Title: Mémoires d'un jeune homme rangé
roman
Author: Tristan Bernard
Release date: September 13, 2023 [eBook #71635]
Language: French
Original publication: Paris: Éditions de la revue blanche
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
TRISTAN BERNARD
roman
PARIS
ÉDITIONS DE LA REVUE BLANCHE
23, BOULEVARD DES ITALIENS, 23
1899
Tous droits de traduction et reproduction réservés pour tous les pays y compris la Suède et la Norvège.
DU MÊME AUTEUR :
Théâtre.
Il a été tiré à part quinze exemplaires de luxe, numérotés à la presse,
savoir :
Trois exemplaires sur japon impérial, de 1 à 3
Douze exemplaires sur hollande, de 4 à 15.
JUSTIFICATION DU TIRAGE :
Mon cher Renard, c’est moins votre ami qui vous dédie ce livre, que votre lecteur. Je ne suis devenu votre ami qu’après vous avoir lu, et je n’ai fait votre connaissance que parce que je voulais vous connaître. J’ai été pour l’Écornifleur ce que j’avais été pour David Copperfield, un de ces frères obscurs que les écrivains tels que vous vont toucher à travers le monde. Je croyais alors que Dickens vous avait fortement impressionné. J’ai su depuis que vous le lisiez peu. Mais vous possédiez comme lui cette lanterne sourde, dont la clarté si pénétrante ne vous aveugle point, et qui vous permet de descendre en vous, et d’y retrouver sûrement de l’humanité générale et nouvelle. Ainsi vous éclairez, en vous et en nous, ces coins sauvages où nous sommes encore nous-mêmes, où les écrivains ne sont pas venus arracher les mauvaises herbes et les plantes vivaces pour y poser leurs jolis pots de fleur.
C’est une grande joie dans votre nombreuse famille, anonyme et dispersée, quand un volume récent, une page inédite, lui apporte de vos nouvelles et que le cousin Jules Renard nous envoie de son vin naturel, de ses œufs frais, ou quelque volaille bien vivante. C’est une bonne gloire pour vous que ce concert de gratitudes qui vous vient vous ne savez d’où. Comme cette clientèle naturelle est plus précieuse et plus difficile à conquérir que certaines élites parquées, où il suffit pour se faire comprendre, d’employer un dialecte spécial dont les mots ont acquis, grâce à des sortes de clés, un sens profond d’avance ! A vos frères inconnus vous parlez un langage connu, et je vous admire, cher Jules Renard, de savoir leur transmettre votre pensée tout entière, par votre style classique, fidèle messager.
T. B.
Mémoires d’un jeune homme rangé
La jeunesse de Daniel Henry se passa alternativement à mépriser les prescriptions de la mode, et à tenter de vains efforts pour s’y conformer.
Il employa des années de sa vie à rêver la conquête de ces fantômes insaisissables : un chapeau élégant, un col de chemise bien dégagé, un veston bien coupé. Les haut-de-forme, si reluisants et séduisants tant qu’ils habitaient le magasin orné de glaces, contractaient au contact de la tête de Daniel Henry une sorte de maladie de vulgarité. Les collets de veston montaient jusqu’à la nuque, au mépris absolu des cols de chemise, dont ils ne laissaient plus rien voir.
Daniel avait été élevé par sa famille dans cette idée que les tailleurs fashionables et chers n’étaient pas plus adroits que certains tailleurs à bon marché qui habitaient dans les rues étroites du quartier Montorgueil.
— D’ailleurs, disait la mère du jeune Henry quand elle avait découvert un nouveau tailleur en chambre, c’est un homme qui travaille pour les premières maisons de Paris, et l’on peut avoir pour quatre-vingt-dix francs chez lui un vêtement qu’on paierait facilement le double ailleurs.
Daniel s’était commandé un habit de soirée à l’occasion de sa vingtième année. C’était son deuxième habit. Il s’était beaucoup développé en trois ans, et le premier était décidément trop étroit. Pendant plusieurs semaines, il avait vécu dans l’espérance de ce vêtement neuf, qui devait le mettre enfin au niveau social d’André Bardot et de Lucien Bayonne, deux jeunes gens qu’il devait rencontrer au bal des Voraud, et qui l’avaient toujours médusé par leur inaccessible élégance.
Sur les conseils de sa mère, il avait commandé cet habit chez un petit tailleur de la rue d’Aboukir, qui travaillait d’après les modes anglaises. Ce petit homme à favoris gris, habillé d’une jaquette trop étroite et d’un pantalon trop large — deux laissés pour compte — avait apporté un portefeuille gonflé de gravures de mode, qui toutes représentaient des messieurs, très grands, très sveltes et pourvus de belles moustaches ou de barbes bien taillées. L’un d’eux, en habit de soirée, tendait le bras gauche, d’un geste oiseux, vers un monsieur en costume de chasse et, la tête tournée à droite, regardait froidement une jeune amazone.
Bien qu’il fût de taille médiocre et qu’il eût les épaules une idée tombantes, Daniel s’était assimilé dans son esprit à l’un de ces jeunes hommes, qui portait un monocle sous des cheveux légèrement ondulés et séparés par une raie.
Jamais les cheveux de Daniel Henry n’avaient voulu se séparer ainsi. Il n’avait jamais eu, comme le jeune homme de la gravure, une moustache blonde bien fournie. Ses joues étaient fertiles en poils noirs, mais sa moustache s’obstinait à ne pas pousser. Ses tempes aussi le désespéraient. Ses cheveux n’avaient pas à cet endroit le contour arrêté qui rendait si remarquable le front de tel ou tel élégant. Ils ne se terminaient pas par une bordure très nette. Ils se raréfiaient plutôt, pour ménager une transition entre la peau nue et le cuir chevelu.
Daniel, cependant, tout à la contemplation intérieure de cette merveilleuse vision du gentleman de la gravure, s’identifiait à lui en pensée, oubliant l’insuffisance de sa moustache et la mauvaise conduite de ses cheveux du front.
Il alla pour l’essayage chez le tailleur. L’escalier montait tout droit jusqu’à l’entresol, à la loge du concierge, puis, après cette formalité, se livrait dans sa cage obscure à des combinaisons de paliers et de détours imprévus, de sorte que le tailleur habitait à un étage mal défini. Daniel arriva à sa porte après avoir dérangé deux personnes, un fabricant de descentes de lit et une ouvrière en fleurs de chapeaux, qui lui fournirent, en entrebâillant leur porte, deux rapides aperçus sur la flore artificielle et la faune honoraire de ce domaine citadin.
Daniel pénétra enfin dans une chambre assez bien éclairée, qui sentait l’oignon, et qu’un tuyau de poêle oblique traversait dans sa largeur. A côté de quelques gravures de modes, d’autres images exprimaient l’éloge suranné de M. Adolphe Thiers, soit qu’on le montrât en apothéose, sur son lit mortuaire, soit, vivant encore, au milieu du Parlement, et recevant vénérablement l’acclamation de Gambetta, qui saluait en lui le libérateur du territoire.
Le tailleur sortit de la chambre à côté. Daniel fut tout de suite impressionné par ses favoris gris et son pince-nez. Tout le monde, dans sa famille, ayant bonne vue, il n’avait jamais fréquenté de près des personnes ornées d’un binocle, qui restait pour lui une marque de supériorité sociale.
L’habit noir, rayé de petits traits de fil blanc et dépourvu de sa manche droite, ne ressemblait pas encore à l’habit de la gravure : Daniel, en se regardant dans la glace, remarqua que son dos n’avait jamais paru si rond.
Il en détourna les yeux de désespoir, et murmura d’une voix étranglée : « Le col un peu plus dégagé, n’est-ce pas ? »
Ce à quoi répondit à peine, d’un petit signe de tête approbatif, l’arrogant mangeur d’épingles.
En sortant de chez le tailleur, Daniel était un peu rembruni. Mais il se dit qu’il y avait bien loin d’un habit essayé à un habit fini, et que l’aspect général changerait notablement, le jour où il aurait un pantalon noir assorti à la place du pantalon marron, fatigué du genou, qu’il avait gardé pour l’essayage.
Le soir du bal chez les Voraud, on apporta l’habit de cérémonie. Daniel se hâta de l’endosser, et le trouva bien différent de ses rêves. Le collet cachait encore le col de chemise, qui, lui-même, était un peu bas (ce qui, entre le chemisier et le tailleur, rendait bien difficile l’attribution des responsabilités). De plus, les pans et la taille étaient trop courts. Daniel, sans mot dire, se regardait dans la glace. Après les éloges de sa mère et l’enthousiasme de sa tante Amélie, il n’eut plus d’opinion. Il n’osa d’ailleurs pas avouer qu’il se sentait un peu gêné aux entournures.
Quand il fut prêt des pieds à la tête, serré au cou dans un col un peu étroit, avec le nœud tout fait de sa cravate blanche et des bottines qu’il avait prises très larges (c’était le seul moyen de faire cesser la torture des chaussures), il alla se montrer dans la salle à manger, où son père et son oncle terminaient une partie d’impériale. Il était près de dix heures et demie. Il fallait arriver chez les Voraud vers les onze heures. Daniel attachait une importance énorme à son entrée. Il ne s’était jamais rendu un compte exact de la place qu’il occupait dans le monde. Tantôt il pensait être le centre des préoccupations de l’assistance, tantôt il se considérait comme un être obscur et injustement négligé. Mais il ne concevait pas qu’il y pût produire une sensation médiocre.
Son père l’examina avec une indifférence affectée, tira sa montre et dit :
— Il faut te mettre en chemin. Tu prendras le petit tram, rue de Maubeuge, avec une correspondance pour Batignolles-Clichy-Odéon, qui te déposera sur la place du Théâtre-Français.
— Pourquoi ça ? dit l’oncle Émile. Il a bien plus d’avantages à prendre Chaussée du Maine-Gare du Nord ? Qu’est-ce que tu veux qu’il attende pour la correspondance ? Chaussée du Maine le mène rue de Rivoli.
— Trouvera-t-il de la place dans Chaussée du Maine ? dit M. Henry qui tenait à son idée.
— Toujours à cette heure-ci, dit l’oncle Émile.
Daniel, qui était décidé à prendre une voiture, écoutait placidement cette discussion.
Les Voraud donnaient un bal par saison. M. Voraud, avec sa barbe grise, ses gilets confortables et ses opinions bonapartistes ; Mme Voraud, avec ses cheveux dorés et son habitude des premières, effrayaient beaucoup Daniel Henry. Il n’était guère rassuré, non plus, par leur fille Berthe, qui semblait posséder, autant que ses parents, un sens profond de la vie.
Est-il possible que M. Voraud ait jamais pu être un petit enfant ? Quelle autorité dans son regard, dans ses gilets, dans son col blanc d’une blancheur et d’une raideur inconcevables, arrondi en avant comme une cuvette, et que remplit comme une mousse grise une barbe bien fournie !
Daniel pénètre dans l’antichambre et se demande s’il doit aller présenter ses compliments à la maîtresse de la maison.
Mais il n’a préparé que des phrases bien incomplètes, et puis Mme Voraud se trouve de l’autre côté du salon ; pour traverser ce parquet ciré, au milieu de ce cercle de dames, il faudrait à Daniel l’aplomb d’Axel Paulsen, le roi du Patin, habitué à donner des séances d’adresse sous les regards admiratifs d’une galerie d’amateurs.
Daniel préfère aller serrer la main au jeune Édouard, un neveu de la maison, qui peut avoir dans les douze ans. Car Daniel est un bon jeune homme, qui fait volontiers la causette avec les petits garçons dédaignés. Il demande au jeune Édouard dans quelle classe il est, quelles sont ses places dans les différentes branches, et si son professeur est un chic type.
Puis Daniel aperçut et considéra en silence les deux modèles qu’il s’était proposés, André Bardot et Lucien Bayonne, deux garçons de vingt-cinq ans, qui dansaient avec une aisance incomparable et qui parlaient aux femmes avec une surprenante facilité. Daniel, qui les connaissait depuis longtemps, ne trouvait d’ordinaire d’autre ressource que de leur parler sournoisement de ses études de droit ; car ils n’avaient pas fait leurs humanités.
Leurs habits de soirée étaient sans reproche ; ils dégageaient bien l’encolure. Bayonne avait un collet de velours et un gilet de cachemire blanc. Leurs devants de chemises, qu’on portait alors empesés, semblaient si raides que Daniel n’était pas loin d’y voir un sortilège. Dans le trajet de chez lui au bal, son plastron s’était déjà gondolé.
Alors, délibérément, il lâcha toute prétention au dandysme, et prit un air exagéré de rêveur, détaché des vaines préoccupations de costume, habillé proprement, mais sans élégance voulue.
On ne peut pas faire les deux choses à la fois : penser aux grands problèmes de la vie et de l’univers, et valser.
Il s’installa dans un coin de l’antichambre et attendit des personnes de connaissance. D’ailleurs, dès qu’il en voyait entrer une, il se hâtait de détourner les yeux, et paraissait absorbé dans l’admiration d’un tableau ou d’un objet d’art.
Pourtant il se permit de regarder les Capitan, car il n’avait aucune relation avec eux et n’était pas obligé d’aller leur dire bonjour. Mme Capitan, la femme du coulissier, était une beauté célèbre, une forte brune, aux yeux familiers et indulgents. Daniel avait toujours regardé ces yeux-là avec des yeux troublés, et ne pouvait concevoir qu’Eugène Capitan perdît son temps à aller dans le monde, au lieu de rester chez lui à se livrer aux plaisirs de l’amour, en compagnie d’une si admirable dame. Il avait beau se dire : « Ils viennent de s’embrasser tout à l’heure et c’est pour cela qu’ils sont en retard au bal », il n’admettait pas qu’on pût se rassasier de ces joies-là. Ce jeune homme chaste et extravagant n’admettait que les plaisirs éternels.
Un jeune sous-officier de dragons, préposé à la garde d’une Andromède anémique, s’approche inopinément de Daniel et lui demande :
— Voulez-vous faire un quatrième aux lanciers ?
Daniel accepte. C’est la seule danse où il se risque, une danse calme et compliquée. Il met un certain orgueil à se reconnaître dans les figures. Pour lui, les lanciers sont à la valse ce qu’un jeu savant et méritoire est à un jeu de hasard.
Il se met en quête d’une danseuse et aperçoit une petite femme courte, à la peau rouge, et dont la tête est légèrement enfoncée dans les épaules. Elle n’a pas encore dansé de la soirée. Il l’invite pour prouver son bon cœur.
Puis commence ce jeu de révérences très graves et de passades méthodiques où revivent les élégances cérémonieuses des siècles passés, et qu’exécutent en cadence avec leurs danseuses les trois partenaires de Daniel, une sorte de gnome barbu à binocle, le maréchal des logis de dragons et un gros polytechnicien en sueur.
Le polytechnicien se trompe dans les figures, malgré sa force évidente en mathématiques. Daniel le redresse poliment. Lui-même exécute ces figures avec une nonchalance affectée, l’air du grand penseur dérangé dans ses hautes pensées, et qui est venu donner un coup de main au quadrille pour rendre service.
En entrant au bal, et en apercevant le buffet, Daniel s’était dit : Je vais étonner le monde par ma sobriété. (A ce moment-là, il n’avait encore ni faim ni soif. Et puis il se méfiait du café glacé et du champagne, à cause de ses intestins délicats.)
Le quadrille fini, il conduisit au buffet sa danseuse, persistant dans son rôle de généreux chevalier et lui offrant à l’envi toutes ces consommations gratuites, en se donnant ainsi une contenance pour s’en régaler lui-même. Mais le destin lui était néfaste. Précisément, à l’instant où il se trouve là, arrive Mme Voraud. Daniel se sent rougir, comme si elle devait penser, en le voyant, qu’il n’a pas quitté de toute la soirée la table aux consommations. Pour comble de malheur, il éprouve mille peines à donner la main à cette dame, car il se trouve tenir à la fois un sandwich et un verre de champagne. Il finit par lui tendre des doigts un peu mouillés et reste affligé, pendant une demi-heure, à l’idée que sans doute il lui a taché son gant.
Daniel était venu à ce bal avec l’idée qu’une chose définitive allait se passer dans sa vie. Il ne se déplaçait d’ailleurs qu’à cette condition.
Ou bien il allait être prié de réciter des vers et les réciterait de telle façon qu’il enfiévrerait la foule.
Ou bien il rencontrerait l’âme sœur, l’élue à qui il appartiendrait pour la vie et qui lui vouerait un grand amour.
A vrai dire, cette femme-là n’était pas une inconnue. Elle était toujours déterminée, mais ce n’était pas toujours la même. Elle changeait selon les circonstances. Il y avait une sorte de roulement sur une liste de trois jeunes personnes.
Ces trois demoiselles étaient Berthe Voraud, une blonde svelte, d’un joli visage un peu boudeur ; Romana Stuttgard, une grande brune ; enfin, la petite Saül, maigre et un peu aigre. Daniel avait joué avec elle étant tout petit, et ça l’inquiétait un peu et le troublait de penser que cette petite fille était devenue une femme.
D’ailleurs il n’avait jamais dit un mot révélateur de ses pensées à aucune de ces trois élues, qui lui composaient une sorte de harem imaginaire. Aucune d’elles ne lui avait fourni la moindre marque d’inclination.
Chacune avait sa spécialité.
C’était avec Berthe Voraud qu’il faisait en Imagination un grand voyage dans les Alpes. Il la sauvait d’un précipice. C’était elle aussi qui l’appelait un soir à son lit de mort. Elle y guérissait ou elle y mourait, suivant les jours. Quand elle y mourait, ce n’était pas sans avoir avoué à Daniel un amour ardent. Il s’en allait ensuite tout seul dans la vie, avec un visage triste à jamais, dédaignant les femmes, toutes les femmes, avides de lui, que son air grave et sa fidélité à la morte attiraient sur son chemin.
La grande jeune fille brune était plus spécialement destinée à des aventures d’Italie, où Daniel, l’épée à la main, châtiait plusieurs cavaliers.
C’était pour lui l’occasion de songer à apprendre l’escrime.
Quant à la laide petite Saül, elle trouvait son emploi dans des épisodes beaucoup moins chastes.
Le mariage sanctifiait toujours ces rapprochements. Car l’idée d’arracher une jeune fille à sa famille terrifiait le fils Henry et les pires libertinages se passaient après la noce.
Ce soir-là, c’était Mlle Voraud qui tenait la corde et qui était vouée au rôle principal et unique, en raison de son actualité.
Daniel sentit en la voyant un grand besoin de la dominer. Elle lui était tellement supérieure ! Elle faisait les honneurs de la maison et parlait aux dames avec tant de naturel ! Elle disait à une dame : « Oh ! madame Hubert ! vous avez été trop charmante pour moi ! Vous êtes trop charmante ! On ne peut arriver à vous aimer assez. »
Cette simple phrase paraissait à Daniel dénoter une intelligence et une aisance infinies. C’était une de ces phrases comme il n’en trouverait jamais. Peut-être après tout aurait-il pu la trouver, mais il ne fût jamais parvenu à la faire sortir de ses lèvres. Comme elle était bien sortie et sans effort, de la petite bouche de Berthe Voraud ! Daniel, lui, ne parlait d’une façon assurée qu’à quelques compagnons d’âge et à sa mère. Quand il s’adressait à d’autres personnes, le son de sa voix l’étonnait.
L’après-midi, il avait eu une conversation imaginaire avec Berthe Voraud. Alors, les phrases venaient toutes seules.
C’était lui qui devait aborder Berthe Voraud en lui disant :
— J’ai pensé à vous constamment depuis que je vous ai vue.
Ces simples mots (prononcés, il est vrai, sur un ton presque tragique), devaient troubler profondément la jeune fille, qui répondait très faiblement :
— Pourquoi ?
— Parce que je vous aime, répondait Daniel.
A ce moment, elle se couvrait de confusion et s’en allait pour cacher son trouble.
Et Daniel n’en était pas fâché, car, poussée à ce diapason, la conversation lui paraissait difficile à soutenir.
Dans ses imaginations, Daniel allait toujours vite en besogne. L’effort lui était insupportable.
Il voulait n’avoir qu’à ouvrir les bras, et que les dames lui tombassent du ciel, toutes préparées.
Des conquérants patients lui paraissaient manquer de gloire.
Comme il pensait à autre chose, il aperçut devant lui Mlle Voraud.
— Monsieur Henry ? Comment va Madame votre mère ? Pourquoi n’est-elle pas venue ?
Il répondit poliment, mais avec une grande sécheresse, et ne dit rien de ce qu’il avait préparé.
D’ailleurs, Berthe Voraud avait déjà passé à un autre invité, pendant que Daniel Henry, très rouge, regardait devant lui d’un air profond, c’est-à-dire en fermant à demi les yeux, comme s’il était myope.
— Monsieur Henry, vous ne m’avez pas invitée ?
C’était encore Berthe Voraud, qui se présentait inopinément, sans se faire annoncer. Aussi, tant pis pour elle, il ne trouvait pas de phrase aimable pour la recevoir.
— Vous allez me faire danser cette valse ?
— C’est que… je ne valse pas.
— Eh bien ! nous nous promènerons. Offrez-moi votre bras.
Daniel offrit donc son bras à Mlle Voraud et ce simple geste mit en fuite tous les sujets de conversation. Il en attrapa un ou deux au passage, comme on attrape des volailles à tâtons, dans un poulailler obscur. Puis il les essaya mentalement et les laissa aller ; ils étaient vraiment trop misérables.
Alors il fronça le sourcil et prit un air méditatif. Ce qui lui attira cette question providentielle :
— Vous paraissez triste ? Avez-vous des ennuis ?
— Toujours un peu.
— Vous avez pourtant passé brillamment vos examens de droit.
— C’est si facile, répondit-il honnêtement.
— C’est facile pour vous, dit Berthe, parce que vous êtes intelligent et savant.
Cet éloge lui fit perdre l’équilibre. Il rougit et son regard vacilla.
— Et vous étiez au Salon ? dit Berthe.
— J’y suis allé deux fois.
— Vous aimez la peinture ?
— Oui, répondit-il à pile ou face. Beaucoup.
— J’ai failli y avoir mon portrait. C’est d’un jeune homme de grand talent, un prix de Rome, M. Leguénu. Nous l’avons connu à Étretat. C’est un élève de Henner. Malheureusement, le portrait n’a pas été prêt assez tôt.
— Il est ressemblant ?
— Les avis sont partagés. Maman dit que c’est bien moi. Papa prétend qu’il ressemble à ma cousine Blanche. Moi, je trouve que mes yeux, à leur couleur naturelle, ne sont pas aussi bleus.
— Ils sont pourtant bien bleus.
— Non, ils sont gris. Moi, d’ailleurs, j’aime mieux les yeux bruns. Surtout pour un homme. Je trouve qu’un homme doit être intelligent et avoir les yeux bruns.
— Les miens sont jaunes.
— Non, ils sont bruns. Je vais vous faire des compliments : vous avez de beaux yeux.
— Ce sont les yeux de ma mère, dit gravement Daniel.
— Est-ce que vous irez cette année à Étretat ?
— Oui, dit Daniel, surtout si vous y allez.
La conversation l’avait lancé en pleine mer. Il nageait.
— Asseyons-nous un peu, dit Berthe au moment où ils entraient dans un petit salon. Tâchez de venir à Étretat. On s’amusera un peu. On se réunira l’après-midi. Nous jouerons la comédie.
— Et puis je vous verrai.
— Vous tenez tant que ça à me voir ?
Il inclina la tête.
— Eh bien, pourquoi ne venez-vous pas plus souvent ? Tous les mercredis, à quatre heures, j’ai des amies et des amis. On fait un peu de musique. Venez, n’est-ce pas ? C’est entendu. Vous serez gentil, et vous me ferez plaisir.
Berthe se leva. La valse venait de finir. D’autres danseurs l’attendaient.
Daniel était, d’ailleurs, ravi que l’entretien eût pris fin. C’était assez pour ce jour-là. Il avait besoin de faire l’inventaire des premières conquêtes.
Il sortit du bal peu après. Il rentra à pied. Il donnait de joyeux coups de canne contre les devantures. Il n’hésitait pas à s’attribuer le mérite de la marche rapide des événements et méconnaissait froidement le rôle du hasard.
Il marchait dans la solitude des rues, sans crainte des attaques nocturnes. Et il fallut la persistance d’une ombre sur le trottoir opposé pour le décider à prendre un fiacre.
En arrivant, il donna cent sous au cocher. C’était un petit pot-de-vin pour la Providence, le denier à Dieu de l’aventure.
Le lendemain du bal fut un beau dimanche, endimanché d’un soleil propre.
Daniel, qui s’était couché très tard, se réveilla à dix heures. A huit heures, la femme de chambre était venue ouvrir les volets. De son lit, Daniel se voyait dans la glace de l’armoire. Il s’accouda sur l’oreiller.
Avec sa chemise blanche, entr’ouverte sur sa poitrine, son teint mat et ses cheveux qui se comportaient bien dès qu’il ne s’agissait que d’être mal peignés, Daniel n’eut pas de peine à se trouver beau. Les souvenirs de la veille faisaient de cette beauté une beauté irréfutable. Daniel se classa immédiatement dans la catégorie de ces jeunes hommes à qui la livrée mondaine ne convient pas, parce qu’ils ont quelque chose de sauvage et de fier. Il retroussa sa manche. Son bras lui parut musclé. Sa hanche soulevait le drap d’une courbe cavalière. Il toussa fortement pour vérifier le volume de sa poitrine, et demanda une tasse de café noir.
Ce matin-là, il consacra une heure et demie à sa toilette. A vrai dire, ce laps de temps considérable ne fut pas occupé par des soins corporels ininterrompus, mais surtout par des poses nombreuses devant la glace, tout nu d’abord, puis en chemise, en caleçon, en pantalon. La glace, photographe bon enfant, lui renvoyait inlassablement son image, de face, de trois quarts, de profil, en profil perdu, une demi-douzaine de chaque.
Il fallut aller à table. L’oncle Émile déjeunait là, avec la tante Amélie. Daniel fut interrogé par sa mère sur les toilettes du bal. Mme Henry posait les questions par acquit de conscience, sachant bien qu’il ne regardait pas les robes. Mais elle s’amusait, elle constatait une fois de plus l’insuffisance de ses descriptions, qu’elle arrivait pourtant à compléter par des documents personnels. C’est ainsi qu’au sujet de la robe de Mme Voraud, Daniel ayant dit simplement : « Une robe noire, je crois… ou marron », Mme Henry ajouta tout de suite : « Ce doit être sa robe grenat, soutachée de jais, qu’elle avait au mariage de Sophie Clardon. C’est Mme Mathieu qui la lui a faite. »
On parla du vieux cousin Brocard que l’oncle Émile avait rencontré le matin, et qui se penchait en avant d’une façon vraiment effrayante.
Daniel rencontrait quelquefois le cousin Brocard, mais il l’évitait toujours. Ce vieillard, courbé à angle droit, avait la rage des longues promenades à pied, au cours desquelles il semblait proposer à tout venant une partie de saute-mouton, que personne n’acceptait d’ailleurs, ce jeu étant visiblement déplacé pour un homme de cet âge.
— Tu ferais bien d’aller le voir cet après-midi, ton cousin Brocard, dit Mme Henry.
— Laisse-le donc aller à ses affaires, dit M. Henry.
— Madame l’attend, dit l’oncle Émile.
L’oncle Émile supposait une maîtresse à Daniel, et tout le monde en était tellement persuadé que Daniel lui-même avait fini par y croire. C’était évidemment à cette dame qu’étaient destinés les quarante francs qu’il recevait par semaine. En réalité, ces deux louis s’en allaient en achats de livres, en livraisons, en journaux, en voitures. De temps en temps, une pièce de dix francs était consacrée à quelque hâtive débauche.
Tous les dimanches, Daniel passait l’après-midi au théâtre. Un dimanche non consacré à un plaisir classé, tel que le théâtre où les courses, lui semblait un dimanche perdu. Mais, ce jour-là, Daniel résolut de remonter simplement les Champs-Élysées pour se montrer aux promeneurs. Il pouvait se montrer : il avait désormais un amour en tête, une intrigue.
Sur le boulevard, chaque couple qu’il rencontrait lui évoquait l’image future de Berthe Voraud se promenant à son bras.
« Puis, pensait-il, nous prendrons une voiture de grande remise, et nous irons au Bois. Je rencontrerai des amis de collège, et je leur présenterai ma femme. » Il répéta à voix basse : « Ma femme, ma femme. » Son visage exprimait un tel ravissement qu’un homme qui distribuait des prospectus le regarda avec stupeur, si indifférent qu’il fût d’ordinaire aux attitudes de sa clientèle.
« Ensuite, continua Daniel, nous irons au restaurant, nous passerons la soirée dans un café-concert en plein air. A minuit, notre Victoria nous conduira jusqu’à la porte du Bois. J’étendrai mon bras gauche derrière les épaules de Berthe… »
Il avait traversé la place de la Concorde et se trouvait dans les Champs-Élysées. Les gens du dimanche marchaient avec précaution, comme s’ils avaient eu des jambes neuves. Une dame d’officier montrait à tous les passants son mari à trois galons, dans un costume de grande tenue, qui ne coûtait pas moins de neuf cents francs, les épaulettes de capitaine étant les plus chères de toutes. Trois jeunes filles, deux sœurs et une cousine, la cousine boute-en-train au milieu, pour que chacune des sœurs en eût sa part, brandissaient en marchant leurs ombrelles fermées, et s’amusaient à se moquer du monde.
L’existence de ces gens-là paraissait à Daniel bien vide et bien navrante. Ils allaient rentrer chez eux, retrouver après le dîner cette terrible soirée du dimanche, dont il avait toujours conservé un triste souvenir, parce qu’elle avait longtemps précédé pour lui la rentrée au lycée.
Maintenant, Daniel avait un amour en tête. L’amour, c’est l’essentiel de la vie. Comment en avait-il été si longtemps privé ? Quand il partait en voyage, il regardait toujours les passants avec une pitié heureuse. Il ne pouvait concevoir qu’ils se résignassent à la vie monotone qu’il avait lui-même vécue tant de jours.
— Ah ! Berthe, répétait-il, Berthe…
Au coin de l’avenue Marigny, il se trouva tout à coup en face de Berthe elle-même, accompagnée de deux dames.
— Vous ne voyez pas vos amis. Vous rêviez, dit-elle.
Ils échangèrent quelques phrases rapides et qui se répondaient mal.
— A mercredi, dit-elle en le quittant.
La rencontre de sa bien-aimée lui gâta toute sa journée.
Il voulait bien être heureux, mais suivant le programme qu’il s’était arrêté d’avance. Il ne faisait, d’ailleurs, aucun effort personnel pour que ce programme se réalisât. Il le soumettait au Destin, et le priait de s’y conformer. Il attendait de la Providence, à des moments précis, des cadeaux déterminés. Malheureusement, la Providence, pleine de bonne volonté, mais brouillonne, n’exécutait pas fidèlement ses ordres et lui envoyait comme des tuiles des bonheurs qu’il n’avait pas demandés.
Il se figura qu’au moment de la rencontre de Berthe il parlait tout haut et devait avoir l’air bête. Il fut affolé pendant deux heures, conçut et abandonna les projets les plus téméraires. Il entra dans un bureau de poste, écrivit une lettre qui commençait ainsi : « J’ai dû vous paraître étrange tout à l’heure. C’est que je pensais à vous… » Puis il chiffonna cette lettre, la jeta à terre, sortit du bureau de poste, y revint après un bout de réflexion, chercha dans les papiers qui gisaient à terre la lettre qu’il avait chiffonnée et la déchira en cinquante petits morceaux qu’il jeta dans une bouche d’égout. Ce papier, sans nom et sans signature, ne contenait absolument rien de compromettant.
Vers six heures, son malaise se dissipa peu à peu. Il revint chez lui par des rues que le dimanche faisait presque désertes. Des dîneurs s’installaient aux terrasses des marchands de vins. On criait au loin le résultat des courses. Au quatrième étage d’une maison neuve, une jeune femme blonde, en peignoir clair, attendait quelqu’un. Berthe Voraud, plus tard, blonde aussi, aussi en peignoir clair, l’attendrait à sa fenêtre. Il se sentit comme soulevé d’ivresse et d’impatience. Puis il se dit encore : « Pourvu que je n’aie pas été ridicule tout à l’heure ! »
Le dimanche soir, Daniel, encore fatigué du bal de la veille, s’était couché de bonne heure. Le lendemain, il se rendit au magasin de son père, rue Lafayette : « Henry fils aîné, laines et tissus. »
Le père de Daniel était connu généralement sous le nom de Henry-tissus, pour le distinguer de son cousin, Henry-pétrole.
Daniel préparait ses examens de doctorat en droit ; mais son père exigeait qu’il s’occupât de la maison, pour apprendre les affaires.
Il l’emmena même une fois à Lille chez les fabricants. Daniel, dans des bureaux où il tombait de sommeil parce qu’il y faisait trop chaud, fit semblant de suivre les conversations instructives au point de vue commercial de son père et de ces messieurs qui étaient, selon M. Henry, « les plus gros bonnets de l’industrie du Nord ».
A Paris, Daniel était installé dans un petit bureau, au fond du magasin, à côté du bureau du comptable.
On lui apportait tous les deux ou trois jours une lettre à écrire.
Il la recommençait plusieurs fois.
Il déchirait les morceaux des essais défectueux, et les jetait au panier à papier, afin qu’on ne s’aperçût pas qu’il avait recommencé si souvent et qu’on ne lui reprochât pas d’avoir gâché tant de feuilles à en-tête.
D’ailleurs, le dernier essai que, de guerre lasse, il jugeait bon, était encore, de la part de M. Henry, l’objet des plus graves critiques.
Tantôt il avait écrit la lettre en trop petits caractères, et l’avait commencée trop haut, de sorte qu’il restait trop de blanc en bas. Ça n’avait pas d’œil.
Ou bien il calculait mal la longueur du texte : il y en avait trop. Par manie il s’entêtait à ne pas retourner la page, et serrait outrageusement les lignes du bas. Il ne restait qu’une place infime pour la signature et pour un post-scriptum éventuel.
La copie des lettres au copie-lettres était une autre source d’ennuis.
Il ne séchait pas assez les feuillets, ou ne les mouillait pas suffisamment ; tantôt l’encre bavait, tantôt ça ne marquait pas.
Il prenait l’encre fixe pour l’encre communicative, et inversement.
M. Henry jugeait aussi sévèrement la rédaction des lettres que leur exécution matérielle. Il n’aimait pas les expressions peu usitées et goûtait beaucoup l’harmonie de certaines phrases, telles que : « Nous avons en main votre honorée du 17 », ou : « Je vous confirme par la présente notre entretien de ce jour. »
Daniel, parfois, allait faire des courses. On lui confiait de préférence une mission qui n’intéressait qu’indirectement les opérations principales de la maison : on l’envoyait chez le papetier pour discuter un compte de fournitures de bureau.
Il s’acquittait très mal de ces minimes affaires, qu’il terminait aux conditions les plus désavantageuses pour les intérêts de Henry fils aîné.
Il commençait par demander au marchand de réduire le montant de sa facture.
Le marchand répondait : Impossible.
Daniel était heureux de cette réponse catégorique, qui le dispensait, selon lui, d’insister. Il se bornait à ajouter : « Alors, vous ne pouvez pas faire de réduction ? »
Il s’attendait sans doute à ce que le marchand répondît : « Si, réflexion faite, je peux. » Le marchand préférait répéter que c’était impossible, et qu’il regrettait.
Daniel se contentait de ces regrets. L’important pour lui n’était pas de réussir, mais d’affirmer à son père qu’il avait tout fait pour mener ses négociations à bonne fin.
Il se disait aussi qu’il ne s’agissait en définitive que d’une petite somme. Il avait à sa disposition une certaine théorie sur les sacrifices modiques, qu’il est quelquefois plus habile de consentir, quitte à se rattraper sur les affaires plus importantes. Il ne se rattrapait d’ailleurs jamais.
Il ne quittait pas le marchand récalcitrant sans lui dire : « Ces messieurs ne sont pas satisfaits. »
Il n’était pas arrivé à son but, mais il avait eu, selon lui, le rôle le plus digne. Il comptait toujours beaucoup sur les remords qu’il pensait inspirer à autrui. Il s’exagéra longtemps le retentissement que ses propres ennuis avaient dans l’âme de son prochain.
C’était une vieille habitude d’enfant gâté. Dès son plus jeune âge, quand ses parents l’avaient grondé, il les punissait en boudant, et se privait de dessert pour les apitoyer.
Il ne faudrait pas conclure de tout cela que Daniel ne se croyait pas fait pour les affaires.
Il rêvait fréquemment d’être un grand homme d’affaires, afin de stupéfier son entourage par son habileté.
Il achèterait, dans des conditions prodigieuses de bon marché, pour un million de francs d’étoffes, qu’il revendrait ensuite trois millions à l’Amérique du Nord.
Ce n’était pas pour gagner deux millions, car il n’avait pas besoin de tant d’argent et n’aurait su qu’en faire. C’était simplement pour voir la tête de son père, de son oncle Émile et du comptable, M. Fentin.
La grande préoccupation de Daniel est la conquête intellectuelle de M. Fentin.
