Project Gutenberg's Picciola, by X.-B. Saintine and Paul Louis Jacob

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org/license


Title: Picciola

Author: X.-B. Saintine
        Paul Louis Jacob

Release Date: March 8, 2012 [EBook #39071]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PICCIOLA ***




Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was
produced from scanned images of public domain material
from the Google Print project.)






PICCIOLA,

PAR X.-B. SAINTINE,

PRÉCÉDÉ DE
QUELQUES RECHERCHES
SUR L'EMPLOI DU TEMPS DANS LES PRISONS D'ÉTAT

PAR
PAUL L. JACOB,
BIBLIOPHILE.

NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET CORRIGÉE.

À NEW-YORK:
LEAVITT ET COMPAGNIE, No. 12 VESEY-ST.
1851.

QUELQUES RECHERCHES SUR L'EMPLOI DU TEMPS DANS LES PRISONS D'ÉTAT.

L'ouvrage de M. Saintine est jugé: l'opinion publique avait devancé cette fois la justice solennelle que l'Académie Française s'est empressée de lui rendre en le proclamant digne d'un prix qui fait également honneur au caractère et au talent de l'écrivain. Aujourd'hui Picciola, dont la publication remonte à peine à cinq ans, jouit déjà de cette réputation solide et inaltérable que nos meilleurs classiques n'ont acquise qu'après l'épreuve du temps, et cet admirable livre de philosophie morale et religieuse a pris sa place dans les bibliothèques à côté de la Confession du Vicaire Savoyard, par Jean-Jacques Rousseau, et de Paul et Virginie, par Bernardin de Saint-Pierre.

Je ne répéterai donc pas les éloges unanimes qui ont été accordés à ce petit chef-d'œuvre, comparable, et préférable peut-être, aux Prigioni de Silvio Pellico; je ne dirai pas que M. Saintine a donné un exemple remarquable des immenses ressources d'intérêt que peut renfermer le sujet le plus simple et le plus exigu en apparence; je ne dirai pas qu'il a tenté une espèce de tour de force littéraire en taillant un volume dans l'étoffe d'une courte nouvelle; je ne dirai pas, enfin, qu'il a su éviter les écueils presque inévitables d'une composition où il avait à chaque pas la crainte de tomber dans le faux, ou dans le froid, ou même dans le ridicule. Tout a été dit là-dessus pour faire ressortir le singulier mérite de l'auteur, qui s'est tenu constamment dans les bornes délicates et indécises du vrai et du beau. Picciola est désormais rangé au nombre de ces livres qu'on se dispense de louer, parce qu'on les relit sans cesse, en les aimant et en les admirant toujours davantage.

Certes, si je n'avais craint d'être taxé de complaisance, bien plus, de camaraderie, je me serais fait un plaisir de revenir lentement sur les impressions douces, mélancoliques et suaves que m'a procurées la lecture de Picciola; j'aurais cherché à découvrir la cause des charmes de cette lecture, qui pourtant ne soutient ni n'éveille l'attention par la multiplicité et la bizarrerie des événemens, par l'éclat et la force des péripéties, par le choc et le tumulte des passions, par tous les ressorts, déjà usés ou affaiblis, de la dramaturgie moderne; j'aurais sans doute réussi à prouver, ce modèle à la main, que de tous les écrits conçus pour nous intéresser et nous émouvoir, les plus uniformes sont d'ordinaire les plus touchans, et que souvent une modeste étude physiologique, approfondie par la science et illuminée par l'imagination, trouve en nous des sympathies intimes que n'atteignent pas les grandes œuvres du génie.

L'histoire de l'homme solitaire, le journal minutieux de ses pensées et de ses actions dans l'isolement, la peinture du prisonnier dans sa captivité, du moine dans sa cellule, du naufragé dans son île déserte, ce sont là des sources éternelles de rêverie et de méditation. Il semble que chacun de nous s'attache de préférence au spectacle de l'homme luttant corps à corps avec l'adversité, dont il triomphe par la patience, cette force des faibles. Robinson Crusoé, n'est-il pas le livre de tous les âges et de toutes les conditions? Nous le savons par cœur avant de l'avoir pu lire, et quand la vieillesse nous invite à rétrécir le cercle de nos lectures comme celui de nos amis, que la mort a décimés autour de nous, c'est encore Robinson Crusoé qui nous fait compagnie et qui nous apprend à ne jamais désespérer de la Providence.

M. Saintine, en écrivant Picciola, connaissait bien la prédilection que nous autres, petits ou grands enfans, avons pour le récit des infortunes d'un prisonnier. Les Mémoires du baron de Trenck et ceux de Latude avaient, dans le dernier siècle, témoigné de l'empressement du public pour ce genre d'ouvrage, qui pourrait, à la rigueur, se passer du savoir-faire du rédacteur, tant est saisissant et entraînant l'intérêt qu'il emprunte de la situation même du principal personnage. Mais M. Saintine ne crut pas nécessaire d'accumuler dans la biographie de son prisonnier ces miracles d'industrie, d'adresse, et de persévérance, enfantés par l'amour de la liberté; ces échelles de corde gigantesques tissues avec du linge, ces instrumens de délivrance façonnés avec un mauvais couteau, ces souterrains creusés dans le roc à l'aide d'un chandelier de fer, ces larges brèches faites en silence dans des murailles épaisses de dix pieds, ces énormes barreaux sciés au moyen d'un ressort de montre; en un mot, ces évasions incroyables, effectuées, la nuit ou en plein jour, presque sous les yeux des geôliers et des sentinelles, malgré les portes, les verroux, les cadenas, les grilles, et tout l'appareil formidable d'une prison d'état. M. Saintine a choisi, au contraire, un prisonnier résigné, qui n'essaie pas de s'enfuir, et qui finit par être plus heureux dans sa prison qu'il ne l'était en liberté au milieu des vains plaisirs et des bruyantes illusions du monde. M. Saintine a concentré son drame, pour ainsi dire, sur la tête d'une fleur.

Cette fleur est la véritable héroïne de son roman; on croirait volontiers qu'elle parle et qu'elle agit; elle joue un rôle que le ciel a l'air de lui dicter; elle s'anime, elle devient un être vivant et intelligent; elle console et instruit le prisonnier; elle lui révèle l'œuvre de la création; elle le retire de l'abyme de l'incrédulité; elle le conduit, sous l'égide de la foi, au bonheur qu'il avait nié, et dont il s'éloignait de plus en plus en poursuivant un fantôme. C'est un ange qui a pris cette forme végétale pour arracher un malheureux aux tortures du doute et aux horreurs du désespoir.

Eh bien! cette fleur sublime, sur laquelle repose la pieuse et poétique histoire du prisonnier de Fenestrelle, n'a pas été comprise par le matérialisme des uns et par l'ignorance des autres. On a critiqué ce qu'on devait surtout admirer; on a discuté au lieu de sentir, et cette critique aride, qui s'épuise à découvrir un ver imperceptible dans les plus beaux fruits, a condamné une invraisemblance et une exagération dans cet amour du pauvre prisonnier pour sa fleur inconnue. Sans doute cette injuste critique n'est pas de celles qui ont de l'écho ni de la portée; mais comme elle peut vouloir se reproduire à la faveur des nouvelles et nombreuses éditions qui attendent Picciola, je lui répondrai dès à présent pour en finir avec elle, et je lui opposerai quelques recherches sur la manière dont les prisonniers célèbres ont employé le temps durant leur captivité. De ces exemples, fournis par différentes époques, il résultera que l'amant de Picciola s'est créé un délassement et une affection que justifient les tristes annales des prisons d'état, de Pignerol, de Vincennes et de la Bastille.

Que si j'étais botaniste, ce que je ne suis pas, faute de pouvoir retenir dans ma chétive mémoire douze mille mots de technologie plus ou moins barbare, je ne perdrais pas cette occasion de réhabiliter Picciola aux yeux des botanistes qui regrettent de ne pas connaître le nom scientifique de cette fleur, et qui hésitent à lui assigner son rang d'espèce et de genre dans la classification des plantes, selon Linnée et Tournefort, ou bien selon Jussieu et Mirbel. J'avoue tout bas que je ne ferais pas une grosse querelle à M. Saintine s'il s'était avisé de tendre un piége aux savans, et d'inventer une fleur qui n'existât que dans son livre. Que nous importe de savoir exactement si cette fleur était polypétale ou monocotylédone, si elle appartenait à la classe dodécandrie ou polygamie, si elle devait figurer dans la famille des blackweliacées ou des licopodiums, etc.? Ces détails, fort inutiles pour le lecteur qui demande des pensées et des émotions, deviendraient certainement indispensables, si M. Saintine avait la prétention de faire couronner Picciola par l'Académie des Sciences.

On cite peu de prisonniers qui se soient passionnés pour les fleurs, parce que les objets de cette passion, si naturelle à l'homme isolé, ne leur étaient pas permis. Une prison, en effet, se prête mal aux exigences de l'horticulture, et il n'y a pas de plante qui consentirait à végéter dans l'atmosphère étouffée d'un cachot. Dans les cours étroites où les prisonniers d'état obtenaient à grand'peine la faveur de respirer sous le ciel; pressé par de hautes murailles noires et nues, un rosier aurait demandé grâce, une marguerite n'eût pas essayé de fleurir, car les plantes ne peuvent se passer d'air et de soleil; elles ne s'accoutument jamais au méphitisme et aux ténèbres: les plus vivaces auraient péri le lendemain de leur entrée à la Bastille.

Le grand Condé, qui fut prisonnier d'état dans le château de Vincennes en 1650, avait pourtant des fleurs pour se consoler. Le cardinal Mazarin n'était donc pas un ennemi cruel et sans pitié. Le prince se fit un petit parterre dans les fossés du donjon, au-dessous des fenêtres de sa prison; il cultivait lui-même ses plantations, et donnait particulièrement des soins assidus à une brillante famille d'œillets qui le rendaient aussi fier que ses victoires. Mademoiselle de Scudéry, ayant été admise à pénétrer jusqu'à lui, le trouva, sans pourpoint et sans chapeau, occupé à ces travaux de jardinage; elle se sentit touchée d'admiration, et improvisa ces jolis vers, qui servirent long-temps d'inscription au jardin du grand Condé:

En voyant ces œillets, qu'un illustre guerrier
Arrosa d'une main qui gagna des batailles,
Souviens-toi qu'Apollon bâtissait des murailles,
Et ne t'étonne pas que Mars soit jardinier.

Le cardinal de Retz, qui remplaça le prince de Condé à Vincennes, n'hérita pas de son jardin et de ses œillets: Mazarin craignait que l'activité et l'audace de son rival politique ne vissent dans la bêche et dans la serpette que des instrumens de délivrance. Le cardinal, gardé de près dans sa chambre, aimait mieux jouer aux dames ou aux échecs avec ses gardiens que de lire son bréviaire. Il méditait son évasion, et repassait dans son esprit les circonstances de la conjuration de Fiesque, qu'il s'était proposé pour modèle. Il ne songeait pas encore à écrire ses mémoires.

La démangeaison d'écrire est cependant bien grande en prison pour tous ceux qui savent tenir une plume! Mais, comme le régime des prisons d'état s'opposait à ce que ce moyen de distraction y fût autorisé, tous les prisonniers imaginaient d'ingénieux procédés pour suppléer aux plumes, à l'encre et au papier, qu'on leur refusait rigoureusement au nom du roi.

Pellisson-Fontanier, que son dévouement au surintendant Fouquet fit incarcérer à la Bastille en même temps que cette illustre victime de la haine de Louis XIV, n'aurait pas eu le courage de supporter l'affreux supplice du secret pendant plus d'une année, si la nécessité ne lui eût appris quelques-unes de ces inventions qui étaient traditionnelles dans les prisons d'état: il remplit d'écriture les murs de sa chambre blanchie à la chaux; il écrivit ensuite sur le plomb des vitres avec la pointe d'une épingle; et, quand il eut couvert de ses pensées toutes les pages de pierre, de bois, et de plomb, que renfermait sa prison, il composa de l'encre en broyant dans du vin des croûtes de pain brûlées, il tira une plume de la paillasse de son lit, et traça des ouvrages de littérature entre les lignes et sur les marges de quelques livres de piété qu'on lui laissait pour l'amener à trahir son bienfaiteur et son ami.

Mais ce n'était point assez de pouvoir écrire pendant cinq années d'une rude captivité: Pellisson, qui se sacrifiait ainsi à l'amitié en prenant hautement la défense du surintendant, avait besoin qu'on l'aimât. On mit près de lui, pour l'espionner, un Allemand, qui ne résista pas à l'entraînement et aux séductions de l'éloquence du prisonnier; cet Allemand s'employa même à favoriser les correspondances qu'il devait intercepter, et ce fut par sa généreuse entremise que Pellisson publia, du fond de la Bastille, cette admirable apologie qui sauva la tête de Fouquet. Après s'être fait aimer d'un espion, il trouva plus aisé d'apprivoiser une araignée: cette araignée avait tendu sa toile entre les barreaux du soupirail à travers lequel l'air et le jour pénétraient dans la prison; il lui épargna la peine de guetter une proie dans ses fils, et il plaça des mouches à demi mortes sur le bord du soupirail, où l'araignée descendait les chercher. Elle ne tarda pas à s'accoutumer à ce manége, et elle se hasarda bientôt à venir prendre son butin jusque dans la main de Pellisson. Celui-ci poussa plus loin ses expériences et l'éducation de l'araignée: elle accourait non seulement à la voix de son maître, mais encore, au son de la musette jouée par un Basque idiot qui le surveillait; elle se promenait familièrement sur les genoux de Pellisson, et elle avait l'air d'être reconnaissante envers l'homme qui s'occupait d'elle avec tant de sollicitude. Ce n'était plus une araignée aux yeux de Pellisson: c'était une amie, une compagne d'infortune, une prisonnière d'état.

Nous voulons ne pas croire qu'un gouverneur de la Bastille, M. de Besemaux, ait eu la barbarie d'écraser sous son pied cette compagne, cette amie d'un malheureux. Ce serait presque un crime, d'autant plus odieux qu'il n'aurait pour motif qu'une basse et stupide méchanceté; mais un porte-clefs brutal et à moitié ivre est peut-être l'auteur de ce meurtre, qui arracha cette douloureuse exclamation au prisonnier: «Ah! monsieur, vous m'avez fait plus de mal que vous ne m'en sauriez faire avec toutes les tortures du monde! J'aurais préféré que vous me tuassiez moi-même!»

Le surintendant Fouquet, condamné à la prison perpétuelle, qu'il subit durant seize ans à Pignerol, depuis 1664 jusqu'en 1680, époque de sa mort, aurait également apprivoisé une araignée, si l'on ajoute foi au témoignage d'un prisonnier fameux, presque contemporain, Constantin de Renneville; mais il y a trop d'analogie entre l'araignée de Pellisson et celle-ci, que Saint-Mars aurait écrasée aussi, en disant à Fouquet que les criminels comme lui étaient indignes du moindre divertissement, pour qu'on ne reconnaisse pas la même tradition appliquée à deux personnages différens. Or, Saint-Mars, lieutenant du roi dans la citadelle de Pignerol, n'eût pas osé se porter à cet excès de mesquine et insolente cruauté contre un prisonnier qu'il avait ordre de traiter, au contraire, avec beaucoup de distinction; et, en outre, Fouquet, à la suite de sa disgrâce et de son procès, aurait craint de se rendre ridicule en s'amusant à un pareil jeu, qu'on n'eût pas manqué de livrer aux railleries des courtisans. Fouquet ne s'adonnait qu'à des occupations graves et austères: il lisait quelques ouvrages de dévotion approuvés, choisis même par le roi et ses ministres—la Bible, les œuvres de saint Jérôme et d'autres pères de l'Église; on ne lui accorda pas sans difficulté l'Histoire de France (on ne sait laquelle), le Dictionnaire des Rimes, et une pharmacopée.

Fouquet resta plus de seize ans sans sortir de sa chambre, et sans communiquer avec personne excepté un valet qui devait partager sa prison perpétuelle et n'en sortir qu'à la mort, suivant le langage terrible de Louvois. Pendant ces seize années, au bout desquelles il obtint quelque adoucissement à sa captivité, il varia les occupations qui lui permettaient de n'être pas surpris par l'ennui, le découragement et le désespoir. Il avait surtout une infatigable ardeur à écrire, en dépit de la surveillance sévère à laquelle il était soumis par ordre spécial du roi. Il fabriqua des plumes avec des os de volailles, et de l'encre avec de la suie délayée dans du vin; il remplit d'abord d'écriture tous les livres qu'on lui mit entre les mains; quand on l'eut privé de livres, il changea la destination du papier qu'on était forcé de lui fournir pour l'usage de sa garderobe, et il en fit des manuscrits, qu'il cachait dans son lit et dans le dossier de son fauteuil. Ces manuscrits furent découverts, et on lui ôta les moyens de les continuer: alors il écrivit sur ses rubans, sur ses mouchoirs, sur la doublure de ses habits. On le fit habiller de brun et on ne lui donna plus que des rubans de couleur sombre. Le ministre répondit aux plaintes de Saint-Mars qu'il était bien difficile d'apporter reméde à cette fureur d'écrire.

On lui rendit pourtant des livres, en les soumettant à un examen minutieux lorsqu'il demandait à les échanger contre de nouveaux: on reconnut qu'il écrivait encore sur les marges avec des encres chimiques invisibles, qui paraissaient à l'approche du feu. On finit sans doute par fermer les yeux et tolérer une désobéissance aussi persévérante, que rien au monde ne pouvait empêcher. Fouquet reprit donc ses écritures avec une prodigieuse activité, et il rédigea un grand nombre d'ouvrages en prose et en vers, la plupart traitant de matières morales et ascétiques: les uns furent délivrés à son fils après sa mort, les autres transmis à Louis XIV; quelques-uns, dit-on, virent le jour sous le non du père Boutaud, jésuite, et l'on retrouve dans le plus connu, intitulé Conseils de la Sagesse de Salomon, les sentimens de résignation et de philosophie chrétiennes qui allégèrent le poids de cette inique captivité.

Fouquet, quoique toujours enfermé, pouvait se procurer sans doute beaucoup de plantes salutaires qui croissent dans les montagnes; car il reprit les études pharmaceutiques qu'il avait faites autrefois sous les yeux de sa pieuse mère, qui possédait tant de secrets précieux pour la guérison de toutes les maladies, et qui les employait elle-même au soulagement des pauvres. Fouquet donna des leçons de pharmacie au valet emprisonné avec lui, et dans les derniers temps de sa vie il eut la satisfaction, bien douce pour une âme évangélique comme la sienne, de venir en aide à un de ses geôliers les plus impitoyables: Louvois lui fit demander un collyre, appelé eau de casse-lunette, qu'il distillait pour le mal d'yeux, avec la recette de cette eau et la manière de s'en servir. Mais à cette époque le prisonnier de Pignerol voyait se relâcher la rigueur de sa détention: il avait la permission de descendre sur les boulevarts de la citadelle; de dîner à la table des officiers; sa femme, ses enfans, et ses amis pénétraient jusqu'à lui; bientôt sa grâce entière lui eût été accordée, lorsqu'il mourut subitement le 23 mars 1680.

Je crois avoir prouvé ailleurs, par de bien étranges rapprochemens de faits et de dates, que la mort de Fouquet ne fut pas véritable, et que cet infortuné, expiant la haine ou la terreur qu'il inspirait au roi, avait vécu encore vingt-trois ans, à Pignerol, à Exile, aux îles Sainte-Marguerite et à la Bastille, toujours sous la garde de Saint-Mars, mais le visage couvert d'un masque, et entouré de précautions extraordinaires pour empêcher qu'on ne le reconnût. Fouquet, devenu l'homme au masque de fer, écrivait encore avec la pointe d'un couteau sur une assiette d'argent, et avec une encre composée, sur son linge, qu'on brûla lorsqu'il fut réellement mort, en 1703; mais sa principale récréation consistait, dit-on, à épiler sa barbe avec des pincettes d'acier très-luisantes.

Lauzun, le célèbre amant de Mademoiselle, duchesse de Montpensier, fut prisonnier d'état à Pignerol en même temps que Fouquet; mais il n'avait garde de se faire les mêmes distractions: léger, frivole, ignorant, capricieux, il ne lisait et n'écrivait rien; il travaillait sans cesse à gagner par des promesses magnifiques les soldats qui faisaient sentinelle sous ses fenêtres et les valets qui l'approchaient dans sa chambre; il fut cause de la fin tragique de plusieurs, accusés d'avoir préparé son évasion, et pendus par ordre arbitraire du gouverneur. Quand la fâcheuse issue de ces tentatives l'eut réellement convaincu de leur inutilité, il chercha d'autres manières de tuer le temps. À l'aide d'une lunette d'approche qu'on lui avait fait parvenir secrètement, il passait des journées entières à observer tout le pays qu'on découvrait de ses fenêtres. Lorsque le gouverneur lui eut enlevé cette lunette, il se vengea en l'humiliant par toutes sortes d'insolences; ensuite, il s'occupa si passionnément de sa toilette, qu'il restait en contemplation devant un miroir; il avait obtenu qu'on lui envoyât de Paris des perruques et des habits à la mode, des dentelles et des bijoux: il ne lui manquait que de pouvoir se montrer. Plus tard, Louis XIV, cédant aux prières de Mademoiselle, qui ne se consolait pas d'avoir perdu son beau Lauzun, adoucit la captivité du prisonnier, et lui permit d'avoir quatre chevaux, qu'il montait dans les cours de la citadelle.

L'ancien gouverneur de Pignerol, Saint-Mars, avait pendant trente ans appris comment on garde des prisonniers d'état, lorsqu'il passa du commandement des îles Sainte-Marguerite à celui de la Bastille; mais comme il trouva dans cette forteresse, dont la population était toujours fort nombreuse, un régime beaucoup moins rigoureux que celui qu'il avait établi d'après les instructions secrètes du roi pour Lauzun et Fouquet, il ne jugea pas nécessaire de réformer l'organisation intérieure de la Bastille. Les prisonniers étaient la plupart livrés aux caprices des gardiens subalternes; ils habitaient plusieurs ensemble dans chaque chambre; et ils avaient ainsi la consolation de voir des visages humains et d'entendre des voix humaines. Quelquefois, il est vrai, la discorde s'allumait entre ceux que le malheur aurait dû rendre frères, et d'horribles luttes nécessitaient alors leur séparation, qu'ils eussent vainement demandée à grands cris. Dans ces chambrées, où l'on réunissait jusqu'à cinq personnes, la conversation était presque permanente: après s'être mutuellement raconté leur histoire et les motifs de leur incarcération, ces malheureux s'entretenaient de leurs projets ou de leurs espérances de délivrance; mais souvent un d'eux, signalé à la défiance de tous comme un espion, retenait dans un prudent silence les sentimens généreux ou les confidences qui auraient pu aggraver ou prolonger leur funeste position. Chacun renfermait en soi son ressentiment contre ses bourreaux et ses ennemis; car toute parole imprudente avait un écho dans le cabinet du gouverneur de la Bastille ou du lieutenant de police. Les prisonniers dangereux, rebelles ou forcenés, étaient seuls enchaînés isolément dans de petites cellules, sous la calotte de plomb des tours, ou dans d'affreux cachots contigus aux fossés.

Un de ces prisonniers, Constantin de Renneville, nous a révélé, dans son Inquisition française, les souffrances de toute espèce auxquelles un long séjour à la Bastille l'avait initié; il s'est fait l'historiographe de ses compagnons de captivité, en nous disant ce que fut la sienne dans l'espace de onze ans. Il composait des vers avec une grande facilité, et outre les poèmes qu'il traça entre les lignes d'un Nouveau-Testament, au moyen d'une plume faite d'os de poisson et trempée dans un mélange de vin, de sucre, et de noir de fumée, il tapissa de ses sonnets, de ses rondeaux, et de ses madrigaux, les murs de toutes les chambres de la Bastille. Ce fut lui qui inventa la manière de parler du bâton, pour communiquer avec les détenus des chambres voisines, mystérieux langage que la tradition de la Bastille conserva fidèlement parmi les prisonniers. Ce langage se transmettait en frappant la muraille ou le plafond avec une bûche, selon le rang que chaque lettre occupait dans l'alphabet; ainsi, un coup pour un a, deux coups pour un b, trois pour un c, quatre pour un d, et ainsi du reste jusqu'à z, représenté par vingt-quatre coups. Constantin de Renneville et ses élèves étaient parvenus à exécuter cette manœuvre avec tant de rapidité et d'adresse, qu'ils échangeaient de longues conversations malgré l'épaisseur des murs, la vigilance des sentinelles, et la colère des porte-clefs.

Mais c'était surtout la lecture et la méditation des livres saints que Constantin de Renneville appelait à son secours dans la solitude de son cachot: «Je lus et relus mon Nouveau-Testament, dit-il, avec tout le respect et l'attention que mérite un livre si saint; et plus je le lisais, et plus j'y trouvais cette manne cachée, dont plus on mange, plus on sent redoubler sa faim; j'y découvrais ces lumières qui sont voilées aux yeux du monde... Pendant le premier mois de ma prison, je lus très-attentivement tout le Nouveau-Testament jusqu'à neuf fois, et la dernière fois que je le lisais, c'était avec plus d'avidité que la précédente.»

Il ne nous dit pas qu'il ait jamais essayé de se faire une société privée des petits animaux, rats, souris, araignées, qui ont toujours accès dans les plus impénétrables prisons d'état. On le voit seulement attirant des pigeonneaux dans sa chambre, et leur attachant des billets sous les ailes, dans l'espoir que ces billets tomberaient dans les mains d'un ami ou d'un étranger compatissant. Le gouverneur de la Bastille, Bernaville, successeur de Saint-Mars, ayant été averti des messages que les pigeons portaient de la sorte aux prisonniers, fit tuer à coups de fusil tous les oiseaux qui avaient leurs nids autour de la Bastille ou qui osaient s'en approcher.

Un prisonnier, nommé Liard, que Constantin de Renneville eut pour compagnon de chambre et de cachot, avait apprivoisé des rats qui mangeaient et couchaient avec lui. Cet homme, coupable d'avoir affiché des libelles contre le roi et la cour, n'ayant personne au monde qui s'intéressât à sa liberté, s'était attaché à sa prison par l'affection qu'il avait su inspirer à de vils animaux: il ne se plaisait qu'avec eux, et maudissait quiconque partageait l'horrible pourpoint de pierre où il croupissait sur la paille: «Il les connaissait tous par les noms qu'il leur avait imposés et les distinguait les uns des autres; l'un s'appelait Ratapon, l'autre le Goulu, cet autre le Friand, et ainsi des autres. Quand il mangeait, vous voyiez tous ces rats venir autour de son plat faire une musique enragée, pendant que, lui, s'empressait à les mettre d'accord. 'Allons, Goulu,' disait-il à l'un, 'tu manges trop vite! laisse approcher le Friand, qu'il en ait sa part. Pourquoi as-tu mordu Ratapon?'» Et tâchait à policer ces bêtes indociles, comme si elles avaient eu de l'intelligence... «Si j'avais tué quelqu'un de ces vilains animaux,» dit le témoin oculaire, «il m'aurait sauté à la gorge. C'était un plaisir qui m'a diverti bien des fois, de lui voir appeler ces bêtes par leurs noms. Vous les voyiez sortir de leurs crevasses, comme pour venir recevoir ses ordres: il leur donnait un petit morceau de pain; après quoi, il les renvoyait dans leurs trous en les frappant d'un petit coup sur la queue.»

Les rats et les souris jouaient un grand rôle dans les passe-temps et les affections des prisonniers; mais lorsque la spirituelle mademoiselle de Launay, plus connue sous le nom de madame de Staal, fut conduite à la Bastille par la découverte de la conspiration Cellamare, elle ne put surmonter la répugnance que lui inspiraient ces animaux, et elle invoqua contre eux la protection des chats, qu'elle aimait. «Je ne sentis point en prison,» dit-elle dans ses Mémoires, «l'ennui qu'on y redoute généralement... Je m'en garantis, quand je fus plus calme, par les occupations que je me fis et par tous les amusemens qui se présentèrent à moi, que j'avais besoin de recueillir. Ce n'est pas l'importance des choses qui nous les rend précieuses, c'est le besoin que nous en avons. Je fus étonnée du parti que je tirai d'une chatte que j'avais demandée simplement dans l'intention de me délivrer des souris dont j'étais persécutée. Cette chatte était pleine, elle fit des petits chats, et ceux-ci en firent d'autres. J'eus le loisir d'en voir plusieurs générations. Cette jolie famille faisait des jeux et des danses devant moi, dont je me divertissais bien, quoique je n'aie jamais aimé aucune sorte de bête.» Le malheur donne de la bonté aux cœurs les plus secs: Mademoiselle de Launay, qui ne put pas conserver un ami à la cour, resta fidèle à ses chats en prison.

Mais, en général, le temps de la captivité n'était point assez prolongé pour que le prisonnier eût recours à ce genre de distraction; l'effet ordinaire d'une lettre de cachet ne dépassait pas quelques mois, pendant lesquels on vivait trop hors de la prison par le souvenir et l'espérance pour y vouloir prendre racine par des habitudes et des affections. La lecture défrayait donc presque seule les loisirs des détenus, qui étaient souvent devenus pensionnaires de la Bastille à cause des livres qu'ils avaient écrits ou publiés. L'abbé Lenglet Dufresnoy, qui fit sept ou huit voyages dans les prisons d'état, déclarait ingénument qu'il n'avait nulle part trouvé autant de tranquillité pour l'étude, et dès qu'il voyait entrer dans sa chambre l'exempt de police chargé de l'arrêter, loin de se troubler et de s'affliger, il réclamait seulement la permission d'apprêter son linge, ses livres, et ses manuscrits; puis il écrivait à son libraire: «Je vais terminer promptement l'ouvrage que vous savez; on me mène, de par le roi, dans mon cabinet de travail.»

À la Bastille, Freret relut avec fruit tous les auteurs de l'antiquité, et rédigea une grammaire chinoise; Voltaire ébaucha plusieurs tragédies et médita son avenir littéraire; Marmontel rédigea ses Contes Moraux. À Vincennes, Fréron, qui ne pouvait se figurer lire Ovide dans la relation des Miracles de saint Ovide, qu'on lui avait apportée par un quiproquo jésuitique, employait la journée à cuver le vin qu'il buvait le matin, «pour être en état,» disait-il, «de supporter l'ennui de ce terrible prédicateur appelé le donjon de Vincennes.» Diderot pilait de l'ardoise, la faisait infuser dans du vin et taillait un cure-dent, pour écrire sur les marges de son Platon l'Essai philosophique sur les règnes de Claude et de Néron. L'abbé Prieur, qui en était réduit pour se distraire à commenter et à réfuter la grammaire française de Vailly sur le grabat où il mourut, ne réussit pas à obtenir du lieutenant de police un Nouveau-Testament, grec et latin, pour sanctifier ses souffrances.

Ce n'étaient là que des gens de lettres et des philosophes: on les honorait encore de quelques égards, de quelques ménagemens, parce qu'ils sortaient toujours de prison la plume à la main. Mais les prisonniers que l'on craignait moins après ces rudes épreuves, ceux qui n'en devaient pas de long-temps voir le terme, ceux qui sentaient peser sur leur tête la vengeance d'un ennemi puissant, ils retombaient quelquefois dans les horreurs de l'ancienne Bastille, où la torture morale surpassait encore la torture physique: combien de misérables, lentement assassinés par l'oisiveté et l'abrutissement au fond de ces ténébreux cachots, où Latude languit trente-quatre ans! Quel séjour, que ces antres de pierre que le jour ne visitait jamais, où se concentrait un air empoisonné, où le sol fangeux s'exhaussait d'immondices, où rampaient les crapauds et la vermine! Eh bien! pour échapper à l'ennui, plus redoutable encore que cette mortelle prison, les êtres livides et décharnés qui s'y mouraient, oubliés des hommes, cherchaient une occupation, un intérêt, un plaisir, dans cette vermine même dont ils étaient dévorés: ils apprivoisaient, ils instruisaient des puces!

Latude, ce génie actif et persévérant qui ne put se montrer que dans les prodiges de son évasion, ne perdait pas l'espoir de la renouveler avec des efforts plus incroyables encore; mais en attendant que les circonstances la favorisassent, il avait besoin de dépenser le trop plein de son imagination, et d'exercer les belles facultés de cette intelligence qui lui aurait acquis une supériorité réelle dans quelque carrière qu'il eût suivie, s'il ne s'était pas vu, à vingt ans, retranché de la vie sociale par l'inexplicable vengeance de madame de Pompadour. Ce fut surtout pour se procurer les moyens d'écrire qu'il eut besoin de toutes les ressources de son invention: «Pour remplacer le papier, qui me manquait,» raconte-t-il dans ses Mémoires assez mal rédigés par l'avocat Thierry, et peut-être trop souvent empreints de romanesque, «je pris pendant long-temps la mie du pain qu'on me donnait; je la broyais dans mes mains, je la pétrissais avec ma salive; puis, en l'aplatissant, j'en fis des tablettes de six pouces carrés ou environ et de deux lignes d'épaisseur. À défaut de plume, je pris l'arête triangulaire que l'on trouve sous le ventre des carpes: elles sont larges et fortes; en les fendant, on peut les employer facilement au lieu de plume. Il ne me manquait plus que de l'encre: mon sang pouvait y suppléer, et je m'en servis. Je tirai des fils d'un pan de ma chemise; je liai fortement la première phalange de mon pouce pour en faire enfler l'extrémité, que je perçai avec l'ardillon d'une de mes boucles. Mais chaque piqûre ne me fournissait que peu de gouttes de sang, il fallait les renouveler souvent. Déjà tous mes doigts en étaient pleins, ce qui avait causé une irritation forte et une enflure dont je craignais les suites. D'un autre côté, à chaque lettre que j'écrivais, mon sang se figeait et j'étais obligé de tremper ma plume de nouveau. Pour remédier à ces inconvéniens, je fis couler quelques gouttes de mon sang dans un peu d'eau au fond de mon gobelet; je délayai le tout ensemble, ce qui me fit une encre très-coulante, et, par ce moyen, je parvins à écrire très-lisiblement et à rédiger un mémoire.»

Qu'écrivait-il ainsi avec son sang sur ces tablettes de mie de pain? des projets d'économie politique, des plans d'administration civile et militaire, des réflexions de morale publique, le tout destiné à réformer les erreurs et les abus du gouvernement! Ces curieuses tablettes, que le prisonnier remit lui-même au savant jésuite le père Griffet, aumônier de la Bastille, ne furent pas même conservées dans les archives de cette forteresse, comme l'échelle de corde et les divers instrumens qui avaient servi à l'évasion de Latude. Il écrivit encore avec d'autres procédés non moins ingénieux: ses chemises et ses mouchoirs lui tinrent lieu de papier, et sa passion calligraphique ne se découragea pas même dans un cachot tout-à-fait obscur, où, pendant les courts intervalles de ses repas, il profitait de la lumière qui lui était accordée, pour tracer sur la toile, avec son sang ou avec du charbon pilé, le triste récit de ses souffrances.

Il ne fut pas toujours seul et abandonné à lui-même durant cette affreuse captivité de trente-quatre ans: après avoir été séparé de son ami d'Alègre, qui avait partagé les travaux inouïs et l'heureuse issue de sa première évasion, il chercha dans d'abjects animaux une autre sorte d'amitié qui l'aidât du moins à supporter le fardeau de la solitude: ces nouveaux amis étaient des rats qu'il avait apprivoisés. «Je leur ai dû,» dit-il, «la seule distraction heureuse que j'aie éprouvée dans tout le cours de ma longue infortune.» Ces rats l'incommodaient beaucoup, en venant lui disputer la paille de son lit et en le mordant même au visage; il résolut, puisqu'il était forcé de vivre avec eux, de leur inspirer de l'affection. Un jour, un gros rat étant sorti de la meurtrière, il l'appela doucement et lui jeta des miettes de pain, que ce rat vint prendre après quelque hésitation et emporta dans son trou. Le lendemain, le rat reparut et se fit moins prier pour s'emparer du pain qu'on lui offrait; le troisième jour, ce rat devint plus familier et aussi plus vorace, parce que Latude se priva d'une partie de sa ration de viande pour attirer ce commensal affamé; les jours suivans, le rat, dont la confiance augmentait à chaque repas, alla en trottinant quérir sa pitance dans la main du prisonnier. Ce n'est pas tout: l'exemple est aussi contagieux chez les rats que chez les hommes. Ce rat changea de résidence et appela dans le cachot sa femelle et sa famille, composée de cinq ou six ratons; ils se fixèrent tous auprès de Latude, qui leur donna des noms et leur apprit à cabrioler pour gagner leur pâture, suspendue en l'air à deux pieds du sol. Cette société de rats se trouvaient si bien d'être hébergés aux dépens de leur maître et seigneur, qu'ils montraient les dents aux intrus qui essayaient de s'introduire dans leurs rangs: ils multiplièrent patriarchalement jusqu'au nombre de vingt-six, gros et petits, nourris comme Latude avec le pain du roi.

Les araignées étaient sans doute d'un caractère plus sauvage et moins reconnaissant que les rats, car Latude ne put jamais réussir à en apprivoiser une seule. Il eut beau leur présenter des mouches et des insectes, il eut beau les appeler en sifflant et en jouant du flageolet (il avait fabriqué cet instrument avec un morceau de sureau qu'il trouva dans la paille de son lit), il eut beau les enlever de leur toile et les retenir de force sur sa main; ces araignées ne se laissèrent pas séduire, et il finit par conclure que celle de Pelisson n'avait existé que dans les livres et la tradition. Cependant le baron de Trenck, enfermé à la même époque dans la forteresse de Magdebourg, avait su tirer meilleur parti des araignées de sa prison: il s'était même promis de rendre un éclatant hommage au merveilleux instinct de ces insectes, et il eût fourni de puissans argumens en faveur du système de l'âme des bêtes.

Il raconte seulement dans ses Mémoires l'histoire touchante de la souris qu'il avait apprivoisée au point qu'elle jouait avec lui et venait manger dans sa bouche. «Je ne saurais tracer ici,» dit-il, «toutes les réflexions que fit naître en moi l'étonnante intelligence de ce petit animal.» Une nuit, la souris, courant, sautant, grattant, rongeant, fit tant de bruit, que le major, appelé par les sentinelles, commanda une ronde dans la prison et visita lui-même les serrures et les verroux, pour s'assurer qu'on n'exécutait pas une tentative d'évasion. Le baron de Trenck avoua que tout ce bruit provenait de sa souris, qui ne dormait pas et qui demandait la liberté pour lui. Le major confisqua la souris et la transféra dans la chambre de l'officier de garde; le lendemain, la souris, qui avait travaillé de grand courage pour percer la porte de l'endroit où elle était enfermée, attendit l'heure du dîner pour rentrer chez son maître à la suite du geôlier. Trenck fut bien surpris de la retrouver grimpant dans ses jambes et lui faisant mille caresses. Le major se saisit une seconde fois du pauvre animal, qu'il refusa de restituer au prisonnier; mais il en fit don à sa femme, et celle-ci, qui la mit en cage pour la conserver, espérait la consoler par une nourriture choisie et abondante. Deux jours après, la souris, qui ne mangeait plus, fut trouvée morte. Le chagrin l'avait tuée.

Le baron de Trenck, qui composait des vers allemands et français avec autant de goût que le roi de Prusse, ne fut pas embarrassé de les écrire, quoique le grand Frédéric eût défendu sous peine de mort de lui parler et de lui donner encre ou plume. «Pour y suppléer,» dit-il, «je me faisais une piqûre au doigt; j'en recueillais le sang, et lorsqu'il venait à se cailler, je le chauffais dans ma main; puis j'en faisais écouler la partie liquide et je jetais le reste. C'est ainsi que je parvins à me faire de bonne encre bien coulante, avec laquelle je pouvais écrire, et qui me servait en même temps de couleur quand je voulais peindre.» La plume qu'il avait inventée fut tour à tour un brin de paille, un cure-dent et un os de chapon. En outre, à l'aide d'un clou tiré du plancher, il cisela ses gobelets d'étain avec tant d'habileté et de délicatesse, que ces gobelets, couverts de dessins et de devises, étaient vendus à des prix fort élevés. C'est à un de ces gobelets qu'il dut sa délivrance, et l'impératrice Marie-Thérèse, dans les mains de qui le hasard fit tomber ce chef-d'œuvre d'art et de patience, s'interposa auprès du roi Frédéric pour obtenir la grâce d'un innocent, après plus de neuf ans de fers.

Les prisons d'état n'étaient pas plus dures en Allemagne qu'en France, où les lettres de cachet se distribuaient et même se vendaient par milliers. À la fin du règne de Louis XV, les ministres se faisaient un jeu de la liberté des citoyens les plus recommandables. La Bastille ne fut jamais mieux remplie que sous les ministères du duc de La Vrillière et du comte de Saint-Florentin. Ce dernier eut le déplorable courage de faire arrêter La Chalotais, procureur du parlement de Bretagne, accusé d'avoir insulté le roi dans des billets anonymes, et seulement coupable de s'être opposé aux envahissemens du pouvoir royal en Bretagne. La Chalotais, conduit à Saint-Malo et enfermé dans la citadelle, fut privé des moyens de se défendre et de répondre à ses calomniateurs, pendant que son procès s'instruisait avec une lenteur calculée; mais, à peine relevé d'une maladie mortelle, il rassembla ses forces pour composer trois mémoires justificatifs, qui sortirent de sa prison comme une voix du ciel. Il les avait écrits avec un cure-dent et une encre faite de suie dans de l'eau sucrée et du vinaigre, sur des papiers qui servaient à envelopper du sucre et du chocolat. «J'ai reçu le Mémoire de l'infortuné La Chalotais,» dit Voltaire, dans une de ses lettres. «Malheur à toute âme sensible qui ne sent pas le frémissement de la fièvre en le lisant! Son cure-dent grave pour l'immortalité!...»

Quand Louis XVI monta sur le trône, l'aspect des prisons changea tout-à-coup, et bientôt le vertueux Malesherbes fit pénétrer les rayons de la justice et de l'humanité dans les plus profonds souterrains de la Bastille, qu'ébranlait déjà un cri unanime de malédiction. Sous le ministère de Malesherbes, Mirabeau, qui avait fait son apprentissage de prisonnier dans la citadelle de l'île de Rhé, au château d'If et au fort de Joux, entra au donjon de Vincennes pour une détention de quarante-deux mois. Mirabeau consacra, pour ainsi dire, le temps de cette détention à sa maîtresse, madame de Monier, enfermée aussi dans un couvent: il correspondait librement avec Sophie, par l'entremise du lieutenant de police Lenoir, qui avait consenti à faire passer les lettres des deux amans, pourvu qu'elles retournassent en dépôt à son secrétariat. Ce piquant échange de lettres d'amour ne suffisait pas à l'inquiète et dévorante activité de Mirabeau, qui noircissait une immense quantité de papier qu'on lui fournissait à discrétion, ainsi que des livres: il traduisait Tibulle et les Baisers de Jean second; il écrivait des romans et des poésies érotiques; il improvisait son éloquent plaidoyer contre les lettres de cachet et les prisons d'état. Ces occupations littéraires n'étaient au fond que des alimens destinés à éteindre les appétits immodérés d'un tempérament de feu: au milieu de ses lectures et de ses commentaires de la Bible, c'était toujours Sophie qu'il couvrait de baisers en approchant de ses lèvres les tresses de cheveux qu'elle lui envoyait: c'était Sophie enfin qui jour et nuit remplissait sa prison.

Elles n'étaient plus, ces horribles prisons de Constantin de Renneville et de Latude, quoique la Bastille fût encore debout. Lorsqu'elle tomba sous les coups des haines populaires amassées depuis quatre siècles, on n'eut pas le loisir d'écouter les lugubres révélations qui sortaient de ces ruines, et le public, qui avait fait une sorte d'ovation à Latude, prêta l'oreille à peine au récit de trente-neuf ans de captivité que voulut lui raconter Le Prevot de Beaumont. La révolution, qui commençait, préparait des prisons moins effrayantes et plus tyranniques, des captivités moins longues et plus atroces. Louis XVI, prisonnier au Temple, en sortit bientôt pour marcher à la guillotine; Madame Élisabeth tricotait en attendant son arrêt de mort, et le jeune dauphin, portant déjà des germes de mort dans son sein, tandis que l'infâme Simon tuait chez lui le moral, le fils de Louis XVI détachait les carreaux de sa chambre pour en faire des petits palets!

Les prisons révolutionnaires avaient une physionomie toute particulière: on y était presque libre, si ce n'est qu'on n'avait guère de délivrance à espérer que de l'échafaud. Cette réunion de personnes distinguées par leur naissance, leur éducation, et leur rang social, conservait fidèlement sous les verroux toutes les traditions de la haute société élégante et spirituelle qui devait disparaître avec ses derniers représentans. Les femmes faisaient de la toilette; les hommes devenaient amoureux et rivaux. Il y avait des poètes qui rimaient, des peintres qui peignaient, des musiciens qui chantaient, des militaires qui combinaient des plans de campagne. Ô la douce vie qu'on eût menée au Luxembourg, à Saint Lazare, à l'Abbaye et au Châtelet, si le tribunal de sang n'avait pas réclamé chaque jour sa provision de victimes! Roucher, l'auteur du poème des Mois, quoique incarcéré à Sainte-Pélagie, continuait l'éducation de ses enfans par correspondance, poursuivait l'achèvement de ses ouvrages commencés, traduisait Virgile en vers, et classait un herbier avec les plantes que sa fille lui choisissait au jardin du Muséum. Ces fleurs, ces feuillages, apportaient comme un parfum de liberté dans sa prison. Il contemplait mélancoliquement cette espèce de tribut que la nature envoyait à son poète prisonnier, et ses pensées tombaient d'elles-mêmes dans le moule du vers.

«Ô vous, en qui la nature déploie
Le jeu brillant des plus riches couleurs,
Dans les ennuis où mon âme est en proie,
À mon secours quelle main vous envoie,
Êtres charmans, fraîches et tendres fleurs?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L'aimable aspect des branchages fleuris
Vient éclairer ma noire solitude:
Ma fille a su dans sa sollicitude
M'environner de ces rameaux chéris.
Sa piété naïve, ingénieuse,
A trouvé l'art de corriger mon sort;
Ces beaux asters à tête radieuse
Et cette indule à taille ambitieuse
Vont sous mes doigts triompher de la mort.
Oh! quand ces fleurs orneront le parterre
Que la science ouvre aux plants desséchés,
Oh! puisse alors ma fille solitaire
Sur ces rameaux bienfaiteurs de son père
Tenir parfois ses regards attachés!
Puis, les baignant de ses pieuses larmes,
Leur dire: 'Vous, qu'en ma jeune saison
J'osai cueillir dans nos grands jours d'alarmes,
Je vous salue, ô fleurs, de qui les charmes
Ont de mon père adouci la prison!'»

Ces touchantes allocutions de Roucher aux fleurs cueillies par sa fille furent interrompues par l'arrivée de la charrette qui le conduisit à l'échafaud avec André Chénier et le baron de Trenck.

Sous l'empire, les prisons redevinrent à peu près ce qu'elles avaient été du temps de Louis XIV, mystérieuses, impénétrables, terribles. M. Saintine les a peintes dans Picciola, et il n'est pas possible d'ajouter un coup de pinceau à cette peinture vraie et saisissante. Sous la restauration, les prisons perdirent tout-à-fait leur caractère solennel, grave, et redoutable: un prisonnier, fût-ce un criminel d'état, avait le droit de discuter à grand fracas, par l'organe de la presse; l'assassin du duc de Berry, Louvet, n'était pas traité autrement qu'un garde national aux arrêts, excepté pour les précautions de surveillance; le journaliste Magalon, enchaîné côte à côte avec un galérien qu'on transférait à Bicêtre, fit retentir pendant six mois tous les échos de la polémique quotidienne; on n'eut point assez de colère et d'indignation contre le pouvoir, qui ordonna la translation de Fontan à Poissy. Depuis la révolution de juillet, cet état de choses a empiré ou s'est amélioré, selon le point de vue d'où on l'examine: les prisons les plus épouvantables ont un régime plus doux et plus bénin que celui des colléges de l'université; on y a des livres, des plumes, de l'encre, et du papier plus qu'on n'en peut consommer; on y fume; on y boit; on y est parfaitement, en un mot, hormis qu'on est en prison. Les régicides Pépin et Fieschi ne tarissaient pas sur tous les égards qu'on avait pour eux, et Dieu sait la chère qu'ils faisaient. Quant aux prisonniers d'état de la citadelle de Ham, ils ont reconnu que la souveraineté du peuple, telle que le gouvernement actuel l'a entendue, n'est pas plus cruelle à l'égard de ses ennemis que la légitimité de la branche aînée envers les siens. On peut dire qu'il n'y a plus de prison d'état possible en France, même au mont Saint-Michel.

Mais la prison d'état, la prison dure, a résisté dans les gouvernemens absolus aux systèmes pénitentiaires des philanthropes, et Silvio Pellico, sous les plombs de Venise, nous rappelle les anciens habitans de notre Bastille; et ce noble, ce généreux Andryane, enseveli dix ans, quoique Français, dans le tombeau du Spielberg, nous apprend que les raffinemens barbares de la captivité du baron de Trenck subsistent encore sous la protection de l'empereur d'Autriche: Andryane, privé de ses livres, écrivait avec la pointe d'une aiguille sur les parois de son cachot, et y recomposait une bibliothèque à l'aide de ses souvenirs; Sylvio Pellico, en méditant sur les secrets de la création et de la Providence, nourrissait des fourmis et approvisionnait une araignée. Heureux s'ils avaient eu l'un et l'autre à leur disposition la fleur miraculeuse du prisonnier de Fénestrelle!

Paul L. Jacob, bibliophile.

