Title: Histoire des plus célèbres amateurs italiens et de leurs relations avec les artistes
Author: Antoine Jules Dumesnil
Release date: November 4, 2005 [eBook #17004]
Most recently updated: December 12, 2020
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif
1478-1529.
La cour d'Urbin; Jules II et Léon X; le Bramante; Giuliano da San Gallo;
Découverte du Laocoon; fondation de Saint-Pierre.
Agostino Chigi; Balthasar Peruzzi; Sebastiano del Piombo.
Raphaele Sanzio; La villa Chigi; Sainte-Marie-de-la-paix;
Sainte-Marie-du-Peuple. Le Bibbiena; le Bembo;
première représentation de la Calandria; Jules Romain;
le marquis de Mantoue; Adrien VI; Clément VII; Charles-Quint;
École romaine.
1492-1557.
Le Titien; le Sansovino; Lione Lioni; Vasari; le Salviati; Enea Vico;
Andréa Schiavoni; Bonifazio; le Danese; Tiziano Aspetti;
Le Tribolo; Simone Bianco; Lorenzo Lotto;
Fra Sebastiano; le Tintoretto; Gio. da Udine; Jules Romain;
Michel-Ange; Baccio Bandinelli.
André Doria; le marquis du Guast; le doge André Gritti;
Paul III; Charles-Quint; le duc Alexandre de Médicis.
École vénitienne.
1575-1641.
Gio. Luigi Valesio; Giulio Cesare Procaccino;
Lavinia Fontana Zappi;
Louis Carrache; le Dominiquin; Lanfranc.
Ecole bolonaise.
1590-1065.
Simon Vouët; le Dominiquin; Peiresc;
Le Bernin; Pierre de Cortone; Corneille Bloemaert; Pietro Testa;
Artemisia Gentileschi; Giovanna Gazzoui; le jésuite Fra Giov. Saliano;
Pierre Mignard; C. A. Dufresnoy; Nicolas Poussin; Paul V; Urbain VIII;
Paul Fréart de Chantelou; M. de Noyers; Le cardinal de Richelieu.
AVERTISSEMENT.
APPENDICE
I,
II,
III ET IV,
V,
VI
TABLE
L'auteur et l'éditeur de cet ouvrage se réservent le droit de le traduire ou de le faire traduire en toutes les langues. Ils poursuivront, en vertu des lois, décrets et traités internationaux, toutes contrefaçons ou toutes traductions faites au mépris de leurs droits.
Le dépôt légal de l'ouvrage a été fait à Paris, au ministère de la police générale, et toutes les formalités prescrites par les traités sont remplies dans les divers états avec lesquels la France a conclu des conventions littéraires.
On a beaucoup écrit sur les artistes, et il existe, dans presque toutes les langues, un grand nombre de livres sur leurs vies et sur leurs ouvrages; mais on en chercherait vainement un seul sur les amateurs. C'est à peine si, dans les biographies des artistes, les noms des amateurs sont cités en passant, comme dans un catalogue, pour indiquer les oeuvres qu'ils ont commandées ou qu'ils possèdent. Cet oubli n'est pas juste; car combien d'artistes ont dû leur renommée et leur fortune aux premiers encouragements qu'ils ont reçus d'amateurs aussi généreux qu'éclairés. Il est même vrai de dire que le goût des amateurs a souvent réagi sur celui des artistes, et que les plus grands maîtres n'ont pas échappé à leur influence. Pour ne citer ici qu'un seul exemple, Raphaël, de son propre aveu, consultait souvent Balthasar Castiglione sur les sujets de ses compositions. Les amateurs méritent donc d'occuper, dans l'histoire de l'art, une place plus considérable que celle qui leur a été accordée jusqu'ici par les historiens et les biographes.
Mais pour qu'il n'y ait ici aucune équivoque, il faut bien s'entendre sur cette qualification d'amateur.
Il ne suffit pas d'aimer les arts, pour être un amateur dans le sens que nous attachons à ce mot; il suffit encore moins d'avoir la manie des collections d'antiquités, de statues, de dessins et de tableaux.
Aimer les arts annonce sans doute une heureuse disposition à les comprendre; mais il n'y a que l'amour joint à l'intelligence de l'art qui constitue le véritable amateur. Or, l'intelligence de l'art ne s'acquiert pas seulement en voyant ou en collectionnant des oeuvres de sculpture ou de peinture. Elle exige de longues et profondes études, des connaissances variées, un goût délicat, un jugement sûr. Le Poussin semblait avoir en vue de définir le véritable amateur, lorsqu'écrivant à son ami, M. de Chantelou, il lui disait: «Les oeuvres èsquelles il y a de la perfection ne se doivent pas voir à la hâte, mais avec temps, jugement et intelligence; il faut user des mêmes moyens à les bien juger comme à les bien faire[1].» Ailleurs il ajoute: «Le bien juger est très-difficile, si l'on n'a en cet art, grande théorie et pratique jointes ensemble: nos appétits n'en doivent pas juger seulement, mais la raison[2].» Le véritable amateur est donc celui qui joint, à l'amour de l'art, le jugement et l'intelligence.
Telles sont les qualités qu'ont possédées, à un degré remarquable, le comte Balthasar Castiglione, Pietro Aretino, Don Ferrante Carlo, et le Commandeur Cassiano del Pozzo, dont nous avons cherché à apprécier l'influence sur les artistes de leur temps.
Si nous avons choisi ces quatre personnages, ce n'est pas, assurément, qu'ils soient les seuls que l'Italie puisse revendiquer comme de véritables dilettanti. Dans ce beau pays, où les arts ont brillé pendant longtemps d'un si vif éclat, il serait facile de citer un très-grand nombre d'autres excellents connaisseurs, surtout parmi les membres du clergé, particulièrement parmi les prélats, les évêques et les cardinaux. Mais il n'en est aucun qui ait exercé autant d'influence sur les artistes que ceux auxquels nous nous sommes déterminé à consacrer plus spécialement nos recherches. Chacun d'eux a été, de son temps, en relations suivies, pendant un très-grand nombre d'années, avec les principaux maîtres; et si leur amitié a été recherchée par les artistes, c'est qu'à l'amour et à l'intelligence du beau, ils joignaient la bienveillance, le désir d'obliger avec discrétion, et toutes les autres qualités qui appellent la confiance et qui font le charme de l'intimité.
Un autre motif nous a engagé à étudier la vie et l'influence de ces quatre personnages; c'est que chacun d'eux se rattache à l'histoire d'une école différente: Balthasar Castiglione à l'école romaine, Pietro Aretino à l'école vénitienne, Don Ferrante Carlo à celle de Bologne, et le Commandeur au plus grand artiste français, Nicolas Poussin, que l'Italie n'admire pas moins que la France.
En racontant la vie de Balthasar Castiglione et l'amitié qui l'unissait à Raphaël, il nous aurait été impossible de ne pas parler d'Agostino Chigi, le riche banquier Siennois, l'un des hommes qui ont le plus contribué à procurer au Sanzio les occasions d'exercer son génie. De même, la biographie du commandeur Cassiano del Pozzo se mêle à celle de Paul Fréart, sieur de Chantelou; puisque ces deux illustres amateurs étaient liés au même degré avec notre Poussin, qui était comme leur centre commun d'attraction. Nous avons donc cru ne pas pouvoir séparer Agostino Chigi de Balthasar Castiglione et de Raphaël, pas plus que M. de Chantelou du Commandeur del Pozzo et du Poussin.
Les détails donnés sur M. de Chantelou serviront, d'ailleurs, de transition naturelle à la suite que nous nous proposons de publier sur les amateurs français.
Ce premier volume est le résultat de plusieurs années d'études et de recherches, tant en France qu'en Italie. On trouvera peut-être qu'il renferme un trop grand nombre de citations et de traductions: j'aurais désiré pouvoir m'effacer plus complètement encore, et laisser entièrement les artistes se faire connaître par eux-mêmes. Je n'ai pas la prétention d'apprendre quoi que ce soit à ceux qui savent; j'ai voulu seulement épargner aux artistes, qui me feront l'honneur de lire cet ouvrage, des recherches qui font perdre beaucoup de temps, et qui sont souvent incompatibles avec le courant de leurs occupations.
En terminant, qu'il me soit permis de témoigner publiquement ma reconnaissance à M. Le Go, secrétaire, depuis près de vingt années, de l'Académie de France à Rome, possesseur d'une admirable bibliothèque sur les arts, formée par ses soins, qu'il a bien voulu mettre à ma disposition; à M. Cailloué, fixé à Rome depuis longtemps par son goût pour les arts, et qui s'est acquis dans la statuaire une réputation justement méritée; à MM. Paul et Raymond Balze et Michel Dumas, élèves de M. Ingres, ainsi qu'à MM. Matout, Français, Célestin Nanteuil, Lebouys et Troyon, pour les excellents conseils et les encouragements qu'ils ont bien voulu me donner.
De tous les amateurs célèbres qui vécurent sous les pontificats de Jules II et de Léon X, il n'en est aucun qui exerça une plus grande influence sur l'école romaine que Balthasar Castiglione. Intimement lié avec Raphaël, il lui fournit plus d'une fois les sujets de ses compositions, et prit part au grand travail que le Sanzio avait entrepris pour la reconnaissance et la restauration des précieux restes de l'antiquité qui existaient encore dans la ville éternelle. Après la mort de l'Urbinate, son amitié valut à Jules Romain la protection du marquis de Mantoue. Ce prince, grâce à la recommandation du Castiglione, accueillit dans sa capitale, avec la plus éclatante distinction, l'héritier de Raphaël, et l'on peut dire avec vérité que Mantoue est principalement redevable au Castiglione des immenses et magnifiques ouvrages d'architecture et de peinture qu'y a laissés le génie de Jules Romain. Le Castiglione avait puisé l'amour du beau dans l'étude[Pg 2] approfondie des oeuvres d'Homère, de Platon, de Cicéron et de Virgile, ces maîtres de ceux qui savent. Aussi, malgré les agitations d'une vie mêlée aux intrigues des cours, aux chances des combats et aux négociations de la politique, il ne négligea aucune occasion de s'occuper des arts, de se lier avec les grands maîtres, ses contemporains, et d'admirer leurs chefs-d'oeuvre. Il fut peut-être le seul homme de son temps qui pût entretenir des relations d'amitié aussi intimement avec Michel-Ange qu'avec Raphaël: il dut cet heureux privilège non-seulement à l'aménité de ses manières et à la bienveillance de son caractère, mais encore à ses connaissances profondes et variées, à la solidité de son jugement, à son goût si délicat et si sûr que Raphaël lui-même craignait de ne pouvoir le satisfaire; enfin, à son amour dû beau qui ne l'abandonna jamais et qui lui faisait constamment rechercher le séjour de Rome. Cette préférence qu'il accorda toujours à la ville que le Bramante, Raphaël et ses élèves, Michel-Ange, Sebastiano-del-Piombo, Daniel de Volterre et tant d'autres avaient choisie comme une commune patrie, ne se démentit jamais. Aussi, lorsque du fond de l'Espagne, où il suivait, comme nonce de Clément Vil auprès de Charles-Quint, des négociations fort importantes, il apprit la prise de cette ville par les bandes indisciplinées du connétable de Bourbon, la dispersion des élèves de Raphaël, les ravages exercés dans le Vatican et la basilique de Saint-Pierre, la destruction d'un grand[Pg 3] nombre de chefs-d'oeuvre et tant d'autres malheurs irréparables, il fut tellement frappé de ces désastres, qu'au témoignage de tous ses contemporains, la douleur qu'il en ressentit ne tarda pas à le conduire au tombeau.
Pour apprécier l'influence que le Castiglione a pu exercer sur les artistes de son temps, et en particulier sur Raphaël et Jules Romain, il est nécessaire de le suivre dans les diverses situations de sa vie. C'est ce que nous allons essayer de faire, en nous appuyant surtout sur ses propres lettres qui équivalent presque à des mémoires[3].
Balthasar Castiglione naquit à Casatico, maison de campagne de sa famille dans le Mantouan, le 6 décembre 1478. Son père, Christophe de Castiglione, était un noble et brave gentilhomme et sa mère, Louise de Gonzague, était une femme aussi distinguée par son esprit que par sa beauté. Elle appartenait à l'une des branches des Gonzague, dont le chef était marquis de Mantoue.
C'était alors l'époque de la renaissance des lettres, et le goût des oeuvres de l'antiquité agitait tous les esprits. Les découvertes d'ouvrages grecs et latins faites en Italie, et leur publication à Florence, sous les auspices de Laurent de Médicis; les travaux de Politien et de beaucoup d'autres savants illustres [Pg 4]avaient dirigé les esprits vers l'étude des écrivains de l'antiquité. Les nobles et riches Italiens de ce siècle, bien supérieurs en cela aux seigneurs des nations ultramontaines, avaient en honneur la culture des lettres, et ne faisaient pas consister exclusivement le mérite d'un chevalier dans la force corporelle et dans l'adresse à manier les armes. L'étude des lettres grecques et latines entrait nécessairement dans l'éducation d'un jeune homme que sa naissance ou sa fortune appelait à jouer un rôle dans le monde. Les parents du Castiglione n'eurent garde de manquer à ce devoir. Malgré les embarras d'une famille nombreuse[4] et d'une fortune médiocre, ils n'hésitèrent pas à lui donner les meilleurs maîtres, afin de lui procurer des connaissances solides et brillantes.
La ville de Milan était alors gouvernée par Louis Sforce, prince aussi distingué par son amour des lettres que par ses qualités guerrières. Sa cour était le rendez-vous des littérateurs, des savants et des artistes[5]. C'est là que Balthasar Castiglione fut envoyé dans sa jeunesse, non-seulement pour y apprendre les exercices du corps, l'équitation, le maniement des armes, mais surtout pour y étudier les écrivains de l'antiquité. Georges Merla ou Merula, ce rival de Politien, l'initia à la connaissance de la langue latine. Démétrius Chalcondyles lui apprit les [Pg 5]lettres grecques, et plus tard, sous la direction de Béroalde le vieux, il se livra à l'étude approfondie des auteurs grecs et latins, consignant par écrit ses observations et ses commentaires, et montrant ainsi la finesse et la sagacité de son esprit, qui savait découvrir les beautés les plus cachées de ses modèles. Les écrivains auxquels il donnait la préférence et qu'il se rendit familiers furent, en grec, Homère et Platon, types de la pureté antique; en latin, Virgile, Cicéron et Tibulle, non moins dignes d'être admirés. Le goût décidé qu'il conserva toute sa vie pour ces grands génies de l'antiquité ne le détourna pas d'étudier également les ouvrages les plus remarquables de sa langue naturelle. Il aimait particulièrement Dante, Pétrarque, Laurent de Médicis et Politien: il admirait dans l'auteur de la Divine Comédie l'énergie et la science; chez le chantre de Laure la tendresse et l'élégance; et chez Laurent de Médicis et Politien le feu naturel et la facilité.
Il n'est pas douteux que le Castiglione dut à l'influence de ces fortes études, continuées pendant sa vie entière, l'amour du beau, et par suite cette pureté de goût et cette rectitude de jugement que lui enviait Raphaël, le maître de la beauté idéale. Il fut également redevable à cette instruction, acquise au contact d'hommes supérieurs, de cette bienveillance, de cette philosophie pratique qui ne l'abandonna jamais dans tout le cours de sa carrière. On reconnaît cette disposition de son esprit en parcourant[Pg 6] ses lettres: on y voit que s'il eût été libre de vivre à sa manière, il aurait préféré le séjour de Rome et la société des artistes et des gens de lettres au bruit des camps et aux intrigues de la politique.
La longue résidence qu'il avait faite à Milan, son habileté dans tous les exercices du corps, la connaissance des langues anciennes et de la littérature italienne, et par-dessus tout l'amabilité de son caractère lui avaient attiré l'estime de toute la cour du duc Louis Sforce. Il désirait entrer au service du ce prince, et il aurait vu se réaliser ses espérances sans l'invasion des Français en Italie, qui vint ruiner tous ses projets. Son père, blessé à la bataille du Taro, mourut quelques jours après. Louis Sforce fut dépouillé de ses États, et Balthasar obligé de se retirer à Mantoue. Il y fut reçu avec beaucoup de bienveillance par le marquis Francesco, parent de sa mère; ce prince se proposant, peu de temps après, d'aller à Pavie à la rencontre du roi de France, voulut que le Castiglione l'accompagnât dans ce voyage, et fit partie des gentilshommes de sa suite. C'est ainsi qu'il put assister à l'entrée du roi Louis XII, à Milan, le 5 octobre 1499.
Dans une lettre adressée de Milan, le 8 octobre 1499, à messere Jacques Boschetto de Gonzague, son beau-frère[6], le Castiglione fait de cette entrée la description suivante, qui nous a paru digne d'être rapportée[7]:
[Pg 7]«Vous aurez sans doute appris l'entrée de S. M. le roi de France à Pavie. Notre très-illustre seigneur[8] resta jusqu'à samedi dernier à Pavie avec Sa Majesté, et ce soir vint à Milan. Le dimanche, après le déjeuner, il alla à la rencontre du roi qui vint à Saint-Eustorgio, église située hors la ville, à la porte du Tésin, et y resta un bon bout de temps. Le roi y reçut de la main de messere Jean-Jacques (Trivulce) le bâton de commandement de l'État et une épée. Le roi donna l'épée à monseigneur de Lignino, qui est grand chambellan et maréchal du royaume de France. Il rendit le bâton à messere Jean-Jacques. Ceci se passa dans le couvent de Saint-Eustorgio; je ne l'ai pas vu, mais on me l'a dit. Pendant ce temps entraient dans la ville plusieurs compagnies d'archers et d'autres Français confusément et sans ordre, des bagages, des prélats, des chevaliers; tandis qu'un grand nombre de gentilshommes milanais sortaient de la ville en s'efforçant de garder le meilleur ordre. On vit entrer dans la ville environ douze voitures du fils du pape[9]; les unes étaient couvertes de velours noir, les autres de brocart d'or. Elles étaient accompagnées d'autant de pages, montés sur de forts chevaux et très-bien habillés à la française, ce qui était beau à voir. Ensuite s'avancèrent à la rencontre de S. M. le roi les cardinaux Borgia, légat[10], [Pg 8]de Saint-Pierre-aux-Liens[11], et de Rouen[12], tous les trois ensemble. Cependant des gentilshommes, des seigneurs et des chevaliers français ne cessaient d'aller et venir dans cette rue, regardant les dames et faisant faire des gambades à leurs chevaux, beaux chevaux, mais mal manoeuvres. La plupart de ces chevaliers étaient armés, et ils heurtaient les personnes qui se trouvaient sur leur passage. Il y eut un archer qui prit en main son coutelas et en frappa violemment du plat le cou du messire Évangélista, notre maître de manége, qui ne lui avait dit ni fait chose au monde. Quand il plut à Dieu, le roi parut. On entendit d'abord sonner les trompettes, puis on vit s'avancer les fantassins allemands[13] avec leur capitaine en avant à cheval, eux à pieds avec leurs lances sur l'épaule, suivant leur coutume, tous avec une grande veste verte et rouge et les bas de même. Ils étaient une centaine d'hommes, les plus beaux qu'on puisse voir: on les nomme l'avant-garde. Venait ensuite la garde du roi que l'on dit n'être composée que de gentilshommes; ils étaient cinq cents archers à pied, sans arcs, mais chacun tenait une hallebarde à la main avec un casque en forme de coupe, un vêtement rouge et vert depuis les épaules jusqu'au bas du dos, avec une broderie sur la poitrine et sur les cuisses.
[Pg 9]Cette broderie représentait un porc-épic secouant et lançant ses dards[14]. Venaient après les trompettes du roi; ensuite les nôtres avec un vêtement comme celui des arbalétriers, en satin. Immédiatement après était le roi, précédé de seigneur messere Jean-Jacques Trivulce, tenant en main le bâton de commandement. De chaque côté de Sa Majesté, quelques-uns de ses barons, savoir: monseigneur d'Obigni[15], de Ligne et d'autres que je ne connais pas. Par derrière étaient les cardinaux ci-dessus nommés, chacun selon son rang, et le duc de Ferrare; notre duc était placé entre le duc de Montpensier et un autre dont je ne me rappelle pas le nom. Le fils du pape était mis très-galamment. Ils marchaient tous en ordre selon le rang de leur dignité. Venaient ensuite beaucoup d'autres seigneurs et une foule de gentilshommes, et des prélats tant milanais qu'étrangers. Fermaient la marche deux cents gentilshommes français, hommes d'armes, tous armés et galamment habillés.
Tel était le cortège qui accompagnait le roi dans toute[Pg 10] l'étendue de cette rue qui, à partir du château, était couverte de draps et ornée de chaque côté de damas, de tapisseries et d'autres décorations. Un habitant, voulant montrer qu'il était attaché au roi, avait placé les armes de S. M. au-dessus de sa porte avec les plus beaux ornements qu'il avait pu imaginer. La rue était toute remplie de monde, et le roi allait regardant les dames que, dit-on, il aime assez. Au-dessus de sa tête, un dais de brocart d'or était porté par des docteurs vêtus de robes rouges, avec le collet et le bonnet brodés de vair. Autour du cheval marchaient quelques gentilshommes milanais, de la première noblesse, en bon ordre. Le cheval du roi a les jambes fines comme un cerf; il est d'une taille moyenne, mais c'est un joli cheval, bien qu'il remue trop sa tête. Sa Majesté avait sur les épaules un manteau ducal de damas blanc. Il portait un bonnet ducal de la même-étoffe, brodé de vair. Il s'avança dans cet ordre jusqu'au château. La place était pleine de monde, et, pour le passage du roi, les arbalétriers gascons à pied, le casque à coupe en tête et vêtus de ces grandes vestes que j'ai décrites, mais non brodées, étaient obligés de faire place. Ces Gascons sont hommes de petite taille; les archers, au contraire, sont d'une forte corpulence. C'est dans cette pompe que S. M. le-roi de France fit son entrée dans le château de Milan, ouvert auparavant par le duc (Louis Sforce) à la fine fleur des talents et de tous les hommes distingués, et maintenant rempli de cantines et plein de l'odeur des cuisines. On dit qu'en [Pg 11]entrant dans son enceinte, le roi mit encore l'épée à la main et fit peur à quelques-uns qui voulaient enlever le dais. Cependant il n'y eut pas de sang de répandu, mais seulement un peu de tumulte. Le lundi matin, nous allâmes à la cour, accompagnant notre illustre duc. Le roi sortit pour entendre la messe à Saint-Ambroise, toujours escorté par ses hallebardiers et accompagné de tous les seigneurs ci-dessus nommés. La messe fut chantée par l'évêque de Plaisance[16]. La messe dite, et après avoir reconduit le roi au château, nous allâmes dîner, et ensuite nous revînmes à la cour. Mardi matin, notre duc, à la pointe du jour, se rendit à la cour avec deux ou trois cavaliers portant un faucon au poing, car ainsi le roi l'avait ordonné, et ils sortirent dans la campagne. Cette matinée, je n'ai pas quitté la maison. Je ne vous écris pas en quel état sont les affaires de notre illustre maître, parce que vous recevrez la visite de personnes qui sont mieux instruites que moi; mais aux grandes démonstrations d'amitié que j'ai vues, et à la grande intimité qui s'est établie entre le roi et notre illustre duc, il m'a semblé comprendre qu'il y avait entre eux une grande conformité d'inclinations, de telle sorte que j'ai bon espoir que les choses s'arrangent au mieux de nos désir.»
Les prévisions du Castiglione nef le trompaient pas: le marquis de Mantoue, bien qu'il eût [Pg 12]combattu peu de temps auparavant contre Charles VIII, sut si bien se faire agréer par son successeur, que ce prince le nomma son lieutenant pour l'entreprise qu'il méditait de la conquête du royaume de Naples.
Le Castiglione se trouva, en 1503, à la bataille du Garigliano, que le marquis de Mantoue livra aux Espagnols et qu'il perdit, suivant les historiens italiens, parce que les troupes françaises et leurs chefs refusèrent de lui obéir. Dégoûté par cet échec du service de la France, le marquis abandonna l'armée, accordant au Castiglione, ainsi qu'il le désirait, la permission de venir à Rome.
Jules II venait d'être élu pape à la place de Pie III, qui n'avait occupé là chaire de saint Pierre que pendant vingt-six jours. Témoin des malheurs de l'Italie, qui servait comme d'enjeu aux prétentions des Français et des Espagnols, ce grand pontife voulait augmenter la force et l'importance des États de l'Église, afin de pouvoir plus facilement assurer leur indépendance. Dans ce but, il avait appelé à Rome Guidobaldo da Montefeltro, duc d'Urbin, qui venait de recouvrer ses États, grâce à l'appui de la république de Venise, grâce surtout à la mort d'Alexandre VI et à la haine qu'inspirait son fils le duc de Valentinois, son implacable ennemi. Guidobaldo, marié depuis longtemps à Elisabeth de Gonzague, soeur du marquis de Mantoue, n'avait pas d'enfants. Il souffrait cruellement de la goutte, et tout annonçait qu'il ne fournirait pas une longue carrière.
Jules II, en lui rendant l'investiture du duché d'Urbin, dont l'avait dépouillé Alexandre VI au profit de César Borgia, son fils, et en lui accordant le généralat des troupes de l'Église, avait obtenu de Guidobaldo qu'il adopterait son neveu, Francesco Maria della Rovère. Ces importantes négociations se poursuivaient à Rome vers la fin de 1503, lorsque le Castiglione se rendit en cette ville, après la bataille du Garigliano[17].
Tous les historiens contemporains s'accordent à reconnaître que Guidobaldo était un prince ami des sciences et des arts, et versé dans les lettres grecques et latines. Parmi les courtisans qu'il avait amenés à Rome à sa suite, se trouvait César Gonzague, cousin germain de Balthazar, chevalier de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, et comme lui très-amateur des belles-lettres[18]. Ils étaient liés, depuis leur enfance, non moins par les liens de l'amitié que par ceux du sang. Par son entremise, le Castiglione fit facilement la connaissance du duc d'Urbin, et il fut si satisfait de son accueil, qu'il désira s'attacher à sa fortune et se fixer à son service. Mais il lui fallait obtenir la permission du marquis de Mautoue, son [Pg 14]seigneur suzerain; il quitta donc Rome, et se rendit en cette ville pour la solliciter.
Il paraît que le marquis se trouva blessé de cette résolution du Castiglione: bien qu'il n'osât pas lui refuser l'autorisation d'entrer au service de son beau-frère, il en garda rancune pendant très-longtemps à notre chevalier, à ce point de lui interdire l'entrée de ses États et de ne pas vouloir qu'il y pénétrât même pour voir sa mère. On ignore le motif véritable de ce mécontentement. Peut-être prenait-il sa source dans le regret qu'éprouvait le marquis de Mantoue de voir un de ses parents, un de ses sujets, un courtisan accompli, auquel il avait déjà donné des témoignages nombreux de sa bienveillance, l'abandonner sans cause apparente pour servir un autre prince. Quoi qu'il en soit, il est certain que le ressentiment de Francesco de Gonzague ne fut pas sans influence sur l'avenir du Castiglione.
Son nouveau seigneur, le duc d'Urbin, était alors en campagne dans la Romagne, pour reconquérir les châteaux et les villes fortifiées que le duc de Valentinois y avait encore conservés. Le Castiglione quitta Mantoue au milieu de l'été 1504, pour se rendre au [Pg 15]camp sous les murs de Cesène. Il fut accueilli avec beaucoup d'empressement par Guidobalde, qui lui confia sur-le-champ le commandement de cinquante hommes d'armes, avec une solde de quatre cents ducats par an. Mais il ne fut pas heureux dans cette première campagne; car son cheval s'étant abattu sous lui, il se fractura un pied d'une manière si grave, qu'il eut beaucoup de peine à se remettre de cette blessure. Il en souffrit longtemps et ne se rétablit complètement que l'année suivante, après avoir été prendre les bains de San Casciario, près de Sienne.
Cependant Guidobaldo, après avoir recouvré les villes de Cesène, d'Imola et de Forli, se disposa à rentrer, avec ses troupes, dans la capitale de ses États.
Située sur les pentes de l'Apennin, du côté de l'Adriatique et vers le centre de l'Italie, la petite ville d'Urbin, bien que placée au milieu de montagnes escarpées, est entourée d'un pays fertile et qui produit tout ce qui est nécessaire à la vie. De nos jours, cette ville est complètement oubliée; elle est même, le plus souvent, négligée par les voyageurs qui visitent l'Italie, et le nom seul du plus illustre de ses enfants, l'immortel Raphaël Sanzio, la défend à peine contre l'indifférence des touristes. Vers le commencement du seizième siècle, il n'en était point ainsi. Elle avait eu le bonheur d'être gouvernée par un prince sage, ami de la paix et des lettres, Frédéric della Rovère, père de Guidobaldo. Ce prince, [Pg 16]malgré les agitations de sa vie et les vicissitudes auxquelles son règne fut exposé, avait montré en toute occasion un goût prononcé pour les arts et pour les lettres. Il avait fait élever dans sa petite capitale un magnifique palais qui passait alors pour le plus remarquable qu'il y eût en Italie: et non-seulement il l'avait rempli des objets les plus riches, comme c'est l'usage dans les habitations des souverains, tels que vases d'argent, meubles de chambre, des plus belles étoffes de drap d'or, de soie et autres semblables; mais il s'était surtout efforcé de l'orner d'un grand nombre de statues antiques de marbre et de bronze, de peintures excellentes et d'instruments de musique de toutes espèces; n'admettant dans ce palais rien qui ne fût très-rare et très-beau. Ce n'est pas tout: il réunit à grands frais une quantité considérable d'excellents ouvrages hébreux, grecs et latins, qu'il fit garnir d'ornements d'or et d'argent, étant persuadé que sa bibliothèque était ce que son palais renfermait de plus précieux. Il eut pour successeur son fils Guidobaldo, héritier de ses goûts et de ses vertus, et qu'une éducation distinguée, sous la direction des meilleurs maîtres, avait initié à tous les trésors de l'antiquité grecque et latine. Malheureusement, ce prince, dès sa vingtième année, fut atteint d'affreuses douleurs de goutte qui ne tardèrent pas à le priver de l'usage de ses jambes et le conduisirent au tombeau, étant encore à la fleur de l'âge. Mais cette infirmité même contribua probablement à rendre le séjour d'Urbin plus agréable [Pg 17]pour les hôtes qu'il y attirait. Car obligé de chercher des distractions dans d'autres plaisirs que la chasse, ou les exercices du corps, alors fort en vogue, Guidobalde passait tous les loisirs que lui laissait la guerre ou la politique dans les réunions de savants, d'artistes et de courtisans accomplis, qui de toutes les parties de l'Italie se donnaient rendez-vous à la cour d'Urbin. La duchesse, Elisabeth Gonzague, n'était pas moins distinguée par son esprit que par sa beauté. Elle avait pour amie et compagne la signera Emilia Pia da Carpi, veuve du comte Antonio da Montefeltro, frère naturel du duc, dame dont le Castiglione, le Bembo, le Bibbiena et d'autres encore vantent les qualités brillantes et le sens exquis. La présence d'autres femmes également distinguées ajoutait encore à l'agrément de ces réunions: on y remarquait Marguerite et Constance Fregose, filles de Gentile da Montefeltro, soeur du duc, Marguerite et Hippolyte Gonzague, fort recherchées du Bembo, qui a dit de cette dernière dans une de ses lettres latines à Frédéric Fregose: Ducibus ambobus, et Aemilioe meis verbis multam salutem, et lepidissimoe Margaritoe, et multorum amantium Hippolitoe[19]. Il y avait encore une certaine signora Rafaella, dame d'honneur de la duchesse, qui paraît avoir été fort avant dans les bonnes grâces du Castiglione[20].
[Pg 18]Il régnait à la cour d'Urbin une douce liberté que la seule présence de la duchesse suffisait pour contenir dans les bornes de la discrétion et de la politesse, tant était grand le respect, qu'elle inspirait. Ces assemblées n'étaient pas seulement consacrées aux danses, à la musique et aux autres divertissements qui d'ordinaire occupent la vie des personnages de haut rang; mais, ce qui fait l'éloge de la cour d'Urbin, et ce qui la distingue parmi tant d'autres à cette époque et depuis, c'est que souvent, dans ces réunions, on agitait des questions intéressantes sur les arts, les lettres, les usages des cours, et même les différentes formes de gouvernement.
Parmi les hôtes habituels de la cour d'Urbin[21], on distinguait les deux frères Frégose, Ottaviano et Federico, nobles Génois, alors bannis de leur patrie. Ottaviano, accueilli avec bienveillance, dès sa jeunesse, par Guidobalde, s'était exercé au métier des armes sous sa conduite, et se faisait remarquer par son courage. Après la mort du duc, appelé à faire de grandes choses, il délivra la ville de Gènes, sa patrie, de la domination française, et nommé doge, il donna des preuves éclatantes de sa valeur; particulièrement lorsque les Fieschi et les Adorai, chefs de la faction qui lui était opposée, ayant pénétré une nuit dans la ville avec l'espoir de le surprendre, il les repoussa avec tant de vigueur, qu'ayait fait [Pg 19]prisonniers Sciribaldo et Girolamo, l'un Fiesque et l'autre Adorno, il mit en fuite les partisans armés qui les suivaient. Son courage le rendit cher au pape Léon X, lequel, comme on peut le voir dans ses brefs écrits en son nom par le Bembo, en fit de grands éloges, et le confirma dans l'investiture du fief de sainte Agathe, qui lui avait été conféré par Guidobalde. Au milieu du bruit des armes, il ne méprisa pas les lettres: ce qui lui valut l'éloge et l'amitié du Bembo et du Castiglione.
Frédéric Frégose, son frère, ne fut pas moins remarquable par sa grandeur d'âme et par son courage. Toutefois, il eut moins d'occasions de montrer sa valeur, ayant embrassé, dès sa jeunesse, la carrière pacifique de l'Église. Le pape Jules II, qui appréciait les qualités de son esprit, le fit archevêque de Salerne. Il sut si bien se distinguer dans le gouvernement de cette Église, qu'il reçut, comme récompense de Paul III, le chapeau de cardinal. Mais ce qu'il y a de plus remarquable dans sa vie, c'est qu'ayant' été fait amiral de la flotte génoise contre Cortogli, audacieux corsaire qui infestait toutes ces mers, non-seulement il le mit en fuite après avoir coulé à fond une partie de ses navires, mais l'ayant poursuivi avec la plus grande vigueur jusque sur les côtes d'Afrique, il dévasta et brûla les forêts de Biserte, refuge et résidence de cet écumeur de mer. Il était doué d'une grande éloquence, et profondément versé dans les lettres sacrées et profanes. La lettre qu'il écrivit au pape Jules II sur la maladie et [Pg 20]la mort de Guidobalde, est un monument qui atteste le degré de perfection avec lequel il savait se servir de la langue latine.
Parmi les autres familiers du duc, on distinguait Julien de Médicis, alors banni de Florence, que la noblesse de son esprit et sa générosité ont fait surnommer le Magnifique comme son père Laurent. Il était frère du cardinal Jean de Médicis, qui fut élu pape quelques années plus tard, après la mort de Jules II, et qui prit le nom de Léon X. Julien était très-aimé de Guidobalde qui faisait le plus grand cas de l'élévation de son coeur, de la noblesse de ses manières et de la vivacité de son esprit.
L'auteur des Asolani, le Vénitien Pietro Bembo, qui devint plus tard un des secrétaires des brefs de Léon X, et cardinal sous Paul III, quitta Venise pour venir habiter Urbin, lorsque le duc eut reconquis ses États. Il avait été attiré dans cette cour par l'amabilité de la duchesse, par l'espoir d'y trouver une carrière, et surtout par l'amour des lettres qu'il mettait au-dessus de tout, ainsi qu'il l'explique lui-même dans plusieurs passages de sa correspondance[22].
Il y avait aussi le comte Louis de Canossa, d'une très-illustre noblesse, et non moins distingué par ses connaissances, qui lui valurent la protection et l'amitié de Jules II, bon juge des bons esprits. [Pg 21]S'étant fait homme d'Église, il obtint plus tard l'évêché de Tricarico; et ayant été envoyé nonce apostolique auprès du roi François Ier, il sut si bien s'acquitter de sa mission, que le pape, pour le récompenser, le nomma évêque de Baiussa.
Bernardo da Bibbiena de'Divizj avait été amené à la cour d'Urbin par Julien de Médicis, dont il était un des serviteurs les plus dévoués. La nature l'avait doué d'un esprit vif et fin, et il sut si bien l'exercer tant à Urbin qu'à Rome, qu'il devint un des hommes les plus habiles de son siècle à traiter les grandes affaires. La facilité qu'il avait à assaisonner du sel piquant de son esprit les questions les plus graves, et l'amabilité de ses manières lui acquirent la bienveillance de Guidobalde et du cardinal Jean de Médicis. Lorsque ce dernier fut élu pape, non-seulement il voulut l'employer à son service, mais il l'honora de la dignité de cardinal. Il a laissé lui-même l'idée de son caractère, dans cette pièce de la Calandria, par laquelle il a montré combien la comédie peut procurer de plaisir, à l'aide du charme d'agréables plaisanteries[23].
Alexandre Trivulce était encore un des hôtes d'Urbin. Il s'était adonné à la profession des armes, et fut employé à des expéditions importantes par le roi François Ier, dont il reçut l'ordre de Saint-Michel.
Il exerça en outre d'autres charges honorables, fut sénateur de Milan et général de la république de Florence. Il fut tué sous les murs de Reggio, au grand déplaisir du roi de France, pendant qu'il parlementait avec Guichardin, gouverneur de cette place.
On comptait encore à cette cour, Sigismondo Morello, de la famille de Riccardi, seigneur d'Ortona et d'autres lieux, tant en Calabre qu'en Sicile; Gaspard Pallavicino, Pietro da Napoli, Roberto da Bari, et d'autres capitaines, barons et chevaliers du plus grand mérite. Les hommes de lettres et les artistes étaient représentés par L'unico Aretino, Giovanni Christoforo, Romano, Pietro Monti, Niccolò Frisio et Terpandro.
C'est au milieu de tous ces hommes distingués que le Castiglione passa les plus belles années de sa jeunesse. Il n'avait pas encore atteint sa vingt-sixième année, lorsqu'il arriva pour la première fois à Urbin, le 6 septembre 1504. Il y fut accueilli avec la plus grande bienveillance et beaucoup d'empressement par toute la cour, et en particulier par la duchesse et par madame Emilia Pia, qui connaissaient déjà les qualités brillantes de son esprit et la sûreté de ses relations.
Il est probable que c'est pendant ce premier séjour à Urbin que le Castiglione eut l'occasion de connaître Raphaël et de nouer avec lui ces relations qui, plus tard à Rome, devinrent si intimes, et ne furent rompues que par la mort prématurée de l'Urbinate.
Le jeune artiste avait été appelé dans sa patrie par des affaires de famille[24]. Pendant le peu de temps qu'il y passa, il exécuta pour le due d'Urbin plusieurs petits tableaux, savoir: deux madones, dont l'une, représentant la Vierge avec l'enfant Jésus, fut donnée par le duc au roi d'Espagne, par celui-ci à Gustave-Adolphe, roi de Suède, père de la reine Christine, et par cette dernière au duc d'Orléans, Gaston. On suppose qu'elle aura été vendue avec les autres tableaux de la galerie d'Orléans, et qu'elle doit être en Angleterre[25]. On ignore ce que l'autre madone est devenue.
Raphaël peignit aussi pour le duc d'Urbin un christ dans le jardin des Oliviers. Dans le fond, on [Pg 24]voyait les trois apôtres endormis.—Vasari, parlant de la délicatesse de ces peintures, dit que la miniature ne pourrait faire mieux ni autrement[26].
On peut facilement juger à Paris que cet éloge n'a rien d'exagéré, si l'on examine deux autres petits tableaux du Sanzio, faits également pour le duc d'Urbin à cette époque, et qui, maintenant, font partie de la collection du Louvre. L'un est le saint Georges, et l'autre le saint Michel; tous deux de très-petite dimension, bien que ce dernier soit évidemment l'idée première du grand saint Michel, exécuté plus tard pour François Ier[27].
Le saint Georges est armé à la manière des chevaliers de ce siècle; il est occupé à combattre le dragon: il a déjà brisé sa lance sur le monstre, et il s'apprête à l'abattre d'un coup du revers de son glaive. Le cheval qui le porte respire la vie et le mouvement; dans le fond, à droite du spectateur, on voit une femme couronnée qui semble fuir au milieu des montagnes, tandis qu'à gauche, des arbres aux troncs élancés, au feuillage rare et délicat rappelant bien le type des arbres raphaélesques, apparaissent dans une campagne riante avec ses lointains horizons bleuâtres. Toute cette composition est pleine d'action, et exécutée avec une pureté de style, une facilité qui indiquent que déjà le jeune[Pg 25] Sanzio n'en était plus à copier servilement la manière de son maître Pérugin.
Le petit saint Michel, qui sert de pendant au saint Jacques, n'est pas moins remarquable. L'archange foule aux pieds le démon ailé qu'il a renversé; et, bien que le monstre cherche à entortiller sa queue autour d'une des jambes du messager céleste, on voit à l'épée que l'archange tient levée, que le monstre ne tardera pas à recevoir le dernier coup. Autour du groupe principal, Raphaël, par un caprice d'artiste, a disposé différents animaux à formes bizarres et fantastiques. Dans le lointain, une cité en flammes, et une procession d'hommes vêtus d'habits de religieux, d'une couleur grisâtre.
Si nous osions hasarder une conjecture historique sur ces deux petites compositions, nous dirions qu'elles semblent faire allusion aux succès de Guidobalde, et au triomphe qu'il venait de remporter sur César Borgia. En effet, à cette époque, Guidobalde, avec le secours de la république de Venise, personnifiée dans le saint Georges, un de ses patrons, venait de recouvrer toute la Piomagne et tout le duché d'Urbin, dont le duc de Valentinois l'avait dépouillé quelques années auparavant. La procession des moines pourrait signifier les funérailles d'Alexandre VI, qui était mort l'année précédente.
Quoi qu'il en soit de ces explications, les tableaux exécutés pour le duc d'Urbin prouvent que la [Pg 26]reputation de Raphaël commençait à s'établir, et que son talent était goûté dans sa patrie.
Les peintures dont nous venons de parler ne paraissent pas avoir été les seules que le Sanzio ait exécutées dans sa ville natale. Louis Crespi, dans une lettre écrite d'Urbin à monseigneur Bottari le 28 juin 1760[28], raconte que visitant le palais Albani, à Urbin, il y vit le portrait de Raphaël peint par lui-même et véritablement merveilleux. «C'est, dit-il, la seule chose de Raphaël qui se voie à Urbin»; et il ajoute dans une autre lettre du 16 juillet 1760[29] adressée au même personnage: «Le portrait de Raphaël au palais Albani, à Urbin, est peint sur mur, avec un verre devant et un grand cadre à feuillures, fort épais.»—Depuis longtemps ce portrait a disparu du palais Albani: on croit que c'est celui qu'on voit à la galerie de Florence, dans la collection, des portraits des peintres peints par eux-mêmes. Telle est, du moins, l'opinion de M. Quatremère de Quincy, qui a donné la gravure de ce portrait en tête de son ouvrage sur la vie de Raphaël.—Il est certain que ce portrait se rapporte parfaitement à l'âge de vingt ans, que Raphaël avait pendant son séjour à Urbin en 1504: on ignore à quelle occasion il fut fait; si c'est pour le duc d'Urbin, ou, ce qui paraît plus probable, pour quelque personne de la famille de l'artiste.
[Pg 27]Plusieurs écrivains ont prétendu qu'avant de suivre les leçons du Pérugin, Raphaël s'était exercé à peindre sur des vases de faïence, majolica; et dans ses notices sur les arts, etc., le savant Heinecke va même jusqu'à lui créer un nouveau parent, un certain Guido Durantino, possesseur d'une fabrique de faïence à Urbin; voulant faire entendre par là que le Sanzio y aurait peint des vases dans sa jeunesse. Enfin, on sait la tempête soulevée par le chanoine comte Malvasia, l'auteur delà Felsina pittrice. Dans sa prédilection pour les Carraches et les peintres de Bologne, il avait osé, dans la première édition de cet ouvrage, appeler Raphaël: Quel boccalajo d'Urbino,—ce faiseur de pots d'Urbin, expressions qu'il regretta plus tard, et qu'il fut obligé de rétracter en présence de l'explosion d'indignation qu'elle avait soulevée dans toutes les parties de l'Italie et particulièrement à Rome. Sans doute, la qualification donnée au Sanzio par l'apologiste de l'école de Bologne était prise en mauvaise part, et pour rabaisser le génie de l'auteur de l'École d'Athènes, de la Transfiguration et de tant d'autres chefs-d'oeuvre, en le comparant au simple ouvrier potier qui modèle ou vernit les vases les plus vulgaires. Néanmoins, nous ne voyons pas en quoi la gloire de Raphaël serait moins grande, s'il avait, dans sa première jeunesse, modelé, peint ou dessiné des vases en faïence, et nous ne comprenons pas qu'on lui en eût fait un reproche. L'aptitude à traiter d'une manière remarquable toutes les branches [Pg 28]des arts du dessin n'est-elle pas l'indice le plus certain de la supériorité qui annonce le génie? Qui n'admire, presque à l'égal des plus belles statues et des plus beaux tableaux, les fameux vases antiques du Vatican, des villas Borghèse et Albani, des musées de Naples et du Louvre? Raphaël n'a donc rien à redouter de la qualification malveillante qu'a voulu lui donner le chanoine Malvasia. Nous verrons plus tard qu'à l'exemple de Benvenuto Cellini, son contemporain, il n'hésitait pas à composer des dessins pour des vases et plats en bronze et en argent. Pourquoi n'en aurait-il pas fait pour des vases en faïence? Si la matière en est moins durable, la forme peut en être aussi pure, aussi gracieuse, et de plus, la pâte comporte des dessins, des émaux et des peintures, sortes d'arabesques d'un style particulier, qui peuvent lutter avec ce que l'art étrusque nous a laissé de plus parfait. Aussi, c'est un fait certain, que dans sa fantaisie d'artiste, le Sanzio a fait un grand nombre de modèles et de dessins pour des vases en faïence. Vasari, ordinairement bien informé, et qui n'est pas partial en faveur de Raphaël, a consigné ce fait en ces termes dans la vie de Battista Franco, peintre vénitien: «Avant Franco, dit-il, les ouvriers potiers s'étaient beaucoup servis des dessins de Raphaël, et de ceux d'autres artistes distingués[30].»
On lui a attribué pendant longtemps les peintures [Pg 29]des vases de là fameuse collection de Lorette, présent du duc Francesco Maria II à la Santa-Gasa. Mais la plupart de ces vases portent une date postérieure à la mort de l'Urbinate, et ils paraissent avoir été exécutés sur ses dessins, de 1540 à 1550[31].
Ce qui paraît certain, c'est que, pendant son séjour à Urbin en 1504, Raphaël ne s'occupa pas de peinture sur des vases en faïence; il n'y fit que son portrait et les petits tableaux dont nous avons donné la description.
La ville d'Urbin, qui a eu la gloire de donner naissance au plus grand peintre des temps modernes, ne possède plus rien de lui; mais elle entretient avec un soin religieux la petite maison dans laquelle cet illustre enfant a reçu le jour, et l'on peut encore lire sur sa façade l'inscription suivante:
Numquam moriturus,
Exiguis hisce in aedibus
Eximius ille pietor
RAPHAEL
Natus est
Oct. id. april. an
M. CDXXCIII.
Venerare igitur hospes
Nomen et genium loci;
Ne mirere:
Ludit in humanis divina potentia rébus,
Et saepe in paucis claudere magna solet.
Malgré la protection que lui accordait le duc Guidobalde, Raphaël, emporté par le désir de [Pg 30]perfectionner sa manière et d'agrandir son style, prit la résolution de se rendre à Florence, alors le centre des arts et des lettres. Il obtint facilement de la duchesse d'Urbin une lettre pour le gonfalonier Soderini. Muni de cette recommandation, le Sanzio quitta sa ville natale, dans laquelle il ne devait plus revenir, au commencement d'octobre 1504: c'est du moins ce qui paraît probable, d'après la date de cette lettre, qui est du 1er de ce mois[32]. Il ne devait retrouver le Castiglione que quelques années plus tard, à Rome.
Le Castiglione lui-même ne fit pas non plus, à cette époque, un long séjour à Urbin. Au commencement de décembre 1504, il se rendit à Ferrare, où le duc Hercule d'Est était à toute extrémité. Il eut beaucoup à se louer de l'accueil que lui firent Alphonse d'Est et sa femme, la célèbre Lucrèce Borgia, dont on a fait en France et en Angleterre le type de tous les vices, mais à laquelle ses plus illustres contemporains, le Bembo, le Bibbiena, le Castiglione, accordent sans hésiter, non-seulement les dons brillants de l'esprit, mais encore les qualités du coeur[33].
Rentré à Urbin vers le milieu de décembre, le Castiglione n'y demeura que quelques jours: il dut accompagner le duc d'Urbin, qui se rendait à Rome, pour prendre possession de sa charge de général des troupes de l'Église et pouf y passer la revue de son armée. Il arriva la veille de Noël à la Porte du Peuple, mais il n'entra dans la ville que le 4 janvier 1505, le duc ayant été obligé de s'arrêter à Narni, par suite d'une attaque de goutte. L'entrée de Guidobalde se fit solennellement, en compagnie de Francesco Maria della Rovère, son fils adoptif et neveu de Jules II, et au milieu d'un grand concours de gentilshommes, des capitaines de la garde du pape et de la suite des cardinaux. «Le duc, écrit le Castiglione à sa mère[34] se fit beaucoup d'honneur par ses gentilshommes, qui étaient montés sur de beaux chevaux et vêtus de justaucorps de brocart d'or. J'en avais également un dont je suis redevable envers le duc. Arrivé au palais, Sa Sainteté le reçut avec beaucoup de distinction, et nous tous lui baisâmes le saint pied. Le duc tient une cour brillante; il est fort satisfait et fort aimable.»
Le Castiglione alla se loger, avec son ami César Gonzague, près de Saint-Pierre, dans le palais du cardinal d'Est. C'est pendant ce voyage, qui se prolongea jusqu'au mois d'août 1505, que le Castiglione établit des liaisons avec tout ce que la cour pontificale renfermait d'hommes distingués, et qu'il commença à se former aux grandes affaires.
L'historien Baldi[35] raconte que Jules II, voulant augmenter sa puissance en alliant sa famille aux plus grandes maisons de Rome, donna en mariage sa nièce Lucrezia, fille de sa soeur Lucchina, à Marc-Antoine Colonna; et sa fille naturelle Felice, à Jean Jordan Orsini, veuf de Marie d'Aragon. Pour consolider l'influence de son neveu, Francesco Maria della Rovère, qu'il venait de faire adopter au duc d'Urbin, il lui fit obtenir en mariage Léonore Gonzague, fille du marquis Francesco de Mantoue et nièce de la duchesse Elisabeth Gonzague, femme du duc d'Urbin[36]. L'historien ajoute: «On dit que cette alliance fut négociée par Balthazar Castiglione, homme aussi distingué par sa noblesse que par sa valeur, et que ses brillantes qualités avaient rendu cher au pontife, lorsque, s'étant arrêté à Rome après la bataille du Garigliano, il sut si bien gagner les bonnes grâces de Jules II, qu'il le traita toujours comme un de ses serviteurs les plus dévoués et les plus intimes.»
Au milieu de ces alliances, les plaisirs ne manquaient pas à Rome: c'était le temps du carnaval, et il y avait alors, comme de nos jours, des divertissements de toutes sortes et des mascarades auxquelles le Castiglione n'aimait pas beaucoup à prendre part. Mais il n'en était pas de même des cardinaux, [Pg 33]qui, dit-il[37], n'en perdent pas une once. Voici, en effet, ce que raconte, dans le Cortegiano[38] Bernardo da Bibbiena, qui devait être, quelques années plus tard, cardinal lui-même:
«Pendant le dernier carnaval, monseigneur de San Pietro ad Vincula, mon maître[39], qui sait combien j'aime, lorsque je suis masqué, à berner des moines, ayant bien préparé ce qu'il voulait faire, vint un jour en compagnie de monseigneur d'Aragon et de plusieurs autres cardinaux, se placer aux fenêtres d'une maison, rue de' Banchi[40], témoignant ainsi l'intention de rester à ce poste pour voir passer les masques, comme c'est l'usage à Rome. Étant déguisé et masqué, j'aperçus un frère non loin de là, qui paraissait comme honteux d'être mêlé à cette foule. Je crus avoir trouvé mon homme, et je lui courus sus comme un faucon affamé se précipite sur sa proie. Lui ayant d'abord demandé qui il était, sur sa réponse je feignis de le connaître, et, avec beaucoup de paroles, je m'efforçai de lui persuader que le chef des sbires était à sa recherche, par suite de dénonciations faites contre lui, et je l'engageai à venir avec moi jusqu'à la chancellerie, lui promettant de le tirer d'affaire.
Le frate, tout tremblant et frappé de frayeur, semblait ne savoir quel parti prendre, et [Pg 34]disait qu'il craignait, s'il s'éloignait de San-Celso[41], d'être arrêté. Cependant, je lui réitérai avec tant de chaleur mes offres de service, qu'il se décida à monter en croupe derrière moi. Je crus alors avoir complètement atteint mon but. Je commençai donc à pousser mon cheval au milieu de la rue de'Banchi, et à le faire sauter et jouer des jambes. Imaginez-vous maintenant la belle figure que faisait un frate en croupe derrière un masque: son froc s'envolait, sa tête penchait tantôt en avant, tantôt en arrière, et lui-même paraissait souvent près de tomber. A ce beau spectacle, les seigneurs commencèrent à lancer des oeufs des fenêtres, et de même firent tous les spectateurs, ainsi que toutes les autres personnes qui se trouvaient aux fenêtres, de telle sorte que jamais grêle ne tomba du ciel plus rapide et plus serrée que les oeufs qui pleuvaient de ces fenêtres, et qui tombaient sur moi pour la plupart. Je n'y faisais pas attention, et je croyais que tous les rires étaient non pas pour moi, mais pour le frate. Dans cette persuasion, j'allai et revins plusieurs fois d'un bout à l'autre de la rue de'Banchi, recevant chaque fois cette grêle sur les épaules, bien que le moine, comme en pleurant, me priât de le laisser descendre et de ne pas faire cet affront à sa robe. Mais le coquin se faisait donner en cachette des oeufs par des laquais apostés à cet effet, et faisant semblant de me tenir à bras-le-corps pour ne pas tomber, il me les [Pg 35]écrasait sur la poitrine, souvent aussi sur la tête et même sur le front; tellement que j'en étais tout abîmé, et ne savais plus comment m'en garantir. A la fin, lorsque tout le monde fut las de rire et de jeter des oeufs, il sauta du cheval, et s'étant caché derrière son capuchon, il me montra une longue chevelure et me dit: «Messire Bernardo, je suis un domestique d'écurie de San Pietro ad Vincula, et c'est moi qui gouverne votre mulet.» A ces mots, je ne sais si c'est la douleur, la colère ou la honte qui s'empara de moi, mais, pour moins souffrir, je me mis à fuir vers ma demeure, et le lendemain je n'osais pas me montrer. Mais les rires excités par cette plaisanterie recommencèrent le jour suivant et durent encore maintenant.»
Tels étaient les amusements du carnaval à Rome au commencement du seizième siècle; et ce récit, placé parle Castiglione dans la bouche du Bibbiena, son ami, secrétaire d'un cardinal, donne, mieux que tous les commentaires, une idée du caractère de l'auteur de la Calandria et des moeurs de cette époque.
La revue des troupes de l'Église que devait faire le duc Guidobaldo était remise de jour en jour; elle n'eut lieu que vers la fin de juillet 1505. Le Castiglione mit à profit tout le temps que lui laissaient son service auprès de son maître et les obligations que lui imposait son rang à la cour pontificale, pour se lier avec les artistes et les littérateurs. Déjà l'on voit qu'il considérait la résidence de Rome comme un séjour privilégié, et comme la source où les [Pg 36]savants pouvaient puiser toutes leurs connaissances[42].
Vers la fin de son séjour à Rome, il apprit la mort de son ami d'enfance, Falcone, qui dirigeait l'éducation de son frère Girolamo, et qui mourut à Mantoue dans la maison des Castiglione. Lié tendrement avec ce jeune littérateur, qui donnait les plus belles espérances, il éprouva le plus vif chagrin de sa perte. Dans une lettre du 30 juillet 1505, il déplore cette mort prématurée de la manière la plus touchante: «Il n'y a rien autre chose de nouveau ici que la triste mort de ce pauvre Falcone, qui pour moi sera toujours nouvelle, et je ne sais quand je pourrai étouffer la douleur que j'en ai ressentie, me figurant que le sort s'acharne après moi comme un ennemi. Lorsque je pense combien j'ai peu d'amis dans ce monde, et comme je pouvais disposer de ce pauvre infortuné, comme nous avions été pour ainsi dire nourris ensemble depuis notre enfance, de telle sorte qu'il n'y avait aucune autre personne au monde qui connût aussi entièrement le fond de mon coeur, si ce n'est lui. En outre, il était rempli de bonnes qualités, il avait un esprit orné des dons les plus rares; nous avons été constamment compagnons dans toutes nos études, et le pauvre camarade commençait à en retirer quelque fruit. C'est à ce moment que, dans la fleur de la jeunesse, il m'a laissé sur cette terre sans me faire ses derniers adieux, ce qui a dû lui [Pg 37]être aussi pénible que de mourir. Si je viens à penser à cette triste fin, je crois que je mérite bien d'être plaint et excusé, car je suis sûr et certain de ne jamais remplacer une telle perte.» La douleur qu'il ressentit de la mort de ce camarade de sa jeunesse s'exhala dans une pièce de vers latins, intitulée Alcon, qui est empreinte d'une grande sensibilité unie à une remarquable élégance[43].
Quoique le Castiglione n'eût pas encore atteint sa vingt-septième année, sa réputation de prudence était si grande, sa sagacité dans les affaires si bien établie, et fia distinction de ses manières si bien reconnue comme le modèle des courtisans de cette époque, que Guidobalde résolut de l'envoyer en ambassade auprès du roi d'Angleterre. Voici à quelle occasion[44].
Henri VII régnait alors dans ce pays, après avoir abattu tous ses rivaux. Ce prince, dont les historiens font l'éloge, se souvenant que son prédécesseur, Edouard IV, avait envoyé à Frédéric, duc d'Urbin l'ordre de la Jarretière, et sachant que Guidobalde, son fils, dont il entendait vanter les brillantes qualités, désirait obtenir la même distinction, résolut de le lui octroyer. Profitant de l'ambassade qu'il envoyait au nouveau pape, Jules II, pour le féliciter sur son exaltation à la chaire de Saint-Pierre, il fit remettre à Guidobalde la décoration et l'habit de [Pg 38]l'ordre, dont le duc se revêtit avec la plus grande satisfaction, le jour de la fête de saint Georges, 1505, patron de ces chevaliers. Le duc voulut témoigner d'une manière éclatante ses remercîments au roi d'Angleterre: il résolut donc de lui envoyer un ambassadeur spécialement chargé d'offrir à ce monarque ses compliments de gratitude. C'est pendant son séjour à Rome qu'il avait reçu l'ordre de la Jarretière, ce fut aussi pendant ce séjour qu'il fit choix, pour le représenter en Angleterre, du Castiglione, comme de l'homme de cour le mieux fait pour donner à Henri VII et aux barons anglais la plus haute idée des gentilshommes italiens, et particulièrement de ceux attachés à la cour d'Urbin. Une pouvait pas faire un meilleur choix: outre une habileté consommée dans tous les exercices du corps, et une brillante valeur déjà éprouvée en beaucoup de rencontres, le Castiglione n'était pas moins remarquable parles qualités de l'esprit, par une bienveillance naturelle qui lui attirait partout des amitiés, enfin par ce tact et cette connaissance des hommes si nécessaires dans toutes les positions, mais plus indispensables encore au milieu des cours.
On ignore les motifs qui firent ajourner le départ du Castiglione pour l'Angleterre. Revenu à Urbin avec le duc en août 1505, et souffrant encore des suites de sa blessure au pied, il fut obligé d'aller aux bains de San-Casciano, et il y passa une partie du mois de septembre.
Quelque temps après, Guidobalde voulut l'envoyer [Pg 39]au marquis de Mantoue, son beau-frère, comme son représentant dans des affaires importantes. Mais, arrivé à Ferrare, vers la fin de décembre 1505, le Castiglione apprit que Francesco de Gonzague ne voulait pas le recevoir et paraissait disposé à le faire arrêter, nonobstant son caractère d'envoyé qui aurait dû le protéger. Guidobalde, à ce qu'il paraît, ne voulut pas se brouiller avec son beau-frère à cette occasion, et, agissant avec sa prudence habituelle, il rappela le Castiglione à sa cour.
Il y rentra vers la fin de janvier 1506, et prit part, avec les autres courtisans du duc, aux divertissements du carnaval qui furent très-brillants à Urbin.
Le Castiglione y fit paraître le talent qu'il possédait de faire des vers dans sa langue naturelle non moins bien que dans l'idiome latin. Il composa, en compagnie de son ami César Gonzague, une pastorale de cinquante-cinq stances ou octaves de huit vers chacune, et ils la récitèrent ensemble en présence de la duchesse Elisabeth et de toute la cour d'Urbin. Trois bergers, Iola, Tirsis et Dameta, s'entretiennent de leurs peines d'amour et font l'éloge des nymphes dont ils sont épris. On croit que le Castiglione se cache sous le nom de Iola, et César Gonzague sous celui de Dameta. Quant à Tirsis, il représente un berger étranger qui, attiré par la renommée de la cour d'Urbin, est venu pour admirer les vertus qui brillent à cette cour, et se décide à y rester pour réparer les pertes que le destin, qui le poursuit, lui [Pg 40]a fait éprouver. En passant, les poètes louent adroitement les personnages distingués qui composaient toute cette réunion. Mais les pensées d'amour, aussi bien que les voeux et les désirs exprimés, s'adressent toutes à la duchesse, que les poètes représentent d'abord sous le nom supposé de Galathée, ensuite, plus clairement, sous le titre de déesse de ces contrées. On prétend que la beauté et l'amabilité de cette princesse étaient telles qu'elles faisaient naître l'attachement le plus vif et le plus chaste chez les personnes qui avaient seulement une fois l'occasion de la voir. Il n'est donc pas étonnant que le Castiglione se soit enflammé pour la duchesse d'une passion profonde. Il paraît certain que, de son côté, cette princesse n'était pas insensible aux hommages de notre héros, et qu'elle avait su le distinguer au milieu des autres courtisans dont elle était entourée.
Il n'appartient pas à un étranger de se prononcer sur le mérite de la pastorale de Tirsis. Les Italiens les plus compétents l'ont toujours trouvée très-belle, et remplie d'imitations, les mieux appropriées au sujet, des passages les plus remarquables des poètes bucoliques grecs et latins. Ils en trouvent, en outre, le style simple et coulant, en même temps qu'agréable et léger, et la composition judicieuse et bien conduite. On croit que le Castiglione et César Gonzague ont voulu imiter Politien dans sa pastorale d'Orphée. Quant au rhythme, il est in ottava rima, mode généralement employé à cette époque.
Les éloges que reçurent les deux amis excitèrent, dit-on, le Bembo à composer l'année suivante les célèbres stances qu'il récita lui-même avec Ottaviano Fregoso, devant la duchesse et madame Emilia Pia, dans les fêtes du carnaval, en 1507[45].
Cependant, l'époque fixée pour l'ambassade du Castiglione en Angleterre approchait; mais un triste événement vint l'affliger peu de temps avant son départ. Il perdit son jeune frère Girolamo, celui dont son ami Falcone avait commencé l'éducation, et qu'il regrette comme ce fidèle ami dans son idylle latine.
Le Castiglione quitta Urbin pour se rendre à Londres, le 10 juillet 1506. Il était arrivé à Lyon, où il s'arrêta quatre jours, le 20 septembre, et à Londres le 1er novembre suivant. Présenté au roi Henri VII, il lui remit les lettres et les présents du duc son maître, et lui exposa le motif de son ambassade dans un discours latin fort éloquent. Il rendit ensuite visite, au nom de Guidobalde, à tous les chevaliers de la Jarretière, et reçut, par procuration de son maître, l'investiture de cet ordre. Le roi Henri VII lui fit la plus bienveillante réception; il le créa chevalier, lui fit don d'un très-riche collier d'or, de chiens de chasse et de magnifiques chevaux anglais. Ce brillant accueil ne le retint néanmoins pas longtemps en Angleterre; il se remit en route [Pg 42]presque aussitôt, parvint à Milan le 9 février 1507, et alla passer quelques jours à Casatico avec sa mère, n'ayant pu obtenir du marquis de Mantoue la permission de passer par cette ville. Il était de retour à Urbin dans les premiers jours de mars 1507. Son arrivée y était attendue avec impatience, non-seulement par Guidobalde qui désirait recevoir les lettres de Henri II et la confirmation de l'ordre royal d'Angleterre, ainsi que les riches présents à lui offerts, mais par toute la cour qui espérait entendre le récit de cette ambassade.
Il est à regretter que le Castiglione n'ait pas mis par écrit la relation de ce voyage: avec l'esprit d'observation qui le distingue, cette relation aurait offert un grand intérêt.
Le pape Jules II, accompagné de onze cardinaux, passait à Urbin pour la seconde fois, en même temps que le Castiglione y rentrait. Le pontife venait de recouvrer l'importante ville de Bologne. Les fêtes recommencèrent à la cour de Guidobalde, et le Castiglione en fut un des principaux ornements. Mais cette année, il ne récita aucune pièce de vers pour ces divertissements. Pendant le carnaval qui précéda son retour, le Bembo avait composé les célèbres stances qu'il récita devant toute la cour avec Ottaviano Fregoso, tous deux masqués et déguisés en ambassadeurs de Vénus, envoyés à la duchesse Elisabeth et à madame Emilia Pia. Ces stances, comme le dit Bembo lui-même, dans une lettre écrite quelques jours après à son ami Fregoso, [Pg 43]n'étaient pas destinées à être publiées; il regrette même d'être obligé de les faire connaître au public, «parce que, dit-il, de même que le poisson hors de l'eau perd toute sa grâce et sa beauté, de même ces stances, lues en dehors du temps et des circonstances dans lesquelles elles ont été récitées, ne plairont plus à personne.» Mais ce n'est là que le jugement d'un auteur qui s'écoute et qui s'aime; et la postérité a été plus juste, en sauvant de l'oubli un des morceaux les plus gracieux de la poésie italienne du commencement du seizième siècle[46].
Peu après, vers la fin du mois de mai, le Castiglione fut envoyé à Milan auprès du roi Louis XII; mais il n'y resta que peu de temps, car il était de retour à Urbin le 16 juillet suivant. A partir de cette époque jusqu'au mois de mars 1509, il séjourna dans cette ville ou dans les pays voisins. C'est pendant cet intervalle, dans le mois d'avril 1508, qu'il perdit son protecteur Guidobalde, enlevé à la fleur de l'âge par les affreuses douleurs de goutte dont il était atteint depuis sa première jeunesse.
L'historien Baldi[47], et le Castiglione lui-même[48] dans une éloquente lettre écrite en latin à Henri VII, ont retracé les derniers moments de ce prince, qui mourut avec beaucoup de courage et une grande résignation.
[Pg 44]Se sentant très-malade, le duc s'était fait transporter à Fossombrone, petite ville de ses États, dont il trouvait le séjour plus sain que celui de sa capitale. Il allait mieux en y arrivant; mais bientôt, le mal augmentant, il vit que sa fin était proche, et se félicita d'échapper enfin par la mort aux atroces douleurs qu'il endurait depuis si longtemps. Et comme les personnes qui l'entouraient paraissaient mornes et consternées, se tournant vers le Castiglione qui se tenait auprès de son lit, il lui récita, avec une fermeté d'âme remarquable, ces vers de Virgile, son poète favori:
Me circùm limus niger et deformis arundo Cocyti, tardaque palus, inatnabilis unda, Alligat, et novies Styx interfusa coercet.
Il expira peu après, non sans avoir recommandé à son fils adoptif tous ses serviteurs[49].
Aussitôt après la mort de Guidobalde, le Castiglione fut envoyé à Gubbio pour empêcher les inimitiés particulières d'éclater et pour réprimer toute tentative de soulèvement contre le nouveau duc. Il n'y resta que quelques jours, les habitants lui ayant témoigné beaucoup de respect et de soumission.
Rentré à Urbin au commencement de mai 1508, il y manqua une alliance qui l'aurait certainement élevé en très-peu d'années aux plus hautes dignités. Depuis l'année 1494, les Médicis avaient été [Pg 45]bannis de Florence, et, malgré tous leurs efforts, ils n'avaient pu jusqu'alors parvenir à y rentrer. Ils vivaient dans les différentes cours d'Italie, et Julien de Médicis avait choisi pour sa résidence celle d'Urbin:
Julien avait pris en amitié le Castiglione, déjà lié avec son frère le cardinal Jean de Médicis. Ce dernier avait fait écrire de Rome à Julien par son secrétaire Bernardo da Bibbiena, l'un des plus intimes amis du Castiglione, pour témoigner le désir de voir le comte épouser leur nièce Clarisse, fille de Pierre Laurent de Médicis, alliance qui convenait également à la mère, issue de la noble famille romaine Orsini. Le Castiglione, dans sa correspondance intime avec sa mère, paraît flatté de ce projet de mariage, qui l'aurait rapproché des plus puissantes familles d'Italie. Les Médicis étant rentrés à Florence quatre ans après, le 31 août 1512, et presque aussitôt, en mars 1513, le cardinal Jean ayant été élu pape sous le nom de Léon X, le Castiglione aurait probablement vu sa carrière politique s'agrandir. Il se serait trouvé d'abord neveu de Léon X, puis plus tard de Clément VII, et oncle de Catherine de Médicis. Mais il n'était pas réservé à tant d'honneur: le mariage manqua par des raisons politiques.[Pg 46] Lucrèze de Médicis, soeur du cardinal Jean, et femme de Jacopo Salviati, désirait marier sa nièce Clarisse à Florence, à l'un des partisans de leur famille, afin d'entretenir plus facilement des intrigues dans cette ville et de ménager les moyens d'y faire rappeler ses frères et ses neveux. Une occasion favorable s'offrit dans la personne de Philippe Strozzi. Le cardinal Jean, bien qu'engagé avec le Castiglione, qui considérait ce mariage comme fait[51], n'hésita pas à rompre le projet que lui-même avait fait proposer: préférant ainsi, comme presque tous les hommes d'État, la politique à l'amitié. Déçu de cet espoir, le Castiglione eut pendant longtemps de la peine à se consoler de cet échec imposé à son amour-propre. Il n'en conserva pas moins les bonnes grâces du cardinal, qui lui en donna de nombreux témoignages lorsqu'il fut devenu pape.
On peut supposer, d'après une lettre à sa mère, du 22 août 1508[52] qu'il se rendit à Rome vers le mois de septembre ou d'octobre 1508 pour assister à la revue que Jules II voulait faire de l'armée pontificale, dont son neveu, Francesco Maria della Rovère, nouveau duc d'Urbin, avait conservé le commandement. Cependant on ne trouve pas dans sa correspondance de preuve positive de ce voyage; mais il paraît probable, si l'on considère que dès [Pg 47]le commencement de l'année suivante, le pape se mit en campagne contre les Vénitiens pour reprendre les villes de la Romagne qu'ils avaient conservées.
Bien qu'il n'aimât pas la guerre, le Castiglione fit bravement son devoir dans cette campagne, et donna des preuves éclatantes de sa valeur. Il se distingua particulièrement au siège de Ravenne. Voici en quels termes il raconte lui-même à sa mère[53] le combat qui se donna sous les murs de cette place, le 15 mai 1509:
«Nous sommes ici à Russi, qui est une forte place, depuis huit ou neuf jours; nous étant préparés avant-hier à présenter le combat, la garnison de Ravenne, ville éloignée d'ici seulement de dix milles, fit une sortie composée d'environ trois cents chevaux et deux mille fantassins, et s'avança pour nous inquiéter, afin de nous empêcher de livrer combat. Notre cavalerie légère courut aussitôt à sa rencontre, et, à sa suite, notre illustre duc avec huit gentilshommes, pas plus. Gio, Vitelli et Chiappino formaient l'arrière-garde avec soixante hommes d'armes. On s'avança ainsi au-devant de l'ennemi. Bien qu'il fût placé dans une position très-forte, nous nous précipitâmes à sa rencontre, et nous le rompîmes avec grande furie. Même quelques-uns des nôtres le poursuivirent jusque dans Ravenne. Nous fîmes prisonniers environ trois cents fantassins [Pg 48]et cinquante cavaliers, avec beaucoup de bétail, au grand honneur de notre illustre duc.»
Au milieu de ces combats, le Castiglione conservait toujours la plus grande modération, ne voulant pas faire comme tant d'autres, qui ne voyaient dans la guerre qu'un moyen facile de s'enrichir. Aussi, lorsque le duc fut devenu maître de toute la Romagne, et qu'il eut fait un accord avec les Vénitiens, le Castiglione, écrivant à sa mère pour lui apprendre que la campagne était terminée, déplorait tout le mal qu'on avait fait à la pauvre ville de Ravenne. Il ajoutait: «Le moins de mal que j'ai pu faire, je l'ai fait; et l'on voit que tout le monde a gagné quelque chose, excepté moi; mais je ne m'en repens pas[54].»
Ce désintéressement est d'autant plus remarquable, que notre héros, non-seulement n'était pas riche, mais se trouvait souvent fort gêné. Sa correspondance intime avec sa mère montre, presque à chaque lettre, qu'il avait contracté des dettes et qu'il s'efforçait de les acquitter honorablement. Mais son âme chevaleresque eût rougi de se procurer les moyens de se libérer par la violence, ou par les autres voies que le droit de la guerre, si la guerre a un droit, autorisait alors comme de nos jours. Lorsqu'il se trouvait sans argent, ce qui lui arrivait assez fréquemment, il se contentait d'en demander a sa mère d'une manière pressante[55]; et cette excellente [Pg 49]femme ne manquait pas de lui envoyer de suite tous les fonds dont elle pouvait disposer.
Les fatigues qu'il avait éprouvées dans cette campagne le firent tomber gravement malade après sa rentrée à Urbin. La duchesse et la signora Emilia Pia lui donnèrent dans cette circonstance des marques non équivoques de leur affection, en lui prodiguant les soins les plus affectueux. Dans une lettre à sa mère, du 19 novembre 1509[56], en lui annonçant que la duchesse, madame Emilia et leur suite vont se rendre à Mantoue pour y chercher Éléonore Gonzague, la fiancée du nouveau duc, il l'engage vivement à remercier ces deux princesses de toutes les bontés qu'il en a reçues. «Il serait convenable, écrit-il, que vous rendissiez grâce à madame la duchesse des bontés infinies qu'elle m'a témoignées durant ma maladie: certes, sa seigneurie m'en a donné assez de preuves; il en est de même de la signora Emilia. Si j'avais été son fils ou son père, elle n'aurait pu faire davantage; et les voeux qui ont été faits pour moi ne seront pas exaucés d'ici à longtemps.»
La jeune épouse du duc Francesco Maria, Léonore de Gonzague, qui lui avait été fiancée à Rome en 1505, ainsi que nous l'avons dit, fut conduite à Urbin vers la fin de 1509. La mère du Castiglione accompagna [Pg 50]cette princesse, qui fut accueillie dans la capitale de ses États avec les plus grandes démonstrations d'allégresse. Mais, comme la guerre se continuait malgré les rigueurs de l'hiver, les fêtes furent remises après la fin de cette campagne qui se termina vers le milieu de janvier 1510, par la prise de la Mirandole. Le comte Alexandre Trivulze, gouverneur de cette place, fut contraint de la rendre à Jules II, qui se trouva en personne à l'assaut de cette forteresse, et obligea Trivulze, après une défense désespérée, à capituler en restant son prisonnier. Le Castiglione prit part aux combats de ce siège, et nous voyons, par une lettre à sa mère, du 24 janvier 1510[57], qu'il lui envoya les bagages que Trivulze, son ami, avait sans doute obtenu la permission de conserver.
Rentré à Urbin, le Castiglione ne tarda pas à accompagner le duc qui, suivi de toute sa cour, se rendit à Rome pour présenter Éléonore de Gonzague à Jules II, son oncle. La cour d'Urbin passa le carnaval à Rome, et y resta jusqu'au 9 avril 1510[58].
Les fêtes se succédèrent pendant cet intervalle; mais, tout en y prenant part, le Castiglione employait les moments dont il pouvait disposer à suivre les travaux de Raphaël au Vatican et à la villa Chigi. C'est probablement de ce voyage que date sa liaison intime avec le grand artiste. Il le trouva tout absorbé par son amour pour cette belle Fornarina qui lui à servi tant de fois de modèle, et qu'il a immortalisée, en plaçant dans plusieurs de ses chefs-d'oeuvre son portrait idéalisé, comme le type de la beauté dans sa plus admirable expression: suivant en cela les préceptes de Michel Ange, le platonique adorateur de la marquise de Pescaire, qui dit que l'amant, pour trouver l'idée de celle qu'il aime:
Le Castiglione prolongea son séjour à Rome jusqu'au 20 avril 1510[60]. Il retourna ensuite à Urbin où l'arrivée de la cour fut le signal de divertissements de toutes sortes.
Parmi les fêtes qui furent données en cette circonstance, nous remarquons la première représentation de la comédie la Calandria, de Bernardo Dovizj da Bibbiena, secrétaire du cardinal Jean de Médicis, depuis Léon X, et l'un des habitués de la cour d'Urbin.
Le Castiglione, dans une lettre sans date adressée d'Urbin à son ami le comte Ludovico de Canossa, évêque de Tricarico, nous a transmis sur cette[Pg 52] solennité dramatique des détails qui méritent d'être rapportés[61].
«Nos comédies, écrit-il, ont très-bien réussi, surtout le Calandro, qui a été honoré d'une grande pompe. Je ne prends pas la peine de vous rendre compte de la représentation, parce que votre seigneurie en aura sans doute entendu parler par bon nombre de personnes qui l'ont vue. Je veux seulement raconter ceci: La scène était censée se passer dans une rue située à l'extrémité d'une ville, entre le mur d'enceinte et les dernières maisons. Du plancher du théâtre jusqu'à terre on avait figuré au naturel le mur de la cité avec deux grosses tours. Aux deux entrées de la salle étaient placés d'un côté les joueurs de haut-bois (pifferi), et d'un autre les trompettes: au milieu était un autre passage magnifiquement décoré. La salle était disposée comme si elle eût été le fossé de la ville, traversé par deux murailles comme celles qui soutiennent des aqueducs. Le côté où étaient placés les gradins pour s'asseoir était orné de drap de Troie (Troja?) au-dessus, un grand entablement en saillie sur lequel une inscription en grandes lettres blanches, sur un [Pg 53]champ d'azur, qui garnissaient toute cette moitié de la salle, disait:
Au ciel de la salle étaient attachées de très-grandes guirlandes de verdure; elles garnissaient presque la voûte entière, de laquelle pendaient des fils de fer, par les trous des rosaces qui ornent cette voûte, et ces fils portaient deux rangs de candélabres d'un côté à l'autre de la salle, avec treize lettres, correspondant au même nombre de trous percés dans la voûte. Ces lettres étaient disposées de la manière suivante:
DELICIAE POPULI.
Et elles étaient tellement grandes, que sur chacune d'elles on avait fait tenir depuis sept jusqu'à dix torches qui répandaient une très-grande lumière. La scène représentait une très-belle ville, avec des rues, des palais, des églises, des tours;—rues véritables ainsi que les autres choses en relief, mais exécutées en outre avec le secours d'une très-bonne peinture et [Pg 54]d'une perspective bien entendue. Entre autres choses, on y voyait un temple à huit faces en demi-relief, si bien achevé, qu'avec toutes les ressources que possède l'État d'Urbin, il paraissait impossible qu'il eût été exécuté en quatre mois. Il était entièrement travaillé en stuc, avec de beaux bas-reliefs représentant divers traits d'histoire. Les fenêtres imitaient l'albâtre, et toutes les architraves et les corniches étaient en or fin et azur d'outre-mer: à certaines places, des vitres imitant des pierreries qui paraissaient naturelles; autour, des figures en relief imitant le marbre, des colonnettes découpées; il serait trop long d'énumérer surplus. Ce temple était placé comme au milieu. D'un côté, était un arc de triomphe, éloigné du mur d'au moins une canne[62], exécuté au mieux. Entre l'architrave et la voussure de l'arc était représentée admirablement, imitant le marbre, mais en peinture, l'histoire des trois Horaces. Dans deux niches, au-dessus des deux pilastres, soutenant l'arc, on avait placé deux statuettes sculptées, représentant deux Victoires tenant à la main deux trophées, en stuc. Au sommet de l'arc était une figure également très-belle, entièrement sculptée, revêtue de son armure, dans la plus belle pose, et frappant avec une lance un homme nu étendu à ses pieds.
De chaque côté du cheval, on avait élevé comme de petits autels sur [Pg 55]chacun desquels était un vase de feu très-ardent qui dura pendant toute la comédie. Je ne vous raconte pas tout, parce que je crois que vous en aurez entendu parler. Ainsi, je ne vous dis pas que, parmi les pièces représentées, il y eut une comédie composée par un enfant et récitée par des enfants qui, en vérité, firent honte à des acteurs plus âgés. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils jouèrent admirablement; et c'était une chose étonnante par sa nouveauté de voir ces petits vieillards, hauts d'une palme, conserver une gravité, accompagnée de gestes empruntés, mais parfaitement adaptés à ce que Ménandre aurait pu faire de mieux. Je ne veux pas non plus parler de la musique bizarre exécutée pendant cette comédie, éclatant de divers côtés, sans qu'on pût voir d'où elle sortait. Mais je viens au Calandro de notre Bernardo, qui a fait le plus grand plaisir. Comme son prologue fut composé très-tard, et que les acteurs qui devaient le réciter n'avaient pas le temps de l'apprendre, il en fut récité un de ma composition qui réussit assez bien. Du reste, on ne changea presque rien à la pièce, seulement quelques scènes qui ne pouvaient pas être représentées; mais ce fut peu de chose, presque rien, et on ne toucha presque pas aux situations. Les intermèdes furent ainsi: Le premier fut une moresque dansée par Jason qui parut du côté de la scène, dansant, armé à l'antique, dans un très-beau costume, avec une épée et une très-belle targe. De l'autre côté, parurent à l'instant deux taureaux imitant tellement bien les [Pg 56]animaux de cette espèce, que plusieurs des assistants croyaient voir de vrais taureaux. Ils jetaient le feu par les naseaux, etc. Le brave Jason s'en approcha, leur imposa le joug et la charrue, et les fit labourer. Il sema ensuite les dents du Dragon, et peu à peu des hommes armés à l'antique parurent naître et sortir du plancher de la scène, mais si bien, que je crois qu'il n'est guère possible de faire mieux. Les hommes se mirent à danser une moresque terrible pour tuer Jason; mais ensuite, au fur et à mesure qu'ils faisaient leur entrée, ils s'entretuaient l'un après l'autre; mais on ne les voyait pas mourir. Derrière eux, Jason fit son entrée, et il sortit aussitôt avec un voile d'or sur les épaules, en exécutant une très-belle danse à la moresque. Tel fut le premier intermède. Le second fut un char de Vénus parfaitement beau, sur lequel la déesse était assise, portant sur sa main nue un flambeau. Le char était traîné par deux colombes qui paraissaient réellement vivantes: elles portaient deux petits amours tenant leurs flambeaux allumés à la main, avec leurs arcs et leurs carquois sur les épaules. En avant du char, quatre petits amours, et en arrière, quatre autres, avec des flambeaux allumés de la même manière, dansaient une moresque autour du char, battant la mesure avec leurs flambeaux allumés. Arrivés à l'extrémité de la scène, les amours mirent le feu à une porte de laquelle sortirent en un instant neuf galants (galanti), tout environnés de flammes, qui se mirent à danser une autre moresque aussi belle [Pg 57]que possible. Le troisième intermède fut un char de Neptune traîné par deux chevaux, dont les extrémités se terminaient en nageoires couvertes d'écaillés très-bien imitées. Sur le haut du char, Neptune avec son trident; par derrière, huit monstres marins, quatre d'un rang et quatre d'un autre, mais si bien représentés que je ne saurais le dire. Ils dansaient un branle, et le char était tout rempli de feu: ces monstres étaient la chose la plus fantastique du monde, mais on ne pourrait en faire la description à qui ne les a pas vus. Le quatrième intermède fut un char de Junon, également rempli de, feu, la déesse au sommet, avec une couronne sur la tête et un sceptre à la main, assise sur un nuage qui environnait tout le char, avec une infinité de bouches de vents. Le char était tiré par deux paons, tellement beaux et si naturels que moi-même je ne savais comment cela était possible; et cependant je les avais vus et fait faire. En avant, deux aigles et deux autruches; derrière, deux oiseaux marins et deux grands perroquets, de ceux qui sont tachetés de diverses couleurs. Tous ces oiseaux étaient si bien imités, mon cher seigneur, que je ne crois pas que l'imitation ait jamais aussi bien approché de la nature. Ces oiseaux dansaient également entre eux un branle avec autant de grâce qu'il est possible de le dire ou de l'imaginer. La comédie étant achevée, il sortit du plancher de la scène, à l'improviste, un petit amour, de ceux qui avaient paru précédemment et dans le même costume, lequel expliqua, dans un [Pg 58]petit nombre de stances, la signification des intermèdes qui, bien qu'interrompus par la comédie, avaient un sens suivi. Voici cette explication: Le combat entre les frères issus de la même origine voulait montrer, comme nous le voyons aujourd'hui, que les guerres naissent souvent entre parents, et entre ceux qui devraient faire la paix. C'est ce que prouvait la fable de Jason. Ensuite vint l'Amour qui, de son flambeau sacré, enflamma d'abord les hommes et la terre, ensuite la mer et l'air, pour, chasser la guerre et la discorde, et unir le monde dans des sentiments fraternels. Ceci fut plutôt une espérance et un présage; car, en réalité, la guerre n'a été que trop vraie, pour notre malheur. Je ne voulais pas vous envoyer les stances que récita le petit amour; cependant je me décide à vous les adresser: que votre seigneurie en fasse ce qu'il lui plaira. Elles ont été composées à la hâte et au milieu des discussions avec les peintres, les sculpteurs en bois, les acteurs, musiciens et danseurs de moresques. Les stances récitées et l'amour ayant disparu, on entendit une musique cachée de quatre violes, et ensuite de quatre voix avec des violes, qui chantaient une stance sur un bel air, comme une prière à l'amour. Et c'est ainsi que se termina la fête, au grand plaisir et à la grande satisfaction de ceux qui purent y assister. Si je n'avais pas tant fait l'éloge de toutes choses, j'aurais dit la part que j'ai prise à tout cela; mais je ne voudrais pas que votre seigneurie pût croire que je veux me flatter moi-même.»
Malgré la modestie dont s'enveloppe le Castiglione, on voit qu'il fut un des principaux organisateurs de cette fête, et qu'il en avait composé le prologue, les intermèdes et les stances qu'on y récita. Ces intermèdes ont évidemment servi de modèles à un grand nombre de ballets qui étaient à la mode sous le règne de Louis XIV, et dont Lulli avait sans doute rapporté l'idée de l'Italie. Il est probable que l'auteur du Calandro assista à la première représentation de sa comédie; elle eut un si grand succès, que Léon X, comme on sait, voulut quelques années plus tard la faire représenter à Rome en sa présence et devant la cour pontificale. Mais c'est au duc d'Urbin, ou, pour parler plus exactement, aux hommes distingués qui brillaient à sa cour, que revient l'honneur d'avoir fait représenter la première comédie régulière composée depuis l'antiquité, honneur qui vaut bien une bataille gagnée.
Peu de temps après cette représentation, le Castiglione retourna à Rome, où il resta jusqu'au mois d'août 1510. On ignore le motif de ce voyage; il revoyait toujours cette ville avec le plaisir le plus vif; mais à l'enthousiasme des arts qui l'attirait à Rome, il se mêlait sans doute une passion d'une autre nature. C'est du moins ce qu'on peut supposer par le sonnet suivant qu'il paraît avoir composé à cette époque, et qui, tout en peignant son admiration pour la ville éternelle, dévoile aussi l'état de son coeur, à la manière de Pétrarque[63].
Superbes collines, et vous ruines sacrées, qui seules gardez encore le nom de Rome, hélas! quels restes touchants vous conservez de tant de grands hommes, de tant d'âmes illustres. Cirques, arcs, théâtres, oeuvres dignes des dieux, élevés pour orner la pompe des plus glorieux triomphes, vous êtes aujourd'hui convertis en un peu de poussière, et bientôt vous servirez de sujets aux vils récits du vulgaire. Ainsi, bien que pendant quelques années les monuments fameux résistent aux atteintes du temps, le terme arrive où le temps, qui détruit tout, emporte à la fois et les noms et les oeuvres des hommes. Je vivrai donc sans me plaindre au milieu de mon martyre; car puisque le temps amène la fin de tout ce qui est sur la terre, il amènera sans doute aussi la fin de mes tourments.
Le Castiglione gagna la fièvre à Rome, dans ce voyage: il n'en était pas encore entièrement guéri, lorsqu'il revint à Urbin le 8 août 1510. Il ne resta dans cette ville que le temps strictement nécessaire a son rétablissement, et repartit vers la fin de ce mois pour se remettre en campagne.
Le duc d'Urbin était alors occupé à guerroyer pour le compte du pape Jules II, son oncle, contre Alphonse d'Est, duc de Ferrare, allié des Français. Cette campagne s'ouvrit sous d'heureux auspices pour l'armée pontificale. Dès l'automne, Francesco Maria s'était emparé de plusieurs places fortes; au printemps suivant, il avait porté la guerre près de Ferrare. Mais, le 11 mai 1511, ayant perdu la ville de Bologne, le sort des armes lui devint contraire; il fut mis en pleine déroute, et ses troupes furent obligées de se débander et de se réfugier à grand'peine jusqu'au milieu de ses États. Le Castiglione, dans une lettre à sa mère du 1er juin 1511, lui apprend ces tristes nouvelles: «Je vous fais savoir, lui écrit-il, que nous sommes sains et saufs à Urbin, mais sans bagages; j'ai perdu mes chevaux et tout ce que j'avais[65].»
Le duc Francesco Maria ne pouvait se consoler de ces revers: il était furieux contre le cardinal de Pavie, Alidosio, légat à Bologne, qui l'avait accusé auprès du pape d'avoir causé la perte de cette ville. D'un caractère ardent, emporté, ce jeune prince résolut de se venger sur la personne même du cardinal. L'ayant rencontré dans une rue à Ravenne, il se précipita sur lui et le tua de sa propre main, en le perçant de plusieurs coups de poignard, avant que la garde qui accompagnait le légat, surprise de cette attaque, pût venir le défendre. Telles étaient les moeurs de ce siècle: il n'était pas rare alors de voir [Pg 62]les princes et les plus grands seigneurs se défaire eux-mêmes de leurs ennemis. Il y avait quelques années à peine que César Borgia, ce héros du Prince de Machiavel, avait commis bien d'autres crimes. Mais ce qui rendait le meurtre exécuté par le duc d'Urbin plus grave, c'est que la victime était un prince de l'Église, un légat du pape Jules II. Ce pontife, dans les premiers moments, ne voulut entendre aucune excuse. Révolté de la violence de son neveu, il quitta Ravenne sur-le-champ, courut à Rome, fit faire le procès du duc, l'excommunia et le priva de tous ses honneurs et dignités. Cependant, après un mois de négociations, Francesco Maria obtint de son oncle la permission de venir se justifier à Rome. Le Castiglione l'accompagna dans ce voyage qui eut lieu vers la fin de juin de 1511. On rapporte[66] que, pendant que le pape était occupé à examiner cette grave affaire, il tomba tout à coup malade, et que, le quatrième jour, il eut un très-long évanouissement pendant lequel on crut qu'il était mort. Le bruit s'en étant répandu dans la ville, quelques' jeunes gens des premières familles de Rome appelèrent le peuple au Capitule, cherchant à l'exciter à secouer le joug et à se déclarer libre. Mais le pape ayant recouvré l'usage de ses sens, fit sur-le-champ dissiper le rassemblement, et le lendemain, en présence des cardinaux, il donna à son neveu l'absolution de l'homicide par lui commis, le réintégra dans ses États et ajouta même à ses [Pg 63]possessions la ville de Pesaro qu'il lui concéda comme fief, à la condition de payer chaque année une très-légère redevance au saint-siège. Le Castiglione prit une part active à toute cette négociation: de retour à Urbin, il écrivait à sa mère, le 17 septembre 1511: «Nous sommes revenus sains et saufs de Rome, avec l'absolution et la réintégration dans l'État de nôtre illustre seigneur, ayant néanmoins passé par une infinité de désagréments et d'inquiétudes, autant et plus qu'on ne pourrait se le figurer, principalement à cause de la grave maladie dont a souffert notre saint-père; lequel, on peut le dire, a dû son rétablissement à un miracle, pour le salut de notre seigneur duc et de l'Église de Dieu[67].» Dans cette même lettre, il annonçait à sa mère qu'il allait se remettre en campagne; mais qu'auparavant il se rendrait à Notre-Dame-de-Lorette, «à laquelle, dit-il, je suis engagé par voeu;» passage qui témoigne de sa piété et des idées de ce siècle.
Il avait promis à sa mère d'aller la voir: mais le duc n'ayant pas voulu lui accorder de congé, il fut obligé de retarder cette visite. Sa mère, qui venait d'être malade, en conçut un vif chagrin. Elle se figurait qu'il avait pris la résolution de renoncer au mariage, et qu'il n'osait lui faire connaître cette grave détermination. Il n'en était rien cependant, et, pour la rassurer complètement, il pria son beau-frère Tommaso Strozza de lui expliquer les véritables motifs qui l'avaient empêché de se rendre près [Pg 64]d'elle. Ces motifs font le plus grand honneur à la loyauté du Castiglione, et donnent la mesure de la délicatesse de ses sentiments.
«Depuis le commencement de cette guerre, écrit-il[68], le pape a toujours pensé et dit que le duc non-seulement ne faisait pas contre le duc de Ferrare et les Français ce qu'il pouvait, mais qu'il s'entendait avec eux, qu'il était un traître, qu'il le ferait écarteler, et autres paroles semblables. Il les a répétées mille fois, et maintenant encore il les répète plus que jamais. Ayant résolu actuellement d'attaquer Bologne, il a pris soixante hommes d'armes au duc d'Urbin, de sa vieille compagnie, et il a établi le duc de Termine chef de deux cents hommes d'armes de conduite, avec des chevau-légers à sa solde, et le titre de lieutenant, lequel est plus élevé que celui de capitaine: de telle sorte que, marchant ensemble, le duc d'Urbin aurait l'air d'être sous les ordres du duc de Termine; chose tellement humiliante, que Son Excellence paraît résolue à mourir plutôt que de supporter cet affront, et cela pour beaucoup de motifs qu'il serait trop long d'exposer ici. Notre seigneur duc a toujours cherché et cherche encore aujourd'hui à effacer cette mauvaise impression que le pape a de lui et à lui faire reconnaître son innocence; cette voie lui paraissant la meilleure pour rentrer en grâce auprès de sa sainteté. C'est pourquoi il ne néglige aucune occasion de combattre et éloigner ces soupçons imaginaires.
[Pg 65]Le pape a dit plusieurs fois que j'étais l'émissaire dont le duc se servait pour négocier avec les Français. Cette idée qu'il a de moi lui fut donnée, à ce que je crois, par un homme qui me voulait peu de bien, et qui fut le comte Giov. Francesco della Mirandola. Le pape s'est confirmé dans cette idée, lorsque étant allé à Parme conduire le capitaine Peralte, je fus accueilli par ces Français avec les plus grandes politesses et avec beaucoup de distinction: tellement que le pape dit un jour à l'évêque de Tricarico (le comte Fred. di Canossa), qu'il savait de source certaine que j'étais allé à Mantoue, lorsque l'évêque de Gurg[69] y vint, pour m'entendre avec lui, même pour le compte des Français; et il ne fut pas possible de le détromper, même après que l'évêque lui eut fait affirmer par trois ou quatre personnes que je n'avais pu aller à Mantoue. Les choses étaient en cet état, lorsque je demandai au duc la permission de me rendre en Lombardie. Mais le duc, dans la disposition où il est, n'a pas voulu me l'accorder et m'a prié d'attendre jusqu'à ce que le pape ait décidé ce qu'il veut faire de lui. Il est certain que si le pape m'avait vu aller en Lombardie, personne au monde n'aurait pu l'empêcher de croire que j'y étais allé pour ces menées. C'est pourquoi j'ai trouvé le refus du duc très-raisonnable et très à propos; et il m'a semblé que le moment aurait été mal choisi pour rompre [Pg 66]les liens qui m'attachent à cette cour depuis tant d'années.»
Cette lettre qui n'était pas destinée à la publicité, puisqu'elle a été écrite comme la confidence la plus intime versée dans le sein d'une mère, prouve combien l'âme du Castiglione était pure et délicate. Jules II n'est pas le seul, parmi ses contemporains, qui l'ait accusé de trahison. Guichardin a cru également à cette calomnie: «Le duc d'Urbin, dit-il (lib. X), avait envoyé longtemps auparavant Balthasar Castiglione au roi de France; il avait des hommes à sa discrétion auprès de Gaston de Fois, et l'on croyait qu'il avait fait un secret accord avec les Français contre son oncle» L'historien florentin aura sans doute fondé son opinion sur les on dit de son époque et sur la fréquence des trahisons, conduites, ordinairement, avec une perfidie cachée sous les apparences de la plus grande loyauté. Mais le Castiglione, on le voit, était incapable de ces sentiments bas; tant qu'il resta attaché à la cour d'Urbin, il n'y joua qu'un rôle très-inférieur à son mérite: cependant il n'aurait certainement pas été possible de le gagner à prix d'argent. Toutes ses lettres font foi de son désintéressement, malgré les dettes qu'il avait contractées et les embarras pécuniaires causés par sa médiocre fortune. D'ailleurs, il n'aimait pas les Français: ils lui avaient enlevé son père, tué à la bataille du Taro; il les avait abandonnés lui-même après la bataille du Garigliano, et depuis, dans toute sa carrière, il ne paraît pas avoir [Pg 67]désiré se rapprocher des intérêts de la France.
Toutefois, dans son livre del Cortegiano, il a rendu justice aux brillantes qualités des seigneurs et chevaliers français de cette époque, et il montre que dès lors ils étaient en possession d'imposer leurs modes et leurs manières en Italie, et de se faire imiter tant bien que mal. En énumérant les qualités que doit avoir un parfait gentilhomme, il lui souhaite l'adresse des Français pour lutter dans un tournois', soutenir une passe-d'armes et combattre en champ clos: il voudrait que dans ces exercices il fût l'égal des meilleurs chevaliers français[70].—Plus loin, après avoir fait l'éloge de la bonté, et dit que le principal et véritable ornement de l'esprit est l'amour et la connaissance des lettres, il ajoute: «Les Français n'admettent que la seule noblesse des armes et méprisent souverainement le reste; de telle sorte que non-seulement ils font fi des lettres, mais les abhorrent, et considèrent les littérateurs comme les hommes les plus méprisables; à ce point, qu'à leur sens, c'est adresser une grande injure à un homme que de l'appeler clerc.» Mais à ces reproches d'ignorance et de grossièreté, généralement mérités à cette époque par la noblesse française, il oppose le portrait du duc d'Angoulême, depuis François 1er, dont il met l'éloge dans la bouche de Julien le Magnifique. «Si la fortune, dit Julien, veut que monseigneur d'Angoulême succède, comme on doit l'espérer, [Pg 68]au roi de France, je suis fermement convaincu que de même que la gloire des armes fleurit et brille en France, de même celle des lettres devra également resplendir du plus vif éclat. Il n'y a pas longtemps que, me trouvant à la cour, je vis ce seigneur, et il me parut qu'indépendamment de la remarquable tournure de sa personne et de l'a beauté de son visage, il avait dans sa physionomie tant de grandeur, unie à un air de bonté si gracieux, que le royaume de France devait lui sembler au-dessous de son mérite. J'appris ensuite d'un grand nombre de gentilshommes tant français qu'italiens, quelles étaient ses nobles qualités: sa grandeur d'âme, sa valeur, sa libéralité; et l'on me dit, entre autres choses, qu'il aimait et qu'il estimait extrêmement les lettres, qu'il avait en grand honneur tous ceux qui les cultivaient, et qu'il reprochait aux Français d'être si étrangers à ces nobles études, eu égard surtout à ce qu'ils ont à leur disposition une université aussi célèbre que celle de Paris, où l'on vient étudier de toutes les parties du monde.... C'est grande merveille que, dès sa jeunesse, ce prince, formé seulement par l'instinct de sa nature, contre l'usage de son pays, se soit dirigé de lui-même dans une si bonne voie. Et comme les inférieurs suivent toujours les exemples des supérieurs, il peut arriver que les Français finissent par estimer les lettres ainsi qu'elles le méritent; ce qu'il ne sera pas difficile de leur persuader, s'ils veulent seulement prêter l'oreille à ses conseils:[Pg 69] car il est certain qu'il n'y a rien de si désirable pour les hommes, rien qui s'identifie mieux avec eux-mêmes que le savoir: d'où il résulte que c'est une grande folie de dire ou de croire que le savoir n'a pas toujours son prix[71].»
Cette espérance conçue par le Castiglione de l'adoucissement des moeurs, en France, et de l'initiation des Français à l'amour des lettres, sous les auspices du roi François 1er, s'est heureusement réalisée quelques années plus tard. Mais les Français ne se sont pas corrigés aussi vite d'un autre défaut qu'il leur reproche[72] la vanité présomptueuse, qui était alors, et qui est encore aujourd'hui, suivant l'expression du naïf La Fontaine, proprement le mal français. Le Castiglione n'épargne pas non plus les Italiens, qui, pour se faire remarquer, s'empressaient d'imiter les manières françaises, et, comme tous les imitateurs, n'en prenaient le plus souvent que les ridicules. «La gravité particulière aux Espagnols, dit-il, me paraît bien mieux convenir à nous autres Italiens que cette extrême vivacité qui se fait remarquer dans les Français presque à chaque moment. Cette vivacité n'est pas désagréable dans un Français; elle a même de la grâce, parce qu'elle leur est, pour ainsi dire, propre et naturelle, et qu'on n'y saurait voir aucune affectation. On trouve bien beaucoup d'Italiens qui voudraient s'efforcer d'imiter cette manière, mais ils ne savent faire [Pg 70]autre chose que remuer la tête en parlant, saluer gauchement et de mauvaise grâce, et lorsqu'ils se promènent, marcher si vite que leurs valets ont peine à les suivre. Avec ces manières, il leur semble qu'ils doivent être pris pour de véritables Français, et qu'ils en ont toute l'aisance, mais la vérité est qu'ils réussissent rarement: ceux-là seuls y parviennent, qui ont été élevés en France, et qui, dès leur enfance, ont pris l'habitude de ces manières[73].» Il n'y a rien que de très-vrai dans ces diverses observations, et l'on voit que le Castiglione juge les étrangers et ses compatriotes avec la plus grande impartialité.
Le commencement de la campagne, en l'année 1512. fut assez funeste aux armes pontificales: les Français avaient gagné, le 11 avril, la bataille de Ravenne, mais la mort de Gaston de Foix mit fin à leurs succès. Le duc d'Urbin ne tarda pas à recouvrer les villes qui s'étaient rendues aux Français: il reprit même l'importante place de Bologne, dont la perte avait été pour lui l'occasion du meurtre du cardinal de Pavie, et, le 13 juin 1512, il y fit solennellement son entrée, avec le cardinal Sigismond Gonzague, legat du pape.
Le Castiglione prit une part active à cette campagne; il ne quitta le théâtre de la guerre que momentanément, pour aller, au commencement de juillet, recevoir à Urbin le duc de Ferrare, Alphonse d'Est, qui se rendait à Rome, muni d'un sauf-conduit[Pg 71] de Jules II, pour tâcher de rentrer en grâce auprès du pontife et de se disculper de son alliance avec les Français; ce qu'il ne put obtenir, le pape exigeant que le duc lui remît le duché de Ferrare, qu'il prétendait appartenir aux États de l'Église, et lui offrant, par une sorte de compensation dérisoire, la ville et le territoire d'Asti qui venaient d'être enlevés aux Français, Le malheureux prince dut donc se résigner à voir ses États ravagés par les troupes pontificales, et le Castiglione, comme les autres capitaines, se mit à vivre aux dépens des pauvres habitants du Ferrarais[74].
Quelques mois après, au commencement d'octobre, il fut envoyé par le duc d'Urbin à Modène, pour conférer avec l'évêque de Gurg, le négociateur de Charles-Quint.
C'est pendant le cours de ces négociations qu'il reçut du duc la récompense de ses longs et loyaux services à la cour d'Urbin. Ce prince, on l'a vu, lorsqu'il obtint de Jules II son absolution du meurtre du cardinal de Pavie et sa réintégration dans ses honneurs et dignités, avait, en outre, reçu l'investiture de la ville de Pesaro et de son territoire, comme fief héréditaire, à la seule condition d'acquitter une légère redevance à la chambre apostolique. Le duc, voulant donner au Castiglione un éclatant témoignage de son estime, avait détaché de ce fief et lui avait donné un château appelé Ginestreto, situé «dans un lieu plaisant et agréable, avec la vue de la [Pg 72]mer, entouré de très-belles possessions, et dont on pouvait tirer deux cents ducats de revenu par an.» Dans une lettre à sa mère, du 47 octobre 1512[75], le Castiglione laisse échapper toute la joie que lui cause cette donation: «Il prie, en plaisantant, sa mère, d'avertir sa soeur Polixène de dire à la signora Camilla Gonzaga[76], l'une des plus riches et des plus belles femmes de Mantoue, qui était à marier, qu'il a son château à lui, qu'il ne lui manque que cinq mille ducats de dot et que, si le mariage lui plaît, ils seront bientôt d'accord.»
Dans le mois de janvier 1513, le duc prit possession de l'État de Pesaro, dont il ne reçut néanmoins l'investiture de Léon X que quelques mois plus tard. Le Castiglione l'accompagna, et reçut des mains de son maître le château qu'il lui avait donné; mais, par des motifs qu'il n'explique pas à sa mère, il en opéra l'échange, avec l'agrément du duc, contre le domaine de Nuvilara, qui lui convenait mieux, celui-ci n'étant qu'à deux milles de Pesaro, dans un très-bon air, avec une très-belle vue de terre et de mer, à cinq milles de Fano, dans un pays très-fertile. «Il y a, dit-il, un beau palais qui est mien, et la terre est du même revenu que Ginestreto, ce qui me contente fort; et Dieu m'accorde la grâce d'en jouir avec contentement[77].»
Le Castiglione était encore à Pesaro, tout occupé [Pg 73]de la joie que lui donnait l'investiture de son château de Nuvilara, lorsque le duc reçut la nouvelle de la mort de Jules II, son oncle. Cet événement inattendu devait exercer une grande influence sur les destinées de l'Italie, et particulièrement sur le sort d'un prince qui était attaché au chef de l'Église par les liens du sang et par les plus étroites relations politiques. Aussi, comprenant toute la portée de la perte qu'il venait de faire, et voulant, autant qu'il dépendait de lui, se ménager la protection de son successeur, le duc résolut d'envoyer sur-le-champ à Rome un chargé d'affaires d'une fidélité à toute épreuve et d'une habileté consommée, afin de veiller à ses intérêts et de les défendre s'ils étaient menacés. Le Castiglione était, mieux que tout autre, en position de rendre au duc ces services. Lié, de longue date, avec presque tous les cardinaux, il jouissait de leur estime et était très-avant dans l'intimité des chefs les plus influents du sacré collège. Il pouvait donc exercer, à l'occasion, une influence favorable à son maître, et l'événement prouva que le duc ne s'était point trompé en lui confiant cette délicate mission. En effet, Jules II était mort dans la nuit du 20 février 1513, et, le 11 mars suivant, le cardinal Jean de Médicis, grand ami du comte et très-attaché à la maison d'Urbin, au moins il le paraissait à cette époque, fut élu pape sous le nom de Léon X.
Le Castiglione assista, avec le duc d'Urbin, à la prise de possession de ce pontife dans l'église Saint-Jean-de-Latran, le 11 avril, un mois juste après son [Pg 74]élection. A cette occasion, les principaux habitants de Rome se distinguèrent par les décorations dont ils ornèrent leurs palais et leurs maisons, ainsi que les rues et les places publiques. Un témoin oculaire, le médecin florentin Jean-Jacques Penni, nous a conservé un curieuse description des fêtes et des cérémonies qui eurent lieu dans cette circonstance, et sur lesquelles nous reviendrons.