Daniel rassemble chaque matin, dans les journaux, toutes les anecdotes qui lui paraissent susceptibles d’intéresser M. Fentin. Mais le diable est qu’il n’est jamais sûr d’obtenir le rire ou l’étonnement du comptable.
M. Fentin fait généralement un signe de tête qui a l’air de signifier qu’il connaît l’anecdote, à moins qu’il ne dise : « Les journaux ne savent plus qu’inventer », et des réflexions du même genre qui ne sont jamais très agréables pour un narrateur.
M. Fentin ne méprise pas le fils de son patron. Mais il ne lui a jamais laissé sentir qu’il l’estimait, et qu’il lui assignait une certaine valeur intellectuelle.
Daniel cherche avidement à connaître les opinions de M. Fentin pour les adopter d’enthousiasme. Par malheur, les opinions de M. Fentin ne sont jamais saisissables, et il suffit que Daniel abonde dans un sens pour que M. Fentin se transporte rapidement, avec armes et bagages, dans une autre opinion.
D’ailleurs, l’approbation de M. Fentin, si elle se produit, n’est jamais explicite. Quand il ne fait pas d’objection, il prend un air indifférent. Si l’on est tombé dans son opinion, qui est la bonne, c’est évidemment un pur hasard. Il ne fait rien pour vous y laisser, rien pour vous en chasser.
Quand M. Fentin a des écritures pressées, Daniel se relègue dans le petit bureau voisin, qui est son domaine. Le peu de jour que donne la petite cour est encore atténué par des vitres dépolies ; pourtant la lumière solaire ne coûte rien ; mais c’est sans doute par une habitude d’économie.
Daniel, quand il n’a pas de lettres à écrire, doit classer de vieilles factures, dont il inscrit les noms sur un répertoire. Ce travail, si inutile qu’on ne le contrôle jamais, lui paraît fastidieux. Il n’a pas de journaux ni de livres à sa disposition, car M. Henry trouve avec raison que, de huit heures à dix heures du matin, c’est bien assez de temps pour lire les journaux.
Daniel est installé devant l’ancienne table-bureau de son père, celle qu’on a changée pour une neuve quand on a déménagé de la rue du Mail à la rue Lafayette.
Ce bureau, très large, est recouvert d’une vieille basane rembourrée de crin. Il y a dans la basane un accroc à angle droit, et la principale occupation de Daniel est d’introduire dans l’accroc le manche d’un porte-plume, grâce auquel il repousse le crin, le plus loin possible.
L’encrier est constitué par un lion en cuivre dont on pique, pour prendre de l’encre, le dos généreux. Un presse-papier, en cristal demi-sphérique, ne presse aucun papier : il est tapissé à sa base, dans un désordre qui veut être chatoyant, d’affreux petits morceaux de verres multicolores. Il n’y a pas eu de poudre à sécher depuis 1875 dans la boîte à poudre, et le rouleau à buvard, appareil cependant plus moderne, s’est dépouillé de la dernière feuille de papier buvard qui constituait sa raison d’être.
C’est au milieu de ces objets que Daniel passe deux heures, chaque matin, et trois heures, chaque après-midi, afin d’apprendre les affaires.
Daniel Henry, depuis le bal chez les Voraud, n’avait confié à personne le secret de son grand amour pour Berthe. C’était un grand amour décidément, aux dernières nouvelles.
Il n’avait d’ailleurs dans la vie qu’un seul confident possible, son ami Albert Julius, le fils du commissionnaire en cafés.
Julius et Daniel Henry avaient lié connaissance à seize ans, au Vésinet, où leurs familles passaient l’été. Ils s’étaient détestés tout d’abord. Puis leur mépris commun du genre humain et de la danse les avait rapprochés, un soir de bal, dans un coin de salon. Ils s’étaient moqués ensemble de certains valseurs.
Un après-midi, au cours d’une promenade à pied, leur accord s’était fait sur le principe de l’imbécillité irrémédiable de presque tous les jeunes gens du Vésinet.
A partir de ce jour-là, Daniel vit en Julius un individu d’une intelligence exceptionnelle (pas tout à fait aussi intelligent que lui-même, mais presque autant).
Ils se retrouvèrent à Paris. Au début, ils n’osèrent pas se donner rendez-vous tous les jours, chacun d’eux tenant à faire croire à l’autre qu’il ne manquait pas de distractions.
Puis ils finirent par passer ensemble toutes leurs soirées. Tantôt c’était Julius qui montait à huit heures et demie les trois étages de la rue Lafayette. Tantôt c’était Daniel qui venait sonner au quatrième étage de la rue de Châteaudun.
Au bout de quinze jours, ils préférèrent se rencontrer à la terrasse d’un café. Car Daniel était gêné de l’accueil un peu froid que ses parents faisaient à Julius. Et Julius trouvait que sa famille ne marquait pas à Daniel assez de cordialité.
Ils buvaient donc chaque soir, dans le même café, deux mazagrans, qu’ils payaient chacun à leur tour.
Comme ils se voyaient tous les jours depuis quatre ans, ils avaient fini par se constituer des séries de plaisanteries que suffisaient à rappeler, comme une étiquette, quelques mots rapides et spéciaux. Le sens des mots s’enrichissait de tout un passé d’évocations communes. Aussi parlaient-ils l’un pour l’autre un langage profond.
Ils ne concevaient pas que ce langage pût être obscur pour les autres hommes, et, quand ils n’étaient pas compris, ils concluaient à la stupidité générale de leurs contemporains, sans s’alarmer autrement de cette conclusion.
Daniel était généralement le premier au rendez-vous ; on dînait chez lui de meilleure heure. Il attendait Julius avec impatience, et Julius, en arrivant, parcourait anxieusement du regard les chaises de la terrasse. Ils s’étaient posés deux ou trois fois « des lapins » et l’abandonné avait passé, ces fois-là, une soirée d’ennui terrible.
Ils n’exprimaient par aucun signe extérieur la joie qu’ils ressentaient à se retrouver. Ils ne se disaient pas bonjour. Ils ne se serraient pas la main. Mais Julius était à peine assis qu’ils commençaient à se raconter des histoires, qu’ils avaient d’ailleurs plus de plaisir à raconter qu’à entendre.
Il n’y avait entre eux aucune politesse, aucune obligeance, aucune bienveillance. Leurs prévenances, leurs ménagements restaient secrets, presque inconscients. Ils éprouvaient l’un pour l’autre une répugnance physique assez vive. Il eût fallu que Daniel eût une forte soif pour consentir à boire dans le verre de Julius.
Dans leurs entretiens, ils ignoraient chastement toute pudeur. Ils se parlaient sans retenue, comme si chacun d’eux s’en fût parlé à soi-même, des fonctions les plus grossières de leur corps.
Daniel était heureux quand il voyait Julius. Il s’amusait en sa compagnie. De plus ils étaient bien sûrs de constituer une élite. Malheureusement cette amitié, qui l’ornait à ses propres yeux, ne le parait pas suffisamment aux yeux des autres hommes, pour qui l’amitié de Julius n’était pas un bienfait des dieux. Si précieuse qu’elle fût, elle ne figurait pas à un rang assez avantageux sur la cote des sentiments humains. Elle n’était pas, comme l’amour d’une jolie femme, fréquemment demandée sur le marché.
Entre une dame avenante et un jeune homme bien constitué, la conversation est délicieusement troublée par des équivoques, par cette arrière-pensée qu’à un moment donné il faudra substituer aux paroles des gestes agréables et des actions honorifiques. Grâce à ce trouble spécial, grâce aussi aux malentendus inévitables entre deux êtres d’un sexe différent, on arrive, en moins d’une séance, à faire d’une sympathie médiocre un grand et décoratif amour.
Daniel, en allant, ce soir-là, au café, se demandait : « Comment vais-je dire à Julius que Berthe est amoureuse de moi ? »
Il n’était pas sûr que Berthe fût amoureuse de lui. Mais il prenait sur lui de l’annoncer à Julius, parce qu’il fallait dire à son ami quelque chose de définitif, pour obtenir de lui une marque d’intérêt.
Et encore ce n’était pas sûr que Julius s’intéresserait à cette histoire.
Il était convenu entre les deux amis que l’amour, auquel chacun d’eux croyait séparément de toute son âme, n’existait pas.
Ils méprisaient les femmes, qu’ils ne connaissaient pas. Plus tard, ils les méprisèrent, quand ils les connurent. Mais il y eut toujours une dame, précise ou indéterminée, qui au but de leur ambition les attendait. Dans leurs rêves de gloire, c’était cette maîtresse idéale qui consacrait leur triomphe.
— Votre ami tarde à venir, ce soir, dit à Daniel le garçon de café, un grand jeune homme très maigre et toujours assez mal rasé (probablement parce qu’il lui était incommode de se raser le creux des joues).
Jetant énergiquement sa serviette sur son épaule et, plaçant sa main droite en visière sur ses noirs sourcils, il fouilla avidement l’horizon, comme si la venue le Julius allait arracher plusieurs personnes à la mort.
Puis son anxiété fit place à la plus froide indifférence. Il se dirigea vers un consommateur qui venait de s’installer à la terrasse et attendit paisiblement sa commande.
Daniel se demandait toujours comment il raconterait la chose à Julius. Allait-il lui dire brutalement qu’il avait « tapé dans l’œil » à Berthe Voraud, et sans y attacher une autre importance ?
Ou bien attendrait-il qu’une occasion se présentât au cours de la conversation ?
D’ordinaire, il n’avait pas recours à ces précautions. Mais il n’était pas sûr de l’impression que son histoire ferait sur Julius, et il ne voulait pas qu’elle fût médiocre.
Il aperçut tout à coup son ami qui se dirigeait vers le café. Julius, maigre, de taille moyenne, portait un chapeau mou, une jaquette étroite, un grand nez et une petite badine en bambou. Il suivait scrupuleusement l’extrême bordure du trottoir, avec une application et des efforts dignes d’un meilleur objet, tout en se disant à lui-même à voix haute et avec une animation extraordinaire des choses qui devaient être d’une importance assez minime, car son agitation disparut complètement quand il se fut assis près de Daniel.
— Garçon !…
Puis, à Daniel :
— J’ai rencontré tout à l’heure ton oncle Émile. Il n’a jamais tant ressemblé qu’en ce moment à la panthère noire que nous avons vue chez Pezon.
— Merci, bon vieillard, dit-il au garçon qui lui apportait son mazagran.
— Et comme ta tante, dit-il à Daniel, ressemble de plus en plus à une petite chèvre malade, tu feras bien, si tu tiens à éviter un véritable carnage, de ne pas laisser dans la même cage des animaux si différents… Pourquoi, chameau, n’es-tu pas venu ici hier soir ?
— C’est ta faute, chameau, répondit Daniel. Tu m’avais dit que tu n’étais pas sûr de venir. Moi, j’étais éreinté. J’étais au bal samedi soir.
— C’est bien fait, dit Julius. Je t’avais dit de ne pas aller t’abrutir à ce bal.
— Je ne regrette pas d’y être allé, dit Daniel. Tu connais Berthe Voraud ?
— Oui, dit Julius, elle est maigre.
— Il te faut des colosses, dit Daniel. Elle n’est pas maigre du tout. Demande à qui tu voudras. Et tu verras si on ne te dit pas que c’est une des plus jolies filles de Paris.
— Oh ! je sais bien. Tu n’as qu’à demander à André Bardot. Il te dira, lui, que c’est la plus belle… Bon vieillard, ajouta-t-il en s’adressant au garçon, si vous continuez à me verser du café si chaud pour me faire brûler la langue…
— Réponds-moi un peu, dit Daniel, au lieu de raconter des idioties au garçon. Pourquoi André Bardot dira-t-il que c’est la plus belle ?
— Parce qu’ils s’aiment, dit Julius.
— Ah ! dit Daniel… Qui est-ce qui t’a dit ça ?
— André Bardot lui-même. Il y a plus d’un an qu’ils flirtent ensemble. André Bardot m’a dit qu’il comptait bien l’épouser.
— Répète-moi exactement ce qu’il t’a dit. Je tiens à le savoir.
— Ah ! ça m’embête, dit Julius avec un air de souffrance véritable. Il m’a raconté des tas de choses que je n’ai pas écoutées, parce que les femmes maigres ne m’intéressent pas.
— Tu trouves vraiment qu’elle est maigre ? demanda Daniel.
— Comme elle n’est pas assez grosse pour que je me sois donné la peine de la regarder longtemps, je ne me suis jamais rendu compte de son degré de maigreur. Elle est au-dessous du poids que j’exige : c’est tout ce que je puis te dire.
Daniel se taisait. Julius alla chercher les journaux illustrés, après avoir demandé en vain si on ne pouvait pas aller quelque part, au Casino ou à la Scala.
Berthe Voraud en aime un autre : cette révélation a un peu ahuri Daniel. Mais il n’en éprouve aucune douleur, et se demande même s’il n’en est pas un peu content, au fond.
Il ne renonce pas à ses projets de conquête. Il entrera en concurrence — très discrète d’ailleurs et très prudente — avec André Bardot, sur lequel, pense-t-il, il aura facilement le meilleur. Il lui manque, pour le moment, les qualités extérieures d’André, mais il possède, lui, une âme unique, une âme spéciale, qu’il s’agit simplement de montrer, et qui doit fatalement conquérir le cœur de Berthe. Il aime mieux, au fond, avoir un rival, que de se trouver tout seul avec Mlle Voraud. Elle n’est plus, puisqu’elle aime, la jeune fille surhumaine et inaccessible qu’il s’est imaginée. Il n’eût pas admis, si elle l’eût aimé déjà, qu’elle pût en aimer un autre. Mais comme elle aime quelqu’un, et que ce quelqu’un n’est qu’un autre, c’est lui, Daniel, qu’elle finira nécessairement par aimer.
Il était confiant en lui-même. Il aimait la lutte, quand personne ne savait qu’il luttait, et ne pouvait le forcer à lutter, quand il restait maître de combattre à son heure, c’est-à-dire pas immédiatement.
Il boutonna son paletot, dit à Julius : « Nous allons à la Scala. » Puis il frappa d’un coup sec la table de marbre, et paya les deux mazagrans. C’était d’ailleurs son tour.
Mardi. Plus qu’un seul jour avant de revoir Berthe. Il semblait à Daniel qu’il ne pourrait se présenter chez les Voraud le lendemain, sans renouveler complètement sa garde-robe et son linge de corps.
A la rigueur, il garderait sa jaquette grise, à peu près neuve ; mais il lui fallait une chemise qui eût un col plus haut et des manchettes non éraillées.
S’il allait se trouver mal chez les parents de Berthe, et si on s’apercevait, en le déshabillant, qu’il portait des chaussettes reprisées ! A vrai dire, il n’a jamais été sujet aux syncopes, et il y a une chance sur cent mille pour qu’il se trouve mal. Mais c’est sa coutume de s’appliquer ainsi à conjurer des malheurs improbables ; il en oublie d’éviter les précipices les plus immédiats.
Il ne se donne pas la peine d’évaluer soigneusement les risques possibles d’une aventure ; il perd un temps infini à se prémunir contre le péril le plus lointain, aussitôt que le hasard de ses pensées le lui fait entrevoir.
Quand il va aux courses, il tâche de ne pas regarder le tableau du pari mutuel. Car s’il aperçoit le nom d’un cheval qui a réuni peu de mises et qui doit rapporter beaucoup, il se trouve forcé de le jouer, sans croire à sa victoire, mais par peur des reproches qu’il s’adresserait, au cas où ce cheval gagnerait sans qu’il eût misé sur sa chance.
Il a des principes, acquis au hasard, et auxquels il obéit par crainte plus que par raison, et aussi par paresse, pour n’avoir pas à choisir le meilleur parti en examinant les circonstances.
Esclave de certains proverbes, il gâche sa besogne pour ne pas la remettre au lendemain. Il a toujours plusieurs cordes à son arc et les laisse pourrir toutes ; il se trouve plus démuni au moment de s’en servir, que ceux qui n’avaient qu’une corde à leur arc, et qui l’ont entretenue avec vigilance.
A la veille de revoir Berthe, il prend le parti de se recueillir avant cette grande entrevue, et de ne pas aller au magasin.
Il va trouver sa mère dans sa chambre, et lui dit : « Je crois que je ferai mieux de ne pas sortir aujourd’hui. J’ai très mal à la gorge. »
Il a les amygdales un peu rouges ; il n’aurait pas le courage de mentir complètement.
Il reste donc à la maison, et, après le déjeuner, va s’étendre sur son lit, autant pour songer en paix à sa bien-aimée que pour donner plus d’importance à son mal de gorge, qui a laissé son père un peu sceptique.
Il pense à la révélation importante que son ami Julius lui a faite la veille : Berthe Voraud en aime un autre. Elle est en flirt avec André Bardot.
Il faut que Daniel se remette à l’escrime.
Il avait fait des armes à trois reprises, chez trois maîtres d’armes différents. Chaque fois, au bout de quelques semaines, il avait quitté la salle sans prévenir, en abandonnant ses fournitures complètes, veste, gants, sandales et masque, qu’il avait payées en entrant. Il les laissait perdre, n’osant plus revenir à la salle, craignant d’être obligé de donner des explications au maître d’armes, et de s’excuser de cet abandon brusque après des leçons si cordiales, terminées par des vermouts qu’il se résignait à offrir joyeusement et se contraignait à boire.
Il se décide donc à reprendre des leçons dans une autre salle, bercé de l’illusion qu’il va devenir rapidement très fort, grâce à des dispositions exceptionnelles et surtout à son génie, qui lui permettra d’inventer certains coups spéciaux.
Il n’a pas des muscles d’athlète, mais il dit souvent : « Je suis très nerveux. »
Il se voit allant sur le pré avec André Bardot et le transperçant dès la première reprise. Puis il essuie son épée toute sanglante sur sa manche gauche et regarde les témoins et la nombreuse assistance, comme pour dire : A qui le tour ?
Il va lui-même chez Berthe Voraud annoncer la blessure mortelle d’André Bardot, avec toute la dignité que comportent d’aussi graves circonstances. La jeune fille se jette en pleurant dans ses bras.
Pourquoi Julius prétendait-il qu’elle était maigre ? Daniel la revoit dans sa robe de bal. Elle avait les épaules pleines, pas de salières ; la ligne de la clavicule soulevait à peine la peau. Ses bras étaient loin d’être grêles au-dessus des gants très longs qui lui montaient plus haut que le coude et qu’elle remontait fréquemment, sur son bras droit tendu, de sa rapide petite main gauche puis sur son bras gauche, de son énergique petit poing droit, qui serrait son éventail fermé.
L’idée qu’il aurait, près de lui, appuyée sur son épaule, la tête fine et blonde de Berthe Voraud, l’affola. Il sauta de son lit, parcourut sa chambre avec impatience. Il s’assit ensuite à sa table et lut quelques pages de droit. Puis il se leva à nouveau, ouvrit machinalement la porte de la salle à manger. Il aperçut une ouvrière en train de coudre et se souvint que c’était mardi, le jour de Mlle Pidarcet, qui, le matin, travaillait dans la lingerie, et l’après-midi dans la salle à manger, où la lumière était meilleure.
Daniel vit bien qu’il irait embrasser ce jour-là Mlle Pidarcet et la serrer dans ses bras, comme chaque fois qu’il se trouvait seul avec elle dans l’appartement.
Mlle Pidarcet, depuis sa naissance, était âgée de vingt-huit ans. Elle avait de petites frisures noires sur le front, un teint blanc et luisant, des yeux gris et des lèvres minces, qu’elle fronçait pour travailler.
Pendant une année, Daniel avait tourné autour d’elle. Il venait étudier son droit dans la salle à manger pendant qu’elle s’y trouvait. Elle lisait beaucoup, le soir, chez elle, était abonnée au Voleur et à la Famille, et à un cabinet de lecture où elle prenait tour à tour, suivant les conseils de l’un ou de l’autre, la Vénus de Gordes, les Nuits de Londres, et l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. Daniel lui prêta Cruelle Énigme et André Cornélis.
Un jour, en la rencontrant dans un couloir, il l’avait embrassée sur la joue. Elle s’était laissé faire.
A partir de ce jour, il ne lui adressa plus la parole ; il l’embrassa.
Il referme sur lui la porte de la salle à manger, s’approche de l’ouvrière, se tient un instant debout auprès d’elle, regarde en l’air comme s’il pensait à autre chose ; puis, sans mot dire, il lui touche légèrement les frisures du cou. Mlle Pidarcet écarte ce frôlement d’un doigt rapide, comme on écarte une mouche. Alors, se penchant, Daniel l’embrasse sur la nuque. A cet endroit, la peau de Mlle Pidarcet sent un peu le cheveu.
Daniel lui dit, d’un souffle court : « Venez ! » La fenêtre est dangereuse : on peut les voir de la cuisine. Il va l’attendre dans un coin plus sombre de la salle à manger, entre la porte et le buffet.
Mlle Pidarcet fait quelques points encore, pique soigneusement son aiguille sur son ouvrage, se lève, tapote sa jupe pour en faire tomber des bouts de fil et des morceaux de percale, puis rejoint Daniel, qui l’embrasse longuement et sans bruit sur ses joues fades et dans son cou sans parfum.
Ça n’allait jamais plus loin. Il l’embrassait une dernière fois, tendrement, par devoir ; il s’en allait dans sa chambre, et Mlle Pidarcet retournait à son ouvrage.
La séduction complète de l’ouvrière se fût entourée, selon Daniel, de complications terribles. A cette époque, pour achever la défaite d’une dame, il exigeait un meuble confortable et un appartement situé à une lieue au moins de toute personne de sa famille. Parfois, au moment même où il tenait dans ses bras Mlle Pidarcet, il se promettait bien de se procurer à brève échéance ce logement secret. Malheureusement, le souvenir de Mlle Pidarcet absente ne le préoccupait pas assez pour entretenir ces résolutions.
Il pensait à elle le mardi, quand il se trouvait là. Il allait l’embrasser, parce qu’elle était là.
Ce petit épisode ne le gênait aucunement dans ses grands projets relatifs à Berthe Voraud. Ça n’avait aucun rapport, c’était un intermède qu’on donnait quand la scène était vide, sans réclame et sans affiche préalables, simplement parce qu’on avait l’artiste sous la main.
Daniel, le lendemain matin, reçut une enveloppe de papier bleu. Elle recouvrait une carte de correspondance, où l’on avait écrit ceci, d’une écriture un peu jeune, qui voulait être grande et pointue :
« Cher monsieur Daniel,
» Nous sommes, depuis deux jours, à la campagne, où nous allons passer deux semaines, pour profiter du beau temps. C’est donc à Bernainvilliers (gare du Nord), qu’il faut venir nous voir aujourd’hui. Venez vers quatre heures. Il y a des trains à toutes les heures dix. Seulement, nous vous garderons à dîner. Vous êtes prévenu, et nous n’admettrons aucune excuse.
» Je vous serre la main,
» Berthe Voraud. »
Daniel, en complet gris, arriva à la gare à trois heures moins le quart. Il avait acheté un chapeau de paille et une paire de gants. Il pensa qu’il n’aurait pas trop de tout le trajet pour faire arriver chacun de ses doigts jusqu’au bout de chacun des doigts de gant.
Comme il était installé dans un compartiment de première, il aperçut M. Voraud, le père de Berthe, qui cherchait une place. Daniel, sans savoir pourquoi, fit semblant de ne pas le voir. M. Voraud, dont la barbe grise avait plus d’importance que jamais, alla plus loin, à l’extrémité du train, Daniel, craignant qu’il ne revînt de son côté, descendit du wagon, pour flâner devant l’étalage des journaux et des livres, où un employé de la gare, pendant l’absence momentanée de la marchande, surveillait d’un œil insensible les plus récentes floraisons de la littérature française. En tournant les yeux, Daniel aperçut M. Voraud installé dans un compartiment, et qui lisait son journal. Il admira à la dérobée sa rude élégance.
Il se demanda s’il devait lui dire bonjour, puisqu’il allait chez lui et qu’il serait bien obligé de lui parler à un moment donné ? Et puis M. Voraud pouvait l’avoir vu. Il s’approcha du compartiment, où le banquier continuait sa lecture, « Bonjour, monsieur, » dit-il à voix très basse. M. Voraud ne leva pas le nez. Il était peut-être encore temps de chercher une autre place… Daniel s’éloigna, puis revint délibérément et dit à voix plus haute :
— Monsieur, comment allez-vous ?
— Ah ! ah !… monsieur… dit M. Voraud, le fils Henry, je crois ? C’est bien vous, jeune homme, qui nous faites l’amitié de venir dîner ce soir ?
— Oui, oui, monsieur, dit Daniel.
— Montez donc, dit M. Voraud. Et il lui fit place en retirant sa jambe.
— Comment va le papa ? Toujours content de ses bronzes d’art ?
— Tissus… rectifia doucement Daniel. Papa est dans les tissus. C’est notre cousin, Frédéric Henry, qui est dans les bronzes d’art.
— Comment ? Alors vous n’êtes pas le fils de Mme Frédéric Henry, que j’ai connue demoiselle, et dont le père, M. Hermann, était en Californie ?
— Non, non, monsieur, répond Daniel modestement, pour ne pas paraître beaucoup plus renseigné que M. Voraud sur ce détail de son état civil.
— Attendez donc, dit M. Voraud. C’est moi qui confonds, oui, c’est moi, concède-t-il avec bonne grâce. C’est bien votre papa qui vient de s’installer rue Lafayette, après avoir été longtemps rue du Mail ?
— Exactement, dit Daniel, enchanté, et qui paraît admirer la perspicacité de M. Voraud.
— Voilà trente-cinq ans que je connais votre père.
— Il vous connaît bien aussi, dit Daniel.
— C’est un travailleur et un homme vraiment intelligent, dit M. Voraud, qui semble à cet instant étendre sa bienveillance à toute une classe de négociants moins élégants que lui-même. Est-ce que vous êtes dans ses affaires ?
— Oui, dit Daniel… Mais je prépare en même temps mon doctorat. (Il y avait un instant qu’il cherchait le joint pour glisser ce renseignement.)
— Ah ! vous faites votre droit ! dit M. Voraud. C’est une bonne chose.
— Je viens de terminer ma licence, dit Daniel, qui préjuge chez M. Voraud un certain dédain des professions libérales, et s’empresse d’ajouter : Mais je n’ai pas l’intention de faire ma carrière d’avocat.
— Pourquoi ça ? dit M. Voraud. C’est un beau métier. Et je suis sûr que le papa serait content de vous voir réussir là-dedans.
Puis, reprenant son journal plié en quatre, il s’arc-boute solidement dans son coin pour en continuer la lecture. Daniel, qui n’avait pas de journal, prit dans la poche intérieure de son veston des cartes et des lettres, entre lesquelles il fit mine de chercher un papier de quelque importance.
Il remit ensuite ses papiers dans sa poche, avec un geste discret qui semblait dire : A demain les affaires sérieuses. Puis, passant son bras dans l’appuie-bras qui pendait à la portière, il regarda le paysage d’un regard pas trop intéressé, du regard d’un homme qui ne méprise pas, évidemment, la nature, mais qui a d’autres choses à faire que de la contempler.
De temps en temps, M. Voraud changeait le pliage de son quotidien, et cette opération méthodique paraissait aussi essentielle, pour le moins, que la lecture de cette feuille.
La première page achevée, il ouvrit le journal tout grand devant lui, en faisant avec ses lèvres un bruit de tambours voilés et de vagues instruments guerriers, que justifiait mal l’examen du Bulletin des Halles.
Sa lecture terminée, il regarda le paysage. Daniel comprit que c’était son tour de distraire M. Voraud et se décida à entamer la conversation. Cependant il hésitait entre trois amorçages : 1o Les wagons neufs sont tout de même bien mieux suspendus que les anciens ; 2o Ils essayent maintenant sur l’Orléans une locomotive qui fait cent vingt à l’heure ; 3o Est-ce que vous allez depuis longtemps à Bernainvilliers ?
Mais M. Voraud avait fermé les yeux. Il les rouvrit quelques instants après pour un regard plaintif que son intelligence, sur le point de succomber contre le sommeil, jetait à toute la nature, ainsi qu’un cerf expirant.
Daniel mit un certain orgueil à faire celui qui ne dort pas et qui redouble de vigilance pour surveiller le défilé des poteaux télégraphiques. On passa devant un passage à niveau où attendaient deux bœufs, nés pour faire antichambre. Puis le train, après une sorte de crachement sauvage, s’arrêta dans une petite gare, où cette entrée bruyante ne produisit pas la moindre sensation. Seuls, auprès du dernier wagon, un employé du train et un employé de la gare échangèrent des présents d’amitié. L’homme d’équipe remit un sac et une bourriche, et l’homme du train lui passa en retour une petite voiture d’enfant.
M. Voraud dormait toujours. Daniel l’examina. C’était un homme bien mis. Son veston et son pantalon, de la couleur d’un tapis-paillasson, étaient d’une étoffe sobre et particulière. Il avait mis un gilet blanc et des guêtres blanches. Le bout de ses souliers était presque carré, et Daniel, considérant ses propres bottines, maudit l’abjection de Schaffler, cordonnier, rue d’Hauteville, qui s’attardait encore aux bouts pointus.
A une secousse du wagon, M. Voraud ouvrit les yeux. Un bâillement de lion à jeun creusa un trou énorme dans la touffe grise de sa moustache et de sa barbe. Il regarda Daniel avec des yeux sévères, bâilla encore, et dit :
— J’ai bien dormi… Hé mais ! nous arrivons ! ajouta-t-il en se penchant à la portière.
Le train passa sous un pont et entra dans la gare de Bernainvilliers. C’était une villégiature assez courue, et bien que la saison fût à ses débuts, une dizaine de personnes descendirent du train.
Mais Daniel avait éprouvé une vive émotion. Ses yeux avaient battu. De l’autre côté de la barrière, il avait aperçu Berthe Voraud.
La jeune fille était coiffée d’un chapeau de paille et vêtue d’une robe claire que Daniel ne détailla pas. Le train était allé assez loin, jusqu’à une potence où la locomotive devait faire de l’eau. En revenant à la sortie des voyageurs, Daniel pensait à l’apparition rapide de Berthe, et, pour la première fois depuis les révélations, se sentit jaloux d’André Bardot. Il résolut de tirer l’affaire au clair, de savoir où ça en était, et, jusqu’à plus ample informé, de garder avec la jeune fille un ton très froid. Et il ne jouit pas, comme il l’aurait pu, de son clair sourire accueillant.
Elle lui tendit la main et embrassa M. Voraud dans sa barbe imposante. Daniel s’étonna de cette familiarité entre deux êtres si loin de lui ; il les envia tous les deux, M. Voraud d’être embrassé par Berthe, et Berthe de si bien connaître M. Voraud.
De l’autre côté de la route, une petite voiture à deux roues attendait attelée d’un poney, à qui on avait mis un petit bonnet d’âne, peut-être simplement pour le préserver des mouches. Pendant que Berthe conférait avec son père et lui demandait s’il avait rapporté des fruits pour le dîner, Daniel, d’un air capable, s’avança près du cheval qu’il effleura d’une caresse aux naseaux. Mais le petit cheval lui mordit fortement le bout du doigt.
Berthe Voraud monta sur le siège avec son père. Daniel et le groom s’installèrent sur le siège de derrière du dos-à-dos. Daniel était bien résolu à ne pas parler au groom. Cependant, en considérant son doigt mordu, il remarqua sous l’ongle une tache bleue. Désireux d’être rassuré, il dit au groom avec détachement :
— Je crois que votre sacré petit cheval m’a mordu.
— C’est qu’il est traître, dit le groom. Montrez voir.
Daniel montra son doigt.
— C’est rien de ça, dit le groom.
M. Voraud, largement installé sur le siège, conduisait le petit cheval avec une main de fer, gantée de peau de chien. Berthe, assise à son côté, tenait haut son ombrelle, tandis que de sa main gauche, elle maintenait le bord léger d’un vaste chapeau, que la brise menaçait un peu. Daniel, placé avec le groom sur le siège de derrière, se trouvait dos à dos avec M. Voraud, et s’était assis sur le côté pour apercevoir la jeune fille.
Comme la route montait assez raide, M. Voraud mit son cheval au pas, et dit au groom sans tourner la tête :
— Il saigne toujours, près du garrot. Es-tu allé chez le maréchal ?
— J’y suis été, dit le groom. Il a dit comme ça que c’était un bouton de chaleur et qu’il va falloir y mettre soir et matin des compresses d’eau blanche.
Daniel prit un air extrêmement intéressé. Il chercha des choses nouvelles, ou même banales, à dire sur les compresses d’eau blanche et les boutons de chaleur ; mais il n’en trouva point. La voiture repartait à une allure plus vive. Le groom maintenant taquinait ses dents de sagesse, les doigts enfoncés dans la bouche à une profondeur extraordinaire. Ensuite, il se croisa les bras, inclina la tête sur le côté, et regarda avec accablement la route qui filait sous eux.
La grande préoccupation de Daniel était qu’il faudrait, à l’arrivée, sauter à terre assez vite pour aider Mlle Voraud à descendre. Le moment fatal approchait. La voiture, après avoir longé un grand mur, parvint jusqu’à une grille, et Daniel aperçut sur un vaste perron, devant une vague maison blanche, des personnes qui se levèrent à l’approche des arrivants. M. Voraud, avec plus de maîtrise que jamais, guida le petit cheval autour d’une pelouse et arrêta l’attelage devant le perron. Daniel sauta comme par miracle à bas de la voiture, vint tendre avec grâce sa main droite à Berthe Voraud et lui paralysa solidement la main gauche. La jeune fille faillit se tordre le pied, se retint à la manche de Daniel qui dit précipitamment : Pardon ! pardon ! laissa tomber sa canne et toussa avec énergie, pour tout remettre en ordre.
Cependant Mme Voraud, avec ses cheveux d’argent doré, et son face à main d’écaille blonde, s’avançait à petits pas vers Daniel, à qui elle offrait un regard sucré et sa main délicate. Le jeune homme fut conduit ensuite au haut du perron, et présenté à une grand’mère en soie noire, que l’on avait installée dans un grand fauteuil d’osier avec tous ses bijoux. Elle était couverte de chaînes d’or, comme une vieille dame en esclavage. Daniel, avec respect, dut toucher sa main, que sillonnaient de grosses veines de vieillard.
Il y avait là des personnes que Daniel connaissait un peu, Louise Loison, une jeune fille savante, pourvue d’un lorgnon et de nombreux cheveux noirs, et qui portait, en supplément, sur la joue, un grain de beauté fourni d’une touffe de poils, modeste échantillon de ce qu’aurait pu être sa barbe, si la barbe eût figuré parmi les attributs de son sexe. Cette jeune fille regardait Daniel avec insistance, mais trop fixement. Daniel fut d’ailleurs heureux qu’on l’eût invitée, car elle lui paraissait devoir goûter l’intelligence pure.
Il vit aussi un grand jeune homme blond, de dix-sept ans, qui, avec sa tête en avant, ses bras ballants et sa bouche ouverte, avait toujours l’air d’être dans un rassemblement. Ses parents habitaient le pays. On l’appelait le Numéro-Deux, parce qu’il était le second d’une famille de six garçons. On ne voyait jamais ses frères, qui poursuivaient leurs études. Quant à lui, on ne lui connaissait aucune occupation. D’une voix rauque, il proposa une partie de croquet.
Mme Voraud était montée au premier étage avec M. Voraud. Berthe et son amie, dans une allée, entamaient d’urgentes et longues confidences. Le Numéro-Deux avait emmené en corvée jusqu’à un terrain plat un petit garçon de dix ans et une petite fille du même âge, les avait armés de maillets, et leur faisait planter des arceaux. Daniel resta sur le perron avec la vieille dame aux bijoux. Elle n’avait plus qu’une quantité négligeable de dents, et l’on craignait à chaque instant, quand elle parlait, de voir ses joues se prendre dans ses gencives. Elle n’en parla pas moins au jeune homme avec abondance, lui lança au visage force compliments accompagnés de fines gouttelettes, et s’étonna de le retrouver si grand et si beau garçon. Il lui semblait que c’était la veille qu’elle l’avait vu arriver aux Champs-Élysées, en robe blanche et en ceinture bleue, avec sa jolie maman.
Daniel trouva, en somme, cette vieille dame très agréable, et quand il rejoignit les jeunes filles pour aller au croquet, il crut émettre une opinion conforme à l’avis général en affirmant à Berthe que sa grand’mère était tout à fait charmante. Mais les deux jeunes filles se mirent à rire et Louise Loison, sans que Berthe parût la contredire, affirma que la vieille dame était très méchante et « vraiment rasoir ». Daniel fit : « Oui… oui… Enfin, elle a une mémoire extraordinaire. » A quoi Louise répondit qu’elle inventait de vieux souvenirs, tout ce qui lui passait par la tête.
On commença la partie de croquet. Daniel n’était pas plus maladroit qu’un autre à ce jeu. Il « croqua » des boules d’assez loin et passa très bien la « sonnette », c’est-à-dire le double arceau du milieu, d’ailleurs dépourvu de sonnette. Mais il provoqua de vives récriminations chez les deux enfants de dix ans par la façon déloyale dont il favorisa la boule orange, celle de Mlle Voraud, qu’il envoyait toujours « en position » devant l’arceau qu’elle avait à traverser.
