement les pamphlétaires. Mais il n’avait pas au même degré que son aîné la connaissance des hommes. De là des choix tout à fait regrettables. On le vit bien en 1830.

A cette époque, Charles X conçut nettement le péril qu’encourait la société française si l’on tardait plus longtemps à enrayer la marche de l’esprit révolutionnaire. Il voyait des romantiques comme Chateaubriand proclamer leur loyalisme mais s’allier en fait avec les plus sournois des ennemis du régime pour assouvir des rancunes personnelles. Il perçait à jour la conduite équivoque de maints parlementaires qui, sous couleur d’améliorer les institutions, s’employaient à en miner les assises. Ceux-ci ont prouvé que le roi ne s’était pas trompé sur leur compte puisque après la révolution de juillet, certains d’entre eux avouèrent qu’en feignant d’accepter et de soutenir les Bourbons, ils avaient joué « une comédie de quinze ans ». Enfin, le roi constatait que, sous mille formes, la presse, enhardie par la mansuétude de son gouvernement, accentuait l’offensive contre la religion, gardienne et garantie des seuls principes susceptibles de maintenir et de faire fructifier une civilisation conforme à la raison c’est-à-dire à la loi divine. Ce fut alors que, judicieusement, il promulgua les Ordonnances.

Malheureusement, il confia le soin de les appliquer à un homme dont ses ennemis les plus virulents ont reconnu les vertus privées mais qui, au point de vue politique, manifesta la plus totale incapacité : le prince de Polignac. Dès lors tout fut perdu…

Tout fut perdu, car la monarchie légitime une fois renversée, les régimes qui lui succédèrent, dépendant tous plus ou moins de l’élection, tous plus ou moins obligés de compter avec la démagogie athée, portaient en eux la cause essentielle de leur ruine. Tous essayèrent de pactiser avec la Révolution, tous périrent parmi des catastrophes dont la France a subi et subit encore cruellement les effets. Bientôt peut-être le socialisme, aboutissant logique des sophismes issus de la Révolution, fera de nous une peuplade bestiale, uniquement soucieuse de régaler ses instincts. Alors la Bourgeoisie héritière des aberrations de 1789, classe dirigeante depuis cent ans et plus, appellera désespérément le Seigneur Jésus à son secours. Mais il sera trop tard. Celui qui viendra aura nom : l’Antéchrist. Gravons dans notre mémoire l’avertissement que contient cette phrase de la première encyclique du grand et saint pape Pie X : « Qui pèse ces choses a droit de craindre qu’une telle perversion des esprits soit le commencement des maux annoncés pour la fin des temps et comme leur prise de contact avec la terre et que véritablement le Fils de perdition dont parle l’Apôtre n’ait déjà fait son avènement parmi nous. »


Biographies. — Voici un volume : Tristan Corbière que vient de publier M. René Martineau. J’en dirai quelques mots car cette figure d’un poète breton, assez mal connu avant son présent biographe, peut intéresser en tant que « curiosité esthétique », comme disait Baudelaire, ceux des lettrés qui aiment à faire des excursions hors des domaines habituels de la littérature.

M. René Martineau excelle, d’ailleurs, à nous renseigner, de la façon la plus précise, sur des écrivains appréciés de travers ou négligés par la critique courante. Il possède, à un degré remarquable, le don de découvrir des documents décisifs et de les mettre en valeur par des commentaires ingénieux. C’est ainsi que nous lui devons un Léon Bloy indispensable à lire par quiconque voudra se faire une idée complète de ce singulier génie qui, avec ses énormes défauts, que contrebalancent des qualités éminentes, semble un phare à éclipses parmi tant de pauvres lampions « bien-pensants » dont la faible lueur ne contribue guère à illuminer la façade majestueuse de l’Église. C’est ainsi encore qu’il nous a donné sur Barbey d’Aurevilly des études par lesquelles une justice tardive sera rendue à l’œuvre de ce Croisé pour la foi qui mérita le titre de « Connétable des lettres ».

Beaucoup de gens goûtent l’art très fin et les belles trouvailles de M. Martineau, il en est même qui les utilisent avec un sans-gêne excessif. Tel, ce polygraphe surabondant mais insipide qui ne se fit aucun scrupule de le plagier effrontément, il y a quelques mois.

Quant à Tristan Corbière, M. Martineau a su dépeindre son existence aventureuse et faire saillir les traits les plus caractéristiques de sa personnalité passablement décousue. Il nous montre le milieu où se développa principalement son tempérament de poète de la mer : la petite ville de Roscoff : « C’est là, écrit-il, qu’il rencontra tous ses sujets d’inspiration, les vieux marins du port dont il aime les récits et le vocabulaire, le douanier avec lequel il fit les cent pas sur la dune, les artistes en villégiature dont quelques-uns devinrent ses amis et la blonde Italienne qui l’entraîna jusqu’à Paris. Le premier séjour de Tristan à Roscoff fut comme la révélation de ce caractère d’emprunt, de cette bizarrerie faite d’ironie douloureuse qui sera bientôt l’essence même de sa poésie. » En effet, quelques-uns des vers les plus pénétrants réunis par lui dans le seul volume qu’il ait laissé, sous ce titre plutôt baroque : les Amours jaunes, sont tout imprégnés des odeurs et des couleurs de l’Océan. Nullement gens-de-lettres, indifférent à la notoriété, il érigeait en système les paradoxes où se condensait son individualisme outrancier : « On ne doit pas peindre ce qu’on voit, disait-il, on doit peindre uniquement ce qu’on n’a jamais vu, ce qu’on ne verra jamais. Ainsi, on ne relève que de soi et personne ne peut vous critiquer. » Théorie périlleuse et qui peut mener loin dans l’extravagance. Extravagant, Corbière l’est assez souvent et les esprits qui préfèrent aux écarts d’une originalité poursuivie de parti-pris les belles ordonnances classiques, ne retiendront pas cette partie de son œuvre. Mais ils distingueront les plaintes si sincères que les cruautés et les vulgarités de la vie quotidienne arrachaient à cet ultra-nerveux. En somme, Huysmans l’a bien jugé dans A Rebours, analysant les Amours jaunes « ce livre où le cocasse se mêlait à une énergie désordonnée, où des vers déconcertants éclataient dans des poèmes d’une parfaite obscurité. L’auteur parlait nègre, affectait une gouaillerie, se livrait à des quolibets de commis-voyageur insupportable. Puis, tout à coup, dans ce fouillis, se tortillaient des concetti falots, des minauderies interlopes et soudain, jaillissait un cri de douleur aiguë comme une corde de violoncelle qui se brise… »

M. René Martineau estime qu’Huysmans a trop réduit la qualité des poèmes de Corbière. « Quand on a compris l’homme, assure-t-il, on ne peut s’empêcher de l’aimer et plus l’homme se laisse deviner, plus le poète apparaît grand. » Il est certain que grâce à M. Martineau, nous pouvons maintenant comprendre l’homme en Corbière. Qu’il s’ensuive que celui-ci soit un grand poète, la chose semble moins évidente. Je crois que le propre d’un grand poète c’est que son œuvre présente un caractère d’universalité. Corbière est un poète d’exception donc, à mon avis, poeta minor. N’importe la lecture de ce livre, contant une vie si mouvementée, est plus attachante que celle de beaucoup de romans.


M. René Benjamin possède plusieurs qualités qui lui confèrent le droit d’être compté pour beaucoup dans la littérature contemporaine. D’abord, il ne s’incarcère point dans une de ces « tours d’ivoire » un peu ridicules où les grands hommes des « petites chapelles » se ratatinent pour recevoir le culte d’un certain nombre de snobs persuadés que l’anormal est le signe du génie. Il aime à observer la société actuelle en ses manifestations multiples et, comme ses enquêtes lui ont fait constater qu’une sorte de comique lugubre se dégage sans cesse des chimères et des vices dont elle se montre prodigue, il nous en présente une satire qu’approuveront les esprits assez indépendants pour ne pas chausser les lunettes troubles d’un optimisme béat.

Ensuite, M. Benjamin a la gaîté, vertu rare en un temps où la majorité des écrivains se croiraient indignes de manier la plume s’ils ne se gourmaient en des attitudes moroses. Mais son rire, devant le spectacle bouffon et tragique à la fois que nous offre une soi-disant civilisation en train de se décomposer sous les auspices du fétiche-Progrès, n’est pas celui d’un quelconque vaudevilliste. Il fait réfléchir. J’en veux pour preuve sa pièce, si charmante et si profonde sous des apparences légères : Les plaisirs du hasard. Je ne l’ai pas vue jouer parce qu’il y a plus de trente ans que je n’ai mis les pieds dans un théâtre. Mais je l’ai lue — et relue et j’estime qu’elle contient plus de sage philosophie que tout ce fatras de drames et de comédies à prétentions ambitieuses dont nous encombrent maints « penseurs » jeunes et vieux qui ne surent jamais regarder que leur nombril.

M. Benjamin a aussi publié des romans : Gaspard, Grandgoujon où se profilent, dans le décor effroyable de la Grande Guerre, des figures de combattants et d’embusqués remarquablement dessinées. Mais c’est surtout dans ses études de mœurs qu’il a déployé sa verve et son sens aigu de la folie humaine. Ses livres : les Justices de paix, le Palais et ses gens de justice, nous montrent tout un peuple de plaideurs pitoyables ou grotesques, de juges distribuant, au petit bonheur, des tranches de Thémis, d’un aloi suspect, aux innocents comme aux coupables, d’avocats retors ou maniaques, vendant leur faconde comme ils vendraient des verroteries ou de la cassonnade.

Dans cette catégorie d’ouvrages, il a peut-être le mieux réussi lorsqu’il nous a peint et décrit la farce politique où nous empêtra cette institution baroque : le suffrage universel. Son livre : Valentine ou la folie démocratique est un chef d’œuvre d’observation exacte. Les fantoches qu’il évoque : Cachin ou Painlevé, Herriot ou Charles Humbert nous apparaissent, de par lui, tellement vrais que nous croyons les voir et les entendre gambader et babiller devant nous. Mais il n’y a pas que de la plaisanterie dans ce livre. Il y a encore le dégoût d’un honnête homme, près de vomir lorsque les puanteurs qui se dégagent des basses manigances de la politique électorale lui montent par trop fort au nez. Ainsi quand il nous montre les radicaux résumés admirablement dans cette page vengeresse :

« Un parti de petites, toutes petites natures, toujours effarées devant ce qui est grand. Il ne s’adresse qu’à de petits électeurs, petits fonctionnaires, petits boutiquiers, à de petites vies, à de petites aigreurs. Ce sont des âmes minuscules… mais si sensibles ! Ah ! voilà : ils dissimulent leur piètrerie sous le masque à treize sous d’une émotion qu’ils ont apprise dans les plus faibles pages de Jean-Jacques et de Victor Hugo. Les foules médiocres ne résistent pas à l’attendrissement, à cette mollesse qui en appelle à la justice, à la lâcheté qui invoque le droit. Scénario de cinéma ! Je ne connais rien pour dégoûter plus sûrement de la nature humaine. En attendant, ils sont des dupes avec leur bon air de tartuffes. Ils défendent ceci tout en admettant cela et s’ils bannissent cela, c’est par respect de ceci. Aux hommes de gauche ils tendent les bras, mais ils saluent les hommes de droite. Ils pensent à droite, ils sentent à gauche et ils se croient des hommes complets alors qu’ils ne sont que faux-fuyants. Ils confondent la rhétorique et l’action, la conduite des idées qui docilement s’en vont où on les mène et le gouvernement des hommes qui, rebelles et têtus, ne se plaisent pas tous dans le même chemin. Ils détestent la force : d’une voix trémolante, ils lui opposent leurs chers Droits de l’Homme. Ils sont jaloux de l’Esprit et ils essayent de l’étrangler par leurs principes de « bonheur » et de « bien-être ». Ils ne sont jamais hardis, jamais poètes. S’ils amnistient les canailles, c’est qu’ils suent la peur d’être tués. S’ils chassent les moines, c’est qu’en leur bassesse, ils ne croient ni à la vertu ni à la prière. Dès qu’ils sont battus, ils fuient. Vainqueurs, ils crânent. Ils promettent, si on les élit, Paix, Fortune, Concorde. On les élit : ils chassent trois religieux, libèrent un traître, félicitent un instituteur qui a su dire son fait à un curé. Après quoi, ils se campent devant le peuple, et, essoufflés, ils demandent : — « Eh bien ?… N’avons-nous pas agi ?… » Mon parti est bien pris : j’aime mieux tout que ces gens-là. Quand les communistes triompheront, s’ils me jettent dans un puits de mine et m’écrabouillent à coups de pavé, aux trois quarts écrasé, je penserai : « Ceux-là, du moins, savent tuer ! Et on ne les subit pas longtemps ! » Tandis que les autres nous laissent vivre dans le dégoût. Je ne les croise plus sans nausée et j’ai pitié de moi, puisque je crains la police et les juges, et que je n’ai pas le courage de leur envoyer, chaque fois une potée d’eau par la figure ! »[10]

[10] Ces radicaux, si nettement gravés à l’eau-forte par M. Benjamin et qui font le lit où se prélassera le socialisme imminent, on peut leur appliquer la phrase de Montaigne : « Ceux qui donnent le branle à un État sont volontiers absorbés dans sa ruine. Le fruit du trouble ne demeure guère à celui qui l’a remué : il bat et brouille l’eau pour d’autres pêcheurs. »

Fouaillant de la sorte les travers du temps présent, M. Benjamin a suscité bien des rancunes. Cela se conçoit : la plupart des hommes n’aiment pas du tout qu’on leur présente le miroir où se reflètent leurs difformités. Pour leur plaire, il faut entretenir leurs illusions, flatter leurs préjugés, servir leurs passions.

Sinon, ils vous jettent des cailloux et de la fange. L’auteur de Valentine l’a éprouvé particulièrement lorsqu’il publia son dernier livre : Aliborons et démagogues. Quel hourvari chez les primaires que, cette fois, il prenait à partie et quelles indignations chez les politiciens qui battent la mesure au chœur des grenouilles dans la mare démocratique ! Criblé d’invectives, il se secoua et répondit à un journaliste qui l’interrogeait sur ses impressions de combat : « Oui, je suis sorti de cet abîme de bêtise épaisse et je n’ai pas envie de m’y replonger. Pourquoi y suis-je entré ? C’était un épisode de ma chasse aux Cuistres. Après avoir vu les chefs, il me fallait passer en revue les troupes. Pour le moment je suis écœuré. De l’air, de la vie, de la lumière. De la beauté !… Mais je sais bien que, dans un an ou dans deux ans, quelqu’un me signalera une floraison de stupidité, une excroissance de laideur imbécile, un monstrueux champignon poussé quelque part et qui offusque le regard des honnêtes gens ! Et je me connais, je recommencerai : il y a tant de crétins ici-bas contre lesquels il faut se mettre en garde si l’on ne veut pas qu’ils envahissent toute la terre !… »

Admirable cri d’un combattant héroïque pour le Vrai et pour le Beau ! On aime M. Benjamin de l’avoir poussé. Certes nous espérons bien qu’il reprendra son fouet aux lanières acérées. Il reste beaucoup d’échines à cingler dans la pétaudière où trône la Marianne-aux-savates-fangeuses !…

Je dirai maintenant quelques mots du plus beau livre, à mon sens, de M. René Benjamin. C’est cette Vie de Balzac qui a ravi tous les balzaciens dont je suis depuis l’âge de dix-huit ans.