Une preuve éclatante de l'amitié dont le nouveau pontife honorait le Castiglione apparaît dans la ratification qu'il lui accorda, dès le 11 mai suivant, de la donation du château de Nuvilara qui lui avait été faite par le duc d'Urbin. Le bref qui contient la confirmation de ce don renferme l'éloge de la valeur, de la science et des autres qualités du comte. Sur ses instances, le pape maintint Francesco-Maria dans la charge de préfet de Rome, et voulut que la chambre apostolique lui payât tout ce qui lui était dû pour la solde de ses troupes pendant la dernière campagne; ce qui n'était point une médiocre faveur obtenue pour ce prince.
Vers la fin d'août, le Castiglione revint à Urbin, mais il y resta peu de temps, parce que le duc, comprenant combien il pouvait lui être utile à Rome, ne tarda pas à l'y renvoyer avec le titre d'ambassadeur, à la grande satisfaction du comte et de toute la cour. Il fut accueilli dans cette ville avec le plus grand empressement, non-seulement par le souverain pontife, les cardinaux et les prélats qu'il connaissait depuis longtemps, mais surtout par les savants, les [Pg 75]artistes et les amateurs des lettres et des arts qui, dans ses précédents voyages à Rome, avaient pu apprécier son caractère aimable, la solidité et la variété de ses connaissances, la pureté de son goût et la sûreté de son jugement.
On croit communément qu'avant l'avènement de Léon X, les sciences, les lettres et les arts n'étaient que médiocrement cultivés à Rome; que Jules II, absorbé par les grandes questions politiques, et plus porté à la guerre qu'aux arts de la paix, n'encourageait point les artistes et les littérateurs. C'est là une erreur et une injustice; il est certain, au contraire, que, malgré les agitations d'un pontificat continuellement exposé aux commotions les plus graves, ce pape ne fit pas moins pour les lettres et pour les arts que son successeur Léon X, dont ce siècle a pris le nom.
Le savant Carlo Fea[78], commissaire des antiquités à Rome, sous le pontificat de Pie VII, et l'un des archéologues les plus instruits et les plus distingués de cette époque, a tracé le parallèle de Jules II et de Léon X, et il n'hésite pas à donner le premier rang au neveu de Sixte IV[79].
«Sous tous les rapports, dit-il à la fin de ce[Pg 76] parallèle[80], je ferai une dernière fois constater que le pontificat de Jules fut la véritable époque de la résurrection et de l'établissement stable de la grandeur de Rome; tandis que celui de Léon, suivi bientôt après du pontificat de son cousin Clément VII, fut le commencement d'une prompte décadence, après une splendeur et une magnificence éphémère, il suffira de dire que la population, qui était de quatre-vingt-cinq mille âmes du temps de Jules II et de Léon X, fut réduite, selon les calculs de Paul Jove, après le sac de Rome et la désolation de 1527, à trente-deux mille habitants: beau siècle d'or! ne serait-il pas plus juste de l'appeler siècle de Titan, dévoré par Saturne! Il me suffira de terminer ce trop long parallèle par cette citation de Marcus Tullius (Pro Quinctio): Est interdum ita perspicua veritas, ut eam infirmare nulla res possit; tamen est adhibenda interdum«vis veritati, ut eruatur.»
Cette préférence accordée par le savant archéologue à Jules II sur Léon X, ne fera sans doute pas changer le jugement de la postérité, et n'enlèvera pas à Léon le premier rang, comme protecteur des sciences et des arts, suprématie qui lui fut décernée par l'illustre Érasme, son contemporain[81], et qui a été confirmée depuis plus de trois siècles par tant [Pg 77]d'écrivains éminents de toutes les nations de l'Europe. Disons aussi qu'il est peu juste de reprocher à la mémoire de Léon X et à Clément VII les malheurs qui suivirent la prise de Home en 1527 par les soldats du connétable de Bourbon; car tout le monde sait que cet événement ne fut nullement provoqué par ce dernier pontife, qui en fut la première victime.
Mais en faisant la part des exagérations contenues dans le parallèle de Fea pour soutenir sa thèse, on est forcé de reconnaître que, sous beaucoup de rapports, Jules II à tout autant fait pour les lettres et les arts que son successeur.
Nonobstant les chances diverses des guerres qu'il eut à soutenir presque constamment pendant les dix années de son pontificat, Jules ne cessa pas d'attirer à Rome et de protéger les artistes et les savants.
Parmi les premiers, il sut distinguer et honorer d'une protection toute particulière Bramante, Michel-Ange et Raphaël; ce qui suffirait seul pour sa gloire.
Dès l'époque où il était cardinal sous le titre de Saint-Pierre-aux-Liens, il avait fait élever, de concert avec le cardinal Raphaël Riario de Saint-Georges, et sous la direction de Bramante, l'imposant palais de la grande chancellerie et l'église annexée de Saint-Laurent in Damaso.
Devenu pape, il ouvrit la longue et belle rue Julia, qu'il voulait faire aboutir à l'ancien pont triomphal, dont il avait résolu la reconstruction. Il fit ouvrir aussi la rue de'Banchi, et y fit élever la Monnaie où [Pg 78]furent frappés, en 1508, les Jules, premières pièces qui aient porté l'effigie d'un pape.
On lui doit la magnifique cour du Vatican, dite il Cortile di Bramante, et la jonction du Vatican au Belvédère, cause première de la nouvelle bibliothèque érigée par Sixte-Quint, du nouveau musée, et des autres magniques galeries, salles et dépendances qui existent aujourd'hui. Il fit creuser le conduit souterrain qui, de Saint-Antoine, dans une étendue d'environ deux milles et à la profondeur de plus de cinquante palmes romaines[82], apporte l'eau dans le jardin du Vatican, ensuite au Belvédère et à la cour de Saint-Damas. Enfin il restaura une grande quantité d'églises, de monastères et d'autres édifices publics, parmi lesquels nous citerons seulement les églises de Saint-Pierre-aux-Liens, où il voulut placer son tombeau, monument du génie de Michel-Ange; des Saints-Apôtres, de Sainte-Agnès hors les murs et de Notre-Dame de Lorette; la forteresse de Civita-Vecchia, réparée en 1508 sur les dessins du Buonarotti; celle d'Ostie, qu'il avait fait reconstruire par Giuliano Giamberti, dit San-Gallo, lorsqu'il n'était que cardinal[83].
Tous ces travaux, tous ces embellissements avaient été exécutés par Jules II dans l'espace de moins de dix années; aussi Thomas Inghirami, en prononçant son oraison funèbre devant le sacré collège, [Pg 79]put-il dire avec l'assentiment de l'auguste assemblée: «Cette ville, de fangeuse, sale et humble qu'elle était, il l'a rendue brillante, magnifique, superbe et digne entièrement du nom romain; de telle sorte que si l'on pouvait enfermer dans une seule enceinte tous les édifices élevés depuis quarante ans dans cette ville par les Liguriens originaires de Savone (Sixte IV, le cardinal Riario et Jules II), ce serait là seulement qu'on trouverait la véritable ville de Rome: le reste, sans vouloir en dire du mal, pourrait passer pour un amas de cabanes et de misérables échoppes.»
C'est grâce à la protection de Jules II, que Raphaël, présenté au pontife par son oncle Bramante, put donner l'essor à son génie, en commençant les fresques des Stanze du Vatican. Depuis 1508, époque où il vint se fixer à Rome, jusqu'au mois de février 1513, date de la mort du pontife, le Sanzio travailla presque continuellement à ces fresques avec une ardeur sans égale, et avec un progrès marqué dans chaque oeuvre. Pendant ces cinq années, il exécuta la Dispute du Saint-Sacrement, l'École d'Athènes, la Jurisprudence, le Parnasse, l'Héliodore et la Messe de Bolsène; compositions qui suffiraient à elles seules pour remplir la carrière de plusieurs peintres de nos jours.
Michel-Ange ne fut pas moins occupé par Jules II: il travailla d'abord à son tombeau, dont l'admirable statue de Moïse ne devait former que la moindre partie. Plus tard, il peignit la voûte de la chapelle[Pg 80] Sixtine, qui fut découverte et livrée aux regards du public le 1er novembre 1512[84]. Il est donc vrai de dire que Léon X n'eut qu'à continuer, aux deux grands maîtres de l'art, la protection que leur accordait son illustre prédécesseur.
Jules II fut le véritable fondateur du musée du Vatican; car c'est à lui qu'on doit la réunion des premières statues antiques qui furent découvertes et placées, sous son pontificat, dans la cour du Belvédère. Le pontife encourageait la recherche de ces antiques, et les achetait, en récompensant généreusement ceux qui les avaient découvertes. Le groupe du Laocoon en est un célèbre exemple.
Le savant Fea[85] rapporte un passage d'une lettre écrite par Francesco di San-Gallo, fils de Giuliano, le célèbre architecte, de laquelle il résulte que Giuliano et Michel-Ange se trouvèrent présents à la fouille faite, en juin 1506, dans les Thermes de Titus, au moment où fut retrouvé par hasard le groupe du Laocoon. Giuliano fut envoyé par ordre de Jules II pour reconnaître cette découverte. Voici le passage de cette lettre:
«J'étais, écrit Francesco, encore fort jeune, la première fois que je vins à Rome, lorsqu'il fut rapporté au pape que, dans une vigne près Sainte-Marie-Majeure, on avait trouvé certaines statues fort [Pg 81]belles. Le pape dit à un palefrenier: «Va dire à Giuliano da San Gallo que sur-le-champ il aille les voir.» Et il partit sur-le-champ. Et comme Michel-Ange Buonarotti se trouvait constamment à la maison, parce que mon père l'avait fait venir et lui avait donné à faire le tombeau du pape, il voulut qu'il vînt avec lui: je montai en croupe sur le cheval de mon père, et nous partîmes. Descendus là où étaient les statues, mon père dit aussitôt: «C'est le Laocoon dont Pline fait mention.» Il fit agrandir le trou, afin de pouvoir le tirer dehors, et, après l'avoir examiné, nous retournâmes dîner.»
«Le Laocoon, ajoute Fea, fut découvert dans la vigne de Felice de Fredis, qui s'étendait au-dessus des Thermes de Titus: Dum arcum diu obstructum recluderet. Aujourd'hui, l'intérieur des Thermes ayant été déblayé, on peut voir même la niche dans laquelle était le groupe. Il en fut enlevé dans le mois de janvier 1506, 3e du pontificat de Jules II, comme je le trouve dans l'histoire de Sigismond Tizio. Le pontife le fit placer dans le palais du Vatican, dans le lieu dit le Belvédère, où il fit faire exprès comme une chapelle pour l'exposer[86].»
Pline affirme[87] que le groupe du Laocoon a été exécuté dans un seul bloc de marbre par Agesander, Polydorus et Athenodorus, Rhodiens:
[Pg 82]«Ex uno lapide eum et libères draconumque mirabiles nexus de consilii sententia fecere summi artifices Agesander, Polydorus et Athenodorus Rhodii.» Il paraît que cette opinion n'est pas tout à fait exacte; voici ce que dit à ce sujet Cesare Trivulzio dans sa lettre précédemment citée: «Cette statue de Laocoon et ses fils, que Pline dit être d'un seul bloc, Giovanni Cristofano, Romain, et Michel-Ange, Florentin[88], qui sont les premiers sculpteurs de Rome, nient qu'elle soit d'un seul morceau de marbre, et montrent environ quatre assemblages, mais joints ensemble à une place si cachée, et si bien ajustés et soudés, qu'ils ne peuvent être aperçus que par des personnes très-habiles dans l'art de la sculpture. A cause de cela, ils disent que Pline se trompe ou a voulu tromper les autres, afin de rendre cet ouvrage plus digne d'admiration; car on n'aurait pu faire tenir solidement, sans le secours d'aucun lien, trois statues de grandeur naturelle, taillées dans un seul bloc de marbre, avec un si admirable groupe de serpents. L'autorité de Pline est grande, sans doute, mais nos artistes ont leurs raisons, et l'on ne doit pas faire fi du vieux dicton: «Felices fore artes, si de iis soli artifices indicarent: Heureux les arts, si les seuls artistes pouvaient en décider.» D'où je conclus que je ne sais que dire, ni à quelle opinion me ranger. Quoi [Pg 83]qu'il en soit, les statues sont admirables et dignes des plus grands éloges. Vous pourrez vous en convaincre par la seule lecture des vers de Jacques Sadolet, l'homme le plus docte de cette ville, lequel, à on avis, a décrit le Laocoon et ses fils non moins élégamment avec sa plume, que les sculpteurs ne l'ont taillé avec leur ciseau.»
Jules II fit sur-le-champ l'acquisition de ce merveilleux monument de la statuaire antique, et, suivant Fea[89], on-seulement il le paya généreusement, mais il donna en outre à Felice de Fredis, le propriétaire de la vigne dans laquelle ce groupe avait été retrouvé, un emploi lucratif à la cour pontificale.
Ce chef-d'oeuvre de la sculpture antique ne fut pas le seul dont Jules II enrichit le Belvédère: il y fit placer également l'Apollon, le Torse, l'Hercule, l'Ariane abandonnée par Thésée, célébrée sous le nom de Cléopâtre par le Castiglione en beaux vers latins qu'il composa sous Léon X[90], l'Hercule Commode, Salustia Barbia Orbiana, femme d'Alexandre Sévère, en Vénus, toutes statues des plus admirables et des plus précieuses, et dont l'acquisition dénote chez le pontife un goût décidé pour les belles choses[91].
Mais l'entreprise qui honore le plus ce grand pape,
«lequel, suivant le jugement d'un de ses contemporains[92], «était doué d'un esprit élevé et vaste dans lequel[Pg 84] «il n'y avait point place pour les petites choses,»
c'est la construction de Saint-Pierre.
Nicolas V avait songé à réparer la basilique du prince des apôtres, et, dans ce but, il avait fait étudier un plan de cette restauration par l'architecte Bernardo Rossellini. Mais la mort l'empêcha de donner suite à ce projet, et on ne voit pas que ses successeurs aient eu l'intention de le reprendre. A l'avènement de Jules II, l'ancienne basilique menaçait ruine, et la nécessité de sa reconstruction ne pouvait être mise en doute. Cependant, les cardinaux se montrèrent opposés à la démolition de la vieille église; non qu'ils ne désirassent voir s'élever une nouvelle basilique, construite sur un plan plus vaste et plus magnifique, mais parce qu'ils ne pouvaient, sans gémir, se résigner à voir détruire de fond en comble l'ancienne église vénérée dans toutes les parties de la terre, rendue auguste par les tombeaux de tant de saints et de martyrs, et célèbre par tant d'événements remarquables qui s'étaient accomplis dans son enceinte.
Cependant Bramante ne cessait d'exciter le pontife à attacher son nom à un monument digne de la puissance de l'Église et de sa propre grandeur. Le pape avait consulté Giuliano da San Gallo, en qui depuis longtemps il avait grande confiance[93]. De son côté, Bramante avait résolu de repousser tout projet petit et mesquin, de ne rien entreprendre qui [Pg 85]ressemblât à ce qui était alors connu, mais d'aborder une oeuvre ardue, périlleuse, qui fit un jour à venir l'admiration de la postérité, en excitant un étonnement mêlé de terreur[94]. Pour vaincre les derniers scrupules du pontife et le déterminer à approuver son projet, Bramante fit exécuter un plan en bois de la nouvelle basilique. Jules II, frappé de la beauté du plan, ordonna sur-le-champ de démolir la moitié de l'ancienne église, afin qu'on pût jeter les fondements du nouvel édifice[95].
La première pierre de la basilique actuelle fut posée par le pontife, le samedi 18 avril 1506, après une messe solennelle, en présence des cardinaux et d'un grand nombre de prélats.—«Après des prières et des cérémonies, Jules bénit la première pierre, fit dessus le signe de la croix, et la posa de ses propres mains, dans la ferme espérance que Dieu, par l'avertissement duquel il avait entrepris de reconstruire dans une forme plus vaste cette antique basilique, qui était sur le point de périr de vétusté, lui donnerait, par le mérite des saints apôtres et par ses prières, les moyens de mener à bonne fin ce qu'il avait commencé[96].»
Jules II ne se contenta pas de donner dans la ville de Rome le plus grand éclat à cette cérémonie. Vivant dans la meilleure intelligence avec le roi [Pg 86]d'Angleterre, Henri VII, qui n'avait pris aucune part aux expéditions conduites en Italie par les rois de France et d'Espagne, il ordonna par sa bulle Hoc die, du 18 avril 1506, dont nous venons de traduire le préambule, qu'il serait fait part à Henri de la pose de la première pierre de la basilique du prince des apôtres. —Ainsi, ce grand pontife, plein de confiance dans l'oeuvre qu'il avait commencée, et persuadé que le monument élevé par Bramante exciterait l'admiration de la postérité, n'hésitait pas à signaler au monde entier la main mise à cette colossale entreprise comme un des événements les plus remarquables de son pontificat. Cette prévision du protecteur de Bramante, de Michel-Ange et de Raphaël n'a point été déçue. La basilique de Saint-Pierre, malgré les modifications introduites plus tard dans le plan primitif, aussi simple que grandiose de l'architecte d'Urbin, domine de sa masse imposante tous les monuments de la ville éternelle, et tant qu'elle existera, cette église sera reconnue pour le plus merveilleux édifice des temps modernes.
Les grands travaux entrepris par Jules II, le goût décidé du pontife pour les antiques, les encouragements qu'il accordait aux lettres et aux sciences, avaient attiré à Rome un grand nombre de savants, de littérateurs et d'artistes. Les premiers vivaient entre eux, sous le patronage des cardinaux les plus influents, parmi lesquels le cardinal Jean de Médicis se faisait remarquer, Lien avant son avènement au pontificat. Ils avaient formé des réunions, modèles [Pg 87]des académies qui se formèrent plus tard, dans lesquelles ils traitaient toutes sortes de sujets. La maison de Léon X, lorsqu'il n'était encore que cardinal, située dans le forum Agonale, aujourd'hui place Navone, était fréquentée par ces littérateurs, parmi lesquels on comptait Ange Colocci, Paul Cortesi, Jacques Sadolet, Béroalde le jeune, Fedor Inghirami, le poëte Tebaldeo, le Bibbiena, le Bembo, Jérôme Vida, Marc-Antoine Casanova, Pierre Valeriano, Blosio Palladio, Jérôme Niger et beaucoup d'autres. Balthasar Castiglione, lorsqu'il venait à Rome, ne manquait pas d'assister à ces réunions, dans lesquelles, suivant les expressions d'un des assistants[97], «il se faisait remarquer non-seulement par la noblesse et la dignité de ses manières, mais surtout par l'élévation de son esprit, les qualités de son coeur, et par des connaissances dignes d'un homme supérieur qui avait étudié toutes les parties des sciences.»
La vie littéraire, à cette époque, s'efforçait de ramener les moeurs à l'imitation de celles de l'ancienne Rome, du temps d'Auguste. Et de même qu'on trouve dans les pièces de vers adressées par Béroalde et Sadolet aux courtisanes les plus en vogue de leur temps, des inspirations prises dans Horace, Tibulle et Properce, de même aussi l'on rencontre, dans les habitudes de la vie, des usages et des vices empruntés aux Romains contemporains de ces poètes. Paul Jove [Pg 88]nous en fournit la preuve dans une anecdote qui mérite d'être rapportée.
Il paraît que lorsque les pêcheurs prenaient dans e Tibre un hombre, ou tout autre poisson remarquable par sa grosseur, ils étaient dans l'usage d'en offrir la tête, comme un tribut, aux trois conservateurs de la ville. «Il y avait alors à Rome, dit Paul Jove, un certain Tamisius, célèbre par son esprit, ses mordantes saillies et ses bons mots, mais complètement méprisé à cause des bassesses qu'il ne craignait pas de faire pour satisfaire sa gourmandise. Ce parasite avait un valet constamment aposté au marché aux poissons, et dès qu'il apprenait que la tête d'un hombre monstrueux venait d'être portée aux triumvirs, il s'acheminait aussitôt vers le Capitole. Là, feignant d'être retenu par une affaire importante, il s'efforçait adroitement, par d'habiles flatteries, de se faire inviter à dîner. Une fois, comme il accourait au Capitole, il arriva que les conservateurs décidèrent que la tête de l'hombre serait envoyée en cadeau au cardinal Riario. Tamisius apercevant à l'entrée du palais des conservateurs cette noble tête placée sur un grand plat orné de guirlandes, comprit qu'il avait manqué sa proie. Mais, sans se décourager, il se mit à la suivre à une certaine distance, envoyant son valet en avant, avec ordre de ne pas perdre de vue les porteurs. Apprenant peu après qu'on avait porté ce mets succulent au palais du cardinal Riario (à la grande chancellerie): «C'est bon, dit-il, il n'y a rien de perdu; nous serons reçus à bras ouverts;» car [Pg 89]il était depuis longtemps un des habitués de la table du cardinal, table qui l'emportait, par sa délicatesse, sur toutes les autres maisons de Rome. Mais le cardinal Riario, qui était de sa nature grand et généreux, à la vue du présent que lui envoyaient les conservateurs, s'écrie: «Cette tête triumvirale, la plus grande qui ait été trouvée dans le Tibre, doit être réservée pour le plus grand des cardinaux.» Et sur-le-champ, il la renvoie au cardinal Frédéric San Severino, célèbre par sa prodigalité. Tamisius se remet aussitôt en route, maudissant la générosité inopportune du cardinal Riario: il remonte sur sa mule, accompagnant le cadeau jusqu'au palais de San Severino. Celui-ci, ne se montrant pas moins désintéressé, donne ordre de porter la tête de l'hombre, ornée de fleurs et d'herbes fraîches et placée sur un plat doré, au riche banquier Chigi, auquel il devait de grosses sommes et des intérêts énormes. Tamisius, déçu pour la troisième fois de l'espoir de satisfaire sa gourmandise, traverse de nouveau les rues de Rome, accablé de chaleur, et hâtant le pas de sa monture, car le soleil était dans toute sa force. Il parvient ainsi aux superbes jardins situés dans le Trastevère, que Chigi faisait alors décorer avec la plus grande magnificence. Arrivé là, tout haletant et mouillé de sueur, à cause de son embonpoint, il est pour la quatrième fois trompé par la fortune: il trouve Chigi occupé à parer de fleurs la tête de l'hombre, et donnant l'ordre de la porter de suite à une courtisane dont il était épris, et à laquelle sa [Pg 90]beauté, ses charmes rehaussés de la connaissance de l'antiquité avaient fait donner le surnom d'Imperia. Tamisius, maudissant son destin, tourne bride, n'ayant pas honte de sa gourmandise, qui lui faisait supporter ces travaux d'Hercule. Il s'achemine vers la demeure d'Imperia, bravant un soleil ardent qui brûlait la rue conduisant au pont Sixte. En résumé, telles furent la persistance de sa gourmandise et sa passion pour les bons morceaux, qu'après avoir été ainsi ballotté par toute la ville, ce savant en robe, ce vieillard finit par souper, sans nulle vergogne, avec une courtisane, étonnée de l'arrivée d'un hôte si peu attendu[98].»
Cette courtisane Imperia était alors la femme à la mode, la lionne, la dame aux camélias de la ville de Rome. Mais, vivant au milieu de savants qui lui offraient l'hommage de leur admiration et de leur amour dans des odes latines, comme Sadolet, ou dans des vers saphiques, comme Béroalde le jeune, elle s'efforçait de vivre comme avaient pu faire quinze cents ans plus tôt Lesbie, Glycère ou Lydie. Elle cultivait la poésie: des livres latins et italiens ornaient son boudoir, et c'était pour l'amour du grec qu'elle recevait les compliments et les caresses de ses adorateurs.
C'est probablement à cette courtisane que le Castiglione adressa ces distiques, à l'imitation d'Horace et de Properce:
Le savant Nicolas Campano, surnommé Strasimo, donnait à Imperia des leçons de versification: mais ces études ne l'empêchaient pas de rechercher toutes les jouissances du luxe le plus raffiné, et d'exploiter ses adorateurs. Bandello, dans ses Nouvelles[100], parle de la manière somptueuse avec laquelle elle recevait ceux qui lui faisaient visite. Tels étaient l'éclat et la magnificence de ses appartements, que l'ambassadeur d'Espagne étant chez elle, cracha au visage d'un domestique, en disant qu'il n'y avait pas d'autre place que celle-là. Imperia mourut à vingt-six ans, dans tout l'éclat de sa vogue et de sa beauté. Elle fut inhumée dans l'église de Saint-Grégoire, et l'on grava sur sa tombe l'inscription suivante:
Imperia, cortisana romana, quae digna tanto nomine, Rarae inter homines formea specimen dedit. Vixit annos XXVI, dies XII; obiit 1511, die 15a augusti[101].
Ainsi, dans ce siècle, la beauté, la forme, était publiquement honorée presque à l'égal de la vertu, et à l'exemple des Athéniens du temps de Périclès, [Pg 92]les Italiens du seizième siècle assuraient à la beauté, même couverte de vices, les honneurs de l'immortalité! En présence de ces faits, attestés de la manière la plus authentique, on doit moins s'étonner de la licence de moeurs qui régnait alors dans tous les rangs de la société, et principalement dans les plus hautes classes[102].
Si le banquier Chigi, le protecteur de la belle Imperia, n'eût fait servir son immense fortune qu'à satisfaire les caprices de cette courtisane, sa mémoire, aujourd'hui, serait ensevelie, comme celle de tant d'autres grands de ce monde, dans l'oubli le plus profond et le mieux mérité: mais son amour pour les arts, les généreux encouragements qu'il leur accorda, l'amitié qui l'attacha aux plus grands maîtres de son temps ont fait surnager son nom sur l'océan des âges, et l'ont entouré d'une brillante auréole. Lié intimement avec le Castiglione qu'il avait connu à la cour d'Urbin, il ne l'était pas moins avec Raphaël; à ce double titre, sa biographie mérite d'être rapportée avec développement. C'est ce que nous allons essayer de faire, en nous aidant des recherches les plus récentes, publiées à Rome, et particulièrement de celles du docte Fea, qui, comme bibliothécaire de l'illustre maison Chigi, eut pendant [Pg 93]très-longtemps à sa disposition les titres et les documents particuliers à cette famille, et toutes les richesses manuscrites et imprimées de cette vaste collection rassemblée depuis plusieurs siècles.
Agostino Chigi est un de ces amateurs illustres que le goût des arts et l'amitié des grands artistes, non moins que le désir d'assurer sa fortune, paraissent avoir déterminé à venir se fixer à Rome.
Né à Sienne vers 1465, il descendait d'une ancienne famille adonnée au commerce et chez laquelle, à l'exemple des Médicis, et sans doute par un heureux privilège de cette contrée, le désir du lucre n'excluait pas l'amour du beau. Les vastes spéculations de son commerce, qui comprenait la banque, l'exploitation des mines de sel et d'alun et le trafic maritime, l'amenèrent souvent à Rome sous les pontificats de Sixte IV et d'Alexandre VI. On dit même que, sous ce dernier pape, il convertit en monnaie sa propre argenterie, pour fournir à César Borgia les moyens d'assurer la conquête de la Romagne, que ce prince désirait vivement acquérir. Quelque temps après, lorsque Charles VIII se mit en campagne avec une puissante armée pour s'emparer du royaume de Naples, il lui avança une grosse somme d'argent. Ce n'est, toutefois, que sous le pontificat de Jules II qu'il fixa définitivement sa résidence à Rome. Ce pontife l'honora d'une protection toute spéciale; il le nomma trésorier général de ses finances, lui concéda le bail des principaux produits de ses États et particulièrement[Pg 94] des mines d'alun de la Tolfa, et dans toutes les circonstances lui accorda une confiance sans bornes. Il est vrai que Chigi n'en abusa pas: il se montra même souvent désintéressé, car il alla jusqu'à prêter au pape, en une seule fois, quatre cent mille ducats d'or, sans intérêt, ainsi que le raconte le Buonafede, cité par Fea[103], c'est-à-dire plus de quatre millions de francs, qui en représenteraient aujourd'hui le triple. Jules II, qui savait apprécier les hommes, voulut prouver d'une manière éclatante le prix qu'il attachait aux services rendus au saint-siège par la famille Chigi. Par un bref de septembre 1509, il admit Agostino et son frère Sigismond Chigi dans sa propre famille della Rovère, dont il les autorisa à prendre le nom et les armes[104].
Après la mort de Jules II, Agostino sut conserver la faveur de Léon X. A son élection, ce pontife avait donné à son neveu Laurent de Médicis le bail des mines d'alun que Chigi tenait de son prédécesseur: mais, à la suite d'une longue négociation, dans laquelle Agostino se conduisit avec beaucoup de générosité, Léon X lui renouvela la concession des mines et le monopole de la vente de cette denrée. A partir de cette époque, il est souvent fait mention, de la manière la plus honorable, d'Agostino Chigi dans la correspondance des[Pg 95] Médicis, et il y est considéré comme un associé et comme un ami.
Sa fortune était immense: il passait pour le marchand le plus riche qu'il y eut alors en Italie[105]. Sigismond Tizio, son compatriote, dans une histoire manuscrite de Sienne, citée par Fea[106], dit qu'il possédait un revenu annuel de soixante-dix mille ducats d'or, somme énorme pour cette époque, et qui constituerait encore aujourd'hui une fortune colossale. Heureusement pour les arts et pour la postérité, Chigi sut faire un noble emploi de cette fortune. Que resterait-il de sa mémoire, si, au lieu d'avoir appliqué une partie de ses revenus à encourager les grands artistes de son temps, en leur offrant les moyens de faire valoir leur génie, il eût augmenté ses richesses en accumulant ses économies, ou dissipé ses revenus en dépenses d'un vain luxe? Son nom, depuis longtemps oublié, serait pour jamais enseveli dans la nuit des temps: tandis que, grâce à la protection éclairée qu'il sut accorder à l'art, sa mémoire, associée aux noms immortels de Balthasar Peruzzi, de Sebastiano del Piombo et de Raphaël, se perpétuera d'âge en âge, et vivra autant que la gloire de ces grands maîtres. Remarquable exemple de la supériorité de l'art sur la richesse[107]!
[Pg 96]Il serait difficile d'affirmer si Chigi avait connu Raphaël avant l'arrivée de ce dernier à Rome, dans le cours de l'année 1508. On peut bien admettre qu'il avait entendu parler du jeune peintre lorsqu'il travaillait, avec son condisciple Pinturicchio, aux fresques de la sacristie de la cathédrale de Sienne. Mais ce n'est là qu'une supposition qu'aucune preuve historique n'a jusqu'ici confirmée. Agostino Chigi, au dire de ses contemporains, savait se concilier, par ses manières affables, l'affection de toutes les personnes qui l'approchaient; il n'est donc pas surprenant que, vivant dans l'intimité de Jules II, le protecteur éclairé du jeune Sanzio, il n'ait pas tardé à reconnaître la supériorité de son génie et à se lier avec l'artiste d'une étroite amitié. C'est sans doute pendant que Raphaël exécutait les fresques de la salle de la Signature, que s'établirent entre eux ces relations, basées d'un côté sur l'admiration qu'inspirait l'artiste, et de l'autre sur le [Pg 97]goût éclairé de l'homme riche, relations qui ne devaient finir qu'à leur mort. Le premier témoignage historique de cette intimité est rapporté par le savant Fea[108]. Il paraît qu'au milieu de ses grands travaux, Raphaël ne dédaigna pas, à la demande de l'opulent banquier siennois, de faire des dessins de vases, et comme on dit aujourd'hui, de plateaux destinés à porter des rafraîchissements, selon l'usage de cette époque. Le Sanzio en avait ainsi commandé à l'orfèvre Cesarino di Francesco, de Pérouse, et il fut chargé par Chigi de lui en faire payer le prix. Voici la quittance qui constate ce fait:
«Du 10 novembre 1510, maître Cesarino di Francesco, de Pérouse, orfèvre dans cette ville (Rome), dans le quartier du Pont, reconnaît avoir reçu du seigneur Agostino Chisio[109], marchand siennois, par les mains du seigneur Angelo Griducci,[Pg 98] vingt-cinq ducats d'or de chambre, pour la composition et façon de deux plateaux de bronze, de la grandeur de quatre palmes environ, avec plusieurs fleurs en relief, selon l'ordre et conformément au dessin qui devra lui en être donné par maître Raphaël Joannis Santi d'Urbin, peintre: lesquels j'ai promis de terminer dans le délai de six mois à partir de ce jour, sans retard. Et, par suite, ledit Angelo a promis de solder ce qui restera dû, d'après l'estimation des experts en cette matière, sans aucune opposition, et au nom dudit seigneur il s'oblige principalement et solidairement. —Fait à Rome, à la banque des Chigi, etc.»
Cet acte prouve combien Agostino avait confiance dans les artistes, puisqu'il ne faisait pas de prix avec l'orfèvre Cesarino, mais déclarait s'en rapporter à l'estimation qui serait faite de son travail par des experts.
Lorsque le négociant siennois vint se fixer à Rome, il établit sa résidence, ou, comme on dirait encore aujourd'hui, sa maison de banque, dans un palais situé rue de'Banchi, à main gauche en allant au pont Saint-Ange, et à l'endroit où l'on traverse dans la rue. Julia[110]. Mais, comme tous les riches Romains, il voulut avoir une maison de campagne, une villa, viridarium, suburbanum, qui, sans l'éloigner trop des affaires, lui permettrait néanmoins d'avoir de l'espace et de jouir d'une vue agréable. Il fit choix, [Pg 99]à cet effet, d'un vaste jardin situé dans le Trastevère, et il ne négligea rien pour faire de ce lieu un délicieux séjour.
La villa Chigi, appelée la Farnesina, du nom des Farnèse, qui en sont devenus possesseurs vers la fin du seizième siècle, est dans un des plus beaux sites de Rome. A l'orient, elle regarde les collines et les monuments de la ville, et s'étend en pente douce, avec ses jardins d'orangers toujours verts et chargés de pommes d'or, jusque sur la rive droite du Tibre. Du côté du couchant, la vue embrasse le sommet du Janicule, couvert de délicieux ombrages[111]. Agostino Chigi connaissait déjà depuis longtemps le talent de Balthazar Peruzzi, son compatriote: il le fit venir, et lui confia le soin non-seulement de construire la villa, mais de la décorer magnifiquement. L'architecte éleva un élégant palais, avec une loge ou portique, divisé en cinq arcades, avec pilastres qui soutiennent la voûte. Comme il excellait également dans la peinture, Balthazar Peruzzi peignit dans la voûte du portique l'histoire de Méduse changeant les hommes en pierres, et représenta Persée au moment où il vient de lui couper la tête. Dans les retombées de la voûte, il figura une perspective de stucs et de fleurs tellement bien imitée, que les artistes les plus habiles la prenaient pour de véritables reliefs. Vasari raconte qu'ayant mené le Titien voir cette décoration, le maître vénitien ne voulait pas croire que ce fût de la peinture; il fallut, pour s'en convaincre, qu'il changeât de place, et il en resta stupéfait. Agostino, voulant faire décorer sa villa par les premiers artistes de son temps, fit venir de Venise Sebastiano, célèbre par son admirable coloris. Il le mit de suite à l'oeuvre, et lui fit faire les arceaux de la loge dont Balthazar Peruzzi avait peint la voûte: là, Sebastiano peignit des sujets poétiques à la manière vénitienne, très-différente de celle adoptée alors par les artistes de l'école romaine. Il paraît qu'Agostino voulait confier à Sebastiano toute la décoration de l'intérieur. Au moins c'est ce qu'on peut supposer, lorsqu'on voit ce que cet artiste avait déjà exécuté au rez-de-chaussée de la loge[112]. Peut-être changea-t-il d'avis lorsqu'il eut admiré les premières fresques de Raphaël au Vatican. Quoi qu'il en soit, c'est dans les espaces restés libres de la loge que Raphaël a représenté la fable de Psyché, le triomphe de Cupidon, le conseil des Dieux et les noces de l'Amour[113].
La villa, outre la loge ou portique, comprend encore une galerie d'égale longueur, et disposée, par l'architecte de manière à recevoir une série de peintures dans divers compartiments de grandeur moyenne. Une seule fut exécutée par Raphaël: c'est [Pg 101]celle qui représente le triomphe de Galatée. Cette composition, dans le goût antique, rappelle, par les accessoires, les peintures et les mosaïques échappées à la destruction des barbares et du temps. La Galatée est un modèle inimitable de goût et de beauté.
Balthazar Castiglione, dans une lettre qui malheureusement est perdue, ayant exprimé à son ami toute son admiration de ce chef-d'oeuvre, le Sanzio lui répondit:
«Seigneur comte, j'ai fait des dessins de différentes manières sur les sujets que vous m'avez donnes, et ils plaisent à tous ceux qui les ont vus, si tous ne sont pas des flatteurs; mais ils ne contentent pas mon jugement, parce que je crains bien de ne pas contenter le vôtre. Je vous les envoie: que votre seigneurie en choisisse un, s'il en est un qu'elle en juge digne.—Notre Saint-Père, pour m'honorer, m'a mis un grand poids sur les épaules: c'est la charge de construire Saint-Pierre. J'espère bien ne pas succomber sous ce fardeau: je l'espère d'autant plus, que le plan que j'en ai fait plaît à Sa Sainteté, et a reçu les éloges de beaucoup d'hommes distingués. Mais je m'élève à de plus hautes pensées: je voudrais retrouver les belles formes des édifices antiques, et je ne sais trop si ce ne sera pas le vol d'Icare. Vitruve m'apporte une grande lumière, mais pas encore autant qu'il le faudrait.—Quant à la Galatée, je me tiendrais pour un grand maître, s'il y avait dans cette oeuvre la moitié de toutes les belles choses que votre seigneurie m'écrit. Mais, dans ses paroles, [Pg 102]je reconnais l'amitié qu'elle me porte, et je lui dis que, pour peindre une belle femme, il me faudrait en voir plusieurs, avec cette condition que votre seigneurie se trouverait avec moi pour faire choix de ce qu'il y aurait de mieux dans chacune d'elles. Mais, en l'absence de bons juges et de belles femmes, je suis une certaine idée qui me vient à l'esprit: si cette idée porte en soi un sentiment élevé de l'art, je ne le sais; mais je fais tous mes efforts pour y parvenir. --- Je suis aux ordres de votre seigneurie[114].»
Cette lettre est une nouvelle preuve de l'amitié qui unissait le Sanzio et le Castiglione; elle montre aussi l'influence que ce dernier exerçait sur le génie de l'artiste. On voit, en effet, que le Castiglione lui donnait des sujets, invenzioni, pour ses compositions, et que Raphaël les exécutait de plusieurs manières différentes, sans être certain de satisfaire le goût éclairé de l'illustre connaisseur. Nous admettons donc volontiers, avec M. Quatremère de Quincy[115], qu'il est possible que ce soit le Castiglione qui ait donné à son ami le sujet de Psyché tiré de l'Ane d'or d'Apulée. Nous ferons toutefois remarquer, avec le judicieux Longhena[116], que Raphaël peut bien avoir à lui seul le mérité de l'invention de ce sujet, puisque, plusieurs années auparavant, il avait aidé le[Pg 103] Pinturicchio à composer les grandes fresques de la cathédrale de Sienne; d'un autre côté, on peut supposer que Raphaël connaissait par lui-même la fable inventée par l'écrivain latin, lorsqu'on voit, dans la lettre que nous venons de rapporter, qu'il lisait et jugeait Vitruve, et qu'il le jugeait, au dire de Coelio Calcagnini, son contemporain, non-seulement en le traduisant, mais en le critiquant ou en le défendant par les meilleures raisons; et cela avec tant d'agrément, que sa critique était exempte de toute espèce de fiel. «Ille non enarrat solum, sed certissimis rationibus aut defendit, aut accusat, tam lepide, ut omnis livor absit ab accusations[117].»
Quoi qu'il en soit, il est certain que la Galatée fut commencée et terminée bien avant la Psyché. Si l'on devait s'en rapporter au savant Fea et aux autorités qu'il cite, toutes les peintures de la Farnésine commandées par Agostino Chigi à Raphaël auraient été entièrement achevées dans l'année 1511. A l'appui de son opinion, Fea[118] invoque l'autorité de Blosio Palladio et de Gallo Egidio, dont les ouvrages sur la Farnésine, publiés à Rome, le premier le 27 janvier 1512, et le second dès 1511, célèbrent et louent ces peintures. Nous avouerons qu'il nous paraît peu probable que Raphaël ait terminé toutes les peintures de la Farnésine en 1511. D'abord, pour ce qui est de la[Pg 104] Psyché, tout le monde sait que cette composition a été commencée beaucoup plus tard, qu'elle a été interrompue à plusieurs reprises[119], qu'elle n'était pas terminée à la mort de Raphaël, et qu'elle ne fut pas même achevée par ses élèves[120]; elle ne pouvait donc pas être décrite ni même indiquée dans des ouvrages qui auraient été publiés en 1511 et 1512.
Quant à la Galatée, la lettre de Raphaël au Castiglione porte à penser qu'elle aurait été terminée peu de temps avant la nomination de l'Urbinate à l'emploi d'architecte de Saint-Pierre; c'est-à-dire avant le 1er avril 1514, puisque Fea[121] rapporte les quittances du traitement de 300 ducats d'or par an alloué à Raphaël, à partir du 1er avril 1514, en sa qualité d'architecte de cette basilique. La Galatée aurait donc été terminée vers 1514, ainsi que l'admet M. Quatremère de Quincy[122]; et cette date nous paraît la plus probable.
En adoptant cette époque, il est impossible de ne pas être frappé de la prodigieuse variété de génie du grand artiste, qui pouvait en même temps exécuter au Vatican les sublimes fresques de l'Héliodore, de la Messe de Bolsène, de l'Attila, et de l'Emprisonnement de saint Pierre[123]; et qui, descendant avec une facilité merveilleuse de la hauteur de ces grandes et sévères compositions, savait, comme en se jouant, [Pg 105]faire sortir des ondes transparentes de la mer cette Galatée si gracieuse et si poétique, rappelant, avec son cortège de nymphes, de tritons et de néréides, la voluptueuse Vénus née de l'écume de la mer, la déesse célébrée par Lucrèce.
...Hominum divumque voluptas Alma Venus.
La mère de Cupidon:
Che fa spesso cadere di mano a Marte La sanguinosa spada, ed a Nettuno Scuotitor della terra, il gran tridente, Ed il folgore eterno al sommo Giove[124].
Il est juste que la postérité se montre reconnaissante de la part que le Castiglione et Agostino Chigi ont pu avoir dans l'invention et l'exécution des peintures de la Farnésine; le premier, en indiquant à son ami les sujets de la fable de Psyché; le second, en préférant, pour orner son palais, des compositions poétiques et tout empreintes du génie de l'antiquité grecque et romaine.
On a souvent remarqué que jusqu'à la fin du quinzième siècle, la peinture fut presque exclusivement religieuse; c'est-à-dire que les artistes traitaient constamment des sujets tirés de l'Ancien ou du Nouveau Testament, de la vie des saints et des légendes des martyrs. Raphaël, à l'exemple de son maître Pérugin, employa ses premières années à peindre des compositions pour des églises et des couvents. Sa première grande fresque [Pg 106]au Vatican, la Dispute du Saint-Sacrement, se ressent encore des inspirations de son maître, et par sa disposition symétrique et traditionnelle, par la roideur des personnages dont les figures sont peintes comme autant de portraits pris séparément, elle rappelle les tableaux de l'ancienne école florentine. Mais quel progrès marque l'École d'Athènes, la seconde fresque par ordre de date que le Sanzio ait exécutée au Vatican! Dans cette oeuvre, la pensée comme l'exécution attestent qu'une idée nouvelle est venue illuminer l'âme de l'artiste. Ce n'est plus dans les saintes Écritures, dans les nécrologes des saints et des martyrs qu'il a été chercher ses inspirations; mais, remontant à la plus brillante époque de l'antiquité païenne, il ne craint pas, dans le palais du vicaire de J.-C., de représenter les chefs de la sagesse antique et leurs principaux adeptes. En contemplant cette École d'Athènes, où règne dans la disposition des lieux une perspective si bien entendue, où la gravité, la sérénité des personnages se répand sur la composition tout entière et l'élève jusqu'à la sublimité des plus beaux préceptes de Socrate et de Platon, on se demande si c'est bien le jeune peintre d'Urbin qui a, de lui-même, trouvé ce magnifique sujet? N'est-il pas permis de supposer que là, comme plus tard pour la Psyché, le Castiglione, nourri de la lecture de Platon, lui sera venu en aide en l'initiant aux beautés des plus sublimes maximes du maître d'Alcibiade, de Xénophon et d'Aristote? Quoi qu'il en soit, l'École d'Athènes est la première grande composition qui ait [Pg 107]été puisée à une autre source que l'art chrétien du moyen âge, et qui soit un reflet de la philosophie païenne, comme la fresque du Parnasse et celles de la Galatée et de la Psyché sont des souvenirs et des représentations de la théogonie d'Homère.
Les fresques de la Farnésine ne sont pas les seules que la postérité doive au goût d'Agostino Chigi et au généreux emploi qu'il savait faire de ses richesses. On a vu qu'il avait été admis dans la famille Délia Rovère par Jules II; désirant, sans doute en considération du pape Sixte IV, chef de cette famille et oncle de Jules II, décorer l'église de Sainte-Marie-de-la-paix, restaurée par le premier de ces pontifes, et voulant choisir sa sépulture dans l'église de Sainte-Marie-du-Peuple, reconstruite également par Sixte IV[125], il confia au Sanzio l'exécution des travaux d'art à faire pour l'accomplissement de ses desseins.
A l'église de Sainte-Marie-de-la-paix, on admire cette fameuse fresque des Sibylles, peinte dans les voûtes de la première chapelle à main droite en entrant. Là, dans un espace étroit, Raphaël a représenté quatre sibylles et sept anges ailés. La première sibylle se fait facilement reconnaître, à l'air grave que lui donne une extrême vieillesse, pour la sibylle de Cumes; les autres, brillantes de jeunesse et de beauté, sont: la Delphique, la Samienne et la Tiburline. Les anges, entremêlés aux sibylles, les uns grands, les autres plus petits, sont réellement [Pg 108]vivants; ils ont les figures les plus gracieuses, et leurs attitudes sont merveilleusement appropriées à la place qu'occupé cette composition.
Les anciens ont supposé que les sibylles étaient inspirées par les dieux infernaux:
...Deo furibunda recepto,
dit Ovide. Aussi, dans leurs descriptions, les poëtes les représentent comme des êtres terribles et semant l'épouvante:
...Subito non vultus, non color unus, Non comptae mansere comae; sed pectus anhelum Et rabie fera corda tument.
On remarque au contraire que les sibylles de Raphaël sont calmes et pleines de sérénité. Missirini[126], auquel nous empruntons la description de cette fresque, explique cette différence en disant que le caractère attribué par Raphaël à ses sibylles convenait à la nature de leurs oracles, qui doivent remplir le monde de confiance et de consolation, en lui annonçant la rédemption du genre humain. —Il est possible que cette considération ait été la raison déterminante de l'artiste: on peut aussi supposer que, nourri du goût des anciens, il aura préféré exprimer le calme et la sérénité de l'expression, plutôt que la contorsion des gestes et des traits, contorsion dont le jeune possédé de la Transfiguration est le seul exemple dans tous ses ouvrages. Les anges qui accompagnent les sibylles sont d'une [Pg 100]beauté singulière; on voit qu'ils sont véritablement inspirés de l'esprit divin: enfin, toute cette fresque est exécutée avec une merveilleuse perfection. Mais ce qu'il y a de plus admirable dans cette composition, c'est l'ordre et la symétrie. «En effet, dit Missirini, c'est une chose surprenante que, dans un espace aussi restreint et même irrégulier, cet esprit ingénieux ait su placer onze figures, dont quatre de grandeur colossale, tellement bien ordonnées et séparées par des vides si bien ménagés, que l'oeil s'y repose facilement, et comprenant du premier coup tout l'ensemble, s'y attache avec un indicible plaisir.»—C'est ici le cas de répéter avec l'abbé Lanzi que, pour la composition, Raphaël est le maître de ceux qui savent; et, avec Raphaël Mengs, que, dans la composition, il fut non-seulement excellent, mais prodigieux[127].
Ces éminentes qualités se rencontrent avec le même degré de perfection dans la fresque des Prophètes, qui se trouve dans la même église à côté de celle des Sibylles. Cette composition, placée dans un espace très-irrégulier, et presque partagée en deux parties, comprend deux groupes de trois figures chacun, plus deux petits anges dans la partie supérieure. Les prophètes choisis par Raphaël sont, d'un côté, le roi David dans la force de l'âge, [Pg 110]et le jeune Samuel, avec un ange de grandeur presque naturelle qui paraît les inspirer de l'esprit divin; et de l'autre côté, Jonas dans l'âge mûr, et Habaccuc, sous les traits d'un vieillard, également avec un ange. Les prophètes ont l'air calme et grave comme les sibylles; leurs têtes sont d'une beauté d'expression merveilleuse et parfaitement appropriée au sujet. On admire surtout le Samuel dont la jeunesse, la grâce et la candeur présentent le plus heureux contraste avec les autres prophètes. Les vêtements dont il a plu au Sanzio d'envelopper ses personnages ne sont pas moins remarquables par leur disposition et leur ajustement. Enfin, les Prophètes ne le cèdent en rien aux Sibylles, et doivent, comme elles, occuper le premier rang dans les compositions du grand maître; Vasari ayant raison de dire que «cette oeuvre le fit grandement estimer pendant sa vie et après sa mort, étant la plus rare et la plus parfaite que Raphaël ait exécutée de son vivant.»
A l'occasion de cette fresque des Prophètes, on raconte une anecdote qui, pour son originalité, mérite d'être rapportée. Le Bocchi, dans son livre intitulé: Le bellezze della città di Firenze, etc., ampliute ed accresciute da Giovanni Cinelli, Firenze, 1677, p. 277, raconte que Raphaël, après avoir reçu 500 écus à compte sur cette peinture, aurait demandé au caissier d'Agostino Chigi, Jules Borghèse, le surplus de la somme qu'il croyait lui être due. On aurait appelé Michel-Ange pour juger du mérite [Pg 111]de l'oeuvre, et rempli d'admiration, il aurait répondu que chaque tête valait 100 écus. Fea, qui reproduit cette anecdote[128] sans paraître en contester l'authenticité, ajoute que cette admiration naturelle et cette louange sincère du Buonarotti prouvent la supériorité qu'il attribuait à Raphaël sur lui-même: car, dit-il, Michel-Ange n'aurait certainement pas fait tant d'éloges de cette peinture, il ne l'aurait pas examinée avec tant d'attention, s'il y avait reconnu seulement une imitation de sa propre manière, et si, en définitive, il avait pu se considérer, comme le véritable inspirateur de cette oeuvre[129]. Sans vouloir rechercher ici jusqu'à quel point cette anecdote peut être vraie, et en admettant qu'en effet Michel-Ange ait été appelé par ordre d'Agostino Ghigi pour apprécier le mérite et la valeur de la fresque des Prophètes, nous ne saurions admettre que l'expression naturelle et réfléchie de l'admiration du Buonarotti dût constater qu'il reconnaissait la supériorité de Raphaël sur lui-même. Cette admiration témoignait à coup sûr de son impartialité; et Raphaël, en acceptant un tel arbitre, s'honorait également lui-même. Mais, malgré tout ce qu'ont écrit les biographes et les critiques, nous ne pouvons croire qu'un vil sentiment d'envie et de jalousie se soit glissé dans les [Pg 112]coeurs de ces deux hommes de génie; et nous n'avons jamais compris qu'on se soit efforcé de les élever ou de les rabaisser tour à tour, au préjudice de l'un ou de l'autre. Raphaël et Michel-Ange, ces deux grands maîtres de l'art, ont des qualités tellement différentes, qu'on ne saurait comparer leur génie[130]. Nous admirons le beau, le sublime même dans les oeuvres de l'un et de l'autre artiste, et la variété de leurs oeuvres est pour nous un nouveau sujet d'étonnement et de plaisir. Nous ne chercherons donc pas si Raphaël, dans ses Sibylles et dans ses Prophètes, a pu agrandir et améliorer sa manière, d'après le style de Michel-Ange, comme le prétend Vasari, en cela répété et combattu par bien d'autres. Nous aimons mieux reconnaître l'immense supériorité de l'un et de l'autre artiste, chacun dans un genre différent, et dire avec le célèbre Mariette[131], bon juge en cette matière: «Michel-Ange et Raphaël partagent la gloire d'avoir été les deux plus grands dessinateurs qui aient paru depuis le renouvellement des arts. Si l'un est dans son dessin d'une sagesse et d'une simplicité qui gagnent le coeur, l'autre est fier et montre un fond de science où Raphaël lui-même n'a pas eu honte de puiser..... L'un et l'autre étaient nés deux hommes supérieurs: mais Michel-Ange est venu le premier; et c'aurait été [Pg 113]une mauvaise vanité à Raphaël, dont il n'était pas capable, que de négliger d'étudier avec tous les autres jeunes peintres de son temps d'après un ouvrage[132] qui, de l'aveu de tous, était supérieur à tout ce qui avait paru.»
M. Quatremère de Quincy fait remonter l'achèvement des fresques de Sainte-Marie-de-la-Paix à l'année 1511[133]: Missirini pense qu'elles durent être exécutées à la même époque que l'Héliodore, c'est-à-dire en 1512[134]. Mais Fea, s'appuyant sur le testament d'Agostino Chigi et sur l'inscription placée derrière la chapelle où sont les fresques, et qui constate qu'elle fut dédiée à la Vierge en 1519, nous paraît décider, avec raison, que cette composition doit être des derniers temps de Raphaël, alors que son génie avait atteint la plus grande élévation[135].
Les travaux que Raphaël exécuta par ordre d'Agostino Chigi à l'église de Sainte-Marie-du-Peuple, sont d'un tout autre ordre que les fresques de Sainte-Marie-de-la-Paix. A l'exemple de Jules II, le chef de la famille Chigi avait voulu de son vivant se faire préparer un tombeau, et il avait choisi pour sa sépulture une des chapelles de Sainte-Marie-du-Peuple. On n'a pas de preuves positives que la chapelle ait été construite sur le plan de Raphaël, comme on le croit généralement: il est également [Pg 114]incertain s'il a donné les dessins des peintures de l'attique, des quatre lunettes et des mosaïques qui décorent la voûte et le tableau de l'autel[136], bien que le goût si pur de l'Urbinate se fasse sentir dans toute cette chapelle qui ne fut terminée que longtemps après sa mort. Mais il est positif que ce fut sur le dessin de Raphaël que Lorenzo Lotti, dit le Lorenzetto, son élève, exécuta la fameuse statue de Jonas qui, avec celle d'Élie, restée inachevée, décore cette chapelle. Suivant ce que rapporte Pirro Ligorio, auteur contemporain[137], cette statue aurait été taillées dans un morceau de corniche tombé du temple de Castor et Pollux dans le Forum Romanum; duquel temple, il reste encore debout trois magnifiques colonnes. Cette statue de Jonas est la plus belle du Lorenzetto, et si l'on vient à la comparer à celle de, la Vierge qui est dans l'une des chapelles du Panthéon, et qui ne fut exécutée par le même artiste qu'après la mort de Raphaël, on voit combien les conseils du maître ont fait défaut à l'élève. Toutefois, nous ne sommes pas de ceux qui regrettent de ne point trouver dans la statuaire des oeuvres dues au ciseau de Raphaël. On peut supposer, d'après une lettre du Castiglione, adressée de Mantoue, le 8 mai 1523, à Andréa Piperario, à Rome[138], que Raphaël avait essayé de se livrer à l'art que possédait si bien [Pg 115]son rival. Dans cette lettre, le Castiglione prie son ami de demander à Jules Romain «si le dataire du pape (Gio. Matteo Ghiberti) a encore ce petit enfant de marbre de la main de Raphaël, et à quel prix il consentirait à le céder[139].» On ignore ce qu'est devenue cette petite statue. Tout en regrettant la perte de cet objet d'art, ou l'oubli dans lequel il est tombé, nous pensons que la vie de Raphaël a été trop bien remplie pour laisser rien à désirer. Si Michel-Ange a pu mener de front et soutenir à une égale hauteur les arts de la peinture, de la sculpture et de l'architecture, dans lesquels il a laissé d'égales preuves de son génie, c'est, il faut le remarquer, qu'il poursuivit sa carrière jusqu'aux dernières limites de la vie humaine. Il mourut à l'âge de quatre-vingt-quatorze ans, et survécut quarante-quatre ans à Raphaël[140]. Mais si ce dernier, parvenu au plus haut degré de la perfection, comme peintre, eût voulu, dans les dernières années de sa trop courte existence, se livrer aux études pratiques que demande [Pg 116]la statuaire, il aurait été forcé de négliger son pinceau, et la postérité aurait été privée de plus d'un chef-d'oeuvre. On peut néanmoins supposer, surtout en admirant la statue de Jonas par son élève Lorenzetto, que Raphaël, avec cette merveilleuse aptitude de génie qui s'appliquait à tous les arts, aurait pu laisser dans la statuaire des oeuvres remarquables. Il existe encore à Rome plusieurs monuments d'architecture, élevés d'après ses dessins; le banquier siennois lui avait confié le soin de construire les célèbres écuries qui portaient son nom et qui étaient situées dans la Longara, non loin de la villa Chigi: malheureusement, ces écuries ont. été détruites; mais les descriptions et les plans qui en sont parvenus jusqu'à nous signalent la grâce et la beauté de cet édifice.
Agostino Chigi n'était pas seulement le protecteur, l'ami, le Mécène des artistes; mais, au vif amour qu'il portait aux arts, il joignait le goût des belles-lettres. Sigismondo Tizio, dans son histoire manuscrite de la ville de Sienne[141], dit de lui: «Litteris modicè conspersus fuit; multos tamen historicos legerat; naturali pollebat ingenio; vir sagax, et apud pontifices et cardinales ob divitias quantivis pretii.» «Il était médiocrement versé dans les lettres; il avait lu cependant beaucoup d'historiens; il brillait par son esprit naturel, se faisait remarquer par sa sagacité, et était fort considéré, à cause de ses richesses, par les [Pg 117]pontifes et par les cardinaux.» Sous les auspices du riche Siennois, Cornelio Benigno de Viterbe s'appliqua à publier les oeuvres de Pindare, avec les commentaires des scoliastes. L'imprimeur choisi fut Zacharie Caliergi, natif de Crète, qu avait vécu longtemps à Venise, où, avec l'assistance de Mussurus, il avait publié, en 1497, un grand dictionnaire de la langue grecque, ouvrage qui lui valut beaucoup d'éloges. Une imprimerie fut établie dans la maison d'Agostino Chigi, qui fit les dépenses nécessaires; en 1515, il en sortit une magnifique édition des oeuvres de Pindare, fort recherchée pour l'exactitude et la beauté de l'impression, ainsi que pour les scolies qui accompagnent le texte, et qui virent alors le jour pour la première fois. La même imprimerie publia, vers 1516, une édition très-correcte des idylles et des épigrammes de Théocrite. Le célèbre Reiske s'en servit comme de la plus complète et de la plus exacte, étant, à son avis, celle sur laquelle on doit principalement s'appuyer lorsqu'on veut éviter les erreurs commises par l'ignorance des éditeurs subséquents[142].
Nous avons dit qu'Agostino Chigi avait été admis par Jules II dans la famille della Rovère; il était également lié avec la famille des Médicis; aussi voulut-il se distinguer pour célébrer l'avènement du cardinal Jean de Médicis, qui, sous le nom de Léon X, remplaça Jules II au pontificat.
Le médecin florentin Jean-Jacques Penni, dans une lettre adressée de Rome à la comtesse Pierro Ridolfi, soeur germaine du nouveau pape, nous a conservé la description des cérémonies magnifiques qui eurent lieu, lorsque ce pontife se rendit processionnellement de Saint-Pierre à l'église Saint-Jean-de-Latran, pour prendre possession-de son titre[143]. Cette fête fut célébrée le 11 avril 1513, un mois juste après son élection. Dans cet intervalle, les places et les rues que devait parcourir le cortège avaient été décorées avec un grand luxe, et ornées d'arcs de triomphe, de fontaines et d'autres monuments exécutés par les premiers, artistes de Rome, dans le goût du temps. Agostino Chigi se fit remarquer par la magnificence des décorations qu'il avait fait élever devant la façade de sa maison, dans la rue de'Banchi, à côté de la Monnaie, qui avait été non moins bien décorée par les soins de Jean Zincha, Allemand, directeur de la zecca et membre de la chambre apostolique.
On ne lira peut-être pas sans intérêt la description que le médecin Penni donne de ces décorations: elles font connaître l'esprit du temps, et montrent combien le goût des arts était déjà répandu à l'avènement de Léon X, grâce aux encouragements accordés aux artistes par le grand Jules II, son prédécesseur, qui, en cela, n'avait fait que suivre l'exemple à lui laissé par son oncle Sixte IV, le [Pg 119]véritable restaurateur des lettres et des arts à Rome.
Après avoir donné des détails très-curieux sur la composition du cortège qui accompagnait le pape, et avoir indiqué l'ordre et la marche, depuis le Vatican jusqu'au delà du pont Saint-Ange, le naïf narrateur continue ainsi:
«Notre très-saint Père suivit la rue (de'Banchi); il y avait devant la maison du noble messire Agostino Chigi, Siennois, un arc remarquable, construit en la forme suivante. On avait disposé sur huit colonnes, en carré, de chaque côté Une façade qua-drangulaire, et en dedans une plate-forme circulaire; au-dessus, une esplanade, avec architrave, frise et entablemen't. Sur la frise, du coté qui regarde le château (Saint-Ange), étaient ces deux vers écrits en lettres d'or:
Olim habuit Cypris sua tempora, tempora Mavors Olim habuit; sua nunc tempora Pallas habet.
«Au-dessus était l'entablement avec cette inscription:
Leoni X, Pont. Max. pacis restitutort felicissimo.
«De chaque côté de l'inscription était un tabernacle, c'est-à-dire une demi-niche: dans l'une, du côté droit, se tenait un personnage vivant qui représentait Apollon; et dans l'autre, du côté gauche, un autre personnage représentant Mercure. Au-dessus de ces niches régnait un entablement décoré, à l'angle à droite, d'une statue en relief, moitié homme et moitié serpent, tenant dans la main un sablier; [Pg 120]à l'autre angle à gauche, d'une statue de centaure. Un lion assis avait été placé au milieu de l'arc. En dedans du plancher du milieu, au-dessus de l'arc, flottait l'étendard du pape, et de chaque côté celui d'Agostino Chigi. Sur chaque façade, un très-beau tableau peint de diverses couleurs, et sous les tableaux de chaque côté, trois demi-niches: dans celle du milieu était une nymphe, et à ses côtés, à droite comme à gauche, deux petits Maures vivants. Il y en avait autant d'un côté que de l'autre. La nymphe qui était à main droite récita (au passage du pape) quelques vers avec beaucoup d'assurance. Sur les tableaux, et particulièrement sur celui qui était à main droite, était représentée, au milieu de deux monticules, une femme qui tirait une épine du pied d'un lion: cette femme figurait la Vertu. Assaillie par toutes sortes de reptiles venimeux, elle paraissait sur le point de succomber; mais le lion, la défendant, se jetait avec grande furie sur ces monstres et la délivrait du péril; et il y en avait plusieurs de morts à ses pieds. Il y avait encore un ange qui couronnait le lion de trois couronnes pontificales. Dans le tableau à main gauche, on voyait aussi une femme figurant également la Vertu: quatre Vices paraissaient déchaînés après elle. L'un d'eux, étendu à terre sous la forme d'un homme d'une forte corpulence, tenait à la main un mélange démets. Les trois autres Vices étaient représentés sous les traits de trois femmes s'efforçant de fuir: l'une d'elles, jeune et belle, portait une bourse à la main; l'autre, [Pg 121]plus belle encore, semblait se déchirer les bras, et la troisième avait les traits d'une vieille. Ces figures représentaient la Gourmandise, l'Avarice, la Luxure et l'Envie. Celle qui représentait la Vertu était placée dans un endroit plus élevé que les autres: elle figurait dans le Zodiaque, entre les signes de la Vierge, du Lion, de l'Écrevisse, des Gémeaux et de la Balance. L'autre façade de l'arc, regardant la Zecca, était décorée de la même manière que du côté du château Saint-Ange; il n'y avait d'autre différence que dans la devise suivante, écrite en lettres d'or sur la frise:
Vota Deum Leo ut absolvas hominumque secundes, Vive piè ut solitus, vive diù ut meritus.
«Les figures qui étaient placées dans les niches représentaient, l'une la Libéralité, l'autre la déesse Pallas. Des figures placées aux angles, l'une était une femme tenant à la main un mors de cheval, et l'autre représentait un homme dirigeant un timon. Il y avait encore beaucoup d'autres choses que je passe sous silence, pour ne pas être trop prolixe, et parce que, voulant tout voir, il me faut avancer. Cela suffit pour prouver que messire Agostino sut se montrer grand et généreux en toutes choses.
«Je ne crois pas devoir omettre qu'après avoir passé sous l'arc que je viens de décrire, il y avait sur la boutique de maître Antonio de San Marino, orfévre, une statue de Vénus en marbre, dont le socle portait écrit en lettres d'or ce vers qui paraissait[Pg 122] faire allusion à ceux adoptés par messire Chigi, Olim habuit Cypris:
Mars fuit et Pallas, Cypria semper ero.
«Et cette statue versait constamment une eau très-limpide.»
Penni ne dit pas si cette statue de Vénus, dont l'orfévre Antonio ne craignit pas, en présence du pape et de son cortège de cardinaux, de placer l'empire au-dessus de ceux de Mars et de Pallas, était un précieux reste de l'antiquité, récemment retrouvé. Mais, plus loin, on voit que le goût pour les statues antiques était déjà fort répandu, et que leur beauté était fort appréciée par un grand nombre de connaisseurs.
Le médecin florentin raconte que «dans la rue qui fait suite à la place di Parione et devant la maison de l'évêque della Valle, on avait élevé un arc de triomphe digne des anciens Romains, non pas seulement par son admirable architecture, mais plus encore par les souvenirs de l'antiquité qu'il rappelait. Il était construit de cette manière: la façade tournée vers le Parione se composait de deux pyramidions de chaque côté de l'arc, avec pilastres et chapiteaux; au sommet de chaque pyramidion était un faune en marbre de la grandeur naturelle d'un homme; chaque faune portait sur sa tête une corbeille pleine de différents fruits. Ces faunes étaient deux statues antiques, les plus belles qu'on puisse voir. Sur les chapiteaux des pilastres étaient une architrave, une [Pg 123]frise et un entablement, et au-dessus les armes pontificales. Le ciel de l'arc était en drap de soie le plus beau. Du côté d'une des faces, on avait placé sur l'arc un Ganymède, un Apollon et un Bacchus, statues de marbre, antiques, avec plusieurs bustes très-beaux, également antiques. De l'autre côté étaient une Vénus et un autre Bacchus, avec d'autres têtes antiques comme les premières. L'autre façade de l'arc, tournée vers Saint-Marc, était semblable à celle regardant le Parione, à l'exception que les statues de marbre placées sur des pyramidions étaient, l'une un Mercure, l'autre un Hercule, antiques comme toutes les autres. Toute cette décoration fut trouvée très-belle, uniquement à cause de l'admiration qu'excitaient les monuments de l'antiquité.... Le cortège ayant continué sa marelle, trouva devant la maison d'Évangelistà de'Rossi, noble patricien romain, un grand nombre de statues de marbre, d'albâtre et de porphyre qui Valaient un trésor; et, parce qu'elles sont antiques, il m'a paru que je devais vous en faire une description abrégée. Je vis d'abord une Diane d'albâtre qui me paraissait vouloir parler; ensuite un Neptune avec son trident; un Apollon avec son cheval ailé assez gracieux; un Marsyas qui, tout joyeux, jouait de la flûte; une Latone avec deux petits enfants dans les bras; un Mercure aux mouvements agiles; un fidèle Achates, un Bacchus joyeux, un admirable Phébus, un beau Narcisse, un Pluton et un Triptolème, avec deux autres statues sans noms, toutes intactes, très-antiques et [Pg 124]très-belles, avec douze têtes d'empereurs et de vieux et illustres Romains. Il aurait été nécessaire de revenir plusieurs fois pour admirer tous ces chefs-d'oeuvre.»
Le narrateur florentin ne nomme pas malheureusement les artistes sous la direction desquels toutes ces décorations avaient été disposées; mais, si l'on réfléchit que Rome était alors le séjour des plus grands maîtres dans toutes les branches de l'art, il ne restera aucun doute que les monuments éphémères élevés en l'honneur de Léon X n'aient dû être exécutés sur les plans et d'après les dessins des plus illustres architectes, peintres et sculpteurs. Cet usage de décorer les rues et places publiques, dans les occasions solennelles, remonte, à Rome, à une époque reculée; il prend son origine dans les pompes publiques des anciens Romains dont il est comme la continuation: preuve frappante que, de tout temps, ce peuple si intelligent et si vivement impressionable a été sensible aux représentations et aux spectacles des cérémonies publiques. Mais ce qui frappe le plus dans la description du médecin florentin, c'est l'admiration excitée au milieu de la foule par les statues et les bustes antiques, exposés dans les rues aux regards de tout le monde. C'est, en grande partie, à ces précieux débris de l'art antique, ainsi qu'aux restes des monuments d'architecture grecque et romaine, qu'on doit la tradition du beau dans toute, sa pureté, tradition que, parmi les modernes, Michel-Ange, Raphaël et le Poussin, entre [Pg 125]tous, ont si bien su faire revivre dans leurs oeuvres.
Nous avons dit qu'à la suite d'une négociation dans laquelle Chigi montra beaucoup de désintéressement, Léon X lui avait renouvelé le bail des mines d'alun qu'il tenait de Jules II et que, depuis cette transaction, il avait toujours été considéré par les Médicis comme un associé et un ami. L'histoire rapporte une preuve de l'intimité qui régnait entre le pontife et l'opulent Siennois. Au baptême de l'un de ses enfants, Agostino invita Léon X, douze cardinaux et les ambassadeurs étrangers, à un splendide repas donné par lui à sa villa. On y servit les mets qui passaient alors pour les plus rares et les plus délicats, entre autres des langues de perroquet apprêtées de diverses manières, sans doute par allusion à l'apologue d'Ésope. Le service était fait en vaisselle d'or et d'argent magnifique, et d'autant plus précieuse que Raphaël et d'autres maîtres avaient donné les dessins des plats et des vases. Pour frapper l'imagination de ses convives, le riche amphitryon, au fur et à mesure qu'on desservait, faisait jeter les plats dans le Tibre, qui coule le long de la salle où se donnait la fête. Le public, qui pouvait voir de l'autre rive et du pont voisin toute la vaisselle d'or et d'argent ainsi lancée dans le fleuve, fut frappé de cette prodigalité inutile, et conçut la plus haute idée des richesses du marchand siennois. Le fait est qu'il n'y eut dans tout ceci qu'une scène inventée à l'imitation de Lucullus ou d'Antoine. Le banquier connaissait sans doute trop bien le prix de l'argent, pour [Pg 126]se décider à le jeter dans l'eau en pure perte; il était d'ailleurs trop amateur de la beauté de ses vases pour consentir à s'en séparer de cette manière. Les narrateurs qui ont supposé que tout ce service d'or et d'argent avait été bien réellement jeté et perdu au fond du Tibre, ont commis une erreur qu'il leur eût été facile de rectifier. La vérité est que si toute cette vaisselle fut lancée dans le fleuve, elle fut jetée de la main à la main dans un filet disposé à cet effet, Agostino n'ayant d'autre but que de montrer à ses convives que les plats et autres vases ainsi enlevés de la table ne devaient pas y être replacés une seconde fois[144].
Ce n'est pas sans raison que l'auteur de l'histoire manuscrite de Sienne, Sigismondo Tizio, a pu dire d'Agostino Chigi qu'il était fort considéré par les pontifes et par les cardinaux à cause de ses richesses. C'est à l'intervention du marchand siennois que le cardinal de Saint-Georges, Raphaël di Riario, impliqué dans le complot que les cardinaux Petrucci, Sauli et d'autres encore avaient formé contre la vie de Léon X[145], dut sa grâce et sa mise en liberté. Frappé d'une énorme amende de cinquante mille ducats d'or par le pontife, le cardinal de Saint-Georges eut recours à l'obligeance de Chigi, qui [Pg 127]promit de payer cette somme au pape; voici la teneur de cette promesse:
«Moi, Agostino Chigi, marchand siennois, en vertu de la présente, je promets de payer à Sa Saintété notre seigneur le pape Léon X, ou à qui Sa Sainteté ordonnera, cinquante mille ducats d'or de chambre, savoir: vingt-cinq mille ducats le premier novembre prochain, et pareille somme de vingt-cinq mille ducats à Pâques de l'année 1518. Laquelle promesse est ainsi faite à la demande et réquisition des révérends messires Cesare di Riario, archevêque de Pise, Augustin Spinola, évoque de Pérouse, Jérôme Sansoni, évêque d'Arezzo, Octave di Riario, évêque de Viterbe, Thomas di Riario, évêque de Savone, François Spinola, protonotaire apostolique, Galeaz di Riario et François Sforzia di Riario, pour la libération et réintégration du révérendissime Raphaël di Riario, cardinal de Saint-Georges, conformément à la capitulation et à la convention faite et célébrée entre Sa Béatitude et ledit révérendissime cardinal, par la main et le ministère de messire Donato de Volterre et messire Jules de Narni, notaires de la chambre apostolique, et pour l'exécution de ladite capitulation la présente promesse est faite, sous la réserve, toutefois, des moti proprii sur ce signés de la main de Sa Sainteté, et en foi de quoi, moi, Agostino Chigi, soussigné, j'ai souscrit la présente de ma propre main, à Rome, le 23 juillet 1517[146].»
Au moyen de l'engagement pris par le marchand siennois, le cardinal Raphaël di Riario put recouvrer la liberté. Il en profita pour quitter Rome[147], où il avait vécu pendant plus de quarante ans avec splendeur, et où il avait fait élever, avec le cardinal Julien della Rovère, depuis Jules II, la grande chancellerie et l'église annexée de Saint-Laurent in Damaso, ouvrages grandioses de Bramante.
Agostino Chigi mourut à l'âge de cinquante-cinq ans, le 10 avril 1520, quatre jours après Raphaël, laissant inachevé le magnifique tombeau dont il avait confié l'exécution au Sanzio.
Ce tombeau est placé à Sainte-Marie-du-Peuple, dans la chapelle[148] dédiée à Notre-Dame-de-Lorette, qui est une des plus remarquables de Rome. «Elle présente un bel ordre de pilastres corinthiens et une élégante petite coupole. Raphaël a fait lui-même le dessin du grand tableau de l'autel, représentant la nativité de la Vierge, qui fut ensuite peint par Sebastiano del Piombo, et cela, dit Vasari, à cause de la mort prématurée du Sanzio. On croit que Raphaël commença les ovales sous la corniche: ils furent continués par Fra Sebastiano et terminés par Cecchino Salviati. Aujourd'hui, ils tombent pour ainsi dire en ruine. Les ligures de David et d'Aaron, entre les lunettes, ont été exécutées par le Vanini.
[Pg 129]Les précieuses mosaïques qui ornent la coupole représentent les planètes, et le Père éternel imprimant le mouvement aux cieux: elles ont été exécutées par Marcello, Provençal; ou, comme d'autres le soutiennent, par le Vénitien Luigi da Pace, sur les cartons laissés par Raphaël lui-même, dont le génie sublime pouvait seul créer une composition aussi belle, aussi noble dans toutes ses parties[149]. Les statues en marbre, entre les niches, représentant les prophètes Élie et Jonas, sont de Lorenzetto qui, ainsi que nous l'avons dit, les exécuta sur les dessins et sous la direction de Raphaël: les deux autres, figurant Daniel et Habaccuc, sont l'oeuvre du Bernin. Le beau bas-relief en bronze sur le devant de l'autel a été exécuté par le même Lorenzetto, lequel y a représenté la Samaritaine, et près d'elle le Sauveur assis, avec une multitude de figures de chaque côté. Le même artiste a encore exécuté la charmante lampe formée de trois petits enfants ailés de bronze, présentant un gracieux groupe et soutenant une couronne[150].»
On voit par cette description, que cette chapelle est magnifiquement décorée: elle a dû son achèvement[Pg 130] à Fabiano Chigi, descendant d'Agostino, et promu au pontificat sous le nom d'Alexandre VII. Ce pape, héritier du goût de son aïeul, dépensa des sommes énormes pour encourager les arts, et entre autres monuments, dota la place Saint-Pierre de cette magnifique colonnade, témoignage le plus remarquable du génie du Bernin. L'achèvement de Sainte-Marie-du-Peuple et de la chapelle Chigi coûta, dit-on[151], à Alexandre VII la somme de près de trente-huit mille écus romains (environ 205,000 fr.) Mais ce monument est digne de cette illustre famille; c'est là que sont ses tombeaux. Il y en a deux sous la forme d'obélisque: celui à droite en entrant dans la chapelle est le tombeau d'Agostino Chigi. Le marchand siennois méritait bien qu'on lui fît cette épitaphe:
Augustino Chigio Senensi, Viro illustri Atque magnifiée....
Il fut en effet un protecteur magnifique des arts, et bien digne d'être l'ami de Raphaël et des autres maîtres éminents du siècle incomparable de Jules II et de Léon X.
Si l'on en croit le témoignage de ses contemporains[152], la fortune du banquier siennois s'élevait à sa mort, tant en argent comptant qu'en créances, [Pg 131]prêts ou hypothèques, mines d'alun, biens immeubles, fonds de banque produisant intérêts, offices et autres valeurs, à la somme énorme de 8 millions de ducats, soit environ 50 millions de francs, qui représenteraient aujourd'hui plus du triple.
Agostino laissa pour héritiers quatre enfants et un cinquième qui vint au monde après sa mort: ils étaient sous la tutelle de son frère Sigismond, et nous voyons, par un matu proprio copié par Fea[153] dans les archives du Vatican, qu'à la date du 6 mai 1521, Léon X leur emprunta une somme de dix mille écus d'or, à la sûreté de laquelle il donna en gage des joyaux, perles, pierreries et autres objets précieux appartenant à la chambre apostolique. Cet emprunt ne fut remboursé que le 11 juin 1524 par Clément VII.
Soit que l'immense fortune d'Agostino ait été mal administrée pendant la minorité de ses enfants, soit qu'eux-mêmes, devenus majeurs, aient dissipé les richesses accumulées par leur père, toujours est-il que la villa de la Lungara, ce palais embelli à tant de frais par ses soins, fut hypothéquée aux créanciers de ses héritiers, et vendue aux enchères publiques, le 24 avril 1580, en exécution d'un décret de Grégoire XIII, pour payer leurs dettes. Elle fut achetée à vil prix par le cardinal Alexandre Farnèse, nonobstant les protestations des anciens propriétaires qui refusèrent, jusqu'en 1590, de[Pg 132] ratifier cette vente. Plusieurs écrivains[154] ont accusé le pape Paul III, de la famille Farnèse, d'avoir expulsé par violence les héritiers d'Agostino Chigi de la villa, pour la réunir au palais Farnèse qui se trouve placé en face, sur la rive gauche du Tibre. Mais cette accusation ne paraît pas fondée[155], puisque ce n'est que longtemps après la mort de Paul III que la villa d'Agostino devint la propriété de la famille Farnèse[156]. Elle en reçut son nouveau nom de Farnesina, sous lequel elle est connue depuis plus de deux siècles, et le souvenir d'Agostino Chigi, qui la créa, ne vit plus aujourd'hui que dans la mémoire des savants, des amateurs et des artistes. Mais c'est assez pour sauver de l'oubli son nom qui vivra autant que les chefs-d'oeuvre dus à sa magnificence. Le palais de la Lungara, avec le triomphe de Galatée et la fable de Psyché et de Cupidon, les Sibylles et les Prophètes de Sainte-Marie-de-la-paix, la statue de Jonas et les mosaïques de Sainte-Marie-du-Peuple, sont inséparables de son souvenir. Tant que l'amour du beau attirera les étrangers à Rome, ces chefs-d'oeuvre attesteront le goût d'Agostino Chigi pour les arts et en même temps l'étroite amitié qui l'unit au divin Raphaël.
[Pg 133]Le Castiglione, on l'a vu, vivait dans l'intimité de notre banquier; il était également lié avec le Sanzio et ses principaux élèves, et plus particulièrement avec Jules Romain.
C'est probablement pendant le séjour que le comte fit à Rome comme ambassadeur du duc d'Urbin, de la fin d'août 1513 à la fin de mai 1516, que l'Urbinate exécuta le célèbre portrait qui fait aujourd'hui l'un des ornements du musée du Louvre; il n'y a pas trace, dans la correspondance du Castiglione, de l'époque précise à laquelle il reçut ce témoignage de l'amitié du peintre d'Urbin; mais tout porte à croire que ce doit être vers la fin de 1515, et quelques mois seulement avant son mariage. Ce portrait n'est pas exécuté à la manière du Titien et de l'école vénitienne; mais il peut rivaliser avec ce que l'art a produit de plus parfait pour représenter tout à la fois la ressemblance et la vie, le caractère dominant de la physionomie et les sentiments habituels de l'âme. Le comte est coiffé d'une toque noire en velours qui cache presque toute sa chevelure, mais qui laisse à découvert, dans toute sa pureté, son front large éclairé de la plus douce lumière; ses yeux bleus brillent d'une intelligence mêlée de bonté, et présentent bien de son caractère l'idée qu'en donnent ses lettres les plus intimes; le nez et les autres parties du visage ne sont pas très-réguliers; mais l'ensemble de la physionomie plaît et attire par un air de bienveillance qui fait contraste avec l'aspect grave, sévère et quelquefois dur des figures vénitiennes [Pg 134]peintes par le Titien. Le Castiglione porte la barbe longue, de couleur châtain; il se présente presque de face; il est vêtu d'une espèce de justaucorps en velours noir, garni d'une fourrure blanchâtre, ouvert sur la poitrine pour laisser voir la chemise plissée; il a les mains posées l'une sur l'autre, la gauche sur la droite: cette partie du tableau n'est pas achevée comme le visage, ou peut-être a-t-elle souffert. Ce qui frappe dans cette oeuvre, c'est le modelé du visage, le fondu des ombres et de la lumière, l'expression de la physionomie, et, en particulier, des yeux et de la bouche, parties si difficiles à bien rendre. Enfin, c'est une peinture vivante et qui, à coup sûr, a dû être d'une ressemblance frappante, de celle qui saisit l'âme avec les traits de la physionomie, ce que voulait le poëte:
Pingere posse animum atque oculis proebere videndum[157].
Le Bembo, dans une lettre datée de Rome, le 19 avril 1516, et adressée au cardinal Bernardo da Bibbiena (di Santa Maria in Portico), alors à Rubera, ne se montre néanmoins pas satisfait de ce portrait. Voici le passage de sa lettre[158]:
«Raphaël, qui se recommande respectueusement «à vous, vient de peindre notre Tebaldeo (le poëte),[Pg 135] «avec un tel naturel, qu'il n'est pas aussi semblable «à lui-même que l'est cette peinture; et pour moi, «je n'ai jamais vu ressemblance si étonnante. Vous «pourrez juger par vous-même ce qu'en dit et ce «qu'en pense messire Antonio (Tebaldeo).—- Dans «le fait, il a grandement raison; car le portrait de «messire Balthazar Castiglione, ou celui de notre «duc de bonne et regrettable mémoire, auquel Dieu «accorde la félicité éternelle, paraissent être de la «main d'un des élèves de Raphaël, pour ce qui a «rapport à la ressemblance, en comparaison de celiu «de Tebaldeo. J'en suis extrêmement jalons, et «je songe à me faire peindre aussi quelque jour. «—Mais voici qu'après vous avoir écrit ce qui «précède, arrive précisément Raphaël, comme s'il «eût deviné que je m'occupais de lui en vous écrivant. «Il me dit d'ajouter ceci en peu de mots; «c'est que vous lui envoyiez les autres sujets des «ce peintures que vous voulez lui faire exécuter dans «votre salle de bains, c'est-à-dire l'explication «écrite des sujets, parce que ceux que vous lui avez «envoyés seront finis de peindre cette semaine. «—En vérité, ce n'est point une plaisanterie: voici «qu'à l'instant m'arrive également messire Balthazar, «qui me charge de vous dire qu'il est décidé «à rester cet été à Rome, pour ne pas interrompre «ses douces habitudes; principalement, «parce que messire Antonio Tebaldeo le veut ainsi. «—Je baise la main à votre seigneurie, et je me «recommande à sa bienveillance.»
Cette lettre prouve l'intimité qui régnait entre le Bernbo, le Bibbiena, Raphaël, le poète Tebaldeo et le Castiglione. Elle prouve aussi que le Bibbiena, quoique cardinal, ne dédaignait pas de composer lui-même les sujets des peintures que Raphaël devait exécuter dans sa maison. Quelles étaient ces peintures? nous l'ignorons; car ni les lettres du Bembo, ni celles du Bibbiena n'en donnent la description. Mais, c'est un honneur que le Bibbiena partage avec le Castiglione: et cette circonstance démontre que l'auteur de la Calandria n'aimait pas moins les arts que les lettres.
Quant au portrait du poëte Tebaldeo, dont Bembo vante l'excellence, on ignore ce qu'il est devenu. Le savant Longhena, dans sa traduction de la vie de Raphaël, par M. Quatremère de Quincy, croit, avec le comte Luigi Rossi, le célèbre traducteur de la vie de Léon X, par Roscoë, l'avoir retrouvé en la possession du professeur Antonio Scarpa, de Pavie. Les raisons qu'en donnent les deux éminents critiques paraissaient assez concluantes: cependant il est difficile de rien affirmer sans avoir vu l'oeuvre elle-même; et l'on sait d'ailleurs qu'en l'absence de toute preuve historique, on doit se montrer très-réservé à l'endroit de pareilles découvertes[159].
On voit, par la lettre de Bembo, que le Castiglione se proposait de passer à Rome tout l'été de l'année 1516, ne voulant pas interrompre les douces liaisons qu'il y avait avec les savants et les artistes. Mais, un événement important vint modifier sa résolution: le duc d'Urbin, dont il était l'ambassadeur auprès de la cour pontificale, se vit dépouiller de ses États, pendant le cours de cette même année 1516, par Léon X, auquel il avait donné l'hospitalité, lorsqu'il était exilé de Florence avec les autres Médicis. Il ne rentre pas dans le but que nous nous sommes proposé de raconter de quelle manière le pape s'empara des États de Francesco Maria della Rovère. Il suffira de dire que Léon X céda, dans cette circonstance, au désir d'augmenter la puissance de sa famille; et qu'en donnant l'investiture du duché d'Urbin à son neveu, Laurent de Médicis, il fit fléchir la justice et la loyauté devant des considérations politiques que la postérité a justement réprouvées[160].
Cet événement mettait fin à l'ambassade du Castiglione, et devait le rapprocher du marquis de Mantoue, son seigneur naturel, dont il était éloigné depuis si longtemps. Ce prince avait accueilli avec empressement, dans sa capitale, le duc d'Urbin, son [Pg 138]gendre, la duchesse, sa fille, avec ses petits-enfants. On peut croire que la présence de ces illustres réfugiés aura contribué à opérer un rapprochement entre le Castiglione, qui les avait toujours fidèlement servis, et le marquis de Mantoue, à la famille duquel il tenait par sa mère. Il obtint donc la permission de rentrer à Mantoue, et il y fut reçu par toute la cour avec beaucoup de satisfaction.
Le comte touchait alors à sa trente-huitième année: il y avait déjà longtemps qu'il songeait à se marier, c'était le plus vif désir de sa mère; et, lui-même, rendu plus sérieux par les graves pensées de l'âge mûr, il commençait à se lasser de la vie détachée qu'il avait menée jusqu'alors.
On a prétendu que le Castiglione avait conçu, pour la duchesse Élisabeth d'Urbin, une passion profonde qu'il garda pendant un grand nombre d'années, quoique sans espoir de retour. Nigrini, dans ses Éloges, raconte même à ce sujet une anecdote qui est répétée par l'abbé Serassi[161]. Suivant cet écrivain, «le Castiglione aurait fait faire par Raphaël le portrait de la duchesse Élisabeth, et il l'aurait caché derrière un très-grand et très-beau miroir, de telle sorte qu'il fallait savoir le secret pour l'ouvrir et le fermer. Il aurait enfermé avec ce portrait deux sonnets italiens (ceux qui portent les nos VIII et IX dans le recueil de Serassi, t. II, p. 226), écrits en entier de sa main en l'année 1517. Ces sonnets [Pg 139]auraient été retrouvés en 1560 par la comtesse Catherine Mandella, qui devint ensuite sa belle-fille, lorsqu'elle faisait restaurer le cadre usé du miroir. Ces sonnets, comme les bijoux les plus précieux, tirés des trésors de la poésie italienne, furent communiqués aux seigneurs Volpi et publiés par eux pour la première fois[162].» Nigrini ajoute: «Si Paul Jove avait pu les voir, ils lui auraient donné les moyens d'expliquer plus clairement ce qu'il a dit des superbes rivaux que le comte eut dans ses ambitieux amours, comme il les appelle.»—Malheureusement Nigrini et les autres ont complètement oublié de dire ce qu'est devenu le portrait renfermé avec les sonnets. Si réellement cette peinture était du Sanzio, elle ne méritait point cet oubli et devait valoir les sonnets de son ami, quelque beaux qu'ils puissent être. Serassi les croit réellement composés en l'honneur de la duchesse Elisabeth d'Urbin. «On sait d'ailleurs, dit-il, que le comte l'aima éperdument, et qu'il garda cette passion pendant un grand nombre d'années.» Que cette inclination ait longtemps empêché le comte de songer sérieusement au mariage, cela n'a rien qui doive beaucoup étonner. Il paraît même certain que, peu avant son retour à Mantoue, il luttait contre cet amour sans espoir.
Le Castiglione a traduit ces sentiments intimes de son âme dans une admirable carizone qu'il composa vers cette époque. Bien que la conclusion, dans [Pg 140]le goût de Pétrarque, ne soit pas celle à laquelle on pourrait s'attendre, d'après le commencement du morceau, il perce néanmoins dans cette pièce un détachement, un dégoût de la vie agitée qu'il avait menée jusqu'à cette époque. Cette canzone nous paraît être une des plus belles compositions du Castiglione dans sa langue maternelle, c'est pourquoi nous nous sommes décidé à en donner ici la traduction[163]:
«La fleur de ma première jeunesse est passée; «je sens dans mon coeur de moins vagues désirs, «et peut-être mon visage ne respire plus, comme «autrefois, le feu de l'amour. Les jours regrettés «fuient en un moment plus vite qu'une flèche, et «le temps, dans son vol, emporte, sans jamais nous «les rendre, toutes les choses sujettes à la mort. «Cette vie fragile qui nous est si chère est une «ombre, un nuage d'un moment, une fumée, une «vapeur légère, une mer troublée par la tempête, «une obscure prison.—En réfléchissant ainsi à «part moi, la raison vient m'éclairer d'une vive «lumière, au milieu de ces épaisses ténèbres, et me «fait voir que, jusqu'à ce jour, mon coeur a été le «jouet des artifices de l'amour, qui seul a causé «toutes mes peines.
«Aussi, je crois entendre une voix qui me crie: «Insensé, qui t'oublies toi-même, réveille-toi «maintenant de ce sommeil honteux, et hâte-toi de te[Pg 141] «guérir de cette folle erreur qui depuis longtemps «t'accable et commence à vieillir avec toi. Peut-être «est-il près de son coucher, sans que tu le «saches, ce soleil qui ne te paraît être encore qu'au «milieu de sa carrière. Il se refuse maintenant à «éclairer de nouvelles folies. Le repentir, la douleur, «la honte, le désespoir seront à la fin le prix «de tes illusions; et cependant tu t'y attaches, «espérant y trouver le bonheur. Abandonne cet «espoir trompeur, renonce à ces pensées coupablés «et tourne tes regards sur toi-même j contemple «ton propre martyre, et tu verras que «l'accomplissement de tes désirs ne peut te conduire «qu'à la haine de toi-même et à l'indifférence «envers Dieu.
«C'est ainsi que la raison m'enlève l'épais bandeau «qui couvrait mes yeux et me remplit de «crainte; car, en me voyant loin du droit chemin, «je redoute de me trouver près du danger. Et «cependant la flamme, qu'alluma dans mon coeur «cette beauté cruelle, n'est ni moins vive, ni moins «brûlante, et je souffre tellement que je ne sais «comment faire pour ne pas mourir. Toutefois, s'il «me reste un peu de courage, j'espère encore, bien. «que je sois près de succomber à la douleur, préserver «mon coeur de ce feu qui le consume. Mais, «hélas! pendant que je parle, je sens mon âme «attirée par je ne sais quelle douceur étrange, se «laisser entraîner par la lumière de ces deux «beaux yeux dans lesquels elle puise tant de[Pg 142] «bonheur que tout autre plaisir ne lui est rien.
«Si l'on me blâme, tu peux répondre: Celui «qui veut, avec une faible rame, naviguer contre «vent et marée devient bientôt le jouet des flots.»
Cette canzone paraît avoir été composée à Rome par le Castiglione, peu de temps avant son départ pour Mantoue. Il y arriva dans les premiers jours de mai 1516, et peu de temps après, il épousa Hypolita Torella, fille du comte Guido Torello et de Francesco Bentivoglio, fille de Jean Bentivoglio, autrefois seigneur de Bologne. Tous les contemporains s'accordent à vanter la beauté, la grâce, les qualités distinguées qui rendaient cette jeune fille digne d'un tel époux. Leur mariage fut célébré à la cour de Mantoue par des joutes, des tournois et d'autres démonstrations d'allégresse; le marquis s'efforçant ainsi, par ces témoignages publics, d'effacer toutes les traces de sa conduite passée à l'égard du comte, et de montrer tout le cas qu'il faisait de son mérite.
Le Castiglione passa le reste de l'année 1516 à Mantoue; loin des affaires publiques, et tout entier à son bonheur privé.
L'année suivante, il conduisit sa jeune épouse à Venise, pour les fêtes de l'Ascension. Il lui fit visiter cette ville en compagnie de ses deux soeurs Polixène et Françoise Castiglione, mariées, l'une à Jacques Boschetto, l'autre à Thomas Strozzi, chevaliers mantouans. En considération du comte, ces dames furent reçues avec beaucoup-d'honneur dans cette merveilleuse ville, où elles vécurent dans l'intimité [Pg 143]du célèbre Andréa Gritti, qui par la suite devint doge, de Maria Gradeniga et de deux autres dames de la famille Morosina.
Peu de temps après le retour du comte à Mantoue, dans le mois d'août 1517, il lui naquit un fils, auquel il donna le nom de Camille. Le duc Alphonse de Ferrare lui écrivit à cette occasion pour lui offrir ses affectueuses félicitations[164].
Au milieu des loisirs que lui laissait sa retraite des affaires publiques, le comte s'occupa de mettre la dernière main à son livre du Courtisan. Il l'envoya, en octobre 1518, à son ami Bembo[165], afin qu'il le revît et qu'il lui fît connaître son opinion avant de le publier. Les lettres italiennes de Bembo ne rapportent aucune correspondance à ce sujet entre l'auteur des Asolani et le Castiglione; mais il n'est pas douteux que le Bembo dût donner son assentiment à un ouvrage qui est encore aujourd'hui considéré comme un modèle de beau langage et de belles pensées. Nous avons dit à quelles circonstances il dut son origine. La cour d'Urbin, du temps du duc Guidobaldo, était le rendez-vous des savants et des littérateurs. Ce prince, tourmenté de la goutte, ne pouvait prendre part aux joutes, tournois et autres exercices de corps. Il se contentait d'assister à ces exercices; mais il aimait surtout à s'entretenir avec les hommes distingués que sa réputation et sa bienveillance [Pg 144]avaient attirés à sa cour. Toutes les heures de la journée étaient donc bien employées. Mais il arrivait souvent que le duc, accablé par la douleur, allait se reposer après le dîner. C'était le moment où ses hôtes se réunissaient dans les appartements de la duchesse Elisabeth Gonzague, où se rendait, de son côté, madame Emilia Pia, qui, par la grâce de son esprit, la sûreté de son jugement et pour ses vives reparties, paraissait le principal ornement de ces assemblées. La conversation roulait sur divers sujets alors à la mode, et particulièrement sur les qualités nécessaires pour former un courtisan accompli, ou, comme on aurait dit en France cent ans plus tard, un parfait gentilhomme. Ce sont ces conversations que le Castiglione, à l'imitation du dialogue de l'orateur de Cicéron, rapporte dans son livre, bien qu'il se défende d'avoir pris part à ces entretiens, par la raison qu'ils auraient eu lieu pendant son voyage en Angleterre; mais ils lui auraient été communiqués par des personnes très-dignes de foi[166]. Les interlocuteurs de ce dialogue sont la duchesse Elisabeth et madame Emilia Pia, madame Costanza Fregosa, le comte Gaspard Pallavino, César Gonzaga, Bernardo Accolti, surnommé l'Unico Aretino (qu'il ne faut pas confondre avec Pietro Aretino, l'ami du Titien), Ottaviano Fregoso, Federigo Fregoso, Pietro Bembo, Bernardo da Bibbiena, le comte Lodovico di Canossa et Giuliano di Medici.
[Pg 145]Ces personnages distingués étaient tous plus ou moins liés avec le Castiglione; aussi, malgré cet abri derrière lequel sa modestie s'efforce de se cacher, le Castiglione n'en doit pas moins être considéré comme l'auteur de ce traité, dans lequel il a semé à profusion les plus belles fleurs de la langue italienne et des connaissances acquises de son temps. Le livre del Cortegiano est encore aujourd'hui considéré par les Italiens comme un des plus parfaits modèles de leur noble et belle langue. Il est à remarquer toutefois que le comte ne voulut pas s'astreindre à n'employer que les termes admis par le seul idiome toscan, qu'il avouait ne pas savoir assez à fond; mais, choisissant, suivant l'exemple du Dante, dans tous les dialectes italiens, les expressions les plus belles et les tournures les plus élégantes, il en composa, grâce à son jugement, un ensemble si parfaitement harmonieux, d'un style si pur et si entraînant, qu'il n'existe peut-être pas en italien un livre que, sous le rapport de la justesse des expressions, on puisse comparer au traité del Cortegiano[167].
Le style de l'ouvrage n'est pas ce qui doit frapper le plus un étranger à la belle contrée ovè il si suona: mais ce qui assurera toujours au livre du Castiglione une place distinguée parmi les écrivains du seizième siècle, c'est qu'il donne une idée exacte des qualités que devait posséder à cette époque un homme de cour, un gentilhomme accompli. Ce traité peut, sous [Pg 146]certains rapports, être opposé avec succès au livre du Prince de Machiavel, écrit, comme on sait, sous les inspirations de la politique astucieuse et cruelle de César Borgia. Ainsi, tandis que le secrétaire florentin vante la dissimulation, la ruse et la fourberie, et recommande, ou tout au moins présente, sans aucun scrupule, l'emploi de la force et même de la cruauté, et le mépris de tout ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes, comme les moyens les plus sûrs de gouvernement, on aime à voir le Castiglione, vivant à la même époque et assistant au spectacle des mêmes crimes, s'inspirer des plus pures maximes de la philosophie antique et des plus saints préceptes de l'Évangile, et soutenir qu'un courtisan, véritablement digne de ce nom, doit toujours défendre la vérité et ne jamais craindre de la faire connaître à son prince[168]; que le prince, de son côté, doit tellement l'avoir à coeur, qu'il ne doit rien négliger pour parvenir à la découvrir[169]; allant jusqu'à soutenir que la dissimulation poussée trop loin chez les peuples est surtout nuisible au prince[170].
Mais le passage peut-être le plus remarquable de ce livré, est celui où, sur la demande d'Ottaviano Fregoso, les interlocuteurs, hôtes de la cour d'Urbin, examinent la question de savoir quel est le gouvernement le plus propre à rendre les hommes heureux; si c'est celui d'un bon prince, ou le gouvernement d'une [Pg 147]bonne république? Il nous a paru curieux de citer ce passage en entier, non pas seulement parce qu'il montre chez Fauteur des idées fort justes, mais pour faire voir que dans ce siècle, tous les hommes d'État, quoi qu'on en ait dit, n'entendaient pas et ne pratiquaient pas la politique à la manière de Machiavel et de César Borgia. Voici la traduction de ce passage[171]:
«Je préférerais toujours le règne d'un bon prince «(à la république), répondit le seigneur Ottaviano «Fregoso, parce que c'est un pouvoir plus conforme «à la nature; et, s'il est permis de comparer «les petites choses aux grandes, c'est un «pouvoir plus semblable à celui que Dieu a établi, «puisque, seul et unique, il gouverne l'univers. «Mais, sans citer cet exemple, voyez dans ce que «produit l'industrie humaine, comme les armées, «les grands navires, les édifices et autres choses «semblables, tout se rapporte à un seul qui gouverne «à sa guise. De même, dans notre corps, tous «les membres travaillent et se fatiguent au gré du «coeur. En outre, il paraît convenable que les «peuples soient gouvernés par un prince, de la «même manière que certains animaux, auxquels la «nature enseigne l'obéissance comme une chose «très-nécessaire. Voyez les corbeaux, les grues et «beaucoup d'autres oiseaux, quand ils font leur «passage, ils se choisissent toujours un chef qu'ils[Pg 148] «suivent et auquel ils obéissent. Et les abeilles, ne «respectent-elles pas leur roi comme si elles étaient «douées de raison, et avec autant et plus de «soumission que les peuples les plus respectueux et les «plus soumis? C'est là une preuve convaincante «que le pouvoir des princes est plus conforme à «la nature que le gouvernement des républiques.
«Alors messire Pierre Bembo répondit: Pour «moi, il me semble que la liberté nous ayant été «accordée par la volonté de Dieu, comme le premier «des biens, il n'est pas conforme à la raison «qu'elle puisse nous être enlevée, ni qu'un homme, «plus qu'un autre, ait seul le droit d'en jouir; ce qui «arrive sous la domination des princes, qui tiennent «leurs sujets dans la plus étroite servitude. Mais «dans les républiques bien gouvernées on conserve «cette liberté: outre que, dans les jugements et les «délibérations, il arrive le plus souvent que l'opinion «d'un seul est plus sujette à l'erreur que celle «de plusieurs, parce que le trouble, soit par colère, «soit par mépris ou par cupidité, entre plus facilement «dans l'esprit d'un seul que, dans l'opinion «de la multitude, laquelle, comme une grande «quantité d'eau, est moins exposée à se corrompre «qu'une petite. J'ajoute que l'exemple des animaux «ne me paraît pas bien choisi; car les corbeaux, «les grues et les autres ne sont nullement décidés «à suivre toujours le même et à lui obéir perpétuellement; «mais ils changent et varient, donnant «le pouvoir tantôt à l'un, tantôt à l'autre; ce qui[Pg 149] «démontre qu'ils se rapprochent plutôt de la forme «républicaine que de la royauté: car on peut dire «que là se trouve une égale et vraie liberté, où ceux «qui commandent quelquefois sont eux-mêmes «aussi tenus à obéir. L'exemple tiré des abeilles ne «me paraît pas plus heureux, car leur roi n'est pas «delà même espèce. Aussi celui qui voudrait donner «aux hommes un maître véritablement digne «de ce nom, devrait aller le chercher parmi des «êtres d'un autre ordre et d'une nature supérieure «à la race humaine, si, raisonnablement, les hommes «étaient nés pour obéir. C'est ainsi que les troupeaux «obéissent, non à un animal qui leur ressemble, «mais à un pasteur qui est homme et d'une «espèce supérieure à la leur. D'après ces considérations, «j'estime, seigneur Ottaviano, que le gouvernment «d'une république est préférable à celui «d'un roi.
«Pour réfuter votre opinion, répliqua le seigneur «Fregoso, je veux seulement donner cette raison, «à savoir que des diverses manières de bien gouverner «les peuples, il n'y a que trois formes de «gouvernement qu'on puisse citer: l'une est la «royauté; l'autre, le gouvernement des honnêtes «gens, que les anciens appelaient optimats; l'autre, «l'administration populaire. Et la transition, ou vice «contraire, pour ainsi dire, dans lequel chacun de «ces gouvernements peut tomber en se gâtant et en «se corrompant, est la tyrannie, et lorsque le «gouvernement des bons se change en celui d'un petit[Pg 150] «nombre de puissants qui ne sont pas honnêtes; «et aussi, lorsque l'administration populaire est «exercée par la plèbe qui, confondant tous les «rangs, remet, le gouvernement de tous à l'arbitraire «de la multitude. De ces trois espèces de «mauvais gouvernements, il est certain que c'est «la tyrannie qui est le pire, ainsi qu'il est facile de «le démontrer. Il en résulte que des trois bons gouvernements, «la royauté est le meilleur, parce qu'il «est le contraire du plus mauvais: car vous savez «que les effets des causes contraires sont eux-mêmes «également contraires entre eux[172]. Maintenant, «revenant sur ce que nous avons dit relativement «à la liberté, je réponds que la vraie liberté «n'est pas celle qui consiste à vivre comme on veut, «mais à vivre en se conformant à de bonnes lois: «et il n'est pas moins naturel, moins utile, moins «nécessaire d'obéir que de commander. Car il est «certaines choses qui sont, pour ainsi dire, créées, «destinées et disposées dans l'ordre de la nature «pour commander; comme il y en a d'autres qui «doivent obéir. Il est vrai qu'il y a deux manières «de gouverner: l'une impérieuse et violente,[Pg 151] «comme celle des maîtres sur leurs esclaves; et «c'est ainsi que l'âme commande au corps: l'autre, «plus douce et plus modérée, comme celle des «bons princes, par le moyen des lois, aux citoyens; «et c'est ainsi que la raison commande aux passions. «L'une et l'autre de ces manières est utile, «parce que le corps est, par sa nature, destiné à «obéir à l'âme, comme les passions doivent obéir à «la raison. Il y a encore un grand nombre d'hommes «qui ne vivent que par l'usage de leur corps, «et ceux-là diffèrent autant des hommes vertueux «que l'âme du corps. Car, bien qu'ils soient des êtres «doués de raison, ils ne se servent de la raison «qu'autant qu'ils peuvent la connaître. Mais ils ne «la possèdent réellement pas, et ils ne jouissent pas «de ses avantages» Ces hommes sont donc naturellement «esclaves, et il est préférable pour eux, «il leur est plus utile d'obéir que de commander.
«Le seigneur Gasparo (Pallavicino) dit alors: «De quelle manière doit-on donc gouverner ceux «qui sont honnêtes et vertueux et qui ne sont pas «naturellement esclaves?—On doit les gouverner «avec modération, répondit le seigneur Ottaviano, «d'une manière royale et civile. Il convient de leur «laisser l'administration des emplois et des magistratures «qu'ils sont capables d'occuper, afin qu'ils «puissent eux-mêmes diriger et gouverner ceux «qui sont moins sages qu'eux, à la condition néanmoins, «que le principe de l'autorité dérive tout «entier du prince souverain. Et puisque nous avons[Pg 152] «dit qu'il est encore plus facile de corrompre l'esprit «d'un seul que celui de plusieurs, je dis qu'il «est encore plus facile de trouver un seul homme «honnête et sage que d'en trouver plusieurs. On «doit croire qu'un roi sera bon et sage, s'il est issu «d'une noble race, s'il est enclin à la vertu par sa «disposition naturelle, non moins que par le souvenir «de ses ancêtres, et s'il a été formé par de «prudentes leçons. Bien qu'il ne soit pas d'une «espèce supérieure à l'espèce humaine, comme serait, «à votre avis, le roi des abeilles, néanmoins, «soutenu par les préceptes de ses maîtres, par une «éducation supérieure et par les principes d'honneur «d'un gentilhomme et d'un homme de cour, «dirigé par les conseils d'honnêtes gens, il deviendrait «un roi prudent, sage, juste, plein de conscience, «de modération et de courage; libéral, «magnifique, religieux, clément; en somme, il se «couvrirait de gloire et serait également aimé des «hommes et de Dieu... car Dieu aime et protège «ces princes qui s'efforcent de l'imiter, non en «étalant une grande puissance pour se faire adorer «parleurs sujets; mais ceux qui, indépendamment «delà puissance par laquelle ils sont élevés au-dessus «des autres hommes, s'efforcent de se rendre semblables «à lui par la sagesse et la bonté, à l'aide «desquelles ils peuvent faire le bien, et savent se «montrer ses ministres, distribuant, à l'avantage «des mortels, les biens et les dons qu'ils reçoivent «de la Divinité. Et, comme dans le ciel, le soleil, la[Pg 153] «lune et les autres astres montrent au monde, pour «ainsi dire, dans un miroir, un témoignage de «l'existence de Dieu; de même aussi, sur la terre, «on peut trouver l'image beaucoup plus certaine de «la Divinité dans les bons princes, qui l'aiment, la «révèrent et montrent à leurs peuples l'éclatante «lumière de sa justice, accompagnée d'un reflet de «la raison et de l'intelligence divine. Dieu répartit «à ces princes l'honnêteté, l'équité, la justice, la «bonté et tous ces autres précieux dons que je ne «saurais nommer, qui sont au monde un témoignage «beaucoup plus éclatant de la Divinité que «la lumière du soleil, ou le mouvement régulier des «cieux avec le cours varié des étoiles. Les peuples «sont donc confiés par la volonté de Dieu à la garde «des princes, lesquels, par ce motif, doivent en «avoir le plus grand soin, afin de lui en rendre «compte comme de sages ministres à leur seigneur. «Ils doivent s'efforcer de les rendre heureux, car «le prince ne doit pas se contenter d'être bon, mais «aussi d'assurer le bonheur des autres; comme «cette équerre dont se servent les architectes, qui «non-seulement est en soi droite et juste, mais qui «redresse et rend justes toutes les choses auxquelles «on l'applique.»