Cependant il s’impatientait. Ses affaires n’avançaient pas. Il ne trouvait pas, dans le voisinage de Berthe la félicité qu’il avait tant attendue pendant quatre jours. La partie de croquet terminée, comme il était à peine cinq heures et demie, Mlle Loison proposa une promenade dans le pays.
Ils sortirent donc du jardin et s’en allèrent tous les six sur une route neuve, bordée de petits arbres secs et de tas de cailloux. Et l’on passait de temps en temps devant une petite maison fraîchement bâtie, limitée d’un côté par un mur blanc sans fenêtres, la petite tranche de propriété à laquelle de vieux employés avaient droit à la fin de leur vie ; c’est dans ce jardin sans verdure que l’été leur jetait un soleil aveuglant, en compensation de l’ombre excessive où s’était écoulée leur jeunesse.
Daniel, un peu agacé, et qui ne trouvait rien à dire à Berthe, préféra rester en arrière avec Louise Loison, qui lui parlait littérature. Et pour répondre au démon intérieur qui lui reprochait de perdre son temps et de ne pas consacrer à sa bien-aimée les rares instants qu’il passait auprès d’elle, il invoquait ce grand principe, le seul qui lui servait dans ce qu’il appelait ses tactiques avec les dames : c’est qu’il était bon de les dépiter en les négligeant un peu, afin de se les attacher davantage.
— Vous devez être un passionné ? lui dit Louise Loison, à propos de Baudelaire.
— Oui, dit Daniel.
— Vous êtes amoureux ?
— … Oui.
Il voyait à vingt pas devant lui les lourds cheveux blonds et la robe de linon mauve de Mlle Voraud, à côté du Numéro-Deux qui faisait des pas immenses, et s’amusait à jeter des cailloux aux enfants.
— Je sais, dit Louise Loison, en fixant Daniel, de qui vous êtes amoureux. C’est une jeune fille blonde.
— C’est vrai, dit Daniel, toujours assez hardi avec les tiers.
Il y eut un silence. Puis Louise ajouta : « Cette personne vous aime aussi. »
Daniel ne dit rien et regarda droit devant lui, sans rien voir. Louise Loison courut à Berthe et lui parla à voix basse. Et Daniel, qui devinait cette confidence, vit que Berthe ne tournait pas la tête et ne disait rien.
Louise Loison cria qu’il fallait rentrer pour dîner. Elle fit arrêter le groupe pour rebrousser chemin. Daniel rejoignit Berthe. Elle rougit et leurs regards s’évitèrent. Louise, pour les laisser ensemble, prit les devants avec l’impassible Numéro-Deux et les enfants ; elle les fit danser et chanter, et dansa de joie avec eux. Mais Daniel et Berthe cheminaient côte à côte, sans se regarder, et ne dirent rien jusqu’à la maison.
En arrivant à la grille, Daniel vit que la table était mise dans le jardin. Les deux jeunes filles montèrent à la chambre de Berthe pour retirer leurs chapeaux. Les enfants se dispersèrent. Daniel, resté seul, fut pris d’une crise sourde de désespoir, parce qu’il n’avait pas parlé à Berthe. « J’aurais dû lui dire n’importe quoi, que je l’aimais, que j’étais heureux ; mais je suis un misérable, un misérable, un misérable. J’ai abîmé tout mon bonheur. » Et se parlant ainsi à voix presque haute, il serrait les poings, et se griffait les paumes avec les ongles, qu’il portait d’ailleurs assez courts.
— Voilà comme je suis, répétait-il en geignant presque. Il m’arrive un bonheur inespéré : Berthe m’aime. On lui dit que je l’aime aussi. On nous laisse ensemble, nous marchons côte à côte pendant dix minutes et je ne trouve rien à lui dire.
Il était seul dans le jardin où la table était déjà mise. M. Voraud, Mme Voraud et la grand’mère n’étaient pas encore descendus dîner. Le Numéro-Deux, avec toute la gravité précoce que donne à un jeune homme de dix-sept ans une vie passée dans l’oisiveté, s’était installé devant le grillage des poules et leur envoyait des petits cailloux sur le dos. Louise et Berthe étaient montées au premier pour enlever leurs chapeaux.
Daniel regarda la maison où il n’était encore jamais entré, la maison où habitait sa bien-aimée, où elle respirait, s’endormait le soir et s’éveillait le matin comme tout le monde. Il s’étonnait et se sentait ravi de retrouver chez cet être exceptionnel des habitudes et des gestes humains.
Alors il se désespéra encore d’avoir été si bête tout à l’heure. Mais, au fond, était-il sûr lui-même que ce désespoir fût sérieux ? Ne se taquinait-il pas un peu pour mieux supporter sa grande joie ? Ne payait-il pas ainsi au destin une petite prime d’assurances pour protéger son bonheur ?
— Monsieur Henry, voulez-vous vous laver les mains ?
C’était Louise Loison, qui l’appelait de la fenêtre du premier. Il regarda ses mains avec hésitation. Elle répéta : « Venez ! »
Il entra par une porte du perron, traversa une antichambre où étaient suspendus des chapeaux de paille rustiques et des casques en toile dont on ne se servait jamais, mais qui attestaient au moins chez les hôtes des velléités d’excursions. Puis il monta au premier étage. L’amie de Berthe attendait sur le seuil d’un cabinet de toilette assez vaste dont la fenêtre donnait sur le jardin. Elle regarda Daniel, avec des yeux souriants derrière son binocle.
— Vous n’êtes pas content ?
— Oh si ! dit-il.
— Il faudra trouver un prétexte pour revenir demain. Vos parents, dit-elle rapidement, vous auront soi-disant chargé de louer une maison dans le pays. D’ailleurs il faut absolument que vous veniez habiter près d’ici. Berthe le veut. Je vais passer six semaines ici. Ce sera très bien.
Il se frottait les doigts très fortement avec la serviette-éponge, afin de ne pas tendre à Berthe, quand elle se présenterait, une main trop fraîche des ablutions récentes.
— Berthe ? dit Louise en entr’ouvrant une porte… Qu’est-ce qu’elle fait donc dans sa chambre ? Venez, ma petite Berthe.
La porte s’ouvrit à peine un peu plus. Et se glissant lentement dans l’entre-bâillement, Berthe entra dans la chambre comme une vision qui sort d’un mur. Sans regarder Daniel elle lui tendit la main. Il lui prit le bout des doigts.
— Embrassez-la, dit Louise Loison.
Il s’approcha d’elle et lui baisa la joue, sans bruit, comme on baise une étoffe sacrée. Très ému, il lui dit : « Je vous aime », d’une voix sourde et rapide, pour se débarrasser d’une formalité.
Il fallait descendre dîner. Ils regardèrent dans le jardin et virent la grand’mère déjà installée à table. Une bonne debout auprès d’elle, arrogamment lui coupait du pain, en tout petits morceaux. M. Voraud, vêtu de molleton gris-clair, se promenait de long en large.
Daniel regarda M. Voraud. Il lui parut toujours élégant, mais il l’étonna moins. Le baiser qu’il avait donné à Berthe l’avait rapproché de toute la famille Voraud.
Seule, Mme Voraud conservait son prestige intellectuel, à cause de sa myopie et du livre, entamé d’un coupe-papier, qu’elle avait toujours sur la table à ouvrage.
Daniel se sentit plus aisé d’allures ; il avait désormais un emploi dans la maison. Il prit place à table entre Mme Voraud et sa fille. M. Voraud se trouvait entre la vieille grand’mère et Louise Loison. Il plaisantait Louise qui, disait-il, était amoureuse d’un prince russe. Daniel chercha un sourire suffisant pour satisfaire M. Voraud, et qui ne choquât pas l’impassibilité de Mme Voraud que n’amusaient guère ces facéties. Le petit garçon de dix ans et sa sœur jumelle s’étaient partagé le Numéro-Deux qu’ils encadraient jalousement au bout de la table. Un frère de Mme Voraud, qui devait être le père des deux enfants, répondait laconiquement au nom d’Achille ; il s’appliquait à boire lentement, par petites gorgées réfléchies, pour ne pas boire trop froid. Daniel qui s’observait pour garder une tenue irréprochable, fut un peu libéré de ce souci par l’attitude du Numéro-Deux. Ce jeune vorace mangeait très vite, et s’essuyait rarement la bouche, si bien que ses lèvres, après l’entrecôte, déposèrent sur les bords de son verre de menus fragments de persil, tandis que l’eau rougie laissait en retour une marque d’étiage sur sa moustache naissante.
Le repas, en somme, se passa très bien. La vieille grand’mère ne fit aucune tentative de conférence sur la généalogie des personnes présentes, le travail intégral de ses maxillaires étant absorbé, et au-delà, par la pénible opération de la mastication. Elle n’avait pas trop des entr’actes, entre chaque plat, pour rattraper les autres convives, et dut même laisser partir, non sans un regard de regret, des portions inachevées, afin de ne pas être laissée en arrière et de ne pas manquer le foie gras. Elle fut moins distancée pour la salade, dont elle se contenta de sucer les feuilles.
Daniel était un peu impressionné par le maître d’hôtel. Chez lui, c’était une bonne qui faisait le service. Comme on lui enleva sa fourchette après le poisson, il crut qu’il en serait de même après chaque plat et, l’entrecôte achevée, laissa sa fourchette sur son assiette. Mais il eut l’ennui de voir que Mme Voraud avait posé la sienne sur la nappe. Pour arriver à remettre sa fourchette sur la nappe, sans que ce geste fût remarqué, il dut le décomposer en plusieurs autres, dont chacun parut être machinal. Il commença donc par poser légèrement la main sur sa fourchette, puis la souleva doucement, comme s’il lui prenait fantaisie de jouer avec elle. Enfin, comme s’il eût été las de ce jeu, il la posa doucement à côté de son assiette.
Au poulet sauté, une nouvelle inquiétude le saisit. Un esprit superficiel, fort des données de l’expérience précédente, eût simplement posé la fourchette sur la nappe. Mais n’était-ce pas marquer ainsi, de façon indiscrète, que l’on attendait un autre plat, alors que le poulet sauté pouvait être le dernier ? Aussi mangea-t-il avec une lenteur extrême le morceau qu’il s’était choisi, afin d’avoir fini après Mme Voraud et de régler sa conduite sur la sienne.
Au dessert, Daniel ne s’était pas encore décidé à dire, selon les instructions de Louise, que ses parents désiraient louer une villa à Bernainvilliers. Il osait à peine parler à M. et Mme Voraud, et on voulait qu’il leur mentît déjà ! Louise, regardant le jeune homme en face, lui dit brusquement :
— Alors, monsieur Henry, vos parents ont l’intention de venir louer ici cet été ?
— Mais ce serait une idée charmante, dit Mme Voraud.
— Il faut les presser un peu, dit Louise. Et savez-vous ce que vous devriez faire ? Vous devriez revenir ces jours-ci dans le pays pour voir des maisons, parce que si vous attendez tard dans la saison, vous ne trouverez plus rien de bien… Ne venez pas vendredi ni samedi, je dois aller à Paris… Tenez ! une idée !… Revenez demain jeudi, nous vous aiderons à chercher.
— C’est ça, revenez demain, dit Berthe doucement, pour ne pas se compromettre.
— Revenez demain, dit avec malice M. Voraud, puisque ça fait tant plaisir à Mlle Loison.
— Vous, taisez-vous, vous êtes un méchant, dit Louise Loison.
Après dîner, elle proposa un petit tour sur la route. Mais M. Voraud, à la consternation d’une partie des assistants, prétendit se joindre au groupe, pour achever sa digestion. La nuit tombait. Louise s’approcha de Daniel et lui dit à la dérobée : « Soyez tranquille. On s’arrangera pour le laisser en route. Et, Berthe et moi, nous vous reconduirons à la gare. » Puis comme elles montaient toutes deux mettre leur chapeau, elle dit à voix très haute : « Monsieur Daniel, venez chercher votre chapeau et vos gants que vous avez laissés à la maison. » Daniel la suivit, un peu inquiet. Il était heureux qu’on l’aidât ainsi dans ses amours, mais il trouvait qu’on l’aidait trop précipitamment et avec trop d’audace.
Ils entrèrent tous les trois dans le cabinet de toilette, où il faisait sombre. Comme Berthe se coiffait devant la glace, Louise entendit M. Voraud qui montait l’escalier pour chercher son pardessus. « Embrassez-la vite », dit-elle à Daniel. Daniel, dans la demi-obscurité et pressé par le danger, appuya sur la joue de Berthe un baiser rapide.
Il n’eut pas le temps d’en éprouver aucune émotion. Mais c’était en somme un baiser de plus ; il y goûta au moins une satisfaction honorifique.
Louise Loison prit le bras de Daniel pour détourner les soupçons. Elle avait ainsi des accès de prudence, parmi des imprudences folles. M. Voraud marchait à gauche de Daniel et s’appuyait sur le bras de sa fille. Tous quatre gagnèrent ainsi, sur le même rang, la grande route, où le clair de lune méticuleux alignait les ombres des arbres, en raies obliques et sensiblement parallèles. Une horloge sonna neuf coups, si lents et si graves, que chacun des promeneurs, en les comptant dans son for intérieur, fut un peu déçu qu’il n’y en eût pas douze.
Daniel, comme personne ne parlait, se dévoua et sortit bravement du silence. Il lisait tous les matins les journaux de sport et savait que M. Voraud suivait les courses ; il demanda au banquier si la réunion du dimanche avait été intéressante. La journée se trouvait avoir été mauvaise pour M. Voraud, qui avait « passé à travers » des six courses. Il émit néanmoins, sur la valeur des chevaux de l’année, une opinion assez optimiste. Daniel l’écoutait avec attention.
M. Voraud s’arrêta un instant pour endosser le pardessus qu’il avait pris sur son bras. Louise Loison pinça le bras de Daniel : « Croyez-vous qu’il est raseur et assommant avec ses courses ? » dit-elle tout bas. Daniel hésita, et répondit : « Oui, un peu. »
Louise, à chaque instant, lui pinçait ainsi le bras, pour souligner certaines paroles du banquier. Ça ne se voyait pas et Daniel n’en était pas trop gêné. Mais elle coupait parfois brutalement la parole à M. Voraud pour adresser une question au jeune homme sur n’importe quel sujet. Daniel lui répondait alors brièvement, et se tournait vers M. Voraud, en redoublant l’expression d’intérêt que marquait son visage. Fallait-il être mal élevé avec ce monsieur, parce qu’on faisait la cour à sa fille ?
Louise Loison n’avait pas de ces scrupules. Semblable à beaucoup de dames, elle n’usait de tact que pour les êtres aimés : elle traitait les gêneurs sans merci, sans la moindre nuance d’égards, et joignait férocement l’impolitesse à la trahison. Il est vrai que les dames n’ont pas à rendre compte de leurs grossièretés et qu’en ces occasions elles peuvent mieux que nous se passer de délicatesse.
Que cette condescendance eût ou non à son origine un sentiment de crainte, Daniel ne maudissait pas la présence du banquier : il souhaitait même que la conversation se prolongeât, et que M. Voraud les accompagnât jusqu’à la gare, d’autant qu’il désirait ne plus se trouver seul, ce jour-là, avec Louise Loison et sa bien-aimée. Il n’avait rien à dire à Berthe. Il pourrait bien l’embrasser encore une fois, mais quoi ? Toujours sur la joue ? On l’accuserait sans doute de se répéter et de manquer d’audace. D’autre part, entre le baiser commun, sur la joue, et le baiser sur les lèvres, il y avait, évidemment, une étape trop importante, qui ne pouvait être franchie aussi rapidement.
On repassa devant la maison pour que Daniel fît ses adieux. Louise profita de ce qu’on se retrouvait en présence de Mme Voraud pour rappeler à Daniel qu’il devait revenir le lendemain. M. Voraud proposa de les accompagner à la gare. « Nous irons bien toutes seules ! » dit Louise. « Non, dit Mme Voraud. Pour aller, ce sera bien, puisque M. Daniel sera avec vous. Mais je ne veux pas que vous reveniez toutes seules sur la grande route. » Daniel s’était mis à l’écart. Il n’osait pas ne pas insister pour que M. Voraud se joignît à eux et n’osait pas, en insistant, s’attirer les reproches de Louise Loison.
Comme ils arrivaient au bas de la petite montée tournante qui conduisait au côté du départ, ils entendirent un coup de sifflet.
— Ça doit être 9 h. 52. Voici votre train, dit M. Voraud. Il faut vous dépêcher.
Daniel s’apprêta à prendre rapidement congé, ravi que la tendre formalité des adieux fût écourtée. Il avait hâte de quitter ces gens, pour qui il dépensait tant d’amour, tant d’amitié et tant d’estime.
Pendant que M. Voraud attendait au bas de la montée, les deux jeunes filles accompagnèrent Daniel en courant jusqu’à la gare, où un cadran lumineux leur apprit impassiblement qu’il était dix heures moins vingt. M. Voraud s’était trompé. Il y avait encore un bon quart d’heure à attendre.
— Il faudrait peut-être que j’aille prévenir monsieur votre père, dit Daniel à Berthe. S’il ne vous voit pas redescendre tout de suite, il ne va pas savoir ce que cela veut dire.
— Laissez donc, dit Louise. Est-ce qu’il n’est pas bien en bas ? S’il s’impatiente, il saura nous retrouver.
Il y avait dans la salle d’attente un voyageur entouré de sacs et de valises, et dont la présence obligeait les amoureux à une certaine tenue. Ils s’assirent avec Louise sur le solide canapé de velours vert qui formait avec quatre fauteuils l’austère ameublement de la salle des premières. Louise dicta à Daniel ses instructions pour le lendemain : « Vous arriverez à trois heures. Nous vous attendrons à la gare. Vous ne viendrez pas tout de suite à la maison, parce qu’on trouverait moyen de nous coller un chaperon. Nous irons tous les trois visiter des maisons à louer. Tâchez d’ici demain de décider vos parents à venir habiter le pays. »
Daniel avait pris la main de Berthe. C’était la seule marque de tendresse que lui permettait la présence du voyageur importun. Mais il goûtait assez ces manifestations contenues.
Il regarda Berthe, et lui demanda : « M’aimez-vous ? » Elle ne baissa pas les yeux, et lui répondit : « Je vous aime ». Ce fut à partir de ce jour-là le mot d’ordre qu’ils échangèrent, à chacune de leurs rencontres, ainsi que deux factionnaires bien stylés.
Cependant, neuf heures cinquante-deux entrait en gare. Daniel, après avoir secoué énergiquement la main de Louise et serré la main de Berthe d’une longue étreinte, monta dans un compartiment vide. Quand le train se mit en marche, il tendit son bras hors de la portière comme un signe sémaphorique, et bien que la nuit fût sombre, il agita son chapeau pendant plus de trois cents mètres, par mesure de précaution.
Il s’assit ensuite dans un coin du compartiment. La situation avait changé depuis l’aller. Il regarda fièrement le coin d’en face, où aurait pu être M. Voraud.
Daniel avait passé brusquement de la catégorie des déshérités d’amour dans le clan des privilégiés qui plaisent aux dames. L’humanité, pour lui, se partageait strictement en ces deux catégories. Il n’eût pas admis que la faveur d’être distingué par une belle pût être le prix d’une honnête application. C’était un don du ciel : on était aimé, ou l’on n’était pas aimé. Il était aimé.
Il situait généralement ses rêves de gloire à la gare du Vésinet, l’été, à l’arrivée du train de sept heures. C’est là que les dames et les jeunes filles en villégiature venaient attendre, qui un père dans les rubans, qui un frère dans les blés, qui un époux dans les pierres précieuses. Daniel avait toujours passé inaperçu dans cette foule. Il se voyait maintenant traversant les groupes, avec le prestige de l’homme aimé, un monocle à l’œil et une cigarette aux doigts. Il ne portait pas de monocle et ne fumait pas ; il méprisait avec ses amis les poseurs qui se collent un verre dans l’œil et trouvait que c’était élégant de ne pas fumer ; mais la cigarette et le monocle n’en demeuraient pas moins des attributs indispensables pour la belle attitude de maîtrise et de désinvolture qu’il souhaitait dans la vie.
A l’arrivée du train, il se demanda où il irait passer la soirée. Il lui fallait une distraction qui lui changeât les idées ; il était las de son bonheur, comme d’un bel habit neuf, qu’il est si agréable de remplacer, une fois l’effet produit, par l’habit précédent, fatigué et commode, et dont les tares et les plis ne vous font plus horreur, du moment qu’ils ne vous sont plus imposés par la nécessité.
Sa première idée fut d’aller retrouver son ami Julius, et de lui raconter sa journée. Mais il ne le rencontra ni à la brasserie du faubourg Montmartre, où il allait tous les soirs, ni au Moulin-Rouge.
Il ne pouvait vraiment pas aller se coucher aussi simplement, après une journée si importante.
C’est alors qu’après avoir donné à son cocher l’indication d’une rue, il lui dit un numéro qui n’était pas exactement celui où il voulait aller. Quand la voiture s’arrêta, il demeura un instant sur le trottoir, et feignit de chercher des lettres dans ses poches, pour laisser au cocher le temps de s’éloigner. Puis il remonta à pied jusqu’à une maison dont le rez-de-chaussée était occupé par une boutique de teinturerie et par l’entrée d’un couloir obscur. Daniel accéléra le pas et tourna brusquement dans le couloir. Comme il montait l’escalier, il aperçut à une dizaine de marches au-dessus de lui, un soldat du génie qui sonnait timidement à une porte, où Daniel avait déjà lu plusieurs fois cette carte de visite : « Mme Léontine, modiste. »
Daniel attendit que la porte se fût ouverte et refermée sur le soldat du génie. Puis, un instant après, il alla sonner à son tour.
Pendant les dix minutes qu’il passa dans cette maison, Daniel ne prononça pas un mot. Il était parfaitement capable, dans des réunions d’amis, de s’exprimer avec abondance sur des sujets littéraires, philosophiques ou obscènes. C’est qu’il y avait en lui deux personnages distincts : le monsieur qui parlait, et le faible jeune homme que l’engrenage des circonstances entraînait à agir. Faute d’avoir reçu une éducation commune, ces deux personnages ne travaillaient jamais ensemble. Le monsieur qui parlait était un brillant soliste. Il tenait à dire des choses sincères et définitives. Mais il était tout à fait nul comme accompagnateur et ne savait pas plaquer des accords sans prétention sur des sujets inopinés.
Étendu sur un divan de reps, Daniel regardait aller et venir dans la chambre une personne assez corpulente, que, sans l’extrême simplicité de son costume, on eût prise pour une diligente femme de ménage, tant elle mettait de sûreté et de promptitude à remuer des brocs et des seaux. « Ce n’est pas tout ça, pensait le jeune homme. Il va falloir retourner demain à Bernainvilliers. Voilà deux jours que je ne suis pas allé au magasin de papa. Et comment vais-je décider mes parents à aller louer là-bas ? »
En se réveillant le lendemain dans sa chambre, Daniel ne se rappela pas tout de suite s’il était heureux ou malheureux.
Trois petits ennuis, trois efforts à faire, l’attristaient. Il aurait à demander de l’argent à sa mère, puis à couper au magasin sans se faire attraper par son père, puis à trouver un moyen de décider ses parents à louer à Bernainvilliers.
Tous ces tracas, décemment, ne devaient pas contrebalancer sa grande joie d’être aimé de Berthe : il se répéta avec énergie qu’il fallait être heureux.
Il lui restait sur sa semaine vingt-quatre francs. Il avait besoin de s’acheter une chemise neuve. Celle qu’il avait portée la veille n’était pas assez fraîche, et celles de l’armoire avaient toutes des manchettes et cols éraillés. Mme Henry y veillait avec vigilance. Son désespoir était que la blanchisseuse les abimât aussi vite. C’était à croire que les blanchisseuses étaient de connivence avec les chemisiers. Mme Henry, pour remédier à ce désastre, espaçait le plus qu’elle pouvait les commandes de chemises neuves. La sollicitude qu’elle avait pour son fils n’allait pas toujours jusqu’à la coquetterie maternelle. Et son désir de le voir bien tenu ne l’emportait pas sur un souci bien naturel de faire durer le linge le plus longtemps possible.
La chemise coûterait bien dix francs. Le voyage en coûtait sept. Daniel ne pouvait pas s’en aller à Bernainvilliers avec sept francs seulement. Il résolut de demander vingt francs à sa mère ; puis, après réflexion, cinquante francs. Il se dit enfin qu’il faudrait au moins cent francs afin de parer à l’imprévu. Comme il allait passer une bonne journée, il sentait le besoin, en bon sybarite, d’être complètement tranquille et d’avoir sur soi de quoi faire face aux éventualités les plus chimériques.
Mais cent francs, c’était une telle somme, qu’il n’eut pas le courage de la demander et qu’il ne demanda rien du tout. Il préféra aller acheter une chemise à crédit chez son chemisier.
Malheureusement, M. Malus, en fait de chemise toute faite, n’avait que de la chemise sans col. Daniel aurait voulu une chemise avec un col droit et très haut. « Attendez, dit M. Malus, attendez donc… J’ai là quelque chose qui serait peut-être susceptible de faire votre affaire. Une chemise qui m’a été laissée pour compte parce qu’elle était trop étroite. »
Daniel passa dans l’arrière-boutique pour essayer cette chemise. Le col était décidément trop juste. M. Malus parvint à le boutonner, mais Daniel suffoquait… « Attendez donc, dit encore le chemisier. J’ai là quelque chose d’autre. Seulement, c’est un col rabattu. Voici, par le fait, la saison chaude. Vous n’aurez donc pas à vous en repentir. Et c’est une chemise toute en toile, une chemise de dix-huit francs, que je vous laisserai à dix francs. »
Il alla chercher une chemise qui, certainement, avait été faite pour un homme de deux mètres de haut. Daniel était obligé de remuer le cou comme une autruche, afin de prendre successivement contact avec tous les points de la circonférence du col. La jupe lui tombait aux talons. Malgré un pliage minutieux, c’est à peine s’il put fermer son pantalon sur cet amas de linge. On lui fit un point à chaque manche pour les raccourcir et il fallut de grands efforts pour faire passer ses manchettes dans les manches de la jaquette. Le poignet de Daniel jouait là-dedans comme dans les manchettes classiques de l’amant d’Amanda ; on lui voyait le bras jusqu’au coude.
Il profita de ce qu’il était chez le chemisier pour acheter une garniture en nacre pour son devant de chemise. Entre autres modifications qu’avait produites dans son âme l’aveu d’amour de Mlle Voraud, figurait désormais le besoin impérieux d’avoir toutes les boutonnières de son plastron garnies de boutons.
Tout ceci se passait à neuf heures et demie du matin. Daniel se fit envoyer la chemise géante à son domicile et se rendit auprès de son père. M. Henry, dans son bureau, causait avec l’oncle Émile, qui passait par là ce matin. En apercevant Daniel, M. Henry dit à l’oncle :
— Permets que je te présente le haut patron, le commanditaire de la maison, M. Daniel Henry. Monsieur vient de temps en temps au magasin, pour voir si nous travaillons bien, et si tout va suivant son idée. Voulez-vous nous faire l’honneur de vous asseoir, monsieur le comte. On va vous montrer les livres de la maison. Par quoi voulez-vous que l’on commence ?
Allons ! il n’était pas de trop méchante humeur. Daniel, qui ne l’avait pas encore vu le matin, l’embrassa sur le front. Puis il s’en alla du côté de son bureau. En traversant le bureau du comptable, il vit que M. Fentin n’était pas là. « Daniel ! cria M. Henry. »
Il revint près de son père. « Comme M. Fentin ne vient pas ces jours-ci, — oui, il a une angine — je vais te donner du travail pour cet après-midi. Tu vas me faire trois copies de ces listes d’échantillons et tu me les enverras aux clients dont je te dirai les noms. »
— C’est que… papa…
— Qu’est-ce qu’il fait, papa ?
— C’est que… papa… j’ai absolument promis à M. Voraud d’aller aujourd’hui à Bernainvilliers.
— Comment ? Mais tu en sors, de Bernainvilliers. Qu’est-ce que tu as maintenant avec ces gens-là ?
Daniel rougit. Puis un gracieux petit mensonge lui surgit dans l’esprit, à point nommé.
— M. Voraud a beaucoup insisté pour que je vienne aujourd’hui, parce qu’il doit me présenter à un de ses amis, un professeur, qui me recommandera, au moment des examens.
— C’est tout de même curieux que je ne peux compter sur ce jeune homme pour aucune chose dont j’ai besoin, dit M. Henry. Quand est-ce que tu vas un peu songer à te rendre utile à ton père ?
— Si tu veux, je viendrai demain de bonne heure, et je copierai ces listes.
— Demain, monsieur ? Non. L’année prochaine. Je vous assure que ça sera grandement temps. Je regrette infiniment, monsieur. On fera son possible pour s’organiser en se passant de vos estimables services.
Il s’inclina profondément. Puis il se mit à signer des papiers. Daniel s’esquiva en douceur, en marchant de côté pour ne pas élargir l’entre-bâillement de la porte. Il gagna son petit bureau. Il s’installa sur son fauteuil, devant le vieux bureau recouvert de moleskine usée, puis, après avoir bâillé deux ou trois fois, il expédia quelques affaires courantes, telles que l’enfoncement du crin sous la moleskine, au moyen d’un porte-plume introduit dans un accroc, ou bien l’agrandissement d’une tache d’encre sur le mufle en cuivre du lion de l’encrier.
Il prit une feuille de papier à en-tête, où il écrivit : J’aime Berthe, en anglaise cursive, puis en imitation de ronde.
Il déchira cette feuille compromettante et en prit une autre sur laquelle il écrivit : « M. et Mme Henry ont l’honneur de vous faire part du mariage de M. Daniel Henry, avec Mlle Berthe Voraud. » Il ajouta, à côté de son nom : « Docteur en droit. » Puis il biffa cette indication, parce que ç’aurait été trop long d’attendre son doctorat.
— Daniel ! On rentre déjeuner !
Daniel froisse précipitamment son projet de faire-part et le jette dans le panier à papier.
Il retrouve son père au milieu du magasin. M. Henry demande à un employé : Est-ce qu’on est venu de chez Harduin ?
— Non, monsieur, pas encore.
— Non !… non !… Et alors vous allez attendre tranquillement, en vous croisant les bras ? Quand est-ce donc que vous aurez pour deux sous d’initiative ? Vous allez me faire le plaisir de vous y rendre tout de suite. Vous déjeunerez quand vous pourrez. Et si vous n’avez pas le temps, vous déjeunerez par cœur. Ça sera une leçon pour vous pour avoir un peu de tête… et d’initiative, ajoute encore M. Henry, très content d’avoir trouvé ce mot.
— Bon ! pense Daniel. Je ne suis pas le seul à être engueulé.
Ils sortent tous deux dans la rue Lafayette. Daniel, qui est un peu plus grand que son père, se voûte légèrement pour ne pas le dépasser.
— Hé bien ! tu ne nous racontes rien de ta visite à Bernainvilliers ? dit, quand on s’est mis à table, Mme Henry. Est-ce qu’ils sont bien installés ?
— Magnifiquement, dit Daniel.
— Il paraît qu’il s’y trouve bien, dit M. Henry, puisqu’il retourne encore aujourd’hui.
— Je te promets, maman, que c’est un autre pays que le Vésinet.
— Ça doit être plus campagne, dit Mme Henry.
— Et si tu voyais la différence des villas ? Il y a des jardins très grands, et des arbres, au moins ! Et c’est beaucoup moins cher comme location qu’au Vésinet. Voilà ce qui s’appelle une villégiature !
— Tu ne veux pourtant pas, dit Mme Henry que nous quittions le Vésinet, où nous allons depuis dix-huit ans ?
— Laisse-le donc parler, dit M. Henry. Lui, tu comprends, ça lui sera complètement égal, si je fais chaque jour une heure en plus de chemin de fer pour aller au magasin.
— Tu exagères, papa. Ça ne fait jamais une heure en plus. Combien mets-tu pour aller au Vésinet ? Trente-cinq minutes. Sais-tu combien mettent les express pour aller à Bernainvilliers ? Trois quarts d’heure. Et la gare du Nord est bien plus avantageuse pour toi que la gare Saint-Lazare. C’est à cinq minutes du magasin.
Il s’avance un peu en évaluant le trajet de Paris à Bernainvilliers à trois quarts d’heure. Tous les trains mettent un peu plus d’une heure, à l’exception d’un seul, qui fait la distance en quarante-neuf minutes, un train de luxe qui vient de Lille deux fois par semaine, et passe à quatre heures du matin à Bernainvilliers, où, dit la note W de l’indicateur, il descend des voyageurs sans en prendre.
Cependant, Daniel s’enhardit, car la résistance est plus faible qu’il n’aurait cru.
— Mme Voraud m’a dit qu’elle serait enchantée que vous veniez.
— Est-ce que ce sont des gens à fréquenter pour nous ? dit M. Henry. Ils sont trop huppés.
— M. Voraud, dit Daniel, m’a répété je ne sais combien de fois qu’il avait beaucoup de sympathie pour toi et que tu étais un négociant de premier ordre.
— Je n’ai rien à dire contre lui, affirme énergiquement M. Voraud. C’est un homme tout ce qu’il y a d’intelligent.
— Enfin, dit Daniel, qu’est-ce que je risque de visiter cet après-midi quelques villas, puisque je vais là-bas ? Je verrai ce qu’il y a de bien, et vous n’aurez plus qu’à choisir.
Ils ne répondent rien. Mme Henry ne s’engage pas sans la parole de M. Henry, et M. Henry ne s’engage pas inutilement. Mais Daniel sent que l’affaire est en bonne voie.
Daniel, pendant que le train l’emmenait à Bernainvilliers, éprouva vraiment une grande joie à la pensée de revoir Berthe. Il avait besoin d’elle maintenant, besoin de la voir, de l’entendre parler. Il eut, en pensant à sa voix, une espèce de vertige, provoqué peut-être en partie par les émanations de charbon qui s’échappaient de la locomotive.
Un instant, il pensa aussi à André Bardot. Était-ce vrai qu’elle avait flirté pendant un an avec André ? D’après Julius, André prétendait être aimé d’elle. Non, il n’était pas possible qu’elle eût aimé quelqu’un avant Daniel.
Le bonheur de Daniel était encore trop violent, pas assez paisible, pour être troublé par de tels soupçons. Son besoin de tranquillité le poussait à écarter de son esprit les dangers réels. Il ne commençait à être inquiet que lorsqu’il avait touché la quiétude. Alors il voyait autour de lui des périls imaginaires qui menaçaient la cassette de son bonheur parfait.
Il était, ce jour-là, tout à la joie d’aller vers la fiancée de son choix. Ce n’était plus la force expansive de la vapeur d’eau, mais l’amour de Daniel qui animait la locomotive et entraînait entre deux interminables talus les quatorze wagons du direct no 124. Et, vraiment, avec une telle force motrice, le matériel de la Compagnie était inexcusable de ne pas rendre davantage.
Quand le train arriva en gare de la seule localité intéressante du territoire français et du monde, Daniel regarda la barrière. Les deux jeunes filles n’y étaient pas. Louise Loison lui avait pourtant bien répété qu’elles seraient à la gare à l’arrivée du train. Il descendit du wagon, sortit de la gare. Personne sur la place. Est-ce qu’il ne s’était pas trompé de train ? Louise avait pourtant bien parlé du train de trois heures. Mais c’était peut-être le train qui arrivait à trois heures, et non celui qui partait de Paris à cette heure-là. Pourquoi ne s’était-on pas expliqué mieux ? gémit Daniel. C’est toujours comme ça. On se quitte hâtivement, on se donne des explications sommaires, et l’on s’aperçoit qu’elles ne suffisent pas, quand on a perdu contact. Les femmes sont énervantes avec leur légèreté. L’attente est insupportable. Il leur montrerait qu’il n’était pas content… Mais il les aperçut au bout de la rue, et courut, épanoui, à leur rencontre.
Il serra la main de Berthe pendant une demi-minute. Il avait toujours peur de ne pas en donner assez.
— Eh bien ! dit Louise Loison, avez-vous décidé vos parents à louer ici ?
— A peu près, dit Daniel.
— Commençons notre tournée, dit Louise. Le plus raisonnable serait peut-être d’aller chez Beau, à l’agence de locations.
C’était tout à côté, en face la gare. Ils entrèrent dans une petite boutique où était installé un bureau. Ils virent là une dame maigre, ornée d’un pince-nez, et dont les coins de bouche tombaient un peu. Pour corriger l’expression revêche, et bien nuisible au commerce des locations, que cette conformation donnait à son visage, Mme Beau avait adopté un continuel sourire affable.
— Dans quel prix voulez-vous mettre ? dit-elle.
Daniel ne répondit rien tout d’abord. Il ne s’était muni chez lui d’aucune indication, et il n’y avait pas d’homme moins renseigné que lui sur les prix des villas, chalets, et, d’ailleurs, sur les prix de quoi que ce fût. Il ne savait pas quand on devait marchander, se hâtait le plus souvent d’en finir, et était tracassé, une fois le marché conclu, par la crainte de s’être fait voler.
Ne sachant que dire à Mme Beau, il se raccrocha éperdument à la vérité, et renonça à l’air assuré et important qu’il avait pris en entrant dans l’agence.