À MADAME VIRGINIE ANCELOT.

Je viens de relire mon œuvre, et je tremble en vous l'offrant. Cependant, qui mieux que vous peut l'apprécier?

Vous n'aimez ni les gros romans, ni les longs drames.

Mon livre n'est ni un drame, ni un roman.

L'histoire que je vais vous conter, madame, est simple, tellement simple, que jamais plume peut-être n'aborda un sujet plus audacieusement restreint! Mon héroïne est si peu de chose! Non que je veuille d'avance, en cas d'insuccès, en rejeter la faute sur elle! Dieu m'en garde! Si l'action de cet ouvrage est peu apparente, la pensée n'en est pas dépourvue de grandeur, le but en est élevé, et si je ne l'atteins pas, c'est que les forces m'auront manqué. J'attache du prix pourtant à sa réussite, car j'y ai déposé des convictions profondes; et, par un sentiment de bienveillance plutôt que de vanité, j'aime à croire que si la foule des liseurs vulgaires le rejette et le dédaigne, pour quelques-uns, du moins, il ne sera pas sans charme, pour quelques autres sans utilité.

La vérité des faits est-elle pour vous de quelque valeur? Ici je la certifie, et vous l'offre en compensation de ce que vous regretterez peut-être de ne pas trouver suffisamment dans ce volume.

Vous vous rappellez cette bonne et gracieuse femme, morte depuis quelques mois seulement, la comtesse de Charney, dont le regard, quoique voilé par une pensée de deuil, vous frappa, tant il portait une double et céleste empreinte.

Ce regard si candide, si doux, qui vous caressait en vous parcourant, qui vous dilatait le cœur en s'arrêtant sur vous, et dont on se détournait malgré soi-même, pour le rechercher bientôt; ce regard, d'abord presque timide comme celui d'une jeune fille, vous l'avez vu ensuite briller, s'animer, jeter des flammes, et trahir tout-à-coup des sentimens de force, d'énergie et de dévouement. Eh bien! ce regard, c'était toute la femme! Cette femme, c'était le mélange incroyable de la douceur et de l'audace, de la faiblesse des sens et de la résolution de l'âme; c'était une lionne terrible, qu'un enfant apaisait d'un mot; c'était une colombe craintive, capable de porter la foudre sans trembler, s'il se fût agi de la défense de ses amours,—de ses amours de mère s'entend!

Telle je l'ai connue, telle d'autres l'avaient connue long-temps avant moi, alors que son âme ne s'exaltait que dans son culte de fille, puis d'épouse. C'est avec un plaisir bien vif que je vous entretiens ici de cette noble créature: les occasions seront trop rares où je pourrai vous en parler encore. Elle n'est pas l'héroïne principale de cette histoire.

Dans l'unique visite que vous lui fîtes à Belleville, où elle s'était fixée pour toujours, car le tombeau de son mari est là (et le sien aussi maintenant), plusieurs choses semblèrent vous étonner. Ce fut d'abord la présence d'un vieux domestique, à cheveux blancs, assis auprès d'elle à table. Vous parûtes surtout vous stupéfier en entendant ce domestique, aux gestes brusques, aux manières communes, même pour des gens de cette classe, tutoyer la fille de la comtesse, et la jeune femme, élégante et parée, belle comme sa mère l'avait été, répondre au vieillard avec déférence et respect, avec amitié même, en l'interpellant du titre de parrain: en effet, elle est sa filleule. Puis, peut-être il vous souvient d'une fleur desséchée, effacée de couleurs, enfermée dans un riche médaillon, et, lorsque vous l'interrogeâtes sur cette relique, de l'expression douloureuse qu'exprima la figure de la pauvre veuve. Elle laissa même, je crois, votre demande sans réponse: c'est que cela eût exigé du temps, et ne pouvait s'adresser à un indifférent.

Cette réponse, je vais vous la faire aujourd'hui.

Honoré de l'affection de cette excellente femme, plus d'une fois, en face de ce médaillon, assis entre elle et son vieux serviteur, j'ai entendu, de l'un et de l'autre, sur cette fleur fanée, des récits longs et détaillés, qui m'ont ému vivement. J'ai long-temps gardé entre mes mains les manuscrits du comte, sa correspondance et le double journal de sa prison, sur toile et sur papier: pièces justificatives et documens historiques ne m'ont pas manqué.

Ces récits, je les ai retenus précieusement dans ma mémoire; ces manuscrits, je les ai compulsés attentivement; cette correspondance, j'en ai extrait des fragmens précieux; ce journal, j'y ai puisé mes inspirations, et si je parviens à faire passer dans votre âme le sentiment dont je fus saisi moi-même en présence de tous ces souvenirs du captif, c'est à tort que j'aurai tremblé pour la destinée de ce livre.

Encore un mot. J'ai conservé à mon héros son titre de comte, dans un temps où les dénominations nobiliaires avaient cessé d'avoir cours; c'est que toujours on me le désignait ainsi, soit en français, soit en italien. Dans ma mémoire, son nom était invariablement cloué à son titre: titre et nom, j'ai tout laissé aller au courant de la plume.

Vous voilà avertie, madame. Ne demandez donc pas à ce livre des événemens de haute importance, ni même un récit attrayant sur quelque aventure amoureuse. J'ai parlé d'utilité, et à qui un récit d'amour peut-il être utile? Dans ce doux savoir surtout, pratique vaut mieux que théorie, et chacun a besoin de sa propre expérience: cette expérience, on court joyeusement au-devant d'elle pour l'acquérir, et on ne se soucie guère de la trouver toute faite dans des livres. Les vieillards, devenus moralistes par nécessité, auront beau s'écrier:—Évitez cet écueil, sur lequel nous nous sommes brisés autrefois! les jeunes gens répondront:—Cette mer que vous avez bravée, nous voulons la braver à notre tour, et nous réclamons notre droit de naufrage.

Il y a cependant encore de l'amour dans ce que je vais vous conter; mais il ne s'agit ici, avant tout, que de l'amour d'un homme pour... Vous le dirai-je?... Non; lisez, et vous saurez.

X. Boniface-Saintine.

PICCIOLA.

LIVRE PREMIER.

I.

Le comte Charles Véramont de Charney, dont le nom sans doute n'est pas encore entièrement oublié des savans de notre temps, et pourrait même au besoin se retrouver sur les registres de la police impériale, était né avec une prodigieuse facilité d'apprendre; mais sa haute intelligence, façonnée dans les écoles, y avait contracté le pli de l'argumentation. Il discutait beaucoup plus qu'il n'observait. Bref, il devait faire plutôt un savant qu'un philosophe, et c'est ce qui lui advint.

Dès l'âge de vingt-cinq ans, il possédait la connaissance complète de sept langues. Bien différent de tant d'estimables polyglottes, qui semblent ne s'être donné la peine d'étudier divers idiomes qu'afin de pouvoir faire preuve d'ignorance et de nullité devant les étrangers aussi bien que devant leurs compatriotes (car on peut être un sot en plusieurs langues), le comte de Charney usait de ces études préparatoires pour s'avancer vers d'autres beaucoup plus importantes.

S'il avait de nombreux valets au service de son intelligence, chacun d'eux du moins avait sa charge, ses occupations et ses landes à défricher. Avec les Allemands, il s'occupait de la métaphysique; avec les Anglais et les Italiens, de la politique et de la législation; avec tous de l'histoire, qu'il pouvait interroger, en remontant jusqu'à ses sources premières, grâce aux Hébreux, aux Grecs et aux Romains.

Il se livra donc tout entier à ces graves spéculations, ne négligeant point les sciences accessoires qui s'y rapportaient. Mais bientôt, effrayé de cet horizon qui s'élargissait devant lui, se sentant broncher à chaque pas dans ce labyrinthe où il s'était engagé, fatigué de poursuivre vainement une vérité douteuse, il n'envisagea plus l'histoire que comme un grand mensonge traditionnel, et tenta de la reconstruire sur de nouvelles bases. Il fit un autre roman, dont les savans se moquèrent par envie, et le monde par ignorance.

Les sciences politiques et législatives lui présentaient quelque chose de plus positif; mais elles semblaient appeler tant de réformes en Europe! Et lorsqu'il essaya d'en signaler quelques-unes à faire, les abus lui parurent tellement enracinés dans l'édifice social, tant d'existences étaient assises et clouées sur un faux principe, qu'il se découragea, ne se sentant ni assez de force ni assez d'insensibilité pour renverser chez les autres ce que l'ouragan révolutionnaire n'avait pu détruire entièrement chez nous.

Puis combien de braves gens, avec autant de lumières et de bonnes intentions que lui peut-être, avaient des théories en tout opposées à la sienne! S'il allait mettre le feu aux quatre coins du globe, pour un doute! Cette réflexion l'humilia plus encore que les aberrations de l'histoire, et le laissa dans une perplexité pénible.

La métaphysique lui restait.

C'est le monde des idées. Là les bouleversemens paraissent moins effrayans, car les idées se choquent sans bruit dans les espaces imaginaires, comme l'a dit un poète allemand; vérité douteuse ainsi que tant d'autres, la pensée muette a un écho sonore.

Avec la métaphysique, Charney croyait ne plus risquer le repos des autres; et il perdit le sien.

Là surtout, là, plus il s'avança vers les profondeurs de la science, analysant, discutant, argumentant, plus il n'entrevit qu'obscurité et confusion. L'insaisissable vérité, toujours fuyant à son approche, s'évanouissait sous ses pas, et, moqueuse, semblait voltiger à ses yeux comme un feu follet, qui vous attire pour vous égarer. Il la voyait lumineuse devant lui, et elle s'éteignait sous son regard, pour renaître où il ne la soupçonnait pas. Infatigable et tenace, s'armant de patience, il la suivait avec une prudente lenteur, pour la forcer dans son sanctuaire, et, rapide, elle s'éloignait; il voulait hâter sa course pour l'atteindre, et dès son premier mouvement il l'avait dépassée. Il croyait enfin la tenir! elle était sous sa main, dans sa main! et elle glissait entre ses doigts, se divisant, se multipliant sur des points différens. Vingt vérités brillaient à la fois autour de l'horizon de son intelligence: fanaux menteurs qui mettaient au défi sa raison! Ballotté entre Bossuet et Spinosa, entre le déisme et l'athéisme, tiraillé par les spiritualistes, les sensualistes, les animistes, les ontologistes, les éclectistes, et les matérialistes, il fut saisi d'un doute immense, qu'il résolut enfin par une négation complète.

Laissant de côté les idées innées et la révélation des théologiens, la raison suffisante et l'harmonie préétablie de Leibnitz, la perception et la réflexion de Locke, l'objectif et le subjectif de Kant, les sceptiques, les dogmatiques et les empiriques, les réalistes et les nominaux, l'observation et l'expérience, le sentiment et le témoignage, la science des choses particulières et la puissance des universaux, il se renferma dans un panthéisme grossier; il refusa de croire à une intelligence suprême. Le désordre inhérent à la création, les contradictions perpétuelles entre les idées et les choses, l'inégale répartition des biens et des forces fixèrent dans sa cervelle cette conviction que la matière aveugle avait seule tout produit, et seule organisait et dirigeait tout.

Le hasard devint son dieu, le néant fut son espoir! Il s'attacha à ce système avec transport, presque avec orgueil, comme s'il l'eût créé lui-même; se sentant heureux, en pleine incrédulité, d'être débarrassé de tous les doutes qui l'avaient assiégé.

La mort d'un parent venait de le laisser possesseur d'une vaste fortune. Il dit adieu à la science, et résolut de vivre pour le bonheur.

Depuis l'installation du consulat aux affaires, la société en France s'était réorganisée avec luxe, avec éclat. Au milieu des fanfares de la victoire, qui se faisaient entendre de tant de côtés à la fois, tout était joie et fêtes à Paris. Charney fréquenta le monde—le monde opulent, le monde aimable et brillant, le monde des lumières, de la grâce, et de l'esprit; puis, au sein de ce tourbillon de vie oisive et occupée, de ce grand mouvement de plaisir, il fut tout surpris de ne point se sentir heureux.

Des airs de contredanse, la parure des femmes, et les parfums qui s'exhalaient autour d'elles, voilà seulement ce qui lui parut mériter quelque attention.

Il avait essayé d'une liaison d'intimité avec des hommes réputés pour leur savoir et leur bon sens; mais qu'il les trouva faibles, ignorans et saturés d'erreurs! Il les prit en pitié.

C'est là un des grands inconvéniens de l'excès dans les sciences humaines; on ne trouve plus personne à son niveau; ceux même qui en savent autant que vous ne le savent pas comme vous. Du faîte où l'on est monté, on voit les autres au-dessous de soi, misérables et petits; car, dans la hiérarchie de l'intelligence, comme dans celle du pouvoir, l'isolement naît de la grandeur. Vivre isolé, c'est le châtiment de quiconque veut trop s'élever!

Notre philosophe appela de plus en plus à son aide les jouissances matérielles et positives. Dans cette société renaissante, si long-temps sevrée de joie et de fêtes, maculée encore des orgies sanglantes de la révolution, et qui, traînant après elle ses lambeaux de vertus romaines, dépassait du premier bond les fastueuses orgies de la régence, il se signala par l'exagération de ses dépenses, de ses profusions, de ses folies! Efforts stériles! Il eut des chevaux, des voitures, une table ouverte; il donna des concerts, des bals, des chasses; et le plaisir ne se montra nulle part avec lui! Il eut des amis pour l'aduler dans ses triomphes, des maîtresses pour l'aimer dans ses instans de loisir, et, quoiqu'il eût mis un bon prix à tout cela, il ne connut ni l'amitié ni l'amour.

Toutes ces parades, toutes ces parodies de vie joyeuse, ne purent dérider son cœur et le forcer à sourire une seule fois. Vainement il tenta de se laisser prendre en aveugle à toutes les amorces de la société. La sirène, à moitié hors des eaux, faisait éclater devant l'homme sa beauté de nymphe et sa voix séductrice; et le regard insensé du philosophe plongeait aussitôt malgré lui sous l'onde pour y chercher le corps écailleux et la queue bifurquée du monstre!

Charney ne pouvait plus être heureux ni par la vérité ni par l'erreur.

La vertu lui était étrangère, le vice indifférent.

Il avait sondé la vanité de la science, et le doux non-savoir lui était interdit. Les portes de cet Éden se trouvaient fermées à jamais derrière lui.

La raison lui semblait fausse; le plaisir lui semblait menteur.

Le bruit des fêtes le fatiguait; la retraite et le silence lui étaient pénibles.

En compagnie, il s'ennuyait des autres; seul, il s'ennuyait de lui-même.

Une profonde tristesse le saisit.

L'analyse philosophique, malgré tous ses efforts pour l'écarter, dominait toujours sa pensée, et se mêlant à ses regards, ternissait, rapetissait, éteignait les plaisirs et le luxe au milieu desquels il vivait. Les éloges de ses amis, les baisers de ses maîtresses, n'étaient plus pour lui que la monnaie courante avec laquelle on payait la part que l'on prenait de sa fortune, et ne témoignaient que de la nécessité de vivre à ses dépens!

Décomposant tout, réduisant tout à ses premiers élémens, par ce même esprit d'analyse, il fut atteint d'une singulière maladie; maladie affreuse, plus commune qu'on ne le pense, et qui s'attaque aux superbes pour les humilier. Dans le tissu du drap fin de ses habits, Charney croyait sentir l'odeur infecte de l'animal qui en avait fourni la laine; sur la soie de ses riches tentures, il voyait se promener le ver dégoûtant qui l'avait filée; sur ses meubles élégans, ses tapis, ses reliures, ses colifichets de nacre et d'ivoire, il ne voyait que des débris et des dépouilles; la Mort, la Mort enjolivée, fécondée sous la sueur d'un sale artisan!

L'illusion était détruite, l'imagination paralysée.

Il fallait à Charney des émotions cependant. Cet amour incapable de s'arrêter sur un seul objet, il prétendit l'étendre sur un peuple entier. Il devint philanthrope!

Pour être utile à ces hommes qu'il méprisait, de nouveau il se livra à la politique, non plus à la politique spéculative, mais à la politique d'action. Il se fit initier à des sociétés secrètes; sectaire, il s'efforça de ressentir ce genre de fanatisme qui peut convenir encore aux esprits désillusionnés. Il conspira enfin! Et contre qui? Contre la puissance de Bonaparte!

Peut-être cet amour patriotique, cet amour universel qui semblait l'animer, n'était-il au fond que de la haine pour un seul homme, dont la gloire et le bonheur l'importunaient.

L'aristocrate Charney en revenait aux principes d'égalité; le fier gentilhomme, à qui on avait enlevé son titre de comte, qu'il tenait de ses pères, ne voulait pas qu'on prît impunément celui d'empereur, qu'on ne pouvait tenir que de son épée.

Quelle fut cette conspiration? Peu importe! Il n'en manquait point à cette époque. Je sais seulement qu'elle couvait de 1803 à 1804; mais elle n'eut même pas le loisir d'éclater: la police, providence occulte qui veillait déjà aux destinées du futur empire, l'éventa à temps. On ne jugea point à propos pour elle de faire du bruit, même celui d'une fusillade à la plaine de Grenelle. Les principaux chefs de la conjuration, surpris, enlevés à domicile, condamnés presque sans jugement, furent séparément distribués dans les prisons, citadelles ou forteresses des quatre-vingt-seize départemens de la France consulaire.

II.

Je me rappelle que traversant les Alpes grecques pour me rendre en Italie, moi, touriste, voyageant à pied, la sacoche sur l'épaule et le bâton ferré à la main, je m'arrêtai pensif à contempler, non loin du col de Rodoretto, un gros torrent, enflé par la fonte des glaciers supérieurs. Le bruit qu'il faisait en roulant, les cascades écumeuses dont son cours était parsemé, les couleurs variées dont ses eaux se montraient teintes, tour à tour jaunes, blanches, noires, témoignant qu'il avait creusé son lit à travers des couches de marne, de calcaire et d'ardoise; les blocs énormes de marbre et de silex qu'il avait pu déchausser, mais non arracher du sol, et qui formaient comme autant de cataractes, ajoutant un bruit nouveau à tous ces bruits, des cascades nouvelles à toutes ses autres cascades; les arbres entiers qu'il chariait sortant à moitié de l'eau, ayant d'un côté leur feuillage agité par le vent, qui soufflait avec force, et de l'autre tourmenté par les flots bondissans, les fragmens de berges encore couverts de leur verdure, îlots détachés de ses rivages, qui flottaient de même à la surface du torrent, et allaient se briser contre les arbres, comme les arbres se fracassaient en passant contre les blocs de marbre et de silex; tout ce clapotage, tous ces murmures, tout ce fracas, tous ces spectacles, resserrés entre deux hautes rives escarpées, me tinrent quelque temps en émoi et en méditation. Ce torrent, c'est le Clusone.

Je côtoyai ses bords, et j'arrivai avec lui dans l'une des quatre vallées dites protestantes, en souvenir des anciens Vaudois, réfugiés là jadis. Mon torrent n'avait plus son allure rapide et désordonnée et ses cent voix hurlantes et glapissantes. Il s'était adouci, il avait rejeté ses arbres et ses îlots sur quelque rive aplatie ou dans le fond de quelque anse; ses couleurs s'étaient fondues en une seule, et la vase de son lit ne venait plus obscurcir sa surface. Coulant encore avec force, mais avec décence, propre, presque coquet, il singeait la petite rivière pour caresser de ses flots les murailles de Fénestrelle.

Je vis alors Fénestrelle, gros bourg célèbre par l'eau de menthe qu'on y fabrique, et plus encore par les forts qui couronnent les deux montagnes entre lesquelles le bourg est placé. Ces forts, qui communiquent ensemble par des chemins couverts, avaient été démantelés en partie durant les guerres de la république; l'un d'eux cependant, réparé, ravitaillé, était devenu prison d'état aussitôt que le Piémont était devenu France.

Eh bien! c'est là, dans ce fort de Fénestrelle, que fut confiné Charles Véramont, comte de Charney, accusé d'avoir voulu renverser le gouvernement régulier et légal de son pays, pour y substituer un régime de désordre et de terreur.

Le voici donc séparé des hommes, du plaisir et de la science, ne regrettant ni les uns ni les autres, oubliant, sans trop d'amertume, cet espoir de régénération politique qui un instant sembla ranimer son cœur usé, disant un adieu forcé, mais plein de résignation, à sa fortune, dont toute la pompe n'a pu l'étourdir; à ses amis, qui l'ennuyaient; à ses maîtresses, qui le trompaient; ayant pour demeure, au lieu de son vaste et brillant hôtel, une chambre triste et nue; pour unique valet, son geôlier; et renfermé seul avec sa pensée désolante.

Que lui importent à lui la tristesse et la nudité de sa chambre! L'indispensable nécessaire s'y trouve, et il est las du superflu. Son geôlier même lui paraît supportable. Sa pensée seule lui pèse.

Cependant, quelle autre distraction lui reste? Aucune. Du moins, il n'en voit point alors de possible.

Toute correspondance avec l'extérieur lui est interdite. Il ne possède et ne peut posséder ni livres, ni plumes, ni papier. Ainsi l'exige la discipline de la prison. Ce n'eût point été là une privation pour lui autrefois, quand il ne songeait qu'à se dérober au mal scientifique dont il était obsédé. Aujourd'hui, un livre lui eût donné un ami à consulter ou un adversaire à combattre. Privé de tout, séquestré du monde, il fallut bien se réconcilier avec soi-même, vivre avec son ennemi, avec sa pensée.

Ô qu'elle était âcre et accablante cette pensée qui sans cesse l'entretenait de sa position désespérée! qu'elle était froide et lourde pour lui, pour lui que la nature avait d'abord comblé de ses dons, que la société avait entouré dès sa naissance de ses faveurs et de ses priviléges; lui, aujourd'hui captif et misérable; lui, qui a tant besoin de protection et de secours, et qui ne croit ni à Dieu ni à la pitié des hommes!

Il essaie encore de se débarrasser de cette pensée qui le glace, qui le brûle quand il la laisse se débattre enfermée dans ses rêveries. De nouveau, il veut vivre avec le monde du dehors, dans le monde matériel. Mais qu'il se montre rétréci devant son regard ce monde! Jugez-en.

Le logement occupé par le comte de Charney est à l'arrière-partie de la citadelle, dans un petit bâtiment élevé sur les débris d'une ancienne et forte construction qui tenait autrefois aux ouvrages de défense de la place, mais que le développement des nouveaux travaux de fortifications a rendue inutile.

Quatre murs nouvellement blanchis à la chaux, et qui ne lui permettent même plus de retrouver les traces de ceux qui avant lui ont habité ce lieu de désolation; une table, sur laquelle il ne peut que manger; une chaise, dont la poignante unité semble l'avertir que jamais un être humain ne viendra là, s'asseoir près de lui; un coffre pour son linge et ses vêtemens; un petit buffet de bois blanc peint, à moitié vermoulu, avec lequel contraste singulièrement un riche nécessaire en acajou, placé dessus, et damasquiné d'argent sur toutes ses faces (c'est la seule part qu'on lui ait laissée de sa splendeur passée); un lit étroit, mais assez propre; une paire de rideaux de toile bleue, qui pendent à sa fenêtre comme un objet de luxe dérisoire, comme une raillerie amère; car, vu l'épaisseur de ses barreaux, et le haut mur s'élevant à dix pieds en face, il ne doit craindre ni les regards curieux, ni l'importunité des rayons trop ardens du soleil: tel est l'ameublement de sa chambre.

Au-dessus de lui, une autre chambre pareille à la sienne, mais vide, inoccupée; car il n'a point de compagnons dans cette partie détachée de la forteresse.

Le reste de son univers se borne à un escalier de pierre court et massif, tournant brusquement en spirale pour aboutir à une petite cour pavée, enfoncée dans un des anciens fossés de la citadelle. C'est là le lieu de promenade où, deux heures par jour, il va prendre autant d'exercice et jouir d'autant de liberté que le permet le régime prescrit par le commandant.

De là le prisonnier peut apercevoir la sommité des montagnes et les vapeurs de la plaine; car les constructions de la forteresse, s'abaissant tout-à-coup à l'orient du préau, y laissent pénétrer l'air et le soleil. Mais une fois enfermé dans sa chambre, un horizon de maçonnerie frappe seul ses regards, au milieu de cette nature pittoresque et sublime qui l'entoure. À sa droite s'élèvent les coteaux enchantés de Saluces; à sa gauche se développent les dernières ondulations des vallées d'Aoste et les rives de la Chiara; il a devant lui les plaines merveilleuses de Turin; derrière lui les Alpes, qui grandissent, s'échelonnent, parées de rochers, de forêts et d'abîmes, du mont Genèvre au mont Cenis; et il ne voit rien, rien qu'un ciel brumeux suspendu sur sa tête dans un cadre de pierres, rien que les pavés de sa cour et le grillage de sa prison, rien que cette haute muraille qui lui fait face, et dont l'uniformité fatigante n'est interrompue que, vers son extrémité, par une petite fenêtre carrée, où de temps en temps lui est apparue à travers les barreaux une figure triste et renfrognée.

Voilà le monde circonscrit où désormais il lui faut chercher ses distractions et trouver ses joies!

Il s'évertua l'esprit pour y réussir. Il crayonna, il charbonna les murs de sa chambre de chiffres et de dates qui lui rappelaient les événemens heureux de sa jeunesse; mais qu'ils étaient en petit nombre! Il sortait de ces souvenirs le cœur plus affaissé.

Puis son démon fatal, sa pensée, revint avec ses convictions désolantes, et il les formula en sentences terribles, qu'il inscrivit aussi sur son mur, près des souvenirs sacrés de sa mère et de sa sœur!

Voulant triompher enfin de sa pensée maladive et de son oisiveté pesante, il tâcha de se façonner aux choses frivoles et puériles; il courut de lui-même au-devant de cet abrutissement que donne le long séjour des prisons: il s'y plongea, il s'y vautra avec transport.

Il parfila du linge et de la soie, le savant!

Il fit des chalumeaux de paille, il construisit des vaisseaux pavoisés avec des coquilles de noix, le philosophe!

Il fabriqua des sifflets, des coffrets ciselés et des paniers à claire-voie, avec des noyaux, l'homme de génie! des chaînes et des instrumens sonores avec l'élastique de ses bretelles!

Puis il s'admira dans ses œuvres; puis, bientôt après, le dégoût le prit, et il foula tout aux pieds!

Pour varier ses occupations, il sculpta sur sa table mille dessins bizarres. Jamais écolier ne découpa son pupitre, ne le chargea d'arabesques, en relief et en intaille, avec plus de patience et d'adresse. Le pour-tour de l'église de Caudebec, la chaire et les palmiers de Sainte-Gudue, à Bruxelles, ne sont pas décorés d'une plus grande profusion de figures sur bois. C'étaient des maisons sur des maisons, des poissons sur des arbres, des hommes plus hauts que des clochers, des bateaux sur les toits, des voitures en pleine eau, des pyramides naines et des mouches gigantesques. Tout cela horizontal, vertical, oblique, sens-dessus-dessous, pêle-mêle, tête-bêche, véritable chaos hiéroglyphique, dans lequel parfois il s'efforçait à chercher un sens symbolique, une suite, une action; car celui qui croyait tant à la puissance du hasard, pouvait bien espérer trouver un poème complet sur les découpures de sa table, comme un dessin de Raphaël sur les veines bigarrées du buis de sa tabatière.

Il s'ingénia ainsi à multiplier des difficultés à vaincre, des problèmes à résoudre, des énigmes à deviner; et l'ennui, le formidable ennui, vint le surprendre encore au milieu de toutes ces graves occupations!

Cet homme dont la figure s'était montrée à l'extrémité de la grande muraille eût pu lui fournir des distractions plus réelles peut-être; mais il semblait éviter son regard, se retirant de ses barreaux aussitôt que le comte paraissait vouloir l'examiner avec quelque attention. Charney le prit tout d'abord en haine. Il avait si bonne opinion de l'espèce, qu'il ne lui fallut pas plus que ce mouvement de retraite pour lui donner à penser que l'inconnu était un espion chargé de le surveiller jusque dans les loisirs de sa prison, ou un ancien ennemi jouissant de sa misère et de son abaissement.

Quand il interrogea le geôlier là-dessus, celui-ci dut le détromper.

—C'est un Italien, lui dit-il, bon enfant, bon chrétien, car je le trouve souvent en prières.

Charney haussa les épaules.

—Et pourquoi est-il ici? lui demanda-t-il.

—Il a voulu assassiner l'empereur!

—Est-ce donc un patriote?

—Patriote? oh! non; mais le pauvre homme avait un fils et une fille, et il n'a plus qu'une fille; et son fils est mort en Allemagne... Un boulet lui a cassé une dent. Povero figliuolo!

—Alors c'était un transport d'égoïsme! murmura Charney.

—Tête-bleue! vous n'êtes pas père, signor conte? ajouta le geôlier. Si mon petit Antonio, qui tette encore, devait être sevré au profit de l'empire, qui a dans ce moment le même âge que lui, à peu près... Cristo santo! Mais silence, je ne veux loger à Fénestrelle qu'avec des clefs à ma ceinture et sous mon chevet.

—Et quelles sont aujourd'hui les occupations de ce hardi conspirateur?

—Il attrape des mouches, dit le geôlier avec un regard demi-railleur.

Charney ne le détesta plus; il le méprisa.

—C'est donc un fou! s'écria-t-il.

Perche pazzo, signor conte? Plus nouveau que lui au logis, vous êtes déjà devenu un maëstro dans l'art de la sculpture sur bois. Pazienza!

Malgré l'ironie qu'exprimaient ces derniers mots, Charney reprit ses travaux manuels, l'explication de ses hiéroglyphes, remèdes toujours impuissans contre le mal dont il était tourmenté. Dans ces puérilités, dans ces ennuis, passa tout un hiver.

Heureusement pour lui, un nouveau sujet de distraction allait bientôt venir à son aide.

III.

Un jour, à l'heure prescrite, Charney respirait l'air de la forteresse, la tête baissée, les bras croisés derrière le dos, marchant pas à pas, lentement, doucement, comme pour agrandir l'étroite carrière qu'il lui était permis de parcourir.

Le printemps s'annonçait; un air plus doux dilatait ses poumons, et vivre libre, maître du terrain et de l'espace, lui semblait bien désirable alors. Il comptait un à un les pavés de sa petite cour, sans doute pour vérifier l'exactitude de ses anciens calculs, car il n'était pas à les nombrer pour la première fois, quand il aperçut, là, devant lui, sous ses yeux, un faible monticule de terre légèrement soulevé entre deux pavés, et divisé béant à son sommet.

Il s'arrête, et le cœur lui bat sans qu'il puisse s'en rendre compte. Mais tout est espoir ou crainte pour un captif! Dans les objets les plus indifférens, dans l'événement le plus minime, il cherche une cause merveilleuse qui lui parle de délivrance.

Peut-être ce faible dérangement à la surface est-il produit par un grand travail dans l'intérieur de la terre! Des conduits souterrains existent sous ce sol qui va s'effondrer, et lui livrer un passage à travers les champs et les montagnes! Peut-être ses amis ou ses complices d'autrefois emploient la sape et la mine pour arriver jusqu'à lui, et le rendre à la vie et à la liberté!

Il écoute, attentif, et croit entendre au-dessous de lui un bruit sourd et prolongé; il relève la tête, et l'air ébranlé lui apporte les tintemens rapides du tocsin. Le roulement des tambours se répète le long des remparts, comme un signal de guerre. Il tressaille, et porte à son front, mouillé de sueur, une main convulsive.

Va-t-il donc être libre! la France a-t-elle changé de maître!

Ce rêve ne fut qu'un éclair. La réflexion tua l'illusion. Il n'a plus de complices et n'eut jamais d'amis! Il écoute encore; les mêmes bruits frappent son oreille, mais en lui apportant d'autres pensées. Ce n'est plus que le son lointain d'une cloche d'église qu'il entend tous les jours à la même heure, et le tambour qui bat le rappel accoutumé.

Il sourit amèrement et jette un regard de pitié sur lui-même, en songeant qu'un animal obscur, une taupe fourvoyée de son chemin sans doute, un mulot qui a gratté la terre sous ses pieds, lui a fait croire un instant à l'affection des hommes et au bouleversement du grand empire!

Il voulut en avoir le cœur net cependant, et s'accroupissant près du petit monticule, il enleva légèrement du doigt l'une des parties de son sommet divisé, puis l'autre. Et il vit avec étonnement que cette folle et rapide émotion dont il s'était senti saisi un instant n'avait même pas été causée par un être agissant, remuant, grattant, armé de dents et de griffes, mais par une faible végétation, une plante germant à peine, pâle et languissante. Il se releva profondément humilié, et l'allait écraser du pied, lorsqu'une brise fraîche, après avoir passé sur des buissons de chèvrefeuille et de seringa, arriva jusqu'à lui, comme pour lui demander grâce pour la pauvre plante, qui, peut-être aussi, aurait un jour des parfums à lui donner.

Une autre idée lui vint, qui l'arrêta encore dans son mouvement de vengeance. Comment cette herbe tendre, molle, et si fragile qu'on l'eût brisée en la touchant, avait-elle pu soulever, diviser et rejeter en dehors cette terre séchée et durcie au soleil, foulée par lui-même et presque cimentée aux deux fragmens de grès entre lesquels elle était resserrée? Il se courba de nouveau et l'examina avec plus d'attention.

Il vit à son extrémité supérieure une espèce de double valve charnue qui, se repliant sur les premières feuilles, les préservait de l'atteinte des corps trop rudes, et les mettait à même de percer cette croûte terreuse pour aller chercher l'air et le soleil.

—Ah! se dit-il, voilà tout le secret! Elle tient de sa nature ce principe de force, ainsi que les petits poulets, qui, avant de naître, sont déjà armés d'un bec assez dur pour briser la coquille épaisse qui les renferme. Pauvre prisonnière, tu possédais, du moins dans ta captivité les instrumens qui pouvaient t'aider à t'en affranchir!

Il la regarda encore quelques instans, et ne songea plus à l'écraser.

Le lendemain, à sa promenade ordinaire, marchant à grands pas, distrait, il faillit mettre le pied dessus, et s'arrêta tout court. Surpris lui-même de l'intérêt que lui inspire sa nouvelle connaissance, il prend acte de ses progrès.

La plante a grandi, et les rayons du soleil l'ont débarrassée à moitié de cette pâleur maladive apportée par elle en naissant. Il réfléchit sur la puissance que possède cette faible tige étiolée d'absorber l'essence lumineuse, de s'en nourrir, de s'en fortifier, et d'emprunter au prisme les couleurs dont elle se revêt, couleurs assignées d'avance à chacune de ses parties.

—Oui, ses feuilles, sans doute, pensa-t-il, seront teintes d'une autre nuance que sa tige; et ses fleurs donc! quelles couleurs auront-elles? Comment, nourries des mêmes sucs, pourront-elles emprunter à la lumière leur azur ou leur écarlate? Elles s'en revêtiront cependant; car, malgré la confusion et le désordre des choses d'ici-bas, la matière suit une marche régulière quoique aveugle. Bien aveugle! répéta-t-il; je n'en voudrais pour preuve que ces deux lobes charnus qui ont facilité à la plante sa sortie de terre, mais qui, maintenant inutiles à sa conservation, se nourrissent encore de sa substance, et pendent renversés en la fatiguant de leur poids! À quoi lui servent-ils?

Comme il disait, et que la nuit était proche, nuit de printemps, parfois glaciale, les deux lobes se relevèrent lentement sous ses yeux, et, semblant vouloir se justifier du reproche, ils se rapprochèrent et renfermèrent dans leur sein, pour le protéger contre le froid et la morsure des insectes, ce tendre et fragile feuillage à qui le soleil allait manquer, et qui alors, abrité et réchauffé, dormit sous les deux ailes que la plante venait de replier mollement sur lui.

Le savant comprit d'autant mieux cette réponse muette, mais décisive, que les parois extérieures du bivalve végétal avaient été entamées, mordillées, la nuit précédente, par de petites limaces dont elles conservaient encore les traces argentées.

Cet étrange colloque, de pensées d'un côté et d'action de l'autre, entre l'homme et la plante, n'en devait point rester là. Charney ne s'était pas si long-temps occupé de discussions métaphysiques, pour se rendre si facilement à une bonne raison.

—C'est bien, répliqua-t-il; ici, comme ailleurs, un heureux concours de circonstances fortuites a favorisé cette création débile. Naître armé d'un levier pour soulever le sol, et d'un bouclier pour protéger sa tête, c'était une double condition de son existence; si elle n'eût été remplie, cette herbe serait morte étouffée dans son germe, comme des myriades d'autres individus de son espèce, que la nature sans doute a créés imparfaits, inachevés, inhabiles à se conserver et à se reproduire, et qui n'ont eu qu'une heure de vie sur la terre. Peut-on calculer combien de combinaisons fausses et impuissantes elle a essayées pour parvenir à enfanter un seul être organisé pour la durée? Un aveugle peut atteindre au but; mais que de flèches il aura perdues avant d'arriver à ce résultat! Depuis des milliers de siècles, un double mouvement d'attraction et de répulsion triture la matière; est-il donc étonnant que le hasard ait tant de fois frappé juste? Cette enveloppe peut protéger les premières feuilles, j'y consens; mais grandira-t-elle, s'élargira-t-elle pour conserver et garantir aussi les autres feuilles de la froidure et de l'attaque de leurs ennemis? Non! Rien donc n'a été calculé là-dedans; rien n'y est le fruit d'une pensée intelligente, mais bien d'un hasard heureux!

Monsieur le comte, la nature vous garde encore plus d'une réponse capable de rétorquer vos argumens. Patientez, et observez là dans cette production faible et isolée, sortie de ses mains et jetée dans la cour de votre prison, au milieu de vos ennuis, peut-être moins par un coup du hasard que par une bienveillante prévision de la Providence. Vous avez eu raison, monsieur le comte, ces ailes protectrices qui jusqu'à présent couvraient si maternellement la jeune plante, ne se développeront point avec elle; elles tomberont même bientôt, desséchées et flétries, impuissantes qu'elles sont de l'abriter encore! Mais la nature veille, et tant que les vents du nord feront descendre des Alpes les brouillards humides et les flocons de neige, ses nouvelles feuilles, encore dans le bourgeon, y trouveront un asile sûr, un logement disposé pour elles, fermé aux impressions de l'air, calfeutré de gomme et de résine, qui se distendra selon leurs besoins, ne s'ouvrira qu'à temps et sous un ciel favorable. Elles n'en sortiront que pressées les unes contre les autres, se prêtant un fraternel appui, et couvertes de chaudes fourrures, de duvets cotonneux, qui les défendront des dernières gelées ou des caprices atmosphériques. Mère jamais a-t-elle veillé avec plus d'amour à la conservation de ses enfans? Voilà ce que vous sauriez depuis long-temps, monsieur le comte, si, descendant des régions abstraites de la science humaine, vous aviez autrefois daigné abaisser vos regards sur les simples et naïfs ouvrages de Dieu. Plus vos pas se seraient tournés vers le nord, et plus ces communes merveilles eussent surgi patentes à vos yeux. Là où le danger s'accroît, les soins de la Providence redoublent!

Le philosophe avait suivi attentivement tous les progrès et les transformations de la plante. De nouveau, il avait lutté contre elle par le raisonnement, et de nouveau elle avait eu réponse à tout!

—À quoi bon ces poils épineux qui garnissent ta tige? lui disait-il.

Et le lendemain, elle les lui montrait chargés d'un givre léger, qui, grâce à eux, tenu à distance, n'avait pu glacer sa tendre écorce.

—À quoi te servira dans les beaux jours ta chaude douillette de ouate et de duvet?

Les beaux jours étaient venus, et elle s'était dépouillée sous ses yeux de son manteau d'hiver, pour se parer de sa verte toilette de printemps, et ses nouveaux rameaux naissaient affranchis de ces soyeuses enveloppes, désormais inutiles.

—Mais que l'orage gronde, et le vent te brisera, et la grêle hachera tes feuilles trop tendres pour lui résister.

Le vent avait soufflé, et la jeune plante, bien faible encore pour oser lutter, courbée jusqu'à terre, s'était défendue en cédant. La grêle était venue, et, par une nouvelle manœuvre, les feuilles se redressant le long de la tige pour la garantir, serrées les unes contre les autres, pour se protéger mutuellement, ne se présentant qu'à revers aux coups de l'ennemi, avaient opposé leurs solides nervures à la pesanteur des projectiles atmosphériques; leur union avait fait leur force, et, cette fois comme l'autre, la plante était sortie du combat, non sans quelques légères mutilations, mais vive et forte encore, et prête à s'épanouir devant le soleil qui allait cicatriser ses blessures.

—Le hasard est-il donc intelligent? s'écriait Charney. Faut-il spiritualiser la matière ou matérialiser l'esprit? Et il ne cessait d'interroger sa muette interlocutrice; il aimait à la voir, à la suivre dans ses métamorphoses; et un jour, après qu'il l'eut contemplée long-temps, il se surprit à rêver près d'elle, et ses rêveries avaient une douceur inaccoutumée, et il se sentit heureux de les prolonger en marchant à grands pas dans sa cour. Puis, relevant la tête, il aperçut à la fenêtre grillée du grand mur l'attrapeur de mouches, qui semblait l'observer. Il rougit d'abord, comme si l'autre eût pu deviner sa pensée, et il lui sourit ensuite, car il ne le méprisait plus. En avait-il le droit? Ne venait-il pas, lui aussi, d'absorber son esprit dans la contemplation d'une des créations infimes de la nature?

—Qui sait, se disait-il, si cet Italien n'a pas découvert dans une mouche autant de choses dignes d'être étudiées, que moi dans ma plante?

En rentrant dans sa chambre, le premier objet qui frappa sa vue, ce fut cette sentence fataliste, inscrite par lui sur le mur deux mois auparavant:

Le hasard est aveugle, et seul il est le père de la création.

Il prit un charbon, et écrivit dessous:

Peut-être!

IV.

Charney ne crayonnait plus sur son mur, il ne sculptait plus sur sa table que des tiges naissantes, protégées par leurs cotylédons, que des feuilles avec leurs découpures et leurs nervures saillantes. Il passait la plus grande partie de ses heures de promenade devant sa plante, à l'examiner, à l'étudier dans ses développemens, et, rentré dans sa chambre, souvent, à travers ses barreaux, il la contemplait encore.

C'est là maintenant l'occupation favorite, le jouet, la marotte du prisonnier. S'en fatiguera-t-il aussi facilement que des autres?

Un matin, de sa fenêtre, il vit le geôlier, traversant sa cour d'un pas rapide, passer si près de la plante, qu'il semblait l'avoir dû briser de son pied. Le frisson lui en prit.

Quand Ludovic vint lui apporter sa pitance pour le déjeuner, il se disposa à le prier d'épargner l'unique ornement de sa promenade; mais il ne sut trop comment s'y prendre d'abord pour formuler une demande aussi simple.

Peut-être le régime de propreté de la prison exige-t-il qu'on débarrasse la cour de cette végétation parasite: c'est donc une faveur qu'il va implorer; et le comte possède bien peu pour la payer ce que lui-même l'estime.—Ce Ludovic l'a déjà si fort pressuré, en le rançonnant sur tous les objets que la geôle se réserve le droit de fournir aux prisonniers.—D'ailleurs, Charney a jusque là rarement adressé la parole à cet homme, dont les manières brusques et le caractère sordide lui répugnent. Sans doute, il le trouvera peu disposé à lui être agréable.—Puis, sa fierté souffre de se montrer par ses goûts sur la même ligne, à peu de chose près, que l'attrapeur de mouches, pour lequel il a si clairement témoigné de son mépris.—Puis enfin il peut éprouver un refus; car l'inférieur, à qui sa position donne momentanément le droit d'admettre ou de refuser, use presque toujours de son pouvoir avec rudesse: il ne sait pas que l'indulgence est un acte de force.

Un refus eût profondément blessé le noble prisonnier dans ses espérances et son orgueil.

Ce ne fut donc qu'avec une foule de précautions oratoires et en s'étayant de la connaissance philosophique qu'il avait des faiblesses humaines, que Charney entama son discours, logiquement disposé dans sa tête, pour arriver à son but sans compromettre son amour-propre, ou plutôt sa vanité.

Il commença d'abord par adresser la parole au geôlier en Italien: c'était réveiller ses souvenirs d'enfance et de nationalité. Il lui parla de son fils, de son jeune Antonio: il savait faire vibrer sa fibre sensible, et le forcer de lui prêter attention; ensuite, tirant de son riche nécessaire une petite timbale de vermeil, il le chargea de la donner de sa part à l'enfant.

Ludovic sourit et refusa.

Charney, quoique un peu décontenancé, ne se tint pas pour battu. Il insista, et par une adroite transition:—Je sais, lui dit-il, que des jouets, un hochet ou des fleurs, lui conviendraient peut-être mieux; mais vous pouvez vendre cette timbale, brave homme, et consacrer le prix à lui en acheter.

Il lança alors un: Mais à propos de fleurs! qui le fit enfin entrer en matière.

Ainsi l'amour du pays, l'amour paternel, les souvenirs d'enfance, l'intérêt personnel, ces grands mobiles de l'humanité, il avait tout mis en œuvre pour arriver à ses fins. Qu'eût-il fait de plus s'il se fût agi de son propre sort? Jugez s'il aimait déjà sa plante!

Signor conte, lui dit Ludovic, quand il eut cessé de parler, gardez votre nacchera indorata; son absence ferait pleurer les autres bijoux de votre jolie cassette. Vous avez oublié que mio caro bambino a trois mois de date, et peut boire encore sans gobelet. Quant à votre giroflée...

—Comment une giroflée! C'est une giroflée! s'écria Charney, sottement contrarié d'avoir entouré de tant de soins une fleur aussi vulgaire.

—Sac-à-papious! je n'en sais rien, signor conte. À mes yeux, toutes les plantes sont plus ou moins des giroflées; je ne m'y connais pas. Mais, puisqu'il est question de celle-là, vous vous y êtes pris un peu tard pour la recommander à ma miséricorde. Dès long-temps j'aurais mis la botte dessus, sans nulle intention de nuire ni à vous ni à elle, si je ne m'étais aperçu du tendre intérêt que vous portez à la belle.

—Oh! cet intérêt, dit Charney un peu confus, n'a rien que de très-simple.

—Ta, ta, ta, je sais ce qui retourne, reprit Ludovic, en cherchant à cligner de l'œil d'un air entendu: il faut une occupation aux hommes; ils ont besoin de s'attacher à quelque chose, et les pauvres prisonniers n'ont pas le choix. Tenez, signor conte, nous avons de nos pensionnaires qui sans doute autrefois étaient de gros personnages, de fines cervelles (car ce n'est pas le fretin qu'on amène ici), eh bien! aujourd'hui, ils s'amusent et s'occupent à peu de frais, je vous jure. L'un attrape des mouches, il n'y a pas de mal; l'autre,—ajouta-t-il avec un nouveau clignement d'yeux qu'il essaya de rendre plus significatif encore que le premier,—l'autre trace, à grands renforts de canifs et de couteaux, des images sur sa table de sapin, sans songer que je suis responsable du mobilier de l'endroit.—Le comte voulut prendre la parole, il ne lui en laissa pas le temps.—Ceux-ci élèvent des serins et des chardonnerets, ceux-là des petites souris blanches. Moi, je respecte leur goût, et à tel point, Benedetto Dio! que j'avais un chat superbe, énorme, à longs poils blancs, angora; il sautait et gambadait le plus gentiment du monde, et quand il faisait son somme, on eût dit un manchon qui dormait; ma femme en était folle, moi aussi: eh bien! je l'ai donné, car ce petit gibier-là pouvait le tenter, et tous les chats du monde ne valent pas la souris d'un captif!

—C'est très-bien à vous, monsieur Ludovic, lui répondit Charney,—se sentant mal à l'aise de ce qu'on pouvait lui supposer le goût de semblables puérilités;—mais cette plante est pour moi mieux qu'une distraction.

—Qu'importe! si elle vous rappelle seulement la verdure de l'arbre sous lequel votre mère vous a bercé dans votre enfance, per Bacco! elle peut ombrager la moitié de la cour! D'ailleurs, la consigne n'en parle pas, et j'ai l'œil fermé de ce côté-là. Qu'elle devienne arbre et puisse vous servir à escalader le mur, ce sera autre chose! Mais nous avons le temps d'y songer, n'est-ce pas?—ajouta-t-il en riant d'un gros rire,—non que je ne vous souhaite de tout cœur le plein air et la liberté de vos jambes; mais ça doit arriver à son temps, d'après la règle, avec permission des chefs. Oh! si vous cherchiez à vous évader de la citadelle...

—Que feriez-vous?

—Ce que je ferais? Tonnerre! je vous barrerais le passage, dussiez-vous me tuer! ou je ferais tirer sur vous par la sentinelle, sans plus de pitié que sur un lapin; c'est l'ordre. Mais toucher à une des feuilles de votre giroflée! oh! non, non! mettre le pied dessus! jamais! J'ai toujours regardé comme un profond scélérat cet homme, indigne d'être geôlier, qui méchamment, écrasa l'araignée du pauvre prisonnier. C'est là une vilaine action, c'est là un crime!

Charney se sentit à la fois ému et surpris de trouver tant de sensibilité dans son gardien; mais, par cette raison même qu'il commençait à l'estimer un peu plus, sa vanité s'obstinait à motiver par des raisons de quelque valeur l'intérêt qu'il portait à la plante.

—Mon cher monsieur Ludovic, lui dit-il, je vous remercie de vos bons procédés. Oui, je l'avoue, cette plante est pour moi la source d'une foule d'observations philosophiques pleines d'intérêt. J'aime à l'étudier dans ses phénomènes physiologiques...—Et comme il vit le geôlier témoigner par un signe de tête qu'il écoutait sans comprendre, il ajouta:—De plus, l'espèce à laquelle elle appartient possède des vertus médicinales très-favorables dans certaines indispositions assez graves auxquelles je suis sujet!

