Title: Les aventures d'une fourmi rouge et les mémoires d'un pierrot
Author: Henri de La Blanchère
Illustrator: Hector Giacomelli
A. Mesnel
Release date: June 26, 2017 [eBook #54983]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Claudine Corbasson, Nicole Pasteur and the
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LES AVENTURES
D’UNE FOURMI ROUGE
ET LES
MÉMOIRES D’UN PIERROT
Bourloton.—Imprimeries réunies, B.
LES AVENTURES
D’UNE
FOURMI ROUGE
ET
LES MÉMOIRES
D’UN PIERROT
PAR
H. DE LA BLANCHÈRE
ILLUSTRATIONS DE MESNEL ET DE GIACOMELLI
PARIS
THÉODORE LEFÈVRE, LIBRAIRE-ÉDITEUR
RUE DES POITEVINS
—Il est temps de partir! Taratantara!!...
—Alerte! Taratantara!!!
La fourmilière est couverte de soldats qui brandissent au soleil leurs mandibules brillantes et acérées. C’est un va-et-vient indescriptible... Quelle belle mêlée!... Quel beau départ! Vive la guerre!...
Nous sommes au moins trois cents, tous animés du plus grand courage! Hourra!! Vive la guerre! au carnage!... au butin!!...
Mais il est temps de nous mettre en marche. Amis, à nos rangs! Taratantara!!...
Et l’armée se rassemble sur quinze, vingt de front; elle descend comme un fleuve qui s’épanche, elle quitte le monticule qui forme notre demeure et s’étend dans la plaine... La plaine, c’est un sentier formé par les hommes et qui passe à côté, en dessous de notre nid. Mais nous n’avons 2 pas fait dix pas sur le chemin de la guerre, que nous rencontrons des éclaireurs qui ont reconnu le chemin et nous guident vers l’ennemi.
—Quel ennemi? me direz-vous.
—Quel ennemi? D’autres fourmis. Ne nous faut-il pas des esclaves? Sommes-nous donc destinées à tailler le bois, la pierre, à gâcher le mortier et donner à teter aux enfants? Nous, des guerriers de naissance!... Dieu, vous dis-je, ne l’a pas voulu. Voyez, il nous a gratifiées de mâchoires spéciales pour le combat. La longueur et l’acuité de nos mandibules en font des armes et non des outils. Vive la guerre!...
Il existe d’ailleurs de par le monde deux nations de fourmis qui sont destinées à devenir nos esclaves, à élever nos larves, à bâtir nos maisons; c’est pourquoi nous marchons à leur conquête. Il est temps que la fourmilière songe à multiplier; tous ici nous sommes frères, tous nous sommes fils de la même mère, de celle qui a fondé l’an dernier notre colonie, avec quelques fugitives échappées aux poursuites d’un faisandier, la colonie des Polyergues ou des Fourmis rouges. Mais, hélas! nous ne sommes pas assez nombreux pour résister à l’hiver, aux intempéries de l’automne; et puis il faut essaimer.
Cette belle armée de trois cents guerriers n’est pas suffisante: il faut qu’elle se décuple. Remarquez comme nous nous ressemblons: on dirait un uniforme brillant recouvrant 3 tous nos corps; et moi seule suis plus grande que les autres. C’est une exception; je passe pour un Hercule, et je crois que j’en suis un en effet. Cependant vous devez apercevoir quelques camarades noirs parmi nous, ce sont des mâles. Pauvres êtres qui ne vivront pas aussi longtemps que nous! Mais, comme ils sont armés comme les autres, ils viennent en expédition quand même...
Attention, nous approchons de l’ennemi. L’ennemi, ce sont les Fourmis noires cendrées (Formica fusca). Nous les recherchons comme esclaves et nous allons les vaincre tout 4 à l’heure, elles sont hors d’état de nous résister. Il en est de même des Fourmis mineuses (Formica cunicularia). Malheureusement ces dernières sont encore plus faibles que les premières.
Je sais bien que certains esprits atrabilaires trouveront—que ne trouve-t-on pas?—que, pour des guerriers éprouvés, il n’est pas brave d’attaquer des gens hors d’état de résister. Mais qu’y faire? Il faut, avant tout, prendre son bien où on le trouve. Tel est mon avis.
Et la troupe toute entière redouble d’ardeur; elle semblait voler à la surface des feuilles..., c’est qu’à ce moment apparaît la fourmilière des Noires cendrées, au milieu d’un buisson d’épine blanche. Cette fourmilière, beaucoup moins grande que celle des Polyergues assaillantes, était composée de petites bûchettes artistement entrelacées.
En un clin d’œil les Polyergues eurent envahi les avant-postes. Les Cendrées, averties par leurs éclaireurs, étaient cependant sur la défensive. Mais que faire? Chaque coup des terribles mandibules en faux abattait un membre; c’était un carnage affreux, et cependant les Cendrées se battaient bien. Elles assaillent à deux ou trois chacun de leurs envahisseurs; elles s’attachent à sa ceinture et souvent la coupent, laissant les deux tronçons du mutilé se tordre sur la terre...
Mais les Rouges pénètrent dans tous les recoins, en dépit de cette énergique défense; elles cherchent les réduits propres au pillage, c’est-à-dire les chambres d’élevage. Chaque assaillant emporte une larve blanche entre ses mâchoires et s’efforce de fuir avec son butin précieux. Les Noires cendrées ne peuvent résister; elles s’accrochent aux fauves, celles-ci les entraînent. Lassées, elles lâchent prise, le ravisseur fuit.
Taratantara!! Taratantara!!!
C’est le signal de la retraite! Vive le butin!!
Et me dressant sur mes pattes, je crie à mes camarades:
—En masse, serrez la colonne!... En retraite vers notre fourmilière!... Attention aux larves conquises!...
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Et je revenais allégrement, tenant deux larves dans mes mandibules et marchant avec cela la tête haute, comme un cheval de carrosse, tandis que mes compagnons pliaient sous le faix d’une seule larve conquise.
Cependant, j’avais une terrible estafilade à une jambe, une énorme taillade dans le dos... Bah! je ne daignais pas y faire attention. J’avais pris la tête de la colonne et marchais en avant. J’avais remarqué que deux hommes nous observaient, arrêtés à quelques pas. J’entendis l’un d’eux qui disait:
—Que vont-elles faire maintenant de ces larves qu’elles emportent? Un repas de cannibales?
—Vous êtes trop homme, répondit le plus vieux, vous croyez que tous les êtres vous ressemblent.
—Hé, hé!
—Point. Lorsqu’elles vont être revenues chez elles, leurs fourmis de ménage vont soigneusement emporter dans leurs chambres ces larves précieuses; bientôt celles-ci y naîtront en insectes parfaits de la classe ouvrière et, immédiatement, elles se chargent de tous les travaux de la maison... absolument 6 comme elles l’eussent fait dans leurs propres demeures.
—Alors ces abominables pillardes ne savent pas travailler?...
—Vive Dieu! leur criai-je en me retournant; sommes-nous donc faites pour travailler, nous, des guerriers, comme de viles esclaves?
Mais ils ne m’entendirent pas; ils avaient les oreilles trop longues pour cela!...
—Mon cher enfant, reprit le vieux, voici le moment de vous rappeler l’expérience faite par un de mes amis. Un jour, il mit une certaine quantité de ces beaux Polyergues rouges, agresseurs si déterminés, dans une caisse de verre avec quelques larves; elles ne furent seulement pas capables d’élever ces jeunes. Bien mieux, elles ne surent même pas—cela me paraîtrait incroyable, si mon ami ne me l’avait affirmé—se nourrir elles-mêmes. De sorte qu’un grand nombre moururent de faim.
Pour continuer l’expérience, il introduisit dans la même caisse un seul individu de la famille des esclaves (F. fusca), alors que l’état des affamés n’était pas brillant. Tout allait de mal en pis; la mort était imminente...
Cette petite créature se chargea du soin de la famille entière, donna à manger aux grands dadais de fourmis amazones à demi mortes de faim, et prit soin, tout cela en même temps, des larves qui restaient, jusqu’à ce qu’elles fussent développées en insectes parfaits... Ainsi, une seule intelligence avait suffi à sauver toute cette famille vouée à la force brutale.
—Noble exemple!
—Ainsi donc les Polyergues sont incapables...
Tout le monde comprendra que je ne m’arrêtai pas à entendre des anecdotes aussi ridicules. Je laissai là les deux hommes et rentrai allégrement chez nous, contente de ma journée, et prête à recommencer le lendemain, si le grand conseil le jugeait utile...
Vraiment ces hommes sont bien étranges, qui croient 7 que la servitude est odieuse à nos esclaves autant qu’aux leurs.
Rien n’est plus aisé, en les observant, que de se rendre compte qu’il ne faut avoir aucune compassion de nos ilotes—si l’on peut, par souvenir, les appeler ainsi;—leur sort est précisément celui pour lequel ils sont faits.
Les travaux que ces petites créatures entreprennent et conduisent chez nous ne sont point inspirés par l’arbitraire, par la crainte d’un châtiment, mais bien par l’instinct qui réside en elles. Elles travaillent précisément de la même manière et avec la même assiduité dans leur propre maison que dans celle de leurs ravisseurs, et les travaux dont elles sont chargées sont les mêmes dans un cas que dans l’autre.
En fait, elles n’ont pas connaissance—puisqu’elles ont été enlevées larves—de leur propre famille. Elles se trouvent parfaitement chez nous, et sont, à tous égards, les égales de leurs soi-disant maîtres. Bien mieux, si l’on y regarde attentivement, les réels maîtres du logis sont les esclaves, dont les actions sont bel et bien dépendantes depuis le premier jusqu’au dernier jour de leur vie. Que leur demandons-nous? De nous faire vivre et de vivre en même temps. Elles savent que sans elles la communauté aurait bientôt péri, et elles travaillent en conséquence.
En vérité, il faut avoir l’esprit aussi mal fait que l’ont les hommes pour y trouver à redire.
Ce qui doit frapper dans la manœuvre de nos compagnies conquérantes, c’est qu’elles ne rapportent jamais que des larves propres à donner des neutres. Quel besoin aurions-nous de mâles et de femelles? Aucun. Aussi, nous avons un moyen de les reconnaître... Mais ceci est inconnu des hommes et nous ne leur dirons jamais. Ce qui leur suffit, c’est de voir que les Polyergues ne se trompent jamais dans leurs expéditions successives, car une seule ne suffit pas; à mesure que la colonie augmente, il faut plus de serviteurs; on est donc obligé d’en aller conquérir à nouveau pour réparer les pertes faites par la mort et les accidents journaliers; il faut pourvoir à ce recrutement. Nous y pourvoyons.
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Mais il est temps, je crois, de parler un peu de moi.
Je suis grand, je suis fort, je suis courageux, je suis beau! Mes membres, élégamment et solidement attachés, ont la fermeté de l’acier, dont ils empruntent la couleur mordorée; ma taille est svelte, ma poitrine large, mes yeux vifs et mes pinces formidables.
Tous ces avantages se résument dans le surnom d’Hercule que, d’une commune voix, tout un clan m’a donné.
Les Polyergues roussâtres, les plus puissantes des fourmis de la France par leur courage dans les combats, forment un peuple composé de quatre ordres de citoyens: les mâles, les femelles, les neutres ou guerriers... et les esclaves, ouvriers conquis sur des espèces convenables.
Je suis neutre, moi, et m’en fais gloire.
Est-il une vie plus noble, plus chevaleresque que la mienne: combattre, vaincre ou mourir!
Les mâles me font pitié, malgré leurs ailes gracieuses. Comment! ils vivent plus de quatre mois pour s’envoler un beau soir et mourir au point du jour! Fi!... nous, nous vivons des années, et, tout ce temps, nous le passons à servir la patrie et la nation, à contribuer à sa grandeur, à sa puissance; à nous faire servir comme des rois... et à jouir du soleil!
Les utiles femelles ont un sort terrible... terrible!... Combien je les estime beaucoup plus malheureuses que nous, malgré les ailes dont leur corps est muni dans leur jeune âge! Et cependant il est certain qu’au moins une fois dans leur vie le chemin de l’air leur est ouvert, tandis que nous, nous resterons toujours attachés au plancher des vaches!...
9 C’est au moment où elles deviennent adultes, ces utiles femelles, qu’elles s’élancent dans les espaces; elles y rencontrent les mâles qui tourbillonnent... et retombent sur la terre... à laquelle, désormais, elles appartiendront toujours Plus de courses folles au milieu des feuillages, plus de danse fantastique au bord de l’eau! Elles tombent... et leurs ailes aussi! à moins que nous ou des ouvrières attentives à leur recherche ne les débarrassions, en les coupant, de ces organes dont elles n’ont plus besoin désormais.
Si, par bonheur, cette femelle a été trouvée par nous, elle est emportée dans notre fourmilière et y demeure à jamais prisonnière, occupée à pondre nuit et jour, du matin au soir, du soir au matin!... Est-ce vivre, cela?... Non! mille fois non!... Vive le beau soleil, le grand air, les batailles et la liberté!...
Si une pauvre femelle tombe seule, isolée, dans un coin, la tâche immense de fonder une nouvelle colonie lui incombe. Alors, que de peines! que de soins! C’est une œuvre de géant que, seule, cette femelle va créer. Elle rencontrera une fissure en terre, une cavité naturelle: elle s’y blottira, puis, isolée, livrée à son labeur urgent—car il faut qu’elle soit, à elle-même, son esclave!—elle creusera une cellule pour les premiers œufs qu’elle pondra. Puis, il faut qu’elle soigne seule ces quelques larves et les amène à l’âge adulte, les premiers soldats qui l’aideront ou l’accompagneront...
Si elle ne réussit pas, isolée qu’elle est, la mort vient la saisir, sans secours!... Combien meurent ainsi! Sans cela, les Polyergues envahiraient la terre!
Fi des mères! je suis neutre et j’en remercie chaque jour le ciel!
Parlerai-je, maintenant, de mon caractère? Pourquoi pas? Est-il donc défendu de se montrer actif, alerte, d’aimer le nouveau, de ne jamais tenir en repos, de rôder sans cesse?... Mais non, cela est le propre des chercheurs et des grands observateurs. C’est comme cela que j’ai appris à connaître 10 les mœurs des tribus voisines de la nôtre, à la lisière de la lande. Car il y a des fourmis de bien des espèces, comme il y en a de beaucoup de couleurs. Il y en a même de très intelligentes. Ainsi, il ne faudrait pas croire que ces pauvres fourmis noires cendrées, que nous avons si bien pillées la dernière fois, soient dénuées d’esprit. Non! elles ont beaucoup d’adresse et de talent: je serais presque disposé à accorder qu’elles en ont plus que nous... tout en constatant que c’est leur métier! Leur habitation est fort bien faite; elles élèvent non seulement étage sur étage, mais en creusent autant qu’il est besoin les uns au-dessous des autres. Je les vois renouveler ce travail chez nous; une fois un étage creusé, elles le couvrent d’une voûte d’argile molle et humide, qui, en durcissant, devient le plancher de l’étage supérieur. La seule chose qu’il leur faut, c’est de l’humidité pour pétrir leur terre: le temps sec empêche absolument tout travail.
Moi, je suis fort, c’est vrai, ce n’est pas pour rien qu’on m’appelle Hercule. Cependant, je m’étonne vraiment de la vigueur de ces petites créatures. Lorsque j’entends les hommes se vanter de leur habileté, de leur force, je ris... Si un être humain, même aidé de tous ses outils, pouvait accomplir en un jour ce qu’une simple fourmi achève sans outils, il serait l’étonnement du monde!
Voici ce que j’ai vu faire à une fourmi:
Elle commence par ouvrir et creuser un fossé dans le sol, sur environ six à sept millimètres de profondeur, pétrissant la terre qu’elle en retire en petites boulettes qu’elle place de chaque côté du fossé, de manière à former une sorte de mur. L’intérieur du fossé est fait parfaitement uni et poli, de sorte qu’une fois terminé il ressemble à une vraie tranchée de chemin de fer. Mais ce n’est pas tout; la fourmi, regardant autour d’elle, vit qu’il y avait encore tout à côté une autre ouverture de la maison à laquelle il convenait de construire une route, et immédiatement elle se mit à travailler à un second chemin semblable au premier, parallèle à lui, et les sépara l’un de l’autre par un simple mur qui avait huit à neuf millimètres de haut.
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Telles étaient mes réflexions et mes études en parcourant les environs de notre lande. J’arrivai ainsi à une colonie de Fourmis brunes (Formica brunea) et, ma foi! je tombai dans une véritable admiration en les regardant travailler. Nos esclaves ne sont pas encore de cette force-là, et je compte proposer, à la prochaine assemblée générale de la nation, de pousser une expédition vers ces travailleuses et de les substituer à nos anciennes esclaves. Évidemment, nous y gagnerons, et il n’est pas plus difficile—je le suppose—d’emporter les unes que les autres.
Je n’avais jamais vu cette fourmi travailler, parce que je passais toujours par là au milieu du jour; mais, cette fois, le soir venait, j’avais perdu beaucoup de temps à examiner les brunes cendrées, une légère brume tombait, je fus tout surpris de voir une telle animation dans une fourmilière qui m’avait jusque-là semblé à peu près abandonnée.
C’est ainsi que j’ai appris que la lumière du soleil, que nous aimons tant, nous autres, incommode ces hiboux-là. Trop de pluie ne leur plaît pas non plus, parce qu’elle endommage leurs constructions savantes et compliquées. Croirait-on que leur maison a souvent plus de quarante étages? O homme! où en es-tu? toi qui avec les caves n’en peux élever dix!... et qui encore ne sais les faire que horizontaux, tandis que nos architectes les bâtissent inclinés. Et ils tiennent! et ils sont solides, sains, secs!...
Cependant ces étages ne sont point divisés en cellules régulières comme les gâteaux des abeilles, des guêpes et des frelons; ils sont formés de chambres et de galeries de formes et de dimensions tout à fait irrégulières, admirablement polies à l’intérieur, et d’environ un demi-centimètre de haut. Les murs ont un peu plus d’un millimètre d’épaisseur. Maintenant, quel est le but de ces subdivisions nombreuses? C’est de régulariser la chaleur et l’humidité dans tout le bâtiment, en vue de l’éclosion des larves. Si, par exemple, le soleil, comme aujourd’hui, n’a pas été très ardent, et si l’instinct de ces braves petites gens—car ils sont si petits auprès de nous!—les avertit que les larves ont besoin de chaleur, 12 eh bien! ils les emportent dans les chambres de l’étage supérieur: la chaleur y est plus forte qu’en bas. De même, s’il tombe une pluie épaisse qui coule dans le sous-sol, rien n’est plus aisé que de se porter, ainsi que les larves, dans la série des chambres supérieures, où tout le monde est à l’abri de l’inondation.
Dans les jours d’été où le soleil est particulièrement brûlant, les Brunes s’assurent une température très convenable en rapportant leurs jeunes couvées aux chambres centrales, tandis que si elles ont besoin d’humidité, elles sont sûres d’en trouver autant qu’il en faut dans les parties les plus basses, où la chaleur ne pénètre jamais. Cette réserve d’humidité est des plus importantes; elles ne pourraient rien construire pendant la sécheresse, qui dure quelquefois longtemps, si elles n’avaient dans les caves cette réserve, où elles trouvent assez d’argile pour leur travail moyen de chaque jour.
Quant au mode de construction de nos cousines, je ne fais aucun doute que c’est sur lui que les hommes ont pris modèle pour apprendre à bâtir en briques. Seulement, comme 13 ils sont trop maladroits pour savoir cimenter avec leur salive des boules comme celles qu’elles emploient, ils ont imaginé de pétrir des briques carrées, afin qu’elles s’empilent toutes seules, et de les coller avec un ciment ou un mortier artificiel. Hélas! tout s’amoindrit et se rapetisse par l’imitation.
Les fourmis brunes sont tellement habiles à confectionner ces boulettes de glaise, qu’on pourrait regarder cette fabrication comme leur occupation normale. Les briques servent non seulement à élever les murs, en les plaquant avec les pieds de devant, mais encore à bâtir les voûtes ou plafonds. Cela semble une œuvre difficile, presque impossible sans échafaudages: les hommes ne le feraient pas! Or les Brunes bâtissent des plafonds en voûte de cinq centimètres de diamètre, avec une certitude absolue.
Ce qui prouve bien que nous sommes bien les plus habiles constructeurs du monde, c’est que nous savons tirer parti de tout. Lorsqu’un homme veut bâtir une maison, il fait un trou et élève dedans sa fourmilière, à matériaux neufs. Nous, nous 14 employons tout ce qui se trouve sous la main: une, deux, dix poutres sont mises à profit; la pente du terrain est employée pour tirer les eaux, que sais-je? tout sert à nos habiles architectes.
En rentrant, sous les derniers rayons du soleil, je passais près d’une colonie de fourmis dont la couleur se rapprochait de la nôtre. C’étaient des fourmis jaunes (Formica flava), qui me parurent être aussi d’excellentes mineuses. La fourmilière, peu apparente au dehors, s’enfonçait sous une énorme pierre, et je ne fus pas peu surpris de voir que cette espèce 15 est sociable. Quelle singulière idée, comme si on n’était pas bien mieux tout seul chez soi!
Pas du tout! à côté de la Jaune, je reconnus le nid de la Myrmica scabrinodis, une belle fourmi qui ne m’était pas si familière que l’autre.
Je voulus m’en approcher, d’autant plus que j’avais cru apercevoir, dans une des chambres, par la porte d’une avenue, un animal brun luisant, couvert d’une carapace, et que deux Myrmiques semblaient soigner, comme nous nos larves en éducation...
Mais comme j’étais trop près, sans doute, des fortifications, une dizaine de Myrmiques vinrent au-devant de moi, d’un air menaçant, et ouvrirent les mandibules en faisant de grands bras... Comme je n’ai pas peur, je m’acculai à un rocher et me mis sur la défensive; mais ces enragées, arrivées à quelques pas, se tournèrent vers moi et par leur abdomen m’envoyèrent une bordée d’acide, une pluie corrosive... Quelques gouttes seules m’atteignirent, mais me brûlèrent tellement que, sans essayer de riposter en les mettant à portée de mes mandibules, qui les auraient coupées en deux, je pris mes jambes à mon cou... et cours encore!
Peste soit de ces artilleurs du feu grégeois!...
Hélas! hélas! je m’aperçois que je roule d’inconnu en inconnu et que, après avoir expliqué qui nous sommes, nous, une des grandes nations parmi les fourmis, il me faut maintenant expliquer ce qu’est une expédition de vaches. Cette explication est d’autant plus nécessaire, qu’il y a vaches et vaches, et que nous savons varier nos ressources en réduisant 16 en domesticité un beaucoup plus grand nombre d’animaux différents qu’on ne s’en est longtemps douté; par conséquent, chaque clan formicien a ses raisons particulières pour rechercher telle vache et négliger telle autre.
A quoi bon les intrus dans la fourmilière? dira-t-on. Ne pouvez-vous pas trouver plus facilement au dehors, et en mille endroits différents, le produit que vous demandez aux animaux confinés chez vous? Cela semble évident, car les vaches que vous captivez naissent sauvages et vivent sauvages avant de subir votre réclusion.
Pour comprendre tout cela, il est indispensable de descendre dans notre fourmilière et d’assister aux scènes de notre vie de famille. Quant à moi, elles me sont encore très familières, car il n’y a pas longtemps, je puis l’avouer, que je suis sorti de page. Malgré ma taille et le surnom que m’ont attiré mes exploits, il n’y a pas encore deux ans que j’ai déchiré ma première enveloppe entre les bras des Polyergues qui me soignaient.
Oh! bonnes nourrices! quelle inépuisable complaisance vous m’avez montrée! quelle patience vous avez prodiguée autour de mon enfance souvent maussade et grincheuse! Combien je sens aujourd’hui ce que vous avez fait pour votre jeune frère!
C’est maintenant que je sais ce que coûte de soins une fourmi naissante! Et bientôt mon tour va venir de montrer aux larves nées d’hier le même dévouement dont on a accompagné mes premiers pas. Tel est le seul moyen que j’aie d’en témoigner ma reconnaissance.
Les soins que les ouvrières donnent aux larves ne consistent pas seulement à leur procurer une température convenable et une nourriture appropriée, mais différente, selon la classe à laquelle elles appartiennent; bien d’autres soucis nous incombent. D’abord, il nous faut les entretenir dans la plus extrême propreté. Les enfants sont partout les mêmes!... Avec nos palpes, nous savons les nettoyer parfaitement, et nos larves n’ont jamais le plus petit grain de poussière sur le corps!
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Lorsque les larves naissent, il y a déjà un long travail de fait, car les soins commencent à la naissance des œufs. Dès que la femelle a pondu, nous autres ouvrières prenons ces œufs un à un et nous les emportons dans des salles spacieuses qui leur sont réservées. Nous n’avons pas à les couver, loin de là; mais nous avons à les maintenir dans un état constant de chaleur et d’humidité; c’est bien plus difficile: car nous devons tenir compte à chaque instant des variations que le jour, la nuit, le soleil, la pluie, le vent produisent autour de nous. On pourrait dire que nous leur faisons subir une véritable incubation à l’air libre. Nous les transportons 18 souvent, plusieurs fois dans un même jour, d’un étage à l’autre de l’habitation.
Tandis que nous leur prodiguons nos soins, les œufs augmentent de volume d’une manière notable, nous les faisons passer de temps à autre entre nos mandibules et nous les enduisons ainsi d’un liquide sucré que nous dégorgeons et qui, absorbé par l’œuf, profite à l’embryon que celui-ci renferme. Ces soins durent au moins quinze jours: les œufs sont nombreux et nous avons beaucoup de mal! Mais la récompense ne se fait pas attendre. La larve brise la coquille de son œuf et sort, transparente comme un verre, mais incapable de se mouvoir. Elle ressemble aux maillots que les hommes font avec leurs enfants et pour lesquels ils ont certainement pris modèle sur les fourmis. Chez les uns comme chez les autres, on distingue une tête et les segments du corps, mais aucun vestige de pattes, de membres ou d’appendices articulés.
Mais le soleil vient de se lever sur notre vallée... Bonne chance pour les fourmis!...
Les coteaux qui forment l’enceinte de cette vallée, dorés par la lumière, resplendissent, montrant chaque détail des maisonnettes disséminées à leur base, découpant chaque arbre, chaque haie qui en couvre les hauteurs. Au fond s’étend, calme et profonde, une mer de brume blanche et épaisse de laquelle surgit, de place en place, comme un écueil isolé, la tête d’un grand arbre.
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Brrr!... qu’il fait froid!... Mais, bien lentement, à mesure qu’augmente la chaleur, la brume oscille et roule en longues vagues moutonneuses; elle ressemble à une mer de laine blanche... peu à peu, insensiblement, sans qu’on en ait conscience, elle s’évanouit, devient transparente et disparaît, enlevée, invisible désormais, au plus haut de l’air.
Ah! la belle chose qu’un matin! espérance et joie.
Peu à peu, le soleil monte dans le ciel, la chaleur croît, le sang circule dans nos membres.
Allez, nuages sombres qui passez sur le soleil!... Remontez, ô brouillard blanchâtre qui paralysez les fourmis!... Soyez maudits!... Ne pourriez-vous arroser la terre sans suspendre partout ces énormes gouttes, vraies embûches tendues devant chacun de nos pas?... Arrivez, beau soleil, notre vie à tous; resplendissez et apportez-nous la vigueur, la force et la gaieté!...
Toute frileuse, je m’étais posée sur une roche voisine de notre fourmilière, et je me trouvais là bien en vue du soleil, qui me séchait de ses rayons bienfaisants, lorsque les voix de la nature, comme disent les poètes, se réveillèrent autour de moi... Oh! je les hais et je les crains, ces voix de la nature!... Elles se présentent à nous sous la forme d’oiseaux qui nous poursuivent presque tous et nous dévorent en toute circonstance! Or, j’ai beaucoup réfléchi à cela, et je suis convaincue que Dieu n’a certainement donné à ces oiseaux leur voix perçante que pour nous avertir. Par exemple, le plus terrible ennemi de notre race, le pic-vert, ne quitte jamais un arbre sans glapir d’une voix qui s’entend à travers toute la campagne. C’est le signal!... Pour nous cela signifie:
—Cachez-vous! C’est le pic-vert qui part en guerre! Il quitte un arbre pour voler sur un autre!...
De même la mésange, aussi dangereuse, quoique plus petite. Voyez-la avec ses compagnes dans un arbre, parmi les buissons, elle pipite sans cesse, et comme elle ne marche jamais seule, nous sommes averties à temps par le bon Dieu, qui veut que toutes ses créatures vivent et prospèrent en ce 20 monde! Ah! j’ai bien remarqué tout cela; et quand j’entends les hommes dire que les oiseaux sont créés pour animer les campagnes, je hausse les épaules. On n’est pas plus naïf que cela!... Tout prouve que les oiseaux n’ont été créés que pour faire la guerre aux fourmis!
Mon Dieu! que d’ennemis vous nous avez suscités!
Mais le temps a marché et, sur l’appel des surveillants en chefs, je descends précipitamment de mon rocher et vais rejoindre mes camarades sur la fourmilière.
En peu d’instants, toutes les issues sont encombrées de fourmis qui se pressent vers le dehors; les larves sont apportées en même temps par des ouvrières pour être placées au sommet de la fourmilière et y ressentir la chaleur du soleil. 21 Les larves des femelles, plus grosses que celles des mâles et des neutres, sont transportées avec plus de difficulté à travers les passages étroits de l’habitation. Mais on redouble d’efforts, on s’y met à plusieurs, on parvient toujours à les faire passer et à les déposer auprès des autres à l’endroit convenable.
Cette besogne faite, il ne nous est point interdit de demeurer quelques instants réunies en groupe à la surface de la fourmilière, soit pour causer avec les invalides et nous réchauffer comme eux au soleil, avant qu’ils rentrent à l’infirmerie, soit pour nous reposer du rude labeur que nous venons d’accomplir. Mais notre tâche n’est pas finie: nous ne pouvons laisser longtemps les larves exposées à une chaleur directe aussi forte. Il faut les retirer pour les rapporter dans des loges peu profondes, où arrive jusqu’à elles une chaleur suffisante. On les descend ainsi à mesure que le soleil monte. Si la pluie vient, on les emporte au fin fond de la maison, dans des caves bien sèches, où la température est constante.
Lorsque le moment de nourrir les larves écloses est venu, chaque fourmi adulte s’approche de l’une des nouvelles et lui donne la nourriture qui lui convient. Il ne m’est malheureusement pas permis de dévoiler ici si chaque nourrice prépare une substance particulière, comme savent le faire les guêpes et les abeilles; tout ce que je puis dire, c’est que ces nourrices dégorgent des fluides qu’elles préparent dans leur estomac et qu’elles déposent dans la bouche même des jeunes, en écartant les mandibules de ceux-ci avec les leurs.
—Quels sont ces fluides? me demandera-t-on. Et encore: où les ouvrières puisent-elles la matière de cette sécrétion?... et puis?...
Franchement, nous n’en savons rien nous-mêmes. Nous préparons, d’une certaine façon, la nourriture pour chaque caste de larves, selon une habitude tellement naturelle à notre organisation, que tout le monde, chez nous, sait l’employer. Il me semble que les matériaux en sont fournis à nos organes par les objets qui nous servent de nourriture. Or, il y a peu d’animaux, à ce que je crois, plus franchement omnivores que la fourmi.
22
Cette qualité rend impossible d’expliquer ce que mangent et ne mangent pas mes pareilles, mais elle ne nous défend pas de dévoiler notre préférence. Nous aimons le sucre et tout ce qui est sucré.
Pauvres fourmis que nous sommes! Ce goût si innocent est souvent cause de notre perte! C’est un grand malheur que l’homme ait le même goût; lui, prépare du sucre pour satisfaire sa passion; nous, nous sommes attirées... invinciblement! et nous mourons sans murmurer, mais non sans nous défendre.
Nous aimons donc le sucre, l’aveu est fait! mais nos jeunes élèves l’aiment autant et plus que nous! Il faut y pourvoir!
A défaut de sucre, ils ont besoin—ceci est plus respectable—d’une nourriture douce et sucrée. Il faut y pourvoir!
Tel est le but atteint par nos troupeaux.
Telle est l’origine des expéditions de vaches.
En ce moment, l’automne, qui s’avance à grands pas, nous invite à nous pourvoir pour l’hiver des bestiaux nécessaires: nous allons partir en expédition, je le sens; mais, auparavant, il faut que je décrive le pays où nous pouvions les trouver et celui où nous avions notre demeure.
La lande est là, devant cette demeure, étendant au loin son manteau de fougères brûlées et de bruyères dont les fleurs violettes et rosées sont en partie passées. Maigre et inhospitalier tapis s’il en fut jamais, car la trame en est faite d’ajoncs nains dont les tiges, drues et couchées, tressent de rudes épines que ne leur font point pardonner quelques bouquets épars de fleurettes d’or. Pour nous, ces épines sont inoffensives; 23 nous sommes si adroites et si sveltes, que nous passons entre elles sans jamais nous heurter à leur pointe aiguë. Mais que de malédictions j’ai entendues des hommes et des animaux qui passaient parmi elles!
Au lieu de maudire nos ajoncs, nous les regardions comme une admirable défense naturelle, véritables chevaux de frise gardant, au couchant, notre fourmilière. Jamais je n’ai trouvé, d’ailleurs, dans mes courses lointaines, logis mieux placé et mieux entendu!
Cette construction était le chef-d’œuvre d’une de nos grand’mères, reine du plus haut mérite.
Assise sur la lisière extrême d’un taillis, en pente au soleil couchant, notre fourmilière était défendue de ce côté par la lande épineuse, à perte de vue, et derrière, au levant et au nord, par le taillis aux épais fourrés d’épines et de ronces qui nous garantissaient de la brise d’automne et des frimas d’hiver lorsque les feuilles étaient tombées. Vrai paradis; pas un rayon de soleil n’adoucissait la température sans venir caresser notre toit de chaume et de brindilles hachées.
Non loin de la fourmilière s’étendait un champ de fèves et dans la haie poussaient des rosiers sauvages aux longues branches courbées et traînantes. Toutes ces plantes, rosiers ou fèves, étaient couvertes de pucerons: les uns noirs, les autres verts, les autres jaunes. Oh la bonne aubaine!
Et voilà nos fourmis qui montent et qui descendent le long des tiges, elles harcèlent les pucerons attablés à sucer, avec leur trompe recourbée, la sève de ces plantes; elles les excitent de leurs antennes et de leurs palpes pour les forcer à dégorger, par les cornicules qui terminent leur abdomen, les gouttelettes de liquide sucré. Peu à peu, les gouttelettes apparaissent, les fourmis les boivent et passent à la traite d’une autre vache.
Pas de crainte à avoir que le troupeau s’égare. Le puceron est immeuble par état. Une fois né, il cherche le dessous des feuilles ou des branches pour être à l’abri du soleil ou de la pluie, puis il enfonce dans l’écorce, ou parenchyme, sa trompe longue et recourbée le long de son corps; alors il 24 reste immobile, pompant la sève. Ces sucs s’assimilent très aisément, paraît-il, en passant dans un intestin de la plus grande simplicité, si simple même qu’il offre cette anomalie, chez ce seul insecte, de n’avoir aucun appareil biliaire. C’est peut-être pour cela que le puceron rend une sécrétion sucrée par les deux tubes qui se voient sur son abdomen.
Quoi qu’il en soit, ces troupeaux ne fuient jamais; on voit, de temps à autre, un puceron lever une jambe, puis celle d’à côté, puis les autres; il remue de temps en temps une antenne, mais c’est tout. Il est cloué par sa trompe!...
On parlait vaguement, dans la république polyergique, d’une grande expédition à diriger, avant l’hiver, contre des fourmis voisines qui savent emporter, élever et nourrir d’admirables insectes, vaches excellentes, qu’elles conservent dans 25 leur fourmilière, sans jamais leur permettre d’en franchir le seuil. On disait qu’il y avait non seulement des pucerons de race, mais d’autres insectes, tels que des Coléoptères, des Hémiptères, que sais-je? Mais—il y a toujours un mais entre nos désirs et le bien du voisin!—mais certaines de nos compagnes, plus âgées et plus expérimentées, ne nous cachent pas que l’expédition est lointaine, dangereuse et meurtrière, parce que ces populations-là ont bec et ongles, même aiguillon empoisonné, et savent s’en servir avec acharnement pour défendre leurs précieux troupeaux.
Il faudra livrer de terribles combats, et beaucoup déjà, dans semblables rencontres, sont restés sur le champ de bataille. Hum!... mes récents exploits à la conquête des esclaves me désignent certainement à faire partie de cette expédition. Ne vaudrait-il pas mieux devancer l’appel?
Si nous essayions de nous renseigner?... Personne ne peut trouver mauvais que je m’informe où il faut aller pour le bien général de la chose publique.
Je me dirigeai immédiatement vers les gardiennes de la mère pondeuse, les plus vieilles fourmis de la fourmilière et les plus expérimentées.
—Mère Anille, dites-moi? on veut donc aller chasser aux vaches?
—Oui, mon enfant.
—Ah!... eh bien!... vieille mère, qu’est-ce que c’est que cela? Est-ce qu’il y en a beaucoup?
—Jour de Dieu, mon enfant! s’il y en a... Les hommes prétendent qu’ils connaissent plus de trois cents espèces, rien que de Coléoptères qui vivent chez nous ou chez nos cousins!... On en connaît aussi parmi les Orthoptères, parmi les Homoptères...
—Tu peux te taire, ça m’est égal! On m’a dit que les staphylins formaient un excellent bétail, donnant un sucre exquis par une saillie à poils soyeux qu’ils ont sur l’abdomen.
—On a eu raison de te dire cela, mon fils. On appelle ces insectes-là des Myrmédonies, et ils ont des cousins appelés Loméchuses, qui fournissent une délicieuse liqueur. Ce sont 26 les Myrmiques à aiguillons qui conservent ces précieux bestiaux qu’elles savent capturer. Aussi vivent-elles dans l’abondance et les festins continuels. Mais il y aura un rude combat à livrer!
—Ah!...
—Certes, mon fils. Il vaut mieux nous procurer des Loméchuses, ce sont là de vrais animaux domestiques, à la bonne heure!
—Et pourquoi cela, mère Anille?
—Mon enfant, c’est que ces animaux-là ne savent pas manger seuls; par conséquent, ne se sauveront guère de chez nous. Si cette fantaisie leur prenait un jour, grâce à leurs ailes, eh bien, nous les laisserions aller. L’impossibilité où ils sont de manger nous les ramènerait forcément...
—Bravo!... et comment sont-elles?
—Noires, larges, épaisses; un peu plus longues que nous. Elles ont de gros yeux saillants, l’abdomen grand et lourd, cependant très mobile, qu’elles portent dressé en marchant. Lorsque vous en aurez récolté, elles viendront vous palper la tête avec leurs antennes et la frapper de petits coups. Cela voudra dire qu’elles ont faim. Vous leur dégorgerez de la nourriture comme vous le faites pour nos jeunes. Alors, vous les verrez étendre leur large abdomen qu’elles portent habituellement, même à l’intérieur de la fourmilière, relevé sur leur dos, et vous pourrez lécher et presser entre vos mandibules leurs poils mis ainsi à découvert. Vous y trouverez une succulente sécrétion.
—Et comment, mère Anille, prend-on ces bonnes bêtes-là?
—Mon ami, on les pousse, on les porte à cinq ou six, on les fait entrer ainsi dans la fourmilière, sans leur faire de mal.
—Convenu!... Et où les trouve-t-on?
—Ah! c’est le plus difficile. Cependant, cherchez bien, j’en ai entendu voler ces jours-ci, vers le soir, aux environs de notre maison. Elles aiment, d’ailleurs, notre nation et aussi celle des Fourmis Rouge et Jaune (Formica rubra et 27 Formica rufa). Vous en trouverez peut-être dans le taillis, aux environs des champignons en décomposition, près des vieux bois pourris, sous les mousses: c’est là qu’elles se métamorphosent et arrivent à l’état parfait. Cherchez!
—Mère Anille! vous m’ouvrez les yeux!
—Pourquoi, mon ami?
—C’était donc cela!... maladroit que je suis! voici ce que j’ai vu... à notre dernière expédition chez les Noires cendrées pour l’enlèvement des esclaves: j’ai aperçu des ouvrières qui, averties de notre approche par leurs sentinelles, fuyaient, emportant des paquets noirs dans leurs mandibules...
—C’étaient leurs Clavigères qu’elles mettaient en lieu sûr, mon enfant! Ce sont les meilleurs bestiaux que puisse trouver une fourmi. Ah! lorsque vous en aurez récolté une quantité suffisante, notre dessert sera assuré pour tout l’hiver.
—Ainsi, j’ai bien pu manquer une telle occasion! Malheur, trois fois malheur!... Mais nous recommencerons!
—Recommencez, mes enfants, je ne demande pas mieux. Vous trouverez les Clavigères chez la fourmi Noire, la Jaune, la Rouge et chez les Myrmiques des souches (Myrmica cespitum). Dame! ils ne sont pas gros! à peu près, vis-à-vis des fourmis, ce que sont les moutons vis-à-vis des hommes. Ils sont roux-bruns ou noirs, marchent lentement et font le mort si on les tourmente, ce qui vous permettra de les saisir et de les enlever facilement. Quoique dépourvus d’yeux...
—Ils sont aveugles?...
—Je n’ose l’affirmer, car ils savent fort bien se diriger et éviter les obstacles, à la façon des chauves-souris, volant sans jamais se heurter, dans les grottes les plus obscures, soit par un tact exquis, soit par une impression lumineuse perçue à travers un mince tégument. La petite bouche des Clavigères ne peut prendre qu’une nourriture liquide: ils ne savent pas manger seuls et se promènent dans la fourmilière sans pouvoir goûter aux provisions. Ils te rencontreront, toi et tes camarades, lorsque tu seras repu, et ils sauront se servir, aussi bien que toi, de leurs antennes en massue 28 pour te demander à manger. Tu n’auras qu’à ouvrir la bouche et le Clavigère humera une goutte liquide que tu lui amèneras entre tes mandibules.
—Et puis?...
—Service pour service, mon enfant. Tu lècheras aussitôt les poils des élytres du Clavigère, tu les presseras légèrement entre tes grandes mandibules, et tu aspireras une liqueur délicieuse.
—Tous sont bons à prendre?
—Tous! Tu trouveras le Longicorne chez la fourmi Noire, et le Faveolatus chez la Rouge. Tous deux s’apprivoisent également bien chez nous.
—En voilà assez, mère Anille; j’ai mon projet! merci.
Je retournai en toute hâte vers mes compagnons et leur expliquai ce que nous devions faire. Il nous fallait, à tout prix, des Clavigères, des Myrmédonies et des Loméchuses.
—Sus!... aux autres fourmis!... Sus!... avant tout, aux Noires cendrées, qui nous ont volé nos Clavigères!
Ce fut une fête dans la république que l’annonce d’une expédition semblable. On allait donc posséder un troupeau de friandises pour passer gaiement l’hiver, car nul ne doutait du succès.
Je réunis mes compagnons en un conciliabule secret:
—Que personne ne sorte! qu’aucune démonstration intempestive ne donne l’éveil aux espions que les Noires cendrées et les Rougeâtres peuvent avoir envoyé rôder aux environs! Nous n’avons qu’une très médiocre réputation comme bons voisins; montrons que, malgré leur lâche espionnage, nous savons nous dérober à leurs yeux lorsqu’il le faut. A la dernière razzia des esclaves, nous avons été vendus: les Noires-cendrées ont emporté les Clavigères qui nous appartenaient!... Cela crie vengeance!...
—Oui! oui! à mort les Noires cendrées!
—Bien, mes amis! j’aime à vous voir animés de ces sentiments de justice... Un procédé semblable au leur ne mérite point de ménagements.
—Marchons! marchons!
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—Un instant! marchons... En colonne, c’est le moyen d’être découverts, vendus, trahis encore! et de ne point avoir de Clavigères. Voici mon plan d’attaque. Nous allons sortir un à un, nous séparer immédiatement. Chacun décrira un circuit aussi long qu’il sera nécessaire pour arriver, avec un compagnon tout au plus, près des éclaireurs ou des sentinelles. Chacun de ceux-là sera mis à mort, silencieusement et sans merci! Cela est nécessaire, songez-y bien! Si un seul échappe, adieu les bonnes vaches à sucre! Et maintenant, prudence et décision!... La colonne vous suivra, lentement, à deux heures de distance.
Nous partîmes en silence, un à un.
Toutes les sentinelles furent tuées! Une heure après, la cité des Noires cendrées était en notre pouvoir. Tout fut pillé, tout fut enlevé: quarante Clavigères tombèrent entre nos mains, j’en rapportai deux pour ma part! Plus de deux cents esclaves vinrent remplir nos magasins.
Ce fut une magnifique razzia: nous rachetâmes cependant par cinquante-deux camarades morts et autant de blessés. 30 Mais qu’y faire? on ne peut pas faire d’omelette sans casser des œufs!
La mère Anille fut enchantée. Désormais elle avait, comme autrefois, au bon temps, des vaches à soigner.
Depuis quelques jours nos esclaves, en creusant au fond des caves de notre fourmilière pour les agrandir, avaient rencontré un amas de matières bizarres. C’était comme un amas de tissus épais; s’il eût été fait en soie, en laine ou en lin, nous en eussions tiré parti en le déchiquetant et en le mangeant; mais il était composé évidemment d’une fibre étrangère à nos pays, fort dure, et présentant un goût diabolique.
En présence de cet amas, toutes les esclaves tinrent conseil. Personne ne savait ce que ce pouvait être. Il est vrai que toutes étaient fort jeunes et manquaient d’expérience; aussi, quand une des plus fortes têtes des Polyergues demanda si cette couche particulière de matière ne se trouvait pas dans toutes les fourmilières, personne ne put lui répondre avec certitude, et il fut décidé, séance tenante, qu’on détacherait une fourmi sûre et de grande intelligence pour aller s’informer de cela.
Je fus choisie, et je crois que l’on ne pouvait mieux choisir. On m’adjoignit un de mes frères comme aide de camp, et voilà comment, à peine rentrée d’une expédition, il me fallut en recommencer une autre. En attendant, il fut décidé que les morceaux de tissus gênant les travaux souterrains seraient découpés, portés au dehors et jetés aux résidus sans emploi.
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Ainsi fut fait, malgré la répugnance que les esclaves éprouvaient à couper cette matière qui possédait un goût horrible. Mais que ne peuvent le courage, la patience et l’abnégation des bons citoyens!
Nous cheminions donc de compagnie, mon frère et moi, passant avec précaution, aussi près que possible, des fourmilières du canton; mais pas assez près cependant pour motiver des attaques et des assauts des colonies, qui ne sont pas toujours de bonne humeur.
Tout en causant, nous traversions une grande plaine sablonneuse, absolument nue. Au-dessus de nos têtes, à d’énormes hauteurs, s’étendaient les branches épaisses de plusieurs arbres qui empêchaient depuis bien des années l’eau du ciel de tomber sur le sol et de le raffermir. Aussi, enfoncions-nous jusqu’au genou dans cette terre semblable à de la cendre, et étions-nous exténués de fatigue.
Nous avancions cependant avec courage, car il fallait sortir de ce mauvais pas, et nous nous dirigions vers un endroit qui semblait libre et dont les alentours étaient comme barrés par des collines abruptes, des racines colossales et des herbes entrelacées.
—Vois, dis-je à mon frère, cela ressemble à un défilé dans les montagnes Noires!
—C’est vrai! Heureusement, le sol est uni à perte de vue.
A peine mon frère avait-il terminé ces paroles, que nous arrivions au défilé; mais, là, un spectacle inattendu nous était réservé. Au lieu de continuer à perte de vue devant nous, comme un tapis de cendres, ainsi que nous le supposions, le sol s’enfonçait brusquement en un entonnoir immense... Rien que des parois abruptes, glissantes, d’aspect peu rassurant...
Nous nous arrêtâmes sur le bord, nous retenant à grand’peine, tant le terrain était mauvais...
—Qu’allons-nous faire? me dit mon frère. Nous ne pouvons pas descendre dans cet entonnoir; outre que le sol est impraticable pour la descente, nous le trouverions encore bien pire pour la remonte.
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—Cherchons un passage entre le précipice et le rocher...
—Soit! Toi, reste là et attends-moi...
—Sois prudent!...
Le malheureux partit avec toute la circonspection nécessaire en cette difficile occurrence... Tout alla bien d’abord; le sol était plus compact qu’on ne l’avait supposé au premier coup d’œil, et je me disposais à le suivre; mais arrivé à peu près à moitié route, c’est-à-dire à l’endroit le plus étroit, voilà que son pied heurte un grain de terre qui roule rapide au fond du gouffre... O prodige! ô terreur! soudain, le fond du précipice semble s’animer; une éruption de cendre et de sable s’en élève, retombant sur mon brave compagnon comme une averse pressée...
Moi-même je reçois quelques éclaboussures et je rétrograde 33 sous leur impression; mais mon frère, aveuglé, terrifié, meurtri par ces matériaux qui pleuvent sur sa tête, hésite, chancelle... Il fait des efforts effrayants pour se retenir... puis il roule au milieu des pierres et du sable jusqu’au fond du volcan...
Horreur!... Tout en bas, dans le gouffre, je vois deux énormes pinces pointues, tranchantes, acérées, sortir du sable, s’ouvrir et, saisissant mon frère infortuné, se dédoubler, le couper et le découper, lui suçant le sang en un clin d’œil et rejetant sa carapace vide au dehors...
Un souvenir horrible me revient à la pensée des histoires racontées à la veillée quand j’étais petit...—le fourmilion!!!...
C’était lui, en effet, qui achevait de dévorer mon pauvre frère.
Il s’agissait pour moi de lui échapper au plus tôt. Quoique je susse qu’il n’était pas ingambe, je le craignais instinctivement autant qu’il mérite de l’être, et je m’efforçai immédiatement de sortir du danger dans lequel je me trouvais. M’éloigner n’était pas facile, enfoncé comme je l’étais dans le sable mobile.
Cependant j’agis avec précaution, je rampai à rebours, et, malgré les projectiles qu’il m’envoya, je pus gagner un terrain moins dangereux et où ma fuite pût s’accélérer.
En m’éloignant je vis au pied d’un arbuste le cadavre d’une malheureuse fourmi, victime comme mon pauvre frère du terrible animal.
Je l’avoue, je retournai droit à la fourmilière, autant pour prendre un repos dont j’avais grand besoin que pour prémunir mes frères contre les dangers du défilé que j’avais reconnu. Là, je pris des renseignements sur notre terrible ennemi.
Tout ce que j’en avais entendu raconter jusque-là m’avait semblé si incroyable, que je n’y avais attaché qu’un intérêt très secondaire, comme à des contes de bonnes femmes; mais maintenant!...
Or une de mes compagnes m’affirma qu’elle avait vu, du 34 haut d’un brin d’herbe, le fourmilion se métamorphoser en une sorte de Libellule, de Demoiselle d’une grande élégance de forme, et douée d’ailes de gaze transparente sur lesquelles elle partit au travers des airs... Le fourmilion s’était enveloppé dans un cocon arrondi au fond de son trou. Soudain, il découpa un trou sur le côté et sortit son corps à moitié par cette ouverture. La peau de la chrysalide se fendit alors, et l’insecte parfait en sortit. A peine eut-il fait sa première aspiration d’air, que son abdomen, qui naguère était court pour entrer dans le cocon, s’étendit, se gonfla et s’allongea d’au moins trois ou quatre fois sa longueur. Ses antennes se déroulèrent toutes seules, comme les ailes... Ma compagne vit tout cela pleine d’étonnement et sans oser bouger.
Le fourmilion est avant tout carnassier. Il nous a voué, à 35 nous, une haine à mort, ainsi qu’aux autres insectes les plus agiles, tandis que lui est cul-de-jatte! Aussi est-t-il absolument incapable de chasser noblement sa proie comme nous: il lui faut une lâche embuscade! Où se cache-t-il, sinon dans le sable, pour y ensevelir son vilain corps qui ressemble à une hideuse araignée de jardin! Si faibles sont ses pattes, qu’à peine il peut marcher, il se traîne...
J’appris ainsi beaucoup de particularités sur le monstre, et j’en vins à me familiariser avec l’idée de le revoir: je n’en avais même presque plus peur; aussi je résolus de retourner à la plaine des sables, d’arriver par un détour en suivant le haut des collines boisées, et de me placer assez près, de là-haut, pour l’observer à l’abri et sans danger.
Je partis donc, malgré les remontrances de mes compagnons; mon caractère décidé et aventureux se dessinait déjà. Hélas! où devait-il bientôt me conduire? Mais nul ne peut fuir sa destinée!...
Mon projet était bon; j’avoue que les difficultés furent grandes pour le mettre à exécution, parce que les chemins n’étaient nullement frayés sur les montagnes, et je courus beaucoup de dangers à traverser ces forêts vierges. Cependant à cœur vaillant rien d’impossible..., c’est ma devise. Du haut d’une roche, je cherchai le théâtre du fatal événement qui avait terminé la vie de mon frère...
Plus d’entonnoir! A sa place, un bouleversement complet: des terres éboulées, un chaos en miniature... Mon noble frère avait lutté jusqu’à la fin, faisant crouler le sable sous ses pieds, s’attachant à chaque aspérité... Le fourmilion avait abandonné un travail aussi compromis, et reportant son embuscade un peu plus loin dans le même défilé, était en train de creuser son entonnoir. Je le vis travailler, et chaque fois il repoussait la terre dans l’ancien trou, qui ainsi se comblait grossièrement, peu à peu, de façon à ne pas interrompre le chemin d’arrivée par ce côté-là.
Le fourmilion commença alors, devant moi, à tracer son entonnoir. Il aplatit d’abord son abdomen comme un soc de charrue; puis, rampant à reculons dans une direction circulaire, 36 il traça une tranchée peu profonde, mais qui marquait un cercle de cinq centimètres au moins de diamètre. Comment parvient-il à tracer ce sillon en cercle régulier, à tâtons, puisqu’il marche à reculons?... C’est un vrai miracle... Une fois le premier cercle fait, les autres ne sont plus rien; c’est comme le laboureur qui suit son premier sillon. Toujours est-il que l’affreuse bête reprend un second cercle en dedans du premier, chassant toujours le sable avec sa tête et le lançant en dehors de la limite de sa tranchée.
J’étais émerveillé, et je demeurais attentif et immobile, assistant à ces manœuvres nouvelles pour moi, et me demandant qui avait pu dire au premier fourmilion: Tu feras comme cela!... Pendant ce temps, l’ouvrage avançait; les cercles, de plus en plus petits, devenaient plus profonds, le sable s’en allait en gerbe au delà des limites, et, tout à coup, je vis le fourmilion se cacher au fond du trou, dans le sable, et demeurer immobile. C’est pour cela que nous n’avions rien vu de suspect en approchant du piège où mon pauvre frère avait trouvé la mort!
Cependant, si nous avions été moins inexpérimentés, nous y aurions regardé avec plus de soin, et nous aurions aperçu, au fond, les pointes aiguës des mandibules largement ouvertes de la bête!...
J’avais perdu beaucoup de temps à mon observation, aussi je me hâtais vers notre fourmilière. Malheureusement, le chemin était long et le soir se faisait lorsque j’en découvris le faîte; au même moment, un croassement sinistre s’éleva dans les airs, et un oiseau s’envola dans la direction de notre nid...
C’était le pic-vert qui chantait sa maraude en regardant le trou d’arbre où il allait passer la nuit. Au même instant, une de mes camarades, sortant de dessous une feuille sèche et me barrant le chemin, m’apprit que, pendant mon absence, le pic-vert était venu audacieusement attaquer la fourmilière, bouleverser quelques avant-postes pour introduire dans les avenues sa langue immonde, chargée de bave gluante, sur laquelle il ramasse les malheureuses fourmis qu’il touche, puis, retirant le tout dans son bec, les avale...
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J’avoue que je ne comprends pas encore comment cet oiseau peut loger dans son bec une langue aussi longue que son corps. Cependant, à force de m’informer, je trouvai une vieille, bien vieille fourmi, qui m’assura avoir jadis mangé un pic-vert tué par un chasseur qui avait ensuite dédaigné un aussi mince gibier. Or la vieille m’affirma qu’elle avait mangé de la tête et qu’elle avait vu, en dedans de la boîte osseuse, la langue de l’oiseau qui s’y enroulait, en faisant tout le tour, comme du fil dans une boîte.
Je veux bien y croire, mais je n’ai pas vu!
Si vous me demandiez compte de mes journées, je vous dirais que je les laissais passer au milieu des courses les plus charmantes dans les bois, la lande et les environs. Mes esclaves fonctionnaient parfaitement: nos larves étaient bien soignées, les bâtiments entretenus en bon état, la saison douce et clémente; jamais je ne fus si heureux, aussi chaque matin imaginai-je une excursion nouvelle.
C’est ainsi que je découvris les fourmis charpentières, que je ne connaissais pas, et auxquelles on donne, je crois, le nom latin de Formica fuliginosa. Leurs travaux sont merveilleux et bien autrement considérables que ceux de plusieurs autres insectes charpentiers que j’avais vus à l’œuvre, et cependant, de même que les guêpes et les abeilles charpentières, elles n’ont pour outils que leurs mandibules. Mandibules toutes simples et qui n’approchent cependant ni de la construction de la tarière ou lime des Cicadées, ni de la scie des Tenthrédinés.
Ces petites charpentières ont l’air, au contraire de nous, 38 d’être un peuple de nature inférieure et qui ne connaît de plaisir que travailler. Elles sont dans un mouvement perpétuel: il est vrai que la vie doit être si pénible pour elles, que je ne puis que les plaindre de s’entêter à se cacher comme elles le font dans le bois des arbres, au lieu de se faire bâtir un palais au grand air par des esclaves asservies.
Je m’approchai de la porte, histoire de parcourir l’intérieur de ce logis d’une nouvelle espèce. Je n’avais aucune mauvaise intention, mais voilà une sentinelle qui me barre le chemin. Ce serait une erreur de ne pas les croire courageuses et fortes pour leur taille.
Comme je ne voulais pas lui faire de mal, je la prends délicatement par la taille et, la faisant passer par-dessus ma tête, je la jette tout bonnement derrière moi... Ah bien! ce fut alors l’occasion d’un tapage infernal. En moins de rien, j’en avais dix, vingt sur les bras! Au loin le rappel battait, je vis bien que j’allais avoir toute la séquelle après moi...
