The Project Gutenberg eBook of Turquie agonisante

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Title: Turquie agonisante

Author: Pierre Loti

Release date: November 26, 2020 [eBook #63887]

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TURQUIE AGONISANTE ***

PIERRE LOTI
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

TURQUIE
AGONISANTE

NOUVELLE ÉDITION REVUE ET CONSIDÉRABLEMENT AUGMENTÉE

PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR
Format grand in-18.

AU MAROC 1 vol.
AZIYADÉ 1
LE CHATEAU DE LA BELLE-AU-BOIS-DORMANT 1
LES DERNIERS JOURS DE PÉKIN 1
LES DÉSENCHANTÉES 1
LE DÉSERT 1
L'EXILÉE 1
FANTÔME D'ORIENT 1
FIGURES ET CHOSES QUI PASSAIENT 1
LA FILLE DU CIEL 1
FLEURS D'ENNUI 1
LA GALILÉE 1
L'HORREUR ALLEMANDE 1
L'INDE (SANS LES ANGLAIS) 1
JAPONERIES D'AUTOMNE 1
JÉRUSALEM 1
LE LIVRE DE LA PITIÉ ET DE LA MORT 1
MADAME CHRYSANTHÈME 1
LE MARIAGE DE LOTI 1
MATELOT 1
MON FRÈRE YVES 1
LA MORT DE NOTRE CHÈRE FRANCE EN ORIENT 1
LA MORT DE PHILÆ 1
PAGES CHOISIES 1
PÊCHEUR D'ISLANDE 1
PRIME JEUNESSE 1
PROPOS D'EXIL 1
RAMUNTCHO 1
RAMUNTCHO, pièce 1
REFLETS SUR LA SOMBRE ROUTE 1
LE ROMAN D'UN ENFANT 1
LE ROMAN D'UN SPAHI 1
SUPRÊMES VISIONS D'ORIENT 1
LA TROISIÈME JEUNESSE DE MADAME PRUNE 1
UN PÈLERIN D'ANGKOR 1
UN JEUNE OFFICIER PAUVRE 1
VERS ISPAHAN 1
Format in-8o cavalier.
ŒUVRES COMPLÈTES, tomes I à XI 11 vol.

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.

Copyright 1913, by Calmann-Lévy

PRÉFACE

Je prie ceux qui voudront bien me lire d'être indulgents pour ces lettres, si mal coordonnées. Elles ont été écrites fiévreusement, dans l'indignation et la souffrance, et publiées en hâte, pour démasquer, si possible, tant d'hypocrites ignominies, pour essayer de faire entendre un peu de vérité et pour demander un peu de justice.

Mais il faudrait pouvoir les continuer, car chaque jour m'apporte de nouveaux détails certains à l'appui de ma cause. Malgré la censure et les belles paroles, la vérité finira par être universellement connue. Incendies, massacres, pillages, viols, monstrueuses et indicibles mutilations de prisonniers, rien ne manque au bilan des armées très chrétiennes. J'accorde, si l'on veut, que tout cela est inévitable quand des peuples primitifs sont déchaînés à la guerre ; aussi n'en aurais-je pas parlé si les « libérateurs » n'avaient vraiment trop joué de cette corde-là, pour ameuter les ignorants et les crédules contre les pauvres Turcs, qui en ont fait beaucoup moins qu'eux-mêmes.

P. LOTI.

TURQUIE AGONISANTE

LENDEMAINS D'INCENDIE

11 octobre 1911.

Hier existait encore une ville qui s'était à peu près conservée, comme à miracle, depuis les époques où l'Orient resplendissait. On n'y entendait point les bruits de sifflets et de ferraille qui sont l'apanage de nos capitales modernes ; la vie s'y écoulait méditative et discrète, apaisée par la foi ; les hommes y faisaient encore leur prière, et des milliers de petites tombes, d'une forme exquise et toujours pareille, y peuplaient les places ombreuses, rappelant doucement la mort sans y mêler aucune terreur. Cela s'appelait Stamboul, et ce n'était pas au bout du monde ; non, c'était en Europe, à trois jours à peine de notre Paris fiévreux et trépidant.

Pauvre Stamboul! Son délabrement, il faut le reconnaître, devenait extrême ; aussi, tous les snobs touristes — qui sont peut-être la classe humaine la moins capable de comprendre quelque chose à quoi que ce soit, — s'indignaient en débarquant des paquebots ou des trains de luxe, à voir ces maisons de travers, ces décombres qui gisaient partout et ces immondices qui souvent traînaient dans les ruelles mortes. Seuls les artistes et les rêveurs profonds se sentaient pris dès l'abord par ce charme de vieil Orient, que j'ai tant de fois cherché à exprimer, mais qui toujours a fui entre mes mots inhabiles.

Pauvre grand et majestueux Stamboul! Il dépérissait, comme l'Islam tout entier du reste, au souffle empesté de houille qui vient d'Occident. Il faut dire même que les Turcs, les nouveaux, élevés sur nos boulevards, lui témoignaient un dédain puéril ; semblables aux moucherons qu'attire la flamme des lampes, ces musulmans des jeunes couches, éblouis par tout le toc de nos idées subversives et de notre luxe à bon marché, préféraient se bâtir sur l'autre rive de la Corne d'Or des maisons singeant les nôtres. De plus en plus donc, les abords des grandes mosquées saintes se dépeuplaient de gens riches et modernisés ; c'étaient seulement les humbles qui restaient là, les humbles et les dignes, ceux qui continuaient de poursuivre le rêve des ancêtres et qui enroulaient encore d'un turban leur front grave.

Et puis tant d'incendies s'allumaient aussi chaque année dans ces vieux quartiers en bois, toujours prêts à flamber! Il y a cependant plusieurs faubourgs, Péra, Galata, Chichli, Nichantache, — auxquels je ne souhaite pas de mal, à Dieu ne plaise, — mais qui auraient pu brûler sans que le monde artiste en prît le deuil, au contraire. Eh bien! non, c'était toujours au cœur même de Stamboul que le feu s'attaquait de préférence, se plaisant à détruire les vestiges du merveilleux passé, — et préparant ces espaces vides où d'inconscients malfaiteurs projettent de tracer aujourd'hui des avenues bien droites en style américain et de construire des maisons bien uniformes.

Pour comble, depuis deux ans, la municipalité turque elle-même semble s'acharner contre tout ce qui est oriental. On a perdu, là-bas comme chez nous, le sens de la beauté et le respect des choses que vénéraient les aïeux ; les mosquées ni les tombes ne sont plus sacrées. Dernièrement, ne voulait-on pas détruire, pour faire place aux hideuses « maisons de rapport », ce cimetière historique de Rouméli-Hissar, qui est peut-être le joyau le plus précieux de la rive d'Europe! Quant à la grande muraille de Byzance qui va d'Eyoub aux Sept-Tours, à travers des terrains d'ailleurs inutilisables et délaissés de la vie, la grande muraille si imposante et farouchement superbe qui attire chaque année des visiteurs par centaines, je crois qu'elle ne subsiste encore que faute d'argent pour la démolir. Et j'apprends que de pitoyables petits édiles, sous prétexte d'élargir une rue déjà assez large, ont osé détruire l'exquise colonnade et les arceaux de la Chah-Zahdé, supprimant ainsi l'un des quartiers les plus recueillis et les plus délicieusement turcs! Comment donc tolère-t-on là-bas des crimes aussi imbéciles? Il y a cependant des hommes de haute intelligence dans les « comités » de la Turquie, des hommes de sens artistique et des musulmans de race, capables de comprendre que, même pour la dignité nationale, il importerait de sauvegarder ces témoins d'un passé si grandiose. Peut-être, hélas! ces gouvernants d'aujourd'hui sont-ils débordés, je le veux bien, par les Rayas, infiltrés dans leurs rangs de plus en plus : des Arméniens, des Juifs, des Grecs, qui non seulement ne comprennent pas, mais qui haïssent toute empreinte de la majesté du vieil Islam. Il reste pourtant un point de vue pratique, à la portée de ces derniers, à ce qu'il semble : les étrangers qui arrivent en foule tous les ans pour visiter ce musée merveilleux qu'était Stamboul et qui apportent l'argent à mains pleines, les verra-t-on encore lorsque des édiles, de la force de ceux qui viennent de saboter la sainte colonnade, auront fini d'accommoder la ville des Khalifes dans le goût de Chicago ou seulement de Berlin?

Quand même et malgré tout, au commencement de l'année courante 1911, Stamboul existait encore ; il avait gardé la plupart de ses refuges adorables où l'on retrouvait le silence des vieux temps calmes, près des mosquées, sous des arbres centenaires ; il avait surtout gardé sa silhouette unique au monde que les levers de soleil ou les nuits de lune illuminaient en splendeur. Et voici, hélas! que l'été dernier, par ces longues sécheresses qui faisaient l'eau si rare, tout le versant de la Corne-d'Or a pris feu comme paille. Rien n'a pu arrêter les flammes folles, les étincelles qui s'envolaient au loin. Terriblement vite l'incendie a eu fini d'anéantir d'immenses quartiers de pure turquerie, confondant en un même brasier leurs mosquées, leurs maisons aux grilles jalouses, leurs arbres vénérables, leurs kiosques pour les saints tombeaux, tout ce qui en faisait la séduction et le mystère.

Le profil même de cette ville des minarets et des dômes, le grand profil que l'on voyait de si loin sur le ciel, a été effleuré et presque changé.

Devant l'irréparable destruction, rien à faire que courber la tête. Mais il y a eu en même temps autre chose de plus humainement douloureux, devant quoi notre devoir est de ne pas rester inactifs. Dans l'espace de quelques heures, plus de soixante mille sinistrés se sont trouvés dans les rues, ayant perdu leur maison, leurs vêtements, leurs meubles, jusqu'à leurs outils de travail ; pauvres gens qui n'ont plus rien, et qu'à tout prix il faut secourir.

On m'objectera que je viens raconter une histoire bien ancienne : voici tantôt deux mois que Stamboul est brûlé, et déjà la pitié s'est détournée, hélas! — Et pourtant non, elle est au contraire d'une poignante actualité, la si triste histoire que j'ai voulu répéter ici, d'une actualité que lui donnent les premières pluies automnales, et que lui renouvelleront bientôt plus lamentablement les premiers froids, les premières neiges. Pendant l'été aux belles nuits tièdes, les incendiés campaient n'importe où, vêtus de presque rien ; mais à présent voici venir l'hiver, le terrible hiver du Bosphore. En général, on s'imagine chez nous que Constantinople, parce que c'est une ville orientale, doit être tout le temps ensoleillée ; il faut y avoir habité pour connaître les humidités glacées qui s'y abattent avec l'automne, les vents mortels qui y soufflent de la mer Noire et qui en font la ville des bronchites et des phtisies.

Je me souviens de l'élan de sympathie provoqué en France par le désastre de Messine, où tant de vies humaines avaient été englouties sous les décombres. A Stamboul, il est vrai, presque personne n'a été atteint ; mais c'est pis encore peut-être, car aujourd'hui, les premiers secours étant distribués et épuisés, il reste bien trente mille malheureux sans abri, sans vêtements : que feront-ils, ceux-ci, quand la neige aura jeté ses blancs linceuls sur tous les dômes de leurs mosquées, et quand les rues où ils couchent s'empliront de la boue des dégels? Donc, c'est maintenant plus que jamais qu'il faudrait avoir pitié. Et tout ce monde, sans gîte, sans manteau sous la pluie froide, enfants qui grelottent et qui toussent, vieilles femmes courbées, vieillards perclus, tout cet humble monde est si débonnaire, si honnête et si digne! Petits ouvriers, petits marchands de race purement musulmane, qui vivaient au jour le jour, heureux dans leurs maisonnettes de bois, sans les désirs effrénés ni l'envie haineuse que l'on souffle au peuple de nos grandes villes d'Occident. Ils n'étaient pas les Turcs des nouvelles couches, mais ceux d'autrefois qui se rendaient à la mosquée quand le muezzin chantait. Ils étaient ceux aussi qui animaient, de leurs groupes encore pittoresques, les places tranquilles où l'on fume des narguilhés à l'ombre des platanes, et tant de voyageurs qui se sont arrêtés pour contempler leur incompréhensible paix, pour s'étonner de leur confiance en la prière, tant de touristes leur doivent aujourd'hui au moins une aumône pour ces moments de rêverie passés en les regardant. Tous les promeneurs désœuvrés que les paquebots amènent chaque année au Bosphore sont redevables d'une obole à ce Stamboul, ne serait-ce que pour avoir empli leurs yeux de son incomparable silhouette aujourd'hui presque détruite. Quant à mes amis inconnus, auxquels mes livres ont essayé de révéler ce que fut la vraie Turquie et qui en me lisant ont oublié une minute nos agitations vaines, c'est à eux surtout que je m'adresse, les conjurant d'entendre mon cri d'alarme.

J'ajouterai que cette œuvre de secours pour laquelle je viens quêter est une œuvre essentiellement française, car ce sont des Françaises de Constantinople qui s'y sont dévouées depuis deux mois avec un zèle admirable, et c'est l'ambassadrice de France qui en a pris la direction.

Qu'il me soit permis d'emprunter ces phrases à la circulaire d'appel que notre ambassadrice a fait répandre : « Je suis certaine, dit-elle, qu'un appel à la charité française trouvera de l'écho dans notre cher pays. C'est parce que je connais la générosité de mes compatriotes, que je suis heureuse et fière du devoir qui m'incombe. » A nous de ne pas lui causer une déception ni lui donner un démenti, en restant sourds. D'humbles frères nous attendent là-bas ; ils n'ont pas d'oreiller où poser leur tête ; ils ont faim et ils commencent à avoir très froid…


P.-S. — L'argent, ce journal, toujours charitable, se chargera de le recevoir. Mais nous ne demandons pas que de l'argent : des couvertures, des manteaux, ce que l'on voudra. Que les élégants, les élégantes se défassent de leurs costumes démodés ou défraîchis en faveur de ceux qui n'ont plus rien, toutes leurs pauvres hardes étant brûlées comme leurs maisons. Les paquets de vêtements ou de linge, il suffira de les faire porter, à l'adresse de madame Bompard, ambassadrice de France, au ministère des Affaires étrangères, où l'on vient d'ouvrir un bureau pour les recevoir.


2e P.-S. (Un mois après). — Sait-on combien de personnes ont répondu à mon appel? Trois Françaises et une Anglaise, en tout quatre!…

LETTRE D'UN ITALIEN

Au moment où l'Italie se jette sur la Tripolitaine, je reçois d'un Italien la lettre suivante :

6 décembre 1911.

« Monsieur,

»En vous priant de vouloir m'exprimer votre pensée sur l'expédition italienne à Tripoli, je suis sûr d'interpréter aussi le désir de Son Excellence le prince Pietro Sanza di Scalea, sous-secrétaire d'État pour les Affaires étrangères en Italie et directeur de l'Italia Illustrata de Rome.

»Mes compatriotes seront très heureux de connaître avec quel intérêt est suivie, de l'autre côté des Alpes, notre glorieuse entreprise.

»Veuillez agréer, etc., etc.

»TITO MAZZONI. »

Et voici ma réponse :

« Monsieur,

»Vous voulez bien me demander mon avis sur la « glorieuse » entreprise de l'Italie.

»Mais la gloire, ainsi que le bon droit, je ne les vois que du côté des admirables défenseurs du sol héréditaire, Turcs ou Arabes, qui, surpris par la brusquerie de l'attaque et n'ayant qu'un armement d'une infériorité pitoyable, se font mitrailler quand même et massacrer comme des héros d'épopée.

»La gloire, du reste, la vraie, la pure, ne saurait être jamais du côté des conquérants et des agresseurs. Je suis assuré d'avance que, si vous poursuivez votre enquête, il se trouvera dans tous les pays d'Europe une majorité écrasante pour vous répondre comme moi.

»Agréez, etc., etc.

»PIERRE LOTI. »

LA GUERRE ITALO-TURQUE

15 décembre 1911.

Je me souviens qu'une nuit, dans un hallier d'Afrique, la lueur du magnésium me fit entrevoir pendant quelques secondes la lutte d'un buffle contre une panthère qui venait de lui sauter sur le dos. Admirable, le pauvre buffle, dans sa façon désespérée de bondir pour secouer la bête qui l'avait agrippé au col ; mais le combat était inégal, d'abord à cause de l'imprévu de l'attaque, et puis aussi il n'avait pas de griffes, lui, qui se défendait contre la mangeuse, tandis qu'elle au contraire venait de lui en planter une dizaine dans la chair vive, une dizaine de griffes aiguës et longues qui le saignaient à flots.

Entre l'épisode du hallier et la guerre italo-turque, un rapprochement se fait dans mon esprit ; même brusquerie — et même mobile, hélas — chez l'agresseur, même inégalité des armes, même fureur héroïque dans la défense.

Et aujourd'hui ce sont des hommes! Et l'Europe, comme chaque fois que l'on massacre, regarde fort tranquillement! Quelle dérision que tous ces grands mots vides : progrès, pacifisme, conférences et arbitrage.

J'entends déjà les Italiens me riposter que nous avons joué aux conquérants, nous-mêmes, en Algérie d'abord, — dans des temps abolis, il est vrai, — plus tard au Tonkin et ailleurs. — Hélas! oui, courbons la tête. Ce fut toutefois infiniment moins sanglant que leur œuvre de Tripolitaine ; mais un peu de crime subsiste là malgré tout pour entacher notre histoire. Aussi n'est-ce pas contre les Italiens seuls que s'élève ma protestation attristée, mais contre nous tous, peuples dits chrétiens de l'Europe ; sur la terre, c'est toujours nous les plus tueurs ; avec nos paroles de fraternité aux lèvres, c'est nous qui, chaque année, inventons quelque nouvel explosif plus infernal, nous qui mettons à feu et à sang, dans un but de rapine, le vieux monde africain ou asiatique, et traitons les hommes de race brune ou jaune, comme du bétail. Partout nous broyons à coups de mitraille les civilisations différentes de la nôtre, que nous dédaignons a priori sans y rien comprendre, parce qu'elles sont moins pratiques, moins utilitaires et moins armées. Et, à notre suite, quand nous avons fini de tuer, toujours nous apportons l'exploitation sans frein, nos bagnes d'ouvriers, nos grandes usines destructives des petits métiers individuels, et l'agitation, la laideur, la ferraille, les « apéritifs », les convoitises, la désespérance!… A nous voir de près à l'œuvre, loin de la métropole où s'échangent de suaves discours fraternels, on constate que, depuis l'époque des Huns, l'espèce humaine n'a pas fait dix pas vers la Pitié. (Je dirai pourtant, et avec la certitude d'être appuyé par le témoignage des Chinois eux-mêmes, que, lors de la dernière expédition de Chine, les Latins, Italiens ou Français, étaient ceux qui, après le combat, se montraient incomparablement les plus charitables et les plus doux.)

Les journaux de France pour la plupart sont tacitement favorables à l'Italie. Ils enregistrent avec calme des victoires où, grâce à une artillerie écrasante, les Italiens ne laissent que trois ou quatre morts, tandis que les Turcs gisent à terre par centaines. Ils racontent sans broncher la pendaison à grand spectacle d'une rangée de prisonniers arabes, iniquement qualifiés de rebelles. On saccage, on brûle, on tue : ils appellent cela déblayer, et c'est à croire qu'il s'agit d'une chasse à la bête fauve. Le correspondant d'un grand journal parisien célébrait récemment la beauté (sic) d'un tir d'artillerie à longue distance, d'une précision telle que les Arabes en face, avec leurs pauvres fusils, étaient fauchés comme l'herbe d'un champ ; il parlait même d'une maudite (sic) mosquée qui retardait la marche en conquête, parce que les Turcs s'y étaient retranchés pour s'y défendre comme des lions… Un autre contait que, dans les ruines des villages de l'oasis, éventrés par les canons de toutes parts, on ne rencontrait plus, parmi les cadavres, parmi les troupeaux et les chiens de garde affolés, que quelques derniers fanatiques (le mot est une trouvaille : fanatique, on le serait à moins!) qui essayaient encore de tirer contre les envahisseurs ; mais on les capturait et les emmenait sans peine (vers le gibet probablement). Tout cela est stupéfiant d'inconscience. C'est que les reporters de nos journaux vivent dans les camps italiens, et là, ils se laissent influencer par la bonne grâce de l'accueil. De même ces officiers, dont ils sont les hôtes, se grisent chaque jour à l'odeur de la poudre ; dans le fond de leur âme cependant, aux heures de silence, sans doute reconnaissent-ils avec quelque angoisse que l'entreprise est déloyale et que les moyens sont cruels.

Mais si les feuilles françaises penchent du côté des envahisseurs, jamais elles n'ont moins bien reflété le sentiment de la nation ; j'en ai la certitude, ayant questionné des gens de tous les mondes, même des paysans au fond des campagnes. Le blâme, la pénible stupeur chez nous sont presque unanimes. Je tiens à le dire bien haut, ne fût-ce que pour les sept ou huit millions de sujets arabes que nous avons en Afrique et que l'attitude de la presse dans l'aventure a consternés ou révoltés.

En passant, j'ajouterai que nous procédons avec ces sujets-là d'une façon honteuse, les accablant de vexations inutiles. En Algérie, à Tunis, par centaines, nous avons de ces mesquins petits fonctionnaires qui traitent tout musulman avec une morgue imbécile, et nous font sourdement haïr, préparant ces exodes en masse vers la Syrie ou le Maroc, vers n'importe quel pays de l'Islam.

Aux yeux de l'Europe dite chrétienne, les musulmans de tous les pays représentent un gibier dont la chasse est permise, — et cette chasse en général lui réussit, grâce à la supériorité de ses machines à tuer, qui font tout de suite de grands charniers rouges. En Afrique, voici la chasse presque terminée, depuis Zanzibar jusqu'au Moghreb, en passant par l'Égypte si lourdement asservie. Asservis de même, tous les musulmans de l'Inde. Et vers la Perse, deux terribles chasseurs s'acheminent, l'un par le Sud, l'autre par le Nord.

Reste surtout la Turquie, mais elle n'est pas disposée à se laisser faire, celle-là ; malgré la plaie du modernisme, qui commence de ronger ses fils, elle demeure une redoutable lutteuse ; avec sa fière et héroïque armée, elle ira jusqu'à son dernier sang pour se défendre.

*
*  *

On mène grand bruit, en Italie naturellement, contre les atrocités bédouines. Soit! Je connais les habitants du désert ; je ne les donne certes pas pour des gens très tendres, et je plains de tout mon cœur les pauvres petits soldats qui tombèrent entre leurs mains excitées. Mais comme je comprends la férocité de leur haine, leur besoin exaspéré de vengeance!… Oh! ces étrangers qui, sans provocation aucune de leur part, débarquèrent, un sinistre jour, comme des démons, sur leurs sables pour tout saccager, tout incendier et tout tuer!… Car enfin, si les Italiens peuvent avoir contre les Turcs quelques griefs (dans le genre de ceux du loup de la fable), — ces Arabes, que leur avaient-ils fait?

Des atrocités italiennes, hélas! il y en a eu beaucoup aussi, et tellement moins excusables! Les journaux de tous les pays les ont enregistrées ; les kodaks, dont le témoignage ne se conteste pas, nous en ont apporté la vision à faire peur. En ces journées néfastes d'octobre, n'a-t-on pas osé, contrairement au droit des gens et aux règles absolues de la Convention de La Haye, donner l'ordre de fusiller en masse les Arabes suspects seulement d'avoir pris les armes? Et alors on a tué, comme en s'amusant, et les cadavres de plusieurs centaines de cultivateurs inoffensifs ont jonché l'oasis, qui est devenue un charnier humain. Et les scènes de sauvagerie qui accompagnèrent l'exécution du cawas Marko! Et les pendaisons de prisonniers! Et, dans la mer Rouge, tous ces humbles voiliers arabes, qui n'étaient pourtant pas des navires de guerre, brûlés par l'escadre italienne sous prétexte qu'ils pourraient peut-être servir à transporter des soldats!

Ce que je dis là, je suis sûr que beaucoup de cœurs italiens le sentent comme moi, au moins tous ceux qui, au début, avaient manifesté pour la paix, et bien d'autres encore. De même, quand les troupes de l'Angleterre, à l'aide de balles trop perfectionnées, réduisirent en une bouillie sanglante des milliers de derviches qui s'étaient défendus avec d'honnêtes vieux fusils ; ou quand M. Chamberlain poursuivit flegmatiquement la destruction des admirables Boers, il ne manqua point d'Anglais, Dieu merci, pour s'indigner et souffrir, — et le roi Édouard VII, visiblement, fut du nombre à en juger par la douceur des conditions qu'il posa au Transvaal après la victoire.

*
*  *

Pauvre belle et pimpante Italie! Est-ce que sincèrement elle s'imagine marcher à la gloire? Je suppose bien qu'elle a perdu, à présent, cette illusion des premiers jours. D'ailleurs, une réprobation générale lui est acquise, et elle le sait.

De la gloire individuelle pour ses combattants, oh! oui, sans nul doute, elle en a récolté. Ses soldats sont des Latins, nos frères ; il a dû s'en trouver beaucoup parmi eux pour se battre comme des héros et tomber avec noblesse. Mais tout cela ne saurait racheter le crime initial, qui est d'avoir allumé la guerre. Pauvre belle nation, amie de la nôtre, je veux croire qu'elle était partie légèrement, comme au Moyen âge on partait, empanaché, pour de jolies équipées de batailles ; elle n'avait pas prévu tant de sang et tant d'horreurs. Aujourd'hui, engagée à fond, elle penserait se déshonorer en lâchant prise. Combien, au contraire, ce serait réhabilitant, nouveau, grandiose, de dire : « Assez, assez de morts ; nous ne voulons pas davantage nous rougir les mains. Nous modérons nos demandes, pour que ce cauchemar enfin s'achève. »

*
*  *

J'en reviens à mon hallier d'Afrique.

Au même lieu, deuxième éclair de magnésium quelques minutes plus tard. (Dans l'intervalle, on avait entendu glapir ces bêtes de nuit qui, toujours, dès qu'elles flairent que l'on tue, s'approchent en tapinois pour finir de déchiqueter les restes.) Donc, deuxième éclair de magnésium. Le drame s'achevait ; le buffle, éventré, gisait sur l'herbe, la panthère lui étirait les entrailles. Et, dans la brousse alentour, on voyait poindre ces museaux qui glapissaient, attendant leur part : des hyènes!

Certains États européens qui s'agitent sournoisement autour de la Turquie, maintenant qu'elle est aux prises avec une guerre terrible, et s'apprêtent à lui demander des compensations, me font songer à ces hyènes assemblées auprès du buffle mourant. Des « compensations » de quoi, mon Dieu? Qu'est-ce qu'on leur a fait, à ceux-là? Vraiment, je leur préfère encore les hyènes du hallier, qui, au moins, n'employaient pas de formules ; non, elles ne demandaient pas des compensations, mais leurs glapissements disaient tout net : « On dépèce, on mange, ça sent la chair et il n'y a plus de danger ; alors, nous arrivons, nous aussi, pour nous remplir le ventre. »

Je prévois sans peine les injures que me vaudra ce manifeste de la part de certains énergumènes, intéressés ou aveuglés, qui confondent civilisation avec chemin de fer, exploitation et tuerie ; elles ne m'atteindront point dans la retraite de plus en plus fermée où ma vie va finir. J'approche du terme de mon séjour terrestre ; je ne désire ni ne redoute plus rien ; mais, tant que je pourrai faire écouter ma voix par quelques-uns, je croirai de mon devoir de dire tout ce qui me paraîtra l'éclatante vérité.

Sus aux guerres de conquêtes, quels que soient les prétextes dont on les couvre! Honte aux boucheries humaines!

A PROPOS D'UNE AUTRE LETTRE ITALIENNE

10 janvier 1912.

Une seconde lettre italienne a pourtant franchi le cercle isolateur dont ma retraite s'entoure, une pauvre lettre encadrée d'une large bordure noire :

« Monsieur Pierre Loti,

»Si la conquête de la Tripolitaine avait été faite par la France, est-ce que vous auriez écrit l'article que je viens de lire dans le Figaro du 3 janvier 1912?

»Salutations.

»La mère d'un soldat mort à Tripoli le 23 octobre 1911. »

»P.-S. — Vous ne répondrez pas, c'est entendu. Vous aurez peut-être lu tout de même. »

Mais si! je veux répondre, au contraire, et, comme la lettre est anonyme, j'ai recours à l'obligeance du Figaro. Avec le respect le plus profond, je veux dire à cette mère d'un soldat mort au champ d'honneur que, si la prise de Tripoli avait été l'œuvre de la France, j'aurais protesté en termes pareils. J'ajouterai même que, si j'avais eu un fils tué dans une telle guerre « de conquête », — j'en ai un sous les drapeaux en ce moment, — ma protestation aurait été sans nul doute plus violente et plus révoltée. Devant la résignation de cette mère en deuil, je ne puis donc que m'incliner sans comprendre.

