Title: Comme va le ruisseau
Author: Camille Lemonnier
Illustrator: Géo Dupuis
Release date: May 7, 2024 [eBook #73562]
Language: French
Original publication: Paris: Pierre Lafitte
Credits: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
Copyright 1911, by
Pierre LAFITTE & Cie
CAMILLE LEMONNIER
COMME VA
LE RUISSEAU
Illustrations de GEO DUPUIS
IDÉAL-BIBLIOTHÈQUE
PIERRE LAFITTE & Cie
90, AVENUE DES CHAMPS-ÉLYSÉES, 90
PARIS
5
Au moment où M. Fauche prenait le train, il vit descendre d’une voiture de troisième classe une jeune fille qui, après avoir jeté deux cartons à chapeau sur le quai, lestement sautait du marchepied.
—Tiens! qui c’est-il?
Il connaissait toutes les jeunesses du village; il n’avait pas encore vu celle-là. Il cala dans le filet son sac de voyage, poussa sous la banquette un petit panier d’osier qui sentait le poisson frais. Et encore une fois, penché à la portière que le garde refermait, il regardait, sautillant du côté du fourgon aux bagages avec des mouvements légers d’oiselle, la jolie silhouette.
Un coffre en bois fut jeté brusquement à terre: elle eut un geste d’effroi comme si le coffre allait se rompre. Et puis la locomotive souffla comme un gros chat, le train doucement se mettait à glisser. Jean Fauche n’aperçut plus que le flottement d’un bout de robe rose qui tournait la barrière. Il rentra la tête, car les arbres du verger lui masquaient la vue de la gare.
Il était certain à présent que c’était une petite personne comme il en venait quelquefois à l’hôtellerie de la Truite d’or. Il alluma un cigare et ne pensa plus qu’à la chose pour laquelle, tous les quinze jours, il prenait le train et se rendait à la ville. Jean Fauche généralement choisissait le samedi. Il quittait sa maison un quart d’heure avant le passage du train, enfilait la venelle près de l’église, marchant devant lui de son large pas tranquille. Ces jours-là, il endossait son veston neuf, linge frais, chapeau mou à plume de faisan sur l’oreille. C’était un grand garçon de vingt-huit ans, carré d’épaules, le jarret sûr, les hanches souples. Il passait pour être un peu secret, très occupé de chasse, de pêche et de jardinage, l’œil en dessous quand il trouvait quelqu’un sur sa route.
Un jour il avait débarqué; la maison était vieille, en moellons du pays, face au fleuve, sur la marine. Elle lui avait plu; il l’avait louée; et le jardinet s’était accru d’une serre à raisins; un grand 6 sarment de rosier avait grimpé le long du pignon. On arrivait des petites rues le soir aspirer l’odeur de ses roses et de ses pois de senteur, selon la saison. M. Jean Fauche vivait là d’une vie solitaire, poétique et silencieuse. Il s’était ménagé un atelier sous le toit. Il lui arrivait de peindre quelquefois, quand la pêche et le reste lui en laissaient le temps. Fallait-il qu’il fût riche pour se permettre toutes ces dépenses! Le vieux Tantin Rétu, qui était son homme à tout faire, disait en clignant de l’œil qu’il était monté une fois là-haut et qu’il y avait vu en peinture une grande diablesse de femme déshabillée. Cependant M. Fauche peignait de préférence le paysage.
Il y avait à peu près quatre ans qu’il habitait le pays et tout de suite, deux fois le mois, il avait pris l’habitude de partir pour la ville. Thiérache, le tailleur, qui jouait de l’harmonium après sa journée, levait alors la tête par-dessus la table où il causait, accroupi à la turque, et disait à Nanine, sa femme:
—Ben, v’là le temps.
Nanine avait une chèvre. Comme si c’eût été aussi pour celle-ci le moment, elle répondait gravement:
—Pour sûr, v’là le temps.
Herbatte, de son côté, le cabaretier de la Grande Meule, près de la barrière du chemin de fer, demeurait un petit temps sur le pas de sa porte à le regarder passer. Et ensuite il rentrait, disait, bourru, haussant l’épaule:
—L’avez-t-i vu? Part cor’ une fois pour là-bas.
Jean Fauche n’allait pas au cabaret de la Grande Meule, visité surtout par les rouliers et les petites gens des ruelles. Moya, l’hôtelier de la Truite d’or, ne disait rien, discret, avisé, un pli léger à la paupière. Celui-là avait ses raisons: M. Fauche était son client.
En somme c’était là un événement attendu; on aurait pu se passer du calendrier et compter les samedis d’après les départs de Jean Fauche. Il ne les avançait jamais d’un jour et ponctuellement il rentrait le lundi dans la matinée, comme il fait du soleil après la pluie, comme à la grand messe le curé Jadot d’une grosse voix débitait son prône. Personne n’avait des habitudes plus régulières.
Après tout, M. Fauche était bien le maître d’aller à la ville quand il lui plaisait. Il partait, il revenait, c’était son affaire. Si seulement une fois pour toutes il avait dit à quelqu’un la cause de ses absences, tout le monde eût été content. Comme il emportait toujours sa bourriche à poisson frais, on supposait bien qu’il avait par là-bas une connaissance. Mais nul n’en était sûr. Il y avait là matière à gloser pour la vieille Hollemechette et en général pour les femmes des ruelles qui, assises au frais des portes, font sauter leurs savates à leurs pieds. Le plus clair de l’histoire, c’est que jusqu’au lundi matin la marine chômait. Tantin Rétu plantait là ses arrosoirs et, assis sur la rive, fumait des pipes en devisant avec Fré D’siré. Une vieille amitié les liait. Fré D’siré était l’homme de la marine; il était à lui seul le port et les barques. Il eût été le vent et l’eau du fleuve si tout de même le bon Dieu n’avait dû se réserver quelque chose. Comme il était sourd, on entendait jusque par delà la montagne la voix de Tantin s’enfler d’un fracas d’écluse. Quelquefois Fré D’siré tapait un coup sur un clou, toujours le même depuis des semaines. Il y avait aussi du temps qu’il peignait en vert tendre le bachot de Moya et qu’il commençait à envisager le moment où il se mettrait à planer un tronc de sapin pour en faire un mât. Au village, la vie fait le tour du cimetière sans se presser. On sait bien que pas à pas, chacun en viendra là où il lui faut arriver. Et le fleuve coule, le vent souffle, la fumée monte: l’affaire est de se garder du travail pour le lendemain.
Cette fois-là, M. Fauche, comme toutes les autres fois, demeura deux jours absent, puis rentra. Il avait à la main sa petite valise; il portait au bout d’une ficelle sa bourriche à poisson vide. Et 7 c’était toujours le même homme un peu mystérieux; il évitait de regarder du côté des portes; il n’aimait pas parler aux femmes qui sur les seuils font danser leur pantoufle à la pointe du pied. Dans les commencements, on l’avait bien un peu taquiné. L’un ou l’autre lui demandait ce qu’on disait à la ville et si l’on n’avait pas changé de gouvernement. Il haussait les épaules sans répondre et passait son chemin. Il n’y avait plus que cette vieille pie de Hollemechette qui riait quand il passait. Mais celle-là, le diable même n’en aurait pu avoir raison. M. Fauche, en regagnant sa maison, pouvait tranquillement fumer la pipe qu’à la descente du train il se dépêchait d’allumer.
Il déboucha sur le port. Tantin Rétu, sa vieille cloche de paille en travers de la nuque, un arrosoir dans chaque main, remontait du fleuve en traînant ses énormes sabots. Sa pipette vissée aux dents, il allait soufflant, renâclant, dans le ballottement spacieux de ses fonds de culottes, comme si depuis deux jours il n’avait pas une seconde interrompu son fatigant labeur. A chaque pas l’arrosoir se déversait en petites flaques qui claquaient près de ses sabots.
—Ah! ben! m’sieu Fauche, vous voilà! Fait, dur, pour sûr, à c’ matin!
Il ne disait pas qu’il avait vu par-dessus la tranchée, entre les arbres, s’élever le petit ballon de fumée du train qui repartait et qu’aussitôt, comme à un signal, il avait empoigné ses arrosoirs.
Fré D’siré, lui, sans lever la tête, tapait un peu plus fort sur son clou. La marine, depuis que la locomotive avait fini de tousser ses petits crachats, était en pleine activité. De ce train-là, on aurait équipé une flottille de pêche en moins d’un siècle. Un clair soleil de fin de mai vernissait les jardins; les petites rides de l’eau étaient fines comme des mailles de filet. Dans chaque ride, des bouches de goujons riaient. C’étaient de vieilles connaissances à M. Fauche: depuis trois jours qu’il les laissait tranquilles, ils faisaient des cabrioles avec les chevennes, les perches et les barbeaux. Tous pensaient au petit panier avec lequel il partait pour la ville deux fois le mois et sans doute ils disaient qu’ils avaient maintenant un peu de temps devant eux.
Jean Fauche regarda du côté de la Truite d’or. Moya avait tendu sa tente de coutil à raies rouges et il était assis à une table, déjà flûtant un petit vin de pays, malgré l’heure matinale, avec le grand Cortise.
—Va bien là-bas? demanda Cortise en clignant de l’œil.
Il portait de hautes guêtres de cuir, une vareuse en pilou et des grègues bouffantes. Quand il éternuait, la montagne entière tonnait. On le voyait souvent dans les petits cafés à rideaux bleus relevés de nœuds rouges ou verts. Toutes étaient folles de lui.
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—Pas mal, merci, répondit Jean Fauche en clignant de l’œil. On voyait bien que ses secrets étaient aussi ceux de Cortise.
Tout à coup, derrière le laurier rose dans sa caisse verte, il aperçut un large chapeau de paille blond à coque de foulard rouge comme un gros pavot frisé. Une petite tête éveillée de brune là-dessous se levait avec des yeux de lumière noire. Très vite elle le regardait, étonnée, curieuse, comme si ses claires prunelles fraîches aussi se doutaient de ce qu’il était allé faire à la ville. Et M. Fauche reconnut la jeune fille qui l’autre jour était descendue du train avec ses cartons à chapeau.
Il n’aurait pu dire pourquoi il en ressentait un peu d’ennui. Peut-être il n’aimait pas voir de nouveaux visages. Il tourna un peu de temps dans son jardin. Voilà oui! Qui ça pouvait-il être? Tous les cœurs de roses à la fois expirèrent leurs plus amoureux parfums pour fêter le retour de celui qui était parti et qui revenait.
Puis M. Fauche tira sur lui la porte de la maison.
La marine avait repris son aspect habituel. Fré D’siré çà et là donnait un coup de marteau sur un clou. Tantin Rétu, en traînant ses sabots, des seaux ou des arrosoirs à chaque bras, partait puiser de l’eau à la Meuse: il y avait toujours la moitié de l’eau qui s’était déversée avant qu’il arrivât à la maison. Ces événements surtout constituaient la véritable animation du port. Quelquefois Fré D’siré déposait son marteau, allumait une pipe, considérait un peu de temps le fût de sapin en hochant la tête. Le bois était râpeux. Il passait la main dessus, semblait conjecturer la difficulté de commencer le rabotage. Si Tantin arrivait dans ce moment, lui aussi s’arrêtait. Il déposait ses arrosoirs, se penchait sur le mât, puis il lui criait dans l’oreille:
—C’ sera une affaire!
Fré D’siré le regardait de dessous ses sourcils épais, d’un air terrible il criait plus fort:
—Mâtin, oui, que c’ sera une affaire.
Il paraissait toujours sur le point d’empoigner son vieux camarade par ses fonds de culotte: il ne lui pardonnait pas d’être moins sourd que lui. Tantin, docile, soumis, subissait son autorité en l’admirant. Il ne s’était jamais marié: Fré D’siré, lui, avait connu la femme. Il lui en était resté un goût de force et de tyrannie.
Il arrivait que M. Fauche, impatienté, tout à coup toussât derrière la haie de son jardin. Aussitôt Tantin empoignait ses arrosoirs et à lents pas lourds, emplissant à mesure ses sabots larges comme des barques, il se remettait à talonner vers la maison. Fré D’siré haussait les épaules, méprisant, comme pour lui reprocher sa servilité.
C’était le temps des derniers repiquages. Jean Fauche, au petit jour, descendait jusqu’à la marine. Il humait un instant la senteur musquée du fleuve, bourrait sa pipe à long tuyau de merisier, heureux, détendu à la fraîcheur matinale. La chemise bouffante au dos, en braies larges de terrassier, il prenait ensuite son plantoir et fonçait de petits trous où il repiquait ses semis levés. C’était la petite famille des fleurs de l’été, les giroflées, les pensées, les phlox, les résédas, les balsamines, les essences à bonnes odeurs comme des âmes de douces aïeules fleurant dans les armoires. Jean Fauche se rappelait la maison d’enfance: la grand’mère, le temps venu, s’en allait cueillir au jardin la marjolaine, le romarin, la lavande, le réséda. Les tiroirs en restaient parfumés jusqu’à l’an suivant.
Quand il avait fini de repiquer, délicatement il laissait couler l’eau des arrosoirs dans les trous. Tantin, courbé, les paumes de ses mains à ses genoux, s’émerveillait comme si déjà il eût vu se former aux tiges la forme d’une fleur. Et puis petit à petit la chaleur montait, le soleil à son tour venait regarder derrière 10 la haie les repiquages. Il fallait se dépêcher de les recouvrir avec les pots de terre rouge. Ceux-ci à la file ressemblaient à un village de petites maisons de plantes. On peut dire que M. Fauche avait une vraie âme d’homme de la terre. Chaque fleur était pour lui comme l’éclosion d’une de ses pensées. Il semblait aller à la messe chez le bon Dieu des matins. Et Tantin derrière lui faisait les gestes qu’il faisait.
A présent les barbeaux, les roches, les brochets pouvaient risquer à la surface un œil rond avec confiance. Depuis l’autre semaine qu’il était parti pour la ville, M. Fauche n’avait plus posé une nasse ni jeté une ligne. Il y avait bien le pêcheur du village d’au-dessus, mais ils s’arrangeaient pour ne pas remonter jusque-là. Quant à Bellaire, qu’on appelait le Chinois, celui-là n’attrapait jamais que le poisson dont ne voulait pas M. Fauche, quand ensemble, à pointe d’aube, ils pêchaient. Ce Chinois était un vieux juge retraité qui une fois était allé voir là-bas les hommes jaunes, on n’avait jamais su pourquoi. En vérité M. Fauche ne s’occupait plus que de son jardin. Il semblait que l’été lui eût fait signe par en haut de la montagne, là où chaque matin se levait le soleil. Et il se hâtait de tout mettre en place comme on échaude les pignons du village pour le temps où va sortir la procession. Il avait l’air de ne plus se douter qu’il viendrait un matin où il lui faudrait songer à repartir pour la ville.
Le grand chapeau à coque de pavot vint à passer comme il coiffait de ses pots de terre ses derniers repiquages. Il l’avait vu sortir de la Truite d’or à trotte-menu, en vrai chapeau de paille qui ne tient à la tête que par une épingle et ne demande pas mieux que de s’envoler. Depuis l’autre semaine, on l’apercevait partout, rond et clair comme un hélianthe. Il grimpait les routes, filait sous bois, passait l’eau en barque, siestait dans l’île à l’ombre des peupliers. C’était un chapeau mutin, indiscipliné, tout à fait en vacances. M. Fauche maintenant savait à peu près la couleur des yeux qui étaient dessous, des yeux marron à petits semis d’or comme les cailloux rouilleux de l’eau, au passage des truites.
—Chouette, avait dit d’elle le grand Cortise un soir, aux pipées du cabaret.
—Peuh! avait fait Jean Fauche tranquillement.
Jean Fauche sans doute avait une autre image au cœur: il lui avait suffi d’apprendre que le chapeau de paille et les yeux marron à semis d’or s’appelaient mademoiselle Noémie Larciel. D’ailleurs le nom ne lui disait pas plus que le reste.
La petite personne, en passant devant le jardin, n’aperçut que le dos de M. Fauche, à croupetons devant ses pots, dans le gondolement de sa chemise en grosse toile bise. Il parut déterminé à l’ignorer, s’absorba dans une contemplation obscure. L’ombre de ses fortes mains grattait sans nécessité la terre. Mademoiselle Noémie s’entêta: il la sentit derrière lui; le chapeau de paille à son tour fit une ombre qui recouvrit l’ombre de ses mains.
Et il entendit une voix haute, légère, qui disait:
—Dieu! la belle rose!
Cependant elle n’avait l’air de parler que pour elle seule.
C’était ou jamais le cas de montrer de la complaisance. Il n’aurait eu qu’à se lever, à cueillir la rose et à l’offrir avec un geste amusé, le bras rond. Tant d’autres l’auraient fait ainsi qui n’avaient pas d’aussi belles roses à leur espalier! Le grand Cortise n’eût pas manqué l’occasion; il connaissait les belles manières; il avait une grosse voix douce et grasse comme le merle.
M. Fauche tira une forte bouffée de sa pipe et se tut comme s’il n’avait rien entendu. «Si elle croit m’amadouer!» pensa-t-il. Il avait un peu chaud dans le cou.
L’ombre du chapeau glissa, s’éloigna 11 et il regrettait à présent de ne pas lui avoir offert la rose. Sûrement elle le prendrait pour un balourd, un butor. Il n’aurait pas été fâché qu’elle revînt sur ses pas. Il se dressa à petites fois, regarda par-dessus la haie: elle allait dans le sentier de la grande prairie, le long de l’eau, sans tourner la tête. Mais le chapeau soudain eut un petit mouvement de dépit; il oscilla, retomba sur l’oreille... La petite personne n’aurait pas dit autrement ce qu’il avait pensé qu’elle dirait de lui:
—Quel ours!
«Bah! Qu’elle pense de moi ce qu’elle voudra! Un peu que je m’en soucie!»
Il siffla entre ses dents, rentra se laver les mains à la pompe et tout de même il n’était pas content. C’était comme si le soleil lui eût mangé ses repiquages. Tantin justement revenait du fleuve avec ses arrosoirs. Il les posa à terre; il riait dans sa barbe grise; sa bouche large ouverte tirait de côté son profil de cheval.
—Alle est avenante, fit-il, alle m’a appelé par mon nom, j’ sais pas qui a pu lui dire. Alle m’a demandé à comment que j’allais avec ma santé.
—Qui ça? dit M. Fauche, blessé qu’elle eût pu faire attention à ce vieux sot de Rétu.
—Bé! pardi! la petite dame d’ chez Moya.
—Et quoi que tu lui as répondu, voyons, dis?
—J’ lui ai dit qu’alle était ben honnête, que ça allait sur mon ordinaire.
M. Fauche faisait claquer sa langue au palais.
—Bon... bon... tu ferais mieux de prendre attention à ne point t’inonder les sabots.
Tantin riait d’un rire sans bruit de brochet.
—Les sabots... Ah! ben!... Ah! ben...
Et quand il fut certain que M. Fauche était remonté à son atelier, il descendit vers la marine, moulinant des bras, pour raconter son histoire à Fré D’siré. De loin il le hélait; mais le sourd demeurait le marteau en l’air, sans bouger. Alors, traînant ses sabots, il venait à lui mystérieusement et lui coulait dans l’oreille:
—Ecoute eun’ miette. T’as vu à t’à l’heure la petite dame d’ chez Moya? Ben, v’là.
Encore une fois sa grande bouche de brochet demeurait ouverte dans un rire sans fin.
—J’ te dis qu’à mon âge naturel ça s’rait pas passé comme ça. On s’aurait causé, et puis... Dame!
—T’es assoti, fit le sourd.
Fré D’siré ne pouvait décapiter un œuf sans se carrer comme un hercule. Ça lui était resté du passé; il aimait raconter qu’au régiment il avait «tombé» 12 tous les hommes, sans excepter le colonel. Il gonfla le dos, troussa ses manches de chemise jusqu’aux biceps, apparut à Tantin Rétu dans la majesté de sa force. Et il le secouait par les épaules comme un prunier.
—T’entends-t’y! T’entends-t-y? Faut je m’y mette, à ce mât! Et quand c’ sera fait, t’iras le dire à mes amis du gouvernement pour qu’i m’ donnent eun’ pension que j’ te dis, bougre de nom!
On pouvait dire encore une fois que la marine était en pleine activité.
Quatre heures du matin. Un brouillard bleu finement fume sur le fleuve. Le jour vient regarder au-dessus des monts si les gens du village sont déjà éveillés. Il voit là, dans la barque deux hommes debout, aux plis lourds des cabans. Jean Fauche a tiré son feutre sur les yeux et Bellaire, l’homme qui a été en Chine, s’est entouré la tête d’un quatre-nœuds: Bellaire est sujet aux rhumes de cerveau. Le jour rit doucement de les voir déjà à cette heure sur le fleuve quand tout le monde dort encore. Même le coq du clocher demeure immobile: la campane ne sonnera la diane des âmes que quand une petite spirale de fumée aura tire-bouchonné du toit de la cure. Et c’est très bon, ce grand paysage bleu qui tremble au fond du brouillard, si léger qu’on n’aperçoit devant soi que de l’air et de l’eau.
Il y a déjà une demi-heure qu’ils sont là, jetant leur ligne; et quand la ligne de M. Fauche va à droite, celle du Chinois aussi va à droite. Le fleuve les entraîne, les flotteurs dérivent, et alors Jean Fauche d’un coup de poignet fait siffler sa ligne en l’air. Celle de Bellaire siffle également. Bellaire est comme la doublure des gestes de son ami: il le regarde du coin de l’œil pour l’imiter. Quelquefois une touche fait danser le bouchon, un poisson tire dessus; M. Fauche attend le bon moment pour donner le coup de poignet. Et houp! C’est un barbeau qui au bout de la ligne bat de la queue. Bellaire par imitation très vite à son tour fait sauter la ligne. Mais rien, pas le moindre goujon.
Il faut voir comme délicatement Jean Fauche sait détacher le poisson. Il lève le couvercle de la bannette et le barbeau peut barboter en famille avec le reste de la pêche. Il arrive aussi qu’il vient du brochet à l’hameçon: celui-là n’est point commode à capturer: la ligne danse, plie, vole en l’air: à la fin cependant l’adroit M. Fauche en a raison.
De petits nuages nacre de perle boursouflent le ciel, à la crête des monts d’en face. Le matin descend dans la vallée par un chemin de roses, comme un roi. Une rougeur se reflète au loin sur les maisons, de l’autre côté du fleuve. Et à présent de légers ballons de fumée commencent à rouler sur l’eau, comme de la nuit qui s’en va à la dérive. Un petit vent frais fait des trous clairs en haut.
Alors un rideau s’agite à l’une des fenêtres de la Truite d’or. Des roses ont fleuri la vitre, comme si le matin qui entrait partout était entré là aussi. Et Noémie Larciel regarde ce singulier garçon de Jean Fauche qui l’autre jour se tenait penché sur ses pots de fleurs pour ne pas avoir l’air de l’entendre et qui, depuis, lui fait envoyer des roses tous les matins par le Vieux Tantin.
Elle lui trouve belle mine sur sa barque: le Chinois à côté ne lui vient pas à l’épaule: et tout à coup il jette la ligne: la ligne caracole en lacets et semble vouloir décrocher les petits nuages roses du ciel.
Le visage aux yeux de sommeil demeure un instant derrière le rideau. La Meuse doucement boit la chaleur matinale: les vapeurs, en longues spirales de fumées, rasent l’eau toujours plus loin. La montagne, à contre-matin, est fluide et mauve, noyée dans du rêve. Les petits nuages roses s’effeuillent comme un bouquet: il n’en reste bientôt plus qu’un qui tourne la boucle de l’île. Doucement le rideau retombe: il semble faire un peu plus silence dans toute la nature. 13 M. Fauche repose sa ligne et allume une pipe. Il cligne des yeux vers la fenêtre. Il pense qu’il y a derrière le rideau, dans l’ombre fraîche de la chambre, une amusante petite chose de vie. Mais rien ne bouge: le sommeil a fermé les paupières qui tout à l’heure étaient levées. Quand un peu plus tard la fenêtre s’ouvrira, la barque aura disparu.
M. Fauche avait trois barques: l’une, longue, effilée, avec son réservoir à poissons dans le milieu, lui servait à pêcher; avec l’autre, plus lourde, arquée de nervures fortes, il allait jeter l’épervier en pleine eau, là où il n’y a plus d’îles. Il attendait que Fré D’siré se fût mis à son mât pour naviguer avec la troisième. Mais sans doute, comme il y a un temps pour le passage des grues, des sarcelles et de la grive, le moment n’était pas venu encore pour commencer ce grave travail. Le sourd prenait ses mesures, passait ses paumes râpeuses sur le bois et attendait comme attendait son maître, comme le printemps attendait que ce fût l’été.
Tantin, de son côté, ne se montrait pas pressé: il avait confiance, il était sûr que la besogne, une fois entamée, ne chômerait plus. L’affaire était d’en finir avec les clous et la peinture du bachot à Moya, l’hôtelier; et, avec Fré D’siré on pouvait à la rigueur savoir quand une chose était commencée, on ne savait jamais quand elle finirait. Tantin Rétu trouvait qu’ainsi la vie était bonne. Il continuait à verser ses arrosoirs dans ses sabots; il fumait ses vingt pipes par jour; et comme il avait trouvé l’autre soir une pauvre petite chienne errante à sa porte, il l’avait adoptée et l’habituait à marcher derrière ses talons.
Si elle était venue par la grande route ou par les sentiers de la montagne, personne n’aurait pu le dire. Tantin, en rentrant, l’avait aperçue, couchée sur son seuil. Jamais ça ne lui était arrivé d’être attendu par quelqu’un, bête ou créature; et pour la première fois de sa vie il avait eu l’émotion de se sentir bon à quelque chose. La chienne, avec des yeux humbles et frais, l’avait regardé en agitant la queue. Elle avait le dos et les côtes en cerceau: il lui avait fait une place près de son lit dans la maison. Et au bout de deux jours il l’avait appelée Finette.
Finette à présent ne le quittait plus. Elle semblait, en ayant perdu tant d’autres, craindre de perdre à son tour celui-là. Et il lui parlait; elle le regardait de ses prunelles humides en agitant son 14 bout de queue; tous deux se comprenaient. Sa venue, d’abord, avait agité les autres chiens de la marine. Ils étaient deux, le petit spitz de la vieille Hollemechette, sournois, museur et rusé, et le fox à trente-six pères des Moya, faraud et rageur, avec une tache d’encre comme de grosses bésicles autour des yeux. Très vite, d’ailleurs, l’un et l’autre s’étaient montrés bienveillants.
Noémie Larciel, de la terrasse de la Truite d’or où, en petite robe rose, elle se posait entre deux envolées vers la montagne, s’amusait beaucoup de cette animation du port. Tantin quelquefois, ses arrosoirs au bout des bras, se plantait près de la bâche, salivant sur sa pipe, et d’une voix mouillée disait avec un clin d’œil:
—Alle est eun’ miette carnassière... Pour sûr qu’alle l’est. Mais les bêtes, ça n’a pas de raison, pas vrai, moiselle?...
Noémie n’avait pas compris tout de suite.
—Carnassière?
Alors, retirant sa pipe de sa barbe, la bouche écarquée, sa grande bouche de brochet, il lui avait expliqué.
—Ben sûr, carnassière.
—Ah! quel vilain mot, m’sieu Tantin!
—J’ dis pas non, mais voilà, ça s’ dit. J’ dis point autrement que les autres y disent.
Et il l’admirait rebrousser, de sa petite main aux doigts d’enfant, le jaune poil rêche de la chienne. Il en avait bon au cœur.
Noémie tout de suite était devenue le rire frais de l’hôtellerie. C’était le temps du chômage pour les Moya: il ne venait un peu de monde qu’à la saison des prunes, et plus tard aux mois de la chasse. Quelquefois quelqu’un entrait prendre une chope au comptoir et puis ressortait. Le soir seulement on était une tablée de six à huit, buvant du péquet et jouant aux cartes, dans le grand silence du village. Fauche, le grand Cortise, Bellaire étaient des habitués. La veillée se prolongeait à abattre du poing les cartes sur la table. A minuit Bellaire se levait. M. Fauche et Cortise demeuraient les derniers. Et tout de même à la fin le grand Cortise à son tour, droit dans ses guêtres, détalait.
Noémie, dans un demi-sommeil, l’entendait de sa grosse voix ronflante chanter sur la route: quand celle-ci montait, la voix montait avec elle, et puis, après un petit temps, la route tournait. Un pas qui battait la marine, une porte qui se fermait: c’était Jean Fauche qui à son tour rentrait.
Cortise était un vrai gars de la montagne, chassant, tendant aux grives, coupant lui-même son bois. Il habitait devant le fleuve, à une demi-heure de la Truite d’or, un petit chalet qu’il s’était construit à mi-côte. Il avait sa barque à l’eau comme M. Fauche. C’étaient, en somme, des heureux de la terre.
Cependant Jean Fauche était plus simple que Cortise. Celui-là, avec son dandinement, sa grosse vie bruyante, ses éclats de voix et ses grands gestes, avait un air suffisant et luron qui déplaisait à Noémie. Personne ne montait au chalet qui n’en descendît la tête à l’envers, tapé par ses bourgognes et ses petits moselles. Noémie ne lui pardonnait pas d’avoir, un jour qu’elle passait, poussé le coude à M. Fauche en claquant de la langue. Celui-ci, au contraire, réservé, les yeux doux, un peu en dedans, comme on disait, lui inspirait de la confiance. D’ailleurs, il s’apprivoisait; à l’heure de l’arrosée, ses manches de chemise gondolant au vent du matin, il levait la tête par-dessus la haie et lui tirait son coup de chapeau. Une fois elle avait répondu:
—Bonjour, m’sieu Fauche.
C’était un commencement de connaissance. La vieille Hollemechette estimait qu’il pourrait bien s’en suivre quelque chose. On était libre de ne pas penser comme elle.
Noémie maintenant savait par Tantin que cet ours de M. Fauche après tout 16 était un brave cœur. En le prenant à son service, il lui avait acheté un lopin de terre avec une petite maison. Tantin, dans ce pays de rocs, avait été carrier: un éboulement lui avait cassé les reins; il n’y avait pas d’autres raisons; et il répétait:
—Ça c’est un homme! Y en a pas comme ça! Pour sûr, en a pu!
Dans sa ferveur, encore une fois, il renversait son arrosoir dans ses sabots.
Tout de même Noémie restait un peu troublée. L’autre fois, la vieille Hollemechette lui avait révélé que ce n’était pas pour rien que M. Fauche partait tous les quinze jours pour la ville, avec sa sacoche et son panier de poissons.
—Ce qu’i va-t-i faire à la ville, c’est point moi qui vous le dira, et pour sûr, i vous le dira point non plus.
Cette commère de Hollemechette avait eu alors un gloussement comme une poule qui a laissé tomber son œuf.
On ne savait plus depuis combien de temps elle habitait sa maison du bord de l’eau, à dix mètres au-dessus de Jean Fauche. Le bon Dieu de l’église était moins vieux qu’elle; et elle vivait là, seulette, sarclant son jardin, nettoyant son carreau, une cendrinette par-dessus ses cheveux, aux écoutes du bruit qui venait des ménages.
Noémie n’aurait jamais cru qu’un homme pût avoir une vie à la fois plus dissimulée et plus franche. Il se levait à trois heures, détachait sa barque, allait jeter la ligne aux endroits où il avait amorcé la veille ou bien il partait relever ses nasses et ses verveux. Le soleil n’était pas levé, le matin frisquet lui coulait dans le sang comme du lait. Il goûtait là une sensation qu’ignoraient les pauvres diables harassés des labeurs de la veille et pour qui le sommeil est toujours trop court. Le brouillard remontait, une petite chaleur passait et M. Fauche rentrait amarrer sa barque, comme un homme qui a gagné sa journée. Après cela, il ne lui restait plus qu’à arroser ses parcs et à regarder passer les bateaux. Quelquefois, dans l’après-midi, on le voyait enfiler la route et marcher jusqu’au chalet du grand Cortise. Ils ne manquaient pas de sujets d’amusement. On vidait des bouteilles, au frais sous la tonnelle épaulée au mur en moellons de la terrasse. De là, la vue s’étendait au large, jusqu’aux îles: ils riaient des pauvres petits pêcheurs assis sur la berge et qui, après des heures, finissaient par attraper un grévis. Ceux-là ne payaient pas licence: ils ne possédaient pas de sûrs engins, achetés bon prix chez le marchand. Les barbeaux, les chevennes, les brochets avec leur rire aux dents de scie venaient à un pas les narguer. Et l’un et l’autre, grands draîneurs de poissons, se racontaient leur pêche du matin. Tous deux par habitude trichaient un peu sur le poids. Il y avait là aussi à quelques brasses du chalet, un grand fond où, à la chauffe de l’après-midi, ils aimaient tirer leur coupe. L’eau verte frangeait leur nage, soyeuse, berçante et lourde. Tout le fleuve roulait sur leurs plongées. Ils fendaient les nuages d’argent, les chevelures vertes des monts, l’énorme criblée de soleil qui piquetait le fleuve d’un frétillement d’ablettes. Après des heures à jouer comme des marsouins, enfin ils remontaient se sécher, échoués dans les joncs de la rive. On pouvait dire que c’étaient là de pleines journées de fainéants.
Noémie estima que de ce train-là, M. Fauche ne devait pas faire beaucoup de peinture. Et c’était la vérité: M. Fauche, comme Fré D’siré avec son mât, était toujours sur le point de commencer quelque chose. Et puis il attendait au lendemain: ensuite arrivait le samedi. Hollemechette invariablement était sur le pas de sa porte quand Jean Fauche, avec sa sacoche et sa bourriche à poissons, partait pour la ville.
Il était bien huit heures quand, ce matin-là, Noémie descendit prendre sous la tente son café du matin. Elle s’était beaucoup fatiguée la veille à courir dans 17 la montagne: elle avait été cueillir pour son herbier des euphorbes et des sceaux de Salomon à la lisière d’un bois, très loin. Les brassées d’éthuses, de jacobées, d’anthémis, de centaurées et de sauges qu’elle avait rapportées parfumaient sauvagement la salle à manger de la Truite d’or.
Madame Moya, très grosse, les bras nus, ses poings aux hanches, guettait sur le pas de la porte la rentrée de son mari qui était parti s’approvisionner à la ville. Moya était de ceux de qui l’on peut dire qu’une fois sortis, on ne sait pas quand ils rentreront.
—Ah! mamzelle Noémie, fit-elle, c’est-y pas de quoi vous tourner les sangs? Moya est parti à la montée du premier train du matin et y a pas d’apparence qu’y revienne avant le train d’onze heures. Sûrement il est quéque part à boire des chopes à la ville ou à regarder pêcher les gens par-dessus les ponts. C’est-y pas un malheur? D’autant que j’ai à ce midi M. Cortise et ses amis à dîner.
Elle cligna de l’œil.
—C’est pas M. Fauche qui manquerait sa rentrée du lundi; je l’ai vu passer à t’à l’heure. J’ sais pas pourquoi on lui en veut, à c’t’homme: ses affaires sont pas les nôtres, pas vrai?
—Et M. Fauche est de la partie, madame Moya?
—Pour sûr. M. Cortise et lui, c’est comme l’ongle avec le pouce.
Noémie finit de tremper ses dernières mouillettes. Justement passait Tantin avec ses arrosoirs, traînant Finette derrière ses sabots; le fox et le spitz venaient ensuite. Jamais la marine n’avait déployé plus d’activité. Le sourd tapait des coups de brosse dans la panse de la barque. La pointe d’un grand nuage blanc arrivait voir au-dessus de la montagne d’en face.
—Bonjour, m’sieu Tantin! Déjà au travail?
—Bé, dame! L’ bon Dieu nous a mis pour ça sur la terre. Et tout d’ même, c’est cor’ pas nous qui l’avons le plus dur.
Il joignit ses mains en cornet et cria à Fré D’siré:
—Hé! D’siré! C’est-y point vrai que ça n’est pas nous qui l’avons le plus dur.
D’un grand geste, l’autre brandissait sa brosse:
—N’ dirais point ça si tu travaillais comme moi, feignant!
Noémie prit une tranche de pain et se dirigea vers le fleuve. Chez M. Fauche, les rideaux battaient au vent dans le carré de la fenêtre ouverte. Une bonne paix fraîche venait des chambres. La vieille servante Manette, le dos en boule, balayait le vestibule, roulant les petits tas de poussière au jardin.
Noémie s’avança à la pointe de l’embarcadère où abordait le passeur et se mit à émietter du pain. Tous les petits poissons, 18 avec leurs bouches carrées, pointaient du fond; elles s’ouvraient roses et claires, comme des fleurs; et chacun donnait un coup au pain qui descendait et remontait. A la fin un gros poisson d’une goulée l’avala. Et une bulle d’air crevait à la surface, au centre d’une infinité de petits cercles comme un jeu de bagues. Le soleil déjà était haut; l’ombre se reculait de l’autre côté de la montagne. On voyait sous l’eau comme au fond d’une âme.
Une bouffée de tabac tout à coup tournoya, parfuma l’air derrière elle. Elle se retourna; c’était Jean Fauche qui était sorti de sa maison et à pas légers dans ses pantoufles, venait jusqu’au débarcadère.
—Tiens, m’sieur Fauche, vous voilà donc rentré? disait-elle.
Il la regarda de côté comme si elle aussi allait avoir le rire sournois des femmes qui sur le seuil des portes, faisaient danser leur savate au bout de l’orteil quand, rentrant de la ville, il passait dans les ruelles.
Il fut surpris de la voir toute sérieuse, les yeux posés droits sur les siens avec honnêteté. Il tira sur sa pipe; il était un peu gêné, les paupières plissées, et maintenant il avuait vers l’autre rive.
—Bien oui... On va, on revient, dit-il.
Il parlait comme un homme qui n’attache pas plus d’importance à la réponse qu’à la question.
Le grand silence bleu du matin les enveloppait; une voix dans la montagne semblait descendre du ciel. Chez Hollemechette la pendule sonna dix coups.
Il eût bien voulu lui dire quelque chose à son tour, mais il ne trouvait pas les mots. Il regardait monter du fond les goujons qui arrivaient piquer au pain. Comme elle se penchait un peu, la clarté rose de son visage sous le grand chapeau de paille tremblait en longs vermicelles dans l’eau. Le frétillement d’argent des poissons ensuite glissait sur son image, et ressemblait au rire de ses dents. Après tout mieux valait peut-être se taire: il n’aimait bavarder qu’avec son ami Cortise. Celui-là, d’ailleurs, savait parler pour trois.
M. Fauche serait resté ainsi longtemps à observer le manège des poissons si tout de même à la longue il ne s’était senti devenir ridicule. Une onde de sang lui courut sous la peau. Il retira sa pipe de sa bouche.
—Ça ferait déjà une friture, dit-il enfin, en riant timidement.
D’un tour de bras, elle jetait très loin un dernier morceau de croûte, et elle disait:
—Oh! moi, je n’aurais pas le courage. C’est bien trop joli en vie.
La croûte plongea.
—C’est un chevenne, fit Jean Fauche, je reconnais la touche. Mais le pain, ça n’est pas de son goût. Lui faut de l’avoine, du sang caillé ou du fruit, n’importe quel fruit, cerise, groseille, raisin.
Maintenant il ne tarissait plus: il aurait discouru pendant des heures sur les diverses manières de capturer le poisson. Il amorçait avec du pain de chènevis s’il s’agissait du barbeau. Mais tout de même le barbeau est têtu: à l’arrière-saison, quand l’eau se froidit, il ne mord plus au chènevis: alors le ver est préférable. Le goujon, lui, se pêche sur fin gravier à 50 ou 60 centimètres d’eau. On gratte un peu le gravier. C’est des vers aussi qu’il lui faut.
Quant au brochet, on l’amorce au poisson mort; on descend au milieu du fleuve; on tape à droite et à gauche. Le brochet a des yeux d’homme pour voir au-dessus de l’eau. Il faut lui donner confiance, pas de ligne trop grosse, un fin crin marin, ou un fil de cuivre mou, bien recuit. Une fois, par un temps de grand vent, il en avait pris un de vingt-cinq livres. Il avait déroulé trente mètres de ligne. Pendant plus d’une heure il avait dû travailler à l’amuser et à le flatter pour le noyer.
—Noyer le poisson? fit Noémie.
—Ça se dit. On noie le poisson à 19 force de le lasser. Mais allez! il sait se défendre: c’est une vraie lutte à qui aura le dernier mot. Et quelquefois c’est le pêcheur qui se noie... Il y a là-dessus des histoires. Tout le monde vous contera celle de Jean le Châlé, le plus vieux pêcheur du pays et qui connaissait tous les tours. Le Châlé n’avait jamais moins de cent livres de poisson dans sa bannette. Il se levait à trois heures du matin l’été, au petit jour l’hiver; y avait personne pour attraper comme lui des brochets. Eh bien! une fois, c’est le brochet qui a tiré le plus fort. On a vu au matin la barque filer à la dérive. Quand on repêcha le Châlé dans la journée, il était enficelé dans ses trente mètres de ligne.
Noémie l’écoutait parler, les sourcils hauts.
—M. Fauche, dit-elle singulièrement, est-ce que le vieux Châlé aussi allait porter son poisson à la ville dans un petit panier?
Elle était sans ironie; un pli lui fronçait les sourcils, une légère ride d’impatience, comme si elle se vengeait d’avoir été jouée par lui.
—Pourquoi me demandez-vous cela? fit-il.
—Parce qu’alors il y a peut-être quelqu’un qui l’aura regretté.
Elle partit en sautant sur un pied, puis sur l’autre. Sa robe rose se gonflait comme un petit nuage au matin. Son chapeau de paille lui était tombé dans la nuque, rond comme un soleil. Quand elle fut un peu loin, elle se retourna et cria dans ses mains, en traînant la voix.
—Au revoir, monsieur Fauche... Bien du plaisir.
Elle avait une grâce gamine et envolée de petite fille en vacances. Son rire sonnait la gaîté du merle dans les pommiers.
Et, à son tour, avec la main, il la saluait, ennuyé que la vieille Hollemechette se fût avancée sur sa porte pour mieux les voir l’un et l’autre. «Quelle sotte idée j’ai eue de lui envoyer des roses, songeait-il. A présent elle se moque de moi.»
Il remonta vers sa maison et comme là-haut il ouvrait la fenêtre de son atelier, il entendit la petite chanson qu’elle chantait en tournoyant aux lacets de la montagne. Il ne comprenait pas les paroles de la chanson.
Cette bonne âme simple de Noémie avait une grâce de nature à laquelle on ne résistait pas. Les gens tout de suite l’avaient aimée comme une enfant du 20 pays. Ah! elle n’était pas fière, celle-là! Et brave donc, et honnête! Tout le monde maintenant savait que les médecins l’avaient envoyée dans la montagne pour se remettre d’une grave anémie.
Si du moins elle avait pu emmener sa petite classe de la ville pour courir ensemble les bois! C’est ça surtout qui la tourmentait! Elle leur aurait appris les essences, la germination, la vie des bêtes. Avec de la couture, des notions ménagères et de la sagesse, il n’en fallait pas plus pour faire de bonnes femmes. Noémie exprimait là des idées qui n’avaient rien de commun avec la pédagogie. C’était une petite tête personnelle et volontaire et elle la portait droite sur ses épaules, aussi haut qu’elle pouvait.
Il arriva que tout de même, au bout de la troisième semaine, elle eut une petite classe qu’elle s’était faite avec les petits garçons et les petites filles d’en haut qui n’en avaient pas.
Ils avaient poussé là comme la graine des terrains incultes, au hasard du vent et de la vie. Les parents disaient qu’après tout eux-mêmes avaient bien vécu sans savoir signer autrement que d’une croix les papiers que leur apportait le garde champêtre. Et pour ce qui était de chiffrer, ils taillaient des encoches dans un bâton: le compte se faisait aussi bien qu’avec de la craie sur une ardoise.
C’étaient surtout les carriers d’un hameau à mi-côte, perdu derrière un bois de seigneur, qui raisonnaient ainsi. La vie leur était rude: ils habitaient sous des toits de chaume, avec un petit champ conquis sur le schiste et qui leur donnait des fèves et des pommes de terre.