Balzac est tenu, quelles que soient, par ailleurs, les divergences d’opinions des écrivains, pour un génie dont la Comédie humaine domine la littérature du XIXe siècle et, jusqu’à présent, celle du XXe. Tous les romanciers de valeur certaine venus après lui doivent quelque chose à son génie et ne s’en cachent pas. C’est que, malgré ses grands défauts — lourdeur du style, manie des digressions, déductions parfois hasardeuses, prolixité — il a ce don qui surpasse tout : la vie. Ses personnages sont si vrais, si frappants, si conformes à la nature qu’ils nous offrent des types d’humanité, non pas seulement représentatifs d’une époque limitée mais appartenant à tous les temps. Et, enfin, doué d’une clairvoyance extraordinaire, il a prédit, avec une justesse étonnante, les maux et les ruines qui résulteraient pour la société des faux dogmes issus de la Révolution.

Aussi fut-il un apologiste constant de l’Église. Comme l’a fort bien dit M. Paul Bourget : « L’antinomie prétendue entre la Science et la Foi, Balzac, le plus scientifique des observateurs littéraires, ne l’a jamais admise. On peut objecter à son christianisme qu’il y a vu surtout, suivant ses propres expressions, un système complet de répression des tendances dépravées de l’homme et, par conséquent, le plus grand élément d’ordre social. Entre parenthèses, quel indice de vérité que la bienfaisance d’une théorie sur la vie humaine, n’est-ce pas la plus grande probabilité qu’elle est conforme aux lois du Réel ? Mais un indice n’est tout de même pas une preuve et l’apologétique balzacienne n’est qu’une variété de pragmatisme ».

Je crois, qu’au moins, en certains endroits de son œuvre, Balzac a vu plus loin et qu’il eut souvent l’instinct de l’action du surnaturel qu’implique le catholicisme — par exemple dans ce conte : Jésus-Christ en Flandre, écrit en 1831 et qui se termine par ces mots : « Je viens de voir passer le convoi d’une Monarchie, il faut défendre l’Église ! »

La Monarchie légitime, il la concevait comme la gardienne nécessaire de la famille, cellule essentielle de toute société qui veut vivre. Il eut, à ce propos, des paroles vraiment prophétiques. Celles-ci entre autres :

« Sais-tu, mon enfant, quels sont les effets les plus destructifs de la Révolution ? Voici : en coupant la tête à Louis XVI, la Révolution a coupé la tête de tous les pères de famille. Il n’y a plus de famille aujourd’hui, il n’y a que des individus. En voulant devenir une nation, les Français ont renoncé à être un empire. En proclamant l’égalité des droits à la succession paternelle, ils ont tué l’esprit de famille. Ils ont créé le fisc[11] mais ils ont préparé la faiblesse des supériorités et la force aveugle de la masse, l’extinction des arts, le règne de l’intérêt personnel et frayé le chemin à la conquête étrangère. Nous sommes entre deux systèmes : ou reconstituer l’État par la famille ou le construire sur l’intérêt personnel : la démocratie ou l’aristocratie, la discussion ou l’obéissance, le catholicisme ou l’indifférence religieuse — voilà la question en peu de mots. J’appartiens à ceux qui veulent résister à ce qu’on nomme le peuple et cela, dans son intérêt bien compris. Il ne s’agit plus de droits féodaux, quoiqu’en prétendent des niais, ni de gentilhommerie. Il s’agit de la vie de la France. Tout pays qui ne prend pas sa base dans le pouvoir paternel est sans existence assurée. Là commence l’échelle des responsabilités et la subordination qui monte jusqu’au roi. Le roi, c’est nous tous ! Mourir pour le roi, c’est mourir pour soi-même, c’est-à-dire pour sa famille qui ne meurt pas plus alors que ne meurt un royaume. Chaque animal a son instinct, celui de l’homme est l’esprit de famille. Un pays est fort quand il se compose de familles dont tous les membres sont intéressés à la défense du trésor commun. Il est faible quand il se compose d’individus non-solidaires auquel il importe peu d’obéir à sept hommes ou à un seul, à un Russe ou à un Corse, pourvu que chaque individu garde son champ. Et ce malheureux égoïste ne voit pas qu’un jour on le lui ôtera…! » Si nous ne restaurons pas la famille, ( — ici je résume — ) « nous allons à un état de choses horrible ! Il n’y aura plus que des lois pénales ou fiscales — la bourse ou la vie ! Le pays le plus généreux de la terre ne sera plus conduit par des sentiments élevés. On y aura développé, envenimé des plaies incurables. Et d’abord, une jalousie universelle. Les classes supérieures seront confondues. On prendra l’égalité de désirs pour l’égalité des forces… On ne peut rien fonder sur des millions d’ambitions pareilles, vêtues de la même livrée — celle de la médiocrité. » (Mémoires de deux jeunes mariées. La même thèse est soutenue dans le Médecin de campagne et dans le Curé de village.)

[11] Créé est exagéré. Il aurait, peut-être, mieux valu dire : hypertrophié les droits du fisc.

Mais ce n’est pas seulement comme observateur clairvoyant de l’état social que Balzac a conquis l’admiration de ceux qui savent réfléchir. Il vaut surtout comme peintre des mœurs. Ses tableaux sont fortement véridiques et, par là, ils effarouchent ou attristent les esprits timides qui aiment qu’on leur serve des mensonges attrayants. Pourtant, la vie n’est pas une idylle ; la bêtise et la méchanceté humaines en font un drame où il y a plus de vilenies et de douleurs que de sourires. Évidemment, aussi, l’œuvre de Balzac n’est point faite pour être mise entre les mains des jeunes filles qui suivent — ce qui est fort louable — le catéchisme de persévérance. Ce n’est pas à dire qu’elle soit indécente : même lorsqu’il anatomise les plus virulentes des passions, il ne verse pas dans la luxure. Voyez par exemple un des principaux parmi ses plus beaux livres : La cousine Bette. Il y traite d’un cas d’érotisme sénile. Eh bien, vous n’y trouverez pas une ligne de nature à provoquer la sensualité du lecteur. Mettez le même sujet entre les pattes d’un Zola, dans quel purin il l’aurait délayé !…

M. Benjamin, en nous exposant la vie tout en contrastes et en exubérances de ce grand homme, nous l’a ressuscité. Son livre est une œuvre digne du Maître et peut-être même un chef-d’œuvre. Je ne crois pas l’éloge excessif.

NOVEMBRE

Un critique catholique. — M. José Vincent m’a envoyé un livre : Propos un peu vifs[12]. Je l’ai lu avec tant d’intérêt qu’il m’est agréable de le signaler aux amis qui veulent bien me suivre. Au surplus, ce volume corrobore quelques idées qui me sont chères et pour lesquelles lui et moi nous avons combattu, côte à côte, en 1922 et 1923.

[12] José Vincent, Propos un peu vifs, essais de critique (1 vol. Éditions du Monde moderne).

Quand Barrès publia le Jardin sur l’Oronte, ce fut l’occasion pour Vincent de donner à la Croix un article où tout en disant son estime pour les qualités d’art et de pensée de son œuvre antérieure, il faisait des réserves formelles touchant le faux mysticisme et la sensualité trouble qui déparent ce roman. Une controverse s’ensuivit au cours de laquelle j’écrivis à Vincent combien j’étais heureux de lui voir défendre aussi vigoureusement des principes que je tenais pour essentiels. En effet il déclarait : « Mon article, c’est la manifestation rationnelle d’un état d’esprit nouveau dans la critique catholique qui s’impose maintenant l’obligation de ne pas céder à fond à la magie d’un art supérieur. Il y a vingt-cinq ans, le chrétien lettré, le critique chrétien s’imaginaient, de bonne foi et faute de pousser jusqu’au bout la logique de leur Credo, que la morale, la religion et l’art figuraient autant de domaines distincts séparés par des murs bien clos. A présent, nous voulons être des catholiques conséquents, logiques, résolus, intransigeants… »

Non seulement j’applaudis mais je citai cette phrase dans le chapitre que je consacrai à Barrès à l’époque de sa mort (Voir la Basse-Cour d’Apollon). A Vincent comme à moi cette « intolérance » valut quelques diatribes et par ailleurs les protestations timidement éplorées d’un certain nombre d’amis de la chèvre et du chou.

Nous ne nous en sommes guère émus ni l’un ni l’autre. J’ai poursuivi ma voie, comme le savent mes lecteurs. Et Vincent a fait de même ainsi que le démontre le présent volume.

Dès le début, il résume, en ces termes, l’irritation et le dépit de ceux qui refusent aux catholiques le droit de formuler des opinions strictement conformes à leur foi. Il écrit :

« Le destin de l’actuelle critique catholique est bien étrange. Elle déchaîne des fureurs qui amènent invinciblement ses adversaires à proclamer qu’elle n’est point. Soit. — Mais alors qu’on la laisse dans le repos de son néant ou tout au moins dans les limbes du possible illimité. A la vérité, elle inquiète, elle gêne, pour ainsi dire, même avant d’être. On aimerait mieux, en tout cas, qu’elle ne fût point. Peut-être n’est-ce pas tout à fait une raison pour qu’elle ne soit pas. »

Et, développant cette proposition, Vincent montre que la critique catholique existe. C’est ainsi qu’il a mis debout une préface, nourrie de faits et d’arguments pressants, qu’on doit lire avec réflexion et qui constitue la meilleure des réponses aux partisans de l’éteignoir sur l’Église et à ceux de la dérobade devant l’ennemi. Ayant médité cet essai si substantiel, le lecteur de bonne foi ne pourra que leur dire :

Les gens que vous tuez se portent assez bien !…

Je reviendrai tout à l’heure sur cette préface. Mais je veux d’abord examiner quelques-uns des chapitres contenus dans le livre.

Voici des appréciations sur M. Claudel équitables et judicieuses. M. Vincent en dit :

« Les ténèbres du lyrisme claudelien vous oppressent ? Elles ne m’oppressent pas moins… et j’eus naguère pour mon compte la plus grande peine à le traduire. Je me fis l’effet, ce jour-là, de Joseph Scaliger en face de l’Alexandra de Lycophron[13]. » Mais il ajoute : « Comme la gratitude et l’amour débordent de l’âme de Claudel et que, d’autre part, le saint amour et l’infinie gratitude ne sauraient totalement s’exprimer, à sa façon le poète tente de traduire tout cela avec les mots naïfs, avec les mots gauches, et nonobstant parfois profonds, dont se servent les enfants pour dire, au petit bonheur et comme ça leur vient, leur tendresse ou un merci. »

[13] Depuis que j’ai écrit sur Claudel le jugement qu’on a lu plus haut, un livre m’est tombé sous les yeux : Le Roman de l’Alsace, par Raymond Postal (Éditions de la vraie France), où j’ai trouvé une confirmation bien significative de l’impression « germanique » produite sur les esprits nourris de clarté latine, par l’auteur de Tête d’or. M. Postal écrit qu’il rencontra à Strasbourg un Jésuite d’origine alsacienne et il ajoute : « Ce religieux vint à me dire qu’il attribuait à la part allemande de sa formation l’aisance avec laquelle son esprit avait donné audience à l’œuvre de Paul Claudel. Il n’est pas douteux que celle-ci, qui nous choque par la nature même de sa substance poétique, n’est pas sans apparaître aux Français sous un aspect d’un ésotérisme déconcertant : Notre interlocuteur devait à sa culture bilingue d’y pouvoir entrer de plein-pied. » Cela revient à dire que pour bien comprendre Claudel, il faut savoir l’allemand. C’est fâcheux !

Et c’est en effet, dans les trop rares poèmes où le chrétien se débarrasse de toute rhétorique ténébreuse, que Claudel arrive, parfois, à nous émouvoir.

Plus loin, M. Vincent s’occupe de ce qu’il appelle : le cas Montherlant. Ici, j’avoue mon incompétence totale. Je n’ai rien lu de M. Montherlant, non point par prévention mais parce que, je l’ai déjà dit, je ne lis guère de romans et que, si je ne me trompe, M. Montherlant est surtout un romancier. Après la lecture du chapitre, d’ailleurs fort intéressant, que Vincent lui consacre, j’ai demandé à un prêtre de mes amis que ses fonctions obligent à suivre de près la littérature contemporaine ce qu’il fallait penser de cet écrivain. Il m’a répondu : « M. Montherlant a fait alterner la tauromachie avec la culture des lettres. Il a du brillant dans l’une et l’autre profession. Ensuite il a pris l’Église sous sa protection. Et comme il estime qu’elle ne s’est pas montrée suffisamment reconnaissante, ces jours-ci, il lui a signifié la rupture. L’Église aura, sans doute bien de la peine à s’en remettre mais avec le temps… »

Vient ensuite dans les Propos un peu vifs, un chapitre consacré à Jouffroy, philosophe romantique fort oublié, mais dont les paradoxes anticatholiques firent jadis, vers 1840, quelque bruit. M. Vincent, à propos d’un livre récent, montre d’une façon très concluante, le peu de portée des dires de cet émule de Victor Cousin.

Voici maintenant un chapitre intitulé : Hugo à Jersey ou les propos d’un pied de table qui traite de la foi accordée au spiritisme par le poète de la Légende des Siècles[14]. M. Vincent y résume fort bien l’inanité de la doctrine chez ce rhéteur énorme qui ne réussit jamais à devenir un penseur. Il écrit avec raison :

[14] Qu’il me soit permis de rappeler que, dès 1913, dans mon livre : Au pays des lys noirs, j’ai traité le même sujet au chapitre intitulé : Une danse de trépieds belges. « Hugo, y disais-je, découvre Dieu dans un pied de table. » Je suis heureux de cette rencontre avec M. Vincent.

« Après l’orgueil, ce qu’il y eut toujours de plus démesuré dans Victor Hugo, ce fut la naïveté (Moi, j’aurais dit carrément : la bêtise). Rappelez-vous, à ce propos, ses piteux oracles sur l’imminente paix mondiale, sur la toute prochaine constitution des États-Unis d’Europe, et l’édénisation de la planète par la démocratie et par l’amour. » Et, en conclusion : « La religion d’Hugo, une religion romantique, sans armature de logique intérieure, sans dogme autre que celui — sacro-saint — du libre examen, une métaphysique flottante, empêtrée de métapsychique, une théodicée dans laquelle l’idée du divin tend de plus en plus à se dissoudre, en attendant de s’anéantir tout à fait. »

Au surplus, on sait avec quel acharnement Hugo combattit l’Église et quelles invectives il lui prodigua. Or c’est une règle sans exception : quiconque se laisse infuser par le Diable la haine de l’Église devient stupide — incurablement stupide. C’est le premier châtiment infligé aux égarés volontaires qui pèchent contre le Paraclet.

Bien plus propres à retenir l’attention que les turlutaines d’Hugo, hypnotisé par les tables tournantes, se décèlent les méditations de M. Georges Duhamel à la recherche du bonheur sur terre. M. Duhamel est un écrivain de grand talent et un homme de cœur qui a écrit sur la dernière guerre un livre d’une humanité saignante et frémissante : Vie des Martyrs. M. Vincent analyse son essai d’une doctrine intitulé : la Possession du monde et il constate que faute d’une foi précise découlant de la Tradition révélée, M. Duhamel se perd en des considérations vagues et des paradoxes fumeux d’où ne saurait se dégager une certitude.

