Title: La Franc-Maçonnerie en France
Author: Georges Goyau
Release date: October 3, 2024 [eBook #74513]
Language: French
Original publication: Paris: Perrin et Cie
Credits: René Galluvot (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)
GEORGES GOYAU
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER
PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35
1899
Tous droits réservés
DU MÊME AUTEUR
L’Allemagne religieuse. — Le Protestantisme. — Paris, Perrin, 1897 (Ouvrage couronné par l’Académie française, premier prix Bordin) ; 2e édition. — Un volume in-16. | 3 fr. 50 |
Autour du Catholicisme social. — Paris, Perrin, 1897. — 2e édition. Un volume in-16. | 3 fr. 50 |
L’École d’aujourd’hui. — Paris, Perrin, 1899. — Un volume in-16. | 3 fr. 50 |
« Ce qu’il y a de déplorable dans l’enseignement en France, c’est l’Université française tout entière », disait M. Blatin au convent maçonnique de 1898.
« Parfaitement », répondait une voix : c’était celle de l’un des « Frères » de M. Blatin, professeur dans un lycée d’Algérie.
On devine quelle fut notre surprise, lorsque tomba sous nos yeux, il y a quelques mois, le compte rendu sténographique de cet échange de propos.
Que la maçonnerie fût malveillante au clergé, on le savait de longue date ; qu’elle tînt l’armée dans une certaine disgrâce, le cours des événements nous l’apprenait. Mais qu’à son tour l’Université fût traitée de suspecte et que l’adhésion des « Frères » universitaires présents au convent ratifiât et encourageât ces suspicions, c’était là un fait nouveau : il nous éclairait, d’une lueur encore vacillante, sur l’attitude que la grande association maçonnique observe à l’égard de toutes les forces vives du pays.
Notre curiosité ne résista point à la provocation de M. Blatin.
M. Prache, député de la Seine, avec une généreuse obligeance dont nous tenons à le remercier, voulut bien nous ouvrir, sans réserves, sa riche collection de documents authentiques du Grand Orient.
Froidement, historiquement, nous appuyant sur les textes et nous arrêtant aux textes, nous avons abordé l’étude de la maçonnerie. La Revue des Deux Mondes du 1er mai en publiait les résultats ; on les retrouvera dans cette brochure.
Et, si l’on y constate des lacunes, qu’on veuille bien en partager la responsabilité entre l’auteur, qui a tenu à ne rien avancer sans preuves, et la maçonnerie, qui ne tient point à être connue.
D’être né malin et de pousser souvent cette malice jusqu’à la gouaillerie, c’est peut-être en définitive une faiblesse pour notre peuple. Il y a deux catégories de Français : ceux qui croient à l’existence de la maçonnerie, et ceux qui n’y croient pas ; les premiers, d’ordinaire, rient de la maçonnerie, et les seconds rient des premiers. A l’abri de ce double éclat de gaieté, la « Veuve » et ses fils, depuis de longues années, poursuivent dans notre pays une besogne sérieuse, une tâche historique. L’heure est venue de la faire connaître. Prétendrait-on, par hasard, que les procédés mêmes avec lesquels s’écrit toute histoire, — consultation des « documents », juxtaposition des textes, exégèse des sous-entendus, — soient en l’espèce impuissants et même illégitimes ? Il semble bien que ce soit là l’opinion de la maçonnerie, puisque depuis 1896, le Grand Orient soustrait à la formalité du dépôt légal les comptes rendus des « convents » et des « ateliers[1] » ; et qu’ainsi les publications maçonniques, seules parmi tout ce qui s’imprime en France, échappent au contrôle du pouvoir et à la curiosité des érudits. Mais nous avons trop de confiance dans la vertu des méthodes historiques pour renoncer à soulever, en quelque mesure, le toit des « temples ». Au surplus, des circonstances toutes personnelles nous ont aisément consolé de l’inefficacité de nos recherches à la Bibliothèque nationale. Nous sommes à même de citer, dans les pages qui suivent, les Bulletins du Grand Orient de France depuis 1889 jusqu’au 1er août 1896[2] ; les Comptes rendus aux ateliers de la Fédération des travaux du Grand Orient, depuis le mois d’août 1896 jusqu’au début de 1899, et Les comptes rendus, aussi, de certains congrès régionaux. Les « ateliers du suprême conseil du rite écossais ancien » et ceux de la « grande loge symbolique écossaise » nous seront annuellement présentés, par leurs dignitaires, dans les banquets mêmes du Grand Orient ; quant à ceux du « rite de Mizraïm », ils sont assez épars pour que nous les puissions négliger[3]. Nous prodiguerons les citations : la langue, peut-être, en paraîtra nouvelle. Il y a, en effet, une langue maçonnique, comme il y a une ponctuation maçonnique : langue abstraite, éprise des termes généraux et dédaigneuse de la variété, visant plus à l’ampleur qu’à la richesse, détestant les vocables usuels, préférant, par exemple, au mot « banquet » l’expression, évidemment plus digne, de « travaux de mastication[4] », et s’exaltant souvent jusqu’à des effets de grandiloquence dont le « profane » demeure accablé. Cette langue, commune à toutes les loges, est un insigne instrument de nivellement intellectuel : le sot et l’homme d’esprit, dans la maçonnerie, disent à peu près les mêmes choses dans les mêmes termes ; soit par condescendance, soit par suite des nécessités de ce genre oratoire, les originalités s’effacent, et les talents personnels, en même temps qu’ils entrent en loge, entrent en sommeil. Ils sont captifs et victimes de la phraséologie qui leur est imposée et que nous aurons nous-mêmes à subir.
[1] Circulaire no 6 du 20 décembre 1896, citée dans le recueil : Constitution et Règlement général de la Fédération, 1898, p. 233.
[2] Nous désignerons le Bulletin par les lettres B. G. O., et les Comptes rendus par les lettres C. R. G. O.
[3] Sur les rapports de ces divers rites, voir B. G. O., sept. 1882, p. 283-368.
[4] B. G. O., sept. 1883, p. 654.
Pénétrons dans une « tenue blanche » : on nomme ainsi, soit les harangues d’apparat, soit les cérémonies d’« adoption », de « reconnaissance conjugale », de « tenue funèbre », auxquelles la maçonnerie admet le public. C’est une « tenue blanche » liturgique que nous choisirons. Il fut un temps, proche encore, où ces solennités étaient inaccessibles : lorsque, en 1885, M. Foussier, conseiller municipal de Paris, composait le Rituel d’adoption aux trois voiles[5], il n’avait en vue qu’une cérémonie intime, ésotérique ; c’est en présence des « Frères », et d’eux seulement, que les enfants devaient entrer dans le temple, la tête triplement voilée, et que le « Frère surveillant », sur l’ordre du « Vénérable », arrachait de leurs jeunes fronts les trois « étoffes sombres » sur lesquelles on lisait en lettres d’or : « Misère, ignorance, fanatisme. » Mais M. Blatin, longtemps maire et député radical de Clermont-Ferrand, a préconisé, non sans succès, au cours des dernières années, ce qu’il appelle la Maçonnerie blanche. « Les symbolismes, disait-il au convent de 1883, ont jusqu’ici abrité, dans leurs formes toujours puissantes, les doctrines d’ignorance et de servitude… Le grand obstacle que rencontre la propagation de la libre-pensée, c’est cette absence complète de symbolisme qui en rend la pratique d’une aussi glaciale austérité… La naissance, l’adolescence, le mariage, la mort, seront toujours des occasions de joies ou de douleurs, de regrets ou d’espérances, qui demandent à se manifester par des signes physiques et par des formules spéciales, dont les religions ont su jusqu’ici conserver un monopole qu’il est de notre devoir de leur disputer aujourd’hui… C’est au moyen de la maçonnerie blanche que nous arriverons peu à peu à gagner les masses populaires et à faire pénétrer les profanes dans nos temples[6]. » Acclamé par le convent, M. Blatin se mit à l’œuvre : en 1886, il faisait imprimer, à Clermont même, un Rituel de cérémonie funèbre pour tenue blanche ; en 1895, il publiait, au Grand Orient, un Rituel d’adoption et un Rituel de reconnaissance conjugale.
[5] Paris, imprim. Louis Hugonis, 1885.
[6] Blatin, Rituel de cérémonie funèbre pour tenue blanche, Préface. Clermont-Ferrand, Imprimerie clermontoise, 1886.
Ce dernier, surtout, mérite attention : écrit avec recueillement, il le faut lire de même. Ce qui frappe tout d’abord, c’est l’emploi constant et l’apologie systématique d’un symbolisme extrêmement compliqué, sans racines historiques, sans attaches traditionnelles, symbolisme tout abstrait qui, tant bien que mal, ajuste à des idées éperdument générales les objets portatifs qui tapissent ou meublent les temples. Le Vénérable qui célèbre, d’après le rituel Blatin, doit expliquer que « ce symbolisme n’a rien de commun avec celui des sectes religieuses », qu’il en est au contraire l’« antidote », qu’il a pour but de « matérialiser les devoirs nouveaux qui s’imposent aux époux », et n’est qu’un « procédé emprunté à l’universelle mimique dont l’humanité s’est servie de tout temps, une des formes du langage universel ». Sous les auspices de ces déclarations, les Frères qui assistent le Vénérable viennent jouer sous les yeux du jeune couple les épisodes de l’« universelle mimique » ; ils se succèdent en ordre, rituellement. Voici venir l’équerre, le compas, le niveau, le maillet, la règle ; et le Vénérable, tour à tour, commente les symboles : « Frère qui portez l’équerre, venez déposer sur cette table ce symbole de la rectitude et de la précision qu’une famille de maçons doit s’efforcer d’apporter dans ses pensées, dans ses paroles et dans ses actes… Frères qui portez le niveau, déposez sur cette table le symbole de l’égalité qui doit régner dans un ménage de maçons. » Lorsqu’est achevée l’explication, le Frère grand expert intervient, porteur du cordon conjugal, qui doit être « de dimension suffisante pour pouvoir embrasser, en même temps, les deux époux » ; il le place « en écharpe, de l’épaule droite de l’époux à l’aisselle gauche de l’épouse », et le Vénérable reprend : « Que ce cordon commun qui les enlace emblématise pour eux les générations nouvelles qui naîtront de leurs communes tendresses et qui, pareilles à ces lianes dont les tiges flexibles unissent deux arbres centenaires, les attacheront plus étroitement l’un à l’autre par les liens d’un filial et jeune amour et les couvriront encore de frais feuillages et de fleurs, alors qu’ils seront déjà sur le point de s’affaiblir et de disparaître. »
Une pause : voici l’Amour. « Contrairement à la doctrine catholique, disait tout à l’heure le Vénérable, la Maçonnerie sait que, dans toute la nature, l’amour est le régulateur souverain de la vie de l’espèce, qu’il est la grande force inconsciente qui préside, à travers les âges, à l’antagonisme harmonique de l’hérédité et de l’adaptation. » Les époux, peut-être, comprenaient mal ; mais M. Blatin commande, et le Vénérable après lui, qu’une baguette leur soit apportée, faite « de verre transparent, rayée à la lime ou au diamant dans son milieu » ; et cette baguette, c’est l’amour. Elle est mise aux mains des mariés. Le Vénérable leur dit, avec des périphrases liturgiques, qu’elle est pure et fragile : « Que cet emblème vous rappelle que l’amour a besoin de soins attentifs et constants. » Et, tandis que le couple timide, tenu lui-même par le cordon conjugal, détient avec vigilance la baguette d’amour, le Vénérable, pressé de rendre « hommage à la logique et à la sagesse des législateurs républicains qui ont introduit dans nos lois le principe du divorce », ordonne au frère grand expert, — une façon de diacre, — de reprendre la baguette et de la briser sous les yeux des conjoints : on leur explique, longuement, qu’ils pourront divorcer. Vite un peu de vin pour écarter les sombres pressentiments ! M. Blatin, vraiment paternel, et le Vénérable après lui, poursuivent :
Frère grand expert, donnez le vin à notre Frère. Que ce vin symbolise, pour lui, la santé et le courage, la force, la persévérance, la confiance en lui-même, qu’il doit apporter à sa nouvelle famille. Mais souvenez-vous, mon Frère, que de même que ce liquide réconfortant est, pour celui qui en abuse, l’agent effroyablement toxique d’un des vices les plus abjects, de même l’excès de certaines qualités peut engendrer les plus graves et les plus dangereux défauts. Vous devez donc prendre garde, ainsi que la Maçonnerie vous l’a toujours enseigné, que la force ne tourne à la brutalité, que la persévérance ne se transforme en entêtement et que la confiance en soi-même ne devienne un aveugle et insupportable orgueil. Donnez l’eau à la jeune épouse. Et que cette eau limpide et transparente emblématise, pour elle, la pureté du corps et de l’esprit, la douceur du caractère et la fraîcheur des sentiments. Mais qu’elle se garde d’emprunter, à cette eau symbolique, son abandon d’elle-même et sa soumission inconsciente et passive qui en font le dissolvant toujours prêt des amertumes comme des douceurs, l’inerte véhicule des remèdes comme des poisons, et la laissent se transformer indifféremment en un breuvage de vie ou en un liquide de mort.
Mais un mouvement se dessine : sur les « colonnes du Nord et du Midi », les Frères forment la « chaîne d’union » : c’est ce que les pompiers appellent faire la chaîne et les enfants faire un rond. De Frère à Frère l’« attouchement mystérieux » du Vénérable circule : en présence des profanes, on ne peut pas faire passer le « mot sacré » ; les paumes donc, se parlent entre elles, à défaut des lèvres. Et sur la « colonne du Nord », le « signe parvient dans toute sa pureté » ; la chaîne est impeccable. Mais le Frère surveillant qui clôt la « colonne du Midi » se plaint qu’il ne voit rien venir : l’attouchement est en détresse. On fait un semblant d’enquête : c’est que, de ce côté, un anneau manque à la chaîne ; et cet anneau, c’est le marié. Alors l’Épouse, interpellée, conduit à ses Frères ce Frère défaillant : « Elle apprendra de cette manière, dit le Vénérable, que la femme d’un maçon ne doit jamais retenir son mari. » De nouveau les paumes échangent leurs contacts : tout va bien, cette fois : « C’est à cette jeune femme, continue le Vénérable, que nous devons d’avoir pu renouer notre chaîne d’union momentanément brisée. » Le grand expert donne trois baisers à l’Époux, et l’Époux les passe à sa femme, cependant que les frères, levant brusquement leurs glaives, dressent un toit d’acier sur les têtes du jeune couple et lui font promettre que les enfants seront élevés « dans le respect de la science et de la raison, dans le mépris des superstitions, dans l’amour des principes de l’ordre maçonnique ». Aussitôt, au nom du Grand Orient de France, la reconnaissance conjugale est proclamée, et la liturgie est à peu près finie ; — il ne reste plus que les discours.