Noémie tous les matins montait jusqu’au hameau. Elle frappait dans ses mains et de derrière les haies, à petits talonnements de pieds nus, il sortait des enfants à la file comme les gorets roses que le pastoureau mène à la pâture. Cela s’était fait à petites fois, en causant avec les mères: les fèves non plus ne poussaient pas tout d’un coup.
Une, deux, une, deux, tous les petits pieds ensemble battaient le sol; et en bande on partait pour la lisière du bois. Ensuite elle les asseyait sur un rang, les mains aux genoux, et elle leur contait des histoires, leur apprenait à compter jusqu’à vingt. Elle leur enseignait aussi qu’il fallait aimer l’oiseau qui mange les mouches, le chat qui prend les souris, le chien qui est le compagnon de l’homme.
C’étaient là, après tout, des choses un peu nouvelles pour ces petites têtes sauvages aux yeux noirs comme des baies de prunellier. Quelquefois elle disait, comme à l’école là-bas:
—Que celui-là qui a compris lève la main.
Et elle levait elle-même la main.
Presque toujours les filles avaient compris avant les garçons, plus lourds et distraits, regardant bouger des proies dans le taillis.
Il fallait voir comme elles étaient toutes là, le cœur tendu et la bouche ouverte, avec un feu dans leur prunelle ronde. Toutes les petites mains sales se levaient à la fois comme les oisillons au bord du nid lèvent leur bec jaune quand la mère oiselle leur apporte la becquée.
Noémie s’était prise de bonne amitié pour ces petites pauvres qui sentaient la bruyère et la fumée des âtres. C’étaient aussi de petites pauvres que se composait sa classe à la ville, mais elles n’avaient pas, comme celles-ci, l’air libre de la montagne: elles inclinaient sur l’épaule de pâles visages de souffrance. Elles lui en étaient d’autant plus chères. Il avait vraiment fallu l’ordre des médecins pour qu’elle se décidât à les quitter. Et elle se rappelait le jour, où elle leur annonça qu’elle allait être momentanément remplacée par une autre maîtresse. Elles se pendaient à sa robe, lui baisaient voracement les mains en pleurant et criant comme si jamais elle n’eût dû revenir. Ah! la bonne et tendre humanité que celle qui, pour avoir le courage de vivre, ne possède que son cœur!
La classe au hameau durait une heure. 21 Il était temps de finir quand l’une après l’autre, les filles se mettaient à battre de l’œil et que les garçons se talochaient. Alors Noémie encore une fois tapait dans ses mains et la bande comme un vol de moineaux se dispersait. Il y avait toujours une jatte de lait frais pour la petite robe rose avant qu’elle redescendît de la montagne.
Le bâton ferré à la main, Noémie se lançait sur les pentes, chantant sa petite chanson. Ses brodequins à clous, lacés étroitement, s’emboîtaient aux saillies. En piquant la roche à la pointe du bâton, elle allait, sautillait de bosse en bosse.
Les gens d’en bas levaient la tête et lui faisaient signe de prendre attention. Elle agitait comme un drapelet son mouchoir, toute petite et volante comme les demoiselles aux ailes bleues qui ondulent au-dessus des roseaux.
Et toujours la petite chanson vibrait, frémissait comme le chant de l’alouette dans la nue.
Quelquefois la voix tremblait un peu comme le pied aux passages dangereux; et de nouveau ensuite, l’alouette filait son clair grisollis, et c’était vraiment la petite chose folle qui semblait tomber du ciel.
—Ah! mamzelle, disait madame Moya quand, toute chaude de sa course, les cheveux en cardées, des échardes plein les mains, elle rentrait enfin dîner, pour sûr il vous arrivera malheur! Pensez donc, si le tournis vous prenait!
—Que nenni! ma bonne mâme Moya, j’ai la tête solidement plantée sur les épaules. Vous savez bien que je suis un garçon.
—Tout de même...
C’était plaisir ensuite de la voir à petites quenottes féroces dépecer sa côtelette, avec deux filets de jus lui mouillant les coins de la bouche.
—Ah! que c’est bon, mâme Moya! riait-elle. J’ mange! j’ mange! Je m’ fais du beau sang rouge. Il me semble que je l’entends chanter en moi comme les petits ruisseaux à bouillons clairs qui descendent de la montagne. Allez! Je n’ai pas toujours le temps de manger à ma faim à la ville! Faut se lever au petit 22 matin, galoper dans la pluie, la neige. Il y a des fois que mes jupes fument comme une lessive, quand je me sèche près du poêle! Et quand vient midi, l’appétit s’en va de songer qu’il y en a parmi mes petites qui ont à peine une bouchée à se mettre sous la dent. Tout n’est pas rose dans le métier!
Et un peu de mélancolie lui venant à la pensée de la rentrée, elle tenait droits ses yeux devant elle.
—Bon! bon! Vous tourmentez pas d’ici-là! disait l’hôtelière. C’ sera toujours assez tôt quand le moment sera venu.
—Allez! vous avez bien raison. Mais voilà, mes petites, vous le savez, c’est comme une part de moi restée en arrière. Et alors, de demeurer ici ou de repartir, je ne sais plus ce qui me tient le plus au cœur.
Elle avait pris l’habitude de patoiser, avec l’accent brusque et chantant qu’ils avaient tous et qui leur roulait aux dents comme les pierres de la montagne leur roulaient sous le pied. Elle se sentait ainsi plus près de leur humanité cordiale, dans leur vie confiante et courageuse. Eux aussi, avec leurs gros cœurs simples, s’apprivoisaient plus facilement à cette musique rude qui leur sonnait aux oreilles des airs connus.
Et puis c’étaient les bonnes après-midi de soleil. Elle enfilait l’une des trois venelles qui partaient de la marine, longeait les murs bas en moellons du pays qui bornaient les clos, s’arrêtait un instant à humer la fine odeur des pois fleurissant les ramettes. Çà et là, Noémie poussait une barrière: un vieil homme doux, sa cloche de paille dans la nuque, en bras de chemise, binait ses salades, sarclait ses plants de carotte ou de pourpier.
—Tiens, c’est-y ben vo, mamzelle? Mais n’ tez donc pas dans l’ mitan de la porte, la femme est là qui défourne; s’ ra ben contente d’ vo dire eun’ petite parole d’amitié.
—Laissez donc, j’ fais qu’entrer en passant. Ah! y a promesse de rapport... Pour sûr, vous aurez de l’agrément de votre jardin, c’te année.
—Y pousse dà! y n’ fait que c’ qu’y doit faire, pas vrai, mamzelle? C’te garce de terre n’ vous rend jamais qu’approchant tout le mal qu’on s’ donne pour en retirer l’argent et la graisse qu’à vous coûte. Si tant est seûment qu’y pourrait tomber un peu d’eau à cause d’ la sécheur!
Tous les petits champs s’émaillaient comme des chemins de procession, avec des cœurs de pensées, des iris bleus et des lys safran entre les groseilliers, les cassis et les poiriers en pyramide. Des plants de fraisiers déjà se nouaient. Les choux commençaient à rondir. C’était une bénédiction comme tout montait! La terre légère et blonde bleuissait dans l’ombre. Les derniers pommiers ressemblaient à des mariées avec leurs bouquets roses et blancs. Et de la prairie il venait une senteur d’herbes mûrissantes.
Tout le monde au village, malgré ses peines, était heureux. On ne pensait plus qu’à regarder travailler le bon Dieu. Par-dessus les petits murs, les vieux fumaient leur pipe en causant avec les femmes qui buandaient ou coupaient de la fourrée pour la vache. La lessive fraîche, toute azurée de ciel, herbait sur l’épine en fleur des haies. La lumière était jeune, fluide, amoureuse et semblait avoir été aussi lavée à la rivière. C’étaient les chats qui étaient contents, le dos en boule au soleil!
Noémie était une connaissance partout où elle passait. Elle poussait en riant la tête dans les chambres. Elle écartait les feuillages derrière lesquels une aïeule dans sa cahière tenait ses mains ouvertes sur ses genoux. Un vent chaud doucement soufflait sur les berceaux. Tout était prêt pour l’été qui arrivait par les chemins d’en haut. Les perches à haricots en faisceaux s’appuyaient au tronc du noyer, près des hangars où s’épuisait le bois de l’hiver. Les échelles près des chêneaux du toit attendaient que la poire fût mûre. On vivait là comme en de 24 petites arches de Noé. Et les courtils sentaient bon les ramons et les bottes de genêts fraîchement coupés pour la chauffe des fours à pains. Une odeur tiède de miel et de résine levait par bouffées. Noémie, du battement fin de ses narines, s’en grisait, les yeux à demi fermés, avec une sensualité de petite chatte qui boit du lait. C’était si lointain, cela venait du fond des âges, ce fumet de bois et de soleil, comme l’âme antique de la terre! Elle redevenait la petite paysanne de sa race à le sentir passer dans l’air. Et des souvenirs remontaient: elle se rappelait que, toute petite, sa mère quelquefois l’amusait de l’histoire d’une grand’tante, tante Pépète, qui avait des cochons et vivait, très vieille, toute seule, ayant perdu les siens, dans un village de l’Ardenne. Sa mère était morte et elle n’avait jamais connu la grand’tante Pépète.
Noémie visitait l’enfant au berceau. Elle apprenait aux fillettes à tresser de légers ouvrages de sparterie. Une fois elle avait coupé une robe pour une fille pauvre, la fille aux Mangombrou qui se mariait. Elle avait l’art de s’utiliser pour les vieilles et les jeunes, toute bruissante de vie claire, avec un peu de tristesse qui parfois reperçait.
—Bien, mamzelle, qu’avez? disait-on en s’apercevant de la petite ombre qui lui ennuageait les yeux. Avez-t-y de la peine?
Aussitôt elle se reprenait d’un bon rire vaillant et avec une petite secousse de la tête, répondait:
—Bien une idée... On a toujours tort, pas vrai, de penser à ce qui n’est pas la minute présente.
—Bien sûr... Avec ça que la vie n’est déjà pas si longue!
C’était la philosophie des pauvres et elle s’efforçait de l’avoir comme eux. Sa vie doucement tremblait en elle à l’idée de toute la joie qu’il y a sur la terre pour ceux qui n’ont rien et qui trouvent le moyen d’être riches de bon cœur et de bonnes œuvres envers d’autres qui ont encore moins qu’eux. Elle mettait toute sa force à se guérir rapidement pour recommencer là-bas l’existence. Elle ne ressentait plus qu’à intervalles irréguliers le brisement physique qu’elle traînait à la ville. C’était comme la griserie d’un grand courant de vie fraîche qui la renouvelait.
Les pauvres filles comme elle, obligées très jeunes de tout tirer d’elles-mêmes, ont d’infinies ressources. Elle connaissait de sûres recettes pour les petits maux. Elle savait les vertus des plantes et comment elles doivent être employées pour les brûlures, les rhumatismes, la colique, l’esquinancie et les maux d’estomac. Ces bonnes gens, au cœur de la nature, en étaient bien moins instruits qu’elle. Maintenant elle n’allait plus à la montagne sans en rapporter une abondante cueillette de simples. Elle les mettait sécher à une corde qu’elle avait fixée en travers de sa fenêtre et où par bottes pendaient les valérianes, les menthes, les romarins, les sauges, les scrofulaires, comme dans la boutique de l’herboriste. M. Fauche parfois levait le nez et regardait avec inquiétude si le vent n’en soufflait pas la graine dans son jardin.
Il y avait toujours une mère qui guettait Noémie Larciel par-dessus son mur pour un enfant malade. Le médecin habitait à deux heures du village et naturellement il faisait payer l’usure des roues de son cabriolet. On était content d’en être quitte avec une décoction d’herbes que Noémie elle-même allait cueillir le long des talus. Elle commençait par prendre l’enfant entre ses genoux, lui tâtait le pouls, examinait la langue, regardait au fond des yeux comme elle faisait à la ville, avec les petites de sa classe qui, elles aussi, n’avaient que leur grande amie pour médecin.
Dans la maison alors, le silence était si grand que la petite souris en profitait pour grignoter une croûte roulée sous le bahut. La pendule battait lentement dans sa gaine comme un cœur blessé. Il venait quelquefois une autre mère du 25 voisinage qui avançait sa tête contre la vitre. Et Noémie, en maniant cette précieuse essence de vie, avait le visage pensif du destin. Mais ensuite la souris pouvait bien s’en aller, car tout à coup des sabots battaient comme des tambours dans la chambre. C’était la famille qui rentrait après la consultation; et maintenant tout le monde parlait et riait à la fois, comme s’il avait suffi des quelques mots du médecin en robe rose pour mettre le mal à la porte. On pouvait repasser le lendemain, on était sûr que l’enfant jouait quelque part, du côté des fumiers.
Tout de même il était arrivé une fois que vraiment c’était une mauvaise fièvre.
Le Spirou, le fils des Mangombrou, avait douze ou treize ans, on ne savait pas au juste: un dimanche de ducasse, étant à pêcher en ses habits de première communion au bord du fleuve, il avait roulé dans l’eau. Jusqu’au soir, le froid de la baignade à la peau sous l’étoffe mouillée, il avait erré, n’osant rentrer à la maison. Mangombrou, le père, une brute déchaînée quand il avait bu, n’aurait eu qu’à se trouver dans un de ses jours de fureur: il lui eût cassé les reins. Heureusement, ce jour-là, le carrier, de son côté, était allé passer sa journée à la pêche: on était sûr que, sa ligne à la main, il ne pensait plus qu’au poisson. Le Spirou enfin s’était coulé dans la maison: la mère lui avait allongé une taloche; il était monté se coucher, un claquement de fièvre aux dents comme le bruit du taquet chez le meunier. Le lendemain on n’avait pu le faire lever: il grelottait sous les draps, comme le culot d’une couvée d’automne.
Noémie, ce jour-là, passa devant la maison: on la fit entrer et elle prit le gamin entre les genoux comme elle prenait les autres. Elle lui regarda dans les yeux profondément. La mère tout de suite à sa mine vit que la chose était grave, et maintenant elle était là, avec son grand visage passif, inquiète tout de même au fond. Le Spirou avait une toux méchante qui lui secouait les côtes et la fièvre ne s’en allait pas. Le pis, c’est qu’il ne voulait pas dire comme il avait attrapé son mal; on lui eût plutôt décroché les mâchoires avec une tenaille. Noémie alors était venue s’asseoir à côté de son grabat et elle était restée là des jours et des nuits, tenant les mains du garçon dans les siennes, l’écoutant délirer avec sa petite bouche bleue, retroussée par des canines de jeune loup, puis, pendant les pauses de sommeil, passant les doigts dans de gros ciseaux et lui taillant une blouse dans une vieille jupe de la mère Moya.
Il faillit trépasser.
Mais voilà que le cinquième jour, tout seul dans la chambre avec Noémie qui lui tenait les mains, 26 il lui soufflait bas, avec un rire sournois:
—C’est l’aut’ fois: j’ai tombé à l’eau. Y avait personne, j’ l’ai point dit.
Ses yeux durs et noirs brûlaient. Elle sentit une force qui, selon la vie, irait au mal ou au bien.
Il guérit.
Ce fut comme un peu de jeune vie qui rentrait sous le vieux toit de chaume. Dans la montagne, on n’est pas expansif: la mère n’avait rien dit, sèche comme les branches, gardant toujours son grand visage de misère. Seulement, un soir, le père Mangombrou partit pour la pêche: il ne rentra qu’au matin. Et ce matin-là il allait demander Noémie chez Moya. Il apportait dix livres de truites dans une torquette de paille.
—Allez, c’est de bon cœur, mamzelle, disait-il. Y en aura jamais de trop pour ce qu’ vous avez fait pou l’ petit.
Sa rudesse s’était amollie: il avait des yeux de bonne humanité et elle vit que cet homme terrible, après tout, comme les autres, aimait son enfant.
Un sentier montait derrière les maisons: il longeait d’abord des vergers en pente, des champs de pommes de terre et de pois, des haies d’épines vives. Et puis, il rejoignait un petit ruisseau de montagne. Noémie, derrière un buisson d’obiers sauvages, connaissait là un coin frais. L’eau descendait à bouillons d’argent, sautant entre de grosses pierres d’or rouilleux. Un tronc d’arbre, scié dans sa longueur, servait de pont, allant d’une rive à l’autre parmi les éthuses, les aspérules et les spirées. Ensuite des moellons faisaient un escalier par lequel les gens d’une ferme perchée sur la butte arrivaient puiser au ruisseau. On voyait, à travers la rondeur feuillue des pommiers accrochés au versant, le grand toit d’ardoises en auvent bleuir à l’ombre de deux noyers. Personne ne passant le long des obiers, l’herbage s’étendait dans une solitude de nature. Noémie s’asseyait au bord du flot jaseur, feuilletait son livre de botanique ou, les paupières mi-closes, avec une paix profonde de tout son être, observait sur le talus la vie gracieuse des méliques, des houlques, des bromes et des fléoles. Le vent léger lui chatouillait la paume des mains.
Une après-midi, à pas de flânerie, son bâton aux doigts, elle avait monté la côte. Le soleil chauffait les vergers: il faisait grand silence: les pruniers regardaient tourner lentement leur ombre à leur pied.
Comme elle longeait l’eau, elle remarqua tout à coup qu’il y avait quelqu’un près du buisson. L’homme, un dos large sous une cloche de paille, était assis sur un pliant, une boîte près de lui, dans l’herbe. Elle ne voyait pas ce qu’il peignait, à cause de la largeur de ses épaules. Mais la cloche se levant et s’abaissant toujours du même côté, elle conjectura qu’il peignait le petit escalier de moellons grimpant au long du versant. Et puis ses paupières battirent; elle demeurait une seconde à se demander si elle irait jusqu’au ruisseau. Noémie, dans le grand garçon aux fortes épaules, venait de reconnaître Jean Fauche.
Elle avança la tête, fit un pas. Les herbes s’accrochaient à sa robe comme pour l’avertir de ne pas aller plus loin. Cependant elle aurait bien voulu savoir quelle espèce de peinture pouvait faire un homme qui passait les meilleures heures du jour à arroser ses plantes et à lever ses nasses.
Elle eut un hochement de tête décidé et sur la pointe des pieds, arriva près du peintre. Sa robe devant elle répandit un reflet rose; la toile sous le pinceau s’éclaira d’aurore; et maintenant Fauche entendait son souffle comme un vent léger par-dessus son épaule.
Il se retourna.
—Vous, mademoiselle?
Et il se soulevait à demi, touchait son chapeau de la main qui tenait un pinceau chargé de laque verte.
—Allez, m’sieu Fauche, ne vous dérangez 27 pas. L’endroit est à celui qui y vient le premier... pas vrai?
Il se rassit et, cette fois, elle pouvait regarder par-dessus la cloche de paille.
—C’est bien ce que j’avais pensé, fit-elle. De loin je m’étais dit: «En voilà un qui peint le sentier de la ferme, par delà le ponteau.» Excusez, je ne savais pas que c’était vous, m’sieu Fauche.
Un silence, et puis elle avait un cri:
—Ah! mais... ah! mais... c’est que c’est tout à fait ça!
—Peuh! dit Jean Fauche.
Encore une fois, elle se taisait et, les yeux finement plissés, avec le tremblement d’une lumière d’or sur la rétine, elle comparait la peinture à la réalité. «Mais non, s’avoua-t-elle, je lui mens effrontément: la nature est bien plus claire et plus transparente que ce qu’il en a fait.»
—Je ne vous dérange pas au moins? dit-elle, ennuyée qu’il ne lui parlât plus.
—Mais pas du tout... Enchanté...
Lui aussi était un peu gêné; il eût préféré être là seul, comme tout à l’heure.
—C’est que, reprit-elle en riant, je l’avais trouvé avant vous, ce petit coin du bon Dieu. Voilà plus d’une semaine que j’y viens. Sûrement je ne m’attendais pas à vous y rencontrer.
Il enlevait à la pointe du pinceau sur sa palette un grumeau de grenat et délicatement en réchauffait un trou d’ombre dans la haie.
—C’est drôle, disait-il. J’ai passé ici plus de cent fois et pourtant ce n’est qu’hier matin, en quittant mon plant de tabac là-haut, que je me suis aperçu qu’il y avait quelque chose à faire de cela.
On n’entendit plus, pendant un peu de temps, que le glouglou du ruisseau sous le pont, comme un éclat de rire. Noémie se demandait s’il allait encore mettre du grenat dans le trou d’ombre. «Sûrement il va tout gâter,» songeait-elle. Jean Fauche, la tête sur le côté, reculait un peu sa toile pour juger de l’effet. Il sifflotait doucement entre ses dents. L’odeur de l’essence s’évaporait à travers la senteur mûre des graminées.
Noémie, d’un élan, lui dit singulièrement:
—Alors c’est donc vrai, monsieur Fauche, que vous êtes un artiste? On en parle bien au village, mais je ne l’aurais point cru.
Fauche hocha la tête et fit claquer sa langue.
—Un artiste, mademoiselle? Non. Je ne puis dire cela de moi quand je pense que c’est un don de Dieu, et l’un des plus beaux, que de savoir exprimer avec des couleurs l’infini de nos sensations devant la nature. Allez, ce n’est pas le goût qui m’a manqué. Mais voilà, j’ai aimé tout jeune la peinture comme j’aimais la chasse, la pêche et le reste. J’ai aimé la peinture pour le plaisir que ça me procurait, je ne l’ai pas aimée comme quelqu’un qui, à l’occasion, accepterait de mourir pour ce qu’il aime.
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Il appuyait à son genou la main qui supportait la palette et il regardait la terre gravement. On sentait que le plaisir qu’il éprouvait à peindre, comme il disait, ne le rendait pas heureux.
Noémie l’écoutait, toute sérieuse à son tour. Jamais elle n’aurait soupçonné que ce grand garçon taciturne eût un jour enfilé tant de mots l’un après l’autre. Sa voix était douce, profonde, la voix avec laquelle on se parle à soi-même. Même elle avait légèrement tremblé aux dernières paroles, comme si toujours on dût un peu trembler quand on parle de la mort. Cependant ce n’était là qu’un simple homme des villages.
Noémie alla s’asseoir au bord du ruisseau et couchée sur le coude, elle tournait à demi la tête vers lui. Elle ne se pressait pas de répondre.
—Oui, fit-elle à la fin, voilà la vérité; on n’aime réellement que si on accepte de mourir pour ce qu’on aime.
Elle restait touchée par le sens grave de cette idée où se mêlaient la mort et l’amour: elle avait parlé comme si elle aussi eût été prête à s’immoler pour quelque chose qui était sa vie et qu’elle ne disait pas.
Jean Fauche n’avait plus reconnu sa petite voix légère et haute, sa voix comme un cri gentil de bergeronnette et comme la jolie onde musicale du ruisseau.
Il s’étonna, fut ému: il ne songea pas tout de suite qu’elle pût aimer autre chose que l’amour.
Noémie, pourtant, n’avait pensé qu’à ses petites de la ville, comme à une famille dont elle était l’âme. Une mélancolie passa dans ses yeux, attrista la joie de l’herbage. Mais l’ombre elle-même sous les pommiers était encore une lumière moins vive, doucement blonde et lilas. Un pinson tirelirait dans les noyers de la ferme: le ruisseau toujours lavait du ciel bleu sur son lit de grosses pierres; les véroniques, avec leurs humides yeux bleus, comme des demoiselles à la fenêtre, croyaient voir tourner la grande roue d’or du soleil.
La tristesse ne fut plus qu’un léger nuage en fuite. Noémie maintenant rêvait qu’un vieux monsieur très riche, un bienfaiteur comme il y en a dont c’est le métier et qui ont leur buste au cimetière, avec une allégorie en larmes pour perpétuer leur mémoire, un jour entrait visiter sa petite classe.
—C’est à vous tous ces enfants, mademoiselle? disait-il avec un sourire d’aïeul.
Elle aussi riait et répondait oui. Alors il lui mettait dans les mains un portefeuille plein de billets afin qu’elle pût les emmener pour longtemps, pour jusqu’à ce qu’elles fussent devenues très grandes, au plein cœur de la nature. Quelle joie! Il lui semblait que de là-bas, du fond de la sombre école obscurcie par les toits voisins, toutes, avec les mêmes yeux candides et émerveillés qu’ont les véroniques, la regardaient remercier ce bon dieu de vieux monsieur. En bande on filait comme un vol de moineaux picorant dans les cerisiers; c’était gentil comme une légende du temps des bonnes fées. Et puis un jour arrivait où elles ne voulaient plus la quitter, où elles la suppliaient de continuer à vivre avec elles; et elles devenaient ensemble très vieilles, comme dans un couvent.
M. Fauche l’écoutant se taire et ne parlant pas non plus, il n’y eut plus au-dessus d’eux qu’une petite éternité de silence et de paix. Peut-être sa pensée à lui aussi était repartie pour la ville, comme lui-même, le temps venu, partait avec sa valise et sa bourriche de poissons.
Quelquefois il cherchait un ton sur sa palette et ensuite, à petits coups, il mettait de la couleur sur sa toile. Le soleil avait un peu baissé; les pommiers du verger ressemblaient à de grosses têtes chevelues d’or. Il n’était plus content de son étude. Quand il regardait devant lui, avec le plissement de ses yeux pour mieux resserrer le champ de 29 sa vision, la vibration du chapeau de paille qu’elle avait jeté dans l’herbe lui brouillait la prunelle. Il lui en voulait surtout d’avoir dérangé son effet avec sa robe, rose comme un nuage de matin. Et cependant la petite robe rose l’amusait plus que sa peinture.
Noémie subitement se mit à rire: il sembla que c’était la gaîté du ruisseau qui montait. Et elle faisait avec la tête, sous son large chapeau de paille, le mouvement de secouer une idée.
—Ah! m’sieu Fauche, figurez-vous, dit-elle, j’ai rêvé qu’il m’arrivait un grand bonheur. J’étais ici avec mes petites... Mais oui, ma petite classe de la ville... Dieu! Quelle joie pour tout le monde! Pensez donc! Des enfants qui toujours ont vécu au fond des rues noires, dans des chambres mal aérées, de petites têtes pâles d’enfants avec des yeux pourtant si beaux! Ah! si vous les connaissiez, ces yeux, profonds comme des puits où, dans le noir de tout le reste, il tremble un peu de ciel!
Jean Fauche eut un battement de paupières et il tenait la bouche ouverte comme quand passe au cœur une onde de vie tumultueuse. Il parut considérer très loin quelque chose et il ne peignait plus.
—Les enfants, ah! oui! dit-il doucement.
Et une seconde encore s’écoulait, un temps plus ou moins long en dehors de la vie immédiate. Puis son regard glissait vers cette jeune fille qui, après tout, par la taille et la fraîcheur du visage, semblait, elle aussi, encore une enfant. Et il lui souriait avec une gravité pensive; il disait:
—Comme vous les aimez!
C’était une parole comme il en monte du fond même de la vie et après laquelle deux êtres se regardent avec l’étonnement de ne s’être pas compris plus tôt. Noémie eut confiance: il lui sembla que M. Fauche était un homme plus âgé et plus sérieux qu’elle avait cru d’abord, un homme qui peut-être avait souffert et gardait son secret.
—Je suis seule, répondit-elle simplement. Je n’ai qu’eux au monde.
Il se leva; il était agité; il eût voulu tirer une grosse bouffée de sa pipe; mais dans son trouble, il la cherchait et ne pouvait la trouver.
—Votre mère... dit-il.
Il s’arrêtait et encore une fois il la regardait en souriant.
—Je n’ai plus ma mère, répondit-elle en secouant lentement la tête et tenant un peu de temps les yeux fixés à terre. J’avais quinze ans quand elle est morte... Nous étions deux, ma sœur et moi. Elle s’est mariée, elle est heureuse; et comme cela, je suis restée seule. Il y a de cela cinq ans: vous voyez, je suis déjà vieille.
C’était ennuyeux pour lui de ne jamais trouver de mots quand il aurait fallu parler.
—Moi, j’en ai presque trente, fit-il en laissant tomber sa voix.
Il ne sut jamais pourquoi il avait dit cela.
Elle reprit, comme si elle eût craint qu’il ne la plaignît:
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—J’ai eu de la chance. A dix-huit ans j’avais mes diplômes. Presque tout de suite après, j’ai trouvé une place. Oui, à «l’Œuvre de l’Enfance,» une chose très belle. Nous sommes trois maîtresses. Mademoiselle Dutoit tient l’école maternelle, une autre la classe au-dessus. A moi on m’a donné la classe des grandes de dix à quinze ans. Avec mes quelques années en plus qu’elles, je suis comme une maman qu’elles aiment bien, je vous jure. Je les garde avec moi le plus que je peux. Mais tout de même il arrive un jour où la vie les reprend. Alors il faut bien qu’elles me quittent.
Il fit un effort, lui dit d’un tremblement de voix:
—Mais vous en aurez à votre tour: ils remplaceront les autres.
Noémie ne répondit pas tout de suite. Le ruisseau encore une fois se mit à jaser. On comprenait qu’il bavardait avec l’aimable petit cœur des véroniques. Il faisait si grand silence dans les champs que le grincement d’une faux au bas de la vallée semblait monter derrière la haie, près d’eux.
Et puis elle disait:
—Je ne me marierai jamais, monsieur Fauche.
Elle n’était pas triste; il y avait une vaillance ferme et tendre dans la petite tête qu’elle agitait sur ses épaules.
Comme à la fin il avait trouvé sa pipe, il l’alluma, ferma sa boîte, la rouvrit, demeura perdu dans la contemplation du ruisseau.
—L’eau va où elle doit aller, dit-il, et cependant elle ne sait pas où elle va.
Noémie aussi alors considérait le ruisseau. Aucun des deux ensuite ne parlait plus.
Ils furent étonnés que quelque chose au fond de l’eau les regardait, avec une tête et des yeux. Et cela ne bougeait pas plus que les pierres de l’escalier.
—Spirou! cria-t-elle.
C’était bien le garçon aux Mangombrou qui à plat ventre, sans bruit, comme un gros lézard, s’était coulé dans les herbes jusqu’à la berge et de là, avec des yeux de petit animal sournois, les observait. Maintenant il suçait son doigt.
Noémie eut une rude semaine. Une des mères du hameau, dans la montagne, en renversant son chaudron de lessive, s’était brûlé les pieds. Elle avait quatre enfants; les deux derniers étaient nés en même temps. Noémie avait appris l’événement en montant faire sa petite classe.
La femme, une grande sèche, d’une force de cheval, ses pieds ébouillantés à nu sur le carreau, voulait continuer sa lessive. Noémie l’avait forcée à se coucher; elle lui avait fait un pansement; et puis la fièvre était venue. L’aînée de la famille, une fille de huit ans, entretenait le feu de bois, sur la brique. Dessus pendait la marmite où, à l’étouffée, cuisait le chou. Il fallait avoir l’œil au chou, aux bessonnes, à la malade: jamais Noémie n’avait eu une vie plus occupée. Le bas de sa robe passé dans sa ceinture, ses manches troussées jusqu’au coude, elle renouvelait les langes, tenait la maison en ordre, reprisait les hardes. Le père, parti pour la carrière à pointe d’aube, ne rentrait qu’à la nuit.
La mère doucement se laissait soigner, petit à petit accoutumée à cette vie quiète, ses pieds bandés par-dessus la couverture du lit, ses lourds pieds las de pauvre ménagère qui, depuis qu’elle s’était mise en ménage, avaient fait le tour du monde rien qu’à aller de la maison au champ et des berceaux au lit où, l’un après l’autre, avaient trépassé les grands-parents. Il lui venait maintenant des yeux pâles et transparents à se sentir, elle aussi, une créature humaine dont une autre créature avait eu pitié et qui, après tant d’ans de peines et de misères, pouvait jouir enfin d’une courte trêve au chaud du lit, toute molle de chair reposée, avec son vieux cœur usé entre ses bras.
—Ah! ma fille, disait-elle, c’est-y possible qu’une belle mamzelle comme vous soit là à s’ remuer les sangs pour 32 moi! Vous êtes tant au-dessus de nous avec vot’ éducation et vos belles manières! Pour sûr, c’est le bon Dieu qui vous a envoyée par ici! Mais to d’ même c’est queque chose allez! Moi qu’a jamais dormi le jour depuis qu’ j’ai un homme et des enfants, v’là que j’ reste mes pleines journées dessus mon lit, à rien faire.
Elle la suivait des yeux avec une humilité canine, s’essayant à sourire avec la grande fissure mince de sa bouche dans son visage flétri. Puis une langueur passait:
—Quoi que j’ vas devenir quand vous n’ serez pu là, Sainte Vierge?
C’était bon, cette humanité un peu animale et qui n’avait que quelques mots pour exprimer ses mouvements intérieurs comme le chien jappe et comme miaule le chat. Noémie souriait, une petite fossette mobile au creux de ses joues.
—Allez, allez, disait-elle, à quoi servirait la vie si on n’aidait pas un peu les autres à vivre? De nous deux, c’est encore moi la plus heureuse.
Et puis, un matin, Noémie trouvait la mère debout, au travail, ses pieds dans des sabots. Elle reprit sa petite classe.
Là-haut, dans la maison du carrier, il lui était arrivé souvent de penser à M. Fauche. Quel mystère pouvait bien cacher cette vie d’un homme de trente ans qui, tous les quinze jours, éprouvait le besoin de s’en aller avec un panier de poissons à la ville? Elle ne doutait plus que ce ne fût pour une femme. Elle n’aurait pas voulu être aimée comme cela. Il y avait là plutôt pour elle quelque chose de ridicule.
Une après-midi qu’elle revenait de la montagne, elle désira revoir le ruisseau. Si elle avait aperçu tout à coup Jean Fauche peignant comme l’autre fois, sa boîte à couleurs à côté de lui, sur l’herbe, cela l’eût amusée. Elle haussa les épaules. Comme si dans la montagne un peintre qui a de bons yeux, n’avait pas le choix entre cent sites! Elle avança la tête, regarda: il n’y avait personne derrière les obiers. A petits flots l’eau passa; ses idées coururent. Elle trouvait moins naturel qu’il ne fût pas là.
—Mais c’est qu’il est venu! s’écria-t-elle soudain en apercevant à terre un chiffon taché de couleur fraîche.
Elle n’aurait pu dire pourquoi, elle en éprouvait du plaisir.
Elle crut le revoir assis sur son pliant, l’œil à la hauteur de l’effet. Elle se baissa et tâcha de regarder le sentier avec les yeux qu’il avait eus en le peignant. «Comment a-t-il pu voir cela comme ça?» se demanda-t-elle. Il lui sembla que M. Fauche décidément avait la vision un peu distraite d’un homme qui pense trop au poisson qu’il trouvera, au matin, dans ses verveux. Et elle riait.
Elle descendit jusqu’au ruisseau: des lumières d’or égratignaient le lit de pierres comme des pattes de lézards. Le soleil se tenait là au frais sous la forêt des stellaires, des bugles, des anthémis qui tapissaient la berge. Le rire du flot comme une flûte faisait danser les longues libellules bleues. Bon Dieu! qu’elle était bien là, comme au bout du monde!
Elle défit les lacets de ses bottines, enleva ses bas, et l’un après l’autre, avec le frisson délicieux du froid à ses chevilles, elle entra ses pieds dans l’eau.
—Comme va le ruisseau, songeait-elle.
Elle seule eût pu dire le sens qu’elle attachait à cette phrase. Peut-être cela se rapportait à la vie des êtres, à sa vie à elle. Et se rappelant le mot de Jean Fauche, elle répétait lentement.
—L’eau ne sait pas où elle va.
Des cercles s’élargissaient comme des bracelets. Elle s’amusait à faire jouer ses orteils. Il n’y avait que les yeux bleus des véroniques pour juger du plaisir qu’elle éprouvait à être ainsi déchaussée: ses pieds étaient comme des fleurs de chair qui rosissaient l’eau. Et le petit frisson au long de sa peau, montait comme la chatouille d’un doigt. Son cœur doucement se gonfla.
Quelquefois une argyronette, patinant du bout de ses longues pattes, s’arrêtait, puis d’une détente repartait. Maintenant 33 Noémie ne pensait plus à M. Fauche. Pensait-elle à quelque chose?
Une ombre glissa. Elle leva les yeux et aperçut Jean Fauche qui, très haut dans le soleil, avec tout le ciel bleu autour de sa cloche de paille, en riant la regardait.
Elle eut des yeux méchants.
—C’est mal, monsieur Fauche! allez-vous-en.
Il était si honteux qu’il ne répliquait rien, comme pris en faute, et il faisait un pas en arrière.
—L’eau, je crois, est tiède, fit-il.
Comment admettre qu’un garçon aussi gauche pût être aimé d’une femme si ce n’est pour le poisson qu’il apportait? Pourtant sa gaucherie ne lui déplaisait pas. Elle lui indiqua du doigt les obiers. Elle l’aurait fait ainsi aux petites de l’école.
—Là, monsieur Fauche, cachez-vous là pendant que je remets mes bas.
Il s’en allait docilement. C’était curieux comme d’un signe de la main cette jeune fille avait raison d’un homme qui faisait une ombre si longue à terre.
Soudain elle le rappela:
—Non, non, revenez plutôt, monsieur Fauche... Donnez-moi la main pour remonter.
Mais avant qu’il fût près d’elle, déjà elle s’était relevée d’un bond: elle le considérait avec moquerie.
—Ah! vous n’êtes pas pressé... Enfin, puisque vous voilà, rattachez mes lacets.
Elle sembla décidée à lui faire payer cher sa timidité. «Comment va-t-il s’y prendre?» se demandait-elle. Je verrai bien s’il l’a déjà fait pour une autre.
Il ploya ses fortes épaules, se tint courbé devant elle, un genou dans l’herbe. Il prit dans ses gros doigts les lacets, les noua d’un double nœud, et il regardait un peu aussi, par-dessus le bord de la bottine, la rondeur du bas. Alors tout changea. «Qu’il est hardi!» se dit-elle. Et elle baissa les yeux: son bas faisait un pli.
Il releva la tête, ses yeux avaient une expression qui le faisait ressembler au grand Cortise. Il avait l’air de dire:
—Tant pis s’il y en a un autre que cela pourrait gêner.
Du moins c’est ainsi qu’elle le comprit. Deux roses fleurirent ses joues.
—Non, monsieur Fauche, dit-elle vivement, ce n’est pas du tout ce que vous croyez. Il n’y a jamais eu personne.
Jean Fauche ne s’était pas attendu à cette petite colère.
Dans son saisissement, il bégaya:
—Oh! mademoiselle Noémie, je vous respecte bien trop pour cela.
Et il ne se relevait pas tout de suite: elle le trouva si ridicule en cette posture qu’elle se mit à rire. Il n’osa pas la regarder: il lui dit presque humblement, très bas:
—Je suis venu tous les jours. Je croyais que vous seriez revenue aussi.
Il parlait comme un enfant. Elle fut étonnée qu’il eût désiré la revoir. De la part de Jean Fauche, cette idée lui paraissait tout à fait extraordinaire. Cependant elle était contente que quelqu’un eût fait cela pour elle.
—Vrai, monsieur Fauche?
—Oui, ça m’aurait fait plaisir.
—Moi aussi, mais voilà, je n’ai pas pu.
Elle ajouta, d’un sourire amusé:
—J’ai été sœur de charité, figurez-vous.
Et elle lui conta sa semaine au hameau des carriers, soignant une malade et donnant la becquée aux petits. Toute sa gaîté avait reparu. Lui aussi, la regardait avec une joie franche: il avait vraiment le regard d’un peintre qui étudie un ton fin. Il était content quand il pouvait voir, sous ses lèvres de fruit rose, ses dents claires comme des pépins. Il ne l’aurait pas observée autrement s’il avait pensé:
—Quelle délicieuse petite femme ce sera là pour celui qu’elle aimera!
Cependant, à mesure qu’elle parlait, ses prunelles commencèrent à se brouiller 34 comme le ruisseau quand passait l’ombre d’un nuage. Son joli babil pareil à la musique de l’eau prit un sens qu’il n’avait pas soupçonné d’abord. Et il était soudain triste; il soupirait et secouait son front.
—A quoi pensez-vous? dit-elle.
—Je pense que vous avez dit vrai: vous êtes et serez toujours une sœur de charité pour ceux que vous aimez.
—Oui, voilà, fit-elle, toute sérieuse à son tour. Je suis une si singulière petite chose de vie. Je crois bien que je n’aimerai jamais que les malheureux: je sens qu’ils ont tant besoin de moi!
Le paysage fit silence: le glouglou du ruisseau s’étrangla comme un sanglot; la fauvette, ne les entendant plus parler, avançait sa petite tête ronde au bout de la branche pour voir s’ils étaient encore là. Toutes les petites véroniques regardaient curieusement par où ils avaient bien pu passer.
—C’est dommage, fit-il enfin en baissant la tête.
Et il ne disait pas pourquoi.
De la part de Noémie, ce fut comme s’il n’avait exprimé à cet égard aucune opinion. Elle sembla très loin; elle s’était mise à cueillir des seneçons en chantant sa petite chanson:
Va, va, petite chose de vie!
Comme la graine sortie du van,
Tourne au vent de folie.
—Autrefois, dit M. Fauche, j’aurais beaucoup ri de vous entendre chanter cela. Je ne sais pas pourquoi à présent je trouve cette chanson triste à pleurer.
—Je suis gaie, ma chanson est gaie. Elle pleurera peut-être demain. D’ici là...
Et elle faisait un geste de la main.
—Voilà, oui, c’est selon les jours, dit M. Fauche, comme résigné à regret.
Il bourra une pipe, fit craquer l’allumette et la fumée du tabac doucement le grisait. C’était une consolation pour Jean Fauche d’avoir toujours sa blague à tabac sur lui. Il tenait sa plante du curé, qui tenait la sienne d’un vieil oncle, chapelain chez un seigneur. Son jardin étant trop petit, il la réservait pour un champ qu’il avait dans la montagne, près de ses ruches. Le chapelain assurait que saint Pierre lui-même ne fumait pas un meilleur obourg en paradis.
—Au revoir, monsieur Fauche, dit Noémie. Je m’en vas travailler ma botanique.
Et, en effet, elle tenait un livre sous le bras. Maintenant qu’elle partait, il semblait à Jean Fauche qu’il aurait pu continuer à causer longtemps avec elle.
C’était encore une fois le samedi de quinzaine pour M. Fauche. Hollemechette, à l’heure du train, l’avait vu passer avec sa petite valise et sa bourriche à poissons. Elle était allée le dire aussitôt aux femmes qui, sur le pas des portes, faisaient sauter un vieux soulier éculé à la pointe de l’orteil. On savait par le pêcheur qu’il avait pris aux nasses plus de quinze livres de barbeau, de perche et de chevenne.
Tout de suite après son départ, la marine s’était mise à chômer. Tantin déposa ses arrosoirs et s’assit devant Fré D’siré qui, depuis la veille, avait repris son pot à couleur et donnait des coups de brosse à la peinture du bateau de Moya.
—Pour sûr, c’est de la belle couleur que tu mets là, criait-il en avançant le doigt.
—De la couleur, que tu dis? C’est-y qu’é n’ serait point à ton goût?
—J’ dis point ça, j’ dis que pour de la couleur, c’est de la belle couleur. Faut s’entendre.
Finette, depuis qu’elle avait un maître, révélait une âme de bête à la fois hargneuse et singulièrement tendre. Elle était entrée en rampant dans la vie de Tantin et maintenant elle la dévastait d’émois continuels.
Elle huma tout à coup l’air, renifla une présence insolite au bout du port et se lança. Un chemineau, sa besace 35 enfilée à un scion qu’il portait sur l’épaule, arrivait boitillant, traînant un pied enveloppé de bandes de toiles. Finette, en haine du pauvre et de l’étranger, écumait, les babines retroussées. L’homme, appuyé contre un mur, attendait que la bête le laissât passer. Il savait, celui-là, que le cœur des gens n’est pas toujours aussi difficile à prendre que celui des chiens.
Les abois de Finette à la fin attirèrent l’attention de Tantin; mais déjà le spitz de Hollemechette et le fox de Moya s’étaient mis de la partie. Ensemble ils entouraient le pauvre diable des fureurs d’une meute.