Il mentait; mais il lui en eût trop coûté de se montrer descendu jusqu'aux bizarres puérilités des prisons devant cet homme, qui venait en partie de se relever à ses yeux, le seul être qui l'approchât, et en qui, pour lui, se résumait aujourd'hui le genre humain.

—Eh bien! si votre plante, signor conte, vous a rendu tant de services, répliqua Ludovic en se disposant à sortir de la chambre, vous devriez vous montrer plus reconnaissant envers elle et l'arroser parfois; car si je n'avais pris soin, en vous apportant votre provision de liquide, de l'humecter de temps en temps, la povera picciola serait morte de soif. Addio, signor conte.

—Un instant, mon brave Ludovic!—s'écria Charney, de plus en plus surpris de trouver un tel instinct de délicatesse enfermé dans une étoffe grossière, et presque repentant de l'avoir méconnu jusque alors.—Quoi! vous vous occupiez ainsi de mes plaisirs, et vous gardiez le silence devant moi! Ah! de grâce, acceptez ce petit présent comme un souvenir de ma gratitude. Si, plus tard, je puis entièrement m'acquitter envers vous, comptez sur moi.

Et il lui présenta de nouveau la timbale de vermeil. Cette fois, Ludovic la prit, et tout en l'examinant avec une sorte de curiosité:

—Vous acquitter de quoi, signor conte? Les plantes ne demandent que de l'eau, et l'on peut leur payer à boire sans se ruiner an cabaret. Si celle-là vous distrait un poco de vos soucis, si elle produit de bons fruits pour vous, tout est dit.

Et il alla sur-le-champ remettre lui-même la timbale en place dans la cassette.

Le comte fit un pas vers Ludovic, et lui tendit la main.

—Oh! non, non, dit celui-ci en se reculant d'un air contraint et respectueux: on ne donne la main qu'à son égal ou à son ami.

—Eh bien! Ludovic, soyez mon ami!

—Non, non, répéta le geôlier, cela ne se peut pas, eccellenza. Il faut tout prévoir, pour faire toujours, demain comme aujourd'hui, son métier en conscience. Si vous étiez mon ami et que vous cherchiez à nous fausser compagnie, aurais-je donc encore le courage de crier à la sentinelle: Tirez! Non, je suis votre gardien, votre geôlier, et divotissimo servo.

V.

Après le départ de Ludovic, Charney réfléchit, et songea combien, avec tous ses avantages personnels, il était resté au-dessous de cet homme grossier, dans les rapports établis entre eux. Quels misérables subterfuges il avait entassés pour surprendre le cœur de cet être si simple et si bienveillant! Il n'avait pas rougi de descendre jusqu'au mensonge!

Qu'il lui savait gré des soins secrets prodigués à sa plante! Quoi! ce geôlier, supposé capable d'un refus quand il ne s'agissait que de s'abstenir d'une méchante action, il l'a prévenu dans ses vœux! il l'a épié, non pour se railler de sa faiblesse, mais pour le favoriser dans ses plaisirs; et son désintéressement a forcé le noble comte de se reconnaître son obligé!

L'heure de la promenade étant arrivée, il n'oublia pas de partager avec sa plante la portion d'eau qui lui était dévolue. Non content de l'arroser, il veilla à la débarrasser de la poussière qui en ternissait les feuilles et de la vermine qui les attaquait.

Encore préoccupé de cette besogne, il voit un gros nuage noir obscurcir le ciel, et s'arrêter suspendu, comme un dôme grisâtre et flottant, sur les hautes tourelles de la forteresse. Bientôt de larges gouttes de pluie commencent à tomber, et Charney, rebroussant chemin, songe à se mettre à couvert en rentrant, quand des grêlons, mêlés à la pluie, rebondissent tout-à-coup sur les pavés du préau. La povera, tournoyant sous l'orage, les branches échevelées, semblait près d'être arrachée du sol; et ses feuilles humectées, froissées les unes contre les autres, frémissantes sous les secousses du vent, faisaient entendre comme des murmures plaintifs et des cris de détresse.

Charney s'arrête. Il se rappelle les reproches de Ludovic, et cherche avidement autour de lui un objet capable de garantir sa plante; il ne le voit pas: les grêlons cependant tombent plus forts, plus nombreux, et menacent de la briser. Il tremble pour elle, pour elle qu'il a vue naguère si bien résister à la violence des vents et de la grêle; mais il aime déjà trop sa plante pour risquer de lui faire courir un danger en essayant d'avoir raison contre elle. Prenant alors une résolution digne d'un amant, digne d'un père, il se rapproche, il se place devant son élève, comme un mur interposé entre elle et le vent; il se courbe sur sa pupille, lui servant ainsi de bouclier contre le choc de la grêle; et là, immobile, haletant, battu par l'orage dont il la garantit, l'abritant de ses mains, de son corps, de sa tête, de son amour, il attend que le nuage ait passé.

Il passa. Mais un semblable danger ne pourrait-il pas la menacer encore, quand lui, son protecteur, se trouverait retenu sous les verroux? Bien plus, la femme de Ludovic, suivie d'un gros chien de garde, vient visiter quelquefois la cour. Ce chien, en se jouant, ne peut-il d'un coup de gueule ou d'un coup de patte briser la joie du philosophe? Rendu plus prévoyant par l'expérience, Charney consacre le reste du jour à méditer un plan, et le lendemain il en prépare l'exécution.

Sa mince portion de bois lui suffit à peine dans ce climat de transition, où parfois, même en plein été, les nuits et les matinées sont froides. Qu'importe! Qu'est-ce donc qu'une privation de quelques jours? N'aura-t-il pas la chaleur de son lit? il se couchera plus tôt, il se lèvera plus tard. Il amasse son bois, il en fait provision; et quand Ludovic l'interroge à ce sujet:

—C'est pour bâtir un palais à ma maîtresse, dit-il.

Le geôlier cligna de l'œil comme s'il comprenait; mais il n'y comprit rien.

Pendant ce temps, Charney fend, taille, épointe ses cotrets, met à part les rameaux les plus souples, conserve soigneusement l'osier flexible qui sert à lier son fagot quotidien. Puis, dans son coffre à linge, il découvre une toile grossière, à trame épaisse et lâche, qui en garnit le fond; il la détache, il en extrait les fils les plus forts, les plus rudes; et, ses matériaux ainsi préparés, il se met bravement à l'ouvrage, aussitôt que les lois de la geôle et la scrupuleuse exactitude du geôlier le lui permettent.

Autour de sa plante, entre les pavés de sa cour, enfonçant de solides branchages d'inégale grandeur, il les assure encore à leur base au moyen d'un ciment composé de terre recueillie péniblement çà et là dans les intervalles du pavage; de plâtre et de salpêtre, dont il fait des emprunts furtifs aux parois humides des anciens fossés de la citadelle; et lorsque les principales pièces de charpente sont ainsi disposées, il y entrelace, dans certaines parties, de légers rameaux, formant une espèce de claie, qui doit au besoin garantir la povera du choc d'un corps étranger ou de l'approche du chien; et ce qui le rassure tout-à-fait durant ces travaux, c'est que Ludovic les voyant commencer, a d'abord paru incertain s'il en permettrait la continuation. Il branlait la tête, et faisait entendre un petit grognement sourd, de mauvais augure. Mais aujourd'hui il en a pris son parti; et parfois même, fumant doucement sa pipe à l'extrémité du préau, l'épaule appuyée contre la porte d'entrée, une jambe en travers, il contemple en souriant le travailleur encore inexpérimenté; puis il interrompt son plaisir de fumeur pour lui donner quelque bon conseil, que celui-ci ne sait pas toujours mettre à profit.

Néanmoins l'ouvrage avance. Afin de le compléter, Charney appauvrit, en faveur de sa plante, sa mince couchette de prisonnier. C'est un nouveau sacrifice qu'il s'impose pour elle. Il emprunte à la paillasse de son lit de quoi fabriquer de légères nattes, et les dispose, selon la circonstance, autour de son échafaudage, soit que les rafales des Alpes menacent de s'engouffrer de ce côté, soit que le soleil, à son midi, lance trop directement sur le faible végétal ses rayons répercutés encore par les fragmens de grès et par les murailles.

Un soir, le vent souffla avec force. Charney, déjà sous les verroux, vit de sa fenêtre la cour jonchée de brins de paille et de petits rameaux. Les paillassons et les intervalles de la claie n'avaient pas été doués par lui d'une force suffisante de résistance. Il se promit de remédier au mal le lendemain; mais le lendemain, quand il descendit à l'heure voulue, tout était déjà réparé. Une main plus habile que la sienne avait solidement réorganisé l'entrelas des branchages et des nattes, et il sut bien qui en remercier dans son cœur.

Ainsi grâce à lui, grâce à eux, la plante s'environnait contre les périls de remparts et de toitures; et lui, lui Charney, s'attachant à elle de plus en plus par les soins qu'il en prend, il la voit avec ravissement grandir, se développer, et lui prodiguer sans cesse de nouvelles merveilles à admirer.

Le temps semblait la consolider; l'herbe devenait bois; l'écorce ligneuse entourant sa tige, d'abord si fragile, lui donnait de jour en jour une garantie de durée, et son heureux possesseur se sentait saisi d'un désir curieux et impatient de la voir fleurir.

Il désirait donc enfin quelque chose, cet homme à la fibre usée, au cerveau de glace; cet homme si fier de son intelligence, et qui vient de tomber du haut de sa science orgueilleuse pour abîmer sa vaste pensée dans la contemplation d'un brin d'herbe!

Cependant ne vous hâtez pas trop de l'accuser de faiblesse puérile et de démence. Le célèbre quaker Jean Bertram, après avoir passé de longues heures à examiner la structure d'une violette, ne voulut plus appliquer les facultés de son esprit qu'à l'étude des merveilles végétales de la nature, et prit bientôt place parmi les maîtres de la science. Si un philosophe du Malabar devint fou en cherchant à s'expliquer les phénomènes de la sensitive, le comte de Charney trouvera peut-être dans sa plante la vraie sagesse. N'y a-t-il pas déjà découvert l'arcane qui a le pouvoir de dissiper son ennui et d'élargir sa prison?

—Oh! la fleur! la fleur! se disait-il; cette fleur dont la beauté ne frappera que mes regards, dont les parfums seront pour moi seul, quelles formes affectera-t-elle? quelles nuances coloreront ses pétales? Sans doute, elle doit m'offrir de nouveaux problèmes à résoudre et jeter un dernier défi à ma raison. Eh bien! qu'elle vienne! que mon frêle adversaire se montre armé enfin de toutes pièces; je ne renonce point encore à la lutte. Peut-être alors seulement pourrai-je saisir dans son ensemble ce secret que sa formation incomplète m'a permis à peine d'entrevoir jusqu'à présent. Mais fleuriras-tu? te montreras-tu un jour devant moi dans tout ton éclat de beauté et de parure, Picciola?

Picciola! c'est le nom qu'il lui a donné lorsque, dans le besoin d'entendre une voix humaine retentir à son oreille au milieu de ses travaux, il converse hautement avec sa compagne de captivité, en l'entourant de ses soins. Povera picciola! telle a été l'exclamation de Ludovic s'apitoyant sur la pauvre petite, qui avait failli mourir faute d'être arrosée. Charney s'en était souvenu.

—Picciola! Picciola! dois-tu fleurir bientôt? répétait-il en écartant avec précaution les feuilles garnissant l'extrémité ou les aisselles des rameaux de sa plante, afin de voir si la fleur s'annonçait; et ce nom de Picciola lui était doux à prononcer, car il lui rappelait à la fois les deux êtres qui peuplaient son univers: sa plante et son geôlier.

Un matin, qu'à l'heure de sa promenade habituelle il interroge Picciola feuille par feuille, ses yeux s'arrêtent fixement tout-à-coup sur une des parties du végétal, et son cœur bat avec force. Il y porte la main et rougit. Depuis long-temps il n'a éprouvé une émotion aussi vive. C'est qu'il vient de voir, au sommet de la tige principale, une excroissance inaccoutumée, verdâtre, soyeuse, de forme sphérique, imbriquée de légères écailles placés les unes sur les autres, comme des ardoises au dôme arrondi d'un élégant kiosque. Il n'en peut douter, c'est là le bouton! La fleur n'est pas loin.

VI.

L'attrapeur de mouches paraissait souvent à sa grille, et prenait plaisir à suivre du regard le comte, si affairé autour de sa plante. Il l'a vu combiner et préparer son mortier, tresser ses nattes, nouer ses paillassons, édifier enfin ses palissades, et, prisonnier comme lui, et depuis plus long-temps que lui, il s'est facilement uni par la pensée aux grandes préoccupations du philosophe.

À cette même fenêtre grillée, une autre figure, fraîche et souriante, vint aussi se montrer une fois. C'était une femme—une jeune fille, à la démarche tout ensemble alerte et craintive. Dans l'allure de sa tête, dans l'éclair de ses yeux, la modestie seule semblait tempérer la vivacité. Son regard, plein d'âme et d'expression, s'éteignait à moitié en passant au travers de ses longs cils abaissés. Au premier abord, en la voyant, le front incliné dans l'ombre, gardant une attitude rêveuse derrière ces sombres barreaux, sur lesquels s'appuyait en se repliant sa main blanche, on l'eût prise pour un chaste emblème de la captivité.

Mais quand son front se relevait et qu'un rayon du jour venait l'éclairer, l'harmonie et la sérénité de ses traits, sa carnation ferme et colorée, disaient assez que c'était dans le mouvement et le grand air et non sous les verroux qu'elle avait vécu.

Fallait-il alors l'admirer comme un de ces anges de la charité qui visitent les prisons? Non; l'amour filial jusqu'ici a seul rempli son cœur; c'est dans cet amour qu'elle puise sa force, et presque sa beauté. Fille de l'Italien Girhardi, l'attrapeur de mouches, elle a quitté Turin, ses fêtes, ses belles promenades et les rives de la Doria-Riparia, pour venir se fixer dans le petit bourg de Fénestrelle, non d'abord pour voir son père, car la permission ne lui en était pas accordée, mais pour vivre du même air que lui, pour penser à lui près de lui. Aujourd'hui, à force d'instances et de sollicitations, elle a obtenu de pouvoir le visiter de temps en temps, et voilà pourquoi elle est joyeuse, fraîche et belle!

Un mouvement de curiosité l'a poussée vers la fenêtre grillée qui donne sur la petite cour; un sentiment d'intérêt l'y retient malgré elle, car elle craint d'être aperçue du prisonnier. Qu'elle se rassure. Charney ne la verra pas: dans ce moment, Picciola et son bouton naissant s'emparent seuls de toute son attention.

La semaine écoulée, lorsque la jeune fille revint auprès de son père, elle se dirigea furtivement encore vers la petite grille, pour donner un regard à l'autre captif; Girhardi la retint.

—Depuis trois jours il n'a point paru près de sa plante, lui dit-il. Il faut que le pauvre homme soit bien malade!

—Malade! dit-elle, d'un air étonné.

—J'ai vu les médecins traverser la cour, et d'après ce que m'en a dit Ludovic, ils ne sont d'accord que sur un seul point, c'est qu'il en peut mourir!

—Mourir! répéta la jeune fille.—Et son œil s'agrandissait, et l'effroi, plus que la pitié peut-être, se peignait sur sa figure.—Oh! que je le plains! le malheureux!—Puis, attachant sur son père un regard plein d'inquiétude et d'angoisse:—On peut donc mourir ici? ou plutôt y peut-on vivre! C'est sans doute le séjour de cette prison et la pestilence qui s'exhale des anciens fossés qui ont causé sa maladie! s'écria-t-elle en pressant le vieillard entre ses bras, car en parlant de Charney elle ne pensait qu'à son père.

Girhardi essaya de la consoler et lui tendit sa main; elle la couvrit de larmes.

Dans ce moment, Ludovic entra. Il apportait à l'attrapeur de mouches une nouvelle capture qu'il venait de faire pour lui. C'était une cétoine, un beau coléoptère tout doré, qu'il lui présenta d'un air triomphant. Girhardi sourit, le remercia, et, sans qu'il s'en aperçût, rendit la liberté à l'insecte, car c'était le vingtième individu de la même espèce que Ludovic lui offrait ainsi depuis quelques jours. Il profita ensuite de la bien-venue du geôlier pour lui demander des nouvelles de Charney.

Per mio santo, padrone! dit Ludovic, je ne l'oublie pas plus que les autres, et tant qu'il ne sera pas le pensionnaire de Dieu, il restera le mien, signore. Aussi viens-je encore, à l'instant d'arroser sa plante.

—À quoi bon, s'il ne doit plus la voir fleurir? interrompit tristement la jeune fille.

Perche, damigella? dit Ludovic.—Puis il ajouta d'un air entendu, avec son clignement d'yeux ordinaire, et en agitant légèrement sa main, l'index relevé:—Nos seigneurs les médecins pensent que le pauvre homme s'est couché sur le dos pour l'éternité; mais moi, le seigneur geôlier, non lo credo! Trondédious! j'ai mon secret.

Il fit un tour sur les talons, et sortit, après avoir essayé de reprendre sa voix rude et sa figure sévère, pour signifier à la jeune fille qu'il ne lui restait plus, la montre à la main, que vingt-deux minutes à passer auprès de son père. Au bout des vingt-deux minutes, il était de retour, et faisait exécuter la consigne.

La maladie de Charney n'était que trop réelle. Quelle qu'en ait été la cause, un soir, après avoir rendu à Picciola sa visite et ses soins ordinaires, un fort engourdissement l'avait atteint. La tête appesantie et les membres agités de tremblemens nerveux, il s'était couché, dédaignant d'appeler quelqu'un à son aide, et remettant au sommeil le soin de sa guérison.

Le sommeil n'était pas venu, mais la douleur; et le lendemain, lorsque le comte voulut se lever, une puissance plus forte que sa volonté le retint cloué sur son grabat. Il ferma les yeux et se résigna.

Devant le péril, son calme philosophique et son orgueil de conspirateur revinrent. Il se fût cru déshonoré d'exhaler un soupir, une plainte, ou d'implorer secours de ceux qui, violemment, l'avaient séquestré du monde. Il donna seulement quelques instructions à Ludovic au sujet de sa plante, dans le cas où il serait indéfiniment retenu captif dans son lit, dans ce carcere duro qui venait aggraver encore son autre captivité. Les médecins arrivèrent, et il refusa de répondre à leurs questions. Il lui semblait que sa vie n'étant plus à lui, il n'était pas chargé de sa conservation, pas plus que de la gestion de ses biens confisqués, et que c'était à ceux qui s'appropriaient le tout à veiller sur le tout!

Les médecins ne tinrent compte d'abord de cette révolte, et ils insistèrent. Rebutés enfin par le silence obstiné du malade, ils se décidèrent à ne plus interroger que la maladie elle-même.

Les signes pathognomoniques répondirent à chacun dans un sens contraire, car chacun des savans docteurs appartenait à un système différent. Dans la dilatation de la pupille et la teinte violacée des lèvres, l'un vit les symptômes certains d'une fièvre putride; l'autre ceux d'une inflammation des viscères dans le météorisme du ventre; le dernier enfin (car ils étaient trois) conclut à l'apoplexie ou à la paralysie, d'après la coloration du cou et des tempes, la froideur des extrémités, la rigidité de la face, et déclara que le silence du malade ne devait être attribué qu'à un commencement de congestion cérébrale.

Deux fois le capitaine-commandant de la citadelle vint visiter le prisonnier dans sa chambre. La première, il s'informa auprès de lui s'il n'avait pas quelque chose à désirer. Il offrit même de le faire changer de logement, s'il pensait que le lieu habité par lui fût en partie cause de son malaise. Le comte ne répondit que par un signe négatif, ou par un refus.

La seconde fois, le commandant se montra suivi d'un prêtre.

Charney condamné par les médecins, il était du devoir de sa charge de préparer le prisonnier à recevoir les secours de la religion.

S'il est dans le sacerdoce une fonction auguste et sacrée, c'est celle du prêtre des prisons, de ce prêtre le seul spectateur dont la présence sanctifie l'échafaud. Et cependant le scepticisme de notre siècle n'a pas craint de la railler avec amertume. Cuirassés par l'habitude, a-t-on dit, ils ne savent plus s'émouvoir, ils ne savent plus pleurer avec le coupable, et dans leurs exhortations, dans leurs consolations, retournant sans cesse les mêmes pensées, chez eux le métier vient glacer l'inspiration.

Eh! qu'importe que les phrases soient les mêmes! Est-il donc un homme qui doive les entendre deux fois? Un métier, dites-vous? Mais ce métier, ils l'ont choisi, ils le subissent. Eux, cœurs vertueux et purs, ils vivront au milieu de cœurs endurcis, qui répondront peut-être à leurs paroles de paix, d'espérance et de fraternité, par des paroles d'insulte et de mépris! Ils auraient pu, comme vous, connaître les joies et le luxe du monde; ils se frotteront contre des haillons, et respireront l'air humide et infect des cachots; nés sensibles aussi, et avec cette horreur du sang et de la mort qui tient à l'espèce humaine, ils se sont volontairement condamnés à voir, cent fois dans leur vie, monter et retomber le couteau sanglant de la guillotine. Sont-ce donc là des voluptés bien grandes? Et s'en doit-on blaser si facilement?

Au lieu de cet homme de douleur, dévoué d'avance, et pour toujours, à de si rudes fonctions, au lieu de cet homme qui, par vertu, s'est fait le compagnon du bourreau, faites venir un nouveau prêtre pour chaque nouveau condamné!

Oui, sans doute, il s'émouvra, il s'attendrira, il pleurera plus, mais il consolera moins. Ses paroles, s'il en trouve, seront entrecoupées de sanglots. Sera-t-il donc maître de lui-même et de ses idées? l'émotion ressentie trop vivement par lui ne le rendra-t-elle pas incapable d'accomplir son devoir, et le spectacle de sa faiblesse portera-t-il le patient à donner courageusement sa vie à la société, en expiation de son crime, à se racheter de son propre sang?

Si la constance et la fermeté du nouveau consolateur sont telles, que du premier coup il n'éprouve ni cette émotion, ni cette faiblesse, croyez-le, il est mille fois plus insensible par nature que l'autre par habitude.

Alors, voulez vous donc abolir ce métier du prêtre des prisons! Ah! n'ôtez pas leur dernier ami à ceux qui vont mourir! Qu'en montant sur l'échafaud, le coupable repentant ait une croix devant les yeux pour ne pas voir la hache, ou du moins, que de son dernier regard il aperçoive auprès du représentant de la justice des hommes, celui de la clémence de Dieu!

Grâce au ciel, le prêtre, vraiment digne de ce nom, appelé au lit de Charney, n'avait pas d'aussi pénibles devoirs à remplir. Homme d'indulgence et de pardon, il comprit non seulement au silence et à l'immobilité du malade, mais mieux encore aux inscriptions désolantes qu'il lut sur la muraille, combien peu il devait espérer de cette âme orgueilleuse.

Il se contenta de passer la nuit en prières à son chevet, ne dédaignant pas d'interrompre son pieux office pour partager avec Ludovic les soins que celui-ci prodiguait au souffrant, attendant avec résignation un moment favorable où il pourrait éclairer d'un rayon d'espoir ces profondes ténèbres de l'incrédulité.

Dans cette même nuit, nuit décisive, le sang, refluant avec force vers la tête, détermina des transports au cerveau, un délire, qui, durant plus d'une heure, contraignirent le confesseur et le geôlier d'unir leurs efforts pour empêcher le malade de s'élancer hors du lit. Et tandis qu'il se débattait entre leurs bras, au milieu d'une foule de paroles incohérentes, de discours sans suite, d'apostrophes bizarres, les mots: Picciola, povera Picciola! sortirent à plusieurs reprises de la bouche de Charney.

Andiamo! andiamo! le moment est venu, murmura Ludovic; oui, il est venu..., répétait-il avec impatience; mais le moyen de laisser là le chapelain tout seul lutter contre ce furibond! Et pourtant dans une heure, il sera peut-être trop tard, cordieu! Ah! Sainte-Vierge! je crois qu'il s'apaise... il ferme les yeux, il étend les bras, comme pour dormir! Si, à mon retour, il n'est pas mort, houra! huzza! houra!

En effet, le transport du malade s'était calmé; Ludovic chargea le prêtre de veiller sur lui, et il disparut aussitôt de la chambre.

Dans cette chambre, à peine éclairée par la faible lueur d'une lampe vacillante, on n'entendit plus de bruit que celui de la respiration irrégulière du mourant, la prière monotone du prêtre, et le vent des Alpes qui murmurait entre les barreaux de la fenêtre. Deux fois seulement le son d'une voix humaine sembla s'y mêler. C'était le qui vive d'une sentinelle, lorsque Ludovic passa et repassa près de la poterne, se rendant à son logis, puis revenant à la camera du malade.

Une demi-heure à peine s'était écoulée quand son pieux compagnon de veillée le vit reparaître, tenant à la main un pot rempli d'un liquide fumant.

—Saint Christ! j'ai failli tuer mon chien, dit-il en entrant. Il commençait à hurler: c'est mauvais signe. Mais comment ça va-t-il? A-t-on encore gesticulé? En tout cas, voici de quoi le faire tenir tranquille. Je viens d'y goûter. C'est bien amer comme les cinq cent mille diables!... Pardon, mio padre!... goûtez plutôt vous-même.

Le prêtre repoussa doucement le vase.

—Au fait, ce n'est pas pour nous; une pinte de moscadello, avec force tranches de citron, réussirait mieux à nous soutenir durant la nuit froide; n'est-il pas vrai, signor Capellano? Mais ceci, c'est pour lui, pour lui seul... Il faut qu'il boive ça—qu'il boive tout! c'est l'ordonnance.

Et, en parlant ainsi, il transvasait une partie du liquide dans une tasse, la balançait et soufflait dessus pour en tempérer la chaleur; et quand il crut la potion à son point, il la fit prendre presque de force à Charney, tandis que le prêtre lui soutenait la tête. Puis, enveloppant bien le malade dans ses draps et couvertures:

—Nous allons voir l'effet, dit-il, ça ne peut tarder. Au surplus, je ne bouge point d'ici que l'affaire ne soit faite. Tous mes oiseaux sont en cage, ils ne s'envoleront pas, et ma femme se passera bien de moi pour une nuit. N'est-ce pas votre avis, signor Capellano? Pardon, mio padre, répéta-t-il en s'apercevant d'un geste presque imperceptible de réprimande de la part de son discret interlocuteur.

Et Ludovic alla se placer, debout, immobile, près du lit, l'œil fixé sur la figure du moribond, retenant son souffle, faisant silence, comme dans l'attente d'un événement prochain.

Voyant que rien ne s'annonçait encore, il redoubla la dose, recommença son manège muet, et l'inquiétude le gagna, en n'apercevant aucun changement dans l'état du malade. Il craignit d'avoir, par imprudence, hâté sa mort. Il se promena à grands pas dans la chambre, frappant du pied, faisant claquer ses doigts, menaçant du geste le vase qui contenait le reste du liquide.

Au milieu de tout ce mouvement, il s'arrêta un instant pour contempler la figure pâle et immobile de Charney.

—Je l'ai tué! s'écria-t-il en proférant un épouvantable juron, mélangé de français, d'italien et de provençal; car, né à Nice, puis soldat de la république, ayant long-temps séjourné dans le midi de la France, Ludovic maugréait également bien dans les trois langues, comme on a dû s'en apercevoir.

En l'entendant jurer si fort, le chapelain releva la tête. Ludovic n'y fit nulle attention, et se remit à marcher, à frapper du pied, à jurer, à faire claquer ses doigts de plus belle; puis enfin, fatigué de gestes et d'émotion, il alla s'agenouiller auprès du prêtre, en murmurant des meâ culpâ, et s'endormit au milieu d'une prière.

À l'aube naissante, il dormait encore; le chapelain priait toujours. Une main brûlante se pose alors sur la tête de Ludovic, qui s'éveille en sursaut.

—À boire! dit le malade.

Au son de cette voix, qu'il croyait ne plus entendre, Ludovic ouvre de grands yeux et regarde avec stupéfaction Charney, dont la figure ne lui apparaît que sous une nappe de sueur. Ses membres ruissellent, un nuage de vapeur sort de ses draps et de ses couvertures humectés. Soit qu'une crise salutaire ait eu lieu tout-à-coup, et que, la nature aidant, le tempérament vigoureux du prisonnier triomphât du mal, soit que la double dose de liquide à lui administrée par Ludovic fût douée d'une grande puissance sudorifique, cette forte transpiration semble avoir à la fois rendu le malade à la vie et à la raison. Il ordonne lui-même ce qu'il lui paraît convenable de faire pour son soulagement. Puis, se tournant vers le prêtre, qui se tenait humble au chevet de son lit:

—Je ne suis point mort encore, monsieur, lui dit-il; vous le voyez. Si j'en réchappe, et j'espère que j'en réchapperai, je vous prie de dire de ma part à mon trio de docteurs, que ce n'est point à eux que j'en rends grâce, et qu'ils me tiennent quitte de leurs visites et de leur science, folle et menteuse comme toutes les autres. J'ai assez compris leurs discours pour être convaincu qu'un hasard heureux m'est seul venu en aide.

—Le hasard! murmura le chapelain, les yeux fixés sur cette inscription de la muraille:

Le hasard est aveugle, et seul il est le père de la création.

Puis, articulant solennellement le dernier mot que Charney lui-même y avait ajouté:

Peut-être! dit-il, et il sortit.

VII.

Tout entier à l'enivrement du succès, Ludovic paraissait plongé dans une stupeur extatique en entendant le comte parler ainsi, non qu'il prêtât la moindre attention au sens de ses paroles; il n'avait garde! Mais son moribond prononçait des mots, assemblait des idées, regardait, vivait, suait! voilà ce qui le mettait en si grand émoi, et le saturait de satisfaction et d'orgueil. Après quelques instans de silence admiratif:

—Vivat! s'écria-t-il enfin, vivat! che maraviglia! Il est sauvé! grâce à qui?...

Et il agitait en l'air le pot de faïence vide de tisane, et lui adressait, en le baisant, les mots les plus doux de son vocabulaire.

—Grâce à qui? répéta le prisonnier. Grâce à vos bons soins peut-être, mon honnête Ludovic. Mais si je guéris en effet, messieurs les médecins n'en attribueront pas moins l'honneur à leurs ordonnances, et le chapelain à ses prières.

—Ni eux, ni moi, n'en aurons la gloire! répondit Ludovic en s'agitant de plus belle... Quant au signor Capellano... on ne sait pas... ça n'a pu que bien faire... Mais l'autre!... mais l'autre!...

—Quel est donc ce sauveur, ce protecteur inconnu? dit Charney avec une sorte d'indifférence; car il s'attendait que Ludovic attribuerait sa guérison à l'intervention de quelque saint.

—Ce n'est point un protecteur, dit celui-ci, mais une protectrice.

—Comment? que voulez-vous dire? une madone, n'est-ce pas?

—Non, ce n'est point une madone, signor conte. Celle qui vous a sauvé de la mort et des griffes du diable, sans doute, car vous mouriez sans confession, c'est d'abord et avant tout la signora Picciola! la signorina Picciolina! Piccioletta! ma filleule... oui, ma filleule, puisque c'est moi qui, le premier, lui ai donné son nom... son nom de Picciola. Ne me l'avez-vous pas dit? Elle est donc ma filleule... je suis donc son parrain... et j'en suis fier, per Bacco!

—Picciola! s'écrie le comte, se relevant tout-à-coup sur son séant, s'accoudant sur son oreiller, et donnant à ses traits ranimés l'expression de l'intérêt le plus vif.—Expliquez-vous, mon brave Ludovic, expliquez-vous!

—Faites l'étonné! répliqua celui-ci avec son clignement d'œil obligé.—Est-ce donc la première fois qu'elle vous rend le même service? Lorsque vous vous sentez atteint de ce mal, auquel vous êtes sujet, n'est-ce point toujours avec cette herbe qu'on vous guérit? Vous me l'avez dit du moins, et je m'en suis souvenu, Dieu merci; car il paraît que Picciola en sait plus dans une de ses feuilles que tous les bonnets carrés de Montpellier et de Paris attachés ensemble. Oui, ma petite filleule, dans cette affaire-là, aurait défié un régiment complet de médecins, fût-il de quatre bataillons, à quatre cents hommes par bataillon! À preuve, que vos trois grimauds ont lâché pied en battant la chamade et vous jetant la couverture sur le nez; au lieu que Picciola!... ah! la brave petite plante! que Dieu en conserve la graine!... quant à moi, je n'oublierai pas la recette, et si jamais mon petit Antonio tombe dans la maladie, je lui en ferai boire en bouillon et manger en salade, quoique ce soit plus amer encore que la chicorée. Elle n'a eu qu'à se montrer, et la victoire a été décidée, puisque vous voilà guéri, oui, vraiment guéri; car maintenant vous ouvrez de grands yeux, vous riez!... Ah! vivat à illustrissima signora Picciola!

Charney prenait plaisir à la joie bruyante et loquace de son digne gardien; son retour à la vie, l'idée de la devoir à cette même plante qui déjà avait charmé ses longues heures de captivité, faisaient naître en lui un vif sentiment de bonheur, et le sourire en effet se montrait sur les lèvres fiévreuses encore, quand soudain une idée pénible, cruelle, lui traversa l'esprit.

—Mais enfin cette plante, dit-il à Ludovic, comment a-t-elle contribué à ma guérison? comment l'avez-vous employée?

Et une sorte de terreur l'agitait en faisant cette question.

—Rien de plus simple, répliqua tranquillement le geôlier; une pinte d'eau sur un bon feu, trois bouillons... tisane parfaite; ça va tout seul.

—Grand Dieu! s'écria Charney, retombant sur son oreiller, et portant la main à son front, vous l'avez détruite! Ah! je n'ai point de reproches à vous adresser, Ludovic; et cependant... ma pauvre Picciola! Que vais-je faire, que vais-je devenir sans elle?

—Allons, allons, calmez-vous, lui dit Ludovic se rapprochant de lui et prenant un son de voix presque paternal pour consoler le captif, accablé de douleur comme l'enfant à qui l'on vient d'enlever un jouet favori.—Calmez-vous, et ne vous découvrez pas comme vous faites. Écoutez-moi bien, ajouta-t-il tout en s'occupant de rajuster les draps et de remédier au désordre général du lit, occasioné par les brusques mouvemens du malade.—Aurais-je dû hésiter à sacrifier une herbe pour sauver un homme? non, n'est-ce pas? Eh bien! cependant je n'aurais pu me décider à la tuer ainsi du premier coup, et à la faire entrer tout entière dans la marmite. D'ailleurs, c'était inutile. Je ne lui ai fait qu'un emprunt. Avec les ciseaux de ma femme, je lui ai coupé un tas de feuillage dont elle n'avait pas besoin, quelques petits rameaux sans boutons... car elle a trois boutons à présent! hein? c'est beau à elle!... L'opération s'est bien faite, et elle n'en est pas morte. Au contraire, cap de dious! elle ne s'en porte que mieux à présent, et vous aussi! Vous voyez bien qu'il faut être sage... Soyez sage, suez bien, achevez de guérir, et vous la reverrez!

Charney lui adressa un regard de reconnaissance et lui tendit la main.

Cette fois, Ludovic avança la sienne, et pressa celle du comte avec émotion, car sa paupière s'humecta. Mais tout-à-coup, se reprochant sans doute cette infraction à la règle invariable de conduite qu'il s'était tracée d'avance, les muscles de sa face s'allongèrent, sa voix devint plus rudoyante. Enfin, tenant toujours entre ses mains celle du prisonnier, mais cherchant à lui faire prendre le change sur le motif de ce premier mouvement:

—Vous voyez bien que vous vous découvrez encore! dit-il, et il fit rentrer doucement et doctoralement le bras du malade dans le lit; puis, après de nouvelles recommandations, faites d'un ton officiel, il sortit de la chambre, en fredonnant avec gravité:

Je suis geôlier,
C'est mon métier
Mieux vaut ça qu'être prisonnier.

VIII.

Le même jour et le jour suivant, un abattement extrême, suite naturelle des grandes crises et d'une transpiration abondante, rendit Charney presque incapable de se mouvoir et de penser; mais dès le troisième jour, une amélioration sensible était survenue; et si, avec sa faiblesse, il lui fallait encore garder le lit, du moins il entrevoyait, dans un terme assez rapproché, l'instant où il pourrait se lever, marcher, reprendre sa promenade ordinaire, et revoir sa compagne et sa libératrice.

Car toutes ses idées se dirigent vers elle. Il ne peut s'expliquer par quelles circonstances singulières cette faible végétation, jetée sous ses pas, dans la cour de sa prison, l'a guéri de son ennui, lui que l'éclat du monde et de la fortune n'avait pu distraire; l'a arraché à la mort, lui que la science humaine y avait condamné. Dans l'impuissance où il se trouve d'appliquer les forces de sa raison pour éclaircir ce point mystérieux, c'est avec un sentiment de superstition qu'il s'attache de plus en plus à sa Picciola. Sa reconnaissance pour cet être inerte, insensible, ne peut se baser sur rien de réfléchi et d'intentionné; il éprouve cependant un besoin de lui donner son affection, en échange des biens qu'il lui doit. Où la raison ne peut, l'imagination travaille. La sienne s'exalte; et son amour pour Picciola devient bientôt un culte.

Il se persuade qu'un lien surnaturel les enchaîne l'un à l'autre; qu'il existe ainsi dans la matière de secrètes attractions, d'incompréhensibles sympathies qui rapprochent l'homme de la plante. Celui qui refuse encore de proclamer Dieu va tomber peut-être dans les croyances puériles de l'astrologie judiciaire. Picciola, c'est son étoile, sa madone, son talisman!

Pourquoi a-t-on vu des hommes, illustres par leur science ou par leur génie, dénier la Providence, et se montrer en même temps atteints d'idées superstitieuses? C'est que, aveuglés par l'orgueil humain, ils voulaient tout s'attribuer à eux-mêmes de leur gloire ou de leur force; mais le sentiment instinctif, religieux, qu'ils étouffaient dans leur cœur, détourné alors de ses véritables voies, se faisait jour malgré eux, tout en subissant l'empreinte bizarre de leurs pensées. L'hommage qu'ils arrêtaient dans son essor vers le ciel retombait sur la terre. Ils prétendaient juger et non croire; et leur génie, étroit dans sa grandeur, rétrécissant l'horizon devant eux, ne leur permettait de saisir que quelques-unes des combinaisons du Grand-Tout. Ils négligeaient l'ensemble pour le détail, parce que ce détail isolé, ils croyaient pouvoir le mesurer et le soumettre à l'analyse de leur raison, n'apercevant pas les points de suture qui le reliaient au reste du monde créé; car la création, la terre, le ciel, les hommes, les astres, l'univers tout entier, ne sont-ils pas un seul être, immense, complet, varié à l'infini, qui vit et palpite sous la main puissante de Dieu?

Ainsi Charney, l'imagination encore excitée par la fièvre peut-être, ne voit que Picciola dans la nature; et, pour lui trouver des analogues, il réveille sa mémoire puissante, et lui demande l'histoire des plantes miraculeuses, depuis le moly d'Homère, le palmier de Latone, le frêne d'Odin, jusqu'à l'herbe d'or qui s'illumine devant le paysan breton, ou la fleur d'épine qui sauve des mauvaises pensées les bergères de la Brie. Il se rappelle le figuier Rumine des Romains, le Teutatès des Celtes, adoré sous la figure d'un chêne; la verveine des Gaulois, le lotus des Grecs, les fèves des pythagoriciens, la mandragore des prêtres hébreux. Il se rappelle le campac azuré des Persans, qui ne croît pour eux que dans le Paradis; l'arbre Touba, ombrageant le trône céleste de Mahomet; le magique Camalata, le verdoyant Amrita, auxquels les Indiens voient suspendus des fruits d'ambroisie et de volupté. Il attache enfin un sens symbolique à cet usage des Japonais, donnant pour pièdestal à leurs divinités des héliotropes ou des nénuphars, et faisant naître l'amour dans le sein d'une corolle. Il admire ce religieux scrupule des Siamois, qui va jusqu'à défendre d'attenter à l'existence de certaines plantes, et les protége même contre la mutilation. Ce qui autrefois excitait sa raillerie et ses mépris, sans doute, et ravalait la faible humanité devant lui, aujourd'hui la relève à ses yeux; car il sait quels graves enseignemens peuvent sortir d'une tige ou d'un rameau; et dans les coutumes de l'idolâtrie il ne veut plus voir que le sentiment de gratitude qui leur a donné naissance.

Il entend Charlemagne, législateur et philosophe, du haut de son trône occidental, recommander à ses peuples la sainte culture des fleurs. Il en vient jusqu'à comprendre la vive tendresse que Xerxès, au rapport d'Élien et d'Hérodote, ressentit pour un platane, le caressant, le pressant dans ses bras, dormant avec délices sous son ombre, le décorant de bracelets et de colliers d'or, et se désolant lorsqu'il lui fallut le quitter!

Déjà en pleine convalescence, absorbé par ses pensées, Charney était un matin dans sa chambre, dont prudemment il n'avait pas franchi le seuil depuis sa maladie, lorsque sa porte s'ouvrant tout-à-coup, Ludovic, la figure radieuse, s'élance vers lui.

—Elle est en fleur! Picciola, Piccioletta, figlioccia mia!

—En fleur! s'écrie Charney. Je veux la voir!

En vain l'honnête geôlier lui remontra qu'il y aurait imprudence peut-être à sortir si tôt, qu'il fallait patienter un jour ou deux, que la matinée n'était pas assez avancée, que l'air était frais, qu'une rechute fait rarement grâce: tout fut inutile. La seule chose qu'il put obtenir, c'est que le prisonnier se contiendrait une heure encore, afin que le soleil se trouvât de la fête.

Cette heure, qu'elle se traîne lentement! et cependant il l'occupe du mieux qu'il peut. D'abord, pour la première fois depuis sa captivité, il songe à sa toilette. Oui, à sa toilette, à sa parure, en l'honneur de Picciola, de Picciola en fleur! Ses vêtemens étaient poudreux, ses cheveux en désordre, sa barbe longue. Il approprie tout cela. Un miroir, jusqu'à cet instant oublié dans sa précieuse cassette, en est tiré; il se rase soigneusement, il se rase pour la voir en fleur! C'est sa sortie de convalescence, la visite du malade à son médecin, de l'obligé à sa bienfaitrice, de l'amant à sa maîtresse! Et lorsqu'il s'est ajusté, les yeux fixés sur la glace, il s'étonne de se trouver, malgré sa maladie récente, le regard moins terne, les traits moins abattus, le front moins ridé qu'autrefois. Il se souvient qu'il est jeune encore, et comprend que s'il y a des pensées amères et vénéneuses, qui flétrissent jusqu'à leur enveloppe, il en est d'autres douées du pouvoir de la raviver.

Au moment précis, Ludovic se présenta. Il soutint le comte pour l'aider à descendre les hauts degrés de l'escalier tournant et massif; et quand celui-ci entra dans la petite cour, soit l'influence de l'air pur et de la lumière du ciel, soit le privilége de ces facultés vives et neuves dont sont redoués les convalescens, il lui semble que les émanations de sa fleur ont tout embaumé autour de lui, et c'est à elle qu'il attribue les douces et fraîches impressions du bien-être qu'il ressent.

Cette fois, Picciola se montrait dans tout le prestige de sa beauté: elle étalait à ses yeux sa corolle nuancée et brillante; le blanc, le pourpre et le rose se confondaient sur ses larges pétales bordés de petits cils argentés, entre lesquels se brisait un rayon du soleil, qui faisait scintiller autour de la fleur comme une lumineuse auréole. Charney la contemple avec transport; il craint de la ternir de son souffle, ou de la flétrir en y portant la main. Il ne songe plus à l'analyser, à l'étudier; il l'admire, il la savoure de la vue et de l'odorat. Mais bientôt une autre idée vient le distraire de celle-là, et ce n'est plus sur la fleur que s'arrêtent ses regards. Il a vu les traces de la mutilation sur sa Picciola; des rameaux abattus, des feuilles à demi déchirées par le contact des ciseaux. Les cicatrices n'en sont pas encore fermées. Il sent alors qu'il lui doit la vie, et ses bienfaits lui font oublier son éclat et ses parfums.

IX.

Par ordonnance des médecins, le convalescent eut le droit, les jours suivans, de jouir de la promenade de sa cour aux heures qui lui conviendraient, et de la prolonger même selon ses désirs. Ce fut alors qu'il put reprendre avec ardeur ses études commencées.

Dans l'intention de relater par écrit les observations faites sur sa plante, depuis le premier jour jusqu'au moment présent, il tenta de séduire Ludovic, afin de se procurer par lui encre, plumes et papier. Il s'attendait à le voir froncer d'abord le sourcil, prendre son air d'importance, se faire long-temps prier, et céder enfin, soit par l'intérêt qu'il portait à son malade et à sa filleule, soit par l'espoir du gain; car cette fois il s'agissait de fourniture.

Il n'en fut pas ainsi. Ludovic prit tout d'abord la proposition gaiement.

—Comment donc! signor conte, rien n'est plus facile!—dit-il en bourrant légèrement sa pipe, et se détournant pour en tirer quelques aspirations, afin de l'empêcher de s'éteindre; car il cessait toujours de fumer devant Charney, qu'incommodait l'odeur du tabac.—Je suis loin de m'y opposer. Mais tous ces petits outils-là sont de ceux qui restent sous la clef du gouverneur et non sous la mienne. Si vous voulez avoir de quoi écrire, adressez-lui più presto une belle pétition sur l'objet, et ça pourra se faire.

Charney sourit, et ne se découragea pas.

—Mais pour écrire cette pétition, mon cher Ludovic, il me faudrait d'abord ce que je demande: encre, plumes et papier!

—C'est juste, signor conte, c'est juste. J'ai tiré l'âne par la queue pour le faire marcher plus vite, répliqua le geôlier. Voilà comme la chose d'une pétition se pratique d'ordinaire,—ajouta-t-il d'un air entendu, la tête à demi renversée et les bras croisés derrière le dos. Je vais trouver le gouverneur, et je lui dis que vous avez à lui adresser une demande, sans m'expliquer sur quoi... Ça ne me regarde pas; ça le regarde, et ça vous regarde. S'il ne peut venir lui-même en causer avec vous, il vous envoie un homme à lui. Cet homme vous remet une plume, un papier timbré et paraphé, une seule feuille; vous écrivez dessus, lui présent; il cachète ça devant vous; vous lui rendez la plume; il emporte la lettre, et tout est dit.

—Mais, Ludovic, ce n'est point du gouverneur que je veux tenir tout cela, c'est de vous!

—De moi, mordious! Vous ne connaissez donc pas ma consigne? dit le geôlier, reprenant tout-à-coup son air rude et sévère.

Il tira une longue bouffée de sa pipe, l'exhala lentement, comme pour tenir le comte à distance, fit un demi-tour à droite, et sortit. Et le lendemain, quand Charney revint à la charge, il se contenta de cligner de l'œil et de hocher la tête.

Trop fier pour s'humilier devant le gouverneur, mais trop désireux d'accomplir ses projets pour les abandonner si vite, avec un cure-dent le prisonnier fit une plume; son rasoir lui tint lieu de canif; de la suie délayée dans de l'eau, un flacon doré de sa cassette lui servirent d'encre et d'encrier; et de blancs et fins mouchoirs de batiste, restes de sa splendeur passée, lui tinrent lieu de papier. C'est ainsi que Charney, séparé de Picciola, pouvait encore s'occuper d'elle en écrivant le résultat de ses observations.

Qu'il en fit de douces, d'étonnantes! qu'il eût ressenti de plaisir à les communiquer à une oreille attentive! Son voisin, l'attrapeur de mouches, lui semblait digne de recevoir ses confidences: cette figure, trouvée par lui d'abord si maussade, si refrognée, il l'avait vue depuis s'épanouir avec bonté, et briller même de ce genre d'éclat que donne une vive intelligence. Quand, de sa petite fenêtre, le vieillard promenait sur lui et sur Picciola son regard demi-curieux, demi-rêveur, Charney se sentait attiré par ce regard. Un geste de la main, un sourire avaient même déjà été échangés entre eux; mais le régime de la prison leur interdisait à tous deux de s'adresser la parole, même pour se demander des nouvelles de leur santé; et le grand explorateur des merveilles de la nature dut garder pour lui seul ses précieuses découvertes.

Au nombre de celles-ci, il faut citer la propriété singulière qu'il surprit dans sa fleur de se tourner vers le soleil et de lui faire face pendant toute la durée de son cours pour mieux aspirer ses rayons; et quand le soleil se cachait derrière les nuages et que la pluie menaçait, elle s'abritait aussitôt sous ses pétales recourbés, comme le vaisseau pliant ses voiles devant l'orage.

—La chaleur lui est-elle donc tant nécessaire? pensait Charney; et pourquoi?... Pourquoi aussi craint-elle même une légère ondée, qui la rafraîchirait?... Oh! j'ai confiance en elle maintenant; elle me l'expliquera.

Picciola avait déjà été pour lui une pharmacie bien faisante; elle pouvait au besoin lui servir de boussole et de baromètre; elle allait lui tenir lieu d'horloge.

À force de savourer ses parfums, il crut remarquer qu'ils variaient vers certaines époques de la journée. Ce phénomène lui parut être d'abord une illusion de ses sens; mais des expériences réitérées lui en démontrèrent la réalité, et il en vint à désigner avec certitude l'heure du jour, d'après l'odeur de sa plante.1

[1] Le botaniste anglais Smith a remarqué les mêmes propriétés dans l'Antirrinum repens (la linaire rayée), Flore britannique, t. II, p. 658.