« Cependant, ajoute-t-il, parmi ces erreurs et ces rêves débiles, la Possession du monde offre quelques échappées consolantes. On y aime, par exemple, le touchant respect de l’auteur pour saint François d’Assise malheureusement plutôt envisagé dans un sens Sabatier que dans un sens Joergensen. On y peut louer l’appétit de souffrir ou mieux, la peur de n’avoir pas assez souffert tandis que se déchaînait l’orage mondial qui emporta tant de vies humaines et tant d’espoirs. Ce goût du sacrifice pouvait mener loin, très loin un philosophe de bonne volonté qui saurait se contraindre à marcher quand même et droit devant soi jusqu’au but une fois aperçu… L’Évangile lui révèlerait le reste. »

Malheureusement, M. Duhamel est resté en route. « Hélas, conclut Vincent, la pensée de ce remarquable et subtil écrivain n’a pas suivi un essor comparable à celui de son talent. » C’est grand dommage !…

Pour terminer ce bref aperçu d’un livre très substantiel et pour bien en marquer le ton indépendant, je mentionnerai un passage de la préface où José Vincent, après avoir réprouvé les timidités et les pauvres finasseries de la critique dite « libérale », évoque, à l’encontre, la grande ombre de Veuillot — notre maître à nous tous qui prétendons que le service de l’Église demande de la crânerie dans les convictions et de la verdeur, sans faux-fuyants ni respect humain, dans la défense de la Vérité unique. Il écrit :

« Veuillot n’est plus là pour redire ces choses de sa grande voix furieuse. Il est loin, bien loin de nous. On l’honore à cette heure, on l’embaume d’hommages comme on embaumerait avec une sollicitude nuancée de respect et de terreur la dépouille enfin assoupie d’un grand homme longtemps encombrant. On lui sait gré de ne plus faire de tumulte. On lui sait gré de n’être plus là. Plus rien n’empêche maintenant d’exalter sa provocante bravoure. On est assuré de son silence. Les modérés — il me sera, pour sûr, beaucoup pardonné, au dernier jour, pour l’immense et fraternelle charité de cet euphémisme — sont contents… Dieu l’est-il ? »

Pour moi, j’ai bien peur qu’Il ne le soit pas. Les modérés, ce sont les tièdes. Et Notre-Seigneur a dit : « Je vomis les tièdes… »


Un ami du peuple. — M. Jacques Valdour, docteur en droit, docteur ès-lettres, eut naguère cette idée que pour bien connaître les ouvriers, il fallait vivre avec eux et comme eux, travailler à côté d’eux. En cela, il se distingue fort des économistes, personnages graves, harnachés de science abstraite, bondés de théories préconçues, tapis entre quatre murailles, faites de statistiques et de graphiques, où nulle lucarne ne s’ouvre sur l’ambiance. Sitôt formé le projet de s’instruire par la pratique, il le mit à exécution. C’est ainsi que, depuis 1909, il a été tour à tour, tisserand à Roanne, tréfileur à Lyon, figurant de théâtre et manœuvre en décors à Paris, marinier sur les canaux du Centre, teinturier en Espagne, ouvrier agricole en Brie et en Beauce, chauffeur à Roubaix, nettoyeur de chaudières et tourneur à Paris, manœuvre dans une fabrique de pompes à Saint-Denis, carrossier d’automobile à Levallois-Perret, ciseleur dans le quartier du Marais, fondeur à Belleville, ouvrier en meubles à Charonne et au faubourg Saint-Antoine, derechef manœuvre aux ateliers du chemin de fer à Saint-Pierre-des-Corps, ébéniste à Tours, mineur à Lens et à Saint-Étienne, derechef tisserand à Cholet, métallurgiste au Mans, chaudronnier à Nantes.

Partout, il a vécu exclusivement de son salaire, logé dans les maisons qu’occupent les prolétaires, mangé dans leurs restaurants, assisté à leurs réunions politiques et autres. Il s’est assis auprès d’eux dans les cinémas et les théâtres qu’ils fréquentent. Il a pris part à leurs discussions dans les syndicats. Bref, pendant des années, il s’est assimilé de la façon la plus complète, tous les éléments de leur existence, au point de vue matériel comme au point de vue intellectuel, au point de vue social comme au point de vue de la religion.

Il a condensé les résultats de ces multiples enquêtes dans une douzaine de volumes dont l’ensemble constitue le plus précieux amas de documents sur la vie ouvrière au commencement du XXe siècle[15]. Les conclusions que M. Valdour en tire ne sont pas de nature à satisfaire les partisans du suffrage universel ni les admirateurs de l’enseignement laïque. Catholique pratiquant, il constate les ravages produits dans le peuple par l’incroyance érigée en système et il en donne des exemples — terribles. Le mot n’est pas trop fort. Supérieurement doué pour l’observation des mœurs et des coutumes, possédant de réels dons d’écrivain, il évoque, en une série de tableaux d’une rare intensité, l’anarchie industrielle où nous maintient cette démocratie parlementaire qui n’est, en somme, qu’une lutte d’appétits sans vergognes sous le despotisme des ploutocrates qui sont les maîtres actuels du monde.

[15] Les deux derniers publiés ont pour titre : La menace rouge et Le Glissement (2 vol. Éditions de la Gazette française, 1926).

La lecture réfléchie des livres de M. Valdour — vingt fois plus intéressante, à mon avis, que celle de la plupart des romans dont s’encombrent les vitrines des libraires — fournit largement de quoi méditer aux esprits assez émancipés pour reconnaître que la Bourgeoisie, maîtresse du pouvoir depuis la Révolution, a échoué dans sa tentative de construire un état social conforme à la justice, parce qu’elle élimina Dieu de sa politique, parce qu’elle remplaça l’autorité traditionnelle par la concurrence des médiocres et des bavards de carrière pour l’exploitation des pauvres et des humbles. Ayant donc lu et relu l’œuvre de M. Valdour, étant de plus fort enclin à préférer le Populaire au Bourgeois, j’ai assemblé pas mal de notes d’après ses études et d’après mes expériences personnelles. J’en donne, ci-dessous, quelques-unes.


Il y a peu, je relisais les Sermons de Bossuet, en particulier, celui qui porte ce titre : Sermon sur l’éminente dignité des pauvres dans l’Église[16] et j’en avais l’âme toute remuée parce que j’y trouvais exposé, de la façon la plus probante, le privilège surnaturel du pauvre, du simple et, par conséquent, de l’ouvrier manuel auprès de Notre-Seigneur. Bossuet le précise très nettement dès son exorde :

[16] On le trouvera dans ce volume : Choix de sermons de Bossuet, édition critique par E. Gandar. On vient de célébrer le tricentenaire de Bossuet. A cette occasion, un grand nombre d’articles furent publiés çà et là. Un des plus remarquables est celui de M. Gabriel Brunet (Mercure de France, no du 1er octobre 1927). La Mystique du grand évêque y est exposée avec clairvoyance. En voici la conclusion : « La religion a imposé à Bossuet la plus étroite limite, mais, en le plaçant immédiatement dans une voie de certitude, elle lui a permis le plus extraordinaire enrichissement, à l’abri même de cette limite. Elle lui a permis d’être en même temps une personnalité sans moi et la plus complète personnalité totalisante et synthétique, élargie jusqu’à l’universalité. La plante humaine a des moyens bien différents de s’épanouir. En Bossuet s’atteste la manière dont un homme aux inclinations multiples peut se réaliser dans l’harmonie ; l’ampleur et la puissance au moyen de la religion. »

« L’Église, cette cité merveilleuse, dont Dieu même a jeté les fondements, a ses lois et sa police par laquelle elle est gouvernée. Mais comme Jésus-Christ, son instituteur, est venu au monde pour renverser l’ordre que l’orgueil y a établi, de là vient que sa politique est directement opposée à celle du siècle, et je remarque cette opposition principalement en trois choses. Premièrement, dans le monde, les riches ont tout l’avantage et tiennent les premiers rangs. Dans le royaume de Jésus-Christ, la prééminence appartient aux pauvres qui sont les premiers-nés de l’Église et ses véritables enfants. Secondement, dans le monde, les pauvres sont soumis aux riches et ne semblent nés que pour les servir. Au contraire, dans la sainte Église, les riches n’y sont admis qu’à la condition de servir les pauvres. Troisièmement, dans le monde, les grâces et les privilèges sont pour les puissants et les riches et les pauvres n’y ont de part que par leur appui. Au contraire, dans l’Église de Jésus-Christ, les grâces et les bénédictions sont pour les pauvres et les riches n’ont de privilège que par leur moyen. Ainsi cette parole de l’Évangile, que j’ai choisie pour mon texte, s’accomplit déjà dès la vie présente : les premiers sont les derniers et les derniers sont les premiers, puisque les pauvres, qui sont les derniers dans le monde, sont les premiers dans l’Église ; puisque les riches, qui s’imaginent que tout leur est dû et qui foulent aux pieds les pauvres, ne sont dans l’Église que pour les servir ; puisque les grâces du Nouveau Testament appartiennent de droit aux pauvres et que les riches ne les reçoivent que par leurs mains. »

Un peu plus loin, utilisant une comparaison empruntée à une homélie de saint Jean Chrysostome, Bossuet renforce encore son idée et la souligne. Il dit :

« Il n’appartenait qu’au Sauveur et à la politique du ciel de nous bâtir une ville qui fût véritablement la ville des pauvres. Cette ville, c’est la Sainte Église… Les riches, je ne crains point de le dire, étant de la suite du monde, étant, pour ainsi dire, marqués à son coin, n’y sont soufferts que par tolérance et c’est aux pauvres, qui portent la marque du Fils de Dieu, qu’il appartient proprement d’y être reçus ».

Prononçant ces paroles, il soulignait la prééminence que Notre-Seigneur accorde aux pauvres, Lui qui travailla, comme charpentier, dans l’atelier de saint Joseph, Lui qui choisit ses apôtres principalement parmi des pêcheurs gagnant leur pain au jour le jour, Lui dont le disciple le plus relevé comme condition sociale, saint Matthieu n’était qu’un petit employé de l’octroi.

A ces humbles qu’il avait choisi pour annoncer le Royaume de Dieu, Il prodigua les splendeurs de sa Grâce et Il leur donna l’investiture le jour où les yeux levés vers son Père, Il s’écria : « Gloire à toi, Seigneur du ciel et de la terre, parce que tu as caché ces choses aux prudents et aux sages [selon le monde] et que tu les a révélées aux petits ! »

Ainsi donc, point d’équivoque possible : qui veut mériter de connaître, dès ici-bas, le Royaume de Dieu doit être pauvre, doit, tout au moins, se rendre « pauvre en esprit ». Mais si le monde garde pour lui quelque prestige, il ne franchira point les limites de cette Terre promise où s’épanouissent les roses lumineuses de l’amour de Dieu.

Toute l’histoire, depuis la venue du Rédempteur, donne le spectacle des tentatives de l’homme baptisé pour concilier, en son âme, les attraits du monde avec les préceptes de Jésus-Christ.

De nos jours où un paganisme effectif reconquiert la société, les enseignements de l’Église apparaissent à beaucoup, qui les répètent d’une lèvre machinale, comme des formules sans application pratique, mais dont il est convenu qu’elles font partie d’une « bonne éducation ». De là, le pharisaïsme qui s’étale dans les mœurs de la Bourgeoisie dite « bien pensante ».

Être bien « pensant » c’est se forger une sorte de religion hétéroclite où le souci de se conformer au siècle entre en balance avec celui de plaire à Dieu. Or le propre du présent siècle, c’est le culte exclusif de la fortune et la recherche des moyens de l’acquérir rapidement. Le « bien-pensant » n’y contredit pas. Mais, d’autre part, il entend « garder les apparences ». De sorte que, se montrant, en fait, tout aussi dur de cœur que n’importe quel bourgeois « mal-pensant », il feint parfois l’amour des pauvres.

En réalité, il les méprise et il s’en écarte avec sollicitude. On pourrait multiplier les exemples de cette aversion devenue tout instinctive. En voici un qui me fut rapporté, il n’y a pas très longtemps, par un bon prêtre de mes amis. Celui-ci venait d’être nommé curé d’une paroisse comprenant, pour la plus grande part, des artisans et des ouvriers de fabriques. On y comptait, cependant, quelques familles de rentiers passablement cossues. Or il ne tarda pas à remarquer que, quoique pratiquantes, celles-ci s’abstenaient de fréquenter son église. Par exemple, la grand’messe du dimanche ne réunissait guère qu’une assemblée de prolétaires. Il s’étonna, il s’informa et il découvrit que ses paroissiens d’origine bourgeoise préféraient se rendre aux offices célébrés dans l’église d’un quartier assez éloigné mais où les gens huppés de la ville avaient coutume de se rencontrer. A juste titre, cette façon d’agir le choqua. Il fit des observations qui furent reçues très froidement. On ne les releva point mais on se garda d’en tenir compte. Comme il les renouvelait auprès d’une dame qui passait, dans l’endroit, pour l’arbitre des élégances, elle lui répondit textuellement ceci : — Voyons, M. le curé, vous admettrez bien que nous évitions certains voisinages et que, pour la messe, nous choisissions une église où nous sommes sûrs de ne nous trouver en contact qu’avec des personnages de notre classe !…

Inutile, je suppose de commenter cette déclaration. Elle résume tout un état d’âme. Elle fait saisir pourquoi les « bien-pensants » ne sont « soufferts que par tolérance », comme dit Bossuet, dans la Sainte Église et pourquoi ils demeurent à jamais réfractaires aux embrasements de l’amour divin…

NOTE

Il ne faut pas généraliser à l’excès. Grâce à Dieu, il existe dans toutes les classes de la société des âmes admirables qui chérissent la Sainte Pauvreté. Celles-là recherchent les humbles et trouvent leur joie à les conduire par les chemins qui montent en paradis. Je pense, en écrivant ces lignes à tels groupements d’apostolat que n’empoisonne pas la politique et où l’on respecte les pauvres. Ainsi l’association qui s’intitule : Pêcheurs d’hommes. Si l’on veut se rendre compte de l’esprit qui l’anime, qu’on lise le livre si substantiel et si évangélique de M. Jabouley : Autour des idoles (1 vol. chez Aubanel).


Un des livres les plus émouvants de M. Valdour c’est celui qu’il consacra aux Mineurs et particulièrement la seconde partie où il décrit son labeur et ses souffrances dans une mine de charbon de Saint-Étienne. Nulle déclamation d’ailleurs. C’est à force d’accumuler les petits faits significatifs, c’est en notant les propos de l’équipe dont il fit partie que M. Valdour réussit à nous donner cette impression de véracité absolue qui se dégage de son œuvre.

Je citerai une page qui fera saisir sa manière et qui me fournira en outre la conclusion que je veux donner à ce trop bref aperçu touchant la vie ouvrière :

« Mes camarades ne se font aucune idée du plaisir que le travail peut procurer par lui-même. Cela tient, bien sûr, à ce qu’ils ne connaissent que le travail dénué d’agrément, la rude tâche matérielle où le corps s’use, où l’âme s’éteint, l’effort physique sans idéal, sans espérance. Déjà, après une semaine passée dans la mine, je me sens comme prisonnier à jamais de ma nouvelle vie. Elle ne m’ouvre aucune perspective vers la possibilité du mieux. Il me semble que je suis rivé pour toujours à ma dure et obscure condition. Les sommets de la société, même ses régions moyennes, m’apparaissent comme quelque chose d’étranger, de lointain, d’inaccessible. Et quand, du fond du trou noir où je peine ou de la chambrette misérable et entourée de misère où je me repose avant de retourner au puits, je pense à ceux que j’ai quittés et au cadre heureux où j’ai vécu, cette évocation n’est plus pour moi que celle d’un vain rêve dont il ne me paraît pas que je puisse jamais plus connaître la réalité.

