The Project Gutenberg eBook of Les heures longues, 1914-1917

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Title: Les heures longues, 1914-1917

Author: Colette

Release date: August 15, 2013 [eBook #43475]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Madeleine Ghozzi & Marc D'Hooghe (Images generously made available by the Internet Archive - University of Ottawa)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES HEURES LONGUES, 1914-1917 ***

LES HEURES LONGUES

Par

COLETTE

(COLETTE WILLY)

1914-1917

PARIS
ARTHÈME FAYARD & Cie, ÉDITEURS
18-20, RUE DU SAINT-GOTHARD
1917

Table

LES HEURES LONGUES


LA NOUVELLE

Saint-Malo, août 1914.

La guerre?... Jusqu'à la fin du mois dernier, ce n'était qu'un mot, énorme, barrant les journaux assoupis de l'été. La guerre? Peut-être, oui, très loin, de l'autre côté de la terre, mais pas ici.... Comment imaginer que l'écho même d'une guerre pût franchir ces rochers, farouches uniquement pour que semblent plus doux, à leurs pieds, la vague, le gazon marin clairsemé, le chèvrefeuille, le sable gaufré par la petite serre des oiseaux.... Ce paradis n'était point fait pour la guerre, mais pour nos brèves vacances, pour notre solitude. Les récifs cachés sous la mer n'y veulent point de barque; l'épervier vigilant en bannit les oiseaux. Chaque jour, vers l'heure de midi, il montait au ciel et tardait à redescendre; notre jumelle marine le découvrait très haut, large ouvert, appuyé sur le vent, et son bel œil brûlant ne regardait pas la terre....

C'était pourtant la guerre, cette Cancalaise dure, cette vendeuse de poisson qui avait cessé, le mois dernier, de bavarder et de rire, qui réclamait son dû en argent et en bronze, et refusait les billets de banque, qui regardait au loin sur la mer venir le cortège des jours sans pain ni cidre....

C'était la guerre, ce garçon épicier à bicyclette qui colportait, au grelot allègre de sa machine, des bruits de disette, des avertissements de cacher le sucre, l'huile, le pétrole....

C'était la guerre. Dans Saint-Malo, où nous courions chercher des nouvelles, un coup de tonnerre entrait en même temps que nous: la Mobilisation Générale.

Comment oublierais-je cette heure-là? Quatre heures, un beau jour voilé d'été marin, les remparts dorés de la vieille ville debout devant une mer verte sur la plage, bleue à l'horizon, —les enfants en maillots rouges quittent le sable pour le goûter et remontent les rues étranglées.... Et du milieu de la cité tous les vacarmes jaillissent à la fois: le tocsin, le tambour, les cris de la foule, les pleurs des enfants.... On se presse autour de l'appariteur au tambour, qui lit; on n'écoute pas ce qu'il lit parce qu'on le sait. Des femmes quittent les groupes en courant, s'arrêtent comme frappées, puis courent de nouveau, avec un air d'avoir dépassé une limite invisible et de s'élancer de l'autre côté de la vie. Certaines pleurent brusquement, et brusquement s'interrompent de pleurer pour réfléchir, la bouche stupide. Des adolescents pâlissent et regardent devant eux en somnambules. L'automobile qui nous porte s'arrête, étroitement insérée dans la foule qui se fige contre ses roues. Des gens l'escaladent, pour mieux voir et entendre, redescendent sans nous avoir même remarqués, comme s'ils avaient grimpé sur un mur ou sur un arbre;—dans quelques jours, qui saura si ceci est tien ou mien?... Les détails de cette heure me sont pénibles et nécessaires, comme ceux d'un rêve que je voudrais ensemble quitter et poursuivre avidement.

Un rêve, un rêve.... De plus en plus, un rêve: car à mesure que je m'éloigne de la ville, que je retourne vers les campagnes que balaie l'aile effarée des tocsins, ces prés, ces moissons, cette mer endormie ne sont plus qu'un décor, interposé entre moi et la réalité: la réalité c'est Paris, Paris où vit la moitié de moi-même, Paris peut-être fermé à cette heure, Paris suffocant et gris sous sa brume d'août, plein de cris, fermentant de chaleur et de fureur, d'angoisse et de bravoure....

Sera-ce ma plus longue soirée de la guerre, celle que je passe encore ici dans l'attente du départ, celle où le calme plat renverse, dans la mer, l'image des rochers violets? Toute la nuit la mer se tait, sans pli, sans souffle, et balance à peine, toutes ombrelles épanouies dans un phosphore laiteux, des méduses de cristal bleu....


LE «RÉSERVOIR»

26 août 1914.

Le septième jour de la mobilisation, un sergent de ville arrêta le taxi qui nous menait vers la Madeleine, et deux soldats y montèrent, à qui nous fîmes conduite jusqu'à la gare de l'Est. L'un des deux «réservoirs» était bien sage, mais l'autre!... Nous n'avions jamais vu pareil diable, maigre, tanné et moustachu, avec des gestes qui menaçaient les vitres. Pas méchant, et certainement à jeun, mais exultant d'une joie qu'il raconta tout de suite:

—Monsieur, madame, je ne peux pas croire ce qui m'arrive! Je me tâte pour savoir que c'est vrai! Je suis dans tous mes états, et pourtant vous pouvez voir que je ne suis plus un petit garçon, j'ai trente-neuf ans.... Ah! c'est que je reviens de loin!...

—Vous étiez malade?

—Pire que malade, j'étais désespéré. Songez que quante j'avais dix-huit ans, je me suis engagé parce qu'on disait qu'on allait faire la guerre à l'Allemagne. Je t'en fiche, monsieur, madame, mon temps passe et je ne vois rien venir. Bon sang, que je me dis, j'aurai le dernier mot, je r'engage. Une fois r'engagé, la paix partout. Je me bute, je r'en-r'engage: ce coup-là j'ai eu le battement de cœur, on nous promettait la guerre, je croyais tous les matins qu'on la tenait, mais ces gens du gouvernement ont encore une fois arrangé ça.... Alors, j'ai perdu courage, je suis retourné au pays, j'étais si dégoûté de tout que j'ai voulu me marier, avec une bonne femme de mon patelin, une jeunesse dans mon genre.... Y a un bon Dieu, monsieur, madame! le mariage était pour après-demain, et hier on me mobilise! Ah! ça n'a pas traîné, ce que je l'ai plantée là, ma bonne femme!...

Il riait, il était terrible et gai. Il avait des yeux jaunes de loup solitaire, il ouvrait ses bras secs comme pour étreindre sa seule fiancée, la Guerre.... Puis, rappelé à la réalité et au souci des convenances par les cahots du taxi, il rangea ses coudes anguleux, dit aimablement: «Pardon, esscuse!» et nous écrasa les pieds d'un godillot cordial.


BLESSÉS


L'AUBE

10 octobre 1914.

Trois heures.... La belle lune glacée a quitté le ciel, et il s'en faut de deux heures encore que les fenêtres bleuissent. C'est le moment le plus obscur, et le plus calme, dans le dortoir du collège-hôpital. Sous l'électricité en veilleuse, les huit blessés sont endormis. Endormis, mais non silencieux. Le sommeil libère la plainte qu'ils retiennent tout le long du jour par orgueil. Le pleurétique geint régulièrement, d'une voix douce, comme une femme. Celui qui a la mâchoire et l'œil éclatés dit, de temps en temps: «oh!» avec l'accent de l'effarement, du scandale. Un mince jeune homme blond, amputé de la jambe depuis quatre jours, gît sur le dos, les bras ouverts, et son sommeil semble avoir renoncé à la vie. Un barbu, le bras pris dans le plâtre, cherche dans son lit, en soupirant, la place où il souffrirait moins. Cet autre, la gorge bandée, râle?... non, il ronfle, en étouffant à demi....

D'hier soir jusqu'à cette heure, ils n'ont goûté que des miettes de repos, brisées, mesurées par la fièvre, la soif, l'élancement intolérable. Ils ont imploré tour à tour le verre de tisane, le grog, le lait chaud, la piqûre, surtout la piqûre.... Les voilà, ces braves, vaincus par la longue nuit. Misérables comme les voilà, s'éveilleront-ils?

Oui, ils s'éveilleront! Quand les passereaux crient sur le gazon blanc de gelée, les huit blessés saluent aussi l'aube rouge, d'un cri plus vif, d'un soupir plus haut, d'un juron étouffé où reparaissent la vie et le rire. Ce sont les fils d'une bonne race, qui ressuscitent et bondissent avec la lumière. Assis et flairant le parfum du café, le pauvre monstre à la tête éclatée et pourpre clignera vers moi son œil unique, et me dira de sa demi-bouche malicieuse:

—Avouez que j'ai vraiment ce qu'on peut appeler une trogne rubiconde!

Et il réclamera sa double ration de petit déjeuner, alléguant que le liquide, ça ne lui tient pas au corps.

Soulevant son lourd bras plâtré, le voisin, grivois et gaulois, se réjouira selon Rabelais, et le petit amputé, exsangue, préoccupé de son moignon, de la barbe blonde qui salit ses joues, de son avenir de joli garçon, m'interrogera encore une fois:

—Dites voir.... Dites voir comment il était amputé, votre père? Plus haut que moi, hein? et il marchait, oui? Il courait, dites voir?... Comme un lapin, qu'il courait.... Et c'est vrai, qu'il a trouvé à se marier tout de même? Oui? Avec une jolie femme? C'est vrai?... Comment qu'elle était, sa femme? dites voir?...


LA TÊTE

—La Tête va bien?

—La Tête ne va pas plus mal.

Il est assis sur son lit, dans un angle de la salle blanche, et son œil nous suit, brillant et intelligent entre les bandes entre-croisées, entre des décamètres et des décamètres de gaze à pansements.... Il soupire caninement au passage des escalopes odorantes et des pommes de terre frites: son gros appétit campagnard méprise la nourriture liquide, la seule que lui permette son affreuse blessure....

Quand il revint à lui, après un long évanouissement, il avait la tête dans une flaque d'eau. Il se dit: «Allons, je ne suis pas trop blessé.» Puis il aperçut un bon morceau de sa langue, toutes ses dents, et divers autres éclats de lui-même, qui baignaient dans la flaque. Alors il se dit: «Si, je suis pas mal blessé.» Il se mit debout, lentement, et commença de souffrir. Pas à pas, parmi les corps silencieux et les corps gémissants, il fit deux kilomètres, jusqu'à un village en ruines, où quelques habitants épouvantés s'écrièrent à sa vue:

—Ah! mon pauvre garçon! dans quel état.... On ne peut pas vous panser ici, et les nôtres sont là-bas, à X..., à douze kilomètres!...

Muet, le blessé fit les douze kilomètres. Il ne peut pas dire en combien d'heures. A X... on le conduisit au commandant, et il écrivit sur un bout de papier:

«Mon commandant, voulez-vous, s'il vous plaît, me prêter votre revolver.» Et il signa.

—Jamais de la vie! se récria le commandant. On va t'arranger ça, mon garçon, on va te guérir, tu m'en diras des nouvelles! Tu viens d'où?

Réponse écrite.

—Mais c'est à douze kilomètres, ça! Comment se fait-il que tu n'aies pas rencontré des voitures d'ambulance? Tu n'en as pas rencontré?

—Si, plusieurs, écrit La Tête.

—Et ils ne t'ont pas vu?

—Si mon commandant, écrit posément La Tête; mais ceux qu'ils ramassaient étaient tellement plus malades que moi; mais je pouvais encore marcher; alors, je n'ai pas cru devoir leur demander de me prendre.


RENOUVEAU

Je n'ai pas encore rencontré d'infirmières neurasthéniques. Le secret de leur sérénité ne tient peut-être pas tout entier dans le don total qu'elles font de leur activité physique et morale. Peut-être leur optimisme s'alimente-t-il à celui des blessés—car je n'ai pas non plus rencontré de blessés neurasthéniques. Je n'ai vu de tristes, dans une salle où l'on compte, pour douze hommes, vingt et un bras et vingt jambes, que les gens bien portants, les passants, les visiteurs.

La plupart de ces jeunes Français, échappés à la mort au prix d'un membre, guérissent, verdoient comme un arbre ébranché. A voir le teint vivace, l'œil humide et gai d'un enfant de vingt ans, le bras droit scié à l'épaule, et qui rit de sa maladresse à manger de la main gauche, on se dit follement: «Son bras va repousser, mais oui, c'est tout naturel....» Son voisin, pendant qu'on lui panse un moignon de pied informe, se penche, froidement curieux: «Si on ne jurerait pas un morceau de viande que les chats se sont battus dessus!» Et il rit, lui aussi. Cela est admirable, cela est simple. Nous n'aurons pas à consoler, autrement que par notre amour, notre gratitude, la foule glorieuse de nos jeunes amputés. Déjà ils nous réconfortent, déjà leur bravoure a la suprême coquetterie du sourire, et leur malice redressée joue avec toutes les difficultés. L'un saura dans quelques jours écrire de la main gauche; celui-là pince, entre ses genoux durs de cavalier, un petit miroir, et d'un seul bras se rase et se peigne.

Un amputé du pied se congratule: «J'ai de la chance, on m'a conservé le genou, et on fait à présent des appareils tellement légers! Ma mère qui se désole là-bas, je n'irai la voir qu'avec mon faux pied; elle qui s'attend à voir arriver un pilon, ça lui fera une bien bonne blague!»

Leur hâte de guérir est révélée par leur sagesse même, l'immobilité appliquée, le soin de ne pas déplacer un pansement, l'intensité du regard qu'ils tournent vers la fenêtre et la porte. Mais que l'un des douze vienne à demander:

—Quelle heure est-il?

Onze voix lui répondent, se récrient, discutent une avance ou un retard d'un quart d'heure. Car ils l'avouent tous, amputés crâneurs ou blessés mélancoliques, ce lieu-ci est un lieu entre tous où l'on sent le prix des minutes et des heures, et l'austère, l'inexorable lenteur du sablier.


LE PREMIER CAFÉ-CONCERT

6 novembre 1914.

Les plus vives émotions d'avant-victoire, ce n'est pas là que je les cherchais. Elles m'attendaient pourtant dans cette salle enfumée, longue, qui étouffe les sons d'un ardent et maigre orchestre.

Ici, on chante, ici, on danse, et le public s'y presse tous les soirs. L'étrange public, de femmes jeunes, d'hommes âgés, d'étrangers cordiaux, de petits chiens sur les genoux.... Public avide, naïf, rajeuni jusqu'à la candeur et déjà si renouvelé par la guerre qu'il ne chérit plus que les chansons de son passé et murmure en chœur, avec des duettistes aux cheveux gris, le Temps des Cerises.... Mais il résonne aussi, en sourdine, d'un grondement harmonieux, lorsqu'un bras débile, une voix usée miment et chantent:

Nous l'avons eu, votre Rhin allemand....

Miracle, auquel nous ne pensions pas, rédemption d'un art, d'un genre décrié, avili: les mots qu'on évitait, qu'on délaissait comme des joyaux démodés et trop lourds ont repris vie; ils suscitent des images magnifiques ou sanglantes: ils heurtent, réveillent, rallument un brasier assoupi de souvenirs.... Un soupir unanime les accompagne, ces mots: «Patrie ... nos soldats ... la France, le drapeau ... la gloire ...» et la voix du baryton, le soprano pauvre de la diseuse hésitent, se mouillent: une mitraille de bravos couvre ces défaillances. Le public se dresse, têtes nues, quand un fantaisiste minable commence, sur un violon fait d'une boîte à cigares, l'Hymne belge, suivi de la Marseillaise, puis de l'Hymne russe, enfin le chant national anglais. Droits comme à l'église, les hommes chantent. Un vieillard, près de nous, chante, en martelant le parquet de sa canne, et dédaigne d'essuyer les larmes qui roulent sur ses joues. Une jolie fille en bonnet de police veut chanter, et sanglote. Deux jeunes soldats anglais, frais, tirés à quatre épingles, chantent religieusement, les yeux levés, sans regarder personne, et leur raide modestie semble ignorer que les applaudissements vont à eux, à la fin du God save the king.

Belles larmes, claire averse portée par un orage de musique sacrée! Et comme le rire s'y mêle promptement, sans presque les tarir, lorsqu'on nous raconte, ensuite, que Guillaume est enrhumé, ou les tribulations glorieuses d'un autobus Madeleine-Bastille! Un peuple vif, déconcertant, tenace, rebondissant, capable de nonchalance, capable aussi de trop de hâte, d'héroïsme, de patience, détenteur des défauts les plus flatteurs et des qualités les plus contradictoires—le peuple français, enfin—pouvait seul inventer et lancer par-dessus la rampe, dès aujourd'hui, ces chansons qui sont, au vrai, celles de demain, les unes férocement gaies, les autres où l'humour vengeur s'adoucit déjà d'une commisération méprisante—des chansons d'après la victoire.


LE VIEUX MONSIEUR

4 décembre 1914.

—Ma laine chinée? qu'a-t-on fait de ma laine chinée? Ah! la voilà sous le fauteuil!

S'étant relevé avec un peu de peine, son crochet d'écaille d'une main et sa pelote gris-bleu de l'autre, le vieux monsieur se rassit et se remit à crocheter.

Il y est, à présent, presque aussi habile que vous et moi. Je n'ai même pas eu envie de rire, quand il vint, il y a trois ou quatre semaines, me dire simplement:

—Ma chère amie, j'ai soixante-cinq ans, des yeux passables à condition de porter binocle, des doigts que la goutte a épargnés. Voulez-vous être assez aimable pour m'apprendre à faire du crochet pour nos soldats?

Il y mit beaucoup d'adresse et de patience, et le point marguerite, la demi-barrette et le tricot tunisien n'ont plus de secret pour lui.

—Je ne mets plus les pieds à mon cercle, nous avoue-t-il. J'ai enfin trouvé un motif honorable pour fuir les vieilles barbes comme moi qui y sont restées, et dont l'optimisme même est lugubre. Je trouve un foyer, moi qui n'ai plus de famille. Je découvre que les femmes causent, qu'elles pensent, qu'elles souffrent avec grâce, et que la conversation, douairière amène qu'on croyait morte, ressuscite.... Je découvre qu'un vieil homme inutile tient, sans ridicule, un crochet aussi bien qu'un éventail de cartes.... Je médite, je constate les lacunes de l'éducation masculine,—car il n'y a pas d'école où l'on apprenne à coudre aux jeunes garçons, à part l'armée! Un étudiant pauvre saura tout faire, s'il est intelligent, sauf ajuster une pièce à son pantalon ou ravauder une chaussette.... Tenez, ma chère amie, dites-moi donc s'il faut que je commence ici les diminués de l'emmanchure, et je vous raconterai tout bas comment, petit provincial timide, pauvre et gourmé, je suis resté pendant dix ans la proie d'une servante avisée, parce qu'elle savait coudre, et que moi je ne savais pas....


LES LETTRES

Décembre 1914.

Mon amie Valentine est de celles dont on dit: «Elle est bien gentille, mais elle n'a rien inventé.» Ce n'est pas là un mauvais compliment, et je ne vois pas ce que pourrait ajouter, à cette femme charmante, le brusque souffle du génie inventif. Mon amie Valentine a le tact, en toute circonstance, d'obéir à une routine qui est presque du bon goût: elle s'habille comme tout le monde et depuis la guerre, comme tout le monde elle tricote, pleure un peu en secret, et écrit chaque jour à son mari, qui est dans les tranchées—comme tout le monde, «une tranchée de troisième ordre», écrit-il gaiement, «où il n'y a même pas de salle de douche».

Mon amie Valentine témoigne d'une grande discrétion dans l'anxiété, et n'en donne rien à remarquer, sauf qu'elle éclate de rire trop facilement, malgré elle, et se le reproche avec deux promptes larmes dans les yeux. Elle a subi deux rudes surprises, depuis quatre mois: la guerre, d'abord, puis celle de découvrir, après une tiède union de dix années, qu'elle aime son mari. Elle songe à lui à toute heure, espère ses lettres, les lit, les promène dans un grand sac parmi des pelotons de laine, les relit jusqu'entre les lignes—et la voici justement tout inquiète, dans un fauteuil en face de moi:

—Je ne comprends rien au ton des lettres de Jacques, me confie-t-elle. Et lui, de son côté, me parle des miennes comme s'il n'en était pas tout à fait content. Ainsi, dans l'avant-dernière (attendez, je l'ai là), il écrit: «Tu me parles tout le temps de la guerre; j'aimerais mieux autre chose. J'en ai plein le dos, moi, de la guerre, et plein les yeux, et plein les oreilles. En lisant ta lettre du 8, j'avais l'impression d'avoir épousé Joffre! Raconte-moi des potins, des histoires de notre petit, de la maisonnée.... Si je compte bien, c'est ce mois-ci que la vieille jument doit mettre bas à la campagne; informe-toi d'elle....» Vous ne trouvez pas ça singulier que mon mari, du fond de la tranchée, calcule les jours de mise-bas de la jument?... Mais voici le plus fort, sa lettre de ce matin: «Veux-tu aller choisir dans un grand magasin et m'envoyer, sous une enveloppe de papier fort, des échantillons de moquette unie, dans les teintes havane et or un peu sombre? Je voudrais que tu fisses changer le tapis de notre chambre, que la fuite d'eau a gâté en juillet. Cette grande tache, entre la commode et la fenêtre, me tire l'œil, m'obsède, et j'aime bien avoir l'esprit libre pour me battre». Enfin, voyons, ma chère amie, je vous fais juge! Vous trouvez normal que cet homme, dans sa cave où l'eau monte, et qui a déjà été deux fois à demi enterré par des explosions d'obus allemands, ne soit «obsédé» que par la tache du tapis de notre chambre? Il y a des moments où je crains que....

Et mon amie Valentine se toucha le front d'un geste significatif. Je la rassurai de mon mieux, brièvement, en évitant les paroles trop affectueuses, les fraternels baisers qui invitent aux larmes, et nous parlâmes d'autre chose, tandis que j'aurais voulu lui dire:

—Mon amie Valentine, ce qu'a votre mari, non, ce n'est pas de la folie, c'est simplement de l'amour. Pendant qu'il écarte l'ennemi de son terrier, de son mètre de remblai, de sa haie dépouillée, il voit le précieux et minuscule noyau de sa patrie: la chambre conjugale, la lampe, la commode ventrue—et le tapis taché.

«Allez donc chercher des échantillons de moquette, en vous réjouissant de l'instant où votre mari, par la fente de jour gris qui tombe dans la tranchée, les comparera l'un à l'autre et en éprouvera le velours, du bout de ses doigts crevassés. Ne manquez pas, non plus, de noter le jour et l'heure où la jument âgée mettra bas; relatez les potins de votre cercle d'amies, finissez par le dernier joli mot de votre petit garçon, et laissez de côté, dans les lettres à votre mari, le sort des armées, les pronostics de votre oncle le sénateur, la politique—bref, la guerre. Lui écrire «n'importe comment» c'est charmant, lui écrire «comme il faut» est mieux. Faites attention qu'il est votre mari, qu'il vous aime, qu'il vous lit—qu'il vous juge, et que vous devez triompher de la plus difficile épreuve: une longue séparation. Songez que les jours d'absence s'ajoutent aux jours, songez que l'heure du retour, encore indistincte derrière un voile de fumée fendu d'éclairs, approche cependant. Songez qu'à travers tout, et sans cesse, celui que vous attendez n'aura pensé—ô la commode ventrue, ô la tache du tapis!—qu'à vous seule, et qu'avant de vous évanouir dans ses bras, il faudra lui donner le temps de savoir que vous êtes, ponctuellement, celle qu'exige sa confiance d'homme sûr de retrouver, sûr d'étreindre ensemble sa nouvelle fiancée et sa compagne fidèle».


LA CHASSE AUX PRODUITS ALLEMANDS

Décembre 1914.

La chasse ... oui, mais pas comme vous l'entendez. Il y a hausse, hausse secrète naturellement, sur certains produits allemands, depuis la guerre. Cela est aussi vrai que peu croyable, et difficile à prouver. Certains comprimés d'aspirine sont devenus introuvables, non pour cause de juste boycottage, mais parce que les clients maniaques les trustent. J'ai entendu un médecin d'hôpital militaire réclamer, pour un pansement, une bobine d'un emplâtre «plastik» (exiger le K) allemand, et tempêter parce qu'on lui en offrait un autre, d'origine moins teutonne.

Mais voici le plus beau: J'achetais l'autre jour un savon quelconque dans l'une de ces halles à parfumerie que Berlin pourvoyait, par tonnes, de maquillage en bâtons, en pâte, en poudre, et je demandais au propriétaire:

—Eh bien! on a prohibé tous les produits Leichner? Quel tracas pour vous!

—Ne m'en parlez pas, me répondit-il, je ne sais plus où donner de la tête.

—C'est une grosse perte d'argent pour votre maison?

Il me regarda, étonné:

—Une perte? Je vous avoue que pour l'instant, si je voulais, ce serait plutôt une source de bénéfices. Quoique les théâtres soient encore fermés, les artistes défilent chez moi: «Vous avez encore du Leichner? Il me faut du fond de teint, du numéro 2, du numéro 3, du rouge en bâton, du crayon bleu, du crayon bistre....» On m'en achetait par deux ou trois bâtons, on me les prend par douzaines. Il y a même un artiste qui m'a téléphoné, d'un petit air détaché: «Envoyez-moi tout ce qui vous reste, et vous savez, ça ne fait rien, si le Leichner a subi depuis la guerre une petite majoration....» Moi, ça me fait lever les épaules, c'est de la manie. Vous ne pensez pas qu'ils ne l'auraient pas volé, ces clients-là, de trouver un jour, sous la bande imprimée «Leichner», une autre petite étiquette portant: «Contrefaçon parisienne


A VERDUN

Décembre-Janvier 1915.

Il est fini, ce beau voyage épouvanté. Me voici—pour combien de jours?—cachée dans Verdun. Un faux nom, des papiers d'emprunt, ce n'était pas assez pour me garder, pendant treize heures de trajet, du gendarme nouveau-style, que la guerre fait subtil, railleur, indiscret, ni de ton commissaire impérieux, gare de Châlons! En chemin, j'ai rencontré tous les périls: l'amie infirmière commise à l'arrivée des trains de blessés et qui s'écrie: «Vous ici!», le journaliste devenu militaire et qui s'enquiert: «Votre mari va bien? Vous allez le voir?», le médecin-major, qui «comprend» et qui m'adresse des clins d'œil à inquiéter un garde-voie.... Les heures les moins troublées furent celles du «train noir», qui chemine toutes lumières éteintes entre Châlons et Verdun, lentement, lentement, comme à tâtons, retenant son asthme et son sifflet. Heures longues? peut-être, à cause de l'impatience d'arriver, mais heures remplies, inquiètes, illuminées par la lueur boréale d'une canonnade incessante, une lueur rose qui halète au ras de l'horizon, au nord-est.

Un somptueux tonnerre raccompagne, continu, nourri, qui ne déchire pas l'oreille mais sonne dans tous les membres, dans le ventre et la tête, et parfois la chute florale des fusées éclairantes, qui crèvent la nuit.

Personne n'a dormi, personne n'a parlé jusqu'à l'éclosion de l'aube d'hiver, jusqu'à l'arrivée à Verdun, et combien j'enviais, déguisée, ces commerçants verdunois qui passaient devant le gendarme avec un «Ça va?» et une poignée de main....

N'importe. J'y suis, je tâcherai d'y rester, prisonnière bénévole. La canonnade toute proche ne ronfle pas seule: un feu de coke pète et flambe, et mes complices—un sous-officier couleur de blé mûr, sa jeune femme brune comme une châtaigne, propriétaires verdunois—me rient, par-dessus le café et le lait concentré. Moyennant que je ne sorte pas, que je ne m'approche pas des fenêtres,—«attention aux médecins-majors logés en face!»—tout ira bien. Les vitres chantent aigu: i-i-i, aux moments où la canonnade plus intense nous oblige à hausser la voix, et un soleil d'hiver présage la gelée.