Les fleurs s'étaient multipliées, et, vers le soir surtout, Picciola répandait ses émanations les plus douces. Aussi combien alors l'heureux captif aimait à se rapprocher d'elle! Au moyen de quelques planches dues à la munificence de Ludovic, il avait construit un petit banc appuyé sur quatre solides bûchettes épointées à leur extrémité, et enfoncées dans les interstices du pavage. Un dossier raboteux lui prêtait son appui, lorsqu'il voulait penser et s'oublier, en vivant dans l'atmosphère de sa plante. Là il se sentait plus à l'aise qu'il ne s'était jamais senti sur ses riches canapés de soie, et il y passait parfois des heures entières, méditant en s'enivrant de parfums, rappelant en lui-même les jours de sa jeunesse, écoulés sans plaisirs et sans affections, perdus au milieu de vaines chimères, dans un désenchantement prématuré.

Il arrivait souvent qu'à la suite de ces examens faits en arrière, il tombait dans de profondes rêveries, participant à la fois de la veille et du sommeil, dans une espèce d'engourdissement apathique du corps, pendant lequel son imagination surexcitée peuplait la cour de sa prison de songes délicieux.

Il se retrouvait alors à ces mêmes fêtes où naguère l'ennui l'avait poursuivi, où il prodiguait à tous des plaisirs et du bonheur dont il ne savait pas prendre sa part.

Il voyait, par une soirée d'hiver, s'illuminer spontanément la façade de son ancien hôtel de la rue de Verneuil. Le bruit de mille voitures retentissait à son oreille; à la clarté des torches, elles entraient dans sa cour circulaire, et chacune d'elles jetait tour à tour sur les marches de son péristyle, couvert de tapis et décoré de tentures, les Merveilleuses en renom, empaquetées dans d'épaisses fourrures, sous lesquelles frisonnait la soie; des Incroyables, au feutre pointu, à la haute cravate, aux jarrets enrubanés; des artistes célèbres, au col nu, aux cheveux courts, au costume semi-grec, semi-français; et des généraux empanachés et ceinturés aux trois couleurs; et des savans, et des hommes de lettres, avec ou sans collets verts. Un monde de valets se montrait partout à la fois, narguant, sous leurs nouvelles livrées, les décrets de la république conventionnelle, passée de mode.

Dans ses salons, il retrouvait, pêle-mêle, confondues, toutes les illustrations, toutes les bizarreries de l'époque. La toge et la chlamyde s'y frottaient en passant contre le frac et la soubre-veste; les escarpins à rosettes, les bottes galonnées ou éperonnées y glissaient sur le parquet en même temps que la calige et le cothurne. Hommes de loi, hommes de plume, hommes d'épée, hommes d'argent, ministres et fournisseurs, artistes et gouvernans tourbillonnaient côte à côte dans ce tohu-bohu du Directoire. Un acteur s'y montrait près d'un membre de l'ancien clergé; un ci-devant noble près d'un ci-devant pauvre; l'Aristocratie et la Démocratie s'y donnaient la main; la Richesse et la Science s'y promenaient bras-dessus bras-dessous. C'était la société renaissante, raillant autour d'un centre commun toutes ses parties, dont chacune se sentait trop faible pour faire un monde à part. On remettait la scission à un autre temps. Ainsi font les enfans de classes diverses, que l'âge et le besoin du plaisir rassemblent; en grandissant, ils s'éloignent peu à peu de leurs compagnons de jeux, entraînés qu'ils sont, à leur insu, par la puissante attraction du système d'ordre social.

Charney contemplait en souriant cette bigarrure de mœurs, d'états et de costumes. Ce qui avait été pour lui autrefois une source amère et féconde de pensées méprisantes pour l'humanité tout entière, ne soulevait plus dans son sein qu'une légère moquerie contre ces années de folie et de vains essais.

Soudain de brillans orchestres éclatent en mesures vives, variées et stridentes, et la fête prend son vol! Charney reconnaît les airs qu'il a entendus déjà; mais l'impression qu'il en reçoit est bien plus active sur ses sens. La lueur scintillante des lustres, leurs reflets prismatiques dans les glaces, dans les cristaux, l'air chaud et embaumé d'une salle de bal ou de festin, la saveur des mets, la gaieté pétulante des convives, les groupes bondissans des valseurs, qui le frôlent en passant, les propos légers et frivoles qui se croisent, qui se heurtent autour de lui, les rires qui retentissent, tout lui fait éprouver une impression de joie ineffable, qu'il n'a jamais connue.

Puis des femmes, à la taille élégante et svelte, aux blanches épaules, au col de cygne, parées d'étoffes somptueuses, de gazes striées d'or, étincelantes de pierreries, se montrent devant ses pas, et le saluent en lui souriant. Il les reconnaît. C'étaient les conviées ordinaires et l'ornement de ses splendides soirées, alors que, riche et libre, on le citait comme un des heureux de la terre. Là brillaient sans rivales la fière Tallien, vêtue à la grecque, et portant des joyaux et des bagues de prix jusque dans les doigts de ses beaux pieds nus, à peine emprisonnés dans de légères sandales dorées; la charmante Récamier, qu'Athènes eût divinisée; enfin la douce et touchante Joséphine, ci-devant comtesse de Beauharnais, qui, à force de grâces, passait souvent pour la plus belle des trois. Même auprès d'elles, d'autres encore se faisaient remarquer, éblouissantes de fraîcheur, de coquetterie et de parure! Qu'aujourd'hui Charney les trouve jeunes et jolies! Que leurs regards ont bien plus d'attraction et de douceur qu'autrefois! Qu'il se sentirait heureux de pouvoir faire un choix parmi tant de femmes brillantes!

Il l'essaie; et, après avoir erré indécis de l'une à l'autre, tout-à-coup, au milieu de leur foule, il en distingue une, mais non plus aux épaules découvertes et aux parures de diamans.

Simple dans sa mise et dans son maintien, elle baisse timidement le front et craint de se montrer. Pourtant elle est belle aussi! C'est une jeune fille vêtue de blanc, n'ayant pour ornement que sa grâce naïve et la rougeur qui colore ses joues. Charney ne l'a jamais vue, et, à mesure qu'il la contemple, les autres s'effacent et disparaissent. Bientôt elle se trouve seule; il peut l'examiner à loisir, et l'émotion le gagne en attachant ses yeux sur elle. Mais combien son émotion redouble en remarquant dans sa noire chevelure une fleur! Cette fleur... c'est celle de sa plante! la fleur de sa prison! Il tend les bras vers la jeune fille; mais soudain tout se trouble à sa vue, tout s'agite autour de lui; une dernière fois, les orchestres du bal se font entendre avec un redoublement de force; puis la jeune fille et la fleur semblent se perdre l'une dans l'autre; les feuilles étalées, les corolles ouvertes et embaumées se multiplient autour de la jolie figure, et la cachent bientôt entièrement.

Déjà les murs du salon, dépouillés de leurs tentures, s'obscurcissent, et n'offrent plus aux regards de Charney qu'une sorte de vapeur nuageuse. Le lustre, s'éteignant graduellement, se détache du plafond, décrit tout-à-coup une courbe de lumière, et va rayonner mourant à l'extrémité inférieure du nuage. De lourds pavés remplacent le parquet luisant et sonore. C'est la froide raison qui revient au milieu du délire; c'est le souvenir qui tue l'illusion; la vérité qui tue le songe.

Le prisonnier ouvre les yeux. Il est sur son banc, les pieds sur le pavé de son préau; sa fleur est devant lui, et le soleil se couche à l'horizon.

Les premières fois qu'il se trouva en proie à cette espèce de vertige, il restait frappé d'étonnement, en pensant que c'était toujours lorsqu'il siégeait sur son banc rustique et près de sa plante que ces doux songes lui arrivaient. Rien pourtant n'était plus naturel que les effets qu'il venait d'en éprouver. Lui-même se les expliqua, en se rappelant que les douces émanations gazeuses qui s'exhalent des fleurs peuvent causer parfois une légère et voluptueuse asphyxie. Alors, émerveillé, il comprend tous les rapports existant entre lui et sa plante, l'influence presque magique exercée par elle sur lui, et que ces fêtes brillantes auxquelles il vient d'assister, c'est Picciola qui les lui donne!

Mais cette jeune fille modeste et candide, dont la présence inattendue le jeta dans un trouble étrange et plein de charme, qui est-elle? l'a-t-il déjà vue? Et, comme ces autres femmes, n'est-ce là qu'un souvenir de son temps passé? Sa mémoire cependant ne lui rappelle rien de semblable. Si c'était, au contraire, une révélation de l'avenir! Mais a-t-il un avenir, et doit-il croire aux révélations? Non! la jeune fille à la robe blanche, à la pudique rougeur; la jeune fille, à la fois si simple et si attrayante, qui fit pâlir et s'éclipser ses brillantes rivales, c'est Picciola! Picciola personnifiée et poétisée dans un songe! Eh bien! c'est elle qu'il doit aimer, c'est elle qu'il aimera! Il saura sans peine se remémorer sa taille gracieuse et les traits ingénus qu'elle avait revêtus alors. C'est désormais avec cette douce image qu'il bercera ses rêveries, qu'il remplira les vides de son cœur et de son cerveau; du moins, elle pourra le comprendre, lui répondre, venir s'asseoir près de lui, marcher près de lui, le suivre, lui sourire, l'aimer! elle vivra de sa vie, de son souffle, de son amour; il lui parlera dans sa pensée, et fermera les yeux pour la voir. Ils ne seront qu'un, et il sera deux!

Ainsi le captif de Fénestrelle à ses études chéries faisait succéder le charme non moins enivrant des illusions, et entrait de plus en plus dans cette sphère de poésie, d'où l'on sort comme l'abeille du sein des fleurs, tout parfumé et avec sa récolte de miel. À côté de sa vie positive, il avait sa vie d'imagination, complément de l'autre, et sans laquelle l'homme ne jouit qu'à moitié des bienfaits du Créateur.

Maintenant, son temps se partage entre Picciola plante et Picciola jeune fille. Après le raisonnement et le travail, il a le plaisir et l'amour.

X.

Poursuivant ses expériences investigatrices sur la floraison, Charney s'extasiait chaque jour devant les prodiges réguliers de la nature. Mais ses yeux étaient inhabiles à pénétrer dans ces mystères si déliés, insaisissables à la vue. Il s'irritait de son impuissance, lorsque Ludovic lui remit, de la part de son voisin le conspirateur italien, une forte lentille de verre, à l'aide de laquelle celui-ci avait pu nombrer huit mille facettes oculaires sur la cornée d'une mouche. Charney tressaille de joie. Grâce à cet instrument, les parties les moins perceptibles de la plante saillissent tout-à-coup à ses regards, en centuplant leur volume ordinaire. Alors, il marche ou croit marcher à grands pas dans la route des découvertes! Il a détaillé, analysé l'enveloppe externe de sa fleur; il a cru deviner que ces brillantes couleurs des pétales, leur forme, leurs taches de pourpre, ces bandes de velours ou de satin moiré qui garnissent leur base ou festonnent leurs contours, n'étaient pas là seulement pour récréer la vue par le spectacle de leur beauté, mais aussi pour diviser ou réfléchir les rayons du soleil, atténuer leur force ou l'augmenter, selon le besoin qu'en avait la fleur, accomplissant le grand acte de la fructification. Ces plaques luisantes et vernissées, avec leur éclat de porcelaine, ce sont sans doute des amas glanduleux de vaisseaux absorbans chargés d'aspirer l'air, la lumière et les vapeurs humides, pour la nourriture des graines; car, sans lumière, pas de couleur; sans air et sans chaleur, pas de vie! Humidité, chaleur, lumière, voilà donc de quoi se composent les végétaux, ces merveilles de la terre, et voilà aussi ce qu'ils doivent restituer lorsqu'ils meurent.

À son insu, souvent, durant ces heures d'étude et d'extase, Charney avait deux spectateurs attentifs qui le suivaient dans tous ses mouvemens, et, par sympathie, prenaient part à ses émotions: Girhardi et sa fille.

Celle-ci, élevée par un père profondément religieux, vivant d'une vie contemplative et solitaire, présentait une de ces natures formées de toutes les saintes exaltations réunies. Avec sa beauté, ses vertus, les grâces de son esprit et de sa personne, elle n'avait pu manquer d'adorateurs; douée d'une sensibilité profonde et expansive, elle semblait plus qu'une autre devoir connaître les affections tendres; mais si quelques légers penchans ont autrefois, au milieu des fêtes de Turin, troublé un instant la sérénité de son âme, la captivité de son père les a tout d'abord absorbés dans une grande douleur.

Aujourd'hui, pourrait-elle aimer celui-là qui s'offrirait à ses regards avec l'éclat du bonheur, elle qui, dans son double culte filial et religieux, voit son Dieu sur la croix, et son père en prison! Non que la jolie Turinaise s'abandonne facilement à la tristesse et à la mélancolie! Tous ses devoirs lui sont doux, tous ses sacrifices lui laissent une joie au cœur; mais est-ce donc près des heureux du monde qu'elle peut se plaire? Là où elle va sécher une larme et réveiller un sourire, là est sa place, là son orgueil, là son triomphe! Cette tâche si belle, c'est près d'un seul qu'elle l'a remplie jusqu'à ce jour. Mais depuis qu'elle voit Charney, elle se sent prise à la fois pour lui d'intérêt et de compassion. Il est captif comme son père et près de son père! Il n'a plus à aimer dans le monde qu'une pauvre plante, et il l'aime tant! Certes, la figure du prisonnier, son front noble, sa taille élégante, aident peut-être un peu à la pitié de la jeune fille; mais si elle l'avait connu au temps de sa fortune, dans ce temps où de faux dehors de bonheur l'environnaient, non, elle ne l'eût point distingué des autres. Ce qui la charme en lui, c'est son isolement, son désastre, sa résignation. Elle lui a voué d'instinct son amitié, son estime même; car, dans son ignorance des choses, elle a mis le malheur au nombre des vertus.

L'excellente jolie fille, aussi hardie devant une bonne action à faire, que timide devant un regard à affronter, trop oublieuse peut-être du danger, sans cesse encourage, aiguillonne son père dans ses bonnes intentions vis-à-vis de Charney.

Un jour enfin, Girhardi se montrant à sa fenêtre, ne se contente pas de saluer le comte de la main, selon son habitude; il lui fait signe d'approcher le plus possible, et modérant les éclats de sa voix, comme dans une grande appréhension d'être entendu d'un autre, il entame avec lui le dialogue suivant:

—J'ai peut-être une bonne nouvelle à vous donner, monsieur.

—Et moi, monsieur, j'ai des remercîmens à vous faire pour ce microscope que vous avez daigné me prêter.

—Je n'ai même pas eu le mérite de l'idée; c'est ma fille qui m'y a fait songer.

—Vous avez une fille, monsieur, et l'on vous accorde la faveur de la voir?

—Oui, je suis père, et j'en rends grâces à Dieu chaque jour; car ma pauvre enfant, c'est un ange! Elle a pris un grand intérêt à vous, mon cher monsieur, lorsque vous étiez malade, et depuis, en vous voyant prodiguer tant de soins à votre fleur. Vous-même, ne l'avez-vous donc pas aperçue parfois à ce grillage?

—En effet... je crois...

—Mais en vous parlant de ma fille, j'oublie de vous faire part de la grande nouvelle. L'empereur va se rendre à Milan, où il doit être sacré roi d'Italie.

—Roi d'Italie! eh bien! alors, monsieur, il sera plus que jamais votre maître et le mien. Quant au microscope, poursuivit Charney, que la grande nouvelle n'avait que fort peu distrait de son idée première, et qui n'y soupçonnait pas une suite,—vous vous en êtes long-temps privé pour moi... pardon; peut-être en aurai-je besoin encore pour de prochaines expériences, cependant je vous le rendrai... bientôt...

—Je puis m'en passer, j'en ai d'autres, répliqua avec bienveillance l'attrapeur de mouches, devinant au son de voix de son interlocuteur le regret qu'il éprouvait de se séparer de cet instrument; gardez-le, monsieur, gardez-le en souvenir d'un compagnon de captivité, qui vous porte, veuillez le croire, un vif intérêt.

Charney voulut témoigner sa gratitude à l'homme généreux; celui-ci l'interrompit:

—Mais laissez-moi donc achever ce qui me reste à vous apprendre.

Et, baissant encore la voix:

—On assure que des grâces doivent être accordées au sujet de cette autre couronne du nouvel empereur. Avez-vous des amis à Turin ou à Milan? Y a-t-il moyen de les faire agir?

L'interpellé hocha tristement la tête.

—Je n'ai point d'amis, dit-il.

—Pas d'amis! répéta le vieillard, avec un regard plein de commisération: avez-vous donc douté des hommes! car l'amitié ne manque pas à ceux-là qui croient en elle. Eh bien! j'ai des amis, moi; des amis que l'adversité même n'a pas ébranlés; ils pourront peut-être pour vous ce qu'ils n'ont pu encore pour moi.

—Je ne veux rien implorer du général Bonaparte, répliqua le comte d'un ton sec et fier, où ses anciennes rancunes surgirent tout-à-coup.

—Chut! parlez plus bas... Je crois entendre venir... mais non...

Il y eut un moment de silence, puis l'Italien poursuivit avec une inflexion de voix où le reproche s'adoucissait comme en passant par une bouche de père:

—Cher compagnon, vous êtes aigri encore; j'aurais cru que les études auxquelles vous vous livrez depuis quelques mois, avaient éteint en vous ces haines que Dieu réprouve et qui faussent la vie d'un homme. Les parfums de votre fleur n'ont-ils donc pas entièrement cicatrisé vos blessures du monde? Ce Bonaparte que vous semblez haïr, j'ai à m'en plaindre plus que vous peut-être; car mon fils est mort pour l'avoir servi.

—Aussi, ce fils, vous l'avez voulu venger! interrompit vivement Charney.

—Je vois que ces faux bruits sont venus jusqu'à vous, dit le vieillard relevant noblement la tête vers le ciel, comme pour en appeler au témoignage de Dieu.—Moi, me venger par un crime! non; mais dans les premiers momens de ma douleur, je ne pus me contenir, il est vrai; et tandis que le peuple de Turin saluait le vainqueur par des acclamations de joie, j'opposai mes cris de désespoir aux vivats de la foule. On m'arrêta; j'avais un couteau sur moi. Des infâmes, afin de se faire valoir auprès du maître, n'eurent pas de peine à lui faire accroire que j'en voulais à ses jours. On me traita d'assassin, et je n'étais qu'un malheureux père qui venait d'apprendre la mort de son fils! Eh bien! je comprends qu'il a pu être trompé; je comprends même que ce Bonaparte n'est pas un méchant homme, car ni vous, ni moi, il ne nous a fait mourir. S'il me rend à la liberté, ce sera réparer seulement une erreur à mon égard; je le bénirai cependant, non que je ne puisse supporter ma captivité. Plein de foi dans la Providence, je me résigne à tout. Mais ma prison pèse sur ma fille, c'est pour ma fille que je veux être libre, pour mettre un terme à son exil du monde, pour qu'elle retrouve les plaisirs de son âge. N'avez-vous pas aussi un être qui vous intéresse, une femme qui pleure sur vous, et à qui vous serez heureux de sacrifier même votre orgueil d'opprimé? Allons, autorisez mes amis à parler en votre nom.

Charney sourit.—Aucune femme ne pleure sur moi, dit-il, aucune ne soupire après mon retour; car je n'ai plus d'or à leur donner. Qu'irai-je donc faire dans ce monde, où j'étais moins heureux que je ne le suis même ici? Mais dussé-je y retrouver des amis, la fortune et le bonheur, je dirais encore non! mille fois non! s'il me fallait pour cela m'abaisser devant le pouvoir que j'ai voulu détruire.

—Quoi! tout espoir vous est-il donc interdit par vous-même?

—Jamais je ne saluerai du titre d'empereur celui qui fut mon égal.

—Prenez garde de sacrifier follement votre avenir à un sentiment plus de vanité que de patriotisme peut-être... mais... chut!—fit de nouveau le vieux Girhardi.—Pour cette fois, je ne me trompe pas; on vient! adieu! Et il s'éloigna de la fenêtre grillée.

—Merci, merci du microscope! lui cria Charney avant qu'il eût entièrement disparu à ses regards.

Dans ce moment, Ludovic fit crier sur ses gonds la porte basse de la petite cour. Il apportait au prisonnier sa provision de vivres de chaque jour. Il le vit pensif et rêveur, et ne voulant pas le distraire, il se contenta en passant près de lui de frapper légèrement sur les assiettes qu'il tenait, comme pour l'avertir que son dîner était prêt. Montant ensuite le tout dans la chambre, il se retira bientôt, après avoir salué silencieusement Monsieur et Madame, comme il le disait parfois; c'est-à-dire, l'homme et la plante.

—Le microscope est à moi! pensait Charney. Mais comment ai-je pu mériter la bienveillance de cet honnête étranger? Et voyant alors Ludovic traverser la cour: Celui-ci de même a gagné mon estime. Sous son écorce de geôlier bat un noble cœur; j'en suis sûr. Il est donc des hommes bons et sensibles; mais où viennent-ils se réfugier!

Et il lui sembla entendre une voix lui répondre: C'est parce que le malheur vous a appris à comprendre un bienfait, que les hommes vous paraissent moins dignes de vos mépris. Qu'ont donc fait ces deux hommes? L'un a arrosé votre plante à votre insu, l'autre vous a procuré les moyens de la mieux connaître et de l'analyser.

—Oh! se disait Charney, le cœur ne s'y trompe pas; il y a eu de leur part générosité vraie.

—Oui, reprenait la voix; mais c'est par ce que cette générosité s'est exercée envers vous, que vous leur rendez justice. Si Picciola n'était pas née, de ces deux hommes, l'un serait peut-être encore à vos yeux un vieillard imbécile, livré à des occupations dégradantes; l'autre, un être grossier, d'une avarice lâche et sordide! Dans votre monde d'autrefois, aviez-vous aimé quelque chose, monsieur le comte? non; votre cœur était livré à l'isolement comme votre pensée. Ici, c'est parce que vous aimez Picciola, que ces deux hommes vous ont aimé; c'est par elle qu'ils sont venus à vous!

Et Charney regarde tour à tour sa plante et son précieux microscope.—Napoléon, empereur des Français, roi d'Italie!—Cette terrible formule, dont il n'a fallu que la moitié autrefois pour faire de lui un conspirateur forcené, se présente à peine à son esprit en ce moment.

Que lui importent à lui les triomphes du nouvel élu de la nation, et les libertés de l'Europe! Un insecte qui bourdonne menaçant autour de ses fleurs lui cause plus d'angoisses et de soucis que tous les envahissemens du nouvel empire!

XI.

Il a repris ses travaux: armé de sa loupe, désormais sa propriété, il a réitéré ses observations, il a étendu le champ de ses découvertes, et, de plus en plus, l'enthousiasme le gagne. Il faut le dire, cependant, inexpérimenté dans l'analyse, privé des notions premières et d'instrumens assez puissans, parfois à son insu, l'esprit de système et de paradoxe vient se mêler à son esprit d'examen. C'est ainsi qu'il inventa mille théories sur la circulation de la séve, sur les moyens qu'elle emploie pour monter, pour s'étendre, pour se transformer, sans se douter de son double courant; sur les colorations diverses de la plante, ainsi que sur la source des différens arômes de la tige, des feuilles et des fleurs; sur la gomme et les résines distillées par les végétaux; sur la cire et le miel qu'en retirent les abeilles. Il trouvait d'abord réponse à tout; mais les systèmes du lendemain venaient détruire ceux de la veille, et lui-même se plaisait dans son impuissance, puisqu'elle le forçait d'exercer toutes les facultés de son esprit et de son imagination, et ne lui laissait pas prévoir un terme à ces attrayantes occupations.

Un jour de triomphe allait naître pour lui, jour glorieux, où il pourrait inscrire la plus importante de ses observations!

Il avait autrefois entendu, mais en n'y prêtant qu'une moqueuse attention, raconter les amours des fleurs, cette ingénieuse et sublime découverte de Linnée, et ces hymens nombreux accomplis dans une corolle, à l'ombre des pétales. Aidé de son microscope, il se livre bientôt tout entier à cette nouvelle série d'études: il épie, il patiente; il pénètre enfin dans les mystères de ce lit nuptial! Sous ses yeux, un mouvement de vie et d'amour se manifeste dans toutes les parties de la fleur; par une double attraction, le pistil et les étamines, rapprochés l'un de l'autre, semblent un instant ressentir l'animation des êtres aimans et pensans! Atterré, confondu, Charney doute s'il veille; sa tête ne peut contenir l'ardente admiration dont il est pénétré. Par l'analogie, remontant de la plante aux animaux, il embrasse l'échelle de la création tout entière dans son harmonie, dans son immensité! Il doute si le secret de l'univers n'est pas en sa possession! ses yeux se troublent, l'instrument s'échappe de ses mains; le philosophe anéanti tombe sur son siége rustique, croise les bras, puis, après une longue méditation, s'adressant à sa plante:

—Picciola, lui dit-il, autrefois j'avais la terre à parcourir, j'avais de nombreux amis, j'étais entouré de savans de toute espèce; eh bien! jamais aucun de ces savans ne m'en a appris autant que toi; pas un de mes amis, ou plutôt des hommes qui usurpaient ce titre, ne m'a rendu les bons offices que j'ai reçus de toi seule; et dans ce terrain circonscrit où tu végètes misérablement entre deux pavés, marchant çà et là, autour de toi, sans te perdre de l'œil, j'ai plus pensé, plus senti, plus observé que dans mes longues courses à travers l'Europe! Quel était mon aveuglement! lorsque tu t'offris à moi si faible, si pâle, si languissante, je n'attendis rien de ta venue, et c'est une Compagne qui m'arrivait, un Livre qui s'ouvrait devant moi, un Monde qui se révélait à mes yeux! Cette Compagne, elle adoucit mes ennuis et les fit disparaître; elle me rattacha à cette existence qu'elle devait me conserver; elle m'apprit à connaître les hommes, et me réconcilia avec eux! Ce Livre, il me fit prendre en pitié tous les autres; il me convainquit de mon ignorance et rabaissa mon orgueil. Il me força de comprendre que la science, comme la vertu, ne s'acquiert que par l'humilité, qu'il faut descendre pour s'élever; que le premier échelon de cette échelle immense dont nous croyons dépasser le faîte est enfoui sous le sol, et que c'est par lui qu'il faut commencer! C'est le livre de lumière, peut-être! Écrit en caractères vivans, dans une langue mystérieuse encore pour moi, il m'offrit à deviner ces énigmes sublimes, dont chaque mot est une consolation! Ce Monde, c'est celui de la pensée, je n'en saurais plus douter; c'est la création intelligente, c'est le résumé, le critérium du monde éternel et céleste; la révélation de cette immense loi d'amour, qui régit l'univers, qui fait graviter les atômes et les soleils, qui enchaîne d'un même lien depuis la plante jusqu'aux astres, depuis l'insecte, qui fouille la terre, jusqu'à l'homme qui relève son front vers le ciel pour y trouver... son auteur, sans doute!

Charney, violemment agité, se promena alors à grands pas dans sa cour; les pensées succédaient aux pensées dans sa tête, une lutte s'engageait dans son cœur; puis il revint vers Picciola, la contempla avec attendrissement, jeta un regard rapide plus haut, et murmura ces paroles:

—Mon Dieu! mon Dieu! trop de fausse science a obscurci ma raison, trop de sophismes ont endurci mon cerveau pour que vous y pénétriez si vite. Je ne puis vous entendre encore, mais je vous appelle; je ne puis vous voir, mais je vous cherche!

Rentré dans sa chambre, il lut sur la muraille.

Dieu n'est qu'un mot.

Il ajouta:

Ce mot ne serait-il pas celui de la grande énigme de l'univers?

Il y avait là encore l'expression du doute; mais douter, pour cet esprit superbe, n'était-ce pas déjà s'avouer à moitié vaincu, frapper d'anathème sa première négation, et rebrousser chemin sur sa fausse route? Maintenant, ce n'est plus sur lui seul que s'appuie le philosophe ébranlé; il n'a plus seulement foi que dans sa force et dans sa raison, et se livrant à ses émotions inconnues, auxquelles il trouve un charme si doux, c'est à Picciola qu'il demande une croyance, un Dieu, un appui, et de nouveau il l'interroge avec ferveur, afin de dissiper ce reste d'obscurité qui l'environne.

XII.

Ainsi s'écoulaient ses journées; et après des heures consacrées entières à l'étude et à l'analyse, las de ses travaux et songeant à s'en distraire par d'agréables passe-temps, il quittait Picciola plante pour Picciola jeune fille. Lorsque déjà les parfums de ses fleurs arrivaient à lui en abondantes effluves, lorsque sa tête s'appesantissait, que ses yeux évitaient l'éclat du jour:

—Ce soir, il y aura fête chez Picciola, se disait-il.

En effet, livré à ses rêveries, il ne tardait pas à tomber dans ce demi-sommeil peuplé de songes, qu'une lueur de raison instinctive savait diriger encore.

Oh! ne serait-ce pas là une des jouissances les plus enivrantes, réservées à l'homme, que de pouvoir donner l'impulsion à ses rêves, et vivre de cette autre vie où les événemens se pressent avec tant de rapidité, où les siècles ne nous coûtent qu'une heure d'existence, où un reflet magique semble colorer tous les acteurs du drame qui se joue, où les émotions seules sont réelles? Là, le positif de toutes choses s'efface, pour ne laisser que leur essence pure. Le voulez-vous? d'harmonieux concerts vont se faire entendre, et vous n'aurez pas à subir le râlement de l'accord, la figure contractée des musiciens, les formes bizarres et disgracieuses des instrumens; c'est la vie des âmes, c'est le plaisir sans regrets, c'est l'arc-en-ciel sans l'orage!

Charney s'abandonnait à ces illusions. Fidèle à la douce image de Picciola, c'est elle qu'il appelait, c'est elle qui se montrait à lui la première, toujours sous les mêmes traits, avec les mêmes grâces, jeune, modeste, charmante; lui apparaissant, tantôt au milieu de ses anciens compagnons de science et de plaisir, tantôt près des seuls êtres qu'il avait aimés, et qui n'étaient plus: sa mère, sa sœur; et elle renouvelait pour lui les scènes pleines de suavité, ineffables au souvenir, de l'adolescence et de la famille, et elle s'y mêlait comme pour les rendre plus douces encore.

Parfois elle l'introduisait tout-à-coup dans une maison d'apparence modeste, mais où respiraient l'aisance et le bon goût. Les gens avec lesquels il s'y trouvait lui étaient inconnus, mais ils l'accueillaient avec des sourires, et il se sentait là comme jadis au foyer paternel. Après avoir ranimé sa famille éteinte, ses joies du passé, évoquait-elle donc une autre famille qui devait exister un jour pour Charney, et lui préparer les joies de l'avenir? Il ne pouvait se l'expliquer; mais à son réveil il prenait confiance dans sa destinée, et tenait régulièrement note, sur son journal de fine toile, des événemens de ses rêves; c'étaient les seuls événemens heureux de sa vie, sauf sa captivité.

Il arriva pourtant qu'une fois Picciola, dans l'une de ces fêtes où il avait l'habitude de trouver près d'elle le calme et le bonheur, le frappa d'une subite épouvante. Plus tard, il ne se le rappela que pour croire aux révélations, à la prescience de l'âme. Voici ce qui arriva.

Les parfums de la plante marquaient la sixième heure du soir. Jamais ils n'avaient été plus forts, plus puissans; car trente fleurs épanouies concouraient à entretenir cette atmosphère magnétique, au milieu de laquelle s'assoupissait Charney.

S'écartant de la foule, il respirait l'air sur une verte esplanade, où son fantôme chéri avait seul suivi ses pas. Picciola s'avançait en lui souriant du regard et du geste; et lui, dans une attitude contemplative, il admirait la taille souple de la jeune fille, la légère ondulation des plis de sa robe blanche, qui trahissait l'harmonie de ses mouvemens et les boucles de ses cheveux noirs d'où ressortait la fleur accoutumée. Soudain, il la voit s'arrêter; elle chancelle, lui tend les bras; le sceau de la mort est empreint sur son front. Il veut s'élancer vers elle; un obstacle qu'il ne peut vaincre le retient enchaîné; il pousse un cri et s'éveille; mais, éveillé, un autre cri a répondu au sien; oui, un cri... une voix de femme!

Cependant Charney se retrouve bien dans sa cour, sur son banc, près de sa plante! Il tourne les yeux, et comme une autre apparition de jeune fille se montre à lui à travers la petite fenêtre grillée. D'abord cette figure mélancolique et gracieuse, placée dans une demi-ombre, semble à ses yeux flotter dans le vague; mais peu à peu il la voit s'éclaircir, un regard pénétrant arrive jusqu'à lui; il se lève, s'approche, et tout-à-coup la douce vision s'efface, ou plutôt la jeune fille s'enfuit.

Quelque rapide qu'ait été sa fuite, pourtant il a entrevu ses traits, sa chevelure, sa taille, la blancheur de sa robe; il reste immobile; il pense que son réveil n'est pas complet, et que cet obstacle insurmontable qui, dans son rêve, le séparait de Picciola, c'est une grille de prison!

Ludovic accourut alors en grand ébahissement, et trouvant Charney encore tout troublé:

Signor conte, lui dit-il, est-ce que votre mal va vous reprendre? Tête-Dieu! pour cette fois on fera venir les médecins, parce que c'est l'ordre; mais c'est madame Picciola et moi qui nous chargerons de la guérison.

—Je ne suis point malade, répond Charney, à peine revenu de son émotion; qui a pu vous faire croire?...

—La fille de l'attrapeur de mouches donc! Elle vous a vu, vous a entendu crier, et s'est hâtée de m'avertir.

Charney devint pensif. Il se ressouvint alors seulement qu'une jeune fille habitait parfois cette partie de la forteresse.

—La ressemblance que j'ai cru trouver entre l'étrangère et Picciola, n'est sans doute qu'une illusion de mes sens encore sous le charme, se dit-il.

Puis il se rappela l'intérêt que lui avait déjà témoigné la jeune Piémontaise, au dire du vieillard. Elle a eu pitié de lui durant sa maladie, c'est à elle qu'il doit la possession du précieux microscope, et il se sent tout-à-coup le cœur rempli d'une douce reconnaissance! Dans le premier mouvement de sa gratitude, ayant encore devant les yeux la double image de la jeune fille, de ses songes et de celle de son réveil, une pensée lui vient:—Celle-ci ne portait point une fleur dans ses cheveux!

Non sans hésiter, non sans s'adresser un reproche secret, comme si dans ce moment il se rendait coupable d'une profanation, il rompt, il cueille silencieusement, et d'une main émue, un petit rameau fleuri sur sa plante.

—Autrefois, se dit-il en lui-même, que d'or j'ai follement prodigué pour couvrir de perles et de diamans des fronts prostitués au parjure! À combien de femmes trompeuses et d'amis menteurs ai-je jeté ma fortune par lambeaux, sans m'en plus soucier alors que des propres sentimens de mon cœur, que je mettais aussi sous leurs pieds et sous les miens! Ah! si l'objet donné n'acquiert de prix que par la valeur qu'on y attache, je le jure, jamais n'a été offert par moi un don plus précieux que celui-là, que je t'emprunte aujourd'hui, Picciola!—Et remettant le petit rameau aux mains du geôlier:—Mon bon Ludovic, présentez ceci de ma part à la fille de mon vieux compagnon. Dites que je la remercie de l'intérêt qu'elle daigne me porter, et que le comte de Charney, pauvre et prisonnier, ne possède rien de plus digne de lui être offert.

Ludovic reçut la fleur d'un air stupéfait.

Il avait fini par s'initier tellement à l'amour que ressentait le prisonnier pour sa plante, que c'est à peine s'il concevait comment un si léger service pouvait valoir à la fille de l'attrapeur de mouches une marque de si haute munificence.

—C'est égal! Per il capo di san Pasquale! dit-il en sortant, ils n'ont vu encore ma filleule que de loin; ils vont juger sur l'échantillon combien elle est gentille et comme elle a bonne odeur!

XIII.

Quant à Charney, il lui faudra faire avant peu bien d'autres sacrifices de ce genre; car l'époque de la fructification arrive pour sa Picciola. Quelques-unes de ses fleurs ont déjà perdu leurs brillans pétales, leurs étamines devenues inutiles. Ils sont tombés, comme autrefois les cotylédons lorsque les premières feuilles, arrivées à l'âge de la force, ont pu se passer de leurs secours. Maintenant l'ovaire, contenant le germe des graines, commence à se gonfler sous le calice élargi. Les fleurs mères se dépouillent de leur éclat, comme ces femmes dédaigneuses d'une vaine parure quand arrivent pour elles les soins sacrés de la maternité.

Charney se prépare à de nouvelles observations, les plus grandes, les plus sublimes qu'il eût faites encore sans doute; car elles se rattachent à la durée des races créées, à la reproduction des êtres, dont la fécondation n'est que l'acte déterminant. Déjà, en analysant un bouton, coupé, détaché de la tige par la morsure d'un insecte, il a entrevu ce germe primitif, cet embryon débile, qui n'est pas né des amours de la fleur, mais qui en a besoin pour vivre et se développer. Prévoyance admirable, combinaison saisissante de la nature, et que la science n'a pu encore expliquer. Il s'agit aujourd'hui de l'enfantement de l'être complet, de cette graine dont l'étroite enveloppe contient la plante tout entière; phénomène dont les autres n'ont été que la préparation. Le moment est venu pour l'observateur d'étudier la gestation de l'œuf végétal à toutes ses époques, dans le bouton, dans la fleur brillante et parée, sous le calice découronné de ses pétales. Il va lui falloir de nouveau mutiler Picciola; mais ne réparera-t-elle pas facilement ses pertes? De tous côtés, aux nœuds de sa tige, sous l'aisselle de ses feuilles, surgissent de naissans rameaux, s'annonce une floraison future; puis Charney saura la ménager. Demain donc il se mettra à l'ouvrage.

Le lendemain, il prend place sur son banc, avec cette gravité de l'homme qui va tenter une expérience difficile, et dont le succès peut se faire attendre. Au premier coup d'œil jeté sur sa plante, il est surpris de l'état de langueur manifesté dans toutes ses parties. Les fleurs, courbées sur leurs pédoncules, semblent n'avoir plus la force de se tourner vers le soleil; les feuilles, à demi renversées, ont perdu l'éclat de leur luisante verdure. Charney pense d'abord qu'un violent orage se prépare, et, dans un premier mouvement, il dispose ses nattes, ses treillis, pour garantir Picciola des atteintes trop rudes du vent ou de la grêle. Cependant le ciel est pur de nuages, l'air est calme, et l'invisible alouette chante, perdu dans l'espace.

Son front se rembrunit. Après un instant de recueillement:—Elle manque d'eau, se dit-il. Il court en chercher dans sa chambre, s'agenouille devant la plante, en écartant ses rameaux inférieurs pour mieux l'arroser au pied, et là il demeure tout-à-coup frappé d'immobilité. Son regard se fixe à terre, sur le même point; le bras qui soutient l'arrosoir reste suspendu, et tous les signes de la stupeur passent sur son front. Il vient de découvrir la source du mal.

Picciola va mourir.

Tandis qu'elle multipliait devant lui les fleurs et les parfums pour ses études et ses plaisirs, sa tige aussi se développait. Resserrée à sa base entre deux pavés, étranglée sous une double pression, elle s'est d'abord entourée d'un large bourrelet; mais le frottement l'a bientôt déchirée aux angles du grès, et les sucs nourriciers de la plante se perdent par plusieurs fissures à la fois.

Le sol manque à Picciola; épuisée de force et de sève, elle va mourir, si on ne lui porte un prompt secours. Elle va mourir! Charney le voit. Un seul moyen reste de la sauver; c'est d'enlever les pavés qui pèsent sur elle: mais le peut-il? privé d'outils, ses efforts seraient impuissans. Il s'élance vers la petite porte d'entrée, il y frappe à coups redoublés, en appelant Ludovic. Celui-ci se montre enfin. Le récit, la vue du désastre, le laissent confondu; mais, malgré le sentiment d'intérêt que lui inspire sa filleule, aux prières de Charney qui le conjure d'enlever les pavés, à ses emportemens mêlés de supplications, il ne répond que par ces mots, qu'il accompagne d'un gros soupir et d'un mouvement d'épaules:

—Je n'y puis rien! rien, signor conte.

Cette fois, le prisonnier lui offre, non plus un bijou de sa précieuse cassette, mais la cassette entière, avec tout ce qu'il possède. Ludovic se redresse, serre fortement ses bras sur sa poitrine, et reprenant ses allures de geôlier, son ton moitié provençal, moitié piémontais:

Per Bacco; mordious! vous m'offririez un trésor! je suis un vieux soldat, et je connais ma consigne. Adressez-vous au commandant.

—Non! s'écrie Charney; plutôt briser moi-même ces pavés, les arracher de terre, dussé-je y laisser mes ongles!

—C'est ce que nous verrons! En tout cas, à votre aise! Et Ludovic, qui en entrant dans le préau a pris soin d'éteindre à demi sa pipe avec le pouce, et la tient à distance en s'adressant au prisonnier, la replaçant brusquement sous sa lèvre, la ranimant par une forte aspiration, se dispose tout-à-coup à s'éloigner. Charney le retient.

—Mon bon Ludovic, vous que j'ai toujours trouvé si compatissant, ne pouvez-vous donc rien pour moi?

Trondédious! dit celui-ci, cherchant à se défendre, par des jurons, de l'émotion qui le gagne; donnez-moi la paix, vous et votre herbe maudite! Pardon pour la povera; elle n'est pas cause de votre diabolique entêtement. Quoi! vous aurez donc le cœur de la laisser mourir ainsi, sans secours!

—Mais que faire?

—Adressez-vous au commandant, vous dis-je.

—Jamais!

—Voyons, dit Ludovic, si ça vous coûte, voulez-vous que je lui parle, moi?

—Je vous le défends! lui cria Charney.

—Comment! vous me le défendez! reprit le geôlier. Dannazione! Ai-je des ordres à recevoir de vous? Si je voulais lui en parler, moi! Eh bien! non; je ne lui en parlerai point. Au fait, vous avez raison, est-ce que ça me regarde? Qu'elle meure, qu'elle vive! ai-je à m'en soucier? Che m'importa! Vous ne voulez pas? bonsoir.

—Mais votre commandant me comprendra-t-il donc seulement? dit le comte, s'adoucissant soudain.

—Pourquoi pas? le prenez-vous pour un kaïserlick? expliquez-lui ça gentiment, avec de jolies phrases... pas trop longues; vous êtes un savant, voilà le moment d'en faire preuve. Pourquoi ne comprendrait-il pas la chose qui vous porte à aimer votre herbe? je l'ai bien comprise, moi. Puis, je serai là, soyez tranquille. Je lui dirai comme c'est bon en tisane, pour toutes sortes de maux... il a justement son rhumatisme dans ce moment-ci... ça se trouve bien... il comprendra mieux...

Charney hésitait encore; Ludovic cligna de l'œil, et lui montra Picciola dans son attitude maladive. L'autre fit un geste, et Ludovic sortit.

Quelques instans après, un homme, en costume moitié civil, moitié militaire, apporta au prisonnier une écritoire complète et une feuille de papier portant le timbre du commandant. Ainsi que Ludovic l'avait annoncé, l'homme resta présent tandis que Charney écrivit sa demande; il la reprit cachetée de ses mains, le salua, et emporta l'écritoire.

Vous souriez peut-être de mépris, en voyant l'orgueil du noble comte s'abattre si facilement, et cette haute volonté céder à l'aspect d'une fleur qui se flétrit. Avez-vous donc oublié que Picciola, c'est tout pour le prisonnier? Ne savez-vous donc pas ce que peuvent l'isolement et la captivité sur l'esprit le plus ferme et le plus fier? Oh! cet acte de faiblesse que vous lui reprochez, y a-t-il eu recours, lorsque lui-même, abattu par la souffrance, manquait de l'air de la liberté, pressé entre les pierres de sa prison comme sa plante entre ses deux pavés? non! mais de lui à elle se sont établis des redevances mutuelles, des engagemens sacrés; elle l'a sauvé de la mort, et il faut qu'il la sauve à son tour!

Le vieux Girhardi vit Charney se promener de long en large dans sa cour, s'agiter avec tous les signes de l'attente et de l'impatience. Que la réponse lui paraissait lente à venir! trois heures s'étaient passées depuis son message au gouverneur, et, pendant ce temps, la plante s'épuisait par la perte de sa séve. Charney eût vu couler son sang avec plus de calme, sans doute. Le vieillard essaya quelques consolations, lui rendit de l'espoir, et, plus expérimenté que lui sur la connaissance des végétaux et de leurs maladies, il lui indiqua un moyen de fermer les blessures de Picciola, et de la préserver du moins de l'un des dangers dont elle était menacée.

D'après son conseil, Charney, avec un mélange de paille hachée finement et de terre humectée, compose un mastic qu'il applique sur la plaie. Son mouchoir, déchiré, lui fournit des bandages et des ligatures, pour le fixer en place. Dans ces occupations, une heure encore passa; mais la réponse n'arrivait pas.

Quand vient le moment de dîner, Ludovic entre dans la cour. Sa contenance brusque et affairée n'annonce rien de bon. À peine s'il daigne répondre aux questions du prisonnier par des phrases saccadées et tranchantes.

—Attendez, que diable!—Vous êtes bien pressé!—Laissez-lui le temps d'écrire!

Il semble pressentir et se préparer d'avance au rôle qu'il doit jouer dans tout ceci.

Charney ne dîna pas.

Il tâcha de patienter en attendant l'arrêt de vie ou de mort de Picciola, et pour se donner du courage, il s'efforça de se prouver à lui-même que le gouverneur ne pouvait, sans être un homme cruel, lui refuser une demande aussi simple. Son impatience cependant s'irritait de plus en plus, et il s'étonnait comme si le commandant n'avait pu avoir d'affaire plus pressée à expédier que celle-là. Au moindre bruit, ses yeux se tournaient tout-à-coup vers la petite porte par laquelle il croyait toujours voir revenir son message.

Le soir arriva; rien! la nuit... rien! Il n'en put fermer l'œil.

XIV.

Le lendemain, cette réponse si vivement attendue lui fut enfin remise. Le commandant lui disait, dans un style sec et laconique, qu'aucun changement ne pouvait être fait aux murs, fossés ou fortifications de la citadelle, sans autorisation expresse du gouverneur de Turin; que, sur sa demande, il en référerait à son excellence; car, ajoutait-il, le pavage d'une cour de prison, c'est encore une muraille.

Charney resta confondu à la lecture de ce message. Faire de l'existence d'une fleur une question d'état! un déplacement de fortifications! Attendre la décision du gouverneur de Turin! Attendre un siècle quand un jour peut tuer! Ce gouverneur ne voudra-t-il pas à son tour en référer au ministre, le ministre au sénat, le sénat à l'empereur? Oh! qu'alors son mépris des hommes se réveille profond! Ludovic lui-même ne lui semble plus que l'agent de son bourreau. Au cri de son désespoir celui-ci répond en langage administratif, à ses supplications celui-là oppose sa consigne militaire.

Il se rapproche de la malade, dont l'éclat s'affaiblit, dont les couleurs s'effacent. Il la contemple avec tristesse. C'est son bonheur, c'est sa poésie qui s'en vont! Ses parfums n'accusent plus qu'une heure trompeuse, comme une montre détraquée, dont les ressorts s'arrêtent; chaque corolle, repliée sur elle-même, a cessé entièrement de se tourner vers le soleil, ainsi qu'une jeune fille mourante ferme les yeux pour ne point voir l'amant qu'elle craint de trop regretter.

Au milieu de ses réflexions désolantes, la parole de son vieux compagnon de captivité se fit entendre encore:

—Cher monsieur, lui disait, avec son accent paternel, le bon vieillard, baissant la voix et courbant son front jusqu'aux derniers barreaux de sa grille, pour se rapprocher plus de celui auquel il s'adressait,—si elle meurt, et elle mourra, je le crains, que ferez-vous ici, seul, tout seul? Quelles occupations pourront vous distraire après celle-là, qui avait tant de charmes pour vous? L'ennui vous tuera à votre tour; la solitude interrompue redevient si lourde! vous n'y pourrez résister; c'est comme moi, si maintenant on me séparait de ma fille! de cet ange gardien dont le sourire sait me consoler de tout! Quant à votre plante, le vent des Alpes vous en avait sans doute apporté le germe, ou peut-être, en passant, un oiseau en laissa tomber une graine dans cette cour; mais maintenant une même circonstance vous enverrait une autre Picciola, ce ne serait que pour renouveler le regret laissé par la première; car d'avance il faudrait vous attendre à la voir mourir comme elle. Croyez-moi, cher monsieur, laissez agir mes amis; fléchissez enfin. La liberté vous sera peut-être plus facile que vous ne pensez. On cite déjà plusieurs traits de clémence et de générosité du nouvel empereur. Dans ce moment il est à Turin, et Joséphine l'accompagne.

Il prononça le nom de Joséphine comme si la certitude du succès y était attachée.

—À Turin! interrompit Charney, en redressant vivement sa tête, jusque là penchée sur sa poitrine.

—À Turin, depuis deux jours, répéta le vieillard, tout joyeux de ne pas voir cette fois comme l'autre ses bons conseils n'exciter dans l'esprit du comte qu'une attention douteuse.

—Et quelle est la distance exacte de Fénestrelle à Turin?

—En prenant par Giaveno, Avigliano, et la grande route, il y a seize milles, ou près de sept lieues.

—En combien de temps peut-on les franchir?