Il est impossible de ne pas être frappé de la beauté de ce passage: Fénelon, dans son Télémaque, ne dit pas mieux. Et si l'on songe que l'auteur, qui écrivait de si sages préceptes à l'usage des rois et des princes, vivait au milieu d'hommes généralement[Pg 154] sans principes, et à une époque où un autre écrivain non moins remarquable quant au style, un homme public, vantait la ruse, la fourberie, l'astuce et la violence, comme les moyens les plus sûrs et les plus naturels de gouvernement, on devra doublement estimer le livre du Castiglione, qui peint la pureté de sa conscience et la droiture de son coeur. Ajoutons que si réellement cette discussion sur le mérite relatif de la république et de la royauté a pu librement avoir lieu à la cour de Guidobalde et en sa présence, elle témoigne de la supériorité de ce prince qui, au lieu d'employer son temps à de vaines et futiles occupations, prenait plaisir à écouter des vérités que les souverains aiment rarement à entendre.
Le Castiglione était encore occupé à revoir et à corriger le manuscrit de son livre del Cortegiano lorsque mourut, le 20 février 1519, le marquis de Mantoue Francesco de Gonzaga, laissant pour héritier et successeur son fils aîné Frédéric. Ce jeune prince désirait obtenir le généralat des troupes de l'Église. Il pensa que le comte était, par ses relations à Rome et par l'intimité dont le pape l'honorait, l'homme qui pouvait le mieux réussir dans cette négociation. Il l'envoya donc dans cette ville, comme son ambassadeur extraordinaire, au commencement de mars 1519. Le comte y resta jusqu'au 5 novembre suivant.
Pendant ce séjour, il retrouva son ami Raphaël fort occupé à mesurer et dessiner les précieux restes [Pg 155]des monuments antiques que le temps et le ravage des hommes avaient épargnés. On peut croire que le comte lui servit de secrétaire pour la lettre que l'Urbinate adressa au pape Léon X à cette occasion. L'original, de son écriture, fut trouvé parmi les manuscrits du Castiglione que conservait le marquis Scipion Maffei, et imprimé pour la première fois en 1733. Dans un discours adressé à l'Académie de Florence, en 1799, et intitulé: Congettura che una lettera creduta di Baldassare Castiglione sia di Raffaelle d'Urbino, l'abbé Daniel Francesconi a revendiqué pour Raphaël l'honneur d'avoir lui-même écrit cette lettre. Les raisons qu'il en donne paraissent assez probables. Toutefois, il reste toujours à expliquer pourquoi le manuscrit original était de l'écriture de Balthasar Castiglione et parmi ses papiers. L'intimité qui régnait entre l'illustre amateur et le grand artiste permet de supposer que Raphaël aura eu recours, pour rendre ses pensées, à l'auteur du Cortegiano, auquel, précédemment et à plusieurs reprises, il avait demandé des sujets de compositions pour ses peintures. Dans tous les cas, on voit, par cette lettre, qu'elle a été adressée à Léon X, la onzième année du séjour de son auteur à Rome. En admettant que le Castiglione l'ait écrite au nom de Raphaël, l'artiste étant venu se fixer dans cette ville en 1508, elle aurait été composée en 1519, ce qui s'accorde avec le séjour que le comte y fit de mars à novembre de cette même année[173].
Les négociations qu'il avait entamées au nom du marquis de Mantoue, les sérieuses distractions qu'il trouvait dans l'intimité des artistes et de tout ce que la cour pontificale renfermait d'hommes distingués, ne faisaient pas oublier au comte sa jeune épouse qu'il avait laissée à Mantoue. Il l'aimait avec tendresse; aussi, pour charmer les ennuis de l'absence, il composa une élégie latine, à l'imitation de Properce[174], et il supposa qu'elle lui était adressée par sa femme dans cette ville de Rome qu'il avait coutume de lui vanter comme le seul séjour de délices digne des hommes et des dieux:
Hippolyta mittit mandata haec Castiglioni. Addideram imprudens, hei mihi, poene suo. Te tua Roma tenet, mihi quam narrare solebas Unam delicias esse hominum atque Deum[175].
Il paraît qu'il avait emporté à Mantoue son portrait peint par Raphaël quelque temps avant son mariage. Il suppose, dans son élégie latine, que sa femme, en contemplant ses traits, admirablement reproduits par l'artiste, peut se consoler en partie de son absence; et il lui fait dire ces vers, qui sont un éloge pour Raphaël:
Sola tuos vultus referens, Raphaelis imago Picta manu, curas allevat usque meas.[Pg 157] Huic ego delicias facio, arrideoque, jocorque, Alloquor, et tanquam reddere verba queat. Assensu nutuque mihi saepe illa videtur Dicere, velle aliquid, et tua verba loqui. Agnoscit, balboque patrem puer ore salutat. Hoc solor, longos decipioque dies.
Seule, la représentation des traits de ton visage, peinte de la main de Raphaël, peut alléger mes ennuis: je lui fais fête, je lui souris, je me réjouis avec elle, je lui parle comme si elle pouvait répondre à mes paroles; souvent elle me semble exprimer son assentiment et sa volonté, dire ou vouloir quelque chose, et me faire entendre ta voix. Ton enfant reconnaît ta ressemblance et balbutie, en la voyant, le nom de son père. Ce portrait est ma consolation, et charme l'ennui de mes longues journées»[176].
Si le comte prêtait ces sentiments à sa jeune épouse, il n'était pas moins lui-même impatient de la revoir. Ce désir perce, d'une manière tout italienne, dans une lettre datée de Rome le dernier jour d'août 1519[177].
«Si vous êtes restée, ma chère épouse, dix-huit «jours sans avoir de mes lettres, de mon côté, «pendant le même temps, je ne suis pas resté quatre «heures sans penser à vous. Depuis, je sais que «vous avez eu souvent de mes lettres et que j'ai «réparé mes torts. Mais vous n'agissez pas de la «même manière, car vous ne m'écrivez que lorsque «vous n'avez rien autre chose à faire. Il est vrai «que votre dernière lettre est assez longue; Dieu[Pg 158] «soit loué! mais vous vous en remettez au comte «Louis (de Canossa) pour qu'il me dise combien «vous m'aimez: il serait tout aussi convenable que «vous voulussiez que je vous fisse dire par le pape «comme je vous aime. Certainement tout Rome le «sait, de telle sorte que chacun me dit que je suis «au désespoir et rempli de chagrin de ne pas «être avec vous; et je ne le nierai point. Mais on «voudrait que j'envoyasse à Mantoue pour vous «enlever et vous amener ici à Rome. Réfléchissez «si vous voulez y venir, et faites-le moi savoir. «Dites-moi, sans plaisanterie, si vous voulez que «je vous rapporte quelque chose qui vous plaise; «je ne manquerai pas de vous le rapporter; mais «j'aurais à coeur de savoir ce qui vous ferait plaisir. «Car j'arriverai là un matin que vous ne m'attendrez «pas, et je vous trouverai au lit: et vous viendrez «ensuite me donner à entendre que la nuit «vous avez rêvé de moi; mais la vérité est qu'il «n'en aura rien été. Je ne puis pas encore vous «annoncer le jour de mon départ, mais j'espère «que ce sera sous peu. En attendant, souvenez-vous «de moi et aimez-moi; car, pour moi, je pense «constamment à vous, et vous aime passionnément «et plus que je ne dis, et je me recommande «à vous de tout coeur.»
Son départ de Rome, annoncé comme prochain par cette lettre, se fit encore attendre jusqu'au 5 novembre de cette année. Il quitta cette ville sans avoir réussi à faire nommer son jeune maître général des [Pg 159]troupes de l'Église; mais il emportait une lettre de Léon X qui, en expliquant au marquis de Mantoue les motifs qui l'avaient empêché jusqu'alors d'accueillir sa demande, l'assurait que l'ambassade du comte lui avait été très-agréable, qu'il ne pouvait lui envoyer un personnage plus distingué, plus honorable, et dont il fit plus de cas; et qu'il le rappellerait lorsque le temps lui paraîtrait venu de pouvoir donner satisfaction à ses désirs[178].
Rentré à Mantoue vers le milieu de novembre 1519, le comte y resta jusqu'au commencement de juillet suivant, époque à laquelle il fut renvoyé auprès du pape par le marquis de Mantoue, comme son ambassadeur ordinaire, avec douze cents écus de traitement. Il passa, le 10 juillet, à Florence, pu le légat, le cardinal Jules de Médicis, depuis Clément VII, lui fit l'accueil le plus empressé. Il était à Rome le 17 du même mois. Il devait, en arrivant dans cette ville, éprouver un premier chagrin, suivi bientôt d'une peine plus profonde encore.
Il avait laissé, neuf mois auparavant, son illustre ami Raphaël plein de vie, de gloire et d'honneurs, occupé à mesurer et à dessiner les antiquités de la ville éternelle, et marquant chaque année de son existence par de nouveaux chefs-d'oeuvre, attestant un progrès toujours croissant dans son style et sa manière. Le bruit de sa mort, arrivée le 6 avril précédent, était parvenue à Mantoue, comme la nouvelle [Pg 160]d'un des événements les plus importants de ce siècle, bien avant le départ du comte, qui en avait éprouvé la plus vive douleur. Mais, à son arrivée à Rome, ne retrouvant plus l'ami avec lequel il passait de si douces journées en s'élevant avec lui jusqu'aux plus sublimes conceptions de l'art, il ressentit de nouveau toute l'amertume de la perte qu'il avait faite. «Je suis arrivé, écrit-il à sa mère le 20 juillet 1520, bien portant; mais il ne me semble pas être à Rome, car je n'y retrouve plus mon pauvre Raphaël: que Dieu reçoive son âme bien-aimée!—«Io son sano, ma non mi pare essere a Roma, perchè non vi è più il mio poveretto Raffaello, che Dio abbia quall'anima benedetta[179].»
Il voulut donner à la mémoire du grand peintre d'Urbin un témoignage public de ses regrets, en composant cette épitaphe latine:
DE MORTE RAPHAEUS FICTORIS. Quod lacerum corpus medica sanaverit arte Hippolytum Stygiis et revocarit aquis, Ad Stygias ipse est raptus Epidaurius undas. Sic pretium vitae mors fuit artifici. Tu quoque dùm toto laniatam corpore Romam Componis miro, Raphael, ingénio, Atque urbis lacerum ferro, igni, annisque cadaver[180] Ad vitam, antiquum jam revocasque decus, Movisti superum invidiam, indignataque mors est, Te dudùm extinctis reddere posse animam: Et quod longa dies paullatim aboleverat, hoc te Mortali spreta lege parare iterum. Sic miser beut prima cadis intercepta juventa, Deberi et morti nostraque nosque mones.
En composant ce dernier vers, le Castiglione ne se doutait pas que lui-même allait ressentir de plus près les coups de la mort. A peine était-il installé à Rome, qu'il apprit par sa mère la mort de sa femme, qui eut lieu à Mantoue, le 25 août de cette année, des suites de couches. Le comte, qui l'aimait tendrement, en ressentit une affreuse douleur. La considération qu'il avait su acquérir à la cour pontificale, sa bonté, sa bienveillance, qui lui avaient gagné tous les coeurs, lui valurent, en cette triste circonstance, les sympathiques consolations de tout ce que Rome renfermait d'hommes distingués, des cardinaux et du pape lui-même. Léon X voulut même lui donner publiquement une preuve de l'estime qu'il faisait de sa personne, en lui accordant une pension de deux cents écus d'or. Mais, si tous ces témoignages de sympathie adoucirent un peu la vive douleur de la perte qu'il venait d'éprouver, ils ne purent en effacer la triste impression. Pour se distraire, tout en continuant ses négociations afin de faire obtenir le gériéralat des troupes de l'Église au marquis de Mantoue, il s'occupait à recueillir des tableaux, des statues et d'autres objets d'art qu'il envoyait à sa mère, à Mantoue, avec l'intention d'en décorer le palais des Castiglione et d'en former un petit musée. C'est ainsi que, par une lettre adressée de Rome [Pg 162]à sa mère le 29 décembre 1520, il lui annonce l'envoi à Mantoue d'une Madone de la main de Raphaël, d'une tête de paysan et d'une figure antique en marbre: «Objets, dit-il, qui me sont très-chers; c'est pourquoi, ainsi que je l'ai dit à votre seigneurie, je la prie en grâce de ne les laisser voir à qui que ce soit[181].»
Au commencement de mars 1521, il obtint enfin la nomination du marquis Frédéric au grade de général des troupes de l'Église. Ce jeune prince fut tellement transporté de joie, à la réception de la dépêche du comte qui lui apprenait cette nouvelle, qu'il lui écrivit de sa main: «Messire Balthazar, j'ai vu ce que vous m'écrivez par votre lettre, laquelle m'a ressuscité de la mort: je me tiens pour l'homme le plus heureux du monde, bien que je ne montre pas ma joie, voulant garder la chose secrète.... Je suis très-satisfait de vous et de ce que vous avez fait[182].»
Il ne paraît pas néanmoins que le marquis ait récompensé ce service d'une nouvelle marque de faveur. Il laissa le comte à Rome, où il pouvait continuer à lui être utile.
Pendant les chaleurs de l'été, si dangereuses dans cette ville, le comte s'installa au Belvédère pour y trouver la fraîcheur.
«Plût à Dieu, écrit-il à sa mère, «que votre seigneurie eût un lieu ainsi fait, «avec une aussi belle vue, un beau jardin, et tant[Pg 163] «de telles antiquités, fontaines, réservoirs, eaux «fraîches, et tout près du palais (du Vatican), ce qui «est le mieux. Si Pietro Iacomo était ici, je suis «certain que ce séjour lui paraîtrait tout autre «chose que le pont de Macaria; car c'est parla route «qui s'étend au bas du Belvédère, que passent tous «ceux qui arrivent à Rome de ce côté, ainsi que les «personnes qui vont s'amuser dans les prés. Après «le souper, il s'y rend une multitude d'hommes et «de femmes qui viennent y faire mille folies; et c'est «ainsi qu'en les voyant j'essaie de me distraire[183].»
Les habitudes de Rome sont bien changées depuis cette lettre: les Romains d'aujourd'hui ne vont plus guère se promener dans les champs qui avoisinent le Belvédère. Ces champs, comme presque tous ceux qui entourent cette ville, sont chaque année envahis pendant l'été par le mauvais air; et le Belvédère lui-même, si sain du temps de Léon X, n'est plus, de nos jours, malgré son élévation, à l'abri de ce fléau.
Le Castiglione vivait ainsi loin du bruit des armes, lorsqu'il reçut du marquis de Mantoue l'offre du commandement de cinquante lances, pour prendre part à la guerre contre les Français. Cette offre, comme celles qui viennent d'un maître, ressemblait beaucoup à un ordre; elle n'avait d'ailleurs rien de bien séduisant. Aussi le comte aurait voulu ne pas être obligé de l'accepter. Il en informait sa mère [Pg 164]dans une lettre qui peint bien ses sentiments intimes[184].
«L'illustrissime marquis m'a fait offrir cinquante «lances, ce qui est réellement un grand honneur; «et je reconnais que Son Excellence l'a fait avec «beaucoup de bienveillance, ce dont je lui ai grande «obligation. Mais, me trouvant en ce moment dans «quelques embarras d'argent, je crois que ce «commandement me serait plutôt nuisible que profitable, «parce qu'il me faudrait dépenser largement «du mien. En outre de cela, je suis sorti de la jeunesse, «les fatigues me sont plus difficiles à supporter «qu'autrefois, et je connais les embarras «qu'on éprouve à commander aux gens. D'ailleurs, «s'il venait jamais à l'esprit de l'illustrissime «seigneur marquis de me donner quelque récompense «des services que je me suis efforcé de lui rendre, «je voudrais que ce fût tout autre chose que cinquante «lances, parce que je considère ce don «comme une charge et non comme une récompense; «et si je le voulais ailleurs, je pense qu'il ne «me serait pas refusé. Mais, pour le peu de temps «que j'ai à rester dans ce monde, je désirerais ne «plus manger le pain de douleur. Néanmoins, le «seigneur marquis m'ayant fait entendre d'une «manière très-aimable qu'il avait un égal besoin de «moi tant à Mantoue qu'à la guerre et à Rome, et «partout ailleurs où il lui arrive d'avoir à traiter[Pg 165] «quelque affaire, et m'ayant prié de lui faire connaître «le choix que j'aurai fait, je me suis décidé «à rester ici à Rome, par cette considération que «c'est le poste le plus important, et celui où je puis «rendre le plus de services. C'est aussi la résidence «qui, sous beaucoup de rapports, doit m'être le plus «profitable, eu égard à ce que ce séjour me plaît «beaucoup, que j'y ai des amis assez puissants, et «que, grâce à ma qualité d'ambassadeur, je puis un «jour obtenir quelque chose d'utile aux autres et à «moi-même. D'un autre côté, il n'y a personne ici «qui me porte envie, ni qui cherche à ruiner mon «crédit; il n'y a ni factions, ni partis, et je ne suis «pas obligé de voir quelquefois les choses aller tout «autrement que je ne l'aurais voulu. Par toutes «ces considérations, il m'a paru bon de rester à «Rome.»
Au milieu de ces graves préoccupations, le comte n'oubliait pas son fils Camille qu'il avait laissé à Mantoue, avec ses deux filles, aux soins de sa mère. Bien que cet enfant eût à peine quatre ans, il voulait que son aïeule l'envoyât aux écoles pour qu'on lui fît apprendre l'alphabet grec, parce que, dit-il dans une lettre du 20 août 1521, les enfants apprennent ainsi une chose comme une autre[185]. Revenant sur la même idée dans une autre lettre du 24 octobre suivant, il insiste pour qu'on fasse apprendre à son fils la langue grecque avant le latin, «parce [Pg 166]que, dit-il, l'opinion de ceux qui savent est qu'il faut commencer par le grec; car le latin est notre propre langue, et l'homme l'apprend toujours facilement, encore qu'il se donne peu de mal pour le savoir; mais il n'en est pas de même du grec[186].» Cette opinion d'un disciple de Démétrius Chalcondyle mérite d'être remarquée; elle nous paraît pleine de justesse.
Vers la fin de cette année, le comte éprouva un nouveau chagrin en perdant le pape Léon X, qui mourut le 1er décembre 1521, à la fleur de l'âge, après un pontificat d'un peu plus de huit années.
Cette mort plongea dans la consternation toute la ville de Rome, et particulièrement les artistes, les savants et les gens de lettre que ce pontife avait comblés de ses bienfaits et soutenus d'une éclatante protection.
Cet événement rendait plus nécessaire pour le marquis de Mantoue la présence, à Rome, du Castiglione; aussi fut-il maintenu par ce prince dans son poste d'ambassadeur, et il suivit, auprès du sacré collège, toutes les phases de l'élection du nouveau pontife, qui eut lieu au commencement de janvier 1522. Il continua ensuite ses négociations auprès de la commission des trois cardinaux, qui avaient été choisis par leurs collègues pour gouverner les affaires de l'Église, jusqu'à l'arrivée à Rome du pape Adrien VI, qui n'eut lieu que le 22 août 1522.
Le Castiglione rendit, à cette époque, de grands services au marquis de Mantoue, l'informant exactement des événements qu'il lui importait le plus de connaître, et lui indiquant ce qu'il devait faire pour défendre l'État de l'Église.
Nous ne suivrons pas le comte dans cette partie toute politique de sa vie; mais il est certain que ses lettres au marquis de Mantoue, au nombre de trente-huit, écrites du 22 décembre 1521 au 15 juillet 1522[187] ainsi que celles adressées par lui au duc et à la duchesse d'Urbin et à d'autres personnages éminents, pendant le même intervalle jusqu'à son départ de Rome, au commencement de novembre 1523, renferment les renseignements les plus authentiques et les plus circonstanciés sur le conclave qui précéda l'élection d'Adrien VI et sur les actes qui suivirent cette élection. Il n'entre pas dans le but que nous nous sommes proposé d'analyser cette correspondance exclusivement politique; nous ferons seulement remarquer que le comte obtint du nouveau pontife la confirmation du généralat des troupes de l'Église que Léon X avait accordé au marquis de Mantoue; et que, d'un autre côté, il seconda puissamment, par son influence à Rome et dans le duché d'Urbin, l'entreprise de son ancien maître, Francesco della Rovère, sur ce duché dont il reprit possession à l'aide du marquis de Mantoue, son beau-frère, presque aussitôt après la mort de[Pg 168] Léon X. Cette restauration, toutefois, n'eut lieu qu'avec certaines restrictions, et, entre autres, à la condition de ne pas restituer au comte le château de Nuvilara que le duc d'Urbin lui avait donné en récompense de ses bons services, ainsi que nous l'avons rapporté. Les habitants de Pesaro avaient toujours vu avec déplaisir que ce domaine eût été donné au Castiglione; ils exigèrent donc que Nuvilara ne lui fût pas restitué, et ils firent de cette condition un des articles de leur capitulation. Le comte en éprouva beaucoup de regrets, tout en se flattant que le duc d'Urbin lui rendrait plus tard ce château et ses dépendances[188]. Mais rien n'indique, dans ses lettres, qu'il ait jamais été remis en possession de ce domaine.
Tout en prenant une part active à ces importantes négociations, le Castiglione cherchait ses distractions les plus douces dans la société des artistes, et, en particulier, des anciens élèves de son cher Raphaël. La mort avait empêché ce grand maître d'achever complètement son tableau de la Transfiguration, et c'était à Jules Romain, son élève favori, qu'était échue la tâche honorable, mais ardue, de terminer la dernière et la plus sublime page de l'Urbinate. Intimement lié avec Jules, le Castiglione l'encouragea dans ce travail, où la manière du maître et celle de l'élève sont tellement confondues, que le connaisseur le mieux exercé aurait peine à reconnaître [Pg 169]ce qui appartient en propre à l'un ou à l'autre. La Transfiguration avait été commandée au Sanzio par le cardinal Jules de Médicis, depuis Clément VII, pour l'église de Saint-Pierre in Montorio. Il paraît que le cardinal, après l'entier achèvement du tableau, ne se pressait pas beaucoup de payer Jules Romain, que Raphaël avait institué son principal légataire avec un autre de ses élèves, Francesco Penni, surnommé il Fattore. Jules n'osait pas trop réclamer au puissant cardinal ce qui lui restait dû. Cependant, il avait donné à cet argent une destination pieuse; il voulait le constituer en dot à l'une de ses soeurs qui venait d'être demandée en mariage. Il prit le parti de s'adresser à son protecteur, à l'ami intime de son maître, et le comte s'empressa d'écrire au cardinal la lettre suivante, qui est non-seulement un témoignage de sa bienveillance pour Jules Romain, mais qui prouve aussi combien la mort de Raphaël lui avait laissé de profonds regrets:
«Bien que les circonstances soient telles que ma «demande puisse paraître importune, cependant, «l'obligation que je crois avoir de rendre service à «tous mes amis me force à supplier votre révérence «dissime seigneurie d'une chose, laquelle, à ce que «je pense, ne devra pas lui déplaire, et sera très «agréable à l'un de ses serviteurs, qui est mon ami. «Jules, élève de Raphaël d'Urbin, par suite du tableau «que ledit Raphaël a exécuté pour votre «révérendissime seigneurie, est resté créancier «d'une certaine somme d'argent. Il ne la demande[Pg 170] «pas actuellement, et il ne voudrait pas la recevoir; «mais ayant une soeur déjà grande, et pour «laquelle il a trouvé un mari, s'il pouvait lui assurer «une dot, il désirerait que votre seigneurie daignât, «dans sa bonté, décider à quelle époque elle «pourrait lui donner ces fonds: car, bien qu'il ne «les reçût pas maintenant, ni d'ici à six, huit ou «dix mois, le jeune homme, qui est disposé à «prendre pour femme cette soeur de Jules, ne s'en «inquiéterait pas, pourvu qu'il fût certain de les «toucher à l'époque déterminée. C'est pourquoi, si «votre seigneurie daigne accorder cette grâce à «Jules, qui lui est un serviteur si dévoué, outre «l'obligation que lui-même en aura, de mon côté «j'en conserverai une éternelle reconnaissance. J'ai «pris la liberté d'adresser cette prière à votre «seigneurie, non-seulement à cause de l'amitié que je «porte à Jules, mais pour donner satisfaction à la «bonne mémoire de Raphaël que je n'aime pas «moins aujourd'hui qu'à l'époque où il était encore «de ce monde; et je sais que lui-même désirait «que cette soeur de Jules fût mariée. Je n'en dirai «pas davantage, et je baise humblement les mains «de votre révérendissime seigneurie[189].»
Nous ne savons si cette requête fut favorablement accueillie; dans tous les cas^ le comte avait fait tout ce que le souvenir si vivant en lui de Raphaël et [Pg 171]l'amitié qu[?]il portait à Jules Romain lui prescrivaient de tenter auprès du puissant cardinal.
La peste s'était déclarée à Rome, dans le milieu de l'été 1522, avant l'arrivée d'Adrien VI. Renfermé dans le Belvédère, le comte tâchait de se garantir du fléau, en empêchant les gens de sa suite de communiquer au dehors. Cette peste, comme le choléra, attaquait d'abord les classes inférieures et y faisait les plus affreux ravages.
«Je suis en bonne santé, ainsi que tous les nôtres, «écrivait-il à sa mère le 12 août 1522[190]; mais, en «réalité, la peste fait de grands ravages, bien qu'elle «n'ait pas encore pénétré dans les familles nobles. «Le grand mal est que presque tous ceux qui «tombent malades d'autres maladies sont abandonnés «et meurent de faim et de besoins, parce «que tout le monde les repousse, et ceux qui sont «atteints de la peste ne veulent rien dire par peur; «de manière que c'est un grand malheur. On ne «manque pas de provisions. Je crois qu'il est parti «de Rome plus de quarante mille personnes. «Aujourd'hui, certaines confréries vont en procession «aux églises principales; elles portent la tête de saint «Sébastien et une figure de saint Roch. Elles s'arrêtent «aux maisons infectées de la peste, récitent «des prières et implorent la miséricorde de Dieu. «Mais ce qui exciterait tes larmes abondantes, «chère Anna[191], ce sont de petits enfants tout nus,[Pg 172] «de la ceinture aux pieds, qui vont processionnellement «se frappant, criant miséricorde et disant: «Seigneur, épargnez votre peuple! Ils sont accompagnés «d'hommes qui les font marcher en ordre et «leur donnent à manger. Les prières de ces innocents «émeuvent beaucoup les hommes; puissent-elles «également toucher Dieu et parer les coups «de sa justice!»
Cette peste dura plusieurs années à Rome; car on voit, par une autre lettre du 6 mai 1524, que le comte perdit à cette époque deux de ses domestiques de cette maladie[192].
Le Castiglione quitta Rome quelque temps après l'arrivée d'Adrien VI, c'est-à-dire dans le mois de septembre 1522. Il reprit alors le commandement de sa compagnie de cinquante lances, et suivit le marquis de Mantoue dans ses entreprises contre les Français.
Rentré à Mantoue vers la fin de cette année, il y passa la plus grande partie de 1523. Dans cette retraite, nous le voyons en correspondance suivie avec Andréa Piperario, gentilhomme mantouan, fixé à Rome, où il remplissait les fonctions de secrétaire apostolique, et avec ses amis Francesco Penni, et Jules Romain, qui était son chargé d'affaires pour les acquisitions d'art et d'antiquités. C'était toujours aux oeuvres de Raphaël qu'il donnait la préférence. Écrivant de Mantoue, le 22 janvier 1523, à[Pg 173] Andréa Piperario, il lui disait:
«J'adresse la lettre «ci-incluse à Jules, peintre, le priant de tâcher de «me faire avoir un certain tableau de la main de «Raphaël, qui appartenait à maître Antonio di San «Marino[193], et auquel je n'ai pas songé lorsque j'étais «à Rome. Je vous prie d'en parler en outre, «de votre côté, audit Jules; et si, pour avoir ce «tableau, il faut débourser quelque argent, ne «manquez pas de l'avancer pour moi, et donnez-m'en «avis; je vous le remettrai sur-le-champ[194].»
Par la lettre suivante, adressée à Jules Romain de Mantoue, le 12 février 1523[195], on voit quelle familiarité s'était établie entre le grand seigneur et l'artiste.
«Mon très-cher Jules, je n'ai pas eu jusqu'à ce «jour l'occasion de t'envoyer les deux toques[196]; «maintenant, je t'en envoie deux des mieux que «j'aie pu trouver, et selon ce que tu m'écris. Vois «si tu désires avoir quelque autre chose de ces environs. «Je n'ai rien à te dire autre chose, sinon «que je me porte bien, grâce à Dieu, et que je «désire te voir. Je ne répéterai pas que j'ai donné «commission, avec l'argent, à messere André «Piperario, de m'acheter quelque chose, t'en ayant «déjà informé. Je t'ai déjà fait connaître également[Pg 174] «le désir que j'ai de posséder ce tableau qui a «appartenu à maître Antonio di San Marino: je ne «te dirai donc rien de plus, si ce n'est que je me «recommande à toi, ainsi qu'à Gio. Francesco «(Penni, surnommé il Fattore).»
Le Castiglione avait plus de confiance dans le goût de Jules Romain que dans celui du Fattore; la lettre suivante, adressée de Mantoue le 12 avril 1523 à André Piperario, en offre la preuve[197].
«Gio. Francesco m'a écrit ces jours derniers «qu'il m'avait trouvé quelques objets d'antiquité «et qu'ils coûtaient dix ducats. Pensant que le tout «était du consentement de Jules, je vous écrivis «de vouloir bien lui donner ces dix ducats. «Aujourd'hui, j'apprends que l'opinion de Jules est «que ces objets n'ont pas une grande valeur: je «désirerais donc, si vous ne lui avez pas remis les «ducats, que vous ne les remissiez pas, en vous «excusant du mieux que vous pourrez, lui disant, «par exemple, que vous n'avez plus d'argent à «moi entre les mains, ou toute autre raison qu'il «vous plaira. J'y suis d'autant plus décidé, que «Jules m'a fait venir l'eau à la bouche d'un camée «qu'il m'écrit avoir vu et qu'il trouve une chose «admirable. S'il pouvait l'obtenir à bon marché, «je serais content de le prendre avec la résolution[Pg 175] «de né plus acheter cette année d'autres antiques, «à moins qu'il ne se présentât une occasion extra «extraordinaire, et pour le prix et pour la beauté des «objets. Jules m'écrit que celui auquel il appartient «lui en demande cent ducats, mais qu'il croit «qu'on l'aura pour quarante ou cinquante; ce qui «me paraît encore trop cher, surtout dans ce moment, «où je n'ai presque pas d'argent. Néanmoins, «si on pouvait l'avoir pour vingt-cinq ou «trente ducats, je voudrais qu'on le prît, et même «en ajoutant deux ducats de plus, si c'est l'avis de «Jules. Et je l'entends ainsi, dans le cas où vous «n'auriez pas donné les dix ducats à Gio. Francesco, «parce que je préfère de beaucoup avoir une seule «chose excellente plutôt que cinquante médiocres. «Je voudrais le tableau de maître Antonio di San «Marino, le camée et le torse que Jules m'écrit «avoir trouvé pour la tête de marbre que je possède, «et c'est tout ce que je voudrais acheter cette «année. Vous pourrez convenir du tout avec Jules, «et ce que vous aurez fait, vous et lui, sera très-bien fait.»
On voit par une lettre adressée à Piperario, le 8 mai suivant[198], qu'il attendait avec impatience les marbres antiques qu'il avait achetés à Rome: il aurait voulu que Jules Romain fût venu à Mantoue,
«parce que, dit-il, j'ai fait faire quelques «appartements, et je[Pg 176] désire extrêmement les décorer; «ainsi, lorsque l'occasion vous paraîtra favorable, «engagez-le avec instance à venir.»
Malgré cette invitation, Jules Romain ne partit pas à cette époque pour Mantoue.—Nous voyons, par une lettre de Castiglione en date du 29 juillet 1523, que l'artiste lui avait acheté et envoyé le fameux camée antique que le comte désirait tant posséder. Il représentait une tête de Socrate dont il fut extrêmement satisfait[199]. Jules était encore à Rome au commencement de septembre de cette année[200]: il n'en partit, ou plutôt il ne s'en échappa que dans les premiers mois de l'année suivante, alors qu'ayant dessiné pour Marc-Antoine ces figures indécentes que l'Arétin illustra de ses sonnets, il se vit poursuivi par Matteo Ghiberti, le dataire du pape Clément VII.
Ce pontife avait succédé dans le mois de novembre 1523 au pape Adrien VI, qui a laissé une mémoire détestée et méprisée de tous les artistes et de tous les littérateurs.
—«Tant que vécut Adrien, «dit Vasari[201], peu s'en fallut que Jules Romain, «le Fattore, Perino del Vaga, Jean d'Udine, Sebastiano «de Venise et d'autres grands maîtres ne «mourussent de faim. La consternation régnait «parmi les courtisans accoutumés aux libéralités «et à la munificence de Léon X, et les artistes[Pg 177] «songeaient tristement à l'avenir, en voyant toute «espèce de talent plongée dans l'oubli, lorsque, par «la volonté de Dieu, la mort vint frapper Adrien. «Le cardinal Jules de Médicis lui succéda sous le «nom de Clément VII, et, en un moment, tous les «arts commencèrent à renaître.»
Aussitôt après l'avènement de ce pontife, le marquis de Mantoue lui envoya le Castiglione, avec lequel il était lié depuis longtemps, comme son ambassadeur extraordinaire.
Le comte se rendit à Rome vers le milieu de décembre 1523; il était chargé par son maître de déterminer Jules Romain à venir prendre à Mantoue la direction des travaux, que le marquis se proposait de faire exécuter, pour embellir sa capitale. Plus heureux que Marc Antoine, Jules Romain put quitter Rome furtivement, grâce à la protection du comte; il était arrivé à Mantoue vers le printemps de l'année 1524, après avoir terminé dans la salle dite de Constantin, au Vatican, les fameuses fresques représentant l'allocution de Constantin à son armée, la bataille contre Maxence, le baptême de Constantin et la donation faite, dit-on, par cet empereur au pape Silvestre. Dans cette composition, qui est la dernière exécutée à Rome par Jules Romain, l'artiste a introduit un grand nombre de portraits parmi lesquels on remarque d'abord le sien et ceux du Castiglione, de Pontano, de Marcello, et de plusieurs autres savants et courtisans[202].
Suivant Vasari,
«le comte aurait amené Jules «à Mantoue, et l'aurait présenté à Frédéric qui, «après l'avoir comblé de caresses, lui accorda une «maison magnifiquement meublée, une forte pension «et la table pour lui et pour Benedetto Pagni, «son élève, et un autre jeune homme qui était à «son service. Le marquis lui envoya en outre du «velours, du satin et d'autres riches étoffes; puis, «songeant qu'il n'avait point de monture, il se fit «amener son cheval favori, nommé Ruggieri, et le «lui donna[203].»
Rien dans les lettres du Castiglione ne prouve qu'il ait lui-même présenté son ami et protégé au marquis de Mantoue. Mais nous admettons volontiers ce fait sur le témoignage de Vasari, son contemporain, ordinairement bien informé. Ce voyage du comte à Mantoue, avec Jules Romain, doit avoir eu lieu avant le mois de mai 1524; car, à partir du 8 de ce mois jusqu'à son départ pour l'Espagne, nous retrouvons toutes ses lettres datées de Rome.
Vasari a donné la description des travaux exécutés à Mantoue par Jules Romain, tant comme architecte que comme peintre[204]. On peut encore les admirer aujourd'hui au palais Ducal et au palais du t. bien que le temps et le climat humide de cette ville n'aient pas autant respecté ses fresques que celles de son maître et d'Annibal Carrache, à Rome. Indépendamment des ouvrages que Jules entreprit pour le marquis[Pg 179] de Mantoue, il orna cette ville de palais, d'églises et de maisons particulières qui en changèrent complètement l'aspect. Il fit plus: il contribua puissamment à l'assainir et à la préserver des inondations auxquelles elle était exposée depuis des siècles.
«Mantoue, dit Vasari[205], jadis sale et fangeuse, au «point d'être presque inhabitable, devint, grâce à «Jules Romain, aussi saine qu'agréable; Elle lui dut «la plupart de ses embellissements, chapelles, maisons, «jardins, façades.... Le nombre des dessins «qu'il fit pour Mantoue et ses environs est vraiment «incroyable: car, comme nous l'avons dit, on ne «pouvait, surtout dans la ville, élever des palais «et d'autres édifices considérables que d'après ses «dessins.»
Tous ces travaux ne furent pas achevés du vivant de Castiglione, mais longtemps après sa mort: car Jules Romain, fixé désormais à Mantoue, y termina sa carrière en 1546, dix-sept ans après la perte de son ami.
On prétend que lorsque Charles-Quint, revenant de Rome où il s'était fait couronner empereur[206] visita Mantoue, en 1536; il trouva cette ville si belle, et les fêtes qu'on lui donna si bien ordonnées, qu'il ne crut mieux faire, pour reconnaître le zèle de Frédéric Gonzague et sa brillante réception, que d'ériger [Pg 180]en duché son marquisat[207]. Si telle fut la cause de cette faveur, la détermination de l'empereur fait non-seulement l'éloge de Jules Romain, dont le génie avait plus obtenu pour son maître que les combats et les négociations, mais elle honore également Charles-Quint, l'ami du Titien, bien digne de comprendre et d'admirer également les oeuvres du plus grand élève de Raphaël.
Ce qui est incontestable, c'est que Jules fut comblé de présents par l'empereur et par le marquis de Gonzague.
«Ce dernier, dit Vasari, aimait Jules au «point de ne pouvoir se passer de lui, et l'artiste, «de son côté, révérait au delà de toute expression «son protecteur, qui ne lui refusa jamais aucune «faveur, et qui, par ses libéralités, le rendit maître «d'un revenu de plus de mille ducats. Jules se «construisit à Mantoue, vis-à-vis San Barnaba, une «maison dont il décora la façade de stucs colorés; «il enrichit l'intérieur de peintures, de stucs «semblables à ceux de la façade, et de morceaux «antiques que lui avait donnés le duc[208].»
Un grand nombre de dessins de Raphaël faisaient de cette maison un musée précieux.
Bien que Jules Romain possède plusieurs des éminentes qualités de son maître, comme la pureté, la fermeté du dessin, la science de la disposition, la variété inépuisable dans ses nombreuses compositions, [Pg 181]il lui est néanmoins fort inférieur dans beaucoup d'autres parties. Tout le monde est d'accord pour reconnaître que si Raphaël ne brille pas par le coloris, à l'égal du Titien et des autres maîtres de l'école vénitienne, Jules Romain, sous ce rapport, est encore bien loin du Sanzio. La préparation de ses toiles et de ses couleurs a fait pousser au noir presque tous ses tableaux, et leur enlève un des principaux charmes de la peinture. Mais, indépendamment de ce défaut, Jules Romain ne procède pas comme son maître, par la recherche du beau idéal: il ne s'efforce pas, ainsi que Raphaël l'explique au Castiglione, dans sa lettre citée plus haut[209], de prendre dans les plus belles formes et dans les plus beaux traits ce qu'il y a de mieux pour en composer un seul tout idéal, plus beau que la plus belle nature. Le Sanzio, dirigé en cela par la pureté, par la perfection de son goût, se trouvait ainsi d'accord avec les enseignements des anciens, et particulièrement de Socrate et de Platon, ces deux grands précepteurs du beau dans l'antiquité. Xénophon raconte, dans ses dires mémorables de Socrate[210], que ce sage disait un jour à Pharrasius:
«Si vous voulez représenter une «beauté parfaite, comme il est extrêmement difficile «de trouver des hommes dont les formes soient «exemptes de tout défaut, vous réunirez les beautés «de beaucoup de modèles pour en composer un tout «accompli.»—«Assurément, lui répondit Pharrasius,[Pg 182] «telle est notre manière d'opérer.»
—Platon, dans sa République, disait de son côté:
«Pensez—vous qu'un peintre[211] doive être réputé moins excellent «dans son art, si, après avoir peint un homme «parfaitement beau et accompli dans toutes ses parties, «il ne peut en montrer un semblable parmi «les hommes vivants? Non, par Jupiter[212]!»
—Telle était la méthode de Raphaël: il créait le beau idéal, en imitant ce que la nature avait produit de plus parfait, non pas dans un seul, mais dans plusieurs modèles; et déplus, ainsi qu'il l'explique au Castiglione dans la lettre précitée,
«en suivant une certaine idée qui lui venait «à l'esprit, idée qui portait en soi «un sentiment élevé de l'art.»
Ce n'est point ainsi que procède son élève: emporté par la fougue de son génie, Jules ne se donne pas, le plus souvent, le temps de chercher à idéaliser ses figures et à modeler ses formes sur ce que la nature offre de plus parfait. Il produit du premier jet sans trop de réflexions; mais telles sont la force et la facilité de son génie, que, pour la composition, il n'est pas inférieur à son maître.
Tel fut l'artiste que l'amitié du comte Castiglione procura au marquis de Gonzague et à la ville de Mantoue. En étudiant l'histoire de l'art en Italie, dans la première moitié du seizième siècle, on voit qu'il [Pg 183]n'est pour ainsi dire pas une ville de quelque importance qui, à cette époque, n'ait eu ses maîtres éminents: à Pérouse, Andréa Vanucci, maître de Raphaël; à Rome, le Bramante, Raphaël et ses élèves; le Pinturicchio, comme lui, disciple du Pérugin; Sebastiano del Piombo, le Pordenone, Daniel de Volterre, le grand Michel-Ange; à Florence, le Buonarotti, Baccio Baudinelli, Benvenuto Cellini, Bartholomeo di san Marco, et les plus grands peintres de l'école florentine; à Milan, Léonard de Vinci, Luini et leur école; à Venise, les Bellini, le Giorgione, Paris Bordone, le Sansovino, le Titien, Paul Veronèse; à Bologne, le Francia, l'ami, l'émule de Raphaël pour la pureté, l'idéalité de ses madones; à Ferrare, le Garofolo, l'ami de l'Arioste; à Mantoue, Jules Romain; à Parme, le Corrége. Nous ne voulons pas en citer d'autres, bien que les noms de ceux que nous passons sous silence suffiraient à eux seuls pour soutenir l'honneur de l'Italie. On a donc eu raison, au point de vue de l'art, d'appeler cette époque le siècle d'or; car, depuis, jamais l'Europe n'a pu voir une telle réunion de rares et brillants génies. Si leur apparition simultanée dans les principales villes de l'Italie est due à une faveur spéciale de la Providence, il faut, toutefois, être juste envers les princes et les grands seigneurs de ce temps. La protection qu'ils accordèrent aux artistes contribua puissamment à l'élévation de l'art; non qu'elle [Pg 184]fît naître le génie, mais elle lui permit de se donner libre carrière, en lui offrant les occasions de se produire, ce qui manque le plus souvent aux hommes supérieurs. C'est ainsi que Jules II, Léon X, Clément VII et Paul III, Agostino Chigi et le Castiglione, à Rome; les Médicis, Pallas Strozzi, les Soderini, les Ruccellai, à Florence; Louis Sforce, à Milan; Andréa Gritti et d'autres patriciens, à Venise; les ducs Guidobalde et della Rovère, à Urbin; Alphonse d'Est et Lucrèce Borgia, à Ferrare; les Gonzague, à Mantoue, poussés par l'amour du beau, encouragèrent la production des chefs-d'oeuvre qu'ont laissés les maîtres dans toutes les parties de l'art. Sous ce rapport, ces princes et ces grands seigneurs méritent donc la reconnaissance de la postérité.
Le temps approchait où le Castiglione allait pour jamais dire adieu à cette ville de Rome qu'il aimait tant, à cette Italie, si belle malgré les ravages d'une guerre furieuse, aux amis de sa jeunesse et particulièrement aux artistes dans l'intimité desquels il vivait depuis un grand nombre d'années. Le pape Clément VII, qui, dans beaucoup de circonstances, avait pu apprécier le mérite du comte, la solidité de son esprit rehaussée de tant de qualités aimables et brillantes, avait jeté les yeux sur lui pour en faire son envoyé extraordinaire auprès du puissant empereur Charles-Quint, alors arbitre des destinées de l'Italie et de la plus grande partie de l'Europe. Le pontife le fit venir le 19 juillet 1524, et lui exprima son désir avec les raisons les plus pressantes et les plus honorables, [Pg 185]en lui expliquant que cette mission avait principalement pour objet de rétablir la paix entre toutes les puissances chrétiennes[213]. Le comte accueillit cette ouverture avec empressement, mais il ne voulut pas accepter cette importante mission sans avoir obtenu la permission du marquis de Mantoue, son maître. Ce prince se montra fort honoré du choix que le pape avait fait de son ministre, et il octroya au comte l'autorisation qu'il attendait. Le Castiglione accepta donc l'offre du pontife, «dans l'espoir, comme il l'écrivait à sa mère[214] d'en acquérir mérite auprès de Dieu, louange et honneur chez les hommes, et peut-être aussi un profit non médiocre.» Ce qui veut dire, qu'embrassant l'état ecclésiastique, puisqu'il devenait nonce du pape en Espagne, il espérait revenir à Rome un jour cardinal.
Le pape lui donna le titre de collecteur des taxes de l'Église en Espagne, emploi fort important alors, parce que la cour de Rome percevait une foule de droits et des revenus de toute espèce sur les bénéfices, les offices et charges ecclésiastiques, les vacances, les dispenses, etc. Cet emploi devait être fort lucratif, et le comte en reconnaît l'importance en écrivant à sa mère[215], que «l'office de collecteur «en Espagne qu'il a, est grand, utile, et que même «les revenus en sont encore considérables.»
Le 3 d'octobre, il partit de Rome, qu'il ne [Pg 186]devait plus revoir, avec une suite de trente chevaux, prenant la route de Lorette où il allait accomplir un voeu. Il se dirigea ensuite sur Mantoue, pour voir le marquis et faire ses adieux à sa mère. Il n'y resta que quelques jours, reprit le chemin de l'Espagne et arriva le 11 mars 1525 à Madrid. Nous n'avons trouvé dans sa correspondance d'autre indication, sur l'itinéraire qu'il parcourut, qu'une lettre qu'il dit avoir écrite du Mont-Cenis à son ami Piperario. Il est à croire, d'après cela, qu'il suivit le chemin ordinaire, passant par Lyon et le reste de la France, pour aller gagner la frontière d'Espagne.
Dans une lettre à Piperario, du 14 mars 1525, il lui annonce son arrivée à Madrid et la réception qui lui a été faite.
«Je suis arrivé ici, très-honoré par «tout le chemin, et de même en cette ville. Car, «bien que j'y aie fait mon entrée assez tard dans la «nuit, un grand nombre de seigneurs vinrent à ma «rencontre, par ordre de Sa Majesté, à laquelle, le «jour suivant, j'allais baiser la main, et qui me «fit le meilleur accueil, me dit les meilleures «paroles de notre seigneur (le pape), de manière que «j'espère que les intrigues ourdies par les Français «ne réussiront pas dans cette occurrence[216].»
Les conjonctures étaient très-favorables pour combattre les prétentions de la France. Le roi François Ier venait d'être fait prisonnier à Pavie, et la nouvelle de ce succès éclatant pour les armées espagnoles était arrivée en même temps que le [Pg 187]comte à Madrid, et y avait causé une grande joie et une sensation profonde[217]. Le Castiglione crut devoir écrire au marquis du Guast, Alphonse d'Avalos, pour le féliciter de cette victoire. Il écrivit également à la marquise de Pescaire, Vittoria Colonna, femme de Ferdinand d'Avalos, qui avait également pris part à cette bataille[218].
Il n'entre pas dans le plan de cet ouvrage de suivre les négociations conduites par le Castiglione auprès de Charles-Quint. Les historiens peuvent y trouver de curieux détails et des explications précieuses sur la captivité de François Ier, sur les conditions de sa mise en liberté, et sur la politique adoptée par le puissant empereur, qui était alors parvenu à l'apogée de sa gloire.
Ces grandes affaires ne faisaient oublier au comte ni sa chère Italie, ni les lettres. On le voit, dès son arrivée à Madrid, demander à Piperario la grammaire du Trissino, qui ne parut qu'en 1529 à Vicence, chez Ptolémée Gianicolo; celle de Bembo publiée en 1525 sous le titre de prose, dans lesquelles on raisonne de la langue vulgaire, et les livres d'amour de maître Lione Ébreo[219].
Avant son départ de Rome, il avait confié une copie manuscrite de son Cortegiano, composé depuis longtemps, à la marquis de Pescaire, bien digne, par [Pg 188]son goût et son savoir, d'apprécier les beautés de cet ouvrage. Il lui en parle souvent, en lui écrivant. Dans une lettre datée de Burgos, le 21 septembre 1527, le Castiglione explique à la marquise les raisons qui l'ont déterminé à envoyer le manuscrit original de cet ouvrage à Venise, pour le faire imprimer, afin d'éviter qu'on en fasse courir des copies incomplètes et remplies de fautes[220].
Mais cette raison n'était pas la seule: il avait appris, au fond de l'Espagne, la mort de la duchesse d'Urbin, Elisabeth Gonzague, veuve de Guidobalde, qu'il avait aimée si passionnément. Il voulut ne pas retarder davantage l'hommage qu'il devait à sa mémoire, ainsi qu'au souvenir des amis qu'il avait également perdus, et qu'il fait figurer dans son livre; comme Julien de Médicis, Bernardo da Bibbiena, Ottaviano Fregoso, et d'autres encore. Telle est l'explication que le Castiglione donne de sa détermination dans la préface de son Cortegiano, adressée à l'évêque de Viseu, don Michel da Silva[221].
En lisant cette préface, on voit que le comte était, lorsqu'il la composa, sous l'impression d'idées et de sentiments tristes, impression causée par le souvenir des amis qu'il avait perdus, et qui l'avaient laissé dans cette vie, ainsi qu'il le dit lui-même, comme au milieu d'une solitude pleine de douleur[222].
Ces sentiments étaient entretenus par sa position [Pg 189]politique: le comte avait suivi Charles-Quint en avril 1526 à Séville et à Grenade, ne cessant d'insister, auprès du puissant et astucieux monarque, pour le rétablissement de cette paix générale qu'il avait espéré ramener parmi les princes chrétiens, sous les auspices du chef des fidèles. Mais son esprit droit et son coeur chevaleresque ne connaissaient pas assez les détours de la politique, et il voyait échouer, l'une après l'autre, toutes les tentatives qu'il faisait dans ce but honorable, au nom du souverain pontife. Clément Vil, trop éloigné du théâtre des négociations pour pouvoir se rendre un compte exact de l'insistance de son envoyé, ainsi que des difficultés qu'il rencontrait, paraissait croire qu'il négligeait l'objet principal de sa mission, et, sans lui témoigner positivement son mécontentement, il ne lui accordait plus la même confiance.
Le Castiglione se trouvait dans cette pénible situation, lorsque la nouvelle de la prise de Rome par les troupes du connétable de Bourbon, le 27 août 1527, parvint à la cour de Charles-Quint. Personne ne s'attendait à cet événement, l'un des plus extraordinaires du seizième siècle. L'empereur lui-même en parut aussi surpris qu'affligé; car, bien que l'habitude de la dissimulation ait été une des qualités de ce prince, ou si l'on veut, un de ses avantages sur son rival François Ier, il paraît bien démontré qu'il ne soupçonna pas l'intention du connétable. Ce lieutenant de l'empereur agissait en effet autant pour son propre compte que dans [Pg 190]l'intérêt de son nouveau maître. Chef d'une armée composée d'aventuriers de toutes les nations et de toutes les religions, et qui lui était beaucoup plus dévouée qu'à l'empereur, il livra la pauvre ville de Rome et les richesses qu'elle renfermait en holocauste à ses soldats affamés de pillage. Tel était à cette époque, le respect qu'inspirait cette ville, qu'il ne vint à l'esprit de personne de supposer que l'armée du connétable allait envahir la capitale du chef des fidèles.
Cette nouvelle porta un coup terrible au Castiglione: il écrivit une longue lettre au pape pour se justifier[223]; d'un autre côté, il parvint à déterminer tous les évoques espagnols à quitter leurs sièges et à venir à la cour, vêtus d'habits de deuil, pour demander tous ensemble la mise en liberté du souverain pontife, que l'empereur leur promit, mais qu'il ne s'empressa pas, de réaliser. Charles-Quint, dans ces circonstances, né cessa de combler le comte de sa bienveillance, comme pour atténuer l'indignation qu'il avait ressentie de la prise de Rome.
C'est à cette époque, vers 1528, que le Castiglione répondit à un pamphlet, probablement écrit à l'instigation et avec l'assentiment des ministres de l'empereur. C'est un dialogue entre un archidiacre et Lactance, composé par un Espagnol, Alphonse Valdès, et dans lequel l'auteur expose, à sa manière, ce qui s'est passé à Rome, en l'année 1527[224].
[Pg 191]Ce Valdès paraît avoir été un esprit ardent, ennemi du pape et des prêtres, et, comme le Castiglione l'en accuse, partisan des nouvelles opinions de Luther. On voit par la réfutation même que le comte fait de différents passages du dialogue, que Valdès employait contre le cierge catholique la raillerie et l'invective à la manière du réformateur. Le gouvernement impérial avait sans doute encouragé et peut-être même payé l'auteur de ce pamphlet; car il est difficile d'admettre que les accusations qu'il lance contre le pape, les cardinaux, les évêques et les moines, eussent été tolérées à la cour de Sa Majesté Catholique, si les ministres de Charles-Quint et l'empereur lui-même n'y avaient pas cru trouver un moyen d'excuser, ou tout au moins d'atténuer le sac de Rome, en déversant le mépris sur toute la cour pontificale. Le Castiglione réfute avec une grande verve et une haute éloquence les accusations du pamphlétaire. Valdès avait dit que les calamités qui étaient venues fondre sur Rome, non-seulement n'avaient pas été nuisibles, mais avaient même été utiles à la chrétienté, et qu'elles n'étaient arrivées que par la volonté manifeste de Dieu. Il s'était ensuite moqué des vols sacrilèges commis dans les églises par les soldats du connétable, et particulièrement à la Basilique de Saint-Pierre, ainsi que des outrages qu'ils avaient fait subir aux évêques et aux membres du clergé [Pg 192]romain. Le comte, tout en reconnaissant que rien n'arrive dans ce monde sans la permission divine s'afflige et s'indigne de voir que «dans la propre maison de l'empereur, prince si chrétien, très-juste et très-vertueux, il se trouve un secrétaire qui ose excuser des impiétés si coupables, et se montrer un ennemi public des rites et des cérémonies chrétiennes. Il ne craint pas d'appeler les soldats qui ont envahi Rome et ses temples, des soldats impies, perfides, sans loi et sans crainte de Dieu[225].» Enfin, dans toute cette réfutation, le Castiglione, bien que restant respectueux à l'égard de l'empereur, n'hésite point à lui faire entendre courageusement la vérité sur les excès commis par ses généraux et par ses soldats dans la capitale de la catholicité.
Si l'on en croit Serassi[226], cette réponse à Valdès aurait eu pour résultat d'obliger le pamphlétaire à se retirer à Naples, où il aurait vécu misérablement, désavoué et abandonné, comme c'est l'usage, par le gouvernement qui l'avait employé, mais qui, réconcilié alors avec le souverain pontife, était embarrassé de ses invectives et de ses calomnies.
Charles-Quint, loin de se montrer offensé de la courageuse hardiesse du nonce de Clément VII, voulut lui donner un témoignage éclatant de son estime: il le nomma à Tévêché d'Avila, d'un revenu très-considérable. Mais le comte refusa d'accepter [Pg 193]ce riche bénéfice, tant que le pape et l'empereur ne seraient pas entièrement réconciliés.
Dans la dernière lettre en latin, qu'il écrivit, le 3 juillet 1528[227], à son fils Camille et à ses filles Anna et Hippolyte, qu'il avait laissés aux soins de sa mère à Mantoue, nous voyons le comte en proie à cette tristesse qui ne le quittait plus depuis la prise de Rome.
«Quels conseils, dit-il à son fils, pourrais-je te «donner, depuis si longtemps que je suis absent? «J'oserai seulement, sans trop d'orgueil, te citer «ces vers de Virgile:
«Disce, puer, virtutem ex me, verumque laborem; Fortunam ex aliis.»
La douleur qu'il avait ressentie des outrages infligés au souverain pontife, aux cardinaux et à tout le clergé romain, le chagrin que lui avaient causé le pillage de la capitale de la chrétienté et la destruction de tant de chefs-d'oeuvre, avaient complètement ruiné sa santé. Le 2 février 1529, se trouvant à Tolède, où se tenait la cour de Charles-Quint, le comte tomba gravement malade, et, après six jours de souffrances, il mourut avec une grande résignation chrétienne. Il avait alors cinquante ans deux mois et un jour.
Lorsque Charles-Quint apprit la mort du Castiglione, on dit qu'il en éprouva un vif chagrin: il voulut que tous les prélats présents à la cour, ainsi [Pg 194]que les principaux seigneurs, accompagnassent le corps à la cathédrale de Tolède, où un service solennel fut célébré à sa mémoire.
Clément VII n'éprouva pas moins de douleur lorsqu'il apprit la mort de son ministre. Il crut devoir exprimer ses regrets dans un bref très-affectueux et rempli des louanges du défunt, qu'il voulut bien adresser à sa pauvre mère.
Les nombreux amis que le comte avait laissés en Italie parmi les savants, les écrivains et les artistes ne furent pas les derniers à déplorer la perte que les lettres et les arts avaient faite. On trouve, à la suite du recueil de ses lettres, par Serassi, de nombreux témoignages de ces regrets exprimés en latin et en italien, dans des éloges et des pièces de vers de tous les rhythmes[228].
Son corps resta dans la cathédrale de Tolède pendant seize mois, après lesquels sa mère, Louise de Gonzague, le fit transporter à Mantoue, et déposer, avec les restes de sa femme, dans Une magnifique chapelle qu'elle avait fait construire, sur le plan et sous la direction de Jules Romain, dans l'église des Frères-Mineurs, à cinq milles hors la ville, avec cette épitaphe composée par son ami Bembo:
BALDASSARI CASTILIONI.
MANTUANO.
Omnibus naturae dotibus, plurimis bonis artibus ornato: Graecis litteris etudito, in latinis et Hetruscis etiam poetae. Oppido Nebulariae in Pisauzen. Ob virtutes milit donato; duabus obitis legationibus, Britannica et Romana, Hispaniensem [Pg 195]cum ageret, ae res Clementis VII, pont. max. procuraret, quatuorque libros de instituenda regum familia perscripsisset, postremò, cum Carolus V, imperator, episcopum Abulae creari mandasset, Toleti vita functo, magni apud omnes gentes nominis; qui vix. annos L, menses II, diem I. Aloysia Gonzaga, contra votum superstes, filio B. M. P. Anno Domini MDXXIX.
Telle fut la vie du Castiglione; et l'on voit qu'au milieu des agitations d'une carrière mêlée à d'importants événements politiques et militares, il ne cessa jamais de s'occuper des lettres et des arts, dans lesquels il trouvait les plus agréables délassements.
Nous avons déjà fait connaître ce qu'il pensait de la supériorité des lettres sur le courage militaire inculte, et pour ainsi dire barbare, comme l'entendaient et le pratiquaient encore un grand nombre de gentilshommes ultramontains, français ou autres. On ne sera peut-être pas fâché de trouver ici l'opinion du comte sur la musique, la peinture et la sculpture, arts qu'il aurait voulu voir cultivés par l'homme de cour véritablement digne de ce nom.
Après avoir cité dans son Cortegiano les opinions des anciens sur l'Utilité de la musique et vanté l'agrément qu'elle procure dans toutes les conditions de la vie[229], il donne plus loin[230] une idée de ce qu'étaient l'art et le goût musical au commencement du seizième siècle, et ses appréciations sont encore très-justes aujourd'hui.
«C'est une belle musique de bien chanter à livre «ouvert, sans[Pg 196] broncher, et avec une bonne méthode; «mais je préfère de beaucoup le chant avec «accompagnement de viole, parce que toute la «douceur consiste comme en un solo où l'on peut «entendre et suivre avec beaucoup plus d'attention «la méthode et l'air, les oreilles n'étant occupées «qu'à écouter une seule Voix; c'est pourquoi «l'on y distingue plus facilement la moindre faute: «ce qui n'arrive pas lorsqu'on chante en choeur, «une voix soutenant l'autre. Mais j'aime, par-dessus «tout, chanter le récitatif avec accompagnement «de violes; car cette manière ajoute aux paroles «une beauté, une expression merveilleuse. Tous «les instruments à touches sont également harmonieux, «parce qu'ils ont les consonnances parfaitement «justes, et qu'on peut y exécuter avec facilité «beaucoup de passages qui remplissent l'âme «d'une douce impression musicale. Je n'aime pas «moins la musique exécutée par quatre violes à «archet, car elle est très-suave et très-compliquée. «La voix humaine ajoute de la grâce et de l'agrément «à tous ces instruments, desquels il convient «que notre courtisan ait une connaissance suffisant.».
«...Quant au temps où l'on doit se livrer à «faire de la musique, je pense que c'est toujours «lorsqu'on se trouve dans la société intime de personnes «qui nous sont chères, quand on n'a rien à «faire, mais surtout quand on est en la présence «des dames, parce que les accents de la musique[Pg 197] «adoucissent l'âme des personnes qui l'écoutent, «et la rendent plus sensible par la suavité des sons; «d'un autre côté, ils excitent l'intelligence de celui «qui l'exécute. Il convient, comme je l'ai déjà dit, «que l'on évite la foule, et surtout la multitude «ignorante et vulgaire. Mais la condition obligée «de toute composition musicale doit être la discrétion, «car il est impossible de prévoir toutes les «circonstances qui pourront se présenter. Aussi «l'homme de cour, qui saura bien se juger lui-même, «s'accommodera aux circonstances, et reconnaîtra «quand les esprits de ses auditeurs seront «disposés ou non à l'écouter. Il réfléchira à «son âge; car, véritablement, il n'est pas convenable, «et même il est désagréable de voir un «homme de condition élevée, vieux, chauve, sans «dents, couvert de rides, tenir une viole à son «bras, en tirer des sons et chanter au milieu d'une «société de dames, surtout s'il s'en tire médiocrement. «Encore arrive-t-il le plus souvent que l'on «chante des paroles remplies d'amour, et, chez les «vieillards, l'amour est une chose ridicule, bien «qu'il advienne quelquefois que ce dieu se plaise, «pour montrer sa puissance irrésistible, à enflammer «des coeurs glacés par l'âge.»—Le magnifique Julien «de Médicis répondit alors: «Ne privez pas, messere «Frédéric (Fregose), les pauvres vieux de ce plaisir; «car j'ai connu des hommes âgés qui avaient «des voix plus belles et des doigts mieux exercés «pour jouer des instruments, que certains jeunes[Pg 198] «gens.»—«Je ne veux pas, répliqua messere «Frédéric, priver les vieillards de ce plaisir, mais «bien je veux vous empêcher, vous et ces dames, «de rire de cette sottise. Si les vieillards veulent «chanter avec accompagnement de viole, qu'ils le «fassent sans témoins, et dans le seul but de chasser «de leur esprit ces sérieuses pensées, ces graves «ennuis dont notre vie est semée, et pour goûter ce «plaisir divin que, dans mon opinion, Pythagore et «Socrate éprouvaient en entendant de la musique. «Alors même que les vieillards devraient ne plus «en exécuter, ayant depuis longtemps l'âme accoutumée «aux effets de la musique, ils éprouveraient «à l'entendre un bien plus grand plaisir que ceux «qui n'ont jamais eu la moindre notion de cet art; «car, de même que, souvent, les bras d'un forgeron, «assez faible du reste, étant plus exercés, «deviennent plus forts que ceux d'un homme plus «vigoureux, mais non habitué à se servir de ses «bras; de même aussi, les oreilles exercées à l'harmonie «la comprennent beaucoup mieux et plus vite, «et la jugent avec un bien plus grand plaisir que «d'autres, toutes fines et bonnes qu'elles puissent «être, mais auxquelles il manque d'être habituées «aux variétés des consonnances musicales. En effet, «les modulations ne pénètrent pas, mais traversent, «sans laisser aucunes traces, les oreilles qui ne «sont pas accoutumées à les entendre, quoiqu'on «puisse dire que les bêtes féroces elles-mêmes «parraissent ressentir un certain plaisir à entendre la[Pg 199] «mélodie, Tel est le délassement que les vieillards «doivent prendre de la musique.»
Le Castiglione veut que son courtisan connaisse également les arts du dessin.
«Il est très-important, dit-il[231], «qu'il sache dessiner, et qu'il ait quelques «notions de la pratique de l'art de la peinture. Ne «vous étonnez pas si je veux qu'il connaisse ces «arts, que l'on considère aujourd'hui comme «mécaniques et peu convenables à un gentilhomme. «Je me rappelle avoir lu que les anciens, principalement «dans toute la Grèce, voulaient que les «jeunes gens nobles s'adonnassent dans les écoles «à l'étude de la peinture, comme à un art honnête «et nécessaire. Cet art fut admis au rang des premiers «arts libéraux; et, plus tard, par un édit «public, il fut défendu de l'enseigner aux esclaves. «Chez les Romains, la peinture fut en très-grand «honneur: c'est de cet art que la noble famille des «Fabius tira son surnom, le premier Fabius ayant «été nommé Pictor, parce qu'en effet il était un «excellent peintre. Il était tellement adonné à cet «art, qu'ayant peint les murailles d'un temple consacré «à la déesse de la santé, il y inscrivit son «nom; voulant montrer ainsi que, bien qu'il fût «issu d'une famille illustre, honorée de titres «consulaires, de triomphes et d'autres dignités, bien «qu'il cultivât les lettres, qu'il fût versé dans la «connaissance des lois et compté au nombre des[Pg 200] «orateurs, cependant il pouvait encore accroître et «augmenter la renommée de son nom, en laissant «un témoignage qu'il avait été peintre. On compte «un grand nombre d'hommes, appartenant à des «familles illustres, qui ont été célèbres dans cet «art. Indépendamment de sa noblesse et de sa dignité, «la peinture est encore des plus utiles, «principalement à la guerre, pour dessiner des vues de «pays, des sites, des fleuves, ponts, rochers, «forteresses et autres choses; lesquelles, à supposer «qu'on en conservât la mémoire dans l'esprit, ce «qui est assez difficile, on ne pourrait les représenter «à d'autres. En vérité, celui qui n' estime pas cet «art me paraît presque totalement dénué de sens. «Cette masse de l'univers, que nous contemplons «avec l'immensité du ciel brillant des rayons de «tant d'étoiles, et, au milieu, la terre entourée par «les mers, accidentée par des montagnes, des «vallées et des fleuves, et décorée d'une grande «variété d'arbres, de plantes et de fleurs, ne peut-on «pas dire que c'est un noble et grand tableau «composé par la main de la nature et de Dieu? «Celui qui peut parvenir à imiter cette grande «oeuvre me paraît donc très-digne de louanges, «car on n'arrive pas à ce résultat sans posséder la «connaissance de beaucoup de choses, ainsi que «le savent bien ceux qui en ont fait l'expérience. «Aussi les anciens avaient-ils en grand honneur «les artistes et l'art qui atteignit parmi eux le «dernier degré de la perfection. Il est facile de s'en[Pg 201] «convaincre, par les statues antiques de marbre et «de bronze qui existent encore. Bien que la peinture «diffère de la statuaire, néanmoins ces deux «arts découlent de la même source qui est la beauté «du dessin. Aussi, comme les statues antiques sont «d'une beauté divine, il est à croire que, de leur «temps, la peinture a dû être également belle, et «cela avec d'autant plus de raison, que la peinture «offre à l'artiste des ressources plus variées pour ses «compositions.»
«Alors la signora Emilia se tournant vers Gio. «Christoforo, Romano[232], qui était assis avec les «autres: «Que vous semble, dit-elle, de cette opinion? «Direz-vous aussi que la peinture offre plus «de ressources à l'artiste que la statuaire?»
«Pour moi, répondit Christoforo, j'estime que «l'exercice de la statuaire présente de plus grandes «difficultés, est plus réellement un art, vraiment «digne d'un artiste, que n'est la peinture.»
«Le comte (Gasparo Pallavicino) repartit: «De ce «que les statues sont plus durables que les peintures, «on pourrait peut-être dire qu'elles sont plus «dignes de Fart; car, étant faites pour durer longtemps, «elles satisfont mieux à cette condition que «la peinture. Mais, indépendamment de la durée, «la statuaire et la peinture sont encore faites pour «l'ornement. Or, sous ce rapport, la peinture «l'emporte de beaucoup; car, si elle ne dure pas[Pg 202] «aussi longtemps que la statuaire, neanmoins elle «peut résister encore un bon bout de temps, et, «pendant qu'elle existe, elle est beaucoup plus «agréable.»
«Christoforo répondit alors: «Je crois, en vérité, «que vous parlez contrairement à ce que vous pensez «intérieurement, et cela uniquement en considération «des oeuvres de notre Raphaël. Peut-être «croyez-vous que la supériorité que vous admirez «en lui, dans l'art de la peinture, est tellement «grande qu'il est impossible que la statuaire parvienne «jamais à atteindre ce degré de perfection. «Mais veuillez réfléchir que c'est faire plutôt l'éloge «de l'artiste que celui de l'art. Il ajouta ensuite: Je «conviens que l'une comme l'autre est également «une imitation que l'art fait de la nature; mais je «ne sais comment vous pouvez dire que la vérité «n'est pas mieux imitée, ainsi que l'oeuvre même «de la nature, par une statue de marbre et de «bronze dans laquelle les membres sont en relief «de la même forme et dans la même proportion «que ceux que la nature a faits, que dans un tableau «où l'on ne voit autre chose que la surface et ces «couleurs qui trompent les yeux. Autant vaudrait «dire que l'apparence approche plus du vrai que «la réalité. Je crois ensuite que la sculpture est «plus difficile, parce que, si l'on vient à commettre «une faute, il est impossible de la corriger, car le «marbre ne se raccommode pas; mais il faut recommencer «une autre figure. Cet inconvénient n'arrive[Pg 203] «pas dans la peinture, que l'on peut, mille «fois de suite, modifier, augmenter ou diminuer, «toujours en la rendant meilleure.»
«Le comte répondit en riant: «Je ne parle pas «pour faire l'éloge de Raphaël, et vous ne devez pas «me croire ignorant à ce point que je ne connaisse «pas l'excellence de Michel-Ange, la vôtre et celle «d'autres encore, dans l'art de travailler le marbre. «Mais je parle de l'art et non des artistes; et vous «avez raison de dire que l'une comme l'autre est «une imitation de la nature. Toutefois, il n'est pas «exact de soutenir que la peinture n'offre que «l'apparence, et la statuaire la réalité. Bien que les «statues soient tout en relief, comme le modèle «vivant, et que la peinture ne présente qu'une «surface, il manque aux statues beaucoup de choses «qui ne manquent pas à la peinture, particulièrement «les lumières et les ombres. Car autre chose «est la lumière que donne la nature, autre chose «celle donnée par le marbre. Le peintre sait rendre «exactement la première, selon que l'exige sa composition, «à l'aide des clairs et des ombres; ce «que ne peut faire la sculpture. Si le peintre n'exécute «pas ses figures en relief, il reproduit les muscles «et les membres avec un tel modelé, qu'il fait «facilement reconnaître les parties du corps qu'on «ne voit point; de telle sorte qu'il est aisé de comprendre «que le peintre sait à fond la structure de «ces parties. Pour produire cet effet, il faut employer «un autre procédé plus difficile; il faut[Pg 204] «savoir faire les membres en raccourci et représenter «leur raccourcissement proportionnellement «à la vue, calculée sur la ligne de perspective. «C'est la perspective, qui, par la proportion des «lignes exactement mesurées, et à l'aide des couleurs, «des lumières et des ombres, vous montre «sur la surface d'un mur perpendiculaire, les premiers «plans ou les lointains, plus ou moins, selon «qu'il lui convient. Ensuite, croyez-vous qu'il soit «de peu d'importance de bien imiter les couleurs «naturelles, en reproduisant les chairs, les vêtements «et toutes les autres choses colorées? Le «sculpteur ne peut rendre ces effets, et encore «moins peut-il exprimer la gracieuse vue des yeux «noirs ou bleus, avec le brillant éclat de leurs «rayons d'amour. Il ne peut montrer la couleur des «cheveux blonds, l'éclat resplendissant des armures, «l'obscurité d'une nuit profonde, la tempête «qui bouleverse les flots, les éclairs, les traits de «feu qui traversent le ciel, l'incendie d'une cité, le «lever de l'aurore avec les rayons rosés, dorés et «empourprés qui l'accompagnent; il ne peut enfin «montrer ni le ciel, ni la mer, ni la terre, ni les «montagnes, ni les forêts, ni les prairies, ni les jardins, «ni les fleurs, ni les villes, ni les maisons, «toutes choses que la peinture peut reproduire. «D'après toutes ces considérations, je pense que la «peinture est un art plus noble, plus varié que la «sculpture[233], et je crois que, chez les anciens, elle[Pg 205] «était arrivée à la perfection, comme les autres «arts. On peut s'en convaincre, par quelques restes «qui existent encore, spécialement dans les souterrains «de Rome. Mais on en trouve la preuve complète «dans les écrits des anciens, qui font fréquemment «l'éloge et des ouvrages et-des maîtres; ce «qui démontre combien les uns et les autres furent «honorés et estimés, aussi bien par les gouvernements «que par les principaux citoyens.»
Après avoir cité l'exemple d'Alexandre, protégeant Apélles, et lui abandonnant, pour lui faire plaisir, la belle Campaspe, dont il lui avait demandé de faire le portrait; après avoir rappelé l'histoire de Démétrius Poliocertes, qui, assiégeant Rhodes, ne voulut pas mettre le feu à cette ville dans la crainte de brûler un tableau de Protognis; après avoir raconté que Métrodore fut envoyé par les Athéniens à Paul Émile, pour donner des leçons à son fils à décorer son triomphe, l'interlocuteur du Castiglione ajoute:
«Il me suffira de dire qu'il convient que «notre courtisan ait quelque notion de la peinture, «cet art étant honnête, utile et apprécié autrefois «par des hommes qui avaient un bien plus grand «mérite que ceux d'aujourd'hui. On devrait donc «le cultiver, alors même qu'il ne procurerait d'autre «utilité ou d'autre plaisir que de servir à juger «l'excellence des statues antiques et modernes, des «vases, des édifices, des médailles, des camées, des[Pg 206] «intailles et d'autres objets semblables. Mais, en «outre, il aide à connaître la beauté des corps vivants, «non-seulement dans la délicatesse des «traits du visage, mais dans la proportion de tout «le reste, aussi bien chez les hommes que chez les «autres animaux. Voyez donc comme la connaissance «de la peinture est une cause d'extrême «plaisir: que ceux-là surtout y pensent, qui aiment «tant à contempler les charmes des dames, qu'ils «sont, à leur vue, comme ravis en extase dans le «paradis, et cependant ils ne savent pas peindre; «s'ils le savaient, ils éprouveraient un bien plus «grand contentement, parce qu'ils pourraient beaucoup «mieux apprécier cette beauté qui excite dans «leur âme tant de transports.»
«Messere César Gonzague se mit à rire en entendant «ces paroles et dit: «Je ne suis pourtant pas «peintre, et cependant je suis certain d'éprouver, «à la vue de certaine dame, beaucoup plus de «plaisir que n'en aurait cet excellent Apelles que «vous avez nommé, s'il pouvait revenir de l'autre «monde.»
«Le comte répondît: «Votre plaisir ne dérive «pas entièrement de la beauté de cette dame, mais «de l'affection que peut-être vous lui portez. Si vous «voulez bien dire la vérité, la première fois que «vous avez vu cette dame, vous n'avez pas ressenti «la millième partie du plaisir que vous avez eu «depuis, bien que ses charmes aient toujours été «les mêmes. C'est pourquoi vous devez comprendre[Pg 207] «que, dans le plaisir que vous éprouvez, l'affection «tient plus de place que l'impression de la «beauté.»
«—Je ne le nie pas, dit messere César, mais de » même que le plaisir naît de l'affection, de même «aussi l'affection naît de la beauté. On peut donc «dire que la beauté est la cause première du «plaisir.»
«Le comte répondit: «Beaucoup d'autres causes «peuvent enflammer notre âme, indépendamment «de la beauté; comme les manières, le savoir, le «langage, les gestes, et mille autres choses que, «sous certain rapport, on pourrait également «appeler des charmes. Mais, par-dessus tout, c'est «de sentir qu'on est aimé; de telle sorte que l'on «peut aimer d'une ardeur extrême sans cette «beauté dont vous parlez. Mais la passion qui naît «seulement de la beauté que nous voyons à l'extérieur «dans les personnes, causera, sans aucun «doute, un bien plus grand plaisir à celui qui «ce saura mieux apprécier cette beauté qu'à celui «qui est moins en état d'en juger. Aussi, revenant «à ce que j'ai dit plus haut, je pense qu'Apelles «éprouvait un bien plus grand plaisir en contemplant «la beauté de Campaspe que ne pouvait l'éprouver «Alexandre, parce qu'on doit supposer que «l'amour de l'un et de l'autre dérivait seulement «de cette beauté, et que ce fut un motif qui détermina «Alexandre à donner Campaspe à celui qui «lui parut mieux en état que lui-même d'en apprécier[Pg 208] «toute la perfection. N'avez-vous pas lu «que ces cinq jeunes filles de Crotone, lesquelles, «parmi beaucoup d'autres de la même ville, le «peintre Xeuxis avait choisies pour composer, «avec les cinq ensemble, une seule figure d'une «beauté parfaite, ont été célébrées par un grand «nombre de poètes, comme étant celles qui avaient «été trouvées belles par celui qui pouvait le mieux «juger de la beauté?»
On reconnaît dans ce dernier passage l'ami du peintre de la Galatée, qui ne se contentait pas d'avoir pour modèle la beauté de la Fornarine, mais qui, pour idéaliser ses figures, cherchait, comme il l'écrivait au comte, à voir en même temps plusieurs belles femmes, à la condition que le Castiglione, bon juge en cette matière, serait présent, pour faire choix de ce qu'il y aurait de plus parfait dans' chacune d'elles[234].
Il est difficile de ne pas croire, d'après l'opinion développée par le Castiglione dans son Cortegiano, qu'il n'ait pas lui-même possédé quelque notion des arts du dessin. A la manière dont il raisonne de la [Pg 209]peinture, nous ne serions pas étonné que, pendant son séjour à Milan à la cour de Louis Sforce, al eût suivi les leçons du grand Léonard de Vinci, et pris peut-être plus tard, dansson Traité de la peinture les principes de cet excellent goût, auquel Raphaël lui-même n'hésitait pas à se soumettre.
En terminant cette longue étude de la vie et des écrits du Castiglione, nous ne craindrons pas de dire que comme homme public, il se conduisit toujours avec honneur et distinction, aussi bien dans les cours d'Urbin, de Mantoue, de Rome et d'Espagne, que sur les champs de bataille; que la droiture de son caractère et la loyauté de son âme apparaissent au-dessus des négociations politiques dont il fut chargé; que son talent comme écrivain et comme poète, tant en latin que dans sa langue maternelle, le place au premier rang des littérateurs du seizième siècle; que comme amateur des arts, il eut l'éclatant honneur de vivre dans l'intimité de Raphaël, et d'être consulté par ce grand maître, qui n'était pas satisfait de son jugement lorsqu'il craignait de ne pas satisfaire le jugement du comte[235]; qu'enfin, la ville de Mantoue est redevable à l'amitié qui l'unissait à Jules Romain des admirables édifices, des magnifiques peintures, et des embellissements de toute espèce qui vint y créer l'élève et l'héritier de Raphaël: Charles-Quint, qui se connaissait en hommes, et qui aimait aussi les arts, [Pg 210]comme le montre sa liaison avec le Titien, avait donc raison de dire[236] en apprenant la mort du Castiglione: «Io vos digo que es muerto uno de los mejores cavalleros del mundo.»—«Je vous dis que la mort vient de frapper un des hommes les plus accomplis du monde.»
Les biographes et les critiques qui, jusqu'à ce jour, se sont occupés de Pietro Aretino, frappés de la haute position à laquelle il sut s'élever, malgré les scandales de sa vie, se sont attachés plutôt à raconter ses relations avec les papes, les souverains et les princes de son temps, qu'à donner une idée de ses rapports avec les artistes, rapports qui tiennent une si grande place dans sa vie.
Vasari, dans sa biographie du Titien, avait cependant indiqué l'intimité qui s'établit entre le Titien, le Sansovino et l'Arétin, après que ce dernier fût venu se fixer à Venise. Il ajoute que cette amitié fut très-utile à la gloire et aux intérêts du Titien: «Car, dit-il, grâce à la plume de l'Arétin, son nom fût connu de tous les princes de l'Europe[237].»
Le comte Mazzuchelli se borne à paraphraser ce passage: «Arétin, dit-il, aima les beaux-arts, et particulièrement la peinture et la musique. Il jouait assez passablement de l'archiluth. Il fut intimement [Pg 212]lié avec le Titien et avec Michel-Ange (ce qui n'est pas exact à l'égard de ce dernier, comme on le verra plus tard), et son amitié ne fut pas infructueuse au premier. Le poète aida le peintre à se faire connaître, et ce fut sur son témoignage que Charles-Quint nomma le Titien pour faire son portrait, qu'il paya neuf mille écus d'or[238].»
Ainsi, personne, jusqu'à présent, n'a cherché à étudier la vie de l'Arétin au point de vue de l'influence qu'il a pu exercer sur les artistes de son temps, avec ua grand nomhre desquels il entretint des liaisons intimes. Et cependant, cette étude est nécessaire à quiconque veut avoir une idée exacte de ce personnage extraordinaire; car il est certain que le culte du beau et le goût des arts occupèrent la plus grande partie de son existence: il leur consacra peut-être même plus de temps qu'il n'en donna aux lettres; et l'on peut dire avec vérité, qu'après son indépendance et les satisfactions accordées à son amour-propre, ce qu'il préférait à tout, c'était la société des artistes et la contemplation de leurs oeuvres. Aussi, son influence sur les arts, et particulièrement à Venise, a été très-grande. Cette influence, Arétin la devait à un amour éclairé du beau, à une intelligence extraordinaire des productions de l'art, à sa générosité, à la protection puissante qu'il accordait aux artistes, enfin, à sa liaison intime pendant plus de trente années avec le Titien, le [Pg 213]Sansovino et un grand nombre d'autres illustres maîtres, parmi lesquels nous comptons les peintres Fra Sebastiano, le Tintoret, Andréa Schiavoni, Bonifazio, Lorenzo Lotto, il Moretto, Vasari et le Salviati; les sculpteurs Cataneo Danese, Simon Bianco, le Tribolo, Lione Lioni, Tiziano Aspretti, les graveurs Meo, Enea Vico Parmigiano, Valerio de Vicence, et d'autres encore.
Nous allons essayer de faire connaître l'Arétin, en l'étudiant dans ses relations avec les artistes, comme un des amateurs les plus éclairés et les plus influents du seizième siècle.
Lorsque l'on veut donner d'un écrivain une idée exacte, et qui laisse au lecteur la liberté la plus complète d'examen et d'appréciation, il est indispensable de faire de nombreuses citations tirées de ses oeuvres. Les citations sont surtout nécessaires lorsqu'il s'agit de raconter des relations privées: on est heureux alors de retrouver les lettres qu'il a écrites à ses amis, et qui, n'ayant pas été destinées à la publicité, révèlent, sans aucun déguisement, les opinions et les jugements de l'auteur sur les hommes et sur les choses.
Nous suivrons cette méthode dans cette étude sur l'Arétin: ses nombreuses lettres écrites à une foule d'artistes et à des personnages célèbres, et les réponses qui lui sont adressées^ offrent les renseignements les plus précieux. Nous y ferons une ample moisson, et le lecteur pourra prononcer son jugement avec une entière connaissance des documents [Pg 214]historiques. Mais, avant de citer ou de traduire ces lettres, il est nécessaire de retracer brièvement les principales circonstances de la vie de l'Arétin. Nous suivrons dans ce rapide exposé la biographie donnée par le comte Mazzuchelli.
Pietro Aretino naquit à Arezzo en Toscane, le 12 avril 1492. On le croit fils naturel de Luigi Bacci sa mère sa nommait Tita, et, si l'on s'en rapporte à lui, elle était d'une beauté remarquable, puisqu'un peintre du pays l'avait représentée sous les traits de la Vierge, dans le tableau de l'Annonciation, placée au-dessus du portail de l'église de Saint-Pierre d'Arrèzzo. Il conserva d'elle, tant qu'il vécut, un tendre souvenir, et voulut avoir la copie de son portrait de la main de Francesco Salviati. L'Arétin passa son enfance à Arezzo, mais il n'y resta pas longtemps. On prétend qu'il en fut chassé pour un sonnet qu'il avait fait contre les indulgences: cette anecdote a peut-être été inventée par ses ennemis. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il était, dès sa jeunesse, d'une humeur satirique, querelleuse et fantasque, telle enfin que celle attribuée par Dante aux natifs d'Arezzo.
Botoli trova poi venendo giuso Ringhiosi più che non chiede lor possa[239].
Dans plusieurs de ses lettres, il se félicite d'être né en cette ville, et il attribue à cette circonstance la bizarrerie, l'humour, comme diraient les Anglais, qui faisait le fonds de son caractère[240].
[Pg 215]Il avait cela de commun avec Michel-Ange, qu'il attribuait à la subtilité de l'air d'Arezzo, qu'il avait respiré en naissant, ce qu'il avait de bon dans l'esprit[241].
Obligé de quitter sa ville natale, il choisit Pérouse pour asile, et passa plusieurs années de sa jeunesse, en exerçant l'état de relieur. Il dut probablement à cette circonstance d'apprendre, dans les livres qui lui passaient par les mains, beaucoup de choses qu'il aurait, sans cela, ignorées. Mais son biographe fait remarquer qu'il ne put profiter que des livres écrits dans sa langue naturelle. Quoique plus tard, dans ses comédies et dans ses autres oeuvres, il s'amuse souvent à faire des citations latines, on suppose qu'il ne connaissait cette langue que très-imparfaitement, et on attribue ces passages à Nicolas Franco de Bénévent, qu'il prit longtemps pour collaborateur. Quoi qu'il en soit, Je commencement d'instruction qu'il avait acquis à Pérouse fut sans doute l'origine de sa fortune; aussi, se montra-t-il toujours reconnaissant de l'hospitalité reçue dans cette ville, qu'il appelle le jardin de sa jeunesse[242]. Il la quitta, poussé par le désir de voir Rome, qui brillait alors de tout l'éclat du pontificat de Léon X. On ignore l'époque précise de son arrivée dans ce grand centre des arts; on sait seulement qu'il parvint d'abord à se faire attacher à la maison d'Agostino[Pg 216] Chigi, l'ami de Raphaël et l'un des plus illustres amateurs de Rome à cette époque; il entra ensuite au service de Léon X, et passa plus tard à celui du cardinal Jules de Médicis, son neveu, qui, lui-même, devint pape sous le nom de Clément VII.
C'est à cette époque qu'il connut Michel-Ange et Fra Sebastiano, Raphaël et ses élèves Giovanni da Udine, Perino del Vaga, Jules Romain et les autres. Il se lia également avec Benvenuto Cellini et d'autres graveurs en médailles; et l'on voit, par une de ses lettres à Donato de'Bardi, qu'il s'occupait des médailles que Clément VII avait commandées pour orner une chape pontificale; médailles qui lurent perdues ou dispersées dans le sac de Rome[243].
Cette position aurait pu le mener aux honneurs et aux dignités de l'Église, si sa vie n'eût été souillée par toutes sortes de débauches. On connaît sa liaison avec Jules Romain et la part qu'il prit à la publication des sonnets licencieux qui accompagnaient les dessins de l'artiste. Poursuivi par Jean Mathieu Ghiberti, évêque de Vérone, et dataire du pape, il fut obligé de quitter Rome furtivement, et de se réfugier, en juillet 1524, dans sa ville natale. Il n'y demeura pas longtemps: lorsqu'il était attaché à la maison de Léon X, ou à celle du cardinal Jules de Médicis, il avait fait la connaissance de Jean de Médicis, connu plus tard sous le nom de capitaine des Randes noires. Ce prince, doué d'un grand talent pour la guerre, [Pg 217]engagé d'abord au service de Charles-Quint, venait d'embrasser le parti de François 1er, lorsqu'il appela l'Arétin auprès de lui. Il le présenta au roi de France, alors à Milan, qui l'accueillit avec une grande bienveillance et le combla de présents. Mais l'Arétin, regrettant le séjour de Rome, obtint, à force de sollicitations, son pardon du pape, et revint y prendre ses anciennes habitudes. Il n'y resta pas longtemps: s'étant permis d'écrire une pièce de vers satiriques contre une femme qui était au service de Ghiberti, son ennemi, il fut poursuivi par un de ses amants, et laissé pour mort, après avoir reçu plusieurs coups de poignard dans la poitrine, sur les mains et sur le visage. N'ayant pu obtenir de Clément VII satisfaction d'un si lâche attentat, il quitta Rome définitivement, pour s'attacher de nouveau à Jean de Médicis, avec lequel il vécut dans la plus complète intimité, jusqu'à la mort de ce capitaine, qui périt le 30 novembre 1526, des suites d'une blessure à la jambe, qu'il avait reçue à l'attaque de Governolo.
Tous les auteurs contemporains s'accordent à dire que l'Arétin montra une douleur profonde de la perte de Jean de Médicis: il conserva toujours de son protecteur le plus tendre souvenir; et pour perpétuer sa mémoire, il fit faire son portrait par Jules Romain et par le Titien, son buste par le Sansovino, et sa médaille par Lione Lioni.
Privé de ce puissant protecteur, l'Arétin résolut de se fixer à Venise, et d'v vivre, dit son biographe, du produit de sa plume, c'est-à-dire du tribut; [Pg 218]qu'il levait sur les princes et sur les grands personnages de cette époque, desquels il avait le talent de se faire craindre et considérer tout ensemble. Il s'établit à Venise vers la fin de 1527, quelques mois après le sac de Rome[244]. Il y fut parfaitement accueilli par les nobles vénitiens et par le doge André Gritti, lequel, grâce à l'amitié qui l'attachait au Titien, lui accorda constamment sa protection.
Ainsi fixé à Venise, l'Arétin n'en sortit plus; à l'exception de la visite qu'il fit à Charles-Quint, à Vérone, en 1543, visite dans laquelle l'empereur le fit placer à cheval à sa droite, et du voyage qu'il entreprit à Rome, en 1553, pour remercier le pape Jules III (cardinal del Monte), son compatriote, de la distinction qu'il lui avait accordée, en le nommant chevalier de Latran. Il partit de Venise au mois de mai 1553, et il y était de retour dans le mois de décembre suivant. Sa mort arriva vers 1557: il était alors âgé de soixante-cinq ans.
Telles sont les principales circonstances de la vie de l'Arétin: on voit qu'il habita Venise pendant plus de trente années. C'est pendant ce long séjour qu'il se lia étroitement avec le Titien, le Sansovino et les autres artistes que nous avons nommés plus haut. Il nous reste maintenant à faire connaître les relations qu'il entretint avec ces artistes, et l'influence qu'il a exercée sur l'art, et en particulier sur l'école tienne.
On a vu, parla citation que nous avons faite de Vasari, que, grâce à la plume de l'Arétin, le Titien fut connu de tous les princes de l'Europe. Parmi ces princes, Charles-Quint est celui qui l'honora de l'amitié la plus soutenue et de la protection la plus éclatante. De son côté, le peintre travailla plus pour ce grand souverain que pour tous les autres ensemble; et il est vrai de dire que les galeries de Madrid, d'Aranjuez et de l'Escurial renferment, même sans en excepter Venise, les chefs-d'oeuvre les plus remarquables de ce maître. Sans doute le Titien ne dut pas cette haute faveur à la recommandation de l'Arétin: cette recommandation servit seulement à le faire connaître de l'empereur. Mais dès que ce prince, qui aimait les arts pour eux-mêmes, non moins que pour l'éclat qu'ils pouvaient jeter sur son règne, eut admiré une seule production du peintre, il résolut de l'attacher à sa gloire, et il alla jusqu'à lutter avec son rival François Ier, pour s'assurer presque exclusivement les oeuvres de l'illustre maître. Charles-Quint l'appela en Flandres en 1545, en Allemagne en 1548, et une seule fois à Ausbourg en 1550[245], pour faire son portrait qu'il avait déjà [Pg 220]exécuté deux fois en Italie. C'est à l'occasion du premier de ces portraits fait en 1530, au moment du sacre de Charles à Bologne, que l'Arétin, encouragé par la faveur dont jouissait son ami auprès de l'empereur, et par la considération que ce prince lui témoignait à lui-même, écrivit à l'impératrice Isabelle une lettre[246] dans laquelle il lui fit hommage de son livre de la Chaste Sirène, c'est-à-dire de ses poésies, composées en l'honneur de dona Angela Sirena, dame vénitienne, dont il était alors éperdument épris[247].
[Pg 221]L'impératrice le récompensa sans doute de cet hommage; aussi, pour se montrer reconnaissant, l'Arétin engagea le Titien à lui envoyer un tableau de l'Annonciation, dont il fait une longue description et un grand éloge dans la lettre qu'il écrivit à l'artiste le 30 novembre 1537[248].
Vers la même époque, le Titien peignit Francesco Maria della Rovère, duc d'Urbin, général des troupes de l'Église, de Florence et de Venise. A l'occasion de ce portrait, que Vasari appelle un merveilleux chef-d'oeuvre[249], l'Arétin écrivit la lettre suivante à Véronica Gambara[250], en lui envoyant les deux sonnets qu'il avait composés en l'honneur du peintre, du duc et de la duchesse d'Urbin.
«Je vous envoie, noble dame, le sonnet que vous m'avez demandé et que j'ai composé d'inspiration, sur le pinceau du Titien: car, de même qu'il ne pouvait faire le portrait d'un plus grand prince, de même, aussi, je ne pouvais exercer mon esprit sur un portrait plus honoré. En le contemplant, j'appelai la nature elle-même en témoignage, et lui arrachai l'aveu que l'art s'était transformé en elle-même. Tout, dans ce portrait, la physionomie, la barbe et les cheveux, les signes du visage, atteste que c'est le duc d'Urbin; et les couleurs elles-mêmes qui ont servi à le peindre ne montrent pas seulement le teint de sa [Pg 222]figure, mais découvrent la virilité de son âme. Dans le brillant de l'armure dont il est revêtu, on voit se réfléchir le vermillon du velours qui la double et l'encadre comme un ornement. Quel bel effet produisent les panaches de son casque! et comme ils sont répétés vivement dans les reflets de la cuirasse brillamment polie du grand prince!—Qui pourrait dire que les bâtons de commandement que lui donnent l'Église, Venise et Florence ne sont pas d'argent? Quelle haine doit porter la mort à l'immortel génie qui fait revivre par la peinture ceux qu'elle a frappés? César connaît bien tout le prix de cette vivante peinture, lui qui, la voyant à Bologne, se glorifia plus de cette oeuvre que des victoires et des triomphes qui lui assurent l'immortalité. Lisez donc ce sonnet, avec un autre, à la louange de la duchesse d'Urbin, et louez surtout ici le désir qui m'anime de célébrer ces grands personnages, plutôt que le style de mes faibles vers.
Il est probable que ces sonnets valurent à leur auteur quelques-uns de ces présents qu'il ne dédaignait pas de solliciter, lorsqu'ils ne lui étaient pas offerts.
Plus d'une fois, l'Arétin servit d'intermédiaire entre le Titien et les amateurs qui désiraient obtenir quelque oeuvre de ce peintre; comme aussi, on le vit se servir des productions de son ami pour s'attirer les faveurs des grands personnages. Ainsi, c'est à sa recommandation, que le Titien termina pour Gian. Batista Torniello, architecte et gentilhomme fort riche, un tableau de la naissance de Jésus-Christ, qu'il attendait depuis longtemps[252]. D'un autre côté, nous voyons, par une lettre adressée, le 8 octobre 1531, au comte Maximilien Stampa, qu'il lui fit cadeau d'un tableau de son ami, représentant saint Jean tenant un agneau dans ses bras, tableau dont il vante la beauté[253].
[Pg 224]S'il ne s'agissait pas du plus grand peintre de l'école vénitienne, on pourrait croire que les éloges que l'Arétin prodigue aux oeuvres de l'artiste ont été dictés par l'amitié qu'il lui portait. Mais, lorsqu'on voit, à l'église Saint-Jean-Saint-Paul de Venise, le magnifique martyre de saint Pierre, il est impossible de ne pas reconnaître qu'il n'a fait que rendre hommage à la vérité, en comparant cette composition aux chefs-d'oeuvre les plus remarquables que possède l'Italie. Dans la lettre qu'il écrivait à ce sujet, le 19 octobre 1537, au sculpteur Tribolo, son ami[254], après l'avoir remercié d'un groupe du Christ mort, entre les bras de sa mère, que le sculpteur avait exécuté à son intention, il ajoute:...«A la vue du martyre de saint Pierre, vous et Benvenuto Cellini, vous avez été frappés de stupeur, et vous avez compris les vives terreurs de la mort et les vraies douleurs de la vie, imprimées sur le front et dans l'expression du saint renversé par terre. Vous vous êtes émerveillés du froid et de la couleur livide qui se montrent sur la pointe de son nez, ainsi qu'aux extrémités du corps, et vous n'avez pu retenir une exclamation de surprise à la vue du disciple qui s'enfuit, en remarquant sur son visage un air de lâcheté mêlé à la pâleur que donne la frayeur. En vérité, vous avez raison de dire que ce tableau est la plus belle chose de l'Italie. Quel admirable groupe d'anges dans l'air! Comme ils se détachent bien des arbres, qui ornent la perspective de leurs [Pg 225]troncs et de leurs feuillages! Comme l'eau que le pinceau du Titien fait couler, baigne bien ces rochers couverts d'herbes!»—Ces éloges n'ont rien d'exagéré: Vasari, qui avait vu ce chef-d'oeuvre quelques années après qu'il venait d'être fini, dit que jamais, dans toute sa vie, le Titien n'a produit un morceau plus achevé et mieux entendu[255]. Algarotti ajoute que, de l'aveu des plus grands maîtres, on ne saurait y trouver l'ombre d'un défaut; et l'abbé Lanzi, qui préfère, comme Vasari, l'école florentine à celle de Venise, reconnaît que «le martyre de saint Pierre et celui d'un disciple de saint Antoine, à l'école de ce saint à Padoue, sont des scènes tellement émouvantes, qu'il serait difficile, dans toute la peinture, d'en trouver une autre, ou plus horrible par l'expression du bourreau qui frappe, ou plus attendrissante par l'air de la victime[256].» Suivant Vasari, le doge Gritti, ami constant du Titien, ayant vu ce chef-d'oeuvre, lui fit allouer, dans la salle du grand conseil, l'exécution de la déroute de Chiaradadda, dans laquelle on voyait des soldats combattant avec furie au milieu d'une effroyable tempête. Cette composition, entièrement d'après nature, était regardée, au dire du même auteur, comme la meilleure de toutes celles qui garnissaient la salle du grand conseil. Malheureusement ce chef-d'oeuvre a péri en 1576, dans l'incendie du palais de Saint-Marc.
[Pg 226]Le Titien consultait surtout l'Arétin sur l'effet de ses tableaux: nous en trouvons la preuve dans plusieurs lettres, et notamment dans celle du 6 juillet 1543, que l'Arétin lui écrit au sujet du portrait de la fille de Robert Strozzi[257]. «J'ai vu, compère, le portrait que vous avez fait de la fille du seigneur Robert Strozzi, grave et excellent gentilhomme; et puisque vous me demandez mon opinion, je vous dirai que si j'étais peintre, je serais désespéré, bien qu'en voyant votre tableau, il me fallût comprendre la cause de mon désespoir. Il est bien vrai que votre pinceau a réservé ses chefs-d'oeuvre pour votre verte vieillesse[258]. Aussi, moi qui ne suis pas aveugle en cette science, j'affirme, dans toute la sincérité de ma conscience, qu'il est difficile d'imaginer que vous ayez pu faire un semblable chef-d'oeuvre, qui mérite d'être préféré à toutes les autres productions de la peinture: tellement, que la nature jugerait que cette effigie n'est pas peinte, bien que l'art nous force à reconnaître qu'elle n'est pas vivante. Je voudrais louer le petit chien caressé par la jeune fille, si la vivacité de ses mouvements m'en laissait le temps. Je conclus donc en vous disant que l'étonnement que me cause cette peinture m'ôte la parole et me ferme la bouche[259].»
[Pg 227]C'est à cette époque que l'Arétin fit un voyage à Vérone, et dans d'autres villes des États vénitiens, pour présenter ses hommages à Charles-Quint. On connaît l'accueil que lui fit ce prince: aussitôt qu'il l'eut aperçu, il lui fit signe d'approcher, le mit à sa droite et s'entretint avec lui pendant le chemin. Arrivé à son logement, l'empereur le retint pendant qu'il expédiait ses affaires: l'Arétin profita de cette occasion pour lui réciter le poëme qu'il avait composé à sa louange[260].
Ces honneurs ne l'empêchaient pas de regretter Venise, sa patrie d'adoption: il écrivait de Vérone, en juillet 1543, à son ami Titien? «Votre ami et le mien, le capitaine Adriano Perugino, aussitôt son arrivée ici, après m'avoir vu avec le bon duc d'Urbin[261] et m'avoir salué de votre part, s'est informé, dans le désir de vous tranquilliser, des motifs qui avaient pu, à la persuasion du duc, me décider à quitter le paradis terrestre. Mais qu'y a-t-il d'étonnant que vous ne puissiez le croire, lorsque je doute encore moi-même de ne pas être dans la ville que j'admire? Aussi, je répondis au chevalier qui me rapportait vos paroles: Si je ne le crois pas, pourquoi voulez-vous qu'il le croie, lui? C'est une vérité, frère, que j'ai une idée de voir le grand canal, et je ne mets pas une fois le pied à l'étrier sans regretter le repos que donne la jouissance d'une gondole. C'est fatiguer son corps, user ses [Pg 228]vêtements et dépenser son argent que de monter à cheval: aussi, que je m'échappe d'ici, que je regagne mon trou, et que je m'y installe, je laisse les empereurs à leur poste, et jamais plus, pour tout au monde, je n'abandonnerai ma retraite aussi à la légère. Au prix de la noble, de la belle, de l'adorable Venise, toutes les autres villes me paraissent des fours, des cabanes et des cavernes.... Aussi, dès que j'aurai baisé les genoux de César, je rentrerai dans ma patrie de prédilection, en prêtant le serment solennel de n'en plus sortir[262].»
Il revint effectivement à Venise, peu de temps après, comblé des présents de l'empereur. Mais les fatigues du voyages lui valurent une fièvre quarte, qu'il garda pendant une partie de l'année 1544. C'est à cette occasion qu'il publia des vers mordants et burlesques, dédiés au duc d'Urbin et intitulés: Stambotti alla villanesca, freneticati dalla quartana, con le stanze alla Sirena in comparazione degli stili[263].
Mais il ne plaisantait pas tous les jours avec la fièvre; et une lettre adressée à son ami Titien, en mai 1544[264], en même temps qu'elle peint ses souffrances, nous présente un magnifique tableau du grand canal, et fait une admirable description du coucher du soleil à Venise.
«Aujourd'hui, mon cher compère, ayant fait [Pg 229]violence à mes habitudes en soupant seul, ou, pour mieux dire, en compagnie de cette ennuyeuse fièvre quarte qui ne me laisse plus goûter la saveur d'aucun mets, je me levai de table, rassasié de ce désespoir qui ne m'avait pas quitté depuis que je m'y étais assis; alors, m'appuyant les bras sur la balustrade de la corniche de la fenêtre, et laissant pencher ma poitrine et, pour ainsi dire, le reste de mon corps en dehors du balcon, je me mis à regarder l'admirable spectacle que présentait la réunion innombrable des barques qui, remplies d'étrangers non moins que de Vénitiens, charmaient non-seulement les regards des spectateurs, mais le grand canal lui-même, dont la vue charme quiconque sillonne ses ondes. A peine eus-je suivi des yeux la course de deux gondoles qui, montées par un nombre égal de rameurs fameux, luttaient de vitesse pour fendre les flots, que je pris beaucoup de plaisir à voir la foule qui, pour jouir du spectacle de la régate, s'était arrêtée sur le pont du Rialto, sur la rive des Camerlingues, à la Poissonnerie, sur le passage de Sainte-Sophie et sur celui da Casa Mosto. Et tandis que les rassemblements qui s'étaient formés de côté et d'autre s'en retournaient à leurs affaires, en poussant de joyeux applaudissements, voici que moi, comme un homme que la tristesse rend insupportable à lui-même et qui ne sait quel emploi faire de son esprit et de ses pensées, je reporte mes regards vers le ciel, dont l'espace, depuis que Dieu le créa, ne fut jamais embelli d'une plus admirable peinture [Pg 230]d'ombres et de lumières. En effet, la perspective aérienne était telle que voudraient pouvoir la représenter ceux qui vous portent envie, parce qu'ils ne peuvent pas être vos égaux, ainsi que vous allez le voir par mon récit. D'abord, les bâtiments, bien que construits en véritables pierres, paraissaient d'une matière artificielle; ensuite, regardez l'air que j'aperçus vif et pur à certaines places, et trouble et terne à d'autres. Considérez encore le merveilleux spectacle que me donnèrent les nuages formés d'une vapeur condensée: dans la principale échappée de vue, ils paraissaient suspendus au milieu des édifices dont ils rasaient les toits, et ils s'étendaient ainsi jusqu'à l'avant-dernière ligne de l'horizon; tandis que, sur la droite, l'air était comme chargé d'une épaisse fumée qui se répandait en flocons noirâtres. Mais je fus surtout émerveillé des diverses couleurs qui teignaient les nuages. Les plus rapprochés brillaient des feux ardents de l'astre solaire, et les plus éloignés étaient empourprés d'une nuance de vermillon beaucoup moins vive. Avec quels admirables traits le pinceau de la nature poussait les nuages et les éloignait des palais, de la même manière que le Titien les repousse et les fait paraître éloignés dans ses paysages! Dans certaines parties, on voyait apparaître un vert-azur, et dans d'autres un azur-vert, réellement composé par le caprice de la nature, cette maîtresse des maîtres. Par l'opposition des lumières et des ombres, elle présentait en relief ce qui demandait à être vu en relief, et dans un fond obscur [Pg 231]ce qui exigeait une dégradation dans les teintes. Je fus tellement frappé de ce spectacle que, connaissant combien votre pinceau brille de l'intelligence de votre esprit, je m'écriai trois ou quatre fois: O Titien, où es tu? En vérité, si vous aviez peint ce que je vous décris, vous feriez tomber les hommes dans cette stupeur qui s'empara de moi, lorsqu'ayant contemplé ce que je viens de vous raconter, j'en conservai le souvenir dans mon esprit beaucoup plus longtemps que ne dura cette merveilleuse peinture.»
En lisant cette admirable description, on voit que l'Arétin, ami du plus grand des peintres coloristes, savait lui-même apprécier en artiste les grands effets des ombres et des lumières. Il avait dû sans doute à son intimité avec le Titien de perfectionner son goût et d'apprendre à connaître l'emploi des couleurs, en distinguant les nuances, leurs demi-teintes et leurs dégradations au moyen du clair-obscur. Toutefois, quoiqu'il paraisse avoir préféré l'école coloriste du Titien à toutes les autres, il ne parle jamais de Raphaël ou de Michel-Ange qu'avec les plus grands éloges, et il admirait ces deux grands maîtres à l'égal du Titien. Aussi, malgré les exagérations souvent ampoulées de ses louanges, les jugements qu'il a portés des principales oeuvres des artistes de son temps ont été depuis confirmés par les critiques les plus accrédités et les plus célèbres.