Je brûle d'apprendre tout, de frémir, d'espérer. Je questionne:

—Qu'y a-t-il de nouveau?

Le sous-officier ravitailleur fronce les sourcils, tire sa moustache de Vercingétorix:

—De nouveau? Il y a que le tapissier est un cochon!

—Le....

—Le tapissier, parfaitement. Le beurre que vend le tapissier, c'est de la margarine!

—Oui ... et puis?

—Et puis, il y a que le marchand de pianos vient de recevoir un arrivage de sardines épatant. J'y cours en allant voir à nos chevaux....

—Oui, oui ... et puis?

—Et puis, s'écrie la jeune femme brune, il y a que c'est une honte de nous faire payer trois sous un poireau! D'ailleurs le sous-préfet en a assez, il va rassembler à la sous-préfecture du riz, du macaroni, des pommes de terre, et nous verrons si les épiciers auront encore l'audace de....

—Oui, oui, oui! ... Mais, je vous en prie, la guerre?

—La guerre?

Vercingétorix me contemple, ses yeux bleus ingénus tout larges ouverts. Je perds patience:

—La guerre, enfin, sapristi! Ça qu'on entend, ça qu'on lit, ça que vous faites!

Les yeux bleus deviennent, de rire, tout petits:

—Ah! oui, pardon, la guerre... Eh bien mais, ça va, ça va.... Ça va très bien. Ne vous tourmentez pas.


Je méritais cette réponse de tranquille brave homme. Et il ne m'a pas fallu huit jours pour comprendre qu'ici, dans ce Verdun engorgé de troupes, ravitaillé par une seule voie ferrée, la guerre, c'est l'habitude, le cataclysme inséparable de la vie comme la foudre ou l'averse;—mais le danger, le vrai, c'est de ne plus manger. Tout commerce cède le pas et la place à celui des comestibles: le papetier vend des saucisses et la brodeuse des patates. Le marchand de pianos empile, sur les gaveaux et les pleyels fatigués qu'il louait naguère, mille boîtes de sardines et de maquereaux; mais le beurre est une rareté de luxe, le lait concentré un objet de vitrine, et le légume n'existe que pour les fortunés de ce monde. Bizarres menus que ceux que nous cuisinons, mon hôtesse et moi. Le bœuf de l'intendance luit pour tout le monde, et son arrivée quotidienne est saluée par un quotidien murmure d'imprécations. Pot-au-feu, miroton sans oignons, rôti, bifteck russe haché, entrecôtes minute,—hélas, il est et reste pourtant bœuf. Que pensez-vous d'une salade de sardines et de macaroni froid? Que vous semble d'un riz-au-lait sans lait, chapeluré de chocolat en poudre et de noix concassées? Mais nous avions compté sans un panier, scandaleux, magnifique, de truffes, apporté par un permissionnaire du Lot, et qui parfuma, pendant dix jours, la maison entière. Il y eut aussi le jour mémorable du fromage à la crème, don d'un farinier de Verdun qui gardait une vache dans son jardin.... Il y eut les dîners d'un restaurant clandestin, où l'on pouvait, par des petites rues noires, aller manger à la nuit close....

Manger, manger, manger.... Eh oui! Il faut bien. Le gel pince, la bise d'est creuse la faim de ceux qui passent les nuits dehors. Il s'agit de garder chaud dans les veines un sang qu'ici tous sont prêts à répandre en ruisseaux, à prodiguer sans mesure. A grand courage, grand appétit, et les estomacs des gens de Verdun ne sont pas de ceux que le danger resserre.


Des prisonniers allemands ont passé rue d'Anthouard. Je les ai vus, entre les lames de mes jalousies toujours baissées. Quelques civils regardaient, sur le pas de leur porte, d'un œil habitué. Figures jaunies de fatigue et de crasse, les prisonniers marchaient mollement, beaucoup d'entre eux ne montraient que l'insouciance et la détente: «Ouf! nous voilà arrivés!» Un soldat allemand, gamin chétif et rieur, tire la langue, au passage, à une femme.


Entre sept et huit heures le matin, entre deux et trois heures l'après-midi, les avions allemands viennent, ponctuels, jeter des bombes. Cela tombe un peu partout, sans grands dégâts ni blessures d'ailleurs. Mais leur tir, la réponse des nôtres et des canons contre-avions, quel fracas! Tout de même, le voisin d'en face pleure son jardin ravagé hier, et son hangar écrasé. Et un toit de la manutention, tout près d'ici, au pied de la citadelle, bâille au ciel. Le sous-officier, Vercingétorix, jure comme un païen contre ces Aviatik «qui cherchent à l'empêcher d'aller panser ses chevaux!»

Sa femme me donne l'exemple d'une imprudence parfaite, et rentre aujourd'hui sous une grêle d'éclats qui ne Font pas touchée:

—Que c'est agaçant, que c'est agaçant! s'écrie-t-elle. Croyez-vous que j'ai été obligée de m'abriter sous la porte cochère des X..., avec qui nous sommes très en froid!


Le soir, vers neuf ou dix heures, je risque une furtive promenade hygiénique, à pas peureux,—entendez par ce mot que je tremble de rencontrer une patrouille. Pas un réverbère, pas un bruit, pas une lumière aux volets fermés, entre les rideaux croisés. Mais parfois un cri étouffé, une fuite de petits pieds feutrés, un souffle haletant: j'ai heurté, sans la voir, une des prisonnières volontaires que cache Verdun, une de ces épouses cloîtrées, voilées, qui respirait l'air de la nuit. On connaît ici ces amoureuses, retournées à une vie orientale; si on les nomme tout bas, on ne les trahit guère. On en cite une qui depuis sept mois n'a pas franchi le seuil de sa geôle, ni vu un visage humain, hormis celui qu'elle aime. On dit qu'elle écrit, au loin, qu'elle est la plus heureuse des femmes....


Une route assez mélancolique et plate, au long de l'eau. Mais un soleil de dégel et le ciel sans un nuage, font roses la citadelle, l'archevêché, et bleu le canal. Nous risquons cette promenade en plein jour, au mépris de toutes interdictions maritales et de ce que mon hôtesse nomme «les avions de deux heures et demie».

La route de halage est jalonnée de sentinelles, de peupliers nus, et sur des péniches belges, amarrées, jouent des enfants aux cheveux pâles. Les prés spongieux fument, le dégel a gonflé les ruisseaux. Un tonnerre régulier rythme nos pas; c'est un de ces jours où Verdun dit sobrement que «ça tape en Argonne» ....

—Ces guinguettes tristes, plantées là à même le pré, dit ma compagne, si vous saviez comme on y riait l'été dernier....

Une sèche détonation, dont le fracas amorti descend du haut des airs, l'interrompt:

—Ce sont eux, dit-elle. Les 75 tirent dessus.... Tenez, voilà l'aviatik!

Tandis que je n'entendais encore que le ronronnement du moteur, les yeux perçants de mon hôtesse ont déjà trouvé, sur le bleu net du ciel, le pigeon minuscule, qui grandit et quitte l'horizon; le voici, porté par deux ailes cambrées, neuf, vernissé; il tourne autour de la ville, s'élève, semble méditer, hésiter.... Cinq bouquets blancs viennent d'éclore en couronne autour de lui, cinq pompons de fumée immaculée qui marquent, suspendus dans le ciel sans brise, le point où éclatent nos projectiles;—cinq, puis sept, et leur septuple pétarade nous parvient plus tard....

—Ah! voici les nôtres! s'écrie ma compagne.

D'un poste voisin, s'élèvent, avec un bourdonnement de frelon furibond, deux biplans; deux autres accourent par-dessus la ville. Ils gravissent le ciel en spirales, montrent au soleil leurs ventres clairs, les trois couleurs de leur queue, leurs plans aux lignes droites.... Ils sont vautours, tiercelets, hirondelles déliées, enfin mouches....

—Un allemand encore!

—Oui! et un autre! et un autre encore!

Il n'a fallu que quelques secondes pour emplir ce ciel, vaste et vide tout à l'heure, d'un vol d'ailes ennemies. Combien l'est, noir de sapins et de collines ondulées, va-t-il en darder vers nous? On dirait que l'espace vertigineux et bleu leur suffit à peine; ils tournent, semblent fuir, reviennent soudain comme l'oiseau heurtant la vitre, et nos canons fleurissent l'azur de roses blanches....

—Ceux-ci sont les nôtres! Ils les rejoignent!

—Ce sont des ennemis.... Non.... De si loin, je ne distingue pas....

Nous crions, car le tumulte a grandi, nécessaire à la beauté de la chasse aérienne. Les canons de la ville et des forts donnent de la voix comme une meute, les uns en basse profonde, les autres en aboiements brefs, rageurs. La poursuite magnifique est au-dessus de nous....

—Il est touché! il est touché! non, non.... Oh! il passe....

—Plus en avant, plus en avant! crie ma compagne, comme si les artilleurs pouvaient l'entendre. Vous ne voyez donc pas que tous les projectiles éclatent en arrière!...

Nous courons, nous suivons inconsciemment les avions en criant; il faut, pour nous rappeler à nous, les appels d'une compagnie de fusiliers marins, et leur conseil véhément de gagner l'abri d'un pont de fer.... L'abri.... Pourquoi?

C'est qu'une grêle singulière a commencé de cribler le canal à nos pieds, une grenaille chaude qui fait chanter l'eau.... Qui nous jette cet éclat de fer bouillant?... Nous n'avions pas songé à cela. En regardant avec passion les hommes volants recevoir et échanger la foudre, nous oubliions les étincelles, la cendre brûlante, tombées d'une bataille de demi-dieux qui se disputent la cime des airs....

Sous la passerelle de fer, nous attendons le cou tendu. Nous espérons, nous inventons l'issue la plus belle du combat: la chute, l'effeuillement subit de toutes les ailes courbes, leur défaite tournoyante, là, sur la rive, dans l'herbe.... Il n'y choit qu'une bombe, et le pré imbibé la boit, la recouvre sans qu'elle éclate. C'est un des derniers projectiles, une méchante graine fuselée, jetée par l'Allemand qui s'éloigne. La course d'un nuage d'orage est moins rapide que sa fuite magique: les fumées blanches des obus nagent encore là-haut que les avions ennemis ne sont plus qu'une ligne pointillée, très loin, au bas du ciel nettoyé. La meute de canons espace ses coups de gueule; les fusiliers marins s'égaillent....

En retournant vers la ville, nous trouvons les premières traces de l'attaque aérienne: les arbres de la promenade ont subi un élagage brutal, et dans un trou tout frais des enfants cherchent des débris d'obus, piaillent et grattent comme des poulets après l'averse....


JOUR DE L'AN EN ARGONNE

Janvier 1915.

L'automobile emporte, avec nous, des paniers d'étrennes. Pour les soldats? Non. Les soldats ont tout ce qu'il faut, et davantage. Ils ont eu huit ou dix mille oies pour Noël, ils ont du vin, des oranges, du chocolat.... C'est la troupe, grassement ravitaillée, qui nourrit les villages,—ce qui reste des villages.—Mais les enfants de la région?... Hier sans chemise, aujourd'hui vêtus de laine neuve, ils n'ont plus de cheminée pour y poser leurs sabots.

A l'heure où nous quittons la ville, le canon contre-aéroplanes crache furieusement vers un taube. L'oiseau noir vire, prudent, et disparaît. Le bruit de notre moteur couvre la pédale profonde du canon, qui compte ici toutes les minutes des jours et des nuits.

La terre gelée dort, à demi délaissée, et souffre que son repos abrite, dans un pli hâtivement creusé, ici une mitrailleuse sous son feutrage de branches, là un mort sous sa croix,—encore un mort, encore une croix, coiffée d'un képi,—plus loin des soldats, un convoi de vivres, des chevaux, des mulets, parqués sous un chaume de genêt....

Rampont, le premier village, a perdu la moitié de ses maisons. D'un bout à l'autre de l'unique rue, l'eau d'une source, hors de son drain effondré, bondit, trop fougueuse et trop joyeuse pour que la glace l'emprisonne. A droite, à gauche du clair petit torrent, quelques cubes de pierre noircis, des pans de briques calcinés marquent la place d'un village qui fut aisé, la ruine d'un petit peuple obstiné et sobre. Mais l'église est encore debout, debout et bien vivante, puisqu'elle lance au ciel, par toutes ses verrières rompues, l'air sautillant, naïf et gai à pleurer, du vieux Noël bourguignon:

Que d'ânes et de bœus je say,
Couverts de panne et de moire,
Que d'ânes et de bœus je say,
Qui n'en araint pas tant fait....

Une dizaine de femmes, quelques enfants prient, à genoux entre des soldats et des officiers debout. Le bombardement, qui fit tomber toutes les fenêtres à petites vitres blanches, a laissé aux murs de chaux bleue leur lis d'or, leur chemin de croix en chromo, et un cartel d'auberge, au cadran bombé. Le vent glacé, qui sent la neige, soulève la chasuble du soldat officiant, et emporte, vers la proche colline tonnante, le noël ancien, avec sa grâce trois fois séculaire:

Que d'ânes et de bœus je say....

C'est une surprise que de trouver, parmi ces ruines, autant d'enfants. Un à un, deux à deux, ils viennent, timides, muets, malicieux, chercher la trompette, le gâteau, la poupée. Ils sortent en bouquets des décombres et se rangent dans la salle d'école improvisée, contre le tableau noir. Et les cheveux d'or d'une remuante petite fille effacent, peu à peu, derrière elle, le modèle d'écriture tracé à la craie:

Mourir pour la Patrie,
C'est le sort le plus beau, le plus digne d'envie.

A Ozéville, nous visitons la demeure d'un propriétaire récemment réintégré. L'officier allemand qui logea ici emporta, fidèle à la tradition, deux pendules et tout un trousseau féminin. Il ouvrit aussi, à la dynamite, le coffre-fort. C'est une besogne normale et qui ne nous indignerait même plus si le cambriolé ne nous montrait, dans la bibliothèque fracturée, la place, vide, des plus beaux livres, des meilleurs, judicieusement choisis. Le goujat lisait, il savait lire.... Ce n'était pas un simple et malhonnête voleur. Quelle entente espérer, quelle passerelle jeter entre nous et un peuple qui apprend à ses fils en même temps l'amour des livres impérissables et la manière la plus pratique de forcer un coffre-fort?...

Ici, l'instituteur remplit les fonctions de maire. Soldats, enfants, tout loge dans une même bâtisse et fait le meilleur ménage. Ce désert, noir d'incendie, écrasé de mitraille, ressuscite en familiarité, en camaraderie, même en galanterie, car le colonel du ...e, qui a entrevu des silhouettes féminines, rassemble en cinq minutes la musique de son régiment; les marches militaires succèdent aux sélections d'opéras, et l'on nous jette, au départ, la Marseillaise comme une gerbe officielle!


De Clermont-en-Argonne, une belle petite ville couronnée de pins, fière hier de sa colline de jardins et de sa vallée bleue, il ne reste rien,—rien qu'une dentelle grossière de murs ajourés, d'arches rompues et penchantes, de portes béantes, ouvertes sur le ciel. D'où sortent ces enfants frais, contents de vivre, la joue rouge et le cheveu lisse? Où dorment-ils, où mangent-ils? On me montre leur «salle de classe» improvisée,—celle où nous déjeunerons:—des rondins de bouleau et de pin, non écorcés, remplacent son toit envolé, une lessiveuse la chauffe; un rideau de beau lampas, recueilli Dieu sait où, cache l'entrée d'un cellier voûté:

—Vous comprenez, m'explique-t-on, quand les avions allemands apparaissent dans le ciel, on bloque tous les petits dans le cellier et on les lâche quand l'oiseau s'éloigne. Ils rient là dedans, ils se font des niches, on ne peut pas les tenir....

En ce moment, ils ne sont occupés, ces enfants que la guerre a privés de tout, que de poupées, de cigares en chocolat, de billes et d'oranges. Une surprenante rumeur mêle, dans cette rue villageoise, le pas des chevaux, le halètement des automobiles de ravitaillement, les cris d'hirondelle de cent enfants heureux, et la basse profonde du canon, qui ne nous a pas quittés depuis ce matin, qui nous suit, assidu comme le bruit du vent ou le ressac de la mer.

—Il n'y a pas, me disait un Grec au mois d'août dernier, d'état auquel on s'habitue aussi vite que l'état de guerre.

Je le croirais, à voir autour de la table servie quelques officiers hâlés de froid, un très parisien sous-préfet de province, deux femmes aimables et tranquilles. La gaieté, la sérénité sont celles d'une table élégante, en plein Paris,—sauf que l'un de nous se lève, de temps en temps, pour laver son couvert à l'eau de la lessiveuse. Le menu comporte des sardines, du grondin aux tomates, du jambon, des chocolats à la crème et des oranges. De l'autre côté de la rue, les brèches d'un pan de mur encadrent, au delà de la vallée brumeuse, deux éminences inégales, qui dialoguent d'une terrible voix et ne veulent ni l'une ni l'autre se taire. La plus lointaine se voile de brouillard, mais au front de la plus distincte s'allume incessamment, visible malgré le soleil de midi, une foudroyante étoile,—la rose lueur tubulaire des canons de 120.


BEL-GAZOU ET LA GUERRE

Paris, 24 janvier 1915.

—Ah! soupire la dame âgée et mélancolique qui se promène tous les jours de beau temps, au Bois, le long du lac, appuyée sur sa canne,—ah! qu'ils sont heureux, les tout petits! Comme ils sont loin de tout ce qui est la guerre!

En quoi elle se trompe, car Bel-Gazou, dans sa voiture, n'a pas même entendu l'exclamation de la dame mélancolique: elle suit dans le ciel le vol d'un avion. Ses yeux gris, dont la prunelle est cerclée de vert obscur, ne vacillent pas sous la lumière. La vieille dame et les rares promeneurs peuvent admirer à leur aise ses joues animées d'un sang brun, le dessous charmant de son nez ingénu, ses cils vibrants, ses cheveux fins et plats, et dans sa bouche entr'ouverte ses belles dents de dix-huit mois, larges, épaisses à la base, coupantes au bord....

L'avion a quitté le ciel:

—Taube! dit Bel-Gazou, d'un air obligeant, à la dame âgée.

Et elle ajoute, à titre de simple renseignement:

—Boum. Fusil.

—Oh! croyez-vous? objecte très sérieusement la vieille dame. Vous vous trompez. C'est un français.

Un français! Ce dernier mot déchaîne le facile chauvinisme de Bel-Gazou, qui entonne d'une voix perçante:

A mon zafa de la patr-i-e!...

Sa Marseillaise ne va pas plus loin.

Et d'ailleurs la voici toute, à présent, au zouave éclopé qui jette, de sa main valide, du pain aux canards.

—Soldat! Soldat! appelle-t-elle.

Il y a tant de prière, puis d'autorité dans la voix; dans le regard, le sourire en coin, le clin d'œil, s'embusque une séduction telle que le zouave, au lieu d'obéir, rit avec embarras: c'en est assez pour que le char de Bel-Gazou emporte une jeune reine offensée, en quête de héros plus soumis.

Née douze mois avant la déclaration de guerre, Bel-Gazou a connu le branle-bas des mobilisations, les longs trajets à travers la France bouleversée, et plus d'un épisode dramatique. Un taureau défit la voiture qui l'emportait, comme font les Allemands d'une église. Quelques semaines, elle régna dans un bourg breton, sur un fort contingent d'infanterie. Rien de ce qui touche à la guerre ne lui est étranger, et, sauf qu'elle accorde une faveur sans limites aux troupes montées, on pourrait lui donner à garder une voie de banlieue, tant elle inspire la confiance et le respect, polo en tête, ceinturée de ficelle et sa canne-fusil braquée vers l'est.

Dans la rue, elle connaît de loin les longues et basses automobiles militaires, qui surgissent, frôlent le trottoir, tournent et disparaissent dans la même seconde de vitesse terrifiante. Contre celles-là, Bel-Gazou protège, de ses bras étendus, sa nurse et sa voiture, et avertit les passants:

—Auto, auto, tention, tention!

Et elle ajoute un: «Ah! la la....», qu'on peut aisément traduire par: «Si je ne vous avais pas prévenus, ils vous aplatissaient comme une galette!»

Dans les appartements privés de Bel-Gazou, une grande carte d'Europe couvre le mur. Chaque jour, elle y désigne un endroit où combattent ses proches: «Papa, ici.... Oncle, là....», contraignant ainsi, sans balancer, un état-major français à camper en Sicile, et assurant à notre infanterie, d'autre part, un point de concentration très avantageux dans le nord du Danemark.

Mais c'est le soir que cette jeune guerrière, roulée dans un châle, une pipe de sucre aux dents, le balai du foyer tout armé en travers des genoux, imite le mieux,—assise sur un siège de porcelaine et le front chargé de soucis,—les grognards de la territoriale qui gardent les portes du Bois.


LES RETARDATAIRES

Février 1915.

Elles sont rentrées, me dit avec mystère mon amie Valentine.

Puis elle s'assit et regarda sévèrement le feu de coke. Ces façons sibyllines vont à sa petite personne correcte comme un turban à une poule, et je le lui dis. Mais elle repartit non sans raideur qu'elle se comprenait, et ajouta:

—On voit bien que vous n'avez pas épousé un médecin, vous!

—On le voit? j'en suis désolée. Mais à quoi le voit-on?

—A votre placidité. On voit bien aussi qu'elles ne vous téléphonent pas à toute heure du jour.

—Je suis confuse de laisser deviner tant de choses. Mais qui, elles?

—Les dames de Paris. Les jolies clientes de mon mari. Vous croyiez le Paris féminin au complet, dès la Noël, et bien avant? Elles arrivent. Il en arrive tous les jours. Elles sont fraîches, reposées par une longue saison de campagne ou de province, mais on les reconnaît, on les reconnaîtra pendant quelques temps, ces dernières revenues, à leur volubilité, leur mine déçue devant notre Paris d'à présent, et surtout à deux particularités qui les démodent singulièrement: elles se maquillent et elles parlent ambulance. Ici, ça ne se porte plus. On fait, ou on ne fait pas, son petit métier d'infirmière, mais on n'en parle pas. Les femmes n'arborent plus le rouge en croix au corsage, ni sur les joues. Du fard, trois rangs de perles au cou et des aigrettes: rien de tel pour signaler, sur une femme, un récent retour des provinces élégantes. Quelques-unes de nos artistes y gagnent un petit air de vedettes étrangères en tournée, un je ne sais quoi de brillamment moldo-valaque, que leurs paroles ne démentent pas. Oh! les clientes de mon mari, vous ne pouvez pas savoir....

—Je pourrai, si vous me le dites.

—... Leur manière de téléphoner: «C'est vous, docteur?» Je réponds: «Non, madame, le docteur n'est pas là.» Et j'entends un «ah!» effondré. Puis ça reprend: «Il rentrera pour déjeuner?—Je ne pense pas, madame, le docteur avait affaire assez loin d'ici.—Où donc, mon Dieu?—Du côté de Berry-au-Bac, madame.» Croiriez-vous que, sur vingt de ces ... retardataires, quinze, pour le moins, m'ont demandé si «le docteur» était absent, malade, mandé pour une opération, enfin qu'elles ont pensé à tout, à tout, sauf que mon mari pouvait être,—simplement, ordinairement, inévitablement,—à la guerre?


FEMMES SEULES

5 février 1915.

Il y a une œuvre, à Paris, qui veut donner du travail, à domicile, à des mains blanches, soignées, naguère oisives. Il était temps. La faim ne fait pas toujours sortir le loup du bois, et l'on tremble de pitié, à voir le défilé des petites louves, muettes, qui maigrissaient fièrement dans leur tanière froide. Elles viennent, maintenant. Elles font cet effort, qui leur coûte plus qu'une journée sans pain, de venir chercher et rendre un travail facile, honorablement payé.

Elles s'apprivoisent. Je ne trouve pas d'autre mot, et je voudrais que celui-ci ne les blessât point. C'est celui que m'inspira leur groupe farouche, anxieux, sans cesse grossi et qui ne s'épuisait pas. Elles étaient si variées, si particulières que je me souviens de presque toutes. Quand une longue jeune femme, vêtue de noir, posa son paquet sur la table, je pensai à une reine remettant les clefs de sa ville. Une autre battait des cils et cherchait, du regard, l'issue, la liberté, comme une biche. Une jeune fille blonde, devant le guichet des payements, répondait: «Oui, oui», fébrilement, sans écouter les chiffres, prête à accepter le plus dérisoire salaire pourvu qu'on la laissât s'en aller.

Contre sa jupe lourde de pluie, une jeune femme en deuil, jolie, gardait deux enfants fins comme elle, patients, courtois, des enfants habitués à paraître au salon, à se taire, à se mouvoir discrètement autour d'une table à thé....

Les plus braves, c'étaient encore de jeunes bourgeoises de Paris, des adolescentes qui cachaient leur ouvrage dans la serviette du cours. Elles avaient le prompt sourire, l'assurance bon enfant de nos jeunes filles accoutumées à l'autobus et au Métro, qui trouvent naturel d'avoir de l'argent, et naturel d'en manquer. Les autres ... elles n'ont encore perdu ni leur crainte, ni leur superbe. Mais elles viennent, régulièrement, et dans leur groupe sombre courent à présent des sourires, quelques paroles. Il a fallu du temps, et plus et mieux que du temps. Car, si l'on s'émeut devant le nombre des misères qui se cachaient, devant certaines pâleurs, certaines minceurs que l'orgueil cambre, on ne peut être moins touché par l'accueil qui les attend ici. La fierté est du côté des mains vides. De l'autre côté, l'embarras, la timidité d'offrir, une politesse, je pourrais dire un respect qui ôte au don l'amertume de s'appeler un secours.... Le «beau langage», le vrai, on le parle dans cette salle nue:

—Vous permettez, madame?... Ne vous donnez pas la peine, on va refaire votre paquet. Voulez-vous me rappeler votre adresse?... Je vous demande pardon de vous avoir fait attendre, j'avais égaré le carnet de fiches; maintenant je suis toute à vous....

Et l'une des directrices de l'œuvre, reconduisant l'une de ses ouvrières d'infortune, sourit de tout son visage de jeune chat, adoucit encore son roucoulement slave pour répondre, au «merci» murmuré:

—Mais pas du tout, madame, c'est moi qui suis votre obligée.


EN ATTENDANT LE ZEPPELIN

Février 1915.

Paris consent à baisser le gaz, à tirer ses rideaux, à tendre ses vitres de papier huilé, de toile ou de soie, mais c'est pure gentillesse, et parce qu'on le lui a demandé bien poliment. Il s'ennuie derrière ses persiennes. Il invente des jeux qui l'amusent pendant deux ou trois soirs: le jeu de la lanterne en fer-blanc et du gros parapluie pour faire visite à un voisin:

—C'est amusant, hein? Ça fait messe de de minuit à la campagne!

Il y a aussi le jeu du Trocadéro, plus coûteux, et qui consiste à conduire en taxi—il y a des risque-tout!—un ami place du Trocadéro, stores baissés, raffinement d'ailleurs inutile. On débarque l'ami et on lui demande:

—Où croyez-vous que nous sommes?

Les erreurs, inévitables, donnent à rire; un égaré, devinant dans l'ombre deux tours orientales, a murmuré: «Tunis!»