Je voulus parlementer: impossible; ces forcenées parlaient un patois informe et n’entendaient pas raison. Je ne pouvais pas, décemment, reculer devant de tels pygmées avant d’avoir vu ce que je voulais voir. J’en pris donc, un peu brusquement, une demi-douzaine l’une après l’autre et les envoyai, à la volée, rejoindre la première...
J’avançais toujours au milieu de la multitude qui me pressait de toutes parts et j’atteignis ainsi le fond du vestibule; mais là une amère déception m’attendait... la porte était trop petite pour moi!...
Ce n’est pas étonnant, ces peuples bornés n’ont pas l’habitude de recevoir des gens de notre importance!
Je rétrogradai donc noblement, non sans avoir jeté un coup d’œil prolongé sur l’intérieur de l’habitation par la porte et par les fenêtres du premier étage, auxquelles j’atteignais très facilement.
Le peuple me suivit quelques pas en dehors de la souche du saule dans laquelle la république était établie, mais je m’arrêtai, et tous se hâtèrent de rentrer: ils craignent et le 39 grand jour et le grand air. Néanmoins j’avais acquis quelques connaissances de leur organisation.
D’un côté, je découvris des galeries horizontales, mais le regard ne pouvait en embrasser longtemps le développement, parce que les murs suivaient la direction circulaire des couches du bois, et, d’un autre côté, parce que les galeries parallèles étaient séparées par de très minces cloisons n’ayant de communications entre elles que par de rares ouvertures ovales. Je dois avouer que ces travaux étaient remarquables par leur délicatesse et leur légèreté.
Au premier, j’avais eu le temps d’apercevoir des chambres séparées, faites dans les galeries au moyen de petites cloisons transversales élevées çà et là. Je vis des portes préparées par un trou rond encaissées entre deux piliers découpés dans le mur. Mais, plus loin, les sculpteurs étaient à l’œuvre: les piliers, à l’origine courbés aux deux bouts, devenaient des colonnes régulières. Ce qui me semble le plus remarquable à cet étage, c’est la manière dont sont ménagés les piliers qui doivent le supporter et qui sont pris dans les cloisons des galeries parallèles, que l’on réunit pour faire une grande halle.
Ce qui m’a étonné au dernier point, c’est que tout le bois que ces fourmis taillent est teint en noir, comme par de la fumée. D’où cela vient-il?... Ma foi, je n’en sais rien. Est-ce un gaz émané des fourmis? Est-ce une teinture fournie par leur salive?
Depuis quelque temps déjà j’entendais résonner des pas d’hommes autour de moi, car nous avons l’oreille si fine que nous les entendons, ainsi que les autres animaux, bien avant qu’ils puissent nous apercevoir. Je me retourne et j’aperçois deux hommes qui semblent chercher des yeux quelque chose dans le bois, regardant sur le sol, comptant un certain nombre de pas dans des directions différentes.
—Peste soit du vieux podagre, dit l’un, il avait perdu la tête de frayeur, et nous ne retrouverons jamais rien!...
—Qui sait? reprend l’autre, il n’était pas si sot que vous le croyez.
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—Peuh! prendre pour indice un arbre, c’est déjà stupide.... Il peut être coupé... mais ne pas le marquer, ne pas le désigner d’une manière sûre, c’est insensé!
—Le fait est...
—Où veut-il, à présent, que nous trouvions son arbre?...
—C’est vrai,... cela n’est pas facile...
—Pas facile!... Impossible! voulez-vous dire. Il y en a dix ici qui répondent au signalement voulu.
—Remuons un peu ces buissons...
—Ah!!!...
—Quoi?...
—Le tapis!!!...
—Quel tapis?
—Le voilà!!! Les fourmis l’ont amené à la surface du sol!!!
—Quelle chance!...
Je me hâtai de rentrer à la fourmilière, car le soir venait à grands pas, mais le repos ne vint point pour moi.
A peine la nuit fut-elle faite, que des coups violents éveillèrent les échos des bois, notre maison vola en éclats, la pelle et la pioche fouillaient notre belle construction si laborieusement élevée... Les larves chargées sur nos esclaves furent le précieux bien qu’on chercha à sauver.
Vous eussiez vu nos fidèles esclaves courir de tous côtés, au milieu de la nuit, s’aidant les unes les autres, s’efforçant de mettre en lieu sûr l’espoir de notre race. Oh! la terrible nuit!... Quel lamentable spectacle, que ces pauvres insectes fuyant éperdus sous les rayons blafards de la lampe des chercheurs!
—Ah! les maudites fourmis! disait l’un, comme elles mordent!
—Plains-toi donc! sans elles, tu n’aurais jamais trouvé notre affaire.
—C’est égal, elles pincent comme des diables. Au fait qu’est-ce que cela leur importe la monnaie du grand-père!...
—Mais leur nid que tu bouleverses, leurs larves que tu détruis...
41 —Haie!... haie!... Tape et dur!...
Bientôt, sous les éclats de la lanterne, sortirent de terre, au milieu d’une admirable nappe de damas or et soie cramoisie, une cassette et des vases d’argent admirablement ciselés... Tout cela brillait dans l’ombre noire du bois et de la nuit, c’était magnifique!
—As-tu la clef du bonheur?
—La voilà, frère!
—Donne!... Par Dieu, grand-père avait eu une fameuse idée de la laisser dans sa chambre avec son manuscrit.
Il ouvrit la cassette, l’or et les diamants ruisselaient sous ses doigts.
—C’est bon, referme-la et partons!...
Ils refermèrent précipitamment la cassette, enveloppèrent le tout dans la nappe de tabis, puis la nappe elle-même dans un de leurs manteaux, éteignirent la lanterne et disparurent dans la lande.
Le lendemain matin, je me trouvai dans un hôtel antique de Rochefort, où les deux frères étaient rentrés.
Enveloppé la nuit dans la nappe de tabis, je n’essayai pas de me regimber: c’eût été inutile. Je me laissai emporter, m’abandonnant à mon étoile, et ce fut là le commencement de mes voyages.
J’étais à Rochefort, toute voisine de la préfecture, et dès que les chercheurs de trésor eurent déposé leur fardeau dans une chambre où ils l’emportèrent, je sortis de ma cachette et me hâtai de gagner un endroit abrité où je pusse prendre un peu de repos. Je trouvai un excellent refuge dans le coffre à 42 bois sur lequel le tabis avait été déposé contenant son précieux dépôt.
Cependant une odeur singulière, perceptible seulement pour nos organes délicats, me semblait remplir toute la pièce: et j’entendais autour de moi comme un frémissement particulier accompagné de petits coups répétés qui me donnèrent beaucoup à penser. Dans quel coupe-gorge étais-je tombé?
Je m’assoupis, néanmoins, appuyé à une bûche, et je ne sais si je rêvai, mais il me sembla que j’entendais couler quelque chose ou passer quelqu’un dans la bûche, comme si son intérieur eût été habité. Je me promis d’examiner le lendemain ce qui avait pu me donner cette singulière illusion et finis par m’endormir tout à fait... non sans avoir longtemps attendu le silence de la nuit; silence qu’on sent venir, monter, à mesure que l’ombre devient plus complète. Ce fut tout le contraire: plus la nuit se fit, plus le bruissement, le frôlement s’accentua, non seulement dans la bûche à laquelle je m’appuyais, mais encore dessus, dessous, tout autour de moi...
Au jour, tout s’assoupit et devint silencieux!
C’était le moment de m’enquérir de la cause de tout ce que j’avais entendu. Je courus, j’inspectai; je ne vis rien... rien! Partout cette odeur de bêtes que j’avais sentie la veille! Enfin, je sortis du coffre à bois et, remontant sur la fenêtre, je profitai d’un pied de vigne pour descendre commodément dans le jardin. J’y fis un abondant déjeuner de quelques fruits tombés, et toujours l’odeur que j’avais remarquée me poursuivait...
Cependant je ne voyais rien d’extraordinaire. Je résolus de descendre dans de belles caves dont l’escalier s’ouvrait devant moi.
—Ça des caves? me dis-je en avançant avec précaution; ce sont des grottes naturelles. Je vois des stalactites, et voici, le long du mur, des colonnettes engagées de matière calcaire...
J’examinais curieusement ces sortes de pilastres, quand mon oreille y perçut le même bruissement que dans la bûche de la boîte au bois... Je reculai vers un coin sombre pour 43 m’arrêter à réfléchir. Comme j’en approchais, je vis s’élever devant moi une fourmi—je la reconnus de suite—mais d’une espèce différente de toutes celles que je connaissais jusque là dans le pays.
—Qui vive? me dit-elle.
—Ami! répondis-je.
—Ami? Tu es fourmi, cependant?
—Oui, Polyergue rougeâtre; et toi?
—Moi, Termite Lucifuge...
—Ah! ah! J’ai entendu parler de vous...
—C’est bien... Que viens-tu faire ici?
—Je me promène et ne veux vous attaquer en aucune façon.
—Tu as bien raison. Regarde seulement mes pinces, elles te couperaient en deux comme un sabre coupe un navet. Tu dois voir que je suis un soldat de la termitière et que je suis plus fort que toi...
44
—Qu’est-ce que cela me fait? Si vous m’attaquez, vous me couperez en deux probablement; mais vous ne m’empêcherez pas de vous inoculer au même moment mon acide, et vous en mourrez demain! Ne vous y frottez donc plus! Voulez-vous, au contraire, me recevoir en ami? Je voyage, je m’instruis, je suis inoffensif et peux vous donner quelquefois un coup de main ou un conseil.
—Moi!... je me moque de ce que tu peux valoir. Je suis un soldat, et, comme tel, je n’ai point à raisonner sur le que, le qui ou le pourquoi. Je suis un sabre obéissant, voilà tout! et je m’en fais gloire!...
—Sabre obéissant, tu me donnes une furieuse envie de visiter ta nation; n’existe-t-il donc pas une autorité chez vous, à laquelle tu puisses soumettre ma demande?
—Si, le grand conseil.
—Eh bien, sabre obéissant, mon ami, va lui demander, pour un philosophe, la permission de visiter votre république... C’est mon plus cher désir.
—Soit, attends-moi ici! Et surtout ne t’éloigne pas, il pourrait t’arriver malheur! Il y a des sentinelles partout, et toutes n’auront pas tant de patience et de bon vouloir que moi...
—Merci du conseil.
Il disparut. Je m’assis et l’attendis, assez intrigué de la tournure que prenaient les choses, étudiant un peu le terrain autour de moi et décidé à prendre une fuite rapide si la négociation ne réussissait pas. Je prévoyais que mon ami le sabre obéissant me tomberait dessus avec un ensemble parfait.
Il n’en fut rien. Au contraire, permission de visiter me fut octroyée de la meilleure grâce. On m’invitait même à présenter une requête au couple royal, et l’on adjoignit au sabre obéissant un autre sabre encore plus gros et plus solide pour m’accompagner partout, afin qu’entre ces deux sabres je ne courusse aucun danger de la part de la populace.
—Quand vous voudrez, seigneur, me dit le premier sabre en s’inclinant.
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—Peste! pensai-je en moi-même, nous ne nous tutoyons plus! C’est tout à fait grand genre! Ce que c’est que la faveur!...
Nous tournons la colonne la plus voisine et, dans le coin le plus noir, j’aperçois une porte qui s’ouvre; j’avance... Cette porte, c’est la tête monstrueuse d’un soldat qui la forme, et qui, fermant le trou, est de la même couleur que le mur environnant, et rend impossible de dehors et dans l’ombre de rien distinguer. Le soldat retire sa tête. Nous entrons... Nous sommes dans une magnifique galerie d’au moins un centimètre et demi de haut, longue à peu près d’autant, polie comme du silex, et bâtie en mortier superbe. Partout autour de nous un peuple immense, montant, descendant en ordre, sans trouble, les uns à droite, les autres à gauche. C’est ainsi que nous arrivâmes à une place spacieuse: plusieurs ouvertures régnaient au pourtour de cette place et donnaient accès dans des chambres à voûtes surbaissées, assez spacieuses pour contenir trente à quarante ouvriers. J’entrevoyais, au fond de ces pièces, encore d’autres portes très basses, qui donnaient évidemment accès dans d’autres appartements intérieurs; cette fois, ces portes étaient beaucoup plus basses, mais toujours larges, et cinq ou six ouvriers pouvaient partout passer de front.
A peine mes gardes du corps furent-ils entrés sur la place, qu’ils commencèrent à se trémousser de tout leur corps et à frapper le sol de leurs pinces. Aussitôt tous les termites présents firent comme eux, agités de trémoussements et frappant la terre de leurs mandibules. Je reconnus, à ce moment, le frémissement et les petits coups que j’avais entendus au commencement de la nuit. De tous côtés, autour de nous, c’était une activité fébrile qui semblait pousser les individus. Personne au repos, tout le monde travaillant, mais tout ce travail organisé sans trouble, sans embarras: je reconnus que là, comme chez nous, chacun savait ce qu’il avait à faire et l’accomplissait en conscience.
C’est d’autant plus méritoire chez ce peuple, que les termites ne sont point de la même espèce que nous, ni même 46 du même genre, ni même de la même famille: c’est ce qui m’explique pourquoi leur odeur m’était pénible et m’avait si désagréablement frappé. Les termites sont d’un ordre voisin, mais différent du nôtre. Nous, nous appartenons aux Hyménoptères, avec les abeilles, les guêpes, les frelons, etc.; eux, appartiennent aux Névroptères, avec les demoiselles, le fourmilion, notre ennemi, et bien d’autres...
Cependant nous montions toujours, de galerie en galerie, de chambre en chambre, et la promenade ne semblait pas près de finir; mes gardes du corps marchaient à mes côtés avec la régularité de balanciers de pendule: ils allongeaient les jambes et me fatiguaient horriblement.
—Cher sabre obéissant, dis-je à mon compagnon, le premier soldat, qui trottait toujours, allègre, à mes côtés, où allons-nous, s’il vous plaît? A force de marcher au milieu de l’obscurité presque absolue où nous sommes, je perds le sentiment des distances. Il me semble cependant que nous avons dû parcourir plusieurs kilomètres; je me sens écrasé...
—Vraiment, mon ami Polyergue! vous n’êtes cependant pas au bout de vos peines. Nous pourrions trotter trois jours comme nous le faisons, que vous n’auriez pas encore parcouru tous nos domaines...
—Grand Dieu! mais où allez-vous donc?...
—Ah! visiteur curieux, persuadez-vous bien qu’il y a la même différence entre une fourmilière et une termitière que, chez les hommes, entre une chaumière et une cathédrale.
—Vous êtes modeste.
—Je suis juste, tout au plus. Songez que nous occupons toute la préfecture, depuis le haut jusqu’au bas. Toutes les poutres, tous ce qui est en bois dans l’hôtel, est maintenant notre domaine. Nous avons même, comme ici, rencontré des aubaines imprévues qui nous ont permis de nous créer de spacieuses chambres de réunion. Nous sommes ici dans le carton no 16 des archives du département, et...
—Quelles belles voûtes!
—N’est-ce pas?... Oh! c’est que nous savons parfaitement 47 nous arranger. Nous avons mangé tout l’intérieur des paquets, et ce que nous avons laissé, c’est l’enveloppe extérieure et le bord des feuillets pour nous tenir cachés; car vous savez que les hommes nous ont baptisés Lucifuges. Ils ont eu raison, car nous ne pouvons pas souffrir la lumière.
—Vous trouvez tout à la fois, ici, le vivre et le couvert.
—Certes; malheureusement, cette belle provision tire à sa fin. Dernièrement nous avons découvert, au fond d’un des cartons en exploitation, des crayons. Ma foi! nous les avons mangés: bois, mine et tout... C’était fort bon!
—Je le crois.
—Chut! taisez-vous... Il est inutile de causer une émeute de curiosité dans le sanctuaire où je vous conduis. Au milieu de vos gardes du corps, vous passerez à peu près inaperçu et j’aurai rempli mon mandat.
En ce moment, nous nous mêlions à une grande foule de peuple que je pouvais estimer à plusieurs milliers d’individus au moins: ils tournaient tous dans le même sens autour d’une admirable et énorme salle bâtie dans un des plus grands cartons. C’était la chambre de la reine, de la mère, comme vous voudrez!
Le spectacle le plus étrange se présente alors à nos yeux; il n’était pas sans analogie avec ce qui se passe chez nous, mais dans des proportions si gigantesques, que j’en demeurai frappé de stupeur! Au milieu de la chambre gisait un être immense, incroyable, dont la tête, le corselet, me semblèrent assez semblables à ceux des autres termites, mais dont l’abdomen est prodigieux, indescriptible... La reine était déjà vieille, d’après ce que j’appris, et, comme son abdomen grossit sans cesse, celui-ci atteignait quinze centimètres de longueur!... Il était au moins deux mille fois plus gros que le reste de son corps!...
Ce sont là des dimensions dont vous n’avez aucune idée, vous autres hommes. Votre constitution étriquée et non élastique ne vous rend pas capables d’un développement semblable. Me comparant aux termites, je calculai que la reine 48 devait peser autant que trente mille des ouvriers qui circulaient autour d’elle. Véritable montagne, elle a perdu ses ailes et ne peut faire un pas: elle est là, sur le ventre, ayant à côté d’elle le roi, qui a perdu ses ailes, lui aussi, mais n’a changé ni de forme, ni de dimension, et se borne à remplir les fonctions de mari de la reine.
Les travailleurs et les soldats font assez peu attention au roi, mais tous s’occupent de la reine. Les uns lui donnent à manger, les autres sont occupés à enlever sans cesse les œufs qu’elle pond sans interruption, et cette fécondité est, à mes yeux même habitués à ce spectacle, merveilleuse. D’où j’étais placé, je voyais, comme d’une sorte de tribune, que cet immense abdomen n’était qu’un vaste ovaire dont les branches multipliées renferment en si grand nombre les germes en voie de développement qu’il s’en trouve toujours un de mûr. A travers la peau amincie et devenue transparente, je voyais très bien les canaux sans cesse animés de mouvements de contraction, tantôt sur un point, tantôt sur un autre.
Grâce à cette merveilleuse conformation, la reine pond, sans s’en apercevoir probablement, au delà de soixante œufs par minute, c’est-à-dire plus de quatre-vingt mille par jour! Cela toutes les secondes, aussi régulièrement qu’une machine.
Cette myriade d’œufs, promptement recueillis par les travailleurs, sont emportés dans des couvoirs. Il en sort bientôt des larves d’un blanc de lait qui sont soignées avec tout le talent des nourrices les plus dévouées. Ce que je trouvai de plus curieux, c’est que, en redescendant dans les caves où sont disposés ces couvoirs, j’aperçus que les parois des murs étaient préparées par les termites ainsi que de vraies plates-bandes de jardin, en vue de la nourriture de leurs larves.
Grâce à la chaleur humide qui règne dans ces réduits et que les termites savent entretenir, partout poussent sur les cloisons, sur les murs, des champignons microscopiques, des moisissures qui forment un aliment spécialement approprié aux premiers besoins des enfants. Si les termites appartenaient 49 à la noble et intelligente nation des fourmis, je serais porté à croire qu’ils ont assez d’esprit pour semer eux-mêmes les champignons, et je me serais enquis de la manière dont ils s’y prennent. Mais comment penser que des êtres qui appartiennent à la grossière famille dont les fourmilions font partie peuvent posséder les instincts épurés et nobles des agriculteurs?
Quant aux évolutions des mâles et des femelles, des ouvrières, elles sont tout à fait semblables à ce qui se passe chez nous. Aussi passai-je rapidement devant les logements des termites de ces diverses catégories, et je parvins à regagner la porte sur l’escalier.
Arrivé là, le soldat-portier voulut bien retirer sa tête, et je pris congé de mon ami le sabre obéissant, ainsi que de son compagnon. Je fus vraiment content de respirer un peu d’air frais sur l’escalier et de voir la lumière du jour en remontant dans le jardin, d’autant plus que la nuit allait venir bientôt et qu’il me fallait chercher à souper.
Hélas! tout semblait dévoré dans le jardin; je n’y trouvai donc pas grand’chose, même ce qu’il faut à une fourmi!... Plus de fruits, tout avait été mangé pendant la journée par divers animaux, gros et petits. Que faire? Se coucher sans souper...
Je m’y résignai... de force! et me promis bien, le lendemain, dès l’aube, d’aller marauder sur le port, certain d’avance d’y faire ample curée.
Le sucre ne manquait pas sur le port de commerce, car je me gardai bien d’aller perdre mon temps sur le port militaire: 50 les boulets, les canons et le reste formeront toujours un piteux régal pour les fourmis! Me voilà donc attablée aux environs de gros sacs qu’on chargeait et déchargeait autour de moi. Je m’étais mise à l’abri, près d’un des pieds de la balance, et là j’attrapais toujours quelque bonne aubaine qui roulait des sacs pesés jusqu’à moi.
Cet état d’abondance dura plus d’une semaine. Par malheur, ce qui était vraiment fort désagréable, c’est qu’une grande quantité d’autres bêtes, attirées par le sucre, venaient me disputer ma nourriture et se montraient souvent si dangereuses pour moi, que j’abandonnai la place. Enfin, je découvris, dans une de mes courses, le passage par lequel les matelots arrivaient, apportant sur leur dos les gros sacs de sucre; c’était une sorte de planche large qui passait au-dessus de l’eau. C’est ainsi que j’arrivai à la source même du sucre!
Quelle chance! Là, du moins, j’étais en sûreté. Là, bien mieux, on peut manger à bouche que veux-tu? Aucun besoin de se gêner: le sucre est partout! La paroi elle-même de la chambre dans laquelle je me trouvais est tellement sucrée qu’elle en est imprégnée: en la léchant, on vit!
—Allons! nous passerons quelque temps dans cette agréable résidence; après, nous verrons.
Et je m’installai là commodément, entre des objets arrimés avec soin, comme disaient les matelots.
C’est ainsi que je passai une quinzaine de jours sans être dérangée. A peine entendis-je passer quelques hommes: la maison semblait tout à fait abandonnée; mais, un beau matin, on fit un tapage terrible. Ce n’étaient que ballots, que barriques qui tombaient ou descendaient dans la chambre que j’habitais et l’encombraient de toutes parts. Vingt fois je manquai d’être écrasée!
Enfin, le bon Dieu eut pitié de moi et le calme se rétablit presque aussi complet qu’avant; seulement, tout était plein et il ne faisait plus jour. Décidément, la place n’était plus tenable; je résolus d’en changer. Que diable! Je trouverai bien sur le port un asile où je jouirai, au moins, de chaleur, de lumière et même d’un peu de tranquillité...
51
Aussitôt dit, aussitôt fait! Je me mets en route. J’avise une belle et grosse corde qui pendait; je m’élance, la suis, et me voilà au jour en passant entre elle et la planche qu’elle traverse. Quelle belle lumière! quelle bonne brise rafraîchissante! Mais quelle singulière odeur!...
Où suis-je?... Je n’en sais absolument rien.
C’était bien le cas de grimper à de grandes échelles qui montaient en l’air... Je le fis, et j’arrivai au sommet d’un mur de bois, d’où l’on voyait tout autour.
De l’eau!..... Rien que de l’eau!..... Partout de l’eau!!!
Ce devait être la mer...
Ma maison était un navire!!...
Malheureuse! J’étais perdue à jamais pour la France. O mon pays! ô ma patrie! Mais quel remède?
Aucun! il fallait subir la mauvaise destinée que mon imprévoyance et mon étourderie m’avaient préparée. Allons! le mieux encore est de faire contre fortune bon cœur!... Vivent les voyages! puisque je ne puis reculer.
Je me garai dans un coin, j’observai et j’écoutai.
Deux matelots causaient non loin de moi.
—Tu as été au Para, toi?...
—Au Para? me dis-je. Au Para?... Qu’est-ce que cela peut être?
—Parbleu! c’est la quatrième fois...
—Ah! répondit l’autre en faisant la moue...
—Mais, oui, ma vieille! Même qu’on y est très bien!
—Y a-t-y du rack?
—Il y a du rack.
—Ah!...
—Et mon voisin fit encore la moue... Mais voilà qu’il porte la main à sa bouche et en retire... ce qui lui faisait faire une si belle moue...
C’était sa chique, qu’il plaque philosophiquement sous le bordage, pour la retrouver au besoin...
—Et y a des fruits de toutes les couleurs... puisque c’est en Amérique...
—Ah! c’est en Amérique...
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Cette nouvelle me fit fuir immédiatement.
—Comment! nous allons en Amérique! dis-je; en Amérique! Imprudente, que vas-tu devenir? Vit-on jamais fourmi s’engager dans des aventures semblables?... et ne vas-tu pas perdre la vie au premier pas? Quelle désastreuse équipée!... Enfin, il n’y faut plus penser... Le mal est fait. Songeons à nous mettre en sûreté...
Je m’acheminai vers la cale, car c’était là où j’avais été surprise par le départ du navire; c’était là où se trouvaient les provisions qui m’avaient séduite; c’était là où je pouvais espérer une nourriture abondante et en même temps une 53 retraite capable de me cacher. Je furetai donc dans tous les coins pour trouver une demeure; mais, chose extraordinaire! tous les coins étaient occupés... Partout je voyais d’horribles mandibules s’ouvrir à mon approche. Quel animal si hargneux était donc là?...
Je me rabattis sur les fentes... Partout, partout, je rencontrais les mêmes mandibules menaçantes, surmontées des mêmes yeux féroces, qui me faisaient frissonner jusqu’aux moelles. Heureusement, pas un de ces êtres hideux ne bougeait. Désespérant de trouver mieux, je m’enfonçai dans la muraille du navire, à la place d’un petit clou qu’on avait arraché. J’y étais fort mal: la cavité était profonde, mais si exiguë que j’avais été obligé d’y entrer à reculons. Ce fut ce qui me sauva.
A la nuit commença autour de moi un branle-bas incroyable, inimaginable... Le navire sembla s’animer: l’espace s’emplit de formes noires et brunes, hideuses, énormes, qui volaient lourdement, se heurtant aux murs et aux poutres, qui couraient comme lévriers déchaînés le long des arêtes des poutrelles, et venaient, horreur! sentir et souffler à la porte de ma retraite...
Ils étaient là au moins une douzaine, gros, moyens ou petits, se poussant, se glissant les uns sur les autres pour arriver à me dévorer des yeux; ils allongeaient au dedans pattes, mandibules et antennes... et moi, je me reculais aussi loin que l’espace me le permettait. Pendant ce temps, de gros animaux poilus rugissaient en galopant sur toutes les matières qui remplissaient le navire. Ils se battaient affreusement, bousculant tout sur leur passage. Je n’avais jamais vu des animaux semblables; certains d’entre eux étaient presque aussi gros que nos voisins les lapins de la lande.
Ah! quelle horrible nuit! Combien de fois les terribles bêtes, se poussant avec une conviction féroce, avaient-elles avancé leurs griffes presque à me toucher! Je sentais que, si leurs serres m’atteignaient, c’en était fait de moi. J’étais arraché de ma retraite et croqué d’une bouchée...
Quelles angoisses!
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Enfin, le matin parut, et, avec lui, des matelots vinrent ouvrir un des panneaux qui fermaient la cale. Une brillante clarté inonda notre retraite et me rendit un peu de courage. Nous autres Polyergues ne savons combattre qu’au grand jour.
Avançant la tête avec précaution, je vis que toutes les bêtes puantes qui m’avaient si furieusement assiégé rentraient dans leurs fentes, leurs trous, se cachaient à l’abri du jour derrière tous les objets qu’elles rencontraient.
—Ah! elles ont peur du jour! dis-je. Moi, c’est le contraire; il faut profiter de cet avantage, il faut fuir... Fuir? où fuir?...
L’occasion est chauve, dit le proverbe: je me précipitai à toutes jambes au travers des obstacles: je volais!! Mais, au moment où je me croyais bien seule, un de ces animaux enragés saute du plafond sur les sacs où je courais de toutes mes forces, et se met à ma poursuite avec une vitesse surprenante...
—O Seigneur! Tous ne craignent donc pas le jour...
J’étais abasourdi...
Au premier moment, je désespérai de moi, je me sentis perdu, j’hésitai si je fermerais les yeux, attendant stoïquement la mort...
—Un effort de courage!!... Pourrais-je le faire?
—Oui!!... je le ferai. Il ne sera pas dit qu’un foudre de guerre chez les siens, qu’un Hercule au grand cœur se laissera lâchement égorger comme un mouton!...
Cependant mon ennemi chevauchait sur ses grandes pattes et gagnait du terrain à vue d’œil... Dans mon trou j’étais, hélas! à l’abri; tous étaient trop larges pour pouvoir y pénétrer; mais à présent j’étais isolé, à découvert... et je fuyais à toutes jambes, quand, soudain, une fissure se rencontre devant moi. C’était la porte du panneau que les matelots avaient renversée sens dessus dessous. Comme elle était bombée, je m’y glisse et m’avance aussi loin que me le permettent et ma taille et ma frayeur.
Hélas! mon ennemi était bien plat, plus encore que je ne 55 me le figurais... Il arriva très près de moi, mais pas assez pour m’atteindre. Je me faisais si petit! J’étouffais, mais, jouant des coudes et des pattes, je fuyais toujours, lentement, mais enfin je m’éloignais. Lui, plus empêché que moi, perdait du terrain, et d’ailleurs nous approchions des bords du panneau, sur lesquels frappait le plein soleil. Déjà je sentais la chaleur bienfaisante de l’astre du jour qui doublait mes forces.
Je sortis au galop sur le pont, et, voyant une porte entr’ouverte devant moi, je m’y précipitai.
Il était temps! La bête sortait de dessous le panneau...
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Alors, elle retrouva ses ailes, auxquelles je ne pensais plus, fit un bond effroyable et me chercha, car, éblouie, elle m’avait perdu de vue...
J’avoue que je ne perdais pas mon temps! Au hasard, je montais le long du pied de la table qui me cachait à elle et bientôt je débouchais au milieu de papiers, de plumes, de crayons, sur le propre bureau du capitaine.
Horreur!... la bête est devant moi...
J’étais perdu, cette fois, quand un cure-dent en plume s’offrit à moi... M’y précipiter fut l’affaire d’un clin d’œil...
J’étais du moins à l’abri...
Comment peindre les efforts désespérés du monstre pour me forcer à sortir de ma retraite?... Voyant qu’il avait beau me faire rouler avec ma prison transparente et que je n’en sortirais pas, il se mit à en ronger les extrémités coupées en biseau. Je voyais ses mandibules arracher des lambeaux à chaque extrémité... Ah! il y allait de bon cœur!
Un bruit se fit entendre, mon ennemi s’envola...
Le capitaine entrait dans son cabinet. Il se mit à son bureau et, s’asseyant, appuya sa tête entre ses deux mains et se prit à songer. Pensait-il à sa mère, à sa fiancée, à ses plaisirs passés, à ses devoirs présents? Le savais-je?
Tout à coup ses yeux tombèrent sur moi.
—Une fourmi de France! s’écria-t-il, et, saisissant le cure-dent, il le tint devant ses yeux.
—Pauvre petite bête! Quelle idée t’a prise de venir avec nous au Brésil?...
—Tiens! pensai-je à part moi, c’est bon à savoir. Nous allons au Brésil...
—Par quel singulier concours de circonstances es-tu réfugiée dans un cure-dent de plume? Une poursuite, peut-être... Qui donc t’a poursuivie?...
Et, considérant les bords de mon cure-dent, où mon terrible ennemi avait si vaillamment aiguisé ses dents:
—Les cancrelats!... Les affreuses bêtes! Maudite engeance! Oh! pauvre petite compatriote, je te défendrai: va! tu ne seras pas mangée par eux, n’aie plus peur!...
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Alors, se levant, le bon capitaine atteignit un compotier de verre dans lequel il versa du sable bleu qu’il avait sur son bureau, mit par-dessus mon cure-dent, ajouta autour une ou deux pincées de sucre, quelques pruneaux. Cela fait, il replaça le couvercle de cristal, puis...
—Chère petite bête! dit-il alors, reste avec moi. En te voyant tout à l’heure sur ma table, j’ai songé à mes jeunes amies. Demain encore, en te voyant, je penserai à cela!... Ah! la vie! quel triste passage!...
Le capitaine ouvrit brusquement la porte de sa cabine, et j’entendis ses pas s’éteindre en s’éloignant...
J’étais prisonnière!...
Mais, du moins, mon ennemi et sa terrible séquelle ne parviendrait jamais jusqu’à moi. J’étais en sûreté!
De longs jours s’écoulèrent ainsi en compagnie de mon bon ami le capitaine, dont l’affection ne se lassa jamais. Tous les matins il venait causer avec moi ainsi qu’il le disait, mais en réalité causer avec lui-même et caresser de chers souvenirs. Quel cœur d’or! quels admirables sentiments! En général, l’homme est un long, lent et lourd animal qui nous déteste et dont nous nous rions par notre nombre et notre adresse; mais maintenant j’en connais un, dans le nombre, qui ne peut s’empêcher d’aimer. C’est le capitaine Urbain.
En somme, la traversée fut admirable. A peine un grain ou deux en varièrent un peu la monotonie.
Nous étions arrivés, et mon brave ami ne se départait pas de ses bons soins. Une fois, cependant, il manqua à son rendez-vous ordinaire; un jour s’écoula sans qu’il vînt renouveler mes provisions.
Un second jour s’écoula lentement, sans sa visite... Où était-il mon Dieu?... malade?...
Un troisième jour passa... Mes provisions étaient épuisées. Les reliefs que je dédaignais dans l’abondance, je les avais tous consommés! Plus rien!... Il viendra demain...
La faim me torturait... Mourir! mourir! Ce mot me tintait lugubrement aux oreilles... Et il ne vient pas!...
Je contemplais, pour la centième fois, les alentours de ma 58 prison de verre: partout le silence et le désert! Lorsque, levant les yeux au plafond, il me sembla voir que le couvercle du compotier, placé un peu de côté, par mégarde, ne fermait pas exactement, et que je pourrais peut-être me glisser par l’ouverture...
Mais comment monter là?...
A l’œuvre! Il faut essayer...
Je pris, à brassées, les détritus de fruits qui remplissaient ma prison, queues en bois immangeables, pelures, pepins, épluchures sèches, dures comme le fer, et je les enchevêtrai. Je les accumulai de la manière qui me sembla la plus solide. J’étais fort et j’avais reçu de bonnes leçons dans mon enfance. Je travaillai ainsi dans les angoisses de la faim, avec un acharnement sans égal. Il fallait vaincre ou mourir!...
Je vainquis... Je passai!...
Et tombai sur la table presque inanimé.
Heureusement, un pain à cacheter qui se trouva à côté de moi me permit de ranimer mes forces. Je tombai dans un porte-crayon et, aux premiers rayons du soleil, je me mis en quête d’un moyen de sortir du cabinet.
Ce ne fut pas aussi difficile que je le supposais. Je n’eus qu’à prendre le chemin des cancrelats: ils entraient la nuit par-dessus la porte, je sortis le jour par là. Aussitôt je gagnai la jambe d’un matelot, qui m’emporta avec lui au canot, et de là à terre, où je me laissai tomber.
J’étais au Brésil...
Quelle gloire pour une Polyergue française!
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Ce n’était pas le moment de philosopher dans les rues de Para, au milieu des poules et de tous les autres oiseaux que j’y voyais grouiller de tous côtés; il fallait, avant tout, sauver sa peau; c’est ce que je fis en prenant ma course, me dissimulant de mon mieux derrière les pierres et le long des maisons, jusqu’à ce que je pusse gagner les jardins et ensuite la campagne.
Là, je courus bien quelques dangers, mais je ne m’y appesantirai point, parce que, avec du sang-froid et de la patience, je m’en suis tiré à mon honneur, sain et sauf. Dès que j’eus mis le pied dans les herbes de la campagne, je fus obligé de m’avouer à moi-même que je ne savais pas ce que c’est que la vie. Jamais, dans ma patrie, je n’avais vu un mouvement, une variété semblables. Il me sembla que toutes les bêtes de la création s’étaient donné rendez-vous autour de moi. Quelle cohue! quel tohu-bohu!
Bien entendu, nouveau débarqué, je ne connaissais aucune de ces espèces, et d’ailleurs j’en avais trop peur en ce moment pour oser en aborder quelqu’une. La prudence, en ce cas, est la mère de la sûreté.
C’est en répétant ce proverbe des poltrons—moi, un Hercule—que je me cherchai un gîte pour prendre quelques instants de repos. Ce gîte, je le trouvai sous l’ombelle étalée d’une admirable fleur, où une vraie multitude d’insectes ailés et aptères comme moi semblaient s’être donné rendez-vous.
Ce qui me frappa, dès le premier coup d’œil, c’est qu’aucun être de ma famille ne s’offrit à mes yeux. Évidemment, je distinguais parfaitement de nombreux animaux qui nous ressemblaient, mais tous étaient si différents, que j’étais obligé de les classer dans des espèces diverses de nous. Je sais bien que l’étroit pédicule qui rattache notre abdomen au corselet est un caractère saillant de notre famille, mais il en est un que je prends la liberté de rappeler à nos amis, c’est que tous les Formiciens portent des antennes coudées. Cela ne trompe jamais.
Tandis que je réfléchissais ainsi tout à mon aise, au milieu 60 d’une odeur délicieuse s’exhalant au-dessus de ma tête et embaumant l’air, je m’efforçais de repasser dans ma mémoire quelles étaient les grandes divisions de notre famille.
On y admet d’abord deux tribus pour séparer les Dorylides des Formicides. Les Dorylides ont l’abdomen allongé et cylindrique; de plus, une toute petite tête, et paraissent établir le passage des Sphégiens à nous. On croit qu’ils vivent isolés. Cela n’y fait rien: on a des cousins partout!
Les Formicides, c’est moi, c’est tout le reste du grand peuple; c’est toutes ces admirables peuplades composées de mâles, de femelles et de neutres, ouvriers ou soldats.
La tribu des Formicides se divise elle-même en trois groupes: les Myrmicites, les Ponérites et les Formicites. Ici, pas moyen de se tromper. Tous les Myrmicites ont un aiguillon aux femelles, les Ponérites aussi; les vrais Formicites, non. Nous n’avons pas besoin de cela: nous avons notre gaz!
Ce qui est encore très aisé à distinguer, c’est que les premières seules ont deux nœuds au premier segment de l’abdomen. Justement, toutes les fourmis que je voyais circuler autour de moi—et Dieu sait s’il y en avait de toutes tailles et de toutes couleurs!—portaient les deux nœuds et, bien entendu, leur aiguillon.
Je vis surtout là des Écitons à palpes tout petits, mais à longues mandibules très étroites. Il y avait aussi des Acodermes, bien faciles à reconnaître parce que, au lieu d’avoir un corps lisse, délicat, bien tourné, comme le nôtre, elles présentent des bosses et des épines qui les rendent hideuses.
Mon Dieu, que je vous suis reconnaissant de ne m’avoir pas fait naître au milieu de gens si disgraciés!
61 Maintenant, ami lecteur, je puis vous avouer que les Polyergues appartiennent à la tribu des vraies fourmis, puisque... c’est-à-dire que nous ne nous distinguons des vraies fourmis que parce que, au lieu de porter des mandibules triangulaires et chargées d’une masse de dents, nous en avons de belles, étroites comme une épée, courbes comme un cimeterre et terminées en pointes crochues, dont la blessure est irrésistible et mortelle. Nous sommes, bien évidemment, les plus belles, puisque notre premier segment de l’abdomen ne forme qu’un seul nœud gracieux, et que nous sommes armées en gentilshommes et non, comme nos cousins, en menuisiers!
J’en étais là de mes réflexions, mollement bercé par la brise, quand un grand bruit se fit autour de nous. Des nègres couraient à toutes jambes vers la ville en criant:
—Tanoca! Tanoca!...
Qu’est-ce que cela voulait dire?
—Tant mieux, répondaient quelques promeneurs blancs, qu’elles soient les bienvenues!
—Tanoca, Tanoca arrivent! Pittaz avant...
En même temps j’aperçus quelques oiseaux voltiger par la campagne. Il n’y en avait pas tout à l’heure, et je m’aperçus vite que leur nombre croissait de minute en minute...
Cela devenait inquiétant.
Je me laissai tomber de mon ombellifère et, montant d’un seul trait au haut du plus grand arbre voisin, j’arrivai, non sans avoir échappé à plusieurs lézards, jusqu’à la dernière feuille et, de là, je vis une nuée d’oiseaux qui arrivait. Il y en avait beaucoup parmi eux qui brillaient des plus belles couleurs de l’arc-en-ciel; tous avaient la forme de nos grosses grives. Cela me fit réfléchir; je savais ce que j’avais à craindre des grives et de toute leur séquelle... Il fallait aviser.
Je descendis précipitamment et j’entendis quelques nouveaux cris:
—Voici les brèves! Vivent les fourmiliers!...
Horreur! Les fourmiliers sont des oiseaux qui vivent à nos dépens. Je suis perdu!...
Où fuir? où me cacher?... Ils sont une multitude; impossible de trouver un refuge contre tous ces affamés. O mon Dieu, sauvez-moi!
«Aide-toi, dit-on, le ciel t’aidera.»
Tandis que, en proie à la plus légitime frayeur, je désespérais 62 de mon salut, je jetai les yeux sur la route auprès de laquelle je me trouvais. Que vois-je?... mon capitaine... mon brave capitaine, mon ami... qui m’avait si bien oublié dans son compotier!...
Ma foi! de deux maux il faut choisir le moindre. Le pis qui puisse m’arriver, c’est de retourner dans le compotier... Au petit bonheur!
Et, m’approchant au-dessus de lui, qui se promenait avec deux amis, je me laissai tout doucement tomber sur son épaule et descendis jusque sur sa main... Son premier mouvement fut de secouer sa main pour me jeter sur le chemin...
—Oh! la vilaine b...! Mais non, je ne me trompe pas, c’est une fourmi de France, une fourmi rouge de chez nous. Mais c’est bien ma fourmi de France... Oh! la pauvre bête... et moi qui l’ai oubliée...
J’avais l’air si calme, arrêtée entre son pouce et le premier doigt, qu’il prit de plus en plus confiance et dit en se tournant vers ses compagnons:
—En tout cas, je la garde.
—Mais jette donc cela, Urbain; tu nous ennuies avec tes insectes...
—Non pas, ami. Ceci est un souvenir de France, d’abord; et puis je crois que c’est une bête apprivoisée qui m’a reconnu.
—Tu vas te faire piquer.
—Les Polyergues n’ont pas d’aiguillon, mon très cher... Et d’ailleurs celle-ci semble plus confiante qu’agressive. Retournons, au contraire, je vais la réinstaller à bord... Ce doit être ma fourmi rouge... Mais comment a-t-elle fait pour s’échapper de mon compotier?
A ce moment, les brèves arrivent en masses, voltigeant partout. L’une d’elles, me voyant sur la main d’Urbain, plonge d’un coup d’aile et m’enlevait, si le brave capitaine ne l’eût repoussée d’un mouvement brusque.
—Ah! ah! dit-il à ses amis, voilà pourquoi la pauvrette m’a demandé protection, elle craignait les fourmiliers.
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—Ce n’est pas possible.
—Et la preuve... Vous allez voir...
Il tira son étui à cigarettes, l’ouvrit et me le présenta. Je m’y précipitai; il le referma sur moi et le mit dans sa poche. Là, j’étais en sûreté.
—Hé bien, qui avait raison?
—Vous, j’en conviens. Mais qu’est-ce que ces brèves, dont nous voici entourés?
—Ce sont des mangeurs de fourmis par excellence.
—Hé bien, que viennent-ils faire ici aujourd’hui plutôt qu’hier?...
—Ils précèdent une bande de fourmis fourrageuses.
—Comment?
—N’avez-vous pas entendu, tout à l’heure, les nègres fuir en criant devant les fourmis voyageuses: «Tanoca! Tanoca!...»
—Si, pardieu; j’ai bien entendu, mais je n’ai pas compris.
—Nous ferons bien, mon cher ami, de faire comme les nègres et, quoique mieux habillés qu’eux, de fuir devant les nouveaux arrivants.
—Fuir devant des fourmis! Allons donc!
—Vous aimez mieux leur tenir tête! Soit! Au fait, nous en serons quittes pour quelques morsures... on n’en meurt pas, quoiqu’elles soient fort cuisantes...
—Va pour quelques morsures! Mais expliquez-nous en marchant ce que nous allons voir.
—Oui. Et pourquoi tout le monde a l’air content.
—C’est bien simple. C’est que les fourmis vont tout nettoyer.
—Bah!
—En dévorant tous les parasites qui nous rendent la vie si dure, mes pauvres amis.
—Oh! bénies soient-elles, en vérité.
—Vous savez aussi bien que moi que nous sommes ici sur la terre de multiplication. Partout où vous allez, vous trouvez ici des insectes qui mordent, des insectes 64 qui tuent, des insectes qui égratignent, des insectes qui piquent. Quelques-uns vous laisseront peut-être tranquilles; en revanche, ils vous empesteront par l’horrible odeur qu’ils répandent dans l’air ou communiquent à tout ce qu’ils touchent. Les uns sont enfermés dans des carapaces aussi dures que la cuirasse du crabe et se moquent de toute espèce de violences; d’autres sont dodus, bombés, gros, enveloppés d’une peau fine, aussi juteux qu’une framboise trop mûre et s’écrasant au plus léger contact.
—Oh! les dégoûtantes bêtes!
—Sans parler des gros insectes volants, des blattes, des cancrelats de primo cartello, qui se jettent dans la bougie à l’éteindre, ou, à force de se rôtir au verre chaud d’une lampe, se brûlent les ailes et tombent sur la table, où ils tournent des heures entières, à la manière d’un tonton affolé...
—Sans parler de ces petites mouches qui ont la rage de passer et repasser sur mon papier et d’effacer de leurs pattes le dernier mot que je viens d’écrire...
—Sans parler des mille-pieds armés de crochets venimeux, dont le poison n’est guère moins dangereux que celui de la vipère...
—Et des blattes de toutes les dimensions et de toutes les couleurs, des lézards, des scorpions, des serpents et de tant d’autres bêtes hideuses et puantes.
—Eh bien, tout cela va disparaître.
—Marchons alors au-devant des libérateurs!
Et nous marchâmes, moi portée, au-devant des libérateurs!
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—Urbain! disait en riant un des jeunes gens, la délivrance est proche!
—Et les morsures aussi! répondit le brave capitaine.
Bientôt nous arrivâmes à la crête d’une colline qui traversait la route, lorsque les compagnons du capitaine poussèrent un cri de surprise.
Curieux comme tout insecte qui veut s’instruire, je me glissai entre les deux tiroirs de l’étui à cigarettes et je gagnai la manche du capitaine pour aller me blottir en sûreté derrière un des boutons de sa veste.
Vraiment le spectacle en valait la peine.
A cent mètres de la route, sur une direction à peu près parallèle et passant sous un bois très clair, s’avançait lentement comme une longue pièce de drap noirâtre, de tapis foncé se déroulant de lui-même sans interruption... On en distinguait parfaitement la tête, mais à cent mètres en arrière on ne distinguait plus rien entre les feuilles et les broussailles. On eût dit que c’étaient ces feuilles et ces broussailles elles-mêmes qui tissaient cette mystérieuse toile.
Il y avait là des millions de fourmis, marchant en ordre sur quatre et cinq mètres de front!
Les trois jeunes hommes s’étaient arrêtés. En tête de la colonne marchaient quelques éclaireurs qui semblaient garder les autres avec vigilance. Sur les côtés, des officiers, continuellement occupés à courir en avant et en arrière pour s’assurer que personne ne s’écartait, que toute l’armée s’avançait en bon ordre.
On les reconnaissait à leur énorme tête blanche qui se balançait de haut en bas sans relâche, tandis qu’ils couraient en faisant leur métier de serre-files.
—Comment appelles-tu ces fourmis-là? demanda un des compagnons du capitaine.
—L’Eciton drepanophora ou Fourmi fourrageuse.
—Je voudrais bien en voir une de près.
—Ah! ça, non! Rentrons maintenant, et vivement! Je t’en montrerai chez moi. Mais, pour aller en chercher aujourd’hui, non! Contente-toi de ne pas avoir rencontré leur 68 avant-garde, et prenons sérieusement la fuite; il pourrait nous en arriver malheur. Ce qui le prouve, tu le vois, c’est que nous sommes seuls... tout le monde a fui!...
—Allons-nous-en!
Inutile de dire que j’en avais vu assez et que je me hâtai de quitter mon poste d’observation pour rentrer dans mon étui.
En arrivant chez lui, mon brave capitaine choisit un superbe compotier, absolument semblable à celui qui me servait de prison à bord, y mit une poignée de feuilles, quelques fruits délicieux de son jardin et m’y enferma.
Puis il disparut un moment et revint quelques instants après, tenant à la main une petite boîte de verre qu’il déposa sur son bureau.
—Vous avez devant vous, mes amis, dit-il, un des plus gros travailleurs, ouvriers, des Écitons...
—Mais c’est un insecte formidable!
—Oui. La différence de dimension entre les ouvriers, dans cette espèce, est très remarquable. L’exemplaire que vous voyez mesure près d’un centimètre et un quart de longueur, sans compter les pattes; tandis que je vais vous en montrer un à côté qui n’est pas moitié aussi long et ressemble beaucoup à la Fourmi noire (Formica nigra) de notre pays.
—Et d’où vient cela?
—On n’en sait rien. C’est peut-être une question d’âge. Voyez la tête du grand, comme elle est ronde, polie et grosse! Elle est armée d’une paire d’énormes mandibules, courbées presque aussi fortement que des cornes de chamois et très aiguës à leur pointe. Attendez! nous allons placer une de ces armes sous le microscope. Voyez-vous?
—Certainement. Quels cimeterres? Mais ils sont entourés de soies qui s’y implantent comme par anneaux!
—Ce qui me frappe, moi, dit l’autre, c’est combien, chez ces officiers, le thorax et l’abdomen sont grêles.
—L’animal est bien plus foncé que ceux que nous voyions courir tantôt.
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—Évidemment; ici, tout paraît brun-jaune plus ou moins pâle. Vivant, la tête est presque blanche. Les yeux, dans ce genre, sont d’une incroyable petitesse. Vous les voyez, comme deux petits points ronds, de chaque côté de la tête.
—Je ne les vois point...
—Prenez la loupe.
—Ce sont là des yeux?...
—En voici un, sous le microscope.
—Tiens! ils sont ovales et convexes... enfoncés dans un petit creux en orbite très profond... Sont-ils projetables en avant?...
—Non.
—Alors, l’Éciton voit peu?
—C’est mon avis. D’autant plus que, si cela vous intéresse, nous chercherons ici, dans la campagne, une autre espèce parfaitement aveugle... et cela ne les empêche nullement de vivre et de bien vivre, car ils sont gros et gras...
En ce moment un petit nègre entra dans la maison, et, montant quatre à quatre l’escalier, fit irruption dans le cabinet d’Urbain.
—Massa! les tanoca!...
—Où?
—En bas... elles arrivent! Ouvrez tout! massa. Elles vont nettoyer la maison! quel bonheur!...
—Es-tu sûr qu’elles viennent ici?...
—Oh! massa, moi avoir vu la colonne au jardin... et... tenez!... reprit le jeune enfant en se baissant et montrant au capitaine un Éciton qu’il venait de cueillir sur son mollet, où il était piqué par ses mandibules...
—Diable! messieurs, il est temps de partir! Sauve qui peut!...
J’avais envie de crier:
—Et moi?... vous m’oubliez! ingrat!...
Mais ils étaient descendus au galop, ouvrant les armoires, les portes des buffets, des cabinets...
Je restais seule.
Un silence de mort régna pendant quelques minutes.
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Puis il se fit un effroyable tapage dans la maison... un grondement formidable monta d’en bas, s’étendit partout. On aurait dit un bruissement de feuilles, un roulement d’eau qui glisse...
Alors firent irruption dans le cabinet d’Urbain toutes les bêtes de la création en déroute, courant, sautant, rampant, glissant, se mêlant, se poussant...
Comment! Il y avait tant d’animaux dans la maison!
C’étaient des mille-pieds, des scorpions, des serpents, des lézards, des rats, des souris éperdues, folles, tournant sur elles-mêmes, des blattes volant en nuage compact...
A ce moment, à la porte apparut l’armée noire qui montait à l’assaut. Ce fut d’un mouvement lent, continu, indescriptible, implacable, que cette lave montante enveloppa tout ce qui se tordait, sautait, s’ébattait sur le plancher... Quelques convulsions dernières, et tout s’apaisa... Ce fut comme une lutte de quelques minutes, lutte silencieuse, sans trêve ni merci... puis cela s’affaissa... et le drap vivant, noir et jaune, recouvrit le tout.
Nombre d’insectes étaient sautés sur le bureau d’Urbain et l’avaient inondé de leurs troupes désordonnées. Mais, le long de chaque pied, monta et déboucha une colonne de grosses têtes conduisant l’infanterie, et la boucherie recommença...
A cet instant, j’eus peur!...
Devant moi, derrière moi, par côté, partout, les terribles Écitons entouraient ma prison de verre...
Tout était mort autour d’eux: moi seule vivais encore, à l’abri du compotier; et les mandibules crochues s’ouvraient et se fermaient avec un bruit affreux de castagnettes en se tournant de mon côté...
Une phalange essaya d’escalader ma prison de verre, mais elle ne put y parvenir... je respirai! le bienheureux vase était une demi-boule montée sur un pied mince. Pas moyen de parvenir au bord... et d’ailleurs, mon couvercle me protégeait.
Quelques Écitons montèrent sur les objets saillants autour 71 de ma bienheureuse prison; elles essayèrent d’y sauter... une seule réussit. Mais elles eussent été dix et vingt de ses semblables, qu’elles n’auraient pas pu soulever cette masse de cristal. J’étais sauvée!...
Alors je reportai mon attention sur ce qui se passait autour de moi. Je sentais que, dans quelques minutes, je serais le seul être vivant de la maison.
Effectivement, les Écitons se livraient à une visite domiciliaire qui n’oublia ni une crevasse, ni une fente. Les blattes, les insectes, tirés au dehors par cinq ou six fourmis, étaient impitoyablement mis à mort.
Enfin le carnage cessa, faute de victimes. Les Écitons harassés, rassasiés de sang, remirent enfin l’épée au fourreau en rentrant leur terrible aiguillon et procédèrent au butin. Tout ce qui pouvait être emporté par eux le fut. Je vis s’organiser sans bruit, devant moi, une marche triomphale digne des temps barbares. Tout le monde reprit sa place dans les rangs, chargé de butin, et le torrent noir, se repliant sur lui-même, disparut peu à peu dans l’escalier...
Quelques-uns, en se retirant, jetaient de mon côté un regard de convoitise et de regret. Il leur répugnait de laisser un être en vie derrière eux!
Puis le silence s’étendit sur toute la maison...
Le lendemain matin, à la première lueur du soleil, un pas se fit entendre dans l’escalier, une tête s’avança doucement dans le cabinet. Urbain était là...
Ses yeux se portèrent de suite vers son bureau.
—Ma pauvre fourmi de France! dit-il, sauvée!...
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Il vint à moi, me prit, me donna du sucre... et me renferma dans ma prison...
Ce fut un véritable bienfait que la chasse opérée par les Écitons voyageurs; la maison était parfaitement nettoyée, et, sauf l’odeur qu’ils avaient laissée, toute trace d’invasion avait disparu.
Bientôt arrivèrent les deux amis d’Urbain, qui s’extasièrent sur la chance que j’avais eue de ne pas devenir la proie des visiteurs.
—Est-ce que tu connais d’autres espèces de ces excellentes fourmis dans ce pays?
—Oui. Il y a encore, en fait de voyageuses, l’Eciton prædator. Celui-là ne sait pas former des colonnes longues et étroites comme le Drepanophora d’hiver: il marche en phalanges épaisses et solides.
—A propos, Urbain, que veut dire drépanophore?
—Porteur de faux ou de faucilles, à cause des mandibules que tu as vues. Je reviens au Prædator, qui, lui, est une toute petite créature, pas plus grosse que la Fourmi rouge commune de France (Myrmica rubra). Il est, toutefois, d’une couleur rouge beaucoup plus brillante, et quand une phalange de ces Écitons escalade un arbre, ces multitudes énormes se répandent sur le tronc et sur les branches en telle quantité qu’on pourrait croire voir couler sur l’arbre un liquide couleur de sang.
—Pourquoi l’appelle-t-on pillard?
—Ah! mon ami, ceci est un caprice de nomenclateur! Cet Éciton n’est pas plus pillard que les autres. On en connaît une troisième espèce encore, un peu moins bien déterminée que les deux précédentes et que l’on a nommée l’Éciton légion (Eciton legionis). Celui-ci semble ne se montrer, jusqu’à présent du moins, que dans les grandes plaines de sable de Santarem.
—Qu’est-ce qu’il y vient faire?
—Il y vient, comme la plupart des Écitons, attaquer les nids des différentes espèces de fourmis mineuses et de guêpes. Heureusement! car, sans eux, le pays ne serait pas 73 habitable! Quant à moi je ne connais pas un seul animal, quel qu’il soit, dont les Écitons ne viennent à bout. J’ai vu l’espèce qui nous a visité hier attaquer les énormes nids de la guêpe formidable qui vole très souvent autour de nous. Les mille aiguillons des guêpes qui les menacent, qui les frappent, ne pèsent pas un fétu pour eux; ils déchirent avec leurs puissantes mâchoires la substance si résistante de ces nids, pénètrent dans l’intérieur, abattent les cellules et jettent dehors toutes les jeunes larves. Si une guêpe, même adulte, veut résister, l’Éciton se jette sur elle et la coupe en deux avant que l’aiguillon de l’insecte volant ait pu servir.
—Quels gaillards!
—Je vous en réponds. Les petits Legionis attaquent souvent aussi les nids des grosses fourmis mineuses. Généralement, ils se séparent en deux troupes qui marchent à l’assaut simultanément, l’une s’enfonçant dans le sol et chaque ouvrier en rapportant de grosses pelotes de terre, l’autre troupe recevant ces boules de leurs camarades, et les emportant au loin.
Nous ne faisons pas autrement, remarquez-le bien, mes amis, pour exécuter rapidement des travaux de déblais. Nous établissons un atelier de piocheurs emplissant les brouettes, et des relais d’hommes emmenant celles-ci au loin. Chez nous, comme chez elles, des chefs se tiennent de place en place pour diriger les efforts des travailleurs et maintenir ceux-ci en lignes régulières.