Les chefs-d'oeuvre dont le Titien embellissait Venise ne purent empêcher ses ennemis de l'accuser [Pg 232]d'avoir apporté peu de soin aux peintures dont il avait été chargé pour le palais ducal. Une lettre de l'Arétin, de février 1545, en nous révélant cette circonstance, nous apprend aussi que la sérénissime république lui avait rendu complètement justice, en repoussant cette calomnie. On sait qu'après la mort de Gian. Bellini, le Titien, ayant achevé dans la salle du grand conseil le tableau dans lequel Frédéric Barberousse, agenouillé devant la porte de Saint-Marc, fait amende honorable au pape Alexandre III qui lui met le pied sur la gorge, le sénat le récompensa en lui accordant, dans l'entrepôt des Allemands, l'office de la senseria, dont le revenu annuel était de trois cents ducats. L'obligation imposée à cet office était de faire, à chaque élection, le portrait du nouveau doge, moyennant huit écus seulement. Ce portrait était ensuite exposé dans une salle publique du palais de Saint-Marc[265]. Le Titien fit ainsi les portraits des doges Loredano, Grimani, Andréa Gritti, son protecteur; Pietro Landi, Francesco Donato, Marc Antonio de Trévise, et Venerio[266]. Il excellait dans cette partie de l'art, et depuis aucun artiste ne l'a surpassé ni même égalé. Il fit, en 1545, pour l'évêque Paul Jove, ami de l'Arétin et le sien, un portrait du jeune Barbaro Daniello, que ce prélat devait placer dans la collection des portraits qu'il possédait de la main des plus fameux artistes[267].
[Pg 233]En répondant à la lettre par laquelle l'Arétin lui annonçait l'envoi de ce tableau, Paul Jove le prie de demander au Titien de faire une esquisse coloriée de sa figure, afin de pouvoir la placer dans sa collection de portraits[268].
Cette même année, le Titien se rendit à Rome, qu'il n'avait pas encore visitée, pour faire les portraits du pape Paul III, du cardinal et du duc Ottaviano Farnèse. Pendant son séjour, dit Vasari[269] il fut comblé de présents par le pape et ses neveux. L'Arétin lui écrivit à cette occasion, en octobre 1545[270], pour le féliciter de cette réception, et le prier d'offrir ses compliments au Bembo, devenu alors cardinal, et qui avait quitté Venise pour habiter Rome. Dans cette lettre, il donne au Titien d'excellents conseils sur la conduite qu'il devait tenir à Rome, pour y profiter de la vue des chefs-d'oeuvre de Raphaël et de Michel-Ange, conseils qui montrent bien que l'Arétin savait admirer les grands dessinateurs à l'égal des grands coloristes.—«Que vous regrettiez maintenant, lui dit-il, que la fantaisie qui vous a poussé à visiter Rome ne vous soit pas venue il y a vingt ans, je le crois facilement; mais, si vous êtes émerveillé en la voyant telle qu'elle est aujourd'hui, qu'auriez-vous fait si vous l'eussiez vue à l'époque où je l'ai quittée?
[Pg 234]Sachez bien que cette grande ville est, au milieu des perturbations, semblable à un prince illustre revenu de l'exil: les révolutions troublent son gouvernement et le détournent de faire le bien; et néanmoins, telle est la force de sa vertu, qu'il parvient à réparer le mal. Il me semble que j'ai encore un mois à attendre que vous soyez revenu, pour vous entendre raconter ce que vous pensez des statues antiques de Rome, et pour que vous me disiez si le Buonarotti l'emporte sur elles en beauté, ou si sa valeur est inférieure; et en quoi Raphaël s'éloigne de ce grand maître ou le surpasse dans sa manière de peindre. J'aurai plaisir à raisonner avec vous de cette grande oeuvre du Bramante, à Saint-Pierre, et des travaux des autres architectes et des sculpteurs. Fixez bien dans votre mémoire le faire de chaque peintre fameux, et, en particulier, de notre Fra Sebastiano. Examinez avec attention les médailles antiques, et n'oubliez pas de comparer en vous-même les figures du compère Sansovino avec les statues des artistes qui ont la prétention d'être ses émules, et qui sont blâmés avec raison de cette présomption. Enfin, tenez vous au courant des usages de la cour et des moeurs des courtisans, aussi bien que de l'art de la peinture et de la sculpture; et, surtout, arrêtez-vous devant les oeuvres de Perino del Vaga, car il a une intelligence admirable. Au milieu de tout cela, souvenez-vous de ne pas vous oublier, dans la contemplation du Jugement de la chapelle Sixtine, à ce point que vous perdiez [Pg 235]l'esprit de retour, de telle sorte que vous restiez absent tout l'hiver, loin de moi et de Sansovino.».
Le Titien réussit si bien dans le portrait de Paul III, qu'il fit à Rome, qu'on aurait pu appliquer à cette peinture les vers du Dante:
Aussi, l'effet que ce tableau produisit fut-il prodigieux. Francesco Bocchi raconte[272] que ce portrait ayant été mis au soleil afin qu'il prît mieux le brillant du vernis, chaque passant, tant la ressemblance était vivante, s'inclinait, se découvrait et saluait, de la même manière qu'il aurait fait, s'il eût été devant le pontife en personne.
Il est certain que la beauté de cette oeuvre attira sur le Titien les bonnes grâces de tous les Farnèse et de Paul III, en particulier. Aussi Fra Sebastiano, qui était en possession de l'office del Piombo, étant venu à mourir en 1547, le pape s'empressa d'offrir cette charge lucrative au Titien, afin de l'attirer et de le retenir à Rome. Mais le digne artiste refusa cet honneur et ce profit, préférant rester dans sa chère Venise pour continuer à y vivre au milieu de ses amis, avec l'independance que comportait la sérénissime république; laquelle, pourvu qu'on ne [Pg 236]s'occupât pas de ses affaires, souffrait volontiers l'opposition que l'on pouvait faire aux autres États. L'Arétin félicite son ami d'avoir pris cette résolution, et il le loue fort de donner à Venise la préférence sur Rome, et surtout de n'avoir pas voulu consentir à abandonner son habit laïque pour endosser le vêtement; ecclésiastique que devait porter il frate del Piombo[273].
Le séjour de Rome ne fut pas inutile au grand artiste: Giov. Batista Leoni, dans une lettré au Montemazzano, peintre véronais, élève de Paul Caliari, rapporte avoir entendu dire au Titien lui-même, pendant que dans sa jeunesse il allait souvent dans son atelier pour apprendre la peinture, qu'après avoir été à Rome, il avait grandement amélioré sa manière: car, ajoutait-il, soit que l'on recherche la force du dessin, la vivacité du coloris, la beauté de la composition ou la fidélité de l'imitation, toutes qualités nécessaires à un peintre, on les trouve réunies dans cette ville, au plus haut degré d'excellence et de perfection[274].
C'est après son retour de Rome que le Titien entreprit les portraits du roi d'Angleterre et de son fils, que l'Arétin le pria de terminer, pour être utile au seigneur Ludovico dell' Armi[275]: mais nous n'avons trouvé aucune explication sur la circonstance à laquelle ce passage fait allusion.
En décembre 1547, le Titien fut appelé en Allemagne, à la cour de Charles-Quint, qui voulait que l'artiste fît de nouveau son portrait. L'Arétin lui écrivit pour l'engager à accepter cette invitation, le féliciter d'avoir inspiré à ce grand souverain une si haute estime, et le charger de ses hommages pour ce prince[276].
Mais il paraît que l'artiste ne se mit pas en route immédiatement: il voulut finir, pour son ami, la répétition' d'un Christ qu'il destinait à l'empereur. Il lui envoya cette copie de sa main, le jour de Noël 1547: elle excita l'admiration de l'Arétin au plus haut degré; il l'en remercia par la lettre suivante:
«La copie de ce Christ, vivant et vrai, destiné à l'empereur, que vous m'avez envoyée le matin de Noël, est le présent le plus précieux qu'un roi pourrait donner pour récompense à celui auquel il voudrait témoigner toute sa bienveillance. D'épines est la couronne qui enserre sa tête, et c'est bien du sang que leurs pointes font couler. L'instrument de la flagellation ne ferait pas autrement enfler les membres immortels de cette sainte image, et ne les rendrait pas plus livides que votre divin pinceau ne les a représentés livides et enflés. La douleur imprimée sur la figure de Jésus excite au repentir tout chrétien qui admire les bras coupés par les cordes qui lui lient les mains; qui contemplera le supplice du roseau placé dans sa main droite, apprendra à [Pg 238]devenir humble; et nul ne conservera en soi-même le moindre sentiment de haine ou de rancune, en voyant la résignation et la grâce qui ornent son visage. Aussi, ma chambre à coucher ne paraît plus un lieu mondain, mais un temple consacré à Dieu: tellement que je suis disposé à convertir mes plaisirs en prières et ma luxure en chasteté.—J'en rends grâce à votre talent et à votre courtoisie[277].»
L'Arétin ne se contenta pas d'admirer seul ce chef-d'oeuvre: dans l'excès de son ravissement, il écrivit ce petit billet au Sansovino:
«Messer Iacopo, que j'aime comme un frère, venez voir le Christ que le Titien m'a donné, je vous en prie. Car, en le voyant ensemble, nous pourrons, la louange et l'honneur étant l'aliment du génie et des arts, combler de louange et d'honneur le nom et le talent d'un si grand maître[278] .»
D'après la description de l'Arétin, ce tableau paraît avoir beaucoup de ressemblance avec celui qui est au Louvre. Nous ignorons si c'est le même; mais, en l'admettant, on pourra facilement juger qu'il n'y avait rien d'exagéré dans l'admiration qu'il inspirait à l'Arétin. Le buste de Tibère, que l'on aperçoit au-dessus de la porte du Prétoire, est une réminiscence des marbres antiques que le Titien avait admirés à Rome; et l'on voit, à la pureté du dessin du Christ et des soldats romains qui le frappent et le torturent, que l'artiste avait profité de son [Pg 239]séjour dans la ville des chefs-d'oeuvre de Raphaël et de Michel-Ange. Quel devait être l'effet produit par ce tableau, si l'on se reporte à l'époque où, venant d'être achevé, il brillait de tout l'éclat des couleurs du plus grand coloriste qui ait jamais existé! L'Arétin avait donc raison de se glorifier et de se réjouir de posséder un tel chef-d'oeuvre. Aussi, Lodovico Dolce, après avoir fait remarquer que le talent d'un peintre consiste principalement à savoir disposer les formes, de manière à montrer la perfection de la nature, ajoute: «C'est en quoi l'illustre Titien se montre divin et sans égal, non pas seulement à la manière que le monde croit, mais de telle sorte que, réunissant la perfection du dessin à la vivacité du coloris, ses compositions ne semblent pas peintes, mais vivantes[279].»
Le Titien partit pour l'Allemagne, après avoir terminé la copie qu'il avait donnée à son ami. Nous voyons, par une lettre de ce dernier, écrite en avril 1548, qu'à cette époque il était arrivé à la cour de Charles-Quint. L'Arétin se plaint de n'avoir reçu qu'une seule lettre de lui, et l'engage à ne pas se laisser aller à l'orgueil que pourrait lui inspirer la réception de l'empereur[280]; mais il s'apaise bien vite en accusant réception d'une seconde lettre de son ami[281].
L'Espagne possède un grand nombre de tableaux [Pg 240]de premier ordre du Titien; quelques-uns d'eux sont indiqués dans sa vie par Vasari. Raphaël Mengs, qui visita les galeries de Madrid et d'Aranjuez en mars 1776, a fait, dans une lettre adressée à don Antonio Pons, la description des oeuvres de ce maître, qu'il admira dans ces collections. Il fait remarquer toutefois que quelques-unes de ces peintures, exécutées par le Titien, à Venise, dans sa vieillesse, n'ont pas le mérite de celles qu'il avait faites sous le règne de Charles-Quint[282].
C'est après son retour à Venise qu'il fit le portrait de l'une des maîtresses de G. Battista Castaldi, un des généraux de Charles-Quint et protecteur de l'Arétin, qui lui a écrit un grand nombre de lettres[283]. Le Titien lui envoya ce portrait avec le billet suivant: «Illustre seigneur, par les dernières lettres si aimables et si chères que vous m'avez adressées, j'ai appris le grand désir qu'a votre seigneurie de posséder quelque nouvelle peinture de ma main; et parce que ma volonté, très-disposée à vous complaire, voudrait vous témoigner, par quelque effet signalé, que le seigneur Castaldi est mieux traité que tant et tant d'autres seigneurs, ne pouvant lui faire un don plus précieux, j'ai résolu de lui envoyer le portrait d'une de ses maîtresses que j'ai en ma possession. Maintenant, que le goût exercé de votre seigneurie juge de la verve qui sait animer mon pinceau, lorsqu'il a un sujet qui lui plaît et [Pg 241]qu'il travaille pour un personnage illustre[284].»
Le Titien ne resta pas longtemps à Venise; il repartit, en 1550, pour aller rejoindre à Augsbourg Charles-Quint, qui ne se lassait pas de le voir travailler, et qui voulait avoir de sa main un dernier portrait qui le représentât dans sa vieillesse[285]. Après son arrivée dans cette ville, il rendit compte à l'Arétin, par une lettre du 11 novembre 1550, de sa première entrevue avec l'empereur: «Seigneur Pietro, compère vénéré, je vous ai écrit par messer Enea (Vico Parmigiano) que je tenais vos lettres sur mon coeur, attendant l'occasion de les donner à Sa Majesté. Le jour qui suivit son départ, je fus mandé par elle: après les compliments d'usage, et lorsqu'elle eut examiné les peintures que je lui avais apportées, elle me demanda de vos nouvelles, et si j'avais votre lettre. Je lui répondis affirmativement, et je la lui présentai. L'empereur l'ayant lue tout bas pour lui, la lut ensuite de manière à ce que l'altesse son fils, le duc d'Albe, don Louis d'Avila et les autres seigneurs qui étaient dans sa chambre, pussent l'entendre... Ainsi, cher frère, je vous ai rendu le service que l'on rend à un véritable ami, ainsi que vous l'êtes; et si je puis vous servir en autre chose, ne craignez pas de me transmettre vos ordres. Le duc d'Albe ne passe jamais un jour sans parler avec moi du divin Arétin, parce qu'il vous aime beaucoup, et il dit qu'il veut être votre agent auprès de Sa Majesté. Je lui ai [Pg 242]dit que vous illustreriez un monde, que ce que vous possédez est à tous, que vous donnez aux pauvres jusqu'aux vêtements que vous avez sur le dos, et que vous êtes l'honneur de l'Italie, comme c'est la vérité, et comme on le sait.... Soyez donc sans inquiétude, et conservez-moi votre bon souvenir, saluant le seigneur Iacomo Sansovino de ma part[286].»
L'Arétin lui répondit immédiatement: il le félicite de la réception que l'empereur lui a faite; mais il se félicite plus encore lui-même de l'honneur que ce grand monarque lui avait fait en lisant les lettres qu'il lui avait adressées. «Qui n'éprouverait la plus grande consolation en apprenant avec quelle bienveillance, aussitôt qu'elle vous aperçut, Sa Majesté vous demanda des nouvelles de ma santé, et si vous, lui apportiez des lettres de moi; ajoutant, après avoir lu lentement et à haute voix ce que je lui avais humblement écrit, qu'elle me répondrait sous peu; disant cela en présence de Son Altessse, du duc d'Albe et de d'Avila, ce qui est un honneur incomparable. Aussi, j'en rends grâces à Dieu du fond de mon âme, car cette faveur vient de sa bienveillance et nullement du mérite que je puis avoir. Je ne vous en dirai pas davantage, homme divin, et je ne vous remercierai pas, parce qu'à nous deux nous ne faisons qu'un[287].»
Le Titien, après son retour à Venise, ayant fait, en 1553, le portrait de Francesco Vargas, pria l'Arétin [Pg 243]de composer un sonnet à la louange de Ce seigneur; il lui envoya le suivant, qui fait autant reloge du peintre que du personnage[288]:
Telles furent les relations de l'Arétin avec l'illustre chef de l'école vénitienne; et l'on voit quelle intimité régnait entre eux: cette intimité ne fut pas moins grande avec le Sansovino.
Cet artiste, né à Florence en 1477, avait suivi dans sa jeunesse les leçons d'Andréa Contucci di Monte Sansovino, dont il retint le nom: Vasari fait remarquer qu'une étroite amitié l'avait uni dans son enfance avec Andréa del Sarto, et que cette amitié fut très-utile à l'un et à l'autre[289]. Il avait été appelé à Rome par Giuliano di San-Gallo, architecte de Jules II, et il y avait exécuté de nombreux travaux. C'est là qu'il avait connu l'Arétin, et qu'il s'était lié [Pg 244]avec lui, comme Fra Sebastiano, G. da Udine et beaucoup d'autres artistes illustres: ce qui prouve, en passant, que l'Arétin n'était pas d'un caractère aussi difficile que ses ennemis ou ses critiques voudraient le faire croire. Après le sac de Rome, le 27 août 1527, par les troupes du connétable de Bourbon, le Sansovino parvint à s'échapper, et, après avoir passé quelque temps à Florence, il résolut d'aller se fixer à Venise. L'amitié qui l'unissait à l'Arétin fut-elle la cause déterminante de cette résolution? On serait tenté de le croire, si l'on réfléchit qu'il passa le reste de sa vie dans son intimité et celle du Titien, sans qu'aucun nuage ne soit jamais venu refroidir ces douces relations. Une fois établi à Venise, le Sansovino ne voulut plus la quitter, imitant en cela l'exemple de l'Arétin. En 1537, Giov. Gaddi, clerc apostolique, et plusieurs cardinaux le pressèrent de revenir à Rome, où le pape Paul III lui offrait des travaux considérables. Mais il refusa, pour ne pas s'éloigner de ses deux amis et pour ne pas quitter Venise. L'Arétin loua fort sa résolution par une lettre du 20 novembre 1537, qui contient une énumération de tous les travaux exécutés par le Sansovino jusqu'à cette époque, soit à Rome, soit à Florence, soit à Venise.» Il ne me paraît pas étonnant, lui dit-il, que le magnanime Giov. Gaddi, clerc apostolique, avec les cardinaux, et le pape lui-même vous tourmentent de leurs lettres et de leurs instances pour que vous retourniez à Rome, afin de la décorer de nouveau de vos oeuvres: mais j'aurais bien mauvaise [Pg 245]opinion de votre jugement, si vous cherchiez à quitter le nid où vous êtes en sûreté pour affronter le péril, abandonnant les sénateurs vénitiens pour les prélats courtisans. Mais on doit toutefois leur pardonner les offres qu'ils vous font, sachant que vous êtes capable de restaurer les temples, les statues et les palais de Rome. Ils ne contemplent jamais l'église des Florentins que vous avez bâtie sur le Tibre, au grand étonnement de Raphaël d'Urbin, d'Antonio da San Gallo et de Balthasar de Sienne; et ils ne se tournent pas du côté de San Marcello, votre oeuvre, ni des figures de marbre, ni du tombeau des cardinaux d'Aragon, de Sainte-Croix et d'Aginense, qu'ils ne regrettent l'absence du Sansovino. Florence ne la regrette pas moins, tandis qu'elle admire la vie que vous avez su donner au Bacchus placé dans les jardins Bartolini[290], et tant d'autres oeuvres sculptées ou jetées en bronze. Mais ils resteront privés de votre présence, parce que votre génie a trouvé un asile digne de lui dans la noble Venise, que vous embellissez chaque jour des créations de votre ciseau et de votre intelligence. Qui ne loue les travaux que vous avez entrepris pour soutenir l'église (la coupole) de Saint-Marc? Qui n'est émerveillé à la vue de l'ordre corinthien de la Misericordia? Qui ne reste stupéfait de la construction dorique de la Zecca (Monnaie)? Qui ne s'étonne de voir l'oeuvre dorique placée sur le soubassement ionique de l'édifice commencé [Pg 246]en face le palais de la Seigneurie? Je ne parle pas du palais Cornari dont vous venez de jeter les fondements; de la Vigna, de la Notre-Dame-de-l'Arsenal, de cette admirable Mère du Christ, qui offre la couronne au protecteur de cette ville[291].»
Cette lettre contribua sans doute à affermir le Sansovino dans sa résolution de ne pas quitter Venise. Il y resta donc, et refusa, quelque temps après, une proposition singulière qui lui fut faite par ses anciens compatriotes. En 1537, le Sansovino reçut de la république de Florence, qui venait de chasser les Médicis, après le meurtre du duc Alexandre, assassiné le 6 janvier 1536, l'invitation de faire la statue de l'un de ses meurtriers, Lorenzo di Pier Francesco de'Medici, qui prenait le nom de libérateur de la patrie. Comme l'artiste résistait à cette invitation, parce qu'il se rappelait les faveurs qu'il avait reçues des Médicis dans sa jeunesse, un des conjurés, connaissant l'empire que le Titien exerçait sur le sculpteur, lui écrivit, pour le prier d'engager son ami à ne pas refuser cette grâce à sa patrie. Mais il ne paraît pas que le Sansovino ait voulu accepter ces propositions[292].
Nous avons dit[293] que l'Arétin avait fait sculpter par le Sansovino le buste du capitaine Jean de Médicis dont le Titien avait peint le portrait. C'est en 1545 que, ce buste fut exécuté: par une lettre écrite [Pg 247]dans le mois de mai de cette année, il lui recommande de rajeunir le portrait du Titien, qui avait donné à la figure de Jean de Médicis l'air d'un homme de quarante ans, tandis que le capitaine des bandes noires était mort à l'âge de vingt-huit ans[294].
La faveur dont le Sansovino jouissait auprès du doge, des procurateurs de Saint-Marc et du sénat vénitien, ne purent empêcher l'envie de s'attachera sa gloire et de lui susciter de grands chagrins. Il avait été chargé des travaux de la bibliothèque de Saint-Marc. En 1545, cette entreprise touchait à sa fin, puisqu'il ne restait plus à faire que la voûte de la partie occupée par les procuraties de Saint-Marc. Cette voûte, à peine achevée^ s'écroula, soit que l'architecte eût mal calculé la résistance des pierres ou des supports, soit, comme le dit l'Arétin dans une lettre écrite au Titien, à cette occasion[295] que cet accident eût été causé par les ouvriers, par la rigueur de l'hiver ou par le bruit des détonations de l'artillerie que l'on avait tirée pour saluer l'arrivée de quelques navires. Quoi qu'il en soit, le Sansovino, en sa qualité d'architecte, fut considéré comme responsable de cet accident: il fut mis en prison par ordre du sénat, et condamné à une forte amende. Mais ses amis ne l'abandonnèrent point. Le Titien, l'ami du doge et du patriarche Grimani, l'Arétin, l'ambassadeur de Charles-Quint, don Diego de Mendoza, sollicitèrent son élargissement et obtinrent que le sénat [Pg 248]revînt sur sa première décision. Le Sansovino fut rendu à la liberté, réintégré dans son emploi d'architecte de Saint-Marc, payé pour rétablir la voûte, et, par conséquent, exempté de l'amende à laquelle il avait été d'abord condamné[296].
L'Arétin, qui s'était vivement affligé avec le Titien du malheur arrivé à leur ami commun, fut le premier à le féliciter de la justice qui lui avait été rendue. Le Bembo, alors cardinal et fixé à Rome, mais qui avait habité longtemps Venise, où il avait vécu dans l'intimité du Sansovino, du Titien et de l'Arétin, n'était pas resté étranger à la décision favorable du sénat vénitien. Aussi, le Sansovino s'empressa-t-il, par une lettre d'avril 1548, de l'informer de l'achèvement de la bibliothèque de Saint-Marc, en l'assurant que ses envieux avaient exagéré beaucoup l'importance de l'accident qui était arrivé à la voûte en construction[297].
Comme Titien, le Sansovino donnait souvent à l'Arétin quelques-unes de ses oeuvres, que celui-ci offrait à des personnages puissants de cette époque, pour se procurer leurs bonnes grâces. En 1552, il lui avait donné un grand bas-relief, représentant le Christ mort entre les bras de sa mère; et leur ami commun, l'imprimeur Francesco Marcolino, lui conseillait de le conserver précieusement: il eu fit [Pg 249]néanmoins cadeau à Vittoria Farnèse, nièce du pape Paul III. Dès que cette oeuvre parvint à Rome, elle y fut l'objet de l'admiration de tous les artistes et de Michel-Ange lui-même[298].
Suivant Vasari, peu suspect de partialité en faveur des artistes vénitiens, «les connaisseurs disaient que Sansovino était, en général, inférieur à Michel-Ange, mais qu'il le surpassait en certaines choses. En effet, la beauté des draperies, des têtes de femmes et des enfants sculptés par Iacopo n'a jamais été égalée par personne. Ses draperies sont si légères, si souples, qu'elles laissent deviner le nu: ses enfants ont une vérité de formes qui approche de celle de la nature; ses têtes de femmes ont une douceur, une grâce, une élégance auxquelles rien ne saurait se comparer, ainsi que le témoignent clairement plusieurs de ses Madones, de ses Vénus et de ses bas-reliefs[299].»
Le Sansovino, comme le Titien, poussa sa carrière jusqu'aux dernières limites de la vie humaine, et, comme l'illustre peintre, il conserva toutes ses facultés jusqu'à la fin. Il mourut à Venise le 2 novembre 1570, à l'âge de quatre-vingt-treize ans, treize années après l'Arétin, laissant le Titien survivre seul à cette longue intimité qui les avait unis tous les trois pendant plus de trente années. Le Titien avait pleuré la mort de l'Arétin, et l'on raconte que, pour adoucir sa douleur, il quitta Venise et fit un [Pg 250]voyage à Cadore, son pays natal[300]. Il ne donna pas moins de regrets à la perte du Sansovino, car l'âge n'avait rien enlevé à la vivacité de ses sentiments.
Ce fut la gloire de Venise d'avoir attiré dans ses murs, par l'indépendance dont on y jouissait, et par les encouragements éclairés que sa noblesse donnait aux arts, les maîtres les plus éminents de cette époque, Michel-Ange seul excepté. C'est ainsi qu'avec le Titien et le Sansovino, on y vit briller presqu'en même temps, le Giorgione, Paris Bordone, le Pordenone, le Tintoret, Andréa Schiavoni, Paul Veronèse, et l'architecte Palladio qui, continuant l'oeuvre commencée par le Sansovino, orna Venise des plus beaux palais de l'Italie.
Après le Titien et le Sansovino, Lione Lioni d'Arezzo est, de tous les artistes de cette époque, celui avec lequel l'Arétin conserva pendant toute sa vie les relations les plus intimes et les plus suivies.
Cet artiste, graveur en médailles, fondeur et sculpteur, d'un grand talent, était natif d'Arezzo, et d'une famille unie par des liens de parenté avec celle de l'Arétin. Aussi ce dernier le traita-t-il toujours avec une cordialité particulière, l'appelant son fils et lui témoignant un intérêt qui ne se démentit jamais, même dans des circonstances où Lione mit sa protection à de difficiles épreuves.
Vasari[301] dans la biographie qu'il consacre à Lione, ne donne aucuns détails sur sa jeunesse.[Pg 251] Nous voyons, par une lettre que Lione écrivait à l'Arétin le 23 avril 1537, qu'à cette époque, il devait, aux recommandations de ce protecteur puissant, d'être employé à Padoue et à Venise comme graveur en médailles Il s'excusait de n'avoir pas encore terminé la médaille de la duchesse de Salerne, que l'Arétin lui avait commandée, et se mettait à la disposition de Bernardo Tasso, le père du Tasse. Enfin, il était déjà fort répandu dans la haute société de Venise et de Padoue, car il explique à l'Arétin qu'il lui écrit de la maison de messere Giorgio, secrétaire de la duchesse, qu'il avait suivie à Padoue. On voit aussi qu'il devait à l'amitié de l'Arétin d'être bien avec Francesco Marcolino, Niccolò et Ambrogio, et les autres personnages avec lesquels son protecteur entretenait des relations d'intimité.
Lione ne démentait pas le reproche que Dante adresse aux naturels d'Arezzo[302]: il était emporté, querelleur, vindicatif et, de plus, très-jaloux des autres artistes. Benvenuto Cellini s'étant rendu de Venise à Padoue pour y faire le portrait[303] du cardinal Bembo, reçut de cet ami des artistes un prix très-élève de l'ébauche qu'il lui avait présentée. Cette générosité excita la colère du fougueux Lione, qui était alors occupé à faire le coin destiné à frapper la médaille de la tête de Bembo, devenu cardinal.
A cette occasion, l'Arétin lui écrivit, le 25 mai 1537, la lettre suivante[304]:
«Vous, mon fils, vous ne seriez ni d'Arezzo ni doué de talent, si vous n'aviez l'esprit bizarre: mais il faut voir la fin des choses et ensuite. Jouer ou blâmer à propos. De ce que monseigneur (Berabo) a si largement payé, comme on peut le dire, Débauche de son portrait, vous devez vous réjouir, parce que, comme il est la bonté en personne et doué du jugement le plus exquis, il ne manquera pas de rémunérer aussi largement le coin de votre médaille. Sa seigneurie, en se montrant aussi libérale que vous le dites, a voulu prouver la haute opinion qu'il a de Benvenuto, lui tenir compte des deux années qu'il a mises à venir le trouver de Rome à Padoue, et faire éclater l'amour qu'il lui porte. Vous feriez bien de lui montrer le coin d'acier sur lequel est gravée sa tête, avec l'empreinte que vous en avez tirée, afin de voir ce qu'il en dira. Ici se trouvent le Titien et le Sansovino, avec une réunion de connaisseurs qui en sont émerveillés: ils rendront justice à votre travail, et je ne puis croire que le Bembo manque à son honneur et s'y connaisse assez peu pour ne pas remarquer la différence. Il est bien vrai, toutefois, que l'amitié qui a vieilli avec la personne qui en est l'objet, obscurcit le plus souvent les yeux et les empêche de bien juger des choses. Mais votre oeuvre ne doit pas être soumise [Pg 253]à sa seule appréciation, bien qu'il soit bon connaisseur: il faut la montrer et à lui et à ceux qui auront plaisir à la voir, et réserver votre colère pour les besoins. Voici tout ce que j'ai à vous dire aujourd'hui, en réponse au conseil que vous me demandiez.»
Nous ignorons si la tête du Bembo, gravée par Lione, l'emporte effectivement sur celle dessinée par Benvenuto Cellini: toutefois, les autres médailles que l'artiste d'Arezzo a exécutées donnent la plus haute idée de son talent, et lui assignent une place très-distinguée parmi les graveurs en médailles de cette époque.
Lione ne resta pas longtemps à Venise. Entraîné par le désir de voir Rome, il ne tarda pas à s'y rendre et fut bientôt recherché, grâce à son talent, non moins qu'à la toute-puissante recommandation de son redouté protecteur. Il y était depuis quelque temps et commençait à se faire distinguer dans la foule d'artistes habiles qui habitaient cette ville, lorsqu'emporté par son caractère vindicatif, il blessa grièvement, dans un véritable guet-apens, le joaillier du pape, par lequel il prétendait avoir été offensé. De tels événements n'étaient pas rares dans ce siècle: on peut voir dans les mémoires de Benvenuto Cellini que, chaque jour, Rome était le théâtre de ces attentats qui n'étaient blâmés par l'opinion générale d'alors que lorsqu'ils n'avaient pas complètement réussi. Nous empruntons à une lettre d'un des amis de Lione, Iacopo Giustiniano, [Pg 254]adressée à l'Arétin, de Rome, le 16 mai 1540[305], le naïf récit de cette aventure, qui mit d'abord notre artiste à deux doigts de sa perte, et qui fut ensuite, comme on le verra, la véritable origine de sa fortuné.
«Lione d'Arezzo, non moins distingué par sa naissance que par son talent, m'a prié d'écrire à votre seigneurie, pour lui faire connaître en détail tous les malheurs qui lui sont arrivés depuis peu de temps, n'ayant pu en obtenir la permission à cause de son départ précipité. Vous saurez donc que, se trouvant aussi avancé dans sa profession que considéré des grands de cette cour, il était exposé, par suite de la jalousie et de la méchanceté qu'excitait contre lui la supériorité de son talent, aux persécutions de quelques artistes médiocres de sa profession, et principalement d'un certain Pellegrino di Lenti, Allemand de nation, joaillier du pape. Cela vint à ce point qu'ayant su que cet homme l'avait traité non-seulement de faussaire, mais l'avait chargé d'autres accusations non moins graves, et qu'en outre, il avait diffamé l'honneur de sa femme, il délibéra en lui-même d'en tirer une vengeance que rien ne pourrait effacer. C'est ainsi que le premier de mars, à l'heure de l'Ave Maria, il lui fit une si affreuse balafre sur le visage, qu'à le voir maintenant il paraît un monstre difforme, et que rien, si ce n'est la mort, ne pourra désormais l'en guérir. Le lendemain, bien qu'il eût fait le coup de propos délibéré et sans que personne le sût, il arriva qu'un nommé Iacopo Balducci, directeur de la Monnaie de Rome, qui avait également été accusé de faux par ledit Pellegrino et ses émules, et qui était sorti de prison peu de jours avant l'événement, fut arrêté de nouveau et incarcéré avec Lione. Le juge, pensant que le coup avait été fait à l'instigation de ce Iacopo, sans autre indicé que l'amitié qui l'unissait à Lione, ordonna que ce dernier fût immédiatement mis à la question[306]. Pendant plus d'une grande heure qu'il y resta, Lione supporta deux épreuves avec courage et avec une âme virile. Mais le sévère magistrat ayant fait venir devant ses yeux sa vieille mère et sa pauvre femme, déjà liées, afin qu'elles fussent appliquées également à la question, il avoua sur-le-champ ce dont il était accusé, l'amour qu'il portait à sa mère et à sa femme ne permettant pas qu'il laissât ces pauvres innocentes expier sa propre faute. C'est pourquoi il fut aussitôt condamné à avoir la main droite coupée. Déjà le billot avait été dressé, et le chef des sbires était arrivé pouf exécuter cette cruelle sentence, lorsque survint un ordre de notre seigneur le pape, prescrivant qu'il fût sursis à l'exécution. Cet ordre avait été expédié à la sollicitation de monseigneur Achinto et de monseigneur Durante, lesquels, émus de pitié, avaient obtenu que Lione conservât sa main. Il demeura ainsi entre la [Pg 256]crainte et l'espérance, soumis à de continuels interrogatoires, jusqu'à la journée d'avant-hier qu'il fut emmené, parce que son adversaire cherchait continuellement par de faux témoignages à le faire tomber dans quelque piège: et comme il savait que Lione était détesté par le sénateur (de Rome), parce qu'il n'avait pu lui faire autrefois je ne sais quel travail, il déclina la juridiction du gouverneur pour cause de suspicion, et il fit tant, que le pape remit la cause audit sénateur et à messere Pietro Antonio. Ces derniers, après avoir reconnu l'innocence de Lione, en ce qui avait rapport aux autres accusations dont il avait été chargé, l'ayant seulement trouvé coupable d'avoir fait cette balafre à Pellegrino di Lenti (s'il peut y avoir crime à cela), le condamnèrent, sous le bon plaisir du pape, aux galères de sa sainteté, dont le capitaine est Meo da Talamone, Corse de nation; sans avoir aucune pitié de sa pauvre mère, de sa femme, de ses petits enfants et de ses frères qu'il nourrissait tous de son travail. En vain il invoqua l'appui des Révérends Cesarini et Ridolfi, et la recommandation de l'illustre seigneur Costanza et de beaucoup d'autres personnages distingués qui tous, protecteurs du talent, s'efforcèrent de venir en aide à l'infortuné jeune homme. Maintenant que votre seigneurie est instruite de tout, qu'elle voie donc à trouver, le plus tôt possible, le moyen d'obtenir la mise en liberté de votre Lione, qui non-seulement vous aime et vous vénère comme un père, mais vous adore comme un Dieu. Ne laissez pas reposer [Pg 257]vôtre plume toute-puissante, car je sais qu'elle est tellement redoutée des princes, qu'elle seule suffirait pour faire sortir des galères un assassin couvert de meurtres; à plus forte raison, un jeune homme de bien et de talent, tel que Lione, qui s'y trouve seulement pour avoir fait une balafre; et à qui? à un homme méchant et décrié, et seulement pour défendre son honneur. Et qui ne l'aurait pas fait? Pour Dieu, seigneur Pietro, Rome entière plaint son sort, tant sa conversation est douce et agréable. Quoique je n'aie avec votre seigneurie aucune relation d'intimité, je me permets de vous le recommander, parce que je l'aime plus que moi-même, en invoquant le respectueux attachement que je vous ai porté, que je vous porte et que je vous porterai tant que je vivrai.»
Cette lettre, dans la naïveté de ses appréciations, contient un tableau aussi exact que curieux des moeurs de ce siècle. On y voit un artiste outragé n'écouter que son ressentiment et se faire justice lui-même^ l'opinion publique d'alors pencher en faveur du meurtrier, et trouver tout naturel qu'il ait foulé aux pieds les lois de la justice et de l'honneur, pour tirer vengeance de propos injurieux et outrageants. On voit aussi comment la justice de cette époque procédait, non-seulement contre les auteurs de pareils crimes, mais contre tous ceux qui tenaient à l'accusé parles liens du sang. Faire appliquer à la question la mère et la femme d'un accusé, afin d'arracher à celui-ci l'aveu de son crime, était [Pg 258]un moyen assez fréquemment en usage dans le seizième siècle; mais nous doutons que jamais, à aucune époque, l'emploi d'un semblable moyen ait pu concilier à la justice le respect des hommes; et nous sommes moins étonnés, en présence d'un procédé si complètement barbare, de voir les hommes demander à leur propre bras la réparation d'un outrage personnel.
Lione ne resta pas longtemps sur les galères du pape. Le Corse Meo da Talamone, qui les commandait, était sous les ordres d'André Doria, alors amiral de l'empereur Charles-Quint. Soit que l'Arétin eût connu ce personnage à la cour de l'empereur, soit que sa réputation seule et la crainte qu'il inspirait aux hommes les plus puissants eussent suffi pour l'autoriser à réclamer la mise en liberté de Lione, toujours est-il qu'il obtint de l'amiral sa grâce entière. Transporté à Gênes sur les galères du pape, Lione y fut rendu à la liberté par ordre de Doria. L'amiral ne borna pas à cet éclatant service la protection que valait à Lione l'amitié de l'Arétin, il lui fit le meilleur accueil et s'efforça de le retenir à Gênes. Mais Lione ne se plaisait pas dans cette ville; accoutumé aux moeurs de Rome, de Florence et de Venise, il ne pouvait se faire à la vie de Gênes. Aussi, écrivit-il à l'Arétin, le 23 mars 1541[307], pour le prier de lui procurer de l'emploi ailleurs.
«Cher et très-respectable patron, lui disait-il, [Pg 259]vous avez sans doute appris, tant par mes lettres que par les récits qui vous ont été faits, ce qui m'arriva lorsque je fus secouru. Après avoir été mis de force sur les galères du pape, j'obtins ma liberté, grâce à André Doria, prince de Melfi, lequel, sans attacher la moindre importance à ce que j'avais fait, donna des ordres de telle sorte que je restai libre à Gênes» Aujourd'hui, que le jeune et obligeant messere Giov... se rend à Venise, j'ai voulu de nouveau vous offrir ma pauvre vie, qui est toujours disposée à vous faire plaisir; et, comme il y a fort longtemps que je n'ai entendu parler de vous, j'ai le plus grand désir d'avoir de vos nouvelles, ainsi que de vos amis de votre académie, tels que le compère messere Tiziano, votre messere Iacopo Sansovino, le compère messere Francesco Marcolino et les autres. Je vous prie instamment de m'écrire, afin que je ne paraisse pas manquer au respect que je dois à leur mérite. Je me retrouve à Gênes recherché par plusieurs grands seigneurs, peut-être parce que le prince (Doria) et le capitaine Giovanettino[308] font mine de me protéger. Mais, étant né dans une autre ville, comme vous savez, les manières de ce pays ne me chaussent pas trop. Aussi, je vous supplie et vous conjure de me faire part de ces faveurs que vous savez si bien répandre sur les hommes de mérite, comme vous avez fait à l'égard de Gianiacopo da Verona, lequel, par votre protection, est parti pour [Pg 260]la Pologne. Je trouverais ainsi un moyen honorable de me délier des obligations que m'impose la bienveillance du seigneur André Doria, et je viendrais à vos ordres. Ainsi, de grâce, je me recommande à vous. Le seigneur marquis del Vasto (du Guast) désirait m'attirer auprès de lui[309], et, pensant peut-être que le seigneur prince ne l'aurait pas eu pour agréable, il ne m'en a plus reparlé. Mais peut-être irai-je avec lui. Ma femme, ma fille et Pompeo[310] se recommandent à votre bienveillance; ils sont venus me trouver au plus fort de l'hiver et sont ici avec moi. Ainsi donc avisez. Pour moi, je reste ici, me moquant de ces sales...[311], priant Dieu de faire mourir les méchants et vivre les bons, mais il en échappera toujours plus qu'on ne voudrait. Ne pouvant rien autre chose, donnez-moi vos ordres et je les exécuterai ponctuellement.»
Soit que l'Arétin eût conseillé à Lione d'accepter les propositions du marquis du Guast, soit que ce seigneur eût fait à Lione de nouvelles offres plus avantageuses que les premières, il est certain que notre artiste quitta Gênes et prit congé d'André Doria, pour s'attacher au glorieux gouverneur du Milanais. Ce fut là l'origine de sa fortune. Le marquis du Guast, aussi distingué par son talent militaire que par son intelligence éclairée des arts, [Pg 261]n'épargnait rien pour honorer son gouvernement, en attirant à Milan les artistes les plus renommés de l'Italie. Connaissant les goûts de son maître et sachant que, par politique autant que par amour du beau, Charles-Quint désirait s'entourer des hommes les plus éminents dans les arts, les lettres et les sciences, il ne tarda pas à lui vanter Lione d'Arezzo comme un artiste très-remarquable. L'empereur voulut le voir et le fit venir d'abord à Bruxelles, ensuite à Madrid, où il lui confia des travaux très-importants. On peut voir, dans Vasari, l'énumération des statues, des bustes et des médailles exécutés par lui en l'honneur de Charles-Quint, «qui l'en récompensa en lui donnant une pension de cent cinquante ducats sur la Monnaie de Milan, une maison dans la rue de'Moroni, le titre de chevalier et divers privilèges de noblesse pour ses descendants. Tout le temps que Lione passa à Bruxelles avec l'empereur, il habita le même palais que ce prince qui, parfois, s'amusait à le regarder travailler[312].»
Il ne fut pas moins employé par les principaux seigneurs de la cour. Vasari rapporte le détail des travaux qu'il exécuta pour le duc d'Albe, le cardinal de Granvelle, les seigneurs Vespasiano et Cesare Gonzaga, le seigneur Giov. Batista Castaldo, le marquis de Pescaire et beaucoup d'autres. On voit de lui, dans la cathédrale de Milan, le tombeau de Jean-Jacques Médicis, marquis de Marignane et frère du [Pg 262]pape Pie IV. Ce tombeau fut exécuté d'après les dessins de Michel-Ange, à l'exception des cinq figures de bronze qui appartiennent à Lione. Ce monument fut payé sept mille huit cents écus, suivant l'accord conclu à Rome par l'illustrissime cardinal Moroni et le signor Agubrio Serbelloni[313].
Devenu riche, Lione se construisit à grands frais, dans la rue de'Moroni, à Milan, une magnifique habitation dédiée à Marc-Aurèle, à cause de la statue équestre moulée en plâtre sur celle qui est au Capitule, qu'il avait placée au milieu de la cour principale[314]. Il rassembla dans cette maison les plâtres moulés sur les meilleurs ouvrages de sculpture antique et moderne, et vécut au milieu des jouissances que donnent les richesses et les arts. C'est dans cette maison que Lione reçut son ami Francesco Salviati à son retour de France: il s'y reposa quinze jours avant de se rendre à Florence[315].
Tout en s'occupant de couler en bronze des statues et des bustes, il ne négligeait pas sa première profession de graveur en médailles. Nous voyons, par une lettre de l'Arétin, de juin 1545[316], qu'il venait de graver la médaille du Molza, leur ami commun. L'Arétin lui adressa de grands éloges à l'occasion de cette oeuvre. «En vérité, lui écrit-il, la ressemblance de notre ami à le cachet de votre [Pg 263]intelligente exécution; elle est tellement frappante, qu'il m'a semblé le voir en personne. Vous faisiez grand tort à la postérité en la privant du glorieux modèle d'un homme aussi célèbre. Reproduisez les traits de pareils personnages, et non de ceux qui se connaissent à peine eux-mêmes, bien loin d'être connus des autres. Le burin ne devrait reproduire aucune tête qui n'eût auparavant été tracée par la renommée, et l'on ne comprend pas que les anciennes lois aient permis qu'on reproduisît sur le métal les ressemblances d'hommes qui n'en étaient pas dignes. C'est ta honte, ô siècle, de souffrir que jusqu'aux tailleurs et aux bouchers soient représentés vivants en peinture!»
L'indignation de l'Arétin se comprend et se justifie si l'on ne veut trouver dans un portrait ou dans une médaille qu'un intérêt historique. Mais, au point de vue de l'art, les traits de l'homme le plus vulgaire présentent souvent autant d'intérêt que ceux des personnages les plus illustres. Qui n'admire certains portraits de Rembrandt ou du Titien, représentant des inconnus, à l'égal des portraits de Balthazar Castiglione, ou du roi François Ier? Sans doute l'esprit est plus satisfait lorsque, par le talent du peintre, il peut connaître la physionomie d'un personnage historique; mais l'art consistant surtout dans le mérite de l'exécution, il importe souvent fort peu à la postérité de pouvoir mettre un nom sur un portrait; il lui suffit que l'artiste, inspiré par son génie, ait su animer, par le contraste des lumières et des [Pg 264]ombres, par la vigueur ou par la grâce de son pinceau, les traits qu'il a voulu rendre.—Mais l'Arétin a raille fois raison de se plaindre des portraits vulgaires, lorsqu'ils n'ont aucun mérite d'exécution, car c'est ajouter à l'insignifiance du personnage la médiocrité de la peinture.
Au reste, dans le siècle de Lione et de l'Arétin, les sculpteurs, les peintres et les graveurs ne reproduisaient que très-rarement l'effigie d'hommes placés dans une condition ordinaire ou obscure; ils réservaient leurs pinceaux, leurs ciseaux et leurs burins pour les rois, les princes, les cardinaux et les grands seigneurs. Il fallait être l'ami du Titien, du Sansovino, de Lione ou d'un autre grand artiste, pour en obtenir un portrait, un buste ou une médaille.
Lione, en particulier, s'attacha à reproduire les traits des grands personnages de son temps. Nous voyons, par une lettre de l'Arétin (avril 1546[317]), qu'il grava sur plusieurs médailles le portrait du pape Paul III. Il avait si bien rendu l'expression de sa physionomie, que l'Arétin lui écrivait que «sans respirer elle respire, et sans mouvement elle paraît se mouvoir.» A la même époque, il exécutait une tasse d'or pour Ferrante Gonzaga, alors gouverneur de Milan; l'Arétin le félicite de travailler pour ce personnage illustre, et l'engage à mettre tous ses soins à le satisfaire, parce qu'il en retirera plus [Pg 265]d'honneur et de profit qu'il ne peut le supposer[318].—Suivant Vasari, Lione coula en bronze, pour Cesare Gonzaga, un groupe représentant don Ferrante, armé, moitié à l'antique, moitié à la moderne, et foulant aux pieds le Vice et l'Envie, par allusion aux ennemis qui avaient vainement essayé de lui nuire auprès de Charles-Quint, au sujet du gouvernement de Milan[319].
En 1552, il venait de terminer des statues en bronze destinées à Charles-Quint: l'Arétin en fait l'éloge, non qu'il paraisse les avoir vues, mais il lui dit que tous ceux qui ont quelque connaissance en sculpture les louent comme elles le méritent, et les admirent à sa très-grande satisfaction, parce qu'il lui est aussi cher pour son talent que pour la parenté qui les unit[320].
Cette même lettre contient une allusion assez curieuse à des propositions de dignités ecclésiastiques qui auraient été faites à l'Arétin, ou du moins que Lione supposait lui avoir été faites par l'évêque d'Arras, le célèbre cardinal Granvelle. L'Arétin répond à Lione qu'il a reçu sa lettre avec celle de l'évêque d'Arras, mais qu'il suppose, à tort, que cette lettre renferme quelque proposition qui soit à son avantage, tandis que l'évêque ne fait que s'excuser de n'avoir pas encore répondu à la lettre qu'il avait adressée à l'empereur, et cela, par la raison que la [Pg 266]renommée avait répandu le bruit, par raillerie, qu'il avait daigné se faire prêtre, à l'aide de quelque dignité qu'on lui aurait conférée. Il ajoute: «Je l'en remercie très-sincèrement, car le jugement de son éminence m'a tellement pénétré l'âme, que j'en comprends le secret.»
Malgré l'obscurité de ce passage, il est facile de voir que l'Arétin n'était rien moins que disposé à se faire prêtre, alors même qu'on aurait voulu lui conférer le cardinalat. Quand bien même, grâce à la toute-puissante protection de Charles-Quint, ses antécédents et sa vie licencieuse n'auraient mis aucun obstacle à cette étrange métamorphose, il est plus que douteux que l'Arétin eût jamais consenti, à quitter Venise et à perdre l'indépendance avec laquelle il y vivait, pour une dignité qui ne pouvait rien ajouter à sa puissance et à sa réputation. D'ailleurs, il lui aurait fallu trop d'efforts et trop d'hypocrisie pour plier son esprit aux convenances de sa nouvelle position: sa réponse à Lione doit donc paraître sincère.
Ce Lione, son parent, et qu'il appelle souvent son fils, était destiné à lui créer constamment des embarras et des inquiétudes; sa bonne fortune ne l'avait pas rendu plus sage, et il avait conservé toute l'impétuosité de ses passions et toute la fougue de son caractère. On a vu l'affreuse vengeance qu'il tira de l'Allemand Pellegrino di Lenti, joaillier du pape; une lettre de l'Arétin, du mois d'avril 1546[321], [Pg 267]prouve qu'il se montra non moins impitoyable à l'égard d'un certain Martine, l'un de ses élèves, que Bottari suppose devoir être le sculpteur Martino Pasqualigo. Nous ne connaissons pas la cause de cette nouvelle vendetta: il paraît seulement que Lione, devenu riche et grand seigneur, n'avait pas voulu faire le coup lui-même, et qu'il en avait chargé l'un de ces bravi, toujours prêts, moyennant salaire, à mettre leurs bras à la disposition de qui en avait besoin. L'Arétin reproche vivement à Lione sa conduite: dans sa lettre, pour ne pas irriter cet homme si emporté, il s'efforce d'employer tour à tour les caresses d'un père et les remontrances d'un ami.
«Si vous avez jamais douté, lui dit-il, que je vous regarde comme un fils, l'indignation et le mépris que je vous ai témoignés, en véritable père, puisque vous êtes bien réellement mon fils, ont dû faire disparaître tous vos doutes. Croyez-vous qu'il eût été digne de l'attachement que je vous porte, tant parce que nous sommes d'une même patrie que parce que vous n'avez pas d'égal dans l'art de graver des médailles, de ne pas vous témoigner mon indignation du traitement infligé à Martino? Si vous l'eussiez vu avec son visage tout difforme et son air si changé, je suis convaincu que non-seulement vous n'auriez pas pu retenir vos larmes, mais que, reportant votre ressentiment sur celui qui l'avait si cruellement frappé, votre propre conscience vous aurait indigné contre vous-même.[Pg 268] Cela doit vous paraître d'autant plus vrai, qu'il ne vous fait pas honte dans votre art, puisqu'il vous imite si bien, vous, son maître, que vous pouvez à bon droit vous glorifier et non vous repentir de le lui avoir enseigné. Maintenant je veux oublier l'indignation que je vous avais témoignée, pour la reporter tout entière sur celui qui, au lieu de lui faire peur, selon votre intention, lui a enlevé la vie en la lui laissant, et je vous rends ma bienveillance.»
Quelques années plus tard, le fougueux artiste ayant offensé, par son mépris, les principaux citoyens d'Arezzo qui lui avait préparé une entrée solennelle dans sa ville natale, l'Arétin l'en blâma vivement.—«Les premiers personnages delà ville, lui écrit-il, étaient venus à votre rencontre en grand nombre et à cheval, et vous n'auriez pas manqué de trouver dans la ville un logement honorable et des visites, témoignage de distinction aussi flatteur pour vous qu'exemple remarquable de la récompense que le talent peut obtenir.... Si toute supériorité paraît odieuse et insupportable, c'est surtout celle qui accompagne un citoyen dans sa patrie: car, encore bien que l'envie prenne racine partout, il n'y en a nulle part de plus acharnée contre le talent et le mérite que celle qui se rencontre là où l'homme a reçu le jour. Le défaut des ignorants consistant à ne pouvoir pas supporter la supériorité de l'intelligence, plus les esprits sont à leur niveau, moins ils sont disposés à les attaquer. C'est [Pg 269]pourquoi votre admirable profession a reçu de vous-même une injure grave et une grande offense, indépendamment du mécontentement que vous m'avez causé: et comme je vous aime ainsi qu'on doit aimer tout à la fois un parent et un homme de mérite, il me semble que vous m'avez enlevé une partie de mon honneur et de ma réputation, en perdant l'occasion de profiter des préparatifs qui avaient été faits pour votre réception solennelle. Ne pouvant m'en venger autrement, je ne vous salue pas de la part de Titien et de Iacopo (Sansovino), bien que chacun de ces artistes illustres, l'un par son coloris, l'autre par l'art de travailler le marbre, m'en ait prié avec instance[322].»
L'intimité établie entre Lione et l'Arétin était fondée autant sur la parenté que sur une patrie commune. Ce dernier motif paraît avoir amené la liaison de l'Arétin avec Vasari. Ce grand artiste, non moins illustre par ses écrits que par ses oeuvres de peinture et d'architecture, dut, dans sa jeunesse, ainsi qu'il nous l'apprend lui-même[323], à la protection de Silvio Passerini, cardinal de Cortona, d'étudier le dessin sous la direction de Michel-Ange et d'Andréa del Sarto. Grâce à la protection du cardinal Hippolyte de Médicis et du duc Alexandre, il ne tarda pas à se trouver en faveur à Florence. Mais, étant plus jeune que l'Arétin[324], on peut présumer[Pg 270] qu'il dut à sa puissante recommandation d'être distingué dans la foule des artistes qu'attirait à Florence le goût bien connu des Médicis pour les lettres, les sciences et les arts. On voit, par une lettre que Vasari lui adresse de Florence, le 7 septembre 1535[325], qu'il le considérait comme son protecteur. Informé du vif désir qu'avait l'Arétin de posséder des dessins et autres oeuvres du grand Buonarotti, qui ne les lui prodiguait pas, ainsi qu'on le verra par la suite, il lui envoie une tête en cire, de la main «de ce grand maître et monarque de l'art, qui est plus qu'un homme et qui, seul, s'efforce de suivre la nature. Connaissant, ajoute-t-il, le goût et le jugement dont le ciel vous a doté pour apprécier les oeuvres d'art, je désire que vous conserviez avec soin celle que je vous envoie: car, puisque vous êtes ce véritable miroir de toute espèce de mérite, je suis certain que cette ébauche ne peut manquer de vous faire le plus grand plaisir, tant à cause de la vivacité des traits mêlée à la profondeur du dessin, qu'à cause de son exécution si nette et si digne d'admiration. Je vous dirai que j'ai eu la plus grande peine à la retirer des mains de son possesseur, non-seulement parce qu'il arrive toujours que ceux qui ont de telles choses, même lorsqu'ils ne s'y connaissent pas, attachent, à cause du nom, beaucoup de prix à les conserver, mais ensuite parce qu'un grand nombre de personnes désirent [Pg 271]les avoir. Soyez persuadé que si je n'eusse eu l'appui et la recommandation du très-obligeant messere Girolamo da Carpi, je ne l'aurais pas obtenue. Quoi qu'il en soit, je vous la donne et vous l'envoie, et je n'ai aucun regret de m'en priver pour vous en faire cadeau. Car le ciel m'a donné assez de jugement pour que je comprenne qu'elle sera mieux placée en vos mains qu'entre les miennes. Ne doutez donc plus, d'après cela, que ma personne ne vous appartienne entièrement, et soyez persuadé que, puisque je vous appartiens, vous devez également avoir ce que je possède. Mais c'est assez débibiter de compliments à la manière d'un jeune novice.»
Par cette même lettre, Vasari envoie à l'Arétin un dessin de Sainte-Catherine ébauché de sa main: il lui rappelle qu'il lui a promis de lui envoyer son portrait ainsi que ses oeuvres, et lui dit qu'il ne lit, n'étudie et n'adore que ce qui sort de sa plume. Il entre ensuite dans des détails qui prouvent qu'il était chargé des intérêts de l'Arétin à Florence et à Arezzo, et qu'il était en relations avec sa soeur: enfin, il le charge de ses compliments pour le Titien, «dont il attend les ordres, dit-il, avec plus d'impatience que les pauvres la distribution de la soupe (la minestra), le jour de la fête de Saint-Antoine, et il se tient à sa disposition comme un prêtre nouvellement ordonné.»
A quelque temps de là, Vasari envoya à l'Arétin la copie d'un des quatre cartons qu'il devait exécuter, [Pg 272]par ordre du duc Alexandre, dans une salle du palais des Médicis, que Giov. d'Udine avait laissée inachevée[326]. Nous reproduisons en entier la lettre qu'il lui écrivit à cette occasion, parce qu'elle contient sur ces cartons des détails qui ne se trouvent pas dans sa biographie[327].
«Le désir bien naturel que vous me témoignez, après m'avoir accordé votre protection en me traitant comme un fils, de posséder quelque chose de ma main, fait que je m'efforcerai de vous envoyer, à la première occasion, par le courrier Lorenzino, un des quatre cartons que j'ai fait exécuter dans cette chambre située dans la partie du palais des Médicis, où était, il y a peu d'années, la loge publique: si ce n'eût été d'un poids trop lourd, je vous aurais envoyé non-seulement celui-ci, mais les quatre ensemble. Mais je vous expliquerai clairement la composition de ceux qui me restent, et par celui que j'en voie, vous connaîtrez facilement les airs des figures, la disposition des vêtements, le mouvement des personnages [Pg 273]et leurs expressions; enfin, la manière et le style avec lesquels j'ai traité les autres. Notre illustrissime duc admire tellement les hauts faits de Jules César, que, s'il poursuit sa carrière et que je passe ma vie à le servir, peu d'années ne s'écouleront pas sans que ce palais ne soit rempli des peintures de l'histoire entière de ce héros. Il a voulu que, pour la représentation de cette histoire, j'exécutasse les figures de grandeur naturelle, et que je représentasse d'abord, pour premier tableau, qui est celui dont je vous envoie le carton, l'aventure qui lui arriva en Egypte, lorsqu'il fut forcé de fuir devant Ptolémée. Au milieu des vaisseaux qui combattent les uns contre les autres, César, voyant le danger qui le menace, n'hésite pas à se précipiter dans la mer, et, nageant avec vigueur, il porte dans ses dents le vêtement impérial du commandement, et tient d'une main, au-dessus des flots, le livre des Commentaires; tandis que, se soutenant au milieu des ondes avec l'autre main, il arrive sain et sauf au rivage, passant à travers les navires remplis de soldats qui lui lancent une grêle de traits et le poursuivent sans pouvoir l'atteindre. Ainsi que vous le verrez, j'ai représenté une mêlée de soldats nus, afin de montrer l'étude que j'ai faite de l'art, et ensuite pour me conformer à la vérité historique, qui nous montre les navires montés par des rameurs combattant vigoureusement les uns contre les autres.—Si cette composition vous plaît, j'en serai charmé, puisque vous désirez qu'il sorte de votre patrie, et de votre temps, un de ces peintres qui ont le[Pg 274] talent, avec leur pinceau, de faire parler les figures. Et, comme il me semble que Dieu a comblé vos désirs, conseillez-moi de mettre de côté la jeunesse avide de ces plaisirs qui ont pour résultat d'égarer l'intelligence, delà rendre stérile et de l'empêcher de produire ces fruits qui entretiennent la mémoire des hommes après leur mort. Ces paroles doivent suffire, mon cher messere Pietro, à celui qui a résolu de conquérir la renommée, pour l'exciter à devenir un homme célèbre parmi les esprits les plus distingués. Ne doutez donc pas que je ne travaille tant, si le ciel m'en donne la force, comme il a bien voulu me l'accorder jusqu'à ce jour, que la ville d'Arezzo, célèbre seulement dans les arts et dans les lettres, mais qui, à mon avis, n'a encore produit que des peintres médiocres, pourra, grâce à moi, rompre la glace, pourvu que je poursuive les études que j'ai commencées.—Mais je reviens au second carton, où j'ai représenté la nuit, qui fait briller sur les figures la lumière éclatante de la lune. On y voit César, qui, après s'être éloigné de sa flotte et de son armée, occupée à dresser des feux et des fortifications sur le rivage, lutte seul, dans une barque contre la mer déchaînée. Le nautonier hésitait, troublé parla tempête; mais César lui dit: «Ne crains rien, tu portes César.» On voit encore des matelots luttant contre les vents, et des vaisseaux agités par les flots, et cette composition est très-compliquée. Le troisième carton représente César, lorsqu'on lui apporte toutes les lettres que les amis de Pompée avaient écrites à ce rival contre lui, et [Pg 275]qu'il les fait jeter dans le feu au milieu de la foule assemblée. Le dernier carton représente son célèbre triomphe. On voit, autour de son char, la multitude des rois prisonniers, et les bouffons qui les tournent en dérision, les chars portant les statues et les tableaux des villes prises d'assaut, et un nombre infini de dépouilles, récompense et honneur des soldats. Cette dernière composition n'est pas encore mise en oeuvre, parce que j'ai été obligé de la suspendre pour exécuter autre chose pour Son Excellence. Mais, je viens de finir de colorier les trois premières.—Maintenant, portez-vous bien, souvenez-vous de moi, qui désire vous voir un jour j saluez de ma part le Titien et le Sansovino j et lorsque vous aurez le carton que je vais vous envoyer, daignez me faire savoir ce qu'ils en pensent et en même temps votre propre sentiment: et sur ce, je vous quitte.»
Cette lettre est surtout remarquable par la résolution qu'elle annonce de la part de Vasari de travailler à acquérir la renommée et la gloire qui assurent l'immortalité. Il tint parole, et réalisa la prédiction qu'il avait faite à l'Arétin d'illustrer sa ville natale. Mais, lorsqu'il écrivit cette lettre, il ne soupçonnait pas que sa réputation d'écrivain effacerait presque celle d'artiste, et il était loin de supposer que ses écrits seraient un jour plus recherchés par la postérité que ceux de son compatriote, alors dans tout l'éclat de sa renommée et de sa puissance[328].
Dans le mois de mai 1536, Charles-Quint visita Florence et y fut reçu avec tout le cérémonial usité à cette époque. C'était alors, comme aujourd'hui, l'usage de célébrer l'entrée, dans les grandes villes, des papes, des souverains et des princes, par des arcs de triomphe et des décorations de toutes espèces, ornées de peintures et de devises faisant allusion aux principaux événements de leur vie. Mais la différence qui existe entre cette époque et la nôtre, c'est que, de nos jours, ces démonstrations ont perdu toute leur originalité, et sont le plus souvent abandonnées à la routine des entrepreneurs de fêtes publiques; tandis que dans le seizième siècle, les plus grands artistes ne dédaignaient pas de concourir à ces cérémonies, en mettant leur talent à la disposition des princes ou des villes qui voulaient honorer la visite de leurs illustres hôtes. C'est ainsi qu'en 1515, la venue du pape Léon X à Florence fut l'occasion de nombreux travaux de décoration. Le Sansovino, qui était alors dans cette ville, donna les dessins de plusieurs arcs de triomphe construits en bois dans les différentes parties de la ville. En outre, il entreprit, avec Andréa del Sarto, d'exécuter en bois, pour Santa-Maria del Fiore, une façade temporaire, ornée de statues et de bas-reliefs. L'aspect de cette façade décorée de peintures était si majestueux, que Léon X [Pg 277]s'écria en la voyant: «Quel dommage que ce ne soit pas la véritable façade[329]!»
De même, lors de la venue de l'empereur Charles-Quint à Rome, en 1535, Antonio da San Gallo avait construit à San Marco un arc de triomphe qui fut orné par Francesco de Salviati de plusieurs sujets en clair obscur, qui furent les meilleurs de tous ceux que l'on vit en ce jour solennel[330].
Le duc Alexandre ne voulait pas rester inférieur au pape dans la réception qu'il désirait faire à Charles-Quint, l'arbitre suprême de tous les États de l'Italie. Il s'adressa donc aux nombreux artistes qui habitaient Florence, et leur commanda d'élever et de décorer les arcs de triomphe destinés à orner les différentes parties de la ville par lesquelles le cortège impérial devait faire son entrée. Vasari fut adjoint, par ordre du duc, aux commissaires chargés de présider à l'exécution de ces décorations[331].
[Pg 278]Il raconte ainsi dans sa biographie[332], la part qu'il prit à ces travaux:
«Outre les grandes bannières du château, je décorai la porte de San Pietro Gattolini, et l'arc de triomphe haut de quarante brasses et large de vingt que l'on éleva sur la place San Felice. Alors se déchaînèrent contre moi mille envieux, qui, pour m'empêcher de conduire à fin ces importantes entreprises, réussirent, par leurs intrigues, à m'enlever vingt auxiliaires au plus fort de ma besogne: mais j'avais prévu cette machination, et partie en travaillant moi-même jour et nuit, partie avec le secours de peintres étrangers à la ville, qui m'aidaient en cachette, je menai bon train mon affaire, et m'efforçai de vaincre les obstacles que l'on me suscitait. Bertoldo Corsini, provéditeur général de Son Excellence, dit au duc que je ne pourrais jamais me tirer de tous les ouvrages que j'avais en main, d'autant plus que je manquais d'auxiliaires. Le duc me manda aussitôt près de lui, et m'instruisit de ce qui lui avait été rapporté. Je lui répondis que je n'étais point en retard, comme il lui serait facile de s'en convaincre. Peu de temps après, le duc vint lui-même examiner en secret mes travaux, et il reconnut que les accusations dirigées contre moi [Pg 279]étaient le fruit de l'envie et de la malignité. Enfin, à l'époque voulue, ma tâche se trouva terminée à la satisfaction du duc et du public, tandis que mes ennemis, qui s'étaient plus occupés de moi que d'eux-mêmes, restaient honteusement en arrière[333].»—Ce passage ne donne aucuns détails sur les préparatifs qui furent exécutés pour l'entrée de Charles-Quint à Florence, et l'on ne trouve dans aucune autre partie des oeuvres de Vasari la description de cette cérémonie[334]. Mais elle est rapportée en entier dans la lettre qu'il écrivit à cette occasion, dans le mois de mai 1536, à son protecteur l'Arétin. Comme cette lettre est fort longue, nous y renvoyons le lecteur[335].
Les travaux que Vasari avait menés à bonne fin, à la satisfaction du duc et de son hôte illustre, lui furent généreusement payés: il nous apprend lui-même, dans sa biographie, qu'aux quatre cents écus qui lui avaient été assignés pour traitement, le duc ajouta trois cents écus, qu'il préleva sur le salaire de ceux qui n'avaient pas achevé leurs travaux au temps fixé par leurs contrats. «Avec cet argent, dit-il, je mariai une dénies soeurs, et j'en fis entrer une autre dans le couvent des Murate d'Arezzo, [Pg 280]auquel je donnai, en sus de la dot, une Annonciation et un tabernacle qu'on plaça dans le choeur où se célèbrent les offices[336].»—Il ne pouvait mieux agir, ni tenir plus fidèlement l'engagement qu'il avait pris vis-à-vis de lui-même, d'employer sa jeunesse à travailler pour devenir un homme célèbre et illustrer sa patrie.
L'Arétin lut avec plaisir la description que Vasari lui avait envoyée: il lui répondit le 19 décembre 1537[337], en lui faisant force compliments: et repassant l'un après l'autre tous les tableaux que Vasari avait décrits dans sa lettre, il lui répète à satiété qu'il voit tout le spectacle de l'entrée de Charles-Quint à Florence, tout, à l'exception des prélats qui marchaient derrière l'empereur, «parce que, dit-il, je n'ai pas des yeux qui puissent voir des prêtres.»—«Non veggio gia dietro a Cesare i prelatij perchè non ho occhio che possa veder preli.»
Quelque années après[338], Vasari se rendit à Venise, «où j'étais appelé, dit-il, parle célèbre poëte messer Pietro Aretino, mon ami intime, lequel avait un vif désir de me voir. J'entrepris ce voyage d'autant plus volontiers, qu'il m'offrait l'occasion de connaître les productions du Titien et de plusieurs autres maîtres. Quelques jours me suffirent pour examiner à Modène et à Parme celles du Corrége; à Mantoue celles [Pg 281]de Jules Romain, et à Vérone les nombreux et précieux monuments antiques que cette ville renferme. Enfin, j'arrivai à Venise avec deux tableaux peints de ma main, d'après les cartons de Michel-Ange: je les donnai à don Diego da Mendoza[339], qui m'envoya en retour deux cents écus d'or. A peu de temps de là, je lis, à là prière de l'Aretino, pour les seigneurs della Calza, en compagnie de Batista Lungi, de Cristofano Gherardi et de Bastiano Flori d'Arezzo, des décorations pour une fête, et neuf tableaux destinés à orner la soffite d'une chambre du palais de messer Giovanni Cornaro[340].»
Vazari ne resta que treize mois à Venise[341]; il en repartit, le 16 août 1542, pour la Toscane et Rome. Les chaleurs de l'été furent si fortes, en 1543, qu'il fut obligé de quitter cette ville, le jour de la fête de Saint-Pierre, pour retourner à Florence[342].
C'est là que l'Arétin lui adressa, dans le mois de septembre 1543, une lettre dans laquelle il lui reproche la lenteur qu'il mettait à exécuter les dessins qu'il lui avait promis; il lui annonce en même temps qu'il a écrit au duc d'Urbin, Francesco Maria della Rovère, pour le prier de lui accorder ce qu'il désirait obtenir[343]; et, afin de voir sa demande [Pg 282]plus favorablement accueillie par ce prince, l'Arétin ajoute qu'il a envoyé au duc son portrait (de lui Arétin), exécuté parle Moretto, de Brescia, artiste rempli de l'intelligence delà peinture[344].
L'Arétin crut devoir expliquer au Moretto les motifs qui l'avaient déterminé à envoyer au duc d'Urbin le portrait qu'il avait exécuté. «Le Sansovino, lui écrivit-il dans le mois de septembre 1544[345], sculpteur fameux, architecte admirable et homme de bien, est venu en personne me remettre le portrait que vous m'avez envoyé. Tous ceux qui l'ont vu en ont fait le plus grand éloge, car il est véritablement digne d'être admiré; et les connaisseurs ont vanté l'union naturelle des couleurs entremêlées d'ombres et de lumières avec un sentiment merveilleux et une manière des plus gracieuses. Quant à moi, je me trouve si semblable à moi-même dans votre peinture, que souvent, lorsque mon imagination, absorbée par les réflexions que je fais sur les événements présents, sur les tristes circonstances au milieu desquelles nous vivons, et sur les terribles dangers qui menacent la chrétienté, me ravit pour ainsi dire l'intelligence et me l'enlève par l'extrême désespoir dans lequel je suis plongé, alors l'esprit qui fait que je respire ne sait plus si le souffle qui l'anime est dans mon corps ou dans votre dessin; tant la peinture jette plus de doute dans l'esprit du personnage [Pg 283]vivant, que ne ferait, avec les sens de la seule nature, le miroir qui représente l'image d'un autre[346].En résumé, ayant jugé ce portrait à cause du nom de son auteur et non pour le sujet qu'il représenté, digne d'être offert à un prince, j'en ai fait hommage à l'illustre duc d'Urbin, dont l'âme est le vrai refuge des talents de la malheureuse Italie. J'ai pense que, par là, j'honorerais Brescia, créatrice de vôtre divine intelligence, et que je me ferait valoir moi-même, étant représenté par votre admirable talent. Maintenant, ne sachant quelle autre chose je pourrais faire, je me borne à remercier la générosité qui tous a excité à m'assurer ainsi l'immortalité.»
Vasari n'expliqué pas dans sa biographie ce qu'il désirait obtenir du duc d'Urbin; mais, d'après la recommandation de l'Arétin et le cadeau qu'il avait fait au duc, on doit supposer qu'il obtint tout ce qu'il avait demandé.
Au milieu de sa vie licencieuse et désordonnée, l'Arétin paraît avoir conservé pour le souvenir de sa mère, qu'il avait perdue étant fort jeune, un respect mêlé d'un tendre regret; ces sentiments éclatent dans une lettre qu'il adressa, en décembre 1546, à son ami Vasari[347].
«Si vos lettres ont le pouvoir par elles seules de [Pg 284]remplir mon âme de cette tendresse qu'apportent dans le coeur d'un père les douces paroles écrites par un fils, quelle consolation pensez-vous que j'eusse ressentie dans le plus profond de mon coeur, si, avec elles, j'avais reçu également le portrait de celle qui me donna naissance à Arezzo. Je vous supplie, et ne vous prie pas seulement, par tout ce que vous avez de talent et de bienveillance pour moi, de daigner mettre de côté tout autre soin, et de copier[1] le tableau placé au-dessus de la porte de Saint-Pierre (d'Arezzo) où elle est représentée sous les traits de la Vierge, devant l'ange, dans une Annonciation, et de me l'envoyer par le courrier Lorenzetto, de Florence. L'image de cette mère chérie, ranimée par votre inimitable pinceau, respirera un tel air de vie, qu'il me semblera, en voyant son portrait, jouir de sa présence, comme j'en jouissais lorsqu'elle était vivante, et comme j'en jouis encore, bien qu'elle soit trépassée. Si l'on ne connaissait toute sa bonté, il aurait suffi de la voir représentée dans un tableau, sous les traits de la mère du Christ, pour attester clairement à tous la sainte honnêteté de cette respectable femme.»
Le peintre satisfit promptement au désir de son ami, qui l'en remercia dans la lettre suivante, d'avril 1549[348]. Après avoir commencé par faire son propre éloge, en affirmant qu'il fait honneur à sa ville natale, l'Arétin lui annonce qu'il a reçu avec une tendresse mêlée de larmes le portrait de celle [Pg 285]qui l'a mis au monde. «J'ai appris avec plaisir, dit-il, que vous avez refusé d'ajouter quelques ornements au tableau, parce que son effigie n'aurait plus été reconnaissable. Mais, si elle paraît admirable sous le pinceau de l'artiste peu habile qui la représenta autrefois, combien elle va me paraître merveilleuse, maintenant qu'elle est l'oeuvre de votre pinceau qui sait si bien rendre les choses. Je vous jure, par la tendre affection que je porte à sa mémoire, que tous ceux qui la voient affirment hautement que la douceur et la bonté éclatent si manifestement en toute sa personne, que, nonobstant les fautes de dessin commises par celui qui l'a représentée, on comprend la raison qui l'a déterminé à la la faire figurer dans une Annonciation. La transformer en toute autre beauté idéale pour orner une autre scène, c'eût été faire injure à la nature qui l'avait créée si belle. Le Titien, ce peintre illustre, affirme n'avoir jamais rencontré de jeune fille dont le visage ne lui ait laissé apercevoir quelque chose de lascif, à l'exception d'Adria, dont le front, les yeux et le nez ont tant de ressemblance avec Tita (c'était le nom de mon excellente mère), qu'on dirait qu'elle est plutôt sa fille que la mienne. Je vous remercie donc de ce cadeau; d'autant plus volontiers, que la fatigue que vous avez endurée pour me faire plaisir, n'a pas moins de prix pour vous, qui êtes toujours disposé à faire quelque chose qui me soit agréable et qui puisse vous faire honneur, ainsi que vous l'avez prouvé plusieurs fois jusqu'à ce jour.»
Tout en respectant le sentiment qui détermine l'Arétin à faire l'éloge des vertus et de la beauté de sa mère, on ne s'attendait guère à trouver ici la remarque qu'il prête au Titien sur la physionomie de sa fille Adria. Le père, oubliant sa vie habituelle, se montre ici abusé, comme tous les pères, sur le caractère de beauté de sa fille; mais, bien qu'il écrive à un ami, il eût mieux fait de garder le silence, car la postérité aura peine à croire qu'il n'y ait pas eu un peu de raillerie dans la remarque du grand peintre, que l'Arétin paraît avoir prise au sérieux.
On sait que Vasari avait pour ami intime le peintre Francesco de'Rossi, plus connu sous le nom de Francesco, ou Cecchino de'Salviati, à cause de la protection toute spéciale dont il fut constamment l'objet de la part du cardinal Salviati[349]. Cet artiste, né à Florence, où il avait longtemps suivi les leçons de Michel-Ange, de Baccio-Bandinelli et d'Andréa del Sarto, avait sans doute connu l'Arétin par l'entremise de son compatriote Vasari; il était non moins lié avec Lione Lioni, également d'Arezzo, et nous avons dit qu'à son retour de France, le Salviati s'était arrêté à Milan pendant plus de quinze jours chez Lione, qui l'avait magnifiquement reçu dans sa belle maison de la rue de'Moroni. L'Arétin, plus âgé que Francesco[350], dut étendre sa protection sur lui, ayant qu'il ne fût parvenu à s'assurer la faveur du cardinal, comme il l'avait étendue sur Vasari et sur Lione. Francesco resta pendant toute sa vie en relation avec l'Arétin et lui témoigna toujours de la reconnaissance. Pendant son séjour à Venise, vers 1540, il fit son portrait que le poëte envoya au roi François Ier, avec des vers en l'honneur du peintre[351].
Le Salviati peignit à Venise, entre autres choses, pour le patriarche Grimani, qui l'avait accueilli avec beaucoup de bienveillance, un tableau octogone représentant Psyché recevant des offrandes et des hommages comme une déesse. Ce tableau fut placé dans un salon de la maison du patriarche, et Vasari ajoute que cette Psyché l'emporte en beauté, non-seulement sur les tableaux qui l'entourent, mais encore sur tous ceux qui sont à Venise: éloge évidemment exagéré, et que l'amitié de Vasari pour Francesco et son peu de sympathie pour l'école vénitienne ont pu seules lui inspirer[352].
D'après le témoignage de Vasari, le Salviati était d'un caractère mélancolique, et il dit qu'il ne fut jamais en grande faveur en France, parce qu'il était d'une humeur entièrement opposée à celle des gens de ce pays[353]. C'est probablement à cette disposition d'esprit que l'Arétin fait allusion dans une lettre d'août 1515[354], qu'il lui adressa pour le remercier d'un dessin de la Conversion de saint Paul que le peintre lui avait envoyé, après plusieurs années de [Pg 287]silence et d'oubli. L'Arétin vante beaucoup cette composition, dont il fait une description complète: il rapporte les louanges données au cheval du personnage qui porte l'étendard par le Titien et le Sansovino, également attachés au Salviati; il termine en faisant l'éloge du duc Come II de Florence, dont les encouragements et la bienveillance avaient permis à l'artiste de faire graver son dessin sur cuivre par Enea Vico Parmigiano, graveur très-célèbre et digne émule de Marc-Antoine[355]. Les éloges donnés par l'Arétin à la Conversion de saint Paul lui valurent, comme à l'ordinaire, un tableau du peintre; ce dont il le remercia par une lettre d'octobre 1545[356].
Le graveur Enea Vico, que l'Arétin, dans la lettre précédente, ne craint pas de comparer à l'illustre Marc-Antoine, était un artiste d'un talent éminent. Il grava deux médailles de Charles-Quint, entouré de figures et d'attributs allégoriques, et dédia son oeuvre à ce grand monarque par une-déclaration rapportée dans une lettre du Dont au marquis Doria et au seigneur Ferrante Caraffa[357].
Il est le premier qui ait gravé sur cuivre le Jugement dernier-de Michel-Ange, d'après un dessin du Bazzacco, plus connu sous le nom de Paolo Ponzio, un des élèves de Buonarotti[358].
[Pg 289]L'Arétin écrivit à cette occasion, en janvier 1546, à Enea Vico, et le loua beaucoup d'avoir entrepris ce travail: «Car, dit-il, laisser une semblable composition sans en faire aucune copie, serait ne pas la faire servir à la gloire de la religion qu'elle enseigne. Et puisque, d'après les décrets de la Providence, la fin de tout ce monde doit arriver, il est salutaire que le monde entier puisse profiter de la représentation de cette redoutable catastrophe. Aussi, je suis certain que Jésus-Christ vous tiendra compte de cette oeuvre, et que vous en serez récompensé par le grand-duc de Florence. Ainsi donc, n'hésitez pas de mener à bonne fin une si louable entreprise, encore bien que les figures, dessinées par Michel-Ange dans l'Enfer et dans le Paradis, puissent exciter le scandale chez les luthériens. Mais ce n'est pas là ce qui peut vous enlever l'honneur que vous méritez, pour avoir, le premier, mis cette grande oeuvre à la portée de tout le monde[359].»
Nous ignorons si cette gravure était terminée en 1548, époque où Enea Vico avait abandonné son art pour se transformer en courtisan. Dans cette circonstance, l'Arétin lui écrivit deux lettres remplies d'excellents conseils et dignes d'être rapportées en entier[360]:
«Puisque vous avez abandonné l'exercice du bel art dans lequel vous êtes unique, lui écrit-il dans la [Pg 290]première, datée d'avril 1548, pour vous mettre au service des cours, où, nécessairement, vous ne jouerez qu'un fort triste rôle, vous me forcez de vous donner quelques conseils, afin que vous ne paraissiez point trop novice dans la pratique de cette servitude. Avant tout, retenez votre langue, car un franc et libre parler est ce que les oreilles des grands supportent le plus difficilement j d'où il suit qu'il faut adopter un de ces deux partis, ou se résigner à garder, constamment le silence, ou ne dire que ce qui leur est agréable.»
Dans la seconde lettre, du mois de mai suivant, l'Arétin revient sur le même sujet et s'efforce de ramener Enea Vico à reprendre l'exercice de son art. —«De grâce, lui dit-il, je vous en prie, mon fils, non pas tant par l'amour que je vous garde en mon coeur, mais par la gloire que je désire vous voir acquérir, n'abandonnez pas votre profession. Voue savez que je vous ai déjà donné ce conseil, mais jugez par vous-même s'il ne vaut pas mieux vivre libre, en occupant la première place parmi ceux qui gravent les dessins que d'autres ont exécutés sur le papier, plutôt que de mourir au dernier rang de ceux qui quêtent leur pain quotidien sous la dure domination des princes. Pour conclure, je dirai qu'on est heureux d'être libre, même lorsqu'on achète la liberté au prix de la vie, tandis que la mort elle-même est préférable au malheur de vivre dans la servitude. Et puisque l'homme n'a pas de plus grand ennemi que lui-même, tant qu'il se laisse dominer [Pg 291]par ses passions, efforcez-vous de faire mentir cette sentence dont l'expérience a démontré la vérité, en prouvant que l'homme n'a pas de meilleur conseiller que lui-même, lorsqu'il ne souffre pas que des fantaisies et des désirs de nouveautés usurpent l'empire de sa volonté. Décidez-vous donc à jouir des avantages, des commodités que Venise vous offre; car il vaut mille fois mieux vivre ici en travaillant, que de passer ses jours au milieu de ce qu'on regarde comme le repos dans tout le reste de l'Italie.»
Ces sages conseils produisirent leur effet: notre graveur, un moment détourné de la voie glorieuse qu'il avait suivie jusqu'alors, reprit sa vie d'artiste, et illustra sa carrière par des oeuvres qui ont assuré à son nom une immortalité qu'il n'aurait certainement pas acquise en vivant dans l'oisiveté à la cour des princes[361].
L'Arétin ne se contentait pas d'entretenir des relations avec les premiers artistes de son temps, il cherchait aussi à discerner le mérite naissant et à le maintenir dans la voie du travail et de l'étude, en donnant à ses premiers essais de puissants encouragements. C'est ainsi qu'il protégea le peintre Gian Paolo, que Vasari nomme Gian Paolo di Borgo[362].
En 1545, cet artiste se trouvait à Venise, et s'occupait à peindre des portraits et un tableau de Jésus-Christ [Pg 292]devant Pilate. Une lettre que lui écrivit; l'Arétin, dans le mois de novembre de cette même année[363], l'engage à lui apporter le portrait d'une femme dont il était épris, celui d'un gentilhomme allemand, celui d'un avocat vénitien, et son tableau de Jésus-Christ devant le tribunal de Pilate. Il voulait montrer ces tableaux à don Diego de Mendoza, ambassadeur de Charles-Quint près de la sérénissime république, bon connaisseur en peinture, afin de procurer au jeune Paolo la protection de cet amateur éclairé des arts. Par une autre lettre du même mois[364], il fait l'éloge du portrait de Jean de Médicis que Gian Paolo avait exécuté, peut-être à sa demande, et qui était destiné au duc Cosme, son fils[365]. C'est probablement à la recommandation de l'Arétin, que Gian Paolo dut d'être employé par Vasari, en 1546, aux travaux de la salle de la chancellerie du palais de Saint-Georges à Rome, que Vasari exécutait pour le cardinal Farnèse[366].
Un autre peintre beaucoup plus connu que Gian Paolo, Andréa Schiavoni, élève du Titien, profita également des conseils et des encouragements de l'Arétin. Il lui écrivait, en avril 1548[367], une lettre remplie d'une critique bienveillante, et qui contient une appréciation vraie des qualités et des défauts de cet artiste.—«C'est une cruauté, lui dit-il, [Pg 293]semblable à celle qu'un fils ne craint pas de faire éprouver à son père, lorsqu'il oublie l'amour qu'il lui doit, de ne plus me laisser voir vos tableaux, ainsi que vous en usiez autrefois à mon égard, alors que vous n'exécutiez aucune composition profane ou sacrée, sans l'avoir fait porter chez moi afin que je pusse l'examiner. Et cependant, l'inimitable Titien, non moins cher à Charles-Quint qu'Apelles le fut à Alexandre le Grand, sait bien de quelle manière j'ai toujours loué la justesse savante de votre intelligent pinceau. Il y a plus, ce grand peintre s'est émerveillé de la pratique que vous montrez en inventant les esquisses de ces compositions si bien entendues et si bien rendues: tellement que si la fougue de l'invention vous permettait d'apporter plus de soins à l'exécution, vous seriez le premier à reconnaître l'utilité de ces conseils. Mais l'invention que vous montrez pour réunir ensemble un grand nombre de personnages mérite d'être louée sans restriction; car la beauté de ces compositions frappe les hommes les moins connaisseurs en fait de peinture. Je laisserai donc de côté tout ce que je pourrais dire pour vous critiquer, ne voulant pas anticiper sur l'effet du temps, dont l'office consiste à corriger les défauts des jeunes gens, lesquels, en acquérant des années, acquièrent aussi cette réserve et cette retenue qui transforment en attention les légèretés de la jeunesse. Je laisse tout cela de côté, dis-je, en vous priant de venir jusqu'ici avec quelque peinture nouvelle. Si vous m'accordez cette grâce, je me [Pg 294]réjouirai tout à la fois et de votre présence et de votre art.»
Le jugement que l'Arétin porte dans cette lettre sur la manière du Schiavoni a été ratifié par la postérité: il est incontestable en effet que ce peintre, doué d'une facilité merveilleuse, aussi bien pour l'invention que pour l'exécution, aurait beaucoup gagné à modérer sa fougue et à mieux terminer ses tableaux. Il pèche surtout par le dessin, défaut commun à toute l'école vénitienne: mais, malgré tous ces reproches, il est vrai de reconnaître, avec l'abbé Lanzi, «qu'à l'exception du dessin, tout le reste dans le Schiavoni est très-digne d'éloges: belles compositions, mouvements imités avec beaucoup d'art des gravures du Parmesan, coloris doux qui tient de la suavité d'Andréa del Sarto, touche de pinceau de grand maître[368].»
Un autre élève du Titien, non moins habile, non moins remarquable que le Schiavone, le peintre Bonifazio[369], fut également lié avec l'Arétin. Nous trouvons, à la date du mois de mai 1548, une lettre de ce dernier, qui s'excuse auprès de l'artiste d'avoir négligé de l'aller voir depuis longtemps. Cette lettre contient aussi l'éloge des tableaux que Bonifazio avait peints pour décorer l'appartement du cavalière della Legge, procurateur vénitien, ami du Sansovino[370] et l'un des amateurs les plus distingués [Pg 295]de cette ville de Venise, alors si célèbre par son goût pour les arts et par ses grands artistes. L'Arétin, comme à l'ordinaire, cherche à se faire valoir auprès du peintre; il prétend que le noble procurateur a toujours eu en grande estime les tableaux qui ornent son appartement: «Mais depuis, dit-il, qu'il les a entendu louer avec ce jugement sûr que tous les professeurs de l'art s'accordent à m'attribuer, il tient la chambre où ils se trouvent pour sa perle la plus précieuse. Je sais bien, ajoute-t-il, que les peintures que vous exécutez ailleurs, tantôt dans une église, tantôt dans une autre, brillent d'un tout autre mérite et resplendissent d'un tout autre éclat. C'est pourquoi je vous prie d'oublier le ressentiment que vous pourriez garder contre moi, ressentiment que j'ai mérité, et de permettre que demain, dans l'après-midi, je vienne vous faire mes excuses et jouir de la vue de ce que vous voudrez bien me laisser regarder.... Je viendrai donc sans faute, et dans le cas où vous me refuseriez l'entrée, j'irai au palais (ducal) jouir de l'éclatante vue des belles choses qui attirent les regards dans vos admirables peintures[371].» Parmi ces peintures, celle qui représente les vendeurs chassés du temple, remarquable par le grand nombre de personnages, l'habileté de la composition, le coloris et son admirable perspective, suffirait seule, suivant l'abbé Lanzi[372], pour assurer au peintre l'immortalité. L'Arétin ne pouvait donc [Pg 296]mieux louer Bonifazio qu'en lui rappelant cette grande oeuvre qui, aujourd'hui encore, fait l'admiration de toutes les personnes qui visitent l'ancien palais des doges[373].
On voit, par la lettre adressée à Bonifazio, quels ménagements l'Arétin savait apporter pour flatter l'amour-propre des artistes, genus irritabile, avec lesquels il entretenait des relations.
On en trouve une nouvelle preuve dans une lettre du mois de mars 1545, écrite par lui au sculpteur Danese, un des élèves de Sansovino. Cet artiste, littérateur distingué, avait composé un poëme des Amours de Marfise: l'Arétin élève cette oeuvre aux nues, et, suivant son usage, il en exagère singulièrement le mérite[374]. Ces éloges outrés n'empêchèrent pas l'artiste de se trouver blessé de quelques critiques que l'Arétin s'était permises à l'égard d'un de ses ouvrages. L'Arétin s'en expliqué dans une lettre d'août 1545[375]:—«Par attachement pour vous, et non pour le plaisir de vous constituer en faute, je vous ai dit ce que la vérité m'a mis sur la langue, lorsque j'ai vu la manière de traiter le nu adoptée par celui qui à la prétention de tenir le premier rang pour l'excellence de son jugement en matière de peinture. Mais si nous nous moquons de la nature, [Pg 297]qui fait tout au hasard, lorsqu'elle nous montre un homme d'une forte corpulence soutenu par les débiles appuis de jambes très-grêles, que doit-on dire de l'art, lorsque, n'observant aucune mesure dans les choses qu'il a commencées, il viole dans ses figures dessinées les règles de proportion que l'on doit observer? Grâces soient rendues au Titien, et béni soit le Sansovino, qui m'ont toujours su beaucoup de gré des avertissements que j'ai pu leur donner quand ils étaient à l'oeuvre; et cependant ce sont des maîtres d'un singulier génie! En somme, la présomption du savoir est le fait de ceux qui ne savent pas: c'est pourquoi je pardonne à l'ami le ressentiment qu'il me témoigne à cette occasion.»
Nous ne savons si l'artiste garda longtemps rancune au critique; mais ce dernier n'en continua pas moins à rechercher son amitié, et à rendre justice à celles de ses oeuvres qu'il trouvait dignes d'être louées. C'est ainsi que, par une lettre d'avril 1548[376], il lui demande la permission «de venir contempler plus de mille fois le buste de l'immortel Bembo, que le Titien et le Sansovino étaient venus voir plus de cent fois.» Il le prie de lui indiquer le jour et l'heure ou il pourra venir, «avec cette condition qu'après l'avoir fait jouir de la vue de cette figure vénérée, il lui accordera la satisfaction de lui faire entendre la lecture d'une de ces compositions dont le style se rapproche autant de Pétrarque et de[Pg 298] Dante, que bon nombre de maîtres en l'art de la statuaire s'éloignent de Michel-Ange et de Sansovino.» On doit croire, d'après cette lettre, que le Danese avait oublié les critique de l'Arétin, et que ce dernier prenait un véritable plaisir à connaître les oeuvres qui sortaient de la plume ou du ciseau de l'artiste[377].
L'Arétin était encore lié avec beaucoup d'autres sculpteurs, presque tous élèves du Sansovino. C'était d'abord Tiziano Aspetti, le neveu du Titien[378], qui passa la plus grande partie de sa vie à Padoue, et y mourut à trente-cinq ans, laissant inachevés les travaux qu'il avait entrepris pour l'église de San Antonio de cette ville[379]. Il avait exécuté pour l'entrée nuptiale à Urbin de la duchesse Vittoria Farnèse, épouse du duc Guidobaldo della Rovère, des bas-reliefs sculptés pour orner des arcs de triomphe et autres décorations en usage alors dans ces cérémonies. L'Arétin, dans une lettre de juin 1546, fait un grand éloge de ces ornements dont l'artiste lui avait envoyé les dessins[380].
Un autre élève du Sansovino, le Florentin Niccolò Tribolo, reçut également des encouragements de la part de l'Arétin. Par une lettre du 29 octobre 1537[381], ce dernier le prie de lui envoyer un groupe que le sculpteur avait composé à son intention, et qui [Pg 299]représentait le Christ mort entre les bras de sa mère. Le Tribolo fut aussi employé dans les cérémonies publiques à décorer les monuments élevés en, l'honneur des grands personnages. Nous voyons, par la lettre du 19 décembre 1537[382], qu'il avait fait diverses figures pour orner les ponts et les arcs de triomphe élevés pour l'entrée de Charles-Quint à Florence, en 1537.
Nous trouvons encore au nombre de ses correspondants les sculpteurs Simon Bianco de Florence[383]; Meo, qui fit à Padoue le tombeau de Marco Mantova, célèbre professeur de droit à l'université de cette ville[384]; et le Tasso, sculpteur en bois, d'abord l'ami, ensuite l'un des adversaires les plus déclarés du Salviati[385].
Parmi les peintres, nous citerons Gian Maria de Milan[386] que l'Arétin traite de compère, et avec lequel il paraît avoir entretenu les relations les plus intimes; Lorenzo Lotto, de Bergame, dont le Titien ne dédaignait pas les conseils[387]; Francesco[Pg 300] Terzo, également de Bergame, qui lui avait envoyé un portrait de femme, pour s'attirer sa protection[388]. L'Arétin le remercia par une lettre d'août 1551[389] en lui donnant beaucoup d'éloges, et en l'assurant que le Titien avait extrêmement goûté cette oeuvre. Il s'excuse ensuite de ne pouvoir lui en donner un prix égal à son mérite; «mais, dit-il, les artistes seraient plus puissants que la fortune, si, en un moment, ils devenaient cousus d'or et d'argent. Soyez, toutefois, certain que jamais aucun homme d'un véritable mérite n'a vieilli dans la misère. Que celui donc qui veut arriver à la richesse ait confiance dans son talent et dans son travail. Voyez Lione[390] parvenu à la fortune, après avoir traversé bien des écueils et des ennuis intolérables: il en est de même du Titien. Pour moi, néanmoins, je ne changerais pas ma position contre les écus de l'un et de l'autre, car les personnages de haut parage ne sont ni mieux vêtus, ni mieux logés, ni mieux nourris ou servis que moi. Le monde le sait; je donne plus, je soutiens plus de personnes, j'ai plus d'amis et l'on me fait plus d'honneur que si j'étais le personnage que peut-être je deviendrai un jour. Mais que je sois ou que je ne sois pas ce que je crois être, je n'en resterai pas moins à votre disposition pour toujours.» [Pg 301]L'Arétin avait connu, pendant son séjour à Rome, Sebastiano Luciano, plus connu sous le nom de Fra Sebastiano del Piombo. En 1527, quelque temps après le sac de Rome par les bandes du connétable de Bourbon, Sebastiano qui ne possédait pas encore l'office du Plomb, lui écrivit, probablement d'après les ordres du pape Clément VII, la lettre suivante:
«Compère, frère et patron, c'est une vérité qu'il était nécessaire, pour notre salut, que Pierre Arétin vînt au monde. Je vous rapporte ici ce qu'a dit dans son désespoir le pape Clément, enfermé dans le château Saint-Ange. Sa Sainteté a imposé à tous les savants qui sont à Rome l'obligation de composer une lettre à l'empereur, pour recommander à Sa Majeté la pauvre ville de Rome, chaque jour de plus en plus saccagée. Le Tebaldeo et tous les autres, après s'être enfermés dans leurs cabinets pour préparer cette lettre, ont fait présenter chacun leur projet à notre Seigneur: mais, après avoir lu quatre lignes de chaque, il les a jetées par terre en s'écriant: Il n'y a que l'Arétin qui soit capable de traiter un tel sujet. En somme, il vous aime beaucoup et beaucoup; et un jour, on verra quelque chose au grand déplaisir des envieux. Adieu, portez-vous bien[391].»
Cette lettre montre à quel degré d'abaissement était tombé le malheureux pontife, et l'influence [Pg 302]que, dès cette époque, l'Arétin exerçait sur le tout-puissant Charles-Quint. Nous ignorons s'il consentit à intercéder auprès de ce prince pour la ville de Rome et pour le chef de la chrétienté: mais, d'après la considération que ce souverain témoigna en toute occasion à l'Arétin, il n'est pas douteux que son intervention n'eût été plus favorable que celle des princes ou de leurs ambassadeurs. La promesse que contient la fin de la lettre semble une allusion à la dignité de cardinal. Le pape, ne voulant pas s'engager directement, avait-sans doute chargé Sebastiano, de laisser entendre à son ami que cette haute dignité serait la récompense du succès de ses démarches auprès de l'empereur.
La liaison de l'Arétin avec Sebastiano dura jusqu'à la mort de ce dernier, arrivée en 1547. Le peintre lui avait fait part, en décembre 1531, de sa nomination par le pape Clément VII à l'office del Piombo. Cette charge se donnait dans l'origine à un religieux de l'ordre de Citeaux (Bernardins); elle devint ensuite un bénéfice: néanmoins, celui qui le possédait devait revêtir l'habit monastique, lorsqu'il apposait sur les bulles du souverain pontife le sceau du plomb: c'est pour cela qu'on l'appelait le frère du plomb[392]. Cet office était d'un grand revenu: il fut donné, à titre de récompense, à plusieurs artistes célèbres. Bramante l'avait possédé avant Sebastiano, auquel succéda Guglielmo della[Pg 303] Porta[393], par suite du refus fait par le Titien, auquel Paul III l'avait offert pour l'attirer à Rome[394]
Il n'est pas étonnant qu'en se voyant investi de ce riche bénéfice, le peintre se soit laissé aller à la joie, comme on va le voir par sa lettre à l'Arétin[395]:
«Très-cher frère, je pense que vous vous serez étonné de la négligence que j'ai mise en restant si longtemps sans vous écrire. La cause en a été que je n'avais rien qui méritât de vous être mandé. Mais aujourd'hui que Sa Sainteté m'a fait frère, je ne voudrais pas que vous pussiez donner à entendre que la fratrerie m'a gâté et que je ne suis plus ce même Sebastiano, peintre, bon compagnon, tel que je l'ai toujours été par le passé. Toutefois, je regrette de ne pouvoir me trouver avec mes amis et camarades, pour me réjouir de ce que Dieu et notre patron, le pape Clément, m'ont donné. Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de vous conter comment et de quelle manière cela s'est fait. Il suffit; je suis frère plombateur (piombatore), c'est-à-dire que j'exerce l'office que possédait Fra Mariano[396]; et vive le pape Clément! Plût à Dieu que vous eussiez voulu me croire: patience, mon frère j je crois bel [Pg 304]et bien, et cela est le fruit de ma foi. Dites à Sansovino qu'à Rome on pêche des offices, des plombs, des chapeaux et d'autres choses, comme vous savez: tandis qu'à Venise on n'attrape que des anguilles et du fretin, avec la permission de ma patrie. Je ne dis pas cela pour la décrier, mais pour rappeler à notre Sansovino ce qui se passe à Rome, choses que vous et lui savez mieux que moi. Daignez me rappeler fraternellement à notre très-cher compère Titien, à tous les amis, et à Giulio, notre musicien. Le seigneur Vastona se recommande à vous mille fois.»
La fortune que Fra Sebastiano avait trouvée à Rome ne put déterminer le Sansovino à quitter Venise, sa patrie adoptive, pour retourner dans la ville des papes. Fidèle à l'amitié qu'il avait vouée à l'Arétin et au Titien, il passa le reste de sa vie à Venise, où, tout en cultivant les arts, il jouissait d'une plus grande indépendance. Il laissa donc Fra Sebastiano exercer à Rome ses fonctions de frère plombateur, tout en profitant, pour ses peintures, des conseils de Michel-Ange. Cet éloignement ne fit pas oublier à Fra Sebastiano ses anciens amis: en 1536, il fit le portrait de l'Arétin pour le palais du prieuré d'Amizo, et l'abbé Lanzi remarque, qu'en exécutant ce portrait, Fra Sebastiano sut rendre, dans les vêtements, cinq nuances de noir parfaitement distinctes, ayant imité exactement celle du velours, celle du satin et ainsi des autres[397]. C'est à l'occasion de ce portrait que [Pg 305]l'Arétin écrivit au duc de Florence, Alexandre de Médicis, en 1536, la lettre suivante[398]:
«Mon portrait, placé par mes compatriotes dans le palais, au-dessus de l'entrée de la chambre où vous avez passé la nuit, ne méritait pas qu'un prince de Florence, un gendre de l'empereur Charles, un fils de duc, un neveu de deux pontifes, daignât le regarder, et, le regardant en peinture, comblât l'original de tant d'éloges. Ce qui ajoute encore à l'obligation dont je vous suis redevable, c'est que votre illustre personne a voulu s'arrêter devant la maison où je naquis, saluant ma soeur avec le respect qu'elle seule aurait dû montrer. Certes, la politesse d'Alexandre de Médicis a surpassé celle d'Alexandre le Macédonien, car ce dernier s'arrêta bien devant le tonneau où se tenait Diogène, mais parce que le philosophe s'y trouvait: tandis qu'il vous a plu de visiter ma cabane, alors que je n'y étais pas. Vous agissez ainsi, non par un vain simulacre, mais par bonté naturelle: aussi, je supplie Dieu d'éloigner de votre illustrissime personne le détestable fléau de l'envie et de la fraude, de détourner le fer et le poison [Pg 306]des traîtres, afin que votre vie soit le soutien de la nôtre[399].»
Cette lettre, modèle d'orgueil et de compliments ridicules, nous rappelle l'air si connu: Ainsi qu'Alexandre le Grand, dans son entrée à Babylon.... Elle révèle néanmoins le pouvoir qu'exerçait l'Arétin sur les souverains les plus absolus, et peut servir à expliquer, jusqu'à un certain point, la vanité de cet homme qui correspondait familièrement avec Charles-Quint, François Ier, les papes, les cardinaux et tous les personnages les plus élevés en dignités, tant en Italie qu'en Espagne et en France.
Un autre peintre vénitien, non moins célèbre que Fra Sebastiano, un des plus remarquables élèves du Titien, le fécond Tintoret, fit aussi le portrait de l'Arétin, dont il avait reçu des encouragements dans sa jeunesse. Notre écrivain, que les plus grands artistes consultaient et dont ils écoutaient avec soumission les conseils-et les critiques, contribua pour beaucoup à faire connaître les tableaux du Tintoret. Il l'occupa d'abord, en 1545[400], à peindre à fresque, dans son appartement, la fable d'Apollon et de Marsyas, et celle d'Argo et de Mercure; par une lettre de février 1545, il loue beaucoup la célérité qu'il avait mise à exécuter ces compositions. Mais il est probable que l'artiste s'était laissé emporter par la fougue de son caractère, et qu'il s'était brouillé avec [Pg 307]le critiqua; et si l'anecdote de la mesure prise avec un pistolet, telle que la raconte Ridolfi, est vraie, elle a dû sans doute son origine à ces peintures. En effet, l'Arétin dans cette même lettre, engage le Tintoret «à demander à Dieu qu'il lui accorde la bonté, cette vertu sans laquelle les autres ne sont rien[401].
Cette brouille ne dura pas Longtemps; eau, dans une lettre d'avril 1548, l'Arétin fait un magnifique éloge du tableau du Miracle de l'Esclave[402], que le Tintoret a peint dans l'école de Saint-Marc. Toutefois, après avoir loué cette grande oeuvre comme elle mérite, il ajoute: «Ne vous laissez pas aller à l'orgueil, car ce serait vouloir abdiquer tout désir d'arriver à une plus grande perfection; et bienheureux votre nom, si vous pouvez transformer la prestesse de votre exécution en une manière de faire qui se hâte avec lenteur, bien que peu à peu les années y pourvoient d'elles-mêmes. Car, il n'y a qu'elles seules qui puissent mettre un frein à l'emportement de la jeunesse-toujours ardente et empressée[403]. «Ces conseils étaient fort justes, et si le Tintoret les eût suivis, beaucoup de ses peintures, au lieu d'être [Pg 308]jetées à la hâte, comme des esquisses non terminées, seraient devenues des chefs-d'oeuvre, comme le tableau de l'école de Saint-Marc.
Un autre peintre que Venise peut réclamer, comme élève du Giorgione[404], mais que ses travaux avec Raphaël d'Urbin ont fait ranger parmi les artistes de l'école romaine, Giovanni da Udine, fut également lié avec l'Arétin. Ils avaient fait connaissance à Rome, où l'Arétin avait fort admiré les arabesques et autres ornements dont Giovanni avait décoré les appartements du Vatican, sous la direction de son illustre maître Raphaël. L'impression qu'avait produite la vue de ces chefs-d'oeuvre ne s'effaça point dans l'esprit de l'Arétin. Devenu comme le centre des artistes, des princes et des grands seigneurs de son temps, il voulut faire reproduire sur verre par les artistes de la célèbre fabrique de Murano, près de Venise, les arabesques de son ami. Il y avait alors à la tête de cette manufacture un maître renommée, Domenico Bellorini, dont on ne trouve aucune mention dans Vasari ou Lanzi, mais dont le talent est extrêmement vanté par l'Arétin dans la lettre suivante qu'il adressait à Giovanni da Udine, le 5 septembre 1541[405]:
«Excellent frère, j'ai été plus contrarié d'avoir [Pg 309]appris que vous étiez venu me voir, sans m'avoir rencontré à la maison, que je n'aurais eu de plaisir à faire attendre, pendant une demi-journée, cette foule entière de seigneurs qui, jusqu'à ce jour, sont venus me rendre visite: car j'attache bien plus de prix à rappeler avec vous le commencement de notre vieille amitié, qu'à voir chez eux ce que nous pouvons appeler les apparences de la grandeur. Assurément, la consolation que ressentent nos âmes quand nous venons à parler des qualités divines de Raphaël d'Urbin, par lequel vous avez été créé, et des libéralités royales d'Augustin Chigi, dont je suis l'élève, est semblable à celle qu'ils éprouvaient eux-mêmes, pendant qu'il nous était donné de voir de quelle manière l'un savait faire usage de son talent, et l'autre, de ses richesses. Mais, parce que nous sommes unis par la plus étroite amitié, on pourrait difficilement décider lequel de nous deux a éprouvé le plus de regrets, ou vous de ne m'avoir pas trouvé, ou bien moi de ne vous avoir pas vu. Quoi qu'il en soit, j'ai appris votre venue par l'inscription, qu'à la manière des peintres vous avez laissée, à l'aide d'un morceau de craie, sur le côté intérieur de ma porte. Je vous en rends mille grâces. Mais, bien que je désire plutôt vous rendre service que vous fatiguer de mes demandes, la confiance que j'ai dans votre obligeance m'engage à vous demander un carton rempli de ces dessins, destinés à être reproduits sur verre, et semblables à ceux que vous avez bien voulu me faire, alors que Domenico Bellorini, le maître adoré de cet art, étonné de vos merveilles, se donna pour toujours à vous: car il venait de comprendre et de voir, à l'aide des formes si belles et si variées des vases par vous dessinés, ce que jusqu'alors il n'avait pu ni voir ni comprendre. Il est vrai de dire que vous possédez tellement les traditions de la grâce et de la facilité antique dans votre style, que les autres apprennent votre manière sans même la mettre en pratique. C'est pour cela que le grand maître de Murano est dans mon coeur, et vous prie, avec moi, de m'accorder un si précieux don. Et, parce que la promptitude redouble le prix du présent et l'obligation de celui qui le reçoit, que votre bon plaisir soit que cette grâce ne se fasse pas attendre, comme seraient les services que vous daignerez m'imposer, si je pouvais être assez heureux pour vous en rendre.»
