The Project Gutenberg eBook of Le vieux muet, ou, Un héros de Châteauguay

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Title: Le vieux muet, ou, Un héros de Châteauguay

Author: J. B. Caouette

Release date: November 25, 2004 [eBook #14151]
Most recently updated: December 18, 2020

Language: French

Credits: Produced by Renald Levesque; from files available from the BNQ
(Bibliothèque Nationale du Québec).

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE VIEUX MUET, OU, UN HÉROS DE CHÂTEAUGUAY ***






PRÉFACE

Un roman n'a guère besoin de préface; et, quand il en a une, ce n'est pas d'ordinaire un prêtre qui la signe. On sait pourquoi. Depuis soixante ans le roman est un des pins exécrables dissolvants de la morale publique. Son nom même est devenu presque synonyme de mauvais livre. Quiconque s'intéresse aux bonnes moeurs est obligé de dénoncer ce séduisant corrupteur. On lui ferme l'entrée des maisons honnêtes, et les jeunes filles qui se commettent en sa compagnie risquent d'y perdre et la pudeur et le sens chrétien.

Il faut donc au roman, pour se faire agréer de tous et n'éveiller aucun soupçon, un passe-port sérieux, qui établisse ses titres à la confiance publique, et lui ouvre les portes, généralement closes à tout visiteur suspect. Voilà pourquoi l'auteur du «Vieux Muet» s'est adressé à un prêtre, et l'a prié de présenter son livre au public.

Pareille précaution était-elle nécessaire, dans le cas présent? Je ne le crois pas. Mr J. B. Caouette est suffisamment connu du public pour que ses livres, fussent-ils des romans, aient leur libre entrée partout. Mais l'auteur a sans doute pensé que l'excès de prudence ne saurait nuire en la matière; et je n'ai pas cru devoir refuser le service que sa modestie réclamait.

Ma tâche, au reste, est bien simple. Je n'ai pas à faire l'éloge du livre, ni à dicter au lecteur le jugement qu'il devra porter. Une préface n'est pas une critique. Je veux seulement me porter garant de la moralité impeccable du «Vieux Muet». On peut le mettre en toutes les mains sans aucun danger.

La lecture de ce roman ne produira que de bonnes impressions sur l'esprit et le coeur. Il se dégage de l'ensemble du récit une morale douce, pure et fortifiante. La vertu y tient le premier et le beau rôle. On y a fait une place à l'amour, mais à un amour purifié par le devoir, la religion et le sacrifice. Les personnages que l'auteur met en scène ne sont pas simplement des sujets à dissection métaphysique ou anatomique, mais des êtres bien vivants, et surtout des chrétiens de bonne race, des catholiques qui agissent et parlent en catholiques. La religion entre dans ce livre, comme elle doit entrer dans notre vie; elle y est la source des nobles actions, et la règle de bonne conduite.

Les héros de Mr Caouette ne sont pas seulement de bons chrétiens, ce sont aussi de vrais canadiens-français. Il me fait plaisir de signaler ici le beau souffle patriotique qui circule à travers toutes les pages de cet ouvrage, et qui en constitue, à mes yeux, le premier mérite et le plus grand attrait. On ne pourra se défendre d'un légitime orgueil en lisant tels passages où éclatent, à la lumière des faits, la loyauté et la bravoure de nos ancêtres. Certains points de nos glorieuses annales y sont mis dans leur vrai jour. Plus d'un lecteur apprendra peut-être, en parcourant ce roman, à juger plus sainement les hommes et les choses du passé. L'auteur a trouvé moyen de donner, sous une forme agréable, une bonne et solide leçon d'histoire.

Mr Caouette en est à son coup d'essai. «Le Vieux Muet» est, croyons-nous, le premier livre en prose qu'il présente au public. Nous lui souhaitons tout le succès que méritent ses généreux efforts. Il lui a fallu bien du courage et un travail héroïque pour se mettre en mesure d'écrire cet ouvrage. L'exemple est bon à suivre, et nous le signalons à tous les jeunes compatriotes qui ont de la culture et des loisirs.

La génération nouvelle n'est peut-être pas assez inclinée aux travaux intellectuels. Les nations pas plus que les individus ne vivent seulement de pain. Il faut que les esprits se tiennent haut pour que les coeurs ne défaillent point; et l'on aurait bien tort de penser que la prospérité matérielle est le dernier mot du progrès et de la civilisation.

Puisse le livre, que nous présentons au public, réussir à allumer chez quelques-uns la flamme d'une noble émulation, et les porter vers les travaux de l'esprit! L'auteur pourra alors se féliciter d'avoir atteint son but, qui est d'être utile à ses jeunes compatriotes. En écrivant «Le Vieux Muet», il n'aura pas fait seulement un bon livre, il aura en même temps accompli une bonne action.

P. E. ROY, Ptre.




AVANT-PROPOS

Glorifier la religion, la patrie, la vertu, et être utile et agréable à la jeunesse canadienne-française: tel a été mon unique but en écrivant ce modeste ouvrage, que je dédie à mes jeunes compatriotes.

J.-B. C.




LE
VIEUX MUET

OU

UN HÉROS DE CHÂTEAUGAY




PROLOGUE

Il y a trente-cinq ans, vivait, à Saint-Sauveur de Québec, dans une pauvre hutte située sur la rive sud de la rivière Saint-Charles, un vieillard légèrement voûté, mais qui avait encore l'aspect d'un géant par la hauteur de sa taille et la largeur de ses épaules.

Une longue chevelure blanche et une barbe vénérable encadraient sa figure au teint d'ébène.

On l'eût pris, de prime abord, pour un descendant de la fière tribu huronne.

Il habitait, avec un chien terre-neuve, son seul et inséparable compagnon, cette masure qui n'était éclairée que par deux petits carreaux. Elle avait servi autrefois de forge aux ouvriers travaillant à la construction des navires dans le chantier de feu Jean-Elie Gingras: c'était l'un des derniers vestiges de ce temps qu'on appelle encore, à Québec, l'âge d'or.

D'où venait ce vieillard? quel était son nom? à quelle nationalité appartenait-il?

Nul ne paraissait le savoir.

Un jour de printemps, en revenant de la pêche, deux jeunes gens l'avaient rencontré sur la grève, portant un fusil sur l'épaule, et suivi d'un chien à la mine peu rassurante.

Les jeunes pêcheurs, sans doute effrayés par les grognements du chien, et aussi par la taille imposante de l'inconnu, s'étaient hâtés de reprendre le chemin de leur demeure. Ils répandirent partout la nouvelle de la rencontre qu'ils avaient faite.

Saint-Sauveur, il y a un demi-siècle, n'était pas cette belle et populeuse paroisse que nous admirons aujourd'hui; tous ses habitants se connaissaient aussi intimement que s'ils eussent été les membres d'une même famille.

L'apparition soudaine d'un tel colosse arpentant la grève, l'arme à l'épaule, ne pouvait manquer d'y créer une véritable sensation. Mais, disons-le à la louange des pionniers de cette paroisse, l'idée ne vint à personne que cet hôte de la grève pouvait être un loup-garou ou un croque-mitaine! Car il y avait longtemps, alors, que la sorcellerie ne faisait plus de dupes dans la bonne ville de Québec. Néanmoins, la curiosité publique était piquée; et, dès le même soir, quelques-uns des principaux paroissiens résolurent de se rendre à la grève, le lendemain, pour rencontrer cet étranger.

Les jeunes pêcheurs avaient ajouté que le colosse devait habiter l'ancienne forge, d'où ils avaient vu une épaisse fumée s'élever en spirale.

Le lendemain donc, sans autre arme qu'un sac rempli de provisions, quatre citoyens partirent en éclaireur pour aller sonder le mystère.

Rendus au pied de la route qui conduisait au chantier-Gingras, et qu'on nomme aujourd'hui la rue Saint-Ambroise, ils aperçurent le vieillard assis sur le seuil de la cabane, les coudes appuyés sur les genoux et le front plongé dans ses larges mains.

Au bruit de leurs pas, le cerbère, qui était couché devant son maître, se leva en aboyant; mais le colosse saisit l'animal qu'il musela solidement, puis, redressant sa haute taille, il attendit les visiteurs.

Ceux-ci, après avoir salué l'inconnu, qui leur rendit la politesse, lui adressèrent tour à tour la parole; mais, à la surprise générale, le vieillard, pour toute réponse, mit un doigt sur sa bouche et secoua tristement la tête.

A toutes les questions qui lui furent posées, il répondit par les mêmes gestes; ce qui fit croire à ses interlocuteurs qu'ils étaient en présence d'un muet.

Cette infirmité apparente lui gagna d'emblée la sympathie des nouveaux venus, qui le considéraient maintenant avec le plus grand respect.

Sa figure exprimait la douceur et la franchise, et ses manières polies annonçaient une bonne éducation.

Il n'en fallut pas davantage pour rassurer et charmer nos curieux.

D'un geste affable, l'étranger indiqua la porte C'était une invitation à entrer. Les visiteurs se rendirent à cette muette prière et franchirent le seuil.

En entrant dans la forge, ils furent frappés de la propreté qui y régnait.

Il était évident que le vieillard résidait là depuis plusieurs jours, car le plancher avait été réparé, et l'on y voyait quelques meubles grossiers, mais solides, rangés dans un ordre parfait.

Au centre, une table; dans l'angle gauche de l'unique pièce, un lit fait avec des branches de sapin; en face de la porte, le long du pan, un banc et deux chaises; au-dessus, accrochés à de longues fiches, un fusil; une gibecière, une perche de ligne enfermée dans un étui, un filet, etc. Plus loin, une armoire sans porte contenant quelques assiettes et autres vaisseaux de grès. Le large fourneau de la forge faisait, pour le moment, l'office de poêle de cuisine.

Bref, la propreté et l'ordre rendaient presque agréable le séjour de ce logis pauvre et isolé.

Cette cabane ne portait qu'à l'extérieur les marques de son usage primitif; à l'intérieur, les traces de fumée avaient disparu sous une couche de chaux.

On l'eût dite l'image de ce vieillard inconnu et mystérieux, dont la figure était noire, mais dont l'âme semblait aussi blanche que la neige.

Le colosse tira de dessous la table un panier plein de poissons et de gibiers, pris ou abattus par lui la veille, et en distribua la plus grande partie à ses hôtes. Ces derniers furent heureux d'avoir l'occasion de lui offrir, en retour, leurs provisions, que l'étranger accepta gracieusement.

Mais les quatre visiteurs crurent devoir abréger leur visite qui commençait à devenir embarrassante pour tout le monde. Car bien que le vieillard semblât comprendre leur conversation, il n'y répondait que par signes!

Après avoir serré la main du malheureux, ils se retirèrent le coeur ému.

Le dimanche suivant, les fidèles de Saint-Sauveur, qui allaient à la messe de cinq heures, ne furent pas peu surpris de voir arriver à l'église notre géant, toujours suivi de son compagnon.

Ayant attaché le chien au tronc d'un arbre, il entra dans le temple, se prosterna pieusement devant l'autel de la Vierge-Immaculée, et y demeura à genoux tout le temps que dura le saint sacrifice de la messe. Son humble attitude et son recueillement firent l'édification de tous.

Et chaque dimanche, dans la suite, beau temps mauvais temps, les paroissiens le virent entendre la première messe avec la même dévotion. Sa place de prédilection, dans l'église, était l'autel de Marie. C'est vers cette bonne mère qu'il levait ses regards suppliants, et c'est par elle que ses soupirs et ses prières ardentes montaient, comme un pur encens, jusqu'au trône de Dieu!

Aussi bien, sa conduite irréprochable et exemplaire lui mérita bientôt l'estime et la considération de la brave population de Saint-Sauveur.

Le géant aimait la solitude. Il ne visitait personne, et ne sortait que pour vendre du poisson et du gibier.

La pêche et la chasse étaient ses seuls moyens de subsistance, et ils paraissaient suffire à ses goûts fort modestes.

Mais si le vieillard ne visitait personne, il avait l'honneur de recevoir souvent la visite du révérend Père Durocher, de pieuse mémoire, supérieur de la communauté des Oblats de Marie.

Que se passait-il entre le bon Père et le vieux muet, dans le cours de leurs longues et fréquentes entrevues? Nul n'osait le leur demander; et ceux qui interrogeaient le saint missionnaire au sujet de l'étranger, n'en recevaient pour toute réponse que ces mots: «Aimez-le, il est digne de votre affection....»

Quoi qu'il en fût, après chacune de ses entrevues avec le révérend Père Durocher, le solitaire semblait moins malheureux, et parfois même son visage, d'ordinaire triste, s'éclairait d'un doux sourire.

Le vieux muet avait acquis son droit de cité. A la curiosité qu'avait fait naître la venue de cet étrange colosse, succéda une bienveillante sympathie. Sa figure devint familière à tous. C'était un membre de la grande famille.




UN SAUVETAGE ÉMOUVANT

C'était en 18..., par un de ces chauds dimanches de juillet où les citadins, après les offices religieux aiment à s'éloigner un peu de la ville, afin de respirer un air plus pur, tout en se reposant des fatigues de la semaine.

Les privilégiés de la fortune se payent le luxe d'une promenade en voiture à travers les jolies paroisses qui environnent Québec. Ils n'ont que l'embarras du choix, car Beauport, Charlesbourg, Lorette, Cap-Rouge, Sainte-Foye, Sillery, sont des lieux charmants qui invitent au repos et à la rêverie.

Mais les pauvres, dont les jambes sont aussi solides que le coeur est joyeux, se rendent à pied en dehors des barrières, et vont passer le reste de l'après-midi à l'ombre des grands arbres.

Des familles entières descendent à la rivière Saint-Charles. Là, sous les regards des parents, les enfant prennent leurs joyeux ébats.

Plusieurs bambins, jambes nues, courent au bord de l'onde, en dirigeant des bateaux minuscules qui dansent sur l'eau, au bout de leur ficelle, et dont les oscillations causent des émotions à ces marins en herbe.

Ailleurs, de gentils mioches, légers comme des papillons, se poursuivent, s'empoignent, se bousculent et roulent, pèle-mêle, sur le sable fin de la grève.

Leurs rires argentins résonnent et leurs petits cris éclatent parfois comme une décharge de pétards.

Les parents, témoins de ce gracieux spectacle, partagent les joies des enfants. Et ces joies si pures leur font oublier les soucis de la veille, et retrempent leur courage et leurs vertus.

D'autres enfin—les amateurs de l'art nautique—prennent place dans une barque légère et battent les flots en cadence en faisant retentir l'air de mille refrains.

Bref, tous les goûts peuvent se satisfaire, et l'homme est libre de choisir les amusements qui lui plaisent le mieux, pourvu qu'il sache respecter toujours les règles de la morale et de la prudence.

Or, ce dimanche-là, pour échapper à l'intensité d'une chaleur torride, un grand nombre de personnes étaient venues se reposer sur la rive sud de la rivière Saint-Charles, à l'endroit connu sous le nom de l'ancien chantier-Gingras.

*
*   *

La marée est haute, et l'onde perfide que dore la lumière éclatante du soleil, déroule mollement ses plis en modulant sa chanson monotone et reposante.

Quelques jeunes gens bien délurés s'agitent sur le rivage. Ils gesticulent et parlent tous à la fois. On les dirait sur des charbons ardents.