—Mâtin! v’là cor une fois ta chienne de chienne qu’est lâchée, disait Fré D’siré. T’arrivera malheur avec elle, que j’ te dis. Si j’étais que du gouvernement, j’ mettrais le triple de l’impôt sur ces sacrées sales bêtes-là.
—Finette! Hé! Finette! appelait Tantin en tournoyant sur place comme le gambrinus en zinc qui moulinait au vent sur le toit de la brasserie.
Il arriva que le spitz tout à coup fit une pirouette et s’en retourna du côté de la ruelle. Tantin, rassuré, se remit à contempler la peinture de Fré D’siré.
—Hé! Tantin! fit celui-ci.
—De quoi?
—V’là bientôt le temps de penser à prendre not’ café. J’ crois ben que j’ vas fumer une pipe en attendant.
—T’es ton maître, y a personne pour t’en empêcher.
—Moi, d’abord, j’ suis pour la liberté. On a fait des révolutions pour qu’ chacun y fasse ce qu’y veut faire. Toé, tu vas z-à-droite, moi je vas-t-à gauche, qui qu’a à voir là-dedans? Personne. T’as ton tabac d’sus toi?
Tous deux, assis l’un près de l’autre sur un tas de gravier, maintenant fumaient à grosses bouffées en faisant claquer leurs lèvres juteusement. Ils avaient la conscience d’avoir bien mérité un moment de repos, depuis trois heures que la journée de travail avait commencé pour les autres. C’était un matin délicatement gris où le soleil n’était pas en train, comme s’il se réservait pour le dimanche. Les deux amis, en tirant sur leurs culots, faisaient un brouillard léger par-dessus la marine. Comme il n’y avait pas de vent, la fumée montait droit, très haut.
—Est parti, m’sieu Fauche? demandait à la fin le sourd, en poussant le coude à Tantin.
—Tu l’as vu? y reluisait dans ses habits comme un petit bon Dieu de procession. Y avait bien quinze livres de poisson dans sa bannette.
Un silence et puis Fré D’siré lâchait un jet de salive.
—Hé! Tantin!
36
—De quoi?
—T’as pour sûr ton idée là-dessus.
C’était pour la centième fois qu’ils en reparlaient.
—J’ dis pas, mais pour dire ce qu’y en est, j’ le dirai point.
—J’ te crois, c’est tout profit pour toi, quand y s’en va, ton maître. T’as pu qu’à fumer ta pipe en tournant d’sus tes pieds comme le soleil qui te regarde.
Fré D’siré se dressa et secouant Tantin à bout de bras, avec le geste dont il eût ébranlé une montagne:
—Feignant! Tous feignants!
—Pour sûr, tout le monde te ressemble point, humblement disait Tantin.
Noémie interpellait Tantin:
—Ah! monsieur Tantin! monsieur Tantin! Comment va M. Fauche?
—De dire ce qu’y a dit, j’ pourrais point puisqu’il est là-bas, savez bien. C’est son jour.
Elle éprouva un saisissement.
—Ah! il est parti, monsieur Fauche?
—Oui-dà, à c’ matin, avec sa bannette à poissons, comme à son ordinaire.
Elle ne riait plus; son cœur battait nerveusement et elle avait sa petite moue des mauvais jours. «Mais c’est ridicule, songea-t-elle, est-ce qu’il n’est pas libre de faire ce qu’il veut?» Elle haussa les épaules et, sa jupe sur le bras, partit devant elle en courant.
Elle eut, ce jour-là, de vraies crises de gaieté. Après le dîner, elle plaqua des accords sur le piano et puis dansa en rond autour de la table; sa robe derrière elle s’évasait, ses pieds glissaient sans bruit en tournant toujours plus vite. Moya, inquiet pour le mobilier, tirait les chaises contre le mur. Elle s’arrêta toute pâle, dans un vertige.
—Dieu! que j’ai mal à la tête! fit-elle en s’abattant dans le fauteuil de madame Moya.
Après le dîner, elle alla détacher une des barques; elle godilla jusqu’à l’îlot, une bande de terre qui divisait le courant. A droite, du côté des saules, l’eau semblait morte, tournée au marais, avec des osiers et des roseaux. En face, ancrée à la rive, une falaise croulait à pic.
Elle amarra, se coucha sous la saulaie, parmi les hautes graminées, la tête dans les poings. Elle ne pensait à rien, sa vie ne lui pesait pas. Doucement, le miroitement de l’eau l’endormit. Alors M. Fauche s’avançait et courbé vers elle, lui rattachait les lacets. «Ah! se dit-elle en se réveillant, il en fait peut-être autant pour l’autre à présent!» Cette idée plutôt l’amusait.
Elle reprit la barque et regagna la rive. L’après-midi s’achevait dans un ciel de fines soies grisaillées teintées d’hortensia infiniment doux. On sentait qu’il ferait le lendemain un vrai jour de dimanche. Les merles chantaient dans les vergers. Les vieilles gens n’avaient pas mal dans les reins.
Noémie, par-dessus le mur de la cure, aperçut le curé Jadot, qui, en bras de chemise, ramait ses pois dans son jardin. C’était un homme jeune encore, au visage cordial, et qui savait parler au pauvre monde.
—Vos pois ont bien levé, monsieur le curé, lui dit-elle comme elle disait aux autres.
—Dieu soit loué! Voilà qu’ils vont fleurir. C’est de la petite espèce, mais pur sucre!
—C’est mamzelle Gudule qui sera contente!
Et comme justement la vieille servante arrivait secouer sous la treille son panier à salade, Noémie la salua d’un cordial:
—Bonjour, mamzelle Gudule! Cela va-t-il à votre idée?
—Mais oui, grâce à Dieu. Vous êtes bien honnête.
Elle était à la cure, avec ses cinquante ans de loyaux offices et son bouquet de poil au menton, comme la sainte Vierge auprès du bon Dieu. Elle avait servi deux générations de curés: quand on leur demandait la bénédiction, c’était elle qui faisait le signe de la croix.
Le soir violet noya le haut de la 38 montagne. Des îlots de petits nuages roses descendaient le fleuve à la dérive. On entendait des voix très loin dans les hameaux d’en face. Près de l’église, devant sa porte, Tricot le maçon, qui était aussi cabaretier et barbier, avait installé sa chaise. L’une après l’autre, les barbes du samedi arrivaient s’y asseoir. Tricot n’épargnait pas la savonnée: il la faisait mousser comme un blanc d’œuf, puis, du dos de la main, en frictionnait énergiquement le poil, dur comme du crin de bête. Et ensuite, quand la tête du patient finissait par ressembler à une meringue, il déployait son rasoir, une vraie lame de sabre, en passait très vite le fil sur sa paume et finalement, le dos en boule, les coudes écartés comme un vol d’ailes, tirant de toute sa force sur la peau, se mettait à gratter. Le client faisait le mort, la nuque cassée en arrière, la pomme d’Adam saillante, les yeux clos.
Tricot, pour les deux centimes qu’il se faisait payer par barbe, ne donnait pas la serviette. Son rasoir raclait, râpait, pelait d’une telle force que le saint qui, à l’église, figurait dans un très vieux retable d’autel, entendant le bruit horrible de la lame, se souvenait qu’il avait été écorché vif et priait pour celui que le barbier torturait. On en était quitte généralement pour deux ou trois estafilades, mais les cuirs étaient rudes et patients. Si le sang gouttait un peu longtemps, Tricot appelait sa femme qui apportait une pincée de sel: c’était compris dans le prix.
Autour de l’église et jusque dans la montagne, les maisons, écurées à grande eau, prenaient un air de sainteté. Des hommes, nus jusqu’à la ceinture, se lavaient dans le fleuve. Il venait à la marine un petit monde qui, pendant la semaine, travaillait et maintenant fumait là benoitement des pipes. Thiérache, le tailleur, prolongeait des accords mystiques sur son harmonium: il faisait jouer un peu de temps les voix célestes. Les sons traînaient par delà le mur bas du cimetière: les morts sous leurs croix savaient ainsi que le dimanche allait venir.
Noémie rentra faire de la tarte aux groseilles vertes avec la grosse madame Moya. Elle enfonçait les poignets dans la pâte, la pétrissait en boule, à plat l’étendait dans les platines. Tantin, inconsolable du malheur de Finette, l’entendait du bout du port chanter sa chanson. Elle disait à l’hôtelière:
—J’ sais pas pourquoi, mame Moya, mais je suis toute folle aujourd’hui.
—C’est la jeunesse, mamzelle Noémie, c’est la belle jeunesse qui vous tourmente. Allez! il faut se dépêcher de rire dans la vie. Plus tard, on n’a plus le temps.
Le grand Cortise, attablé dans le café, battait une partie de piquet avec Bellaire et Moya. Il la vit passer, tenant dans ses paumes deux platines à tarte qu’elle portait fraîchir à la cave. Quand elle remonta, la partie finissait.
—Mademoiselle Noémie, si le cœur vous en dit, je vous offre une douceur, fit-il.
Pour la première fois, elle acceptait.
—Une anisette, je ne dis pas.
Le verre étant petit, elle le vida en deux fois, d’un léger claquement de langue. Cortise, depuis un peu de temps, la traitait en garçon, avec des égards. Lui aussi allait quelquefois à la ville; même il lui arrivait d’y rester une semaine. Mais, avec celui-là, du moins, on savait ce qu’il allait faire là-bas: il ne s’en cachait pas.
Noémie fuma une cigarette que lui passa Bellaire, tapa un air de danse au piano, la tête un peu partie. Le grand Cortise lui ayant demandé de chanter sa petite chanson, elle jeta les premières notes. Et voilà que tout à coup il lui sembla entendre M. Fauche qui lui disait que sa chanson était triste à pleurer.
—Non! non! fit-elle, pas celle-là, une autre.
Mais comme elle cherchait à se rappeler un air qu’elle avait connu autrefois, elle se sentit accablée d’une peine lourde, sans cause. Elle monta à sa chambre, se laissa tomber sur l’oreiller en pleurant:
—Ah! mon Dieu! mon Dieu!
39
De légères ondées tombèrent: tout le monde était content dans les jardins. La terre sous les pommiers buvait à gorgées. A chaque pluie, c’était comme si on avait reverni la verdure des pois et le cœur rond des laitues. Elle était tiède et tintait comme un harmonica. Les poissons, sous le picotis des gouttes, arrivaient voir si ce n’étaient pas des mouches qui criblaient la surface du fleuve. Un petit arc-en-ciel quelquefois faisait un escalier fleuri par-dessus la montagne.
Noémie filait sous bois. Ce temps humide et doux lui mettait un calme frais au cœur. Elle avait fini par trouver que le soleil était un ami des dimanches dont la gaîté ne convient pas à toutes les heures de la vie. A pas de silence, elle aimait s’enfoncer dans les taillis pour mieux entendre la chanson de la pluie sur les feuilles. La robe rose, à la longue, malgré les aiguillées de reprises, lambeau à lambeau était restée aux épines des ronces. Avec le dernier morceau, elle avait fait une jupe pour une des petites pauvres du village et maintenant elle usait une de ses robes de classe qui autrefois avait été bleue. Elle avait là-dessous autant de grâce qu’une poupée de la ville dans ses robes de soie.
Une gorge sauvage échancrait un bois de bouleaux, de chênes et de coudriers. Elle l’avait découverte un jour en dégringolant une pente. Des blocs de schistes, entraînés par d’anciens déluges, cabossaient le lit d’un mince cours d’eau qui, au temps des grandes eaux, roulait en torrent.
Une petite horreur la charmait et lui donnait le frisson dans cette solitude où personne ne venait. Il lui fallait fendre la mêlée des feuillages en se retenant aux branches.
D’en bas, du fond de la ravine, il lui semblait qu’elle avait le poids de la montagne au-dessus d’elle. Et elle demeurait là, perdue, n’entendant plus que le glouglou du ruisselet entre les grosses pierres et le bouillonnement de son propre sang. L’endroit était à ce point sauvage que si, pour une cause quelconque, son cœur était venu à s’arrêter, il eût fallu le passage sournois d’un braconnier pour la retrouver. Elle n’avait pas peur de cette idée, très brave comme les créatures qui regardent la vie en face.
Vers le fond de la gorge, dans la rainure élargie du torrent, une éclaircie s’était comblée d’herbe: elle s’y asseyait sur un éclat de roche, dans le crépuscule vert tombé des hauts feuillages. Des sources en légères cascades y ruisselaient. C’était comme l’âme de la terre qui chuchotait dans le mystère. Elle avait envie de joindre les mains et de prier, comme les petites bergères qui voient apparaître la Vierge.
Il y avait des jours déjà qu’elle n’était plus allée au ruisseau, près des obiers. Il semblait qu’il fût resté là une chose d’elle qui lui était devenue étrangère. C’était le temps où le soleil lui mettait le cœur en gaîté: son rire alors résonnait comme les fredons des oiseaux. Et 40 puis M. Fauche un matin était reparti pour la ville: elle n’aurait pu définir quelle espèce d’antipathie elle en avait gardée contre lui. C’était un sentiment obscur qui ne s’en était pas allé tout de suite. Voilà, oui, elle avait perdu la confiance et la gaîté. Il lui était venu une petite âme animale de femme des bois, mobile et irritable.
Mon Dieu! que c’était bon, ces journées de fines brouées! Elle se jetait aux épaules son caban des matins pluvieux de la ville quand, les yeux encore éraillés de sommeil, elle partait en coup de vent faire sa classe. Elle avait trouvé un chemin à travers roches et taillis qui lui accourcissait sa montée chez les carriers. Et toujours, comme du lin au rouet, les fils longs de la pluie se dévidaient; les feuillages d’en haut dégouttaient sur les feuillages d’en bas. Un lent et continu ruisselis imitait la musique d’une infinité de petites bouches se baisant amoureusement. Les feuilles s’étendaient toutes plates pour recevoir la bonne pluie du ciel, et à peine elles bougeaient, de peur de faire du vent dans le bois: l’ondée n’aurait eu qu’à tomber plus loin! Noémie abaissait son capuchon, jouissant de sentir se mouiller sa nuque et les gouttes froides lui glisser entre les épaules.
Maintenant la classe là-haut se tenait sous le hangar. Presque toutes les petites filles savaient compter jusqu’à cinquante. Aux garçons elle faisait compter «un lapin, deux lapins, trois lapins,» aussi loin qu’ils pouvaient aller. Alors leurs yeux farouches reluisaient et les plus forts allaient bien jusqu’à vingt lapins. Au bout de la semaine ils avaient tous des boules de sucre qu’elle achetait chez le boulanger d’en bas, près de l’église.
Un midi qu’elle redescendait de la montagne, elle se laissa aller à l’aventure des chemins. Elle coupa à travers taillis, perdit la sente et elle dut ramer à travers les feuillages. La pluie assourdissait l’air, comme une multitude de pas en marche. Quelquefois elle croyait entendre craquer les branches derrière elle. L’idée qu’il y avait quelqu’un dans le bois d’abord lui parut naturelle. Peut-être une femme du hameau bûchetait, sûre de n’être pas surprise par les gardes que le mauvais temps retenait chez eux.
Elle s’arrêta, tâcha de s’orienter: le bruit dans le taillis aussi s’arrêtait. Une seconde, elle ne perçut plus que la longue rumeur assoupissante de la pluie. C’était comme quand il passe un régiment dans le fond d’une rue.
Le mystère hostile des solitudes bientôt lui donna le frisson. Elle voulut chanter sa chanson pour se prouver à elle-même qu’elle était brave. Mais sa voix lui fit peur. Son cœur sonnait comme un grelot, une chaleur maintenant faisait fumer sa robe à son épaule. Elle subit la petite angoisse de se sentir dans la main inconnue. Elle se mit à courir, fouettée par les branches, tâchant de gagner de la distance; et puis tout à coup elle s’arrêtait, retenant son haleine.
Le grondement d’une chute d’eau montait vers la droite. Elle pensa que c’était le bruit du barrage. Elle se vit sauvée, se lança d’un dernier élan. Et une clarté à mesure arrivait à elle, la pâleur trouble d’une trouée de ciel dans le crépuscule du taillis. Sans doute elle allait trouver la fin du bois et le chemin en lacet qui la ramènerait dans la vallée.
Tout d’une fois la montagne, d’une courbure violente, se disloquait; la pente croulait à pic. Elle poussa un cri et s’accrocha à une touffe de genêts. Sous elle, à une profondeur d’abîme, le barrage, un train qui passait, le chalet du grand Cortise se brouillèrent. Une minute d’agonie pesa d’un poids d’éternité. Elle ferma les yeux; la touffe des genêts se déchaussait. Son âme déjà partie, elle pensa à sa mère, à sa petite classe de la ville... «Notre père qui êtes aux cieux...»
—Ardent! Ardent! cria une voix sauvage.
Le Spirou d’un bras enlaçait le tronc d’un bouleau et, les pieds entrés dans les trous du roc, de toutes ses forces, la tirait par les aisselles.
Il avait l’agilité souple d’un chat. Les dents serrées, une force d’homme entre 41 les sourcils, il put la hisser jusqu’à un bloc de pierre en surplomb. D’un dernier coup de reins, ensuite, il la remontait dans le taillis.
Une ombre froide enveloppa Noémie; elle eut les yeux pâles des mortes; elle cessa de sentir. Et ils demeuraient là seuls un long temps. Enfin elle ouvrait les paupières: un soupir déliait sa rigidité. Elle vit le Spirou, le fils des Mangombrou, assis près d’elle, ses genoux au menton, et la regardant froncé, tendu, sans rien dire. Il avait ôté sa veste et la lui avait jetée sur la poitrine, pour la protéger contre la pluie qui tombait toujours.
Elle ne sut pas d’abord ce qui s’était passé.
—Quoi? Qu’y a-t-il?
Il donnait de petits coups de tête devant lui, sifflant entre ses dents, les yeux sournois, comme à la maison quand il craignait d’être battu. Et puis, soudain, elle se souvenait, la glissade, le gouffre, le Spirou la tirant sous les bras. Elle eut une crise de sanglots.
—Sans toi j’étais morte, Spirou.
Elle le tint serré contre elle, tout mouillé, la chemise trempée par-dessus la saillie dure de ses os: cette petite bête de la montagne, ignorant des caresses, maintenant avait à la pointe des dents un rire niais, gêné. Il restait pressé dans son étreinte, immobile contre la chaleur de sa vie.
—Ah! Spirou! mon petit Spirou! disait-elle sans cesse en le baisant.
C’était pour tous deux une minute de vie, de douceur infinie. Spirou serait demeuré toujours ainsi. Elle lui souriait.
—Tu es un héros, tu as fait ce que peu d’hommes auraient fait.
Un frisson glacé courut sous sa robe, ses dents claquèrent.
—Viens, viens, Spirou. Ramène-moi, toi, qui connais les chemins. J’ai froid. Vois, je tremble. Alors seulement elle se rappela de la présence d’un être vivant la suivant sous bois.
—C’était donc toi, Spirou?
Spirou nia effrontément, toute sa ruse et sa défiance revenues.
—C’est point moé, c’est point moé. J’ vo dis que c’est point moé.
Et il se remettait à siffler entre ses dents.
M. Fauche, depuis qu’il tombait des pluies douces, encore une fois lâchait la peinture pour la pêche. Celui-là vraiment se connaissait à prendre la vie comme elle lui venait, pêchant aux mois clairs, chassant l’automne dans la montagne et, le reste du temps, ne faisant rien. Noémie, en levant son rideau au petit jour, était sûre de le voir au milieu du fleuve sur sa barque avec Bellaire, tous deux debout dans leur caban et jetant la ligne à droite ou à gauche, selon que ça mordait. Quand c’était une tanche, le flotteur avait l’air de cligner de l’œil; et le matin regardait. Le Chinois alors se persuadait qu’il allait pêcher quelque chose. Là-haut la montagne s’ennuageait de flocons gris comme des fumées de feux de pâtre au temps des pommes de terre cuites sous les fanes. La pluie quelquefois titillait l’eau comme d’un fourmillement de petits vers qui faisait monter 42 les grévis. Avec une bonne pipe, on serait resté longtemps à regarder tout cela comme en songe.
Il était venu aussi à M. Fauche une petite âme de pluie comme à Noémie, une âme frileuse qui ne fait pas de bruit et n’est pas tout à fait éveillée. Depuis l’autre fois qu’il était allé à la ville, à peine ils s’étaient vus; tous deux semblaient s’éviter. Après tout, qu’est-ce qu’ils auraient pu se dire? Ce n’est pas Noémie qui lui aurait raconté son aventure au bois. Personne n’avait su que le Spirou l’avait sauvée. Il lui eût fallu révéler que, depuis un peu de temps, ce petit faune rôdeur traînait partout sur ses pas; et elle avait compris que ce cœur sauvage avait son mystère.
Jean Fauche passait donc ses journées à la pêche. Il y avait toujours des perches, des vandoises et du barbeau dans sa bannette. A cause de sa chair rude, il rejetait le hotu quand, avec sa bouche carrée, celui-ci avait mordu à l’hameçon. En regardant le poisson frétiller sous la pluie tiède, il pensait à des choses qu’il ne disait à personne. Il semblait être devenu plus secret, même pour le grand Cortise.
Le soir, il partait amorcer avec Tantin et Finette: il avait des endroits où il jetait la nasse et d’autres qui convenaient mieux aux verveux, de préférence dans les courants. Quelquefois au ferret ils s’avançaient jusque près du barrage, à la hauteur de l’écluse; il leur arrivait de prendre là dans les remous de la grosse truite saumonée. Et puis, la nuit tombait sur eux à petites fois comme un vol de plumes noires. Avec Tantin il était plus à l’aise qu’avec les autres: il le laissait parler, sans lui répondre. Tantin ne remarquait pas que sa poitrine par moments se gonflait comme s’il soupirait: lui-même soupirait bien fort.
Tout de même c’était un peu triste à la fin, cette pluie qui effilait de la charpie autour du jour malade. On avait mal de quelque chose qu’on ne savait pas. Noémie perdit courage et regretta sa petite classe à la ville. «Mon Dieu! que je suis seule ici!» songeait-elle. Et elle ne détestait pas de se sentir devenir mélancolique, comme une chose nouvelle dans sa vie et qui la faisait vivre plus finement. D’une plainte douce elle se dorlotait elle-même et n’aurait pas voulu être consolée. Oui, c’était là un sentiment qu’elle n’avait encore point éprouvé.
Le cimetière entourait l’église de ses murs bas, chenillés de cœdum rose. C’était une vieille terre bénite, la petite paroisse sacrée du bon repos, avec des croix pourries et des tertres étoilés de pissenlits. Les maisons alentour, par leurs fenêtres ouvrant sur les tombes, pouvaient voir leurs morts sous les orties, les buis et les hautes herbes. Le soir, une ombre descendait du clocher carré comme une housse qui jusqu’au lendemain les recouvrait.
Noémie avait fini par connaître toutes ces humbles sépultures, celles qui avaient un nom et les autres qui n’en avaient jamais eu. Il y avait là des vieilles gens qui doucement avaient trépassé, les mains en croix, dans l’attente du jugement dernier. Elles avaient ri, elles avaient pleuré, elles avaient aimé.
Elles avaient été des épouses, des mères, des aïeules, et elles étaient mortes, laissant continuer la vie sortie d’elles.
Noémie lisait:
«Ici repose Anne Perpétue Colette, femme de Adelin Jean Colette, morte dans sa soixante-neuvième année, regrettée de ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants.»
Celle-là avait été comme une grande vigne ramifiée en tous sens et qui avait provigné à travers le temps. Noémie aimait la douceur surannée de son nom: Anne Perpétue. Une autre s’appelait Noémie, comme elle, dans un petit coin vert sous un saule. Elle aurait pu dormir là, elle aussi, après avoir vécu des simples besognes de la terre, si, au lieu d’être la petite graine germée dans une ville, elle avait couru toute enfant derrière une haie en choquant ses menus sabots blancs.
Noémie! Et dans la solitude de son 43 cœur, avec sa vie en elle qui, elle aussi, était faite de souvenirs comme un petit cimetière de roses et de soucis, elle se sentait si vieille déjà!
—Oui, se disait-elle, vivre ici dans la vallée au pied de la montagne et le jour venu, fermer tranquillement les yeux... Ah! ce serait bon!
Passant ensuite devant la pierre murée au chevet de l’église, elle saluait d’un signe de tête la mémoire du vieux curé qui, pendant un demi-siècle, avait paît ses ouailles dans les chemins de l’Evangile. C’était comme si elle l’eût connu en vie, comme si, à la bénédiction, elle se fût courbée sous le geste de ses mains vénérables.
De tendres et salutaires impressions lui naquirent. Elle s’en allait, raffermie pour avoir communié avec cette simple humanité qui avait trouvé la vie bonne malgré ses misères et ne l’avait quittée qu’à regret, le plus tard qu’elle avait pu. Et par delà le cimetière, derrière les petites clôtures en pierre, les choux, les carottes, les pois sur leurs ramettes étaient comme un symbole des fructifications humaines, sorties des jardins de vie. Toute l’affaire était d’aimer: il fallait beaucoup aimer autour de soi pour mériter de vivre. C’étaient ceux qui avaient le plus aimé qui avaient le mieux vécu.
—Voilà, oui, se répétait-elle longuement, il faut beaucoup aimer.
Sa robe à petits coups levait là où battait son cœur.
Au bout de la semaine, vers le temps de la nouvelle lune, le ciel redevint fluide, haut, léger. De petites nuées blanches plissaient comme le surplis que la vieille Gudule à petits fers repassait pour le curé Jadot. Le soleil lui semblait regarder par les trous d’une dentelle. Et puis, de nouveau, c’était tout à fait le joli printemps vert et or. La terre bouillait comme une étuve dans le brouillard chaud du matin. On commença à battre les faux sur l’enclumette.
La gaîté était revenue à Noémie. Une fois qu’elle passait devant la maison de M. Fauche, elle le vit qui ouvrait ses châssis pour donner de l’air à sa couche à melons.
Elle lui dit en riant, dans une imitation gentille du patois du pays:
—C’est-y que vous me boudez toujours, m’sieu Fauche?
Il se redressa, fit sauter son chapeau de paille.
—Je voudrais que je ne pourrais pas, à vous voir si gaie.
Et lui aussi riait, mais ce n’était pas le même rire que Noémie.
—Est-ce que vous êtes encore allé au ruisseau, monsieur Fauche, depuis l’autre jour que...
44
Elle fut sur le point de dire:
—Depuis l’autre jour que vous êtes allé à la ville.
Elle garda son idée pour elle.
Il remuait les épaules.
—Ça ne me disait plus rien.
Et lui aussi maintenant avait son idée qu’il ne lui communiquait pas.
Noémie conclut philosophiquement:
—La cloche ne donne pas toujours le même son.
Là-dessus, encore une fois elle se mettait à rire, et puis elle restait un peu gênée dans l’heure tranquille. Ils sentaient bien tous deux qu’ils ne s’étaient rien dit de la seule chose qui les intéressait sérieusement. Elle était entrée dans le jardin à petits pas distraits, la main derrière le dos, humant l’arome des œillets et des roses. Jean Fauche se demandait ce qu’il allait advenir. Il était en bras de chemise au soleil délicat du matin et, avec ses grands pieds qui se posaient sur l’empreinte de ses petits pieds à elle, il la suivait, les bras ballants. Elle arriva près de la porte de la maison, enguirlandée d’une vigoureuse gloire de Dijon arborescente et dit:
—Comme c’est grand chez vous, monsieur Jean... je veux dire monsieur Fauche.
Il lui fut si doux de s’entendre appeler de son nom baptismal qu’il aurait voulu la prier de ne plus lui en donner d’autre. Il desserra les dents, la minute passa et il n’avait rien dit. Comme maintenant il se tenait aussi devant la porte, elle ne pouvait plus revenir sur ses pas. Sans savoir comment, elle se trouva dans le petit vestibule d’entrée, devant la tête de sanglier pendue au mur.
—Oh! fit-il pour répondre à la surprise qui lui remontait les sourcils, j’ai encore un renard!
La vieille servante s’avança jusqu’au seuil de la cuisine pour voir avec qui son maître causait: apercevant Noémie, elle eut une grimace comme si elle pensait que c’était déjà bien assez pour la maison de ce qui, tous les quinze jours, attirait M. Fauche à la ville.
Le renard était sur l’armoire, des yeux en verre entre ses longs poils de moustache et les pattes bien écartées, tout prêt à se jeter sur la proie. Sa gueule ouverte, aux canines aiguisées pour entrer facilement dans la chair des poules, lui donnait un air de vie. Une cigogne, du haut de son long col, le considérait, le bec ouvert.
—Tiens! fit-elle, c’est comme dans la fable!
Et tout à fait à l’aise maintenant, elle faisait le tour de la salle à manger, regardant la sarcelle, le chevalier, la perdrix, l’outarde, le pingouin figurant derrière une vitrine comme des trophées. Il expliquait à mesure, énonçait le genre et la famille, disait où et quand il les avait tirés. Lui-même les avait empaillés: un naturaliste lui avait enseigné la méthode.
Elle maniait délicatement ces anciennes vies, la narine chatouillée par l’odeur de poivre et de camphre qui ressortait de dessous les plumes. Elle se faisait toute ignorante pour lui laisser le plaisir de lui révéler cette ornithologie.
—Oh! monsieur Fauche, un pingouin, une outarde, vous dites? Que c’est amusant!
Elle n’eut pas l’air de s’apercevoir qu’elle passait dans la petite pièce qui joignait la salle à manger, un réduit encombré de lignes, de filets de pêche, de boîtes d’amorces, d’outils de menuisier.
—Je vous en prie, fit-il, ne vous attardez pas: il y a ici un désordre.
—Mais non...
Elle pensait qu’en multipliant un peu les coups de plumeau, elle aurait très bien passé sa vie dans cette maison. Devant la fenêtre, battaient les sabots du vieux Tantin. Il était grand comme une grosse araignée sur le fond de la montagne. Le sourd, lui, de ses énormes gestes dans le ciel, semblait jouer à la boule avec le soleil. Quelle sensation nouvelle c’était là pour elle! La marine, les bateaux qui filaient sur le fleuve, les nues dans l’air bleu avaient un aspect inhabituel, bien plus plaisant, à travers les petits carreaux des vitres. 45 Et surtout la rive opposée, dans la buée lilas, se reculait si lointainement qu’on ne savait pas comment on aurait pu y aborder. Elle ne cherchait pas à s’expliquer ce mystère. Elle avait bien assez à faire de sourire, de remuer doucement la tête, de pousser des oh! et des ah! à ce que lui disait Jean Fauche.
Il lui montra ses lignes, les petites et les grandes, les lignes de fond et les autres. Il lui apprenait comment on met les amorces. Les verveux se déployaient en forme de chausse: il les descendait avec des pierres dans un courant, du pain de chènevis pendant à une corde; et comme cela remuait, le poisson suivait le courant et venait mordre au chènevis. Elle vit les crins de cheval, les plombs, les petites plumes, les poissons en étain, les petits sacs d’avoine. Le grand épervier, avec ses six mètres de filet de plomb, l’émerveilla: il le jetait dans une eau un peu agitée, près du barrage, après la pluie.
—Si vous venez un jour...
Certainement elle viendrait, il n’avait qu’à lui faire signe. Et à toucher tous ces engins qui étaient la mort pour le peuple des eaux, il lui naissait une petite âme de guet et de ruse comme si déjà elle était dans la barque aux côtés de M. Fauche, comme le Chinois. Il aurait pu dire d’elle à son tour que la cloche n’a pas toujours le même son.
Elle aperçut tout à coup dans un coin la bourriche avec laquelle Fauche s’en allait à la ville quand le temps était venu. Elle eut un saisissement: c’était comme si l’ombre d’un nuage était entrée dans la chambre.
Il vit qu’elle regardait la bourriche et ensuite, lui aussi, elle le regardait comme pour lui demander quelle était la personne qui pouvait bien manger tant de poisson. Il se troubla, ses paupières battirent; et il demeurait là, les mains larges ouvertes le long du pantalon, comme les garçons du village devant le conseil de milice. Le petit nuage aussitôt remonta: une malice passa dans l’œil de Noémie. Elle le trouvait vraiment dans ce moment, malgré sa grande taille et ses larges épaules, si au-dessous de ce que doit être un homme! Il aurait voulu lui dire:
—Non, ce n’est pas ce que vous croyez.
Et il baissait la tête avec tristesse.
—Ah! Dieu! pensa-t-elle pour la première fois, serait-il malheureux!
Tout fut changé: elle n’eut plus que sa bonne petite âme de sœur de charité; elle le regarda avec une sympathie sincère. Si elle avait osé, elle lui aurait pris les mains. M. Fauche parut deviner sa pensée: son attitude accablée lui donna raison. Il fut malheureux d’en être réduit, lui, un homme de sa force, à inspirer à 46 une jeune femme comme elle, un sentiment de pitié qui était presque une déchéance. Comme ils repassaient par la salle à manger, Jean Fauche vit que le renard dardait sur lui ses yeux de verre étincelants; et ces yeux disaient:
—Sois malin comme moi, le renard. Ne lui livre pas ton secret, ou c’est toi qui seras mangé.
C’est ainsi qu’encore une fois coula la minute confiante. On entendait dans la cuisine les oignons grésiller à la casserole, dans le beurre. La vieille servante avait laissé sa porte entr’ouverte et tâchait de surprendre les paroles qu’ils se disaient.
M. Fauche pensait: «Qu’elle me déteste plutôt!» Il la regardait avec l’œil du renard, en riant. Il lui avait posé la main sur le bras et la poussait vers le vestibule. Mais maintenant qu’elle était dans la maison, elle ne paraissait plus pressée d’en sortir. Elle eut l’air de le défier, une bribe de sa chanson aux dents. «Moi qui le plaignais! songeait-elle. Il ne mérite que mon indifférence ou mon dédain.» Son regard en tous sens tournait, épiant un indice de ce qui tenait une si grande place dans la vie de M. Fauche. C’étaient la cigogne, la sarcelle et toutes les autres bêtes empaillées qui étaient étonnées de sa hardiesse.
Une des vitres, du côté de la marine, soudain vola en éclats; un caillou roula sur la natte d’osier tressé qui recouvrait le carreau. Les yeux du renard semblaient rire derrière ses poils roux. Le bris avait étoilé la vitre; du grésil fin s’émiettait sous la fenêtre.
M. Fauche courut vers la porte. Tantin, Fré D’siré et le passeur avaient entendu le bruit; mais personne n’avait vu lancer le caillou. A la file, en discutant, ils entrèrent dans la chambre. Les mains aux genoux, ils se courbaient, ramassaient le caillou, le remettaient à la place où il était tombé. Moya parla d’aller quérir le garde champêtre, mais Jean Fauche s’y refusa. Il était ennuyé que Noémie fût encore là: la vieille Hollemechette n’aurait eu qu’à sortir de sa maison; le village pendant des jours eût épilogué. Heureusement cette méchante femme graissait son piège à rats.
A force de tourner sur la marine, ils découvrirent au bas de la berge le Spirou pêchant tranquillement avec une ligne faite d’un scion. Quand Tantin l’interrogea, il le regarda de ses yeux en dessous et haussa les épaules. Celui-là non plus n’avait rien vu.
—C’est toi qui as jeté le caillou, lui dit Noémie en le menaçant du doigt.
Il ne répondait pas et sifflait entre ses dents.
Tout là-haut, Chantrain, le fermier des Hayons, avait commencé le premier. Son verger ayant mûri à la chaleur de la montagne plus vite que les autres, on l’avait aperçu un matin fauchant avec ses hommes. Le fermier au-dessous s’était dit: «V’là Chantrain qui fait ses foins. Dans une semaine ce sera le temps pour moi.» Et, en effet, le lundi venu, il était allé avec ses tâcherons à l’herbage. Celui qui était plus bas, le voyant marcher à larges endains dans son pré, à son tour avait fait sortir les faux. L’un après l’autre, tout le monde s’y était mis. Derrière les haies des petites maisons, comme dans les grandes fermes, partout tintait l’enclumette et sonnait haut la trempe souple de l’acier. C’était un bon moment dans l’année: on était content. Le faucheur d’abord arrivait; il entrait dans le champ roux, ayant de l’herbe jusqu’à la ceinture. Sa faux entre ses poings tournait en rond comme fauche la langue du bœuf. Et ensuite les femmes fanaient: il y en avait qui s’arrêtaient pour donner à téter à leurs nourrissons.
Avec leurs grands fauchets de bois, elles semblaient peigner les cheveux d’or de la terre. Au soir on ameulonnait; les moyettes flambaient rouges dans le couchant: alors, sous la lune claire, les grillons sautaient en jouant des cymbales jusqu’au lendemain. Le bon Dieu de l’église, par les carreaux cassés du vitrail, sentant venir à lui l’odeur des 47 foins coupés, souriait. Il était là-dessus de l’avis de l’âne et de la vache et trouvait que c’était bon.
Noémie, comme les autres, était montée faire les foins: les Moya avaient un verger à mi-pente de la montagne. Le faucheur allait devant; les faneuses suivaient, râtelant, étendant la fauchée blonde. A midi, l’hôtelier avait envoyé le café, les tartines et une terrine de riz au lait. Elles s’étaient assises en rond sous un pommier. Noémie avait pendu sa robe à une des branches, vive et souple dans son jupon de paysanne. C’était comme au temps de la jeunesse du monde: la lumière était tendre, haute, vitale; l’ombre sur la terre rose balançait une résille lilas. Les champs fumaient au soleil. Un léger vent agitait des cassolettes d’odeurs tièdes qui sentaient la vanille et le merisier. Le coucou, dans le bois, très loin, jetait trois fois ses deux notes graves comme une horloge. Et maintenant un grand silence planait dans la campagne. Dans les fermes le chien dormait: tous les hommes étaient couchés derrière les haies.
Noémie, la bouche ouverte, de chaleur et de lassitude soufflait à petites haleines. Sa gorge se gonflait comme le pain au four. Elle tenait ses mains à plat contre la terre, là où roulait un palet d’ombre. La brise lui courait en caresses fraîches dans le cou.
Les yeux plissés, toute molle et grisée, elle regarda au bas de la pente, par delà les touffes rondes des pommiers, les toits des maisons, des ruelles. Le clocher de l’église effilait sa pointe d’ardoise sous son coq d’or. Elle voyait distinctement la maison du curé, toute blanche comme une terrine de lait, une vraie maison pascale au temps des cerisiers en fleurs. Puis les toits s’abaissaient vers la marine et elle reconnaissait la maison de Jean Fauche. Tout cela si doux dans le brouillard de soleil que c’était comme l’image peinte du bonheur.
Une vie chaude battait à ses tempes; son cœur faisait un bruit d’eau vive, comme le ruisseau qui, à bouillons légers, descendait de la montagne.
C’était une joie vierge, extasiée d’être, dans le tourbillon du monde, l’humble petite chose où passe le grand courant éternel. Elle appuyait sa main sur sa gorge, les yeux fermés, immobile, toute concentrée dans le sentiment profond de sa vitalité. Il lui semblait qu’il n’y avait pas une papille de sa chair qui, à elle seule, ne vécût autant que toute la vie entière de son corps.
Un frisson religieux l’agita. Si c’était 48 cela Dieu tout de même, pensa-t-elle, si Dieu était le vent, la lumière, le petit brin d’herbe, l’insecte et toute la vie en moi et en dehors de moi! Si le monde même était Dieu!
Un pinson tirelira dans un prunier, à la limite du pré. Oui, voilà, si celui-là, avec sa gaîté de vie, était Dieu aussi! Autrefois elle eût tremblé de la hardiesse d’une telle idée et maintenant cette idée lui faisait du bien. Elle se sentait elle-même une parcelle utile, indispensable, dans l’énorme circulation de la vie. Une créature humaine, quand une fois cette chose auguste lui est entrée dans l’âme, ne peut être inférieure à ce que l’a faite la nature. L’oiseau encore une fois chantait: il avait donné un petit coup d’aile et maintenant se tenait dans le pommier au-dessus de sa tête.
Elle rouvrit les yeux, s’étonna de ne plus voir les faneuses sous le pommier: elles avaient gagné l’ombre d’or d’une meule de l’autre année; couchées à plat sur le ventre, elles dormaient la tête dans les bras. Noémie songea qu’après tout ces rudes filles de la terre, avec leur instinct puissant et borné qui faisait d’elles les sœurs des génisses et des brebis, étaient peut-être plus près du sens vrai de la vie que celles qui sont enclines à toujours raisonner. Son esprit fit un saut: elle se demanda ce que Jean Fauche, lui, dans sa tête d’homme, pouvait bien penser de tout cela.
Elle l’avait aperçu tout à l’heure, montant à ses ruches dans la montagne. Ils avaient échangé un bonjour par-dessus la haie qui les séparait. Et il lui avait annoncé aussi que son plant de tabac promettait une bonne pousse.
Ils n’avaient parlé que de cela: cependant Jean Fauche souriait, une lumière dans les yeux. Il ne lui eût point parlé autrement d’une chose qu’il se fût promis de lui dire depuis longtemps. Et ensuite il avait continué à monter.
Ah! oui, M. Fauche!... Mais avait-il jamais eu le temps de penser sérieusement à la vie?...
Elle songea que bientôt il descendrait.
Elle avait attiré une poignée de foin, et par jeu, s’en couronnait la tête. L’herbe faisait un nuage blond à ses cheveux. Mon Dieu! elle était vraiment, elle aussi, sous cette toison d’or et d’émeraude, une petite chose de la terre comme les faneuses.
Elle prit toute une gerbe, l’épandit sur ses épaules; et follement, les narines battantes, elle aspirait l’âme expirée des seneçons, des marguerites et des centaurées. En cascades d’aromes et de soleil ruissela l’herbage. Elle ressembla à une tendre faunesse ingénue au giron de la vie verte. Quelquefois il tombait une petite plume d’oiseau.
L’air était nuptial, tout chargé d’arômes. Elle eut aux lèvres le baiser chaud du vent; de la pointe de sa langue elle mouillait les coins de sa bouche. Et un peu plus sa gorge palpitait. C’était bon comme de manger de la glace à petites cuillerées, dans la chaleur du plein été. Oui, cela, et encore autre chose qui parfois la faisait toute froide délicieusement.
Elle regarda courir sa vie humide sous le tissu fin de ses mains comme le jus d’un fruit, le sang fluide et pourpré d’une grosse rose. Douceur de se sentir vivre dans l’heure divine, avec le poids léger du ciel, de l’éternité bleue sur soi, comme une eau qui monte et submerge! Ses doigts jouaient au soleil, ils avaient la grâce et la beauté des fleurs animées. L’ombre leur passait aux phalanges des bagues vives comme de souples et glissants lézards.
Elle remonta, lui enlaça tout le corps de l’enroulement d’une liane, d’une guirlande de mains autour du frisson de sa peau. Sur cette Noémie si sage soufflait maintenant un petit vent de folie, le vrai petit vent qu’il faisait dans sa chanson. Elle se laissa tomber dans les foins, ivre d’air, d’odeurs et d’espace. Sous sa vie frémissante, la terre aussi d’une longue palpitation s’émouvait.
—Eh bien... eh bien, mademoiselle...
Et c’était comme à l’école quand, pour une faute vénielle, elle reprenait, d’une voix sévère, une des élèves de sa petite 49 classe. Elle fut droite sous le pommier, dans la clarté haute, et à pleines mains elle secouait son jupon comme si du même mouvement elle en faisait tomber la petite défaillance. Des roses de sang lui brûlaient la joue.
Une voix, dans le chemin qui venait d’en haut, appela:
—Mademoiselle Noémie!
Elle vit que c’était M. Fauche qui descendait.
Il arrivait à larges pas, les pierres grinçaient et roulaient sous ses semelles à gros clous. Et il était très rouge, les yeux petits et vagues comme si le sommeil l’avait surpris près de sa ruche et qu’il vînt seulement de s’éveiller. Encore une fois la haie du champ les séparait.
—Je puis vous donner de bonnes nouvelles de mon tabac, dit-il. Il va falloir bientôt pincer les tiges. Et puis, ce sera le temps d’enlever une feuille sur deux.