G. d'Udine répondit à cette gracieuse demande, en envoyant de nouveaux dessins à son ami. Domenico Bellorini les reproduisit sur verre, et la fabrique de Murano, copiant le style de Raphaël et de son élève, agrandit sa manière et s'attira l'admiration des connaisseurs. L'Arétin, créateur de cette nouvelle branche de l'art, dont les produits pouvaient rivaliser avec les célèbres mosaïques de Venise[406], envoya un grand nombre de ces vases de verre au duc de Mantoue et au pape, afin qu'ils pussent juger de la beauté des vases exécutés d'après les [Pg 311]antiquités dessinées par Jean d'Udine. Dans une lettre écrite au duc de Mantoue[407], il lui dit que «ces nouveautés ont fait tant de plaisir au patron des fours[408] de la Sirène, à Murano, qu'ils appellent arétins toutes les sortes de choses qu'il y fait faire.» Il ajoute que «monseigneur di Vasone, intendant de la maison du pape[409], en a emporté de Venise à Rome pour Sa Sainteté, laquelle, d'après ce qu'il écrit, en a été très-satisfaite. L'éloge qu'on en a fait dans cette cour et ailleurs a doublé le prix qu'on attache à une si noble industrie.»
Quel a été, par la suite, le sort de cet art nouveau? S'est-il entièrement perdu dans le déclin des manufactures de glaces de Murano, ou s'est-il conservé en partie jusqu'à nos jours? Nous l'ignorons; mais, dans l'une comme dans l'autre hypothèse, on n'en doit pas moins reconnaître que l'Arétin avait été noblement inspiré par le goût du beau, le jour où il avait fait reproduire sur verre les admirables arabesques de Raphaël et de Jean d'Udine: c'était élever l'industrie au niveau de l'art, et assurer aux fabriques de Murano une incontestable supériorité.
On a vu plus haut par suite de quelles circonstances l'Arétin fut obligé de quitter Rome; on se rappelle l'amitié qui l'unissait alors à Jules Romain, cet autre élève de Raphaël, non moins célèbre que Jean d'Udine. Réfugié à Mantoue, comme l'Arétin [Pg 312]s'était réfugié à Venise, le peintre, tout en se livrant aux grands travaux qui ont immortalisé son nom, n'en conserva pas moins vif le souvenir de leur ancienne amitié. Il lui envoya plusieurs fois des dessins au crayon et à la plume[410], s'excusant sur les nombreux travaux que lui imposaient le duc et la duchesse de Mantoue de ne pouvoir mieux le satisfaire.
L'Arétin aurait beaucoup désiré que Jules Romain vînt se fixer à Venise. Le peintre lui avait promis plusieurs fois d'aller le voir; il avait renouvelé cette promesse au Titien, avec lequel il était également lié,-mais il en remettait de jour en jour l'exécution. C'est pour lui enlever toute excuse que l'Arétin lui écrivit la lettre suivante[411]:
«Si vous, illustre peintre et non moins admirable architecte, vous demandiez ce que fait le Titien et ce à quoi je m'occupe, je vous répondrais que nous n'avons d'autre pensée, tous les deux, que de trouver le moyen depouvoir nous venger de la cruelle raillerie que votre promesse de venir ici a infligée à l'affection que nous vous portons, et dont nous sommes encore indignés. Le Titien renferme sa colère en lui-même pour m'avoir fait espérer une telle illusion; et moi, je m'en veux à moi-même d'avoir été assez simple pour le croire: d'où il suit que ni sa colère ni ma rancune ne sont près de s'évanouir en fumée, avant que vous n'ayez tenu la parole à [Pg 313]laquelle vous avez manque tant de fois. Mais c'est en vain que nous conservons cet espoir, car celui qui a été assez cruel pour quitter sa patrie, ne saurait avoir la bienveillance de venir visiter celle de ses amis; et cependant, Mantoue n'est pas plus belle que Rome et que Venise. Oh! dites-vous, l'amour de ma femme et de mes enfants m'en empêche, et mes moyens me le défendent. Les quinze ou vingt jours que vous resteriez dehors sont un doux intermède, et cette courte absence renouvelle l'affection et ranime la tendresse. A vous parler franchement, quant à moi, tant que je me souviendrai de vos manières et de votre talent, il faudrait que je fusse privé de jugement si je ne désirais jouir des unes et vous voir ici à l'oeuvre. Vous êtes aimable, sérieux, attachant dans la conversation, grand, admirable, surprenant dans l'exercice de votre art. Aussi, ceux qui contemplent les constructions et les peintures sorties de votre intelligence et de vos mains, ne les admirent pas moins que s'il leur était donné de voir les palais des dieux représentés en peinture, et les miracles de la nature reproduits sur la toile. Le monde vous préfère, pour l'invention et le charme[412] de vos compositions, à tous ceux qui ont manié un compas ou un pinceau. A pelle et Vitruve ne diraient pas autre chose, s'ils pouvaient [Pg 314]voir les édifices que vous avez élevés et les peintures que vous avez exécutées dans la ville de Mantoue, embellie et magnifiquement décorée par les conceptions de votre génie, qui sait donner aux oeuvres modernes là beauté de l'antique, tout en conservant aux imitations de l'antique le style des modernes» Mais pourquoi le sort ne vous a-t-il pas transporté ici, au lieu de là-bas? Et pourquoi les souvenirs que vous laissez aux ducs de Gonzague ne demeurent-ils point aux seigneurs vénitiens?»
Jules Romain ne résista pas à une invitation si pressante et si gracieusement exprimée. Il vint à Venise admirer en grand artiste, et sans aucune arrière-pensée de jalousie, les chefs-d'oeuvre du Titien et des autres peintres de l'école vénitienne, et il resserra, dans ses entretiens avec l'Arétin, les liens de leur ancienne amitié.»
Quelques années après, en 1545, le bruit de sa mort s'étant répandu, l'Arétin, dès qu'il eut appris que cette nouvelle était Sans fondement, lui écrivit pour en témoigner sa joie» Mais ce qui est le plus curieux, c'est qu'il lui demanda de faire son portrait pour le récompenser, dit-il, «des peines et des regrets qu'il avait éprouvés, en apprenant le bruit de sa mort, qui aurait été aussi regrettable que celle du divin Raphaël[413].» Cet argument flatteur ne paraît point avoir produit d'effet sur Jules Romain; car, dans l'énumération des portraits de l'Arétin, faite [Pg 315]en 1551 par son ami, l'imprimeur Francisco Marolino de Venise, il n'est nullement question du peintre de Mantoue[414].
Jusqu'ici, tous tes artistes que nous avons vus entretenir des relations avec l'Arétin furent traités par lui sur le pied de l'égalité, ou, le plue souvent, subirent sa protection. Mais il n'en est pas ainsi de Michel-Ange Buonarotti. Ce grand homme, à la fois peintre, sculpteur et architecte, et le premier dans chacun de ces arts, ne prodiguait pas son amitié à tout le monde et savait surtout la refuser aux hommes pour lesquels il n'avait que du mépris. Inaccessible à l'orgueil qu'aurait pu lui inspirer la supériorité incontestée de son génie, son âme d'une trempe antique, méprisait les flatteries: c'est assez dire que l'illustre artiste était peu disposé à accepter les avances de l'Arétin, qui était connu pour flatter toutes les puissances, afin d'en obtenir des faveurs. Les relations de ces deux hommes célèbres furent donc toujours empreintes d'une assez grande froideur, en dépit de tous les efforts que put faire l'Arétin pour obtenir, par ses éloges, l'amitié du grand maître. Mais ce qui est remarquable, c'est le ton respectueux avec lequel l'Arétin s'adresse au Buonarotti en lui écrivant; tandis qu'avec ses correspondants habituels il ne craint pas de faire usage de la raillerie, et de la pousser quelquefois jusqu'à l'insolence, avec Michel-Ange il se renferme dans la [Pg 316]plus grande réserve, et lorsqu'il ne le loue pas, il ne se permet aucune phrase, aucun mot qui aurait pu exciter la susceptibilité de l'artiste. Nous en trouvons la preuve dans une lettre, du 15 septembre 1537, qu'il lui écrivait pour le féliciter d'avoir entrepris l'oeuvre immense du Jugement dernier dans la chapelle Sixtine[415].
«De même, homme vénérable, que c'est une honte de notre nature et un péché de notre âme, de ne pas se souvenir de Dieu; ainsi, c'est un défaut de vertu et un manque de jugement de la part de celui qui a vertu et jugement, de ne pas vous révérer, vous qui êtes un créateur de merveilles, et que les astres du ciel ont à l'envi comblé de toutes leurs faveurs. Car, dans vos mains, vit l'idée cachée d'une nature nouvelle; ce qui fait que la difficulté des couleurs, ce dernier degré de la science dans la peinture, vous est si facile, que vous montrez la perfection de l'art dans les extrémités des corps.... Pour moi, qui ai passé ma vie entière à élever le mérite par mes louanges, ou à stigmatiser l'infamie par mes reproches, afin de ne pas annihiler le peu que je vaux, je vous salue. Je n'oserais pas le faire, si mon nom, familier aux oreilles des princes, n'avait pas perdu un peu de son indignité. Il est bien vrai que je dois vous vénérer avec le plus grand respect, puisque le monde compte beaucoup de rois, mais ne possède qu'un seul Michel-Ange.
[Pg 317]Chose surprenante! la nature ne saurait élever si haut un sujet de vos compositions, que vous ne puissiez facilement le reproduire avec votre art; et cependant elle ne parvient pas à imprimer à ses oeuvres cette majesté dont l'immense puissance de votre génie possède seul le secret. Aussi ceux qui vous admirent ne regrettent plus de n'avoir vu ni Phidias, ni Apelle, ou Vitruve, dont les génies furent l'ombre de votre génie. Mais il est heureux, pour Parrhasius et les autres peintres de l'antiquité, que le temps n'ait pas permis que leurs oeuvres parvinssent jusqu'à nos jours; car c'est un motif pour que nous, qui ajoutons foi à ce qu'en rapportent les historiens, nous soyons obligés de suspendre la palme de la renommée qu'ils vous auraient cédée eux-mêmes, en vous attribuant le premier rang parmi les sculpteurs, les peintres et les architectes, s'ils eussent été assemblés devant nos yeux pour juger votre mérite.»
Après ce préambule tant soit peu ampoulé, suivant son usage, l'Arétin se permet de faire, à sa manière, la description du tableau du Jugement dernier qu'il n'avait pas vu, et qu'il n'aurait pu voir sans la permission de l'artiste; voulant, en quelque sorte, lui donner à entendre qu'il ferait bien de suivre ses idées, et de se conformer, pour la composition de sa grande fresque, à l'espèce de programme qu'il lui en avait tracé. Il termine très-gracieusement sa lettre, en demandant à l'artiste s'il ne croit pas que le voeu qu'il a fait de ne jamais revoir Rome se trouvera violé par le désir qu'il a d'aller admirer son oeuvre? «Je veux, ajoute-t-il, faire mentir ta détermination que j'avais prise, plutôt que de faire cette injure à votre génie.»
Michel-Ange paraît avoir été médiocrement touché de ces avances. Sa réponse, malgré les précautions oratoires dont il s'entoure et les politesses dont il accable son redoutable interlocuteur, laisse percer un mépris mai déguisé pour le programme du Jugement dernier inventé par l'Arétin.
«Magnifique messer Pietro, mon seigneur et frère, à la réception de votre lettre, j'ai ressenti tout à la fois un grand plaisir et un grand chagrin. Je me suis beaucoup réjoui de ce que cette lettre venait de vous, qui êtes unique au monde peur le mérite; mais j'ai éprouvé une assez pénible contrariété, parce que, ayant achevé une grande partie de ma composition du Jugement dernier, je ne puis mettre en oeuvre votre invention, qui est telle, que si le jour du jugement était arrivé et que vous eussiez pu le voir de vos yeux, vos paroles ne pourraient en donner une description plus exacte tenant pour répondre à ce que vous voulez bien écrire de moi, je dis que non seulement je l'ai peur agréable, mais je vous supplie de continuer, puisque les rois et les empereurs attachent beaucoup de joie à être nommés dans vos écrits. Dans ces termes, si j'ai quelque chose qui puisse vous être agréable, je vous l'offre de tout coeur. Et quant au voeu que vous avez fait de ne pas revenir à Rome, je vous prie de [Pg 318]ne pas le violer, seulement pour voir la peinture que j'exécute, car ce serait lui faire trop d'honneur. Je me recommande à vous[416].»
L'Arétin, content en non de cette réponse, se le tint pour dit et n'offrit plus à Michel-Ange un nouveau programme du Jugement dernier. Mais, désirant obtenir du grand maître de dessins de sa main, il recommença ses flatteries, assaisonnées cette fois d'une incroyables dose d'outrecuidance et d'amour-propre satisfait.—«Si César[417], lui écrit-il en avril 1544[418], n'était pas tel dans sa gloire, qu'il est dans le commandement, je préférerais l'allégresse que, j'ai ressentie dans man coeur, lorsque j'ai reçu de Cellini[419] la nouvelle que vous avez bien voulu agréer mes compliments, aux honneurs prodigieux que Sa Majesté a daigné à m'accorder. Mais, puisqu'il est aussi grand capitaine que grand empereur, je puis-dire qu'en apprenait cette nouvelle, je me suis réjoui en moi-même de la même manière que je me réjouissais lorsque, par un effet de sa clémence impériale, il daignait me permettre, à moi qui suis si peu de chose, de l'accompagner à cheval étant placé à sa droite. Mais si votre seigneurie est révérée, grâce à la voix de la renommée, même de ceux qui ne connaissent pas les miracles enfantés par votre intelligence divine, pourquoi [Pg 320]refuserait-on de croire que je vous vénère, moi qui suis capable de comprendre la supériorité de votre immortel génie? C'est parce que je suis ainsi fait, qu'en voyant le dessin de votre terrible et redoutable jour du Jugement, des larmes arrachées par l'affection que je vous porte ont baigné mon visage. Jugez maintenant combien j'aurais pleuré en contemplant votre oeuvre elle-même, telle qu'elle est sortie de vos mains sacrées. S'il pouvait m'être donné de jouir de ce bonheur, non-seulement j'admirerais les expressions de la nature vivante, si bien rendues par le judicieux emploi des demi-teintes et des nuances de l'art, mais je rendrais grâces à Dieu qui a bien voulu m'accorder la faveur de me faire naître de votre temps, faveur à laquelle j'attache autant de prix que de vivre sous le règne de Charles-Auguste (Charles-Quint). Mais pourquoi, ô seigneur! ne récompensez-vous pas ce culte que je vous ai voué, et par suite duquel je m'incline devant vos qualités divines, en m'accordant comme une relique quelques-uns de ces dessins auxquels vous attachez le moins de prix? Assurément, j'estimerais plus deux traits dessinés de votre main avec du charbon sur une feuille de papier, que toutes les coupes et chaînes qu'a pu m'offrir ce prince ou tout autre. Mais, alors même que mon indignité serait un obstacle à la réalisation de ce désir, je me trouve satisfait de la promesse qui m'en laisse l'espérance. J'en jouis à l'avance en l'espérant, et je suis certain qu'il est impossible que ce désir, qui paraît un songe, ne [Pg 321]devienne pas une réalité. Le compère Tiziano, homme d'une conduite exemplaire et d'une vie grave et modeste, me confirme dans ce sentiment. Partisan décidé de votre style qui n'a rien d'humain, il n'a pas hésité à m'écrire, avec la considération qu'il m'accorde, pour me remercier de la faveur, qu'à ma recommandation le souverain pontife a accordée à son fils: c'est pourquoi, lui et moi qui vous chérissons également, nous attendons cette grâce de votre bonté.»
On ne voit pas que cette lettre ait produit sur Michel-Ange beaucoup plus d'impression que la première, malgré le nom du Titien, que l'Arétin invoque ici comme le Deus ex machina.
Nous trouvons en effet dans une autre lettre de l'Arétin au Buonarotti, d'avril 1545[420], de nouvelles plaintes de n'avoir pas reçu les dessins qu'il lui avait demandés et des instances plus pressantes encore que la première fois, pour le déterminer à ne plus différer de lui accorder cette faveur.—«L'ardeur de nos désirs nous fait souvent souhaiter des choses incompatibles avec notre condition: de telle sorte que le mobile qui dirige la volonté des autres rend nos espérances vaines. C'est ainsi que s'est évanoui l'espoir que j'avais conçu, en sollicitant de votre bienveillance des figures que les palais des rois seraient à peine dignes de contenir, bien que je mérite d'être puni en jouissant de leur vue. Car il [Pg 322]ne vous est pas permis, à vous qui possédez tant de qualités éminentes, dont le ciel, dans sa générosité, s'est montré prodigue à votre égard, d'être avare de tout ce qui excite à un si haut degré l'admiration du monde.... Vous devez donc vous montrer généreux envers tous, et particulièrement à mon égard.... Comblez donc mon attente, en la récompensant par l'octroi de ce qu'elle désire, et ne croyez pas que j'ai ainsi parlé par un sentiment d'orgueil, mais seulement par le désir ardent de décrire une de ces merveilles enfantées par ce génie divin qui entretient votre intelligence[421].»
Rien, dans les Lettere pittoriche, ne prouve que ces nouvelles instances aient été mieux accueillies que les premières: Michel-Ange n'aimait pas à quitter ses graves travaux pour donner satisfaction à un amateur, en composant à son intention quelque dessin. On sait qu'il méprisait la peinture à l'huile. D'un autre côté, l'art de la statuaire exige trop de temps et de peine pour l'exécution du moindre buste ou bas-relief, pour qu'il ait voulu [Pg 323]mettre son ciseau à la disposition de l'Arétin. On doit en conclure que ce dernier aura été moins bien traité par l'artiste que par les souverains auxquels il adressait des demandes: il aura donc dû se contenter des tableaux, dessins, bustes et médailles des autres artistes, sans avoir jamais pu rien obtenir de l'unico Buonarotti.
Quoi qu'il en soit, l'Arétin ne se fâcha pas et continua pendant toute sa vie à professer la plus grande admiration pour Michel-Ange.—Il réservait sa colère et ses mépris pour les autres artistes qui, voulant imiter l'illustre maître florentin, ne répondaient point à ses avances. Telle fut Baccio Bandinelli, cet envieux émule du Buonarotti dans l'art de la statuaire, et qui, s'il n'avait pas son génie, avait été comme lui doté par la nature d'un caractère indomptable.
A toutes les demandes que l'Arétin lui avait adressées pour obtenir quelque oeuvre de son crayon ou de son ciseau, le Bandinelli avait constamment [Pg 324]opposé le silence et le mépris. Cette conduite, à laquelle le Fléau des rois était si peu habitué, finit par échauffer sa bile, et, dans son ressentiment, il écrivit au cavalière la lettre suivante, qui dut être pour le Bandinelli, à cause de sa présomption bien connue de vouloir surpasser Michel-Ange, un sanglant outrage:
«Mon cavalier, encore que rappeler les bienfaits qu'on a rendus aux autres ne soit pas d'un homme magnanime, cependant je ne puis m'empêcher, en vous écrivant, de me passer cette fantaisie, et de vous remettre en l'esprit notre ancienne amitié, en vous faisant souvenir de cette multitude de services qu'à Florence et à Rome je vous ai rendus, alors que le pape Clément[422] n'était encore que cardinal, et plus tard lorsqu'il fut élu pape. Le plaisir que j'éprouve à me donner cette satisfaction est égal à celui que j'aurais ressenti, si, obéissant aux remords de votre conscience, vous m'eussiez témoigné votre bienveillance en m'envoyant quatre ou cinq esquisses dessinées de votre main. Mais telle est l'ingratitude de votre nature, qu'espérer si peu de chose est une sottise plus grande que votre présomption, alors qu'elle ne craint pas, dans sa bizarre fantaisie, de vouloir surpasser Michel-Ange: et, sur ce, je vous baise les mains[423].»
Telles furent les relations de l'Arétin avec les artistes de son temps; et l'on voit qu'à l'exception [Pg 325]de Raphaël, mort en 1520, pendant son premier séjour à Rome, il vécut dans l'intimité avec presque tous les peintres, sculpteurs, architectes et graveurs qui illustrèrent la première moitié du seizième siècle. Tels furent Michel-Ange, le Titien, le Sansovino, Jules Romain, Giovanni da Udine, Vasari, le Salviati, Lione Lioni, Enea Parmigiano, Lorenzo Lotto, Bonifazio, le Schiavone, Fra Sebastiano, le Tintoret, le Danese, le Tribolo, le Moretto et beaucoup d'autres.
Mais l'Arétin ne se contenta pas de louer les oeuvres de ces hommes éminents; le plus souvent, il encouragea leurs débuts dans la carrière, et leur procura la protection des souverains et des princes qui étaient alors connus pour encourager les arts; c'est ainsi que le Titien dut, à la faveur dont jouissait l'Arétin auprès de Charles-Quint, la protection de ce monarque, non moins ami des artistes que notre roi François Ier. Il avait recommandé le Salviati à ce dernier souverain, et l'on voit par une lettre de Roberto de'Rossi, ambassadeur de la république de Venise en France, qu'il avait envoyé à François Ier deux bustes d'Aristote et de Platon, bustes que le roi fit placer à Fontainebleau parmi ses objets les plus précieux[424]. Dans la même lettre, il est question d'un portrait du cardinal de Lorraine par le Titien, que l'Arétin avait recommandé à ce prélat.
Les papes Clément VII et Paul III ne furent pas moins bien disposés en faveur de l'Arétin que ne l'avaient été les souverains d'Espagne et de France. Nous avons rapporté la lettre de Fra Sebastiano[425], par laquelle le malheureux Clément VII sollicitait l'intervention de l'Arétin auprès de l'empereur, pour faire cesser les horreurs et les dévastations qui affligeaient la ville de Rome en 1527. Paul III, de la maison Farnèse, n'eut pas moins de considération pour lui; à sa recommandation, il accorda au fils du Titien, Pomponio, un riche bénéfice que son père sollicitait depuis plusieurs années[426]. Le duc de Parme, Ottaviano Farnèse, neveu du souverain pontife et gendre de Charles-Quint[427], ne le traita pas moins bien[428]. Il fut en correspondance avec le marquis et avec la duc de Mantoue, de la maison de Gonzague[429]. Au premier il envoya, en 1527, son portrait peint par le Titien, pour le remercier de cinquante ducats et d'un manteau en drap d'or qu'il en avait reçu, en lui annonçant que le Sansovino allait terminer pour lui une Vénus, et Fra Sebastiano un tableau digne de son admiration[430]. Plus tard, en 1529, il lui fit cadeau d'un magnifique poignard orné de nielles de la main de Valerio Vicentino, excellent graveur en pierres fines, en camées et en cristaux[431]. Au duc de Mautoue, il fit don d'une collection de ces vases en verre de Murano, sur lesquels il avait fait reproduire les arabesques de Jean d'Udine, ainsi que nous l'avons expliqué plus haut[432].
[Pg 327]Il vécut aussi dans la faveur des ducs Alexandre et Cosme de Médicis. Nous avons raconté l'honneur que lui fit le premier, lorsque, passant par Arezzo, il voulut voir son portrait dans le palais des Prieurs et visiter la maison où il était né. Le duc Cosme était fils du grand capitaine Jean de Médicis, le chef des bandes noires, qui accueillit l'Arétin avec tant d'amitié, lorsqu'il fut obligé de quitter Rome. A ce titre, l'Arétin lui témoigna toujours un attachement tout particulier. Il lui envoya, en 1546, le portrait de ce grand capitaine, gravé en médaille, d'après le Titien et le Sansovino, par Lione Lioni. Il lui envoya également, à la même époque, le portrait du landgrave de Hesse, Philippe le Magnanime, beau-père de Maurice de Saxe, le chef des luthériens et l'adversaire de Charles-Quint.[433]
Il fut dans les bonnes grâces des ducs d'Urbin, Francesco Maria della Rovère et Guidobalde II. On a vu qu'il avait envoyé à ce dernier son portrait, peint par le Moretto, et qu'il lui avait recommandé le sculpteur Tiziano Aspetti.
Il lui suffit d'adresser un mot au grand amiral André Doria, pour obtenir non-seulement la mise en liberté de Lione Lioni, condamné aux galères du pape, mais pour faire traiter cet artiste avec la plus grande distinction[434].
Il jouit constamment de la faveur du doge André Gritti, du patriarche Grimani, et du cavalière délie Legge, l'un des procurateurs de Saint-Marc, et, tous les trois, amis intimes du Titien et du Sansovino[435].
Il fut donc aimé, ou tout au moins respecté de presque tous les princes souverains de l'Italie.
Enfin, il passa plus de trente années de sa vie à Venise[436], dans la société intime des artistes les plus illustres et des amateurs les plus distingués, au nombre desquels, sans rappeler ceux cités plus haut, on doit compter le Bembo, le Molza, Paul Jove, l'ambassadeur de Charles-Quint à Venise, don Diego de Hurtado de Mendoza, Marco Giustiniano, le Contarini, Bernardo Tasso, le père du Tasse, Giulio Bojardo, l'imprimeur Marceline, l'avocat Sinistri, et tant d'autres hommes distingués dans les sciences, les arts et les lettres. Parmi ces derniers, il ne faut pas oublier Ludovico Dolce, qui a composé son dialogue intitulé: l'Aretino. Ce dialogue fut écrit à Venise, sous l'inspiration et presque sous la dictée de l'Arétin, et il renferme, au dire de Giacomo[Pg 329] Carrava, sur les arts de la peinture et de la sculpture, ses jugements et ses opinions les plus intimes[437].
Le bonheur dont l'Arétin jouit pendant sa vie devait se perpétuer après sa mort; et comme il avait été, pour ainsi dire, le centre des artistes de son temps, il était juste que les artistes voulussent assurer à sa mémoire l'immortalité que peuvent seules donner, avec les lettres, les oeuvres qui naissent du ciseau, du burin ou du pinceau des grands maîtres.
De son vivant, son portrait fut fait huit fois par les premiers maîtres de toutes les écoles, savoir: quatre fois par le Titien, pour le duc Cosme de Médicis à Florence, pour le duc Frédéric de Gonzague à Mantoue, pour son ami Marcolino à Venise et pour le marquis du Guast à Milan; une fois par le Tintoret, à Venise; une fois par le Moretto pour le duc Guidobaldo della Rovère, à Urbin; une fois par Francesco Salviati pour le roi François Ier; enfin, une fois par Fra Sebastiano del Piombo pour le palais des Prieurs d'Arezzo. En outre, après sa mort, son portrait, exécuté par Alvise ou Louis dal Friso[438], neveu et élève de Paul Veronèse, fut placé à côté de son tombeau dans l'église de Saint-Luc[439].
Certes, ni Charles-Quint, ni François Ier, ni Léon X lui-même n'eurent cette gloire; aussi son [Pg 330]compère et ami, l'imprimeur vénitien Francesco Marcolino, lui écrivait, le 15 septembre 1551[440]:
«Seigneur compère, avant que j'eusse vu le grand groupe (bas-relief), si bien exécuté, de Notre-Dame avec le Christ dans ses bras, que, de sa main, vous a donné notre messere Iacopo Sansovino, loué par Michel-Ange lui-même comme unique et admirable, je n'aurais pu croire que les autres figures exécutées par lui pussent rivaliser de beauté avec celles de Mars et de Minerve que je tiens de lui, et que je conserve dans ma maison comme des merveilles que je dois à sa grande courtoisie. Certes, hier, lorsque je suis venu pour vous voir, et que, ne vous ayant pas trouvé, je me suis mis à contempler ce chef-d'oeuvre, je restai stupéfait et hors de moi-même en voyant de quelle manière la mère et le fils se regardent, les yeux fixés l'une sur l'autre, et paraissent comme s'absorber dans la sainte attraction de leurs regards. Enfin cette pureté, cette chasteté, cette beauté indéfinissable dont l'imagination peut revêtir la Vierge, pendant qu'elle vécut sur la terre, se fait remarquer 'sur son visage, aussi vraie, aussi vivante que la nature. Mais telle est l'autorité que votre seigneurie exerce sur les artistes éminents de notre temps: voici Titien qui montre la puissance de son génie sans égal dans les portraits de vous qu'il a exécutés de sa main et d'une grande manière, l'un pour le palais du duc de Florence, au milieu [Pg 331]des rois et des empereurs; l'autre pour Mantoue, au milieu des princes. Celui qu'a fait Fra Sebastiano pour la salle des Prieurs d'Arezzo n'est pas un moindre témoignage de la considération dont vous jouissez parmi les artistes, considération attestée en outre par le portrait que le Salviati a envoyé en France au roi François Ier, qui l'a fait placer parmi ses objets d'art les plus précieux. Enfin, je citerai encore, comme une preuve de k haute estime que vous leur inspirez, cette toile sur laquelle l'inimitable Iacomo Tintoretto, que j'aime comme un fils, vous a fait briller vivant en compagnie de Gaspare, jeune homme d'une si rare et si sûre espérance. Je ne parle pas, mon compère, du coin que le cavalière Lione a entrepris de graver dans ma maison, car le monde entier, jusqu'à Barberousse en Turquie, l'admire et le comble d'éloges. Mais comment pourrais-je passer sous silence l'incomparable et mille fois étonnant portrait que le célèbre peintre de César, je veux dire Titien, a exécuté en trois jours, à ma demande? Celui qui vous a connu à cet âge vous voit en chair et en esprit, en admirant ce portrait, tant il est naturel; aussi je le conserve et le conserverai comme un trésor et comme mon idole, avec tout le respect que le monde vous doit, tant que je vivrai, et le laisserai comme un héritage à mes descendants[441]. C'est pourquoi je vous supplie, [Pg 332]de la part de tous vos amis, de garder l'oeuvre du grand Sansovino en mémoire de lui; car ce que l'on donne aux grands est toujours perdu ou méprisé par eux, et ce serait encore trop de leur offrir en tribut une salade ou dix figues. Portez-vous donc bien, et conservez-vous dans cette haute et royale position que vous devez à votre nature et à la faveur du ciel; tellement qu'on vous prendrait plutôt pour un demi-dieu ou un monarque que pour un poëte ou un orateur, et que celui qui me taxerait d'adulation vous admire armé, avec cet air terrible, dans ce tableau où Titien, qui vous aime plus qu'un père, a peint de grandeur naturelle Alphonse d'Avalos, marquis del Vasto (du Guast), qui harangue son armée sous le costume de Jules César. Qu'on vous admire donc dans ce tableau, et qu'en vous y reconnaissant tout Milan accoure contempler votre image divine.»
L'admiration du bon Marcolino, même dans ce qu'elle a d'exagéré, s'explique par l'espèce d'engouement que l'Arétin eut l'art d'inspirer à tout le monde; mais il n'y a rien à retrancher aux éloges que Marcolino adresse à ses portraits. Il est certain que ceux du Titien et des autres peintres sont de véritables chefs-d'oeuvre, qui méritent d'être vantés à l'égal de ce que l'art nous a légué de plus remarquable dans ce genre.
Indépendamment de la médaille gravée par Lione Lioni, dont parle le Marcolino dans la lettre qui précède, le comte Mazzuchelli, dans sa Vie de l'Arétin[442], [Pg 333]en pite une gravée par Agostino Veneziano, et trois autres que l'on peut attribuer, soit à Enea Vico, soit à Valerio de Vicence.
Enfin, pour que rien ne manque à sa gloire, on voit à Venise, dans l'église Saint-Marc, sur cette porte en bronze de la sacristie qui a coûté trente années d'études et de travaux à Sansovino, les trois bustes en relief de l'Arétin, du Titien et du Sansovino, comme un témoignage indestructible de la liaison de ces trois hommes célèbres. Ainsi, tant que la vénérable basilique de Saint-Marc existera, tant que l'art sera respecté en Europe, cette porte de bronze, qui rivalise avec celles du Donatello et de Lorenzo Ghiberti à Florence, attestera l'influence qu'eut l'Arétin sur le plus grand sculpteur et sur le plus grand peintre qui aient embelli de leurs oeuvres la ville de Venise.
Si les recherches biographiques présentent partout des difficultés sérieuses à celui qui, voulant rester fidèle à la vérité, s'efforce de trouver dans la vie d'un homme les principaux traits de son caractère, ses penchants et ses goûts dominants, il est certain que ces difficultés sont bien plus grandes encore en Italie qu'en France. Dans ce dernier pays, le désir de paraître un personnage et la vanité, ce défaut général de la nation, ont enfanté une innombrable quantité de mémoires et d'autobiographies qui, souvent, se contredisent et se réfutent, mais qui, néanmoins, offrent des matériaux tout préparés à l'investigateur. En Italie, rien de semblable: les mémoires y sont fort rares[443], et l'on ne peut guère trouver les documents biographiques que dans des discours académiques ou dans des éloges funèbres, dans lesquels la vérité pure est rarement admise. Cette absence, ou tout au moins cette rareté [Pg 335]d'autobiographies au delà des monts, peut s'expliquer par trois raisons. La principale vient du caractère italien, qui ne vise pas à l'effet comme le nôtre, et qui, très-rarement imprégné de vanité, ne comprend pas l'ardeur qu'ont les Français à vouloir attirer sur eux les regards du monde entier, même après leur mort. La seconde raison est que, depuis la renaissance des lettres, la position des écrivains italiens a été beaucoup plus dépendante que celle des Français: bon nombre d'entre eux ont été attachés à des princes, mais surtout à des papes, à des cardinaux ou à des évêques; la plupart étaient engagés dans les ordres, et par conséquent se trouvaient soumis à l'Église. Enfin, la crainte de l'inquisition, de l'index, et même d'une simple censure, et à Venise du conseil des Dix, ont empêché bien des publications.
Mais s'il n'existe en Italie qu'un très-petit nombre de mémoires et d'autobiographies, on y rencontre, par compensation, une grande quantité de lettres écrites par les artistes, les littérateurs et les principaux personnages de ce pays. Ces lettres, recueillies avec la plus grande sollicitude par des hommes très-éclairés, donnent des détails d'autant plus précieux sur la vie de ceux qui les ont écrites, que, n'étant pas, dans l'origine, destinées à être publiées, elles ne cachent rien de ce qui fait le charme d'une correspondance due aux seuls épanchements de relations intimes. C'est surtout dans le recueil des lettres publiées par le savant prélat Bottari, que l'on trouve [Pg 336]les indications les plus multipliées et les plus précises sur la vie des artistes qui les ont écrites, et même sur celle des personnes auxquelles elles furent adressées. Combien d'artistes, combien d'amis des arts seraient aujourd'hui complètement oubliés, si ce recueil n'avait pas conservé leur-correspondance!
Ces réflexions nous sont suggérées par le nom même du personnage que nous avons entrepris de faire revivre. En France, qui a jamais entendu parler de don Ferrante Carlo? La Biographie universelle n'en fait pas mention. Ginguené, dans son Histoire littéraire d'Italie, n'en dit pas un mot; l'abbé Lanzi lui-même, dans sa Table si complète des auteurs et écrivains qui se sont occupés des beaux-arts, ne le cite point. Le recueil des Lettere pittoriche de Bottari ne contient de lui qu'une seule lettre adressée à Lanfranc[444]; et cependant, si l'on parcourt ce recueil, on voit que, pendant les quarante premières années du dix-septième siècle, [Pg 337]don Ferrante Carlo a été constamment en correspondance avec les plus célèbres artistes de cette époque, si fertile en grands peintres. Sa biographie existe sans doute dans le recueil de l'une de ces anciennes académies italiennes dont il a dû être membre; mais, après de nombreuses recherches restées infructueuses, n'ayant trouvé son nom que dans les lettres publiées par le prélat romain, c'est à l'aide de ces lettres que nous allons essayer de donner une idée exacte de la vie et du caractère de ce personnage. Sa mémoire mérite bien d'être tirée de l'oubli, si l'on considère que, pendant plus de quarante ans, il fut le protecteur le plus désintéressé, l'ami le plus dévoué, le conseiller le plus [Pg 338]éclairé des Carraches, du Guerchin, de Lanfranc et de tant d'autres illustres maîtres.
Nous savons, par une note de Bottari[445], que don Ferrante Carlo était, dans son temps, un écrivain estimé et célèbre à Rome: «Litterato che al suo tempo era in istima e famoso in Roma.»—Nous voyons ensuite, par une autre note mise au bas d'une lettre de L. Carrache, du 5 janvier 1608[446], qu'à cette époque il était attaché au cardinal Sfondrato, évêque de Crémone: «Stava pressa il cardinale Sfondrato, vescovo di Cremona.»—Nous trouvons en outre, dans les lettres que lui adresse L. Carrache, ainsi qu'on le verra plus tard, que don Ferrante Carlo a dû faire de longs et fréquents séjours à Bologne, qu'il y avait beaucoup d'amis et qu'il y vivait dans l'intimité des grands artistes bolonais, si nombreux à cette époque. Enfin, par sa lettre à Lanfranc, du 18 juillet 1635, la seule que le recueil de Bottari donne de lui[447], don Ferrante Carlo nous apprend qu'il a repris l'ancien service de la chambre de son patron, lequel était alors, suivant Bottari[448], le cardinal Borghèse.
[Pg 339]Il ajoute qu'il a repris cet emploi avec autant de peine de sa part que de satisfaction de la part de Son Éminence, qui lui en a spontanément donné un témoignage, en lui accordant un bénéfice simple à Saint-Grégoire, al clivo di Scauro[449], à l'autel privilégie où est le tableau d'Annibal Carrache[450].
«Io poi vivo sano, ma impegnato di nuovo «nel servizio antico della caméra del padrone eminentissimo, «con tanta mia pena, quanta è la sodisfazione «faxione che S. E. ne mostra, in segno della quale «m'ha spontaneamente donato un benefizio semplice «in S. Gregorio, al clivo di Scauro, all'altare privilegiato, «dov' è la tavola del sig. Annibale Caracci.»
Telles sont les seules particularités authentiques que nous connaissions de la vie de don Ferrante Carlo; elles suffisent pour nous indiquer avec certitude qu'il a dû passer sa vie dans les ordres, sans s'y élever aux dignités supérieures de l'Église; que dans sa jeunesse il a sans doute habité Crémone et Bologne, et que dans un âge plus avancé il se fixa à Rome, près du cardinal Borghèse, l'un des neveux de Paul V.
Cette position, que D.F. Carlo paraît avoir occupée toute sa vie, auprès de deux cardinaux, explique de quelle manière il a pu devenir et, rester pendant [Pg 310]plus de quarante années, l'ami des plus illustres artistes de son temps. On sait combien, depuis le commencement du seizième siècle, et surtout depuis les pontificats de Jules II et de Léon X, les membres du sacré collège se montrèrent protecteurs éclairés des arts. Ceux d'entre eux qui appartenaient aux grandes familles italiennes, les Médicis, les Farnèse, les Borghèse, les Barberini, les Ludovisi, les Aldobrandini et tant d'autres, attachèrent une extrême importance à encourager les arts, et, autant par goût que par faste, ne négligèrent aucune occasion d'employer dans leurs palais et leurs villas, aussi bien que dans les églises, le génie des grands artistes. Ce goût, dominant alors chez les princes de l'Église, explique l'influence qu'a pu exercer sur les artistes de son temps un personnage placé dans la position de D. F, Carlo, Si, formé par des études sérieuses, il s'était voué au culte du beau, s'il joignait à un jugement exercé une grande affabilité de caractère, une douceur inaltérable dans ses relations, une bienveillance discrète, toujours disposée à obliger, il devait nécessairement attirer à soi d'illustres amitiés et de sincères dévouements. Tels paraissent avoir été les traits principaux du caractère de D.F. Carlo: toutes les lettres qui lui sont adressées en font foi. Aussi, satisfait de se trouver le patron et l'ami d'un grand nombre d'artistes, il dut vivre heureux, exempt de toute ambition vulgaire, au milieu des pures jouissances que donnent les arts et les lettres.
Le recueil de Bottari, qui est fort incomplet à cet [Pg 341]égard, nous montre D.F. Carlo, en correspondance, tour à tour, avec Gio. Valesio, Giulio Cesare Procaccino, Lavinia Fontana, Niccolò Tornioli, il Guercino, Simon Vouët, Alexandre Tiarini, et, principalement, de 1606 à 1619, avec Lodovico Caracci, et de 1634 à 1641, avec Gio. Lanfranco. C'est par cette correspondance que nous chercherons à donner une idée des relations de D.F. Carlo avec les artistes.
En suivant l'ordre des dates, qui n'est nullement observé dans le recueil du savant prélat romain, la première lettre que nous trouvions, adressée à D.F. Carlo, est celle de Gio. Valesio, datée de Bologne, le 13 août 1608.
En France, où, à très-peu d'exceptions près, l'on ne cite généralement des peintres italiens que ceux de premier et de second ordre, le nom de cet artiste est tout à fait inconnu.
«Gio. Luigi Valesio, dit l'abbé Lanzi, dans son Histoire de la peinture en Italie[451], était de l'école des Carraches, où il vint tard, et dans laquelle il apprit plutôt la miniature et la gravure que l'art de peindre. Il passa à Rome, et là, s'étant mis à la suite des Ludovisj, sous le pontificat de Grégoire XV, il y joua un grand rôle. Le Marini et d'autres poètes de cette époque le louent, non pas tant pour son talent, qui était médiocre, que pour sa fortune et son savoir-faire. Il fut un de ces hommes qui, au manque de mérite, savent substituer d'autres moyens plus [Pg 342]faciles pour se faire valoir, entretenir à propos des relations qui peuvent être utiles, feindre la joie dans l'avilissement, servir les penchants des autres, flatter, s'insinuer et suivre la même ligne jusqu'à ce qu'ils soient arrivés à leur fin. C'est ainsi qu'il roula carrosse dans Rome, là où Annibal Carrache, pendant plusieurs années, n'eut d'autre récompense de ses honorables fatigues qu'une chambre sous les toits pour reposer sa tête, le pain quotidien pour lui et un domestique, et cent vingt écus par an[452].»
Ce portrait de Valesio, tracé de main de maître, n'est pas flatté: il pourrait s'appliquer à bien d'autres qui, comme lui, sans talent, n'en ont pas moins fait figure sur la scène du monde. Mais, à l'époque où il écrivit à D.F. Carlo, Valesio n'avait pas encore été à Rome, et il n'avait peut-être même pas fait les tableaux qu'il a laissés à Bologne, tableaux que cite Malvasia,[453], et que l'abbé Lanzi trouve «d'un faire sec et de peu de relief, mais exact, comme c'est la manière des miniaturistes[454].»
En 1608, Valesio n'avait pas encore trouvé les moyens de faire sa fortune: on s'en aperçoit bien à sa lettre:
«Je dois, écrit-il à D. F, Carlo, me sentir consolé, [Pg 343]par la lettre de votre seigneurie, parce qu'elle me montre qu'elle ne m'a pas oublié, et qu'elle veut me rendre service, en me témoignant que mon faible mérite n'est pas totalement ignoré d'un homme qui connaît si bien les illustres travaux de tant de maîtres célèbres dans l'art de la peinture. En outre, je vois que votre seigneurie m'aime cordialement. Je puis assurer votre seigneurie qu'elle ne pouvait m'accorder une grâce plus signalée que celle de me faire une commande. Je ferai un dessin selon ses désirs, et, peut-être, cette circonstance lui fournira les moyens de me venir en aide, en faisant naître l'occasion de me donner à peindre une composition, soit à l'huile, soit à fresque; et j'ose lui affirmer qu'elle en tirera honneur[455].»
L'assurance de Valesio, dans cette lettre, va de pair avec ses flatteries: c'est bien l'homme que peint l'abbé Lanzi. Mais on voit que, dès cette époque, D.F. Carlo avait la réputation d'un connaisseur, qu'il était déjà en relations avec beaucoup d'artistes, et qu'il s'occupait de leur commander des tableaux et des dessins.
Ce désir de posséder des tableaux des différents [Pg 344]maîtres de cette époque, se révèle dans toutes les lettres des peintres, avec lesquels D.F. Carlo a entretenu des relations. Ainsi, nous voyons dans une lettre qui lui est adressée de Milan, le 15 janvier 1609, par Giulio Cesare Procaccino, que cet artiste se met à sa disposition.—«Conoscendo mi buono a servirla mi commandi.»—«Sachant que je suis capable de le satisfaire, qu'il veuille bien me donner ses ordres,» lui écrit-il, en lui racontant les difficultés qu'il avait avec les fabriciens d'une des églises de Crémone, au sujet d'un tableau qu'ils lui avaient fait faire, et dont ils refusaient de lui donner le prix qu'il demandait.—Il s'agit probablement, dans cette lettre, de son tableau de la Mort de la Vierge, placé à Crémone, dans l'église de Saint-Dominique[456]. Il est difficile de croire que l'intervention de D.F. Carlo n'ait pas obtenu un plein succès. Attaché alors à la personne du cardinal Sfondrato, évêque de Crémone, il avait sans doute assez d'influence pour triompher de la résistance des fabriciens. Aussi, le Procaccino ne paraît pas douter de la réussite de son intervention, et il se félicite d'avoir à Crémone un ami aussi dévoué, en l'assurant qu'il ne l'oubliera jamais et qu'il s'efforcera de lui prouver sa reconnaissance.
La célèbre Lavinia Fontana Zappi[457], qui avait été [Pg 345]peintre en titre du pape Grégoire XIII, témoigne à don Ferrante Carlo des sentiments tout aussi dévoués. Il lui avait exprimé le désir d'avoir un tableau de sa main, faveur qu'elle n'accordait pas à tout le monde; ne pouvant suffire aux demandes qui lui étaient adressées de toutes parts. La lettre de don Ferrante Carlo avait mis quatre mois à parvenir de Crémone à Rome, où Lavinia Fontana était fixée depuis longtemps. Voici la réponse qu'elle lui adresse le 7 février 1609[458]:
«Après un intervalle de quatre mois pleins, j'ai «enfin reçu la lettre de votre seigneurie: mais je ne «m'étonne point de ce retard; votre lettre a sans «doute voulu éviter les pluies et les routes fangeuses «pour me parvenir, comme elle est en effet, «belle, propre et sans aucune tache soit au dehors, «soit en dedans. Quoi qu'il en soit, je l'ai reçue avec «les sentiments d'une grande déférence pour les «qualités éminentes de votre seigneurie, qualités «que j'admire avec bien plus de vérité que votre «seigneurie n'admire mon faible talent: car, en «cela, je suis certaine de ne pas me tromper, si ce «n'est seulement que je ne suis pas encore parvenue «à connaître tout votre mérite; tandis que «votre seigneurie a une trop haute idée du mien, «soit parce qu'elle est animée à mon égard d'une «grande bienveillance, soit, ainsi que j'aime à me «le persuader, qu'elle veuille volontairement[Pg 346] «m'éblouir, et m'enfoncer comme un éperon «flancs, afin de m'exciter à lui répondre. «J'accepterai son, invitation, et je ne lui donnerai pas «un démenti; car donner un démenti des louanges «exagérées qu'on vous adresse n'est guère l'usage. «J'en remercie donc votre seigneurie par paroles, «en attendant que je puisse le faire autrement, «lorsque j'aurai appris de nouveau du seigneur «Achille quel est votre désir et quelle est la «demande que votre seigneurie daigne me faire. «Toutefois, je ne pourrais me mettre à l'oeuvre que «lorsque j'aurai terminé les commandes que j'ai «reçues de mes patrons, commandes qu'il ne m'est «pas loisible de refuser. Mais, songeant à la «perfection de l'oeuvre que votre seigneurie désire, je «crains qu'elle ait peine à sortir bien réussie de «mes mains fatiguées, surtout pour soutenir l'examen «d'une personne douée d'un goût si sûr.»
Nous ignorons quel était le sujet du tableau demandé par don Ferrante Carlo à Lavinia Fontana. Peut-être était-ce son portrait dont elle ne se montrait point avare, car elle excella dans l'art de faire les portraits et surtout le sien. Elle en a laissé un grand nombre que l'on voit dans la galerie de Florence et ailleurs, sans compter ceux dont elle a affublé des saintes et qui figurent dans ses tableaux, d'église, comme celui où elle s'est représentée avec cinq saintes, à Saint-Michele in Rosco, à Bologne[459].
Quelquefois, cependant, Lavinia Fontana mettait une sorte de coquetterie à faire attendre son portrait à ses admirateurs. On en trouve un exemple dans la lettre suivante de Muzio Manfredi, du 6 juin 1591[460].
«Vous m'avez promis, lui écrit-il, d'abord par «des lettres d'amis, et ensuite par votre propre «parole, un portrait de vous-même fait de votre «main. Cette double promesse, jointe au désir de «posséder le modèle d'une femme belle autant que «vertueuse, ce qui est si rare, a excité en moi une «telle émotion, qu'aussitôt qu'elle m'eut été donnée, «j'en fis un madrigal, et l'ayant fait imprimer «avec les cent autres qui sont de moi, je vous «envoyai le livre, ne doutant pas de recevoir pour «réponse le portrait si désiré. Mais je n'obtins autre «chose qu'une nouvelle promesse. De grâce, «signora Lavinia, ne me faites pas attendre plus «longtemps le payement de cette dette. Les trois «termes sont passés, et si maintenant vous ne «me soldez pas mon compte, vous n'aurez ni à «vous plaindre, ni à vous étonner si, pour obtenir «satisfaction, je suis obligé d'avoir recours, avec «une requête plus impérieuse, à un tribunal plus «sévère que ne l'est celui de la politesse. Et sur ce «je baise cette main qui doit me payer ma dette.»
Nous ignorons si la belle Lavinia ne se trouva pas blessée par la menace qui termine cette lettre, et si Muzio Manfredi n'en fut pas toute sa vie pour [Pg 348]l'improvisation de son madrigal, et pour les frais d'impression de ses oeuvres.
Suivant l'abbé Lanzi, Lavinia Fontana, au jugement de quelques connaisseurs, surpassa son père Prosporo Fontana dans l'art de faire les portraits. Elle fut surtout recherchée par les dames romaines; et elle avait un talent tout particulier pour représenter leur costume[461]. Elle parvint à peindre avec une telle douceur de pinceau, surtout lorsqu'elle eut connu les Carraches, que plus d'un de ses portraits a passé pour être du Guide[462].
Lavinia Fontana n'est pas la seule artiste célèbre qu'ait vu naître Bologne: il n'est pas une ville dans le monde entier qui puisse se glorifier d'avoir produit autant de femmes peintres que cette antique cité. Indépendamment de Lavinia Fontana, dont le talent, dans le portrait, est de premier ordre, Bologne s'enorgueillit, avec raison, d'avoir formé dans son sein, à l'école de ses plus grands maîtres, Elisabeth Sirani et ses deux soeurs, Veronica Franchi, Vincinzia Fabri, Lucrezia Scarfaglia, Ginevra Cantofoli[463], Antonia Pinelli Zitella et Lucia Casalini Torelli[464], qui toutes ont orné de nombreuses peintures à fresque et à l'huile ses églises et ses palais, [Pg 349]comme l'infortunée Properzia Rossi les a décorés de ses sculptures[465].
Toutes ces femmes n'ont pas eu un égal talent: mais on ne saurait trop admirer le génie d'Elisabeth Sirani, cette élève chérie du Guide, qui, morte empoisonnée à vingt-six ans, a pu, dans une si courte carrière, laisser dans sa patrie et ailleurs[466] tant de tableaux, aussi remarquables par leur composition et leur belle ordonnance, que par leur exécution exempte de cette timidité inhérente à son sexe, et dont Lavinia Fontana elle-même ne put se corriger complètement. Sa mort fut un deuil public à Bologne, elle fut enterrée avec la plus grande pompe et mise à côté du Guide, dans le même tombeau, à Saint-Dominique, dans la chapelle du Rosaire[467].
Si, à toutes ces femmes artistes, on ajoute toutes, les femmes docteurs, professeurs et auteurs, qui ont occupé des chaires et fait des cours à l'université de Bologne[468], on sera forcé de convenir que, dans cette ville, les femmes recevaient une éducation tout à fait virile, et qui n'aurait certainement pas agréé au Chrysale de Molière[469].
[Pg 350]De toutes les femmes artistes de Bologne, Lavinia Fontana est celle qui eut, de son vivant, le plus de célébrité, dont l'existence fut entourée de plus d'éclat, et qui est restée la plus connue. Elle doit ce respect de la postérité pour sa réputation, autant au nom de son père et à la position qu'elle occupa elle-même sous le pontificat de Grégoire XIII, à Rome, qu'à son propre talent. Elle était déjà âgée en 1609, lorsque don Ferrante Carlo lui témoigna le désir de posséder une oeuvre de sa main. Nous ignorons si ce désir fut satisfait; et, bien qu'il y ait lieu de le supposer, nous n'en avons pas la preuve.
Nous ne savons pas davantage si le Guerchin exécuta pour don Ferrante Carlo le tableau qu'il lui avait demandé, ainsi qu'on le voit par une lettre de cet artiste, du 25 novembre 1618[470]; il est néanmoins à présumer qu'un amateur si distingué aura fait tous ses efforts pour obtenir un ouvrage de ce peintre, qui excita de son temps une admiration et une surprise extraordinaires[471].
L'affabilité de don Ferrante Carlo lui attirait les confidences des artistes, lorqu'étant employés par de grands personnages, ils croyaient avoir à se plaindre du traitement que des subalternes leur faisaient subir.
C'est ainsi que Niccolò Tornioli lui raconte, dans une longue lettre, sans date ni lieu, ses mésaventures, et sollicite sa protection.
Cet artiste est tout à fait inconnu en France. Nous trouvons dans les Peintures de Bologne, de Malvasia, qu'il était de Sienne, et qu'il avait exécuté à Bologne, dans la chapelle de l'église de Saint-Paul, deux tableaux latéraux, représentant la lutte de Jacob avec l'ange, et le meurtre d'Abel par Caïn[472].
De plus, Bottari nous apprend, dans une note mise au bas de la lettre adressée par Tornioli à don Ferrante Carlo[473], que cet artiste était alors employé parle duc de Savoie, et qu'il prétendait avoir trouvé le moyen de faire pénétrer les couleurs dans toutes les parties d'une plaque de marbre qui n'aurait eu que l'épaisseur d'un doigt. Il ajoute qu'il fit ainsi le portrait de notre Seigneur dans son suaire, et qu'il réussit.
Cette découverte n'a pas préservé son nom de l'oubli, et, de son vivant, elle ne paraît pas avoir fait une grande impression sur ses contemporains. Dans sa longue lettre, il se plaint du traitement que lui font subir le vicaire et le contrôleur des travaux; il réclame les conseils de don Ferrante Carlo, et lui demande comment il doit s'y prendre pour obtenir ce qui lui est dû, ne pouvant vivre avec ce qu'il reçoit. Il lui signale les outrages dont il est accablé par des subalternes qui viennent à plaisir passer et repasser dans sa chambre, sans lui laisser aucun repos, même lorsqu'il était malade. L'intervention de don Ferrante Carlo fit sans doute traiter le pauvre Tornioli avec plus de justice et de considération.
[Pg 352]C'est surtout dans les relations que don Ferrante Carlo a entretenues avec Louis Carrache et Lanfranc, qu'éclaté toute la confiance que les peintres les plus éminents de cette époque avaient dans ses lumières et dans sa bienveillance.
Les lettres de Louis Carrache adressées à don Ferrante Carlo sont au nombre de dix-sept dans le recueil de Bottari; elles furent écrites du 11 novembre 1606 au 22 février 1619, mais à des intervalles inégaux, parce que don Ferrante Carlo vint plusieurs fois à Bologne pendant ces treize années, et que, de son côté, Louis Carrache se rapprocha de son ami en allant travailler à Plaisance[474]. Toutes ces lettres témoignent de l'intimité qui régnait entre le grand maître bolonais et don Ferrante Carlo; elles attestent également combien ce dernier était désireux d'obtenir des tableaux du peintre. On voit en effet, par ces lettres, que Louis Carrache fit cinq tableaux pour son ami, sans compter les dessins qu'il lui envoyait.
Dans le courant de l'année 1606, don Ferrante Carlo avait demandé au peintre un tableau dans lequel il devait se représenter lui-même sous les traits de saint Joseph. L'artiste répond, le 11 novembre 1606[475], qu'il approuve le sujet de la [Pg 353]composition[476], mais qu'il ne peut admettre que la figure de saint Joseph soit son propre portrait. «Car, dit-il, je n'ai pas l'air qui convient à un semblable saint, qui demande à être représenté avec une figure décharnée et amaigrie par le jeûne, tandis que je ressemble plutôt à un Silène par mon embonpoint et par les grosses couleurs de mon teint. Il lui promet néanmoins de se mettre à l'oeuvre, parce qu'il l'estime et l'aime de coeur, dès qu'il aura terminé les travaux commencés pour l'évêque de Plaisance. Il lui promet également d'exécuter, dès qu'il sera libre, un tableau qu'il lui a demandé pour l'église delle Convertite de Bologne[477]. Il travaillait probablement alors, dans cette ville, à ses deux fameux tableaux, la Translation du corps de la Vierge, et les Apôtres ouvrant son cercueil, qui ornaient la cathédrale de Plaisance, et qui, enlevés par les Français, en 1797, pour contribution de guerre, n'ont pas été rendus à cette église, mais sont placés au musée de Parme[478].
Il paraît que l'évoque de Plaisance s'était montré accommodant et généreux avec Louis Carrache, car il charge don Ferrante Carlo, qui était alors à Rome, où se trouvait aussi cet évêque, de le remercier pour la manière noble avec laquelle il l'a traité à Plaisance. Nous regrettons de ne pas connaître le nom [Pg 354]cet évêque, dont la conduite envers les artistes présente un si grand contraste avec celle d'un grand nombre de princes et de cardinaux de son temps[479].
C'est dans cette même cathédrale de Plaisance, et à la demande de Ranuccio Farnèse, duc de Parme, que Louis Carrache a peint, en concurrence avec Giulio Cesare Procaccino, l'archivolte de la coupole du choeur et les trois compartiments du sanctuaire, ouvrages qui rappellent les fresques du Corrége à l'église de Saint-Jean de Parme, et qui excitèrent au même degré l'admiration publique et la jalousie et l'animosité du grand artiste lombard[480].
Le travail que Louis Carrache exécutait pour l'évêque de Plaisance, travail qu'il appelle lui-même il Lavoro dei tavoloni, lui prit beaucoup de temps; car on voit, par sa lettre à don Ferrante Carlo, du 5 janvier 1608[481], qu'à cette époque il n'avait pas encore commencé le tableau qu'il lui avait promis. La cause de ce retard était une commande imprévue qu'il avait reçue du légat de Bologne, et qu'il lui avait fallu exécuter de suite. Mais il l'assure qu'il va finir le travail de Plaisance, et que, lorsqu'il conduira ses tableaux dans cette ville, il passera par Crémone, afin de voir les dessins et les peintures que don Ferrante Carlo avait achetés à Rome. A son retour à Bologne, il lui promet de se mettre à son tableau, et, Dieu aidant, dit-il, je vous servirai, «con mio gran gusto.»
Le célèbre fondateur de l'école bolonaise, alors dans tout l'éclat de son admirable talent, était tellement pressé par les commandes, que la réalisation de sa promesse se fit encore attendre près d'une année; il apprend à son ami, par sa lettre du 13 décembre 1608, que sa Madone touche à sa fin, et par celle du 5 février 1609, il lui en annonce l'envoi[482]. «Il ne sait, lui écrit-il, s'il se trouvera satisfait autant qu'il le mérite; ce qu'il sait bien, c'est que si elle lui plaît autant qu'elle a plu à Bologne, il en éprouvera un vif contentement. On avait voulu la lui enlever; mais, Dieu soit loué, elle est envoyée avec son nom (de lui Carrache) par derrière.—Il lui serait très-agréable, dès qu'elle lui sera parvenue, et après qu'il l'aura placée à son jour, qu'il voulût bien l'informer si elle lui plaît ou non; il est très-inquiet de le savoir.»
Il paraît que, dans l'intervalle qui s'était écoulé avant l'achèvement de cette Madone, don Ferrante Carlo lui avait témoigné le désir d'obtenir une autre oeuvre. Par sa lettre du 18 décembre 1608[483], après avoir félicité don Ferrante Carlo d'une acquisition qu'il avait faite pour son cabinet, il lui apprend que, bien qu'il n'aille pas à Crémone, il a déjà mis la main à une composition nouvelle, qui ne sera pas carrée, [Pg 356]mais ovale, parce que telle est sa fantaisie. «Le sujet, continue-t-il, pourrait bien ne pas se trouver de votre goût, étant tiré de l'Ancien Testament: c'est Isaac, dans sa jeunesse, avec Rebecca sa femme, causant ensemble. Ils sont représentés à mi-corps, de grandeur naturelle. Je ne manquerai pas de mener cette oeuvre à bonne fin, ayant pris goût à ce sujet. Si cette composition déplaît à votre seigneurie, qu'elle me le fasse savoir; je suis prêt à lui peindre quelque sujet religieux, et il ne manquera pas de personnes ici qui voudront avoir la Rebecca et l'Isaac. Que votre seigneurie soit persuadée que je la servirai de tout coeur, quelles que soient les commandes que j'aie dans mon atelier, tant je l'estime et je l'honore, à cause de son mérite qu'accompagné une grâce si noble.»—Nous ne savons si ce tableau fut exécuté pour don Ferrante Carlo, la correspondance se trouvant interrompue jusqu'au 26 janvier 1610, parce que L. Carrache avait été travailler à Plaisance; c'est dans cette ville qu'il apprit la mort de son cousin Annibal Carrache, enlevé à l'art avant le temps. —Le prélat Gio. Bat. Agucchi, qui lui avait fermé les yeux, raconte ainsi les derniers moments du grand peintre, dans sa lettre du 15 juin 1609, adressée au chanoine Dolcini, leur ami commun[484]:
«Je ne sais de quelle manière commencer cette lettre; je viens à cette même heure, c'est-à-dire à environ deux heures de nuit (dans le mois de juin, [Pg 357]dix heures et demie de France environ), de voir passer de cette vie à l'autre le seigneur Annibal Carrache: Dieu le reçoive dans le ciel! Il alla dernièrement, comme si la vie lui fût devenue insupportable, chercher la mort à Naples, et ne l'ayant pas trouvée là, il revint, dans cette saison où il est si dangereux de changer d'air, l'affronter à Rome. Il arriva il y a peu de jours, et, au lieu de prendre des précautions pour sa santé, il se livra aux plus grands excès. Il y a six jours, il se mit au lit, et il est mort ce soir. Je n'ai rien su de son retour, ni de sa maladie avant ce matin, que je l'ai trouvé avec toute sa connaissance et dans un état qui laissait de l'espoir. Mais, vers le soir, étant revenu le voir, je l'ai trouvé dans l'état le plus désespéré. Je l'ai engagé à recevoir la communion, et moi-même, par suite d'une crise qui lui est survenue, j'ai récité les prières des agonisants pour son âme. Mais ayant recouvré sa connaissance, et le curé étant arrivé et lui ayant administré l'extrême-onction, il a expiré peu après. Il s'est remis assez bien au moment de la sainte communion, et il a reconnu son état. Il voulait faire certaines dispositions de ce qu'il laisse^ principalement en faveur de ses neveux, et surtout des femmes, mais il n'en a pas eu le temps. J'ignore s'il possède autre chose que dix luoghi di monte, quelques meubles et un peu d'argent. Antoine, son neveu, fils de messere Augustin, qui est ici, prendra soin de toutes choses et le fera ensevelir dans la Rotonde (le Panthéon) auprès de Raphaël, où il lui sera élevé un [Pg 358]tombeau avec une épitaphe digne de son mérite[485]. Je ne sais quelle est l'opinion des professeurs de Bologne sur son compte; mais, de l'aveu des premiers peintres de Rome, il était dans son art le premier des maîtres vivants; et, bien que depuis cinq ans il n'ait presque rien fait, néanmoins il avait conservé son jugement supérieur et son goût si exercé, et il commençait à faire quelques petites choses dignes de lui, ainsi qu'il le montra par cette Madone faite en cachette avant son départ pour Naples, et qui est très-belle. C'est pourquoi sa perte doit exciter les regrets non-seulement de ses parents et de ses amis, mais de notre ville entière et de tous les amateurs de ce bel art. Pour moi, qui ai assisté à sa mort, j'en ressens un chagrin extraordinaire, et je m'empresse d'en [Pg 359]donner avis à votre seigneurie, afin qu'elle veuille bien en informer son frère (Augustin) à Bologne, et le seigneur Louis à Plaisance.»
Il est probable que les fréquents voyages de don Ferrante Carlo à Bologne suspendirent, de 1610 à 1616, sa correspondance avec Louis Carrache; car, après la lettre du 26 janvier 1610, dans laquelle le peintre annonce à son ami qu'il espère lui envoyer quelque dessin[486], le recueil de Bottari ne contient aucune lettre de lui jusqu'au mois de mai 1616. A cette époque, don Ferrante Carlo retourna se fixer à Crémone pour y suivre un procès qui durait depuis longtemps, ainsi qu'on le voit par les lettres de son ami des 11 mai et 14 juin de cette année[487]. Bans cette dernière, après s'être plaint de n'avoir pas encore reçu de ses nouvelles depuis son départ, il lui dit quelle est sa manière de vivre. «Je me porte bien; je travaille peu par ces chaleurs excessives: le tableau île sainte Marguerite est terminé et envoyé par mon frère Paul à Mantoue, et il y a été extrêmement goûté. Je ne suis plus dans le palais des seigneurs Caprara: je me tiens retiré à la maison; je travaille le peu d'heures que je peux à une certaine Suzanne qui est presque finie. Je l'enverrai, dès qu'elle sera terminée, à Beggio (au chevalier Tito Bosio[488]), et je me mettrai ensuite au [Pg 360]tableau de l'Adoration des Mages. Je ne Vous donne pas de nouvelles des autres peintres, parce que je ne les fréquente pas, et pour ne pas vous ennuyer.»
On voit que Louis Carrache vivait loin du monde et même des autres artistes, et qu'il déployait la plus grande activité pour suffire à tous ses travaux. Indépendamment des trois tableaux dont il parle, il venait de peindre à fresque deux grandes et très-belles figures dans le palais Caprara[489].
La lettre suivante, du 29 juin 1616, nous apprend la cause du retard que don Ferrante Carlo avait mis à lui répondre. C'était la fièvre qu'il avait gagnée en naviguant sur le Pô, lorsqu'il se rendait à Plaisance ou Parme, pour prononcer dans l'Académie de cette ville un discours que l'artiste lui demande la permission de relire avec lui. «Il n'est pas étonnant, lui écrit-il, que vous ayez souffert une aussi grande chaleur, étant entre deux soleils, Apollon dans le ciel et Phaéton dans le Pô;» et il le félicite de son rétablissement. Il lui annonce qu'il a termine le tableau de la Suzanne, et qu'il l'a envoyé au chevalier Tito Bosio, à Reggio; il l'engage à le voir dans cette ville, à son retour. Le chevalier le lui montrera avec empressement, et il espère qu'il en sera satisfait.
Dans une lettre du 1er janvier 1617, il lui raconte la position délicate dans laquelle il se trouve. Il avait commencé un tableau de la Résurrection pour un [Pg 361]seigneur de la maison Savelli. Avant qu'il ne fût achevé, on vint lui proposer de le lui acheter pour la maison Malvezzi, et il paraît que don Ferrante Carlo était pour quelque chose dans cette offre. L'illustre artiste ne croit pas devoir accéder au désir de son ami, parce que ce tableau était destiné à un cardinal. «Qu'arriverait-il, lui écrit-il, si un Savelli, qui a déjà vu ce tableau, en compagnie du, marquis Pyrrhus Malvezzi, le retrouvait entre les mains d'un autre?» En effet, il-était dangereux, en ce temps, de manquer de parole à un cardinal, surtout lorsqu'il s'agissait d'une oeuvre d'art. Les membres du sacré collège attachaient une importance toute particulière au patronage qu'ils exerçaient sur les grands artistes, et rivalisaient entre eux pour se les attacher par les plus grands travaux, tels que ceux des palais Farnèse et Borghèse, des villas Aldobrandini, Ludovisi, Barberini, Rospigliosi et tant d'autres.
Comme pour consoler don Ferrante Carlo de ce refus, le peintre lui dit qu'il est tout disposé à faire quelque autre chose à son goût, pourvu qu'il puisse l'exécuter en peu de temps et qu'il n'y ait qu'un petit nombre de figures. «Car je ferais pour mon cher don Ferrante Carlo ce que je ne ferais pas pour personne au monde, tant j'estime son mérite et ses qualités si distinguées, qui le font aimer de tous ceux qui le connaissent comme je l'aime moi-même. Bien que le temps me manque d'ici à Pâques pour terminer les quatre tableaux d'autel qui m'ont été commandés récemment, dont trois pour des églises [Pg 362]hors de Bologne et un pour cette ville; indépendamment des autres tableaux anciennement entrepris que j'ai à terminer, j'ai fini celui des prêtres de Saint-Paul, et il est en place[490]. Le tableau du chapitre de Saint-Pierre[491], celui du marquis Facchinetto et d'autres ouvrages moins considérables sont terminés depuis Noël. Mais je trouverai bien le temps de faire quelque chose pour vous, et il faudra que les autres prennent patience.»
En lui répondant, don Ferrante Carlo lui avait donné pour sujet le Christ mort. Louis Carrache lui écrit, le 22 janvier 1617, que rien ne pourra l'empêcher de faire ce tableau, si ce n'est le peu de temps qu'il a à sa disposition, voulant s'appliquer à faire une oeuvre qui lui plaise. «Je ferai, autant que possible, pour le mieux, et la composition ne sera pas triviale. Il suffit: si je ne réussis pas aussi bien que vous le désirez, j'emploierai tout mon savoir, et de coeur[492].»
On était alors dans le carnaval, à Bologne; il y avait des mascarades, des festins, des bals, et l'on [Pg 363]s'amusait beaucoup, Louis Carrache, qui n'allait pas souvent dans le monde, prenait néanmoins sa part de ces réjouissances extraordinaires. Au milieu de ces divertissements, il fut agréablement surpris par une de ces scènes italiennes qui peignent bien les moeurs d'une ville et d'une époque dans lesquelles les artistes exerçaient une si grande influence.
Nous la lui laissons raconter à son ami dans sa lettre du 15 février 1617[493]:
«Dans ces jours de carnaval, un soir, vers les trois heures de nuit, on introduisit dans ma maison une femme déguisée, ressemblant, par son costume et par sa figure découverte, à un ange du paradis. Sa tête était ornée de lauriers, elle était vêtue de blanc, et son costume était dessiné d'une grande manière. Elle tenait à la main une trompette dont elle se mit à sonner en entrant dans la chambre où je me trouvais, comme pour annoncer son arrivée. Puis, avec une grâce virginale, elle me récita les vers ci-inclus, accompagnant ses paroles de gestes et d'expressions si gracieuses qu'il me semblait que la poésie fût descendue du ciel pour me faire plaisir. Il m'est venu la pensée de prier votre seigneurie de mettre sa muse à ma disposition pour chanter les louanges de cette jeune fille, qui est dans tout l'éclat de sa beauté virginale, et douée en outre d'une admirable taille de femme. Cette jeune personne n'a pas plus de quinze à seize ans, et ses paroles ont tant [Pg 364]d'éloquence, tant de douceur et de grâce, que je n'ai jamais entendu, même sur la scène, réciter aussi bien, avec des gestes et des mouvements si à-propos. Je vous envoie les paroles qu'elle m'a adressées: quant au poète, je ne le connais pas. Je vous prie de m'honorer d'une réponse, et veuillez m'excuser si je suis trop indiscret; mais j'ai une entière confiance en vous, et je prie votre muse de faire comme à l'ordinaire.—Le nom de la jeune fille est Angela.»
Cette charmante surprise faite au grand artiste avait été imaginée par ses amis, ses élèves et ses admirateurs. Us lui avaient allégoriquement envoyé la Renommée pour célébrer son génie. Cette jeune fille, dont la beauté paraît avoir fait sur Louis Carrache une si profonde impression, serait-elle cette signera Giacomazzi qu'il s'est plu à représenter tant de fois dans ses tableaux de Madones[494]?
On regrette doublement de ne pas trouver dans le recueil de Bottari les vers adressés au grand maître bolonais, non plus que sa réponse par la muse de don Ferrante Carlo. Nous voyons bien, par une lettre du 25 octobre 1617[495] que don Ferrante Carlo lui avait envoyé un madrigal, et qu'il l'avait communiqué à leur ami commun Bartolomeo Dolcini, qui était probablement l'un des inventeurs de la mise en scène de la Renommée.—A défaut des vers [Pg 365]originaux, nous aimons à rapporter ici le sonnet composé par Augustin Carrache à la louange de Niccolino Abati, sonnet rapporté par Lanzi, qui l'a tiré de Malvasia, vie du Primatriccio[496].
Il n'y a que le dernier mot de ce sonnet à changer pour l'appliquer avec plus de vérité al nostro Luddovico. Ce grand peintre réunit en effet, dans ses compositions, les qualités des plus illustres maîtres des diverses écoles. Mais sa modestie eût refusé de telles louanges; et, répondant à la belle Angela ce qu'il écrivait à don Ferrante Carlo, le 11 novembre 1606[497], il lui aurait dit:
«Angel, piu che mortal angel divino[498], io ho ricevuto il suo sonetto, con molte lirate di cirimonie, [Pg 366]e titoli di molto illustre, che V. S. sa che non convengono a me; e la prego a non usarli, perche io non sia burlato.»
Cette docte ville de Bologne était alors la patrie et le rendez-vous des artistes les plus célèbres.—«Les premiers peintres de l'Italie sont maintenant réunis à Bologne, écrit Louis Carrache à don Ferrante Carlo le 19 juillet 1619[499]. Le seigneur Dominico Zampieri, cet artiste d'une réputation si grande, vient d'arriver ici: Antonio Carrache[500] sera au milieu de nous dans quinze ou vingt jours; il est maintenant à Sienne, pour se rétablir complètement de la maladie qui a mis ses jours en péril, et je l'attends dans ma maison. Le seigneur Guido (Reni) a été appelé par le duc de Mantoue, pour lui composer quelques tableaux. Le seigneur Lionello Spada est de retour, et il vient d'arriver ici un certain Jean-François Barbieri, de Cento (le Guerchin): il est venu pour faire quelques tableaux à monseigneur le cardinal-archevêque, et il s'en acquitte héroïquement. Je ne parle pas du seigneur Albano (l'Albane) et des autres, qui tous désirent jouir de nouveau du séjour de la patrie, et qui sont les premiers peintres de l'Italie.»
C'est au milieu de ces hommes illustres, et dans la société d'un petit nombre d'amis voués au culte des lettres et des arts, tels que Ottavio Casali, Achille Poggio, le marquis Facchinetto, les comtes[Pg 367] Malveim et Caprara, le chanoine Bartolomeo Dolcini, le savant prélat Gio, Bat. Agucchi, que don Ferrante Carlo passait sa vie lorsqu'il pouvait venir à Bologne. Les relations qu'il forma dans cette ville prouvent qu'il y était aussi recherché pour l'affabilité de son caractère que pour la variété de ses connaissances et la sûreté de son goût.
Dans cette foule d'artistes célèbres et parmi tant d'amateurs distingués qui vivaient à Bologne, on comprend quelle émulation, quelle critique intelligente et souvent envieuse devait exciter l'apparition d'une nouvelle manière de faire, d'un genre de peinture non encore connu, comme était la manière du Guerchin. L. Carrache, dont la bonté ne se démentit jamais, et sur lequel l'envie ne put avoir prise, parce qu'il était véritablement supérieur, exprime, sans arrière-pensée, l'admiration qu'il ressent en voyant les tableaux du Guerchin. «Il y a ici un jeune homme de Cento, dit-il dans sa lettre du 25 octobre 1617[501], qui peint avec un grand bonheur d'invention: il est grand dessinateur et très-heureux coloriste; c'est un prodige de nature, un miracle à frapper d'étonnement ceux qui voient ses ouvrages. Je n'en dirai pas davantage; il frappe de stupeur les premiers peintres: vous le verrez à votre retour.» Au milieu de tant d'oeuvres de premier ordre, il n'était pas facile de conserver, dans un âge avancé, la réputation acquise dans la jeunesse et l'âge mûr. Dès 1618, L. Carrache redoutait l'examen que ses [Pg 368]rivaux pouvaient faire de ses ouvrages. Écrivant à don Ferrante Carlo, le 11 décembre de cette année[502], il se félicite d'apprendre que les tableaux qu'il avait exécutés pour lui font fureur jour et nuit: il lui sera très-agréable d'être informé des jugements qu'en porteront tant de peintres d'un goût excellent, et particulièrement ce peintre espagnol, qui suit l'école de Caravage, si c'est celui qui a peint un saint Martin, à Parme, et qui vivait avec le seigneur Mario Farnèse[503]. «Il faut se tenir ferme, dit-il, afin qu'ils ne se moquent pas du pauvre L. Carrache; il faut se tenir debout avec les entraves.—Je sais bien qu'ils n'ont pas affaire à une personne endormie.»
Cette dernière phrase annonce clairement la crainte qu'il avait de ne pas rester, dans sa vieillesse, l'égal de lui-même.—Le temps approchait où il devait éprouver à la fois les effets de l'âge et les atteintes de ses rivaux et de ses ennemis.
Il venait de terminer, à la voûte de la sixième chapelle de la cathédrale de Bologne, une Annonciation: il paraît que, dans cet ouvrage, il lui était échappé quelques incorrections de dessin. On lui reprochait surtout d'avoir placé de travers le pied de l'ange qui s'incline devant la Vierge. Ce reproche lui fut extrêmement sensible: il s'en ouvre à son confident habituel, avec amertume et tristesse, dans sa dernière lettre du 22 février 1619[504].
[Pg 369]«Je suppose que vous avez appris les critiques malveillantes que des peintres envieux ont fait subir à mon tableau de l'Annonciation, pendant que monseigneur le cardinal Aloisi était à Milan[505]. Il me paraît nécessaire d'en instruire le comte Louis Aloisi[506]; et, parce que les membres du chapitre ont refusé de prendre un parti avant le retour du cardinal, j'ai rédigé, et je vous adresse une note explicative de la manière avec laquelle cette affaire demanderait à être traitée. Que votre seigneurie me rende le service de faire, en mon nom, une lettre au comte Louis Aloisi: qu'elle soit convenable et surtout sans arrogance, et comme votre seigneurie sait les écrire; parce qu'elle sera vue à Rome et peut-être à Bologne: fermez-la, et l'envoyez à la poste de Rome, d'où elle sera remise au comte Louis. Veuillez m'excuser et compatir au chagrin qui m'accable, car je suis atteint d'une grande mélancolie. Priez Dieu pour moi dans cette tribulation, et rendez-moi ce service.»
P.S. «Dans le cas où il vous paraîtrait qu'il n'est pas convenable d'envoyer cette lettre, je m'en remets à votre jugement si sûr, et je me conformerai à la résolution que vous aurez adoptée.»
Nous ne savons si don Ferrante Carlo put faire rendre justice à son illustre ami: mais tous les documents historiques s'accordent pour prouver que [Pg 370]le grand artiste ne put supporter la honte d'être resté au-dessous de lui-même. Il en mourut de chagrin, dans la nuit du mercredi qui précéda le 16 novembre 1619[507].
Cette mort fut annoncée ce jour-là même, à don Ferrante Carlo, par un de ses amis de Bologne, dont Bottari ne donne pas le nom[508].
«Ce n'est pas sans une vive douleur, écrit-il, que je vous apprends que le seigneur L. Carrache, peintre fameux, et qui vous était si tendrement attaché, a quitté cette vie pour une meilleure, dans la nuit du mercredi, et a été enseveli jeudi soir, avec une grande pompe, la Compagnie de la Vie l'ayant conduit à sa dernière demeure. J'ai appris en même temps la mort et la maladie qui a duré quatre semaines, avec une fièvre continuelle, ainsi que me l'a raconté jeudi matin un de ses vieux serviteurs.»—Il lui dit ensuite qu'il a réclamé le tableau de la Nativité que dori Ferrante Carlo avait fait déposer chez L. Carrache, mais 'sans indiquer si ce tahleau était du peintre; il termine en lui apprenant que déjà on a mis en estampe les funérailles de son ami, comme [Pg 371]c'était alors l'usage en Italie, et il lui demande s'il veut en voir un exemplaire[509]»
Une autre lettre adressée à don Ferrante Carlo par le peintre bolonais Alexandre Tiarini, le 7 décembre 1619, vint lui confirmer la perte de son ami[510].
La réputation de Louis Carrache n'a jamais été aussi grande en France qu'en Italie: Félibien[511] le place bien au-dessous de son cousin Annibal, qu'il regarde comme son maître; erreur manifeste, démentie par les contemporains et par les documents les plus certains. C'est ce que prouvent avec beaucoup de force Malvasia[512] et Lanzi. Ce dernier auteur fait de Louis Carrache le plus bel éloge que l'on puisse faire d'un artiste, en le comparant, parmi les peintres, au vieil Homère, «En résumé, dit-il, si l'on doit ajouter foi à l'histoire, Louis Carrache est, dans son école, comme Homère parmi les Grecs, fons ingeniorum[513].»
Le savant Agucchi, l'ami d'Annibal Carrache et du Dominiquin, cité par Malvasia[514], a parfaitement exposé l'état de la peinture avant les Carraches, et les services qu'ils rendirent à l'art, «La connaissance du beau se perdait entièrement, dit-il, et de toutes [Pg 372]parts se montraient des manières nouvelles et diverses, toutes également éloignées du vrai et de la vraisemblance, et plus conformes à l'apparence qu'à la réalité des choses; les artistes se contentant d'éblouir les yeux du public par le charme des couleurs, par l'agencement des costumes, prenant à droite et à gauche tantôt une chose, tantôt une autre, pour se faire valoir, le tout avec une grande pauvreté de contours, sans resserrer les différentes parties de leurs compositions, et même souvent avec de grandes fautes. Ils s'éloignaient ainsi de plus en plus de la bonne voie qui conduit au beau. Mais, pendant que l'art était infecté, pour ainsi dire, de tant d'hérésies, et qu'il se trouvait en péril de se perdre, on vit, dans la ville de Bologne, surgir trois hommes qui, étant étroitement liés par les liens du sang, ne furent pas moins unis entre eux et d'accord dans leur résolution d'embrasser, sans craindre la fatigue, toute étude qui pourrait les conduire à la perfection de l'art. Tels furent Louis, Augustin et Annibal Carrache, Bolonais, desquels le premier était cousin des deux autres, qui étaient frères: et comme Louis était le plus âgé d'entre eux, ce fut aussi lui qui s'adonna le premier à la peinture, et c'est de lui que les deux autres reçurent les premiers enseignements de l'art.»
Le même prélat, qui, au dire de Bottari et du chanoine Crespi[515], était célèbre à la cour de Rome pour ses connaissances en littérature, et plus [Pg 373]spécialement, pour une singulière intelligence des beaux-arts, qu'il aimait et encourageait, avait proposé à un cardinal[516] de choisir Louis Carrache pour lui confier l'exécution d'un tableau à Saint-Pierre de Rome[517]. Il voulait ainsi procurer au grand artiste un théâtre digne de sa réputation, et, en même temps, glorifier la ville de Bologne, leur patrie commune. «C'est un homme, écrit-il à cette éminence, connu et estimé des principaux peintres de l'Italie, déjà âgé et consommé dans la pratique de l'art, qui a exécuté un grand nombre d'oeuvres éparses en divers lieux, qui s'est particulièrement exercé à faire de grands tableaux pour les églises, et qui, parmi les peintres qui se trouvent aujourd'hui à Bologne, occupe, de leur aveu unanime, le premier rang.»
Ce rang peut d'autant moins lui être contesté, qu'il est le maître d'Augustin et d'Annibal, comme lui les rénovateurs de la peinture, et qu'il partage avec eux la gloire d'avoir formé le Guide, l'Albane, et surtout le Dominiquin, que le Poussin estimait le premier des peintres après Raphaël.
Aussi le Baglione[518], comparant les Carraches au phénix, conclut: «Que la peinture, qui était née [Pg 374]sous Raphaël et Michel-Ange, paraissait languissante et comme abattue par le temps, lorsqu'après un grand nombre d'années elle parut renouvelée par les Carraches, pour la gloire de leur siècle.»
De même, le chanoine Bartolomeo Dolcini, l'un des amis des Cavraches, disait d'eux qu'ils étaient: «Lapsanti picturce suffecti Hercules[519].»
Ce Dolcini était, comme don Ferrante Carlo, un grand amateur de tableaux: il avait une galerie qu'il cherchait à enrichir des productions des principaux artistes de son temps. Louis Carrache, peignit pour lui plusieurs compositions. Une lettre qu'il lui écrivait le 27 mars 1599[520] montre quel était le désintéressement de ce grand maître j il ne voulait pas recevoir le prix d'un tableau avant son complet achèvement;—bien différent en cela du Guide et de tant d'autres, qui se faisaient, au contraire, presque toujours payer d'avance.
Le chevalier Gio. Batista Marino, le poëte à la mode du commencement de ce siècle, grand admirateur du talent de Louis Carrache, avait voulu avoir de lai l'histoire de Balmacis et d'Hermaphrodite, représentés nus au milieu d'une fontaine. Pour déterminer le peintre à mettre de côté tout scrupule de pudeur, qui aurait pu l'empêcher d'exercer sa main à peindre un pareil sujet, il lui avait écrit que cette composition était destinée à orner le cabinet d'un [Pg 375]grand seigneur, et qu'on ne la montrerait à personne, si ce n'est aux intimes.
Louis Carrache peignit ce tableau: il excita au plus haut degré l'admiration du poëte, qui composa en son honneur ce madrigal, tout empreint de ces concetti qui étaient dans le goût de l'époque;
Le chanoine Crespi, qui rapporte ce madrigal[522], blâme, avec raison, Louis Carrache d'avoir peint ce sujet; mais on doit dire, à la justification de l'artiste, que son talent s'est rarement exercé sur de pareilles compositions.
Fixé à Rome dès 1618, comme on le voit par la dernière lettre de Louis Carrache, don Ferrante Carlo continua de vivre au milieu des artistes. Il y fit la connaissance de Simon Vouët, qui, à l'exemple de beaucoup d'autres peintres français, était venu se former à la grande manière italienne. Don Ferrante Carlo lui donna des lettres de recommandation pour [Pg 376]ses amis de Venise, ville que Vouët visita en 1627, à son retour en France. Ces recommandations lui valurent la commande du tableau de l'autel de l'école de Saint-Théodore, patron de Venise. Vouët lui en témoigna sa reconnaissance en lui offrant ses services, et en se mettant à sa disposition pour un tableau[523].
Il est probable que depuis son séjour à Rome don Ferrante Carlo s'était lié avec le Dominiquin, le Guide, l'Albane, et les autres élèves des Carraches. Était-il encore attaché au cardinal Sfondrato? Nous l'ignorons. La seule particularité que nous connaissions de la vie de ce cardinal, c'est qu'il cherchait à réunir les tableaux des artistes en réputation. Félibien raconte que[524] «le Guide avait envoyé à ce cardinal un tableau de son invention, que le cavalier Giuseppino, Gaspard Celio et le Pomerancio, peintres alors considérés dans la cour du pape, avaient beaucoup admiré.» Don Ferrante Carlo n'était peut-être pas resté étranger au goût de son patron, de même qu'il dut contribuer à former et à entretenir celui du cardinal Scipion Borghèse.
Les fonctions qu'il remplissait auprès de ce cardinal, neveu de Paul V, le mirent à même d'encourager les travaux des artistes, en leur faisant obtenir des commandes, soit du pape, soit de son neveu.
Le palais Borghèse avait été commencé, en 1590, [Pg 377]par le cardinal Deza: ses illustres et riches possesseurs ne voulurent pas rester en arrière des Farnèse, des Montalti, des Ludovisi, des Aldobrandini, et de tant d'autres grandes familles romaines. Ils le firent orner et embellir avec le plus grand soin, et y réunirent une galerie, qui existe encore, et qui est une des plus belles de l'Europe, puisqu'on y compte plus de quinze cents tableaux originaux des maîtres italiens. Dans cette galerie, l'école de Bologne est dignement représentée. On y admire surtout cette célèbre Chasse du Dominiquin, citée comme un chef-d'oeuvre par l'abbé Lanzi[525], et une Sainte Cécile du même artiste; les Quatre Éléments de l'Albane, un Christ mort et une Charité romaine du Guerchin, deux petites Madeleines et une Tentation de saint Antoine d'Annibal Carrache, et Orco et Norandin, d'après l'Arioste, par Lanfranc.
Don Ferrante Carlo ne resta sans doute pas étranger au choix de ces tableaux fait par le cardinal Borghèse; peut-être le Dominiquin et le Guide durent-ils à sa recommandation d'être employés aux travaux que le même cardinal fit exécuter dans l'église de Saint-Grégoire, sur le mont Celius. Le Dominiquin eut en partage tout ce qui regarde les ornements, qu'il peignit en clair-obscur; et des deux tableaux qu'on y voit, il fit celui où saint André est fouetté par les bourreaux[526].
Mais le peintre avec lequel don Ferrante Carlo se [Pg 378]lia le plus intimement fut Lanfranc, qu'il devait connaître depuis longtemps. On sait que cet artiste, né à Parme, avait été réduit, dans sa jeunesse, à entrer au service du comte Horace Scotti, à Plaisance[527]. Appréciant en connaisseur les dispositions que ce jeune homme montrait pour la peinture, ce, seigneur le mit sous Augustin Carrache. Don Ferrante Carlo, qui allait souvent de Crémone à Bologne, l'y reconnut dans l'académie des Carraches. Lorsqu'il fut fixé à Rome, Lanfranc fut chargé par le pape Paul V de grands travaux à l'église de Sainte-Marie-Majeure et au palais de Monte-Cavallo. Peut-être, Lanfranc dut-il en partie à la recommandation de son ami d'avoir obtenu les fresques de la coupole de Saint-Andrea-della-Valle, à Rome, au préjudice du Dominiquin, qu'il était destiné à supplanter pendant sa vie et après sa mort.
On peut regretter que le Dominiquin n'ait pas exécuté ce travail. Toutefois Félibien, qui vit la coupole de Saint-Andrea-della-Valle quelques années après son achèvement, en témoigne une haute admiration. «C'est une chose surprenante, dit-il[528], de voir comment toutes les figures, dont les plus proches ont trente palmes de haut (environ six mètres trente centimètres), sont bien proportionnées, et diminuent si conformément à leurs différentes positions, à leurs raccourcissements et à leurs distances.
[Pg 379]Cette coupe paraît, dans son ouverture, d'une longueur si extraordinaire, qu'elle représente un grand espace de ciel, où la vue se porte insensiblement jusqu'au plus haut de la Gloire. Au milieu de cette Gloire paraît l'Humanité adorable de Jésus-Christ, qui est la source de toute lumière qui se répand, et qui éclaire les corps qui sont dans ce grand ouvrage, dont l'harmonie des couleurs et des lumières est conduite d'une manière qu'on ne voit pas dans de pareils sujets.»
Lanfranc quitta Rome en 1634 pour se rendre à Naples, où il était appelé par les jésuites de cette ville pour y peindre leur coupole du Gesù Nuovo.
C'est à partir de cette époque, que s'établit entre le peintre et don Ferrante une correspondance qui ne se termina qu'au mois d'avril 1641, terme présumé de la mort de don Ferrante Carlo. Malheureusement, nous ne trouvons pas dans le recueil de Bottari les lettres de ce dernier, à l'exception d'une seule; mais celles écrites par Lanfranc présentent des détails fort intéressants.
Par la première, datée de Naples, mars 1634[529] lui annonce son arrivée dans cette ville avec une partie de sa famille. Il dit qu'il y est bien vu et bien accueilli, et que sa satisfaction serait complète s'il n'était pas assiégé par le souvenir, non-seulement de sa patrie et de Rome, mais des amis et patrons qu'il a quittés: au nombre de ces derniers, il lui [Pg 380]laisse à décider s'il ne doit pas le regretter plus particulièrement que tous les autres, lui qui, non-seulement est si aimable et si obligeant, mais qui lui a été si utile dans toutes les occasions. Aussi, espère-t-il qu'il ne l'oubliera pas pendant son absence.—Ce passage prouve que des relations d'intimité étaient depuis longtemps établies entre Lanfranc et don Ferrante Carlo.
La fin de la lettre exprime plus vivement encore le sentiment de regret profond qui s'était emparé de l'artiste, privé à Naples de ses douces habitudes de Rome: «Lorsque j'étais à Rome, l'escalier qui conduit à votre appartement m'a souvent empêché, par crainte de la fatigue, de me rendre chez vous pour y profiter de votre conversation si intéressante; mais, aujourd'hui, cet obstacle ne me paraît plus rien du tout, et je réfléchis en moi-même à ma grande paresse, dont je me repens maintenant. En vérité, pendant que je vous écris, il me semble que je suis avec vous et que je vois vos manières si affables, lesquelles sont comme ces choses qu'on n'estime pas assez lorsqu'on les possède en abondance, mais qu'on désire d'autant plus fortement lorsqu'on est loin comme je le suis, et qu'on doute de retrouver tant de bonheur. Toutefois, j'espère que Dieu m'accordera de pouvoir en jouir comme par le passé.»
Il paraît que Lanfranc avait été très-bien accueilli par les jésuites de Naples, et qu'il refusait toute recommandation pour le général de l'ordre, espérant pouvoir se passer de ces protections qui engagent et [Pg 381]obligent. Don Ferrante Carlo, qui apercevait cette disposition d'esprit de son ami, cherche à la combattre dans la seule lettre que Bottari nous ait conservée de lui. N'étant point, comme l'artiste, un peu aveuglé par les succès et l'amour-propre, et connaissant mieux les hommes, il lui écrit le 18 juin 1635[530], pour lui conseiller de se mettre bien avec le général des jésuites, de la prudence et de la bonté duquel il est en droit d'espérer une honorable satisfaction des grands travaux qu'il a entrepris. «Et quoique, continue-t-il, vous refusiez toute recommandation et tout autre moyen à employer auprès de ce très-révérend père, il ne lui déplaira pas, et il vous sera très-utile, que le père Gio. Bat. Ferrari interpose, lorsqu'il en sera temps^ ses bons offices, ainsi qu'il est disposé à le faire pour l'amitié qu'il vous porte, et pour la grande estime qu'il fait de votre mérite. Ce père désire obtenir, pour garder parmi les souvenirs qu'il conserve d'excellents artistes, un dessin bien ordonné de votre main. Il n'est pas nécessaire que je m'évertue à vous faire comprendre combien il vous importe d'entretenir l'affection de ce personnage: car sa plume délicate et cultivée peut, à bon escient, rivaliser avec votre glorieux pinceau, et contribuer à vous maintenir dans la possession de l'immortalité, que vous vous êtes acquise par tant de travaux fameux.»
Le père Ferrari, auteur de l'ouvrage intitulé Les [Pg 382]jardins des Hespérides[531], était un jésuite de beaucoup d'esprit et de goût. Lanfranc lui fit le dessin qui se voit gravé dans cet ouvrage, et il est probable que, de son côté, le révérend père s'en montra reconnaissant, en patronnant l'artiste auprès du général de son ordre.
C'est dans cette même lettre, que don Ferrante Carlo apprend à Lanfranc, qu'il est de nouveau attaché au service de la chambre du cardinal Borghèse, et que cette éminence lui a fait don, spontanément, d'un bénéfice simple, à Saint-Grégoire, al clivo di scauro, à l'autel privilégié, où est le tableau d'Annibal Carrache. Ce tableau lui remet en mémoire de rappeler à Lanfranc le dessin des quatre triangles de la coupole (du Gesù nuovo), en grande feuille, qu'il lui avait apparemment promis.
Cette coupole ne fut terminée qu'en 1636, ainsi que Lanfranc l'annonce à don Ferrante Carlo par une lettre du 18 juin de cette année. Il paraît qu'il n'éprouva aucune difficulté de la part du général des jésuites, homme, dit-il, d'un caractère bienveillant et fort habile en pareille matière» Mais cette oeuvre immense n'était pas destinée à durer longtemps. Quelques années après son achèvement, la coupole s'écroula, entraînant dans sa chute toutes les peintures: il ne reste aujourd'hui de cette grande composition que les anges qui ont été gravés[532].
L'année suivante, Lanfranc eut recours à son ami, pour arranger une affaire assez délicate, et qui pouvait compromettre sa réputation. Voici à quelle occasion.—Dans le mois de Juillet 1637[533], un seigneur nommé Hippolyte Vitelleschi, se trouvant à Naples, vint rendre visite à l'artiste, et voyant dans son atelier une Madeleine qu'il avait apportée de Rome pour s en servir comme de modèle, parmi d'autres saintes qu'il voulait représenter dans là coupole du Gesù nuovo, il s'engoua tellement de cette figure qu'il voulut l'avoir, et il l'obtint pour soixante ducats, ou cinquante-huit écus romains[534]. Ce prix n'avait rien d'excessif, puisque, si l'on en croit Lanfranc, il avait souvent vendu des copies de ses tableaux, faites de sa main, au delà de cent écus. Mais cette Madeleine était très-connue à Rome; elle était de la jeunesse de l'artiste, et, ainsi qu'il en convient lui-même dans sa lettré du 17 octobre 1637[535], elle ne lui paraissait pas digne d'être exposée à l'académie de cette ville. Peut-être aussi les envieux qu'il avait laissés à Rome avaient-ils persuadé au seigneur Vitelleschi que ce tableau ne valait pas le prix qu'il en avait donné. Quoi qu'il en soit, et comme il arrive souvent à ceux qui, sans réfléchir, se montrent entichés d'une chose, ce seigneur avait renvoyé le tableau à Naples, en faisant demander à Lanfranc de le reprendre. L'artiste se trouvait fort embarrassé: en homme délicat et [Pg 384]désintéressé qu'il était, et blessé d'ailleurs dans son amour-propre d'artiste, il aurait bien voulu pouvoir rendre l'argent qu'il avait reçu. Mais, malheureusement pour lui, vivant au jour le jour, et sans faire d'économies, il avait déjà dépensé les ducats qu'il croyait, avoir bien gagnés. Aussi, désirait-il extrêmement que son ami don Ferrante Carlo trouvât quelque moyen, tout en préservant sa réputation, de le dispenser de rendre la somme qu'il avait reçue. «J'ai pensé, lui écrit-il, que le moyen que vous pourriez employer avec succès serait, ou de montrer au seigneur Vitelleschi qu'il a cédé, sans le vouloir, à l'influence des peintres mes envieux; ou bien, de lui persuader qu'il ferait bien de me laisser cet argent pour un autre tableau que je ferais plus à son goût. Mais, il faudrait dire ces choses comme venant de vous-même, et lui faire connaître que j'ai donné ordre de le rembourser. Jusqu'à présent, ce seigneur ne me réclame rien; mais je tiens essentiellement à ne pas être perdu de réputation. C'est pourquoi je vous prie, par l'amitié que vous me portez, de vouloir bien vous charger de cette négociation, sachant que là où vous vous employez, et où vous vous faites porteur de paroles, vous avez le talent de fermer la bouche, de ramener les esprits, et d'obtenir ce que vous voulez.»
Malgré l'habileté des moyens que l'artiste avait suggérés à son ami, pour s'assurer la conservation des soixante ducats, il ne paraît pas qu'il les ait gardés. Sa lettre, du 17 octobre 1637, nous apprend, [Pg 383]qu'il fut obligé de restituer le prix de la Madeleine, restitution qu'il opéra par l'entremise de son frère Egidio, avec le plus grand regret, et, comme il le dit lui-même, «con la lacrima su l'occhio[536].»
Il paraît que ces peintres, jaloux des succès de Lanfranc à Naples, ne se bornaient pas à critiquer ses tableaux et à les lui faire reprendre. Ces bons amis de cour avaient répandu, à cette époque, le bruit de sa mort, qu'ils attribuaient charitablement à des excès de tous genres.—Dans une lettre du 10 décembre 1637[537], il rassure son ami sur sa santé, le remercie des bons conseils qu'il lui avait adressés, et le prie de se tranquilliser, «attendu qu'à Naples, on ne fréquente ni les réunions, ni les hôtelleries, ni d'autres lieux, parce que ce n'est pas l'usage.»
Il était alors en faveur auprès de l'ancien vice-roi, le comte de Monterey, qui s'était retiré à Pouzzoles, et auprès de son successeur. Le premier lui continuait sa protection, et venait de lui commander deux nouveaux tableaux pour le roi d'Espagne, faveur qu'il n'avait encore accordée à aucun des artistes qu'il avait employés; l'autre lui avait demandé un petit dessin, en lui témoignant beaucoup de courtoisie et de bienveillance.
Cette cour de Naples était alors agitée par les troubles qui précédèrent la révolte de Mazaniello: elle [Pg 386]était néanmoins très-brillante. Lanfranc raconte qu'à la sortie du comte de Monterey pour Pouzzoles, il fut accompagné par d'innombrables carrosses à six chevaux, avec des livrées bizarres, la suite la plus imposante et tous les honneurs qu'on aurait rendus au roi lui-même. Et cependant, ce jour-là, il faisait un temps affreux j la foudre tomba sur les deux châteaux (Saint-Elme et de l'OEuf), et brûla les drapeaux et les mâts qui les soutenaient. C'est pendant cet orage que le comte de Monterey sortit de Naples, s'avançant avec sa suite au milieu des nuages et des éclairs qui sillonnaient la terre, et qui ajoutaient la terreur à l'imposante beauté du cortège[538].
Bien que Lanfranc fût fixé à Naples pour terminer les grands travaux qu'il y avait entrepris, il s'échappait quelquefois de cette ville bruyante et plus livrée au luxe qu'au culte des arts, et il revenait à Rome reprendre ses douces habitudes et ses anciennes relations. Il était alors dans toute la force de son talent, et avait peine à suffire aux commandes qu'il recevait de toutes parts. Aussi, ne pouvait-il pas rester longtemps de suite dans la capitale des arts, obligé qu'il était de mener à bonne fin les immenses entreprises auxquelles il travaillait à Naples depuis plusieurs années.
Au mois d'août 1639, il était reparti précipitamment de Rome pour retourner dans cette ville. Il y arriva au milieu d'une terrible éruption du Vésuve; [Pg 387]il là raconte à son ami dans sa lettre du 23 août de cette année[539]. Le volcan s'était ouvert et avait donné passage à un fleuve de lave, qui, coulant sur une étendue de plus de six milles, avait détruit et entraîné des palais, des églises, des maisons de campagne en grand nombre, et des villes presque tout entières.
Ce spectacle sublime rappela au peintre le désir que lui avait manifesté son ami de posséder une vue du Vésuve[540]: il en chercha de tous côtés une qui fût digne de lui être offerte, et n'en trouva aucune, même chez les artistes qui, alors, comme aujourd'hui, faisaient profession d'exécuter exclusivement ce genre de tableaux. Il finit par en voir dans le palais un qui lui parut meilleur que les autres, parée qu'il se rapprochait le plus de la nature. Il demanda de quel maître il était: les uns lui dirent que le peintre était mort, et les autres que le tableau était de Joseph Ribera[541]. Quoi qu'il en soit, ne pouvant avoir ni le tableau original, ni le maître qui l'avait exécuté, Lanfranc obtint la permission d'en prendre une copie. Il la fit faire par un de ses élèves, et après l'avoir retouchée[542], il l'adressa dans le mois d'août 1638 à son ami, en s'excusant de lui envoyer si peu de chose et en lui promettant de se mettre à sa [Pg 388]disposition pour une oeuvre plus importante et de meilleur goût.
A cette même époque, Lanfranc eut recours au crédit que don Ferrante Carlo avait sur son patron, le cardinal Borghèse, pour le tirer d'une difficulté sérieuse qu'il avait avec les moines[543] de Saint-Martin de Naples. Cet artiste était surtout recherché pour peindre, dans les voûtes des églises et dans les dômes des coupoles, ces immenses compositions qui font encore aujourd'hui l'étonnement de ceux qui les admirent. Il avait donc été chargé par les moines de Saint-Martin, couvent situé sur l'un des points les plus élevés de Naples, de peindre à fresque leur église. Il y avait représenté les douze Apôtres, en pied; et dans une grande lunette, le mont Calvaire avec notre Seigneur, les larrons, la foule et les bourreaux qui s'apprêtent à consommer le sacrifice; les Maries et un grand nombre de personnages qui assistent à ce spectacle; ensuite, sur toute la voûte de l'église et des côtés, des scènes variées[544], peintures que Bottari trouve admirables[545].
Travaillant avec sa fougue ordinaire, le grand Frescante avait terminé cette oeuvre immense, et néamoins les moines ne lui avaient encore donné qu'un faible à-compte. Vivant à Naples en grand seigneur, l'artiste ne pouvait pas attendre: il se vit donc forcé, [Pg 389]une première fois, de s'adresser, par l'intermédiaire de son ami, au cardinal Borghèse, lequel, interposant ses bons offices, avait fait payer à Lanfranc la moitié de ce qui lui restait dû, c'est-à-dire huit cents ducats. Les moines avaient, en outre, promis au nonce apostolique, à Naples, qui s'était chargé de cette première négociation, de satisfaire entièrement le peintre quinze jours après ce premier payement.—Mais ils n'en avaient rien fait: plus de huit mois s'étaient écoulés depuis cette époque, et lorsque Lanfranc s'était présenté pour recevoir les huit cents ducats qui lui restaient dus, il avait éprouvé du prieur un refus outrageant, suivi bientôt d'un procès et de plusieurs autres, intentés avec un éclat et un scandale sans exemple.
Ce débat pouvait porter une atteinte profonde à la réputation de l'artiste et à son honneur. En effet, les moines l'accusaient d'avoir exécuté ses peintures à sec, au lieu de les avoir faites à fresque, ainsi que le portait leur traité. Cette accusation était des plus graves. En France, où généralement on appelle peintures à fresque toutes celles qui sont destinées à ne pas être changées de place, qu'elles soient à l'huile, à la cire ou à la détrempe, mais exécutées à sec sur la muraille, sur bois ou sur tout autre fond, on ne comprendra peut-être pas bien toute l'importance du reproche adressé à Lanfranc. Mais, en Italie, où, de tout temps, la véritable peinture à fresque, c'est-à-dire celle exécutée sur place, sans préparation, sur un enduit frais appliqué à un mur, et en [Pg 390]même temps que cet enduit, a été préférée, pour les monuments, à la peinture à l'huile et sur toile, l'accusation dirigée contre Lanfranc était de nature à nuire extrêmement à sa réputation. On sait que les plus grands peintres italiens ont toujours placé là fresque, pour la difficulté de l'exécution, avant la peinture sur toile. Le Dominiquin a passé la plus grande partie de sa vie à peindre à fresque[546]; Annibal Carrache s'est immortalisé surtout par les fresques du palais Farnèse; Raphaël a laissé au Vatican, à la Farnésine et ailleurs, des preuves de sa supériorité pour ce genre de peinture; et le sublime peintre du Jugement dernier, Michel-Ange, méprisait, dit-on, la peinture à l'huile, et ne la jugeait pas digne de son génie. Lanfranc était donc perdu de réputation, s'il demeurait prouvé qu'au lieu d'improviser à fresque les peintures de Saint-Martin, il avait pris son temps pour les exécuter lentement à sec, en les retouchant et en les corrigeant tout à son aise. Aussi, cette accusation le transportait d'indignation, et il la repoussait avec mépris, invoquant le témoignage de toutes les personnes qui l'avaient vu travailler, et, entre autres, du cardinal Brancaccio, du seigneur don Francesco Peresa, de monseigneur Herrera et principalement du seigneur Gio. Francesco Romanelli, célèbre peintre de Viterbe qui, se trouvant à Naples, était allé visiter Lanfranc, et, pour mieux juger son travail, était monté sur son échafaud.
[Pg 391]Il est difficile de croire que Lanfranc eût osé invoquer le témoignage de tant de connaisseurs s'il n'eût pas eu cent fois raison. D'ailleurs, les grandes fresques qu'il avait précédemment exécutées à Rome et à Naples prouvent à elles seules ce dont il était capable. Aussi, se plaignant avec amertume à son ami du procédé des moines de Saint-Martin qui au moyen du procès qu'ils lui avaient intenté, prétendaient non-seulement ne pas lui payer ce qui restait dû, mais lui faire rendre ce qu'il avait déjà reçu, il ajoute, dans sa lettre du 30 août 1639: «Maintenant, voyez s'il est possible d'agir avec plus d'inhumanité, pour ne pas dire autre chose; tandis que j'ai fait mon devoir avec tant d'amour et de diligence, n'ayant pas même gagné mes dépenses, travaillant seulement pour la gloire et pour une gratification qui m'était promise verbalement; aujourd'hui, voyez quelle sorte de gratification ils m'offrent, voulant m'enlever ma réputation, mon bien et jusqu'à la vie, par le chagrin qu'ils me causent. Je m'en remets aux bontés de Son Excellence, et à votre bienveillance, afin que vous lui représentiez le triste cas où je me trouve, et dont je l'ai déjà entretenue par l'entremise de monseigneur Pancirolo[547].»
Dans sa lettre du 30 août 1639, Lanfranc n'avait pas dit à don Ferrante Carlo quelle était la cause de ce scandaleux procès; il la lui apprend dans celle du 11 septembre suivant.
