The Project Gutenberg eBook of Décadence et grandeur

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Title: Décadence et grandeur

Author: Tristan Bernard

Release date: June 21, 2024 [eBook #73884]

Language: French

Original publication: Paris: Éditions des portiques

Credits: Laurent Vogel (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DÉCADENCE ET GRANDEUR ***

Décadence
et
Grandeur

par
TRISTAN BERNARD

PARIS
LES ÉDITIONS DES PORTIQUES
144, Avenue des Champs Élysées

DU MÊME AUTEUR

Vient de paraître :

Le Voyage imprévu, roman (chez Albin Michel).

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE : VINGT EXEMPLAIRES SUR MADAGASCAR, NUMÉROTÉS MADAGASCAR 1 A 20 ; SOIXANTE-DIX EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA, NUMÉROTÉS VÉLIN PUR FIL 21 A 90 ; ET TROIS CENTS EXEMPLAIRES SUR ALFA SATINÉ OUTHENIN-CHALANDRE, NUMÉROTÉS ALFA 91 A 390.

MADAGASCAR
No

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

Copyright by « Éditions des Portiques » 1928.

Décadence et Grandeur

 

Jusqu’à présent, l’utilité des courses d’escargots n’a pas été reconnue officiellement par les pouvoirs publics. On n’a jamais fait ressortir l’intérêt — peut-être d’ailleurs inexistant — que nous avons à améliorer cette race, au point de vue strict de la vitesse.

Mais ce côté utilitaire du sport est-il nécessaire à la satisfaction des vrais sportifs ? Et ne cherchent-ils pas simplement, dans la contemplation des luttes du stade, des émotions sans cesse renouvelées ?

Horace Planchet ne demandait aux courses d’escargots que de lui faire trouver les heures moins longues dans le petit bureau que les difficultés de la vie l’obligeaient à occuper, au troisième étage de la banque Lenormand fils et Normand. Les rapports en souffrance qu’il était chargé de copier n’auraient pas aussi bien rempli son temps… Et puis, Horace, comme toutes les âmes nobles, avait le dégoût du travail payé.

Il abritait dans un tiroir quatre vigoureux escargots de Bourgogne, d’origine absolument pure. Sur leurs coquilles, en belle écriture ronde, l’employé de banque avait calligraphié des noms héroïques, pittoresques ou familiers, selon le caractère apparent de l’individu. Il y avait là Minotaure, Isaac, Bilatéral, et enfin Adolphe, le crack de l’écurie.

L’escargotodrome — que l’on excuse ce nom hybride — était constitué par une grande feuille de papier ministre (don involontaire de la banque) : trois traits minutieusement tracés y délimitaient quatre pistes spéciales. Horace, starter, juge au départ et à l’arrivée, commissaire des courses, était armé d’une règle de bois léger et remettait dans le droit chemin l’escargot fantaisiste qui s’égarait sur la piste du voisin.

Il faut dire ce qui est et voir les choses en face : le bel essor qui, dans ces vingt dernières années, a élevé vers le sport une partie de nos concitoyens, a été loin d’être unanime. Il existe encore un grand nombre d’esprits routiniers et chagrins « qui n’ont pas compris ». De ce nombre était M. Léonard Océan, fondé de pouvoir de la banque où travaillait le jeune Horace Planchet.

Derrière la table-champ de courses de M. Planchet se trouvait une porte, laquelle donnait accès au bureau de M. Léonard Océan : fâcheuse disposition, qui permettait au fondé de pouvoir d’entrer en silence dans le cabinet sportif de M. Planchet, sans que ce dernier, tout à ses occupations passionnantes, pût s’apercevoir en temps utile de cette déplorable intrusion.

Depuis quelques instants, M. Océan assistait en profane à la lutte d’Adolphe et de Bilatéral. Horace, lui, était frémissant et tout anxieux de savoir si Adolphe allait ternir par une défaite un record ininterrompu de victoires. Aussi, M. Océan, par deux fois, et la seconde avec une certaine vigueur, fut-il obligé de toucher l’épaule de l’aficionado pour que celui-ci consentît à tourner la tête…

— Voulez-vous me suivre à la caisse ? demanda M. Océan, avec la politesse excessive d’un chef qui cesse tout à coup de compter un monsieur parmi ses subordonnés.

A la caisse, on délivra à M. Planchet ses appointements du mois en cours, plus une somme honorable et modérée, prévue dans son engagement pour le cas de rupture.


Séparée d’un de ses éléments, la banque Lenormand fils et Normand, dans son haut immeuble de pierres de taille, ne semblait pas avoir perdu un atome de sa solidité. D’autre part, M. Horace Planchet, en s’éloignant du quartier habituel de ses opérations, marchait d’un pas fort alerte, l’esprit ragaillardi par le changement qui survenait dans sa vie et la poche lestée de quatorze cents francs, dont on ne pouvait dire à la vérité qu’ils ne devaient rien à personne, mais tout au moins qu’ils ne régleraient pas plus de deux cent cinquante francs de créances, soit un arriéré de pareille somme dû à la concierge-femme de ménage, chargée de mettre en ordre la petite chambre meublée de M. Planchet.

Arrêté maintenant devant une affiche, M. Planchet en soupesait les termes avec une certaine émotion.

Il y était question du casino de Bront-les-Eaux et d’une « Boule » qui fonctionnait à partir du mois de mai.

Or l’on était en juin et M. Planchet, à ses fonctions d’organisateur de courses d’escargots, joignait une autre spécialité, intéressante elle aussi, de calculateur de systèmes pour le jeu de la boule. Son tiroir de la banque, qu’il avait vidé après son passage à la caisse, outre les quatre escargots de race pure et leurs feuilles de salade (le tout remisé pour l’instant dans une poche de pantalon), avait contenu une liasse épaisse de notes, calculs soigneusement vérifiés sur quinze mille boules et qui avait permis d’établir un système extraordinaire, assurant une rente de 768 (sept cent soixante-huit) francs par jour pour une présence effective de neuf heures à la table de jeu.

Voilà pourquoi M. Océan, qui s’imaginait avoir brisé la carrière de ce jeune homme de vingt-neuf ans, génie étiolé dans un bureau, l’avait en réalité lancé sur le chemin du milliard.

M. Horace Planchet était, depuis l’âge de douze ans, orphelin de père et de mère et recevait deux mille francs par an de M. Luc Planchet, son oncle, un vieux célibataire qui possédait un grand nombre de fermes dans l’État fort prospère de l’Uruguay. Les deux derniers billets reçus avaient été employés, l’automne précédent, à régler quelques différences de mines d’or et de pétrolifères.

Le versement prochain n’était attendu qu’en octobre, c’est-à-dire à une époque où M. Planchet, enrichi par la boule, pourrait affecter ces deux mille francs dérisoires à l’achat de quelque babiole.

Cependant le jeune Horace était arrivé sur le seuil de sa demeure. La concierge était sur le pas de sa porte…

— Madame Jarru, je pars ce soir pour un voyage assez long. Il faudrait faire ma valise.

— Le temps d’aller chercher mon lait et je suis à vous.

Horace monta à ses appartements, en empruntant l’ascenseur jusqu’au sixième étage. A cette altitude, un petit escalier supplémentaire grimpait rapidement jusqu’à un sommet plus élevé. La chambre de Planchet n’était pas exagérément petite. Le plafond, à un moment donné, s’inclinait avec grâce, ménageant l’ouverture d’une fenêtre qui n’était pas tout à fait une fenêtre ni tout à fait une lucarne (Rostand aurait fait là-dessus un joli poème). Planchet, en attendant la concierge, jugea qu’il fallait accorder quelques instants à la méditation. Il s’étendit sur son lit, après avoir soigneusement retiré sa plus belle (et sa plus vilaine) jaquette, qu’il déposa sur une chaise. Puis il ferma les yeux pour mieux rassembler et concentrer ses idées.

Il lui resterait, son voyage et les plus criardes de ses dettes payées, environ mille francs. De cette somme, il ferait quatre parts égales… quatre parts… de deux cent cinquante… deux cent cinquante… Il descendait dans un hôtel simple… un peu champêtre… oui… sur le bord de cette route… hôtel champêtre… un grand pré… verdure… eau… Puis il glissait sur cette eau jusqu’à une ville arabe hérissée de tours…

Mme Jarru qui entrait, après avoir frappé deux fois sans obtenir de réponse, avait le respect du repos d’autrui, et même du repos diurne… (quand on est la femme d’un gardien de la paix, qui a parfois un service de nuit…). Aussi, la lettre du courrier de trois heures, qu’elle tenait à la main, l’inséra-t-elle doucement dans une poche de la jaquette, puis commença à préparer la valise, en envoyant de temps en temps un coup d’œil maternel au jeune allongé et sans remarquer que de la poche du pantalon s’évadaient, un, puis deux, puis trois escargots, avides d’air et de lumière.

 

Ce n’était pas un sentiment d’économie qui avait décidé M. Planchet à prendre un billet de troisième classe. Mais il fallait consacrer le plus de capitaux possible à la mise en œuvre du système de boule.

D’ailleurs, quand les voitures de toute classe sont bondées, comme il arrivait cet après-midi de samedi, on est aussi bien dans un couloir de troisièmes que dans un couloir de premières. Les ressorts des wagons neufs sont toujours excellents. En troisième, on a même l’avantage d’être mieux calé, mieux protégé contre les cahots par des voyageurs plus étroitement compressés. A cet égard, la situation de M. Planchet était idéale : il avait à sa droite une dame dans la force de l’âge, magnifiquement proéminente, et, à sa gauche, un homme en casquette, bien obèse lui aussi, et qui poussait toutes les minutes le rugissement pacifique du cracheur. Comme toutes les personnes dont le larynx est constamment embarrassé, ce gros homme avait les yeux pleins de rêve.