—Nous ne pouvons pas prendre, comme ça, sur ordonnance de police, l'habitude d'être prudents, me disait à ce propos un industriel du Nord, qui n'a plus, à cette heure, ni industrie ni Nord. Quand on a commencé à bombarder Lille, j'étais en train de déjeuner avec ma famille. On nous crie: «Enfermez-vous! cachez-vous!», nous avons obéi, mais au bout de deux heures nous nous ennuyions à périr. Je me mets à la fenêtre, mon voisin d'en face en fait autant et me crie: «On se bat à la porte d'Arras! Allons-y!» et nous y sommes allés comme à la fête, je vous assure....

Cette inaptitude à la prudence, elle courait déjà les rues de Paris, en septembre, le jour où deux commères de Passy se disputaient la bombe de l'avenue Jules-Janin.

—Un peu plus, madame, leur bombe qui m'abimait mes géraniums!

—Vos géraniums! dites plutôt mon bégonia double! Elle a tombé bien plus près de chez moi!

—De chez vous? Vous n'y pensez pas, ma pauvre dame! Moi je suis bien plus près de l'avenue Jules-Janin, à vol d'oiseau.... Mais je suis encore bien bonne de me fatiguer avec vous,—vous ne savez pas seulement ce que c'est que le vol d'oiseau!


MODES

24 février 1915.

«Madame,

«Je viens vous demander d'être, pour un sous-officier inconnu, la plus indiscrète des confidentes, car il me semble qu'en signalant mon petit malheur particulier, vous parlerez au nom d'une imposante généralité.

«Je suis sergent, quelque part près du front. J'ai quitté en août ma jeune femme que j'aime. Après six mois et demi de séparation, j'ai été envoyé en liaison pour huit jours à Paris, et je les ai passés auprès de ma femme. C'est vous dire que les grands de la terre, et plus spécialement quelques millions de soldats, peuvent justement envier mon sort.

«Et pourtant je ne suis pas tout à fait content. Ne vous hâtez pas de murmurer, vindicative: «Qu'est-ce qu'il vous faut, alors?» car j'allais, prévenant votre question, vous l'apprendre.

«Je suis descendu à la gare de l'Est, ému, flageolant, sans voix, cherchant sur le quai celle dont l'image dernière, en six mois, n'a pu pâlir dans ma mémoire: une jeune femme blonde, mince, en robe d'été, le cou et un peu de la gorge visibles dans le décolletage d'une chemisette de linon;—une jeune femme si femme, et si faible, et si brave à l'heure de la séparation, si illuminée de rire et de larmes.... Je la cherchais, Madame, lorsqu'un cri étranglé m'appela, et je tombai dans les bras ... d'un petit sous-lieutenant délicieux, qui fondit en pleurs sur mon épaule en bégayant: «Mon chéri, mon chéri ...» et m'embrassa de la plus scandaleuse manière. Ce sous-lieutenant, c'était ma femme. Une capote de drap gris-bleu, à deux rangées de boutons, l'équipait à la dernière mode des tranchées, et ses petites oreilles sortaient toutes nues d'un bonnet de police galonné d'or bruni. Un raide col de dolman tenait levé son cou tendre; elle avait en outre épinglé sur sa poitrine un drapeau belge et un autre colifichet qu'elle me nomma tout de suite son «amour de 75».

«Nous quittâmes la gare, bras dessus, bras dessous, en amoureux; les manches de nos capotes s'épousaient étroitement. Je regardais, dans le vent froid, voltiger derrière son oreille les mèches blondes du sous-lieut ... pardon, de ma femme. Nous croisions, sur le trottoir, d'étranges passantes; il m'arriva d'esquisser un salut involontaire vers une solide capitaine bleu-gendarme, sévère et boutonnée, puis en frôlant une jeune personne, mince et sanglée, sur qui il me sembla reconnaître l'uniforme du «cadre noir», interprété en fantaisie, et aussi en laissant le pas à une officière anglaise en imperméable kaki.

«Ma sous-lieutenante bien-aimée suivait mon regard. Elle s'écarta un peu de mon bras pour me montrer mieux sa capote et son calot, et s'écria:

«—Hein, tu es content? Crois-tu que les femmes ont le sens des situations? Tout pour les soldats! Toutes en soldates!»

«Et elle tira son ceinturon de drap vers le bas de son torse, d'un geste si «troubade» que j'en éclatai de rire, au lieu de n'éclater, à cette minute inespérée, qu'en sanglots ravis.

«Le soir, nous dînâmes tête à tête, las, étonnés, heureux, muets comme des gens qui ont une demi-année à se raconter. De temps en temps, ma femme s'écriait:

«—Tu sais bien, notre ami Marcel? Il étale tout le temps ses relations avec le Q.G.A., ça ne l'empêche pas de moisir dans la G.V.C. Je l'ai vu l'autre jour, il m'a raconté des choses effarantes sur la R.V.F.!»

«Et je la contemplais avec blâme, comme si l'arc bien tendu de sa lèvre eût dardé des gros mots....

«Le lendemain, elle m'entretint de ses occupations depuis le mois d'août. J'appris, sans y gagner l'ivresse qu'elle-même en ressentait, que l'intendance avait adopté son modèle de passe-montagne, «le seul qui ne rende pas sourd», et qu'elle était l'âme d'une vaste conspiration contre le retour du pantalon long pour les civils, au bénéfice de la culotte courte, des leggins, des bottes, voire du bas de soie. Je vis qu'elle avait remplacé sa «lampe à friser» par un réchaud du soldat, à alcool solidifié....

«J'abrège, Madame. Qu'il vous suffise de savoir qu'au bout d'une semaine les militaires vertus de ma femme m'avaient jeté dans la plus intolérante, la plus injuste exaspération. Je sus me contenir—ma supérieure a, par ailleurs, tant de charmes!—et je repartis pour le front, comme elles disent, en lui criant, dans son langage favori, par la glace baissée, un «J.V.A.!» ultime, qu'elle traduisit très bien par «je vous aime» puisqu'elle me jeta en réponse son dernier baiser.

«Mais à présent que me voilà re-tout seul et re-malheureux, je me plains à vous, Madame, de la militarisation de nos épouses et de nos amies. Que nous disaient les grincheux, que nous manquions d'uniformes pour les hommes des dépôts? Pas étonnant, nos femmes accaparent le drap-cuir, les ganses et les passepoils. Femmes, ô nos femmes, c'est là un patriotisme à la Béchoff qu'il vous faudra quitter, si vous voulez nous plaire. Vareuse, dolman, bonnets à galon, pourquoi pas l'épingle-baïonnette et le sac-au-dos au lieu du sac-à-main? Songez, ô nos femmes, à notre défilé triomphal dans Paris, bientôt, notre défilé rapiécé, décoloré, bariolé, zouaves de velours, cavaliers à bicyclette, infanterie bleue, grise, marron, tirailleurs en chandails et turcos en cache-nez, tous beaux, glorieux, mal fichus, héroïques.... Et vous seriez là, vous, nos femmes, avec vos uniformes proprets, vos capotes neuves et vos bonnets de police brossés, vos ceinturons sans taches, à nous regarder passer? Craignez le Poilu vengeur, qui vous jettera par-dessus l'épaule un: «Va donc, eh ... embusquée!» Craignez le moment où, rentrés dans nos bons vieux costumes civils, dans nos chaussures citadines, nous retrouverons sur vous, quoi?... La guerre au foyer, la guerre à vingt-neuf francs la blouse, la guerre à quatre-vingt-dix-neuf francs l'équipement complet, la guerre à dix francs soixante-quinze le képi.... Je m'écrie déjà, comme si j'y étais: «Ah! non, je la connais ... je l'ai faite! La paix, pour Dieu, la paix!»

«J'ai fini, Madame. J'ai presque tout dit. Pendant que je vous écris, un de mes hommes, à côté de moi, peint délicatement des cartes postales à l'aquarelle,—ce n'est pas l'eau qui lui manque. Il enlumine avec amour un sujet toujours le même: une grasse beauté, couchée sur des nues, se drape tantôt d'une gaze, tantôt d'une guirlande, parfois d'un éventail et d'un collier. Il peint La Femme, mirage, espoir, souvenir magnifique, tourment et réconfort de toutes les heures. Mais je vous assure bien que ce peintre ingénu n'aura jamais l'idée d'évoquer la Merveille du monde sous l'apparence d'un petit militaire français, frôle d'épaules et bref de taille, et marquant le pas comme une biche qui a mal aux pieds.

«J'ai l'honneur, Madame, de vous présenter, avec mes excuses, mes respectueux hommages.

«SERGENT X...»


L'ENFANT DE L'ENNEMI

24 mars 1915.

Il va bientôt paraître au jour. Encore enfermé, palpitant à peine, il est déjà présent. Des journaux ont appelé, sur lui, tantôt la mansuétude et tantôt l'exécration. Les uns l'ont nommé «l'innocent», et nous ont fait de lui une peinture bien gênante, entre une mère pardonnée et un soldat français miséricordieux.... Mais on l'a traité aussi d'ivraie empoisonnée, de crime vivant, et on l'a voué à l'obscur assassinat....

Les deux camps en sont là. Nous aurons bientôt les conférences sur l'Enfant de l'Ennemi.... Cela est d'une tristesse affreuse. Pourquoi tant de paroles, tant d'encre répandues sur lui, et sur sa mère humiliée?

—Mais il faut bien conseiller, guider ces malheureuses qui....

Non. Elles n'en ont pas besoin. Elles n'en sont plus aux premières heures, aux premiers jours de sombre folie, où elles criaient leur honte et suppliaient: «Que faire? que faire?» Croyez-vous qu'une amère méditation qui dure trente-six semaines ne porte pas ses fruits? Donnez, à celles qui manquent de tout, un abri, la nourriture, quoi encore?... Du travail ... une layette ... et puis fiez-vous à elles. La plus révoltée, la plus vindicative n'est plus, maintenant, capable d'un crime, en dépit de ceux qui l'en absoudraient d'avance.

—Mais que fera-t-elle?

Laissez-la. Peut-être n'en sait-elle rien encore. Elle le saura en temps voulu. Elle souffre, mais l'optimisme dévolu à la femelle alourdie d'un précieux poids humain combat sa souffrance, plaide pour l'enfant qui tressaille et dote la mère d'un instinct de plus: celui de ne pas penser trop, de ne pas dessiner l'avenir en traits noirs et nets. La plus vindicative, celle même qui s'éveille, la nuit, en maudissant le prisonnier impérieux de ses flancs, n'a pas besoin qu'on l'éclairé. Il se peut qu'elle attende, furieuse et épouvantée, l'intrus, le monstre qu'il faudra, sinon écraser au premier cri, du moins proscrire.... Mais ayons confiance dans la minute où elle connaîtra, épuisée, adoucie, sans défense contre son instinct le meilleur, que le «monstre» est seulement un nouveau-né, rien qu'un nouveau-né avide de vivre, un nouveau-né avec ses yeux vagues, son duvet d'argent, ses mains gaufrées et soyeuses comme la fleur du pavot qui vient de déchirer son calice....

Laissez faire les femmes. Ne dites rien.... Silence....


LES MÊMES

Mars 1915.

«... Le bombardement commença immédiatement et sans sommation préalable. Un quartier, resté indemne, fut pillé et brûlé au pétrole étendu à la brosse. Une vieille femme y gardait son mari paralytique; on la chassa à coups de crosse et on mit le feu au lit du malade. Le capitaine Nichau, vétéran retraité, reprocha aux Allemands leur lâcheté; tué à coups de revolver, il fut jeté au feu.

«Les officiers prussiens soupèrent joyeusement à l'hôtel du Grand-Monarque qu'ils incendièrent aussitôt après. On ramassa dans les rues une centaine de prisonniers qu'on enferma sans nourriture dans une cave incendiée. Les officiers prussiens s'extasient sur leur œuvre. On les entend répéter: «Il faut que ce soit le sort de toute la France, et que femmes, enfants, vieillards, tout y passe!»

«Sur deux cent trente-cinq maisons brûlées, douze seulement le furent par des projectiles, cent quatre-vingt-dix-huit à la main par le pétrole; on retrouva quatorze cadavres carbonisés.

«A This, le curé, vieillard de soixante-quinze ans, est attaché à la sangle d'un cheval, par les mains liées, et on a fait courir la bête. Afin d'aggraver les chutes, une corde avait été attachée à la jambe de l'ecclésiastique, sur laquelle les soldats tiraient.

«Bombardement de l'hospice, sans raison militaire. On y envoie des projectiles incendiaires.... Ordures collectives déposées dans les salons, les armoires, les bureaux de poste. Les officiers volent l'argenterie à la fin des repas. Le général von der Tann se conduit en sauvage à la sous-préfecture.

«Au château de M. Thomas, une remise renfermait trente blessés. Les Allemands l'incendièrent, les trente blessés périrent dans les flammes.

«Lacroix, tisseur, a les deux mains tranchées avant d'être brûlé vif.

«M. Legrand, notable de Cléry, héberge des officiers de uhlans. Le capitaine fait garrotter M. Legrand, le frappe, finalement le tue. On passe ensuite une corde entre les dents du cadavre, qu'on attache dehors au linteau pour le faire geler. Plusieurs corps allemands défilèrent devant ce trophée.

«Le jardinier Renoult, demeurant au Frou, est à moitié assommé par un soldat prussien, à coups de crosse. Un officier se trouve là, saisit son sabre, fend à demi le crâne de Renoult. Le pauvre innocent est traîné, garrotté, la tête sanglante, à cinq cents mètres du bourg, où un peloton prussien, avant de le passer par les armes, a la barbarie de lui couper le nez et les oreilles et de lui crever les yeux....»

Je n'ai pas le courage d'en citer plus. Il y en a, il y en a.... Et la date? Dix-neuf cent quinze? Non, dix-huit cent soixante et onze. On pouvait s'y tromper. Un Anglais, épris de documentation précise, publia, quelques années avant la guerre, cette longue et lamentable liste, qui voisine dans le volume avec celle des «papes déposés ou assassinés» et celle des «personnes célèbres qui ont été malheureuses dans leurs mariages.»


LE REFUGE

13 avril 1915.

Il y a, aux portes de Paris, un refuge pour les bêtes, où le dernier zeppelin laissa choir, en passant, une bombe médiocre, qui tua une demi-douzaine de chiens et fit d'une porte pleine une porte à claire-voie. On me montre les dégâts, mais j'y suis moins attentive, je l'avoue, qu'à une certaine catégorie de pensionnaires, quelques chiens à collier et à médailles d'identité qui semblent représenter, parmi soixante vagabonds sans maîtres et sans licou, une aristocratie d'abandonnés.

—Ceux-là, me dit une gardienne, ce sont des chiens de mobilisés. Ils attendent....

Ils attendent. Ils ne font, ils ne peuvent pas faire autre chose. Les autres chiens, ramassés dans la rue ou dans le terrain vague, cueillis chancelants de faim sous les roues d'un taxi ou jetés le soir par-dessus le mur du refuge, les autres flânent, digèrent, jouent, s'ennuient, hurlent à la liberté. Les chiens des mobilisés attendent. La pâtée, l'eau fraîche, la natte de paille, ils l'acceptent, mais comme un superflu. Le nécessaire ne saurait leur venir que par la porte où pend une clochette, la porte cent fois ouverte et fermée....

—Le blanc et jaune,—là, madame,—son maître nous l'a apporté au mois d'août, un soir, au moment où il partait pour le front. Il disait tout le temps: «Je n'ai que ce chien.... Je n'ai que ce chien.» A la fin, il l'a laissé et s'est mis à courir dehors, pour ne pas entendre la voix du chien.... Mais regardez-moi celui-là, qui ne tient pas en place! Un vrai chien de guerre, madame, le chien d'un sergent belge, parti au feu, avec son maître, blessé avec lui, rapporté avec lui! Le sergent est retourné à son poste, mais le chien....

C'est un petit bâtard noir, vif, anxieux. Il va sans cesse d'une clôture à l'autre, avec une telle fièvre qu'il semble très gai, d'autant plus gai qu'il sautille sur trois pattes. La quatrième patte danse, vide d'os, raccourcie par la mitraille. Une tonsure bleuâtre, sur le dos, marque la place d'un éclat d'obus. La gueule haletante, les yeux brillants et jaunes, la claudication, tout a l'air de rire, dans ce petit martyr frétillant.

—La plus triste, c'est la pauvre Linda, la chienne du capitaine. Ils vivaient tous les deux, n'est-ce pas, c'était aussi un militaire sans famille.... Elle est déjà vieille, vous voyez.... Linda! Linda!

Je répète: «Linda! Linda!» sans succès. La veille épagneule ne soulève pas ses oreilles en rouleaux, qui la coiffent comme nos aïeules.

—On n'a pas de nouvelles de son maître, dit la gardienne. On croit bien qu'il est mort....

Elle a baissé la voix et s'est penchée vers mon oreille, inconsciemment, à cause du regard humain de la chienne.

—Linda! Linda!

Linda ne bouge pas. Chaque fois que la clochette tinte, son poil bouclé tremble sur tout son corps. Mais elle se garde de tourner les yeux tout de suite vers la porte, parce qu'elle veut espérer, une seconde de plus, le miracle, le retour de celui qu'elle ne reverra plus.


JOUETS

Juin 1915.

En visitant l'exposition de jouets français, je me souviens de la ville allemande où la France allait chercher, avant la guerre, de quoi amuser ses enfants: Nuremberg, la ville aux poupées.

Il y avait tant de jouets de bois peint, tant de bébés raides aux cils en pinceaux, dans cette ville-là, entre son fleuve, ses édifices gothiques truqués ou non, et sa Chambre des Tortures, que plus d'une grande personne y prenait plaisir et courait se délasser aux vitrines, après la tournée obligatoire à la chambre des supplices. Pour quel soldat bavarois tremble-t-elle à cette heure, la rose jeune fille qui montrait autrefois, avec une langueur complaisante, les arrache-langue, les poires d'angoisse, la chaise hérissée, le lit où l'on berçait sur des clous une triste chair vivante, et surtout cette fameuse Vierge de Nuremberg en bois noir, dont la lourde mante bourgeoise cachait deux pièges affreux: des fers aigus, puis la trappe et l'eau invisible....

Nous avons dit adieu aux poupées de Nuremberg, à leurs vendeurs amènes: les petits Français veulent des jouets français. Les fabricants s'y appliquent, et bon nombre d'artistes et d'amateurs bénévoles. Chez ceux-ci, je ne vois à reprendre qu'un excès, peut-être, de naïveté. Peindre, sur un visage d'étoffe, deux taches bleues expressives en manière d'yeux, une bouche rudimentaire, imiter la chevelure par des fils de laine, habiller un corps, adroitement bâclé, de violet et de vert ballet-russe: le résultat est une comique poupée d'artiste, une sorte de charge qui nous fait rire, nous, grandes personnes, mais devant quoi l'enfant demeure sévère et même vexé. Obtenir, en quatre coups de lame dans un cube de bois, une frappante silhouette de canard ou de mouton, cela nous intéresse, nous, comme l'heureuse esquisse d'un sculpteur ou d'un peintre. Mais l'œil de l'enfant, minutieux, exigeant, attend qu'on fignole l'œuvre.

L'exposition rétrospective du jouet est là pour nous rappeler quel fut, de tout temps, auprès des enfants, le succès du détail soigné. Nous n'avons pas tous oublié nos cris d'admiration, autrefois, devant telle chevelure impalpable de poupée, telle robe dont la dentelle minuscule copiait le grand volant de la robe de «maman». Aucune de nous n'a perdu la mémoire, ni l'affection, de la toute petite montre de poupée pendue à sa chaîne déliée, du miroir à main grand comme une larme, des boucles d'oreilles dont la perle de corail était grosse comme un grain de millet.... Il n'est pas normal qu'un enfant porte en soi, à trois ans, à six ans, une préférence pour les croquis ou pour les caricatures qu'essaient pour lui des artistes, et qui nous charment. Le goût de la simplification, et de la simplicité, cela vient plus tard, bien plus tard.

Mais j'avoue volontiers que j'achèterais, moi, certaine «ferme» de bois où pullulent le canard blanc et l'oie grise, et certain cheval héroïque, qui participe de l'hippocampe, de l'idole papoue et du taureau d'Assyrie....

J'emporterais aussi des ouvrages ingénus, ceux des soldats blessés et guéris qui tressent l'osier, creusent le bois, peignent le carton. Et je sauverais particulièrement des petites mains destructives de ma fille les brins d'herbe qu'un génie inconnu tourna à la ressemblance surprenante d'oiseaux et de sauterelles. Ces œuvres-ci ne sont point signées. Mais pourquoi leur auteur ne serait-il pas un jeune soldat paysan, hier encore gardeur de troupeaux, un de ces bergers rêveurs qui cueillent, sans quitter l'ombre de la haie où ils sont couchés, le jonc pour la cage à sauterelles, la baguette souple pour les corbeilles et l'herbe en rubans plats qui imite, nattée, tordue, fendue et nouée, la penne, le bec, la serre délicate d'un oiseau, ou bien la sèche patte et l'aile translucide d'une sauterelle?...


RÉPÉTITION GÉNÉRALE

Juin 1915.

Une générale, une vraie, la première depuis la guerre. Nous y sommes tous venus, poussés par le même empressement, retenus par la même appréhension, et traduisant notre trouble par le même mot vague: «C'est drôle, ça me fait quelque chose....»

Aucun visage nouveau ne nous attend dans les couloirs, où pas un de nous cependant ne goûte, fût-ce une minute, l'illusion d'avoir rajeuni de douze mois. C'est en vain que les robes de l'an dernier abondent, et les manteaux de 1914. Dès le premier entr'acte, il règne ici une modestie inusitée. Moins de rires, moins de rouge insolent aux joues des femmes; et comme cela leur sied, cette hésitation affectueuse à s'interroger: «Vous avez de bonnes nouvelles? Où est-il? Il peut vous écrire facilement?» Elles ont perdu un peu de leur assurance, un peu de cette âpreté qui les dresse, en public, les unes contre les autres. La jupe de douze lés frôle une jupe étroite, qui date, et la jupe ample n'a point de morgue, et la jupe étroite n'a point d'envie, car toutes deux, lentement, virent ensemble pour suivre le passage d'un officier convalescent....

Les hommes se comptent de l'œil. L'attente du premier acte les trouve taciturnes, et jusqu'au premier entr'acte l'atmosphère des couloirs ne réussit pas à redevenir théâtrale. Il faut pour cela que le premier acte, en finissant, libère un public transformé, détendu, repris, pour une heure, par l'autre souci: l'amour.

Hommes mûrs ou jeunes hommes, et femmes de tout âge, les voici tous occupés à présent de la pièce, redisant les mots de l'auteur, riant ou hochant la tête,—car c'est une histoire d'amour et de jalousie. Ils contemplent encore, malgré le rideau baissé, un couple orageux d'époux aimants, coupables, malheureux. Ils continuent de contempler, de loin, l'amour, avec envie, avec crainte, avec passion, avec impatience. Ils espèrent le retour à l'amour, à toutes ses catastrophes normales; ils ont l'air de se dire:

«C'est comme ça que nous serons, enfin, enfin, bientôt,—après la guerre....»


CHIENS SANITAIRES

Mai 1915.

Nous voici, nous, patrouille perdue, arrêtés, hésitants, dans le bois.... Il n'y a pas une minute à perdre. L'un de nous crayonne quelques mots sur une feuille de carnet et la confie à notre agent de liaison,—il s'agit pour lui de rejoindre à tout prix notre «gros»....

«L'ennemi est à cinquante mètres. Sommes repérés. Que faire?»

D'un bond, notre agent de liaison s'enfonce dans le taillis. Comme il court! Il porte un caparaçon timbré de la Croix-Rouge, il est gris de poil, fauve de prunelles, il montre des dents de loup et six doigts à ses pattes de derrière.... Son nom? Turco, berger de la Brie.

C'est pour lui, et pour une demi-douzaine de chiens destinés aux armées française et britannique, que nous jouons à la guerre dans le parc de Saint-Cloud. Mais les chiens, eux, ne jouent pas. Ils travaillent. Ils ont la foi, ils délirent de l'envie de servir. Tout à l'heure, la voiture qui nous amena tous ensemble débordait de démons fiévreux, râlant, buvant le vent, saluant de la voix au passage un soldat dont ils reconnaissaient l'uniforme. Quelques-uns, raidis, semblaient pris d'un frisson sacré. Yeux veinés d'or, chargés de loyales menaces, bouquet de langues fraîches, toisons rudes, tout cela sentait la litière propre, la bête saine, le chenil lavé au coaltar....

La patrouille attend, paresseuse, parmi les violettes et les sceaux-de-Salomon. Une branche de merisier secoue sur nous ses pétales et son odeur de miel.

—Turco doit revenir, explique le chef de la patrouille, dresseur connu de chiens de guerre. Il apportera une lettre, un colis de victuailles, un guide, un secours quelconque. Traversons la route, gagnons l'autre bosquet, il aura plus de peine, mais il nous trouvera.

Plus loin, d'autres merisiers blancs nous abritent, d'autres violettes, et des jacinthes bleues, occupent notre attente. Il n'y eut jamais autour de Paris un printemps plus beau, plus désert, plus gonflé d'espoir, de larmes, de promesses... Le rossignol qui chante au plein jour se tait soudain, à cause d'un patara, patara, patara, sur les feuilles sèches: notre agent de liaison est à nos pieds, fier, haletant, portant au collier cet avis ironique: «Débrouillez-vous. Cuisez ennemi à l'étouffée.»

L'instant d'après, toujours muet, zélé, le chien emporte notre protestation indignée:

«Ennemi trop coriace, cuisson impossible. Envoyez au moins photographe bien armé!»

Et la joie du chien est telle, lorsqu'il ramène vers nous les renforts photographiques, son cœur bat si vite, non de fatigue, mais de l'émotion d'avoir réussi, qu'aucun de nous ne rit. Au carrefour, un lieutenant d'infanterie garde à présent Turco au bout d'une courte laisse, et baisse orgueilleusement les yeux sur lui.

—Ils vont partir ensemble demain, m'explique-t-on. Ils rejoignent à Arras. Ils font une belle paire, tous les deux, n'est-ce pas? Un mois et demi de dressage, et Turco sait tout faire: porter les messages, trouver les blessés sous bois et en plaine, cueillir délicatement sur eux le mouchoir, le képi, rapporter la preuve enfin qu'un homme gît quelque part, en train de perdre son sang et ses forces.... Tenez, cet autre chien, le bouvier flamand qui se roule de chagrin de ne pas travailler, il sera, il est déjà merveilleux. Le képi, le mouchoir manquent-ils au blessé? le chien invente, arrache un bout de capote, ronge le ceinturon, fouille les poches, pour rapporter sa pièce à conviction. Il raisonne, il tire des conclusions.... Mais tous n'ont pas comme lui du génie....

C'est une femme à présent qui parle, l'une de celles qui donnent sans bruit leur temps, leur argent, leurs soins à l'Œuvre du Chien Sanitaire. Elle vit des heures sereines dans ses chenils, parmi des chiens que la rivalité rend parfois féroces, parmi des soldats, des dresseurs, des soigneurs de bêtes. Son armée, toute petite encore, de ravitailleurs, de messagers, de brancardiers à quatre pattes, connaît, outre la joie de servir, le bonheur d'être formée par un choix intelligent.

Il n'est pas question, comme en Allemagne, d'une sélection de race. L'intolérant fox-terrier, le bouvier des Flandres au regard d'homme, le bas-rouge réfléchi, le briard plein de feu, peuvent prétendre à l'honneur de devenir chiens militaires. Ici, on sait quel crédit il faut faire à un beau cerveau de chien.

Près de moi, j'entends:

—Nous n'en aurons jamais assez. En Allemagne, ils en ont des milliers.... Vingt-deux des nôtres, sur les cent quatre-vingts qui sont dans la banlieue, vont partir cette semaine pour le front, parfaitement instruits....