Il répondit donc humblement : « Ce n’est pas moi qui dois louer. Ce sont mes parents. Je voudrais voir ce qu’il y a de bien. J’indiquerai les adresses à mes parents, qui viendront louer définitivement. »
— Vous savez au moins combien il vous faut de chambres ?
— C’est selon, dit Daniel. Il se pourrait que mon oncle Émile et ma tante Amélie viennent habiter avec nous. Alors il nous faudra quatre chambres.
— Beau ? cria Mme Beau.
Une porte s’ouvrit au fond et Beau parut. Il n’était ni beau, ni laid. Ce n’était donc pas sur son propre visage qu’il fallait chercher l’origine de son nom patronymique, qu’il ne méritait ni par acclamation, ni par ironique antiphrase.
— Avons nous les clefs du chalet Pilou ? dit Mme Beau.
— Mais non, dit Beau. Puisqu’il est occupé. Mme Pilou est revenue d’hier.
— Je vais y conduire ces messieurs et dames.
— Prends toujours les clefs de la villa Mauvesin, puisque c’est sur le chemin. Tu auras meilleur temps de les y mener d’abord. Ils pourront comparer avec le chalet Pilou.
Ils passèrent devant la villa des Marguerites, dont le nom printanier et les balcons en bois séduisaient beaucoup les âmes juvéniles. Mais elle était humide, paraît-il, mal meublée, et la propriétaire était folle. Puis, ils visitèrent la villa Mauvesin, que les propriétaires habitaient toute l’année et louaient pendant trois mois d’été. Le jardin ne manquait pas d’ombrage. La maison, toute blanche, avait un aspect un peu triste. « Vous allez voir comme c’est bien meublé », dit Mme Beau. Elle ouvrit le vestibule, poussa les volets du salon obscur. Il était encombré de photographies. Les locataires étaient introduits du jour au lendemain au milieu des souvenirs tout chauds d’une famille, comme dans un lit dont on n’a pas changé les draps. Ces gens-là vous louaient pour une saison leur idéal d’art, avec les gravures qu’ils avaient choisies pour les panneaux, le culte de leurs parents morts, et même celui de leurs animaux défunts : un épagneul empaillé et mal épousseté était couché en rond au pied d’une console, dans la posture qu’il affectionnait tant.
Ils sonnèrent ensuite au chalet Pilou. Et ce fut Mme Pilou elle-même qui vint leur ouvrir, Mme Pilou, la miniaturiste, avec sa haute stature, ses cheveux coupés courts, et qui, malgré ses allures et son détachement d’artiste, passait pour être inexorablement rapia dans l’inventaire de la vaisselle. Le chalet Pilou, en briques, leur parut confortable et convenablement meublé. Le salon était constitué par l’atelier de la propriétaire. La salle à manger était claire. Il y avait une bonne place à l’ombre, pour déjeuner dans le jardin, et c’est l’agrément de la campagne. La cuisine était vaste, avec l’eau de la ville. Les chambres du haut étaient plaisantes, bien qu’il y eût un peu trop de rideaux autour des lits. Enfin, Daniel, en examinant à la dérobée les cabinets, vit, non sans plaisir, qu’ils étaient tapissés avec des dessins de journaux amusants.
Le chalet Pilou faisait bien l’affaire. Ils redescendirent tous en conférence dans le salon du bas. Sur la cheminée, Uranie, la muse bien connue de l’astronomie, siégeait de profil sur un fauteuil doré qui marquait l’heure, appuyait sa main sur une sphère étoilée, et feignait de lire sans relâche, pour n’avoir pas l’air de voler son titre, une belle édition sur bronze d’un traité de cosmographie.
Daniel sentit le besoin d’étonner les jeunes filles par son habileté commerciale et, devant Pilou, se mit à dénigrer la maison d’une façon telle, que le parti pris s’y voyait de vingt lieues à la ronde. « Enfin, acheva-t-il, je dirai à ma mère de venir visiter la villa. Mais je crains bien qu’elle ne lui plaise pas. »
Comme il était cinq heures à peine, et qu’ils ne voulaient pas rentrer si tôt, ils allèrent encore visiter une autre maison sur la route de Beauvais. Daniel, le choix de la villa étant à peu près arrêté, n’avait plus qu’à penser à sa bien-aimée. Louise Loison et Mme Beau marchaient devant. Il resta un peu en arrière avec Berthe.
Il lui dit : « Vous êtes contente que je vienne habiter ici ? » Elle répondit : « Oui, très contente. »
Il était, lui aussi, bien heureux. Il aurait voulu l’embrasser, la serrer très longtemps dans ses bras. Ils arrivèrent devant la maison de la route de Beauvais. Louise Loison, toujours avisée, jeta un regard dégoûté sur le rez-de-chaussée et dit à Daniel : « Je vais toujours voir les chambres du haut avec Mme Beau. Je vous appellerai, si ça en vaut la peine. »
Il resta donc seul avec Berthe dans le salon à moitié obscur. Il s’approcha d’elle et lui prit la main, sa main nue qui tremblait un peu. Berthe le regarda, les lèvres entr’ouvertes et sans haleine. La pendule de marbre et de cuivre vibra, sous son globe, de cinq petits coups glacés. Berthe avait les yeux défaillants, les lèvres tendres et douloureuses. L’amour qu’il avait pour elle, l’amour qu’elle avait pour lui, se cherchèrent et se joignirent enfin sur leurs bouches unies.
Ce baiser, enivrant pendant plusieurs secondes, dura très longtemps. Berthe s’abandonnait, comme épuisée, et Daniel, par politesse, ne voulait pas s’en aller le premier. Il prit enfin le prétexte d’un léger bruit à l’étage au-dessus pour relever la tête.
Quand ils furent de nouveau sur la route, ils quittèrent Mme Beau. On lui promit une prompte réponse pour le chalet Pilou. Puis, ils rentrèrent chez Mme Voraud, à qui Daniel présenta les compliments de sa mère.
« C’est bientôt l’heure de mon train, dit Daniel à Berthe, comme ils se promenaient dans une allée. — Mais vous restez dîner, dit-elle impérieusement. — Madame votre mère ne m’a rien dit. — Moi, je vous le dis, répondit-elle. Attendez. »
Elle s’en alla près de sa mère et se mit à causer à voix basse avec elle. Daniel était très gêné, parce que les négociations se prolongeaient, et qu’il y avait probablement du tirage. A la fin, Mme Voraud, tout en continuant de sourire de loin au jeune homme, fit à Berthe un petit signe d’acquiescement lassé. Berthe revint à Daniel : « Vous restez dîner. » Il s’inclina. Sa fierté n’était plus en jeu. L’amour a droit à tous les sacrifices. C’est du moins ce qui est entendu avec les dames, qui sont, en somme, les juges naturels de notre dignité.
Le dîner fut sensiblement moins somptueux que celui de la veille. Le domestique servit à table, en simple gilet de livrée. La grand’mère était en petite tenue de molleton brun. Il n’y avait qu’un poulet, des petits pois et le bœuf de la soupe. Mme Voraud s’excusa de leurs goûts grossiers. « On sert le bouilli, parce que mon mari s’en régale. » Elle n’ajouta pas que ça faisait un plat de plus.
Un plumcake de renfort, le seul entremets qu’on pût trouver dans le pays, arriva un peu tard, apporté par le groom, au moment où tout le monde allait se rattraper sur le fromage.
On avait bien recommandé à Daniel, chez les Voraud, d’amener Mme Henry le plus tôt possible, pour louer. Il était bien entendu qu’elle resterait dîner. Daniel qui connaissait sa mère, affirma qu’elle ne voudrait pas rentrer trop tard à Paris. Il fut donc convenu, en tout cas, que les Henry dîneraient chez les Voraud le jour de l’emménagement.
Mme Beau avait parlé de 1,800 francs pour le chalet Pilou, mais il était probable que la propriétaire ferait une concession. Quand Mme Henry, accompagnée de Daniel, arriva pour louer, le dimanche suivant, elle demanda à Mme Pilou, après avoir examiné la maison : « Voyons, quel est votre tout dernier prix ? » Mme Pilou regarda délibérément Mme Henry et dit : « Le tout dernier prix ? ce sera 1,600 francs, madame. » Mme Henry eut alors un air complètement désabusé, et salua Mme Pilou comme si elle se disposait à la quitter pour la vie. Daniel crut l’affaire enterrée et tomba dans un sombre désespoir. Mme Pilou au moment où Mme Henry descendait le perron, dit d’une voix tranquille et les yeux baissés : « Voyons, madame, il n’y a donc pas moyen de s’arranger ? — Pas dans ces prix-là, en tous cas, dit Mme Henry. — Quel prix voulez-vous donc mettre ? — Nous sommes trop loin de compte, dit Mme Henry, mon mari m’a défendu de passer mille francs. » Ce fut le tour de Mme Pilou de prendre une physionomie glaciale, et de nouveau recommença la cérémonie des adieux éternels.
Comme Mme Henry passait la grille, Mme Pilou répéta : « Enfin, madame, vous réfléchirez. — C’est tout réfléchi, dit Mme Henry. — Vous n’êtes pas très raisonnable. — Qu’est-ce que vous voulez, dit Mme Henry, quand on ne peut pas dépasser un chiffre ? — Parce que, poursuivit Mme Pilou, j’aurais pu, de mon côté, faire une petite concession, vous laisser la maison à 1,400… »
Elles finirent par tomber d’accord à 1,250, après plusieurs séparations définitives, Mme Pilou faisant promettre à Mme Henry de ne pas dire le prix dans le pays, et Mme Henry affirmant qu’elle ne révélerait pas le chiffre exact à son mari, et qu’elle paierait les 250 francs supplémentaires sur ses économies.
On alla ensuite faire une visite à Mme Voraud qui, ce dimanche-là, recevait une nombreuse compagnie. Daniel pénétra gravement dans le jardin, avec Mme Henry et, modèle de piété filiale, ne lâcha le bras de sa mère qu’après avoir été saluer cinq à six groupes, et lorsqu’il l’eut assise sur un fauteuil d’osier, avec autant de précautions que si elle eût été âgée de quatre-vingt-cinq ans et complètement infirme.
Berthe était entourée de plusieurs amies que Daniel ne connaissait pas encore, et dont trois au moins, à en juger par le regard obstiné qu’elles attachèrent sur le jeune homme, avaient déjà été mises au courant du secret de son cœur.
Daniel, de retour à Paris avec sa mère, passa la soirée en famille. La sœur de Mme Henry, la tante Amélie, dînait là, avec l’oncle Émile. C’était un ménage sans enfants. L’oncle Émile avait quarante-huit ans. Il était petit, noir, remuant.
M. Henry aimait à raconter à son fils les débuts de son existence, et qu’à douze ans il avait fini l’école et gagnait sa vie dans la confection, à Nancy. Mais l’oncle Émile le battait encore sur ce terrain. A neuf ans et demi, il était allé tout seul à pied, de Sarreguemines au Havre, affirmait-il avec un léger accent alsacien qui n’était pas sans justifier ses assertions, au moins en ce qui concernait le point de départ de ce fameux voyage.
Tels étaient les exemples que l’on soumettait quotidiennement aux méditations de l’étudiant improductif. D’autre part, au café Drum, où l’oncle Émile faisait son piquet, il parlait volontiers de son neveu Daniel, « un sujet numéro un ».
Il était bien juste que Daniel usurpât un peu de prestige aux yeux de son père et de son oncle, car ceux-ci l’avaient assez ébloui, pendant les huit premières années de sa vie. A cette époque primitive, où la force physique était à ses yeux la plus glorieuse, il considérait son papa, qui le portait si facilement sur ses épaules, comme l’homme le plus fort du monde, et l’oncle Émile, qui soulevait une chaise avec le petit doigt, comme le deuxième plus fort.
Plus tard, l’oncle Émile l’étonna surtout parce qu’il sifflait bien, parce qu’il fredonnait tous les airs de café-concert, et parce qu’il était capable de parler très longtemps, avec un petit bout de cigarette collé à sa lèvre inférieure. L’oncle Émile passait pour un brillant causeur. Nul n’employait plus à propos des locutions comme : « Ça fait la rue Michel », ou : « Le malin de la rue de la Plume. » Et c’est lui qui, deux mois à peine après qu’elle eut été lancée, apporta dans la famille Henry la plaisanterie : « On dirait du veau », qui y fut conservée très longtemps après qu’elle fut tombée, partout ailleurs, en désuétude.
Le départ pour Bernainvilliers avait été fixé au mercredi suivant. L’oncle Émile et la tante Amélie ne viendraient qu’une semaine après. On commanda, pour le mardi, une voiture de déménagement. Bien que le chalet Pilou fût meublé, Mme Henry emportait un certain nombre de meubles, sans lesquels elle ne se déplaçait pas. Car un vieux ménage n’est pas comme ces jeunes ménages, qui manquent de tout et ne sont pas organisés. Le ménage Henry s’était, en vieillissant, embarrassé d’habitudes impérieuses et encombré d’objets nécessaires.
Le mardi à onze heures, deux déménageurs, qui ressemblaient à des voleurs d’enfants, firent leur apparition dans l’appartement de la rue Lafayette. Le plus rassurant avait une veste de forçat et un bonnet rouge. La voiture partit le soir pour Bernainvilliers (48 kilomètres) où elle devait arriver le lendemain dans l’après-midi. La famille coucha, ce soir-là, sur ce qui restait de matelas. Les deux bonnes, Henriette et Lina, partirent le mercredi matin, de bonne heure, non sans être remontées deux fois pour prendre des objets oubliés, les clefs des malles, qu’elles cherchaient avec des cris effarés et des rires inutiles.
Le thème des opérations portait que le père de Daniel n’arriverait que vers six heures, après la fermeture du magasin. Daniel et sa mère trouvèrent, à trois heures, à la gare de Bernainvilliers, Berthe Voraud et Louise Loison, venues donner un coup de main à l’emménagement ; soi-disant, confia Louise à l’oreille de Daniel. La vérité vraie était que ça les amusait beaucoup d’aider Mme Henry.
Quand ils furent au tournant de la route, ils aperçurent à la hauteur du chalet Pilou la voiture de déménagement, et un canapé de salon, tout dépaysé, au milieu de la grande route. C’était un petit canapé, qu’on emmenait à chaque villégiature, parce que M. Henry l’avait choisi pour y faire sa sieste. Recouvert à neuf, habitué à vivre au milieu du luxe, sous un lustre de verre et à côté d’un piano, il devait subir, chaque année, dans la voiture, le compagnonnage de la planche à repasser et des ustensiles de cuisine.
Ils virent les voleurs d’enfants, courbés l’un sous un sommier, l’autre sous un panier de linge. On eût dit maintenant des cambrioleurs repentis, rapportant tristement leur butin dans la villa mise au pillage.
Daniel se trouva seul avec Berthe, plusieurs fois, pendant l’emménagement, une fois à la cuisine, une fois dans l’escalier, une autre fois au deuxième étage dans une chambre mansardée. Il ne l’embrassait plus que sur les lèvres. Parfois, cependant, comme il avait le souffle court et comme, ainsi que beaucoup de jeunes gens, il ne savait pas respirer en embrassant les dames, il relevait la tête dans un transport d’extase, et posait ensuite les lèvres sur le cou de sa bien-aimée, très doucement, pour reprendre haleine.
On rentra chez les Voraud vers sept heures, pour dîner. La présentation de M. Henry à la grand’mère de Berthe fut le signal d’une débauche d’érudition sur les alliances de la famille Henry avec d’autres familles que connaissait la famille Voraud.
En se mettant à table, Daniel s’aperçut, non sans une certaine inquiétude, que son père était, ce jour-là, en humeur de causer. Aussi engagea-t-il une conversation particulière, animée, avec Louise Loison, afin qu’il n’eût pas l’air de donner aux discours paternels l’ombre d’une approbation. Il se rassura cependant au milieu du dîner, quand il vit que M. Voraud riait franchement aux plaisanteries de M. Henry.
Vers neuf heures et demie, on parla de rentrer se coucher. Mais M. Henry pressé par le train, n’avait pas pris à Paris de journal du soir. M. Voraud lui proposa de l’accompagner jusqu’à la gare. La marchande était fermée à cette heure, mais sûrement l’employé aurait la clef des journaux. Mme Henry, très fatiguée, rentra directement avec Daniel.
Daniel avait dit à Berthe : « Je vais parler à maman de mes projets. » Il se donna un peu de répit, jusqu’au bec de gaz qui marquait le tournant de la route. Arrivé là, il décida qu’il parlerait certainement quand il arriverait à l’autre réverbère. Ce réverbère atteint, il estima que rien ne pressait et qu’il valait même mieux attendre une autre occasion. Il savourait à peine la joie de cet ajournement qu’une voix intérieure le rudoya : « Quand parleras-tu si tu n’oses pas maintenant ? » Il dit alors à sa mère, et le cœur battant un peu :
— Ça serait drôle tout de même si je me mariais avec la petite Voraud.
Mme Henry eut un petit rire, sans grande portée.
— Ça m’irait assez de l’épouser, dit Daniel d’un air dégagé ; elle est assez gentille.
— Il faudrait d’abord qu’elle veuille de toi.
Le cœur de Daniel battit plus fort.
— Je crois qu’elle voudrait bien de moi.
— Elle te l’a dit ? demanda Mme Henry, non sans curiosité.
— Oui, dit Daniel… Mais ne le dis à personne, pas même à papa.
On était arrivé à la grille du chalet Pilou.
— Hé ! dit Mme Henry, tu vas bien ! Pense donc un peu à finir ton doctorat, ajouta-t-elle.
A partir du jour où il fut installé à la campagne, commença pour le jeune Daniel une vie amoureuse et monotone. Son examen approchait. Il passait la matinée dans sa chambre, la fenêtre ouverte sur le beau temps et lisait un gros livre de droit de 832 pages. Mais ses yeux suivaient les lignes, tout seuls, comme un docile attelage dont le conducteur est resté à boire au tournant de la route.
Daniel, soudain, s’apercevait qu’il ne lisait plus. Il reprenait à haute voix les pages parcourues, appuyant sur certaines phrases avec une inutile énergie. Le son des mots passait dans sa tête comme dans un tonneau sans fond. La verdure, au dehors, était désœuvrée. Si les arbres remuaient, c’est qu’il eût été plus fatigant de résister à la brise, qui tenait à agiter doucement leurs feuilles.
Quand Daniel était en meilleures dispositions, et qu’il arrivait à bien comprendre une question de droit, la subtilité de son esprit le comblait d’aise, et il ne lisait pas plus avant. Il préférait se promener dans sa chambre, en répondant d’avance, victorieusement, aux examinateurs, qui l’interrogeaient précisément sur cette question.
Ces messieurs étant à Paris pour les affaires, il déjeune rapidement avec sa mère et sa tante. Puis, il s’en va chez les Voraud : il faut qu’il voie Berthe tous les jours. Il fait son possible pour ne pas se presser, afin de leur laisser le temps de sortir de table.
Mais il ne parvient jamais à arriver assez tard. Il les aperçoit depuis la grille, en train de déjeuner dans le jardin. Mme Voraud, qu’il voit de profil, fait certainement, la tête droite et les lèvres minces, des remarques désobligeantes sur son assiduité. Daniel, alors, répond à ces paroles supposées en sifflotant cavalièrement et en envoyant des coups de canne vigoureux sur les branches. Il se donne l’air de traverser le jardin, et de s’arrêter simplement, en passant près de ces gens-là, sans attacher d’importance à cette visite. Il y reste jusqu’à cinq heures.
Il était, la plupart du temps, plein de maussaderie d’être obligé de subir la surveillance de Mme Voraud. Une bonne partie de l’après-midi se passe à chercher les moyens d’être seul avec Berthe. Quand il a saisi un prétexte pour entrer un instant dans la maison avec les deux jeunes filles, il rejoint sa bien-aimée dans le petit salon, et l’embrasse hâtivement. Dans cette chasse aux baisers, il n’a, en fait de joies précises, que celle d’inscrire au tableau le plus de baisers possible.
Quelques semaines auparavant, il n’eût pas rêvé d’autre béatitude que de contempler, dans un jardin paisible, une bien-aimée qui l’eût aimé. Mais c’est à peine, maintenant, s’il regardait Berthe, et il ne jouissait pas de sa voix claire et de ses gestes gracieux. Ce genre de plaisirs était passé, dépassé. Ce qu’il voulait maintenant, c’était se trouver seul avec elle, et l’embrasser.
Il n’avait pas encore pensé à désirer autre chose. Il ne considérait pas sa bien-aimée comme une femme. Cependant, les quelques heures qu’il passait auprès d’elle l’énervaient sans qu’il s’en doutât. Et, quand il rentrait chez lui, entre cinq et six, à l’heure où sa mère et sa tante étaient parties pour la promenade, il se sentait un peu troublé en voyant Lina, une blonde assez forte, laver les carreaux de sa cuisine. Il entrait auprès d’elle et lui posait une question, au hasard, d’une voix altérée : « Est-il venu une lettre pour moi ? » Parfois, il s’enhardissait jusqu’à plaisanter : « Tiens, disait-il, en la voyant à quatre pattes, on pourrait jouer à saute-mouton ! »
De sang-froid, il n’eût point envisagé la possibilité d’une aventure avec la bonne. Il lui plaisait d’avancer un bras timide vers l’engrenage du hasard, pour être entraîné, malgré lui, aux conséquences les plus fatales.
Mais la bonne répondait à peine. Il montait alors dans sa chambre, et ne travaillait pas. Aussi résolut-il de faire un peu d’exercice, à ces heures-là. Il prit douze cachets de manège.
Il y avait, à Bernainvilliers, une succursale du grand manège Sornet. Elle était dirigée par un grand jeune homme au teint un peu cuit, aux cheveux blonds coupés à l’ordonnance et en pointe sur le front, et qui portait, sur les joues, de très courtes pattes de lapin. On l’appelait « l’écuyer » ou « Monsieur Adrien ». C’était un ancien sous-officier. Il répétait fréquemment qu’il avait été deuxième sur soixante-quinze, à un examen de cavalerie de tout le corps d’armée. Il sifflait, entre ses dents, de petits airs vifs et lisait des lettres sur du papier bleu-ciel, que lui envoyait sa bonne amie.
Daniel, préférant sortir avec l’écuyer, prit des cachets de promenades accompagnées. Le jour de sa quatrième sortie, il se rend, à l’écurie, vers six heures. Monsieur Adrien n’est pas là, mais il ne sera pas long. Daniel tend la main à Alfred, le palefrenier boiteux, parce qu’il lui a donné la main une fois, et qu’il n’a pas osé cesser. Il s’en console en pensant que c’est peut-être habile, et qu’Alfred, plus familier, le renseignera mieux sur les chevaux.
Il y a quatre chevaux de selle dans l’écurie. Aucun d’eux n’assure à Daniel une sécurité parfaite. Baba, le petit cheval entier, est très paisible, à condition qu’on ne rencontre pas de jument. Page, le vieux pur sang, butte, et Mouche a peur du chemin de fer. Daniel préfère Kroumir, qui trottine, mais c’est là un défaut auquel on se résigne ; s’il est gênant, il n’est pas dangereux.
— Il faudra me seller Kroumir, lui dit-il.
— Vous ne pouvez pas monter Kroumir aujourd’hui, dit le palefrenier, en s’en allant au fond de l’écurie, où il remue des pelles et de vagues seaux de bois.
— Pourquoi donc ? dit Daniel.
— Kroumir a la migraine, dit Alfred.
Daniel n’aime pas qu’on plaisante quand sa vie est en jeu. Il attend un instant pour laisser passer l’humeur ironique du palefrenier. Puis, il répète :
— Voyons, sérieusement, pourquoi est-ce que je ne peux pas monter Kroumir ?
Alfred ne juge pas utile de répondre tout de suite. Il est en train d’étendre une couverture sur le dos de la jument de voiture, qui tousse.
— Kroumir est malade ? demande Daniel d’une voix douce.
— Il est blessé au garrot, consent à dire Alfred.
Puis il ajoute d’un ton décisif :
— Vous monterez Page.
Page est un vieux pur-sang alezan, de 22 ans. Mais ce n’est pas son âge qui déplaît à Daniel.
— Est-ce que vous ne m’avez pas dit qu’il buttait ?
— Mais non, mais non, dit le palefrenier en haussant les épaules.
— C’est que je n’aime pas les chevaux qui buttent, dit Daniel, décidé. C’est très dangereux et je ne veux rien savoir pour risquer de le couronner.
Il emploie volontiers avec le palefrenier et avec l’écuyer l’expression : Je ne veux rien savoir ; il ne l’emploie pas avec une aisance parfaite.
— Alors, vous monterez Mouche, dit le palefrenier, en désignant la croupe d’une jument baie.
— Elle est un peu chaude ? dit Daniel.
— Elle ? dit le palefrenier. Il n’y a pas plus doux.
Il s’approche de la bête, lui passe la main sous la cuisse et lui donne des tapes amicales. Puis, il lui prend le pied de derrière, le pose sur son genou, et retire une motte de fumier collée après le fer.
— Elle trotte sec, dit-il, en lâchant le pied. Mais ça vaut mieux, dès l’instant que vous faites du trot à l’anglaise.
— Vous m’avez dit l’autre jour, dit Daniel, qu’elle avait peur du chemin de fer ?
— Mais non, mais non, dit Alfred. Elle danse un peu. Vous la tiendrez dans les jambes.
Daniel se décide à prendre Mouche. Il amènera l’écuyer, sans en avoir l’air, à aller du côté de Fleurigny, de façon à ne pas rencontrer le chemin de fer.
— Et qu’est-ce que va monter monsieur Adrien ? dit-il encore.
— Lui ? dit Alfred. Il monte Baba, le petit cheval entier.
Daniel ne dit rien. Une pensée le tracasse. Mais il a déjà posé beaucoup de questions à Alfred… Il ne peut s’empêcher de dire :
— Oui, le petit cheval entier… Il est bien embêtant, et il saute beaucoup, quand il sort avec la jument.
Puis, comme Alfred ne le rassure pas, il se rassure lui-même :
— Heureusement que Monsieur Adrien le tient bien.
— Oui, il a la main assez dure, dit Alfred à ses dents. Il n’en craint pas un, pour la question d’abîmer la gueule aux canards.
M. Adrien apparaît, peu après, à l’entrée de l’écurie.
— Vous m’excuserez, dit-il à Daniel, j’ai rencontré un ami, un ancien vingt-huit jours, avec qui j’ai été boire un verre. Alfred, dit M. Adrien, avez-vous sellé Page, pour Monsieur ?
— C’est que, dit Daniel, j’aimerais mieux monter la jument.
— A votre idée, dit M. Adrien. Est-ce que Kroumir est toujours à vif sur le dos ?
Il s’approche de Kroumir, dont il touche la plaie du bout du doigt. Kroumir fronce fortement sa peau autour de la blessure, frappe le sol avec la pointe de son sabot de devant, et remue sa forte tête. La chaîne de son licol racle l’anneau de fer avec un bruit violent.
— Ce sera long à reformer la croûte, dit M. Adrien, en sortant de la stalle.
Cependant, Alfred, ayant sellé Mouche, l’a sortie dans la cour. M. Adrien reste dans l’écurie pour surveiller le sellage de Baba. Daniel en profite pour monter à cheval autrement que par principe, car il a une peine infinie à soulever son pied jusqu’à l’étrier. Il amène tout doucement Mouche près d’un banc, et s’installe sans trop de peine sur le dos de la bête. Les étriers sont à peu près justes. L’étrivière gauche est peut-être un peu moins longue, mais Daniel s’y résigne. M. Adrien sort de l’écurie avec Baba, et se met en selle. Puis il examine Daniel.
— Vous n’emportez pas votre stick ?
Il l’a oublié dans l’écurie. Il faut redescendre et, sous les yeux de M. Adrien, remonter à cheval par principe. L’étrier se trouve terriblement haut, car pour avoir moins de chances de le déchausser au galop, il monte avec des étrivières courtes. De plus, Mouche ne met aucune complaisance à favoriser l’opération. Elle s’acharne à tourner en rond.
— Tenez-lui sa jument, dit M. Adrien à Alfred.
Le boiteux va tenir la jument, et pousse Daniel au derrière, en lui disant à mi-voix : Ça vaut un verre.
Ils sortent au pas, dans la grande rue. Daniel a une position impeccable, quand on ne marche pas aux allures vives. Au pas, son pied n’est engagé qu’au tiers dans l’étrier, son genou adhère parfaitement à la selle. Il guette les glaces des boutiques pour s’y regarder au passage. Allons, la promenade se passera sans encombre et l’équitation est un sport bien agréable !
Mais voilà qu’un incident imprévu vient émouvoir le jeune cavalier, et par contrecoup, sa monture.
Comme on tourne le chemin des Platanes, on aperçoit M. Voraud qui revient de la gare et qui amène avec lui… qui ? André Bardot ?
André Bardot, qui s’est vanté auprès de Julius d’avoir flirté pendant un an avec Berthe, et qui prétendait même être aimé d’elle !
Daniel, d’émotion, tire sur la bouche de sa jument qui se cabre. Il lâche les rênes et s’accroche au pommeau, pendant que Mouche part à un galop soutenu dans la direction du manège. Elle tourne, en galopant à faux, et manque de s’étaler sur le pavé de la cour. Puis Daniel n’a que le temps de baisser la tête, car elle entre brusquement dans l’écurie. Elle gagne sa mangeoire et se met paisiblement à manger son avoine, bien que son mors la gêne dans cette fonction.
Daniel saute à terre. M. Adrien, qui l’a suivi, arrive bientôt dans la cour du manège.
— Hé bien ! lui crie-t-il, est-ce qu’elle a bien trouvé le chemin pour vous ramener ? Ah ! nom de d’là ! elle savait bien qui c’est qu’elle avait sur le dos !
Il était sept heures, quand Daniel quitta le manège pour rentrer dîner. Il prit, par derrière le village, un petit chemin bordé de haies. La campagne, toujours aussi calme et toujours la même, poussait, de temps en temps, un chant de coq, toujours le même et pas pressé.
Daniel, qui n’avait pas faim, marchait à pas lents. Ses pensées tenaient dans sa tête un meeting orageux ; aucune d’elles n’avait encore réussi à s’emparer de la tribune, pour dominer le tumulte et faire entendre quelques paroles nettes. André Bardot allait donc dîner chez Berthe ? Pourtant, Louise Loison, la seule fois que le nom d’André avait été prononcé, avait dit assez sèchement que les Voraud étaient en froid avec ce jeune homme.
Quelle altitude faudrait-il avoir le soir, quand il rencontrerait André chez les Voraud ? Il n’allait pas régulièrement chez Berthe après le dîner, mais rien au monde n’aurait pu l’empêcher d’y aller ce soir-là. Il voulait savoir.
Il ne pensait pas que Berthe eût jamais aimé André Bardot, car il n’avait aucun indice certain pour le croire. Il croyait toujours à l’honnêteté des femmes, c’est-à-dire qu’il lui semblait difficile qu’une femme pût oublier ses devoirs avec un autre qu’avec lui.
Depuis qu’on lui avait parlé du flirt de Berthe et d’André, il ne s’était jamais trouvé en présence de Bardot. Il s’était dit, parfois, que s’il le rencontrait, il se livrerait à des actes violents, voire à un pugilat énergique, qui, dans son imagination se terminait toujours à son avantage. Mais la proximité de l’ennemi changea sa manière de voir, et il se convainquit facilement que toute manifestation de ce genre eût été ridicule.
Daniel n’aimait pas courir de risques. Eût-il dix-neuf chances sur vingt de sortir sans dommage d’une aventure, le peloton des dix-neuf chances favorables ne le rassurait pas, et il reculait devant le vilain aspect de la seule chance contraire.
Et, pourtant, il tenait énormément à avoir du courage, d’autant plus qu’il était impressionné par les attitudes courageuses que tous ses semblables prenaient autour de lui, et ne s’était jamais demandé si leur belle confiance était vraiment plus solide que celle qu’il affichait lui-même.
Un soir, au Moulin-Rouge, un de ses amis avait eu, avec un quidam, une altercation très vive, suivie d’un échange de coups de poing. Daniel n’était pas intervenu, pour ne pas se mettre deux contre un.
Son ami ne lui avait parlé de rien, mais il avait dit, en racontant cette histoire à un autre ami, que Daniel avait « les foies blancs ». Daniel, quand on lui rapporta ce propos, avait ressenti un étrange malaise, et s’était disculpé avec des explications interminables.
Une autre fois, au Casino de Trouville, précisément le soir de ses dix-sept ans, Daniel servait de cavalier à deux jeunes filles, qu’un jeune homme de son âge s’était mis à regarder impudemment. Daniel avait fait un mouvement pour attaquer le jeune homme, qui s’était enfui. Daniel alors s’était mis à sa poursuite, mais il avait bien senti qu’en lui courant après, il ne donnait pas son maximum de vitesse, et il s’en était voulu.
Ces souvenirs le gênaient. Même à ses propres yeux, il avait besoin de paraître courageux. Il perdait son temps à ces scrupules, au lieu de s’appliquer simplement à paraître courageux aux yeux des autres.
Il dîna rapidement, et sans adresser la parole à ses parents. Il se rendit, après le dîner, jusque chez les Voraud, qui étaient encore à table. Il les aperçut depuis la grille. Il était plus de huit heures, et il faisait jour encore. André Bardot était assis entre Mme Voraud et Berthe, et parlait sans animation à M. Voraud.
Daniel, caché par le feuillage, les regarda. On a toujours une impression pénible, à regarder dîner des gens. Il semble, si on les voit de loin, qu’on n’existe pas pour eux, qu’ils vivent en rond dans un autre univers. Pis encore, quand on s’approche de leur table, quand on trouble le concert de leurs voracités ou de leurs digestions, quand on subit l’humiliation de se voir offrir un morceau de tarte, de biscuit glacé, ou un peu de crème au chocolat.
Daniel regardait de loin André Bardot. Il ne le détestait pas. Il considéra sans envie, avec sympathie, sa moustache blonde, longue et fine. Il n’était peut-être pas aussi bête que Daniel l’avait décrété, l’année qu’ils avaient passée ensemble au Vésinet. Alors André avait vingt ans, et Daniel seize. Les jeunes gens portent les uns sur les autres de ces jugements hâtifs qu’il est bien dur de réviser plus tard, surtout s’ils ont été défavorables. Et pourtant, de vingt à vingt-cinq ans, pensait maintenant Daniel, une intelligence ne peut-elle pas se modifier ?
Daniel Henry, qui n’aimait pas l’état d’hostilité, sentait naître en lui, à la vue de ce rival, des trésors d’indulgence, de délicatesse, d’altruisme.
On apportait le café. Ces messieurs allumaient des cigares. Daniel se décida à se montrer. Il poussa la porte de la grille et s’avança gravement dans l’allée d’entrée. Quand il arriva près de la table, André Bardot se leva en le voyant, et lui serra la main avec une politesse et une affabilité qu’il n’avait jamais eues à son égard. Daniel en fut flatté et lui en eut beaucoup de gratitude, car André Bardot l’avait toujours traité un peu comme un gosse. Il lui eût été pénible qu’en présence des Voraud il ne lui eût pas marqué une considération suffisante.
Berthe l’accueillit avec plus de réserve que les autres soirs. Mais Daniel ne lui en voulut point. Si vraiment ce jeune homme lui avait fait la cour, il eût été malséant de se livrer, devant lui, à des démonstrations trop vives.
Quant à Louise Loison, elle devait être au courant de quelque chose. Elle semblait en mauvais termes avec André Bardot. Elle dit à Daniel : « Quelle drôle d’idée M. Voraud a-t-il eue de nous amener ce raseur à dîner ? Ni Berthe, ni moi, ne pouvons le souffrir. »
Mais Daniel, tout à la joie qu’il n’y eût aucun conflit, évitait de voir l’entrée des soupçons et de s’engager dans leurs routes obscures.
Il reconduisit André Bardot à la gare, avec Berthe Voraud et Louise Loison. Il ressentait pour le jeune homme des élans de sympathie qu’il n’eût pas modérés, sans la présence de Berthe, qui le gênait un peu.
Mais quand André les quitta, et quand ils revinrent tous les trois par la route déserte et sombre, Berthe s’approcha de Daniel et lui tendit ses lèvres avec une ardeur inaccoutumée, et si vive, que Daniel, hors la présence d’André, en ressentit une soudaine angoisse. Puis, elle prit sous le sien le bras du jeune homme, et ils s’en allèrent sans rien dire jusqu’à la grille de la maison Voraud. Avant de se séparer, ils s’embrassèrent longuement encore.
— Vous m’aimez ? dit Daniel.
— Je vous aime.
— … Vous n’avez jamais aimé que moi ?
— Je vous le jure.
Il murmura tendrement : Je vous crois.
Le serment de son amie le rassurait pour plusieurs jours.
Depuis près de trois mois qu’il était à Bernainvilliers, Daniel allait chaque après-midi dans le jardin des Voraud, auprès de sa bien-aimée. Il était plus tenu par son bonheur qu’un employé par son bureau. Et parfois, après y être allé de deux à cinq, il était obligé d’y retourner le soir, après son dîner, pour une ou deux heures de nuit de flirt supplémentaire.