Mais il est temps de revenir à nos Fourmis-légions. Elles ont creusé vingt-cinq centimètres au-dessous du sol, et ont fait brèche à la forteresse. Voici l’assaut! Des millions d’Écitons se précipitent, se heurtent, se pressent et arrivent, comme un mur vivant, contre les assaillis qui défendent leur demeure. Aucune manière de combattre ne peut être plus simple que celle des terribles Écitons. Ils s’approchent des fourmis mineuses, ouvrent leurs pinces en faux... et emportent leurs ennemis tout vifs!...
A moins... qu’ils ne les coupent en deux!...
Et cela, marchant avec un tel entrain, que des files entières 74 d’habitants disparaissent comme par enchantement, se débattant avec rage entre les pinces des ravisseurs, qui semblent opérer un véritable déménagement en se retirant avec leur fardeau de la brèche pour l’emporter sur les derrières de l’armée assaillante. Non seulement ils emportent ainsi les mineuses, mais encore des fragments arrachés aux matériaux de la fourmilière... Ces matériaux renferment-ils donc quelque matière nutritive de leur goût? sont-ils considérés comme des matériaux légers, résistants et très bien préparés qu’ils sont heureux d’utiliser? Ou le but est-il tout bonnement de ne pas laisser la brèche s’encombrer?
J’ai vu la bataille que je vous raconte. Dès que la fourmilière des mineuses fut dévastée de fond en comble, les envahisseurs se réunirent par petits groupes sur les ouvrages avancés et se hâtèrent de joindre la grande armée, s’y fondant à leur place. Chaque insecte, et ils sont des millions, connaît, à n’en pas douter, sa place propre dans chaque genre de travail que la troupe entreprend. Cette organisation est parfaite à ce point que, pendant l’été, la saison active par excellence, il arrive souvent qu’après une expédition fructueuse leur long cortège se divise, de lui-même, en deux colonnes distinctes, l’une allant à la recherche du butin, l’autre l’emportant en masse à la maison-mère.
Tout cela semble un conte fait à plaisir.
On rencontre encore dans ce pays l’Éciton ravisseur (Eciton rapace) qui, lui, marche en guerre, non plus contre les fourmis mineuses, mais bien contre les mêmes grosses guêpes que le Drépanophore et pour les magasins desquelles il a le même goût et la même convoitise. Seulement il est beaucoup plus dangereux que les premiers, parce que sa taille est beaucoup plus considérable. C’est le plus grand des Écitons, et, vraiment, lorsqu’on en rencontre une colonne assiégeante, il vous fait fuir instinctivement, tout comme vous fuyez devant le lion. En effet, à eux tous, ils nous dévoreraient en moins de temps que ne met le maître à la grosse crinière, et avec autant de certitude! Beaucoup de ces énormes fourmis ont jusqu’à un centimètre et demi de longueur.
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N’ayons garde enfin d’oublier l’Éciton aveugle (Eciton erratica).
Cette privation de la vue ne provient-elle pas de ce que, comme le Protée aveugle, les Erratiques vivent dans des cavernes ou des grottes absolument obscures?
A ce compte, beaucoup de fourmis, absolument et exclusivement mineuses, devraient être aveugles comme l’Éciton erratique. Il n’en est rien cependant.
Enfin, est-on bien sûr que ces Écitons erratiques n’ont pas d’yeux?...
Certains naturalistes ont pensé que cette fourmi, soi-disant aveugle, pouvait bien posséder des organes de vision, et que le chapeau corné de sa tête était assez transparent pour laisser passer la lumière, non très vivement, mais de manière à ce que ces insectes puissent distinguer au moins le jour de la nuit, la lumière de l’obscurité.
Cette hypothèse peut être exacte, mais nous n’en savons rien au vrai. Quoi qu’il en soit, j’estime que le sens du toucher leur est d’un secours beaucoup plus appréciable que celui de la vue pour se guider dans les méandres de leurs habitations.
Rien n’est plus aisé que de s’emparer, chez l’espèce qui nous occupe, des officiers à grosses têtes. Il suffit de briser la galerie en quelque endroit. Aussitôt qu’un rayon inattendu de lumière se glisse dans l’intérieur, on voit arriver lentement les officiers et soldats, balançant à droite et à gauche leur grosse tête, et ouvrant leurs puissantes mâchoires d’un air de menace silencieuse. Si on ne les tracasse pas davantage, une fois les dégâts constatés—je ne dis pas vus—ils rentrent dans leur galerie, les ouvriers arrivent et, en un moment, une pièce est mise et le dégât réparé.
—Dans tout cela, mon ami, une conclusion me frappe. Il y a déjà longtemps que nous étudions ensemble les fourmis; eh bien! toutes, même les plus habiles, décèlent une grande infériorité vis-à-vis des abeilles, et je dirai plus, vis-à-vis de la presque totalité des mouches bâtisseuses.
—Et laquelle, s’il te plaît?
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—Laquelle! Le manque de grandiose et de simplicité. La fourmi est compliquée dans sa bâtisse; elle manque d’architecture. Jamais elle n’atteindra à la sublime hauteur de l’adoption de l’hexagone régulier pour les alvéoles des ruches! Tous ses travaux, souterrains ou extérieurs, sont répartis sans ordre; avec expédient, j’en conviens, mais sans art!...
—Il y a certainement du vrai dans ce que tu dis; mais es-tu certain d’avoir le droit de dire: sans art?... N’est-ce point: avec un autre art, qu’il faudrait dire?...
—Tais-toi! Tes fourmis ne sont que des replâtreuses et non des créatrices!
J’écoutais attentivement tout ce que disaient les jeunes gens, Urbain m’apporta une abondante provende... Mais j’étais prisonnière!...
Amour sacré de la liberté, inspire-moi!...
Fuir était devenu un vrai cauchemar la nuit, une idée fixe le jour. Fuir... mais comment?
Je tournais dans ma prison de cristal comme pour y chercher une issue, alors que je savais mieux que personne qu’elle était hermétiquement close.
La réflexion vint avec la fatigue des jambes. Que faut-il pour fuir? Sortir. Pour sortir? Être à portée d’enjamber le bord du compotier. Pour être à portée du bord? Il faut y monter. Pour y monter? Il faut se construire une échelle ou un chemin... Je le construirai!
Une fois ma résolution prise, je travaillai avec cette ardeur patiente, cette ténacité contenue qui fait la force du prisonnier. Je ne pouvais plus, raisonnablement, compter sur un 77 oubli, sur une inadvertance semblable à celle qui m’avait permis, sur le vaisseau, de ne pas mourir de faim. On n’a pas deux fois une pareille chance! Et d’ailleurs, le capitaine, qui avait été à bord, avait examiné son compotier pour s’assurer de mon identité et, ayant trouvé le couvercle mal fermé, avait tout deviné: ma fuite devant la mort, mes craintes dans la campagne et mon retour... un peu forcé... à lui.
Pour éviter une seconde escapade, toutes les fois qu’il ouvrait la porte pour me donner des provisions, il prenait bien soin de remettre le couvercle dans sa rainure.
Comment donc faire?
Je ne pouvais lui échapper que par surprise, au moment où il enlèverait le couvercle. Mais, évidemment, il fallait lui donner confiance.
A partir de ce moment, je fus résolu. Tout ce que je pus rassembler de débris de fruits, de sable que j’apportais, fut par moi soigneusement cimenté, attaché l’un à l’autre. J’eus bien du mal. Je n’étais pas fait pour cette besogne d’esclave, moi, un soldat! Mais la nécessité a courbé d’aussi grands cœurs que le mien sous son joug! Cette pensée me soutenait; aussi, je travaillais avec courage. Urbain semblait marcher au-devant de mes désirs, en m’apportant certaines noix du pays dont les fruits me causaient un grand plaisir. Les coquilles s’accumulaient dans ma prison: le capitaine, un jour, voulut en retirer une partie. Je m’y attendais. Il vit qu’elles étaient cimentées entre elles, cela l’intrigua longtemps; il chercha à comprendre quel était mon but, puis, curieux de voir ce que je ferais, il referma le bocal d’un air satisfait.
Je respirai allégrement... De ce jour j’entrevis la délivrance!...
Peu à peu mon échelle s’élevait sous la forme d’une sorte de talus très abrupt et rempli de cavités ménagées avec beaucoup de soin par moi, pour former des marches ou échelons. J’atteignis bientôt les bords du vase, et déjà j’avais monté et descendu plusieurs fois mon escalier par la courbe choisie... J’étais sûr de ne pas me tromper.
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Ce n’était pas tout encore. Il fallait inspirer au bon Urbain la sécurité la plus absolue. Pour cela, toutes les fois qu’il approchait de ma table, je sortais ostensiblement de ma fortification et venais au-devant de lui sur un endroit saillant, où je demeurais absolument immobile. L’excellent homme crut bientôt que je venais ainsi au-devant de lui par amitié, il me comblait de friandises. Je mangeais le moins possible pour ne pas m’alourdir. Moi, j’avais besoin de toute mon énergie.
Un matin je me crus assez sûr de moi-même pour tenter une dernière et suprême épreuve: voir la porte ouverte et ne pas fuir!
Il me fallait rendre mon maître absolument confiant. Il enleva le couvercle et fut un peu étonné de me trouver immobile tout en haut de ma construction, au bord du verre. Un moment il fut sur le point de replacer précipitamment le couvercle, mais je ne bougeai point... il reprit confiance. Il posa le couvercle sur la table, m’examina beaucoup de tout près en silence: une larme même—je le crois—roula dans ses yeux au souvenir de la patrie absente et tomba sur ses moustaches.
Et moi, je ne voyais que la liberté, que je touchais du doigt.
Mais j’affrontais le supplice: désormais j’étais fort! A bientôt!
Urbain me donna du sucre, un peu de miel dans une coquille de noix, quelques fibres de viande, referma le couvercle, soupira en se détournant et, perdu dans ses souvenirs, se promena longtemps silencieux autour de mon bocal et de son bureau.
Pendant ce temps, jouant toujours mon rôle, je ne me hâtai point de quitter mon poste au bord du verre, pour bien montrer à mon geôlier que tout endroit m’était indifférent et que l’amitié seule me retiendrait bien près de lui. Il le crut... Deux fois, trois fois, il me trouva au faîte de mon rocher factice et laissa longtemps le couvercle sur la table, tandis qu’il me contemplait et s’efforçait de comprendre quel pouvait avoir été le but de ces travaux gigantesques.
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A travers les parois transparentes de ma prison, j’avais soigneusement étudié la topographie des alentours, car désormais elle était d’une haute importance pour la réussite de mon projet. Au moment où je tomberais en m’élançant du haut de la tour, Urbain porterait précipitamment la main vers moi pour me reprendre, c’est évident... Si je ne suis mort ou blessé, il faut déjouer ce premier danger. Je ne puis le faire qu’en me jetant brusquement derrière le pied du compotier. Urbain ne me poursuivra pas de la main gauche, il ne sait pas s’en servir... On dirait que c’est la mode, chez les hommes, de sacrifier une main et presque tout un côté du corps par immobilisation!... Ah! si mon geôlier venait toujours m’ouvrir en se plaçant du même côté de la table, j’aurais construit mon promontoire à sa gauche; mais il vient tantôt—comme il le dit—à tribord, tantôt à bâbord. Enfin, s’il vient par tribord, je suis à sa gauche, le bocal le gêne pour me saisir... j’ai des chances.
Une fois manqué, je me cache.
Où?... je n’en sais rien, mais quelque part, n’importe où... Il faut que je disparaisse, ne fût-ce que cinq minutes... Il faut qu’Urbain me perde de vue; puis, tout à coup, je repartirai au grand galop dans la direction de la fenêtre, à ma droite, gagnant la porte, qu’il laisse ordinairement ouverte. De là, l’escalier; de là... O bonheur! je suis sauvé!
Tout se passa comme je l’avais prévu.
Mon cher capitaine y aida de tout son pouvoir en m’abordant à tribord. Je lui glissai comme un éclair entre les doigts, qu’il avança beaucoup trop tard. J’avais eu le temps de reprendre mes sens après une terrible chute... Pas de membres cassés, des contusions douloureuses seulement. Sans perdre un instant, je me traînai sous des bibelots qui formaient un fouillis sur son bureau. Là je compris immédiatement que j’étais presque en sûreté.
Tandis qu’il déplaçait tous ces objets avec précaution, l’un après l’autre, craignant de me blesser, je me reposai, je repris des forces et, m’esquivant derrière ces objets, j’arrivai au bord de la table sans qu’il m’eût aperçu... Il regardait 80 ailleurs... et moi, je ne faisais aucun bruit. Je descendis par un pied.
J’étais dans l’escalier qu’il cherchait encore sous son bureau. O bonheur ineffable, j’étais libre!
J’avais une telle peur d’être repris que, d’une traite, je sortis même du jardin, me jetant dans la campagne, et entrai dans un bois voisin.
Ce bois, je l’ai appris depuis, n’était que l’entrée d’une véritable forêt vierge s’étendant à des distances énormes dans l’intérieur du pays. J’aurais pu y marcher des années sans jamais en voir la fin. J’ai bien vu des pays, mais jamais, depuis ce jour, je ne me suis trouvé au milieu d’une telle quantité d’espèces de mes semblables! Il en grouillait de 81 tous côtés et toutes n’étaient point d’une rencontre agréable. Comme je ne suis pas moi-même très patient, je me rappelai mon surnom d’Hercule, et distribuai à droite et à gauche quelques coups de dent bien appliqués qui me valurent un repos relatif.
Ce qui me surprenait au plus haut point, c’était la grosseur de fruits singuliers que semblaient produire certains buissons évidemment trop faibles pour les supporter sur une de leurs branches. De deux choses l’une: ou il fallait que ce fruit globulaire fût d’une excessive légèreté, ou il devait être supporté par plusieurs branches à la fois. J’étais arrêté, le nez en l’air, cherchant à me rendre compte de cette bizarrerie, quand une voix retentit à côté de moi et me dit:
—Camarade, vous bayez aux corneilles? Faites attention, ce n’est pas sain dans ce pays-ci.
Je tournai les yeux vers mon avertisseur charitable: c’était une fourmi comme moi, mais armée de deux épines pointues, relevées, qui lui donnaient une singulière figure.
—Merci, camarade, lui dis-je.
—Que regardez-vous aussi attentivement là-haut?
—Ces fruits singuliers qui pendent.
—Ça, des fruits?... Vous êtes donc étranger à ce pays, que vous ne connaissez pas les nids de plusieurs de nos pareilles?
—Oui, je vous l’avoue. Je suis né bien loin d’ici.
—Bah!... Vous avez l’air d’une bonne créature... Venez avec moi, je vous présenterai à mes amis et, du moins, pour cette nuit, vous ne manquerez pas de gîte, ce qui est dangereux, croyez-moi, dans les forêts vierges.
—Merci, cousine... Par où passe-t-on?
—Suivez-moi, et faites attention de ne pas vous casser le cou!
Elle marcha devant moi dans un sentier à peine frayé et se dirigea vers un buisson sous lequel elle passa; puis, trouvant un pied de liane inclinée et à écorce rugueuse, elle s’avança là-dessus avec autant de confiance que si elle eût marché sur un pont solide, tandis que la liane se balançait sous nos pieds 82 comme une escarpolette. Je la suivais de mon mieux, mais à distance, car j’avais toujours peur, quand elle se retournait brusquement pour me parler ou voir si je venais, de recevoir ses épines dans les flancs.
Nous montâmes ainsi à une hauteur effrayante: au moins à cinq mètres du sol. Ce beau chemin nous amena à la porte d’un de ces nids que, d’en bas, je prenais pour des fruits, et qui étaient des globes composés avec des filaments soyeux enveloppant le péricarpe des fruits du cotonnier, un bel arbre que les savants ont nommé le Bombax ceiba. A première vue, le nid de mon amie ressemblait à de l’amadou de mon pays: c’était aussi doux et aussi moelleux que la chair du champignon lorsqu’elle est préparée par les hommes.
Je fus parfaitement reçu par les compagnons de ma Double-Épine; malheureusement la place n’était pas abondante dans leur nid, et à chaque instant je recevais des atteintes de leurs piquants, lesquelles ne me faisaient pas toujours rire et menaçaient de me rendre semblable à une écumoire dans un avenir très prochain. Enfin, je réussis à me blottir dans un coin et j’y passai la nuit dans une grande tranquillité.
Dès le jour, mon amie m’éveilla et m’emmena avec elle à la découverte. Le premier objet que j’aperçus fut, sur un grand arbre en face de nous, un énorme tonneau placé entre les grosses branches, mais beaucoup plus haut que nous.
—Qu’est-ce encore que cela? demandai-je à ma compagne.
—C’est le nid d’une espèce de notre grande famille, dont les individus sont aussi nombreux que les étoiles du ciel.
—Comme chez nous!
—Regardez encore autour de nous, vous allez apercevoir d’autres nids aussi bien faits que les nôtres. Tenez, là-bas, vers le milieu de ce palmier, sur les épines, voici deux espèces différentes. Les hommes ont appelé l’une la fourmi de Kibry (Myrmica Kibrii), du nom de celui qui l’a distinguée le premier, et la seconde, Formica merdicola, en français fourmi bâtissant d’excréments.
—Oh!...
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—Ma bonne, c’est la vérité. Toutes deux, entendez-vous bien, construisent, avec des excréments d’herbivores, ces boules que vous voyez accrochées aux arbres. Elles choisissent ces matières parce que ce sont, en quelque sorte, de véritables hachis de tiges d’herbes, amollies par la digestion, et parce qu’elles ont les mâchoires trop faibles pour couper les matériaux qui leur seraient nécessaires. Et puis...
—Quoi... vous vous arrêtez?
—Oui. Il n’est pas bien de dire du mal de son voisin.
—Oh! entre nous.
—C’est vrai, cela ne tire pas à conséquence. Allons, je vous avouerai que je les crois trop peu intelligentes pour savoir construire comme nous.
—C’est bien possible.
—Vous voyez, elles emploient le crottin de cheval; leur nid est tout près du sol. Vous en verrez d’autres qu’elles bâtissent sur les tiges des roseaux avec la même matière. C’est leur goût, soit!
Nous étions arrivés au sol sur ces entrefaites, et mon amie me conduisit à certains fruits très succulents tombés sous l’arbre qui les produisait. En passant je vis, dans le voisinage, des espèces de champignons sans queue, des sortes d’éponges, de... je ne sais quoi, posé sur le sol, au milieu des feuilles sèches.
—Qu’est-ce que cela? demandai-je à ma compagne.
—C’est encore le nid de nos cousines, et, qui plus est, d’une espèce qui, comme moi, porte deux épines aiguës.
—Merci, fis-je en moi-même, voilà un voisinage bien agréable... Je crois que je tombe ici de fièvre en chaud mal. Vraiment, dis-je tout haut pour la faire causer.
—Oui. Celle-ci se nomme la Polyrachis hispinosa, et certainement rien ne ressemble moins à une fourmilière que le nid qu’elle fait.
—C’est vrai! si les éponges poussaient dans les bois, j’affirmerais que nous en avons là deux ou trois spécimens de différentes grosseurs sous les yeux! Cependant, d’après mes souvenirs, à moi qui viens d’outre-mer, cela ressemble davantage 84 à une sorte de champignon sans pied appelée la vesse-de-loup (Lycoperdon utriformis). Celui-ci paraîtrait, il est vrai, énorme, mais à moitié délabré.
—Remarquez que leur nid est construit avec la même matière que le nôtre et ressemble à ce que vous appelez de l’amadou, parce qu’il est bâti avec des filaments du bombax.
—Mais j’ai entendu dire à mon capitaine de vaisseau que les fils du bombax ou cotonnier sont si courts, que les hommes ne peuvent les filer seuls, et c’est dommage, parce que ces fils sont très bons. Il assurait qu’on les employait beaucoup dans les manufactures de papier, et je ne m’en étonne plus, en voyant vos nids qui sont faits en réduisant ces fils en une sorte de carton mou.
—C’est très doux et très soyeux.
—Où est cette fourmi Polyrachis?
—Tenez! la voilà qui passe! Voyez-vous comme elle est noire, et comme tout son corps est bosselé de protubérances? comme de chaque côté du thorax sortent des épines longues et aiguës? C’est un bien joli animal...
—Pas si joli que vous voulez bien le dire!
—Mais si, vraiment!
—Soit! vous êtes un peu là-dessus comme le renard qui a la queue coupée...
—Hein?
—Ne faites pas attention; c’est une réminiscence d’un bonhomme de chez nous.
—A la bonne heure!
—Qu’est-ce encore que cette boule? On dirait des cheveux?...
—C’est encore le nid d’une fourmi. Celle-ci a été nommée Formica molestans, parce que sa morsure est très pénible pour les grands animaux comme l’homme. Elle construit les nids que vous voyez avec des sortes de crins, des fils végétaux extrêmement fins qu’elle sait cueillir sur une foule de plantes que je ne connais pas.
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—Vous m’intéressez vivement, dis-je à mon ami Double-Épine; plus je vais, plus je comprends et j’apprécie ce que j’ai entendu dire à une vieille reine de chez nous: Le monde appartient aux fourmis!...
—Votre vieille reine avait raison, reprit ma voisine en se rengorgeant, et nous sommes, sans contredit, le premier peuple de la terre, non seulement par le nombre, mais par l’intelligence et les mœurs. Combien connaissez-vous de nations, même parmi les animaux plus grands que nous, qui possèdent un gouvernement plus simple, mieux défini, agissant avec autant d’ensemble et avec si peu de rouages?
—Les abeilles, peut-être...
—Ah! oui, toujours les abeilles! Mais elles ne sont qu’un peuple asservi à la glèbe. Nous, nous vivons libres en travaillant, et, sans nos inspecteurs...
—Vous ne les avez donc pas vus remplissant leurs fonctions en serre-files, dans la grande armée des Écitons?...
—Pardieu si, je les ai fort bien remarqués. Vous en connaissez donc d’autres, dans des espèces différentes des Écitons?
—Certainement, j’en connais... et il ne nous faudra pas aller bien loin pour les voir. Puisque vous vous intéressez aux mœurs de nos pareilles, mon cher, je vous propose d’aller, à quelque distance d’ici, visiter les travaux admirables des Saüba.
—J’accepte, à condition qu’il n’y aura aucun danger de se montrer trop curieux.
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—Aucun, je vous l’affirme; ces fourmis s’occupent de leurs affaires exclusivement et ne cherchent querelle à personne... Peut-être parce qu’elles sont de force à se faire respecter par tous! Ah! c’est un grand peuple! probablement le plus grand du monde, pour nous... et pour bien d’autres!
—Allons, je suis prêt!
—Non, voisin, pas aujourd’hui. Nous n’aurions pas le temps de visiter leurs travaux, qui sont immenses. Nous n’aurons pas trop, demain, de toute notre journée pour cela.
—A demain donc!
Je me cachai dans un coin sombre, sous des racines, afin de passer une nuit sans accident. Hélas! je ne dormis guère. Ce fut, dès que l’obscurité eut envahi la forêt vierge, un concert, ou plutôt un charivari de cris, de bruits à faire trembler les plus braves. Certes, je ne suis pas poltron, et cependant les cris vinrent quelquefois si près de ma retraite, j’entendais fouiller les feuilles si près de moi, que la frayeur me tint éveillé. Au matin, le tapage cessa peu à peu; puis, tout à coup, sans transition aucune, comme dans notre belle France, le jour se fit et le soleil inonda la terre de ses rayons.
Double-Épine parut, me cherchant du regard.
—D’où venez-vous? lui demandai-je.
—De mon nid. Pourquoi me faites-vous cette question?
Je lui racontai mon aventure.
—Enfin, dit-il en riant, vous en avez été quitte pour une belle peur! Tout est bien qui finit bien. Cependant je ne vous conseille pas de vous exposer ainsi une seconde fois, car le nombre des êtres qui nous attaquent est énorme... Vous ne vous en doutez pas, et c’est un vrai miracle qu’ils ne vous aient pas trouvé. Il faut croire que votre odeur leur est inconnue et, par suite, étrangère... Elle vous a servi de sauvegarde. Cependant, il ne faudrait pas trop vous y fier!
—Soyez tranquille, cher ami, je ne m’y fierai plus. Brrrou!... j’en ai froid dans le dos!
—Faisons notre déjeuner et partons, si vous le voulez bien.
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—Je ne demande pas mieux.
Nous nous régalâmes des délicieux fruits qui gisaient autour de nous, et nous nous mîmes en route.
Double-Épine marchait comme un Basque, j’avais beaucoup de peine à le suivre au milieu des obstacles qui me barraient le chemin à chaque pas. Ses épines lui servaient beaucoup en écartant les herbes et brindilles sur son passage. J’en compris alors la haute utilité, dans ces fourrés dont les bois les plus épais de notre Europe ne peuvent donner une idée.
Enfin, après avoir longtemps marché, nous arrivons à une clairière immense au milieu de laquelle s’élève une sorte de colline ou de dôme de soixante centimètres de hauteur, allant en mourant de tous les côtés... Plus de cent cinquante hauteurs de fourmi d’élévation! Quel édifice!... Et quel peuple en construit de semblables! A mesure que nous approchions, le sol se couvrait de fourmis, et c’était, autour de nous, un mouvement admirable. Il y avait là des milliers et des milliers de créatures grouillant comme dans nos fourmilières.
—Attention! me dit Double-Épine, nous avons la chance d’assister au retour d’une expédition qui, très probablement, a couché sur le lieu de ses exploits. D’après la direction de la colonne, je pense qu’elle arrive de l’un des jardins de la banlieue, car nous ne sommes pas, ici, très avant dans la forêt.
Alors, je montai avec lui sur un tronc d’arbre et je vis un spectacle aussi extraordinaire qu’inexplicable pour moi. Chaque fourmi—et elles étaient une myriade!—marchait bravement, tenant dans ses mandibules, par la queue, une feuille verte de trois ou quatre centimètres de diamètre!
Ces milliers de feuilles animées, marchant doucement et d’un mouvement continu, égal, et cachant les fourmis qui étaient dessous et les tenaient au-dessus de leurs têtes comme un parasol, présentaient l’aspect le plus singulier que l’on puisse imaginer. On aurait dit un immense tapis vert luisant. Je me retournais vers Double-Épine pour l’interroger, lorsqu’il me prévint.
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—Telles que vous voyez ces fourmis, elles sont si nombreuses que, en certaines contrées de ce pays, elles chassent les habitants. Aucun moyen n’est capable de les chasser ou de les détourner; vous le comprendrez tout à l’heure, quand vous aurez visité leur forteresse. En ce moment, il me semble évident qu’elles ont dû dévaster une plantation d’orangers dont elles rapportent chacune une feuille. Demain, elles attaqueront de même une plantation de caféiers, et il n’en restera rien; les arbres, ainsi dénudés, voient leur végétation nécessairement arrêtée brusquement et, 89 quelque fertile que soit le pays, le plus souvent ils meurent.
—Et qu’est-ce qu’elles font de ces feuilles?
—Mon cher ami, elles s’en servent pour couvrir le dôme de leurs bâtisses et empêcher que des parcelles de terre ne tombent à l’intérieur. Ce que vous voyez, ce sont des plafonds admirables qu’elles emportent, par parties, pour les rassembler ensuite comme des écailles en les taillant de grandeur convenable.
—Il en faut donc beaucoup?
—Vous allez en juger. D’après mes évaluations, je crois que la colline ou le dôme qui occupe le milieu de la clairière a bien douze à treize mètres de diamètre.
—Vous dites?...
—Je répète: plus d’une douzaine de mètres de diamètre, et vous avez estimé sa hauteur à soixante centimètres. Avouez, vous qui connaissez les hommes, que leurs plus puissants efforts en bâtisse sont vraiment bien insignifiants si vous les comparez à la taille des architectes.
—C’est vrai, mais comment ceux-ci font-ils?
—Ah! jeune étranger, c’est là le grand secret! Tout provient de la division du travail, érigée en loi que personne ne transgresse! Ces guerriers, que vous voyez passer et qui viennent de recueillir et de chercher les feuilles, ne les placeront pas, ils se contenteront de les jeter sur le sol, laissant à des relais de travailleurs spéciaux le soin de les placer dans un ordre convenable. Ceux-ci s’en saisissent, les arrangent, puis une autre escouade vient les couvrir de petites pelotes de terre, et cela tellement vite, qu’en très peu de temps les feuilles sont cachées sous cet endroit et solidement attachées.
—Cette construction me rappelle celle des Termites.
—Avec cette différence capitale, que le travail est inverse...
—Comment cela?
—Sans doute, les Termites bâtissant beaucoup plus sur le sol qu’ils ne creusent. La Saüba, au contraire, fouit beaucoup 90 plus qu’elle ne bâtit. Ce que vous voyez saillir ici n’est qu’une très faible partie des travaux énormes qui ont été accomplis au-dessous... Vous les visiterez.
—Comment appelle-t-on cette fourmi en langage savant?
—Æcodome cephalotes.
—Ah!...
Souvent, en langage vulgaire, on lui donne le nom de Fourmi parasol. En patois des sauvages du pays, on dit Coustrie. La population de chaque phalanstère est divisée en trois castes d’habitants parfaitement distinctes: les Ailés, les Grosses Têtes ou soldats, car on les appelle souvent ainsi, et les Travailleurs ordinaires. Selon moi, les Grosses Têtes doivent se subdiviser en deux classes encore: les Têtes douces et les Têtes rudes; les premiers portant un casque corné, transparent, poli, tandis que les têtes des seconds sont opaques et couvertes de poils.
—Et que font ces Grosses Têtes?...
—Jamais elles ne travaillent ostensiblement. Elles surveillent les ouvriers, surtout les Têtes polies, qui ne font rien par elles-mêmes et se promènent auprès des autres.
—Ce sont des soldats, tout comme chez les Termites, fis-je, je connais ça!...
—Mon cher ami, vous ne connaissez rien du tout. Elles n’ont même pas d’aiguillon. Bien plus, si on les taquine, elles ne semblent pas s’en inquiéter ni s’en apercevoir.
—Ce n’est pas possible!...
—Cela est ainsi. Mais il y a plus et mieux encore, car la variété des Têtes polies a certainement un emploi encore bien plus difficile à deviner. Voici ce que j’ai vu. Si nous coupions, comme je l’ai vu faire à des hommes explorateurs, il y a quelque temps, la tête d’une de ces buttes que nous voyons fraîchement bâties et garnies d’une couverture des feuilles que nous connaissons, nous trouverions, au-dessous, un large puits cylindrique s’étendant à plus de soixante centimètres de profondeur. Si nous y enfonçons une baguette d’au moins un mètre cinquante centimètres, nous pourrons la faire entrer dans les galeries latérales sans en rencontrer 91 l’extrémité; mais, alors, les manifestations des habitants se prononceront. Un certain nombre d’individus colossaux arrivent lentement le long des parois polies du puits. Ce sont des Têtes rudes. Leur front est couvert de poils, ils ont, au milieu, un petit ocelle ou œil simple tout à fait différent, comme structure, des yeux composés ordinaires que nous portons tous des deux côtés de notre tête.
—Je n’ai jamais rien vu de pareil.
—Je le crois bien. Non seulement cet œil frontal n’existe pas chez les autres ouvriers Saüba, mais il ne se trouve chez aucune autre espèce de fourmi connue! Rien n’est plus frappant, comme spectacle, que de voir ces étranges créatures émergeant lentement, comme des spectres, de l’obscurité du puits, et apparaissant au jour comme les cyclopes de la fable homérique.
—Peste! Double-Épine, mon amie, mais vous avez des lettres!...
—Ne vous en déplaise! j’ai été élevée au collège des Pères jésuites de Para et je ne suis devenue campagnarde que par une suite de malheurs dont la bizarrerie égale l’intensité!...
—Je vous plains beaucoup. Oui, beaucoup! mais... nos Grosses Têtes...
—Vos Grosses Têtes crépues ont cela d’inexplicable pour moi, qu’on ne les voit jamais que dans les circonstances que je viens de vous raconter. Quelles peuvent être leurs fonctions spéciales? Jamais elles ne sortent. Sont-elles destinées à être les gardes du corps de la reine? Sont-ce, en plus modeste emploi, des simples sergents de ville? des surveillants de la voirie publique?... Tout est possible chez un peuple aussi avancé! Il ne faudrait pas croire, pauvre fourmi française, que les rues ou galeries souterraines de nos peuples américains ressemblent aux taupinières que vous édifiez! Elles sont si vastes, ici, elles sont si compliquées, que les explorateurs dont je vous ai parlé, et dont j’ai suivi tous les travaux par curiosité, ont renoncé à les explorer complètement. Ils y auraient usé leur vie!
92
—Vous plaisantez?...
—Si peu, que je les ai vus souffler de la fumée de soufre dans une fourmilière semblable à celle-ci, et que nous avons suivi la fumée sortant à soixante-dix mètres de distance.
—Pourquoi attaquait-on ainsi les pauvres bêtes?...
—Parce qu’elles s’étaient rendues coupables de dégâts considérables en perçant l’endiguement de vastes réservoirs et faisaient ainsi écouler toute l’eau avant que le dommage ait pu être conjuré.
—Savez-vous, chère Double-Épine, comment sont les Saüba ailées?
—Oui, mais vous ne les verrez pas maintenant. Elles ne sortent de la fourmilière qu’en janvier et février. Elles sont tout à fait différentes des ouvriers et des soldats; leur corps rond les fait ressembler beaucoup à des abeilles; leur couleur est plus foncée. Elles sortent par légions de la fourmilière et, parmi cette légion, quelques rares individus seulement survivent à la fin du jour, car les oiseaux des environs se sont donné rendez-vous pour attaquer et dévorer les membres de cette colonie ailée, ainsi que tous les animaux insectivores du pays. Les femelles sont d’ailleurs de fort gros insectes, qui ont bien trois centimètres les ailes ouvertes; les mâles sont plus petits.
Quant à la mère-femelle, la Reine, si vous voulez, elle ressemble beaucoup à une reine de Termites. Vous ne pourrez la voir, ma chère, car elle ne quitte jamais sa case à l’intérieur, la mieux défendue de la fourmilière, et ce n’est pas chose aisée de la trouver. Cependant je l’ai vue, dans le bouleversement auquel j’ai assisté, parce que les ravageurs l’ont cherchée et enfin découverte. Elle reste, même après la perte de ses ailes, de beaucoup la plus grosse de la colonie.
Ceux qui survivent au massacre général des Ailés se préparent eux-mêmes à fonder une nouvelle colonie; ils y parviennent toujours, pour un certain nombre; et ils sont si prolifiques, que, en dépit de l’énorme destruction qui a frappé les individus ailés, ceux auxquels seuls est départie la tâche de la reproduction, ils chassent l’homme de ses 93 possessions, et que celui-ci se montre absolument incapable de vaincre ces terribles ennemis, qui sapent et détruisent ses travaux!
Nous causions ainsi toutes deux, jouissant de la délicieuse tranquillité du soir qui se faisait, et qui, dans ces contrées, est court, mais délicieux après les ardeurs de la journée, lorsque notre attention fut éveillée par un pas lent et lourd qui retentissait parmi les feuilles sèches.
—Un tamanoir!... Cachez-vous!... me dit précipitamment Double-Épine.
Et, joignant l’exemple à l’avertissement, elle se blottit sous une feuille, parmi les herbes. J’en fis autant.
—Qu’avez-vous donc? lui demandai-je alors tout bas.
—Ce que j’ai, malheureux? Mais voici que s’approche le plus grand et le plus terrible ennemi de notre race.
—Ce gros animal?
—Oui. C’est le fourmilier-tamanoir.
—Eh bien, qu’est-ce que cela me fait?
—Cela vous fait que cette espèce d’ours ne se nourrit que de fourmis, pas d’autre chose. Jugez ce qu’il en consomme! C’est un gouffre... Au surplus, s’il ne vous voit ou ne vous sent pas, vous pouvez assister à la représentation de ce qu’il sait faire, car il ne vient pas pour autre chose par ici que pour attaquer le nid des Saüba.
—Vous croyez?...
—Dieu merci!... Taisons-nous, il va passer... Dieu veuille qu’il ne nous devine pas et ne nous darde pas un coup de langue!... Il nous enlèverait comme des mouches...
94
—Allons donc! vous plaisantez... Un si gros animal ramasserait deux fourmis sur sa route! Cela me semble peu probable.
—Hélas! hélas! cela n’est pourtant que trop vrai, et celle-ci est une femelle; elle porte son petit sur son dos... Si le petit nous devine, il nous dardera aussi... Pour Dieu, bavard, taisez-vous.
La pauvre Double-Épine tremblait comme une feuille à la brise...
En ce moment, le monstre passait tout près de nous. J’avançai la tête entre deux feuilles et je ne le vis que trop bien, car il faillit m’écraser avec une de ses mains. J’appelle ainsi ses membres de devant; ce ne sont pas des pattes. Il a de si grands ongles, qu’il est obligé de les reployer en dedans de sa main en fermant les doigts et de marcher sur le côté et le dos de cette main; aussi a-t-il l’air gauche et maladroit.
—Patience, me souffla Double-Épine, qui voyait ce que j’examinais curieusement, patience; vous verrez comment il s’en servira tout à l’heure.
Maintenant que la bête était passée, je me relevai et pus l’étudier à mon aise. C’était un animal haut comme un fort chien, mais plus massif de corps, terminé en avant par une petite tête en pointe, et en arrière par une énorme queue redressée sur le dos en panache. Ce qui me frappa, c’est que son poil, brun noirâtre un peu grivelé de blanc, est très court sur la tête et sur le museau, mais va toujours en augmentant vers la queue, où il est long, grossier et rude comme celui du sanglier. Ce poil forme une sorte de crinière à laquelle se tenait cramponné le petit sur le dos de sa mère. Quant aux poils de la queue, ils sont gros, épais, très secs, aplatis; on dirait de l’herbe brune.
Le tamanoir se balançait d’une jambe sur l’autre, d’un mouvement paresseux; il allait droit aux Saüba. A mesure qu’il s’éloignait, Double-Épine sortait de sa cachette, se montrait et reprenait son assurance. Nous voilà bientôt en haut de deux herbes ployantes, dominant le théâtre et attendant ce qui pouvait arriver.
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Cependant le tamanoir s’était mis à l’œuvre. On eût dit que la fourmilière des Saüba entrait en ébullition: à l’intérieur il se faisait un tel mouvement que l’on entendait un bruissement semblable à un tonnerre lointain. Qui donc avait averti les pauvres fourmis de la présence de leur ennemi?... L’instinct? L’odeur?... Quelques éclaireurs entrés brusquement?...
Tout à coup le monstre s’accroupit au centre de la clairière; et, faisant briller ses longues griffes au clair de la lune, il en frappe brusquement la croûte composée de terre et de feuilles que nous avions vu bâtir et qui était déjà devenue très dure. Bientôt une ouverture est pratiquée; car, à chaque coup de patte, les éclats de la toiture volent au loin.
En ce moment, une valeureuse troupe de Saüba jaillit par l’ouverture de leur maison. Je voyais les Grosses Têtes, les soldats et les ouvriers, ceux-ci apportant des pelotes de terre et des feuilles découpées pour réparer le dommage.
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Mais l’agresseur s’était couché tranquillement sur le ventre, son petit était descendu et s’était allongé à ses côtés; puis tous deux avaient fait sortir, par le bout de leur museau, une langue énorme de cinquante à soixante centimètres de long, grosse comme le doigt d’un homme, et l’avaient promenée au milieu de la foule... Cette langue perfide est enduite d’une salive collante, et toutes les fourmis qu’elle touche y restent attachées... Lorsqu’elle est noire de proies, l’animal la rentre dans sa bouche et avale, sans les mâcher, toutes les fourmis qu’il a rapportées. Cela fait, il recommence, balayant la surface d’attaque et emportant tout dans un même repas. Le petit balayait d’aussi bon courage que sa mère....
Il y avait vraiment quelque chose d’horrible et de satanique dans ce carnage systématique et silencieux, qui s’exécutait là, devant nous, avec une précision automatique et menaçait de durer longtemps. Effectivement, les deux monstres ne se pressèrent pas...
Lorsque les travailleurs de la colonie comprirent à qui ils avaient affaire, ils ne se montrèrent plus sur la brèche. Alors le tamanoir, enfonçant son long groin dans l’ouverture, plongeait sa langue dans les couloirs, les chambres, les étages, emportant tous les habitants et les remontant dans sa bouche.
Ce fut un carnage sans miséricorde. Après un premier trou, les fourmis s’étant retirées au fond de leur retraite, la mère alla pratiquer une autre brèche à quelques pas, plus près du bord de la clairière, et, appelant son petit par un grognement significatif, elle le plaça au bon endroit et revint vers sa première ouverture, dont sa langue plus longue atteignait mieux le fond.
A ce moment, un nouvel arrivant déboucha dans la grande clairière. Il arrivait à pas de loup—on ferait mieux de dire à pas de chat—aucun bruit n’avait signalé sa présence; mais, en apercevant le tamanoir si bien occupé, il s’arrêta, s’allongea sur le sol et y demeura immobile comme le chat qui va fondre sur la souris qu’il guette. Il était tout près de nous: je voyais sa grosse langue rouge passer sur ses babines 97 noires et un affreux rictus découvrait de longues canines blanches qui luisaient aux rayons de la lune... Ses yeux fauves semblaient briller comme des flammes....
Pauvre mère! gare à ton petit!... C’est là que vise le puma!...
Tout à coup, un double mouvement s’exécute à la fois; avec une rapidité que j’aurais été loin de soupçonner chez l’indolent fourmilier, d’un coup de patte la mère saisit le petit et le ramène à elle; en un clin d’œil, il est à cheval sous sa grande queue retroussée qui le cache à tous les regards... En même temps, le puma bondissait et tombait à la place que le jeune tamanoir venait de quitter.
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Un peu déconvenu de cette aventure, le félin resta une seconde immobile, indécis, s’apprêtant à prendre son élan vers la mère. Ce moment avait suffi pour que celle-ci se dressât debout et s’acculât contre un arbre... Alors nous vîmes ses ongles énormes se détendre, se séparer et, semblables à des couteaux menaçants, se diriger vers son adversaire.
Évidemment le puma avait faim. Il s’élança...
Rapide comme l’éclair, la patte du tamanoir se referma sur lui, par une calotte gigantesque, et le renversa roulant à quatre pattes, le flanc ouvert et baignant dans son sang... Alors, avant que le chat eût pu se relever, la mère arriva sur lui, de ses deux mains lui étreignit la gorge qu’elle traversa de ses ongles entrelacés... Malgré les coups de griffes que le puma distribuait à droite et à gauche, mais qui portaient dans la longue toison rude; malgré quelques morsures, elle tint bon et, en cinq minutes, le félin était mort...
Nous prêtions la plus grande attention à ce drame sauvage, et nous étions bien loin de penser que nous allions courir, de son fait, un péril extrême...
Voici ce qui arriva:
Au moment où la mère tamanoir sentit entre ses pattes le puma qui mourait, elle entr’ouvrit ses griffes, les sortant des chairs avec beaucoup de peine, et, repoussant d’un coup violent son ennemi mourant, elle l’envoya rouler à l’extrémité opposé de la clairière. Hélas! ce fut justement de notre côté! Arrivant, comme une masse irrésistible, sur nos herbes qu’il choque, nous tombons d’une grande hauteur et, au même instant, la vilaine bête roule sur nous...
Ce fut une terrible souffrance! A chaque tressaillement que l’agonie imprimait au puma, nous sentions aussi la vie nous quitter; son poids énorme nous brisait les membres... Quant à moi, je sentais craquer mes os, et, sans le hasard providentiel qui me fit tomber entre deux tiges de paille dure, comme en produit ce pays-là, j’étais arrivé à la fin de ma vie et de mes aventures.
Hélas! comment nous tirer de cette affreuse position? Que faire? Comment sortir de là?...
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Je me sentais mourir: adieu, France! adieu, ma patrie!...
O bonheur! dans une dernière convulsion, le puma roula quelques centimètres plus bas...
Un rayon de lumière vint nous caresser!
Cependant, incapable de remuer, je demeurai là toute la nuit, sans forces et sans courage... Au matin, je me relève un peu, et, qu’est-ce que je vois, arrivant comme des nuées?... des insectes de toutes couleurs, tous avides à la curée!... Il y avait là des nécrophores qui tondaient déjà les poils du puma et en faisaient des boules pour enfermer leurs œufs; il y avait des fourmis en quantité et d’espèces les plus différentes, des mouches énormes venant pondre sur les lèvres et les narines... Que sais-je?...
Effrayé par tout ce brouhaha, je me relevai tant bien que mal et, tout gémissant de mes contusions, j’essayai de me retirer un peu à l’écart.
—Double-Épine!...
Rien ne répondit!...
—Double-Épine où es-tu?... pauvre compagnon!...
Un faible gémissement se fait entendre à dix pas de moi... On dirait un écho lointain...
J’y cours, autant que mes douleurs le permettent, et quel triste spectacle se présente à mes yeux!... Saisie entre la masse du puma et une poutre sur laquelle elle est tombée, ma pauvre Double-Épine a les reins brisés...
Je m’approchai, lui apportant mes consolations et lui offrant mes soins; elle ouvre péniblement les yeux et me dit:
—Étranger... merci de tes soins... ma vie est terminée... va!... je me sens mourir... Je retourne au centre du grand tout, vers celui qui a créé tous les êtres. Sois heureux... et si tu veux m’en croire, fuis ce pays maudit où la vie n’est qu’un combat sous toutes les formes, de nuit comme de jour. Fuis...
Elle laissa tomber sa tête et mourut...
Je restai abattu à côté d’elle, me répétant ses dernières paroles:
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—Fuir, dit-elle. Fuir!... Mais par où?... et comment?...
Je cherchai à retrouver et, par suite, à recommencer à l’envers le chemin que nous avions fait ensemble pour arriver aux Saübas; et j’y parvins assez bien pour retrouver les jardins de la ville. Ce fut pour moi, je l’avoue, une véritable satisfaction que de sortir du mato virgem, de la forêt vierge. Il y a trop d’animaux là dedans, grouillant, dévorant, sautant, gisant, piaillant, beuglant... que sais-je? C’est un enfer tout simplement pour une pauvre fourmi amie du confort et de la vie de far-niente.
—Assez de Brésil! nous y laisserions notre peau... Allons nous-en!!!...
Telle fut la résolution que je pris un beau matin, lorsque les forces me furent revenues. J’avais encore, je l’avoue, une jambe qui ne fonctionnait qu’avec un peu de peine; je pensais que le repos de la traversée me serait salutaire, joint à une bonne nourriture qui ne manque pas pour nous sur les bateaux.
Je m’acheminai donc vers le port.
Il y avait loin, bien loin... La distance, jointe à la souffrance, me faisait voir tout en noir; j’étais bien triste et bien découragé; le chemin me semblait interminable... Heureusement, j’avisai à la porte d’une vanda ou auberge, sur la route, une charrette grossière chargée de sacs de sucre et arrêtée là tandis que l’attelage mangeait... L’occasion était tentante. Mais, si la charrette n’allait pas au port?... comment en sortir et me retrouver?...
—Au petit bonheur! me dis-je. Où voulez-vous qu’on 101 mène du sucre, en ce pays, sinon à un magasin pour l’embarquer?...
Et sur cette belle conclusion je me hissai à grand’peine sur les roues pleines de la voiture et, de là, m’introduisis entre les sacs au moyen d’une courroie qui, par bonheur, pendait près de l’essieu. A peine en sûreté, je m’endormis...
Le bonheur me conduisait. Lorsque je m’éveillai, le lendemain matin, des hommes déchargeaient le sucre sur le port. Je n’eus que le temps de descendre à terre et de me cacher dans un énorme tas de cornes de bœuf qui attendait son embarquement pour Paris.
—Quel bonheur! Je reverrai la France. Je la traverserai en partie pour revoir ma lande chérie... O mon Dieu! je vous remercie!...
Ainsi tout était décidé: je partais pour la France; j’avais lu sur une belle pancarte en haut du tas:
LE RAPIDE
en partance pour Paris
Mais j’avais négligé une ligne imprimée en petits caractères qui portait ceci:
en touchant à la Havane et au Texas.
C’était un service nouveau de petits bateaux qui avaient résolu le problème de tenir bien la mer et de remonter la Seine pour arriver ainsi à Paris sans transbordement. Nous partions donc pour une course qu’on pourrait appeler «le grand cabotage du Para au fond du golfe du Mexique».
Tout cela, je ne l’appris que lorsque nous fûmes partis et en pleine mer. Je n’avais aucun moyen d’échapper à ma destinée, je me résignai. Cela me fut d’autant plus facile que je n’avais pas quitté mon tas de cornes, dans lequel je trouvais le vivre et le couvert. J’y étais d’autant mieux que, la nourriture y étant d’une abondance exceptionnelle, les blattes elles-mêmes—il y en avait quelques milliers!—ne se donnaient pas la peine de chasser aux fourmis. Ventre plein est bon enfant!
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Quant aux rats, je n’avais rien à craindre d’eux, et Dieu sait si nous en avions une république!
Un mois après nous étions à quai à San-Felipe, au grand ébahissement des habitants, qui ne se lassaient point de visiter le petit navire parisien. Cela me gênait beaucoup, parce que je craignais, en m’aventurant sur la passerelle, d’être écrasé. Une nuit, cependant, je pris mon courage à deux pattes et passai le pont aussi rapidement que possible. Tout resta calme autour de moi.
Je me dirigeai alors par la première rue qui se présenta à moi. Elle était droite comme un I, et cependant, il me fallut près de deux jours de marche continue pour sortir de la ville. Dans cet espace de temps, la nourriture ne me manqua pas: elle abonde dans ce pays, où tous les détritus des maisons sont jetés dans les rues. Celles-ci sont malheureusement hantées par trop d’oiseaux!...
Une fois dans la campagne, je respirai un peu plus librement; l’espace était devant moi et je craignais beaucoup moins d’y rencontrer un bec ouvert pour me servir de tombeau.
Ici, le pays, à perte de vue, était couvert de forêts immenses, composées de pins, de cyprès et de chênes: c’est plat comme la main, et entrecoupé de ruisseaux, de rivières, de bayoux qui gênent extrêmement la marche des fourmis et devraient bien être modifiés. Autour de la ville, de belles plantations de coton, de tabac, de canne à sucre et de maïs. J’avoue que les larmes me sont venues aux yeux en retrouvant çà et là quelques champs de blé qui me rappelaient la patrie.
J’errais au hasard lorsque je tombai sur les travaux d’une fourmi qui me rappela immédiatement la Saüba et qui doit être sa cousine. Jamais je n’ai vu travaux plus extraordinaires, mieux entendus et plus solides. Ce sont de véritables constructions à demeure, ce sont des villes qui durent, sans interruption, plus de vingt ans. Il ne faut donc pas trop s’étonner si les constructeurs y mettent les soins nécessaires.
Ce sont de grosses fourmis brunâtres, d’aspect assez rébarbatif, 103 aux mouvements brusques et peu polis; de vraies campagnardes. Celles que je trouvai habitaient déjà depuis bien des années dans un des nombreux vergers qui sont établis assez loin des maisons pour la culture de la pêche. Il y avait là une butte assez élevée, formée en partie par un large banc de roches. J’étais monté là-haut par curiosité pour voir d’un peu plus loin en ce pays plat, sans me douter que j’allais y découvrir un des plus beaux spectacles qu’on puisse désirer: des fourmis cultivant la terre!
Nul doute pour moi, depuis cette découverte, que ce ne fût des fourmis que l’homme a appris l’agriculture! Quelle grande nation que celle des fourmis!!...
Ce fut dans la couche de sable qui couvrait certains points des roches que je remarquai l’intéressante cité des fourmis agricoles. A l’entrée d’une des portes se tenaient deux ou trois forts gaillards qui semblaient monter la garde... A mon approche, l’un d’eux se détacha et, palpant mes antennes, me parla dans une langue très rude et très barbare:
—Que faites-vous ici, monsieur, et d’où venez-vous?
—Je me promène.
—D’où venez-vous?
—De France.
—Connais pas!
—Sauvage!...
—Vous dites?...
—Rien! Voulez-vous me laisser visiter votre ville? Elle me paraît curieuse et je pourrai en parler lorsque je reviendrai dans mon pays.
—Parlez-en ou n’en parlez pas, cela nous importe peu! Si vous voulez apprendre comment un peuple fort et honnête se comporte, entrez au milieu de nous, personne ne vous fera injure, malgré votre tournure hétéroclite. Il est vrai que vous êtes si chétif qu’on ne vous remarquera seulement pas!
—Merci! Et moi qui suis un foudre de guerre dans mon pays!
—Pauvres nains alors que vos compatriotes.
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—Rustre, va!
Et j’entrai sur une place grandiose.
Jamais je ne verrai population plus calme, plus noble, plus honnête dans la plus belle acceptation de ces mots: le travail sanctifie tout.
Leur ville est immense. Voici ce que me raconta mon porte-consigne qui me suivit en causant:
—Jeune étranger, la cité que vous allez parcourir est située dans une position absolument exceptionnelle: c’est certainement à cela qu’elle doit sa haute antiquité. Elle a bientôt un siècle d’existence! Nous comptons cela par moissons...
—Par moissons que vous décimez...
—Non. Par moissons que nous faisons.
—Je ne comprends pas...
—N’importe. Lorsque nous avons choisi un emplacement pour établir notre ferme, il arrive nécessairement que le terrain est sec ou humide. S’il est sec, nous creusons une dépression, autour de laquelle nous élevons une digue circulaire peu haute mais très large: plus haute de sept à huit centimètres et quelquefois de quinze centimètres, selon les lieux.
Cette enceinte a souvent un mètre vingt centimètres et plus de diamètre, et présente une très légère inclinaison du centre vers le bord extérieur. Si, au contraire, le sol est bas, plat et humide, exposé aux inondations, si fréquentes dans ce pays, comme nous avons besoin d’un endroit sec pour travailler, nous commençons par élever une digue en cône, pointue autant que possible, haute de quarante à cinquante centimètres, plus ou moins. C’est en haut que se trouve l’entrée de la ville.
—Ici?
—Non. Ici, c’est différent; nous sommes au milieu des rochers. En plaine, tout autour du rempart bas ou haut, nous nettoyons le sol de tout obstacle, nous unissons sa surface sur une distance d’un mètre à un mètre cinquante de l’entrée de la ville. C’est le champ de manœuvres, la grand’place telle que vous la voyez ici. Au milieu est la cité. Maintenant, 105 c’est sur cette aire, à soixante centimètres ou un mètre en cercle, autour du centre de la digue, que nous cultivons le riz de fourmi, comme disent les hommes, parce que notre céréale—vue avec leurs lunettes pour suppléer à l’insuffisance et à la grossièreté de leurs yeux—ressemble absolument à leur riz. Nous plantons notre récolte avec le soin qu’elle mérite et nous ne laissons jamais pousser aucune autre plante dans notre enceinte. A plus de cinquante centimètres de notre ferme nous avons reconnu qu’il fallait enlever toute plante étrangère, si nous ne voulons pas en retrouver les graines dans notre riz.
—Ce gazon si bien vivant que nous traversons... c’est votre riz?...
—Oui, monsieur. Cela donnera une belle petite graine blanche que nous serrerons dans nos magasins, après l’avoir soigneusement séparée de la paille, et qui servira à nourrir la colonie pendant toute l’année.
—Et la paille, qu’en faites-vous?
—Nous l’emportons au loin et la jetons au delà des limites de notre ferme.
—Voyons! parlez-moi franc, mon ami, est-ce bien vous qui plantez cette herbe?... Elle vient partout ici, n’est-ce pas?
—Cherchez!... Si vous en trouvez en moisson compacte comme celle-ci, vous reviendrez me le dire et je vous donnerai ce que vous voudrez. Lorsque la récolte sera faite, le chaume coupé et enlevé, vous verrez le terrain débarrassé attendre l’automne suivant, et alors, le même riz de fourmi réapparaîtra dans le même cercle, y recevra tous les soins convenables et... ainsi de suite tous les ans!
—Pas possible!
—Tenez! voyez-vous ce vieux monsieur qui se promène péniblement là-bas?
—Oui. Qu’est-ce qu’il regarde à terre?...
—Nos travaux!... qu’il suit depuis douze ans sans interruption! Nous étions là avant lui et nous y serons encore après lui, toujours jeunes, toujours actives!
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—Cependant, les bestiaux, mon pauvre ami fermier, doivent manger avec bonheur vos jolies moissons!
—Hélas! cousin... c’est là le malheur de notre vie! D’autant plus que les bœufs, notamment, sont très friands de notre riz.
—Hé bien! que faites-vous alors?
—Nous souffrons! nous mourrons de faim l’hiver... Ainsi s’en vont rapidement les belles colonies de fourmis agricoles (Atta malefaciens du docteur Lyncœum); seules, quelques villes établies comme celle-ci dans un site inexpugnable, dans un enclos, peuvent résister, et encore!... Une fois l’enclos dévasté, nous mourrons.
—Mais pourquoi ne pas fuir?
—Fuir! Où? Est-il un endroit où le bœuf, qui pullule dans ce pays, ne puisse venir dévorer nos moissons?
—Que faites-vous pendant la saison humide?
—Nous prenons soin de nos magasins. Dès qu’un rayon de soleil brille, tout le monde apporte les grains, qu’il faut faire sécher, et ceux qui sont mouillés sont nombreux, malgré toutes les précautions prises. Si quelques-uns sont germés, nous n’y touchons jamais, nous les emportons loin de l’enceinte de la ferme, et nous les jetons. Ces grains ne sont plus bons à rien.
—Alors vous savez prévoir les conséquences de ce que vous entreprenez?
—Mais vous pouvez en juger. Ce bonhomme que je vous ai montré là-bas, c’est le docteur Lyncœum. Un jour, il reçut une lettre d’un autre homme nommé Darwin, qui lui demandait s’il croyait que les fourmis agricoles plantassent leurs grains pour la saison suivante. C’était absurde, cette question. Mais, enfin... Il y a, parmi les hommes, des gens qui ont de si singulières idées!...
Le bonhomme Lyncœum lui répondit ceci:
«Je n’ai pas le moindre doute sur ce fait, et mes conclusions ne viennent point d’observations précipitées ou faites sans soin. J’ai acquis une conviction en les voyant faire ce qu’elles veulent et croyant évidemment qu’elles en attendent 107 et en connaissent le résultat. Voilà douze ans que j’observe la même fourmilière... Tout ce que je vous ai écrit est vrai. Hier, je les ai encore visitées. La moisson de riz de fourmi pousse parfaitement: vous ne trouveriez pas, à plus de trente centimètres du cercle, un brin d’herbe ou de plante étrangère à la récolte cultivée par mes voisines. Maintenant, concluez!»