Le train partait à dix-sept heures. Il devait parvenir à Bront-les-Eaux à vingt et une heures et « ne comportait pas » de wagon-restaurant. M. Planchet, qui adorait manger en chemin de fer, avait emporté un sandwich à la langue et deux tablettes de chocolat. Il comptait consommer le tout vers l’heure du dîner. Mais les dernières usines de la banlieue étaient à peine atteintes qu’il avait déjà entamé son repas. C’était un garçon d’appétit robuste et qui ne pouvait rester très longtemps à portée d’un sandwich à la langue.

Les vivres une fois épuisés, il fallut bien, pour s’occuper, guetter les kilomètres au passage, afin de chronométrer la vitesse du train, sans montre à secondes d’ailleurs, mais en comptant les secondes par un mouvement cadencé des dents du bas choquées doucement contre les dents du haut. Malheureusement, beaucoup de poteaux kilométriques vous échappent, soit qu’ils se cachent au passage, ou qu’un imbécile convoi de marchandises vienne croiser votre train au moment qu’il ne faut pas.

Apercevoir au vol les noms des petites gares, que brûlent les express, il vaut mieux ne pas y songer ; ces petites stations se vengent d’être dédaignées en gardant un jaloux incognito.

Vers sept heures du soir, le sandwich à la langue et le chocolat ayant été digérés rapidement par l’effet de la position verticale, le voyageur trouva un nouveau sujet de distraction dans les affres de la faim. Or, comme nous l’avons dit (page 17 de l’indicateur, note 24), il n’y avait pas de wagon-restaurant dans le train 71, et ce rapide ne s’arrêtait pas avant Bront-les-Eaux… La Providence, heureusement, veillait : un petit tamponnement s’était produit, un quart d’heure avant le passage du train, dans une gare d’importance moyenne. Le fier rapide put stopper dans cette station indigne de lui, et M. Planchet put se restaurer avec un âcre bock et deux poudreuses brioches de la veille. Il ne goûta aucun plaisir à cette hâtive collation, non à cause de la qualité médiocre des victuailles, mais parce qu’il ne songeait qu’à ce funeste retard, qui le ferait arriver à Bront-les-Eaux après la fermeture du Casino et de la boule.

C’est ce qui se passa, en effet. Il était minuit cinq quand ils entrèrent en gare de Bront. Une lune narquoise éclairait leur déconvenue.

L’hôtel, repéré dans l’après-midi par Planchet sur un guide du pays, se trouvait à huit cents mètres de la station. La plupart des porteurs étaient allés vers un lit bien gagné. Il ne restait sur les quais que deux octogénaires qui n’avaient pas besoin de sommeil et dont l’aide fut d’ailleurs accaparée par des voyageurs plus diligents. Aucun omnibus, au nom de l’hôtel du Berri n’attendait devant la gare. Planchet, une valise à la main, s’en alla le long d’une allée bordée d’arbres. De temps en temps, il posait sa mallette à terre, s’asseyait dessus et jouissait mal de la pureté du soir.

 

On lisait bien sur la façade : Hôtel du Berri, mais toutes les fenêtres étaient fermées, et la porte d’entrée paraissait close pour l’éternité. Planchet sonna une demi-douzaine de fois. Il comptait jusqu’à trente et resonnait à nouveau, décidé à sonner toute la nuit, faute d’occupations. Aussi, fait à cette idée, fut-il très surpris et presque déçu lorsque la porte remua, doucement entre-bâillée, et qu’il aperçut devant lui un somnambule grisonnant qui tenait un bougeoir à la main. Planchet, de Paris, avait fait téléphoner pour retenir une chambre. C’est ce qu’il expliqua au somnambule, qui semblait ignorer toutes les langues terrestres. Cependant, par une sorte de miracle, cet homme âgé le conduisit sans hésiter au deuxième étage, par un escalier assez vaste. M. Planchet eut le temps d’apercevoir un ascenseur qui dormait dans sa cage.

La chambre où le jeune homme pénétra, à la suite de son guide, était de fort belles dimensions. Le bougeoir du veilleur y remuait de grandes ombres. Une lampe électrique s’alluma au plafond, puis sauta à la tête du lit. L’homme de nuit avait disparu sans mot dire.

La plus stricte et la moins accueillante chambre d’hôtel ne cause aucune impression de détresse à un homme tout près de réaliser une fortune colossale. Planchet ne ressentait qu’une vive impatience d’être au lendemain. Il se disait que la nuit serait interminable et qu’il ne pourrait fermer l’œil. A peine au lit, il plongea dans un sommeil profond.

 

Le casino de Bront-les-Eaux est de construction récente. Il a été édifié par une Société parisienne, entraînée par un architecte ardent qui aimait son métier et qui, de concert avec des entrepreneurs avides de travail, fit sortir de terre, dans ce pays en friche, une trentaine de villas.

Ces villas furent louées à des actionnaires de la Société thermale, désireux d’augmenter le contingent des baigneurs, puis à des étrangers, dont quelques-uns avaient traversé les mers sur la foi d’un article de journal signé d’un docteur inconnu, mais dont le nom, une fois imprimé, avait pris une autorité subite. Peu à peu, autour du noyau primitif, s’étaient agrégés des amateurs de golf, de tennis et des jeunes filles, qui ne s’étaient pas vouées à un célibat éternel. La venue, d’ailleurs inopinée, d’un maharadjah avait consacré la station.

Le Casino, sous prétexte de style moderne, montrait des murs blanchis à la chaux et sans coûteuses pâtisseries. M. Planchet, en y pénétrant, ne se souciait en aucune mesure des ornements architecturaux. Il obtint facilement une carte de quinze jours et courut à la boule. Il lui semblait que chaque minute de retard était dérobée à la vie heureuse et riche qu’il allait mener sous peu de jours.

Nous pouvons révéler maintenant en quoi consistait le système de M. Planchet. L’inventeur ne nous en voudra pas, car, pour diverses raisons que la suite des événements éclairera sans doute, il est peu probable qu’il tienne à s’en réserver le monopole.

On attend la sortie de dix numéros que l’on note dans l’ordre. Puis on pose une mise sur chacun des deux numéros le plus fréquemment sortis. On mise d’abord un franc, puis deux francs, puis six francs, puis un louis.

Les premiers résultats furent très honorables.

M. Planchet, avant le déjeuner, avait encaissé un bénéfice de cent dix-sept francs. Ce n’étaient pas encore les millions annoncés à l’extérieur, mais le maximum de mise est si faible à la boule ! M. Planchet envisagea la possibilité d’engager des hommes de confiance, au nombre de dix ou douze, et qui joueraient tous son système, selon ses indications. Mais l’administration remarquerait peut-être ces dix ou douze personnes jouant un jeu identique et l’on prierait sans doute M. Planchet et sa bande d’aller opérer ailleurs. Qu’importait ? M. Planchet aurait à ce moment des fonds considérables et il irait travailler à Monte-Carlo…

En tout cas, ces hommes de confiance ne pouvaient se trouver d’un instant à l’autre dans cette petite localité de Bront. L’après-midi, M. Planchet se contenterait de bénéfices minimes, comme il avait fait le matin. Peut-être, comme il jouerait plus longtemps, arriverait-il à ramasser un pauvre billet de mille francs. En tout cas, il ne fallait pas considérer cet après-midi d’attente comme une séance d’affaires, mais comme quelques heures de distraction.

Le coup de perte, qui, selon les calculs de M. Planchet, ne pouvait se produire qu’une fois sur douze cents séances de jeu, par un de ces méchants caprices du Destin, complètement imprévisibles, arriva précisément ce jour-là. L’après-midi, qui pouvait rapporter mille francs à peine, coûta à peu près cette somme, c’est-à-dire le saint-frusquin de M. Planchet. Le billet de cinquante francs qu’il pouvait devoir à l’hôtel, et qu’il avait mis de côté dans une petite poche, fut employé comme la garde, à Waterloo, et subit un sort analogue.

M. Planchet avait tout de même encore cinq francs sur lui quand il sortit du Casino ; ce qui indique qu’il n’était pas le pire joueur de la terre. Sur les bancs de la place se trouvaient une douzaine de petits bourgeois à mine honnête : tout à fait les hommes de confiance dont il avait été jadis question.

M. Planchet entra dans le bureau de poste comme un homme sûr de ses décisions et rédigea une dépêche à l’adresse de M. Luc Planchet, Montevideo. Il demandait simplement dix mille francs par mandat télégraphique. L’affaire était sûre maintenant : le coup de perte qui venait de se produire ne se reverrait sûrement pas avant deux mille séances et la fortune de M. Planchet, d’ici là, serait édifiée.

Il n’y a rien de plus absurde que les tarifs télégraphiques. Il semble bien que, plus le destinataire de la dépêche habite loin, plus l’appel qu’on lui adresse indique un besoin urgent et doive émaner d’une personne embarrassée dans ses finances, mettons simplement fauchée. Or, c’est à ce moment que l’employé du guichet émet des prétentions injustifiables, comme de réclamer deux cent vingt francs à un monsieur qui dispose en tout et pour tout d’une thune en papier, pas trop défraîchie d’ailleurs.

Le pont de Bront surmonte d’une centaine de pieds le lit mal rembourré d’un pauvre petit sous-affluent rural, qui veut bien traverser la ville parce que la géographie l’exige ainsi, mais qui aimerait autant borner à une campagne déserte un cours sans aucune prétention.

Surtout cette rivière modeste ne tient nullement à la célébrité que lui donnerait un journal local, si elle recevait inopinément, du haut du pont, un monsieur dégoûté de la vie, qu’elle ne serait même pas capable de noyer dans ses eaux indigentes, bonnes tout au plus à étancher les blessures produites par les pierres du fond.