Parfaitement instruits.... Soldats, ou chiens? Je ne sais plus de qui l'on parle. Ceux-ci sont dignes de ceux-là. Il n'y a qu'à voir s'éloigner ensemble, déjà amis, ces deux braves qui rejoignent demain: le lieutenant et le chien Turco. Drap bleu-gris, et poil gris-bleu, silencieux, agiles, ils sont déjà couleur d'horizon, couleur de l'ombre azurée des haies, couleur de l'argile bleuâtre des tranchées. Un beau couple de chasseurs qu'on «citera» peut-être ensemble. Car l'Œuvre a son tableau d'honneur et ses martyrs.

Chiens, nos compagnons dans la guerre et dans la paix, chiens, de qui la confiance humaine exige et reçoit tout, chiens, c'est pour notre édification que je veux dire le beau destin de Pick, chien sanitaire fameux. Il servit son pays et ses frères soldats, et mourut glorieusement, le flanc percé d'une balle allemande.

Mais on ne m'a pas appris le nom des deux blessés qui attendent, à Alfort, la cicatrisation de leurs pattes brisées....

Et quand au petit fox-terrier anonyme, gros comme un lapin, qui, après avoir retrouvé cent cinquante blessés à la bataille de la Marne, s'égara et sut revenir à son maître à travers les lignes ennemies,—celui-là a déjà reçu sa récompense: il est retourné au front, dans les Vosges.


UN CAMP ANGLAIS

Mai 1915.

C'est une ville kaki, plate, répandue au bord de Rouen gris et coiffé de fumées. Des soldats couleur de sable évoluent le long de ses avenues entaillées dans la terre vive, sortent des tentes de toile beige, s'abritent sous des maisons de planches dont ils imitent eux-mêmes la nuance un peu roussie: kaki, kaki, tout est kaki.

On ne peut, en visitant le camp, qu'admirer. Les abris et les hommes sont juste au même point de solidité, de stabilité, et comme enfantés l'un par l'autre. Une salle de conférence vaste, bien assise, cernée à sa base d'un ornement riant et puéril de fleurs et de cailloux ronds, lâche une soixantaine de Tommies robustes et géométriques. Une boulangerie en activité pond, en même temps que ses soldats rissolés, des pains blonds et bruns.... Les hommes qui creusent là-bas des puits artésiens font songer, prompts à bondir hors des fosses, à ces insectes du sable marin, grésillant à marée basse comme des grains de silex vivants....

Rien ne manque ici. Le camp anglais a des concerts, des boxes bien alignés pour ses chevaux, des abreuvoirs où l'eau courante frémit, des cinémas, des chapelles, des garages, des restaurants, des salles de repos, de lecture et de correspondance, des infirmeries où la main tâtonnante des malades trouve, sur le mur de toile, un commutateur électrique.

Il y a tout. Cette abondance, cette perfection même, et l'allure des soldats, leur allure si particulière de tranquille agilité, inspirent au premier abord une sorte de découragement respectueux, l'image d'une mobilisation figée, l'effroi d'une guerre qui ne finirait jamais.... L'impression ne dure guère. Chaque jour, grossi régulièrement par des débarquements d'Angleterre, le camp déverse vers les fronts divers le flot mesuré de ses combattants. En voici douze cents, qui descendent vers la gare et les automobiles de transport, nets, brossés, bien guêtrés, irréprochables, tous vermeils du fard uniforme que le soleil inflige à leurs carnations blondes. Curieux, ils tournent vers nous des yeux que le hâle fait plus bleus, et des sourires de premiers communiants....

—Où vont-ils?

C'est une question irrépressible. Mais le jeune officier kaki, interrogé, lève la main en signe d'ignorance:

—Je ne sais pas, dit-il, sans accent. Ils font partie de l'armée britannique.

Et il ajoute, répondant à notre regard de surprise:

—Moi, je suis officier indien, né dans l'Inde. J'ignore tout de l'armée britannique. Moi, je suis de là....

Cet «Indien» rose et blond désigne derrière lui une autre région du camp, appauvrie aujourd'hui par un départ récent des troupes de l'Inde. Les avenues sont vides, sauf, de moment en moment, un cuisinier aux jambes nues, aux pieds dansants, qui va d'une tente à l'autre; sauf quelque surprenant infirmier à la tête voilée, qui abaisse, pour passer près de nous, des paupières mystérieuses sur des yeux léonins.

—Vous voulez voir une des cuisines du camp indien?

C'est toujours le même édifice de bois, une belle et bonne maison démontable, éclairée par l'électricité. Mais ici nous cherchons vainement les fourneaux de fonte: sous l'ampoule lumineuse, un chaudron de sorcière fume, posé sur trois pierres, et d'un être accroupi, indistinct, sort une longue main foncée, fine, d'une noblesse sauvage, qui jette à poignées, dans la vapeur, je ne sais quel charme....

L'heure vient de quitter le camp, de regagner l'autre Rouen par un des tramways, que nous croisions tout à l'heure, chargés de Sikhs en turban, graves, et d'infirmières anglaises, beaucoup moins graves sous leur chapeau de boy-scout et leur court mantelet margé de rouge. Encore un instant, le temps de prendre une fleur à l'un des mille petits jardins en plates-bandes, orgueil du camp,—le temps de consulter l'affiche à la porte d'une salle de conférences, et d'y lire:

Demain, à 4 heures,
CAUSERIE SUR JEANNE D'ARC


UN ZOUAVE

Mai 1915.

Au moment où une fraternité irrésistible soulève vers nous l'Italie, je songe à un ancien capitaine du 1er régiment de zouaves. Il pourrait vivre encore, il n'aurait que quatre-vingt-six ans. Il avait laissé en Italie toute sa jambe gauche, coupée en haut de la cuisse, l'année 1859, à Melegnano,—en France nous disons Marignan.—Il en était revenu radieux, entre sa béquille et sa canne, et quand on lui demandait, avec une compassion discrète:

—C'est à l'hôpital de Milan, n'est-ce pas, que l'on vous a...?

—Oui! s'écriait-il.

Et il ajoutait, sur le ton le plus fat des confidences amoureuses:

—Ah! mon ami!... Les Milanaises! Ah! quels souvenirs! C'est la plus belle année de ma vie!

Le jour qu'il fut blessé, abandonné au creux d'un fossé, un de ses hommes revint le chercher, le chargea sur son dos et l'emporta sous le feu. Pendant qu'il marchait, le soldat entendait au-dessus de lui rire le blessé, qui lui tirait les cheveux à poignée et disait:

—Quatre jours de boîte au soldat Fournès! Primo: porte les cheveux longs; secundo: s'est permis envers son capitaine une attitude familière et déplacée!

C'était un zouave, un zouave comme beaucoup de zouaves d'autrefois et d'aujourd'hui.

Il racontait la campagne de Crimée, le choléra, Sébastopol, à sa manière. «Beaux soldats!» disait-il des Russes. Et cet hommage ne contenait aucune modestie, car il se savait—le nez court et ouvert, les sourcils hérissés sur de clairs et terribles petits yeux de chat,—tout ressemblant à un cosaque.

La neige, la famine, l'herbe cueillie sous les chevaux morts et mangée crue, il en parlait comme d'autant de faveurs spéciales, que la chance lui avait personnellement octroyées, et le choléra devenait une farce gauloise:

—Oh! le jour où j'ai fait croire à cet animal de Guillemin qu'il tournait au vert et qu'il en avait pour deux heures! Il le croyait, il était là, assis dans la neige, à se tortiller en se tenant le ventre.... Je n'aurais pas donné ma place pour une invitation aux Tuileries!

Une modestie singulière, ou bien le mépris de tout ce qui apporte le mal et la mort, lui conseillait l'emploi des diminutifs. Le froid mortel de la Crimée n'était plus qu' «un joli frisquet», ses quatre autres blessures de «petits accidents», et il appelait son amputation un «élagage nécessaire».

—Car, déclarait-il avec arrogance, ne vous y trompez pas! Ce n'est pas une jambe de moins que j'ai, c'est une de trop que j'avais.

On l'eût pu croire, à le voir danser à la corde, et sauter debout sur un billard.

Ses camarades, qui ne sont pas tous morts, se souviennent peut-être qu'il fut l' «homme à la salade».

—Un soir, en Crimée, racontait-il, à l'heure du frichti.... Oh! nous ne manquions pas de tout! nous avions du tabac, et même un peu de feu, mais rien à y cuire. Mon ordonnance m'apporte la salade, je devrais dire le fourrage, car l'huile et le vinaigre manquaient depuis deux mois.

«—Bougre de mal appris, dis-je à ce gros pétras, tu as oublié d'assaisonner la salade!

«—Mais, mon lieutenant, vous savez bien qu'il n'y a plus que sous la tante à Canrobert qu'on a de l'huile et du vinaigre.

«—Eh bien, qu'est-ce que tu attends pour porter ma salade à Canrobert? File! Et qu'il la soigne, ou il aura de mes nouvelles!

«On rit, je rallume une cigarette et on tâche de penser à autre chose. Au bout d'une heure, qu'est-ce que je vois arriver? Mon gros pétras d'ordonnance, portant un saladier comme le Saint-Sacrement, un saladier plein de salade à l'huile, au vinaigre, au poivre, au sel.... Je hurle:

«—Qu'est-ce que c'est que ça?

«—Mon lieutenant, c'est la salade.

«—Quelle salade?

«—Celle à Canrobert. Je suis été à la tente à Canrobert, comme mon lieutenant me l'avait dit. J'ai dit à Canrobert que mon lieutenant commandait comme ça qu'il fasse une salade soignée.

«—Alors??? alors??? Qu'est-ce qu'il a dit?

«—Il a rien dit. Il a fait la salade. Je vous la rapporte, mon lieutenant.

«Le temps d'enfiler ma tenue numéro un, qui consistait à jeter ma couverture et à essuyer la neige sous mon séant, je filais chez Canrobert. Je me trouve devant lui, le bec cloué, pendant qu'il me regardait, le sourcil au ras du nez. Enfin, j'articule:

«—Je ... je suis ... tout à l'heure.... La salade....

«Il ne pipait pas, il me regardait. A la fin:

«—Ah! ah! vous êtes l'homme à la salade? Elle était bonne, ma salade?

«—Je ... mes excuses....

«—Allez, lieutenant. Et surtout, dites que je fais très bien la salade. Je tiens énormément à ma réputation de cuisinier.»

C'est de l'Italie que le zouave était resté épris. Debout et si vif encore à soixante-dix ans, sur sa jambe unique, il chantait des chansons italiennes, il rajeunissait à nous peindre les fleurs, le soleil, les femmes de l'Italie, et ses récits oubliaient deux choses, toujours les mêmes,—deux minces détails: les Autrichiens et sa blessure.... Un zouave, enfin, un vrai zouave comme tant de zouaves de 1859 et de 1915. Seulement, celui-là me semble encore plus beau que les autres, parce qu'il était mon père.


Il eut,—amputé, convalescent, et plus impatient dans son lit d'hôpital qu'un loup en cage,—la visite de l'empereur. Napoléon III allait de lit en lit, serrant des mains fiévreuses et questionnant les blessés. Le capitaine de zouaves ne montrant, hors du drap tiré, qu'une jeune tête maigre, aux yeux furieux et gais, l'empereur lui demanda:

—Vous, mon ami, où êtes-vous blessé?

—Rien, Sire ... une égratignure.

—Une égratignure? Montrez-moi donc ça?

Le zouave montra «ça»,—et l'un des aides de camp de l'empereur, mort il y a cinq ans, n'oublia jamais «ça».... L'empereur dit, après un moment:

—Je voudrais faire quelque chose pour vous....

—Mais, Sire, j'ai la croix—et quelques médailles.

—Ne puis-je rien vous donner de plus?

—Ma foi, si.... Une béquille, Sire.

Il l'eut, avec une petite perception dans l'Yonne. Et sauf qu'il protégea son village au moment de l'occupation allemande, en 1870, ce zouave, enchanté que la vie l'eût mené de Toulon à la Guyane, en Afrique, en Crimée, en Italie, ce soldat amoureux de la bataille, connut la mélancolie humiliée de n'être plus qu'un retraité, béquillant ou sautant à clochepied de sa maison à son jardin. Il n'y eut plus, pour lui, qu'une fête héroïque: son riant enterrement dans un cimetière fleuri. Quelques vétérans, noueux, durs, ébranchés comme lui, le suivaient, avec la petite foule familière du village qui frôlait tendrement, sans respect, le cercueil du zouave, un beau cercueil de bois nu, paré magnifiquement d'une tunique trouée, la tunique à large jupe, la tunique à taille de guêpe des officiers du Second Empire.


IMPRESSIONS D'ITALIE

Rome, juillet 1915.

I

Quitter Paris pour la première fois depuis onze mois, s'éloigner, par un soir sec et lourd, de Paris obscur, patient, résigné à tout ce qui peut servir son magnifique et sûr espoir;—et s'éveiller à Aiguebelle, sous des monts dont une pluie récente fait plus bleus les sapins, plus bondissantes les cascatelles, cela déjà semble une fête, une surprise qu'on n'a pas méritée. Mais passé le tunnel de Modane, tout éblouit. Qu'il est beau, ce versant des Alpes italiennes, arrosé d'eaux pures, fleuri, drapé de vignes, moiré de maïs, frais en dépit de l'été, chaud malgré la neige voisine! Ce n'est pas encore la monotone abondance milanaise ni la triple richesse, sur une même terre, des céréales et des pampres suspendus aux arbres à fruits. Ici, la fleur se prodigue, le pâturage fait songer à la pelouse et le torrent aux jeux d'eau. Quelle proie que cette terre, pour un envieux voisin!...

L'émerveillement m'accompagne, et la confiance. Je pense, en regardant les gens de ce pays, soldats dans les gares, paysans accoudés aux barrières, appuyés sur la bêche ou la faux: «Voici les miens, voici les nôtres. Il n'en est pas, parmi les êtres humains, qui nous ressemblent, même physiquement, davantage. Le soleil a bruni ceux-ci d'un hâle plus généreux; des farines et des vins sans fraude dotent leurs femmes d'un sein plus riche, leurs enfants d'un estomac, d'une dentition plus robustes; sauf cela, ils nous ressemblent. La proportion de leurs traits, le rythme de leurs corps nous sont, dès l'abord, familiers, pénétrables. Tout ici me préserve de l'angoisse inévitable qui m'attendait autrefois en Allemagne, au contact de l'animal humain prussien ou bavarois, d'un rose porcin, souvent prognathe, le nez court et la lèvre longue, avec de fortes pattes pesantes et lentes....»

Malgré la présence, dans les gares, des bersaglieri coiffés de plumes et des officiers réséda, j'emporte, de station en station, jusqu'au delà de Gênes, l'illusion de voyager dans un pays oublié par la guerre. Gênes, jaune sur un ciel boursouflé d'orages, regorge d'hommes jeunes, ouvriers, marchands, en costume civil. L'air est plein d'une active odeur de charbon, de goudron, de mer. Le train escalade, pour joindre le golfe, des jardins négligés, des églantiers rouges, jette ses escarbilles brûlantes sur des lauriers-roses. La mer, que nous longeons enfin, ne porte aucune trace des cruels conflits et baigne des villages couleur d'ocre, épanouis, toutes portes ouvertes et versant au flot un tribut florissant d'enfants nus qui jouent dans la vague....

Soudain, à la nuit tombante, près de Rapallo, notre train, ralenti, croise un autre train,—puis-je nommer ainsi ce long char débordant de rires, de chants, de frénétiques mandolines? Cette fusée de fête qui s'enfonce dans le crépuscule, c'est un départ de troupes italiennes. Oui, le «peuple de mandolinistes» s'en va en guerre! J'ai reconnu l'accent, l'ivresse, la guerrière insouciance de nos soldats. Ces rires, ces chants, c'était l'hymne de départ de nos chasseurs, de nos marins, de nos zouaves traversant Paris et sa banlieue, et jamais chanson d'Italie n'eut dans mon cœur un écho plus français.


La guerre, la guerre.... Des rencontres de trains militaires, les uniformes sur les voies, la variété des cartes postales et des emblèmes patriotiques vendus dans les gares m'ont ramenée à ce mal qui vit avec nous, auquel nous avons consenti tous ses droits et qui se nourrit de nous-mêmes. J'arrive à Rome: les roulements de tonnerre, de grêle, de pluie, mêlés d'éclairs de foudre et de soleil;—la guerre....

—Est-ce que la guerre n'a rien changé à Rome? ne manqué-je point de demander, dès les premières heures, au comte Primoli.

—Certainement si, répondit-il avec une prudence romaine: la couleur des réverbères.

Pour faire tenir toute la vérité dans sa réplique, il eût pu ajouter: «et les chevaux des voitures de place». Rome, qui n'a point de troupes, connaît seulement le demi-silence, le vide d'une capitale en été. Elle subit, comme chaque année, ses matins brumeux qui obligent à l'oisiveté physique; une vague de feu abaisse, de huit heures à midi, les persiennes obliques. Puis l'air bouge un peu, annonçant le frais ponentino, la brise de trois heures; les magasins, fermés depuis midi, rouvrent leurs vitrines, la ville renaît, comme arrosée, sous un ciel presque blanc que l'incendie horizontal du couchant respecte. Le soir infuse aux colonnades blondes, au travertin fauve des palais, un sang plus rose. Le long jour d'été tarde ici plus qu'ailleurs à s'éteindre, semble-t-il, et neuf heures ont sonné que je vois distinctement, sur un éther laiteux et sans lune, la forme babélique du château Saint-Ange, et, sur le pont, les saints théâtraux, les draperies pleines d'un souffle inutile, qu'y a dressés le Bernin.

C'est l'heure des réverbères bleus. La hâte, le hasard ont varié leurs couleurs, du bleu brûlant des vitraux gothiques jusqu'à l'azur de la mer peu profonde. Nos visages et nos mains nues reçoivent tantôt le bleu flatteur d'un clair de lune d'août, tantôt la pâleur verte de l'éclairage oxhydrique; le brouillard du Tibre tremble en halo autour des veilleuses bleues égrenées le long d'un quai.... Rome, bleue, intacte, parée par la guerre, a trouvé dans la guerre de quoi rendre plus belle la beauté de ses nuits.

II

Je ne pensais pas qu'un si beau voyage pût être une épreuve. C'était une fête que mon départ. Voir l'Italie, me jeter, au moment où ils se tendent vers nous, dans ses bras fraternels, me tourner, le jour anniversaire de Magenta, vers le champ où mon père laissa un long lambeau de lui-même; écouter, deviner la belle langue qui chante autour de moi, me baigner dans une foule chaleureuse qui se délasse la nuit, qui hume des gelati et des limonades en lisant, à la lueur des lampadaires bleus, la quatrième édition du Corriere della Sera; chercher enfin, dans le peuple qu'une juste guerre enflamma d'une joie religieuse, l'image de notre propre foi; je n'ai vu que cela, je n'ai pensé d'abord qu'à cela.

Peu de temps a suffi pour que je ressente, aux heures ambiguës du jour, le mal de n'être qu'une Française détachée de la France, et éloignée de ce qui compte pour elle plus qu'elle-même: son amour, sa patrie, son foyer. C'est une douceur bien humble, mais bien amère, que de songer: «Je suis, à cette heure, toute pareille à n'importe quelle fille de France qu'on eût envoyée ici. Je suis toute pareille à la petite bonne française que j'ai vue emplir hier une lampe à pétrole en cachant des yeux rougis et anxieux; pareille à la marchande de journaux de Milan, Française mariée à un Italien, qui répondait avec impatience: «Oui, oui, tout à l'heure!» et oubliait les clients pour lire notre communiqué.»

Je ne savais pas qu'en regardant, du haut de la terrasse de Frascati,—où promeneurs, enfants magnifiques, femmes oisives, marchands de fruits et d'eau citronnée, sont si ressemblants, le costume sauf, aux promeneurs d'autrefois,—qu'en admirant au loin la plaine, puis au delà de la plaine cette marge vaporeuse, d'un bleu suave, qui dénonce et cache la mer, je me laisserais prendre et troubler par une seule pensée: «Plus loin que cette plaine et d'autres plaines, plus loin que cette eau, ce n'est pas encore la France.... Si tu regagnais maintenant la gare de Rome, et le train, il te faudrait plus de trente heures encore pour atteindre, en touchant ton foyer, la certitude que les êtres auxquels se suspend ta vie sont vivants et intacts. Croyais-tu pouvoir, sereinement, comme un touriste d'été, goûter la beauté de l'Italie et t'y réjouir de la croisade, comme fit l'autre jour cette mère romaine qui parait son fils, au départ, de fleurs de grenadier? Toi aussi, il y a un an, tu as donné la fleur à un soldat qui partait, et tu as ri. Mais il y a un an de cela, et c'était dans ton pays. Qu'y a-t-il pour toi, loin du coin où tu as rassemblé, pour te garder la chaleur nécessaire, des livres, des portraits, des lettres? Que fais-tu ici? Retourne, ne résiste pas, retourne dans ton pays....»

Il faut, pour triompher de la crise quotidienne, faire appel à l'orgueil, à la curiosité, au devoir de connaître un peu plus. Il faut l'amitié délicate, l'empressement des Français fixés à Rome et des Romains que Paris retenait quelques semaines chaque année. Ceux-ci, rappelés par la même anxiété filiale, ont tous quitté, il y a deux mois, leur villégiature printanière; ils se serrent contre Rome, y subissent sans murmure juillet insoutenable, et se muent sans effort en soldats impatients de servir ou en vieillards dont le chauvinisme ne connaît pas de contrainte. J'ai vu, dans un salon romain, une mère amener son fils à un dernier five o'clock, montrer ce haut et large lancier à col blanc.

—Comment, il part? s'écrièrent les femmes présentes.

—Mais, Dieu merci! répondit la mère avec éclat.

De tels mots, où revit notre ferveur de l'an passé, le reflet, sur les visages, des premières victoires italiennes,—tout cela n'est pas pour calmer une sensibilité qui se croyait intacte, mais que onze mois d'alarme ont délabrée. Une trattoria du Transtévère ouvre, au ras du trottoir, l'étroit et gai refuge qu'il faut justement à mon ennui d'exilée. Il est neuf heures du soir, l'appétit populaire, engourdi par la sieste, s'attable à peine. L'arrière-salle est un jardin couvert, accablé de lumière électrique, paré de drapeaux, qui fleure le safran et le vin frais. La trattoria s'emplit d'une rumeur animale et bienfaisante, chaude de rires de femmes, de verres rudement maniés, de cris d'enfants. Car le petit ménage romain amène avec lui sa remuante progéniture, jusqu'au nourrisson, qui tette durant que sa mère vide un plat de spaghetti. A onze heures, les petits seront encore là, comme des moineaux éveillés, entre les tables.... Le vin des Castelli reluit dans des ampoules de verre qui portent, enfoncé dans leur pâte épaisse, le petit sceau de plomb du contrôle. Cela est nouveau comme le lourd gâteau qu'on me sert et qui succède au poisson rôti; tout est amusant pour les yeux, la main et le palais.

Des mandolinistes maigres, un peu infirmes, viennent d'entrer;—une chanson napolitaine manquait à cette fin de soirée. Mais ils grattent: et l'insecte musical qui semble danser frénétiquement dans la caisse bombée des mandolines ne chante ni Naples, ni la lune, ni la gondole, il chante ... la Marseillaise.

Cela est inattendu, cela est irrésistible. La fanfare militaire, ni la fastueuse canonnade bondissant d'écho en écho, ne me dispenseront pas une émotion plus grave, une larme plus joyeuse et plus spontanée que cette grêle et chevrotante Marseillaise, jouée au fond d'une trattoria populaire de Rome, et qu'écoutent, front découvert, tournés vers elle comme s'ils pouvaient la voir, des hommes dont pas un seul n'est Français.

III

—Vous irez voir le marché des antiquaires, à Santa-Maria-di-Fiori?

—Allez plutôt voir, à Saint-Pierre, le salut où prient les soldats!

—Ne vous couchez pas si tôt ce soir, assistez, vers deux heures ou trois heures du matin, au passage des troupeaux qui traversent Rome, avec leurs chiens silencieux, leurs bergers à cheval....

—N'oubliez pas les Thermes de Dioclétien et la Vénus couleur de chair....

—Cet après-midi, je veux vous conduire à l'église Saint-Sabas et au cimetière des Anglais....

Romains de Rome, Romains de Paris, ils me parlent tous ensemble, jaloux de me montrer les joyaux de leur ville; chacun d'eux sachant à quelle heure un rayon oblique, traversant une église, l'embrase, à quel moment du jour l'ombre des cyprès croît, en fuseaux parallèles, sur un jardin de tombeaux. Mon ignorance ne me guidant point, je fuis seulement, d'instinct, la paix des musées, dont la sérénité me pèse, et le vide, plafonné d'or, des basiliques. Je me tourne vers les spectacles vivants où l'eau parle, où la ruine, la tombe et la statue se couronnent de vigne, où je puis quêter, sur des visages humains, une secrète, une amicale réponse à la question, toujours la même, que je ne formule pas....

Je n'ai eu garde d'oublier le jour où les brocanteurs couvrent le Campo di Fiori de vieux fers, de cuivres, d'antiquités truquées ou non. «Vous n'y trouverez rien d'intéressant cette année, c'est la guerre....» Je ne viens pas pour acheter: Je viens voir, deviner sinon voir, ce que Rome cache si bien: un changement, une hésitation, un ralentissement dans sa forte vie. Mais, ce marché du Campo di Fiori, la chaleur qui tremble comme un encens au-dessus des œillets rouges et des bottillons de jasmin, ne suffirait-elle pas à en chasser les curieux? Le soleil impose, à travers les manches, des rayons vésicants; un instant d'immobilité est puni d'une brûlure appliquée sur la nuque entre le col et les cheveux. Quel plaisir me guide entre les étalages, protégés d'un auvent de toile? Une marchande, belle entre ses tresses huilées et ses longs pendants d'oreilles, me tend avec une muette insistance un fût de vieille lampe peinte, des cœurs d'argent, des médaillons et des colliers à miniatures pompéiennes, où voltige sur fond noir une petite nudité ailée. Je m'éloigne, je manie des faux saxes soigneusement encrassés, et des vrais carlsbad, car il traîne ici d'abondants soldes d' «objets d'art» autrichiens. Que de jais en festons, de cailloux du Rhin et de marcassite en bordure, que d'étains récemment bosselés, et combien de fagots de petites cuillères à manche en filigrane....

Rien à acheter, vraiment, rien.... On me touche le bras: la belle marchande muette m'a rejointe et me tend, sans sourire, un lambeau de brocart troué. Elle exceptée, aucun marchand ne me retient ici. Je ne vois, assis sous les tentes qui battent au vent, que des femmes, quelques vieillards. Quelques-uns, ayant calé l'assiette de risotto et la fiasque de vin entre une lampe juive, un écrin d'argenterie et un gril défoncé, déjeunent. Tous ces gens-là, me trompé-je? pensent, comme moi, à autre chose. Non, je ne me trompe pas. La marchande aux tresses huilées, qui m'a singulièrement suivie, se campe soudain devant moi, appuie sur mon regard son regard sévère, et me jette ce seul mot:

Tedesca?

A mon geste indigné, à ma réponse:

Francese!

Elle daigne sourire et pose, sans motif, avant de s'en aller, sa main sur mon épaule;—geste insolite, ébauche de caresse confiante, plus émouvante que le langage.