—Tiens! voilà Joachim Bédard! s'écrie l'un d'eux, en jetant son chapeau en l'air.

—Hourra! hourra! font les autres, en entourant le nouveau venu.

—Que me voulez-vous donc? demande Joachim Bédard, étonné et ahuri.

—Ce que nous te voulons, cher petit Joachim, reprend Pitre Verret, le plus bavard de la bande, c'est que tu nous prêtes ta chaloupe pour aller faire un tour sur cette charmante nappe d'eau, et, va sans dire, que tu viennes avec nous, mon petit coeur! Puis, sans lui donner le temps de répondre, il continue: «Vois ta barque onduler et parfois bondir, comme si elle voulait briser sa chaîne. Vite! sors ta clef, et rends la liberté à cette gentille prisonnière!»

—Oui, oui! approuvent las autres lurons, désireux de se signaler aux regards, autant que de naviguer.

—C'est bien! fait Joachim Bédard; allons-y!

—Moi, je vous conseille de ne pas y aller! dit, sur un ton autoritaire et prétentieux, un petit vieillard nerveux qui interrogeait le firmament.

—Pourquoi cela, père Latourelle? demande Joachim Bédard.

—Parce que nous allons avoir un grain accompagné d'éclairs et de tonnerre, et je vous assure qu'il est dangereux de s'aventurer sur l'eau.

—N'ayez pas peur, père Latourelle, répond Joachim Bédard, nous ne nous exposerons point. Du reste, nous avons bon bras et bon oeil, que diable!

—Jeunes gens! réplique le vieillard, en élevant la voix, je vous répète que vous feriez mieux de rester ici. Je suis un vieux marin, moi, et je vous dis que nous allons avoir une bourrasque terrible.

—Nous serons prudents, père Latourelle, reprennent les jeunes étourdis en sautant dans l'embarcation.

Un! deux! trois! commande celui qui parait le chef de la bande. Et les rames, maniées par douze bras vigoureux, impriment à la chaloupe un élan qui l'éloigné rapidement da rivage.

Lorsqu'ils ont atteint le milieu de la rivière, Joachim Bédard, le commandant, invite Pitre Verret, le premier ténor du choeur de l'orgue, à chanter une chanson.

Pitre Verret, sans se faire prier, entonne de sa plus belle voix le chant du Napolitain:

Le doux printemps se lève,

Riche comme un beau rêve:

Partons, amis, partons, (Bis)

L'hirondelle légère

Ne rase pas la terre:

Les vents nous seront bons. (Bis)

Refrain

Vogue, (Bis) vogue, ma balancelle;

Chantez, gais matelots;

Que votre voix se mêle

Aux murmures des flots (Bis).

II

A l'horizon de brume.

Le Vésuve qui fume

Promet Naple aujourd'hui (Bis).

Dans cette ville heureuse,

La vie est gracieuse

Comme un jardin fleuri (Bis)

Refrain

Vogue (Bis) vogue ma balancelle;

Chantez, gais matelots;

Que votre voix se mêle

Aux murmures des flots (Bis).

III

Quand la nuit tend ses voiles

Sous ce beau ciel d'étoiles,

Le gai Napolitain (Bis).

Chante la sérénade,

Puis sous la colonnade

S'endort priant un saint (Bis).

Refrain

Vogue (Bis) vogue, ma balancelle;

Chantez, gais matelots;

Que votre voix se mêle

Aux murmures des flots (Bis).

Des applaudissements frénétiques, s'élevant du rivage, saluent les dernières notes égrenées dans l'air par la voix superbe et sonore de Pitre Verret.

Le père Latourelle, en secouant la cendre de sa pipe, dit à ses voisins: «Il chante comme un rossignol, ce gaillard-là, mais c'est dommage que lui et ses amis n'aient pas suivi mon conseil, car le grain approche, et je redoute pour eux un malheur».

En parlant, le père Latourelle, montrait du doigt un gros nuage noir, qui, pareil à un drap mortuaire, déroulait à l'horizon ses plis frangés.

Le vent, un vent brûlant, commençait à agiter faiblement la surface de l'eau; et l'oreille percevait déjà un bruit vague qui ressemblait à un roulement de tambour: c'était le tonnerre qui mettait d'accord les sons de sa sinistre et mâle voix.

Mais notre artiste, grisé par les applaudissements, chante, chante toujours. Et ses compagnons, ivres de joie et de liberté, continuent à jouer de la pagaie et de la rame, sans même soupçonner l'approche de la tempête. Pourtant, s'ils dirigeaient leurs regards vers le nord, ils verraient maintenant plusieurs nuages se rapprocher pour ne former bientôt qu'un seul et immense rideau dont l'un des coins menace d'obscurcir le soleil!

Verret en est à sa dixième chanson, et il chante avec une verve endiablée:

C'est l'aviron

Qui nous mène,

Qui nous monte!

C'est l'aviron

Qui nous monte

En haut!

quand, soudain, le vent s'élève avec une rage épouvantable; un long serpent de feu déchire la nue et la foudre éclate!

—Au rivage! s'écrient tous les rameurs.

Un nouvel éclair sillonne le firmament et la pluie, une pluie torrentielle, se met à tomber!

Les rameurs essayent, mais vainement, de diriger leur embarcation vers la ville.

La frayeur s'ajoutant à l'inexpérience, paralyse leurs membres, et la chaloupe, mal gouvernée, danse comme une coquille au gré du vent et des flots!

De la rive, les gens suivent cette scène avec effroi; les parents des jeunes rameurs crient à fendre l'âme, et, cependant, personne n'ose aller au secours des malheureux!...

Le père Latourelle, plus énervé que jamais, casse sa pipe en maugréant:

—Ah! les imprudents! les étourdis! je leur ai bien dit qu'il leur arriverait malheur...

Au même moment, et comme si le ciel voulait réaliser ce sombre présage, un coup de vent terrible fait chavirer la chaloupe, et les six jeunes gens sont lancés dans les flots!

Quatre des malheureux réussissent à se cramponner à l'embarcation, mais Bédard et Verret en sont trop éloignés pour pouvoir la saisir.

Bédard, qui est un habile nageur, se maintient à la surface de l'eau, tandis que Verret, ignorant la natation, disparait pour ne plus reparaître....

Tout à coup, du rivage, retentit cette clameur presque joyeuse:

Le vieux muet! le vieux muet!

En effet, notre héros, sortant on ne sait d'où, accoure, suivi de son chien.

Avec la souplesse d'un jeune homme, il saute dans un canot, et, après s'être signé, rame dans la direction des naufragés.

Il est vraiment beau de voir s'élancer, tête nue, sous le feu des éclairs, ce brave colosse qui risque sa vie pour sauver celle de ses semblables!

Mais c'est une tâche d'une exécution quasi impossible que cet homme vient de s'imposer! Car le vent, soufflant dans la direction du sud, repousse le canot à mesure qu'il avance!

Les vagues s'élèvent à une hauteur effrayante, et quand le canot arrive à leur crête, on dirait qu'il va sombrer dans le gouffre!

La distance à franchir est d'environ quatre Arpents.

A la puissance et à la fureur des éléments, le rameur oppose la force et l'adresse. Tenant son canot nez au vent, il lui fait couper la vague écumante, et le force à courir vers le lieu du danger.

Malgré le bruit des flots et les éclats de la foudre, il entend à présent les cris et les appels désespérés des naufragés.

Alors, redoublant de courage et rassemblant toutes ses forces, il imprime à l'embarcation des élans qui la font bondir de vague en vague avec l'agilité d'un coursier. Quelques pieds seulement le séparent des malheureux. Encore un effort, et il est auprès d'eux!

Il jette l'ancre, et tend d'abord une rame à Joachim Bédard, qui lutte toujours contre les flots. Mais ce dernier, en voulant saisir la rame, disparaît dans l'abîme!

Sans hésiter, le vieillard plonge dans l'onde amère; le chien suit son exemple, et tous les deux reparaissent presque aussitôt, l'homme tenant Bédard, et le chien soutenant l'infortuné Verret!

S'approcher du canot et y monter avec son fardeau, est pour le sauveteur l'affaire d'un instant.

Le ciel, évidemment, lui prête force et courage.

Il arrache Perret de la gueule du chien et le dépose au fond du canot. Puis, tendant tour à tour la rame à ceux qui se tiennent cramponnés à leur chaloupe renversée, il a le bonheur de les recueillir dans sa barque.

Cependant, il ne peut compter sur l'aide de ceux qu'il vient d'arracher à la mort, car tous sont exténués par les efforts qu'ils ont faits pour sauver leur vie.

Aussi, comprenant toute la difficulté de la situation, le vieillard se recommande à la sainte Vierge et se met à ramer vaillamment.

Les spectateurs, agenouillés sur le rivage, adressent au ciel les prières les plus ferventes.

Peu à peu, le vent s'apaise, les nuages se dispersent et la mer devient plus calme.

Maintenant que la bourrasque a rentré ses fureurs, le canotier sent ses forces revenir, et le canot obéit aux vigoureuses poussées qu'il lui donne en frappant l'onde de ses rames.

Enfin, il touche au rivage, et la foule se lève en poussant des acclamations délirantes!

Mais à ces acclamations se mêlent tout à coup des cris déchirants. Une femme fend la foule et se jette sur le corps inanimé de Verret, que le vieux muet a étendu sur le sable de la grève.

Mon enfant! mon enfant! s'écrie-t-elle, en baignant de larmes la figure du jeune homme....

Notre héros fait signe à la mère de se calmer, puis, se penchant sur le corps du malheureux, il se met à pratiquer sur lui la respiration artificielle.

Pendant qu'il opère ainsi, la mère ne cesse de crier: «Sauvez mon enfant, mon Dieu! sauvez mon enfant!»

Et le vieillard, impassible, continue sa nouvelle tache avec un dévouement admirable.

Soudain, il tressaille de joie en voyant la poitrine du jeune homme se soulever, et en entendant un faible soupir s'exhaler de ses lèvres.

—Il vit! il est sauvé! s'écrie la mère avec transport.

Le colosse reprend son travail avec plus d'ardeur, et, au bout de cinq minutes, Verret restitue à la mer le breuvage mortel.

Il est sauvé.

A la demande de la mère, le géant prend le jeune homme dans ses bras, comme il eût fait d'un petit enfant, et le place sur un matelas qu'on a mis dans une voiture pour transporter Verret à sa demeure.

Le vieux muet veut rentrer dans sa cabane; mais il est entouré, retenu, pressé par la foule enthousiaste et reconnaissante.

Joachim Bédard et ses compagnons se démènent comme des gens qui ont perdu la raison. Ils sautent, chantent, rient et pleurent tour à tour!

Prenant les mains du colosse, ils les couvrent de baisers, et lui expriment leur profonde gratitude. Ils s'en éloignent, puis s'en rapprochent pour lui témoigner maintenant leur admiration, et l'assurer de leur dévouement.

—Monsieur! s'écrie Joachim Bédard: vous vous êtes jeté dans l'eau pour nous sauver la vie; eh bien, nous, tonnerre! si jamais ça se présente, nous nous jetterons dans le feu par dessus la tête pour vous sauver ou pour vous défendre!

—Oui! oui!... hourra! hurlent les autres naufragés; nous donnerons volontiers notre vie pour sauver la vôtre!

Et tout le rivage retentit des acclamations joyeuses de la multitude!

Le vieillard, un peu confus, mais tout rayonnant, montre à la foule le ciel, voulant exprimer par ce geste que les actions de grâces doivent s'adresser à Dieu!

Oui, un sourire rayonne sur le bon visage de notre héros; ce sourire est le reflet du vrai bonheur que procure toujours à l'âme la satisfaction du devoir accompli. Et il se félicite, non pas de ses exploits, mais d'avoir eu le grand privilège d'être choisi par Dieu pour faire des heureux...

Ce soir-là, il eut pour son chien des caresses plus tendres, et il lui fit partager en commun son modeste repas, comme le chien avait partagé avec lui les dangers et les honneurs de la journée!

Puis, malgré la fatigue qui paralysait ses membres, il s'agenouilla devant l'image de la sainte Vierge et y resta longtemps, le front courbé, l'âme débordante, remerciant Marie de lui avoir procuré ce bonheur. Un moment, des larmes jaillirent de ses paupières:

Ici, c'est le passé qui parle au souvenir!

Enfin, ne pouvant plus se tenir à genoux, il se jeta sur son lit de sapin et dormit comme un bienheureux.




LA TIREUSE DE CARTES

Le lendemain soir, en face de la maison servant de poste aux sapeurs-pompiers, un groupe nombreux et animé parlait de l'événement de la veille, qui avait créé tant d'émoi au sein de la paroisse. Tous faisaient l'éloge du vieux muet, à l'exception du père Latourelle, qui fumait nerveusement sa pipe, en réprimant, tantôt un geste et tantôt une parole menaçant de lui échapper.

—L'as-tu remarqué, Etienne, demande Jonas Grosselin, quand il a traîné son canot à l'eau? On eût dit qu'il traînait une latte!

—Oui, répond Etienne Corriveau: c'était un tour de force, mais c'est surtout sur l'eau que j'ai admiré sa force et son adresse.

—Moi aussi, approuve Frédéric Patry: je croyais, à chaque instant, qu'il allait être englouti; mais j'ai remarqué qu'il présentait toujours aux vagues la pince et jamais le flanc du canot.

—C'est justement cela qui prouve sa force et son adresse, reprend Etienne Corriveau. Car un homme faible et inhabile aurait coulé au fond tout de suite.

—Moi, dit Félix Bigaouette, ce que j'admire encore plus que sa force et son adresse, c'est son courage et son dévouement.

—Vous avez la note juste! fait Jean-Baptiste Dufresne. Cet homme a bravé la mort pour sauver la vie à des gens qu'il ne connaissait pas. C'est du dévouement poussé jusqu'à l'héroïsme!

Bref, chacun avait une bonne parole à dire à l'adresse de notre héros.

—C'est malheureux qu'il soit muet! oui, immanquablement, c'est malheureux! dit Félix Fortin, politicien incurable.

—Et, s'il parlait, Félix? interroge en riant Léon Saucier, tu en ferais sans doute un candidat?

—Immanquablement! je le prierais de poser sa candidature, aux prochaines élections, pour l'Assemblée législative; et il serait élu immanquablement...

—Bah! reprend un farceur, François Kirouac, parmi nos députés, j'en connais plusieurs qui sont, à la Chambre, plus muets que lui...

—Vous avez raison! glapit le père Latourelle,—sans saisir le trait d'esprit de François Kirouac,—car ce sauvage-là n'est pas plus muet que vous et moi!

—Hein! que dites-vous? interrogent toutes les voix.

—Je dis, bougonne, cette fois, le père Latourelle, qu'il fait le muet pour se moquer de nous. Tenez, hier, j'étais à ses côtés quand il donnait des soins à Pitre Verret, et lorsque le pauvre diable, qui avait bu plus d'eau que de raison, s'est mis à dégobiller, j'ai entendu le sauvage dire: «Sauvé!»

—Ta! ta! ta! vous radotez, vieil oiseau de mauvais augure! interrompt Joachim Bédard. J'y étais moi aussi, je suppose! et ce n'est pas le vieux muet qui a prononcé ces paroles, c'est la mère de mon ami Verret!

Tout le monde applaudit à la riposte.

Ce fut le signal de dispersion. Chacun reprit le chemin du logis.