C’est en multipliant de semblables cérémonies que M. Blatin espère multiplier, parmi les profanes, les conversions maçonniques. Il fut un temps où le Grand Convent et la majorité du conseil de l’Ordre semblèrent hostiles à cette espérance : c’était en 1890. M. Amiable, maire du Ve arrondissement de Paris, mort conseiller à la Cour d’appel d’Aix, proposa vainement, cette année-là, l’achat d’un matériel pour une cérémonie funèbre triennale par laquelle le Grand Orient rendrait hommage aux maçons disparus : « Sans le symbolisme, s’écria-t-il, nous serions une association quelconque, nous ne serions plus la franc-maçonnerie. » Mais M. Doumer, aujourd’hui gouverneur général de l’Indo-Chine, riposta : « Nous ne croyons pas, comme le F∴ Amiable, que toute la force, que la charpente de l’œuvre de l’institution maçonnique, ce soient les rituels, les décors, l’apparat. Si nous voulions contrefaire l’Église, nous réussirions mal. » M. Blatin vint à la rescousse : « J’estime, déclara-t-il, que, le jour où vous porteriez une atteinte au symbolisme maçonnique dans les conditions qui ont été spécifiées par le F∴ Doumer, vous auriez tué d’une manière définitive le Grand Orient. » M. Doumer eut raison de M. Blatin, et la proposition de M. Amiable fut repoussée[7]. Mais le député du Puy-de-Dôme eut une rapide revanche : choisi comme président par le convent de 1895, il entendit M. Merchier, rapporteur général des travaux des loges, célébrer avec conviction son œuvre de liturgiste[8]. On peut dire que, dans la maçonnerie française, après une apparence de crise, le symbolisme est demeuré vainqueur.
[7] B. G. O., août-sept. 1890, p. 433-452.
[8] B. G. O., août-sept. 1895, p. 168.
M. Minot, dont les Rituels des trois premiers degrés et de la loge de table, publiés il y a deux ans[9], sont très usités dans les cérémonies secrètes des loges, professe en sa préface que le symbolisme est « la langue de l’égalité, un hommage pratique à la liberté, un puissant moyen d’unité morale », et que « nulle langue humaine n’aura la même force de pénétration et pareille action sensationnelle ». — « Il est aussi indispensable que jamais, poursuit-il, pour l’homme qui a les dévouements du cœur, d’avoir un milieu homogène et gardé pour s’y défendre de la contagion des vices sociaux et jouir de la liberté d’étude et de communication intellectuelle à laquelle font obstacle le tumulte et les aveuglements du dehors. » Et voilà pourquoi M. Minot, dans son rituel du premier degré, ordonne que le profane qui veut devenir maçon soit conduit, les yeux bandés, au « Cabinet de Réflexions » ; qu’on enlève son bandeau et qu’on lui fasse expliquer, par écrit, quelles seraient ses dernières volontés s’il était sur le point de mourir ; que ce « testament », suspendu à la pointe d’un glaive, soit porté au Vénérable ; que le profane, introduit ensuite parmi les Frères, longuement interrogé, soit mené par une route semée d’obstacles au milieu d’un « bruit intense et confus », produit par les Frères armés de glaives, et qu’enfin il mette la main à plat sous sa gorge, pour signifier qu’il aimerait mieux avoir la gorge coupée que de violer les secrets maçonniques. Voilà pourquoi, dans son rituel du second degré, M. Minot stipule que le candidat au grade de « compagnon » recevra, à l’aide d’un maillet, d’un ciseau, d’un compas, d’une règle, d’un livre et d’un niveau, des enseignements sur les sens, les arts, les sciences, les bienfaiteurs de l’humanité et la glorification du travail, et qu’il prêtera un nouveau serment en portant sa main droite à l’endroit du cœur, « les doigts prêts à l’arracher ». Voilà pourquoi, dans son rituel du troisième degré, M. Minot exige que le compagnon qui veut devenir « maître » soit introduit dans une loge tendue de noir et contraint d’enjamber le corps d’un Frère couché par terre, symbole du cadavre de l’architecte Hiram, contemporain de Salomon, qui mourut plutôt que de violer ses serments. Et voilà pourquoi, enfin, dans son rituel de la loge de table, M. Minot règle la façon dont les Frères, après avoir fraternellement partagé la pierre brute et le sable, doivent, en scandant leurs tuiles avec leurs glaives, porter certaines santés avec des canons de poudre rouge ou de poudre forte, tempérée s’ils le veulent par les barriques de poudre blanche qui sont à leur disposition[10]. Tout cela, c’est le symbolisme : il est par ses signes, affirme M. Minot, une « langue universelle ».
[9] Paris, impr. Adolphe Reiff, 1897.
[10] Pierre brute = pain ; sable = sel ; tuile = assiette ; glaive = couteau ; canon = verre ; poudre rouge = vin rouge ; poudre forte = vin blanc ; barrique = bouteille ; poudre blanche = eau. — Cf. le récit de l’initiation de M. Andrieux, raconté par lui-même. (Souvenirs d’un préfet de police, t. I, p. 124-137.)
Il craint, pourtant, qu’elle ne soit « point apte à être comprise de plain-pied » ; et cette crainte le rend assez peu favorable aux rituels pour tenue blanche qui ont fait la réputation de M. Blatin. Mais peu nous importe cette querelle entre officiants, d’autant qu’en fait, les grimoires occultes de M. Minot ne sont pas plus introuvables pour les bouquinistes profanes que les missels élémentaires de M. Blatin. Le symbolisme est, pour la maçonnerie, un élément essentiel, ou tout au moins fort important : c’est là un premier fait ; les textes authentiques affluent pour le prouver, sans qu’il soit besoin de parler ici de satanisme ni de ressusciter de la fosse du mépris, où il s’est définitivement abîmé, le fantôme mystificateur de Diana Vaughan, associée de Lucifer.
Derrière l’image, cherchons l’idée ; et derrière le symbole, la pensée. Le même symbole, à des époques successives, peut abriter des contenus assez différents ; et, comme on peut être assuré que les Bourbons ou Lamartine n’interprétaient point le symbolisme maçonnique comme le font M. Blatin ou M. Minot, il nous faut ici tenir compte des dates et ne point remonter au delà de trente-cinq ans en arrière. En l’an 1864, Alexandre Massol, Vénérable de la loge de la Renaissance, faisait grand bruit dans le monde maçonnique. Il était né en 1806, s’était fait Saint-Simonien, avait suivi jusqu’en Égypte les pérégrinations du P. Enfantin, collaboré, sous la seconde République, au journal de Lamennais, puis à celui de Proudhon ; et sous l’Empire, enfin, il partageait son temps entre l’industrie et la maçonnerie. « La systématisation de la morale indépendante », tel était son rêve : il y voyait, paraît-il, « l’œuvre capitale du siècle, l’aboutissant final de tous les efforts scientifiques depuis le mouvement de la Renaissance, et le seul moyen de coordonner l’éducation laïque, cette garantie du suffrage universel, coordination impossible tant qu’on restera dans les données théologiques ou métaphysiques[11] ».
[11] Adrien Desprez, Massol, p. 20. A la photographie de la Maçonnerie française, Paris, 1865.
Son Rapport sur la question de la Morale, publié dans le Monde maçonnique en avril 1864[12], produisit sur ses Frères une impression profonde. Il expliquait que, sur les ruines de l’idée théologique, l’idée de la morale indépendante devait surgir ; et c’est aux loges qu’il appartiendrait de l’élaborer. La morale, telle qu’il la concevait, reposait sur un fait et sur une idée : le fait, c’est que « l’homme n’est pas un être collectif individuel qui s’ignore, comme l’abeille ou le castor, parties intégrantes d’un organisme qui est leur fin, mais un être qui se sait, un être conscient de lui-même » ; l’idée, c’est le « concept de l’absolue indépendance, autrement dit du franc-arbitre : l’homme est une personne, membre actif d’une association tacitement ou expressément consentie et dont il est la fin ». Massol déduisait, de ces prémisses, la doctrine du « droit pur », exclusive de toute hétéronomie morale. « La réciprocité de respect entre les personnes humaines et la paix ou le trouble qui l’accompagnent » : c’est là ce qui constituait la « conscience », aux yeux de Massol. « Respect de soi, respect des autres, l’homme sacré à l’homme ; par suite, félicité personnelle et harmonie sociale » : ainsi définissait-il la loi morale et sa sanction.
[12] Tirage à part à l’Orient de Paris, 1864.
Cette simplification de l’éthique déplut à beaucoup de maçons. M. Scarchefigue, « orateur » des Amis de l’Ordre, composa contre Massol une réponse qu’il concluait en ces termes : « Dieu existe, toute morale qui ne découle pas de ce grand principe est une morale sans moralité[13] » ; et Charles Fauvety, fondateur de la Revue philosophique et religieuse, fit condamner la philosophie de Massol par la majorité du Conseil de l’Ordre et par le Grand Convent de 1865. Mais l’obstiné novateur ne se découragea point ; peu à peu, suivant les expressions de M. Amiable, « il donna, ou plutôt il rendit à la franc-maçonnerie son orientation véritable en faisant nettement ressortir son caractère dominant[14] » ; il chercha des disciples, et il les trouva ; il devint pour M. Henri Brisson, alors tout jeune, un vieil ami personnel[15], et finalement il obtint, à force d’efforts, que l’éviction de Dieu fût à l’ordre du jour des loges. Fallait-il, oui ou non, supprimer le paragraphe de la constitution maçonnique qui affirmait Dieu et l’immortalité de l’âme ? Ainsi se posait la question. La solution cessa d’être douteuse, en 1875, du jour où la loge parisienne la Clémente Amitié, ayant admis MM. Littré et Ferry aux honneurs de l’initiation, applaudit vigoureusement et fit reproduire par la presse profane une leçon de philosophie positive que professa devant elle M. Littré, et à laquelle M. Ferry fit adhésion[16]. « Ce grand acte, écrivait Edmond About dans le XIXe Siècle, remue profondément Paris, Versailles et la province[17]. » Le convent de 1876 prépara sans plus tarder, et le convent de 1877 vota solennellement la disparition de Dieu : c’est M. Desmons, ancien pasteur de l’Église évangélique, aujourd’hui sénateur du Gard, qui sut emporter cette grave décision[18]. L’on affecta d’expliquer, d’ailleurs, que la maçonnerie n’entendait point détrôner Dieu, mais permettre aux athées l’accès des loges et garantir, ainsi, une absolue liberté de conscience. Les loges de l’étranger, surtout celles d’Angleterre, ne laissèrent point d’être offusquées ; elles exigèrent, parfois, des maçons français qui se présentaient à elles, « une sorte de billet de confession » déiste ; et le convent de 1878, à titre de riposte, autorisa le Grand Orient à constituer des ateliers dans les pays étrangers où la « puissance maçonnique régulière » ne serait point « en relations fraternelles avec lui[19] ». Lorsqu’on tint à Paris, en 1889, le Congrès maçonnique international du Centenaire, M. Desmons sentit la nécessité de rassurer ses hôtes du dehors en affirmant avec insistance qu’« il n’est point exact que notre maçonnerie ait répudié le déisme et l’ait remplacé officiellement par une doctrine nouvelle[20] ».
[13] Réponse au rapport sur la morale du F∴ Massol par le F∴ Scarchefigue, p. 29. Paris, impr. Wittersheim, 1864.
[14] B. G. O., août-septembre 1894, p. 145, et, en général, p. 136-146.
[15] C. R. G. O., 16 janv.-28 févr. 1898, p. 75.
[16] Initiation des FF. Émile Littré, Jules Ferry, H. Chavée (Bibliothèque franc-maçonnique). Paris, au Grand-Orient, 1865.
[17] Le XIXe Siècle, 11 juillet 1878.
[18] Voir C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 467, le compte rendu du banquet Desmons.
[19] B. G. O., oct. 1878, p. 350-360.
[20] Congrès maçon.∴ international du Centenaire ; Compte rendu, p. 95-97 et 104-107. Paris, au Grand-Orient, 1889.
Mais la lecture des publications maçonniques postérieures à 1877 eût sans doute paru moins rassurante aux maçons exotiques. Ils eussent vu M. Fleury, plus tard membre du Conseil de l’Ordre, professant en 1879 à la loge les Philanthropes réunis, balayer, d’un geste implacable, « l’inconnu, le mystérieux, la divinité, avec son cortège de jouissances et de châtiments célestes[21] ». Ils eussent lu, dans le Bulletin maçonnique de mars 1882, un chaleureux éloge du livre de M. Gaston : Dieu, voilà l’ennemi ![22] N’est-ce pas l’« orateur » même du convent de 1885, M. Fernand Faure, alors député de la Gironde et maintenant directeur général de l’enregistrement, qui réclamait l’élimination des idées métaphysiques[23], « véritable infirmité dans l’esprit de l’homme ». Et n’est-ce pas l’« orateur » même du convent de 1886, M. le pasteur Dide, qui disait : « Nous sommes positivistes… Il ne faut pas se préoccuper des causes premières… Nous voulons instituer le culte des réalités[24]. » Le déisme, du reste, ne trouva point de défenseurs dans les convents de 1893, 1894, 1896, où l’on discuta l’inscription des devoirs envers Dieu dans les programmes scolaires[25] ; et l’épuration de ces programmes fut formellement demandée par le convent de 1896, avec l’approbation fort autorisée de M. Cuir, membre du Conseil supérieur de l’instruction publique et Vénérable d’une loge de Lille[26]. Le culte d’une morale indépendante, exclusive de toute métaphysique, est aujourd’hui si strictement observé par la maçonnerie française qu’elle le veut imposer à l’Université de France : « Nos Frères, écrit la Revue maçonnique, doivent créer un mouvement contre l’enseignement déiste et antilaïque qui existe, et réclamer énergiquement l’instruction laïque avec un idéal substitué enfin à l’idéal mystique[27]. » Et je ne sais si l’on trouverait cette instruction et si l’on pourrait entrevoir cet idéal dans les 2.400 vers du poème la Voie du philosophe[28], qu’offrait naguère au Grand Orient M. Leconte, ancien député de l’Indre, — le même qui parlait, à la tribune, de « Monsieur le Pape » : mais certainement on en peut rencontrer l’esquisse dans le Mémoire sur l’éducation maçonnique, présenté par M. Jules Thomas à la loge Bélisaire, d’Alger[29], et dans les Principes de philosophie morale[30], également publiés par ce zélé professeur.
[21] Fleury, Instruction laïque, gratuite et obligatoire, éducation religieuse, éducation laïque et nationale, p. 60, Impr. Nouvelle, Paris, 1879.
[22] Bulletin maçonnique, mars 1882, p. 379.
[23] B. G. O., nov.-déc. 1885, p. 706.
[24] B. G. O., sept. 1886, p. 521.
[25] B. G. O., août-sept. 1893, p. 546 ; août-sept. 1894, p. 208-211 ; — C. R. G. O., 21-26 sept. 1896, p. 203-205.
[26] C. R. G. O., 21-26 sept. 1896, p. 197 ; cf. B. G. O. août-sept. 1894, p. 210.