Je demeurai quelques jours dans le verger; mais, par deux ou trois aventures qui faillirent m’arriver, je jugeai que le séjour au milieu de ces gros bœufs qui piétinaient en aveugles toute cette campagne, était malsain pour nous autres fourmis. Cela me fit penser encore à notre petit bois si tranquille, à notre belle lande de Para, qui s’étend devant la maison maternelle, à la France, en un mot.
—Assez d’Amérique et d’aventures!... Retournons au pays, si Dieu le permet! En route... du courage et retournons au port; le Rapide nous emportera!
Et me voilà marchant à toutes jambes le long de l’interminable rue que j’avais déjà parcourue la semaine précédente...
Et le Rapide!
Parti!!!... ô malheur!
—Maintenant, où aller? Rester à rôder sur le port, c’est bien dangereux; les ennemis y pullulent... un seul navire est à quai. Où va-t-il? Atteignons les pancartes... Au Sénégal! Grand Dieu!!! en Afrique!... Non! jamais je n’oserai! Attendons quelque autre bateau, il n’en peut manquer...
J’attendis au milieu des tribulations de toute sorte, des 108 angoisses de nuit et de jour, des dangers de chaque instant... Aucun navire ne se montrait, et, pour comble de malheur, le Sénégalais appareillait!
—Seigneur! Seigneur! criais-je comme Jérémie, quel parti prendre? L’Afrique!... Une pauvre fourmi n’y sera pas en vie au bout de cinq minutes... Hélas! maudite curiosité... où m’as-tu conduit?...
Il fallait se décider.
J’embarquai!!!...
Voilà comment je suis, en ce moment, sur le San Jacobæo, en route pour Saint-Louis, où il va charger des arachides. La cale sent mauvais à vous en donner une maladie, et, de plus, la place n’est aucunement sûre... Toujours des blattes; mais, de plus, pas mal de mille-pieds, et d’horribles bêtes qui courent dans la nuit comme des spectres endiablés et rappellent la forme des araignées; mais si grandes, si grandes...
Je réussis à me glisser dans la cabine du capitaine. Une première fois, avec maître Urbain, j’y avais trouvé le salut, peut-être m’y sauverai-je encore aujourd’hui. Quelle différence! autant le vaisseau français était propre et bien tenu, autant celui-ci était... sale et négligé!
Mon premier soin, en entrant dans cette cabine, fut de trouver un endroit favorable pour élire domicile au milieu des ennemis qui m’entouraient de toutes parts. Essayer de s’approprier une crevasse, une fissure, un coin quelconque, il n’y fallait pas songer, et un regard circulaire jeté autour de moi m’apprit que toutes les places étaient prises et occupées depuis longtemps. Entrer dans un tiroir? Inutile! les cancrelats étaient partout. Le temps pressait cependant, il fallait se décider. J’avais parcouru tous les endroits à ma portée... rien! rien! En levant les yeux en l’air, j’aperçus une série de boîtes en bois sur un des rayons de la cabine...
—Si je pouvais y parvenir? Peut-être découvrirais-je là un refuge!...
Et, tout en me disant cela, je voyais une telle procession de cancrelats sur l’angle des petites solives du plafond, que 109 je secouai tristement la tête... Évidemment, il y avait davantage encore de ces horribles bêtes en haut qu’en bas... Comment faire?...
Je sortis de la cabine du capitaine et revins sur mes pas, dans une sorte de petit carré qui lui servait d’antichambre ou de salle à manger. Qu’est-ce que je vis dans un coin? Une belle caisse en bois blanc, bien fermée, bien cerclée.
—Ah! grand Dieu! qu’on serait à son aise là dedans!
Je fais le tour de la belle boîte, cherchant avec une attention scrupuleuse s’il ne s’y trouverait pas un trou, une fente, une solution de continuité quelconque. Il faut si peu de place pour loger une fourmi!
J’inspectais tout avec un soin minutieux, non sans mauvaises rencontres derrière la boîte. Plus d’une fois je fus heureux de me faufiler dessous... Justement, j’y étais, lorsqu’en voulant ressortir ma tête heurte le bois; puis, tout à côté, elle trouve un vide. Je pouvais me tenir debout. Aussitôt, me dressant sur mes pattes, le long des parois, je constate que je suis dans une fente de bois. Je pousse, je pousse... c’est du papier qui se trouve sur ma tête... Le ronger fut l’affaire de cinq minutes. Victoire! je passe... et je me trouve dans la belle boîte, au milieu d’une quantité de mousse sèche, parmi laquelle je me blottis.
Encore une fois j’étais sauvé!
Je me trouvais—je l’ai appris depuis, au débarquement—dans une caisse d’échantillons et de curiosités que le capitaine du San Jacobæo apportait à son correspondant près de Saint-Louis. J’y vécus parfaitement à l’abri, grâce à l’exiguïté de mon trou, pendant les sept semaines que dura notre traversée, un peu aux dépens de ce qui se trouvait autour de moi. Il y avait là de fort bonnes choses.
Ce fut donc à tâtons que je débarquai à Saint-Louis, et ce fut à tâtons encore que je fus emportée chez le marchand d’arachides, à N’dien, à quelques lieues de la ville, au milieu d’une campagne admirable; encore ne sortis-je de ma boîte que parce qu’on la démolit par le haut pour en retirer ce qu’elle contenait. Il fallait déguerpir, et je le fis le plus vite 110 possible, un peu ébloui par le jour, et au hasard... qui faillit me faire dévorer vingt fois avant d’avoir pu gagner le jardin, si l’on peut appeler jardin le fouillis inextricable de plantes qui entourait la maison.
Ah! quelle compagnie dans ce fouillis... Ce ne sont que scorpions, serpents et autres animaux analogues...
J’avais à peine fait dix pas dans ces bosquets si mal hantés, qu’à quelque distance, et entre les herbes, je vois une silhouette qui me fait battre le cœur.
—Une sœur!... une fourmi rouge!... ô bonheur! comment est-elle ici?...
Je m’élançai à sa rencontre...
C’était bien une fourmi... qui nous ressemblait beaucoup; mais ce n’était pas une Polyergue rousse!...
A un mouvement de désappointement qu’elle remarqua, car j’étais près d’elle:
—Qu’avez-vous? me dit-elle... Vous venez à moi; eh bien! venez!... Je ne vous connais pas, mais vous nous ressemblez beaucoup, il me semble; nous pouvons être amis, si vous le voulez bien...
—Si je le veux bien! grand Dieu!... Combien je vous remercie de ne pas me repousser en m’attaquant, comme l’ont fait tant de fourmis dans le monde.
—Dans le monde? dites-vous. Qui êtes-vous donc?
—Une Polyergue roussâtre française, voyageuse un peu malgré elle, et cherchant à retourner dans sa patrie...
—Par où êtes-vous venue ici?
—Dans une caisse apportée tout à l’heure du bateau San Jacobæo, arrivé hier à Saint-Louis.
—Oui, je sais tout cela.
—Qui êtes-vous donc à votre tour?
—Un éclaireur.
—Éclaireur? Est-ce bien le mot?
—Espion, si vous le voulez. J’appartiens à l’espèce des fourmis-chasseresses, que les hommes ont baptisées Anomma arcens. Nous avons envie de faire une expédition par ici et j’attends une réponse de l’armée que je crois en marche.
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—Combien êtes-vous donc ici?
—En avant, nous étions dix ou douze... J’en ai envoyé plus de la moitié au-devant de la colonne; moi-même j’y vais.
—Voulez-vous me permettre de me joindre à vous?
—Volontiers. Mais il faut que je vous mette au courant de certains signes de ralliement, sans lesquels vous seriez immédiatement attaquée et dévorée. Avec ces signes, vous êtes des nôtres; on vous respectera. D’ailleurs, ne me quittez pas, vous me plaisez; vous allez assister à notre razzia et vous vous amuserez.
—Grand merci, cousine.
Et elle me montra comment il fallait placer mes antennes et mes palpes. Une fois en possession de ces mots de passe, je la suivis très volontiers.
—S’il s’agit de se battre, lui dis-je, vous verrez que les Français ont du cœur!
—Je n’en doute pas un instant, me dit-elle. Voici nos camarades qui nous rejoignent.
Je fus terrifié.
Je vis venir à notre rencontre une demi-douzaine d’individus très semblables à nous, il est vrai, mais les uns offraient une taille dont je n’avais aucune idée. Certes on me reconnaissait, dans ma tribu, une belle prestance, et je fus flatté de voir venir un soldat plus petit, que moi; mais j’en avais trois devant moi dont la taille atteignait celle d’un perce-oreille: plus de quinze millimètres! quel colosse!!...
Je fis les signes voulus; mon ami me présenta à eux et je devins de la bande.
J’étais, je l’avoue, fort intrigué de ce qu’ils venaient faire dans les environs de la maison du marchand d’arachides; les explications de mon ami ne m’avaient pas satisfait.
—Nous sommes venus visiter la basse-cour.
—Pourquoi faire?
—Pour découvrir les poules et puis les cochons. Nous y arriverons maintenant un de ces jours, quand nous voudrons.
—Que voulez-vous en faire?
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—Les manger.
—Ah!
—Mais oui. En ce moment l’armée doit tracer son chemin.
—Comment! tracer son chemin?
—Vous verrez cela, cousine, me dit mon ami, et vous admirerez nos travaux. Il faut bien fuir le soleil!
—Vous fuyez le soleil, cet astre bienfaisant qui nous fait vivre!
—Nous, il nous tue. Nous aimons la nuit.
—C’est donc pour cela que vous ne quittez pas les feuilles d’herbes sous lesquelles nous marchons depuis notre rencontre?
—Sans doute? Cela vous étonne?... Vous en verrez bien d’autres.
Effectivement, j’en vis bien d’autres.
Après avoir marché toute la nuit sans autre guide que l’odorat de nos compagnes, odorat qui semblait ne les tromper jamais, nous campâmes sous les grandes feuilles du pied d’un arbre à beurre[1] dont les noix étaient tombées tout autour de nous. Nous y trouvâmes bon repas et bon gîte pour toute la journée, car nous ne reprîmes notre route qu’au crépuscule du soir. A ce moment, mes compagnons furent réveillés, ainsi que moi, par les sourds grognements des hippopotames, qui sortaient d’une rivière voisine pour aller au pâturage dans les roseaux. Ces bruits, dans le calme de la nuit qui se faisait, mêlés aux cris lointains de la hyène, à la voix imposante du lion, aux glapissements des singes et aux mille soupirs de cette nature grandiose, me donnaient le frisson. Et cependant, qu’avais-je à craindre? Il n’y avait plus là de tamanoirs, beaucoup plus dangereux pour nous que tous les lions et tous les hippopotames de la terre.
Nous contournions depuis plusieurs heures une montagne de rochers, et je n’étais pas des plus rassurés, lorsque nous 113 arrivâmes à un marigot profond qui me sembla offrir à notre passage un obstacle insurmontable. Pas du tout! mes guides ne connaissaient point d’obstacles! Après avoir suivi la rive tant bien que mal, ils continuèrent jusqu’à ce qu’ils trouvassent de grands roseaux aux feuilles ployantes, qui s’avançaient loin sur l’eau et s’entrelaçaient à des herbes de toute espèce. Ce fut ce chemin tremblant qu’ils choisirent, et, au risque de nous noyer vingt fois, il fallut monter et redescendre cette route diabolique. Nous parvînmes ainsi au milieu du marigot, et, marchant sur un vrai plancher d’une espèce de lentille d’eau, nous arrivons bientôt à la rive opposée. Non, rien en France, rien au Para même, ne peut donner une idée de l’exubérance admirable de la végétation en ces lieux humides.
Il était bien près du matin quand nous tombâmes sur les sentinelles des chasseresses; nous croisâmes les antennes selon le mot de passe; quelques-unes me regardèrent un peu de côté et firent mine de me menacer de leurs pinces gigantesques; si elles m’avaient frappé, j’étais coupé en deux!... Il n’en fut rien. J’étais devenu un enfant d’adoption.
Le lendemain se leva brumeux, car nous approchions de la saison des pluies; aussi tout le monde travaillait. On faisait le chemin.
Voici ce que je vis:
Il y avait des travailleurs en nombre énorme, petits, pas plus gros que moi; lesquels doivent toujours, sous peine de mort, éviter les rayons du soleil; par conséquent, sont absolument lucifuges. Il y avait, en outre, des soldats comme mes amis; ceux-là beaucoup plus gros et pouvant supporter sans trop de mal l’éclat du jour. Jamais, pendant tout le temps que j’ai passé parmi ces intelligentes bêtes, je n’ai pu parvenir à en voir une ailée, ni un mâle, ni une femelle, ni une reine... rien qui puisse donner une idée de la manière dont elles se reproduisent. J’y ai perdu mon latin!...
Mais voici que, tout d’un coup, les soldats arrivent par centaines; puis, les uns et les autres s’enchevêtrant, se postent 114 d’une certaine façon et forment de leurs corps brun foncé, presque noir, un arceau prolongé sous lequel le crépuscule est presque de l’obscurité. Les mâchoires largement étendues, leurs longues pattes écartées, leurs antennes en avant, tout cela s’entrelace, et la colonne des travailleurs passe dessous à l’abri. Qu’une alarme soit donnée, l’arche se détruit en un instant, les soldats rejoignent leurs pareils à l’extérieur de la ligne, où ils paraissent exercer une sorte de commandement, et tous s’élancent d’une manière furieuse à la poursuite de l’ennemi. Si l’alarme se trouve n’avoir pas d’objet, ou si, après le combat, la victoire est remportée, le danger effacé, le pays libre, l’arceau est vivement reformé et la colonne compacte marche en avant, comme tout d’abord, observant une véritable discipline militaire.
Lorsque la disposition du terrain le rend absolument indispensable, les chasseresses construisent un passage voûté sur le terrain, au moyen de terre glaise agglutinée par leur salive et apportée par les ouvriers. Elles passent alors toutes dans leur chemin couvert, apportant de la terre pour l’allonger à mesure qu’elles avancent. Cette arche est très peu visible sur le sol, mais leur passage est parfaitement distinct partout où ils vont, par suite de l’apparence dévastée des environs et de la disparition de tout être vivant.
Cette nécessité de bâtisse opaque n’est d’ailleurs qu’un pis aller; si elles trouvent, dans la direction qu’elles veulent suivre, un buisson épais, elles passeront dessous sans rien construire; de même, si elles rencontrent une fissure, ou une crevasse dans le sol, un passage sous les pierres, l’abri d’un tronc d’arbre tombé, elles l’adoptent avec empressement et abandonnent leur arceau.
Il y avait plus d’une semaine que nous travaillions ainsi, bien tranquilles; je m’étais mise au rang des soldats et faisais comme eux, excepté l’arceau, pour lequel j’étais trop petite. Personne ne me cherchait querelle, j’étais fort heureuse. Évidemment, je passais pour un avorton, un être disgrâcié de la nature, comme taille et comme couleur. J’étais bien loin, en effet, de posséder la force inconcevable de ces admirables 115 soldats. J’ai vu nombre d’entre eux empiler sans fatigue des pièces de bois quatre ou cinq fois plus grosses qu’eux, et employer pour réussir un moyen qui découle de la longueur singulière de leurs jambes. Ils portent leur fardeau entre leurs jambes, en long, le tenant au moyen de leurs mandibules et de leurs pattes.
Ce que les ouvrières emportent n’est point destiné à bâtir, c’est tout simplement pour déblayer le chemin, qui devient noir comme une allée de jardin. Nous en avions déjà fait plus de deux cents mètres, et nous continuions toujours, quand quelques soldats arrivèrent en toute hâte, et un grand conciliabule se forma.
Je me hâtai vers mes amis.
—Qu’y a-t-il donc? leur demandai-je.
116
—Une belle proie en vue.
—Qu’est-ce?
—Une antilope toute écrasée, toute fraîche, qu’un grand python nous a abandonnée.
—Qu’en savez-vous?
—Ah! mon ami, nous en sommes bien sûrs. Vous savez que les gros serpents s’engourdissent lorsqu’ils ont avalé leur proie... C’est bien malheureux que le python qui a tué cette gazelle-là ait fait sa ronde et nous ait sentis, parce que nous l’aurions trouvé endormi avec sa proie dans le ventre, et nous aurions mangé les deux ensemble. C’est bon le python.
—Vraiment?
—Oui; j’en ai mangé plus d’une fois.
—Et comment faites-vous pour tuer ces serpents immenses?
—C’est bien facile. Nous nous jetons deux mille sur les yeux, que nous mangeons en un instant, même quand il nous emporte avec lui... Nous ne lâchons jamais. Une fois aveugle, nous tombons toutes sur lui; il est bientôt mort, il ne peut plus fuir.
—C’est très ingénieux, vrai!
—Nous en faisons autant aux singes, aux ignames, à tous les animaux; même aux hommes que nous rencontrons.
—C’est bien fait pour eux.
—N’est-ce pas?
—Sans doute. Il faut bien que nous mangions, nous.
Ce fut l’affaire de deux heures pour que toute la colonne ait achevé son repas. Ce qui resta sur le sol était un squelette de gazelle admirablement nettoyé. Lorsqu’elles dévorent un python, les écailles, outre les os, demeurent intactes.
117
Avant la fin de la semaine suivante, j’avais mangé du python comme les autres, nous en avions surpris un dans un marécage où il se croyait bien en sûreté. Ce n’est pas mauvais; mais l’antilope qu’il avait dans l’estomac vaut mieux: la chair est plus fondante et plus tendre.
Nous rentrions chez nous aux premiers rayons du soleil, lorsque de grands cris mirent la colonie en émoi; les soldats levèrent la tête, ouvrirent leurs mandibules et se préparèrent au combat. C’était inutile... Nous vîmes de loin une demi-douzaine de nègres yoloffs qui poussaient de grandes clameurs en contemplant le squelette du python. L’un d’eux se baissa pour toucher un des os et montrer aux autres que c’était tout ce qui restait d’un repas récent. Tous regardaient avec inquiétude autour d’eux, et bientôt, apercevant nos soldats qui marchaient vers eux en troupe compacte, ils prirent la fuite aussi vite que leurs jambes purent les porter.
Ils avaient disparu dans le bois lorsque nous reprîmes notre route. Sur ces entrefaites, un Cynocéphale vint sentir le squelette du serpent. Nous étions encore assez près de celui-ci pour qu’une cinquantaine de nos soldats, toujours disposés à l’attaque, sautassent sur lui en s’attachant aux poils de ses pattes... Ce fut par un bond effroyable que l’animal manifesta sa terreur.
Monter à l’arbre voisin fut l’affaire d’un instant. Sur la plus prochaine branche il s’assit, s’épluchant et essayant de détacher nos intrépides soldats des longs poils auxquels ils adhéraient... Il les croquait à belles dents... Bientôt un rugissement 118 de douleur nous annonça que nos braves, suivant l’épine dorsale, comme ils savaient le faire, et par conséquent marchant doucement à l’abri des pattes, étaient arrivés à la tête.
Bientôt les yeux furent envahis, attaqués... Le Cynocéphale bondissait, fou furieux, à travers les arbres. Tout à coup il tomba... Il était aveugle!... A ce moment, des escouades de mouches accoururent à la curée au secours des premiers assaillants: la lutte fut affreuse; mais, une heure après, le malheureux singe, mort, servait de pâture à toute la colonne grouillant sur sa dépouille...
Telles étaient nos victoires.
Je restai longtemps chez mes nouveaux amis, et j’avoue que je n’ai jamais vu meilleur peuple et partagé plus nobles sentiments. C’était avec un touchant ensemble que nous exécutions les expéditions les plus dangereuses; mais ces insectes admirables sont tellement bien doués, qu’ils réussissent dans tout ce qu’ils entreprennent. Combien de fois n’avons-nous pas mangé des ignames, ces immenses et succulents lézards, surpris pendant leur sommeil et envahis de toutes parts avant qu’ils aient pu seulement savoir d’où leur vient semblable aventure.
Jamais, je le répète, je ne rencontrai plus riche organisation. La vitalité, chez les Anommas, est incroyable. Je veux en donner une preuve, car j’ai assisté à l’expérience, cachée sous une feuille au-dessus de la tête des opérateurs.
Ces opérateurs étaient trois jeunes Français, que des nègres des environs avaient amenés près de nous, et qui se saisirent tout d’abord d’une demi-douzaine de nos plus gros soldats qu’ils purent rencontrer.
—Ami! regarde donc celle-ci, dit l’un d’eux en me montrant à son compagnon; si ce n’était pas absurde, on dirait une fourmi rouge de notre pays.
—C’est vrai. Une Polyergue roussâtre...
—Bah! c’est une anomalie. Il n’y a pas de fourmis de France au milieu de l’Afrique!
119
—Qui sait?...
—Prends-la, nous verrons bien...
Je me dissimulai vivement derrière deux jeunes soldats et me faufilai vers de grandes herbes—car en ce moment j’étais auprès d’eux à terre—d’où je gagnai un arbre touffu et vins me placer en observation au-dessus de leur tête.
—Je ne puis la trouver. Quel malheur!
—C’est une vraie découverte, mon ami, que tu as manquée là!
—Satanée fourmi, va!...
Et, d’un coup de scalpel, frappé dans un moment de mauvais humeur, il tranche la tête d’une des plus grosses fourmis-chasseresses!
Puis, sans penser précisément à ce qu’il faisait, il présenta le bout de son doigt à cette tête coupée. Aussitôt celle-ci ouvre ses mandibules et pince le doigt si fortement, qu’un filet de sang en jaillit immédiatement...
—Quelle rude organisation, ami! fit le pincé.
—C’est magnifique de vitalité. Quels ganglions!
—Attends! mais elle continue son travail et me fait un mal horrible! C’est comme si j’avais un paquet d’aiguilles animées me traversant le doigt!
—Patience! courage, au nom de la science, que nous voyions...
—Cela t’est bien aisé à dire! aïe!...
—Stoïque, mon ami; tu dois l’être! Il faut sacrifier à la déesse que nous servons jusqu’au sang inclusivement. A la science!!!
Puis, riant tous deux, ils étudièrent les manœuvres de la tête coupée, je compris alors que le blessé n’était pas sans souffrir. Les pointes des mandibules avaient facilement traversé l’épiderme; maintenant, la tête retira partiellement une mandibule, et la piquant plus perpendiculairement, pénétra plus avant, puis recommença le même manège avec l’autre, donnant à chaque coup, à sa mandibule, une direction plus verticale, blessant et coupant plus loin et plus profondément. On aurait dit, non une tête coupée, mais un 120 soldat complet, jouissant de toutes ses forces et en possession de toutes les parties de son corps.
Les expériences de ces gens durèrent longtemps. Ils exploraient le pays aux alentours; moi, je m’amusais à les suivre. Plusieurs de mes braves compagnons y perdirent la vie, ne sachant ni se dissimuler à temps ni se sauver assez vite. Il ne faut pas se confier trop à ses forces. Trente-six heures après le coup de scalpel, la tête coupée n’était pas morte. Le corps a vécu plus longtemps encore, quarante-huit heures, si je me le rappelle bien.
Comment admettre, d’un autre côté, l’expérience qu’ils firent, que des insectes à vie si tenace étaient, en moins de deux minutes, tués par un rayon de soleil tombant librement sur eux?
Ces fourmis sont d’ailleurs de rudes travailleurs. Un beau jour, une poule du village vint mourir dans les environs de notre demeure. Elle fut bientôt signalée, et une escouade fut désignée pour aller la dépecer. Je m’y joignis. Commençant à la base du bec, les ouvrières se mirent à arracher les plumes une à une, la dépouillant ainsi rapidement par la tête, puis par le cou, et enfin tout le corps. C’était évidemment une tâche très dure, parce que mes braves amis ne possèdent pas une force suffisante pour faire comme les hommes et arracher les plumes d’un seul coup; il leur fallut les ronger toutes par la racine.
Enfin, en s’y mettant à plusieurs reprises d’abord, à beaucoup ensuite, la besogne marcha encore assez vite; les plumes tombèrent et furent emportées les unes après les autres. Déjà les soldats s’apprêtaient à dépecer le corps en morceaux pour en faciliter le transport à la fourmilière, lorsque les nègres, compagnons de nos jeunes savants, s’aperçurent de ce qui se passait. Ces pillards rôdeurs s’emparèrent naturellement de notre poule. Les uns prétendirent que la fourmi chasseresse leur était venue souvent manger assez de volailles dans leur village pour qu’ils lui rendissent la pareille une fois par hasard. Les autres assurèrent que cette poule était un fétiche offert aux fourmis et, par conséquent, qu’il était 121 urgent de le leur enlever pour qu’elles ne l’abîmassent pas!...
Bref! nous ne mangeâmes pas la poule!
Je suivais toujours en amateur mes jeunes compatriotes, et c’est en leur compagnie que je fis connaissance avec une autre Anomma, qui ressemblait tellement à mes bons amis que j’y fus un moment trompée. On l’appelle l’Anomma Burgmeisteri. Elle est d’un noir profond et luisant; on dirait un diablotin! Les plus grosses portent souvent une légère teinte rouge. Toutes ont une énorme tête, égale au tiers de leur longueur totale. Je comprends une tête semblable, car il fallait une masse cubique énorme pour attacher des muscles capables de mouvoir des mandibules aussi gigantesques que les leurs. Ces armes, très courtes, se croisent l’une sur l’autre en se fermant. Cela offre un grand inconvénient, à mon avis; c’est que l’insecte est pris par ses mandibules s’il ne veut ou ne peut les rouvrir. Mort même, sa tête ne lâche pas la bouchée qu’elle tient. Chaque mandibule porte, en outre, une dent centrale qui va rejoindre celle d’en face lorsque les pointes sont croisées; double moyen de mordre!
J’ai encore rencontré une troisième espèce, l’Anomma rubella, plus petite et rouge plus ou moins brun. Chez toutes, les pattes sont grêles, mais d’une force de préhension extraordinaire. Chez aucun soldat, on ne trouve vestige d’yeux extérieurs; même sous le microscope, on ne trouve pas la plus légère indication d’organes visuels. Cependant, comme l’enveloppe cornée de la tête est assez transparente pour laisser voir, à travers, l’articulation des mâchoires quand on l’éclaire vivement, il est possible que l’insecte possède quelque sens de la vue qui lui fasse distinguer au moins le jour de la nuit.
Ces fourmis sont d’une hardiesse que rien ne trouble. Ordinairement le feu fait peur à tous les animaux, ceux-ci ne s’en effraient aucunement. Si vous les agacez avec un charbon incandescent, ils s’élancent sur lui, et leurs mandibules grillent et grésillent en serrant la surface brûlante... mais elles ne lâchent pas!
Quant à l’eau, elles s’en soucient fort peu. J’ai vu des expériences 122 qui prouvent que, laissées douze heures dans l’eau, elles reviennent à elles et courent, au bout de quelques instants, aussi lestement qu’avant. Des blessures qui tueraient tout autre animal, n’ont pas même pour effet, chez elles, d’altérer leur vigueur. Elles forment même un peuple privilégié!
Nous passions, le lendemain, dans un bois touffu, quand une exclamation frappa mes oreilles:
—Sapristi! s’écria un de nos jeunes Français en sautant comme un cabri affolé.
—Qu’as-tu donc? Es-tu frappé de la danse de Saint-Guy?...
—Viens m’aider, malheureux! au lieu de rire... A mon secours, mes amis!... Aïe!!...
—Mais qu’est-ce enfin?
—Vous ne voyez pas que je suis inondé de fourmis?... Aïe! aïe!!... Mais, venez donc à mon secours!...
—Ah! ah! dit l’un en s’approchant et cueillant une fourmi sur le dos de son ami, c’est l’Œcophylla virescens!!...
—Que le diable t’emporte!... Qu’est-ce que cela me fait? Arrache, emporte... je brûle!!...
Tous les deux se mirent à débarrasser leur infortuné camarade, qui était littéralement couvert de fourmis vertes qu’il écrasait, qu’il poursuivait avec acharnement.
—Où est le nid?
—Qu’en sais-je?...
—Écoutons... Tiens! l’entends-tu? on dirait le bruit de la pluie tombant sur les feuilles...
—Eh bien! qu’est-ce que cela me fait?
—Ingrat!... c’est le bruit que font, parce que tu les as dérangées, les compagnes de celles qui t’ont si bien accommodé le cou, les épaules et le visage...
—J’entends. Où est le nid?...
—Tu ne le vois pas au milieu des feuilles?... Il a suffi que tu les heurtes en passant pour que les propriétaires t’envoient instamment un véritable essaim des leurs.
—Attends un peu!!...
Et voilà notre jeune homme qui, armé de pierres, commence 123 l’assaut du nid. Ce fut un feu roulant de projectiles qui frappèrent la boule si bien construite et l’envoyèrent rouler à vingt pas. Nid et fourmis firent la culbute ensemble...
Un des compagnons courut, par un détour, vers le nid gisant, le roula encore quelque temps par terre, au moyen d’un bâton, puis, quand il le crut vide et abandonné, il le ramassa sans danger. C’est vraiment une curieuse et intéressante construction. Il est gros comme la tête et formé de feuilles coupées par les fourmis et mâchées par elles jusqu’à ce qu’elles forment une pâte grossière à peu près semblable à celle que font, en France, les guêpes et les frelons; excepté que la matière est verte au lieu d’être grise, composée de fibres ligneuses.
—Pour l’exemple, je le garde, celui-là, dit le jeune homme.
—Qu’en-veux tu faire?
—Ce sera un souvenir!
Et prenant un crayon, il écrivit dessus:
Ceci est la boîte à poudre
De mon ami
Louis
Souvenez-vous-en!
Et il plaça, en riant, le nid dans son sac.
Je le perdis de vue dans le bois, et revins au logis.
Nous avons été plus loin ensemble que je ne le supposais. M’orientant de mon mieux, je revenais tout droit vers notre 124 belle fourmilière, lorsque je rencontrai un endroit désert, montagneux, aride, dans lequel je devais courir les plus grands dangers. Il s’agissait de ne pas traverser une vallée au fond de laquelle, au milieu d’un beau bois de Dattiers roniers, je sentais un marigot ou un ruisseau.
Mon odorat me guidait aussi bien que mes yeux, qui me montraient un fourré de bambous d’une force prodigieuse passant dans un endroit très humide, ainsi qu’on pouvait en juger par les herbes devenant de plus en plus touffues et inextricables à mesure qu’on approchait. Je dus remonter et traverser le terrain aride au milieu des pierres et des ardoises: çà et là quelques Baobabs dont les énormes fruits pendaient au milieu de feuilles rares et luisantes.
Je cherchai au pied si les animaux n’auraient pas fait tomber quelques-uns de ces fruits renfermant une farine sucrée et acide qui nous plaît beaucoup. Les hommes la mêlent à du lait et en forment un remède contre la dyssenterie, si commune en ces pays. Le matin j’avais vu les Yoloffs de Cayor se servir de lallo pour assaisonner le couscous de mes amis les Français, j’avais reconnu que ce lallo était de la feuille de Baobab, tout simplement séchée et finement filée. Le Baobab sert à tout en ce pays, même à fournir des fils d’une belle couleur.
Je trouvai facilement mon dîner au milieu de tous les débris accumulés sous les arbres par les singes et les perroquets. Puis, reprenant courage, je traversai une partie de la forêt, et, avant le soir, je me reposais au milieu de mes parents d’adoption.
J’étais là comme auprès de la lande de Pora, jamais je ne me trouvai mieux hors de mon pays natal.
Depuis quelque temps le ciel se couvrait de gros nuages noirs, le jour semblait obscurci, affaibli, gris; mes compagnons exultaient; ce bon jour doux et voilé ne les aveuglait pas comme la splendeur équatoriale des journées ordinaires: le soleil les avait quittés, c’est tout ce qu’ils demandaient. Aussi, une activité fébrile régnait dans la fourmilière. On travaillait partout: non seulement on nettoyait, mais on 125 agrandissait les immenses souterrains déjà existants, et l’on formait une ville inférieure d’une énorme étendue.
Tout à coup, la pluie se mit à tomber, épaisse, serrée, continue. On aurait dit une nappe d’eau enveloppant la campagne. Jamais je n’avais rien vu de semblable. En France, une pareille pluie ne se produit jamais qu’au sein d’un orage violent: ici, rien de semblable, elle tombait droite, tranquille, comme si elle ne devait plus cesser. Et, en effet, elle ne cessait plus...
Au bout de deux jours, les chemins parmi les feuilles sèches et les herbes étaient impraticables pour nous; plus moyen de sortir. Et la pluie tombait toujours!...
Un matin, nous étions réunis en foule sur la grande place de la ville souterraine, moi, fort ennuyé de cette détention déjà longue et qui ne semblait pas près de prendre fin, lorsqu’un soldat éclaireur, comme on en envoyait constamment à la maraude, entra au galop et s’écria:
—Sauve qui peut!
—Quoi? qu’est-ce? qu’y a-t-il?...
—L’eau arrive!... nous allons être inondés!.....
Ce fut un moment de confusion et de panique indescriptible: je me rapprochai de mes amis et leur demandai:
—Que fait-on en cas semblable?
—Mon cher, on fait comme on peut... cela dépend de la marche que prend l’eau... Allons voir ensemble!...
Nous sortîmes, mais déjà l’ordre était rétabli parmi les ouvriers par les soldats. La colonie se formait en une colonne profonde: chacun arrivait et gagnait son rang, sans confusion, avec une prestesse et une intelligence incroyables.
La fourmilière-ville avait été bâtie, avec une très grande habileté, sur une petite éminence suffisante pour parer au danger d’une inondation. Les chasseresses n’en étaient point à leur première épreuve, et tout dénotait, dans leur sang-froid et leur activité, qu’elles avaient moyen de sortir de cette horrible position. Sans plus perdre de temps, mon ami et moi, nous gagnâmes le bord de l’eau qui coulait rapidement 126 devant nous; nous suivîmes cette rivière improvisée, et il nous fut bientôt aisé de reconnaître qu’elle formait deux bras entourant absolument notre colline comme une île et se rejoignant au-dessous d’elle.
Toute retraite nous était fermée!
Nous avions mis quatre heures à faire le périple de notre îlot, et nous revenions à notre point de départ, lorsqu’un flot de fourmis sortit de terre à la hâte, criant:
—L’eau monte!... elle filtre à présent dans les magasins du bas!
—Quel malheur! nos provisions!.....
—La famine pour l’hiver...
—Courage, enfant! cria mon ami, une chasseresse de cœur ne se décourage jamais!... Prends confiance, nous allons vous faire un pont!
—Un pont? lui dis-je en l’interrompant; et avec quoi?
—Avec nous, donc!
—Que dites-vous? Je ne vous comprends pas...
—Vous allez voir. Venez avec moi, vous allez nous aider...
—Volontiers.
Et je la suivis.
Un bon nombre de soldats étaient réunis et discutaient vivement, comme pour élucider une question délicate. Tout à coup le calme se fit, et une voix commanda tout haut:
—Rendez-vous à la liane du caoutchouc! c’est le meilleur endroit.
Toute la troupe marcha vers le point de l’îlot que l’on désignait de cette manière. La même voix commanda encore:
—Ouvriers! soyez prêts à passer le pont que nous allons établir sans retard. Il faut fuir devant l’inondation. A la manœuvre!!!.....
Je suivis mon ami, et bientôt nous fûmes arrivés au pied d’un caoutchouc après lequel s’enroulait une liane dont les nombreuses branches retombaient comme celles d’un saule pleureur, et, par le fait, traversaient presque entièrement le courant d’eau qui s’était formé et nous entourait. L’endroit 127 me semblait singulièrement choisi: c’était en amont; et l’eau, en s’y distribuant à droite et à gauche, s’y refoulait et prenait une rapidité terrible.
—Suivez-moi, mouches, et faites ce que vous me verrez faire!
Tous les deux nous escaladons la liane, suivis de près par toute la bande de soldats et par le peuple en longue colonne serrée, mais marchant d’un pas tranquille et sans se presser. C’était admirable d’ordre et de discipline intelligente. Bientôt notre conducteur trouva la branche qu’il cherchait: c’était 128 la plus longue et nous redescendions lentement par la liane qui en pendait. Une fois en bas, nous nous trouvions à deux mètres environ de l’eau... Comment sauter?...
Un soldat vint à côté de moi et, se cramponnant fortement, non à la dernière feuille, mais à l’extrémité de la branche parfaitement choisie sur le bois déjà solide, il laissa pendre ses longues jambes étendues de toute leur longueur. Un second passa sur son corps avec précaution, s’accrocha à ses jambes et laissa pendre les siennes; puis un autre; puis dix se suspendirent ainsi, les uns aux autres. J’étais dans l’admiration!...
La chaîne s’allongeait toujours; le point d’attachement avait été renforcé de quatre autres soldats énormes: bientôt elle toucha l’eau... cela ne suffisait pas encore. Le vent soulevait de temps en temps la liane et la poussait vers la rive opposée avec la grappe de chasseresses qui la prolongeait.
Un des plus robustes soldats avait pris la dernière place, la plus exposée, la plus dangereuse... Solidement cramponné par les jambes de derrière à la dernière place, il tendait ses pattes de devant et ses énormes mandibules en avant, s’efforçant, à chaque oscillation que le vent lui imprime, de happer quelque objet au passage... Vingt fois il manque son coup, mais enfin il saisit une longue herbe...
En un clin d’œil, dix fourmis de la bande étaient accrochées à l’herbe, la chaîne était solidement fermée, le pont était fait... Le peuple des travailleurs commence à passer, s’écoulant à côté de moi. J’étais redescendu sur la terre ferme et m’occupais à considérer une autre escouade de soldats qui avait choisi l’autre extrémité de l’île en aval pour établir la passerelle: ici, c’était le contraire de l’amont. Autant l’eau arrivait rapide et furieuse en haut, autant elle était calme et profonde en bas. On eût dit un petit lac.
Comment passer? L’arbre le plus rapproché du bord et dont les branches s’étendaient le plus loin était bien mince: un simple rejet qui se penchait, comme en renferment tous les bois du monde. La chaîne était déjà faite. J’observai de 129 nouveau comment allaient s’y prendre les derniers suspendus en l’absence du vent qui plutôt repoussait la chaîne à l’intérieur. Ah! le génie admirable de ces admirables insectes est grand! Jamais je n’ai rien vu exécuter d’aussi simple, d’aussi hardi!!...
Près de la surface de l’eau, la dernière attachée étendit ses grandes pattes en les écartant: elle était pendue par ses mandibules. Une seconde se plaça à côté d’elle, puis deux en avant, puis trois, puis quatre et toujours quatre, soutenues toutes sur l’eau par leur suspension à la branche et leurs grandes pattes qui ne se mouillent point. Alors, le flot des ouvriers passe, mais un à un, peu à peu, de manière à ne pas faire enfoncer les soldats dévoués qui composaient le radeau. J’y passai moi-même et j’avoue que j’eus un peu peur sur ce pont singulièrement branlant; mais en se cramponnant bien, il présentait toute la sécurité nécessaire.
En quelques heures tout le peuple passa et s’étendit en longue colonne brune au travers du bois: les flancs étaient guidés et éclairés par de vaillants soldats. Avant de quitter la rive opposée à notre fourmilière, je jetai un coup d’œil en arrière: l’eau gagnait, gagnait... Les travaux les plus profonds étaient sous l’eau; quelques fourmis même avaient été surprises et noyées... Je vois leurs cadavres tournoyer dans le torrent!!...
La pluie tombait toujours! Nous entendions distinctement les grognements des Hippopotames du fleuve voisin, qui se réjouissaient évidemment d’un temps si agréable pour eux, en ce qu’il allait étendre leur domaine sur tout le pays.
Nous n’étions pas les seuls à fuir devant l’inondation. De toutes parts les animaux les plus différents fuyaient tous dans le même sens... et l’eau grondait et envahissait de plus en plus la terre. Enfin, un flot vint qui déborda du fleuve par une nappe énorme... ce fut comme un torrent qui emportait tout sur son passage...
Alors j’assistai à un admirable spectacle.
On voulut bien m’admettre à prendre part au salut commun 130 et j’en aurai, toute ma vie, une éternelle reconnaissance à mon amie.
Toutes les fourmis chasseresses étaient montées sur les plus hautes herbes, sur les plus hauts arbres et toutes montaient à la file. Arrivée en haut, une fourmi se cramponnait par les mandibules; puis, à ses membres et à son corps se cramponnaient les petits, les faibles, les ouvriers, jusqu’à ce que l’ensemble formât une boule de la grosseur d’une pomme. A l’extérieur sont les forts et les soldats. Je fus compris au nombre des petits et mis à l’intérieur. Je portais 131 et j’étais portée: la manière dont nous étions entrelacés est tellement ingénieuse que l’effort est insignifiant et que l’on peut tenir très longtemps cette position sans ressentir une fatigue capable de vous faire lâcher.
Au signal donné, dès que la boule fut assez grosse, la première fourmi lâcha prise, et l’eau montant toujours nous nous trouvâmes à flot, roulant au milieu des courants du grand fleuve débordé.
A côté de nous, dix, vingt, cinquante boules semblables furent faites par nos camarades et toutes se mirent à flot, dérivèrent comme des balles de liège, car nous étions beaucoup plus légères que l’eau. Mes compagnons disaient adieu de loin aux boules qui partaient, emportées à droite et à gauche, sans espoir de les revoir, car il est bien évident qu’un événement semblable est une cause de dissémination pour la race des Chasseresses. Ce qui détruirait toute autre espèce est, au contraire, une occasion de multiplication pour celle-ci.
Notre voyage fut dépourvu d’accidents graves. Nous roulions plus ou moins vite, depuis plusieurs jours, sur les eaux du fleuve qui nous amenait à Saint-Louis, évitant les obstacles par suite de notre légèreté naturelle qui nous maintenait au milieu des gros flocons d’écume blanche que produit toute rivière en mouvement. Nous approchions peu à peu de la mer, et je n’étais pas sans inquiétude sur notre sort: cependant, je n’en disais rien à mes compagnons, pour ne pas les effrayer d’une façon inutile et intempestive. Il serait temps de voir, au moment du danger, ce qu’il y aurait à faire!...
En attendant, je priais Dieu d’écarter de nous les Crocodiles qui, sentant une friande boule d’insectes passer à leur portée, auraient pu ouvrir leurs monstrueuses mâchoires et avaler tout d’un coup notre smala. Nous avions eu la chance de ne heurter aucun obstacle, parce que nous étions sur le grand courant. Au milieu du fleuve nous suivions tout doucement une grande branche, ou plutôt un arbre tombé, contre lequel nous étions collés par une abondante couche d’écume. Les 132 branchages qui nous entouraient nous servaient ainsi à parer quelques petits chocs au besoin!
Nous approchions beaucoup de la mer, je le sentais, non seulement à l’odeur de l’eau, mais au ralentissement de notre marche. L’eau devenait presque immobile, et, si nous avancions encore, c’était en vertu du poids de notre arbre et de sa vitesse acquise. Tout à coup, un choc formidable se fit sentir dans notre arbre... Le cordage d’une ancre l’a arrêté par le bord; il bascule vivement, nous fouette ses branches sur la boule et nous écrase contre le cordage, cause de tout le mal!
Un instant étourdi par la commotion, je me mets à la nage... Hélas! que de morts et de blessés!!!... l’eau était, tout autour de nous, couverte de cadavres!...
Que faire?
L’instinct de la conservation fut plus puissant, chez moi, que la terreur. Je m’accrochai au câble de l’ancre: je m’y cramponnai, et malgré que mes membres fussent comme perclus, je parvins à me hisser dessus, suivi de plusieurs camarades que j’aidais à y prendre place... O douleur! mon amie gisait à la surface de l’eau, la tête broyée par le choc de la branche.
—La belle chance! Me voici à bord, au moment où je n’avais aucune envie de m’embarquer! C’est très bien, la vie est sauve... mais, où allons-nous sur ce navire inconnu?.....
Tel était mon monologue, en me cachant au plus près de l’écubier par lequel j’étais entré.
—Reposons-nous d’abord!... Quel cataclysme!! mon Dieu!...
133
Et je repris haleine, en écoutant de toutes mes oreilles les bruits du vaisseau. Il me semblait entendre des voix qui parlaient français: c’eût été trop de chance!... J’écoutai encore, mais tout bruit cessa: la cale était silencieuse; aussi je m’endormis...
Tout à coup, un grincement effroyable me fit tressaillir; j’ouvre les yeux; c’est le câble, mon voisin, par lequel je suis monté là, qui grince en passant... Que fait-on?... on le remonte, l’ancre avec... donc, nous appareillons?...
Hélas! où allons-nous?...
Qui le sait?... Une heure après, nous étions en pleine mer, à la grâce de Dieu. Voilà tout ce que je savais.
Ce fut une dure et longue traversée de près de trois mois: je ne revis même plus mes compagnons. Ont-ils été tués? ou la nourriture leur a-t-elle manqué dans les réduits qu’ils ont pu trouver? je ne sais. Nous nous trouvions sur un bateau à vapeur; aussi je vivais, jour et nuit, au milieu du fracas des machines, de l’odeur de l’huile et de la fumée... Ce n’était point agréable pour une fourmi. La seule consolation que j’appréciasse était la jouissance d’une température chaude, excellente, analogue à celle de nos meilleures journées de soleil au printemps. J’en jouissais, sans mot dire, me cachant, me faisant bien petit, d’abord pour sauver ma peau, et puis pour apprendre où j’allais. Je ne pouvais l’apprendre que par hasard et parce que l’on ne se défierait point de moi. Il fallait attendre tout du hasard et de mon adresse...
Quant à vivre, je trouvais partout à manger: il faut si peu de chose pour contenter une fourmi!
Enfin—car tout prend une fin en ce monde!—nous arrivons, évidemment dans un port, puisque j’entends filer l’ancre, stopper et venir à quai... Ah! ah! c’est le moment d’ouvrir une oreille attentive.....
Des employés de la douane, des inspecteurs de santé arrivent à bord.....
O malheureuse destinée! Tout ce monde parle anglais!!!... 134 Hélas, on a négligé de m’apprendre cet idiome dans ma lande de Pora!!! Comment faire?...
—Lieutenant! une lettre pour vous!...
—Ah! ah! voici du français... Écoutons!...
Un grand bonhomme déguisé en sorte de facteur, avec un sac de cuir au côté, une espèce de marmite en cuir bouilli sur la tête, une ceinture en cuir, et un étui en cuir au côté, parut sur le pont...
J’arrivai aussitôt que lui.
—Sir, a letter from the consulate. Monsieur, une lettre du consulat.
—Well! give me. Bien, donnez.
—I’ll wait for the answer, if your honour allows it... J’attendrai la réponse, si Votre Honneur le permet.
—Stay for a moment. Attendez, je reviens.
—Diable! diable! mais ce n’est pas du tout du français, cela! Patience! hélas!...
Bientôt le lieutenant remonta.
—Give that to the consul... Donnez cela au consul...
—That will be done, sir. Ce sera fait, monsieur...
—And you must say I am to go down to Melbourne tomorrow. Et vous lui direz que je reviendrai demain à Melbourne.
—Yes, sir. Bien, monsieur.
Et le bonhomme au cuir disparut...
—Melbourne... Ce doit être un nom de ville! Nous sommes à Melbourne?... Melbourne?... Mais, il me semble que je connais ce nom... Pardieu, oui! nous sommes en Australie!!!... Oh! c’est trop fort!... et comment revenir en France, maintenant que nous sommes à l’autre bout du monde!... Voyons un peu ce que c’est que cette ville... C’est dans la province de Victoria, une nouvelle terre d’or... au sud-est de Sydney... un ancien port des forçats qu’on amenait d’Angleterre... oui, oui, des convicts!!...
Peu flattée de ces souvenirs, je montai tout le long d’un des mâts du bateau à vapeur, de façon à voir de là-haut cette ville et d’essayer de deviner ce qu’il y aurait à faire en cette 135 triste occurrence. J’étais de fort mauvaise humeur, et lorsque j’eus atteint la petite hune qui me promettait un poste d’observation assuré, je levai la tête... et ne pus retenir un cri d’admiration!
Comment! c’est là Melbourne! une ville née d’hier; elle n’a pas quarante ans!!!...
Je trouvais devant mes yeux une ville immense, étendue dans une belle plaine, coupée de rues somptueuses et laissant voir les dômes de ses édifices, ses églises, ses chemins de fer, et, au milieu de tout cela, un admirable fleuve, le Yarra, dans lequel nous étions, et qui, navigable aux plus grands navires, forme un bassin de 12 kilomètres au moins de largeur. Quel panorama splendide!... A l’extrémité intérieure de ce bassin, le terrain change et les bords de la rivière, élevés, mais de quelques mètres seulement, forment encore des docks naturels au pied de vertes collines prêtes à recevoir une ville nouvelle.
Nous sommes près du champ d’or de Bendigo! J’entendais parler deux matelots français des placers et des fortunes que l’on y faisait... à la bonne heure!
Quant à la côte que j’entrevoyais—en ce moment, et, admirant la baie du Port-Philippe, par laquelle nous étions entrés et qui a une centaine de kilomètres de long sur plus de 60 de profondeur,—la côte boisée me rappelait les montagnes de la Provence, couvertes d’oliviers et de chênes verts. C’étaient les mêmes teintes, la même monotonie où l’œil se repose sur des couleurs si douces et si faciles à saisir, qu’elles semblent inventées pour le plaisir du spectateur.
Je ne me lassais point d’admirer et ne pensais pas davantage à descendre de mon observatoire, si bien que j’y passai la nuit. A présent que j’avais aperçu cette grande côte, admiré ce beau pays, je me dis que ce serait faire preuve de bien peu d’intelligence que bouder contre sa curiosité, et ne pas profiter d’un contre-temps déjà accepté de force, pour continuer ses observations. Nul doute que l’Australie ne renferme des spécimens intéressants, pour moi, de la grande nation des fourmis!
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Pourvu qu’elle en renferme!... car le peuplement de ses campagnes est si différent du reste du monde!
Autre question qui se présente à mon esprit:—Comment traverser cette ville immense pour gagner les champs, le bush, comme ils disent?... quel stratagème inventer?... Bah! soyons à l’affût des occasions!...
Et, redescendant de mon observatoire, je pris mes quartiers sur le pont, parmi des grappins et des chaînes en fer où personne n’allait des animaux que j’avais pu reconnaître à bord: j’avais remarqué tout cela!...
Le lendemain matin, un de nos passagers—un Français!—monta sur le pont, et bientôt son frère, un squatter de la colonie, vint le serrer dans ses bras. Aussitôt, je résolus de partir avec lui! J’avisai, parmi ses bagages, un petit sac de cuir qu’il devait probablement suspendre à ses épaules par une courroie; je profitai d’un moment où il le déposait près de moi, sur le pont, pour me jeter dans une poche ouverte qui se trouvait sur le dessous. Je m’y trouvai en compagnie de ses gants et de miettes de pain dont je fis mon profit.
Tout allait bien jusque-là. Je n’avais à craindre le contact d’aucun corps dur pouvant me blesser par les chocs ou soubresauts qui me menaçaient.
C’est ainsi que je quittai le bord!
A peine à terre, mon compagnon enfourcha un bel et bon cheval que son frère avait amené, et nous partîmes, non sans secousses, à travers les rues de Melbourne. Nous voyageâmes pendant une heure à travers les barrières qui servent de clôture aux terrains vendus récemment aux environs de la ville, et ce ne fut qu’au bout de 12 kilomètres que nous entrâmes dans le bush, c’est-à-dire la vraie campagne.
Je m’étais mise à cheval sur les gants, qui remplissaient presque toute la poche dans laquelle j’étais, et de là, en me cramponnant bien, je pouvais tout voir au dehors. La route que nous suivions n’était qu’une trace faite par les allants et venants, une large bande de terre mise à nu par le passage des chevaux, du bétail et les sillons des voitures. Rien de plus primitif!
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Nous avions bien marché quatre heures: je n’en pouvais plus, parce que mon compagnon interrompait souvent par un temps de galop la monotonie du chemin, lorsque nous arrivâmes sur le haut d’une colline où le frère de mon hôte arrêta les chevaux pour montrer à son compagnon la plantation où nous allions. A nos pieds s’étendait une petite plaine marécageuse: elle était traversée par un ruisseau dont une clairière, au milieu des grands bois, signalait le cours, et qui allait se perdre dans une plaine beaucoup plus vaste. Cette plaine s’étendait à notre gauche, bordée par le Yarra, qui coulait au pied de collines boisées derrière lesquelles se détachait, plus haute et plus vigoureuse de tons, la chaîne ondulée des Alpes australiennes.
C’était un panorama splendide.
Tout près de nous, le ruisseau formait la limite de la plantation, et nous nous dirigeâmes vers un petit pont qui servait à le traverser. Une demi-heure après nous descendions devant la vérandah de l’habitation; je sautai à terre et me cachai dans le gazon.
Je n’avais pas fait cent pas dans la prairie que je m’arrêtai, ébahi, devant une singulière caricature. Figurez-vous une fourmi qui, en marchant, relève son abdomen si haut en l’air, qu’il se courbe et couvre son dos, au-dessus du thorax!... C’est insensé, tout simplement! un abdomen n’a jamais été fait pour servir de parasol!!...
Enfin, telle est l’Australie; la terre des singularités, presque des impossibilités!
Je reconnus la fourmi que les savants ont baptisée: le Crematogaster læviceps, ce qui veut dire: Ventre suspendu à petite tête!!... Je voulus bien lier conversation avec elle; mais elle parlait un charabias incompréhensible et me parut peu sociable vis-à-vis des étrangers, tout en l’étant beaucoup vis-à-vis de ses semblables; car mon premier soin fut de la suivre pour savoir comment était bâtie sa fourmilière. C’est un vrai chef-d’œuvre!... Je les vis assez nombreuses sur des accacias voisins, suspendues à leurs branches basses, sous forme de boules grosses comme la 138 tête d’un homme, absolument comme la Tête de nègre du Brésil.
Celle du Brésil bâtit, en effet, sa boule si singulièrement que, toute garnie, en dehors, de petits appendices, elle rappelle, à s’y méprendre, les cheveux crépus des enfants de l’Afrique.
D’en bas, le nid de mon Crematogaster ressemble beaucoup au guêpier de certaines espèces: mais je monte tout simplement dans l’accacia pour y regarder de plus près et je vois qu’il est beaucoup plus compliqué. Il est formé d’une multitude de ramifications courbes, mêlées et pelotonnées amenant toutes aux chambres et à des galeries extérieures.
J’ai su, à mon retour en France—car j’y suis revenu!—que l’on connaissait encore d’autres espèces ayant l’habitude de tenir leur abdomen redressé; c’est la fourmi de Kerby (Myrmica Kirbii) et la fourmi élargie (Formica lata). La première construit son nid sur les branches des arbres, comme le Læviceps, mais elle le compose de bouse de vache et elle a l’habitude de donner à ces matériaux la forme de tuiles qu’elle range comme sur les toits des maisons humaines. Ce n’est pas assez pour les rassurer contre les intempéries: elles savent placer, en dessus de leur fourmilière aérienne, un dôme, ou toit séparé qui se projette tout autour en avant de la circonférence du nid.
La seconde espèce que j’ai citée attache son nid aux branches les plus grosses des arbres; elle le construit aussi en bouse de vache, mais elle y mélange des feuilles.
Hélas! je n’étais pas au bout de mes étonnements et, aujourd’hui que, revenu à une tranquillité profonde, je repasse dans mon esprit tout ce que j’ai vu, je suis obligé de constater que nulle part n’existe rien d’aussi extraordinaire que la Nouvelle-Hollande. Si nous examinons les arbres, nous nous apercevons qu’ils ne donnent point d’ombre, quoique ornés de belles et larges feuilles, parce que ces feuilles, au lieu de se présenter horizontalement, comme chez nous, se tiennent verticales ou sur la branche. C’est pourquoi les forêts les plus épaisses, les plus splendides, comme arbres 139 d’une hauteur prodigieuse, sont claires comme en plein champ et montrent un sol garni de hautes herbes comme une prairie. En Europe, sous les grands arbres d’une futaie, il ne pousse rien: le sol est nu, le jour est sombre, l’air frais. Là-bas, le soleil vous rôtit au milieu de la forêt la plus épaisse, comme au milieu d’un Sahara!
Autre bizarrerie pour nous autres fourmis: tous les arbres qui ne tiennent pas leur feuillage vertical portent des feuilles si découpées, si surdécoupées, qu’elles ne fournissent non plus aucun ombrage. Tous ces végétaux ont une odeur extrêmement forte, quelques-uns l’ont très agréable, mais la plupart sentent le camphre ou l’essence de térébenthine.
D’ailleurs, toutes les plantes et tous les arbres de l’Australie sont à feuilles persistantes: la plupart portent des feuilles longues et effilées qui pendent comme celles des saules pleureurs et descendent de branches gracieusement courbées. Quant à leur couleur, elle dépend de la saison, du sol et aussi de l’âge des arbres. J’ai trouvé dans les forêts des fougères en arbres, formées de larges parasols d’une richesse inimitable. Les tons du vert sont d’une richesse, d’une netteté dont nous n’avons aucune idée: plus clairs que nos arbres. Mais, ajoutez au-dessus un ciel bleu limpide, placez en dessous des terrains jaune chaud parsemés d’herbes jaunes et brillantes que la rosée fait éclore, éclairez tout cela d’un soleil splendide, et vous comprendrez pourquoi j’admire toute la journée!
Les oiseaux ne chantent point comme en France:—il y en a beaucoup moins de dangereux pour nous—au lieu des roulades du rossignol et de la fauvette, on n’entend que des cris particuliers; mais dans le nombre, il y en a d’une grande douceur, d’une expression plaintive et charmante. Ce qui m’étourdissait, c’est le nombre prodigieux des oiseaux; non, jamais la lande de Pora ne m’avait montré pareil spectacle!... Ils étaient partout, par escouades, sur les arbres, se poursuivant bruyamment, parés de leurs plumes rouges, vertes, jaunes, etc... J’étais éblouie!
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Maintenant, dirai-je les animaux bizarres que j’ai rencontrés dans ces campagnes où je suis demeuré plus d’un an à trotter à droite et à gauche avant d’avoir pu trouver l’occasion de revenir au pays? La première fois que j’ai vu passer des kanguroos, je crus avoir devant moi un être ne possédant que deux pattes propres au saut et une queue puissante.
Un jour, dans le marais, au bord d’une rivière, je me trouve en face d’un être plus singulier encore: c’était une sorte de grosse taupe à courtes pattes, la tête terminée par un bec de canard! Je m’approche et je vois que ses pattes, surtout celles de devant, sont palmées, comme celles d’un oiseau d’eau. Il avait une queue de castor... Bientôt il s’enfuit dans un terrier énorme creusé derrière lui, et je le vois ressortir, près de l’eau, par deux issues, mais à une distance considérable!