Le père Latourelle, tout confus, se retira en marmottant entre ses dents:

«La tireuse de cartes me le dira bien, elle, si le sauvage parle!»

Cependant, l'affirmation catégorique de Joachim Bédard, avait impressionné le père Latourelle et jeté le doute dans son esprit. Après tout, se disait-il, je peux bien m'être trompé; à vrai dire, l'accident m'avait mis un peu à l'envers! En tout cas, je vas aller consulter la Châtigny, qui passe pour avoir le don de faire parler les cartes.

Attends un peu, mon p'tit Joachim Bédard: tu auras bientôt de mes nouvelles...

*
*   *

Il y avait à la Canardière, petit village situé sur la rive nord de la rivière Saint-Charles, et qu'on nomme aujourd'hui Limoilou, une vieille femme qui pratiquait, l'art de la cartomancie. On l'appelait familièrement la Châtigny.

Sa clientèle se composait principalement de jeunes filles et de jeunes gens, dont elle savait exploiter la naïveté, car c'était une madrée commère que la Châtigny! Mais les revenus de cet art ne suffisant pas à sa subsistance, la cartomancienne blanchissait le linge, tricotait des bas, des mitaines, des cache-nez, etc., et avec ces divers métiers, elle trouvait le moyen de vivre assez bien.

Un soir de juillet, elle tricotait, en attendant la clientèle, quand elle entendit gratter à la porte. Croyant que c'était son chat, elle cria, sans se déranger: «Va te coucher, animal!»

Au bout de quelques secondes, le même bruit ayant recommencé, la Châtigny, impatientée, s'arme d'un torchon avec lequel elle veut corriger son chat importun. Elle entre-baille la porte et donne un grand coup de torchon sur la tête de... d'un vieillard, qui recule, épouvanté!

—Oh pardon! mille excuses! monsieur, s'écrie-t-elle; je croyais que c'était mon chat qui grattait à la porte!

—Moi, dit le père Latourelle—car c'était bien lui—je cherchais la sonnette!

—Vous l'auriez cherchée longtemps, car il n'y en a pas! Je vous prie, encore une fois, de m'excuser, monsieur, et veuillez entrer.

—Vous êtes madame Châtigny, n'est-ce pas?

—Oui monsieur, pour vous servir. Prenez une chaise.

—On me dit que vous tirez aux cartes?

—Oh! oui, monsieur; la cartomancie est un art que je pratique depuis quarante ans, à la satisfaction de tous ceux qui me font l'honneur de me consulter. Je possède aussi, sur le bout du doigt, la géomancie, la chiromancie, la physiognomonie...

—Pas possible! s'écrie le père Latourelle, tout ébahi d'entendre prononcer ces grands mots, dont il ne comprend pas la signification. Alors, madame, vous êtes une savante?

—Sans me vanter, monsieur, je crois pouvoir dire, sur le passé, le présent et l'avenir, tout ce qui peut intéresser mes honorables clients.

—Eh bien! parlez sur ce qui m'intéresse dans le moment.

—Avec plaisir, monsieur, mais ma règle est d'exiger d'avance la minime rétribution de cinquante cents.

—Cinquante cents! gémit le père Latourelle, en faisant une grimace; vous n'y pensez pas! Je vas vous donner vingt-cinq cents.

—Je n'ai qu'un seul prix, monsieur!

Il fallait donc s'exécuter. Le père Latourelle présenta deux pièces de vingt-cinq cents, que la Châtigny fit glisser prestement dans sa bourse. Puis, prenant un paquet de cartes, la sorcière se met à les aligner lentement sur la table.

Après les avoir examinées attentivement, elle risque ces mots: «Une femme brune vous aime tendrement.»

—Oui, je le crois, soupire le bonhomme, en pensant à sa vieille épouse!

—J'y suis, se dit en elle-même la tireuse de cartes; c'est un veuf qui songe à convoler en secondes noces. Et tout haut, elle ajoute; «Vous allez l'épouser prochainement.»

—Mais! vous êtes une sorcière! s'écrie le père Latourelle, pensant toujours à sa femme, car je dois fêter mes noces d'or dans deux semaines!

—Ha! se dit la Châtigny, il n'est pas veuf... Il faut chercher autre chose.

—Monsieur, vous avez un ennemi!

—Ça, c'est encore vrai! cet ennemi n'est autre que Joachim Bédard, qui m'en veut parce que je lui ai conseillé de ne pas se risquer sur l'eau, dimanche dernier, à l'approche de la tempête.

Ces dernières paroles jettent la tireuse de cartes dans le ravissement. Car elle avait entendu raconter, par le menu, le sauvetage émouvant que le vieux muet avait opéré sur la rivière Saint-Charles, et elle supposa que la visite du bonhomme n'était pas étrangère à cet événement.

Touchant plusieurs cartes avec le bout d'une plume d'oie, elle se met a compter à haute voix: un, deux, trois, quatre, cinq, six. Puis, d'un accent tragique: «Ciel! que vois-je? six jeunes gens qui vont se noyer sous les yeux de leurs parents et amis et nul ne cherche à les secourir! Que vois-je encore? un homme, un sauvage saute dans un canot et vole au secours des malheureux...»

Ici, la Châtigny fait une pause et regarde, à la dérobée, le père Latourelle, qui parait en proie à la plus vive agitation. Et elle continue: Ce sauvage est accompagné d'un chien; je les vois plonger et retirer deux hommes du fond de l'eau! Ce sauvage sauve ensuite les quatre autres jeunes gens qui s'étaient accrochés à leur chaloupe renversée!

La cartomancienne fait une nouvelle pause, et le père Latourelle en profite pour lui adresser, d'une voix tremblante, cette question:

—Ce sauvage, madame, parle-t-il?

La tireuse, après avoir regardé à plusieurs reprises trois différentes cartes, en les frappant chaque fois de sa plume magique, répond:

—Non, il ne parle point, puisqu'il est muet!

—Quoi! madame, vous affirmez qu'il est muet?

—Je l'affirme! répond la cartomancienne, d'une voix solennelle.

—Hélas! je vois bien que je ne suis pas chanceux! fait mélancoliquement le bonhomme...

—Est-ce que vous n'êtes pas satisfait de la consultation, monsieur?

—Oh! oui, madame! très satisfait! Tenez, par chez-nous, à Saint-Sauveur, personne ne veut croire à la sorcellerie, et je commençais moi aussi à en douter; mais, maintenant, j'y crois plus que jamais, et je proclamerai partout que vous êtes une sorcière, une vraie!

—Je ne suis pas une sorcière, monsieur; je connais mon art, voilà tout!

Et le père Latourelle reprit, tout penaud, le chemin de sa paroisse, se promettant d'être, à son tour, aussi muet qu'une carpe!




LA MAISON BLEUE

Tous les Québécois ont connu la Maison bleue, ou en ont entendu parler.

Elle n'avait rien de remarquable, cependant si ce n'est sa couleur d'azur qu'elle a conservée jusqu'au jour de sa démolition, c'est-à-dire durant un siècle environ.

C'était une modeste construction en bois, à un étage, située sur la rue Saint-Vallier, au sud-ouest de l'hôpital du Sacré-Coeur, à Saint-Sauveur.

Il y a un demi-siècle, la solitude la plus complète régnait aux alentours de cette demeure.

Elle paraissait alors très éloignée de la ville, probablement parce qu'elle était isolée dans un champ et qu'on y parvenait par un chemin impraticable. Aussi, quand les gens de Québec parlaient d'aller à la Maison bleue, ils avaient le soin de choisir un bon cheval et une voiture solide...

Mais que de changements depuis!

La rue Saint-Vallier, qui était autrefois un véritable bourbier, est maintenant pavée en asphalte! Toutes les autres rues de Saint-Sauveur sont macadamisées et entretenues avec la plus grande vigilance.

Cette paroisse est aujourd'hui annexée à la, cité de Québec, et la superbe résidence du maire actuel de cette ville—l'honorable S. N. Parent—s'élève à quelques pas du terrain occupé naguère par la Maison bleue.

Cette maison était alors le rendez-vous des honnêtes gens qui aimaient à se livrer au plaisir de la table, de la conversation et de la danse. Elle était, en particulier, le rendez-vous des gens des noces.

La mode ne condamnait pas, comme à présent, les nouveaux mariés à un voyage, et la lune de miel n'était pas forcée de courir en chemin de fer...

Non! et les noces, qui duraient deux ou trois jours, étaient couronnées par de joyeuses agapes sous le toit de cette maison si populaire.

Elle était tenue par un Français—type courtois et jovial—que tout le monde appelait Paschal.

Le 8 septembre au soir de l'année, 18..., il y avait fête de gala chez Paschal, en l'honneur d'un jeune couple de Saint-Roch, appartenant à des familles à l'aise.

Rien n'avait été épargné pour donner de l'éclat à la fête et du plaisir aux invités.

L'hôtellerie était resplendissante de lumières. De jolis bouquets de fleurs en ornaient toutes les chambres. La salle à dîner, surtout, offrait un coup d'oeil charmant; le propriétaire l'avait décorée avec beaucoup de goût.

Une société en verve et en appétit avait pris place autour d'une table garnie des mets les plus délicats.

On mangea fermement, on but modérément, et, au dessert, on chanta joyeusement!

La mode des discours indigestes et souvent ridicules, au dessert, n'était pas encore inventée... et les estomacs n'en digéraient que mieux!

Chaque convive y alla de sa chanson, et tout le répertoire national y passa!

—Mes amis, dit le père de la mariée, la danse étant un fameux digestif, je prie toute la compagnie de passer dans l'autre salle, où les musiciens sont à leur poste.

L'invitation fut chaleureusement acceptée, et, cinq minutes plus tard, les mariés et leurs amis mêlaient le bruit cadencé de leurs semelles aux accords du violon et de la clarinette...

Vers onze heures, la danse battait son plein. Un fiacre, portant six matelots en goguette, s'arrêta en face de la Maison bleue.

Les sons de la musique et les bruyants éclats de rire avaient attiré l'attention des marins, et la table toute servie, qu'ils voyaient du dehors, excitait maintenant chez-eux le désir de manger et de s'amuser aux dépends des French Canadians!

Le cocher leur fait observer que cette maison est l'hôtellerie la mieux tenue de Québec et que les gens avinés n'y sont pas admis. Ça m'a l'air de gens des noces, ajoute-t-il, et je vous assure qu'ils ne vous laisseront pas entrer.

—Avec cette clef-là, nous entrerons bien! dit l'un des matelots, en faisant briller à la lueur de la lune la lame d'un poignard!

—Si vous descendez de ma voiture, je vous quitte! menace le cocher, en s'apprêtant à fouetter son cheval!

—Nous t'avons payé, n'est-ce pas? eh bien, attends-nous!

Mais les matelots ont à peine mis pied à terre, que le cocher, sans songer qu'il risque d'embourber sa voiture, lance son cheval au galop!

—Bah! fait l'un des marins, en ricanant, nous nous rendrons au bâtiment, demain matin, dans la voiture des mariés...

Ils s'approchent de la maison, dont la porte et les fenêtres sont ouvertes comme en été, car la température est splendide.

Sans se donner la peine de frapper, ils entrent dans la salle à dîner et se placent à table.

—Mangeons et buvons! commande le plus audacieux de la clique...

La gaieté était si générale et si bruyante en ce moment dans la salle de danse, que l'entrée des matelots ne fut pas tout d'abord remarquée. Et quant Paschal aperçut les intrus, ceux-ci avaient déjà dévoré deux poulets et vidé trois bouteilles de vin!

—Que faites-vous ici? leur demande-t-il à brûle-pourpoint.

—Tu le vois, camarade, nous mangeons et buvons à ta santé!

—Sortez d'ici au plus vite!

—Pour toute réponse, l'un des bandits se lève et frappe le propriétaire en pleine figure!

Une servante fait irruption dans la salle de danse en criant: «Venez vite! venez vite! le bourgeois a été assommé par des bandits...»

Tous les hommes s'élancent au secours de Paschal, mais ils sont mal reçus par les matelots qui les attendent de pied ferme.

Une bagarre terrible s'ensuit, au milieu des cris d'effroi que poussent les femmes, en courant d'une chambre à l'autre!

Tout à coup, des hurlements de chien retentissent au dehors, et l'on voit apparaître dans la porte la haute stature du vieux muet.

D'un coup d'oeil, le colosse comprend tout. Il empoigne un des matelots et le jette comme une mitaine par la fenêtre! Un autre matelot va frapper le vieux muet dans le dos avec son poignard, quand l'énorme chien saute à la gorge du brigand et le renverse par terre.

Notre héros lui arrache le poignard, et le saisissant par une jambe, lui fait prendre le même chemin qu'à son compagnon! Un troisième s'avance, le poignard à la main, mais le colosse lui applique sur la main un coup de pied formidable qui le désarme et lance le poignard au plafond...

Alors, se voyant vaincus, les quatre marins se jettent aux genoux du terrible lutteur et lui demandent grâce!

Se plaçant près de la porte, le géant leur fait signe de sortir, et, à tour de rôle, il leur administre, à l'endroit où le dos perd son nom, un maître coup de pied qui les envoie rouler au milieu de la rue...

Le chien ne parait pas satisfait de la part qu'il a prise à la lutte, car il poursuit les matelots en leur mordant les jarrets!

Le vieux muet est obligé de siffler l'animal pour lui faire abandonner ses victimes!

Personne, heureusement, n'avait été blessé sérieusement. Paschal était le plus maltraité: il avait les lèvres fendues et l'oeil droit au beurre noir; mais il se félicitait d'avoir échappé, lui et ses hôtes, aux poignards des matelots.

—Ce n'est rien, dit-il, buvons maintenant à la santé de notre sauveur!

Tous les convives emplissent leur verre et boivent avec enthousiasme à la santé du vieux muet.

Après avoir vidé une larme de vin, notre héros veut se retirer, mais les convives, et surtout les dames, le supplient avec tant d'insistance de rester, qu'il se rend à leurs prières.

Il décline l'offre de danser, mais accepte celle de faire la partie de whist avec les doyens de la société.

La présence du colosse et du chien, qui, semblable à une sentinelle, se tenait sur le seuil de la porte, rassura tout à fait les gens des noces, qui se remirent à danser avec plus d'entrain que jamais!

*
*   *

Le lecteur est certainement curieux de savoir quel heureux hasard avait conduit le vieux muet, ce soir-là, chez Paschal. Nous allons satisfaire sa légitime curiosité.

Ainsi que nous l'avons dit plus haut, le temps était serein et la lune brillait au ciel comme un vaste ostensoir.

La marée était basse, et le vieillard venait de tendre ses filets.

En revenant à sa cabane, il crut entendre, dans le lointain, des flots d'harmonie que la brise lui apportait. Il prêta l'oreille, et perçut distinctement les sons de la clarinette et du violon.

Charmé par cette musique, qu'il n'avait pas l'avantage d'entendre souvent, il s'approcha de l'hôtellerie.

Blotti sous un arbre, il écoutait depuis quelques instants, quand, subitement, la musique cessa et des cris lamentables arrivèrent jusqu'à lui.

Il se redressa, comme mû par un ressort, et, pressentant quelque malheur, il courut vers la Maison bleue, où se déroulait la scène que nous venons de raconter.