Cet heureux jeune homme vivait, d’ailleurs, dans une inquiétude perpétuelle. Quand il s’était rassuré sur cette question : Berthe m’aime-t-elle ? une autre venait le tracasser : Est-ce que j’aime Berthe ? Et il arrivait bien difficilement à se tranquilliser sur ce point. Cette pensée l’obsédait, et le torturait plus vivement encore, quand il se trouvait seul avec Berthe, quand il l’embrassait en la prenant dans ses bras.
Ne l’avait-il pas aimée trop vite, moins par amour d’elle que par un besoin de conquête ? Il craignait de se le demander.
Le jour où, pour la première fois, au bal des Voraud, Berthe avait tourné ses yeux de son côté, elle lui était apparue très haute et très lointaine. Il était allé à elle, entraîné par le désir de la dominer, par le besoin de se grandir dans cette âme inconnue. Et maintenant qu’il était tout près d’elle, cette âme ne lui paraissait plus qu’un miroir exigu, où il se voyait tout petit, où il était réduit à faire de petites mines et de petites grimaces. Mais il ne voulait pas croire que ce serait toujours ainsi. Le miroir s’élargirait peu à peu, pour refléter de lui une plus grande image. Ne pas espérer cela, c’eût été trop intolérable, c’eût été renoncer à son amour, perdre volontairement des possessions acquises, s’avouer qu’il s’était trompé de chemin, ne garder de sa conquête que le dérisoire butin d’une leçon d’expérience, dont il n’était pas encore en état d’apprécier la valeur.
Il ne voulait à aucun prix retourner sur ses pas. Aussi, chaque jour revenait-il chez Berthe à deux heures, et quand il apercevait depuis la grille sa robe claire, il avait toujours une petite émotion, qu’il recueillait soigneusement pour se dire : Mais tu vois bien que tu l’aimes !
Quand il arrivait tout près de ces dames, il profitait de ce que Mme Voraud ne le regardait pas pour faire rapidement du bout des lèvres la moue d’un baiser, Berthe répondait par le même geste, presque imperceptible. Cela signifiait qu’ils s’aimaient toujours.
Ils se distrayaient aussi en se passant des billets doux, avec des prodiges d’astuce et d’audace. Berthe écrivit une fois un billet qu’elle posa dans la corbeille à ouvrage de sa mère. Ce fut leur plus beau trait de témérité. Ce billet contenait ces mots, d’une urgence spéciale : Je vous adore.
Dès que Mme Voraud les laissait seuls, ces déclarations, qu’ils pouvaient alors échanger à satiété, perdaient beaucoup de leur charme. Mais, heureusement pour leur amour, qui avait besoin d’être élevé à la dure, Mme Voraud devint brusquement très sévère et très méfiante. Elle avait mis longtemps à prendre ombrage de l’assiduité de Daniel. Elle avait sans doute, sur ce point, l’optimisme et le besoin de quiétude de beaucoup de mères trahies par leurs filles, de beaucoup de maris trompés qui se refusent, aussi longtemps qu’ils peuvent, à apercevoir le danger.
A la faveur d’une courte absence de Mme Voraud, un conciliabule eut lieu, dans le jardin, entre Daniel, Berthe et Louise Loison.
— Pour moi, disait Louise, c’est la femme de chambre qui a dû faire des rapports. C’est une mauvaise pièce. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je m’en aperçois. Vous direz ce que vous voudrez, mais je suis certaine que l’autre jour elle vous a vus vous embrasser dans le petit salon.
— Sûrement, dit Berthe, maman se doute de quelque chose. Elle n’est plus la même avec moi.
— Il n’y a qu’à voir, dit Daniel, les têtes effrayantes qu’elle me fait, quand j’arrive après déjeuner.
— Oh ! pour ça, dit Berthe, vous n’avez vraiment pas besoin d’y faire attention et d’y attacher la moindre importance. Est-ce que c’est maman ou moi que vous venez voir ? Est-ce que, moi, je vous fais des têtes ?
— Tu m’aimes ? demanda Daniel à voix basse.
— Je vous aime, vous le savez bien.
— Dites : Je t’aime.
— Je t’aime.
— Faites donc attention, dit Louise… Il y a une chose, poursuivit-elle, qui m’a paru très grave l’autre jour : c’est quand Daniel était dans la maison pour chercher un livre et que Berthe a voulu monter dans sa chambre pour chercher de la laine, sa mère lui a dit, si sèchement : Tu n’as pas besoin de laine maintenant ; tu en as un gros peloton dans ta corbeille.
— J’aime bien maman, dit Berthe, mais elle est mauvaise quelquefois.
Un après-midi (c’était vers le commencement d’août), Daniel trouva ces dames dans la salle à manger vitrée, parce qu’il avait plu et que le jardin était humide. Mme Voraud, en voyant Daniel, fit sa tête, comme d’habitude. Puis elle dit, à peine le jeune homme était-il assis :
— Berthe, tu t’habilleras. Il faut que j’aille voir Mme Stibel. Tu viendras avec moi.
— Oh ! maman, dit Berthe, tu n’as vraiment pas besoin de moi pour aller voir Mme Stibel. Je suis si fatiguée. J’aime mieux ne pas sortir, aujourd’hui.
— Bien, ma fille, dit Mme Voraud. Nous attendrons ton bon plaisir. Nous irons voir Mme Stibel quand tu seras disposée à m’accompagner.
Daniel se leva brusquement.
— Mademoiselle, dit-il à Berthe, vous m’excuserez de vous quitter. Il faut que je rentre pour travailler.
— Pourquoi vous en allez-vous ? dit vivement Berthe. Ce n’est pas vous qui nous empêchez de sortir.
— Je vous assure, répéta Daniel avec beaucoup de dignité, que je suis obligé de rentrer chez moi.
— Si M. Daniel a des occupations… dit Mme Voraud. Pourquoi le retiens-tu ? Tu es indiscrète.
— Au revoir, madame, dit Daniel en allant saluer Mme Voraud.
Mme Voraud répondit par un sourire aimable, qui semblait comme rapporté sur son visage froid. Puis, elle baissa les yeux sur son ouvrage. Berthe, à qui Daniel tendit la main, ne la prit pas. Louise Loison sortit dans l’antichambre avec Daniel.
— Vous êtes fou de faire des scènes pareilles.
— Ça ne peut pas durer, répondit-il. Je ne veux pas qu’on me fasse toujours des affronts. Je ne veux pas qu’on me tolère ici ; je veux qu’on me reçoive. Je vais dire à papa, dès ce soir, qu’il vienne, demain, voir M. Voraud, pour lui demander la main de Berthe. Si on me la refuse, je verrai ce que j’aurai à faire.
— Attendez, dit Louise intéressée, je vais vous conduire jusqu’à la porte du jardin.
Ils s’arrêtèrent ensemble devant la grille. Un petit ruisseau de pluie courait le long du mur. Avec le bout de son parapluie, Daniel faisait des petits trous dans le sable, entre les pierres ; ce qui troublait l’eau d’amusants petits floconnements.
— Si j’ai hésité jusqu’ici, dit-il gravement à Louise, c’est que les parents de Berthe me paraissent plus riches que les miens.
— Quelle fortune ont vos parents, sans indiscrétion ?
— Je ne l’ai jamais su, dit Daniel. Ils ne m’en ont jamais parlé. Un jour, j’avais à peu près dix ans, papa est entré dans la chambre de maman. Je savais qu’il était resté tard au magasin pour terminer son inventaire. Il a dit à maman : C’est bien à peu près ce que je disais. — Deux cent trente ? a dit maman. — Deux cent dix-sept, a dit papa. — Maman a dit : Je croyais que c’était davantage… Depuis ce temps, je n’ai plus rien su. Seulement, papa a dû faire de très bonnes années. On a déménagé. Le magasin s’est agrandi. On a deux voyageurs en plus. Mes parents auraient maintenant plus de cinq cent mille francs que ça ne m’étonnerait pas… Mais qu’est-ce que c’est que cinq cent mille francs auprès de la fortune de M. Voraud ?
— Combien a-t-il, M. Voraud ? demanda Louise Loison.
— Trois millions, m’a-t-on dit.
— Papa dit beaucoup moins que ça, dit Louise. Papa m’a dit qu’il devait avoir de douze à quinze cent mille francs, et que ce n’était pas une fortune très sûre. Il y a des jours où M. Voraud a l’air ennuyé. En tout cas, je sais ce qu’il donne à sa fille : quinze mille francs de rente et le logement.
— Est-ce que c’est beaucoup ? dit Daniel.
— Il me semble, dit Louise. J’ai cent mille francs de dot, et tout le monde dit que c’est très joli. Or, quinze mille francs de rente, c’est certainement beaucoup plus… Mais vous n’avez pas besoin d’être gêné parce que Berthe est plus riche que vous. Elle sait bien que vous l’épouserez par amour.
— Oh ! ce n’est pas ça qui me gêne, dit Daniel, d’autant plus que je suis bien sûr qu’un jour je serai très riche, et que je gagnerai beaucoup d’argent. Mais c’est pour ses parents : est-ce qu’ils voudront de moi ?
— Faites toujours faire la demande par votre père. C’est le seul moyen de le savoir.
— Dites à Berthe, dit Daniel, qu’elle ne m’en veuille pas de ce qui s’est passé aujourd’hui. Dites-lui que je ne l’ai jamais tant aimée.
Daniel, d’un pas joyeux, rentra au chalet Pilou ; il allait parler à sa mère de ses projets de mariage. Heureux et fier de ses graves résolutions, il se sentait si grand garçon qu’il n’avait plus le droit d’être timide. Il s’avança d’un pas ferme jusqu’auprès de sa mère :
— Maman ?
— Eh bien ?
— Je vais te parler d’une chose très sérieuse… Sais-tu ce que je vais demander à papa tout à l’heure ? Je vais lui demander d’aller dès demain prier M. Voraud de m’accorder la main de sa fille.
Mme Henry leva les yeux et le regarda.
— C’est une grande faute, dit-elle enfin, de laisser les jeunes gens dans le désœuvrement. Sous prétexte d’examen de droit, tu ne vas pas au magasin, tu restes à la campagne, et, au bout du compte, tu ne fais rien. N’essaie pas de me faire croire que tu travailles. Quand on entre dans ta chambre, on te trouve étendu sur ton lit. Il y a un livre sur ta table, oh ! je sais bien. Il était ouvert à la page 32, il y a quinze jours. Il est maintenant à la page 40. Voilà ce que tu appelles travailler.
— Bien, dit Daniel, bien. Je parlerai tout de même à papa tout à l’heure.
— Ton père t’enverra promener avec tes bêtises. Un garçon de vingt ans qui veut se marier. Un beau monsieur, vraiment ! Je te vois père de famille et élevant des petits garçons.
— Si je t’ai parlé de ça, dit Daniel nerveusement, c’est que j’y ai mûrement réfléchi. Je ne suis plus un enfant.
Il monta dans sa chambre, le visage assombri d’énergie. Il entendit de son lit, où il s’était allongé pour réfléchir, le crachement sauvage du train de 6 heures 30, qui entrait en gare et qui, peu après, repartit en haletant. Quelques minutes se passèrent, et la sonnette de la grille tinta. C’était M. Henry qui rentrait dîner.
En ce moment, les parents de Daniel habitaient seuls la villa ; l’oncle Émile était parti avec la tante Amélie, pour une ville d’eaux magnifiquement située dans les montagnes et d’où il devait rapporter deux fortes sensations : celle d’avoir réussi à occuper, à l’aller et retour, un compartiment réservé et celle encore d’avoir obtenu, à l’hôtel des Bains, des conditions de prix exceptionnelles.
Après un assez long temps, employé par M. Henry à se débarbouiller et à revêtir le molleton des villégiatures, Daniel entendit la bonne qui frappait à la porte de sa chambre. Mais il répondit qu’il n’avait pas faim, autant pour apitoyer ses parents que pour obéir à cette tradition rigoureuse qui veut que les jeunes hommes, contrariés dans leurs amours, en perdent le boire et le manger.
Un peu avant huit heures, la femme de chambre remonta :
— Monsieur fait dire à M. Daniel de descendre.
Il descendit, très énervé. Ses parents avaient fini de dîner. Mais il remarqua, non sans satisfaction, qu’on n’avait pas enlevé son couvert, et qu’on lui avait gardé une aile de poulet et des légumes. Il feignit de ne pas voir ces préparatifs, vint embrasser son père, puis alla se poster devant la fenêtre, et regarda sans rien voir, au dehors.
— Qu’est-ce que maman vient de me raconter ? Il paraît que tu es devenu fou : tu veux te marier ?
Daniel, de plus en plus énervé, sentit un sanglot lui monter à la gorge, et ne le retint pas. Il se mit à pleurer sourdement entre ses dents. Pendant qu’il se désolait, une voix intérieure l’approuvait, l’encourageait et lui disait en substance : « Pleure, mon vieux, pleure. Ça fait bien, ça fait très bien. » Ne trouve pas qui veut des larmes sincères pour attester victorieusement l’importance de sa douleur…
— Oh ! oh ! Il paraît que c’est grave, dit, en effet, M. Henry. Mais qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Moi, ça m’est égal. Si tu tiens à ce que j’aille voir M. Voraud, j’irai le voir. Il me mettra à la porte pour lui faire une proposition pareille. Je ne risque jamais que ça.
Le muscle aux sanglots s’étant arrêté, Daniel le ranima, et poussa quelques sanglots supplémentaires, plus artificiels.
— Eh ! bien, j’irai le voir demain. Assieds-toi là, et mange ta soupe, imbécile.
Le potage qu’on venait d’apporter était fumant ; ce qui permit à Daniel de ne pas mettre à l’avaler un empressement de mauvais goût.
— Où veux-tu que j’aille le voir, ce M. Voraud ?
Daniel eut alors cette impression obscure, que son père n’était pas fâché de tenter cette démarche sous le couvert des vœux inconsidérés de son jeune garçon.
— Va le prévenir, ce soir, que j’irai le voir, demain, à son bureau. Demande-lui son heure.
Daniel, après les démonstrations fâcheuses de Mme Voraud, ne serait peut-être pas facilement retourné chez Berthe, le soir même. Mais du moment qu’il avait une commission, qu’il venait voir M. Voraud, il n’était plus un intrus. Du plus loin qu’il aperçut la famille, qui prenait le frais sur le perron, il s’écria : « C’est M. Voraud que je viens voir ce soir ! » Et il répéta encore, quand il fut arrivé près du groupe : « J’ai quelque chose à dire à M. Voraud. »
— Monsieur, mon père désirerait aller vous parler à votre bureau, demain. Il m’a chargé de vous demander votre heure.
— L’heure qui lui conviendra, dit M. Voraud. De préférence après la Bourse, à quatre heures, quatre heures et demie.
Louise Loison, presque ostensiblement, tirait le bras de Daniel. Elle lui fit descendre le perron.
— Quoi de nouveau ?
— Mon père fera la demande demain.
Les deux jeunes filles l’accompagnèrent jusqu’à la grille. La grande porte était fermée. On faisait un petit détour dans le feuillage pour arriver à la petite porte. L’endroit était excellent, protégé tout à fait contre les regards de l’ennemi. Daniel embrassa Berthe.
— Vous serez contente d’être ma femme ?
— Oui, Daniel.
— Et moi je serai bien heureux d’être votre mari !
Ce terme de mari avait encore pour lui beaucoup de prestige. Il évoquait à ses yeux une sorte de personnage barbu, de forte carrure, et très écouté dans les réunions de famille. A vingt ans, il serait déjà ce personnage-là. Il en était heureux, comme d’un avancement rapide.
Tout en rentrant chez lui, il essayait d’examiner sérieusement la situation.
A l’idée que M. Voraud dirait : oui, il ressentait un enchantement, d’ailleurs assez vague : un mariage avec des fleurs, une nuit de noce, un voyage en Italie.
D’autre part, l’idée que M. Voraud refuserait lui était presque aussi agréable. C’était du nouveau encore, du mouvement, une occasion de rébellion.
Il n’envisageait que ces deux hypothèses. Il n’imaginait pas que les résolutions de M. Voraud ne fussent pas arrêtées d’avance. Il fut très longtemps à supposer chez ses semblables une indécision semblable à la sienne. Il préférait les croire sûrs d’eux-mêmes, afin de s’épargner la peine de modifier leurs résolutions. Car il n’aimait pas les discussions, les combats, les efforts. Il n’attendait de la vie que des aubaines, et non des salaires.
Son père lui dit, quand il revint :
— Quel train est-ce que tu prendras demain ?
— Comment, dit Daniel, est-ce que je vais avec toi ?
— Alors, tu supposais que j’irais tout seul chez M. Voraud ?
— Ah ! dit Daniel, très ennuyé, et qui espérait rester tranquillement chez lui à attendre le résultat.
Le lendemain, il quitta Bernainvilliers après déjeuner, et vint chercher son père rue Lafayette, au magasin. Tous deux, ayant pris un fiacre, se dirigèrent vers le bureau de M. Voraud, rue de Rivoli. Bien qu’on fût au mois d’août, Daniel avait froid dans la voiture et serrait les dents. Le fiacre inexorable, après avoir laissé derrière lui toute la rue Drouot, avait entamé la rue Richelieu, qui diminuait à vue d’œil. Il s’arrêtait une seconde au croisement des rues, mais c’était pour repartir aussitôt. Daniel avait mal au cœur. Il eût changé son sort contre celui de n’importe lequel de ces gens qui passaient, et qui n’avaient probablement rien d’urgent ni de décisif à accomplir ce jour-là.
Ils attendirent M. Voraud, dans une salle boisée, où il y avait des guichets et des employés indifférents. Puis, le banquier, reconduisant quelqu’un et parlant affaires, apparut sur le seuil de son cabinet. Mon Dieu ! comme il paraissait loin de ce qu’on allait lui dire ?
Quand il entra dans un vaste cabinet, éclairé par deux fenêtres, Daniel n’avait qu’un parapluie et qu’un chapeau, mais il sembla avoir la charge de trois chapeaux et de quatre parapluies quand il s’agit de tendre la main à M. Voraud. M. Henry, avec une assurance bien enviable, prit un fauteuil à côté du bureau. Il y avait à l’autre bout de la pièce, une monstrueuse chaise de cuir, qui, lorsque Daniel essaya de la déplacer, se cramponna de ses quatre pieds au sol et menaça d’entraîner le tapis. De guerre lasse, il s’assit tout au bord. De cet endroit, en prêtant l’oreille, il suivit la conversation de son père et de M. Voraud.
— Eh bien, Monsieur Henry, qu’y a-t-il pour votre service ?
— Monsieur Voraud, mon fils me charge pour vous d’une drôle de commission. Vous ne pouvez pas vous douter de ce que ça peut être.
M. Voraud chercha un instant par politesse et dit : Non, non, avec un aimable sourire.
— Eh bien, Daniel, il ne te reste plus qu’à le dire ! Parle, puisque c’est toi que ça regarde… Il n’osera pas vous le dire, Monsieur Voraud… C’est moi qui vais être obligé de prendre la parole… Figurez-vous que monsieur mon fils s’est mis dans la tête que je vienne vous demander la main de votre demoiselle !
M. Voraud, qui examinait le jeune homme, regarda un instant M. Henry. Puis il tourna de nouveau les yeux vers Daniel.
— Quel âge a-t-il donc ce jeune homme ? Vingt-deux, vingt-trois ans ?
— Pas même, dit M. Henry.
— Et il songe déjà à se marier ?
— Il n’y songeait pas, dit M. Henry. Mais il faut croire que votre demoiselle lui a plu… Des histoires de jeune homme enfin !
— Écoutez, dit M. Voraud. Vous comprenez que je ne puis guère vous répondre sans en parler à ma femme. Elle pensera comme moi que votre fils est un peu jeune. En tout cas, s’il était question de quelque chose, ce ne pourrait pas être pour tout de suite. Qu’est-ce qu’il fait votre jeune homme ? demanda M. Voraud, comme s’il voyait Daniel pour la première fois. Qu’est-ce que vous faites, jeune homme ?
Daniel voulut parler, mais ses cordes vocales fonctionnaient difficilement, dans les circonstances solennelles.
M. Henry dut dire à sa place :
— Il fait son doctorat. Il entrera au barreau. Et s’il n’y réussit pas comme nous voulons, je l’intéresserai dans ma maison.
— Eh bien, dit M. Voraud, nous reparlerons de tout cela.
Ils se quittèrent avec des politesses excessives.
Daniel, en sortant de là, était heureux d’être débarrassé de cette visite, mais un peu désappointé de n’avoir pas reçu une réponse ferme. Il avait prévu le refus, l’acceptation, mais l’hypothèse de l’ajournement lui avait échappé.
Après le dîner, comme ils étaient tous trois dans le salon du chalet Pilou, qu’ornaient à profusion les miniatures de la propriétaire, on sonna à la grille. C’était M. Voraud. On l’installa dans un fauteuil, et on l’accabla d’offres de liqueurs. Il dut alléguer un mal de gorge pour refuser le cigare médiocre que M. Henry lui tendait d’un air engageant.
On parla du train de six heures, toujours en retard, du plus court chemin pour aller de la maison Voraud au chalet Pilou, de Mme Pilou elle-même, dont M. Voraud connaissait les excentricités. M. Henry, Mme Henry et Daniel l’écoutaient parler avec un intérêt prodigieux.
Enfin, d’un accord tacite, on laissa la conversation tomber. M. Voraud dit gravement : J’ai parlé à ma femme.
Le silence se fit plus grand.
— Eh bien ! Elle est de mon avis. Nous ne disons pas non, loin de là. Nous trouvons, et je crois que vous pensez de même, qu’il est un peu prématuré d’en causer. M. Daniel est un brave garçon, un jeune homme instruit et intelligent. Mais ne croyez-vous pas qu’il convienne, en raison de son jeune âge, d’ajourner la conversation à un an, non pour s’assurer de la solidité de ses sentiments, que je ne mets pas en doute, mais surtout pour voir de quel côté il s’orientera dans la vie ? Qu’en pensez-vous ?
— Je suis absolument de votre avis, dit la sage Mme Henry.
— D’ici là, je ne vois aucun inconvénient à ce que ces jeunes gens continuent à se voir. Je tiens à faire savoir à M. Daniel qu’il sera toujours le bienvenu à la maison.
Le lendemain, vers onze heures, Louise Loison passa au chalet Pilou. Daniel la mit au courant des incidents de la veille. Elle se déclara satisfaite.
— Ils ont dit oui. C’est l’important. Attendre un an ? C’est de la bêtise. Vous vous marierez vers le nouvel an. Nous nous occuperons de choisir un jour.
Louise Loison quitta Daniel en lui disant encore :
— Vos parents à tous deux ne vous laisseront pas fiancés pendant un an. Ce serait absurde… Vous allez venir voir Berthe après déjeuner ?
— Je pense bien !
— Est-ce que vous avez songé à lui apporter un bouquet ? Apportez-lui un bouquet. Ce sera très gentil.
Daniel se mit à la recherche de sa mère pour lui demander de l’argent, de l’argent à lui. Depuis qu’il était à la campagne, il ne touchait qu’un louis par semaine sur les deux louis de ses appointements de fils de famille. Mme Henry avait donc mis de côté près de trois cents francs dans une petite boîte en acajou. C’était Daniel lui-même qui, pour faire le jeune homme économe, avait proposé cette combinaison. Il la regrettait d’ailleurs, car Mme Henry lui donnait aussi difficilement de cet argent à lui que si c’eût été de l’argent à elle.
Elle était partie faire son marché avec la cuisinière. Daniel la trouva dans la grande rue, devant l’étal de la poissonnerie. Elle examinait d’un air dégoûté un petit brochet qu’elle se proposait d’acquérir pour le repas du soir.
— Maman, je voudrais que tu me remettes vingt francs sur l’argent que tu me dois. C’est pour acheter un bouquet à… C’est pour lui acheter un bouquet…
— Tu es fou ? Il n’y a encore rien d’officiel entre toi et cette jeune fille. Est-ce que tu vas maintenant commencer à lui donner des bouquets ?
— Maman, je t’assure que ça me fait plaisir de lui apporter un bouquet aujourd’hui. Et d’ailleurs, ajouta-t-il avec une politesse un peu froide, sois assez gentille pour me remettre les vingt francs que je te demande, puisque cet argent est à moi.
— A toi ! à toi !… Je vais te donner dix francs. Si tu veux un bouquet, tu en trouveras de magnifiques à dix francs chez le pépiniériste. Tu lui en demanderais un de vingt francs qu’il ne pourrait pas te le donner plus beau… Tiens, voilà dix francs… Mais attends-moi. Nous allons passer ensemble chez le pépiniériste, puisque c’est notre chemin.
Quand elle eut négocié l’achat du petit brochet, Mme Henry laissa à la cuisinière le soin d’acheter toute seule un bouquet de persil, qui complétait le ravitaillement et ne pouvait pas, en raison de sa faible valeur marchande, être l’objet de prévarications trop graves.
— Je trouve, dit-elle à Daniel, que ton père et toi vous êtes aussi fous l’un que l’autre. Maintenant, je me demande quand tu vas finir ton doctorat. Tu ne faisais pas grand’chose. Avec ces idées de mariage que tu as maintenant dans la tête, tu ne travailleras plus du tout. Mais, je te préviens que, moi, je ne donnerai jamais mon consentement avant que tu aies une position. Donc, mon ami, tâche d’en chercher une, si tu tiens à te marier.
— Sois tranquille, dit virilement Daniel, j’aurai une position avant six mois.
Son visage eut cette expression énergique qu’il avait toujours, lorsqu’il s’agissait de prendre une résolution et qu’il n’était pas nécessaire qu’elle fût immédiate. Il se mit gravement à rêver à des positions superbes. Un riche Américain, encore inconnu, le prenait en amitié et le choisissait pour son homme de confiance, aux appointements de quatre-vingt mille francs par an. Il montrait alors dans la Banque de soudaines capacités, si bien qu’au bout d’un an il était associé avec son patron.
Ses affaires allaient si bien, au moment où il arriva chez le pépiniériste, qu’il eût refusé l’offre sérieuse d’une place à cinq cents francs par mois. Et pourtant, c’eût été là une position fort convenable pour un jeune homme de son âge. Mais Daniel n’avait que faire des positions simplement suffisantes. Élevé à une école héroïque, il lui fallait des coups de maître pour ses coups d’essai. Toute idée d’apprentissage lui était odieuse.
Après avoir longtemps souhaité d’être un enfant prodige, il voulait être un jeune homme phénomène. Il n’aimait entreprendre que ce qui semblait manifestement au-dessus de ses forces, afin que la victoire fût plus glorieuse (et peut être aussi la défaite plus excusable).
Quand il jouait aux cartes, le soir, en famille, il perdait généralement, parce qu’il ne lui suffisait pas de gagner : il voulait gagner avec des jeux magnifiques.
Mme Henry, pour la première fois, parla du mariage de son fils : ce fut pour faire espérer nombre de commandes prochaines au pépiniériste, qu’elle décida, grâce à ces promesses, à leur laisser à sept francs une gerbe de roses blanches. Daniel vint la prendre après déjeuner pour l’apporter avec lui chez Berthe Voraud. Il se dirigea vers la maison de sa bien-aimée avec d’autant plus de hâte de lui remettre ces fleurs, si doucement symboliques, que les larges feuilles de papier blanc, lâchées par leurs épingles, commençaient à se déployer inconsidérément et à se froisser.
Mme Voraud n’était pas sur le perron. Mais elle allait descendre.
« Il faut que vous disiez quelque chose d’aimable à maman, dit Berthe. Elle a été très bonne, hier soir. Elle m’a demandé si je vous aimais. Je me suis mise à pleurer et je lui ai dit que oui. Elle m’a dit alors une chose qui m’a fait bien plaisir : c’est qu’elle vous trouvait très gentil. »
Il fut décidé que Daniel serrerait très longuement la main de Mme Voraud et qu’il lui dirait : « Merci, madame. » Ce programme fut exécuté en conscience ; Daniel broya dans un étau les doigts fins et les bagues de Mme Voraud ; ce qui lui arracha un petit cri. Daniel fut si confus qu’il sentit qu’il s’excuserait maladroitement et ne s’excusa pas.
Il fut très heureux pendant quelques jours. Le grade de fiancé a été assez longtemps glorifié par la chromolithographie, pour donner au moins une semaine de joie attendrie et vaniteuse au nouveau promu.
Un après-midi, Louise prit Daniel à part, et lui dit :
— Berthe voudrait vous demander quelque chose ; mais c’est une imbécile, elle n’ose pas. Je lui ai bien dit qu’elle n’avait pas besoin de se gêner avec vous. Elle voudrait que vous lui donniez tout de suite sa bague de fiançailles. Vous comprenez : c’est très agréable pour une jeune fille de montrer qu’elle est fiancée. Quand on va chez le pâtissier, et qu’on se dégante pour prendre un gâteau, les demoiselles de magasin disent entre elles : « Voilà une jeune fille qui est fiancée. » Parce que les jeunes filles qui ne sont pas fiancées ne portent généralement pas de bagues en brillants.
— Mais oui, dit Daniel, mais oui. Berthe est une méchante de ne m’avoir pas dit ça plus tôt. Ou plutôt c’est moi qui ai tort de n’y avoir pas songé… Je croyais qu’on ne donnait la bague qu’après la fête des fiançailles.
— Oui, dit Louise, c’est l’usage. Mais Berthe est une enfant. Elle voudrait avoir sa bague tout de suite.
Daniel, un peu gêné pour parler de la chose à ses parents, imagina de leur proposer une combinaison. Il abandonnerait ses trois cents francs d’économie et s’engagerait à se contenter de vingt francs pendant encore trente-cinq semaines, pour arriver à un total de mille francs, nécessaire, selon lui, à l’achat d’une jolie bague.
Mais son père était de bonne humeur, et il ne rencontra pas les résistances qu’il craignait. M. Henry refusa même noblement son concours.
— Ça n’est pas, ajouta-t-il, à trois jours près. Maman va chercher une occasion. Et quand elle aura trouvé quelque chose de joli, elle l’achètera. Qu’elle y mette le prix qu’il faudra.
Et il fit un geste large, comme pour ouvrir à la prodigalité de Mme Henry un crédit illimité.
Le surlendemain, Mme Henry rapporta de Paris un écrin de velours bleu.
— J’ai fait une vraie folie, dit-elle à Daniel. Tu vas m’en dire des nouvelles.
Elle ouvrit l’écrin. Daniel aperçut un brillant assez petit. Il le considéra en silence.
— Elle est très belle, alors ? demanda-t-il.
— Tu ne la vois donc pas ?
— Oui, elle est belle… Mais je trouve que le diamant n’est pas très gros.
— C’est une bague de jeune fille, dit Mme Henry. Le diamant n’est pas un bouchon de carafe. Mais regarde-moi un peu cette eau et cet éclat ! Tu la lui porteras, demain, après déjeuner. Le brillant est assez blanc pour que tu puisses le montrer le jour.
Le lendemain, Daniel, en se rendant chez les Voraud, ne marchait pas trop vite. Il présenta ses compliments, parla de diverses choses. Puis il se décida à sortir l’écrin de sa poche et à le tendre à sa fiancée.
— Ah ! j’espère, dit-elle… Elle est vraiment très jolie… Maman, regarde la jolie bague que Daniel m’a apportée.
— Très jolie, dit Mme Voraud après un instant d’examen.
— Je trouvais que le diamant n’était pas gros, dit Daniel, attendant que l’on se récriât sur son éclat.
Mais ce fut une autre qualité compensatrice que lui trouva Mme Voraud : « Il est très bien taillé », dit-elle.
Berthe mit la bague à son doigt. Ils allèrent faire un tour dans le jardin. Daniel ne parlait pas.
— Qu’est-ce que vous avez ? demanda la jeune fille.
— Je suis ennuyé à cause de la bague, dit Daniel. Vous ne la trouvez pas belle.
— Qu’est-ce que vous racontez là ? Je la trouve très belle, et je suis enchantée.
— Non, dit Daniel, non, vous n’êtes pas enchantée. Vous vous réjouissiez parce que vous pensiez que j’allais vous apporter une jolie bague, et voilà que je vous en apporte une qui ne vous plaît pas du tout !
— Je vous promets que je la trouve très belle.
— Jurez-le-moi.
— Je vous ferai tous les serments que vous voudrez.
— Mais vous ne les faites pas. Et vous ne les feriez que pour me faire plaisir. Sincèrement, ma petite Berthe aimée, dites-moi que vous vous attendiez à une plus jolie bague ?
— Celle-ci est exquise. Elle ne peut pas être plus jolie. Et d’ailleurs, ça n’a aucune importance. Quand nous serons mariés, vous m’en donnerez de bien plus belles. Embrassez-moi.
Un des premiers jours de septembre, Daniel apprit par un tiers que son ami Julius était revenu d’Allemagne, où il était allé passer trois mois chez un industriel de Francfort.
Pendant ces trois mois de séparation, les deux amis ne s’étaient point écrit. Ils ne correspondaient que pour les besoins de leur commerce intellectuel, qui n’avait pas marché très fort, pendant le cours de l’été.
Ils étaient liés l’un à l’autre beaucoup moins par des sentiments que par des intérêts moraux. Ils apportaient dans leurs relations un égoïsme très franc. Si l’un d’eux était venu à mourir, l’autre aurait moins vivement souffert de cette grande perte que de la mort d’un parent ou d’une maîtresse : peut-être parce qu’aucune convenance mondaine précise ne l’eût obligé à souffrir.
Ils éprouvaient un grand bien-être à causer ensemble, une vive allégresse à se retrouver. Mais, ils pouvaient rester séparés six mois sans désirer se revoir. Parfois Daniel voulait raconter une histoire à Julius. Mais l’encrier n’était pas à sa portée ; il renonçait à écrire à son ami, alors qu’il n’aurait pu se dispenser de souhaiter la fête d’un oncle complètement indifférent. Cette amitié, qui ne comportait aucune obligation, avait un grand charme pour ces âmes paresseuses.
Un attrait encore venait de ce que Julius était un jeune homme un peu sauvage, très franc, sans condescendance, et dont la conquête n’était jamais définitive. Daniel savait bien que Julius l’estimait, mais il sentait aussi qu’il ne l’estimait pas aveuglément. Un ami sympathique est celui qui vous exalte. Mais l’ami le plus cher est celui que l’on surprend toujours.
Après une séparation, chacun d’eux se réjouissait, en pensant qu’il allait étonner l’autre par tout ce qu’il avait acquis en son absence. Mais l’autre mettait une grande résistance à se laisser étonner.
Daniel avait télégraphié à son ami de se trouver à deux heures à la terrasse d’un café du faubourg Montmartre. Il aperçut le maigre Julius à son poste, devant un petit verre de cognac, qu’il s’était dépêché de boire, pour en être débarrassé. Il avait les jambes croisées, le coude appuyé sur le marbre de la table et sollicitait l’un après l’autre, du pouce et de l’index, les poils de sa faible moustache. Il portait, ce jour-là, une cravate horriblement neuve, un plastron de soie orangée, qui faisait un effet étrange avec sa jaquette étroite et son pantalon fatigué. Selon son habitude, il parlait à un interlocuteur invisible avec une certaine animation.
Daniel fut heureux de revoir cette bonne figure.
Comme ils ne s’étaient pas vus depuis trois mois, ils échangèrent, par exception, quelques formules de bienvenue.
— Bonjour, dit Julius, tu vas bien ?
— Et toi ? dit Daniel. Comment va-t-on chez toi ?
— Tu t’en fous, dit Julius.
Daniel s’assit et demanda : « Tu connais la nouvelle ? »
— Tu vas te marier, dit paisiblement Julius. Quand est-ce que tu te maries ?
— D’ici trois mois.
— Et à part ça, dit Julius, as-tu fait des femmes pendant les vacances ?
— Non, dit Daniel. Je ne pense pas à ça.
Il arrivait ce qu’il avait craint : cette aventure capitale de sa vie ne faisait aucun effet sur Julius. Si bien qu’influencé lui-même par cette indifférence, il lui semblait que tous les graves événements de l’été avaient considérablement perdu de leur importance. Autant pour les relever dans son propre esprit que pour produire une impression sur son ami, il se mit à faire l’article pour son bonheur.
— Tu ne peux pas t’imaginer comme c’est chic, une jeune fille. C’est quelque chose dont tu ne te doutes pas… Elle m’aime beaucoup… Et, à propos, tout ce que tu m’avais raconté au sujet d’elle et d’André Bardot, c’est faux, c’est complètement faux…
Julius ne répondait pas. Daniel résolut alors de lui parler de la fortune de Berthe. Lui-même n’y avait jamais beaucoup songé. Mais devant ce Julius impassible, il fallait, pour arriver à produire un effet, faire flèche de tout bois. Il ajouta donc :
— Et ce qui n’est pas mal non plus, c’est que le père Voraud est riche.
— Non, dit tranquillement Julius.
— Comment ? non !
— Non. Je sais qu’il n’est pas riche. Et non seulement il n’est pas riche, mais il est très embarrassé dans ses affaires. Et veux-tu que je te dise ? Papa, qui est en relations avec les clients de Voraud, sait à quoi s’en tenir sur sa fortune. Il a même dit aujourd’hui, à déjeuner, qu’il fallait vraiment que ton père ne connaisse pas la situation de Voraud, pour avoir donné son consentement à ce mariage.