Qu’est-ce cela? Un ami, depuis mon retour en France, me l’a nommé Ornithorhinque Paradoxal... Soit!... Quadrupède à bec d’oiseau m’aurait semblé meilleur dans la langue des fourmis rouges.....
Je n’étais pas encore à la fin de mes étonnements. Je me flattais que le tamanoir, notre terrible ennemi américain, ne reparaîtrait jamais à mes yeux; pas du tout! un animal existe là qui le remplace!...
Je me trouvais, un jour, dans un endroit découvert: j’étais monté—j’aimais beaucoup cela!—sur un long brin de roseau sec, quand des enfants arrivèrent en poussant de grands cris et tenant attaché par la patte un animal dont le corps, roulé en boule, me rappelle un hérisson gros comme un petit chien.
—Nicobejan! Nicobejan! criait un garçon.
—Jannocumbines!... chantait un autre...
—Cojera! cojera!! bien beun!... disait un jeune nègre frisé.
Quel était ce misérable animal, jouet de ces enfants sans pitié?...
C’était un Échidné épineux, notre ennemi, aussi dangereux 141 que le tamanoir! Comme lui, sa tête se termine en une sorte de bec d’où sort une langue aussi longue, aussi bien enduite de glu que chez l’autre. Cette tête est attachée à un corps de porc-épic. L’animal fuit, dans un endroit découvert, avec une vitesse si extrême, que rien n’est plus difficile que de le capturer, d’autant plus qu’il est un fouisseur d’une telle puissance qu’il entre dans la terre aussi aisément que si elle était liquide.
—Ne le lâche pas!... Nous le perdrions...
—Bah! Il ne s’enfoncerait pas si vite que cela!.....
—Non?... essaie! L’autre jour, mon patron en a enfermé un dans une cour pavée: en dix minutes il a enlevé les pavés et s’est enfoncé dans le sol comme dans l’eau...
—Il a enlevé les pavés?...
—Comme des plumes!... Le patron disait qu’ils eussent été dix fois, vingt fois plus lourds, il les aurait arrachés tout de même, parce qu’il passe entre eux la pointe de ses grands ongles.
—Vous l’avez repris?
—Ah! ouiche!!... Comme c’est commode!... un animal qui se met en boule et qui ne présente plus que des épines pointues comme des aiguilles et qui vous déchirent les mains! Avec ça, quand on veut le prendre, il rue des jambes de derrière à tout déchirer avec ses griffes!
—La vilaine bête! Tuons-la!!!...
—Mais non, imbécile! Ne la tuons pas! Allons la vendre, nous en aurons un bon prix auprès de deux ou trois marchands de curiosités que je connais.
—Comment l’emporter?...
—Dame!... j’sais pas...
—Traînons-le sur ses piquants.
—Tu vas le tuer... et il vaudra dix fois moins.
—Faut chercher une voiture... La paiera-t-il?...
—Sans doute et bien au-delà...
—J’y vais. Attendez un peu!
L’enfant partit du côté de la ferme qu’on voyait dans le lointain.
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—Pourvu, continua l’autre, qu’il ne fasse pas comme celui que le patron avait mis l’autre jour dans la caisse de son cabriolet!
—Qu’est-ce qu’il a fait?
—Mon cher, quand il est arrivé, on n’a pas pu, par aucun effort, le faire remuer. Il était attaché aux planches comme une patelle sur un rocher, la tête et le museau cachés en dessous de ses piquants. A la fin, le patron se rappela que quand nous voulons enlever des patelles nous passons dessous une lame de couteau; il m’envoya chercher une bêche, la passa sous l’animal et le souleva. Il se mit à braire dans le coffret et nous eûmes bien du mal à le prendre par une des jambes de derrière.
—Bah!
—Sans doute. C’est le seul endroit par lequel on puisse le tenir! aussi, tu vois bien que c’est par là que j’ai attaché le nôtre...
La voiture vint, les gamins y montèrent le malheureux échidné au moyen de la corde qui le tenait et partirent vers la ferme.
J’avais eu le temps de remarquer que tous deux—lui et l’ornithorhinque que j’avais vu—étaient des mâles, parce tous deux avaient, au pied de derrière, un fort éperon percé pour répandre une liqueur dans la plaie. La glande qui la fournit est même visible chez les deux.
Cependant, l’un et l’autre ne se servent jamais de cet éperon et sont absolument inoffensifs!
Dans quel but le portent-ils?
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Toute chose a son revers!
Certes, je vivais au milieu de la plus belle nature qui se puisse voir; mais déjà deux mois s’étaient passés et non sans désenchantement. Jamais on ne pourra se rendre un compte exact de la population qui grouillait sous les plantes et les herbes qui couvraient le sol. Je ne pourrais plus compter le nombre de fois où je jouai ma vie dans une fuite précipitée, agrémentée de toutes les ruses que me fournissait mon cerveau.
Sous les pierres c’était encore pis! Je ne rencontrais que serpents, que scorpions, que centipèdes, que tarentules gigantesques... Jamais l’imagination des hommes n’a inventé de monstres plus horribles que tous ceux-là!
Il ne faut pas se dissimuler, non plus, que je vieillissais: mes anciennes blessures me faisaient souffrir et se rouvraient quelquefois; les rhumatismes étaient venus, et je sentais bien que ma légèreté me faisait défaut dans mes nombreuses escarmouches. Je le compris... il était temps de regagner le pays natal.
Comment faire?
Je me rapprochai de l’habitation: maintenant, j’en connaissais tous les abords.
L’occasion ne tarda pas à se présenter, plus belle que je n’aurais osé l’espérer. Mon ancien hôte, le cavalier, repartait pour la France et devait en ramener sa femme et ses enfants, et s’établir dans une habitation voisine qu’il avait achetée. Je résolus de le suivre.
Remonter dans ma poche de cuir, être emporté par lui à cheval fut l’affaire d’une minute.
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Je ne pus pas partir sans jeter à cette belle nature un dernier coup d’œil auquel se mêlait, malgré tous mes ennuis, un sentiment de regret. Un léger brouillard d’automne glissait, lentement chassé par la brise du matin et, après les adieux, le silence de la plaine ne fut interrompu que par les cris des oiseaux rieurs et des Kacatoës qui se répondaient d’arbre en arbre; par ceux des canards sauvages qui s’ébattaient sur les rives du Yarra dans les joncs et les lagunes. Quelle grandeur dans ce silence! Il me fit penser à la lande de Pora: elle aussi était belle au matin, enguirlandée des fils de la Vierge, emperlée de rosée!
A midi, nous étions en bateau: les malles avaient été envoyées la veille. Je m’établis dans la cabine qu’il avait fait arranger à sa fantaisie, car l’administration les fournit nues.
Bientôt l’Australie disparut à l’horizon. J’allais donc rentrer au logis! Le bateau, le Marlborough, touchait à Rochefort! Ce Marlborough était un magnifique vaisseau frégate de 1200 tonneaux; jamais je n’avais vu un pareil luxe; je vivais inconnue chez mon protecteur comme dans un palais enchanté; d’autant plus qu’en aménageant notre cabine, il avait adopté une fermeture spéciale qui empêchait l’entrée de toute espèce d’insectes.
Le soixante-dix neuvième jour de notre traversée, nous étions à quai à Rochefort: nous descendîmes ensemble, mon compagnon et moi, et je sautai précipitamment sur le quai. Dire quels sentiments agitaient mon cœur est impossible: j’étais si heureux de reconnaître chacune des maisons de ce quai que j’avais habité dans le temps, qu’il me sembla reconnaître en même temps jusqu’aux paniers contre lesquels j’avais ramassé du sucre... et à tout cela se mêlait comme le sentiment d’avoir échappé à un grand danger... celui de ne plus revoir mon pays!
Le Marlborough ne faisait à Rochefort qu’une escale de quelques heures pour déposer au consulat français des papiers intéressants qu’on ramenait en France, et bientôt je revis la vapeur s’élancer sifflante et emmener mon protecteur 145 auquel j’envoyai, du fond du cœur, avec ma reconnaissance pour les services inconscients qu’il m’avait rendus, tous les souhaits de bonheur possibles.
Mon premier soin fut de gagner la campagne, avec autant d’empressement aujourd’hui que j’en avais mis, dans ma jeunesse, à la quitter en me laissant emporter dans la nappe de Tabis et en fuyant de la préfecture pour venir au port.
Il est vrai que mes voyages et mes aventures m’avaient donné une expérience précieuse. Je savais maintenant m’orienter et cheminer le long des chemins et des sentiers, en me tenant à l’abri des ennemis de notre race. Et puis, l’avouerai-je, je me sentais pleinement rassuré dans mon pays: il me semblait si pauvre en insectes courants, grouillants de toutes parts, comparé aux solitudes tropicales, que je l’aurais volontiers déclaré un désert inhabité, si le cri du pivert dans le lointain et la vue de certains entonnoirs dont je me tenais prudemment éloigné, ne m’eussent rappelé que la sagesse enseigne à se tenir, partout et toujours, sur ses gardes. C’est ce que je fis pendant la longue route qu’il me fallut entreprendre, car cette distance, parcourue jadis en quelques heures par la voiture qui m’emporta, me demanda cinq mortelles journées de marche.
J’arrivais, à l’automne, aux environs du bois natal. Je voyais, près de moi, le troglodyte à la queue relevée qui suivait les haies dans le fond du fossé. Le rouge-gorge, au-dessus de ma tête, chantait sa chanson d’hiver sur les plus hautes branches d’un maigre pommier déjà dénudé de ses feuilles. Cet arbre est le premier nu, le dernier habillé!
Ah! je reconnais des voix amies! Là-bas, vers la lande, causent des pies qui jacassent leur chanson criarde avant de se répandre dans les champs à la chasse des vers de terre. Au haut de quelques sapins qui marquent la lisière du bois, j’entends deux merles susurrant joyeusement en se poursuivant de branche en branche: puis, caquetant comme des petites poules, voilà que j’entends venir une compagnie de perdrix! Cachons-nous! Je les vois picoter dans le sentier poudreux, à la recherche de mes pareilles! Elles font voler 146 la poussière de leur bec impatient qu’elles frappent sans relâche contre la terre, plutôt par habitude que pour y ramasser une nourriture quelconque. La poule fait ainsi.
Dans l’arbre sous une écorce duquel je m’étais caché, j’entendais une compagnie de petites mésanges à tête noire monter, descendre et piper à qui mieux mieux. Alertes, turbulentes, elles vont échenillant, nettoyant... Cachons-nous vite ailleurs! Le danger est là!...
Je dus fuir une seconde fois précipitamment devant ces petits becs dangereux dans leur fouille minutieuse des écorces.
Que disais-je donc que mon pays était inhabité, désert? que le danger ne s’y présentait sous aucune forme? Hélas! le danger y existe comme partout. La vie, dans notre monde sublunaire, n’est qu’un combat; vœ victis est la loi générale!
Et j’arrivai cependant peu à peu à la lande de Pora... ô ma belle patrie!
Voilà donc le carrefour des chemins avec la croix obligée: bâtie en bois, elle porte sur sa tige principale une petite niche, grillée de fer, dans laquelle la piété du paysan a placé une bonne Vierge de plâtre. A droite et à gauche de la croix, un tilleul énorme, mais bientôt sans feuilles, étend ses branches bienfaisantes et offre une ombre épaisse, en été, au voyageur fatigué.
La barrière du champ voisin est renversée; la porte est ouverte, et je vois le laboureur passer en chantant sa chanson et guidant sa charrue, dont l’essieu crie lamentablement. Il suit le large chemin de la lande; ce chemin des pays pauvres avec sa physionomie toute particulière. Quel bonheur pour moi de revoir la terre rouge apparaissant le long des grandes ornières qui se croisent en cet endroit où le chemin semble s’étaler sur la campagne, tandis que plus loin, en meilleur endroit, nous le verrons étroit et encaissé!!...
Une heure après, j’avais passé sur les pierres blanches et j’arrivais au milieu des miens. La fourmilière avait été réparée, 147 reconstruite après la catastrophe de la découverte du trésor.
Je trouvai là de nombreux enfants qui ne me connaissaient point; mais quelques vieilles fourmis de mon âge existaient encore et hantaient l’infirmerie, qui, en me regardant fixement dans les yeux un moment, me reconnurent... Bientôt nous avons croisé les antennes et parlé des souvenirs d’autrefois!
Ce fut une ovation véritable lorsqu’on sut qu’Hercule était revenu! Je suis le héros légendaire de toutes les fourmilières de la contrée. Maintes fois j’ai dû conter aux enfants mon odyssée, et, certes, je n’ai pas fini!
Puissé-je leur inculquer ainsi la prudence et la vertu!
Le premier événement dont j’ai gardé le souvenir fut un terrible cataclysme qui me priva, d’un seul coup, de toute ma famille et fit de moi un pauvre orphelin.
Je suis né dans le Jardin d’acclimatation du bois de Boulogne. Ma mère avait fait choix, pour établir son nid, du toit en chaume recouvrant la maison d’un énorme, mais affreux oiseau que l’on nomme Marabout. C’est celui auquel les femmes des hommes arrachent ces charmantes plumes blanches semblables à une neige légère qu’elles se plantent sur la tête. Ce n’est pas moi, chère maîtresse, qui vous engagerai jamais à vous affubler de cet étrange ornement! Ah! si vous saviez où on les recueille, ces plumes si légères!!!
Tapis sous le chaume croisé, nous vivions dans la plus grande abondance; la pâtée des oiseaux étrangers assemblés dans ce jardin fournissait à mon père et à ma tendre mère une mine inépuisable pour nous nourrir, et la prévoyante Pierrette avait choisi la maison du Marabout à cause de la proximité de l’eau, qui lui permettait de trouver facilement 150 au bord les vers dont nous avons impérieusement besoin pendant notre jeune âge, surtout au moment de la croissance de nos plumes. J’avais pour compagnons de nid deux frères et deux sœurs, et nos parents n’attendaient plus que quelques jours pour nous montrer l’usage de nos ailes. Hélas! qu’il y a loin de la coupe aux lèvres!
Une nuit, le vent s’éleva sous la pression de l’orage. Tapis au fond de notre nid, sous les ailes de nos parents, nous tremblions aux lueurs répétées des éclairs et sous les chaudes rafales qui ébranlaient la maisonnette sur ses fondements. Transis de peur, mouillés par des torrents d’eau qui se faisaient jour à travers les pailles et ruisselaient sur notre nid, nous nous serrions les uns contre les autres sans oser même pousser un cri.
Enfin le soleil paraît, mais faible, mais voilé; le vent redouble de force et, tout à coup, un grand mouvement se fait dans notre demeure; la tempête précipite la toiture en bas, et nous nous voyons tous éparpillés sur le sol aux pieds du Marabout.
Mon père gisait écrasé sous la pression d’une poutre, ma pauvre mère ne battait plus que d’une aile: son dévouement nous avait préservés, et tous cinq, pantelants, grelottants, mouillés, nous gisions sur le sol boueux, poussant de faibles cris de terreur. En moins de temps que je n’en mets à l’écrire, horreur!!! le hideux Marabout eut avalé mon père, ma mère, mes frères et mes sœurs!... Affreux trépas!
Un peu plus loin du monstre, j’étais tombé contre la séparation en fil de fer qui limitait ce préau du voisin où habitaient des outardes. Au moment où, de ce pas grave que prendrait un bourreau mû par la fatalité, le Marabout avançait vers moi, ouvrant son bec immense, j’avisai un trou dans la terre auprès de moi. M’y précipiter fut l’affaire d’un clin d’œil, et le coup de bec qui m’était destiné ne rencontra que le vide. Furieux, l’immonde animal redoubla, d’un coup terrible, sur le trou dans lequel je m’étais réfugié. Mais j’avançais doucement le long de mon souterrain, et le coup de pioche du Marabout n’eut pour effet que de me fermer 151 tout passage par là, en éboulant les terres derrière moi.
Où étais-je?... Je recueillis un instant mes idées, puis je me décidai à pousser en avant. Bientôt une légère lueur apparut devant moi et je sortis de terre en face du père Outarde, qui me regardait d’un air fort intrigué. J’étais sauvé! Ce souterrain était une galerie de passage creusée par les rats pour passer d’un préau dans l’autre.
Je frémis encore quand je pense au danger que je courus ce jour-là, tant au-dessus qu’au-dessous de terre.
Le digne oiseau chez lequel le hasard m’avait fait entrer voulut bien ne me point faire de mal; il me regarda dédaigneusement, tourna les talons et ne s’occupa plus de moi. J’en profitai pour me réfugier au milieu d’une touffe d’herbe, et là je m’efforçai de me sécher un peu et de réchauffer mes membres engourdis.
Bientôt la faim, la cruelle faim se fit sentir. J’appelai; mais qui appeler? J’étais seul au monde. Ah! mes chères lectrices, plaignez de tout votre bon petit cœur le sort de l’enfant orphelin!—J’appelais de temps à autre... par habitude, car je sentais mes forces s’en aller... je compris que j’allais mourir.
Heureusement, les moineaux donnent quelquefois aux hommes un spectacle dont plus d’un de ces derniers pourrait faire son profit. Tandis que je me sentais périr, un conciliabule se tenait au-dessus de ma tête, entre les branches des petits chênes, puis tous les moineaux présents, jeunes comme vieux, descendirent auprès de moi et vinrent m’apporter la becquée. Merci à leur charité! Merci pour les bonnes paroles qu’ils vinrent me dire et par lesquelles ils relevèrent mon courage. Les plus jeunes étaient tellement empressés à leur œuvre de bienfaisance, qu’ils venaient à mon secours même en présence d’un nombreux groupe de promeneurs amassés contre la barrière. Les vieux, plus rusés, plus expérimentés, attendaient que nous fussions seuls pour descendre m’apporter leur aide et leurs conseils. Cela dura trois jours et trois nuits pendant lesquels, hissé sur une sorte de boîte qui se trouvait dans le préau, je dormis bien paisible, ayant 152 à mes côtés deux solides pierrots qui me réchauffaient et me servaient de gardes du corps. Le quatrième jour, je ne ressentais plus aucune douleur de mes contusions; je n’avais plus que le chagrin immense de la perte de tous les miens, et sur le midi, aux rayons d’un beau soleil, je pus prendre ma volée et aller, sur les arbres voisins, remercier mes sauveurs.
Je poussai même l’amour de la vengeance jusqu’à voler au-dessus du Marabout avec l’intention de m’asseoir sur sa tête chauve pour la larder de coups de bec; mais son bec formidable m’inspira une terreur si salutaire que je renonçai à mon projet et me contentai d’y laisser tomber quelque chose dont il ne s’aperçut seulement pas!
Que faire? Que devenir?
J’aurais pu demeurer au milieu de la nombreuse tribu de mes semblables qui habitent le jardin; mais le souvenir trop récent de la catastrophe à laquelle j’avais échappé me poursuivait, et me faisait prendre en haine un endroit où un pauvre moineau ne pouvait pas même en sûreté faire son nid et élever sa famille.
Peut-être aussi ne peut-on pas fuir sa destinée. Sans doute se développait déjà en moi ce goût des voyages qui a rempli toute ma vie et a fini par m’amener au bonheur, au repos, près de mon amie.
Je me résolus à partir. Aussitôt dit, aussitôt fait! Le lendemain matin, le soleil levant me trouva déjà en plein bois, suivant une allée vers la cascade. De là, je gagnai le champ de course, je passai par-dessus la Seine et arrivai à Saint-Cloud. A partir de cette étape, je ne connais plus, de nom, aucun des endroits où les événements m’ont poussé; je n’ai plus dans la tête et dans le cœur qu’un mot: celui de Bon-Repos. Ainsi s’appelle le château du père de Claire, château qui serait parfait, s’il y avait un peu moins de hiboux dans le parc;—Bon-Repos, l’endroit béni où je veux mourir sur les genoux de mon amie!
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Au loin s’étendait la plaine, couverte en partie de moissons dorées étendues par endroits, tandis qu’en d’autres parties les épis, couchés à terre en longues traînées, laissaient le sol à découvert. De place en place, de grands espaces verts m’indiquaient des pâturages; quelques haies, quelques arbres le long des chemins rompaient seuls l’uniformité de ce magnifique spectacle. Au-dessus, un ciel bleu, limpide, sans nuages, et partout les brûlants rayons du soleil de juillet.
Nous autres oiseaux, nous digérons vite et il nous faut manger sans cesse. La faim se faisait sentir.
Je m’élançai vers l’un des champs moissonnés, pensant que les épis en tombant avaient répandu quelques grains mûrs dont je ferais mon profit. Au moment où je m’abattais dans les herbes, je vis aller et venir anxieusement un oiseau à peu près de ma taille, mais dont la démarche était beaucoup plus rapide que la mienne. Il cherchait à terre quelque chose, et j’avoue que je n’y voyais rien qui valût la peine de ce soin. Je marchai à sa rencontre, et voyant qu’il ne prenait aucun souci de moi:
—Holà! Qui êtes-vous?... demandai-je.
Point de réponse.
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—Êtes-vous sourd?
Pas de réponse.
Très intrigué de cette quête affairée, à laquelle je ne comprenais rien, en même temps piqué qu’il ne répondît pas mieux à mes avances, je marchai encore quelques pas vers lui et, le touchant de mon aile:
—Je ne vous veux point de mal, voisin, pourquoi ne me répondez-vous pas?
—Je n’en ai pas le loisir.
—Veuillez au moins me dire comment vous vous appelez?
L’oiseau s’arrêta un moment, me regarda de ses grands yeux intelligents et me répondit:
—Vous ne me connaissez donc pas?
—Non, en vérité.
—Pauvre enfant! vous êtes jeune, je le vois bien. Apprenez donc que je me nomme l’Alouette: c’est moi qui chante l’Angélus des oiseaux, le matin, à midi et le soir.
—Merci, madame l’Alouette; moi, je m’appelle Pierrot.
—Je le sais bien, fit-elle. Vos pareils ordinairement ne valent pas grand’chose, mais...
—Il y a des exceptions, Madame, je vous l’assure.
—Je veux bien vous croire.
Tandis qu’elle parlait dans son gentil langage, je la regardais attentivement. Sur sa tête gracieuse se dressait une huppe formée de plumes élégantes; sa robe était grise; grivelée de deux ou trois tons tirant un peu sur le jaune et donnant à sa parure une couleur tellement semblable à celle de la terre, que si je m’éloignais d’elle de quelques pas, sa voix seule m’indiquait sa présence. Gracieuse dans toute sa personne, un seul détail me choquait par sa singularité: c’était la longueur démesurée de son pouce, plat et armé d’un ongle sans courbure plus long que son doigt. Je lui en fis l’observation, et elle m’expliqua que, grâce à cette conformation spéciale, les doigts de l’alouette ne peuvent se fermer comme les nôtres et former une pince par leur opposition avec le pouce. Aussi l’alouette ne peut-elle pas embrasser 155 une branche sous sa patte et est-elle obligée de ne jamais percher.
—Vous passez donc votre vie à terre? lui demandai-je.
—Mais oui.
—Ce doit être bien fatigant, marcher sans cesse dans les terres labourées?...
—Non, parce que notre pouce, qui vous semble un embarras, je le vois bien, nous soutient sans effort sur les terrains mous et sableux.
Tout en devisant ainsi, nous quittions le champ et descendions sur la route, auprès d’un cantonnier qui cassait des pierres et dont l’Alouette n’avait pas peur. Elle le connaissait depuis longtemps, et souvent, pendant son dîner, le bonhomme lui donnait des miettes de pain noir qu’elle s’empressait, me dit-elle, de distribuer à ses petits. Une voiture vint à passer; nous nous envolâmes, moi sur un buisson de la haie voisine, elle dans les airs, me disant, en partant, de sa douce voix flûtée:
Et elle ouvrit ses ailes longues, vigoureuses, infatigables. Je la regardais ébahi monter, monter, monter toujours, et me sentais envahi, je ne sais pourquoi, par une poignante inquiétude. Comment la tête ne lui tourne-t-elle point?... Pendant ce temps, elle montait toujours, décrivant des cercles gracieux dont chaque tour l’élevait davantage et faisant entendre sa voix qui, malgré l’éloignement, m’arrivait toujours aussi nette, aussi distincte, aussi forte! Ce fait me remplissait d’étonnement; mais depuis j’ai, un jour, entendu un homme très savant me dire que ce fait était inexplicable pour lui,—ce qui ne m’étonne pas, puisqu’il l’est bien pour moi! Aujourd’hui, je regrette vivement de n’avoir pas songé à demander à ma chère Alouette comment elle accomplissait ce tour de force.
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Elle monta ainsi à plus de mille mètres de hauteur. Un quart de lieue en l’air! Je ne la voyais plus, mais je l’entendais toujours, et pendant une demi-heure elle chanta, sans effort, sans fatigue apparente. Ses thèmes étaient toujours variés, mélodieux, tendres et limpides, quoique tristes. Bientôt j’entendis aussi les autres alouettes de la plaine qui, comme elle, chantaient en montant vers les nuages et comme elle obéissaient sans doute au besoin inné et instinctif qu’elles ont de se balancer de temps en temps dans un air plus pur que le nôtre. Je l’appelai de ma voix la plus forte:
—Reviens, amie! descends!
Quel enfantillage! Je ne réfléchissais pas qu’elle ne pouvait m’entendre, puisque j’ignorais l’art de faire porter ma voix aussi loin que la sienne. Tout à coup j’entends au-dessus de ma tête un cri d’effroi, un qui-vive strident poussé par une hirondelle qui effleurait mon buisson... A côté de moi, une bergeronnette, se balançant sur un tas de pierres, répond par un appel perçant et s’envole... Que veut dire tout cela?
Blotti parmi les épines de mon buisson, je suivais de l’œil ma nouvelle amie, qui apparaissait comme un point noir dans le bleu du ciel; je l’apercevais prête à redescendre, quand soudain un oiseau beaucoup plus gros que nous, doué de grandes ailes pointues et armé d’un bec crochu et formidable, passa, rasant la haie dans laquelle je me cachais...
L’effroi paralysa mes sens, quand j’entendis le bonhomme de cantonnier, auprès duquel l’oiseau volait, marmotter entre ses dents:
—Gredin d’émouchet! va!... N’attaque pas mon Alouette, au moins, car tu aurais affaire à moi!
De ses yeux perçants, l’émouchet avait vu mon amie. Il bondit et s’élança dans la nue, obliquement, sans cependant perdre de vue la pauvrette, qui, d’un coup d’aile rapide, monta au plus haut du ciel. L’émouchet courut alors une bordée qui le rapprochait d’elle; mais, tout à coup, l’Alouette plia ses voiles, et, comme une pierre qui tombe, d’un 157 coup elle arriva au pied de la haie. Ouvrant alors ses ailes à quelques pas de terre, elle amortit sa chute et, d’un revers, se blottit dans les hautes herbes. Elle y arrivait à peine que l’émouchet tombait à son tour, mais trop tard! Malgré ses yeux jaunes, féroces et inquisiteurs, qui luisaient comme des escarboucles, il n’aperçut pas l’Alouette, blottie et immobile.
Il s’éloigna, battant de l’aile d’un air mécontent...
Combien j’étais heureux! autant de la savoir sauvée que de voir le brave cantonnier qui, armé de son marteau à long manche, arrivait à son secours.
Je m’approchai d’elle et nous nous mîmes à causer comme des bons amis qui se retrouvent; malheureusement, elle se montrait un peu plus réservée que je ne l’eusse désiré: 158 comme tous les habitants des campagnes, elle était défiante et ne se livrait pas au premier venu.
Cependant, je lui parus un bon enfant de Moineau; elle fut convaincue que j’avais le cœur sensible, peut-être se souvint-elle de l’amitié séculaire qui lie nos deux races; toujours est-il que sa raideur se détendit, qu’elle me raconta ses malheurs et m’initia aux dangers que mon espèce redoute; car, hélas! ici-bas, chacun de nous a ses ennemis.—Heureux ceux qui n’en ont qu’un!
—Je ne suis plus jeune, me dit-elle; j’avais échappé jusqu’à présent à tous les pièges qui nous ont été tendus par les enfants des hommes; j’en étais fière et m’en glorifiais.
Hélas! combien je suis punie aujourd’hui de ma présomption!
Nous construisons ordinairement notre premier nid de bonne heure, vers la fin d’avril, afin que nos petits soient assez forts pour s’envoler avant que l’homme récolte ses grains. Dans les champs ensemencés, nous profitons d’une petite cavité naturelle au fond d’un sillon, pour y amasser quelques feuilles, un peu d’herbes fines, du crin bien choisi, et là-dessus nous pondons quatre à cinq œufs, les plus charmants qui existent, à nos yeux du moins. Nul ne peut fuir sa destinée, et le malheur poursuit certains êtres sans relâche. Ma première couvée fut détruite par un orage: moi-même, je ne dus mon salut qu’à la présence d’esprit de mon mari, qui me sauva d’un torrent d’eau emportant au loin notre nid et nos œufs déjà brisés.
Nous nous remîmes avec ardeur à préparer une seconde couvée: mais je voyais avec douleur que les blés mûrissaient trop vite et que nos petits ne seraient jamais assez forts à la moisson prochaine. Les chers enfants, cependant, se montraient pleins de courage. Tout jeunes, ils avaient quitté le nid et s’efforçaient de nous suivre; mais leurs petites jambes leur refusaient bientôt service et leurs ailes ne les retenaient pas encore assez dans les airs pour me rassurer entièrement.
Je jugeais donc l’année très hâtive. La chaleur se fait 159 sentir intense et sans relâche, le grain pouvait être récolté près de quinze jours plus tôt qu’à l’ordinaire.
Un matin, j’étais allée au loin faire provision de petits insectes mous, de chenilles, car cette nourriture animale augmente rapidement les forces de nos enfants. Pendant ce temps, vint le maître du champ avec ses ouvriers. La faux des moissonneurs accomplit son fatal office et, dans un sillon, découvrit la retraite de ma chère couvée! Ravis de leur trouvaille, ces hommes cruels emportèrent mes enfants pour les élever et les tenir en cage, afin d’entendre leur douce chanson. Ah! que pareil malheur n’arrive jamais à leur famille! Que Dieu les garde de la maison sans enfants: le poète l’a dit!
—Pauvre mère!
—Je n’ai pas perdu cependant tout espoir de les délivrer... C’est peut-être le ciel qui vous envoie vers moi, et si vous vouliez me venir en aide, nous parviendrions, peut-être, à les rendre à la liberté et à mon amour.
—Comment faire?
—J’ai reconnu, par de légers duvets épars sur le lieu du sinistre, qu’ils ont essayé de se sauver. Hélas! que n’étais-je là pour les secourir ou mourir avec eux!
—Oui, vraiment, dis-je à ma nouvelle amie, je ferai tout mon possible pour vous venir en aide. Comptez sur un ami!
—S’il en est ainsi, suivez-moi. Les moissonneurs vont dormir une heure: la chaleur excessive et le travail auquel ils se livrent les obligent à prendre quelque repos. Cherchons à reconnaître, parmi eux, quel est le maître. C’est lui qui doit posséder ma nichée. Nous le suivrons vers sa maison et j’aurai bientôt découvert où sont mes enfants... Le cœur de leur mère le saura deviner!
—Partons, répondis-je enflammé d’un beau zèle.
—Pas avant que je vous aie remercié, jeune étranger, de l’aide désintéressée que vous me fournissez. Fasse Dieu que vous ignoriez toujours des douleurs semblables à la mienne!
D’un coup d’aile nous volions autour des travailleurs, et il 160 nous fut aisé de distinguer qui marchait en tête de l’escouade et qui donnait les ordres.
—Hélas! mon ami Pierrot, nous serons obligés d’attendre jusqu’au soir!
—Le croyez-vous?
—Sans doute. Le maître commence chaque sillon, les moissonneurs sont en plein travail... Ah! que le temps me semble long loin des miens!... Pauvres petits!
Tandis que la mère inconsolable se lamentait, une femme apparut dans son rustique costume, apportant les vivres du goûter, et moi, perché sur une javelle voisine, je me laissai aller au plaisir de contempler cette scène d’une naïveté biblique.
Il existe une véritable poésie dans l’accomplissement des travaux des champs. Ces hommes basanés sous les rayons ardents du soleil, ces rudes figures, ces bras hâlés armés de la faux ou de la faucille, ces costumes simples; au loin, le tintement du marteau sur la faux qu’il aiguise, tout cela emprunte au cadre de la nature une certaine majesté austère, qui frappe vivement l’esprit. Je n’avais pas encore assisté à semblables spectacles; j’admirais autant l’encadrement de la scène que le jeu des acteurs. Ils y allaient, d’ailleurs, de tout cœur. Sous leurs dents avides disparaissaient les robustes provisions; le grand pichet au cidre faisait le tour de la compagnie et recevait de rudes accolades: chacun, à part quelques quolibets joyeux, accomplissait aussi rondement cette tâche que la précédente, et l’on sentait que tout à l’heure la faucille manœuvrerait aussi facilement que maintenant la cuillère. Braves gens! Comme ils se hâtent lentement! Il y a dans tous leurs mouvements je ne sais quoi de la tenace langueur du bœuf dans le sillon; leur manière de manger, consciencieuse et lente, n’est pas exempte d’analogie avec le ruminage de ces mêmes bœufs qui accompagnent leurs travaux.
Le maître se hâtait, lui: il savait que demain le mauvais temps pouvait venir, qu’il fallait abattre le plus de besogne possible, alors que rien ne menaçait.
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—A l’œuvre, mes gars! dit-il, quand le pichet eut accompli sa dernière tournée.
—Merci, la mère! fit-il en se tournant vers la femme.
Chacun se releva, un peu péniblement d’abord, puis regagna le sillon commencé. Au bout de cinq minutes les faucilles allaient toutes seules...
Je contemplais tout cela sans me lasser, tandis que ma compagne ne tenait point en place, tant l’impatience la dévorait.
—Elle ne s’en retournera donc pas? soupirait-elle.
—Qui donc?
—La fermière! sans doute...
Je regardai l’Alouette avec de grands yeux étonnés; elle reprit:
—Nous la suivrons.
—Je le veux bien; mais pourquoi faire?
—Mes enfants sont chez elle...
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—Ah!
En effet, nous fûmes bientôt arrivés, derrière la bonne femme, à une maison assez coquette, abritée de grands arbres et devant la porte de laquelle deux jeunes enfants jouaient gaiement.
Nous nous arrêtâmes sur un des pignons de la grange, et, de là, je fus surpris de l’aspect propre, décent, coquet de cette demeure. Point de tas de fumier devant la porte, point de ces résidus malsains pour la famille et si désagréables pour la vue et l’odorat. Au lieu de ce spectacle habituel dans nos fermes, un grand emplacement sablé permettait aux voitures d’approcher et de manœuvrer avec sécurité et propreté. Cela n’empêchait pas la vie de circuler de toutes parts et l’aisance d’apparaître partout. Déjà des toits voisins, couverts de pigeons magnifiques, deux ou trois s’étaient détachés pour venir nous regarder sous le nez. Mon amie avait pris son vol et furetait partout; moi, je m’étais reculé, ainsi qu’il m’avait semblé prudent de le faire; puis, gagnant un des arbres touffus à ma portée, j’y rencontrai une troupe de mes pareils au milieu desquels je trouvai une réception... charmante et cordiale au plus haut point... des coups de bec à loisir. N’étant pas le plus fort, je m’esquivai et, caché sous le toit de la maison, je cherchai des yeux ma compagne.
—Ne voyez-vous rien, mon ami Pierrot?
Cette voix désolée me ramena au sentiment de ma position et au souvenir de ma promesse; je me reprochai de flâner ainsi, tandis que cette mère souffrait; je résolus d’agir.
—Je ne vois rien, amie; mais je vais chercher.
Et, par un trou, je m’introduisis dans le grenier. Le plus difficile n’était pas d’y entrer, mais d’en sortir: je me le rappelai alors qu’il n’en était plus temps, quand une forte odeur de chat me fit souvenir que je risquais tout bonnement ma peau dans un endroit si mal hanté! Heureusement on est jeune! on ne doute de rien et l’on se dit: au petit bonheur!
Je continuai ma recherche, redoublant de prudence... et il en était besoin. Tout le monde connaît les immenses greniers 163 des constructions campagnardes; de hautes charpentes soutiennent les toits et forment, dans leur longueur, comme les échelons d’une gigantesque cage. Je me réfugiai sur l’une de ces charpentes pour inspecter de là les profondeurs d’un escalier dans lequel il me semblait entendre comme un léger ramage de jeunes oiseaux. Ce n’était rien...
Au moment où je me retournais plein de confiance, apparut en face de moi, sur ma poutre... une oreille, puis deux, pointées vers moi, puis un œil, deux yeux flamboyants!... Sans que je puisse me rendre compte comment cela se passa, un corps bondit, énorme, blanc, ébouriffé... je le vois encore en l’air! O mes enfants! L’amour de la vie est instinctif! Prêt à perdre connaissance de frayeur, je me laissai tomber; j’ignore comment, ni par quel miracle je me trouvai sur mes ailes, voltigeant au travers du grenier.
Hélas! tout danger n’était pas écarté, au contraire: mon ennemi—un énorme chat, je le vois à cette heure—commença une poursuite acharnée. Pourchassé de poutre en poutre, je volai au plus haut du toit; mais là plus de barreaux, un pieu tout droit!... Que devenir? Une fois, deux fois, je me crus perdu, l’anxiété me fit battre le cœur à briser ma poitrine... et le chat montait toujours!...
Le hasard—non! soyons juste—la Providence me fit apercevoir une petite cheville qui dépassait la paroi du poteau: en un clin d’œil j’y fus cramponné; à peine si la place suffisait à me soutenir, et de là je pus voir pendant deux minutes—deux siècles!—mon ennemi aiguisant ses griffes contre le pieu, essayant de s’y cramponner, sans toutefois oser quitter la partie transversale. L’affreuse bête! comme elle passait sa langue rouge sur ses longues dents blanches! comme elle me dévorait de ses yeux sanglants!...
Enfin, n’y tenant plus, le chat se recula; puis, mesurant longuement son élan, il s’élança... Mais sa force trahit sa méchanceté: il ne m’atteignit point et, tombant du haut en bas du grenier, jura d’une formidable manière et déguerpit par l’escalier en faisant le gros dos. Je poussai un soupir 164 d’allégement, et rendant grâce au ciel de ma délivrance, me hâtai de repasser par mon trou et de sortir. Comme le ciel me sembla beau!
J’appelai l’Alouette de toutes mes forces. Personne ne me répondit. La faim venait. Je me hasardai à descendre dans la cour auprès des volailles; après tant d’émotions et de si terribles, j’éprouvais un vif besoin de reprendre des forces.
Impossible! un horrible coq m’allongea un coup de bec qui, s’il m’eût atteint, eût brisé à jamais la chaîne de mes aventures. Il ne me restait qu’à m’esquiver, ce que je fis le ventre vide et le cœur anxieux. Je regagnai mon encoignure et, de là, jetai un triste regard sur les jattes pleines de graines et de soupe que défendait si bien le coq. Tout à coup un cri retentit près de nous:
—Au feu! au feu!
Heureusement, les moissonneurs rentraient en ce moment, et chacun de se précipiter du côté du sinistre. On s’aperçoit alors qu’un ouvrier s’est endormi la pipe à la bouche, que le feu a pris à la paille sur laquelle il était couché et de là s’est communiqué à la grange. Tout le monde fut digne d’éloges; quant à moi, je ne rougis pas de le dire, je tremblais comme la feuille: en vérité, ce n’est point mon métier de marcher au feu! Le maître fermier était d’ailleurs très aimé; aussi tous ses employés rivalisèrent-ils de zèle et de dévouement. Comme cette ferme était isolée et présentait une importance considérable, le fermier avait fait l’acquisition d’une pompe à incendie, qui aussitôt fut mise en activité.—La grange fut sacrifiée; on fit ce qu’on appelle la part du feu; puis, comme les récoltes étaient encore aux champs, la perte fut aussi réduite que possible.
Au milieu du brouhaha causé par cet événement, je m’étais caché entre les branches d’un arbre, loin des tourbillons de fumée, observant de mon mieux ce qui se passait autour de moi. Quand tout danger fut écarté, on mesura l’étendue des pertes subies par le maître de la ferme et ce fut presque de la joie qui régna chez ces braves gens! Ils regrettaient moins 165 ce qu’ils avaient perdu qu’ils ne se réjouissaient d’avoir conservé ce qu’ils auraient pu perdre. Le malheureux qui avait été cause du sinistre avait succombé, étouffé par la fumée. Il fut religieusement porté dans un bâtiment un peu éloigné de l’habitation, et là, tour à tour, chacun vint remplir un pieux devoir. Le maître fit distribuer aux travailleurs du vin et du cidre, et il remerciait avec de bonnes paroles tous ces ouvriers qui, par leur courage, lui avaient conservé la plus grande partie de sa fortune. Pas un des bestiaux n’avait péri, grâce au soin du bouvier, qui les avait fait sortir avant qu’ils s’aperçussent du feu, et l’on avait eu grand’peine, car l’écurie tenait à la grange, et quand ils sont épouvantés par les flammes, les animaux ne veulent plus sortir et se laissent brûler, affolés par la vue du danger. On vint cependant à bout de les pousser dehors, en leur bandant les yeux et en les excitant par de bonnes paroles.
Sur ces entrefaites, la nuit arriva, tranquille et sereine. Mon amie avait cherché une retraite dans un champ près de l’habitation, après avoir chanté sa chanson dans les airs. Quelques hommes veillaient auprès du brasier, et je voyais entre les feuilles leurs silhouettes passer devant la réverbération des dernières planches qui brûlaient.
Au point du jour, ma compagne me supplia encore de continuer nos recherches. J’eus l’idée de passer derrière la grange incendiée, et je n’eus pas plutôt tourné autour de ce feu à peine éteint que je vis une petite cage suspendue à un pan de mur encore debout. Cette cage était intacte... je volai dessus... Elle contenait la famille de la pauvre Alouette, mais hélas! pendant le désastre, les petits oiseaux avaient été asphyxiés par la chaleur. Je m’éloignai le cœur navré et dus appeler tout mon courage à mon aide pour apprendre ce triste événement à la mère inconsolable; son désespoir me fendait le cœur, et, malgré tout ce que je pus lui dire, elle voulut demeurer aux environs de ce lieu qui lui rappelait de si tristes souvenirs.
—Mon bonheur est détruit, me dit-elle. Je veillerai près de ces restes chéris. J’y attendrai les troupes nombreuses de 166 mes compagnes qui, à l’automne, descendront dans les plaines. Au milieu d’elles, je retrouverai, sinon l’oubli, du moins le calme et l’amitié.
—Vous émigrez donc chaque année?
—Non, me dit-elle, nous changeons de canton; les unes se rapprochent des bords de la mer, les autres recherchent les endroits où les blés d’hiver leur permettent de fourrager pendant la froide saison.
—Du courage! ma chère amie; quittez, au contraire, ce pays de malheur; partons ensemble pour voir le monde, le temps amène un adoucissement aux plus grands maux.
—Non, mon ami, je demeure: parmi les miens, je serai peut-être moins malheureuse.
Tout ce que je pus ajouter pour la convaincre fut inutile. Je restai quelques jours avec elle pour lui prodiguer mes consolations, mais la nature des moineaux francs ne leur permet pas une constance perpétuelle: il leur faut la vie insouciante et libre. Je fis donc mes adieux à cette mère désolée; elle me remercia du peu que j’avais fait pour elle, et je repris mon vol à travers champs.
Mon premier projet, en me retrouvant seul, fut de retourner au bois de Boulogne. Pourquoi? Je n’en savais rien, je n’y avais été que malheureux! Il faut croire que le pays natal a de secrets attraits auxquels, pas plus que les hommes, nous ne savons nous soustraire!
Mais le destin en avait décidé autrement. Le pierrot va, en ce bas monde, où les circonstances le mènent; heureux si le ciel lui accorde un ami.
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A force de voler d’arbre en arbre, tout doucement et sans me presser, picorant à droite et à gauche un fruit, une graine, un insecte, j’arrivai quelques jours après aux confins de la vaste plaine où m’avaient amené tant d’événements imprévus. En cet endroit, l’aspect du pays changeait. Des arbres énormes s’élevaient autour de pelouses vertes et rases comme des tapis de velours, des ruisseaux y serpentaient avec grâce et de larges allées sablées en suivaient les contours.
Tout surpris de rencontrer une nature d’un aspect si enchanteur, je décidai que je m’établirais en ces lieux; mais, avant tout, je voulus me rendre compte de ce qui pouvait faire une si grande différence entre ce que je voyais et la plaine. Je me rendis bientôt compte qu’un long mur les séparait l’un de l’autre et que j’étais entré dans un parc immense attenant au château d’un des plus riches propriétaires de la contrée.
—Je planterai mes pénates ici! m’écriai-je. Où peut-on être plus heureux? Tout s’y montre à discrétion. Allons faire un tour du côté des cuisines!...
J’y allai et jamais je ne vis une telle abondance, une telle profusion de mets de toute espèce. Je rencontrai là des centaines de moineaux comme moi, qui avaient élu domicile dans le château ou dans ses environs, et qui prouvaient 168 par leur embonpoint et leur prestance que la vie de parasite a ses charmes et son bon côté. La connaissance entre le nouveau venu et les hôtes habituels des cours fut bientôt faite: après quelques horions donnés et reçus, quelques compliments à droite et à gauche, je devins l’un des membres de la grande famille.
Cependant, moins paresseux que mes nouveaux compagnons, peut-être tourmenté par ma passion toujours inassouvie des voyages, je poussai vers le parc des reconnaissances dans lesquelles aucun d’eux ne voulut m’accompagner.
C’est pendant l’une d’elles que j’appris de la bouche du seigneur châtelain pourquoi l’Aigle était le roi des oiseaux, proposition qui me choqua extrêmement; car enfin, l’aigle est le plus fort, le plus hardi, le plus vorace de nos ennemis. Comment et pourquoi aurions-nous voulu en faire un roi? La coutume d’un roi est-elle donc de vivre de ses sujets? Qu’on en ait fait le roi des rapaces, soit; mais le roi des moineaux et des petits oiseaux chanteurs, de la tourterelle, du pigeon et des perdrix, cela me semblait absurde. Enfin, le seigneur l’avait dit!
Ce jour-là, j’étais en train de dévaliser un magnifique cerisier, à quelques mètres d’un banc de gazon entouré d’héliotropes et de réséda aux effluves odorants. Tout à coup, le propriétaire s’avance accompagné de sa fille, une adorable enfant blonde aux cheveux bouclés, aux yeux d’azur, une véritable figure de chérubin. Ils parlaient oiseaux.
—Père, disait l’enfant, ces vilains moineaux viennent, comme des souris, chercher les miettes de pain jusque dans la salle à manger; pourquoi donc le petit oiseau que nous venons de voir n’y vient-il pas aussi? Il est cependant bien plus joli qu’eux!
Entre parenthèse, je dois avouer que le goût du chérubin me semblait très contestable, car tout le monde est d’accord sur ce fait que la robe du moineau est plus gracieuse, plus élégante, mieux assortie que celle de tous les autres oiseaux. Hélas! Il faut en prendre son parti, le métier d’écouteur aux portes a quelques inconvénients.
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—Parce que, ma bien-aimée, répondit le père, le Roitelet que tu voyais tout à l’heure voltiger d’arbre en arbre et de branche en branche, se suspendre aux rameaux, passe sa vie à chercher et surprendre des insectes. Or, je ne sache pas qu’il tombe, de notre nappe, des insectes sur les marches de la salle à manger!...
—Je le crois bien!
—Mais tu le verras, cet hiver, faire sa chasse jusque dans les massifs d’hortensias qui bordent le perron, et de là te regarder de ses grands yeux naïfs, sans avoir peur de toi; puis se remettre au travail en répétant sa petite chanson.
—Père, d’où vient ce nom de Roitelet? Veut-il dire petit roi?
—Oui, ma fille. N’as-tu pas vu sa couronne?
—Ah! oui. Une huppe d’or sur la tête?
—Précisément.
—C’est très gentil, ce nom-là!
—Tu trouves? Hé bien! d’autres auteurs prétendent que le nom de Roitelet ne vient point de la couronne, mais d’une légende...
—Oh! père, fit l’enfant, une légende! Conte-la-moi?
—Volontiers, chère mignonne. Asseyons-nous sur ce banc et écoute-moi quelques instants.
—J’écoute.
—Il y avait une fois...
—Mais c’est un conte, père, que tu me dis là!
—Une légende ou un conte, enfant, c’est souvent la même chose.
—Ah!...
—Il y avait une fois, dans un pays bien éloigné d’ici et dans le temps où les animaux parlaient, une assemblée générale de tous les oiseaux. Ils s’étaient donné rendez-vous afin de se choisir un roi. Naturellement, beaucoup d’opinions furent agitées, nombre de propositions sages et folles furent mises en avant. Les uns voulaient que l’on choisît le plus fort, mais les faibles n’étaient pas contents; d’autres le plus grand, mais les petits réclamaient; on proposa le plus haut, 170 puis le plus bas, puis le plus gras et le plus maigre, puis le plus blanc et le plus noir...
—Père, tu te moques de ta fille!
—Non, chère mignonne; quand il s’agit de briguer les honneurs, tous les prétextes sont bons. Tandis que les avis se croisaient, que les cris augmentaient, quelques bonnes têtes réfléchissaient... Enfin, un certain perroquet qui avait vécu parmi les hommes, demanda et finit par obtenir le silence; il s’élança sur le bâton du président et parla à peu près en ces termes:
—Chers concitoyens, il est temps de prendre un parti et de cesser des criailleries inutiles. Tous vous avez les mêmes droits à la royauté, tous vous êtes également dignes d’occuper le trône. Qui est-ce qui fait l’oiseau? Ne sont-ce pas les ailes?... Hé bien! tous vous avez des ailes; donc, tous vous avez le même droit de vous asseoir sur le trône de notre auguste nation!...
—Bravo! bravo! cria d’une voix la troupe des compétiteurs. Vive Coco! Il a raison!
Puis le silence se rétablit.
—L’aile, c’est l’oiseau; donc la première aile sera le premier oiseau, c’est-à-dire sera notre roi. Essayons donc qui de nous aura la meilleure aile. La souveraineté appartiendra à celui qui s’élèvera le plus haut dans les airs; d’autant mieux, mes chers concitoyens, que s’approchant ainsi, plus que tout autre, du soleil, père de la nature, il sera plus à même que quiconque d’en rapporter les plus pures aspirations. J’ai dit!...
L’assemblée frémit de joie en entendant ce programme, et chacun, en secret, se mit à aiguiser ses ailes. On vota; l’épreuve fut décidée à l’unanimité. Maître Coco donna le signal et tous les concurrents partirent. Tu comprends, ma bonne petite, que l’Aigle ne fut pas le dernier à étendre ses ailes immenses: il s’élança majestueusement et monta à perte de vue, aux confins de l’atmosphère, y plana pendant une heure, se jouant des efforts de ses concurrents, et n’apparaissant plus que comme un point imperceptible aux yeux 171 des millions d’oiseaux rassemblés. Lorsque tous ses compétiteurs fatigués eurent regagné le sol, l’Aigle plia ses voiles puissantes, se laissa descendre lentement, ainsi qu’il convient à un vainqueur, et s’adressant à ses électeurs stupéfaits:
—Suis-je bien votre roi?
—Oui! Oui! Vive l’Aigle! Vive notre roi!
—Un instant!... Pas si vite!... cria une petite voix frêle et aiguë. Modérez vos transports!... N’avez-vous pas juré de décerner la couronne à celui d’entre nous qui monterait le plus haut dans les airs?
—C’est vrai! dirent un grand nombre de voix.
—Hé bien! je me suis élevé plus haut que l’Aigle; car, blotti sous les plumes de son dos, où vous me voyez encore, il m’a, sans s’en apercevoir, enlevé avec lui, et je l’ai toujours dominé... Qui le nie?
—Il a raison!
—Il a tort!
Le tumulte est à son comble. La lettre même du serment donnait raison au petit oiseau.
Les électeurs se trouvaient dans un grand embarras.
Certes, le petit oiseau était dans son droit strict; mais comment songer à prendre pour souverain un pygmée semblable, aussi frêle qu’étourdi?... Comment pourrait-il représenter la puissante corporation des oiseaux?
A la fin, un vieux Hibou—c’est l’oiseau de Minerve—qui jouissait d’une grande réputation de sagesse, ouvrit ses yeux tout grands et fit signe qu’il voulait parler:
—Mes enfants, dit-il en grattant sa vénérable tête grise, mes enfants, le cas est grave, mais non insoluble. A mon humble avis, voici comment il faut dénouer cette difficulté. L’Aigle sera le roi, parce que seul et par ses propres forces, il est parvenu là où nul d’entre nous n’a pu arriver. Cela est incontestable.
—Oui, oui, c’est vrai!
—Bien! Proclamons-le donc roi.
—C’est cela! Vive le roi! Vive le roi!
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—Très bien. Mais le texte du serment est contre nous. Quant à l’oiseau qui, sans l’Aigle, n’aurait pu atteindre les hauteurs de l’Empyrée, proclamons-le roi aussi! mais Roitelet, petit roi.
—Bravo! très bien! Vive le Roitelet! Vive le Hibou!
—Je demande la parole, fit la petite voix flûtée du Roitelet.
—Parlez, sire; nous vous écoutons.
—Vous avez tort, mes très chers amis; vous préférez l’Aigle pour vous gouverner: ma vengeance sera de vous laisser le beau roi que vous vous êtes donné. Il est certainement plus robuste que moi et que la plupart d’entre vous; vous en sentirez les effets! Mais je suis plus malin que lui, puisque je l’ai dupé sans qu’il le soupçonnât. Pauvre roi!... En vérité, je vous le dis et vous vous en souviendrez: l’intelligence vaut mieux que la force pour gouverner un État!
Cela dit, il s’envola, et on l’entendit murmurer dans les arbres voisins:
—J’aime mieux ma liberté, ô gué! Foin des ennuis du pouvoir! J’aime mieux ma vie, ô gué! mais je garde la couronne, ô gué!!!
—Et il disparut...
C’est ainsi que j’appris une légende qui concernait toute notre race. Le père et la fille s’éloignèrent, se tenant par la main, et je me perdis dans un océan de réflexions, toutes plus graves les unes que les autres.
Ma vie s’écoulait douce et facile dans le parc, lorsqu’un jour—jour néfaste!—je fus surpris par un danger mortel... dont sortit une de mes plus douces joies. Ainsi est faite la vie.
Je croyais le parc peuplé seulement d’animaux doux et débonnaires. Aussi, plein de confiance, je laissais endormir volontiers la circonspection qui ne doit jamais être abandonnée par un moineau sage. J’aimais à m’égarer dans les bosquets, j’aimais à voler sur les arbres isolés qui bordaient les pièces d’eau ou formaient point de vue au milieu des pelouses: la récolte des insectes et des vers y était 173 abondante, et souvent je m’y trouvais seul. Un jour, posé sur la branche d’un tremble énorme avançant ses rameaux dénudés au-dessus de la rivière, je jouissais du silence alors complet de la nature. Midi avait sonné; tout était calme; les oiseaux chanteurs avaient cessé de faire entendre leur voix; quelques mouches seules bourdonnaient au bout des branches... A demi sommeillant, j’entr’ouvrais un œil alangui...
Tout à coup, un cri strident, sauvage, retentit et me fait lever la tête. Au-dessus de moi, dans le ciel, je vois briller deux yeux fixes, terrifiants, lançant des éclairs à vous donner la chair de poule... Entre ces yeux féroces s’élève un bec bleuâtre, crochu, menaçant, entr’ouvert par la soif du sang et surmonté de deux moustaches jaunes!...
Je frémis encore en y pensant, et mes plumes se hérissent comme elles le firent alors... Tout cela appartenait à un oiseau aux ailes immenses, immobiles dans l’air, découpées en rames puissantes... Jamais je n’avais vu, jusqu’alors, d’animal répandant autour de lui, comme celui-ci, l’idée du carnage et de la mort...
L’Émouchet qui, naguère, avait poursuivi ma chère Alouette, n’était qu’un mouton comparé à l’oiseau qui me menaçait. Que semblais-je, d’ailleurs, auprès de lui? Un atome. Son corps était plus gros que celui d’un pigeon, ses ailes beaucoup plus longues, sans compter qu’au lieu d’avoir des pattes comme les nôtres pour se percher sur les arbres ou marcher à terre, il tenait ouvertes, sous sa poitrine, de véritables mains prenantes; mains armées d’ongles crochus, coupants, acérés, terribles, armes affreuses qui devaient transpercer et déchirer vivante la pauvre victime qu’elles saisissaient...
Je compris, du reste, en cet instant fatal, que j’avais affaire, à mon tour, à un oiseau de proie, à l’un des destructeurs des petits oiseaux du bon Dieu... Horreur! J’étais sous la serre d’un Émerillon!...
J’ai su depuis que, pour être le plus petit des faucons de notre pays, il n’en est pas moins un des plus féroces, ou, 174 comme disent les hommes, un des plus courageux! Beau courage, en vérité, que celui-ci, qui ne s’attaque jamais qu’à des animaux incapables de se défendre! L’émerillon ne vit que de perdrix, de cailles, d’alouettes et de petits oiseaux comme nous...
Ah! s’il s’adressait à ses pareils, ou seulement aux grands échassiers munis d’un bec solide, comme j’en ai connu plus tard! je comprendrais qu’on le dît courageux. Mais ainsi?... fi donc!!!
Enfin les hommes, m’a-t-on dit, trouvaient bien, il y a quelques centaines d’années, qu’il y avait du courage à s’en aller, bardé de fer des pieds à la tête, frapper d’estoc et de taille de pauvres diables de leur espèce qui n’avaient, pour se défendre, qu’un sarreau de toile sur le dos! Aussi, en voyant un oiseau déployer les mêmes instincts sanguinaires, ils l’ont nommé courageux et ont fait de son espèce le symbole des grands du monde et de la loi du plus fort! Tapi contre ma branche, je ne pensais certes pas à faire ces réflexions plus ou moins profondes; elles étaient hors de lieu, il fallait agir; je croyais déjà sentir les terribles tenailles m’étreindre et me déchirer.
Ce fut l’affaire d’un moment, la durée d’un éclair; malgré ma terreur, mon effarement, je ne sais comment un trou se présenta à ma vue; il était creusé dans la tige du tremble qui me portait. Ce trou devait être l’ouvrage d’un pivert. Plus mort que vif, je m’y précipitai tête baissée, comme un tourbillon, heurtant les parois, et tombai sur une animal endormi.