*
*   *

A cinq heures du matin, les gens des noces se séparèrent, bien à regret, de ce nouvel ami, qu'ils appelaient leur sauveur, et lui témoignèrent la plus vive reconnaissance.

Bien des années ont passé depuis cette joyeuse époque, et bien des habitués de l'hôtellerie légendaire sont disparus pour toujours...

Disparue, elle aussi, cette chère Maison bleue, dont la vue seule faisait naître dans l'esprit des passants tout un monde de bien doux souvenirs!




PREMIÈRE PARTIE.




LA FAMILLE LORMIER

Avec la bienveillante permission du lecteur, nous remonterons à la source de cette histoire et ferons connaître l'origine, la jeunesse et les antécédents de ce personnage mystérieux que la population de Saint-Sauveur avait surnommé le Vieux muet ou le Bon sauvage de la grève.

Dans une de nos belles paroisses du district de Montréal qui bordent le majestueux Saint-Laurent, vivait, en 1812, une famille de cultivateurs composée du père, de la mère, de deux garçons et de deux filles.

Pour ne pas blesser les susceptibilités des alliés de cette famille, dont plusieurs demeurent encore au Canada, nous la désignerons sous le nom fictif de Lormier.

Habitant la paroisse Sainte-R..., depuis son enfance, le père de notre héros y avait acquis à cinq arpents de l'église, un lopin de terre sur lequel il élevait modestement sa famille.

L'aîné de ses garçons, Victor, avait atteint sa dix-neuvième année. Il venait de terminer, dans un collège de Montréal, un cours classique très médiocre.

Disons que le père Lormier et son épouse avaient accordé la plus grande part de leur affection à ce fils, dont ils voulaient faire un homme de profession, un mesieu.

La meilleure place au foyer et le meilleur morceau à table avaient toujours été donnés à cet enfant privilégié. Celui-ci ne manquait pas de talents; mais, gâté par la tendresse aveugle de ses parents, il était devenu orgueilleux, exigeant et paresseux.

Au physique, il ressemblait beaucoup à sa mère, qui était maigre et délicate, niais au moral, on ne lui voyait pas de ressemblance dans sa famille.

Le cadet Jean-Charles, âgé de seize ans, était l'antipode de son frère; et, au moral comme au physique, il était le portrait de son père—véritable colosse—qui passait pour être un des hommes les plus forts delà province de Québec.

Jean-Charles sortit de l'école le lendemain de sa première communion.

Il aimait l'étude passionnément; mais, en fils soumis et obéissant, il s'inclina devant la volonté de ses parents, qui voulaient faire de lui un habitant.

D'ailleurs, un généreux désir lui était venu de se sacrifier pour son frère.

Certes, l'aîné ne faisait rien pour s'attirer les bonnes grâces du cadet. Au contraire, il l'abreuvait sans cesse d'injures. Mais Jean-Charles acceptait tout pour l'amour de Dieu et par respect pour ses parents.

Cependant, il n'avait pas renoncé à l'étude complètement. Il étudiait sous la direction du curé de la paroisse, M. l'abbé Faguy, qui avait pour lui l'affection d'un véritable père.

L'enfant travaillait le jour aux travaux de la ferme, et, le soir, pendant que les camarades se livraient aux jeux, lui, s'enfermait dans sa chambre où il peinait jusqu'à minuit et une heure du matin. Il faisait de rapides et réels progrès.

Durant les vacances, Victor, qui voyait dans cet excès de travail un reproche à son adresse, cherchait à humilier Jean-Charles et à le tourner en ridicule aux yeux de la famille. Mais ces humiliations ne semblaient pas produire d'effet sur l'esprit de Jean-Charles. Il laissait dire son frère, et continuait son travail. Cependant, trois ou quatre fois par mois, il fermait ses livres pour aller faire une partie de chasse en compagnie de son vénérable précepteur.

Jean-Charles maniait le fusil avec une grande dextérité, et il revenait presque toujours de la chasse la gibecière bien garnie.

A seize ans, il était déjà un homme, car sa taille mesurait cinq pieds et onze pouces! Il promettait de devenir un colosse comme son père.

Chevelure d'ébène, peau basanée, front large, oeil brillant d'intelligence et d'énergie: tel était le portrait de Jean-Charles Lormier.

Tout le monde, excepté son malheureux frère, l'aimait et le respectait.

On l'aimait, parce qu'il était affable et laborieux; on le respectait, parce qu'il remplissait tous ses devoirs envers Dieu et envers ses parents.

Le curé de Sainte-R... avait observé depuis longtemps chez cet adolescent les plus rares qualités du coeur et de l'esprit. Mais celles qu'il admirait le plus, étaient la piété, la modestie et la charité.

Sa piété, vive et constante, édifiait les grands comme les petits; sa modestie l'empêchait de voir ses propres mérites; sa charité s'exerçait envers tous les enfants de son âge, mais elle semblait être plus vigilante envers ceux d'entre eux qui avaient le malheur de s'éloigner des sacrements.

Dans cette poitrine d'enfant battait déjà un coeur d'apôtre!

Le curé Faguy cultivait soigneusement ces belles qualités natives. Et l'élève subissait avec bonheur la douce influence du maître qui se dévouait sans cesse pour lui.

«En voilà un qui fera son chemin!» disaient de Jean-Charles les braves habitants de Sainte-R....




LA LOYAUTÉ DES CANADIENS-FRANÇAIS.

Nous sommes toujours surpris, et avec raison, de voir certains fanatiques mettre en doute la loyauté des Canadiens-français.

Pour faire disparaître ce doute de leur esprit malade, il nous faudrait, ni plus ni moins, renoncer à notre belle langue et à notre sublime religion. Car, à maintes reprises, sur le champ de bataille, nos compatriotes ont prouvé que l'Angleterre n'avait pas, au Canada, de sujets plus braves et plus loyaux qu'eux.

Quinze ans à peine après la cession de notre pays à l'Angleterre, c'est-à-dire en 1775, lors du siège de Québec par les Américains, qui donc repoussa l'envahisseur? L'histoire nous dit que ce fut une poignée de Canadiens-français, ayant à leur tête le capitaine Dumas.

Et, c'est en cette mémorable journée (31 décembre 1775), que les chefs de l'armée américaine, Montgomery et Arnold, trouvèrent la, mort en voulant prendre d'assaut la vieille cité de Champlain.

Pourtant, avant de parvenir jusqu'à Québec, l'armée américaine s'était mesurée avec la milice anglaise, et elle s'était emparée de Carillon, de Saint-Frédéric, de l'Ile-aux-noix, de Chambly, de Montréal et de Trois-Rivières... Mais il appartenait à des Canadiens-français de réparer, ici, les échecs successifs des Anglais et de sauver l'honneur de l'Angleterre!

Cependant, dès l'année suivante, les Anglais se voyant débarrassés des Américains, recommencèrent à persécuter nos compatriotes.

Ce qui humiliait probablement ces grandes âmes, c'était de penser que le salut du Canada était dû à la vaillance canadienne-française!

En 1778, le gouverneur Carleton, que les ultra-loyaux avaient accusé d'avoir eu trop d'égards pour nos compatriotes, fut rappelé en Angleterre et remplacé par le général Haldimand, qui se fit cordialement détester.

Haldimand ne semblait avoir qu'un seul désir: angliciser et protestantiser, par la violence, les Canadiens-français.

L'Angleterre en débarrassa le Canada en 1785.

Et que dire du règne de ces autres gouverneurs: sir Robert Prescott et sir James Henry Craig? Ce dernier, surtout, fut le plus grand persécuteur de notre race. Malheur aux Canadiens-français qui osaient revendiquer leurs droits! Pour ce crime, il fit jeter dans les cachots: Papineau, Bédard, Taschereau, Blanchet, Laforce et plusieurs autres.

L'histoire a donné à l'administration despotique de Craig le nom de Règne de la terreur.

Ce stupide tyran quitta le Canada en juin 1811.

Saluez avec respect, lecteur, le nom de son successeur: sir George Prévost!

Au début de son administration, il se montra courtois, libéral et généreux envers nos compatriotes, et s'efforça de réparer les injustices commises sous le règne de Craig.

De tels procédés lui attirèrent bientôt l'estime et le respect des Canadiens-français, qui ne demandaient qu'à être traités comme des hommes libres et non comme des esclaves!

L'Angleterre, d'ailleurs, avait plus besoin que jamais de compter sur l'appui des Canadiens-français. Car, étant en guerre avec la France et les États-Unis, elle redoutait une nouvelle invasion américaine.

Les Américains, eux, se dirent qu'ils pouvaient maintenant compter sur le concours des Canadiens-français, d'abord parce que ceux-ci avaient souffert de la tyrannie de Craig, et ensuite parce que leur mère-patrie, la France, faisait cause commune avec les États-Unis. Et, convaincus que les circonstances se prêtaient bien à une nouvelle tentative de conquête, ils lancèrent sur notre pays, en juin 1812, sous les ordres du général Dearborn, trois armées différentes.

Leur dessein était d'arriver du premier coup au coeur du pays, à Montréal. Mais ce joli plan fut déjoué par la milice canadienne; et les soldats de l'Oncle Sam, après avoir essuyé de grands revers, se retirèrent, l'humiliation et la rage dans l'âme!

Cependant, ils n'avaient pas abandonné l'idée de s'annexer le Canada, mais ils en remettaient l'exécution à plus tard.

Sir George Prévost, de son côté, ne négligea rien pour organiser la défense de la colonie. Il invita tous les hommes de bonne volonté à prendre les armes afin de repousser pour toujours les envahisseurs.

L'appel du gouverneur général fut entendu. Dans plusieurs paroisses, exclusivement canadiennes-françaises, on fit de nombreuses recrues.

Le capitaine M. L. Juchereau-Duchesnay, un des amis les plus dévoués du lieutenant-colonel de Salaberry, avait accepté la tâche de faire une levée de soldats.

Un dimanche du mois de mai 1813, il arrive à Sainte-R...

Après la messe, le maire le présente aux paroissiens, et leur dit que le brave capitaine va leur expliquer le but de sa visite.

La haute stature de l'étranger, sa figure sympathique, et le bel uniforme qu'il porte, lui attirent la bienveillance des auditeurs. D'une voix forte et vibrante, il dit:

Messieurs,

«Je viens remplir auprès de vous une mission qui m'a été confiée par son excellence le gouverneur-général.

«Permettez-moi de vous dire, d'abord, que notre pays est menacé d'une nouvelle invasion. En effet, nos voisins se préparent à franchir la frontière pour venir planter le drapeau étoilé sur le sol canadien.

«Ils savent que ce sont les Canadiens-français qui les ont repoussés en 1775. Et parce que la France est aujourd'hui en guerre avec l'Angleterre, les Américains croient que nos compatriotes les aideront à conquérir le Canada. Mais ils se font illusion; la voix de la loyauté doit parler plus haut dans nos coeurs que la voix du sang qui coule dans nos veines.

«Notre devoir est de prouvera ces ambitieux que leur espérance constitue une insulte pour nous, puisque c'est à la faveur de notre trahison qu'ils veulent réaliser leur rêve... Nous sommes Français, c'est vrai, mais nous ne sommes pas des traîtres!

«Faisons donc comprendre à ces gens que nous sommes avant tout Canadiens, c'est-à-dire loyaux à l'autorité établie ici, et loyaux au drapeau qui abrite et protège nos destinées!

«En 1775, la paroisse de Sainte-R... a fourni à la milice canadienne un bon nombre de vaillants soldats. Eh bien! messieurs, je suis convaincu que, cette fois-ci encore, votre paroisse ambitionne l'honneur d'être au premier rang pour combattre les ennemis de notre pays, quels qu'ils soient!

«Oui, le chaleureux accueil que vous me faites, le patriotisme qui rayonne sur les traits de l'ardente jeunesse que je vois devant moi, et l'enthousiasme qui fait battre vos coeurs, me prouvent que ce n'est pas en vain que je viens faire appel à votre dévouement pour la patrie!

«J'aurai le plaisir de passer quelques jours au milieu de vous; et, dès maintenant, je crois pouvoir dire avec assurance que je quitterai votre paroisse à la tête de plusieurs soldats, qui sauront faire refleurir sur le champ de bataille les traditions de vaillance que nous ont léguées nos glorieux ancêtres!»

Ces dernières paroles surtout sont saluées par de longs applaudissements.

De vigoureux jeunes gens entourent le capitaine, l'acclament bruyamment et lui offrent leurs services.

Le capitaine les remercie cordialement, mais leur conseille de consulter leurs parents avant de prendre une décision.

Le même jour, au souper, Jean-Charles amena la conversation sur la visite du capitaine Juchereau-Duchesnay, et il exprima à ses parents le désir d'offrir ses services au brave militaire.

—Tu n'es pas sérieux! lui dit sa mère.

—Oui, je suis très sérieux, ma mère! répondit respectueusement mais fermement Jean-Charles.

Le père ne parla pas tout d'abord, mais il était visiblement ému, car une larme perla au coin de ses paupières.

Le père Lormier était un patriote dans le vrai sens du mot, et, en 1775, il avait combattu contre les Américains.

Jean-Charles reprit:

—Notre pays a besoin de soldats pour le défendre contre les attaques d'un ennemi nombreux et puissant, et il me semble que c'est le devoir de tous les jeunes gens de coeur de voler à sa défense!

—Mais tu n'es encore qu'un enfant! interrompit la mère; que feras-tu sur un champ de bataille?

—Je ne suis qu'un enfant, peut-être, ma mère; mais je suis capable de porter un fusil, et je saurai m'en servir, Dieu merci!

La mère n'ajouta plus rien. Elle lisait dans les yeux de Jean-Charles une résolution inébranlable; et d'ailleurs elle avait sur cette question de la guerre les mêmes principes que son mari et son enfant.

—Voyons, fit Jean-Charles, en s'adressant à Victor, j'espère que tu ambitionnes comme moi l'honneur de servir le pays?

—Moi? moi? riposta Victor, sur un ton ironique; allons donc! Je suis trop patriote pour prêter le concours de mes bras aux Anglais... Va te faire casser la tête pour eux, si cela te plaît, mais n'insulte pas à mon patriotisme!

Le père Lormier, indigné d'entendre cet insolent langage, dit à Jean-Charles: «Va, mon enfant! et que Dieu te protège!»

Victor comprit la bévue qu'il venait de commettre, et voulut la réparer par ces paroles: «J'ai mes opinions là-dessus, mon cher Jean-Charles, mais je respecte les tiennes, et j'admire le zèle qui t'anime!»

Un triste silence fut la seule réponse que Victor reçut... Voyant que personne ne daignait relever ses remarques, il se remit à manger avec un appétit vorace, tout en lançant, à la dérobée, à son vaillant frère, un regard chargé de haine.

Quel débarras pour moi, pensait-il, si cet imbécile-là pouvait se faire casser la caboche par les Américains...

*
*   *

Ah! depuis quelques mois, Victor avait, baissé l'esprit de son père et de sa mère! Ils se reprochaient d'avoir eu pour lui trop d'indulgence et pour Jean-Charles trop de sévérité.

Quand Jean-Charles et. Victor furent sortis, le père et la mère Lormier échangèrent un triste et long regard.

Le père prit le premier la parole:

—Quelle leçon le bon Dieu nous donne tous les jours dans la conduite si différente de nos deux garçons! Jean-Charles—toujours méconnu et sacrifié,—n'a eu pour nous que de la tendresse et du respect, tandis que Victor,—sans cesse choyé et préféré,—ne nous a témoigné que de l'ingratitude!