Noémie en parut aussi enchantée que lui-même, bien qu’au fond elle eût préféré qu’il lui parlât d’autre chose. Mais elle comprenait qu’il y avait là un sens caché comme dans tout ce qu’on se dit. Il eût pu tout aussi bien s’exprimer ainsi:
—Je suis monté à mon champ pour être plus seul avec moi-même et mieux penser à vous. J’en suis redescendu avec l’espoir de vous retrouver ici. Le tabac aurait pu attendre jusqu’à l’autre semaine ma visite.
Elle s’aperçut qu’il regardait les foins qui lui pendaient aux cheveux comme des fils. C’était comme s’il avait pensé: «Elle s’est endormie sous le pommier tandis que, de mon côté, je dormais près des abeilles.»
—Oui, dit-il, j’en aurai bien cette année deux cents livres.
Il ne se doutait pas lui-même qu’il parlait maintenant du miel de ses ruches.
Ils demeurèrent un instant sans rien se dire, avec leur secret entre eux, comme la haie. Et Jean Fauche clignait légèrement de l’œil droit, ainsi qu’à la chasse, quand au bout de son fusil il tenait un lapin. Il venait de voir, se balançant aux branches basses du pommier, comme une personne vivante à l’escarpolette, la robe de Noémie.
—Voilà, dit-elle en riant, il faisait vraiment trop chaud.
Lui aussi franchement riait.
Comme il fumait, il tira une grosse 50 bouffée qui, en montant, ressembla à la chevelure d’un petit ange dans le ciel; et on ne savait pas pourquoi il disait deux fois de suite:
—Voilà, oui, c’est comme ça.
Ils firent quelques pas, chacun derrière la haie, lui, très grand, dépassant les pousses vertes de tout son buste. Elle avait ramassé une marguerite et en suçait la tige entre ses dents. Ils arrivèrent ainsi jusqu’à l’échalier qui fermait le champ. Et là il s’arrêtait.
—Voyez un peu si j’avais été auprès de vous: nous aurions fané chacun notre part du champ. Cela m’aurait rendu content.
Il fixait sur elle des yeux ronds, éblouis. Et c’était drôle, voilà que tout à coup elle pensait aux boules de verre du renard.
—Eh bien! dit-elle, il y a là un râteau. Nous nous y mettrons à deux quand le jour sera un peu moins chaud.
M. Fauche fit jouer la barrière et ensemble ils allaient à petites fois très doucement, comme s’ils avaient peur de marcher sur leur ombre à leurs pieds. Et puis ils s’assirent sous le pommier. Jean Fauche était bien heureux d’avoir été visiter son tabac, ce jour-là.
Il avait laissé éteindre sa pipe, il ne songeait plus à en rallumer une autre. Son cœur comme un gros pois levait dans sa poitrine: on voyait trembler un bouton qui ne tenait plus que par un fil à son gilet.
Enfin il dit:
—Je resterais comme cela des jours à vous regarder, c’est une si bonne chose!
Jamais il n’en avait dit autant. Et Noémie un peu de temps ferma les yeux.
Quand Noémie était ici ou là, on pouvait être sûr que Jean Fauche n’était jamais loin. Personne ne l’avait averti et cependant, au bout de quelques instants, elle le voyait arriver avec son air un peu gauche de bon géant. Il avait une singulière manière ensuite d’être étonné, levait haut les sourcils, disait:
—Comment, c’est vous, mademoiselle Noémie!
Et elle paraissait aussi étonnée que lui. Son cœur très vite comme un rouet tournait. Deux petites roses vives lui tremblaient aux joues. On ne pouvait admettre que le vent l’eût dit aux petits jardins derrière les murs et que les jardins l’eussent répété aux abeilles de M. Fauche. Pourtant tout s’arrangeait comme si de proche en proche une rumeur était venue jusqu’à celui-ci, une rumeur de petites voix disant:
—Nous avons très bien vu sa robe qui enfilait les ruelles, et à chaque pas qu’elle faisait, la robe se soulevait et, dessous, une bottine et puis l’autre, chacune à son tour, arrivaient regarder curieusement si on n’allait pas bientôt s’asseoir dans un joli petit site vert où M. Fauche ne tarderait pas à apparaître.
Après tout, c’était là une simple conjecture: il n’y avait que le coucou du bois qui en savait là-dessus plus long que tout le monde. Noémie arrivait toujours par le même chemin et à la même heure. Le coucou alors faisait sonner son horloge; c’était comme s’il eût dit:
—Voilà l’heure, monsieur Fauche... Le petit sentier à droite...
Et Jean Fauche était debout devant elle.
Depuis qu’on faisait les foins, la petite classe, là-haut, chômait. Les enfants râtelant la fauchée, il n’y avait plus que çà et là une fillette qui, dans la maison vide berçait le dernier né et trempait la sucette dans le lait.
Noémie eut un peu plus de loisir pour visiter ses malades. Un vieux toussait, traînant un ancien catarrhe comme un colimaçon sa maison. Une aïeule, dans sa cahière, à l’ombre d’un noyer, s’en allait d’usure, toute cassée et, les deux mains sur les genoux, regardait toujours du côté de la barrière, comme si quelqu’un qu’elle savait allait bientôt entrer. Ceux-là n’étaient pas guérissables, ils étaient malades de la vie: Noémie leur donnait le seul remède qui déride les vieilles gens, sa gaîté de petite grive qui a picoré les raisins de la vigne. En 51 outre, il y avait toujours quelqu’un qui enfournait son pain, tournait la baratte ou herbait du linge frais sur la haie. Et naturellement Noémie prenait sa part de la corvée. Tout le monde avait oublié qu’elle quitterait le village un jour. Jean Fauche s’asseyait sur le banc, devant la maison, et fumait une pipe, en l’attendant. Ensuite ils longeaient les vergers, honnêtement.
Or, une fois qu’ils étaient allés ensemble au ruisseau, elle vit que le verger avait été fauché: un âne sur la pente remontait la dernière charretée.
Elle fut prise d’une tristesse comme si une chose de sa vie partait avec le grison. Elle avait rêvé là, elle avait eu là sa première joie d’abandon avec M. Fauche et pourtant elle n’était pas encore entrée dans la maison fleurie où le renard si étrangement l’avait regardée avec son œil de verre. Le champ sous les pommiers sentait bon le miel et la vanille comme chez le pâtissier. Les petites araignées qui font de la dentelle arrivaient voir au bout de leur toile comment la fléole, l’éthuse et la renoncule s’y prenaient pour tisser un si merveilleux tapis. Maintenant il n’y avait plus, sous les tiges coupées à ras de la terre nue, que le cri saccadé du grillon comme un léger sanglot de soleil. C’était la fin d’un rêve et avec l’âne tirant la dernière charrette, s’en allait l’âme jeune de l’année.
M. Fauche eût voulu savoir pourquoi tout à coup elle se taisait: c’était comme si une boîte à musique jouant une valse de Schulhoff s’était cassée entre eux. Les arbres faisaient silence: il semblait que le vent aussi était mort.
—Sûrement, mademoiselle Noémie, dit-il à la fin, vous pensez à quelque chose qui n’est pas gai.
Il la regardait, inquiet, le dos en boule, comme quand il était dans sa barque, au petit jour froid, avec le Chinois, attendant que le barbeau mordît.
—C’est vrai, répondit-elle, je pense que mademoiselle Larciel va bientôt tirer sa révérence à la montagne... Encore quinze jours et mon congé aura pris fin.
Elle se mit à rire:
—Adieu, paniers, vendanges sont faites!
Jean Fauche avait pâli.
—Si nous nous asseyions un peu ici, dit-il.
Il soufflait fortement comme un homme qui nage contre le courant. C’était cette petite Noémie tout de même qui, dans ce moment difficile, avait encore le plus de courage.
Elle s’assit au bord du ruisseau, symétrisa d’une tape de la main les plis de sa jupe. Ses bottines dépassaient 52 l’ourlet de la robe et avaient l’air de se dire l’une à l’autre:
—Nous savions bien que cela arriverait.
Le ruisseau seul l’entendit.
M. Fauche s’était laissé tomber à côté d’elle et il arrachait machinalement des touffes d’herbe. Il pensait:
«Mon Dieu! qu’il est donc difficile de parler! Ce n’est pas Cortise qui serait embarrassé! Celui-là sait toujours dire aux filles le mot qu’il faut...»
Dans son trouble, Jean Fauche s’écria:
—Je les ai vus passer tout à l’heure: ils allaient vers le bois. C’est Annette du Rond-Chêne qui sera furieuse!
Elle était étonnée, ne sachant de qui il voulait parler.
—Qui, il?
—Le grand Cortise, tiens!
Aussitôt elle se fâcha.
—Non, voyez-vous, monsieur Jean, ne me parlez plus jamais de Cortise. Je le déteste. C’est un homme qu’il vaudrait mieux pour vous n’avoir jamais connu. Il est fourbe et suffisant. Il se fait un jeu d’un cœur de fille. Je n’ai pas oublié qu’une fois, en vous poussant le bras, il a cligné de l’œil comme nous nous croisions sur le chemin. Et qui sait si vous aussi, monsieur Fauche, vous n’avez pas eu les mêmes pensées dans ce moment!
Une colère moussait à sa narine.
Il répondit simplement:
—Je ne suis pas un homme comme Cortise.
Un silence tomba, le ruisseau en profita pour faire trois petits sauts sur lui-même, en bouillonnant contre une grosse pierre. Et puis bravement M. Fauche reprenait:
—Ecoutez, je ne veux pas passer pour meilleur que je ne suis. Moi aussi, autrefois, j’aurais été capable de faire ce que faisait Cortise, bien qu’entre lui et moi, c’était généralement de toute autre chose qu’il s’agissait quand nous étions ensemble. Voilà, je vais vous dire, mademoiselle Noémie, c’était surtout affaire de vider ensemble des bouteilles en nous contant des histoires de pêche ou de chasse. Souvent je buvais un coup de trop au point d’en avoir la tête montée. Oui, de nous deux, c’était moi qui étais le plus vite dedans, comme on dit. Mais voilà, quand je rentrais, il n’y avait personne pour me dire qu’un homme qui boit à en perdre la raison est bien près de n’être plus un homme. J’avais besoin de vous faire cet aveu avant de vous...
Sa voix baissa d’un ton.
—De vous parler de quelque chose de plus sérieux.
«Qu’il est terrible!» pensa-t-elle.
Elle regardait sur l’autre rive les véroniques lui sourire avec leurs prunelles bleues.
M. Fauche éprouva soudainement une démangeaison à la nuque. Il passa un doigt dans le col de sa chemise; il aspirait fortement l’air. Les épaules basses, il parut implorer des yeux Noémie.
Comme allait le ruisseau, leur âme aussi allait vers une chose qu’ils ne savaient pas.
—S’il passe une abeille, se dit-il, c’est que je dois parler.
Et une abeille passait.
—Je voulais vous dire ceci, mademoiselle Noémie... C’est que si vous vouliez être ma femme, vous pourriez prolonger votre séjour ici autant que vous le voudriez. Il n’y aurait plus de raison pour retourner à la ville. Voilà la chose que je voulais vous dire depuis un peu de temps.
Elle se leva, retomba assise et, à son tour, elle devenait toute pâle, à côté de lui qui s’était empourpré comme une pêche mûre.
—Oh! monsieur Fauche, qu’est-ce que vous avez dit là?
Ce fut une minute de douceur infinie: sa vie s’arrêta; elle ferma les yeux. Elle avait éprouvé cela une fois dans sa petite vie d’enfance, le jour où elle avait fait sa première communion: elle aurait voulu mourir avec la sainte hostie sur la langue. Ensuite ses larmes coulèrent: jamais elle n’aurait pu croire que M. Fauche serait 53 allé jusque-là. Désormais ils ne pourraient plus penser à autre chose.
Il lui avait pris la main et il disait d’une voix profonde:
—Je ne valais pas grand’chose, comme tous les hommes qui ont eu une vie trop facile. Je n’ai eu que la peine de naître pour être ce que je suis, un garçon riche qui passe son temps à pêcher et à chasser. Je sens seulement aujourd’hui qu’un homme a mieux à faire que cela. C’est vous, si courageuse, si bonne qui m’avez ramené à la vérité. Jamais avant vous je n’aurais eu cette pensée. Vous avez passé dans ma vie comme une bonne action; et à peine je vous connais: c’est comme si je vous avais aimée toujours. Je crois bien que je deviendrais tout à fait un homme si vous vouliez m’aimer un peu aussi.
Elle sourit à travers ses larmes.
—Qu’est-ce que nous allons devenir à présent, monsieur Jean?
—Appelez-moi Jean, s’il vous plaît, fit-il humblement.
—Jean, dit-elle.
Et toute remuée, elle le regardait dans les yeux.
Tous deux alors restèrent un long temps à s’écouter se parler en dedans, la bouche ouverte, sans paroles. Une fauvette dans le buisson gazouillait comme à la messe la petite flûte de l’orgue pendant l’élévation. Le bon Dieu doucement soufflait un peu de vent dans les arbres.
Et puis, comme il vient une fleur à la la branche quand naît le printemps, leur silence s’épanouit dans la musique lente, profonde, des voix.
—Cela m’est venu une fois que vous étiez chez les Mangombrou à soigner le garçon, dit-il. Je passais, on m’a dit que vous étiez là. Je vous ai vue par la fenêtre, vous teniez la main de l’enfant ainsi.
—Moi, fit-elle, ce fut la première fois que je vous parlai par-dessus votre haie. Vous ôtiez vos petits pots. Et je croyais vous détester... Comme c’est ridicule!
Elle ne lui aurait pas dit autrement que déjà elle l’aimait en ce temps.
—Noémie, ma chère femme...
Tout d’une fois, elle repensa à ses petites de la ville. Comment avait-elle pu les oublier? C’était comme si déjà ils étaient morts pour elle, ces cœurs tendres d’enfants où cependant elle n’avait jamais cessé de vivre. Ses fibres se crispèrent.
—Ah! dit-elle, il vaudrait mieux que vous ne m’eussiez jamais parlé de cela! Qu’est-ce qu’elles deviendraient là-bas sans moi? Est-ce que moi-même je pourrais vivre sans elles? Je vous en prie, monsieur Jean, laissez-moi libre de retourner auprès de mes enfants... Ne me reparlez plus de cela.
—C’est que, dit-il, moi aussi...
Sa voix trembla, il passait la main sur son front, son souffle était rapide et court; et il n’osait plus regarder Noémie.
—Peut-être j’aurais dû vous dire cette chose avant l’autre, fit-il enfin. Oui alors, il me semble que c’eût été toute ma vie que je vous livrais. Mais voilà, cela, je le retardais toujours: il y a des choses si difficiles à dire!
Noémie eut la perception nette qu’il allait lui confesser pourquoi, tous les quinze jours, il s’en allait à la ville, avec son petit panier à poissons. Le renard n’était plus là pour lui dire avec ses yeux de verre: «Fais comme moi qui suis le renard, sois malin.»
Et c’était elle maintenant qui tremblait. Elle aurait voulu lui mettre la main sur la bouche en disant:
—Je ne veux rien savoir.
—Oh! fit-il après un instant, c’est une triste histoire. Une histoire comme il en arrive à un jeune homme abandonné très jeune à lui-même. Supposez qu’un jeune homme ait un enfant... Oui, un petit enfant... Est-ce qu’on peut abandonner un enfant qui n’a personne au monde? Dites, Noémie, est-ce qu’une pareille chose est possible?
Et alors il lui racontait sa vie, la venue au monde d’un petit être, la mère mourant de l’existence qu’elle lui donnait.
Il levait franchement le front, heureux de n’avoir plus rien à lui cacher. Son visage 55 était loyal et tendre: c’était le visage d’un autre homme qui avait conformé sa vie à sa conscience.
—Il me semble que je ne vous connaissais pas encore, dit-elle. Maintenant seulement je commence à voir dans votre âme.
—J’avais si peur de vous! Vous étiez si au-dessus de nous, si au-dessus de moi, avec votre âme comme un petit oiseau dans les nuages...
Il ajouta avec une caresse dans la voix:
—Comme une alouette qui file sa chanson tout en haut dans le ciel. Ah! vous devez me trouver bien enfant moi-même... Un homme comme moi, avec de larges épaules comme les miennes, vous parler ainsi... Et pourtant ce serait si bon, n’être toute la vie qu’un cœur de grand enfant entre vos mains, Noémie!
Elle secoua la tête.
—Dites plutôt: un vrai cœur d’homme, fit-elle gravement.
Il chercha sa main, la tint, toute fraîche de brins de serpolets arrachés, dans la sienne. Un peu de la vie de la terre ainsi leur passait dans les doigts.
—Voyez un peu comme j’étais sotte! dit-elle: les gens d’ici ne savaient pas ce que vous alliez faire à la ville; je souffrais de leur entendre raconter des histoires.
Alors elle battait des mains.
—Oh! cela me rend si heureuse!
Est-ce qu’elle aurait seulement pu dire pourquoi?
—Maintenant voilà, j’ai tout dit, reprit-il, j’ai mis ma vie entre vos mains. J’étais un si pauvre homme avant que vous ne soyez venue! Noémie, m’aimerez-vous assez pour vivre un jour de ma vie?
Elle était près de lui comme une petite chose de vie charmée, comme une couleuvre qui a bu du lait.
—Devenir votre femme? C’est là quelque chose de si nouveau pour moi que j’ai besoin d’être un peu de temps seule avec moi-même pour me rendre compte de cela.
Les buissons soudain craquèrent et puis le bruit se reculait; Noémie vit distinctement une tête d’enfant qui fuyait derrière les haies. Elle ne disait pas à Jean Fauche que c’était le Spirou. Mais lui se levait, ennuyé que quelqu’un eût pu les surprendre. Il allait voir et revenait, pensant qu’après tout, ce pouvait être un lapin à cause des carrés de choux qui n’étaient pas loin. Le soleil tombait par delà la ferme derrière les noyers. De petits nuages roses frisaient, pareils aux cheveux des anges de la procession, après qu’on a enlevé les papillotes. Et tout en bas, dans le pré, les grillons comme l’autre jour, dansaient en jouant du tambourin.
—Déjà l’angelus? fit-elle.
Des tintements cristallins, comme de légers coups de marteau sur des vitres, encore une fois annonçaient aux trépassés 56 sous leurs tertres que c’était la fin de la journée. Le boulanger qui avait cuit ses pains, l’âne qui avait rentré la dernière charrette de foin, les fiancés qui avaient échangé des paroles d’éternité pouvaient bien dire qu’ils étaient égaux devant le Dieu de la vie.
Un petit rouge-gorge alors venait à la pointe d’une branche et les véroniques fermaient leur œil bleu.
Elle monta dans le matin de la roche: les résédas, les seneçons, les vipérines, les petits lychnis roses étaient en fleurs. Le sentier grimpait, courait en lacets, et toujours un peu plus les toits, les noyers, la touffe ronde des vergers s’enfonçaient. Elle entendit Fré D’siré qui criait dans l’oreille de Tantin:
—J’ crois bien que j’ vas commencer mon mât à t’ à l’heure.
Et Tantin répondait:
—Pour sûr qu’a sera un fameux travail.
Leurs voix semblaient venir du fond d’un puits.
Elle vit comme une coulée d’étain se dérouler le fleuve. Des meules, dans un pré, finissaient en poire autour d’une perche. Le petit pêcheur, depuis l’aube, était là quelque part dans sa barque, en boule comme un hérisson. Il faisait déjà grand soleil, avec des coins d’ombre bleue qui fumaient. C’était un vrai temps pour les lézards: ils sortaient leur tête plate aux yeux d’or de derrière les pierres et se gonflaient à la chaleur.
—Plus haut! toujours plus haut! pensait-elle.
Quelquefois, pour aller plus vite, elle se lançait, escaladait les sentes qui coupaient droit à travers les blocs. C’était une folie d’échapper au reste du monde et d’être seule avec elle-même à la source de sa vie.
Les taillis à la cime s’ouvrirent, elle fut sous les chênes, dans une solitude. Des geais garrulaient; la queue bleue des pies sautait dans les hautes branches. On était là chez le bon Dieu.
Elle alla un peu de temps dans le bois à pas de silence, comme dans une église. Le soleil descendait par les trous des ramures et fleurissait de trèfles d’or le sol devant elle. Elle avait joint les mains, sa jeunesse se fondit dans un cantique de grâces muettes à la joie du monde. Elle entendait très loin en sa vie battre son cœur: c’était encore une fois une sensation qu’elle n’avait pas connue jusqu’alors. Elle était comme la petite âme religieuse du mystère du bois. Un encens léger de vapeur floconnait dans les fonds. Les ronces étaient humides et noires. Les feuilles crépitaient sous l’ondée fine des lumières.
Un sentier ensuite la ramena au bord de la haute falaise; des moires lumineuses tremblaient dans l’éclaircie des feuillages. Elle s’assit devant le matin lilas de la vallée. Les toits maintenant étaient tout petits sous leurs ardoises, bleues comme des pigeons boulant au soleil. Elle ne voyait pas la maison de Jean Fauche et cependant elle croyait respirer l’odeur de son espalier de roses au midi. Là tout près, dormait le bon vieux cimetière avec ses tertres étoilés de pissenlits.
Elle s’écouta vivre dans le rêve, dans la haute vie de l’espoir. Elle tenait sa poitrine à deux mains, toute lourde de sève jeune. L’odeur du bois la grisait. Un sourire charmé et grave lui demeurant au visage, elle avait l’air de se sourire à elle-même, comme à une inconnue. Elle ne se reconnaissait plus dans la créature heureuse, nouvelle qu’elle était devenue.
—Non, ce n’est plus moi, se disait-elle.
Et c’était toujours le même étonnement. Quoi! la sage Noémie si tranquille, avec son cœur muet dans les mains, en arriver là comme tous les autres!
Il lui semblait entendre, là où elle passait, un pas qui n’était plus le sien.
Elle dit longtemps:
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—Jean! Jean! Jean!
Elle écouta le nom profondément descendre comme une vie dans sa vie. Elle n’aurait pas cru qu’il pût tenir une destinée dans un nom d’homme, celui-là surtout, si simple et si cordial. Comme il y a encore un peu de bruit jaseur de la source dans la gorgée qu’on boit au creux de la main, les heures repassèrent, son arrivée au village, les tranquilles paysages, le jeune homme qui toujours fumait sa pipe en descendant au matin dans son jardin. Et un jour ce même jeune homme lui disait:
—Noémie, voulez-vous être ma femme?
Jouer à la dame dans la petite maison treillissée de roses où il y avait une cigogne et un renard empaillé avec des yeux de verre!
Elle se mettait tout à coup à tourner en battant des mains, et puis elle s’arrêtait dans le tourbillon de ses jupes.
—Mes petites!
Une ombre passa, elle n’était plus aussi heureuse. Après tout, est-ce que celles-là ne se marieraient pas aussi un jour? Elle fit un geste volontaire qui écartait la mélancolique image. Et de nouveau la vie remontait.
—Moi! c’est bien moi pourtant!
Elle palpait ses bras, comme si elle s’éveillait d’un songe et n’avait pas tout à fait conscience de la réalité.
Une souffrance délicieuse l’accabla. «Comme c’est terrible le bonheur!» pensait-elle. Ses sensations étaient lentes, molles, infinies.
A la fin son cœur éclatait; ses pleurs un à un gouttèrent, les pleurs tièdes et mélodieux d’une pluie de mai au soleil. A peine ses lèvres remuaient, elle disait comme quand elle était toute petite:
—Maman! Maman!
Dans le bois le coucou faisait sonner son horloge.
Au fond du taillis quelqu’un sournoisement sifflotait.
—Toi, petit Spirou!
Elle passa la main sur ses yeux très vite, riant et disant:
—Non, non, ce n’est pas ce que tu pourrais croire, Spirou! Personne ne m’a fait de mal, je te jure. Vois quelle folle je suis! Je pleure d’être trop heureuse. Ne cherche pas! Tu ne comprendrais pas.
Ah! ce Spirou! Elle avait beau le combler de sucreries et de petits sous: rien n’avait prise sur ce cœur farouche: il n’était bon qu’à marauder, à grimper aux nids, rusé déjà comme un vrai braconnier.
—Danse avec moi, fit-elle.
Elle l’attira par les épaules et l’entraîna, serré dans la chaleur de sa vie.
Mais le garçon poussait un cri et lui mordait la main. Elle eut peur comme si un homme tout à coup apparaissait derrière l’enfant.
—C’est mal. Qu’est-ce que je t’ai fait, Spirou? Pourquoi m’as-tu mordue?
Avec son souffle court, il avait l’air d’un chat sauvage.
Il haussa les épaules, sans répondre, les yeux bas. Elle, avec ses lèvres, tirait sur le mal léger de la morsure.
—D’abord, tu entends, Spirou, je te défends de me suivre. Tu me guettes, tu es toujours à m’épier derrière les haies. J’en ai assez.
Il secouait son front court et têtu par défi; et maintenant aussi il riait, en passant son pied droit sur sa jambe gauche.
Cette fois, elle s’emporta.
—Méchant gamin, va-t’en, je te déteste.
Et elle lui jetait une motte de terre.
Spirou alors docilement s’en allait, tapant ses talons nus dans la mousse et quelquefois se retournant pour la regarder avec ses yeux haineux. Comme tout à l’heure il sifflait une chanson triste entre ses dents, la chanson des carriers cassant les blocs de schiste tout là-haut, dans les silences brûlants de la montagne.
—Pauvre petiot tout de même! se dit-elle en le voyant s’enfoncer dans le matin bleu, avec ses trous de chair aux habits.
Celui-là aussi, avec sa petite âme animale, jalousement l’aimait.
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De loin Spirou criait:
—C’est mon idée, dà.
M. Fauche encore une fois était parti pour la ville, avec sa bourriche de poissons. Depuis deux jours il pêchait en plein courant, levé à l’aube. Noémie avait tiré son rideau quand elle avait entendu grincer la grille. Il lui avait fait un signe de la main et ensuite il avait disparu dans la ruelle. La petite plume dansait à son chapeau, dans le vent frais du matin.
Un petit enfant là-bas, avec ses bras ouverts, attendait ce garçon tendre et fort. Encore une fois elle repensa à ses enfants de la ville, à cette jeune humanité qui, à travers la distance, l’appelait, elle aussi. Si tout de même, c’était là sa vraie vie! Si, comme elle l’avait dit à Jean, la nature avait fait d’elle la sœur de charité des petites pauvres!
Un air laiteux et lourd embrumait le bas du coteau quand elle quitta la Truite d’Or. Elle s’engagea dans le chemin en lacets qui serpentait au flanc de la montagne. La vallée s’enfonça, le ciel au-dessus d’elle bleuissait dans une lumière tendre. Plus haut encore! Plus haut! par delà la région des brumes! songeait-elle.
C’était comme le symbole de sa vie nouvelle. Elle était venue dans ce village au bord du fleuve: son âme était encore obscure pour elle-même. Et, un jour, elle avait monté jusqu’au buisson d’obiers: Jean Fauche peignait près du ruisseau. Mais là encore on était trop près du brouillard de la vallée. Une fois, par la suite, il s’était mis à lui parler de son plant de tabac et de ses ruches dans la montagne. Il avait levé la main en disant: «Là-haut»; ses yeux brillaient. Il parut exprimer le vœu des créatures d’échapper au brouillard et de se rapprocher toujours plus de la divine lumière. Elle aussi maintenant disait: «Là-haut;» son âme enfin avait dépassé la région des brumes.
Elle toucha à la cime; elle ne voyait plus les maisons; toute la vallée fumait. Plus haut! Plus haut! Elle entra dans la lumière. Un silence pesait sur le bois; aucune feuille ne bougeait; le coucou ne chantait pas. Elle eût voulu danser comme l’autre fois ou bien se rouler sur l’herbe, la tête dans les mains, et puis sangloter de bonheur.
Mais maintenant il lui semblait qu’elle voyait trop clair dans ses idées. La petite folie était passée: ce n’était plus l’autre Noémie, celle qui marchait voilée, inconnue d’elle-même, et qui portait son cœur devant elle comme un vase d’aromates. Celle-là avait été la petite faunesse grisée de printemps, l’éclat de 60 rire mouillé d’un matin de nature dans l’oubli du monde. Elle n’aurait eu qu’à descendre la montagne pour entrer en reine dans la maison des roses. Si le renard, avec ses terribles poils de moustache, l’avait regardée trop fixement de ses yeux de verre, elle l’eût simplement retourné du côté du mur.
Qu’il y avait déjà du temps de cela! La vraie Noémie, la petite créature sage et raisonnable, se demandait si elle n’avait pas rêvé, si c’était bien elle qui avait pu dire: «Plus haut! plus haut!» comme si elle acceptait que chaque pas qu’elle faisait l’écartât un peu plus de la vie qui avait toujours été la sienne. Il lui paraissait bien plus naturel d’en revenir à «la notion juste des choses,» comme disait l’inspecteur quand il faisait sa tournée d’écoles.
Elle tira de sa poche un paquet de lettres qu’elle se mit à lire, bien qu’elle les eût relues cent fois. De petites mains y avaient laissé des empreintes grasses; le papier était maculé de pochons d’encre; mais tout de même les bons cœurs naïfs qui avaient écrit cela! Presque chaque jour le piéton avait passé lui apporter la petite correspondance fidèle. Elle l’emportait dans ses courses à travers la montagne, avec la sensation d’être près de celles qui la lui envoyaient. Et ce qu’elle avait fait si souvent, elle le faisait cette fois encore, marchant à petits pas sous les arbres et, à mesure qu’elle dépliait les feuillets, quelquefois décorés d’emblèmes, disant:
—Celle-ci c’est de Delphine... celle-là de Juliette... ou de Léonie, ou de Jeanne... de Constance.
Et elle les nommait toutes. Comme, par habitude, elle avait pris son crayon, elle soulignait les fautes de grammaire ou marquait: «Bien, passable,» pour la rédaction.
Ah! oui, les bons cœurs! les tendres effusions qui déjà avaient quelque chose de l’amour! Léonie lui écrivait qu’elle ne passait pas un jour sans pleurer. Juliette disait: «A vous, mademoiselle, mon cœur pour la vie!» Et sur une des lettres de Constance il y avait une petite tache de sang avec cette ligne: «Votre petite amie et élève qui ne peut plus vivre sans sa chère maîtresse.»
—Quel enfantillage! pensait Noémie en souriant.
Elle se sentait si bien leur maman à toutes, à celles surtout qui n’avaient plus la leur comme la petite Constance, la petite Adèle, la petite Chichi. Un drame avait passé dans leur existence, à celles-là, un drame qui avait laissé un grand trou vide.
Elle en vint ainsi à repenser à Jean Fauche. Son cœur se gonfla: elle pleura longtemps.
—Jean! ah! Jean!
Est-ce qu’elle pourrait jamais se résigner à ne plus voir ce doux Jean Fauche qui était entré dans sa vie à petits pas mystérieux et un jour si tendrement lui avait dit:
—Noémie, voulez-vous être ma femme?
Ses larmes redoublèrent au souvenir de cette voix humble, suppliante: aucun homme au monde n’aurait pu parler ainsi. C’était bien sa vie, toute sa vie qu’elle lui avait donnée.
Encore une fois elle était heureuse, toute rafraîchie comme après une crise salutaire. Elle entendit la cloche qui à l’église sonnait midi. Le brouillard se dispersait en flocons légers; la vallée apparut, le fleuve, les petits toits, parmi les vergers. Il lui sembla qu’elle renaissait à la vie comme le paysage, comme la nature. Le coucou chantait au loin, dans le bois. Encore deux jours et Jean Fauche serait rentré de la ville. Il lui avait promis un portrait de l’enfant.
—J’écrirai demain pour la prolongation de mon congé, pensait-elle.
La petite chanson de folie monta frémissante, à travers les feuillages.
Et c’était dimanche. Les cloches, comme des béguines à la danse, brimballaient sous leurs jupes de bronze. Il y en avait deux, très vieilles: elles avaient sonné pour ceux qui étaient venus et pour 62 ceux qui dormaient de l’autre côté de la tour. Et l’une disait: «Toujours», l’autre disait: «Jamais.» A chaque coup des battants, le Christ mangé de mousse du bois du Calvaire, jetait sa tête à droite puis à gauche. Personne ne l’avait vu, mais tout le monde l’affirmait. Le curé Jadot ne disait pas non.
Noémie avait pris par les ruelles. Il sentait bon le pain nouveau et le linge frais à la porte des maisons. Les fillettes, avec leurs cheveux en copeaux frisés, de petits tabliers blancs sur leurs robes bleues, avaient des têtes de procession. Tantin fumait sa pipe sur son seuil en caressant le ventre de Finette. Quelquefois, le dimanche, avec Fré D’siré, il lui arrivait, après la grand’messe, de faire des stations un peu trop prolongées dans les cafés. Fré tapait du poing sur les tables en parlant du gouvernement et lui, Tantin, de grosses larmes au bord des yeux, le regardait avec attendrissement. Ceux-là avaient prémédité de partir ensemble le jour où il plairait au Seigneur de les rappeler, comme l’ombre s’en va avec le soleil.
Noémie s’était mise à marcher devant elle par les sentiers entre les jardins. Tout le monde était parti pour l’église: il n’y avait plus derrière les haies que de vieux hommes en bras de chemise assis près des ruches ou de vieilles femmes qui marmottaient les prières de l’office en pelant des pommes de terre, une bannette entre les genoux. Le chat, avec sa barre d’or aux prunelles, n’avait pas l’air de regarder s’abattre les jeunes pigeons blancs sur les grains d’avoine. Les pigeons, en gonflant leur jabot, jouaient du tambour sur les toits. Que tout cela était bon! Le cœur des pommes commençait à rondir par-dessus les têtes bleues des choux. L’ombre sur le soleil des pignons faisait un geste de bénédiction.
Cependant Noémie de nouveau se sentait reprise par ses idées. Elle n’avait pas dit ce matin-là: «Plus haut!» comme les autres jours. Elle s’était levée avec une âme dolente, une âme de petits chemins bas zigzaguant sous la brouée. Et maintenant, pas à pas, elle gagnait la fontaine, comme les gens appelaient le pan de roche d’où sourdait une eau claire.
Elle demeura là, immobile, les mains sur les genoux. L’onde à menus bouillons d’argent roulait entre les pierres. Un crépuscule vert tombait de deux noyers énormes.
Noémie contemplait le miracle éternel de la petite source: on l’avait toujours connue, descendant du plateau et sans jamais s’arrêter, continuant à verser son petit flot. Le lieu était religieux comme un baptistère dans une église: les anciens hommes étaient venus là avec les vases sacrés comme les femmes allaient encore là remplir leurs seaux. C’était simple et inexplicable à l’égal d’un mystère. Le bon Dieu des campagnes regardait à travers les hauts croisillons des rameaux. Le ciel avait l’air d’un vitrail entre le vert lumineux des feuilles. Et à petites fois sans trêve, avec un bruit rythmé comme la musique même du sang de la terre, coulait le filet d’eau.
Les racines de l’être frémirent en Noémie; la vie des âges passa, la transmission indéfinie des puissances humaines. Comme la petite onde, elle venait, elle aussi, d’un lointain obscur où des jeunes filles, des fiancées s’étaient penchées sur les sources profondes, tâchant de conjecturer leur destin. Rien n’avait pu arrêter la vie des races; rien n’avait pu avoir raison de la petite onde intérieure. Si un roi était venu là et avait voulu refouler le flot monté du cœur de la terre, est-ce que tout de même cette force incompressible de l’eau ne se serait pas fait jour d’un autre côté?
Noémie trembla. Elle sentit que, par une pente naturelle, sa pensée l’entraînait. Elle se rappela le mot de Jean Fauche: «Comme va le ruisseau...» Elle compléta mentalement: «Comme vont les ondes de la vie, comme va l’élan des âmes...» Une seconde, sa vie s’arrêta: elle souffrait une peine vive. La vérité fut plus forte... Et si, par exemple, c’est le flot des charités fraternelles qui jaillit du cœur de l’homme, existe-t-il quelqu’un au monde qui puisse dire qu’il en fera dévier le cours?
63
Jean Fauche, pourtant, lui avait dit si doucement:
—Voulez-vous être ma femme?
Mais, en disant cela, c’était comme s’il avait dit:
—Noémie, vous et moi serons seuls ensemble sur la terre désormais avec les enfants que nous aurons l’un de l’autre.
Sa gorge frémissante entre ses mains, elle sentait que sa vie était restée là-bas où il y avait d’autres vies auxquelles elle était nécessaire. La source profonde dans son cœur grésilla, sanglota. Il sembla que Juliette, Adèle, Constance, et les autres venaient à la fontaine et pleuraient de grosses larmes. Et elle aussi maintenant savait qu’il n’y aurait jamais personne, ni Jean Fauche ni un autre, pour avoir raison de cette force incompressible de la petite onde éternelle.
Elle n’était pas triste et elle n’était plus seule. Une humanité l’entourait, sa vraie famille à elle qui avait été mise au monde pour aimer maternellement celles qui n’avaient pas connu la tendresse. Encore une fois Jean Fauche aurait pu dire: «Comme va le ruisseau...» L’eau suivait sa pente: elle descendait de la montagne et courait se perdre dans la vallée.
Elle fut soudain décidée. Elle rentra à l’hôtel, appela la grosse hôtelière:
—Ecoutez, mâme Moya, il ne faut le dire à personne, mais je m’en vais demain, je dois m’en aller. Gardez-moi le secret jusque-là, faites cela pour moi.
La bonne femme avait les yeux humides.
—Allez! fit Noémie, je pleurerai bien plus que vous, mais je dois partir, il le faut. Plus tard, je reviendrai, oui, quand je serai plus vieille, on sait pas. C’est ça qui sera une joie de nous revoir!
Courageusement elle lui mentait. Elle monta à sa chambre, ficela ses bottes d’herbes, rangea ses petites robes au fond du coffre par-dessus ses livres. Et elle avait fermé la fenêtre: elle ne voulait plus regarder le fleuve où si souvent elle avait aperçu Jean Fauche pêchant dans son bateau.
Mais le lendemain, réveillée au petit jour, elle fit jouer la targette et se pencha pour voir une dernière fois la maison qui aurait pu être la sienne. Les volets étaient clos; des grappes de roses mouillées ressemblaient à de gros cœurs lourds d’avoir pleuré. Il lui sembla que Jean Fauche allait ouvrir la porte et descendre faire le tour de son jardin en fumant sa pipe, comme il le faisait tous les matins avant de partir avec sa barque. Et puis il levait la tête et la tenait un peu renversée sur l’épaule en regardant si le petit rideau ne s’agitait pas.
—Allons, du courage!
Elle entendit Moya et sa femme qui, à pieds nus, marchaient dans la chambre au-dessus. Bientôt l’arome chaud du café monta par l’escalier. Toute habillée, son chapeau sur la tête, elle descendit déjeuner. Madame Moya toujours avançait l’assiette aux beurrées.
—Voyons, mangez donc... C’est du pur froment et j’ai mis six œufs dans la pâte. Vous n’en aurez pas toujours du comme ça là-bas...
—Allez, je vous crois, mais tout de même merci, non, ça ne passerait pas.
Elle s’efforçait d’être gaie, un rire tremblait à ses lèvres. Constamment elle regardait la pendule, pensait:
—Nos trains se croiseront.
Les trois jours étaient expirés: son Jean allait rentrer au moment où pour toujours elle s’en allait. Quelle chose triste c’était là!
Son âme un instant la quitta: elle vécut les heures brèves, de nature. Elle avait eu son roman, comme les élues. Pauvre et fragile roman! C’était hier, cela semblait si lointain déjà. Et elle repartait comme elle était venue. La vie à jamais les séparait.
La demie après six sonna. Elle embrassa longtemps la bonne madame Moya comme si du même coup elle eût embrassé tous ceux qui avaient été mêlés à sa vie pendant les deux mois qu’elle avait passés au village. Maintenant le cœur lui manquait: elle n’avait plus la force de s’en aller, toute molle, les jambes fauchées.
—Ah! Mame Moya! Madame Moya!
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Mais Moya l’attendait sur la porte avec les paquets, les cartons et le coffre qu’il avait voulu porter lui-même. La marine commençait à s’agiter, comme à chaque rentrée de M. Fauche. Fré D’siré venait d’allumer sa pipe et tapait sur un clou. Tantin, remonté du fleuve avec ses deux arrosoirs, allumait la sienne et contemplait le clou. Noémie put se jeter dans la ruelle sans être vue.
Ils passèrent devant le cimetière: Moya allait un peu en avant de son large pas. Elle regarda par-dessus le mur la tombe de cette autre Noémie qui lui avait fait désirer d’avoir là aussi, à l’ombre de l’église, une petite croix contre laquelle une bonne âme comme elle un jour aurait lu qu’elle était morte très vieille, regrettée de ses enfants et petits-enfants. La sienne, si jamais elle en avait une, resterait perdue parmi la cohue des petites croix anonymes, dans la tristesse des banlieues.
Elle était redevenue maîtresse de ses mouvements: elle jouissait de se sentir le cœur calme. La mort n’éveillait point de tristesse en elle.
Le train entrait en gare quand ils arrivèrent. Moya lui monta ses paquets, et ensuite, tandis que la locomotive soufflait, il demeurait sur le quai un instant, reniflant dans sa moustache.
—Vous aurez beau temps, mam’zelle Noémie.
—Oui... Et pourtant j’aurais préféré la pluie.
Le train patina. Il agita son chapeau en l’air: elle le salua de la main. Elle était seule dans le compartiment. Elle se tint penchée un peu de temps à la portière, tâchant d’embrasser dans un dernier regard la montagne, le bois, l’église, la petite maison sous les roses. Jean Fauche aussi, le premier jour qu’il l’avait vue, s’était penché pour la regarder plus longtemps. C’était elle alors qui venait, tandis que lui, partait. Arriver, partir, toute leur vie avait tenu entre ces deux mots.
Le train s’engouffra dans un tunnel. Fini, c’était fini, comme un rêve! Jamais plus elle ne reviendrait là! Quant à Jean Fauche, il se consolerait près de son enfant et qui sait? peut-être un jour il en viendrait une autre qu’il aimerait comme il avait aimé la première, comme il l’avait aimée, elle.
Alors son cœur se déchira: elle fut prise d’une crise horrible de sanglots:
—Jean! mon Jean!
Le train déboucha près du fleuve. Dans le brouillard lilas, de vieux hommes pêchaient. Un bateau quittait l’écluse, halé par des chevaux. Des enfants tâchaient de saisir avec les mains les flocons de fumée crachés par la locomotive. Un or léger blondissait les peupliers au bord des routes. Dans la montagne, des maisons pamprées de vignes riaient par leurs fenêtres ouvertes. Tout d’une fois, le soleil déborda par-dessus la crête du versant et emplit la vallée. Puis le garde criait le nom d’une station. Une dame monta.
Noémie très vite tamponnait ses yeux, et se reprenant:
—Voyons, voyons, mademoiselle Noémie Larciel... disait-elle.
Dans le grand silence matinal, il entendit sonner l’horloge du vestibule, un son discret, voilé, comme assourdi du regret d’avoir à rappeler le temps dans une maison où le temps comptait si peu.
«Six heures! ils sont déjà tous au travail», songea-t-il avec un réel chagrin.
C’était, dans cette petite ville aux maisons comme des joujoux peints, un logis d’heureuses gens, clair, vernissé et chaud, un vrai œuf de Pâques en ouate et en sucre. Comme tout le monde dans le quartier se levait tard, les fumées ménagères étaient lentes à monter des toits. Discrètement ensuite, les portes s’ouvraient pour la petite promenade des chiens; ils étaient bien élevés et couraient tout de suite au ruisseau, sans aboyer. On était là comme en paradis, avec des rêves doux sous la couette. Même, les jours de marché, les maraîchers faisaient un détour pour ne pas déranger le sommeil des habitants: ils entraient par l’ancienne porte des remparts, longeaient la distillerie de Pietersen en Zoon, passaient par la grand’rue, puis débouchaient sous le jaquemart du beffroi, devant les halles.
«Poucke dort dans une corbeille ouatée, pensa encore le bon M. Jasper Joost, mais eux ont passé la nuit sur des grabats 66 misérables, dans des logis sans feu. S’il y avait une justice, ce serait à nous, les riches, à souffrir un peu à leur place.»