D’ailleurs, aucun événement de ce genre ne devait être enregistré ce jour-là par le Réveil de Bront-les-Eaux. M. Planchet s’était bien assis sur le parapet. Il avait bien introduit entre ses dents le canon d’un browning chargé qu’il avait pris pour son voyage (et maintenant pour le grand voyage). Mais, rebuté par le froid de l’arme, avant-coureur du froid de la mort, il avait jeté son revolver dans la rivière, sans réfléchir que cet objet meurtrier peut, à l’occasion, aider un homme à vivre, si on l’échange contre quelques dollars.

M. Planchet quitta définitivement le parapet pour le trottoir. La hauteur du pont l’impressionnait et il n’eût affronté la chute qu’après s’être un peu brouillé l’esprit par une balle de revolver…

Au coin du quai et de la grande rue, un pharmacien exposait un carton rouge, où se dévoilait généreusement, en lettres blanches, le nom d’un nouveau produit : l’Écrasol. Il promettait une nuit de douze heures pleines aux personnes nerveuses qui useraient de ses pilules. M. Planchet pensa que c’était une affaire pour lui. Il se procura une boîte de cette drogue qui ne coûtait que trois francs… Le temps était beau. Il se dit qu’il dormirait très bien dans quelque pré moelleusement capitonné des environs.

M. Planchet était tellement impatient d’oublier les casinos, les intolérables mécomptes du calcul des probabilités, l’éloignement absurde de l’Uruguay et le souci de la côtelette quotidienne, qu’il ouvrit la boîte tout de suite et, au lieu de la pilule indiquée, en avala d’un seul coup une demi-douzaine. Le sommeil ne le terrassa pas instantanément, mais il lui sembla qu’il était « groggy », comme un boxeur qui vient de prendre un bon coup sur le tournant de la figure. S’il eût été de sang-froid, aurait-il eu le « culot » de pénétrer dans ce garage, vide d’ailleurs à cette minute ?

Une merveilleuse six-cylindres, carrossée en limousine, se trouvait sous le hall en compagnie d’autos plus ordinaires. M. Planchet, qui n’était pas regardant, alla droit à cette voiture imposante et ouvrit carrément la portière… Il y avait dans le fond un amas de couvertures et de fourrures. M. Planchet s’étendit sur la banquette, mit sous sa tête fragile un petit coussin pneumatique, se recouvrit complètement avec les riches pelisses et se laissa aller, pour un temps indéterminé, aux bienfaits de « l’Écrasol ».

 

Huit heures du matin. La scène se passe devant le garage. M. et Mme Gradimbourg, les gros usiniers de Belfort, sont en train d’interroger le ciel, qui ne leur répond rien de catégorique. Ils sont en costumes de voyage et Mme Gradimbourg a confié au mécanicien une petite cage, cottage de deux serins.

Ayant suffisamment contemplé la nue, M. et Mme Gradimbourg se regardent maintenant l’un l’autre.

— Oui, dit M. Gradimbourg, la sagesse, la vraie sagesse serait d’envoyer Célestin tout seul par la route, pendant que nous prendrions le train…

— Comme tu voudras, dit Mme Gradimbourg.

— C’est comme tu préfères, dit son mari.

Voilà bientôt quarante-cinq ans que des liens conjugaux les unissent. Elle a toujours dit : « Comme tu voudras », et lui : « Comme tu préfères », et ça s’est toujours d’autant mieux arrangé entre eux qu’il n’a jamais voulu grand’chose, et qu’elle n’a jamais préféré rien.

Célestin reçoit des instructions précises : il mettra la cage d’oiseaux dans la limousine et prendra tout de suite la route pour couvrir les quatre cent cinquante kilomètres qui le séparent de la Prunière, la magnifique propriété habitée par M. et Mme Gradimbourg aux environs de Belfort.

Célestin n’est pas de bonne humeur. Est-ce un ennui pour lui de voyager sans ses patrons, à qui ne le rive aucun lien de sympathie ? La vérité est que Célestin, de parti pris, est toujours mécontent de ce qu’on lui propose. C’est un esprit indépendant qui n’aime pas à voir modifier par autrui les étapes de sa destinée.

Il ouvre la portière de la voiture, dépose sans précaution la cage d’oiseaux sur le tas de couvertures, sans même remarquer que ce tas est plus élevé qu’à l’ordinaire. Puis il va régler les frais du garage, distribue à droite et à gauche quelques regards de civilité hostile, s’installe au volant et part, démarrant du siège.

Notons cependant qu’après avoir refermé la portière, il a donné un tour de clé, de sorte que Planchet, endormi, commence à vivre, pour un temps qu’il faut espérer moins long, l’existence du fameux Latude.

… Célestin est parti à bonne allure. Filer en quatrième endort un peu, sans la supprimer, cette mauvaise humeur où il se complaît hargneusement. Il marche tant qu’il peut, n’ayant plus, pour le freiner, la voix apeurée de madame qui trouve toujours le train trop rapide.

Ce chauffeur n’est ni un gourmand, ni un buveur. On dirait que, dans sa haine générale du genre humain, il évite de s’excepter lui-même, et qu’il refuse avec rage de s’accorder de petites douceurs. C’est donc simplement parce que la douzième heure du jour coïncide avec son passage devant une auberge rustique que Célestin arrête sa vingt-quatre chevaux au bord de la route… Il met pied à terre et se dirige vers la nourriture.

A ce moment, M. Planchet dormait depuis seize heures d’horloge, et c’était pour « l’Écrasol », même pris à la dose inusitée et très exagérée de six pilules, un admirable testimonial d’efficacité.

Célestin était donc installé à une table, à l’intérieur de l’auberge, quand, dans l’auto, le tas de couvertures se souleva, la cage d’oiseaux glissa à terre et une tête hagarde apparut, telle Anadyomène, au-dessus des flots agités.

M. Planchet se trouvait, sans instrument pour faire le point, dans une région complètement inconnue. S’il avait été capable d’associer à ce moment deux idées, il se fût demandé pourquoi il était dans une si belle voiture et se fût peut-être imaginé une minute que, grâce à son système de la boule, il avait ramené assez d’argent pour se rendre acquéreur de cette 24 HP.

Mais M. Planchet ne pensait à rien. Il était là comme un épagneul tombé d’un avion et n’éprouvait que l’impression d’une soif considérable, prête à s’étancher à tout prix.

Le génie de l’instinct lui fit aviser un brin de paille qui sortait d’une bourriche. Ce brin de paille constituait un excellent chalumeau et, comme la cage comportait un petit réservoir d’eau, M. Planchet se désaltéra légèrement, aux dépens des canaris. A la première gorgée, il s’aperçut que cette eau était loin d’être pure et borna là son indiscrétion. D’autant, pensait-il, qu’il trouverait bien dans le pays quelque frais ruisseau. C’est pour commencer cette recherche qu’il se disposa à quitter la voiture…

 

Or, tandis que M. Planchet faisait des efforts infructueux pour ouvrir la portière, M. Célestin ayant déjeuné, sortait de l’auberge… Et voilà pourquoi M. Planchet, toujours occupé à essayer d’ouvrir la porte, vit devant lui, pour la seconde fois depuis vingt-quatre heures, la petite gueule sombre d’un browning.

Ce browning-là, aux mains d’un autre, paraissait infiniment plus dangereux que le sien. Heureusement, M. Planchet connaissait ce demi-mouvement de gymnastique suédoise qui consiste à lever les bras le plus haut possible et qui est excellent, dans certaines circonstances tragiques, pour conserver sa vie et sa santé.

 

On croirait volontiers que des gens réputés « pas commodes », du type du chauffeur Célestin, vont se montrer particulièrement terribles quand un grave incident vient leur en fournir l’occasion. Célestin trouvait dans sa voiture un individu mystérieux, qu’il avait tout lieu de prendre pour un malfaiteur. C’était pour lui, semblait-il, un bon prétexte pour assouvir sa continuelle rancune contre son prochain. Eh bien ! il en fut tout autrement. Au contraire, le rogue Célestin se montra satisfait de voir le genre humain lui donner raison en s’avérant franchement criminel, et il fut sans doute reconnaissant à Planchet de lui fournir une bonne justification de sa farouche misanthropie.

Sans bouger, sans baisser le canon de son arme, il héla d’une voix forte et grave le patron de l’auberge, qui s’avança sans empressement, suivi à peu de distance d’une jeune fille plus intrépide et plus curieuse, qui dépassa bientôt son père et vint coller son nez à cette vitre même derrière laquelle M. Planchet semblait lever les bras au ciel à perpétuité.

— Vous approchez tout de même pas trop de ce malandrin, dit Célestin à la jeune fille, que la vue de M. Planchet n’arrivait pas à terroriser… Toi, l’andouille, dit presque jovialement le mécano à l’aubergiste, va me quérir une bonne corde à fourrage. Nous allons ficeler ce gaillard-là pour qu’il reste un peu tranquille.

Pendant que l’aubergiste exécutait ses ordres, Célestin ouvrait la portière et, le revolver toujours braqué, procédait à un premier interrogatoire.

— Dis-moi d’abord comment qu’t’es entré là-dedans ?

— Je n’en sais rien, dit Planchet, rattrapant ses esprits avec peine, comme on tâche de mettre la main sur des poussins égaillés… Je suis entré dans le garage, là-bas… dans un pays qui s’appelle… qui s’appelle… Bront-les-Eaux.

— Je comprends que je le connais, dit avec autorité le magistrat enquêteur… Ah ! je vois ça, je vois ça ! Tu t’es insinué dans ma voiture, et comme ça, en pleine route, par derrière, tu m’aurais fait mon affaire… Pour cette fois, j’ai le regret de te dire que c’est manqué…

Cependant l’aubergiste était revenu avec une longue corde.