—Hélas! soupira la mère Lormier, nous avons peut-être gâté Victor en le choyant trop...

—C'est justement ce que me disait l'autre jour le curé de Saint-Denis, reprit le père Lormier.

Comment! tu as osé te plaindre de Victor au curé de Saint-Denis?...

—Non. Sans mentionner le nom de notre fils, je plaignais les familles qui ont dans leur sein des enfants gâtés, et ma remarque a inspiré au prêtre les réflexions suivantes:

—L'enfant gâté devient souvent un être paresseux, ingrat, orgueilleux et méchant. Il ne peut en être autrement, puisque ses parents, sans le vouloir, flattent ses passions et ses vices... Ils prennent ses mauvaises actions pour des espiègleries et, ses vices pour des caprices passagers... Ce cher enfant! disent-ils, parfois, il est trop jeune pour comprendre qu'il fait mal; l'âge et la raison lui feront, bien discerner plus tard le bien du mal! Et, l'enfant marche, s'avance, s'enfonce dans cette voie tortueuse qui le mène, où? à l'inévitable perdition... Habitué, dès l'enfance, à agir selon ses caprices et sa volonté, il se moque bientôt des conseils de ses parents et, n'écoute que la voix de ses passions!

—Mais, interrompit la mère Lormier, Victor, heureusement, ne ressemble pas à l'enfant que tu viens de peindre!

—Au contraire, je trouve entre les deux bien des traits de ressemblance! Et c'est notre oeuvre... Nous sommes d'autant plus à blâmer, ajouta le père Lormier, que nous connaissions, par les sermons de M. l'abbé Faguy, les devoirs des parents envers les enfants; et d'autant plus à plaindre que nous avions la légitime ambition de donner à la société des enfants modèles...

-La mère Lormier ne répondit pas.

—Mieux vaut tard que jamais, s'écria énergiquement le père Lormier. en se levant de table; je vais, dès ce jour, recommencer l'éducation de Victor; je serai aussi sévère pour lui, dans l'avenir, que j'ai été tendre dans le passé!

—Cependant, dit la mère Lormier, il ne faut pas trop le brusquer, ce pauvre enfant! Il vaut mieux agir avec douceur et prudence!

La faiblesse naturelle de la naïve mère reprenait le dessus...

Quatre jours plus tard, Jean-Charles, après avoir reçu le Dieu des forts, quittait Sainte-R... pour une destination inconnue. Car lui et ses compagnons avaient renoncé à leur propre volonté pour se conformer à celle du brave capitaine Duchesnay, qui leur dit en partant: «Soldats! suivez-moi, et je vous conduirai à la victoire!»

*
*   *

Dans le cours de l'hiver de 1813, le cabinet de Washington se prépara soigneusement à la guerre. Il était déterminé, cette fois-ci, à remporter la victoire, à n'importe quel prix! Aussi, pour atteindre son but, choisit-il des officiers triés sur le volet, et des soldats éprouvés.

Dès les premiers jours du printemps, les Américains firent leur apparition sur le sol canadien. Ils étaient dirigés par les généraux Hampton et Wilkinson.

Durant cinq mois consécutifs, ils eurent à lutter contre les Hauts-Canadiens, qui voulaient non seulement entraver la marche de nos ennemis, mais les écraser et les mettre en fuite.

Malheureusement, c'est le contraire qui arriva, et les soldats du Haut-Canada essuyèrent défaites sur défaites!

Allons planter notre drapeau sur Montréal et Québec! s'écrièrent les Américains avec transport; dans quelques jours, nous serons les maîtres du pays...

Ils avalent la mémoire courte, puisqu'ils paraissaient avoir oublié les souvenirs de 1775. Mais les soldats canadiens-français devaient les leur rappeler d'une manière sanglante.




UN HÉROS DE SEIZE ANS

Nous sommes au matin du 26 octobre 1813. Le général Hampton a déployé sa nombreuse armée sur la rive gauche de la rivière Châteauguay, à quelques cents pieds de l'endroit choisi par le lieutenant-colonel de Salaberry.

Les deux armées ne sont séparées que par le ravin Bryson.

A dix heures, un officier s'avance à cheval vers l'armée du colonel de Salaberry et crie d'une voix de stentor: «Braves Canadiens, rendez-vous, nous ne voulons pas vous faire de mal!»

Pour toute réponse, il reçoit une balle qui le jette en bas de sa monture!

C'est de Salaberry lui-même qui vient de donner, par ce premier coup, le signal de la bataille!

De la position qu'il occupe, de Salaberry peut parfaitement voir les Américains, qui sont au nombre de plusieurs mille, tandis que le général Hampton ne peut, aucunement se rendre compte du nombre de ses ennemis; car de Salaberry a eu le soin de dissimuler ses soldats derrière d'énormes abattis.

Les Canadiens ne sont qu'une poignée, mais ils font un tel vacarme, qu'on les croirait deux fois plus nombreux que leurs ennemis!

Durant une heure, la fusillade est terrible de part et d'autre. Puis, elle cesse soudain du côté des Canadiens.

L'ennemi croyant à une retraite, se met à avancer en poussant des cris joyeux!

Court espoir qui détermine une fausse manoeuvre...

C'est ce que voulait le colonel de Salaberry. Sur son ordre, une décharge formidable a lieu presque à bout portant et jette la consternation parmi les Américains. Ils tombent sous les coups de nos soldats comme les épis de blé sous la faulx du moissonneur!

Les Canadiens font des prodiges de valeur: Jean-Charles Lormier se distingue entre tous les autres par une bravoure poussée jusqu'à la témérité, car il combat presque toujours à découvert.

Tout à coup, son fusil éclate entre ses mains et lui enlève un doigt! Il ramasse son arme, la prend par le canon et s'élance sous le feu de l'ennemi!

«Ce gaillard-là est devenu fou!» pensent les combattants...

Une balle lui transperce l'oreille droite et une autre l'atteint à la joue! Le sang ruisselle sur sa figure, mais il continue sa course à travers le ravin!

Où va-t-il? que va-t-il faire?

Rendu à deux pas des ennemis, il lève son bras armé des débris de sa carabine et en assène un coup sur la tête d'un officier, qui s'affaisse sur le sol comme une masse inerte!

Jean-Charles le désarme, et, avec l'agilité du lévrier, il court reprendre sa place d'honneur aux côtés de son capitaine!

Puis, sans perdre une seconde, il loge dans la tête d'un soldat américain la balle qui était destinée à un soldat canadien...

Ce coup d'audace si imprévu semble paralyser un instant les ennemis. Les Canadiens, au contraire, plus confiants que jamais, lancent aux soldats de Hampton une véritable pluie de balles, pendant qu'une vingtaine de sauvages, dirigés par le capitaine La Mothe, font, sous les arbres, un tapage d'enfer pour effrayer les Américains. Ce stratagème réussit à merveille. De plus en plus convaincus qu'ils ont affaire à des milliers de combattants, les envahisseurs commencent à reculer.

Aussitôt de Salaberry ordonne à ses braves de tirer tous ensemble, et cette décharge générale sème la mort et la terreur parmi les ennemis, qui se mettent à fuir dans toutes les directions!

Le colonel de Salaberry venait de remporter l'une des plus brillantes victoires que mentionnent nos annales.

La bataille avait duré quatre heures et demie.

Les Américains étaient au nombre de sept mille, et les Canadiens environ trois cent-cinquante...

La perte du côté des Américains fut de cinq cents, tant tués que blessés.

Les Canadiens perdirent trois prisonniers et eurent quatre blessés!

Ces chiffres sont plus éloquents que les discours et les écrits, et nous prions le lecteur de les graver dans sa mémoire afin de ne jamais les oublier.

Après la bataille, le lieutenant-colonel de Salaberry rassembla sa petite armée sur la crête du ravin Bryson; puis ayant complimenté ses soldats en général, il s'adressa en ces termes à Jean-Charles Lormier:

«Jeune homme, je suis heureux de vous féliciter et de vous dire, en présence de vos camarades, que vous avez bien mérité du pays! Je me ferai un devoir de signaler votre bravoure à son excellence le gouverneur-général.»

Ces nobles paroles furent saluées par des vivats chaleureux; car tous les soldats admiraient le courage que, depuis la reprise des hostilités, notre jeune héros avait montré en maintes circonstances, et tous l'aimaient et le respectaient.

*
*   *

D'après les ordres de sir George Prévost, les soldats devaient encore rester sous les armes, en prévision de nouvelles attaques. Mais Jean-Charles, vu les blessures qu'il avait reçues, était contraint de retourner dans sa famille.

Il avait, hâte sans doute de revoir ses parents, son vénéré pasteur, le clocher de son village; mais il lui répugnait, d'abandonner son poste avant que la guerre fut complètement terminée..

Il était allé, les larmes aux yeux, supplier le lieutenant-colonel de Salaberry de bien vouloir le garder dans ses rangs.

Le lieutenant-colonel, tout ému, lui avait répondu:

—Impossible, mon brave! le médecin s'y oppose formellement, et mon autorité doit s'effacer ici devant la sienne!

Habitué à respecter l'autorité. Jean-Charles reprit, sans murmurer, le chemin de sa paroisse.

La nouvelle de la glorieuse bataille de Châteauguay s'était répandue comme une traînée de poudre dans toutes les parties du Canada. Les noms des héros de cette bataille; de Salaberry, Jean-Charles Lormier, Juchereau-Duchesnay, Ferguson, La Mothe, Daly, Bruyère, l'Écuyer, Debartzeh. Longtin, Lévesque, O'Sullivaa, Johnson, Pinguet, Hebden. Schiller et Guy. volaient de bouche fin bouche et soulevaient des acclamations patriotiques.

A Sainte-R..., on connaissait les exploits de Jean-Charles Lormier. On savait déjà que, sur l'ordre du médecin, le jeune héros revenait dans sa famille, et l'on se préparait à le recevoir avec de grandes démonstrations de joie.

Le bon curé avait appris par une lettre du lieutenant-colonel de Salaberry que Jean-Charles arriverait à Sainte-R..., le 30 octobre au matin. Or, pour ce matin-la, il avait convié à son presbytère le père et le frère de Jean-Charles et tous les notables de la paroisse.

La maison de la famille Lormier était bâtie sur le chemin du roi, et, pour s'y rendre, notre héros devait passer devant le presbytère, où, sur la vaste véranda, le curé et ses convives l'attendaient.

Vers onze heures et demie, un cabriolet, traîné par un petit cheval vigoureux, allait passer comme une flèche devant le presbytère, quand le curé fit signe au conducteur d'arrêter.

Jean-Charles était dans cette voiture.

Il est agréablement surpris de rencontrer ceux qui lui sont chers et qui l'acclament avec enthousiasme. Il se jette dans les bras de son père, de son frère, du curé Faguy, et distribue à tous de chaudes poignées de main.

Tout le monde est heureux de le revoir et de fêter son retour.

Victor semble rayonnant, mais son coeur ne bat pas à l'unisson des autres. Cependant en hypocrite qu'il est, il prend une part bruyante à ce concert de louanges et d'allégresse.

Tout à coup, dominant les joyeux éclats de voix, la petite cloche de l'église sonne l'angélus.

Les convives se lèvent, chapeau bas, et le pasteur récite l'angelus auquel toutes les voix répondent.

L'angelus, dit le curé, c'est une invitation à la prière, mais c'est aussi une invitation à la table; et comme ma vieille ménagère m'annonce que le dîner est servi, je vous prie de venir manger le veau gras en l'honneur de notre ami Jean-Charles!

Après le repas, le curé conduit ses convives sur la véranda, et leur distribue des cigares. Quelques-uns—les grands fumeurs—déclinent la politesse et demandent la permission de fumer la pipe.

Lorsque cigares et pipes sont allumés, le curé prie Jean-Charles de raconter les événements auxquels il a été mêlé depuis six mois.

Jean-Charles n'avait pas l'habitude de parler devant un cercle aussi nombreux, et il se sent quelque peu intimidé; mais comme il est très. intelligent et qu'il a une excellente mémoire, il raconte avec simplicité les différentes escarmouches que la milice canadienne a eu à soutenir avant la bataille de Châteauguay. Il parle, avec la plus grande admiration de la science, de l'habileté et de la bravoure du lieutenant-colonel de Salaberry, et il rend justice à tous les officiers, anglais ou canadiens-français, qui ont partagé, avec l'intrépide de Salaberry, les dangers et la gloire des combats. Mais de lui-même, pas un mot. Il ne fait seulement pas allusion à ses blessures.

L'imbécile! se dit Victor: il ne parle pas de lui! Moi, si j'étais à sa place, je ferais sonner haut mes exploits, et j'en inventerais pour épater les badauds...

Mais les autres auditeurs ne pensent pas comme Victor. Ils connaissent, par des courriers, la part glorieuse que Jean-Charles a prise dans tous les engagements, et ils admirent la grande modestie du jeune héros.

Enfin, l'heure de la séparation sonne.

M. Robidoux, maire de Sainte-R..., se fait l'interprète des invités en remerciant le curé de sa charmante hospitalité.

Je veux, à mon tour, dimanche prochain, fêter notre ami Jean-Charles, et je vous invite tous ensemble pour le souper et la soirée.

—Je m'y oppose de toutes mes forces, M. le maire! dit fermement un jeune homme qui vient d'arriver.

Tous les regards se dirigent sur le nouveau venu.

—Tiens! bonjour, docteur! fait le curé, en s'adressant à celui qui vient de parler. Vous arrivez bien en retard, mon ami!

—Je vous en demande pardon, M. le curé, mais j'ai été appelé auprès de Louis Fournel, qui est dangereusement malade, et il m'a été impossible de venir plus tôt.

Le Dr Chapais s'avance vers Jean-Charles à qui il donne l'accolade la plus amicale.

—Oui, M. le maire, reprend-il, en ma qualité de médecin, je m'oppose à votre aimable proposition. D'ici à quelques temps, Jean-Charles a besoin d'un repos absolu. D'ailleurs, chose différée n'est pas abandonnée. Vous vous reprendrez plus tard, n'est-ce pas?

Le maire s'inclina devant la décision du Dr. Chapais, dont il savait apprécier le talent et le tact. Du reste, il n'aurait pas voulu retarder le rétablissement de notre héros ni même lui causer la moindre fatigue.

*
*   *

Le Dr Chapais accompagna Jean-Charles à la maison paternelle.

Nous renonçons à décrire la scène qui eut lieu quand le jeune héros arriva chez lui. Sa mère lui sauta au cou et le couvrit de baisers et de caresses. Elle riait et pleurait à la fois! Oui, elle pleurait, cette pauvre mère! car, bien des fois, depuis le départ de son enfant, elle s'était adressé d'amères reproches au sujet des injustices qu'elle comprenait avoir commises envers ce fils si bon, si tendre et si généreux! En même temps elle se reprochait d'avoir trop choyé Victor, qui la payait d'ingratitude. Je suis peut-être la cause du départ de Jean-Charles pour la guerre, se disait-elle encore: il a fui ce toit où la tendresse lui manquait!