—Il faut quatre à cinq heures au moins, car, dans ce moment, la route doit être obstruée par les troupes, les équipages, les chariots de tous les alentours qui se rendent pour assister aux fêtes... Le chemin qui tourne par les vallées, en côtoyant le fleuve, est le plus long, sans doute; mais il demanderait moins de temps, je crois.

—Dites-moi, monsieur, par vos communications avec le dehors, trouveriez-vous quelqu'un qui pût se rendre à Turin aujourd'hui... avant ce soir?

—Ma fille s'en occupera.

—Et vous dites que le général Bonaparte... le... premier consul...

—L'empereur, reprit doucement Girhardi.

—Oui, l'empereur, l'empereur est encore à Turin, n'est-il pas vrai?—reprit Charney, fortement dominé par une grande résolution;—eh bien! je vais lui écrire, lui adresser une supplique... à l'empereur! Il pesa sur ce mot, comme pour bien s'affermir dans sa nouvelle route.

—Oh! béni soit Dieu! s'écria le vieillard, car c'est de lui que vous vient cette bonne pensée, où l'orgueil humain a le dessous... Oui, écrivez, adressez-vous à lui pour votre demande en grâce; Fossombroni, Cotenna et Delarue, mes amis, vous appuieront vivement, comme ils m'appuieront moi-même auprès du ministre Marescalchi, du cardinal Caprara, et même de Melzi, qui vient d'être nommé garde-des-sceaux du nouveau royaume. Mon cher compagnon, nous quitterons peut-être cette prison ensemble, le même jour, vous pour recommencer la vie active et forte, moi pour suivre ma fille où elle voudra aller.

—Pardon, monsieur, pardon, si je ne semble pas encore entièrement satisfait de ces protections que vous m'offrez avec tant de bienveillance et de désintéressement. Mon estime et ma reconnaissance vous sont acquises; mais c'est à l'empereur lui-même qu'il faut que ma demande soit remise, ce soir, demain matin au plus tard. Pouvez-vous me répondre d'un messager fidèle et dévoué?

—Oui, comme de moi-même! dit le vieillard, après avoir réfléchi quelque temps.

—Encore une question, ajouta Charney; ne craignez vous point d'être compromis par les services signalés que vous allez me rendre?

—Le plaisir d'obliger efface toute crainte, cher monsieur. Si je puis quelque peu contribuer à soulager votre infortune, advienne que pourra. Je sais me soumettre aux décrets du ciel.

Charney se sentit remué jusqu'au fond du cœur par ces paroles si simples; il contempla le vieillard avec des yeux attendris.

—Que je voudrais presser votre main! lui dit-il; et il leva fortement son bras vers la petite fenêtre. Girhardi passa le sien à travers la grille; mais ce fut vainement; il ne put atteindre la main qui se tendait vers lui. Alors, inspiré par un de ces sentimens d'exaltation tendre, si vifs dans l'âme d'un reclus, il dénoua subitement sa cravate, en retint un bout, jeta l'autre à Charney, qui s'en saisit avec transport, et une double étreinte, une double émotion, donnèrent à plusieurs reprises une vibration affectueuse à ce linge insensible.

En repassant près de Picciola: Je te sauverai! murmura Charney.

Il se retira dans sa camera, prit le plus blanc et le plus fin de ses mouchoirs, tailla soigneusement son cure-dent, renouvela son encre, se mit aussitôt à l'ouvrage, et lorsque son placet fut terminé, ce qui n'arriva pas sans causer de dures angoisses, à son orgueil révolté, une petite corde descendit de la fenêtre grillée le long du mur de la cour; le pétitionnaire y attacha sa supplique, et la corde remonta.

Une heure après, la personne chargée de remettre le placet à l'empereur prenait, accompagnée d'un guide, sa route à travers les vallées de Suse, de Bussolino et de Saint-Georges, en côtoyant la rive droite de la Doria riparia: tous deux étaient à cheval; mais ils eurent beau se hâter, des obstacles inattendus les retardèrent dans leur course. Des pluies récentes avaient défoncé le terrain, la rivière était débordée en plusieurs endroits; des torrens semblaient unir entre eux la Doria et les lacs d'Avigliano. Déjà les forges de Giaveno, rougissant de plus en plus au loin derrière eux, annonçaient que le jour allait leur manquer bientôt. Trop heureux alors de suivre la voie commune, ils gagnèrent la magnifique avenue de Rivoli, non sans peine; et ce ne fut que bien avant dans la soirée qu'ils arrivèrent à Turin. Là ils apprirent que l'empereur-roi venait de partir pour Alexandrie.

LIVRE DEUXIÈME.

I.

Le lendemain, dès le point du jour, la ville d'Alexandrie était toute dans ses habits de fête. Une population immense circulait déjà dans ses rues tapissées et pavoisées de feuillages et de banderolles. La foule se portait de la maison commune, où se trouvaient Napoléon et Joséphine, à l'arc de triomphe élevé à l'extrémité du faubourg qu'ils devaient suivre pour aller visiter les plaines illustres de Marengo.

Sur le chemin d'Alexandrie à Marengo, même multitude de peuple, mêmes cris, mêmes fanfares.

Jamais pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, jamais cérémonies du jubilé à Rome n'avaient attiré affluence pareille à celle qui se dirigeait alors vers ce champ de bataille à peine refroidi.

C'est que là va se passer l'acte le plus important des fêtes du jour. L'empereur Napoléon doit assister à un combat simulé, donné en commémoration de la victoire remportée en ce lieu même, cinq ans auparavant, par le premier consul Bonaparte.

Des tables, des tréteaux, sont placés le long de la route. On y mange, on y joue la comédie en plein vent.

Dans la longue et unique rue du village de Marengo, toutes les maisons, transformées en hôtelleries, présentent l'image de la confusion et du mouvement.

À toutes les fenêtres, pour attirer et tenter les chalands, pendent des jambons fumés, des mortadelles, des guirlandes de bartavelles et de cailles, des chapelets de croquettes et de sucreries. On entre, on sort, on se presse, Italiens et Français, bourgeois et soldats; les monceaux de macaroni, les pyramides de massepains, de lassagnes et de ravioles s'effacent sous la main des acheteurs.

Dans les escaliers étroits et obscurs, on se heurte, on se coudoie sur une double ligne ascendante et descendante; quelques-uns, chargés encore de leurs provisions, pour les mettre à l'abri de la rapacité de leurs voisins, lèvent les bras au-dessus de leur tête, et, dans les ténèbres, une main, plus longue ou plus habile que la leur, soustrait le friand fardeau, soit un pain beurré, des figues, des oranges, un jambonneau de Turin, ou une caille bardée, soit même un pâté dans sa croûte, un excellent stufato dans sa terrine, contenant et contenu, tout est pris; et ce sont des cris, des quolibets et des rires prolongés, qui gagnent depuis la première marche jusqu'à la dernière; et le voleur de la ligne ascendante, content de son lot, fait volte-face et veut descendre, et le volé de la ligne descendante, contraint de retourner à la pitance, veut remonter; et toute la bande, ébranlée par ce flux et ce reflux à contre-temps, tournoyant de force sur elle-même, au milieu des éclats de gaieté, des jurons, des coups distribués au hasard, est rejetée partie dans la rue, partie dans les salles, où les buveurs chantent déjà à tue-tête.

À travers les tables chargées de mets, les bancs chargés de convives, d'une chambre à l'autre, on voit se multiplier les dames et les Giannine du logis, les unes avec leurs tabliers de couleur, leurs cheveux poudrés et le petit poignard coquet, aujourd'hui encore le principal ornement de leur parure; les autres en jupon court, en longues tresses nattées, le col et les oreilles chargés de joyaux dorés, et les pieds nus.

À ces tableaux si vifs, si animés de la route et du village, de la chambre et de la rue, à ces bourdonnemens, à ces chansons, à ces cris, à ces rires, à ces bruits de paroles, de verres et d'assiettes, d'autres tableaux, d'autres bruits, vont bientôt succéder.

Dans une heure, le canon tonnera contre ce village, canon presque inoffensif, il est vrai, et qui n'en brisera que les vitres; cette rue ne retentira plus que du cri des soldats exaltés par une fureur guerrière de commande; et chacune de ces maisons disparaîtra sous la fumée des mousquetades... à poudre. Alors, gare au pillage, si les provisions ne sont pas mises à l'abri d'un coup de main! gare même à la Giannina aux pieds nus! car la petite guerre singe parfois la grande dans ses excès.

Elle l'imite surtout dans l'éclat de ses spectacles, et rien n'est plus imposant et plus majestueux que celui qui se prépare en ce moment dans les champs de Marengo.

Déjà un trône magnifique, entouré d'étendards tricolores, s'élève sur l'une des rares collines qui bombent le terrain; déjà des troupes de toutes les armes, de tous les uniformes, se déploient rapidement pour prendre place. La trompette fait l'appel aux cavaliers, le tambour étend ses roulemens sur toute la surface du sol, que l'artillerie et les fourgons semblent ébranler. Les aides de camp, couverts de leurs brillans costumes, passent, repassent, se croisent dans mille directions. Les drapeaux se déroulent au vent, qui fait onduler en même temps cette mer mouvante de panaches, d'aigrettes et de plumets diaprés aux trois couleurs; et le soleil, ce grand convié des fêtes de Napoléon, ce lustre radieux des pompes de l'empire, se montre, et fait resplendir de feu l'or des broderies, le bronze des canons, les casques, les cuirasses, et les soixante mille baïonnettes dont la plaine se hérisse.

Bientôt, devant les troupes, qui débouchent au pas accéléré sur le champ de leurs opérations, la foule des curieux, refluant en arrière, décrit un cercle immense de retraite, comme les flots de l'Océan sur lesquels vient tout-à-coup peser une vague énorme. Quelques cavaliers, lancés au galop contre les groupes retardataires, nettoient rapidement la place.

Le village est désert, les tentes joyeuses sont pliées, les tréteaux abattus, les chants, les cris ont cessé de se faire entendre. On voit de tous côtés, dans le vaste circuit de la plaine, courir des hommes, interrompus dans leurs jeux ou dans leurs repas, et des femmes, effrayées par l'éclair des sabres ou le hennissement des chevaux, traînant leurs enfans après elles.

Que si de l'œil on parcourt alors les rangs de l'armée, encore dans son unité et rangée sous les mêmes drapeaux, à la contenance des soldats, au caractère de fierté ou de tristesse silencieuse empreint sur leurs traits, on reconnaît sans peine ceux que les ordres du général en chef, le maréchal Lannes, a d'avance désignés comme vaincus ou vainqueurs futurs. Lui-même, on le voit, suivi d'un nombreux état-major, reconnaître le terrain sur lequel il a si vaillamment figuré naguère, et distribuer à chacun son rôle.

Là doivent se répéter les principaux mouvemens exécutés dans la terrible journée du 14 juin de l'année 1800; mais on aura soin d'omettre les fautes qui y furent commises, car c'est une flatterie stratégique, un madrigal à coups de canon que l'on prépare pour le nouvel empereur et roi.

Donc, les troupes s'alignaient, se développaient, se repliaient d'après les ordres du chef, lorsque de bruyantes symphonies se font entendre sur la route d'Alexandrie. Un vague murmure va en grossissant et se propage parmi ces nombreuses populations, qui, protégées par les rives du Tanaro, de la Bormida, de l'Orba ou les ravins de Tortone, forment la ceinture flottante et animée de cette vaste arène. Tout-à-coup le tambour bat aux champs; des cris et des vivats s'élèvent de tous côtés au milieu des flots de poussière; les sabres brillent au jour; les fusils se redressent et résonnent comme par un mouvement unanime, et une brillante voiture, attelée de huit chevaux caparaçonnés, blasonnée aux armes d'Italie et de France, amène jusqu'au pied de leur trône Joséphine et Napoléon!

Celui-ci, après avoir reçu les hommages de toutes les députations de l'Italie, des envoyés de Lucques, de Gènes, de Florence, de Rome et de la Prusse elle-même, s'irritant du repos, s'élance sur son cheval, et bientôt la plaine entière s'illumine de feux et se couvre de fumée.

C'étaient là les jeux du jeune conquérant! La guerre pour amuser ses loisirs; la guerre pour l'accomplissement de ses hautes destinées. Il la fallait à cette âme ardente, née pour la domination, et que la conquête du monde eût seule laissée désœuvrée.

Un officier désigné par l'empereur expliquait à Joséphine, restée isolée sur son trône, et presque épouvantée de ce spectacle, le secret de ces évolutions et le but de ces grands mouvemens. Il lui avait montré l'autrichien Mélas, chassant les Français du village de Marengo, les culbutant à Pietra-Buona, à Castel-Ceriolo, et Bonaparte l'arrêtant soudain au milieu de son triomphe, avec les neuf cents hommes de sa garde consulaire. Puis il appelle toute son attention sur l'un des momens décisifs de la bataille. Les républicains se replient; mais Desaix vient de paraître sur la route de Tortone. La terrible colonne hongroise, sous les ordres de Zac, s'ébranle pesamment et marche à sa rencontre...

Tandis que l'officier parlait encore, Joséphine s'aperçut d'un léger tumulte autour d'elle. En ayant demandé la cause, elle apprit qu'une jeune fille, après avoir imprudemment franchi la ligne des opérations, au risque d'être mille fois brisée au milieu d'une charge de cavalerie ou par le choc d'un caisson, occasionnait seule ce mouvement, en s'obstinant, malgré la résistance des gardes et les remontrances des dames de la suite, à vouloir pénétrer jusqu'à sa majesté.

II.

En apprenant que l'empereur avait quitté Turin pour Alexandrie, la fille de Girhardi,—car c'est elle qui, suivie d'un guide, emporte la pétition de Charney,—Teresa resta d'abord anéantie et presque découragée. Mais bientôt elle en revint à songer qu'en ce moment elle tenait entre ses mains, palpitant, l'unique espoir d'un pauvre captif.—Le comte ignorait toutefois quelle personne s'était chargée de la dangereuse supplique.—Sans tenir compte ni du temps, ni des fatigues, au risque d'arriver trop tard, elle persévéra donc, et signifia au guide que le but de leur course n'était plus Turin, mais Alexandrie.

—C'est deux fois le chemin que nous venons de faire.

—Eh bien! il faut nous mettre en route sur-le-champ.

—Je ne me mettrai en route, lui répondit tranquillement celui-ci, qu'à l'aube du jour, et ce sera pour retourner à Fénestrelle.—Bon voyage, signora.

Tout ce qu'elle put dire pour lui faire changer de résolution fut inutile. Il resta enfermé dans sa ténacité piémontaise, déharnacha ses chevaux, les conduisit à l'écurie, et se coucha près d'eux.

Un pied dans la voie du dévouement, Teresa ne regardait plus en arrière. Décidée à continuer seule sa route, elle pria l'hôtesse de l'auberge où elle était descendue, dans la rue Dora-Grossa, de lui procurer des moyens de transport pour Alexandrie, les plus tôt prêts, et les plus rapides qu'elle pourrait trouver. L'hôtesse envoya ses garçons par la ville; mais ils eurent beau la parcourir dans tous les sens, de la porte de Suze à celle du Pô, de la porte Neuve à celle du Palais, voitures publiques, charrois, bêtes de charge, de selle et de bât, étaient partis, ou retenus dès long-temps à l'avance, à cause des solennités d'Alexandrie.

Teresa se désolait du fatal contre-temps. Absorbée dans sa rêverie, le front baissé, elle se tenait sur le pas de l'auberge, défiant, grâce à la nuit, les regards qui pourraient la reconnaître dans sa ville natale, quand un bruit de roues, égayé par un bruit de sonnettes, se fit entendre. Bientôt, s'arrêtèrent devant elle deux fortes mules, traînant une de ces longues voitures foraines, dont le coffre profond, fermé et cadenassé comme une armoire, contient les objets de vente, n'offrant du reste pour tout siège, sur le devant, qu'une petite banquette de cuir, à peine abritée par un auvent de toile goudronnée.

Le mari et la femme, possesseurs de la voiture et des marchandises, descendus de la banquette, poussèrent de gros soupirs de satisfaction, frappèrent du pied, se détendirent les bras, pour se dégourdir ou se réveiller, et saluant l'hôtesse d'un air de connaissance, ils se réfugièrent aussitôt aux deux coins de la cheminée, offrant leurs mains et leurs visages au feu de sarmens qui y pétillait; puis, après avoir recommandé qu'on mît leurs mules à l'écurie, se félicitant mutuellement d'être arrivés, ils se firent donner à souper, se promettant de gagner leur lit le plus tôt possible.

L'hôtesse, de son côté, se préparait à en faire autant; les garçons, à moitié endormis, s'occupaient en bâillant de la clôture de l'auberge, et Teresa, toujours pensive, douloureusement affectée au milieu de tous ces préparatifs, songeait au temps qui s'écoulait, à l'espoir qui se perdait, à la fleur qui se mourait!

—Une nuit! une nuit! se disait-elle; le malheureux comptera les minutes tandis que je dormirai! Demain, peut-être, il me sera de même impossible de trouver une occasion de départ!

Et elle regardait tour à tour et attentivement les deux marchands attablés, comme si son unique ressource était en eux. Cependant elle ignorait quelle route ils devaient tenir, s'ils voudraient, s'ils pourraient se charger d'elle; et la pauvre, fille, peu habituée à se trouver seule, ainsi livrée à elle-même au milieu d'étrangers, n'osait les interroger, et, poussée par son bon vouloir, retenue par sa timidité, un pied en avant, la bouche entr'ouverte, elle restait en place, muette, indécise, lorsque soudain, se montrant devant elle, la servante lui présente une lumière et une clef, en lui désignant du doigt la chambre qu'elle doit occuper.

Rappelée au sentiment de sa position, forcée de se décider, Teresa aussitôt écarte légèrement du bras la Giannina, et s'avançant, non sans grande émotion, vers le couple attablé:

—Pardonnez à ma question, dit-elle d'une voix tremblante:—Quelle route devez-vous prendre en quittant Turin?

—La route d'Alexandrie, ma belle enfant.

—D'Alexandrie! C'est mon bon ange qui vous a conduits jusqu'ici.

—Votre bon ange nous a fait prendre de bien vilains chemins, signorina, dit la femme; aussi nous sommes moulus.

—Mais, voyons, à quoi pouvons-nous vous être utiles? dit le marchand.

—Une affaire pressante m'appelle à Alexandrie; voulez-vous m'y conduire?

—C'est impossible! dit la femme.

—Oh! je vous païerai bien!... deux pièces à Saint-Jean-Baptiste! dix livres de France.

—C'est difficile, reprit l'homme. D'abord, la banquette est étroite, et c'est à grand'peine qu'on y tiendrait trois. Il est vrai que vous ne devez pas être gênante; mais il y a une autre difficulté, mon enfant. Nous nous rendons au mercato de Revigano, près d'Asti, et non à Alexandrie. C'est à moitié route, et voilà tout.

—Eh bien! dit la jeune fille, conduisez-moi jusqu'à la porte d'Asti; mais partons ce soir même, à l'instant.

—Impossible! impossible! répéta le couple marchand. Nous ne vendons ni notre sommeil, ni nos fatigues.

—Je doublerai la somme! interrompit Teresa à voix basse.

Le mari regarda sa femme en la consultant de l'œil.

—Non! non! dit celle-ci; c'est vouloir se rendre malade; puis Losca et Zoppa ont besoin de repos. Veux-tu les tuer?

—Quatre pièces! murmura le mari. Quatre pièces.

Losca et Zoppa valent mieux que cela.

—Pour la moitié du chemin, la somme double!

—Eh! qu'importe! mieux vaut un simple sequin de Venise qu'une double parpaïole de Gènes!

Cependant l'idée des quatre pièces, l'appât d'un gain si facile, ne tarda pas d'agir sur la femme comme sur le mari; et après quelque résistance d'un côté, force supplications et prières de l'autre, les mules revinrent à la voiture. Teresa, enveloppée dans sa mante, à cause du froid de la nuit, s'arrangea tant bien que mal sur la banquette, entre les deux époux, et l'on se remit en route. Onze heures sonnaient alors à toutes les horloges de Turin.

Dans son impatience d'arriver au but de son voyage, et de pouvoir bientôt transmettre une bonne nouvelle à Fénestrelle, Teresa eût voulu se sentir emportée dans un char impétueux, par des chevaux rapides comme le vent, et la voiture marchande pesait lourdement sur le sol; les mules foraines cheminaient pas à pas, lentement, levant un pied après l'autre, et la régularité de leur sonnerie semblait donner encore à leur allure un caractère plus marqué de nonchalance.

La voyageuse se contraignit d'abord, espérant que la marche réveillerait avant peu les pauvres bêtes, ou que le fouet de leur conducteur saurait bien hâter leur course. Mais, voyant celui-ci rester inactif du geste, et se contenter seulement d'un petit claquement de langue pour exciter son attelage, elle prit sur elle de lui témoigner combien il lui importait d'arriver promptement à Asti, afin de toucher à la porte d'Alexandrie dans la matinée.

—Ma belle enfant, lui répondit son nouveau guide, il ne me plaît pas plus qu'à vous de passer la nuit à compter les étoiles, mais il faut que le marchand veille à sa marchandise. C'est de la faïence et de la porcelaine que je vais débiter à Revigano, et si mes mules s'emportent, elles pourront fort bien ne faire que des tessons de toute ma pacotille.

—Quoi! monsieur, vous êtes faïencier! s'écria Teresa, la figure terrifiée.

—Faïencier-porcelainier, répliqua le marchand.

—Ah! mon Dieu! dit en gémissant la voyageuse. Mais du moins, il vous est sans doute facile d'aller un peu plus vite?

—Voulez-vous ma ruine?

—C'est que j'ai tant besoin d'arriver!

—Et nous donc! ma belle enfant. Est-ce une raison pour tout briser?

En guise de concession, le faïencier cependant multiplia, pendant quelques instans, ses petits claquemens de langue; mais les mules étaient trop bien accoutumées à leur pas pour en changer facilement.

Teresa se reprocha alors, avec amertume, de ne pas s'être informée plus tôt du temps qu'ils devaient mettre pour gagner Asti; elle se reprocha surtout de n'avoir point elle-même parcouru Turin, pour y découvrir, avec la connaissance qu'elle avait de la ville, un moyen plus prompt de transport; mais elle n'avait plus maintenant qu'à se résigner: elle se résigna.

La voiture suivait son train ordinaire. Losca et Zoppa n'allaient ni plus vite ni plus lentement; seulement marchant sur les bas côtés du chemin, elles ne faisaient plus retentir le pavé du bruit des roues. Le marchand et sa femme, qui jusqu'alors avaient échangé entre eux force paroles sur les chances de leur commerce à la foire de Revigano, se taisaient, et, dans cette obscurité, au milieu de ce silence, malgré le froid dont ses pieds ressentaient l'engourdissement, Teresa commençait à s'assoupir au tintement monotone des clochettes. Sa tête, balancée d'abord de droite à gauche, cherchait tour à tour un oreiller, soit sur l'épaule de la femme, soit sur celle du mari, et retombait pesante sur sa poitrine.

—Appuyez-vous ferme sur moi, dit son conducteur, et bonne nuit, ma belle enfant.

Elle suivit le conseil, s'arrangea de son mieux, et s'endormit tout-à-fait.

Elle dormit si bien durant plusieurs heures, que l'éclat du jour naissant lui fit seul ouvrir les yeux. Étonnée de se trouver ainsi au grand air, en pleine route, la mémoire lui revint, et, inspection faite autour d'elle, elle vit avec surprise, avec douleur, que la voiture ne bougeait plus, et semblait depuis long-temps immobile en place. Le marchand, sa femme, les mules elles-mêmes, sommeillaient profondément, et la double sonnerie ne faisait point entendre le plus léger tintement.

Teresa aperçut non loin derrière elle la pointe de plusieurs clochers, et les vapeurs du matin, dessinant des figures bizarres dans un horizon rétréci, lui montraient fantastiquement groupés, les sonnets de la Superga, le château de Mille-Fleurs, celui de la Vigne de la Reine, l'église des Capucins, et toutes les belles décorations de la magnifique colline de Turin.

—Miséricorde! mon Dieu! s'écria-t-elle, où sommes-nous! le jour paraît, et à peine avons-nous quitté les faubourgs!

Le marchand s'éveille à ses cris; et après s'être frotté les yeux, il se hâte de la rassurer.

—Nous approchons d'Asti, lui dit-il, et ces clochers que vous voyez là, derrière vous, ce sont ceux de Revigano. Il n'y a pas trop de quoi gronder Losca et Zoppa; elles viennent de s'endormir seulement, et elles devaient en avoir bon besoin. Pourvu qu'elles n'aient pas profité de mon sommeil pour trotter un peu trop fort.—Teresa sourit.—Allons, en route!

Et il fit claquer inopinément son fouet, dont le bruit éveilla d'un même coup sa femme et ses mules.

À la porte d'Asti, l'honnête faïencier prit congé de Teresa, la déposa à terre, figura le signe de la croix avec les vingt francs qu'il reçut d'elle, et lui souhaitant bon voyage, il fit faire volte-face à ses mules pour regagner le chemin de Revigano.

La moitié de la route était donc faite! mais Teresa n'espérait plus d'arriver pour le petit lever de l'empereur.—Cependant, se disait-elle, un empereur doit se lever tard! Oh! qu'elle eût voulu replonger sous l'horizon ce soleil qui déjà annonçait sa venue par un redoublement de lumière! Il lui semblait qu'autour d'elle, tout devait ressentir l'agitation qui la tourmentait, qu'elle allait voir la population entière d'Asti sur pied, se préparant au voyage d'Alexandrie, et alors, dans cette multitude de chariots et de voitures, elle obtiendrait bien une place, fût-ce même dans la patache publique.

Quel fut donc son étonnement, à son entrée dans la ville, en trouvant les rues désertes et silencieuses. La clarté du soleil y pénétrait à peine, et n'éclairait encore que la toiture des maisons les plus élevées et le dôme des églises.

Elle se souvint d'un de ses parens maternels, qui habitait Asti depuis longues années. Il pouvait lui être d'un grand secours, et voyant, au rez-de-chaussée d'une maison d'assez mince apparence, briller une lumière rougeâtre à travers la vitre plombée, elle osa frapper et s'enquérir de la demeure de ce parent.

Un carreau s'entr'ouvrit; une voix sèche et criarde lui dit que depuis trois mois l'individu dont il s'agissait habitait sa maison de plaisance de Monbercello, et le carreau se referma.

Seule, au milieu de la rue, Teresa commençait à s'effrayer de son isolement. Pour se donner du courage, elle fit sa prière du matin, en se tournant vers une madone enfoncée dans le mur, à quelques pas de là, et devant laquelle brûlait une petite lampe. Puis, sa prière à peine terminée, elle entendit des pas retentir dans la rue; un homme se montra:

—Indiquez-moi, monsieur, je vous prie, lui dit-elle, les voitures qui se rendent à Alexandrie?

—Il est bien tard, ma belle fille, lui répondit l'étranger; voitures et voiturins, tout est retenu depuis trois jours. Et il passa.

Un second vint à elle. À cette même demande de Teresa, il s'arrêta, la regarda d'un air sombre et dur:

—Vous aimez donc bien les Français! Razza maledetta! Et il s'éloigna plus rapidement que le premier.

La pauvre questionneuse resta quelque temps intimidée, et ne se remit de son émotion qu'à la vue d'un jeune ouvrier qui sortait de chez lui en chantant. Pour la troisième fois, elle réitéra sa question:

—Ah! ah! signora, lui dit-il d'un air de belle humeur, vous voulez voir une bataille! Mais il n'y aura pas de place pour les jolies filles là-bas. Croyez-moi, restez des nôtres. C'est aujourd'hui fête, et les drudi ballarini se battront à qui vous aura pour danseuse. Vous en valez bien la peine. Une petite guerre en votre honneur, hein! cela vous tente-t-il?

Et, s'avançant en gracieusant, il essaya de la saisir par la taille; mais, au coup d'œil qu'elle lui lança, il reprit sa chanson, et poursuivit sa route.

Un quatrième, un cinquième traversèrent la rue à leur tour. Teresa ne songea plus à les interroger; et ses regards se dirigeaient vers les portes, s'ouvrant alors de tous côtés, vers les voitures stationnant au fond des cours. Enfin, non sans peine, et par faveur spéciale, on la reçut dans un carrosse, pour la conduire seulement à Annone, où l'on devait prendre un voyageur dont elle occupait temporairement la place. D'Annone à Felizano, de Felizano à Alexandrie, ce furent d'autres contrariétés, d'autres embarras. Elle triompha de tout.

En arrivant dans cette dernière ville, Teresa savait déjà que l'empereur ne s'y trouvait plus; aussi, sans s'y arrêter un moment, elle prit avec la foule et à pied le chemin de Marengo.

Là, pressée de toutes parts par la cohue dont elle est environnée, épiant avec soin les intervalles, côtoyant les bords de la route, elle tente sans cesse de gagner du terrain sur ceux qui la devancent. Ne prêtant nulle attention ni aux fanfares, ni aux spectacles des bateleurs, au milieu de ce peuple de curieux, qui parle, chante, hurle, bondit de joie et d'ivresse en se débattant dans des flots de chaleur et de poussière, seule étrangère aux fêtes du jour, la figure inquiète, l'œil fixe et préoccupé, essuyant de la main la sueur qui lui coule du front, elle passe, opposant la gravité de ses traits comme contraste à toutes ces figures épanouies.

Son énergie alors s'est concentrée entière dans l'action de sa marche, dans sa volonté d'avancer. À peine, durant tout ce temps, si le but qu'elle veut atteindre, si l'idée qui la fait agir se présente à son esprit. Mais un mouvement de halte, imprimé à la foule par les premiers rangs, la forçant de ralentir son pas, la pensée alors lui revient. Elle songe à son père, qui tourmentera bientôt la prolongation de son absence; car le guide qui l'a abandonnée à Turin ne peut arriver jusqu'à lui pour l'instruire des causes de ce retard. Elle songe à Charney, maudissant le choix du messager peut-être, et l'accusant d'insouciance et d'oubli. Puis, avec une émotion subite, sa main se porte à son corsage, comme si la pétition eût pu s'en échapper. Puis son père, son père se présente de nouveau à ses yeux! Le vieillard se désole d'avoir cédé à ses instances; il croit sa fille perdue pour lui!

Au souvenir de ce père adoré, une larme vint humecter la paupière de Teresa, et, dans ce moment, elle ne sortit de sa méditation qu'en entendant de bruyans cris de joie éclater près d'elle. Un vide immense s'était formé derrière ses pas, et autour de ce vide la foule paraissait tourbillonner. Teresa se retourne. Aussitôt deux mains saississent les siennes des deux côtés à la fois, et, malgré sa résistance, sa fatigue, et le peu de dispositions qu'en cet instant surtout elle devait apporter à une telle distraction, elle se voit forcément partie active d'une grande farandole qui tournoie sur la route, recrutant çà et là les jolies filles et les jeunes garçons de bonne volonté.

Ce ne fut pas le moins pénible accident de son voyage. Mais le courage ne l'abandonna pas encore, car elle croyait toucher au but.

Après s'être dégagée de cette singulière association, faisant un dernier effort pour s'ouvrir une voie à travers la multitude qui la devance, elle arrive enfin en vue de la plaine, et ses regards, surpris et satisfaits, se promenant quelque temps sur cette belle armée déployée dans les champs de Marengo, s'arrêtent soudain avec saisissement sur le monticule qui sert de base au trône impérial.

Toute sa force, toute sa constance, toute son ardeur lui revient alors! Mais comment arriver jusque-là, à travers ces miliers d'hommes et de chevaux? Y pouvait-elle songer?

Cependant ce qui lui avait été obstacle d'abord allait lui venir en aide.

Les premiers rangs de la foule sortie à flots d'Alexandrie, pour conserver une position favorable, se divisaient de droite et de gauche, gagnant les bords du Tanaro et de la Bormida. Il y eut un moment où, poussés tout-à-coup par les rangs suivans, ils débordèrent si rapidement dans la plaine, qu'ils semblaient vouloir envahir le champ de bataille.

Une centaine de cavaliers accoururent au-devant de cette multitude désordonnée, et, faisant briller leurs sabres nus et piétiner leurs montures, la forcèrent sans peine de rentrer dans ses limites. Tous perdirent le terrain en aussi peu de temps qu'ils avaient mis à le conquérir; tous, à l'exception d'une seule personne!

Sur l'un des plis de ce même terrain coule une source entourée de quelques arbres et d'une forte haie d'aubépine.

Poussée par la vague des curieux, Teresa, pâle, tremblante, se dirigeant encore par instinct vers ce trône élevé devant elle, avait été lancée, entraînée jusqu'au massif de verdure. Épouvantée de cette violente impulsion, craignant de se briser contre ces arbres, fermant les yeux, comme l'enfant qui croit le danger passé lorsqu'il a cessé de le voir, elle avait saisi entre ses bras le tronc d'un peuplier, pour s'en faire un appui, et s'était tenue ainsi quelque temps immobile, les oreilles remplies du bruissement de la foule et du feuillage.

Le mouvement de retraite de tout ce peuple fut si rapide à l'approche des soldats, que, quand Teresa releva la tête et regarda autour d'elle, elle se vit seule, bien seule, séparée de l'armée par le bouquet d'arbres et la haie d'aubépine, et de la multitude par un épais tourbillon de poussière, soulevé sous la dernière ondulation des fuyards.

N'hésitant pas à pénétrer à travers la haie, elle se jette tout aussitôt dans le massif, et, son émotion un peu calmée, la voyageuse prend alors connaissance des lieux.

Ombragée par une vingtaine de peupliers et de trembles, la source, encaissée dans le sol, tapissée de lierre rampant, de mousse et de cymbalaire, bouillonne à petit bruit, en s'échappant par un ruisseau, dont on peut suivre de l'œil le cours dans la plaine, à la quantité de myosotis et de renoncules blanches qui passementent ses eaux. La vapeur qui s'en élève aide encore à remettre Teresa de son trouble et de son agitation. Il lui semble qu'elle vient de s'introduire dans une oasis de fraîcheur et de repos, et que la haie d'enceinte la protège à la fois contre la poussière, la chaleur et le bruit. Un instant, la plaine est devenue presque silencieuse; elle n'entend ni les cris des officiers, ni les hourras de la foule, ni les hennissemens des chevaux.

Mais un mouvement singulier se manifeste au-dessus de sa tête. Ce sont des titillations, des pétillemens continus dans les arbres. Elle regarde, et voit les rameaux des trembles et des peupliers couverts d'une innombrable quantité de moineaux, qui, chassés de tous les alentours par la marche circulaire et le tumulte des populations, sont venus, comme la jeune fille, chercher un abri dans cette petite solitude de verdure. On eût dit que la peur les avait paralysés de l'aile et de la voix: pas un cri, pas un fredon n'éclate au milieu de leurs bandes. Ils ont vu presque envahir leur nouvel asile sans songer à fuir, tant le bruit et le spectacle dont ils sont entourés les a frappés de mutisme et de stupeur. Maintenant, des régimens de cavalerie, au bruit des clairons, s'avancent et stationnent sur cette même place où tout à l'heure s'agitait le peuple, et les oiseaux n'abandonnent point leur retraite. Seulement, aiguisant leur bec, sautant de branche en branche, se tournant d'un côté et d'autre, ils s'inquiètent de la fin de tout ceci; et c'est ce mouvement, multiplié à travers le feuillage, qui vient d'exciter l'attention de la Turinaise.

Cependant ces soldats, lui fermant toute communication avec la route, attirent bientôt exclusivement les regards de l'innocente jeune fille, de toutes parts cernée ainsi par les troupes.

—Ce n'est là qu'une guerre inoffensive, se dit-elle, et si je fus imprudente, Dieu connaît le but de mes efforts, il me protégera.

Dirigeant alors son attention du côté opposé, s'avançant jusqu'à l'extrémité du massif, elle entrevoit, à trois cents pas devant elle, l'estrade où Joséphine et Napoléon viennent de s'asseoir.

De là à l'endroit où elle se tient, l'intervalle se trouve parfois rempli par des soldats sous les armes, exécutant leurs manœuvres; mais parfois aussi, le terrain débarrassé laisse ouvert un passage possible.

Teresa s'enhardit; le moment est venu. Elle écarte la haie pour la franchir; mais aussitôt elle songe, avec un mouvement de honte et de confusion, au désordre de sa toilette. Ses cheveux sont épars et dénattés, collés à ses joues ou flottant sur ses épaules; ses mains, sa figure, sont couvertes de sueur et de poussière.—Se présenter ainsi devant les souverains de France et d'Italie, c'est vouloir se faire repousser, et compromettre peut-être la réussite de sa mission!

Elle rentre donc dans le massif, se rapproche de la source, dénoue son large chapeau de paille, secoue sa noire chevelure, y passe les doigts, en reforme les tresses, lisse le bandeau de son front, rajuste sa collerette; puis, s'agenouillant près de la source, elle s'y mire, y plonge ses mains, les purifie de toute souillure, ainsi que son visage, et, sans se relever, adresse au ciel une prière fervente pour son père et pour Charney.

Ah! n'était-ce pas là une gracieuse esquisse de l'Albane, apparaissant tout-à-coup au hasard sur une grande toile de bataille de Salvator-Rosa, que cette chaste toilette de jeune fille faite au milieu d'une armée?

Tandis que Teresa guettait de nouveau l'instant favorable à sa traversée, soudain, de vingt côtés à la fois, de bruyantes détonations d'artillerie se firent entendre. Le sol parut s'ébranler, et les oiseaux perchés sur les arbres, prenant tous leur vol dans un même essor, poussant des cris, se heurtant, tournoyant, gagnèrent les bois de Valpedo et les ombrages de Voghera.

La bataille venait de s'engager.

Teresa, assourdie par le bruit du canon, intimidée par tout ce fracas, restait dans une sorte de torpeur, les yeux toujours fixés sur ce trône, qui tour à tour se montrait devant elle, ou disparaissait sous un rideau de lances et de baïonnettes.

Après une demi-heure, pendant laquelle toute autre pensée que celle d'un effroi instinctif sembla l'abandonner, son énergie d'âme reprit le dessus. Elle examina avec plus de calme les obstacles à vaincre pour arriver au monticule pavoisé, et ne les jugea point insurmontables.

Deux colonnes d'infanterie, se prolongeant sur une longue ligne, dont la double base s'appuyait aux flancs du massif, venaient d'engager une vive fusillade l'une contre l'autre. Elle espéra pouvoir, à travers ce brouillard de poudre, se frayer un chemin sans être même aperçue. Elle hésitait cependant, lorsqu'une troupe de hussards brûlés de soif font invasion dans son asile.

Alors elle n'hésita plus; son courage se renforçant d'un accès de pudeur, elle s'élance en courant entre les deux colonnes d'infanterie, et quand la fumée vient à se dissiper, les soldats poussent une clameur de surprise en apercevant au milieu d'eux une jupe blanche, un chapeau de femme, une fugitive jolie, charmante, qui, malgré leurs cris, poursuit sa course.

Un escadron de cuirassiers accourait pour appuyer une des lignes. Le capitaine faillit renverser Teresa; mais, la saisissant à temps entre ses bras, il l'enlève de terre, et, jurant, sacrant, sans plus s'informer par quel hasard une jeune fille se trouve en plein champ de bataille, il charge deux soldats de la conduire au quartier des femmes.

Il lui fallut monter en croupe derrière un des cuirassiers, et ce fut ainsi qu'elle se dirigea vers l'endroit où les dames de la suite de l'impératrice Joséphine, accompagnées de quelques aides de camp et de messieurs les députés des villes d'Italie, se tenaient sur le monticule.

Arrivée là, touchant enfin au but, Teresa ne pouvait plus faillir dans son entreprise. Elle avait surmonté trop de difficultés pour se laisser vaincre par la dernière; aussi, lorsque, sur sa demande de parler à l'empereur, on lui répondit qu'il parcourait alors la plaine à la tête de ses troupes:—Eh bien! je veux voir l'impératrice! s'écria-t-elle avec fermeté.—Mais l'un n'était guère plus facile que l'autre. Pour se débarrasser de son importunité, on essaya de l'intimider; on n'y put parvenir. On lui dit qu'il fallait attendre la fin des évolutions; elle s'y refusa, et voulut marcher vers l'estrade impériale; on la retint, elle se débattit, éleva la voix avec véhémence, jusqu'à ce qu'enfin l'attention de Joséphine elle-même se tournât de son côté.

III.

Les ordres de Joséphine n'étaient pas transmis, qu'au milieu d'un groupe s'entr'ouvrant, la jeune fille se montra suppliante, retenue et résistant encore.

À un signe plein de bonté de l'impératrice, et que chacun comprit, on s'effaça devant la captive, qui, s'élançant libre, encore désordonnée par la lutte qu'elle venait de soutenir, arriva haletante jusqu'aux marches du trône, se courba, et tirant précipitamment de son sein un mouchoir qu'elle agita vivement:

—Madame! madame! un pauvre prisonnier!

Joséphine ne comprit pas d'abord ce que signifiait ce mouchoir à elle présenté.

—Est-ce une pétition que vous voulez me remettre? dit-elle.

—La voici, madame, la voici! C'est la pétition d'un pauvre prisonnier!

Et les larmes coulaient le long des joues de la postulante, dont un sourire céleste d'espérance animait le visage. L'impératrice lui répondit par un autre sourire, lui tendit la main, la força de se relever, et se penchant vers elle d'un air plein de bonté:

—Allons, allons, mon enfant, remettez-vous. Il vous intéresse donc beaucoup ce pauvre prisonnier?

La jeune fille rougit, baissa les yeux.

—Je ne lui ai jamais parlé, répondit-elle; mais il est si malheureux! Lisez, madame.

Joséphine déplia le mouchoir, s'attendrit en songeant de combien de misères et de privations témoignait ce linge, péniblement empreint d'une encre factice; puis s'arrêtant dès le premier mot:

—Mais, c'est à l'empereur qu'il s'adresse!

—Qu'importe? n'êtes-vous pas sa femme? Lisez, lisez, madame; lisez, de grâce! c'est si pressé!

On en était au plus fort du combat. La colonne hongroise, quoique mitraillée par l'artillerie de Marmont, avait repris son formidable mouvement.

Zach et Desaix se trouvaient enfin en présence, et de leur choc allait résulter le salut ou la perte de l'armée. Le canon grondait dans toutes les directions; le champ de bataille était embrasé; les cris des soldats, mêlés aux fanfares de guerre, semblaient agiter les airs comme un ouragan.

L'impératrice lut ce qui suit:

«Sire,

«Deux pavés de moins dans la cour de ma prison n'ébranleront pas les fondemens de votre empire, et telle est l'unique faveur que je viens demander à votre majesté. Ce n'est pas sur moi que j'appelle les effets de votre protection; mais dans ce désert muré, où j'expie mes torts envers vous, un seul être a su apporter quelque adoucissement à mes peines, un seul être a jeté quelque charme sur ma vie. C'est une plante, sire; c'est une fleur, inopinément venue entre les pavés de la cour où il m'est permis parfois de respirer l'air et de voir le ciel. Ah! ne vous hâtez pas de m'accuser de délire et de folie! Cette fleur fut pour moi un sujet d'études si douces et si consolantes! C'est fixés sur elle que mes yeux se sont ouverts à la vérité; je lui dois la raison, le repos, la vie peut-être! Je l'aime comme vous aimez la gloire!

«Eh bien! en ce moment, ma pauvre plante meurt faute d'espace et de terre; elle meurt, et je ne puis la secourir, et le commandant de Fénestrelle renvoie ma plainte au gouverneur de Turin, et quand ils se décideront, ma plante sera morte! et voilà pourquoi, sire, c'est à vous que je m'adresse, à vous, qui d'un mot pouvez tout, même sauver ma fleur! Faites arracher ces deux pavés qui pèsent sur moi comme sur elle, sauvez-la de la destruction, sauvez-moi du désespoir! Ordonnez, c'est la vie de ma plante que je vous demande; je vous la demande avec instance, avec supplication, les genous en terre, et, je le jure, dans mon cœur ce bienfait vous sera compté.

«Pourquoi mourrait-elle? Elle a, je l'avoue, amorti le coup que votre main puissante voulait faire tomber sur moi; mais elle a rompu mon orgueil aussi, et c'est elle qui maintenant me jette suppliant à vos pieds. Du haut de votre double trône, abaisserez-vous votre regard sur nous? Saurez-vous comprendre quels liens peuvent rapprocher un homme d'une plante, dans cet isolement qui ne laisse au prisonnier qu'une existence végétative? Non, vous ne savez pas, sire, et que votre étoile vous garde de savoir jamais ce que peut la captivité sur l'esprit le plus ferme et le plus fier! Je ne me plains pas de la mienne, je la supporte avec résignation: prolongez-la; qu'elle dure autant que ma vie; mais grâce pour ma plante!

«Songez bien, sire, que cette grâce que j'implore de votre majesté, c'est sur-le-champ, c'est aujourd'hui même qu'il me la faut! Vous pouvez laisser le glaive de la loi suspendu quelque temps sur le front du condamné, et le relever ensuite pour pardonner; mais la nature suit d'autres lois que la justice des hommes; encore deux jours, et peut-être l'empereur Napoléon ne pourra plus rien pour la fleur du captif de Fénestrelle.

«Charney

Un grand fracas d'artillerie éclata tout-à-coup; une épaisse fumée, coupée en cercles, en losanges de feu par les cent mille éclairs de la fusillade, couvrit le champ de bataille d'un vaste réseau à la fois lumineux et sombre; puis les feux s'éteignirent, et il sembla qu'une main tendue d'en haut écartait subitement ce rideau de nuages qui cachait les combattans. Ce fut alors un magnifique spectacle à contempler au soleil! Cette charge brillante, dans laquelle Desaix avait perdu la vie, était exécutée. Zach et ses Hongrois, heurtés de front par Boudet, pris sur leur flanc gauche par la cavalerie de Kellermann, tourbillonnaient en désordre, et l'intrépide consul, rétablissant aussitôt sa nouvelle ligne de bataille de Castel-Ceriolo à Saint-Julien, reprenait l'offensive, culbutait les impériaux sur tous les points, et forçait Mélas à sonner la retraite.

Ce changement subit de position, ces grands mouvemens de l'armée, ce flux et ce reflux d'hommes, obéissant à la voix d'un chef, seul immobile au milieu de cet apparent désordre, il y avait là de quoi saisir l'imagination la plus froide; aussi du sein des groupes de spectateurs, placés autour du trône, partirent des applaudissemens et des vivats; et ce bruit, contrastant avec les autres bruits qui l'entouraient, tira enfin l'impératrice de la profonde méditation dans laquelle elle était plongée. Car, de ces dernières et brillantes manœuvres, de ces imposans tableaux se succédant devant elle, la future reine d'Italie n'a rien vu, attentive, préoccupée, les yeux fixés sur ce singulier placet qu'elle tient encore à la main, mais qu'elle ne lit plus cependant.

Et tout d'abord elle a rassuré la jeune fille, qui, debout devant elle, rêvait aussi de son côté.

Joyeuse, charmée de ce regard plein de si douces promesses, Teresa, certaine du succès, baise mille fois avec reconnaissance, avec attendrissement, cette main, tout à la fois frêle et puissante, où brille l'anneau nuptial de Napoléon. Elle rejoint le quartier des femmes, et, la plaine devenue libre, elle cherche aussitôt une église, une chapelle où elle puisse répandre en silence ses pleurs et ses actions de grâces aux pieds de la Vierge, cette autre protectrice de ceux qui souffrent.

IV.

Jugez si l'impératrice-reine a dû être saisie d'un vif sentiment de pitié à la lecture de cette supplique. Chaque mot ne devait-il pas éveiller toute sa sympathie? Joséphine aussi faisait son culte d'une fleur; c'était sa science, sa passion, et plus d'une fois elle avait oublié l'éclat et les ennuis du pouvoir en guettant un bouton qui s'entr'ouvrait, en étudiant la structure d'une corolle dans ses belles serres de la Malmaison.

Là souvent elle s'était sentie plus heureuse à contempler la pourpre de ses cactus que la pourpre de son manteau impérial, et les parfums de ses magnolias l'avaient plus doucement enivrée que les vénéneuses flatteries de ses courtisans. C'est là qu'elle aimait à trôner, qu'elle réunissait sous un même sceptre mille peuplades végétales venues de tous les coins du monde. Elle les connaissait, les classait, les enrégimentait par ordres et par races; et lorsqu'un de ses sujets nouveau-venu se montrait à elle pour la première fois, elle savait bien, par l'analyse, l'interroger sur son âge et sur ses habitudes, et apprendre de lui son nom et sa famille; alors il allait dans la foule de ses frères prendre son rang naturel; car là chaque peuplade avait son drapeau, chaque famille son guidon.

À l'exemple de Napoléon, elle respectait les lois et les coutumes des peuples vaincus. Les plantes de tous les pays retrouvaient dans les serres de la Malmaison leur sol primitif et leur climat natal. C'était un monde en miniature. On y voyait, dans un espace circonscrit, des savannes et des rochers, la terre des forêts vierges et le sable des déserts, des bancs de marne et d'argile, des lacs, des cascades et des grèves inondées; on y passait des chaleurs du tropique aux impressions rafraîchissantes des zones les plus tempérées. Là, toutes ces races différentes croissaient et se développaient côte à côte, séparées seulement par une légère muraille de verdure ou par des frontières vitrées.

Lorsque Joséphine y passait sa revue, de douces rêveries naissaient pour elle à la vue de certaines fleurs. L'hortensia venait tout récemment d'emprunter le nom de sa fille; des pensées de gloire lui arrivaient aussi; car, après les triomphes de Bonaparte, elle avait réclamé sa part de butin, et les souvenirs d'Italie et d'Égypte semblaient grandir et s'épanouir sous ses yeux. La soldanelle des Alpes, la violette de Parme, l'adonide de Castiglione, l'œillet de Lodi, le saule et le platane d'Orient, la croix de Malte, le lis du Nil, l'hybiscus de Syrie, la rose de Damiette, c'étaient ses conquêtes, à elle! Et de celles là du moins, quelques-unes sont restées à la France!