En remontant à la surface, mes compagnons de cage se prennent à se dire mutuellement leur âge : quarante-cinq ans… cinquante-trois ans… L’un d’eux, comme s’il sentait fuir à jamais un beau rêve, soupire : « C’est tout de même vite passé la vie… Et l’on ne sait toujours pas pourquoi l’on a vécu ! » Mais mon voisin, dissipant violemment l’aspiration très haute qu’enveloppait ce regret d’être resté dans l’ignorance de la réponse à l’énigme de sa propre existence, mon voisin s’écrie : « Pourquoi ? Mais, farceur, c’est pour gagner des millions aux autres !… Nous, il nous faut toujours peiner pour gagner tout juste de quoi manger ! Et ça n’est pas nous qui buvons le meilleur vin !… » Un silence douloureux retombe sur notre groupe… Nous devons vivre pour boire le meilleur vin ! Et cette philosophie du paradis sur terre les plonge dans le désespoir… »

Quel symbole celui qu’évoque cette apparition de pauvres êtres perdus dans les ténèbres d’une nuit désormais sans étoiles ! Ils se lamentent, ils se répètent que, jusqu’à la fin de leur existence, il leur faudra s’épuiser pour le pain quotidien sans autre diversion que, de loin en loin, une orgie brutale où ils s’efforceront d’oublier qu’ils possèdent une âme…

Prisonniers d’un souterrain dont on boucha toutes les issues vers la lumière du ciel, vous me représentez le peuple tel que l’a voulu l’esprit de la Révolution. Plus de Dieu mais, à sa place, un matérialisme opaque, des intelligences dévoyées, des mœurs corrompues, la rage et la révolte dans tous les cœurs. Vous aviez une société aux assises fermes et qui, malgré ses vices, se tenait unie sous le signe de la Croix. Vous, bourgeois qui vous réclamez des prétendus Droits de l’Homme, vous l’avez détruite et vous l’avez remplacée par une poussière d’individus sans consistance réelle et qui tourbillonnent au souffle du Démon. Et c’est ce que les sophistes aveugles qui nous mènent appellent le Progrès !…

Ceux d’entre les catholiques, pour qui la foi en Jésus-Christ se manifeste autrement que par une pratique machinale et stérile, se rendent compte que ce ne sont point les subterfuges et les intrigues de politiciens trop confiants dans la nature humaine qui retarderont l’avènement de l’Antéchrist. Ames d’oraison, ils tournent leurs regards vers les abîmes radieux où réside le Surnaturel. Une voix fatidique en émane qui leur crie : — La France a besoin de saints…

Oui, la France a besoin de Saints !… Et, comme l’a dit Léon Bloy au dernier chapitre de ce beau livre : la Femme pauvre, « il n’y a qu’une tristesse, c’est de n’être pas des Saints !… »

LECTURES PRÉFÉRÉES

Mon Dieu, donnez-moi afin que je vous donne et que j’acquitte ainsi une faible partie de ma dette envers vous.

Saint Augustin : Confessions XI.

La littérature c’est très bien et je ne m’en désintéresse pas puisque, à la requête de quelques amis, je viens de donner mon sentiment sur un certain nombre de volumes récemment publiés. Mais combien je préfère les ouvrages où il n’est parlé que de Dieu et de son action sur les âmes ! Je l’ai dit dans Jusqu’à la fin du monde : « Rien n’a d’importance hormis la Sainte Trinité. Cet axiome régit ma vie ultérieure, inspire mes jugements et mes actes. Ceux qui ne l’admettent pas ne saisiront jamais totalement la signification de mes écritures.

Il y a d’abord mes lectures quotidiennes, celles où, très loin de la gent-de-lettres et de ses vaines rumeurs, j’entretiens mon goût de l’oraison contemplative dans la solitude et le silence : Livres chéris, je vous garde sans cesse à portée de ma main : Évangiles, Épîtres de saint Paul, Imitation, Œuvres de sainte Térèse et de saint Jean de la Croix, traité d’ascétisme de Ribet. En tous, j’ai trouvé l’aliment nécessaire à ma souffrance joyeusement consentie, mes sources de prière et l’objet capital de ma méditation. Parfois, telle phrase lue au réveil se traduit en images dont la splendeur m’absorbe tout un jour. Parfois elle se développe en un enchaînement d’idées imprévues à moins qu’elle ne se concentre en de vastes symboles où rayonne ce Soleil incomparable : l’amour de Dieu. Oui, grâce à vous, livres essentiels, je m’absorbe en cette atmosphère transparente et lumineuse où réside le Seigneur Jésus : le centre même de l’âme éprise de Lui seul. Plein de miséricorde pour le voyageur fatigué, il m’y révèle les secrets de sa tendresse ineffable, il me promène parmi les floraisons du jardin merveilleux, son royaume ici-bas, qui préfigure les Jardins Éternels !…

Mais taisons-nous : ces choses ne peuvent être exprimées par les mots maladroits dont usent nos pauvres dialectes humains. Bonum est sacramentum Christi Regis abscondere…

Et maintenant, amis, je vous parlerai de trois ou quatre volumes où j’ai trouvé de quoi satisfaire notre commune prédilection pour les choses de Dieu et de son Église. Les lignes qui vont suivre ne contiendront ni des analyses développées ni de la critique proprement dite. Ce sera simplement l’écho en moi des musiques qu’éveillèrent dans quelques âmes de bonne volonté la joie de dénombrer maints serviteurs du Bon Maître et de les suivre loin de l’époque imbécile où la plupart de nos contemporains s’affairent à paver, à sabler, à fleurir la voie que fouleront bientôt l’Antéchrist et ses cortèges casqués d’or infernal.


Des Saints. — La pauvre humanité, toujours encline à s’embourber dans les marécages de la vie sensuelle, perdrait complètement l’habitude de lever les yeux vers le ciel s’il n’y avait les Saints pour lui rappeler qu’elle a autre chose à faire ici-bas que de fournir d’esprits immondes les troupeaux de porcs du pays de Gérasa.

Les Saints, par l’exemple, par la parole, par la foi lumineuse qu’ils répandent autour d’eux, suscitent les courants purificateurs qui empêchent l’Église de s’assoupir dans la routine. Ils sont les véhicules fulgurants du Paraclet. Ils sont les surhommes qui nous rapprennent sans cesse à vouloir la volonté de Dieu. Contemplatifs appliquant la loi de réversion, souffrants rivés à Jésus-Christ dans la Voie douloureuse comme au Golgotha, fondateurs d’ordres, apôtres de la pénitence, clairons infatigables du Verbe incarné, héros de la guerre sans armistices, sur ses champs de bataille de l’âme où Satan rallie ses milices, eux seuls doivent être exaltés en opposition avec ces prétendus génies dont le siècle athée se targue — les choisissant de préférence parmi ceux qui haïrent Notre Seigneur.

Depuis quelques années, parmi les catholiques, certains ont commencé à comprendre qu’il est plus efficace de chercher une direction chez les Saints que de compulser les recettes graillonneuses où se dépense l’astuce des gargotiers de la politique « bien pensante ». On a publié et l’on publie des Vies de Saints, et plusieurs y ont récupéré — pour le plus grand bien de leur âme — le sens du Surnaturel.

Tels les deux volumes où une trentaine d’écrivains réunis par M. Gabriel Mourey ont résumé la Vie et les œuvres de quelques grands Saints[17]. Trente, c’est beaucoup et l’on ne me croirait pas si j’affirmais que tous montrèrent de la transcendance à traiter le sujet qui leur était confié. Pour ne chagriner personne, n’établissons point de palmarès et contentons-nous de dire que, dans cette galerie de portraits, on en distingue une dizaine qui tranchent bellement sur l’ensemble. L’un m’a particulièrement retenu, c’est le Saint Jean de la Croix signé de M. Maurice Brillant. Celui-ci a parfaitement résumé la vie de ce premier lieutenant de sainte Térèse pour la réforme des Carmes et des Carmélites. Il a vu toute la portée de cette alliance entre une femme de génie et un théologien comblé de grâces exceptionnelles et qui était en outre un admirable poète. Il écrit :

[17] La Vie et les Œuvres de quelques grands Saints, 2 vol. Librairie de France. J’avais accepté d’y donner une étude sur sainte Térèse d’Avila, grande Reine de la Mystique, à qui je dois tant. Je n’ai pu tenir parole, le mal qui me tient m’ayant empêché de la mettre au point pour la date fixée.

« La rencontre des deux plus illustres mystiques de l’Espagne, le premier entretien de cette femme de cinquante-deux ans, riche d’expériences intérieures et qui a complètement unifié sa discipline avec le jeune moine inconnu de vingt-cinq ans, mais qui, mûr de bonne heure, a rassemblé lui-même ses idées directrices et sait où il va, le contrat moral passé entre ces deux grandes âmes, différentes à la vérité, semblables toutefois, sinon toujours par le chemin parcouru, du moins par le terme où elles aboutissent et par la même vie d’union profonde avec Dieu — cette rencontre, voilà évidemment une date des plus émouvantes dans l’histoire spirituelle de l’humanité. »

Une petite réserve : M. Brillant, au cours de cette étude d’ailleurs si substantielle, n’a peut-être pas suffisamment marqué qu’au cours de leurs luttes pour la réforme du Carmel, c’est sainte Térèse qui garde le sens le plus net de la réalité. A travers les contradictions et de cruelles persécutions, elle va son chemin, disant ce qu’il faut dire au moment voulu, se taisant à propos et laissant passer, avec sang froid, les houles de la calomnie horriblement déchaînée contre elle. Là, comme durant toute son existence, elle est à la fois intensément humaine et intensément surnaturelle. Saint Jean de la Croix, en butte à la haine des Mitigés qui l’emprisonnent et le maltraitent, se montre plus réfractaire aux circonstances. Poète infiniment sensible, pour résister à la tempête, il lui faut se raidir et son effort se sent jusque dans ses écrits de cette époque. En somme, ici comme toujours, sainte Térèse reste le Maître et saint Jean de la Croix, le disciple.

Ce dont il faut louer sans réserves M. Maurice Brillant c’est de son analyse des œuvres de saint Jean de la Croix et particulièrement de la Montée du Carmel et du Cantique spirituel. La place lui étant mesurée, il ne lui était pas facile d’évoquer en quelques paragraphes, la profusion de pensées et de sentiments tout embrasés d’amour divin que contiennent ces incomparables poèmes. Il a pourtant réussi à en condenser l’essentiel dans les lignes suivantes que j’ai plaisir à citer presque intégralement :

« Rien n’est beau dans l’histoire de la Mystique, rien n’est émouvant comme cette ascension en ligne droite, toute d’un élan, d’un élan volontaire, conscient et contrôlé qui n’en monte que plus haut et avec plus de force, sans crainte, sans déviation, sans repentir… Et que dire, pour aller plus avant, du drame intérieur, humain et divin que révèlent ces textes denses et nerveux et qui nous plaira encore par son pathétique sans déclamation, ardent et concentré, fait non de mots mais de chair et de sang et toutefois, sous la rudesse même, frémissant d’une si merveilleuse tendresse et d’un amour à quoi nul amour de la terre n’osera se mesurer. Enfin, voici le poète, voici justement, la gerbe de fleurs parant l’obscure cellule, éclairant l’ombre où combat ce dur mystique. Voici la source chantant sous les verdures, oasis inattendue parmi les âpres rochers ; c’est l’enchantement de la musique, cette musique, nous le savons, qu’aimait saint Jean de la Croix, comme l’aimait sainte Térèse, comme l’aiment tous les Carmels… C’est toute la nature asservie à un rôle divin, avec la multitude épanouie des images chatoyantes, séductrices, bariolées qui se pressent pour exprimer le grand amour dont brûle le cœur du poète, toute la beauté du monde éphémère jetée sous les pas du Dieu qui ne change point. »

Ceux qui font des œuvres de saint Jean de la Croix un des aliments quotidiens de leur âme — c’est le cas de celui qui écrit ces lignes — sauront le plus grand gré à M. Maurice Brillant, d’avoir si bien compris le grand poète du Carmel.


L’étoile d’Avila. — La vie intérieure est comme un ciel tout fleuri d’étoiles miraculeuses. Mais, parmi ces astres que suscite l’oraison, il en est dont l’âme contemplative distingue le rayonnement personnel au sein de cette voûte embrasée où elle déploie son essor.

Sainte Térèse, tu me fus l’étoile, radieuse entre toutes, dès la première minute où ton œuvre m’a été révélée. Il y a vingt-deux ans. J’avais communié, pour la première fois de ma vie, trois semaines auparavant. C’est tout au plus si j’avais appris mon catéchisme et les traités, par trop didactiques, où je m’efforçais de m’instruire davantage m’alourdissaient l’intellect sans m’éclairer. D’aventure, une dame me fit cadeau de la vie de la Sainte écrite par elle-même. Cela ne la privait d’ailleurs pas beaucoup car elle déclarait n’y comprendre goutte. Mais, parce que l’Esprit souffle où il veut, moi, chétif débutant, à l’orée de la voie étroite, j’en reçus une illumination instantanée et dont le souvenir persiste en moi comme si l’événement avait eu lieu tout à l’heure. Je revois le coin de forêt doré d’automne où j’ouvris le volume, le rocher feutré de mousse grisâtre où, tout défaillant de stupeur admirative, mes jambes ployant sous moi, je dus m’asseoir afin de poursuivre ma lecture. Je n’avais pas besoin de raisonner les phrases qui me passaient sous les yeux. Je voyais ce que me décrivait sainte Térèse. Et les images qu’elle faisait naître en mon esprit m’absorbaient si fort que c’est seulement à la nuit tombante, quand il me devint impossible de distinguer l’imprimé, que je repris conscience du monde extérieur…

Depuis cette après-midi de novembre 1906, sainte Térèse a été la grande institutrice de mon âme. Si certains de mes écrits ont ramené à Dieu quelques égarés, c’est aux lumières qu’elle m’obtint que je le dois, c’est à son intercession infiniment bienfaisante que je dois aussi être devenu un allègre pionnier de souffrance sur le chemin qui monte vers Notre-Seigneur en croix.

C’est pourquoi je suis heureux chaque fois que se publie un nouvel ouvrage où celle qui ouvrit, plus que quiconque, le royaume tout en flammes adorantes de la vie unitive aux contemplatifs est expliquée par des âmes d’oraison, — couronnée par des mains expertes. Cette joie nous fut procurée il n’y a pas très longtemps par le livre de M. l’abbé Hoornaert : Sainte Térèse écrivain, (1 vol. chez Desclée) et nous venons encore de la ressentir par celui de M. Louis Bertrand : Sainte Térèse (1 vol. chez Fayard).

Est-il besoin de rappeler que M. Bertrand est l’auteur d’un Saint Augustin où la psychologie de la conversion d’une grande âme est analysée avec lucidité ? Et quel est le catholique, doué du sens de la beauté mystique, qui n’admire cet admirable récit du temps des premières persécutions : Sanguis martyrum ? J’y sais un chapitre, les mineurs du Christ, où l’ineffable prédilection de Notre-Seigneur pour ceux qui l’attestent parmi les tourments prend une valeur d’évidence. Certes, on doit dire, sans crainte de se tromper, que M. Louis Bertrand est un des très rares écrivains qui égalent quelquefois ce maître du roman religieux à la fin du XIXe siècle et au commencement du XXe : Robert-Hugh Benson. Aussi, nous les Carmélitains, ne fûmes-nous nullement étonnés quand nous le vîmes réussir, avec tant de clairvoyance, l’exposé des états d’âme de notre mère vénérée et chérie : sainte Térèse d’Avila.