Sous l’œil amusé d’abord, puis un peu apitoyé de la jeune fille, le voyageur de l’auto passa bientôt à l’état de colis ficelé pour l’exportation. Ensuite, Célestin continuant à diriger la manœuvre, le prisonnier de guerre fut transporté dans une grange. Faute de paille humide, on l’étendit sur de la paille fraîche. D’ailleurs, d’après la loi française, et quel que fût le poids des charges qui l’accablaient, il n’était encore qu’un simple prévenu.

On aurait bien emmené M. Planchet en auto à la ville voisine pour l’offrir aux autorités locales. Mais — soit hasard étrange, soit maléfice — deux pneus se trouvèrent crevés en même temps, et Célestin n’avait qu’une roue de rechange (tout simplement parce que son patron lui demandait constamment d’en avoir deux). Le chauffeur partit donc à pied avec l’aubergiste. Planchet resta dans sa grange, sous la garde de Catherine, en faction en dehors devant la lucarne et qui, armée d’une faux, semblait la fille du père Temps lui-même.

 

Le prisonnier n’avait pas encore ses idées bien en ordre. Il ne savait pas au juste ce qu’il y avait de réel dans tous ces événements. L’apparition, à la lucarne, d’une fraîche et pas du tout méchante petite figure ronde prit place comme un épisode agréable dans cette succession de songes. Pendant quelques instants, le malfaiteur et sa gardienne s’examinèrent en silence.

— Je ne suis pas un criminel, dit Planchet au bout d’un instant.

Pourquoi disait-il cela, qui ne répondait à aucune phrase exprimée ? Il se trouva qu’il avait bien rencontré la pensée de la vierge à la faux.

Bien qu’elle n’eût rien répondu à cette protestation, Planchet ne douta pas qu’elle fût tout à fait d’accord, à ce point qu’elle jugea même inutile, en répondant, d’affirmer sa foi dans l’innocence du prévenu. Les êtres simples, souvent, voient juste et rapide, et la complication d’un Sherlock Holmes est souvent en défaut devant des problèmes que résout en un instant l’instinct lumineux d’une petite campagnarde.

Donc, l’instruction de l’affaire Planchet, faite en un clin d’œil par Catherine, aboutit à un non-lieu. Il fallut à peine une demi-minute à cette improvisatrice pour concevoir un plan d’évasion et pour passer sans mot dire à l’exécution de son projet… Elle se rangea le long du mur, de façon à introduire la pointe de sa faux dans la lucarne. Puis, toujours tenant le bout du manche, elle s’éloigna de la muraille de façon à faire passer le coude métallique entre deux barreaux. Il ne restait plus ensuite qu’à s’avancer en droite ligne contre la lucarne, pendant que la faux entrait carrément dans la grange.

— Voilà, dit Catherine. Il s’agit de ne pas perdre de temps. La gendarmerie est à deux lieues d’ici. Laissez-moi passer le bout de la faux entre la corde et votre dos. Vous allez m’aider un peu, en remuant, parce que, de la lucarne, c’est pas trop aisé à scier la corde. Sans compter qu’il va falloir la couper en deux endroits, d’après la façon qu’il vous a ficelé.

Cette corde était plutôt neuve, et la faux ne coupait pas admirablement (on la sortait un peu de sa spécialité). Il fallut un bon quart d’heure pour déficeler M. Planchet. Une fois le travail fini, Catherine ne songea pas à se reposer, bien qu’elle eût trimé dur…

— Sous le foin, près du coffre, il y a une clef de rechange… Vous l’avez trouvée ? Montrez ? Oui, c’est ça. Ouvrez la porte maintenant.

Catherine avait déjà fait le tour du bâtiment quand Planchet ouvrit la porte. Il vit la jeune fille sur le seuil, inondée de lumière, allégorie de la Liberté.

— Maintenant il faut partir.

Mais depuis que M. Planchet était redevenu un homme libre, toutes sortes de raisonnements civilisés s’étaient réinstallés dans sa tête mondaine.

— Il faut que je parte ? Très bien. Et que va-t-on vous dire à vous qui m’avez laissé échapper ?

— Ils me diront ben c’qui voudront.

Ce n’était pas une réponse. En tout cas, elle n’était pas suffisante pour le généreux M. Planchet, dont la bonne nature ne pouvait être qu’attendrie par l’acte de dévouement qu’il avait vu s’accomplir en son honneur.

— Si c’est comme ça, dit-il, je ne m’en vais pas…

Elle le regarda, un peu surprise.

— Ou alors, comme je ne veux pas qu’ils vous fassent des ennuis, vous allez partir avec moi !

— Oh ! fit-elle…

Elle ajouta à voix basse :

— C’est quéque chose… c’est quéque chose…

— Faut se décider, dit M. Planchet.

— Qu’est-ce que va dire le père de ne plus me voir ici !

— Et si les gendarmes vous emmènent ? D’abord, ils ne vous emmèneront pas. C’est moi qu’ils emmèneront, car, si vous ne voulez pas me suivre, je resterai là à vous attendre.

— Alors faut s’en aller, dit-elle.

Elle monta dans sa chambre, ouvrit des tiroirs, fit un paquet. Même à la campagne, une jeune fille bien innocente ne s’en va pas de chez elle sans emporter quelques petites choses avec soi.

Une fois descendue, un cabas à la main :

— On ne suivra pas bêtement la grand’route, dit-elle. On prendra le sentier jusqu’à la rivière, et ensuite le bord de l’eau.

C’était la première fois que Catherine se sauvait de chez elle. Mais on aurait cru qu’elle n’avait fait que ça de toute sa vie. M. Planchet ne s’étonna que plus tard qu’elle eût abandonné avec si peu de difficultés le domicile paternel. Plus tard aussi, quand il connut mieux le tempérament primesautier de Catherine, et le peu d’agrément de la société de l’aubergiste, il s’expliqua mieux la fugue de la petite campagnarde. Il apprit aussi, par la suite, que Catherine avait perdu sa mère étant toute jeune… Pour le moment, ils ne se racontaient pas encore leurs histoires de famille. Il faut bien garder quelque chose pour les longues soirées d’hiver.

La rivière, qui n’était pas poursuivie par les gendarmes, s’en allait en peinarde dans la campagne, avec des détours. Elle savait qu’elle arriverait fatalement à son confluent… Au fond, c’était plus adroit pour les fugitifs de l’accompagner dans sa promenade paresseuse, au lieu de suivre une ligne à peu près droite où les criminels, et les gendarmes derrière eux, ont des tendances à se précipiter. D’autre part, la rive était bien couverte. A trente pas, on ne voyait pas si elle était déserte ou fréquentée.

Ils marchèrent ainsi pendant une bonne demi-lieue, Catherine parfaite d’insouciance, et M. Horace Planchet gagné, lui aussi, par cet air de souveraine sécurité. Ils aperçurent, à un coude de la rivière, un grand pont suspendu.

— Ça, dit Catherine, la route qui passe sur le pont, c’est une autre grand’route.

Un petit sentier, un peu avant le pont, lâchait espièglement la berge et s’en allait rejoindre le grand chemin, en grimpant en oblique sur le talus herbu. Ils firent comme lui. Arrivés au pont, ils virent un arbre qui les attendait depuis quelque temps déjà. Ils s’assirent à l’ombre complaisante qu’il étendait autour de son pied.

— C’est le moment de manger, dit posément Catherine.

… Manger quoi ? se demandait Planchet.

Mais, de son cabas, elle sortait tranquillement une demi-miche de pain bis et un fromage, enveloppé dans des feuilles.

« Comme elle me complète bien ! pensait Horace Planchet. A moi, le génie des grandes affaires. A elle, le sens pratique pour les petites nécessités de la vie. »

La fête n’était pas encore finie. On vit sortir du cabas un aimable litre, rempli d’un vin blanc du pays, très facile à boire.

Comme leur repas était terminé, ils virent arriver tout à point un magnifique « poids lourd », un camion chargé de sacs de farine. Le gros garçon qui le conduisait s’était arrêté tout près d’eux pour vérifier son moteur.

Il regarda les voyageurs, qui reprenaient leur route à pied. Un au moins des éléments du couple lui sembla sympathique.

— Par où c’est que vous allez ? demanda-t-il à Catherine.

— Par là, dit nettement la fille de l’aubergiste, en indiquant la direction que le camion allait suivre.

— Moi, dit le gros garçon, je vais jusqu’aux entrepôts, le grand bâtiment qui se trouve à la Patte-d’Oie, un peu avant Belfort. Ça fait toujours douze kilomètres en moins pour vos petites jambes. Vous descendrez avant la maison, parce que, vous savez, ce n’est pas mon service d’emmener des voyageurs, même gratis pro Deo. J’aimerais pas que le secrétaire il vienne me faire une observation.

Ils prirent tous place sur le large siège, et le camion reprit sa marche. Il ne s’en allait pas à une allure de circuit, et il n’était pas question de battre des records. Mais il avançait tout de même. On venait à bout de tous les piétons, et l’on dépassa même un curé à bicyclette, plus très jeune il est vrai.

La conversation du conducteur n’était pas précisément un feu roulant. Ils manquaient tous trois de relations communes, sur qui on aurait pu clabauder. Les grandes questions de politique extérieure, toujours pendantes, ne comptaient pas sur eux pour être résolues.

— La route est bonne, finit par dire le conducteur. Ils l’ont refaite l’automne dernier. Mais, avec ce qui passe ici de voitures de charge, et les pluies et l’hiver en supplément, la saison prochaine on recommencera à cahoter. Sans compter que les usines d’autos du pays, ça envoie ici des châssis en essais. Les gaillards qui sont au volant se débinent comme de vrais sauvages, pour faire rendre tant que ça peut à la bagnole. Les cailloux sautent en l’air quand ils passent. Je me demande si c’est fameux pour l’entretien.