Parfois, elle s'écriait: «Mon Dieu, faites que mon enfant revienne; s'il lui arrivait quelque malheur, j'en mourrais! S'il revient, ô mon Dieu, je vous fais la promesse de l'aimer comme il mérite de l'être, et de lui donner tous les soins qu'une bonne mère doit donner, sans préférence, à tous ses enfants!»

Maintenant, elle le voyait, cet enfant trop longtemps méconnu; elle l'étreignait sur son coeur et aurait voulu, en une minute, réparer les fautes de plusieurs années!

Le Dr. Chapais mit fin à ces transports en faisant observer délicatement à Mme Lormier que son fils était bien fatigué et qu'il avait besoin d'un repos du corps et de l'esprit.

—Sous nos bons soins, chère madame, ajouta-t-il, notre blessé se rétablira promptement.

Puis le médecin fit un examen minutieux des blessures de Jean-Charles, et lui déclara que sa blessure à la joue était assez sérieuse, surtout à cause du froid qui s'y était introduit durant les deux nuits qu'il avait passées sur la terre humide, sans couverture, après la bataille de Châteauguay.

Il pansa soigneusement le blessé et le força à prendre le lit.

—Je reviendrai te voir demain matin, lui dit-il en prenant congé.




CONVALESCENCE ET ÉTUDE

L'histoire devra flétrir comme elle le mérite la conduite inhumaine tenue par le général de Watteville (bras droit du gouverneur Prévost), à l'égard de la milice canadienne, durant l'automne 1813. Il avait en réserve mille soldats sur les bords de la rivière Châteauguay, et, cependant, il laissa le colonel de Salaberry combattre avec une petite armée de trois cent-cinquante hommes contre sept mille Américains!

Plus que cela, pendant que ce vaillant général se reposait sur un lit moelleux, dans une maison très confortable, il oubliait que les soldats canadiens n'avaient pas de couvertures de laine par cette froide et humide température d'automne!

Jean-Charles, comme nous l'avons dit, était resté deux nuits exposé à l'inclémence de la température, et le froid avait nécessairement aggravé son état.

Mais depuis qu'il goûtait les douceurs du foyer domestique, et qu'il suivait le traitement du Dr Chapais, il éprouvait un mieux sensible. Ses blessures se cicatrisaient à vue d'oeil, et il sentait que ses forces lui revenaient de jour en jour.

Cependant, au bout d'un mois, il était encore condamné au repos, et c'est le repos qui le faisait souffrir le plus.

Quand il voyait son vieux père travailler seul comme un mercenaire pour gagner le pain de toute la famille, tandis que lui était confiné dans sa chambre, il en ressentait un chagrin insupportable.

Un matin, il dit au médecin: «Est-ce que j'en ai pour longtemps à rester ainsi les bras croisés? Ne puis-je pas travailler une couple d'heures par jour aux travaux de la ferme? Il me semble qu'un peu d'exercice me ferait du bien?»

—Non, mon ami, répondit le médecin; ce n'est pas avant deux semaines que tu pourras reprendre les travaux manuels. Tout ce que je puis te permettre, pour le moment, c'est une petite promenade au grand air, par une journée ensoleillée.

—Quoi! je dois mener cette vie de fainéant durant deux semaines encore! mais vous n'êtes pas sérieux, sûrement! J'aimerais cent fois mieux être exposé aux balles des Américains que de rester, ici, inactif; l'inactivité me tue!

—Que veux-tu, mon cher? Il faut laisser à

Dieu et... un peu au médecin aussi le soin de ces choses...

Enfin, l'heure de la délivrance arriva pour Jean-Charles.

Le matin du seizième jour. à 4 heures, il se rendit à la grange. Ayant allumé une lanterne, il s'arma d'un fléau et se mit à battre le grain. Sous ses coups mesurés, les épis gémissaient et rendaient leurs grains qui volaient comme une poussière d'or.

A midi, aux sons de la cloche, il s'arrêta pour réciter la sublime prière de l'angélus, puis se remit à l'ouvrage jusqu'à ce que sa soeur vînt lui dire qu'on l'attendait depuis longtemps pour dîner.

Il était près d'une heure. Son père venait d'arriver avec une charge de bois.

Le père et la mère Lormier grondèrent leur fils d'avoir travaillé toute la matinée sans venir se reposer.

—Bah! répondit le jeune hercule, je n'ai pris qu'un petit exercice pour me mettre en appétit. D'ailleurs, je ne me suis jamais senti aussi bien que depuis que j'ai repris le travail.

—Tu te fais peut-être illusion, dit la mère; en tout cas, il ne faut pas abuser de ses forces; tu n'iras pas travailler cette après-midi.

—Voyons, ma mère! je vous prie de me laisser travailler; si vous saviez comme le travail me fait du bien!

Et voulant convaincre sa mère qu'il avait raison: «Voyez-vous ce baril de lard qui pèse trois cents livres; eh bien! il y a deux jours, je n'ai pas été capable de le remuer, et, maintenant, il me semble que je puis le soulever de terre.

Il prit le baril, le leva au bout de ses bras et le plaça sur un coin de la table!

La mère était convaincue...

—C'est bien! c'est bien! dit-elle. Mais d'abord mangeons!

Si j'avais la force de cet éléphant-là. pensa Victor, je lui en flanquerais une tripotée.... mais je suis la faiblesse même!

Victor n'avait pas attendu Jean-Charles pour dîner. Oh non!

Je ne me fais jamais attendre, moi, avait-il dit naïvement à sa mère, et je n'aime pas attendre les autres...

L'exactitude aux repas, selon Victor, était le nec plus ultra de la bienséance! Et, rendons-lui cette justice, il pratiquait cette bienséance mieux que personne, car il était toujours le premier à se mettre à table et le dernier à en sortir...

Après le dîner, Jean-Charles et son père se rendirent à la grange pour continuer à battre le grain.

Dans les mains du jeune homme le fléau faisait merveille.

—Pas si vite! lui fit observer son père; à te voir travailler, on dirait que tu veux rattraper le temps perdu par la maladie! Prends donc ton temps, rien ne presse!

—Pourtant, mon père, il me semble que je travaille plus lentement que vous!

Le fait est que le père Lormier n'était pas non plus un manchot à l'ouvrage!

Pas un ne pouvait dépiquer plus promptement que lui un minot de grains. Mais n'écoutant que sa bonne nature, il ménageait plus les autres que lui-même.

Le lendemain soir, Jean-Charles alla faire visite au bon curé, qui fut heureux de le revoir.

—Comment va la santé, mon brave?

—Bonne, M. le curé. Dieu merci! Je suis tellement bien que j'oublie parfois que j'ai été malade.

—A la bonne heure! mais prenez garde de commettre des imprudences... Êtes-vous encore disposé à reprendre l'étude?

—Certainement, M. le curé, et je vous avouerai que c'est le but principal de ma visite ce soir. Je viens vous prier de bien vouloir me donner trois leçons par semaine.

—Mais, oui; avec le plus grand plaisir! Vous avez sans doute oublié un peu, dans le cours des derniers mois, les leçons que je vous avais données?

—Je ne crois pas, M. le curé, car le soldat a souvent des loisirs, et j'ai employé tous les miens à l'étude.

—Alors, tant mieux! et je vous en félicite cordialement. Les loisirs consacrés à l'étude, mon enfant, sont des loisirs que Dieu bénit. Car la vraie science éclaire l'esprit, élève l'âme et met au coeur de celui qui la possède le désir et le courage de combattre les ennemis de Dieu et de la religion. Mais de nos jours, hélas! peu de nos compatriotes, en dehors des villes, ont l'avantage d'acquérir cette science. Il y a bien, il est vrai, depuis 1801, une loi pourvoyant à l'établissement d'une corporation connue sous le nom de l'Institution Royale qui a pour mission de créer des écoles publiques. Mais comme ces écoles sont administrées par des protestants, vous comprenez que les enfants catholiques ne peuvent pas les fréquenter sans danger pour leur foi.

—Est-ce qu'il n'y aurait pas moyen, M. le curé, de faire modifier cette loi de façon à obtenir pour les catholiques un enseignement conforme à leur foi?

—Ah! mon ami, voilà ce que le clergé demande depuis longtemps, mais, jusqu'à présent, il a été obligé de se contenter des belles promesses qui lui ont été faites. En attendant qu'une loi plus équitable soit adoptée, le clergé s'impose mille sacrifices pour répandre un peu partout les bienfaits de l'instruction et de l'éducation. Cependant il lui est impossible de tout faire, et, malgré son dévouement, la plupart des enfants catholiques grandissent dans l'ignorance. C'est un état de choses déplorable et désastreux pour notre religion, notre langue et nos libertés!

—Le clergé ne doit pas être seul à lutter je suppose que les députés qui nous représentent réclament aussi justice pour les catholiques?

—D'abord je vous dirai que les représentants de notre race, au Parlement, sont encore peu nombreux, et ils forment deux catégories bien distinctes: les vaillants et les pusillanimes. Les premiers, possédant la vraie science, luttent courageusement pour des principes et sacrifient leurs intérêts au bien public. Les derniers, manquant de lumière et de patriotisme, abandonnent souvent les principes afin de pouvoir obtenir,—prix de leur trahison,—quelques miettes du gâteau ministériel!

C'est ignoble, c'est honteux, mais c'est cela!

Tenez, il n'y a pas très longtemps, nous avons eu dans la personne du député X... un triste exemple de ces hommes sans valeur. Il avait fait un joli discours à la Chambre sur la question de l'instruction publique, et réclamé, avec vigueur, les réformes que les catholiques demandent depuis des années. En un mot, il avait fait son devoir.

Quelques jours plus tard, à la surprise de toute la députation, M. X... déclara de son siège que les catholiques devaient, en attendant mieux, envoyer leurs enfants aux écoles publiques dirigées par la corporation appelée l'Institution Royale... Le jour du vote, M. X... était absent de la Chambre... et, le surlendemain, il acceptait une haute position dans le service civil...

Quels secours pouvons-nous attendre de pareils représentants! Ils sont plus à craindre que des ennemis déclarés...

Ce qu'il nous faut aujourd'hui, à la Chambre, ce sont des hommes de foi, de science et de caractère; des hommes capables d'aider notre race à remplir sur ce coin de terre de l'Amérique sa mission providentielle, qui peut se résumer ainsi:

Gesta Dei per Canadae Francos!

—Ce député, M. le curé, n'est-il pas un catholique et un homme de science?

—Du catholique, il a le nom sans les vertus. De la science, il a les ombres sans les beautés.

Ah! mon ami, plaignons le sort de ce malheureux, et de ses pareils, qui se croient pourtant des esprits forts, et travaillons à acquérir la véritable science qui rend l'homme vertueux et vaillant. L'homme vertueux, c'est l'aigle qui regarde en face le soleil; l'homme vicieux, c'est le hibou qui recherche l'ombre et la nuit...

—Si je recherche la science, M. le curé, c'est parce que j'y vois le moyen d'apprendre à mieux connaître mes devoirs de fils, de chrétien et de citoyen. Si la science ne pouvait me procurer ces connaissances, je n'en voudrais pas!

—C'est bien, c'est très bien, cela! La vraie science, en effet, apprend à l'homme à connaître ses devoirs, et elle offre de plus à son esprit des jouissances inexprimables qu'il ne peut trouver dans les plaisirs désenchanteurs et déshonnêtes que tant de gens achètent au prix de leur fortune et de leur salut.

Quelques esprits bornés prétendent que la religion catholique est l'ennemi de la science et du progrès matériel. Rien de plus faux. La religion et la science, il est vrai, sont deux choses bien distinctes, mais qui savent s'unir pour le bien commun, le progrès et la grandeur de l'humanité.

Les études que vous poursuivez avec tant d'ardeur vous convaincront de ces vérités; et, j'en ai la certitude, vous serez plus tard un défenseur éclairé des solides principes qui sauvent les sociétés.

—C'est mon plus grand désir, M. le curé.

—Très bien! demain soir, mon cher, nous nous mettrons sérieusement à l'oeuvre.




UN CLERC NOTAIRE QUI S'AMUSE

Il y avait déjà plusieurs mois que Victor avait terminé ce qu'il appelait emphatiquement ses études, et il ne paraissait pas songer à son avenir.

Il savait friser ses moustaches, s'habiller et porter la badine comme un gommeux... et c'était tout! Mais le père Lormier, qui n'était pas riche, commençait à murmurer contre les dépenses de son fils aîné.

Le jour des Rois au soir, profitant d'un moment qu'il était seul avec Victor, il lui demanda ce qu'il se proposait de faire, plus tard, dans le monde.

Cette question parut surprendre le jeune homme, qui baissa la tête sans répondre.

—Voyons, insista son père, réponds-moi: as-tu déjà pensé à ton avenir?

—Oui... non... oui, j'y pense quelquefois.

—Eh bien?

—Je voudrais prendre... je voudrais... je voudrais étudier le... la... le notariat.

—Le notariat? à la bonne heure! c'est une profession que j'aimerais te voir embrasser. Dès ce soir, je vais écrire à mon vieil ami, le notaire Archambault, de Montréal, et à ma cousine Françoise, de la même ville, qui te traitera, j'en suis certain, comme son propre enfant.

—Je vous remercie infiniment, mon père, dit Victor.

Le père fut surpris et charmé d'entendre cette parole courtoise sortir des lèvres de son fils; car c'était la première fois, peut-être, que Victor lui adressait des remerciements...

Pauvre père! s'il avait pu lire en ce moment dans la pensée de son fils, il aurait reculé d'horreur!

*
*   *

Depuis le commencement du carnaval, la jeunesse de Sainte-R... s'amusait très bien, mais d'une façon toujours conforme aux règles de la morale, que le vigilant curé savait faire respecter dans toutes les familles. Et la conscience des jeunes gens ne s'en trouvait que mieux, parce qu'elle n'avait que des peccadilles à se reprocher quand venait le saint temps du carême. Mais ces plaisirs innocents n'allaient pas du tout au goût dépravé et à la conscience élastique de Victor Lormier. Il lui fallait des amusements plus en harmonie avec les désirs malsains qui trônaient dans son coeur; et il savait que la paroisse de Sainte-R... ne pouvait pas lui fournir les plaisirs qu'il rêvait.

Il était à se demander comment il pourrait; faire, sans argent, pour atteindre son but ignoble, quand son père vint lui dire qu'il devait choisir une carrière.

Le père Lormier, en proposant à son fils, d'aller à Montréal, donnait donc à celui-ci le moyen et l'occasion de réaliser le rêve infâme: qu'il caressait depuis quelques jours! Le misérable jubilait intérieurement.

Il prit sa canne ut sortit en sifflant un motif d'opéra.

Il rentra au logis vers onze heures, et vit de la lumière dans la chambre de son frère.

Tiens! se dit-il, mon fou de Jean-Charles qui jongle encore avec ses livres? Je vais entrer le taquiner un tantinet avant de me coucher...

—Bonsoir, Jean-Charles! lui dit-il joyeusement, en lui tapant sur l'épaule.

—Bonsoir, Victor!

—Qu'est-ce que tu lis là: l'A. B. C., sans doute?

Et en disant cette sottise, il jette un coup d'oeil sur le livre ouvert et les feuillets écrits que Jean-Charles a devant lui.

—Quoi! s'écrie-t-il, tu traduis le latin maintenant?... Parbleu! elle est bonne celle-là!

Et il éclate de rire.