Au milieu de toutes ses richesses, elle a encore sa fleur chérie, sa fleur d'adoption, son beau jasmin de la Martinique, dont la graine, recueillie par elle, semée par elle, cultivée par elle, lui rappelle son pays, son enfance, ses parures de jeune fille, le toit paternel, et ses premières amours avec un premier époux!

Oh! qu'elle a bien compris les terreurs du malheureux pour sa plante! Qu'il doit l'aimer! il n'en a qu'une! Et comment ne s'attendrirait-elle pas sur le sort du pauvre prisonnier? La veuve de Beauharnais n'eut pas toujours son logis dans un palais consulaire ou impérial. Elle n'a point oublié ses jours de captivité. Puis, ce Charney, Joséphine l'a connu si calme, si fier, si insouciant au milieu des plaisirs du monde, si railleur vis-à-vis des plus douces affections humaines!—Quel changement s'est donc fait en lui? Qui donc a pu détendre cet esprit superbe? Tu refusais de te courber même devant Dieu, et te voilà maintenant à genoux, criant grâce pour ta plante! Oh! elle te sera conservée!

Dans cette disposition d'esprit, les dernières manœuvres des troupes, tout ce vain simulacre de bataille, ne lui causent plus qu'impatience et dépit; car elle craint de voir se perdre un de ces instans si nécessaires peut-être à l'existence de la fleur du captif.

Aussi, quand Napoléon, entouré de ses généraux, vint la rejoindre, dans l'attente sans doute de ses félicitations et encore ému de cette fatigue de soldat qui lui plaisait tant:

—Sire, un ordre pour le commandant de Fénestrelle! Un exprès sur-le-champ! s'est-elle écriée, l'œil animé, la voix haute, comme s'il se fût agi d'une nouvelle victoire, et que c'eût été son tour de déployer toute l'activité du commandement. Et elle montrait le mouchoir, le tenait tendu, à deux mains, pour qu'il pût lire sur-le-champ.

Napoléon, après l'avoir regardée des pieds à la tête, d'un air étonné et mécontent, lui tourna le dos et passa. On eût dit qu'il achevait sa revue par elle et venait simplement de l'inspecter la dernière.

Par habitude, il se mit alors à visiter ce champ de bataille que le sang n'avait pas rougi, et où ne gisait, couché sur la terre, que la moisson naissante.

Les blés, les riz, étaient broyés, hachés. Dans quelques endroits, le terrain défoncé, déchiré par de profondes ornières, témoignait des évolutions de l'artillerie; on voyait çà et là disséminés des gants de dragons, des plumets, des épaulettes; puis, quelques fantassins écloppés, quelques chevaux fourbus qui rejoignaient. C'était tout.

Cependant l'affaire avait failli devenir grave dans un certain moment. Les soldats occupant le village de Marengo en qualité d'Autrichiens, hésitant à jouer le rôle de vaincus, prolongèrent leur résistance au-delà du temps indiqué par le programme. Il en résulta une vive irritation entre eux et leurs adversaires. Les deux régimens étaient d'armes différentes et avaient eu des rivalités de garnison. On s'insulta, on se provoqua de part et d'autre; les baïonnettes se croisèrent.

Une collision terrible allait avoir lieu; il fallut tous les efforts des généraux pour empêcher que la petite guerre ne devînt une guerre réelle. Enfin, non sans peine, ils consentirent à fraterniser en échangeant les gourdes; mais les gourdes étaient vides; pour les remplir, on visita de force les caveaux du village; des excès eurent lieu, mais au cri de Vive l'empereur! on mit le tout sur le compte de l'enthousiasme. Après vingt pourparlers et vingt rasades, les Autrichiens se décidèrent à battre en retraite en chancelant, et les Français vainqueurs firent leur entrée dans Marengo en dansant la farandole, chantant la Marseillaise, et mêlant parfois à leurs cris d'ordonnance leur ancien cri de Vive la république! On mit le tout sur le compte de l'ivresse.

Les troupes remises en ligne, Napoléon fit une distribution de croix d'honneur parmi les vieux soldats qui, cinq ans auparavant, s'étaient trouvés sur la même place. À leur tour, les principaux magistrats de la Cisalpine en furent décorés par lui. Puis, avec Joséphine, il posa la première pierre d'un monument destiné à perpétuer le souvenir de la bataille de Marengo. Après quoi, l'empereur, l'impératrice, les ambassadeurs, les magistrats, le peuple et l'armée, tout reprit la route d'Alexandrie.

Et le sort de Picciola n'était pas encore décidé!

V.

Le soir, dans un des appartemens préparés pour eux à l'hôtel-de-ville d'Alexandrie, Napoléon et Joséphine, après le dîner public qui venait d'avoir lieu, se tenaient, l'un dictant des lettres à un secrétaire, marchant à grands pas, se frottant les mains d'un air de satisfaction; l'autre, devant une haute glace, admirant avec une naïve coquetterie l'élégance de son costume et la richesse des ornemens dont on venait de la revêtir.

Quand le secrétaire fut parti, Napoléon s'assit, s'accouda les deux bras sur une longue table recouverte d'un velours rouge à franges d'or, appuya sa tête dans ses mains et sembla réfléchir; mais ses réflexions devaient s'éloigner de tout sujet pénible, car sa figure conservait un caractère de douce rêverie.

Néanmoins, Joséphine se lassa du silence qui s'ensuivit. Il l'avait déjà mal menée une fois ce jour même, au sujet de la pétition de Fénestrelle, et, comprenant alors que sa protection avait été maladroite, pour être trop précipitée, elle s'était bien promis de mieux choisir l'instant.

Elle crut qu'il était venu; et allant s'asseoir de l'autre côté de la table pour faire face à son mari, elle s'accouda comme lui, comme lui affecta un air d'abstraction, et bientôt tous deux se regardèrent en souriant.

—À quoi penses-tu? lui dit Joséphine, le caressant de la voix et du regard.

—Je pense, répondit-il, que le diadème te va fort bien, et qu'il serait dommage que j'eusse négligé d'en faire entrer un dans ton écrin.

Le sourire de Joséphine s'effaça graduellement; celui de Napoléon devint plus marqué, car il aimait à combattre en elle les appréhensions pénibles dont elle ne pouvait encore se défendre en songeant au degré d'élévation où ils étaient récemment arrivés. Ce n'était pas pour elle qu'elle tremblait, la noble femme!

—N'aimes-tu donc pas mieux me voir empereur que général? poursuivit-il.

—Certes, empereur, vous avez le droit de faire grâce, et j'en ai une à vous demander.

Cette fois, ce fut sur la figure de l'époux que le sourire s'effaça, pour passer sur celle de l'épouse. Il fronça le sourcil, et se prépara à tenir ferme, craignant que l'influence qu'exerçait Joséphine sur son cœur ne le fît tomber dans de fâcheuses faiblesses.

—Encore! Joséphine, vous m'aviez promis de ne plus chercher à interrompre ainsi le cours de la justice! Pensez-vous que le droit de faire grâce ne nous soit accordé que pour satisfaire aux caprices de notre cœur? Non, nous n'en devons faire usage que pour adoucir l'application trop rigoureuse de la loi, ou réparer les erreurs des tribunaux! Toujours tendre la main à ses ennemis, c'est vouloir augmenter leur nombre et leur insolence!

—Sire, répliqua Joséphine en retenant un éclat de rire prêt à lui échapper, vous m'accorderez cependant la faveur que j'implore de votre majesté.

—J'en doute.

—Et moi, je n'en doute pas. D'abord, et avant tout, je viens vous demander le renvoi de deux... oppresseurs! oui, sire, qu'ils sortent de leur place! qu'ils en soient chassés, arrachés, s'il le faut!

Parlant ainsi, elle pressait son mouchoir sur sa bouche; car, en voyant la figure étonnée de Napoléon, elle n'était plus maîtresse d'elle-même.

—Comment? c'est vous qui m'excitez à punir, vous, Joséphine! Et de quoi s'agit-il donc?

—De deux pavés, sire, qui sont de trop dans une cour.

Et l'éclat de rire, retenu à grand'peine, lui échappa enfin. Il se leva, et jetant vivement ses bras derrière son dos, la regardant avec l'air du doute et de la surprise:

—Comment! qu'est-ce à dire? Deux pavés! te moques-tu?

—Non! dit-elle en se levant à son tour, et s'approchant de lui, s'appuyant de ses deux mains croisées sur son épaule, avec sa gracieuse nonchalance de créole:

—De ces deux pavés dépend une existence précieuse. Écoutez-moi bien, sire, car il vous faut toute votre bonne volonté pour me comprendre.

Elle lui raconta alors le sujet de la pétition, et tout ce qu'elle avait appris de la jeune fille touchant le prisonnier, qu'elle ne nomma point cependant, et quel avait été le dévouement de la pauvre enfant; puis, en lui parlant du prisonnier, de sa fleur, de l'amour qu'il lui portait, les paroles affluaient sur ses lèvres, douces, tendres, caressantes, pleines de charme, et de cette éloquence qui lui venait du cœur si naturellement.

Et en l'écoutant l'empereur souriait, et en souriant il admirait sa femme.

VI.

Charney comptait les heures, les minutes, les secondes. Il lui semblait que les plus légères divisions du temps s'amoncelaient l'une sur l'autre pour peser sur sa fleur et la briser. Deux jours étaient passés; le messager n'apportait point de nouvelles, et le vieillard lui-même, inquiet, tourmenté à son tour, ne savait qu'augurer de ce silence et de ce retard, supposait des obstacles, répondait du zèle, du dévouement de la personne chargée du message (sans désigner sa fille toutefois), et tâchait encore de faire renaître dans le cœur de son compagnon une espérance qui s'éteignait dans le sien.

—Teresa! mon enfant! que lui sera-t-il donc arrivé? répétait-il avec désolation.

Le troisième jour s'écoula, et sa fille ne revint pas.

Durant toute la journée du quatrième, Girhardi ne se montra point à la petite fenêtre de la cour. Charney ne put le voir; mais s'il eût attentivement prêté l'oreille, il aurait entendu peut-être les prières mêlées de sanglots qu'adressait au ciel le pauvre père en acceptant le coup terrible qui venait de le frapper.

On eût dit qu'un voile de deuil était tombé soudain sur ce lieu de misère, où naguère encore, même en l'absence de la liberté, des rayons de joie et de bonheur apparaissaient par intervalles.

La plante avançait de plus en plus dans sa voie de destruction, et Charney inconsolable assistait à l'agonie de Picciola. Il y avait chez lui double sujet d'abattement; il craignait de perdre l'objet de ses travaux, le charme de sa vie, et de s'être vainement avili! Quoi! vainement son front se serait courbé! Il aurait mendié une grâce, prosterné jusqu'à terre, et on l'aurait repoussé du pied! Comme si tout se fût conjuré contre lui, Ludovic, autrefois si naïf, si expansif, maintenant évitait même de lui adresser la parole. Taciturne et bourru, il venait, il montait, il passait, fumant à pleine pipe, sans le regarder à peine, et semblait lui en vouloir de son malheur. C'est que d'abord Ludovic, lorsqu'il eut connaissance des refus du commandant, prévit l'instant où il allait se trouver entre son penchant et son devoir. Il fallait que le devoir eût le dessus, et il se fit brutal et maussade pour se donner du courage. Aujourd'hui les rigueurs vont sans doute redoubler, et d'avance sa mauvaise humeur redouble.

Ainsi en agissent communément ceux que l'éducation n'a pas polis. Ils compriment les élans généreux de leur âme quand il leur faut accomplir de rudes fonctions, plutôt que de chercher à en voiler la rudesse sous quelques formes de bienveillance. Ce n'est point par des paroles que Ludovic a jamais donné des preuves de la bonté de son cœur, c'est par des actes! Les actes lui sont interdits, il se tait; et la secrète pitié qu'il ressent pour l'homme dont on le contraint d'être le tyran subalterne s'exhale en accès de colère contre cet homme lui-même. Il s'efforce de se montrer insensible en devenant l'agent d'un ordre impitoyable. Si par là il s'attire la haine: eh bien! tant mieux! son devoir lui sera plus facile. Il faut la guerre entre la victime et le bourreau, entre le captif et le geôlier!

Quand vint l'heure du dîner du prisonnier, Ludovic vit Charney debout devant sa plante, dans une profonde et cruelle contemplation. Il se garda bien de se présenter gaiement comme autrefois, en saluant sa filleule des titres caressans de Giovanetta, de Fanciuletta, ou en s'informant des nouvelles de Monsieur et de Madame; il traversa la cour d'un pas rapide, affectant de croire Charney dans sa chambre et de lui porter ses provisions en tout hâte. Mais, à un mouvement qu'il fit, leurs yeux se rencontrèrent, et Ludovic s'arrêta surpris, en voyant le changement survenu en si peu de jours dans les traits du prisonnier. L'impatience et l'attente avaient sillonné son front de larges rides; ses lèvres et son teint décolorés, ses joues maigries lui imprimaient un caractère d'abattement que faisait ressortir encore le désordre de sa barbe et de ses cheveux. Malgré lui, Ludovic resta quelque temps immobile pendant cet examen, et tout-à-coup, se rappelant sans doute ses grandes résolutions, il reporta son regard de l'homme à la plante, cligna de l'œil ironiquement, haussa l'épaule avec un geste moqueur, siffla un air, et il se disposait à reprendre route, quand d'une voix dolente, mais expressive:

—Que vous ai-je donc fait, Ludovic? lui dit Charney.

—À moi?... à moi?... rien, répondit le geôlier, troublé de ce ton de reproche, et plus ému qu'il ne le voulait paraître.

—Eh bien! reprit le comte en s'avançant vers lui et s'emparant vivement de sa main, sauvons-la! il en est temps encore, et j'ai trouvé un moyen. Oui!... le commandant ne peut s'en alarmer. Il l'ignorera même. Procurez-moi de la terre, une caisse... nous enlèverons les pavés, mais pour un instant seulement... Qui le saura? nous transplanterons...

—Ta, ta, ta, fit Ludovic en retirant brusquement sa main: au diable la fleur! Elle nous a fait assez de mal à tous. À commencer par vous, qui allez retomber malade. Faites-vous-en de la tisane; elle n'est plus bonne qu'à ça!...

Charney lui lança un regard d'indignation et de mépris.

—S'il ne s'agissait que de vous encore, poursuivit Ludovic; c'est votre affaire, à la bonne heure! mais ce pauvre homme, vous l'aurez privé de sa fille... il ne la verra plus, et c'est à vous qu'il le doit.

—Sa fille! comment?... s'écria le comte, ouvrant des yeux terrifiés.

—Oui, c'est ça, comment!—continua l'autre en posant à terre son panier de provisions, se croisant les bras et prenant l'attitude d'un homme qui s'apprête à gourmander vertement:—On fouette les chevaux, et on ne veut pas que la voiture roule; on lance le stylet, et on s'étonne de la blessure! Trondédious! o che frascheria! Vous avez voulu écrire à l'empereur; vous avez écrit; c'est bien. C'est contre l'ordre du commandant; il vous punira comme il l'entendra; rien de plus juste. Mais il vous fallait un messager pour porter votre lettre, puisque vous ne pouviez la porter vous-même. Ce messager, ce fut la Giovanna.

—Quoi! cette jeune fille... c'est elle!...

—Faites l'étonné. Pensiez-vous donc que votre correspondance avec l'empereur allait avoir lieu par le télégraphe? On l'emploi à autre chose. Tant il y a que le commandant a tout découvert... Je ne sais comment... Par le guide sans doute; car la Giovanna ne pouvait courir seule à travers les routes. Maintenant la porte de la citadelle lui est fermée. Elle et son père vivront séparés. À qui la faute?

Charney se couvrit la figure de ses deux mains.

—Malheureux vieillard! dit-il; sa seule consolation Et sait-il?...

—Il sait tout depuis hier. Jugez s'il doit vous aimer. Mais votre dîner refroidit.

Et Ludovic releva le panier, qu'il transporta aussitôt dans le logis du prisonnier.

Le comte tomba accablé sur son banc. Il eut un instant la pensée d'en finir d'un coup avec Picciola et de la briser lui-même. Mais le courage lui faillit bientôt. Puis une lueur d'espoir brillait encore confusément devant lui. Cette pauvre jeune fille, qui s'est généreusement dévouée à sa cause, et à qui on fait si cruellement expier son zèle à secourir un malheureux, elle est de retour. Peut-être a-t-elle pu s'approcher de l'empereur. Oui, c'est cela! Sans doute elle a réussi, et c'est ce qui a irrité le commandant contre elle! S'il a entre les mains l'ordre de la délivrance de Picciola, pourquoi tarde-t-il? Mais il faudra bien qu'il obéisse, si l'empereur le veut!—Oh! bénie sois tu, noble enfant! malheureuse enfant séparée de ton père!... à cause de moi! Oh! la moitié de ma vie, je la donnerais pour toi!... pour ton bonheur! Je la donnerais... seulement pour qu'on te rouvrît la porte de cette prison.

VII.

Une demi-heure s'est à peine écoulée; deux officiers civils, revêtus de l'écharpe nationale, accompagnés du commandant de Fénestrelle, se présentent devant Charney et l'invitent à monter chez lui. Lorsqu'ils furent dans sa camera, le commandant prit la parole.

C'était un homme d'une forte corpulence, au front chauve et bombé, aux moustaches épaisses et grisonnantes. Une cicatrice, partant du sourcil gauche, lui divisait la figure en deux, et venait se terminer inclusivement à la lèvre supérieure. Une longue redingote bleue à larges pans, boutonnée jusqu'en haut, des bottes à revers par-dessus le pantalon, un reste de poudre sur ses cheveux nattés de côté, des boucles à ses oreilles, et des éperons à ses bottes (sans doute par signe distinctif, car, par raisons rhumastimales autant que par les exigences de sa place, il était de fait le premier prisonnier de la citadelle), tel se montrait à l'extérieur ce personnage, qui, pour toute arme, portait une canne à la main. Commis à la garde de détenus politiques, appartenant pour la plupart à des familles distinguées, il se piquait de bonnes manières malgré ses fréquens accès d'emportement, et de beau langage en dépit de certaines consonnances fâcheuses. Il se tenait le corps droit, avait la voix forte et emphatique, arrondissait le geste en saluant, et se grattait le front en parlant. Ainsi fait, le colonel Morand, commandant de Fénestrelle, pouvait encore passer pour ce qu'on appelle un beau militaire.

Au ton de courtoisie qu'il prit d'abord, à la tournure officielle de ses deux compagnons, Charney crut qu'ils lui apportaient les lettres de grâce de Picciola.

Le commandant le pria d'attester si jamais il en avait mal usé envers lui, dans l'exercice de ses fonctions, par manque de soins ou par abus de pouvoir.

Ce préambule était de bon augure. Charney attesta tout ce qu'il voulut.

—Vous le savez, monsieur, lors de votre maladie, tous les secours vous ont été prodigués; s'il ne vous a pas plu de vous soumettre aux ordonnances des médecins, la faute n'est ni à eux ni à moi. J'ai pensé que votre convalescence s'achèverait plus facilement avec le grand air et l'exercise, et liberté presque entière vous fut accordée d'aller et de venir dans votre cour.

Charney le salua, comme pour le remercier; mais l'impatience contractait ses lèvres.

—Cependant, monsieur, poursuivit le commandant du ton d'un homme dont la délicatesse a été blessée, dont les égards ont été méconnus, vous avez enfreint les lois réglementaires de la maison, que vous ne pouviez ignorer pourtant; vous avez failli me compromettre dans ma responsibilité vis-à-vis de monsieur le gouverneur du Piémont, le général Menou, et même vis-à-vis de l'empereur, en faisant parvenir à Sa Majesté un placet...

—Parvenir! Il l'a donc reçu! interrompit Charney.

—Oui, monsieur.

—Eh bien?... Et le malheureux tressaillait d'espérance.

—Eh bien! répondit le commandant, pour ce fait seul, vous allez être transporté dans une des loges du vieux bastion, où vous resterez au secret durant un mois.

—Mais enfin,—s'écria Charney, essayant de lutter encore contre la cruelle réalité qui le dépouillait de ses dernières illusions,—l'empereur, qu'a-t-il dit?

—L'empereur ne s'occupe point de pareilles fadaises, lui fut-il dédaigneusement répondu.

Charney prit la chaise unique dont sa chambre était meublée, s'assit, et ce qui se passa ensuite autour de lui parut à peine distraire son attention.

—Ce n'est pas tout. Vos moyens de communications connus, vos relations avec le dehors dévoilées, il est naturel de penser que votre correspondance s'est étendue plus loin. Avez-vous écrit à d'autres personnes qu'à Sa Majesté?

Charney ne répondit pas.

—Une visite a été ordonnée, continua le commandant d'un ton plus sec, et ces messieurs que voici, délégués par le gouverneur de Turin, y vont procéder sur-le-champ, en votre présence, comme le veut la loi. Avant l'exécution de cet ordre, désirez-vous faire des révélations? Elles ne peuvent être que favorables à votre cause.

Même silence de la part du prisonnier.

Le commandant fronça les sourcils; son front chauve se plissa dans toute sa hauteur, et se tournant vers les envoyés de Menou:

—Allons, messieurs, dit-il.

Tous deux se mirent aussitôt en devoir de visiter depuis la cheminée et la paillasse du lit, jusqu'à la doublure des vêtemens du comte. Pendant ce temps, le commandant, se promenant pas à pas dans l'étroite chambre, frappait alternativement du bout de sa canne chaque carreau du plancher, afin de juger s'ils ne recouvraient pas quelques excavations secrètes, destinées à recéler des papiers importons, ou même les préparatifs d'une évasion. Il se rappelait Latude et les autres échappés de la Bastille. Là des fossés larges et profonds, des murs de dix pieds d'épaisseur, des grilles, des contrescarpes, des mâchicoulis, des remparts hérissés de fer et de canons, des sentinelles à toutes les poternes, sur tous les parapets, n'avaient rien pu contre la persévérance d'un homme armé d'une corde et d'un clou. La Bastille de Fénestrelle était loin de pouvoir présenter une pareille ceinture de sûreté. Depuis '96, ses fortifications n'existaient plus qu'en partie, et à peine si quelques soldats faisaient le guet autour de ses murailles extérieures.

Après des recherches prolongées autant qu'il était possible de le faire dans un pareil logis, on ne découvrit rien de suspect, sinon une petite bouteille en verre blanc, contenant une liqueur noirâtre, sans doute l'encre du prisonnier.

Interrogé sur les moyens employés par lui pour se mettre en possession de cette encre, celui-ci se tourna sur sa chaise du coté de sa fenêtre, et se mit à promener en mesure ses doigts sur les vitres, sans répondre autrement à la question.

Restait à visiter la cassette. On lui en demanda la clef. Il la laissa tomber plutôt qu'il ne la donna.

Le colonel Morand n'avait plus de courtoisie, ni dans son geste ni dans son regard. L'indignation lui montait à la gorge. La figure pourpre, les yeux animés, se démenant dans le petit espace de la camera, il boutonnait et déboutonnait sa redingote avec des mains tremblantes, comme pour imposer une distraction au vif transport de colère qui s'élevait en lui.

Soudain, par un mouvement spontané, les deux sbires judiciaires, occupés à l'inventaire de la cassette, la tenant d'une main, la fouillant de l'autre, se rapprochent vivement de la fenêtre, pour mieux vérifier au jour, et, la joie au front, s'écrient ensemble:

—Nous tenons! nous tenons!

Alors, tirant d'un double fond une assez grande quantité de mouchoirs, tous noircis d'une écriture fine et serrée, ils pensent avoir découvert les preuves d'une vaste conspiration.

À la vue de ses précieuses archives profanées, Charney se lève, étend le bras comme pour les ressaisir, ouvre la bouche... puis, se calmant tout-à-coup, il se rassied et reste immobile, sans avoir prononcé un mot. Mais ce premier élan si expressif a suffi au commandant pour lui faire attacher une haute importance à cette capture. Par son ordre, les mouchoirs sont déposés sur-le-champ dans des sacs étiquetés et scellés; on confisque la bouteille et jusqu'au cure-dent. Un rapport est dressé. Charney, invité à le signer pour en attester l'exactitude, refuse par un geste. Acte est pris du refus, et il lui est enjoint de se rendre à l'instant même à la loge du vieux bastion.

Ah! combien ce qui se passait alors dans sa tête était pénible, vague, confus! Le prisonnier atterré ne s'en pouvait rendre compte que comme d'un sentiment de douleur dominant tous les autres. Il n'avait même pas eu un sourire de pitié à donner au triomphe de ces hommes, si fiers d'emporter, comme pièces de procédure, comme preuve d'un complot, ses observations sur sa plante! Il allait être à jamais séparé de ses souvenirs! L'amant à qui l'on enlève les lettres et le portrait d'une maîtresse adorée qu'il ne doit plus revoir peut seul comprendre l'angoisse profonde du prisonnier. Pour sauver Picciola, il a compromis son orgueil, son honneur; il a brisé le cœur d'un vieillard et l'existence d'une jeune fille; et, de ce qui l'avait rattaché à la vie, rien ne lui reste, pas même ces lignes tracées par lui, et qui résumaient ses saintes études!

VIII.

L'intercession de Joséphine n'avait donc pas été aussi puissante qu'elle promettait de l'être d'abord? Non. Après sa douce plaidoirie en faveur de la plante et du prisonnier, lorsqu'elle remit le mouchoir contenant la missive entre les mains de Napoléon, celui-ci se rappela les singulières distractions, offensantes pour son orgueil, que l'impératrice avait eues le matin même, durant les cérémonies guerrières de Marengo, et la signature de Charney redoubla la fâcheuse impression qu'il en ressentit.

—Cet homme est-il devenu fou? avait-il dit, et quelle comédie prétend-il jouer avec moi? Un jacobin botaniste! Il me semble entendre encore Marat s'extasier sur les beautés de la nature champêtre, ou voir Couthon se présenter à la Convention avec une rose à sa boutonnière!

Joséphine voulut élever la voix, et réclamer contre ce titre de jacobin, si légèrement donné au noble comte; mais, dans ce moment, un chambellan vint prévenir l'empereur que messieurs les généraux, ainsi que les ambassadeurs et députés des provinces italiennes, l'attendaient dans le salon de réception. Il se hâta de les rejoindre; et, inspiré bien plus par leur présence que par le contenu de la pétition, il prit occasion du nom du pétitionnaire pour faire une sortie vigoureuse contre les idéologues, les philosophes; revenant encore sur les jacobins, qu'il saurait bien, disait-il, mater et amener à merci!—Et il élevait la voix d'un ton de résolution et de menace, non qu'il fût aussi vivement animé qu'il le faisait paraître; mais, habile à profiter des circonstances, il voulait que ses paroles fussent entendues et répétées, surtout par l'ambassadeur prussien, présent à cette assemblée. C'était son acte de divorce avec la Révolution qu'il proclamait là!

Pour complaire au maître, chacun renchérit sur ses discours. Le général gouverneur de Turin surtout, Jacques-Abdallah Menou, oubliant ou plutôt reniant ses anciennes convictions, se répandit en brusques attaques contre les Brutus des clubs et des tavernes d'Italie et de France, et ce fut bientôt, dans le cercle impérial, un chorus unanime d'imprécations virulentes contre les conspirateurs, les révolutionnaires, les jacobins, tel, que Joséphine se sentit troublée un instant devant ce terrible orage qu'elle venait de soulever. Remise de sa terreur, elle s'approcha de l'oreille de Napoléon; et d'une voix demi-railleuse.

—Eh! sire, dit-elle, pourquoi donc tout ce bruit? Il ne s'agit ni de jacobins ni de révolutionnaires, mais d'une pauvre fleur qui n'a jamais conspiré contre personne.

L'empereur haussa les épaules.

—Croit-on me duper par de pareilles sornettes? s'écria-t-il. Ce Charney est un homme dangereux, mais non pas un niais! La fleur est le prétexte... le but l'enlèvement des pavés. C'est une évasion qu'il prépare, sans doute! Vous y veillerez, Menou. Et comment cet homme a-t-il pu écrire sans que sa demande passât par les mains du commandant? Est-ce ainsi que la surveillance s'exerce dans les prisons d'état?

L'impératrice essaya encore de défendre sa protégée:

—Laissons cela, madame! dit le maître.

Et Joséphine, interdite, découragée, se tut, et baissa les yeux sous le regard qu'il venait de lui adresser.

Menou, gourmandé par l'empereur, n'avait pas ménagé les reproches au colonel-commandant de la citadelle de Fénestrelle; et celui-ci, à son tour, s'était hâté de sévir contre les prisonniers auxquels il devait d'avoir reçu de si vertes réprimandes.

Déjà séparé de sa fille, qui, le cœur plein d'espoir, n'avait revu les donjons de la forteresse que pour recevoir l'ordre de quitter sur-le-champ le territoire de Fénestrelle et de n'y plus reparaître, Girhardi avait, le matin même, été soumis, comme Charney, à une visite domiciliaire; mais il n'en était rien résulté de compromettant pour lui.

Quant au comte, des émotions plus pénibles que l'enlèvement de ses manuscrits lui étaient encore réservées.

Lorsque, pour se rendre à la loge du bastion, il fut descendu dans le préau, à la suite du commandant et de ses deux acolytes, soit que le colonel Morand n'y eût prêté nulle attention en arrivant, soit plutôt qu'il se voulût venger du silence obstiné de Charney durant la visite, sa colère sembla redoubler à la vue des frêles échafaudages élevés autour de la plante.

—Qu'est-ce que tout cela? dit-il à Ludovic, accouru aussitôt sur son ordre. Est-ce ainsi que vous surveillez les prisonniers?

—Ça, mon colonel? répond avec une sorte de grognement et d'hésitation le geôlier, retirant d'une main sa pipe de sa bouche, tandis qu'il porte l'autre à son bonnet, comme au salut militaire:—c'est la plante que vous savez... qui est si bonne pour la goutte et autres maladies.

Puis, faisant graviter ses bras dans un sens contraire au mouvement précédent, il laissa glisser sa main droite le long de sa poitrine, jusqu'à sa cuisse, et la gauche, en se relevant, remit la pipe à sa place habituelle.

—Malepeste! reprit le colonel, si on laissait faire ces messieurs, les chambres et les préaux de la citadelle deviendraient des jardins, des ménageries, des boutiques, et se transformeraient en champ de foire! Allons! faites disparaître cette mauvaise herbe, ainsi que tout ce qui l'entoure!

Ludovic regarde tour à tour la plante, Charney, le commandant; il veut murmurer quelques mots de justification.

—Taisez-vous! lui crie ce dernier, et obéissez sur-le-champ!

Ludovic se tait. Il retire de nouveau sa pipe de sa bouche, l'éteint, la secoue, la dépose sur l'un des rebords de la muraille, et se prépare à exécuter l'ordre.

Il ôte sa veste, son bonnet, se frotte les mains pour se donner du courage. Tout-à-coup, comme s'il se fut retrempé à la colère de son chef, il saisit, il enlève les nattes et les paillassons; il les déchire, il les disperse dans la cour avec une sorte d'emportement. Vient le tour des étais qui servaient à les soutenir; il les arrache l'un après l'autre, les brise sur son genou, les jette à ses pieds. Il semble, à le voir, que son ancienne affection pour Picciola s'est changée en haine, et que lui aussi a une vengeance à exercer.

Pendant ce temps, Charney se tenait immobile, les yeux avidement fixés sur sa plante, mise à découvert, comme si son regard devait la protéger encore.

La journée avait été fraîche, le ciel nuageux; la tige s'était redressée depuis la veille, et du sein des branches flétries sortaient de petits rameaux verdoyans. On eût dit que Picciola prenait des forces pour mourir!

Quoi! Picciola, sa Picciola! son monde réel et son monde d'illusions, le pivot sur lequel tournait sa vie, l'axe qui faisait rayonner sa pensée, elle ne sera plus! Et lui, pauvre captif dont la Providence avait suspendu l'expiation, il lui va donc falloir s'arrêter dans son vol vers les sphères de la vraie science! Comment occupera-t-il ses tristes loisirs maintenant? Qui remplira les vides de son cœur? Picciola, le désert peuplé par toi redevient le désert! Plus de projets, plus d'études, plus de songes enivrans, plus d'observations à inscrire, plus rien à aimer! Oh! que sa prison à lui sera étroite! que l'air qu'on y respire y sera lourd! Ce n'est plus qu'un tombeau! celui de Picciola! Quoi! ce rameau d'or; ce rameau sibyllin, qui a chassé loin de lui les démons malfaisans dont il était obsédé, il ne sera plus là pour le défendre contre lui-même! Le philosophe incrédule et désenchanté devra-t-il vivre encore de son ancienne vie, avec ses pensées amères, et face à face avec le néant?—Non! plutôt mourir que de rentrer dans cette nuit froide d'où elle m'a tiré!

En ce moment, Charney vit comme une ombre apparaître à la petite fenêtre grillée. C'était le vieillard.

—Ah! se dit-il, je lui ai ravi son seul bien, je l'ai privé de sa fille! Il vient jouir de mon tourment, me maudire, sans doute! N'en a-t-il pas le droit? et qu'est donc mon malheur près de son désespoir?

Lorsqu'il se tourna de ce côté, il l'aperçut étreignant les barreaux de ses mains débiles, tremblantes d'émotion. Charney n'osait lever le front pour crier grâce du cœur à ce seul homme dont il eût voulu conserver l'estime; il craignait de trouver sur cette noble figure le signe mérité du reproche ou celui du dédain; et, quand leurs yeux se rencontrèrent, au regard plein de tendre compassion que lui adressa le pauvre père, oublieux de ses propres douleurs pour partager celles de son compagnon d'infortune, il se sentit remuer jusqu'au fond des entrailles, et deux larmes, les seules qu'il eût jamais répandues, jaillirent de sa paupière.

Ces larmes lui étaient douces; mais un reste de fierté les lui fit essuyer vivement. Il craignit d'être soupçonné d'une lâche faiblesse par ces hommes dont il était entouré.

De tous les témoins de cette scène, les deux sbires seuls, spectateurs indifférens, ne semblaient rien comprendre à ce drame auquel ils assistaient. Ils examinaient tour à tour le prisonnier, le vieillard, le commandant, le geôlier, s'étonnaient des émotions vives et diverses empreintes sur toutes ces figures, et se demandaient tout bas si quelque cachette importante ne devait pas exister sous cette herbe si bien barricadée.

Cependant l'œuvre fatale s'achevait. Excité par le colonel, Ludovic avait essayé d'enlever les appuis du banc rustique; mais ils opposaient résistance.

—Un merlin! prenez un merlin! cria le colonel.

Ludovic en prit un; il lui échappa des mains.

—Finissons-en, morbleu! répéta l'autre.

Du premier coup, le banc craqua; au troisième, il était abattu. Alors Ludovic se courba vers la plante, seule restée debout au milieu des débris.

Le comte était hâve, défait; la sueur ruisselait de son front.

—Monsieur! monsieur! pourquoi la tuer? Elle va mourir! s'écria-t-il enfin, redescendu encore une fois à l'état de suppliant.

Le colonel le regarda, sourit ironiquement, et, à son tour, ne répondit rien.

—Eh bien! reprit Charney avec violence, je veux la briser! je veux l'arracher moi-même!

—Je vous le défends! dit le commandant avec sa forte voix, et il étendit sa canne devant Charney, comme pour placer une barrière entre le prisonnier et sa compagne. Alors, sur son geste impératif, Ludovic saisit Picciola de ses mains pour la déraciner du sol.

Charney, atterré, anéanti, attacha de nouveau ses yeux sur elle.

Au bas de la tige, vers les derniers rameaux, là où la séve continuait de monter, une petite fleur venait de s'entr'ouvrir brillante et nuancée. Déjà les autres pendaient abattues sur leurs pédoncules brisés. Seule elle avait vie encore, seule elle n'était point froissée, comprimée, étouffée, entre les mains larges et rudes du geôlier. Sa corolle, à peine voilée de quelques feuilles, s'épanouissait, tournée vers Charney. Il en crut sentir les parfums, et, les paupières humides de larmes, il la vit scintiller, grandir, disparaître et se remontrer.

L'homme et la plante échangeaient un dernier regard d'adieu.

Si, en ce moment où tant de passions et d'intérêts s'agitaient autour d'un faible végétal, des hommes étaient apparus soudain dans cette cour de prison, où le ciel ne jetait alors que des teintes sombres et blafardes, au tableau qui aurait frappé leur vue, à l'aspect de ces gens de justice, revêtus de leurs écharpes tricolores, de ce chef militaire dictant ses ordres impitoyables, n'auraient-ils pas cru assister à quelque exécution secrète et sanglante, où Ludovic jouait le rôle du bourreau, et Charney celui du criminel à qui l'on vient de lire sa sentence? Oui, n'est-il pas vrai? Eh bien! ces hommes, ils viendront! ils viennent! les voilà!

L'un, c'est un aide de camp du général Menou; l'autre, un page de l'impératrice. La poussière qui les couvre dit assez qu'ils ont fait bonne diligence pour arriver.

Il était temps!

Au bruit qui signale leur entrée, Ludovic lâche Picciola, relève la tête, et Charney et lui se regardent, pâles tous les deux!

L'aide de camp remit au colonel Morand un ordre du gouverneur de Turin; le colonel en prit connaissance, parut saisi d'un mouvement d'hésitation, fit deux tours dans le préau en agitant sa canne, compara le message qu'il venait de recevoir avec celui qu'il avait reçu la veille; puis enfin, après avoir, à plusieurs reprises, fait monter et descendre ses sourcils en témoignage de grand étonnement, il affecta un air semi-courtois, se rapprocha de Charney, et déposa gracieusement entre ses mains la lettre du général.

Le prisonnier lut à haute voix ce qui suit:

«Sa majesté l'empereur et roi vient de me transmettre l'ordre, monsieur le commandant, de vous faire savoir qu'il consent enfin à la demande du sieur Charney, relative à la plante qui croît parmi les pavés de sa prison. Ceux qui la gênent seront enlevés. Je vous charge de veiller à l'exécution du présent ordre, et de vous entendre à ce sujet avec le sieur Charney.»

—Vive l'empereur! cria Ludovic.

—Vive l'empereur! murmura une autre voix qui semblait sortir de la muraille.

Pendant cette lecture, le commandant s'appuyait de la hanche sur sa canne, pour se donner un maintien; les deux hommes en écharpe, ne pouvant encore trouver le mot de tout ceci, semblaient confondus, et cherchaient en eux-mêmes par quels moyens ils rattacheraient ces événemens à la conspiration rêvée par eux, l'aide de camp et le page se demandaient pourquoi on les avait fait venir si vite. Enfin, ce dernier s'adressant à Charney:

—Il y a une apostille de l'impératrice, lui dit-il.

Et Charney lut sur la marge:

«Je recommande M. de Charney aux bons soins de M. le colonel Morand. Je lui serai particulièrement reconnaissante de ce qu'il voudra bien faire pour adoucir la position de son prisonnier.

«Signé Joséphine

—Vive l'impératrice! cria Ludovic.

Charney baisa la signature, et tint quelques instans le message sur ses yeux.

LIVRE TROISIÈME

I.

Le commandant de Fénestrelle avait repris toute sa courtoisie envers le protégé de sa majesté l'impératrice et reine. Non seulement Charney n'alla point occuper la loge du bastion, mais on l'autorisa à reconstruire les échafaudages et les abris dont plus que jamais Picciola languissante, à demi transplantée, réclamait le secours. Les fureurs du colonel Morand contre l'homme et la plante s'étaient si bien calmées, que, chaque matin, Ludovic venait de sa part demander au prisonnier s'il n'avait rien à désirer, et comment se portait la Picciola.

Usant de cette bonne volonté, Charney obtint de sa munificence des plumes, de l'encre, du papier, afin de relater sur de nouveaux frais, par le souvenir, ses études et ses observations de physiologie végétale; car la lettre du gouverneur de Turin n'annulait point le droit d'enquête et de saisie; les deux sbires judiciaires avaient emporté ses archives sur toile, et, après un examen approfondi, déclarant ne pouvoir, malgré leurs efforts, trouver la clef de cette correspondance, ils avaient dépêché le tout vers Paris, au ministère de la police, pour y être commenté, analysé, déchiffré, par de plus habiles et de plus experts qu'eux.

Une privation autrement importante, car il n'y put suppléer aussi facilement, fut encore imposée à Charney. Le commandant, punissant Girhardi des reproches adressés à lui par le général Menou sur son défaut de surveillance, l'avait fait reléguer dans une autre partie de la forteresse, où il ne pouvait communiquer avec personne. Cette séparation, qui jetait le vieillard dans un complet isolement, retombait sur le cœur de Charney comme un remords, et paralysait l'effet des faveurs du colonel.

Il passait une grande partie de sa journée les yeux attachés sur la grille et sur la petite fenêtre close. Il y croyait voir encore le bon vieillard au moment où, avec effort, passant son bras à travers les barreaux inférieurs, il avait essayé vainement de lui faire toucher une main amie; il voyait sa supplique à l'empereur frôler le mur et remonter jusqu'à cette grille au bout d'un cordon, pour aller de lui à Girhardi, de Girhardi à Teresa, de Teresa à l'impératrice; et derrière ces barreaux, brillait et s'animait de nouveau ce regard de pitié et de pardon qu'il l'était venu soutenir récemment au milieu de ses angoisses, et il entendait ce cri de joie sortir d'un cœur brisé quand la grâce de Picciola était enfin venue!

Cette grâce, c'est à lui, c'est à eux qu'il la doit, et de cette tentative insensée, qui ne pouvait profiter qu'à Charney, seuls ils ont été punis, punis cruellement! Pauvre père! pauvre jeune fille!

Elle aussi se montrait souvent à lui, à cette même place, où il l'avait vue apparaître un instant, au sortir de ce rêve pénible qui lui prédisait la mort de sa plante. Alors, dans le trouble de ses idées, il lui avait semblé découvrir en elle tous les traits de la Picciola de ses songes, et c'est encore ainsi qu'il croyait la revoir aujourd'hui.

Un jour que le prisonnier se nourrissait de ces douces visions, quelque chose s'agita derrière le vitrage terne et dépoli; on ouvrit la petite fenêtre; une femme se montra à la grille. Elle avait la peau brune et terreuse, un goître énorme, et des yeux avares et méchans. C'était la femme de Ludovic.

Depuis ce temps, Charney n'y vit plus rien.

II.

Dégagée de ses entraves, entourée de bonne terre, largement encadrée dans ses pavés, Picciola réparait ses désastres, se redressait, et sortait triomphante de toutes ses tribulations. Elle y avait perdu ses fleurs néanmoins, à l'exception de la petite fleur, qui, la dernière, s'était ouverte au bas de la tige.

Devant son terrain agrandi, devant la graine qui se gonflait, qui mûrissait dans le calice, Charney pressentait de nouvelles et sublimes découvertes, et rêvait même au Dies seminalis, à la fête des semailles! Car maintenant le terrain ne manque plus; il est plus que suffisant pour Picciola; elle peut devenir mère, et voir ses filles croître sous son ombre!

En attendant ce grand jour, il est possédé du désir de connaître le nom véritable de cette compagne avec laquelle il a passé de si doux instans.

—Quoi! ne pourrai-je donc jamais donner à Picciola, la pauvre enfant trouvée, ce nom dont la science ou l'usage l'ont dotée d'avance, et qu'elle porte en communauté avec ses sœurs des plaines ou des montagnes!

Le commandant l'étant venu visiter, Charney lui parla du désir qu'il avait de posséder un ouvrage de botanique. Sans se refuser à sa demande, l'autre, voulant mettre sa responsabilité à couvert, songea d'abord à obtenir l'autorisation du gouverneur du Piémont; et Menou non seulement s'empressa de la lui donner complète, mais encore il lui envoya, de la bibliothèque de Turin, une masse énorme de volumes, pour aider le prisonnier dans ses recherches.—Espérant, écrivait-il, que S. M. l'impératrice et reine, très-versée elle-même dans ce genre de connaissances, comme dans bien d'autres, ne serait pas fâchée de savoir le nom de cette fleur, à laquelle elle s'était si vivement intéressée.

À la vue de cet amas de science que lui apporta Ludovic, ployant sous le faix, Charney sourit.

—Est-il donc besoin de si grosse artillerie, dit-il, pour contraindre la fleur à me dire son nom?

Néanmoins, c'est avec un sentiment de plaisir qu'il pose encore une fois sa main sur des livres. Il les feuillète avec ce frémissement d'amour qu'il avait ressenti naguère, quand le savoir était pour lui chose mystérieuse et désirable! Depuis si long-temps, il n'a pu promener ses yeux sur des caractères d'imprimerie! Déjà dans sa tête fermentait un projet d'études saintes et douces!

—Si jamais je sors de ces lieux, se dit-il, je serai botaniste! Là, plus de ces controverses scolastiques et pédantesques qui vous égarent au lieu de vous éclairer. La nature doit se montrer la même à tous ses disciples, toujours vraie quoique changeante, toujours belle quoique nue!

Et il interroge ces livres nouveau-venus, leur demandant aussi à eux leurs titres et leurs noms. C'étaient le Species plantarum de Linnée, les Institutiones rei herbariæ de Tournefort, le Theatrum botanicum de Bauhin, puis la Phytographia, la Dendrologia, l'Agrostographia, de Plukenet, d'Aldrovande et de Scheuchzer; puis d'autres livres, écrits en français ou en italien.

Quoique un peu effrayé de cet appareil tout scientifique, Charney ne se découragea pas, et, pour se préparer à des recherches plus sérieuses, il ouvrit tout d'abord le plus mince volume, afin d'y chercher au hasard, dans la table, les plus charmantes dénominations que puisse porter un végétal.

Qu'il eût voulu se trouver le maître de choisir dans ce calendrier floral, entre Alcea, Alisma, Andryala, Bromelia, Celosia, Coronilla, Euphrasia, Helvella, Passiflora, Primula, Santolina, ou tout autre nom doux à la lèvre, harmonieux à l'oreille!

La crainte lui vient tout-à-coup dans l'esprit que sa plante ne porte, avec un nom bizarre et disgracieux, une termination masculine ou neutre, ce qui eût brouillé toutes ses idées à l'égard de son amie, de sa compagne.

Que deviendrait la jeune fille de ses rêves, s'il allait falloir lui appliquer une désignation comme Rumex obtusifolius, ou Satyrium hyoscyamus, ou Gossypium, Cynoglossum, ou Cucubalus, Cenchrus, Buxus! ou même quelque nom français, plus barbare encore, tel que Arrête-bœuf, Attrape-mouche, Herbe à pauvre homme, Bec de grue, Casse-lunette, Dent de chien, Langue de cerf ou Fleur de coucou! N'y aurait-il pas là de quoi le désenchanter à jamais? Non! il ne risquera point une semblable épreuve!

Malgré lui, pourtant, il reprenait tour à tour chaque volume, l'ouvrait, le feuilletait de nouveau, s'extasiant devant les merveilles innombrables de la nature, s'irritant contre l'esprit systématique des hommes, qui, de cette étude jusque alors si attrayante pour lui, avaient fait la science la plus rude, la plus technique, la plus embrouillée de toutes les sciences!

Durant huit jours entiers, il tenta l'analyse de sa plante pour arriver à connaître son nom; il n'y put réussir. Dans le chaos de tant de mots étranges, rejeté d'un système à l'autre, égaré au milieu de cette lourde et vaste synonymie, véritable filet de Vulcain, qui couvre la botanique d'un réseau comme pour cacher ses charmes, et pèse sur elle au point de l'étouffer, en vain il consulta tous ses auteurs les uns après les autres, descendant de la classe à l'ordre, de l'ordre à la famille, de la famille au genre, du genre à l'espèce; sans cesse il perdait la trace, et finissait toujours par maudire ses guides infidèles, qui souvent n'étaient d'accord entre eux ni sur les caractères généraux, ni même sur l'usage et la dénomination de chacune des parties du végétal!2

[2] Je ne citerai ici qu'un seul exemple de cette singulière divergence d'opinions entre les botanistes. Pour les Asclépiades (famille des Apocynées), Linnée regarde les écailles comme les étamines; Adanson prend les cornets pour les filamens des étamines, et les écailles pour les anthères; Jacquin pense que les anthères sont enfermées dans les loges des écailles; Desfontaines regarde les corpuscules noirs comme les vraies anthères, Richard comme des stigmates mobiles; enfin, Lamarck regarde les écailles comme des étamines, et les deux loges de leur face interne comme des anthères. (Voyez la Flore française, t. III. p. 668.)

Au milieu de ces investigations mille fois renouvelées, la petite fleur, la fleur unique, interrogée pétale par pétale, fouillée jusque dans son calice, se détacha tout-à-coup sous la main de l'analyseur, du disséqueur, et tomba, emportant avec elle les projets d'étude sur la graine, l'espoir des semailles, et la maternité de Picciola!

Charney demeura consterné; et après un long silence, apostrophant d'une voix émue et d'un regard courroucé les livres qu'il tenait encore ouverts sur ses genoux:

—Elle se nomme Picciola! s'écria-t-il, rien que Picciola, la plante du prisonnier, sa consolatrice, son amie! Qu'a-t-elle besoin d'un autre nom, et que voulais-je donc savoir? Insensé! quoi! contre cette soif de connaître, n'est-il donc pas un remède certain, et n'en peut-on guérir?

Dans un mouvement de colère, saisissant l'un après l'autre les livres qu'il avait devant lui, il les lança vivement contre terre. Un petit papier sortit des feuillets de l'un d'eux, et vola dans la cour. Charney le ramassa aussitôt. Il contenait quelques mots, récemment tracés, et d'une écriture de femme. Il lut ce qui suit:

Espérez, et dites à votre voisin d'espérer, car ni lui ni vous, je ne vous oublie.