J’ai là un monceau de notes prises au cours des lectures réitérées que je fis de ce volume. Ne pouvant les développer toutes, je veux au moins en transcrire deux ou trois.

Dans son Prologue, M. Bertrand, parlant des adeptes de la science athée qui braquèrent sur sainte Térèse leurs bésicles aux verres opaques, écrit ceci :

« C’est un des spectacles les plus bouffons et les plus affligeants qui soient que de voir certaines mains grossières toucher à des âmes de saints. Après tant de mésaventures pitoyables, il devrait être désormais entendu que la sainteté n’est pas du ressort de la science. Il n’y a de science positive que de ce qui se compte ou de ce qui se mesure. Or on ne compte pas, on ne mesure pas l’âme des saints ni d’ailleurs aucune âme… Et c’est ainsi que toute la littérature pseudo-médicale qui a été écrite sur sainte Térèse — avec la prétention de ramener ses états mystiques à des cas pathologiques — est à côté de la question, sans compter qu’elle rebute par son épaisseur et sa vulgarité de pensée. Que ces médecins-là se décident à laisser sainte Térèse tranquille : c’est bien assez que leurs pareils aient failli la tuer quand elle était de ce monde…

C’est pourtant vrai qu’il a été publié force sottises soi-disant scientifiques sur sainte Térèse. Et lorsque parut le livre de M. Bertrand, certains critiques, de tradition voltairienne, ne manquèrent pas de les rappeler en prenant des airs doctement avertis. Pour moi, il y a longtemps que j’étais fixé quant à l’inanité des rêveries de Charcot et autres déséquilibrés du matérialisme touchant la voyante du Château intérieur. Méditant sur les maux dont elle fut accablée durant sa jeunesse et dont quelques-uns persistèrent toute sa vie, frappé de la précision qu’elle mit à les décrire je m’étais dit : — Plus j’y pense, plus je soupçonne que les souffrances de sainte Térèse avaient une origine paludique. Ce n’était pas sans motif que je m’ancrais dans cette conviction car le paludisme, je le connais fort bien — et pour cause. Je fis part de mes conjectures à un théologien de mes amis, des plus versés dans les études carmélitaines. Ce prêtre me déclara qu’il partageait mon opinion. Et afin de m’y confirmer, il me prêta un numéro des Annales de philosophie chrétienne portant la date de juin 1896 et contenant un article du docteur Goix où le cas de sainte Térèse est examiné selon une perspicacité et une compétence auxquelles il faut rendre les armes. Dans cette minutieuse étude, le docteur Goix démontre que les signes diagnostiques des maladies nerveuses font absolument défaut chez sainte Térèse. Il prouve ensuite que la fièvre quarte paludéenne, « endémique à Avila et dans la région » a certainement éprouvé la sainte et que ses accès suffisaient à expliquer les vicissitudes de son état sanitaire. Il conclut : « Ses crises rappellent, trait pour trait, la forme comateuse de la fièvre intermittente paludéenne, telle qu’elle s’observe encore à notre époque. Tous les détails donnés par la réformatrice du Carmel se retrouvent dans nos observations d’aujourd’hui. Sainte Térèse ne fut donc pas une hystérique. C’est une conclusion scientifique d’une portée indiscutable.

Je livre bien volontiers la référence à M. Bertrand avec le désir qu’elle lui soit utile pour un appendice à une édition subséquente de son beau livre.

Maintenant voici que, feuilletant à nouveau ces pages, je remarque la netteté et la clarté avec lesquelles M. Bertrand est parvenu à exposer l’ascension en Dieu de sainte Térèse et à désigner les points culminants de sa contemplation. Par là se décèle sa connaissance des grâces d’oraison et, en outre, les qualités solides de son art, tout en précision latine. Quel contraste avec les bafouillages troubles de tant d’autres ! Pour citer, l’on n’a que l’embarras du choix. Voici, par exemple, les lignes où il résume l’épanouissement total de la sainteté chez Térèse arrivée à la consommation du « marinage spirituel » c’est-à-dire à cette « septième demeure » dont elle-même a dit, en langage séraphique, les merveilles :

« D’abord, un entier oubli de soi-même. Devenue l’Épouse du Christ, l’âme n’a plus d’autre souci que le service de l’Époux. Travailler pour sa gloire, voilà désormais toute sa vie : « Occupe-toi de mes affaires, dit le Seigneur à sa servante, je m’occuperai des tiennes. » Et ainsi elle n’a plus d’autre désir que de pâtir pour Lui. Elle n’aspire plus aux grâces et aux consolations du début, à toutes ces douceurs que Dieu accorde à l’âme novice pour l’engager et l’entraîner dans les voies spirituelles. Elle sait maintenant que la vraie voie c’est la voie de la douleur — le chemin de la Croix. C’est pourquoi elle ne s’effraie plus de souffrir. Les persécutions mêmes lui causent une grande joie. Au milieu de ses tribulations et de ses épreuves, la certitude d’être constamment unie à Dieu lui suffit et, d’avance, elle est satisfaite de tout ce qu’il plaît à l’Époux d’ordonner pour elle. Elle ne souhaite plus de mourir mais seulement de souffrir. Maintenant elle consentirait à vivre plusieurs existences et même des existences sans fin, uniquement pour se sacrifier, pour que Dieu soit plus aimé, plus loué, mieux servi. Absorbée par le soin du service, elle n’éprouve plus ni sécheresses ni peines intérieures, Dieu étant toujours présent en elle et, en quelque sorte, sous-entendu dans ses moindres paroles et dans ses moindres actions. Si, par hasard, elle pouvait l’oublier un instant, Dieu se rappellerait aussitôt à sa conscience, en excitant dans la partie la plus tendre de son âme, un vif élan d’amour. Les extases et les ravissements lui sont devenus inutiles. Tous ces mouvements impétueux se font en elle de plus en plus rares. A présent le corps et l’âme sont capables de supporter sans fléchir les plus hautes faveurs. L’union mystique apporte à l’Épouse une sérénité à peu près inaltérable : ce qui caractérise cet état suprême, c’est le repos admirable dont l’âme jouit. »

J’ai tenu à reproduire intégralement ce tableau, dessiné et peint avec tant de précision, parce qu’on y trouve l’idéal où nous tendons, nous, les pèlerins du Carmel que Notre-Seigneur prédestina aux embrasements de Son Amour par la souffrance, nous qui avons appris de celle qui fut initiée à ses plus profonds secrets le détachement des choses périssables, nous qui répétons avec elle parce que nous le sentons comme elle : « Ce sont les vivants de la vie spirituelle qui me paraissent les vrais vivants. Tout le reste est un songe et ceux qui vivent de la vie de la terre me semblent tellement morts que le monde entier n’offre à mes yeux aucune compagnie. Tout ce que je vois par les yeux du corps me paraît un simulacre. Au contraire, ce que je vois avec les yeux de l’âme, c’est la vraie réalité, la seule que je désire — mon Jésus !… »

Pour finir, une critique ou plutôt un regret : la dernière partie du volume ne se rattache guère à ce qui précède. Brusquement, M. Bertrand passe des splendides états d’âme qu’il vient de nous décrire, selon les règles les plus exactes de la Mystique, à un bref résumé de l’action térésienne sur les contemporains et aux rapports de la sainte avec Philippe II. On attendait autre chose, par exemple un récit de la vie active de la sainte d’après ce document incomparable : le Livre des Fondations. Il y a là matière à un second volume qui complèterait le travail de M. Bertrand. On veut espérer qu’il l’écrira. Il possède tout ce qu’il faut pour que ce livre soit un chef-d’œuvre :


Un témoignage. — Qu’une tertiaire dominicaine se risque à donner un aperçu de l’ordre dont elle relève, cela semblera peut-être à quelques-uns une entreprise passablement téméraire. C’est pourtant ce que vient de tenter Mlle Renée Zeller[18]. — Le préfacier avait formulé cette crainte : « Que vont dire, demande-t-il, les gens grincheux ? Une femme décrire la vie d’un ordre religieux, viril entre tous ! Une vie que l’on n’a pas soi-même menée ! Quelle autorité et, par suite, quelle confiance ? Aussi m’a-t-il semblé que ce qu’on me demandait c’était d’inscrire, au lieu d’une préface, mon nom précédé de quelques mots qui diraient : pour copie suffisamment conforme. C’est ce que je fais mais sans limitation et sans réticence. » Un peu plus loin, il ajoute : « L’auteur a longuement fréquenté l’âme chaude et fleurie du bienheureux Henri Suzo. A sa suite, il a répandu, à travers son œuvre, une ardeur et un souffle printanier qui n’en altèrent pas le contenu. Les âmes austères qui liront ce livre n’oublieront pas que les fleurs ne font pas injure aux fruits ; que l’émotion sincère ne porte pas atteinte à la vérité. »

[18] Renée Zeller, La vie dominicaine, préface du P. Mandonnet O. P. (1 vol. chez Grasset).

Pour moi j’avais confiance. Ouvrant le volume, je me remémorais que Mlle Zeller avait prouvé précisément par les travaux qu’elle consacra au grand contemplatif Henri Suzo que son talent unissait le sentiment des réalités de l’histoire au sens des réalités mystiques. Je n’ai pas été déçu. Il y a dans ce livre : la Vie dominicaine de quoi intéresser et instruire non seulement les familiers de l’ordre mais encore tous ceux qui savent que, parmi l’océan de folies dont l’humanité docile au Diable submerge la création, maints îlots où la sagesse aime à se réfugier s’appellent : les ordres religieux.

Le volume comprend deux parties : I. Origine et organisation de l’ordre des frères-prêcheurs avec tout d’abord, une vie résumée dans ses grandes lignes, du fondateur : saint Dominique. Puis la vie également retracée en ses traits les plus essentiels du restaurateur de l’ordre en France au XIXe siècle : le Père Lacordaire. II. La formation religieuse chez les dominicains. C’est, à mon avis, la partie la plus attrayante du volume car Mlle Zeller a su y empreindre cette flamme pour la gloire et le service de Dieu dont il est visible qu’elle est pénétrée. Et il faut louer également le chapitre intitulé : l’Étudiant, elle a su y évoquer cette grande figure de saint Thomas d’Aquin dont la doctrine constitue le temple de granit où résident les dogmes immuables, dont la forte voix ne cesse de retentir à travers le monde pour imposer silence aux rumeurs batraciennes de l’incrédulité : Dedit in doctrina mugitum quod in toto mundo sonavit, a dit l’un de ses premiers disciples. Enfin l’on appréciera, pour peu qu’on ait le culte de la vie intérieure — pour peu qu’on soit de ces abeilles qui butinent, de préférence, parmi les roses de l’amour divin, le pollen ardent de la Mystique, les deux chapitres qui portent ces titres : la sainteté dominicaine et le baiser de saint Dominique et de saint François. Voici quelques lignes qui donneront une idée de l’art propre à Mlle Zeller et qui feront saisir combien elle se montre experte à faire tenir beaucoup de choses en peu de mots :

« Si, déjà, par la contemplation et l’utilisation de la vie souffrante du Sauveur, la psalmodie des heures canoniales peut, non seulement rendre à la Trinité le tribut de louange du Christ, en tête de ses frères les hommes, mais encore continuer son œuvre salvatrice des âmes, que dire des réalités du sacrifice de l’autel, centre et pivot du jour liturgique ? La seule image du Crucifié retenait saint Thomas d’Aquin à genoux, l’orbite agrandie par la vision interne des merveilles de l’Amour. Mais que se passe-t-il donc entre Jésus et son prêtre lorsque, la consécration faite, le regard divin perce le voile léger des azymes pour plonger dans celui de l’officiant, rivé, à son tour, sur cette petite chose blanche où palpite le Cœur infini ? Là, le théologien dominicain s’hypnotise, en quelque sorte, à la vision de la Trinité, perçue dans le Christ qui, descendant, entraîne avec Lui le ciel. Il se laisse pénétrer, submerger, emporter par le flot de lumière qui flue de l’Hostie et remonte incessamment à sa source, après s’être élargi en vagues toujours plus envahissantes et plus victorieuses. Identifié au sacrifice qu’il accomplit, il devient l’adoration même et la Rédemption en ce Christ dont il a pris la voix et la place et dont la vie se transfuse en lui. Il renouvelle, en vérité, le Calvaire avec la gloire qui en jaillit jusqu’aux inaccessibles hauteurs du ciel de Dieu et la miséricorde qui s’en répand sur l’humanité… Sa vie de louange est emportée dans le torrent ascendant de celle de Jésus et sa vie pénitente dans l’écoulement incessant des grâces de salut. Lorsque, selon un rit de son Ordre, le prêtre dominicain baise le bord du calice où, tout à l’heure, il va puiser à la fois la Sagesse en sa source et l’amour répandu dans le sang du Sauveur, un pacte secret s’établit entre le Dieu fait homme et l’homme divinisé par la miséricorde de Dieu : « Je suis tien jusque dans tes souffrances et dans la mort » dit le geste aimant du sacrificateur et la Victime de répondre : « Voici que je suis avec toi tous les jours et jusqu’à la fin. » Le principe de la sainteté dominicaine, reproduction totale du Christ, gît dans ce mystérieux échange. »

Belle page, tout imprégnée de féconde doctrine, toute débordante de symboles magnifiques pour les âmes éprises de Jésus et désireuses de souffrir avec Lui. Elle n’est pas unique dans le livre de Mlle Zeller. C’est pourquoi vous ferez bien d’en enrichir votre bibliothèque.


En pays de mission. — Il n’est pas aux antipodes ce pays de mission, mais au cœur même de la France. Les peuplades qui l’habitent ne se composent point de païens à qui l’Évangile ne fut jamais prêché. Non, c’est un bracelet de communes encerclant le monstrueux Paris. On y trouve des électeurs et des contribuables. Et si l’enseignement laïque en a fait des sortes de sauvages, n’oubliez pas qu’il n’y a guère plus d’un siècle, ils connaissaient encore la civilisation parce qu’ils se groupaient en paroisses dont la flamme vitale se perpétuait devant le Saint Sacrement. Depuis, la Révolution est venue qui, niant Dieu, animalisa la nature humaine. Il en résulta cette société, dévote à la Finance, esclave de la machine, qui remplaça le Crucifix par un coffre-fort et par une pile électrique et qui se considère comme une incarnation de cette entité fabuleuse : le Progrès. Elle se subdivise en bourgeois et en prolétaires qui se considèrent avec une méfiance haineuse et ne laissent passer aucune occasion de s’exploiter les uns les autres en attendant qu’ils s’entredéchirent.

C’est donc tout autour de la grand’ville chatoyante et purulente que s’agglomèrent, en grand nombre, ces salariés dont les précurseurs de l’Antéchrist ont mutilé l’âme sous prétexte de les émanciper. Parmi eux, l’on ne rencontrerait que ténèbres si, dans cette région qui porte le sobriquet significatif de ceinture rouge, l’Église, répétant la phrase toute frissonnante de pitié que prononça Notre-Seigneur : Misereor super turbam, ne rallumait, avec un zèle infatigable, l’étincelle de la foi. Ainsi se propagent des incendies d’âmes là même où l’on aurait pu croire qu’il n’y aurait plus désormais que cendres froides et scories nauséabondes.