«Tedesca....» Il y a plaisir, pour une Française, à constater ici la suspicion de l'Allemand. Mais la suspicion populaire ne va pas qu'au Teuton. «Tedeschi!», c'est déjà l'injure que se jettent, ici comme à Paris, les gamins pendant le pugilat. Un ostracisme, plus courtois, referme peu à peu Rome devant l'étranger, tudesque ou non. Ouverte depuis des siècles à l'admiration indiscrète du monde entier, envahie d'artistes nomades, enrichie par les barbares curieux, la ville semble se reprendre à tous. Cela est sensible par les nuances autant que par les petits faits brutaux. On affectera devant moi, dans un salon romain, de parler peu de la guerre, et légèrement. On dira «l'avance sur l'Isonzo» comme «l'averse de ce matin», sans insister. L'attitude du pape, qui soulève Paris, se commente ici par une mimique prudente, des «tt... tt...», des hochements de tête, comme autour d'un fâcheux bulletin de santé. Dans un magasin, le commerçant tend l'oreille à mon accent, de même qu'il écouterait le son d'une pièce d'or douteuse.

Les musées n'ont plus de gardiens serviles, mais des geôliers prêts à s'interposer entre le chef-d'œuvre et l'intrus, entre la belle Vénus de Cyrène et la main sacrilège qui se pose sur son flanc plus vivant que la chair. Ce n'est pas seulement l'écho qui double mon pas sur le porphyre des basiliques, ni mon ombre qui joue entre les colonnes: si je m'arrête, j'entends encore les chaussons mous du sacristain qui m'épie....

L'hôtel même, bâti pour le passant, ne se soucie plus d'héberger une étrangère. Passeport, pièces d'identité, lettres d'ambassades ne font point que l'on soit, auprès d'un portier d'hôtel de la via Venato, persona grata. Mais il s'humanise quelques heures plus tard, et me glisse avec un sourire d'ogre affectueux: «Gabriele d'Annunzio (sic) il vous attend dédans le hall.»

Bien loin que je m'en irrite, j'aime les marques, un peu hargneuses, d'un «italianisme» si promptement armé, prêt à nommer ennemi—«tedesco!» l'étranger. J'aime qu'une bande d'ouvrières, qui jouaient à barrer la rue et à s'esclaffer, s'écartent et se taisent d'un air hostile, parce que j'ai parlé une langue qui n'est pas la leur. J'aime que Rome s'arrache à tout ce qui n'est pas son peuple, son passé, sa foi, comme un cavalier farouche s'enroule, d'un seul geste, dans son manteau. Et j'entends bien que ce n'est pas moi qu'elle injurie, la belle bouche des enfants poudreux qui, sur le bord des routes, insultent au lieu de mendier, et qui crie le même mot, toujours le même:

Tedesca!

IV

Entre des palmiers, des chênes éternels, des rosiers grimpants, l'hôpital offert par la reine-mère aux blessés italiens est une villa princière où l'air pur, les chants d'oiseaux, la lumière éclatante ou tamisée abondent. Les jardins qui l'entourent versent jusque dans la via Boncompagni leurs palmes et les pétales des magnolias. Rien ne manque à cet hôpital modèle—que les blessés. Rome n'en a pas un. Jusqu'à présent, on les écarte d'elle, on la veut garder sereine parmi ses parterres clos, empanachés d'eaux jaillissantes. Que d'hommes valides dans ses rues, que de soldats tout neufs encore.... L'Italie ne voit pas le bout de ses vivantes richesses.

J'espérais visiter les premiers blessés de la guerre, mais une rigueur nécessaire défend l'accès des villes du front. Reporter ou reporteresse, Italien, allié ou neutre, nul ne pénètre dans la zone des années. Le même mot: «Impossibile», arrête celle-ci et celui-là, et rien n'entame une courtoisie qui ne discute même pas. Je ne verrai donc ni Bologne gorgée de troupes, ni Padoue, ni Mantoue ressuscitée en armes, guerrière qui dormait sous son pavois. Venise se ferme à tout passant. Et Rome ne recueille de la guerre que les bruits qu'on lui jette par-dessus le mur de fer.

J'écoute. Je regarde ceux qui, demain, partiront. Ils portent avec aisance la tenue réséda. Ils n'ont pas cet air déguisé, cette gaucherie, sympathique d'ailleurs, de nos recrues. C'est qu'ici la beauté masculine court les rues et s'accommoderait aussi bien de la toge que de la tunique à col de couleur et du képi à longue visière arquée.

Un médecin, venu du front, a vu des ambulances et n'en rapporte que joie, que patriotique orgueil.

-Quelle race que la nôtre! dit-il. J'ai visité un millier de blessés ou de malades de la guerre. Je n'en ai pas trouvé un seul qui fût atteint d'entérite ou de tuberculose. Et les blessés qu'on sauve guérissent si vite!

Le long des ruelles du Transtévère, dans les fossés du Gianicolo, dans l'ombre massive du Teatro Marcello, qui soude sa ruine énorme et enfumée aux petites maisons d'une piazza tout éclairée de citrons et de tomates, partout pullulent les fils et les frères adolescents de ces soldats dispos. Souvent leur pauvreté florissante fait envie, et leur nombre donne à penser. On ne peut pas ne pas les voir, car l'habitude familiale, même dans la classe aisée, ménage à l'enfant sa place au restaurant, aux réunions et aux promenades d'après-midi. Y a-t-il beaucoup de maris français qui se chargeraient, comme en Italie, d'emmener, d'amuser, de soigner pendant tout un dimanche, avec une patience de nourrice, quatre ou cinq bambins dont le plus jeune ne marche pas droit encore? Nous sommes loin de l'enfant français et anglais, relégué à la nursery....

Mais c'est dans les rues pauvres que j'aime le mieux regarder la marmaille romaine. Assises sur des seuils ténébreux, de jeunes mères étalées sont couvertes et parcourues d'enfants, comme des lices tranquilles qui laissent jouer et se battre sur elles une progéniture déjà endentée. Le plus beaux sont les plus graves, avec leur luxe de cheveux bouclés et de longs cils, leur bouche dédaigneuse au-dessus d'un petit menton spirituel. En grandissant, les garçons deviennent les minces faunes dorés qui ont enchanté les sculpteurs et les peintres; les fillettes atteignent, vers quinze ans, une perfection qui requiert tous les regards. Elles supportent d'ailleurs qu'on les admire, et c'est le spectateur, gêné, qui se détourne, devant ces calmes visages sans rougeur, ces lèvres au duvet de velours qui sourient à demi, promptes à exprimer ce que tarde à dire l'œillade un peu nonchalante. L'attache du cou, la nuque sous les cheveux, donnent à les contempler le même plaisir qu'un vase très lisse, une colonne polie, un fruit achevé dans sa forme. Les adolescentes ne l'ignorent pas; elles savent aussi que cinq ou six années muent en jeune matrone une nymphe élancée. Mais elles choisissent tôt un amour, un foyer, s'y attachent et s'y reposent comme une plante, lourde de fruits, s'appuie au mur, et tout autour d'elles grandissent d'autres faunillons, de nouvelles petites nymphes dont elles ne songent pas, comme en notre bourgeoisie avare, à limiter le nombre.

Aussi reviens-je fréquemment aux rues, aux places où des volées piaillantes d'enfants se disputent les citrons tachés, les melons et les tomates fendus, les bribes du marché matinal, aux voies et aux parvis où se lit, en grouillement sain, riant et misérable, la destinée magnifique d'une race qui ne se lasse pas d'enfanter et qui peut dire à ses fils, impatients et serrés sur une patrie étroite, entre des frontières d'eau: «Mais il y a, pour vous, toute la terre!» Malgré moi je m'attarde ici à un spectacle, toujours rare chez nous et qu'une guerre de douze mois, en France, a prohibé: les femmes enceintes, opulentes, massives au soleil comme des tours, qui marchent en portant devant elles l'avenir et la fortune de l'Italie.


UN TAUBE SUR VENISE

Juillet 1915.

I

4 juillet, six heures et demie du matin.—Un soleil blanc d'orage, des nuées que la mer plate reflète en gris, en vert d'huître. Une journée de sirocco, puis une nuit sans étoiles ont laissé tièdes les dalles des Schiavoni et les balcons de marbre. L'église du Rédempteur semble flotter, soulevée au-dessus de la mer comme un mirage.

La nuit a paru longue. De sa vie nocturne d'avant la guerre, Venise n'a gardé qu'un chuchotement, une respiration qu'on distingue en tendant l'oreille: coups de langue de la vague contre un pont, grincement d'une chaîne de barque, et, vers l'aube, le départ discret d'une seule gondole. Les vaporetti militarisés ronronnent plus tard, un peu avant cet instant matinal, déjà engourdi de chaleur, qu'un coup de canon, soudain, secoue.

Un deuxième coup de canon, un troisième, plus lointain. Les échos magnifiques des palais rejettent le son vers la mer. Penchée à la fenêtre de l'hôtel, je cherche l'avion ennemi: il est très haut, il franchit un étroit abîme bleu entre deux nuages. Une foule paisible, sans cris, s'accoude au marbre du pont; des Vénitiennes minces étendent vers l'aéroplane leurs bras, d'où les longues franges noires du châle pendent comme des algues. Elles se mêlent, pour le plaisir des yeux, aux matelots blancs. Il n'y a point de hâte, ni de frayeur, et pas d'autres cris que le miaulement menaçant des sirènes. Des canots automobiles s'élancent, rayant la mer.

Un coup de canon tout proche, parti de l'île du Rédempteur, ébranle l'air, les tentures, la verrerie, frappant les poumons et les oreilles d'un choc presque agréable. C'est la fin de l'alerte: le taube qui menaçait saint Georges debout sur l'église vire, s'éloigne, ayant jeté trois bombes à la lagune; il lui a suffi de voir, du haut des airs, les avions français ouvrir, hors des hangars, leurs ailes. L'un d'eux le poursuit sur la mer, et lorsqu'il revient, une heure après, Vénitiennes noires et matelots blancs ont gagné, ceux-ci leur poste, celles-là l'ombre fraîche et moisie des ruelles. Les oriflammes dominicaux flottent sur Saint-Marc, éventent la place vide et brûlante. Et la femme de chambre qui m'apporte le thé résume avec dédain l'incident, en ces termes héroïques et brefs:

—Ce n'est rien. L'ennemi est venu. Nous l'avons chassé.

II

Juillet, opprimant Venise, évapore, sur le plus bas degré de ses «portes d'eau» l'eau lourde et reposée, l'eau que ne battent plus la rame ni l'hélice. Dans l'ombre des petits canaux où j'ai fui, vers cinq heures, la fournaise des Schiavoni et les marbres qui brûlent la main, je n'ai trouvé que l'odeur des eaux basses, qui sentent le soufre, l'évier gras, le fruit tourné et l'égout riche. Cette odeur de Venise d'été s'insinue par les fenêtres closes, supprime l'appétit, et distille une fièvre indolore, qui se trahit seulement par une paresse agréable et le tremblement du journal que je tiens déployé....

Le sirocco a secoué, vers six heures, quelques gouttes de pluie chaude,—autant qu'il en tomberait d'un bouquet mouillé. Une seule voile de barque, ocre et rose, sur la lagune d'un bleu éteint, se balance. Des vieillards et de nonchalants adolescents, assoupis sous le Palais des Doges, dans l'ombre nouvelle de la colonnade,—chaque colonne de marbre a maintenant son double en colonne de brique qui l'épaule—attendent la fin du jour. Que ne l'ai-je comme eux attendue, un pigeon familier sur chaque poing, la joue éventée d'ailes?

C'est que je ne suis qu'une Française impatiente, point encore soumise à la torpeur de Venise. Je suis l'unique voyageuse, la voyageuse de Venise. J'ai pour moi seule le spectacle sans prix de Venise vide de touristes et d'étrangers, Venise fragile au bord d'une mer menacée, Venise qui se cache sous le sable comme le poisson plat quand passent les mouettes.

Une initiative intelligente inventa, pour protéger tant de beautés branlantes, de les bastionner de sable. Les chefs-d'œuvre de Saint-Marc, emmaillotés, regrettent la lumière, les chevaux de Lysippe, murés, tendent leurs naseaux vers d'étroites prises d'air, dans la cour du Palais des Doges. L'Ève et l'Adam ne seront plus nus avant la paix, et le fier Colleone s'abrite bizarrement sous un toit de chalet normand. L'élan est donné, où s'arrêtera-t-il? Venise, vide, oisive, joue au sable, et va couvrir la moindre corniche délicate offerte à sa sollicitude éveillée. On vient d'encager la capricieuse Fortuna, debout et tournant à tous les vents au faîte de la Dogana, et le saint Georges rutilant de San-Giorgio-Maggiore, visé hier matin par un taube d'Autriche.

Mosaïques d'or, voilées de toiles grises, statues sous les langes, campaniles dont un terne badigeon empâte le métal vif, tout cet effort mimétique que tente Venise pour se mêler à l'eau trouble, à la brume, à la pierre anonyme, semble aujourd'hui se mirer dans le ciel brûlant et cendreux. Sous le balcon de l'hôtel cependant, à mesure que vient le soir, s'accroît une foule fraîche aux regards: ce ne sont que matelots blancs au col bleu franc et longues filles de Venise, minces, en châles noirs. Elles viennent, s'en vont d'un pas vif et muet, d'autres matelots passent, et recomposent incessament le défilé blanc, bleu, noir, parfois vert-gris comme le saule ou comme le gazon foulé, quand s'y mêlent des officiers et des soldats de l'armée de terre.

L'heure du dîner sonne, sinon celle de la faim. Dans la salle à manger, basse comme une salle de paquebot, la fenêtre ouverte laisse entrer l'haleine fade de l'eau, où manque l'odeur tonique des poissons, des filets mouillés: on ne pêche plus en Adriatique, et voici une insipide truite saumonée venue de Bâle.... De beaux fruits, des figues fendillées, et du café en givre, cela suffit. Ce crépuscule, violet sur la mer et doré au haut du ciel, ne nous appartient plus: l'heure des lampes est venue et l'on nous enferme hermétiquement dans la pièce basse, avec le relent de la truite, le parfum des fruits et du café, la fausse gaîté de trente ampoules électriques.

Carillon de huit heures,—huit heures et quart,—la demie,—carillon plus long des trois quarts.... Au premier tintement de celui-ci, une nuit totale, une obscurité parfaite s'abat sur Venise. Dans l'hôtel, les domestiques, habitués déjà, jalonnent les ténèbres de quelques bougies allumées,—compensation piteuse et coûteuse. Mais ce palais vénitien, aménagé en palace, y récupère une lugubre noblesse. L'ombre des rampes à balustres ruisselle sur les escaliers comme une onde inquiétante. Il n'y a rien de plus vivant, aux mouvements des flammes palpitantes, que les tentures, les statues, les longues galeries vides aux sombres parois. Comme si la vie s'évanouissait avec la lumière, les dialogues baissent ou se taisent. On étouffe.... Il vaut mieux risquer le faux pas, l'entorse, qu'haleter ici.

Un reflet de jour traîne encore sur l'eau, au-dessous du pont des Soupirs.... Mais du côté de la mer, et autour de nous, c'est la nuit d'un tombeau sans étoiles. Je palpe les murs, je compte les colonnes, j'arrive sans dommage à la Piazzetta, puis à la place Saint-Marc, où j'entends la présence d'une foule de fantômes. Ne connaîtrais-je pas, privée soudain de la vue, la même angoisse? Car tous les bruits du jour résonnent ici: pas alertes, voix de femmes et d'enfants, tintements de cuillères et de verrerie, mieux: le son d'un bon orchestre, tout proche, qui joue,—sans rancune,—une valse viennoise....

Sous ma main, le fer d'une chaise vide; je m'y assieds. Devant moi, un guéridon. Un génie subalterne, et assurément nyctalope, m'y apporte une glace vanillée, que je savoure à tâtons....

Il fait chaud. Les dalles tièdes chauffent mes pieds, à travers mes minces semelles. Je distingue vaguement, au-dessus de la Place, un ciel rectangulaire. Des flammèches, çà et là, allument à la hauteur des visages les cigarettes et les cigares—encore est-il interdit de griller trop longuement l'extrémité de ces cigares humides et sarmenteux. L'obscurité se peuple ainsi de masques, fugitivement suspendus dans l'air; la flamme sculpte ici un grand nez courbé, des yeux de diable romantique, là une figure adolescente, lèvres tendues et paupières mi-fermées comme pour un baiser, et là encore une face cupide et charnue de Shylock gras.... Peut-être que je rêve. Peut-être que rien de tout cela n'existe, sauf le parfum gelé du sorbet à la vanille, sauf le son de l'orchestre rejeté par les échos de la Place, et dont je ne saurais dire s'il chante devant moi, derrière moi, ou plus loin, sous les arcades....

La réalité ne recommence qu'à l'hôtel. Une prison serait plus douce que cette chambre, où la lueur d'une bougie lutte en vain contre les rouges obscurs, les bois noirs et dorés. Une main sévère—celle de l'amiral commandant la place—a verrouillé les persiennes, tendu par-dessus leurs lames une toile imperméable, enfermé sans appel la chaleur, les moustiques, et je commence avec résignation la première, la plus longue, la plus morne des nuits vénitiennes....


NOCTURNES

Rome, juillet 1915.

L'humidité des vieux marais cachés, libérée par la mort du soleil, a poussé hors des jardins de la Villa Médicis les invités prudents: il n'y a plus, près de la fontaine aux nymphéas, que deux ou trois Français, et Albert Besnard, qui déploie sa cape avec le rond de bras d'un jeteur d'épervier.

Nous sommes tous fatigués de parler, d'avoir reçu en plein visage la lumière d'un après-midi sans nuages, d'avoir souri, regardé, d'avoir entendu les nouvelles venues de la France, accueilli un voyageur arrivé de Londres à Rome, d'avoir écouté les lettres qu'il lisait, toutes pleines de la guerre....

L'eau de la fontaine rejoint, en filet mince, l'eau du bassin, avec un petit chant sur trois notes, que nous percevons soudain après la fin de nos paroles.

De l'est à l'ouest, en un instant, le bleu du ciel passe au rose, et les buis noirs massifs, dont la main s'amuse à rebrousser la toison rude, se couvrent de rosée.

Pourtant nous n'aurons pas l'impression du repos, de la détente du silence, tant que les hirondelles ne seront pas couchées. Le ciel tout entier semble tournoyer en même temps qu'elles, comme une eau fouettée qu'entraîne une fuite circulaire de poissons. Elles sont mille, et d'avantage. Elles se font flèche, ou caillou. L'une tombe, fait la morte jusqu'au sol, se relève en boomerang et siffle contre notre oreille, montrant son noir petit œil de chasseresse féroce, et le bord tranchant d'une aile qu'un rayon aiguise.

Le cri de convoitise qu'elles jettent semble le crissement d'un javelot hérissé. Leur jeu est si terrible et si pressé qu'on oublie l'oiseau pour ne plus songer qu'au dard jailli, au silex précipité par la fronde, à l'acier bleu qui perce l'air.

Et lorsqu'il ne reste plus que deux hirondelles, rivales, obstinées, volant haut, nous n'avons qu'à cligner les yeux, à renverser un peu plus la tête, pour isoler, sur le ciel, les spires, les feintes, le combat de deux noirs avions....

Où se sont-elles perdues? Personne n'a vu la fin de leur course. Qui revient dans l'air? l'une d'elles, blessée, ivre? Non, c'est la première chauve-souris qui écrit sur le ciel, d'une aile onglée, la dernière heure du jour. Il y a encore une grande clarté au-dessus de nous, mais qui ne descend plus jusqu'à la terre. Le Mercure noir de la fontaine, à peine retenu à sa vasque par un pied ailé, tend en vain la main vers la lumière.

Dans l'atelier, l'ombre noie les deux derniers portraits de Besnard: d'Annunzio, assis sous des bosquets élyséens, et un petit Benoît XV, écrasé sous la pourpre, plus pâle que sa robe, avec un grand visage de bossu.... Quittons, pour Rome vivante et qui s'éveille, les portraits, les haies de buis, les cyprès, tout ce que la nuit ici pétrifie. Il n'est pas question, après un goûter tardif et la longue journée caniculaire, de dîner. Mais il y a lune, ce soir,—déjà elle éclôt, elle monte rapide et légère; nous irons, à pas paresseux, attendre, dans une osteria du Forum de Trajan, l'heure des chats.

L'osteria seule vaut qu'on s'y attarde. Elle ferme un bout d'impasse, un retrait de la place irrégulière. C'est une salle à boire, taillée dans la moitié d'une coupole byzantine, la Basilica Ulpia, basse, vaste, parfaitement ronde. Sa muraille verticale est percée de portes de caves, d'anciennes baies maintenant aveuglées. La courbe de sa paroi voûtée s'illumine d'ampoules suspendues, pleines de vin de Frascati rose, d'orvieto jaune, de chianti dont un seul point rutilant sur la panse décèle la couleur de sombre rubis. En colliers égaux, ces fiasques au col mince sont la seule parure de l'osteria, qui ne prend air que par une petite porte à rideau de toile. La mousse du frascati mouille en pétillant nos narines; on boit plus que l'on ne voudrait, à cause de la douceur du vin et des gâteaux lourds qui s'effritent dans la bouche en sable sucré.

Un long chat passe entre nos jambes, soulève de la nuque la portière de toile, disparaît. C'est l'heure de le suivre, et d'attendre, penchés sur le parapet de fer qui défend les ruines, les hôtes nocturnes du Forum des Chats.

Éblouis par la nuit de pleine lune, nous ne voyons d'abord que le bleu cendré du ciel, le bleu de lucioles des réverbères voilés pour la durée de la guerre, le bleu de neige des marbres renversés et le bleu vigoureux de nos ombres sur les dalles plates. Le Forum, à nos pieds, est un jardin ravagé, dont la nuit rajeunit le désastre. Porches rompus, pierres blessées,—j'ai vu tout cela, il y a quelques mois, sur un sol français qui fumait encore.... Un mouvement dans les buissons bas, un chant félin chassent l'évocation.

Obéissant à l'appel, un chat, deux chats, trois chats approchent, convergeant vers le Forum. L'un vient d'une rue, à pas comptés, l'autre surgit de l'impasse, s'arrête pour donner un seul coup de langue à son flanc et repart. Une chatte blanche, assurée, descend au Forum contre nos pieds, en glissant le long du mur comme une coulure de cire. Deux matous rivaux, parvenus au parapet, s'empoignent, sans un cri, sans un feulement, et roulent en nœuds de serpents. Tous sont de longs chats musculeux, grands, ils ont la cuisse aplatie, le nez busqué de l'ancêtre égyptien. Aucun ne montre la hâte fuitive, l'allure palpitante et inégale de la bête errante ou traquée. Les chats du Forum habitent une noble ruine, concédée à leurs batailles, à leurs amours, à leur sommeil diurne. Que des ombres colossales hantent l'autre Forum, le grand Foro romano, et superposent, dans un cirque à leur taille, les fantômes de tant de civilisations stratifiées;—Rome réserve au peuple-chat, à peine plus tangible, le petit Foro Trajano creusé comme une piscine d'où les eaux auraient fui.

Qui nous dira pour quels palabres s'assemblent ici les compagnons de minuit aux oreilles de velours? Leur veillée s'occupe, sous nos yeux, de chasse, de jeu, de lutte bénigne. Des feuillages s'écartent soudain, déchirés par le bond d'un dos rayé, onduleux et puissant. Une battue active décore le mur, en passant, d'une frise de panthères galopantes.... Le fauve qui émerge, ainsi que Phtah éveillée, d'un bosquet, peut n'avoir pas quitté par hasard son repos. Il essaye, en les étirant, ses quatre pattes, gravit, pour s'y asseoir, un fût renversé. Un remous d'herbes et de branches soulève vers lui la jungle naine, pendant qu'il s'affermit à son poste de tribun et qu'il incline, sur un jabot gris, son menton méditatif.... L'un de nous l'appelle, et cela suffit pour qu'il se dresse et desserre, avec un frisson de désagrément, le cercle de sa queue. Rien ne se lit, que la surprise, dans ses yeux que la lune décolore. Mais il quitte sa colonne brisée, descend vers l'entrée d'une tanière et pénètre, les reins bas, sous la terre, emmenant avec lui, un à un, vers des rites plus secrets, les citoyens de la dernière république de Rome.


UN ENTRETIEN AVEC UN PRINCE DE HOHENLOHE

Lugano, 7 juillet 1915.

Parmi leurs jardins que la canicule accable, tous les hôtels de Lugano dorment, persiennes closes et stores baissés. Il n'y a pas, à cette heure de midi, un souffle dans l'air, une ride sur l'eau, une voiture sur la route, un passant, un chien.... Le monte Generoso jette en travers du lac son ombre énorme, barrant de bleu sombre l'eau qu'un orage prochain trouble un peu, et qui est pâle comme de l'absinthe.

Le déjeuner fait un bien petit bruit, dans l'hôtel. Où sont ces Allemands qu'on m'avait dépeints arrogants, installés à Lugano comme chez eux, penchés et guetteurs sur la frontière d'eau? La liste des étrangers porte, outre les noms des deux ministres auprès du Vatican,—repartis hier pour l'Allemagne,—ceux de deux cents Pflaum, Heymann, Tockus, etc., etc., venus de Berlin, de Rome, de Londres, de Paris, des États-Unis.... Ils paradent à Lugano, m'affirme-t-on, ils prétendent imposer leur langue aux commerçants luganois....

Près de moi, voici une mère et sa fille, la mère coiffée à la kronprinzessin, la fillette en robe rouge à ceinture verte, avec de grands pieds blancs; elles dialoguent très bas, et l'enfant oublie de manger pour écouter ce qui se dit en français à notre table. Voici deux vieilles dames à petit chien, allemandes et gourmandes, vêtues de rose et de lilas; voici un homme jeune, raide, correct, poncé, rasé, à tête doguine, type d'Allemand sportif qu'on peut croire Américain, et voici le type inévitable de l'Allemand étique, cou d'oiseau, lunettes, poil pauvre et rougeâtre.

Voici enfin, près de la fenêtre, un couple autrichien, le prince et la princesse de Hohenlohe. La princesse, Italienne avant son mariage, a de beaux yeux profonds et soumis, des sourcils très noirs, une nuque brune qui avive l'éclat d'un rang de perles. Le prince est un homme âgé, bref de taille et droit sur sa chaise, avec des traits fins et de petites mains.

Une heure après, quand la princesse a regagné son appartement, j'ai devant moi, au fumoir, l'altesse autrichienne retirée à Lugano. Il parle vite, sans nulle contrainte, et son naturel est parfait, ou parfaitement imité.

—J'ai hâte de dire, d'abord, déclare le prince de Hohenlohe, combien j'ai horreur de tout ce qui se passe en ce moment, madame. J'ai horreur, horreur....

Il répète le mot, en chassant des deux mains, autour de ses cheveux blancs, une vision ou une aile importunes. Il a le nez court et busqué, il garde très attentivement ses yeux fixés sur les miens; nulle inflexion tudesque n'alourdit son accent, où les r roulent à l'italienne.

—Que dire? Que faire? reprend-il. Il y a une seule chose qu'on n'obtiendra pas de moi: c'est que je retourne dans mon pays. Tout ce qui s'y manifeste depuis un an est ... comment m'exprimer? un tel mélange d'indignité et de bêtise,—oui, voilà le mot, de bêtise! A-t-on jamais vu un grand peuple remettre follement son destin aux mains d'un autre peuple, quand cet autre peuple est l'Allemagne?

«Si j'avais été un homme jeune, j'aurais pris ma place dans les rangs, naturellement. Mais je suis un vieil homme, inutile et mal portant. Je ne retournerai pas là-bas. J'ai horreur, horreur.... A qui me fier, d'ailleurs? Ma sœur m'écrit, de Vienne: «Pourquoi ne reviens-tu pas? On ne se douterait pas que nous sommes en guerre, tant on est gai, ici, et on ne manque de rien....» A côté de cela, les journaux autrichiens eux-mêmes annoncent qu'il y a deux jours de jeûne imposés par semaine, que le pain fait défaut, que les vivres sont si chers.... Qui se trompe? qui trompe?