En somme, il en avait assez dit, et ces considérations dont il régalait ses auditeurs, jointes à ce trimbalage à l’œil, tout cela suffisait amplement à attester sa sociabilité.

De la Patte-d’Oie à la ville, où se rendaient Planchet et Catherine, comme ils seraient allés autre part, il y avait encore une heure de marche. Depuis pas mal de temps, leur déjeuner était bien descendu… Or, le cabas d’osier ne contenait plus que du linge, une paire de bottines, un peigne et une brosse, objets d’une faible comestibilité. La bouteille, complètement à sec, aurait pu être promenée à la main, sans crainte de procès-verbal, en pleine rue de New-York, Chicago, ou de telle autre ville de l’Amérique dry.

 

O surprise ! Une vache, une vraie vache, là-bas, à l’ombre, derrière ce buisson ! Un bout de corde attache la bête à une racine. La personne qui accompagne dans le monde cette notabilité bovine s’est éloignée on ne sait où…

Traire les vaches, c’est du rayon de Catherine, et ça ne regarde pas la direction des grandes affaires (chef de service : M. Horace Planchet). Le litre en main, agenouillée auprès de la généreuse ruminante, Catherine voit avec satisfaction le blanc niveau s’élever dans la bouteille.

Ce lait est une pure merveille. Ils se passent la bouteille et boivent à la régalade, chacun sa gorgée : distribution équitable et polie, sans sacrifice de part ni d’autre.

Cependant, cet excellent lait une fois bu, M. Planchet s’avise qu’il faudrait le payer. Il a encore sur lui deux francs.

Mais où est la caisse ? Le vacher ou la vachère restent invisibles… M. Planchet pourrait déposer à terre, à côté de la bête passive, sa pièce de quarante sous. Hélas ! c’est toute sa fortune… D’autre part, il ne s’est jamais, au cours d’une existence parfois difficile, rendu coupable du délit de grivèlerie… Bien sûr, il doit à l’hôtel de Bront-les-Eaux une quarantaine de francs… Mais, tôt ou tard, il trouvera moyen de régler cette petite dette, que divers cas de force majeure l’ont empêché d’acquitter.

— Il faut tout de même payer ce lait, répète-t-il, à l’étonnement de Catherine…

En fouillant à nouveau dans son gousset, il sent un petit morceau de papier roulé… C’est un timbre… Un timbre-poste de vingt-cinq centimes… Sans hésiter, il le colle sur le flanc de la vache. Puis il s’éloigne, la conscience tranquille, suivi de Catherine qui n’en revient pas…

C’est à compter de ce moment que la jeune campagnarde commence à le regarder avec respect, comme un individu d’une autre condition, un monsieur peut-être, enfin un être pourvu de scrupules de luxe…

Mais cette déférence muette de Catherine n’augmente en aucune façon la situation matérielle de M. Planchet. Quand ils font leur entrée dans Belfort, le patrimoine dudit Horace ne s’est pas accru d’un centime. Par exemple, l’appétit de ces deux jeunes gens ne s’atténue pas… Le jeton de deux francs est entamé pour acheter du pain et du fromage, qu’ils vont manger sur un banc d’une promenade publique, réfectoire sans tralala, qui menace, sauf variation subite de la fortune, de devenir également leur chambre à coucher.

 

M. Planchet, même dans la belle saison, n’avait jamais aimé dormir sur un banc. Il proposa donc à Catherine la combinaison de camping qui lui avait déjà réussi une fois et qui lui avait valu indirectement l’avantage de faire la connaissance de la jeune fille. Il s’agissait de trouver dans Belfort un garage bien achalandé… Bien achalandé ? Pour les touristes du genre de M. Planchet, les garages bien achalandés ont ce désavantage d’être troublés par des allées et venues qui empêchent la clientèle non payante de profiter de l’hospitalité des limousines… Ils passèrent discrètement devant trois garages, mais chaque fois ils eurent l’ennui d’y voir des intrus en train qui de laver des voitures, qui de remonter des pneus, qui de se livrer à d’oiseuses conversations qu’ils auraient bien pu continuer chez le bistro voisin. De garage en garage, le hasard de leurs recherches les amena sur la place de la station. Planchet, qui avait son idée, entraîna sa compagne vers les salles d’attente. Mais, dans cette gare vigilante, un employé, inflexible d’apparence, se tenait sur le seuil et ne laissait entrer dans les salles que les voyageurs munis de billets.

Si les salles d’attente étaient bien défendues, il n’en était pas de même de la consigne des bagages, où M. Planchet avait jeté un regard explorant. Il vit contre le mur un tas de sacs qui lui parurent moelleux. Le tas semblait décroître en se rapprochant du mur. Il y avait un endroit sans doute où l’on pouvait se glisser entre le mur et le sommet du tas : ce dernier formerait ainsi une sorte de parapet qui vous masquait à la vue (M. Planchet avait une petite expérience de la guerre de tranchée). Le comptoir, qui fermait la consigne, offrait pour le moment une brèche, grâce au relèvement passager de la porte horizontale. Le préposé, en disparaissant momentanément, avait négligé d’abaisser ce couvercle de trappe. Vraiment, s’il n’y avait pas de préposés négligents, la terre serait inhabitable. M. Planchet avait encore sur lui sa boîte de pilules soporifiques ; il en offrit une à Catherine qui n’en avait jamais usé. Mais il lui fit comprendre que c’était une drogue très précieuse quand on avait une nuit à passer dans une consigne des bagages.

Hélas ! les sacs, si moelleux d’apparence, étaient des sacs de pommes de terre, et si efficace qu’il fût d’ordinaire, « l’Écrasol » pouvait difficilement lutter contre de telles conditions d’inconfort. Il opéra beaucoup plus sur Catherine. M. Planchet — cela valait peut-être mieux ainsi — s’éveilla au petit jour, secoua sa compagne… Et tous deux quittèrent leur gîte sans troubler le sommeil profond du préposé.

La gare et ses abords étaient heureusement déserts. Mais, de l’autre côté de la place, un établissement sans faste, déjà ouvert, offrait des cafés à vingt centimes et des petits pains à trois sous. Il semblait que le patron eût pris la mesure des disponibilités budgétaires de M. Planchet. Les quatorze sous y passèrent tout entiers. Cependant le café, bien que de qualité ordinaire, avait fortement ragaillardi nos voyageurs.

Certes, la situation de ce couple eût pu être plus favorable. Mais Catherine avait maintenant confiance dans Planchet et Planchet dans Catherine. Et puis, ils étaient contents d’être ensemble, et cette satisfaction n’était pas moins grande du fait qu’elle ne s’était pas formulée.

 

Ils s’en allaient à travers la ville comme deux touristes qui n’ont rien à faire et qui sont libérés de tout souci, au moins jusqu’à l’heure du déjeuner. Il était évident qu’à partir de midi, et peut-être avant, de nouveaux problèmes allaient surgir dans leur estomac. Pour le moment, il n’était encore question de rien.

Le temps est vraiment un élément sans mesure fixe. Trois jours de répit, trois heures même, c’est une éternité pour les gens habitués à la mâle vie d’expédients, tandis que le bon rentier, passif héritier de ses ancêtres, voit avec terreur arriver, à dix ans devant lui, la minute où sa situation peut être modifiée par une baisse possible des cours.

L’enseigne : Bureau de placement, aperçue au tournant d’une rue, ne provoqua chez M. Planchet aucun sursaut de surprise. Et cependant il était sûr que c’était pour eux le salut. Mais il estimait parfois que la Providence était à son service et ne s’étonnait pas que, bien stylée, elle se trouvât là à point nommé pour le tirer d’affaire.

La patronne du bureau semblait appartenir, par son âge et ses proportions, à l’époque reculée des mammouths. Elle avait dû être installée, bien avant sa complète croissance, entre ce mur et cette table échancrée, et sans doute elle s’était développée sur place, comme ces poires qui poussent et grandissent dans des bouteilles où elles n’auraient jamais pu entrer autrement, étant donné leurs dimensions et l’étroitesse du goulot.

A l’entrée des nouveaux venus, la dame souleva péniblement la moins lourde de ses paupières. Un grondement d’asthme se fit entendre en elle, comme en un volcan en demi-activité. Puis il sortit de ses lèvres une petite voix inattendue, alerte et toute jeune… Qu’est-ce que cette petite voix faisait donc dans ce corps-là ?

— Vous ne me croirez pas ? Mais, à l’instant même, — il n’y a pas dix minutes, — on me demande pour la même maison deux personnes. Un monsieur, en arrivant de voyage, a flanqué à la porte une miss et un valet : il les avait trouvés saouls perdus, vous imaginez-vous ? Et, à huit heures du matin, le monsieur a fait un tour dans sa cave et a constaté que ses casiers étaient bien dégarnis. Il s’est rendu compte — ce n’était pas sorcier — où avaient passé ses bouteilles. Dare-dare, il m’a lancé un coup de téléphone… Pensez-vous que vous ferez l’affaire ?

— Est-ce que ces personnes ne préfèreraient pas une femme de chambre et un précepteur ? allait dire le jeune Planchet. Mais il retint sa langue, pour ne pas « louper » la combinaison. Catherine, qui commençait à entrevoir ce que l’on attendait d’elle, tourna vers son compagnon un œil affolé ; mais M. Planchet la regarda avec une telle autorité qu’il la ramena à une soumission aveugle. La nouvelle règle de conduite de M. Planchet — au moins depuis vingt-quatre heures — c’est qu’il ne faut pas discuter avec le Destin et le prendre carrément au mot, quand il est en humeur de vous proposer quelque chose.