C’était un écureuil, qui, effrayé de cette invasion subite, n’eut pas le temps de faire usage de ses dents contre moi, bondit comme un ressort, me renversant au passage, et, d’un élan rapide, courut jusqu’à l’extrémité de la branche que je quittais. Arrivé là, il fit un temps d’arrêt pour se reconnaître... Mal lui en prit. Les deux grandes ailes se fermèrent promptes comme l’éclair; les serres s’ouvrirent et se refermèrent sur le pauvre animal, qui, poussant un cri suprême, se sentit enlevé dans les airs...
175
J’étais sauvé!...
Je conservais la vie, grâce au trépas de l’un de mes ennemis naturels! Le rapace, pour le dépecer à son aise, l’emporta sur la plus haute branche d’un arbre mort et isolé; et de là je le vis s’enlever après son horrible repas et chercher un lieu de repos favorable à sa digestion.
Ces oiseaux sont aussi défiants que cruels. Il leur faut, pour percher, un endroit isolé, d’où ils puissent dominer la plaine, et—comme ils ne dorment jamais que d’un œil—s’envoler au premier objet suspect...
Avisant un poteau isolé au milieu des champs, notre bandit se dirige vers lui, décrivant de défiantes spirales avant de l’aborder; puis, enfin, pliant ses grandes ailes, il y pose les serres avec précaution... Paff!... un ressort se détend, et mon ennemi est pris par les pattes! Ce poteau si commode était un porte-piège destiné aux rapaces qui décimaient les perdrix et les faisans du parc voisin!...
De mon trou, j’avais suivi cette scène, non sans un secret contentement de voir cette mésaventure fondre sur un persécuteur des petits oiseaux; mais ce premier mouvement de vengeance passé, je me pris à réfléchir et m’aperçus que mon raisonnement péchait par la base.—Suis-je donc coupable quand je mange une fourmi? Ma conscience m’affirme que non; j’obéis aux conditions de mon existence. L’émerillon est-il donc plus coupable quand il me dévore? Il obéit à la voix que la nature fait entendre en lui. Créé pour se repaître de chair vivante, il est soumis fatalement à son instinct: il lui obéit. Quelle chose peut, dans cet acte purement 176 passif, constituer un bien ou un mal? J’y vois maintenant une fonction remplie, pas autre chose. Tant pis pour le pauvre oisillon qui en est la victime!
Cette nouvelle manière d’envisager la question me menait plus loin que je ne l’aurais voulu. Conséquent avec moi-même, je suivais maintenant la logique implacable de la vérité, mais en hésitant comme quelqu’un qui se sent entraîné malgré lui dans des sentiers où il répugne à marcher.—Alors, si dans l’acte de l’émerillon m’attaquant, il n’existe ni bien ni mal, je dois le plaindre au lieu de me réjouir de le voir tomber dans les pièges de l’homme, car celui-ci sera sans pitié pour lui. Mais, d’un autre côté, si je plains l’émerillon, il me faut plaindre aussi l’écureuil et la fourmi. Or, plaindre tout le monde, c’est n’avoir de commisération pour personne... Je retombais dans une autre perplexité. Que voulez-vous? un moineau ne devient pas, du premier coup, un philosophe.
Je me demandai alors si l’action de l’homme était juste, et, me plaçant à son point de vue, je trouvai qu’il avait raison de défendre son bien—représenté par les perdrix, les faisans et autres oiseaux comestibles qu’il élève—contre l’appétit des larrons, sous quelque forme qu’ils se présentent. C’est de bonne guerre, et la guerre—j’étais toujours fatalement ramené à cette conclusion—la destruction est, il faut l’avouer, du haut en bas de l’échelle des animaux, la loi de la vie!
Telles étaient mes réflexions dans mon trou de pivert. Elles n’étaient pas gaies, c’est vrai; mais je suis persuadé qu’il est bon, pour un moineau, de réfléchir de temps en temps aux choses sérieuses, et de retremper son esprit dans les grandes idées de philosophie générale qui élèvent l’âme en lui faisant pressentir la grandeur du Tout-Puissant. L’équilibre universel du monde est la plus haute et la plus satisfaisante manifestation de celui qui l’a créé.
Tandis que je philosophais, mon trouble s’était dissipé; je me décidai à sortir de ma cellule et m’enhardis bientôt jusqu’à descendre vermiller au pied d’un buisson voisin. J’avais 177 faim; la peur n’emplit pas l’estomac; aussi, je travaillais de grand cœur à recueillir mon repas, quand j’entendis une gaie chanson partir comme une fusée à mes côtés et un nouveau compagnon descendit en sautillant près de moi.
—Holà! mon ami Pierrot!
J’ai l’abord froid, il faut que je le confesse, et, d’ailleurs, j’aime autant à questionner que je déteste qu’un étranger m’interpelle. Je toisai dédaigneusement le mirmidon qui me parlait, par-dessus mon épaule, et ne lui répondis point.
—Ah! vous êtes bien fier, mon ami Pierrot.
—(Motus).
—Pierrot! Pierrot! Que fais-tu si loin des maisons?
—Je voyage.
—Tu voyages, Pierrot, mon ami? Mais tes pareils sont sédentaires et ne quittent pas de vue la cheminée natale.
—Je ne suis pas semblable à mes pareils, dis-je en me rengorgeant. Je suis un moineau philosophe.
—Oh! oh! oh! mon ami Pierrot; la bonne histoire! Tu es philosophe? Et tu me dis cela sans rire?
—Monsieur, excusez-moi, mais je ne ris jamais!...
—C’est un grand tort. Ah! mon ami Pierrot, que tu as bien dû philosopher tout à ton aise sur la peur; car, du buisson où j’étais, je t’ai vu passer tout à l’heure un cruel moment et te trouver bien près de la serre du vautour. Je crois que ta philosophie ne t’avait laissé que très peu de sang-froid en cet instant-là, car tu t’es précipité comme un fou dans la maison de ce pauvre écureuil!
—Vous avez vu cela?
—J’étais aux premières places.
—Vous me permettrez de dire que ma frayeur était bien naturelle.
—Naturelle... et même surnaturelle, je n’en disconviens pas. Et, à présent, que vas-tu faire, mon ami Pierrot?
—Hélas! je n’ai point encore arrêté ma résolution.
—Arrête-la, arrête-la, Pierrot, mon ami! Cela fait toujours bien.
—Mon envie est de voyager. Tout m’y pousse: le désir 178 de m’instruire, l’amour de l’inconnu, l’admiration des grands spectacles de la nature, en un mot une sorte de curiosité innée et inassouvie qui me pousse en avant...
—Et comment es-tu ici depuis si longtemps?
—Vous le savez?
—Ah! Pierrot, nous autres, nous sommes partout et nulle part! Au lieu de nous pavaner effrontément au milieu des cours, des jardins, des parterres, au lieu de piailler à tort et à travers, nous nous glissons de buisson en buisson; nous voyons tout, et quand le besoin de chanter nous tient, nous montons au haut d’un arbre touffu, et là nous répétons notre phrase rythmée pendant assez longtemps pour que l’homme la remarque, en tire son enseignement, et, nous en sachant gré, nous aime, nous respecte et nous défende.
—Comment? fis-je au comble de la surprise: l’homme, cet être insolent, consent à vous écouter?... Vous dites qu’il a besoin de vous? Je voudrais bien savoir à quoi vous lui servez.
—Ah! ah! mon ami Pierrot... il y a tant de choses que vous ne savez pas, qu’il est prudent de ne pas poser aux autres tant de questions à la fois... Apprenez que nous sommes les baromètres des pauvres gens.
—Vraiment! Vous prédisez le temps?
—Oui, Pierrot.
—Alors, Mathieu Laensberg n’a qu’à s’aller pendre?
—Ne plaisantez pas sottement, Pierrot, nous sommes très utiles: le paysan, qui le sait, nous connaît, nous consulte et nous aime.
—Et comment faites-vous, s’il vous plaît?
—Rien n’est plus simple. Nous montons dans un arbre, d’autant plus haut qu’il doit faire plus beau le lendemain et les jours suivants. Si le paysan ou le jardinier entend notre petite chanson, il lève les yeux:
«Ah! ah! voilà la gadille... Où est-elle?... Tiens! elle est au haut du poirier: il fera beau demain et d’ici la fin de la semaine... Ah! la coquine, elle est sur les branches basses!... 179 C’est de l’eau pour tantôt ou pour la nuit...» Et il s’arrange en conséquence.
—Je vous en fais mon compliment. Et, dites-moi, s’il vous plaît, comment apprenez-vous ces belles choses?
—Nous n’en savons rien; pas plus que vous, au reste.
—Comment? Que nous?... Mais nous ne sommes les baromètres de personne...
—Pardonnez-moi! Vous aussi...
—Ah! par exemple.
—Laissez-moi parler; vous en conviendrez tout à l’heure. Qui est-ce qui vous pousse à piailler plus ou moins souvent que d’habitude?
—Mais...
—Vous le faites, cependant. Or, l’homme a remarqué que, quand vous vous agitez, quand vous criez beaucoup, c’est que la pluie est proche.
—Le fait est que l’humidité...
—Oui, agit sur vos rhumatismes!
—Vous êtes un mauvais plaisant, monsieur à la cravate rouge.
—Et vous, Pierrot, mon ami, un brave garçon qui ne voyez pas plus long que le bout de votre bec et avez grand besoin d’apprendre pour savoir quelque chose.
—Et c’est vous, maître, qui m’enseignerez?
—Je ne demande pas mieux.
—Alors, souvenez-vous de ce que je vous disais tout à l’heure; je voudrais voyager. Je désire voir le monde, étudier les coutumes et les mœurs des peuples les plus reculés; j’irai, s’il le faut, jusqu’au bout de la terre pour cela.
—Très bien.
—Tu dis, Rouge-Gorge, et bien d’autres avec toi, que nous, moineaux, nous sommes sédentaires. Cela est vrai, mais ne prouve rien.
—Ah! bah!
—J’ai lu, ce matin, sur un morceau de gazette qui enveloppa le déjeuner d’un chasseur, que les Français, chez lesquels nous vivons sont un peuple très sédentaire, et que 180 cependant il s’élève, de temps en temps, au milieu d’eux, des individus dominés par la passion des voyages, du nouveau, de l’imprévu, qui alors parviennent aux confins du monde et vont aussi loin que les enfants perdus des peuplades les plus cosmopolites.
—Peste! Pierrot, mon ami: mais tu es très instruit. Moi, dont la vie s’écoule plutôt en compagnie des campagnards que des citadins, je n’en sais pas si long que toi. Cependant, permets-moi de te faire remarquer que, pour voyager, l’expérience des champs est au moins aussi nécessaire que la science acquise dans les villes.
—J’en suis persuadé. Vous avez l’une, j’ai l’autre. Pourquoi ne mettrions-nous pas en commun ce que nous avons acquis? Voyageons ensemble.
—Soit! Voici venir le temps où je commence ma course annuelle... D’ailleurs, le voyage à deux est un des beaux rêves de la jeunesse. Combien peu sont assez heureux pour le réaliser!
—Accepté!... Encore un coup de bec et partons!
Dix minutes après, nous passions par-dessus les murs de ce parc dans lequel j’avais déclaré vouloir passer ma vie, et nous entrions en rase campagne.
Ainsi commença mon amitié avec l’inestimable maître Jean Rouge-Gorge.
C’était bien le plus charmant garçon d’oiseau qu’il se puisse voir. Gai, sans souci, fin, valeureux, héroïque même, un peu querelleur, cependant bon, serviable, sensible, je lui reconnus peu à peu toutes les qualités qui rendent un oiseau supérieur. Pauvre ami!... Que le chagrin de ta fin malheureuse retombe—comme le crime qui la causa—sur la tête de son auteur!
Dès le point du jour, mon ami m’éveillait... car il est le plus matinal de tous les oiseaux. Le merle, lui-même, qui a la prétention de chanter le premier, était souvent réveillé par maître Jean, et cependant, le merle est bien matinal!... Mais les roulades argentines de maître Jean montaient déjà vers le ciel, alors que l’aube blanchissait à peine le côté du levant.
181
De ce moment, jusqu’à la nuit fermée, notre conversation ne tarissait pas. Ce fut avec cet ami que j’appris toutes choses de la campagne, ainsi que les travaux des champs. Il était très savant aussi sur les propriétés des plantes, et, si le ciel me l’eût conservé, j’aurais reçu de lui de bons conseils pour me défier des animaux sauvages. Nous nous entendions d’autant mieux ensemble, que son vol n’était ni plus rapide, ni de plus longue durée que le mien.
Nous cheminions tous deux le long des haies, sautillant d’un buisson à l’autre et pérorant pour abréger la longueur du chemin. Ce fut au long de ces jours qu’il me raconta pourquoi les habitants de la Bretagne lui donnaient le nom vénéré d’Oiseau du bon Dieu, Eur Lapoucet Douë.
«Le Rouge-Gorge, disent-ils, est le seul des oiseaux qui accompagna Jésus-Christ au Calvaire, le consolant avec sa mélancolique petite chanson, et lui redonnant du courage en lui rappelant les gloires du Très-Haut. Aussi, par une faveur singulière, il lui fut permis de détacher une épine de la sainte couronne du Rédempteur, et Dieu, en récompense de sa foi et de sa charité, l’anima de l’Esprit saint, lui donnant mission d’écarter des hommes le malin esprit, de conjurer ses entreprises et de déjouer ses philtres et ses enchantements.» C’est pourquoi, vénéré et aimé des populations de la vieille Armorique, le Rouge-Gorge y est regardé comme un oiseau de bonheur apportant la bénédiction dans la maison à laquelle il s’adresse. Quand, pendant les dures gelées de l’hiver, alors que le sol est couvert de neige, les jeunes filles ont soin d’émietter pour lui du pain sur leur fenêtre, Jean Rouge-Gorge arrive, sans façon, faire honneur au repas qui lui est servi. Souvent même, dès qu’il voit la porte d’une maison ouverte, il entre, vient auprès du foyer demander une place à la chaleur du genêt qui flambe et une bribe de la galette de sarrazin qui fume. Personne ne songe à lui faire mal; tout le monde le respecte et l’aime, car on voit en lui le messager des fées aimables et le courrier des génies bienfaisants. Si Jean ne trouve pas la porte ouverte, il frappe de son petit bec à la fenêtre, et chacun s’empresse de lui ouvrir 182 et de le sauver de la froidure en se reculant pieusement devant ce petit oiseau sautillant, qui prend possession de la maison comme s’il était chez lui. Gris et brun est son manteau, mais resplendissante est sa tête et sa poitrine, d’autant plus qu’il montre son brillant plastron couleur de l’aurore aux moments les plus sombres de la saison mauvaise, comme un souvenir de l’été passé, comme une promesse du printemps à venir!
Nous fîmes ainsi beaucoup de chemin,—car un petit travail longtemps répété finit par faire une grosse affaire; et je jouissais de l’intarissable gaieté de mon compagnon de route. Plus je le connaissais, plus je l’aimais.
Tandis que les jours succédaient aux jours, sans amener pour nous l’ennui ni la satiété, l’été s’envolait; nous nous en apercevions parce que, le matin et le soir, nous nous sentions enveloppés des brouillards qui escortent l’automne. La canicule était depuis longtemps passée et avait mûri les fruits; les arbres jaunissaient ou se diapraient de nuances rouges, et les gelées matinales en secouaient les feuilles décolorées. Autour de nous, les chants cessaient peu à peu; nous voyions, un à un, ou par bandes, passer les oiseaux d’été se rendant à tire d’ailes du Nord au Midi, rejoignant le printemps, tandis que, chez nous, arrivait l’hiver.
Si, passant auprès des grands bois, nous levions les yeux vers la cime des arbres, nous apercevions déjà au grand jour les nids abandonnés.
Jean Rouge-Gorge ne craignait pas l’hiver; il savait bien que tout à l’heure il allait être le seul à chanter au milieu de la nature endormie... Pour ma part, je n’avais nulle envie de chansons et même—je l’avouerai, puisque je suis en veine de franchise—les arts d’agrément me semblent s’accorder mal avec le caractère grave que doit garder un voyageur et un observateur tel que je voulais l’être.
Je renfermai, bien entendu, ces réflexions dans mon for intérieur, ne jugeant pas à propos de déflorer les illusions du charmant artiste, mon compagnon de route. Le moineau est plus positif que cela, heureusement! Il s’enthousiasme 183 peu. Cependant, pour être vrai, je dois avouer que le matin, alors que maître Jean Rouge-Gorge chantait sa chanson, fervente prière, je me sentais involontairement attendri... On a beau être philosophe, on n’est pas de bois!...
Nous cheminions donc depuis bien des jours; nous avions passé des ruisseaux, des rivières, rencontré de gras pâturages, des haies plantureuses, et aussi des plaines dénudées. Nous avions ensemble trouvé de grasses provendes et souffert quelquefois du froid et de la faim. Un matin, nous arrivâmes au pied de coteaux revêtus de plantes d’égale hauteur, aux larges feuilles jaunissantes ou rougies comme par le feu du soleil couchant.—Ce sont des vignes, me dit mon compagnon. Nous y trouverons bon gîte et aussi gras souper.—Vive Dieu! répondis-je, il n’est que temps. L’automne nous met décidément à la portion congrue!
La vendange des raisins était terminée; mais, grâce à notre vue perçante, nous découvrions encore bon nombre de grains oubliés ou échappés aux regards des grapillards, ces glaneurs des pays vignobles. Nous restâmes d’un commun accord sur ces coteaux où les rares rayons d’un soleil oblique venaient, de temps en temps, nous réchauffer. Nous nous y plaisions d’autant plus que ces vignes étaient abritées des vents du nord par un rideau de magnifiques forêts dominant les collines.
Un matin, maître Jean cherchait entre les ceps et à terre sa provende d’insectes et de vers; moi j’inspectais le dessous des dernières feuilles et recueillais quelques grains oubliés, quand un grand bruit d’hommes et de chiens me fit bondir et remplit mon cœur d’effroi. Ce bruit venait de la forêt voisine, dont l’aspect sombre, mystérieux, austère, ne m’inspirait aucun désir de promenade. J’avoue même que je n’avais pas encore osé y entrer.
—Qu’est-ce? fis-je à mon compagnon.
—Peu de chose, me dit-il; ne te tourmente pas ainsi, Pierrot. C’est le bruit d’une chasse, tu n’as pas à craindre. Il est probable que c’est un cerf que l’on courre en ce moment; nous n’avons rien à redouter, car, en tirant 184 sur nous, les veneurs gâteraient leur chasse. Les chiens trompés, attirés par le coup de fusil, perdraient la piste en arrivant, et leurs maîtres trouveraient, avec raison, que ce serait un triste hallali que celui d’un moineau ou d’un rouge-gorge!
Néanmoins, nous gagnâmes prudemment un épais buisson d’épines noires, et là il m’apprit que la chasse était ouverte, c’est-à-dire que tout individu qui peut acheter ce qu’on nomme un permis de chasse avait droit de vie et de mort sur tous les habitants du ciel et des bois qui demeurent ou passent dans ses domaines.—Tout ceci bien entendu, ami Pierrot, il est bon que je te donne un dernier conseil. Si nous n’avons rien à craindre des chasseurs à grand train que tu vas voir à l’œuvre, il n’en est pas de même d’une foule de petits jeunes gens sortant du collège et qui, heureux de posséder un fusil pour la première fois, tirent sur tout ce qu’ils rencontrent. A ceux-là, tout être vivant est bon à viser. Ils sont contents, pourvu qu’ils rapportent à la maison un animal quelconque... Gagnons le bois!
Il n’avait pas achevé, que je vis passer le cerf. La pauvre bête commençait à être sur ses fins, elle ralentissait ses allures et les chiens la suivaient de près. C’était réellement un beau spectacle pour les gens avides de ces émotions cruelles, car la meute était considérable.
—Tu n’as jamais vu de grandes chasses; mais le hasard t’a merveilleusement placé, car c’est ici qu’aura lieu l’hallali.
—Hallali?... Qu’est-ce que cela, maître Jean?
—C’est le cri de victoire que poussent les piqueurs pour indiquer que la mort n’est pas loin et va bientôt frapper le cerf aux abois.
—Aux abois? Qu’est-ce encore, mon ami Jean?
—A bout de forces, mon ami Pierrot.
—Quel est ce grand homme vêtu de vert, galonné sur toutes les coutures et qui tient à la main un instrument brillant?
—C’est un piqueur à cheval; il suit les chiens, les dirige et sonne le lancé, la vue, etc., etc.
185
—Où est la cloche?...
—Quelle cloche, Pierrot, mon ami?
—Mais... la cloche qui sonne?...
—Ce n’est pas une cloche qui sonne, mon pauvre Pierrot, c’est le bel instrument de cuivre brillant dont tu parlais tout à l’heure et que l’on nomme un cor.
—Bien, bien, Jean, mon ami. Le lancé, c’est quand l’animal part; la vue, quand on le voit... Très bien! me voilà chasseur...
—Au son du cor, les veneurs se rallient, retrouvent la chasse qu’ils ont quelquefois perdue, et... tiens, voici la 186 bande qui arrive. Attention! Le cerf est forcé, les chiens l’entourent! Le pauvre animal essaye encore de leur faire tête, mais, hélas! c’en est fini, il est perdu... Une larme coule de sa paupière, mais nul des assistants n’est attendri, pas même cette jeune femme, qui, sous son costume d’amazone, paraît plus animée, plus étourdie que pas un des veneurs.
—Ah! mon pauvre Rouge-Gorge!
—Tu me demandais ce que c’était que l’hallali? L’entends-tu sonner? Quelle peine se donnent ces valets pour contenir les chiens! Maintenant, on va faire la curée. Pour récompenser les chiens, et pour les animer à une autre poursuite, on va couper certaines parties de la bête et les leur distribuer...
Je vis à l’instant s’exécuter ce que mon ami m’annonçait et crus, en vérité, assister au repas d’un troupeau de bêtes féroces. Ces animaux se ruant sur les lambeaux de chair encore palpitante, ces hommes et ces femmes assistant à ce spectacle avec des exclamations de joie, ces trompes sonnant la fanfare du cerf dix-cors, ce spectacle inouï me donnait le vertige... Moi, pauvre petit oiseau, j’avais peur; vraiment, j’avoue qu’alors j’avais entièrement perdu l’assurance que possède tout moineau franc bien élevé. Je me trouvais si petit, si petit, en présence de ces manifestations grandioses de la vie humaine, que j’avais besoin de me répéter à moi-même que, grands et petits, tous ont leur place utile dans la création et concourent à en former la magnifique harmonie!...
Le calme se rétablit peu à peu. Les veneurs se séparèrent et l’on se donna rendez-vous au lendemain pour attaquer un sanglier. Nous résolûmes, mon compagnon et moi, d’y assister et, pour ne pas nous trouver en retard, nous nous établîmes aussi commodément que possible sur le grand chêne choisi pour le lieu de réunion. Quelle nuit! Jamais son souvenir ne s’effacera de ma mémoire! Des bruits sinistres, des hurlements s’étaient fait entendre, dès le coucher du soleil, dans les grands arbres auprès de nous. J’avais vu, à plusieurs reprises, comme des charbons ardents briller entre 187 les branches; j’avais aperçu des masses brunes passant silencieuses au-dessus des allées qui se croisaient au pied de notre gros chêne.
Cette forêt était peuplée de bêtes féroces, non seulement de sangliers, mais de loups, qui sont pour les autres quadrupèdes ce que les émouchets sont pour nous, pauvres petits oiseaux. Chose remarquable! L’homme ne se nourrit pas plus de la chair de ceux-ci que de celle des autres: tous ne valent rien.
Malgré que nous fussions en automne, la journée avait été, comme il arrive quelquefois, magnifique et la chaleur très grande, aussi la soif des loups était-elle excessive.
Près de l’arbre où nous avions établi notre gîte se trouvait une mare, bien pauvre d’eau sans doute, car tout était à sec, mais qui en gardait assez cependant pour soulager la soif des animaux de la forêt. Les loups l’avaient choisie pour leur abreuvoir et faisaient entendre des hurlements plaintifs qui ressemblaient à ceux des chiens. Je ne trouvais même de différence bien sensible entre les loups et ceux-ci, que parce que les premiers avaient les oreilles pointues et dirigées en avant et portaient une grosse queue touffue et tombante.
Outre sa force remarquable, le loup a l’oreille très fine, ainsi que l’odorat; sa vue est parfaite, et toutes ces qualités lui servent à se soustraire à la guerre continuelle que lui font les hommes. Poussé par la faim, le loup, qui n’est pas dangereux le jour, devient terrible la nuit: il attaque bêtes et gens; mais, en temps ordinaire, il ne dévaste que les troupeaux. C’est ainsi qu’une louve de grande taille passa près de notre arbre, emportant dans sa terrible gueule un petit agneau dont les bêlements faisaient mal à entendre.
Enfin la lune parut, voilée par moments sous de gros nuages blancs que le vent chassait lentement. En face de moi, un hêtre aux feuilles rougies étendait ses longues branches, et à chaque instant un petit bruit sourd retentissait... C’était un de ses fruits mûrs qui tombait à terre. Au milieu de son feuillage, j’avais vu se mouvoir deux lueurs brillantes qui me faisaient frissonner d’effroi... 188 Tout à coup, parmi les faînes tombées à terre, un léger froissement révèle de petits animaux qui passent et repassent... Les deux lueurs disparaissent: un oiseau énorme, aux ailes immenses et silencieuses, plonge vers le sol; un cri aigu retentit... tout rentre dans le silence! L’oiseau remonte d’un élan et passe si près de ma branche, que je vois distinctement un mulot dans son bec.
Peu rassuré d’un semblable voisinage, je pris sur moi de pousser du coude maître Jean.
—Vois!...
—Hum!... Qu’est-ce?
—Regarde qui passe au-dessous de nous.
—Damnation! s’écrie maître Jean en trépignant sur place, c’est un hideux hibou!... Oh! que ne fait-il jour, que je lui montre ce que sait faire Jean Rouge-Gorge!
—Veux-tu bien te tenir tranquille, malheureux! S’il nous voit, il ne fera qu’une bouchée de nous deux.
—Ne crains rien: il ne peut songer à nous attaquer au milieu des branches où nous sommes blottis; mais demain il fera jour... et nous verrons beau jeu!
—Merci de moi! maître Jean, calme-toi. Puisque ce vampire ne peut nous attaquer, dormons! Il sera temps de voir demain...
Enfin le jour arriva, et avec lui, le réveil de mon ami Jean Rouge-Gorge. Après avoir attentivement regardé de tous côtés, il entonna sa petite chanson matinale. A moitié endormi, je me secouai sur ma branche et je vis que, comme d’habitude, il était le premier levé, et avait réveillé les habitants paisibles des arbres voisins. Les rares oiseaux habitant la forêt à cette époque tardive de l’année, mêlaient leur ramage au bourdonnement des insectes de tout genre qui s’éveillaient aussi les uns après les autres et dont la sortie annonçait une belle journée. Les écureuils sautaient d’arbre en arbre et profitaient de ces dernières heures des beaux jours pour terminer leurs provisions. L’un y ajoutait une faîne, l’autre une châtaigne, celui-ci une noix et celui-là une pomme de pin. Tous, à l’envi, se hâtaient, avertis par cet instinct 189 merveilleux qui ne les trompe jamais, que l’hiver est proche et que la disette va venir.
Maître Jean, lui, n’était rien moins que tranquille; il se démenait sur sa branche comme un beau diable, et, murmurant des paroles entrecoupées, hérissant ses plumes, il semblait en proie à une violente colère.
Tout à coup, une ombre passe s’élevant lentement au-dessus du grand hêtre... Mon ami pousse un cri perçant et prend sa volée d’un bond formidable. O surprise! de tous les points de la forêt des cris furieux répondent à son cri d’appel: dix, quinze, vingt petits oiseaux comme nous se précipitent... Ma foi! j’en fais autant! je m’élance, et qu’est-ce que je vois au-dessus de notre tête? L’horrible bête de la nuit s’enlevant péniblement sur ses ailes!...
Autour d’elle, dessous, dessus, tous les petits oiseaux poussent des cris discordants et la harcèlent du bec et des ailes, frappant du premier à travers le corps, des secondes 190 sur ses gros yeux hébétés! Au premier rang, maître Jean se multipliait et frappait comme un furieux d’estoc et de taille. Ils semblaient tous un essaim de mouches attaquant un bœuf, et ils y allaient à cœur joie. Au moindre retour offensif de la grosse bête, tous faisaient retraite sur leurs ailes rapides, pour revenir plus acharnés une seconde après...
Enfin, l’oiseau nocturne activa sa fuite et disparut au loin. Quant à moi, très fatigué, quoique n’ayant suivi le combat que de loin, je rejoignis mon hêtre, et quelques instants après, maître Jean, haletant, y descendait à mes côtés.
Il était temps!
Le réveil de la forêt, les chants multiples, les murmures gracieux et doux qui remplissent les bois au soleil levant, faisaient déjà place au bruit des fanfares, à la voix des chiens, aux cris des piqueurs appuyant la meute, aux hennissements des chevaux portant chasseurs et chasseresses. La bête venait d’être lancée. Le sanglier, qui semble un animal lourd et pesant, court néanmoins très vite et fait parcourir un long trajet à ceux qui le poursuivent. Presque toujours, après s’être fait chasser au loin, il revient au lancé, c’est-à-dire aux environs de l’endroit d’où on l’a fait partir.—Restons ici, me dit Rouge-Gorge, qui savait cela; le sanglier reviendra, et nous serons aux premières places.
Nous demeurâmes donc sur notre hêtre en compagnie d’un jeune homme qui avait été placé à son pied, après le tirage des postes entre les chasseurs. Nous étions là depuis trois heures au moins, inattentifs et indifférents, causant tout bas ensemble, quand nous fûmes surpris par un craquement de branches brisées dans le fourré. C’était le sanglier qui revenait au milieu des jeunes sous-bois, les froissant sur son passage, aussi facilement qu’un chien couche les tiges du chaume dans lequel il chasse. On entendait la meute, faiblement, au loin...
Notre jeune homme saisit son fusil et prête l’oreille...
En moins d’une seconde le coup part, le sanglier se retourne brusquement et se précipite, tête baissée, sur celui qui vient de le frapper...
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En cette extrémité, le sang-froid n’abandonne pas notre jeune voisin. S’affermissant sur ses jambes, le fusil à l’épaule, immobile, le doigt à la détente, il vise le monstre et l’attend à trois pas de distance! Il ne doit pas le manquer, sa vie en dépend peut-être! En un clin d’œil, le sanglier touche presque le canon de l’arme... Le chien s’abat, j’entends un bruit sec,... le coup a raté! Jetant de côté son arme inutile, le chasseur culbuté roule avec son ennemi, qu’il étreint dans ses bras et dont il cherche à éviter les atteintes. L’œil sanglant, 192 l’écume aux lèvres, les défenses luisantes retroussant les plis d’un groin monstrueux, le sanglier cherche à porter des coups mortels à son adversaire, qu’il inonde de son propre sang. C’en est fait du jeune homme si le monstre l’atteint dans la poitrine!...
Ce spectacle était émouvant, terrible, et le jeune homme vraiment beau à voir. On eût dit Hercule sur les bords de l’Érymanthe, cherchant à s’emparer du sanglier vivant qu’il destinait à Eurysthée.
Cependant la lutte se prolongeait; le sanglier ne faiblissait pas, mais le chasseur sentait ses forces l’abandonner... Il allait être vaincu! Tout à coup le bruit d’un galop précipité annonce qu’un autre acteur va prendre part au drame. Le nouvel arrivant juge d’un coup d’œil combien la partie est inégale, mais il voit en même temps l’effrayant danger, pour son compagnon, du coup qu’il faut tirer. L’homme et l’animal 193 ne présentaient qu’une masse informe roulant sur elle-même!... Il descendit de cheval, laissant à celui-ci la bride sur le cou, s’approcha, avec un sang-froid admirable et, profitant d’un moment où le sanglier venait de terrasser sous lui le pauvre jeune homme et allait lui fendre la poitrine, il logea dans l’oreille du monstre une balle qui le foudroya.
Accablé sous le poids de la terrible bête, le jeune chasseur était évanoui.—Son camarade le débarrassa, et il l’appuyait contre le pied de notre hêtre, quand la meute arriva, poussant des abois furieux... La chasse suivait de près et l’on sonna l’hallali.
On complimenta les deux vaillants chasseurs, le sauveur et le sauvé qui, tout couvert de sang, était revenu à lui et s’en trouvait quitte à bon marché, pour quelques rudes contusions; puis, la curée se fit pendant que chacun demandait des détails sur cet évènement que j’aurais si bien pu raconter.
Hélas! cette journée devait se terminer par un malheur que je déplore encore et qui me priva d’un des amis les plus chers à mon cœur. Dans la voiture des dames qui suivaient la chasse, se trouvait un collégien en vacances. Je vous avoue que, jusque-là, je n’avais jamais aimé les collégiens, mais depuis ce jour fatal, je les déteste plus encore... Cette race est sans pitié...
Porter un fusil avait été son désir, s’en servir son ambition. Mais, comme son âge ne lui permettait pas encore de se mesurer avec les sangliers, on s’était contenté de charger de petit plomb le léger fusil à un coup qu’on lui avait confié. Impatient, lui aussi, de faire du bruit dans le monde, il cherchait un but pour prouver son adresse. En ce moment, mon pauvre Jean Rouge-Gorge se trouvait un peu à découvert entre deux branches... Le coup partit! Hélas! l’enfant n’avait que trop bien visé! Jean du bon Dieu reçut le plomb sous l’aile!... Il tombe, en me criant: Adieu!!!
Et je vis le jeune chasseur emporter le cadavre encore palpitant de mon ami, comme un trophée de sa trop fatale adresse!
194
Décidément le malheur présidait à ma destinée.
Il était écrit que je devais vivre seul, sans conseils, sans amis.
Jamais je ne fus plus découragé, plus navré qu’après cette séparation cruelle. Toutes les qualités de Jean me revenaient à l’esprit. Involontairement je comparais sa franche allure aux airs gauches des pierrots et des autres oiseaux que je rencontrais. Je mettais en parallèle sa loyauté avec la malice du merle et du sansonnet. Je préférais son gazouillement intime et perlé aux roulades à grands effets du rossignol.
L’un me faisait souvenir des causeries intimes du coin du feu, où la main dans la main, l’oreille près de l’oreille, on effleure les mille sujets, gais ou douloureux, dont l’enveloppe de la vie est faite. Le chant du rossignol, au contraire, me faisait penser aux allures théâtrales. Il est fort, il est grand, il est dramatique, il est beau, sans aucun doute; mais on sent l’apprêt et la pose, jusque dans l’heure solitaire choisie par l’artiste pour s’isoler sur le piédestal d’un silence absolu.
Plus d’ami, Jean Rouge-Gorge est mort!
Je sens encore, aujourd’hui que je suis vieux et endurci, une larme monter de mon cœur à mes paupières.
Et cependant, qui n’a pas des amis à la douzaine? ou du moins des gens, parés effrontément de ce titre sacré, pour 195 usurper une place dans votre intimité dans vos affections ou même dans vos intérêts. Le monde est plein de ceux-là, mes enfants. Aussi je vous le dis, heureux celui d’entre nous qui peut s’assurer, pour le reste de la vie, le concours vrai et l’affection désintéressée de deux ou trois amis! Celui-là doit marquer d’un caillou blanc le jour de sa naissance; il s’est trouvé sous l’influence d’une bonne étoile, comme on disait au moyen âge, et l’on avait un peu raison de signaler par une destination mystérieuse la singulière chance, qu’ont certains individus, de voir tourner à leur profit les événements en apparence les plus indifférents qui leur arrivent.
Quant à moi, je n’étais point né ainsi. L’oiseau dont j’ai reçu le jour appartenait sans doute à une phase de faveur décroissante, et j’ai rencontré toute ma vie, des amis faux à chaque pas, mais des amis vrais,... hélas! Méfiez-vous des gens qui, dans le monde, ne vous poursuivent de leur affection sans égale que pour vous exploiter à un titre quelconque et vous faire servir à leurs intérêts plus ou moins élevés!
Jean Rouge-Gorge—pauvre Jean!—était franc de cœur et m’aimait, parce que je l’aimais aussi. Nous éprouvions un plaisir tranquille à nous trouver ensemble, et ce plaisir prenait naissance, à n’en pas douter, dans la dissemblance de nos caractères qui se complétaient l’un par l’autre.
L’amitié vient non seulement de ces contrastes, mais encore du besoin que l’on peut avoir l’un de l’autre, et précisément nous étions dans ce cas. Mince, chétif, délicat, mon pauvre ami n’avait guère pour se défendre que sa bravoure irréfléchie tenant de la témérité, et une auréole mystique et légendaire. Moi, j’étais à cette époque fort, trapu et muni d’un bec robuste dont chaque coup avait la puissance d’une cognée. En revanche, Jean Rouge-Gorge, plus âgé que moi et depuis plus longtemps habitué à la vie errante et voyageuse qui est dans l’essence de sa race, possédait une connaissance des hommes et des choses dont mon ignorance appréciait toute la valeur. Enfin que dirais-je? Sa douce mélancolie se fondait aux rayons de ma pétulante et intarissable gaîté, et 196 sur un point capital nous sympathisions complètement: c’était sur notre amour des aventures et des voyages.
En faut-il donc davantage pour devenir amis?
Aussi n’échappâmes-nous point à la loi de la fatalité humaine! Nous nous aimions et nous fûmes séparés! La vie est ainsi faite... non seulement parmi les oiseaux, mais parmi les hommes: on cherche longtemps et laborieusement le bonheur... on le tient... il vous échappe!
Et l’on va, recommençant sa recherche sur nouveaux frais. Semblable au vieux Sisyphe, on roule sans relâche et l’on remonte au sommet de la colline ce rocher de l’espérance, qui retombe sans cesse, écrasant nos illusions les plus chères; rocher que nous ne laissons pas encore sans regrets alors que nos mains affaiblies par l’âge s’en détachent et que nous nous éteignons dans le sein du Créateur.
Je demeurai plusieurs jours aux environs du grand chêne témoin de la mort de Jean Rouge-Gorge. J’avais peine à me séparer des lieux qui me rappelaient mon ami, et d’autre part—pourquoi ne l’avouerais-je pas?—j’étais assez embarrassé de ce que je voulais faire. Seul, loin de mon pays, dans une contrée absolument inconnue, de quel côté devrais-je porter mes pas?
J’avais marché insoucieusement sans reconnaître de jalons sur ma route et confiant dans l’habileté de mon cher compagnon. Il me fallut les leçons de l’isolement pour me faire comprendre que la science doit compléter ce que les sens et l’instinct enseignent naturellement aux moineaux francs. Nous ne sommes point doués malheureusement du sens merveilleux qui fait retrouver à l’hirondelle le chemin du nid qu’elle a bâti l’an dernier, nous n’avons pas non plus un vol assez puissant pour nous élever à de grandes hauteurs, et de là, comme d’un observatoire immense, plonger un regard aigu, portant à des distances inconcevables. Nos sens sont beaucoup plus bornés, et nous brillons bien plus par la force de notre intelligence, par notre aptitude au raisonnement et à l’éducation, que par ces tours de force de spécialistes.
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C’est par cette aptitude universelle que nous nous rapprochons de l’homme et nous nous éloignons des autres animaux, du chien, par exemple, qui n’est qu’un nez organisé; de l’aigle, qui représente un télescope ambulant, et de beaucoup d’autres animaux. Il en existe même qui sont doués de sens autres que les nôtres, et par conséquent des sens que nous ne comprenons pas, que nous ne comprendrons jamais, et qui leur donnent ces aptitudes qui nous semblent tenir du merveilleux.
J’avais donc négligé de choisir mes points de repère et de semer des pierres blanches sur mon chemin, comme fit le Petit Poucet; il me fallait subir la peine de mon inconséquence.
—Au petit bonheur! m’écriai-je!... Et vous, enfants, n’en dites jamais autant, c’est la maxime des étourdis! Mais j’étais bien jeune alors!
Et je volai, continuant mon voyage d’arbre en arbre, prudemment, car, surtout en forêt, un pauvre oiseau a bien des ennemis et peut rencontrer à chaque pas des embûches mortelles!
Enfin, grâce à mon bonheur, à ma prudence peut-être, je finis par sortir du bois sans encombre. Mais, soit que je me fusse perdu dans mon chemin, soit que la route fût longue, le soir arrivait, et avec le soir venait la faim; je descendis à terre, entre deux mottes énormes de bruyères, et, à ma grande surprise, je m’aperçus de l’extrême abondance des insectes et des petites graines que l’on trouvait sans grande peine dans la terre noire et friable qui formait le sol.
—Allons! m’écriai-je, en avant! Dieu n’abandonne jamais un moineau courageux!
Avant de descendre, et en étudiant cette plaine à perte de vue, j’avais entrevu vers l’horizon de grandes herbes ondulant et formant comme une île de verdure au milieu des bruyères roses et brunes; je me dirigeai de ce côté. Plus j’approchais, plus les herbes prenaient des proportions gigantesques. C’étaient, des joncs et des roseaux que je confondais sous le nom d’herbes; et quand je fus arrivé auprès d’eux, 198 je me hasardai à me percher sur une espèce de quenouille qui se dressait parmi les grandes feuilles flexibles. Or, jugez de mon étonnement: ce rideau de roseaux avait caché à ma vue une immense étendue d’eau sur le bord de laquelle je me trouvais. Je puis même confesser, mes chers enfants que je n’étais nullement rassuré, car ma quenouille ployait et me balançait au-dessus de l’abîme d’une manière fort inquiétante.
Heureusement, la nature a favorisé les oiseaux perchants d’une disposition du pied particulière qui fait que, quand nous sommes posés sur une branche, nous la serrons malgré nous, sans effort aucun, avec d’autant plus de force qu’elle est plus agitée. C’est le poids lui-même de notre corps qui agit au bout d’un levier spécial et fait serrer nos doigts autour de la branche qui nous porte pendant notre sommeil ou qui nous soutient pendant la tempête. Évidemment cette faculté ne s’exerce pleinement que quand nos doigts peuvent embrasser la majeure partie du tour de la branche; c’est pourquoi les petits oiseaux recherchent les petites branches et pourquoi, les voyant balancés par le vent, on aurait tort de leur conseiller de se réfugier sur les grosses.
Voilà comment fonctionne ce mécanisme. Les muscles fléchisseurs des doigts, c’est-à-dire ceux qui font fermer notre pied, s’attachent au fémur ou os de la cuisse. Ce sont des espèces de cordes minces et élastiques qui passent derrière et sur les articulations du genou et du talon comme sur deux poulies. Or, quand ces deux articulations s’affaissent sous le poids de notre corps, elles tirent sur les tendons avec d’autant plus de force qu’elles fléchissent davantage, et nous font serrer naturellement et sans effort la branche sur laquelle nous sommes posés.
Je dominais donc un étang immense: jamais je n’avais vu tant d’eau, et je ne croyais pas qu’il en existât une telle quantité à la surface de la terre; aussi je m’aperçus bientôt que j’étais entré dans un monde nouveau. Autour de moi passaient, rapides comme des flèches, de grands insectes dont les ailes raides et longues bruissaient comme du papier que 199 l’on froisse. Je cherchai aussitôt à me rendre compte de leurs mouvements précipités et m’aperçus bientôt qu’ils faisaient la chasse et dévoraient, les insectes plus faibles qu’ils attrapaient au vol. C’est l’œuvre de destruction continuant sa voie fatale, nécessaire.
Et cependant les Libellules ou Demoiselles sont de jolis animaux. Il y en a de bleues, de vertes, parées de couleurs métalliques d’une richesse remarquable. Je ne pouvais me lasser de les regarder, tantôt posées sur la pointe d’une herbe ou d’un roseau, plus loin sur la large feuille des nénuphars. J’étais, de plus, presque ahuri par la quantité immense de mouches et d’insectes qui bourdonnaient à mes oreilles; j’en happai quelques-unes qui vinrent se poser à ma portée et ce premier souper réconforta un peu mes esprits.
Je regardai plus courageusement alors au-dessous de moi, et, à travers l’onde transparente, je vis se promener une foule de poissons dont je n’avais point l’idée. Les plus grands poursuivaient les plus petits et les dévoraient, ce qui me fit penser que, dans le monde aquatique comme dans le nôtre, les émouchets et les émerillons ne manquaient point, et que là, comme partout ailleurs, la nature poursuivait sans relâche son œuvre de rénovation par la destruction. J’y voyais, entre autres, un brochet énorme qui eût avalé même un moineau d’une seule bouchée, tant il ouvrait une gueule effroyable, et je lui voyais engloutir les poissons sans les mâcher. Les malheureux disparaissaient dans ce gouffre comme une lettre qu’on jette à la poste!
Je restai longtemps à regarder ce spectacle et je fus saisi d’une crainte instinctive; je ne voulus pas alors m’engager au-dessus de ces vastes étangs au-delà desquels il n’y avait pour moi que l’inconnu. Je rentrai donc m’abriter dans la forêt en me disant que la nuit me porterait conseil.
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J’avais grande hâte de fuir le théâtre de mon malheur irréparable; il fallait quitter le bois. Mais, soit que je me fusse perdu dans mon inexpérience des forêts, soit que j’eusse flâné, soit toute autre cause, je mis plus d’une semaine à quitter la voûte des arbres, et fus enchanté de revoir le ciel, sans intermédiaires, au-dessus de ma tête.
Juste au moment où je sortais du bois, un spectacle imprévu s’offrit à mes regards. Les arbres de la futaie diminuaient incessamment de hauteur. Je m’en étais déjà aperçu à mesure que j’approchais de la lisière, mais je vis qu’ils finissaient par devenir des buissons nains et broutés par les troupeaux, puis se confondaient enfin avec les bruyères. Or, ces bruyères s’étendaient devant moi à perte de vue, et encore à gauche et aussi à droite!... De la bruyère, toujours de la bruyère et des ajoncs!... J’eus un moment la pensée de retourner sur mes pas. Comment trouver assez de nourriture pour traverser cet immense désert sans culture? Du haut de la branche qui me servait d’observatoire, je me désolais d’avance, et jetais un coup d’œil anxieux vers certains points noirs que j’apercevais au loin, bien loin, dans l’azur du ciel. Assurément, c’étaient encore des pirates!
Comment éviter leur poursuite dans cette plaine sans retraites et sans arbres?... Décidément, j’étais beaucoup 201 trop en vue; et je savais, par expérience, que le moyen de bien voir est de se cacher. Aussi gagner la terre ferme et m’installer de mon mieux sur une petite motte de terre parmi les herbes qui se rassemblent aux pieds des bruyères, fut l’affaire d’un instant et je me réjouis de m’apercevoir que, de là, je ne perdrais rien de ce qui se passerait au bord d’un étang voisin ou à sa surface. J’étais surtout frappé d’un profond étonnement d’entendre un si grand nombre de cris poussés dans des langages que je ne comprenais point, ce qui me fit penser d’abord que j’étais arrivé aux confins de la terre habitable. Mais je reconnus bientôt que cela tenait à la différence extrême des races, car je vis passer près de moi plusieurs fauvettes des roseaux, dont je comprenais très bien le gazouillement.
Le soleil se montrait à peine, et de toutes parts j’entendais s’élever des cris insolites, retentir des bruits effrayants qui me prouvaient qu’autour de moi vivait une population dont je n’avais aucune idée. Tandis que je cherchais à me réchauffer un peu sous les rayons du soleil frappant ma retraite, le brouillard, qui couvrait la terre, s’éleva lentement, et je contemplai le magnifique spectacle que j’avais sous les yeux.
La motte de gazon sur laquelle je m’étais réfugié, faisait partie d’une immense plaine marécageuse dont je voyais chaque touffe s’animer et donner naissance à un oiseau nouveau, tous porteurs de becs d’une longueur incroyable, les uns droits, les autres courbés en dessous, quelques-uns relevés en l’air.
Il était facile de voir que les uns vivaient en société et se recherchaient, tandis que les autres étaient solitaires. Mais, au premier moment, je ne pouvais trouver de différence frappante entre eux. Il me fallut une grande attention pour reconnaître que, malgré leur long bec à tous, de grandes divergences d’organisation en faisaient des oiseaux parfaitement distincts et de mœurs et de besoins.
Les grandes sociétés, d’ailleurs, se tenaient au milieu du marécage et de la bruyère, venant rarement au bord de l’eau 202 elle-même, tandis que les promeneurs isolés ne quittaient guère les plages molles et vaseuses de la queue de l’étang, et même entraient, à chaque instant, dans l’eau jusqu’au ventre, ce que n’osaient pas faire les autres qui se contentaient de barbotter dans les petites flaques d’eau que le marais retenait çà et là.
Pour le coup, je ne pus m’empêcher de rire, tant les pauvres animaux faisaient, selon moi, singulière figure!
L’étang était couvert d’oiseaux, dont jusqu’alors je n’avais jamais vu les pareils. Leur aspect différait beaucoup de celui des oiseaux des bois: leur forme était plus lourde et plus trapue. Je me permis de voltiger autour d’eux pour bien les examiner, prenant grand soin de ne pas me laisser tomber dans l’eau sur laquelle ils flottaient. Je réussis, de cette manière, à m’assurer que leurs pattes étaient palmées et formaient une espèce d’éventail, chaque doigt étant lié à l’autre par une membrane, mince et élastique. Je remarquai aussi que ces oiseaux avaient trois doigts dirigés en avant, soutenant les membranes, tandis que celui de derrière était pour ainsi dire nul. Comment peuvent-ils se percher? évidemment, ce mode de station leur est tout à fait impossible. Je les plaignis d’abord, mais en réfléchissant davantage, je reconnus que, se tenant sur l’eau sans effort, ils demeuraient en quelque sorte perchés, quoique assis, et qu’en outre leurs pattes, disposées comme elles l’étaient, formaient des rames puissantes dont ils avaient le plus grand besoin à chaque mouvement qu’ils voulaient exécuter.
J’avais une envie furieuse d’examiner de plus près mes curieux voisins; mais je me méfiais à présent de ce que je ne connaissais pas. Mon innocente confiance avait failli, je m’en souvenais, mettre ma vie en péril... Aussi, avançai-je avec autant de prudence que notre nature en comporte, et je fus bientôt à même de constater que ces palmipèdes, n’ayant pas de doigt en arrière, ne pouvaient fermer la main, et par conséquent ne pouvaient retenir une proie. De plus, leur bec plat ne semblait point fait pour dépecer la 203 chair... J’en conclus qu’ils ne pouvaient être carnivores et par conséquent dangereux. Je me perchai donc sur un saule dont les branches pleureuses laissaient baigner leurs pointes dans les eaux, et là,—à portée de ces inconnus, prêt cependant à m’envoler si je voyais poindre un ennemi,—je me mis à gazouiller, puis à chanter, espérant être remarqué. Bah! Ils ne relevèrent seulement pas la tête. Il y avait de quoi ressentir vraiment un mouvement de dépit très prononcé et être un peu humilié; mais, en cet instant, un rossignol se fit entendre... Je me tus; que pouvait paraître ma voix à côté de celle si harmonieuse de ce charmant chanteur? Hélas! il ne fut pas plus remarqué que moi...
Je résolus alors de voltiger tout près de ces bonnes gens, qui me faisaient l’effet de rustres peu amis des beaux-arts. J’allai donc à côté d’eux et, perché sur un roseau, je me désaltérai dans cette eau limpide dont ils semblaient seuls propriétaires. Étonnés de ma hardiesse, ils levèrent enfin la tête et m’adressèrent la parole dans un langage très difficile à comprendre, nazillant d’une manière affreuse. Malgré tout, j’engageai la conversation. Naturellement, j’y fis quelques coq-à-l’âne, mais j’appris qu’ils s’appelaient les uns des canards, les autres des sarcelles, et qu’ils étaient tous de la même famille.
Je leur parlai de la singulière conformation de leurs pattes; ils m’apprirent qu’effectivement ils ne pouvaient pas se percher sur les arbres, que souvent, bien souvent, cela avait été pour eux une grande privation, et qu’ils appréciaient cependant peu ce mode de salut qui leur était refusé, car, lorsqu’un oiseau de proie vient les attaquer, s’ils l’aperçoivent à temps, au lieu de fuir comme nous à tire d’ailes, ils plongent aussitôt au fond des eaux et très souvent parviennent à l’éviter, à moins que celui-ci ne les surprenne et ne tombe sur eux comme une flèche.
La journée se passa à causer avec mes nouvelles connaissances; mais la conversation était si pénible entre nous, que je m’en ennuyai bientôt, et les quittai pour regagner la terre ferme.
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Là, ce fut bien pis; je me vis au milieu d’une population aux cris aigus, et fort en peine de savoir le nom de ces animaux dont je ne comprenais pas du tout le langage. Je cherchai un oiseau qui pût me servir de truchement et qui, par sa nature mixte entre la vie des bois et celle des roseaux, me comprît aisément et me donnât quelques renseignements.
J’arrêtai donc au passage une belle fauvette babillarde, de celles qui hantent sans cesse les roseaux, et la priai humblement d’avoir pitié d’un étranger et de me faire l’honneur d’une conversation scientifique... Hélas! j’avais été aussi poli que possible, mais à la réception qui me fut faite, je compris que le monde des oiseaux d’eau était loin d’être aussi civilisé que celui des oiseaux des villes et des champs.
—Allez vous promener, curieux et bavard que vous êtes!... Vous croyez donc que j’ai du temps à perdre pour enseigner les ignorants tels que vous? Vous n’êtes pas dégoûté, vraiment, de vous adresser ainsi à des personnes de qualité!... Mais vous ne savez donc pas que l’automne s’avance et qu’il faut que je fasse mes préparatifs de voyage? Je ne demeure pas ici, moi. Ce pays est trop froid; je me dépêche bien vite, bien vite...
Et elle s’enfuit à tire-d’aile, parlant toujours.
—Oh! la bavarde, m’écriai-je. Effarvate, que tu es bien nommée! Avec moitié moins de mots tu m’eusses répondu et tu eusses fait œuvre utile, au lieu que tu n’as que frappé l’air de vains sons!
Je n’en étais pas moins embarrassé, lorsque je vis voltiger dans les joncs, près de moi, un charmant oiseau, plus petit que la sotte effarvate, et portant au-dessus de chaque œil une bande d’un blanc jaunâtre, comme un large sourcil, qui donnait un air gracieux à sa jolie figure. Le surplus de son corps était brun-verdâtre, marqueté de belles taches de même couleur, mais plus foncées que le reste, et je remarquai la facilité avec laquelle il se suspendait aux roseaux et aux joncs, tournant autour, de même que le troglodyte autour des branches d’un buisson, grimpant et redescendant, 205 la tête en bas, le long d’un même brin, comme si c’était la chose du monde la plus facile à faire!
Je risquai une seconde démarche; cette charmante petite fauvette me semblant plus aimable que l’effarvate bourrue.—Madame la Fauvette, lui dis-je de ma voix la plus douce, pardonnez à un étranger s’il vous dérange au milieu de vos occupations; mais j’ai besoin de tant de renseignements dans le monde nouveau où je me trouve jeté, que je vous assure d’une vive reconnaissance pour ceux que vous voudrez bien me donner.
—Monsieur le Moineau, j’étais tout à l’heure derrière ces joncs quand vous avez adressé honnêtement la même demande à une fauvette des roseaux, un peu folle, de ma connaissance. Elle vous a mal reçu; mais il ne faut pas lui en vouloir: elle n’a pas la tête bien solide... Je ne suis pas de la même espèce qu’elle; vous voyez que je suis beaucoup plus petite. On m’a nommé la Fauvette des joncs... Je suis très contente de faire votre connaissance, car vous devez savoir beaucoup de choses que j’ignore, puisque vous êtes voyageur. J’accepte donc votre proposition; je vous parlerai des oiseaux de ce pays, et vous, vous me raconterez les mœurs des oiseaux de la forêt et de la ville. Vous les connaissez, tandis que je ne les ai jamais vus que de loin.
Ainsi fut commencée notre connaissance. Le ciel, qui m’a toujours traité en enfant gâté, m’envoyait encore une amie qui allait remplacer ma chère Alouette et mon bon et gai Jean Rouge-Gorge.
—Les hommes m’ont baptisée Sylvia, me dit-elle; je le sais, et je sais aussi qu’ils y ont ajouté un mot horrible, tiré du grec, phragmitos, qui veut dire que j’habite dans les haies. C’est absurde, puisque je ne quitte jamais les roseaux et les joncs que baignent les eaux tranquilles. Je vous permets de m’appeler Sylvie. Et vous?... comment vous appelerai-je?
—Pierrot, dis-je, tout simplement. Je suis un membre de la célèbre tribu des moineaux francs, la plus belle que la nature ait...
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—Bien, bien, j’entends!... Connu! mon ami Pierrot. Apprenez que du haut en bas de l’échelle des êtres, chacun en dit autant, et tirez de ceci la conclusion que votre amour-propre doit en accepter.
—Chère Sylvie, merci de votre avertissement. J’y penserai...
—En ce moment, je n’ai point le temps de causer longuement avec vous, je déjeune. Faites-en autant de votre côté, les vers ne manquent pas autour de vous, et revenez dans une heure me joindre ici; vous monterez sur cette quenouille de roseau; de là, vous m’appelerez, j’arriverai et nous causerons...
Je fis ainsi que Sylvie l’avait dit.
Les vers n’étaient point si abondants qu’elle le prétendait, et je n’avais pas à mon service la grande pioche de mes voisins pour les déterrer. J’enfonçais mes pattes dans la boue et j’étais fort mal à mon aise, quand je m’avisai de démolir les mottes de terre par côté au lieu de patauger dans l’eau qui séjournait entre elles. Je trouvai ainsi un abondant déjeuner de larves, chrysalides et vers.
Mon repas achevé, je volai sur la grande quenouille de roseau où la fauvette m’avait donné rendez-vous, et j’appelai: Sylvie! Sylvie!!...
Elle accourut. Nous allâmes nous asseoir au soleil, au pied d’une touffe de bruyères, à l’abri du vent, et ma nouvelle amie commença ainsi:
—Je vais appeler votre attention sur ce fait que la nature a doué presque tous les oiseaux de finesse, de grâce et de légèreté. Il semble qu’elle nous ait créés pour animer les campagnes et répandre le mouvement et la gaieté parmi les objets immobiles du paysage. Ceci est frappant pour les hôtes des forêts et des champs, n’est-ce pas, Pierrot?
—Cela saute aux yeux!