C’était une chose qui lui était venue il y a près d’un an, comme il vient des petites plantes vertes sur l’eau. Et Dieu sait si la maison, la coite et benoîte maison en avait été troublée! Vingt fois il avait promis à sa femme de s’amender; c’était une si douce et si tendre petite femme! Il fallait vraiment avoir l’âme endurcie pour lui faire de la peine. Mais voilà, c’était entré chez Jasper et maintenant cela ne voulait plus sortir.
Il retira lentement la jambe gauche de dessous l’édredon; la droite en même temps évitait le contact de Josina. Selon le patriarcal usage, ils partageaient fidèlement la même couche, un grand lit recourbé, ample comme un carrosse, avec l’allégorie, sur les panneaux, d’une couple de petits amours joufflus tenant le flambeau d’hyménée. C’était un don de la mère de Mme Joost; elle leur avait remis aussi l’acquit du peintre, un vieux maître à dessiner des écoles de la ville qui, moyennant une somme d’argent et une cuvelle de beurre, s’était chargé des quatre peintures. La chair rose des Amours, d’un ton un peu frêle, s’était partiellement dégradée; mais les torches continuaient à brûler d’un vermillon intégral, comme un symbole de leur affection sans nuages.
Un laborieux effort enfin extirpa des draps, trop bien rentrés, l’orteil du pied gauche. Celui-ci palpa la couche d’air légèrement réfrigéré de la chambre où, pendant le jour seulement, entraient les souffles chauds du calorifère. Une petite peur lâche du froid un instant le laissait hésitant; la quarantaine, non moins qu’un durable bien-être, l’avait rendu douillet. Mais encore une fois il pensa au port là-bas, où maintenant les plus heureux déchargeaient les bateaux, passant et repassant par la passerelle glissante, des sacs de charbon aux épaules, où les autres, les sans-travail et sans-paye, le nez rouge et les mains dans les poches, tassés l’un contre l’autre comme des moutons, battaient la semelle contre un sol gelé.
A cette idée, le bon Jasper Joost résolument allongea toute la jambe; d’une secousse ensuite, il coula ses reins jusqu’au bord du lit.
Josina, sentant refluer insolitement les molles et élastiques laines du matelas, étendit la main, mais si faiblement, si languissamment! En minutes lentes, lourdes, subitement, la demie s’ébruita, métallique, de la caisse de l’horloge. Oh! comme il se mettait alors à soupirer! Chaque fois, c’était pour lui le même regret d’avoir à déjouer la confiance de son aimable femme. Les sommeils de celle-ci heureusement étaient comme des naufrages: la vague tôt se refermait sur ses éveils furtifs; elle replongeait en l’immense et total vertige du dormir, comme coulée bas en une petite mort heureuse. Cependant, là-bas, dans les chantiers, les maillets tapaient dans le plein du bois; les bons garçons ne savaient pas quels verrous, plus durs à ouvrir que des serrures de prison, sont les bras d’une femme.
Du bout du pied, Jasper put enfin frôler les touffes pileuses de la peau d’ours: du talon il prit son point d’appui. Hélas! des bruits déjà circulaient par les escaliers; des pas, comme en rêve, refoulaient le silence vers leur chambre, ce dernier refuge de la paix muette de la maison, ce havre de torpeur où la vie, avant d’ouvrir ses voiles, encore un instant se raccrochait aux amarres du sommeil. Jasper Joost entendit la voix étouffée des servantes, messagères de la vie.
A peine une clarté transparaissait à travers les doubles stores, comme le petit feu sourd d’une veilleuse derrière un écran. A tâtons il s’appliqua à ne pas heurter le corbillon de Poucke et, étant allé à la fenêtre, il vit une petite solitude vierge, feutrée de neige, à travers le givre léger qui guipurait les vitres. Un peu à droite, un saule, par-dessus une clôture, ressemblait à la pluie d’un jet d’eau filigrané par le gel. C’était très doux et immatériel comme, en mai, la floraison d’un champ de tulipes blanches, 67 à Haarlem. Mais encore une fois, M. Jasper repensait à cette chair d’humanité qui, sur les rives du fleuve, peinait dans le matin glacé. «Oh! qu’ils sont malheureux! songeait-il. L’onglée leur déchire les doigts comme des épines; ils traînent des pieds morts dans leurs sabots!» Il craignit d’avoir parlé tout haut, soudain transi de peur, son gilet dans ses mains figées. Le rythme d’un souffle égal montait du rebord des draps où s’évasait, au bout du pelotonnement de son quiet sommeil, la bouche en cœur de pomme de la grosse petite dame. Il respira, ouvrit, avec quelles précautions! la porte, et seulement sur le palier, passa les manches de sa jaquette.
Un larmoiement de jour, filtré par le lanterneau le long de la rampe de chêne ciré, s’égouttait sur le velours ras du tapis des marches. Du sommeil d’honnêtes gens restait blotti dans les angles et modelait la sage Minerve en sa niche, au tournant de l’escalier; c’était un legs de mynheer Douwe, le père de Mme Josina, «pharmacien de son vivant,» ainsi qu’elle-même disait en évoquant l’officine de son enfance, froide et luisante comme une salle de bains. Une seconde il éprouva le regret subtil de la bonne nuit encore attardée sous les plafonds. Une voix en lui l’objurguait: «Rentre donc, pauvre fol, regagne l’édredon sous lequel Josina, ta bonne petite femme en sucre, si confiante, si heureuse, dégage un si enviable calorique!»
Mais surtout l’arôme du café, volatilisé de la cuisine, manqua l’amollir. Café, baume suave et nerveux! cordial du monde! joie et stimulant du déjeuner matinal! Aussitôt il eut un remords: est-ce qu’ils déjeunaient là-bas? est-ce déjeuner que de casser à coups de dents un croûton fossile, qu’on poivre d’une gorgée de genièvre frelaté? Déjà, en bas, la table était mise: sur le napperon festonné, fleuri de broderies délicates, les trois fromages coiffés de leurs cloches, les deux tasses à lettrines d’or, la panetière en paille tressée, les argenteries bleuies de reflets froids et dans les petites bouteilles de cristal les cyclamens, les tulipes, les jacinthes, ornaient un petit écrin de joies gourmandes, d’intimités douillettes et reposées où dans un ronron finissait la terre.
Ah! que d’heures passées là autrefois, avant que cette chose lui fût venue! L’été, on ouvrait la porte qui communiquait avec la miniature de petite maison en verre qui était la serre. Celle-ci, toute large, prenait l’air et le soleil sur le jardin agrémenté de rocailles, prismatisé de boules de verre, égayé d’une minuscule girande bruissant en une vasque de marbre où l’or de quatre cyprins sinuait. Et il entrait des frissons parfumés, des effluves de roses, d’œillets, de résédas, d’héliotropes, un vrai bouquet de petites âmes de fleurs dans une chaleur blonde, un vent joli de petits papillons vivants, beaux comme des éclats de jaspe. Jamais on n’en finissait de 68 siroter son café, de saupoudrer ses beurrées de grains d’anis, de goûter aux trois fromages, de savourer les viandes fumées et les petits anchois dans leur tonnelet. Puis il grillait une pipette de tabac fin haché, et pendant des heures à se rien dire, demi-assoupis tous deux, près du miroir accroché au dehors et où de loin on voyait venir les passants, ils se croyaient vivre des bonheurs de caramel.
Vite M. Jasper décrocha son paletot; mais justement Liesje, la petite bonne, remontait de la cuisine. Elle le regarda drôlement, sans impolitesse, d’un air de le plaindre. Vraiment il faut qu’un homme ait perdu la tête pour songer à sortir à pareille heure et par un temps pareil, quand il y a là les trois fromages, les émincés de viande fumée, les biscottes aux grains d’anis et tout le bonheur de la vie en Hollande! Jasper ne connaissait plus la fierté. C’était une âme devenue humble et craintive comme celle d’un homme qui aurait quelque chose sur la conscience.
Il tira sur ses talons la porte de la rue, ou plutôt en douceur, d’une passe magnétique, de peur d’en faire tinter les vitres, il sembla l’inviter à se refermer sans bruit; il la referma comme un malfaiteur l’eût ouverte, d’une main secrète et sûre.
Toute une semaine de neige capitonnait le pavé, capuchonnait les toits, duvetait de plumes de cygnes les jardins; et le clocher de l’église, par-dessus les maisons en dentelles, avait un air de pierrot malade. Le bon petit rentier vit tout cela sans rien voir, les yeux errants et soupçonneux, pressé, content de quitter cette rue où il se figurait les voisins au guet derrière leurs fenêtres. Une petite honte lui coulait entre les épaules comme à un masque de carnaval surpris par le jour, comme à un père de famille rentrant de découcher. Les mains dans les poches, son collet relevé jusqu’aux oreilles, traînant le claquement spongieux de ses pantoufles (il avait oublié de passer ses bottines), et tout blême, le bleu du froid aux pommettes, le pauvre homme, en effet, semblait s’évader d’une débauche.
Le voilà qui débouche sur la place; les maisons, frileusement, se tassent sous leurs couettes de neige blanche, comme un dortoir de petites convalescentes pâles. Le beffroi, fruste, en moellons moussus, avec son campanile en pot à moutarde, grimace par le trou noir des abat-sons, mais tout cela estompé d’un reste d’ombre, dans la pâleur du jour hésitant, couleur de neige fondue. Même le bureau de police, au haut du grand escalier de l’Hôtel de Ville, garde encore de la lumière, trois fenêtres rouges comme des yeux qui ont trop veillé. Un petit trèfle, clair aussi, papillonne derrière la vitrine de l’apothicaire, requis sans doute pour une ordonnance pressante.
Cependant la carotte du débit de tabac, sous son pied de blanc, somnole encore au-dessus des volets clos. La mercière non plus, une bonne vieille dame en cornette, n’est levée, ni le quincaillier. Le haut commerce, qui tient ses assises sur la place, gras, renté, vivant dans un fromage, ne se décide à ouvrir un peu plus tôt que les mercredis et vendredis, jours de marché. Or, c’était jeudi; la vente ne viendrait que demain et tout ce petit monde, en attendant un profit gagné sans peine, s’accoissait au lit. Ceux-là s’entendaient à vivre.
Un frais petit saxe, en jaquette de jaconas à fleurs, les basques tuyautées, traversa tout à coup la place, portant un panier de cuivre au bras. Jasper, pour son malheur, reconnut la petite servante de l’oncle de sa femme, une futée au nez à l’évent. «Heu! aïe! pensa-t-il, toute la famille avant une heure sera informée.» Elle le salua d’un petit coup de tête familier en l’appelant par son prénom; il lui rendit son bonjour timidement, sans la regarder.
La vie ne croissait un peu sensiblement, que dans les ruelles d’autour du port; étroites et torves, elles ouvraient de minces fissures entre le resserrement des pignons, bordés de façades de guingois, de petits débits sales, de vitrines en carreaux cul-de-bouteille ajourant des corderies, des triperies, des chandelleries, des saboteries. A cause de la neige, 69 les bruits avaient l’air de monter d’un tas de petites maisons mortuaires.
Il se jeta dans un étroit boyau au bout duquel enfin s’ouvrait le port, une petite marine sous les arbres poudrés à frimas et rayée par la toile d’araignée des cordages, tout blancs aussi, filigranés comme une orfèvrerie.
Aussitôt son cœur se gonfla comme du pain au four; il oubliait tout, dans la bonne pensée d’être là avec eux. Malheureusement, ce jour-là, à cause de la gelée, personne ne travaillait; les bateaux étaient emprisonnés dans les glaçons, et une solitude morne pesait comme un hiver des pôles. C’était pis encore que ce qu’il s’était imaginé en se levant.
—Hé! Jasper Joost!
Voilà que maintenant, du fond d’une des petites cantines où se vendaient du thé et diverses sortes de tord-boyaux, les sans-travail l’appelaient, venus là se cuire à la chaleur d’un brasero rouge. On lui tendait les mains, on était heureux et il faisait apporter un saladier de rhum chaud.
Ce n’était pas là tout de même une vie pour un homme de l’importance de M. Jasper Joost.
Tout le sommeil de la maison se rentassa dans les coins, au petit cri de Josina ouvrant les yeux et palpant le vide du grand lit où n’était plus son cher Jasper. Un jour trouble indécisait aux oreillers un creux refroidi; elle vit dans la demi-teinte blafarde le fauteuil déblayé de ses habits.
«Encore une fois parti!» gémit-elle. C’était après tout une petite âme sans méchanceté, une âme fondante, comme un bonbon mou dans de la ouate. Un ennui tiède l’occupa un instant; elle se rappela le bon temps où, à ses côtés, il aimait prolonger les chaudes paresses sous l’édredon. Ah! oui, ils avaient eu longtemps ensemble un ménage, un ménage où c’était tous les jours la gaieté et le rayon de soleil des dimanches. La maison pourtant avait toujours son air de nid dans le duvet; rien ne semblait changé: il n’était survenu que cela... Mais cela, c’était justement le grain de sable dans un mécanisme, la petite poussière qui arrête les aiguilles sur un cadran de montre, l’atome logé entre les ressorts et qui en suspend le rythme.
Ainsi pensait Mme Joost, son clair regard de faïence bleue tourné vers la fenêtre, comme si elle eût tenté de percer les soyeux rideaux pour suivre là-bas, au cœur du dur hiver, un pauvre homme égaré qui peut-être un jour ne reviendrait plus. De légers soupirs dégonflèrent à la surface des draps comme des bulles d’eau sur un étang. Se pouvait-il 70 que Jasper encore une fois eût cédé à ses tristes entraînements? Mais presque aussitôt, comme rentrés d’un long voyage, ses yeux pâles, mal essuyés de sommeil, s’en allaient effleurer la commode ventrue aux cuivres torsés en lianes et où elle serrait ses bijoux, pour revenir mourir ensuite aux capitons des deux grands fauteuils de velours d’Utrecht, dans les retours de la cheminée. Une si tendre paix conjugale traînait aux pénombres mousses, comme de la vie stagnante et blottie! Tout y apparaissait si rond, si heureux, si bienveillant, si en correspondance avec son aimable petite personne beurrée et dodue, d’une chair de très jeune volaille nourrie au grain!
Une senteur de petits pains chauffant au four s’insinua par la porte; ses narines battirent: elle vit en pensée la table mise, la fumée blonde spiralant de la bouilloire, les tasses, la soucoupe aux anis et un spasme léger lui mourut à la bouche. Voilà qu’elle dépendait en hâte, dans la grande armoire à vantaux, la toilette du lever, un jupon de soie citron, le caraco mandarine et la petite capeline en vair fourrée, ainsi qu’il se voit chez les dames de Terburg et de Metzu. Les pieds vite glissés dans ses mules, elle trottait ensuite à petits claquements de talons le long des tapis de l’escalier. La Minerve, dans l’escalier, avait quitté sa tunique d’ombre; elle régnait toute blanche, à présent, jouant le marbre antique. Et d’en bas, avec la douce chaleur du calorifère, monta la chanson joyeuse de Fifi, le canari, qui, pour la saluer, se mettait à filigraner ses sons les plus longs et les plus ténus. Le bonheur et la vie s’éveillèrent devant Josina, comme devant la princesse d’un conte d’Andersen. Elle sourit à ses deux servantes qui arrivaient lui faire cortège. Poucke sur ses pas descendait en sautillant et agitant la queue.
Sur la nappe, quand elle entre, les deux tasses, l’une en face de l’autre, ont un air de bonne confiance mutuelle; elles se regardent presque avec des visages humains, comme deux êtres habitués à se rencontrer à la même heure pour un tranquille et grave devoir. Cependant ce n’est là qu’une apparence: personne, cette fois, ne viendra s’installer de l’autre côté de la table, devant l’autre tasse. Alors le frêle édifice de sa joie s’émiette; la bonne petite femme se sent un pincement au cœur pour l’illusion de ce tête-à-tête d’où l’un des deux si souvent déjà resta absent.
—Ach! fait-elle en exhalant le vent léger d’un soupir de Hollande.
Liesje, en jaquette à basque longue d’une claire nuance fleur de pêcher, a monté le plateau de métal estampé aux dessins de givre. La théière contourne son col de cygne minuscule, le pot au lait s’arrondit à côté, d’une courbe de gros fruit. Il y a aussi le joli sucrier en Chine, une porcelaine azuline où vermillonnent des œillets aux pistils d’or. Et la bouilloire commence à glousser sur le réchaud tandis que mevrouw Joost s’assied aux plis de sa jolie jupe de soie citron, sans qu’on puisse dire à quoi elle rêve. L’accorte «meisje» alors met sa tête sur le côté et la regarde doucement, et les yeux de la dame remontent jusqu’aux belles joues peintes de la petite servante: ils s’emperlent de clarté humide, à moins que ce ne soit le reflet des argenteries qui se joue sur leurs orbes pareils à des boules de verre. Toutes deux à présent se dévisagent avec sympathie; la petite servante a un petit mouvement discret, la nuance d’un peu de pitié respectueuse, comme si entre sa maîtresse et elle existait un secret partagé, et Josina à son tour incline plusieurs fois la tête, d’un air de lui dire:
—Voilà, oui, après huit ans de mariage!
Cependant Fifi, avec le frétillement de sa queue en éventail, file sa musique de verre. Il habite une cage en cuivre dont les minces treillis s’ajourent sur les vitres de la serre qui encadrent le jardin tout blanc comme un petit paradis artificiel. L’aimable hiver, avec ses ramures d’arbres filigranés, ses délicats guillochages orfévrant les tamarix et les lauriers d’un air de petite forêt d’archal, s’avive au charme des jacinthes rose-clair 72 et gris-perle; grâce à leur parfum frangipané, il règne un leurre doux de Floride et comme le riant mensonge d’un paradis de fleurs et d’oiseaux. Et le poêle de faïence blanche ronfle, fait une base aux ramages du canari; une vapeur s’effume du thé versé: le cristal des cloches à fromage se prismatise d’un arc-en-ciel de reflets où se brise, au gré des facettes, la perspective des verrières et du jardin.
Tout à présent s’anime d’un égoïsme subtil de moite vie au chaud. De fluides aériennes, consolantes images s’interposent dans la vision de la petite dame triste de tout à l’heure; elle n’a plus les mêmes yeux humides, ses yeux de fleurs du bord de l’eau, et les yeux de la «meisje» aussi ont changé, un rien de malice se joue en leur cristallin. C’est que quelque chose a passé qui les prédispose l’une et l’autre à l’oubli et à la mansuétude. Josina agite avec la cuiller les petits ronds de sucre dans sa tasse, souffle en enflant les joues sur la fumée blonde, puis de nouveau regarde Liesje et sourit en haussant légèrement les épaules. Aucune des deux n’a rien dit.
Elle lève ensuite une des cloches et se sert une mince découpure de gouda, transparente comme une feuille de mica.
—Un peu trop jeune, Liesje... fait-elle.
Encore un silence, un long silence ouaté où ne s’entend que le bruit léger de la déglutition. Et puis, d’une voix doucement morte, elle dit:
—Après tout, qui n’a rien à se reprocher?
L’indéfinissable nuance d’aveu qui perce en cette voix, dont Josina a l’air de se parler à elle-même, sans doute la lénifie, car, après l’ombre d’un pli entre ses sourcils, son front presque aussitôt se sérénise, uni et brillant comme le cristal du beurrier devant elle. Elle découvre maintenant le fromage au cumin, prend aussi une fine tranche de filet de bœuf fumé. Et Liesje, un sourire heureux sur les lèvres, un sourire où s’épanouit tout le bonheur de cette chambre musicale et parfumée, la regarde manger avec une tendre joie émerveillée.
Autour d’elles, des nattes de paille blonde tapissent le mur, comme un paysage d’été; l’hiver n’est suggéré que par les plaques de faïence qui quadrillent l’âtre, froides, luisantes, bleues d’un bleu de neige au soleil. Ce sont généralement des vaches au bord d’un canal, un pont où un pêcheur laisse sa ligne couler à l’eau, des patineurs sur une rivière gelée. Ces images rendent plus appréciables l’atmosphère balsamique et mollement torpide de la pièce. Et afin que l’œil soit partout amusé, il y a encore çà et là des miroirs, des étagères chargées de figurines en Delft, des valves roses de coquillages, des meubles en laque poudroyés d’or. Mevrouw Josina, en jupe citron et caraco mandarine, ses quatre papillotes tortillées aux tempes, la chair laiteuse et potelée sous ses cheveux de beurre frais, a vraiment l’air de fleurir dans un tableau de maître hollandais, comme une tulipe animée. Elle finit par étaler sur de la biscotte une couche d’anis pareils à du grésil teint et grignote ces dragées minuscules qui craquent sous sa dent. Elle n’a presque plus faim d’ailleurs et, à présent que Liesje est repartie pour sa cuisine, elle regarde, mi-assoupie, un filet de sueur à la nuque, la neige qui s’est remise à papillonner à gros flocons dans le jardin.
«Il serait si bien là, de l’autre côté de la table, se dit-elle. Et puis nous aurions refait ensemble, après le déjeuner, un petit somme...»
C’est un dernier regret; ses yeux ont de petits battements d’oiseaux blessés. Mais Poucke aboie, le timbre de la rue sonne. Quelqu’un essuie ses pieds longuement aux fibres de paillasson. Et une voix semble chuchoter, discrète et ecclésiastique, de l’autre côté de la rue. Les pas ensuite se rapprochent, en effleurant les dalles. Un petit vieux au visage gris, couleur de craie mouillée, un gros nez piqué de trous noirs sur une bouche en estafilade, le crâne oblong entre deux grandes oreilles velues, une 73 calotte noire à l’occiput, s’aperçoit dans la porte qu’ouvre Liesje.
—Oncle Faas! dit Josina avec ennui.
Mais il ne souffre pas que personne se dérange, le dos en boule, humble et doucereux, avec le geste de se défendre contre un accueil trop empressé. Il s’assied sur le bord d’une chaise, dépose à terre un chapeau de forme démodée, ramène les pans d’une longue lévite sur ses genoux, comme un pauvre. Pourtant tout le monde dans la ville sait bien que l’oncle Faas perçoit les loyers de toute une rue, soixante maisons de petites gens bâties par lui, sans compter les fermages de ses deux métairies. Il tousse faiblement dans ses mains ratatinées aux peaux roses d’écaflotes d’oignons, et ne se presse pas de dire ce qui l’amène. Sa minable figure fait tort à la joyeuse chambre; une tristesse étiole les atomes de bonheur en suspens; le canari seul garde sa gaieté et s’égosille à railler le pauvre paletot et le vieux chapeau. Poucke, après avoir dédaigneusement flairé les pantalons humides, se rencogne en éternuant dans l’âtre.
—Oncle Faas, y a-t-il quelque chose de nouveau? dit à la fin la bonne petite femme, que ce silence gêne et qui, par contenance, s’est reprise à croquer des anis.
Il évite toujours de la regarder, les yeux ternes et bas, comme mangés par des taies; mais sa bouche d’anguille se remue comme si elle déglutinait des paroles. Et ensuite il parle en hoquetant, d’une voix de poule qui a la pépie.
—J’étais venu... vous savez... on l’a vu, hou... non pas moi, mais Suze, ce matin sur la place, en pantoufles et courant là-bas, hou, hou... Je n’y suis pour rien, moi, il ne peut pas dire que c’est moi qui l’ai vu... Je ne sais rien, rien, hou... Je ne voudrais faire de tort à personne, hou, humpf... C’est Suze qui a vu et pas moi. Allez, c’est bien pénible...
L’oncle Faas, maître des pauvres, jaune comme un coing, toujours frottant ses mains l’une dans l’autre, semblait s’être exprès choisi ce langage entortillé pour dissimuler sa pensée. Il laissa mourir le dernier mot dans un hoquet, et tout à coup, virant sur sa chaise puis se tournant vers Josina avec autorité, il la vrilla d’un regard pointu et froid comme un acier chirurgical et siffla:
—C’est même injurieux pour la famille.
Tout de suite après, le petit œil en éclair de bistouri s’éteignait, atone, oblique; il reprenait au bord de la chaise son attitude humiliée de parent pauvre et se mettait à tousser dans ses doigts lie-de-vin, raides et pelés. Il n’avait rien dit, en somme, qui pût être retourné contre lui, il n’avait émis qu’un peu de vent articulé. Mais cela avait suffi: sans rien dire, il avait fait passer dans le ton de la voix toute l’horreur du scandale, la calamité, la déconsidération, la part de responsabilité qui retombait sur la femme.
Mevrouw Josina Joost remua longuement les yeux vers les menus Delfts de l’étagère, vers la fine pluie d’or bruinant aux laques du cabinet japonais, vers la cage en cuivre où le canari, comme étonné de la voix insolite, à présent se taisait. Un nuage sembla avoir passé dans l’air brillant de la chambre; l’âme de frangipane des jacinthes expira; il n’y eut plus que le triste hiver des plaques de faïence et, dehors, la neige en vols de longues peluches tintant aux vitres, comme un pauvre qui demande à entrer. C’était trop brusque pour ce cœur de pâte tendre, comme un joli saxe sous globe. La petite fontaine intérieure grésilla; elle cueillit du bout du doigt une moiteur tiède à ses cils.
—O ciel! ô Dieu! fit-elle, il n’est peut-être qu’égaré; il ne faut pas désespérer trop tôt, oncle Faas.
Le cri secourable grelotta comme un appel aux pitiés des hommes et du ciel: il monta éploré, confiant, pardonnant; il fut le jet d’eau du jardin du vieil amour. Mais presque aussitôt, dans la maison chagrine, toute morte, l’horloge gravement sonnait la demie après onze heures. L’horloge aussi semblait reprocher à l’absent, prodigue de ses heures au dehors, le temps follement dissipé 74 loin du mutuel devoir conjugal. Le silence, après, devint presque accablant; quelque chose parut mourir dans le solitaire escalier et le lointain des chambres... Cette fois, c’en était bien fini du bonheur. Et Josina eut en elle l’image d’un homme qui s’en allait loin, très loin, à pas lents et pensifs; la ville avait sombré à l’horizon, ensevelie sous les flocons, et il marchait toujours, il marchait sans tourner la tête, comme fuyant un pénible souvenir.
Ses larmes alors coulèrent abondamment; elle ne pensait plus à les retenir. Une voix lui chuchotait:
«Voilà ce qui était à redouter. Comment as-tu pu espérer, trop faible femme, qu’il t’aimerait toujours, toi qui fis si peu pour le retenir? Maintenant il est trop tard et le mal est irréparable.»
L’oncle Faas, verrouillé dans son mutisme comme dans une tour dont ses yeux ternes étaient les fenêtres sans vitres, n’avait plus desserré la bouche, collé en deux au bord de sa chaise en la raideur d’une momie. L’intime mystère de la chambre, sa paix de bon éden moulée sur la sécurité des âmes, son air de petit paradis en sucre candi gisaient là, cassés par lui comme un négligeable joujou.
Une seconde encore s’écoula, et puis il se mettait à passer ses mains violettes sur la longueur de ses cuisses, en clignant les paupières.
—Je n’ai rien dit... Jasper est libre de faire ce qu’il veut... Sa conscience endurcie est la honte de la ville... mais ce n’est pas moi qui le dis, je ne me permettrais pas de le dire, hou, humpff!
Il parla plus bas encore, sans nulle apparence d’acrimonie, les doigts déjà sur le bouton de la porte. Mais cette fois toute l’honnêteté de la petite femme se souleva. Elle eût voulu regarder en face l’homme qui avait douté de la conscience de Jasper; elle ne vit que son nez bulbeux en profil, mi-caché par une de ses grandes oreilles jaunes et velues.
—Ne parlez pas de conscience ici, oncle Faas... je n’ai plus le droit d’entendre un tel mot... cela me rappelle trop les torts que j’ai pu avoir moi-même envers lui.
Un bruit de porte refermée, en ce moment, s’étouffa dans le vestibule, les paillassons furent minutieusement foulés en sourdine. On était entré, on se débarrassait d’un paletot changé en fourrure d’ours blanc, mais avec tant d’infinies précautions, de pauses, de reprises qu’il semblait que c’était l’Enfant prodigue qui, après de longues caravanes, enfin réintégrait le logis, oh! si repentant, si las, si à bout de tout! «Ciel! ô ciel! c’est lui!» pensa-t-elle, dans un élan. Son cœur monta, fut tout en haut dans la joie, la confiance et le pardon. Il lui revenait, le cher ingrat, qu’elle avait cru à jamais parti! Elle n’était déjà plus très sûre qu’elle lui eût manqué en quelque chose. Et tout le reste, le pauvre homme cheminant, l’exil, l’hiver, mensonges, folies!
Le bon petit rentier ouvrit la porte, pâle et défiant comme un coupable. Voyant là l’oncle Faas, il crut tout perdu; mais déjà, avec ses yeux clairs comme des miroirs, lui souriait sa tendre Josina. Jasper alors eut un regard spécial, un regard à la fois nébuleux et limpide où l’œil gauche tout à coup se fixait avec un éclat d’émeraude, tandis que le droit vacillait derrière une buée grise. Même à l’état habituel, d’ailleurs, un certain écart les empêchait de converger; ils étaient de couleur différente et le droit, sous un sourcil très haut, semblait toujours perdu dans le rêve. Mon Dieu! c’était bien là tout l’homme, indécis et subit, timide et chaleureux, distrait et présent, un peu dissimulé et droit tout de même au fond.
—Il faut tout dire, Josina, bredouilla-t-il: j’étais avec des amis; nous avons bu un petit coup de trop...
Il riait, tâchant de l’amadouer par cette explication saugrenue. Doucement, les yeux baissés, oncle Faas hoqueta:
—C’est lui qui le dit... il a bu un petit coup de trop. Ah! le gaillard!...
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Personne ne parla plus; mais le canari fila soudainement sur sa chanterelle ses sons les plus aigus, ce qui fit un peu diversion. Oncle Faas en profita pour ramasser son chapeau et détaler, sans que personne s’en aperçût. Aussitôt les atomes de bonheur en léthargie se réveillèrent dans la chambre, l’âme des jacinthes s’évapora, décomprimée; le tiède éden chassa l’hiver. Et tranquillement la bonne dame passa l’eau de la bouilloire sur le filtre à café. Car M. Jasper, le matin, préférait le café au thé. Il regardait sa femme avec ses yeux humides, des yeux où pétillait à la fois une braise et perlait une rosée. Jamais il ne l’avait trouvée plus gracieuse ni plus sucrée. Elle était bien toute la joie de la vie, dans leur petit paradis de miel et de caramel. Il dit:
—Ma bonne femme, j’aurais voulu vous dire quelque chose, mais les mots ne viennent pas, ce sera pour une autre fois.
A peine elle parut l’avoir entendu, toute fondue dans la sympathie des choses.
—Ach! fit-elle, voyez comme c’est bon chez nous... Pourrait-on jamais quitter ce qui est si tendre et si doux?
Encore une fois se volatilisa l’évent des petits pains chauffés au four, tandis que Liesje ouvrait la porte. Josina voulut elle-même le servir: elle tailla une fine tranche aux trois fromages, beurra les tartines, anisa les biscottes. Et il s’était assis à sa place, le visage tourné vers la serre, regardant alternativement tomber la neige, puis bouillonner à la surface du café les bulles du sucre. Il y eut un silence, comme un mystère; le canari dormait en boule sur son bâton. M. Jasper alors s’écoutait vivre.
—Oui, dit-il au bout de quelques minutes, c’est vraiment du bonheur, quand on rentre, une chambre bien chaude, une tasse de bon café et surtout, surtout, une petite femme comme vous, Josina, bien qu’on soit parfois tenté de se reprocher toutes ces douceurs.
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Il but trois «coptje» de café, mangea six petits pains avec du fromage de «présent,» de Gouda et de Delft au cumin, mit par là-dessus un émincé de viande fumée, une dizaine d’anchois et toutes les biscottes à l’anis que sa femme lui avait préparées. Il s’en voulait de ne ressentir nul remords. Au contraire, il lui paraissait que la plus infime des papilles de son être goûtait là une somme de délices bien faites pour donner de l’humanité une idée confortable.
De tranquilles journées passèrent: depuis l’autre matin, le bon petit rentier, patiemment, attendait au lit que Mevrouw s’éveillât, et à peine il sortait une petite heure vers le soir. Il emportait toujours un lourd paquet sous le bras. Il arrivait aussi que dans l’après-midi, pendant que sa femme faisait son petit somme près de la fenêtre, un de ces types patibulaires, comme il y en a dans tous les ports, s’en vînt s’entretenir mystérieusement avec lui dans le vestibule. Ces jours-là, c’était l’homme qui partait avec un paquet sous le bras.
Une fois, dans l’après-midi, Jasper Joost monta faire sa barbe devant la petite glace, près de la fenêtre. Il avait des gestes coulés et réguliers, tendit son cuir dont il tenait le bout serré entre les dents, passa son rasoir dessus sans brusquerie. Une poudre de savon aux amandes trempait dans le bol d’eau tiède, il la battit avec complaisance jusqu’à ce que l’eau se figeât. Ces menus détails l’amusaient; il y avait bien huit jours qu’il ne se rasait plus.
Il éprouva un réel plaisir à oindre sa peau en y promenant le blaireau; elle était rude, hérissée de picots: il les râcla ensuite au fil de l’acier, les yeux sur le brillant de la lame, dans le miroir. Mais le crin résistait: il fit mousser de nouveau la savonnée, s’en barbouilla grassement le visage, et elle écumait jusqu’à ses yeux comme une neige fouettée. «C’est curieux, pensait-il, comme un peu de bien qu’on fait aux autres vous fait du bien à vous-même.» Il y avait longtemps qu’il ne s’était senti si léger d’esprit. Justement il était venu quelqu’un qui lui avait apporté des nouvelles du port et qui ne s’en était pas allé les mains vides.
Quand Jasper redescendit, ses joues luisaient, toutes lisses, et Josina prit plaisir à les tapoter, disant:
—Oh! à présent, vous avez tout à fait l’air du vrai monsieur Jasper Joost, mon chéri!
Une ombre déjà noyait les coins; les plaques de faïence seules gardaient le brillant d’une nappe d’eau gelée dans un paysage crépusculaire. C’étaient, aux angles du plafond, de fines soies grises, comme une toile d’araignée: d’impalpables cendres glissaient, blutées à travers les rideaux. Elles descendirent plus bas; toute la clarté bientôt fut concentrée sur la table où chauffait le samovar pour le thé. La journée, ainsi, pour la bonne dame se coupait de menues collations, du thé et des gâteaux à midi, des biscottes et du thé avant le dîner, du thé encore le soir, avec les viandes fumées, les fromages, la confiture, les anis, quelquefois des gaufrettes, ou du poumpernickel. Elle y avait gagné sa chair un peu mollette de brioche, sous l’air de soufflure d’une pâtisserie qui lève. Elle sortait peu d’ailleurs, aimant la maison, le coin de la fenêtre à regarder passer le monde dans le petit miroir accroché au dehors, les minutes régulières de la vie et le charme du superflu.
Liesje avait mis la table dans la petite salle à manger dont la fenêtre s’ouvre sur la rue; il y en avait une autre, plus grande, de l’autre côté du vestibule et qui donnait aussi sur la rue. Mais celle-là ne servait que l’été. On était plus au chaud dans la petite, entre les murs tendus de nattes de paille comme en une cabane indienne. Un écran échancré en cœur faisait éventail derrière la vitre: les passants ne les voyaient pas et ils pouvaient voir les passants. Il en passa bien six, cette fois-là, sur une heure. A petits pas de souris, Liesje, dans ses basques longues, doucement leur offrait 77 des crevettes, des anchois, de la sole, un entremets de crème, sans compter les fromages, les fruits et les petits gâteaux. Quand ce fut fini, Mevrouw s’essuya la bouche avec sa petite serviette en dentelle de papier; puis elle alla décrocher la pipe de Jasper, et l’ayant bourrée d’une pincée de tabac au miel, la lui inséra dans les dents; c’était un soin qu’elle aimait prendre, et, presque sans avoir fait un mouvement, il se mettait à tirer sur le cumer figurant une tête de cheval marin.
Le regard attaché à l’«espion», ils espérèrent longuement voir se détacher des profondeurs noires du petit miroir le septième passant; mais celui-là sans doute demeurait chez lui, craignant de s’aventurer à la rue par cette intempérie: comme des laines d’agneau sous les ciseaux du tondeur, à gros flocons tombait la neige, un peu moins blanche à mesure dans le soir qui s’abaissait. Cependant ni l’un ni l’autre ne se pressaient de faire venir la lampe: une bluette de jour un instant encore tremblota à la circonférence du samovar de cuivre rose, et c’était très doux, comme au bout du monde, comme aux portes du paradis. Le canari, dans la petite pièce, avait cessé de chanter; Poucke, roulée en colimaçon, soufflait de bien-être dans l’âtre. On entendit d’autant mieux le chant aérien, tendre comme un air de flûte, fluide comme un gaz, qui, avec la vapeur, spiralait du bec du samovar. Une bonne paix de conscience, chez M. Jasper, s’égalait à celle de la maison, toutes deux confortables, moelleuses et sans reproches. Il se sentit dériver vers des régions où tout le monde était heureux; il ne savait plus bien s’il était encore éveillé, s’il ne dormait pas. Tout à coup la vapeur déborda avec impétuosité; Mevrouw, endormie dans son fauteuil, poussa un cri, comme si la sirène d’un bateau sifflait dans le vestibule. Mais Liesje apporta la lampe: la rassurante évidence seule régna.
—Ah! se plaignit M. Jasper, voilà qu’il fait trop clair à présent. Un homme comme moi voit trop bien alors qu’il n’est bon à rien sur la terre, puisque la lumière est faite pour éclairer le travail des hommes et que moi, je ne sais pas travailler.
Sans se presser, la bonne dame jeta une cuillerée de thé dans la théière, passa l’eau, mettant à chaque chose le temps voulu, évitant la fatigue de penser pendant que ses mains étaient occupées. Et seulement après qu’elle vit s’évaporer l’eau, elle haussa l’épaule et dit:
—C’est encore là une de vos idées... 78 Comme s’il n’y aura pas toujours des gens qui se croiseront les bras pendant que d’autres travailleront.
Jasper Joost réfléchit une seconde et, secouant la tête:
—Non, voyez-vous, femme, cela n’est pas juste, et je le dis ainsi parce que que je le sens.
Elle souleva le couvercle de la théière, passa le reste de l’eau. Et, appuyée des poings sur la table, dans la clarté rose du grand abat-jour, elle le considérait avec une commisération tendre.
—Enfin, n’êtes-vous pas mynheer Joost, le rentier? Y a-t-il quelqu’un qui oserait dire que vous ayez besoin de travailler pour vivre? Moi, j’ai aussi mes petites idées là-dessus. Je sais bien que si le bon Dieu avait voulu cela, il n’aurait pas fait de vous le fils d’un homme riche.
—Non, ne dites pas cela, Josina; mon père a fait sa fortune en travaillant. Il était cordier et d’abord il a travaillé comme ouvrier pour les autres. Puis il a eu des ouvriers à son tour, il a pris un petit enclos où du matin au soir il torsait, il torsait... Voyez-vous cela, je ne puis l’oublier; moi, j’ai simplement recueilli sa fortune sans avoir jamais rien fait pour la mériter. J’ai mené ensuite la vie oisive des hommes qui ont de l’argent. On me trouvait toujours au café... Ma vie à moi n’aura servi à rien, ni à personne.
—Vous avez fait bâtir des maisons. Votre argent a donc servi à quelque chose. Les maçons ont gagné leur pain en travaillant pour vous. N’est-ce pas comme si vous aviez travaillé vous-même?
—Non, ne parlez plus de cela, je vous en supplie; car voilà justement la chose horrible: s’ils y ont gagné leur pain, ils ont manqué aussi d’y laisser leur vie.
Une senteur d’été, un arome léger de foin au soleil monta de la théière. Sur le plateau, de minces tasses de porcelaine en Chine transparent et bleuté avaient la forme de calices. Josina les remplit; la paroi à mesure s’obscurcissait jusqu’à ce qu’à la fin un étroit disque pâle cerclât seul le rebord. Un bonheur plus intime flotta alors; le fin vibrement de la clarté rose-aurore de l’abat-jour, le crépitement des houilles sous la faïence blanche sensibilisèrent l’atmosphère comme les pensées d’une âme frileuse et blottie. Tous deux, enfoncés dans leurs fauteuils, lapaient du bout des lèvres l’infusion brûlante. Elle, par moments, allongeait les doigts vers la corbeille aux biscottes; Jasper, lui, regardait de son œil de rêve on ne sait quoi très loin. Ses idées continuellement repassaient comme de hauts et légers papillons. Oh! comme il les voyait nettement maintenant sous la lumière rose de la lampe! Il lui semblait qu’il n’y aurait jamais assez de clarté pour les vérités qui s’agitaient en lui.
—Voilà, chère femme, dit M. Jasper en soupirant après un long silence, il y a trop de bonheur ici. Une mouche vient au bord d’un pot de crème et elle est grisée... alors elle se met à descendre: elle est tout au bord de la crème et il arrive un moment où c’est trop tard, où il faut qu’elle s’y noie...
Il disait cela lentement, à mi-voix, comme se parlant à lui-même, et dans sa pensée il était bien cette mouche qui goûtait dans le petit pot de crème un vertige sucré duquel résultait pour elle la mort. La grasse petite femme n’eût pas manqué de trouver que c’était là encore une de ses idées à lui, si elle-même, doucement grisée de thé, de biscottes et de confiture, ne s’était, elle aussi, dans le moment, comme la mouche, sentie tomber au fond du pot de crème. La tête renversée, expirant de légers souffles du bout de ses lèvres entr’ouvertes, elle offrait l’image de la petite mort du sommeil dans une mer de délices.
Jasper, étonné qu’elle ne répondît pas, tourna la tête et, la voyant si mollement endormie, ferma à son tour à demi les yeux, gagné par l’air de bonheur de la chambre. Une petite âme joyeuse chantait toujours dans le samovar; Fifi, comme un rêve, jetait quelques notes; les jacinthes émettaient de subtils esprits bariolés, et même les fromages, sous 79 leurs cloches, avaient un rire d’onctueux visages hollandais. Que tout était bon, désirable et accompli! D’invisibles présences, comme tous les saints du calendrier réunis, multipliaient l’illusion d’un anniversaire de famille, où il venait de petits anges avec des drageoirs, des harmonicas et des bouquets en fleurs de papier. Et sous l’abat-jour rose palpitaient des parcelles de vie heureuse, comme de la poussière d’or. Jamais M. Jasper Joost n’avait eu avec plus d’évidence le sentiment que vraiment il avait été mis au monde pour connaître un total et permanent bonheur. Il sentit que la mouche toujours plus bas descendait vers le petit lac de crème, au fond du pot.
Mais soudain une ombre passa sur la vitre, une ombre maigre et si frêle; elle regarda un instant dans la pièce, et puis tourna sur elle-même, d’un geste de petite marionnette qui va casser. Il sembla que tout le froid de l’hiver fût entré. Jasper pâlit, toussa, ferma les yeux. Finie, la petite musique du samovar et fini le rêve! Ah! il la reconnaissait bien, la petite ombre! C’était une de celles qu’il voyait traverser ses sommeils bourrelés et qui, au matin, lui faisaient signe de quitter son grand lit douillet pour courir là-bas, vers la souffrance humaine.
Jasper maintenant était debout; son cœur battait de regret, d’espoir, de secrète honte. Il soupira longuement en enveloppant d’un regard circulaire le poêle de faïence blanche, la table et ses anis comme une giboulée rose tombée du paradis. Une main sur la pomme de cristal, il s’attarda une seconde, regarda dormir Josina...
Dans le soir blanc de la rue, ensuite, il marchait à grands pas; les petites maisons peintes, sous leurs calottes de neige, ressemblaient aux bonshommes en spikelaus que le pâtissier tirait du four à 80 l’époque de la Saint-Nicolas, perruqués d’étoupe blanche et les joues glacées du reflet rose d’une aurore du pôle. Il dépassa la place, enfila trois petites rues où des coulées de lumière filtraient des contrevents, longea le port, et finalement s’en vint frapper à la porte d’une maison basse où une femme se mettait à crier que si c’était enfin lui qui arrivait, il n’y avait vraiment pas de raison pour qu’un jour il n’arrivât plus du tout. Et avec bonté il répondait, de l’autre côté de la porte:
—Voyez-vous, bonne femme, ce n’est pas toujours de ma faute; je fais ce que je peux, et malgré tout il y a des jours où il vaudrait tout autant prendre la lune avec mes dents.