— Mais qu’est-ce qu’elle a de grave, cette situation ?
— Elle est très embarrassée, dit Julius. Voraud est dans des affaires difficiles et, l’année dernière, on a dit qu’il allait suspendre ses paiements.
— Et puis après ? Je m’en fiche, dit Daniel, dont le visage n’exprimait d’ailleurs pas une parfaite insouciance.
— Tu ne t’en ficheras pas toujours, dit Julius. Si ton beau-père saute, ce sera sérieusement, et tu seras obligé de payer pour lui.
— Tu es bête à la fin, dit Daniel. Tu parles de tout ça et tu ne connais rien aux affaires.
— Avec ça que tu y connais grand’chose, dit Julius.
Daniel, très assombri, ne disait rien.
— Tu ne me demandes pas, dit Julius, si j’ai fait des femmes pendant les vacances.
— As-tu fait des femmes pendant les vacances ? dit Daniel docile, et tristement.
— Veux-tu avoir l’obligeance de ne pas faire une gueule comme ça ? dit Julius, et de m’écouter avec plus d’intérêt ! Tu n’es qu’un veau, et tu n’avais qu’à t’informer de ce que je viens de t’apprendre aujourd’hui.
— Ça n’aurait pas changé mes projets, dit Daniel avec énergie. Berthe m’aime, et je l’aime. Je l’épouserai malgré tout… Mais je suis embêté à cause de mes parents. On va leur dire tôt ou tard ce que tu m’as dit aujourd’hui. Alors, ça fera des histoires terribles… Ah ! je suis embêté, je suis embêté.
— Tu es surtout embêtant, dit Julius. Si j’avais su, je ne serais pas venu aujourd’hui. Je voulais aller à Saint-Ouen. Le coiffeur m’avait donné deux tuyaux. C’est toi qui m’as fait manquer ça.
— Je me demande, dit Daniel, si je ne ferais pas bien de parler à papa tout de suite, et de lui dire avec des ménagements, tout doucement, que les affaires de M. Voraud ne sont pas aussi bonnes qu’il croyait. Afin qu’il ne reçoive pas un coup quand on lui racontera ce que tu m’as raconté.
— Ce serait idiot, dit Julius. Il est très peu probable que quelqu’un ait l’idée d’aller lui raconter ça. Ça ne regarde pas les gens. Et puis on suppose qu’il a pris ses renseignements.
— Oui, dit Daniel. Mais est-ce que ce n’est pas une responsabilité pour moi de savoir ça et de ne pas le lui dire ?
— Mais non, répondit arbitrairement Julius. D’abord, ce que je t’ai dit n’est peut-être pas exact. Il y a toujours des mauvais bruits qui courent sur les gens d’affaires. On disait des mauvaises choses sur Voraud il y a un an. Mais peut-être qu’il s’est remis à flot depuis.
— Bon, dit Daniel, tu dis ça pour me rassurer et parce que ça t’embête que je fasse une tête. Tant pis pour toi, si je fais une tête. Il ne fallait pas me raconter ça… D’ailleurs, tu as bien fait et je te remercie, dit-il après un silence.
Après un nouveau silence, il ajouta :
— Ah ! je voudrais, je voudrais que papa apprenne la nouvelle tout de suite, afin que je sois débarrassé de ce souci-là. Je vais être embêté tant qu’il ne le saura pas… Je ne pourrai pas lui dire ça moi-même. Et puis il me semble que ce ne serait pas bien, à cause de Berthe… Parce qu’après, s’il fait des difficultés, et s’il empêche le mariage, ce serait ma faute, à moi… Écoute, mon vieux, je te quitte.
— Où vas-tu ?
— J’ai des courses à faire.
— Quand est-ce qu’on te verra ?
— Je t’écrirai.
— Tu n’es qu’une brute, dit Julius en lui tendant une main molle, de te faire du mauvais sang pour une chose qui n’est pas sûre, et qui n’a, en tous cas, rien d’imminent.
Daniel s’en alla, n’importe où. Il s’arrêtait de temps en temps devant des magasins vagues, à des étalages de mercerie que personne ne regardait jamais ; si bien qu’une vieille dame en noir se détacha du fond sombre de sa boutique, et vint à la porte, l’air étonné et soupçonneux.
Il se dit qu’il ferait peut-être bien d’aller voir M. Voraud et d’avoir un entretien avec lui. Et tout en sachant parfaitement qu’il n’aurait jamais cette audace, il se dirigea néanmoins du côté du boulevard Haussmann. Il passa devant les bureaux de la banque Voraud, et considéra ses dix belles fenêtres, qui pouvaient être aussi bien les fenêtres d’un banquier solide que celles d’un spéculateur trop audacieux.
Daniel se vit réduit à souhaiter un coup de fortune subit qui ferait de lui le sauveur de M. Voraud et rétablirait la situation. Peu rassuré là-dessus, car les données lui manquaient, même pour n’y édifier que des songes, il se dirigea vers le magasin de M. Henry, sans but précis, pour voir son père, et dans l’espérance d’une aide du hasard.
En embrassant son père, il prit une mine des plus soucieuses, pour essayer vaguement de lui faire deviner quelque chose.
— Qu’est-ce que tu as ?
— Rien. Très mal à la tête. Je rentre à la campagne.
Il reprit le chemin de la gare du Nord.
Ah ! ce n’était plus le premier voyage vers Bernainvilliers, le voyage charmant et plein d’espérance, où il ne doutait que de son bonheur, où il regardait comme une belle chimère la possibilité d’être aimé de Berthe et d’être agréé par M. Voraud. Il avait pris, précisément, le train de quatre heures et se souvint que Berthe lui avait dit la veille qu’elle serait à la gare à l’arrivée de ce train-là. Il l’aperçut à la barrière, très jolie dans sa robe claire, dans la robe claire qu’elle avait déjà le jour où il était venu pour la première fois. Encore la même robe, pensa-t-il malgré lui. Il s’en voulut d’avoir pensé cela. La locomotive avait entraîné le train jusqu’à la pompe, assez loin de la sortie des voyageurs. Et, tout en revenant vers la barrière, Daniel se disait que ses remarques étaient absurdes, que M. Voraud dépensait assez d’argent et menait assez grand train pour payer à sa fille autant de robes qu’elle voulait, et que d’ailleurs Berthe en avait plusieurs autres, qu’il lui avait vues d’autres jours. Mais quand il fut près d’elle il ne put s’empêcher de regarder cette robe et de s’apercevoir qu’aux coudes l’étoffe était un peu fatiguée. Et il vit que le chapeau de paille, où s’enfonçait une grande épingle, était piqué, du côté où sortait l’épingle, de petits trous trop nombreux. Il s’en voulut encore d’avoir remarqué cela et fut pris brusquement d’un grand élan d’amour et de pitié, comme si sa fiancée avait été très misérable. Il était à un âge où l’on aime mieux changer carrément d’idéal que d’avoir un idéal diminué. Il s’exagéra avec délices la détresse de cette jolie personne, et serra tendrement le bras mince de Berthe contre le sien. C’était une nouvelle occasion de s’exalter. Il en profita. Il se vit sauvant héroïquement de la ruine, celle à qui il avait donné son cœur.
Quand la bonne eut posé le chocolat sur la table de nuit, elle alla à la fenêtre. Le matin, qui attendait derrière les volets, se rua par la brèche ouverte et remplit brutalement la chambre. Daniel, l’œil hagard, au sortir d’une nuit pleine de songes, cherchait ses idées de la veille. Il savait qu’il s’était couché avec un embêtement, et ne le retrouvait plus. Il s’assit sur son séant, allongea et tordit ses bras, comme si les serpents de Laocoon se fussent enroulés autour de son corps, regarda avec effroi sa tasse de chocolat, bâilla à en mourir, puis retomba étendu sur le côté. Au bout d’un instant, il se souvint de son ennui. Les révélations de Julius lui revinrent à l’esprit : M. Voraud qu’il avait cru riche, était dans une position difficile. Ce matin-là, comme la veille, il se hâta de mettre les choses au pis, et s’imagina que son futur beau-père se trouvait à deux doigts de la ruine.
Il aimait mieux se dire : M. Voraud n’a pas le sou, et mettre tout de suite pied à terre dans la pauvreté, que de se balancer dans des régions plus élevées, dans la nacelle mouvante d’une fortune instable. Il était très paresseux ; il avait un besoin continuel de sécurité. Il se résignait d’avance aux pires éventualités, pour s’épargner la fatigue de les craindre.
La résignation n’était d’ailleurs pas la seule vertu chrétienne que lui avait value son besoin de tranquillité. Il était conciliant par peur de la discussion, et longanime par appréhension de la lutte.
La situation de M. Voraud ne l’inquiétait pas. Mais il était moins rassuré sur l’opinion qu’en aurait sa famille. Quand M. Henry allait-il être mis au courant ? Or, il se trouva que ça ne tarda guère.
L’oncle Émile et la tante Amélie revenaient ce jour-là de la station thermale où ils étaient allés passer un mois. A trois heures, accompagnée de Daniel, Mme Henry alla chercher sa sœur à la gare. L’oncle et la tante étaient arrivés à midi cinquante à la gare de l’Est, avaient déjeuné près de la gare du Nord, puis la tante était partie à deux heures pour Bernainvilliers, l’oncle restant à Paris pour ses affaires jusqu’à l’heure du dîner. Tous ces détails, un peu secs par eux-mêmes, furent donnés par la faible Amélie avec une voix plaintive, comme si c’eût été le récit de la plus touchante aventure.
Elle avait depuis vingt ans une mine effroyable ; elle souffrait, suivant une sorte de roulement, de crampes d’estomac, de névralgies, de bronchites et de courbatures. Ces accidents avaient fini par laisser tout le monde absolument froid. Elle avait épuisé depuis longtemps la somme de commisération à laquelle elle avait droit dans la famille.
Quand, à dîner, elle se levait de table pour aller se trouver mal dans la chambre à côté, tous les convives prenaient un air apitoyé. Émile disait : Il vaut mieux la laisser ! Et ils continuaient leur repas.
En revenant de la gare, elle racontait à sa sœur et à Daniel les derniers incidents du voyage, les subterfuges employés par Émile pour se procurer un compartiment réservé. Il s’était donné comme un ami intime de M. Colombel, administrateur de la Compagnie. Elle souriait douloureusement en racontant ces farces, et appuyait deux doigts sur sa tempe fragile.
Elle dit ensuite les connaissances qu’elle avait faites là-bas, la femme d’un commandant, et deux jeunes orphelines, dont la plus jeune chantait d’une façon admirable. Émile avait joué à l’écarté presque tous les jours avec un juge.
— J’aurais voulu que tu voies, dit-elle à Daniel, comme c’était un homme spirituel ! un vrai savant ! Tu aurais été dans ton élément.
Vers sept heures, l’oncle Émile rentra dîner avec M. Henry. Il était, plus que jamais, vif et noir. Il représentait dans la famille le type du viveur, car il avait eu pour maîtresses avant son mariage des femmes connues, notamment une forte blonde, actrice, disait-on, une élégante. Il revenait des eaux avec un binocle à verres fumés, un vêtement gris fripé et une canne de montagne, achetée trente-cinq sous à un homme du pays, qui avait commencé par lui en demander huit francs.
Daniel remarqua que personne ne lui parlait de son mariage et que son père paraissait soucieux.
Après le café, comme l’oncle Émile, avec des gestes sûrs que son neveu lui enviait toujours, procédait à la confection d’une cigarette, Daniel se leva, et prit son chapeau.
— Où vas-tu si pressé ? dit l’oncle Émile.
— Mais, dit Daniel, je vais… je vais là-bas.
Il y eut un silence.
— Je trouve, dit M. Henry, que tu as tort d’y aller si souvent et que tu t’engages trop.
— Comment ? dit Daniel. Mais… je suis fiancé, ajouta-t-il d’une voix faible. J’ai donné une bague.
M. Henry se tourna vers l’oncle Émile.
— Je crois qu’il vaut mieux lui dire tout ce que tu m’as raconté. C’est lui que ça intéresse le plus, en définitive. Du moment qu’il se juge assez grand pour se marier, il est assez raisonnable pour qu’on ne lui cache rien.
Daniel regarda l’oncle Émile.
— Eh bien ! dit l’oncle, eh bien ! j’ai communiqué à ton père des renseignements sur le père de la jeune fille en question… Oui… oui… Enfin, vous avez tous cru sa position plus brillante qu’elle n’est en réalité. Pour tout dire, il est lancé dans des affaires… dans des affaires difficiles. Et il n’a pas du tout, mais pas du tout, la fortune que son train de maison pourrait laisser supposer.
Daniel se leva sans mot dire.
— Où vas-tu ? dit Mme Henry.
Il répondit d’une voix ferme :
— Je vais chez Mlle Voraud.
Il trouvait cette sortie très belle, mais il était un peu gêné à l’idée de quitter ses parents fâchés. Il chercha sa canne dans la chambre à côté, dont la porte était ouverte, et prolongea ses recherches, pour que quelqu’un se décidât à dire quelque chose.
— Je vois, je vois, dit enfin M. Henry. Monsieur est un grand seigneur. Il est au-dessus de ces questions-là. D’ailleurs, est-ce qu’il a besoin de discuter avec nous ? Nous nous mêlons de ce qui ne nous regarde pas.
Daniel répondit d’une voix altérée :
— Je ne discute pas. J’aime cette jeune fille. Ce n’est pas à cause de sa fortune que j’ai voulu l’épouser.
— Il ne s’agit pas de sa fortune, dit M. Henry. J’aimerais mieux cent fois que ce soit une fille pauvre, qui aurait toujours été pauvre. Quoique vraiment ce n’est pas tout à fait ça que j’avais rêvé pour toi. Mais ce n’est pas la même chose d’épouser une fille sans fortune que d’épouser la fille d’un homme comme M. Voraud, qui peut se trouver ruiné d’un instant à l’autre, et qui peut te ruiner avec lui… sans compter qu’elle a été élevée avec des goûts dispendieux, habituée au luxe et à la toilette… Même quand je croyais que M. Voraud avait une grosse fortune, je t’avoue que cette éducation-là me déplaisait un peu.
Daniel ne répondait toujours rien. Il alla gravement embrasser sa mère, et se dirigea vers la porte.
— Je sais bien, dit M. Henry, que ce que je dis ou rien, c’est la même chose. Tu es bien pris… Ah ! ils savaient ce qu’ils faisaient, quand ils t’attiraient chez eux tout l’été.
Cette imputation suffoqua Daniel et lui donna la dose d’irritation suffisante pour opérer une sortie énergique. Il était bien certain que son père se trompait, et que les Voraud n’avaient eu aucune arrière-pensée en le laissant venir chez eux. L’attitude de Mme Voraud en était la preuve. D’ailleurs, l’hypothèse d’un tel complot, eût-elle été vraisemblable, était insoutenable pour son amour-propre. Il ne s’y arrêta pas. Cette parole de M. Henry eut simplement pour effet de diminuer la confiance qu’il avait dans ses parents, qui s’étaient mis aussi manifestement dans l’erreur.
Il prit, pour aller chez M. Voraud, un petit chemin à travers champs. Il n’y passait jamais à la nuit tombée. Mais, ce jour-là, une attaque nocturne lui aurait, pensait-il, fait plaisir. Il brandissait sa canne avec vigueur. Il n’y avait, d’ailleurs, pas d’exemple qu’une attaque nocturne se fût produite dans ce pays des plus tranquilles.
Il entra chez les Voraud, qui prenaient le café dans la salle à manger vitrée. Il poussa la porte avec assurance, ne tremblant plus, comme jadis, à l’idée d’être un intrus. Il serra fortement les mains de Mme Voraud, avec la rudesse et la supériorité d’un bienfaiteur.
Louise Loison, Berthe et lui firent un petit tour dans le jardin. Parfois le souvenir de ses parents, qu’il avait quittés si brusquement, lui revenait à l’esprit. Alors il prenait Berthe dans ses bras, et l’étreignait ardemment. Fallait-il qu’il l’aimât assez, pour se brouiller ainsi avec sa famille !… Il se demandait avec angoisse s’il l’aimait véritablement… Il l’embrassait plus ardemment encore. Et il se disait que même s’il ne l’eût pas autant aimée, il lui eût été impossible, de par des lois inéluctables de délicatesse, de rompre avec Berthe pour une question d’argent.
C’était vraiment très grave d’avoir osé tenir tête à ses parents ! En rentrant au chalet Pilou, vers onze heure du soir, Daniel pensait trouver tout le monde encore sur pied, en désarroi, et attendant l’enfant prodigue pour une explication plus complète. Il ralentit le pas, malgré lui, quand, du tournant de la route, il aperçut le deuxième bec de gaz, qui marquait dans la nuit la place du chalet Pilou.
Mais, en arrivant devant la grille, il vit que la maison était sombre. Ainsi, ils s’étaient tous couchés ! Aucune lumière ne survivait aux fenêtres, qui révélât une veille anxieuse. Il se demanda un instant si sa rébellion avait toute l’importance qu’il avait supposée. Il n’était pas exactement fixé sur la gravité de ses actes. Qu’est-ce qui est une faute ? Qu’est-ce qui n’est qu’une simple incartade, que les parents répriment pour la forme tout en en souriant entre eux et en se disant : C’est de son âge ! Il se rappela une petite intrigue qu’il avait eue avec une bonne, à l’âge de quinze ans.
C’était une petite brune, frisée sur le front, et qui avait dû aller assez longtemps à l’école, car elle écrivait les dépenses sans faute d’orthographe et d’une écriture penchée. Un soir, sans qu’on pût savoir comment ça lui avait pris, elle avait embrassé Daniel sur la joue, rapidement, et s’était sauvée. Le jeune garçon, un peu étonné, lui avait rendu ce baiser, huit jours après. Et depuis, il l’avait embrassée sur la joue, dans le cou, de temps en temps.
Cette aventure, pendant les six mois qu’elle dura, l’avait beaucoup tourmenté. Dès qu’on parlait de la bonne à table, pour les détails de service les plus insignifiants, Daniel devenait tout rouge, et le nez dans son assiette, ressemblait subitement à un myope qui mange dans un restaurant douteux.
Et voilà que deux mois après le départ de la bonne, l’oncle Émile avait dit, en examinant la remplaçante : Tu aimais mieux la petite brunette, n’est-ce pas, Daniel ? Daniel en avait ressenti un coup au cœur. Puis il s’était aperçu que son oncle n’avait dit cela que pour rire un peu ; il avait alors amèrement regretté de n’être pas allé plus avant dans ses affaires avec la petite bonne, puisque autour de lui on parlait de la chose avec une tolérance aussi légère.
Mais ces précédents ne le rassuraient jamais, car chaque aventure nouvelle lui paraissait excéder les bornes de l’indulgence paternelle. Et, cette fois-ci, cette opposition déterminée aux volontés de ses parents était d’une gravité vraiment exceptionnelle.
Cependant, le lendemain, le fils rebelle crut bon d’aller embrasser, pour ne pas se poser en ennemi, sa mère, son père, sa tante et son oncle Émile, dont la moustache, le matin, sentait toujours un peu le café. C’est ainsi qu’il les embrassait matin et soir, et chaque fois qu’il les rencontrait sur son chemin. Au déjeuner ni au dîner, on ne fit aucune allusion et ce fut ainsi les jours qui suivirent. Après le repas, Daniel montait dans sa chambre ou passait dans une autre pièce. Il était bien entendu qu’il allait chez les Voraud, mais il ne voulait pas effectuer de sortie directe.
Pendant huit jours, ses parents continuèrent à ne rien dire. Parfois M. Henry descendait du train avec M. Voraud. Ils causaient poliment de toutes sortes de choses ; mais évidemment il n’était pas question du mariage. D’ailleurs, avant ces dernières histoires ils n’en parlaient pas davantage, puisque ce mariage ne devait se faire qu’un an plus tard et qu’on avait dit plusieurs fois qu’on avait bien le temps d’en parler.
Les Henry, qui passaient généralement deux ou trois soirées par semaine au chalet Voraud, ne s’y rendirent pas pendant ces huit jours-là. La tante Amélie était de retour, et sa santé chancelante était une excuse permanente et vraiment très commode à toutes les défections. Il y a des familles où l’on semble entretenir soigneusement des parents malades pour refuser les invitations à dîner.
Mais ce qui sembla plus grave à Daniel, c’est que ses parents n’invitèrent pas les Voraud. Il paraissait naturel qu’un dîner de famille fût organisé pour présenter à l’oncle et à la tante leur future nièce. Daniel, inquiet, se figura que les Voraud avaient remarqué cette abstention. Il épia certains signes de gêne et de rancune. Il lui suffisait d’être à l’affût de ces marques de froideur pour en trouver toujours. Il en arriva très rapidement à juger que la situation était insoutenable.
Un soir, il rentra chez lui fort surexcité. Dans son insomnie, il vit toute la famille Voraud gravement affectée par l’attitude de M. et Mme Henry. Il prit une résolution, pour s’endormir. Il décida qu’il irait parler à M. Voraud. Ah ! se disait-il avec impatience, je voudrais être à demain. Pourvu que demain ne soit pas trop tard !
Il fallait expliquer à M. Voraud la bouderie des Henry, et ajouter que, lui, Daniel, méprisait les questions d’argent et resterait à jamais fidèle à son amour ainsi qu’à la parole donnée. Il hésitait d’autant moins à faire cette démarche qu’il était à peu près sûr de la réponse de M. Voraud. Cette réponse serait : « Vous êtes un noble jeune homme » ou quelque chose d’approchant.
Le lendemain le trouva encore dans les mêmes dispositions. Il était, d’ailleurs, trop faible pour revenir sur une résolution dangereuse et avait trop peur d’être lâche pour se permettre une reculade. A trois heures, il descendit du train à la gare du Nord et se rendit aux bureaux de son futur beau-père.
Malgré les renseignements inquiétants qu’il avait maintenant sur la maison Voraud, l’austérité des grillages l’intimida, ainsi que l’activité indifférente des employés et la tranquille rudesse des garçons en uniforme, qui venaient verser de l’argent ou toucher des chèques. De l’or et des billets, sans ostentation, entraient ou sortaient des guichets.
On introduisit Daniel dans une petite chambre d’attente, claire et sans meubles. M. Voraud, très pressé, sortit d’une pièce à côté : « Bonjour, mon ami. Je ne vous reçois pas dans mon cabinet. J’ai quelqu’un. Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ? »
Ils étaient tous deux debout près de la fenêtre, au grand jour. M. Voraud avait posé sa main sur l’épaule du jeune homme. Il baissait sa tête robuste, tortillait sa moustache et pensait à autre chose.
— Voilà, dit Daniel. Je tenais à vous voir. Car je pensais que vous aviez cru remarquer chez mes parents une certaine froideur.
— Une certaine froideur ? dit M. Voraud en relevant la tête, un peu étonné. Pourquoi ça ?
— Voilà, dit Daniel, voilà. On a dit, c’est-à-dire on a raconté à mon père des choses… que vos affaires n’allaient pas comme vous vouliez.
M. Voraud releva la tête et regarda Daniel fixement. Daniel continua, très vite :
— Alors papa m’a dit cela, et nous avons eu une scène. Je lui ai répondu que je n’épousais pas votre fille pour de l’argent, que je l’aimais. Je suis venu pour vous dire que les questions d’intérêt n’existent pas pour moi, et que l’attitude de ma famille ne modifiera jamais mes projets.
— Qu’est-ce que ça signifie ? dit sévèrement M. Voraud. Où voulez-vous en venir ? Enfin, répondez : Quel est le sens de cette démarche ? Est-ce vos parents qui vous ont envoyé ? Je n’aime pas les faux-fuyants, ni l’équivoque, cher monsieur.
— Ce n’est pas mes parents, dit faiblement Daniel. C’est moi qui suis venu de mon gré. Je n’ai consulté personne. J’ai fait cette démarche à l’insu de tout le monde. J’ai voulu vous éclairer sur mes sentiments.
— Je n’aime pas beaucoup ça, continua M. Voraud, sans l’écouter. J’irai voir monsieur votre père, et je lui demanderai des explications là-dessus. Je m’étonne qu’il ne soit pas venu me trouver lui-même, au lieu de vous envoyer. Il sait où je demeure.
— Mais, je vous donne ma parole que ce n’est pas papa qui m’a envoyé.
— Je le verrai à ce sujet… Je ne vous reconduis pas, dit-il en serrant hâtivement la main de Daniel ; j’ai du monde dans mon cabinet. Au revoir !
— Au revoir, monsieur, dit Daniel. Mais je voudrais que vous ne vous trompiez pas sur le sens de ma démarche.
— Oui, c’est bon, c’est bon. Au revoir.
Daniel traversa la salle et descendit l’escalier sans penser à rien. Puis, dans la rue, il se mit à marcher très vite, et la tête droite, comme le personnage biblique à qui le Seigneur avait défendu de se retourner pour regarder derrière lui le feu du ciel et ses ravages.
Mais il consentait rarement à s’avouer qu’il avait fait une fausse démarche. Il convint donc avec lui-même, quand il ralentit son allure, qu’il valait bien mieux que les choses se fussent passées de cette façon, et qu’ainsi son père et M. Voraud auraient une explication nette.
M. Voraud ne parla point chez lui de la visite de Daniel. Du moins, le lendemain, après déjeuner, Mme Voraud ne semblait au courant de rien, quand le jeune homme entra dans la salle à manger vitrée, où Berthe travaillait avec sa mère.
Le mois de septembre était un peu frais. On avait renoncé aux robes d’été. Berthe portait un costume de drap gris, une veste unie, montante, avec un petit faux-col blanc. Quand Daniel arriva, elle était en train de bâtir un chapeau avec d’anciennes plumes qu’elle ajustait sur une forme de feutre neuve. Elle avait entre les lèvres deux épingles, qu’elle retira sur la prière de Daniel, qui craignait de les lui voir avaler.
Il s’assit à côté d’elle, et la regarda impatiemment. Il n’avait rien à lui dire, et ne pensait qu’à aller l’embrasser dans une autre chambre. Comme Mme Voraud se levait pour aller baisser un peu le store, Daniel dit à Berthe à demi-voix :
— Allez chercher des rubans dans la lingerie.
Depuis qu’ils étaient fiancés, on ne les empêchait pas de rester seuls ensemble. Mais Mme Voraud faisait toujours son possible pour les déranger.
Berthe ne se leva pas tout de suite. Elle acheva de fixer une plume sur le devant du chapeau. Daniel trouvait qu’elle n’en finissait pas. Il lui poussa légèrement le genou. Enfin, elle quitta sa chaise. Mais elle resta longtemps encore à tourner le chapeau sur son poing, puis à l’essayer devant la glace. Elle regarda Daniel.
— Comment le trouvez-vous ?
Il répondit sèchement :
— Bien.
Elle fronça le sourcil, comme lorsqu’elle disait : Méchant ! Puis elle s’en alla vers la lingerie, qu’un grand salon, dont les portes étaient ouvertes, séparait de la salle à manger. Daniel, pour ne pas la suivre immédiatement, s’astreignit à faire quelques pas de long en large avant de sortir. Puis il se dirigea innocemment vers la porte du salon.
Mais la perfide Mme Voraud, qui lui avait à peine parlé jusque-là, choisissait toujours le moment où il allait rejoindre Berthe pour s’intéresser à lui et lui poser des questions auxquelles il était obligé de répondre. Il dit brièvement que sa tante allait très bien, pour éviter le dangereux sujet de ses maladies, qui eût nécessité d’interminables détails.
Comme il était tout près de la porte, Mme Voraud l’arrêta encore et lui demanda si ses parents comptaient rester tout le mois à la campagne.
Il répondit : « Ça dépendra du temps, » et feignit de remarquer brusquement un tableau dans le salon, en s’écriant : « Tiens ! je n’avais jamais vu ce paysage-là ! » Mme Voraud sembla quitter innocemment son ouvrage, le posa sur une table, et passa, elle aussi, dans le salon pour admirer le tableau en question.
Daniel était déjà auprès de Berthe, qui paraissait très affairée à remuer de vieux coupons d’étoffe dans le bas d’une armoire normande. Mme Voraud entra à son tour dans la lingerie ; on garda autour de la gêneuse un silence obstiné. Daniel, le front contre la fenêtre, tapotait les carreaux. Enfin, la mère de Berthe, n’osant tout de même pousser plus loin les hostilités, se retira, en disant à sa fille : « Viens plutôt dans la salle à manger. Tu commences toujours un ouvrage, et tu ne le finis pas. »
Daniel s’approcha de Berthe, qui lui tendit ses lèvres, et sembla pâmée entre ses bras. Daniel l’entraîna bien doucement du côté du mur, afin de s’y appuyer le dos. Dans ces étreintes, c’est au jeune homme qu’incombe tout naturellement le soin de maintenir l’équilibre du groupe. Il en résulte pour lui une préoccupation et un effort musculaire qui ne sont pas sans gâter son plaisir.
Il y avait déjà longtemps que ces baisers silencieux avaient remplacé, pour eux, toute espèce de conversation. Les quelques mots qu’ils échangeaient n’étaient pas des paroles ; ils disaient : « Je t’aime ! tu m’aimes ? » comme on dit : « Allô ! allô ! »
Depuis quelques jours, son amour pour Berthe s’était modifié. Pendant longtemps il n’avait pas considéré sa fiancée comme une femme. Et voilà, qu’une nuit, dans un songe, il l’avait serrée dans ses bras, presque nue. Ceci se passait d’ailleurs en pleine salle à manger des Voraud, en présence de toute la famille, et d’un ancien professeur de quatrième de Daniel, spectateur imprévu de cette aventure. Depuis cette nuit-là, Daniel avait regardé Berthe avec d’autres regards. La pensée qu’elle était faite comme une autre femme l’affolait. Il l’aimait d’une sorte d’amour incestueux.
C’était comme une profanation de son amour ancien ; il souhaitait maintenant d’être son amant, avec plus d’impatience et un peu d’effroi. Avant que son amour eût cet aspect nouveau, il avait souvent pensé qu’il irait bien quelque jour jusqu’à la possession complète. Mais il n’en percevait pas les détails. Cet événement s’accomplissait dans une extase vague, par une espèce de tour de passe-passe vertigineux, tel qu’on en voit dans les romans, où des amants en justaucorps ou en redingote possèdent néanmoins très rapidement les dames, comme un papillon se pose sur une fleur. Maintenant que Daniel envisageait cet acte essentiel, il était effrayé des diverses formalités qu’il nécessite.
Il avait dit à Berthe à plusieurs reprises : Je veux que vous soyez à moi. Berthe répondait : Oui, oui. Il poursuivait : Quand voulez-vous être à moi ? Bientôt ? Elle disait : Bientôt. Il l’étreignait alors avec plus d’ardeur, sans exiger une date précise ; il la traitait comme ces amis à qui l’on dit : « Votre couvert est mis chez moi. Venez dîner prochainement… prochainement… » sans fixer le jour.
Chaque fois, cependant, qu’il se rendait chez les Voraud, il espérait tout du hasard, et se disait : C’est peut-être aujourd’hui que ça va se passer. Il pensait bien ne rien provoquer, mais il imaginait que, dans une sorte d’emballement, Berthe murmurerait : Prenez-moi. Ainsi mis au pied du mur, il serait bien, croyait-il, obligé d’en profiter.
Il était, d’autre part, obsédé par la crainte de ne pas paraître assez passionné en ne sollicitant pas une faveur qu’on était peut-être disposé à lui accorder.
Ce jour-là du moins, il se sentait couvert par la présence de Mme Voraud, qui interdisait toutes les audaces. On l’entendit qui appelait : Berthe ! Berthe ! depuis la salle à manger.
Berthe cria : Me voici ! Elle ramassa quelques rubans et alla retrouver sa mère, non sans avoir confié une dernière fois ses lèvres à son fiancé, pour un baiser ardent et rapide, comme il les aimait.
Daniel ne rentra pas tout de suite dans la salle à manger ; il s’était vu très rouge dans une glace, avec des yeux brillants. Mais il ne pouvait pas s’éterniser dans la lingerie ; il revint auprès de Mme Voraud, en appuyant sa main sur son front et en répétant : Je ne sais pas ce que j’ai, j’ai le sang à la tête.
Il quitta d’ailleurs bientôt ces dames pour rentrer à la maison. Il avait hâte d’être seul et de pouvoir songer à Berthe. Il s’étendit sur son lit, ferma les yeux, et couvrit son oreiller de baisers frénétiques.
Il usait sa passion dans ces crises violentes. Cette fois encore, il en sortit écœuré, et l’image de Berthe lui apparut, toute dénuée maintenant de son charme.
Il se disait : Est-ce que je serai vraiment ainsi quand elle sera ma femme ? Est-ce que tout à coup je ne lui voudrai plus rien, je n’aurai plus rien à lui dire ? Son visage sera-t-il, comme maintenant, d’une insoutenable fadeur ? J’ai peut-être tort d’engager ma vie. Je crois que je ne l’aime pas.
On frappa à la porte de sa chambre.
— Monsieur votre papa vous attend, dit la cuisinière. Il veut vous parler.
Son père était en train de nouer à son cou la cordelière d’une chemise en satinette, à pois bleus. Mme Henry l’écoutait assise sur un fauteuil. Daniel, maussade, la bouche sèche, s’arrêta à l’entrée de la chambre.
— Eh bien ! dit M. Henry, sois heureux, l’amoureux ! Tu auras ta Berthe ! M. Voraud m’a fait visite aujourd’hui, au magasin. Qu’est-ce que tu es allé lui raconter hier ? Il n’y a rien compris, et moi, je t’avoue que je n’ai pas saisi non plus… Bref, nous avons parlé de ses affaires. Il m’a dit tout de suite que si j’avais la moindre arrière-pensée, il nous rendait notre parole…
Il m’a donné des renseignements qui ne m’ont pas déplu. Certainement ses affaires sont difficiles à liquider. Mais dame ! c’est qu’il ne s’agit pas de quatre sous. Le jour où cet homme sera un peu plus maître de la situation, il aura une position magnifique… Entre donc et pousse un peu la porte… J’étais en train de dire à ta mère, mais cela il ne faut le répéter à personne, qu’il m’avait parlé aussi d’une affaire extraordinaire, où il fera son possible pour m’intéresser… Si cette chose réussit comme il croit, et comme je crois d’ailleurs aussi, je n’ose seulement pas dire ce qu’on peut gagner là-dedans.
— Ça, dit Mme Henry, ça ne m’enthousiasme pas. Je n’aime pas beaucoup que tu fasses des affaires en dehors de ta maison. Tu te rappelles cette coutellerie, où tu n’as jamais revu tes quinze mille francs ?
— J’aurais voulu, répondit simplement M. Henry, que tu entendes ce Voraud quand il cause affaires. C’est un homme comme il n’y en a pas trois sur la place de Paris… Nous avons ensuite parlé du mariage. Nous sommes tombés d’accord que c’était tout de même un peu long de faire attendre ces jeunes gens. Nous allons fixer ça au mois de janvier, du 10 au 15. A moins, ajouta-t-il avec finesse, que Daniel me désapprouve et préfère attendre davantage ? Non ?… Ah ! il est entendu, j’oubliais de te dire, qu’ils doivent tous dîner ici après-demain.
— Oh ! dit douloureusement Mme Henry. Nous sommes si mal installés !
— Nous sommes à la campagne, dit M. Henry. Et, d’ailleurs, est-ce qu’on ne trouve pas ici tout ce qu’on veut ? Je rapporterai de Paris de mon vin fin, quatre bouteilles… ou six bouteilles.
Daniel souriait avec effort. Il se sentait lassé, incapable de joie.
— Tu vois, lui dit encore son père, que tout finit par s’arranger.
Le jeudi qui suivit fut un grand jour. Pour la première fois, les Voraud venaient dîner chez les Henry.
Mais Daniel n’aimait pas les grands jours. C’était pour lui l’occasion de toutes sortes d’ennuis. D’abord, il craignait que ses parents n’offrissent pas aux Voraud une réception impeccable.
Et puis les invitations n’avaient pas été faites absolument selon ses désirs. On avait bien invité Louise Loison, mais on n’avait rien dit à M. et Mme Loison, avec qui Daniel avait fait connaissance, et qui seraient certainement venus de Paris pour assister à cette fête. Daniel, la veille au soir, avait répété à Berthe, à satiété : « Alors, ça ne fait rien que l’on n’ait pas invité les parents de Louise ? Jurez-moi que ça ne fait rien. » Berthe avait répondu : « Puisque ça vous tracasse tant, il fallait les inviter. » Et Daniel s’était désespéré.
Autre préoccupation au sujet de la grand’mère de Berthe. Elle avait dit qu’elle viendrait. Mais ça n’était pas sûr. Comme elle occupait une des places d’honneur, on n’aurait pas été fâché d’avoir une réponse ferme. Il avait fallu prévoir deux combinaisons de placement des convives pour l’hypothèse où elle viendrait, et pour celle où elle ne viendrait pas.
Daniel, triomphant des résistances de ses parents, avait réussi à faire inviter son ami Julius, et s’en repentait maintenant. Julius allait certainement le faire rire à table, au moyen de certaines plaisanteries chiffrées, qui paraîtraient certainement insolentes aux deux familles.