—Les oiseaux de marais, au contraire, ont été fort maltraités sous ces rapports. Leurs sens sont obtus, leur instinct réduit aux plus vulgaires sensations, leurs soins bornés à chercher leur nourriture dans la vase ou les 207 terres fangeuses. On croirait volontiers ces espèces attachées au limon dès les premiers âges du monde, et n’ayant pu prendre part aux progrès remarquables qu’ont subis les créations successives. Une certaine quantité de types se sont développés, étendus, embellis, perfectionnés sous la main puissante de la nature et sous celle de l’homme, le maître qu’elle nous a donné ici-bas; tandis que les habitants du marais sont restés stationnaires dans l’état imparfait de leur nature ébauchée.
Chez aucun d’eux, mon cher Pierrot, vous ne trouverez la grâce, la gentillesse, la gaieté de nous autres oiseaux des campagnes fleuries. Ils ne savent point, comme nous, s’exercer, se réjouir ensemble, prendre leurs ébats sur la terre ou dans l’air. Leur vol brusque et saccadé n’est qu’une fuite, un trait rapide d’un froid marécage à un autre. Retenus sur le sol humide, ils ne peuvent, comme les oiseaux des bois et des roseaux, se jouer dans le feuillage, ni se poser sur les feuilles ployantes; l’organisation de leurs pieds s’y oppose. Ils gisent à terre, et en arpentant tristement et solennellement les places dégarnies, poussent, le plus souvent, des cris rauques et inarticulés.
Beaucoup se tiennent à l’ombre pendant le jour; leur vue faible, leur naturel timide, sauvage, inquiet, leur fait préférer l’obscurité de la nuit ou la lueur du crépuscule à la brillante clarté du soleil. C’est moins par les yeux que par l’odorat et le tact dont est doué l’extrémité de leur long bec, qu’ils cherchent et recueillent leur nourriture.
Tant qu’ils trouvent la terre mouillée, tous font la chasse aux vers, aux sangsues, aux larves molles des insectes aquatiques. Si la sécheresse arrive, ils se rabattent sur les insectes de la terre et prennent les scarabées, les araignées, les mouches; mais c’est pitié de voir combien de mal ils se donnent pour cette chasse où leur long bec les sert mal. Ils frappent à côté; leurs mandibules molles ne saisissent point à propos l’insecte agile et j’ai vu, l’autre jour, un pauvre courlis qui, après avoir essayé de captiver au moins une demi-douzaine de mouches, sans réussir à en prendre une 208 seule, y renonça et s’en fut promener tristement plus loin sa mine ennuyée.
—Peint de main de maître, chère Sylvie! et combien je vous remercie de ne pas dédaigner d’instruire un pauvre étranger! Ce qui me frappe, avant tout, c’est que vous ne semblez point un oiseau ordinaire... Votre langage présente une élévation de sentiments qui prouverait que vous avez fréquenté les hommes, si je ne savais que notre cœur à tous est susceptible d’autant d’élévation que le leur...
—Vous ne vous trompez pas mon cher Pierrot. J’ai pu, l’année dernière, assister, invisible, cachée par mes roseaux, aux entretiens d’un père qui formait son jeune fils à l’étude de la nature. Tous deux habitaient le château dont vous voyez les cheminées là-bas, parmi les arbres, et venaient chaque soir faire sur le lac une longue promenade en bateau. Le premier soir, je fus effrayée, mais je n’osai m’envoler... J’attendis, et quelques mots de leur conversation m’intéressèrent. A partir de ce jour, je devins leur auditeur le plus assidu.
—Le ciel soit béni d’une si heureuse circonstance!
—Usez-en donc, mon cher Pierrot. Mais hâtez-vous. Notre cuisine, à nous, n’est faite que quand nous allons aux provisions...
—Soit! dites-moi donc, bonne Sylvie, quels sont ces oiseaux noirs qui se réunissent en troupe, là-bas, assez loin de l’étang, dans les parties humides de la lande? Pourquoi ne viennent-ils pas au bord de l’eau comme ceux que nous y voyons promener sur leurs grandes pattes?
—Ces oiseaux, dont vous pouvez d’ici apercevoir l’aigrette noire couchée en arrière, comme une plume derrière l’oreille d’un employé de bureau, sont des vanneaux. Leur nom vient du mot van, peut-être parce que le bruit de leurs grandes ailes rappelle, quand ils volent, celui de l’instrument qui sert, chez les hommes, à nettoyer le grain. Ils ont la tête et le devant de la gorge noirs, le ventre blanc. Leur dos a de magnifiques reflets verts; leurs pattes sont pâles; vous voyez qu’ils ont le corps à peu près de la grosseur d’un jeune pigeon.
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Ce sont les plus intelligents, avec les pluviers, parmi les oiseaux du rivage, et ce perfectionnement découle de leurs mœurs essentiellement sociables. L’instinct de la sociabilité est, parmi les oiseaux, un indice certain de développement intellectuel. Chez les vanneaux, la communauté de goûts, de projets, de plaisirs est complète, et cette union de volonté constitue précisément la source de leur attachement mutuel et le motif de leur liaison générale. Toujours prêts à se rapprocher, à se rejoindre, à demeurer et à voyager ensemble, les vanneaux arrivent, comme tous les oiseaux doués de l’instinct social, à s’entendre et à se communiquer assez d’intelligence pour connaître les premières lois de la société. Chez eux règnent l’affection, la confiance, la paix, excepté lorsque la saison des amours vient apporter un certain trouble dans leurs habitudes; mais cet état d’agitation dure peu, et l’apparition des petits est une occasion de tendres soins échangés au profit d’une sollicitude générale.
Les vanneaux ne sont pas les seuls oiseaux de rivage aux mœurs douces et sociables. Les pluviers les imitent et présentent des exemples touchants de confiance les uns envers les autres. Je fus témoin, il y a quelques mois, d’un fait qui démontre cette vérité. Un jeune chasseur battait la lande sur laquelle nous sommes, quand il entendit venir une petite bande de six pluviers guinards. Il se retourne, tire le premier qui passe; l’oiseau tombe... Tous les pluviers se précipitent en même temps que le pauvre animal frappé à mort, tous se pressent autour de lui, et, par leurs petits cris d’encouragement, semblent l’engager à reprendre ses forces et à remonter avec eux dans les airs... Hélas! de son second coup le chasseur les tua tous les cinq sur le cadavre de leur frère!... Voilà ce que j’ai vu! Ce furent cinq martyrs de l’amitié fraternelle!...
—Pauvres gens!
—Il faut maintenant, mon jeune ami, que je vous parle des chevaliers combattants, que vous voyez là-bas, passant et rasant de leur vol bas les bruyères de la lande. Ils arrivent 210 au marais, et tout à l’heure vous verrez que leurs mœurs sont bien différentes de celles de nos amis les pluviers. Toujours irrités, surtout au printemps, toujours querelleurs, ces combattants ne connaissent pour ainsi dire pas le repos. La bataille est leur élément, la querelle leur habitude: un à un, deux à deux, six contre six, il faut qu’ils se battent, qu’ils se chamaillent! Ah! la triste engeance!
—Et dire qu’ils sont si jolis!
—C’est vrai... Mais en voilà assez, ami, à demain!
Resté seul, je me choisis un lit pour la nuit parmi les roseaux, et le lendemain je me mis, dès l’aurore, à arpenter la lande. Je voulais voir, et je vis...
Mon Dieu! que le monde est grand, et qu’il contient donc de belles choses!
Je passais à côté d’oiseaux au bec recourbé comme une pioche, qui bêchaient dans la vase humide; l’un d’eux, maussade, faillit me blesser d’un coup de cet énorme outil. Les remarques de Sylvie me revinrent à la mémoire, et, revenant vers l’étang, je remarquai un très grand oiseau monté sur deux hautes pattes, immobile, sur une petite éminence cachée sous l’eau: son habit était gris, ses épaules hautes et bossues, entre elles un long bec droit s’avançait... Tout à coup, je le vis se détendre comme un ressort et déployer un cou d’une longueur inouïe, lequel, sortant d’entre les deux ailes, fut plongé dans l’eau comme une flèche... et ramena dans le bec un poisson pris par le travers. Le héron—j’ai su depuis par Sylvie que c’en était un—lança adroitement ce poisson en l’air, au-dessus de lui, le reçut par la tête dans son bec ouvert et l’engloutit. Puis, il reprit sa position ennuyée et son immobilité grotesque...
J’étais confondu de ce que je voyais, émerveillé de tant de belles choses. Le temps passa comme un éclair, le soir venait; je courus au rendez-vous de Sylvie et la trouvai, comme la veille, aimable et causeuse. Mon premier soin fut de lui raconter ce que j’avais observé de mon côté; elle rit d’abord de mes remarques. Mais, reprenant bientôt son sérieux, elle m’adressa, d’un air grave, les paroles suivantes:
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—Vous êtes un oiseau de trop grand sens, et un animal trop bien doué pour manquer de courage. Je veux vous traiter en ami sérieux, et la plus grande preuve d’estime que je veuille vous donner, va être de vous initier à un projet dont la réalisation est prochaine.
Depuis trop longtemps déjà, un oiseau de proie ravage ces bords. Il décime le peuple ailé; aujourd’hui l’un, demain l’autre; tout lui est bon pour assouvir son appétit féroce. Poussés à bout, nous avons fait un pacte entre tous les habitants du lac; nous voulons nous venger!... Joignez-vous à nous, vous le devez, ne serait-ce que pour faire cause commune contre un des ennemis acharnés des oiseaux pacifiques.
—De grand cœur! répondis-je, enflammé de courage et touché du cas que l’on faisait de ma valeur. Mettez-moi au courant du complot et vous verrez ce que peut la valeur d’un moineau!
—Vive Dieu! j’aime à vous entendre parler ainsi. Vous êtes vaillant, je m’en doutais bien. Allez! nous aurons occasion de mettre votre courage dans tout son jour. Venez, avec moi, voir une poule d’eau de ma connaissance; elle doit jouer, dans ce drame, un rôle de premier ordre. Nous vous expliquerons là-bas notre plan de combat.
Je la suivis.
Nous gagnâmes les roseaux, et, à son appel, j’en vis sortir et marcher sur les feuilles de nénuphar un nouvel oiseau que je n’avais point encore aperçu. C’était la poule d’eau. Son cou et le dessous de son ventre étaient noirs, légèrement gris vers les flancs; le dessus du dos est noir aussi, mais à reflets verdâtres; chaque aile porte trois plumes blanches, et la queue tout entière est de cette couleur. Ce qui me surprit, c’est que le plumage de cet oiseau, au lieu d’être lisse et brillant, est tout entier terne et comme chargé de poussière. C’est une espèce d’huile qui empreint les plumes et les soustrait à l’action de l’eau. La poule d’eau a les pattes vertes et le bec aussi, elle porte à chaque jambe une jolie jarretière rouge. Chaque pied forme quatre doigts qui ne sont point 212 palmés, mais seulement bordés d’une membrane mince et indépendante. Comme leur pouce est long et qu’il peut être opposé aux autres doigts, les poules d’eau se perchent facilement: celle-ci monta donc sur un roseau à côté de nous et la conférence commença.
—Le coucher du soleil approche: le rapace va venir chercher sa victime de chaque soir. Amis, je me dévoue, car il a dévoré mes enfants et je lui ai voué une haine mortelle!... Je me promène seule sur l’étang, il fondra sur moi... venez à mon secours, et Dieu fasse le reste!...
Émerveillé de tant de stoïcisme, je compris la grandeur de l’amour maternel à l’étendue du dévouement qu’il inspire, et, pénétré d’une religieuse admiration, je fus, plus que jamais, acquis à ce pacte si équitable du faible contre le tyran. Nous nous séparâmes.
Le reste de l’après-midi se passa à réunir, chacun de notre côté, Sylvie et moi, tous les oiseaux du voisinage, à leur donner les instructions nécessaires; puis nous attendîmes, cachés les uns dans les roseaux, les autres parmi les buissons au bord de l’étang: tous dans le plus grand silence. On aurait cru ce lieu absolument désert... La poule d’eau, qui se dévouait, mais qui, pour sa seule défense, plonge admirablement, était restée isolée au milieu de l’étang, se laissant mollement bercer par les eaux et n’ayant l’air de s’occuper que d’un petit poisson qu’elle tenait dans son bec. L’attente fut pleine d’angoisses. Enfin l’épervier parut... Ne voyant sur l’eau qu’une victime, le rapace se mit à descendre en spirale, poussant d’abord des cris aigus; puis fondit sur elle, semblable à la foudre tombant des nuages!... A ce moment une bécassine que nous avions mise en sentinelle, jeta son cri aigu et, mille, nous fondîmes sur l’ennemi commun...
Preste comme l’éclair, la poule d’eau plongea juste au moment où les serres du brigand allaient la saisir.
Étourdi par le nombre, par les cris, par les coups de bec et surtout par les atteintes meurtrières de l’épée du héron, l’épervier ne put s’envoler... Il voulut se cacher dans les 213 joncs et tomba parmi les nénuphars... De chaque feuille naissait un ennemi!
Ses grandes ailes battirent l’eau; dès lors, sa perte était certaine: les canards, sortant de dessous les feuilles, se mirent de la partie: leur bec tenait une plume et ne la lâchait plus...
Bientôt la tête du forban toucha l’eau, elle y fut plongée... Il fit un suprême effort!!!... Les plumes des assaillants, arrachées par ses serres, s’éparpillèrent au souffle de la brise... son bec acéré fit voler des lambeaux de chair palpitante... Plusieurs morts tombèrent à ses côtés; mais il ne put reprendre son vol...
Encore quelques convulsions et l’eau entra dans son bec, dans ses narines; il était asphyxié!... et demeura étendu sur l’eau, les ailes ouvertes, les plumes hérissées, les serres encore frémissantes sous les spasmes de l’agonie.
La poule était vengée; tous les oiseaux du canton, délivrés de leur redoutable ennemi, firent à cette mère courageuse une véritable ovation. Elle fut entourée, fêtée, remerciée. Puis vint mon tour, car je m’étais vaillamment conduit, et 214 j’avais vu plus d’une fois la mort de près! J’avais laissé quelques plumes dans la bagarre; j’avais été meurtri, presque assommé d’un coup d’aile terrible... Ce fut alors que je m’écriai:
«Mes amis, songeons aux blessés!...»
On les soigna le mieux possible.
Pendant ce temps, le soleil était descendu près de l’horizon. Il disparut, et la nuit calme et profonde vint couvrir ces lieux naguère pleins de tumulte et de batailles.
Il ne me fut pas possible de quitter de sitôt mes braves compagnons d’armes. J’étais devenu l’ami de tous; rien ne cimente l’amitié comme les dangers courus ensemble et la certitude mutuelle d’un courage à toute épreuve. Sylvie, mon amie dévouée, était toujours la même à mon égard, et nous aurions passé une douce vie si l’hiver, le triste hiver, n’était arrivé à grands pas.
Déjà, la pauvrette ne trouvait presque plus rien à picorer parmi les roseaux et les joncs, sa demeure habituelle; elle parlait de partir; et, au malaise qu’elle éprouvait, je voyais clairement qu’elle obéirait bientôt à un instinct qu’elle ne pouvait pas maîtriser. Les journées se suivaient 215 tristes, sous le ciel gris; nos conversations ne prenaient pas une teinte plus gaie...
Un matin, j’appelai Sylvie... Je ne la trouvai plus!... Elle était partie pendant la nuit. Je la croyais, comme nous, libre de s’attacher au pays qui lui plaisait. Je fus ainsi désabusé.
Encore seul; seul!... Le lac et ses alentours me semblèrent plus tristes que jamais, avec leurs joncs séchés, bruissant sous la bise qui nous glaçait jusqu’aux os... Les plumes hérissées, le corps formant la boule, je restais des heures entières silencieux et mélancolique, abrité le mieux possible dans un petit buisson d’épines. Malheureusement ses dernières feuilles tombèrent une à une; le vent du soir ne rencontra plus d’obstacle... J’avais froid; j’eus souvent faim, j’étais bien malheureux!
Un matin, je vis tomber du ciel de légers flocons blancs, insaisissables, mais qui, en arrivant à terre, se durcirent, et finirent par la couvrir entièrement. J’appris que cela s’appelait de la neige. Mon malheur devint alors plus grand qu’il n’avait jamais été. Le froid augmentait; il devint excessif, et j’avais bien de la peine à découvrir un trou, tantôt dans un rocher, tantôt dans le tronc d’un arbre, pour me mettre à l’abri. O malheur! Je ne trouvais plus rien pour ma nourriture: la neige avait étendu son manteau blanc partout et sur tout.
J’essayai de gratter avec mes pattes, mais bientôt elles devinrent gelées... De temps en temps, je trouvais, dans le coin d’un rocher, une petite graine; quelquefois, sur un buisson, restait un fruit d’hiver; mais tout cela ne constituait pas une nourriture suffisante, et je souffrais.
Mais à quoi bon me plaindre? Rien n’est plus importun, rien n’est plus monotone. Résignons-nous!... Je volais lentement, à travers les champs, car j’avais abandonné les bords du lac; mes plumes étaient mouillées, mes membres perclus, et j’essayais de m’orienter pour arriver dans une ville où j’espérais trouver plus de ressources. Je crois qu’en ce 216 moment j’aurais volontiers sacrifié ma liberté pour une cage bien abritée et une auge remplie de graines succulentes! Comme l’hiver donne des idées tristes! Ventre affamé ne raisonne guère.
C’est que toutes les autres misères de la vie ne paraissent rien à côté de la faim. Il faut peu de choses pour nourrir un moineau; mais encore, ce peu de choses, il faut le trouver!... On ne voit pas de mouches à cette époque de l’année, et toutes les plantes à graines sont mortes, tous les insectes sont cachés.
J’en étais donc arrivé à cet état de profond découragement où l’on renonce à tout. Aussi, une certaine nuit où j’avais tant souffert qu’il me restait à peine la force de me soutenir, je me décidai à attendre la mort dans le lieu où, vers le crépuscule, je m’étais mis à l’abri.
Le jour arrivé, je m’aperçus que l’endroit qui m’avait servi de refuge était une anfractuosité creusée sous un rocher; et dans le fond—oh! bonheur inespéré!—je vis de la paille, apportée là par les petits pâtres qui, gardant les troupeaux dans les champs, laissent les chiens veiller de temps en temps, pendant qu’eux se reposent sur ce lit rustique. Or, parmi les brins de cette paille, étaient restés quelques épis. Quoique bien faible, je me précipitai sur ces grains oubliés, et rien ne peut peindre combien succulent me parut ce repas. Il me semblait qu’aucun mets ne pouvait avoir une telle saveur. Je me sentis revivre; l’espérance m’était revenue, et ce fut presque gaiement que je repris mon vol. Enfin, comme un bien ne vient jamais seul, suivant le proverbe, je commençai à rencontrer des arbres de plus en plus rapprochés, m’annonçant des vergers, puis des jardins, et j’aperçus enfin les premières maisons. Cette petite ville, assise au pied d’un coteau qui l’abritait du vent du nord, semblait prendre à tâche de tourner au soleil la façade de ses constructions coquettes et joyeuses.
Le soleil luisait en ce moment sur la neige, qui brillait à éblouir les yeux, mais ne se fondait pas.
Je me demandais dans quel jardin j’allais élire domicile, 217 quand des rires frais et joyeux arrivèrent jusqu’à moi. Voler de ce côté fut l’affaire d’un moment, et je vis apparaître à mes yeux une charmante jeune fille jouant avec son frère. Tous deux, dans le verger, avaient déblayé une large place au milieu de la neige, et là, émiettaient le pain de leur goûter, que les oiseaux affamés du voisinage venaient becqueter avec empressement.
Je m’approchai comme les autres, peut-être plus vite que les autres; mais j’étais un intrus et je reçus force coups de bec. Ce n’était pas le moment de reculer; je les rendis, et ma bravoure me conquit non seulement une place au festin, mais les bonnes grâces des deux enfants, qui jetaient toujours de mon côté les plus gros morceaux. C’est ainsi que nous devînmes amis. La cour, la basse-cour, le verger de cette maison devinrent ainsi mon lieu d’élection, et bientôt, connu des deux enfants, leurs bons procédés pour moi ne se ralentirent pas un seul jour! Touché de leurs amabilités, de leur bon cœur, je résolus de les en récompenser par la plus grande marque de confiance qu’il me fût possible de leur donner, par le sacrifice de ma liberté.
Peut-être aussi étais-je bien aise de passer chaudement l’hiver. Toujours est-il qu’un beau jour j’entrai hardiment dans le salon, et vins me placer sur l’épaule de leur mère. Grande fut la joie; on me prit, je me laissai faire. On me caressa, je rendis les caresses; on m’appela de noms charmants, et la petite Marie de s’écrier dans son bonheur:
—Oh maman! quel délicieux pierrot! il est tout beau!
On rit beaucoup de son expression et le nom m’en resta.
Me voilà donc commensal, sous le nom de tout beau, de cette aimable famille. On essaya de me mettre dans une cage, mais je fis comprendre par mes gestes et ma résistance que je ne le voulais pas. Marie prit mon parti et on me laissa errer en liberté dans les appartements où chacun me comblait de friandises et de caresses, et où je me trouvais réellement gâté du matin au soir.
L’hiver passa ainsi.
218
Un jour, vers le premier printemps, le ciel était fort triste, pluvieux et sombre, comme il arrive en cette saison; toute la famille avait l’air maussade. La petite fille, dans un coin, festonnait une broderie qui n’avançait guère; le petit garçon dans un autre faisait un devoir qui n’avançait pas non plus, et tous deux bâillaient à qui mieux mieux.
J’imagine alors de les distraire et me mis à voltiger autour de la tête de Marie; puis, fondant sur sa main, je lui enlève son feston et me sauve d’un air conquérant. Les enfants de rire, de se lever, et nous voilà jouant aux barres, moi pour conserver ma conquête, eux pour me la reprendre.
La mère entendant ce tapage, arriva pour gronder: mais elle fut désarmée quand elle me vit fuyant avec le feston dans mon bec, et les enfants s’écriant:
—Maman, c’est Tout beau qui nous empêche de travailler!...
Enfin on se remit au travail et les devoirs furent promptement terminés, car la bonne humeur est le meilleur auxiliaire qu’on puisse donner aux enfants.
A la récréation, ceux-ci s’amusaient à faire des bulles de savon. Je voulus recommencer mon espièglerie du matin, mais je fus beaucoup moins bien reçu. Mes petits amis voulaient bien que je les empêchasse de travailler, mais non de jouer. La première fois on gronda, mais quand, la seconde fois, je vins enlever le tube de plume qui leur servait à souffler les bulles, ils me donnèrent une bonne calotte.
Elle ne me fit pas grand mal; mais comme j’étais en colère et que je rageais, je fis le mort.
Alors tous deux se mirent à pleurer; la petite Marie me prit dans sa main, me caressa, m’embrassa et m’inonda de ses larmes. Aussi, voyant son chagrin, je fis semblant de revenir peu à peu à l’existence; mais les pauvres petits avaient eu si peur qu’ils ne pouvaient plus jouer.
J’allai de l’un à l’autre pour les égayer, mais rien ne pouvait les consoler; enfin j’imaginai de m’emparer du tube et de le reporter dans la main de Marie. Oh! cette fois, ce fut un concert de cris de joie!
219
Ils furent si ravis de mon trait d’esprit que le soir, dans le salon, au risque de se faire gronder, ils racontèrent toute l’histoire. Je devins le héros de la soirée. Chacun vantait mon intelligence, aussi un ami de la maison, entiché de serins savants qu’il avait vus la veille, déclara que j’étais apte à tous les tours de force possibles, et qu’il fallait me mettre en apprentissage pour devenir à mon tour un moineau savant: faire le mort, tirer le canon...
A ces mots la peur me prit.
J’oubliai tout ce que je devais de reconnaissance pour un hiver passé si douillettement. Le printemps, d’ailleurs, était venu, la fenêtre était ouverte à mes yeux; mes ailes frémirent et je m’envolai, non pas cependant sans jeter un dernier regard sur ma petite cage dorée et une pensée de regrets aux êtres bienfaisants qui m’avaient sauvé d’une mort certaine.
Et c’est ainsi que l’hiver passa! car tout passe en ce monde... Et c’est ainsi que le printemps revint! car Dieu a voulu que le bien suivît le mal, l’abondance la disette, et que les petits oiseaux fussent heureux après avoir été bien malheureux pendant la froide saison.
Peu à peu les bourgeons grossirent aux arbres, s’ouvrirent, et il en sortit de fraîches feuilles rosées, encore plissées et chiffonnées, qui sortirent et se déployèrent peu à peu; quelques fleurs timides apparurent: ce fut un éblouissement pour mes yeux! Partout les insectes, bourdonnant dans l’air, quittèrent leurs retraites et se cherchèrent les uns les autres. Le coucou, l’oiseau printanier par excellence, fit entendre son chant monotone, annonçant aux hommes le retour des beaux jours, et aux autres oiseaux qu’il était temps de préparer leurs nids. Dans les jardins, le long des murs, au midi, on voyait les abeilles se réveiller et commencer à quitter leurs ruches pour aller butiner sur les primevères, les violettes et l’aubépine.
Tout était joie autour de moi, et cependant j’étais triste, car je me sentais seul. Tous les oiseaux de mon espèce avaient déjà choisi leur compagne; nul d’entre eux ne faisait attention à moi.
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Je me posai sur une branche, à l’écart, la mine refrognée, l’esprit maussade, inquiet, mécontent de moi et des autres... quand je vis voltiger de mon côté une petite Pierrette solitaire. Malgré ma mauvaise humeur, je crus devoir être poli vis-à-vis d’elle; de son côté, elle parut un instant aimable... Je crus même qu’elle me faisait des avances, j’en fus choqué... Je la trouvais peu jolie! Un instant auparavant, je m’étais miré dans une fontaine limpide, et ma beauté m’avait frappé; j’avais un magnifique collier noir; ma queue était très longue, les plumes de mes ailes très fournies et brillantes, enfin j’étais plus beau que tous les moineaux que je voyais voler autour de moi.
Je ne tardai pas à m’apercevoir que, malgré son amabilité, cette jeune Pierrette était craintive; probablement elle sentait son infériorité et n’osait aspirer à devenir ma compagne... Elle m’eût paru sûre de son succès que mon orgueil se serait révolté; mais sa timidité me toucha. J’encourageai ses démarches et, après avoir eu, dans notre langage, une longue explication, nous finîmes par réunir nos deux destinées.
J’en bénis le ciel, car jamais Pierrette ne s’est montrée meilleure ni plus dévouée.
Ma chère Pierrette désirait fort construire un nid; je cherchai donc un endroit propice. J’étais devenu difficile, et j’apportais à ce choix autant de circonspection que de prudence, car je connaissais la plupart des ruses qu’emploient les hommes pour détruire nos couvées.
Enfin, après avoir longtemps fureté, nous découvrîmes un lieu propice, véritable oasis au milieu de la campagne nue des alentours.
Un petit château, entouré d’ombrages touffus, s’élevait à l’entrée d’une vallée où le soleil concentrait ses chauds rayons. Les jardins étaient remplis d’arbres fruitiers, le verger regorgeait de cerisiers et de pruniers en fleur. A côté, un mince ruisseau, traversant la prairie, serpentait dans l’herbe épaisse, et sur ses bords un énorme peuplier d’Italie élevait majestueusement sa tête aiguë au-dessus des 221 arbres environnants. Notre peuplier était tellement haut que, monté sur les branches de la cime, je dominais les coteaux qui fermaient notre vallée, et pouvais ainsi voir venir l’ennemi de très loin. Tout nous faisait donc croire que nous pouvions établir là, avec sécurité, le berceau de nos enfants, et que nous y trouverions la paix pour élever notre petite famille.
Nous voilà construisant notre nid à deux, parmi les branches les plus épaisses, vers le milieu de l’arbre. Pierrette, travaillant de tout cœur, allait partout chercher paille et duvet. Notre ouvrage fut bientôt terminé, et Pierrette, après avoir pondu cinq œufs, se mit à les couver. Ma tâche pendant ce temps, devenait lourde. Il fallait pourvoir non seulement à la nourriture de ma compagne, mais encore à la mienne. Je m’efforçais de trouver tout ce qui pouvait lui plaire, et de plus je ne me sentais pas assez égoïste pour la laisser couver toute seule. Mais Pierrette était si courageuse qu’elle eût voulu rester sur son nid au risque d’y mourir de faim.
Le jour désiré arriva enfin, et nous fûmes récompensés de nos soins par la naissance de cinq petits, tous bien portants. Que notre joie fut grande! Pauvres enfants! Nous nous disputions à qui leur donnerait la pâtée. Et ce n’était pas tout. Il fallait que l’un de nous restât sur le nid, pour fournir à ces chers petits la chaleur qu’ils n’avaient pas encore. Peu à peu nous les vîmes grandir. Nous étions heureux!...
Non loin du château s’élevait une grange qui fournissait à notre nourriture. Nous y trouvions des graines et souvent aussi de petits morceaux de pain. Nous allions chercher dans la basse-cour de la pâte préparée, dans les cages, pour les poulets que l’on engraissait. Notre vie se partageait ainsi entre les devoirs de la famille et les relations nouées avec quelques oiseaux du voisinage devenus nos amis.
Parmi eux se trouvait un Bouvreuil qui nous aimait beaucoup; il s’était fixé par aventure dans le pays. C’était un mâle, et sa poitrine, du plus beau rouge, faisait ressortir le 222 noir de son bec et de ses ongles. Je remarquai qu’il savait un grand nombre d’airs et les chantait parfaitement. Cette éducation si soignée pour un oiseau de la campagne m’étonna. Je lui fis quelques questions amicales, et il me raconta volontiers son histoire.
Il n’y a pas encore longtemps, me dit-il, que j’habitais Paris. La famille au milieu de laquelle je vivais était composée du père, de la mère et d’un gentil petit garçon qui m’apprenait un grand nombre d’airs, au moyen d’un instrument dont un oncle lui avait fait présent. Malheureusement, l’enfant tomba malade, sans qu’on pût deviner quel organe était attaqué chez lui.
Ce fut un désespoir dans cette famille dont il était l’unique espérance. Tous les médecins furent consultés; aucun d’eux ne sut d’où provenait la maladie; mais, à bout de science, ils ordonnèrent l’air de la campagne, et nous vînmes nous établir dans cette propriété.
Le pauvre enfant végéta longtemps; son seul bonheur, sa seule distraction était de jouer avec son cher Bouvreuil; et, certes, je lui rendais bien l’amitié qu’il avait pour moi. Un jour, un grand mouvement se fit dans la maison... tout le monde pleurait, personne ne pensait à moi... Je mourais de faim; je fis anxieusement le tour de ma cage et vis qu’elle était entr’ouverte. Je me glissai tout doucement dans la chambre de mon cher maître, autant pour le voir que pour lui demander à manger.
Le petit malade était étendu presque sans vie; je m’avançai tout doucement vers lui, et, gazouillant légèrement, je lui annonçai ma présence. Le pauvre enfant tourna les yeux vers moi, et je le vis ébaucher, en me reconnaissant, un sourire doux et triste qui, commencé ici-bas, alla finir au milieu des anges du ciel; car il mourut en me regardant...
Dans mon désespoir, je m’envolai par la fenêtre, mais je me promis de ne jamais quitter ces lieux. J’ai tenu ma promesse, et tous les jours je vole sur la tombe du pauvre enfant, mon ami, et là, je chante un des airs qu’il m’apprit en se donnant tant de peine. Heureux, dans ma douleur, de me 223 rappeler ses caresses naïves, et de rompre, par ma chanson, la tristesse silencieuse de son tombeau!
Nous avancions dans l’éducation de nos enfants; leurs plumes étaient poussées. Ils ne mangeaient pas encore seuls mais bientôt ils pourraient sortir du nid. Ma Pierrette voyait approcher ce moment avec moins de joie que moi; nos réflexions à ce sujet étaient fort différentes. J’étais fier et heureux de lancer dans le monde des créatures auxquelles j’avais donné l’existence, que j’avais élevées moi-même, que je comptais garantir de toute embûche en les faisant profiter de mon expérience.
Pierrette, avec son affection plus expressive, mais aussi plus timide, s’effrayait du moment où il faudrait se séparer de ses enfants. Hélas! elle devait en être séparée d’une manière bien cruelle!
Un jour, elle arriva toute joyeuse. Elle avait, me dit-elle, découvert une excellente pâtée qu’on avait disposée dans la grange et avec laquelle elle ferait faire un repas exquis à ses chers petits. Je m’en réjouis avec elle; mais comme j’étais très occupé en ce moment à entendre chanter mon ami le Bouvreuil, je lui laissai, à elle seule, le soin de donner le repas aux enfants.
Depuis quelques instants déjà elle venait de me quitter pour remplir ce soin qui lui était si cher, lorsqu’il me sembla entendre un cri plaintif du côté de notre nid... J’y vole d’un trait... O désespoir! ma compagne et mes enfants expiraient.....
Hélas.... cette pâtée, trouvée et rapportée avec tant de sollicitude, de bonheur, renfermait du poison pour les rats.... Ma douleur fut affreuse; pendant plus de deux jours je ne pris aucune nourriture; je voulais mourir aussi... Mais les soins et les bons conseils de mon ami le Bouvreuil me ramenèrent peu à peu à la vie.
Rester plus longtemps en cet endroit m’était impossible, mon cœur se brisait au souvenir de mon bonheur perdu.
224
J’étais parti le cœur navré, malgré l’insouciance et la gaîté proverbiale de mon caractère. Je ne pouvais surmonter ma douleur, car le chagrin que j’éprouvais était d’une autre nature que tous ceux qui m’avaient accablé jusqu’à ce jour. Ma compagne, mes enfants n’étaient plus! Je les avais perdus un peu par ma faute, car j’aurais dû mettre plus de soin à vérifier la nourriture que ma pierrette trouvait dans l’intérieur des maisons, sachant, par ce que j’avais vu, que trop souvent l’homme est obligé d’employer de semblables moyens pour détruire certains animaux nuisibles.
Ces réflexions poignantes augmentaient encore ma peine et, les roulant sans cesse dans mon esprit, je volais machinalement d’arbre en arbre, faisant beaucoup de chemin sans me rendre compte de l’endroit où je voulais arriver.
Tout à coup je me trouvai dans une immense prairie entourée de collines qui, un peu plus loin, prenaient l’aspect de montagnes et bleuissaient l’horizon de leurs découpures irrégulières. Sans savoir précisément de quel côté j’avais tourné mes pas, je crus m’apercevoir que j’avais marché vers le midi. L’été commençait à peine, car j’avais eu mes petits de très bonne heure. Aussi, séduit par l’aspect de ce lieu, par la proximité d’un village dont j’entendais les cloches derrière les arbres, je résolus d’établir mon domicile dans cet endroit.
Je vivais dans l’abondance, car cette prairie élevée servait de pâturage aux bestiaux de la commune voisine. Bientôt arriva le berger en chef. Ce brave homme n’avait rien de poétique, point de houlette garnie de rubans, pas de chapeau de paille avec des nœuds flottants; il portait un gros bâton à la main, un mauvais bonnet de laine sur la tête, et chassait devant lui un troupeau de vaches magnifiques aux mamelles traînantes et rebondies.
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Je m’intéressai bien vite à ces bonnes vaches si paisibles et si naïvement ignorantes de leur force: mon plaisir favori était de voler auprès d’elles et de les contempler, couchées dans l’herbe feuillue, ruminant gravement, le regard perdu au loin, dans une rêverie qui doit être pleine de charme.
Ces bonnes bêtes ne cherchaient jamais à me faire de mal. Mais, machines à transformer le fourrage, elles fonctionnaient sans relâche, n’ayant pas l’air de soupçonner que rien pût exister de plus au monde, que manger, ruminer et dormir.
Très intrigué de savoir à qui pouvait appartenir un si beau troupeau, j’appris que ces belles vaches faisaient la fortune des paysans de ce pays qui se sont empressés d’établir des fruiteries.
Pour me faire comprendre, mes enfants, il faut vous expliquer que dans une partie de la France, on a créé ce qui n’existait autrefois qu’en Suisse, c’est-à-dire ces fruiteries, établissements que l’on aurait dû à plus juste titre appeler fromageries, puisqu’elles n’ont pas d’autre emploi que de faire des fromages avec le lait que les paysans y apportent. Selon la quantité qu’ils en ont fourni pendant un mois, on leur remet à la fin un ou plusieurs pains de fromages, que les marchands viennent recueillir à certaines époques de l’année.
Rien de plus juste. Mais il arrive parfois qu’un paysan emploie un moyen bien connu des laitiers pour augmenter la quantité de leur lait, c’est de s’aider un peu de l’eau de la fontaine. Hé bien, cela est fort difficile, car, si le paysan aime à tromper, en revanche il n’aime pas à être trompé. Aussi trouve-t-on dans chaque fruiterie des pèse-lait, ou instruments au moyen desquels on voit à l’instant si le lait a été frelaté. Quand ce fait se présente, le paysan coupable paye 226 une amende assez forte et son lait est refusé pour le présent et pour l’avenir.
Vous voyez, mes enfants, que tout a été prévu, et que ces fromageries présentent deux grands exemples: l’application du principe fécond de l’association et la conservation de la parole sacrée.
Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qui te fût fait.
Ces produits des fromageries sont si avantageux qu’ils engagent le paysan à se procurer le plus grand nombre possible de bestiaux, ce qui les amène par conséquent à augmenter la quantité des fumiers dont ils peuvent disposer pour leurs terres. Celles-ci rapportent par suite beaucoup plus que les champs mal ou médiocrement fumés.
La terre est comme vous, mes enfants. Cultivez votre intelligence, pendant que vous êtes jeunes et nourrissez-la de science et d’art: plus tard vous ferez comme les champs bien travaillés et bien fumés, vous porterez de bons fruits.
Je contemplais mes belles vaches se reposant dans la prairie et y formant de gracieuses taches blanches, brunes ou noires, quand je vis arriver du village un second troupeau conduit par un berger.
Ce troupeau était composé de mérinos dont la laine devait un jour, mes chers petits amis, servir à tisser les étoffes si nécessaires pour préserver les hommes du froid.
Le mouton, auprès de nous, n’est pas un animal spirituel, tant s’en faut, mais c’est une bête si utile, qu’on se sent porté à l’aimer, à l’estimer, en raison des services qu’il rend à tout le monde. Non seulement il a soin de laisser aux épines qui bordent le chemin des flocons de sa toison pour que nous puissions en garnir la couchette de nos petits; mais, sans lui, l’homme aurait bien de la peine à résister aux intempéries des saisons, car c’est grand’pitié de voir que la nature l’a créé nu et sans abri contre les atteintes du froid et du chaud, ne lui donnant qu’un peu d’intelligence pour compléter une création aussi ébauchée.
Le mouton est donc l’un des animaux les plus utiles à 227 l’homme qui se revêt de sa laine, emploie sa peau à mille usages et se nourrit de sa chair. Énumérer ainsi tout le parti qu’on peut en tirer, c’est dire que le mouton est d’un rapport certain pour les gens qui peuvent en élever. Mais il faut, pour cela, de grands espaces de terre où ces animaux puissent voyager et paître en changeant de place; c’est pourquoi tous les pays ne conviennent point à l’élève du mouton.
C’est vers cette époque que je faillis être victime d’un évènement imprévu qui me laissa dans l’esprit une frayeur et une défiance salutaires. De l’autre côté de la prairie, à une assez grande distance, j’avais vu une espèce de maisonnette à toit pointu et produisant un charmant effet. Elle était toute bâtie en briques, et cette couleur tranchait admirablement sur celle du ciel, car la maisonnette était construite dans un endroit élevé et tout à fait à découvert. Elle portait une galerie de bois qui l’entourait, un escalier rustique y donnait accès. En dehors et au dessus étaient quatre grandes branches, qui ressemblaient à de grands bras à jour. Comme j’aime à me rendre compte des choses que je rencontre,—toujours dans le but d’être utile par la suite à ma postérité—j’allai me percher sur l’une de ces branches; mais, en moins d’un instant, le vent s’élevant, ces bras s’agitèrent comme par enchantement, et éprouvèrent un mouvement de rotation très rapide. Je faillis être précipité et réussis à peine à m’envoler tout effrayé. J’appris ainsi ce que c’était qu’un moulin à vent que je ne connaissais pas encore.
Le cœur encore ému du terrible accident auquel je venais d’échapper par un miracle d’adresse, j’allai me poser à terre au milieu d’un champ voisin, pour me remettre de mon émotion et trouver, au milieu des jeunes blés, un peu de fraîcheur. Je suivais, en flânant, le fond d’un sillon quand, arrivé près d’un fossé, je vis à côté de moi le spectacle le plus touchant, mais aussi le mieux fait pour renouveler toutes mes douleurs; c’était celui d’une bonne mère de famille, ayant autour d’elle une douzaine de petits enfants, tous si jolis, si mignons que mon cœur se serre affreusement au souvenir de ce qu’eussent été certainement les miens.
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La conversation s’engagea entre nous, comme entre gens bien élevés, et je fis connaissance de cette perdrix, la première que j’eusse rencontrée de ma vie. Bientôt j’entendis aux environs un cri strident: Pirre... ouît! Elle y répondit, et quelques instants après, j’avais l’honneur d’être présenté à un mari, père de cette charmante famille.
Le nid de la perdrix est une cavité peu profonde creusée ou choisie dans la terre même du sillon, souvent adossée à une grosse motte ou à une ancienne taupinière. La mère y pond de quinze à vingt œufs qu’elle range avec beaucoup de soin de manière à répartir parfaitement sur tous la chaleur de son corps. Pendant l’incubation, elle quitte à peine ses œufs pour aller chercher un peu de nourriture et, avant de partir, elle prend soin de les recouvrir d’herbes ou de feuilles sèches.
La même perdrix dont je faisais la connaissance avait déjà ses petits éclos depuis plusieurs jours, mais ils étaient encore trop faibles pour voler, car il leur faut un mois pour qu’ils se fient à leurs ailes, encore ces vols sont-ils fort restreints. Mais les perdreaux, qui courent en sortant de l’œuf, ne se séparent pas de leurs parents comme les autres oiseaux dès qu’ils n’ont plus besoin de secours; au contraire ils restent ensemble et continuent à vivre en société intime, se prêtant secours dans la bonne comme dans la mauvaise chance, et forment ainsi ce que l’on appelle des compagnies qui demeurent réunies jusqu’au mois de février.
Si l’on considère que l’instinct de sociabilité indique des oiseaux supérieurs comme intelligence, il faut admirer également l’amour des parents pour leurs petits. Dans aucune espèce le père et la mère ne sont plus prodigues de soins et d’attentions pour eux. Ils les conduisent, les dirigent avec une sollicitude touchante là où ils supposent que le danger n’existe pas. Ils choisissent leur nourriture, leur apprennent ce qui est bon ou mauvais. Le mâle, lui-même, prend la direction de la famille dès que les petits ont vu le jour, et ne montre pas moins de courage et d’intelligence que la femelle pour les sauver dans le danger.
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Quelques jours après notre connaissance et pendant une bonne et amicale conversation que nous faisions au bord d’une haie, j’eus un exemple frappant du dévoûment de mes nouveaux amis. Nous entendons tout à coup des aboiements dans la prairie, la mère y était allée promener ses enfants le matin. Les aboiements se rapprochent dans les blés; c’est un chien qui suit la piste des perdrix... Il approche... il est là!...
Le mâle se dévoue... Il va au devant du chien, et s’envole sous son nez; mais comme une perdrix blessée et qui ne peut, qu’à grand’peine, échapper à la dent qui va l’atteindre.
Alléché par cette bonne fortune, le chien fait un premier bond à la poursuite du rusé coq. Hourrah!... La famille est sauvée!... Le mâle s’enlève encore, le chien saute, le manque et la poursuite recommence acharnée d’un côté, dévouée, habile, calculée de la part du pauvre père...
Et le chien s’éloigne de plus en plus.
Un dernier bond et le mâle, tout à l’heure à moitié mort, retrouve sa force et sa vigueur. Il pousse un cri de joie, s’enlève et d’un vol rapide et soutenu parcourt un kilomètre aux yeux du chien ébahi!
Mais il n’a pas plutôt touché terre que, sur ses jambes rapides, et par des chemins détournés, suivant le fond des sillons et des fossés, il accourt au devant de sa femelle.
Pendant que je suivais des yeux ce manège admirable, je n’avais point regardé ce qu’était devenue la mère avec ses petits. Je me retournai... tout avait disparu!
Dès le commencement de la poursuite, elle avait emmené d’un pas rapide ses petits qui ne volaient pas encore, les avait disséminés, les plaçant qui dans une fissure du sol, qui sous une feuille sèche, qui entre deux mottes; et elle-même attendait, dévouée, le moment de reprendre la ruse de son mari s’il succombait, ou si le chien revenait sur ses pas.
Au premier cri du mâle, la femelle répondit, et cette heureuse famille se réunit intacte sous mes yeux.
Je les complimentai, mais ils me répondirent qu’ils avaient 230 fait une chose toute naturelle, et la femelle même me demanda si nous autres moineaux, nous n’en ferions pas autant pour nos petits? Je l’assurai que si, afin qu’elle ne prît pas en aversion notre race, et me conservât en particulier, une amitié que ses mœurs douces, un caractère simple et dévoué me rendaient très agréable.
Au bout d’un mois de voyage et après avoir traversé beaucoup de pays, j’arrivai sans encombre, dans une grande forêt percée en tout sens de routes qui indiquaient le soin avec lequel on l’entretenait. Je pris mes renseignements auprès d’un moineau habitant la maison d’un des gardes, et il m’apprit que j’étais dans la forêt de Fontainebleau.
Je m’avançais résolument le long d’une grande allée, lorsque je rencontrai un oiseau huit ou dix fois plus gros que moi. Sa tête, son cou, son dos et la presque totalité de sa poitrine étaient noirs, mais d’un noir profond, présentant des reflets métalliques semblables à l’acier, tandis que le dessous des ailes, le ventre et le bas de la poitrine étaient d’un blanc pur. Joignez à cela une grande queue noire à plumes étagées, plus longues au milieu qu’aux bords, et des pieds noirs, et vous aurez un portrait fidèle de ma nouvelle connaissance.
Bien que cet oiseau eût l’air méfiant et rusé, je m’approchai de lui si franchement qu’il ne put y voir une mauvaise intention; aussi me laissa-t-il faire sans trop reculer. Je remarquai que, posé à terre, il était toujours en mouvement, faisant autant de sauts que de pas et imprimant à sa grande queue un battement brusque et presque continuel, dans le genre de celui des bergeronnettes lavandières au bord des rivières. Je profitai du moment où cet oiseau s’envolait sur un arbre pour me placer à côté de lui; mais sa manière de s’enlever me fit voir qu’il avait les ailes trop courtes et la queue trop longue pour voler gracieusement. J’en conclus qu’il ne pouvait entreprendre, comme nous, de longs et intéressants voyages, et ne devait guère que voltiger d’arbre en arbre et de clocher en clocher. Je lui demandai d’abord à qui appartenait la forêt de Fontainebleau, car je l’ignorais.
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A cette question, ma nouvelle connaissance me fit au moins vingt réponses différentes en deux minutes, et pas une concluante. Je demeurai confondu... étonné d’une telle loquacité. Je lui demandai naturellement quel était son nom; elle m’apprit qu’on la nommait la Pie!....
Or, cette pauvre Pie était une babillarde impitoyable, elle parlait sans trève ni merci, et je ne pouvais arriver à placer la plus simple réflexion. Bien mieux, aussitôt que j’ouvrais le bec, elle prétendait qu’avant d’avoir entendu ma première parole, elle devinait ce que je voulais dire. Je pris alors le parti le plus sage, celui de l’écouter sans interrompre... Elle me raconta que cette forêt était visitée par une foule d’individus qui venaient y admirer, les uns des arbres centenaires, les autres des rochers remarquables. Elle m’apprit que, malgré ce grand nombre de visiteurs, la forêt était tellement remplie de gibier de toute sorte qu’elle était hantée par un grand nombre d’oiseaux de proie...
Cette nouvelle n’était pas faite pour me rassurer, car ma bravoure est très raisonnable... Ce n’est pas de la jactance! 232 A quoi bon s’exposer à des dangers contre lesquels on ne peut pas lutter?...
Je réfléchissais donc en moi-même s’il ne convenait pas de quitter de suite cette forêt, lorsque la Pie, devinant ma crainte et mon irrésolution, me rassura en disant que ce voisinage ne la tourmentait pas du tout, que je pourrais vivre, si je le trouvais bon, à l’ombre de sa protection, qu’elle était habituée à combattre des oiseaux et à les mettre en fuite.
Nous devînmes donc les meilleurs amis du monde. Elle me fit parcourir la forêt dans tous les sens depuis Franchard jusqu’au Désert et aux gorges d’Apremont. Elle connaissait çà et là une foule de retraites, de cachettes plus curieuses les unes que les autres, et où nous nous mettions à l’abri chaque soir.
Je remarquai qu’elle avait peur surtout de l’homme et qu’elle le fuyait de très loin. Comme elle possédait une extrême défiance, elle m’avertissait et je m’envolais avec elle. Au contraire, le chien, le renard, les oiseaux de proie ne lui inspiraient aucune terreur. Elle semblait attirée plutôt que repoussée par leur vue. Aussi, dans ces cas-là, je m’empressais de me faire bien petit et de me cacher de mon mieux jusqu’à ce que l’échauffourée fût passée. En effet, ma Pie les assaillait, voltigeant autour d’eux, et poussant des cris aigus qui ameutaient toutes ses pareilles des environs. C’était alors un charivari à réveiller les Sept Dormants, et toutes ne revenaient à la tranquillité que quand l’ennemi avait pris la fuite. J’attendais encore, crainte des coups de bec, que le rassemblement se fût dissipé, ce qui demandait assez de temps, car les conversations étaient longues, et enfin nous restions seuls et je sortais de ma cachette.
Un jour nous causions, ou, pour parler plus exactement, elle causait toute seule, faisant les demandes et les réponses. Je me trouvais sur une branche un peu au-dessus d’elle et de là je vis qu’elle portait autour du cou, à demi caché sous les plumes, un collier de perles de couleur.
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—Dites-moi donc comment, ma chère amie, ce petit ornement a pu être mis là?
—Vraiment! Vous êtes donc curieux, Pierrot, mon ami? Voici comment et pourquoi. J’ai été prise très jeune par les hommes et emmenée dans une maison où je vivais libre et heureuse. Malheureusement, nous autres pies, nous possédons des instincts irrésistibles. Ainsi, je ne pus m’empêcher de prendre une certaine quantité d’objets que j’allais cacher au fond d’un jardin. Tant que je ne volais que des débris de nourriture, on ne s’aperçut de rien. Mais un jour, je trouvai des petites pièces d’argent, qui me semblèrent si jolies, à moi qui adore tout ce qui brille, que je ne pus résister à la tentation... Je les emportai l’une après l’autre, et fus joindre tout cela à mon trésor.
Une autre fois, ce fut bien pis encore. J’emportai une très belle bague que j’avais trouvée sur la cheminée de ma maîtresse. Oh! alors! cela fit un scandale abominable! On soupçonna les domestiques; il y en eut même un de renvoyé. Tout se serait bien passé, si j’avais pu contenir mes appétits pour la maraude. Mais comme une grande quantité d’objets disparaissaient et qu’on continuait à avoir des soupçons sur les gens de la maison, un des domestiques...—qui avait probablement assisté à l’opéra de la Pie voleuse, ajouta-t-elle...—imagina de m’espionner.
Bientôt tout fut découvert, et mon trésor fut pillé. Comme je craignais la vengeance de ces gens, ou tout au moins l’esclavage, car je pensais que l’on allait m’enfermer, je jugeai prudent de gagner la forêt. Voilà comment et pourquoi je porte au cou la marque de mon servage, collier que ma maîtresse m’avait fait elle-même... Elle était bonne, je l’aimais beaucoup; elle m’avait appris nombre de phrases qui amusaient extrêmement les personnes de son entourage. Aussi, lorsqu’elle avait du monde, on m’apportait au dessert, et l’on me faisait mille questions auxquelles je répondais suivant ma fantaisie. Je dois avouer que j’étais, surtout en ce temps-là, fort entêtée, et quelquefois ce défaut l’emportait sur mon désir de parler. Cependant, quand c’était ma 234 maîtresse qui m’interrogeait, je répondais toujours, car, je le répète, je l’aimais beaucoup, et je la regrette sincèrement.
L’autre jour, elle se promenait ici avec plusieurs autres dames. Toutes allèrent s’asseoir sous le Chêne-du-Roi que vous voyez là-bas. Je résolus de prouver à ma chère maîtresse que je ne l’avais point oubliée, quoique ma fuite remontât au delà d’une année.
J’allai me percher sur l’une des branches les plus élevées du chêne, et là, cachée dans un massif de feuillage, je criai à plusieurs reprises:
—«Bonjour, Marie! Un baiser à Cocotte! Un baiser à Cocotte!...»
L’étonnement fut extrême, comme vous le pensez. On regardait de tous côtés. Ma maîtresse me répondit:
—Bonjour Cocotte!!...
Elle avait des larmes aux yeux!... Lorsque les visiteurs furent revenus de leur grande surprise, plusieurs décidèrent qu’il fallait essayer de s’emparer de moi. Mais j’entendis ce complot. Quand ils levèrent la tête pour me chercher, j’avais déjà mis entre nous une distance respectable!...
Vous avez dû vous apercevoir, cher Pierrot, continua-t-elle sans s’arrêter, que j’étais beaucoup plus policée et plus instruite que les autres habitants de cette forêt... Oui, c’est notre égale instruction qui vous a fait trouver grâce à mes yeux. J’ai deviné que vous aviez habité parmi les hommes; j’ai pensé que je pourrais causer avec vous et que votre société serait pour moi une grande ressource, car ici la plupart des oiseaux n’ont reçu aucune éducation. Quelques-uns des moins bêtes, comme le rossignol et la fauvette, sont tellement infatués de leur science musicale, qu’ils nous regardent presque avec dédain... J’aurais pu me lier avec la corneille, mais elle est si étourdie et si bavarde que nous vivons plutôt en ennemies.
—Cette pauvre Pie, pensai-je en moi-même, elle voit une paille dans l’œil de son voisin, et ne sent pas la poutre qui crève le sien.
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Elle continua longtemps ainsi, jacassant sans interruption et moi dormant à moitié tout en l’écoutant... Cependant, elle causa tant et si bien, que le soir se fit. Nous allions nous coucher; je la vis tout à coup ouvrir ses ailes, allonger le cou en avant, hérisser ses plumes et se préparer au combat. Nous étions en ce moment perchés parmi les arbres verts d’un jardin attenant à une maison de campagne, comme il s’en trouve beaucoup sur le bord de la forêt. La Pie me cria de me cacher sous ses ailes sur la branche où elle perchait... et je vis paraître l’ennemi. C’était une chouette qui rasait en volant le haut du sapin sur lequel nous étions perchés. Je me blottis sur la branche, plus mort que vif, et me faisant petit autant que possible.
Le combat ne se fit pas attendre. La Pie, peu effrayée de cet ennemi qui me semblait terrible, mais que probablement elle connaissait pour être très lâche, le reçut à grands coups de bec. Il riposta à mon défenseur par un coup de patte qui, heureusement, porta sur les plumes de son dos, mais sous la formidable pression duquel elle trébucha, se cramponant à la branche et m’allongeant un coup d’aile qui m’étourdit comme un coup de massue, et me culbuta tout pantelant à travers les branches de l’arbre vert... Furieuse, mon amie poursuivit la chouette en criant toujours jusqu’à ce qu’elle l’eût fait fuir.
J’étais meurtri, demi mort... Si je n’eusse rencontré les feuilles raides du pin qui me soutinrent comme un plancher, je me serais tué en tombant sur la terre. J’essayai de voler, je trébuchai et roulai sur les vitrages arrondis d’une serre où mes ongles ne purent trouver prise. A partir de ce moment, je m’abandonnai à la mort; je sentais l’espace vide sous moi et mes ailes impuissantes!
J’avais rencontré un des panneaux soulevés de la serre, et je tombai haletant sur un oranger...
Le jardinier, entendant le bruit de ma chute, s’empara de moi. Je n’essayai aucune résistance, la peur et la douleur m’avaient anéanti.
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Le bonhomme eut pitié de moi, en me voyant sur le dos, les ailes ouvertes et le bec haletant.
—Voilà un pauvre pierrot bien malade! dit-il entre ses dents. D’aucuns disent que ces bêtes-là mangent les fruits et les graines... Moi, je sais qu’ils épluchent mes arbres et qu’ils mangent les chenilles... Aussi je les aime. Quoi! chacun son goût.
Le vieux jardinier s’en fut chercher, derrière un massif d’azalées, une certaine bouteille toujours pleine, à laquelle il demandait des consolations et où il puisait sa philosophie pratique. D’une utilité très contestable en toute autre circonstance, la chère bouteille fut bonne à quelque chose ce jour-là, car il ne m’eut pas plutôt fait avaler quelques gouttes du vin qu’elle contenait, que je me sentis renaître à la vie. Secouant mes plumes, que je sentais ébouriffées et froissées par ma chute, je me remis sur mes jambes et regardai la bonne figure enluminée de mon sauveur.
—Tiens! tiens! mon Pierrot qu’est ressuscité! N’y a que le vin pour ça!...
Et il s’administra une copieuse consolation.
—C’est qu’il n’a pas l’air bête du tout, mon Pierrot. Dame! c’est fûté, ces bêtes-là! Faut voir. Je vas le porter à mam’zelle 237 Blanche; ça n’est qu’un moineau, mais ça lui fera plaisir.
Je lui répondis en ma langue que je le voulais bien.
—Oh! oh! là, mon Dieu!... Tiens! tiens! Est-ce qu’y parle à présent? C’est-y un oiseau éduqué?
Et me prenant doucement dans ses grosses mains, il courut comme un fou vers la maison à la recherche de sa jeune maîtresse.
Pendant que le bon jardinier me portait ainsi, je tâtais mes membres endoloris et ne voyais plus la liberté à travers un prisme couleur de rose. C’est pourquoi je me promis bien, au fond du cœur, de ne pas essayer de fuir,... si toutefois j’étais tombé entre bonnes mains!
Je commençais à être las de la vie vagabonde et par trop accidentée que m’avait faite ma fureur d’aventures et de voyages: le temps de la réflexion arrivait.
Mon premier soin fut d’essayer de connaître ma jeune maîtresse. Elle vivait seule avec sa mère, et toutes deux portaient sur leur visage l’expression de la bonté de leur cœur.