[27] Revue maçonnique, 1897, p. 91.
[28] B. G. O., août-sept. 1895, p. 277.
[29] Alger, impr. Baldachino, 1890.
[30] Paris, Alcan, 1889.
Au demeurant, nous avons mieux encore. Que M. Hubbard, ancien député de Seine-et-Oise, professe une doctrine, c’est affaire à lui, et personne n’a le droit, ni peut-être le désir, de s’en enquérir. Mais, en 1897, il était l’« orateur » du Grand Convent : on lui avait, suivant ses propres termes, confié « l’inestimable pouvoir d’être, pendant ces jours de vie maçonnique intense qui forment la durée du convent, la voix et le verbe de tous les Frères[31] ». Il profita de ses augustes fonctions pour exposer la doctrine maçonnique au milieu d’applaudissements unanimes.
[31] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 285.
Oui, mes Frères, proclama M. Hubbard, il y a une doctrine maçonnique, une et simple comme tout ce qui est beau et grand. Elle n’est pas un système ; elle n’est pas la conception passagère d’un seul esprit. Elle est le fruit commun du travail intellectuel et moral de nos loges… Nos loges sont les cellules vivantes de la démocratie unie ; elles élaborent lentement, mais sûrement, la conscience collective de la nation. Elles substituent à l’aveugle foi dans une révélation prophétique, s’imposant par la terreur ou l’imposture aux masses, la définition méthodique et assurée des devoirs et des droits de l’homme… Toutes les religions, mes Frères, ont proposé à chaque homme de s’occuper surtout de lui-même, d’assurer son salut en vue de la mort ; elles sont des religions de mort. Votre doctrine est une doctrine de vie, de vie intense, perfectible, toujours ascendante, préoccupée du perfectionnement commun de l’humanité, avec un stoïque dédain de l’avenir personnel. Ce qui vous enthousiasme, c’est le flambeau toujours plus éclatant de l’humanité vivante, et non la destinée, problématique jusqu’à l’invraisemblable, de l’individu disparu… Notre doctrine agit et combat chaque jour, au lieu de se bercer dans le bleu de l’infini, où la poésie peut peindre toutes les illusions de la fantaisie, sans que la raison puisse y voir autre chose que les manifestations relatives du Temps, de l’Espace et de la Force. Activité, amour de l’humanité, préparation du mieux social, vous affirmez que c’est là le meilleur aliment de la vie sentimentale et intellectuelle des hommes… Tandis que le prêtre veut tout subordonner au caprice divin, qu’il forge et représente à sa guise, vous voulez, vous, laïciser l’existence sociale et ramener les décisions communes à un seul objet, lequel n’est pas la plus grande gloire de divinités indémontrables, mais la disparition de maux, hélas ! réels, qui, de tous côtés, soumettent à la souffrance la sensibilité humaine. Telle est notre philosophie directrice, mes Frères[32].
[32] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 286-287.
Il y a une « éducation maçonnique », corrélative de cette philosophie. M. Henri Brisson en donnait l’exemple lorsque, présidant en janvier 1898 la distribution des prix des cours commerciaux au Grand Orient, il remettait à un lauréat privilégié le beau livre historique de M. Émile Bourgeois : le Grand Siècle. « Livre magnifique, très intéressant », déclarait M. Brisson ; et qui ne lui donnerait raison ? Et, après avoir qualifié, l’on ne sait trop pourquoi, de « maître de philosophie », le maître de conférences d’histoire de l’École normale supérieure, M. Brisson recommandait au pupille du Grand Orient de méditer spécialement cette phrase : « Le public, qui pardonna à Louis XIV toutes ses maîtresses, ne lui pardonna pas son confesseur[33]. » Là-dessus, tout l’auditoire applaudit et emporta une idée singulièrement étroite de l’ouvrage de M. Émile Bourgeois. Ce petit trait, tombé de haut, est significatif : je ne sais quelle leçon morale le jeune lauréat en a conservée. Mais nous devons croire, — c’est M. Blatin qui l’a dit à l’Orphelinat maçonnique en 1895, — que « la Maçonnerie possède un grand idéal moral qui lui est propre ». Elle l’a élevé, tour à tour, en face de la monarchie, en face du catholicisme, en face des iniquités sociales : de là, la révolution politique qui s’est faite, la révolution religieuse qui se fait, la révolution sociale qui se fera. M. Blatin définit cet idéal par les mots de « solidarisme, altruisme, fraternité[34] » ; et si le vœu de la loge parisienne Osiris était exaucé, cette éducation serait donnée, dans chaque hameau de France, par un « conseiller du peuple », sorte de fonctionnaire gratuit installé « parallèlement à la fonction sacerdotale[35] ».
[33] C. R. G. O., 16 janv.-28 fév. 1898, p. 86-87.
[34] B. G. O., février 1895, p. 493-494.
[35] Revue maçonnique, juillet 1898, p. 131 et suiv.
Volontiers, on soutiendrait, au Grand Orient, que la maçonnerie, tout ensemble immuable et progressive, a toujours eu la même philosophie et caressé le même idéal. Le Conseil de l’Ordre, en 1897, dans une « déclaration » destinée à une grande publicité, proclama que la maçonnerie, appuyée sur la science, trouve dans les « rapports familiaux et sociaux » l’origine des « idées de devoir, de bien, de mal et de justice » ; qu’elle s’efforce de « dégager la morale des superstitions religieuses et des théories de la métaphysique » ; et qu’« à toutes les époques de son histoire la diffusion de la science et celle de la morale indépendante ont figuré en tête de son programme[36] ». Il est permis de voir, dans cette dernière affirmation, une demi-ingratitude à l’égard de Massol, en même temps qu’une certaine désinvolture à l’endroit des maçons avancés en âge, qui prêtèrent serment, jadis, au Grand Architecte de l’Univers. Aujourd’hui, les nouveaux initiés ne connaissent plus d’autre architecte qu’Hiram ; encore est-il mort, et lorsqu’on leur montre son cadavre fictif, ce n’est point pour qu’ils l’honorent, mais pour qu’ils l’enjambent.
[36] C. R. G. O., 1er juillet-31 août 1897, p. 16-18.
De Massol à M. Hubbard, la jeune philosophie maçonnique semble avoir acquis, non point à vrai dire plus de précision, mais au moins plus de relief. Massol, qui travaillait avec des réminiscences positivistes, identifiait à peu près l’« état métaphysique » et l’« état théologique », condamnait l’un et l’autre, et souhaitait l’avènement rapide de l’« état positif » ; il aspirait, même, à seconder cette évolution naturelle des choses, et il patientait. M. Hubbard et les maçons d’aujourd’hui la veulent brusquer ; ils justifient avec éclat ce qu’écrivait un jour un philosophe de valeur, très expert en positivisme, M. Raymond Thamin : « Le positivisme, observait-il, est un dogmatisme où les fanatiques de l’incrédulité trouvent à la fois des armes et des excuses…; et voilà organisée la pire des intolérances[37]… » Ce n’est pas seulement dans les écrits de Massol ou de Littré, c’est un peu partout que la maçonnerie cherche des armes et des excuses : elle introduit dans sa doctrine les ingrédients philosophiques les plus hétérogènes ; et M. Hubbard disant, en 1897 : « Notre doctrine n’est pas un système », avait plus raison qu’il ne le croyait.
[37] Thamin, Éducation et positivisme, p. 22-23. Paris, Alcan.
Le maçon qui cherche la gloire de penseur et qui, dans sa loge, l’obtient en général sans trop de peine, a l’habitude, dans les doctrines philosophiques qui l’entourent, de cueillir une idée négative avec deux ou trois vocables qui, par leur longueur ou leur sonorité, lui semblent avoir un aspect auguste. Au positivisme, par exemple, il emprunte la négation du transcendant et le mot d’altruisme : quant aux conceptions sociologiques de Comte, singulièrement hostiles, on le sait, à l’œuvre de la Révolution française, à l’individualisme de 1789 et à la fausse notion de la liberté, le maçon semble les ignorer. Au matérialisme évolutionniste, il emprunte la négation de l’âme ; mais songe-t-il à se demander comment les théories de la lutte pour la vie, édifiées par cette philosophie sur les ruines des doctrines archaïques, se concilient avec les principes de solidarité que lui, maçon, se targue d’incarner ? Il professe le culte des grands hommes ; au convent de 1898, on a prié M. Léon Bourgeois, alors ministre de l’Instruction publique, d’organiser chaque année, le 14 juillet, la fête d’un grand homme ; tel Michelet en juillet dernier[38]. Mais les notables que la maçonnerie reçoit dans son Panthéon obtiennent ses hommages en raison du rôle de destructeurs qu’ils jouèrent, non en raison de leur rôle d’architectes : à l’inverse de cet éclectisme superficiel qui enseignait, il y a un demi-siècle, que tous les systèmes sont vrais en ce qu’ils affirment et faux en ce qu’ils nient, la maçonnerie apparaît comme l’adoratrice des négations.
[38] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 279.
Rien n’est plus curieux, d’ailleurs, que l’incessant emploi qu’elle fait du mot « tolérance » ; et j’y verrais moins, pour ma part, le résultat d’une hypocrisie que l’effet d’un contresens. Être tolérant, pour le vulgaire, signifie laisser à toutes les opinions un large et libre champ d’épanouissement. Pour la maçonnerie, — et peut-être Voltaire fut-il, à cet égard, le plus accompli des maçons, — cela veut dire : lutter contre toute intolérance. Or l’affirmation est en elle-même une intolérance, puisqu’elle exclut son contraire : a fortiori passe-t-elle pour une oppression lorsqu’elle porte sur un objet transcendant. Toute idée susceptible d’être niée par un maçon est intolérante ou risque de devenir telle, par là même qu’elle s’énonce ; il y a donc là un danger : l’intolérance personnelle du maçon à l’endroit de cette idée est un hommage suprême à la « tolérance » abstraite ; et c’est ainsi qu’au nom de cette « tolérance », toute spéculation dépassant la sphère des réalités vérifiables, nous allions dire brutales, est ouvertement proscrite, de même qu’au nom de la « liberté absolue de conscience » on déclare « qu’on ne peut ni ne veut avoir aucun respect pour les pratiques religieuses[39] ». M. Blatin, en 1894, à la conférence maçonnique internationale d’Anvers, a très clairement expliqué qu’au XVIIIe siècle, quand il n’y avait que des déistes, — et M. Blatin, sans doute, ignorait Helvétius et d’Holbach, — le vocable du « Grand Architecte » n’avait rien d’intolérant, mais qu’à notre époque, où les athées sont nombreux, ce vocable était devenu « un drapeau d’intolérance, dont la suppression s’imposait[40] ». Tandis que les précurseurs de l’idée de tolérance avaient la généreuse ambition d’élargir le champ de la pensée afin qu’on pût à souhait le meubler et l’enrichir, la théorie maçonnique dépeuple ce champ, elle paralyse l’initiative des semeurs ; elle méconnaît ou elle ignore ces « phénomènes mystérieux de la conscience et de la pensée », dont parle quelque part M. Armand Gautier, et qui, d’après lui, « échappent à la fois à l’expérience et à la mesure et font partie du domaine métaphysique[41] ». Elle s’annonce avec fracas, s’affiche avec une impérieuse emphase ; et puis, en fin de compte, autour d’elle et derrière elle, elle n’a fait que le vide…
[39] B. G. O., août-sept. 1895, p. 308-309.
[40] B. G. O., mai 1895, p. 71. — Cf., dans le rapport de M. Merchier au convent de 1895, B. G. O., août 1895, p. 167, un passage analogue sur les « trois étapes de la tolérance ».
[41] Leçons de chimie biologique, 2e édit., II, p. 814.
C’est la haine de toute religion et de toute métaphysique qui assure à la philosophie maçonnique une apparence d’homogénéité et une parfaite fixité d’attitude : elle est, avant tout, anticonfessionnelle, et plus spécialement antipapiste ; et la maçonnerie qui la professe doit être, suivant un mot de M. Fernand Faure au convent de 1885, l’« Association professionnelle des libres penseurs[42] ». « Cette philosophie est essentiellement agissante, déclarait M. Hubbard au convent de 1897 ; elle commande une politique[43]. » Et il définissait cette politique : « Chacun de nous, comme citoyen, peut avoir son guidon préféré, mais il y a un drapeau commun qui nous abrite tous, radicaux, progressistes, socialistes, sous les mêmes plis. Ce drapeau n’est directement opposé qu’à la bannière papiste. Il servira de ralliement, à l’heure du scrutin décisif, à tous ceux que la philosophie humanitaire a pénétrés de l’esprit de solidarité. C’est le drapeau de la philosophie[44] ». La harangue de M. Hubbard répondait si intimement aux sentiments de l’assemblée que M. Rabier, député d’Orléans et membre du Conseil de l’Ordre du Grand Orient, en fit voter, par acclamation, la diffusion dans le monde profane. Il résultait de ce « magnifique discours », — l’éloge est encore de M. Rabier, — que la maçonnerie a une politique et que cette politique est le corollaire de sa philosophie. « Il faut, mes Frères, insistait le député d’Orléans, que la France entière sache, que tous les républicains sachent, que tous les membres du Parlement francs-maçons sachent ce que pensent les délégués de la maçonnerie française[45]. » C’est justement ce qu’à notre tour nous voulons savoir, mais nous ne nous contenterons pas du discours de M. Hubbard.
[42] B. G. O., nov.-déc. 1885, p. 708.
[43] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 287.
[44] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 295.
[45] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 297.