Dans un livre admirable, en regard duquel toute la littérature profane de l’année, sans aucune exception, m’apparaît un très vain bavardage, un jésuite, le Père Lhande vient de décrire le labeur héroïque des prêtres qui ont accepté la tâche infiniment ardue d’évangéliser ces barbares inconscients. Le livre s’intitule : Le Christ dans la banlieue[19]. Point de déclamations ni d’artifices de rhétorique : des faits très simplement rapportés : l’effroyable pénurie de croyances religieuses en des milliers d’âmes, le cri d’alarme de quelques dévoués qui savent, par expérience, que « l’homme ne se nourrit pas seulement de pain », l’existence apostolique des prêtres qui se donnent tout entiers à rénover ici le règne de Jésus, frère des pauvres. Voici le presbytère d’un de ces intrépides :

[19] P. Pierre Lhande, Le Christ dans la banlieue, 1 vol. chez Plon.

« Nous montons les quatre planches d’un invraisemblable perron. Il y a là une salle de trois mètres carrés, aux murs décrépits, sans fenêtres, que la porte ouverte seule peut éclairer. Ni chaises ni bancs. Le mobilier consiste en une pendule dont l’émail est tombé, sauf sur un mince losange entre neuf et onze heures !

Elle marche ! dit l’abbé avec fierté.

— Ah ? Et comment reconnaissez-vous l’heure ?

— On a l’habitude.

Je m’approche indiscrètement d’une porte : — Je crois bien que vous logez ici, n’est-ce pas ?

— Oui, jusqu’à ce que le toit me tombe sur la tête… Ça peut arriver, paraît-il.

L’abbé a tourné le loquet. Nous voici dans un réduit dont les fenêtres sont garnies de morceaux de cartons en guise de vitres. Des piles de livres encombrent les trois-quarts de l’espace. Au milieu, un petit poêle, ronflant de toutes ses forces, essaie de chauffer, à travers les cartonnages bosselés des croisées, aussi bien la cour, l’avenue, le quartier que la salle elle-même :

— Ma chambre, dit l’abbé.

— Je regarde, stupéfait, mon interlocuteur qui ajoute d’un air détaché, en fermant la porte : — Oh ! moi, le confortable ne m’intéresse pas… »

Tel est le ton. Ni prêches, ni creuses apostrophes. Et ce livre dit le vrai avec une telle force de persuasion qu’il secoua l’inertie « bien pensante » et que, dans un grand nombre de cœurs, pesamment embourgeoisés, il réveilla l’amour de Dieu par l’amour des pauvres…

Tandis que je méditais ces pages, j’y voyais briller une lumière analogue à la trace de feu laissée dans mon âme par les heures où j’ai suivi saint Paul dans les plus misérables faubourgs de Thessalonique et de Corinthe. Ensuite, un souvenir me revint tellement vivace et si chargé de sens spirituel qu’il faut que je vous le rapporte.

C’était dans une assez grande ville du sud-est, tout enfumée et toute retentissante de tintamarres métallurgiques. J’y étais venu voir un de mes amis, médecin fort occupé du fait que divers administrateurs d’usines l’avaient choisi pour donner ses soins à ceux de leurs ouvriers qui se laissaient agripper par les crocs d’un laminoir ou rissoler par le retour de flamme d’un haut-fourneau. Précisément, le jour de ma visite, des coups de téléphone fébriles ne cessaient de réclamer le docteur aux quatre coins de la fournaise industrielle pour des pansements dont l’urgence s’imposait.

— Vous voyez, me dit-il, je n’ai pas une minute à moi !… Comme, de votre côté, vous n’avez que cette journée à me donner, je ne vois qu’un moyen pour que nous puissions causer un peu : je vous prends dans mon auto ; vous m’accompagnez à travers les quartiers où gîtent mes éclopés. Chemin faisant, nous avons le temps d’échanger quelques propos et lorsque je serai obligé de vous quitter un quart d’heure ou davantage, vous connaissant, je suis sûr qu’en remède à l’attente, vous découvrirez de quoi ne pas vous ennuyer.

— Cela va très bien ainsi, répondis-je.

Nous avions suivi ce programme. Déjà, deux ou trois fois, il avait interrompu notre conversation pour s’engouffrer dans les couloirs obscurs et puants de maisons sordides. Et, que ce fût dans une rue ou dans une autre, descendu de l’auto et faisant les cent pas à l’entour, je constatais le délabrement et la saleté des taudis où la prétendue civilisation du XXe siècle entasse ses prolétaires.

— Quand on pense, me dis-je, qu’il n’y a pas de semaine où des journaux et des revues ne dénoncent, en des tirades redondantes, ces ignominies, point de parades électorales où les charlatans, qui exploitent cette force aveugle : le suffrage universel, ne promettent pour le lendemain de leur avènement, la suppression de ces infâmes baraques. Tout pour le bien-être du peuple ! s’écrient, la main sur le cœur, ces philanthropes. Résultat : néant. — Nous vivons à une époque de verbalisme où, quand on a prononcé un discours à résonnance généreuse, imprimé une tartine humanitaire, on s’imagine volontiers qu’on a rempli son devoir et que tout est sauvé. C’est ce que les primaires, de cervelle ratatinée, à qui nous avons la naïveté de confier le pouvoir législatif nomment le Progrès. Cependant, des familles nombreuses, ouvriers, ouvrières, apprentis, vétérans de la machine, sont condamnés à pourrir, empilés les uns sur les autres par une société au maintien de laquelle ils sont pourtant indispensables mais que le culte exclusif de la déesse Pécune a rendu aussi féroce que stupidement égoïste. Quand le démon du communisme entrera en scène et changera tout à fait en bêtes carnassières ces malheureux saturés de sentences matérialistes, quand les égorgements et les incendies se propageront par toute la terre — ce qui sera le prodrome du règne de l’Antéchrist — les Bourgeois hurleront : Mea Culpa ! Mais Dieu se fera sourd. Car la Bourgeoisie a tout mérité…

Ainsi j’assemblais des pensées de colère et de désastre. Mais alors la grâce de Dieu me fit apercevoir l’autre face de la question, celle qui n’est jamais longtemps sans revenir à l’esprit de ceux que l’habitude de vivre avec Jésus souffrant doue d’un regard lucide pour dénombrer les égarements de l’aveugle humanité. Et comme, pour peu que nous soyons détachés de ce bas-monde et des illusions qu’il engendre, le Surnaturel ne cesse de nous investir, comme les signes nous en deviennent aisément perceptibles, je reçus, à ce moment même une image qui me montra l’état d’âme réel des infortunés, bourgeois, patriciens ou prolétaires, que nulle clarté d’En-Haut n’attire plus vers l’étable de Bethléem.

L’auto stationnait juste en face d’un de ces très humbles sanctuaires que l’on rencontre çà et là dans les quartiers pauvres et que le vocabulaire ecclésiastique désigne, je crois, sous ce nom : « chapelles de secours ». Façade de briques noircies, deux fenêtres en ogives aux carreaux verdâtres, une porte exiguë, badigeonnée d’ocre terne, l’édifice malingre longeait le trottoir à l’alignement des autres maisons et, seule, une croix à peine en relief sur l’un des vantaux avertissait que ce n’était pas ici un hangar quelconque.

J’y entrai d’autant plus volontiers que j’ai du penchant pour les églises dépourvues de faste. Toutefois, qu’on n’aille pas se figurer qu’infecté de maussaderie huguenote, je réprouve les basiliques et les cathédrales où le grand art et la richesse se dépensent avec profusion au service de Notre-Seigneur. Si les métaux précieux sont bons à quelque chose c’est à être forgés en tabernacles où repose la Sainte-Hostie. Si des musiques graves et profondes comme l’Océan, des peintures pareilles à des rêves de paradis, des étoffes qui évoquent des aubes de printemps sur des jardins en fleurs sont quelques parts à leur place c’est dans les nefs où la piété catholique réunit ses fidèles pour célébrer la gloire de cette beauté absolue : la Sainte Trinité. Mais voici un fait : c’est toujours dans quelque chapelle perdue au fond d’un quartier de misère, et elle-même fort dénuée d’ornements pompeux, que j’ai le mieux senti la présence de Notre-Seigneur. Lui qui voulut être le Pauvre par excellence, il se plaît parmi les pauvres. Et c’est sans doute parce que je ne possède nul bien au monde que sa tendresse me pénètre d’une façon si admirable dans les sanctuaires indigents où j’aime à me blottir contre son Cœur.

Tel était celui où je venais d’entrer. A cause du temps couvert et aussi parce que les fenêtres parcimonieuses n’y laissaient s’insinuer que fort peu de jour, il y faisait obscur. Ce fut presque à tâtons que je gagnai l’un des bancs alignés devant l’autel. Quand je me fus agenouillé, le recueillement me prit tout de suite. A travers cette pénombre où scintillait, solitaire, la petite lampe qui veille devant le Saint-Sacrement, mon âme se reposait suavement aux pieds du Bon Maître et le contemplait, épanouie en une de ces oraisons de quiétude où l’adoration ne cherche pas de mots pour s’exprimer « parce qu’elle a choisi la meilleure part ».

Personne autre que Lui et moi dans la chapelle. Une atmosphère de paix et de silence y régnait si souveraine que même les bruits de la ville, au-dehors, semblaient avoir reculé vers les lointains pour se fondre en un murmure indécis. Je crois que je serais demeuré là toute la journée sans m’apercevoir de la fuite des heures. Quand je repris quelque peu conscience des choses extérieures, je découvris que je n’étais plus seul : une femme, entrée pendant que je m’absorbais en Jésus, se tenait assise, à trois ou quatre pas sur ma droite, dans la même rangée de bancs que moi.

Au premier aspect, elle ne présentait rien de particulier. Je la vis comme une ménagère d’une quarantaine d’années, portant un fichu de laine grisâtre sur la tête, vêtue d’un caraco et d’une jupe propres mais ternes et fort usagés, chaussée de galoches informes. Il était probable qu’elle avait l’habitude de rendre ainsi visite à la Présence Eucharistique afin d’y puiser secours contre les soucis et les chagrins d’une existence précaire.

Je ne lui donnai tout d’abord qu’un coup d’œil indifférent et j’allais renouer le fil de mon oraison quand, soudain et sans que je saisisse d’abord pourquoi, je fus obligé de la considérer d’une façon beaucoup plus attentive.

J’essaierai d’expliquer, pour ceux qui reçurent le sens de la Mystique, ce que me représenta en Jésus cette créature inattendue.

Ce fut son regard qui me capta. Il était effrayant car les prunelles, dilatées à la limite du possible, fixaient le tabernacle avec une expression rigide où il n’y avait ni amour, ni confiance, ni même un rudiment d’espoir mais l’expérience très amère d’un passé privé de Dieu, la pesanteur ténébreuse d’un présent que Dieu n’éclairait pas, la désolation indescriptible d’un avenir où le soleil de la foi en Dieu ne se lèverait jamais plus. Et il y avait aussi — dans ce regard — comme le désir suppliant d’un miracle qui, sans qu’elle eût recours aux prières oubliées, rendrait à cette âme le sentiment de son immortalité.

J’eus alors l’intuition que cette femme, prostrée devant le Saint-Sacrement et ne trouvant rien à lui dire, n’était que le reflet perçu « comme dans un miroir » — selon le mot de l’Apôtre — d’une réalité formidable. Dans l’ordre surnaturel, qui est l’ordre suprême, elle figurait la société d’aujourd’hui, écartée de Dieu par les artifices des Sept Démons qu’elle adore, enceinte de l’Antéchrist et proche de son terme, éprouvant encore, par une sorte d’instinct, la nostalgie de Jésus mais incapable désormais de l’appeler à son aide.

Bouleversé de pitié, je sentis qu’à cette foule qui tâtonne dans une nuit sans étoiles, il était coupable de décocher des malédictions et des anathèmes. Il fallait, à l’exemple des prêtres admirables qui, sans dégoût pour les purulences dont elle ruisselle, lui impriment au front le baiser de paix, l’aimer comme le plus souffrant des membres de Notre-Seigneur et convoiter de souffrir pour elle…

La femme avait disparu. De nouveau, je priais tout seul dans la chapelle si pauvre et si bénie d’être pauvre. Mais une joie angélique me dilatait le cœur car je croyais entendre mon Maître dire tout bas : Misereor super turbam. Elle rayonnait en moi la douce phrase pathétique auréolée d’arc-en-ciel ! Je répétais après Lui : — Misereor super turbam !… Et, une fois de plus, parce que je l’avais demandé, je suivis, avec Lui, la Voie douloureuse.

NOTES TESTAMENTAIRES

Marivaux : Nous qui sommes bornés en tout, pourquoi le sommes-nous si peu lorsqu’il s’agit de souffrir ?

Lapillus : Parce que la souffrance rédemptrice est la loi du monde et nous fait mériter la Béatitude éternelle.

APOLOGIE SUCCINCTE

Et d’abord, pourquoi ce titre : Notes testamentaires ? Simplement parce qu’il est fort probable que je n’ai plus longtemps à vivre et surtout parce que les progrès du mal qui me tient m’empêcheront sans doute bientôt de manier la plume. J’ai prévu la chose au chapitre Argument (page 73) et j’y renvoie les esprits bénévoles qui eurent la patience de m’accompagner jusqu’à l’étape finale où nous voici parvenus.

Le présent livre sera donc le dernier que je publierai. Avant d’en formuler la conclusion qui se vouera toute, comme il sied, à Notre-Seigneur, je voudrais récapituler mes rapports avec les hommes du siècle — particulièrement avec la gent-de-lettres — et montrer — si possible — qu’il était non seulement logique mais encore nécessaire que mon œuvre suscitât des contradictions acrimonieuses et qu’elle me valût, en revanche, des amitiés à toute épreuve. Au surplus, je ne m’étendrai pas outre mesure à ce sujet. Il suffira que j’indique brièvement et nettement quelques faits significatifs et que j’en fasse ressortir les conséquences en me plaçant au point de vue de la vie intérieure — le seul qui nous intéresse, mes lecteurs habituels et moi-même.


Au cours d’un article étendu et, en somme, assez perspicace qu’il voulut bien me consacrer dans le Mercure de France de juillet 1922, M. Tancrède de Visan a écrit ceci : « Retté a soulevé des haines violentes dans la littérature. J’aurais eu peine, moi-même, à les imaginer si je n’avais reçu les confidences de plusieurs de ses contemporains. »

Lisant ces lignes, les personnes qui ne connaissent pas les mœurs et coutumes de la gent-de-lettres se demanderont quel crime j’ai bien pu commettre pour m’attirer à ce point la malveillance et les rancunes des écrivains qui manifestèrent, à mon propos, un courroux exceptionnel.

Mon crime, le voici : ayant toujours eu le goût de l’indépendance et l’amour de la solitude, je ne suis le captif d’aucune coterie. Plutôt que de barboter, en palmipède docile, dans les auges qui jalonnent cette basse-cour passablement mal-tenue : la littérature d’aujourd’hui, j’ai cherché ma provende intellectuelle dans des halliers bourrus où mûrissent des fruits dont la saveur âpre ne peut que déplaire aux scribes domestiqués[20]. Quand j’ai porté des jugements sur les livres qui se publient au jour le jour, je l’ai fait sans tenir compte des modes et des engouements qu’affichaient maintes « petites chapelles » qui prétendaient réunir une élite. C’est ainsi qu’à la grande indignation des symbolistes, j’ai signalé dans la prose et les vers de feu Stéphane Mallarmé un cas de détraquement plus ou moins esthétique dont tout cerveau bien constitué devait éviter la contagion. Enfin, et surtout, les intrigues, coalitions, dissensions, polémiques, papotages, menées envieuses, réputations soufflées comme des baudruches, ragots de concierges, où le clan des porte-plume dépense les trois-quarts de son activité, m’ayant toujours paru du plus haut comique, je les plaisantai, sans fiel, chaque fois que l’occasion s’en présenta.