«Seigneur chevalier, mon patron, je vous dirai en confidence, et vous pouvez le redire, si cela est nécessaire, à Son Excellence, quelle est la cause des désagréments que j'éprouve. Dans le commencement de mon entreprise, j'étais bien avec l'architecte ou sculpteur des moines de Saint-Martin, et, par son moyen, j'étais également bien avec les moines. Mais, ayant marié à Giuliano Finello[548] ma fille aînée, qui était recherchée par l'architecte du couvent pour un de ses fils, artiste peu avancé, mais jeune homme distingué, je me suis brouillé avec cet architecte, et, par suite, avec les pères, lesquels ne font, soit ostensiblement, soit en secret, que ce que leur conseille cet homme. En outre, mon gendre Giuliano est employé dans les occasions les plus importantes, à cause de son mérite, d'où il résulte une grande jalousie dont je suis la victime dans cette circonstance. J'ai cru devoir vous faire connaître toute la vérité, parce qu'il n'est pas vraisemblable que je puisse être maltraité, alors que j'ai fait tous mes efforts pour exécuter ces peintures le mieux que j'ai pu, et mieux que dans toutes les autres occasions. En outre, j'ai eu la fatigue de monter chaque jour, matin et soir, au sommet d'un mont escarpé, et de travailler à Une oeuvre immense et très-fatigante. Si je plaide, je ne doute pas que je gagnerai mon procès, mais avant d'obtenir justice ils me ruineront. C'est pourquoi je vous supplie de prier Son [Pg 393]Excellence d'user de son autorité, et de daigner écrire un second billet à ces moines qui, lui ayant promis de me payer quinze jours après la réception du premier, ont attendu plus de huit mois, et non-seulement refusent de le faire, mais, usant de toute leur influence, vont jusqu'à ternir ma réputation par des mensonges et des calomnies de toutes sortes. Je vous supplie donc de me rendre ce service, auquel j'attache la plus grande importance pour plusieurs raisons, et duquel Dieu saura vous récompenser.»
Nous ignorons si la puissante intervention du cardinal Borghèse détermina les moines de Saint-Martin à abandonner leurs prétentions. Ce que nous savons, c'est que la vue des peintures de Lanfranc, parfaitement intactes et brillantes encore aujourd'hui, après plus de deux siècles, donne le démenti le plus éclatant à l'injuste accusation, que la jalousie et l'intérêt particulier d'un artiste subalterne avaient eu l'art de susciter, et que l'avarice ou l'ignorance des moines avait trop facilement accueillie.
La correspondance de Lanfranc avec don Ferrante Carlo se trouve interrompue du mois d'août 1639 jusqu'au 19 avril 1641. Pendant ces deux années, le peintre fit de fréquents voyages à Rome, où il exécuta de nombreuses commandes. Revenu à Naples au commencement de 1641, il était dans cette ville au moment de la mort du Dominiquin, qui eut lieu le 15 avril de cette année.
Ce grand peintre, appelé à Naples en 1629 pour y peindre la chapelle du trésor de Saint-Janvier, avait [Pg 394]été en butte à la jalousie de l'Espagnolet et des autres artistes fixés dans cette ville, qui saisissaient toutes les occasions de lui nuire, en critiquant son travail et en attaquant sa réputation. Dans l'été de 1639, ne pouvant plus résister à tant d'intrigues, il avait quitté Naples secrètement pour retourner à Rome, abandonnant sa femme et sa fille, comme des otages à la merci de ses ennemis. Il ne revint qu'une année après; mais, lorsqu'il fut de retour, il eut à essuyer tant de déboires, qu'une profonde mélancolie s'empara de son âme et le conduisit au tombeau. Il laissait inachevée la coupole de Saint-Janvier; quoiqu'il y eût travaillé pendant plus de onze années, elle était à peine à moitié faite.
Depuis longtemps, Lanfranc s'était montré jaloux du Dominiquin. A l'époque où ce dernier fit à Rome son tableau de la Communion de Saint Jérôme, que le Poussin admirait à l'égal de la Transfiguration de Raphaël et de la Descente de croix de. Daniel de Valterre[549], Lanfranc avait fait graver à l'eau-forte par François Perler, son élève, le tableau d'Augustin Carrache représentant le même sujet: «croyant par ce moyen, dit Félibien, prouver plus fortement que ce que le Dominiquin avait exposé n'était qu'un larcin qu'il avait fait à son maître[550].» L'abbé Lanzi ajoute, qu'en répandant les copies de cette eau-forte, Lanfranc, principal instigateur de ces intrigues, opposait aux oeuvres du Zampieri ses inventions [Pg 395]toujours nouvelles, et mettait en regard de la lenteur et de l'irrésolution de son rival, la fougue et la célérité de son exécution[551].
La rivalité établie entre les deux artistes avait éclaté surtout à l'occasion des peintures de la coupole de San Andréa della Valle. Dans l'origine, le cardinal de Montalte, qui avait fait construire cette église, avait choisi le Dominiquin pour faire les tableaux dont il voulait qu'elle fût embellie. Mais ce cardinal étant mort en 1623, Lanfranc trouva moyen d'obtenir qu'il peindrait la coupole, sous prétexte que le Dominiquin ne pourrait pas achever lui seul de si grands travaux pour l'année sainte, le jubilé de 1625. «Il en avait néanmoins, ajoute Félibien[552], fait déjà tous les dessins, et ce ne fut pas sans déplaisir qu'il vit Lanfranc travailler à sa place.»
Malgré cette rivalité, on ne trouve, dans les lettres de Lanfranc à don Ferrante Carlo, rien qui indique des sentiments de haine contre le malheureux Dominiquin, ou qui laisse percer l'intention de lui nuire à Naples. Au premier aperçu, il peut paraître extraordinaire que, quatre jours seulement après la mort du Zampieri, Lanfranc ait été chargé de terminer les peintures de la coupole de Saint-Janvier; mais si l'on considère que cet artiste était connu depuis longtemps comme le plus habile peintre des coupoles, et qu'il venait d'exécuter à Naples même, avec le plus grand succès, celles du Gesù Nuovo et [Pg 396]de l'église de Saint-Martin, on ne sera plus surpris de ce choix.
Il l'annonce à son ami dans une lettre du 19 avril 1641[553]: «J'ai eu, lui écrit-il, des nouvelles de votre santé par Egidio (son frère); il a dû vous apprendre la mort du Dominiquin, lequel a laissé son oeuvre inachevée; lourde tâche pour son successeur, car la peinture, par suite des nombreuses retouches dont il l'a surchargée pendant tant d'années, tombe en ruine. En outre, les seigneurs députés en étant peu satisfaits, vont la revoir maintenant avec le plus grand soin, et, comme on dit, lui compter les poils. Quant à moi, ayant à examiner et à estimer l'oeuvre d'un autre, je suis décidé à lui nuire le moins que je pourrai, et même je lui viendrai en aide, comme je voudrais qu'on en usât à mon égard; bien que le Dominiquin, pendant sa vie, ne méritât pas qu'on s'occupât de lui, et que vous sachiez sa conduite envers moi. Cependant, je ne lui ai pas gardé rancune de son vivant, et je le ferais encore moins après sa mort, puisque j'ai toujours désiré d'être son ami, et que je n'ai jamais rien fait contre lui. Maintenant, les seigneurs députés m'ont imposé le fardeau de terminer cette oeuvre. Rien ne me retenait à Rome et ne m'empêchait de me rendre à Naples dans cette saison. Le Dominiquin a eu, pour ce travail, dix-huit mille ducats en onze ans, et moi, j'en ai gagné trente mille en sept ans et demi. Je le dis ici, parce [Pg 397]que je sais que vous en avez causé avec Egidio, lui manifestant votre étonnement de ce qu'il ne m'en reste pas davantage. Mais le Dominiquin n'avait pas les dépenses que j'ai; de plus, il faut considérer qu'avec mille ducats on ne peut se faire que huit luoghi di monte[554], eu égard à la dépréciation des monnaies et à la valeur des monti. Vous pourrez m'objecter qu'il y a trop de différence entre l'un et l'autre (le Dominiquin et moi). Je vous répondrai que toutes les fois que le Dominiquin a eu à commander une paire de vêtements, moi, j'en ai eu à commander sept paires[555], et cela m'arrive tous les jours. Je ne parle pas de la vie si retirée qu'il a menée pour s'enrichir, car je la tiens pour une conduite honteuse, ce qui apparaît par la fin qu'il a faite. Il n'a pas marié de fille, et moi je l'ai fait: il n'a pas voyagé comme moi, et chaque voyage m'a coûté, l'un dans l'autre, un millier de ducats au moins, dépense qui est toujours venue à contre-temps. Je vous dirais bien une autre chose, et puisque vous pouvez facilement vous la figurer, je ne puis m'empêcher de vous mettre dans la confidence: c'est que si le Dominiquin avait eu une femme du caractère de la mienne, il n'aurait pas même conservé de quoi se faire enterrer; et pourtant, on ne manquera pas de dire, en toute occasion, que je n'ai jamais rien mis de côté.
[Pg 398]Je me console en pensant que d'autres maris ont été accablés, si ce n'est par de semblables êtres, tout au moins par la même conduite. Vous voyez que je ne vous ai jamais parlé avec une franchise plus entière; mais de voir que jamais, jamais cela ne finit, et que vous me donnez l'occasion de vous ouvrir mon coeur, je n'ai pu me contenir.»
Cette lettre montre que si Lanfranc était heureux de ses succès d'artiste, il était loin de trouver le bonheur dans son intérieur, puisque la signora Cassandra, sa femme, ne savait que dépenser ce qu'il gagnait avec tant de travail.
Malgré les protestations d'impartialité qu'affectait Lanfranc pour l'oeuvre du Dominiquin, il perce dans ses paroles une jalousie mal déguisée, et un désir de faire détruire cette peinture de Saint-Janvier qui, suivant ses expressions, tombait en ruine[556].
Sa lettre du 23 avril 1641[557] est empreinte des mêmes sentiments: «Je vous ai informé, dit-il, de la mort du Dominiquin et du choix qui a été fait de moi pour terminer l'oeuvre qu'il avait commencée. Mais je crois nécessaire de vous écrire de nouveau, relativement, à ce que j'avais entendu dire, que les seigneurs députés voulaient lui revoir le poil, parce que ce n'est pas la vérité. Au contraire, les députés s'efforcent de traiter les héritiers avec beaucoup de bienveillance; des arbitres ayant été choisis départ et d'autre pourvoir l'ouvrage, et pour donner [Pg 399]satisfaction s'il y à lieu. En vous écrivant la première fois, je vous ai rapporté ce que j'avais entendu dire: aujourd'hui, j'ai vu par moi-même; il n'y a pas tant de mal que je le pensais: c'est une belle oeuvre. Il est vrai qu'il y a des choses tirées par les cheveux, et que, par suite du temps si long qu'il a employé à ce travail, les parties terminées les premières paraissent déjà vieilles et passées[558], tandis que le reste n'est pas fini. La coupole est à moitié, je veux dire à moitié faîte, et la partie qui s'y trouve exécutée est la moins bonne, étant fort ordinaire et à ce degré d'avancement, tel, qu'à proportion des autres choses achevées, il lui aurait fallu encore une fois plus de temps pour la terminer, car on y remarque une grande lassitude dans la manière de finir. Malgré cela, les députés agissent avec beaucoup de bienveillance, quoiqu'ils aient eu de grands désagréments avec le mort, parce qu'il traînait son travail en longueur, et qu'il refusait même qu'on lui fournît l'or et les stucs qui doivent orner cette composition, ne voulant pas que d'autres que des Bolonais, ses élèves, entrassent pour travailler à cette chapelle, tenant les autres pour suspects. Les choses étaient arrivées à ce point que, de guerre las, les députés voulaient la faire ouvrir, décidés à jouir de sa vue, tout inachevée qu'elle était, plutôt que d'attendre pour donner ce travail aux Bolonais. Ils étaient d'autant mieux fondés à agir ainsi, qu'il y a ici des artistes excellents, à ce [Pg 400]point que, depuis très-peu de jours, ils ont déjà fait beaucoup de besogne, et bien.»
Il n'est pas difficile de comprendre, après cette dernière lettre, par quelle cause les peintures commencées par le malheureux Dominiquin furent totalement détruites après sa mort. Malgré les réticences étudiées de Lanfranc, son ancienne jalousie perce à chaque ligne. Si les peintures de la coupole de Saint-Janvier étaient gâtées par des retouches et des empâtements[559]; si elles paraissaient déjà vieilles et passées, si elles menaçaient de tomber d'elles-mêmes, il fallait nécessairement les faire disparaître, et les remplacer par une oeuvre nouvelle. Lanfranc craignait peut-être la comparaison qui se serait établie dans l'enceinte de la même coupole, entre ses fresques et celles de son ancien rival. Supérieur surtout par l'expression, partie de l'art si importante, et dans laquelle le Dominiquin ne le cède pas au divin Raphaël[560], ce grand artiste possédait, en outre, quoi qu'en puisse dire Lanfranc, des qualités éminentes pour l'ordonnance, comme pour l'exécution de ses compositions. Tout en rendant justice au talent grandiose de Lanfranc pour peindre les immenses scènes qui remplissent les églises et les coupoles, tout en admirant la fougue de son imagination, la force de son pinceau, et son exécution facile et brillante, la postérité, plus [Pg 401]juste que ses contemporains, a confirmé le jugement qu'avait porté du Zampieri l'illustre prélat Gio. Bat. Agucchi, lorsqu'il disait que sa valeur ne serait bien appréciée qu'après sa mort[561].
La destruction des peintures qu'il avait exécutées à la coupole de Saint-Janvier est donc une perte irréparable pour l'art, en même temps qu'elle atteste jusqu'à quel degré de rancune peut être portée la rivalité qui s'élève entre de grands artistes.
Il paraît, au surplus, que les députés commis pour l'examen de ces peintures, loin de se montrer favorables aux héritiers du Dominiquin, ainsi que l'écrit Lanfranc, exigèrent d'eux, par une injustice extraordinaire, la restitution de la plus grande partie de l'argent que le malheureux artiste avait reçu de son travail[562].
Lanfranc, chargé de décorer la coupole de nouvelles peintures, s'acquitta de cette tâche avec son talent ordinaire; et, pour ceux qui ignorent que ses fresques remplacent celles du Dominiquin, l'admiration peut se donner carrière sans mélange de regrets.
Il quitta Naples en 1646, pour venir à Rome assister à la profession d'une de ses filles qui se faisait religieuse[563]. Retenu dans cette ville par la révolte des Napolitains contre les Espagnols, il y entreprit les peintures de Saint-Charles dei Catinari, qu'il acheva en six mois de temps, et il mourut le jour même de [Pg 402]la fête de ce saint, le 29 novembre 1647, où l'on découvrit ses peintures[564].
Don Ferrante Carlo l'avait probablement précédé dans la tombe depuis plusieurs années. La lettre du 23 avril 1641, que nous avons traduite plus haut, est la dernière que Lanfranc lui ait adressée. Mais, telle est l'obscurité qui entoure la vie de cet ami de tant d'illustres artistes, qu'il nous a été impossible de trouver la date de sa mort.
L'existence de cet excellent homme s'est écoulée, nous l'avons vu, à l'abri de toute ambition, partagée seulement entre l'accomplissement de ses devoirs et sa douce passion pour les arts et les lettres. Son inépuisable bienveillance, sa discrétion, son affabilité lui assurèrent, pendant plus de quarante ans, des amis dévoués parmi les principaux artistes de son siècle; et la pureté de son goût, la sûreté de son jugement, ne furent sans doute pas sans influence sur ceux avec lesquels il vécut si longtemps dans l'intimité: à tous ces titres, nous nous félicitons d'avoir rappelé son nom, oublié depuis plus de deux siècles, au respect de la postérité.
Dans son panégyrique du commandeur del Pozzo[565], Carlo Dati commence par rappeler à ses auditeurs que l'homme ne possède rien autre chose en propre que le temps. Prenant texte de cette maxime, qui n'était pas plus neuve au dix-septième siècle qu'aujourd'hui, le savant seicentiste se lamente sur la brièveté de la vie humaine, sur la vanité des choses d'ici-bas, et conclut que l'homme sage seul domine et possède le temps, parce qu'il sait jouir par la mémoire des douces productions du passé, qu'il sait bien user du présent par ses oeuvres, et qu'il dispose prudemment de l'avenir par sa prévoyance. Tel fut, ajoute-t-il, le commandeur Cassiano del Pozzo: l'amour qu'il voua pendant toute sa vie à l'antiquité, le soin qu'il prit d'en recueillir et d'en conserver les plus précieux restes, les bienfaits qu'il [Pg 404]ne cessa de répandre, avec la plus grande générosité, sur ses contemporains, et particulièrement sur les artistes; sa courtoisie, sa discrétion et ses autres vertus, lui assurent l'admiration de la postérité. Aussi le panégyriste n'hésiste-t-il point à affirmer que Cassiano del Pozzo a non-seulement triomphé du temps, mais doit être proposé comme la lumière et le soutien des siècles passés, comme l'ornement et l'exemple du présent, et comme le plus parfait modèle à citer aux générations à venir.
En dépit de ces éloges, le souvenir du bon commandeur est quelque peu oublié de nos jours. Cependant, il est incontestable que, de son temps, del Pozzo a rendu les plus grands services aux lettres, aux sciences et aux arts. Comme amateur, son influence a été très-considérable sur les principaux artistes du dix-septième siècle; enfin, pour nous autres Français, sa liaison intime avec le Poussin, continuée sans interruption pendant près de trente-quatre années et rompue seulement par la mort, rend sa biographie particulièrement intéressante.
Ces considérations nous ont engagé à faire de la vie de cet homme illustre une étude approfondie.
Cassiano del Pozzo naquit à Turin vers la fin du seizième siècle. Il appartenait à une noble et très-ancienne famille du Piémont. Au nombre de ses ancêtres, il comptait des cardinaux et des évêques, des guerriers illustres, des magistrats éminents. Son bisaïeul était un jurisconsulte célèbre; il devint sénateur et conseiller des ducs de Savoie. Son aïeul fut [Pg 405]président du sénat du Piémont. Carlo Dati ne parle pas de son père, ce qui laisse à supposer qu'il était mort jeune, ou qu'il n'était pas parvenu à une dignité aussi importante que celles occupées par ses ancêtres. Un de ses cousins, Carlo Antonio del Pozzo[566], fut archevêque de Pisé depuis l'année 1587 jusqu'à sa mort, arrivée en 1607. Ce fut lui qui prit soin de l'éducation du jeune Cassiano. Celui-ci quitta Turin dès ses plus jeunes années pour aller suivre les cours de la célèbre université de Bologne: là, sous la direction de savants professeurs, il acquit dans les lettres et dans les sciences les germes de ces connaissances qu'il sut si bien cultiver et développer pendant toute sa vie. Appelé ensuite à Pisé par l'archevêque, il suivit les cours de droit à l'université de cette ville, et s'adonna avec beaucoup d'ardeur à l'étude de la jurisprudence, étant destiné par sa famille à remplir un office de magistrature à Turin, comme ses nobles aïeux. Vers la fin de son séjour à Pisé, l'archevêque lui conféra la grande commanderie qu'il avait fondée, pour un des membres de sa famille, dans l'ordre ecclésiastique et militaire de Saint-Etienne. A la même époque, le grand-duc de Toscane, Ferdinand Ier, lui transmit le riche bénéfice dont il jouissait sur l'archevêché [Pg 406]de Pisé, lorsqu'avant de monter sur le trône de Toscane, il n'était encore que cardinal. Ces deux dignités, en procurant au jeune Cassiano les honneurs et la fortune, lui permirent de se rendre à Turin, et d'y tenir son rang parmi la noblesse du Piémont.
C'est probablement pendant son séjour à Turin que del Pozzo fit la connaissance de Simon Vouët. Cet artiste, fixé en Italie depuis 1613, avait successivement parcouru toutes les parties de cette belle contrée. En mai 1621 il était à Gênes, et del Pozzo lui demandait de venir faire le portrait du cardinal de Savoie. Vouët se trouvait encore à Gênes dan s le mois de septembre suivant, très-recherché par les seigneurs Doria, qui l'avaient conduit à leur maison de campagne de Saint-Pierre-d'Arena, et l'avaient prié de faire leurs portraits, ce à quoi il avait fini par consentir, vaincu par leurs politesses et leurs prévenances[567].
Del Pozzo ne voulut pas rester oisif à Turin: pour se préparer l'entrée dans la magistrature, il suivit le barreau et plaida plusieurs causes devant le sénat du Piémont. Bientôt après, il fut nommé juge supérieur au tribunal de la Rote de Sienne; mais il n'occupa pas longtemps ces fonctions: entraîné par son amour pour l'antiquité, et poussé par une inclination naturelle qui l'attirait vers Rome, il abandonna Sienne pour aller vivre dans la ville des Césars et des papes, et pour s'y livrer tout entier, dans le calme de la méditation et dans la société des artistes et des [Pg 407]antiquaires, à ces études et à ces recherches qu'il poursuivit, sans interruption, pendant près de quarante années.
Urbain VIII, Maffeo Barberini, occupait alors la chaire de Jules II et de Léon X. Comme ses illustres prédécesseurs, ce pontife possédait à un haut degré le goût des arts, l'amour du beau, le génie des entreprises grandioses. Son règne de vingt et un ans, l'un des plus longs que Rome ait vus, a changé l'aspect de cette ville. Aujourd'hui encore, les constructions élevées par Urbain VIII et les Barberini attestent le goût fastueux de cette famille, et les énormes dépenses qu'elle n'hésita pas à faire pour l'utilité du peuple romain et pour l'embellissement de la ville de Rome.
Ce pape avait comblé sa famille d'honneurs et de richesses: il avait élevé à la dignité de cardinaux son frère, qui vécut dans la retraite, et ses deux neveux, Antonio et Francesco Barberini, qui prirent une part importante aux affaires, le premier comme camerlingue et surintendant des finances; le second comme vice-chancelier. C'est à ce dernier que, peu de temps après son arrivée à Rome, Cassiano del Pozzo ne tarda pas à être attaché en qualité de secrétaire. Cette position permit au commandeur de faire la connaissance des gens de lettres et des artistes alors fixés à Rome; car, partageant les goûts de son oncle, le cardinal Francesco était leur protecteur le plus puissant et le plus empressé, et sa maison servait de rendez-vous à leurs réunions habituelles.
Ce cardinal était grand ami du Dominiquin: del Pozzo connut cet artiste avant qu'il ne quittât Rome pour aller peindre à Naples la chapelle du trésor de Saint-Janvier. On voit, par une lettre du Dominiquin adressée au commandeur et datée de Naples le 1er décembre 1263[568], que depuis longtemps ils étaient en relations d'amitié, et que del Pozzo avait fait plusieurs commandes au peintre de la Communion de Saint Jérôme. Dans cette lettre, le Dominiquin s'excuse de n'avoir pu, depuis son arrivée à Naples, remplir les engagements qu'il avait pris à l'égard du commandeur.
«Ces seigneurs, écrit-il, m'ont lié les mains avec des chaînes de fer, et je ne sais comment me mouvoir. Ils ont voulu que je prisse l'engagement de ne pas donner un coup de pinceau tant que l'oeuvre de la chapelle de Saint-Janvier ne serait pas terminée. Ils m'ont astreint à faire cette promesse en donnant des cautions, et ils m'ont soumis à des peines très-graves si je venais à manquer à cet engagement; mes envieux sont là, tout prêts à me déchirer à belles dents par leurs calomnies; et alors même que leur rage sommeillerait, le temps qui m'est accordé est si court, que je suis dans la plus grande inquiétude, ne sachant comment je pourrai sortir sain et sauf d'une si grande peine. Néanmoins, je prie votre seigneurie, qui a toujours montré un si grand désir de me servir, de vouloir bien, pour le moment, accepter [Pg 409]les excuses que je lui présente avec toute franchise et sincérité d'esprit, étant persuadé qu'il ne manquera pas de se présenter un grand nombre d'occasions dans lesquelles il lui sera facile d'exercer l'empire qu'elle a sur ma personne; tandis que, de mon côté, je m'empresserai d'obéir à ses ordres[569].»
A la suite de cette lettre, Bottari a publié un autre document qui prouve le patronage qu'exerçait le cardinal Francesco Barberini à l'égard de la famille du Dominiquin; en voici la traduction: «Je soussigné (le Dominiquin) reconnais avoir reçu du chevalier del Pozzo, par les mains de Gio. Piétro Oliva, quarante écus d'argent, qu'il m'a dit me remettre au nom de l'illustrissime et révérendissime cardinal Barberini, son patron, en considération de ce que sa seigneurie illustrissime a daigné consentir à tenir sur les fonts de baptême une de mes filles. En foi de quoi, etc.»
Le cardinal Francesco Barberini avait emmené del Pozzo dans sa légation de France, en 1625, et dans celle d'Espagne l'année suivante. C'est en passant par Avignon, au commencement de l'année 1625, que le commandeur fit la connaissance du célèbre Peiresc, qui était venu d'Aix pour complimenter le cardinal.
Gassendi[570] raconte, dans sa Vie de Peiresc, que ce [Pg 410]savant était lié depuis longtemps avec Aléandre, qui accompagnait le légat. Peiresc l'avait connu lorsqu'il visita Rome et l'Italie, de 1598 à 1602, voyage dans lequel il puisa ce goût des arts, de l'antiquité, des sciences et de l'histoire naturelle, qui fit la passion de sa vie et la gloire de son nom. Del Pozzo était bien digne d'entrer en relations avec un tel homme, l'honneur de la France, et que tous les savants, tous les littérateurs et tous les artistes de l'Europe vénéraient comme leur patron et leur guide. Par suite de la maladie de son père, Peiresc ne put suivre le légat jusqu'à Paris; mais il lui donna des lettres pour ses amis, et nous voyons qu'il lui en remit une pour Rubens, alors occupé à peindre au Luxembourg la galerie de la reine-mère, Marie de Médicis. Il ne doutait pas, selon le témoignage de Gassendi[571], que cet artiste ne dût plaire au cardinal, tant à cause de l'agrément et de l'amabilité de son esprit, que pour les nombreux chefs-d'oeuvre qu'il pouvait lui montrer. A son retour, dans le mois d'octobre, le cardinal se rendit à Aix, et vint visiter le savant conseiller, qui le reçut avec une grande magnificence, en cachant la douleur que lui causait la mort de son père, arrivée tout récemment. Le légat prit grand intérêt à visiter le musée de son hôte, et à passer de longues heures dans une conversation intime, examinant, avec l'attention d'un curieux et l'intelligence d'un connaisseur, les divers objets que [Pg 411]le plus grand et le plus savant collectionneur de ce siècle avait réunis de toutes les parties du monde[572]. Peiresc alla jusqu'à Toulon faire ses adieux au légat et à del Pozzo.
L'année suivante, le cardinal, se rendant en Espagne, fut poussé par le mauvais temps sur les côtes de Provence, vers la tour de Bouc, à l'entrée de la plage de Martigue. Les vents contraires l'obligèrent d'y rester pendant quelques jours; Peiresc profita de cette circonstance pour revenir voir le légat et del Pozzo et passer ce temps dans leur compagnie, en adoucissant les ennuis de ce retard par la lecture de bons livres[573]. Comme le docte conseiller ne négligeait aucune occasion de s'instruire, il fit alors de nouvelles expériences sur l'eau de la mer: elles parurent si intéressantes au légat, qu'il lui promit de les continuer pendant son voyage. Il lui promit également de lui faire part de tout ce qui lui aurait paru digne de fixer son attention. Peiresc lui demanda de faire copier les épitaphes et les portraits des comtes de Barcelone, et, en particulier, d'Alphonse Casti. Pendant tout le temps de son séjour en Espagne, le commandeur ne cessa pas d'être en correspondance avec Peiresc, et de réunir les curiosités qu'il avait demandées. Mais Peiresc ne put les recevoir du cardinal lui-même, qui, à son retour, dans le mois de septembre 1626, ne s'arrêta pas à Marseille. Il les fit parvenir à Aix, en s'excusant de ne pouvoir aller l'y retrouver[574].
Rentré à Rome vers la fin de l'année 1626, le commandeur y reprit le cours de ses études sur l'antiquité et renoua ses liaisons avec les artistes.
Le Bernin dut être un des premiers artistes avec lesquels del Pozzo lia des relations; bien que nous n'en ayons trouvé aucunes traces, soit dans les lettres publiées par Bottari, soit dans les biographies données par Passeri, Bellori et Baldinucci[575].
On sait que Gio. Lorenzo Bernino fut, dès son enfance, honoré de la protection et de l'amitié d'Urbain VIII, lorsqu'il n'était encore que le cardinal Maffeo Barberini. Le jeune Gio. Lorenzo avait été ramené à Rome par son père, Pietro Bernini, peintre et sculpteur, rappelé de Naples par le pape Paul V, de l'illustre maison Borghèse, pour travailler à la chapelle de ce nom, construite par ce pontife dans la basilique de Sainte-Marie-Majeure.
Si l'on doit ajouter foi au récit du Baldinucci[576], Gio. Lorenzo montra dès son enfance des dispositions[Pg 413] extraordinaires pour les arts du dessin, et en particulier pour la sculpture. Pendant que son père travaillait à l'un des grands bas-reliefs en marbre de la magnifique chapelle Borghèse, le jeune Lorenzo, à peine âgé de dix ans, commençait sa longue et brillante carrière, en sculptant une tête de marbre destinée à l'église de Sainte-Potentiane. Étonné de trouver dans un enfant un talent déjà remarquable, Paul V désira le Voir, et dès que le Bernin fut en sa présence, il lui demanda, comme en plaisantant, s'il saurait faire une tête à la plume. Gio. Lorenzo l'ayant prié de dire quelle tête il voulait, le pape reprit: «S'il en est ainsi, c'est qu'il sait les faire toutes;» et il lui commanda de dessiner un saint Paul, ce que l'enfant exécuta dans l'espace d'une demi-heure, avec une franchise de trait et une hardiesse qui surprirent et charmèrent le pape. Désirant encourager et développer ce talent naissant, et lui procurer les moyens de parvenir à cet éclat et à cette élévation que semblaient promettre tant de dispositions naturelles, le pontife résolut de confier à un patron puissant et éclairé la direction des études du jeune Bernin. Il le remit donc aux soins du cardinal Maffeo Barberino, amateur très-distingué des lettres et des arts, qui avait assisté à l'épreuve imposée à l'enfant. Paul V lui recommanda vivement, non-seulement de donner aide et assistance à Gio. Lorenzo pour ses études, mais de l'exciter et de l'encourager avec chaleur, et de se porter en quelque sorte caution des succès qu'on [Pg 414]devait attendre de lui. Après avoir engagé l'enfant, par de douces paroles, à continuer bravement ce qu'il avait entrepris, et lui avoir donné douze grandes pièces d'or, tout autant que ses petites mains pouvaient en tenir, le pape, se tournant vers le cardinal, lui dit en prophétisant: «Nous espérons que cet enfant deviendra le Michel-Ange de son siècle[577].»
La tâche imposée par Paul V au cardinal Maffeo Barberino fut remplie par ce prélat, non-seulement avec toute la déférence qu'il devait au souverain pontife, mais encore avec amour et bonheur. Chaque jour il voyait les progrès étonnants de son protégé, et il s'y attachait davantage. A l'âge de quinze ans, le jeune homme avait exécuté pour Lorenzo Strozzi un Saint-Laurent attaché à l'instrument de son supplice. Il fit ensuite pour le cardinal Scipion Borghèse, neveu du pape, la statue d'Énée portant son père Anchise, figures un peu plus grandes que nature, qu'on peut considérer comme le premier ouvrage dans lequel, bien qu'on y reconnaisse encore les traces de la manière de son père, il est facile toutefois d'y remarquer un certain air de délicatesse et de vérité, principalement dans la tête du vieillard, qualités qui attestent, dès cette époque, la direction de son goût et de son-style. Ce groupe excita l'admiration du cardinal Borghèse, qui lui commanda sur-le-champ une statue de David, de la même grandeur. Le jeune artiste se surpassa lui-même dans cette [Pg 415]oeuvre. Il l'acheva complètement dans l'espace de sept mois; car, dès cette époque, il avait coutume, ainsi qu'il le disait, de dévorer le marbre, ne donnant jamais un coup de ciseau à faux, qualité ordinaire, non des simples praticiens, mais de ceux qui savent dominer leur art. On sait qu'il prit son propre visage pour modèle de la figure du David s'apprêtant, avec sa fronde, à viser le front du géant philistin. Mais une circonstance qui est moins connue, et qui peint bien l'amitié que lui portait son puissant protecteur, le cardinal Maffeo Barberino, c'est que, pendant que le jeune homme était occupé à travailler, en prenant sa propre ressemblance, le cardinal voulut plusieurs fois rester dans son atelier, et, de sa main, lui tenir le miroir[578].
Lorsque le Bernin eut terminé pour le cardinal Scipion Borghèse le beau groupe de Daphné métamorphosée en laurier par Apollon, ouvrage que l'on voit aujourd'hui à la villa Borghèse, et dans lequel le marbre est travaillé avec une extrême délicatesse, le cardinal Maffeo Barberino, l'un des poètes latins les plus remarquables de son siècle, composa le distique suivant, et voulut qu'il fût gravé sur la base de ce groupe:
«Quisquis amans sequitur fugitivae gaudia formae, Fronde manus implet, baccas seu carpit amaras.»
L'amitié du cardinal pour le Bernin ne se démentit pas lorsqu'il fut élu pape sous le nom [Pg 416]d'Urbain VIII, en remplacement de Grégoire XV, Ludovisi, qui avait succédé à Paul V, et n'avait occupé que peu de temps la chaire de Saint-Pierre. Apercevant l'artiste aussitôt après son intronisation, il lui dit: «C'est un grand bonheur pour vous, Bernino, de voir pape le cardinal Maffeo Barberino; mais c'en est un plus grand encore pour moi, que le chevalier Bernin vive sous notre pontificat.»—Aussi, tant qu'Urbain VIII régna, le Bernin fut tout-puissant à Rome: il obtint tous les travaux qu'il voulut avoir, et partageant le goût fastueux du pontife, il décora Rome et Saint-Pierre de ses oeuvres colossales, d'une exécution presque toujours bizarre et tourmentée, d'un style très-éloigné de l'antique, mais souvent d'un effet grandiose.
Urbain VIII n'employait pas seulement le Bernin comme sculpteur, il lui donna la direction de constructions importantes, entre autres du palais qu'il destinait à sa famille. Après avoir acheté des Strozza ce palais situé aux Quatre-Fontaines, il le fit agrandir sur les plans du Bernin, et orner de peintures par les artistes alors les plus célèbres.
C'est dans une des salles principales de cet édifice, que Pierre de Cortone, ami de del Pozzo comme le Bernin, peignit à fresque cette immense composition qui excite encore aujourd'hui l'étonnement et l'admiration, et dans laquelle les traits les plus remarquables de l'histoire romaine se trouvent mêlés aux fables de l'antiquité, aux scènes de la mythologie païenne, et à des compositions prises dans les [Pg 417]mystères et les emblèmes de la religion catholique[579]. On sait que ce grand travail a été gravé par Corneille Bloemaert, sous la direction de Pierre de Cortone lui-même, et publié dans l'ouvrage intitulé: AEdes Barberinae, par le comte Girolamo Teti, avec l'explication latine[580], ouvrage qui atteste combien cette noble famille Barberini encouragea les arts.
Corneille Bloemaert avait été appelé à Rome par le marquis Vincenzo Giustiniano, illustre amateur, que Baldinucci[581] appelle le Mécène des artistes, pour graver les principaux chefs-d'oeuvre de sa magnifique collection, l'une des plus belles et des plus nombreuses qu'il y eût alors dans cette ville. Bloemaert grava d'abord sept des plus fameux tableaux du marquis, parmi lesquels le célèbre Mariage de sainte Catherine, de Raphaël; il se mit ensuite à graver les statues antiques les plus remarquables de la galerie Giustiniani, et il en avait déjà terminé quarante, dans l'espace de trois ans, lorsque le marquis étant venu à mourir, force lui fut d'interrompre ce travail. Mais, grâce à la protection du cardinal Sacchetti et de Pierre de Cortone, Corneille Bloemaert trouva dans la famille Barberini de nouveaux et d'aussi puissants patrons. Il continua pendant longtemps à résider à Rome, où il grava, d'après le Cortone,[Pg 418] Carlo Maratta, Ciro Ferri, le Romanelli, le Poussin et autres artistes contemporains, un très-grand nombre de tableaux et de dessins. Fidèle à son ancienne amitié avec Peiresc, le cardinal Barberini lui fit présent, en 1636, des gravures des statues de la galerie Giustiniani par Bloemaert; et, en échange, le savant français lui adressa les deux premiers volumes des historiens de France, que Duchesne venait de publier[582].
Les relations de Pierre de Cortone avec le commandeur furent toujours très-suivies; on peut en juger par les lettres que cet artiste lui adressa, de 1641 à 1646, pendant son séjour à Florence, où il était allé peindre les salles du palais Pitti. On voit par ces lettres que del Pozzo cherchait à dissuader l'artiste de vouloir abandonner la peinture pour se livrer à des travaux d'architecture[583]. Le Cortone avait en effet entrépris de faire le plan d'une église pour les pères de l'Église-Neuve, à Florence, mais ce plan ne fut pas mis à exécution.
On ne peut guère juger en France les grandes qualités que possédait Pierre de Cortone. Les sept tableaux de ce maître que possède le Louvre[584] ne sont pas très-importants. D'ailleurs, c'est dans l'exécution des grandes fresques qu'il faut apprécier cet artiste. Il possédait l'art de bien disposer sa [Pg 419]composition, d'en faire puissamment ressortir les effets principaux, et de donner à l'ensemble de ces vastes machines un air de force et d'entrain, dans l'exécution, qui fait oublier en partie les négligences et les incorrections du dessin, la pesanteur des figures et le mauvais goût des attitudes; aucun artiste n'a eu plus de réputation de son temps; aucun n'a eu plus d'imitateurs, particulièrement parmi les Français, puisque Pierre Puget, le Brun, Pierre Mignard se sont souvent inspirés de ses oeuvres. Le Poussin seul sut résister à cet entraînement général, et préférer, aux oeuvres du Cortone, l'étude del'antique et de Raphaël, et la contemplation de la nature, ces grandes sources du beau, qui élevèrent son génie bien au-dessus de tous ses contemporains.
On a souvent répété que le Poussin avait longtemps travaillé d'après l'antique, en dessinant les plus beaux restes, statues, bas-reliefs et autres, qu'il trouvait à Rome. Sans doute son goût et son caractère sérieux le portaient vers'cette étude; mais il est juste de reconnaître que del Pozzo contribua puissamment à encourager et à développer cette direction prise par le grand artiste français. Le commandeur avait été l'un de ses premiers patrons; il avait su reconnaître les grandes dispositions du jeune artiste, son sens droit et solide, son jugement sûr, son caractère taillé à l'antique, alors qu'aux prises avec la gêne, n'entrevoyant aucun avenir, le Poussin résistait à l'adversité avec cette inébranlable constance dans le travail, qui ne l'abandonna jamais.
On sait que, dans les premiers temps de son séjour à Rome, le Poussin vivait et travaillait avec le célèbre sculpteur François Duquesnoy, dit le Flamand, qui n'était pas plus heureux que lui. Ils passaient leurs journées à dessiner les choses les plus rares de Rome, tant statues et bas-reliefs antiques que peintures de Raphaël, de Jules Romain et de leur école. Ils copièrent même ensemble cette fête d'enfants, tableau du Titien qui ornait alors le jardin Ludovisi près de la porte Pinciana, et qui est maintenant dans la galerie de Madrid. Cette manière de représenter les enfants leur paraissait être celle qui se rapproche le plus de la nature; et le Poussin employait son temps à en modeler réellement, car il prenait plaisir à modeler aussi en relief[585]. Quant au Flamand, ne trouvant personne qui eût assez de confiance en son talent pour lui faire exécuter des statues, des groupes ou même des bas-reliefs de grandeur naturelle, il faisait, pour les ateliers des peintres et des sculpteurs de Rome, des petites statuettes en plâtre, avec des poses et des expressions originales, dans lesquelles on reconnaît un mérite non commun. Il en fit pour plusieurs princes et grands seigneurs, entre autres pour le prélat Camille Massimi et pour le commandeur del Pozzo, qui attachaient un grand prix à ces statuettes, dont ils ornèrent leurs palais[586].
Aimant l'antiquité avec une véritable passion, le [Pg 421]commandeur mettait à profit les avantages que lui donnaient sa position et sa fortune, pour recueillir à grands frais les documents les plus précieux sur les lois, les usages, les cérémonies et les habitudes domestiqués des anciens Romains, dans la paix comme dans la guerre. Il achetait à tout prix les fragments antiques qu'il pouvait se procurer, et faisait dessiner par les meilleurs artistes les bas-reliefs, statues, vases et autres restes de l'antiquité épars dans la ville de Rome. Il avait ainsi formé un musée très-remarquable, non-seulement par la grande quantité des objets qui s'y trouvaient rassemblés, mais surtout par l'ordre qui régnait dans la disposition de toutes choses. Pour compléter son oeuvre, le commandeur voulut la publier; elle remplit vingt-trois volumes in-folio. Cette immense collection comprenait véritablement toute l'antiquité romaine[587].
Dans ces volumes, del Pozzo avait fait dessiner un choix des peintures antiques récemment découvertes dans divers souterrains de Rome, et qui ne tardèrent pas à se gâter et à s'effacer au contact de l'air, de telle sorte qu'elles furent bientôt entièrement perdues. C'est au commandeur qu'on doit la restauration de la belle mosaïque du temple dédié à la Fortune, par Sylla, dans la ville de Préneste. Il avait fait relever un dessin de la partie qui était encore intacte, et l'on put, avec ce modèle, réparer complètement les parties endommagées. Ce fut del Pozzo [Pg 422]qui, le premier, fit prendre le moulage des bas-reliefs de la colonne Trajane et d'un grand nombre d'autres monuments antiques. La vue et l'étude continuelle des chefs-d'oeuvre de l'antiquité lui avaient rendu le goût très-pur et très-délicat. Carlo Dati, dans son panégyrique, raconte qu'il avait plusieurs fois entendu dire au commandeur: «C'est grande honte pour notre siècle, alors que, pouvant admirer tant de belles idées, tant de beaux modèles laissés par les anciens dans leurs édifices, il permet néanmoins que, par le caprice de certains professeurs qui veulent s'écarter du goût antique, l'architecture rétrograde vers la barbarie. Ce n'est point ainsi que procédèrent le Brunellesco, le Buonarotti, Bramante, le Serlio, le Palladio, le Vignola et les autres restaurateurs de ce grand art, qui tirèrent des mesures des édifices romains les véritables proportions de ces ordres réguliers, desquels il n'est pas permis de s'éloigner sans faire fausse route[588].» Le commandeur et son panégyriste font, sans doute, dans ce passage, allusion au Borromini, dont le goût bizarre et capricieux, sans grâce et sans beauté, était fort à la mode vers le milieu du dix-septième siècle.
Pendant les premières années de son séjour à Borne, le Poussin fut très-activement employé à l'exécution des dessins d'antiquités dont le commandeur avait besoin pour sa collection. On voit par la première lettre rapportée dans le recueil de Bottari[589][Pg 423] combien l'artiste avait confiance dans la bonté de son patron j et ce premier témoignage d'une amitié que la mort seule put rompre, après trente-quatre ans de relations intimes, ne fait pas moins l'éloge du grand seigneur que du peintre.
«Vous regarderez peut-être comme une indiscrétion et une importunité de ma part, écrivait le Poussin à del Pozzo, qu'après avoir reçu de votre maison tant de témoignages d'intérêt, je ne vous écrive jamais sans vous en demander de nouveaux; mais, persuadé que tout ce que vous avez fait pour moi procède de la bonté, de la noblesse de votre coeur, naturellement compatissant, je m'enhardis à vous écrire la présente, ne pouvant pas venir vous saluer, à cause d'une incommodité qui m'est survenue, pour vous supplier instamment de m'aider en quelque chose. Je suis malade la plupart du temps, et je n'ai aucun autre revenu pour vivre que le travail de mes mains. J'ai dessiné l'éléphant dont il m'a paru que votre seigneurie avait envie, et je lui en fais présent. Il est monté par Annibal et armé à l'antique. Je pense tous les jours à nos dessins, et j'en aurai bientôt fini quelqu'un. Le plus humble de vos serviteurs[590].»
On assure que, pour réponse, le commandeur envoya quarante écus romains (environ 260 francs). Le Poussin n'oublia jamais les services que, pendant l'adversité, il avait reçus du commandeur. Il le vénérait comme son père, et nous verrons plus tard [Pg 424]que, parvenu au comble de la gloire et de la réputation, il se fit toujours un devoir de lui donner la préférence pour ses oeuvres, ne consentant même pas toujours à en accepter le prix.
Le Poussin se fit souvent aider, dans les dessins qu'il exécutait pour son protecteur, par un artiste dont le nom et les oeuvres sont peu connus en France, mais qui mérite cependant la réputation qu'il a conservée en Italie: c'est Pietro Testa, peintre, et surtout graveur à l'eau-forte.
Il était né à Lucques en 1611; mais il quitta cette ville de bonne heure et vint à Rome étudier, d'abord sous le Dominiquin, et ensuite, par la protection de del Pozzo[591], il fut admis dans l'atelier de Pierre de Cortone. Comme il était d'une humeur bizarre et orgueilleuse, il se brouilla bientôt avec ce maître, et fut obligé d'abandonner son école[592] .
«A cette époque vivait à Rome, dit Baldinucci, très en faveur à la cour, le commandeur Cassiano del Pozzo, dont la mémoire sera toujours glorieuse, non-seulement à cause des qualités qui ornaient son esprit, et pour l'amour et la grande intelligence qu'il avait de la peinture et des autres arts les plus nobles, mais parce que, faisant profession d'accueillir et de patronner ceux qui, montrant les plus heureuses dispositions aux grandes choses, se trouvaient à Rome le moins appuyés de protection et de fortune, il s'était acquis la réputation d'un [Pg 425]véritable Mécène des artistes. Ayant fait la connaissance du Testa, il le prit sous sa protection, le recevant souvent dans sa maison, qu'il avait ornée et embellie de ce merveilleux musée et de cette galerie, desquels le célèbre Poussin avait coutume de dire qu'il était élève, dans son art, de la maison et du musée du cavalière del Pozzo. Et le Poussin avait raison de le dire, car cette collection réunissait dans ce genre tant de merveilles, qu'elles pouvaient bien conduire à la perfection celui qui voulait les étudier. Ce seigneur, qui joignait la bienveillance à tant d'autres qualités, ayant reconnu que ce jeune homme possédait, avec un dessin franc et sûr, une disposition extraordinaire à bien rendre l'antique, le chargea de dessiner toutes les plus belles antiquités de la ville de Rome; et c'est un fait notoire, pour tous ceux qui l'ont connu et pratiqué, que le Testa ne laissa aucun reste d'architecture, aucun bas-relief, aucune statue, et généralement aucun fragment antique, sans le dessiner. Il tira un si grand profit de cette étude, qu'il put ensuite inventer les belles planches à l'eau-forte qu'il publia en si grand nombre, ainsi que nous le dirons plus loin.... Mais c'est justice de raconter d'abord les nobles travaux exécutés par cet artiste pour le cavalière del Pozzo. Ils sont tels, nous pouvons l'affirmer, que non-seulement ils ajoutèrent un prix considérable et une grande beauté à sa galerie et à son musée, mais, pour ainsi dire, à Rome elle-même, puisque, dans l'oeuvre du Testa, on peut voir d'un coup d'oeil tous les restes les plus curieux [Pg 426]d'antiquités de cette commune patrie, que les esprits les plus élevés viennent voir et admirer de toutes les parties du monde.
«Le Testa donc termina de sa main cinq grands livres, le premier desquels est tout plein de dessins faits d'après des bas-reliefs et des statues antiques de Rome, et comprend toutes les choses qui se rapportent tant aux fables de la mythologie et aux faux dieux du paganisme qu'aux sacrifices. Dans le second livre, il représenta un grand nombre de dessins tirés des marbres antiques, les cérémonies nuptiales, les vêtements des consuls et des matrones, les inscriptions, les habillements des ouvriers et gens du peuple, les cérémonies funèbres, les spectacles, les choses rustiques, les bains, les triclinia. Dans le troisième livre sont dessinés, avec une grande habileté, les bas-reliefs que l'on voit aux arcs de triomphe, les traits de l'histoire romaine et de la fable. Le quatrième renferme les vases, statues, ustensiles divers antiques, et autres choses curieuses pour les érudits. Enfin, dans le cinquième, on voit les figures du Virgile antique et du Térence de la Vaticane, la mosaïque du temple de la Fortune à Préneste, aujourd'hui Palestrine, érigé par Sylla, et d'autres sujets coloriés. Non-seulement j'ai vu avec admiration, ajoute Baldinucci, ces précieux joyaux, qui m'ont été montrés par le noble cavalière Carlo Antonio del Pozzo, parmi tant d'autres d'un si haut prix conservés dans le palais et le musée de cette illustre famille; mais j'en ai reçu en outre une notice écrite, [Pg 427]ainsi que de tous les autres travaux du Testa, qui contribua à la création de cette oeuvre tout autant que le célèbre Poussin, avec lequel, à cette occasion, nôtre artiste contracta une amitié intime et durable[593].»
Tout en s'occupant à dessiner d'après l'antique, pour le commandeur, le Testa n'en trouva pas moins l'occasion, grâce à la protection de Girolamo Buonvisi, qui devint plus tard cardinal, de peindre différents tableaux dans plusieurs églises de Rome. Il voulut ensuite retourner à Lucques, sa patrie, où il obtint des magistrats de la république, par la protection de del Pozzo, ainsi qu'on le voit dans la lettre qu'il lui adressa de cette ville, le 26 août 1632[594], de peindre dans le palais ducal une grande composition idéale, faisant allusion à la bonne administration de la justice dans cette république. «Mais, dit le naïf Passeri, le Testa ne satisfit pas le goût de ces seigneurs, parce que rarement ou presque jamais aucun homme n'est prophète dans son pays: et, pour dire vrai, à cette époque, il ne connaissait pas trop bien l'emploi des couleurs, et on ajoute qu'il peignit à fresque, art qu'il avait très-peu pratiqué. Il s'aperçut qu'il n'avait pas eu le bonheur de plaire à ses concitoyens; aussi, s'adressant aux seigneurs qui lui avaient donné cette commande, avec cette arrogance qui fut le principal défaut de son caractère, il leur dit: «Je retournerai à Rome, j'étudierai le coloris, [Pg 428]ainsi que j'ai étudié le dessin, et alors je pourrai vous donner satisfaction, lorsque, de votre côté, vous aurez reconnu ce que je vaux.» Cette orgueilleuse réponse irrita fort la seigneurie de Lucques, qui, depuis, fit peu de cas du pauvre Testa. Aussi, se rappelant fort à propos le proverbe trivial de sa patrie, il se dit à lui-même: Lucca ti rividi, et il retourna sur-le-champ à Rome, où il se remit à l'étude avec ardeur[595].»
Le Testa réussissait beaucoup mieux dans le dessin et dans la gravure à l'eau-forte que dans la peinture. Son coloris est sec et dur, et ses tableaux manquent de cette qualité que les Italiens désignent sous le nom de maestria, parce qu'elle fait distinguer les maîtres. Doué d'une imagination féconde, et soutenu par ses études approfondies de l'antique, le Testa a composé un grand nombre d'eaux-fortes qui ont eu beaucoup de succès[596].
Il aurait sans doute pu facilement vivre de son travail, comme graveur, s'il avait su réprimer son orgueilleuse nature, bien différent en cela de son ami le Poussin, dont la modestie aurait dû lui servir d'exemple. «La fortune, dit Passeri[597], qui veut avoir sa bonne part dans les choses humaines, lui fut peu favorable, et ne lui procura jamais l'occasion de se distinguer par un éclatant succès; comme aussi, ne [Pg 429]sut-il pas lui-même s'acquérir un appui assez fort pour se soutenir. Cette malheureuse chance lui vint peut-être d'une trop grande présomption, jointe à une simplicité naturelle poussée si loin, qu'on la prenait souvent pour de la stupidité. Ajoutez à cela que le Testa ne sut pas être de ces madrés compères qui, portant le rire sur les lèvres, tiennent cachés sous leur manteau le rasoir et la hache avec lesquels ils coupent et mettent en pièces la bonne réputation des autres et leur acheminement au succès.»
Il paraît que, dans maintes occasions, le bon commandeur avait aidé le Testa de sa bourse, et qu'il l'avait prié de faire, en échange, certains travaux que l'artiste négligeait ou ne voulait pas commencer. Après avoir vainement attendu pendant longtemps la réalisation de cette promesse, del Pozzo ayant appris, de source certaine, que le Testa se disposait à quitter Rome, en tenant des propos offensants contre lui, se décida à le faire emprisonner. En France, avant la révolution de 1789, on mettait au For-l'Évêque les acteurs qui refusaient de jouer leurs rôles: à Rome, jusqu'à la même époque, on faisait enfermer au château Saint-Ange ou à la tour de Nona les artistes qui, ayant pris l'engagement d'exécuter un tableau ou une statue, annonçaient vouloir manquer à cette obligation. Le pauvre Testa fut donc conduit à la tour de Nona, prison située sur les bords du Tibre, et qu'a remplacée de nos jours le théâtre qui porte le même nom. Il fallait que l'artiste eût bien gravement offensé le commandeur, pour que cet [Pg 430]homme, si bienveillant, si facile dans ses relations, se fût décidé à recourir à une semblable extrémité. Quoi qu'il on soit, à peine enfermé dans la tour, le Testa comprit ses torts, et adressa à son ancien protecteur la lettre suivante, qui ne manque ni de raison ni de dignité[598]:
«Je suis à la tour de Nona; mais, par l'ordre de votre seigneurie, plus eu sûreté que si j'étais en liberté; non pas à cause de votre pouvoir qui pénètre où vous voulez, mais, parce que j'ai toujours fait profession, à l'égard de votre seigneurie, du plus grand respect, autant qu'il a dépendu de moi. J'éprouve une peine infinie d'avoir si peu de crédit auprès de votre seigneurie, depuis tant d'années qu'elle méconnaît, et c'est pour moi un grand déplaisir de savoir qu'on va dire partout que c'est comme contraint et forcé que je me suis acquitté de mes engagements vis-à-vis d'elle: chose qui est tout aussi éloignée de mes intentions que du respect que je dois à votre seigneurie. Le seigneur Francesco Béni peut attester avec quelle confiance et quel empressement j'avais accepté la dernière résolution de votre seigneurie illustrissime, qui consentait à n'exiger, en payement de ce que je lui dois, rien autre chose que deux tableaux de ma main, et aussi, comme je m'apprêtais à les exécuter avec cet amour et cet ardeur que m'inspiraient le soin de ma réputation et la haute considération dont jouit votre seigneurie. La fortune ne m'a [Pg 431]pas laissé cette heureuse chance; et, pendant que j'attendais chaque jour les toiles que votre seigneurie m'avait offertes, ce sont les sbires qu'elle m'a envoyés à la place; ce qui m'afflige pour beaucoup de raisons. La principale, c'est d'avoir inspiré si peu de confiance à votre seigneurie illustrissime, qu'on lui aurait fait croire, ainsi que me l'a rapporté le sbire, que je voulais fuir et quitter Rome avec l'éminentissime cardinal Franciotti. Il est vrai que j'ai l'intention de mettre ce projet à exécution, si votre seigneurie le permet; et ce que je dis en prison, je le dirais également en liberté, ainsi que pourraient le confirmer et le porteur de cette lettre, et le seigneur Nicolas Poussin. Étrange conjoncture, seigneur chevalier, que celle qui me conduisit de la rue que j'avais prise pour me rendre auprès de votre seigneurie illustrissime, dans la prison où je suis maintenant! Je n'aurais jamais voulu soupçonner un pareil traitement, par la confiance que m'inspirait votre seigneurie, d'après les explications données au seigneur Béni, et par ma propre conscience. Ainsi que je l'ai expliqué à monsieur Poussin, ainsi que je le répète à votre seigneurie illustrissime, je venais, le jour même où je fus arrêté, pour lui présenter mes respects, pour prendre ses derniers ordres au sujet des deux tableaux qu'elle m'avait commandés, pour lui donner avis de mon départ, et pour la prier de vouloir bien me permettre de prendre un simple calque de beaucoup de choses rares qu'elle possède, c'est-à-dire de gravures anciennes, ainsi, du reste, que monsieur Poussin m'y [Pg 432]avait précédemment autorisé. La franchise naturelle de mon caractère et la sincérité de ces explications que je devais à votre seigneurie, lui feront comprendre la disposition de mon esprit. Je ne m'étendrai pas davantage, parce que je connais sa prudence et sa bonté. Votre seigneurie exigera ce qui est juste, et je ne m'en éloignerai pas d'un iota.—Je lui baise les mains avec tout le respect que je lui dois.—De la tour de Nona, le 9 septembre 1637.»
Quelques jours après, un arrangement fut conclu entre l'artiste et le grand seigneur j et nous voyons, par une lettre du Testa, du 16 septembre suivant, datée encore de la Tour de Nona[599], que del Pozzo avait consenti à ce qu'il s'acquittât, en le remboursant par à-comptes de cinq écus par mois; mais nous ne savons pas si, en outre, le peintre dut exécuter les tableaux qu'il avait promis.
Cette aventure refroidit et peut-être même rompit pendant quelque temps les relations qui s'étaient établies depuis un grand nombre d'années entre le peintre et son protecteur. Néanmoins, dans la suite, le Testa reçut de del Pozzo de nouveaux services, et c'est à lui qu'il avait souvent recours dans la mauvaise fortune, alors qu'il se croyait trahi par le sort et abandonné de tout le monde. Comme il avait une haute idée de son talent, il ne pouvait pas prendre son parti de ne pas trouver souvent l'occasion d'exécuter de grandes oeuvres de peinture. Il [Pg 433]considérait ses eaux-fortes, qui assurent aujourd'hui sa réputation, comme des passe-temps peu dignes de son savoir et de son ambition. Enfin, dans les dernières années de sa vie, il était devenu mélancolique, et constamment préoccupé par une humeur sombre, qui le faisait passer, parmi les artistes ses camarades, pour un homme peu sociable et méchant; aussi fuyait-il leur compagnie et vivait-il dans la solitude. Passeri, son contemporain et qui habitait Rome en même temps, raconte ainsi la fin du malheureux Testa[600]:
«Les rigueurs de la fortune l'affligèrent au delà de toute raison; et après avoir publié la gravure de Proserpine[601], d'une assez belle manière et d'une riche invention, pour soulager sa douleur, il se mit à graver là vie de Caton d'Utique, et il en publia quatre feuilles, avec l'intention d'en faire une douzaine, en commençant par sa naissance jusqu'à la mort qu'il se donna de sa propre main, en se perçant la poitrine, plutôt que de perdre la liberté. Dans les divers événements de la vie de Caton d'Utique, il se figurait retrouver une parité d'infortunes. Ce fut comme un pronostic de l'affreux et dernier malheur qui l'attendait; car, ayant cédé à une extrême mélancolie en se voyant ainsi maltraité par le sort, et sachant qu'il n'était pas dépourvu de talent, [Pg 434]il se laissa tout à fait abattre, et, s'éloignant du commerce des hommes, il passait sa vie retiré dans les lieux les plus solitaires. Le premier jour de Carême de l'année 1650, il fut trouvé noyé dans le Tibre, du côté de la Lungara, près de l'église de Saint-Romuald et de Saint-Léonard-des-Camaldules, presque au bord de la rive, tout vêtu, avec son manteau sur le dos. Cette mort fit soupçonner à beaucoup de personnes qu'il s'était noyé de lui-même, et quelques méchantes langues se mirent à dire qu'il avait préparé cette tragédie avec certaines démonstrations, comme en brûlant ses dessins, en prenant congé de ses amis avec des paroles ambiguës, et avec d'autres apparences significatives. D'autres prétendirent qu'il avait voulu annoncer sa mort par les dernières gravures de Caton qu'il avait publiées: calomnies et pares inventions de méchantes gens. D'autres riaient et se moquaient indignement d'une si triste fin, qui mérite les regrets et la commisération de tout homme de bien et de tout chrétien, puisque, dès qu'on n'est pas certain de la manière dont cette mort est arrivée, on doit plaindre un homme d'un si grand mérite et d'un si beau talent, mort d'une façon si malheureuse dans la force de son âge, à environ quarante ans.» Ces réflexions de Passeri, qui était prêtre, montrent sa charité toute chrétienne et lui font beaucoup d'honneur.
Le récit de Baldinucci ne diffère pas beaucoup de celui de Passeri; seulement il attribue le désespoir du pauvre Testa à une circonstance particulière.
«Il arriva qu'un jour, poussé par le besoin, il se présenta dans la maison d'un homme honorable et bienveillant (Baldinucci ne le nomme pas), qui avait coutume de lui venir en aide et qui ne l'avait jamais repoussé par un refus. La fortune, contraire au malheureux artiste, voulut que le domestique, auquel il s'était adressé, lui répondît que le patron n'était pas à la maison. Testa crut que c'était une défaite du maître pour se débarrasser de lui; il tomba dans des accès de mélancolie extraordinaire, et se plaignant à ses amis, il leur disait: «Mon malheur est arrivé à ce point, que je ne puis trouver au monde un seul homme qui consente à me secourir dans mes besoins. » On ajoute que, rentré chez lui, il annonça que ce matin il ne reviendrait pas déjeuner, chose qui lui était assez habituelle lorsqu'il se trouvait dans la nécessité de se livrer à ses études ou à ses affaires; mais la vérité est que, le soir même ou le lendemain, le malheureux homme fut trouvé, entièrement vêtu de ses habits, mort dans les eaux du Tibre[602].»
Que le désespoir ait conduit Testa au suicide, résolution fort rare à cette époque, ou qu'il soit tombé dans le Tibre par accident, toujours est-il que sa mort prématurée priva Rome d'un artiste remarquable. Le Testa fut un grand et très-franc dessinateur: il copia parfaitement l'antique, et l'étude approfondie qu'il en fit en compagnie du Poussin [Pg 436]lui apprit à traiter le nu avec un grand style et une grande intelligence. Il suivit la manière du Cortone, mais avec un génie particulier plus noble et plus fier. La fécondité de ses inventions à l'eau-forte, la beauté de leur ordonnance, et la vivacité des expressions qu'il avait l'art de faire voir dans ses gravures, peuvent être facilement appréciées d'après ses oeuvres elles-mêmes, qui n'ont pas besoin de descriptions, étant encore aujourd'hui assez répandues. Le Testa fut lié avec le peintre Francesco Mola; il était grand admirateur des compositions du Poussin, avec lequel il avait longtemps étudié d'après l'antique. Il tira un tel profit de ses études, que plus tard il put s'en servir dans un grand nombre d'eaux-fortes, ainsi qu'on peut le voir, particulièrement dans la gravure du Repos de la Vierge Marie dans la fuite en Egypte[603], oeuvre dans laquelle se retrouvent la conception et les pensées du grand artiste français. Le Mola disait, comme un témoignage de ce qu'il avait vu, «que jamais le Testa n'avait exécuté aucune oeuvre de dessin ou de peinture, même très-minime, sans l'avoir d'abord étudiée d'après nature; à la confusion de ceux qui, travaillant constamment de pratique, donnent à entendre qu'ils sont toujours capables de bien faire[604].»
Les relations du commandeur del Pozzo avec le Testa prouvent que, tout en se livrant avec ardeur à [Pg 437]ses recherches sur l'antiquité, il ne négligeait pas les oeuvres de ses contemporains. A. Naples, à Florence, en France comme à Rome, il entretenait un grand nombre d'artistes qui travaillaient d'après ses indications, soit pour le cardinal Francesco Barberini et d'autres grands seigneurs, soit pour lui-même.
A Naples, il était en correspondance suivie, presqu'en même temps, avec deux femmes artistes, Artemisia Gentileschi et Giovanna Garzoni, dont il avait fait la connaissance à Rome.
Artemisia était fille d'Orazio Gentileschi, peintre originaire de Pisé, mais élevé à Rome par un de ses oncles maternels, capitaine d'une compagnie au château Saint-Ange[605], dont il avait pris le nom[606]. Cet artiste mena une vie fort agitée: il travailla successivement à Rome, à Gênes, en France et en Angleterre, où il mourut fort regretté de toute la cour. Ses tableaux ne manquent pas de mérite: toutefois ils ne peuvent prétendre qu'à un rang très-secondaire parmi les maîtres italiens. A Rome, le Gentileschi se lia avec Agostino Tassi, le maître du Lorrain; et comme ils étaient de semblable humeur, aimant le luxe, la représentation et la vie de gentilhomme, ils devinrent bientôt intimes. Le Tassi avait coutume de s'habiller comme un grand seigneur. Il sortait toujours à cheval, l'épée au côté, un collier d'or sur sa poitrine, accompagné d'un serviteur se tenant à l'étrier, excitant par ces manières la curiosité des [Pg 438]passants, qui se demandaient quel était ce chevalier. Il donnait ainsi une haute opinion de lui-même. Artemisia, fille de Gentileschi, étudiait la peinture et faisait alors des portraits. Comme elle ne manquait ni de beauté ni d'esprit, Agostino Tassi, en la voyant fréquemment, en devint amoureux, et grâce à l'intimité qui régnait entre le père de la jeune fille et lui, il fit si bien que Gentileschi l'accusa d'avoir violé sa fille. Le fait était réellement arrivé, à ce qu'il paraît, mais on n'a jamais eu la certitude qu'Agostino en ait été l'auteur. Néanmoins, il fut incarcéré sur la plainte du père, et forcé lui fut de souffrir le supplice de la corde[607] qu'il endura avec courage, sans faire aucun aveu, ce qui lui valut son élargissement[608].
La belle Artemsia, nonobstant sa mésaventure, n'en trouva pas moins un mari, Pier Antonio Schialtesi, qui l'abandonna dans la suite[609]. Baldinucci raconte qu'elle avait inspiré une véritable passion au peintre Gio. Francesco Romanelli de Viterbe, élève de Pierre de Cortone. Cet artiste, se trouvant à Rome du temps d'Urbain VIII, était très-employé par la famille Barberini. Comme il était jeune et fort disposé à la galanterie, il s'était insinué dans les bonnes grâces de la belle Artemisia, avec laquelle il discourait sur l'art, en prenant plaisir à la voir peindre des fleurs et des fruits, genre de talent dans [Pg 439]lequel elle excellait. Il lui demanda la permission de faire son portrait. Le Romarielli la pria de disposer un tableau tout rempli de fruits, à l'exception de l'espace nécessaire pour qu'il put là représenter elle-même occupée à les peindre. Artemisia obéit, et le peintre exécuta, de la manière la plus gracieuse, le portrait de la charmante artiste, non pour elle, mais pour lui-même. Le Romanelli attachait tant de prix à ce portrait, que, de retour dans sa patrie, il le préférait à tous les cadeaux qu'il avait reçus à Rome des princes et des prélats. Il le fit voir à sa femme, et le plaça dans un lieu propre à en faire ressortir la beauté, louant avec complaisance, devant sa moitié, non-seulement l'art avec lequel Artemisia avait su représenter les fruits qu'elle était occupée à peindre, mais aussi sa grâce, son esprit, sa vivacité, sa conversation et ses autres avantages. Il en dit tant et si bien, que sa femme, emportée par la jalousie, résolut de se débarrasser de cette rivale en peinture. Profitant d'une absence du Romanelli, elle s'arma d'une grosse aiguille ou poinçon, et se mit à percer le visage de la pauvre Artemisia, qu'elle haïssait, particulièrement aux endroits qui excitaient le plus l'admiration de son mari[610].
Après avoir longtemps travaillé à Rome et à Florence, Artemisia s'était fixée à Naples, où elle ne manquait pas de commandes. Nous voyons par ses lettres à del Pozzo, datées de Naples des 24 et 31 août [Pg 440]et 21 décembre 1630, qu'elle s'excuse de n'avoir pu encore trouver le temps de lui envoyer son portrait, que le commandeur lui avait demandé, pour sa collection de portraits des artistes, ses contemporains, peints par eux-mêmes[611].
Quelques années plus tard, en janvier 1635, elle envoya son frère à del Pozzo, en le priant de l'introduire en présence du cardinal Antonio Barberini, pour lui offrir un tableau de sa composition. Elle réclame ses bons offices-dans cette négociation, et le prie de lui continuer la protection qu'il n'a cessé de lui accorder en toute occasion[612].
Enfin, deux ans après, dégoûtée du séjour de Naples, et aspirant au moment où elle pourra revenir se fixer à Rome, cette commune patrie des artistes, elle a encore recours à l'obligeance du commandeur, et elle le met dans la confidence de ses plus intimes affaires de famille.
«La confiance que j'ai toujours eue dans la bonté de votre seigneurie, lui écrit-elle de Naples le 24 octobre 1637, et l'occasion pressante qui s'offre en ce moment de marier ma fille, me décident à recourir à sa bienveillance, en réclamant tout à la fois son aide et ses conseils, étant certaine d'y trouver de la consolation, comme tant d'autres fois. Cher seigneur, pour conclure et mener à fin ce mariage, il me manque une petite somme d'argent: j'ai réservé à cet effet, n'ayant pas d'autre capital [Pg 441]disponible, ni d'autre gage à donner, quelques tableaux grands de onze ou douze palmes chacun[613]. J'ai l'intention de les offrir à leurs éminences le cardinal Francisco, son patron, et le cardinal Antonio. Toutefois, je ne veux pas mettre ce projet à exécution avant d'avoir reçu l'avis de votre seigneurie, sous les auspices de laquelle je me propose de marcher, et non autrement. Je la supplie donc de vouloir bien me faire la meilleure réponse qu'elle pourra me donner, afin que je puisse de suite mettre en route la personne qui doit accompagner les tableaux, parmi lesquels il y en a un pour monseigneur Filomarino, et un autre pour votre seigneurie, avec mon portrait à part, conformément à l'intention qu'elle m'a manifestée de le placer au milieu des peintres illustres. J'assure votre seigneurie que, débarrassée du poids de cette fille, je veux revenir sur-le-champ à Rome, pour jouir des douceurs de la patrie, et servir mes amis et patrons[614].»
Le désir d'Artemisia fut exaucé: elle maria sa fille, grâce à la bienveillance de del Pozzo, et elle put rentrer à Rome. Mais elle n'eut pas le bonheur d'y rester. Appelée en Angleterre par son père, elle alla l'y rejoindre, et mourut à Londres, deux années avant lui, en 1644[615].
Giovanna Garzoni était une artiste en miniature; [Pg 442]elle peignait aussi les fleurs avec beaucoup de talent. Elle était née à Ascoli vers 1600, et après avoir longtemps fait des portraits à Florence, entre autres ceux de la famille du grand-duc, et à Rome ceux des principaux membres des maisons Colonna et Barberini, elle alla passer deux années à Naples, de 1630 à 1632, où elle était appelée par le vice-roi Alcala, qui l'honora d'une protection toute particulière, ainsi que les lettres de Giovanna en font foi[616].
Il paraît qu'elle avait promis à del Pozzo de faire pour lui un petit tableau de saint Jean-Baptiste. Elle lui raconte, dans une lettre datée de Naples, le 12 juillet 1631[617], le malheur qui lui est arrivé à cette occasion. Elle avait terminé ce tableau, et se disposait à le lui envoyer, lorsqu'elle reçut la visite de don Herrera, secrétaire du duc Alcala, et du marquis de Vico. Pendant qu'elle était occupée à leur montrer plusieurs ouvrages commencés pour le vice-roi, ces seigneurs lui jouèrent un tour à l'espagnole: le marquis de Vico lui enleva galamment, d'un livre dans lequel elle l'avait placé, le tableau de saint Jean, et l'Herrera, deux autres petits portraits, qu'ils emportèrent sans plus de façon. Giovanna fut donc obligée de recommencer le saint Jean, et en l'envoyant à del Pozzo, elle le prie de vouloir bien l'accepter en don d'Une faible partie de ce qu'elle lui doit, sans faire attention à la valeur du présent, mais en considérant seulement l'intention qui le lui fait offrir.
[Pg 443]Giovanna Garzoni fut plus heureuse qu'Artèmisia Gentileschi. Comme cette dernière, elle avait exprimé au commandeur le désir de revenir à Rome. «'Je supplie votre seigneurie, lui écrivait-elle de Naples, le 19 avril 1631[618], de me procurer les moyens de la servir à Rome avec toute obéissance; quant au traitement, je m'en remets à votre seigneurie. Mon désir est de vivre et de mourir à Rome.»
Elle put réaliser ce voeu. Rentrée dans cette ville vers la fin de 1631, elle y vécut dans la faveur des puissantes maisons Barberini et Colonna, et dans l'intimité de del Pozzo. Elle mourut à Rome en 1673, après avoir légué ses biens et ses dessins à l'Académie de Saint-Luc, qui, pour conserver la mémoire de cette libéralité, fit ériger à Giovanna un monument eh marbre dans l'église de Saint-Luc, près le Capitole, avec une inscription qui vante son talent pour la miniature.
A Florence et en Toscane, le commandeur était depuis longtemps en relation avec un grand nombre d'artistes et d'amateurs, qu'il employait soit à faire des dessins, soit à graver les oeuvres des maîtres, soit même à chercher des gravures rares et estimées.
C'est ainsi que, pendant son séjour à Pisé, il s'était lié avec Jean-Baptiste Giunti Ammiani, qui lui recommanda, par une lettre de Sienne, du 7 mars 1626, le graveur à l'eau-forte Bernardini Capitelli, élève d'Alexandre Casolani[619].
[Pg 444]Il avait voulu faire tirer les planches laissées par Cherubino Alberti, peintre et graveur sur cuivre assez célèbre, de Borgo San Sepolcro, et il s'était adressé à Lattanzio Pichi, son gendre, au nom du cardinal Francesco Barberini, pour prendre un arrangement à cet égard. Il paraît qu'on ne put s'entendre, car, suivant Bottari, les planches d'Alberti ne furent ni réunies, ni tirées ensemble[620].
Par la recommandation de del Pozzo, le cardinal occupait à Florence Jacques Ligozzi[621], peintre né à Vérone, mais qui, depuis longtemps, s'était fixé dans la capitale de la Toscane, où il fut très-employé par le grand-duc Ferdinand II, et où il a laissé de nombreux ouvrages.
Dans la même ville, le commandeur était en correspondance suivie, depuis 1626, avec un certain Matteo Nigetti, qui paraît avoir été attaché à la cour du grand-duc, et peut-être même préposé à la conservation des objets précieux achetés par ce prince. Ce correspondant faisait des acquisitions, tant pour le commandeur que pour son patron. Il faisait dessiner des statues et bustes en bronze et en marbre, et des objets d'ajustement qu'il leur envoyait. Il tenait del Pozzo au courant des curiosités, peintures, horloges, étudioles rapportées d'Allemagne par le grand-duc. Il faisait tailler des camées, et essayer des peintures représentant des pierres et des minéraux pour [Pg 445]l'Académie des Lincei, dont del Pozzo était un des membres les plus actifs[622].
Le commandeur avait envoyé à Venise, à Bologne et dans la Romagne, Giuseppe Rossi, pour lui chercher les plus belles gravures de Marc Antoine et d'autres maîtres. On voit par une lettre de ce Rossi, datée de Pesaro le 24 mai 1634[623] qu'il était parvenu à réunir une belle collection de ces gravures, mais, qu'en passant à Bologne, elles lui furent enlevées par le cardinal de Sainte-Croix, autre grand amateur d'estampes.
Nous avons vu que le commandeur avait réuni les portraits des peintres vivants, ses contemporains, peints par eux-mêmes, et qu'il en avait formé une galerie qui a peut-être donné l'idée de la collection qu'on voit aux Offices de Florence. Il possédait également un grand nombre de portraits des plus belles femmes qu'il y eût alors en Italie et en France. Dans ce dernier pays, ou du moins dans le Comtat, qui appartenait alors au saint-siège, c'était un jésuite qu'il avait chargé de faire les portraits des plus jolies Avignonnaises. Les lettres du bon père, adressées à del Pozzo, prouvent qu'il s'y connaissait, et qu'il s'acquittait de cette délicate mission avec succès, mais non pas sans désagrément de la part de ses supérieurs.
Par une première lettre du couvent de Saint-Augustin [Pg 446]d'Avignon, le 13 mai 1633[624], Fra Gio. Saliano annonce au commandeur qu'il lui envoie le portrait de madame d'Aubignan, qu'il lui promettait depuis longtemps. «Je n'ai pu, dit-il, le terminer et l'envoyer plus tôt, parce que je ne suis plus maître, maintenant, de cette liberté avec laquelle je pouvais disposer de mon temps pour rendre service à des amis. A présent, je me trouve, pour ainsi dire, esclave et incapable de mettre à exécution aucun projet honnête, ni de faire aucun dessin, et je pense que le peu que j'ai fait depuis que je suis ici sera tout ce que j'e pourrai faire, ayant à vivre avec des gens tout à fait incapables d'aucun travail sérieux, et qui n'estiment rien autre chose que de vaquer à leur commerce et à gagner de l'argent pour leur ménage; tellement que je suis décidé à changer de manière et à faire ce qui véritablement ne conviendrait pas à un artiste. Que votre seigneurie accepte ce léger témoignage de ma gratitude; je voudrais lui en donner de plus grands, car je ne puis oublier les services qu'elle m'a rendus.»
Dans une autre lettre du 27 octobre 1633, Fra Saliano s'excuse de n'avoir pu encore faire le portrait d'une autre dame d'Avignon que del Pozzo lui avait demandé.
«Je n'ai pas répondu à la lettre dans laquelle votre seigneurie me faisait connaître son désir d'avoir un portrait de madame d'Ampus, parce que j'espérais [Pg 447]toujours lui envoyer en même temps la réponse et le portrait; mais je n'ai pu y parvenir, la susdite dame ayant quitté Avignon depuis plusieurs mois. Si j'avais été dans son intimité, je serais allé à Lisle. lieu ordinaire de sa demeure, et je l'aurais priée de vouloir bien prendre son temps et sa commodité pour me laisser faire son portrait. Mais comme on espère qu'elle sera de retour ici dans quelques semaines, c'est-à-dire vers le carnaval, alors je trouverai l'occasion de la voir, et de la prier de me laisser faire son portrait. Que votre seigneurie excuse ce retard, et ne croie pas que ce soit de la négligence, car, pour toutes les choses qui l'intéressent, elle ne trouvera personne plus prompte et plus disposée à la servir[625].»
En attendant qu'il pût faire le portrait de madame d'Ampus, Fra Saliano envoyait au commandeur, ainsi qu'il le lui annonce par une lettre d'Avignon, du 27 mars 1635[626], le portrait d'une autre dame de ce pays, qu'il avait exécuté deux années auparavant, pendant qu'il se trouvait dans la maison du père de cette dame, son ami. Il prie del Pozzo de l'accepter, non pas à cause de la ressemblance de la dame, que le commandeur ne connaît pas, mais parce qu'il avait fait ce portrait en très-peu de temps.
Par une autre lettre du 28 décembre 1635[627], Fra[Pg 448] Saliano raconte au commandeur qu'il a prié madame d'Ampus de lui permettre de faire son portrait, et qu'elle lui a promis de lui en donner la facilité. «Mais, ajoute-t-il, elle ne m'a pas précisément indiqué de jour, et j'y suis allé plusieurs fois sans pouvoir la trouver libre, étant continuellement occupée à recevoir la compagnie qui vient la visiter. En attendant, j'ai commencé le portrait d'une autre dame, qui, bien que n'étant pas d'aussi haute naissance, est considérée comme la plus belle et la plus gracieuse qu'il y ait dans ce pays, et ce portrait sera de la même dimension que celui de madame d'Aubignan. Je demande pardon à votre seigneurie du retard que j'apporte à lui donner satisfaction sur ce point.»—Le bon père confie ensuite au commandeur les persécutions qu'il éprouve de la part de ses supérieurs, probablement à cause de ses peintures, et il réclame sa protection auprès du général des jésuites résidant à Rome.
«Je suis toujours travaillé par ce général, lui écrit-il, à l'instigation d'un père de cette maison, mon ennemi, qui s'est plaint dernièrement au révérendissime supérieur d'avoir reçu un soufflet de moi, ce qui est très-faux, ainsi que votre seigneurie pourra s'en convaincre, en jetant les yeux sur l'attestation qui m'a été donnée par tous les pères et frères de ce couvent, que je lui envoie ouverte, afin que votre seigneurie puisse la lire et faire lire à quelles personnes elle jugera convenable. Je ne voudrais pas que votre seigneurie prît la peine de [Pg 449]remettre elle-même cette attestation au général; il suffira qu'elle soit portée par l'un de ses serviteurs, et que votre seigneurie, à la première rencontre, lui dise ce qu'elle pense de ma personne, et lui fasse entendre que s'il persiste à me tourmenter, je serai contraint d'abandonner cet habit et de me faire prêtre séculier; car je suis sollicité de mettre ce projet à exécution par plusieurs évêques qui me veulent du bien. Que votre seigneurie daigne me pardonner tous les ennuis que je lui cause: je n'ai pas à Rome de protecteur plus dévoué et plus puissant, et je ne saurais à qui confier mes tourments et mes chagrins. La plus grande partie de mon temps se trouve absorbée à écrire des lettres, à chercher des raisons pour me justifier, et je ne puis pas me livrer à la peinture, en partie parce que je n'en ai pas le temps, en partie parce que j'ai toujours l'esprit préoccupé. Si votre seigneurie illustrissime me fait l'honneur de m'écrire, je la prie de me faire parvenir en même temps la réponse du général, sous une enveloppe adressée au seigneur de'Zanobi, docteur ès-lois, qui demeure près du Change, à Avignon: autrement, elle serait prise à la poste et cachée, ainsi que me l'ont fait plusieurs fois certains personnages qui ne me veulent pas de bien.» Nous ne savons si le bon frère obtint, par l'entremise du commandeur, satisfaction de son supérieur; peut-être le général exigea-t-il que Fra Saliano renonçât à faire les portraits des belles dames, car nous le retrouvons, en mai 1638, dans la ville d'Orange, où il s'était rendu pour dessiner l'arc antique de Marius, que del Pozzo lui avait demandé[628]. Le mauvais temps l'ayant obligé à renoncer à ce travail, il envoya au commandeur des gravures anciennes de ce monument, exécutées par un Avignonais, qui avait fait hommage des planches au prince d'Orange, et les lui avait envoyées en Hollande.
Nous n'avons trouvé aucune notice sur le jésuite Fra Saliano: le dictionnaire des peintres de Ticozzi n'en fait pas mention, et son nom ne figure pas non plus dans les plus récentes éditions de l'Abecedario. S'il eût exécuté des tableaux remarquables, l'ordre des jésuites, auquel il appartenait, l'aurait sans doute fait connaître comme les autres membres qui ont illustré cette compagnie par des oeuvres d'art. Il est donc probable qu'il n'avait qu'un talent ordinaire, et sans ses lettres adressées à del Pozzo et publiées par Bottari, il ne resterait aujourd'hui aucun témoignage du goût qu'il avait pour la peinture.
Fra Saliano était, comme del Pozzo, très-lie avec Peiresc. On voit par ses lettres, que c'est par le savant conseiller au parlement d'Aix que le commandeur faisait parvenir au jésuite d'Avignon ses envois de Rome, et que celui-ci lui faisait passer ses portraits et ses dessins.
Le jésuite vivait également dans l'intimité de Nicolas Mignard, fixé depuis longtemps dans la ville [Pg 450]d'Avignon. C'est à la recommandation du bon frère, que Pierre Mignard, frère de Nicolas, dut le bon accueil que lui fit le commandeur, lorsque ce jeune artiste se rendit à Rome. Les lettres de Fra Saliano, des 2 et 17 mars 1635, prouvent que Pierre Mignard partit d'Avignon au commencement de ce mois, et, par une autre lettre du 4 mai 1638, il recommande de[1] nouveau à del Pozzo le jeune Mignard, alors arrivé à Rome, comme étant fort désireux d'être employé par le commandeur, soutien et protecteur de tous les artistes[629].
Cette recommandation produisit son effet: del Pozzo accueillit Pierre Mignard avec empressement; et non-seulement il lui procura des commandes pour la famille Rarberini, et entre autres le portrait du cardinal Francesco, mais il le dirigea de ses conseils, et, d'accord avec le Poussin et les sculpteurs Duquesnoy et l'Algarde, il l'engagea fortement a se défaire de la manière de Simon Vouët, qu'il avait apportée de France[630].
De tout temps Rome a eu le privilège d'attirer les artistes; mais c'est plus particulièrement à partir du dix-septième siècle qu'elle a été fréquentée par de nombreux artistes français. Vers la fin du règne de Henri IV, et surtout sous celui de Louis XIII, Rome devint le pèlerinage obligé de tous ceux qui [Pg 452]voulaient étudier d'après l'antique, et se faire une manière dans le goût du grand Style des maîtres italiens des siècles précédents, dont les chefs-d'oeuvre, conservés à Fontainebleau et au Louvre, excitaient l'admiration des amateurs et l'émulation des artistes. C'est à Rome qu'ont été étudier François Périer, Jacques Sarrasin, Simon Vouët, le Valentin, J. Stella et d'autres maîtres, qui ont exercé sur les commencements de l'école française une influence qui n'a cédé, que longtemps après, à celle de Charles Lebrun.
A l'époque où Pierre Mignard vint se fixer à Rome, il trouva dans cette ville une colonie française d'artistes et de gens de lettres.
A la tête des premiers brillait le Poussin, revendiqué à la fois par les Français et par les Italiens, dont les oeuvres pouvaient servir de modèles aux jeunes artistes, tandis que sa modestie lui conciliait le respect et l'attachement de ses émules. A côté de ce grand maître, ses trois élèves, Pierre Erard, Jean Lemaire et François Lemaire, qu'il occupait souvent, avec Pierre Mignard, à faire pour la France des copies des principaux chefs-d'oeuvre de Rome; son beau-frère, Gaspard Duguet, plus Romain que Français, aussi son élève, dont les paysages, peu connus en France, révèlent un talent original de premier ordre; un autre paysagiste, Lorrain de naissance, mais Romain d'affection, Claude Gelée, le premier dans l'art si difficile de rendre la lumière, et dont les oeuvres sont restées inimitables. Il y avait encore[Pg 453] Sébastien Leclerc, le graveur, Chapron, peintre et graveur, dont le Poussin faisait peu de cas, et plusieurs autres.
Les savants et les gens de lettres étaient représentés par Gabriel Naudé, d'abord secrétaire du cardinal de Bagni, et, ensuite, pendant très-peu de temps, du cardinal Francesco Barberini; par Jean-Jacques Boucard, l'ami, le correspondant de Peiresc, dont il prononça l'oraison funèbre en latin devant l'académie des Lincei, le 21 décembre 1637; enfin, par Dufresnoy, peintre médiocre, mais poète latin distingué, qui, pendant son long séjour en Italie, s'inspira de la vue des chefs-d'oeuvre des plus grands maîtres, pour composer son poëme de la Peinture. Il était très-lié, depuis sa jeunesse, avec Pierre Mignard, qui, à Rome, le trouva occupé à travailler à son poëme. Leur intimité est d'autant plus touchante que l'amour de l'art contribua puissamment à la cimenter et à l'entretenir. Ils avaient débuté ensemble dans l'atelier de Vouët. Dufresnoy, né à Paris en 1611, fils d'un pharmacien, avait été destiné par son père à l'exercice de la médecine. Il avait fait de fortes études, connaissait le grec et les poètes latins lui étaient familiers. Mais cette éducation rie put le détourner de son goût naturel pour le dessin. Après avoir suivi, malgré l'opposition de son père, les leçons de Périer et de Vouët, il se décida, vers 1633, à l'âge de vingt-un ans, à se rendre à Rome, où il se sentait attiré par le désir d'admirer les maîtres, et de se perfectionner dans [Pg 454]l'usage de la langue latine. Il vécut de privations pendant son voyage, et, comme tant d'autres, il fut obligé, les deux premières années de son séjour à Rome, de dessiner, pour vivre, des ruines et des vues d'architecture. L'arrivée de Pierre Mignard, plus inventif et plus habile en peinture, améliora son sort. Mignard avait des lettres de recommandation pour le commandeur del Pozzo; il lui présenta son compatriote qui en reçut le meilleur accueil. Lorsque le cardinal Francesco Barberini voulut être peint de la main de Mignard, il lui communiqua les écrits du père Matteo Zacolini, de l'ordre des Théatins, sur l'optique, qui étaient précieusement conservés dans la bibliothèque Barberine. L'ouvrage dans lequel ce savant religieux a développé les principes des lumières et des ombres et les règles de la perspective, fut, dit-on, d'un grand secours à Mignard et à Dufresnoy[631].
Les deux amis étaient logés ensemble, et se livraient avec la même ardeur à l'étude d'un art pour lequel ils avaient la même passion. Leurs journées se passaient à dessiner d'après les statues et les bas-reliefs antiques, ou dans les palais que Rome renferme, ou dans les vignes qui font l'ornement de ses environs[632]. C'est ainsi qu'ils copièrent ensemble, pour le cardinal de Lyon, les plus beaux tableaux du palais Farnèse, sans toutefois négliger les peintures de Raphaël[633].
[Pg 455]«Dufresnoy, tout en copiant les maîtres, s'attachait particulièrement à comprendre ce qui regarde la théorie de la peinture, et son amour pour cet art, dit Félibien[634], le possédait de sorte qu'il ne pensait à autre chose qu'à en acquérir toutes les connaissances. C'est ce qui fit que, dès ce temps-là et même pendant son travail, il s'occupait à faire des vers latins pour exprimer ses pensées, et qu'il commença ainsi son poëme de la Peinture. Il ne l'acheva qu'après avoir bien lu tous les meilleurs auteurs, et fait des observations sur les tableaux des plus grands maîtres, mais surtout après les profondes réflexions et les entretiens solides et continuels qu'il avait avec son ami, M. Mignard; car l'un et l'autre ne voyaient et ne faisaient rien de ce qui regarde leur profession, sans en faire un examen très-exact.» Doué d'une imagination plus féconde et d'une facilité d'exécution beaucoup plus grande, Mignard composa, pendant son séjour en Italie, un nombre bien plus considérable de tableaux de tous genres que son ami. Dufresnoy se laissait trop absorber par l'idée de son poëme de Arte graphica; et s'il y gagnait comme écrivain, il y perdait assurément comme peintre. Félibien indique quelques-uns des tableaux que Dufresnoy a faits pour des amateurs français et italiens: ce sont des paysages composés plutôt dans le goût de Pierre de Cortone que du Poussin; des scènes tirées de l'histoire romaine, des sujets mythologiques, la naissance de Vénus, celle de Cupidon; Joseph et la femme de Putiphar, le Christ au tombeau[635]. Cet artiste avait une estime particulière pour les ouvrages du Titien, et en général pour l'école vénitienne. Il avait copié, pour Félibien et pour le chevalier d'Elbène, plusieurs paysages de ce maître, qui se trouvaient alors à la villa Aldobrandini et à la villa Borghèse.
Ce goût pour l'école coloriste le décida, en 1653, à se rendre à Venise avec Mignard. «Car les deux amis, dit Félibien, ne se quittaient jamais, et c'est pourquoi on les appelait dans Rome les inséparables. Il est vrai que cette union d'esprit et de volonté leur était beaucoup avantageuse. L'amitié qu'ils avaient l'un pour l'autre était exempte de toute sorte d'envie; ils n'avaient rien de secret ni de particulier. Les biens de l'esprit comme ceux de la fortune leur étaient communs: chacun faisait part à son compagnon des connaissances qu'il acquérait dans son art, et ils n'étaient point plus contents l'un de l'autre que quand ils se pouvaient rendre de mutuels services[636].»
Après huit mois de séjour à Venise, pendant lesquels Dufresnoy peignit une Vénus couchée pour Marco Paruta, noble vénitien, les deux amis se séparèrent. Dufresnoy résolut de rentrer en France, après avoir passé vingt aimées en Italie; et Mignard [Pg 457]ne pouvant se décider à quitter Rome, où il voulait se marier, reprit la route de cette ville. A sa rentrée, il fit avec le plus grand succès le portrait de Fabio Chigi, qui venait d'être élu pape sous le nom d'Alexandre VII Mignard s'était marié à Rome à la fin de l'année 1656; il y serait sans doute resté jusqu'à sa mort, mais il fut obligé d'obéir aux lettres de M. de Lionne qui lui ordonna de la part du roi de se rendre en France, en l'assurant de toute la protection du premier ministre[637]. Toutefois, avant de quitter Rome, Mignard voulut terminer les tableaux qu'il avait commencés. L'abbé de Monville raconte même que: «la plus belle courtisane de Rome désirait passionnément d'être peinte de sa main: La Cocque, c'est ainsi qu'elle s'appelait, eût mérité d'être vertueuse; elle s'était fait distinguer par des sentiments nobles et délicats. Mignard consentit d'autant plus volontiers à la peindre, qu'elle ne lui demandait son portrait qu'afîn qu'il le portât en France, où il le vendit à son retour un prix considérable[638].»
Rentré en France vers la fin d'octobre 1657, Mignard s'arrêta d'abord à Marseille et à Aix, ensuite dans la ville d'Avignon où il trouva son frère qui s'y était fixé. Une maladie qu'il gagna le força de prolonger son séjour à Avignon; il se rendit ensuite à Lyon où il demeura quelque temps, de telle sorte qu'il ne parvint à Fontainebleau, où était la cour, [Pg 458]que vers la fin de septembre 1658. Lorsque Mignard fut présenté au roi par le cardinal Mazarin, la reine-mère, en lui montrant les plus belles femmes de la cour, lui demanda s'il avait vu en Italie des beautés plus parfaites[639].
Nous ne suivrons pas Mignard dans ses travaux à la cour. Rentré bientôt à Paris, il y retrouva son fidèle Dufresnoy qui n'hésita pas à quitter la maison de M. Potel, secrétaire du conseil, chez lequel il était installé depuis son retour d'Italie, pour aller vivre avec son camarade Mignard. La mort de Dufresnoy, arrivée en 1665, put seule séparer les deux amis. Mais, pour exécuter religieusement les dernières volontés de Dufresnoy, Mignard fit imprimer, en 1668, le texte latin du poëme de Arte graphica, auquel ses entretiens et ses conseils avaient apporté bien des inspirations. On sait que de Piles en a donné une seconde édition en 1684, avec une traduction et des notes; et que Dryden, en 1693, traduisit en anglais le poëme de l'artiste français, avec les notes de Piles. Ce poëme est certainement le meilleur qu'on ait écrit sur la peinture, et cependant il est totalement oublié de nos jours. C'est en général le sort des poèmes didactiques, et surtout de ceux qui sont écrits en latin moderne. Si Dufresnoy, au lieu de se laisser absorber par les muses latines, avait plus souvent exercé son pinceau, son nom serait aujourd'hui plus connu, et sa réputation, [Pg 456]comme artiste, égalerait peut-être celle de son ami Pierre Mignard, dont les oeuvres font l'ornement des palais et des musées. Mais l'intimité qui a constamment régné entre ces deux artistes, rend, même après leur mort, leurs noms inséparables; et en voyant un tableau de Mignard, il est difficile de ne pas penser en même temps à l'auteur du poëme sur la peinture.
L'amitié, qui unit pendant près de trente-quatre ans le commandeur del Pozzo et le Poussin, n'est pas moins touchante. Les douces relations établies entre ces deux hommes illustres furent pour beaucoup dans la résolution que prit le Poussin de revenir à Rome et d'y mourir. Ses lettres au commandeur, pendant son voyage en France, de 1641 à 1643, prouvent que si les tracas et les contrariétés qu'il éprouvait dans ses travaux du Louvre le dégoûtaient du séjour de Paris, il se sentait surtout rappelé à Rome, non-seulement par l'indépendance de la vie qu'il y menait, mais plus encore par le désir d'y retrouver le patron de ses premières années, l'ami de son âge mûr, le savant d'un goût délicat et pur, voué comme lui au culte de l'art et de l'antiquité, et capable d'apprécier également ses chefs-d'oeuvre.
La réputation du Poussin était déjà grande en France vers l'année 1638, bien que ses tableaux y fussent assez rares. Il avait exécuté, avant cette époque, le tableau de l'Assomption de la Vierge pour l'église de Valenciennes. Il avait aussi composé pour [Pg 460]son ami le peintre Stella, qui habitait Lyon, un tableau du Miracle de l'eau dans le désert, et traité le même sujet, mais d'une manière différente, pour un amateur, M. Gillié. La vue de ces tableaux décida le cardinal de Richelieu à lui commander quatre Bacchanales, avec le triomphe de Bacchus, et celui de Neptune au milieu de la mer, sur un char tiré par des chevaux marins, environné de tritons et de néréides[640]. Tous ces ouvrages lui firent beaucoup d'honneur.
C'est en 1638 que commencèrent ses relations avec Paul Fréart, sieur de Chantelou, alors secrétaire de Sublet de Noyers, ministre de la guerre et surintendant des bâtiments, arts et manufactures, sous le cardinal de Richelieu. De Chantelou, qui aimait fort la peinture, voulut avoir un tableau du Poussin. On voit, par les lettres que l'artiste lui adressait de Rome les 25 janvier et 19 février 1639[641] que le premier tableau exécuté par le Poussin pour Chantelou fut celui de la manne dans le désert.
Dès cette époque, des pourparlers avaient lieu entre Chantelou, au nom de Sublet de Noyers, et le[Pg 461] Poussin, pour déterminer ce dernier à venir se fixer en France, et à travailler pour le roi Louis XIII, et pour le cardinal, son premier ministre.
Le Poussin avait de la peine à se décider à quitter Rome, où il se trouvait bien.—«Après avoir demeuré l'espace de quinze ans entiers en ce pays assez heureusement, écrivait-il à Chantelou, mêmement m'y étant marié, et étant dans l'espérance d'y mourir, j'avais conclu en moi-même de suivre le dire italien: Chi sta bene non si muove[642].»
Il n'y avait pas longtemps qu'il venait de terminer, pour le commandeur, la première suite des Sept Sacremens qu'il refit plus tard, mais d'une autre manière, pour M. de Chantelou. Ces tableaux avaient porté sa réputation au plus haut degré: ils attirèrent tellement la curiosité des étrangers qui se rendaient à Rome, que le palais de del Pozzo était continuellement embarrassé par le nombreux concours des personnes qui s'y rendaient pour admirer ces tableaux[643].
Au milieu de ce succès, une lettre de Louis XIII, de Fontainebleau, le 18 janvier 1639, écrite au peintre à l'instigation de de Noyers, vint annoncer au Poussin «qu'il avait été choisi et retenu pour l'un des peintres ordinaires du roi, et que ce prince voulait dorénavant l'employer en cette qualité. A cet effet, ajoutait la lettre, notre intention est que la présente reçue, vous ayez à vous disposer à venir par [Pg 462]deçà, où les services que vous nous rendrez seront aussi considérés que vos oeuvres et votre mérite le sont dans les lieux où vous êtes[644].»
De Noyers ne se borna pas à l'envoi de cette lettre: il écrivit lui-même au Poussin dans les termes les plus nobles et les plus affectueux, qui donnent une haute idée du goût de cet homme d'État, non moins que delà considération dont jouissait l'artiste.
«Monsieur, écrit de Noyers, aussitôt que le roi m'eut fait l'honneur de me donner la charge de surintendant de ses bâtiments, il me vint en pensée de me servir de l'autorité que Sa Majesté me donne pour remettre en honneur les arts et les sciences; et, comme j'ai un amour tout particulier pour la peinture, je fis le dessein de la caresser comme une maîtresse bien-aimée et de lui donner les prémices de mes soins. Vous l'avez su par vos amis qui sont de deçà, et comme je les priai de vous écrire de ma part que je demandais justice à l'Italie, et que du moins elle nous fît restitution de ce qu'elle nous retenait depuis tant d'années, attendant que, pour une entière satisfaction, elle nous donnât encore quelques-uns de ses nourrissons. Vous entendez bien par là que je voulais demander M. Poussin et quelque autre excellent peintre italien. Et, afin défaire connaître aux uns et aux autres l'estime que le roi fait de votre personne et des autres hommes rares et vertueux comme vous. Je vous fais écrire, ce que je vous [Pg 463]confirme par celle-ci, qui vous servira de première assurance de la promesse que l'on vous a faite, jusqu'à ce qu'à votre arrivée Je, vous mette en mains les brevets et les expéditions du roi: que je vous enverrai mille écus pour les frais de votre voyage; que je vous ferai donner mille écus de gages pour chacun an, un logement commode dans la maison du roi, soit au Louvre à Paris, soit à Fontainebleau, à votre choix; que je vous le ferai meubler honnêtement pour la première fois que vous y logerez, si vous voulez, cela étant à votre choix; que vous ne peindrez point en plafond, ni en voûtes, et que vous ne serez engagé que pour cinq années, ainsi que vous le désirez, bien que j'espère que, lorsque vous aurez respiré l'air de la patrie, difficilement la quitterez-vous. Vous voyez maintenant clair dans les conditions que l'on vous propose, et que vous avez désirées. Il reste à vous en dire une seule, qui est que vous ne peindrez pour personne que par ma permission; car je vous fais venir pour le roi et non pour les particuliers. Ce que je ne vous dis pas pour vous exclure de les servir, mais j'entends que ce ne soit que par mon ordre. Après cela, venez gaiement, et soyez assuré que vous trouverez ici plus de contentement que vous ne vous en pouvez imaginer[645].
Cette lettre, toute flatteuse qu'elle était, ne put décider l'artiste à quitter Rome sur-le-champ. En [Pg 464]exprimant sa reconnaissance à MM. de Noyers et de Chantelou[646], il demanda de rester dans cette ville jusqu'à l'automne, pour terminer les ouvrages qu'il avait entrepris «pour des personnes de considération, avec qui je veux, disait-il, en sortir honnêtement, comme avec tous mes amis de par deçà, désirant d'en conserver l'amitié et la bienveillance[647].» Il écrivit également à son ami Jean Lemaire, peintre du roi, pour le remercier de ses bons offices et le prier de lui faire obtenir ce répit. On voit qu'il travaillait alors «avec grand amour et soin pour son bon ami M. de Chantelou.» Il y a dans cette lettre un passage qui peint bien la droiture et la délicatesse du Poussin. «Je vous supplie de me dire, comme il vous semble que je m'aie à gouverner envers M. de Chantelou, touchant son tableau (la Manne). Usera fini pour la mi-carême: il contient, sans le paysage, trente-six ou quarante figures, et est, entre vous et moi, un tableau de cinq cents écus, comme de cinq cents testons. Me trouvant son obligé maintenant, je désirerais le reconnaître; mais de lui en faire un présent, vous jugerez bien que ce serait des libéralités qui me seraient malséantes: j'ai donc résolu de le traiter comme un homme à qui je suis obligé: et puis, quand je serai par delà, je saurai fort bien le reconnaître mieux. Accommodez donc l'affaire avec lui comme il vous semblera à propos. J'en désirerais avoir deux cents écus d'ici (1078 fr.), faisant compte [Pg 465]de lui en donner cent et plus. Toutefois, qu'il fasse ce qu'il lui plaira; car, quand je lui écrirai, je ne lui parlerai d'autre chose, sinon, que son tableau est fini, et à qui je le dois consigner, pour lui faire tenir[648].»
En adressant ce tableau à Chantelou, vers la fin d'avril 1639, le Poussin le suppliait, s'il le trouvait bien, «de l'orner d'un peu de bordure, car il en a besoin, disait-il, afin qu'en le considérant en toutes ses parties, les rayons visuels soient retenus et non point épars au dehors, et que l'oeil ne reçoive pas les images des autres objets voisins, qui, venant pêle-mêle avec les choses peintes, confondent le jour;» il désirait que cette bordure fût dorée d'or mat tout simplement, «car il s'unit très-doucement aux couleurs sans les offenser.» Il ajoutait que «ce tableau devait être colloque fort peu au-dessus de l'oeil, et plutôt au-dessous.»—C'est, en effet, la meilleure disposition pour que le spectateur puisse mieux voir un tableau de la proportion ordinaire de ceux du Poussin. Enfin, craignant que son oeuvre ne fût pas bien comprise par Chantelou, il lui disait: «Si vous vous souvenez de la première lettre que je vous écrivis, touchant le mouvement des figures que je vous promettais d'y faire, et que tout ensemble, vous considériez ce tableau, je crois que facilement vous reconnaîtrez quelles sont celles qui languissent, qui admirent; celles qui ont pitié, qui font action de [Pg 466]charité, de grande nécessité, de désir de se repaître de consolation, et autres. Car les sept premières figures à main gauche vous diront tout ce qui est ici écrit, et tout le reste est de la même étoffe. Lisez l'histoire avec le tableau, afin de connaître si chaque chose est appropriée au sujet. Et si, après l'avoir considéré plus d'une fois, vous en avez quelque satisfaction, mandez-le-moi, s'il vous plaît, sans rien déguiser, afin que je me réjouisse de vous avoir contenté, pour la première fois que j'ai eu l'honneur de vous servir: sinon, nous nous obligeons à toute sorte d'amendement, vous suppliant de considérer encore que l'esprit est prompt et la chair débile[649].»
L'époque que le Poussin avait lui-même fixée pour son départ arriva sans qu'il eût quitté Rome: il voulait tenir sa parole, et cependant il se repentait presque de l'avoir engagée. «J'ai estime d'avoir fait une grande folie, écrivait-il à son ami Lemaire, le 17 août 1639[650], en donnant ma parole et en m'imposant l'obligation, avec une indisposition telle que la mienne (une maladie de vessie dont il souffrait depuis quatre ans), et dans un temps où j'aurais plus besoin de repos que de nouvelles fatigues, de laisser et abandonner la paix et la douceur de ma petite maison, pour des choses imaginaires qui me succéderont peut-être tout au rebours. Toutes ces choses m'ont passé et me passent tous les jours par l'entendement, avec un million d'autres plus [Pg 467]peinantes; et néanmoins, je conclurai toujours de la même manière, c'est à savoir que je partirai, et que j'irai à la première commodité, en même état que si on voulait me fendre par la moitié et me séparer en deux.»
Il résulte en effet de la correspondance du Poussin que, s'il quittait Rome avec regret, il n'en était pas moins décidé à remplir sa promesse, et que la maladie de vessie dont il souffrait fut la principale cause du retard qu'il apportait à se mettre en route.
Il n'était pas encore entièrement rétabli, lorsque Paul Fréart de Chantelou et son frère, l'abbé de Chambray, arrivèrent à Rome, vers le printemps de 1640. Ils étaient envoyés par de Noyers, suivant l'ordre du cardinal de Richelieu, pour y recueillir des tableau modernes et des statues et bas-reliefs antiques, et pour faire choix d'un certain nombre d'artistes italiens que l'on voulait appeler en France, pour les employer aux travaux du Louvre et des bâtiments royaux.
Les deux frères furent introduits par le Poussin dans la société du commandeur del Pozzo, et ils durent aux indications et aux conseils qu'ils en reçurent de bien connaître les antiquités de cette ville, et d'admirer les chefs-d'oeuvre de l'art moderne qu'elle renferme. Les relations qui s'établirent alors entre ces illustres amateurs devinrent, grâce au Poussin, une amitié durable, basée sur une mutuelle estime, sur les mêmes goûts, et, avant tout, sur une même sympathie pour le grand artiste, qui devint ainsi leur [Pg 468]centre commun d'attraction. Le Poussin quittait Rome avec peine, mais ses regrets étaient moins amers en songeant qu'il se rendait en France accompagné d'amis aussi dévoués, aussi dignes de le comprendre. D'un autre côté, il laissait sa femme à Rome, sous la protection de del Pozzo, auquel il avait remis l'administration de ses intérêts, et il était assuré que cet ami fidèle s'acquitterait de ce soin aussi bien que lui-même. Il ne fallait rien moins que cette assurance pour le déterminer à partir. Il quitta Rome dans l'automne de 1640, et fit le voyage avec les deux frères Chantelou, qui retournaient en France.
A peine arrivé à Paris, il se hâta d'écrire à Carlo Antonio del Pozzo et à son frère Cassiano, pour leur rendre compte de sa première entrevue avec de Noyers, de son audience du cardinal de Richelieu, et de sa présentation au roi Louis XIII[651]. Il reçut partout l'accueil le plus empressé, et l'es effets dépassèrent les promesses. Le roi lui commanda tout d'abord deux grands tableaux pour les chapelles des châteaux de Saint-Germain et de Fontainebleau. Il fut bientôt nommé, par brevet du 20 mars 1641, premier peintre ordinaire du roi, et, en cette qualité, Louis XIII lui donna la direction générale de tous les ouvrages de peinture et d'ornement qu'il se proposait de faire pour l'embellissement de ses mai[Pg 469]sons royales, «voulant que tous ses autres peintres ne pussent faire aucuns ouvrages pour Sa Majesté sans en avoir fait voir les dessins, et reçu sur iceux les avis et conseils dudit sieur Poussin. Et pour lui donner moyen de s'entretenir à son service, le roi lui accorda trois mille livres de gages par an, avec une maison et un jardin, dans le milieu du jardin des Tuileries, pour y loger et en jouir sa vie durant[652].»