On a les preuves, aujourd’hui, que, dès le temps de la Révolution française, la maçonnerie avait, à proprement parler, une politique. Louis Blanc, le premier, avait signalé ce fait ; les publications maçonniques de Jouaust et d’Amiable l’ont mis en relief[46], et le Conseil de l’Ordre, enfin, dans son manifeste de 1897, n’a pas craint d’affirmer que les loges du siècle passé avaient élaboré la Déclaration des droits de l’homme[47]. Les destins et l’action de la maçonnerie sous nos divers régimes monarchiques ou césariens intéressent probablement les amateurs de curiosités : le rapport historique que fit à ce sujet M. Colfavru, alors député de Seine-et-Oise, au Congrès international maçonnique de 1889, est un guide excellent. C’est en 1870 seulement que la maçonnerie recommença de s’afficher comme une puissance politique. « Elle fut, nous dit M. Colfavru, la pépinière où le gouvernement de la Défense nationale allait trouver ses plus fermes et ses plus énergiques représentants. C’est de nos rangs que sont sortis les hommes les plus considérables du gouvernement de la République et du parti républicain[48]. » — « Les loges maçonniques, écrivait en 1887 Anatole de la Forge, député de la Seine, au président du Conseil des Ministres, ont été le berceau de la France nouvelle[49]. » — « Sainte maçonnerie, s’exclamait en 1888 l’« orateur » du convent, M. Dequaire ; sainte, c’est-à-dire trois fois consacrée, tu es la grande crucifiée de la République ! C’est toi qui souffres pour elle ! C’est toi qui pratiques sur toi-même toutes les expériences salutaires ! C’est toi, mère dévouée, institutrice admirable de la démocratie, qui ne transportes dans le monde profane que celles de tes tentatives qui ont réussi dans tes flancs[50] ! » — « La République est fille du Grand Orient », disaient M. Poulle en 1894 et M. Desmons en 1895[51]. « Franc-maçonnerie et République sont précisément la même chose », répétait M. Lucipia[52]. Devenue majeure, la République avait paru consentir que l’« esprit nouveau » ratifiât sa majorité par une émancipation : c’est l’heure que le Grand Orient choisissait pour affirmer ses droits de paternité et pour proclamer ouvertement son intention de les faire valoir, jusqu’à épuisement, sur le terrain politique. « Dans l’ancien temps, expliquait en 1895 M. Rousselle, ancien président du Conseil municipal de Paris, on disait : En maçonnerie, il ne faut pas faire de politique. Eh bien ! ne faisons pas de politique si vous voulez, mais faisons de l’action ; changeons le mot pour conserver la chose ; faisons de la politique sous une autre forme, mais faisons de la politique, c’est le seul moyen que la maçonnerie puisse vivre[53]. »
[46] Jouaust, Histoire du Grand Orient de France, Rennes et Paris, 1865. — Jouaust, la Maçonnerie à Rennes jusqu’en 1789 (Monde maçonnique, décembre 1859.) — Amiable, Rapport au Congrès international du Centenaire, publié dans le Compte rendu, p. 67 et suiv.
[47] C. R. G. O., 1er juill.-31 août 1897, p. 19. — M. Colfavru, B. G. O., nov.-déc. 1885, p. 739, prétendait que Mirabeau disposait de sept cents loges.
[48] Congrès international du Centenaire, Compte rendu, p. 98.
[49] Cité dans B. G. O., mars-juillet 1894, p. 47.
[50] B. G. O., août-sept. 1888, p. 576.
[51] B. G. O., août-sept. 1894, p. 401, et août-sept. 1895, p. 369.
[52] B. G. O., décemb. 1895, p. 467.
[53] B. G. O., août-sept. 1895, p. 380.
L’avenir, sans doute, pourra diviser l’histoire de la troisième République en deux périodes, entre lesquelles l’année 1894 marque à peu près la transition. Avant cette date, la maçonnerie « fit de la politique » en prétendant souvent, par « formalisme », qu’elle n’en faisait point[54] ; elle en fit encore, après cette date, en alléguant qu’elle « faisait de l’action ». — « C’est la maçonnerie, disait M. Hubbard au convent de 1897, qui a fait passer dans la législation de la troisième République les lois militaires et scolaires[55] » ; on en aurait en effet la preuve en étudiant, à vingt années en arrière, les comptes rendus des convents ; nous n’insisterons point ; l’élaboration de ces lois appartenant déjà, ou peu s’en faut, à l’histoire ancienne. Ce qui marque l’attitude de la maçonnerie dans cette première période, c’est qu’elle ne se mêle point, ouvertement, publiquement, aux modifications ministérielles. Maîtresse et gardienne de la philosophie républicaine, éducatrice attitrée de presque tous les hommes du parti républicain, elle traite ce parti comme une chose qui lui appartient, et c’est un droit de propriété dont elle est si convaincue qu’elle demeure sans inquiétude, quels que soient les hommes que ce parti pousse au devoir. D’ailleurs, la suspicion presque unanime où les catholiques tenaient la forme républicaine offrait à la franc-maçonnerie un prétexte plausible pour présenter ses doctrines antireligieuses comme étroitement connexes aux intérêts de la République. Mais, lorsque les instructions de Léon XIII et les déclarations de M. Spuller eurent troublé l’échiquier de la politique française, la maçonnerie crut sentir qu’une fraction du parti républicain lui échappait : de là, depuis cinq ans, le surcroît d’exigences qu’elle témoigne, les vœux spécialement vexatoires qu’elle multiplie, les sommations dont elle fatigue les ministères douteux, les audacieux compliments qu’elle assène aux ministères dociles.
[54] Comparer, au convent de 1886, cette curieuse déclaration de M. Gonnard : « Il fut un moment non pas de règle, mais de formalisme, de déclarer que la Maç∴ ne s’occupait ni de religion ni de politique. Était-ce de l’hypocrisie : je ne le dirais pas. C’était sous l’impression des lois et de la police que nous étions obligés de dissimuler ce que nous tous avons mission de faire, ou plutôt de faire uniquement. » (B. G. O., sept. 1886, p. 545.)
[55] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 289.
« Il pourrait sembler à première vue, disait en 1894 l’orateur du convent, M. Gadaud, sénateur de la Dordogne, que la franc-maçonnerie, qui n’est autre chose que la République à couvert, comme la République elle-même n’est autre chose que la franc-maçonnerie à découvert, doive arrêter là son rôle politique, puisque la République est devenue un gouvernement acquis et définitif. Il n’en est rien. Plus que jamais le concours de la franc-maçonnerie est indispensable à la République. » Et M. Gadaud, qui peu de mois après devenait ministre, dénonçait en termes énergiques le péril du « ralliement » et l’artifice de l’« esprit nouveau[56] ». C’est pour fournir des munitions à la « bataille contre l’« esprit nouveau[57] » que M. Dequaire, devenu depuis lors, par un choix étrange, inspecteur d’académie dans l’inflammable région des Cévennes, obtenait du convent le vote d’un impôt de capitation supplémentaire de 1 franc par tête, exigible de tous les maçons. Il appela plus tard cette assemblée le « convent de l’organisation[58] » ; l’œuvre de propagande était désormais créée.
[56] B. G. O., août-sept. 1894, p. 389.
[57] B. G. O., août-sept. 1894, p. 372.
[58] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 445.
Nécessité de refaire à l’image de l’unité maçonnique l’unité du parti républicain et d’emprunter à la doctrine maçonnique les idées directrices qui permettent de grouper pour une action commune les éléments du parti républicain : ainsi s’intitulait une brochure qui parut à Saint-Étienne, dans l’été de 1895[59], à la suite du Congrès des Loges de l’Est. M. Chandioux, député de la Nièvre, et quelques-uns de ses Frères recommandaient dans cette brochure, avec une insistance anxieuse, la concentration à gauche ; et c’est sous l’impression de cette publication, que s’ouvrit le convent de 1895. Il fut, nous dit M. Dequaire, « le convent de la doctrine ». M. Delpech, alors professeur au collège de Foix, et plus tard sénateur de l’Ariège, en était l’orateur : son discours, synthèse de la « doctrine », fut un long tressaillement d’angoisse et d’effroi ; Vasquez, Sanchez, Gury, Thomas d’Aquin, le « sacré cœur de Marie Alacoque » furent tour à tour flétris avec emportement ; le christianisme fut accusé de « banqueroute frauduleuse » et l’École normale supérieure de cléricalisme ; l’anathème fut jeté contre cette « cohue de Jésuites, de revenants des temps passés et de décadents fin de siècle, associés pour des intérêts divers dans une action commune contre la civilisation » ; et l’orateur frissonnait d’un tremblement incurable en discernant, parmi cette cohue, un « peuple de moines microcéphales », et, tout en tête, le « maître Jacques qui joue à Rome le Père éternel » : M. Delpech désignait ainsi Léon XIII. « Voix et verbe » de ses Frères, il poursuivait en invitant les maçons à « veiller jusqu’au jour où les ministères, les administrations diverses, les armées de terre et de mer, seraient dégagés de toute influence papaline et jésuitique », et en prophétisant que, ce jour-là, la maçonnerie monterait à Montmartre, y proclamerait « la déchéance définitive du Pape et dresserait, sur le parvis de la basilique, un monument dédié à toutes les victimes des fanatismes religieux[60] ».
[59] Saint-Étienne : impr. du Stéphanois, 1895.
[60] B. G. O., août-sept. 1895, p. 357-368. Il ne faudrait point voir dans cette prophétie une simple hyperbole oratoire, mais plutôt l’expression imagée d’un certain plan maçonnique, qu’indiquait, dès l’an 1883, M. Blatin, « orateur » du convent : « Dans ces édifices élevés de toutes parts, depuis des siècles, aux superstitions religieuses et aux suprématies sacerdotales, nous serons peut-être appelés, à notre tour, à prêcher nos doctrines et, au lieu de psalmodies cléricales qui y résonnent encore, ce seront les maillets, les batteries et les acclamations de notre Ordre qui en feront retentir les larges voûtes et les vastes piliers. » (B. G. O., sept. 1883, p. 645.)
Avec une vue plus courte, mais plus efficace, M. Blatin signifiait, au même convent, que la France avait « un gouvernement réactionnaire appuyé sur une majorité dont les doctrines, les tendances, l’orientation n’ont absolument rien de conforme avec les doctrines et l’orientation de la maçonnerie ». C’est surtout à M. le général Zurlinden, ministre de la Guerre, que s’appliquaient les reproches de M. Blatin : on était mécontent, au convent, des conséquences qu’avait eue l’interpellation de M. Rabier sur le cléricalisme dans l’armée ; on se plaignait que certains chefs pussent s’autoriser d’une circulaire du ministère de la Guerre pour interdire à leurs subordonnés l’accès des loges ; et M. Blatin s’acharnait sur les « bureaucrates et ronds-de-cuir » de la rue Saint-Dominique, « qui sont absolument à la dévotion des cléricaux[61] ». Moins de quatre ans après, on a vu s’accentuer cette offensive de la maçonnerie[62], et l’histoire ramenait, en face de M. Blatin et de ses Frères, M. le général Zurlinden… Enfin le convent de 1895 fit une démarche éloquente, plus éloquente même que les discours de M. Delpech et de M. Blatin, en acclamant comme président du Grand Orient M. Lucipia. Les juridictions répressives qui suivirent la Commune avaient impliqué M. Lucipia dans l’affaire de l’assassinat des dominicains d’Arcueil ; et, parmi les souvenirs qui désignaient cet homme politique à la confiance de la maçonnerie, M. Desmons ne craignit pas de rappeler « les longs mois passés au bagne ». M. Lucipia répondit avec franchise : « Bien que les cheveux aient blanchi, si les circonstances étaient les mêmes, votre frère Lucipia serait le même[63]. » Le procès-verbal, ici, marque de vifs applaudissements.
[61] B. G. O., août-sept. 1895, p. 202.
[62] Vœux de M. Geyer, receveur des finances à Saint-Jean-d’Angely, en son nom personnel, et de M. Dazet, avocat, au nom du Conseil de l’Ordre, à l’ouverture du convent de 1898. (C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 11-15.)
[63] B. G. O., août-sept. 1895, p. 370 et 376.
L’année 1896 fut tragique pour la maçonnerie : subitement elle escalada le Capitole, et puis en descendit. Au début de l’année, M. Léon Bourgeois était au pouvoir avec sept de ses « Frères » ; et, s’il « tint à marcher de l’avant », c’était, comme il le déclara plus tard dans une loge de Suresnes, parce qu’il « savait devoir être suivi par les maçons de France[64] ». La joie des loges fut immense. « Pour la première fois, déclarait M. Friquet, président de la Grande Loge symbolique écossaise, en portant un toast à M. Mesureur, nous possédons un gouvernement vraiment, entièrement démocratique, un gouvernement de maçons, et de maçons dignes de ce nom. Il me suffira de citer, parmi les ministres profanes, M. Berthelot, pour avoir le droit de dire qu’il ne leur manque, pour être des nôtres, que la formalité de l’initiation[65]. » M. Combes se flattait hautement de rester, au pouvoir, un maçon militant[66]. M. Guieysse présidait avec M. Mesureur la distribution des prix des cours commerciaux du Grand Orient ; ils étaient présentés à l’assistance par M. Lucipia lui-même, comme des « maçons soucieux de leurs engagements » ; et M. Guieysse répondait, avec l’autorité d’un homme d’État et la gravité d’un homme d’Église : « C’est dans la maçonnerie que j’ai trouvé la plus haute expression de la règle qui doit guider les hommes dans la vie[67]. » MM. Bourgeois et Doumer se faisaient présenter à Lyon cent vingt délégués des loges ; M. Alfred Faure, député radical du Rhône, interprète de ce cortège, témoignait aux deux ministres avec quel « orgueil de famille » les maçons saluaient, dans le Cabinet, « les plus illustres d’entre leurs Frères » ; et, priant M. Bourgeois de compter sur leur « action politique », sur leur « concours le plus généreux » il sollicitait, en finissant, les palmes académiques pour le doyen de la maçonnerie lyonnaise : alors, « au milieu de l’émotion générale », MM. Bourgeois et Doumer[68], « instantanément », exauçaient cette demande, et, « séance tenante », ce « doyen d’une espèce rare » était décoré. La maçonnerie des départements, partout, s’abandonnait à l’enthousiasme ; la loge de Bar-le-Duc constatait avec fierté que le programme du cabinet Bourgeois était identique au programme d’action politique voté à Épinal en 1893 et à Mâcon en 1894 par les congrès des Loges de l’Est[69] ; et la Revue maçonnique, organe de l’« écossisme », coupable de certaines réserves à l’endroit de M. Bourgeois[70], eut à subir le désabonnement officiel de plusieurs loges, formellement approuvées par le Grand Orient[71].
[64] C. R. G. O., sept.-oct. 1897, p. 23.
[65] Revue maçonnique, 1896, p. 3-5.
[66] C. R. G. O., mai-juin 1897, p. 5.
[67] B. G. O., fév. 1896, p. 534-535.
[68] B. G. O., janv. 1896, p. 491-494. — « Lyon est en train de devenir quelque chose comme la Mecque de la maçonnerie », disaient Les Débats du 3 mars 1896.
[69] B. G. O., décemb. 1895, p. 469.
[70] Rev. maç., 1896, p. 97-101.
[71] Rev. maç., 1896, p. 101-104. — C. R. G. O., nov. 1896-janv. 1897, p. 12-13.