«Je vivais à Venise, je n'en avais pas bougé depuis vingt-deux ans. Ma femme est Italienne, elle a fui son pays avec moi. Vous avez passé devant notre maison, à Venise, sur le Grand-Canal. Et vous étiez à Venise, justement, madame, quand le dernier taube est venu?... Quelle chose.... Un aéroplane autrichien sur Venise!...»

Il fume avec fébrilité, et se lève fréquemment pour aller secouer la cendre de sa cigarette. Je pose une question, prévue:

—Ce que je compte faire? Mais rester ici, madame! Où irais-je? Je ne veux pas de mon pays.

Mon interlocuteur parle presque impétueusement. Il est singulier d'observer combien le geste menu, presque féminin, contraste avec la fermeté de l'accent.

—Je ne serai pas le seul à demeurer ici, d'ailleurs. On ne vous a pas menti en vous racontant que Lugano regorge d'Allemands et d'Autrichiens. Mais je peux vous affirmer que certains ont, comme moi, horreur.... Ils ne veulent pas de leur pays. Ils n'y retourneront pas. Ils ne peuvent, pas plus que moi, supporter la guerre qu'on y fait.

«Je peux vous montrer aussi des Allemands expulsés de France et qui se laisseront mourir plutôt que de regagner leur pays d'origine. Ceux-là n'étaient pas des espions, ceux-là sont des gens comme moi: des épaves. En voilà une, là-bas, dans le hall, oui, la bonne dame qui vous fait sourire à cause de sa robe de mousseline à ceinture écossaise. Plutôt que de retourner à Berlin, elle traînera indéfiniment ici sa tristesse et ses robes de petite fille....

«Vous avez vu, aussi, les deux grosses dames au petit chien? Des épaves. L'une d'elles s'appelle Mme Mayer, et elle est Allemande, mais on n'en savait rien en France où elle a toujours vécu, où elle a connu, sous un autre nom, des succès sur des théâtres de chant. Elle n'en peut plus de nostalgie et de solitude, elle parle toujours français à sa compagne et à son chien,—elle ne veut pas retourner en Allemagne.

«Moi ... j'attends. J'appartiens à la catégorie des gens auxquels il ne peut rien arriver d'heureux, quelle que soit l'issue de la guerre. Je remâche de vieux souvenirs. Je songe souvent à une époque où l'on était, en Autriche, si affectueusement soucieux du sort de la France....

—Quelle époque?

—Mais l'année 1870, madame.

Tout cela est dit avec une vivacité extrême, la liberté, la légèreté—jouée ou non—de quelqu'un qui débite tout ce qui lui passe par la tête....

—Je n'attends même pas le Messie.... Le Messie? Mais, en Autriche, c'est Giolitti, voyons. En Autriche, on parle du Retour de Giolitti, avec un grand R....

Le prince de Hohenlohe se promène, tourmente sa courte barbe blanche, puis s'arrête et me demande, avec le plus grand sérieux:

—Croyez-vous qu'après la guerre, quand tout serait fini, on me laisserait habiter un petit appartement meublé,—à Paris?...


LES FOINS

Juillet 1916.

Ici, dès l'arrivée, on sent le cours de la vie, ralenti, élargi, couler sans ride d'un bord à l'autre des longues journées. Juillet: l'herbe a fini de croître, la feuille ne grandit plus, les couvées emplumées ont pris leur vol; l'été, à son apogée, semble mourir d'une fastueuse mort, arrêté en pleine richesse par la flèche d'un soleil sans merci.

Comme il resplendit, ce juillet limousin, aux yeux sevrés depuis trois ans de son azur, du vert, du rouge de sa terre sanguine! Chaque heure fête tous les sens. Un son, nombreux comme le battement du sang dans la conque des oreilles, accourt de tout l'horizon visible, s'étale en nappe d'harmonie égale, nourrie, que crèvent de moment en moment le cri d'un coq, un meuglement nonchalant, une cigale, un geai.... Au bord de la rivière, les vernes à la feuille froide protègent la reine-des-prés, le chanvre rose et la saponaire, si mêlés qu'on cueille ensemble leurs tiges amères et leur bouquet un peu fade, blanc, rose et mauve.... Un sentier, que la menthe argente, est une voie de parfums....

Du lait, sous la vache brune, mousse, doré, dans le gobelet fourbi que nous tendons au berger. Les poires tavelées jaunissent, la dure pêche prête au vent brûlant sa joue sombre. Froissons, au passage, l'estragon, le thym et la sauge, et coupons, pour honorer la grande salle, fraîche derrière ses volets clos, la fleur royale, bleue comme la flamme de l'alcool, des artichauts épanouis.... Au loin, un champ de blé, hier vert, sera jaune demain....

Abondance des biens dispensés par la pluie, mûris par le soleil! Quelles louanges vous donner, qui ne soient pas indignes? Nos cœurs, surmenés et contraints depuis trois ans, se dilatent peureusement, remercient avec crainte toutes choses,—toutes choses épargnées par la guerre, éloignées miraculeusement de la guerre....

Épargnées? Hélas! le foin est encore sur les prés, debout ici, là couché par vingt averses, ailleurs fauché et jaunissant. Les pluies tardives sont taries enfin, et les femmes, les vieillards, se lamentent sans paroles devant un trésor que des bras d'hommes devraient sans délai étreindre, lier, abriter dans les fenils embaumés—et des bras d'hommes robustes et rapides! Parfois la faux suffit, mais souvent l'herbe consternée réclame l'antique faucille. Des bras d'hommes, pour râteler et charger, entre deux orages, la toison coupée de ces longs prés de rivière....

Victorieuses jusqu'à présent, les femmes, pliant sous l'excès de travail, diminuées par la solitude, sont près de faiblir. Juin ruisselant a mis en péril la vie, vienne l'hiver, du bétail et des chevaux.

Les secours sont trop rares, et tardent trop. Pourtant nous avons l'exemple des râteleurs enfants qui, tous, travaillent aux foins qu'on a pu faucher. Dix ans, celui-là? Et huit ans, celui-ci? Peut-être moins. Mais regardez donc ce vieux faneur, suivi, comme de son ombre courte, d'un marmot de quatre ans, qui manie un râteau à sa taille....

N'importe, elle est bien légère, la bouchée de foin que portent, vers les charrettes, de si jeunes bras. Sauvera-t-on la récolte, inondée, puis séchée, puis battue de nouveau par la grêle, et qui fermente?... L'odeur, l'odeur souveraine que nous buvons avec délices, l'odeur du foin au crépuscule emplit de larmes et de souci les yeux graves de nos paysannes....


"CITADINS"

Juillet 1916.

—Ah! ah! s'écria mon ami l'Homme barbu, en brandissant un journal du soir, les «citadins» ont pris Montauban!

Mon ami l'Homme barbu est un sage âgé qui s'assied, jambes croisées, le dimanche, sur un tertre des fortifications, près de la porte de Clignancourt. Il dispose devant lui, sur un lé de toile cirée, de vieilles clés, des poignées dépareillées de commodes, quelques porcelaines fêlées, des manches de couteaux veufs de leurs lames et des lames démanchées. Quelques «toiles de maîtres», hâtivement brossées par mon ami pendant la semaine, fleurissent les quatre coins de l'étalage. A cause, sans doute, de son attitude orientale et des longs silences, trop respectés, où le laisse sa clientèle dominicale, une sagesse boudhique est descendue sur l'Homme barbu. Mais il n'atteint pas encore au détachement de toutes choses, et le feu le plus terrestre, brillant encore dans son regard jaune, enflamme ça et là les flocons de sa barbe blanche. Le mardi, le vendredi, il «chine» dans le seizième arrondissement, et c'est dans une rue de Passy que je le rencontrai mardi dernier:

—Mais oui, répétai-je, les Anglais ont pris Montauban! Vous m'en voyez aussi contente que vous!

—Je n'ai pas dit «les Anglais», j'ai dit les «citadins». Lisez: le journal nomme ainsi des habitants des villes du Lancashire que la guerre arracha à leurs bureaux, à leurs comptoirs, à des étalages comme le mien,—mais peut-être n'en ont-ils pas en Angleterre?—à des magasins où ils vendaient du papier, de la soie, que sais-je? Ces gens-là ont pris Montauban, vous entendez?

—C'est extraordinaire!

—Non, ce n'est pas extraordinaire, c'est tout naturel. Jetez encore un œil sur ce journal, qui souligne «leur manque d'entraînement physique, la vie sédentaire qui prédisposait peu ces troupes de citadins au métier des armes....»

—La remarque est juste.

L'Homme barbu haussa les épaules:

—Elle est juste pour un journaliste.... Elle est juste pour une dame comme vous qui s'en vient chercher, sur un marché de banlieue, une paire de chandeliers Restauration ou un verre d'eau Napoléon III. Pas pour moi. Moi, si Joffre avait pris la peine de me demander quelle catégorie d'hommes il devait employer, je lui aurais dit: «Vous voulez des hommes pour résister à tout, des hommes capables d'attendre leur manger et de ne pas le voir venir; d'endurer la pluie, la neige, de piétiner dans l'eau, de se faire eng... par les chefs, d'aller, de venir, de rester, de ne pas dormir.... Il vous faut ça? Attendez un instant.» Et j'aurais été lui chercher quoi? Des athlètes? Pensez-vous! J'aurais été lui chercher: ici un petit commis de bazar-papeterie-parfumerie, celui qui vend à la porte, sur le trottoir, vous savez? Celui qui reçoit tous les courants d'air, toute la pluie qui dégouline de la marquise en toile, et le soleil de dix heures à quatre heures, l'été. Je lui aurais pris, ailleurs, le saute-ruisseau d'une étude d'avoué, qui passe du poêle à gaz à la rue mouillée, qui n'a jamais de pardessus quand il fait froid ni de veston de toile quand il fait chaud, qui fait vingt kilomètres sur des semelles en papier buvard. Je lui aurais amené par l'oreille, à Joffre, le garçon crémier qui trimballe ses bouteilles dans la rue avant le jour, qui quitte le tri-porteur pour la cave glaciale et qui lâche son déjeuner pour ressauter sur le tri si votre cuisinière a oublié son quart de beurre.... Je lui aurais choisi, à votre Joffre....

—Vous me comblez!

—Je lui aurais choisi tous ceux qui, comme probablement les «citadins» d'Angleterre, n'ont pas le temps ni le droit de s'asseoir s'ils vivent debout, de se lever s'ils vivent assis, de s'abriter s'ils sont dehors, de sortir s'ils étouffent;—ceux qui disent: «Je mangerai une autre fois; je dormirai demain»; qui n'ont pas le temps de mettre un foulard, de changer de chaussures, d'ouvrir un parapluie; qui déjeunent d'un pain-flûte en descendant l'escalier du Métro,—tous ceux, enfin, qui n'ont pas d'habitudes, comprenez-vous?

—Homme barbu, si je comprends, n'est-ce pas le glas de l'entraînement physique que vous sonnez là, et même celui de l'hygiène?

L'Homme barbu leva ses épaules, houssées d'un raglan jaunâtre:

—Moi? Je ne sonne rien du tout. Vos athlètes, vos sportifs, vos gars musclés, c'est des gens très bien. Laissez-les seulement oublier,—car qui dit «entraînement», si je ne m'abuse, dit vie régulière, repas normaux et bien réglés, nourriture surveillée et repos calculés?—laissez-les oublier justement qu'ils sont entraînés ... et ça fait des soldats incomparables ... comme tout le monde.


L'EXILÉ

Août 1916.

L'artiste capillaire qui vient donner à ma chevelure le «pli flou»—comme il dit—que la nature lui a refusé s'appelle Jean. Il a, de sa corporation, l'indolence élégante, le cheveu, la barbe lustrés, la main prestidigitatrice. Une pleurésie mal soignée le retient loin du front où ses frères se battent.

Lundi passé, je lui vois, ainsi que tous les autres lundis, mauvaise mine; il ravale des bâillements et s'appuie du dos au mur. Je ne manque pas de lui demander:

—Qu'est-ce que vous avez encore fait de votre dimanche, Jean?

Il soupire:

—Oh! la même chose.... Je suis été là-bas.

Là-bas, c'est le coin d'Ile-de-France où ses parents, restés paysans, vivent sur un petit bien.

—Ah! vous étiez là-bas? C'était bon, hein?

—C'était pas mauvais, répondit-il froidement. Mais ses narines battent, et il pince la bouche.

—Racontez, Jean.

—Peuh ... souffle Jean d'un air détaché, en faisant la moue à son fer chaud.... Soudain il se penche, confidentiel, et je vois dans la glace, au-dessus de ma tête, un Jean méconnaissable, une figure de braconnier où les yeux menacent et les dents blanches rient:

—Oui, j'y suis été, avoue-t-il passionnément. A la rivière, le coin que je vous avais parlé l'autre semaine, sous le petit pont, vous savez? Eh bien, il y en avait, il y en avait.... Un wagon, qu'il y en avait!

—Un wagon de quoi?

—De truites, donc. J'arrive là en me promenant sans penser, avec ma ligne en guise de canne.... Je les vois, mon sang ne fait qu'un tour,—je n'avais rien pour appâter.... J'attrape les petits papillons qui se collent au-dessus de l'eau contre les pierres du pont, j'amorce avec, et j'en ai pris, de la truite.... J'en ai pris!... J'en ai donné au facteur. J'en ai donné au garde champêtre. J'en ai même donné à ma femme, qui les a mises cuire ... dans le bleu, qu'elle appelle? Moi, je ne suis pas pour manger le poisson, ça ne m'intéresse pas. Ni le gibier. Mais pour l'attraper, c'est autre chose....

—Vous êtes un maraudeur, Jean.

—Maraudeur?... Ça ne me suffirait pas, dit Jean avec mélancolie. Mais que voulez-vous? Je vais là-bas un demi-jour par semaine, et pas toutes les semaines. Mes frères viennent presque jamais en permission. Alors mes vieux me gâtent, ils me traitent en invité, ils m'offrent la pêche, la chasse, la cueillette de la noisette, de la fraise des bois. En douze heures de temps, je ne peux rien entreprendre. Mais c'est d'être là-bas que je suis comme fou.

«Au 14 Juillet, quand tous les employés ont fait le pont, j'ai pu coucher là-bas, et ce jour-là, je me suis levé avant les vieux, avec le jour. Quand je suis sorti dehors, vous dire l'odeur que ça sentait.... A cinq heures, ma mère m'a apporté du lait dans une petite terrine jaune, et du lard avec du pain.... Le soleil tombait dans mon lait, et puis les vaches passaient à ce moment-là, il y en avait une avec une cloche au cou, et puis les pigeons sur la corne du toit: cou-crrou, cou-crrou.... Je ne peux pas vous dire ... tout ça ensemble.... Je faisais «ah!... ah!...» et mes vieux croyaient que j'étais malade....

—Et puis, Jean?

—Ça vous amuse?... Après, je voulais aller bêcher au jardin avec mon père, mais la bêche ça me fait mal dans le dos, toujours au même endroit du dos. Alors je suis parti dans les bois, avec mon pain, mon lard, mon coup de cidre dans une bouteille, les fraises que j'ai ramassées.... Vous dire ce que j'ai fait toute la journée, je n'en sais rien. A la nuit, quand je suis rentré, j'ai trouvé ma femme sur la porte, qui m'a dit: «Eh bien! quoi? S'il n'avait pas fallu prendre le train, tu ne serais pas revenu?» Je lui ai répondu: «Non, je ne serais jamais revenu.» Et sans rire, madame, je ne pensais pas plus que j'avais une femme, un métier.... Je ne serais jamais revenu.

Je regarde dans la glace cet homme des bois, déguisé en garçon coiffeur. Il ressemble, maigre et blond, ensaché dans sa blouse de toile, à un peintre mystique. Le fer à onduler tourne dans sa main blanche, qu'une ronce, hier, a tigrée de rouge frais.... Combien de Jean, égarés dans la ville, soupirent et pleurent ainsi vers la terre qui les regrette? Que faire pour celui-ci, comment rendre à sa bien-aimée cet amant malheureux? Il est trop tard. Ses doigts faibliraient sur un mancheron de charrue, et ses poumons rétrécis s'essoufflent.

Mais pensons aux Jean tout jeunes, qu'un caprice, une erreur, aimanteront pendant la guerre, après la guerre, hors de leurs fermes natales. Les rappeler aux champs,—mieux que les rappeler, les retenir avant qu'ils aient choisi au loin leur chaîne; éclairer sur eux-mêmes des adolescents aveuglés de hâte, leur dévoiler l'objet véritable de leurs désirs confus et de leur véritable amour: voici une belle œuvre, pour tenter quel apôtre sylvestre, quel agreste génie?...


DEVOIRS DE VACANCES

Juillet 1916.

La chose est décidée: les élèves des collèges parisiens vont, pendant les vacances, offrir aux campagnes françaises les forces de leurs jeunes bras. On connaîtra plus tard, beaucoup plus tard, les fruits d'une décision qui peut ramener pour toujours, à la terre dédaignée, les fils d'anciens paysans qui choisirent la morose fortune urbaine.

Bien peu, parmi ces tâcherons adolescents, ont déjà goûté, même par jeu de vacances, aux longs et lents travaux des champs. Les plus heureux, les plus libres, ceux que juillet et août délivraient chaque année, aiment le pré pour s'y rouler, l'arbre pour l'escalade, le fruit pour la maraude, le troupeau parce qu'on l'effare avec des cris et des rires. L'ivresse du foin coupé, de la pomme gaulée, du raisin saccagé, ils la buvaient en petits vandales heureux et pillaient innocemment l'oasis de leurs vacances....

Les voici, d'un trait de plume, promus travailleurs. Un pareil honneur ne manquera pas de les rendre graves, mais pouvons-nous imaginer l'état d'âme des écoliers qui n'ont jamais quitté Paris et que Paris va déléguer au secours des provinces françaises? Car il y a encore des enfants, des jeunes gens parisiens qui ignorent tout, hors Paris. C'est en ceux-là que j'espère, pour le salut de nos campagnes. J'escompte chez l'un l'éblouissement de l'été épanoui, chez l'autre l'éclosion d'une ferveur plus lente, d'un amour étonné à chaque heure grandissant, pour la feuille qui respire, pour la graine lançant son germe vers la lumière, pour la vigne intelligente qui tâte l'air, crochets tendus, et trouve un appui.... J'ai foi, d'avance, en ces jeunes gens neufs à leur tâche, qu'ils ont méritée. Tout a changé en eux et autour d'eux depuis deux ans. Tout les contraint durement de servir avant l'heure: il est juste, il est bien qu'ils aillent travailler et songer sans fièvre, environnés d'une beauté fidèle, soumise au seul rythme des saisons. Lirons-nous, à la fin de septembre, les confidences de ces jeunes gens? Que de lettres d'amour écrites à la forêt, à la vallée, au moulin! Que de promesses à la terre!...

Je garde, dans mes souvenirs d'autrefois, celui de la première colonie parisienne qui vint passer les vacances dans mon village natal. Une cinquantaine de fillettes, neuf à treize ans, judicieusement choisies parmi les moins heureuses, car aucune n'appartenait à cette classe privilégiée, vagabonde, aventureuse, qu'on nomme les «enfants du ruisseau».

Je ne quittai guère, pendant six semaines, mes petites «colones», filles d'ouvriers honnêtes, de commerçants très modestes, de couturières à la journée. Elle peinaient par leur gentillesse pâlotte, par une docilité de prisonnières. Plusieurs n'avaient jamais vu les grands boulevards ni le Bois de Boulogne; une quinzaine attendaient encore, à douze ans, un «voyage» au delà des fortifications. L'effet de la campagne, sur ces fillettes anémiées, fut poignant. Je vis des crises de larmes «parce qu'il y avait tant d'arbres», des révoltes brusques d'animal qui devine tout à coup les délices de la vie sauvage. Je me souviens d'une enfant aux beaux yeux qui assistait, le soir, au coucher du soleil comme à une féerie dramatique; elle se taisait, les coudes serrés au corps, et tremblait comme un faon....

Au bout de la première semaine, les petites filles durent, toutes ensemble, écrire à leurs familles. Huit ou dix d'entre elles entaillèrent soigneusement le coin du papier à lettre pour glisser, dans la fente, quelque chose de rare, d'étonnant, de précieux: des brins d'herbe fraîche, l'épi plat d'une graminée....

Orgueilleux de tout le domaine qu'ils auront, deux mois durant, sarclé, labouré, ensemencé, nos jeunes gens de Paris ne se contenteront plus du souvenir sentimental, feuille ou fleur séchée, à la fin des vacances laborieuses. Mais, n'y en aura-t-il pas quelques-uns pour amener aux champs, par la main, leurs parents citadins et leur dire:

—Voilà ce que j'ai fait; c'est peu—c'est le commencement d'une belle œuvre. N'avez-vous pas envie de demeurer ici avec moi, et qu'elle soit la nôtre?


LA RÉSURRECTION DES VIEUX

Juillet 1916.

Il y a deux ans, quand la guerre commença, ce vieux-là avait soixante-seize ans. Jardinier, il regardait naître, grandir et mourir, sur une terre provinciale, les générations de la famille qu'il servait, et il s'entêtait encore, en 1914, à gratter des allées, émonder des lierres, ratisser le gravier d'une terrasse, en chantant d'une petite voix claire. Le jeune jardinier le tolérait et les enfants de la maison poussaient sa brouette. Il ressemblait, de tout le corps et du visage, à une racine expressive.

Je viens de le voir, après vingt-deux mois. Il nous attendait, et sa main sans chair tenait, comme un rameau sec tend sa dernière fleur, un bouquet de roses. Derrière lui, on voyait un potager net, des haies tondues, et l'air apportait vers nous l'odeur de la terre désaltérée, des laitues arrachées et des cives en bottillons.

—Les paniers de pois iront au marché de demain, dit le vieux jardinier. Et voilà pour la table.

Il levait vers nous une hotte de présents: radis roses et cerises noires, têtes d'artichauts raides entre leurs deux feuilles métalliques; fraises, asperges sanglées d'un brin d'osier: son œuvre.

A lui tout seul, au prix de son lent et efficace labeur de vieil homme expert, il avait remplacé le jeune jardinier, les hommes de peine; il avait pourvu à tout ce qu'exigent le potager, le verger, les charmilles. Nous qui redoutions, sur un enclos délaissé, la ronce, l'ortie et surtout cet aspect de cimetières négligés que prennent, pour quelques mois d'abandon, les rectangles renflés d'une culture envahie d'herbe, nous trouvions la géométrie aimable, fleurie à chaque angle, qui fait l'honneur d'un jardin français. Le vieux, le «rengagé» victorieux de la terre, regardait son bien d'un œil vague, et sans paroles, appuyant à la barrière son corps sec et léger, qui semblait avoir dépassé l'âge de la pesanteur, de la maladie et de la fatigue, aussi bien que celui de l'orgueil.

Dans les chemins qui mènent aux métairies, dans les prés dont l'herbe crue mouille le genou et la hanche, parmi les rubans soyeux et verts du maïs, entre les osiers couleur d'oliveraie, partout où chemine l'armée réduite des cultivateurs, nous comptions, sur cinq travailleurs, trois femmes et un vieux, sinon deux. Un vieux, un de ceux qu'avant la guerre la dure race terrienne reléguait au coin du feu ou à la garde des moutons. Quel patriotique miracle les redresse, nos vieux, les tire de la nuit où ils glissaient, somnolents, poussés par l'impatience avide des jeunes! Ils s'éveillent, ressuscitent, guident les femmes, conseillent les adolescents, recouvrent l'autorité patriarcale.

Sur une des côtes chaudes du Limousin, un survivant de Reichshoffen s'empara, l'an dernier, d'une parcelle en friche. Depuis, il la gratte, l'échenille, la fume avec une âpreté de conquérant. Ses petits pois font prime, et il compte, avec une belle confiance en sa longévité, fournir à la région les plus belles asperges, «dans six ou sept ans!»

Un métayer de la même province a donné à la France ses quatre fils. L'un est tué, l'autre prisonnier, deux se battent. À quelles heures du jour ou de la nuit se repose-t-il, le père, ce paysan carré et grisonnant? Sa femme, infatigable et muette, erre comme une ombre vigilante, de la porcherie à l'étable, de l'étable à la volaille égaillée. Les prés sont fauchés, un champ de tabac verdoie.... Nous parlons à cet homme privé de ses jeunes membres, privé des quatre serviteurs qu'il engendra; nous lui parlons surtout de ses deux fils malheureux. Il couvre son domaine d'un regard jaloux et dit:

—Oui, oui.... Ah! si je les avais eus pour les foins!...

Un matin vers quatre heures j'attendais le moment incomparable où la brise, levée avec le soleil, émeut, divise, enfin dissipe les lacs de brouillard qui reposent sur les prairies basses, l'instant où, touché du rayon, chaque spectre de brume se débat et s'évade comme une âme. Une route enjambe la rivière, monte vers ma maison, et j'entendais cette route, invisible sous la nuée, retentir de chars grinçants, de lourds sabots, d'aboiements. Bêtes et gens commençaient, avant le jour, la longue journée d'été. Un aiguillon pointu perça le premier la brume, et les montants d'une haute charrette à foin, puis les cornes en croissant d'une paire de bœufs blonds, puis, debout sur le char, tourné vers le soleil levant, un vieux, le râteau sur l'épaule, qui s'en allait tout seul faner. Il émergea peu à peu, au gré de la route inclinée;—il était rouge de peau et recuit, comme s'il se fût, à l'appel de la terre abandonnée, levé de sa tombe, encore tout vêtu de l'épais et rouge humus limousin.


LAC DE COME

Octobre 1916.

I

Le hall de l'hôtel, blanc, rose, poli, poncé, a perdu aujourd'hui sa suavité froide d'église neuve, au profit d'une exposition de «modèles», venus de Paris, en s'attardant à peine à Milan. Robes de tulle, amollies par des mains impérieuses, manteaux d'automobile dont le lapin ambitieux veut se faire aussi argenté que le renard, robes de liberty et costumes tailleur, chemisettes à passer dans une bague: le butin est là, en monceaux, sur le tapis, sur les meubles, et les femmes bourdonnent. Les femmes? Les hommes aussi. Un jeune marquis italien se prête au rôle de mannequin, qu'on affuble. Son uniforme gris disparaît sous les fourrures, les jupes à volants,—même, une «combinaison» de voile rosé le déguise, un moment, en danseuse persane; il tournoie, mince comme une abeille, devant la baie ensoleillée....

Quels rires faciles autour de lui, que de beaux visages ambrés, où les dents et le blanc de l'œil luttent d'éclat bleuté.... Ce matin encore, la marchesa et l'Américaine du Sud, la mystérieuse jeune femme seule et la dame de Milan n'échangeaient pas même un regard: les voici pour un instant familières et complices, penchées sur des chiffons coûteux. Une heure de modes, une heure de déjeuner, puis l'heure de café—celle du thé ne tardera guère: courage, la journée aura passé vite, et demain, samedi, le train du soir ramènera, jusqu'à lundi, le mari retenu à Milan, l'officier de l'auxiliaire, l'agronome riche qui veille sur ses vendanges....

Cette vie si clémente, ce nonchaloir des femmes italiennes au bord du lac, cette oisiveté parée, il faut les regarder mieux, pour y reconnaître la pensée profonde, la seule, celle de toutes les femmes de la guerre: l'attente. Mais on n'a banni d'ici ni le rire, ni l'élégance, ni la musique; dépêches et journaux apportent l'écho d'heureux combats.... La terre nourrit les fruits et les fleurs sans effort, une lumière généreuse dore la plus banale cime,—quel soupir en ce lieu ne s'achèverait en chant?