Si j'ai parlé de « cercle isolateur », c'est que, depuis la publication du précédent article, j'ai dû recommander que toute lettre portant le timbre d'Italie fût a priori jetée au panier.

Qu'il me soit permis d'établir à ce sujet un parallèle entre nations. J'avais jadis attaqué les Américains, à propos de la guerre de Cuba ; pas une lettre désobligeante ne m'est venue d'Amérique ; quand je suis allé dernièrement à New-York, la presse s'est contentée de rappeler la chose, en termes parfaitement convenables, mais l'accueil que l'on a bien voulu me faire n'en a pas été moins sympathique. J'avais violemment attaqué les Anglais à propos du Transvaal, à propos de l'Égypte ; pas une lettre désobligeante ne m'est venue d'Angleterre, pas un article blessant n'a été écrit dans la presse, et, quand je suis allé à Londres, j'y ai trouvé quand même le plus charmant et inoubliable accueil.

Au contraire, dès que j'ai eu dénoncé, en termes cependant courtois, l'acte injustifiable de l'Italie, les insultes les plus immondes, les menaces de toute sorte ont commencé de m'arriver chaque jour. Alors, je ne décachette même plus, — non seulement on m'injuriait, mais surtout on injuriait odieusement la France, « fuyarde ou aplatie devant l'Allemagne ». Toutes ces lettres, à vrai dire, partaient visiblement de très bas ; leur grand nombre cependant me paraît l'indice de l'état des esprits, dans cette pauvre Italie égarée que, malgré son ingratitude, nous continuons d'appeler la nation sœur. Ce n'est qu'à ce point de vue général que le fait m'a paru valoir d'être signalé.

LES TURCS MASSACRENT

Novembre 1912.

« Les Turcs massacrent! » En grosses lettres bien indicatrices, cette accusation contre les vaincus se répète dans les journaux, à côté des récits de leurs défaites horriblement sanglantes. Des atrocités bulgares, il y en a bien eu aussi quelques-unes, on en convient, mais on ne l'imprime qu'en petits caractères à la fin des paragraphes.

Les Turcs massacrent! c'est une affaire entendue, — les pauvres Turcs affolés que l'Europe entière trahit ou abandonne, — et cette affirmation courante sert de préliminaire à des tirades pour vanter l'œuvre libératrice des Alliés, l'ère de paix, de liberté et de concorde fraternelle (?) qui va suivre leur victoire.

Pendant les sinistres journées d'octobre 1912, dans l'oasis de Tripoli, est-ce que l'on n'aurait pas pu crier de même : « Les Italiens massacrent! » Et ils étaient les envahisseurs sans provocation, ceux-là, ils n'avaient pas l'excuse des Turcs, traqués de toutes parts. Pendant la dernière expédition de Chine, n'ai-je pas vu des villes comme Tong-Tchéou ou Tien-Sin, innocentes absolument de l'acte des Boxers, et qui n'étaient plus qu'un monceau de ruines, où des cadavres d'enfants, de femmes, de vieillards avaient été pilés à coups de crosse, parmi des porcelaines et des laques. On aurait pu crier : « L'Europe, l'Europe venue pour porter en Extrême-Orient son fameux flambeau civilisateur, l'Europe massacre! » Or, quelle excuse pouvait-elle invoquer, s'il vous plaît? Les Huns n'auraient pas fait pis que nous tous. Et les Anglais n'ont-ils pas massacré des milliers de derviches à Kartoum, des paysans à Denchawaï? Au Transvaal, n'ont-ils pas eu sur la conscience les camps de concentration? Et nous, pendant la conquête de l'Algérie, pour ne parler que de celle-là, n'avons-nous pas massacré, enfumé des femmes et des enfants pour les faire mourir d'asphyxie? Il n'y a qu'à relire l'histoire contemporaine pour se convaincre que la tuerie aveugle et forcenée reste en vigueur autant qu'au Moyen âge, chaque fois que se trouvent aux prises des hommes de race et de religion différentes.

Pauvres Turcs, s'il est vrai que çà et là ils massacrent, pendant la guerre atroce qui leur est faite de tous côtés en même temps, que de circonstances atténuantes!

J'en sais beaucoup qui, à leur place et à une telle heure effroyable, seraient pris d'une rage de massacrer aussi. Ils sont des êtres plus primitifs que nous, c'est certain, plus violents quoique meilleurs, doux et débonnaires à l'habitude, mais terribles et voyant rouge quand on vient par trop les exaspérer ; primitifs surtout, ces paysans sortis du fond de l'Anatolie, des confins du désert, que l'on équipe en hâte contre l'armée d'invasion et qui manient de leurs mains rudes nos armes aux précisions infernales. Et combien elle s'explique, leur haine à tous contre les peuples qui portent le nom de chrétiens ; comment ne sentiraient-ils pas que, d'une façon ouverte ou sournoise, ces peuples-là, dans le fond, s'entendent pour les supprimer? Nous, Français, nous leur avons pris l'Algérie, la Tunisie, le Maroc. Les Anglais leur ont déloyalement enlevé l'Égypte. La Perse est à moitié sous le joug. Et l'Italie vient d'ensanglanter la Tripolitaine, donnant le triste signal de la curée sans merci. Sur ces pays conquis, nous faisons ensuite, chacun à notre manière, lourdement peser notre main dédaigneuse ; le moindre de nos petits bureaucrates traite tout musulman comme un esclave. A ces croyants, nous enlevons peu à peu la prière ; à ces rêveurs, épris d'immobilité, nous imposons notre agitation vaine, notre rage de vitesse, nos alcools, notre pacotille et notre ferraille ; partout le déséquilibrement nous suit, avec les convoitises et les désespérances.

Pauvres Turcs, désavoués aujourd'hui avec tant de désinvolture par tous ceux qui en Europe semblaient les soutenir, abandonnés par la presse qui les insulte, par la diplomatie qui s'était engagée à les défendre, par les Puissances qui jadis se déclaraient leurs amies! Voici même qu'on les accuse d'être lâches à la guerre! Cela, c'est plus qu'excessif, car les milliers de morts, Serbes ou Bulgares, qui jonchent les champs de la Thrace, sont là pour témoigner qu'ils savent encore se battre. Mais il est certain qu'on ne reconnaît plus les héros d'autrefois, ceux de Plewna, ceux de la dernière guerre qui faillit anéantir la Grèce, ni même ceux d'hier, en Tripolitaine, qui faisaient tête dix contre mille. Accordons-leur d'abord qu'ils n'étaient pas prêts, qu'ils n'étaient pas commandés, que par l'incurie de leurs chefs ils mouraient de faim. Et puis constatons que cette dégénérescence de leur armée est notre œuvre, à nous, les détraqueurs d'Occident ; les nouvelles utopies délétères, même les plus puériles, qui sévissent chez nous, les ont contaminés, avec une rapidité stupéfiante, comme il arrive pour tous les mauvais virus qui foisonnent plus vite dans les sangs plus neufs. Beaucoup de leurs soldats ont perdu la foi et la plupart de leurs officiers ont négligé le métier des armes pour se plonger dans la plus naïve politicaillerie. Nos alcools aussi s'en sont mêlés, et certains grands chefs militaires, responsables des pires déroutes, s'enivraient… Une Turquie parlementaire, incroyante et fuyarde, rien ne pouvait causer aux amis de l'Orient une stupeur plus douloureuse et plus inattendue… Et puis, ils ont commis, après la Constitution, cette faute capitale d'introduire des chrétiens dans leurs rangs de bataille. A Dieu ne plaise que je veuille rabaisser ici ce titre de chrétien, non, mais ceux de l'armée turque étaient des Bulgares, des Grecs, naturellement disposés à ne pas lutter contre des frères, — ou c'étaient des Arméniens, enrôlés par oubli de ce vieux proverbe de Turquie : « Allah créa sur le même modèle (créatures de peur et de fuite, s'entend) le Lièvre et l'Arménien. » Naguère encore, les mahométans seuls étaient admis à l'honneur de se battre. S'il n'y avait eu que des vrais Turcs en ligne contre l'ennemi, peut-être auraient-ils été anéantis quand même, tant les Alliés avaient longuement et savamment prémédité l'attaque, mais au moins ils seraient tombés en gardant l'auréole de gloire.

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*  *

Quoi de plus révoltant que de voir à quel point les Turcs sont méconnus, insoupçonnés, dirai-je même, par tous les Occidentaux qui n'ont jamais mis le pied dans leur pays! Il en va de même en Amérique d'où j'arrive ; là-bas, on dit couramment en parlant d'eux : les hordes d'Asie, les barbares… Or, je ne crois pas qu'il existe au monde une race plus foncièrement bonne, brave, loyale et douce. Il me faut faire exception, hélas! pour quelques-uns de ceux qui ont été élevés dans nos écoles, gangrenés sur nos boulevards ; ceux-là, qui deviennent plus tard des fonctionnaires, je les abandonne. Mais le peuple, le vrai peuple, les petits bourgeois, les paysans, quoi de meilleur! Que l'on interroge ceux d'entre nous qui ont vécu en Orient, même nos religieuses et nos prêtres, si respectés là-bas, qu'on leur demande ce qu'ils préfèrent, ce qu'ils estiment le plus, des Turcs ou des Bulgares, des Serbes et de tous les chrétiens levantins, je sais d'avance quelle sera leur réponse. Et chacun d'eux affirmera que ces Bulgares, — admirables de courage, je suis le premier à le reconnaître, — qui s'avancent au chant des Te Deum et au son des cloches d'églises, sont une race infiniment plus brutale et plus meurtrière que la race musulmane.

Oh! ces villes du passé, perdues au fond de l'Anatolie, ces villages dans la verdure groupés autour des minarets blancs et des cyprès noirs, comme on y respire la paix et la confiance, combien la vie s'y révèle honnête et patriarcale! Oh! ces hommes, laboureurs ou modestes artisans, qui vont à la mosquée s'agenouiller cinq fois par jour et qui le soir s'asseyent à l'ombre des treilles, près des tombes d'ancêtres, pour fumer en rêvant d'éternité!… Des massacreurs professionnels, ces gens-là, allons donc!… En Espagne, je me souviens d'avoir vu des taureaux que l'on menait vers l'arène, à la veille d'une grande course ; ils arrivaient paisibles, quelques-uns n'étaient nullement méchants ; ce n'est qu'ensuite, harcelés de coups de lance, torturés par les banderilles cruelles, qu'ils avaient envie de tout massacrer et fonçaient sur les hommes avec une rage folle.

Nulle part autant que chez les Turcs, — les vrais, — on ne trouve la sollicitude pour les pauvres, les faibles, les vieillards et les petits, le respect pour les parents, la tendre vénération pour la mère. Quand un homme, même d'âge mûr, est attablé dans l'un de ces innocents petits cafés, — où l'alcool est inconnu depuis toujours, — si son père survient, il se lève, baisse la voix, éteint sa cigarette pour ne pas fumer en sa présence, et va s'asseoir humblement derrière lui.

Quant à leur compassion pour les animaux, ils nous en remontreraient à tous. Les chiens errants de Stamboul, avec quelle bonhomie ils ont été tolérés et nourris depuis des siècles, avec quel soin on descendait dans la rue pour couvrir d'un tapis leurs petits, quand il pleuvait. Et le jour où un conseil municipal, composé surtout d'Arméniens, décréta de les détruire, de la manière atroce que l'on sait, il y eut des batailles dans tous les quartiers, et presque la révolte pour les défendre. Quant aux chats, ils ne se dérangent guère pour les passants, assurés que les passants se dérangeront pour eux. Et enfin, à Brousse, dans l'un des coins adorables de cette ville des anciens temps de l'Islam, il existe un hôpital pour les cigognes, pour celles qui, blessées ou trop vieilles, n'ont pu fuir à l'entrée de l'hiver ; on en voit là qui ont des bandages, ou même une jambe de bois ; quand je le visitai, on y soignait même un vieux hibou, en enfance sénile, qui vivait, comme elles, des aumônes pieuses… En vérité, à l'heure d'angoisse que nous traversons, je raconte là des choses ridiculement enfantines ; mais c'est qu'elles sont typiques, elles ont quand même leur légère importance pour attester combien ce peuple, que tant d'ignorants et de forcenés accusent de barbarie, est au contraire compatissant et doux…

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L'Europe comprendra-t-elle que Stamboul, tenu aujourd'hui sous la menace effroyable, est un domaine sacré de l'histoire, de l'art et de la poésie ; qu'il faudrait à tout prix le défendre, et que, le jour où le croissant n'y sera plus, là-haut dans l'air, du même coup son charme et sa magie vont soudainement s'éteindre? Évidemment non, elle ne le comprendra pas, et je parle dans le vide.

Sans aucun espoir, non plus, que mon humble appel soit entendu, j'éprouve le besoin de crier à l'Europe : « Grâce pour les Turcs, épargnez ceux qui restent! Chez eux, plus que partout ailleurs, sont la probité et la bravoure. C'est chez eux le dernier refuge du calme, du respect, de la sobriété, du silence et de la prière! »

Je crois qu'il n'est pas un Français, de sens et de cœur, ayant vécu parmi eux, qui ne s'associerait ardemment à l'hommage que j'ai voulu leur rendre ici, pendant cette minute de détresse suprême ; hommage inutile, je le sais bien, et qui sera, hélas! comme ces tristes couronnes que l'on dépose sur les tombes.

LETTRE SUR LA GUERRE MODERNE

Novembre 1912.

Alors, le progrès, la civilisation, le christianisme, c'est la tuerie extra-rapide, la tuerie à la mécanique, — et le shrapnell en représente pour le moment l'expression suprême!

Le shrapnell! A notre époque où l'on s'occupe à détruire les derniers fauves et à supprimer nos microbes rongeurs, on n'ouvrira donc pas de bagnes, on n'élèvera donc pas de pilori pour ceux qui inventent de si infernales machines! En moins de quinze jours, tout un pays éclaboussé de sang rouge et soixante mille hommes, des plus vaillants et des plus sains, gisant le corps criblé!

Si l'heure était venue où les Balkans devaient retourner aux peuples balkaniques, l'Europe, — d'abord imprévoyante, aujourd'hui complice, — aurait si bien pu trouver un moyen moins atroce. Si même l'heure était venue où la basilique de Sainte-Sophie devait retourner au Christ, était-il nécessaire pour cela de cribler de mitraille tant de poitrines humaines! Est-ce que depuis longtemps déjà, il n'existe pas à Constantinople, voire à Stamboul, des églises grecques ou bulgares dans lesquelles le culte n'a jamais été inquiété?

Et des injures de toutes sortes continuent de poursuivre les Turcs, malgré leur détresse, comme le concert des meutes autour des cerfs mourants. Mais, avant de parler, que ceux qui les insultent aillent donc vivre un peu parmi eux ; jusque-là, tout ce qu'ils peuvent dire ne prouve pas plus que l'aboiement enragé des chiens!

Les territoires conquis, et vaillamment conquis certes, devraient, à ce qu'il semble, suffire aux alliés. Mais non, il faut pousser l'ennemi à toute extrémité et lui prendre aussi sa ville sainte. Pour satisfaire à des rêves d'orgueil forcené, il faut tuer encore tout ce qui reste, tout ce qui, dans le dernier élan du désespoir, se précipite, presque sans armes et follement, pour défendre les remparts de Stamboul.

Ainsi, voilà ce malheureux peuple turc, — qui eut ses heures de violence exaspérée, qui commit dans le délire des fautes graves, je le reconnais, — mais que rien n'a épargné depuis un an, ni les guerres de spoliation, ni les duperies, ni les incendies détruisant les maisons par milliers, ni les tremblements de terre, ni la faim, ni le typhus, le voilà, ce peuple accablé, qui veut au moins mourir avec une couronne de gloire. Et le Sultan déclare qu'on le tuera dans son palais, et Kiamil pacha, ce vieillard de quatre-vingt-cinq ans, à sa table de travail. Les enfants, les tout jeunes enfants quittent les écoles pour s'enrôler et se faire mitrailler à Tchataldja ; les prêtres courent aux remparts, et de même tous les vieux à barbe blanche qui peuvent encore tenir une arme. Détail qui serait risible, s'il n'était sublime, de pauvres eunuques des harems, auxquels on ne demandait rien, partent aussi, le fusil sur l'épaule. Pour eux tous, la tuerie finale est certaine, avec les diaboliques shrapnells des Bulgares ; ils le savent, mais ils y vont quand même.

Naïfs Arabes, qui offrent d'arriver au secours du Croissant avec cinq cent mille cavaliers… Oh! non, restez, pauvres gens du désert : vous iriez inutilement à la mort, puisque vous n'avez pas entre les mains les explosifs des hommes vraiment civilisés.

Et, devant cet essor d'héroïsme et de désespoir, pas un seul des peuples chrétiens ne se lèvera pour dire : « Assez! Pitié!… » Non, au mépris des traités signés, des paroles données et écrites, tous ne s'occupent que de se ruer à la curée. Il en est, comme la France, qui ne veulent pas se souiller les mains dans le dépeçage ; mais, crier grâce d'une voix assez forte pour être entendue, non, personne. Honte! Honte à l'Europe, honte à son christianisme de pacotille. Et, pour la première fois de ma vie, je crois que je vais dire : honte à la guerre moderne!

ENCORE LES TURCS

Décembre 1912.

J'ai si mal et si gauchement défendu mes amis turcs, dans une lettre récente, que je veux y ajouter ceci comme un post-scriptum. J'avais parlé de fuyards, parce qu'on me l'avait dit. Dieu merci, c'étaient des fuyards isolés ; les nouveaux détails venus de là-bas leur laissent leur couronne de gloire : ils se sont battus comme des lions, malgré la faim qui leur torturait les entrailles, malgré l'insuffisance présomptueuse d'un gouvernement qui les laissait manquer du nécessaire. Hélas! à mesure que les événements se précipitent et que nous approchons de la convulsion suprême, les nations européennes, la Prusse surtout, leur ex-amie, montrent une facilité à renier la parole donnée, une aisance dans la fourberie, qui sont de plus en plus stupéfiantes. Peut-être serait-il sage de se rappeler que le Sultan n'est pas que l'empereur des Turcs, mais qu'il est aussi le Khalife vénéré par tant de millions et de millions de croyants jusqu'au fond de l'Asie et jusqu'au fond de l'Afrique ; à ce titre, il mériterait sans doute quelque considération, surtout de la part de l'Angleterre qui est, à cause de l'Inde, la plus grande des puissances musulmanes ; peut-être serait-il de bonne politique de ne pas permettre qu'on le chasse de la ville et des mosquées saintes.

Pauvres Turcs, abandonnés et trompés par tous, volés sur leur matériel de marine et volés sur leur matériel de guerre, il leur fallait aussi le coup de pied de l'âne, et certaine presse le leur donne : on les insulte et les raille, alors qu'ils viennent de laisser, sur la terre détrempée de leurs champs, cinquante mille morts si glorieusement tombés pour la cause de l'Islam. Je suis injurié du même coup, bien entendu, et je m'en sens fier ; il est toujours honorable de l'être pour avoir pris la défense et demandé la grâce de vaincus que tout le monde accable. Mon Dieu, je ne fais pas comme les chancelleries européennes, — dont je n'ai malheureusement pas le pouvoir ; — ayant été leur ami de longue date, je le suis plus que jamais dans leur agonie ; c'est le contraire qui serait ignoble. L'honneur d'être injurié pour eux, je le partage, paraît-il, avec Claude Farrère, qui était un de mes officiers quand je commandais en Orient et qui est resté mon ami. « Il n'y a que ces deux-là, écrit-on, qui les défendent! » — Mais je crois bien! Parmi tous les écrivains dont la voix a chance d'être un peu entendue, il n'y a que nous deux qui les connaissons!

L'armée grecque, la petite armée monténégrine, conduites par des princes guerriers sans férocité, se sont battues normalement, comme il est admis, hélas! que l'on se batte en notre siècle de « progrès ». Mais les Bulgares, — dont le mépris de la mort est prodigieux et commande le respect, nul ne songe à le contester, — les Bulgares, quelle guerre atroce ils ont menée, après l'avoir si longuement préméditée et mûrie! Leurs succès ne sont pas dus qu'à leur admirable courage, mais surtout à leurs armes plus nouvelles et infiniment plus meurtrières.

Leurs shrapnells, invention diabolique s'il en fut, ont fauché les hommes par milliers, sans résistance possible. On sait aussi qu'ils avaient imaginé d'aveugler et d'affoler la nuit, par des projecteurs, ces paysans d'Anatolie qui n'avaient jamais rien vu de pareil. En outre, ne viennent-ils pas de détourner une rivière pour inonder la malheureuse Andrinople qui ne veut pas se rendre, et de couper l'aqueduc qui portait l'eau à Stamboul?…

Et, dans des églises dites chrétiennes, on chante pour célébrer de telles choses : au moins, qu'on n'y mêle point le nom du Christ ; quelle dérision de sa parole! Et Péra, le fameux Péra levantin, n'a même pas la pudeur de faire taire ses beuglants et ses musiques, quand les maisons alentour regorgent de blessés qui râlent, quand les champs sont jonchés de morts, de milliers de héros non ensevelis qui pourrissent sous la pluie!…

LETTRES SUR LA GUERRE DES BALKANS

I

Décembre 1912.

Ce n'est pas d'hier que les nations d'Europe commettent des couardises ou des crimes ; de tout temps cela s'est pratiqué. (La Pologne, le Transvaal, l'Alsace-Lorraine, etc., etc., en sont, hélas! de lamentables preuves.) Mais on s'était habitué jusqu'ici à les voir opérer isolément, chacune à son tour ; les autres — qui en auraient fait autant à l'occasion — s'indignaient toutes en chœur, et, au moins, cela soulageait de les entendre.

Cette fois, non, il y a eu, sur le dos de la Turquie, accord complet de lâchage et de mépris des traités. Lors d'une récente guerre, quand l'armée grecque fut écrasée par celle d'Edhem Pacha, on s'en souvient, la Grèce aux abois demanda la médiation de l'Europe, et l'Europe, qui cependant ne lui avait rien promis, acquiesça par dépêche, fit même bien plus qu'une médiation, puisqu'elle imposa les conditions de la paix à la Turquie, lui enlevant ainsi le fruit de sa victoire. Mais les chancelleries ont deux poids et deux mesures. Aujourd'hui cette même Turquie, écrasée de tous les côtés à la fois, après avoir subi la spoliation des Italiens, cette Turquie à laquelle trois semaines plus tôt toutes les chancelleries unanimes avaient solennellement renouvelé des promesses d'intégrité territoriale, a demandé à son tour la médiation, et l'Europe, préoccupée surtout du partage de ses dépouilles, depuis douze jours n'a même pas daigné répondre, douze longs jours pendant lesquels les tueries ont marché grand train, sous le coup des shrapnells et des mitrailleuses ; au moins aurait-elle dû avoir la pudeur de dire tout de suite : « Non, maintenant que vous voilà battus, vous n'êtes plus que des parias, nous refusons de nous en mêler, débrouillez-vous directement avec vos ennemis, » — et la Turquie sans doute l'aurait fait comme elle semble le faire aujourd'hui, et il y aurait sur le sol quelques milliers d'hommes de moins, gisant les poumons crevés. Honte à l'Europe! C'est elle l'odieuse coupable de ces hécatombes. On comprend bien qu'aujourd'hui il lui est impossible d'enlever aux alliés le prix de leurs courageuses batailles, mais il fallait prévoir, et surtout il ne fallait pas promettre. Il fallait prévoir et, pour exiger les justes réformes demandées par les Slaves, il fallait presser avec moins d'insouciance sur ces comités de jeunes fous arrogants, qui viennent de conduire la Turquie à sa perte. Et puis, non, cette aisance, ce cynisme dans le lâchage, quel dégoût! Pauvres Turcs, volés, trompés, mitraillés, et de plus injuriés si bassement par les masses ignorantes, combien on comprend que la fureur parfois leur monte au cerveau et qu'un voile rouge leur passe sur les yeux!

Je dis : pauvres Turcs! Mais je dis aussi, et presque du même cœur : pauvres Bulgares! Pauvres victorieux qui ont laissé par terre plus de quarante mille morts! Je n'ai point de haine contre ce peuple, bien que j'aie constaté, comme tous ceux qui ont habité là-bas, qu'il est plus brutal, plus fanatique, à l'ordinaire beaucoup plus difficile à vivre que le peuple musulman, et qu'il n'en a pas la droiture ni la foncière probité. Quel malheur qu'à l'appui de mon dire il ne soit pas possible de publier, au grand jour, la liste des victimes musulmanes tuées et torturées par les comitadjis bulgares! Mais, sur le sujet, toute la presse slave s'est unie dans une conspiration de silence, il faudrait aller là-bas, à Salonique par exemple, pour obtenir des documents écrasants et des chiffres. De temps à autre, on lit bien dans quelque journal de France : les Bulgares ont incendié tel village turc et massacré les habitants ; mais cela est dit avec légèreté, comme en glissant dessus. Cependant, combien sont-ils moins excusables, eux, les vainqueurs, que les Turcs, chassés des terres que depuis cinq cents ans ils cultivaient, poussés à bout, traqués comme des bêtes fauves! Et, en écrivant, j'ai sous les yeux la photographie d'un officier de l'armée ottomane, affreusement mutilé par ses ennemis. Mais non, il n'y a que les Turcs qui massacrent, la légende colportée par les intéressés est bien établie, rien à faire pour l'enlever des cervelles obstinées.

Je n'ai jamais eu connaissance d'atrocités commises par les Grecs[1], et la famille royale qu'ils se sont donnée est hautement respectable. Mais comment ne pas protester un peu en entendant accuser les Turcs de férocité par les Bulgares, les Serbes, chez qui sévissent, du haut en bas de l'échelle sociale, la violence et les raffinements du meurtre! J'en atteste les ombres du roi Alexandre et de la triste Draga, de Panitza et de Stambouloff, pour ne citer que les noms connus de tous, parmi des morts qui ne se comptent plus.

[1] Ceci était écrit avant l'entrée des Grecs à Salonique.


Je dis : pauvres Bulgares! Car ce que je viens d'avancer ne m'empêche pas d'admirer comme tout le monde leur courage au feu, et je reconnais, bien entendu, ce qu'il y a de si légitime dans leurs revendications du sol des aïeux. Mais l'Europe avait mille moyens de leur faire droit, sans permettre la boucherie atroce, et c'est pour cela que je les plains, eux aussi, malgré la victoire. Je les plains surtout d'avoir été poussés à la guerre, conduits à la tuerie par un homme qui n'est ni de leur race, ni de leur religion, qui n'a l'excuse ni du fanatisme, ni de la tradition ancestrale, mais qui a su exploiter leurs vertus guerrières au profit de son ambition personnelle : pour être un grand prince, dont l'histoire parlera, il faut avoir arrosé les plaines avec beaucoup de litres de sang humain…

II

Novembre 1912.

En ce moment, détail que je prévoyais, l'insulte grossière et la menace pleuvent sur moi comme grêle, parce que je défends les vaincus, et je dois m'attendre à tomber sous le couteau de quelque Bulgare ; ces gens-là en usent avec moi comme naguère les Italiens. Et de pauvres Français, qu'aveugle le beau mot de croisade, m'injurient aussi. Tout cela, il est vrai, par le style, par l'écriture, semble émaner surtout de primaires ou de médiocres. Mais de plus haut m'arrivent par centaines des lettres si vibrantes et si nobles, me remerciant, beaucoup plus que je le mérite, parce que j'essaie de dire la vérité, « parce que mon cri soulage les consciences »! Les lettres des musulmans étaient à prévoir, je le sais, et j'accorde qu'elles ne prouvent rien, malgré la pure beauté de leurs images orientales. Mais j'en reçois non seulement de France, aussi d'Allemagne, d'Angleterre, de Suisse ; presque toutes émanent d'Européens ayant vécu en Orient, d'Européens documentés, qui m'encouragent et m'affermissent dans mon estime profonde pour ce peuple méconnu et calomnié. Il en est d'autres, très particulièrement typiques, parce qu'elles émanent de « rayas » ottomans, « courbés sous le joug des Turcs ».

Les Grecs ne sauraient être soupçonnés de partialité, et une petite fille grecque m'écrit, d'une main appliquée et encore incertaine :

« Monsieur,

»Je viens de lire la page si touchante du 9 novembre 1912.

»Je suis une petite Grecque rouméliote de quatorze ans et j'éprouve un très vif sentiment de pitié pour cette pauvre Turquie dans son moment de détresse et d'abandon par toute l'Europe qui fut une fois son amie. On parle toujours de civilisation, mais ces pauvres paysans du fond de l'Asie, que comprennent-ils de cela? Dans le désert, il y a des bonnes bêtes sauvages qui ne vous font rien tant que vous n'allez pas les agacer dans leur paisible cachette, mais si vous les agacez trop, alors elles deviennent féroces. Quand les Turcs deviennent mauvais, c'est quand ils sont démoralisés au plus haut degré de voir tout le monde contre eux ; pendant des années on ne leur laisse plus la paix. Il n'y a que ceux qui ont vécu là-bas qui les aiment encore.