Par surcroît, la maçonnerie, inlassable en sa victoire, se piquait d’avoir capté la plus haute magistrature de l’État. Elle avait, au congrès de 1895, appuyé de ses vœux et de ses votes la candidature de M. Brisson à la présidence de la République : M. Brisson avait échoué, et, trois ans après, avec une amertume étrangement tenace, M. Desmons, dans un discours public, déplorait encore cet « échec immérité » ; bref, l’installation de M. Félix Faure à l’Élysée avait été une défaite de la fraction maçonnique. Mais la maçonnerie, par un acte de haute politique, transforma sa défaite en victoire. Elle retrouva, dans le passé de M. Félix Faure, certains liens d’initiation contractés au Havre, en 1865, à la loge l’Aménité[72], et le souvenir de conférences qu’il avait faites plus tard, dans cette loge, sur les budgets contemporains[73] ; elle allégua ces deux faits et profita de l’inaltérable courtoisie du Président de la République pour envahir les préfectures, où l’amenaient ses voyages successifs. A Clermont-Ferrand, en mai 1895, M. Blatin lui présentait les délégués de soixante-cinq loges[74] ; on ébruitait la nouvelle dans la presse profane, avec une habileté consommée ; et quelques semaines après, dans une grande tenue maçonnique à Neuilly, un orateur, exploitant l’incident de Clermont, qualifiait M. Félix Faure de « maçon fidèle et actif », et encourageait les fonctionnaires à être « maçons comme le Président de la République[75] ». Cet orateur n’était autre que M. Léon Bourgeois. Devenu ministre, il sut organiser, autour des voyages de M. Félix Faure, de vraies mobilisations maçonniques : tantôt les Frères offraient au Président un « bijou[76] » ; tantôt ils le venaient saluer, en grand nombre, à des heures matinales, que le sommeil, à défaut du protocole, eût suffi pour interdire. La maçonnerie se faisait inopportune et importune, afin de laisser croire à son règne ; et l’on pouvait se demander si M. Bourgeois n’espérait point la faire régner, par une double intimidation, sur la France et sur l’Élysée, et si l’on ne rêvait pas d’agir avec M. Félix Faure comme la légende reprochait à la Congrégation d’avoir agi avec Charles X.
[72] B. G. O., avril 1895, p. 28.
[73] Congrès maçonnique international du Centenaire, Compte rendu, p. 131.
[74] B. G. O., mai 1895, p. 62-63.
[75] B. G. O., juin 1895, p. 95-97.
[76] B. G. O., mars-avril 1896, p. 18-19.
Mais ces aspirations furent déçues : les « cléricalismes coalisés », que dénonçaient plus tard, à la loge les Trois Frères, de Bergerac, MM. Combes et Delpech[77], l’emportèrent sur le cabinet Bourgeois ; en mai 1896, M. Méline prit le pouvoir. C’est M. Dequaire qui, cette année-là, présidait le convent de septembre ; et le toast savamment étudié par lequel il porta la santé de M. Félix Faure laissait pressentir l’écroulement d’un songe. Il rappelait une fois encore, — n’ayant rien autre à rappeler, — la lecture sur les budgets contemporains, dont M. Félix Faure avait jadis honoré la loge l’Aménité, et il ajoutait : « Nous aimons à associer à ce souvenir une espérance, l’espérance que ce Frère, en présidant aux destinées de la France, saura rester fidèle à son passé maçonnique, au nom duquel nous ne lui demandons qu’une chose : continuer à servir cette démocratie dont il est issu et qu’il a le devoir de représenter à la magistrature suprême de notre pays. C’est dans ces sentiments, c’est avec le souvenir d’un passé qui ne se peut discuter, puisqu’il est fixé dans l’histoire de notre Ordre, c’est avec l’espérance que justifie ce passé, c’est avec une confiance raisonnée dans les sentiments démocratiques du Président de la République que je lève mon verre à notre Frère Faure, et surtout, dominant sa haute personnalité, à la République française[78]. » Il y avait dans ce toast, avec beaucoup de mauvaise grâce, à côté d’espérances découragées qui n’osaient plus se traduire en sommations, des évocations du passé qui étaient toutes proches d’expirer en menaces. M. Mamelle, président de la Grande Loge symbolique écossaise, but à son tour à la politique de « concentration républicaine » et déplora le fossé qui s’était creusé entre républicains[79] ; et sa loge, la Justice, envoyait secrètement une souscription au Comité d’action pour les réformes républicaines, fondé par MM. Mesureur et Bourgeois[80]. Les sommations de M. Mamelle ne furent ni acceptées ni peut-être connues de M. Méline ; et, peu après, MM. Bourgeois et Isambert, reçus en grande pompe par une loge d’Orléans, jetèrent le gant, d’un geste décisif, à la politique de « piétinement sur place » et du « 16 mai à l’amiable[81] ».
[77] C. R. G. O., mai-juin 1897, p. 21.
[78] C. R. G. O., 21-26 sept. 1896, p. 356.
[79] C. R. G. O., 21-26 sept. 1896, p. 375.
[80] Revue maçonnique, 1896, p. 117.
[81] C. R. G. O., décemb. 1896-janv. 1897, p. 27.
Aussi le convent de 1897 sonna-t-il vigoureusement l’attaque contre le gouvernement du pays. Comme si l’on voulait châtier M. Félix Faure d’avoir rempli ses devoirs de chef d’État en secondant les intentions pacificatrices de M. Méline, on ne but point à la santé du Président de la République. « Je ne veux pas parler de celui-là, j’aime mieux le tenir dans le silence[82] », devait s’exclamer, au convent de 1898, M. Urbain, président de la Grande Loge écossaise ; en 1897, on se contentait encore de se taire, sans faire observer que l’on se taisait. Mais M. Méline, lui, fut abreuvé d’invectives. Un publiciste de Meulan, M. Maréchaux, rapporteur de la commission de propagande, dénonça la « promiscuité infâme entre l’or des fonds secrets et la mitraille dorée du Vatican », le pape devenant « socialiste », les curés « chantant des Te Deum pour la République[83] ». — « La maçonnerie, déclara M. le colonel Sever, député socialiste du Nord, doit tout entière se précipiter dans la lutte, son Conseil de l’Ordre en tête[84]. » M. Hubbard recueillit une triple salve d’applaudissements en flétrissant le ministère « qui transforme la France en une province vassale de la congrégation du Gesù, du collège des cardinaux italiens, du pape italien infaillible[85] ». M. Dequaire fut vivement fêté lorsque, faisant bon marché de l’interdiction que lui avait faite M. Rambaud, ministre de l’instruction publique[86], de porter d’un bout à l’autre du territoire son activité de « commis voyageur en maçonnerie[87] », il clôtura le banquet du convent en criant que c’était la « veillée des armes[88] ». — « De l’action, citoyens, encore de l’action, et toujours de l’action[89] ! » C’est M. Lucipia qui poussait cette clameur, et M. Urbain saluait en lui son « ancien complice d’il y a vingt-sept ans, son compagnon de bagne[90] ». Les réminiscences de l’insurrection de 1871 emplissaient l’atmosphère de la rue Cadet. Le mot de « trésor de guerre[91] » était prononcé ; c’est sur les lèvres de M. Adrien Duvand, l’instigateur de nos « patronages laïques », qu’on le saisissait, et M. Duvand voulait, au nom de la commission de propagande, « englober dans la grande famille qui lutterait en mai toutes les fractions dignes de ce nom du parti républicain[92] ».
[82] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 439.
[83] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 176.
[84] C. R. G. O., id., p. 153.
[85] C. R. G. O., id., p. 294-295.
[86] Voir C. R. G. O., avril-mai 1897, p. 25-26, 42-43 ; mai-juin 1897, p. 21, les protestations des loges contre cette interdiction de « l’ex-frère Rambaud, qui oublie que la République a pris naissance dans les loges ».
[87] B. G. O., août-sept. 1894, p. 380.
[88] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 309.
[89] C. R. G. O., id., p. 310.
[90] C. R. G. O., id., p. 305. — Cf. C. R. G. O., 6 janv.-28 févr. 1899 : au début de cette année, à Saint-Geniès-de-Malgoirès (Gard), une fête maçonnique fut donnée en l’honneur de M. Desmons ; les habitants, pour rendre hommage à M. Lucipia, qui y assistait, inscrivirent à la craie, sur leurs portes, le no 25217, que M. Lucipia portait au bagne.
[91] C. R. G. O., id., p. 181.
[92] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 182. — Le congrès des Loges de l’Ouest, tenu à Angoulême, venait aussi de se prononcer pour la concentration à gauche (Compte rendu, p. 48.)
A quel prix s’achetait ce nom de « républicain » ? De sourdes divisions sillonnaient l’assemblée ; la question de l’anticléricalisme était claire pour tous ; mais, pour quelques-uns, la question du socialisme conservait beaucoup d’obscurités. La crânerie de M. Lucipia, de M. Dequaire, de quelques autres encore, acheva de combler le fossé qui séparait encore le radicalisme maçonnique et le socialisme. On se rappelait, d’ailleurs, le discours de M. Dequaire, en 1893, sur la tombe de Benoît Malon : socialisme et maçonnerie y étaient identifiés[93]. Et n’est-ce pas M. Lucipia qui, en 1894 et 1895, avait insisté pour que le convent, docile d’ailleurs à l’exemple du Congrès des Loges du Centre[94], envoyât une obole aux mineurs de Graissessac, aux mineurs de Carmaux, aux corsetières de Limoges[95] ? Il était possible, en 1897, de faire un pas de plus : le convent, par une demi-surprise, imposa aux candidats qui désireraient le soutien des loges la promesse de voter, au Palais-Bourbon, « toutes les lois socialistes et ouvrières[96] » ; et puis on rassura les vieilles troupes, enlizées encore dans un certain « opportunisme », en substituant à cette première formule une formule plus vague et d’un aspect moins révolutionnaire. Le vote, néanmoins, demeurait significatif ; et, dans cette assemblée secrète, les armes s’affinèrent pour la mêlée publique, en faveur des candidats de l’extrême gauche, socialistes inclus.
[93] B. G. O., août-sept. 1893, p. 593 et suiv.
[94] Revue maçonnique, juin 1895, p. 133.
[95] B. G. O., août-sept. 1894, p. 385 ; août-sept. 1895, p. 192-196.
[96] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 234-239.
Elles furent brandies, en 1898, d’un bout à l’autre de la France, contre « cette horde de perfides et de travestis que Victor Hugo, prophète, appelait l’immensité des Poux[97] » ; et grâce aux dépenses, « beaucoup plus grandes que les années précédentes[98] », qu’avait faites la Commission de propagande, la maçonnerie, « non pas officiellement, mais d’une manière effective néanmoins, descendit partout dans l’arène[99] ». M. Massé, député radical de la Nièvre, a dit, au convent de 1898, l’occulte héroïsme de ses Frères : rapporteur de la commission de propagande, nul n’était mieux qualifié pour parler avec exactitude et conclure avec vaillance. « Ne nous endormons pas sur des lauriers éphémères, s’écria-t-il : fêtons la victoire d’hier en nous préparant aux luttes de demain, et que, dans la paix comme dans la guerre, notre mot d’ordre reste éternellement le même : le cléricalisme, voilà l’ennemi[100] ! » Lorsque Gambetta forgeait cette devise de circonstance, il eût été fort surpris si on lui eût révélé qu’il travaillait pour l’éternité ; il avait d’ailleurs un sens trop délicat des vicissitudes historiques pour accepter une pareille prévision.
[97] Discours de M. Viguier, conseiller municipal de Paris, et membre du Conseil de l’Ordre, aux obsèques du F∴ Lartigue (20 juin 1898).
[98] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 273.
[99] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 275-276.
[100] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 292.
Mais le « cléricalisme maçonnique », pour reprendre l’expression piquante de M. Lenervien[101], a l’immutabilité d’une Église ; avec une sûreté toute dogmatique, il enseigne l’évolution future, comme les confessions chrétiennes enseignent les fins dernières ; et la politique se doit assouplir à son dogme, dont le premier article est la négation de l’idée religieuse. La maçonnerie sait, aussi, que la continuité des maximes devient une force inusable, lorsqu’elle a pour auxiliaire, au fond des âmes, la continuité des passions ; et qu’importe que les intelligences s’ennuient du mot d’ordre maçonnique, si les passions, incessamment, lui renouvellent leur adhésion ?
[101] Le cléricalisme maçonnique : Paris, Perrin, aussi intéressant que « documenté ».
Vénérables et surveillants, experts et tuileurs, maîtres et compagnons, Frères de tout grade s’échelonnant sur les trente-trois degrés symboliques, ils sont en tout, dans l’armée du Grand Orient, 17.000 environ[102]. Joignez-y, peut-être, 7.000 maçons des autres rites. Cette armée comptait, en 1898, 364 cantonnements, dont 286 étaient directement rattachés au Grand Orient, et dont 78 relevaient immédiatement de la maçonnerie « écossaise[103] » ; on les désigne sous le nom de loges ou d’ateliers ; ce sont les points d’occupation du territoire, les points d’attache de l’action. Inclinons-nous vers la petite ville, devancière du progrès national, boulevard de la civilisation moderne, où travaille une loge. Voici quelques sectaires : leur place y est marquée, depuis qu’en 1891, pour faire voter le vœu Pochon par le convent, un orateur s’écria : « Nous, francs-maçons, sommes-nous des libertaires ? Non, nous sommes des sectaires, mais des sectaires qui veulent avant tout le salut de la République[104]. » Voici des électeurs qui aiment à se qualifier d’avancés, à passer pour « rouges », comme l’on dit : le parchemin maçonnique garantit le bon teint de leurs opinions ; naturellement ils le briguent et ils l’obtiennent.
[102] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 107.
[103] B. G. O., mars-juillet 1894, p. 11.
[104] B. G. O., août-sept. 1891, p. 433. C’est en 1890 que les loges de Moulins et Millau lancent l’idée du vœu Pochon. (B. G. O., déc. 1890, p. 727 et 728.)