Il riait pour l’attendrir. Il ne lui parlait pas, à celle-là, de la petite mouche dans le pot de crème et patiemment il attendait qu’elle eût retiré le verrou.
Mevrouw possédait une âme claire et reluisante comme sa maison, une âme où on pouvait regarder dans les petits coins avec la certitude de n’y trouver aucune tache. Et voilà justement: c’était surtout un sentiment de propreté hollandaise qui lui faisait regretter les fréquentations de Jasper avec le pauvre monde. «Pfou! Pfou!» soufflait-elle d’un air dégoûté, et machinalement elle faisait le geste délicat d’épousseter avec un plumeau. Elle aurait eu une petite âme en porcelaine qu’elle n’aurait pas agi autrement.
Au surplus, dans ce jardin des petites vertus de la bonne dame, il en était une qui était sa confiance dans la Providence, dans l’avenir et dans tout. «Il arrivera un jour où il ne s’en ira plus», pensait-elle. Et encore une fois il faisait beau temps dans son ciel.
Pendant des années Jasper jamais n’avait manqué d’aller faire à l’Amicitia sa partie de dames avec les notables de la ville. C’était, à l’angle de la place, le vrai estaminet hollandais, bas, long comme un entrepont de bateau, avec des stores discrets qui, le soir, sont tirés comme des écrans sur le mystère intérieur. En ce temps-là rien n’était encore survenu dans sa vie: comme les petits poissons rouges de la serre, il allait d’une paroi à l’autre du bocal, piquait une tête, remontait d’un petit coup de queue, content de ce qu’il apercevait de l’univers à travers la frêle cloison du verre. On peut bien dire qu’à cette époque il avait été un homme parfaitement heureux, sortant, rentrant, prenant ses repas, faisant toutes les choses honnêtes et régulières de la vie, sans rien voir au delà. Chaque jour il arrivait faire sa partie, s’asseyait à la table, poussait ses pions noirs ou blancs sur le damier et vidait ses deux petits verres de schiedam au bitter, jamais trois; c’était de la sobriété pour un Hollandais comme lui. Généralement la partie était terminée quand le petit carillon de la pendule, d’un grésillonnement d’or, sonnait le quart avant l’heure de son dîner. Alors le bon petit rentier se levait et mettant un pas devant l’autre, à petites fois il arrivait chez lui exactement au moment où Liesje déposait sur la nappe à dessins orange la belle soupière de Delft nervée de côtes comme un gros melon. Il semblait, tant sa satisfaction d’être assis à la table, près de Josina en jaquette fanfreluchée était vive, que toutes les heures antérieures de la journée eussent été une préparation à cette petite fête quotidienne.
Oui, c’était là le temps heureux de leur vie. Mais comme certaines gens ont la manie de toujours compliquer l’ordre naturel des choses, il s’était mis en tête de bâtir des maisons. Dans la matinée il allait fumer une pipe ou deux en les regardant monter; après quoi il rentrait régulièrement prendre avec sa gentille Josina, soit un «advokaat» aromatisé d’un goût de cannelle, soit une de ces innombrables «coptje-tea» pour lesquelles l’eau bout jusqu’à la nuit dans le samovar.
Et puis voilà, tout à coup il s’était senti pris par ses fameuses idées comme par une mauvaise fièvre; on ne pouvait expliquer autrement le changement qui s’était fait chez cet homme sain, jovial 81 et de bonnes mœurs. C’était venu vers le temps où Tone, le jeune maçon, avait été à demi tué dans une de ses maisons en construction. Un inexplicable état d’esprit lui fit dès ce moment déserter l’estimable consistoire de bourgeois gras et fleuris qui jusqu’alors avait été sa société constante. Il n’alla plus à l’Amicitia et cessa de bâtir des maisons; un petit grain de folie avait pénétré dans l’engrenage et fait tourner le moulin à rebours.
On ne pouvait pas dire pourtant qu’il était malheureux, au sens réel du mot... En dehors de ces intermittences de crises, c’était plutôt un homme comme tout le monde, aimant les longs sommeils sous la couette, les déjeuners de miel, de marmelades et de biscottes à l’anis, les petits dîners délicats où se prolongeait l’amusement parfumé et substantiel d’une joyeuse cuisine. Lui aussi, dans ces moments, semblait loti d’une petite âme de pâte tendre, toute fraîche et clairement émaillée. Ensemble, dans l’heure réconciliée, ils ressemblaient au berger et à la bergère en porcelaine de Saxe qui, derrière la vitrine du salon, se faisaient vis-à-vis et échangeaient d’amoureux sourires vermillon. «Ah! pensait-elle, si seulement il pouvait se décider à retourner voir les amis à l’Amicitia! Peut-être il serait sauvé...»
Leur vie était comme une vitrine remplie de petits objets précieux; elle avait la symétrie d’une mosaïque faite de petits morceaux égaux et ronds. En Hollande, du reste, tout est rond, les âmes, les fromages et la terre, plus qu’ailleurs.
Or, une fois, ils faisaient la même chose que la veille et que toutes les autres fois. Ils avaient fini de dîner; Liesje n’avait laissé sur la table que les pots de marmelade, la coupe aux anis, la caisse de biscottes et le pain d’épice, et maintenant ils prenaient le thé. L’hiver du jardin venait regarder par les vitres; il aurait bien voulu se chauffer un peu à leur feu, les pieds dans la chancelière.
Qui avait parlé le dernier? Fifi seul aurait pu le dire. Mais voilà que la grosse petite dame, tout à coup, avait l’air de sortir d’un nuage.
—Est-ce qu’il n’y a pas du temps déjà que «tu» n’as vu tes amis? disait-elle en parlant avec une nuance légère de gravité. (Comme ils n’ont pas le «tu» dans leur langue, ils éprouvent là-bas le besoin de le dire en français 82 sitôt qu’ils se parlent de cœur à cœur.)
Dans la pièce aromatisée de tabac et de fine fleur de thé, la lampe coula une clarté à ses joues fraîches et elle ajouta en souriant, sans malice:
—Je répondrai pour toi: c’était hier cinq mois déjà, par un soir de l’été, et alors vous avez eu ensemble une dispute.
Lui, devenu sérieux à son tour, secoua la tête en vidant les cendres grises de sa pipe; et à présent, encore une fois, il regardait devant lui avec cette étrange divergence de ses yeux dont l’un, clair et pensif, se fixait au plafond, tandis que l’autre, furtif, inquiet, tournoyait comme la pointe d’un vilebrequin.
D’un sifflement du bout des lèvres, il appela Poucke: elle quitta sa corbeille en s’étirant, et doucement, avec le plat de la main, il lui lissait le poil pendant un peu de temps. Et il n’avait encore rien dit. Toute chose en lui se faisait lentement, comme s’il avait l’éternité pour se décider à celle-ci plutôt qu’à celle-là. A la fin, des idées bienveillantes se nouèrent: il embrassa sa femme avec une sensibilité si vive que les bandeaux beurre frais en furent dérangés.
—Oh! oh! s’écria Josina en se regardant dans le samovar et les faisant bouffer de petites tapes dans la main.
—Ma chère femme, dit-il, le passé est le passé: il n’y aurait plus de raison pour que je n’aille pas faire ma partie avec les camarades, comme autrefois.
Mais ce n’est pas cela que pensait Jasper Joost.
Il se leva, fit sauter de l’ongle un peu de biscotte restée à sa manche, tira son gilet, comme un homme qui va réellement aller faire sa partie. Josina aussitôt songea à lui passer au cou la moelleuse écharpe de laine qu’elle lui avait achetée l’autre semaine; mais ni elle ni Liesje ne purent la trouver. Une gêne paralysait le petit rentier; il tourna son visage du côté de l’ombre; l’ombre elle-même, dans cette chambre tiède, onctueusement baignée des clartés de la lampe, était si transparente que Josina vit distinctement trembler ses lèvres dans le trouble de la mauvaise conscience.
—Oh! fit-elle, cela aussi, l’auriez-vous donné comme tant d’autres choses qui plus jamais ne sont revenues?
—Oui, dit-il, voilà, je dois le dire... Il y avait au port l’autre jour un si pauvre homme qui toussait dans le creux de ses mains...
Et puis M. Jasper se taisait. Mais Josina se désolait:
—Liesje, son écharpe, sa belle écharpe en fine laine! N’est-il vraiment pas à plaindre?
Le canari réveillé par les voix sautilla en fredonnant sur son perchoir, dans la cage en cuivre, et aussitôt cette petite vie joyeuse de l’oiseau jaune fit dériver ses idées:
—Ah! le mignon! Quelle folie! Croirait-il que c’est déjà le jour?
Jasper Joost, craignant qu’elle ne lui reparlât aussi des moufles qu’elle lui avait, vers le même temps, données, se dépêcha de tirer sur lui la porte. Mais elle le rappela pour lui dire qu’elle l’attendrait avec du thé chaud et de la galette parfumée d’une odeur de vanille. Et puis il se trouva dehors, dans la belle neige blanche de la rue.
Maintenant Jasper vivement marchait le long des maisons, effritant avec ses talons le sucre blanc qui poudrait les petits klinkers du trottoir. Le froid pinçait, sec et dur, raidissait les poils de ses narines; mais il allait devant lui, insensible aux cinglades de la bise. Les dernières boutiques, avec leurs vitres claires, piquées de minces trèfles de lumière, projetaient des carrés orange sur les micas brillants du givre. Devant l’officine du pharmacien, la neige, enflammée par le reflet des bocaux contenant des liquides colorés, semblait se diaprer d’un grésil d’arc-en-ciel. Tout près, par delà les écrans en cœur des fenêtres, trois stores hermétiquement abaissés s’infusaient d’une clarté blonde, heureuse, évoquant des âmes tranquilles dans un nuage pâle de fumées de pipe.
83
C’était bien là cette cordiale taverne de l’Amicitia où dans le ronron du grand poêle de faïence, les pieds réchauffés par d’épais paillassons, en lampant des houblons frais, d’honnêtes notables comme lui, devisant ou jouant aux cartes, s’en venaient attendre les bénignes approches du sommeil...
Du même mouvement des doigts que par le passé, il fit jouer la gâchette. A travers la buée des pipes il reconnut le comptoir aux plaques de faïence émaillée, les archelles aux encoches garnies de fluettes pipes de terre, les peintures des murs déroulant des épisodes cynégétiques et sur les tables rondes, reluisantes comme des miroirs, les petits seaux de cuivre où se vident les culots. Il sembla qu’il était venu là la veille, qu’il n’avait jamais cessé d’occuper ponctuellement sa place à la large table ronde qui était la plus rapprochée du poêle. D’onctueux visages, mortifiés de paix, aux pâleurs jaunes et dodues de chapons patiemment engraissés, se considérèrent avec étonnement. Il y eut des gestes en déroute, les mains cessèrent de porter aux lèvres les longues pipes, comme pour l’apparition insolite d’un personnage auquel personne ne pensait plus. Mais lui, Jasper, doucement leur tirait son coup de chapeau avec gravité et simplicité, et les têtes maintenant s’inclinaient pour lui rendre son salut, mais sans bienveillance. Si dans ce moment M. Joost n’avait subi une force indépendante de sa volonté, et qui annulait en lui le pouvoir de la réflexion, il se fût avisé que son entrée brusquement dérangeait la bienfaisante torpeur de ces cerveaux oints d’opiats et macérés dans des baumes.
La stillation des paroles s’interrompit; une gêne visiblement régna et lui seul, M. Joost, n’était pas troublé. Il parut évident qu’il avait quelque chose à leur dire et que c’était pour cela qu’il était entré dans cette taverne. L’hôte, sans qu’il eût besoin de rien demander, posa devant lui, sur une rondelle de toile cirée, le verre de bière frangée d’écume qu’il avait coutume de boire autrefois. Cet homme rond et empressé fut visiblement, de tous ceux qui étaient présents, l’unique qui lui montrât de la cordialité. Un grand silence tomba; on n’entendit plus que le ronflement du poêle et le claquement léger des bouches humides autour des pipes.
Jasper n’éprouvait presque pas de gêne; au contraire, il se fortifiait dans la pensée que le moment était venu de leur parler avec sincérité. C’étaient d’anciennes connaissances, des amis d’un commerce éprouvé et que jusqu’aux sacrements sans doute il eût continué à visiter, si depuis l’autre année il n’eût incliné à un genre de vie que leur honorabilité et leur position sociale n’avaient pu accepter. Il y avait là des marchands enrichis dans des trafics divers et qui 84 ne croyaient pas avoir démérité de leur propre conscience ni de l’estime des gens de bien pour avoir vendu à faux poids ou altéré les denrées qu’ils débitaient. Jeffers, cet agent d’émigration, une juteuse canaille si on le jugeait au taux des primes moyennant lesquelles il envoyait de pauvres diables mourir au loin, était aussi de la petite tablée. Depuis vingt ans celui-là drainait les campagnes de leurs forces vives, mais jamais personne n’avait élevé la voix contre lui, et ses victimes n’étaient pas revenues dire de quelle mort elles avaient péri dans les bouillantes contrées paludéennes qu’elles étaient parties coloniser avec l’espoir d’y faire fortune. Et puis il y avait là encore ce vieil aigrefin de Katwyck, un personnage pharisaïque qui poussait à l’excès la rigueur des principes et dont la main s’était retrouvée dans toutes les entreprises véreuses du temps. Cependant personne non plus n’aurait osé lui cracher au visage et sans doute il s’acheminerait vers la mort du juste, honoré de la considération publique.
Jasper se serait bien gardé autrefois de nourrir de telles pensées à l’égard de ces hommes considérables. Mais à présent une taie lui tombait des yeux: il les voyait dans leur infamie, comme si tout à coup ils eussent été retournés, la peau en dedans et l’âme au dehors, leur vieille âme chargée d’iniquités. Et il songeait: «Ceux-là, avec leurs faces de moutons, sont pires que des chacals et des hyènes.» Justement il avait pris place à côté de l’homme en qui longtemps il avait eu une confiance pétrée. Hoefnaegel et lui s’étaient trouvés de moitié dans des affaires qui à tous deux leur avaient rapporté des profits enviables. C’était le principal bâtisseur de la ville; tout un quartier du côté du port lui appartenait,—près de trois cents maisons qu’il louait à la semaine et qu’habitait un ramas famélique. A force de pressurer ce pauvre monde, il en tirait l’or et le sang d’une immense vigne humaine. C’était chez lui un principe que l’humanité était pour le spéculateur sans préjugés un abondant et fructueux bétail dont la viande, à mesure dépecée, inépuisablement se reforme. Ce petit homme jovial et gras, aux bajoues de porc primé rabattues sur les épaules, d’une visqueuse couenne jaune picotée de poils de barbe rousse, développait ses arguments avec une bonne humeur homicide tout à fait amusante.
Jasper, gagné à ses idées, l’avait chargé de construire pour son compte les petites maisons qui lui permettaient chaque matin d’aller fumer sa pipe sur les travaux, comme un homme qui a vraiment quelque chose à faire ici-bas. Et puis était arrivé l’accident: une des petites maisons, toute fraîche encore d’un mortier gâché avec plus de sable que de chaux, s’éboulait sous le poids des pièces de charpente, estropiant pour la vie le maçon Tone, un jeune homme de vingt-deux ans.
M. Jasper, sur les conseils de Hoefnaegel, se refusait à indemniser le pâtira, prétextant que la maçonnerie était terminée au moment de l’accident: le pauvre Tone, revenu là pour chercher une truelle oubliée, ne pouvait être considéré comme une victime du travail. Un procès suivit et les juges encore une fois avaient donné raison au riche contre le pauvre.
C’est alors que tardivement la bonne conscience s’éveillait chez Jasper: sans doute il avait eu le droit pour lui, mais l’humanité? Et petit à petit il s’était mis à penser, sur les devoirs des hommes entre eux, autrement qu’il n’avait pensé jusque-là. On apprit un jour qu’il visitait régulièrement ce Tone, lui apportant des secours et, sitôt qu’il put quitter son grabat, l’aidant à se mouvoir en le soutenant sous les bras; un frère ne l’eût pas autrement fait pour un frère. Encore s’il s’était arrêté là! Mais bientôt il se mettait à fréquenter les petites gens de métier, les hommes du port, les sans-travail et ce qui pouvait être considéré comme la racaille de la ville.
Le grand poêle de faïence ronflait, puissamment chargé de houille. Quelquefois le petit claquement sec d’un ongle au fourneau des pipes faisait tomber 85 les cendres dans les seaux de cuivre. Des salives jutaient au sable des crachoirs. Chaque fois qu’un des buveurs portait le verre à ses lèvres, un léger grésillement de mousse bruissait, le frissement d’une écume de neige qui fond au soleil. Et le silence était sourd, feutré, comme dans les lieux de dévotion, un silence où les derniers bruits du dehors s’émoussaient, vagues, tout de suite éteints; des voix semblaient parler dans le ciel, très loin.
Tout à coup, dans la volière de bronze du beffroi, les oiseaux du carillon gazouillèrent. Un floconnement de notes rouillées frileusement tourbillonna dans la petite mort blanche de la place. Puis, du bout de sa niche, le jaquemart avec son épée d’or frappa dix coups. L’heure tomba lente, lourde sur la ville comme au fond d’un puits. Alors Jasper, un peu affaissé sur lui-même, leva soudain la tête comme s’il eût ouï une voix surnaturelle qui lui commandait de parler.
—Je voulais vous dire quelque chose, fit-il, c’est pour cela que je suis entré. Voilà, oui, l’un va à droite, et l’autre va à gauche. Ainsi l’on se perd de vue. Cependant tous les chemins ne sont pas bons. Il y a toujours quelqu’un qui marche avant les autres dans la voie de la vérité. J’ai été longtemps un homme qui faisait le mal et qui se croyait en paix avec sa conscience. Mais alors je n’avais pas de conscience. Je vivais d’une vie machinale et pour moi seul. Et c’est seulement à présent que je commence à voir les choses comme elles sont.
Il y avait tant de temps que son cœur lourd se taisait! tant de temps qu’il acceptait d’être la fable des bonnes gens sans se plaindre! Mais l’heure avait sonné là-haut, les dix coups du jaquemart, comme l’avertissement d’un personnage fatidique. Et maintenant les paroles lui venaient, pressées, faciles, sans qu’il eût besoin de les chercher, lui dont la voix péniblement remontait du fond de son habituelle taciturnité, comme le renâclement rouillé des chaînes d’une vieille horloge quand on tire les poids.
—Oui, fit hypocritement Hoefnaegel près de lui, c’est seulement à présent qu’il commence à voir les choses telles qu’elles sont.
M. Jasper but une gorgée à son verre et puis, regardant le petit homme rond, il lui dit sans colère:
—Moi aussi, dans le temps, je me serais moqué de celui qui aurait parlé comme je le fais à présent. Je ne croyais pas alors qu’il pût y avoir pour des gens comme vous et moi, autre chose que le plaisir de boire, de manger et de gagner de l’argent. Mais quand le toit est tombé sur le pauvre Tone, j’ai compris que le riche avait une part dans les malheurs du monde. Et dès ce moment d’autres idées me sont venues.
Hoefnaegel retira de ses dents la longue pipe de terre qu’il tenait par le milieu avec un geste 86 délicat, laissa couler à ses pieds un jet de salive et dit tranquillement:
—C’est une affaire jugée. Le maçon n’avait pas besoin d’entrer dans la maison. C’est sa faute s’il a reçu la charpente dans le dos.
—Mais la maison, monsieur Hoefnaegel, était la mienne. Il y avait laissé une truelle, et cette truelle, elle avait servi dans ses mains à élever les murs. C’était comme une petite chose de son travail et de sa vie qui était restée là à votre service et au mien. Les juges ne sont pas toute la justice.
—Il est bien hardi, celui qui ose se mettre au-dessus de la justice, opina sévèrement le vieux Katwyck, cet homme juste qui, dans ses plus scabreux trafics, s’était toujours arrangé de manière à ne pas franchir les marges du Code.
La majorité goûta cet avis, et malheureusement pour Jasper, elle n’était pas uniquement composée de sacripants comme ce Katwyck et ce Hoefnaegel. Il y avait aussi à la table le notaire, le percepteur des postes et le doux petit M. Jack, un rentier de mœurs paisibles, auquel il n’avait jamais retiré son estime. Ceux-là, après tout, représentaient une somme de vertus et de probité qui leur donnait le droit d’affirmer que la justice, telle qu’ils la comprenaient, était la seule dont il pût être question entre honnêtes gens. Mais Jasper hocha la tête et à mi-voix, comme se parlant à lui-même, il dit:
—Tant qu’il y aura de pauvres gens, personne n’aura le droit d’affirmer que la justice est descendue sur le monde.
Oui, c’était bien là une de ses idées nouvelles et peut-être celle qui s’offrait le plus nettement à lui quand il descendait au fond de sa conscience. Seulement il manquait d’arguments pour la développer. Et maintenant il demeurait là, le front courbé, un peu humble, avec le vibrionnement de son œil gauche, tandis que le notaire, lévigeant lentement une pincée de tabac qu’il venait de puiser dans sa tabatière d’argent, exprimait cette vérité générale, à savoir qu’il y a toujours eu des pauvres et qu’il y aura toujours des riches. De nouveau un silence tomba comme dans un tribunal quand, après le réquisitoire, le juge demande à l’accusé s’il n’a rien à répondre. M. Joost répondit simplement:
—Christ ne parlait pas ainsi, lui qui donna sa vie et mourut sur la croix pour les pauvres.
—Eh bien! dit Katwyck, que notre ami Joost—et il insista un peu dédaigneusement sur ce qualificatif obligeant,—que notre ami jette dans le plateau des pauvres juste assez de ses revenus pour établir la balance avec le plateau de sa conscience; ce sera déjà un bon pas de fait.
Le canari, stimulé par le bruit des voix, tirelira tout à coup dans la petite cage de cuivre suspendue au-dessus du comptoir.
«Le canari chez nous file de plus jolis sons,» pensa Jasper Joost.
Mais, tout de suite après, le propos de M. Katwyck lui rentra bourdonnant dans la tête, comme un bruit d’écluses levées entendu de la campagne. Aussitôt il songea à la vie coite de Josina dans la petite maison heureuse, à ses longs sommeils dorlotés sous l’édredon, à son goût pour les assiettes de gâteaux. Il songea aussi à Poucke, aux servantes et aux sveltes poissons d’or dans le bocal. Il songea à tout le monde, excepté à lui-même. Et une grande lâcheté molle lui coula au cœur, comme si déjà le moment était venu et qu’il fût là, près du lit de sa bonne femme Lea, prenant ses mains dans les siennes et lui disant avec un tremblement dans la voix:
—Ma chère femme, nous avons vécu jusqu’à ce jour dans le mensonge. Nous avons mangé de la chair et du sang des pauvres. Il est temps de revenir à la vérité en leur abandonnant cet argent qui nous rendait si vains de nous-mêmes.
Son œil gauche parut fixer avec contrition cette éventualité redoutable, pendant que son œil droit tournait désespérément comme une mouche sous une cloche de verre. Des minutes passèrent 88 et puis baissant la tête, le dos en boule, il murmura:
—Voilà bien, oui, ce qu’il faudrait faire.
Encore une fois le carillon ébruita ses vols de notes par-dessus la ville endormie. Les vieux amis de la taverne eux-mêmes, après les fatigues de cette veille où le cerveau avait été mis à une si longue épreuve, retombaient à une quiète somnolence, les nuques veules et les paupières battantes, tenant entre leurs mains gourdes des pipes mal assurées qui l’une après l’autre avaient cessé de fumeroler. Le jaquemart ensuite glissa jusqu’au bout de sa niche et frappa onze coups, mais si faiblement, si lentement, comme si maintenant il désespérait de la bonne conscience de Jasper. Tout le monde se lève et lui-même, par la belle rue claire de gel et d’étoiles, s’en va, songeant à la courte-pointe de soie couleur fleur-de-pêcher sous laquelle Liesje tient chaude la boule. Les petites maisons font ronron au bord du trottoir, derrière leurs volets rejoints, blanches comme des petites chapelles guipurées de givre. Chacun tout le jour y mena la vie bonne ou mauvaise, faisant à sa manière le devoir quotidien; et maintenant, toutes sont pareilles, avec leurs stores retombés comme des paupières; toutes dorment d’un sommeil de petits enfants. Et la neige mousse à la pointe de ses bottines tandis qu’à pas rapides, l’âme chavirée, trotte le bon M. Jasper. Il pense au thé et aux biscottes qui l’attendent dans la pièce où Josina, endormie aux capitons de son fauteuil, une petite bulle de salive au coin de la bouche, ronfle si gentiment, à moins que ce ne soit la bouilloire; et à la fois il s’en veut de n’avoir pu trouver l’argument décisif pour ébranler ces cœurs coriaces. Là-bas, cependant, du côté du port, montent des voix, voix en détresse, voix comme pendant un naufrage, voix de misère et d’agonie. Il lui semble alors que toute cette foule misérable gémit en tendant vers lui les bras comme vers un sauveur. Il sent palpiter contre son cœur leurs poitrines gonflées d’amour. Et petit à petit l’effusion tardive jaillit; il bat l’air de grands gestes, il retrouve les paroles qu’il eût fallu dire, les belles paroles ardentes, persuasives, selon le cœur des vrais apôtres.
Mais voilà qu’il est chez lui: doucement il insinue la clef dans la serrure, il referme la porte sans bruit. Dans la petite pièce tendue de nattes, la lampe éclaire les petites tasses en porcelaine du Japon, l’assiette aux biscottes, le drageoir aux grains d’anis, brillants et légers comme du grésil. La théière, avec son filtre d’argent au bout du col, lui sourit d’un air bienveillant, entre le sucrier et la boîte à thé. Toute une famille de théières en Chine et en Delft s’aligne derrière la vitre du buffet, honnête et réjouie, de tailles inégales, comme une maman parmi ses enfants, et les unes sont fleuries de jolis bouquets or et vermillon, les autres déroulent un paysage bleu de ponts, de jonques et de kiosques à toiture retroussée.
Jasper regarde les théières par delà la vitre, et puis il regarde la petite théière sur la table. Celle-là dans ce moment prend pour lui un sens mystérieux et tendre. Il l’a donnée à Josina en réparation de ses torts, un jour qu’elle dut l’attendre pendant près de deux heures avec une amoureuse et délicate cuisine. Ses idées ne l’avaient pas encore pris en ce temps; il s’était attardé simplement à regarder passer les grues dans la campagne. Et il lui semble que la théière à son tour le regarde, mais d’un air de malice, comme si elle lui disait:
«Voilà, tu es resté le même homme qui s’oubliait à regarder passer les grues. Autrefois elles filaient par-dessus les marais, et à présent elles te passent par la tête.»
Une fumée mince floconne au bec de la bouilloire de cuivre sur le réchaud et à petits coups l’eau qui bout bat la paroi avec un bruit léger qui lui rappelle sa chère bonne femme soufflant dans ses joues pendant ses petits sommes. Encore une fois il pense aux pauvres diables qui, par ce dur hiver, là-bas grelottent dans leurs grabats sans draps. Mais la bouilloire ronronne, musicale et si inviteuse. Du bonheur est resté blotti 89 dans la tiède douceur de la chambre, un air d’intimité ouatée comme pendant une traversée la sécurité douillette d’une cabine sous la coulée discrète des lampes. Il passe l’eau sur la pincée de thé, sème de grains d’anis les biscottes; et il espère que Josina ne s’éveillera pas avant qu’il ait fini. Mais tout à coup elle pousse un soupir et la petite bulle crève au coin de sa bouche. Alors ils se mettent à rire tous deux et ensemble ils prolongent ce léger goûter parfumé, en paix avec leur conscience. Et puis l’heure tinte à la pendule, l’heure claire de minuit, à la petite voix d’or qui grésillonne comme le grillon de l’été, ah, si différente du tintamarre bourru du jaquemart cognant de son épée les cœurs endurcis!
Un dimanche de la fin de février, comme généralement à peu près tous les dimanches, ils partirent pour l’office. Les petites maisons, derrière leurs écrans de guipure festonnée, avaient un air symétrique de bonnes pensées, qui s’accordait avec la mine placide des vieilles dames qu’on apercevait par delà les vitres, en vieilles soies d’une couleur passée, buvant leur «coptje tea» et mangeant des macarons. Il pouvait bien grésiller dans la rue une douce petite pluie comme la rosée d’un jet d’eau, elles ne s’en préoccupaient pas, quiètes et immobiles comme de vieux portraits de famille parmi les petites tables cirées, les petits paillassons de sparterie, les petits miroirs biseautés et les grosses armoires vitrées du temps de mynheer van Olden Barnevelt. Voilà, oui, c’était comme cela, on l’eût dit, depuis des siècles: elles étaient là lapant à petites fois leur thé et regardant passer la rue, avec les mêmes gestes un peu plus usés et les mêmes visages un peu plus lointains, tandis que là-haut, par-dessus la ville, le jaquemart, toutes les heures, lève son tronçon d’épée et frappe sur son bouclier. Et puis une fois, l’une ou l’autre de ces vieilles petites peintures qui ressemblaient aux régentes de maître Franz Hals à Haarlem, cessait d’être vue derrière l’écran de dentelle, comme un portrait qui est tombé de son cadre. Alors on pouvait être sûr que le corbillard était venu la chercher, avec des hommes noirs qui ont de si singuliers chapeaux.
C’était donc dimanche des cloches et de bonne paix fraîche dans la ville. Il pleuvait doucement une bruine mince qui rendait les trottoirs luisants. Après avoir entendu l’office, ils passèrent commander des petits plats sucrés chez le pâtissier. Il sembla à Jasper que cet homme pâle, aux mains poudrées d’un fin nuage de farine, le regardait avec une pointe de malice dans l’œil tandis que Josina, frileusement ébouriffée sous ses fourrures comme un moineau sous sa plume, une légère salive gourmande à la bouche, dans cet air aromatisé de vanille et de frangipane, faisait d’un doigt de sa main gantée son choix parmi les blancs d’œufs mousseux, les onctueuses crèmes et les tartelettes aux confitures.
A deux ensuite, sous le perlement de ce matin humide, ils s’en retournent par la place, croisant en chemin des groupes qui discrètement se retournent avec des chuchotements sur la belle toilette de la grasse petite femme et le pauvre paletot rapé qui l’accompagne.
On sait bien dans la ville qui porte à mesure les vêtements neufs du petit rentier: ils se promènent là-bas quelque part sur le dos d’un de ces pauvres diables qui ont toujours faim et qu’on voit rôder autour de la maison des Joost. Josina, cette tendre épouse, en a pris son parti; elle n’ignore pas que, quand le tailleur vient pour les mesures, il ferait tout aussi bien d’aller les prendre chez Tone, l’ancien maçon, ou chez les innombrables amis de Tone. C’est celui-ci à présent qui est surtout le vrai rentier: lorsque le temps est clair, sa mère, la vieille femme, le promène en le soutenant sous les bras, comme tout un temps l’a fait Jasper Joost; mais si c’est neige ou pluie, Tone demeure assis dans un bon fauteuil près du feu.
On peut dire que son accident l’a plutôt servi dans la vie. Sans doute il sautille entre ses béquilles comme un grand 90 faucheux sur trois pattes. Mais il faut dire ce qui est: il n’a plus besoin de monter aux échelles, ployant sous le poids d’un boyard empli de mortier; il est assuré contre la mort, de ce côté. Tout le monde n’en pourrait dire autant, et Tone rit quand on lui parle à présent de son ancien métier. C’est d’ailleurs un brave garçon et qui apprécie ce qu’il doit à la malchance et à M. Jasper. Le jour où celui-ci est arrivé et lui a remis des papiers en règle qui l’instituaient le propriétaire de sa petite maison, le bonheur a été complet.
Tone dès ce moment est devenu un personnage dans sa rue: il échange une poignée de main avec le médecin, le douanier, le collecteur d’impôts. Mais surtout les calfats du port sont toujours là à lui demander des «stuivers» pour s’acheter du tabac ou se payer un petit schiedam. Après tout, comme c’est Jasper qui donne l’argent, on ne se gêne pas.
Tone, au surplus, est un brave garçon; quand Jasper arrive le soir, ses yeux se mouillent et il lui tient les mains dans les siennes d’un air humble et malin. Alors le bon rentier, dans sa joie, rit de tout son cœur, et Tone rit aussi, comme une mouche sur un morceau de sucre. Des deux, c’est encore Jasper le plus reconnaissant; il en oublie Josina, les trois fromages et les biscottes, toutes les joies de leur chaud petit paradis. S’il n’y avait pas cette vieille femme grondeuse, la mère de Tone, il serait tout à fait heureux; celle-là jamais ne lui a pardonné le malheur arrivé à son fils.
Jasper Joost peut se vanter d’être maintenant l’idole du petit peuple de la ville; il s’est mis du côté des sans-travail contre les riches et il n’y a pas un de ces sans-travail qui ne se ferait tuer pour lui. Il n’ignore pas ce qu’il lui en a coûté et ce qu’il lui en coûte chaque jour encore pour lui venir en aide, mais du moins on peut bien dire qu’il en a pour son argent. Aussitôt qu’on l’aperçoit, on sort des maisons pour lui faire cortège. Il ne tiendrait qu’à lui s’il voulait être nommé quelque chose quelque part. Mais voilà, il n’a pas le talent de la parole; il s’est bien essayé: seulement ça n’est pas venu. Et puis Joost, au fond, est modeste.
Jamais pourtant les sans-travail n’auraient eu plus besoin d’un homme pour les défendre. L’hiver avait été mauvais pour eux; quand enfin ils avaient pu se mettre à la besogne, les patrons avaient décidé d’abaisser les salaires. Il y avait eu une petite révolte au port: on avait décidé la grève; une cinquantaine de déchargeurs chômaient. Le pis, c’est que les Katwyck et fils avaient fait venir des Flamands de Bruges qui, moyennant l’ancien prix, s’étaient chargés de la besogne. Une grande effervescence régnait depuis ce moment dans le quartier maritime.
Naturellement on avait fait appel aux bons sentiments de M. Jasper: celui-ci avait pris dans le tiroir de la commode une poignée de «gulden». Mon Dieu! après tout ce qu’il y avait pris déjà, cela n’avait plus d’importance. C’était Tone qui s’était chargé de la répartition. Toute l’affaire était de faire durer la grève encore un peu de temps.
On ne sait pas ce qui peut se passer dans la tête d’un petit rentier comme Jasper Joost lorsque tout à coup les événements le désignent à la faveur publique. Voilà qu’un nouveau parti ressuscitait le nom glorieux de Gueux avec lequel, il y a trois siècles, les Pays-Bas avaient tenu tête à l’Espagne. Jasper, la veille, s’était trouvé à un meeting où nettement Flip Passebronder, l’un des meneurs, lui avait demandé de se mettre à la tête du mouvement. Il s’était réveillé, un matin, en y songeant favorablement: après tout il y aurait toujours quelqu’un pour lui faire ses discours. Même il lui semblait que ses talons, depuis, avaient grandi sous lui; il était obligé de regarder de plus haut.
C’était, d’ailleurs, un vrai dîner de circonstance qui les attendait ce jour-là à la maison. Les huîtres, d’une belle chair fraîche et brillante, juteusement trempaient dans de la nacre de perle, à côté des citrons et des beurrées en pile. De la cuisine se volatilisait le fumet 91 d’une poularde à la broche. Il y avait aussi, sur le plateau d’argent, des poires d’or et du raisin comme dans les natures mortes du peintre Kalf. Jasper se mit à table avec le sentiment de quelque chose de précieux au fond de sa vie, en lui. Chacun d’eux, à son tour, d’une bouche qui avait l’air de sourire, avalait les belles huîtres grasses après les avoir arrosées de jus de citron et saupoudrées de gros poivre. Et aucun ne parlait tout de suite; Jasper gardait pour lui son idée. Il savait bien, cet homme avisé, que tous les moments ne sont pas bons, même pour dire les choses les meilleures.
En traînant un peu entre les plats, on put dîner pendant une couple d’heures, et il fallut encore une bonne heure pour les fromages, les petites tartes, les fruits, en attendant le café. C’est seulement alors que Jasper, estimant le moment propice, commença d’étirer ses élytres comme un coléoptère qui va prendre son vol.
—Barnevelt aussi était un grand homme, dit-il.
On ne savait pas tout de suite à quoi rimait la mémoration de ce personnage, et si, dans sa pensée, à lui Jasper Joost, il y avait là comme une égalité de valeur avec l’homme que le parti des «Gueux» eût voulu avoir pour chef. D’ailleurs, à la minute même Liesje, dans l’envolée de ses basques de jaquette, s’irruait, criant, plus morte que vive:
—On entend le tambour! c’est la révolution!
Ils écoutèrent: le tambour, comme elle l’avait dit, battait dans une rue voisine. Aussitôt Jasper se leva, très pâle, un poing sur la table, dans l’attitude d’un homme qui va proclamer la république ou quelque chose d’approchant.
—Voilà, s’écria-t-il, le moment est venu!
Et il prenait sa grosse petite femme dans ses bras; à son tour celle-ci prenait Liesje dans les siens. La minute fut anxieuse, comme tout ce qui agit à contre-temps sur les estomacs. Là-haut, dans sa niche, l’homme du destin, le jaquemart, frappait du glaive son écu.
Maintenant le tambour tournait le coin de la rue et rapidement se rapprochait, scandant le bruit sourd d’une troupe en marche. Jasper ne pouvait plus trouver une parole et tout à coup une vision de drapeaux et de foule lui passait sur les yeux: il manqua tomber; il avait reconnu Flip et les camarades; en tête, 92 porté à bras sur son fauteuil, Tone avait des mouvements de barque secouée par les flots. C’était la grève qui arrivait manifester sous ses fenêtres. Elle fit face à la maison et, à travers les roulements frénétiques du tambour, elle hurla:
—Vivat à notre Jasper Joost!
C’était vraiment là le cœur d’un peuple, qui éclatait dans un grand cri d’amour; tous tendaient leur chapeau au bout de leur poing et leurs bouches tremblaient d’espoir dans leurs maigres visages blêmes. Il aurait pu les nommer par leurs noms pour les avoir secourus isolément en tant de circonstances où ils s’étaient adressés à lui comme au bon Dieu de la ville.
—Longue vie à notre Jasper Joost! clamaient toujours les cent cinquante hommes qui étaient là.
Jasper avait de grosses larmes dans les yeux; ils les eût volontiers pressés l’un après l’autre sur sa poitrine. Mais Josina voyait autrement les choses: elle s’imagina qu’on venait lui prendre son mari pour le jeter à l’eau, et avec des larmes elle le suppliait de se cacher sous la table. Elle disait:
—Och! och! nous qui étions si heureux! Est-ce que j’aurai vécu jusqu’à présent pour voir une telle chose?
Ce fut bien pis quand ils se mirent à crier:
—Mort aux patrons! Que notre Jasper vienne à sa porte!
Toute la rue était là maintenant, regardant si les hommes de la police n’allaient pas arriver pour faire cesser ce scandale. Jamais, dans cette heureuse petite ville, la paix du dimanche n’avait été troublée par de pareilles vociférations. L’été il venait bien des villages çà et là une société de fanfares qui donnait un concert sur la place; seulement, cela, c’était pour l’agrément.
Encore une fois le peuple exigea que M. Jasper vînt sur le pas de la porte; mais sa bonne femme le tenait enlacé dans ses bras, et quand enfin il put lui échapper, non sans effort, elle garda entre les mains le pan droit de sa redingote. Enfin il était là devant eux, nu-tête, très ému; les deux drapeaux, l’un noir et l’autre rouge, pendaient loqueteusement dans la petite pluie continue. Une odeur de pauvre humanité resuait des hardes humides. Et maintenant Tone, le maçon, descendu de son fauteuil, se béquillait jusqu’à lui comme s’il venait prendre possession de la maison, lui qui déjà était maître en la sienne.
Il y eut un dernier roulement de tambour, puis Flip, montrant le maçon et ensuite la foule, parla:
—Notre ami, notre meilleur ami, au nom de celui-là et au nom de tous, nous venons vous demander de prendre en main nos intérêts. Il n’y a qu’un homme qui peut «leur» parler face à face et «leur» dire la vérité, et cet homme, c’est vous. Nous voulons du travail et du pain.
—Du travail et du pain! grondaient les cent quarante-neuf autres et ils ouvraient des bouches énormes qui avaient faim.
—Faites cela encore, Jasper, vous qui avez déjà tant fait pour nous, priait Tone.
Et il lui avait pris les mains, il le regardait avec des yeux d’adoration humble, comme un chien à grosse tête.
Josina était outrée que tous ces gens, et Tone parmi les autres, appelassent si familièrement par son petit nom un homme de l’honorabilité de Joost. Mais ne leur en avait-il pas donné le droit en s’acoquinant à cette basse plèbe? Elle disait en sanglotant qu’elle ne survivrait pas à une telle humiliation. Et en même temps elle obligeait Liesje à tenir ouvert un parapluie, de peur que M. Jasper ne se mouillât sous la petite pluie fine.
Jasper Joost avait dans la gorge un hoquet qui, à chaque mot qu’il voulait dire, remontait. Sa petite folie du matin était tombée: ce n’était plus qu’un brave homme qui aurait été heureux de s’employer à soulager la misère générale. Il fit un effort et à la fin quelques mots venaient: il leur dit qu’il ne fallait pas troubler la paix dominicale, que c’était le jour saint où on lisait la Bible dans les maisons, mais qu’il irait au port le 93 lendemain et qu’ensemble avec eux il verrait ce qu’il y avait à faire. Il avait peine à maîtriser une petite goutte qui toujours lui venait au bout du nez.
Les cent cinquante prirent sa petite homélie par le bon bout, d’autant mieux que secrètement il avait mis dans la main de Tone un «gulden» tout neuf pour être réparti entre toute la bande. Il y eut quelques derniers cris de «Vive Jasper Joost!» et puis on se remit en marche derrière le fauteuil du maçon; le tambour roulait.
C’était après tout un grand honneur pour le petit rentier d’être considéré comme l’unique homme juste de la ville. Le mal, c’est que cet honneur-là était venu vers la fin d’un succulent petit dîner, avant d’avoir épuisé les tartelettes et les fruits. Josina maintenant disait qu’elle savait où passaient les vêtements qui disparaissaient de la maison: elle avait compté jusqu’à trois chapeaux, deux paletots et six vestons qui défilaient comme des morceaux de la peau et de la vie de son pauvre Jasper. Et elle ne cessait pas, de son petit geste dégoûté de la main, de faire envoler de la poussière. Poucke aussi, de son côté, fit ce qu’une petite bête comme elle pouvait faire pour témoigner de ses sentiments à l’égard de la manifestation: elle alla flairer le seuil et s’oublia dans le vestibule.
La bonne Josina bouda jusqu’au soir; mais comme elle était incapable de rancune, cela passa dans le plaisir délicat de savourer les deux petites bécassines que Liesje leur avait rôties pour leur souper. Ce fut la première bouderie de leur vie de ménage; ce fut aussi la dernière. Quand M. Jasper, au matin, se rendit au port, les cent cinquante étaient déjà aux prises avec les équipes embauchées pour les remplacer. Partout les coups pleuvaient.
—Camarades! cria-t-il en faisant un pas pour s’interposer.
Une brique dévia et l’atteignit à la tempe: il fut tué sur le coup.
La tendre Josina mit du temps à se consoler, mais la vie est la vie: un matin, l’âme de l’été entra par la porte de la serre. Jamais il n’y avait eu autant de fruits et de guêpes: des fraises grosses comme des œufs saignaient dans les corbeilles. Mme Josina Joost ne finissait presque plus de manger, de prendre des boissons fraîches et de dormir. Une fois où après un déjeûner plus exquis que les autres, un mouchoir sur les yeux, dans l’odeur frangipanée du jardin, elle allait s’endormir, elle se prit à songer que tout le bonheur n’était pas parti avec le pauvre garçon puisqu’il lui était donné de goûter encore la douceur des biens de ce monde. Près d’elle, Poucke remuait son flanc à petites palpitations de bien-être et Fifi à lui seul faisait tout le bruit d’un orchestre. Non vraiment, il sembla que rien n’eût changé dans la maison.