Rien au monde plus calme que cet intérieur: la mère travaillait ou lisait en s’enveloppant dans les souvenirs que réveillait la perte récente de son mari; Blanche, ma jeune maîtresse, soignait ses fleurs, étudiant auprès de sa mère et gâtant de friandises et de caresses son cher Pierrot, devenu, en peu de jours, le favori de la maison.
Ne soyez pas jalouse, Claire chérie, du souvenir de gratitude que je consigne ici pour la charmante Blanche Sauval: vous valez autant qu’elle et vous êtes aussi jolie.
Pas plus chez elle que chez vous, ma chère maîtresse, on ne me fit languir dans une cage; je m’étais donné volontairement, je restai sans effort; ma vie se passait à suivre Blanche dans la serre, dans les appartements, dans la campagne où nous faisions de longues courses ensemble, car elle aimait à visiter les malheureux, et toutes les chaumières des environs la connaissaient. La nuit, crainte des chats, je dormais dans une cage spacieuse appendue à la fenêtre de Blanche.
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Qu’ajouterais-je?... Il y a longtemps qu’on l’a dit: le bonheur n’a point d’histoire!
L’été finit: l’automne allait venir avec son cortège de brouillards et de nuits froides qui n’étaient salutaires ni pour la mère ni pour la fille. On résolut de rejoindre à Paris le beau-frère de la maman, et de descendre avec lui vers le Midi. On emmenait les domestiques.
Tout entière à ses préparatifs, ma chère maîtresse fut obligée de m’oublier un peu; le temps lui faisait défaut au milieu des emballages auxquels elle présidait, tant pour ses effets que pour ceux de sa mère. Mon eau n’était plus fraîche, ma cage guère propre et mon grain presque épuisé; mais ce dénuement était doré des rayons de l’espérance et recouvert du velours rose de l’illusion. O jeunesse! combien tu es heureuse d’avoir à tes côtés ces deux compagnes fugitives pour jeter un voile sur la réalité de tes dévouements.
Enfin tout fut prêt; la voiture arrivait au bas du perron que je demeurais encore dans ma cage accroché à la fenêtre de Blanche.
Toute la famille était descendue.
Je me sentis oublié!... Un frisson aigu me traversa le cœur. Je crus que j’allais défaillir...
Ce n’était pas le moment de faiblir. Je compris qu’il fallait se montrer, et je le fis.
—Couic!... couic!... couic!... Et ma chanson éclata en un tapage infernal. Je n’oubliai pas en même temps de voleter aux barreaux de ma cage, et:
—Couic!... couic!... couic!...
Blanche m’entendit elle leva les yeux.
—Mon oiseau, mon pauvre pierrot. Et moi qui l’oubliais... Ingrate!
Légère comme une biche, elle eut, en un clin d’œil, escaladé l’escalier et décroché ma cage, tandis que je lui marquais ma reconnaissance par de petits cris de plaisir.
Descendu sur le perron, il fallait savoir où l’on me mettrait. Les robes de ces dames étaient si amples qu’elles remplissaient toute la voiture. Ma cage, oubliée depuis plusieurs 239 jours, n’était agréable ni à la vue, ni à l’odorat. Je le sentais bien et je tremblais de ce qui allait arriver. Il fut décidé qu’on ne pouvait pas me donner accès dans la voiture, et je fus confié aux soins de la femme de chambre,—mon ennemie intime,—qui ne manquait jamais une occasion de me taquiner, et que je n’aimais pas, comme vous pensez, de tout mon cœur.
Il fallut se résigner et monter avec elle sur le siège, derrière la voiture. Je sentais vivement que je n’étais pas à ma place et me trouvais d’autant plus vexé que je subissais ce mauvais sort par la faute des autres et par la négligence de celle-même qui était chargée de me porter. Aussi, pendant qu’elle appuyait la main sur ma cage, je me glissai en tapinois et profitai de l’occasion offerte à ma vengeance pour lui pincer le doigt jusqu’au sang. Elle poussa un cri, et je crus un moment que la méchante femme allait me jeter sur la route. Mais elle eut peur de ma maîtresse et n’osa me faire de mal.
Je vis aux éclairs de malice que me lançaient ses yeux qu’elle me gardait rancune et se vengerait à la première occasion... Hélas! Celle-ci vint bientôt, car elle la fit naître en ouvrant ma porte et détournant la tête... Mon premier mouvement fut de fuir, mais la réflexion m’arrêta court.
—Évidemment, Marianne a ouvert la porte pour que tu te sauves. Elle dira à Blanche que c’est le hasard, un malheur, que sais-je? Et elle sera débarrassée de toi. Prends garde; il ne faut pas lui donner si beau jeu!...
Je me retirai dans le coin de la cage opposé à la porte, et je m’y tins obstinément.
S’apercevant que sa ruse n’avait pas réussi et que j’étais aussi fin qu’elle, Marianne referma la porte en maugréant.
Nous arrivions au chemin de fer.
A peine descendue de la voiture, Blanche vint me voir et s’informer de moi. Hélas, un accident venait de m’arriver. Pour descendre de son siège, Marianne avait remis ma cage à une servante maladroite qui renversa grains et eau.
J’étais condamné à voyager jusqu’à Paris sans boire ni 240 manger. Blanche ne s’en aperçut pas. Elle avait si bien arrangé toute ma nourriture avant notre départ, afin que je ne manquasse de rien pendant la route, qu’elle ne pouvait se douter de ma triste situation.
Je me flattai un moment de suivre ma jeune maîtresse, qui venait de saisir ma cage pour me considérer, mais madame Sauval s’étant aperçue que la robe de sa fille était tachée par l’eau qui inondait ma prison, crut que c’était moi qui l’avais répandue en me baignant, et, sans autre examen, on me remit de nouveau entre les mains de la servante, qui m’emporta dans le compartiment de troisième classe où sa place était désignée...
Ce fut dans ce wagon, au moment où je m’y attendais le moins, que je courus un danger véritable, celui de perdre ma maîtresse, et d’arriver sans protecteur et sans appui au milieu du Paris inconnu.
Un grand gaillard de valet de chambre en livrée vint s’asseoir à côté de Marianne qui me portait. Après lui avoir fait maintes questions sur moi, sur mon intelligence,—ce à quoi elle répondit en amplifiant énormément mes mérites,—le drôle lui proposa de m’acheter... J’en frémis encore! Comme elle lui répondait qu’elle serait grondée certainement, si elle ne me rapportait pas intact et qu’il était fort possible que cela lui fît perdre sa place, cet infâme se mit à lui composer alors une histoire qu’elle pourrait débiter à ses maîtres, leur racontant qu’après s’être endormie, à son réveil elle n’avait plus trouvé d’oiseau. Il poussa la perversité jusqu’à lui dire de feindre une grande douleur, et il termina son beau discours en lui affirmant que si, malgré sa comédie, on voulait la renvoyer, il se chargeait, lui, de la replacer.
Je vous avoue, ô mes lecteurs, qu’en ce moment-là, j’étais fort mal à mon aise. Marianne, je le croyais, était maligne mais fidèle. Hélas! disais-je à part moi, cette fidélité, qui consiste à ne pas voler son maître, suffira-t-elle pour résister à l’appât d’un gain si traîtreusement offert, fût-il même le prix d’une mauvaise action? Je tremblais... et maudissais ma destinée et la fragilité humaine.
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Le tentateur lui offrit cinq francs... Elle refusa. Je respirai.
Il lui en offrit dix... Je vis le moment où elle allait succomber... Je tremblais et regrettais de ne pouvoir voler vers Blanche quand, heureusement, le train s’arrêta... Nous étions arrivés.
Presque au même instant Blanche parut, inquiète de ce qui pouvait m’être survenu. Je m’empressai de caresser ma bonne maîtresse et, me retournant, je lançai un coup d’œil de mépris au marchand de petits oiseaux. Ce fut alors que j’entendis ce vaurien dire à son compagnon.
—C’est dommage! Je suis sûr que ma maîtresse m’aurait donné vingt-cinq francs d’un oiseau privé comme celui-là.
Je me sentis bien heureux d’être remis entre les mains de ma chère Blanche, si douce et si bonne. Le court séjour que je venais de faire au milieu de gens dont les sentiments et l’éducation étaient si peu en harmonie avec ma vie habituelle; le danger que j’avais couru, tout cela me fit beaucoup mieux apprécier encore que par le passé, le bonheur de retrouver cette famille angélique où je n’entendais exprimer que de bonnes et honnêtes pensées.
—Sois la bienvenue, ma chère sœur! Et toi, ma douce Blanche, viens dans mes bras!...
—Mon frère!
—Mon bon oncle!
Et ma maîtresse était embrassée tendrement par son oncle, proviseur du lycée Saint-Louis, chez lequel nous étions arrivés. Cet oncle, à l’extérieur froid et sérieux, était doué d’un cœur excellent et, n’ayant pas d’enfants, adorait sa nièce, la providence de la famille, comme il l’appelait.
Quand il fut rassuré sur la santé de sa belle-sœur, le bon proviseur donna des ordres afin que les bagages fussent répartis dans les chambres préparées pour les voyageuses. Ce fut à ce moment qu’il s’aperçut de ma présence.
—Qu’est-ce cela, ma bien-aimée Blanche? Crois-tu qu’il manque de moineaux dans les cours du lycée, que tu en apportes un avec toi?
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—Oh! mon cher oncle; Pierrot n’est pas comme les autres. Je vous conterai son histoire. C’est mon favori, et il deviendra le vôtre quand vous saurez combien il est intelligent. Il ne lui manque que la parole!...
—Soit! tu es la maîtresse ici!
Et Blanche m’emporta au salon.
Là, recommença cette douce conversation entre parents affectueux s’enquérant les uns des autres.
Une course précipitée retentit dans la pièce voisine; la porte s’ouvrit, et un grand jeune homme se jeta dans les bras de sa tante en la couvrant de baisers. Son maintien fut plus embarrassé à la vue de Blanche; mais ils s’embrassèrent de bon cœur, et la conversation reprit affectueuse et générale.
C’était un cousin, Émile, prix d’honneur de la veille et la gloire du lycée.
Nous voilà installés, Blanche et moi, dans une chambre charmante, préparée spécialement par le bon oncle pour sa chère préférée. Le digne proviseur avait réuni dans ce réduit, tendu de blanc, tout ce qui pouvait plaire à une jeune fille. On voyait que des soins affectueux avaient présidé à cette installation. Un joli piano, une bibliothèque choisie, un petit bureau, garni de tout ce qu’il faut pour écrire, deux fauteuils et un prie-Dieu, tel était l’ameublement de cette chambrette à côté de laquelle un grand cabinet contenait le lit.
Blanche sauta de joie, et toute heureuse vint ouvrir la porte de ma cage. Je vis deux fenêtres et volai de l’une à l’autre. De la première, on apercevait un immense jardin, rempli de grands arbres du milieu desquels s’élevait dans le lointain un magnifique palais. C’était le Luxembourg. La seconde donnait sur une des grandes cours du collège... J’y voyais du pain en abondance, j’y...
Tout à coup Marianne entra, pour faire son service, dans la chambrette où Blanche m’avait laissé seul, et derrière Marianne, se glisse, venant des grands escaliers, un chat horrible, hideux, hérissé... A ma vue, ses prunelles s’illuminent 243 et lancent des flammes;... il se ramasse sur lui-même, il va bondir!...
A ce moment, j’oublie tout en présence de la mort imminente; j’ouvre les ailes, et d’un bond effaré je fuis dans les airs!!...
Où aller? Les arbres m’attirent comme par un lien irrésistible, et deux minutes plus tard j’étais en plein Luxembourg, haletant, éperdu, mais sauvé.
Alors, je me recueillis en moi-même; un souvenir bien doux revint à ma mémoire:—Blanche! Blanche! murmurai-je... Mais le chat, l’horrible chat!...
Jamais je ne me sentis le courage d’affronter cette rencontre terrifiante; je n’osai même plus approcher du lycée.
Pauvre chère maîtresse! Tu m’as peut-être pleuré!
Un quart d’heure après ma fuite, j’étais blotti dans un des grands marronniers. Je me mis alors à regarder et examiner ce qui se passait autour de moi.
Tout ce que je découvris était singulièrement rassurant. Beaucoup de bonnes d’enfant, pas mal d’étudiants, en somme une population fort tranquille, en ne considérant que les êtres humains. Dans les arbres, c’était autre chose. Je voyais passer auprès de moi et s’abattre dans mon voisinage sur des branches qu’ils faisaient ployer sous leur poids, de gros oiseaux d’un aspect assez débonnaire. La forme de leur bec mince, boursouflé en quelque sorte à son extrémité, la débilité de leurs pattes m’indiquaient des oiseaux innocents et granivores, et cependant leur vol haut, puissant, sifflant, rappelait l’ampleur de celui des oiseaux de proie. L’un d’eux vint se placer si près de moi—car ces messieurs avaient l’air d’être les seuls propriétaires des arbres du Luxembourg—que je me reculai précipitamment. Ce mouvement le fit rire, et, d’une voix roucoulante et monotone, il me dit:
—D’où viens-tu donc, mon pauvre pierrot, que tu as peur de moi? Tu ne me connais donc pas?
—Vous me pardonnerez, monsieur, lui répondis-je, quand vous saurez que je sors de cage. Je suis un peu neuf 244 en ce pays; mais j’ai bonne volonté de me déniaiser; voulez-vous m’y aider?
—Volontiers, reprit mon gros compagnon.
—Soyez assez bon alors pour me dire votre nom.
—Je suis un Pigeon-ramier.
—Bah! un ramier? Comment vous aurais-je reconnu, cher monsieur? Vous êtes si gras, si dodu, si civilisé en un mot, que jamais il ne me serait venu à l’esprit de vous comparer aux ramiers efflanqués, sauvages, légers que j’ai rencontrés bien des fois dans mes voyages.
Pendant ce discours louangeur, mon nouvel ami se rengorgeait et faisait le beau en roucoulant, roulant ses yeux de la manière la plus grotesque.—Enfin, il paraît que c’est ainsi que ces animaux expriment leur plaisir!
Tandis que nous causions ainsi, je le voyais tourner de temps en temps la tête d’un air inquiet, puis tout à coup une jeune pigeonne vint le rejoindre. Leurs caresses commencèrent; ils formaient un charmant ménage, et, après m’avoir présenté sa femme, la conversation devint générale, et tout en écoutant les renseignements qu’il ne me ménageait pas, j’examinais le manège de ses pareils, et j’étudiais leurs mœurs, leurs habitudes et même leur parure.
Celle-ci n’est pas, à beaucoup près, si belle que la nôtre. Le pigeon-ramier est un oiseau d’un gris bleuâtre un peu cendré. Il a bien le cou—par derrière et sur les côtés,—orné de couleurs changeantes d’un vert doré à reflets cuivrés, mais cela ne constitue pas une parure bien recherchée. Ce qu’ils ont de moins laid c’est une marque qui ressemble à celle dont nous a embelli la nature. Tout le monde sait que, nous autres moineaux, avons les deux côtés du cou blancs, formant comme deux pointes d’un col dont le nœud de cravate est fait par une superbe tache noire en avant. A propos je suis bien aise de constater que, selon moi, les hommes nous ont à coup sûr emprunté en l’imitant, l’ornement de leur cou.
Mais revenons à nos pigeons. Ils portent à la base du cou, de chaque côté, un croissant blanc barré de trois raies noires 245 formées par de petites plumes qui continuent, en montant vers l’œil, à faire cinq autres petites raies noires semblables. L’extrémité des ailes et de la queue est lavée de noir se fondant en la teinte générale gris bleu. Quand au bord des ailes il est blanc, et cette couleur s’y étend a deux petits miroirs.
Terminons leur portrait, en disant que le bec et les pattes sont rouges et que l’iris de l’œil est jaune plus ou moins foncé. En somme ce sont de bons gros oiseaux, un peu bêtes, mais pas méchants, capables d’affection animale, et doués de suffisantes qualités, pour faire de bons voisins.
C’est en cette qualité que je les ai fréquentés pendant plusieurs années et que je me suis convaincu que ces braves gens ont une vie réglée comme un papier de musique. En vrais bourgeois du Marais ou de Landerneau, ces bons oiseaux ne mangent qu’à leurs heures—déjeuner à 8 heures du matin, dîner à 3 heures du soir—et le reste du temps ils le passent à dormir ou à roucouler.
Nous, pas si bêtes, nous mangeons toujours et partout. Ils ont encore une autre propension singulière: c’est d’aller se percher au plus haut des arbres autant que possible sur une branche morte ou un chicot dépouillé de verdure, ce qui les met en vue des oiseaux de proie à une lieue à la ronde. C’est surtout au lever du soleil et pendant les froides matinées de novembre, décembre et janvier qu’on les voit se placer ainsi en vedette, attendant, immobiles, et solitaires le plus souvent, qu’un pâle rayon de soleil vienne les réchauffer, et leur rendre avec la souplesse et la vigueur, une sorte de vie nouvelle.
Pendant la belle saison, ils se retiraient sous le feuillage et venaient nous tenir compagnie dans la partie inférieure et moyenne des arbres; c’est là d’ailleurs qu’ils établissent leur nid, véritable construction barbare dont je rougissais pour eux. Mais qu’y faire? la nature n’a pas départi aux femelles de cette espèce une plus grande habileté; et comme elles seules font le nid, sa structure s’en ressent. Le mâle dans cette grande affaire se borne au rôle de bûcheron. Ce n’est même pas lui qui choisit l’emplacement du nid; c’est la femelle; 246 généralement elle se décide pour une branche qui forme une fourche horizontale; quelquefois elle préfère se rapprocher du tronc et se place à la bifurcation d’un rameau principal. Quoi qu’il en soit, la femelle demeure à l’endroit choisi, et le mâle part en quête. Il parcourt tous les arbres d’alentour pour rencontrer les bûchettes de bois mort qui lui sont nécessaires. Notez bien qu’il lui serait beaucoup plus facile de les ramasser par terre, où il s’en trouve en quantité: pas du tout; jamais il n’y descend pour cela! On dirait que ces petites branches sont devenues impropres au nid parce qu’elles sont tombées de l’arbre sur le sol. Pauvre ramier!
Enfin il rencontre une branchette morte; il faut la détacher, ce qui n’est pas toujours facile, et le voilà là saignant des pattes et quelquefois du bec, pesant dessus de tout le poids de son corps tirant à droite, poussant à gauche tant et tant, qu’à la fin elle cède... et il l’emporte. Que fait alors maître ramier? Il l’apporte à sa femelle qui l’attend, puis repart en chercher une autre... qu’il rapporte de même; et ainsi de suite, sans interruption, jusqu’à ce que l’architecte—et quel architecte grand Dieu,—lui dise qu’il y en a assez. Car la pauvre pigeonne n’est pas forte en instruction; son édifice est si peu solide qu’il n’attend souvent pas, pour se démolir, que les petits aient assez de forces pour prendre leur essor, et alors les pauvres jeunes demeurent là, à nu, sur la grosse branche ou la fourche qui soutenait leur berceau.
En réfléchissant à tout cela je crois que la nature a pourvu à la sûreté des jeunes en les douant de la faculté de se suffire très rapidement à eux-mêmes, ainsi 14 jours après être nés, ils quittent le nid, volant et se sauvant parfaitement des ennemis principaux de leur race. Les pauvrets ne sont pas, au reste, élevés bien douillettement, et fort souvent, en les comparant à nos enfants, ils me faisaient pitié. Le premier jour, la pigeonne les réchauffe un peu—mais si peu!—et sur une branche froide, humide, dans un nid à jour! Mais au bout de quelques jours, elle les abandonne à eux-mêmes 247 et se poste sur une branche voisine d’où elle se contente de les surveiller. Le père et elle se relaient pour leur donner à manger et ne le font—également—que deux fois par jour, à l’heure de leurs repas ordinaires.
Ce premier aliment est une sorte de bouillie qui a une grande analogie avec le lait de la vache—dont les hommes font un si grand usage non seulement pour eux, mais pour leurs enfants. Cette espèce de lait est secretée en partie par la membrane du jabot des parents. Rien n’est plus singulier que de voir les pigeons donner ainsi la becquée à leurs petits; cela n’a aucun rapport avec la méthode que nous employons. Les petits, au lieu d’ouvrir largement le bec—comme font les nôtres,—l’introduisent tout entier dans celui de leurs parents et le tiennent à demi entr’ouvert, de manière à saisir la matière blanche dont nous parlions tout à l’heure.
A l’état sauvage, comme dans la demi-civilisation des jardins de Paris, les ramiers n’ont jamais plus de deux œufs d’un blanc pur et obtus aux deux bouts. Le temps que la femelle couve est de 15 jours. Ils se nourrissent de grains d’abord, de pain et de graines. Ils aiment beaucoup les pois, mais ne dédaignent point les faînes, les glands et même les fraises dont on les dit très friands. A défaut de cette nourriture déjà bien variée, ils se nourrissent des jeunes pousses de différentes plantes, surtout quand elles commencent à germer.
On a beaucoup crié, parmi les hommes, après les dégâts que font les pigeons de toute espèce dans les campagnes; mais j’ai entendu deux docteurs de mes amis—qui venaient souvent s’asseoir sous nos arbres,—discuter cette question à fond, et il paraît que les pauvres oiseaux ont été affreusement calomniés! Comme nous, hélas!....
Il paraît qu’à quelque époque de l’année que l’on visite l’estomac d’un pigeon—c’est le moyen, bien barbare, de le prendre sur le fait,—que ce soit au temps de la moisson, que ce soit pendant celui des semailles, on y trouve toujours au moins huit fois plus de nourriture formée de graines de 248 plantes parasites qu’on n’en trouve en graminées utiles à l’homme et réservées à son usage. Encore ce qu’on y rencontre de ces espèces est-il généralement composé de mauvais grain. On y découvre aussi en grande quantité des graviers et des débris de pierres gypseuses qui contenaient peut-être des molécules de sel dont le pigeon est extrêmement friand.
Jamais je ne fus plus heureux que dans ce jardin béni des cieux. Abondance de biens, paix profonde, relations charmantes avec les moineaux les mieux élevés de la Capitale, en fallait-il davantage pour que mon sort fût digne d’envie?
Hélas! oui, il me manquait quelque chose! c’était un ami; le ciel fut assez clément pour me le donner.
Un des côtés du jardin est bordé par de hautes maisons, dont les fenêtres regardent au milieu des grands arbres. A l’une de ces fenêtres, je voyais, depuis mon arrivée, une cage suspendue contenant un Serin d’une couleur magnifique. Sa maîtresse devait aimer cet animal à la folie, car je la voyais, penchée vers lui, entretenir de longues conversations avec son oiseau de prédilection. Il est vrai que jamais je n’avais entendu ramage aussi velouté, trilles aussi éclatants que ceux du prisonnier, dont la grâce et la gentillesse m’avaient gagné le cœur.
Libre, je connaissais les angoisses de la captivité, et je me sentais porté vers ce charmant oiseau, autant par le sentiment de la compassion que par l’intuition qui nous porte à deviner un cœur prêt à nous répondre. Un jour, je m’approchai 249 du Serin et, perché sur sa cage, je liai conversation avec lui.
—Bonjour, ami, lui dis-je, êtes-vous heureux?
Un peu effrayé de ma brusque apparition, l’oiseau se rejeta au fond de sa cage; mais, encouragé sans doute par la bienveillance de mon attitude, il me répondit:
—Oui, je le suis autant qu’on peut l’être en prison.
—Comment pouvez-vous juger cela, vous qui n’avez jamais joui de la liberté?
—Il est vrai: je suis né en cage; mes parents y avaient également passé leur vie, mais il y a au fond de nos cœurs une voix qui chante toujours la liberté.
—Pauvre, pauvre ami!
—Pourquoi me donnez-vous ce nom, je vous connais à peine? Il y a bien peu de temps que je vous vois dans les arbres d’alentour.
—C’est qu’il y a peu de temps que j’ai recouvré ma liberté chérie.
—Racontez-moi comment vous avez fait, je vous prie, me dit le prisonnier.
—Je le veux bien. Peut-être jugerez-vous sévèrement mon escapade, car je crois m’être montré ingrat... Mais, que voulez-vous? Nous sommes ainsi faits que l’immobilité nous est insupportable.
Je lui racontai ma vie, mes malheurs et mes voyages. De ce jour, une amitié solide nous unit.
—Vous avez l’air, lui dis-je, d’avoir une bonne maîtresse.
—Oh! certes.
—Elle vous aime?
—Beaucoup. Mais, vous l’avouerai-je, je suis las de la nourriture qu’elle me donne. Pauvre femme, si elle pouvait soupçonner cela, elle ferait tout au monde pour la changer. Mais, le pourrait-elle? Comment irait-elle me chercher les vers, les chenilles dont nous avons tant besoin pour contrebalancer l’influence funeste des graines sèches?... Vous le voyez, malgré les souffrances que j’endure, il me faut supporter mon mal et sourire aux efforts de son amitié. Je chante pour elle,... mais je pleure en dedans!
250
—Ce que votre maîtresse ne peut faire, d’autres l’essayeront peut-être...
—D’autres? Qui donc m’aimerait assez pour cela?
—Qui sait?... Au revoir!
—Vous me quittez?... Adieu! ne m’oubliez pas, vous dont le cœur s’est ému au récit du pauvre prisonnier.
Je partis et m’envolai vers la partie de la pépinière où les jardiniers établissent les couches sur lesquelles ils cultivent des fleurs. J’avais cru remarquer que là les vers étaient abondants, les larves et les chrysalides faciles à découvrir... Je ne me trompai point. Dix minutes après, je revenais à tire-d’ailes, apportant au prisonnier une pleine becquetée de vers frais et appétissants.
Je me posai sur sa cage, les laissai tomber à côté de lui et m’enfuis comme si j’avais commis une mauvaise action. Mais du haut d’un arbre voisin, je guettai mon ami... Son premier étonnement passé, il se jeta sur cette friandise, y fit honneur et, regardant de tous côtés, sembla me chercher pour me remercier.
—A demain! lui criai-je de loin en m’envolant.
J’avais le cœur content. Une bonne action rend toujours heureux!
Le lendemain, je recommençai ma chasse, mais cette fois je ne pus m’envoler assez tôt pour que le Serin, qui me guettait, ne me retînt par une bonne parole. Notre amitié devint, de la sorte, chaque jour plus intime, et mon ami me connaissait si bien qu’il saisissait sa nourriture, de mon bec même, à travers les barreaux de sa prison.
Tout entier à notre commerce charmant, nous ne prenions pas garde que nous étions épiés, non seulement par la maîtresse de mon ami, mais par plusieurs de ses voisines. Ma réputation se répandit ainsi, en peu de temps, dans tout le quartier. La bonne dame me connaissait, et quand j’arrivais avec ma provision, elle ouvrait sa fenêtre et me disait:
—Bonjour, Pierrot, bonjour, mon ami! Le bon Dieu te récompensera!
Un jour, je vis, près d’une fenêtre voisine, la cage d’un 251 autre serin prisonnier. La pauvre bête s’agitait, elle appelait mon ami à son secours. Lorsque j’apportai des vers, j’entendis une voix suppliante qui me disait:
—Et moi, n’aurai-je donc rien? O vous, qui secourez les malheureux, pensez à un prisonnier!
—Ma foi, me dis-je, ce pauvre serin que voilà me fend le cœur, je vais faire une petite chasse à son intention. Et je partis, puis revins bientôt avec une bonne provende. Comme il fut heureux! Chaque fois que je lui apportais quelque chose, j’en réservais toujours un peu pour mon premier ami Citronnet: car c’est ainsi que sa bonne maîtresse l’avait nommé.
Mais, voilà que de tous côtés on pendait des cages, de tous côtés des voix suppliantes imploraient mon secours. Je ne demandais pas mieux que de multiplier mes efforts à mesure que des infortunés surgissaient autour de moi. J’avais autant de besogne que si une couvée eût réclamé mes soins. Mais, au milieu de ces nouveaux amis, l’homme me tendit des embûches, des mains traîtresses s’avancèrent pour me saisir... Heureusement, j’avais toujours l’œil au guet; j’échappai toujours. Une fois je ne pus résister à la 252 tentation, et j’envoyai un tel coup de bec sur les doigts d’une méchante femme, qu’elle poussa un cri terrible et me jeta sa malédiction!...
Je n’en fis que rire, mais ne retournai plus à son prisonnier, et maintins tous mes soins pour Citronnet et sa bonne maîtresse, qui m’aimait, à présent, autant que lui.
L’hiver passa ainsi. Nous eûmes souvent faim tous les deux, car les vers étaient rares; mais je partageais toujours religieusement avec Citronnet, et ma bonne action fut récompensée. Voici comment.
Citronnet m’apprit que, sur un grand platane, à peu de distance, habitait une jeune et belle pierrette dont le mari avait été surpris et dévoré, l’année précédente, par un affreux matou du voisinage. Il me fit faire connaissance avec elle. Je reconnus chez elle les qualités qui font une bonne mère. Aussi, au premier printemps, nous mîmes-nous à faire un superbe nid dans un des arbres les plus touffus de la pépinière. Nous y trouvions un abri plus parfait que sur les grands arbres du jardin, et nous étions plus près des vers et des larves qui allaient devenir indispensables à la nourriture de nos enfants.
Tout allait à souhait: jamais on ne vit plus beau nid, plus charmants œufs, couple plus uni, printemps plus magnifique.
Au bas de notre arbre, cependant, un autre oiseau était venu commencer ses travaux, et son voisinage ne me laissait pas sans inquiétude... beaucoup plus gros que nous, l’œil inquiet, le bec robuste et pointu, les mouvements brusques, il me semblait un animal peu sociable et au moins incommode.
Combien je me trompais! C’était le modèle des époux, le meilleur des pères, et j’appris à l’apprécier à sa juste valeur.
Noir, le bec jaune, cet oiseau me faisait peur; je l’entendis un jour nommer par un jeune homme qui s’écria:
—Oh! le beau Merle!...
Se souciant peu des épouvantails que l’on mettait en place 253 pour nous faire peur, il se perchait dessus, passait dessous, pour aller picorer où il avait envie.
Le Merle amena sa femelle au pied de notre robinier, lui montra l’emplacement qu’il avait choisi entre les branches flexibles du pied; puis, tous deux se mirent de bon cœur à la rude besogne, sans trêve ni repos, butinant et bâtissant de l’aube à la nuit.
Il ne leur fallut que huit jours pour remplir leur tâche, et nous, nous en avions employé plus de douze pour accomplir la nôtre.
La femelle y déposa alors cinq œufs bleu-verdâtre marqués de taches brunes, et les couva avec une assiduité dont mon aimable compagne lui donna l’exemple. Mon voisin, le Merle, lui apportait sa nourriture, absolument comme je le faisais pour la mère de mes petits. Quelquefois, l’un et l’autre, nous partagions les travaux de l’incubation pendant que les mères allaient boire ou délier un peu leurs membres engourdis. En temps ordinaire, j’avais remarqué que les merles sont comme les moineaux, ils aiment l’eau et se baignent fréquemment.
Quant à ses petits, il les nourrit absolument comme nous nourrissons les nôtres, de chenilles et de vers. Seulement les siens sont beaucoup plus gros, et ce qu’ils consomment de nourriture est vraiment incroyable. Avec quarante chenilles par heure, nous suffisions à l’appétit de nos enfants. Cela nous donnait cependant le travail très respectable de cinq cents chenilles à trouver, à nous deux, par journée, et de trois mille cinq cents par semaine. Il ne faut pas perdre de temps... Mais le malheureux père Merle n’en était pas quitte pour quatre fois cette quantité. Heureusement, il pouvait y joindre les limaçons et les limaces dont il détruisit un nombre énorme, au grand profit du jardin.
Aussitôt qu’ils sont capables de pourvoir seuls à leurs besoins, les petits merles se séparent, et cela arrive vite. Ils cherchent alors leur nourriture eux-mêmes et, outre les insectes et les vers, se jettent sur les baies et les fruits. Les cerises, les groseilles, les framboises, le lierre, le houx, 254 l’aubépine, leur plaisent beaucoup, et c’est pour cela que l’homme leur fait la guerre, d’autant plus qu’on m’a affirmé que la chair de cet oiseau est fort bonne.
Sans être jamais très unis, nous conservions des relations de bon voisinage. Il n’en était pas de même entre mon voisin et un ménage de Grives qui était venu s’établir dans un arbre dont les branches touchaient au nôtre.
Ce couple n’offrait pas, je dois le dire, un modèle d’entente cordiale, et nous déplorions des mœurs si semblables à celles des hommes. Le mâle, un bel oiseau d’ailleurs, paré d’un plumage charmant, avait, au commencement des beaux jours, chanté à sa femelle ses élégies les plus tendres, et avait si bien capté son cœur qu’elle croyait à une affection éternelle. Aussi se mit-elle avec une ardeur sans pareille à commencer son nid. Le mâle, dès ce moment, me déplut. Monsieur demeurait flâneur et oisif, regardant sa femelle apporter les matériaux, construire, aller, venir, tandis que lui sifflotait des fleurettes aux grivelettes du voisinage, et, pendant ce temps, la pauvre esclave dévouée allait au loin chercher son faix.
Notre voisin, le Merle, qui, placé plus près que nous, voyait encore mieux ce manège, lui en exprimait son mécontentement en termes fort peu mesurés. Maître Grivelet prenait mal la chose; des gros mots on en venait aux coups, et le Merle le mettait pour quelque temps à la raison en lui administrant une bonne volée. Mais, bast! la paix n’était pas de longue durée dans le malheureux ménage. Monsieur n’était pas content de ceci, de cela, de la nourriture, du temps, du nid; il grognait, il battait sa femelle, puis faisait des absences qui me semblaient louches.
A son retour, il était souvent de plus mauvaise humeur qu’à son départ, et cherchait encore querelle à sa grive. Celle-ci, forte de sa bonne volonté, défendait son ouvrage, le bec entr’ouvert, le cou en avant, les plumes hérissées. Ils se lançaient des mots de défiance et de colère. Des injures on en venait à se battre, et la pauvre grive, plus faible, était fort maltraitée. Les plumes volaient, les cris de douleur fendaient 255 l’air: c’était pitié. Mais le Merle arrivait comme un trait, fondait sur monsieur le Grivelet et le mettait en fuite souvent par sa seule présence, car ce mauvais mari qui battait sa femelle était un lâche.
La femelle, au milieu de cet enfer, avait pondu quatre jolis œufs bleu-ciel marqués de brun foncé; mais à peine les petits étaient-ils éclos, à peine commençaient-ils à pousser leur premier duvet, qu’ils disparurent les uns après les autres. Les cris, le désespoir de la pauvre mère attirèrent mon attention et la commisération de ma chère Pierrette. Il ne restait plus qu’un petit dans le nid, les trois autres avaient disparu; la mère n’osait plus quitter son dernier enfant qui demandait à grands cris de la nourriture.
Que faire? Quelle terrible alternative, et qui dira jamais les combats que livrèrent la crainte et l’amour dans le cœur de la malheureuse Grivelette?...
Enfin, n’y tenant plus, elle se lève, jette au ciel un regard désolé et part, comme un trait, dans la direction des bâches à fleurs...
256
J’étais bien caché, parmi les feuilles, au-dessus de mon nid et guettais attentivement ce qui allait arriver; quand je vis... J’en frissonne encore d’indignation et d’horreur!... Le père... oui, le père, lui-même, déchirait son dernier enfant de son bec acéré!... Le père mettant en pièces le fils de ses entrailles!!!...
Horrible!...
Le Merle, usant de sa force, à mon instigation, chassa de notre quartier ce père dénaturé: nous fûmes délivrés de ce triste ménage et la paix régna de nouveau autour de nous.
Nos enfants poussaient à vue d’œil; leur gentillesse était extrême; déjà ils voletaient au bord du nid, nous nous faisions une fête, Pierrette et moi, de les promener bientôt dans le jardin, quand tout ce bonheur présent et à venir fut encore une fois anéanti...
Depuis quelques jours des groupes nombreux de gens se formaient dans les allées du jardin. On parlait beaucoup; les figures étaient menaçantes.
Inquiets de ce qui pouvait arriver, Pierrette et moi nous nous efforcions de suivre les groupes pour nous informer de ce qui allait se passer. Mais en vain nous prêtions une oreille attentive à tout ce qui se disait autour de nous, il nous était impossible d’y comprendre un seul mot. Il s’agissait des droits de l’homme... nous y étions complètement étrangers. Aussi notre inquiétude était-elle extrême. Chaque jour la foule se montrait plus nombreuse, chaque jour il devenait plus difficile de trouver la nourriture que réclamaient à grands cris nos chers enfants...
Un matin, les portes du jardin furent fermées, des soldats 257 envahirent notre asile, les tambours vinrent nous effrayer de leurs roulements prolongés... Tout à coup, une effroyable détonation retentit, le canon gronde, la fusillade pétille, les cris se mêlent à ce bruit épouvantable. Éperdus, nous regagnons notre nid, nous cachons nos petits sous nos ailes, décidés à leur faire un bouclier de nos corps... Le bruit continue; la bataille est engagée: l’air, rempli de fumée, nous cache les arbres d’alentour.
Au moment où nous rassurions nos petits effrayés, une commotion épouvantable frappa la branche sur laquelle notre nid était appuyé; les balles sifflent avec un bruit sinistre autour de nos têtes; la branche vacille, se penche... et nous sommes précipités...
Fou de terreur, mes ailes me portent au faîte d’un platane voisin... J’aperçois ma Pierrette fuyant à travers les buissons, et nos petits, tombés sur le toit de paille d’un rucher voisin, se cachant de leur mieux entre les javelles.
Que se passa-t-il alors? Je ne le sais plus...
La fusillade redoublait d’intensité, les branches ployaient, craquaient et tombaient autour de moi. Affolé, je partis, volant au hasard, ignorant quelle route je pouvais ou je devais prendre...
En ce moment, je me rappelai la cour si paisible du lycée où j’avais demeuré. Je voulais m’y réfugier et remontai du côté du Panthéon, mais là régnait la terreur et la mort. D’un coup d’aile, je m’enlevai aussi haut que mes forces me le permirent, et fus me blottir sur le dôme du Panthéon. Hélas! autour de moi ce n’était que désolation, mes semblables fuyaient par bandes, se heurtant aux tuiles et aux cheminées... Je les suivis, descendant dans la vallée vers la Seine, là où j’apercevais de grands arbres et où j’espérais me cacher facilement.
Ce fut ainsi que j’atteignis le jardin des Plantes. Toutes les allées étaient désertes, pas un homme ne s’y montrait, la bataille attirait les gens au haut de la montagne. Quelques moineaux inquiets m’entourèrent. Je dus leur donner des nouvelles de leurs frères que je quittais.
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Heureusement, ce jardin contient une immense quantité de provisions de toute espèce. Imitant mes camarades, je me glissai à travers les larges mailles d’une clôture en fil de fer et voulus partager le repas d’une cigogne. Un vigoureux coup de bec qui m’arriva et qui m’eût cloué par terre s’il m’eût atteint, me fit prendre une autre direction, et je fus demander à de paisibles canards une hospitalité qu’ils s’empressèrent de m’accorder.
Pendant plusieurs jours, nous entendîmes de loin le bruit de la fusillade; pendant plusieurs jours, nous vécûmes dans les angoisses de la terreur; puis, peu à peu, le tumulte s’apaisa, la paix revint, et avec elle un peu de sécurité.
Qu’était devenue ma chère Pierrette? Et mes pauvres enfants! quel sort avait été le leur?...
Dès le lendemain, je résolus de tout faire pour avoir des nouvelles et calmer mon anxiété; je ne croyais pas cependant au malheur complet qui allait me frapper... Hélas! j’eus beau chercher, m’informer auprès de mes amis, jamais je ne pus retrouver les traces de ma pauvre Pierrette... Est-elle morte égarée? A-t-elle été dévorée par les ennemis qui ont envahi le jardin?... La plus complète obscurité a toujours régné sur cette catastrophe... Citronnet lui-même n’était plus à sa place accoutumée; sa maîtresse avait été tuée derrière sa fenêtre, et le pauvre ami était mort, oublié dans sa cage abandonnée!..... O malheur! quand tu nous frappes, tu ne t’arrêtes jamais!
Je cherchai mes enfants. Je les trouvai bientôt aux environs de la maisonnette qui, en leur servant d’abri, leur avait sauvé la vie. C’est à peine s’ils me reconnurent; ils se suffisaient à eux-mêmes, faisaient les grands garçons et, un peu plus, m’auraient envoyé promener.... Mon cœur se serra une dernière fois... Je baissai la tête, leur souhaitai, du fond du cœur, une vie plus heureuse que celle de leur père... et les quittai pour toujours.
Je vécus ainsi trois mois environ seul, encore seul,... insensible à toutes les avances que me faisaient les autres moineaux, mes camarades. Renfermé dans ma douleur, je laissais 259 couler les jours sans penser au lendemain, passant d’un buisson à l’autre, d’un parc dans le voisin, sans avoir conscience de ce qui se faisait autour de moi, picotant une bribe de pain par ci, un grain de millet ou de chènevis par là, mais incapable de pourvoir à ma nourriture si j’avais été en rase campagne. Le dégoût de la vie sauvage m’avait pris. Je n’éprouvais qu’une satisfaction, celle de me voir près de l’homme, dans un lieu où sa fréquentation était si complète, que, pour moi, ce jardin était comme une grande volière.
Hélas! mes enfants! il était écrit que je ne pourrais jamais être heureux!
Un jour, au moment où nous y pensions le moins, le peuple descend en armes dans les rues; la bataille reprend sa fureur, le canon gronde, les balles sifflent dans notre asile, jusque-là si tranquille. Ce n’est autour de nous que mugissements, que cris désordonnés des animaux effrayés. La mort semble planer sur nos têtes. Il faut encore partir!...
Cette fois, je pris le chemin de la frontière;... là, peut-être, est le vrai bonheur.
Je volai donc, en suivant la Seine, tant que mes ailes purent me soutenir, et, vers le soir, j’étais loin de Paris, au milieu d’un petit bois, en pleine campagne.
J’y passai la nuit, le ventre creux, livré à de bien tristes réflexions.
Que faire? Quel parti prendre?
Je résolus de rentrer parmi les hommes, de me donner à eux, et là, du moins, à l’abri derrière les barreaux de ma cage, je trouverais l’aisance, la tranquillité et le repos qui m’étaient devenus nécessaires. Restait à choisir la maison à laquelle j’allais me confier, car de ce choix dépendait peut-être le bonheur de ma vieillesse; on ne trouve pas tous les jours le moyen de s’échapper comme je l’avais déjà fait!
Je cherchai longtemps.
Un jour, je m’arrêtai sous les ombrages touffus d’un arbre magnifique: deux personnes suivaient lentement une allée en se donnant le bras.
260
—Blanche, mon amie, disait la voix d’homme, n’est-il pas bientôt temps de rejoindre ta mère à Fontainebleau?
—J’y pensais, Émile... Le bonheur rend égoïste.
—Et nous sommes si heureux!
—Savez-vous, monsieur, qu’il y a six mois...
Plus de doute! C’était ma charmante petite maîtresse, c’était Blanche! mais grandie, mais embellie depuis deux années que je ne l’avais vue. Et M. Émile, auquel elle donnait le bras, c’était M. Sceller, son cousin!
Je compris, en voyant au loin venir deux jeunes filles en deuil, en apercevant le crêpe que portait le jeune homme, que son vieux père était mort, et que le cadeau que voulait faire Mme Sauval au jeune lauréat était cette belle propriété, comme dot de l’heureuse Blanche!
Honteux, je voulus fuir... Le mouvement de mes ailes fit lever les yeux à mon ancienne amie.
—Émile, vous souvenez-vous de mon pauvre Pierrot?
—Je vous conseille d’en parler, Blanche, un ingrat!
—Ingrat? Mais non.
—Mais si, mon amie; quand on a le bonheur d’être aimé de vous, il faut être un monstre pour vous quitter!
—Flatteur, va! Mais, voyez donc comme ce pierrot nous regarde!
—C’est vrai.
—On dirait Pierrot.....
—Quelle folie!
—Pierrot! Pierrot! mon pauvre Pierrot.
J’hésitais...
—C’est lui, je n’en doute pas.
Une mauvaise honte invincible me clouait à ma branche. Le mot d’ingrat bruissait à mes oreilles.
Au lieu de me jeter dans les bras qu’on me tendait, je fis taire mon cœur et..., je m’envolai!
—Non! non! ce n’est pas Pierrot, murmura Blanche, en regagnant tristement sa maison, il fût venu à moi...
Hélas! c’était bien lui. Ingrat et lâche à la fois!
Ce fut un vilain jour dans ma vie, et cette confession, ma 261 bonne Claire, n’est pas sans me coûter beaucoup; mais j’ai promis d’être sincère.
Donnez-moi l’absolution d’une caresse: auprès de vous je ne recommencerai jamais!
L’été, dans sa splendeur me fournissait une vie facile, et je me pressais d’autant moins de choisir un gîte que la saison mauvaise était éloignée de moi. Parcourant les maisons de campagne de cette admirable vallée, j’étudiais les mœurs des habitants, hésitant souvent et remettant au lendemain, dans l’espoir de trouver mieux, et, plus d’une fois, je revins dans le parc de ma Blanche aimée. Mais elle et son mari étaient partis!
Je m’éloignai, et, après une longue route, je parvins en ce pays et près de la maison où vous me voyez aujourd’hui.
La beauté, la bonté de Claire me charmèrent quand je la vis jouer dans le parc avec son mouton apprivoisé. Je résolus de me donner à elle.
Un matin qu’elle était sur la pelouse devant le château, je volai devant elle et vins presque à ses pieds.
—Oh! le joli moineau! dit-elle.
Puis, émiettant le gâteau de son déjeuner, elle me le jeta. Je m’approchai, becquetant gracieusement et jetant de petits cris pour lui prouver que je n’avais pas peur d’elle.
Enhardie par ma confiance, elle m’appelait, me tendant son doigt; j’y sautai, gazouillant toujours.
Je renonce à vous peindre les transports de joie de mon amie d’adoption. Toujours courant, elle m’apporta au château, après m’avoir donné mille baisers que je lui rendais de bon cœur, et m’installa dans sa chambre. J’y suis encore!...
Deux fois déjà les feuilles ont jauni et repoussé sur les arbres depuis que j’habite avec ma bienfaitrice, et pendant tout ce temps je n’ai ressenti qu’un seul chagrin; encore ne vint-il pas d’elle, mais de mon mauvais caractère.
262
Un jour de l’été dernier, vers le mois de juin, Claire et sa mère travaillaient dans le salon, pendant que j’étais perché à ma place habituelle, sur l’épaule de la jeune fille, où je jouais avec sa coiffure et avec ses cheveux. Tout à coup, nous entendîmes un certain bruit derrière le paravent de la cheminée, bruit suivi de petits cris plaintifs. Ces dames y coururent et trouvèrent une jeune hirondelle de cheminée qui, sans doute, était tombée du nid et avait eu la chance d’arriver en bas sans se faire du mal.
Prendre la pauvre hirondelle toute haletante, la réchauffer, la rassurer, en un mot, fut l’affaire d’un moment. On la plaça sur un lit de coton, dans une petite boîte, puis l’on discuta la question de sa nourriture. Claire savait que les mouches, cousins et autres insectes analogues, forment la pâture habituelle de cette espèce d’oiseaux; aussi se mit-elle en devoir d’en récolter assez pour élever la petite orpheline à laquelle elle donna de suite le nom de Titi, pour imiter le petit cri que la pauvre bête poussait sans cesse.
Tout cela ne m’amusait guère; pendant ce temps on ne s’occupait pas de moi! Cependant, je patientais encore, tout en rongeant mon frein et maugréant contre l’intrus qui allait me ravir, je ne le prévoyais que trop bien, la moitié de l’amitié de ma Claire bien-aimée.
Nous sommes très jaloux, nous autres moineaux!
On donna d’abord à l’hirondelle des fragments de mouches, puis des mouches entières. On avait mis la boîte servant de berceau ou de nid dans une petite cage semblable à la mienne, et la jeune hirondelle affectionna toujours ce réduit pour passer la nuit. Il fallait bien la faire sortir de ce nid où, frileuse, elle rentrait d’elle-même chaque soir, pour qu’elle mangeât; mais le caractère propre de cet oiseau se 263 manifesta bien vite, et ma maîtresse, comprit qu’il fallait agir comme sa nouvelle protégée le voudrait.
Mlle Titi n’aimait pas à être prise par le corps,—moi, cela m’était bien égal, au contraire;—on lui présentait donc le doigt comme à une petite perruche, et ma foi, elle s’élançait dessus avec une grâce et une légèreté remarquables. Mlle Titi n’aimait pas à être mise en cage, quoique celle-ci fût ouverte,—nous étions tous les deux du même avis là-dessus.—On la plaça sur le rebord de la table à ouvrage, et elle s’y tint, gazouillant et faisant, pendant des heures entières, des conversations suivies avec sa maîtresse, lustrant ses plumes noires, étirant ses ailes et sa queue, tournant la tête et nous regardant de ses gros yeux noirs brillants.
De temps en temps, Claire ou sa mère prenaient dans une petite boîte quelques mouches et les présentaient à l’hirondelle qui dardait sur elles, entre les doigts, son petit bec agile et ne les manquait jamais. Rarement elle les ramassait sur la table; il fallait pour cela qu’elle eût grand faim. La première fois que je vis ce dédain, je sautai de l’épaule de Claire sur la table et happai les mouches avant que Mlle Titi sût comment cela se faisait. Titi, effrayée de mon approche, essaya de me donner un coup de bec que je lui rendis; mais ma maîtresse me reprit, et m’appelant:—gourmand!—me remit sur son épaule.
Un jour, par une belle soirée, Titi était à sa place habituelle sur la table à ouvrage, quand, tout à coup, elle pousse un petit cri, ouvre les ailes, et se sauve rejoindre ses compagnes qui volaient en troupes nombreuses au-dessus des pelouses du jardin...
—Tant mieux! pensai-je, la voilà partie; autant de débarras!
Je me mis aussi à prendre ma volée, et fus me percher sur un toit voisin pour voir ce qui allait arriver. Ma Claire et sa mère étaient comme foudroyées et se montraient inconsolables. Elles restèrent longtemps à la fenêtre à regarder l’infidèle, à la deviner dans ses courses folles, à la chercher au milieu du va-et-vient général de la bande joyeuse.
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Je revins alors me poser sur l’épaule de Claire, qui me dit en m’embrassant, les larmes aux yeux:
—Toi, mon pauvre Pierrot, tu m’aimes bien!...
—Oui, oui, oui! répondis-je; et je repartis me mettre en observation sur mon toit.
Claire descendit alors au jardin et appela Titi de sa voix la plus douce, la plus caressante; rien n’y fit. Elle rentrait désolée, quand elle entendit un léger frôlement sur son épaule; un cri arriva à son oreille... C’était Titi qui revenait, et qui avait le front de prendre ma place. Pour le coup, je n’y tins plus, et fondis sur elle comme un ouragan... Mais Claire prit sa défense, me donna l’autre épaule et m’embrassant:
—Pierrot chéri, me dit-elle, si tu es jaloux de Titi, je ne t’aimerai plus!
Je ne répondis pas. J’avais le cœur trop gonflé.
—Tu ne me réponds pas? me dit-elle. Allons, monsieur, embrassez maîtresse, et embrassez aussi Titi.
Il en fallut passer par là.
Depuis ce jour, Titi eut sa pleine liberté comme moi, et n’en abusa jamais. Le matin, dès le point du jour, elle nous réveillait, Claire et moi, par un gazouillement très gentil, car elle couchait comme moi dans la petite chambre de sa maîtresse. Celle-ci ouvrait la fenêtre, Titi partait, moi aussi, et nous revenions au bout d’une heure, car chaque jour je m’apercevais qu’elle était bonne personne et je ne lui refusais pas mon amitié.
Pauvre Titi! Je l’aimais bien, quand... Enfin, Dieu l’a voulu!...
Si la fenêtre était fermée, elle allait au salon prendre sa place habituelle sur la table à ouvrage, et moi je rôdais dans la cour, aux environs de la salle à manger. Dans la journée, elle allait et venait, sortait pour voler avec ses compagnes, rentrait, faisait un tour dans le salon, nous saluait d’un ramage joyeux auquel nous répondions, et repartait sans s’arrêter. Pendant ses courses, j’allais faire la causette avec quelques vieux amis du voisinage, ou visiter les treilles pour voir si les chasselas étaient mûrs.
265
Aux heures des repas, Titi rentrait et prenait place sur l’épaule qui lui était dévolue, puis Claire nous apportait ainsi tous les deux... Ah! le bon temps!
Quoiqu’elle ne voulût manger que des mouches, on parvint à lui faire attaquer un peu de viande de poulet cru ou cuit ou coupée en long comme de petites larves ou des vers; mais elle ne s’en montra jamais friande. Je ne comprends pas qu’on soit si difficile que cela! Moi, je m’en régalais, et tout ce qu’on servait était de mon goût; aussi, vous voyez, je suis encore là, solide au poste et vigoureux, tandis que la pauvrette!...
Mais les mois s’écoulaient, septembre était venu, et avec lui les mouches disparaissaient.
Je lui avais souvent dit, à cette pauvre Titi:
—Méfiez-vous de l’hiver; apprenez à manger de la viande; les moucherons ne vivent pas toujours, comment ferez-vous?
—Dieu y pourvoira, répondait-elle de sa petite voix gracieuse.
—C’est égal, amie, faites attention à vous! l’hiver viendra!
—Je ne connais pas l’hiver.
—C’est égal, craignez-le; j’ai l’expérience, croyez-moi.
Pauvre tête folle, elle ne voulut rien croire!...
Les rayons du soleil commençaient à devenir obliques; ma chère Titi,—car je l’aimais véritablement et beaucoup,—ne sortait plus que rarement; ses compagnes se rassemblaient; tous ces signes nous attristaient beaucoup.
Un beau matin, toutes les hirondelles du jardin avaient disparu!... Nous étions au 8 octobre.
Ma bonne Claire ouvrit la fenêtre afin que la chère petite bête prît son élan et allât rejoindre les quelques hirondelles isolées que l’on voyait encore passer. Elle ne le voulut point, soit qu’elle eût froid, soit qu’elle se méfiât de la force de ses ailes, soit autre cause inconnue.
Il fallut revenir à la ville. Titi et moi, dans la même cage, fîmes le voyage sur les genoux de notre maîtresse; tout le long du chemin, je l’exhortais à partir, lui disant qu’elle reviendrait nous voir l’année prochaine, que nous penserions 266 à elle, et que nous l’attendrions comme le printemps; rien ne put la décider et sans donner de raison, elle fut inflexible. Pauvre amie, elle courait à sa perte!...
A la ville, peu ou point de mouches. Comment ne pas mourir de faim?... Des petits morceaux de viande ne pourraient jamais la nourrir six mois! On tint un grand conseil, et j’entendis décider que la chère petite bête serait lâchée au-dehors, car il y avait encore assez d’hirondelles pour qu’elle pût les suivre.
Hélas! ma bonne maîtresse l’embrassa encore une fois, je lui dis un adieu bien tendre, on ouvrit la fenêtre, et Claire la lâcha dans le jardin... Nous avions tous les larmes aux yeux!
Elle fit quelques tours aux environs de la maison, puis partit à tire-d’ailes...
Nous refermâmes la fenêtre, le cœur gonflé!
Quelques jours après nous apprîmes que vers la même heure à peu près à laquelle nous l’avions lâchée,—que sont les kilomètres pour de pareilles ailes? Titi était revenue à la campagne. Elle avait becqueté la fenêtre du salon, puis celle de la chambre de Claire... Les trouvant fermées, elle avait longtemps jeté de petits cris plaintifs, puis, s’élevant à une grande hauteur, elle avait disparu...
A-t-elle péri du froid? A-t-elle pu rejoindre ses compagnes?... Ses jeunes ailes lui ont-elles fait défaut dans son long voyage?... Nul ne le sait, jamais on ne l’a revue!!...
C’est ainsi que j’ai perdu ma dernière amie! Aujourd’hui je suis vieux, morose, maladif; je réfléchis, je pense... Dévoué à ma charmante maîtresse, je l’aime et la caresse de tout mon cœur, attendant avec résignation que la mort vienne me frapper auprès d’elle.
FIN.
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LES AVENTURES D’UNE FOURMI ROUGE | |||
Pages. | |||
I. | — | Une razzia d’esclaves. | 1 |
II. | — | Architecture.—Pluie corrosive. | 8 |
III. | — | Détails d’intérieur. | 15 |
IV. | — | Les vaches de la mère Anille. | 22 |
V. | — | Mort de mon frère.—Je me sauve. | 30 |
VI. | — | Villégiature.—Le trésor. | 37 |
VII. | — | Les termites.—La reine. | 41 |
VIII. | — | Les monstres nocturnes.—Dans un cure-dent. | 49 |
IX. | — | Au Brésil.—Je retrouve Urbain. | 58 |
X. | — | L’assaut.—Le carnage. | 64 |
XI. | — | Dans le bocal.—Les écitons divers. | 71 |
XII. | — | La fuite.—Double-Épine. | 76 |
XIII. | — | Les feuilles qui marchent.—Têtes douces et têtes rudes. | 85 |
XIV. | — | Tamanoir et puma.—Mort de Double-Épine. | 93 |
XV. | — | Le Rapide.—Les moissonneuses. | 100 |
XVI. | — | Au Sénégal.—N’dien.—Le Python. | 107 |
XVII. | — | Vitalité des Anommas.—La poule nous passe devant le nez. | 117 |
XVIII. | — | L’inondation, la chaîne, la boule, naufrage. | 123 |
XIX. | — | L’Australie.—Encore des cousines. | 132 |
XX. | — | Retour au pays.—Revoir la lande de Pora et mourir. | 143 |
LES MÉMOIRES D’UN PIERROT | |||
I. | — | L’hospitalité d’un marabout. | 149 |
268II. | — | La première amie. | 153 |
III. | — | L’élection du roi des oiseaux. | 167 |
IV. | — | L’oiseau du bon Dieu. | 175 |
V. | — | Les grandes landes. | 194 |
VI. | — | Les peuples inconnus. | 200 |
VII. | — | O malheur, sois le bienvenu, si tu viens seul! | 214 |
VIII. | — | Découragement. | 224 |
IX. | — | Trop heureux. | 236 |
X. | — | Ménages sur ménages. | 248 |
XI. | — | Ingrat et lâche. | 256 |
XII. | — | La dernière amie. | 262 |
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES
Bourloton.—Imprimeries réunies, B.
[1] Bastia Parkii.
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