[20] Ceux qui suivent mes écrits reconnaîtront ici une allusion à la préface de La Basse-Cour d’Apollon.

En voilà suffisamment pour faire comprendre les sentiments peu fraternels que professent à mon égard tant de « chers maîtres » dont j’ai refusé de prendre au sérieux le pontificat. Mais il y a autre chose que ces petites rumeurs d’une catégorie d’humanité follement éprise d’elle-même.


Dans les Lettres à un Indifférent, j’ai raconté comment je dois, en grande partie, ma formation religieuse au Père Burosse, chapelain de l’hospitalité de Lourdes, qui fut mon directeur d’âme pendant plus d’une année. Non seulement il m’apprit à observer les disciplines générales de l’Église, mais encore il développa, selon une méthode de strict ascétisme, la vocation contemplative qu’il avait discernée en moi.

Me portant une vive affection — que certes je lui rendais bien — et m’ayant étudié de fort près, il voyait si clair dans mon âme qu’il fut bientôt à même de m’indiquer la demeure que le Père éternel m’assignait dans sa Maison et l’avenir qui m’y attendait. Je me rappelle, d’une façon très nette, la circonstance où il me donna cet enseignement et la prédiction qu’il me fit à la suite.

Depuis quelques mois, je m’étais beaucoup dépensé pour le bien d’une œuvre dont on m’avait demandé, instamment, de m’occuper. En guise de récompense, j’eus à subir les mauvais procédés de ceux-là mêmes qui m’y avaient introduit. Plus encore, ils se concertèrent pour me dénigrer auprès de mon confesseur. Je me hâte d’ajouter que le Père Burosse, perçant à jour leur déloyauté, les rabroua, non sans quelque rudesse et les réduisit au silence en les mettant au défi de prouver leurs insinuations contre moi.

Cet incident où, sans avoir rien fait pour provoquer les manœuvres de mes adversaires, je m’étais vu en butte à une éruption de la malice qui élit domicile dans l’âme de certains dévots, m’avait fort contristé. Le Père Burosse s’en aperçut et c’est alors qu’il porta sur moi le pronostic où se résumait mon destin. Il me dit : — Au fond, je ne suis pas fâché que ces personnages obliques vous aient meurtri. Vous avez besoin de vous aguerrir car vous êtes prédestiné à la souffrance comme tous ceux que Dieu mène par les voies de la Mystique. A cet effet, il vous octroie le sentiment habituel de sa présence et l’intuition que l’univers extérieur tels que le perçoivent la plupart des hommes n’est qu’une représentation imparfaite de cet univers intérieur où les âmes que pénétra la Grâce illuminante reconnaissent le royaume du Christ.

Ce sont là d’énormes et redoutables privilèges. Pour qu’ils ne vous induisent point en tentation d’orgueil, Dieu permet que la Passion de son Fils soit le pain quotidien de votre oraison et que vous en ressentiez les angoisses dans votre chair et dans votre esprit — mais avec la certitude immuable que, si fervente que soit votre soif de sacrifice, jamais vous n’égalerez le Divin Modèle qui nous est offert en exemple. En outre, comme votre chère sainte Térèse vous en avertit, vous aurez à souffrir du fait qu’il y aura un désaccord continuel entre vos façons de voir et d’agir et celles d’un grand nombre. Si droites que soient vos intentions, ce grand nombre ne les comprendra pas. Vous gênerez, vous déplairez et on vous le fera sentir de telle sorte qu’il y aura des heures où il vous semblera que vous êtes un écorché vif qu’on obligerait de se frayer un chemin à travers un fourré de ronces. C’est alors que vous saisirez la signification intégrale de la parole de Jésus et que vous aurez lieu de vous l’appliquer sans réserve : « Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui est à lui. Mais parce que vous n’êtes pas du monde, à cause de cela, le monde vous hait ! Le serviteur n’est pas plus grand que le Maître. Et puisqu’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi. »

Telle s’annonce votre vie parmi les médiocres chrétiens qui pullulent aujourd’hui dans l’Église. A en juger les péripéties d’après les piètres maximes de la sagesse humaine, elle sera donc fort peu enviable. Mais si on la considère du point de vue où se placent « ces fous à cause de Jésus-Christ » parmi lesquels saint Paul nous invite à nous ranger, elle sera pareille à un jardin de roses terriblement épineuses mais suavement odorantes et merveilleusement nuancées, Allez, mon enfant, beaucoup vous détesteront parce que vous refuserez de « servir deux Maîtres ». Mais d’autres, que Jésus choisit pour le suivre dans la voie douloureuse, vous aimeront, vous accompagneront jusqu’au pied de la Croix rédemptrice et, afin de s’en imprégner l’âme, recueilleront comme vous, le sang lumineux qui ruisselle du Sacré Cœur.

Et ceci compensera cela !


La prédiction de mon bon Père Burosse s’est réalisée de point en point. Parmi les catholiques j’ai rencontré force médiocres dont la foi routinière dégage une odeur d’encens frelaté. Ceux-là ne cherchent pas du tout à faire éclore en eux ces belles fleurs d’amour dont la graine se récolte chez les Apôtres et chez les Saints. Ceux-là se confinent dans les grisailles « bien-pensantes ». Promulguant cet axiome : « Il ne faut rien exagérer », ils tiennent surtout pour essentielle la maxime chère à tous les transfuges : « Dieu n’en demande pas tant… »

Nous qui avons la naïveté de croire que Dieu demande tout, il est inéluctable que nous soyons mal vus dans les salons où champignonnent ces âmes incurablement bourgeoises parce que l’esprit surnaturel les offusque comme un manque de tact. Leur religion, c’est un article du code des élégances. Notre religion, c’est un brasier que ravivent sans cesse les grands souffles de la Grâce. D’eux à nous, si peu de pensées communes !…

Aussi, nous leur sommes importuns. Et, pour ma part, comme je ne leur ai pas dissimulé que leur pénurie de zèle au service de Jésus me semblait abominable, ils ne me pardonnent point ma franchise. Des scribes à leur solde insinuent volontiers que je suis un vagabond insociable dont les personnes de quelque éducation doivent éviter le contact.

Or voyez combien leur opinion sur mon compte est justifiée : je n’ai jamais marqué la moindre intention d’amender nos rapports. Bien plus, je remercie tous les jours Notre-Seigneur d’avoir creusé un gouffre entre ces gens si pondérés et le pauvre Moi, son esclave très infime…


Où j’ai constaté le plus de divergence entre mes façons de voir et celles d’autres catholiques, c’est chez ceux qui s’intitulent libéraux ou démocrates. Entre nous je crains que toute entente sur des points capitaux soit impossible. En effet, depuis des années et désormais de plus en plus, je m’efforce d’appliquer le précepte de saint Paul : Nolite conformari huic saeculo. Eux soutiennent : — Il faut être de son temps. Et, dans leur bouche, cette formule signifie que, pour se faire tolérer par ses adversaires innombrables, l’Église doit adapter son Credo à l’esprit de la Révolution[21]. Sophisme effarant mais qu’ils ne cessent de reproduire en l’affublant de souquenilles plus ou moins disparates !

[21] Voici l’antinomie : la Religion catholique promulgue la souveraineté du Créateur ; l’esprit de la Révolution proclame la souveraineté de la créature.

En vain, on leur démontre, par l’histoire, l’expérience et le raisonnement, que l’alliance dont ils rêvent serait stérile ou n’engendrerait que de hideux avortons. En vain on leur prouve que les héritiers de la Révolution, athées irréductibles, haïssent nécessairement l’Épouse de Jésus-Christ et ne peuvent que mépriser les chimériques qui sollicitent leur bon vouloir. Ils se bouchent les oreilles et, si l’on insiste, manifestent le plus hargneux des courroux. Quiconque tente de les éclairer en reçoit les éclaboussures. Il n’est donc pas surprenant que, comme tant d’autres, j’aie subi leur disgrâce.

Il y a, du reste, entre nous, un surcroît de mésentente du fait qu’ils s’imaginent que, les critiquant, j’ai le désir d’affirmer des opinions monarchiques. Or, je ne m’en cache pas, la conviction s’est faite peu à peu en moi que le régime le moins mauvais, parmi ceux que les hommes inventèrent depuis que des civilisations se sont formées qui voulaient vivre, c’est le gouvernement héréditaire d’un seul. Homère le disait jadis et d’autres l’ont répété après lui qui n’étaient pas des intelligences débiles. Les exemples de corruption, de discorde, de gaspillage et de versatilité désastreuse que nous donnent les démocraties parlementaires ne peuvent qu’affermir tout esprit réfléchi dans cette opinion. Mais il ne s’ensuit pas que la Monarchie soit en toute occurrence une panacée sociale d’où résulte forcément l’âge d’or. En France, notamment, pour produire quelque bien, il serait indispensable qu’elle méritât intégralement ce titre de Fille aînée de l’Église qui fit jadis sa gloire et sa force. Un roi athée, se disant très chrétien par calcul, mais imbu de positivisme machiavélique, ne ferait qu’attirer sur nous la colère divine. Quelles que soient les tares de la démocratie, si celle-ci se prouvait sincèrement, foncièrement chrétienne, je la préférerais, sans hésiter, à une monarchie où l’Église ne serait considérée que comme un instrument de règne.

Au surplus, la question ne se pose pas actuellement. Rien n’est moins probable qu’une restauration. Et j’ajoute que l’attitude vis-à-vis de Rome de certains qui la préconisent d’une plume empirique ne donne pas envie de la souhaiter immédiate.

Donc, partisan de la royauté en théorie — et, si l’on veut, d’une façon platonique — en fait, je suis de ceux qui placent avant tout et au-dessus de tout le règne de Notre-Seigneur Jésus-Christ et qui ont dévoué toute leur existence à l’établir dans les âmes.[22]

[22] Ce qui manque à beaucoup de catholiques c’est l’esprit surnaturel. S’ils le possédaient, ils verraient combien l’Église est au-dessus de tous les partis. Et ils saisiraient ce qu’il y a de divine ironie dans la phrase de Notre-Seigneur : « Rendez à César ce qui est à César. »

Nous ne sommes ni des catholiques libéraux, ni des démocrates-catholiques, ni des catholiques d’Action française. Nous sommes des catholiques tout court ayant pour devise : Dieu d’abord.

Nous voyons l’univers courir à des catastrophes indicibles parce qu’il s’enfonce, chaque jour davantage, dans ce matérialisme pourri d’amour de l’or et de frénésie luxurieuse où l’engluent les Précurseurs de l’Antéchrist. Nous voyons nombre de baptisés se détourner du Crucifix rédempteur à cause des mirages que ces missionnaires de Satan font défiler sous leurs yeux. Il semble que l’heure sonne où se réalise la prédiction si nette qu’on lit dans l’Épître à Thimothée : « Un temps viendra où les hommes ne pourront plus souffrir la saine doctrine. Au contraire, ayant une extrême démangeaison d’entendre ce qui les flatte, ils auront recours à une foule de docteurs habiles à satisfaire leurs penchants. Fermant l’oreille à la vérité unique, ils l’ouvriront à des fables. »

En ce péril extrême, persuadés qu’il n’y a de salut possible que par Jésus, nous nous écartons de quiconque prétend trouver un remède aux maux de l’Église parmi les drogues que distillent, dans des laboratoires obscurcis de vapeurs malsaines, les illusionnés de la politique. Soucieux de maintenir intacte la Tunique sans coutures, nous nous conformons strictement à la doctrine que promulguent les Vicaires du Sauveur parce qu’elle seule entretient la flamme du surnaturel dans les âmes en butte aux attaques véhémentes ou sournoises du rationalisme. Nous sommes avec Pie X qui a dit : Il faut tout construire dans le Christ. Nous sommes avec Pie XI qui a dit : Celui que nous proclamons notre Roi universel, c’est le Christ. Déclarations émouvantes ! Elles font tressaillir d’amour de Dieu les âmes habituées à l’oraison car elles leur attestent que le cœur de Jésus bat toujours dans son corps mystique : l’assemblée des fidèles et que le Paraclet ne cesse d’inspirer les Chefs de l’Église pour tous les actes de leur magistère infaillible.

Toutefois, se soumettre au Pape, non seulement par discipline mais encore par un vif sentiment de sa haute clairvoyance en ce qui regarde le bien des peuples, en outre, s’appliquer, par fidélité au Christ, à ne pas être de son temps, cela vous attire l’hostilité de ceux d’entre les catholiques qui errent par excès de confiance dans la raison humaine ou qui s’éprennent de cette décevante idole : le fétiche-Progrès.

Comme je l’ai dit plus haut, j’ai connu cette tribulation. En voici un épisode choisi parmi les plus anodins. Je venais de publier Jusqu’à la fin du monde, livre où, d’aventure, j’eus à rappeler quelques idées fausses dont M. Marc Sangnier fait ses délices. Inutile, je pense, de spécifier que je m’étais exprimé avec calme et que les lignes consacrées au rêveur inconsistant du défunt Sillon présentaient surtout un intérêt documentaire. Il n’en fallut pas plus pour faire entrer en éruption un démocrate impulsif dont, par charité, je tais le nom. Il m’écrivit une lettre furibonde où, entre autres aménités, je lus ceci : « Sangnier, vous voudriez bien le tuer, n’est-ce pas ? » (Absolument sic).

Désire-t-on un commentaire de cette phrase étonnante ?

Le voici : « Le nombre des sots est infini ». Ce n’est pas moi qui dis cela, c’est la Sainte Écriture. Or, quand je reçois — ce qui arrive encore assez souvent — des épîtres ou des articles de ce ton, je suis contraint d’avouer qu’il existe une variété de sottise spécialement catholique…

En d’autres circonstances, j’ai reçu beaucoup d’injures, parfois des ennemis de Jésus, parfois aussi de gens qui affichaient un grand zèle pour l’Église. On a répandu sur mon compte des légendes ineptes — voire quelques calomnies. Poussières qu’emporte le vent qui passe !…

Je n’ai qu’un fait à opposer à ces vilenies couvées, en général, par de très pauvres cervelles qu’il faut prendre en pitié : je mène, au grand jour et par dilection, une vie à peu près cénobitique et qui n’a rien à redouter des enquêtes les plus ombrageuses. Et n’importe qui est à même de le constater.

Quant aux gens-de-lettres d’aujourd’hui, je n’attends de la plupart aucune équité. Mes lecteurs savent maintenant pourquoi. Mais je dois ajouter ceci : pour les écrivains en général, la littérature constitue le tout de l’existence. Pour moi, elle est une bague au doigt et rien de plus. L’objet capital de mes pensées et de mes affections réside ailleurs. Les choses étant de la sorte, on comprendra sans peine qu’il y ait peu de corrélation entre eux et mon humble personne.

Peut-être quelques-uns me rendront-ils justice après ma mort. C’est possible et même assez vraisemblable. Mais je dois mentionner, en toute franchise, que cette éventualité ne me préoccupe guère. Mon Juge ne siège pas ici-bas. Il domine les contingences humaines. Et la sentence qu’il prononcera sur mon œuvre sera souverainement adorable — soit qu’elle la condamne, soit qu’elle l’absolve…


Pour clore cette apologie testamentaire, qu’il me soit permis de dire quelques mots des « compensations » que mon Père Burosse m’avait prédites et que j’ai reçues.

Si je conformais mon existence à cette prétendue « bonne loi naturelle » dont se réclame l’athéisme, je serais un personnage des plus moroses. En effet, je suis vieux, continuellement souffrant et aussi pauvre qu’on peut l’être.