Daniel passa une partie de la matinée à la cuisine. Il conseilla de mettre autour du filet au madère une garniture qu’il avait beaucoup remarquée chez les Voraud : des champignons et des truffes dans des petits ronds en croûtes de pâté. La cuisinière n’accueillit pas ces conseils avec une déférence parfaite.
— Alors Monsieur se figure donc qu’on ne sait rien faire ici. Si Monsieur savait que j’ai resté six mois dans un restaurant de Neuilly, où que l’on servait des fois jusqu’à deux trois repas de mariage dans la même journée. Le filet au madère avec la garniture que vous dites, il ne faudrait pas que Monsieur croie que c’est un plat bien sorcier. Mais c’est justement pour la raison que Monsieur en a mangé de ce plat chez ces messieurs dames, qu’il ne s’agit pas de leur servir la même chose aujourd’hui et qu’il vaut mieux les sanger de leur ordinaire… Et puis d’abord si Monsieur est tout le temps comme ça sur mon dos, il est bien sûr que je ne ferai rien de bon… Si je ne peux pas cuisiner à mon idée, que Monsieur prenne donc mon tablier et qu’il cuise à ma place.
Cet ultimatum décida Daniel à quitter la cuisine. L’après-midi, pour se débarrasser de lui, on l’envoya acheter des menus chez le papetier de Bernainvilliers. Ce fut une bonne demi-heure de perplexités. Il dédaigna les petits éventails en carton, estima les papillons trop banals. Son goût personnel le portait à choisir des petits bateaux, où l’énoncé des plats s’écrivait sur la grande voile. Sa mère et sa tante Amélie n’allaient-elles pas les trouver trop excentriques ? Il se décida pour des guitares qu’on lui remit en paquet. Mais à peine avait-il fait cent pas dans la rue que, saisi d’un remords, il revint échanger les guitares contre de petits chevalets.
Il alla chercher Julius à la gare, et vit avec satisfaction que son ami avait fait des frais. Il portait une redingote grise et un chapeau haut de forme en bon état. Son col montant surmontait un petit nœud de cravate, qui n’avait que le tort de laisser à découvert une partie du plastron de chemise et particulièrement une boutonnière sans bouton. Mais Daniel trouverait bien un bouton à lui prêter. Il tenait à ce qu’il fût présentable. C’était la première confrontation de son ami et de sa fiancée.
— Tu sais, dit-il à Julien, que nous avons d’excellents renseignements sur la situation de M. Voraud. Tu m’as dit des blagues. Il est très riche.
Julius ne répondit pas là-dessus. Il était probable qu’il ne tenait pas à rouvrir un débat aussi peu intéressant.
— Alors, dit-il, nous allons dîner avec la panthère de Java et la pauvre chèvre malade ?
La panthère noire, c’était l’oncle Henry ; la chèvre malade, c’était la tante Amélie.
— Écoute, dit Daniel. Tu me feras l’amitié de ne pas dire des blagues devant ces gens. Si j’ai envie de rire à table, ça sera très embêtant pour moi.
Cette recommandation était inutile. Julius, railleur impitoyable, avait devant ses victimes habituelles l’air le plus innocent. Et ce n’était pas une fausse attitude. Il ne masquait pas devant les gens, sous un aspect timide, les affûts de sa moquerie ; c’était plutôt qu’il tâchait d’oublier hors de leur présence avec des moqueries rétrospectives les gaucheries de sa timidité.
En rentrant au chalet, Daniel alla jeter un coup d’œil à la table servie et constata qu’elle avait un bon aspect. On avait sorti la belle argenterie, marquée au chiffre des Henry, ainsi que deux surtouts de table, achetés à l’hôtel Drouot. Daniel les trouva très somptueux, trop somptueux même, car leurs écussons portaient une couronne de comte, qui aurait pu difficilement être attribuée aux Henry, même si les initiales qu’elle surmontait eussent été leurs initiales.
Daniel prit sa mère à part.
— Tu as fait chercher du champagne ?
— Mais oui. Tu vois bien qu’on a mis les flûtes.
— C’est du bon champagne ? Combien coûte-t-il ?
— Il est bon… Tu n’as qu’à regarder l’étiquette.
Daniel lut sur l’étiquette les titres nobiliaires les plus pompeux. Il n’en fut pas plus rassuré, car il avait vu, chez l’épicier, du champagne à deux quatre-vingt-cinq qui portait le nom d’un duc.
— J’ai peur, dit-il, qu’il ne soit pas très bon.
— Il est excellent, que je te dis… Et puis, d’ailleurs, le champagne, c’est toujours du champagne… Tous les champagnes se valent. Pour ce qu’on en boit ! On en boit une flûte ou deux en servant la glace.
— Chez M. Voraud, dit faiblement Daniel, il y a des jours où l’on mange au champagne depuis le commencement du repas.
— Chez M. Voraud, c’est chez M. Voraud… D’ailleurs, si tu veux mon opinion, je ne trouve pas que ce soit comme il faut de prendre du champagne en mangeant.
— Tu sais, dit Daniel, que ça ne revient pas plus cher de servir le champagne en mangeant. On en boit beaucoup moins que du vin.
— Il est toujours à croire, ce garçon-là, qu’on veut faire des économies… Est-ce que je ne fais pas les choses convenablement ?
— Oui, maman, je te demande pardon, dit Daniel en l’embrassant.
Cependant, l’heure s’avançait. Ces messieurs, M. Henry et l’oncle, étaient arrivés de Paris. Ils redescendirent de leurs chambres en redingote et en souliers vernis. La tante Amélie, vêtue de faille grise, s’était installée dans le salon. Elle avait dit, à plusieurs reprises, à Mme Henry, qui surveillait les préparatifs du dîner : « Adèle, veux-tu que je t’aide ? » Adèle avait répondu : « Mais non, mais non, repose-toi ! »
Le train avait amené de Paris un frère de M. Henry, un veuf silencieux, et une cousine également veuve, deux personnages dont la vie s’affirmait si peu qu’ils paraissaient veufs l’un de l’autre. Tout le monde était assis dans le salon quand on entendit tinter la porte de la grille. C’étaient les Voraud, qu’on attendait fébrilement depuis vingt minutes. On cessa alors de regarder du côté de la porte vitrée, qui donnait sur le perron, et quand le bruit qu’elle fit en s’ouvrant permit à tout le monde de se retourner, on feignit une petite surprise. Les Voraud arrivaient seuls avec Berthe. Louise Loison avait dû retourner à Paris ce jour-là ; quant à la fragile grand’mère, son transport eût exigé un emballage spécial et de trop grandes précautions. Il y eut un moment de confusion. Puis la famille Henry se précipita sur les Voraud pour les dépouiller de leurs habits, et se disputer leurs chapeaux, leurs manteaux, leurs mantilles et leurs voilettes.
Après une trêve de quelques minutes, on annonça : « Madame est servie », et la mêlée reprit de plus belle pour s’emparer des bras des dames et pénétrer dans la salle à manger.
Une surprise attendait Daniel et les convives. Les serviettes avaient été pliées en éventail et posées sur les verres par l’oncle Émile lui-même, à l’instar des plus élégantes tables d’hôte de France.
Pendant le potage, la conversation fut nulle, et Daniel en souffrit. Placé à côté de Berthe, il avait commencé, selon l’usage, de tendres pressions de genou. Mais cet entretien secret, si charmant qu’il fût, n’apportait aucun appoint d’animation à la conversation générale. Quand on enleva les assiettes, M. Henry, au milieu du silence, demanda à M. Voraud comment avait été la Bourse. M. Voraud répondit : « Bien calme, un peu d’affaires seulement sur l’Extérieur. » Après cette courte phrase d’armes, les deux jouteurs rentrèrent dans leur camp et laissèrent l’arène libre et déserte.
L’oncle Émile ne disait rien. Se ménageait-il ? Fallait-il faire son deuil de ces brillantes ressources de causeur, que Daniel avait d’abord redoutées, et sur lesquelles il comptait maintenant pour sauver la situation. Car tout valait mieux que ce morne silence.
Enfin, en versant à boire à Mme Voraud, M. Henry renversa le sel, et chacun put parler de ses superstitions, et raconter ses histoires de treize à table. Ils étaient lancés. Daniel, rassuré de ce côté, put s’occuper exclusivement de Berthe, et de son ami Julius, qui, assis à la droite de la fiancée, ne lui avait pas encore adressé la parole. S’il disait quelques mots, c’était en s’adressant à Daniel, par-dessus Berthe, comme si la jeune fille n’eût pas existé. Il n’énonçait que des phrases insignifiantes, mais qui n’étaient pas sans le poser un peu, sans attester chez lui quelque supériorité, en consacrant l’infériorité de quelqu’un.
— A propos, disait-il à propos de rien, j’ai rencontré hier Mougard, au Casino. Quel parfait imbécile !
Daniel avait pris dans sa main la main de son amie. Jamais cette main de femme ne lui avait paru si douce à caresser qu’à ce moment, devant un jeune homme de son âge.
Il se pencha vers Berthe, et lui désignant Julius.
— Voilà mon meilleur ami. Il faut que vous l’aimiez. Lui vous aimera beaucoup.
Il se sentait plein d’affection pour eux, et les regardait avec des yeux fondants, attendris par son bonheur.
Du moment que Berthe était son amie, il lui semblait impossible qu’elle ne fût pas l’amie de Julius. Puisqu’ils l’aimaient tous les deux, pourquoi n’auraient-ils pas été d’accord ?
Il ne soupçonnait pas qu’il leur plaisait pour des raisons diverses, et qu’il y avait en lui deux Daniels différents, fabriqué l’un par Berthe, l’autre par Julius.
Il voulait plaire aux gens pour lui-même, intégralement et ne réfléchissait pas que son âme véritable était difficile à connaître et à saisir. N’en changeait-il pas constamment ? Ne choisissait-il pas, à l’usage de chaque interlocuteur, une face spéciale de lui-même, celle qu’il croyait devoir plaire ?
Il ne mentait pas, mais il avait des sincérités sur mesure, des sincérités pour dames, pour messieurs âgés et respectables, pour jeunes hommes indépendants. C’est ainsi par exemple qu’avec Julius, qui n’attachait qu’un prix médiocre à la bravoure, il dévoilait, il étalait tout ce qu’il y avait en lui de pusillanimité, alors que Berthe ne le connaissait que sous l’aspect d’un garçon pas endurant, chaud de la tête, un peu casse-cou.
Il vint s’asseoir après le dîner sur un canapé avec sa fiancée et son ami. Placé entre eux deux, il souriait d’aise, et pensait les unir, n’imaginant pas un instant que peut-être il les séparait. Il ne lui venait pas à l’idée qu’ils fussent jaloux l’un de l’autre et de la domination qu’ils exerçaient sur lui. Pourquoi ne pas se le partager à l’amiable, puisqu’il mettait tant de grâce à se laisser partager par eux. Et même s’il y avait entre eux quelque antipathie, il fallait l’oublier, pour l’aimer plus gentiment et pour qu’il fût plus heureux.
Il fut très longtemps à s’apercevoir que les gens avaient d’autres soucis sur la terre que de s’occuper de son bonheur.
« Comme c’est venu subitement ! se répétait Daniel en rentrant au chalet Pilou, après avoir reconduit les Voraud. Du fond du passé arrivent de brusques tempêtes, qui brisent des vitres et font tomber des cheminées. Des secrets funestes, que l’on croyait morts et qu’aucune malveillance humaine n’a réveillés, se dressent tout à coup dans notre vie tranquille ! »
Après le départ de Julien qui avait disparu sans rien dire, pour prendre son train, Berthe était restée quelque temps encore chez les Henry avec sa famille. Elle et Daniel s’étaient assis au bout d’un très long salon, qui servait, l’hiver, d’atelier à Mme Pilou, et qui était encombré de coquillages, aussi abondants qu’au fond des mers et plus ornés de miniatures. Daniel avait pris la main de sa fiancée et la pressait dans ses mains. Il n’éprouvait pas à ce jeu une très grande volupté, mais cette attitude leur étant permise, il fallait bien en profiter. Autrement les parents, assis à l’autre bout du salon, ne les auraient pas trouvés assez amoureux.
— Je n’aime pas votre ami, dit Berthe.
— Pourquoi ? demanda-t-il, sans trop de regret. A cet instant, il oubliait Julius. Berthe était jolie de partout. Elle avait de tendres yeux, une taille plus souple et d’amusants petits souliers vernis.
— Je ne l’aime pas, parce qu’il n’a pas l’air franc.
Cette remarque fit sourire Daniel. La franchise était la grande qualité de Julius, qui s’était toujours montré incapable de mentir (sinon dans les questions d’argent).
— Je ne suis pas contente, poursuivit Berthe, que vous sortiez si souvent avec lui.
— Vous avez tort de dire cela. Lui vous aime beaucoup. Il a pour vous une grande sympathie.
— Ce n’est pas vrai, dit Berthe. Et puis il doit vous entraîner, et vous faire voir des maîtresses… D’abord je suis sûre d’une chose, c’est que vous avez une maîtresse à Paris.
— Je vous assure que non, dit Daniel, évitant de s’en défendre avec trop d’énergie.
— Vous ne le jureriez pas.
Il feignit d’hésiter et dit : « Je le jure. »
— Vous savez, dit Berthe, que si j’apprenais une chose pareille, ce serait fini. Je ne voudrais plus vous épouser.
— Mais je n’ai pas de maîtresse ! dit Daniel avec un air de viveur lassé… Je puis d’autant mieux vous le dire, que si j’en avais une, ça n’aurait aucune importance. Il y a des choses qu’il est difficile d’expliquer à une petite fille comme vous. Un jeune homme de mon âge est à peu près obligé d’avoir une bonne amie.
— Oui, oui… Alors, quand vous irez passer un après-midi à Paris, au lieu de venir à la maison, on saura ce que ça veut dire.
— Mais non, mais non, dit Daniel doucement, comme si la galanterie lui défendait de répondre oui.
Il allait environ deux fois par semaine à Paris, mais sa dernière fredaine remontait bien à deux mois. Elle consistait en un séjour d’un quart d’heure dans une maison mystérieuse du quartier Vivienne, en compagnie d’une dame en peignoir bleu, à qui il n’avait pas adressé la parole.
— Comment sont-elles, ces femmes chez qui vous allez ?
— Je vous assure que je ne vais chez aucune femme.
— Je ne vous crois pas… Mais j’admets que vous ne mentez pas, et je vous pose la question autrement, pour que vous puissiez me répondre. A supposer que vous vouliez me tromper, chez quelles femmes iriez-vous ?
— Qu’est-ce que ça vous fait ?
— Ça m’amuse. Répondez-moi. Chez quelles femmes iriez-vous ?
— … Chez plusieurs, dit Daniel. Des femmes avec qui j’étais en relations avant de vous connaître. Une grande femme blonde, qui demeure dans un hôtel, près de l’Arc-de-Triomphe.
Cette femme existait. Il lui avait même dit quelques mots, un jour, aux courses, où elle se trouvait en compagnie d’un camarade de collège, qui les avait présentés l’un à l’autre.
— Vous êtes terrible, dit Berthe. Et quelles femmes encore connaissiez-vous !
— Une dame très brune, qui demeure boulevard Haussmann.
C’était une dame qu’il avait suivie un après-midi sans lui dire un mot, jusqu’à une porte qu’il pensait être la sienne. Il s’était proposé maintes fois d’aller interroger le concierge.
— Quel âge a-t-elle, cette dame brune ?
— Trente à trente-cinq ans.
Aux yeux d’une très jeune fille il est flatteur pour un très jeune homme d’être à tu et à toi avec une dame plus âgée.
— Je suis sûre, dit Berthe, que ces dames sont de vilaines femmes et qu’elles connaissent des quantités d’hommes.
— Pas ces femmes-là, dit Daniel.
— Et vous alliez chez elles ? Vous passiez des nuits avec elles ?
— Ne parlez pas de ça, dit Daniel d’un air ennuyé et discret. Je vous assure que toutes ces femmes-là sont bien oubliées et que je ne songe plus à elles depuis que je vous connais.
— Quand je pense, dit Berthe, que vous leur avez dit que vous les aimiez.
— Je ne leur ai jamais dit ça.
— Menteur !
— Vous avez tort de ne pas me croire. Je n’ai jamais aimé que vous.
— Et vous les embrassiez… Vous les embrassiez… comme vous m’embrassez, moi.
— Non, ma petite Berthe.
— Si ! A partir d’aujourd’hui, vous ne m’embrasserez plus.
— Vous êtes méchante pour moi. En admettant que je les aie embrassées ainsi, ce qui est faux, je serais bien excusable, puisque je ne vous connaissais pas.
— Vous m’avez juré que vous n’aviez aimé personne avant moi. Pourquoi embrassiez-vous des femmes que vous n’aimiez pas… Pourquoi ?
C’est alors qu’elle ajouta :
— Moi je vous ai bien attendu.
Et c’est alors que Daniel avait dit, en souriant, sans penser à mal et par manière de plaisanterie :
— Est-ce bien sûr ? Est-ce bien sûr que vous m’ayez attendu ?
Mais Berthe, soudain, se tourna vers lui et le regarda en face, en ouvrant largement les yeux, pour qu’il pût lire au fond d’elle-même.
Pourquoi cette façon grave de répondre à une plaisanterie ? Pourquoi prendre, à propos d’un badinage, ce grand air d’innocente, à qui sa conscience ne reproche rien ?… Daniel pensa à André Bardot. Il se dit : Je suis peut-être en chemin d’apprendre quelque chose. Et l’instinct diabolique de savoir ne lui permettait pas de s’arrêter sur ce chemin. Et puis, le soir, quand il se couchait, pouvait-il s’endormir tranquille s’il n’avait pas scruté tous les recoins d’ombre ?
Il regarda Berthe et sans quitter son ton de plaisanterie, afin que son accusation ne fût pas regardée comme sérieuse si elle était reconnue injuste, il dit en ricanant : Hé, hé ! André Bardot !
Les paupières de Berthe battirent une fois, puis elle continua à regarder Daniel les yeux grands ouverts. Il sembla pendant deux secondes qu’elle ne pourrait plus s’en aller et qu’elle n’oserait plus refermer les yeux. Daniel en avait froid par tout le corps.
Elle sourit enfin, et dit : Pourquoi ce nom ? Mais elle avait souri trop tard, deux secondes trop tard. Et puis que signifiaient ces mots : Pourquoi ce nom ? Elle n’avait donc pas osé le répéter, ce nom ?
Le soupçon, maintenant, avait pris possession de l’âme de Daniel, comme un nouveau patron avec qui ça va changer et à qui on n’en pourra faire accroire. Autoritaire, il allait tout visiter au passage, peser les réponses, examiner l’aloi de tous les regards.
Elle se força à répéter sa question et dit encore : Pourquoi ce nom ? Car elle ne pouvait pas battre en retraite ainsi, sans avoir de réponse.
Daniel répondit :
— Pour rien.
Et elle s’en contenta.
Il cessa de lui tenir la main et s’assit à fond sur le canapé, sans la regarder, les yeux devant lui, sans rien dire… Elle non plus ne disait rien et ne s’étonnait pas de ce silence subit. Elle n’avait pas assez de hardiesse, sans doute, pour continuer à parler de cela. Et si elle pariait d’autre chose, peut-être l’accuserait-on de tenir à changer de propos.
Au bout d’un instant, elle sentit le besoin d’expliquer son silence, en appuyant ses doigts sur sa tempe, comme si elle souffrait d’une migraine.
A l’autre bout du salon où étaient les deux familles, la conversation était en train de mourir, et personne, vu l’heure tardive, n’y ajoutait de nouvelles bûches. « Berthe, nous allons rentrer ! » dit Mme Voraud d’une voix haute.
Berthe sembla attendre une intervention de Daniel. Elle répondit enfin : « Oui, maman, » et fit mine de se lever.
Daniel la retint, non par la main, mais du bout des doigts et par le bras, et dit avec précipitation à Mme Voraud : « Ah ! madame, il n’est pas tard. Attendez encore un instant ! »
— Mais non, madame, il n’est pas tard, se décida à dire Mme Henry, qui aurait pourtant bien voulu aller se coucher.
— Il faut que je vous parle, dit Daniel à Berthe.
Elle sourit du coin des lèvres, et dit : Parlez.
Le ton de ce : Parlez, bouleversa Daniel. C’était le premier mot hostile que Berthe lui eût jamais dit. Elle restait sur la défensive. Elle se défendait contre lui, maintenant. L’amie était devenue l’adversaire. Il en souffrit comme de la séparation la plus déchirante.
Il regarda autour de lui, il vit au bout du salon le sourire complaisant de la tante Amélie qui s’attendrissait sur les deux petits fiancés, sur les deux amoureux.
Il dit à Berthe avec effort :
— Je suis jaloux.
Elle répondit : Jaloux ? avec un petit étonnement feint. Elle feignait maintenant avec lui. Toujours dans l’autre camp, toujours hostile !
Il reprit : Vous savez de qui je suis jaloux.
Oh ! le geste évasif qu’elle fit, le geste peu sincère !
— Je suis jaloux de… de cette personne que je vous ai nommée tout à l’heure.
Elle répondit : Vous êtes fou.
— Écoutez, Berthe. Il ne faut pas nier. On m’a déjà dit… On m’a déjà parlé de vous et de cette personne…
Berthe ne répondit rien. « Eh bien ! ma fille, dit Mme Voraud, il faut nous en aller. Ces dames tombent de sommeil. »
— Oh ! madame ! dit Daniel nerveusement, je vous en prie ! Restez encore un peu !
— Non, non, dit M. Voraud, il est tard. Il faut rentrer.
— Encore cinq minutes, supplia Daniel… Berthe, dit-il à demi-voix, répondez-moi quelque chose.
— Que voulez-vous que je vous réponde ?… Il est exact que ce jeune homme m’a aimée, et je crois même qu’il m’aime encore.
— Mais vous, Berthe, vous ?
— Vous m’avez vue le soir où il est venu dîner à la maison. Vous avez vu comment j’étais avec lui.
— Je pense bien que vous ne l’aimez plus, dit Daniel. Mais vous l’avez peut-être aimé ?
— Jamais, dit Berthe.
— Jurez-le-moi.
— Je vous le jure.
Il resta sombre. Elle n’avait pas bien juré.
Il pensait aussi à d’autres questions, à toutes sortes d’autres questions qu’il n’avait pas posées encore.
— Eh bien ! Berthe, voyons, décide-toi, dit Mme Voraud.
— Je vais mettre mon chapeau, dit Berthe.
Elle alla dans une autre pièce, où elle avait laissé sa veste et son chapeau. Elle espérait sans doute que Daniel l’y rejoindrait. Mais il ne la suivit pas. Il voulait rester fâché. Il n’irait même pas la reconduire chez elle.
Pourtant, il ne put se décider, quand elle revint chercher ses parents, à ne pas les accompagner. Elle partie, il resterait seul avec tous ses soupçons. Il voulait rester avec elle le plus longtemps possible, pour laisser à une explication plus complète la chance de se produire. Sur la route, M. et Mme Voraud marchaient devant. Daniel et Berthe les suivaient dans la nuit, côte à côte. Il ne lui dit rien pendant le chemin. Seulement, comme on arrivait près de la maison Voraud, il s’arrêta et l’arrêta sous le dernier réverbère. Il regarda le visage de sa fiancée et lui dit : Je suis malheureux !
Elle répondit avec un sourire un peu douloureux : Daniel, mon cher Daniel, moi qui vous aime tant !
Ce n’était pas l’explication souhaitée. Dans le ton de ses paroles, il y avait comme l’aveu de choses inavouées. Daniel en souffrit. Mais sa douleur fut moins pénible, car il lui sembla qu’à ce moment, Berthe n’était plus son ennemie, qu’elle était maintenant de son côté pour souffrir avec lui, pour souffrir de quelque chose qui était dans le passé et qui revenait les affliger d’un malheur commun. Quand Daniel reprit seul le chemin de la maison, une sorte de paix triste était rentrée dans son cœur.
Quand il arriva chez elle le lendemain, après le déjeuner, elle avait repris son sang-froid. Il n’osa pas revenir sur la conversation de la veille, mais il dit qu’il était triste, que la vie l’affligeait. Elle lui répondait : Vous êtes fou… ou : Vous savez bien que je vous aime. Et, quand ils furent seuls, il ne refusa pas quoi qu’il s’en fût promis, les lèvres qu’elle lui tendait.
Il avait mal dormi la nuit précédente, et, dans la matinée, il avait pris la résolution d’aller trouver André Bardot et d’avoir avec lui une explication. Il lui parlerait sans se fâcher, mais nettement. Cette démarche lui paraissait très simple, car, selon son habitude, il avait imaginé les demandes et les réponses de ce décisif entretien.
Il avait décidé de ne pas parler de ce projet à Berthe Voraud. Mais il lui était difficile de retenir un secret. Le besoin de parler le harcelait, et il trouvait toujours une bonne raison pour lui céder et rompre le silence.
Il s’était aussi juré de ne pas ennuyer Berthe, ayant pour elle une grande pitié. Mais c’était là une de ces promesses magnanimes, qu’il n’avait jamais la fermeté détenir.
— J’ai l’intention, dit-il tout à coup, d’aller trouver André Bardot.
Elle se tut pendant un instant, puis elle dit : « Allez le trouver », s’étant fait sans doute ce raisonnement puéril qu’elle semblerait suspecte en lui déconseillant cette visite.
Il répondit du ton le plus naturel :
« Oui, j’irai. »
Puis ils se turent tous deux un temps assez long. Assise près de la fenêtre, elle penchait sur un ouvrage de tapisserie sa tête charmante et impénétrable. Daniel se dit qu’il fallait ne pas avoir l’air fâché et prononcer une phrase quelconque. Il regarda un portrait au mur, et s’écria : Comme ce portrait de votre grand-père ressemble à M. Voraud !
Elle ne répondit rien. Souffrait-elle au fond d’elle-même ? Il en ressentit à la fois un déchirement et un plaisir. Il craignait de la voir souffrir, mais il ne détestait pas le goût de sa souffrance.
— Il ne faudrait pas, dit-il, que vous preniez contre vous ce que je vous ai dit tout à l’heure, relativement à ma visite à ce jeune homme.
— Je ne le prends pas contre moi.
— Je le pense bien… Si je vais le voir, ce n’est pas du tout pour contrôler ce que vous m’avez dit… Je vais seulement lui demander une explication au sujet de certains racontars que, selon certaines personnes, il aurait faits sur votre compte.
— Allez le voir, dit-elle encore.
— Je n’irai le voir que si vous m’en priez, ma petite Berthe. Vous savez bien que je vous aime et que je vous obéis toujours.
— Si vous avez le moindre soupçon, il faut aller le voir. Seulement, si vous voulez mon avis, je trouve cette démarche ridicule. De quoi ça aura-t-il l’air ?
— Je n’irai pas le voir.
Il venait de se résoudre à un moyen terme ; il interrogerait Julius, qu’il n’avait jamais osé questionner à fond. Mais il ne parla pas de cette démarche à Berthe, qui n’aimait pas Julius et n’eût pas toléré qu’on le mêlât à cette affaire.
Un télégramme avertit Julius de se trouver le même soir, à la terrasse de la Paix.
Il prit le train pour Paris après avoir dîné à la hâte. Il se trouva seul dans un compartiment avec une dame, qui lui fit l’effet d’une demi-mondaine très élégante. Elle portait un corsage et une ombrelle en dentelle assortie et tenait à la main un petit sac en maroquin jaune clair. Daniel s’assit à l’autre bout du compartiment, sur la banquette d’en face, et regarda cette dame fixement.
Il avait conçu ou plutôt rêvé un plan de campagne : engager la conversation avec elle, lui proposer de la reconduire chez elle, passer la nuit en sa compagnie, puis se lier d’une façon suivie. Il se voyait son amant attitré, la conduisant au théâtre, où Berthe, à qui on les désignerait de loin, serait navrée de désespoir.
Mais il se dit : A quoi bon ? Berthe m’aime. Il ne s’agit pas de la dépiter et de me faire aimer d’elle. Ce n’est pas la question. Ce qu’il y a de grave, c’est ce quelque chose qu’il y a dans le passé et que rien, rien ne peut effacer.
Le train arrivait en vue de La Chapelle et sifflait sans relâche, comme un cheval hennit en rentrant à l’écurie. Il passa entre des bâtiments interminables, des fils télégraphiques, de longues suites de wagons désœuvrés, et d’innombrables signaux, qui n’avaient jamais semblé aussi prodigieusement inutiles. La dame avait tiré une glace de sa poche et se tamponnait doucement le nez avec un petit mouchoir. Quand le train entra en gare, Daniel sauta sur le quai, puis attendit sa compagne de voyage, afin de lui offrir un semblant d’aide pour descendre. Ne sachant par quel bout la prendre, il lui toucha vaguement le bras. Elle remercia d’un signe de tête et se dirigea rapidement vers la sortie. Il pensa à la suivre jusqu’à sa voiture, afin de ne pas perdre toute trace ; mais il aperçut au bout du quai un jeune homme de haute taille, à qui elle tendit la main ; puis tous deux s’en allèrent ensemble, en causant. Daniel renonça donc à elle et la remit mentalement aux soins de cet inconnu.
Julius était installé à la terrasse du café, à côté d’un de leurs vagues camarades communs, un étudiant en médecine d’une trentaine d’années, borgne d’un œil et triste de l’autre et qui parlait sans relâche, d’un ton las et assuré. Il était prolixe en anecdotes sur le monde médical, sur les nouvelles découvertes et sur toutes choses. Il parlait aussi, avec moins de précision, de ses examens, dont on n’entrevoyait jamais la fin. Daniel, impressionné par sa morne supériorité, avait en lui beaucoup de confiance, et l’avait maintes fois consulté, au sujet de toutes sortes de symptômes.
Daniel fut content de le trouver là, pour ne pas être obligé de parler tout de suite à Julius. Le jeune homme borgne leur raconta des histoires d’une femme hystérique, qu’il avait connue à la Maternité. Puis il dit qu’il n’avait pas été aux courses depuis trois semaines. Il leur dit encore pourquoi il ne retournerait plus dans un café du boulevard Saint-Michel. A la fin il se leva, pour rentrer travailler.
Daniel n’entama pas tout de suite la conversation qu’il avait projetée. Julius et lui examinèrent un maigre vieillard aux longs cheveux bouclés, qui se promenait de table en table à pas traînants et montrait des petits miroirs qu’il approchait de sa bouche ouverte, et où d’un dernier souffle de vie il faisait apparaître l’image d’une femme nue, d’une très pauvre obscénité. Un autre individu, arbitrairement coiffé d’un fez, déroulait sans espoir un tapis à fleurs jaunes.
— Tu ne m’as pas dit ce que tu pensais de Berthe Voraud ? dit tout à coup Daniel, d’un air détaché.
— Pas mal, dit Julius.
— Je voulais te parler… continua Daniel. Tu m’as raconté dans le temps une histoire à propos d’elle et de Bardot. J’ai de bonnes raisons de croire que ce n’est pas vrai. Mais je ne serais pas fâché de savoir de qui tu tiens ça.
— Je te l’ai déjà dit, répondit Julius. Je le sais de Bardot lui-même.
— C’est un blagueur, dit Daniel, et un mufle, s’il a vraiment raconté ça.
— Il l’a vraiment raconté, dit paisiblement Julius. Et il me le raconte environ quatre fois par semaine. Il me rase assez avec ça.
— Qu’est-ce qu’il te dit ?
— Oh ! je n’y fais pas attention.
— Écoute, mon petit Julius, c’est toi qui es un mufle de ne pas me parler plus sérieusement de cette chose qui est très grave. Fais-moi le plaisir de laisser ces allumettes tranquilles. Et il enleva le porte-allumettes où Julius venait de frotter la dixième allumette pour s’amuser à écrire sur la table avec des bouts de bois carbonisés.
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
— Je veux que tu me racontes exactement tout ce que Bardot t’a dit.
— Il serait content s’il t’entendait. Car c’est évidemment pour que je te le rapporte qu’il vient m’embêter avec ça tous les deux soirs. D’abord il y a une chose que tu peux savoir, parce que c’est connu, c’est qu’il a été pour ainsi dire fiancé avec Berthe Voraud. Le mariage s’est rompu, à ce qu’il prétend, parce que le père Bardot n’a pas voulu qu’il l’épouse. Mais je crois que c’est le contraire et que c’est Voraud qui n’a pas voulu lui donner sa fille ; il n’a aucune position.
— Qu’est-ce qu’il t’a raconté d’autre ? dit Daniel.
— Il m’a dit toutes sortes de choses sur Berthe, sur la façon dont ils s’étaient connus. C’est Louise Loison qui les a présentés… Et puis il m’a dit ce qu’ils faisaient ensemble.
— Elle a été sa maîtresse ? dit Daniel d’un ton calme.
— Non, dit Julien.
— Comment le sais-tu ?
— Il me l’aurait dit.
— On ne dit pas ces choses-là, dit Daniel.
— Si. On les dit. Lui, en tout cas, me l’aurait dit. Il aurait trop tenu à ce que tu le saches, pour t’empêcher de faire le mariage. S’il avait été en droit de raconter quelque chose de ce genre, il n’aurait pas hésité.
— Tu me jures que c’est bien ta pensée ?
— Je te le jure, dit Julius docilement. Elle n’a pas été sa maîtresse… Il m’a raconté comment il l’embrassait. Elle venait s’asseoir sur ses genoux.
Daniel regardait dans le vague, devant lui. Si bien qu’un homme qui vendait pour quarante francs une montre et sa chaîne, se crut gratifié d’une attention spéciale et dépensa en pure perte un assez long exposé.
— Qu’est-ce que tu me conseilles ? dit Daniel.
— Ne l’épouse pas, dit Julius. Tu n’es pas forcé de l’épouser.
Deux interminables armées de passants, sur le trottoir, l’armée montante et l’armée descendante, se croisaient à la débandade. Un vieux monsieur en chaussons marchait à pas méticuleux, avec des pieds informes. Un homme en jaquette, sans linge apparent, glissait une canne sournoise sous les tables et piquait des bouts de cigarettes, qu’il empochait avec flegme et beaucoup de douceur.
— Viens-tu au Moulin ? dit Julien.
— Je veux bien, dit Daniel.
Ils montèrent bras dessus bras dessous la rue Blanche. Daniel ne sentait pas encore son mal. Il avait plutôt quelques satisfactions, la petite joie perverse d’être en présence d’une catastrophe. Et puis, il n’était pas fâché de tenir un grief certain et sérieux, avec lequel il pourrait confondre Berthe. Et puis, c’était aussi l’occasion, toujours tentante, de s’en aller, de n’être plus fiancé, c’était une libération, une porte ouverte.
Mais au Moulin, sous le vaste hall de plaisir, le décor changea. Il vit avec tristesse la vie qu’il allait reprendre. C’était là-dessus que donnait la porte ouverte ! Il avait le droit de sortir, mais vers quelle existence vide et sans amour !
Il quitterait donc une femme qui l’aimait, et pour quoi la quitterait-il ? Un orage avait bouleversé son logis. Un pan de mur était tombé, qu’on ne pourrait plus reconstruire. Ne valait-il pas mieux s’en accommoder, et se dire même que c’était mieux ainsi, qu’on vivrait une vie aisée et plus large, moins emprisonnée dans l’austérité ?
Berthe lui avait menti. Pour s’épargner la honte d’un pardon, d’une grâce à octroyer, il préférait amnistier d’une façon générale toutes les pauvres petites créatures d’amour. Il ne fallait pas les prendre au tragique. Il résolut de se livrer dès le soir même à la débauche, pour se persuader que la vie n’était qu’une chose frivole.
— Est-ce que la Prune vient toujours ici ? demanda-t-il à Julius.
— Je pense. Je l’ai encore vue la semaine dernière.
— Si seulement elle pouvait venir ce soir ! Je n’aurai pas cette veine.
Il eut cette veine presque au même instant. Il aperçut la Prune assise à une table. Mais il ne l’aborda pas. Il ne l’avait jamais vue aussi courte. Comme ses yeux étaient à fleur de tête ! Et sur ses noirs cheveux luisants, quel petit chapeau de velours grenat, ridicule !
— Je m’en vais, dit Daniel. Je vais prendre le train de minuit.
Il monta dans un long train morne, presque vide. Il ne choisit pas un compartiment de milieu. Ça lui était bien égal de dérailler, ce soir-là.
Cinq mois auparavant, quand il était revenu pour la seconde fois à Bernainvilliers, il faisait un temps ensoleillé. La Providence mettait sur sa route une jeune fille très belle et très riche, qui n’avait jamais aimé que lui. Ce jour-là, il s’était pris à mépriser le bonheur, qu’il trouvait trop rapide et trop facile.
Pour l’unique voyageur qu’il déposa à une heure du matin sur le quai de la gare, le train de Paris fit vraiment un bruit exagéré. Daniel donna son coupon de retour à l’employé des billets, qui parut d’ailleurs aussi indifférent devant cette maigre récolte que pour les mille petits cartons dont les voyageurs du dimanche lui remplissaient les mains. Daniel envia ce fonctionnaire modeste, et les longs sommeils insouciants qu’il devait goûter tous les jours, après son service de nuit.