Et voici enfin d’honnêtes gens, bien paisibles, qui veulent être ou paraître quelque chose : l’isolement et l’émiettement leur pèsent ; au café, maison de verre, nul abandon n’est possible ; ils rêvent d’un cercle restreint d’amis, auquel présiderait un bureau… dont ils seraient membres. Vienne le besoin d’une faveur, un embarras avec le fisc, un de ces incidents où l’on souhaite qu’un gratte-papier donne un coup de pouce ou qu’un gros fonctionnaire ferme les yeux : ils retombent lourdement sur eux-mêmes ; ils ne sont rien que des citoyens, c’est-à-dire à peu près rien ; et leur rêve devient une obsession. Il y a là, tout proche, une loge dont les membres se serrent les coudes et pressent le coude des puissants : souvent c’est du député qu’ils usent ou bien du conseiller général ; à Angers, à Poitiers, c’est d’un conseiller à la Cour d’appel ; dans la Seine-Inférieure, c’est d’un procureur de la République[105] ; dans le Tarn, dans le Gard, c’est d’un chef de division à la préfecture ; dans un département proche de Paris, c’est du commissaire central : tous personnages de marque, délégués au Grand Convent, et tous obligés de porter aide à des Frères qui font appel. Voilà le moyen de n’être plus seul en présence de la bureaucratie. Le curé tonne, en chaire, contre la loge, mais il ne sait pas ce qu’il dit, puisque Pierre Larousse, un savant, et Charles Floquet, un ministre, ont affirmé l’un et l’autre que Pie IX était maçon. D’ailleurs tous les Frères s’accordent à dire que le curé est intolérant et qu’il faut lutter pour la tolérance et la République. On n’était rien, pas même un privilégié, et soudain on peut devenir non seulement un privilégié, mais un lutteur, et non seulement un lutteur, mais un vainqueur. Le voisin, l’autre jour, après boire, racontait qu’il était passé « maître », et qu’on lui avait dit, au terme de la cérémonie : « Salut à vous, mon vénérable maître ! Faites refleurir en votre personne les vertus d’Hiram, répandez l’honneur sur les enfants de la Veuve par vos actes, et grandissez l’humanité par votre amour et vos lumières[106] ! » Hiram, la Veuve, qu’est-ce à dire ? Le voisin le sait et il se rengorge, comme si c’était difficile de se faire initier. Et pourquoi non, décidément ? On n’avait ni crédit ni prestige, et voilà qu’en se faisant initier on se tirerait d’affaire, on se grandirait et on grandirait l’humanité. Mais un monsieur de Paris vient d’arriver à l’Hôtel central : c’est une notabilité du Grand Orient, qui vient visiter la loge. Le voisin va causer avec cet étranger ; bien mieux, il chuchote. On dit qu’en France il n’y a pas plus de trente-trois personnages comme celui-là, et parmi eux quatre députés, deux anciens députés, six conseillers généraux ou municipaux, un préfet, un chef de division de préfecture, deux maires de chefs-lieux, un conseiller à la Cour d’appel, un inspecteur d’Académie ; et l’une de ces grandeurs condescend à venir voir la petite loge. Rien d’étonnant qu’on obtienne des faveurs ! Agacé de ne rien pouvoir et jaloux d’influence, agacé de ne fréquenter que ses pairs et jaloux de hautes relations, agacé de ne rien savoir et jaloux de connaître la « Veuve », sa prochaine mère, agacé d’être un homme comme un autre et jaloux de grandir les fils d’Adam, le profane postule, et la loge compte un maçon de plus. On ne lui demande, lors même qu’il aspirerait à détrôner le Vénérable, aucun engagement au sujet de l’éducation confessionnelle de ses enfants ou du caractère civil de ses obsèques : les convents de 1894, 1895, 1896, refusèrent de stipuler en l’espèce aucune exigence[107] ; seuls les membres du Conseil de l’ordre et les employés que le Grand Orient fait vivre doivent, en vertu d’un règlement oral, signer à cet égard certaines promesses[108]. Le commun des profanes souscrit, depuis 1895, une obligation imprimée par laquelle ils s’engagent à « tenir toute leur vie une conduite conforme aux doctrines maçonniques[109] » ; et c’est tout. Ils ne connaissent qu’ultérieurement le mot révélateur de M. Courdaveaux, ancien professeur à la Faculté de Lille : « La distinction entre le catholicisme et le cléricalisme est officielle, subtile, pour les besoins de la tribune ; mais, ici, en loge, le catholicisme et le cléricalisme ne font qu’un[110]. »
[105] Sur la participation des magistrats à la solidarité maçonnique, voir dans la Réforme sociale, 16 janv. 1899, les judicieuses et fines remarques de M. H. Joly.
[106] Minot, Rituels, p. 64.
[107] B. G. O., août-sept. 1894, p. 183-187 et 263-270 ; août-sept. 1895, p. 289 et suiv. ; — C. R. G. O., 21-26 sept. 1896, p. 20-33 et 169-173.
[108] B. G. O., août-sept. 1894, p. 310-311.
[109] B. G. O., août-sept. 1895, p. 219. — En revanche, le Congrès des Loges de l’Ouest, tenu à Angoulême en 1897, prétend réclamer de tous les maçons l’engagement d’élever leurs enfants en dehors de tout culte. (Compte rendu, p. 22.)
[110] Chaîne d’union, 1880, p. 199.
Esprit de secte, impérieux besoin d’affecter des idées « avancées », innocent désir d’acquérir des amitiés, des protections et du lustre : c’est pour l’une de ces raisons, et parfois pour deux d’entre elles, et parfois pour les trois, qu’on allait heurter à la porte des loges, jusqu’à ces dernières années. Le rapport de M. Massé au convent de 1898 donne lieu de croire que, dans peu de temps, une nouvelle clientèle affluera. La magistrature, la jeunesse des écoles, à plus forte raison l’armée, inspirent peu de confiance au député de la Nièvre ; c’est sur la « masse du prolétariat » qu’il compte pour défendre la République, de concert avec la maçonnerie[111], et pourquoi cette action parallèle ne deviendrait-elle pas une fusion ? L’idée n’est pas neuve ; mais la maçonnerie n’y accède qu’avec lenteur. Il n’est pas de loge, si modeste soit-elle, qui ne réclame 100 francs, payables immédiatement, de celui qui veut devenir maître en maçonnerie ; et les tarifs, en général, sont beaucoup plus élevés. En fait, donc, la classe ouvrière est à peu près proscrite. C’est pourquoi M. Amiable, dès 1893, demandait que, pour les ouvriers, les taxes fussent réduites de moitié, comme c’est le cas pour les fils de maçons et pour les instituteurs[112]. Le convent se montra froid ; et la maçonnerie, deux ans durant, eut auprès des socialistes parisiens l’ingrate réputation d’un club bourgeois. Elle répara ce désagrément en élisant, en 1895, M. Lucipia, et en ouvrant ses loges parisiennes, toutes grandes, aux conférences socialistes de MM. Fournière, Sembat, Viviani, Groussier, Chauvière, tous maçons. Secondée par ces nouveaux auxiliaires, la maçonnerie, présentement, guette la classe ouvrière. « Il ne faut pas compter outre mesure sur la jeunesse bourgeoise[113] », déclare M. Duvand ; et, du poids de son expérience, il encourage M. Massé, qui espère que les patronages laïques et les groupes Union et Compagnonnage, prenant les jeunes gens le dimanche et les jours de fête, pourront « développer en eux l’esprit maçonnique et assurer le recrutement des initiés dans un monde autre que celui où ils se sont recrutés jusqu’à ce jour[114] ». Déjà M. Maréchaux, en 1897, marquait la nécessité d’attirer à la maçonnerie les « compagnonnages » et les « groupes de libre pensée[115] ». Esprit hardi, parole franche, M. Foveau de Courmelle, au dernier convent, toucha de nouveau le nœud de la difficulté : « Il s’agit, dit-il, d’appeler les prolétaires. Le quatrième État doit pénétrer au milieu de nous. Vous devez diminuer le prix d’entrée pour les ouvriers[116]. » Cette invite fut laissée sans réponse ; mais la question reviendra, plus pressante : idées et clientèles se créent réciproquement, et l’évolution socialiste de la maçonnerie doit exercer quelque influence sur son recrutement.
[111] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 281-282.
[112] B. G. O., août-sept. 1893, p. 329-332. M. Amiable voyait dans cette proposition « une mesure de salut public pour la maçonnerie ».
[113] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 291.
[114] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 278.
[115] C. R. G. O., 20-24 sept. 1897, p. 171.
[116] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 285.
« Tous nous sommes amoureux de galons, déclarait encore M. Foveau de Courmelle ; nous voulons tous être quelque chose, et alors nous multiplions les loges, et nous arrivons à avoir, à nos tenues, un nombre infime de membres[117]. » M. Blatin se fâcha, déclara que ce n’était pas la question, mais le renseignement subsiste ; et sans doute il suffit, pour le corroborer, de constater qu’en cas de referendum sur la modification d’un article de la constitution, les abstentions ou les réponses ambiguës des loges sont parfois assez nombreuses, et de recueillir, aussi, une observation de M. Poulle, commandeur du Grand Collège des Rites, constatant, en 1894, que, dans les loges qu’il visitait, les collections du Bulletin du Grand Orient n’étaient pas coupées[118]. Il serait donc imprudent, sinon naïf, d’admettre, entre les loges et le Grand Orient, je ne sais quelle coopération assidue ; et le Grand Orient ne s’en plaint peut-être pas ; l’émiettement des loges, la demi-ignorance où certaines s’attardent, ne sont-elles pas des conditions excellentes pour assurer l’hégémonie d’un pouvoir central ? Toute loge, si médiocre soit-elle, garde avec le Grand Orient deux liens indissolubles : d’une part, elle doit annuellement payer un impôt, qui s’élève, en 1899, à 4 fr. 50 par tête de maçon[119] ; d’autre part elle doit, chaque année, sauf excuse légitime, envoyer au Grand Convent de septembre, assemblée générale de la fédération maçonnique, un délégué. Joignez-y que le Vénérable peut, à son gré, adresser au Conseil de l’Ordre des communications appelées « planches », dont la plupart sont mentionnées, en termes clairs ou volontairement équivoques, dans les comptes rendus du Grand Orient. Les délégués des loges jouent ainsi le rôle de pouvoir législatif ; le Conseil de l’Ordre, renouvelable par tiers et dont les membres sont élus pour trois ans par ces mêmes délégués, est le pouvoir exécutif. Il semblerait donc, de prime abord, que toute autorité appartient aux loges, puisque, directement ou indirectement, ces deux pouvoirs sont leur émanation.
[117] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 156.
[118] B. G. O., août-sept. 1894, p. 175.
[119] Rapport du Conseil de l’ordre sur l’exercice 1897 et projet de budget pour 1899, p. 19. — Jusqu’en 1879, grandes et petites loges payaient le même chiffre d’impôts ; c’est depuis 1879 qu’on tient compte du nombre des membres. (Voir B. G. O., octobre 1879, p. 258 et suiv.)
Mais que vaut, en fait, ce parlementarisme maçonnique ? M. le colonel Sever le prend à peine au sérieux ; il demandait, en 1896 et 1897, que le Conseil de l’Ordre eût auprès de lui, toute l’année, des délégués permanents des loges ; et plusieurs orateurs insinuèrent avec lui que ce conseil souverain avait ses coudées trop franches. Les délégués, à chaque mois de septembre, votent un budget de 101.000 à 103.000 francs ; là-dessus, plus de 74.000 francs sont fournis par les loges, qui donnent au Grand Orient, à peu près, le sixième de leurs recettes[120]. Or 7.300 francs seulement, sur les recettes du Grand Orient, sont affectés aux dépenses philanthropiques ; l’orphelinat maçonnique ne vit qu’en réclamant de l’État, du Conseil général de la Seine et de la Ville de Paris 34.000 francs de subvention[121]. D’autre part, si l’on laisse de côté les 14.000 francs consacrés au loyer du Grand Orient, nous rencontrons des dépenses de personnel, de bureaucratie, d’imprimés, d’affranchissements, d’indemnités de voyage, bref d’organisation et de propagande maçonnique, qui s’élèvent à environ 67.000 francs. Or ces dépenses, de près ou de loin, touchent à la politique ; et, tandis que les pouvoirs publics viennent en aide à la charité maçonnique, les ressources personnelles de la maçonnerie lui servent surtout à s’ériger elle-même en pouvoir public.
[120] Voir B. G. O., novembre-décembre 1885, p. 561.
[121] B. G. O., août-sept. 1894, p. 274-278.
Vous êtes membre d’une loge et vous avez, pour votre part, contribué à procurer ces ressources au Grand Orient : il ne vous rend, de l’emploi qu’il en fait, que des comptes fort incomplets ; et volontiers dirions-nous qu’il y a un secret maçonnique que la maçonnerie suprême observe, tout d’abord, à l’endroit de la masse corvéable des maçons. En 1895, le rapport de la commission de propagande, présenté par M. Émile Lemaître, conseiller général du Pas-de-Calais, n’est point publié : la foule des contribuables en est sevrée[122]. En 1896, le compte rendu du convent constate simplement que l’Assemblée s’est constituée en comité secret pour entendre le rapport sur la propagande[123]. En 1898, le rapport de M. Massé est émaillé de points, qui indiquent des suppressions. Les délégués écoutent et sont chargés de rapporter à leurs loges des relations orales ; on juge que c’est suffisant. C’est d’après les indications de la commission de propagande que le Conseil de l’ordre concerte l’emploi des fonds et les termes des circulaires d’action ; et les documents eux-mêmes qu’élabore cette commission sont, une fois sur deux, inconnus de l’armée maçonnique. Ce n’est pas tout : la commission de propagande elle-même s’est plainte, en 1898, de la mauvaise grâce que mettait le Conseil de l’Ordre à la renseigner sur l’emploi du fonds de réserve, et nous lisons dans le compte rendu : « Le Frère Massé : Fonds de réserve qui se monte… — Plusieurs Frères : Pas de chiffre. — Le Frère Massé : Je ne citerai pas de chiffres[124]… » On trouve toujours, dans la maçonnerie, plus silencieux que soi.
[122] B. G. O., août-sept. 1895, p. 279.
[123] C. R. G. O., 21-26 sept. 1896, p. 305.
[124] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 323.
Les colonies, à leur tour, sont une sorte de terre vierge où la maçonnerie travaille fiévreusement ; et voici que M. Lucipia, — un homme sûr, pourtant, — interpelle le Conseil de l’Ordre, au convent de 1897, sur les moyens d’action « par lesquels il combat l’influence cléricale dans les colonies » ; au nom de la commission de propagande, M. Duvand s’insurge : rien ne peut être divulgué[125]. Maçons et profanes, et M. Lucipia lui-même, doivent se borner à constater qu’au début de 1898 le Conseil de l’Ordre félicitait M. Doumer pour sa « bienveillance » et son « affabilité[126] », et qu’au convent de la même année ne figuraient pas moins de quatre fonctionnaires du ministère des Colonies.
[125] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 198.
[126] C. R. G. O., janv.-fév. 1898, p. 17.
Il y a enfin, dans le budget du Grand Orient, un chapitre des « relations extérieures » : car la maçonnerie, suivant le mot de M. Dequaire, a une « politique extérieure » aussi bien qu’une « politique intérieure[127] » ; et celle-là dans son ensemble, comme celle-ci dans certains de ses détails, demeure inconnue de la masse des maçons. En 1894, le rapport de M. Dequaire sur les relations extérieures « ne peut être imprimé, à cause des aperçus délicats qu’il renferme sur les relations du Grand Orient de France avec diverses fédérations de l’univers[128] ». En 1896, on transmet mystérieusement à la commission des relations extérieures une planche relative aux affaires espagnoles et cubaines[129]. Dans les convents plus récents, on fait le silence. Une organisation internationale, sise rue Cadet, concerte avec la maçonnerie universelle une « politique extérieure » (je reprends le mot de M. Dequaire) ; et les maçons épars sur tout le territoire sont tenus à l’écart. Est-ce Paris, Londres ou Rome, qui donne le mot d’ordre ? Cette « politique occidentale », que certains historiens de l’heure présente conseillent à la France, serait-elle la politique du Grand Orient ? La ville aux sept collines, par une sorte de prédestination fatale au titre de reine du monde, inspirerait-elle la contre-église, dont M. Bourgeois fut parfois le missionnaire transalpin, comme elle inspire l’Église ? On est réduit à des hypothèses. Qu’il suffise aux Français initiés de savoir qu’ils travaillent pour une œuvre internationale qui leur échappe ; ils n’ont rien de plus à demander ; ils sont des moyens en vue d’une invisible fin ; ils paient, ils obéissent, c’est tout ce qu’il faut.
[127] B. G. O., août-sept. 1894, p. 409.