»Le monde chrétien doit prendre le Turc comme exemple dans ce qui concerne la religion, car c'est lui qui la respecte mieux que nous. Chez nous, chrétiens, il nous est défendu de voler et de tricher ; nous le faisons quand même, un vrai Turc jamais. Lorsque, par exemple, un vieux marchand de fruits a pesé une ocque de pommes (elma), il vous mettra toujours une elma en plus, de peur de s'être trompé ; quel marchand européen fait ça? Au contraire, il met le doigt sur la balance pour que le poids soit plus lourd.

»Ferdinand de Bulgarie dit, dans sa proclamation, qu'il veut vaincre le Croissant, et c'est cela qu'il appelle la civilisation. Est-ce qu'on ne doit pas respecter la religion d'un peuple? »

En lisant ces adorables petites phrases, j'ai songé à ce proverbe de nos pères : « La vérité sort de la bouche des enfants. »

Voici maintenant ce que m'écrit une Juive espagnole, née et élevée en Turquie. (On sait qu'au début de l'histoire contemporaine, des milliers de Juifs d'Espagne, persécutés au nom du Christ, — comme, du reste, ils l'étaient encore de nos jours, en plein XXe siècle, par les chrétiens slaves — s'étaient réfugiés en Turquie, à Salonique et à Stamboul, où personne ne les inquiéta plus.)

« Ce que vous venez de faire pour notre malheureuse Turquie ressemble au geste de l'homme qui s'assied auprès d'un mourant abandonné et lui prend la main qu'il garde dans la sienne, afin qu'il ne meure pas seul.

»Oh! écrivez encore! Que votre cœur vous aide à trouver non seulement les paroles qui touchent, mais celles qui persuadent, celles que se rappelleront malgré eux les hommes appelés à signer l'arrêt. Oh! dites-les bien haut, toutes les raisons qui imposent la nécessité de l'existence de ce pauvre cher peuple, en réalité si peu connu, existence modeste, soit, mais existence tout de même. Vous qui avez habité mon pays d'adoption, dites toutes les satisfactions qu'a reçues là votre âme dans ses besoins de croyance, de bonté, de probité, de sagesse et de calme. Mais, je vous en supplie, n'en parlez pas encore en pleurant. Ceux qui aiment la Turquie n'ont pas encore le droit de la pleurer comme une morte. Elle ne mourra peut-être pas, ne parlez pas encore de tombe.

»Si l'horrible chose arrive un jour, alors seulement je pleurerai, car je sais qu'ils deviendront ce que nous sommes, nous, pauvres Juifs, dispersés un peu partout sans avoir un coin qui nous appartienne. On dit qu'on veut leur prendre l'Asie aussi. Les malheureux!

»Oh! si vous saviez ce sentiment d'exil que nous portons en nous dès l'enfance et partout où nous passons! Je ne voudrais pas que les Turcs que j'aime l'éprouvent jamais. Voilà des années que j'ai quitté Constantinople et je croyais avoir oublié. Je ne savais pas que lorsqu'on a vécu parmi les Turcs, on les aime toute sa vie. Je vous supplie d'écrire encore, d'agir! L'heure presse! Et merci! »

Que pourrais-je dire, après ce spontané témoignage, que pourrais-je y ajouter qui ne l'amoindrisse? Cette lettre fait honneur à la race juive. De la part d'Israël, il serait beau de venir maintenant soulager avec son or les affreuses misères de ce pays, qui a donné à ses fils, pendant les siècles où on les pourchassait de toutes parts, l'hospitalité, la tolérance et la paix.

« Puisque personne n'entend votre cri de grâce, m'écrit la dame inconnue, trouvez des paroles pour persuader aux politiciens que l'existence de ce peuple est utile… » Mais c'est que je n'entends rien, hélas! aux questions d'équilibre européen et d'économie politique. Je ne puis que répéter ce que tout le monde sait : « La chute de Stamboul aux mains des Bulgares aura une répercussion terrible sur des millions de musulmans répandus jusqu'au fond de l'Afrique et de l'Asie ; l'Angleterre, la France, sembleraient donc avoir un intérêt capital à l'empêcher. »

J'entends des gens m'objecter naïvement que Mahomet II avait bien pris Constantinople. Mais, pardon, cela se passait en 1453. Si, en plus de cinq siècles de soi-disant progrès, des peuples qui se glorifient du titre de chrétiens refont la même chose et en tuant environ dix fois plus d'hommes, cela me paraît un peu la banqueroute de notre civilisation et de notre faux christianisme.

Ne vaudrait-il pas la peine, aussi, — mais, là, je sais bien que l'on m'écoutera moins que jamais, — de préserver ces merveilles d'art que les Turcs ont accumulées en cinq siècles de domination et qui font de Constantinople la ville unique au monde. Qu'on ne me dise pas que les Bulgares y rétabliront la beauté évanouie de Byzance ; non, la laideur du modernisme, c'est tout ce qu'ils y sauront apporter. Quand la silhouette des minarets et des dômes ne se découpera plus sur le ciel, que restera-t-il? Que restera-t-il quand les profondes mosquées toutes bleues de faïence auront perdu leur mystère, quand il n'y aura plus alentour la reposante magie des cyprès et des tombes? D'ailleurs, sous la ruée furieuse des armées d'invasion, le jour où les Turcs se crisperont dans le dernier sursaut d'agonie, le jour où Stamboul sera tout à feu et à sang, la coupole de Sainte-Sophie elle-même est menacée d'un effondrement sans recours.

Et, enfin, puisqu'il faut renoncer à éveiller tout sentiment de justice et de pitié, puisqu'il n'est plus possible de rectifier, même par des témoignages cent fois plus autorisés que le mien, la légende des Bulgares inoffensifs et tendres, à côté des Turcs massacreurs, voici une raison encore qui, à première vue, semblera bien étrange, bien futile ; mais tant d'esprits réfléchis l'ont déjà trouvée avant moi! Il n'y a pas, dans la vie, que des usines, des chemins de fer, des « débouchés commerciaux », des shrapnells, de la vitesse et de l'affolement. En dehors de tout ce néfaste bric-à-brac, devant quoi se pâme la masse des médiocres et qui mène aux finales désespérances, il y a aussi le calme qu'il faudrait nous conserver quelque part, il y a le recueillement et le rêve. A ce point de vue, la Turquie, la vieille Turquie des campagnes, la Turquie honnête et religieuse, comme une sorte d'oasis au milieu de tourbillons et de fournaises, serait aussi utile au monde que ces grands jardins dont on sent de plus en plus la nécessité au milieu de nos villes trépidantes.

III

Décembre 1912.

« Atrocités turques. » — Ce cliché des alliés (que propage, à l'aide de ses banknotes, certain Comité balkanique[2]) continue de se reproduire triomphalement dans la presse française, et chaque fois, d'aimables inconnus prennent la peine de découper l'entrefilet, pour le mettre sous enveloppe à mon adresse, s'imaginant me confondre. Hélas! oui, il est à peu près avéré que les vaincus, à certaines heures, traqués, délirant de faim et de désespoir, ont massacré, — beaucoup moins toutefois, infiniment moins que leurs ennemis le prétendent. Tant de correspondants de guerre, étrangers et non suspects de partialité, leur ont rendu justice et racontent même que traversant en affamés des villages grecs, ils se bornaient à mendier aux portes un morceau de pain! Voici à peu près comment ces correspondants s'expriment[3] : « Puisqu'il se trouve, en Europe, des gens écrivant du fond de leur cabinet de travail que les soldats turcs sont pillards et massacreurs, c'est un devoir pour nous de protester énergiquement. Nous n'avons constaté chez eux que de l'endurance et de la modération, et jamais nous n'avons assisté à aucun acte de barbarie. » Malgré ces témoignages, je serais injuste en ne reconnaissant pas que çà et là ils ont vu rouge.

[2] Siégeant à Londres, si je ne me trompe.

[3] M. Jean Rodes, du Temps ; le baron Tycka, du Lokal-Anzeiger ; M. Paul Erio, du Journal ; M. Paul Genève, des Débats ; le major Zwonger, du Berliner Tageblatt ; M. Renzo Larco, du Corriere de Milan ; M. Vord Preise, du Daily Mail, etc… Je n'ai malheureusement pas retenu les noms des autres.

Mais les alliés! Les alliés, moins excusables, d'abord parce qu'ils étaient les vainqueurs, ensuite parce qu'ils n'enduraient pas les tortures de la faim, et surtout parce qu'ils s'avançaient au nom du Christ, les alliés, quand dressera-t-on le bilan de leurs excès et de leurs crimes? On commence à s'en émouvoir tout de même, malgré le parti pris de fermer les yeux sur tant de cruautés qu'ils ont commises. Voici les Roumains qui accusent les Grecs d'avoir massacré les Koutzo-Valaques. Voici des nouvelles de Vienne affirmant que les troupes du général Jankovich auraient détruit de nombreux villages en Albanie, que des milliers d'Albanais auraient été massacrés ou enterrés vivants. Sous les murs d'Andrinople, des ambulanciers turcs qui venaient, munis de leur drapeau, secourir des blessés serbes, ont été accueillis par une fusillade. Tout dernièrement à Dedeagatch, le fait n'est pas discutable, une bande bulgare a pillé, massacré, incendié pendant trois jours, continuant l'horrible besogne que les « comitadjis » ont depuis si longtemps commencée. Mais les pauvres Turcs manquent d'argent pour semer la noble indignation dans certaine presse qui est à vendre, et qui, malheureusement, influence à sa suite toute la presse restée de bonne foi…

*
*  *

A propos des Bulgares, je citerai ce fragment de la lettre d'un Français qui avait longtemps habité la Thrace, mais qui s'est vu forcé de fuir devant l'invasion des « libérateurs » :

« Dans les journaux de France, je lis les continuels dithyrambes en l'honneur des armées balkaniques, principalement de ce peuple bulgare qui, tout entier, se rue vers l'ennemi héréditaire avec, à sa tête, le pope hirsute. Race contre race, la croix orthodoxe — le plus fanatique des emblèmes religieux — la croix contre le croissant, suivant la parole du catholique romain Ferdinand de Cobourg.

»Le spectacle est inoubliable pour qui a vu arriver ces théories sans fin d'hommes taillés comme à coups de serpe dans un bois rugueux, ces lourds soldats coiffés de la casquette moscovite et ce flot, à leur suite, de montagnards couverts de peaux de bêtes, — les hordes d'Attila, — tous, disant avec fierté : « Là où nous sommes passés, l'herbe ne repoussera de cinq années! »

»Oui, on peut leur dédier des dithyrambes, mais ils en ont déjà inscrit eux-mêmes sur toutes les sentes de la Macédoine, sur les décombres des villages musulmans où ils ont commis les pires horreurs et dont les flammes d'incendie s'élèvent encore de toutes parts, obscurcissant de leur âcre fumée tous les horizons ; ils en ont inscrit sur des milliers de cadavres, et sur les visages émaciés des vieillards, des femmes, des enfants, les rescapés des massacres, qui se traînent jusqu'à Constantinople, ayant semé de morts et d'agonisants le long chemin de leur calvaire. »

Il est vrai, le séjour des alliés dans Salonique a quelque peu terni leur auréole. Salonique n'est pas un lieu perdu, comme tant de villages de l'intérieur, et il y avait là des Français dont les yeux forcément se sont ouverts. Les vexations contre un officier de notre marine de guerre ont commencé de refroidir l'enthousiasme pour les « libérateurs ». Ensuite, au lendemain de leur arrivée, les Grecs, pour quelques malédictions poussées à leur passage, ont fait feu sur la foule sans armes et tué cinq cents personnes (de la populace turque, pour employer l'heureuse expression de certain reporter). Et puis, tout aussitôt, le Consulat de France a été débordé par les justes plaintes de nos compatriotes. On connaît, entre autres aventures, celle de cette Française, madame Simon, coupable d'avoir donné, sur le pas de sa porte, un morceau de pain et un verre d'eau à de pauvres Turcs, et odieusement brutalisée, pour ce fait, par un officier grec qui ne craignit pas d'arracher à ces affamés l'humble aumône. Voici d'ailleurs ce que m'écrit un négociant français de passage à Salonique :

« Guidée par des compatriotes levantins, délateurs infatigables, l'armée grecque pénètre, par bandes d'apaches, d'abord chez les Juifs, — ils sont ici près de quatre-vingt mille, parlant le français, aimant la France, — qu'ils accusent de les empoisonner! Là, ils font sortir les hommes des maisons, les ligotent, les frappent, les massacrent parfois, puis s'en retournent violer les femmes. Ailleurs, partout, ils brisent les portes et, baïonnette au canon, se font remettre l'argent, même celui du pain des pauvres.

»Ce sont encore les inoffensifs citadins qu'on fouille en pleine rue ; les malheureux soldats ottomans auxquels on enlève leurs derniers centimes, leur montre et jusqu'à leurs vêtements. C'est un major turc qu'on dépouille et qu'on soufflette ; un autre officier qu'on veut forcer à embrasser le drapeau hellène ; des prisonniers laissés à la pluie, dans la boue, sans pain et implorant un peu d'eau pour apaiser leur fièvre : « Sou! Sou! » (De l'eau! De l'eau!) et qu'on repousse à coups de crosse. »

Et les officiers français du Bruix étaient là, qui ont vu des soldats serbes et grecs crever les yeux à des prisonniers turcs…

De ces prouesses, nos journaux ont cependant l'air enfin de s'émouvoir. Oui, il eût mieux valu, pour le bon renom des nouveaux Croisés, que tout continuât de se passer en catimini, au fin fond des provinces ; la légende de leur mansuétude se serait mieux conservée.

*
*  *

Somme toute, si les Turcs ont commis des excès parfois, le moins qu'on puisse dire des alliés, c'est qu'ils en ont commis tout autant et qu'il est plus difficile de leur accorder le bénéfice des circonstances atténuantes. Ces peuples, qui s'exécraient depuis des siècles, se sont fait la guerre comme au Moyen âge, avec cette différence qu'ils disposaient d'armes infiniment plus meurtrières.

Eh! le Moyen âge avait du bon ; la Croix rouge ni le Croissant rouge ne fonctionnaient encore ; on ne ramassait pas les blessés pour prolonger, à force de soins maternels, leurs pauvres existences mutilées ; mais on blessait tellement moins! On ignorait en ce temps-là nos armes qui fauchent cent hommes par seconde, et les pires guerres d'alors ne donnaient pas le vingtième des cadavres qui gisent à cette heure sur les champs de la Thrace. Je ne vois donc vraiment pas qu'il y ait tant lieu de crier hurrah pour « la civilisation et le progrès ».

A propos de ces nouvelles machines à tuer, j'ai dû m'expliquer mal, dans une précédente lettre, puisque des gens de bonne foi en ont pu conclure que je prêchais l'antimilitarisme. Mon Dieu! par quel manque absolu de logique, par quel monstrueux contresens peut-on bien passer, de l'horreur pour la guerre moderne, à la déconsidération et à la haine pour ces hommes, de plus en plus sublimes, qui sont obligés de la faire? Mais, à mesure que les batailles, les inévitables batailles tournent davantage à la boucherie rouge, est-ce que le respect, au contraire, ne devrait pas grandir pour ceux qui ont le devoir de les affronter? Aux plus humbles de nos soldats, donnons des musiques, donnons des dorures et des plumets, tout ce qui pourra exalter leur jeune enthousiasme et les parer mieux pour la belle mort ; que la foule au passage s'incline, les salue comme les plus nobles des enfants de France, que tous les suivent des yeux avec des larmes, et que les jeunes filles leur jettent des fleurs!… Voilà mon antimilitarisme cette fois nettement étalé… Oh! oui, ayons-en pour nous-mêmes, des machines qui tuent vite, qui tuent par monceaux, et tâchons que ce soient les nôtres les plus diaboliques ; il le faut bien, hélas! puisque nous sommes la proie désignée aux peuples d'à côté, qui, tous les jours, inventent contre nous quelque nouvel arrosage à la mitraille. Mais gardons très jalousement nos hideux secrets, car, où le crime et le dégoût commencent, c'est lorsque dans un but de lucre, « pour faire marcher l'industrie française », nous les vendons à des étrangers, préparant ainsi des tueries qui ne nous sont pas nécessaires.


P.-S. — Avant de terminer, je tiens à faire amende honorable, sincère et spontanée aux Arméniens, du moins en ce qui concerne leur attitude dans les rangs de l'armée ottomane. Ce n'est certes pas à cause des protestations qu'ils ont insérées, à coups de pièces d'or, dans la presse de Constantinople ; non, mais j'ai pour amis des officiers turcs ; j'ai su par eux, à n'en pas douter, que mes renseignements de la première heure étaient exagérés, et que, malgré bon nombre de désertions préalables, les Arméniens placés sous leurs ordres s'étaient conduits avec courage. Donc, je suis heureux de pouvoir retirer sans arrière-pensée ce que j'avais dit à ce sujet et je m'en excuse.

IV

Le chapitre précédent contient, à la page 90, trois lignes qui ont fait couler beaucoup d'encre :

« Et les officiers français du Bruix étaient là, qui ont vu des soldats serbes et grecs crever les yeux à des prisonniers turcs… »

Ces trois lignes, je les avais trouvées telles quelles dans un grand journal parisien, où, deux mois auparavant, elles paraissaient sans donner lieu à aucune objection de la part de personne, et je les avais admises en toute confiance, parce qu'elles venaient d'un officier dont la parole pour moi ne fait pas doute ; elles étaient du reste les seules que je n'avais pas cru nécessaire de vérifier.

Mais, dès qu'elles reparurent signées de mon nom, le commandant du Bruix, interrogé diplomatiquement par le gouverneur de Salonique, prince Nicolas de Grèce, crut devoir lui adresser la réponse suivante, qui fut insérée à grand fracas dans d'innombrables journaux :

Salonique, 4 février.

« Altesse,

»En réponse à la communication verbale que le commandant Vachopoulo, chef de votre état-major, m'a présentée aujourd'hui de votre part, j'ai l'honneur de porter à la connaissance de Votre Altesse Royale le résultat de mes recherches. J'ai réuni tous les officiers de l'état-major du Bruix et leur ai lu l'affirmation qui nous est prêtée dans le livre intitulé la Turquie agonisante, de notre concitoyen le capitaine de vaisseau en retraite Julien Viaud (Pierre Loti), que les officiers français du Bruix étaient là qui ont vu des soldats serbes et grecs crever les yeux à des prisonniers turcs. Tous ont été unanimes à déclarer que cette affirmation est purement gratuite et que rien ni dans leurs paroles, ni dans leurs écrits, n'autorise l'auteur à les prendre à témoin de faits de cette nature qu'ils n'ont jamais eu l'occasion de constater.

»Je rends compte au ministre de la Marine de la façon dont nous avons été mis en cause à notre insu et lui demande de vouloir bien faire prier l'auteur de la Turquie agonisante de supprimer cette affirmation, contraire à la vérité.

»Je prie Votre Altesse Royale de vouloir agréer l'hommage de mes sentiments les plus respectueux. — DELAGE. »

La forme brutale de ce démenti donné à un camarade serait plus compréhensible si le commandant du Bruix n'avait rien trouvé à redire dans la conduite des alliés envers les vaincus, — et tel n'était pas le cas, ainsi qu'on en va juger.

Aussitôt, joie et explosion d'injures contre moi dans certaine presse : « Voyez, voyez ce que vaut sa documentation! » Et de pauvres petits journaux levantins, exultant de ce qu'il se trouvait enfin un officier français ayant l'air de démentir les atrocités des libérateurs, vomirent sur mon nom les pires immondices.

Alors le lieutenant de vaisseau, de qui je tenais l'affirmation incriminée, vint loyalement et courageusement dégager ma responsabilité en publiant la belle lettre suivante :

« M. Pierre Loti, répondant au démenti infligé par le commandant du Bruix à propos des atrocités commises à Salonique par les troupes orthodoxes, déclare, en des termes dont je suis très touché, que cette information lui est venue d'un officier français, dont la parole pour lui ne fait pas de doute. Je suis cet officier, — moi, Claude Farrère, — c'est moi qui ai fourni l'information et je m'empresse d'apporter mon témoignage. C'est moi qui, bien avant M. Pierre Loti, ai publié à diverses reprises le fait, en indiquant d'ailleurs les références que j'en avais, le tout sans qu'un seul démenti m'ait été, jusqu'à ce jour, opposé.

»Voici, d'ailleurs, exactement, un passage que j'ai relevé dans la lettre, — lettre non diplomatique celle-ci, mais tout intime, — qu'un officier de notre marine, embarqué sur un croiseur du Levant (autre que le Bruix), adressait à sa femme en date du 6 décembre 1912. Cette lettre n'est plus entre mes mains, mais j'ai eu la précaution de la faire lire à vingt témoins qu'on ne récusera pas : MM. Letellier, directeur du Journal ; Lepage, secrétaire général du Journal ; A. Meyer, directeur du Gaulois ; P. de Cassagnac, directeur de l'Autorité ; et beaucoup d'autres…

»Le passage en question était ainsi conçu :

« Les télégrammes du commandant du Bruix sont ceux d'un homme qui voit les choses comme elles sont. Il ne mâche pas les mots et ce qu'il raconte est épouvantable. On pille, on brûle, on tue, partout.

»Les réguliers grecs et bulgares, eux, crèvent les yeux à leurs prisonniers, affirme-t-on ici, à 4.000 prisonniers, paraît-il! »

»Je ne puis nommer l'officier qui a signé ces phrases. Mais je garantis son honneur sur le mien. Plusieurs témoins dont j'ai fourni les noms le connaissent d'ailleurs, et savent le crédit qu'on peut donner à une affirmation de sa bouche.

»Cette lettre ne dit pas, je le reconnais, que c'est le commandant du Bruix qui a vu crever des yeux, ainsi que votre rédacteur, — en toute bonne foi, j'en suis convaincu, — a commis l'erreur de l'imprimer formellement sous ma signature, dans l'article que M. Pierre Loti n'a fait que reproduire. Et le démenti diplomatique, qui nous est infligé avec tant d'éclat, se spécialise prudemment sur cette question de détail : les yeux crevés. Les atrocités signalées par le commandant du Bruix étaient autres que celles-là, voilà tout. « On pille, on brûle, on tue!… » Pillage, incendie, massacre, n'est-ce pas déjà bien? Et c'est une phrase au moins que personne ne pourrait loyalement démentir.

»Pour ce qui est des yeux crevés, si l'on tient particulièrement à ce genre d'horreur, des témoins qui ne se récuseront pas sont légion en Orient, ainsi que pour les nez coupés, les lèvres et les oreilles coupées. Les massacres et les atrocités balkaniques ne sont plus discutables, de bonne foi ; les journaux étrangers en sont remplis et, seule, la presse française a accepté le mot d'ordre du silence. Le but de cette lettre n'est donc pas de les affirmer, ce serait superflu, mais seulement d'établir que le Bruix n'a pas manqué non plus d'en avoir connaissance.

»Quant à M. Pierre Loti, que dire des obstinés qui, après mon témoignage, continueraient à l'injurier pour l'incident du Bruix, et à nier que son livre soit un livre loyal dont chaque affirmation repose sur un document précis ou sur la parole d'un homme d'honneur? »

Eh bien, parmi tant de journaux qui avaient publié le démenti avec tant d'éclat, il ne s'en est pas trouvé un seul pour insérer l'explication, le démenti moral du démenti!…

V

28 décembre 1912.

Et quand même les Turcs auraient commis, pendant cette guerre, tous les méfaits que, malgré mille témoignages autorisés, on leur prête si obstinément, serait-ce à nous de les accabler avec tant de haine? Avons-nous oublié que la France est du nombre des nations qui, au début des hostilités, leur avaient solennellement garanti l'intégrité de leur territoire, et qui, en arrêtant ainsi par de fausses promesses leurs préparatifs militaires, ont trop contribué à leur désastre[4]? Comment ne pas s'indigner de ce déchaînement d'injures dans la presse française, qui leur fut jadis favorable et les eût encensés en cas de réussite? Tout au plus était-ce à attendre de certains journaux ultra-sectaires qui pour un peu exalteraient encore la Saint-Barthélemy ou les Dragonnades, et qui, par une misérable déformation de l'enseignement du Christ, admettent que l'on aille imposer la croix à coups de mitraille. — Ce qu'il y a d'incohérent du reste, et d'absurde, c'est qu'en Turquie ces mêmes catholiques romains n'ont pas de pires ennemis que les orthodoxes et s'entendent cent fois mieux avec les Turcs. Ils doivent bien rire, les popes de l'exarchat bulgare, rire dans leur barbe mal tenue, en voyant nos cléricaux chanter leur victoire! Mais ils ont la haine acharnée des papistes, ces gens-là, comment ne le sait-on pas en France? Il suffit d'ailleurs de relire un peu l'histoire contemporaine pour en trouver partout les preuves matérielles. En Terre Sainte, n'est-ce pas la police turque qui protège le clergé français contre les attaques à main armée des moines et du clergé orthodoxes? A-t-on oublié que, même de nos jours, en 1873, trois cents moines grecs armés en brigands vinrent envahir la sainte grotte de Bethléem, blesser les Franciscains qui y priaient, saccager et piller le sanctuaire, arracher jusqu'aux plaques de marbre qui couvraient la crèche? En 1899, dans cette même église, un fanatique grec tua le sacristain et tira à coups de revolver contre les religieux français qui passaient en procession. En 1901, au seuil du Saint-Sépulcre, des moines grecs attaquèrent avec préméditation les religieux franciscains et eurent le temps d'en blesser grièvement une quinzaine avant que la police turque fût venue à leur secours. Hier, en 1907, les Grecs de Constantinople n'ont-ils pas mené une abominable campagne contre nos Lazaristes qui dirigent à Galata le grand collège de Saint-Benoist… Et de tels exemples fourmillent, on en citerait à ne plus finir. Qu'on le sache bien, du jour où l'intolérante croix bulgare aura remplacé le croissant, tous nos religieux et nos religieuses n'auront plus qu'à fermer les milliers d'établissements d'éducation qu'ils dirigent si librement là-bas.

[4] On sait que, sur la foi de ces fallacieuses promesses, la Turquie avait consenti, peu avant la déclaration de la guerre, à congédier toute une classe de ses soldats ; ainsi surprise, elle se vit obligée d'envoyer au feu, pour les premiers jours si décisifs, de jeunes recrues que l'on n'avait pas eu le temps d'exercer, et des chrétiens, bulgares ou grecs, incorporés depuis la Constitution, qui, bien entendu, se battirent mal contre leurs frères.

Enfin, malgré tout, que certains outranciers du catholicisme se soient laissé prendre à ce mot de « croisade », lancé avec tant d'audacieuse adresse par Ferdinand de Cobourg, je le comprends encore ; mais les autres, qui sont insensibles à toute idée cultuelle et n'ont même pas l'excuse d'être aveuglés par le fanatisme, pourquoi insultent-ils, ceux-là aussi? Est-ce que la détresse des vaincus, est-ce que les cent mille cadavres qui jonchent encore la terre ne commandent pas au moins un peu de respect? Si les Turcs ont été coupables, ce n'est pas contre nous ; ne serait-il pas plus décent de faire au moins silence devant leur agonie? Comment ose-t-on, en présence du charnier d'Hademkeui, aller jusqu'à la raillerie, jusqu'à la basse et immonde caricature! De piètres barbouilleurs composent des images où l'on voit le Khalife et même le Prophète en de bouffonnes attitudes. Des écrivassiers (qui n'ont jamais mis le pied en Turquie, bien entendu) profitent de la lugubre actualité, pour expectorer des romans (de « grands romans historiques », s'il vous plaît) qui s'appellent les « Tigres du Bosphore », ou les « Monstres de Stamboul ». Dernièrement un petit télégraphiste parisien, au service de la Bulgarie, ayant intercepté les ondes hertziennes, qui allaient de Stamboul vers la malheureuse et héroïque Andrinople demander des nouvelles, répondit à la question par le mot de Cambronne, et il se trouva un reporter de grand journal pour déclarer cela « très énergique et très français »! — A quel degré de basse muflerie sommes-nous donc tombés…

Ils ne se figurent pas, ces insulteurs de vaincus, l'étonnement douloureux, la haute déception sur l'âme française qu'ils sèment en pays d'Islam. A ce sujet, deux lettres, parmi tant d'autres, m'ont paru caractéristiques, et j'en citerai des passages.

D'abord celle-ci, qui est signée : « Un groupe de jeunes filles musulmanes. »

« Comme nous sommes heureuses de voir qu'il y a dans cette Europe si réaliste et si perfide un cœur qui a pitié de nous!

»Après la crise terrible que nous venons de traverser, l'Orient se fermera encore plus à cette fameuse civilisation que l'on veut lui inoculer et que, jusqu'à ce moment, il désirait sans trop la connaître. Plus que jamais le Turc se replongera dans le passé, dans ce passé si doux et si beau où le rêve — mot qui n'a plus de signification chez vous — était toute sa vie…

»La plupart des grands diplomates prétendent que cette guerre ouvre une ère nouvelle. Oui, ceci est très vrai, l'année qui s'écoule a emporté toutes nos illusions sur les nations européennes et surtout sur la France qui nous était la plus chère. Rien ne reste de ce sentiment d'admiration que, dans notre puérilité, nous avions pour vos grands mots, vos grandes actions et vos grands principes. Vos mots sont vides, vos actes intéressés, et vos principes stériles, il suffit d'un coup de vent que souffle l'intérêt pour briser tout cela.