Jean-Charles ne répondant pas, Victor continue sur le même ton:

—Ah! c'est pour apprendre le latin que, depuis plusieurs semaines, tu suis régulièrement, tous les deux soirs, les leçons du curé! C'est encore dans les jardins de Virgile et d'Horace que tu pioches jusqu'à minuit et une heure du matin!

Franchement, je ne te comprends pas! Laisse-moi donc voir un peu ce que tu as barbouillé sur ces feuillets...

Après avoir lu, il dit:

Vraiment, tu m'épates! Je ne te croyais pas aussi savant que cela! Quoi! tu ne te contentes pas de faire une traduction libre de l'Énéïde et des Géorgiques de Virgile, mais tu ambitionnes de rendre fidèlement la pensée du prince des poètes latins! Pourquoi ne mets-tu pas ton chef-d'oeuvre en vers... Plaisanterie à part, ce n'est pas mal, assurément, ajoute-t-il, en remettant les feuillets sur la table. J'avoue même que je ne suis pas capable d'en faire autant. Mais à quoi va te servir toute cette science? Tu devrais comprendre que ça n'a pas plus de bon sens pour un habitant d'apprendre le latin, que pour un éléphant d'apprendre la valse!

Le latin pour un habitant: ha! ha! hi! hi!

Puis il reprend: Ce n'est pas nécessaire de connaître la langue de Virgile pour tenir le manchon de la charrue ou traire les vaches... Il ne te manquait que cela pour ressembler à Cincinnatus!... Ecoute! je te conseille de travailler plutôt à réformer ton écriture afin de pouvoir copier convenablement mes actes quand je pratiquerai le notariat à Sainte-R...

—Hein! es-tu enfin sérieux? lui demande Jean-Charles avec un réel intérêt.

—Certainement! je suis sérieux comme il convient à un futur notaire de l'être! C'est la profession que j'ai choisie, au grand plaisir de notre père. Dans quelques jours, je partirai pour Montréal, et j'entrerai, je crois, à l'étude de maître Archambault.

—Si tu dis vrai, je t'approuve moi aussi, mon cher Victor, et, tu peux compter sur mes humbles ressources pour t'aider à payer les frais de ta cléricature.

—Merci, Jean-Charles, et bonne nuit!

Le futur notaire alla se mettre au lit en disant: en voilà encore un naïf que je vais plumer à mon aise... Puis, sans réciter aucune prière, il s'endormit.

Jean-Charles, ainsi que le lecteur l'a remarqué, subissait toujours avec patience les balivernes et les injures de Victor.

C'est par le silence de la pitié, du reste, qu'un homme sage doit répondre aux injures d'un manant, surtout quand ce manant est un frère.

*
*   *

Le soir des Rois, le père Lormier avait écrit au notaire Archambault et à sa cousine Françoise, et le surlendemain, il recevait des réponses favorables à ses deux lettres.

Le notaire Archambault lui disait: «C'est avec le plus grand plaisir que j'accepte pour clerc le fils de mon bon et vieil ami Lormier. Je n'ai pas l'avantage de le connaître, mais s'il possède les qualités de son père, il fera, grandement honneur à la profession du notariat.

«Tu m'as demandé une réponse par le premier courrier: tu l'as! A mon tour, je te demande de m'envoyer ton fils par la première diligence!»

La cousine Françoise terminait ainsi sa lettre:

«La mort m'a enlevé, il y a deux ans, mon fils unique. Eh bien! le tien prendra la place du défunt dans ma maison et dans mon coeur... Qu'il vienne, je l'attends.»

Le père Lormier était si content du changement apparent qu'il remarquait depuis quelques jours chez son fils, qu'il oublia tout ce qu'il avait souffert de sa part dans le passé.

La mère, avec ce sentiment de bonté qui se retrouve dans le coeur de toutes les mères, disait à son mari: «Après tout, nous ne devons pas regretter les sacrifices que nous avons faits pour ce cher enfant! Il s'est oublié c'est vrai, mais il était si jeune! Maintenant qu'il est disposé à mieux faire, aidons-le de toutes nos forces.»

Toute la famille allait s'ennuyer de l'absent; mais celui-ci promettait d'écrire, d'écrire souvent, et de tenir sa famille au courant de ses affaires... de ses succès! Enfin, on se saigna a blanc pour acheter de beaux habits à Victor.

Jean-Charles, au départ, lui glissa dans la main le fruit de ses épargnes; et le clerc notaire quitta Sainte-R... en versant une larme hypocrite sur les mains de sa mère défaillante...

J'ai de l'argent... et je suis libre! pensa Victor, en s'étendant sur le siège moelleux de la diligence.... Et il se prit à savourer par anticipation tous les plaisirs que l'argent et la liberté peuvent procurer à un coeur corrompu!

Il arriva à Montréal le même jour, vers 5 heures de l'après-midi, il appela un cocher et se fit conduire chez la cousine Françoise, Mme veuve de Courcy, qui habitait une assez jolie maison située sur la rue Saint-Denis.

Mme de Courcy était une femme de soixante ans, aux manières affables et au coeur très charitable. Elle vivait seule avec une vieille fille, qui était à son service depuis trente ans.

Dans l'espace de dix-huit mois, un double deuil était venu la frapper dans ses plus chères affections.

Son mari, homme probe, intelligent et laborieux, avait réalisé, dans le commerce de grains, une fortune de trente mille dollars, qu'il avait léguée à sa femme.

La veuve reçut Victor le coeur et les bras ouverts.

Elle s'informa de son père, de sa mère, de ses soeurs et en particulier de son frère, dont elle avait souvent entendu parler.

—Vous devez être fier de lui, n'est-ce pas? demanda-t-elle à Victor.

—Oh oui! répondit laconiquement celui-ci.

—Certes, vous avez bien raison, car il t'ait non seulement honneur à notre famille, mais à tous les Canadiens-français. J'ai bien hâte de faire la connaissance de ce jeune héros, J'espère que vous me ferez le plaisir de me l'amener bientôt?

—Oh oui!

—On le dit bon, généreux et fort comme six hommes?

—Oh oui!

Victor, évidemment, ne partageait pas à l'égard de son frère l'enthousiasme de la cousine Françoise; mais celle-ci ne parut pas s'en apercevoir, tant elle était heureuse de donner l'hospitalité à un membre de la famille Lormier, qu'elle affectionnait vivement.

—Justine! portez, s'il vous plaît, le bagage de monsieur dans la chambre que mon pauvre fils occupait.

Et elle ajouta: «M. Victor Lormier doit demeurer ici, et je désire qu'il soit traité comme l'enfant de la maison.»

Puis, s'adressant au jeune homme: «J'apprends que vous entrez à l'étude de M. le notaire Archambault?

—Oui, madame; je me sentais attiré depuis longtemps vers le notariat, et je crois qu'il était difficile de me choisir un meilleur patron que M. Archambault.

—En effet, mon cher, M. Archambault est un savant et un saint homme.

—Ah! un saint homme! fît Victor, d'un ton plutôt moqueur que sympathique. J'en suis fort aise!

Après une pause, il reprit: savez-vous à quelle heure cet excellent M. Archambault se rend à son bureau, le matin?

—On me dit qu'il y est toujours rendu avant sept heures.

—Sapristi! il parait qu'il est matinal, le saint homme! Et à quelle heure, s'il vous plait, va-t-il prendre son dîner?

—Il ne va pas dîner, il prend le lunch au bureau.

—Sapristi! Et il sort du bureau à quatre heures, je suppose?

—Pardon! jamais avant six heures.

—Sapristi! Ça lui fait des journées de onze heures! C'est donc un bourreau de travail que ce M. Archambault?

Il a une forte clientèle, voyez-vous, et puis c'est un homme très minutieux; mais il n'est pas exigeant du tout, et il n'impose à ses clercs qu'un travail raisonnable. S'il se tient aussi longtemps à son étude, c'est probablement aussi parce que sa demeure ne lui offre plus les attraits qu'elle avait autrefois. Il est veuf, et ses deux fils, qui sont mariés, résident à Ottawa.

Ces dernières paroles rassurèrent un peu Victor. Décidément, il y aurait moyen de s'amuser avec un si brave homme pour patron.

—Je vous remercie, madame, de vos bons renseignements, et vous demande pardon si je me suis permis de vous poser des questions, peut-être indiscrètes, au sujet de M. Archambault.

—Mais pas du tout, mon cher Victor! c'est tout naturel que vous désiriez connaître, avant de le voir, celui qui est chargé de vous diriger dans votre nouvelle carrière.

Justine vint dire à sa maîtresse que le souper était servi.

La salle à dîner était, comme les autres pièces de cette maison, d'une propreté remarquable. Peu de luxe, mais du goût et de l'ordre partout.

La vue de la table éveilla les convoitises gastronomiques du clerc notaire. Il fit royalement honneur aux mets délicieux qu'on lui servit, et complimenta délicatement et Mme de Courcy et Mlle Justine.

Bref, il se montra poli, aimable et reconnaissant. Cette reconnaissance partait plutôt du ventre que du coeur!

Vers sept heures et demie, il manifesta poliment à la maîtresse de céans l'intention d'aller voir un ancien confrère de classe.

—Allez, mon cher Victor; vous êtes libre! Ce confrère de classe, qui se nommait Urbain Chevanel, avait fait, de tout temps, le désespoir de ses maîtres et la désolation de ses parents. Il était clerc notaire. «Qui se ressemble, se rassemble», dit le proverbe. Or, Urbain et Victor justifiaient pleinement cette sentence morale. Ils s'étaient connus et liés d'amitié au collège, et saisirent la première occasion de se rassembler dans le monde interlope.

Nous ferons grâce au lecteur de l'entrevue qui eut lieu entre ces deux jeunes misérables et des projets qu'ils formèrent pour l'avenir...

Victor rentra chez Mm. de Courcy à dix heures. Celle-ci lui indiqua la chambre qui lui était destinée, et lui souhaita une bonne nuit.

Resté seul, le jeune homme fit une rapide inspection de son nouveau logis. C'était une chambre vaste et bien meublée. Plusieurs tableaux et images en ornaient les murs. Les tableaux représentaient les principales scènes, de la vie de Nôtre-Seigneur; et les images, l'auguste Vierge-Marie, puis la mort du juste et celle du pécheur.

A la tête du lit, pendait un joli bénitier supporté par deux anges, et au pied du lit, adossé au mur, était placé un prie-dieu, au-dessus duquel brillait un grand crucifix doré.

Victor se déshabilla à la hâte, et allait se mettre au lit, quand ses yeux rencontrèrent le prie-dieu et le crucifix doré qui semblait lui dire: «Mon enfant, viens prier!»

Il eut peur... Et s'approchant d'un large fauteuil, il s'y laissa choir.

Minuit sonna, et il était encore assis dans le fauteuil!

Allons! se dit-il, je ne suis plus un enfant!

Il se leva, éteignit la lumière et se jeta dans le lit en se cachant la tête sous les couvertures... Le sommeil vint bientôt le soustraire à la frayeur passagère que la vue de ces pieux objets lui avait inspirée...

A six heures et demie, le lendemain matin, il se leva, fit sa toilette et sortit pour échapper aux obsessions qui l'avaient énervé et effrayé la veille. Il rentra au bout de trois quarts d'heure.

Ce cher enfant! pensa la bonne Mme de Courcy, en le voyant revenir, il a sans doute été entendre la messe!

—Eh bien! mon cher étudiant, comment avez-vous passé la nuit?

—J'ai dormi comme un enfant, madame!

—Tant mieux! tant mieux! Allons déjeuner maintenant.

*
*   *

En sortant de table, Victor prit congé de Mme de Courcy, en lui disant qu'il se rendait à l'étude de maître Archambault.

Il était neuf heures précises, lorsqu'il se présenta chez son futur patron, qui lui fit l'accueil le plus sympathique.

Après avoir causé quelques instants avec Victor, le notaire lui dit: «Je vous donnerai dix dollars par mois pour la première année, et dans la suite je vous rétribuerai selon vos mérites. Ce que j'attends de vous, c'est une bonne conduite et beaucoup de ponctualité, Vos heures de bureau seront de neuf heures du matin à quatre heures de l'après-midi. Vous prendrez une heure pour le lunch. Acceptez-vous ces conditions!»

—Certainement, monsieur, et avec reconnaissance!

—Très bien! Faites-moi le plaisir de copier cette longue obligation, que je veux présenter au bureau d'enregistrement ce matin.

Victor se débarrassa de sa badine et de son chapeau haute forme, et se mit à l'ouvrage.

Il avait une très belle écriture. A onze heures et quart, l'obligation était copiée et collationnée.

Le notaire lui tailla de la besogne, et sortit pour aller faire enregistrer l'obligation.

—Ouf! fit Victor, en s'épongeant le front, il faut que ça marche rondement avec lui!

Le notaire revint à midi et dix minutes, et son clerc écrivait encore.

—Comment! vous n'êtes pas allé dîner?

—Je n'ai plus qu'une douzaine de lignes à écrire pour terminer cet acte de vente.

—Vous le terminerez à votre retour; allez?

Victor n'était pas fâché d'interrompre l'ouvrage, car, n'ayant pas l'habitude du travail, il avait la main et le bras engourdis.

Il arriva chez Mme de Courcy, le sourire sur les lèvres. Je suis en retard, chère madame, dit-il.

—Mais non, mon enfant! J'espère que vous êtes content et de votre patron et de votre matinée?

—Oui, madame, je suis enchanté du patron, et j'ai fait de mon mieux pour lui donner satisfaction.

Il parla de ses heures de travail, mais ne souffla pas un mot des appointements que le notaire lui avait promis.

Comme toujours, il mangea consciencieusement et retourna au bureau pour une heure.

Le notaire tint Victor en baleine jusqu'à quatre heures, puis il le congédia en lui disant, pour l'encourager, qu'il était très satisfait de lui.

En sortant de l'étude de maître Archambault, notre étudiant lit la rencontre de son ami Urbain Chevanel, qui lui proposa de l'amener au restaurant du Saumon d'or.

—Ecoute, mon ami, lui dit Victor, je vais te suivre avec plaisir, mais je ne veux faire usage d'aucune liqueur enivrante, car il ne faut pas que ma maîtresse de pension s'aperçoive que je prends de la boisson.

—Viens toujours, et tu verras que dans cette maison, on peut s'amuser sans boire.

Ces paroles décidèrent le faible Victor.

Chevanel conduisit son ami au restaurant du Saumon d'or, tenu par une jeune femme de réputation douteuse. Cette maison était le rendez-vous de plusieurs jeunes libertins qui avaient adopté cette maxime: «Il faut que jeunesse se passe!»

C'était le milieu souhaité par Victor. Dès la première visite, il fit quelques liaisons, se mit au courant, se montra généreux, dépensa cinq dollars, et prit pied. Il se crut conquérant, mais il était surtout conquis. Tous ses instincts mauvais s'unirent pour le lier, l'enchaîner! Il eut bien quelques vagues remords, puis il s'abandonna lâchement, bêtement à l'éternel ennemi de notre salut...

Oh! qu'elle est profonde cette chute du jeune homme dans le premier enivrement de la passion, où sa tête tourne avec son coeur, où son jugement et sa conscience battent en retraite; et où se forme la chaîne qui le tient esclave, peut-être pour toujours!

—Vers cinq heures et demie, Victor prit congé, en promettant d'être de retour à huit heures.