Il se demandait, d’autre part, — car la vie continuait à l’instruire — comment allait se régler une autre question importante : celle des certificats… Mieux valait prendre les devants…

— Je dois vous prévenir tout de suite, dit-il à la mandataire du Destin, que nous n’avons pas de certificats…

— Oh ! oh ! pas de certificats ?

— Voici pourquoi… Mademoiselle, ici présente, a toujours vécu dans sa famille… à travailler ses examens… C’est la première fois qu’elle se place…

— Ça n’en vaut peut-être que mieux, dit l’énorme dame… Elle n’a pas eu le temps de prendre de mauvaises habitudes. Mais, pour le valet de chambre, le manque de certificats, c’est plus embêtant…

M. Planchet ne songea pas un instant à indiquer, comme source de renseignements, la maison Lenormand fils et Normand, où l’on n’aurait guère pu célébrer que sa compétence en organisation de courses d’escargots. Mais il avait pris la forte résolution de mentir, et c’est étonnant, une fois le petit apprentissage achevé, quelles ressources cela peut donner dans la vie…

— … J’ai servi trois ans chez le marquis… le marquis de Saint-Nicolas. Mon maître était très content de moi et il m’aurait gardé à son service jusqu’à sa mort. Mais il a été nommé consul dans l’Amérique du Sud. Il m’a promis un bon certificat, qu’il a sans doute oublié de m’envoyer dans la bousculade du départ… Je le recevrai certainement d’un jour à l’autre.

La placeuse garda quelques instants le silence.

— Si vous étiez des aventuriers, dit-elle, vous auriez probablement des certificats bien en règle… J’en ai fait quelquefois l’expérience. Mais, jeune homme, vous m’inspirez confiance…

C’était la première fois que M. Planchet recevait un témoignage aussi amical, et ceci se passait le jour même où il avait fait le premier mensonge sérieux de sa vie…

 

Cependant la placeuse avait appuyé sur un timbre…

— Mon neveu va prendre ma petite voiture et il vous conduira chez les personnes en question. Il sait où c’est. C’est à deux kilomètres de la ville. En attendant, vous pouvez aller prendre vos bagages.

Depuis que M. Planchet s’était résolument lancé dans la voie féconde du mensonge, il ne risquait plus d’être pris au dépourvu. Il avait à sa disposition, pour les amateurs, un grand choix de contre-vérités.

— Nos bagages, nous ne les avons pas encore. Il y a dû avoir une erreur d’enregistrement et nos malles n’étaient pas dans le fourgon (cela, au moins, était scrupuleusement exact : les malles n’étaient pas dans le fourgon).

Il ajouta avec philosophie :

— Elles arriveront quand elles arriveront.

— Vous pourrez demander une indemnité à la Compagnie, dit la placeuse.

M. Planchet, par une moue, semblait dire qu’il n’aimait pas se lancer dans une procédure tracassière.

— C’est votre affaire, dit la placeuse.

Cependant, un neveu, grand et penché comme un peuplier fragile, était apparu dans l’embrasure de la porte.

— Tu vas conduire ce jeune homme et cette jeune fille à l’adresse que je mets sur cette lettre… Comme je ne peux vous accompagner moi-même, il faut que je vous remette un petit mot pour le patron, où j’expliquerai que vous n’avez pas de certificats et où je prendrai ça sur moi. Il me connaît et il sait que je ne lui enverrais pas des indésirables.

Planchet aurait peut-être été gêné en d’autres circonstances d’usurper ainsi la confiance d’une brave dame. Mais la nécessité toute-puissante le débarrassait de ses scrupules. D’ailleurs, il se rendait compte qu’il était un simple menteur et n’avait rien d’une dangereuse fripouille.

Il n’était pas tranquille, cependant, sur la suite de l’aventure. Car, s’il se croyait en état de faire un valet de chambre passable, il doutait fort des qualités de Catherine comme éducatrice de la jeunesse et maîtresse de français. Bien qu’elle se laissât entraîner plus passivement vers l’inconnu, la fille de l’aubergiste, elle non plus, n’était pas trop rassurée. Comme une vitre protectrice les séparait du neveu qui conduisait la voiture, Catherine put parler à demi-voix à M. Planchet de ses appréhensions.

Il répondit hardiment :

— Vous en faites pas.

Cette réponse indique moins une solution de la difficulté que son ajournement. Il s’en rendit compte et chercha tout de même le moyen de parer aux événements.

— Voilà, dit-il au bout d’un instant. On va probablement vous demander vos diplômes. Vous répondrez : « J’ai mon brevet supérieur. » On vous dira de donner la leçon…

— C’est effrayant, dit Catherine… Si on retournait chez papa ?…

— Je veux bien, dit Planchet. Mais, là-bas, il y a des gendarmes. A moins que vous soyez disposée à y retourner toute seule…

Elle se serra contre lui très gentiment : geste d’attachement plus facile que des paroles, beaucoup plus expressif tout en étant moins gênant. La question se trouvait réglée.

— Si on vous demande de donner la leçon, dit Planchet, voici ce que vous ferez : les enfants auront bien des livres d’étude, d’arithmétique, de dictées, de fables, d’histoire et de géographie. Vous leur donnerez des leçons à apprendre et, le lendemain, vous leur ferez réciter leurs leçons en suivant dans les livres. Jusqu’à quel âge avez-vous été à l’école ?

— Jusqu’à treize ans. Mais je n’y allais pas tous les jours…

— … Oui… Vous noterez les leçons que vous avez donné à apprendre. Et nous trouverons bien un moment pour que je vous explique, à vous, ce que cela veut dire, afin que vous puissiez leur refiler mes explications, si les parents sont là. Si les parents ne sont pas là, les enfants s’en fichent… Je sais ça, je vous dirai, parce qu’un été j’ai été précepteur pendant quinze jours…

— Oui, mais vous, vous êtes savant, dit Catherine.

— Possible, dit Planchet. Mais le peu de science que j’ai dans la tête, au bout de ces quinze jours, il n’en avait pas passé beaucoup dans la tête des enfants.

Cependant, la voiture était arrivée à l’entrée d’une grande allée. Une porte s’ouvrait dans une belle grille, et le neveu efflanqué entra par une courbe aisée dans l’avenue, comme si la résidence, que l’on apercevait au fond, avait été de tout temps le domaine de ses pères.

Les visiteurs devaient être attendus avec une certaine impatience. Un monsieur et une dame, âgés l’un et l’autre, se tenaient sur le perron. Planchet et sa compagne furent examinés de la tête aux pieds. Puis le monsieur lut avec attention la lettre de la placeuse… Au fond, les gens qui cherchent des domestiques sont comme ceux qui se marient : ils ne demandent qu’à avoir confiance. Mais Planchet, lui, avait de moins en moins de foi dans le succès de l’aventure. Il avait eu deux heures d’aplomb… C’était beaucoup pour lui. Il commençait à se sentir abandonné par son courage.

Le vieux monsieur prit la parole :

— Mademoiselle aura à s’occuper de ma petite-fille, la fille de mon fils aîné. Ses parents sont en voyage et on nous l’a confiée. Elle a douze ans et je crois qu’elle est déjà très instruite pour son âge…

… La tâche de l’institutrice se trouvait peut-être simplifiée du fait que l’élève était plus forte qu’elle. Mais Catherine allait avoir auprès d’elle un juge un peu dangereux.

— Quant à vous, dit la maîtresse de maison à M. Planchet, il faudra vous préparer pour servir à table ce soir. Et je voudrais que vous vous mettiez sans retard aux carreaux de la salle à manger.

— Mme Bourru, dit le monsieur, m’écrit qu’il n’a pas sa malle. Vous aviez probablement votre habit dans votre malle ?

Planchet fit un signe affirmatif. Le monsieur déclara :

— Je lui donnerai, en attendant, un vieil habit à moi, qui est encore très frais.

Tout semblait s’arranger le mieux du monde, mais la sécurité n’habitait pas l’âme de Planchet.

On lui demanda son prénom. Faute d’en trouver tout de suite un autre, il sortit le sien : Horace, qui étonna le monsieur et la dame, mais les flatta un peu. Ils annoncèrent qu’ils ne déjeunaient pas là, à la grande satisfaction de Planchet qui préférait ne pas commencer tout de suite son métier de serveur. Miss, déclara madame, déjeunerait dans sa chambre et serait servie par Horace.

Puis, comme il restait un bon moment avant de s’en aller déjeuner en ville, on décida de faire entrer Catherine tout de suite en fonctions.

Le bon grand-père alla dans une pièce voisine chercher l’élève, qui apparut sous les traits d’une trop grande fille, aux cheveux raides et d’un blond pâle. Un binocle lui donnait un air studieux un peu inquiétant.

— Olga, dit la dame, voici ta nouvelle maîtresse.

La grande petite fille, d’une secousse polie, fléchit rapidement les genoux. Catherine ne savait pas si elle devait saluer de cette façon. Dans le doute, elle ne salua pas du tout.

Cependant, les grands-parents avaient quitté la pièce…

— Quand l’autre demoiselle m’a donné la première leçon, dit avec gravité la petite fille, nous étions en train de lire les Aventures de Télémaque. Nous en étions à la page 120. Je lisais tout haut et, chaque fois qu’il y avait un mot que je ne comprenais pas, mademoiselle me l’expliquait. Est-ce que nous ferons de même, mademoiselle ?

Le visage de Catherine ressembla assez, à ce moment, au visage éploré d’une personne qui nage mal et à qui on propose de faire une petite partie de natation dans un lac de soixante mètres de profondeur. Heureusement, derrière la petite fille, les yeux chavirants de l’institutrice rencontrèrent ceux du valet de chambre, qui, d’un rapide clignement, firent signe qu’il fallait accepter. Catherine accepta, la voix défaillante.