On imprimait alors à Paris, à l'imprimerie royale, les oeuvres de Virgile et d'Horace: de Noyers désira que ces livres fussent ornés d'un frontispice dessiné par le Poussin. En tête du Virgile, il représenta le dieu des Muses, Apollon, couronnant de lauriers le poëte de l'Enéide. On voit un enfant qui tient le titre de l'ouvrage, avec les chalumeaux ou flûtes champêtres, pour indiquer les Églogues pastorales, et la faucille, symbole de la moisson, c'est-à-dire des Géorgiques. Dans le frontispice des oeuvres d'Horace, une Muse pose un masque satirique sur la figure du poëte, emblème de ses satires, et elle tient à la main une lyre, signe caractéristique de ses odes et de ses autres poésies légères[653] .
Les dessins de ces frontispices n'empêchaient pas l'artiste de continuer avec ardeur un tableau du Baptême de Jésus-Christ, qu'il avait commencé à Rome pour le commandeur, et d'entreprendre un [Pg 470]autre tableau pour Gio. Stefano, amateur romain[654]. Il recevait journellement des marques d'amitié de M. de Chantelou, et l'une de ses lettres à ce seigneur, de Paris, le 30 avril 1641, montre que, malgré sa gravité habituelle, le Poussin savait assaisonner à propos son style du vieux sel gaulois. «Monsieur et patron, mardi dernier, après avoir eu l'honneur de vous accompagner à Meudon et y avoir été joyeusement, à mon retour je trouvai que l'on descendait en ma cave un muid de vin que vous m'aviez envoyé. Comme c'est votre coutume de faire regorger ma maison de biens et de faveurs, mercredi j'eus une de vos gracieuses lettres, par laquelle je vis que, particulièrement, vous désiriez savoir ce qu'il me semblait dudit vin. Je l'ai essayé avec mes amis aimant le piot: nous l'avons tous trouvé très-bon, et je m'assure, quand il sera rassis, qu'on le trouvera excellent. Du reste, nous vous servirons à souhait, car nous en boirons à votre santé, quand nous aurons soif, sans l'épargner. Aussi bien, je vois que le proverbe est véritable, qui dit que chapon mangé chapon lui vient. Mêmement hier M. Costage m'envoya un pâté de cerf si grand, que l'on voit bien que le pâtissier n'en a rien retenu que les cornes. Je vous assure, monsieur, que désormais je ne manquerai pas, à commencer par le dimanche, de me réjouir comme je fis le dimanche passé, afin que la semaine suivante soit ce qu'on dit que toute l'année est au [Pg 471]pays de Cocagne. Je vous suis le plus oblige homme du monde, comme aussi je vous suis le plus dévoué serviteur de tous vos serviteurs[655].»
Hâtons-nous de dire que loin de perdre son temps aux plaisirs de la table, le Poussin ne se permettait pas même, comme délassement à ses travaux, une excursion dans les environs de Paris, au château de Dangu, appartenant à de Noyers, et à Chantilly. Il se trouvait déjà surchargé de besogne, et il calculait l'emploi de toutes ses heures[656]. Il travaillait alors tout à la fois au tableau pour la chapelle de Saint-Germain, aux profils et modénatures de la galerie du Louvre[657], dont il avait ordonné les compartiments; enfin à un frontispice de la grande Bible que l'on publiait à l'imprimerie royale. Ce frontispice contient quatre figures. Voici l'explication qu'en donne le Poussin lui-même dans une lettre à M. de Chantelou, du 3 août 1641[658]. «La figure ailée représente l'histoire, l'autre figure voilée représente la prophétie. Sur le titre qu'elle tient on lit: Biblia regià. Le sphinx qui est dessus ne représente autre que l'obscurité des choses énigmatiques. La figure qui est au milieu représente le Père éternel, auteur et moteur de toutes les choses bonnes.»
Comme il était à l'oeuvre pour la décoration de la grande galerie, un peintre de paysages alors en [Pg 472]réputation, Fouquières, qui avait eu l'ordre de M. de Noyers de peindre les vues des principales villes de France, pour mettre entre les fenêtres et en remplir les trumeaux, vint se plaindre au Poussin qu'il ne lui laissait pas assez d'espace. Ce peintre affectait des airs de grandeur; il ne travaillait jamais sans avoir une longue rapière au côté[659]. Le Poussin instruisit M. de Chantelou de cette réclamation en ces termes: «Le baron Fouquières est venu me trouver avec sa grandeur accoutumée; il trouve fort étrange que l'on ait mis la main à l'ornement de la grande galerie sans lui en avoir communiqué aucune chose. Il dit avoir un ordre du roi, confirmé par monseigneur de Noyers, touchant ladite décoration, et prétend que les paysages sont l'ornement principal du lieu, étant le reste seulement des accessoires. J'ai bien voulu vous écrire ceci pour vous faire rire[660].» Le titre de baron que le Poussin, en se raillant, avait donné à Fouquières, lui est resté. Ce peintre essaya de se venger par une opposition sourde et par des tracasseries continuelles: il fut un des adversaires les plus sots et les plus violents du grand maître.
Au milieu de toutes ses occupations, le Poussin entretenait toujours une correspondance active avec le commandeur del Pozzo. M. de Chantelou lui avait envoyé à Rome les portraits du cardinal de Richelieu et de Louis XIII. Del Pozzo les avait reçus en fort [Pg 473]mauvais état et méconnaissables, mais ce cadeau prouve que leurs relations se continuaient sur le pied de l'intimité. Ce qui le démontre encore mieux, c'est que le commandeur avait été chargé par le Poussin de surveiller les copies que Chantelou faisait exécuter à Rome par Errard et J. Angelo Comino[661].
De Noyers faisait alors construire à Paris la chapelle du Noviciat des Jésuites. Il voulut que le Poussin composât le tableau du maître-autel. Le peintre y représenta le Miracle de saint François-Xavier ressuscitant une jeune Japonaise. Pour la chapelle de Saint-Germain, il avait choisi le sujet de la Cène, tableau qui est au Musée du Louvre.
Les fonctions multipliées qu'exerçait de Noyers ne l'empêchaient pas de se livrer avec ardeur à son goût sous les arts. Bien que secrétaire d'État de la guerre, pour un premier ministre qui entretenait six armées et fortifiait ou élevait un grand nombre de places, de Noyers trouvait, dans son activité, le temps de s'occuper encore de la construction et de l'embellissement des maisons royales, de l'achèvement du Louvre et de la décoration de sa galerie. Il plaçait à la tête de la monnaie le célèbre graveur Varin, qui présida à la refonte de 1638, et qui fit les plus beaux coins de l'Europe. Enfin, il établissait au Louvre l'imprimerie royale, qui bientôt après, sous la savante et habile direction de Trichet Dufresne et de Sébastien Cramoisy, publia, tant en français qu'en [Pg 474]italien, en latin et en grec, des éditions aussi belles que correctes.
Le cardinal de Richelieu, digne héritier du goût de François Ier pour les arts^ avait résolu de terminer et de décorer magnifiquement le Louvre. Entre autres ornements, il voulait placer, à l'entrée principale, les copies des deux groupes antiques de Monte Cavallo, qui passaient alors pour Alexandre et Bucéphale. Il avait donné l'ordre de les faire mouler et jeter en bronze. En outre, de Noyers, par son ordre, faisait également mouler et dessiner les plus beaux bas-reliefs et les plus belles statues antiques: l'Hercule, du palais Farnèse, le Sacrifice du Taureau à la villa Medici, les Fêtes nuptiales ou danse des nymphes, dans la salle du jardin Borghèse. Il fit prendre tous les bas-reliefs de l'arc de Constantin et ceux de la colonne Trajane. Et, comme le Poussin les avait précédemment dessinés, il se proposait de les répartir parmi les stucs et les ornements de la grande galerie. Pour l'étude de l'architecture, on moula deux grands chapiteaux, l'un des colonnes, l'autre des pilastres corinthiens de la rotonde (le Panthéon), qui sont les meilleurs. On devait également mouler les autres ordres. De Noyers, sur l'indication du Poussin, avait chargé, à Rome, Charles Errard de veiller à l'exécution de tous ces travaux; et cet artiste dessinait, en outre, les plus belles statues et les plus beaux bas-reliefs antiques, tandis que d'autres peintres copiaient les chefs-d'oeuvre des maîtres italiens[662]. On [Pg 475]voit que l'amour du beau tenait une grande place dans l'âme du cardinal, de de Noyers, de Chantelou et des principaux seigneurs de la cour de Louis XIII: ils préparaient dignement Péclat que les arts répandirent pendant le règne de son successeur, sous l'administration de Colbert.
Dans la lettre adressée par de Noyers au Poussin pour l'engager à venir en France, le ministre lui avait dit «qu'il avait un amour tout particulier pour la peinture, et qu'il voulait la caresser comme une maîtresse bien-aimée.» Il tint parole. Dès que le Poussin fut arrivé, indépendamment des tableaux qu'il lui commanda au nom du roi, et des travaux de la galerie du Louvre, il voulut que le peintre donnât lui-même le plan des décorations de la maison qu'il faisait construire à Paris. En envoyant ce plan à Chantelou, le Poussin se plaint des bévues de l'architecte; il indique les distributions intérieures propres à recevoir des peintures, telles que prophètes, sibylles, apôtres, empereurs, rois, docteurs, hommes illustres, mêmement des devises et sentences. Il propose de couvrir les autres espaces voisins de camaïeux, représentant soit des vases à l'antique, ou nus, ou remplis de fleurs, soit quelques petites figures faites à plaisir, soit enfin quelques personnages signalés[663].
De Noyers voulait, en outre, avoir une Madone du Poussin, afin que l'on pût dire: la Vierge du[Pg 476] Poussin, comme on dit la Vierge de Raphaël[664].
Au milieu de tout ce mouvement, l'artiste, continuellement dérangé par des commandes nouvelles, ne pouvait que difficilement donner suite, avec recueillement et maturité, au projet de décoration de la grande galerie du Louvre, but principal de son voyage en France. Toutefois, telles étaient son ardeur et son application au travail, qu'il écrivait, le 3 août 1641, à M. de Chantelou: «La grande galerie s'avance fort, et néanmoins il y a fort peu d'ouvriers: j'ai l'espérance qu'à votre retour vous vous étonnerez de ce que l'on aura fait. Je me suis occupé sans cesse à travailler aux cartons, lesquels je me suis obligé de varier sur chaque fenêtre et sur chaque trumeau, m'étant résolu d'y représenter une suite de la vie d'Hercule; matière, certes, capable d'occuper un bon dessinateur tout entier; d'autant que lesdits cartons veulent être faits en grand et en petit, pour plus de commodité des ouvriers, et afin que l'oeuvre en devienne meilleure. Il faut mêmement que j'invente tous les jours quelque chose de nouveau, pour diversifier le relief du stuc; autrement, il faudrait que les hommes restassent sans rien faire; mais vous savez combien le beau temps, en ce pays-ci, doit être tenu cher. Toutes ces choses ont été la cause qu'encore je n'ai pu finir le tableau de Saint-Germain, auquel il faut grandement retoucher, pour les effets extraordinaires que l'humidité de l'hiver passé y a [Pg 477]produits. Mais, d'après l'ordre que, de nouveau, monseigneur (de Noyers) m'a donné de faire le tableau du Noviciat des Jésuites pour la fin de novembre, je me suis quand et quand résolu d'y mettre la main, et de le faire pour ce temps-là, si mes débiles forces me le permettent. Pendant que la toile se préparera, je pourrai retoucher la susdite Cène, au lieu d'aller prendre des divertissements à Dangu[665], ou en d'autres lieux, ainsi que monseigneur, de sa courtoisie, m'en a invité. Monsieur, je vous assure, pourvu que j'y puisse résister, que je n'ai point d'autre plaisir que de le servir: là, sont mes promenades, mes jeux, mes ébattements et ma délectation. Je me contenterai, pour un jour ou deux, de faire un tour aux environs de Paris, en quelques lieux, pour seulement respirer un peu[666].»
Indépendamment de tous ces travaux, le cardinal avait commandé au Poussin huit sujets, tirés de l'Ancien Testament, pour en faire des cartons, d'après lesquels on exécuterait huit tapisseries pour les appartements royaux, à l'imitation des tapisseries faites sur les dessins de Raphaël. Pour faciliter la prompte réalisation de ce projet, on avait permis à l'artiste de se servir de ses propres inventions précédemment peintes; et déjà l'on s'était mis à reproduire le tableau de la Manne et celui de Moïse faisant jaillir l'eau du rocher. Ces compositions étaient copiées en grand cartons coloriés sur toiles à l'huile, [Pg 478]et encadrés de tissus d'or[667]. Mais le cardinal ne se borna pas à faire au peintre ces commandes au nom du roi: il voulut, comme le surintendant des bâtiments, posséder aussi des oeuvres du maître français. Dans son impatience, il obligea le Poussin à remettre tout autre travail. Le sujet, choisi par Richelieu, fut l'apparition de Dieu à Moïse au milieu du buisson ardent. Ce tableau devait être placé sur la cheminée du cabinet de Son Éminence. L'artiste se mit à l'oeuvre sans retard, et fit cette composition dans un ovale, avec des figures à demi-grandeur. Il représenta le Père Éternel au-dessus des flammes du buisson ardent, les bras étendus, et soutenu par les anges. D'une main il commande à Moïse d'aller délivrer son peuple; de l'autre il lui indique l'Egypte. Moïse, en habit de pasteur, les pieds nus, met un genou en terre, et considère la verge changée en serpent: il ouvre les bras et se retire avec un air d'étonnement et de crainte[668]. Le cardinal fut si satisfait de l'exécution de ce tableau, qu'il en commanda de suite un second. Mais, cette fois, il n'en prit pas le sujet dans la Bible: il le composa lui-même, et donna au peintre une allégorie digne de sa grande âme, que le Poussin était bien capable de comprendre. Ce sujet est la Vérité, soutenue par le Temps, contre les attaques de l'Envie et de la Calomnie. Ce tableau, dans lequel les figures sont plus grandes que nature, fut placé au plafond de la même pièce[669].
[Pg 479]On voit que le Poussin n'avait pas de temps à perdre pour mener de front tous les travaux si divers dont il était surchargé. Pendant son séjour en France, qui dura un peu moins de deux années[670], il dessina les frontispices du Virgile et de l'Horace, gravés par Claude Mellan; ceux de la grande Bible et de l'Histoire des Conciles[671]; les armes de de Noyers destinées à la voûte de la chapelle du Noviciat des jésuites[672]; les ornements et décorations de la grande galerie du Louvre[673]; il commença les cartons des tapisseries; il exécuta pour le roi le grand tableau de l'Eucharistie, destiné au maître autel de la chapelle du château de Saint-Germain; pour le cardinal, le Buisson ardent et le Temps soutenant la Vérité; pour de Noyers, les plans et dessins d'ornementation de sa maison de Paris; le tableau de Saint François Xavier pour la chapelle du Noviciat des jésuites; une Sainte Famille; enfin il trouva encore moyen de terminer pour del Pozzo le tableau du Baptême de J.-C., commencé à Rome, et une petite Madone pour Stefano Roccatagliata, amateur romain. Cette rapide énumération doit faire facilement[Pg 480] comprendre que si le Poussin avait le génie des grands maîtres italiens, il en possédait aussi la fécondité d'invention et la prestesse d'exécution. Ces qualités sont d'autant plus remarquables, qu'à la différence de ces maîtres, le peintre français ne se faisait pas aider par des élèves. Seul, il composait et exécutait ses ouvrages, ne se servant d'élèves ou de collaborateurs que dans les copies et dans les dessins d'ornementation, comme ceux des stucs de la galerie du Louvre.
Cette vie constamment occupée, surchargée même, était bien différente de celle si recueillie, mais non moins bien remplie que le Poussin menait à Rome. Son esprit méditatif supportait impatiemment l'agitation continuelle et souvent stérile dont il était entouré; aussi s'excusait-il auprès de son vieil ami le commandeur, de ne pouvoir terminer son tableau du Baptême, qu'il avait ébauché avant de venir en France. Dans une lettre du 6 septembre 1641, il lui dévoile le fond de son coeur.
«Je prie votre seigneurie de croire que chaque fois que je mets la main à la plume pour vous écrire, je soupire en rougissant de me trouver ici sans pouvoir vous servir. A la vérité, le joug que je me suis imposé m'empêche de vous prouver mon affection comme je le devrais, mais j'espère le secouer bientôt pour être libre de me donner à votre service. Je travaille sans relâche, tantôt à une chose, tantôt à une autre. Je supporterais volontiers ces fatigues, si ce n'est qu'il faut que des ouvrages qui [Pg 481]demanderaient beaucoup de temps soient expédiés tout d'un trait. Je vous jure que si je demeurais longtemps dans ce pays, il faudrait que je devinsse un véritable strapazzone, comme ceux qui y sont. Les études et les bonnes observations sur les antiquités et autres objets n'y sont connues d'aucune manière, et qui a de l'inclination à l'étude et à bien faire doit certainement s'en éloigner[674].»
Quelques jours après avoir écrit cette lettre au commandeur, il lui envoya, de la part de P. de Chantelou, leur ami commun, deux copies, l'une de la Vierge de Raphaël qui était à Fontainebleau, l'autre de celle qui était dans le cabinet du roi. Chantelou les avait fait exécuter pour les offrir à del Pozzo, ne doutant pas du plaisir qu'il lui causerait en les lui donnant pour sa galerie[675].
Dans une lettre du 21 novembre 1641, le Poussin expliquait ainsi à son ami de Rome l'état d'avancement de ses travaux:
«...Mes ouvrages ont été extrêmement accueillis. Le roi et la reine ont loué le tableau de la Cène que j'ai fait pour leur chapelle, jusqu'à dire que la vue leur en était aussi agréable que celle de leurs enfants. Le cardinal de Richelieu a été satisfait des ouvrages que je lui ai faits; il m'en a fait des compliments et m'a remercié en présence de monseigneur Mazarin. Je peins à présent un grand tableau pour le maître autel du Noviciat des jésuites, mais je le fais trop à la hâte; sans cela, sa composition pourrait le faire réussir. Il sera fini pour Noël. Nous travaillons assez lentement à la grande galerie, jusqu'à ce que M. de Noyers ait pris la résolution de faire entreprendre le tout à la fois et de suite. J'enverrai à votre seigneurie quelques dessins de toutes ces choses, comme je vous l'ai promis: je les ferai cet hiver, car pendant la belle saison cela ne m'aurait pas été possible. Mais actuellement, le temps ne me permettant pas de faire autre chose que de dessiner ou peindre en petit, ce me sera le moment de travailler pour vous; du moins, je l'espère ainsi[676].»
[Pg 482]Au milieu de ces travaux qui réclamaient tout son temps, le Poussin était encore obligé de suivre diverses négociations à la cour de France pour ses amis d'Italie. Le commandeur l'avait chargé de lui faire obtenir du cardinal de Richelieu la collation d'un riche bénéfice en Savoie, l'abbaye de Cavore. Le Poussin s'y employa pendant les premiers mois de son séjour en France, et il fut assez heureux pour réussir[677].
Il mena aussi à bonne fin une négociation entamée avec le cardinal, au nom du sieur Angeloni, savant antiquaire romain, oncle de Bellori, l'ami et l'un des biographes du peintre[678]. On sait qu'à cette [Pg 483]époque les auteurs, savants et gens de lettres avaient souvent la manie des dédicaces aux souverains ou aux grands de ce monde. Mais ce qui est généralement moins connu, c'est qu'une dédicace n'était presque jamais gratuite. L'auteur voulait bien louer le patron auquel il dédiait son livre, mais il était encore plus désireux de recevoir en argent comptant le prix de sa louange. Telle était la prétention du docte Angeloni. Il avait chargé le Poussin d'obtenir de M. de Noyers et du cardinal de Richelieu la permission de dédier au roi Louis XIII son ouvrage intitulé: Istoria augusta, da Giulio Cesare a Costantino. Mais il en donnait au roi pour son argent; il demandait deux cents pistoles: il finit par les obtenir, grâce aux démarches du Poussin, qui les lui fît passer de la part du cardinal, et l'Histoire auguste de Jules César à Constantin parut à Rome en 1641, avec une dédicace à Louis XIII, et des vers adressés au cardinal de Richelieu.
Il paraît que le succès d'Angeloni avait mis en goût les autres faiseurs de dédicaces. Un père jésuite, Jean-Baptiste Ferrari, avait composé un traité [Pg 484]de la culture des orangers, sous le titre mythologique: Hespérides, sive de malorum aureorum culturâ. Cet ouvrage est orné de gravures d'après les dessins des maîtres les plus célèbres de ce temps. Le Poussin a dessiné une des planches qui a été gravée par G. Bloemaert, et l'auteur ne se montre pas ingrat envers ce grand peintre, que Louis XIII, dit-il[679], a appelé près de lui, ne Gallico Alexandro suus deesset Apelles, «afin que l'Alexandre français ne manquât pas d'avoir son Apelles»: louange, quant au roi, digne de figurer dans une dédicace.
Le père Ferrari, pour mieux faire apprécier le mérite de sa publication, avait envoyé au Poussin, sous les auspices du commandeur del Pozzo, dans les premiers jours de janvier 1642[680], le frontispice du livre des Hespérides, composé par Pierre de Cortone, et quatre feuilles de miniature représentant un citron coupé de différentes manières, avec l'explication de la formation de ce fruit. Le Poussin traita secrètement l'affaire, d'abord avec M. de Chantelou, ensuite avec M. de Noyers. Il lui remit le frontispice et les quatre miniatures avec leur explication, et sur la parole de M. de Chantelou, il se flattait qu'on ferait ce que le bon père et le commandeur désiraient, et que le prix de la dédicace serait bientôt convenu et la somme remise[681]. Il n'en fut cependant pas ainsi: la cour quitta Paris, et le Poussin, [Pg 485]pendant le peu de temps qu'il resta encore en France, ne put obtenir du cardinal de Richelieu la conclusion, de cette affaire. Après avoir vainement attendu plusieurs années, le père Ferrari dut se résigner à publier son livre, qui parut à Rome en 1646, sans dédicace, et partant, sans argent du roi de France.
On comprend combien ces négociations devaient être antipathiques au Poussin: non-seulement elles lui faisaient perdre un temps précieux, mais elles l'obligeaient à des démarches pour lesquelles il eut toujours beaucoup de répugnance: il les faisait cependant, pour obliger son ami le commandeur qui protégeait également l'antiquaire Angeloni et le père jésuite. Mais il regrettait chaque jour davantage d'être venu en France. Écrivant à del Pozzo le 17 janvier 1642, il lui dit[682]:
«M. de Chantelou a mis dans la tête de M. de Noyers, de vous prier de permettre que vos Sept Sacrements soient copiés par un peintre que je dois, dit-il, désigner. Certainement, ce n'est pas moi qui ai donné cette idée. Votre seigneurie fera ce qu'il lui plaira; mais, pour moi, je sais bien que je ne saurais avoir du plaisir à refaire ce que j'ai déjà fait une fois. Les travaux qu'on me donne ne sont pas d'une telle importance, que je ne puisse les laisser pour me mettre à faire de nouveaux dessins pour des tapisseries, si toutefois on pouvait s'élever à quelques nobles pensées. A dire vrai, il n'y a rien ici qui mérite qu'on y ait confiance.»
Il disait au commandeur, dans une autre lettre du 4 avril 1642[683]: «Je suis enchanté de la réponse que vous avez faite à M. de Chantelou touchant les copies de vos tableaux (les Sept Sacrements; del Pozzo en avait offert des dessins coloriés[684]). Je suis bon à faire du nouveau et non à répéter les choses que j'ai déjà faites. On peut juger par là de leur furia en toutes choses: c'est qu'ils s'imaginent par ce moyen gagner beaucoup de temps. En définitive, il est bon que vous possédiez seul ces ouvrages.»
Le climat de Paris, de tout temps si variable, était pour le Poussin, habitué pendant quinze années à la température presque toujours égale et chaude de Rome, un autre sujet de regret. Il se plaignait à del Pozzo, dans une lettre du 14 mars 1642[685], des brusques changements delà température: «...Votre petit tableau du Baptême n'a pu recevoir son dernier fini, ayant été arrêté, au moment où j'y travaillais avec le plus d'ardeur, par un froid subit, et si vif, qu'on a de la peine à le supporter, quoique bien vêtu et à côté d'un bon feu. Telles sont les variations de ce climat: il y a quinze jours la température était devenue extrêmement douce; les petits oiseaux commençaient à se réjouir dans leurs chants de l'apparence du printemps; les arbrisseaux poussaient déjà leurs bourgeons, et la violette odorante avec la jeune herbe recouvraient la terre qu'un froid [Pg 487]excessif avait rendue, peu de temps auparavant, aride et pulvérulente. Voilà qu'une nuit, un vent du nord excité par l'influence de la lune rousse (ainsi qu'ils l'appellent dans ce pays), avec une grande quantité de neige, viennent repousser le beau temps, qui s'était trop hâté, et le chassent plus loin de nous, certainement, qu'il ne l'était en janvier. Ne vous étonnez donc pas si j'ai abandonné les pinceaux, car je me sens glacé jusqu'au fond de l'âme; mais sitôt que le temps va le permettre, je me mettrai à terminer votre petit tableau.»
M. de Chantelou avait quitté Paris depuis quelque temps, pour aller à Narbonne avec M. de Noyers. Ce ministre accompagnait Louis XIII et le cardinal qui se rendaient dans le Roussillon, dont ils allaient achever la conquête. Les préoccupations delà guerre et les obligations de son emploi n'avaient pu faire oublier à M. de Chantelou de rechercher, pendant ce voyage, la vue des monuments antiques de Nîmes, d'Arles et du midi de la France. Il les avait fort admirés, et dans ses lettres au Poussin, il lui avait fait part de ses impressions. Le peintre, en lui répondant, le 20 mars 1642[686], lui donne ces conseils qu'on ne saurait trop méditer. «Je m'assure bien de la vérité de ce que vous dites, qu'à cette fois, vous aurez cueilli avec plus de plaisir la fleur des beaux ouvrages, qu'autrefois vous n'aviez vus qu'en passant, sans les bien lire. Les choses èsquelles il y a [Pg 488]de la perfection, ne se doivent pas voir à la hâte, mais avec temps, jugement et intelligence; il faut user des mêmes moyens à les bien juger comme à les bien faire. Les belles filles que vous avez vues à Nîmes ne vous auront, je m'assure, pas moins délecté l'esprit par la vue, que les belles colonnes de la Maison-Carrée; vu que celles-ci ne sont que de vieilles copies de celle-là. C'est, ce me semble, un grand contentement, lorsque parmi nos travaux il y a quelques intermèdes qui en adoucissent la peine. Je ne me suis jamais tant excité à prendre de la peine et à travailler, comme quand j'ai vu quelque bel objet. —Hélas! ajoute-t-il en reportant sa pensée sur sa chère ville de Rome, nous sommes ici trop loin du soleil pour pouvoir y rencontrer quelque chose de délectable....»
Au commencement d'avril 1642, le Poussin avait terminé le tableau du Baptême destiné à del Pozzo. Ce dernier lui avait demandé une autre composition. Il lui avait proposé le sujet des Noces de Thétis et Pelée Le Poussin lui répondit, le 4 avril[687]: «On ne saurait trouver un sujet qui donne matière à une invention plus ingénieuse. Mais la facilité que ces messieurs ont trouvée en moi est cause que je ne puis me réserver aucun moment, ni pour moi, ni pour servir qui que ce soit, étant employé continuellement à des bagatelles, comme dessins de frontispices de livres, ou projets d'ornements pour des [Pg 489]cabinets, des cheminées, des couvertures de livres et autres niaiseries. Quelquefois ils me proposent de grandes choses; mais à belles paroles et mauvaises actions se laissent prendre les sages et les fous. Ils me disent que les petits travaux me servent de récréation, afin de me payer en paroles; car on ne me tient nul compte de tous ces emplois de mon temps, aussi fatigants que futiles.»
Le roi avait consenti qu'après avoir mis en ordre tout ce qui regardait la grande galerie, le Poussin prît pour second son ami Jean Lemaire, qui avait longtemps travaillé avec lui à Rome, et dont le commandeur avait deux petits tableaux de ruines[688], afin que le Poussin pût vaquer librement à l'exécution des dessins et des peintures des Sept Sacrements, pour en faire des tapisseries. Il paraît néanmoins que, dans l'exécution, cet ordre du roi souffrait quelque difficulté. Le peintre s'en plaint dans une lettre à Chantelou, du 7 avril 1642[689]: «Monseigneur (de Noyers) me dit que Sa Majesté sera fort aise que je donne des ordres généraux à M. Lemaire, pour conduire sous moi les ouvrages de la grande galerie. Je le ferai volontiers, comme désirant son bien; car s'il peut, par ce travail, s'amaigrir, du moins il en aura le gain. Mais néanmoins, je ne saurais bien entendre ce que monseigneur désire de moi sans grande confusion, d'autant qu'il m'est impossible de travailler en même temps à des [Pg 490]frontispices de livres, à une Vierge, au tableau de la congrégation de Saint-Louis, à tous les dessins de la galerie, enfin à des tableaux pour les tapisseries royales. Je n'ai qu'une main et qu'une débile tête, et ne peux être secondé de personne, ni soulagé. Il dit que je pourrai divertir mes belles idées à faire la susdite Vierge et la Purification de Notre-Dame. C'est la même chose comme quand on me dit: Vous finirez un tel dessin à vos heures perdues. Mais revenons à M. Lemaire: s'il est bastant pour faire ce que je lui dirai, dès aussitôt qu'il le voudra entreprendre, je l'informerai de tout ce qu'il aura à faire; mais je ne veux plus après y mettre la main. Mais s'il faut attendre que j'aie établi un ordre général, ainsi que dit monseigneur, il ne me faut donc point parler d'autres emplois; d'autant, comme j'ai dit plusieurs fois, que c'est tout ce que je peux faire; et quand je serais totalement déchargé de cette besogne, les dessins des tapisseries sont bien suffisants pour me donner à penser, sans que j'aie besoin d'y entremêler d'autres occupations.» Il confiait ainsi ses ennuis à son ami Chantelou, qui, par son intervention auprès de M. de Noyers, s'efforçait de faire donner satisfaction à l'artiste, qu'il craignait de voir retourner en Italie.
L'amertume des réclamations du peintre tenait à l'opposition sourde qu'il ne cessait de rencontrer autour de lui, de la part des artistes médiocres qu'il avait écartés, et dont sa supériorité et sa faveur excitaient doublement la jalousie. Félibien, [Pg 491]contemporain du Poussin, avec lequel il se lia pendant son séjour à Rome, en 1647, alors qu'il était secrétaire de l'ambassade du marquis de Fontenay de Mareuil, a expliqué, dans son VIIIe entretien sur les vies et les ouvrages des plus excellents peintres, les attaques que ce grand homme eut à repousser de la part de ses envieux[690].
«Le Mercier, architecte du roi, avait commence à faire travailler à la grande galerie du Louvre, et dans la voûte, avait déjà disposé des compartiments pour y mettre des tableaux, avec des bordures et des ornements à sa manière, c'est-à-dire fort pesants et massifs. Car, quoiqu'il eût les qualités d'un très-bon architecte, il n'avait pas néanmoins toutes celles qui sont nécessaires pour la beauté et l'enrichissement des dedans. De sorte que le Poussin fit changer ce qui avait été commencé par Le Mercier, comme choses qui ne lui paraissaient réellement convenables ni au lieu, ni au dessein qu'il avait formé. Ce changement offensa Le Mercier, qui s'en plaignit, et les peintres malcontents se joignirent à lui pour décrier tout ce que le Poussin faisait. On voyait alors le grand tableau qu'il avait fait pour le grand autel du Noviciat des Jésuites. Il y en avait un aussi de Vouët, à un des autels de la même église, que ceux de son parti faisaient valoir autant qu'ils pouvaient, disant que sa manière approchait de celle du Guide. Cependant ils étaient assez empêchés de reprendre [Pg 492]quelque chose dans celui du Poussin, qui est d'une beauté surprenante, et dont les expressions sont si belles et si naturelles, que les ignorants n'en sont pas moins touchés que les savants. Pour y marquer néanmoins quelque défaut, et ne pas souffrir qu'il passât pour un ouvrage accompli, ils publiaient partout que le Christ qui est dans la gloire, avait trop de fierté et qu'il ressemblait à un Jupiter tonnant. Ces discours n'auraient pas été capables de toucher le Poussin, s'il n'eût su qu'ils allaient jusqu'à M. de Noyers qui les écoutait, et qui peut-être en fit paraître quelque chose. Cela donna occasion au Poussin de lui écrire une grande lettre, dont Félibien nous a conservé l'analyse presque textuelle. Il commençait par lui dire: «qu'il aurait souhaité, de même que faisait autrefois un philosophe, qu'on pût voir ce qui se passe dans l'homme, parce que non-seulement on y découvrirait le vice et la vertu, mais aussi les sciences et les bonnes disciplines; ce qui serait d'un grand avantage pour les personnes savantes, desquelles on pourrait mieux connaître le mérite. Mais comme la nature en a usé d'une autre sorte, il est aussi difficile de bien juger de la capacité des personnes dans les sciences et dans les arts, que de leurs bonnes ou de leurs mauvaises inclinations dans les moeurs. Que toute l'étude et l'industrie des gens savants ne peut obliger le reste des hommes à avoir une croyance entière de ce qu'ils disent; ce qui, de tout temps, été assez commun à l'égard des peintres, non-seulement les plus anciens, mais [Pg 493]encore des modernes, comme d'un Annibal Carrache et d'un Dominiquin, qui ne manquèrent ni d'art ni de science pour faire juger de leur mérite, qui, pourtant, ne fut point connu, tant par un effet de leur mauvaise fortune, que par les intrigues de leurs envieux, qui jouirent pendant leur vie d'une réputation et d'un bonheur qu'ils ne méritaient point. Qu'il se peut mettre au rang des Carrache et des Dominiquin dans leur malheur.»—Il repousse ensuite les accusations de ses ennemis et démontre qu'elles ne sont nullement fondées. Il explique particulièrement le système qu'il a cru devoir adopter pour la décoration de la grande galerie, en se fondant sur les effets de la perspective. «Il faut savoir, dit-il, qu'il y a deux manières de voir les objets, l'une en les voyant simplement, l'autre en les considérant avec attention. Voir simplement n'est autre chose que recevoir naturellement dans l'oeil la forme et la ressemblance de la chose vue; mais voir un objet en le considérant, c'est que, outre la simple et naturelle réception de la forme dans l'oeil, l'on cherche, avec une application particulière, le moyen de bien connaître ce même Objet. Ainsi, on peut dire que le simple aspect est une opération naturelle, et que ce que je nomme le prospect est un office de raison qui dépend de trois choses, savoir: de l'oeil, du rayon visuel et de la distance de l'oeil à l'objet; et c'est de cette connaissance dont il serait à souhaiter que ceux qui se mêlent de donner leur jugement fussent bien instruits.»—Parlant ensuite de son [Pg 494]tableau du Noviciat des Jésuites, il disait que ceux qui prétendent que le Christ ressemble plutôt à un Jupiter tonnant qu'à un Dieu de miséricorde, devaient être persuadés qu'il ne lui manquera jamais d'industrie pour donner à ses figures des expressions conformes à ce qu'elles doivent représenter. Mais qu'il ne peut (ce sont, dit Félibien, ses propres termes dont il me souvient), et ne doit jamais s'imaginer un Christ, en quelque action que ce soit, avec un visage de Torticolis ou d'un père Douillet, vu qu'étant sur la terre parmi les hommes, il était même difficile de le considérer en face. Il terminait sa lettre en s'excusant sur sa manière de s'énoncer, en disant qu'on devait lui pardonner, parce qu'il avait vécu avec des personnes qui l'avaient su entendre par ses ouvrages, n'étant pas son métier de savoir bien écrire.»
Le Poussin pria son ami Chantelou de remettre cette justification à M. de Noyers. Il écrivait à Chantelou, le 24 avril 1642[691]: «Les lettres de monseigneur et celles dont il vous a plu de m'honorer, celles même que monseigneur a écrites à M» de Chambray, votre frère, m'ont obligé à adresser tellement quellement une lettre à monseigneur, peu artificieuse véritablement, mais pleine de franchise et de vérités. Je vous supplie, comme mon bon protecteur, si, par aventure, monseigneur la trouvait mal assaisonnée, de l'adoucir un peu de ce miel de persuasion que vous savez si bien employer» Vous [Pg 495]verrez, comme je crois, ce qu'elle contient, et me ferez la grâce de m'en faire donner un mot de réponse, si vous pensez qu'elle le mérite. «—Dans une autre lettre au même, du 26 mai 1642[692], «il craignait d'avoir trop parlé à la bonne. Toutefois, ajoutait-il, j'espère que monseigneur m'excusera, s'il y avait quelque chose de mal digéré, d'autant qu'il sait combien il est insupportable d'endurer les sottes répréhensions des ignorants. Je m'assure que, de votre côté, vous n'avez pas manqué de me favoriser en adoucissant ce qui existait de trop rude. Je vous supplie de me tenir toujours en votre protection.»
L'intervention de Chantelou auprès de M. de Noyers, alors retenu à Tarascon par la maladie du cardinal de Richelieu, dissipa les nuages que les calomnies des envieux avaient réussi à interposer entre le ministre et l'artiste. Le Poussin l'en remercia par la lettre suivante, du 6 juin 1642[693], qui fait bien connaître sa grande âme, inaccessible à tout sentiment de basse vengeance, mais dont le commencement rappelle le style et les idées de Voiture, ou les concetti du cavaliere Marini, le premier protecteur de l'artiste:
«Si l'or, paradis des avares et enfer des prodigues, avait quelque peu de la sensibilité qu'il ôte à qui plus en a plus en voudrait avoir, il éprouverait Un plaisir démesuré, lorsqu'aux yeux de ceux qui le tenaient pour faux il apparaît au contraire dans tout [Pg 496]son éclat, grâce à la vertu de la pierre de touche qui, sur le front de soi-même, le découvre parfait en sa finesse. Tel est le sentiment que j'éprouve en apprenant que j'ai réussi à triompher de la mauvaise impression que la bonne âme de monseigneur avait reçue contre moi, par l'effet des menées d'hommes envieux de la prospérité d'autrui. Néanmoins, au lieu de répondre par la haine à la haine que me portent mes rivaux, je sens que je dois me venger d'eux en leur faisant du bien et du plaisir; d'autant que leur perversité sera cause que Son Excellence, qui me trouve si franc et si loin de la fraude, non-seulement ne prêtera plus l'oreille aux persécuteurs de mon honneur, mais au contraire, se confiant en ma loyauté plus que jamais, voudra bien m'employer en de meilleures occasions que par le passé.»
Bien qu'il eût obtenu justice, le Poussin n'en était pas moins obligé de repousser chaque jour de nouvelles calomnies. Ces attaques incessantes, ces basses jalousies, lui faisaient reporter ses pensées vers sa chère Italie. Il avait envoyé au commandeur son tableau du Baptême, «comme un pur don[694].»—«Si le bonheur veut, lui écrivait-il le 22 mai 1642[695], que mon petit tableau parvienne à sa destination, je vous prie, monsieur, de me faire la grâce de l'accepter avec le même sentiment qui me porte à vous l'offrir, et de n'y attacher d'autre importance que celle de la bonne volonté, car je n'estime pas que ce soit, [Pg 497]ainsi que mes autres ouvrages, chose digne d'être offerte à une personne de votre mérite; et qui s'y connaît si bien.»
Ce tableau ne partit que plus tard, avec la petite madone du seigneur Roccatagliata; ils furent adressés d'abord à Lyon au peintre Stella, le fidèle ami du Poussin, qui les fit parvenir à Rome[696].
Dans l'intervalle, del Pozzo lui avait commandé, pour le cardinal Francesco Barberini, un dessin du sujet de Scipion. Il paraît que l'artiste en avait exécuté la première esquisse avant de partir de Rome; il ne lui en restait qu'un vague souvenir, qu'il promit de chercher à mettre au net du mieux que sa main tremblante pourrait le lui permettre, saisissant pour cela le temps qu'il lui serait possible de dérober à ses autres occupations[697].
Dès avant cette époque, sa résolution était prise de retourner à Rome. Répondant au commandeur le 25 juillet 1642[698] il lui disait: «Quant au dessin du Scipion et aux autres que je me proposais de vous adresser, il serait bien possible que j'en fusse moi-même le porteur. Au reste, je vous écrirai plus au long sur tout cela.» C'est ce qu'il fit dans sa lettre du 8 août suivant[699], écrite après son retour de Fontainebleau, où il était allé par ordre de M. de Noyers, [Pg 498]afin de voir si les peintures du Primaticcio, altérées par les injures du temps, pouvaient être restaurées, et s'il y aurait quelque moyen de conserver celles qui étaient restées intactes.
«J'ai profité de l'occasion, disait-il, pour parler à monseigneur (de Noyers) du désir que j'avais de retourner en Italie, afin de pouvoir amener ma femme à Paris. Ayant, senti les raisons qui me font désirer ce voyage, il m'a tout de suite accordé ce qui est l'objet de ma plus grande satisfaction, avec une grâce incomparable, sous la condition cependant de donner un tel ordreaux choses commencées par moi, qu'elles ne restassent pas en arrière, et que je fusse de retour à Paris pour le printemps prochain: de sorte que je vais me disposer à ce voyage, qui, je l'espère, aura lieu au commencement de septembre prochain.»
Son départ fut retardé jusqu'après le 21 septembre, et probablement par les soins qu'il fut obligé de donner aux dessins de la chapelle du château de Dangu, appartenant à de Noyers, et que ce ministre voulait faire décorer sur les plans des architectes Levau et Adam. Consulté sur le mérite respectif de ces plans, le Poussin donna la préférence à ceux de Levau, comme on le voit dans la dernière lettre qu'il adressa de Paris, le 21 septembre 1642, à M. de Chantelou. Il ne pouvait partir sans témoigner à ce véritable ami tous ses regrets de le quitter. «Je joindrai à la présente ces deux lignes, lui dit-il, pour vous supplier de croire que je pars d'ici avec [Pg 499]grand regret de n'avoir pas le bonheur de vous dire adieu personnellement, et de ce qu'il faut qu'une feuille de papier fasse cet office pour moi. Je vous dirai donc adieu: adieu, mon cher protecteur, adieu, l'unique amateur de la vertu, adieu, cher seigneur, vous qui méritez vraiment d'être honoré et admiré; adieu, jusqu'à tant que Dieu me donne la grâce de revoir votre bénigne face[700].»
Le Poussin arriva vers la fin de 1642 à Rome. Bellori et Passeri, tous deux ses contemporains, racontent que son retour, après une absence de près de deux années, fut glorieux, sa réputation s'étant accrue beaucoup, par suite des honneurs qu'il avait reçus du roi de France. Chacun désirait le voir et se réjouir avec lui des récompenses accordées à son mérite[701]. Passeri ajoute que le Poussin se sentit rempli de consolation, lorsqu'il se vit rentré dans cette ville de Rome qu'il avait tant désiré revoir, afin d'y jouir de cette liberté avec laquelle il ne lui paraissait pas possible de vivre à Paris[702].
Son vieil ami le commandeur ne fut sans doute pas le dernier à fêter son retour. Le Poussin avait écrit, le 1er janvier 1643, à M. de Chantelou pour lui faire part de son heureuse arrivée. Bientôt, il put jouir, pendant quelques mois, de la présence à Rome de ces deux amis, entre lesquels il partageait ses plus vives affections. En effet, Chantelou se [Pg 500]rendit à Rome, au commencement de 1643, pour faire bénir au pape, et présenter à Notre-Dame-de-Lorette, les deux couronnes de diamants et l'enfant d'or porté par un ange d'argent, que Louis XIII et sa femme Anne d'Autriche envoyèrent comme ex voto à Lorette, en actions de grâces de la naissance du dauphin, qui fut depuis Louis XIV[703].
Chantelou ne resta que peu de temps à Rome. Une lettre du Poussin, du 9 juin 1643, apprend qu'à cette époque il était déjà en route et même arrivé à Turin pour rentrer en France.
Pendant ce voyage, le cardinal de Richelieu était mort; Louis XIII l'avait suivi de près dans la tombe, et de Noyers s'était retiré de la cour. Ces événements affligèrent beaucoup le Poussin. «Je vous assure, monsieur, écrivait-il à Chantelou, le 9 mai 1643[704], que, dans la commodité de ma petite maison et dans l'état de repos qu'il a plu à Dieu de m'octroyer, je n'ai pu éviter un certain regret qui m'a percé le coeur jusqu'au vif, en sorte que je me suis trouvé ne, pouvoir reposer ni jour ni nuit. Mais, à la fin, quoi qu'il arrive, je me résous à prendre le bien et à supporter le mal. Ce nous est une chose si commune que les misères et disgrâces, que je m'émerveille que les hommes sensés s'en fâchent, et ne s'en rient plutôt que d'en soupirer. Nous [Pg 501]n'avons rien à propre, nous avons tout à louage.»
Les changements qui suivirent en France la mort de Louis XIII, et les troubles qui éclatèrent presque aussitôt, auraient sans doute décidé le Poussin à rester à Rome, alors même que sa détermination n'eût pas été fixée par la préférence qu'il accordait à cette ville sur toutes les autres.
Il continua d'y mener, pendant vingt-trois années encore, la vie calme, méditative et si bien remplie qui avait pour lui tant de charmes. Il ne fréquentait pas la cour pontificale et fuyait les conversations d'apparat. Mais sa maison, située sur le Pincio, près de la Trinité-des-Monts, était le rendez-vous de tous les connaisseurs illustres, de tous les amateurs de la vénérable antiquité, de tous ceux enfin auxquels les arts étaient chers. Il était aimé et honoré de tous, autant des Italiens que des Français eux-mêmes, qui le considéraient comme l'ornement de leur patrie[705].
Il refusait souvent des commandes, ne voulant pas contracter des engagements pour plusieurs années. Il menait une vie extrêmement régulière, ne quittant sa maison que pendant les intervalles nécessaires au repos de l'esprit et du corps, intervalles qu'il savait mettre à profit pour ses études. Le Poussin, dit Bellori[706], se levait le matin de bonne heure; il sortait pour une promenade d'une heure ou deux, quelquefois dans la ville de Rome, mais [Pg 502]presque toujours près de la Trinité-des-Monts, non loin de sa maison, sur le Pincio, où l'on monte par une pente rapide[707], agréablement ombragée d'arbres et ornée de fontaines, d'où l'on jouit d'une très-belle vue de Rome et de ses superbes collines, lesquelles forment, avec les magnifiques édifices dont elles sont couvertes, comme une décoration de théâtre. Là, il s'entretenait avec ses amis de sujets curieux et intéressants. Rentré chez lui, il se mettait immédiatement à peindre jusqu'à midi; et après avoir pris son repas, il peignait encore plusieurs heures: et c'est ainsi qu'il sut, par des études continuelles, mieux employer son temps qu'aucun autre peintre. Le soir, il sortait de nouveau, se promenait au bas du même mont Pincio, sur la place (du Peuple), au milieu de la foule des étrangers qui ont coutume de s'y rassembler; il y était toujours entouré de ses amis qui le suivaient, et c'est également sur cette place que ceux qui désiraient le voir ou l'entretenir familièrement pouvaient le rencontrer, le Poussin étant dans l'usage d'admettre tout galant homme dans sa familiarité. Il écoutait volontiers les autres, mais ses paroles étaient graves et reçues avec attention: il parlait souvent de l'art, et avec tant de clarté, que non-seulement les peintres, mais encore les amateurs, venaient entendre de sa bouche les plus beaux préceptes de la peinture, qu'il ne débitait pas comme un professeur qui fait sa[Pg 804] leçon, mais qu'il disait simplement, suivant l'occurrence[708]. Il lisait les histoires grecques et latines, annotait les événements, et, à l'occasion, s'en servait; et à ce propos, nous l'avons entendu blâmer, dit Bellori, ceux qui fabriquent une histoire de convention, de six ou de huit figures, ou de tout autre nombre déterminé, alors qu'une demi-figure de plus ou de moins peut la gâter[709].
Bellori raconte que, se trouvant un jour à voir certaines ruines de Rome avec un étranger très-désireux d'emporter dans sa patrie quelque rareté antique, le Poussin dit à cet étranger: «Je veux vous donner la plus belle antiquité que vous puissiez désirer;» et se baissant jusqu'à terre, il ramassa dans l'herbe un peu de sable, des restes de ciment mêlés à de petits morceaux de porphyre et de marbre presque réduits en poudre, et dit: «Voici, seigneur, emportez cela pour votre musée, et dites: Ceci est l'ancienne Rome[710].» Cette anecdote peint bien la gravité des pensées du Poussin, et la tournure philosophique de son esprit.
Il était très-lie avec le prélat Camillo Massimi, qui devint plus tard cardinal. Il arriva un jour, qu'entraîné par le plaisir de la conversation engagée avec l'artiste, le grand seigneur prolongea sa visite jusqu'au milieu de la nuit. Comme le Poussin le reconduisait une lanterne à la main pour l'éclairer en descendant[Pg 504] l'escalier jusqu'à son carrosse, le prélat lui dit, comme pour exprimer le regret de le voir porter la lanterne: «Je vous plains de ne pas avoir un domestique.—Et moi, repartit le Poussin, je plains bien davantage votre seigneurie d'en avoir un si grand nombre[711].» Avec ce prélat et ses autres amis, il ne débattit jamais le prix de ses tableaux; mais lorsqu'ils étaient terminés, il le marquait derrière la toile, et, sans rien déduire, on lui envoyait immédiatement la somme[712]. Sa société intime et habituelle se composait: du commandeur del Pozzo, pour lequel il fit la première suite des sept sacrements et beaucoup d'autres tableaux; du cardinal A luigi Omodei, pour lequel il composa, dans les premières années de son séjour à Rome, le Triomphe de Flore, maintenant au musée du Capitole, et l'Enlèvement des Sabines[713]; du cardinal Jules Rospigliosi, dont il a fait un magnifique portrait, et qui devint pape en 1667, sous le nom de Clément IX; du prélat Gamillo Massimi, pour lequel il fit Moïse enfant, foulant aux pieds la couronne de Pharaon, et Moïse et Aaron confondant les Mages égyptiens[714], et auquel il laissa son dernier tableau inachevé d'Apollon et Daphné[715].
En outre, il n'arrivait pas à Rome un seul étranger, [Pg 505]ou Français de distinction, qui ne recherchât comme un honneur de voir le Poussin[716]. Depuis son retour, il eut le bonheur de recevoir dans cette ville plusieurs de ses anciens amis de France. D'abord, indépendamment de M. de Chantelou, qui arriva quelques mois après lui, il y revit «le bon M. Pointel» qui vint à Rome deux fois; la première en avril 1645, jusqu'à la fin de juillet 1646; et la seconde fois en 1657[717]: ensuite, M. Ceriziers de Lyon, qui fit également deux voyages en cette ville, le premier en novembre 1647, le second au commencement de 1663[718]. Il y revit aussi, en 1645 et 1649[719], M. Dufresne, de l'imprimerie royale, qui, plus tard, fut attaché comme bibliothécaire à la reine Christine, et demeura plusieurs, années avec cette princesse.
Ayant repris ses douces habitudes de Rome, le Poussin se remit au travail, sans perdre de temps, exécutant les sujets que son goût lui faisait préférer, et que ses réflexions préparaient. Il acceptait néanmoins volontiers de ses amis l'idée de ses compositions, lorsque le sujet en était conforme à la tendance de son esprit. C'est ainsi que le cardinal Giulio Rospigliosi, depuis Clément IX, lui donna le sujet de la danse de la vie humaine, représentée par quatre femmes semblables aux quatre Saisons. Il y a placé le Temps assis et tenant une lyre, au son [Pg 506]de laquelle ces quatre femmes, la Pauvreté, la Fatigue, la Richesse et la Prodigalité, se tenant par la main, exécutent en tournant une ronde continuelle; pour montrer la différence des conditions entre les hommes. Chacune d'elles exprime bien son propre caractère: la Prodigalité et la Richesse sont sur le premier plan, l'une couronnée de perles et d'or, l'autre ornée de guirlandes de roses et de fleurs, et toutes deux brillamment vêtues. Derrière, s'agite la Pauvreté, à peine couverte, la tête entourée de feuilles sèches, comme un emblème des biens qu'elle a perdus. Elle est suivie de la Fatigue qui montre ses épaules nues, ses bras endurcis et noircis par le soleil, et qui, regardant sa compagne, lui découvre la maigreur de son corps et lui fait voir ses souffrances. Aux pieds du Temps, un enfant tient dans sa main et regarde un sablier, comptant les moments de la vie. De l'autre côté, son camarade, enfle avec un chalumeau, comme c'est l'habitude des enfants dans leurs jeux, des bulles de savon, qui presque au même moment s'évanouissent et crèvent en l'air, allusion à la brièveté et à la vanité de la vie humaine. On voit aussi la statue de Janus, sous la figure du dieu Terme; et, dans le ciel, Apollon sur son char, les bras étendus, qui entre dans le cercle du zodiaque, à l'imitation de Raphaël. Il est précédé de l'Aurore qui répand les brillantes fleurs du matin, et suivi des Heures, qui exécutent en volant leur rapide révolution[720].
[Pg 507]Suivant Bellori, ce serait le même cardinal qui aurait également donné au Poussin le sujet de la Vérité découverte par le Temps, et celui des Pasteurs d'Arcadie, ou, comme le désigne Bellori, du bonheur sujet à la mort[721].
Pendant les vingt-trois années qu'il vécut à Rome, depuis son retour de France, le Poussin continua, sans autres interruptions que celles causées par les maladies et les infirmités de la vieillesse, de se livrer à ses études et à ses travaux. Il entretint jusqu'à la fin une correspondance active avec M. de Chantelou. Il avait espéré le voir en 1644: «Si j'eusse eu le bonheur de vous revoir encore une fois dans cette ville, lui écrivait-il le 19 novembre 1644[722], je n'aurais plus eu de regret de mourir. O Dieu! quelle joie c'eût été pour moi, de jouir encore de la présence d'une personne que j'aime et j'honore sur tous les hommes du monde.» Cette espérance fut déçue, et les deux amis ne se revirent plus dans ce monde.
Le Poussin surveillait les peintures et les copies que M. de Chantelou faisait exécuter à Rome par Pierre Mignard, Le Rieux, François Lemaire, neveu de celui qui était resté en France, Nocret, Chapron, tous Français, et par le Napolitain Chieco[723]. Il faisait aussi mouler, pour M. de Chantelou, des statues antiques, entre autres le Faune endormi du palais Barberini, l'Hercule Farnèse et d'autres [Pg 508]chefs-d'oeuvre, par un sculpteur français nommé Thibault: il lui achetait des bustes et statues antiques; et lui faisait modeler des ornements d'église, probablement sur les dessins des plus beaux ornements de Saint-Pierre et des autres églises de Rome[724].
Les copies ne se faisaient pas sans difficultés de la part des artistes qui les avaient entreprises, et le Poussin se plaint de leurs mauvais procédés dans plusieurs de ses lettres à M. de Chantelou[725]. Parmi celles que le Poussin indique, ou remarque la Pietà, d'Annibal Carrache, la Vierge du Parmesan, la Vierge au chat, la Madone de Foligno, placée alors dans l'église de cette ville, où aucun peintre ne voulait aller la copier; et plusieurs portraits de la galerie du commandeur. Il est probable que le Poussin avait fait à Rome, pour del Pozzo, le portrait de M. de Chantelou; car nous remarquons ce passage dans une lettre du 25 août 1643, adressée à cet amateur: «J'ai retiré de leurs griffes (des copistes)..., la copie de votre portrait, faite par Nocret.»
De toutes les copies pour M. de Chantelou, celle qui donna le plus d'ennui au Poussin fut la transfiguration de Raphaël. Ce tableau était alors placé dans l'église de. Saint-Pierre in Montorio, sur le Janicule. Il avait fallu descendre le tableau de dessus le maître autel, pour donner au sieur Chapron, peintre chargé de le copier, la facilité de le mieux voir. Tout alla bien tant que M. de Noyers fut au [Pg 509]pouvoir: mais dès que le bruit de sa retraite ou disgrâce fut parvenu à Rome, Chapron signifia au Poussin qu'il ne voulait pas continuer sa copie sans une forte augmentation du prix convenu. Les instances et les menaces ne purent point le faire changer de résolution: il quitta même Rome, et se rendit secrètement à Malte, où il séjourna pendant quelque temps. Les moines de Saint-Pierre in Montorio, ne voyant pas terminer la copie, s'ennuyèrent de ce retard, et, malgré les démarches du Poussin, se décidèrent à remettre l'original à sa place. Ce n'est pas tout; le comte de Chaumont, ambassadeur de France à Rome, ayant été voir la Transfiguration à Saint-Pierre in Montorio, et trouvant la copie abandonnée, voulut savoir pourquoi elle n'était pas achevée. Chapron, qui était revenu de Malte, fit à l'ambassadeur ses excuses à son avantage, disant que l'argent lui avait manqué, et que le Poussin, qui avait la commission de faire finir le tableau, n'avait pas voulu le payer.—«D'après cela, raconte le Poussin[726], je fus appelé chez M. l'ambassadeur, qui, du commencement, me reprit de ce que je ne l'avais pas été saluer, et me dit que j'avais besoin de la protection du roi; qu'il fallait que je retournasse en France, et, qu'en cela, il me voulait favoriser; qu'il avait ouï parler de moi. Je le remerciai fort humblement. Alors, il me demanda comment il se faisait que le tableau de Saint-Pierre in Montorio n'avait pu [Pg 510]être fini. Je lui raccontai brièvement toute l'histoire. Or ça, me dit-il, puisque vous l'avez chez vous, je vous défends de l'envoyer: mais écrivez-en à M. de Noyers et montrez-moi la réponse qu'il vous fera, car je veux la voir. Voilà brièvement ce qui s'est passé entre M. l'ambassadeur et moi.»
La justification du Poussin ne se fit pas longtemps attendre: M. de Chantelou lui envoya une lettre qui le mettait à l'abri de tout reproche, et l'ambassadeur fut obligé de reconnaître que la copie avait été payée des avances de M. de Chantelou, et non des deniers du roi, et «il quitta prise[727].»
Cet ambassadeur avait pour secrétaire un M. Matthieu, dont l'amour-propre, blessé par le Poussin, avait probablement indisposé le comte de Chaumont contre l'artiste, pour se venger de ce que le peintre l'avait éconduit sans trop de cérémonie. «Ce M. Matthieu, raconte le Poussin à Chantelou[728], dès qu'il fut arrivé à Rome, vint avec une furie française me faire une proposition:—Il me dit qu'il avait à Lyon une soeur religieuse, qui l'avait prié de lui faire faire un tableau de dévotion, pour mettre sur l'autel principal de leur église, dont le tabernacle n'était pas encore fait. Je lui répondis qu'il trouverait à Rome quantité de gens qui le pourraient servir: il me demanda si je voulais me charger de cet ouvrage; mais je m'en excusai d'une manière dont il se pouvait contenter. Depuis, je ne l'ai pas revu,» C'est [Pg 511]peu de temps après cette aventure, que le Poussin dut s'expliquer devant l'ambassadeur au sujet de la copie de la Transfiguration.—Qui s'occupe, aujourd'hui, de M. le comte de Chaumont, ambassadeur de Louis XIV à Rome, et qui sait le nom de son secrétaire, M. Matthieu? Mais, quel est l'homme, aimant les arts, qui ne connaisse et ne vénère pas le nom et les oeuvres immortelles du Poussin!
[Pg 512]Le copiste Chapron, qui causa tant d'ennui au Poussin, et que ce grand maître tient en un profond mépris, n'était cependant pas dénué d'un certain talent, sinon comme peintre, au moins comme dessinateur et graveur. Nicolas Chapron était de Châteaudun et élève de Vouët. Il fit un long séjour à Rome, et il y publia en 1649, la suite des compositions peintes par Raphaël et ses élèves dans les loges du Vatican. «Il en avait fait les dessins et les planches, dit Mariette[729], qui sont gravées de bon goût et très-bien reçues. Il les fit paraître sous les auspices du sieur Renard, qui était alors (à Rome) l'homme à qui les artistes s'adressaient le plus volontiers pour avoir de la protection.—Je n'y trouve, ajouté Mariette, qu'une chose à redire; c'est trop de pesanteur: Raphaël est tout autrement léger dans ses figures. Il est vrai que les élèves qu'il employa à peindre ces tableaux y mirent de leur manière, et sortirent en cela du caractère de leur maître. Mais [Pg 513]cela n'empêche pas que Chapron n'ait outré, et que ses copies n'aient le défaut que je leur reproche.» Le frontispice du livre, composé, dessiné et gravé par Chapron, est d'une belle manière: il représente l'Art couronnant le buste de Raphaël, tandis qu'à côté, le peintre s'est représenté lui-même, admirant son modèle. Dans le fond, on aperçoit le dôme de Saint-Pierre et les galeries ou loges du Vatican.
On a souvent dit et répété qu'une fois rentré à Rome, le Poussin avait résolu d'y rester et de ne plus revenir en France. Il est certain qu'il préférait de beaucoup Rome à Paris; toute sa correspondance en fait foi. Néanmoins, tant que M. de Noyers vécut, et qu'il put conserver l'espoir de le voir rentrer aux affaires, le Poussin, lié par ses engagements, ne paraît pas avoir pris définitivement le parti de ne pas les exécuter. Au contraire, il annonçait à M. de Chantelou son retour pour le printemps de 1644. «J'irais au bout du monde pour servir monseigneur, et pour vous obéir, lui écrivait-il le 23 septembre 1643[730].» Il continuait les cartons de la galerie du Louvre, et proposait de les envoyer, si M. de Noyers le désirait[731]. Il se réjouissait de le voir plus florissant que jamais[732]; et, dans plusieurs de ses lettres, il félicitait M. de Chantelou de l'heureuse nouvelle du retour en cour de cet homme d'État, nouvelle qui s'était répandue à Rome. «La joie qui m'a saisi est [Pg 514]si grande, disait-il, qu'elle déborde de tous côtés, comme un torrent qui, lorsque, après une longue sécheresse, des pluies abondantes surviennent à l'improviste, sort impétueusement de ses rives[733].»
Nous avons dit que, par son brevet du 20 mars 1641, le roi Louis XIII avait accordé au Poussin «la maison et le jardin qui est au milieu de son jardin des Tuileries, où avait demeuré le feu sieur Menou, pour y loger et en jouir sa vie durant, comme avait fait ledit sienr Menou.» Le Poussin aimait beaucoup cette maison: «C'est un petit palais, écrivait-il, à son arrivée en France[734], à Carlo del Pozzo. Il est situé au milieu du jardin des Tuileries; il est composé de neuf pièces, en trois étages, sans les appartements d'en bas qui sont séparés. Us consistent en une cuisine, la loge du portier, une écurie, une serre pour l'hiver, et plusieurs autres petits endroits où l'on peut placer mille choses nécessaires. Il y a en outre un beau et grand jardin rempli d'arbres à fruits, avec un grande quantité de fleurs, d'herbes et de légumes; trois petites fontaines, un puits, une belle cour, dans laquelle il y a d'autres arbres fruitiers. J'ai des points de vue de tous côtés, et je crois que c'est un paradis pendant l'été.»
Rentré à Rome, et ne voulant pas revenir en France tant que M. de Noyers serait en disgrâce, il écrivait à Chantelou, le 5 octobre 1643[735]: «Si M. Remy vous [Pg 515]a dit quelque chose démon retour, ce que je lui en ai pu dire n'a été que pour amuser ceux qui convoitent ma maison du jardin des Tuileries: car, mon cher maître, à vous dire la vérité, monseigneur étant absent de la cour, je ne saurais, pour quoi que ce fût, penser à retourner en France.» En attendant, il avait demandé la permission de faire un peu d'argent des meubles que de Noyers lui avait donnés[736]. Ces meubles furent donc vendus, et cette circonstance, en accréditant le bruit que le Poussin renonçait définitivement à tout esprit de retour, donna à ses ennemis beaucoup plus de force pour s'emparer de la maison qui lui avait été octroyée sa vie durant. Ils finirent par réussir à s'y installer. Le Poussin en ressentit un chagrin extrême, et c'est peut-être la seule occasion de sa vie, dans laquelle il se soit permis de parler de lui-même et de ses ennemis sans aucun ménagement.
«Vous savez, écrit-il à Chantelou, le 18 juin 1645[737], que mon absence a donné lieu à quelques téméraires, de s'imaginer que, puisque jusqu'à cette heure je n'étais point retourné en France, j'avais perdu l'envie d'y jamais revenir. Cette fausse croyance les a poussés, sans aucune autre raison, à chercher mille inventions pour tâcher de me ravir injustement la maison qu'il plut au feu roi, de très-heureuse mémoire, de me donner ma vie durant. Vous savez aussi [Pg 516]qu'ils ont porté l'affaire si avant, qu'ils ont obtenu de la reine la permission de s'y établir et de m'en mettre dehors; vous savez, enfin, qu'ils ont composé de fausses lettres, portant que j'avais dit que je ne retournerais jamais en France, afin que ce mensonge décidât la reine à leur accorder plus fatalement leur demande. Je suis au désespoir, de voir qu'une injustice semblable ne trouve point d'obstacle. Maintenant que j'avais envie de revenir cet automne même jouir encore des douceurs de la patrie, là où finalement chacun désire mourir, je me vois enlever ce qui m'invitait le plus à y retourner. Est-il possible qu'il n'y ait personne qui défende mon droit, et qui se veuille dresser contre l'insolence d'un vil laquais? Les Français ont-ils si peu d'affection pour des concitoyens dont le mérite honore la patrie! Veut-on souffrir qu'un homme comme Samson mette dehors de sa maison un homme dont le nom est connu de toute l'Europe! L'intérêt du public ne permet pas qu'il en soit ainsi. C'est pourquoi, monsieur, je vous supplie, s'il n'y a pas d'autre remède, de faire du moins entendre aux honnêtes gens le tort que l'on me fait, et d'être mon protecteur en ce que vous pourrez. Connaissant une partie de mes affaires, vous savez de plus que je n'ai point été payé de mes travaux. Si, dans cette circonstance, vous pouvez venir à mon secours, j'espère être en France pour la Toussaint: que si l'injustice l'emporte sur le bon droit et la raison, ce sera, alors, que j'aurai lieu de me plaindre de l'ingratitude de mon pays, et que je [Pg 517]serai forcé de mourir loin de ma patrie, comme un exilé ou un banni.»
La réclamation du Poussin, bien que juste, ne fut point écoutée: peu de temps après, le 20 octobre 1645, de Noyers mourut dans la retraite, à sa terre de Dangu, et, en apprenant la perte de son protecteur le plus puissant, le Poussin comprit que toute nouvelle démarche devenait inutile. Sous la régence d'Anne d'Autriche et sous le ministère du cardinal de Mazarin, la cour et la France furent, pendant plusieurs années, le théâtre d'intrigues et de troubles continuels. «Les nouvelles de la cour ne m'étonnent en aucune manière, écrivait le Poussin à Chantelou, le 5 octobre 1643[738]: si nous vivons, nous en entendrons bien d'autres.» Il lui disait quelque temps après, le 17 mars 1644[739]: «C'est une folie de craindre les nouveautés et les brouilleries en France, puisqu'on ne peut les y éviter, et que jamais on n'y a été sans cela.» Il s'attacha donc de plus en plus à la résidence de Rome, et, tant que ses forces le lui permirent, on peut dire que l'art y occupa toute sa vie.
Il fit d'abord pour Chantelou un petit tableau du Ravissement de saint Paul: commencé vers le mois d'octobre 1643, il était terminé et envoyé dans les premiers jours de décembre suivant[740]. Félibien rapporte à ce sujet, qu'en envoyant ce tableau à M. de[Pg 518] Chantelou, le Poussin le suppliait, dans une lettre du 2 décembre 1643, «pour éviter la calomnie, et en même temps la honte qu'il aurait qu'on vît son tableau en parangon de celui de Raphaël, de le tenir séparé et éloigné de ce qui pourrait le ruiner et lui faire perdre si peu qu'il a de beauté[741].» Paroles qui peignent bien sa modestie, et la haute admiration qu'il avait pour Raphaël. Le commandeur del Pozzo, bon juge en pareille matière, écrivit, à l'occasion de ce tableau, deux lettres dans lesquelles il disait: «Qu'il n'estimait pas moins le Ravissement de saint Paul que la Vision d'Ézéchiel; que c'était ce que le Poussin avait fait de meilleur, et qu'en comparant ces deux tableaux, on pourrait voir que la France a eu son Raphaël aussi bien que l'Italie[742].»
M. de Chantelou avait désiré avoir les copies des tableaux des sept sacrements, que le Poussin avait composés avant son voyage en France pour son ami le commandeur. Le Poussin avait d'abord cherché des copistes; il n'avait trouvé qu'un Napolitain nommé Francesco, qui lui eût promis d'en faire deux, la Confirmation et l'Extrême-Onction; mais il appréhendait sa longueur[743]. Après avoir attendu et cherché pendant plusieurs mois, faute de trouver quelqu'un qui sût les faire, le maître se décida, pour contenter son ami, à lui proposer de refaire une [Pg 519]seconde fois les sept sacrements. Voici les motifs qu'il donnait de sa détermination, dans une lettre à Chantelou, du 12 janvier 1644[744]. «J'ai pensé mille fois au peu d'amour, au peu de soins et de netteté que nos copistes de profession apportent à ce qu'ils exécutent, et au prix qu'ils demandent de leurs barbouilleries, et je me suis émerveillé en même temps de ce que tant de personnes s'en délectent. Il est vrai que, voyant les beaux ouvrages et ne pouvant les avoir, on est contraint de se contenter de copies tant bien que mal faites; chose qui, à la vérité, pourrait diminuer le renom de beaucoup de bons peintres, si ce n'était que leurs originaux sont connus d'un grand nombre de personnes, qui savent bien l'extrême différence qu'il y a entre eux et les copies. Mais ceux qui ne voient rien autre qu'une mauvaise imitation, croient facilement que l'original n'est pas grand'chose, tandis que les malins se servent avec avantage de ces copies mal faites pour décréditer ceux qui en savent plus qu'eux. Pensant en moi-même à toutes ces choses, j'ai cru faire bien, et pour mon honneur et pour votre contentement, de vous prévenir que, demeurant ici, je souhaiterais être moi-même le copiste des tableaux qui sont chez M. le chevalier del Pozzo, soit de tous les sept, soit d'une partie; ou bien encore d'en faire de nouveaux d'une autre disposition. Je vous assure, monsieur, qu'ils vaudront mieux que des copies, ne coûteront guère [Pg 520]plus et ne tarderont pas plus à être faits. Si ce n'eût été que, depuis votre départ, j'ai été dans une perpétuelle irrésolution, j'aurais déjà commencé. Je sais bien que vous ne m'auriez pas désavoué, et arrive ce qui pourra, je suis pour y mettre la main en attendant votre réponse.»
On pense bien que Chantelou ne refusa point une telle offre; il s'en remit entièrement à son ami pour la disposition des sujets, la grandeur des figures et toutes les autres particularités[745].
Dès que le Poussin eut reçu sa réponse, il se mit au travail avec ardeur, espérant, quoique la besogne fût de longue haleine, l'avoir bientôt terminée. Il entreprit d'abord le tableau de l'Extrême-Onction. «Hier, dit-il dans une lettre à Chantelou, du 15 avril 1644[746], je commençai à travailler à l'un des sacrements. Je prie Dieu qu'il me donne la vie assez longue pour les finir tous les sept, ainsi que je le souhaite. Je sais bien que l'attente est une fâcheuse chose, et que vous ne la supporterez pas sans quelque ennui. Mais, monsieur mon cher patron, je n'ai qu'une main et elle s'emploiera pour vous servir le plus promptement qu'elle pourra.»
Le commandeur del Pozzo étant venu voir cette répétition de l'Extrême-Onction, ne put se défendre d'un sentiment de jalousie. «Quoiqu'il fasse bonne mine, on s'aperçoit bien qu'il lui déplairait que les susdits tableaux demeurassent à Rome; mais comme [Pg 521]ils vont entre vos mains, et bien loin d'ici, il boit le calice avec moins de répugnance. Il a été étonné de trouver, sur un même sujet, une disposition si diverse et des accessoires de figures toutes contraires aux siennes. Enfin, je m'aperçois, et je n'y puis porter remède, qu'il souffre, et lui et les autres, de voir un de vos tableaux qui seul promet de valoir mieux que tous les siens ensemble[747].»
Le tableau de l'Extrême-Onction était entièrement terminé et même envoyé en octobre 1644[748].
Le Poussin continua, presque sans autres interruptions que celles occasionnées par quelques indispositions auxquelles il était sujet, la répétition des six autres sacrements. Le dernier des sept tableaux, le Mariage, était terminé et envoyé vers la fin de mars 1648[749]. Il employa donc à peu près quatre années à mener cette oeuvre à bonne fin[750].
De ces sept tableaux, le Baptême fut celui qui plut le moins à Chantelou; il le lui avait écrit sans déguisement. Le Poussin lui répondit avec la même [Pg 522]franchise[751]. «Je ne suis point marri que l'on me reprenne et que l'on me critique: j'y suis accoutumé depuis longtemps, car jamais personne ne m'a épargné. Souvent, au contraire, j'ai été le but où la médisance a tiré, et non pas seulement la répréhension; ce qui, à la vérité, ne m'a pas apporté peu de profit, car, en empêchant que la présomption ne m'aveuglât, cela m'a fait cheminer cautement en mes oeuvres, chose que je veux observer toute ma vie. Aussi, bien que ceux qui me reprennent ne me puissent pas enseigner à mieux faire, ils seront cause néanmoins que j'en trouverai les moyens de moi-même. Une seule chose cependant je désirerai toujours, et cependant je ne l'aurai jamais, mais je n'oserai pas même la faire connaître, de peur d'être blâmé de prétention trop grande. Je passerai donc à vous dire que, lorsque je me mis en la pensée de peindre votre tableau du Baptême de la manière qu'il est, au même moment, je devinai le jugement que l'on en ferait; et il y a ici de bons témoins qui vous l'assureraient de vive voix. Je ne doute pas que le vulgaire des peintres ne dise que l'on change de manière, si tant soit peu que l'on sorte du ton ordinaire, car la pauvre peinture [Pg 523]est réduite à l'estampe; et quant à la sculpture, est-ce que, hors de la main des Grecs, quelqu'un l'a jamais vue vivante? Je vous pourrais dire là-dessus des choses qui sont très-véritables, mais que ne comprendrait aucune des personnes qui, de delà, jugent mes ouvrages; il vaut donc mieux les passer sous silence. Je vous prie seulement de recevoir de bon oeil, comme c'est votre coutume, les tableaux que je vous enverrai, bien que tous soient différemment dépeints et coloriés, vous assurant que je ferai tous mes efforts pour satisfaire à l'art, à vous et à moi.»—Comme il s'aperçut, par la réponse de Chantelou, qu'il persistait dans sa première impression, il lui écrivit en insistant de nouveau:—«Quoique, avec belle manière, vous essayiez de me consoler, et tâchiez de vous montrer content, vous devez vous assurer que j'y ai procédé avec le même amour et la même diligence, et que j'y ai employé le même temps qu'aux précédents, et qu'enfin le désir de bien faire est chez moi toujours le même. Mais le succès de toutes nos entreprises est rarement égal, et l'on ne réussit pas toujours avec le même bonheur. Tous les hommes du monde ont été sujets à cette maladie; je n'en citerai aucun exemple, car il y en a trop[752].» Le prix de ces tableaux était bien minime, si nous en jugeons par celui de la Pénitence, pour lequel il reçut 250 écus[753], monnaie de Rome, c'est-à-dire environ 1,337 fr. 50 cent, au cours actuel. Mais le[Pg 524] Poussin était aussi désintéressé que modeste, et jamais il n'éleva de réclamation pour le prix de ses tableaux. Avec les étrangers et les indifférents, il en fixait le prix à l'avance; avec ses amis, il s'en remettait presque toujours à leur discrétion, après avoir indiqué la somme qu'il croyait lui être légitimement due.
Pendant qu'il travaillait à la reproduction des sept sacrements pour M. de Chantelou, de 1644 à 1648, le Poussin fit plusieurs autres tableaux pour des amateurs italiens et français, entre autres un Christ mort ou crucifié, pour M. de Thou[754], et le Moïse trouvé dans les eaux du Nil, qu'il exécuta pour M. Pointel, de 1645 à 1646, pendant le séjour de cet ami à Rome.
La vue de ce tableau, que Pointel avait rapporté en France, excita la jalousie de Chantelou. Il se figurait que le Poussin avait soigné l'exécution de ce tableau avec plus d'amour que celle de ses sept sacrements. L'amitié est quelquefois ombrageuse. Les vrais amis veulent être l'objet d'une préférence bien décidée. Mais, lorsqu'un artiste est lié avec un amateur, il se mêle souvent à leurs relations un sentiment de doute et d'envie, qui se fait jour alors que, travaillant pour d'autres, le peintre réussit mieux ou même seulement aussi bien que pour l'ami qu'il préfère. Tel était le sentiment qui agitait Chantelou à la vue du tableau de Moïse trouvé dans les eaux du Nil. Il se [Pg 525]figura que le Poussin avait négligé les sept sacrerments, parce qu'il donnait à M. Pointel la première place dans son amitié. L'artiste s'efforça de détruire ce soupçon par une longue lettre du 24 novembre 1647[755], qui est une des plus remarquables qu'il ait écrites, non-seulement parce qu'elle fait connaître l'affection profonde qu'il avait pour Chantelou, mais aussi parce qu'elle contient sur sa manière d envisager, la théorie de l'art, en général, les renseignements les plus curieux.
«...Quant à ce que vous m'écrivez par votre dernière, il est aisé pour moi de repousser le soupçon que vous avez que je vous honore moins que quelques autres personnes, et que j'aie moins d'attachement pour vous que pour elles. S'il était ainsi, pourquoi vous aurai-je préféré, pendant l'espace de cinq ans, à tant de gens de mérite et de qualité qui ont désiré très-ardemment que je leur fisse quelque chose, et qui m'ont offert leur bourse pour y puiser, tandis que je me contentais d'un prix si modique de votre part, que je n'ai pas même voulu prendre ce que vous m'avez offert? Pourquoi, après avoir envoyé le premier de vos tableaux, composé de seize ou dix-huit figures seulement, et lorsque je pouvais n'en pas mettre davantage dans les autres, et même en diminuer encore le nombre pour venir plus tôt à fin d'un si long travail, ai-je, au contraire, enrichi de plus en plus mes sujets, sans penser à aucun intérêt autre que celui de gagner votre bienveillance? [Pg 526]Pourquoi ai-je employé tant de temps et fait tant de courses, de ça et de là, par le chaud et par le froid, pour vos autres services particuliers, si ce n'a été pour vous témoigner combien je vous aime et je vous honore? Je n'en veux pas dire davantage; il faudrait sortir des termes de l'attachement que je vous ai voué. Croyez certainement que j'ai fait pour vous ce que je ne ferais pas pour aucune personne vivante, et que je persévère toujours dans la volonté de vous servir de tout mon coeur. Je ne suis point homme léger ni changeant d'affections; quand je les ai mises en un sujet, c'est pour toujours. Si le tableau de Moïse trouvé dans les eaux du Nil, que possède M. Pointel, vous a charmé lorsque vous l'avez vu, est-ce un témoignage pour cela que je l'aie fait avec plus d'amour que les vôtres? Ne voyez-vous pas bien que c'est la nature du sujet et votre propre disposition qui sont cause de cet effet, et que les sujets que je traite pour vous doivent être représentés d'une autre manière? C'est en cela que consiste tout l'artifice de la peinture. Pardonnez ma liberté, si je dis que vous vous êtes montré précipité dans le jugement que vous avez fait de mes ouvrages. Le bien juger est très-difficile, si l'on n'a, en cet art, grande théorie et pratique jointes ensemble: nos appétits n'en doivent pas juger seulement, mais aussi la raison. C'est pourquoi je vous soumettrai une considération importante, laquelle vous fera connaître ce qu'il faut observer dans la représentation des sujets que l'on traite.
«Nos braves anciens Grecs, inventeurs de toutes les belles choses, ont trouvé plusieurs modes par le moyen desquels ils ont produit de merveilleux effets. Ici, cette parole, mode, signifie proprement la raison ou la mesure et la forme dont nous nous servons pour faire quelque chose; laquelle raison nous astreint à ne pas passer outre certaines bornes, et à observer avec intelligence et modération, dans chacun de nos ouvrages, l'ordre déterminé par lequel chaque chose se conserve en son essence.
«Les modes des anciens étant une composition de plusieurs choses mises ensemble, de la variété et différence qui se rencontrent dans l'assemblage de ces choses, naissait la variété et différence de ces modes; tandis que de la constance dans la proportion et l'arrangement des choses propres à chaque mode, procédait son caractère particulier; c'est-à-dire sa puissance d'induire l'âme à certaines passions. De là vient que les sages anciens attribuèrent à chaque mode une propriété spéciale, analogue aux effets qu'ils l'avaient vu produire. Ils appliquèrent le mode dorien aux matières graves, sévères et pleines de sagesse; le mode phrygien, au contraire, aux passions véhémentes, et par conséquent aux sujets de guerre. J'espère, avant qu'il soit un an, peindre un sujet dans le mode phrygien. Ils voulurent encore que le mode lydien se rapportât aux sentiments tristes et douloureux; le mode hypolydien aux sentiments doux et agréables. Enfin, ils inventèrent l'ionien pour peindre les émotions vives, les scènes [Pg 528]joyeuses; telles que les danses, les fêtes, les bacchanales.
«Les bons poètes ont également usé d'une grande diligence et d'un merveilleux artifice, non-seulement pour accommoder leur style aux sujets à traiter, mais encore pour régler le choix des mots et le rhythme des vers, d'après la convenance des objets à peindre. Virgile, surtout, s'est montré dans tous ses poèmes grand observateur de cette partie, et, il y est tellement éminent, que souvent il semble, par le son seul des mots, mettre devant les yeux les choses qu'il décrit. S'il parle de l'amour, c'est avec des paroles si artificieusement choisies, qu'il en résulte une harmonie douce, plaisante et gracieuse; tandis que lorsqu'il chante un fait d'armes ou décrit une tempête, le rhythme précipité, les sons retentissants de ses vers peignent admirablement une scène de fureur, de tumulte et d'épouvanté. Mais, d'après ce que vous me marquez, si je vous avais fait un tableau de ce caractère, et où une telle manière fût observée, vous vous seriez donc imaginé que je ne vous aimais pas!
«Si ce n'était que ce serait plutôt composer un livre qu'écrire une lettre, j'ajouterais encore ici plusieurs choses importantes qu'il faut considérer dans la peinture, afin que vous connussiez plus amplement combien je m'étudie à faire de mon mieux pour vous contenter: car, bien que vous soyez très-intelligent en toutes choses, je crains que la contagion de tant d'ignorants et d'insensés qui vous [Pg 529]environnent ne parvienne à vous corrompre le jugement.»
Cette lettre montre quelle profonde étude le Poussin avait faite des anciens, non-seulement dans les oeuvres d'art, mais dans leurs livres. Les grands poètes et les historiens grecs et latins lui étaient aussi familiers que l'ancien Testament, et s'il eût consigné par écrit les observations que leur lecture avait fait naître dans son esprit, nul doute qu'il n'eût composé un livre aussi remarquable par le style que par la pensée.
Nonobstant les explications de l'artiste, M. de Chantelou demeura ferme dans l'opinion qu'il avait servi M. Pointel avec plus d'amour et de diligence. «Si je n'eusse cru que vous étiez plus intelligent que lui en peinture, ajoutait le Poussin dans une troisième lettre[756], je n'aurais pas manqué de chercher à vous satisfaire avec ce que les Italiens appel lent seccatura; mais, au contraire, tenant pour certain que vous étiez attaché aux véritables et bonnes pratiques, de l'art, je me suis imaginé que je pourrais vous plaire avec les ouvrages que je vous ai envoyés, lesquels j'ai tous faits avec le plus de soin et d'amour qu'il m'a été possible. J'ai maintenant le dernier (le tableau du Mariage) entre les mains: j'y observerai diligemment ce que vous aimez tant dans ceux que possèdent les autres, puisque je ne trouve point d'autre moyen de vous entretenir dans l'opinion que je suis toujours pour vous le plus affectionné de tous les hommes.»
[Pg 530]Après avoir terminé la répétition des Sept Sacrements, le Poussin fit d'autres tableaux pour quelques amateurs français, entre autres, pour M. Delisle de la Sourdière, le Passage de la mer Rouge[757]; pour M. Pucques, l'Enlèvement d'Europe[758]; pour M. de Mauroy, la Nativité de Jésus-Christ[759]; pour l'ambassadeur de France à Rome, en 1650, une Vierge portée par quatre anges[760].
Un grand nombre de personnes désiraient obtenir une composition de sa main: mais le Poussin ne spéculait pas sur son art; il ne se décidait qu'en faveur de celles qui lui étaient recommandées par ses amis, ou avec lesquelles il avait d'anciennes relations.
L'auteur du Roman comique, Scarron, qui était lié avec M. de Chantelou et qui, de plus, avait connu le Poussin à Rome, pendant un voyage qu'il fit en cette ville, vers 1635, désirait beaucoup avoir une oeuvre de ce maître. Dès le mois de juin 1646, Chantelou avait voulu disposer l'artiste à faire un tableau pour le pauvre poëte; mais le Poussin s'en était excusé, «ayant fermement résolu de n'entreprendre rien, quelque profit qu'il pût y avoir pour lui, avant d'avoir terminé les Sept Sacrements[761].»
[Pg 531]Scarron ne se tint pas pour battu; il supposa que l'hommage de ses oeuvres pourrait déterminer l'artiste à modifier sa résolution. Il les lui envoya donc; mais cet envoi produisit l'effet tout contraire, ci J'ai reçu du maître de la poste de France, écrivait le Poussin, le 4 février 1647[762] un livre ridicule des facéties de M. Scarron, sans lettre et sans savoir qui me l'envoie. J'ai parcouru ce livre une seule fois, et c'est pour toujours: vous trouverez bon que je ne vous exprime pas tout le dégoût que j'ai pour de pareils ouvrages.»
Scarron revint à la charge, en lui faisant remettre par un de ses amis à Rome, un second livre avec une lettre. Le Poussin s'était cru obligé d'y répondre, lorsque le bruit de la mort du pauvre auteur se répandit à Rome[763]. Il paraît qu'il lui répondit plus tard.—«J'avais déjà écrit à M. Scarron, en réponse à la lettre que j'avais reçue de lui avec son Typhon burlesque, disait-il à M. de Chantelou, le 12 janvier 1648[764], mais celle que je viens de recevoir avec la vôtre me met en une nouvelle peine. Je voudrais bien que l'envie qui lui est venue lui fût passée, et qu'il ne goûtât pas plus ma peinture que je ne goûte son burlesque. Je suis marri de la peine qu'il a prise de m'envoyer son ouvrage; mais ce qui me fâche davantage, c'est qu'il me menace d'un sien Virgile travesti, et d'une épître qu'il m'a destinée dans le [Pg 532]premier livre qu'il imprimera. Il prétend me faire rire d'aussi bon coeur qu'il rit lui-même, tout estropié qu'il est; mais, au contraire, je suis prêt à pleurer, quand je pense qu'un nouvel Érostrate se trouve dans notre pays. Je vous dis cela en confidence, ne désirant pas qu'il le sache. Je lui écrirai tout autrement, et j'essayerai de le contenter, au moins de paroles.»
On conçoit que le burlesque de Scarron ne devait guère convenir à la gravité du Poussin. L'amour qu'il avait voué à l'étude du beau antique, le respect et l'admiration qu'il professa toute sa vie pour Virgile, devaient le transporter d'indignation, en lisant les plaisanteries que Scarron se permet sur les plus belles inventions de ce poète. Il ne pouvait, sans doute, admettre la parodie d'Énée descendu aux Enfers, et y trouvant:
Cependant, vaincu par les obsessions et par les prières de Chantelou, il se résignait à dire, dans le mois d'août 1649[765]: «Avec le temps, je pourrai servir M. Scarron, mais pour le présent je suis trop engagé. » Il écrivait de nouveau à Chantelou, le 17 janvier 1649[766]: «M. Scarron m'a écrit un mot pour me faire souvenir de la promesse que je lui ai faite: je lui ai répondu et promis derechef de m'efforcer de le satisfaire, et cela à votre sollicitation plus qu'à [Pg 533]la sienne, car il n'y a rien à quoi je ne m'engageasse pour vous être agréable.» Il ajoutait, dans la lettre du 7 janvier suivant: «J'ai trouvé la disposition d'un sujet bachique, plaisant pour M. Scarron. Si les turbulences de Paris ne lui font point changer d'opinion, je commencerai cette année à le mettre en état.»
Le Poussin supposait que l'auteur du Roman Comique et de tant d'autres facéties préférerait un sujet ayant de l'analogie avec ses écrits; il se trompait. Malgré la bouffonnerie et la licence de ses livres, Scarron professait, dit-on, un grand respect pour la religion et s'acquittait exactement des devoirs qu'elle impose. «Cela tient à l'honnête homme, disait-il, et calme la conscience, chose absolument nécessaire pour bien vivre avec soi. Il n'y a point de licence poétique qui autorise le libertinage d'esprit, et je cesserais d'être poète, s'il fallait l'être ace prix[767].» D'ailleurs, quoique marié, il possédait toujours, à titre de bénéfice, un canonicat au Mans. Il voulut donc avoir du Poussin un tableau de sainteté, et le peintre lui fit le petit, mais admirable tableau du Ravissement de saint Paul, qui «st maintenant au Louvre. Il le termina vers la fin de mai 1650; car en écrivant à Chantelou, le 29 de ce mois, il lui disait: «Je pourrai envoyer en même temps à M. l'abbé Scarron son tableau du Ravissement de saint Paul, vous le verrez, et vous voudrez bien [Pg 534]m'en dire votre sentiment[768].»—Le pauvre Scarron laissa ce tableau à sa veuve, et madame de Maintenon le donna au roi Louis XIV: singulière destinée des hommes comme des choses! Il est probable que ce tableau était la répétition de celui que le peintre avait fait en 1643 pour son ami Chantelou, et qui, après avoir fait partie du cabinet du régent, a passé en Angleterre.
En 1651, il fit pour le Commandeur un grand paysage dans lequel il représenta une tempête sur terre; «imitant l'effet d'un vent impétueux, d'un ciel rempli d'obscurité, de pluie, d'éclairs, de foudres qui tombent en plusieurs endroits, non sans y faire du désordre. Toutes les figures qu'on y voit, écrivait-il à son ami Stella[769], jouent leurs personnages selon le temps qu'il fait. Les uns fuient au travers de la poussière et suivent le vent qui les emporte; d'autres, au contraire, vont contre le vent et marchent avec peine, mettant leurs mains devant leurs yeux. D'un côté, un berger court et abandonne son troupeau, voyant un lion qui, après avoir mis par terre certains bouviers, en attaque d'autres dont les uns se défendent et les autres piquent leurs boeufs et tâchent de se sauver. Dans ce désordre, la poussière s'élève par gros tourbillons; un chien, assez éloigné, aboie et se hérisse le poil, sans oser approcher: sur le devant du tableau, on voit Pyrame [Pg 535]mort étendu par terre et, auprès de lui, Thysbé qui s'abandonne à sa douleur.»
Paul Fréart, sieur de Chantelou, l'ami intime du Poussin, avait deux frères: l'aîné, Jean Fréart, sieur de Chantelou, conseiller du roi et commissaire principal en Champagne, Alsace et Lorraine; et le plus jeune, Roland Fréart de Chantelou, abbé de Chambray, conseiller et aumônier ordinaire du roi. Sans être aussi intimement lié avec ces derniers qu'avec Paul de Chantelou, le Poussin entretenait avec eux de très-bonnes relations. Il commença en mai 1648, pour M. de Chantelou l'aîné, un petit tableau du Baptême de saint Jean, qu'il exécuta sur une petite planche de cyprès[770]. Il le lui envoya en septembre suivant, en s'excusant sur «la débilité de ses yeux et le peu de fermeté de sa main, qui ne lui ont pas permis de faire mieux un ouvrage d'une si petite dimension. Vous accepterez, s'il vous plaît, ce tableau, dit-il, d'aussi bon coeur que s'il était mieux. J'ai proportionné le prix à l'ouvrage, et je puis encore le diminuer, si cela vous paraît convenable[771].»
La correspondance du Poussin ne contient aucune preuve qu'il ait jamais fait de tableau pour M. de Chambray: mais cela paraît très-probable, d'après une lettre du 3 juillet 1650 à M. de Chantelou. «Je suis très-aise, écrit-il, que M. de Chambray se souvienne de moi, et qu'il veuille me demander quelque [Pg 536]chose; je le servirai de tout mon coeur[772].» On sait que M. de Chambray publia en 1650, à Paris, le parallèle de l'architecture antique avec la Moderne, ouvrage dédié à ses deux frères, et orné du portrait de M. de Noyers. Il faisait imprimer en même temps une traduction des quatre livres d'architecture d'André Palladio, et le dédiait également à ses frères. L'année suivante, il publia une traduction du traité de Léonard de Vinci sur la peinture, et la dédia au Poussin, tandis que Dufresne publiait et dédiait à la reine Christine le texte de ce même traité, d'après un manuscrit enrichi de dessins du Poussin, que le commandeur del Pozzo avait donné à MM. de Chantelou, pendant leur séjour à Rome[773]. C'est au premier de ces ouvrages que se rapporte le passage d'une lettre du peintre, du 29 août 1650, dans lequel il dit: «J'ai lu l'épître liminaire de M. de Chambray, laquelle m'a fait un plaisir tout particulier, me remettant comme devant les yeux l'excellence de la vertu de feu monseigneur (de Noyers), qui ne se peut assez exalter. Je n'aurais jamais pensé qu'il eût inséré le nom de son serviteur dans cette noble épître et dans le courant du livre aussi honorablement qu'il a bien voulu le faire; c'est un effet de sa courtoisie naturelle et de l'amitié singulière qu'il me porte. Aussi ai-je abandonné la pensée que j'avais eue de lui envoyer une note sur mon origine; car ce serait une grande et sotte présomption que de [Pg 537]désirer plus que ce qu'il dit de moi: c'est déjà trop mille fois. J'espère que vous ne désapprouverez pas ce changement. J'ai cru aussi qu'il était plus convenable de ne pas laisser voir le jour aux observations que j'ai commencé à ourdir sur le fait de la peinture, et que ce serait porter de l'eau à la mer, que d'envoyer à M. de Chambray quoi que ce soit qui touchât à une matière en laquelle il est si fort expert. Si je vis, cette occupation sera celle de ma vieillesse[774].»
Il est extrêmement regrettable que l'ouvrage de l'abbé de Chambray sur l'architecture ait fait abandonner au Poussin l'idée de continuer les observations qu'il avait commencé à ourdir sur le fait de la peinture: c'est une grande perte pour l'art.
Après avoir goûté les livres dont M. de Chambray l'avait favorisé, le Poussin en fit présent au commandeur del Pozzo, «qui les tient, écrit-il à Chantelou, le 11 mai 1653, comme autant de trésors, et les montre à tous les habiles gens qui le vont visiter. J'en ai agi ainsi à cette fin que ces livres soient vus en bon lieu, et que le nom et la réputation de messieurs de Chantelou s'étendent partout[775].»
Vers la même époque, le peintre exécuta son portrait pour M. de Chantelou: il en fit une répétition, avec quelques différences, pour son ami Pointel: mais il envoya celui qui était le mieux réussi à Chantelou, en lui recommandant de n'en rien dire, pour ne point causer de jalousie[776]. «Je prétends que ce [Pg 538]portrait doit être une preuve du profond attachement que je vous ai voué; d'autant que, pour aucune personne vivante, je ne ferais ce que j'ai fait pour vous en cette occasion. Je ne veux pas vous dire la peine que j'ai eue à faire ce portrait, de peur que vous ne croyiez que je veuille le faire valoir[777].»
Il en fit une copie pour un de ses meilleurs amis qu'il ne nomme pas: «Je n'ai pu, dit-il, honnêtement le lui refuser.» C'est ce qui retarda l'envoi de l'original, qui était terminé à la fin de mai 1650, et qui ne fut expédié que dans le mois de juillet suivant[778].
M. de Chantelou lui ayant témoigné son admiration de ce portrait, dont la répétition faite pour Pointel est aujourd'hui au Louvre, ce lui ayant envoyé une somme assez élevée pour le prix, qui n'avait pas été fixé à l'avance, le Poussin, avec sa modestie et son désintéressement ordinaires, lui répondit: «Il n'y a non plus de proportion entre l'importance réelle de mon portrait et l'estime que vous voulez bien en faire, qu'entre le mérite de cette oeuvre et le prix que vous y mettez: je trouve des excès dans tout cela[779].»
Il composa encore pour M. de Chantelou une grande Vierge, qu'il lui envoya en 1655. Il disait à son ami, à cette occasion: «Je vous prie, devant toute chose, de considérer que tout n'est pas donné [Pg 539]à un homme seul, et qu'il ne faut point chercher dans mes ouvrages ce qui n'est point de mon talent. Je ne doute nullement que les opinions de ceux qui verront cet ouvrage ne soient entre elles fort diverses, parce que les goûts des amateurs de la peinture n'étant pas moins différents que ne le sont les talents des peintres eux-mêmes, il doit se trouver autant de diversité dans le jugement des uns qu'il y en a réellement dans les travaux des autres[780].»
Il fit quelque temps après, pour madame de Mont-mort, devenue bientôt madame de Chantelou, une Vierge en Egypte[781]. Il exécuta ensuite pour Chantelou la Conversion de saint Paul[782].
Le commandeur del Pozzo était mort avant que le Poussin ne mît la main à ce tableau: le peintre l'annonce, dans sa lettre du 24 décembre 1657, à Chantelou, leur ami commun. «Notre bon ami, M. le chevalier del Pozzo, est décédé, et nous travaillons à son tombeau[783].»
L'artiste lui-même commençait à ressentir plus fortement les atteintes de la vieillesse; cependant il exécuta encore pour Chantelou le tableau de la Samaritaine. Mais il avait la conviction que cette oeuvre ne pouvait valoir celles de sa jeunesse et de son âge mûr. Il voyait arriver sa fin avec la résignation d'un chrétien et la fermeté d'un philosophe. «Je suis [Pg 540]assure, écrit-il à Chantelou, le 20 novembre 1662, que vous avez reçu le dernier ouvrage que je vous ai fait, lequel est peut-être le dernier que je ferai. Je sais bien que vous n'avez pas grand sujet d'en être satisfait; mais vous devez considérer que j'y ai employé, avec tout ce qui me reste de forces, la même volonté que j'ai toujours eue de vous bien servir. Souvenez-vous des témoignages d'amitié que vous m'avez donnés pendant si longtemps et dans tant d'occasions, et veuillez me les continuer jusqu'à ma fin, à laquelle je touche du bout de mon doigt: je n'en peux plus[784].»
Au commencement de novembre 1664, le Poussin perdit la fidèle compagne de sa vie, celle qui avait contribué à le fixer à Rome. Il fit part de cette perte à M. de Chantelou, dans une lettre du 16 novembre 1664[785] et lui dit: «Quand j'avais le plus besoin de son secours, la mort me laisse seul, chargé d'années, paralytique, plein d'infirmités de toutes sortes, étranger et sans amis, car, en cette ville, il ne s'en trouve point. Voilà l'état auquel je suis réduit: vous pouvez vous imaginer combien il est affligeant. On me prêche la patience, qui est, dit-on, le remède à tous les maux; je la prends comme une médecine qui ne coûte guère, mais aussi qui ne me guérit de rien. Me voyant dans un semblable état, lequel ne peut durer longtemps, j'ai voulu me disposer au départ. J'ai fait, pour cet effet, un peu de testament, [Pg 541]par lequel je laisse plus de dix mille écus de ce pays (53,000 francs environ) à mes pauvres parents, qui habitent aux Andelys. Ce sont gens grossiers et ignorants, qui, ayant, après ma mort, à recevoir cette somme, auront grand besoin du secours et de l'aide d'une personne honnête et charitable. Dans cette nécessité, je viens vous supplier de leur prêter la main, de les conseiller et de les prendre sous votre protection, afin qu'ils ne soient pas trompés ou volés. Ils vous en viendront humblement requérir, et je m'assure, d'après l'expérience que j'ai de votre bonté, que vous ferez volontiers pour eux ce que vous avez fait pour votre pauvre Poussin pendant l'espace de vingt-cinq ans.»
Il avait demandé à M. de Chantelou[786] le livre De la perfection de la Peinture, publié par l'abbé de Chambray, au Mans, en 1662. Lorsqu'il l'eut examiné, il écrivit à M. de Chambray, le 7 mars 1665:
«Il faut à la fin se réveiller. Après un si long silence, il faut se faire entendre, pendant que le pouls nous bat encore. J'ai eu tout le loisir de lire et d'examiner votre livre de la parfaite idée de là peinture, qui a servi d'une douce pâture à mon âme affligée, et je me suis réjoui de ce que vous étiez le premier des Français qui aviez ouvert les yeux à ceux qui ne voyaient que par les yeux d'autrui, se laissant abuser à une fausse opinion commune. Vous venez d'échauffer et d'amollir une matière rigide et difficile à manier, de sorte que, désormais, il se pourra trouver quelqu'un qui, en vous prenant pour guide, s'occupera de nous donner quelque chose au bénéfice de la peinture.
«Après avoir considéré la division que François Junius fait des parties de ce bel art[787], j'ai osé mettre ici brièvement ce que j'en ai appris. Il est nécessaire premièrement de savoir ce que c'est que cette sorte d'imitation et de la définir.
«définition. C'est une imitation faite avec lignes et couleurs, sur une superficie plane, de tout ce qui se voit sous le soleil: sa fin est la délectation.
«principes que tout homme capable de raison peut comprendre.
«Il ne se donne point de visible sans lumière;
«Il ne se donne point de visible sans milieu transparent;
«Il ne se donne point de visible sans forme;
«Il ne se donne point de visible sans couleur;
«Il ne se donne point de visible sans distance;
«Il ne se donne point de visible sans instrument.
«choses qui ne s'apprennent point et qui forment les parties essentielles de la peinture.
«Premièrement, pour ce qui est de la matière, elle doit être noble, et qui n'ait reçu aucune qualité de l'ouvrier. Pour donner lieu au peintre de montrer son esprit et son industrie, il faut la prendre capable de recevoir la plus excellente forme. On doit com[Pg 543]mencer par la disposition; puis viennent l'ornement, le decorum, la beauté, la grâce, la vivacité, le costume, la vraisemblance et le jugement partout. Ces dernières parties sont du peintre et ne se peuvent enseigner. C'est le rameau d'or de Virgile, que nul ne peut trouver ni recueillir s'il n'est conduit par le Destin. Ces neuf parties contiennent plusieurs choses dignes d'être écrites par de bonnes et savantes mains.
«Je vous prie de considérer ce petit échantillon, et de m'en dire votre sentiment sans aucune cérémonie. J'ai l'expérience que vous savez non-seulement moucher la lampe, mais encore y verser de bonne huile. J'en dirais davantage, mais quand je m'échauffe maintenant le devant de la tête par quelque forte attention, je m'en trouve mal. Au surplus, j'ai toujours honte de me voir placé, dans votre ouvrage, avec des hommes dont le mérite et la valeur sont au-dessus de moi, plus que l'étoile de Saturne n'est au-dessus de notre tête; je dois cela à votre amitié, qui vous fait me voir plus grand de beaucoup que je ne suis[788].»
Cette lettre doit redoubler les regrets de tous les amis de l'art: il est évident que si le Poussin eût voulu s'attacher à expliquer les principes de la peinture, que nul ne connaissait aussi bien que lui, il aurait fait un livre non-seulement bien supérieur à celui de l'abbé Chambray, maintenant fort oublié, [Pg 544]mais même à beaucoup d'autres traités publiés puis cette époque.
Il touchait à sa fin: sa dernière lettre à M. de Chantelou lui renouvelle, d'une manière profondément sentie, l'assurance de son affection. «Je vous demande excuse, lui écrivait-il le 28 mars 1665, d'avoir tant tardé à confesser de nouveau que vous êtes celui à qui je suis le plus redevable, que vous êtes mon refuge, mon appui, et que je serai, tant que je vivrai, le plus reconnaissant et le plus dévoué de vos serviteurs[789].»
Huit mois plus tard, le 19 novembre 1665, le Poussin rendait à Dieu son âme fortement trempée. Le commandeur del Pozzo, nous l'avons vu, l'avait précédé dans la tombe en 1657. M. de Chantelou mourut le dernier de ces trois amis, dont l'un est la plus haute expression de l'art et le plus grand honneur de l'école française, et dont les deux autres résument à un égal degré, tant en France qu'en Italie, les qualités aimables et sérieuses qui font les grands amateurs.
NOTICE SUR LA FORNARINE[790]
Sur ton véritable portrait peint par Raphaël, et conjecture sur la vérité de ceux du palais Barberini, à Rome, et de la galerie des offices, à Florence.
Lettre de Melchior Missirini au noble seigneur Renato Arrigoni[791].
Rome, le 6 avril 1806.
«Le pouvoir que votre supériorité et vos qualités éminentes vous donnent sur moi, me fait une douce violence en m'obligeant à vous dire mon avis sur la Fornarine de la tribune de Florence, et en me demandant d'y ajouter ce que je sais sur cette femme. Je ne me connais d'autre mérite, pour entrer dans cette controverse, que l'opinion que vous daignez avoir de moi: prenez garde de ne pas vous tromper! Quoi qu'il en soit, je veux vous satisfaire et m'exposer, ainsi que vous, au danger de soulever une infinité de récriminations. Mais si l'on veut bien prendre mon opinion pour une conjecture, comme c'en est une en effet, j'espère qu'on devra me pardonner ma hardiesse.
«Je dis donc, pour commencer par le commencement, que cette Fornarine était la fille d'un boulanger à Rome, qui demeurait au delà du Tibre, du côté de Sainte-Cécile. Il y avait dans sa maison un petit jardin entouré d'un mur, lequel, pour peu qu'un homme se haussât sur la pointe des pieds, était dominé de telle sorte que celui qui regardait voyait tout l'intérieur. C'était là que cette fille venait très-souvent prendre ses ébats: et comme la renommée de sa beauté s'était répandue et attirait la curiosité des jeunes gens, et [Pg 547]surtout celle des disciples de l'art, qui vont en quête de la beauté, tous désiraient la voir.
«Or il arriva que Raphaël vint à passer aussi par là, au moment même où la jeune fille était dans la cour, et, croyant n'être pas vue, se lavait les pieds au bord du Tibre, qui baignait l'extrémité du jardin. Le Sanzio, s'étant haussé par dessus le petit mur, vit la jeune fille et l'examina attentivement; et, comme il était extrêmement amateur des belles choses, la trouvant très-belle, il en devint aussitôt amoureux, concentra toutes ses pensées sur elle, et n'eut plus de repos qu'elle ne fût à lui.
«Ayant donc donné son coeur à cette femme, il la trouva encore plus aimable et d'un caractère plus élevé qu'il n'aurait pu le supposer d'après sa condition; c'est pourquoi il s'enflamma de jour en jour d'une passion plus ardente, tellement qu'il ne lui était plus possible de s'appliquer à l'art sans sa présence. Cette passion n'échappa point à Agostino Chigi, qui faisait alors travailler h la Farnésine; il fit en sorte que la Fornarine pût chaque jour tenir compagnie à Raphaël.
«Vivant ainsi ensemble, le grand artiste rendit le nom de la Fornarine immortel, non-seulement à cause de sa réputation, mais par ses oeuvres: car, comme il arrive d'ordinaire aux amoureux de ne pouvoir tenir aucune conversation sans y faire entrer l'objet de leur affection, ainsi Raphaël ne sut plus peindre, s'il ne parlait de sa bien-aimée avec le langage de l'art. Aussi, la peignit-il plusieurs fais: il la plaça dans la grande fresque de l'Héliodore, oeuvre éminente, qui l'emporte sur les autres, et dans laquelle la Fornarine est représentée avec une telle aisance de mouvement, que j'ai entendu dire plusieurs fois à Canova, que c'était le plus beau corps mis en mouvement par Raphaël, sous les traits de sa maîtresse; il la mit dans le grand tableau de la Transfiguration; il fit son portrait à part, dans un magnifique tableau sur bois qu'il envoya en don à Taddeo, son ami intime à Florence; enfin, il la plaça dans le Parnasse, sous le symbole de Clio; et ce fut véritablement le portrait le plus vrai de la Fornarine, tant pour les traits du visage que pour sa personne. C'est ainsi qu'il l'idéalisait, comme en une apothéose, dans ses oeuvres les plus sublimes et les plus classiques.