Dans le soir roux les deux étalons rentraient. Ils étaient en marche depuis la troisième heure de l’après-midi: ils arrivaient de la ville, la crinière tressée et nouée de cocardes, la queue en torsade, comme au matin ils étaient partis. Ainsi, ils avaient traversé les villages, superbes et primés, tous deux jeunes, de premier feu, soufflant des naseaux et parfois d’un cabrement enlevant par l’air leurs valets pendus aux brides de toute leur longueur.
C’était la grande race de Donder, le père glorieux du haras, trente fois médaillé et qui, sous ses poils de patriarche, battait encore du flanc, creusant le sol et rauquant comme un roi barbare des campagnes. Quand quelques années plus tôt, à une solennité agricole, on l’avait vu, celui-là, s’avancer dans l’arène, d’une masse brute et dandinée, sous ses dix-sept ans de services, avec la musique d’or et d’argent de son collier de victoires au garrot, il y avait eu une clameur emballée comme pour une idole sortie des âges et promenée avec le rituel déférent d’un culte.
Maintenant c’était au tour de sa dynastie, Donder II et Donder III, à propager l’énorme type blond et charnu qui, dans une harangue du gouverneur de la province, avait été proclamé la «fleur chevaline» du pays. Donder I, honoré mais solitaire, aux invalides dans son vaste box, eut le sort des rois dépossédés. Hugo Baesrode, le maître, n’avait pas voulu s’en défaire, comme on garde un serviteur qui inépuisablement voua sa force et sa sève au renom d’une famille. Malheureusement, la bête, au sang toujours furieux malgré les ans, parfois menaçait de tout casser, comme une force élémentaire déchaînée.
Les jeunes étalons, subodorant la paille et l’avoine à travers le vent, tiraient sur la longe et s’éparaient. Comme ils avaient quitté le pavé et s’engageaient sous la double rangée de châtaigniers bordant l’allée charretière, la retombée pesante des ferrures dans la terre élastique frappait des coups de tonnerre assourdi. Les hommes, en sueur, peau nue sous leurs chemises de toile moites, juraient, s’arc-boutaient, retenaient l’élan qui les eût foulés.
Le vieux Donder, depuis deux jours, demeurait inquiet, l’oreille en cornet, comme soupçonnant qu’on lui volait là-bas, aux comices, une part de gloire qui lui revenait. Par le vantail ouvert, il les avait vus partir pomponnés comme lui-même autrefois. Maintenant, il entendait les bonds triomphants du retour sur le chemin. Aussitôt, tout secoué d’amour et de fureur pour ces fils orgueilleux qu’on lui ramenait, il se mit à gronder, grattant le sol, fonçant de la croupe et du poitrail dans l’auge. Dans son crâne de cheval se jouait le drame des fins de règne; sa race était là, impatiente de le supplanter; mais il entendait demeurer jusqu’au bout le roi, celui qu’on enrubannait les jours de gala comme pour un sacre; il se fût lancé sur eux et les eût dévorés s’il avait pu s’échapper.
Il arriva alors que les jeunes étalons, à leur entrée dans les cours, encolérés eux-mêmes par les fureurs du père dans son box, commencèrent de se cabrer, leurs énormes fers en demi-lune projetés par-dessus la tête des valets. Toute la métairie en fut agitée: le vieux taureau, dans l’étable, meuglait du fond de ses fanons comme pour le combat; les grands chiens du chenil se jetèrent sur leurs grilles.
Ce gros vacarme envahit l’ancienne cuisine changée en réfectoire. Elle était spacieuse, carrelée de dalles bleues sous des nattes de paille venues de Hollande, 96 avec un âtre vaste à y cuire un bœuf entier, des travées au plafond, les quatre murailles blanches et nues, un clair mobilier de chêne moderne, exécuté d’après le plan d’un jeune artisan d’art brugeois. C’était maintenant la primitive laverie, toute proche, qui servait de cuisine; un guichet, pratiqué dans le mur, permettait de passer les plats. La table, très grande, avait été rapprochée des fenêtres, du côté des jardins.
Ce samedi-là, la nappe, un gros canevas losangé blanc et bleu, étalait, parmi les faïences peintes et la vaisselle d’étain qui était l’une des richesses de la maison, les compotiers, les plats à tarte et les corbeilles de fruits d’une fin de repas: le jus pourpré des groseilles et des cerises éclaboussait les assiettes, comme le sang de la saison. C’était le soir d’un jour de gros travail: les ouvriers venaient de rentrer les dernières charretées de foin. Baesrode lui-même toute la journée avait tenu la campagne; on s’était retrouvé après l’angelus à table avec deux hôtes débarqués dans l’après-midi et qui arrivaient passer le dimanche. C’étaient le commissaire d’arrondissement Van Pède en tournée et son fils Adelin, un garçon de vingt-cinq ans, au teint de carrelet frais, petit avocat bavard et suffisant, la raie au milieu du front, des bagues aux doigts et que ses confrères du barreau appelaient «mademoiselle Adelin». Depuis quelques mois, Van Pède père et fils trouvaient toujours des occasions pour venir. On n’eût pas été fâché dans la famille du commissaire qu’il en fût résulté quelque chose entre la fille des Baesrode et l’avocat. Malheureusement c’était une fille qui, en toute chose, n’en faisait qu’à sa tête. Le clairvoyant Hugo Baesrode, dans sa malice et son orgueil de grand paysan, riait.
Comme une enclume, sous les sabots des deux étalons, sonna le pavé de la cour. Baesrode, qui de loin avait reconnu les foulées de ses bêtes, alors se levait, une chaleur au cœur, comme si celles-ci aussi étaient de son sang et de sa famille. La veille, lui-même était parti à la ville avec les deux Donder: il leur avait vu octroyer à tous deux la médaille d’honneur. C’était un petit triomphe auquel il était habitué, mais qui tout de même le réjouissait. Et il était là à présent, à la porte-fenêtre qui s’ouvrait en haut des trois marches du perron, respirant large et disant:
—Bien là... bien là, mes petits!
Les Van Pède aussi venaient, le père avec ses phrases administratives et le fils avec ce que peut dire un sot petit avocat de province qui, à l’âge qu’il avait, attendait encore le moment de donner une preuve vitale de son existence.
Il fallait vraiment des gens de la terre, vivant dans la grande animalité d’une ferme, comme les Baesrode, pour percevoir la beauté presque sacrée de ces deux monts de muscles et de viandes, destinés à perpétuer la race héroïque des Donder.
Les valets les amenèrent, fiers eux-mêmes comme des hérauts d’armes, avec leur face raide de soleil et d’orgueil; et ils essayaient de les maintenir pendant qu’ils disaient au maître les acclamations de tout un peuple sur leur passage. Mais le vent des crinières emportait les mots. D’ailleurs, le vieux, là-bas, dans son box, faisait un bruit de tous les diables comme un Napoléon exilé: «J’ai gagné cent batailles, rugissait-il, qu’ils en fassent autant!» Le joli Adelin stupidement riait; eux, les paysans, comprenant cela autrement, gardaient un visage grave. C’était bien la guerre, entre père et rejetons qui se disputent la possession d’un règne. Les deux Donder fils, dans leur force encore neuve, retroussaient leurs babines, comme prêts à donner le coup de dent. Leurs cornacs à peine pouvaient encore les maintenir. Mais voilà que d’un bond, en riant, joyeusement Roselei sautait à bas des marches et allait à tous deux leur tapoter le garrot, au gras chaud des gros plis comme des chaînes de boudins: c’était amusant comme tout de suite, avec de petits coups de tête qui en tous sens faisaient sauter les touffes qui leur pendaient entre les yeux, ils se tenaient tranquilles et semblaient charmés. On commençait à ne plus prendre attention 97 au vieux roi, malgré ses ruades derrière la porte.
Et puis ce fut tout à coup autre chose; le panneau fracassé, ayant brisé la chaîne, l’ancêtre s’échappait. D’une fureur aveugle, avec ses lourds bourrelets de peaux roulant à ses cuisses et son poitrail, il se jetait en avant. Qu’est-ce qu’auraient bien pu faire les gens qui étaient là pour mater ce monstre velu et escarpé? Dans le tumulte de la cour, parmi les cris des deux autres Donder et les clameurs des valets accourus de partout, on le voyait foncer droit, l’œil en feu sous ses cils gris. Mais soudain il glissait des quatre fers, s’abattait, se relevait à demi, et de nouveau tombait, battant des pieds, sans trouver une saillie où s’accrocher et se remettre droit. Alors des hommes se précipitèrent qui l’aidèrent, renâclant, les jarrets secoués, de grosses rides au flanc; et il demeurait là, tout tremblant, dans son déclin humilié.
—Prenez garde, criait à Roselei le petit homme à la peau de poisson.
Mais Roselei n’avait peur de rien: elle se jetait à la tête de l’animal, et avec sa petite main de dix-huit ans, en le cajolant, elle faisait venir cette force brute jusqu’à son box. Le terrible étalon soufflait doucement.
Au fond, cela n’était pas du goût du joli Adelin: il n’eût pas aimé épouser une jeune fille qui avait plus de courage que lui. Un homme intelligent sait faire, il est vrai, les sacrifices nécessaires quand il s’agit d’une dot comme celle de la demoiselle aux Baesrode. Et il toussait faiblement dans sa main, indécis sur ce qu’il aurait dû dire. Il fut, du reste, visible que Hugo ne s’inquiétait nullement de connaître les sentiments des Van Pède à cette minute de leur existence. 98 Ils étaient simplement pour lui une relation telle qu’il en peut exister entre un fonctionnaire soucieux des intérêts de son arrondissement et un député, grand éleveur. Il trouva naturel que Roselei, cette fois comme toutes les autres, eût agi spontanément, selon son sens intime.
Cette belle fille à la forte sève sanguine, s’était développée librement comme une essence de nature, comme un jeune animal au pré. Jamais Mme Zabeth Baesrode n’avait consenti à lui faire donner l’éducation de la pension: des maîtres étaient venus qui lui avaient enseigné tout ce qu’une fille de bonne maison doit savoir bien que sa meilleure science fût la terre et la vie des bêtes de la terre. Avec sa chair d’une couleur de froment mûr et le parfum de sa force, elle tenait ainsi à la fois d’une demoiselle de la ville et de la campagne.
Tout étant rentré dans l’ordre, on acheva de dîner. Le soir clair du solstice avivait la senteur des bouquets de syringas et de chèvrefeuilles trempés dans de larges terrines d’émail jaunes: leur empyreume gras se poivrait d’un évent chaud monté des jardins et des fumiers. C’était la puissante odeur des grandes demeures rurales, riches en bêtes et en fructifications du sol. La lourdeur d’une longue journée, la plus longue de l’année, pesait sur les convives. Baesrode parlait peu, selon son habitude. La vieille Thècle, penchée sous ses soixante ans de loyaux offices, aidait le cocher Baerens à faire le service de la table: lui-même, après tant de moissons et de charriages, n’était plus jeune non plus. Ils auraient pu se marier autrefois; ils en avaient eu l’idée pendant dix à quatorze ans; et puis l’âge était arrivé, ils n’y avaient plus songé. Tout de même, cela ne les faisait pas rire de les voir prudemment apporter les plats et enlever les assiettes, elle encore active et méthodique avec son grand bonnet à ruchés blancs, lui en petite veste de coutil ligné, comme les valets d’écurie.
Le jour pâlit doucement: on s’en alla faire le tour des vergers. Hugo Baesrode, très élevé de taille, touchait du front le dessous des branches, ayant à ses côtés le commissaire qui lui venait à la hauteur du coude et, selon son habitude, disait toujours «oui, oui», en hochant la tête. On marcha jusqu’à la grande prairie où paissait le gros bétail pour la boucherie; quelquefois un souffle arrivait sur eux, au bout des naseaux fumants. Le silence dans les cours n’était plus coupé que par le râclement des longes ou les barbotements des auges. On ne sait pas ce que l’avocat disait tout bas à Roselei; mais tout à coup elle haussait l’épaule et déclarait:
—Je ne suis pas une fille comme les autres, moi!
Quand sonna la demie après neuf, tous regagnèrent la maison: les Van Pède montèrent à leur chambre.
Le pachthof s’éveilla le lendemain dans une douce paix de dimanche. Toutes ses fenêtres ouvertes, le logis respirait, comme par autant de bouches, l’air frais du premier jour qui suit la nuit du solstice. On se retrouva pour le déjeuner au café, dans la salle à manger, autour du miel, du pain et des œufs. Les trois fils étaient rentrés tard des comices et dormaient encore. Hugo, levé au chant du merle selon son habitude, avait visité d’abord les écuries et les étables, puis était parti faire à cheval le tour du domaine. L’autre jour encore, il avait vu des lacets posés dans les sentes. Le vaurien qu’il eût surpris aurait eu son compte; avec sa taille de géant et ses poings à démolir une enclume, Baesrode, à soixante ans, ne jugeait pas nécessaire de faire sa police en s’armant d’une carabine.
Van Pède, le père, goinfre et avare, se délectait de l’aubaine qui mettait à portée de sa main la corbeille aux œufs et les pots de miel. Chez lui, en famille, il se sentait surveillé par sa femme qui, pour réaliser des économies nécessaires à tenir leur rang social, strictement le rationnait. Mais une fois en tournées administratives, il prenait du bon temps, 99 généralement hébergé par les notables des villages et nourri avec considération, comme un curé. Le sang aux prunelles et les yeux biglant derrière son pince-nez d’or, il allongea pour la dixième fois la main, une longue main ratatinée à peau de morue sèche, vers les œufs en disant son «oui! oui!» qu’il ponctuait d’un hochement de tête. L’avocat, lui, déjà grillait une cigarette, ennuyé du long dimanche qu’il aurait à passer, probablement sans résultat, chez les Baesrode. Maigre et fluet comme il l’était, avec ses gestes nerveux qui semblaient hacher du tabac, il ne s’était jamais senti à l’aise dans la compagnie un peu brutale qui arrivait là, trois ou quatre fois le mois, jouer au polo, au tennis, au football ou à d’autres jeux pour lesquels il manquait d’adresse. Mais Mme Van Pède, la mère, avait consenti à lui payer une dernière fois ses dettes à condition qu’il fît une fin; et faire une fin dans la famille, signifiait mettre la main sur le gibier rare que représentait Roselei.
C’est si bon, en Flandre, de commencer sa journée en mangeant, comme on irait à communion et à messe! Le café est chaud, on attrape une tartine de beurre qu’on trempe dans le bol ou dont avec le couteau soigneusement on fait des mouillettes égales, puis on recommence avec d’autres tartines, trois, quatre, six, qu’on laisse glisser avec de pleines cuillerées de miel, très doucement, sans se presser. La terre non plus n’est pas pressée, ni la saison, ni le blé qui germe, ni le moulin qui attend le vent et tout vient à son heure, le travail et la mort. Personne ne l’a dit aux petits enfants et cependant, les enfants en toute chose font comme ont fait leurs parents, avec la lenteur dont ils se signeraient et diraient le bénédicité. C’est la raison pour laquelle les vieilles gens de Flandre deviennent plus vieilles qu’ailleurs.
Mme Baesrode avait toujours passé pour une des belles femmes de «ce pays des beaux chevaux, des belles génisses et des belles filles,» comme un jour, parlant de la Flandre, l’avait dit à la Chambre Hugo Baesrode. C’était, du reste, une parole qu’il aimait répéter avec une conviction réelle. Aujourd’hui qu’elle avait ses quarante ans bien sonnés, bâtie à la mesure de son mari, avec le signe d’une force calme dans le visage et toute la personne, Zabeth était encore un de ces beaux corps au sang paysan et qui ont besoin d’être puissamment nourris. Il y avait vraiment une espèce de devoir gravement accompli dans la façon dont elle portait le pain à sa bouche et mangeait ses huit à dix tartines de large miche dorée en les trempant dans de pleines jattes de café. Roselei, à son exemple, lentement suçotait 100 ses empilées de mouillettes onctueuses de beurre, sans qu’on pût dire que ce fût là, de leur part à toutes deux, de la gourmandise. Et ni l’une ni l’autre ne parlaient, les yeux chargés de bien-être et mi-sommeillants. Ensuite chacune reprenait son rôle d’ouvrière active dans la maison, comme les abeilles dans la ruche.
Le réfectoire était frais: une moiteur légère, le long des nattes de paille, amatissait le luisant bleu des dalles. Trois fenêtres à petits carreaux, ouvertes du côté des jardins, dans la façade encore baignée d’ombre, laissaient voir le balancement lent des massifs d’arbres à la brise venue de la mer. On avait fermé les contrevents des trois autres fenêtres donnant sur la grande cour, déjà chauffée par le soleil. Une senteur de seringas, de roses et de lys, arrivait des plates-bandes avec l’odeur sèche de l’avoine et de la paille dans les écuries. Le frémissement irrité d’une guêpe bruissait aux parois d’une carafe sur le manteau de la cheminée.
Par-dessus la campagne, le matin n’était pas tout à fait levé et l’air était haut, léger, comme brillanté de petits cristaux de soude: mais là-bas, vers la dune, un petit brouillard lumineux tremblait, ridant l’immense toile de fond du paysage. Le silence était si grand qu’on pouvait croire que la terre, en ce saint jour du Seigneur, ne travaillait pas plus que les hommes. Tout le monde étant parti pour la messe, on n’entendait plus ni le bruit des seaux ni le cognement des sabots. Quelquefois seulement une vache meuglait.
Les fers d’un cheval martelèrent le pavé: Hugo rentrait. Il avait la réserve des Flamands dans les choses de sentiment. Il n’embrassait jamais devant le monde sa femme et sa fille. Roselei se leva et, inclinant la tête, lui dit bonjour. Mme Baesrode le salua simplement par son nom. Il allait alors à ses hôtes, leur serrait la main, puis jetait sur la table un paquet de lettres, de journaux et de brochures, ficelé d’une grosse corde, et que le piéton lui avait remis au sortir de la messe.
On se partagea la correspondance: celle du commissaire le suivait pendant ses tournées. Van Pède fils eut sa petite lettre lilas, à l’adresse égratignée comme d’une griffe de chat. Il était venu aussi le Journal de la bonne ménagère pour Mme Baesrode, le dernier Femina pour Roselei et une lettre pour Arnold, l’aîné des garçons. Ceux-ci s’étaient enfin réveillés et on les entendait là-haut barboter dans leur tub. Roselei s’étonna: elle attendait depuis deux jours une lettre de la petite baronne Tols pour leur prochain polo et rien n’arrivait. Mais en Flandre, on prend le temps comme il vient; s’il pleut, c’est que le soleil luira le lendemain, et elle cessa d’y penser. Hugo, lui, après avoir bu à longs traits un bol de café, prenait connaissance de son courrier. Il était abonné à des publications d’agronomie et d’économie domestique; il se refusait à lire aucun journal politique, malgré son mandat de député. Il disait: «Je ne suis pas à la Chambre comme homme de parti, mais comme paysan.» Et c’était vrai, il n’allait là que pour le bien de la terre et de ceux qui peinent à travailler pour elle.
L’un après l’autre, les garçons descendirent; une différence d’âge légère les séparait. Mais entre l’aîné, Arnold, et le cadet qui s’appelait Baert, un quatrième fils leur était venu qu’ils avaient baptisé du nom de l’aïeul, Bruno, et qui se destinait à la prêtrise.
Justement la lettre adressée à Arnold annonçait son arrivée, avec quelques autres séminaristes comme lui, pour l’après-midi. Les frères maintenant riaient tandis qu’il lisait à voix haute: «Dis à nos chers parents que nous comptons bien leur arriver avec des fureurs de poulains lâchés; nous avons besoin de dégourdir nos jambes. Nous descendrons au train; inutile donc de faire atteler. Dis aussi à notre bonne petite Lei que si elle a des amis pour faire ensemble du croquet ou du tennis, nous tenons la partie.» Bruno avait toujours été un joyeux garçon.
On convint que Arnold irait prendre avec le break les filles du cousin Karels, 101 le fabricant de chicorées, établi à un peu plus d’une lieue de chez eux. Elles étaient trois, grasses, dindonnantes et fraîches, très éprises de tennis.
Zabeth alors finissait de déjeuner et poussait un soupir de bien-être. Van Pède passait le coin de sa serviette sur sa bouche, estimant que la journée avait bien commencé. L’avocat allait faire un bout de correspondance dans la pièce qui joignait le «bureau» de Baesrode et de laquelle on avait fait la chambre de lecture. C’était aussi la pièce où les dames de la maison recevaient leurs visites: une large rotonde vitrée, récemment construite, aux clartés tamisées par des stores en paille, la prolongeait du côté des jardins, avec des fauteuils en bambou, en rotin, en osier, des petites tables gigognes pour y déposer les livres, et une table pupitre sur laquelle on pouvait écrire. Roselei, la première, avait eu l’idée de ces aménagements; d’esprit éveillé, elle n’avait pas eu de peine à les faire agréer de sa mère, dont la jeunesse s’était passée dans une assez large aisance. Le grand Hugo seul avait montré quelque résistance: son cœur de paysan s’accommodait mieux de la rudesse où avaient vécu les siens avant lui. Ce paysan, il est vrai, était un homme d’initiative qui, en moins de trente ans, avait su faire du pachthof une exploitation modèle. Il réfléchit qu’après tout elles avaient raison et qu’une grande maison rurale, perfectionnée en ses outillages et ses installations, n’était pas rigoureusement astreinte à perpétuer l’aspect patriarcal qui lui venait des autres âges. D’ailleurs, on n’avait touché qu’au rez-de-chaussée; avec l’ancienne cuisine changée en salle à manger, la chambre de lecture prolongée en rotonde, le perron à trois marches s’ouvrant sur un hall où débouchait l’escalier et l’appropriation d’une vaste pièce où autrefois s’emmagasinait la semence et qui, deux fois l’an à présent, servait pour les grands dîners, la ferme s’était modernisée sans perdre tout à fait son caractère fruste et primitif.
Un peu avant que sonnât la cloche pour la grand’messe, le vieux landau, attelé d’une paire de chevaux brabançons, s’arrêtait devant le perron. Zabeth et sa fille, en robes et chapeaux clairs, gantées de fil blanc, prirent place, avec le commissaire et l’avocat en vis-à-vis. Les garçons, eux, étaient partis en avant. Baerens, la casquette plate en toile cirée sur la tête, en boule dans son complet marron, se hissa sur le siège: l’attelage passa la douve, et par l’avenue des châtaigniers, gagna la chaussée menant au village. Dans le matin bleu, ventilé de souffles chauds, les bêtes s’ébrouaient en capuchonnant et quoaillant sous leur harnais de cuir jaune. On longea de petites bordes blanches à contre-vents verts, protégées de haies d’aunes. Là aussi, comme partout en terre de Flandre, le dimanche, un grand silence régnait. Personne dans les courtils; un poulain çà et là avançait sa grosse tête par le vantail ouvert. Et puis, tout de même, il venait un petit enfant qui partageait sa tartine avec le chien: c’était doux comme une bénédiction du bon Dieu.
On commença à entendre plus distinctement les volées de la cloche, à travers le ronflement des roues et le claquement des ferrures. Un fossé tari, au talus fleuri de renoncules, bordait la route. Au passage quelquefois, l’ombre d’un feuillage de noyer, par-dessus la chaussée ensoleillée, persillait les robes et les visages. Et Zabeth, à droite et à gauche, regardait courir les pâturages d’or, les champs de pommes de terre, les enclaves de céréales et de féveroles, sans rien dire, en bonne fermière qui pense au rendement. Le Commissaire essayait d’intéresser à ses vues administratives Roselei qui pensait à quelqu’un qui n’était pas là. On ne savait pas à quoi pensait «Mlle Adelin».
Les Baesrode avaient leurs chaises dans le chœur, non loin de la pierre gravée où à la longue, sous le râclement des pieds, s’était effacé le nom de ce chevalier Josse Jasper Baesrode, leur ancêtre, 103 retourné à la terre et qui avait habité la grande demeure rurale qu’ils occupaient eux-mêmes. La vieille foi du pays était restée en eux comme le sang de la famille, comme l’âme religieuse du pays jadis éprouvé par la mer et tranquillisé avec le temps. C’était une dévotion simple et profonde, comme le sentiment de leur propre vie et qui toujours, chez Hugo, d’esprit large, s’était défendue de s’inféoder à la politique de parti. A la Représentation nationale, il parlait des vaches, des moissons, des semailles et des petits cultivateurs: on le voyait arriver dans son éternel veston gris, avec un grand chapeau de paille l’été et le reste du temps un large feutre mou, gris comme le veston, et il était là, entre les bourgeois et les socialistes, écoutant, les yeux pensifs sous ses broussailleux sourcils encore noirs, ses grandes mains rouges croisées sur le pupitre, devant lui. Il ne parlait que deux ou trois fois, au cours de la session; mais ce qu’il avait à dire, il le disait avec simplicité et énergie, en homme de la terre qu’il était. Personne ne riait quand, d’un petit hochement de tête, il terminait sur un mot, toujours le même: «J’ai dit.» On avait plutôt le sentiment qu’à côté de tant de politiciens bavards disputant de petites choses éphémères qui ne comptaient pas dans l’ordre stable du monde, celui-là, venu du fond des labours, avec son grave visage tranquille comme les bœufs et les chevaux, représentait quelque chose d’essentiel et d’éternel. Hugo Baesrode demeurait un paysan devant les pouvoirs comme il l’était parmi ses écuries et ses étables, comme il l’était aussi devant Dieu. Presque toujours, descendu de cheval à la porte de l’église, il se mêlait au petit tas noir des gens de petites fermes et entendait avec eux la messe matinale. Il leur donnait le bonjour en les appelant par leurs noms, comme des égaux. Les plus vieux le saluaient par son nom de Hugo, «mynheer Hugo», en touchant leur casquette et il leur serrait la main. C’était aussi la messe des servantes et des garçons bouviers.
Mais à dix heures, c’était déjà une messe de bon Dieu de seigneurs: des carrioles amenaient les fermières des grosses fermes, à chaînes d’or sur leurs robes de soie, de lourds pendants d’or aux oreilles, comme des poupées de kermesse. On se trouvait là entre notables, les échevins, le secrétaire communal, le receveur des contributions, l’instituteur, et les moins riches s’étaient fait raser par le maçon, la veille ou tout au matin. A part l’odeur des fosses à purin qui arrivait des champs par les vantaux, ouverts, il sentait un peu moins mauvais ce jour-là chez sainte Godlieve, patronne du village et de l’église.
De loin, entre le créneau des épaules, s’apercevaient, au bout de leur haute taille, les chapeaux de Mme Baesrode et de sa fille. Même agenouillées sur le bord de leur chaise, elles avaient l’air, dans le chœur surélevé d’un degré, pour les fidèles du bas de la nef, de grands portraits de famille encadrés par l’autel, les candélabres, les vitraux et le jardin fleuri de chasubles. Baerens, lui, du parvis, sa casquette de cuir verni entre les doigts, prenait sa part de la messe, une oreille aux répons des chantres, l’autre au cliquetis des gourmettes de ses bêtes arrêtées près du porche. Puis un des enfants de chœur secouait la sonnette, le curé élargissait le geste de la bénédiction et le flot ne sortait pas tout de suite: on voulait voir passer les Baesrode et leurs hôtes. Il y avait toujours là aussi quelqu’un qui regardait: c’était Alain Rippers, le fils de la ferme des Six jeunes hommes.
Comme le landau, au large trot égal des limoniers, reprenait la chaussée, ils virent l’aîné des fils qui les saluait à grands tours de casquette et, tout en pédalant par les petits sentiers, leur faisait signe qu’il allait prendre à la descente du train «le curé», comme à la maison on appelait déjà le séminariste. Il y avait trois bicyclettes à la ferme et Roselei parfois s’amusait à monter en garçon. Mais une vieille rancune était 104 restée au cœur pour ce cheval d’acier qui avait été le précurseur de la terrible concurrence de l’auto. Baesrode était avant tout éleveur, quoique d’esprit largement ouvert à toutes les formes du progrès. «Quand la mécanique aura tout envahi, disait-il, moitié sérieux, moitié riant, que deviendront nos Donder?» Et pour se donner raison, il ne marchandait pas les chevaux aux siens. Zabeth avait les deux postiers du landau; elle montait aussi autrefois une alezane, produit de Donder Ier et de Princesse, une princesse passée reine et qui était encore une des mères réputées du haras. Une douleur qui lui était restée d’une côte cassée, l’empêchait de faire encore du cheval. Roselei avait son cob, parmi les trois autres qui servaient aux fils, les jours de polo.
Tandis que Baerens dételait, Van Pède père et fils allaient rejoindre Hugo dans la rotonde de la chambre de lecture. Enfoncé dans son fauteuil de paille, sans coussins, les jambes allongées devant lui, il lisait la dernière livraison de la Revue agricole, qu’il découpait à mesure avec le couteau à papier. Sur les tables, des journaux flamands et français étaient dépliés, d’une odeur d’encre fraîche. On se sentait là en communication avec le reste du monde: l’âme de la grande humanité, trouvant la porte ouverte, s’était installée dans ce lieu de méditation et d’échanges de pensées. On n’avait au surplus qu’à étendre la main vers les bibliothèques, aux deux côtés de la cheminée, dans la chambre de lecture, pour se retrouver au plein cœur des idées et de la sensibilité de l’époque. C’était cela aussi le signe du grand changement apporté par un siècle plus intellectuel chez les hommes vivant au sein de la nature. Le vent du large avait passé dans les esprits comme il avait passé sur les étables, les granges et les champs.
Mme Baesrode et Roselei trouvaient toujours le temps de venir s’asseoir dans les rockings et de lire les livres que leur envoyait le libraire de Bruges. Cela se mêlait pour elles aux soins du ménage, aux travaux de l’ouvroir, à la surveillance des domestiques, au détail des activités intérieures. Chacun, dans la grande ruche, s’appliquait à une besogne déterminée. Arnold s’occupait du haras, Nand des jardins, du potager et du verger. Le grand Hugo, lui, était la force centrale à qui tout aboutissait. L’été surtout, le lourd été de la fenaison et des moissons, comblait les jours et pesait sur la maison. On n’avait alors, pour se détendre un peu, que le dimanche; ce jour-là, la grande main divine s’interposait entre la terre et les hommes.
Généralement du monde arrivait l’après-midi. Quelquefois on était dix, et quinze, jeunes gens et jeunes filles, à jouer au tennis, au football ou aux quilles, à tirer à la carabine, à l’arbalète et à l’arc, à organiser des parties de carrousel et de polo. Roselei avec les garçons était elle-même comme un garçon. Cependant ce n’était plus tout à fait la même chose quand arrivait le bon Alain Rippers.
Ce dimanche-là, ce furent d’abord les trois cousines qu’amena le break. Puis débarquèrent, en auto, les Dierens de Dierendonck, petits hobereaux qui à grandes bouchées mangeaient les restes d’un patrimoine autrefois considérable. Le baron n’aurait pas été fâché de céder à Baesrode sa métairie du vieux Tilleul, délabrée et par surcroît hypothéquée pour plus de la moitié de sa valeur. Hugo, les yeux vagues, répondait qu’avec ses quelques centaines d’hectares, il avait bien assez de terres comme cela. Au fond, comme il avait l’esprit avisé du paysan, il estimait que, quand le fruit serait mûr, il n’aurait plus qu’à le cueillir. Mais cette fois, il ne fut pas uniquement question de l’affaire: Dierens avait amené avec lui ses deux petits barons, d’une baronnie qui chez l’aîné, au long menu crâne d’ouistiti, avait à peu près vingt-trois ans d’âge. Lui-même, avec sa mince peau rose-bleue d’écaflote d’oignon, était un petit homme singulier, bègue et comme agité d’une danse de Saint-Gui perpétuelle.
—Ex-ex-cu-sez, mon cher dé-pu-té-si si la baba-ronne...
Celle-ci, énorme, d’une enflure de 105 courge, ne quittait plus son fauteuil.
La partie de tennis, derrière le verger, dans le pré dont l’aire avait été égalisée, était déjà engagée. L’ouistiti, nul en tout, du moins maniait habilement la raquette: il joua avec Roselei et avantageusement lutta contre les séminaristes, à tour de rôle. C’étaient de bons enfants comme Bruno, aimant à rire, d’une gaîté d’étudiants lâchés. Leurs robes noires s’enlevaient par bonds lourds, spiralant au-dessus de leurs gros souliers à bouts carrés, parmi le vol léger des robes blanches.
Petit à petit la cour s’était emplie de carrioles et de tilburys. Hugo, en chapeau de paille et veston gris, toujours de son pas égal promenait les hommes, leur montrait le haras, la laiterie, les machines agricoles, tandis que la jeunesse partait jouer avec la fille et les fils de la maison et que Mme Baesrode conduisait les dames s’asseoir sous les charmilles. C’étaient encore là, après tout, des plaisirs de campagne entre gens simples. Il n’y avait que des êtres prétentieux comme ce Van Pède fils pour les trouver grossiers.
Au surplus, son parti était pris: même avec des chances, il ne sacrifierait pas sa petite Peluche à cette grosse Roselei. Ses chances, d’ailleurs, il le reconnaissait, étaient singulièrement problématiques. Depuis deux jours qu’il était là à lui faire sa cour de joli homme, elle se montrait à son égard d’une indifférence décourageante.
Roselei avait une de ces âmes tranquilles de fille des Flandres, comme, entre les saules, les petites mares vertes que le vent ne ride pas.
«Rien à faire, conclut-il, affaire classée.» Mais son amour-propre restait blessé; il se montra mauvais joueur, fut maussade, s’écarta du tennis après quelques coups de raquette et finalement alla s’échouer dans un des fauteuils de la rotonde où, en feuilletant des revues, il attendit impatiemment l’heure du train.
Et puis, il y avait toujours là Alain Rippers, ce gauche, doux et bon garçon qui tirait si peu d’orgueil d’être déjà mieux qu’un simple bon garçon. Car voilà, c’était la vérité: Alain manquait d’adresse aux jeux; jamais il n’avait pu faire la partie au polo; il montait à cheval comme un paysan qu’il était; mais ce paysan-là avait fait une chose qui semblait au-dessus de sa condition et de celle de tous les paysans comme 106 lui. Alain Rippers avait écrit de sa grosse écriture et avec de mauvaises plumes, un livre de petits contes où il mettait en scène l’humanité des hameaux, un livre qu’un paysan de Flandre comme lui, après tout, seul avait pu écrire et qui n’ayant fait que des études primaires, tout de suite avait mis son nom obscur en lumière. Chez les Van Pède, on avait beaucoup ri, naturellement, de l’aplomb de ce fils des fermes qui, sans diplômes, s’amusait à barbouiller du papier. Roselei, au contraire, et ses frères, avaient relu cent fois l’histoire du petit conscrit qui, du regret de son village, meurt à la caserne et celle de la petite servante qui part pour la ville avec un sachet qu’elle porte sous sa chemise comme un scapulaire, un sachet où elle a cousu de la terre du champ; et celle-là aussi mourait quand à la longue, poussière à poussière, la terre s’était mise à filtrer à travers les points de couture, laissant le sachet vide.
Il y avait comme cela une vingtaine de récits, d’une intimité et d’une émotion qui vous tiraient les larmes des yeux. Même le grand Hugo, un jour qu’il parlait des gens de la campagne à la Chambre, avait trouvé le moyen d’en citer trois pages entières; il l’avait fait de mémoire et tout d’une fois, comme quelqu’un qui a vécu profondément de la vie d’un livre.
Alain avait vingt-quatre ans: il était le fils des Rippers, les fermiers de la vieille métairie des Six jeunes hommes, une petite métairie de quatre chevaux et de dix bêtes à cornes. Le père étant mort, c’était lui qui, en bon fils, avec sa mère, une femme de soixante ans, s’occupait de la terre et des bêtes.
Bien campé sur ses pieds, les épaules larges, ferme des reins, du biceps et du jarret, il présentait un type sain de la race comme les chevaux et les vaches de Baesrode, avec le poil blond et les yeux bleus, d’un bleu fleur de lin, si doux et si clair sous le clair ciel des Flandres.
On ne savait pas comment lui était venue la manie d’écrire: il avait douze ans quand son père qui était encore un homme solide en ce temps, déclara qu’il y avait dans la tête de l’enfant quelque chose qui n’était pas chez les autres: l’instituteur quelquefois lui prêtait des livres ou bien il regardait longtemps les images des vieux almanachs. C’était curieux aussi tout ce qu’il savait lire dans les prunelles des animaux. Et une fois il s’était mis à écrire une chose où le bon Dieu, descendu du ciel, arrivait dans un village donner la bénédiction aux chevaux, aux ânes, aux chiens, aux bœufs: à chacun il disait une parole que toutes les bêtes comprenaient et qui les faisait dodeliner la tête en poussant des cris variés; et c’était comme cela qu’il leur était venu une voix pour parler et prier à leur manière, comme leurs grands frères, les hommes.
Il se trouva qu’un jour le petit conte parut dans la gazette du canton. C’est Alain qui fut bien étonné et même un peu honteux de voir là-dessous son nom de fils de paysan: il avait remis son Bon Dieu des bêtes à son vieil ami l’instituteur; celui-ci, sans rien lui en dire, l’avait envoyé au rédacteur de la feuille, lequel était son parent.
Ce fut le commencement. Comme à l’arbre il pousse une branche après une branche et que chacune à son tour porte un bourgeon qui donne sa feuille, il s’était mis à remplir de petits carrés de papier, le soir, à la chandelle, après avoir tout le jour hersé, labouré, ensemencé, fait les marchés à la ville, etc. A mesure qu’il achevait d’écrire une de ses petites histoires, il allait la lire à Roselei ou à ses frères; mais c’était toujours Roselei qui disait si c’était bien ou mal. Et comme cela, un dimanche, le journaliste, qui était aussi imprimeur, était venu lui proposer de publier ses contes dans le journal en lui offrant de les réunir ensuite en volume, comme on fait pour les grands auteurs: et Alain avait appelé son livre La Petite vie au hameau et il s’en était bien vendu trois cents exemplaires à deux francs. Roselei avait senti battre son cœur.
Il était là maintenant avec les garçons, abattant les quilles sous le hangar où Hugo Baesrode avait fait établir le 107 quillier. Les jeunes gens du village s’en allaient aussi tirer à la perche dans une des prairies de la ferme, à une petite distance du verger. Alain, d’un bras sûr, envoyait sa flèche toucher le coq au bon endroit et abattait neuf aux quilles, huit fois sur dix.
La belle Roselei, dans sa jeune force, ne dédaignait pas non plus de s’escrimer contre l’oiseau, le jour où se réunissaient les archers du Saint-Sébastiaenhof. Il n’y avait pas un homme pour bander l’arc comme elle, tirant sur la corde de toute la longueur du bras, touchant presque de l’épaule la terre; et puis la flèche partait, filait droit dans l’air. Dès sa petite enfance, elle s’était mêlée aux jeux de ses frères et des garçons de la famille; elle avait lutté avec eux sur le pré; elle jouait au football; elle faisait des roses à la carabine Flobert; elle nageait comme elle montait à cheval et comme elle chassait, avec l’héroïsme naturel de son rouge sang de campagne. C’était l’autre Roselei, celle-là, librement poussée parmi la grande vie d’une ferme, à côté des jeunes hommes dont elle avait presque la robustesse physique, et qui ensuite redevenait l’âme placide et reposée de la Roselei à la voix lente, aux yeux de rêve et de silence, au tranquille sourire qui, au coin des joues, faisait deux creux comme le remous d’une eau. Est-ce qu’elle n’était pas aussi une vraie fille de cette terre flamande où, comme disait Baesrode, les belles filles sont plus belles qu’ailleurs?
Enfin la chaleur tomba un peu: les séminaristes et le curé purent renfiler leurs soutanes qu’ils avaient accrochées à des branches. Les vols de robes blanches cessèrent de tourbillonner pour aller manger de la tarte et boire de la groseille ou du café sous les tonnelles où Mme Baesrode avait fait préparer un petit lunch. On était rouges comme les pivoines du jardin. Ce fut Roselei elle-même qui courut ramener Alain et les garçons du jeu de quilles. Elle ne trouva pas tout de suite l’avocat qui avait quitté la rotonde et fumait des cigarettes sur la route. Il avait fallu réveiller Van Pède, père, qui, depuis le dîner, ronflait à poings fermés sous les pommiers, la tête dans son mouchoir. Le baron, lui, suivait son idée: il avait pris le bras de Baesrode, et même on peut dire qu’il s’y pendait comme un petit singe à une grosse branche, et il ne cessait plus maintenant de lui reparler de sa ferme du Tilleul et de vanter les mérites de son aîné. Il était un peu comme un tireur qui voudrait mettre sa balle dans une cible et puis dans une autre en se disant qu’il arrivera toujours un moment où il la mettra dans le mille. Hugo voyait venir le vieux renard et riait au-dedans de lui.
Après tout, ce n’était là qu’un dimanche parmi tant d’autres pareils, pour le pachthof des Baesrode: il fallait assister à un dimanche de polo pour avoir une idée du bruit et de la gaîté qui régnaient là certains jours. Il venait alors des fils des grandes fermes à six lieues à la ronde et la petite baronne Tols, de son côté, amenait un jeune lieutenant, son parent, très bon joueur. On n’avait pas de peine à former les deux équipes: Roselei était dans un camp avec le lieutenant et deux autres partenaires; la baronne dans l’autre avec Nand, Arnold, ou l’un des fils des grandes fermes. Quelquefois c’était Hugo Baesrode lui-même qui était l’arbitre: il se tenait près des deux poteaux, monté sur son grand bai brun.
Aussitôt la balle lancée, les petits chevaux, en vis-à-vis par rangs de quatre, partaient d’une volée; toute l’affaire était d’envoyer la balle dans le camp ennemi: les maillets au bout des longs manches de bois tournaient par-dessus les têtes: on entendait leurs coups secs frapper la boule qui filait, sautait, avec l’air d’un rat entre les pieds des chevaux. C’était merveilleux comme les petites bêtes virevoltaient en plein galop, semblant jouer là pour leur compte, avec des ébrouements qui étaient pareils à des rires. Par moments, on ne voyait 108 plus qu’un tas de poils qui passait en trombe, avec des éclairs de ferrures en l’air et toujours le moulinet des maillets comme de grandes pattes de faucheux. Tantôt un camp ou l’autre parvenait à renvoyer la balle par delà les colonnes, dans le camp ennemi. On le savait tout de suite à la clameur qui s’élevait: les cobs alors jetaient leurs têtes en l’air comme des drapeaux. Hugo criait le point. Il fallait un nombre préfixé de points pour gagner. Et puis de nouveau, les petits chevaux partaient, cabriolaient, tournaient, faisant sauter leurs cavaliers comme des bouchons de liège jusqu’au moment où un cri plus fort que ceux qui avaient précédé signalait la victoire définitive. On s’amusait bien, le reste de la semaine, entre cobs, à se raconter ces exploits.
Tout alors rentrait dans l’ordre: la ferme reprenait son train, redevenait la grande ruche en travail sous les jours vermeils. Les cours ronflaient, les essieux grinçaient, les vaches repartaient pour la prairie, des valets menaient les chevaux du haras à l’abreuvoir ou les faisaient trotter sur la piste. Après la vente des six étalons, dernièrement achetés par un marchand allemand, il en restait encore huit à l’écurie. En comptant les juments, les pouliches, les poulains, les cobs, les chevaux de trait pour l’exploitation, c’était une cavalerie d’un peu plus de soixante-dix bêtes, toutes saines d’œil, de bouche et de poil. Les poulains à grosses têtes et jambes en échalas, jusqu’à la tombée de la nuit, s’éparaient et gambadaient à côté des mères, dans une des prairies clôturées. De petits taureaux se faisaient les cornes en râclant les pieux ou, déjà combatifs, les yeux torves et battant de la queue, s’accolaient, leur mufle court à ras du sol, dans le pré où étaient les génisses et les vaches laitières, toutes bien à point, la robe claire, rousse ou mouchetée de tons de fleurs.