Pendant que la petite fille allait chercher son livre…

— Voilà, dit Planchet, écoutez-moi bien. Vous allez lui dire que vous avez une méthode de travailler à vous…

— Je ne saurai jamais dire ça…

— Alors ne parlez pas de méthode. Dites-lui simplement : « Mademoiselle, je ne répondrai pas tout de suite à vos questions. Chaque fois que vous aurez un mot que vous ne comprendrez pas, vous l’inscrirez sur une feuille de papier. Vous tâcherez de trouver vous-même le sens sur un dictionnaire… »

— J’ai compris, dit Catherine qui n’était pas une petite bête…

— Dites-lui de faire deux listes, une pour elle, une pour vous. La liste pour vous, bien entendu, vous me la donnerez et je trouverais bien un moment pour vous expliquer les mots. Je vais d’ailleurs vous dire ce qui va se passer. Les enfants — mon élève était comme ça — aiment beaucoup interrompre la lecture pour poser des questions. Mais, du moment que ce sera un travail pour elle et qu’il faudra se donner la peine d’écrire des mots, surtout à double exemplaire, vous verrez qu’elle s’arrêtera beaucoup moins et qu’elle fera semblant de comprendre bien des mots qui lui échapperont.

Catherine, malgré ces excellentes directives, n’était pas du tout rassurée. Elle regarda Planchet et celui-ci vit qu’elle avait des larmes tout près des yeux. Alors, il lui mit sur le front un bon baiser de frère protecteur. Et très gentiment, avec le plus grand naturel, elle le baisa sur la joue…

Évidemment, avec son petit air de ne pas les gâter, le Destin leur envoyait de bonnes compensations.

On devait lire, avec Olga, une demi-heure de Fénelon. Mais, premier succès de la combinaison Planchet, dès que Catherine, tant bien que mal, eut exposé à son élève sa manière de donner la leçon, le zèle de la jeune Olga se trouva un peu refroidi, et en faisant remarquer qu’il était tard et qu’elle n’avait plus beaucoup de temps avant de partir avec ses grands-parents, elle demanda à sa maîtresse de remettre la première leçon au lendemain ; ce qui lui fut accordé généreusement par Catherine, qui remarqua avec satisfaction que son élève n’était pas aussi studieuse qu’elle en avait l’air.

On vint chercher en auto Monsieur, Madame et la petite fille. C’était la voiture des gens chez qui ils allaient déjeuner. La placeuse avait bien dit à Planchet que ses nouveaux maîtres avaient une auto. Mais Planchet ne se demandait pas où était cette voiture. Il avait vu, en entrant dans l’allée, un garage fermé et il ne savait pas si ce garage contenait ou non une auto. Comme il se tenait à la portière de la limousine, qui s’était arrêtée devant le perron, il entendit son maître dire au chauffeur :

— Heureusement que nous vous avons pour nous transporter : mon chauffeur m’a envoyé un télégramme pour me dire qu’il était immobilisé à quelques lieues d’ici. J’espère que, d’ici ce soir, il aura pu réparer. Je ne sais pas au juste ce qui lui est arrivé…

M. Planchet ne prêta à ces paroles qu’une attention distraite. Le Destin néglige de souligner au crayon rouge les réflexions ou les incidents qui devraient nous intéresser d’une façon particulière.

 

Cependant Catherine était installée dans sa chambre, où M. Planchet avait été chargé de disposer une petite table pour faire manger l’institutrice. La cuisinière lui montra où étaient les serviettes et l’argenterie. Cette cuisinière, heureusement pour M. Planchet, était une femme taciturne qui, à la suite de déceptions conjugales ou autres, avait pris le parti de vivre seule avec sa pensée. Elle aida le nouveau valet de chambre à préparer le panier de l’institutrice, avec le linge de table, les couverts et plusieurs assiettes doubles, abritant l’une des œufs, l’autre une tranche de jambon et de la salade de haricots rouges, l’autre un morceau de gruyère et un fruit, le tout accompagné d’une bouteille de vin blanc et d’un verre. Estelle (la cuisinière) voulut bien ajouter qu’avec l’autre institutrice une bouteille devait faire deux repas. Elle dédaigna de dire aussi que la personne renvoyée compensait ce rationnement par de sournoises visites au cellier.

Planchet, chargé de victuailles, monta l’escalier avec beaucoup de précautions. On pense bien que Catherine l’aida à disposer sa table, si toutefois on peut appeler aider le fait d’accomplir la besogne tout entière, pendant que la personne à qui on donne un coup de main est tranquillement assise sur un fauteuil et vous regarde travailler avec une extase sympathique.

Il fallut que le serveur acceptât un œuf et un petit morceau de jambon, bien qu’il protestât et qu’il affirmât que son tour allait venir à l’office.

Le repas des domestiques rassemblait ce jour-là cinq convives : la cuisinière déjà nommée, une courte fille de cuisine, boulotte et la plus tachée de rousseurs de tout le département. Adèle, la femme de chambre, était une brune sans personnalité. Le cinquième convive, c’était un jardinier terreux à qui on ne pouvait reprocher, étant donné son métier rude, d’avoir les ongles noirs, mais que l’on était prêt à dispenser de la vaine entreprise d’essayer d’en améliorer l’aspect avec la pointe de son couteau.

La conversation ne fut pas animée. M. Planchet mangeait, ce qui l’aidait à garder une prudente réserve. La cuisinière fit simplement allusion au dîner du soir : on attendait une dizaine d’invités. « Pour un jour où il y avait un nouveau domestique, ce n’était vraiment pas trouvé. » Ce fut aussi l’avis tout intérieur de M. Planchet.

L’après-midi, en l’absence des maîtres, fut assez paisible, M. Planchet, sur une échelle, nettoya les carreaux de la salle à manger, guidé discrètement dans son travail par la nouvelle maîtresse de français.

Vers cinq heures, la voiture ramena les patrons et la petite fille. Comme elle n’avait pas suffisamment pris d’exercice, on envoya Olga faire un tour dans la verte campagne, accompagnée de Catherine, qui lui donna, chemin faisant, une très bonne leçon de botanique pratique, en lui apprenant le nom usuel d’un certain nombre de végétaux.

Planchet s’était retiré dans sa chambre mansardée. Il s’étendit sur son lit : c’était sa posture habituelle de méditation. Il était rare que cette méditation n’apportât pas quelque remède passager aux ennuis de l’heure présente en envoyant le méditant dans l’indulgent pays des songes…

A six heures, il fut réveillé par la femme de chambre, qui lui remit le costume de gala sous lequel il devait servir à table et qui n’était autre que le frac de mariage, glorieux trente-cinq ans auparavant, du maître de la maison.

 

La table — de seize couverts, ma foi — fut disposée par la femme de chambre et M. Planchet, sous l’œil souverain de la patronne. M. Planchet avait assez souvent dîné dans le monde pour ne pas se montrer trop profane au cours de ces préparatifs. Jusqu’à ce moment, il n’avait pas trop d’anxiété, mais il n’osait penser à la question du service : il savait qu’il n’était pas spécialement « adroit de ses mains ».

Il apprit avec ennui que, la jeune fille mangeant à table, l’institutrice figurerait également parmi les convives, pour faire un nombre pair. A cet effet, la garde-robe de la patronne fut également mise à contribution, et une robe de faille noire, peut-être un peu ample pour elle, fut octroyée à la jeune Catherine.

Vers huit heures seulement, les invités commencèrent à arriver.

Trois ou quatre chargements amenèrent l’effectif complet dans des torpédos, des cabriolets et des limousines.

M. Planchet attendait avec anxiété le moment où il annoncerait que le dîner était servi. Derrière la porte du salon, il était comme le poilu guettant le signal de l’Heure. La ceinture un peu large de son pantalon ne l’inquiétait pas, car elle était soutenue par de fortes bretelles. Mais il rentrait, le plus qu’il pouvait, ses poignets dans ses manches trop courtes. Ses gants, de son prédécesseur, étaient un peu larges et trop longs. Il restait au bout de chaque doigt une petite poche inoccupée.

Enfin, la femme de chambre, déléguée spécialement par la cuisinière, baissa le drapeau du départ. M. Planchet ouvrit la porte à deux battants et lança un « Madame est servie ! » peut-être un peu vigoureux. Mais tous ces gens avaient faim et pensaient à autre chose qu’à faire des critiques d’intonation.

Il fallait apporter des assiettes de potage, aux dames d’abord, en commençant par la maîtresse de maison. M. Planchet se disait que la femme de chambre, qui remplissait les assiettes sur le dressoir, y mettait un niveau de potage un peu élevé au gré d’un homme dont les doigts de fil blanc sont plutôt longs. D’autant que la première assiette fut refusée d’abord par les premières dames pour des questions de régime, puis par la pauvre Catherine, toute engoncée dans sa faille noire et qui n’osait pas ne pas faire comme les autres, enfin par la jeune Olga, ravie de « couper » à la soupe à la faveur de la distance qui la séparait de ses ascendants. Cette première assiette errante fit le grand tour de la table et vint échouer devant M. le conseiller Frapotte, placé à la droite de la maîtresse de maison. Il était temps, car ces refus successifs avaient fini par alarmer M. Planchet, qui se demandait s’il ne devait pas les attribuer à la proximité excessive de ses doigts de gant et de la nappe refluante du potage, en mal constant d’horizontalité.

Le maître d’hôtel, après l’épreuve du potage, après avoir versé le vin du Rhin dans des verres hauts de pied, voyait arriver avec angoisse le moment où il faudrait apporter le Bourgogne ; car la richesse et l’extrême propreté de surtouts de dentelle l’impressionnaient et il craignait de les maculer d’un vin rouge horriblement visible, qui gênerait les desseins de la maîtresse de maison, au cas où elle aurait tenu à faire servir ce linge de table pour une autre occasion. Aussi éprouva-t-il un certain soulagement, en servant des filets de sole aux épinards, quand il vit un convive laisser tomber en deçà de son assiette un peu de légumes verts.