Eh bien, je suis gai.

Sainte Térèse, ma mère spirituelle, qui fut et qui reste le grand poète de l’allégresse en Dieu, écrivait, un jour, d’Avila au Père Gratien, son confesseur et son disciple, pour lors en proie à maints ecclésiastiques tout revêches sous une carapace d’austérité glacée : « Ne me parlez pas de ces dévots qui prennent un air renfrogné et qui n’osent ni parler ni rire ni respirer de peur que leur dévotion ne s’évapore !… »

— Comme elle avait raison ma chère Sainte et que je suis heureux d’avoir appris à son école cette gaieté qui s’ensoleille au regard du Sauveur et qui, comme un oiseau des printemps du Paradis, déploie ses ailes dans une chaude atmosphère d’oraison, bien au-dessus des brumes cadavéreuses où se noient les fêtes lugubres des gens du siècle !

Je suis gai, non par affectation de stoïcisme mais parce que la foi qui me fut naguère octroyée, par faveur infiniment gratuite, me vaut ce sentiment habituel de la présence de Dieu qui transfigure la vie intérieure — qui rend l’âme pareille à une cathédrale tout illuminée d’une profusion de cierges, toute harmonieuse d’alleluias infatigables.

Merveille de la Grâce qui vivifie toutes les heures de la journée ! Je pensais à quelque arrangement ménager ou je soumettais à la pierre de touche de l’analyse un texte littéraire que je venais de lire et dont la forme m’avait retenu ou je retournais de cent façons dans ma tête les phrases d’un chapitre en train.

Tout à coup, la présence adorable se fait sentir en moi et m’envahit l’âme avec une impérieuse douceur. — Oh ! dis-je, le Maître est là !… Et je laisse tout et j’oublie le monde entier pour le contempler tandis que mes puissances se dilatent dans son amour et s’épanouissent comme de jeunes floraisons sous un grand ciel d’été sans nuages…

Ou bien encore, je dormais d’un sommeil paisible et voici que la divine Présence se manifeste en mon repos — jet de feu fulgurant parmi les ombres de la nuit. Aussitôt, elle m’absorbe jusqu’au matin en une oraison sans paroles où mon âme se déverse en Jésus comme un fleuve dans l’Océan. O bienheureuse insomnie !…

Ou enfin, je marchais dans la rue, l’esprit à quelque visite de politesse, d’utilité ou d’agrément. Peut-être aussi flânais-je inoccupé, requis seulement par les devantures des boutiques, l’œil amusé par les silhouettes des passants. Or voici que, par cas fortuit, je côtoie la façade d’une église dont le portail est entr’ouvert. Alors, il me semble encadre la voix du Bien-Aimé me chuchoter : — Ta visite, elle est pour moi, viens être seul avec moi…

Et j’entre ; et je vais m’agenouiller devant le Saint Sacrement et je goûte une paix si souveraine à ce tête à tête avec Jésus caché sous de très humbles apparences que je perds jusqu’au moindre souvenir du motif qui m’avait fait sortir de chez moi…

Plus j’avançais dans la voie étroite, plus la Présence divine se révélait à moi sous son aspect de perfection absolue. Alors, je me vis très difforme et je compris que pour la mériter toujours davantage, il me fallait, sans restrictions et dans la mesure entière de mes forces, réprimer en moi tout ce qui, par pensées, paroles et actions, entraverait l’élan de mon âme vers cette infinie Beauté dont l’image l’emplissait de lumière. Chaque fois que j’avais mis de la persévérance à briser les chaînes qui me rivaient à l’habitude du péché, je me sentais indiciblement fortifié. Ah ! c’est que je saisissais, avec une lucidité nouvelle, la portée de la promesse que nous fait le Bon Maître quand il nous dit : La Vérité vous rendra libres. Elle se développait en moi de la sorte : — C’est Lui qui est la Vérité, c’est Lui le modèle incomparable de toutes les perfections ! Si donc je m’efforce de l’imiter, il me retirera de l’esclavage des sens, il me rendra libre — en Lui. Et il m’infusera cette plénitude de la joie que saint Jean l’entendit annoncer aux disciples le soir de la Cène.

Je me mis à la besogne. Assuré que moins j’accorderais à la nature plus j’obtiendrais de la Grâce je m’adonnai, d’un cœur allègre, à l’ascétisme. J’eus, au début, de grandes défaillances car je ne suis qu’une pauvre balayure d’orgueil et de sensualité. Mais, sans me décourager, je me châtiai par de rudes pénitences. Et comme je suis resté l’homme de bonne volonté en marche sous le regard de Jésus, au déclin de mes jours terrestres, Il m’apprend à considérer comme des bénédictions ces épreuves que le monde a en horreur : infirmités de l’âge, souffrances corporelles ; pénurie d’argent.

Oui, je ne saurais trop le répéter, par un effet de sa miséricorde envers le voyageur éclopé, j’aime cette vieillesse, cette maladie, cette pauvreté qui m’attachent si étroitement à sa Passion. Et voilà une des principales raisons pourquoi je suis gai.


Une autre raison qui n’est pas moins probante.

On m’a quelquefois demandé : — Pourquoi, depuis 1906, tous vos livres ne parlent-ils que de Dieu, de la Vierge Marie, des serviteurs de Dieu ou des choses de Dieu ?

La réponse est facile : — Parce que, sans l’ombre d’un parti-pris de ma part, il s’est trouvé que seuls désormais m’intéressaient Dieu, sa Mère immaculée, les Saints et le travail pour le service de Jésus et de son Église. Je n’en tire aucune vanité — car je sais le peu que je vaux — et je ne m’autorise pas de ce fait pour regarder avec hauteur ceux de mes confrères pratiquants que la Grâce conduit par d’autres sentiers. Récapitulant les années depuis la publication de Du Diable à Dieu, je constate simplement qu’il m’était impossible de traiter d’autres sujets.

Il ne me paraît pas téméraire d’admettre qu’il y avait là un dessein providentiel sur mon insignifiante personne puisque mes livres ont touché des âmes appartenant aux catégories les plus diverses.

Des égarés dans la lande fuligineuse où la Malice éternelle embusque ses légions.

Des opiniâtres qui s’étaient rendu sourds volontairement pour ne plus même entendre l’écho de ta voix, ô Seigneur Jésus.

Des ignorants à qui personne n’avait jamais dit : Si tu savais le don de Dieu !

Des inquiets, de ceux dont, en l’un de ses poèmes tout murmurants d’une musique de songe et dont les images semblent des vols de papillons-fantômes sous la lumière atténuée d’un clair de lune mi-voilé de nuages diaphanes, Jeanne Termier a dit :

Il faudra bien que, saouls de misère insensée,
Aveugles, ignorant le chemin parcouru,
Emportant, comme un pain de pauvres, leur pensée,
Ils trébuchent sur Dieu dans leur nuit apparu…

Des nonchalants qui avaient laissé s’assoupir sous les cendres d’une routine monotone la flamme sans laquelle il n’est pas d’amour de Dieu.

Non seulement mes écritures ont ramené plusieurs de ces enfants perdus qui tâtonnaient hors de la Voie unique, mais encore j’ai connu la joie incomparable de faire progresser dans l’union à Jésus des âmes qui me sont infiniment supérieures mais que telle page de mon œuvre tirait soudain de la Nuit obscure où il plaisait au Maître de les maintenir.

Enfin, de grands cœurs fraternels me donnèrent à manger quand j’avais faim, me vêtirent quand j’étais en guenilles, me logèrent quand j’étais sans gîte, me prodiguèrent les marques délicates d’un dévouement infatigable. C’est que ces amis selon Jésus avaient reçu par mes livres des consolations dans leurs peines, des clartés pour la contemplation. Ils l’attestent et je ne feindrai pas la fausse humilité de les démentir.

Ainsi, par les mérites du Sauveur — et non par les miens qui n’existent pas — j’ai reçu de grandes grâces. Et que pourrais-je demander de plus ? Notre-Seigneur a daigné user de mes livres — si imparfaits qu’ils soient — pour se conquérir beaucoup d’âmes ! Voilà ma gloire. Nul ne peut me l’enlever — et je n’en désire pas d’autre.

Et c’est aussi pourquoi je suis gai !…

PER IPSUM — ET CUM IPSO — ET IN IPSO
Oraison

Plus je médite le texte de la Messe, plus j’y découvre de nouvelles profondeurs et de nouvelles beautés. C’est ce qui m’advint encore l’autre jour comme je venais de réciter la fin de la prière qui termine le canon : Per quem haec omnia, Domine, semper bona creas, sanctificas, vivificas, benedicis praestas nobis. Per ipsum et cum ipso et in ipso est tibi Deo patri omnipotenti in unitate Spiritus omnis honor et gloria.

Pendant tout le reste du Saint Sacrifice, ce verset radieux ne cessa de se répercuter en moi avec insistance. Comme, après l’action de grâces, mon esprit s’y reportait de nouveau, sans que ma volonté eût part à ce mouvement, je le vis soudain flamboyer aux profondeurs de mon être. J’en fus tout embrasé et je dis : — Prodige d’amour où la Sainte Trinité se concentre puis s’irradie par Jésus, qui la donne en se donnant ! Oui, je vois le mystère rayonner d’une clarté indicible. — Par Lui-même, je reçois la Vie surnaturelle comme une sève fécondante et je perçois que celui qui la refuse est mort, quoiqu’il paraisse vivant aux yeux du grand nombre. Avec Lui-même, je m’engage dans la voie étroite où il y a tant de ronces et de cailloux aigus mais aussi tant de fleurs incomparables à cueillir. En Lui-même, je me fondrai quand se lèvera le soleil de la Résurrection. Per ipsum, et cum ipso, et in ipso ! Je répète ces mots mainte et mainte fois et il me semble entendre chanter dans toute mon âme les grandes orgues d’un office triomphal…

Ce matin-là, naquit l’oraison que l’on va lire et qui formera la conclusion du présent volume.


Seigneur Jésus, je suis parti à ta recherche hors des ténèbres qui couvrent ce triste monde où trop d’hommes n’échangent que des paroles futiles, puantes de luxure, astucieuses ou cruelles. Ce n’est point l’astre des Mages qui éclairait ma route. Pour me guider, la Sainte Vierge, ma mère souriante, détacha une toute petite étoile de sa couronne. Quoiqu’elle brille à peine comme un ver luisant dans l’herbe drue, je la distingue très bien au fond de l’azur nocturne. Et je sais que Marie la réserve aux voyageurs éclopés qui ne trouvèrent pas d’autre abri que l’étable de Bethléem.

Seigneur Jésus, je t’ai cherché — je t’ai trouvé dans la solitude et le silence de la forêt où les vieux arbres, patriarches robustes, enlacent leurs ramures pour t’édifier un sanctuaire de feuillage.

Seigneur-Jésus, je t’ai cherché — je t’ai trouvé dans la solitude et le silence des vastes plaines que traversaient mes chemins de pèlerinage et que tu bénissais en y faisant souffler des brises salubres dont la cadence réglait celle de mes prières et de mes pas.

Seigneur-Jésus, je t’ai cherché — je t’ai trouvé dans la solitude et le silence des monastères où, parfumant l’âme des élus que tu désignas pour l’abnégation totale sous la stricte clôture, l’oraison monte vers le ciel comme un grand lys candide.

Mais c’étaient alors les étapes d’une course de printemps où la Grâce multipliait ses sourires. Plus tard, vinrent les marches par les saisons dures.

Comme je gravissais les premières pentes du Carmel, sainte Térèse, saint Jean de la Croix et Pascal ensuite vinrent à ma rencontre et me révélèrent que tu seras en agonie jusqu’à la fin du monde et ils m’invitèrent à partager tes souffrances comme ils les partageaient eux-mêmes.

Par prédestination, j’acceptai. Mais comme il fallait que ma force de volonté fût éprouvée, j’entrai d’abord dans une nuit glaciale où mon âme grelottait toute nue, subissait, sans pouvoir réagir, les frôlements du Démon et, se croyant abandonnée — tandis que jamais tu n’avais été aussi près d’elle ! — sanglotait : « Quia tu es, Deus, fortitudo mea, quare me repulisti !… »

Malgré tout, le pressentiment subsistait en moi que tu me viendrais en aide car, d’une façon immuable mais sans le moindre vestige de consolation sensible, ma pensée demeurait tout entière à toi. Et ce rudiment d’espoir ne fut pas trompé puisque, au moment de la plus grande angoisse, tu me revêtis soudain d’une tunique de flammes vivifiantes et tu illuminas l’ombre où je gisais d’une profusion d’images dont je n’essaierai même pas de décrire approximativement la splendeur…

Je repris l’ascension. Mais à mi-hauteur de la montagne, je m’aperçus que les images se raréfiaient et qu’elles allaient bientôt me quitter tout à fait. J’en ressentis du chagrin et j’eus des velléités de retourner en arrière. Tu me barras le chemin et tu me plongeas dans une nuit bien plus terrible que la première. Aux confins de la désespérance, comme si j’étais sur le point de franchir le seuil de la Géhenne, je m’écriais : — Je suis aveugle et je ne puis guérir ; mon esprit est pareil à une pierre inerte : je ne comprends plus rien à ce qui m’entoure, je ne saisis plus le sens surnaturel de ce que l’Église m’enseigna, je ne reconnais plus mon Jésus dans cette force qui m’entraîne — mais je monterai quand même parce que je veux l’aimer quand même

Alors, tu me rendis ta Lumière et tu me conduisis par une pente encore très ardue, mais toute fleurie de roses rouges, au sommet de la Sainte Montagne.

Et voici que c’était le Calvaire…

Depuis, Seigneur Jésus, tu m’as uni à ta Passion et tu permets que, te contemplant sans trêve, je murmure :

Mon Maître aimé, mon Maître adoré, ta tête saigne sous la couronne d’épines… Que j’ai mal à cette tête !

Mon Maître aimé, mon Maître adoré, tes mains saignent perforées de clous très aigus… Que j’ai mal à ces mains !

Mon Maître aimé, mon Maître adoré, ton cœur palpite affreusement sous les coups de lance que lui prodigue l’ingratitude humaine… Comme je sens dans mon cœur les battements angoissés de ton cœur !…

Mais je brûle d’amour puisque tu daignes m’associer à tes tortures pour le rachat de mes frères captifs du Prince de ce monde !…

Et maintenant, mon bon Maître, la fatigue m’écrase à cause du long voyage que je fis à ta suite. Permets que je dépose ma plume au pied de ta Croix. Permets que j’aille bientôt en Purgatoire afin que les flammes purificatrices nettoient mon âme des taches et des rouilles qu’y imprimèrent mes péchés innombrables…

En Purgatoire !… Il me semble que j’y suis déjà. Le feu justicier, le feu salutaire m’enveloppe et, sous son étreinte, mon âme devient toute blanche. Et voici que, par l’intercession de ta Mère, tu me fais signe de monter vers ce Soleil éternel où tu résides, Un avec ton Père et le Saint Esprit. Et voici que je t’entends me dire : Euge, serve bone et fidelis, intra in gaudium Domini tui…

FIN

TABLE DES MATIÈRES

Dédicace
Préambule
Le Voyageur étonné
Des matins à Notre-Dame de Paris
Ames du Purgatoire
Les veilleurs
Un revenant ?
Un rêve
Les hirondelles
Brèves étapes du voyageur éclopé
Argument
Juin
Juillet
Août
Septembre
Octobre
Novembre
Lectures préférées
Notes testamentaires

SAINT-AMAND (CHER). — IMP. R. BUSSIÈRE. — 11-6-1928.