(Évangile selon saint Matthieu.)

III.

Charney avait lu et relu vingt fois ce billet, dont le sens ne pouvait être douteux, car parmi les femmes une seule avait été pour lui tout cœur et tout dévouement: et cette femme, il l'avait à peine entrevue, pensait-il, il ignorait le son de sa voix; et si tout-à-coup elle se fût présentée devant lui, il ne l'eût pu reconnaître sans doute. Mais par quel moyen, trompant la vigilance de ses argus, a-t-elle pu lui faire parvenir ces lignes?—Dites à votre voisin d'espérer. Pauvre fille, qui n'osait nommer son père! Pauvre père, à qu'il ne pourra même montrer le souvenir de sa fille!

En songeant à ce bon vieillard, dont il avait comblé le malheur, dont il lui était interdit d'adoucir la peine, Charney se sentait navré de regrets, et au milieu de ses nuits sans sommeil, l'idée de Girhardi venait l'assaillir douloureusement.

Durant une de ces nuits, un bruit inaccoutumé se fit entendre au-dessus de lui, dans la chambre de l'étage supérieur, jusque là restée vide, et lui tint l'esprit rempli de conjectures plus bizarres les unes que les autres.

Vers le matin, Ludovic entra dans sa chambre, l'air affairé, et quoiqu'il essayât de contraindre ses traits à la discrétion, ses yeux brillans et animés annonçaient une grande nouvelle.

—Qu'y a-t-il? lui dit Charney, et que s'est-il passé là-haut cette nuit?

—Oh! rien, signor conte, rien; sinon qu'il nous est arrivé d'hier une recrue de prisonniers et que les logemens vacans vont cesser de l'être. Oui, poursuivit-il avec un ton emprunté de commisération, il vous va falloir partager la jouissance de votre cour avec un compagnon de captivité; mais rassurez-vous, nous ne recevons ici que de braves gens... Quand je dis braves gens, reprit-il aussitôt: c'est-à-dire qu'il n'y a pas de voleurs parmi eux! Mais tenez, voilà le nouveau qui vient vous faire sa visite d'installation.

À cette annonce inattendue, Charney s'était levé, saisi de surprise, ne sachant s'il devait se réjouir ou s'affliger de ce changement, quand soudain il vit entrer dans sa chambre... Girhardi!

Tous deux se regardèrent comme s'ils doutaient encore de la réalité de cette rencontre, et au même instant leurs mains, pressées et confondues, témoignèrent du plaisir qu'ils éprouvaient à se revoir.

—Allons, allons, dit Ludovic en riant, je vois que la connaissance sera bientôt faite; et il sortit, les laissant tous deux en extase l'un devant l'autre.

Après un moment de silence:—Qui donc nous a réunis? dit Charney.

—C'est ma fille, je n'en saurais douter! Et comment m'y tromperais-je? Tout ce qui m'arrive d'heureux dans la vie ne me vient-il pas d'elle?

Charney baissa le front d'un air interdit, et ses mains pressèrent de nouveau avec force celles du vieillard. Enfin, tirant de sa cassette un petit papier, il le lui présenta:—Connaissez-vous cette écriture?

—C'est la sienne! s'écria Girhardi; c'est celle de ma fille! de ma Teresa! Non, elle ne nous a pas oubliés, et sa promesse n'a pas tardé à se réaliser, puisque nous voilà réunis tous deux. Mais comment ce billet vous est-il parvenu?

Charney le lui dit, et ensuite par un mouvement irréfléchi, il fit un geste comme pour rentrer en possession du billet; mais voyant Girhardi le tenir entre ses mains tremblantes d'émotion, le lire lentement, mot par mot, lettre par lettre, le baiser cent fois, il comprit qu'il ne lui appartenait plus, et il en éprouva au fond du cœur un vif sentiment de regret, qu'il ne sut comment s'expliquer à lui-même.

Les premiers momens passés, quand ils eurent épuisé à l'égard de Teresa toutes leurs conjectures sur son sort, et sur le lieu habité par elle, Girhardi, promenant ses yeux avec un sentiment naïf de curiosité sur le logement de son hôte, s'arrêta devant chacune des inscriptions de la muraille. Deux d'entre elles avaient été modifiées déjà; il comprit l'influence de la plante, et s'expliqua aussitôt le rôle important qu'elle avait dû jouer près du prisonnier. À son tour il prit un charbon. Une des sentences contenait ces mots:

Les hommes se tiennent sur la terre, comme, plus tard, ils se tiendront dessous: les uns près des autres, mais sans liens entre eux. Pour les corps, ce monde est une arène populeuse, où l'on se heurte de tous côtés; pour les cœurs, c'est un désert.

Il ajouta:

Si l'on n'a pas un ami!

Puis, se retournant doucement vers son compagnon, il lui tendit les bras.

Encore ému des pensées qui venaient de l'agiter, le cœur palpitant, les yeux humides, Charney s'y précipita, et tous deux scellèrent ce saint pacte d'amitié par une étreinte vive et prolongée.

Le lendemain, ils déjeunaient ensemble, en tête-à-tête, dans la camera du premier étage, l'un assis sur le lit, l'autre sur la chaise, ayant entre eux la petite table sculptée, supportant alors, avec la double ration de la prison, une belle truite du lac, des écrevisses de la Cenise, une bouteille de l'excellent vin de Mondovi, et un appétissant morceau de ce délicieux fromage de Millesimo, connu dans toute l'Italie sous le nom de Rubiola. C'était là un festin pour des captifs! Mais Girhardi ne manquait point d'argent, ni le commandant de complaisance, depuis de nouveaux ordres reçus.

Une causerie pleine de confiance et de douceur s'établit entre les deux amis. Jamais Charney n'a si bien et si long-temps savouré les plaisirs de la table; jamais repas ne lui a semblé si succulent. C'est que, si l'exercice et les eaux de l'Eurotas pouvaient servir d'assaisonnement au brouet noir des Spartiates, la présence et la conversation d'un ami ajoutent mieux encore au goût des mets les plus fins.

Bientôt les confidences suivirent leur cours. Ils s'aimaient déjà si bien tous deux, quoique se connaissant à peine! Sans y être autrement excité, sans hésitation, sans préambule, seulement comme exécution de ce contrat d'amitié passé la veille, Charney raconta les travaux orgueilleux et les folies vaniteuses de sa jeunesse. Le vieillard prit la parole à son tour, et confessa de même les premières erreurs de sa vie.

IV.

Girhardi était né à Turin, où son père possédait de vastes manufactures d'armes. Le Piémont a de tout temps servi de passage aux marchandises et aux idées qui vont de France en Italie, comme aux idées et aux marchandises qui vont d'Italie en France. De cela, il reste toujours quelque chose en route. Le vent de France avait soufflé sur son père; il était philosophe, voltairien, réformiste; le vent d'Italie avait soufflé sur sa mère; elle était dévote à l'excès. Quant à lui, pauvre enfant, les aimant, les respectant, les écoutant tous deux avec la même confiance, il devait nécessairement participer des deux natures; c'est ce qui lui arriva. Républicain dévot, il rêvait le règne de la religion et de la liberté, alliance fort belle sans doute; mais il l'entendait à sa manière, et il avait vingt ans. On était jeune alors à cet âge.

Il ne tarda pas à donner des gages aux deux partis.

Dans ce temps, la noblesse piémontaise jouissait de certains priviléges fort humilians pour les autres classes de la société. Ses membres seuls, par exemple, pouvaient se montrer en loge au spectacle, et, le croirait-on, danser dans un bal public! car la danse était alors réputée exercice aristocratique, et les bourgeois n'y devaient assister que comme spectateurs.

À la tête d'une bande de jeunes gens de la bourgeoisie, Giacomo Girhardi brava publiquement un jour ce singulier privilége. Il ne craignit pas d'établir un quadrille roturier au milieu des nobles quadrilles. Les danseurs gentilhommes s'indignèrent; danseurs et spectateurs plébéiens poussèrent un cri terrible en réclamant la danse pour tous! À cette clameur séditieuse, d'autres cris de liberté succédèrent, et, dans le tumulte qui s'ensuivit, après vingt cartels proposés et refusés, non par lâcheté, mais par orgueil, l'imprudent Giacomo, emporté par la fougue de son âge et de ses idées, appliqua un soufflet sur la joue du plus fier et du plus haut titré de ses adversaires.

L'insulte était grave. La puissante famille de San-Marsano jurait de se venger. Les chevaliers de Saint-Maurice, ceux même de l'Annonciade, toute la noblesse du pays enfin, qui, dans le péril, ne fait qu'un corps, semblait n'avoir plus qu'un visage, tant chacun se sentit offensé pour son propre compte.

Par l'ordre de son père, Giacomo se réfugia chez un de ses parens, curé d'un petit village de la principauté de Masserano, aux environs de Bielle. Mais malgré sa fuite, il fut condamné par contumace à cinq ans d'exil hors de Turin.

L'importance maladroite donnée à cette affaire, qu'on nomma la conspiration dansante, grandit Giacomo aux yeux de ses compatriotes. Les uns le regardèrent comme le vengeur du peuple; les autres, comme un de ces novateurs dangereux qui rêvaient encore l'indépendance du Piémont; et tandis qu'à la cour on signalait le donneur de soufflets comme l'un des membres les plus actifs du parti démocratique, le pauvre petit factieux servait tranquillement la messe au village, et ne sortait point de l'église où il venait de communier saintement.

Ce terrible début d'une vie qui devait s'écouler si calme, influa bien long-temps sur le sort de Giacomo Girhardi. Le vieillard paya chèrement les folies du jeune homme, car, lors de son arrestation pour l'attentat prétendu contre le premier consul, ses accusateurs ne manquèrent pas de faire valoir le jugement qui l'avait atteint déjà comme perturbateur et républicain effréné.

À compter de sa sortie de Turin, et durant son exil, Giacomo, laissant s'éteindre entièrement cet amour de l'égalité que son père avait fait naître en lui, vit se développer de plus en plus au contraire les sentimens religieux qu'il tenait de sa mère. Il les porta bientôt à l'excès, et son parent, brave et digne ecclésiastique, dont l'esprit peut-être manquait d'étendue, mais dont l'âme était noble et les convictions sincères, au lieu de chercher à calmer en lui ce commencement d'exaltation, l'excita, espérant faire pour lui de l'humilité chrétienne un bouclier contre la vivacité de son caractère. Plus tard, il comprit lui-même l'imprudence de son calcul. Giacomo n'avait plus qu'un désir, ne formait plus qu'un vœu, celui d'être prêtre.

Pour parer à ce coup, qui les eût privés de leur fils unique, son père et sa mère le rappelèrent auprès d'eux, et, s'appuyant sur la vive tendresse qu'il leur conservait, ils firent tant qu'ils le décidèrent, ou plutôt le contraignirent, à force de supplications et de larmes, à se marier.

Giacomo se maria donc; mais son mariage tourna d'abord bien autrement qu'on ne s'y attendait. Il vécut avec sa femme comme avec une sœur. Elle était jeune et belle, et ressentait pour lui la plus tendre affection. Il se servit de son influence sur son cœur, il usa de son éloquence naturelle et passionnée, non pour lui faire comprendre le bonheur du ménage, mais les douceurs de la vie religieuse. Il y réussit complètement, si bien qu'après une année passée pour eux dans une union chaste comme celle des anges, la jeune épouse se retira dans un couvent, et lui, il retourna dans les environs de Bielle.

À peu de distance du village qu'il habitait, se dresse une chaîne de hauteurs, dernier embranchement des Alpes pennines. À la base du monte Mucrone, le pic le plus élevé de ces montagnes, une petite vallée, s'enfonçant tout-à-coup, sombre, noire, couverte de vapeurs, hérissée de rochers, bordée de précipices, semble de loin répondre à la description que Virgile et Dante nous font des bouches de l'enfer. Mais à mesure qu'on s'en approche, les rochers se montrent parés d'une belle verdure, plaisante à la vue, les précipices offrent des versans en pente douce, où des arbustes fleuris s'échelonnent en petites collines charmantes, couvertes de bosquets naturels, et la vapeur, changeant de nuance aux rayons de soleil, tour-à-tour blanche, rose, violacée, finit par s'évanouir tout-à-fait. Alors on aperçoit, au fond de la jolie vallée, un lac de cinq cents pas de largeur, alimenté par des sources, et d'où sort, en murmurant, la petite rivière d'Oroppa, qui va, à quelque distance de là, ceindre un des mamelons de la chaîne, au sommet duquel s'élève une église consacrée à grands frais à la Vierge Marie par la piété des peuples. Cette église est la plus célèbre du pays.

Si l'on en croit la légende, saint Eusèbe, à son retour de la Syrie, déposa dans cet endroit isolé la statue en bois de la Vierge, sculptée par saint Luc l'évangéliste, et qu'il voulait soustraire aux profanations des ariens.

Eh bien! dans cette petite vallée, sur la pointe de ces rochers, sur les versans de ces précipices, sur les bords de ce lac et de cette rivière, sur cette montagne, dans cette église, au pied de cette statue, Giacomo Girhardi passa encore cinq années de sa vie, oubliant le monde entier, ses amis, sa famille, sa femme, sa mère, pour la Vierge d'Oroppa!

Ignorant que la crédulité n'est pas la croyance, que la superstition mène à l'idolâtrie, et que tous les excès éloignent de Dieu, ce n'était pas la Marie céleste, la mère du Christ, qu'il adorait, c'était sa Vierge à lui! sa Vierge de la montagne! Ses jours et ses nuits s'écoulaient à prier, à pleurer devant elle, sur des fautes imaginaires, car son cœur était celui d'un enfant. En vain, son parent, le bon curé, s'alarmant de plus en plus de cette trop vive ferveur, cherchait à le ramener à la raison; rien n'y faisait. En vain, pour le distraire de cette ardente et dangereuse préoccupation, il lui proposa de visiter d'autres lieux où la Vierge était honorée: qu'importaient à Giacomo Notre-Dame de Lorette et Sainte-Marie de Bologne ou de Milan? ce n'était que l'objet matériel, l'image, ce morceau de bois noir et vermoulu, qu'il adorait, et non la sainte femme représentée là si indignement!

Ce sentiment d'exaltation ne perdit de sa profondeur que pour gagner en étendue.

La Vierge d'Oroppa avait autour d'elle son cortége de saints et de saintes.

Sur eux Giacomo avait distribué tous les pouvoirs célestes, toutes les attributions de la divinité. À l'un, il demandait de dissiper les nuages chargés de grêle, qui parfois, des hauteurs du Monte-Mucrone, descendaient sur sa montagne; à l'autre, d'adoucir les regrets de sa mère ou de soutenir sa femme dans ses épreuves; à celui-ci, de veiller sur son sommeil; à celui-là, de le défendre contre le tentateur; ainsi du reste; et sa dévotion devenait un polythéisme impur, et sa montagne d'Oroppa un Olympe, où Dieu seul n'avait pas sa place.

S'imposant les privations et les pénitences les plus rudes, il jeûnait, il se macérait, restait parfois jusqu'à trois jours sans prendre de nourriture, et il tombait dans des faiblesses honorées par lui du nom d'extases. Il avait des visions, des révélations; comme certains quiétistes, à force de dompter sa nature matérielle, il croyait être parvenu à rendre son âme visible, et il conversait avec elle, et sa santé se détruisait, sa raison se perdait; il était fou!

Un jour, il entendit une voix, venue d'en haut, lui ordonner d'aller convertir des Vaudois hérétiques, dont quelques débris existaient encore, non loin de lui, dans le Valais. Il se mit en route, traversa les pays arrosés par la Sesia, atteignit au sommet des grandes Alpes, du côté du mont Rosa; mais soudainement enfermé par l'hiver au milieu d'une peuplade de pâtres, il lui fallut passer plusieurs mois abrité sous le vaste toit d'un chalet; car les neiges amoncelées avaient obstrué tous les passages.

Ce chalet, appelé dans le pays las strablas, ou les étables, était un carré long de cinq cents pieds d'étendue, ouvert seulement du côté du sud, et fermé, calfeutré, dans ses autres parties, de fortes planches de sapin, liées entre elles par des gommes, des résines, des mousses et des lichens. Dans la saison rigoureuse, hommes, femmes, enfans, troupeaux, tout s'y réunissait sous le sceptre du plus ancien de la peuplade. Au centre de l'habitation, un foyer sans cesse alimenté y faisait bouillir à grands flots une énorme chaudière où, tour à tour, et parfois ensemble, s'apprêtaient pour la communauté, les légumes secs, le lard, le mouton, les quartiers de chamois et les côtelettes de marmottes, qu'on accompagnait, durant les repas, d'un pain de châtaignes, et, en guise de vin, d'une liqueur aigre-douce composée de busserolles et d'airelles fermentées.

Là, des occupations nombreuses, le soin des troupeaux et des enfans, les fromages à préparer, le chanvre à filer, des instrumens aratoires à fabriquer, pour forcer plus tard, durant le rapide été de ces climats, les rochers à produire, les vêtemens de peau de mouton, les paniers d'écorces, les petits meubles élégans de bois de mélèse et de sycomore, destinés à la ville, tenaient en éveil toute la population du chalet, population laborieuse et enjouée, qui mêlait ses rires et ses chansons au bruit des haches, des roues et des marteaux. Là le travail semblait doux; l'étude et la prière étaient réputées devoirs et plaisirs. On y chantait de saints cantiques avec des voix harmonieuses et exercées; les plus vieux y enseignaient aux plus jeunes la connaissance des livres et du calcul, aux mieux disposés la musique et même un peu de latin; car la civilisation des Hautes-Alpes, comme sa végétation, se conserve sous la neige, du moins parmi ces peuplades, et il n'est pas rare de voir, au retour des premières chaleurs, descendre de ces étables vers les villages de la plaine des ménétriers et des maîtres d'école, qui vont propager au bas de la montagne l'instruction et le plaisir.

Les hôtes de Giacomo étaient Vaudois.

Pour un convertisseur l'occasion se montrait belle; mais, dès le premier mot articulé par lui au sujet de sa mission, le chef de la famille, vieillard octogénaire, moins respectable encore par son âge que par les travaux et les vertus dont tous les instans de sa vie avaient été marqués, lui imposa silence.

—Nos pères, lui dit-il, ont souffert l'exil, la dispersion, la mort même, plutôt que de consentir au culte des images: n'espérez donc pas faire sur nous ce que n'ont pu sur eux des siècles de persécution. Étranger, vous voilà condamné à vivre sous notre toit: priez à votre manière, nous prierons à la nôtre; mais unissez vos efforts à nos efforts dans un travail commun; car ici, loin des bruits et des distractions de la terre, l'oisiveté vous tuerait. Soyez notre compagnon, notre frère, tant que les neiges pèseront sur nous. Ensuite, les chemins libres, vous pourrez nous quitter, si bon vous semble, sans bénir le foyer qui vous aura réchauffé, sans vous retourner même pour saluer du geste ceux qui vous auront logé et nourri. Vous ne leur devrez rien, car vous aurez travaillé avec eux; et si le reste du compte est de notre côté, Dieu l'acquittera.

Forcé de se soumettre, Giacomo resta pendant cinq mois le compagnon de ces braves gens; pendant cinq mois, il fut le témoin de leurs vertus; pendant cinq mois, matin et soir, il entendit les actions de grâces qu'ils adressaient à Dieu seul. Son esprit, cessant d'être excité par la vue des objets de son culte exclusif, se calma; et quand cette prison, que la glace avait fermée derrière ses pas lui fut rouverte par le soleil, à l'aspect de ce soleil et des magnificences de la nature dont il avait été sevré durant si long-temps, et qui se développaient à ses regards du haut des Alpes, l'idée du Maître éternel et tout-puissant entra grande et vive dans son cœur, et y reprit sa place usurpée.

L'arrivée des premiers oiseaux, la vue des premières plantes qui sortaient toutes fleuries de dessous la neige; autour d'elles, les frémissemens des essaims d'abeilles, tout excitait ses transports de joie et d'amour!

Un volume entier ne suffirait pas pour peindre les sensations nombreuses et diverses par lesquelles passa alors Giacomo. Le bon vieillard l'avait pris en affection; il connaissait peu les livres des savans; mais il avait joint ses propres observations à celles de ses pères, et se plaisait à lui expliquer le créateur par la création. Enfin, de cet asile devant lequel il s'était présenté la tête remplie d'idées de fanatisme et d'intolérance le convertisseur sortit presque entièrement converti lui-même. L'habitude du travail, le spectacle de la famille, ramenèrent les idées de Giacomo vers les devoirs qui lui restaient à remplir.

Il courut se présenter au parloir de sa femme.

Ce serait là encore une histoire complète à raconter, que celle des moyens qu'il dut employer afin de reconquérir ce cœur d'abord repoussé par lui. Cette histoire vaudra peut-être d'être dite un jour.

Bref, après des efforts inouïs pour arracher sa femme à la vie claustrale, pour détruire lui-même l'effet de ses premières leçons, de ses premiers enseignemens, Giacomo Girhardi, revenu à la raison, au bonheur, aux croyances vraies, devint le meilleur des époux, et, quelques années après, le plus heureux des pères.

Vingt-cinq ans de sagesse et de vertus rachetèrent ses erreurs.

De retour à Turin, au milieu des siens, il s'était créé, par son industrie, des occupations dignes de lui. Il possédait une assez belle fortune, que le travail eût augmentée encore, si sa bienfaisance n'avait su donner un écoulement à ses bénéfices. Faire du bien lui était si doux! L'amour de ses semblables remplissait son cœur de joie, et l'étude de la nature ajoutait un charme inépuisable à sa vie. La nature animée excita surtout ses curieuses investigations; et comme Dieu est grand jusque dans ses plus minimes ouvrages, les insectes, s'offrant plus facilement sous la main du philosophe religieux, obtinrent la préférence sur les autres productions du sublime ouvrier. Voilà comment, plus tard, durant ses jours de captivité, le vieux Girhardi s'était attiré de la part de Ludovic le surnom singulier de l'attrapeur de mouches.

V.

Les deux captifs n'eurent bientôt plus de secrets l'un pour l'autre. Après s'être rapidement raconté les principaux événemens de leur existence, ils la reprenaient en détail, pour se faire part des moindres émotions qui en avaient signalé le cours. Ils parlaient aussi de Teresa; mais, à ce nom, Charney, embarrassé, sentait tout-à-coup la rougeur lui monter au front; le vieillard lui-même devenait pensif, et un moment de silence, triste et solennel, accompagnait toujours le souvenir de l'ange absent.

Plus volontiers, leurs récits étaient interrompus par quelque grande discussion sur un point de morale, ou par des observations sur les bizarreries de la nature humaine. La philosophie de Girhardi, douce et consolante, faisait consister le bonheur dans l'amour du prochain; et Charney, parfois en désaccord avec lui, ne pouvait comprendre que ce foyer d'indulgence et de tendresse se fût ainsi entretenu pour les hommes, malgré l'injustice et les persécutions que le vertueux Piémontais avait eues à supporter d'eux.

—Mais, lui disait-il, ne les avez-vous donc pas maudits ces hommes, le jour où, après vous avoir lâchement calomnié, ils vous privèrent de votre liberté et de la vue de..... votre enfant?

—La faute de quelques-uns devait-elle retomber sur tous? Ceux-là même qui m'ont nui, qui sait? abusés par les apparences, aveuglés par un fanatisme politique, peut-être étaient-ils de bonne foi! Croyez-moi, mon ami, il faut penser au mal qu'on nous a fait avec l'idée du pardon au fond du cœur. Qui de nous n'en a eu besoin pour lui-même? qui de nous n'a pris l'erreur pour la vérité? L'apôtre saint Jean a dit que Dieu était tout amour. Oh! que cette parole est belle et vraie! Oui, et c'est en aimant qu'on s'élève à Dieu, et qu'on prend de lui sa force pour supporter le malheur. Si j'étais entré en prison avec une pensée en haine contre l'humanité, j'y serais mort de désespoir sans doute! Mais non, le ciel en soit loué! ces sentimens pénibles étaient loin de moi! Le souvenir de tant de bons amis, restés fidèles à mon infortune, de tant de cœurs qui ont souffert de mes souffrances, me faisait aimer plus encore mes semblables, et le moment néfaste de ma captivité fut celui où la vue même d'un homme me fut interdite!

—Quoi! usa-t-on de telles rigueurs envers vous? dit Charney.

—Dès le premier moment de nom arrestation, poursuivit son nouvel ami, j'avais été transporté à la citadelle de Turin, mis au secret et renfermé dans une galerie souterraine, où les geôliers eux-mêmes ne pouvaient communiquer avec moi. On me passait ma nourriture au moyen d'un tour, et, durant un long mois, rien ne vint interrompre cette muette solitude. Il faut savoir ce que j'éprouvai alors pour comprendre combien, malgré toutes les rêveries de nos philosophes sauvages, l'état de société est l'état naturel de la race humaine, et quelle privation supporte le malheureux condamné à l'isolement! Ne pas voir un homme! vivre sans être soutenu par un regard, sans qu'une voix retentisse à votre oreille, sans toucher une main de votre main! ne reposer son front, sa poitrine, son cœur, que sur des objets froids et insensibles! c'est affreux! et la raison la plus forte y succomberait! Un mois, un mois éternel s'écoula ainsi pour moi cependant. Il avait à peine commencé, et déjà, quand mon porte-clefs venait, tous les deux jours, renouveler mes provisions, le bruit seul de ses pas me causait des joies inexprimables. J'attendais ce moment avec anxiété. Je lui criais bonjour à travers la porte de fer qui nous séparait; mais il ne me répondait point: je m'appliquais à tâcher, durant le mouvement de rotation du tour, d'entrevoir sa figure, sa main, son habit même! Je n'y pouvais réussir, et je m'en désolais! Eût-il porté sur ses traits le signe de la cruauté et du vice, je l'eusse trouvé beau! Il aurait tendu son bras vers moi, ne fût-ce que pour me repousser, je l'aurais béni! Mais rien! rien! Je ne le vis qu'au jour de ma translation à Fenestrelle. J'avais donc pour toute distraction, pour unique plaisir, pour seule compagnie, de petites araignées que j'observais des heures entières; mais j'en avais déjà tant observé! Je m'en étais fait des amies, car j'émiettais mon pain pour elles. Les rats non plus ne manquaient point dans mon cachot; mais ces animaux m'ont toujours causé un effroi, un dégout invincibles. Je les nourrissais aussi de mon mieux, tout en me défendant de leur approche et de leur contact. Cependant, le soin que je prenais de mes araignées, la terreur même que m'inspiraient mes pauvres vilains rats, ne suffisaient point pour me distraire, et le désespoir s'emparait de moi en songeant à ma fille!

Charney fit un mouvement. Girhardi comprit ce qui se passait en lui, et se hâta de poursuivre en reprenant un air de sérénité.

—Oh! mais une bonne fortune ne tarda pas à m'arriver! La lumière pénétrait dans ma galerie par une lucarne fortement barrée au moyen d'une croix de fer (c'est même devant cette croix de ma prison que je faisais ma prière matin et soir); un auvent oblique, qui allait en s'élargissant, s'élevait devant la lucarne, et ne me permettait d'arrêter mes yeux qu'à l'extrémité supérieure d'un large pan de muraille, jeté comme attache entre deux bastions. Au-dessus de moi était situé le donjon de la citadelle. Un jour, Ô céleste Providence, combien je t'en rendis grâce! l'ombre d'un homme se dessina tout-à-coup sur la partie du mur qui se développait sous mes regards! Le corps, je ne pus le voir; mais je devinais ses mouvemens par ceux de son ombre! Cette ombre allait et venait. C'était celle d'un soldat récemment mis en sentinelle sur la plate-forme du donjon. Je distinguais la coupe de son habit, ses épaulettes, la saillie de sa giberne, la pointe de sa baïonnette, les vacillations de son plumet! Comment vous dire, mon ami, la joie dont mon âme fut alors remplie? Je n'étais plus seul! un compagnon venait de m'arriver! Le lendemain, les jours suivans, l'ombre projetée du soldat reparut sur le mur, son ombre ou celle d'un autre! Mais enfin c'était toujours un homme, un de mes semblables, qui se mouvait, qui vivait, là, presque sous mes yeux! J'observais, je suivais les alternations d'allée et de venue de l'ombre; je me mettais en communication avec elle; je marchais le long de ma galerie, dans le même sens que le soldat le long de la plate-forme. Quand on venait relever la sentinelle, je disais adieu au partant, bonjour à l'arrivant, dont c'était le tour de faction. Je connaissais le caporal; je connus même bientôt tous mes gardiens militaires, rien qu'à leur silhouette. Vous le dirai-je, pour quelques-uns je me sentais des préférences inexplicables. D'après leur attitude, leur démarche, la lenteur ou la vivacité de leurs gestes, je prétendais deviner leur âge, leur caractère, leurs sentimens! Celui-ci précipitait son pas, faisait rapidement tourner son fusil entre ses mains, ou balançait sa tête en mesure; sans doute il était jeune, d'un naturel gai; il fredonnait ou se berçait de rêves d'amour. Celui-là passait, le front courbé, s'arrêtait parfois, et s'appuyant des deux bras sur son arme, il restait long-temps dans une attitude mélancolique; il pensait à sa mère absente, à son village, à tout ce qu'il avait laissé derrière lui! Sa main se portait à sa figure... pour essuyer une larme peut-être! Et il y avait de ces chères ombres que je prenais en affection; je m'intéressais à leur sort, et je faisais des vœux, et je priais pour eux; et c'étaient de nouvelles tendresses qui germaient dans mon cœur et le consolaient! Croyez-moi, mon ami, il faut aimer ses semblables: il faut les aimer de tous ses efforts; le bonheur n'est que là!

—Homme excellent! lui dit Charney attendri; qui ne vous aimerait, vous! Pourquoi ne vous ai-je pas connu plus tôt! Ma vie eût été changée. Mais dois-je me plaindre? N'ai-je point trouvé ici ce que le monde m'avait refusé, un cœur dévoué, un appui solide, la vertu, la vérité, vous et Picciola?

Car, au milieu de ces épanchemens, Picciola n'était pas oubliée. Les deux compagnons avaient construit ensemble, auprès d'elle, un banc plus large, plus doux, plus commode que le premier. Ils s'y asseyaient l'un près de l'autre, en face de la plante, et ils croyaient être trois à converser. Ce banc était appelé par eux le banc des conférences. C'est là que l'homme simple, modeste, s'efforçait d'être éloquent pour être persuasif, d'être persuasif pour être utile, et l'éloquence naturelle et la persuasion ne lui manquaient pas. Ce banc, c'est le banc de l'école et la chaire d'instruction. C'est là que siégent le professeur et l'élève; le professeur, c'est celui qui sait le moins, mais qui sait le mieux; le professeur, c'est Girhardi; l'élève, c'est Charney; le livre, c'est Picciola!

VI.

Ils étaient assis à leur place accoutumée. L'automne s'annonçait: Charney, perdant l'espoir de voir refleurir sa Picciola, entretenait son ami de ses regrets sur la chute de sa dernière fleur; et celui-ci, pour suppléer cette perte autant qu'il était en son pouvoir de la faire, développait devant lui le tableau général de la fructification des plantes.

Là, comme ailleurs, l'empreinte d'une main divine se montrait dans tous les actes de la nature. Girhardi racontait comment certains végétaux, à feuilles larges et étalées, et qui s'étoufferaient mutuellement en croissant les uns près des autres, ont leurs semences couronnées d'aigrettes, afin que le vent puisse opérer plus facilement leur dispersion; comment, quand les aigrettes manquent, ces graines naissent renfermées dans des cosses, dans des siliques pourvues d'un ressort élastique, dont la détente jouant tout-à-coup au moment de leur maturité, les lance au loin pour les isoler. Aigrettes et ressorts, ce sont des pieds, ce sont des ailes que Dieu leur donne, afin que chacune puisse aller à son choix prendre sa place au soleil.

Quel œil pourrait suivre dans leur vol rapide à travers les airs agités les fruits membraneux de l'orme, ceux des érables, des pins et des frênes, tournoyant dans l'atmosphère au milieu d'une poussière d'autres graines, auxquelles leur légèreté suffit pour s'élever, et qui semblent d'elles-mêmes courir au-devant des oiseaux dont elles vont apaiser la faim?

Le vieillard expliquait aussi comment les plantes fluviatiles, les plantes destinées à l'ornement des ruisseaux, ou à parer le bord des étangs, affectent dans leurs semences une forme qui leur permet de voguer sur l'eau pour aller s'implanter sur les flancs de la berge, et d'une rive à l'autre; comment, quand leur pesanteur les entraîne au fond, c'est qu'elles doivent croître dans le lit même du fleuve, ou dans la vase des marais: ainsi, les fucus, les roseaux, sortant comme une armée de lances du sein des eaux stagnantes, et ces brillans nénuphars qui, les pieds dans la fange, viennent étaler à la surface de l'onde leurs feuilles luisantes et arrondies, et leurs belles fleurs blanches ou dorées. Et il lui disait alors les amours de la Vallisnérie, séparée de son époux, et s'allongeant, détendant la spirale qui lui sert de pédoncule pour fleurir au-dessus des flots, tandis que l'époux, privé de cette faculté d'extension, brise violemment les liens qui le retiennent pour venir s'épanouir près d'elle, et mourir en la fécondant.

—Quoi! ces choses existent, s'écria Charney, et la plupart des hommes ne daignent point tourner leurs regards de ce côté!

Ce fut là une des leçons du vieillard.

—Mon ami, lui disait un jour son compagnon, tandis qu'ils siégeaient encore tous deux sur le banc des conférences, les insectes, dont vous avez fait votre étude chérie, ont-ils donc pu vous offrir autant de merveilles à observer qu'à moi ma Picciola?

—Tout autant, répondit le professeur. Croyez-moi vous n'apprécierez même bien votre Picciola qu'en faisant connaissance avec ces petits êtres animés qui viennent parfois la visiter, voler et bourdonner autour d'elle. Alors vous verrez ces nombreux rapports, ces lois secrètes qui lient l'insecte à la plante, comme l'insecte et la plante au reste du monde; car tout est né de la même volonté, tout est gouverné par la même intelligence! Newton l'a dit: L'univers a été créé d'un seul jet. De là cette harmonie, cet accord général que nous ne pouvons saisir dans son vaste ensemble, mais qui existe cependant.

Girhardi allait donner du développement à sa pensée, quand, s'arrêtant tout-à-coup, les yeux fixés sur Picciola, il garda quelques minutes un silence attentif.

Un papillon aux riches couleurs se tenait sur un des rameaux de la plante, les ailes agitées d'un frémissement tout particulier.

—À quoi pensez-vous, mon ami?

—Je pense, répliqua le professeur, que Picciola va m'aider à répondre à votre précédente question. Regardez ce papillon. Dans le moment où je parle, il force votre plante de contracter un engagement avec lui. Oui, car il a déposé l'espoir de sa postérité sur une de ses branches.

Charney se pencha pour vérifier le fait. Le papillon partit après avoir enduit ses œufs d'un suc gommeux capable de les bien fixer à l'écorce du végétal.

—Eh bien! reprit Girhardi, est-ce par hasard et à la bonne aventure qu'il est ainsi venu, charger Picciola de son précieux dépôt? Gardez-vous de le croire! La nature a réservé une espèce de plantes à chaque espèce d'insectes. Toute plante a son hôte à loger, à nourrir. Maintenant, comprenez ce qu'il y a de saisissant dans l'action de ce papillon. Il a d'abord été chenille lui-même, et, chenille, il s'est nourri de la substance d'une plante pareille à celle-ci; ensuite il a subi ses transformations; et, infidèle à ses premières amours, il a volé indistinctement sur toutes les fleurs pour aspirer les sucs de leurs nectaires. Eh bien! quand le moment de la maternité est venu pour lui, pour lui, qui n'a point connu sa mère, et qui ne verra point ses enfans (car son œuvre est accomplie, et il va mourir), pour lui, que, par conséquent, l'expérience n'a pu instruire, il est venu confier sa ponte à la plante, semblable à celle qui l'a nourri lui-même sous une autre forme et dans une autre saison. Il sait que de petites chenilles sortiront de ses œufs, et il a oublié pour elles ses habitudes vagabondes de papillon. Qui lui a donc appris cela? Qui donc lui a donné le souvenir, le raisonnement et la faculté de reconnaître cette végétation, dont le feuillage n'est plus aujourd'hui ce qu'il était au printemps? Des yeux exercés s'y trompent parfois, mais lui il ne s'y est pas trompé!—Charney allait témoigner de sa surprise.—Oh! vous n'y êtes pas! interrompit Girhardi. Examinez maintenant la branche choisie par lui. C'est une des plus anciennes, des plus fortes; car les nouvelles pousses, faibles et tendres, peuvent être gelées et détruites par l'hiver, ou brisées par le vent. Voilà ce qu'il sait aussi. Encore une fois, qui donc le lui a enseigné?

Charney restait confondu.—Mais, dit-il, pardon, mon ami; je crains que vous ne soyez abusé par quelque illusion.

—Silence! sceptique, lui cria le vieillard avec un de ses fins sourires. Vous croirez peut-être à ce que vous verrez! Écoutez-moi bien. Picciola va jouer son rôle à son tour! Il ne s'agit plus seulement de la prévoyance de l'insecte, mais de celle de la nature, d'une de ces lois d'harmonie dont je vous entretenais tout-à-l'heure, et qui forcent la plante d'accepter le legs du papillon. Au printemps prochain, nous pourrons vérifier le prodige ensemble,—dit-il en retenant un soupir adressé à sa fille.—Alors, quand les premières feuilles de Picciola se montreront, les petites larves renfermées dans les œufs se hâteront de briser leurs coquilles. Vous le savez sans doute, les bourgeons des divers arbustes ne s'ouvrent pas tous à la même époque; de même les œufs des différentes espèces de papillons n'éclosent pas au même jour; mais ici une loi d'unité va régler l'essor de la plante, comme celui de l'insecte. Si les larves venaient avant les feuilles, elles ne trouveraient pas de quoi se nourrir; si les feuilles prenaient de la force avant la naissance des petites chenilles, celles-ci seraient impuissantes à les broyer avec leurs faibles mâchoires. Il n'en peut être ainsi; la nature ne trompe jamais! Chaque plante suit dans ses progrès la marche de l'insecte qu'elle est chargée de nourrir; l'une ouvre ses bourgeons, quand s'ouvrent les œufs de l'autre; et après avoir grandi et s'être fortifiés ensemble, ensemble ils déploient leurs fleurs et leurs ailes!

—Picciola! Picciola! murmura Charney, tu ne m'avais pas encore tout dit!

Ainsi de jour en jour se succédaient les doux enseignemens, et, le soir venu, les captifs s'embrassaient en se disant adieu, et rentraient dans leur camera pour y attendre le sommeil, ou pour y penser, souvent à l'insu l'un de l'autre, au même objet, à la fille du vieillard. Qu'est-elle devenue depuis qu'un ordre du capitaine l'a forcément exilée de la prison de son père?

Teresa avait d'abord suivi l'empereur à Milan; mais elle apprit bientôt là, par expérience, qu'il est plus difficile parfois de traverser une antichambre qu'une armée. Cependant les amis de Girhardi, excités de nouveau par elle, redoublaient d'efforts, promettaient de faire, avant peu, cesser sa captivité; et Teresa, plus tranquille, avait repris la route de Turin, où une parente lui offrait un asile.

Le mari de cette parente était bibliothécaire de la ville. Ce fut lui que Menou chargea du choix des livres à envoyer à la forteresse de Fénestrelle. La nature de ces livres mit Teresa à même de deviner facilement à qui ils étaient destinés. De là, dans un des volumes, l'insertion de ce petit billet dont la forme mystique ne pouvait compromettre ni son parent ni son protégé. Elle ignorait alors que son père et Charney vivaient plus que jamais séparés l'un de l'autre; et quand la nouvelle lui en vint par le messager même chargé du transport des livres, effrayée des conséquences que pouvait avoir pour le vieillard un isolement peut-être complet, une seule pensée avant tout remplit son cœur: la réunion des deux captifs!

Quelque temps après, lorsque, présentée par madame Menou au gouverneur du Piémont, elle vint lui offrir ses remerciemens et s'épancher devant lui en témoignages de reconnaissance, le vieux général, doucement surpris à sa vue, touché de cette onction de tendresse filiale qu'elle laissait éclater devant lui, se dépouilla un instant de sa rudesse ordinaire, et lui prenant affectueusement la main:

—Venez me voir de temps en temps, lui dit-il, ou plutôt venez voir ma femme. Peut-être, avant un mois, aura-t-elle une bonne nouvelle à vous donner!

Teresa pensa aussitôt que la faveur lui allait être accordée de retourner à Fénestrelle, d'y passer une partie de ses journées en prison, près de son père; elle se jeta aux pieds du général, et le remercia vingt fois, avec une figure rayonnante de bonheur!

Par un de ces beaux soleils d'octobre, qui rappellent ceux du printemps, Girhardi et Charney se tenaient sur leur banc. Tous deux étaient silencieux, pensifs, et, accoudés à chacune des extrémités de leur siège rustique, on les eût crus indifférens l'un à l'autre, si, parfois, le regard du comte, avec une expression d'intérêt et d'inquiétude, ne s'était tourné vers son compagnon, alors entièrement absorbé dans une profonde rêverie.

Les traits de Girhardi ne revêtaient que bien rarement cette sombre apparence de tristesse. Charney pouvait facilement se tromper sur la cause qui la faisait naître, et il s'y trompa.

—Oui, oui, s'écria-t-il, sortant tout-à-coup de ce long silence: la captivité est horrible! horrible! quand elle n'est pas méritée! vivre séparé de ce qu'on aime!

Girhardi leva la tête, et se débarrassant à son tour de cette enveloppe méditative:

—La séparation, c'est la grande épreuve de la vie; n'est-il pas vrai, mon ami?

—Moi, votre ami! reprit le comte; ce nom me convient-il? N'est-ce pas moi qui vous ai séparé d'elle? le pouvez-vous oublier? Ah! ne vous en défendez pas, vous songiez à votre fille, et en y songeant, vous n'osiez tourner vos yeux vers les miens! Lorsque ces pensées vous viennent, je le comprends, ma vue doit vous être odieuse!

—Vous vous trompez étrangement sur les causes de ma rêverie, dit le vieillard. Jamais peut-être le souvenir de ma fille ne m'est revenu à l'esprit plus consolant qu'aujourd'hui, car elle m'a écrit, et j'ai sa lettre!

—Il serait possible! Elle vous a écrit? on l'a permis!—Et Charney se rapprocha de l'heureux père avec un mouvement de joie aussitôt réprimé:—Mais cette lettre vous instruit-elle donc de quelque nouvelle sinistre?

—Nullement... au contraire.

—Alors, pourquoi cette tristesse?

—Hélas! que voulez-vous, mon ami? l'homme est ainsi fait! Un regret se mêle toujours à nos plus belles espérances! nos bonheurs ici-bas portent leur ombre devant eux, et c'est sur cette ombre que s'arrêtent d'abord nos regards! Vous parliez de séparation!... tenez, la voici cette lettre; lisez, et vous devinerez pourquoi, ce matin, un sentiment de tristesse m'a saisi près de vous.

Charney prit la lettre, et il la tint quelque temps sans l'ouvrir. Les yeux fixés sur Girhardi, il semblait vouloir deviner, par la physionomie de son cher compagnon, ce que la lettre contenait; puis il examina la suscription, et s'émut doucement en reconnaissant l'écriture. Enfin, dépliant le papier, il essaya d'en faire la lecture à haute voix; mais sa voix tremblait, les mots séchaient ses lèvres en passant: il s'interrompit et acheva la lettre en lui-même.

Voici ce qu'il lut:

«Mon bon père, ce billet que vous tenez maintenant entre vos mains, baisez-le mille et mille fois; mille fois je l'ai baisé moi-même, et il y a pour vous une moisson complète à faire sur lui!»

—Oh! je n'y ai pas manqué, murmura Girhardi... Chère enfant!

Charney poursuivit.

«C'est pour vous, comme pour moi, une vive satisfaction, n'est-il pas vrai, qu'il nous soit permis enfin de correspondre ensemble? Nous en devons garder au général Menou une éternelle reconnaissance! C'est lui qui a mis fin à ce silence qui nous séparait plus encore que la distance. Béni soit-il! Désormais, du moins, nos pensées pourront voler au-devant les unes des autres; je vous dirai mes espérances, et elles vous soutiendront; vous me direz vos chagrins, et en pleurant sur eux, je croirai pleurer près de vous! Mais, mon bon père, si une faveur plus grande encore nous était réservée!... Oh! de grâce, suspendez ici pendant quelques instans la lecture de ce billet, et, avant d'aller plus loin, préparez votre âme aux joies soudaines qu'il me reste à vous faire connaître!... Père, s'il m'était bientôt accordé de retourner près de vous! Vous voir de temps en temps, vous entendre, vous entourer de mes soins; durant deux années ce bonheur m'a suffi, et alors la captivité vous paraissait légère! Eh bien! si mon espoir se réalise... bientôt je rentrerai dans ces murs dont je fus exilée!»

—Elle va revenir! Quoi! ici? près de vous? interrompit Charney avec un cri de joie.

—Lisez, lisez, répondit tristement le vieillard.

Charney relut la dernière phrase, et continua:

«Bientôt, je rentrerai dans ces murs dont je fus exilée!... Vous voilà content, bien content, j'en suis sûre. Reposez-vous donc encore un peu sur cette consolante idée... Votre fille, votre Teresa, vous en supplie! ne vous hâtez pas trop de parcourir la fin de cette lettre. Une émotion trop vive est parfois bien dangereuse! ce que j'ai dit ne vous suffit-il pas? Chargé d'accomplir vos souhaits, un ange fût descendu des cieux, vous n'auriez osé lui en demander plus... Moi, trop exigeante peut-être, avant qu'il reprît son vol, j'aurais intercédé près de lui pour votre liberté, pour votre délivrance complète! À votre âge, il est si cruel de vivre privé de la vue du pays natal! Les bords de la Doria sont si beaux, et dans vos jardins de la Colline les arbres plantés par ma défunte mère et par mon pauvre frère ont pris tant d'accroissement! Là, leur souvenir vit plus que partout ailleurs! Puis, vous devez tant regretter vos amis, vos amis dont les efforts généreux ont si bien aidé à mes faibles tentatives!... Oh! père, père! la plume me brûle les doigts; mon secret va s'échapper. Il m'est échappé déjà, sans doute! De grâce, armez-vous de force et de constance, car voici le bonheur qui vient! Dans peu de jours, j'irai vous rejoindre, non plus seulement pour adoucir votre captivité, mais pour la faire cesser! non plus pour rester près de vous aux heures marquées et dans l'enceinte d'une prison, mais pour vous emmener avec moi, libre et fier! Oui, fier! vous aurez le droit de l'être, car vos fidèles Delarue et Cotenna, ce n'est point une grâce qu'ils ont obtenue, c'est une justice, c'est une réparation!

«Adieu, mon bon père; oh! que je vous aime, et que je suis heureuse!

«Teresa.»

Il n'y avait point dans cette lettre un mot, un seul mot de souvenir pour Charney. Ce mot absent, il l'avait cherché avec angoisse pendant toute la durée de sa lecture, et cependant, malgré le désappointement éprouvé par lui en ne le trouvant pas, ce fut une explosion de joie qu'il fit tout d'abord éclater:

—Vous allez être libre! s'écria-t-il; vous pourrez vous reposer sous l'abri des arbres, et voir se lever le soleil!

—Oui, dit le vieillard, je vais... vous quitter! Et c'est là cette ombre qui marche devant mon bonheur, comme pour l'obscurcir!

—Eh! qu'importe, reprit Charney, prouvant, par la véhémence de ses transports et le généreux oubli de lui-même, combien il était devenu digne de comprendre l'amitié:—vous lui serez rendu enfin! Elle aura cessé de souffrir par ma faute! Vous serez heureux! et je ne sentirai plus là, au fond de ma pensée, ce poids qui m'obsédait! Durant ce peu d'instans qui nous restent encore à passer ensemble, nous pourrons parler d'elle, du moins!

Ces derniers mots, il les avait achevés dans les bras de son vieil ami.

VII.

L'idée d'une séparation prochaine semblait avoir redoublé la tendresse mutuelle des deux captifs. Toujours ensemble, ils ne se lassaient pas de ces longs et fructueux entretiens du banc des conférences.

Il était certain sujet néanmoins, sujet bien grave, que Girhardi tentait parfois d'aborder, et que Charney, au contraire, évitait. Le vieillard y attachait trop d'importance pour se laisser facilement décourager. Car, après la réussite, il se fût éloigné avec moins de regrets. Un jour, l'occasion d'y revenir se présenta.

—N'admirez-vous pas, lui disait son compagnon, le sort qui nous a réunis ici tous deux, nous qui, séparés l'un de l'autre par les pays qui nous ont vus naître, imbus de préjugés contraires, par des routes bien différentes, étions arrivés au même point vis-à-vis de la Divinité?

—Sur ce dernier article, je m'en défends, répliqua Girhardi en souriant; oublier n'est pas nier.

—D'accord; mais lequel des deux fut le plus aveugle, le plus à plaindre?

—Vous! dit le vieillard sans hésiter; oui, vous, mon ami. Tout excès peut conduire l'homme à sa perte, sans doute; mais dans la superstition il y a croyance, il y a passion, il y a vie! Dans l'incrédulité, tout est mort! L'une, c'est le fleuve détourné de son véritable cours; il inonde, il submerge, il déplace le terrain végétal et nourricier; mais il s'imprègne de sa substance et la charrie avec lui: il pourra plus tard réparer les désastres qu'il cause! L'autre, c'est la sécheresse, c'est la stérilité. Elle tue, elle brûle sans retour; de la terre elle fait du sable, et de l'opulente Palmyre une ruine dans un désert! L'incrédulité, non contente de nous séparer de notre Créateur, relâche les liens de la société, et ceux même de la famille; en privant l'homme de sa dignité, elle fait naître autour de lui l'isolement et l'abandon, et le laisse seul, seul avec son orgueil!... J'avais bien dit: une ruine dans un désert!