»Le mot « européen » signifiait jadis pour nous « supérieur ». Mais nous la jugeons actuellement, la supériorité de l'Europe : elle s'affirme à coups de canon et par des injustices. Vous qui nous connaissez si bien, dites-nous, est-ce que nous méritions un tel châtiment? »

La seconde lettre émane du grand chef des derviches, tourneurs et autres. — Je souris en songeant que, pour le public français documenté si à rebours sur les choses turques, un chef de derviches doit représenter une espèce de sorcier aux trois quarts sauvage, avec naturellement un croissant énorme planté au-dessus de la tête. Et c'est au contraire, sous un simple bonnet de feutre, un religieux calme et doux, d'une distinction exquise et d'une haute culture littéraire qui parle très purement notre langue, ainsi qu'on en pourra juger par ce textuel passage :

« La France s'était faite jusqu'ici la protectrice des vaincus ; c'était là pour nous, peuple de l'Orient, son plus beau titre de gloire ; en elle brillait cet idéal qui nous attirait tous ; voilà pourquoi nous étions si avides de nous initier à sa langue, à sa littérature, à sa civilisation. Aujourd'hui elle abandonne ses traditions généreuses. Les journaux semblent prendre à tâche de tourner l'opinion publique contre nous, et c'est à peine si quelques âmes plus directement averties s'indignent de tant d'injustice, etc.

»Signé : DERVICHE HADJI SELAHEDDIN. »

En effet, on nous aimait encore en Turquie, par une tradition ancestrale remontant à beaucoup d'années et toujours très solide. Le dicton, — qui n'est plus vrai aujourd'hui, hélas! — le vieux dicton : « La Méditerranée est un lac français » se justifiait encore dans cette seule partie du Levant. Malgré l'infiltration allemande, militaire et commerciale, ce qui venait de France, coutumes, langages, beaux-arts, avait gardé là-bas une sorte de charme supérieur qui ne se comparait à aucun autre. Le tort d'avoir commandé en Allemagne les nouvelles machines à tuer, nous ne saurions le reprocher qu'au gouvernement, et la nation n'en est pas responsable ; dans tous les cas, cela ne constituerait qu'un épisode, en désaccord avec quatre siècles de fidélité. Oui, jusqu'à la déception morale, si profonde, que nous venons de leur causer en les insultant, les Turcs nous aimaient, et nous voyaient toujours sur notre piédestal d'autrefois ; pour eux nous représentions encore la pensée noble et chaleureuse, l'essor vers l'idéal, la générosité, l'élégance. Et puis ils se figuraient que nous les aimions aussi, et c'est du côté de la France qu'ils s'étaient habitués à tourner leurs regards, aux heures néfastes, pour y trouver sinon du secours matériel, au moins de la sympathie et du réconfort. L'ironie, les injures ont glacé tout cela, portant un préjudice sans remède à notre influence séculaire en Orient.

Cependant qu'ils sachent bien, les pauvres vaincus, qu'il leur reste l'estime et l'affection des Français qui ont habité parmi eux, — et ceux-là seuls valent qu'on les écoute. Je reçois tant et tant de lettres qui viennent spontanément l'affirmer, cette estime, lettres de diplomates, de religieux, de négociants dont la vie s'est écoulée en Turquie ; tous m'écrivent : défendez, continuez de défendre ce peuple foncièrement loyal, tolérant et bon.

J'ai bien dit : tolérant, car le peuple turc n'a cessé de l'être depuis son entrée en Europe ; il pourrait sur ce point être cité en exemple à celui de France, qui persécutait si cruellement jadis au nom du catholicisme et qui aujourd'hui, au nom de la libre-pensée, persécute jusqu'aux humbles petites Sœurs amies des malades et des pauvres. Non seulement, au début des temps modernes, les Turcs ont recueilli tous les malheureux juifs chassés d'Espagne ; mais, dès leur arrivée d'Asie, n'ont-ils pas laissé la liberté religieuse à tous les vaincus? Lorsqu'ils ont massacré, dans la suite, lorsqu'ils ont terni leur histoire de ces taches lamentables, ce n'est pas à cause de la croix ; c'est par des sursauts d'une haine, trop justifiée hélas! contre ceux qui dans leur pays se réclament du Christ. La croix, mais les musulmans de Stamboul l'avaient arborée, cousue sur leur poitrine, aux premiers jours de la Constitution, pour mieux fraterniser avec leurs sujets chrétiens! Sous leur joug, les peuples de la Macédoine, hier encore, avaient leurs églises, leurs écoles, parlaient leur langue sans qu'on leur imposât même d'apprendre celle de la Turquie. L'empereur allemand n'en use pas ainsi avec les Alsaciens et les Polonais! Et tout cela sans doute eût pu durer sans oppression ni froissement, si les races soumises, — dont le désir d'affranchissement est du reste trop légitime et trop noble pour être discuté, — s'étaient montrées moins fanatiques et moins brutales. Mais les Macédoniens avaient leurs brigands et leurs bombes, les Bulgares avaient leurs « comitadjis » dont les atrocités ne se comptent plus. Quant aux paysans monténégrins, on ne connaît pas assez leur touchante coutume de couper le nez à leurs voisins musulmans, quand ils peuvent en attraper quelques-uns au cours de leurs continuelles escarmouches, et j'ai vu de mes yeux, près de cette turbulente frontière, quantité de pauvres Turcs dont le visage était ainsi chrétiennement mutilé…

Eh! oui, j'essaie bien de défendre l'Islam, comme on m'en prie de tant de côtés. Mais ma voix est couverte par les mille clameurs de tous ceux qui ne savent pas et qu'abusent les calomnies salariées, les absurdes légendes. C'est surtout par ignorance qu'ils insultent, par stupéfiante ignorance des choses de là-bas. Et puis ils confondent la nation avec son gouvernement, — qui n'est pas défendable, non plus que son administration et son intendance. Et ils vont même jusqu'à confondre les vrais Turcs avec ce ramassis d'aigrefins de toutes les races balkaniques ou levantines, qui se coiffent d'un fez pour venir vivre chez eux en parasites rongeurs, rongeurs jusqu'à l'os, et dont les déprédations ou l'usure, ruinant des villages entiers, excuseraient presque les pires vengeances des rudes et probes laboureurs d'Anatolie, à la fin révoltés…

Il est étrange aussi de voir qu'un côté pratique de la question d'Orient échappe à la masse de nos compatriotes, en ce moment prosternés devant les vainqueurs. Mais nous avons en Turquie deux milliards et demi de capitaux qui fructifient depuis des années, — fructifient plutôt trop, oserais-je dire ; — que deviendra cet argent de notre épargne, aux mains des envahisseurs?

Et puis surtout nous avons nos écoles, laïques ou confessionnelles, qui comportent en moyenne cent dix mille élèves parlant correctement notre langue. Quand la péninsule balkanique deviendra bulgare ou grecque, ce sera fermé, tout cela, fini ; en même temps disparaîtra l'enseignement du français dans toutes ces écoles musulmanes secondaires où il est obligatoire. Hélas! il y aura donc bientôt sur terre encore un pays de plus où s'éteindra peu à peu le cher langage de notre patrie!

VI
LES PALADINS

6 janvier 1913.

Une image de journal me tombe sous les yeux ; elle représente les quatre rois alliés, à cheval, « prêts à reprendre les hostilités ». Les voilà donc, ces quatre paladins, qui, derrière leurs armées, dans des ornières de boue sanglante et des ruisseaux rouges, s'avancent au nom du Christ!

En tête, il y a Ferdinand de Bulgarie, celui qui sut le plus bruyamment jouer de la croix, qui en joua comme d'une grosse caisse pour entraîner à sa suite le troupeau des sectaires ou des naïfs. Son profil de vautour est connu, et aussi l'éclair féroce de ses tout petits yeux de tapir, percés comme à la vrille sous les plis des peaux retombantes. On sait le passé de ce Cobourg, si plein de morgue dans la vie privée en même temps que si cruel, qui fit enfermer cinq ans, — cherchez pourquoi!… — sa belle-sœur, la malheureuse princesse Louise de Cobourg, et rendit martyre sa première femme, la princesse Maria-Luisa de Parme, dont le fantôme plaintif nous en apprendrait long, s'il était possible de l'évoquer ; hautain et cruel dans la vie privée, oui, mais peureux au début, sur son petit trône de fortune, s'en remettant à Stambouloff du soin de faire exécuter les gêneurs, passant même la frontière par prudence les jours d'exécution, jusqu'au moment où Stambouloff, devenu gêneur à son tour, fut assassiné à souhait par une main trop mystérieuse.

Derrière lui se dessine la figure aiguë et mauvaise de Pierre Karageorgévitch, qui monta sur le trône par l'horrible assassinat du roi Alexandre et de sa femme ; on sait en outre qu'il est père d'un précoce criminel, qui, tout enfant, exerça contre un domestique son instinct du meurtre.

Ensuite, vient le roitelet de Monténégro, qui, très pratique celui-là, eut l'ingénieuse idée d'organiser, au moment de la déclaration de guerre, un syndicat de baissiers à la Bourse, présidé par son fils, avec liquidation, il va sans dire, la veille même des premières hostilités. — Tel est ce pur trio des chevaliers de Jésus!

Et enfin, à peine visible au lointain de l'image, paraît le roi de Grèce, qui semble étonné et honteux de chevaucher en leur compagnie.

Le jour tout de même commence à se faire peu à peu sur cette croisade, à laquelle la croix n'a rien à voir, et sur les procédés des vainqueurs envers les vaincus. Malgré les dithyrambes de la presse salariée, malgré la censure rigoureuse coupant des passages entiers dans les rapports des correspondants de guerre, la vérité éclatera bientôt. Il se confirme que les atrocités et les tueries des alliés dépassent encore de beaucoup ce que j'indiquais dernièrement ; à Salonique en particulier, où il y eut trois jours de viols et de massacres, les témoins irréfutables sont légion. Les raffinements du genre ne manquèrent pas non plus ; et il est avéré que des prisonniers turcs, soldats ou officiers, furent renvoyés vivants, — mais sans nez, sans lèvres, sans paupières, le tout coupé avec des cisailles!…

Et je ne résiste pas à citer in extenso, malgré son exaltation, cette lettre d'un diplomate français, hautement respectable et digne de foi, qui est très documenté, ayant habité dix ans la Macédoine.

« Constantinople, le 25 décembre 1912.

»A Monsieur Pierre Loti.

»Les Turcs massacrent! Aujourd'hui, crions plutôt : les Turcs sont massacrés! Oui, ils sont massacrés ; leurs blessés sont horriblement mutilés ; leurs femmes sont violées, leurs quartiers sont incendiés et pillés. Par qui? par des bandes de ces soldats sauvages qui ont exercé depuis dix ans leur métier de massacreurs en Macédoine. Et ces horreurs, au nom de quel principe élevé sont-elles commises? au nom de la civilisation, de la justice et de la liberté. Et l'Europe tout entière, dont la bouche est farcie de ces grands mots, applaudit joyeusement ceux qui commettent tant d'abominations. Oh! dérision! Quelle honte!

»C'est au nom de la croix, s'écrie le roi Ferdinand. Mais de quelle croix parle-t-il? Ce n'est certes pas de la croix catholique dont il a fait abjurer à son fils la religion. Il ne peut pas non plus parler de la croix orthodoxe dont son peuple est séparé ; ce ne peut être qu'au nom de la croix bulgare exarchiste, au nom de cette croix qui a mis à feu et à sang toutes les villes et tous les villages habités par les autres races chrétiennes de la Turquie d'Europe, au nom de cette croix qui, demain, si le Turc est chassé en Asie, massacrera, pillera, tyrannisera les populations grecques, comme elle l'a fait en 1907.

»On parle volontiers des massacres des Turcs ordonnés par un seul homme, par Abdul-Hamid, mais on passe sous silence les massacres plus récents encore, organisés et exécutés en Macédoine et en Bulgarie même par l'élite de la population bulgare.

»Pour calomnier, le Bulgare trouve des appuis partout. Le Turc, par sa résignation et parce qu'il ne sait pas ou plutôt ne daigne pas se défendre, supporte en silence toutes ces ignominies.

»Vous faites appel à la pitié, vous demandez grâce pour les vaincus. Mais y a-t-il des sentiments de pitié en Europe? Y a-t-il encore de la noblesse, de la générosité? Quand on voit des gens qui du fond de leur bureau ne savent plus manier leur plume que pour insulter des vaincus, on a le droit de penser que c'est le règne de la lâcheté qui désormais domine notre Société. Où est la noble épée de France qui toujours sut se dresser pour protéger le faible? Est-ce en vain que nos soldats ont versé leur sang en Crimée? Leurs cendres, qui reposent au cimetière latin de Péra où, tous les ans, les Turcs se font un devoir de venir rendre hommage à nos braves, crient à leurs camarades de France : « Levez-vous! venez défendre nos restes que des barbares viendront fouler aux pieds sans respect. Venez protéger la cornette de nos sœurs, l'habit de nos religieux, l'œuvre de nos instituteurs, les usines de nos ingénieurs, les maisons de nos commerçants et de nos fonctionnaires. Venez protéger les catholiques que le nationalisme et le fanatisme des Bulgares menacent d'étouffer dans cette terre qui fut hospitalière aux Français depuis que le grand Sultan règne, sur cette terre où il est permis à des centaines de milliers d'hommes de chanter : « Domine salvam fac Galliarum Gentem. » (Protégez, Seigneur, la nation des Gaules.) Venez, accourez à l'appel de tant de Français! Que ne pouvons-nous ressusciter pour verser une deuxième fois notre sang pour la France d'Orient, qui est en partie notre œuvre! Que du moins le souvenir de nos cendres vous inspire! Et, s'il ne vous est pas permis de tirer votre épée pour défendre une noble cause et les intérêts de la France d'Orient, au nom de l'honneur, ne permettez pas qu'on insulte des vaincus! Des vaincus qui furent nos amis depuis cinq siècles! »

»Ces vaincus ont héroïquement succombé. Ils avaient non seulement les armées de quatre États à combattre, mais des ennemis plus terribles encore : la faim, le manque de munitions, le désordre dans tous les rouages de l'armée. Aucun soldat au monde, aucun, entendez-vous, n'aurait été capable de supporter tant d'affreuses misères. Les pillages, les massacres auxquels d'autres soldats n'auraient pas manqué de se livrer, dans des circonstances identiques, le soldat turc a pu les éviter généralement et parfois avec une sublime abnégation. Aujourd'hui l'erreur a triomphé, mais demain la vérité sera connue ; des voix s'élèvent déjà pour crier tout haut à l'injustice. Vous avez l'honneur d'avoir le premier protesté contre la veulerie d'une Europe à laquelle, j'espère, la France enfin éclairée refusera désormais de s'adjoindre. Vous avez raison de dire qu'il n'est pas un Français de sens et de cœur, ayant vécu parmi les Turcs, qui ne s'associe ardemment à l'hommage que vous leur rendez.

»XXX. »

*
*  *

Pauvres Turcs! Les voici reniés même par les Juifs de Salonique ; après l'ère de liberté et de paix dont ces réfugiés d'Espagne viennent de jouir sous la domination des Osmanlis et après les atrocités que les « libérateurs » leur ont fait endurer, il s'en est trouvé un capable d'écrire, à prix d'or évidemment, dans je ne sais quelle petite feuille levantine, qu'il y aurait avantage et honneur pour eux tous à être enfin gouvernés par un peuple « vraiment civilisé »! Ce serait à mourir de rire, si ce n'était si bas et pitoyable. Je crois tout de même et j'espère que ce Juif-là doit être exceptionnel[5].

[5] Il était exceptionnel, en effet, ce triste juif salarié. Je constate à l'honneur de ses coreligionnaires que tous sont restés fidèles de cœur à la Turquie.

Pauvres Turcs! En ce moment où fonctionne la conférence de Londres, les attaques de la presse ont pris une petite forme narquoise, plus insultante encore. On s'amuse de leurs « moyens dilatoires » et on glorifie l'angélique patience des alliés. Moyens dilatoires! Mon Dieu, est-ce que tous les moyens ne sont pas bons, dans la détresse où les voilà tombés, par la fourberie des grandes nations chrétiennes!

Et il se trouve des journaux pour annoncer, sans la moindre indignation, que l'Europe, — cette Europe qui leur a menti de la façon la plus éhontée, cette Europe qui leur avait garanti le statu quo de leurs frontières, cette Europe qui, en vertu de ce même statu quo si fameux, leur eût interdit tout accroissement de territoire s'ils avaient été vainqueurs, — se verra obligée d'exercer sur eux une pression effective pour les décider à donner satisfaction aux JUSTES revendications de la Bulgarie, en cédant Andrinople! Justes, les revendications des Bulgares sur cette ville et cette province! C'est-à-dire qu'elles sont au contraire de la plus outrageante iniquité! « L'Europe, osent dire les alliés pour tenter d'excuser leur impudence, l'Europe doit nous savoir gré d'avoir fait halte, pour lui plaire, sur la route de Constantinople qui nous était ouverte après la bataille de Lule-Bourgas. » Mais pardon, sur cette même route, si facile, à les entendre, ils oublient qu'un léger obstacle subsistait pourtant : les lignes de Tchataldja, contre lesquelles leur effort est venu se briser, en trois journées consécutives de défaites sanglantes.

Justes, les prétentions des Bulgares sur Andrinople! Mais d'abord, la place ne s'est pas rendue ; elle résiste magnifiquement comme jadis notre Belfort. Et puis, quand même cette ville, qui se meurt de n'avoir plus de pain à manger, — et qui voit passer chaque jour, comme par moquerie, sous ses murs et sur son propre chemin de fer, les wagons pleins de vivres envoyés à l'ennemi, — quand même elle tomberait, épuisée par la faim, est-ce que, pour la laisser à la Turquie, les pressions les plus effectives ne devraient pas s'exercer au contraire sur la Bulgarie et sur l'ambition forcenée de son prince de hasard? Les Puissances, pour colorer leur complicité parjure dans les spoliations de l'empire ottoman, se sont appuyées sur le principe, très soutenable d'ailleurs, du groupement des nationalités et des races. Eh! bien, non seulement Andrinople est l'ancienne capitale sacrée des Turcs, pleine de leurs souvenirs historiques et des tombeaux de leurs grands morts, mais elle est aujourd'hui une ville essentiellement musulmane, où les Bulgares ne constituent qu'une infime minorité, et tout le vilayet alentour est peuplé de musulmans pour plus des deux tiers. — Il est vrai, cette population turque des campagnes à laquelle Ferdinand de Cobourg promet sans rire une « situation privilégiée » sous sa domination future, ne sera plus bientôt qu'un charnier de cadavres, au train dont marchent les incendies et les massacres[6]. — Mais enfin, de quel droit en sacrifier les vaillants débris? Quelle étiquette humanitaire trouvera-t-on bien, pour faire passer ce vol d'une province, d'une province que la justice et le bon sens rattachent à la Turquie? Comment ne pas bondir de dégoût devant ces pressions effectives à exercer sur la Porte! Puisse au moins la France s'écœurer devant une telle besogne et refuser d'y prendre part! Puisse une telle tache être épargnée à notre histoire nationale, qui jusqu'ici n'en avait jamais connu de pareille!

[6] Les massacres, malgré l'armistice, à l'heure où j'écris, continuent encore dans le vilayet d'Andrinople! On sait aussi qu'à Salonique viennent d'arriver vingt mille paysans turcs fuyant devant les incendies allumés dans leurs villages et mourant de faim.

VII
A MONSIEUR LE DIRECTEUR DE L'HUMANITÉ

Mardi, 28 janvier.

Monsieur le Directeur,

Vous voulez bien me prier de vous donner mon impression sur la nouvelle phase de la tragédie turco-bulgare. Comment le refuserais-je à votre journal, quand il a eu jusqu'ici l'honneur trop rare de garder l'impartialité et de ne pas injurier les vaincus? Mais votre demande m'arrive tardivement, car tout ce que ma conscience, tout ce que mon indignation m'obligeaient à dire, je l'ai déjà dit, — dans le Gil Blas, le seul parmi les journaux auxquels je m'étais adressé qui ait eu le courage de m'accueillir et de rompre ainsi la conjuration du silence sur les atrocités des armées très chrétiennes.

Du reste, au sujet de ces « pressions suprêmes » (pour parler comme vous par euphémisme) que l'Europe s'apprête à exercer sur la Turquie agonisante, je ne saurai rien dire d'aussi juste, d'aussi beau ni d'aussi irréfutable que Ahmed Riza et Halil bey, auxquels vous donniez dimanche dernier l'hospitalité dans vos colonnes, et en outre j'aurai peine à rester, autant qu'eux, résigné et parlementaire.

Par quelle iniquité l'Europe, désireuse d'assurer la paix dont elle a tant besoin, adresse-t-elle toujours ses pressions et ses menaces à cette malheureuse Turquie aux abois, qui a déjà tant cédé, et jamais aux Bulgares qui au contraire n'ont rien cédé jamais, se sentant soutenus par un colosse en armes derrière eux, et ne se sont pas départis un instant de leur intransigeance ni de leur morgue? Comment ne pas s'épouvanter de tout ce qu'il y a de lâche, de la part d'un ensemble de nations dites civilisées, à pousser aux dernières limites du désespoir un peuple auquel jadis elles avaient tout promis et qui aujourd'hui s'adresse à leur justice et à leur pitié? Non seulement le bon droit, le bon sens et le principe tant de fois invoqué du groupement des races commandent de laisser à la Turquie cette ville héroïque et cette province d'Andrinople, qui sont pleines de tombeaux et de souvenirs d'Islam et ne sont guère peuplées que de musulmans. Mais il y a encore et surtout ceci, qui affole les pauvres Turcs, qui suffirait à rendre sublimes leurs entêtements les plus déraisonnables, leurs révoltes les plus sanglantes : leurs frères, que l'on veut courber sous la haineuse et féroce domination bulgare, que deviendront-ils? En dépit des fausses promesses de Ferdinand de Cobourg, les milliers de musulmans, abandonnés au delà des nouvelles frontières, qu'auront-ils à attendre, si ce n'est la continuation de ces massacres froidement systématiques, de ces tueries que l'armistice même n'a pu interrompre et qui auront bientôt transformé les campagnes autour d'Andrinople en de vastes champs de la mort? — (Je dis cela parce que je le sais, et, malgré la censure minutieuse arrêtant les nouvelles, malgré les mensonges de certaine presse salariée, le monde entier finira bien aussi par le savoir.)

Avec quelle stupeur douloureuse j'ai vu notre pays, par dévouement aux Slaves, s'associer, et même d'une façon militante, à ces « pressions » inqualifiables!… L'homme éminent qui nous dirige, — et avec tant d'intégrité, de bon vouloir et de génie, — se ressaisira sans doute, je veux l'espérer, se souviendra des généreuses traditions de la France, avant d'aller plus loin dans cette voie qui semble n'être pas la nôtre. Mener à outrance l'anéantissement de la Turquie par la cession forcée d'Andrinople, ce serait infliger une souillure à notre histoire nationale. Et puis ce serait nuire irrémédiablement à nos intérêts, donner le coup de mort à notre influence séculaire en Orient, à nos milliers de maisons d'éducation, à nos industries si multiples, alors que, depuis François Ier, elles florissaient en toute liberté là-bas, dans cette Turquie si foncièrement tolérante, qui nous aimait au point d'être devenue presque un pays de langue française.

PIERRE LOTI.

VIII
OÙ EST LA FRANCE?

15 février 1913.

Notre chère France où donc est-elle, notre généreuse France qui, jadis, s'enthousiasmait pour toutes les justes causes, notre France qui, au moment de l'inique partage de la Pologne, fut secouée d'un si beau frisson de révolte? Elle qui, hier encore, plus que toute autre nation, savait s'indigner et protester contre les crimes, la voici, hélas! au premier rang de l'impitoyable meute!… Or, cette fois, il ne s'agit plus seulement, comme pour la Pologne, de partager et d'asservir ; non, c'est la destruction même d'une race qui va se perpétrer systématiquement, et nous, Français, nous sommes en tête de ceux qui poussent à la curée ; de tous les gouvernements européens, c'est le nôtre qui paraît s'obstiner le plus, sans profit d'ailleurs autant que sans raison, contre la victime, pour lui arracher l'impossible, l'outrageante et dernière concession : Andrinople, avec les îles!

En vain, tous ceux d'entre nous qui ont habité l'Orient, diplomates, religieux, sœurs de charité, ingénieurs, industriels, sans distinction tous ceux qui savent, jettent un appel d'alarme ; personne ne daigne les entendre. Ils essaient de protester dans les journaux ; partout on refuse d'insérer leurs lettres. Alors, beaucoup d'entre eux m'écrivent, comme si j'y pouvais quelque chose : « Parlez pour nous, me disent-ils ; il y a une conjuration de silence, on étouffe la vérité ; la presse est muselée. » Et en même temps, les pires calomnies s'impriment, se rééditent librement contre ce peuple turc qui agonise.

Mon Dieu! que l'on fasse donc une sorte de referendum, de plébiscite, de consultation suprême, où seront conviés tous les Français qui vécurent en Orient, dans nos établissements d'éducation, dans nos usines, dans nos exploitations de voies ferrées, etc. Mais tous viendront affirmer qu'ils ont trouvé chez les Turcs bon vouloir, hospitalité, tolérance sans borne et probité admirable ; chez les Balkaniques, au contraire, mauvais procédés, jalousies féroces, brutalités et fourberies. Tous parleront comme je parle moi-même, et, parce qu'ils sont légion, on les croira peut-être!

Ma plus grande stupeur est de voir l'aberration des catholiques français, qui, leurrés par cette impudente bouffonnerie de Ferdinand de Cobourg : « La croix contre le croissant », ont pris fait et cause pour leurs pires ennemis, les orthodoxes et surtout les farouches exarchistes. Mais qu'ils lisent donc un peu l'histoire contemporaine de Macédoine, de Thrace et de Syrie! Qu'ils interrogent donc tous leurs chefs de missions là-bas, évêques, supérieurs de couvents, abbés ou abbesses, avec lesquels je suis en accord complet sur ce point et qui diront avec moi : Le danger pour les chrétiens romains, c'est la croix grecque et surtout la croix bulgare.

Cette conjuration du silence sur les atrocités balkaniques, la voici quand même un peu déjouée ; les faits sont là et la vérité commence d'éclater partout. On connaît à présent l'horreur des mutilations accomplies sur des prisonniers turcs, les tueries en masse de vieillards, de femmes et d'enfants, « les mosquées ardentes » où flambèrent des fidèles enduits de pétrole, les jeunes filles aux seins tranchés. On sait à présent que, là où passèrent les « libérateurs », il ne reste guère que des cadavres et des ruines calcinées.

Un grand journal parisien (qui cependant avait daigné insérer l'hommage rendu par ses correspondants de guerre à la modération des soldats turcs), constatant l'autre jour que les atrocités balkaniques étaient désormais indiscutables, exprimait le « regret » (sic) qu'elles aient créé un courant de pitié depuis Berlin jusqu'à Londres « où l'on est toujours si disposé à s'émouvoir ». Et ce même journal, pour excuser son « regret » stupéfiant, déclarait que ces crimes n'étaient qu'une juste réaction, après cinq siècles effroyables en Thrace et en Macédoine. — Toujours la légende des Turcs féroces, la légende si longuement préparée et si perfidement entretenue par les Balkaniques! — Féroces contre qui, s'il vous plaît? Est-ce contre les Juifs, auxquels ils ont donné la plus paisible hospitalité depuis quatre siècles, alors qu'on les massacrait chez les chrétiens? Est-ce contre nous, Français, qui depuis l'époque de la Renaissance avons été accueillis par eux avec tant de bon vouloir et de cordialité? Était-ce même, au début de leur domination, contre ces orthodoxes ou exarchistes, auxquels Mahomet II avait laissé leurs églises, leurs écoles et leur langage? Si, dans la suite, ils ont été durs pour ces mêmes sujets chrétiens, c'est qu'ils avaient affaire à des races essentiellement brutales et meurtrières, qui d'ailleurs ne cessaient de se massacrer entre elles. En Macédoine, depuis des siècles, les tueries n'ont jamais fait trêve entre chrétiens de confessions ennemies. Or, chaque fois que, dans un village, la sanglante bataille éclatait entre Grecs et Bulgares, les deux camps s'alliaient ensuite contre les malheureux policiers musulmans accourus pour mettre la paix, et tout finissait par l'incendie et le pillage des maisons turques d'alentour. Il suffit de lire les rapports rédigés par nos compatriotes, les officiers français au service de la gendarmerie internationale de Macédoine, pour être édifié sur ces tragédies chroniques ; tous s'accordent pour en faire tomber la responsabilité sur les Bulgares ; ils constatent même que, neuf fois sur dix, elles étaient organisées par les comitadjis, et de préférence dans les parages habités par les étrangers, — afin de frapper l'imagination de l'Europe, de fomenter sa réprobation unanime contre une Turquie aussi incapable d'assurer la paix intérieure, en un mot de préparer de longue main ce tolle qui accueille à présent la détresse des vaincus. Aujourd'hui, du reste, que l'œuvre de déconsidération est accomplie à souhait, la Bulgarie s'occupe d'arrêter par centaines ses comitadjis, dont elle n'a plus besoin et qui pourraient devenir compromettants. Oui, la vie était effroyable dans ces farouches contrées, je le reconnais ; mais elle continuera de l'être, n'en doutons pas, après l'extermination des derniers Turcs.