«Vous me demanderez peut-être ce que je prétends faire de la Fornarine qui existe dans la galerie de l'illustre famille Barberini, et de celle de la tribune de Florence? Quant au tableau du palais Barberini, il n'indique pas les qualités de la beauté de la Fornarine, qui fut véritablement admirable; avec une rare souplesse [Pg 548]des membres, des traits fins et une physionomie, tout à la fois grecque et romaine. Les, trois portraits introduits dans les ouvrages ci-dessus rappelés, encore qu'ils admettent cette liberté et cette variété qu'exigent ces sortes de compositions, ont la même forme élégante et distinguée, une égale désinvolture de la personne, une égale idéalité de la physionomie, un même corps souple et léger paraissant formé pour la danse, un même air tendre et passionné-qu'on croirait avoir été modelé par l'amour. Ces caractères ne se rencontrent pas dans la Fornarine des Barberini, non plus que dans celle de Florence. Que, si la peinture Barberini porte écrite[792] l'épigraphe Amasia di Raffaello, ce n'est pas une preuve suffisante, parce que cette écriture n'est pas de Raphaël, et qu'elle a pu être tracée par un autre. Les vrais connaisseurs en cette matière présument que ce portrait est celui d'une des femmes célèbres dans les lettres à cette époque; car on sait que Raphaël a peint plusieurs de ces femmes illustres, et c'était alors l'usage des femmes élevées par leur esprit au-dessus de leur condition, de consentir à ce que les plus grands artistes fissent leurs portraits[793].
«A l'égard de la Fornarine de Florence, bien qu'elle soit une oeuvre excellente et de premier ordre, je n'y vois point l'idéalité de la passion du Sanzio, ni cette forme élégante qu'on dirait d'une nymphe, ni cette souplesse comparable à la plante la plus flexible. C'est le portrait d'une femme ayant l'air grave et résolu, annonçant une âme fière et sévère. Je ne m'explique pas non plus pourquoi Raphaël l'a ornée d'une pelisse de fourrure, lui qui représente toujours la Fornarine décolletée et découverte, là où les femmes aiment tant à faire montre de leurs appas.
«Le portrait de la Fornarine, que le Sanzio envoya à Florence, par suite de ces vicissitudes auxquelles sont sujettes les choses de ce monde, a péri ou a été emporté loin de l'Italie. Le tableau de la tribune a été baptisé du nom de Fornarine par Puccini, qui, examinant les tableaux de la Garde-robe ducale, vint a trouver cette peinture d'un prix inestimable, et l'appela Fornarina; et comme c'était un grand bonheur de posséder ce trésor, l'opinion de Puccini a prévalu, et maintenant est établie plus fermement que jamais dans la croyance commune.
«Quelques personnes ont pensé que ce tableau était dû à Gior[Pg 549]gione, et ce n'était point sans fondement, car le coloris de ce portrait est de la plus sublime couleur vénitienne: on pourrait peut-être l'attribuer au Giorgione, s'il n'était facile de reconnaître que cette peinture est plus fière et plus forte que sa manière ne le comporte; les cheveux sont peut-être mieux traités qu'il n'aurait pu le faire; les yeux sont dessinés et exécutés avec une magie merveilleuse, et avec cette perfection qui est le propre des plus grands artistes de l'école romaine, et toute la tête a un caractère de puissance qui annonce une âme plus vigoureuse que l'inspiration de Giorgione. C'est ce qui me décide à hasarder une conjecture que d'autres pourraient mieux que moi vérifier, à savoir que cette oeuvre merveilleuse a été dessinée par le grand Michel-Ange et exécutée par Sébastien del Piombo; et je m'appuie sur les, raisons suivantes.
«Il y a lieu de croire que ce portrait représente Victoria Colonna, marquise de Pescaire, flambeau brillant d'honnêteté, de beauté, de génie. Le Bulifon a fait exécuter une gravure qui ressemble beaucoup, quant à la pose et à l'ensemble, à ce tableau, comme on le voit par l'original que je vous envoie.
«L'estampe est des plus médiocres, mais néanmoins elle laisse voir ce que je dis; et comme la gravure est tout à fait mauvaise, elle n'a pu retracer l'excellence de l'original. Le Bulifon ne pouvait se tromper, ayant été un homme de goût et fort versé dans toutes les choses d'art; il n'aurait pas osé dédier cette estampe, comme il le fit, à la duchesse de Tagliacozzo, s'il n'avait fait qu'une supercherie.
«Maintenant, voici mon raisonnement: Tout le monde sait de quelle sainte affection furent unis les coeurs du grand Buonarotti et de Victoria Colonna, qui en a laissé des preuves dans ses oeuvre» poétiques; tout le monde sait que le grand artiste avoue, dans un madrigal, avoir dessiné le portrait de la marquise; on connaît également l'intimité qui régnait entre Michel-Ange et Sébastien del Piombo. Cette conjecture n'est donc pas entièrement dépourvue de fondement, outre que je trouve dans le tableau de Florence le large style du faire micheangesque dans la pose, la fierté, la sublimité de la composition, dans l'attitude et le visage, elle brillant du coloris vénitien. Je ne veux point omettre de faire remarquer que la marquise dut avoir cette force de caractère, puisqu'elle avait engagé sa foi à un vaillant guerrier, et qu'elle avait donné son affection à une âme forte comme était celle de Michel-Ange. L'amour naît et se nourrit d'une sympathique ressemblance.
«Je sais bien que cette opinion que j'émets fera jeter les hauts cris, principalement aux Florentins; mais quel tort leur fera-t-elle, [Pg 550]si ce tableau ne cesse point pour cela d'être placé au premier rang, mais sera même plus remarqué, les peintures de Michel-Ange étant fort rares? Lorsque j'entrepris d'indiquer d'une manière sûre le véritable portrait de Raphaël, et que je montrai l'erreur qui l'avait i'ait confondre avec celui d'Altoviti, je soulevai également une grande rumeur; mais, à la fin, il paraît que les Toscans eux-mêmes se mettent de mon côté depuis la publication du livre de Moreni[794]. Quoi qu'il puisse arriver, ce sera toujours pour moi la plus douce chose à penser, que je me suis efforcé, autant qu'il dépendait de moi, d'identifier les portraits de Raphaël et de la Fornarine, et de rapprocher, même après leur mort, ces deux nobles âmes que l'amour enlaça si étroitement de ses liens pendant la vie.»
—Je ne puis admettre comme vraie la conjecture du savant Missirini. Bien qu'il n'y ait point de preuve certaine que le portrait de la tribune de Florence soit celui de la Fornarine, il est permis néanmoins de supposer que cette admirable peinture est l'oeuvre de Raphaël, et qu'il a voulu représenter sa maîtresse bien-aimée. Pourquoi le portrait qu'il avait envoyé à son ami Taddeo n'aurait-il pas passé entre les mains des Médicis, comme tant d'autres chefs-d'oeuvre maintenant réunis, soit dans la galerie degli Uffizi, soit au palais Pitti? N'est-il pas plus vraisemblable d'admettre cette supposition que de décider sans aucune preuve, ainsi que le fait le savant critique, que ce portrait a dû périr ou être emporté loin de l'Italie? L'objection tirée de la pelisse de fourrure qui couvre une partie des épaules de la Fornarine ne me paraît pas mieux fondée. Pourquoi l'artiste, dans un caprice de son art, n'aurait-il pas représenté son modèle avec l'ornement qui caractérisait alors les femmes du plus haut rang, comme on le voit dans le portrait de Jeanne d'Aragon qui est au Louvre? Quant à l'expression du visage, elle nous paraît aussi belle que l'idéal permet de le désirer. Sans doute ce n'est point une expression ardente et passionnée comme on l'entend en France; mais, lorsqu'on connaît les physionomies romaines, empreintes d'une sérénité, d'un calme qui rappelle les plus belles figures antiques, on ne doit pas douter que le tableau de Florence ne représente une Romaine dans tout l'éclat de cette beauté particulière aux femmes de cette ville et principalement à celles du quartier du Transtévère, [Pg 551]patrie de la Fornarine. Si l'on ne peut voir dans ce portrait la souplesse, la désinvolture de ses membres, cela, lient uniquement à ce qu'elle est représentée à mi-corps, dans une altitude posée. La comparaison établie entre cette merveilleuse peinture et l'affreuse gravure à laquelle Bulifon a donné le nom de Victoria Colonna, marquise de Pescaire, n'est pas heureuse; il suffit de jeter les yeux sur la figure grosse, courte, épaisse, que cette gravure représente, et sur celle de la Fornarine de Morghen, représentant le tableau de Florence, pour se convaincre qu'il n'y a entre elles rien absolument de semblable ou de ressemblant; et je ne comprends pas comment Missirini, qui est un écrivain d'un goût sûr et d'une critique éclairée, a pu fonder son raisonnement sur ce rapprochement. Les amateurs pourront facilement décider la question de visu, car Longhena, dans la traduction de la Vie de Raphaël de M. Quatremère de Quincy, en reproduisant la lettré de Missirini, a donné également la reproduction de la gravure de Bulifon. (Voy. Longhena, p. 657, 660). Ce Bulifon, que Missirini cite comme un homme très-versé dans les matières d'art, et qui paraît avoir été plutôt un savant qu'un connaisseur, était d'origine française. Il alla se fixer à Naples vers 1680, et s'y fit libraire. Il y publia un assez grand nombre d'ouvrages dont la Biographie universelle donne une nomenclature incomplète, puisqu'elle n'énonce pas les oeuvres de Victoria Colonna, qu'il fit imprimer et qu'il dédia à la duchesse de Tagliacozzo, comme l'indique l'épigraphe mise au bas du portrait de Victoria Colonna, cité par Missirini et reproduit par Longhena. La gravure qu'il a donnée comme étant le portrait de cette femme illustre, a été faite plus de cent quarante ans après sa mort; le Bulifon ne parle point de son origine, et l'épaisseur du visage, la vulgarité des traits et de l'expression sont en désaccord complet avec la réputation de beauté que Victoria Colonna avait inspirée a tous ses contemporains. Cette gravure ne prouve donc absolument rien. On voyait exposé en 1851, au palais Doria, dans le Corso, à Rome, un magnifique portrait en pied que l'on disait être celui de la marquise de Pescaire, et que les artistes et les connaisseurs attribuaient généralement à Sebastiano del Piombo ou à Michel-Ange. Ce portrait, que j'ai longtemps et plusieurs fois admiré, n'offre aucune ressemblance, soit avec la Fornarina de la tribune de Florence, soit avec la gravure que Missirini a été chercher dans les publications faites par le Bulifon.
S'il est permis de supposer que le fameux tableau de la tribune ne représente pas la Fornarine, la tradition s'accorde au moins à signaler son portrait, ainsi que le reconnaît le docte Missirini, dans [Pg 552]trois des principales compositions de Raphaël, dans l'Héliodore et le Parnasse des fresques du Vatican; et dans le tableau de la Transfiguration. J'ajouterai qu'elle se trouve également dans une autre oeuvre capitale du grand maître, lo Spasimo di Sicilia, sous les traits d'une des saintes femmes agenouillées à gauche de la Vierge, à l'angle du tableau, sur le premier plan. Il est impossible de se méprendre ici sur les traits de la Fornarine et sur son ajustement. C'est bien là son noble et beau visage, aussi calme qu'expressif, et d'une régularité tenant à la fois de la beauté grecque et romaine. Ses cheveux sont bien nattés et attachés comme elle les porte dans la Transfiguration. Ses épaules nues, accusant la forme particulière des épaules romaines, sont fortes et remontent presque à la naissance du col. Enfin, ce qui me paraît un trait caractéristique, c'est que dans le Spasimo, comme dans l'Héliodore et dans la Transfiguration, Raphaël a toujours laissé voir le pied de la Fornarine, en souvenir sans doute de sa rencontre au bord du Tibre. Quant à la Clio du Parnasse, assise à droite d Apollon et tenant à la main la trompette de la renommée, c'est bien encore la Fornarine, mais poétisée, idéalisée et mise en apothéose à la hauteur des muses et des déesses qui l'entourent.
CLEOPATRA[795].
SONNET VIII (voy. p. 138).
ix
CANZONE III (voy. p. 139).
Synopsis, atque ordo antiquitatum romanarum illustriss et eruditiss viri equitis Cassiani A Puteo studio, ad impensis XXIII voluminibus digestarum. (Voy. p. 420).
RES DIVINAE
DII
Patrii vel peregrini, seu, ut Varro vocabat, certi vel incerti;
Majores; medioxumi, minores, sive ut Cicero.
Caelestes, indigetes et genii. Ut Lares, Fauni, Salyri, Nymphae,
Flumina. Virtutes, et urbes deorum habita consecratae.
Fabulosse deorum actiones.
Templa et arae, earumque formae et dedicatio; item obelisci,
donaria, vota et ornamenta.
Sacrificia et ritus:
Publici, victimee, pompae, ludi sacri eorumque appparatus.
Privati, nuptiarum, funerum, consecrationes, monumeta.
Sacrorum ministri:
Pontifices, Flamines, Augures, Haruspices, Vestales, Popae.
Instrumenta sacrorum:
Litui, acerrae, simpuli, vasa varia.
RES HUMANAE
PACIS.—
Publicoe, serioe:
Magistratus, eorumque vestitus, insignia, ornamenta,
lictores, fasces, sellae, etc. Judicia,
tribunalia, subsellia; manumissiones, pondera
et meusurae.
[Pg 557]
Ludricoe, theatrales, seu scenicae:
Theatra, scenae, apparatus scenicus, oscilla, mimi, instrumenta
musica, tibiae.
Amphitheatrales, gladiatoriae et venationes.
Circenses, seu curules. Currus,
aurigae, circi, metae.
Largitiones et munera.
Privatoe:
Vestes varice variorum et insignia; parles aedium, et
varia supellex hortensia, et rustica opificia et artes;
exercitia et ludi privati; balnea, accubitus et triclinium;
servi et ministeria.
belli.
Castra eorumque partes; personae, duces eorumque habitus,
insignia; tribuni, signiferi, eorumque aquilae; milites privati.
Classis naves earumque gernera et partes; item classiarii et remiges.
Arma, tela, scuta, machinae, fundae, glandes.
Actiones militares:
Commeatus, decursiones et ludi castrenses; alloculiones;
Munitiones, oppugnaliones; deditiones et captivi;
Victoria, triumphi, trophea, coronae, columnae,
arcus eorumque ornamenta.
FIN DE L'APPENDICE.
LE COMTE BALTHASAR CASTIGLIONE.
Sa naissance et son éducation 1
Entrée de Louis XII à Milan 6
Guidobalde duc d'Urbin et sa cour 13
Raphaël à Urbin 22
Le carnaval à Rome en 1505; le Bibbiena 32
Ambassade en Angleterre 37
Retour à Urbin, divertissement de la cour 42
Liaison du Castiglione avec Raphaël, à Rome 51
Première représentation de la Calandria 52
Meurtre du cardinal Alidosio 61
Loyauté du Castiglione 63
Opinion qu'il porte des Français 67
Élection de Léon X 73
État des arts et des moeurs sous Jules II 75
Découverte du Laocoon 81
Fondation de Saint-Pierre 83
Le parasite Tamisius, la courtisane Imperia 87
Agostino Chigi 92
La villa Chigi, Sainte-Marie-de-la Paix, Sainte-Marie-du-Peuple 99
Portrait du Castiglione par Raphaël 133
Canzone à la duchesse d'Urbin 138
Mariage du comte 142
Citations du Cortegiano 147
Ambassades à Rome pour le marquis de Mantoue 154
Mort de Raphaël 159
Le Castiglione recherche les tableaux et les antiquités 161
Mort de Léon X, élection d'Adrien VI 166
Intimité avec Jules Romain 168
La peste à Rome en 1522 171
Élection de Clément VII 177
Jules Romain à Mantoue 178
Le Castiglione légat de Clément VII en Espagne 184
Prise de Rome par les troupes du connétable de Bourbon 189
Politique de Charles-Quint 190
Mort du Castiglione à Tolède 194
Ses opinions sur les arts 193
PIETRO ARETINO.
Principales circonstances de sa vie 211
Il se fixe à Venise, sa liaison avec le Titien 217
Voyage à Vérone pour voir Charles-Quint 227
Retour à Venise, sa maladie 228
Accusation contre le Titien et justice qui lui est rendue 231
Le Titien à Rome 233
Portrait de Paul III 235
Le Titien à la cour de Charles-Quint 237
Retour à Venise 242
Liaison de l'Arétin avec le Sansovino 243
Lione Lioni.—Caractère de cet artiste, ses aventures 250
Intimité entre Vasari et l'Arétin 269
Le Salviati 286
Le graveur Enea Vico, Parmegiano 288
Gian. Paolo, Andrea Schiavone, le Bonifazio 291
Le sculpteur Danese 296
Tiziano Aspetti, Niccolò Tribolo 298
Simon Bianco, Meo, le Tasso, Lorenzo Lotto, Francesco Tezzo 299
Fia Sebastiano del Piombo 301
Le Tintoret 306
Giov. da Udine 308
Jules Romain à Venise. 311
Relations de l'Arétin avec Michel-Ange 315
Outrages que l'Arétin adresse à Baccio Bandinelli 323
Vie de l'Arétin à Venise, ses amis, ses portraits 328
DON FERRANTE CARLO.
Recherches biographiques sur cet amateur 334
Ses relations avec divers artistes 340
Gio. Luigi Valesio 341
Gio. Cesare Procaccino 344
Lavinia Fontana Zappi 345
Femmes artistes à Bologne 348
Niccolò Tornioli 350
Intimité de D. Ferrante avec Louis Carrache 352
Travaux de cet artiste à Bologne et ailleurs 359
Scène du Carnaval à Bologne, en 1617 362
Artistes célèbres à Bologne 366
Louis Carrache, dans sa vieillesse 367
D. Ferrante à Rome 375
Sa liaison avec Lanfranc; travaux de ce peintre à Naples 378
Son procès avec les moines de Saint-Martin 388
Peintures du Dominiquin à Saint-Janvier 393
Mort de Lanfranc 401
LE COMMANDEUR DEL POZZO.
Sa famille et son éducation 403
Il se fixe à Rome 406
Le Dominiquin 408
Voyages en France et en Espagne; Peiresc 409
Le Bernin, Paul V et le cardinal Maffeo Barberini 412
Corneille Bloemaert 417
Pierre de Cortone 418
Premières années du Poussin à Rome 419
Pietro Testa, son emprisonnement, sa mort 424
Artemisia Gentileschi 437
Giovanna Garzoni 441
Relations du commandeur avec d'autres artistes 443
Le jésuite Fra Saliano et les portraits des dames d'Avignon 445
Pierre Mignard 451
Artistes et littérateurs français, à Rome 452
Le peintre Dufresnoy, auteur du poëme sur la Peinture 454
Réputation du Poussin en France, vers 1638 459
Commencement de ses relations avec M. de Chantelou 460
Il est nommé peintre du roi Louis XIII 461
Tableau de la Manne, pour M. de Chantelou 464
Les deux frères Chantelou à Rome 467
Le Poussin à Paris. accueil qu'il reçoit 468
Le baron Fouquières 471
Tableau du Poussi à cour le cardinal de Richelieu 477
Autres ouvrages qu'il exécute à Paris 479
Il regrette Rome 480
Angeloni et sa dédicace à Louis XIII 482
Le jardin des Hespérides du père Ferrari 483
Le Poussin calomnié, sa justification 492
Il retourne à Rome. Accueil qu'il y reçoit 498
Voyage à Rome de M. de Chantelou 499
Vie du Poussin à Rome; tableaux qu'il compose 501
Copies pour M. de Chantelou 507
Le peintre Chapron et la copie de la Transfiguration 508
Le Poussin rénonce à revenir en France 512
Répétition des Sept Sacrements, pour M. de Chantelou 517
Idées des anciens sur les arts, d'après le Poussin 523
Ouvrages pour divers amateurs français 529
Tableau pour le poëte Scarron 529
Paysage pour le commandeur del Pozzo 533
Relations du Poussin avec l'abbé de Chambray 534
Portrait pour M. de Chantelou 536
Mort du commandeur del Pozzo 538
Dernières années du Poussin; sa confiance en M. de Chantelou 539
Ses idées sur la théorie de la peinture 540
Mort du Poussin543
fin de la table.
[1] Recueil des lettres du Poussin.—Lettre du 20 mars 1642, p. 75.
[2] Id.—Lettre du 24 novembre 1647, p. 275.
[3] Ces lettres ont été publiées par l'abbé Serassi en deux volumes petit in-4, in Padova, 1769, presse Giuseppe Comino.—Ce savant éditeur a également publié une édition du Cortegiano, du Castiglione, qu'il a fait précéder de la vie de l'auteur. Cette biographie m'a fourni des renseignements précieux.
[4] Le Castiglione avait deux soeurs et deux frères, dont l'un mourut très-jeune.
[5] Notamment du grand Léonard de Vinci.
[6] Il avait épousé sa soeur Polixène.
[7] Lettres du Castiglione, t. Ier, p. 3, in-4.
[8] Le marquis de Mantoue, Jean-François Gonzague.
[9] César Borgia, duc de Valentinois, fils du pape Alexandre VI.
[10] Jean Borgia, archevêque de Montréal, neveu du pape Alexandre VI.
[11] Julien de la Rovère, qui fut ensuite Jules II.
[12] Georges d'Amboise, archevêque de Rouen, premier ministre de Louis XII.
[13] Les Suisses de la garde du roi.
[14] On sait que Louis XII avait pris le porc-épic pour emblème, avec cette devise: Cominus et Eminùs, voulant faire entendre que ses armes étaient aussi redoutables de loin que de près; par allusion au porc-épic, qui perce de ses dards celui qui veut le prendre, et les lance au loin, on le croyait alors, contre ceux qui l'irritent.
[15] Grand connétable, un des meilleurs capitaines que Charles VIII eût conduits avec lui en Italie. Il périt dans l'expédition de Louis XII, en combattant contre les Espagnols en Calabre, en 1503, mis en déroute et fait prisonnier dans, les lieux mêmes où peu d'années auparavant il avait vaincu si glorieusement le roi Ferdinand et Gonsalve de Cordoue. Son nom était Edouard Stuart, de la famille royale d'Ecosse. Voy. Guicciardini, lib. V.
[16] Fabricio Marliano, de Milan, premier évêque de Tortone prélat célèbre.—Voy. sur ce personnage, L'Ughelli, Ital. sacr., II, p. 233.
[17] Baldi, dellia Fita e di fatti di Guidobaldo da Montefeltro, duca d'Urbino, t. II, lib. X, p. 148 et suiv.—Milano, Silvestri, 1821, in-8.
[18] César Gonzague joignait à la gloire des armes le goût des lettres, et il était doué d'un jugement si prompt et si sûr, qu'il réussit aussi bien dans la poésie et le maniement des affaires que dans la guerre. Après la mort du duc Guidobaldo, il passa au service de son successeur, Francesco della Rovère, auquel il rendit des services signalés. Ayant réduit, en 1512, la ville de Bologne sous l'obéissance de Jules II, il y fut pris de la fièvre et y mourut à la fleur de l'âge. Le Castiglione déplore sa perle dans Je quatrième livre de son Cortegiano, dont César Gonzague est un des interlocuteurs. Ses poésies ont été publiées à Rome en 1760, avec celles du Castiglione, et sont précédées de sa vie par l'abbé Pietro Antonio Serassi, qui a publié également le Recueil des lettres du Castiglione.
[19] Noies de l'abbé Serassi, à la suite des Lettres du Castiglione, t. 11, p. 339.
[20] Id., ibid., p. 268.
[21] J'emprunte ces détails à l'historien Baldi, Vita di Guidobaldo, lib. und°, t. II, p. 206 et suiv.
[22] Voir entre autres sa lettre à la duchesse Elisabeth d'Urbin et a madame Emilia Pia, t. VIII, p. 43 de ses Oeuvres, édit. des Classiques de Milan, 1810, dans laquelle il dit: Gli studj che sono il cibo della mia vita.
[23] «E lasciô egli quasi che un ritralto di se medesimo, in quella commedia, che intitolô La Calandria, nella quale mostrò con le piacevolezze e con gli schezzj, quanto possa darci la scena.» —Baldi, ut suprà, p. 209.
[24] L'époque précise du retour de Raphaël dans sa ville natale est un sujet de controverse entre un grand nombre de critiques et d'historiens. M. Quatremère de Quincy, suivant en cela Vasari, dit qu'il revint en 1505 à Urbin, où le rappelaient la mort de son père et celle de sa mère. Mais Longhena, en traduisant ce passage, fait remarquer, p. 36, que, suivant le, père Pungileoni, le père de Raphaël serait mort le 1er août 1494, et sa mère le 7 octobre 1491. D'un autre côté, l'archiprêtre D. Andrea Lazzari, dans ses Mémoires sur Raphaël, imprimés à Urbin en 1800, affirme que la lettre de la duchesse d'Urbin au gonfalonier Soderini, en date du 1er octobre 1504, aurait été accordée au jeune Sanzio sur la demande de son père, lequel, d'après les termes de la lettre, était alors encore vivant. Je trouve cette explication décisive: il me paraît en effet impossible de donner un autre sens à ce passage de la lettre en question: E perchè il padre sa che è molto virtuoso, ed è mio affezionato. Le père de Raphaël n'était donc pas mort à cette époque. De tout ce qui précède, il faut conclure que Vasari a voulu seulement dire que Raphaël avait été rappelé à Urbin par des affaires de famille, ainsi que le présume Longhena.
[25] Longhena, p. 37, note 10.
[26] Vasari, t. III, p. 165.
[27] Ces deux petits tableaux sont actuellement placés dans le grand salon carré, de chaque côté de la grande Sainte-Famille, aussi de Raphaël, dans l'angle à. droite au tond, en entrant par la galerie d'Apollon.
[28] Recueil de lettres publiées par Bottari, t. IV, p.-426-428, édit. Silvestri de Milan. 1822, in-12.
[29] Ibid., p. 430.
[30] T. VIII, p. 368, traduction par MM. Jeanron et Léopold Leclanché.
[31] Voy. dans Longhena, p. 288 et suiv., notes, une savante dissertation sur cette question, où toutes les autorités sont analysées et citées avec une judicieuse critique.
[32] Cette lettre est rapportée dans le Recueil de Bottari, t. 1er, p. 1, n° 1, et dans la traduction de la Vie de Raphaël, de Longhena, p. 518, n°2, appendice.
[33] La correspondance de Bembo avec cette princesse est une preuve éclatante de ce que j'avance.—Voy. Oeuvres de Bembo, édit. des Classiques de Milan, 1810, in-8°, t. IV, p. 5 à 37.—Cette correspondance commence en août 1503, et se termine en octobre 1517.
[34] Le 8 janvier 1505, lettre IX, t. 1er, p. 11-12.
[35] Ib., lib. dec., t. II, p. 277.
[36] Les fiançailles seules furent alors célébrées: mais eu égard à l'âge des deux futurs, le mariage n'eut lieu que le 25 novembre 1509, comme on le voit par une lettre du Bembo, t. IV, p. 166, de ses lettres écrites en latin.
[37] Lettre à sa mère, du 22 janvier 1503, t. Ier, p. 12-13, x.
[38] Lib. II, p. 223; édit, in-8 des Classiques de Milan, t. Ier.
[39] Galeotto Franciollo, neveu de Jules II, cardinal du titre de Saint-Pierre-aux-Liens, et dont le Bibbiena était secrétaire.
[40] Ce passage prouve qu'au commencement du XVI^[e] siècle, le carnaval ne se passait pas dans le Corso, comme aujourd'hui.
[41] Église située dans la rue de' Banchi, près la place du pont Saint-Ange.
[42] «Qui (in Roma) è il fonte degli uomini dotti.»—Lettre à, sa mère, du 24 mars 1503, t. Ier, p. 18, XV.
[43] Elle est rapportée par Serassi, à la suite du 2em volume des Lettres du Castiglione, p. 289.
[44] Baldi, t. II, lib. und°, p. 189.
[45] Voy, le texte de la pastorale de Tirsis, dans le Recueil des lettres du Castiglione, t. II, p. 206; et les Notes de l'abbé Serassi, p. 244, même vol.
[46] Voy. ces stances dans les Oeuvres de Bembo, édit. de Milan, t. II, p. 111.—La lettre à Fregoso est dans le tome VII, p. 57.
[47] T. II, p. 219 et suiv., liv. XII.
[48] Lettres, t. II, p. 348 et suiv. 355-356.
[49] Baldi met dans la bouche de Guidobalde un très-long discours à son fils adoptif, composé dans le goût des Seicentistes, et tout à fait hors de propos. Voy. t. II, p. 219 et suiv.
[50] Satire IV.
[51] «Io tengo questo parentado co'Medici per fatto; così N.S. Dio lo faccia essere felice.»—Lettre à sa mère du 9 août 1508. T. Ier, p. 44, xlviii.
[52] Ib., T. Ier, p. 44, xlviii.
[53] Lettre liv, du 17 mai 1509, t. Ier, p. 49.
[54] Lettre du 31 mai 1509, t. Ier, p. 50, lv.
[55] «Se ella mi polesse soccorrere di qualche denari, mi faria singolarissimo piacere, et così la prego che la voglia fare, o pochi o-assai, che tutti saranno a proposito: e mandarli più presto che la può.» Lett. du 18 mai 1509, liv, t. Ier, p. 49.—Ailleurs: «lo sono leggerissimo e viver non si puô senza.» Lettre lxxxix.
[56] Ib., t. Ier, p. 51, lvii.
[57] Lett. lix, t. Ier, p. 52.
[58] Bembo, lettre du 15 avril 1510 à Gaspardo Pallavicino, dans ses Oeuvres, t. vii, p. 59, édit. des Classiques de Milan.
[59] Vers cités par Missirini, dans son Discours sur la suprématie de Raphaël, à la suite de la description des peintures du Vatican par Bellori, p. 233.—Sur la Fornarina, voy. à l'appendice, n° I, une dissertation du même Missirini.
[60] Lettre au comte de Canossa, t. Ier, p. 156, delle Lettere di Negozj.
[61] Lettres, t. Ier, p. 156, Lett. di Negozj.—Le savant Tiraboschi, dans son Histoire de la littérature italienne, t. vii, p. 144, dit que la Calandria fut représentée à Urbin avant 1508; et Ginguené, t. VI, p. 169, adopte cette date sans la discuter. Mais le commencement de la lettre du Castiglione au comte de Canossa prouve que la première représentation de la Calandria eut lieu à Urbin, en présence des deux duchesses et après leur retour de Rome, c'est-à-dire vers la fin d'avril ou le commencement de mai 1510. D'un autre côté, on voit par les lettres adressées d'Urbin au Bibbiena, par son ami Bembo, que l'auteur de la Calandria passa toute l'année 1507 à Rome, où il était encore le 19 mai 1508. Ce séjour, loin d'Urbin, rend peu probable la première représentation de cette comédie dans cette ville avant 1508, en l'absence de l'auteur. Le Bibbiena dut revenir à Urbin, avec toute la cour, pour présider aux préparatifs de la représentation de sa comédie, préparatifs auxquels le Castiglione prit une bonne part, comme on le voit dans le récit qu'il en donne.—Voyez les lettres du Bembo au Bibbiena, t. vii, liv. Ier, p. 7 à 41.
[62] Canna, mesure de longueur d'environ huit palmes, à Rome, selon l'Annuaire des longitudes pour 1852, p. 70, représentant 1 mètre 99 cent. 27 mill.
[63] L'abbé Serassi, t. II, p. 286, croit, d'après Nigrine, que ce sonnet a été inspiré au Castiglione par son amour pour la duchesse d'Urbin.
[64] Ce sonnet, un des plus beaux de la langue italienne, a été traduit et imité en latin et en italien par un grand nombre d'écrivains cités par Serassi, t. II, p. 283.—Ce sonnet porte le n° vi et se trouve à la page 225, t. II.
[65] Lettre lxxiii, p. 59, t. Ier.
[66] Serassi, Lett. del Castiglione, t. Ier, p. 60, ad notam.
[67] Lettre lxxv, p. 60, t. Ier.
[68] De Sinigaglia, le 6 novembre 1511; lxsvii, p. 61, t. Ier.
[69] Mathieu Lange, évêque de Gurg, négociateur de l'empereur Charles-Quint en Italie.
[70] Liv. Ier, p. 37.
[71] Liv. Ier, p. 75.
[72] Ibid., liv. II, p. 134.
[73] Liv. Ier, p. 159.
[74] Lettre à sa mère, du 29 septembre 1512, lxxxv, p. 68, t. Ier.
[75] L. lxxxvii, p. 69, Ier.
[76] Ses vertus et sa beauté ont été célébrées par Le Molza.
[77] Lett. d'Urbin, du 28 janvier 1513, xc, p. 72, t. Ier.
[78] Il est à remarquer que G. Fea fut, pendant une bonne partie de sa vie, attaché, en qualité de bibliothécaire, à la famille Chigi. Or, cette illustre famille fut, pour ainsi dire, adoptée par le pape Jules II, dans la personne d'Agostino Chigi, ainsi qu'on le verra ci-après. Le savant archéologue ne s'est pas assez défendu de ce souvenir lorsqu'il traçait le parallèle de Jules II et de Léon X, et qu'il rabaissait les qualités de ce dernier pontife pour faire mieux ressortir celles de son prédécesseur.
[79] Ce parallèle se trouve dans les Notizie intorno Raffaele Sanzio da Urbino, etc. Roma MDCCCXXII, presso Vincenzo Poggioli, stampatore della R. C. a.
[80] P. 80.
[81] «Quantum romani pontificis fastigium inter reliques mortales eminet, tantum Leo inter romanos pontifices.» Erasmi epist., lib. 1°, epist. 30.
[82] La palme romaine équivaut a 21 cent. 20 mill, environ, suivant l'Annuaire des Longitudes.
[83] Vasari, Vie de Giuliano di San-Gallo.
[84] Le Jugement dernier, peint par le Buonarotti, au fond, sur l'abside de la même chapelle, ne fut commencé que sous Paul III et terminé en 1547.
[85] Ut suprà, p. 20, n° 18.
[86] «Dopo poi, il sommo pontificè l'ha voluto mettere nella villetta di Belvédère, evi ha fatto fare per essa a posta, come una capella.»—Lettre de Cesare Trivulzio; Bottari, t. III, p. 474-75.
[87] Liv, XXXVI, chap. 5.
[88] Le texte porte: «Giovan Angelo, Romano, e Michel Cristofano, «Florentino,» Mais le docte Fea, avec sa sagacité ordinaire, prouve que Trivulzio veut désigner ici Giovanni Cristofano, Romain, et Michel-Ange, Florentin.—Voy. Notizie, X, p. 23, nº 19.
[89] Notizie, p. 22.
[90] Voy. à l'appendice, nº ii.
[91] Fea, Notizie, ut suprà.
[92] Panvinius, dans son Traité inédit sur la basilique de Saint-Pierre, cité par Fea, Notizie, p. 41.
[93] Fea, Notizie, p. 38.
[94] Ferdinando Caroli, description manuscrite de Saint-Pierre, en 1621, cité par Fea, Notizie, p. 39.
[95] Panvinius, cité par Fea, ut suprà, p. 42.
[96] Vide dans le Bullarium Romanum, à sa date, la bulle Hoc die, du 18 avril 1506.
[97] Sadolet, Lettres, liv. V, lett. xviii à Ange Colocci.
[98] Paul Jove, De Piscibus romanis, cap. v, p. 49 et seq. Édit. Frobeniana, 15-1. Bayle, art. Chigi, 1, 867, ad notam.
[99] A la suite des Lettres du Castiglione, t. II, p. 306, xi.
[100] Part. iii, nov. 42.
[101] Roscoë, Vie de Léon X, t. II, p. 237, ad notam.
[102] Imperia laissa une fille qui, dit-on, racheta par sa haute sagesse l'impudicité de sa mère, et qui périt par le poison, auquel elle eut recours pour se soustraire à la brutalité du cardinal Petrucci, le même qui fut étranglé en prison quelques années plus tard, pour avoir voulu faire empoisonner Léon X.—Vide Roscoë, ut suprà. Il cite Colocci, Poésie ital., p. 29, note, édit. Iesi, 1772.
[103] Fea, Notizi intorno Raffaele Sanzio, p. 53, note 1.
[104] Ibid., Appendice, p. 88.
[105] Lettere de'principi, t. Ier, p. 6.—Lettera di Leonardo da Porto ad Antonio Savorgnano.
[106] Ut suprà, p. 7, note 1.
[107] Le chanoine Domenico Moreni, dans l'explication qu'il a donnée d'une médaille représentant Bindo Altoviti, Florence, 1824, p. 36 (citée par Longhena dans sa traduction italienne de la Vie de Raphaël, par M. Quatremère de Quincy, p. 33, note), rapporte une anecdote curieuse qui vient à, l'appui de l'opinion que nous émettons: il raconte que le prince Marc-Antoine Borghèse, grand seigneur très-riche, eut l'idée de voyager en France et en Angleterre, espérant que son opulence et son luxe le feraient remarquer et lui attireraient l'admiration publique. Mais, arrivé à Paris et surtout à Londres, il ne tarda pas à reconnaître qu'il n'était qu'un personnage peu important, eu égard à tant d'autres nobles seigneurs et lords, beaucoup plus riches que lui. Cependant, toutes les fois qu'on l'annonçait pour un Borghèse, chacun s'empressait de le féliciter pour le Gladiateur, pour l'Apollon, pour le Groupe de Daphné, pour le tableau des Grâces du Titien, pour la Mise au Tombeau de Raphaël, et pour les autres précieux monuments de l'art qu'il possédait dans son palais et dans sa villa; ce qui faisait dire à tout le monde qu'il était heureux. Il avoua depuis avoir ainsi appris pour la première fois qu'il était possesseur de tant de chefs-d'oeuvre qu'il ne connaissait réellement pas auparavant. Aussi, revenu de sa première illusion, et convaincu que le seul mérite et la seule vertu ont dans le monde une supériorité incontestable, il changea complétement de manière de vivre. De retour à Rome, il s'appliqua constamment à protéger les arts, fit faire des fouilles, élever des palais, acquit des objets d'art précieux, et employa une grande partie de sa fortune, à la gloire immortelle de son nom, a élever et embellir sa magnifique villa située près de la porte du Peuple, et qui est un des plus beaux ornements de la banlieue de Rome.
[108] Notizie, etc., Appendice, p. 81.
[109] Agostino Chigi est également appelé Chisi, Chisio, Ghisio.
[110] Fea, p. 5.
[111] Cette vue est aujourd'hui gênée par le palais Corsini, élevé depuis cette description de la Farnesina par Bellori Descrizioni, etc., p. 128.
[112] Notice sur Agostino Chigi, par Michèle Sartorio, dans le recueil de gli Opuscoli sopra argomento d'arti belle, Rome, Menicanti, 1845, t. II, p. 368 et suiv.
[113] Voy. Bellori, Descrizioni delle immagini dipinte da Raffaello d'Urbino, etc., p. 128. Roma, 1821, nella stamperia de Romanis.
[114] Cette lettre est rapportée par Bottari. Elle est tronquée dans le Ier vol., p. 116, lettre lii: le texte est complété dans le t. II, p. 23; édit, des Classiques de Milan.—Elle se trouve aussi dans la traduction de Longhena, Appendice n°.6, p. 927.
[115] Traduct. de Longhena, p. 317.
[116] Ibid., note.
[117] Coelii Calcagnini opera aliquot, Basileae. 1544, lib. VII, p. 101.—Cette lettre est rapportée par Longhena, appendice n° v, p. 547 et suiv.
[118] Notizie, p. 4, n° 2, et notes 1 et 2.
[119] M. Quatremère de Quincy, traduct. de Longhena, p. 31 S.
[120] Bellori, Descrizioni, etc., p. 169.
[121] Ib., p. 8, n° 7, et p. 9.
[122] Trad. de Longhena, p. 315.
[123] Bellori, ut suprà, p. 185.
[124] Le Tasse, nell'Aminta, cité par Bellori.
[125] Fea, p. 79, note 1.
[126] A la suite de l'ouvrage de Bellori, Descrizioni, etc., p. 209.
[127] Missirini, à la suite de Bellori, p. 207, 210,—Fea prétend que la Sibylle de Cumes, de Raphaël, est imitée de celle que Andréa Aluigi d'Assisi, dit l'Ingegno, a peinte à fresque dans une des voûtes de la basilique de Saint-François, de la ville d'Assises. Voy. Notizie, p. 2, et note.
[128] Prodromi di nuove ossenazioni e scoperte fatte nette antichità di Roma.—1816, p. 34 et seg.
[129] «Michel Angelo.... Certamente non avrebbe fatto elogii tali semplicemente, e tanta meditazione sul dipinto, se vi si fosse veduto imitato o riconoscwto in sostanza per quel modo vero maestro.»
[130] M. Quatremère de Quincy, traduct, de Longhena, p. 104 et suiv.
[131] Abecedario, art. Buonarotti, p. 216-220, à la suite des Archives de l'art français, publiées par M. de Chenevières.
[132] Le Carton de Florence, dessiné en concours avec Léonard de Vinci.
[133] Longhena, p. 101.
[134] A la suite des Descrizioni de Bellori, p. 211.
[135] Fea, Notizie, p. 3, 4.
[136] M. Quatremère de Quincy, traduct. de Longhena, p. 285, note.
[137] Cité par Fea, p. 6, note 3.
[138] Lettere di Negozj, Ier, p. 107-108, à la fin de la lettre lxiv.
[140] Michel-Ange, né en 1474, mourut en 1564.—Raphaël, né le 8 avril 1483, était mort le 6 avril 1520.
[141] T. VII, anno 1518; citée par Fea, p. 7,—Manuscrits de la bibliothèque Chigi, G, 11, 37.
[142] Roscoë, Vie de Léon X, traduct. française, t. II, p. 253 et suiv.
[143] Cette description se trouve dans l'appendice du IIe vol. de la Vie de Léon X, par Roscoë, trad. franc., p. 351, 353 et suiv.
[144] «Il convito più che regio dato ivi a Leone con 12 cardinal, «in cui si gettavano è piatti ed altri istrumenti d'oro e d'argento «mano a mano nel Tevere a una rete; così non ritornando in «tavola.»—Fea, Notizie, etc., p. 74, et les auteurs qu'il cite dans la note 2.
[145] Voy, Roscoë, traduct, franc., t. III, p. 112 et suiv.
[146] Fea, Notizie, etc., appendice, p. 83,—Ce savant auteur, à la suite de cette promesse, rapporte l'acte d'accusation dressé contre les cardinaux conjurés contre Léon X, dans le consistoire secret du 22 juin 1517, et tiré des archives du Vatican.
[147] Il alla se fixer à Naples, où il mourut en 1520.
[148] Cette chapelle est la troisième en entrant dans la nef à gauche.
[149] Il est à remarquer que les copies de ces mosaïques exécutées en clair-obscur ou grisaille se voient dans la galerie de l'Académie romaine de Saint-Luc, près le Capitole. Un artiste étranger, M. Louis Gruner, après les avoir lui-même dessinées, les a publiées en dix planches, gravées sur cuivre à la manière de Marc Antoine, avec un texte explicatif de M. Antoine Grifi.
[150] Roma nell'anno MDCCCXXXVIII, descritta da Antonio Nibby, parte prima moderna, t. Ier, p. 460, in-4.
[151] Fea, Notizie, p. 79, note 1, in fine.
[152] Lettre de ser Marco Antonio Michiel de ser Vettor, datée de Rome le 11 avril 1520, adressée à Antonio di Marsilio, à Venise, rapportée par Longhena, appendice, n° viii, p. 561.
[153] Notizie, p. 90 et p. 66.
[154] Bayle, Dict., art chigi;—Richardson, Traité de la peinture, t. II, p. 201;—Roscoë, Vie de Léon X, trad. franç., t. IV, p. 275, note.
[155] Fea, Notizie, p. 4.
[156] Elle appartient aujourd'hui au roi de Naples, tous les domaines des Farnèse étant passés, dans le siècle dernier, aux Bourbons de Naples, héritiers d'Elisabeth Farnèse, dernière descendante de cette famille célèbre.
[157] Nigrini, dans ses Éloges, p. 428, dit qu'on voit à Florence aux Offices: Il ritratto di esso conte fatto da Michel Angelo, nella prima fila della banda di ponente, fra li litterati. Mais je n'ai rien découvert sur ce portrait, pas plus que sur les relations du Castiglione avec le Buonarotti.
[158] Oeuvres du cardinal Pietro Bembo, dans les Classiques italiens. Milan 1809, t. v, p. 48.
[159] Vide Longhena, p. 241, 242, note; et l'appendice, p. 638.—La gravure du portrait se trouve à la page 642. Ce qui me ferait douter que le portrait dont parle Longhena soit bien celui du poëte Tebaldeo, c'est que, d'après la gravure, il paraît évident que le personnage représenté est dans toute la force de l'âge; c'est tout au plus s'il paraît avoir trente-cinq ans. Or, d'après le comte Rossi lui-même (Longhena, p. 638), le Tebaldeo était né à Ferrare en 1457. Son portrait ayant dû être exécuté par Raphaël au commencement de 1516, suivant la lettre du Bembo, il avait à cette époque cinquante-neuf ans, âge bien supérieur à celui que donne la gravure reproduite dans la traduction de Longhena.
[160] Vide Roscoë, Vie de Léon X, t. III, p. 87 et suiv.
[161] A la suite des Lettres du Castiglione, t. II, p. 286, notes sur les sonnets vin et VIII et IX.
[162] Voyez-en le texte à l'appendice, nos III et iv.
[163] Voy. le texte à l'appendice, n° v.
[164] Serassi, Fita di Castiglione, xxxm.
[165] Voy. sa lettre à Bembo, du 20 octobre 1518, dans le Recueil de ses lettres, t. Ier, ier partie, p. 159.
[166] Il Cortegiano, liv. Ier, p. 3, édit. in-8 des Classiques italiens, de Milan, 1803.
[167] Serassi, ut suprà, xxxii-iv.
[168] T. II p. 117, 118, 122, 123, 171.
[169] Ibid., p. 151.
[170] Ibid., p. 153.
[171] Il Cortegiano, lib, IV, i II, p. 136 et suiv.
[174] Hoec Arethusa suo mittit mandata Lycotoe. Propert. Epist., lib. IV, élég. iii.
[175] Voy. cette élégie dans le Recueil des lettres du Castiglione, t. II, p. 297.
[176] Suivant Bottari, l. VI, note, Raphaël aurait fait du Castiglione un autre portrait, qui consistait dans sa figure, sans aucun accessoire, et ce portrait aurait appartenu au cardinal Valenti, qui l'aurait eu de la famille Castiglione. On ne sait ce que ce portrait est devenu.—Voy. Longhena, p. 243, ad notam.
[177] Lett. du Castiglione, l. Ier, p. 73.
[178] Serassi, Vita del Castiglione, xxxiv.
[179] Lettres, t. Ier, p. 74.
[180] Serassi fait observer dans ses notes sur ces vers, t. II des Lettres, p. 342, que le Castiglione s'était servi déjà des mêmes expressions dans sa lettre à Léon X, où il dit: «Vedendo quasi il cadavero di quella nobil patria, che è stata regina del mondo, così miserabilmente lacerato.» Ce qui prouverait que le comte a bien écrit lui-même cette lettre.
[181] Lettre XCV, t. Ier, p. 75.
[182] Ibid., t. Ier, p. 76, ad notam.
[183] Lettre xcvn, p. 76, t. Ier.
[184] Lettre du 24 juillet 1521, xcviii, t. Ier, p. 77.
[185] Lettre xcix, t. Ier, p. 78.
[186] Lettre cii, t. Ier, p. 81.
[187] Ces lettres forment le livre Ier delle Lettere di Negozj, t. Ier, p. 3, au milieu du volume.
[188] Lettre ciii, à sa mère, t. Ier, p. 82.
[189] Lettere di Negozj, xxvii, t. Ier, p. 74. Cette lettre se trouve aussi rapportée par Bottari, Lett. pitt., t. IV, p. 8, n°111.
[190] Lettre cv, t. Ier, p. 83-84.
[191] Sa fille aînée.
[192] Lettre cviii, t. Ier, p. 86.
[193] Orfévre, le même dont il est question p. 121.
[194] Bottari, Lett. pitt., t. V, n° lxxviii, p. 238, 239.
[195] Id., ibid., t. V, n° lxxix, p. 241.
[196] Scuffotti, bonnets, bérets, toques, probablement, semblables à celle dont il est coiffé dans son portrait par Raphaël, qui est au Louvre.
[197] Elle est rapportée dans le Recueil des lettres du Castiglione, à la date du 12 avril 1523, liv. II, lxiii, p. 105, t. Ier.—Dans Bottari, Lett. pitt., elle porte la date du 28 mars 1523, mais elle ne se trouve pas transcrite en entier.—Voy. t. V, n° lxxx, p. 241
[198] Lettre lxiv, liv. II, p. 107, t. Ier.—C'est dans cette lettre qu'il est question de la petite statue en marbre, sculptée par Raphaël, et dont nous avons parlé plus haut, p. 115.
[199] Lett. lxv, liv. II, p. 108, t. Ier.
[200] Ibid., le». lxvii, p. 110.
[201] Dans sa Vie de Jules Romain, traduct. de Leclanché, t. V, p. 36.
[202] Vasari, ut suprà, p. 39.
[203] Vasari, p. 42.
[204] Id., loc. cit., p. 42 à 51.
[205] P. 50, ut suprà.
[206] Voy. dans Vasari, Vie de Battista Franco, t. VIII, p. 360, la description des décorations élevées à Rome à l'occasion de cette cérémonie.
[207] Commentaire de M. Jeanron à la suite de la traduction de la Vie de Jules Romain, par Vasari, t. V, p. 64.
[208] Vasari, loc. cit., p. 50-51.
[209] P. 102.
[210] Liv. III, chap. vii.
[211] Liv. V.
[212] Voy. sur ce sujet intéressant, un discours prononcé par le professeur cavalière Antonio Sala, aux élèves de l'Académie de Lucques, à la distribution des prix de 1833;—dans le recueil degli Opuscoli sopra argomento d'arti belle. Roma, tip. Menicanti, 1846, in-12, t. III, p. 56 et suiv.
[213] Lett. à sa mère, du 4 août 1524, cix, t. Ier, p. 86.
[214] Id., ibid. id.
[215] Le 17 sept. 1524, lett. cx, t. Ie, p. 86.
[216] Lett. xxxii, liv. III, t. Ier, p. 146.
[217] Même lettre, au commencement.
[218] Lett. di Negozj, vii et viii, p. 167, t. Ier.
[219] Lettre de Madrid, du 14 mars 1525 à Piperario, xxxii, liv. III, t. Ier, p. 147.
[220] Lettre xiv, t. Ier, p. 171.
[221] Voy. cette préface, p. vii et suiv.
[222] Ibidem, p. ix.
[223] Lettre de Burgos, le 10 décembre 1527; liv. IV, xxiv, p. 147.
[224] Ce dialogue, écrit en espagnol, a été traduit en italien et imprimé à Venise en 1545 ou 1548. Voy. Serassi, Lettre du Castiglione, t. II, p. 169-170.
[225] Voy. la réponse à Valdès, dans le t. II des Lettres du Castiglione, p. 175 et suiv.
[226] T. II des Lettres du Castiglione, p. 169.
[227] T. II, p. 363.
[228] Voy. t. II, p. 238 à 244, et 312 à 320.
[229] Lib° I°, p. 86.
[230] Ibid., p. 122.
[231] Lib° 1°, p. 87 et suiv.
[234] «Della Galatea mi terrei un gran maestro, se vi fossero la metà delle tante cose ohé V. S. mi scrive: ma nette sue parole riconosco l'amore che mi porta, e le dico che, per dipingere una bella, mi bisogneria veder più belle, con questa condizione che V. S. si trovasse meco a fare scella del meglio. Ma essendo carestia e di buoni giudicj e di belle donne, io mi servo di certa idea che mi viene alla mente. Se questa ha in sè alcuna excellenza d'arte, io non so; ben m'affatico d'averla.» Recueil de Bottari, t. II, n° v, p. 23-24.
[235] «...Ma non sodisfacio al mio giudicio, perchè temo di non sodisfare al vostro.»—Lettre précitée, ut suprà.
[236] A Louis Strozzi, neveu du comte, lorsqu'il vint lui annoncer sa mort.
[237] Vasari, t. IX, p. 208, traduction de M. Léopold Leclanché.
[238] Vie de l'Arétin, par le comte Mazzuchelli. Padova, Comino, 1741. ln-12, p. 85.
[239] Purgat., xiv, 46.
[240] Voy. plus loin sa lettre à Lione Lioni.
[241] «Giorgio, se io ho nulla di buono nell'ingegno, egli è venuto dal nascere nella soltilità dell'aria del vostro paese di àrezzo.»—Vasari, Vie de Michel-Ange.—Mais Vasari, qui était lui-même d'Arezzo, a peut-être voulu faire ici un compliment à sa patrie.
[242] Lett. de l'Arétin, t. Ier, p. 48.
[243] Bottari, t. Ier, p. 536, appendice, n° xxxi, ad nota.
[244] Il eut lieu le 27 août 1527.
[245] Don Antonio Palomino Velasco, dans son ouvrage intitulé: Las vidas de las pintores y estatuorios eminentes espagnoles, etc., Londres, 1742, assure que le Titien est venu en Espagne en 1548, et y est resté jusqu'à 1553. Cette assertion est réfutée victorieusement par Stefano Ticozzi, dans ses Vite dei pittori Vecelli di Cadore, etc. Milan, 1817, in-8, p. 11 et suiv. L'auteur de l'ouvrage intitulé: Les Arts italiens en Espagne (M. Frédéric Guillet, ancien conservateur des monuments des arts dans les palais royaux d'Espagne), prétend que le Titien est venu dans ce pays en 1532 ou au commencement de 1533, et qu'il y resta jusqu'au milieu de l'année 1535; il elle comme preuves, le portrait de l'impératrice qu'il aurait fait en Espagne, et le litre de comte palatin que lui conféra Charles Quint, et qui est daté de Barcelone l'an 1535. Mais cette date ne prouve nullement par elle seule que l'artiste fût venu en Espagne; elle prouverait seulement que Charles-Quint était à Barcelone à cette époque, et qu'il y signa le diplôme en question. Quant au portrait de l'impératrice, il ne prouve absolument rien, car le peintre aurait pu le faire partout ailleurs qu'en Espagne, comme il a fait les quarante-sept autres cités par le même auteur. Une seule autorité pourrait trancher la question: ce serait, s'il existait dans les palais de Madrid, d'Aranjuez ou de l'Escurial une seule fresque de la main du Titien. Or, toutes les personnes qui ont visité ces palais s'accordent à dire qu'il n'en existe aucune. Il nous paraît donc démontré, surtout d'après le témoignage très-positif de l'Arétin, que le Titien, âgé de cinquante-cinq ans en 1532, et de soixante et onze ans en 1548, n'a jamais voulu entreprendre de voyage en Espagne. Voy. les Lett. famil. de l'Arétin, t. Ier, citées par Ticozzi, p. 3.—Voyez aussi dans le même ouvrage, p. 307, 308, une lettre du Titien à messere Vendramo, cameriere del cardinale Ippolito de Medici. Cette lettre, datée de Venise le 20 décembre 1534, réfute complètement la supposition faite par l'auteur des Arts italiens en Espagne.
[246] Bottari, t. Ier, p. 535, appendice, ii° xxxi.
[247] Lettres de l'Arétin, t. Ier, p. 63, 120, 215.
[248] Bottari, t. III, p. 92, n° xxiv.
[249] Vasari, t. IX, p. 211.
[250] Voy. sur cette illustre dame l'article de Ginguené dans la Biographie universelle, t. XVI, p. 414.
[251] Bottari, t. Ier, p. 533, appendice, n° xxix.
[252] Id., t. III, p. 108, n° xxx.
[253] Id., t. Ier, p. 532, appendice, n° xxviii.
[254] Bottari, t. III, p. 90, n° xxiii.
[255] Vasari, t. IX, p. 208.
[256] Lanzi, t. III, p. 103-109.
[257] Bottari, t. III, p. 107, nº xxix.
[258] Le Titien, étant né à Cadore en 1477, avait, en 1543, soixante-six ans: il mourut en 1576.—Vasari le fait naître en 1480, mais il est victorieusement réfuté par Ticozzi, Vite dei pittori Veccellj di Cadore. Milano, 1817, p. 7.
[259] Suivant une note de Bottari, loc. cit., ce tableau était, de son temps, à Rome, dans le palais des ducs Strozzi.
[260] Vie de l'Arétin, p. 56.—Lettres de l'Arétin, t. II, 36, 37, 40.
[261] Guidobaldo II della Rovere.
[262] Bottari, t. III, p. 110, n° xxxii.
[263] Ces Stambotti sont des stances de huit vers chacune. Il existe un exemplaire de cet ouvrage à la Bibliothèque impériale.
[264] Bottari, t. III, p. 115, n° xxxvi.
[265] Vasari, t. IX, p. 204.
[266] Id., ibid., p. 207.
[267] Bottari, t. III, p. 128, n° xlii.
[268] Id., t. V, p. 231, n° lxxiii.—Le duc Cosme fit copier ces portraits pour sa galerie par Cristofano dell'Altissimo.—Note de Bottari, ibid., p. 232.
[269] T. IX, p. 214.
[270] Bottari, t. III, p. 146, n° liii.
[271] Purgat. 40.
[272] Dans son Ragionamento sopra l'eccellenza del san Gregorio di Donatello.—Bottari, t. IV, p. 258, n° cliii.
[273] Bottari, t. III, p. 111, n° xxxiii.
[274] Bottari, t. V, p. 53, n° xi.
[275] Id., t. III, p. 155, nº lix.
[276] Bottari, t. III, p. 157, nº lxi.
[277] Bottari, t. III, p. 158, nº lxii.
[278] Id., id., p. 159, nº lxiii.
[279] Bottari, t. V, p. 166-173, n° xli.
[280] Id., t. III, p. 163, n° lxvi.
[281] Id., ibid., p. 163, n° lxviii.
[282] Bottari, t. V, p. 305 et suiv., appendice, n° xi.
[283] Id., t. VI, p. 6, n° i.
[284] Bottari, t. V, p. 59, nº xiv.
[285] Vasari, t. IX, p. 215.
[286] Bottari, t. III, p. 188, n° lxxxvii.
[287] Id., t. III, p. 180, n° lxxx.
[288] Bottari, t. III, p. 187, n» lxxxv.
[289] T. IX, p. 264.
[290] Maintenant à la galerie de Florence.
[291] Vasari, t. IX, p. 274 et suiv.—Bottari, t. V, p. 60, n° xvi.
[292] Bottari, t. V, p. 220, n° lxvi.
[293] P. 217.
[294] Bottari, t. III, p. 134, n° xlvi.
[295] Id., ibid., p. 153, n° lviii.
[296] Voy. dans Bottari, t. V, n° xv, p. 60, une lettre de Francesco Sansovino fils à Lione Lioni, sur les travaux du palais Saint-Marc.
[297] Bottari, t. V, p. 204, nº lv.
[298] Bottari, t. III, p. 184, n° lxxxiii.
[299] T. IX, p. 284, traduct. de M. Léopold Leclanché.
[300] Voy. la Biographie universelle de Michaud, article du Titien.
[301] T. 9.
[302] Voy. la citation faite plus haut, p. 214.
[303] Le texte dit: Il quadro, ce qui peut s'appliquer à un buste ou à un bas-relief, ou même à une médaille.
[304] Bottari, t. III, p. 85, nº xxi.
[305] Bottari, t. V, p. 247, n° lxxxiii.
[306] Fu incontinente posto alla corda.
[307] Bottari, t. Ier, p. 523, n° xxi, appendice; et une seconde fois t. V, p. 251, n° lxxxiv.
[308] Doria, neveu de l'amiral.
[309] A Milan.
[310] Son fils;—voy. Vasari, t. IX, p. 208.
[311] Il y a un mot en blanc dans le texte; il veut sans doute faire allusion à son aventure de Rome.
[312] Vasari, t. IX, p. 303, traduction de M. Leclanché.
[313] Vasari, t. IX, p. 306-307.
[314] Id., ibid., p. 306.
[315] Id., ibid., p. 120.
[316] Bottari, t. III, p. 135, nº xlvii.
[317] Bottari, t. III, p. 155.
[318] Bottari, t. III, ibid.
[319] Vasari, t. IX, p. 306.
[320] Bottari, t. III, p. 182, n° lxxxii.
[321] Bottari, t. III, p. 155, n°.
[322] Bottari, t. III, p. 185, n° lxxxiv.
[323] Dans sa propre biographie, t. X, p. 158.
[324] Vasari naquit en 1512 et mourut en 1874.
[325] Bottari, t. III, p. 190, nº lxxxviii.
[326] Vasari, t. X, p. 163.
[327] Cette lettre est sans date dans le Recueil de Bottari, où elle est rapportée, t. III, p. 31, n° x; mais comme elle a été écrite du vivant du duc Alexandre, qui fut assassiné le 6 janvier 1536 Voy. Vasari, t. X, p. 166, et l'histoire de Vaschi, liv. XV, p. 590, et Bottari, t. V, p. 220, ad notam, elle doit être des derniers mois de 1535.—En parlant de ce travail dans sa biographie, t. X, p. 163, Vasari dit que, bien qu'il n'eût alors guère plus de dix-huit ans, le duc lui donnait six écus par mois, la table, un domestique et le logement. Il y a ici une erreur évidente et volontaire de la part de l'artiste. Vasari, étant né en 1512, avait vingt-trois ans en 1535: il a voulu sans doute se rajeunir pour se donner plus de mérite.
[328] Vasari, d'après l'explication qu'il en donne lui-même dans sa propre biographie, t. X, p. 187 et suiv., ne commença que vers le mois de septembre 1546 à écrire ses Vies ou notices sur les plus célèbres artistes; il entreprit ce travail à la sollicitation du Molza, d'Annibal Caro, de messer Gandolfo, de messer Claudio Tolomei, de messer Romolo Amaseo, et de monsignor Giovio, qui se réunissaient souvent chez le cardinal Alexandre Farnèse.
[329] Vasari, Vie de Sansovino, t. IX, p. 269.
[330] Id., Vie de Francesco de'Salviati, t. IX, p. 103.—Pour avoir une idée de ces cérémonies, consultez les gravures représentant la grande cavalcade de Clément VII et de Charles-Quint, à Bologne, lors du sacre de ce dernier, tirée de la salle du palais Ridolfi, à Vérone, peinte par le Brusasorci et gravée par Agostino Comerio. —Vérone, 1830, grand in-folio oblong, huit planches.—Après la mort de Charles-Quint, on célébra à Rome, en son honneur, de magnifiques funérailles. A cette occasion, Taddeo Zucchero retraça en vingt-cinq jours les actions les plus remarquables de cet empereur, et moula en carton une foule de trophées et de superbes décorations. Six cents écus d'or lui furent payés pour ce travail, dans lequel il fut aidé par son frère Federigo et par d'autres artistes.—Vasari, Vie de Taddeo Zucchero, t. IX, p. 145. —J'ignore si ces décorations ont été gravées.
[331] Ces commissaires étaient: Luigi Guicciardini, le père de l'historien; Giovanni Corsi, Palla Ruccellai et Alexandre Corsini. —Voy. dans Bottari, t. III, p. 35, nº xi, une lettre de Vasari à Rafaello dal Borgo, élève de Raphaël et de Jules Romain, dans laquelle il lui demande son concours pour les travaux dont il était chargé.
[332] T. X, p. 165.
[333] T. X, p. 165, traduct. de M. Leclanché.
[334] L'édition de Vasari donnée par MM. Leclanché et Jeanron ne contient, t. X, p. 19, que la description des décorations exécutées à, Florence pour les noces de don François Médicis et de la reine Jeanne d'Autriche: cette description, qui remplit cent quarante pages, est fort curieuse.
[335] Voy. Bottari, t. III, p. 39, xii.
[336] T. X, p. 166.
[337] Bottari, t. III, p. 97, n° xxvi.
[338] En 1541, ainsi qu'il l'explique dans sa Vie du Titien, t. IX, p. 212.
[339] Ambassadeur de Charles-Quint près la république de Venise, amateur fort éclairé des arts et ami du Titien, qui fil son portrait en pied en 1541.—Voy. Vasari, Vie du Titien, t. IX, p. 212.
[340] Vasari, t. X, p. 176.—Traduct. de M. Leclanché.
[341] Vasari, Vie du Titien, t. IX, p. 212.
[342] Id., t. X, p. 177-178.
[343] Bottari, t. III, p. 122, n° xxxviii.
[344] Alessandro Bon Vicino, de Rovato, sur le territoire de Brescia, qu'on avait surnommé le Morello.—Voy, Vasari, Vie du Titien.
[345] Bottari, t. III, p. 122, n° xxxviii.
[346] J'ai traduit cette longue période, nemico del pulmone, comme disait Algarotti, presque mot pour mot, pour faire connaître la recherche de pensées que l'on rencontre fréquemment dans les lettres de l'Arétin, et qui est un défaut particulier aux écrivains italiens des xvi et xvne siècles.
[347] Bottari, t. III, p. 176, nº lxxviii.
[348] Bottari, t. III, p. 177, n° lxxix.
[349] Vasari, t. IX, p. 294
[350] Suivant Vasari, loc. cit., le Salviati était né en 1516.
[351] Vasari. loc. cit., p. 106.
[352] Voy. ce que pense de ce jugement l'abbé Lanzi, t. Ie,.p. 202.
[353] Vasari, loc. cit., p. 111-119.
[354] Bottari, t. III, p. 138, n° xlix.
[355] Vasari, t. IX, p. 115.
[356] Bottari, t. III, p. 144, n° li.
[357] Id., t. 5, 140, xxxiv.
[358] Sur le Bazzacco, voy. Vasari, t. V, p. 92, et t. IX, p. 184, 197; et sur Enea Vico, t. VI, p. 315; t. VIII, p. 99 à 101, 146 à 149, et t. IX, p. 115.
[359] Bottari, t. III, p. 132, n° lvii.
[360] Id., t. III, p. 169, n° lxxii; et p. 170, n° lxxiii.
[361] Ses gravures se font remarquer par la fermeté des traits, ce qui n'enlève rien à la douceur et à la morbidesse du burin; elles ont été exécutées de 1541 à 1560.
[362] Vasari, t. X, p. 187.
[363] Bottari, t. III, p. 148, n° liv.
[364] Id., ibid., p. 151, n° lvi.
[365] Id., ibid., p. 146, ad notam.
[366] Vasari, t. X, p. 187.
[367] Bottari, t. III, p. 168, n° lxxi.
[368] Lanzi, t. V, p. 120.—Voy. la Vie du Schiavone dans Ridolfi, Ier partie, p. 227.
[369] Voy. Lanzi, t. III, p. 117; et Ridolfi, Ier partie, p. 269.
[370] Vasari, t. IX, p. 280.
[371] Bottari, t. III, p. 171, n° lxxiv.
[372] T. III, p. 118.
[373] Vasari, t. IX, p. 301, place Bonifazio au rang des plus habiles coloristes.
[374] Bottari. t. III, p. 129, n° xliii.—Le comte Mazzuchelli, dans sa Vie de l'Arétin, dit que celui-ci avait commencé un poëme sur le même sujet dont il n'a composé que deux chants.
[375] Bottari, t. III, p. 143, n° l.
[376] Bottari, t. III, p. 163, n° lxvii.
[377] Voy., sur le Danese, Vasari, t. IX, p. 294 et suiv.
[378] Bottari, t. III, p. 150, n° lv.
[379] Vasari, t. IX, p. 283-288.
[380] Bottari, t. III, p. 174, n° lxxvi.
[381] Id., ibid., p. 90, n° xxiiii.
[382] Bottari, t. III, p. 100, n° xxvi.
[383] Id., ibid., p. 173, n° lxxv.—Vasari, t. III, p. 370-378.
[384] Id., ibid., p. 134, n° xlv.—Nous ignorons si Meo était élève du Sansovino; Vasari ne parle point de cet artiste.
[385] Bottari, t. 111, p. 109, n° xxxi; et Vasari, t. IX, p. 108 et 111 —Il y'eut quatre sculpteurs sur bots du nom de Tasso: Domenico, Giuliano, Lionardo et Marco; nous ne savons auquel s'adresse la lettre de l'Arétin, contenant des remercîments et des éloges pour un envoi de petites sculptures exécutées sur des noix.
[386] Bottari, t. 111, p. 175, nº lxxvii; et Vasari, t. VII, p. 249.
[387] Id., t. III, p. 183, n° xliv; et, dans le même vol., la lettre à Ponfredi, p. 179, n° xliii.—Voy. aussi Lanzi, t. III, p. 32, et Vasari, t. VI, p. 187-197.
[388] Bottari, t. Ier, p. 420, n° clxxxv.—Sur ce peintre, voy. Ridolfi, Vie des peintres vénitiens, Ier partie, p. 132.—Vasari ne parle pas de cet artiste.
[389] Id., t. III, p. 181, n° lxxx.
[390] Voy. ci-dessus, p. 250 et suiv.
[391] Bottari, t. III, p. 188, n° lxxxvi.
[392] Bottari, t. V, p. 218; appendice, n° lxv, ad notam.
[393] Vasari, t. IX, p. 312.
[394] Voy. suprà, p. 235.
[395] Cette lettre est rapportée deux fois par Bottari: t. Ier, p. 521, appendice n° xix; et t. V, p. 218, n° lxv.
[396] Il y a deux artistes de ce nom: l'un, Mariano de Pérouse, nous paraît être celui auquel succéda Fra Sebastiano: Vasari en parle, t. VI, p. 192; l'autre est Mariano da Pescia, élève du Ghirlandaio, Voy. Vasari, t. VIII, p. 352, et Lanzi.
[397] t. III, p. 79.
[398] Bottari, t. Ier, p. 539, appendice n° xxxiv. Voy. aussi la note. —Dans cette note Bottari dit que ce portrait est une très-belle oeuvre de Francesco Salviati; mais cette assertion nous paraît une erreur, car le Marcolino, dans une lettre à l'Arétin, que nous rapporterons ci-après (Bottari, t. 1er, p. 522, appendice n° xx), dit que le portrait de l'Arétin, dans le palais des prieurs d'Arezzo, est de Fr. Sebastiano. Or, ce témoignage d'un ami et d'un contemporain nous paraît préférable à l'allégation du savant prélat romain.
[399] Peu après, ce prince fut victime d'une conspiration, ainsi qu'on le verra plus loin.
[400] Le Tintoret est né vers 1512; il avait donc trente-trois ans à cette époque.
[401] Bottari, t. III, p. 126, n° xli.
[402] L'abbé Lanzi dit de ce tableau: «La couleur en est tizianesque; le clair-obscur très-prononcé, la composition sobre et forte, les formes élégantes, les draperies étudiées, les attitudes des hommes qui assistent à ce spectacle sont variées, appropriées au sujet et vives au delà de toute expression, particulièrement celle du saint, qui présente jusqu'à un certain point la légèreté d'un corps aérien.» T. III, p. 142.
[403] Bottari, t. III, p. 162, n° lxv.
[404] Voy. Lanzi, t. III, p. 81.
[405] Bottari, t. III, p. 103, n° xxvli.—G. d'Udine ne fit pus de longs séjours à Venise; c'est probablement à cette époque qu'il décora di grottesche le palais Grimani, appartenant alors au patriarche d'Aquila, son protecteur.—Lanzi, t. III, p. 186.
[406] Voy. Lanzi, t. III, p. 186.
[407] Bottari, t. Ier, p. 537, n° xxxii.
[408] Fours à verre.
[409] Maestro di casa.
[410] Bottari, t. V, p. 225, n° lxix, et p. 229, n° lxxi.
[411] Id., t. V, p. 105, nº xxviii.
[412] Vaghezza,—Ce mot, souvent employé par les Italiens pour indiquer cette beauté indéfinissable qui charme et qui attire, est traduit par Félibien par le mot vaguesse, qui n'est ni français ni italien.
[413] Bottari, t. III, p. 125, n° xl.
[414] Voy. plus loin.
[415] Bottari, l. III, p. 86, n° xxii.
[416] Bottari, t. II, R. 22, n° iv.
[417] L'empereur Charles-Quint.
[418] Bottari, t. III, p. 113, n° xxxv.
[419] Jacopo Cellini, auquel l'Arétin écrivit plusieurs lettres, et non Benvenuto Cellini.—V. Bottari, t. III, p. 132, ad notam.
[420] Bottari, t. III, p. 132, n° xliv.
[421] Il y a dans cette lettre une de ces phrases amphigouriques dont l'Arétin n'est point avare, et qu'Algarotti appelle avec raison periodi nemici del polmone; on va en juger:
«Ma se a veruno «dove esser largo, io sono del numero. Avvengachè la natura ha «infusa tanta forza nelle carte ch'ella mi porge, che si promette «di portare i marmi mirabili e le mura stupende in virtù dello «scarpello e dello stile vostro in ogni parte, e per tutti secoli; «onde nella maniera che oggidi intorno ai meriti di si faite opère, «sono obbligati e gli occhi e le lingue, e l'orecchie e le mani, e «i piedi e i pensieri, e gli animi di chi più vede, di chi più sa, «di chi più intende, di chi più scrive, di chi più considéra, di «chi più pénétra, e di chi più ama, a guardarle, a predicarle, ad «ascoltarle, a notarle, a cercarle, a contemplarle, e a inchinarle «con il medesimo studio che ne'tempi di altri si vedrà fare negli «esempi di quegli che meglio di me sopranno lasciarne memoria.»
—Le savant Bottari aurait pu dire de cette phrase ce qu'il disait du style de Malvasia:
«A dirla Schietta, egli ha il «suo mérita, ma con quel suo stile fa venire il dolor di testa.»
—T. III, p. 471, n° cxciv.—Ce style est plus commun qu'on ne pourrait le supposer chez les écrivains italiens des xvi et xiie siècles, et il met souvent le traducteur, qui ne veut pas être un traditore, dans le plus grand embarras. J'ai trouvé dans Malvasia, le Pitture di Bologna, introduction, p. 2, une phrase de vingt-sept lignes dans laquelle est enchevêtrée une parenthèse de dix lignes.
[422] Clément VII.
[423] Bottari, t. III, p. 145, n° lii.
[424] Bottari, t. V, p. 226, n° lxx.
[425] Voy. suprà, p. 301.
[426] Bottari, t. III, p. 118, n° xxxviii.—Vasari, t. IX, p. 214.
[427] Il avait épousé la princesse Marguerite, fille naturelle de Charles-Quint.
[428] Bottari, ut suprà, t. III, p. 118.
[429] Id., t. V, p. 216, n° lxiii.
[430] Id., t. Ier, p. 531, appendice, n° xxvii.
[431] Bottari, t. V, p. 217, n° lxiv.—Sur Valerio de Vicence, voy. Vasari, t. VIII, p. 156 et suiv.
[432] Voy. p. 308.
[433] Bottari, t. Ier, p. 67, n° xxv.
[434] Voy. p. 358.
[435] Vasari, Vies du Titien et du Sansovino, t. IX, p. 207, 208 274 et 280.
[436] De 1527 à 1557.
[437] Bottari, t. VI, p. 236-241, n° li.—Ce dialogue a été publié, avec la traduction française en regard, à Rome, vers 1730, par Uleughes, qui était alors directeur de l'Académie de France, et dont on voit le tombeau à, l'église de Saint-Louis-des-Français.
[438] Lanzi, t. III, p. 179.
[439] Valéry, Voyage en Italie, t. II, p. 428.
[440] Bottari, t. Ier, p. 522, appendice, n° xx.
[441] Ce portrait serait-il celui qui passa plus tard dans les mains de Giacomo Carrara, et dans lequel l'Arétin est représenté assis, un livre à la main?—Voy. Bottari, t. VI, p. 236, 241, n° li.
[442] P. 114.
[443] On peut citer, comme de remarquables exceptions, les mémoires de Benvenuto Cellini et ceux d'Alfieri.
[444] Pendant mon dernier séjour à Borne, en 1850-51, j'ai fait de nombreuses recherches pour recueillir des renseignements sur don Ferrante Carlo. Voici le résultat de mes investigations.
Les manuscrits de cet écrivain existent à la bibliothèque du palais Albani, allé quattro Fontane, à Rome: ils se composent de huit volumes in 8 d'oeuvres diverses, savoir:
1° Un volume, plus grand que les autres, de lettres écrites au nom des cardinaux Sfrondato (di Santa Cecilia) et Scipion Borghèse, au roi de France et à des princes et autres grands personnages. Il s'y rencontre quelques lettres adressées à Louis Carrache, qui ne paraissent pas présenter un grand intérêt.
2° Un volume de poésies, sonnets, odes, etc.
3° Un volume de discours, dont un discours sur les ressemblances poétiques, prononcé le 20 novembre 1605 a l'Académie des Humoristes de Rome.
4° Deux volumes de notes et autres travaux ébauchés et peu lisibles.
5° Un volume de discours latins et autres oeuvres en cette langue, dont deux discours ou sermons composés pour la chapelle pontificale, et un commencement de traduction de Procope.
6°Enfin, quelques cahiers d'opuscules, dont une tragédie d'Adraste.
On voit, en parcourant ces manuscrits, que D. Ferrante Carlo était de Parme; mais je n'ai trouvé aucun détail sur sa vie, sur les fonctions qu'il remplissait, non plus que sur l'époque de sa mort.
Parmi les manuscrits du commandeur del Pozzo qui existent également à la bibliothèque Albani, il y a un gros volume de lettres adressées à ce personnage, parmi lesquelles il y en a quelques-unes de D. Ferrante Carlo.
Je dois la communication de ces manuscrits à l'obligeance de M. le chevalier Colonna, conservateur de la bibliothèque Albani.
[445] T. Ier, p. 271, n° lxxxii, au bas delà première lettre adressée par Louis Carrache à D.F. Carlo.
[446] Ibidem, p. 272, n° lxxiii.
[447] Ibid., p. 299, n° cv.
[448] Ibid., p. 300, ibid.
[449] Église de Rome, située sur le mont Coelius, près du Colysée, à l'endroit où se trouvait le palais de Scaurus; elle a été restaurée en 1633 par les ordres du cardinal Scipion Borghèse, ainsi que l'atteste l'inscription placée sur la frise de In façade.
[450] Ce tableau est celui qui représente saint Grégoire en prières; il était à la chapelle Salviati, et a été gravé par Jacques Frey.—Note de Bottari, ibid., p. 300.—Mais aujourd'hui ce tableau est en Angleterre, et il a été remplacé par une copie d'auteur inconnu, —Nibby, Itinéraire de Rome, 1849.
[451] T. V, p. 94, édit. italienne de Bassano, 1809, in-8.
[452] Environ 648 francs.
[453] Le Pitture di Bologna, dell'Ascoso, academico Gelato, quarta edizione, in 12, Bologna, 1755.
[454] Loc-cit. p. 95,—Ce défaut lui est également reproché par Malvasia, dans le Pitture di Bologna. On y lit, p. 84, en parlant de l'église de'Mendicanti: «Gio. Luigi Valesio della scuola del detto Lodovico (Caracci), s'arrischiò passare dalla miniatura alla pittura, ponendo ivi anch, egli con poco suo vantaggio la santissima annunziata.» Il dit ailleurs, p. 127: «È piu bravo miniatore che pittore.»—Pour être juste envers Valesio, je dois ajouter que l'abbé Lanzi paraît avoir une meilleure opinion des peintures qu'il a exécutées à Rome.—«Alquanto, dit-il, p. 95, loc. cit., par che Crescesse in Roma; ove ne resta qualche opéra a fresco e in olio; e tutto il suo meglio è for se ivi una figura della Religione, nel chiostro della Minerva.»
[455] Bottari, t. Ier, p. 325, n° cxvi.
[456] Voy. les Voyages littéraires et artistiques en Italie, par M. Valéry, t. II, p. 288.
[457] Ce dernier nom est celui de son mari, qui était d'une famille d'Imola.
[458] Bottari, t. Ier, p. 293, nº c.
[459] Malvasia, le Pittura di Bologna, p. 369.
[460] Bottari, t. V, p. 44, n° iv.
[461] L'abbé. Lanzi, t. V, p. 50, se sert ici du mot gale, qui veut dire exactement tours de gorge, gorgerettes,—C'est un ornement de toilette particulier aux dames romaines.
[462] Id., ibid., p. 50.
[463] Storia pittorica, p. 116.
[464] Le Pittura di Bologna, p. 51, 314, 360;—70, 74, 136, 216, 259, 276, 277.
[465] Pitture di Bologna, p. 264, 291.
[466] On en voit deux à Rome, au musée du Capitole, Ulysse et Circé, et un Enfant.
[467] Storia pittorica, p. 116; et Valéry, Voyage en Italie, t. II, p. 146. —Voy. sur ce sujet il Penello Lagrimato, orazione funebre del sign. Gio. Luigi Picinardi, con varie poésie in morle della signora Elisabetta Sirani, pillrice famosissima.—Bologna, Monti, 1665, in-4.
[468] Voy. Valéry, Voyage en Italie, t. II, p. 116.
[469] Les Femmes savantes, acte II, scène vii.
[470] Bottari, t. Ier, p. 325, n° cxvii.
[471] Id., voy. la lettre de L. Carrache du 25 octobre 1617, t. Ier, p. 287, n° xcvi, ci-après.
[472] P. 233.
[473] T. Ier, p. 320, nº cxv.
[474] En 1609. Il était dans cette ville à l'époque de la mort d'Annibal Carrache, arrivée à Rome, le 15 juillet 1609.—Voy. dans le Recueil de Bottari la lettre du prélat Gio. Agucchi, t. II, p. 486.
[475] n° cxxii. Bottari, Ier, p. 271, n° lxxxii.
[476] C'était une madone avec saint Joseph et d'autres saints.
[477] Voy. Malvasia, le Pittura di Bologna, p. 165.
[478] Ils ont été remplacés à Plaisance par deux tableaux représentant les mêmes sujets, et dus au pinceau de M. le chevalier Gaspard Landi, l'un des premiers peintres actuels de l'Italie.—Valéry, t. II, p. 296.
[479] Notamment avec les procédés du cardinal A. Farnèse à l'égard d'Annibal Carrache,—Voy. Félibien, t. III, p. 259 et suiv.
[480] Le Pittura di Bologna, p. 30.
[481] Bottari, t. Ier, p. 272, n° ixxxiii.
[482] Bottari, t. Ier, p. 273-275, nos lxxxiv, lxxxvi.
[483] Id., ibid., p. 274, n° lxxxv.
[484] Boliari, t. II, p. 486, n° cxxii.
[485] Ce n'est que soixante-cinq ans après la mort d'Annibal Carrache que Carie Maratti, l'un de ses admirateurs, lui érigea un monument qui consistait dans un buste, maintenant au Capitule, et dans l 'épitaphe suivante, gravée sur une tablette de marbre blanc, à droite de l'autel de la Madona del Sasso, dans le Panthéon (troisième chapelle à gauche en entrant):
Hannibal Caraccius Bononiensis Hic est, Raphaeli Sanctio Urbinati Ut arte, ingenie, fama, sic tumulo proximus. Par utrique funus et gloria; Dispar fortuna: Aequam virtuti Raphaël tulit, Hannibal iniquam. Decessit die XV juni an. MDCIX, aet. XXXXIX. Carolus Maratius summi pietoris Nomen et studia colens, p. an. MDCLXXIV. Arte mea vivit natura et vivit in arte Mens, decus et nomen; caetera mortis erant.
[486] Bottari, t. Ier, p. 276, n° lxxxvii.
[487] Id. t. Ier, p. 276-277, nos lxxxviii, lxxxix.—Il finit par gagner ce procès.—Voy. la lettre du 25 octobre 1617, p. 287, n° xcvi.
[488] Voy. la lettre du 29 juin 1616, p. 278, n° xc.
[489] Voy. le Pitture di Bologna, p. 186.
[490] Probablement l'admirable tableau représentant le Paradis, et que cite Malvasia, le Pitture di Bologna, p. 222.
[491] Il y avait à Bologne deux églises de ce nom; la cathédrale et Saint-Pierre-Martyr. L. Carrache peignit, dans la première, la salle du chapitre, et dans l'autre, au maître autel, la Transfiguration sur le Thabor, dont Malvasia dit: «Con nuova, nè da lui più usata maniera die a dividere corne accopiar si potesse insieme il delicato, e 'l terribile, il fiero e l'amoroso.» Le Pitture di Bologna, p. 47 et 290.
[492] Bottari t. Ier, p. 282, n° xcii.—Ce tableau ne fut achevé qu'à la fin de l'année, ainsi qu'on le voit par une lettre du 23 octobre 1617.
[493] Bottari, t. Ier, p. 283, n° xciii.
[494] Voy. une gravure de Raphaël Morghen, représentant une Madone et son fils, d'après L. Carrache; hauteur, quatre centimètres; largeur, trois centim. On croit que cette madone est le portrait de la signora Giacomazzi.
[495] P. 287, n° xcvi.
[496] Storia pittorica, t. V, p. 80.—C'est dans la Felsina pittrice que Malvasia rapporte ce sonnet.
[497] Bottari, t. Ier, p. 271, n° lxxxii.
[498] Michel, piu che mortal angel divino, commencement d'un sonnet de l'Arioste à Michel-Ange.
[499] Bottari, t. Ier, p. 286, n° xcv.
[500] Fils naturel d'Augustin, et élève d'Annibal.—Voy. Lanzi, t. V, p. 92.
[501] Bottari, t. Ier, p. 287, n° xcvi.
[502] P. 289, n° xcvii.
[503] Bottari pense qu'il veut parler de Velasquès, ou plutôt de Ribera.—P. 289, ad notam.
[504] P. 291, nº xciii.
[505] Ce cardinal était légat à Bologne.
[506] Son neveu.
[507] Malvasia, le Pittura di Bologna, p. 48; en parlant de l'Annonciation de L. Carrache, qui est à la cathédrale, dit: «Nel gran lunetone, in faccia, la SS. annunziata è l'ultima operazione del susdetto Lodovico, che gli costo la vita.» Lanzi, l. V, p. 85-86, exprime la même opinion. «Ne alla sua gloria deon ostare certe poche scorrezzioni di disegno, che in questo tempo gli venner fatte, come nella mano del Redentore, che chiama san Matteo a seguitarlo, o nel pie della nunziata dipinta a S. Pietro; fallo di cui tardi si avvide, e può dirsi che ne mori di afflizione.»
[508] Bottari, t. Ier, p. 36, n° cxviii.
[509] Boliari pense que ces gravures ont pu èlre exécutées par Thomas Demster.—P. 327, t. Ier, ad notam.
[510] Bottari, t. Ier, p. 328, n° cxix.—Cette lettre montre l'intimité qui régnait entre D.F. Carlo et le Tiarini.
[511] T. III, p. 248 et suiv.
[512] Le Pitture, p. 25 à 30.
[513] Storia pittorica, t. V, p. 84.
[514] La Pitture, p. 26.—Sous le nom de Graziado Maccati, qui était son nom à l'académie dei Gelati, de Bologne.
[515] Bottari, t. II, p. 486, ad notam;—Id., t. V, p. 85, n° xxi, et t. VII, p. 13, nº ii, la lettre du chanoine Louis Crespi à Bottari.—On prétend que le prélat Agucchi fut peint par le Dominiquin dans la chapelle de Grotta Ferrata, sous la figure d'un seigneur qui descend de cheval, dans le tableau représentant l'entrevue de saint Nil avec l'empereur Othon III.
[516] Probablement le cardinal Aldobrandini, dont il était secrétaire.
[517] Le chanoine L. Crespi, qui rapporte cette lettre, ignore si L. Carrache exécuta le tableau pour Saint-Pierre.
[518] Cité par Malvasia, le Pitture, p. 27.
[519] Cité par Malvasia, le Pitture, p. 27.
[520] Bottari, t. Ier, p. 267» n° lxxix.
[521] Bottari, t. VII, p. 23 et suiv.
[522] Id., ibid., p. 27 et suiv.
[523] Bottari, t. Ier, p. 334, n° cxxiv.
[524] T. III, p. 500.
[525] Storia pittorica, t. V, p. 101.
[526] Félibien, t. III, p. 476.
[527] Félibien, t. III, p. 512.
[528] Id., ibid., p. 514.
[529] Bottari, t. Ier, p. 297, n° civ.
[530] Bottari, t. Ier, p. 299, n° cv.
[531] Botiari, t. Ier, p. 300, nº cv.
[532] Note de Botiari, t. Ier, p. 299.
[533] Voy. la lettre du 1er août 1637, p. 302, nº cvii.
[534] Environ trois cent cinquante francs.
[535] Bottari, t. Ier, p. 304, n° cviii.
[536] Voy. la fin de la lettre du 17 octobre 1637, p. 304, n° cviii. —Suivant une note de Bottari, cette Madeleine serait au palais Barberini.
[537] P. 306, n° cix.
[538] P. 308.-, Lettre du 10 décembre 1637, nº cx.
[539] Id., ibid.
[540] Il ritratto del Vesuvio.
[541] Dit l'Espagnolet;—il travailla longtemps à Naples, et fut l'ennemi du Dominiquin.
[542] Voy. le commencement de la lettre du 11 septembre 1639, p. 313, n° cxii.
[543] Les Camaldules, auprès de Capo di Monte.
[544] Lettre du 30 août 1639, p. 311, n° cxi.
[545] Eccellentissime. T. Ier, p. 311, ad notam.—Suivant Bottari, les douze apôtres ont été gravés.
[546] Félibien, t. III, p. 490.
[547] Bottari, t. Ier, p. 311, n° cxi.
[548] Il était très-habile sculpteur et en grande réputation.—- Voy. Bottari, p. 315, ad notam, n° cxii.
[549] Félibien, t. III, p. 478.
[550] Id., ibid., p. 4.
[551] Storia pittorica, t. V, p. 99.
[552] T. III, p. 482.
[553] Bottari, t. Ier, p. 316, n° cxiii.
[554] Les luoghi di monte étaient des actions ou rentes sur les monts, sortes de banques qui, dans l'origine, ont donné l'idée de l'établissement des grands livres des rentes sur l'État.
[555] Lanfranc avait donc six enfants et sa femme, tandis que le Dominiquin n'avait que sa femme et une fille unique.
[556] Cade in fine.
[557] P. 318.
[558] Rancide.
[559] Pastelli.
[560] «Le Poussin, dont le témoignage est d'un grand poids sur cette matière, disait qu'il ne connaissait point d'autre peintre que le Dominiquin pour ce qui regarde les expressions.»—Félibien, t. III, p. 490.
[561] Lanzi, t. V, p. 100.
[562] Félibien, t. III, p. 480
[563] Id., ibid., p. 515.
[564] Félibien, t. III, p. 515.
[565] Delle lodi del commendatore Cassiano del Pozzo, orazione di Carlo Dati.—In Firenze, all'insegna della Stella; MDCLXIV, con licenza de'superiori; petit in-4 avec le portrait gravé de del Pozzo.
[566] Bottari, trompé par l'identité des prénoms, a pris dans une note, à la lettre du 4 octobre 1641, nº clxi, t. Ier, p. 382, Carlo Antonio, frère de Cassiano, pour le Carlo Antonio, archevêque de Pisé, mort en 1607. C'est une erreur qui a été relevée par Ughelli, dans son Italia sacra, t. III, p. 490.
[567] Bottari, t. Ier, p. 331 et suiv., nos cxxii, cxxiii.
[568] Bottari, t. Ier, p. 356, n° cxliii.
[569] Bottari, t. Ier, p. 356, n° cxliii.
[570] Viri illustris Nicolai Claudii Fabricii de Peiresc, senatoris Aquisextiensis, vita, per Petrum Gassendiim, philosoplmm et raalliesebs profussorem Parisiensem, etc.; Hagae comitis, sumptibus Adriani Ulaeq, 1051: petit in-32, p. 293 et suiv.
[571] Ibid., p. 294.
[572] Gassendi, p. 299.
[573] Ibid., p. 301.
[574] Gassendi, p. 304.
[575] A la suite de la Vie du Bernin, qu'il a publiée à Florence en 1682, et dédiée à la reine Christine, Baldinucci donne le catalogue de l'oeuvre du Bernin, dans lequel on voit figurer un buste de monsignor del Pozzo, au palais Barberini.—Mais nous ignorons si ce buste est celui du, commandeur.
[576] Notizie de'professori del disegno da Cimabue in qua.—Secolo V, dal 1610 al 1670; decennale 11, della parte prima, dal 1610 al 1620. Vita del Bernino, p. 54 et suiv., édit. in-4. Firenze, MDCCXXIII.—Voy aussi la Vie du Bernin, que Baldinucci a publiée séparément à Florence in extenso. 1682, in-4, avec un portrait du Bernin.
[577] Baldinucci, ut suprà, p. 56.
[578] Baldinucci, ibid., p. 57.
[579] Voy. la description de ces peintures dans Passeri, Vita di Pietro Berettini, p. 408.
[580] AEdes Barberinae ad Quirinalem, a comité Hieronymo Tetio Perusino, descriplae—Romae, Mascardi, 1642, in-4°, fig.
[581] Dans sa Vie de Corneille Bloemaert, p. 239, t. Ier.
[582] Gassendi, p. 461.
[583] Voy. dans Bottari les lettres du Cortone à del Pozzo, du 11 juin 1641 au 19 janvier 1646, t. Ier, p. 413 et suiv.
[584] Numéros 73 à 79 du nouveau catalogue.
[585] Passeri, Vie du Poussin, p. 351.
[586] Ibid., Vie de Francesco Fiammingo, p. 87.
[587] Voy. à l'appendice n° vi, la table ou classification de cette collection, donnée par Carlo Dati.
[588] Carte Dati, ut suprà, p. c. 2, p. 15.
[589] T. Ier, p. 372, nº clv.
[590] Traduction de M. Quatremère de Quincy, lettres du Poussin, 1824, Paris, imprimerie de Firmin Didot, in-8, p. Ier.
[591] Passeri, Vita di Pietro Testa, p. 179.
[592] Baldinucci, t. II, p. 479, Vira di Pietro Testa.
[593] Baldinucci, Vita di Pietro Testa, t. II, p. 480 et suiv.
[594] Bottari, t. Ier, p. 357, n° cxlv.
[595] Passeri, Vie du Testa, p. 179.
[596] Baldinucci, à la fin de la Vie du Testa, donne le catalogue de ses oeuvres, t. II, p. 481.
[597] Vie du Testa, p. 180.
[598] Bottari, t. Ier, p. 338, n° cxlvi.
[599] Bottari, t. Ier, p. 360, n° cxlvii.
[600] P. 186.
[601] L'Enlèvement de Proserpine aux Enfers, où il a voulu montrer, dit Baldinucci (T. II, p. 482), que l'amour fut cause de cet enlèvement.
[602] Baldinucci, t. II, p. 480, Vita di Pietro Testa.
[603] Cette gravure est dédiée au commandeur del Pozzo.—Voy. Baldinucci, t. II, p. 482.
[604] Baldinucci, t. II, p. 481.
[605] Baldinucci, t. V, p. 290 et suiv.
[606] Son nom de famille était Lomi.
[607] Une des éprouves de la question ordinaire, qui consistait à lier fortement les poignets du patient avec une corde, et à les serrer jusqu'à ce que l'accusé fît l'aveu de son crime.
[608] Passeri, Vie d'Agostino Tassi, p. 105.
[609] Baldinucci, t. V, p. 293.
[610] Baldinucci, t. V, p. 294.
[611] Bottari, t. Ier, p. 348 et suiv., nos cxxxvii-viii et ix.
[612] Bottari, id., ibid., p. 351, n° cxl.
[613] La palme romaine équivaut, d'après l'Annuaire des Longitudes, à environ 20 centimètres.
[614] Bottari, t. Ier, p. 352, nº cxli.
[615] Ticozzi, Dizionario de'Pittori, in-8. Milan, 1818, p. 230.
[616] Bottari, t. Ier, p. 342 et suiv. nos cxxxii-iii et iv.
[617] Id., ibid., p. 347, n° cxxxvi.
[618] Bottari, t. Ier, p. 345, n° cxxxv.
[619] Id., ibid., p. 340, n° cxxx.
[620] Bottari, t. Ier, p. 341, n° cxxxi, et la note 2.
[621] Id., Ier, p. 356, nº cxliv.
[622] Bottari, t. Ier, p. 334 et suiv., nos cxxv à cxxix.
[623] Id., ibid., p. 371, n° cliv.
[624] Bottari, t. Ier, p. 361, n° cxlviii.
[625] Bottari, t. Ier, p. 362, n° cxlix.
[626] Id., ibid., p. 364, n° cli.
[627] Id., ibid., p.,367, n° clii.
[628] Bottari, t. Ier, p. 369, n° cliii.
[629] Bottari, t. Ier, p. 369, n° cliii.
[630] Vie de Pierre Mignard, par l'abbé de Monville.—Amsterdam, aux dépens de la compagnie, 1731, p. 19 et 23.—Suivant cette biographie, p. 9, Pierre Mignard serait arrivé à Rome en 1636.
[631] Vie de Mignard, par l'abbé Monville, p. 19.
[632] Ibid., p. 10.
[633] Félibien, dixième entretien sur la Vie et les ouvrages des plus fameux peintres, t. IV. p. 419.
[634] Félibien, t. IV, p. 420.
[635] Félibien, t. IV, p. 421.—Le Musée du Louvre possède deux tableaux de Dufresnoy, une Sainte Marguerite et un Paysage.
[636] Id., p. 422.
[637] Le cardinal Mazarin, Vie de Mignard, p. 37.
[638] Ibid., p. 38.
[639] Félibien, t. IV, p. 48.
[640] Baldinucci, Vie du Poussin, dec. iii, dal 1620 al 1630. Lib° Iº, p. 300-301.
[641] Voy. les Lettres du Poussin, publiées par M. Quatremère de Quincy. Paris, Didot, 1824, in-8, p. 2 et 8.—La première lettre à M. de Chantelou est indiquée à la date du 15 janvier 1638; mais M. Quatremère fait remarquer, dans une note, qu'elle doit être du 15 janvier 1639: en effet, le Poussin écrit qu'il demeure à Rome depuis quinze ans entiers; or, il n'y arriva qu'au printemps 1624; la lettre doit donc avoir été écrite en janvier 1639.
[642] Lettres du Poussin, p. 3.
[643] Passeri, Vie du Poussin, p. 353.
[644] Lettres du Poussin, p. 4-5.
[645] Lettres du Poussin, p. 6-7.
[646] Lettres du Poussin, p. 8 et 13.
[647] Ibid., p. 9.
[648] Lettres du Poussin, p. 10.
[649] Lettres du Poussin, p. 18.
[650] Ibid., p. 20.
[651] Lettres du Poussin, p. 25 et 23.—La lettre au commandeur se trouve aussi en italien dans le Recueil de Bottari, t. Ier, p. 373, n° clvi.
[652] Lettres du Poussin, p. 30.
[653] Bellori, Vie du Poussin, édit. in-4 de 1672, à Rome, dédiée à Colbert, p. 430.
[654] Lettres du Poussin, p. 34-35.
[655] Lettres du Poussin, p. 36.
[656] Ibid., p. 38.
[657] Ibid., p. 41.
[658] Ibid., p. 56.
[659] Félibien, VIIIe entretien, t. IV, p. 34.
[660] Lettres du Poussin, p. 59, du 19 août 1641.
[661] Lettres du Poussin, p. 40.
[662] Bellori, Vie du Poussin, p. 428.
[663] Lettres du Poussin, p. 57.
[664] Lettres du Poussin, p. 80.
[665] Château appartenant à de Noyers.
[666] Lettres du Poussin, p. 55.
[667] Bellori, p. 427, 428.
[668] Ibid., p. 429.
[669] Ibid.—Il est maintenant au Louvre.
[670] La lettre par laquelle le Poussin annonce à C. Ant. del Pozzo son arrivée à Paris est du 6 janvier 1641, et la dernière lettre qu'il a écrite de Paris au commandeur est du 21 septembre 1642; celle qui suit est datée de Rome, le 1er janvier 1643. Ainsi son séjour ne dura pas plus de vingt-deux mois.—Voy. les Lettres du Poussin, p. 114 et 117.
[671] Ibid., p. 75.
[672] Ibid., p. 50.
[673] Ces ornements ont été gravés par Pesne, au nombre de dix-neuf sujets, avec le frontispice.
[674] Lettres du Poussin, p. 63; et, en italien, dans Bottari, t. Ier, p. 380, n° clx.
[675] Ibid., p. 60.—Bottari, t. Ier, p. 382, nº clxi.
[676] Lettres du Poussin, p. 67-68.—Bottari, t. Ier, p. 383, n° clxii.
[677] Ibid., p. 43, 44-70.
[678] Angeloni était également grand amateur de peinture, et grand collectionneur de dessins et de gravures.—Mariette rapporte dans soft Abecedario (publié par M. de Chenevières dans les Archives de l'art français, p. 321, art. caracci, annibale), qu'Angeloni avait rassemblé jusqu'à six cents des dessins faits par Annibal Carrache, Comme études de la galerie Farnèse. Indépendamment de son Historia Augusta, Angeloni a composé d'autres ouvrages, entre autres l'Histoire de la ville de Terni, in-4º, avec son portrait gravé par Jean Angelo Canini, élève du Dominiquin. Voy. l'Abecedario, p. 300.
[679] Hespérides, etc., p. 99.
[680] Lettres du Poussin, p. 69.
[681] Ibid., p. 70, 72, 84.
[682] Lettres du Poussin, p. 71.—Bottari, t. Ier, p. 385, n° clxiii.
[683] Lettres du Poussin, p. 81.—Bottari, t. Ier, p. 395, n° clvii.
[684] Ibid., p. 77.—Id., t. Ier, p. 391, nº clxvi.
[685] Ibid., p. 73.—Id., t. Ier, p. 389, n° clxv.
[686] Lettres du Poussin, p. 75.
[687] Lettres du Poussin, p. 80.—Bottari, t. Ier, p. 392, n° clxvii.
[688] Lettres du Poussin, p. 80.—Bottari, t. Ier, p. 392, n° clvii.
[689] Ibid., p. 83.
[690] Félibien. t. IV, p. 39 et suiv. Éd. de Trév., in-12, 1725.
[691] Lettres du Poussin, p. 86.
[692] Lettres du Poussin, p. 101.
[693] P. 104.
[694] Lettres du Poussin, p. 109.—Bottari, t. Ier, p. 408, n° clxxiv.
[695] Id., p. 100.—Ibid., t. Ier, p. 400, n° clxx.
[696] Lettres du Poussin, p. 105 et 107.—Ibid., t. Ier, p. 404 et 405, nos clxxiiet clxxiii.
[697] Id., ibid.
[698] Id., p. 109.—Ibid., nº clxxiv.
[699] Id., p. 110.—Ibid., p. 409, n° clxxv.
[700] Lettres du Poussin, p. 117.
[701] Bellori, Vie du Poussin, p. 531;—Passeri, id., p. 357.
[702] Passeri, Vie du Poussin, p. 358.
[703] Noies aux Lettres du Poussin, p. 363.—Le groupe de l'Enfant porté par un ange avait été fait sur les dessins du sculpteur J. Sarrazin.
[704] P. 109.
[705] Bellori, p. 438.
[706] Id., p. 433.
[707] A l'époque où Bellori écrivait la Vie du Poussin, en 1671, l'escalier de la Trinité-des-Monts n'avait pas encore été construit.
[708] Bellori, p. 436.
[709] Id., p. 438.
[710] Id., p. 411.
[711] Bellori, p. 441.
[712] Id., ibid.
[713] Id., p. 442, 449.
[714] Id., p. 451.
[715] Id., p. 443.
[716] Baldinucci, t. Ier, p. 302; dec. del 1620 al 1630.
[717] Lettres du Poussin, p. 211, 247, 335.
[718] Id., p. 271, 342.
[719] Id., 218,301.
[720] Bellori, p. 448.
[721] Bellori, p. 448.
[722] P. 204., lett. du Poussin.
[723] Bellori, p. 121 et suiv.
[724] Bellori, p. 124, 142, 168, 221, 224 et passim.
[725] Voy. entre autres celle du 25 août 1643, p. 130.
[726] Lettre à Chantelou du 20 juin 1644, p. 190.
[727] Lettre à Chantelou, p. 193, 195.
[728] P. 189.
[729] Dans son Abecedario, publié dans les Archives de l'art français, art. chapron, p. 354. Mariette a donné une seconde édition des gravures de Chapron.
[730] Lettre de Chantelou, p. 135.
[731] P. 136.
[732] P. 158.
[733] Lettr., p. 144.
[734] P. 26.
[735] P. 139.
[736] Lettr., p. 140.
[737] P. 216.
[738] Lettr., p. 140.
[739] P. 173.
[740] P. 144-151.
[741] Félibien, t. IV, p. 51.
[742] Gault de Saint-Germain, Vie du Poussin, description de ses tableaux, p. 7.
[743] Lett., p. 135.
[744] Lett., p. 160.
[745] Lett., p. 171.
[746] P. 178.
[747] Lettre à Chantelou du 14 mai 1644, p. 182.
[748] Id., p. 200.
[749] Id., p. 283.
[750] Voici, d'après les lettres du Poussin, l'ordre chronologique dans lequel furent commencés et terminés les sept sacrements destinés à Chantelou: 1° L'Extrême-Onction, commencée le 14 avril 1644, terminée en octobre suivant (P. 178, 200); 2° la Pénitence, commencée en juin 1644, terminée en mai 1647 (P. 186, 239, 240, 261); 3° la Confirmation, commencée en mai 1645, terminée en décembre suivant (P. 214, 232); 4° le Baptême de J.-Ch, commencé en octobre 1646, terminé à la fin de décembre suivant (P. 252, 254); 5° l'Ordre, commencé en juin 1647, terminé en août suivant (P, 263, 268); 6° l'Eucharistie, commencée vers la fin d'août 1647, et terminée au commencement de novembre suivant (P. 270, 271); 7° et le Mariage, commencé vers le 20 novembre 1647 et terminé au commencement de mars 1648 (P. 275, 283).—On sait que ces tableaux, après avoir appartenu à M. de Chantelou, ont fait partie du cabinet du duc d'Orléans, régent, et qu'ils ont passé en Angleterre avec tous les tableaux qui composaient ce cabinet. Ils sont aujourd'hui dans la galerie du marquis de Stafford.
[751] P. 258.
[752] Lettr., p. 261. Du 3 juillet 1647.
[753] P. 263.
[754] Terminé en juin 1646, p. 246.
[755] Lettr., p. 275.
[756] Du 22 décembre 1647, p. 279.
[757] Lett., p. 280.
[758] P. 303.
[759] P. 310.—Voy. aussi dans Félibien, t. IV, p. 89 et suiv., l'énumération des tableaux que le Poussin fit à Rome, pour des amateurs, après 1648.
[760] P. 308.
[761] P. 245, 248.
[762] Lett., p. 256.
[763] P. 274.
[764] P. 282.
[765] Lett., p. 289.
[766] P. 296.
[767] Biographie universelle, art. scarron, t. XLII p. 44.
[768] Lett., p. 313.
[769] P. 354.
[770] Lett., p. 284, 288.
[771] Lettre du 19 septembre 1648 à M. de Chantelou l'aîné, p. 290.
[772] Lett., p. 315.
[773] Appendice aux Lettres du Poussin, p. 364.
[774] Lett., p. 316.
[775] P. 324.
[776] P. 302, 312.
[777] Lett., P. 312.
[778] P. 313.
[779] P. 316.
[780] Lett., p. 324.
[781] P. 333, 335.
[782] Id. et 336.
[783] P. 335.
[784] Lett., p. 341
[785] P. 344.
[786] Par sa lettre du 4 février 1663, p. 342.
[787] Francisci Junii, F. F. de pictura veterum, libri tres. La première édition, dédiée à Charles Ier, roi d'Angleterre, est de 1637.
[788] Lett., p. 346.
[789] Lett., p. 349.
[790] Voy. p. 51.
[791] Cette lettre est rapportée dans le Piacevole raccolta di opuscoli sopra argomento d'arti belle, scelti da autori antichi et moderni, e ripublicati per cura di Niccolò Laurenti e Francisco Gasparoni.—Roma, lipografia Menicanti, 1846.—T. III, p. 252.—Elle se trouve aussi dans la traduction du la Vie de Raphaël, de M. Quatremère de Quincy, par Longhena.—Milano, 1829, p. 656.
[792] Sur un bracelet qui entoure le bras gauche du portrait.
[793] Pour comprendre cette remarque de Missirini, il faut ne pas oublier que la Fornarine du palais Barberini est représentée à mi-corps, absolument nue.
[794] C'est un mémoire du chanoine D. Moreni, intitulé: illustrazione storico-critica di una rarissima medaglia rappresentante Bindo Altoviti. Cette notice contient des détails intéressants sur l'amitié qui unissait Bindo et Raphaël. Voyez Notizie intorno Raffaele Sanzio, etc., dall'avvocato D. Carlo Fea. Roma, 1822, chez Vincenzo Poggioli, p. 19 et 92.
[795] Voy. à la suite des lettres de Balthasar Castiglione, t. II, p. 328, les notes de l'abbé Serassi sur cette pièce de vers.