Lui, pour l’instant, n’avait pas le cœur à dormir. Il ne put se résoudre à rentrer chez lui tout de suite. Il préféra errer une partie de la nuit dans les rues de Bernainvilliers, que les villas bordaient de feuillages sombres. Il prit l’avenue circulaire. C’était, par hasard sans doute, le chemin de la maison Voraud.
En temps ordinaire, il n’était pas homme à faire des promenades de nuit, mais le manteau romantique imaginaire dont il se drapait le préservait de toute crainte, en ce pays d’ailleurs paisible. Cependant il eut un léger frisson en passant auprès d’un monument érigé dans un carrefour, à l’endroit où des gens étaient morts pendant la guerre.
Il se souvint qu’un soir de l’été précédent, lui et Julius s’étaient fait peur en se racontant des histoires. Aussi avaient-ils passé une partie de la nuit à se reconduire l’un chez l’autre. Chaque fois qu’on allait atteindre une des deux maisons, celui dont ce n’était pas la demeure ranimait la conversation sans en avoir l’air, afin que l’on pût revenir sur ses pas. A la fin Julius avait eu le dessus dans cette lutte inavouée. Arrivé devant sa grille, il allégua une telle fatigue qu’il fallut le laisser aller se coucher. Daniel, d’ailleurs, aussitôt seul sur la route, avait eu beaucoup moins peur. Il faisait tête aux embuscades de l’ombre et sentait grandir son courage.
L’esprit de Daniel séjourna quelques instants dans ces vieux souvenirs. Puis la piste de Julius le ramena naturellement aux révélations récentes. Il revit quel visage implacable avait son ami, en lui dénonçant les relations de Berthe et d’André Bardot.
Alors, il imagina Berthe installée sur les genoux d’André, tandis que déjà Louise Loison, près de la porte, faisait le guet.
Il vit Berthe se pencher sur André, l’embrasser dans le cou, au-dessus du haut col blanc. Elle avait baisé de ses lèvres cette peau étrangère, cette peau dure de blond rasé.
Il y avait donc dans le passé de Berthe le souvenir de ces contacts. Il y avait un souvenir qu’elle lui avait caché !
Sa vanité s’irritait de cette dissimulation, et qu’il eût existé entre André et Berthe un secret dont lui, Daniel, avait été exclu. Il ne se disait pas que la dissimulation de la jeune fille ressemblait beaucoup à un oubli.
Il ignorait encore à cette époque que certaines jeunes femmes, dès qu’elles entrent en relations sentimentales avec un monsieur nouveau, mettent en son honneur une mémoire propre, toute neuve, sans une tache, et sans un pli.
Nerveusement, il traîna sa canne en travers sur les barreaux d’une grille. Un bruit violent se fit entendre qui, dans la maison endormie, dut réveiller des têtes anxieuses ; soulevées brusquement au-dessus de l’oreiller, elles guettaient maintenant le retour d’un bruit pareil.
Daniel se mit alors à rire et recommença le même bruit sur une autre grille pour s’amuser.
La sensation qu’il goûtait, au souvenir des enlacements de Berthe et d’André, ne lui était vraiment pas trop déplaisante. D’imaginer avec une certaine rage le plaisir que cet autre avait eu, en serrant dans ses bras le souple corps de Berthe, c’était encore une façon de retrouver soi-même ce plaisir. Et puis la ferveur d’André ranimait la sienne. L’autel qu’il était un peu las d’adorer avait retrouvé son prestige, en s’enrichissant d’un nouveau fidèle.
Ce qui l’avait tout d’abord attiré vers Berthe, c’était le besoin de familiariser cet être charmant et lointain, de voir prendre à cette jolie fille des attitudes d’amoureuse. S’il eût été plus âgé, il eût peut-être éprouvé autant de joie, et plus de joie délicate, à voir ses beaux bras enlacer un autre cou que le sien. Mais, à vingt ans, la si pure satisfaction de regarder les dames est gâtée par le désir de profiter de leurs faveurs si déplorablement identiques. Et l’on abandonne cette attitude si commode, si désintéressée, du spectateur, libéré de la préoccupation d’un rôle à tenir.
Il était une fois une baguette de bois que l’on avait plantée dans un vase pour soutenir une plante grimpante, qui n’attendait que cet instant pour grimper. La petite baguette en avait conçu un grand orgueil. Elle se disait que c’était grâce à elle, à cause d’elle, que la plante croissait et se contournait en des enlacements si gracieux. Elle ne pensait pas que beaucoup d’autres baguettes eussent rempli ce glorieux office.
Le dernier jeune homme distingué par Mlle Voraud était arrivé jusqu’à la maison de sa bien-aimée. A travers la grille, il contempla le jardin immobile, qui, sous la lumière de la nuit, avec la balustrade du perron, ressemblait à ces paysages gris-perle où les photographes du Second Empire aimaient à placer nos oncles en redingote, à la barbe ronde et aux cheveux bouclés sur l’oreille, et aussi le cousin que personne n’a jamais vu, le digne chef de bataillon, pacifique ornement des albums.
Daniel, soutenu par l’idée qu’il accomplissait un acte de prodigieuse audace, pénétra dans le jardin par la petite porte du coin, qu’on ne fermait pas. Il s’approcha à une vingtaine de pas du perron et resta derrière un arbre de la pelouse. Il regarda la maison muette où Berthe était couchée. Entre les autres fenêtres du premier étage, sa fenêtre dormait, les volets fermés. C’était derrière ces volets, sur un lit étroit, laqué de blanc, que sa fiancée était étendue. Daniel l’imagina les cheveux en désordre, l’épaule peut-être découverte. Et il sentit qu’entre les draps fins la jambe de Berthe touchait son autre jambe nue.
Quelques jours auparavant, elle avait été souffrante et était restée au lit pendant une journée. Le jeune fiancé avait été autorisé à aller la voir dans sa chambre, sous la surveillance de Mme Voraud qui les laissa seuls une minute pour chercher son ouvrage dans une pièce à côté. Berthe lui tendit les bras ; Daniel pour la première fois avait senti contre lui la forme et la chaleur de son corps. Mais l’absence de Mme Voraud s’était trouvée être trop courte et trop imprévue. Cet instant de plaisir avait manqué de préparations. Daniel l’avait revécu maintes fois, en des regrets profonds.
Il pensa maintenant qu’il était tout près de Berthe, qu’il n’avait qu’à gravir le perron, à traverser la salle, à monter l’escalier, à ouvrir doucement la porte de la chambre. Il se livrait en paix à ces imaginations, sachant bien qu’il ne pourrait jamais forcer les volets de fer des fenêtres haut vitrées qui donnaient sur le perron. Le charme de ses rêves n’était pas gâté par la possibilité et l’obligation de les accomplir.
La grande raison, d’ailleurs, de sa quiétude, après la révélation de Julius, c’est que rien ne l’obligeait plus à agir. Du moment qu’il savait ce qui s’était passé entre Berthe et André Bardot, il n’avait plus à travailler pour sortir du doute. L’explication avec Berthe n’avait qu’une faible importance : il se réjouissait seulement à l’idée de prendre, tour à tour, en lui pardonnant, l’attitude d’un garçon magnanime ou celle d’un esprit supérieur, dégagé de tous les préjugés.
Et puis ses parents à lui ne sauraient rien de tout cela. C’était l’essentiel.
Il savait très bien cacher aux gens ce qu’ils ne devaient jamais savoir. Il se croyait pourtant incapable de dissimulation. Mais en réalité sa franchise n’était qu’une hâte craintive à s’accuser lui-même de ce qui pouvait être révélé par d’autres.
En somme, du moment que la chose demeurait entre lui et Berthe, il en faisait son affaire.
Il sentait bien que son roman avec Berthe n’était plus, après toutes les révélations sur la fortune et la conduite de sa fiancée, l’aventure rare, l’occasion exceptionnelle qui l’avait exalté. C’était très bien encore tel que cela était.
Il était toujours installé derrière un arbre de la pelouse et il n’y avait aucun motif pour qu’il quittât cette place. Mais il remarqua tout à coup qu’il ne pensait plus à rien et qu’il tombait de sommeil. Alors il reprit machinalement le chemin du chalet Pilou, monta chez lui, se coucha et s’endormit sans s’en apercevoir, ayant même négligé ce soir-là les formalités pourtant obligatoires qui précédaient son repos de chaque nuit, à savoir : ronde d’exploration dans le salon et la salle à manger ; double, triple et même quadruple vérification des deux robinets de gaz, à la cuisine ; seconde tournée sans lumière dans toutes les pièces précitées, pour s’assurer qu’il n’y a aucune chance d’incendie ; examen de l’escalier à ce même point de vue après avoir placé la bougie dans la chambre ; fermeture, une fois rentré, de la porte de cette chambre, en plaçant la clef sur la table de nuit de telle sorte que la tige de cette clef reste parallèle à un des bords de la table (cette dernière prescription ne reposant d’ailleurs sur aucun motif bien défini). En dernier lieu, examen des armoires à vêtement, du dessous du lit ; introduction d’une canne le plus haut possible dans la cheminée pour en scruter l’intérieur.
Quand Daniel se rendit à la maison Voraud, pour déjeuner chez sa fiancée, il marchait avec une certaine hâte, étant très pressé de pardonner.
Il avait dormi profondément depuis la veille. A huit heures, il avait chassé d’un grognement la femme de chambre qui venait ouvrir les volets. Elle était revenue vers dix heures sur les injonctions de Mme Henry, qui n’admettait pas qu’on dormît toute la matinée. Une clarté barbare avait envahi la chambre. Il ne restait plus à Daniel que la cloison de ses paupières pour protéger la paix obscure de son âme contre l’invasion du jour. Et ce n’était plus la nuit que voyaient ses yeux fermés, mais une sorte d’ombre rose fatigante. Il se retourna vers la ruelle et remonta son drap sur ses yeux.
Cependant toutes sortes d’obligations s’éveillaient en lui. Il fallait se lever, se laver, s’habiller, aller chez Berthe, parler. Rien que pour se lever, il faudrait quitter ses draps, mettre les jambes à l’air, chercher en gémissant sous le lit la pantoufle qui disparaît toujours. Et toutes les formalités du lavabo ! Il se rendormit lâchement pendant deux minutes, et rêva qu’il se levait. Oh ! quel ennui que ce soit le matin et que la nuit clémente ne soit pas encore de retour !
Et, à peine levé, sans qu’il s’en aperçût, il fut tout de suite consolé de ne plus dormir. Il n’eut plus que le besoin de sortir, d’aller se promener.
Depuis la grille, il aperçut dans la salle à manger des Voraud, Berthe, Mme Voraud et Louise Loison. La vieille grand’mère avait quitté Bernainvilliers depuis la veille. Elle était retournée à Paris, chez un oncle de Berthe, qui, pour trois mois maintenant, en avait le dépôt ; Daniel fut très content de voir Louise Loison. Il était embarrassé pour entamer la conversation avec Berthe. Louise serait l’intermédiaire indiqué.
Mais sa joie d’apporter le pardon à sa bien-aimée tomba un peu quand il fut près d’elle. Tant d’événements étaient survenus depuis la veille, et Berthe avait passé, dans ses réflexions, sous tant de points de vue divers, qu’elle lui semblait revenue d’un long voyage. Il l’avait vue tellement changée dans son âme qu’il fut blessé de lui retrouver le même visage. Il l’en accusa comme d’une hypocrisie.
Elle portait toujours, avec son petit col blanc, la robe de drap gris uni qu’il aimait tant, qui la gardait jadis à lui comme un bien exclusif ; cette robe l’irritait maintenant, elle lui semblait un voile de mensonge jeté sur un corps profané. Car Julius, certainement, n’avait pu tout lui dire. Rien de ce qu’on appelle décisif ne s’était, sans doute, passé entre André et Berthe. Mais que s’était-il passé ? Daniel savait jusqu’à quelles licences peut aller l’impatience d’un amoureux.
Ne s’était-il pas promis d’être magnanime, ou insouciant ? Mais il ne pouvait dominer son irritation. Il voulait se venger de Berthe, lui faire de la peine. Il lui rendit son baiser, cependant. Il ne fallait pas avoir l’air si fâché devant sa mère.
— Vous rentrez toujours à Paris après-demain ? dit Mme Voraud, quand on se fut mis, tous les quatre, à table.
— Oui, madame, après-demain, répondit Daniel avec beaucoup de déférence. Il lui plaisait d’exagérer ses prévenances, afin de montrer à Berthe qu’il avait beaucoup de respect pour cette mère dont elle n’était pas digne. A vrai dire, toutes ces intentions se lisaient difficilement dans le ton de ses paroles, mais il se figurait qu’on les devinait. La plupart des malentendus dont il souffrait venaient ainsi de ce qu’il se figurait être deviné.
Il se trouva que le déjeuner était très bon et qu’il avait beaucoup d’appétit. Il sentit grandir en lui un besoin d’optimisme. Il écarta les soucis qui gênaient sa digestion. Pourquoi supposer des choses que l’on ne lui avait pas dites et que personne, sans doute, ne lui dirait jamais ?
Avant qu’on servît le café, il se leva de table et dit en prenant un grand air de mystère, qu’il exagérait pour masquer son embarras : « J’aurais une communication…, très importante… à faire à Mlle Loison. »
Ils allèrent tous deux dans le petit salon, pendant que Berthe restait à table avec sa mère. Berthe, quand Daniel s’était levé, lui avait jeté un regard inquiet, vite détourné ; elle avait semblé pâle et sérieuse, et c’est en remuant à peine les lèvres qu’elle avait répondu à une question de sa mère. Daniel en eut une grande pitié et résolut de hâter les confidences, pour que Louise pût aller la rassurer plus vite.
Ils restèrent, Louise Loison et lui, debout près d’une des hautes fenêtres :
— Je commence par vous dire que je n’en veux pas à Berthe et que je lui pardonne tout ce que j’ai appris.
— Vous allez encore me rapporter des histoires absurdes, dit Louise avec une promptitude maladroite, et qui montrait bien que Berthe l’avait mise au courant des soupçons de Daniel.
— Non, Louise, dit Daniel un peu agacé… Je vous en prie… Ne niez pas… Ce sont des choses certaines.
Et il lui raconta les confidences de Julius, surtout préoccupé de trouver des mobiles généreux aux indiscrétions de son ami, parce qu’il croyait voir, chaque fois qu’il prononçait son nom, une expression de blâme dans les yeux de la jeune fille…
— Et vous croyez cela ?
— Oui, oui, dit Daniel, je crois cela. Mais puisque je vous dis que ça ne fait rien, et que je pardonne tout… Berthe ne m’a pas toujours connu. Si elle a aimé quelqu’un avant de me connaître, je n’ai pas le droit de le lui reprocher. Je voudrais que vous lui disiez vous-même… parce que ça me gêne de lui en parler… que vous lui disiez qu’elle se tranquillise et que je lui pardonne tout.
— Je veux bien le lui dire. Mais je vous assure que vous n’avez rien à lui pardonner.
Ils rentrèrent dans la salle à manger et reprirent place autour de la table. Louise, le visage grave, répondait d’un air distrait à Mme Voraud tout en coupant méticuleusement du bout d’un couteau à dessert les pelures de pomme qui restaient dans son assiette. Berthe eut le bon esprit de se lever la première, et d’aller attendre son amie, dans le salon à côté.
Quand Louise l’eut suivie, ce fut le tour de Daniel de soutenir la conversation de Mme Voraud et de lui répondre, complètement au hasard, sur divers projets de voyage et d’installation. Si Mme Voraud avait eu quelque chose à lui demander, le moment eût été bien choisi, car il répondait : oui, avec empressement, et écartait tout sujet de discussion. Quelques instants après, Louise rentra auprès d’eux et Daniel se leva pour aller rejoindre Berthe.
Il eut un serrement de cœur en voyant le salon vide. Il ouvrit la porte de la lingerie. Berthe était sur un fauteuil. Elle avait les yeux dans un mouchoir minuscule, où elle pleurait, comme une pauvre petite fille, toutes les larmes de son corps. Il eut tout de suite l’impression d’une maladresse irrémédiable, d’avoir joué de ses mains brutales avec un jouet trop délicat. Il se mit à pleurer plus fort qu’elle, en marchant avec agitation, à pleurer sans retenue, si bien que sa douleur fuyait peu à peu dans ses sanglots. Mme Voraud accourut au bruit et vit leurs vilaines figures.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi pleure-t-elle ? demanda-t-elle à Daniel avec sévérité, et comme si lui-même n’eût pas été en train de pleurer aussi.
Mais il repartait en sanglots plus violents. Berthe se calma la première, et dit en s’essuyant les yeux :
— Va-t-en, maman. Ça ne te regarde pas.
Mme Voraud ne s’en alla pas et dit encore à Daniel :
— Je veux savoir pourquoi ma fille pleure…
Ce qui fit reprendre à Berthe tout son sang-froid. Elle dit à sa mère d’un ton décidé :
— Il ne te le dira pas. C’est notre affaire.
Daniel alla l’embrasser pour cette bonne parole. Elle se pencha sur son épaule. Il embrassa son charmant visage, mouillé de larmes, et aussi ses yeux plus tendres. Il l’embrassa avec ardeur, sans faire attention à Mme Voraud.
— Vous savez peut-être pourquoi elle pleure ? demanda Mme Voraud à Louise Loison, qui, après avoir essayé de la retenir dans la salle à manger, était venue, elle aussi, dans la lingerie.
Louise Loison répondit à cette question par tous les signes en usage dans les différentes écoles de mimes pour exprimer la plus complète ignorance.
— Enfin !… je ne sais pas deviner les énigmes, dit Mme Voraud, en se contentant, faute de mieux, de ce faible mot de sortie.
Louise Loison la suivit, pensant que les choses s’arrangeraient mieux si Berthe et Daniel restaient seuls ensemble.
Daniel s’était assis sur le fauteuil. Il avait pris Berthe sur ses genoux. C’était ainsi, dit une voix maligne, qu’elle venait jadis s’asseoir sur les genoux d’André. Mais ça lui était bien égal. Une large affection, qu’il n’avait encore jamais éprouvée, anéantissait toutes ses hésitations et tous ses scrupules. Cette petite-là, qu’il avait sur ses genoux, entre ses bras, il sentait bien qu’il ne se détacherait jamais d’elle.
Il ne voudrait jamais qu’elle eût de la peine. Sa douleur n’était pas la même que les autres douleurs. C’était une douleur insupportable. Jamais il ne la quitterait en fermant une porte, avec l’idée qu’elle était à pleurer derrière. Ce n’était pas adroit d’être ainsi pitoyable. Il l’eût dominée sans doute, s’il eût paru plus fort. Mais, au risque de la perdre, il se retournait toujours, pour regarder son visage, et pour s’assurer qu’il n’était pas désolé.
Dire qu’il l’avait connue, par hasard, il n’y avait pas un an de cela ! Il avait pensé souvent : je me suis engagé dans cet amour comme un promeneur sans but entre dans un chemin. C’est vrai qu’une fois sur le chemin, je n’ai pu retourner sur mes pas ; mais, quand j’ai pris cette route, aucune nécessité ne m’avait poussé aux épaules. Et cette Berthe que je ne connaissais pas, il y a un an, elle est maintenant dans toute ma vie. C’est Berthe.
La première fois qu’ils s’étaient parlé, au bal des Voraud, elle lui était apparue comme une jeune fille parfaite, comme celle qui le comprendrait. Et elle n’avait jamais rien compris de lui. Il avait pensé qu’elle aimerait de lui tous ses goûts, toutes ses ferveurs, toutes ses amitiés, l’affection qu’il avait pour ses parents, sa sympathie profonde pour Julius. Et elle n’acceptait presque rien de tout cela.
Il avait cru qu’elle n’avait jamais aimé que lui, et il était prouvé qu’elle en avait aimé un autre.
Ainsi, rien ne subsistait de ce qui l’avait attiré vers elle, et elle le retenait cependant.
Il était rare qu’il fût réellement heureux de l’embrasser. Il était las de ses baisers identiques. Mais il éprouvait une joie certaine à la tenir enfermée dans ses bras, et à se dire que plus rien jamais ne le séparerait d’elle.
Et quand Berthe lui demanda : « Alors vous m’aimez toujours ? » il ne put lui répondre : oui, tellement il le pensait.
Son mariage, qui lui avait toujours paru un événement irréalisable, lui semblait impossible à rompre maintenant. Il n’osa pas trop se rassurer cependant, car il savait que le Destin n’aime pas qu’on ait des certitudes. Il décida qu’il parlerait dès le même soir à M. Voraud, pour avancer la date et laisser moins de champ aux malices de l’Imprévu.
— Comme on a été mauvais pour maman ! dit tout à coup Berthe, en riant… Il faut aller la voir.
Il la serra encore d’une longue étreinte, puis tous deux revinrent dans la salle à manger où Mme Voraud, un pince-nez aux yeux, travaillait à une tapisserie.
— C’est calmé ? dit-elle.
— Oui, maman, dit Berthe en l’embrassant… Embrassez-la, dit-elle à Daniel.
Daniel, sans élan, mais avec beaucoup d’émotion, posa au hasard un petit baiser rapide sur de la peau de front, sur du sourcil et un morceau de binocle.
Le lendemain de son mariage, Daniel sortit, vers cinq heures du soir, de son nouvel appartement, pour aller retenir des places au Palais-Royal, et pour rapporter à Berthe de ces petites épingles-neige qui servent à maintenir les cheveux des tempes et du front. Il avait mis un volumineux pardessus doublé d’astrakan, que la mère de Berthe lui avait acheté à l’occasion de son mariage. C’était la première fois qu’il l’endossait, et il arrivait à en être fier, avec un peu de bonne volonté.
Il ne sentait pas le froid ; mais il avait un peu mal à la tête et mal au cœur.
Les jeunes époux habitaient un appartement au quatrième étage, dans la rue Caumartin. On était à deux pas de chez M. Voraud et à dix minutes de chez M. Henry. Ils avaient une jolie chambre à coucher en peluche gris argent, une salle à manger, très claire pour une salle à manger, avec des chaises en imitation de Cordoue et une grande table carrée. Leur cabinet de toilette était tendu en étoffe Pompadour. L’appartement comprenait encore trois pièces vides et décorées à neuf, dont un salon assez vaste, meublé simplement d’un piano et d’un écran en tapisserie, cadeau de noces d’une vieille demoiselle, que les Henry avaient connue à Vichy, et qui était noble.
Depuis qu’on était revenu de la campagne, le temps avait marché avec une rapidité inconcevable. Deux mois s’étaient écoulés sans qu’on s’en aperçût. Puis on avait dit tout à coup : mais c’est mardi en quinze ! Et on n’avait même plus eu le temps de compter les jours. On était arrivé sans pouvoir s’arrêter jusqu’au jeudi du contrat. Puis on s’était retrouvé d’un bond au mariage civil, à la mairie de la rue Drouot. Berthe avait une robe de satin gris broché, et, pour la première fois, un chapeau à brides. Ses amies, et de vieux oncles, étaient venus lui dire, après les paroles sacramentelles du maire : Embrasse-moi, madame. Cette plaisanterie rituelle n’avait pas déridé le garçon de mairie, un homme à boutons de métal, dont la vie normale se mêlait chaque jour à la vie exceptionnelle de gens heureux qu’il ne connaissait pas.
Puis, le lendemain, après les fleurs, la musique et l’ahurissement du mariage religieux, le lunch, chez les Voraud, avait donné lieu à mille salutations, force présentations, Daniel gardant l’attitude du jeune homme qu’on envie, obligé d’être amoureux et d’être heureux pour ne pas contrarier tous ces gens qui s’étaient dérangés, et qui avaient imaginé à son propos une légende d’amour qu’il n’eût point osé démentir.
Vers six heures et demie du soir, on leur avait servi à tous deux un petit dîner substantiel. Puis, ils étaient partis avec mystère, guettés malicieusement dans l’antichambre par les petits garçons de quatorze ans. Le coupé au mois de M. Voraud les avait conduits rue Caumartin.
L’oncle Émile, l’après-midi, n’avait pas manqué de prendre Daniel à part, pour lui recommander de ne pas brutaliser Berthe. Il avait employé des expressions anatomiques avec une gravité indécente. Il avait ajouté que la nuit de noces laisse une impression définitive dans l’âme d’une jeune femme, et que c’est bien souvent de ce moment-là que dépend le bonheur de toute une vie.
Personne ne se trouva pour dire à Daniel que c’était lui-même surtout qu’il ne fallait pas fatiguer et qu’il importait de ne pas courir constamment au-devant de la satiété.
Quand il était entré dans le lit nuptial, Berthe et lui avaient eu une seconde de joie véritable, un frémissement de bonheur, à s’enlacer, à se sentir si près l’un de l’autre, à mêler la chaleur de leurs corps. Puis Daniel avait gâté cet instant par une hâte maladroite. Il craignait toujours de ne pas paraître assez pressé.
Berthe s’endormit vers minuit. Daniel tâcha de rester éveillé, parce qu’il avait peur de ronfler. Jusqu’au petit jour, il dormit en croyant qu’il ne dormait pas, par petits sommes entrecoupés. Berthe ne remuait pas. Daniel s’était blotti sur le devant du lit par crainte de la réveiller. Il était triste. Il lui avait toujours semblé que la nuit de noces devait se passer dans une sorte d’ivresse paradisiaque. Et voilà que l’on dormait ! C’était une nuit de noces manquée.
Puis il s’endormit sérieusement, et se réveilla vers dix heures du matin. Il chercha où il était. La ligne de lumière verticale qu’il voyait tous les matins entre les rideaux de la fenêtre, n’était pas à sa place familière. Il regarda les meubles avec stupeur. Il se souvint qu’il était marié.
Au dehors, un jour d’hiver, humble et résigné, attendait patiemment qu’on ouvrît la fenêtre. Ce n’était pas la fougue envahissante des matins d’été. Daniel se retourna et aperçut le dos de Berthe, qui dormait toujours sans bouger.
Il s’était beaucoup fatigué la veille au soir, et n’avait pas assez d’énergie pour être heureux. Mais il avait besoin de bonheur et chercha avidement des raisons d’être content de son sort. La meilleure qu’il trouva fut qu’il n’aurait rien à faire pendant quinze jours, et que personne ne lui dirait de travailler.
Que de fois ils avaient parlé, Berthe et lui, de ces deux semaines de bonheur, où ils vivraient isolés dans leur amour, sans voir personne, Berthe avec Daniel, Daniel avec Berthe ! C’était leur sujet de conversation favori, et qu’ils retrouvaient toujours, quand les autres venaient à manquer.
Ils s’étaient couchés la veille avec l’idée qu’ils ne se lèveraient que le surlendemain. Daniel pensait maintenant qu’il vaudrait mieux sortir l’après-midi pour faire un tour ensemble sur le boulevard, et aller le soir au théâtre.
Il se leva doucement, et gagna le cabinet de toilette. Il se rafraîchit le visage avec de l’eau froide et de l’eau de Cologne, et revint se coucher. Il éprouva une sensation agréable en se retrouvant dans le lit chaud ; mais il s’était un peu refroidi dans le cabinet de toilette ; Berthe grogna doucement en dormant, et le repoussa d’un petit coup de pied, le premier coup de pied conjugal.
Il attendit quelques instants, le temps de se réchauffer. Puis il s’approcha d’elle et, une fois de plus, la prit dans ses bras. Dès qu’il sentait son amour renaître, il se hâtait naïvement de l’épuiser.
Quelques instants plus tard, Jacqueline, la femme de chambre de Mme Voraud, qu’on leur avait prêtée pour quelques jours, frappa à la porte : « Entrez ! » dit fièrement Berthe. Tous deux couchés côte à côte la regardèrent en riant. Elle leur dit : « Bonjour, monsieur madame », et demanda s’ils voulaient déjeuner. Elle avait été chercher deux œufs et deux côtelettes. Fallait-il servir le déjeuner sur une petite table dans le cabinet de toilette ? Mais ils étaient trop impatients de déjeuner seul à seul dans leur salle à manger. Berthe, après une toilette rapide et provisoire, mit un peignoir blanc et tous deux s’installèrent en face l’un de l’autre, de chaque côté de la grande table carrée. Le feu était allumé depuis peu, et il faisait un froid de loup. Ils durent aller chercher tout ce qu’ils possédaient de manteaux et de fourrures. Sur la nappe neuve, brillante, coupée de raides cassures, il y avait un huilier et une salière. Le morceau de gruyère les fit rire, tant il était petit.
Après déjeuner, Berthe rentra dans son cabinet de toilette, et Daniel, sans en avoir l’air, alla se rendormir sur le lit.
Vers deux heures, un coup de sonnette l’effraya. Il se réveilla tout honteux, comme s’il eût été en faute. On vit apparaître Mme Voraud, qui prit son air le plus naturel pour leur dire bonjour. Daniel ne s’attendait pas à la voir si tôt. On avait dû comploter cette visite à son insu. Mais il n’en fut pas mécontent. Quand Mme Voraud, au bout d’une heure, fit mine de s’en aller, on la retint énergiquement de part et d’autre.
— Restez donc, madame, dit Daniel, il faut que j’aille chercher des places au théâtre. Vous resterez avec Berthe pendant ce temps-là.
Il s’en alla à pied au Palais-Royal. Il cherchait les glaces des devantures, et s’y regardait dans son pardessus neuf, en pensant : Je suis marié.
Il avait dit qu’il serait absent une demi-heure. Et il s’aperçut qu’il était parti depuis quarante minutes. Consterné, il prit une voiture pour rentrer rue Caumartin. Qu’allait-il dire Berthe ? Le lendemain de son mariage, s’en aller comme ça, et lui manquer de parole !
Il la trouva causant paisiblement avec sa mère.
— Vous avez pris les places ? dit-elle.
— Oui, une baignoire.
— Pourquoi n’avez-vous pas pris deux places ? C’est bien suffisant.
— J’ai pris une baignoire pour être seuls ensemble. Et puis je croyais que vous ne vouliez pas être vue…
Mme Voraud se leva pour les laisser seuls. Ils n’osèrent plus la retenir. Mais au moment où elle mettait son chapeau, Berthe prit Daniel à part :
— Puisqu’on a quatre places, si on emmenait maman et papa ?
Daniel se donna l’air d’hésiter :
— Si vous voulez.
— Maman dit Berthe, veux-tu venir avec nous au Palais-Royal ?
Mme Voraud répondit :
— Non, mes enfants, vous êtes bien gentils. Je ne veux pas vous gêner…
— Tu ne nous gênes pas, dit Berthe.
— Allez-y seuls, dit Mme Voraud… Mais savez-vous ce que vous devriez faire pour faire plaisir à papa ? Venez dîner chez nous, au lieu d’aller au restaurant vous abîmer l’estomac.
— Il n’y a personne chez nous ? dit Berthe.
— Il n’y a que papa et moi. Nous étions tout tristes de déjeuner seuls à midi.
Berthe regarda Daniel.
— Qu’est-ce que vous en dites ?
Daniel l’attira à lui et l’embrassa tendrement, comme s’il eût été prêt aux plus grands sacrifices.
— Tout ce que tu voudras.
— Eh bien, c’est entendu ? dit Mme Voraud. Je rentre chez moi pour dire que vous dînez. N’arrivez pas trop tard si vous voulez arriver de bonne heure au théâtre.
A peine avait-elle refermé la porte, que Daniel et Berthe s’embrassèrent fougueusement, comme s’ils s’abandonnaient à une ardeur longtemps contenue.
Il l’entraîna doucement dans le cabinet de toilette et l’assit sur ses genoux.
— Tu m’aimes ?
— Je t’aime, dit-elle.
— Je suis sorti trois quarts d’heure, dit-il. Et j’ai trouvé le temps terriblement long après toi. Nous ne nous quitterons plus jamais.
— Jamais, jamais, dit Berthe…
— Je resterai toujours, toujours avec toi ?
— Tu resteras, toujours, toujours avec moi… Laissez-moi m’habiller, fit-elle. Il ne faut pas arriver trop tard chez maman.
Quand ils arrivèrent chez, Mme Voraud il semblait qu’ils revenaient d’un long voyage. Berthe dit à la femme de chambre : Bonjour, Louise. Et la femme de chambre répondit : Bonjour, mademoiselle. Cette méprise fit beaucoup rire la nouvelle mariée. Elle la raconta à Daniel, qui n’eut pas de peine à en rire beaucoup, lui aussi.
Daniel se sentait plus heureux. Il regardait Berthe et pensait qu’il était chez les Voraud et qu’elle était sa femme. Ils allèrent dans la chambre de Berthe. Ils aperçurent son lit de jeune fille, et firent une folie que Daniel jugea exceptionnellement perverse et qui eut pour résultat de lui faire perdre encore une fois sa bonne humeur.
Après le dîner, on parla à nouveau des deux places libres dans la baignoire et M. Voraud se laissa tenter.
On jouait un vaudeville en trois actes, le Porte-Allumettes. Daniel ne prit aucun plaisir au premier acte ; préoccupé de savoir si Berthe s’amusait. A l’entr’acte, il se pencha vers elle :
— Vous ne vous amusez pas, fit-il tristement.
— Si, répondit-elle avec bienveillance.
Il se pencha plus près d’elle :
— Tu m’aimes toujours ?
— Oui, dit-elle.
Il l’emmena au foyer, en lui donnant le bras, et lui nomma sur le grand panneau peint les anciens acteurs du Palais-Royal, dont les noms sont d’ailleurs écrits en toutes lettres.
Berthe, parmi les spectateurs, aperçut un drôle de couple : une petite femme en cheveux, en robe jaune, et un grand monsieur, dans une redingote un peu surannée. Daniel parut les trouver excessivement amusants. Chaque fois qu’il passait auprès du couple, il se penchait contre Berthe et feignait d’éclater, si bien qu’à la fin elle ne rit plus du tout.
Après le théâtre, M. et Mme Voraud résistèrent à l’offre du souper.
— Non, non, dit tranquillement M. Voraud, amusez-vous, les jeunes ! Les vieux préfèrent rentrer se coucher.
Daniel conduisit Berthe dans un restaurant du boulevard, très élégant. Ils étaient seuls dans une salle. Berthe disait : J’aurais préféré un endroit où il y a du monde… Daniel, désespéré, s’écria : Oh ! si j’avais su… je croyais au contraire que vous ne vouliez pas qu’on vous voie ! Berthe dit : Nous pourrions nous en aller et souper ailleurs. — C’est bien difficile, dit Daniel. De quoi aurions-nous l’air ?
Berthe ne voulut ni manger ni boire. Daniel finit par lui faire prendre un petit verre d’anisette. Il se força à manger de la viande froide, pour ne pas être venu là sans rien prendre.
Daniel parla de la pièce du Palais-Royal, puis de certains incidents du mariage. Mais toutes les conversations s’éteignaient après deux ou trois répliques. Berthe finit par lui dire : Si on rentrait, je tombe de sommeil !
Dans la voiture, il la prit dans ses bras. Il mit ses lèvres sur les siennes, et, dans cette attitude de recueillement, chacun d’eux songea à ses affaires. Daniel était très fatigué et se demandait s’il lui serait possible de s’endormir tout de suite, une fois arrivé. Il se déshabilla et se coucha le premier pour chauffer le lit. Elle était très longue à se déshabiller. Quand elle vint le rejoindre, il la prit dans ses bras.
— Oh ! dit-elle, laissez-moi dormir. J’ai trop sommeil.
Il lui tourna brusquement le dos, comme s’il était très fâché.
— Qu’est-ce que vous avez ? dit-elle alarmée. Daniel ! vous n’allez pas faire le méchant ?
— Vous ne m’aimez plus ? dit-il.
Très énervé, il se mit à pleurer silencieusement.
Elle lui passa la main sur la figure, et sentit ses larmes.
— Oh ! mon chéri, pourquoi est-ce que vous pleurez ?
Et elle se mit à pleurer aussi.
Alors il la prit dans ses bras. Après une étreinte frénétique et qui lui sembla très longue, il l’embrassa tendrement sur les yeux, l’installa du côté de la ruelle. Lui-même vint s’allonger sur le devant du lit.
Moins d’une minute après, le couple dormait d’un sommeil profond.
I. — |
Départ pour le bal | |
II. — |
Quadrille des lanciers | |
III. — |
Coup de foudre | |
IV. — |
Dimanche | |
V. — |
Dans les affaires | |
VI. — |
Pylade | |
VII. — |
Intermède | |
VIII. — |
Grande banlieue | |
IX. — |
Le double aveu | |
X. — |
La fête commence | |
XI. — |
Le retour | |
XII. — |
En famille | |
XIII. — |
Maison à louer | |
XIV. — |
On s’installe | |
XV. — |
A cheval | |
XVI. — |
Un point obscur | |
XVII. — |
Graves résolutions | |
XVIII. — |
Démarches officielles | |
XIX. — |
Fleurs et présents | |
XX. — |
Un ami véritable | |
XXI. — |
Conseil de famille | |
XXII. — |
Une démarche | |
XXIII. — |
La fiancée | |
XXIV. — |
Repas officiel | |
XXV. — |
André Bardot | |
XXVI. — |
L’enquête | |
XXVII. — |
Sagesse nocturne | |
XXVIII. — |
L’attachement | |
XXIX. — |
Épilogue |
Châteauroux. — Imp. et Stér. A. Majesté et L. Bouchardeau.
A. Mellottée, Successeur.