Grecs et Bulgares n'ont cessé de se haïr à mort ; malgré leur alliance temporaire, attendons l'heure où ils recommenceront de se massacrer entre eux, tout en persécutant, bien entendu, les catholiques et surtout les pauvres Uniates (orthodoxes ralliés au catholicisme).

Il faut que la bonne foi de ce même grand journal parisien ait été surprise, je veux l'espérer, pour qu'il ait publié la lettre d'« un de ses abonnés » sur l'apaisement à Salonique. A en croire ce personnage, tout se serait passé là-bas le mieux du monde, à part quelques petits désordres inévitables qui auraient amené, les premiers jours, « un peu de mauvaise humeur » (sic). « Un peu de mauvaise humeur » est vraiment une trouvaille sans prix! Après trois ou quatre jours de pillages, de viols et de tueries, un peu de mauvaise humeur, on en aurait à moins. Quels moyens ont employés les envahisseurs pour qu'une telle lettre fût écrite, je n'ai pas à le rechercher ; mais je crois qu'elle a peu de chances de trouver crédit. Trop de témoins étaient là ; beaucoup de Français et de Françaises, beaucoup de consuls étrangers, les officiers et les matelots de notre croiseur, tous ont vu et se sont épouvantés!

Cette même lettre contient une autre perle plus rare. Le signataire, pour expliquer cette mauvaise humeur de la colonie européenne à Salonique, écrit textuellement : « Et puis, ici, jusqu'à présent, la Turquie était, au fond, res nullius ; les étrangers y avaient une situation prépondérante, qui ne saurait se maintenir intacte sous une autre domination, quelle qu'elle soit. » Est-il possible de donner un démenti aussi catégorique au journal précité, qui affirmait plus haut la cruauté du joug musulman? Est-il possible de rendre un hommage, à la fois plus complet et plus odieusement ingrat, à tout ce qu'il y a de doux et de débonnaire dans la domination turque quand elle n'a pas à s'exercer sur des races tout à fait intraitables!

Mais ce sont là choses de détail où je m'oublie, et ces incohérences ne valaient pas d'être relevées.

A cette heure, la grande angoisse qui prime tout, c'est de se dire que le canon recommence à faire ses profondes trouées saignantes. L'héroïque Andrinople, à la fin, tombera, cela semble inévitable ; alors, la ville musulmane et toute la province musulmane alentour seront livrées aux exterminateurs. Un crime va se commettre, avec la complicité de toutes les nations chrétiennes, un des plus grands crimes que l'histoire ait jamais enregistré. Et la France y aura contribué, hélas! pour une trop large part.

Au moins, je veux dire ici aux vaincus, une fois encore, que, s'ils n'ont pas les sympathies officielles de notre pays, des milliers de cœurs français sont, quand même, avec eux…

IX
MI-CARÊME ET SAUVAGERIES

2 mars 1913.

A l'heure où j'écris, sait-on de quoi s'occupent les Pérotes? (On nomme là-bas Pérotes les chrétiens, grecs ou autres, grecs surtout, qui habitent Péra, le vaste faubourg levantin de Constantinople.) Donc, sait-on de quoi ils s'occupent? De la Mi-Carême et de tout ce qui s'ensuit, fêtes, bals, déguisements! Et c'est si déplacé, si honteux, que la presse commence tout de même à murmurer. Est-ce que la plus élémentaire éducation ne commanderait pas au moins de faire silence, en ce moment, dans la grande ville tragique? Vraiment, l'attitude de ces gens-là justifie une fois de plus le mot de Bismarck : « En Orient, disait-il, il n'y a de gentilshommes que les Turcs. »

Ils vont se déguiser et danser, les Pérotes! Et dans les rues, sous leurs fenêtres, passent les hommes qui se rendent aux lignes de Tchataldja, à la suprême tuerie. Et partout, dans des maisons trop étroites bondées de petits lits misérables, des blessés manquent du nécessaire, demandent un peu d'eau, un peu de pain, appellent pour qu'on vienne laver leurs blessures qui pourrissent. Et la campagne, à perte de vue, est pleine de morts qui se décomposent sous la neige. Et tout près, de l'autre côté des ponts, dans l'immense Stamboul aux trois quarts incendié (mais seulement ses quartiers turcs, comme par hasard) tout ce qui n'est pas parti pour l'armée, des femmes, des enfants, des vieillards, errent sans vêtements, la faim aux entrailles et le froid jusqu'aux os. Ils ne se déguiseront pas pour la Mi-Carême, ceux-là, non ; mais ils vaudraient l'aumône de quelque couverture ou de quelque vieux manteau, pauvres incendiés qui n'ont plus rien.

Les Pérotes vont s'offrir des bals! Mais, Dieu merci! les femmes de toutes les ambassades d'Europe songent plutôt aux blessés. A leur tête est notre admirable ambassadrice, qui ne quitte guère les ambulances, le chevet des mourants. Pour donner aussi l'exemple, nous avons nos sœurs de charité françaises que les Turcs bénissent, et l'une d'elles, l'une des plus hautement vénérables, m'écrivait hier : « Nous prions Dieu chaque jour pour qu'il nous laisse sous la domination musulmane ; que deviendrions-nous si les autres arrivaient ici? »

Les autres, c'est-à-dire les orthodoxes et surtout les exarchistes! Ce n'est pas seulement pour les Turcs qu'ils sont intraitables, ces autres-là ; une fois de plus ils viennent de le prouver. On sait le refus opposé par la Bulgarie aux prières réitérées de la France, qui voulait, à Andrinople, une zone neutre où nos nationaux, nos religieuses ne risqueraient pas à toute heure la mort. Et pas un journal n'a été flétrir le fait suivant : l'Impératrice d'Allemagne, ayant écrit de sa propre main à la Reine Éléonore pour lui demander de laisser entrer à Andrinople des caisses de remèdes avec une délégation de la Croix-Rouge, essuya un échec ; sous la pression du vautour de Bulgarie, la plus malheureuse des reines fut obligée de répondre par un refus. L'Empereur allemand n'a pas dû, j'imagine, apprécier beaucoup ce procédé du petit confrère. Qu'une place assiégée ne veuille laisser sortir personne, par crainte de renseignements qui seraient donnés sur l'état de la garnison, cela s'explique sans peine. Mais des assiégeants, refuser l'entrée à quelques infirmiers avec leur matériel sanitaire, quelles raisons stratégiques pourrait-on bien inventer comme excuse à cette brutalité-là?

Les autres — les Bulgares — en toute tranquillité, sous les yeux fermés de l'Europe complice, procèdent à l'extermination systématique des Musulmans dans les provinces envahies. Je laisse de côté les rapports de source turque : on pourrait les croire exagérés. Chez les Slaves, bien entendu, c'est la conspiration du silence, plus encore que chez nous. Mais il y a les nombreux officiers français détachés dans la gendarmerie internationale de Macédoine[7], ceux qui n'ont pas accepté le mot d'ordre diplomatique, et qui ne reculent pas ; leurs rapports, publiés quand même, sont terrifiants ; il semble toutefois que personne en France n'ait daigné les lire. Il y a les religieux des confréries latines établies en Turquie. Et enfin, il y a, par légions, d'irrécusables témoins autrichiens ou allemands, des fonctionnaires, des docteurs, des pasteurs, des officiers qui, dans toute la presse étrangère non muselée comme la nôtre, ont signé d'effroyables réquisitoires. Aux premiers rangs de ceux-là, parmi tant d'autres, je citerai le docteur Ernst Jaeckh, le général Baumann, le colonel Veit, le capitaine Rein, le professeur Dühring, dont les rapports documentés, appuyés de photographies hideuses, sont pour faire frémir : pillages, incendies, viols sadiques, mutilations qui ne se peuvent écrire ; massacres de non combattants, préalablement liés en tas avec des cordes, puis lardés à coups de baïonnettes et achevés à coups de triques ; vieilles femmes enfermées dans des granges auxquelles on mettait le feu ; musulmans qu'on inondait de pétrole avant de les empiler dans les mosquées pour les y brûler vifs…

[7] Colonel Foulon, colonel Malfeyt, etc., etc.

Sur toute cette sauvagerie planait un fanatisme bas et bestial ; on brisait les stèles funéraires aux inscriptions coraniques et on profanait les tombes ; aux assassinats on mêlait le nom du Christ, et il arrivait parfois que les meurtriers baptisaient de force avant de massacrer! Plus enragés encore que les envahisseurs, et plus lâches, les chrétiens ottomans sortaient à leur rencontre, les guidaient vers les maisons turques, d'abord vers les plus riches, leur dénonçaient les cachettes de l'argent ou des jeunes femmes, pillaient avec eux et tuaient avec eux. Les Turcs, du reste, ne furent pas les seuls sur qui se déchaîna cette frénésie rouge, que l'Europe encourage ; les Juifs, bien entendu, pâtirent presque autant qu'eux ; les Roumains aussi endurèrent la persécution de ces chrétiens exarchistes, leurs églises furent profanées et leurs livres sacrés mis en pièces, au ruisseau.

Un détail naïf et d'une étrangeté touchante, au milieu de tant d'horreurs. Des jeunes filles musulmanes auxquelles on avait arraché leur voile — premier grand outrage — avant de les mener en pâture vers les soldats, s'étaient couvert le visage des couches d'une boue épaisse ramassée dans les ornières du chemin…

« Pour nous refouler en Asie, m'écrivait un derviche, tant de crimes n'étaient même pas nécessaires ; nous serions partis de nous-mêmes. Nous aurions quitté, bien entendu, les provinces conquises, plutôt que de rester sous le couteau bulgare, il n'y avait qu'à nous en laisser le temps. N'a-t-on pas vu tous ceux d'entre nous, qui ont pu fuir devant la grande boucherie, affluer sous les murs de Constantinople, et attendre là, résignés, dignes bien que mourant de faim, attendre, des jours et des nuits, qu'il y eût des bateaux pour les passer sur cette rive asiatique d'où sont venus nos pères? »

Oui, mais ce n'était pas le déblaiement, c'était l'extermination féroce qu'il fallait aux « libérateurs »! Et cela continue, et cela va continuer encore, tant qu'il restera dans la province d'Andrinople un seul village qui ne soit pas un amas de ruines calcinées avec des cadavres plein les rues. Et toutes les chancelleries le savent de la façon la plus certaine, et, toutes, elles gardent le silence, et partout la conscience publique est volontairement trompée[8].

[8] Il se trouve encore chez nous, après tant de révélations indiscutables, des petites feuilles de province pour écrire : « les prétendues atrocités des Bulgares ». Les grands journaux cependant n'oseraient plus.

En vain les Turcs ont-ils demandé avec instances qu'une commission internationale fût envoyée dans les territoires envahis, suppliant même qu'on l'envoyât tout de suite, pendant que des milliers de cadavres de femmes ou d'enfants pourrissent encore sur la terre. L'Italie seule a fait mine de vouloir entendre ; mais, devant le flegmatique refus d'une autre grande puissance, on en est resté là. Qu'importe à présent les prières des Turcs! Ils sont vaincus, les chancelleries n'ont plus besoin de leur présence, ayant réussi à découvrir pour l'« équilibre européen » une autre formule, où toutes les rapacités vont trouver bien mieux leur profit!

X
MASSACRES DE MACÉDOINE
ET
MASSACRES D'ARMÉNIE

22 mars 1913.

J'affaiblirais ma défense des vaincus d'Orient si je ne rendais aux alliés la part de justice qui leur est due. Autant le coup de main, l'attentat de l'Italie en Tripolitaine restera inexcusable à jamais, autant paraît légitime et noble l'effort des peuples balkaniques vers l'indépendance ; qui donc songerait à le contester? Même après quatre ou cinq siècles, il n'y a pas prescription des droits sur la terre ancestrale, c'est un rêve encore magnifique de vouloir reprendre les vieilles cités jadis conquises et faire revivre leurs noms abolis, l'idée de patrie ne doit pas mourir.

Donc, malgré le regret et la souffrance de tous ceux qui ont connu, compris, aimé l'Islam, une approbation générale serait allée aux vainqueurs d'aujourd'hui, si leur gloire militaire n'avait été souillée hélas! de tant de crimes et de mensonges.

Oh! leurs longs mensonges si habilement répandus pour égarer l'opinion, peut-être sont-ils plus odieux encore que leurs crimes, perpétrés avec l'excuse de l'excitation, dans l'odeur de la poudre et l'ivresse du sang. « Massacres de Macédoine! » Depuis combien d'années ce cliché ne revenait-il pas périodiquement dans la presse, par les soins des gouvernements intéressés, tendant à représenter les Turcs, aux yeux de l'Europe, comme des monstres sanguinaires et d'ailleurs tout à fait incapables de régir un pays, autrement que par le despotisme et l'assassinat. (Avec documents et références à l'appui, je reparlerai plus loin de ces soi-disant massacres, dont la responsabilité n'incomba jamais à ceux que l'on en accuse.) « Atrocités turques! » C'est le second cliché qui servit depuis l'ouverture des hostilités et qui, auprès des foules crédules, réussit jusqu'à un certain point, grâce à une censure terrible. En vain, les correspondants de guerre — les consciencieux du moins, — constataient la loyauté des soldats turcs et leur modération le plus souvent admirable, en vain s'indignaient-ils des actes de sauvagerie commis par les vainqueurs, une censure toujours vigilante, comme celle de l'Italie en Tripolitaine, coupait le passage dangereux de leur rapport, ou bien supprimait le rapport tout entier ; quand par hasard quelque révélation accablante arrivait quand même jusqu'à la presse française, en vertu de la conjuration du silence on se gardait de l'insérer, et le cliché : « atrocités turques » — exact quelquefois, je le reconnais, exceptionnellement et surtout par représailles — revenait toujours comme un refrain haineux imprimé en grosses lettres raccrocheuses. Mais il y avait trop de témoins pour que la vérité ne se fît pas jour ; la presse autrichienne, la presse allemande, chez qui le silence n'était pas de règle comme chez nous, commencèrent à conter avec stupeur des crimes sans nom. Et puis nos officiers français, détachés dans la garde internationale de Macédoine, avaient vu, eux aussi, et il était difficile de les intimider, ceux-là, pour les faire taire. C'est ainsi que peu à peu de grandes et ineffaçables taches d'opprobre sont venues maculer ces conquérants, dont la cause au fond était pourtant belle et juste, et qui, malgré la traîtrise de l'attaque, malgré l'inélégance d'être arrivés par derrière comme des hyènes sur une proie déjà mortellement blessée, commandent encore l'admiration par de si courageuses victoires.

Ainsi que je l'écrivais déjà au début de la guerre, il semble que les Grecs se soient montrés les moins cruels, bien qu'ils l'aient été beaucoup trop encore ; il semble surtout que leurs officiers se soient généralement abstenus de pillages et de viols. En tout cas le mot d'ordre pour les inutiles tueries n'est jamais venu de leurs princes ; quant à leur exquise reine, les Turcs sont les premiers à redire avec vénération le bien qu'elle fit, lors de son passage à Salonique, en secourant des milliers de leurs frères qui accouraient de toutes parts, chassés de leurs villages par les incendies et les massacres.

Mais les Serbes, mais les Bulgares!… Rien ne reste après le passage de leurs armées déjà férocement meurtrières et traînant après elles, pour achever la destruction, ces bandes de comitadjis couverts de peaux de bêtes, ces hordes plus terrifiantes que celles d'Attila. Chez eux d'ailleurs, les chefs donnent l'exemple ; le haut commandement, au lieu de punir, excite ou tolère ; dans les boucheries sans merci, tout le monde est complice…

Ce que je dis là, en Autriche, en Allemagne on le sait depuis longtemps ; en France on commence malgré tout à le savoir ; je n'ai la prétention de l'apprendre à personne. Et on sait bien aussi le plus horrible, c'est que, même dans les régions où c'est fini de se battre, l'extermination continue calmement, froidement, parce qu'il s'agit non pas de vaincre, mais d'anéantir la race musulmane, et qu'il faut aussi en effacer jusqu'à l'empreinte, incendier les mosquées, abattre les minarets, bouleverser les sépultures, briser partout les inscriptions coraniques, sur les murailles comme sur les tombes. Ce sont les barbares légendaires, ce sont les Huns qui passent! En pleine Europe et en plein XXe siècle, ces montagnards, attardés dans la sombre cruauté médiévale, nous rendent les vieux carnages auxquels on ne croyait plus.

A tout cela, les nations chrétiennes d'Occident, les chancelleries enfin renseignées, enfin contraintes d'avouer que les nouveaux Croisés détiennent le record de l'horreur, répondent, par hypocrisie autant que par ignorance : « Ce n'est que juste réaction, après quatre ou cinq siècles de torture! » — Mais, que l'on relise donc les vieilles chroniques de Macédoine, écrites par des témoins sans partialité, par des chrétiens latins ou par des juifs ; que l'on aille donc se renseigner sur place auprès de tous les étrangers qui ont habité ce pays de la terreur, — et l'on verra bien alors qui étaient les tortionnaires, les meurtriers : des Bulgares toujours, des comitadjis, ou de simples fanatiques exarchistes, pillant à main armée, massacrant Orthodoxes ou Osmanlis, sans choisir, jusqu'à l'heure où la police turque, autrement dit la « police internationale macédonienne », accourait pour mettre l'ordre à coups de fusil et punir les assassins. La vie devenait si intolérable que, peu d'années avant la guerre actuelle, les Grecs, outrés des crimes de leurs complices d'aujourd'hui, avaient songé à s'allier avec le Sultan contre le Gouvernement de Sofia. Tels furent ces fameux massacres de Macédoine que les Bulgares ont su dès longtemps travestir à leur profit, pour ameuter l'Europe contre la Turquie. Nos officiers français détachés là-bas, qui maintes fois prirent part à ces répressions du brigandage balkanique, ont consigné les faits dans leurs rapports, mais leur voix a été étouffée.

En Asie Mineure, où il n'y a pas de Bulgares, pas de comitadjis, est-ce que les Grecs ne vivent pas en parfaite intelligence avec les Turcs? Tant de lettres, qu'ils viennent spontanément de m'écrire, suffiraient à prouver combien le joug de l'Islam leur semble léger. Quel pays de calme, toute cette région qui s'étend de Smyrne aux confins de la Syrie! Les voleurs y sont inconnus et on peut y dormir la nuit portes ouvertes ; une sérénité patriarcale y règne encore.

Et les Roumains, presque nos frères ceux-là, les Roumains qui représentent, parmi les peuples jadis soumis au Croissant, la vraie élite intellectuelle et morale, les Roumains ont-ils gardé rancune à ces Turcs qui furent leurs maîtres? Personne n'oserait le prétendre. Non, c'est seulement pour leurs anciens compagnons de tutelle, les Bulgares, qu'ils professent une haine toujours vivace.

Et les malheureux Juifs d'Espagne, où sont-ils venus se réfugier quand les chrétiens les exterminaient? Chez ces Turcs, qui leur donnent depuis quatre ou cinq siècles la plus tolérante hospitalité, et qu'ils ne cessent de bénir.

Oh! je sais bien, il y a eu les massacres d'Arméniens! Ici, ce n'est plus de la calomnie, ce n'est plus de la légende, c'est de l'effarante réalité. Ici, c'est la grande tache dans l'histoire de ceux que, en mon âme et conscience, je crois infiniment dignes d'être défendus, mais que cependant je ne saurais soutenir envers et contre tout lorsqu'ils sont coupables. Il y a du reste chez eux tant de qualités de premier ordre, tant de noblesse originelle, tant de foncière honnêteté, tant de compassion et de tolérance, qu'ils n'ont pas besoin qu'on les défende en aveugle ; ce serait même leur nuire et leur faire injure. Oui, les massacres d'Arméniens, c'est peut-être le crime qu'ils expient si affreusement aujourd'hui ; en tout cas, c'est en souvenir de ces néfastes journées de 1896 que l'Europe détourne sa pitié de leurs souffrances. Ici, je ne puis les absoudre, mais seulement plaider pour eux les circonstances atténuantes.

A Dieu ne plaise que je veuille accabler la race arménienne. Elle a dégénéré aujourd'hui comme il arrive à toutes les races qui ont eu le malheur suprême de perdre leur patrie ; son courage a faibli ; elle s'est jetée dans le mercantilisme et l'usure, beaucoup plus même que la race juive, qui y avait été poussée avant elle par un sort pareil au sien[9]. Mais elle a été, dans le passé, grande et glorieuse, et, malgré ses tares, acquises dans la servitude, ses malheurs, tant de malheurs inouïs qui n'ont cessé de l'accabler, doivent nous la rendre un peu sacrée.

[9] Voici à ce sujet un proverbe turc que l'on ne m'accusera pas d'avoir inventé : « Il faut quatre Juifs pour faire un Arménien. »

Il faudrait sans doute chercher bien loin, au fond des temps, pour trouver les origines de cette haine si farouche entre les Arméniens et les Turcs, qui semblaient jadis des peuples faits pour se tolérer et s'unir. Les premières grandes tueries mutuelles dont s'émut l'Europe eurent lieu dans des régions reculées de l'Asie Mineure ; les Kurdes y prirent part bien plus que les Turcs proprement dits ; elles eurent le caractère de batailles plutôt que de massacres, et l'histoire n'en est pas clairement connue. Dans les contrées si rudes de Zeïtoun et de Sassoun, dans les montagnes hérissées de rochers et de forêts, des Arméniens qui avaient conservé encore leurs antiques qualités guerrières, regimbaient à main armée contre la domination musulmane, — qui songerait à leur en faire un reproche? — Les musulmans réprimaient leurs rébellions, — n'était-ce pas naturel? Et ils firent en effet des répressions par trop terribles, dans la manière des coalisés chrétiens d'aujourd'hui en Thrace et en Macédoine.

Mais les raffinements dans le meurtre après la bataille, les froides cruautés dont on les accuse, je me permettrai de croire tout cela exagéré pour les besoins de la cause, tant que le récit n'en sera fait que par des Arméniens, fût-ce même par des prélats.

Quant aux massacres de Constantinople en 1896, qui furent les plus retentissants, pour en rejeter sur les Turcs toute l'horreur, il faudrait d'abord oublier avec quelle violence le « parti révolutionnaire arménien » avait commencé l'attaque. Après avoir annoncé l'intention de mettre le feu à la ville, qui « à coup sûr, disaient les affiches effrontément placardées, serait bientôt réduite à un désert de cendre, » (sic) un parti de jeunes conspirateurs, — admirables d'audace, je le veux bien, — s'était emparé de la banque ottomane pour la faire sauter, tandis que d'autres mettaient en sang le quartier de Psammatia. Il y eut dix-huit heures d'épouvante pendant lesquelles la dynamite fit rage, et un peu partout les bombes arméniennes, lancées par les fenêtres, tombèrent dru sur la tête des soldats.

Eh bien, quelle est la nation au monde qui n'aurait pas répondu à un pareil attentat par un châtiment exemplaire? Prenons par exemple une nation slave, puisque ce sont des Slaves, aujourd'hui, qui jettent sur les Turcs l'anathème, et choisissons la nation russe, notre amie, qui est de toutes la plus civilisée et foncièrement la meilleure. La nation russe, mais de nos jours encore elle persécutait les Juifs pour des actes d'usure beaucoup moins exaspérants que ceux des Arméniens ; qu'aurait-elle donc fait si ces mêmes Juifs, revolver au poing, s'étaient emparés des banques impériales, jetant partout des bombes et menaçant d'incendier Moscou? Qu'aurait-elle fait si, en outre, le Tzar, son chef religieux, avait, comme le Khalife, lancé l'ordre d'extermination?

Certes un massacre n'est jamais excusable, et je ne prétends pas absoudre mes amis turcs, je ne veux qu'atténuer leur faute, comme c'est justice. En temps normal, débonnaires, tolérants à l'excès, doux comme des enfants rêveurs, je sais qu'ils ont des sursauts d'extrême violence, et que parfois des nuages rouges leur passent devant les yeux, mais seulement quand une vieille haine héréditaire, toujours justifiée du reste, se ranime au fond de leur cœur, ou quand la voix du Khalife les appelle à quelque suprême défense de l'Islam…

L'Islam! L'Islam dont la Turquie était le porte-drapeau, l'Islam que cependant des millions d'hommes sont prêts à défendre jusqu'à mourir, l'Islam, hélas! s'éteint comme un grand soleil pour qui c'est bientôt l'heure du soir. Il jettera sans doute encore, à son couchant, de beaux rayons rouges ; pendant quelques années de grâce, il pourra embraser encore le ciel asiatique, et ses défenseurs auront, avant l'agonie, des gestes de héros. Mais malgré tout, je le sens plonger peu à peu dans l'abîme où s'anéantissent les religions et les civilisations révolues, et avec lui achèveront de passer aussi le recueillement, le rêve et la prière. Sur notre Terre bientôt trop étroite, toute trépidante aujourd'hui du grouillement des hommes qui asservissent l'électricité, martèlent le fer et s'enivrent d'alcool, il n'y a plus de place pour les peuples contemplatifs et doux, qui ne boivent que l'eau des sources et mettent en Dieu leur espoir.

L'Islam! Peut-être l'Europe, si perfide et si utilitaire, aurait eu quelque intérêt pourtant à le défendre encore. Elle n'a pas été seulement criminelle, en poussant les Turcs aux suprêmes désespérances, en laissant exterminer toute cette population saine et probe, autour de la ville où s'élève la merveilleuse mosquée de Sélim II ; elle a été imprévoyante aussi, car ce crime lui a valu une interminable prolongation de la guerre. Si elle avait su modérer les prétentions exorbitantes des vainqueurs, grisés par la victoire, elle aurait fait conclure la paix et repris en Orient le cours de ses affaires commerciales, qui semblent la préoccuper uniquement. Et c'est dans l'avenir surtout qu'elle sentira d'une façon plus lourde les conséquences de son crime, — c'est plus tard, quand le long du Bosphore trônera la capitale redoutable d'un empire des Slaves du Sud, et que l'exclusivisme intolérant de ces parvenus aura remplacé la si accueillante hospitalité ottomane.

Car un jour viendra fatalement, hélas! où Constantinople n'élèvera plus ses mille croissants dans l'air, où Stamboul ne sera plus Stamboul, n'aura plus ses minarets, ses dômes, ses stèles, la paix de ses petites places ombreuses, son indicible mystère, ni le chant de ses muezzins chaque soir. Ce sera, dans le modernisme et la laideur, une ville quelconque, sur laquelle une barbarie pèsera sans recours, — la plus noire des barbaries, celle des peuples trop neufs qui ne comprennent, en fait de progrès, que le bruit, la vitesse, l'électricité, la fumée et la ferraille.

Et cette chute de la ville des Khalifes ne marquera pas seulement la fin de la Turquie, comme l'arrivée de Mahomet II marqua pour les historiens la fin du Moyen âge ; il semble qu'elle sonnera aussi une heure infiniment plus grave et plus funèbre, l'heure où l'Islam, et avec lui toutes les civilisations exquises du passé, auront reçu le coup de mort, achèveront de s'évanouir sous la ruée des civilisations nouvelles, plus avides et plus meurtrières. Le feuillet sera tourné sur toute une période de l'histoire humaine, la période du calme, du rêve et de la foi. Triomphe définitif partout des races européennes, qui sont devenues les grandes tueuses, pour avoir perfectionné les explosifs et sapé les éternelles espérances. Commencement de temps nouveaux, qui s'annoncent effroyables…

XI
LETTRE SUR LA CHUTE D'ANDRINOPLE

27 mars.

« Chute d'Andrinople. La ville est en flammes. » — Ceux qui ont lu cette note, en grandes lettres, dans les journaux de ce matin, se représenteront-ils l'épouvante et l'horreur de cela : tomber aux mains des Bulgares!