—Seul avec son orgueil! murmura Charney, le coude sur l'appui du banc, le front dans sa main.—L'orgueil de la science humaine! Pourquoi l'homme se plaît-il donc à détruire les élémens de son bonheur en voulant les approfondir et les analyser? Quand il ne devrait ce bonheur qu'à un mensonge, pourquoi chercher à soulever le masque, et courir de lui-même au-devant de la perte de ses illusions? La vérité lui est-elle si douce? La science suffit-elle donc à ses désirs ambitieux? Insensé! c'est ainsi que j'étais!—Je ne suis qu'un vermisseau! me disais-je alors; un vermisseau destiné au néant; mais, me redressant sur mon fumier, j'étais fier de le savoir! J'étais fier de mon infirme nudité! J'avais douté du bonheur de la vertu; mais devant le néant mon scepticisme s'arrêta: je crus! Ma dégradation me devint glorieuse, puisque je l'avais découverte! Et, en effet, ne devais-je pas bien m'en applaudir! en échange de cette belle trouvaille, je n'avais donné que mon manteau de roi et mon trésor d'immortalité.

Le vieillard tendit la main à son compagnon:

—Le vermisseau, après avoir rampé sur la terre, lui dit-il, après s'être nourri de feuilles amères, après s'être traîné dans la fange des marais et dans la poussière des chemins, construira sa chrysalide, cercueil passager, d'où il ne sortira que transformé, purifié, pour voler de fleur en fleur, vivre de leurs parfums, et, déployant alors deux ailes brillantes, il s'élèvera vers le ciel. L'histoire du vermisseau, c'est la nôtre en effet.

Charney fit un geste négatif de tête.

—Incrédule! reprit Girhardi en le grondant d'un sourire empreint de tristesse; vous le voyez, votre mal était plus grand que le mien! la cure en est plus longue. Avez-vous donc oublié les leçons de votre Picciola?

—Non, dit Charney d'une voix grave et pénétrée; je confesse Dieu! Je crois maintenant à cette cause première, que Picciola m'a révélée, à cette puissance éternelle, admirable régulatrice de l'univers! Mais dans votre comparaison du vermisseau, il s'agit de l'homme, et qui la prouve?

—Qui la prouve? sa pensée! Elle est toute d'avenir, et le porte sans cesse en avant. Sa vie s'épuise à désirer toujours; toujours il se tourne malgré lui vers ce pôle inconnu qui l'attire, car son lot le plus glorieux est-il un fruit de la terre? Chez quel peuple les idées d'une vie future n'ont-elles point existé? Et pourquoi cette espérance ne s'accomplirait-elle pas? La pensée de l'homme irait-elle donc plus loin que la puissance de Dieu? Qui la prouve?... Je ne veux point invoquer les autorités de la révélation et des saintes Écritures: convaincantes pour moi, elles seraient sans force sur vous, comme le vent qui pousse le navire dans sa route ne peut rien contre l'immobilité du rocher, car le rocher n'a pas de voiles pour le recevoir, et sa base est enfoncée dans le sol. Mais, mon ami, nous croirions à l'immortalité de la matière, et non à l'éternité de cette intelligence qui sert à régler nos jugemens sur la matière elle-même! Quoi! la vertu, l'amour, le génie, tout cela nous viendrait par les affinités de certaines molécules terrestres, insensibles? Ce qui ne pense pas nous ferait penser? Quoi! la matière brute aurait créé l'intelligence, quand l'intelligence dirige et gouverne la matière? Alors les pierres devraient aimer, devraient penser aussi! Dites; dites, répondez!

—Que la matière soit douée de la pensée, répliqua Charney, l'Anglais Locke paraissait enclin à le supposer. Il y eut chez lui contradiction, car il repoussait les idées innées, en admettant la connaissance intuitive.—Puis, s'interrompant, il s'écria en riant:—Prenez donc garde, mon ami! Voulez-vous m'entraîner de nouveau dans ce labyrinthe à sol mouvant de la métaphysique?

—Je n'entends rien à la métaphysique, dit Girhardi.

—Et moi, pas grand'chose, répondit Charney. Ce n'est pas faute cependant de lui avoir consacré du temps! Mais laissons là une discussion qui ne peut être que stérile ou fatale. Vous êtes convaincu, gardez vos convictions. Elles vous sont chères, je le conçois: si j'allais les ébranler?

—Vous ne le pourrez pas; et j'accepte la lutte.

—Qu'avez-vous à y gagner?

—De vous ramener tout-à-fait à des croyances consolantes. Vous me citiez Locke tout à l'heure: je ne sais de lui qu'un fait, c'est que sans cesse, et même à son lit de mort, il déclarait que le seul bonheur réel pour l'homme était dans une conscience pure et dans l'espoir d'une autre vie!

—Je comprends ce qu'il y a de douceur à se verser d'avance un breuvage d'immortalité; mais ma raison se refuse à m'en laisser prendre ma part. N'en parlons plus, croyez-moi.

Tous deux gardèrent alors un silence contraint.

Dans ce moment, quelque chose qui tournoyait au-dessus de leur tête vint s'abattre tout-à-coup devant eux sur le feuillage de la plante. C'était un insecte verdâtre, un beau bupreste brodé, à ondes blanches et ondulées, à corselet étroit.

—Tenez, mon ami, dit Charney, voici une distraction qui nous arrive. Révélez-moi encore quelques-unes des merveilles de Dieu!

Girhardi prit l'insecte avec certaines précautions, l'examina, sembla réfléchir, puis soudain ses traits se contractèrent comme de l'espoir du triomphe! on eut dit qu'il venait de lui tomber du ciel un argument irrésistible; et, reprenant d'abord son ton professoral, mais l'exaltant peu à peu, à mesure que le motif secret de la leçon perçait dans ses discours:

—Moi, l'attrapeur de mouches, dit-il avec une apparente bonhomie, je dois, je le vois bien, me renfermer dans les attributions de mes modestes études. Je ne suis point un savant!

—L'esprit le plus éclairé, le mieux armé de science, répondit Charney, aperçoit rapidement les bornes de son intelligence et de sa force, quand il veut pénétrer trop avant dans les choses mystérieuses d'ici-bas. Le génie lui-même s'y use, s'y brise, avant d'en avoir pu faire jaillir la lumière vraie!

—Nous autres ignorans, reprit le vieillard, nous allons au but par le chemin le plus facile et le plus court: nous ouvrons simplement les yeux, et Dieu se révèle à nous dans la sublimité de ses ouvrages.

—Sur ce point, nous sommes d'accord, dit Charney.

—Poursuivons donc notre route! Un brin d'herbe a suffi pour vous faire comprendre cette intelligence qui gouverne le monde, un papillon vous a fait entrevoir la loi de l'harmonie universelle; maintenant ce joli bupreste, qui a la vie et le mouvement aussi, et dont l'organisation est même supérieure à celle du papillon, nous conduira peut-être plus loin. Vous n'avez encore lu qu'une page du livre immense de la nature. Je vais retourner le feuillet.

Charney se rapprocha de lui, et d'un air très attentionné examina à son tour l'insecte que le vieillard lui montrait.

—Vous voyez ce petit être. Avec la puissance de créer, tout le génie humain ne pourrait rien ajouter à son organisation, tant elle est bien calculée selon ses besoins et le but qui lui a été assigné. Il a des ailes pour se transporter d'un endroit à l'autre, des élytres par-dessus ses ailes, pour les protéger et se défendre lui-même de l'approche des corps durs. Il a de plus la poitrine recouverte d'une cuirasse, les yeux d'un réseau de mailles pour que l'épine d'un églantier ou l'aiguillon d'un ennemi ne puisse lui ravir la lumière. Il a des antennes pour interroger les obstacles qui se présentent; vivant de chasse, il a des pieds rapides pour atteindre sa proie, des mandibules de fer pour la dévorer, pour creuser la terre, s'y faire un logement, y déposer son butin ou sa ponte. Si un adversaire dangereux ose l'attaquer, il tient en réserve une liqueur âcre et corrosive qui saura bien l'éloigner. Un instinct inné lui a dès l'abord indiqué les moyens de pourvoir à sa nourriture, de se construire une habitation, de faire usage de ses instrumens et de ses armes! Et ne croyez pas que les autres insectes soient moins favorisés que lui. Tous ont eu leur part dans cette magnifique distribution des dons de la nature! L'imagination s'effraie à la variété, à la multiplicité des moyens employés par elle pour assurer l'existence et la durée de ces races infimes! Maintenant, comparons, et vous verrez que cette frêle créature que voilà suffit au besoin pour établir la ligne immense de démarcation qui sépare l'homme de la brute!

L'homme a été jeté nu sur la terre, faible, incapable de voler comme l'oiseau, de courir comme le cerf, de ramper comme le serpent! sans moyens de défense au milieu d'ennemis terribles, armés de griffes et de dards; sans moyens pour braver l'intempérie des saisons, au milieu d'animaux couverts de toisons, d'écailles, de fourrures; sans abris, quand chacun avait sa tannière, son terrier, sa carapace, sa coquille; sans armes, quand tout se montrait armé autour de lui et contre lui! Eh bien! il a été demander au lion sa caverne pour se loger, et le lion s'est retiré devant son regard; il a ravi à l'ours sa dépouille, et ce fut là son premier vêtement; il a arraché sa corne au taureau, et ce fut là sa première coupe; puis il a fouillé le sol jusque dans ses entrailles, afin d'y chercher les instrumens de sa force future; d'une côte, d'un nerf et d'un roseau, il s'est fait des armes; et l'aigle, qui d'abord, en voyant sa faiblesse et sa nudité, s'apprêtait à saisir sa proie, frappé au milieu des airs, est tombé mort à ses pieds, seulement pour lui fournir une plume, comme ornement à sa coiffure!

Parmi les animaux, en est-il un, un seul, qui eût pu vivre et se conserver à de telles conditions? Isolons pour un instant l'ouvrier de son œuvre; séparons Dieu et la nature! Eh bien! la nature a tout fait pour cet insecte, et rien pour l'homme! C'est que l'homme devait être le produit de l'intelligence, bien plus que celui de la matière, et Dieu, en lui octroyant ce don céleste, ce jet de lumière parti du foyer divin, le créa faible et misérable, pour qu'il eût à en faire usage, et qu'il fût contraint de trouver en lui-même les élémens de sa grandeur!

—Mais, mon ami, interrompit Charney, qu'a donc de si précieux cette faculté, soi-disant divine, dévolue à notre espèce? Supérieurs aux animaux sous tant de rapports, nous leur sommes inférieurs sous bien d'autres; et cet insecte lui-même, dont vous venez de me détailler les merveilles, n'est-il pas digne d'exciter notre envie, et de faire naître en nous plutôt un sentiment d'humilité qu'un sentiment d'orgueil?

—Non! car les animaux, dans leurs opérations essentielles, n'ont jamais varié. Tels ils sont, tels ils ont toujours été; ce qu'ils savent, ils l'ont toujours su. S'ils sont nés parfaits, c'est qu'il ne peut y avoir progrès chez eux. Ils ne vivent point de leur propre mouvement, mais de celui que leur a donné le Créateur. Ainsi, depuis les commencemens du monde, les castors ont bâti leurs cabanes sur le même plan, les chenilles et les araignées ont filé et tissé leurs coques et leurs toiles d'après les mêmes formes; les alvéoles des abeilles ont toujours formé l'hexagone régulier; et les fourmis-lions ont de tout temps tracé sans compas des cercles et des volutes. Le caractère de leur industrie, c'est l'uniformité, la régularité; celui de l'industrie humaine, c'est la diversité; car elle vient d'une pensée libre et créatrice aussi. Jugez maintenant. De tous les êtres de la création, l'homme seul a la mémoire, le pressentiment, l'idée du devoir et des causes occultes, la contemplation, l'amour! Seul il se détermine par le raisonnement et non par l'instinct; seul, il peut entrevoir l'univers dans son ensemble; seul, il a la prévision d'un autre monde; seul, il sait la vie et la mort!

—Sans doute, dit Charney; mais, encore une fois, ce qui le distingue des animaux est-il donc tant à son avantage? Pourquoi Dieu nous a-t-il donné une raison qui nous égare, une science qui nous trompe? Avec notre haute intelligence, nous nous faisons souvent pitié à nous-mêmes! Pourquoi le seul être privilégié est-il aussi le seul sujet à l'erreur? Pourquoi n'avons-nous pas l'instinct des animaux, ou les animaux notre raison?

—C'est qu'ils n'ont pas été créés pour la même fin. Dieu n'attend pas d'eux des vertus. Accordez-leur la raison, la liberté du choix dans leurs demeures et dans leur nourriture, et vous rompez à l'instant l'équilibre du monde. Le Créateur a voulu que la surface de ce globe, et même ses profondeurs, fussent remplies d'êtres animés, que la vie y fût partout. Et, en effet, dans les plaines, dans les vallées, dans les forêts, depuis le sommet des montagnes jusque dans les abîmes, sur les arbres comme sur les rochers, dans les mers, les lacs, les fleuves, les ruisseaux, sur leurs bords comme dans leurs lits, dans les sables comme dans les marais, dans tous les climats, sous toutes les latitudes, d'un pôle à l'autre, tout est peuplé, tout se meut avec harmonie, avec ensemble. Au fond des déserts comme derrière un fétu de paille, le lion et la fourmi sont au poste qui leur a été assigné. Chacun a sa part, chacun a sa place marquée d'avance; chacun y tourne dans son cercle providentiel; chacun y est enchaîné dans ses limites; car il fallait que toutes les cases de cet immense échiquier fussent remplies: elles le sont; nul ne peut sortir de la sienne sans mourir. L'homme seul va partout et vit partout! il traverse les océans et les déserts; il plante sa tente dans les sables, ou construit ses palais au bord des lacs; il habite au milieu des neiges de nos Alpes, comme sous les feux du tropique; il a le monde pour prison!

—Mais si ce monde est gouverné par Dieu, dit Charney, pourquoi tant de crimes au sein des sociétés humaines, et de désastres dans la nature? J'admire avec vous la sublime distribution des êtres créés; ma raison se confond devant cet ensemble saisissant; mais quand mes yeux se reportent vers l'homme...

—Mon ami, interrompit le sage, n'accusez Dieu, ni des erreurs de l'homme ni des éruptions du volcan; il a imposé à la matière des lois éternelles, et son œuvre s'accomplit sans qu'il ait à s'inquiéter si un vaisseau sombre au milieu de la tempête, ou si une ville disparaît sous les secousses du sol. Qu'importent à lui quelques existences de plus ou de moins? Croit-il donc à la mort? Non; mais à notre âme il a laissé le soin de se régler elle-même, et, ce qui le prouve, c'est l'indépendance de nos passions. Je vous ai montré les animaux obéissant tous à l'instinct qui les conduit, n'ayant que des tendances aveugles, ne possédant que des qualités inhérentes à leurs espèces; l'homme seul fait ses vertus et ses vices; seul, il a le libre arbitre, car pour lui seul cette terre est une terre d'épreuves. L'arbre du bien, que nous cultivons ici-bas avec tant d'efforts, ne fleurira pour nous que dans le ciel. Oh! ne pensez pas que Dieu puisse changer le cœur du méchant sans le faire! qu'il puisse laisser le juste dans la douleur sans lui réserver une récompense! Qu'aurait-il donc voulu en nous créant? Si nous devions, dès ce monde, recevoir le prix dû à nos vertus ou à nos forfaits, toutes les prospérités seraient honorables, et un coup de foudre serait une mort infamante!

Charney restait frappé de surprise en entendant cet homme si simple arriver tout-à-coup à l'éloquence par la conviction; il suivait son regard, il admirait sa noble figure, sur laquelle éclataient toutes les splendeurs de l'âme religieuse, et, malgré lui, il se sentait ému et pénétré.

—Mais, murmura-t-il, pourquoi Dieu ne nous a-t-il pas donné la certitude de notre éternité?

—L'a-t-il voulu? le devait-il vouloir? répliqua le saint vieillard, en se levant avec majesté et posant affectueusement la main sur l'épaule de son compagnon.—Le doute peut-être nous était nécessaire pour abaisser l'orgueil de notre raison. Que serait la vertu, si son prix était certain d'avance? Que deviendrait le libre arbitre? La pensée de l'homme est immense et non infinie; elle est à la fois grande et restreinte. Elle est grande, pour lui faire comprendre sa dignité et le mettre à même de monter jusqu'à Dieu par la contemplation de ses œuvres; elle est restreinte, pour qu'il sente sa dépendance de ce même Dieu. L'homme ici-bas ne doit qu'entrevoir: la foi fait le reste!—Mon Dieu! mon Dieu! s'écria Girhardi, croisant les mains avec ferveur et portant vers le ciel ses yeux humides de larmes, donne-moi donc ta force pour relever entièrement cet homme abattu et qui veut marcher vers toi! Prête-moi ton secours pour faire reprendre l'essor à cette âme immortelle qui s'ignore elle-même! Que mes paroles soient persuasives, puisque mon cœur est convaincu! Mais ici que fait l'avocat à la cause, quand la nature entière apporte son témoignage unanime? En a-t-il même tant fallu? Une fleur, un insecte, suffisent pour proclamer ta toute-puissance, et révéler à l'homme sa destinée future. Eh bien! que cette plante que voilà achève son ouvrage! n'est-elle pas, mon Dieu! comme toutes tes créatures, éclairée par ton soleil, et fécondée par le souffle émané de toi?

Le vieillard alors sembla s'oublier dans une extase silencieuse; sans doute il priait en lui-même; et, lorsqu'il se retourna vers son compagnon, il le trouva les deux mains appuyées sur le dossier du banc rustique; son front était courbé, et ses traits gardaient encore le caractère d'un saint recueillement.

VIII.

Dans le cœur purifié de Charney, le sang coulait plus calme; dans sa tête agrandie, les pensées se succédaient plus douces, plus consolantes, plus affectueuses. Ainsi que le sage Piémontais, il sentait un besoin vague de donner à son âme une expansion de tendresse. Il rêvait alors avec délice aux êtres que, par un lien de reconnaissance ou d'amitié, il pouvait rattacher à lui. Parmi ceux-ci, Joséphine, Girhardi et Ludovic s'offraient d'abord pour peupler son monde céleste; puis comme deux ombres de femmes se dessinaient aux extrémités de cet arc-en-ciel d'amour, venu après l'orage: ainsi qu'on voit, dans des tableaux d'église, deux séraphins, la tête inclinée, la robe flottante, les ailes à demi déployées, marquer les limites d'un Éden.

L'une de ces ombres, c'était la fée de ses rêves, la Picciola jeune fille, cette fraîche image née des parfums de sa fleur; l'autre, l'ange de sa prison, sa seconde providence, Teresa Girhardi.

Par une opposition bizarre, la première, qui n'existait pour lui que comme idéalité, s'offrait seule cependant à son souvenir, sous des formes fixes, distinctes, arrêtées. Il voyait se contracter légèrement son front, son œil briller, sa bouche sourire. Telle elle lui était apparue dans un songe, telle il la retrouvait toujours. Quant à Teresa, n'ayant jamais arrêté son regard sur elle, ou du moins croyant ne l'avoir aperçue qu'à travers une illusion, sous quels traits pouvait-il se la représenter? Le séraphin avait la face voilée; et, si Charney voulait forcément soulever ce voile, c'était encore la figure de Picciola qui saillissait devant lui, de Picciola se multipliant tout-à-coup, quoi qu'il en ait, pour recevoir cet hommage du cœur, destiné à sa rivale.

Un matin, le prisonnier, tout éveillé, se crut entièrement en proie à cette singulière hallucination.

Le jour naissait. Déjà debout, il pensait à Girhardi. Ce dernier pressentant sa délivrance prochaine, ses adieux du soir s'étaient manifestés par de si touchantes expressions de regrets, que le comte n'en avait pu dormir de la nuit, tant l'idée de cette séparation le troublait lui-même. Après avoir quelque temps marché dans sa chambre, ses yeux se portaient machinalement vers le banc des conférences, où, la veille encore, il s'était entretenu de la fille avec le père, quand, dans la cour de la prison, sur ce même banc, à travers un de ces brouillards grisâtres de l'automne, il vit tout-à-coup une jeune femme assise. Elle était seule, et, dans une attitude attentionnée, paraissait en contemplation devant la plante.

Aussitôt Charney pensa à Teresa, à son arrivée.

—C'est elle! se dit-il; et je vais la voir un instant, pour ne plus la voir jamais! et mon vieux compagnon la suivra!

Comme il disait, la jeune femme tourna la tête de son côté; et la figure qu'il aperçut alors, ce fut de nouveau, et encore, et toujours, celle de Picciola!

Stupéfait, il passa sa main sur son front, sur ses yeux, toucha ses vêtemens, les froids barreaux de sa fenêtre, pour bien s'assurer que, cette fois, ce n'était point un songe.

La jeune femme se leva, fit quelques pas vers lui, et, souriante, confuse, le salua d'un geste timide. Charney ne répondit ni à ce geste ni à ce sourire; il regarda fixement ces formes gracieuses, qui se mouvaient à travers le brouillard: c'étaient bien les mêmes qu'il avait vues naguère dans les fêtes que lui donnait Picciola, les mêmes traits qui le poursuivaient sans cesse dans ses pensées et dans ses rêveries; et, se croyant atteint d'un délire fiévreux, il alla se jeter sur son lit pour recouvrer ses sens.

Quelques minutes après, sa porte s'ouvrit, et Ludovic entra:

Ohimè! ohimè! bonne et mauvaise nouvelle, signor conte! s'écria-t-il. Un de mes oiseaux va s'envoler, non par-dessus les murs, mais par la porte. Tant mieux pour lui, tant pis pour vous!

—Quoi! est-ce donc pour aujourd'hui?

—Je ne crois pas, signor conte. Cependant ça ne peut tarder, car l'acte est signé à Paris, dit-on, et il doit être en route pour Turin. Du moins, la Giovane l'a raconté ainsi devant moi à son père.

—Comment! s'écria Charney, se soulevant à moitié sur son lit, elle est arrivée? elle est ici?

—À Fénestrelle, depuis hier, dans la soirée, avec une permission en bonne forme pour entrer chez nous. Malheureusement, la consigne ne veut pas qu'on baisse le pont-levis si tard devant une femme; il lui a fallu remettre sa visite au lendemain. Je la savais là, moi; mais cap-de-Dious! je me suis bien gardé de le dire au pauvre vieux: il n'aurait pu en fermer l'œil de la nuit, et le temps lui aurait trop duré, s'il avait su sa fille si près de lui! Ce matin, elle était levée avant le soleil, et elle est venue avec le jour attendre, au milieu du brouillard, à la porte de la citadelle; la digne créature du bon Dieu!

—Mais, interrompit Charney, interdit, confondu, n'a-t-elle point séjourné quelque temps dans le préau, assise sur le banc?

Et il s'élança vers la fenêtre, plongea un regard du côté de la cour, et se retournant vers Ludovic:

—Elle n'y est plus! dit-il.

—Sans doute, elle n'y est plus, mais elle y a été, répondit celui-ci. Oui, elle est restée là, tandis que j'étais monté près du bon homme pour le préparer à la visite, car on meurt de joie. La joie, à ce qu'il paraît, ressemble aux liqueurs fortes: une petite taupette de temps en temps, c'est bien; mais il ne faut pas vider la gourde d'un seul coup. Maintenant ils sont ensemble, bien contens tous les deux; et moi, les voyant si remplis d'aise, per Bacco! je me suis senti navré tout-à-coup. J'ai pensé à vous, signor conte, à vous, qui allez demeurer bientôt sans compagnon; et je suis venu pour que vous vous souveniez que Ludovic vous reste, et Picciola aussi. Elle commence à perdre ses feuilles; mais c'est l'effet de la saison: il ne faut pas la mépriser pour cela.

Et il sortit, sans attendre la réponse de Charney.

Quant à celui-ci, non encore remis de sa surprise et de son émotion, il cherchait à s'expliquer sa singulière vision, et commençait enfin à penser que la douce image, revêtue par Picciola jeune fille, pourrait bien n'avoir été autre que celle de Teresa, entrevue par lui naguère à la petite fenêtre grillée, et dont, à son insu, le souvenir sans doute était venu se retracer dans ses rêves.

Tandis qu'il se raisonnait ainsi, le murmure de deux voix arriva à son oreille, du haut de l'escalier, et il entendit glisser sur les marches, à côté des pas bien connus du vieillard, un pas léger, furtif, à peine effleurant la pierre. Bientôt ce bruit régulier cessa tout-à-coup devant sa porte. Il tressaillit; mais Girhardi seul parut:

—Elle est ici, dit-il, et elle vous attend près de la plante.

Charney le suivit silencieusement, sans avoir la force d'articuler un mot, et le cœur rempli d'une sorte de gêne plutôt que de plaisir.

Était-ce donc l'embarras de se présenter devant une femme à laquelle il devait tout, et envers laquelle il ne pouvait s'acquitter? Se souvenait-il de quelle façon, le matin même, il avait accueilli son sourire et son salut? Alors que la séparation approchait, sentait-il faillir son courage et sa résignation? Quoi qu'il en soit de ces causes et de bien d'autres peut-être, quand il se présenta devant elle, à ses manières, à son langage, nul n'eût pu reconnaître le brillant comte de Charney; l'aisance de l'homme du monde, la fermeté du philosophe, avaient fait place à un balbutiement, à une gaucherie, auxquels Teresa dut sans doute l'apparence de froideur et de circonspection dont elle revêtit ses réponses et son maintien.

Malgré tous les soins que Girhardi se donna pour mettre en rapport l'un vis-à-vis de l'autre sa fille et son ami, l'entretien ne roula d'abord que sur des lieux communs d'espérance et de consolation pour l'avenir. Revenu de son premier trouble, Charney, sur les traits si calmes de la Turinaise, ne vit qu'indifférence, et se persuada facilement que, dans ses services rendus, elle n'avait fait qu'obéir à son caractère aventureux, ou aux ordres de son père.

Alors, il en vint à regretter presque de l'avoir vue; car retrouvait-il encore, en pensant à elle, tout ce charme d'autrefois? Tandis qu'ils étaient assis tous trois sur le banc, Girhardi en contemplation devant sa fille, et Charney articulant quelques froides paroles sans suite, dans un mouvement que fit Teresa vers son père, un large médaillon, suspendu à son cou et caché sous un pli de sa robe, s'en échappa. Charney y put voir, d'un coté, les cheveux blancs du vieillard, de l'autre, une fleur desséchée, précieusement conservée entre la soie et le cristal. C'était la fleur que lui-même lui avait envoyée par Ludovic.

Quoi! cette fleur, elle l'avait gardée, conservée, placée précieusement près des cheveux de son père! de son père qu'elle adorait! La fleur de Picciola ne brillait plus sur le front de la jeune fille; elle reposait sur son cœur! Cette vue avait changé toutes les dispositions de Charney. Il se reprenait à examiner de nouveau Teresa, comme si elle venait de se métamorphoser devant lui, et qu'il dût découvrir en elle ce qui ne s'y était pas encore montré. Et en effet, son visage, tourné vers son père, s'éclairait d'une double expression de tendresse et de sérénité; elle était belle alors comme les vierges de Raphaël sont belles, comme sont belles les âmes aimantes et pures! Charney suivait lentement du regard ce profil gracieux et animé sur lequel s'harmoniaient si bien la douceur et la force, l'énergie et la timidité! Depuis si long-temps il n'avait pu contempler une face humaine, ainsi resplendissante de l'éclat de la jeunesse, de la beauté, de la vertu! Il s'enivrait de ce spectacle, et après avoir parcouru l'ensemble séduisant du cou, des épaules et de la taille, ses yeux revenaient ardemment se fixer sur le médaillon.

—Vous n'avez donc pas dédaigné mon faible présent? murmura-t-il; et si bas qu'il l'eût murmuré, Teresa se redressa avec vivacité vers lui, et son premier mouvement fut de remettre le bijou en place; mais en même temps, à son tour, elle examinait le changement survenu sur les traits du comte, et tous deux rougirent à la fois.

—Qu'as-tu, mon enfant? demanda Girhardi en la voyant troublée.

—Rien, dit-elle;—et, se reprenant aussitôt, comme si elle eût craint devant elle-même de nier un sentiment pur et honorable:—C'est ce médaillon... Tenez, mon père, ce sont vos cheveux.—Puis, se tournant vers Charney:—Voyez, monsieur, voici la fleur que j'ai reçue de votre part, et que je garde... que je garderai toujours!

Il y avait dans ses paroles, dans le son de sa voix, dans cet instinct de la pudeur, qui lui inspirait de s'adresser dans son explication aussi bien à son père qu'à l'étranger, tant de franchise et de modestie à la fois, une expression si tendre et si chaste, que Charney en ressentit un ravissement tel qu'il n'en avait jamais éprouvé de pareil.

Le reste de la journée s'écoula ensuite pour eux dans les épanchemens et les effusions d'une amitié qui semblait s'accroître de minute en minute. À part l'attraction secrète qui nous rapproche les uns des autres, l'intimité marche toujours en raison de la mesure de temps que nous avons à donner à nos affections nouvelles.

Charney et Teresa ne s'étaient jamais parlé avant ce jour; mais ils avaient tant pensé l'un à l'autre, et si peu d'heures leur restaient peut-être! Aussi, quand Charney, par une considération purement d'étiquette et de savoir-vivre, fit un mouvement pour se retirer, voulant, disait-il, après une si longue absence, laisser le père et la fille tout entiers au bonheur de se revoir:

—Vous nous quittez!—s'écria Teresa, le retenant d'un regard, tandis que Girhardi l'arrêtait d'un geste:—Êtes-vous donc un étranger pour mon père... et pour moi? ajouta-t-elle avec un ton charmant de reproche.

Pour mieux lui faire comprendre combien sa présence le gênait peu, elle se mit à détailler tout ce qu'elle avait fait depuis sa sortie de Fénestrelle, et les moyens employés par elle pour réunir les deux captifs. Ayant achevé son récit, elle adjura Charney de commencer le sien, et de dire l'emploi de ses journées et ses occupations près de Picciola.

Celui-ci dut donc entamer l'histoire des premiers temps de sa prison, ses ennuis et ses travaux manuels, la bien-venue de sa plante, son développement progressif; et Teresa, d'un air curieux et enjoué, le pressait de questions sur chacune de ses découvertes.

Assis entre les deux interlocuteurs, Girhardi, tenant d'une main la main de la fille qui lui était rendue, et de l'autre celle de l'ami qu'il allait quitter, les écoutait et les regardait tour-à-tour avec un sentiment mélangé de joie et de tristesse. Mais parfois les mains du vieillard se rapprochaient l'une de l'autre, et aussi, par le même mouvement, celles de Charney et de Teresa. Alors les deux jeunes gens, émus, embarrassés, s'animaient du regard et se taisaient de la voix. Enfin la jeune fille, sans nulle apparence de pruderie ou d'affectation, dégagea doucement sa main, et, la posant sur l'épaule de son père, y appuyant nonchalamment sa tête, dans une attrayante posture, tourna, en souriant, les yeux vers Charney, pour l'engager à continuer.

Enhardi, entraîné par tant de grâce et d'abandon, celui-ci en vint jusqu'à raconter ses rêves auprès de sa plante. Je l'ai dit, c'étaient là les grands événemens de sa vie durant sa solitude. Il parla de cette jeune fille naïve et séduisante, dans laquelle Picciola se montrait personnifiée, et tandis qu'avec chaleur, avec transport, il en esquissait le portrait, la figure de Teresa se dépouillait graduellement de son sourire, et sa poitrine se gonflait en l'écoutant.

Le narrateur se garda bien de nommer le vrai modèle de cette douce image; mais, achevant l'histoire et les malheurs de sa plante, il rappela l'instant où, par ordre du commandant, Picciola mourante allait être arrachée de terre sous ses yeux.

—Pauvre Picciola! s'écria alors Teresa attendrie! oh! tu m'appartiens aussi à moi, chère petite! car j'ai contribué à ta délivrance.

Et Charney, transporté de joie, la remercia dans son cœur de cette adoption, qui venait d'établir une sainte communauté entre elle et lui.

IX.

Certes, Charney eût pour toujours, et bien volontairement, renoncé à la liberté, à la fortune, au monde, si ses jours avaient dû s'écouler ainsi dans une prison, entre Teresa et son père. Cette jeune fille, il l'aimait comme il n'avait jamais aimé. Ce sentiment, jusque alors étranger à son âme, venait d'y pénétrer, à la fois violent et doux, amer et onctueux, tel qu'un fruit acide qui parfume la bouche en l'irritant. Il se révélait à lui par les angoisses d'une joie inconnue, par des élancemens de tendresse, qui étreignaient tout ensemble Dieu et les hommes, et la nature entière. Il croyait sentir sa tête, son cœur, sa poitrine, se détendre, s'élargir, pour contenir les espérances, les projets, les sensations qui lui arrivaient en foule.

Le lendemain, tous trois se tenaient encore dans le préau, près de la plante; les deux, amis sur le banc, Teresa, leur faisant face, sur une chaise que Ludovic avait eu la précaution de descendre.

Elle avait apporté quelque ouvrage de femme, une broderie, et, l'enjouement sur les traits, la figure colorée d'une teinte de bien-être et de satisfaction, suivant de la tête le mouvement de son aiguille, levant les yeux en même temps que la main, elle arrêtait tour à tour son sourire sur son père et sur Charney, en jetant quelques propos frivoles au milieu de leurs graves entretiens. Puis, ensuite, elle se leva, et, sans plus se soucier d'interrompre la conversation des deux penseurs, elle alla presser son père entre ses bras et baiser ses cheveux.

Cette conversation, interrompue par elle, ne fut pas reprise. Charney venait de tomber dans une profonde méditation.

Est-il aimé de Teresa?—À cette question qu'il s'adresse à lui-même, deux pensées contrastantes l'agitent en même temps: il craint de le croire; il tremble d'en douter! Elle a conservé la fleur donnée par lui, et promis de la garder toujours; elle s'est troublée lorsque, la veille, leurs deux mains se rapprochaient sur les genoux du vieillard; son sein s'est ému au récit de ses rêves passionnés; mais ces mots, articulés d'une voix si tendre, c'est devant son père qu'elle les a prononcés. Quel sens prêter à tous ces charmans témoignages, indices de pitié, d'intérêt, de dévouement? Ne lui en avait-elle pas donné des preuves bien avant cette entrevue, et quand leurs regards ne s'étaient pas rencontrés encore, que leurs paroles n'avaient jamais été échangées? Insensé! insensé! qui croit si facilement avoir place dans ce cœur qu'un sentiment de tendresse filiale emplit tout entier, et prend pour des palpitations d'amour les pudiques tressaillemens d'une vierge!

Qu'importe? il l'aime, lui; il veut l'aimer long-temps, toujours, et substituer à une idéalisation, désormais insuffisante, cette angélique réalité.

Cet amour, il le renfermera en lui-même: chercher à le faire partager serait un crime. Pourquoi vouloir empoisonner un si bel avenir? Ne sont-ils pas destinés à vivre séparés l'un de l'autre? elle, libre, heureuse, au milieu d'un monde où elle ne tardera pas à se choisir un époux; lui, seul, dans sa prison, où il doit rester avec Picciola et ses éternels souvenirs d'un instant?

Aussi, le parti de Charney est bien pris: dès ce jour, dès ce moment, il affectera l'insouciance auprès de Teresa, ou, du moins, il saura s'envelopper des faux semblans d'une amitié calme et tranquille! Malheur à lui, malheur à tous deux, si elle l'aimait!

Plein de ces beaux projets, quand il sortit de ses réflexions, il prêta l'oreille à des phrases vivement échangées entre Girhardi et sa fille.

Celle-ci s'abandonnait toute à l'idée de la prochaine délivrance de son père, et paraissait vouloir dissuader le vieillard, qui, soit feinte ou conviction, affirmait que l'année finirait sans doute avant sa captivité:

—Je connais les retards de cour; si peu de chose suffit pour suspendre la justice ou la bonne volonté des hommes puissants!

—S'il en est ainsi, dit la jeune fille, demain je retournerai à Turin, pour hâter l'exécution de leurs promesses.

—Qui nous presse tant? répondait Girhardi.

—Quoi! préférez-vous donc votre chambre étroite et obscure et cette vilaine cour à votre habitation et à vos beaux jardins de la Colline?

Cette apparente disposition de Teresa, l'espèce d'impatience qu'elle témoignait à s'éloigner de Fénestrelle, eût dû plaire à Charney, en lui prouvant qu'il n'était pas aimé, et que le danger redouté pour elle était loin d'être à craindre; cependant ce qui le servait si bien dans ses désirs le troubla au point de lui faire oublier tout-à-coup son rôle projeté. Il n'affecta ni insouciance, ni amitié calme et tranquille. En proie à un dépit douloureux, il ne put s'empêcher de le manifester; mais Teresa ne parut y prêter attention que pour plaisanter sur son silence et son air boudeur, et de nouveau elle reprit sa thèse pour prouver que, si le décret attendu tardait encore, elle devait au plus tôt se rendre auprès de Menou, et même auprès de l'empereur, à Paris même, s'il le fallait!

Elle, d'ordinaire si indulgente, si réservée, semblait soudainement dominée par un incompréhensible besoin de raillerie et de loquacité.

—Qu'as-tu donc, ce matin? lui disait son père, tout étonné de la voir se réjouir devant le pauvre captif, qu'ils allaient bientôt laisser derrière eux.

Charney ne savait que penser d'elle.

C'est que Teresa, de son côté, s'était livrée aux mêmes réflexions que Charney. Dans la journée de la veille, elle n'avait pas senti l'amour venir, mais elle avait compris qu'il était venu déjà depuis long-temps. Comme Charney, elle voulait bien l'accepter pour elle à ses risques et périls, mais, comme lui encore, elle le redoutait pour l'autre! Et cette joie d'aimer, cette crainte d'être aimée, la jetait dans ces contradictions avec elle-même, et dans cette activité de paroles où son cœur cherchait à s'étourdir.

Mais bientôt tous ces efforts, toute cette contrainte pour déguiser leurs vrais sentimens, tombèrent soudain d'eux-mêmes, des deux côtés à la fois. Doucement attentifs aux récits de Girhardi, qui leur racontait combien souvent il avait vu des prisonniers, dont la grâce était publiquement annoncée, en attendre vainement l'effet durant des mois entiers, ils se laissèrent persuader avec délice, avec transport: on eût dit que désormais et à toujours, cette prison devait leur servir d'asile, tant les projets se succédaient pour le lendemain et les jours suivans, et que réunis là, avec leur ange gardien, les captifs n'avaient plus à redouter qu'une seule chose, la liberté pour un seul!

Tous trois rassérénés, les philosophes reprirent leur entretien, Teresa sa broderie et ses joyeux propos.

Un pâle rayon de soleil égayait encore la cour et venait éclairer le visage de Teresa; le vent qui fraîchissait agitait légèrement les plis et les rubans de sa collerette, et, suspendant un instant son travail, le front renversé, secouant sa chevelure, elle semblait s'enivrer tout ensemble d'air, de lumière et de bonheur, quand tout-à-coup s'ouvre la petite porte du préau.

Le colonel Morand, suivi d'un officier et de Ludovic, vient signifier à Girhardi son acte de libération. Girhardi doit quitter la forteresse sur-le-champ; une voiture l'attend près du glacis de la place, et va le transporter à Turin, lui et sa fille!

À l'arrivée du commandant, Teresa s'était levée; elle retomba bientôt sur sa chaise, et, dans le regard qu'elle jeta alors sur Charney, celui-ci eût pu voir combien s'étaient rapidement effacés de ce noble visage les vives couleurs et les joyeux sourires. Mais Charney lui-même, resté sur le banc, se tenait le front baissé, tandis qu'on donnait à Girhardi communication des papiers qui le réhabilitaient dans son honneur et le rendaient à la liberté. Les préparatifs du départ ne pouvaient être longs.

Déjà Ludovic était descendu de la chambre de l'ex-prisonnier, avec la malle contenant ses effets. L'officier l'attendait pour l'accompagner jusqu'à Turin. L'heure de la séparation avait sonné. Teresa se leva de nouveau, et parut s'occuper du soin de serrer sa broderie dans son sac, de ranger sa collerette; puis elle essaya de se ganter... elle n'en put venir à bout.

Charney alors, s'armant de résolution, s'avança vers Girhardi et lui ouvrit les bras:

—Adieu, mon père!

—Mon fils! mon cher fils! balbutia son vieux compagnon... du courage! comptez sur nous... Adieu! adieu!

Il le pressa quelque temps contre sa poitrine, et tout-à-coup, mettant fin à cette étreinte, il se tourna vers Ludovic, et, pour mieux cacher son émotion, lui fit quelques dernières recommandations inutiles, au sujet de celui qu'il laissait seul. Ludovic ne répondit rien; mais il offrit son bras au vieillard, car il avait besoin d'un appui.

Pendant ce temps, Charney s'était approché de Teresa pour prendre aussi congé d'elle. Une main sur le dossier de sa chaise, l'œil fixé vers la terre, elle restait rêveuse, immobile, en place, comme si jamais elle n'eût dû quitter ce séjour. Quand elle vit Charney près d'elle, sortant de sa rêverie, elle le considéra quelques instans sans rien dire. Il était pâle et défait, et les paroles aussi semblaient manquer à sa poitrine. Soudain la jeune fille, oubliant ses résolutions, étendit son bras vers la plante du captif:

—C'est notre Picciola que je prends à témoin, dit-elle...

Elle n'en put articuler davantage.

Une de ses mitaines de soie, qu'elle tenait à la main, tomba; Charney la ramassa, déposa un baiser dessus, et la lui rendit silencieusement.

Teresa prit la mitaine, s'en essuya les pleurs qui venaient de jaillir abondamment de ses yeux, et, la rejetant aussitôt à Charney, avec un dernier regard d'amour, avec un dernier sourire d'espérance:

—Au revoir! lui cria-t-elle; et elle entraîna son père hors de la petite cour.

Le comte les avait suivis des yeux: ils étaient partis, la petite porte s'était refermée depuis long-temps entre eux et lui, qu'il demeurait comme pétrifié, le regard en arrêt de ce côté, et que sa main pressait encore convulsivement sur son cœur la petite mitaine de Teresa.

CONCLUSION.

Un philosophe a dit que la grandeur a besoin d'être quittée pour être sentie; il l'eût pu dire également de la fortune, du bonheur, et de toutes ces jouissances si douces dont l'âme prend facilement l'habitude.

Jamais le prisonnier n'avait tant apprécié la sagesse de Girhardi, les vertus et les charmes de sa fille, que depuis le départ de ses deux hôtes. Un profond accablement succéda pour lui à l'enivrement d'un jour. Les efforts de Ludovic, les soins que réclamait Picciola, ne suffisaient plus même à le distraire; cependant ces germes de force et de moralisation, puisés au sein de ses douces études, fructifièrent enfin, et l'homme abattu se releva.

Dans la lutte, son âme s'était complétée. Il avait d'abord béni sa solitude, qui lui permettait de s'entretenir en lui-même de ces amis absens; plus tard, il vit avec joie quelqu'un venir s'asseoir sur le banc où la place du sage vieillard restait vide.

De ces nouveaux compagnons, le premier et le plus assidu fut le chapelain de la prison, ce bon prêtre qu'il avait autrefois repoussé si durement. Averti, par Ludovic, de la sombre tristesse à laquelle était en proie le prisonnier, il se présenta, oublieux du passé, pour offrir ses consolations, et on les accueillit avec reconnaissance. Mieux disposé envers les hommes, Charney ne tarda pas d'aimer celui-ci, et le siége rustique redevint encore le banc des conférences. Le philosophe exaltait les merveilles de sa plante, celles de la nature, et répétait les leçons du vieux Girhardi; le prêtre, sans entrer dans la discussion des dogmes disait la sublime morale du Christ, et tous deux se fortifiaient en s'appuyant l'un contre l'autre.

Le second visiteur, ce fut le commandant de la forteresse, le colonel Morand. Vu de près, il était assez bon homme, avait le cœur militairement placé, c'est-à-dire qu'il ne tourmentait son monde que par ordre: il réconcilia presque Charney avec les tyrans subalternes.

Enfin, Charney dut bientôt faire ses adieux à l'abbé comme au colonel. Un beau jour, quand il s'y attendait le moins, les portes de la prison s'ouvrirent aussi pour lui!

À son retour d'Austerlitz, Napoléon, importuné par Joséphine, qui de son côté peut-être avait de même quelqu'un intercédant auprès d'elle en faveur du prisonnier de Fénestrelle, se fit rendre compte de la saisie opérée chez celui-ci. On apporta devant l'empereur les linges manuscrits, jusque là déposés aux archives du ministère de la justice; il les parcourut lui-même, et après un mûr examen, déclara hautement que le comte de Charney était un fou, mais un fou désormais peu dangereux:—Celui qui a pu ainsi prosterner sa pensée devant un brin d'herbe, dit-il, peut faire un excellent botaniste et non plus un conspirateur. Je lui accorde sa grâce; qu'on lui rende ses biens, et qu'il les cultive lui-même, si tel est son bon plaisir!

Charney, à son tour, quitta donc Fénestrelle! mais il n'en partit pas seul. Pouvait-il se séparer de sa première, de sa constante amie? Après l'avoir fait transplanter dans une large caisse, bien garnie de bonne terre, il emporte, triomphant, avec lui, sa Picciola! Picciola, à qui il doit la raison; Picciola, qui lui a sauvé la vie; Picciola, dans le sein de laquelle il a puisé ses croyances consolantes; Picciola, qui lui a fait connaître l'amitié et l'amour; Picciola enfin, qui vient de le rendre à la liberté!

Et comme il allait franchir le pont-levis de la forteresse, une main rude et large se tendit tout-à-coup vers lui:—Signor conte, disait Ludovic en étouffant une grosse émotion, donnez-moi votre main; maintenant nous pouvons être amis, puisque vous partez, puisque vous nous quittez, puisque nous ne nous verrons plus!... Dieu merci!

Charney lui sauta au cou:—Nous nous reverrons encore, mon cher Ludovic! Ludovic, mon ami! Et après l'avoir embrassé, lui avoir pressé la main vingt fois, il sortit de la citadelle.

Il avait traversé l'esplanade, laissé derrière lui la montagne sur laquelle est située la forteresse, franchi le pont jeté sur le Clusone, et tournait déjà le chemin de Suze, qu'une voix s'élevait encore, criant du haut des remparts:

—Adieu, signor conte! adieu, Picciola!

Six mois après, un riche équipage s'arrêta devant la prison d'état de Fénestrelle. Un voyageur en descendit et demanda Ludovic Ritti. C'était l'ancien captif, qui venait faire une visite à son ami le geôlier. Une jeune dame s'appuyait tendrement des deux bras sur le bras du voyageur. Cette jeune dame c'était Teresa Girhardi, comtesse de Charney. Ensemble, ils visitèrent le préau, et la chambre naguère habitée par l'ennui, l'incrédulité, la désillusion! De toutes les sentences désespérées qui avaient sillonné les blanches parois, une seule restait:

Science, esprit, beauté, jeunesse, fortune, tout, ici-bas, est impuissant à donner le bonheur.

Teresa ajouta:—Sans l'amour!

Un baiser que Charney déposa sur son front confirma ce qu'elle venait d'écrire.

Le comte était venu prier Ludovic d'être parrain de son premier enfant, comme il l'avait été de Picciola; et des signes ostensibles chez la comtesse annonçaient assez que Ludovic devait se tenir prêt vers la fin de l'année.

Leur mission accomplie, les deux époux retournèrent à Turin, où les attendait Girhardi, dans leur beau domaine de la Colline.

Près de son logis particulier, au sein d'une riche plate-bande, éclairée, réchauffée par les rayons du soleil levant, Charney avait fait déposer sa plante, qu'aucune autre ne venait gêner dans son développement. Par son ordre, nulle main étrangère ne devait s'occuper d'elle, de sa culture, de son bien-être. Il l'avait défendu! Lui seul y devait veiller. C'était une occupation, un devoir, un acquit, imposés à sa reconnaissance.

Que les jours alors s'écoulaient rapidement! Entouré de jardins immenses, aux bords d'un fleuve, sous un beau ciel, Charney savourait la vie des heureux de ce monde. Le temps ajoutait un nouveau charme, une nouvelle force à tous ses liens; car l'habitude, comme le lierre de nos murailles, cimente et consolide ce qu'elle ne peut détruire. L'amitié de Girhardi, l'amour de Teresa, les bénédictions de ceux qui vivaient sous son toit, rien ne manquait à son bonheur; et le moment arriva où ce bonheur allait s'accroître encore. Charney devint père!

Oh! alors son cœur déborda de félicité. Sa tendresse pour sa fille sembla redoubler celle qu'il portait à sa femme. Il ne se laissait point de les contempler, de les adorer toutes deux. Se séparer d'elles un moment, lui était un supplice!

Dans ce temps, Ludovic arriva pour tenir sa promesse: il voulut visiter d'abord sa première filleule, celle de la prison. Mais, hélas! au milieu de ces transports d'amour, de ces prospérités qui remplissaient l'habitation de la Colline, la source de toutes ces joies, de tout ce bonheur, la povera Picciola était morte... morte faute de soins!

FIN.






End of Project Gutenberg's Picciola, by X.-B. Saintine and Paul Louis Jacob

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PICCIOLA ***

***** This file should be named 39071-h.htm or 39071-h.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/3/9/0/7/39071/

Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was
produced from scanned images of public domain material
from the Google Print project.)


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
http://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org/license

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.