[128] B. G. O., août-sept. 1894, p. 117.
[129] C. R. G. O., 21-26 sept. 1896, p. 85.
Jusqu’où va l’obéissance, c’est ce que les documents ne nous révèlent que d’une façon fort incomplète. On a parlé discrètement, au convent de 1897, d’une circulaire par laquelle les Vénérables sont invités à fournir au Conseil de l’Ordre certains renseignements confidentiels. Lorsqu’on lit qu’en 1893 M. Dutreix, député radical de l’Aube, engagea la loge de Vitry-le-François à « faire la plus active propagande en vue des élections[130] », l’imagination évoque tout de suite un club. Lorsque l’on constate qu’en 1896 M. Monteil apportait au Conseil une promesse de la loge de Laon, et que cette loge s’engageait à « centraliser tous les renseignements politiques ou autres qu’elle pourrait se procurer dans la contrée[131] », on se demande si les loges sont des organisations de police secrète. Lorsqu’on voit qu’en 1890 une loge de Marseille dénonce l’embauchage de l’armée par une société cléricale[132], et qu’en 1897 la loge de Tarbes dénonce au Conseil une messe commandée par un général pour l’anniversaire de Solférino, et lorsqu’on lit dans la « planche » de cette dernière loge : « Encore quelque temps, et l’armée sera définitivement l’armée du pape, de la superstition, du despotisme[133] », on note avec intérêt l’origine des cris d’alarme dont le militarisme et le cléricalisme sont devenus l’objet, et l’on cherche, mais en vain, ce qu’a pu faire le Grand Orient pour rassurer ces loges ombrageuses. Mais nous découvrons, par ailleurs, qu’en 1893, M. Dequaire s’en fut voir le ministre pour l’entretenir de certaines fraudes employées par le clergé[134] ; un « Frère » de Versailles les avait, paraît-il, révélées ; et M. Dequaire répercuta la dénonciation. La pénombre maçonnique achève enfin de s’éclairer, grâce à un discours du même M. Dequaire, prononcé au convent de 1894 : « Vous avez, disait-il, autorisé le F∴ Lucipia, toujours si méthodiquement dévoué, à constituer au Grand Orient cette chose qu’il vous disait à demi-mot, qui sera un puissant moyen d’action pour la centralisation habile de tous les renseignements. Grâce au personnel que vous n’avez pas marchandé à notre Frère, il est incontestable qu’avant peu de temps nous saurons quels sont les hommes qu’on promène d’un département à un autre pour y représenter la République. Si les groupes républicains se connaissent mal de circonscription à circonscription, c’est à la maçonnerie à leur servir de trait d’union, et, disons le mot un peu terre à terre, d’agence très fidèle de renseignements[135]. » Ainsi les loges, en 1894, devinrent des agences de renseignements, avec M. Lucipia comme correspondant. Il y a, dans chacune d’elles, un ou deux personnages qui s’occupent de la police politique ; les autres s’abandonnent aux pompes du symbolisme ou aux grandioses abstractions de la philosophie maçonnique ; et peut-être seront-ils bientôt étonnés du mouvement de haine auquel la politique maçonnique commencera d’être en butte.
[130] B. G. O., juin 1893, p. 154.
[131] C. R. G. O., déc. 1896-janv. 1897, p. 18.
[132] B. G. O., nov. 1890, p. 694.
[133] C. R. G. O., juillet-août 1897, p. 12.
[134] B. G. O., mars-avril 1893, p. 59.
[135] B. G. O., août-sept. 1894, p. 409. — Cf. B. G. O., août-sept. 1895, p. 173 : M. Merchier supplie les loges de constituer partout des dossiers sur les infractions aux lois scolaires.
Députés et fonctionnaires, suivant la conduite qu’ils tiennent, sont les bénéficiaires ou les victimes de cette politique : et, chez beaucoup, la lassitude est proche. « La maçonnerie est un sucre qui doit fondre », disait un orateur à l’un des récents convents[136]. Et longtemps en effet, dans le marais parlementaire, ce sucre a fondu ; d’un bout à l’autre de la gauche, il imprégnait les éloquences « républicaines ». Mais il s’est, aujourd’hui, condensé et comme coagulé ; il y a à la Chambre un groupe maçonnique, qui se confond presque avec l’extrême gauche et qui, d’autre part, conserve sur les bancs du centre une sorte d’arrière-garde intimidée. Vous pouvez discerner les membres de cette arrière-garde en épiant leurs votes ou leurs abstentions lorsqu’une question religieuse occupe l’assemblée ; leur orthodoxie maçonnique, alors, devient d’une rigidité farouche ; et pareils en cela à beaucoup de sénateurs francs-maçons, ils se font pardonner, par la constance de leur « anticléricalisme », la lenteur de leurs étapes vers le socialisme. En revanche, un certain nombre de républicains modérés, dont la maçonnerie avait abrité les débuts politiques, ont été évincés des loges, ou s’en sont évincés eux-mêmes ; il semble même que, systématiquement, le Grand Orient travaille à leur aliéner les loges avec lesquelles ils garderaient des liens. Quand, au convent de 1895, M. Cocula criait que M. Dupuy devrait être rayé de la maçonnerie[137], et, quand, en 1896, M. Dequaire expliquait, avec une allégresse complaisante, que la majorité de la loge le Réveil anicien était hostile à M. Dupuy[138], ils prenaient l’un et l’autre une peine inutile ; pour que le perspicace homme d’État leur faussât compagnie, il lui suffisait de connaître l’article du Code pénal sur les associations, et M. Dupuy le connaît. On s’est lassé, peu à peu, parmi les membres du Parlement, d’être traités, rue Cadet, comme les commissionnaires d’un syndicat d’intérêts : « Nous avons organisé au Parlement, expliquait M. Blatin au convent de 1888, un véritable syndicat de maçons, et il m’est arrivé, non pas dix fois, mais cent fois, grâce aux signatures des maçons du Parlement, de faire rendre raison à des centaines de maçons[139] ». Il est des stratagèmes qu’on n’ébruite point : le rural fraîchement initié qui lit M. Blatin sait que, là-haut, les maçons travaillent pour lui ; mais le député, qui s’ennuie de sentir qu’il n’est qu’un corvéable, est tout proche, ce jour-là, d’envier et d’imiter la courageuse indépendance de M. Jules Legrand, le récent sous-secrétaire d’État, qui, du jour où les électeurs de Bayonne l’eurent fait représentant de la nation, fit savoir à la maçonnerie, par une lettre de congé rendue publique, qu’ils étaient désormais ses seuls maîtres.
[136] C. R. G. O., 21-26 sept. 1896, p. 98.
[137] B. G. O., août-sept. 1895, p. 344-345.
[138] C. R. G. O., 21-26 sept. 1896, p. 73. — D’après la Revue maçonnique, octobre 1896, p. 230, le refus d’une faveur administrative, opposé par M. Dupuy à un membre influent de cette loge, aurait déterminé ce courant d’hostilité.
[139] B. G. O., août-sept. 1888, p. 529.
Aussi la maçonnerie, se sentant parfois importune, n’a pas dédaigné de se commettre de plus en plus ouvertement avec une fraction de la gauche, afin de demeurer une force parlementaire ; et cette fraction-là, du moins, est absolument maîtrisée. La création du Groupe fraternel d’études en juin 1885, sous la présidence de M. Barbe, député radical de Seine-et-Oise, inaugura cette politique. On la poursuivit en expulsant des loges tous les fauteurs du boulangisme[140]. Puis on projeta, en 1894, au Congrès des Loges du Midi, de former un atelier au Palais-Bourbon, où seuls les députés seraient admis[141] : la proposition fut ajournée. Mais, en juin 1895, tous les députés maçons furent convoqués rue Cadet, chambrés deux heures durant, et M. Blatin constata chez eux « une grande fidélité pour la doctrine maçonnique, un très grand désir de servir les intérêts maçonniques » ; aucune indiscrétion ne fut commise sur cette réunion, grâce aux « formes strictement rituéliques des travaux[142] ». Et nos députés maçons reprirent le chemin du Palais-Bourbon, ayant superposé au mandat public qu’ils avaient sollicité du suffrage universel le mandat occulte qu’ils avaient accepté de leur « Frère » M. Blatin, — éconduit, lui, en 1893, par le suffrage universel. — Leur obéissance semblait si parfaitement apprivoisée que, lorsque, au convent, trois mois après, MM. Pochon et Cocula demandèrent que les députés indociles fussent exclus des loges, la précaution fut jugée superflue. En revanche, en 1897, on se préoccupa d’avoir prise sur les candidats ; et le programme anticlérical et radical des loges parisiennes leur fut imposé comme un minimum[143]. Aussi n’est-ce point un paradoxe de soutenir, comme le faisait il y a sept ans déjà, dans un livre toujours digne d’être consulté, M. Copin-Albancelli[144], que la maçonnerie est plus adéquatement représentée, dans notre Parlement, que ne le sont les collèges électoraux. Les électeurs donnent, pour quatre ans, un blanc-seing à leur député ; la maçonnerie, elle, de temps à autre, envoie des « indications » aux Frères du Palais-Bourbon[145]. Vote rapide de la loi sur le monopole des inhumations, vote d’une loi interdisant le droit de suffrage aux membres des congrégations religieuses, application stricte du droit d’accroissement, rétablissement du scrutin de liste, vote du vœu Pochon contre la liberté de l’enseignement, vote formel contre l’institution d’une fête nationale de Jeanne d’Arc : tels sont les derniers ordres. Conseillers généraux et municipaux feront bien de s’en inspirer, dans la mesure de leurs attributions. Conformez-y docilement vos votes, vous serez le député idéal ; reprenez ces idées, à titre de vœux, dans les assemblées départementales, vous serez le conseiller général idéal ; et lorsqu’on est maire, on obtient pour sa « vaillante conduite républicaine » les « fraternelles félicitations du Conseil de l’Ordre », si l’on parvient, comme le fit, en mai 1897, un humble maire de Seine-et-Marne, à rendre la vie impossible au desservant et à « débarrasser sa commune de toutes robes noires[146] ». « Vous avez barre sur les hommes qui composent les conseils municipaux, disait au convent de 1893 M. Thulié, conseiller municipal de Paris, vous pouvez les obliger à laïciser les hôpitaux comme on fait à Paris[147]. »
[140] B. G. O., nov. 1890, p. 706-709, et déc. 1890, p. 730-731.
[141] B. G. O., août-sept. 1894, p. 111.
[142] B. G. O., juin 1895, p. 88 et août-sept. 1895, p. 201.
[143] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 225 et suiv.
[144] La franc-maçonnerie et la question religieuse. Paris, Perrin.
[145] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 344.
[146] C. R. G. O., mars-mai 1897, p. 13-14.
[147] B. G. O., août-sept. 1893, p. 587.
Et, par une amusante ironie, quelques exigences que professent en général les mandataires élus en ce qui concerne l’obéissance passive des fonctionnaires, ce sont, en l’espèce, des fonctionnaires qui, bien souvent, signifient ces ordres aux « représentants du peuple » : c’est un receveur des finances qui commande à la Chambre, en 1898, de voter le projet Pochon[148] ; c’est un inspecteur primaire qui commande à la Chambre, en 1896, de supprimer des programmes les devoirs envers Dieu[149]. Plus ces fonctionnaires oseront, plus ils seront sacrés intangibles par le Grand Orient : il y a un comité spécial chargé de les protéger[150] ; courent-ils quelque péril, le Grand Orient menace le député, le député menace le ministère, et jamais ministre, encore, ne s’est permis de rendre au Grand Orient menace pour menace. Oserait-on même, dans les ministères, faire faire antichambre aux membres du Conseil de l’Ordre ? C’est une question que posait assez impérieusement, au convent de 1893, l’un des orateurs, et il menaçait les ministres qui, par une telle désinvolture, se rendraient indignes du « cordon maçonnique[151] ». Lorsque se préparent les promotions, les mouvements administratifs, on sent çà et là des points de résistance, des obstacles indéfinis, des nécessités inavouées, des impossibilités inexplicables : c’est rue Cadet que la clef de l’énigme est cachée. Et l’État laïque supporte que, dans cette assemblée mi-politique mi-religieuse du Grand Convent, on puisse saluer au passage, en 1898, 21 directeurs d’écoles ou instituteurs, 14 professeurs, 9 employés des finances ou des postes, 6 employés des ponts et chaussées ; — et nous pourrions continuer l’énumération.
[148] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 300.
[149] C. R. G. O., 22-27 sept. 1896, p. 197.
[150] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 202.
[151] B. G. O., août-sept. 1893, p. 342.
On se rappelle l’invitation mal déguisée que M. Léon Bourgeois, parlant à Neuilly en 1895, adressait aux fonctionnaires[152] : la maçonnerie acclame, en eux, de précieuses recrues : ils ne sont pas, eux, comme les députés, qui, une fois ministres, deviennent souvent, au témoignage de M. Mamelle, « aussi égoïstes que puissants[153] » ; ils ont toujours à la solliciter ou à la redouter. Dans l’armée même, elle a tenté de s’étendre : on écouta deux « Frères », au convent de 1897, discuter longuement sur la réduction du service militaire[154], après avoir, sans doute, échangé l’uniforme de la France contre la toilette maçonnique ; et le convent de 1898 comptait parmi ses membres deux officiers de l’armée active, qui, pour éviter tout ennui, « laissèrent estropier leurs noms dans la liste des délégués[155] ». Mais les « graines d’épinards, écrivait récemment la Revue maçonnique, n’aiment généralement pas les démocraties[156] » ; les fonctions civiles sont beaucoup plus accessibles à l’embauchage maçonnique que la hiérarchie militaire : la maçonnerie y trouve un motif nouveau pour être la gardienne vigilante de la « suprématie du pouvoir civil ». Entendez, sous ce mot : pouvoir civil, l’autorité politique, et elle seule ; car la maçonnerie semble aimer assez peu les corps constitués autonomes, où la valeur professionnelle classe l’individu : c’est ainsi que la question de la nomination des instituteurs par les inspecteurs d’Académie s’étant posée au convent de 1897, M. Rabier la fit évincer en disant à mots couverts (et plusieurs points interrompent le compte rendu) : « Il y a des questions à côté ; il se présente des situations que vous ne pourriez trancher, et je vous demande de laisser de côté cette question importante qui, je le répète, a déjà fait l’objet des préoccupations du parti républicain qui l’a rejetée[157]. » M. Hubbard, en 1896, souhaitait que « l’armée des instituteurs, fidèle à la République », fût protégée contre les « défaillances du gouvernement républicain[158] » ; mais, loin de proposer à cette armée des protections universitaires, le Grand Orient aime mieux faire peser sur elle des protections politiques, dont en général il espère disposer à son gré. A l’heure où, partout dans l’État, le ressort de l’obéissance fléchit, la maçonnerie, avec un esprit de gouvernement qui l’a fait comparer au « club des Jacobins[159] », a l’insigne talent de fortifier ce ressort, de le durcir, et puis de le tendre, avec une indéviable rigidité.