Il y avait deux plats de poisson, l’un dévolu à la femme de chambre, l’autre à M. Planchet. Celui-ci avait soigneusement étudié son affaire ; mais il y eut une fausse manœuvre, et presque un tamponnement, au moment où il s’agit de servir M. Chalabert, l’industriel belfortain. La femme de chambre l’emporta et passa de la sole à ce monsieur, tandis que Planchet, désorbité, ayant perdu le fil, errait le plat à la main, autour de la table, à la recherche d’autres dîneurs non pourvus.

En somme, à part ces fautes vénielles, tout semblait marcher sans trop d’encombre. M. Planchet, au moment de la selle d’agneau, avait acquis dans son nouvel emploi assez d’aisance et de désinvolture pour se permettre de suivre la conversation.

Il était en train de présenter son plat à une dame, quand il entendit le maître de la maison prononcer ces paroles :

— Mon chauffeur a eu un accident. Il vient de m’en téléphoner les détails. Nous l’avions laissé partir seul de Bront-les-Eaux…

M. Planchet, le cœur battant, écoutait avec une telle attention, qu’il oublia de retirer son plat et que la dame, qui avait déjà pris trois tranches d’agneau, lui dit de guerre lasse :

— Merci, merci, c’est assez…

Il reprit donc derrière cette dame sa position verticale. Mais, le plat à la main, il suivait anxieusement, et sans bouger, la conversation du patron.

— Il lui est arrivé une aventure terrible, à ce pauvre Célestin. Figurez-vous qu’un assassin s’était introduit dans la voiture. Il s’en est aperçu à temps, au moment où il s’arrêtait dans une auberge, à Chalezey, à quelques lieues d’ici. On a ficelé l’individu ; on l’a mis dans une grange sous la surveillance de la fille de l’aubergiste. Cet aubergiste et mon homme sont allés chercher les gendarmes. Mais, quand la force publique est arrivée sur les lieux, l’apache s’était donné de l’air, et l’on ne sait pas ce qu’est devenue la fille de l’aubergiste. Peut-être l’a-t-il tuée…

M. Planchet regarda faiblement du côté de Catherine et vit que sa victime supposée était devenue toute rouge et toute petite, sa tête émergeant à peine du niveau de la table.

Puis ses yeux rencontrèrent ceux de la maîtresse de maison, qui s’étonnait de le voir immobile et, d’un regard impatient, lui fit signe de reprendre son service…

On a tort de raconter des histoires aussi directement émouvantes à un valet de chambre débutant. A partir de ce moment, le plat de M. Planchet heurta un certain nombre d’épaules nues et de dos d’habits noirs. De la sauce foncée tomba sur des robes claires. On s’en aperçut plus ou moins, et il n’y eut pas de scandale. Des convives, oubliés dans la distribution de la selle d’agneau et des taches, réclamèrent timidement, en montrant leur assiette vide, sans savoir ce que cette légère privation de nourriture leur épargnait de notes de dégraissage.

— Mon chauffeur ne reviendra sans doute que demain…

Cette déclaration du patron redonna un peu d’aplomb au malheureux serveur. Il se dit qu’il avait une nuit devant lui pour s’en aller, en compagnie de Catherine, sous des cieux plus cléments.

Il était en train de présenter un foie gras au porto à un quinquagénaire joufflu, quand son client momentané fut interpellé par le patron.

— Vous aurez sans doute à vous occuper de cette affaire-là, monsieur le commissaire ?

— Je ne pense pas, car Chalezey est dans la Haute-Saône, dit ce mandataire peu zélé de la vindicte publique.

Avant la glace pralinée, devant laquelle ne se produisit aucune défection, après le fromage beaucoup moins couru, on passa de très beaux fruits, ce qui donna aux convives bien élevés l’occasion de prouver leur savante éducation, en pelant avec un couteau de vermeil la poire duchesse adroitement piquée par la fourchette, et ce qui détermina l’abstention de Catherine, peu experte à cet exercice compliqué.

On se rendit au salon, où la femme de chambre avait disposé le café et les liqueurs. La jeune Olga apportait les tasses à chaque convive, selon un ordre protocolaire déterminé. Elle était suivie par M. Planchet, qui tenait le sucrier… Déjà plusieurs personnes avaient reçu leur ration, quand M. Planchet vit la femme de chambre rentrer dans la pièce et s’approcher du maître de la maison à qui elle murmura quelques paroles…

— Mon chauffeur est revenu, dit triomphalement le patron.

Plusieurs voix s’élevèrent…

— Appelez-le… Nous voulons le voir… Il faut qu’il nous raconte son aventure !…

Ils étaient ravis de se trouver en présence d’un personnage de faits-divers. Ils ne connaissaient pas tout leur bonheur : une vedette, deux vedettes, encore plus intéressantes, étaient déjà dans leurs murs.

Que se passait-il à ce moment dans l’âme de M. Planchet ? Probablement rien. De pareils coups de massue vous vident instantanément le cerveau et paralysent tout l’appareil moteur.

C’est là le secret de bien des attitudes héroïques.

Célestin, dès qu’il eut aperçu son assassin, un sucrier à la main, au milieu de la pièce, fut immobilisé de la même façon. A la grande surprise des assistants, il y eut en présence deux personnages de cire du Musée Grévin, parfaitement imités d’ailleurs. Quant à Catherine, elle n’avait pas bougé non plus, mais personne, même elle, ne savait ce qu’elle était devenue.

Ce ne fut qu’au bout d’un instant qu’un des hommes de cire revint à la vie. Célestin eut la force de tendre son bras dans la direction de Planchet et de balbutier :

— C’est lui…

On ne comprit pas immédiatement ; mais, lorsqu’on eut compris, ce fut un beau tapage… Les femmes poussèrent des cris stridents. Trois brownings, un revolver d’artilleur et un trousseau de clefs se braquèrent dans la direction de M. Planchet. Cet être, à moitié anesthésié, possédait encore heureusement de bons réflexes qui lui firent accomplir, presque à son insu, l’élévation rituelle des bras.

Le commissaire de police, l’affaire ayant envahi son territoire, prit la direction des opérations.

— Montez dans sa chambre, dit-il à Célestin, et rapportez-moi tout ce que vous y trouverez… S’il y a des engins qui vous paraissent dangereux, ne les touchez pas. On préviendra les pompiers de Belfort.

Cependant, le maître de la maison, dans un discours si confus et si désordonné qu’il semblait proféré par un enfant de quatre ans, tâchait de raconter comment ce domestique s’était présenté, sans papiers et sans bagages, en compagnie d’une institutrice…

— Au fait, où est-elle, cette institutrice ?

On reconnut Catherine, blottie contre le bois sacré du piano. On la dirigea avec l’index d’un revolver, dans le coin où M. Planchet était gardé à vue.

Cependant, Célestin était revenu avec les habits de Planchet. Le commissaire, séance tenante, procéda à l’inventaire. Il retira d’une poche de pantalon un mouchoir propre, mais froissé, un trousseau de clefs, probablement de fausses clefs, et une feuille de vraie salade dont personne ne s’expliqua la destination. Il n’y avait rien dans les poches du gilet. Dans la poche intérieure gauche de la jaquette, une carte d’entrée pour le casino de Bront-les-Eaux…

Dans l’autre poche, enfin, une lettre non décachetée…

— Une lettre non décachetée ? fit le commissaire.

— Une lettre non décachetée ? fit M. Planchet qui ne soupçonnait pas l’existence de ce pli, inséré par sa concierge, pendant son sommeil, dans une poche qu’il n’utilisait jamais.

— Voulez-vous me permettre de la lire ? dit-il au commissaire.

— Elle est à vous. Décachetez-la, mais vous me la rendrez ensuite.

Planchet ouvrit la lettre. Il commença par lire l’entête : Étude de Me Girardinon, notaire à Paris.

On le vit poursuivre sa lecture, avec des yeux agrandis et un souffle de plus en plus oppressé… Il tendit la lettre au commissaire qui en fit la lecture à demi-voix.

— On vous annonce que votre oncle de Montevideo est décédé et que vous héritez de deux millions de piastres.

M. Planchet, soudain très exalté, raconta d’affilée, mais dans un ordre un peu bousculé, son voyage à Bront, la perte à la boule, le soporifique, le refuge dans le garage, le départ inconscient sous les couvertures…

— C’est un conte à dormir debout, dit le commissaire en prenant à témoin un des convives, M. Tholozène, professeur de philosophie à la Faculté de Besançon.

Heureusement, M. Tholozène n’était pas un esprit terre à terre et banal…

— Il y a bien des cas, dit-il, où je crois plus à l’incroyable qu’au croyable, pour la simple raison que le croyable se fabrique plus aisément.

M. Planchet proposa lui-même qu’on l’enfermât dans une des salles du château, autant que possible avec quelque nourriture, car le repas des gens de service n’avait pas encore été entamé… Pendant ce temps, il serait loisible à ces Messieurs de faire une enquête sur ses dires. Il demandait seulement qu’on voulût bien utiliser le télégraphe et le téléphone.

— Je comprends que vous teniez à vérifier ce que j’avance, avant de classer l’affaire. En attendant, permettez-moi de vous inviter dans trois semaines à mon mariage avec Catherine… Catherine comment ? demanda-t-il à sa fiancée.

Elle était tellement troublée, remuée, reconnaissante, qu’elle ne trouvait plus son nom de famille…

— … Frépillot, dit avec humeur Célestin…

ACHEVÉ DIMPRIMER POUR
LES ÉDITIONS DES PORTIQUES
,
LE 27 JUILLET 1928,
PAR LIMPRIMERIE FLOCH,
A MAYENNE (FRANCE).