Hélas! Telle est chez nous la force du parti pris, que la sublime résistance d'Andrinople n'a même pas touché les cœurs français, ces mêmes cœurs pourtant qui avaient décerné à Belfort sa couronne de gloire. Telle est la force de l'aberration que les journalistes ont osé taxer de barbarie la lettre de l'héroïque Chukri Pacha déclarant, après des mois d'angoisses et de souffrances inouïes, qu'il brûlerait la ville plutôt que de la rendre ; admirable en tout temps et quand même, cette lettre se justifiait d'ailleurs rien que par la brutalité des assaillants qui hurlaient alentour des murs. Car personne chez nous, même après l'invasion des Prussiens en 1870, n'a la moindre idée de ce que cela va être : tomber aux mains des Bulgares! Ce ne sera pas comme la chute de Janina, dont les défenseurs transportés à Athènes ont été applaudis par la foule à leur arrivée. Ce ne sera même pas comme la chute de Salonique, où cependant des excès effroyables furent commis. Non, cela promet d'être si sauvage et si monstrueux que, en cette occurrence extrême, brûler tout est bien le seul parti qui reste à prendre. Quand les bottes des vainqueurs, barbus et hirsutes, auront souillé la mosquée merveilleuse de Sélim II, les adorables kiosques funéraires et les saints tombeaux, alors pillages, viols, tueries commenceront, ainsi que partout où passèrent ces chrétiens de la haine et du shrapnell.

Musulmans d'Andrinople! Pauvres assiégés! Avoir enduré si longtemps le martyre des privations et des frayeurs, dans cette grande souricière de la mort, et être arrivés enfin au jour où voici les meurtriers qui entrent ; se dire qu'il n'y a plus moyen de s'échapper dans les campagnes cernées où l'on tue depuis des mois ; songer que tout le monde finira par y passer, que même les plaintes des petits enfants n'auront pas le pouvoir d'attendrir, qu'il n'y aura même pas de cachettes sûres où râler de faim sans coups de crosse ou sans coups de baïonnettes ; savoir d'avance qu'il n'y aura pas de pitié…

Puissé-je me tromper dans mes prophéties funèbres! Puisse ce roi de hasard, qui a su avec une habileté infernale exploiter le fanatisme et la farouche énergie de son peuple, puisse-t-il être pris de remords, et modérer un peu cette fois la ruée de ses soldats dans cette ville où des étrangers seront témoins, modérer ne fût-ce que par crainte des jugements de l'histoire, et pour épargner à son nom, déjà si entaché de boue sanglante, la souillure de nouveaux massacres.

10 avril 1913.

P.-S. — Quinze jours ont passé déjà sur cette chute d'Andrinople. Ainsi qu'il était à prévoir, les dépêches officielles soumises à la toujours même terrible censure, nous apprennent que les vainqueurs ont été magnanimes, et que la ville est rentrée dans la paix et la joie. Quelques témoins anglais cependant commencent à divulguer de plus sinistres nouvelles : « Le campement des prisonniers turcs, disent-ils, est une lamentable morgue où chaque jour l'on meurt par centaines, de froid et de faim! » Et puis, il y a lieu de trembler sur le sort de ces détachements de vaincus, que les Bulgares emmènent « afin de les mieux caserner dans des villes de l'intérieur ». Ne leur arrivera-t-il pas comme aux vaincus de Macédoine, que l'on emmenait ainsi sous le même prétexte, et qu'à la première étape, dès que l'on se sentait loin des regards indiscrets, on massacrait sauvagement?… Donc, n'ayons pas confiance encore, hélas! Ce n'est que plus tard que la vérité vraie, à grand' peine, filtrera jusqu'à nous ; en attendant il y a tout lieu de douter de ces belles dépêches, après tant de révélations tardives mais irréfutables, qui sont venues graduellement nous apporter toujours plus de surprises et toujours plus d'horreur!

NOTES COMPLÉMENTAIRES

Quelques lettres ou fragments de lettres, dont je n'ai eu connaissance qu'après l'impression de ce livre, et qui attestent encore non seulement les atrocités chrétiennes, mais la haine des orthodoxes contre les catholiques et les « uniates ». J'ai voulu prendre les plus typiques, parmi d'innombrables qui ne cessent de m'arriver ; mais pourquoi les unes, plutôt que les autres qui apportent les mêmes accablants témoignages? Je crains d'avoir choisi trop à la hâte ; il aurait fallu les publier toutes!… Du moins, parmi celles que je vais citer un peu au hasard, il n'en est pas une dont le signataire ne me soit connu et dont je ne puisse garantir l'absolue véracité.

Au moment où ces notes complémentaires sont déjà à l'impression, je reçois la liste détaillée des grandes tueries d'ensemble commises dans les environs de Roptchoz, Doïran, Kilkish et Serrès. Dans ces seules régions, cinquante-deux bourgs ou villages, dont j'ai la liste, anéantis, incendiés, les hommes massacrés, les femmes violées, quelques-unes converties de force à l'orthodoxie et puis emmenées par les alliés pour les besoins des soldats!… Trop tard pour publier tout cela, trop tard pour publier les lettres et documents qui continuent de m'arriver chaque jour : ce livre lugubre ne peut pas être interminable, il faut finir. D'ailleurs la cause est entendue, pour tous les gens de cœur et de bonne foi, on sait de quel côté sont les assassins.

Les hommes politiques affirment que l'intérêt de notre pays est maintenant avec les alliés, c'est là une thèse soutenable peut-être, bien que dangereuse infiniment. Mais que la France, notre chère France soit devenue tout à coup celle qui ne s'indigne plus des pires abominations, c'est un signe de déchéance, hélas! et un présage de malheur…

I

Nouvelle lettre de M. Claude Farrère au Gil Blas, à propos de l'incident du Bruix.

Au moment de la prise d'Andrinople, j'y reviens… Mais je me trompe fort, ou ce sera pour la dernière fois. Je ne crois pas que beaucoup de gens, même de la plus mauvaise foi, oseront ergoter sur le document que j'apporte.

Pardon à tous ceux dont le cœur se soulèvera, quand ils liront ce document-là.

Un mot d'explication d'abord.

Il y a trois ou quatre mois, en décembre dernier, un de mes camarades, officier de marine embarqué dans la division navale du Levant, écrivait à sa femme une lettre familière, au cours de laquelle il lui dépeignait en termes indignés les abominations commises par les troupes grecques et bulgares de Thrace et de Macédoine.

Cette lettre me fut communiquée. Je la communiquai à mon tour à force personnalités parisiennes. L'une d'elles, M. Raoul Aubry, écrivit alors, sous la forme d'une interview prise à moi, un très bel article où la lettre en question était relatée.

Se fiant aux termes exacts de cet article, que j'avais eu le tort de ne pas relire mot à mot, mon maître révéré, Pierre Loti, écrivit à son tour, dans sa très noble Turquie agonisante, que « les officiers du Bruix AVAIENT VU les troupes grecques et bulgares crever les yeux de leurs prisonniers turcs ».

Or, ces officiers-là n'avaient en réalité pas vu, — j'entends vu de leurs yeux, ce qui s'appelle vu, — l'atrocité ci-dessus rapportée. Sollicités par le prince Nicolas de Grèce, ils furent donc contraints de le déclarer officiellement. Et force gens, — ceux-là mêmes dont je parlais tout à l'heure, les gens de mauvaise foi, — essayèrent de transformer cette déclaration, toute visuelle, si j'ose dire, en un démenti que les officiers du Bruix auraient infligé à Pierre Loti.

De là à conclure que les alliés balkaniques n'avaient jamais crevé les yeux du moindre prisonnier turc, il n'y avait qu'un pas.

Et ce pas-là, divers journalistes peu recommandables se risquèrent sournoisement à le franchir, en écrivant divers articles, tous fort vilains, au commencement de ce mois-ci, mars 1913.

Par malheur, un de ces articles-là tombait, le 11 mars, sous les yeux de mon camarade, embarqué dans la division navale du Levant, — l'officier de marine qui avait écrit en décembre dernier la fameuse lettre, source de ma précédente documentation, et origine de toute l'affaire.

Et cet officier, — dont je persiste à taire le nom, tenant à ne point l'exposer aux couteaux des assassins prétendus soldats qu'il soufflette comme on va voir, — sautait immédiatement sur sa plume, et m'écrivait, dans le premier jet de son indignation, la nouvelle lettre que voici.

Je m'en voudrais à mort d'y changer une virgule ; et je n'en supprime que la date et que la signature, pour la bonne raison exposée ci-dessus[10] :

[10] La rédaction de Gil Blas, tout en s'associant à la juste indignation de Claude Farrère, prend sur elle de supprimer dans la lettre en question quelques termes énergiques dont l'auteur stigmatise les faits rapportés par lui, — cela par pur et simple respect dû aux lectrices de ce journal.

A Monsieur le lieutenant de vaisseau
Claude Farrère, 5, rue de l'Échelle, Paris.
A bord du …

De X… (Turquie.)

Mon cher ami,

Je viens de lire à l'instant dans le Petit Var du 2 mars (qui nous parvient aujourd'hui), une tartine au sujet du différend de Loti et des officiers du Bruix. J'avais bien pensé que c'était vous qui aviez fourni les tuyaux à Loti ; et je comprends à présent que ce sont ceux que je vous avais envoyés. Je ne me rappelle plus aujourd'hui les termes exacts que j'ai employés, à cette époque, pour vous peindre les atrocités qui se sont commises en Turquie d'Europe. Mais, ce que je peux vous dire, c'est que je maintiens sans restriction tout ce que je vous ai conté ; et que je vous remercie de n'en avoir point douté. Ces notes avaient été écrites au jour le jour et sous l'impression des événements. D'ailleurs je retrouve les faits détaillés dans mes papiers, avec la collection des télégrammes T. S. F. se rapportant aux événements. Tout cela est d'autre part encore entièrement présent à ma mémoire. Puisqu'il paraît y avoir discussion sur cette matière, je juge bon d'y ajouter d'autres détails que je ne vous avais pas signalés à cause de la longueur déjà exagérée de mes lettres précédentes.

Comme vous le dites très justement : Le démenti des officiers du Bruix est TOUT DIPLOMATIQUE et ne se rapporte certainement qu'à l'expression « VU DE LEURS YEUX ». On n'a, en effet, pas l'habitude de nous convier à ces petites fêtes (bien qu'il soit quelquefois possible de commettre des indiscrétions ainsi que vous le verrez plus loin). Je ne crois pas en commettre une contre le secret professionnel en vous communiquant des extraits de télégrammes du Bruix qui, envoyés en clair par T. S. F., n'avaient par conséquent rien de confidentiel et d'ailleurs ont été interceptés par tous les croiseurs étrangers, puis publiés partiellement dans divers journaux du Levant. Voici donc : — Le 14 novembre, je lis : « Des notables musulmans ont renouvelé aujourd'hui auprès de moi de pressantes demandes d'assistance contre les assassinats et les excès abominables que commettent les soldats Grecs… je suis assailli de plaintes de FRANÇAIS VOLÉS ET MALTRAITÉS PAR LES GRECS »

En date du 17 novembre : « Des témoignages incontestables me sont fournis au sujet des atrocités commises par les Chrétiens à l'égard des Musulmans de la province de Salonique. IL S'AGIT D'UN MASSACRE GÉNÉRAL entrepris dans des conditions particulièrement odieuses… LES SOLDATS TURCS BÉNÉFICIANT DE LA CAPITULATION DE SALONIQUE et évacués sur l'intérieur SONT AUSSI ASSASSINÉS EN COURS DE ROUTE » Ceci émanait du Bruix, ne l'oubliez pas.

Je pourrais vous en citer d'autres, mais ceux-là sont, je crois, suffisamment nets et catégoriques. Ils font d'ailleurs le plus grand honneur au commandant qui a osé les rédiger dans cette forme et les transmettre en clair. C'était ce que je vous disais je crois, au sujet du Bruix.

Quant à l'histoire des prisonniers turcs aveuglés, je n'ai naturellement pas assisté à l'opération, mais cela nous a été rapporté de divers côtés en pays chrétien et en particulier par DEUX FRANÇAIS EMPLOYÉS DANS UNE GRANDE ADMINISTRATION LOCALE. D'ailleurs je ne conçois pas quelle raison on peut avoir d'en douter, honnêtement, car des exercices de ce genre ne sont pas tellement rares dans ces parages. Croyez bien que ces « gentillesses » n'ont pas été les seules de l'espèce commises… Mon cher ami, quand mon esprit se reporte sur tout ce que j'ai vu dans ces régions, le cœur m'en lève de dégoût. Je ne suis pas suspect de sensiblerie. J'ai déjà vu la guerre de près, je l'ai faite, au Maroc et ailleurs, et je conçois tout ce qu'elle comporte de misère et d'horreurs. Mais en ce qui concerne les façons de faire des alliés, je ne peux m'empêcher de penser à l'invasion des Huns, dont ils sont d'ailleurs les dignes descendants.

Je vous disais plus haut qu'en dépit du soin que les orthodoxes prennent de faire endosser leurs atrocités aux Musulmans, on peut arriver parfois à en apercevoir des échantillons non équivoques. Je m'explique. Il s'agit encore de Dedeagatch. Je ne reviendrai pas sur les conditions dans lesquelles la ville fut prise par quelques centaines de comitadjis bulgares, conditions que je vous ai déjà relatées et qui permirent aux Grecs d'assouvir leurs haines personnelles (en dénonçant des « Turcophiles » immédiatement massacrés par les Bulgares), et surtout de piller, voler, violer, etc…

Je vais simplement vous conter trois petites histoires dont j'ai été le témoin… j'ai vu moi-même, VU DE MES YEUX, cette fois : — Je me promenais à terre, avec un camarade, tous deux en tenue. A un certain moment, nous regardions des cadavres de Musulmans qui gisaient, nus, sur la plage. Nous échangions la remarque qu'ils avaient bien été tués à coups de baïonnettes et par derrière, ainsi qu'on nous l'avait dit. Ces pauvres diables avaient dû fuir dans les rues et être lardés par les bourreaux lancés à leur poursuite. Un comitadji qui nous considérait s'avança alors, et nous dit en ricanant : « Bien sûr, Turc pas valoir une balle! » L'homme avait un tel air et une telle face de bandit, qu'instinctivement j'ai fouillé ma poche pour y sentir mon revolver.

2o Quelques heures plus tard, dans la ville turque. Les chacals grecs avaient passé par là, et il ne restait plus aucune chose ayant un nom. De loin en loin, des femmes en larmes assises sur des ruines fumantes. Tous les hommes tués ou enfuis. Une très vieille femme turque s'est jetée à nos pieds, pleurant à chaudes larmes, baisant nos mains, etc… Elle racontait une histoire que, en unissant notre sabir, nous ne parvenions pas à saisir. Mais il était visible qu'elle était en proie à une vive émotion, et qu'elle implorait quelque chose. Nous lui avons fait signe de marcher devant et nous l'avons suivie. Elle nous a conduits, au pas de course, à quelques centaines de mètres plus loin, et là, nous avons compris : dans une chose qui avait dû précédemment être une maison, deux jeunes femmes et une gamine turques, figures découvertes, pleuraient silencieusement. A côté, deux soldats bulgares, sans armes, la face congestionnée, se rajustaient, l'air désagréablement surpris de notre arrivée inopinée. Un gamin, pâle comme un linge, nous a désigné les deux soldats, en hurlant une histoire d'où il ressortait qu'il avait voulu faire fuir les femmes, et que les soldats l'avaient menacé de leurs couteaux. Nous avons escorté tout ce monde sanglotant, en lieu sûr, non sans avoir fait constater le fait à un officier bulgare qui passait par là. (Il avait l'air embêté.) — Ce qui s'était passé n'était que trop net, — et trop net aussi que nous étions arrivés trop tard.

3o Le lendemain, après-midi, je regardais la ville, du bord, dans la lunette du télémètre Barraud Strond. Vous savez que cet instrument, utilisé comme longue-vue, donne, outre un fort grossissement, un relief remarquable. D'autre part nous n'étions pas très éloignés de terre. Je voyais donc toutes choses comme si je les avais touchées du doigt. J'ai vu deux bons vieux bateliers turcs poursuivis, sur la plage, par des soldats bulgares. La chasse a duré cinq bonnes minutes. Les deux bateliers ont été tués à coups de bâton. J'ai su ensuite qu'ils avaient été découverts dans leurs caïques où ils étaient cachés depuis quatre jours.

Voilà. Je m'arrête parce qu'un pareil sujet n'a pas de limites et qu'il faut une fin. Je suis content, tout de même, qu'en dépit du pacte de silence de la presse, la vérité commence à se faire jour. Mais on ne dira jamais assez quelle engeance immonde sont ces soldats soi-disant chrétiens ; — les Grecs surtout. Quant aux Bulgares, je veux bien que la plupart des horreurs aient été commises par leurs comitadjis. Mais, comme les réguliers ne les renient même pas, c'est à mon sens le même tabac.

Adieu, mon cher ami. Excusez le pêle-mêle de cette lettre écrite à la six-quatre-deux. Je m'en serais voulu de retarder d'un jour mon témoignage, que je vous apporte non comme une justification, mais bien comme une confirmation de ce que vous avez avancé. Il va de soi que je vous laisse entièrement libre d'en faire l'usage qui vous conviendra, voire même de la publier intacte et sous ma signature, si vous le jugez préférable. Par ailleurs, je vous serais obligé d'en donner connaissance au commandant Viaud. Je trouve rudement chic l'attitude qu'il a prise vis-à-vis des Turcs, et je serais désolé qu'il pût penser un seul instant que j'aie pu, indirectement, l'induire en erreur, bien que je n'aie pas l'honneur de le connaître personnellement.

Je pense d'ailleurs pouvoir causer bientôt de tout cela avec vous : nous serons à Toulon à la fin du mois… Tant mieux. C'est assez d'atrocités comme ça!…

(Signature.)

P.-S. — Encore un autre radio, malheureusement incomplètement reçu par suite de brouillage, en date du 19 novembre. Adressé du BRUIX au GAMBETTA pour Ambassade : « Massacres épouvantables par bandes bulgaro-grecques… la malheureuse population musulmane… centaines de cadavres femmes, enfants, affreusement mutilés… sans sépulture… horribles représailles exercées par éléments orthodoxes. 50 WAGONS DE CADAVRES.

C'est peut-être les Turcs qui ont tué eux-mêmes leurs femmes et leurs enfants, qui sait?

X.

Voilà.

Moi, Claude Farrère, je certifie le texte ci-dessus exact, et je garantis sur mon honneur de soldat, l'honneur et la véracité du soldat, mon correspondant.

Pour la bonne réputation de la presse française, j'espère qu'il ne se trouvera pas un seul journal français pour oser ne pas reproduire les termes essentiels de cet écrasant témoignage.

La cause est entendue.

Nous savons, des musulmans et des orthodoxes, lesquels sont les bourreaux, lesquels sont les victimes.

Et nous savons aussi, de M. Pierre Loti et de ses insulteurs, lequel est le grand honnête homme, lesquels sont les aboyeurs à gages.

CLAUDE FARRÈRE.

II

Maintenant ce passage de la lettre que je reçois aujourd'hui même d'une religieuse française, supérieure d'une des plus grandes maisons d'éducation en Orient, une sainte femme universellement connue et vénérée là-bas, qui a transformé ses salles d'étude en ambulance pour les blessés turcs :

« Nos pauvres Turcs, oui, je les plains du fond de mon cœur. Jamais nous ne trouverons autant de tolérance, autant de bonté chez ceux qui veulent les chasser.

»Nos blessés ont été admirables de reconnaissance, et très faciles à soigner, etc. »

III

Lettre sur le passage des alliés à Salonique.

CORRESPONDANCE PARTICULIÈRE DES « DROITS DE L'HOMME »

« … Les Turcs continuent à se livrer au pillage et à tous les excès, tant en Macédoine qu'en Thrace et en Épire… »

(Les Agences.)

Tous les deux à trois jours, cette information revient comme un leitmotiv dans les communiqués que les agences télégraphiques d'Athènes, de Sofia et de Belgrade envoient sans se lasser à la presse mondiale, qui les enregistre bénévolement. Je demande la permission de donner aux lecteurs français connaissance des nouvelles lamentables qui parviennent directement de Salonique, de Serrès, de Cavalla et d'autres centres macédoniens, et qui montrent sous un jour diamétralement opposé les prétendus excès turcs.

Tout le monde sait déjà ce qui s'est passé à Salonique, où l'armée grecque s'est livrée à un sac en règle de la ville. Je n'insisterai donc pas sur ces pénibles événements, me contentant d'ajouter que dans les premiers jours de décembre, malgré les démentis arrachés par la force, la tranquillité était encore bien loin d'être revenue. Les Saloniciens n'osaient pas sortir de chez eux et ils se mettaient à plusieurs, en plein jour, pour aller jusque chez le boulanger ou l'épicier.

A Serrès, au moment de l'entrée des Bulgares dans la ville, un Turc tira deux coups de feu et abattit deux soldats. Ce fut pour les envahisseurs le signal d'un carnage épouvantable, autorisé par les supérieurs. Durant vingt-quatre heures, sous la conduite des orthodoxes indigènes, et sous l'œil indulgent de leurs chefs, les soldats bulgares pillèrent, volèrent, violèrent, massacrèrent, s'enivrant de sang et de rapine. Plus de quinze cents musulmans tombèrent victimes de ce carnage inouï. Naturellement, les juifs ne furent pas épargnés. Un des leurs, M. H. Florentin, vit sa demeure envahie par une horde sanguinaire qui fit main basse sur les objets de valeur, détruisant tout ce qui ne pouvait pas être emporté.

A Cavalla, la tuerie ne fut pas aussi terrible, mais les actes de sauvagerie ne furent pas moins atroces. Le nombre des notables musulmans égorgés comme des moutons n'est pas inférieur à cent cinquante. Le consul d'Autriche-Hongrie, M. Adolf Wix, n'a dû son salut qu'en se réfugiant à bord d'un bateau du Lloyd. De connivence avec la police bulgare, trois voïvodes se présentèrent, à minuit, chez les riches négociants en tabacs israélites. Malgré les prières, les supplications, les offres de toutes sortes des femmes éplorées, les comitadjis enlevèrent six chefs de famille, dont un asthmatique, un rhumatisant, un troisième atteint d'obésité, et les conduisirent par une pluie torrentielle à Yeni-Keuy, situé à six heures de distance. Les malheureux ne furent relâchés que le surlendemain, contre une rançon de 22.000 livres turques (500.000 francs). Les voïvodes auteurs de cet acte de brigandage seraient les compagnons de Tchernopeïew, caïmacam actuel de Cavalla.

A Drama, à Nousretli, dans la région de Xanthie, à Demir-Hissar, et un peu partout, où les croisés ont pourchassé les adeptes du croissant, les mêmes scènes se sont déroulées sous l'œil bienveillant des officiers, presque avec leur consentement, sous leurs ordres peut-être. Soixante-dix mille musulmans ont été ainsi massacrés par les conquérants qui ont juré d'exterminer l'Islam, d'en extirper la racine.

Ce qu'il y a de plus révoltant, c'est l'attitude des orthodoxes sujets ottomans qui servent d'espions aux vainqueurs.

N'est-il pas temps pour la presse, ce quatrième pouvoir, de demander un peu de pitié, un peu de charité chrétienne, pour tant d'innocents, tant de veuves, tant d'orphelins, dont le seul crime est d'être nés musulmans?

SAM LÉVY,
ancien rédacteur en chef
du Journal de Salonique.

IV

Lettre d'un Français de Constantinople.

Constantinople, 8 décembre 1912.

Le mardi 19 novembre, vers 8 heures du soir, cent cinquante comitadjis bulgares pénétrèrent soudainement dans la ville de Dedeagatch.

Jusqu'à minuit, ces comitadjis se livrèrent à un épouvantable massacre de Turcs ; ils pénétraient dans les maisons, pillant et tuant vieillards, femmes et enfants.

La complicité des chrétiens (orthodoxes) de la ville n'est pas douteuse : nous en avons vu plusieurs conduisant ces brigands et désignant les maisons et les personnes turques.

D'ailleurs toutes les habitations chrétiennes étaient marquées d'une croix blanche pour indiquer qu'elles devaient être épargnées.

Des Musulmans avaient cherché un abri dans une mosquée ; il n'y avait que des vieillards, des femmes et des enfants.

Les Bulgares les cernent ; de la porte entr'ouverte, un coup de revolver part ; aussitôt une vive fusillade est dirigée sur ces malheureux, des bombes sont lancées dans la mosquée, ce fut un véritable carnage.

Le lendemain, quand j'ai visité ce lieu de désastre, j'y ai vu plus de vingt-cinq cadavres.

*
*  *

Les prêtres catholiques italiens, qui ont une école où est enseigné le français, avaient recueilli une trentaine de Turcs qui s'y étaient réfugiés. Ils furent dénoncés par des Grecs qui, comme orthodoxes, haïssent les écoles catholiques, dont la tolérance des Turcs avait jusqu'alors facilité le développement.

Les Bulgares s'y présentent et exigent la livraison des réfugiés : les Pères s'y refusent ; mais l'un des principaux Turcs, nommé Riza bey, commissaire du gouvernement ottoman auprès de la Compagnie Française des Chemins de fer, craignant que cette hospitalité ne soit la cause de grands malheurs, se rend spontanément à ces forcenés.

Ceux-ci l'emmènent et, à une cinquantaine de mètres de l'école italienne, je les ai vus s'arrêter, croiser la baïonnette et demander à Riza bey de leur remettre son argent et de leur indiquer sa propre maison.

Riza bey, que je connaissais, était un jeune homme instruit, d'une très bonne famille, et qui avait une femme et un enfant. La pensée du danger qu'allait courir sa famille lui inspira, je n'en doute pas, le refus d'obéir à la sommation de ces bandits, qui le transpercèrent de leurs baïonnettes. Le malheureux s'affaissa ; il était mort. L'un de ses assassins lui enleva ses souliers pour s'en servir, et son corps resta pendant cinq jours à la même place ; chaque jour, on lui enlevait un effet ; au dernier moment, il ne lui restait que sa chemise et son caleçon.

*
*  *

Les comitadjis bulgares retournèrent alors auprès des Pères italiens et les menacèrent de les tuer s'ils ne leur montraient pas leur caisse. Force leur fut de s'exécuter : la caisse contenait cent livres turques, dont les bandits s'emparèrent.

A côté de ces Bulgares, il y eut les habitants de religion grecque qui envahirent les maisons turques, les mosquées, les locaux du gouvernement et emportèrent tout ce qui leur tombait sous la main, meubles, tapis, literie, etc…

… Ce pillage dura huit jours, c'est-à-dire jusqu'au moment où le drapeau français apparut à l'horizon ; c'était notre cuirassé Le Jurien-de-la-Gravière ; alors, comme par enchantement, les comitadjis disparurent et le calme revint. Les Grecs, dès l'entrée des troupes balkaniques, s'étaient montrés arrogants subitement vis-à-vis des étrangers, insultant le vice-consul d'Autriche, M. Bergoubillon, agent de la Compagnie du Lloyd, ne parlant de rien moins que de fermer tous les établissements européens : banques, etc., pour les remplacer par des grecs.

Mon devoir est de rendre hommage à l'évêque grec de Dedeagatch, qui employa, dans cette triste circonstance, son énergie et son autorité à protéger les Turcs contre le pillage de ses propres fidèles. Il réussit ainsi à sauver le caïmacam et de nombreux Turcs ; mais il fut peu écouté et menaça de quitter ses coreligionnaires et compatriotes aussitôt la fin des hostilités, « ne voulant plus rester, dit-il, à la tête d'une communauté aussi indigne ».

A l'arrivée du croiseur français, le courageux prélat tint à se rendre à bord pour saluer le commandant, qui, pour le remercier et le féliciter de son attitude, lui rendit les honneurs en tirant plusieurs coups de canon.

… L'armée bulgare, qui avait laissé la ville à la merci des comitadjis, rentra à Dedeagatch dès l'arrivée du croiseur français. Le commandant, voyant la ville désormais occupée par les réguliers, jugea inutile de débarquer des marins et mit le cap sur Cavalla.

A Cavalla, des horreurs pareilles à celles de Dedeagatch s'étaient commises. Cependant, les officiers français eurent le temps de descendre à terre à Dedeagatch et de se rendre compte des abominations commises ; ils prirent même quelques photographies.

L'armée bulgare était, à Dedeagatch, sous les ordres du général de division Gueneff.

Les Pères italiens se plaignirent à lui de la conduite odieuse à leur égard des comitadjis. Le général fit une enquête, constata les faits et retrouva même soixante-dix livres turques sur les cent qui leur avaient été volées.

« Mais, leur dit le général Gueneff, comme nous avons l'intention d'élever un monument en l'honneur des soldats bulgares morts pendant la guerre, je garde cet argent pour cette œuvre. »

Le même général Gueneff, ayant appris que l'évêque grec avait recueilli toutes les femmes turques dans l'école grecque, afin de les mettre à l'abri des mauvais traitements, réussit à décider ce prélat à les relâcher, pour loger ses soldats.

Les malheureuses durent retourner dans leurs maisons pillées et abandonnées et, dans la nuit, restées sans défense, elles furent violées par les soldats de ce général.

La deuxième nuit de leur arrivée, les mêmes soldats du général Gueneff pillèrent les magasins de M. Rodhe, vice-consul d'Allemagne et agent de la Compagnie de transports Schenker.

Les Bulgares ont placé des sentinelles devant chaque consulat, avec défense à qui que ce soit d'y pénétrer ; c'est ainsi que, malgré les protestations énergiques des consuls de France et d'Allemagne, les agents consulaires sont pour ainsi dire prisonniers, privés de tout contact avec leurs nationaux ou protégés et mis dans l'impossibilité de remplir leurs fonctions et leurs devoirs.