[152] B. G. O., juin 1895, p. 93-97.
[153] Revue maçonnique, mars 1899, p. 58.
[154] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 271-282.
[155] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 183.
[156] Revue maçonnique, juin 1896, p. 140. — Cf. d’autres appréciations maçonniques hostiles à l’armée, dans la même revue, décembre 1895, p. 265-270, et nos de novembre et décembre 1897.
[157] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 259.
[158] C. R. G. O., 21-26 sept. 1896, p. 121.
[159] L’expression est de M. Paul Nourrisson, dont les travaux sur cette question comptent parmi les plus sûrement informés. (Voir spécialement le Correspondant du 10 mars 1899.)
Il ne semble pas que les œuvres de propagande intellectuelle, concertées par la maçonnerie, soient à la hauteur de sa tactique politique : elles sont, tout à la fois, moins élégantes et plus saisissables. Chacun sait que la Ligue de l’Enseignement est « sortie des flancs de la maçonnerie, adulte et armée pour la lutte, comme la Minerve antique du cerveau de Jupiter[160] » ; M. Jean Macé, dès l’origine de la Ligue, et M. Adrien Duvand, dans la discussion sur les œuvres post-scolaires au convent de 1898, ont, de part et d’autre, inauguré et fermé une longue série de témoignages sur le caractère maçonnique de la Ligue[161] ; et la victoire de cette Ligue sur « l’imposture et l’hypocrisie cléricales » serait plus aisée si cette filiation était demeurée plus secrète. Quant à la littérature de vulgarisation que le Grand Orient propage, elle se compose généralement de brochures véhémentes qui furent d’abord lues ou récitées dans les loges ; telle la conférence de M. Delpech sur Jeanne d’Arc, publiée avec cette épigraphe : « Évêque, je meurs par vous » ; ou bien, si elle affecte une forme moins oratoire, elle étudie de préférence l’histoire des religions afin de « mettre un terme au charlatanisme éhonté d’une caste qui n’a que trop abusé de la crédulité humaine[162] ».
[160] Salva, l’État et l’Église, conférence, p. 2. Rouen, 1892.
[161] Voir ces témoignages et des indications sur les rapports entre la Ligue de l’Enseignement et la maçonnerie, dans notre volume : l’École d’aujourd’hui (Paris, Perrin.)
[162] Dobrski, l’Éducation des masses, conférence au Libre Examen, p. 28. Paris, Renaudie, 1897.
Un petit livre de M. Jeanvrot, conseiller à la Cour d’appel d’Angers et présentement membre du Conseil de l’Ordre, a été recommandé comme un modèle, dans les derniers convents ; et M. Viguier, conseiller municipal de Paris, fit tout de suite souscrire, par le Conseil général de la Seine, 700 exemplaires de ce « véritable chef-d’œuvre[163] ». Il s’intitule Science et Religion[164] ; on y lit, entre autres détails imprévus, que « l’existence de Jésus est problématique » ; que l’inscription INRI, qui dominait la croix du calvaire, se doit interpréter : Igne natura renovatur integra ; que le monothéisme et le christianisme sont des variantes du culte solaire ; que les reliques de Sudario Christi sont des gouttes de la sueur du Christ ; que l’épître de saint Paul à Timothée est en cinq tomes, qu’« Athénée (Minerve) a fourni saint Athanase » au Panthéon chrétien, et parmi les revues d’érudition qui se sont occupées de ce livre, aucune n’a pu partager l’enthousiasme du convent de 1895, où il fut qualifié de « magnifique travail, admirable étude scientifique, synthèse de patientes études, véritable machine de guerre anticléricale », ni s’associer au vœu qu’entendit le convent de 1898, et qui tendait à faire du livre de M. Jeanvrot une édition à cinq sous[165].
[163] Rapport au nom de la 5e commission du Conseil général, 1895.
[164] Société des éditions scientifiques, Paris, 1895, 2e édit. — Voir la critique piquante qu’en a faite M. Dauvergne, Religion et Science. Angers, Lachèze, 1897.
[165] B. G. O., août-sept. 1895, p. 169, et C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 269. « Admirable petit ouvrage », dit, au nom de l’« écossisme », la Revue maçonnique, 1897, p. 183.
Tantôt les brochures maçonniques portent l’effigie du Grand Orient : Ordo ab Chao, suum cuique jus ; 33 ; tantôt, vierges de tout indice, elles se prêtent mieux à la diffusion. La maçonnerie, en général, préfère le second cas. La fondation d’un journal proprement maçonnique fut toujours repoussée par les convents. Mais, en 1897, au nom de la commission de propagande, M. Maréchaux constatait, « à demi-mots », que la maçonnerie, par son influence d’« à côté », arrive toujours, et sans dépenses, à donner « la bonne nouvelle » à un nombre considérable de journaux locaux[166] ; et M. Duvand, en 1898, a demandé qu’une correspondance régulière fût établie entre le Grand Orient et ces journaux[167]. Il advient parfois que, dans vingt journaux radicaux en même temps, on lit le même article : c’est parfois le Grand Orient qui est le pourvoyeur. Telle, par exemple, la correspondance parisienne insérée dans les journaux profanes, en avril 1895, à la suite de la fête gastronomique et scientifique offerte à M. Berthelot : on y célébrait la « concentration philosophique et républicaine opérée au banquet » ; on y flétrissait « Basile, qui avait voulu frapper en bloc les adversaires de la conspiration cléricale dans la divinité moderne qui leur sert à tous d’idéal et de guide » ; et l’on exaltait « le Socrate moderne, qui, courtoisement, avait jeté la ciguë à la face des dieux imprudents ». Le Collège des Rites, désireux de perpétuer ce commentaire, le réimprima dans la brochure, timbrée du Grand Orient, qui s’intitule Commémoration du banquet Berthelot.
[166] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 172.
[167] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 289.
Faut-il aussi faire remonter à ce mémorable événement l’idée, plusieurs fois exposée dans les derniers convents, de la création d’une revue qui s’inspirerait des idées maçonniques, mais dont aucun signe, aucun titre, ne révélerait l’origine ? MM. Maréchaux et Duvand soumirent ce vœu au convent de 1897[168], et la commission de propagande, en 1898, put annoncer qu’un Frère « modeste et dévoué » préparait, tout à la fois, l’organisation d’un tel périodique et la réimpression des grands penseurs du XVIIIe siècle[169]. Il y a beaucoup d’anonymat dans l’activité littéraire de la maçonnerie, comme il y a beaucoup d’occultisme dans son activité politique : dans le domaine de la pensée, elle cherche à créer une atmosphère, comme dans le domaine de l’action elle cherche à créer des faits acquis ; ici et là, elle aime mieux la besogne que le bruit, et les besognes autour desquelles elle fait du bruit ne sont jamais celles auxquelles elle attache le plus d’importance.
[168] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 172 et 180.
[169] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 275.
Secrète elle est, et secrète elle veut rester. Il ne dépend pas du Conseil de l’Ordre, même, que le secret ne devienne plus rigoureux. En 1893, les journaux profanes avaient saisi certaines interviews maçonniques : une circulaire suprême du 25 février blâma leurs confidents et signala la discrétion comme la condition nécessaire du succès[170]. Le Conseil, en 1894, proposa la suppression du Bulletin et l’institution d’une correspondance fermée : le convent maintint le Bulletin[171], mais, à partir d’août 1896, on lui donna le titre de Compte rendu ; il demeura tout aussi volumineux, mais cessa d’être strictement périodique, et l’on inscrivit, sur la couverture, qu’il n’était point destiné à la publicité[172]. Une autre fois, en 1897, le Conseil prit l’habitude de refuser les noms et les adresses des maçons que d’autres maçons lui demandaient ; et cette conduite fut, au convent, l’objet d’une très vive discussion. D’une part, on ne voyait pas « l’intérêt qu’il peut y avoir à publier les noms des Frères qui ne pourraient plus servir notre cause si on savait qu’ils appartiennent à notre institution » ; d’autre part, un fonctionnaire des chemins de fer de l’État racontait avec quelque justesse que, son chef de service allant à la messe, il serait bon de savoir si le directeur général des chemins de fer de l’État est un maçon ; non moins franchement, un autre disait qu’« il est souvent nécessaire de savoir si un nouveau préfet ou un nouvel inspecteur d’Académie sont maçons » ; un troisième, qu’en vue des élections prochaines ces renseignements auraient leur prix[173]. Bref, on discuta longuement, nulle mesure générale ne semble avoir été prise ; mais d’ores et déjà, dans les comptes rendus des Congrès des Loges de l’Est, les noms des orateurs sont absents, et depuis quelques années, enfin, comme vient de le montrer M. Émile de Saint-Auban dans un livre où les traits pénétrants abondent[174], la maçonnerie s’efforce de créer une jurisprudence d’après laquelle il serait interdit de divulguer dans la presse la qualité maçonnique de l’un de ses membres si l’on a, dans quelque paragraphe ou article connexe, maltraité la maçonnerie elle-même.
[170] B. G. O., févr. 1893, p. 689-690.
[171] B. G. O., août-sept. 1894, p. 170-183 et 218-223. En 1893, on avait discuté s’il suffirait ou non, pour soustraire le Bulletin au dépôt légal, d’enlever le point de couture et la brochure. (B. G. O., août-sept. 1893, p. 549-550.)
[172] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 113.
[173] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 184-193, passim.
[174] Le Silence et le Secret, Paris, Pedone, 1899.
Il paraît résulter des débats des derniers convents que deux courants existent dans l’ordre maçonnique : les uns ont la passion du secret, et c’est le cas habituel pour les membres du Conseil de l’Ordre ; les autres commencent à sentir le goût d’une certaine parade en public ou le besoin d’une constitution moins oligarchique ; et les convents, le plus souvent, donnent raison aux premiers contre les seconds. En 1894, MM. Poulle, Lucipia, Pochon, de Heredia, Delpech, Dequaire, proposent de faire reconnaître le Grand Orient comme société d’utilité publique : « Nous avons des maçons au Sénat, à la Chambre, au Conseil d’État, déclare M. Poulle ; on peut tenter la chose[175] » : mais la commission des vœux redoute « l’ingérence du gouvernement dans les affaires maçonniques[176] », et la proposition est enterrée. En 1897, M. le colonel Sever réclame une délégation permanente des loges, qui surveillerait le Conseil de l’Ordre et le groupe maçonnique de la Chambre : il explique qu’il y a deux conceptions de la maçonnerie : ou bien elle doit se terrer, ne pas se montrer, agir individuellement par chacun de ses membres ; ou bien elle doit s’afficher toujours et partout, tenir haut et ferme son drapeau, ne se point dissimuler, faire bloc au contraire ; et le convent, par 223 voix contre 30, évince M. Sever et marque ainsi ses préférences pour l’occultisme politique[177]. Vous avez peur, leur crie en substance le colonel : « Supposer qu’on pourrait fermer nos temples sous la République, c’est là une idée que nous ne pouvons pas avoir[178]. » Mais le convent se rappelle les propos d’un juriste, M. Poulle, conseiller à la Cour de Poitiers, qui disait, en 1894 : « Le chef de l’État (Napoléon III), par un décret, nomma le maréchal Magnan grand-maître du Grand Orient. Nous sommes donc autorisés… Il est vrai que le chef de l’État actuel peut supprimer cette autorisation, et, avec sa simple signature et celle d’un ministre, fermer toutes les loges… Nous ne sommes que des tolérés[179]. »
[175] B. G. O., août-sept. 1894, p. 216.
[176] B. G. O., août-sept. 1894, p. 211.
[177] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 118-146, notamment 121-122.
[178] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 153.
[179] B. G. O., août-sept. 1894, p. 212 et 215. D’après le Bulletin maçonnique de la Grande Loge Écossaise, 1880, p. 17, les douze loges qui formèrent cette Grande Loge furent spécialement autorisées par un décret de M. Lepère du 12 février 1880 ; ce décret figure-t-il aux documents officiels ?
Autorisés ou tolérés, un peu plus que tolérés ou un peu moins qu’autorisés, les francs-maçons, en France, sont ce qu’ils veulent et font ce qu’ils veulent, et laissent en toute sécurité se ramifier et s’épanouir, se projeter en avant et se replier sur eux-mêmes, diverger et se croiser, les innombrables tentacules qui composent l’organisation maçonnique. Deux facteurs sont en présence. D’une part, un pays où personne n’est responsable, où la représentation nationale, comme ici même M. Charles Benoist l’a si fortement montré, n’est pas et ne cherche pas à être l’image vraie du peuple, où le mot de démocratie, — un beau mot pourtant, et bien ample et bien large, — se rétrécit à force d’être prodigué, et est confisqué par une politique d’exclusivisme, où la démocratie réelle, qui appellerait le peuple à s’occuper lui-même et par lui-même de la chose publique, n’est ni pratiquée ni même peut-être entrevue, où la divulgation de tous les secrets gouvernementaux est devenue l’un des traits essentiels des mœurs publiques, où toute politique suivie semble impossible. D’autre part, une association secrète qui sait tour à tour, et quelquefois en même temps, être occulte et provocante, qui trouve les moyens et s’arroge le droit de faire sentir son action au moment même où elle la cache, et de l’imposer au moment même où elle la nie, qui double la prestigieuse force du mystère en y ajoutant parfois les gratuites apparences du ridicule, qui semble provoquer le haussement de nos épaules pour mieux peser sur elles, qui séduit les uns par la vanité des hochets, les autres par la perspective d’un avancement, ceux-ci par l’espoir d’un service et ceux-là par la fascination d’une langue emphatique, qui retient certaines fidélités par la reconnaissance, beaucoup par l’ambition, toutes par la peur, qui dompte les députés par les fonctionnaires et les fonctionnaires par les députés, et qui parvient, enfin, à glisser dans la presse ce qu’elle y veut glisser sans laisser deviner ce qu’elle y veut taire. Il est naturel et il est logique que cette association vise à l’hégémonie de ce pays, et l’on s’explique comment un publiciste radical, M. Fernand Maurice, pouvait dire sans trop de jactance, au convent de 1890 : « Incontestablement, nous sommes tous d’accord sur ce point que la maçonnerie ne donne pas aujourd’hui le plein de ses forces, qu’elle n’a pas aujourd’hui, sur la politique de la France, l’action qui lui devrait être dévolue, qui lui appartient… Nous n’emportons pas le morceau, et il faut que cela soit. Eh bien, si la maçonnerie veut s’organiser… je dis que, dans dix ans d’ici, la maçonnerie aura emporté le morceau et que personne ne bougera plus en France en dehors de nous[180]. » Dix ans ont passé, depuis lors ; et la France, défiante de l’internationalisme maçonnique, désespérant de savoir jamais vers quelle fin mystérieuse essaie de l’acheminer la politique intérieure et extérieure de la maçonnerie française, semble faire effort pour réclamer, avec le droit d’association, le droit de bouger.
[180] B. G. O., août-sept. 1890, p. 500-501.
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