Pour qui ne connut, depuis trois étés, que les juillet mouillés, les août brumeux de Paris, l'arrivée aux rives du lac s'accompagne d'une joie physique, qui se contient et se contraint par habitude et par pudeur: «Non, non, c'est trop tôt; point de paradis pour nous avant la fin de la guerre!...» Nous nous détournons d'abord de ce lac, coupe couronnée qui tente les lèvres. Mais la joie est partout, inévitable. On dirait que c'est elle qui vibre, en halo aux sept couleurs d'iris, au-dessus des sauges d'un rouge virulent, lorsque midi frappe le lac d'une rame de rayons. L'eau en miroirs, l'eau en degrés, en fusées, en serpents, le parfum du laurier sous celui du cyprès; la figue qui s'égoutte, le melon saignant: autant d'embûches, et la lutte fait plus voluptueuse la défaite. Nous venons d'un pays où la longue guerre nous fit croire qu'il y a péché à désirer, à rire, à étreindre et oublier....

Le bien-être est une trop prompte habitude.... Bénéficions, pour quelques jours, pour un moment dans la vie, du havre où la tendre prévoyance des hommes abrita leurs femmes avec leurs enfants, leurs amies avec leurs animaux familiers. En commerçant ou guerroyant au loin, ils portent avec eux l'image sereine des terrasses fleuries de rouge, des robes épanouies, des enfants bruns qui courent sur l'herbe tondue. Car l'amour, plus jeune et plus single ici que sur les, terres froides, ne demande guère à la femme, même pendant la guerre, que d'être heureuse, et belle, et orgueilleuse de ses enfants nombreux.

Un très catholique harem observe ici les rites d'une morale orientale: emplir au mieux les semaines d'absence du seigneur, croître en beauté, en bonne humeur loin de lui, et parader pour lui s'il revient. Qu'importe si quelques-unes glissent, un peu, à la puérilité, à la gourmandise du harem islamique: ce sont là jeux de bonnes épouses, qui montrent l'allégresse d'une foi entière dans le retour du croisé, et non la pâleur des mortifications.

Parmi vingt autres, une Dame à la Licorne attend ici le chevalier qu'elle aime; elle porte cotillon court, souliers hauts sur des bas qui ont la couleur même de la chair nacrée: mais elle a délaissé sa licorne pour un angora de Perse, blanc, au nez rose, qui la suit au bout d'un ruban d'or.

II

Il y a ici, à l'hôtel, une jeune femme italienne qui fait la joie de tous les yeux. Elle est enceinte de six mois, et je voudrais qu'un cinématographe enregistrât, pour le plaisir—et l'édification—de beaucoup de Françaises, tous les mouvements de sa radieuse vie, tout le long du jour. Elle porte en avant sa grossesse, non comme un fardeau, mais comme une voile gonflée qui l'entraîne. J'admire ses tresses serrées, qui couronnent une douce tête italienne aux grands yeux, au nez régulier. Trois, quatre toilettes drapent, du matin au dîner, son bouclier bien tendu, et la voilà loin des robes modestes qui tâchent à dissimuler, en France, ce que les femmes nomment leur «état». Tulle rose, en volants qui la font toute ronde comme un toton, taffetas d'argent, dentelles et perles, toutes les parures, tous les bijoux fêtent, sur elle, sa prochaine maternité. N'avait-elle pas attaché hier, juste au milieu de sa ceinture, un bouquet de roses, comme pour souligner la place de son vivant bonheur?

Qu'elle est charmante, à table, où elle rit d'emplir son assiette et de vider de pleins verres de bière mousseuse! Elle semble si glorieuse qu'on a envie de l'applaudir. Va-t-il falloir, pendant et après la guerre, que nous mandions en France quelques jeunes épouses de ce fécond pays, pour apprendre à l'avare ménage français comment on accueille la venue d'un enfant? La leçon serait meilleure que si nous la prenions d'un couturier de génie, qui inventerait le snobisme de la grossesse. Mais tous les moyens seront bons, qui convertiront les «ventres parcimonieux»,—ceux qui appréhendent l'intrus et confondent maternité avec maladie.

—Vous voilà enceinte, madame, disait à une cliente son médecin. Eh bien, maintenant, oubliez-le.

Ce n'est pas qu'elle l'oublie, ma charmante Italienne. Ses moments de repos et de rêverie, qu'elle passe sur les terrasses, sont ceux où elle choisit «ses modèles», parmi la guirlande de petits faunes qui farandolent entre les colonnes. Montrez-moi un hôtel, en France, où l'enfant comme ici triomphe, se mêle à la vie commune? L'habitude, qu'il en a, depuis le berceau, lui donne la familiarité, mais, sans l'outrecuidance. Et la patience, la tendresse du père italien, qui promène dans ses bras le bambino, joue au croquet, consent aux soins les plus humbles et les plus précis, peut étonner—sinon humilier—plus d'un nos gourmés papas français.

Quel bébé souhaite-t-elle, la jeune femme étendue, à l'heure où la fin du goûter égaille les enfants devant l'escouade imposante des nurses et des nourrices? Celui-ci, droit dans sa petite taille, pétillant d'intelligence et voletant comme une flammèche? Mais sa sœur la fillette est plus fière, campée sur de hautes jambes, et toujours prête aux combats. Et les cinq frères, en flûte de Pan, blonds avec des yeux noirs féminins et doux, ne lui font-ils pas envie aussi? Un tout frais éclos vient, porté par sa nourrice, un ourson délicieux vêtu de fourrures blanches, gras, élastique, fort, bon à mander. Pour celui-ci la jeune femme tend les bras: «O toi le plus beau!»

Mais après le plus beau d'autres paraissent plus beaux;—il y a tant de chevelures fluides, de mollets nerveux, de joues dorées.... Elle renonce à choisir et laisse descendre ses paupières, ses cils aussi longs que les étamines du pavot. Dès qu'elle repose elle a l'air d'une femme et non plus d'une enfant joueuse. Il y a un sillon bistré en haut de ses joues, et ses mains sont plus blanches que ses tempes, frappées déjà du «masque» roux. Son sommeil la confie à tous, la donne en garde au passant, à l'ombre du platane, aux enfants qui font: «Chut!» autour d'elle et courent à pieds légers....

C'est l'image même de la paix, que ce sommeil de jeune femme couchée parmi les fleurs au bord du plus pur des lacs, et qui tient ses mains tendrement croisées sur son flanc enflé, tout en dormant;—ce serait l'image même de la paix, si je n'apercevais pas, sur la table auprès d'elle, entre un bonnet commencé pour la layette et deux petits chaussons de laine, la tête affreuse et cornue d'une massue autrichienne à pointes de fer, un grossier et prodigieux outil à tuer, pris le mois passé dans le butin de Goritzia.


LAC DE COME

Novembre 1916.

L'automne, à regret, descend du haut des monts. Lanzo d'Intelme, là-haut, baigne déjà dans un or roux, léché de violet, qui coule avec les bois le long des pentes; Lanzo d'Intelme qui regarde la Suisse, les Alpes aériennes, Lugano et son lac froid, vert comme une pierre de jade.

Mais ici, sauf la brume du matin, qui apaise et lustre le lac, sauf quelques marronniers d'où pleuvent les fruits et les feuilles, c'est encore la journée d'été. Des roses jaunes, des roses rouges, des héliotropes mauves comme le lac à l'aube, des balisiers en flammes, des géraniums,—c'est la flore de juillet. La ruine romantique rissole et s'écaille, le lézard la brode et la couleuvre ne songe pas de sitôt à dormir. Le bref crépuscule surprend comme un intrus, et l'on s'étonne, un jour, qu'une chape d'ombre s'abatte, à cinq heures, sur un coin de terrasse où la même heure, le mois passé, attisait au soleil tout un brasier de guêpes....

C'est toujours l'éden à fleur de lac, mais où sont ses ombres heureuses? La dame américaine a emporté ses soixante-dix-sept robes et ses soixante-dix-sept chapeaux. La dame roumaine disparut la semaine passée avec sa femme de chambre anglaise, son valet de pied français, sa secrétaire italienne. Les petits faunes milanais, qui se poursuivaient en guirlandes entre les colonnes blanches, soupirent à présent sur des bancs de collège.

Un pas ébranle tout entiers les halls vides; un éclat de rire fêle l'air sonore des terrasses, et ricoche sur l'eau.

L'inconnue, hier perdue dans la foule des passants, retient le regard, et son visage devient irritant comme le titre d'un livre fermé.... Il y a des matins où tous les bruits faibles et sereins semblent préparer le silence et le long sommeil d'un Palais Dormant,—jusqu'au moment où une puissante explosion, sur la montagne, disperse le repos; les échos la multiplent, jouent avec le son rebondissant.... Une autre cime tonne à son tour, et des volutes de fumée révèlent que la dynamite ouvre, dans le roc, tranchées et chemins de crêtes pour l'armée: la guerre....

La guerre, et ses énormes et rudes images; la guerre dans le petit port de T... où l'eau bleue est violette de mirer tant d'écheveaux de fer barbelé, rouges de houille. La guerre à Lanzo d'Intelme où nous ne pouvons respirer l'air glacé, blessant et pur, ni contempler les Alpes, peintes en neige rose sur la poudre d'or de l'horizon, sans qu'un soldat nous invite à quitter sur-le-champ ce balcon vertigineux suspendu sur la Suisse.

La guerre à Côme, sous la forme agaçante et bénigne d'un carabiniere qui vous demande d'expliquer, et surtout d'étendre, pour le plus grand profit de l'administration postale, le texte d'un télégramme, retenu depuis quatre jours par la Censura....

La guerre en conversations, la guerre avec l'accent anglais, américain, suédois, espagnol, avec l'accent russe dans la bouche malicieuse de la comtesse R... qui s'écrie: «J'ai rencontrré ce matin des mulets militairres, charrgés de mille choses! C'est l'attaque allemande dans huit jourrs, ma cherre, je meurs de peurr!»—puis rit de son épouvante et raconte un five o'clock où l'invita la famille impériale d'Allemagne, il y a peu d'années.

«—Ma chère, quel spectacle, cette famille! L'impératrice en tulle orange, avec des plumes orange debout sur sa tête! Et quand elle me tendit la main, qu'est-ce que j'aperçus sur cette grosse patte en chevreau glacé blanc? Des baguettes orange, ma chère, brodées orange sur le gant blanc, pour rappeler la robe et les plumes! Dès ce moment-là, je sentis que ces gens étaient capables de tout! Des baguettes orange!... Et ce kronprinz, leur fils, il est donc tout à fait un homme du commun, il met la cravate blanche avec le smoking, et il a autour du cou une chaîne en cheveux pour pendre la montre! En cheveux, ma chère, en cheveux, comme je vous vois! Quels instincts! Lorsqu'il quitta l'Italie, vous pensez sans doute qu'il a posé des cartes de visite chez les personnes qui lui avaient fait accueil? Oui, il l'a fait! Mais trois mois après son départ, et envoyées par la poste! Par la poste! J'ai gardé la carte avec l'enveloppe, et le timbre,—pour un musée, après ma mort!»


LE PETIT ACCIDENT

Samedi, après-midi, stationnaient l'un en face de l'autre, contre les trottoirs de la rue Daunou, une automobile et un coupé attelé d'un cheval. Une longue automobile découverte venant du boulevard, manœuvrée par son propriétaire, s'engagea à bonne allure entre les deux véhicules. Restait un ruban de chaussée, assez large pour une brouette, étroit pour une charrette à âne: le taxi-auto qui me conduisait de la rue de la Paix vers les boulevards s'y jeta avec cette aveugle pétulance, ce mépris capricieux du danger et des lois de la physique que nous admirons, au cinéma, quand le taxi ensorcelé passe les torrents à la nage, pénètre dans un chalet normand et ressort par la lucarne du grenier.

Les deux chocs latéraux furent rudes, et bien que je donnasse l'exemple de la réserve en saignant modestement du front et du nez dans mon mouchoir, il y eut tout de suite là cinquante badauds, dix voitures arrêtées et trois agents.

L'ensemble rendait un son varié, qui eût passionné des gens beaucoup plus blessés que moi. Mêlée aux curieux, j'entendis que le propriétaire de l'auto, un étranger à la parole un peu lente, encourait un blâme général, grâce au chauffeur du taxi, qui, vif et rageur et la langue bien pendue, l'avait déjà traité, préventivement, de maladroit, de menteur, et d'espion. Au mot d'espion trois femmes élégantes prirent feu. L'une d'elles pointa son ombrelle contre l'étranger comme un aiguillon, et râla:

—Qu'est-ce que ça vient faire ici, au lieu de rester dans leur pays!

Les voix de la foule, en écho houleux, répétèrent:

—... vient faire ici ... rester dans leur pays!

Encouragée, la dame déclencha la série redoutable des vérités premières:

—D'abord, s'il n'y avait pas tant d'étrangers dans Paris, il n'y aurait pas tant d'automobiles dans les rues!

Et les voix de la foule, au petit bonheur, redirent:

—... as tant d'étrangers dans les rues ... pas tant de voitures dans Paris!

Puis, les trois femmes en chœur:

—Au front, au front! Qu'est-ce qu'il fait là, ce grand type solide, assis dans sa voiture, à empêcher le monde de passer? Au front, au front, il s'expliquera après!

Un civil-coryphée, grand, bien fait, rose et râblé, se fraya un chemin jusqu'à l'automobiliste, qu'il harangua comme d'une estrade:

—En vérité, monsieur, on peut s'étonner de vous voir ici, en veston et chapeau mou! Si vous appartenez, comme il me semble que vous l'avez prétendu tout à l'heure, à une nation amie et alliée, votre place n'est-elle pas à l'intérieur de ses frontières, et les armes à la main?

L'automobiliste, suffoqué, put articuler enfin:

—Mais, monsieur, je ne prétends rien du tout! Je suis Italien, sans prétention! Et j'ai quarante-huit ans! Et vous-même, vous qui êtes là en jaquette, vous qui ... vous que....

Le civil l'attendait là! Il sourit d'une bouche sans défaut, rallia d'un regard l'attention des femmes présentes, et dit:

—Moi, monsieur, j'ai cinquante et un ans! Qu'est-ce que vous dites de ça?

Ayant attendu un moment, sans doute, qu'on lui demandât sa «recette de beauté», le civil s'éloigna en quête d'un autre accident de voiture qui lui permît d'affirmer, en même temps que des sentiments patriotiques, sa triomphante troisième jeunesse.

Cependant le cocher du coupé lésé confiait à un des trois agents des documents intimes, avec photographies à l'appui, sur son passé inattaquable. Le deuxième agent, défiant et distrait, recueillait les protestations de l'automobiliste étranger, qui avait son «aile» rompue, et celles, colorées, abondantes en épithètes, du brillant jouteur à qui j'avais confié mon destin, une demi-heure auparavant. Le troisième agent avait déjà couvert, d'une écriture agréable et frisée, deux longues feuilles de carnet. Il écrivait, il écrivait, inspiré, retranché du monde. C'est à celui-ci que je m'adressai:

—Monsieur l'agent, je peux m'en aller?

Il ne leva pas son front studieux:

—Mais oui, Madame, circulez: il n'y a déjà que trop de monde ici.... Vous n'avez rien à témoigner sur l'accident? Personne ne vous a rien demandé?

—Oh! non, monsieur l'agent, au contraire, j'ai reçu.

—Vous avez reçu?...

Il quitta son carnet et considéra l'ecchymose de mon nez, la fente de mon front:

—Ah! oui... murmura-t-il rêveusement. C'est bien l'accident-type d'automobile.... Au moindre choc, les gens s'imaginent que tout le monde est mort, et puis en fin de compte, vous voyez vous-même: c'est moins que rien ... moins que rien....


DÉMÉNAGEMENT

Mon amie Valentine déménage. Je plains de tout mon cœur sa condition de femme seule—son mari à Salonique—en proie à des corporations odorantes. Mais j'avoue qu'à ma compassion se mêle un certain sadisme, lorsque je me penche sur les progrès affreux de son déménagement, lorsque je la questionne avec toutes les exigences d'une chirurgicale amitié. A l'heure des repas, elle s'assoit à ma table, où je la persuade d'oublier ce qu'elle nomme ses «mouvements sismiques».

Un jour, je lui demande:

—Ça marche, la salle de bains, Valentine?

—Oui, oui, ça marche.... Ce pauvre petit!

—Quel pauvre petit?

—L'apprenti qui aide le plombier; il a treize ans et demi.... Il s'est presque écrasé un doigt.... J'ai vite versé un grand verre de porto....

—Vous l'avez grisé?

—Pas pour lui, le porto, pour l'autre plombier qui s'était presque trouvé mal en l'entendant crier.

—Quelle sensitive!

—Dame, c'est le grand-père du petit, il a soixante-dix ans. Ils ont tous treize ou soixante-dix ans. Ce jour-là, ils ont fini leur journée un peu tôt, naturellement....

Une autre fois je m'enquiers de l'électricien:

—Oh! ça va très bien avec l'électricien, s'écrie Valentine. Figurez-vous que son frère est aussi à Salonique! Ce que nous avons bavardé de Salonique, hier! Ça lui a fait finir sa journée un peu tard.... D'ailleurs il n'a rien fait. Mais vous comprenez, quand on a un frère à Salonique!...

Hier, mon amie Valentine me montre, de l'autre côté de la table, une pâle figure de cousette qui aurait fait des «heures supplémentaires».

—Oh! que j'ai sommeil.... J'ai mis du linge dans les malles jusqu'à minuit, et depuis sept heures ce matin me voilà sans gîte.... Tout est parti, tout!

J'imagine le naufrage, sur un trottoir, de sept années d'intimité conjugale: je vois le pillage d'un nid où Valentine choyait depuis deux ans le souci d'un absent très cher....

—Oui, soupire-t-elle, j'ai emballé les vêtements civils d'André, son linge.... Ça en a, des dessous, un civil! Que de caleçons, que de chaussettes! Que de cravates et de cols!

Elle réfléchit un moment et me lance un petit sourire agressif:

—Figurez-vous.... C'est drôle.... J'avais oublié. Oublié la personne civile de mon mari. J'avais oublié, ma parole, qu'il habitait avec moi. Vous comprenez, depuis deux ans, André est un soldat, un soldat de qui je suis fidèlement, romanesquement amoureuse. Il arrive—hélas, si rarement!—en tumulte, bouleverse tout dans mon existence, s'en va comme un tonnerre, me laissant tremblante, éblouie, désolée, comme l'épouse d'un croisé.... Il s'en vient et s'en retourne, bleu de ciel, basané, doré, la moustache roussie, d'un grand pas qui fait sonner ses talons et crisser ses cuirs, il rit comme un loup sous son casque.... Comment voulez-vous que je le reconnaisse et l'évoque maintenant dans des cheviottes à raies, des cravates gorge-de-pigeon, et ce haut-de-forme imbécile que j'ai jeté dans la baignoire!... Je vous assure, j'ai manié tout cela sans attendrissement. Mais parlez-moi d'un bonnet de police, d'un gros portefeuille taché d'encre et de cambouis, d'une paire de leggins râpés—les épaves de sa dernière permission—ça, ça signifie quelque chose! C'est là-dessus qu'on pleure bien!

—Je vous crois.... Et vous avez vu par surcroît, ce matin, tanguant sur un camion, les meubles habitués à l'ombre, la lampe coiffée de soie, la table aux pieds délicats....

Les paupières de mon amie rougissent et je devine au mouvement de sa bouche qu'elle se mord courageusement la langue.

—J'ai vu cela, en effet. A cette heure, la table est bombardée n'importe où, les pieds en l'air, et l'abat-jour—ah! ah! ... l'abat-jour si bien tendu qui a claqué comme un melon trop mûr!... Ah! quelle salade! Ce que j'ai ri!

—Non?

—Mais oui, ma chère! Je suis enchantée. Tout est éparpillé. Et maintenant je pourrai au moins passer entre le fauteuil et la table, allumer la lampe, sans me heurter, chaque fois, implacablement, à son fantôme assis là et sans attendre, de tout mon corps, de tout mon cœur, le grand bras qui m'attirait au passage, le baiser, le mot tendre étouffé dans mes cheveux....

Et mon amie ajoute, avec un regard de bravoure mouillé de larmes:

—C'est rudement commode, vous savez! Si j'avais su, j'aurais déménagé plus tôt!


APOLLON, DÉMÉNAGEUR

(CARNET D'UNE FEMME DE MOBILISÉ)

Lundi.—C'est demain qu'ils viennent. Demain, ils ne feront qu'emballer la vaisselle, la verrerie et ce qu'ils nomment «le bibelot». Se peut-il qu'après-demain soir je dorme dans le nouveau gîte, la maison étrangère qui sent la cretonne et l'huile de lin? Rien ne m'aime encore là-bas, et rien ne m'aime plus ici, ni personne; ma pâle femme de chambre erre, poussiéreuse et pleine de reproche, traînant un compartiment de malle comme un fantôme ses chaînes. La cuisinière, en train d'emmailloter ses casseroles dans du «papier-journaux», m'a jeté tout à l'heure un: «Madame dîne, ce soir?» qui me condamne à gagner, sous la pluie de novembre, le plus proche restaurant.

La lampe voilée, la table de travail et le fauteuil de mon mari, et le buvard de cuir qui garde une odeur de tabac fin, gisent, abat-jour de-ci, coussins de-là.... On ne devrait jamais déménager, pendant la guerre. La nouvelle maison? Peuh ... elle a un escalier rose, et l'hiver, entre les branches dépouillées du jardin, on voit du second étage le champ de courses d'Auteuil. Mais on ne déménage pas pour un champ de courses, voyons, pendant la guerre! Et en somme, comme le dit très justement ma belle-mère, le rose, ce n'est pas une couleur d'escalier.


Mardi, midi.—Ils sont venus, ils étaient quatre. Je me suis enfermée longtemps dans le cabinet de toilette pour ne pas les voir, et j'interrogeais ma femme de chambre:

—Qu'est-ce qu'ils font?

—Madame, ils font la vaisselle et la verrerie. Ils disent que monsieur et madame avaient vraiment beaucoup de verrerie pour un ménage de deux personnes. Ils disent aussi qu'ils ne se chargent pas de transporter la grande grande glace, que c'est une affaire de miroitier. Ils disent aussi que les bois sculptés chinois, c'est l'affaire d'un ébéniste, et ils disent qu'ils ne déposeront pas les boiseries de la salle à manger, que c'est l'affaire d'un antiquaire.

—Oui? Eh bien je vais leur dire autre chose, moi! et on va bien voir....

Mais leur aspect m'ôta la voix, avec l'espoir. Ils étaient quatre déménageurs de la guerre, c'est-à-dire un vieillard désapprobateur et ressemblant à Verlaine, un apprenti de quinze ans au nez rose de campagnol, une sorte de mastroquet asthmatique en tablier bleu, et ... Apollon. Apollon revu et corrigé à la française, pour le plus grand bien de son nez spirituel, de ses yeux châtains aux cils frisés et de son menton fendu d'une fossette. Cette beauté dressa pour me parler, hors d'une chemise ouverte, son col de marbre et torcha par courtoisie, d'un revers de main, ses palpitantes narines:

—On va pas tout finir d'emballer ce midi, affirma-t-il. Mais, pour pas que les chevaux ayent trop à tirer, nous faut faire eul'tour par le Bouabbouleugne.

Bien que je ne pusse découvrir à ces paroles aucun sens précis, j'acquiesçai de la tête, car Apollon s'exprimait avec force et persuasion, et son bras traçait dans l'air des routes olympiennes. Ma pâle femme de chambre était devenue rose, et la cuisinière s'avança, cravatée de satin, un litre et quatre verres entre les doigts....


Mardi soir.—Ils ont emballé encore tout l'après-midi, démonté quelques armoires, et bu du vin rouge. J'ai entendu dans l'escalier un cri aigu de femme pincée, et dans la cuisine des rires étouffés de femme chatouillée, mais je n'ai rien vu, rien,—que les débris d'un plat persan dans l'escalier, et les vestiges de mon service à crème sur le carrelage de la cuisine. Apollon resplendit, et s'accote fréquemment de l'épaule au mur pour rouler des cigarettes. Le malveillant vieillard crache, et le campagnol rose toise Apollon d'un œil d'envie. Quant au «bistro» asthmatique, il a retrouvé un cousin chez le crémier, à côté, et ne reparaît guère. Par contre, ma femme de chambre et ma cuisinière rivalisent de zèle: aidées des conseils d'Apollon, qui parle mieux quand il a les bras croisés, elles ont abattu l'ouvrage de quatre hommes.


Mercredi, midi.—Matinée pluvieuse. Apollon vient d'emmener la première voiture, qu'il accompagne à pied en claquant du fouet. Derrière lui a éclaté une sourde et vive querelle entre la femme de chambre et la cuisinière.... Que fait ici Apollon, après deux ans de guerre? J'ai guetté dans sa démarche, dans ses mouvements, la gêne, la boiterie d'une infirmité; je n'ai rien trouvé que la paresse harmonieuse des êtres forts et dispos. Neutre? on n'est pas Suisse, ni Suédois, avec cet accent-là, et cette dégaîne latine. Je ne connais rien de plus irritant que le spectacle de ce garçon magnifique, qui est là à capitonner mes porcelaines et à boire mon vin, tandis que d'autres....


Mercredi soir.—Ça passe les bornes! Apollon traite le vieillard sardonique d' «embusqué!» Il faut que je tire ça au clair.


Jeudi, midi.—Apollon ne quitte pas la cuisine, où il installe galamment les agrafes de cuivre pour les casseroles, en chantant:

Remplis de vaillance
Avec l'espérance,
Un matin,
Pleins d'entrain,
Nous irons à Berlin!

Ma femme de chambre a les yeux rouges. Elle trouve que le quartier n'est pas central. Elle a ajouté, sans transition sensible, qu' «il y a des gens qui sont à la guerre, et d'autres qui n'y sont pas!» Je pense comme elle. Cette fille a beaucoup de bon sens.

Jeudi soir.—A l'heure des pourboires,—l'heure des papiers boueux sur le trottoir, de la paille sur le gravier et des tringles à rideaux dans le ruisseau,—Apollon discourait encore sur l'urgence, «pour tout un chacun», de «faire son devoir», de «ne pas se ménager»! Puis il se tut, s'appuya au mur comme le pâtre au laurier, et sourit d'un divin sourire sans pensée. Je n'y tins plus, et d'une voix véhémente:

—Vous, d'abord, je voudrais bien savoir comment il se fait que....

Une malice faubourienne éclaira ses yeux châtains, gonfla son cou héroïque et il me tendit un livret militaire ouvert à la bonne page:

—Vous pouvez lire, dit-il, y a pas d'indiscrétion. X... Denis-André, âgé de vingt-huit ans, père de sept enfants vivants, libre de toute obligation militaire....

Dans le silence qui suivit, on entendit le vieillard amer murmurer:

—Sept! I' n'fait pas bon l'approcher, ce venimeux-là!

—L'an passé, poursuivit Apollon, je n'fendais pas l'air, vu que j'avais que cinq lardons. Cinq lardons, ça n'a jamais suffi pour être père de six enfants. Acré! que je me dis, mes suites de bronchite grave dureront pas toute la vie, et un de ces matins je me vois repris bon;—retournons-y! J'y retourne: pan! deux jumeaux. C'est ma façon à moi de tourner des munitions.

«... Et je n'dois pas parler, ajouta-t-il plus bas, de quat'z'aut' enfants qui s'baladent ici et là,—je n'suis pas bavard, et ceux-là ne me servent positivement de rien. Mais je les annonce,—il laissa tomber sur mes servantes et moi un regard obligeant,—pour la réclame....»


BEL-GAZOU ET LA VIE CHÈRE

Été 1917.