Devant l'hostilité de la population grecque indigène, beaucoup d'entre nous, Français, s'étaient concertés pour prendre des mesures communes de défense, en cas d'attaque. Heureusement, le Jurien-de-la-Gravière, avisé, put arriver à temps pour imposer respect et nous transmettre l'ordre de l'ambassadeur de rentrer à Constantinople.

Les Bulgares se sont également emparés du chemin de fer français, ont expulsé brutalement tout le personnel indigène et français, sans distinction, et l'ont remplacé par un personnel bulgare. Les autorités militaires refusèrent de délivrer aux agents français le moindre reçu ou pièce officielle de prise de possession du matériel.

Signé : X…

(Communiqué par M. J. Odelin, de l'Œuvre.)

V

Lettre d'un missionnaire français.

MISSION DE MACÉDOINE

R…, 21 novembre 1912.

… Enfin, j'ai des nouvelles de Yenidjé.

Une fois que les Grecs y sont entrés, ils ont commencé à brûler le Tcharchi (marché couvert turc) et les maisons turques ; mais, auparavant, tous les bons chrétiens (orthodoxes de Yenidjé) se sont mis à piller d'une manière odieuse ; magasins et maisons turques, tout y a passé. Le samedi après-midi, le dimanche, le lundi, etc… cependant que les maisons continuaient à brûler ; les riches n'étaient pas moins ardents à la curée que les pauvres, chacun a pris selon sa capacité, les uns pour vingt-cinq livres turques, les autres pour cinq cents.

Il y a, à Yenidjé, quelques centaines de soldats grecs. Ils s'y conduisent comme à Salonique, c'est-à-dire qu'ils pénètrent dans les maisons, volent, pillent et violent. C'est du reste ce qu'ils ont fait dans tous les villages des environs de Yenidjé, partout où ils ont passé.

Ils se montrent très fanatiques, réservant toute leur faveur pour ceux qui sont de religion grecque et traitant plutôt mal les autres ; aux Grecs de religion ils ont payé ce qu'ils ont réquisitionné, mais ils ont pris quatre-vingt-six moutons à un pauvre Bulgare (schismatique) de Yenidjé, sans paiement et sans garantie pour l'avenir.

*
*  *

Grecs et Bulgares se conduisent, en Macédoine, comme des Barbares, et cela fera certainement détestable impression en Europe, quand on le saura.

Tout s'est bien passé pour Paliortsi, mais aux alentours, les chrétiens (orthodoxes) des villages se sont conduits comme des sauvages.

A Bogdantsi, les chrétiens ont dévalisé les maisons turques, arrachant aux femmes leurs ornements, leur coupant le bout de l'oreille pour leur prendre leurs pendants, puis violant femmes et jeunes filles.

A Pobregovo, les gens de Bogdantsi et de Stoyakovo ont fait irruption et, pendant que les uns se livraient au pillage, les autres violaient femmes et filles, et ce sont des chrétiens!

De son côté, M. M… m'écrit que les femmes et les filles qui, après le massacre des hommes à Rayanovo, avaient été recueillies à Tolni-Todorak, ont été tuées et qu'il n'en reste plus que trois, selon les uns, neuf selon les autres.

Inutile de dire que toutes ces victimes sont turques.

A Dolni-Poroy, les Turcs ont été massacrés.

A Vaisly, toute la population turque a été tuée.

A Roucouch, les exécutions continuent et il y a une dizaine de Turcs tués chaque jour.

*
*  *

Après cela, que les journaux européens, Croix, Univers ou autres, entonnent des dithyrambes à la gloire des peuples balkaniques et parlent encore de Croisade, et de Croix contre le Croissant!

Ici, tout le monde est écœuré, et il faut espérer que l'Europe finira par ouvrir les yeux ; car, le vol, la lubricité et l'homicide s'en donnent à cœur joie, en ce moment, en Macédoine, et ce sont des chrétiens (orthodoxes) qui sur ce point rivalisent entre eux.

Ce qui nous inquiète, c'est l'avenir.

Quel sera le sort de la Macédoine?

Grecs ou Bulgares? plaise à Dieu que ce ne soit ni les uns ni les autres, car ce serait la ruine de nos missions françaises.

Vous connaissez les Grecs, ils n'auront pas de repos qu'ils n'aient détruit nos missions, car ils ne peuvent supporter les Uniates.

Ce qui se passe en Bulgarie, même pour les catholiques latins, n'est guère encourageant, et c'est encore pis que ce qui se passe en Grèce. Aussi, désirons-nous vivement que la Macédoine reste autonome, dût-elle même devenir autrichienne. Peut-être ne serait-ce pas, pour nous, un bien personnellement, mais ce serait le salut de la mission, du catholicisme et même encore de l'influence française.

Signé : D…

(Communiqué par M. J. Odelin, de l'Œuvre.)

VI

(Émanant du Consulat austro-hongrois sur l'entrée des Serbes à Prizrend le 5 novembre dernier.)

Peu après que les troupes serbes eurent pénétré en ville, nous entendîmes la fusillade de l'infanterie dans les rues. M. Prochaska me dit alors avec indignation : « C'est une trahison. Les Serbes sont en train de tirer sur les habitants qui ne leur font rien. »

Dans le consulat se trouvaient, en plus du consul, son secrétaire, deux kawas, un marchand italien, un sujet allemand et deux voyageurs autrichiens. En outre, il s'y trouvait également vingt-deux blessés, dix-huit familles de la ville, plusieurs dames qui se chargeaient de prendre soin des blessés et un assez grand nombre d'enfants.

Une section de soldats serbes conduite par un officier à cheval apparut alors devant le consulat. L'officier demanda à parler au consul. M. Prochaska vint alors à la porte. Le chef lui renouvela l'ordre d'ouvrir le consulat afin d'y placer les soldats serbes blessés et afin de permettre la recherche des traîtres turcs qui auraient pu s'y réfugier.

M. Prochaska répondit, avec politesse mais avec fermeté, que l'hôpital était déjà plein de blessés. L'officier repartit : « Oui, il est plein de misérables Albanais, et ceux-là, nous les jetterons dehors. »

Le consul riposta : « Messieurs, je vous ferai remarquer que le terrain sur lequel se trouve le consulat est un terrain neutre, et qu'il jouit de la protection de la monarchie que je représente. Vous voyez flotter sur ces murs le drapeau autrichien, et en outre le signe de la Croix-Rouge internationale. »

Le Serbe lui répliqua : « Ce sont là des mots inutiles. Je vous ordonne d'ouvrir. »

M. Prochaska ne fit à ces paroles aucune réponse et rentra dans son bureau. L'officier serbe donna l'ordre à ses soldats de pénétrer de force dans le consulat. Avec des bravos et des cris insultants pour l'Autriche-Hongrie, les soldats arrachèrent le drapeau austro-hongrois et le traînèrent dans la boue. La porte fut ouverte avec violence, les soldats escaladèrent le mur de l'entrée et pénétrèrent dans le bâtiment. Les familles des Albanais qui s'y étaient réfugiés furent tuées sans merci. Il en fut de même des blessés qui furent massacrés dans leur lit. Les femmes et les enfants furent tués.

Il y eut des Serbes qui allèrent jusqu'à souiller des cadavres.

Le consul protesta solennellement. Les Serbes lui répondirent par des ricanements.

(Communiqué par M. J. Odelin, de l'Œuvre.)

VII

Lettre d'un Français de Constantinople.

Je viens, dit-il, de parcourir la région entre Demir-Hissar, Serrès et Salonique ; c'est un spectacle horrible, j'ai vu sur la route plus d'un millier de cadavres de paysans turcs, hommes, femmes, enfants, vieillards, massacrés par les chrétiens.

VIII

Lettre adressée à M. J. Odelin, qui, dans l'Œuvre, a si vaillamment fait campagne pour le bon droit, par M. Lucien Maurouard, ministre plénipotentiaire, qui fut vingt ans diplomate français en Orient.

Paris, le 2 janvier 1913.

Monsieur,

Par ce fait même que les Turcs sont plus adonnés à l'agriculture qu'enclins aux initiatives industrielles et financières, l'Empire ottoman est terre d'élection pour le développement des intérêts économiques étrangers.

Voilà plusieurs siècles qu'à la faveur des Capitulations, nos comptoirs commerciaux se sont installés dans les Échelles du Levant, y prospérant avec sécurité, et, de nos jours, mines, ports, quais, phares, chemins de fer, régies financières, banques, manufactures et exploitations diverses se sont créés dans cet Empire sous la direction de notre personnel technique français et avec le concours de nos capitaux.

Voilà bien longtemps aussi que nos missions, nos écoles (laïques ou religieuses) propagent dans la plupart des villes notre enseignement et notre influence, à l'abri, non seulement d'une parfaite tolérance, mais même de réels privilèges.

En cas d'incidents dommageables aux personnes ou aux propriétés étrangères, on sait combien la protection de ces intérêts et l'obtention d'indemnités s'il y a lieu, sont facilitées aux autorités diplomatiques et consulaires par le régime des Capitulations.

Voilà pour le passé ; et voici pour l'avenir.

Assez différente est et sera sans doute la situation dans les territoires détachés de l'Empire pour la formation et l'accroissement des États balkaniques.

Ces peuples jeunes se montrent, comme c'est leur droit d'ailleurs, animés d'un nationalisme ardent, à tendances plus ou moins exclusivistes, et certainement moins propice que la mentalité et les usages musulmans à la pénétration des intérêts étrangers.

Il est notoire que la Croix orthodoxe, qui préside religieusement et politiquement aux destinées des États balkaniques, est nettement adverse à la Croix catholique et qu'elle cherche à évincer celle-ci autant qu'elle le peut.

J'ai pu l'observer pendant un séjour de quatorze années en Grèce.

Les réserves protocolaires, formulées par la France dans les traités pour l'institution du Royaume de Grèce et l'annexion des Iles Ioniennes, sont éludées par les autorités helléniques sur des points de réelle importance : reconnaissance et situation de certains évêques latins ; statut des mariages mixtes.

En raison même de ce que leur excellente tenue leur assure une clientèle nombreuse et distinguée, les écoles catholiques sont plus ou moins jalousées, ce qui, combiné avec l'influence de l'antagonisme confessionnel, les met parfois en butte à des attaques de presse et à des tracasseries administratives sous de fallacieux prétextes.

Il me paraît aussi que nos intérêts commerciaux et industriels n'ont qu'à perdre au passage de la domination turque à la domination balkanique.

Ces données ont été généralement omises dans presque tout ce qui s'est publié à l'occasion du conflit oriental.

Par contre, on a donné un large mais immérité regain aux légendes tendancieuses et spécialement à celles qui sont relatives aux massacres et pillages, mis indistinctement à la seule charge des Turcs, dans le but, semble-t-il, de les discréditer devant l'opinion publique ; or, il est avéré que le Turc, naturellement placide, ne se livre à des violences que provoqué par une rébellion : j'en ai été témoin moi-même en Crète, où les violences ont toujours eu le caractère de réciprocité entre chrétiens et musulmans.

De même en Macédoine, ce fut entre les alliés d'aujourd'hui, rivaux quand même, ennemis d'hier, et peut-être aussi de demain, entre Bulgares et Grecs, que se produisit un long échange d'actes de barbarie comme moyen d'éviction et d'intimidation au service de la propagande politique.

LUCIEN MAUROUARD.

IX

Lettre à moi adressée par deux Français hautement honorables, qui s'étaient fixés à Salonique et vont être obligés d'en partir.

Salonique, 19 janvier 1913.

Un calme relatif existe en ce moment, avec la Cour martiale et la censure préalable. Et combien encore de vilenies!

L'exode des familles musulmanes est presque général. Les Israélites à leur tour songent à partir. Quant à nous, Français, beaucoup des nôtres ont déjà perdu leur situation.

Grecs et Bulgares se disputent la ville.

Le Bulgare, plus brutal, fera sentir son joug plus inexorablement ; le Grec, avec plus d'hypocrisie. Quant à la France, l'admirable expansion de sa langue, de son influence industrielle et morale, sera absolument détruite. Déjà toutes les communications officielles, toutes les enseignes, tous les avis de chemins de fer ou de trains qui se faisaient en français ne se font plus qu'en grec.

Chaque jour nous apporte de nouveaux témoignages des atrocités bulgares. Elles dépassent l'imagination. Des femmes enceintes ont été éventrées et, de la population musulmane de cette partie de la Macédoine, il ne reste que les fuyards.

Quant aux prisonniers turcs qui étaient à Salonique, on ne les voit plus. Et les officiers bulgares, pressés de questions, commencent à avouer qu'ils les ont méthodiquement exterminés.

X

Lettre que m'adresse le colonel français Malfeyt, qui fut détaché pendant sept ans dans la gendarmerie internationale de Macédoine.

J'ai vécu avec les Turcs pendant sept ans, à Salonique, Monastir, Uskub, dans toutes les classes de la société et surtout parmi les soldats ; c'est vous dire combien je les connais et, dès lors, combien je les aime.

Pendant mes années de service en Macédoine, je n'ai jamais constaté ni entendu parler de crimes commis par des Turcs, et je crois qu'on ne pourrait pas en signaler un seul, en prouver un seul, tandis que je puis citer par douzaines des crimes commis par les Balkaniques. Les autorités ottomanes dépêchaient constamment des troupes pour mettre à la raison les bandes grecques, serbes ou bulgares, qui s'entretuaient, fomentaient des troubles et maintenaient le pays dans une anarchie continuelle. Est-ce que ce sont ces répressions qu'on appelle des massacres? Dans ce cas, moi aussi, j'ai contribué à pourchasser ces bandes.

En Asie Mineure, n'y a-t-il pas une tranquillité parfaite? Pendant les deux années que j'ai parcouru le pays, je n'ai jamais entendu parler de meurtre ni de vol! On peut dormir portes ouvertes! Et cependant il y a des Grecs et des étrangers en grand nombre ; mais ici aucune puissance ne poursuit une politique annexioniste.

Non, notre injustice envers les Turcs est révoltante. Ce peuple si bon, si doux, si digne, ne mérite que notre estime.

COLONEL MALFEYT.

XI

Lettre que m'adresse un Roumain de Bucarest.

Comme on voit que vous connaissez bien les Turcs — que nous coudoyons depuis des siècles, nous autres Roumains — ces Turcs, que les vicissitudes des temps ont rendus nos maîtres pendant de longues années, mais qui, chose incroyable et sans exemple dans l'histoire, n'ont jamais été haïs dans le pays, tant ils étaient bons et justes, et tant ils avaient le respect de la parole donnée.

La Roumanie vous portera dorénavant une affection reconnaissante pour les paroles de justice, pour les accents indignés que vous jetez à la face de l'Europe comme une flétrissure.

DEMÈTRE RACOVICEANO.

XII

Lettre que m'adresse un capitaine français qui servit onze ans dans la gendarmerie internationale de Macédoine.

Votre plaidoyer en faveur de nos amis turcs a un très grand retentissement dans leur cœur, qui est un cœur d'or, comme vous le savez. Le bien que vous faites ainsi à la cause française répare les ravages que notre presse, vendue aux vainqueurs, a causés à notre influence ; vous maintiendrez quand même, chez la victime insultée, l'amour de notre pays, tandis que les vainqueurs d'aujourd'hui nous renieront demain.

CAPITAINE X***.

XIII

Lettre que m'adresse un Turc de Constantinople.

Notre cœur saigne à la pensée que, dans notre malheur, l'insulte nous vienne de cette noble France que nous avons appris à aimer dès notre plus tendre enfance, au foyer maternel d'abord, puis à l'école française installée dans nos villes et nos villages ; c'est avec votre littérature que nous ne cessons de nourrir notre intelligence. Eh bien! monsieur, vous ne le croiriez pas ; malgré les insultes du Temps et d'un grand nombre de vos journaux, nous ne pouvons cesser d'aimer la France, notre seconde patrie, et la pensée qu'en cas de guerre avec l'Allemagne elle pourrait être de nouveau vaincue, me plongerait dans la douleur et la tristesse comme cela m'arrive pour mon propre pays.

X*** BEY.

XIV

Lettre que m'adresse un groupe de jeunes filles israélites de Constantinople.

Nous sommes de petites israélites turques et nous partageons toutes les souffrances endurées si courageusement par nos compatriotes musulmans. Oui, malgré ce qu'en diront nos ennemis, les vrais Turcs pourront être fiers de s'être vaillamment défendus et d'avoir sauvegardé l'honneur. Oui, malgré tout, la Turquie sera notre patrie, celle qui nous a recueillis, nous israélites, avec tant de générosité!

Nous sommes heureuses de trouver en vous un défenseur de cette Patrie sur laquelle pèsent tant d'injustes accusations, etc.

(Suivent cinq noms de jeunes filles.)

XV

Lettre que m'adresse un ingénieur en chef français.

Combien vous avez raison d'élever la voix en faveur de cette race si belle et si bonne : les Turcs! Je parle leur langue, j'ai vécu douze ans parmi eux en Macédoine, en Anatolie, en Arabie. Si tant est que les vertus indiquent et distinguent la religion des hommes, en Orient, le meilleur chrétien, c'est le Turc.

Comme vous j'ai souffert des ignominies légendaires répandues comme à plaisir sur nos pauvres amis ; mes yeux se sont mouillés des malheurs immérités qui les frappent. J'ai essayé d'élever la voix après votre premier appel ; mais, bien entendu, aucun journal n'a accueilli mes plaintes. Néanmoins j'essaierai encore, avec ardeur, presque avec colère. Le ressentiment que j'éprouvais contre mes semblables a été calmé par votre livre, il m'a semblé être moi-même alors moins impuissant.

B***
Ingénieur en chef.

XVI

PRESSE ALLEMANDE

KREUZZEITUNG, 5 février.

En éditorial et sous la signature de Theodor Schiemann :

Les bandes qui suivent les troupes bulgares et serbes, les comitadjis, se rassemblent partout comme des hyènes, et malheur à quiconque tombe entre leurs mains! A notre satisfaction, l'Italie a pris l'initiative de réclamer une enquête au sujet des atrocités qui ont été commises par ces bêtes fauves sur le sol albanais, macédonien et thrace. Sir Edw. Grey, en présence d'une question posée à ce sujet à la Chambre des Communes, s'est réfugié derrière un « ignoramus », bien que son devoir eût été de savoir, et d'ailleurs l'Angleterre n'a pas l'habitude de se taire quand il s'agit d'atteintes portées aux fondements de la morale humaine.

Le docteur Ernst Jaeckh a fait paraître un livre intitulé : L'Allemagne en Orient après la guerre balkanique (chez Martin Möricke, Munich 1913). Il a rendu ainsi le service de mettre en lumière, grâce aux communications de témoins dignes de foi, les faits qui, à la honte de l'humanité, se sont accomplis dans cette guerre épouvantable. Nous ne pouvons nous empêcher d'en signaler quelques-uns empruntés aux récits de témoins allemands : fonctionnaires, pasteurs, etc… Il existe d'ailleurs des documents officiels et des photographies qui confirment notre affirmation.

« La conduite des Bulgares, déclare une lettre allemande, dépasse au décuple tout ce que les Turcs ont pu commettre, et on pourrait croire revenus les temps des Huns ou les périodes les plus terribles de la guerre de Trente Ans. C'est toujours la même histoire : les hommes trouvés dans les villages et les villes sont massacrés sans pitié, les femmes et les filles sont violées, les villages sont pillés et brûlés, et ce que les balles ont épargné meurt de faim et de froid. »

Voici d'ailleurs un exemple :

« Dans le village de Pétropo, deux jeunes filles ont été violées devant les yeux de leur mère ; celle-ci, ne pouvant supporter ce spectacle, saisit un fusil et tira. Ce fut le signal d'un véritable bain de sang. On rassembla toutes les femmes et toutes les filles, on les enferma dans le café du village et on y mit le feu. Toutes périrent dans les flammes au milieu de cris déchirants. »

Ce cas est tout à fait typique. Dans certains endroits, on a eu le front de donner aux victimes le baptême chrétien (!!!) avant de les massacrer. Dans le village d'Esehkeli, près de Kilikich, on a enterré vivantes dix jeunes filles.

Une dame autrichienne écrit de Cavalla à son frère :

« Des gens qui n'avaient pas commis d'autre crime que celui d'être musulmans et pris parmi les notables de la ville, furent emprisonnés et traités sans procédure de la façon la plus cruelle. A minuit, les prisonniers furent éveillés, dépouillés de leurs vêtements, attachés trois par trois, lardés de coups de baïonnette et assommés à coups de crosse. La première nuit, trente-neuf furent exécutés, la seconde nuit, quinze, etc… A Serrès, les Turcs se mirent en défense et abattirent deux soldats. Aussitôt l'officier qui commandait ces derniers tira sa montre et dit : « Il est maintenant quatre heures ; jusqu'à demain quatre heures, faites des Turcs ce que vous voudrez. » Ces bêtes fauves massacrèrent pendant ces vingt-quatre heures 1.200 Turcs, d'après les uns, 1.900 d'après les autres… »

Sans aucun doute, l'appel à la croisade du tsar Ferdinand est cause de ces atrocités. Le colonel Veit raconte que les comitadjis ont brûlé toutes les localités musulmanes entre Tchataldja et Andrinople.

« On ne voit plus aujourd'hui une seule maison, une seule cabane ; tout a disparu dans les flammes. Des milliers de familles ruinées ont émigré, emportant leur petit avoir ainsi que leurs femmes et leurs enfants dans des chars traînés par des buffles. Ils sont en ce moment devant les portes de Constantinople où la faim les tourmente. Ils ne se plaignent pas, ils ne mendient pas et se nourrissent misérablement de quelques grains de maïs. A Büyük Kardistan, j'ai vu moi-même des douzaines de blessés turcs que les troupes en déroute n'avaient pu emmener avec elles et que les patrouilles bulgares ont horriblement mutilés. Nous autres officiers, nous l'avons déjà répété à des correspondants de guerre : c'est en caractères de feu qu'il faudrait répandre sur la terre la nouvelle de toutes ces atrocités… »

Au contraire, tous les rapports sont à la louange des Turcs, tels sont ceux du capitaine Rein, et du professeur Dühring. Ce dernier, en parlant des Turcs, les qualifie de « peuple honnête et brave » et conclut par ces mots : « Ils ne sont pas encore mûrs pour la civilisation européenne. Espérons cependant qu'il sera permis à la Turquie de renaître en Asie Mineure, car les Turcs le méritent pour leurs qualités : ils sont pieux, fidèles, honnêtes, simples et braves. » Le capitaine Rein, lui, résume son jugement dans le mot de Bismarck : « Le Turc est le seul gentilhomme de l'Orient. »

Quand on songe à toutes les atrocités commises et dont nous ne citons ici qu'une faible partie, on comprend le cri d'appel du docteur Jaeckh : « Il n'y a donc en Europe aucune volonté, aucune main en faveur de l'humanité, aucune voix en faveur de la civilisation? Et cependant, les faits qui se sont passés sont établis par des documents sérieux, par des photographies, etc… »

Il nous semble impossible que l'opinion ne s'agite pas et que l'initiative prise par l'Italie reste sans écho. C'est en vain que la Russie s'efforce de cacher les crimes de ses protégés bulgares et serbes. C'est en vain que la presse française persiste à se taire. C'est en vain que Sir Edw. Grey reste d'un flegme glacial et bouche ses oreilles pour ne pas entendre et ses yeux pour ne pas voir.

XVII

Traduction de la lettre adressée à Pierre Loti, en turc, par S. A. I. le prince Youssouf Izzeddine, héritier de Turquie.

Mon cher monsieur Pierre Loti,

L'humanité entière est témoin des drames sanglants qui se sont déroulés ces derniers temps dans cet Orient qui constitue le fond de vos œuvres et de vos poèmes inappréciables et immortels par leurs vues généreuses et leurs beautés naturelles. Des fumées, des brouillards de sang innocent répandu à flots et sauvagement, ont obscurci le ciel clair et limpide que vous admiriez dans le temps et des lamentations ont remplacé le gazouillement des oiseaux. Alors que des massacres et des horreurs se perpétuent en Roumélie, c'est-à-dire sur les confins de l'Europe ; alors que les oreilles se bouchent à ces calamités et à ces tempêtes vous seul, avec quelques amis de l'humanité et de la civilisation comme vous, avez élevé la voix en faveur du droit et de la vérité. Votre plume est devenue l'étendard du combat pour la justice. Vous avez déchiré les ténèbres, éclairé les hommes de conscience et de foi. Je suis sûr qu'un jour le monde civilisé tout entier se groupera sous les plis de votre drapeau du droit et de la vérité. Ni mon pays ni moi n'oublierons jamais vos nobles et généreux sentiments ainsi que vos luttes humanitaires. Nous vous vénérerons et glorifierons éternellement, homme juste et sage.

YOUSSOUF IZZEDDINE.

XVIII

Réponse de Pierre Loti au Prince héritier de Turquie.

Monseigneur,

Au delà de ce que les mots peuvent dire, je suis ému de la reconnaissance que me témoigne la Turquie, et dont je viens de trouver la haute et souveraine affirmation dans la lettre que Votre Altesse Impériale m'a fait l'honneur de m'écrire. Cette lettre, je la conserverai parmi ce que j'ai de plus précieux, et mes fils, à qui elle sera léguée, continueront après moi, je l'espère, mon attachement à ma seconde patrie orientale.

Cependant, je ne méritais pas d'être remercié, car il m'eût été impossible de ne pas faire ce que j'ai fait : tout simplement, j'ai suivi l'élan de mon cœur, si fidèle à la noble nation turque, j'ai obéi à l'impulsion de ma conscience indignée, — et je me suis senti fier ensuite de subir l'insulte et la menace pour avoir dénoncé tant de crimes.

Mon effort n'a pas été vain. Il y a dans mon pays une immense majorité de gens de cœur et de sens, que l'on avait abusés par des calomnies éhontées, par d'officiels mensonges — ou même d'officiels « démentis » ; ceux-là, il m'a suffi de les éclairer pour les ramener vers notre chère et malheureuse Turquie. J'en ai ramené beaucoup, ainsi que me le prouvent les lettres qui m'arrivent par centaines, et aussi les articles d'une presse non vendue. Je suis heureux d'ajouter du reste que j'ai été secondé dans ma tâche par tous ceux de mes compatriotes qui ont habité l'Orient et qui connaissent les Turcs autrement que par d'abjectes ou enfantines légendes. Je continuerai la lutte comme si ma propre patrie était en jeu. Mais ce petit courant de sympathie, que je serai parvenu à créer peut-être, comptera, hélas! pour si peu de chose auprès des effroyables malheurs qui fondent de tous côtés sur l'Islam et dont je me sens cruellement meurtri!…

J'ai l'honneur d'être, avec le plus profond respect, Monseigneur,

De Votre Altesse Impériale,

Le reconnaissant et affectionné

PIERRE LOTI.

XIX

Lettre du Grand Vizir à Pierre Loti.

SUBLIME PORTE
GRAND VIZIRAT

Le 16 février 1913.

Cher monsieur,

Tandis que l'Europe entière et la presse salariée avaient pris le parti de fermer les yeux sur les atrocités et les tueries organisées par les alliés balkaniques, votre noble voix s'est fait entendre pour prendre la défense des opprimés.

Je vous remercie chaudement pour cette belle tâche que vous avez assumée au nom de l'humanité.

J'aime à espérer qu'il se trouvera en France de nobles cœurs qui, se souvenant de l'amitié séculaire des deux nations, ne tarderont pas à imiter votre bel exemple et unir leurs efforts aux vôtres pour arrêter l'extermination systématique de la population paisible des provinces occupées par les alliés.

Agréez, cher monsieur, avec l'expression de mes sentiments de profonde reconnaissance, l'assurance de ma très haute considération.

Le Grand Vizir,
MAHMOUD CHEVKET.

*
*  *

Réponse de Pierre Loti :

Altesse,

Combien profondément je suis touché de la lettre que vous avez bien voulu m'écrire. Rien ne pouvait m'être plus précieux qu'un tel témoignage de reconnaissance.

Ma voix cependant n'a eu que bien peu de pouvoir, hélas! pour flétrir comme il eût fallu tant de crimes hypocrites, commis au nom de la Croix. Mais que faire, quand on a contre soi le gouvernement de son pays, presque toute la presse — et presque toute l'opinion, préparée de longue main par d'habiles calomnies!

Au moins, aurai-je affirmé à vos compatriotes qu'il leur reste, chez nous, l'inébranlable sympathie « documentée » de tous ceux qui les connaissent, qui ont vécu en Orient et qui savent la vérité. Peut-être en même temps aurai-je quelque peu servi mon pays, dans la mesure de ma force, en proclamant que tous les Français, grâce à Dieu, ne sont pas avec ceux qui souscrivent à l'extermination sans merci d'une noble race vaincue.

Avec mes remerciements, veuillez agréer, je vous prie, Altesse, l'hommage de ma respectueuse considération.

PIERRE LOTI.

XX

Document communiqué au Gil Blas par M. Robert Duval.