Les étables, dans l’énorme cour en pente, feutrée de son pailler central, faisaient retour sur la ligne des écuries, également spacieuses, claires et aérées les unes et les autres. Une des étables était pour les mères et leurs veaux; les taurins avaient la leur; le tauril des grands taureaux générateurs s’ouvrait par des couloirs, autant de couloirs qu’il y avait de taureaux, sur des enclaves où les taures leur étaient amenées. Comme un fleuve, l’énorme sève animale coulait là, propageant les races et accroissant les dynasties. Les puissants porcs épineux habitaient plus bas un rang de soues communiquant avec des cours aux relents aigres et chauds: là traînait dans la paille le ventre des truies et ballait la ribambelle des petits gorets roses, la queue en tirebouchon. C’était vraiment la grande arche de vie, nombreuse en espèces réputées, avec sa rumeur vaste de ménagerie ronflante et gorgée où tout à coup, comme un rappel des faunes de la savane, haletaient des cris furieux. Par là-dessus, aux fumiers épais, piaulait, gloussait, cacardait, fanfarait la volaille des basses-cours, oies, jars, pintades, poules, éventés par le vol tournoyant des pigeons et balayés par la traîne d’or et de pierreries des paons. Et les sabots en tous sens battaient; on entendait ruisseler l’eau des pompes dans les abreuvoirs; six servantes travaillaient à la laiterie, tenant fraîches les jarres, barattant le beurre et en emplissant les cuvelles, écurant la dalle et les seilles. Dans la forge, tintait l’enclume; le charril résonnait des coups de marteaux sur les jantes et les essieux. Le rabot et la scie hiaient, stridaient, râpaient dans le hangar. Il y avait toujours dans une maison comme celle-là quelque ouvrage gros ou mince à terminer et qui avait son cri et son bruit différents des autres.
Si dans un troupeau il y a les moutons, il y a aussi, pour les maintenir dans le bon chemin, le berger et ses chiens. Mme Baesrode surveillait la laiterie comme Baert avait la garde des étables et Arnold celle des écuries, comme Roselei s’en allait dire aux abeilles des ruches la bonne parole qui les rendait soumises et charmées. Quelquefois on entendait venir le pas du grand Hugo ou bien il était derrière vous au moment où on s’y attendait le moins. On pouvait 109 être sûr que déjà il avait fait le tour du domaine, inspecté les granges, les champs de blé, les prairies et le bois, réparti le travail entre tous et terminé un marché avec l’un ou l’autre marchand. Tous les jours il en venait pour les chevaux, les vaches, les nourrains et le reste. Et Baesrode trouvait aussi le moyen d’aller acheter ses machines à la ville et d’assister aux séances réglementaires de la Chambre.
La grande demeure ne chômait un peu qu’à l’heure de la méridienne; la cuisine servait de réfectoire aux serviteurs et aux ouvriers; ceux-ci étaient réunis autour de la vaste table, au nombre de vingt ou trente selon la saison, sans compter les aoûterons embauchés pour la moisson et qui, ceux-là, mangeaient aux champs. Hugo avait voulu que ce petit peuple d’hommes et de femmes levés à l’aube et harassés déjà par les travaux de la matinée, connût avant les maîtres la détente et le réconfort du repas qui coupait la journée. Zabeth et Roselei de leur côté veillaient à ce que la nourriture fût abondante et que l’ordre et la propreté qui régnaient partout dans la ferme fussent également la loi qui régissait cette réunion d’êtres rudes. Il leur était défendu de blasphémer Dieu et une courte ablution au lavoir leur rafraîchissait le visage et les mains avant qu’ils se missent à table.
Baesrode et sa famille s’attablaient alors à leur tour; le père, debout, disait les grâces, que les autres écoutaient, les mains jointes. Pendant une heure, dans le grand silence de sommeil des bêtes et des gens, ils goûtaient là une intimité et un délassement. Un peu de gravité se mêlant à tous les actes d’une maison dont le chef lui-même parlait peu, une sérénité confiante apaisait les visages et mettait dans les yeux une clarté de vie égale et limpide. Puis Hugo, presque toujours parti au matin avant le passage du piéton, dépouillait le courrier qu’il trouvait en rentrant tandis que Mme Baesrode faisait un somme et que Roselei, en étouffant un peu le bruit, jouait au piano un des huit ou dix morceaux qu’elle connaissait. Généralement c’étaient des chansons de pays: ni Baesrode ni sa femme n’y étaient insensibles, et quelquefois un des fils passant par la cour, les reprenait en sifflant. Le piano, au bout d’un instant, lui-même se taisait. Roselei allait à ses abeilles en emportant sa corbeille à ouvrage ou un livre qu’elle lisait à l’ombre d’une des tonnelles du jardin. Il arrivait des fois que le livre ne l’intéressait pas jusqu’au bout: elle n’avait jamais rien compris aux romans de Paris. Comme elle connaissait l’anglais, c’était plutôt de ce côté que lui 110 venait la petite émotion d’humanité qu’elle demandait à la lecture. Celle-ci était en somme pour elle une occasion d’être un peu seule avec elle-même; mais le zon des abeilles parfois à la longue l’engourdissait. Toute la terre du reste semblait dormir dans le lourd été de la ferme. On ne sait pas d’où ensuite venait le réveil; de nouveau les sabots rabotaient le pavé sonore; les attelages roulaient; la vie à grandes ondes bruissantes reprenait son cours.
Autour des quarante ruches orientées au soleil et abritées des pluies par un mur en briques, un jardin d’essences sucrées avait été planté, abondant en phlox, en asters, en spirées. Le rucher, avec son toit incliné et ses parois en planches, alternait l’alignement des cônes en paille et des ruches à cadres, celles-ci peintes en bleu comme les planches des parois, à cause du goût des abeilles pour cette couleur. Un bosquet de troènes, de seringas et d’acacias bordait la brique ensoleillée où s’ouvraient leurs palais d’or; elles vivaient à l’abri du vent et du bruit, dans la paix parfumée de l’enclos fermé d’une porte à claire-voie.
Roselei s’approchait librement des ruches, les maniait, en renouvelait les cadres: les abeilles la connaissaient et ne se défiaient pas. Quand Alain venait, ils allaient ensemble les voir travailler ou, comme des boules métalliques, rebondir par l’air. Non loin un banc avait été taillé dans un tronc d’arbre abattu: ils s’y asseyaient et souvent, sans rien dire, demeuraient là un long temps, baignés d’air, de lumières et d’arômes. Ni l’un ni l’autre ne s’occupaient de savoir quel était le sens de leur vie et pourtant, sitôt qu’ils étaient à deux, leur vie était comble comme si ensuite il n’y avait plus rien à désirer pour eux.
Alain aussi possédait des ruches; il en avait dix et il savait l’art de les charmer en sifflant du bout des lèvres une petite chanson. C’était très doux, comme le vent de l’été: aussitôt les abeilles devenaient soumises; il n’avait pas besoin de les enfumer comme font les autres. Roselei aimait sa petite chanson: quand elle relisait Les Petites gens du hameau, elle croyait l’entendre vibrer à travers les lignes.
L’âme de la Flandre corne entre ses pâturages et mélodieusement bruisse en ses ruches. Quand par-dessus la barrière, quelqu’un ôte sa pipe de sa bouche et aspire longuement l’odeur de lait du troupeau ou qu’il oublie les heures à regarder aller et venir les abeilles, on voit bien que celui-là est un vrai Flamand: la terre peut bien alors travailler toute seule; le temps coule comme l’eau et le vent.
C’était une chose si profonde qu’ils sentaient là, à deux, quand ils étaient devant les ruches. Alain, qui connaissait si bien le cœur des gens des hameaux, peut-être aurait voulu décrire cela. Un homme de son âge vivant à la campagne dans l’éveil des mille sensations que procure la vie de la nature, trouve partout des correspondances. Les petites reines un jour s’en vont avec l’essaim par les airs, comme l’épousée avec le mari part habiter la ferme où ils s’aimeront et auront des enfants. Voilà, oui, la ruche fait penser à la famille, à un mystère très doux et éternel.
Alain Rippers aurait pu concevoir un tel sentiment; mais près de Roselei, il ne pensait plus à rien; ses idées étaient vagues et indéfinies comme au matin les ciels de Flandre avant que le soleil ne perce le brouillard. S’ils parlaient, c’était des choses les plus habituelles de la vie: ils n’avaient pas besoin d’exprimer quelque chose de défini pour sentir venir à eux la joie du paysage, de l’heure et de la vie. Ils avaient ensemble le sentiment qu’ils auraient pu rester là pendant des journées, sans éprouver le moindre ennui ni même le désir d’aller voir ce qui se passait par-dessus la haie. C’était cependant cette même Roselei qui jouait au football et au polo, comme un garçon. Quant à lui, il oubliait volontiers qu’il était l’auteur des belles 112 histoires dont Hugo Baesrode un jour avait parlé à la Chambre comme il l’eût fait de quelqu’un qui eût inventé une machine agricole nouvelle ou réalisé pour les populations de la campagne un sûr moyen de décupler le rendement du champ. En sorte qu’il n’y avait plus là que deux êtres qu’une grande affection naturelle rapprochait, tous deux jeunes, sains et beaux, comme une fille et un garçon nés du même sang.
Entre les Baesrode et les Rippers, du reste, la différence des conditions jamais n’avait été bien sensible. L’estime et l’amitié que Hugo Baesrode avait toujours eues pour le vieux fermier, homme de bien et échevin de la commune, il les avait reportées sur le loyal garçon, reçu presque en fils dans l’ancien domaine des seigneurs.
Cependant Alain ne pouvait oublier la supériorité d’un homme comme le grand Hugo sur tout le petit monde des paroisses: il était vraiment resté, dans la vie, l’humble garçon qui, une ou deux fois la semaine, avec les compliments de sa mère, s’en venait apporter à Mme Baesrode une douzaine de beaux œufs frais dans un petit panier ou bien une couple de jeunes pigeons ou des fruits ou encore un bouquet de grosses pivoines ou de roses d’un sang rouge-bleu. Sa mère et lui faisaient, en toute simplicité de cœur, ce léger présent et personne ne riait: chacun donne selon qu’il peut, et Alain toujours, s’en allait avec un chaud remercîment.
A leur âge ils étaient encore deux enfants innocents qui se regardaient franchement dans les yeux sans penser à mal.
Il avait dit un jour:
—Roselei, vos yeux sont comme des miroirs: j’y vois passer les nuages et trembler les feuilles des arbres.
Alors, par jeu, elle lui avait demandé:
—Alain, regardez un peu si vous ne voyez pas aussi le gros bateau qui passe là-bas dans le canal.
Elle l’avait dit si sérieusement qu’on aurait cru vraiment qu’un bateau glissait par-dessus les prairies, au bas du ciel. Et seulement, après, tous deux avaient ri.
Le bon Alain, à quelque temps de là, aurait eu fort à faire s’il lui avait fallu regarder passer les nuages dans les claires prunelles de la fille des Baesrode. Il en était venu un si grand nombre que c’était comme si toutes les barques de la mer s’étaient mises à naviguer par le vaste ciel de pluie. Chaque fois qu’on regardait au-dessus de soi, c’étaient de grandes voiles grises qui battaient, ou bien un steamer avait l’air de vomir des tourbillons de fumée par ses cheminées; d’autres fois, c’était la mer tout entière qui, d’une fois, semblait passer là-haut, avec ses vagues, ses écumes, ses navires et ses poissons. Les gens de fermes, eux, arrivaient sur le pas des portes et regardaient pleuvoir. Il y avait tout de même trop longtemps que la terre avait soif: le bon Dieu avait écouté la prière des cloches et les petits anges avaient ouvert les robinets, comme ils disaient. Maintenant chaque goutte d’eau était une pièce de cent sous pour les champs; les épis aussi de leur côté regardaient là-bas à l’horizon si cela durerait un peu de temps encore; ils ne demandaient qu’une petite semaine, après quoi ils feraient tout seuls l’effort pour arriver à maturité. Tout le monde en était content, les bêtes au pâturage, les chevaux par les routes, les coquelicots et les bleuets qui se préparaient pour le reposoir de la procession, le jour de la Fête-Dieu. Il n’y avait que les abeilles qui se plaignaient; la terre sentait bon le thym, le mélilot, la tanaisie, l’orpin et toutes les bonnes essences douce-amères, comme si une grande bouche de là-haut s’était mise à souffler sur les petites braises parfumées des cassolettes. Et elles étaient là sur les seuils, dans leurs robes d’or, se troussant, mais n’osant sortir. Quelquefois une se risquait, piquait droit dans l’air pour juger de l’état du ciel, mais presque aussitôt elle était obligée d’entrer dans l’une ou l’autre corolle pour attendre 113 que le gros de l’ondée eût passé. Les fleurs, avec des soins bienfaisants, doucement la séchaient, lui faisaient une écharpe de pollen et garnissaient ses petits paniers avant de la renvoyer à la ruche. Le pis, c’est qu’il arrivait parfois un gros moine de bourdon goulu qui ronflait dès l’entrée pour annoncer qu’on lui mît la table. Un papillon en habit de nankin alors arrivait regarder du balcon d’une feuille et se mettait à rire en remuant ses antennes. Quand Alain contait cela dans ses petites histoires, il avait l’air d’être lui-même de la maison.
Il plut ainsi pendant dix jours: l’ondée pénétrait jusqu’au cœur de la terre; la petite forêt ligneuse des racines sous le sol gras s’étirait comme des enfants au bain. Et puis le chat à pattes de velours commença à traverser la cour; on sut ainsi que le beau temps allait revenir. Un peu de soleil vint d’abord et puis un peu d’ombre, comme femme et mari. Si Alain avait regardé dans les yeux de Roselei, il aurait vu s’en aller les derniers nuages. Toutes les barques du ciel encore une fois étaient reparties pour là-bas, pour la vraie mer, et d’invisibles mains s’employaient à repeindre le grand ciel en bleu. Jamais le pays n’avait été aussi beau: les petites arches de Noé du bord des routes, avec leurs murs au lait de chaux et leurs volets verts ou bleus, avaient l’air de grosses touffes de fleurs. C’étaient les petits jardins qui étaient heureux! Les grands pavots blancs disaient bonjour comme les petites sœurs de l’école quand elles passent, les mains dans leurs manches, en inclinant leurs cornettes.
Alain, pour se rendre au pachthof, prenait le chemin le plus court et s’en revenait par le chemin le plus long. Il pouvait ainsi songer tout à l’aise aux abeilles de Roselei. Il suivait d’abord le long ruban de chaussée qui, sous les grands ormes, avec ses larges pavés gris, s’en va vers la ville. Les poulains, quand il passait, arrivaient jusqu’à la barrière, avec leurs grosses têtes lourdes et leurs raides jambes en piquet, comme les chevaux de bois du carrousel, les jours de kermesse; et puis en lançant des ruades, ils repartaient téter les belles juments aux ventres polis et aux clairs yeux de bonnes nourrices.
Un petit fossé d’irrigation les séparait du pâturage des vaches, touffu et émaillé comme un tapis. Elles aussi, en balançant leurs fanons et soufflant des naseaux, arrivaient le regarder par-dessus la clôture, comme des femmes curieuses; et d’une petite tape il chassait les grappes de mouches pendues à leur flanc ou leur caressait le mufle; et un petit instant ils étaient là ensemble, comme une même humanité. Quelquefois il disait une parole qui se rapportait à l’immense bonté des bêtes et les vaches remuaient les oreilles comme si elles avaient compris. On peut bien dire que l’âme des Flandres alors tout entière passait dans le bon fils de la ferme des Six jeunes hommes. Et les chevaux, les belles vaches couleur de beurre et de lait, les prairies et par delà, toute la terre jusqu’à l’horizon appartenaient à Hugo Baesrode.
Il admirait dans sa simplicité, que cela fût ainsi puisque, aux mains d’un maître comme celui-là, une telle faveur se changeait en bénédictions pour tout le monde. Le pays aujourd’hui rapportait dix fois ce qu’il rapportait autrefois: de toute la contrée jusqu’à Bruges, il était le plus riche en cultures et en troupeaux. Quand Hugo passait à cheval sur la route, il pouvait jeter à droite et à gauche le coup d’œil du maître. Si quelque chose n’était pas à son goût, il entrait dans les fermes et disait ce qu’il avait à dire. Parfois il avançait au paysan l’argent nécessaire à l’achat des nouvelles machines. Là-bas, à la Chambre, il défendait la petite propriété contre la grande: celle-ci ne lui avait jamais pardonné. Il espérait sous la forme des syndicats, déterminer une ligue défensive des fermiers contre ce qu’il appelait la terre morte des seigneurs. Il disait que la terre est sacrée à la condition qu’elle 114 vive et qu’elle appartienne à celui qui la cultive: il n’admettait d’autre droit sur elle que le travail.
Alain maintenant quittait la grand’route et s’engageait dans l’un des chemins de traverse qui desservent l’intérieur des terres. Sous les grands feuillages, derrière les haies taillées ras, étaient les petites fermes avenantes et fraîches avec leurs animaux, leurs cultures, leurs meules de foin et de paille, comme des paradis terrestres. Tout semblait repeint à neuf depuis les dernières pluies; il se disait qu’il n’y avait pas un endroit au monde où il faisait si bon vivre, et à voir le travail de chacun qui à la longue avait fait le sol fertile et gras, avec ses carrés de céréales et ses enclaves de pommes de terre, de fèves, de pois, d’oignons, de choux, il trouvait aussi, comme Baesrode, que la terre ainsi cultivée était de la chair vivante, la chair même du paysan, et que ce que celui-ci en tirait était comme les enfants sortis de lui. Il était un peu honteux alors de tout le temps qu’il passait à noircir du papier quand il n’y avait jamais assez de bras pour retourner les sillons. L’ombre, là où il passait, duvetait tièdement le sentier, semait des petites fleurs lilas sur le pis des vaches, ajourait d’un dessin de guipure l’échaudage des maisons. Il songeait: «Le seigle de Paridens sera mûr avant le nôtre.» Ou bien: «Le froment de Verriest n’a pas profité.» Et quelquefois il cassait un épi qu’il roulait dans sa paume et dont il mangeait le grain d’or. Et ensuite, tout doucement, sa pensée encore une fois s’en revenait vers Roselei.
Lui comme les autres, à présent était prêt pour la moisson: avant quinze jours le champ serait à couper si le bon temps continuait. Avec le valet et la servante comme au temps du père, il tâcherait de suffire à la peine. Mais les faucilles étaient ébréchées et vieilles, il lui faudrait aller se remonter à la ville; et on ne sait pas pourquoi il lui revenait là-dessus l’idée d’une petite chanson où les faucilles se mettaient à radoter entre elles comme de vieilles gens.
A la ferme, il trouvait en rentrant la mère écrémant le lait ou nourrissant d’une bouillie de son ses veaux à l’engrais. C’était une vieille femme triste et qui pouvait dire, au temps qu’elle sentait dans les jambes, le temps qu’il ferait le lendemain. Elle avait été une des belles filles du pays; mais l’âge, les fatigues, le regret d’avoir perdu son mari, en la ridant et la fléchissant, ne lui avaient laissé que la beauté limpide des yeux, comme les bêtes au pré. Cependant elle était restée la bonne ouvrière mêlée dès l’aube à la vie de la maison et qui trouvait encore le moyen de bêcher son jardin et de soigner ses vaches quand elle avait fini avec les gens. Jamais on ne l’avait plus vu rire depuis la mort du fermier: son âme était une chambre aux volets clos où la joie du dehors n’entrait plus. Quand Alain était à la ferme, ils ne se disaient pas six mots de toute une journée, bien qu’il fût pour elle un vrai fils et qu’elle l’aimât comme si elle continuait de le porter en elle. Il avait, à côté de la sienne, une grande chambre sous le plancher du grenier et dont la fenêtre à petites vitres carrées s’encadrait du feuillage d’un poirier en espalier. Il trouvait toujours sur les planches de l’armoire son linge, ses camisoles et ses chaussettes en bon état. Elle veillait aussi à renouveler l’eau bénite dans le bénitier, sous la branche du dernier dimanche des Rameaux.
Au matin, en se levant, le bon garçon voyait une petite ombre trembloter sur ses draps de grosse toile; c’était le vol d’un ménage d’hirondelles qui depuis trois ans revenait nicher au-dessus du croisillon. Il entendait aussi les pigeons gratter et roucouler dans le pigeonnier au-dessus de sa tête. Les pigeons étaient une des passions du village: une fois un de ses colons était rentré le premier de Paris et avait eu le prix. Mais depuis qu’il faisait ses petits contes, il n’allait plus sur les routes, en bras de chemise, le nez en l’air, regardant s’ils auraient le bon vent. En ce temps aussi, il lui arrivait d’aller boire des petits verres au local de la 115 société, avec les amis. Tout cela lui avait passé: il n’aimait plus que ses ruches. Le dimanche matin, après la messe où de loin il voyait doucement remuer le chapeau de Roselei, il restait une heure et plus planté devant ses abeilles, dans l’odeur vanillée du jardin. Elles entraient au cœur des grandes clochettes bleues, suçaient le chèvrefeuille, rebondissaient très haut par-dessus le toit de l’étable. Il les suivait longtemps des yeux, il s’imaginait qu’elles allaient là où allaient ses pensées. Et encore une fois, il lui venait le sujet d’une de ses petites histoires: il ne l’écrivait qu’après l’avoir longtemps roulée dans sa tête.
Une petite ferme comme la sienne vaut mieux pour la méditation que le bruit et l’affairement d’une grande exploitation comme celle des Baesrode. Du moins il le disait: il s’y sentait plus près de soi-même, dans la petite ruche silencieuse de l’âme. Roselei riait de l’entendre parler ainsi, disant, de son côté, que c’était après tout une question d’habitude: l’escargot va avec sa maison sur le dos, mais l’écureuil a besoin de toute la forêt pour vivre. A son tour il riait, lui toujours sérieux.
—C’est vrai, disait-il, je suis l’escargot, moi.
Un jour qu’il était dans le charril, fixant avec des clous la bande d’une roue de charrette, il entendit un grand vacarme dans la cour. Toute la poulaille apeurée battait de l’aile et fuyait devant le piaffement de Carlintje, la petite jument de Roselei, entrée en tempête avec sa maîtresse sans selle sur son dos. Elle lâchait la bride, le cheval s’arrêtait net et les cheveux dénoués et flottants, elle sautait bas, retombait sur la pointe de ses bottines, en petite amazone sauvage qu’elle était. Sa jument était à la fois pour elle un jeu, une camaraderie, une habitude, la chose vivante qu’elle sortait de l’écurie quand elle allait aux fermes visiter ses malades ou simplement 116 qu’il lui passait la fantaisie de faire un petit temps de galop.
Carlintje, la bride pendante, se mettait à brouter une botte de foin tandis que Roselei entrait dans la cuisine et disait à Siska Rippers en train de peler des pommes de terre:
—Dag moederke (bonjour, petite mère).
C’était si insinuant et musical, avec le son de cuivre clair de sa voix!
A Alain qui là-dessus arrivait les rejoindre, elle faisait part ensuite de la grande nouvelle. La petite baronne Tols et son cousin le lieutenant étaient venus la veille lui demander de représenter une des princesses de la cour dans la figuration d’un cortège où se voyait Philippe le Bon faisant sa joyeuse entrée dans Bruges: son père prêtait les plus belles bêtes du haras: elle-même monterait une des grandes juments primées: mais il lui fallait un servant d’armes qui se tiendrait à la tête du cheval, en habits de parade comme elle-même; et elle lui demandait:
—N’est-ce pas, Alain, que vous ferez bien cela pour moi?
Alain tout à coup se trouva très loin de ses abeilles: il était devenu très rouge; il se sentait un peu honteux à l’idée de paraître en public sous des ors et des chamarrures, lui le paysan, le fils des Six jeunes hommes. Mais enfin, puisqu’elle le voulait... Ce qui lui rendait aussi quelque assurance, c’est que rien ne pressait: la fête serait pour septembre: on avait devant soi plus de deux mois. La «moederke», elle, n’avait encore rien dit et, assise sur une petite chaise basse, elle passait les mains l’une sur l’autre avec un bruit de râpe.
—C’est que... fit-elle enfin.
Et seulement un peu après, elle achevait sa pensée:
—Est-ce qu’il nous faudra payer sur notre pauvre argent ce riche costume?
Roselei ne riait pas comme l’eussent fait les autres filles riches. Elle savait quel travail représente la moindre dépense pour les gens de la campagne. Elle dit simplement que la petite mère pouvait être bien tranquille à cet égard. Et elle les regardait l’un et l’autre de ses yeux droits, les narines encore un peu agitées par le petit vertige de la galopée. Peut-être elle pensait qu’elle eût été aussi bien dans cette petite ferme fraîche, sentant le bon lait, que dans leur grande maison de seigneur. Roselei était une fille comme cela.
Elle conta qu’un marchand était venu le matin et avait acheté six pouliches. Un autre avait fait marché pour les veaux. Le père allait essayer une nouvelle baratteuse. On n’avait plus revu les Van Pède depuis l’autre jour, mais le baron Dierens était revenu avec son fils. Là-dessus elle riait, la bouche ouverte, comme si elle allait ajouter quelque chose, mais ses yeux rencontrèrent ceux d’Alain et elle ne disait plus rien. Et puis une demi-heure passa: quelquefois il entrait une guêpe qui se mettait à piquer des cerises sur l’armoire.
Moederke, pour ne point rester à rien faire, était allée prendre une paire de bas qu’elle reprisait à la boule, près de la fenêtre. Mais tout à coup Alain dit à Roselei qu’une des ruches était en humeur depuis que la nouvelle petite reine était partie. Ils se levèrent et entrèrent au jardin; au bout se trouvait le rucher sous son toit de tuiles. Toutes les abeilles étaient dehors et fluctuaient en longs remous, comme un fait civique vide à la rue les maisons d’une ville: l’odeur du miel fermentait plus fort; et elles échangeaient des nouvelles, d’un long bourdonnement comme le bruit du vent dans les peupliers. Il n’eut pas besoin de siffler sa chanson, cette fois, tant elles étaient occupées d’elles-mêmes. Il était content: depuis un peu de temps, les mâles consommaient tout le miel; la reine, en les entraînant dans son vol, en avait débarrassé la ruche.
—Oh! fit-elle, j’avais quelque chose à vous dire, Alain. Hier encore le baron est venu: son fils aîné l’accompagnait... Devinez un peu pourquoi.
Alain d’abord haussait les épaules et soudain devenait très pâle et ses lèvres tremblaient. Elle vit ainsi qu’il avait deviné.
—Oh! Alain! fit-elle, le fils Van Pède 117 aussi aurait voulu... Est-ce croyable?
Et sans cause, elle avait envie de pleurer.
Alain, lui, était demeuré sans rien dire, et il regardait devant lui, très loin. Il ne pensait plus à ses abeilles.
—C’est mère qui me l’a dit, fit-elle, et elle m’a demandé ce que je pensais de ce jeune homme. «Rien», ai-je répondu. Et elle a ri en disant: «Il n’y a pas autre chose à en penser».
Encore une fois passait un petit silence et Alain disait faiblement:
—Il faudra bien que cela arrive une fois ou l’autre, Roselei.
Comment cette parole avait pu passer par ses lèvres, il s’en étonnait maintenant; et elle se mettait à effeuiller les pétales d’une rose à demi fanée, en disant:
—Jamais je ne me marierai, Alain.
Il sentait se gonfler son cœur et il était heureux.
Baesrode commença d’abord: ses faucheurs étaient toujours les premiers à se mettre au travail. Comme il se servait d’engrais puissants, son blé était lourd et précoce: il avait les plus belles terres du pays. Elles s’étendaient à l’est de la ferme, alternées en seigles, en froments, en orges, en sarrasins et en avoines comme un torrent d’or, de vermillon et d’argent roulant jusqu’à l’horizon. Un matin les hommes, avec leurs pierres à battre le fer, les enclumettes et les faucilles, arrivèrent. L’énorme champ fumait sous la boule rouge du soleil, encore bas dans le ciel et aussitôt ils se mettaient à frapper devant eux. On était dans la grande chaleur d’août: la campagne brûlait; à midi de hautes flammes blanches pesaient, immobiles. Eux, à travers les blés, comme à travers le frissement des écumes d’une mer, poussaient droit, leur poitrine velue à nu sous les chemises, comme des nageurs. A chaque anhelée, tout l’espace en feu leur entrait dans les poumons: ils avalaient du soleil, de la braise et de la terre; leurs gorges étaient raclées par le chaume et la poussière du grain mûr. Cependant à peine ils relevaient la tête, maigres, secs, calcinés, tournoyant dans les remous vermeils toujours plus avant, avec le poids lourd de l’immense ciel sur leurs épaules. Comme du fond de grands trous de soleil, montait le crissement du fer battu et puis encore une fois les faucilles tapaient. Par avalanches, les torsades d’or et d’argent croulaient, jonchaient le sol partout où ils passaient. Ils marchaient, piétinaient la vie et la sève de l’été, éclaboussés à longs jets d’un sang de soleil, rouges des pieds à la tête comme des tueurs. Quand le soir arrivait, ils pouvaient enfin regarder: le sol sur un grand espace était mort 118 derrière eux; et il semblait qu’une faible distance les séparait seulement de la grosse boule pourpre qui là-bas descendait. Encore une fois la terre fumait comme une chair immergée dans un bain; et alors, dans l’ombre claire où commençait à monter la lune, ils goûtaient la douceur de sentir le petit vent frais passer sur leurs peaux cuites. Ils comptaient qu’ils en auraient ainsi pour dix jours.
Maintenant la maison connaissait les grands jours et les courtes nuits. Maîtres et valets, levés à l’aube, se couchaient aux dernières clartés. Une odeur de blé et de sueur leur restait aux habits; il sentait bon le froment, le pain et la vie dans les chambres. L’âme chez tous était haute, légère, joyeuse: surtout aux premières heures, dans le matin frais, on était en paradis. La terre alors était encore humide, toute parfumée d’un arome de thym, de marjolaine, de lavande, comme à l’heure de l’angelus, quand le sacristain ouvre la porte pour tirer trois fois la petite cloche, il se répand au dehors une fraîche et sainte odeur de chasubles et de nappe communiale. Dans la campagne alors tintait le chant des faucilles comme la petite chanson d’or des grillons. D’un champ à l’autre tanguait, par-dessus les blés, le vaste chapeau de paille de Hugo Baesrode: son grand bai brun remuait ses pavillons d’oreille, aimant la musique claire du fer. A peine le jour était né; il sortait du même brouillard où il s’était en allé la veille et puis l’orient rosissait, on voyait tout à coup rouler la grosse boule rouge comme une tête coupée.
De plus en plus, sous la marche en avant des piqueurs, le champ diminuait: derrière eux les moyettes ressemblaient à de grosses poupées d’or et de rubis. On entendait chanter çà et là les filles embauchées pour la moisson. Baes Hugo arrêtait son cheval et du haut de sa selle disait une bonne parole; les gens en étaient contents. Il y avait aussi, pour les rafraîchir et les réconforter à mesure, les abondantes rations de café et de bière que des servantes apportaient de la maison. Chacun savait qu’une fois les derniers chars rentrés, on mangerait à la cuillère de pleines terrines de riz au lait. Tout allait donc pour le mieux et, par surcroît, on avait le bon Dieu avec soi.
C’était plaisir quand Roselei accourait sur sa jument et venait voir où ils en étaient: les piqueurs aimaient qu’une belle fille comme elle prêtât attention à leur travail. Les faucilles sonnaient joyeusement jusqu’au fond des champs; il arrivait aussi que l’un ou l’autre bottelait une touffe de coquelicots et de bleuets et s’en venait la lui offrir. Elle-même et eux se sentaient d’une humanité pareille, dans cette grande fête heureuse de la terre. Avec sa voix chaude, elle alors, comme son père, disait une chose qui leur allait au cœur: les plus jeunes un court moment s’arrêtaient de taper dans les blés pour la regarder, mouillée de sueur comme eux sous ses cheveux au vent. Du reste, une même ivresse de soleil et de sève la grisait, elle aussi. Elle ouvrait toutes larges ses narines et aspirait l’odeur du blé dans le vent. Elle pensait que peut-être, là-bas, Alain faisait comme elle.
Ils se mettaient à leur tour à la moisson chez les Rippers quand déjà le blé de Baesrode était coupé. Tous maintenant travaillaient ferme. Alain lui-même à côté de ses hommes donnait le coup de collier. S’il pensait encore à ses petites histoires, il n’était plus là pour le dire à Roselei. Depuis le jour où elle lui avait confié la chose qui l’avait bouleversé, il n’avait plus qu’une fois porté à Mme Baesrode ses œufs frais dans le petit panier. Une étrange réserve lui était venue: il n’aurait pu dire ce qui se passait en lui. Jamais il ne l’avait appelée dans sa pensée d’aucun autre nom fleuri de jeune fille, et loin de lui dire comme à Van Pède fils qu’elle n’était pas une jeune fille comme les autres, avec lui elle avait toujours été une vraie fille plutôt qu’une garçonne. C’était si doux autrefois quand ils étaient seuls et qu’ils se promenaient la main dans la main comme des enfants!
Alain, tout en faisant volter sa faucille, 119 soupirait, s’efforçait de ne plus songer à rien; mais quelquefois ses idées se pressaient, si tumultueuses qu’il ne pouvait plus travailler et qu’il laissait les hommes prendre du champ sur lui. «Moederke» était étonnée du changement d’humeur survenue chez son fils. Une idée l’obsédait, toujours la même, et qui se formulait ainsi: il faudrait bien, un jour, que Roselei se mariât. Qu’elle lui eût dit dans un élan sincère: «Jamais je ne me marierai», il y aurait tout de même des raisons qui en décideraient autrement. Il détestait maintenant les Dierens de Dierendonck: il avait bien peur de détester tous les hommes.
Chez les Baesrode, il n’y avait plus de polo, ni de tennis, ni de football et les garçons des grandes fermes ne venaient plus, eux aussi retenus par les travaux de la moisson. C’était le temps de l’année où tous n’ont plus qu’une même pensée unique et où cette pensée est pour la terre. Les hommes, dans la fournaise des jours, se desséchaient, rugueux et torves comme des ceps. Quand les chars rentraient, c’était au tour des chevaux de souffler avec de grands creux au ventre sous leurs filets. Toute la campagne toujours un peu plus se dépouillait. Dans le soir, quand la lune montait, on pouvait voir courir les lièvres.
Et puis tout le monde s’y mettant à la fois, les meules une à une se dressèrent; il y en avait qui allaient par rang de taille comme une famille, les plus grandes en avant, les autres toujours plus petites à la file. C’était déjà fini au pachthof, quand, à la ferme des Six jeunes hommes et ailleurs, on gerbait encore les moyettes. Ils avaient pu boire et manger tant qu’ils avaient voulu, à la rentrée des dernières charrettes. On n’était pas fâché de pouvoir enfin se reposer un peu; les chevaux, nourris de doubles rations d’avoine tout le temps de la campagne, furent lâchés au vert. Jamais la vaste maison et ses dépendances n’avaient eu une vie plus heureuse qu’en ces jours d’abondance où tout regorgeait de force, de joie et de santé, les poulains déjà hauts sur pattes, les veaux bien en point et le mufle luisant, les granges et les greniers pleins. La grande terre des blés, après avoir, elle aussi, travaillé à l’œuvre commune, maintenant dormait là dans ses fructifications, jusqu’aux prochains labours. Si seulement il avait pu se remettre à pleuvoir un peu...
La nouvelle s’était répandue; les gens des châteaux trouvaient que décidément cet original de Hugo Baesrode allait un peu loin. Ce n’était pas l’avis des fermes; il avait fait là, après tout, quelque chose qui les honorait tous; les grands fermiers riches ne devraient jamais agir autrement. C’était l’avis de Hugo lui-même; il n’était pas fâché de 120 leur montrer qu’un paysan n’avait de comptes à rendre à personne et qu’il était le maître de sa volonté comme de son domaine. En donnant sa fille à un homme de sa race, à un paysan comme lui, il restait fidèle à la tradition de ses pères qui, eux aussi, avaient été des paysans. Il disait une fois à la Chambre qu’avec une poignée de terre dans une main et une poignée de grains dans l’autre, un paysan était plus riche que toute la banque. Ce n’était pas toujours du goût de tout le monde, ce que disait Baesrode.
Cela était arrivé très simplement, du reste: après le petit Dierens à la peau d’ouistiti, il en était venu encore deux autres, comme les mouches arrivent à l’odeur d’une jarre de lait. L’un était un parent de la petite baronne, joli officier dans la cavalerie; ce fut elle qui fit la demande; elle avait bien compté que le jeune homme, titré et bon cavalier, n’aurait pas eu de peine à pénétrer dans le cœur de Roselei, par la porte des écuries. Quant à l’autre, ce fut le fils d’un notaire de la ville, une vraie fortune celui-là. A tous les deux, Roselei dit non formellement, ce qui amena la rupture avec la baronne. Le notaire, lui, homme d’affaires, n’eut garde de montrer de la rancune, estimant que d’une affaire ratée, une autre peut sortir, fructueuse.
Zabeth, la sachant volontaire, la confessa; elle déclara qu’elle n’avait pas envie de se marier et qu’en tous cas, elle ne se marierait jamais qu’avec un homme qu’elle aimerait. La mère put croire que la place était déjà prise dans ce cœur qui gardait son secret: pourquoi Roselei n’aurait-elle pas remarqué un de ses partenaires au polo ou aux autres parties de jeux qui amenaient à la ferme les beaux garçons de la contrée? Elle se mit à rire quand très sérieusement, avec sa franchise de fille décidée, Roselei ajouta qu’elle n’abandonnerait jamais ses frères ni Alain qu’elle aimait d’une affection égale. A peine elle eut parlé qu’elle, qui jamais n’avait rougi, s’empourpra jusqu’aux oreilles, comme si l’idée qu’elle venait d’exprimer en faisait naître une autre qu’elle n’aurait pas voulu dire; et maintenant Zabeth ne riait plus. Il était toujours resté en elle, fille de gros minotiers, élevée à la pension et demi-châtelaine dans la grande maison des Baesrode, un esprit un peu distant à l’égard des petites fermes; non, elle n’aimait pas cette idée de Roselei, bien qu’elle fût, à sa manière, simple et bonne; mais il ne lui paraissait pas qu’Alain pût être mis sur le même rang que ses fils.
—Non, répéta-t-elle, je n’aime pas cela.
Cette fois, Roselei répondait avec une assurance tranquille:
—Si je dois me marier un jour, je prendrai un mari qui leur ressemblera.
Il arriva que Mme Baesrode en parla à son mari et que celui-ci, net et personnel dans ses jugements, tout de suite répondit:
—Alain Rippers est un vrai cœur de Flamand. Si c’est le choix de notre fille, qu’il vienne, je l’accueillerai en fils.
Roselei fut bien étonnée d’apprendre ainsi qu’elle allait avoir un mari avant de savoir de quelle nuance d’attachement il lui serait donné de l’aimer. Elle passa la bride de sa jument, sauta en selle et d’un trait galopa jusqu’aux Six jeunes hommes. Du dehors elle appela:
—Moederke, moederke!
Elle la trouva, une banne entre les genoux, assise sur sa petite chaise et pelant ses pommes de terre comme l’autre fois. Elle ne savait pas tout de suite comment elle allait lui parler.
—C’est que, fit-elle, Alain aurait aussi son mot à dire dans cette affaire.
Le garçon qui avait reconnu l’ébrouement de la jument, très vite faisait retomber ses manches de chemise et passait sa veste.
—Roselei!
Aucune autre fille peut-être n’aurait dit avec aussi peu d’embarras cette chose que généralement les filles ne disent pas.
—Alain, voulez-vous être mon mari?
Cette fois, elle n’avait pas rougi; et elle parlait fièrement, les yeux appuyés sur les siens, avec douceur et fermeté, comme si elle lui avait demandé simplement: 121 «Alain, dites-moi, est-ce que je suis toujours pour vous la petite Roselei avec laquelle vous aimiez tant courir par les prairies quand vous aviez dix ans de moins?» Elle ne lui demandait pas s’il l’aimait de l’amour qu’un jeune homme doit avoir pour une jeune fille qu’il va épouser. Il sembla même que l’amour avait été entre eux un état de leur vie profonde, si naturel qu’elle jugeait inutile d’en parler. Elle fit bien paraître, en tout cas, dans ce moment, la décision de la femme sérieuse, loyale, résolue que serait un jour en ménage, la jeune fille qui avait dit cela sans minauder ni sourire, comme on dit une chose grave, qui lie pour la vie entière.
Moederke, de saisissement, laissa tomber sa banne avec les pommes de terre qui étaient dedans et qui se mirent à rouler sous la huche, la table et le bahut. Alain, lui, avec une main à sa gorge comme pour arracher les mots qui ne venaient pas, disait enfin humblement:
—Moi, un si pauvre garçon!
Et puis il lui venait au coin des yeux deux larmes d’immense bonheur qui lentement grossissaient en lui coulant sur les joues et qu’il ne songeait même pas à étancher du bout de ses doigts. On peut bien dire que ce jeune homme de la campagne, solide comme un petit bœuf, témoigna là une sensibilité qui eût été plus naturelle chez Roselei.
—Och! Och! disait toujours Mme Rippers en frappant du plat de la main sur ses genoux.
Et lui, disait:
—Est-ce possible, ma Roselei?
A la fin il lui prenait les deux mains dans les siennes et il ne pouvait plus les quitter; et à son tour elle lui raconta comment cette chose était arrivée. Ah! c’était là une histoire comme jamais il n’en aurait jamais osé écrire, et cependant c’était la réalité.
Voilà comment il se fit que six mois plus tard, quand la fille des Baesrode eut ses dix-neuf ans, elle échangea l’anneau avec le fils des Six jeunes hommes; et il y eut de grandes réjouissances dans le village et les deux villages qui joignaient le domaine. La veille et le jour du mariage on tira jusqu’à la nuit des boîtes à feu, au nombre de cent cinquante. Mme Baesrode donna un manteau de velours et d’or à Notre-Dame des Dunes qui était la patronne vénérée de la région. Un cortège de soixante cavaliers, des chapelets de fleurs autour du cou, accompagna les mariés à l’église. Cela valait bien la cavalcade en l’honneur du duc de Bourgogne d’où la rancune de la petite baronne les avait tenus écartés. Comme il n’y avait pas de pauvres dans le pays, il ne fut pas nécessaire de faire des largesses d’argent, de pain, de charbon, de vêtements. Mais il y eut un carrousel auquel tous les jeunes hommes des petites et des grandes fermes, rouges et goguelus, montés sur de puissants chevaux aux crinières entrelacées de rubans, prirent part et dont les vainqueurs obtinrent pour trophées des médailles frappées en commémoration du grand événement. Hugo Baesrode gratifia aussi les petits cultivateurs de machines agricoles qui leur allégèrent à l’avenir le prix de la main-d’œuvre. Il ouvrit, en outre, des concours entre archers, abatteurs de quilles et joueurs aux jeux de force et d’adresse. Enfin, il institua, sous forme de livrets de caisse d’épargne, cinq dots pour les cinq plus vieux serviteurs de la contrée, valets et servantes de fermes. Ce fut Thècle elle-même, avec ses quarante ans de service et ses soixante-douze années d’âge, qui, de ses antiques mains nouées par le rhumatisme, aux accents nourris d’une Brabançonne exécutée par la fanfare du village sur la place pavoisée de drapeaux et de feuillages, remit les livrets. Et puis, publiquement, devant les bourgmestres et échevins des alentours réunis et applaudissant de leurs gros battoirs, lui, le maître du pachthof, il avait embrassé ce type de la vieille humanité fidèle, donnant à entendre par là qu’il faisait d’elle l’égale des autres membres de la famille.
Là-dessus, il prononça quelques paroles brèves et saisissantes comme il en savait trouver à la Chambre. Naturellement, il n’oublia pas d’adresser son salut à la terre maternelle.
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Cela sonna comme une musique de gloire et d’amour dans le vent qui la porta au large par la terre et le ciel. Sa voix ensuite baissait un peu comme pour être plus près de son cœur et il disait:
—Terre des heureux époux et des vieux serviteurs fidèles!
C’est comme s’il avait dit: «Terre d’une race unique au monde...» On voyait alors les gens des fermes doucement pleurer dans leurs mouchoirs.
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