L'orage d'hier a battu les maïs verts, gorgé la rivière, et les seigles, par places, fléchissent. A l'heure tardive où je suis arrivée, il ne restait de la tempête que des ruisselets glougloutants dans le parc, des ornières rouges et molles, et au pied des tours quelques tessons d'ardoises et de vitres. Un vent chargé de parfums séchait déjà, contre le mur de la terrasse, le manteau déguenillé du jasmin centenaire.

Aujourd'hui, le matin promet une journée sans nuage, d'été limousin; la brise haute touche à peine les cimes des arbres; le mordant soleil rougit l'épaule sous la mousseline, le bras nu et le pied dans la sandale. Il fait beau et j'ai la main de Bel-Gazou dans ma main.

Bel-Gazou, fruit de la terre limousine! Quatre étés, trois hivers l'ont peinte aux couleurs de ce pays. Elle est sombre et vernissée comme une pomme d'octobre, comme une jarre de terre cuite, coiffée d'une courte et raide chevelure en soie de maïs, et dans ses yeux, ni verts, ni gris, ni marrons joue, marron, vert, gris, le reflet de la châtaigne, du tronc argenté, de la source ombragée....

Je regarde, dans ma main pâle qui vient de Paris, la couleur vigoureuse de sa main d'enfant. Elle a une main de laboureur, et je caresse avec considération, dans la paume, les petits calus qu'elle doit à la pelle, au râteau, aux mancherons de la brouette. La belle main! Sèche, un peu craquelée dessus par l'eau froide et le hâle, elle sied à cette petite fille autoritaire qui connaît son domaine et foule sa terre comme une princesse aux pieds nus.

—Tu me conduis, Bel-Gazou? Nous allons à la ferme?

Bel-Gazou, avare de paroles à ses heures, me répond d'un signe. Parfois, malgré la gravité de sa mission, elle saute soudainement comme font les agneaux. Elle est vêtue d'un maillot de bain rouge, décoloré et rétréci par les lavages et qui découvre—émouvante sur ce petit corps sans sexe,—la plus ronde, la plus gracieuse et féminine attache du bras....

Un orvet, lent, gourd, traverse le chemin.

—Eh! aïe donc! lui crie Bel-Gazou d'une voix de charretier en le poussant du talon. Puis elle me regarde du coin de l'œil, très vite. Elle sait que je suis occupée à détailler sur elle tout ce que six mois ont apporté, en mon absence, de beauté, de force, de nouveauté à une petite fille de quatre ans. Elle sait que je me contiens, elle sait que je l'admire et ne le lui dirai pas. Mais j'ai peur, vraiment, que servie par son instinct tout frais et ses sens de sauvage, Bel-Gazou ne me connaisse mieux que je ne la connais. Elle parade pour moi—ah! combien je suis vite éblouie! Hier soir, elle traînait ma valise, fouaillait un chien nouveau qui me montrait les dents, et m'offrait après le dîner un verre de cassis, avec une bonne grâce et un accent tous deux bien limousins:

—U-ne petit-te gout-te, hé?

Nous entrons sous la futaie. Les arbres anciens, joints par-dessus l'allée, y ont emprisonné la chaleur, la moiteur et l'obscurité de la dernière nuit d'orage. Dans l'air défendu du vent oscillent lourdement les senteurs de la girolle, du tilleul, du châtaignier fleuri et celle de l'herbe-à-Robert, ce géranium nain qui se casse au frôler d'un oiseau et sue, sous la patte d'un insecte, une sève nauséabonde....

—Bel-Gazou, dans ton maillot, tu ressembles ici à un poisson rouge au fond d'une eau verte. Bel-Gazou, tu ressembles aussi au petit Chaperon-Rouge, tu sais, le Chaperon-Rouge qui portait à sa mère-grand un pot de beurre et une galette?...

Bel-Gazou lève son nez duveté, et ouvre ses yeux si fort que ses cils touchent ses sourcils.

—Une galette? une comment, galette?

—Une galette ... heu ... feuilletée....

La menotte dure quitte ma main et claque une cuisse nue:

—Une galette! et on l'a pas dit au maire?

—Au maire? Pourquoi?

—Fallait le dire au maire!

Bel-Gazou désigne, à travers les branches, les tuiles brunes d'un village:

—Au maire, là-bas! C'est défendu, la galette, à cose de la guerre.

—Mais....

—Et le maire il aurait venu trouver le Chaperon-Rouge, et il aurait dit: «Monsieur, je vous réqui ... réqui ... réquiquitionne votre galette! On prend pas la farine pour faire la galette pendant la guerre! Et vous payerez mille sous! Et c'est comme ça!»

—Mais voyons, Bel-Gazou, le Chaperon-Rouge c'est une histoire très vieille! A ce moment-là il n'y avait pas la guerre!

—Pas la guerre? Ah? Pourquoi il n'y avait pas la guerre?

Le nez charmant se baisse, se lève, la petite main reprend la mienne, mais le pas ralenti de Bel-Gazou, un saut, deux sauts de chevreau irrésolu disent le doute, l'impuissance devant le mystère: «Pas la guerre?» C'est vrai, elle ne peut pas imaginer.... En août 1914, elle avait douze mois.

L'orée du bois nous rejette dans un bain éblouissant de lumière, d'herbe chaude, d'odeurs animales et potagères: la ferme est là. Aux cris de héraut de Bel-Gazou répondent ceux des coqs, des cochons, des dindons sanglotants et des chiens de troupeaux....

—Pétits, pétits, pétits! glapit Bel-Gazou. Eh! les povres pétits!

Et un moment elle est environnée de poules, becquetée de pintades, et voici que cinquante poussins déjà emplumés, un peu jaunes encore aux commissures du bec, l'ont envahie jusqu'aux épaules. Tantôt elle les secoue d'elle et tantôt elle les encourage. Elle est rouge d'orgueil et rit avec sévérité. Un petit Dieu charmeur d'oiseaux.... L'enfance du saint qui parlait aux abeilles ... Mowgli de la jungle limousine....

Des plaintes de volaille jugulée coupent mon extase maternelle et littéraire. Bel-Gazou a saisi par les pattes le plus gros poulet qui piaille, tête en bas, ailes ouvertes:

—Bel-Gazou! Chérie! tu lui fais mal, lâche-le!

Bel-Gazou, avant de répondre et d'obéir, avance une lippe importante:

—Je lui fais pas du mal, je le pèse.

—Il n'a pas besoin que tu le pèses.

—Si, il a besoin. Quand il sera lourd, lourd, lourd, il ira au marché. Et on le vendra cher, cher, cher!

—Combien? Tu ne sais pas combien?

—Si, je sais.

—Dis-le?

—Trois ... cent ... non, six ... quarante-douze mille ... francs. Et encore quat' sous de plus, même! Té, ce qu'elle renchérit, la volaille!

Bel-Gazou, revenue à mon côté, imite à merveille, les mains derrière le dos, l'épaule voûtée et hochant la nuque, l'attitude et le langage de notre jardinier octogénaire. Je ne sais plus bien si j'ai envie de rire ou si j'ai un peu de peine ...

... Mon petit tâcheron rubicond, mon fermier encore zézayant, mon gracieux Eros-à-la-brouette, voilà que je me sens mal à l'aise de voir grandir en toi un «enfant de la guerre». Tu ne sais pas encore compter, Dieu merci, mais tu n'ignores presque rien de ce qui rend notre vie difficile, compliquée, inquiète. Tu sais qu'on tue et qu'on vend tes pigeons irisés, tes poules confiantes, tes lapins au nez d'argent. Tu grattes en ce moment et tu recueilles les grains d'avoine collés au van.... Hélas! tu sais que l'avoine est chère. Le champ de seigle n'est pas pour toi, comme pour un chimérique bébé d'avant la guerre, une forêt de lances de lutins, ni le crapaud un prince déguisé. C'est dommage.... Et tu parles froidement de réquisitionner la galette du Chaperon-Rouge.... Moi qui voulais ce soir te lire un conte de Kipling où les bêtes parlent, je n'oserai pas.... Si tu allais rire de moi!...


J'ose pourtant. Je lis, sur le ton appliqué, un peu niais, que prennent volontiers les grandes personnes. Bel-Gazou est couchée, brune et vermeille sur son lit blanc. Elle écoute sans sourire et de temps en temps relève sur son front une mèche de cheveux, geste lent, négligent, aisé, geste d'homme élégant que je lui vis toujours, que je reconnais et qui lui vient, à travers moi, d'un autre.

Le blanc de ses yeux, errant du vieux plafond peint au plancher noir d'âge, brille ... à quoi songe-t-elle? Aux foins qui sèchent mal entre deux averses? A sa carte de sucre? Au pétrole qui manque à Brive?...

—Chut! écoute!

D'un coup de reins elle vient de s'asseoir et m'arrête, l'index levé.

—Quoi donc, chérie?

—C'est lui—elle désigne le parquet,—lui, le rat.

—Un rat? tu as peur du rat?

Oh! ce sourire.... Va-t-elle me parler de la hausse sur le rat? je tremble....

Confidentielle, elle penche sur moi un visage plein de secrets:

—C'est le rat. Le gros rat. Gros, gros, comme ça! Il vient la nuit. Hé, qu'il est brave! Hé, qu'il parle bieng!

—Il parle?

—Mée voui! il vient par le trrrou du parquet, là. Il monte sur le lit. Il a une couronne sur la tête, avé des perles. Et il cose.

—Il cause, chérie? Qu'est-ce qu'il raconte?

—Il raconte ... il raconte ... tout comme c'est dans son royome. Il a cent mille robes en or, et des souliers, et un trésor plein de bonbons et de joujoux. Et il a des areroplanes qui volent comme des papillons, et des automobiles tout en fleurs, et un grand bateau en chocolat.... C'est vrai, tu sais?

—Mais bien sûr, chérie! Et quoi encore?

—Et il a dit qu'il me marierait avec lui et que j'aurai aussi une automobile tout en fleurs.... C'est vrai, tu sais?

—Mais oui, chérie! Continue....

—Et Nursie-Dear voulait faire boucher le trou du parquet. Alors je voudrais que tu dises à Nursie-Dear de jamais, jamais boucher le trou du parquet, parce que le rat pourrait plus venir coser la nuit, s'il te plaît....

—Mais certainement, chérie! On ne bouchera pas le trou du parquet, je te le promets. Continue, continue....

Le front sur le drap, rassurée, détendue, je laisse venir le sommeil, tandis que Bel-Gazou me berce, enfin, d'un conte de fées.


LA CHIENNE

Le sergent permissionnaire ne trouva pas, en arrivant à Paris, sa maîtresse chez elle. Mais il fut quand même accueilli par des cris, chevrotants de surprise et de joie, étreint, mouillé de baisers: Vorace, sa chienne de berger, la chienne qu'il avait confiée à sa jeune amie, l'enveloppa comme une flamme, et le lécha d'une langue pâlie par l'émotion. Cependant, la femme de chambre menait autant de bruit que la chienne, et s'écriait:

—Ce que c'est que la malchance! Madame qui est juste à Marlotte pour deux jours, pour fermer la propriété de madame. Les locataires de madame viennent de s'en aller, madame fait l'inventaire des meubles.... Heureusement que ce n'est pas au bout du monde!... Monsieur me fait une dépêche pour madame? En la mettant tout de suite madame sera là demain matin avant le déjeuner? Monsieur devrait coucher ici.... Monsieur veut-il que j'allume le chauffe-bain?

—Mais je me suis baigné chez moi, Lucie.... Ça se lave, un permissionnaire!

Il toisa dans la glace son image bleuâtre et roussie, couleur des granits bretons. La chienne briarde, debout auprès de lui dans un silence dévot, tremblait de tout son poil. Il rit de la voir si ressemblante à lui-même, grise, bleue et bourrue:

—Vorace!

Elle leva sur son maître un regard d'amour, et le sergent s'émut en songeant soudain à sa maîtresse, une Jeannine très jeune et très gaie,—un peu trop jeune, souvent trop gaie....

Ils dînèrent tous deux, l'homme et la chienne, celle-ci fidèle aux rites de leur existence ancienne, happant le pain, aboyant aux mots prescrits, figée dans un culte si brûlant que l'heure du retour abolissait pour elle les mois d'absence.

—Tu m'as bien manqué, lui avoua-t-il tout bas. Oui, toi aussi!...

Il fumait maintenant, à demi étendu sur le divan. La chienne, couchée comme les lévriers des tombeaux, feignait de dormir et ne remuait pas les oreilles. Ses sourcils seuls, bougeant au moindre bruit, trahissaient sa vigilance.

Le silence hébétait l'homme surmené, et sa main qui tenait la cigarette glissait le long du coussin, écorchant la soie. Il secoua son sommeil, ouvrit un livre, mania quelques bibelots nouveaux, une photographie qu'il ne connaissait pas encore: Jeannine en jupe courte, les bras nus, à la campagne.

—Instantané d'amateur.... Elle est charmante....

Au verso de l'épreuve non collée, il lut:

Cinq juin 1916.... J'étais ... où donc, le cinq juin?... Par là-bas, du côté d'Arras.... Cinq juin.... Je ne connais pas l'écriture.

Il se rassit et fut repris d'un sommeil qui chassait toute pensée. Dix heures sonnèrent; il eut encore le temps de sourire au son grave et étoffé de la petite pendule qui avait, disait Jeannine, la voix plus grande que le ventre.... Dix heures sonnèrent et la chienne se leva. —Chut! fit le sergent assoupi. Couchez!

Mais Vorace ne se recoucha pas, s'ébroua, étira ses pattes, ce qui équivaut, pour un chien, à mettre son chapeau pour sortir. Elle s'approcha de son maître et ses yeux jaunes questionnèrent clairement:

—Eh bien?

—Eh bien, répondit-il, qu'est-ce que tu as?

Elle baissa les oreilles pendant qu'il parlait par déférence, et les releva aussitôt.

—Oh! soupira le sergent, que tu es ennuyeuse! Tu as soif? Tu veux sortir?

Au mot «sortir», Vorace rit et se mit à haleter doucement, montrant ses belles dents et le pétale charnu de sa langue.

—Allons, viens, on va sortir. Mais pas longtemps. Je meurs de sommeil, moi, tu sais!

Dans la rue, Vorace enivrée aboya d'une voix de loup, sauta jusqu'à la nuque de son maître, chargea un chat, joua en rond «au chemin de fer de ceinture». Son maître la grondait tendrement, et elle paradait pour lui. Enfin, elle reprit son sérieux et marcha posément. Le sergent goûtait la nuit tiède et allait au gré de la chienne, en chantonnant deux ou trois pensées paresseuses:

—Je verrai Jeannine demain matin.... Je vais me coucher dans un bon lit.... J'ai encore sept jours à passer ici....

Il s'aperçut que sa chienne, en avant, l'attendait, sous un bec de gaz, avec le même air d'impatience que tout à l'heure. Ses yeux, sa queue battante et tout son corps questionnaient:

—Eh bien? Tu viens?

Il la rejoignit, elle tourna la rue d'un petit trot résolu. Alors il comprit qu'elle allait quelque part.

—Peut-être, se dit-il, que la femme de chambre a l'habitude.... Ou Jeannine....

Il s'arrêta un moment, puis repartit, suivant la chienne, sans même s'apercevoir qu'il venait de cesser, à la fois, d'être fatigué, d'avoir sommeil et de se sentir heureux. Il pressa le pas, et la chienne joyeuse le précéda, en bon guide.

—Va, va.... commandait de temps en temps le sergent.

Il regardait le nom d'une rue, puis repartait. Point de passants, peu de lumière; des pavillons, des jardins. La chienne, excitée, vint mordiller sa main pendante, et il faillit la battre, retenant une brutalité qu'il ne s'expliquait pas.

Enfin elle s'arrêta: «Voilà, on est arrivé!» devant une grille ancienne et disloquée, qui protégeait le jardin d'une maisonnette basse, chargée de vigne et de bignonier, une petite maison peureuse et voilée....

—Eh bien, ouvre donc! disait la chienne campée devant le portillon de bois.

Le sergent leva la main vers le loquet, et la laissa retomber. Il se pencha vers la chienne, lui montra du doigt un fil de lumière au long des volets clos, et lui demanda tout bas:

—Qui est là?... Jeannine?...

La chienne poussa un: «Hi!» aigu et aboya.

—Chut! souffla le sergent, en fermant de ses mains la gueule humide et fraîche.... Il étendit encore un bras hésitant vers la porte et la chienne bondit. Mais il la retint par son collier et l'emmena sur l'autre trottoir, d'où il contempla la maison inconnue, le fil de lumière rosée.... Il s'assit sur le trottoir, à côté de la chienne. Il n'avait pas encore rassemblé les images ni les pensées qui se lèvent autour d'une trahison possible, mais il se sentait singulièrement seul, et faible.

—Tu m'aimes? murmura-t-il à l'oreille de la chienne.

Elle lui lécha la joue.

—Viens, on s'en va.

Ils repartirent, lui en avant cette fois. Et quand ils furent de nouveau dans le petit salon, elle vit qu'il remettait du linge et des pantoufles dans un sac qu'elle connaissait bien. Respectueuse et désespérée, elle suivait tous ses mouvements, et des larmes tremblaient, couleur d'or, sur ses yeux jaunes. Il la prit par le cou pour la rassurer:

—Tu pars aussi. Tu ne me quitteras plus. Tu ne pourras pas, la prochaine fois, me raconter le reste. Peut-être que je me trompe.... Peut-être t'ai-je mal comprise.... Mais tu ne dois pas rester ici. Ton âme n'est pas faite pour d'autres secrets que les miens....

Et tandis que la chienne frémissait, encore incertaine, il lui tenait la tête entre ses mains, en lui parlant tout bas:

—Ton âme.... Ton âme de chienne.... Ta belle âme....


PIEDS

Juillet 1916.

—Monsieur, dis-je à mon bottier en lui rapportant la paire de bottines qu'il m'avait livrée l'avant-veille, vous voyez bien que ces chaussures prennent l'eau. Ne pourriez-vous, pour le prix de quatre-vingts francs que vous me demandez,—et que je vous accorde,—confectionner pour moi des bottines que je n'aie pas besoin d'écoper après chaque sortie comme une mauvaise barque?

Le bottier, sincère entre tous les bottiers, baissa le front et répondit:

—Non, je ne peux pas. Nous n'avons plus de cuirs battus.

Je n'insistai pas, et j'achetai chez le pharmacien le plus proche des pastilles au chlorate de potasse et un gargarisme, car j'avais pris mal à la gorge dans mes bottines poreuses.

En rentrant chez moi, je trouvai dans le jardin ma petite fille qui, pieds nus, foulait gaîment l'herbe mouillée, les tessons d'ardoise, les dures dragées du gravier. Sa démarche imitait la liberté charmante des chats, des nègres et des élèves de l'école Jacques-Dalcroze. Je suivais ces fiers talons crottés qui semblaient invulnérables, ces orteils écartés qui choisissaient leur chemin, et je songeais:

—Le voilà bien, le vrai cuir battu. Que ne battons-nous ainsi le nôtre? La mode est aux enfants demi-nus, sans souliers ni bas. Mais leurs parents paient fort cher œils-de-perdrix, durillons et ongles incarnés. L'enfant va au Bois sans chapeau, bouclé ou tondu,—sa mère porte un serre-tête rigide de paille, de crin ou de cuir, et cligne un œil sous la migraine commençante. Y aurait-il là une idée confuse de rachat, de compensation, quelque chose comme la mortification volontaire des nonnes et des moines, qui prient et souffrent pour payer les fautes des joyeux pécheurs?...

On peut rêver un moment, couché sur l'herbe déjà poudreuse d'un taillis du Bois, en regardant passer une frise de jambes et de pieds, de bottes hautes et de souliers bas. La mode est à l'empeigne courte, si courte qu'on se demande si toutes ces dames se sont fait rogner une phalange. La mode est au talon haut, ramené sous la voûte du pied: ces dames piquent du nez en avant, comme des poules, tendent la croupe et bombent le dos. La mode est aux souliers trop fins, où s'empreint le moindre caillou: ces dames craignent tous les chocs latéraux et marchent les pieds en dedans.

Toute notre race, hommes et femmes, a des bases inavouables, et la situation sociale n'y fait rien. Car, bébé chic et moderne qui vas au Bois les pieds nus dans des sandales de daim blanc, quand tu entreras au lycée, maman te choisira de bonnes «chaussures de collège», double semelle, mégis inexorable, et tu commenceras de souffrir.... On t'apprendra les mathématiques, les langues vivantes, mais on ne t'enseignera plus à courir, pieds déchaux, sur ta mère la terre. On t'enseignera la gymnastique, on veillera au développement de tous tes muscles, tu sauras lancer le disque, arracher le poids, nager, manier le fleuret,—mais tu ne sauras plus courir, jetant derrière toi tes souliers, sur ta mère la terre. Et tu deviendras l'un de ces fantassins que j'ai rencontrés, il y a quelques mois, sur une route. Au nombre d'une cinquantaine, ils traînaient dans la farine blanche de la route ces coffres de cuir inflexible, garnis de clous, qu'ils injurient du nom de «godasses».

J'abordai deux soldats qui boitaient en arrière du détachement:

—Vous êtes blessé? demandai-je à l'un d'eux.

—Blessé? non, me répondit-il en regardant son pied emmailloté de toile. C'est mes souliers neufs.... J'ai été forcé de les quitter; j'enflammais du talon.

—Et votre camarade?

—Ah! lui, c'est autre chose.... Il a voulu rigoler pieds nus, au repos, alors naturellement il s'est amoché le pouce du pied....


CEUX D'AVANT LA GUERRE

Novembre 1917.

—Vous en avez connu, vous, des Allemands?

C'est une question fréquente, à laquelle on répond: «Parbleu!» Il ne manque, à la question et à la réponse, ni la curiosité sadique ni la fanfaronnade. Le soir, à Paris, entre la cigarette et l'infusion sans sucre; à la campagne, devant les châtaignes grillées et le cidre mousseux,—anecdotes qu'on dramatise, portraits qu'on pousse au noir,—les Français de l'arrière se racontent «leurs» Allemands d'autrefois.

Tout le monde n'a pas la chance d'être l'ex-ami d'un espion, ou d'un général prussien; il y a quelque modestie de ma part à déclarer ici que je ne fus jamais présentée à un kaiser camouflé.... «Ma chère,—me disait l'autre jour mon amie Valentine au sortir d'un thé assez bruyant,—elles ont toutes tellement ri quand j'ai avoué que je n'avais jamais rencontré les Bolo à Biarritz: je ne savais plus où me fourrer....»

J'ai regardé, en Franconie, l'Allemand manger et boire. J'ai logé chez l'habitant, au temps où Bayreuth rançonnait ses pèlerins. J'ai grelotté dans des lits étroits et durs comme des huches, sous les draps à boutonnières et les couvertures à boutons. Je n'ai fait qu'entrevoir, dans leurs loges des théâtres de Munich et de Bayreuth, des princes rogues, entre leurs femmes et leurs filles parées en juments de sacre et leur petite cour servile. Joviale ou gourmée, la femelle y représentait l'élément robuste, tandis que sur les mâles on pouvait relever mainte coxalgie, mainte loupe sur des crânes duveteux, et les fleurs rosâtres de la scrofule sous l'oreille, et des prunelles strabiques au-dessus de museaux d'hyènes couardes.

Ce n'est pas en Allemagne que je retrouve, pour étonner et conquérir les lecteurs d'Excelsior, mon Boche digne d'être cité, mais bien à Paris, sous les traits et le nom d'un compositeur «très Parisien», au vrai Viennois, et qui maintenant,—suicidé l'année dernière—conduit, à trois temps, les mornes processions du purgatoire.

De même que le vase d'argile, sur le plateau tournant du potier, puise dans sa giration même la rondeur de sa panse, de même cet homme rose et rond semblait le fruit sphérique d'une de ses valses obstinées.

Il faisait aussi songer—busqué quant au nez, et le jabot avantageux,—à un bouvreuil, mais à un bouvreuil plein d'arrière-pensées. Le «Roi de la valse lente», l'auteur enrichi de cent rengaines au rythme ternaire, s'il signait et touchait beaucoup, composait peu. Ces choses-là se voient. Un musicien français, besogneux, ingénieux, élaborait pour lui dans l'ombre ces valses adroites, où le hoquet viennois coupe huit mesures faciles, où l'oreille étonnée peut rencontrer la petite parure harmonique ou mélodique à laquelle l'auteur, le vrai, n'a pas voulu renoncer....

Lorsque notre bouvreuil, grandissant en gloire, songea à s'essayer dans l'opérette, il arriva ce qui devait arriver: le compositeur qui ne composait guère demanda un livret badin au littérateur qui n'écrivait pas ses œuvres et qui, parfois même, ne les lisait pas. Chacun de leur côté, ils «travaillèrent», et bientôt le compositeur (si j'ose écrire) convoqua l'auteur (passez-moi le mot) du livret, pour une première audition.

Assis au piano, le bouvreuil chanta, joua, avec une fougue et une langueur viennoises: «Ta ... na na ni ... ti na ni na ni na ni na na ...», tandis que son obscur employé tournait les pages d'un premier acte manuscrit, quelque peu chargé de ratures.

—Bravo ... joli ... une merveille, la rentrée ... murmurait, balançant le chef, l'auteur du livret. «Charmant ... char.... Aïe! hurla-t-il soudain, qu'est-ce que c'est que ça?»

De rose tourné au cramoisi, le Roi de la valse essayait en vain, le nez sur la partition, de s'évader d'un guêpier de fausses notes.... Il y renonça, et, virant avec son tabouret, fit tête à son collaborateur:

—Je me suis complètement perdu, dit-il. Mes ratures.... Des surcharges.... Et puis un texte impossible.... Mais oui, mon cher, à ce moment-là vous avez mis dans la bouche de notre héroïne des vers qui ne sont pas en situation....

—Moi! protesta imprudemment le signataire du livret, moi, j'ai mis.... Du diable si j'ai jamais su ce qu'elle pouvait bien dégoiser dans ce....

Un peu tard il se mordit la langue. Il y eut, entre les deux hommes, un échange théâtral de regards—pleins d'abord de blâme, puis de défiance, enfin de cordiale entente, de complice et complète friponnerie....

Cependant le musicien salarié, et l'auteur véritable du livret—je ne vous avais pas dit qu'il était présent? c'est vrai qu'il faisait si peu de bruit....—donnaient tous deux les signes du plus sincère, et, disons-le, du plus suspect embarras; l'un taquinait les fleurs d'un candélabre en porcelaine de faux saxe; l'autre, le nez au mur, s'absorbait dans l'étude d'une gravure ancienne, richement encadrée, mais d'une origine,—elle aussi,—douteuse....

FIN



TABLE

La Nouvelle
Le "Réservoir"
Blessés.—L'Aube
Blessés.—La Tête
Blessés.—Renouveau
Le Premier Café-Concert
Le Vieux Monsieur
Les Lettres
La Chasse aux Produits allemands
A Verdun
Jour de l'An en Argonne
Bel-Gazou et la guerre
Les Retardataires
Femmes seules
En attendant le Zeppelin
Modes
L'Enfant de l'Ennemi
Les Mêmes
Le Refuge
Jouets
Répétition générale
Chiens sanitaires
Un Camp anglais
Un Zouave
Impressions d'Italie
Un Taube sur Venise
Nocturnes
Un Entretien avec un prince de Hohenlohe
Les Foins
"Citadins"
L'Exilé
Devoirs de vacances
La Résurrection des Vieux
Lac de Côme (Octobre 1916)
Lac de Côme (Novembre 1916)
Le Petit Accident
Déménagement
Apollon, déménageur (Carnet d'une femme de mobilisé)
Bel-Gazou et la vie chère
La Chienne
Pieds
Ceux d'avant la guerre