Le sous-gouverneur de l'île de Lemnos porte à la connaissance de la Sublime-Porte que des événements d'une excessive gravité se sont produits récemment.

Les autorités militaires hellènes procèdent actuellement, dans les villages de Lera et de Strati, à la revision des procès ayant acquis force de loi depuis vingt ou trente ans, et prononcent à l'heure actuelle des sentences arbitraires en faveur des Grecs, à la seule fin de terroriser les musulmans, que l'on extermine après les avoir battus de verges et fouettés au sang. Ceux qui ont pu échapper à ces massacres se sont vus dans la douloureuse nécessité d'abandonner leurs foyers pour sauver leur propre existence.

Le cheikh des derviches à Serrès, Aghiagh effendi, informe en outre ses supérieurs qu'après l'occupation de cette ville par les Bulgares, des milliers de musulmans ont été massacrés, plusieurs hommes et femmes contraints par des violences à embrasser la foi orthodoxe, nombre de jeunes filles enlevées et expédiées en Bulgarie, des maisons pillées et saccagées, les cimetières et les mausolées profanés et les objets précieux s'y trouvant, enlevés.

D'autre part, le préposé des fondations pieuses de l'île de Mitylène fait savoir au ministère compétent que tous les mausolées et les tombeaux musulmans ont été pillés et saccagés par les soldats hellènes. Le chef de la communauté musulmane à Chio a déclaré également aux autorités impériales du vilayet d'Aïdin que les mêmes profanations ont été commises froidement dans l'île, après l'occupation grecque.

En outre, le gouverneur de Lemnos informe, dans un rapport, la Sublime-Porte que les fonctionnaires ottomans, ci-dessous mentionnés, ont été assassinés de la manière la plus féroce par les officiers et les soldats grecs dans le port de Moundouros :

Assaf bey, greffier de justice ; Salin effendi, commandant du port ; Mahmoud effendi, fermier de la dîme ; Chukri effendi, notable de Moundouros ; Hussein effendi, facteur ; Remzi effendi, greffier ; Ahmed effendi, fonctionnaire de la Banque agricole ; enfin, Ibrahim effendi, notable de Lemnos, assassiné par méprise à la place de son frère.

Ledit gouverneur ajoute qu'il tient aussi d'une source privée et authentique que douze autres personnes notables et fonctionnaires dans les îles avoisinantes de Lemnos ont été également conduits au port de Doundouros et lâchement assassinés en même temps que les malheureux ci-haut mentionnés.

On parlera encore des atrocités turques!…

ROBERT DUVAL.

XXI

Lettre que m'adresse un ingénieur roumain.

Ici, nous savons de façon certaine que pendant cette guerre, les alliés ont massacré non seulement les populations musulmanes, mais aussi de tranquilles populations roumaines. Ils ont fermé les églises et les écoles roumaines, ont brûlé les livres et les évangiles écrits en roumain, ont emprisonné et tué les prêtres et les instituteurs roumains. Les tortures subies par ces malheureux sont inouïes. L'instituteur roumain Démètre Cicina (lisez Tjicina), le directeur des écoles de Turia, a été appelé par lettre officielle et tué d'une manière atroce ; on lui a coupé d'abord la langue, ensuite on lui a arraché les cheveux, puis on lui a coupé chaque veine du corps. Le cadavre de ce malheureux a été jeté sur les bords d'une rivière à la proie des chiens vagabonds.

La veuve et les enfants de notre martyr se trouvent à Bukarest, et on peut leur faire demander les récits de ces atrocités par une personne digne de foi, par exemple M. le ministre français résidant à Bukarest… etc… etc.

A Klebi-Cliscera, les Grecs ont incendié 250 maisons roumaines et l'église roumaine Saint-Nicolas. Les écoles roumaines ont été incendiées aussi. Les Roumains : George Galbadjari, N. Maugrosi et Caracuta ont été tués.

DANIEL KLEIN,
Ingénieur forestier.

XXII

Fragment d'une lettre que m'écrit un notable Turc de la ville de Brousse.

… Comme vous le savez, pendant la guerre turco-russe, ce sont encore les Monténégrins, ces coupeurs de nez et d'oreilles, qui s'étaient lancés les premiers, surprenant à la première rencontre les réguliers turcs et les martyrisant, et faisant de leurs figures de véritables effigies d'orangs-outangs. L'Europe était alors plus bienveillante pour les pauvres Turcs puisque les photographies, représentant une vingtaine de malheureux défigurés, envoyées à la presse par mes soins pour que l'opinion publique fût édifiée, trouvèrent place dans le Graphic, le périodique anglais bien connu. Les autres journaux cependant n'en soufflèrent mot.

....... .......... ...

Il serait facile de retrouver encore chez Abdullah frères, photographes à Péra, les clichés de ces photographies. Mais, pour le cas où cela ne serait pas possible, se trouverait-il en France un journal illustré qui consentirait à reproduire un groupe de vieillards encore en vie, de ceux qui, durant la guerre turco-russe, furent abominablement défigurés par les mêmes Monténégrins sauvages et inhumains?

XXIII

Fragment de la lettre que m'adresse la Ligue de la Défense nationale turque.

… Et lorsque nous restions stupéfaits de notre abandon par la France que nous avions appris à aimer, c'est vous qui nous avez rappelé qu'en dehors et bien au-dessus de cette nouvelle France financière, âpre et jouisseuse, aveuglée par les reflets de son fétiche d'or, vit toujours la France que nous connaissons, la France intellectuelle et morale, la vraie France, qui pendant de longs siècles a patiemment édifié sa grandeur sur de nobles traditions de justice, de moralité et de solidarité humaine.

C'est à elle que les financiers arrogants doivent leur existence ; c'est de son prestige qu'ils abusent lorsque, sous l'empire de la passion aveuglante du lucre, ils prostituent à de bas appétits le fruit de son travail, qu'elle leur a confié pour servir à l'extension de son influence civilisatrice, et au relèvement moral et matériel des peuples moins heureux.

Cette France, souvent lointaine, distraite par le travail de la pensée, ignore les abus qui se pratiquent en son nom. C'est vous encore cette fois qui, à la tête d'un petit groupe d'amis dévoués à la cause du Droit, avez assumé la tâche de la réveiller.

Lorsqu'elle le sera, qu'elle aura déchiré le voile de mensonges et de calomnies dont on a couvert ses yeux, et que, dans toute leur hideuse réalité, elle contemplera les crimes indescriptibles qui se perpètrent au nom de la Croix, emblème de l'amour fraternel, frémissante d'indignation et d'horreur, elle n'hésitera pas, nous en sommes sûrs, à élever la voix, et à faire sentir le poids de sa colère à ceux qui oublient trop que la devise : « La Force prime le Droit » n'est pas la sienne, et qu'elle est jalouse de ses hautes traditions… etc…, etc…

Signé : HOULOUSSI,
Président de la Ligue
de la Défense nationale ottomane.

XXIV

Lettre que m'adresse un étudiant polonais de l'Université de Vienne.

Quand les Polonais, après trois insurrections désespérées, furent définitivement battus, ils se réfugièrent en France et surtout en Turquie où ils furent reçus avec une générosité admirable. Et cependant, c'est la Pologne qui, de toutes les nations européennes, avait fait le plus grand tort à la Turquie, surtout pendant la guerre de 1683. Cette générosité avec laquelle les Turcs nous accueillirent est un exemple sans pareil. Le sultan d'alors, Abdul-Medjid, en protégeant ainsi les réfugiés polonais, risquait cependant de s'attirer une guerre terrible.

Votre livre nous a causé une consolation si grande que je ne puis vous l'exprimer. Le directeur de notre Université, un vieillard respectable, qui avait vécu vingt ans parmi les Turcs, s'écria presque en pleurant, après avoir fermé votre livre : « Vraiment il a élevé un monument impérissable, non seulement dans le cœur des Musulmans, mais encore de tous ceux qui les connaissent », etc…

XXV

Fragment d'une lettre que m'écrit une dame russe.

La photographie que vous reproduisez sur la couverture de votre livre a remué tous mes plus tristes souvenirs. Je suis une vieille femme, monsieur, et, en 1877, lors de cette campagne de Turquie qui fut le premier déchaînement d'une Europe imbécile contre ces infortunés Turcs, j'étais en qualité de sœur de charité sous les murailles de Plewna. Combien de pauvres Turcs n'ai-je pas vu amener à peu près dans l'état dans lequel a été mis l'original de la photographie que vous avez fait reproduire! Ils avaient été mutilés par des bandes serbes, bulgares et monténégrines, ces atroces Monténégrins surtout, qui portaient comme croix d'honneur pendues à leur ceinture, les oreilles des Turcs qu'ils avaient martyrisés avant de les tuer! Et cela on l'oublie, de même que la résignation de leurs victimes, qui avaient la force de ne pas les maudire. Et toutes ces atrocités se pratiquaient au nom de la religion chrétienne, en l'honneur de la Croix du Christ! etc., etc…

XXVI

Lettre que m'adresse un lieutenant de vaisseau français, au retour d'une campagne dans le Levant.

J'étais nourri des classiques et plein d'admiration pour la nation grecque, quand je suis arrivé pour la première fois dans le Levant, en Crète. M. Venizelos présidait alors, avec l'astuce et la mauvaise foi que vous connaissez, aux destinées de l'île.

Après deux ans de séjour, je suis revenu avec un dégoût profond pour tout ce qui est grec, et une immense pitié pour le bon, le doux, l'hospitalier peuple turc, opprimé par ses propres chefs, spolié, assassiné par les orthodoxes chaque fois que ceux-ci en trouvent l'occasion. Je ne puis vous dire avec quel sentiment de soulagement j'ai entendu votre voix s'élever enfin pour démasquer les mensonges et exciter la pitié envers ces malheureux innocents que l'on tue et dont en outre on souille la mémoire.

X.,
Lieutenant de vaisseau.

XXVII

Lettre d'un religieux français de Scutari publiée par M. Jean Tharaud dans sa brochure La Bataille à Scutari.

… Vous me trouvez turcophile, chers parents. Comment ne le serais-je pas! Voilà vingt-trois ans que je vis au milieu des Turcs, que j'apprends à connaître l'âme de ce peuple, ses qualités de cœur, sa large tolérance, sa foi profonde en Dieu, son respect de l'autorité, sa vaillance, son patriotisme. Tous les journaux catholiques de France peuvent parler de croix contre le croissant, ils négligent d'ajouter que cette croix est tout ce qu'il y a de plus grecque. Et, vraiment, ils oublient trop que depuis des années déjà la Turquie donne à nos religieux le pain que la France leur refuse… Les mensonges d'une presse vénale ou mal informée n'y changeront rien, les Turcs font la guerre en soldats ; les Balkaniques la font en bandits. Les journaux peuvent parler des atrocités turques, mais les atrocités des États orthodoxes dépassent en horreur tout ce qu'ont fait les Turcs dans le passé. Des lettres écrites par nos frères de Salonique et de Chio ; d'autres lettres adressées par des parents aux enfants de nos écoles pourraient vous édifier sur la soi-disant civilisation de ces petits peuples prétendus chrétiens.

XXVIII

Lettre que m'écrit un notable français de Salonique.

Salonique, 21 mars 1913.

Mardi, 18 courant, sur les quatre heures et demie du soir, le roi Georges de Grèce, revenant d'une de ses coutumières promenades à pied, fut mortellement atteint d'une balle de revolver tirée par une sorte de déséquilibré. Un aide de camp accompagnait Sa Majesté. Deux gendarmes crétois suivaient à une certaine distance.

L'assassin, aussitôt arrêté, fut interrogé par un officier grec. Voici les paroles textuelles de cet officier : « L'assassin parle trop purement notre langue pour que ce ne soit pas un Hellène. » En effet, il avoua s'appeler Alexandre Skinas, être grec et professeur. Ces choses vous sont connues. Ce que vous devez ignorer, ce que, du moins, on a précieusement caché, ce sont les scènes qui suivirent.

Soldats et gendarmes crétois se ruèrent dans ce quartier avec cette soif de massacrer, de tuer qui paraît être la plus grande jouissance des peuples balkaniques. Je vis trois égorgements sous mes yeux, dont un d'un pauvre vieux mendiant nègre. Les officiers disaient à ceux qui portaient le fez, de l'ôter, car ils n'étaient pas maîtres de leurs hommes. Aux balcons, les dames grecques criaient : tuez-les, tuez-les. On estime, comme nombre le plus bas, à une centaine le nombre des victimes.

Une élève du cours des jeunes filles de la mission laïque et un garçon du lycée, tous deux musulmans, ont eu leurs parents assassinés. Le père de ce dernier, Kapandii effendi, ne rentrant pas chez lui, sa femme affolée court les postes de police. On la reçoit avec des sarcasmes en lui disant que son mari repose en lieu sûr. Cette victime très connue, notable d'ici, tuée à sa porte, est transportée au loin pour enlever la preuve du crime.

Le lendemain, les journaux — par ordre — affirment que la gendarmerie crétoise a été admirable dans cette horrible soirée.

Hypocrisie et cruauté.

Censure préalable et impossibilité d'établir la vérité.

Voilà des faits nouveaux — si j'ose m'exprimer ainsi — et absolument contrôlés.

XXIX

Documents officiels contrôlés, et qui furent publiés en premier lieu par le Gil Blas.

180 paysans turcs brûlés vifs.

Sans même parler des 5.000 soldats bulgares du général Kordatcheff, qui, le samedi 27 octobre, fusillaient 5.120 musulmans, et auraient tué jusqu'aux orthodoxes, sans l'intervention du métropolite, rappelons les événements de Kulkund.

A Kulkund, du caza d'Avret-Hissar, les villageois turcs furent appelés par les Bulgares de Montoul, sous prétexte de les faire inscrire dans un registre. C'était un mardi, quinze jours après l'occupation. Ils furent amenés dans une djami (mosquée) et là, les comitadjis bulgares, accompagnés de villageois bulgares, ont divisé les Turcs en groupes de huit personnes et après avoir mis de la paille arrosée de pétrole les ont brûlés.

Le nombre de Turcs brûlés dans la localité s'élève à 180 personnes.

Puis les Bulgares ont brûlé 200 garçons et ont amené avec eux 58 jeunes musulmanes, au village de Montoul.

Seulement 60 familles de la localité de Kulkund ont pu échapper à cette tuerie.

Des faits analogues se sont déroulés à Poroy-Zir, Poroy-Bala, Orgamli, Reyan, Durlan, Zchirnal, Dedeagatch, Stroumnitza, Garnach-Zir, Zioran, etc.

Les villageois de Petritch, Menlek, Demir-Hissar, Angista, Vilasta, Koutta, Chililan ont été exterminés.

Les armées bulgares et balkaniques semblent avoir voulu procéder à l'extermination systématique de toute la population paysanne islamique.

Dans les régions de Serrès, Cavalla, Demir-Hissar, plus de 70.000 musulmans ont été suppliciés et massacrés, sous l'œil des officiers bulgares.

XXX

Je reçois d'un groupe de Juifs de Salonique la protestation suivante, qui est toute à l'honneur de la race israélite :

Cher maître,

A la page 119[11] de votre livre, vous dites : « Pauvres Turcs, les voici reniés même par les Juifs de Salonique. »

[11] Page 126 de cette nouvelle édition.

Au nom de tous mes coreligionnaires, je viens protester contre cette affirmation. Non, les Juifs de Salonique n'ont pas renié leurs amis les Turcs. La lettre à laquelle vous faites allusion pour l'attester, et que le Temps s'est empressé de reproduire, est l'œuvre d'un Grec, fonctionnaire au bureau de la presse d'ici, qui pour la circonstance a cru politique de mettre un nez juif ; elle a été publiée dans un petit journal grec gouvernemental de langue française, fondé pour attirer les Juifs, tous de culture française, à l'hellénisme.

Non, cher maître, les Juifs d'ici n'ont pas renié les Turcs ; ils n'ont pas oublié que, à l'époque où toute la chrétienté, liguée dans une commune pensée de haine, traquait de toutes parts leurs ancêtres errants à travers les mers en quête d'un gîte, le Turc leur ouvrit larges les portes de l'hospitalité. Non, les Juifs de Salonique n'ont pas renié leurs amis les Turcs. Ce petit fonctionnaire grec en a menti. L'attitude des Juifs de Salonique a été héroïque lors de l'entrée des armées grecques dans la ville. Risquant les pires représailles de la part des soldats ivres de leurs victoires, les Juifs, malgré des injonctions directes, refusèrent énergiquement de pavoiser aux couleurs helléniques. Ils observèrent une réserve si digne et si sincèrement attristée qu'ils s'attirèrent, durant plusieurs jours, les haines et la colère de la populace et de la soldatesque. On viola leurs femmes, on pilla leurs maisons, on les maltraita, on les emprisonna, et on fit peser sur eux, pendant une semaine, la menace d'un massacre en masse.

Encore aujourd'hui, après trois mois d'occupation, malgré des avances pressantes, des protestations de sympathie, de fervente amitié, les Grecs n'ont pu obtenir que les Juifs renient les Turcs. La conversation du Grand Rabbin avec le roi de Grèce, que tous les journaux ont publiée, en est la preuve évidente. La mémoire de notre peuple est fidèle et tenace : l'empreinte de la reconnaissance ne saurait s'en effacer.


Je ne donne pas le nom des signataires, par crainte de leur attirer de cruels châtiments.

P. LOTI.

XXXI

L'opinion de Frédéric Masson, de l'Académie Française.

Je suis convaincu, depuis que j'ai été en Orient, il y a quarante-cinq ans, que, sans les Turcs, voilà longtemps qu'il n'y aurait plus un catholique romain dans l'empire ottoman.

XXXII

Encore une des lettres que m'adressent mes lecteurs inconnus.

J'ai vécu en Orient les trois meilleures années de ma vie ; j'y ai été en relation avec toutes les races. Je puis d'autant mieux dire combien est profondément justifiée votre sympathie pour les musulmans, combien vrai le jugement que vous portez sur la bassesse, la rapacité et la lâcheté des levantins chrétiens. L'accord de tous ceux qui ont vécu en Turquie est unanime là-dessus. J'en causais l'autre jour avec un de vos collègues de l'Institut, qui a longtemps séjourné là-bas et son avis était que si les Turcs ont massacré les Arméniens, c'est qu'il y avait à leur haine des causes profondes, dont les moindres sont le vol et l'usure que ces gens-là pratiquent à l'excès contre les pauvres paysans musulmans.

Et pourtant, qu'on est tranquille là-bas, chez eux, et libre, loin de nos menteuses formules de liberté! Et quelle sécurité, à toute heure de jour et de nuit, même au fond des campagnes!

Merci pour votre geste, de vous être penché sur nos amis les Turcs, merci pour avoir, le seul en France, au milieu des croassements d'une presse ignorante ou vendue, dit les mots qu'il fallait dire!

M. GROSDIDIER DE MATONS,
Licencié ès-lettres, professeur d'Histoire.

XXXIII

Extrait d'une lettre que m'écrit un lieutenant de vaisseau français.

Mars 1913.

Si je n'ai pas encore eu la chance de vivre en Orient, j'ai au moins connu un Bulgare. Il était au Borda avec moi et j'avoue ne pouvoir prononcer le mot de barbare sans que quelque chose de lui ne traverse ma mémoire. Et voici le trait qui maintenant se présente ; il nous disait à table : « Moi, j'ai tué mon homme à seize ans, et pas au fusil, au couteau. » La façon dont, dédaigneux des fourchettes, il portait la nourriture à sa bouche était un commentaire ne laissant guère de doute sur sa familiarité avec les instruments tranchants.

XXXIV

Lettre écrite par un petit matelot français de l'escadre internationale à son capitaine.

Patte du Lac, à Scutari, 19 mai 1913.

La première nuit, nous avons été obligés de coucher dans la cour de la caserne, vu que la caserne était occupée par les Monténégrins ; ils avaient tout chaviré dans cette caserne et c'était infect partout. Les Monténégrins, avant de s'en aller, fouillaient dans le magasin d'armes et d'habillements abandonnés par les malheureux Turcs et ils emportaient tous des chargements. Pendant que je visitais les chambres, j'ai rencontré un pharmacien autrichien connaissant très bien le français et qui habitait à toucher la caserne ; il m'a parlé de la misère qui a sévi pendant le siège et des atrocités des Monténégrins qui massacraient les blessés turcs abandonnés dans la caserne ; les premiers jours de leur entrée à Scutari, ils ont envahi toutes les maisons et pillé partout, en incendiant à leur départ. Enfin il m'a montré que lui aussi avait souffert, sa maison a été percée par les obus et toute pillée ensuite.

XXXV

Traduction de la lettre d'un jeune sous-lieutenant turc, qui m'est envoyée par sa sœur.

Tchataldja, mai 1913.

Ma jolie grande sœur,

Néjad vient de rentrer de son congé ; il m'a apporté le livre que tu lui avais donné, c'est-à-dire la Turquie agonisante de Pierre Loti. Accroupis hier, le soir, dans un coin de notre misérable campement, à la lueur de la flamme mourante d'une bougie, nous commençâmes à le lire et nous nous mîmes à pleurer. Nous attirâmes bientôt l'attention des soldats. Ils s'approchèrent doucement un à un, comme s'ils craignaient de troubler nos pleurs et notre isolement. Nous leur dîmes ce que nous lisions ; ils firent aussitôt un rond autour de nous, comme toujours lorsque, pendant nos loisirs, nous leur faisons des lectures. J'ai tâché de leur traduire quelques lettres des plus émouvantes que contenait le livre et j'ai vu alors qu'ils pleuraient aussi. L'un d'eux nous dit : « Allah! Allah! Pauvres Turcs! Y a-t-il donc des Chrétiens qui aiment les Turcs? Et c'est un Français qui écrit cela? Bravo, Français, qui a su comprendre que nous ne sommes pas des fanatiques barbares, féroces, comme prétendent les chrétiens orthodoxes. » Un autre : « Au lieu de prétendre que les Turcs sont barbares, il vaudrait mieux voir ces lâches Bulgares et alliés qui ont commis tant de crimes. »

Un autre, dans son emportement, s'écria : « Ah! si j'attrape un Bulgare, je le mangerai tout cru pour venger le sang de nos pauvres victimes. » Mais tout à coup on entendit un cri : « Dour! » (Arrête), qui semblait venir des profondeurs des ténèbres et se prolongea sinistre bien loin dans la vallée. C'était la sentinelle en faction, devant les tranchées, qui avait crié, et nous nous jetâmes sur nos fusils. L'officier de veille alla en avant, accompagné de deux soldats. Après dix minutes d'attente anxieuse, ils reparurent, accompagnés d'un autre homme. La clarté pâle de la bougie nous montra son visage : c'était un soldat bulgare. « Camarades, nous dit l'officier, je vous amène une visite. » Et le Bulgare se baissa jusqu'à terre pour nous saluer. Nous lui rendîmes son salut et puis on se rassit. Je ne sais quoi de lourd nous empêchait de le questionner.

Nos soldats l'examinèrent de la tête aux pieds : c'était tout à fait un type de sauvage, un homme maigre, âgé, très pâle, les cheveux et la barbe très longs, les habits déguenillés. Enfin on le questionna. Depuis quatre jours il n'avait rien mangé ; leurs provisions n'étaient pas arrivées et il priait qu'on lui donnât quelque chose. Un soldat turc tira de son sac un gros morceau de pain, des olives, du fromage et les donna à l'ennemi de sa race comme il eût fait à un frère. Le Bulgare, après s'être rassasié, nous dit que leur nourriture manquait très souvent. Les nôtres l'invitèrent à venir chaque soir prendre sa part de pain qu'on lui garderait, et le Bulgare revenait, chaque soir à la même heure, manger et retournait dans son camp. Au fur et à mesure la sympathie vint. Nos soldats lui taillèrent les cheveux, le rasèrent, et lui donnèrent de quoi coudre ses habits. Celui qui le soignait le plus était justement celui qui sous l'impression du livre de Loti avait annoncé qu'il mangerait tout cru le premier Bulgare qu'il attraperait.

Un jour, le Bulgare ne vint pas ; on garda sa part pour lui remettre à son arrivée. Il revint le lendemain, mais il nous dit que c'était la dernière fois, car son officier s'étant aperçu qu'il venait au camp turc, l'avait fait battre et lui avait défendu de venir chez nous prendre son pain…

NOTE FINALE DE L'AUTEUR
POUR LA DERNIÈRE ÉDITION DE CE LIVRE

1er Août 1913.

Les documents complémentaires qui précèdent avaient leur valeur il y a quelque temps, lorsque je les ai publiés pour la première fois, car une censure terrible chez les alliés et une conjuration de silence dans la presse française étouffaient la vérité. Ils n'en ont plus, aujourd'hui que les croisés eux-mêmes se sont mutuellement jeté leurs turpitudes au visage et que l'opinion publique est enfin éclairée.

Longtemps, en effet, j'ai été presque seul, avec Claude Farrère, à dénoncer les atroces barbaries des Balkaniques et à prophétiser que les alliés, comme des hyènes à la curée, essaieraient de se dévorer entre eux.

Maintenant que la vérité éclate partout, et plus hideuse encore que je la montrais ; maintenant que cette « croisade » est enfin démasquée, est-ce qu'un peu de justice ne sera même pas accordée aux pauvres Turcs?

Les voici qui reviennent à Andrinople, non seulement pour reprendre leurs vieux sanctuaires pillés et à moitié détruits, leurs sépultures d'ancêtres ignoblement profanées, mais surtout pour délivrer, sauver de la mort horrible et certaine ceux de leurs frères qui ont encore échappé aux longs massacres chrétiens. Oui, ils voudraient reconquérir cette Thrace, qu'il a été indigne de leur enlever, car elle n'est guère peuplée que des leurs, et, tant au point de vue ethnographique qu'au point de vue religieux, elle n'aura cessé de leur appartenir que le jour où les Bulgares y auront brûlé le dernier village et éventré le dernier musulman. Ils voudraient reprendre au moins cette petite bande de terre qui est essentiellement turque, — et voici, la diplomatie européenne entend les en empêcher, au profit du si attendrissant et loyal Ferdinand de Cobourg ; les en empêcher sous la menace éhontée de leur voler un peu plus tôt l'Asie Mineure! L'Europe, paraît-il, ne leur avait promis de les laisser provisoirement vivre que s'ils restaient bien sages derrière la nouvelle petite frontière qui les étouffe. — Mais, d'ailleurs, quelle confiance pourraient-ils bien avoir en les promesses de cette Europe, qui les a trompés tout le temps et qui, la veille même de la guerre balkanique, leur garantissait, de son air le plus grave, l'intégrité de leur territoire?

Le principe, du reste très juste, du groupement des races, sur lequel les puissances se sont appuyées pour consacrer le partage de la Turquie occidentale, ce principe sans doute ne leur semble plus de mise lorsqu'il s'agit des pauvres Turcs. Quelle raison, quel simulacre d'excuse pourrait-on bien invoquer pour livrer toute une province foncièrement turque et musulmane à des exarchistes massacreurs? Étant donné ce que le monde entier sait aujourd'hui des Bulgares, est-ce que le plus rudimentaire sentiment d'humanité ne devrait pas interdire de leur confier une province non peuplée de leurs pareils? Dans cette malheureuse Thrace, leur présence, — personne n'oserait plus le contester, — ce sera l'extermination systématique, inlassable, atroce, de tous les musulmans. Et il se trouve des journaux français pour annoncer sans frémir : « Si les Turcs avaient la folie (sic) de songer encore à Andrinople, l'Europe le leur ferait bien payer, par le dépeçage final. » Mon Dieu, mais où est donc notre généreuse France de jadis? Mon Dieu, mais, contre ces bas calculs de chancellerie, il n'y aura donc pas, chez nous, un sursaut de la conscience publique ; il n'y aura donc pas, dans les cœurs français et anglais, pour culbuter de telles machinations des diplomates, une belle levée de dégoût, un bel élan de justice et de pitié!

FIN

TABLE

PRÉFACE I
LENDEMAINS D'INCENDIE 1
LETTRE D'UN ITALIEN 15
LA GUERRE ITALO-TURQUE 19
A PROPOS D'UNE AUTRE LETTRE ITALIENNE 35
LES TURCS MASSACRENT 39
LETTRE SUR LA GUERRE MODERNE 53
ENCORE LES TURCS 59
LETTRES SUR LA GUERRE DES BALKANS :  
I.
  65
II.
73
III.
83
IV.
96
V.
103
VI.
LES PALADINS 118
VII.
A M. LE DIRECTEUR DE l'Humanité 132
VIII.
OÙ EST LA FRANCE? 138
IX.
MI-CARÊME ET SAUVAGERIES 150
X.
MASSACRES DE MACÉDOINE ET MASSACRES D'ARMÉNIE 161
XI.
LETTRE SUR LA CHUTE D'ANDRINOPLE 181
NOTES COMPLÉMENTAIRES 187
NOTE FINALE DE L'AUTEUR POUR LA DERNIÈRE ÉDITION DE CE LIVRE 279

PARIS. — CALMANN-LÉVY 3, RUE AUBER — 9758-11-28.