—Au souper, il tint à Mme de Courcy ce langage: «J'ai renouvelé connaissance, hier, avec un ancien confrère de classe qui étudie le notariat depuis un an et qui possède une bibliothèque renfermant les meilleurs ouvrages sur le droit. Cet ami, garçon charmant et très laborieux, m'a fait l'offre d'aller étudier avec lui tous les soirs. Or, comme je désire acquérir le plus de science légale possible, je serais heureux d'accepter l'offre qu'il me fait; mais j'hésite, parce que nous pourrions étudier très tard parfois, et ce serait ennuyeux pour vous ou pour Mlle Justine de m'ouvrir la porte à onze heures ou minuit.»

—N'allez-pas, pour cette raison, mon enfant, refuser une offre aussi avantageuse. D'ailleurs, j'ai deux clefs, et, si vous le désirez, je vous en donnerai une, et vous pourrez revenir à l'heure que vous voudrez.

Inutile de dire que Victor accepta la clef. C'était son intention d'en demander une, et, pour atteindre son but, il avait inventé une histoire, que Mme de Courcy avait gobée comme un verre de lait.

Le misérable ayant gagné son point, se leva de table, salua respectueusement la brave femme, et... se rendit tout droit au Saumon d'or...

C'est dans ce lieu et dans d'autres semblables que, désormais, au sortir de son bureau, le clerc notaire dépensera sa jeunesse, ses facultés, son honneur, et l'argent qu'il obtiendra sous de faux prétextes...

Ce jour-là, il se vautra dans la fange et l'orgie jusqu'à deux heures le lendemain matin.

Sûr qu'il était de pouvoir rentrer au logis sans être remarqué, il ne s'était pas gêné de vider plusieurs verres de liqueur forte, afin, le misérable! de ne plus être effrayé, comme la veille, par la présence des pieux objets qui décoraient sa chambre!

Il dormit d'un sommeil de plomb, comme dort le pourceau après s'être roulé dans la boue...

*
*   *

Trois mois s'écoulèrent sans amener de changement dans la vie honteuse de Victor. Il avait dépensé les cinquante dollars que Jean-Charles lui avait donnés et tout l'argent qu'il avait gagné chez son patron. Puis se trouvant pris au dépourvu, il n'avait pas reculé devant un infâme mensonge pour arracher trente dollars à Mme de Courcy.

Voici le subterfuge qu'il avait employé.

Un jour, il dit à la bonne veuve: Depuis longtemps, nous consacrons, mon ami et moi, la plus grande partie de nos loisirs à la préparation d'un ouvrage sur le droit canadien, que nous voudrions publier en brochure. Le coût de l'impression s'élèverait à cent-cinquante dollars, mais si nous pouvions donnera présent le tiers de cette somme à l'éditeur, celui-ci se mettrait immédiatement à l'oeuvre, et dans un mois nous pourrions mettre notre ouvrage en vente chez tous les libraires de la province. De plus, nous avons l'assurance de sir George Prévost que l'état en achètera cent exemplaires. De sorte que nous sommes sûrs de réaliser un joli bénéfice. Mon ami possède vingt-cinq dollars, mais, malheureusement, je ne suis pas en mesure de fournir la même somme, et, si je l'osais, je vous prierais de me la prêter.

—C'est vingt-cinq dollars qu'il vous faut?

—Oui, chère madame.

—Mais avec plaisir, mon enfant! Je vous en prêterai bien trente, si vous aimez.

—C'est bien, chère madame; j'emploierai le surplus à des bonnes oeuvres...

Et la naïve et trop confiante dame versa les trente dollars dans la main de l'hypocrite!

*
*   *

Chose étonnante, malgré l'existence orageuse qu'il menait, Victor était toujours à son poste, aux heures réglementaires, chez maître Archambault; car il avait l'ambition maintenant de se faire admettre à la pratique du notariat. Il travaillait bien et avait même acquis l'esprit d'ordre que possédait à un rare degré son patron.

Aussi le notaire en était satisfait, et il s'était fait un devoir de le déclarer dans une lettre au père Lormier.

Grâce à l'hypocrisie, dont il était l'incarnation même, Victor avait réussi à capter entièrement la confiance de Mme de Courcy.

La brave femme écrivait à Mme Lormier que son fils était le modèle des étudiants de Montréal!

Et de son côté, Victor, comme il l'avait promis, adressait souvent à ses parents des épîtres qui les attendrissaient jusqu'aux larmes... Mme Lormier lisait et relisait si souvent ces épîtres, qu'elle les savait par coeur!

—Ce tendre enfant! ce cher ange! disait-elle parfois à son mari; quand on pense qu'on se permettait de lui faire des reproches...

Jean-Charles se réjouissait sincèrement des bonnes nouvelles que sa famille apprenait sur le compte de Victor.

Je l'ai condamné sans le bien connaître, pensait-il. Et il demandait pardon à Dieu du jugement téméraire dont il croyait s'être rendu coupable à l'égard de son frère...




UNE PARTIE DE CHASSE

Le printemps de 1814 brillait dans toute sa splendeur. L'homme, les oiseaux, les insectes, la brise et les ruisseaux semblaient unir leurs voix pour célébrer la résurrection de la nature.

La paix qui régnait enfin dans notre pays et le retour des beaux jours faisaient renaître l'espérance dans tous les coeurs.

Les habitants des villes et ceux des campagnes avaient repris leurs travaux respectifs avec une ardeur fébrile, voulant réparer les dommages considérables causés à l'industrie, au commerce et à l'agriculture par les soldats américains. Mais, hélas! cette paix n'était que le calme qui précède la tempête. Les Américains se préparaient à frapper un nouveau coup pour s'emparer du Canada.

Aussi, vers la fin de mai, ils traversèrent la frontière et recommencèrent leurs attaques contre la milice canadienne.

Le lieutenant-colonel de Salaberry, resté sur la brèche, voyait sa petite armée s'accroître de jour en jour de recrues, qui lui arrivaient de toutes parts.

Jean-Charles Lormier, après avoir obtenu le consentement de ses parents, offrit ses services, qui furent agréés avec bonheur. Mais ce n'est pas avec le même bonheur que ses bons parents lui accordèrent leur consentement. Au contraire, ils ne voulurent pas d'abord entendre parler de son départ pour la guerre.

—Non, non, tu n'iras pas! lui dit son père.

—Mais pourquoi donc, mon père, ne voulez vous pas que j'y aille?

—A cause des dangers auxquels tu seras sans cesse exposé. Tu risques de perdre la vie ou au moins la santé dans cette guerre.

—C'est vrai, mon père. Mais n'est-il pas du devoir des citoyens de risquer leur santé et même leur vie pour combattre les ennemis de leur pays?

—Nous avons assez de patriotisme au coeur pour le comprendre ainsi, reprit la mère; mais tu as déjà fait ta part à la bataille de Châteauguay, puisque tu y a perdu un doigt. Il me semble que, sur le seuil de notre vieillesse, la patrie ne doit pas exiger, de nous, deux fois le même sacrifice dans l'espace de quelques mois...

—Hélas! il m'est bien pénible, chers parents, de me séparer de vous, et de penser que mon départ va vous causer de la peine et de cruelles angoisses; mais ne croyez-vous pas comme moi qu'il nous faille toujours sacrifier l'amour de la famille à l'amour de la patrie? D'ailleurs, cher père, je veux marcher sur vos traces. En 1775, vous avez combattu vaillamment les ennemis de notre pays, et vous êtes sorti sain et sauf de tous les combats. Eh bien! j'espère que Dieu me donnera votre vaillance et m'accordera le bonheur de vous embrasser après la victoire!

Un long silence suivit ces dernières paroles. Puis le père et la mère Lormier, après avoir pressé Jean-Charles sur leur coeur, lui dirent:

—Pars, enfant! nous prierons Dieu pour toi!

*
*   *

Jean-Charles devait partir dans deux jours. Il mettait la dernière main à ses préparatifs, lorsqu'il entendit frapper à la porte. Il alla ouvrir, et se trouva en présence de l'abbé Faguy. Le curé portait un fusil sous le bras.

—Bonjour, M. le curé! Est-ce que vous venez à la guerre, vous aussi? lui demanda le jeune homme en riant.

—Oui, mon brave, je vais faire la guerre aux gibiers, et je viens vous prier de me servir de capitaine.

—Je vous servirai plutôt de lieutenant; et je vous remercie de me fournir l'occasion de m'exercer la main avant de me trouver en face des Américains!

Il décrocha son fusil, et partit avec son aimable précepteur et ami.

Neuf heures venaient de sonner.

Jean-Charles dit à sa mère qu'il serait de retour pour le dîner.

Les chasseurs suivirent d'abord le rivage en tuant, par ci par là, quelques bécassines, puis, après avoir marché l'espace d'une vingtaine d'arpents, ils entrèrent dans le bois.

Le but du curé, en entrant dans la forêt, était de faire la chasse aux insectes plutôt qu'aux gibiers, car l'abbé Faguy était un entomologiste distingué.

—Pendant que je poursuivrai les infiniment petits, dit-il à Jean-Charles, tâchez d'attraper les infiniment gros...

Il accrocha son fusil à la branche d'un arbre et se mit à examiner soigneusement l'épais tapis de mousse qu'il avait sous les pieds, et qui lui promettait une ample moisson d'insectes!

Jean-Charles s'enfonça dans la forêt et chassa jusqu'à onze heures avec beaucoup de succès, puis il revint à l'endroit où il avait laissé le prêtre. Mais l'entomologiste n'était pas revenu, car son fusil pendait encore à la branche de l'arbre.

Jean-Charles se disposait à s'asseoir sur la mousse, quand, tout à coup, il entend un rugissement suivi d'un cri de détresse. S'emparant de son fusil, il s'élance dans la direction d'où vient le bruit Mais à peine a-t-il fait quelques pas, qu'il s'arrête, glacé de terreur, devant le spectacle qui s'offre à ses regards.. Il aperçoit d'abord deux oursons qui gambadent follement autour d'un arbre, et, plus loin, une ourse d'une taille énorme tenant l'abbé Faguy entre ses pattes, et s'apprêtant à le dévorer...

Notre héros épaule son fusil, et lance une balle à l'ourse qui roule sur le corps du curé. Il jette son arme à terre et bondit sur l'animal, Mais celui-ci, qui n'est qu'étourdi, se dresse soudain de toute sa hauteur devant le jeune homme et lui pose ses terribles griffes sur les épaules.

Jean-Charles est un instant ébranlé parle choc. Cependant, il garde son sang froid et se remet solidement sur pied. Puis de la main gauche il étreint l'ourse à la gorge, et de la droite il le frappe à coups redoublés sur l'a tête!

Une lutte épouvantable s'engage entre l'homme et l'animal. Mais l'ourse, déjà affaiblie par la blessure de la balle, ne peut résister longtemps aux coups que le poing formidable de notre héros lui applique toujours au même endroit, et elle tombe lourdement sur le sol.

Le lutteur prend son fusil et se débarrasse complètement de la bête en lui logeant une balle dans l'oreille.

Il se penche sur le corps inanimé du prêtre et constate, avec épouvante, que celui-ci ne donne aucun signe de vie, bien qu'il ne paraisse pas avoir été blessé.

Le prêtre est-il mort on simplement évanoui?

Jean-Charles tente de le ranimer en lui mouillant les tempes, mais ses soins et ses efforts sont inutiles. Alors, sans songer à son épuisement et à ses blessures, d'où le sang s'échappe abondamment, il prend l'abbé Faguy dans ses bras et se dirige vers le village.

La distance à franchir n'est que de vingt-cinq arpents, mais le chemin est très étroit et rocailleux, et notre, héros marche avec beaucoup de lenteur pour ne pas perdre l'équilibre et tomber avec son précieux fardeau.

Il arrive au presbytère à midi et demi.

En l'apercevant, tout couvert de sang, et portant le curé dans ses bras, la vieille ménagère pousse des cris de paon!

—Allons, calmez-vous, mademoiselle, et envoyez chercher immédiatement le Dr Chapais.

Il entre en titubant, comme un homme ivre, et dépose son vénérable ami sur un canapé.

Cinq minutes plus tard, le serviteur du curé arrivait avec le Dr Chapais.

Ayant fait un examen rapide, le médecin constata qu'il n'y avait rien de grave. Un simple évanouissement, dit-il.

En effet, sous ses soins le prêtre reprit bientôt connaissance.

En ouvrant les yeux, il aperçut Jean-Charles tout couvert de sang et les vêtements en lambeaux. Il se souvint de la scène du bois Panet, et frémit en se rappelant l'attaque de l'ourse. Il ignorait le reste, mais il devinait tout maintenant et comprenait que le jeune homme lui avait sauvé la vie, au péril de la sienne! Et, dans un élan de reconnaissance, il lui saisit les mains ensanglantées et les couvrit de baisers et de larmes.

Jean-Charles était dans un état qui faisait pitié à voir.

Le Dr Chapais lui dit: «Vite! mon ami, monte dans la voiture avec moi et je vais t'accompagner chez ton père!»

—Non! protesta le curé; je ne veux pas que ses parents le voient dans cet état. Placez-le dans ma meilleure chambre, et je veux qu'il y reste jusqu'à ce qu'il soit complètement rétabli. Nous avertirons sa famille ce soir.

—Dans ce cas, dit le médecin, en prenant le bras da blessé, obéissons à M, le curé, et suis-moi!

Il le conduisit dans la chambre même du curé.

Après avoir étanché le sang qui coulait encore à flots des blessures du jeune homme, le médecin alla chercher à sa pharmacie ce dont il avait besoin pour faire les premiers pansements.

Avant de sortir du presbytère, il dit à l'abbé Faguy: «Notre ami porte sur les épaules et sur la poitrine des blessures très sérieuses, et il faut vraiment qu'il soit doué d'une force merveilleuse pour n'y avoir pas déjà succombé.

J'espère pouvoir le sauver, car les blessures à la tête qui m'inspiraient de vives inquiétudes, ne sont pas graves du tout. Mais je vous recommande de bien veiller sur lui pour l'empêcher de commettre des imprudences.

—Oh! docteur, vous pouvez être sûr que je ne le quitterai presque pas. Je me rends à l'instant auprès de lui.

—Pardon, M. le curé, je vous défends bien de vous lever avant ce soir. Je vais vous préparer un médicament qui vous remettra parfaitement. A bientôt.

*
*   *

A une heure et demie, voyant que Jean-Charles n'était pas revenu, le père et, la mère Lormier commencèrent à avoir des inquiétudes à son sujet.

—C'est étrange, dit la mère Lormier, qu'il ne soit pas déjà arrivé. Il m'a promis qu'il serait ici pour midi. J'ai le pressentiment d'un malheur, ajouta-t-elle, en se portant une main au front.

—Allons! chasse cette sombre pensée. M. le curé l'a probablement retenu chez-lui pour dîner.

Mme Lormier branla la tête en signe de doute, et dit: «Va toujours t'en assurer.»

Le père Lormier partit aussitôt pour aller au presbytère. C'est le serviteur François qui lui ouvrit la porte.

Le père Lormier lui demanda si M. le curé était de retour.

François allait répondre, quand l'abbé Faguy, qui avait reconnu la voix du visiteur, dit: «Oui, M. Lormier, entrez!»

Le père Lormier entra, et en voyant le prêtre couché sur le canapé, la figure triste et pâle, il lui demanda, d'une voix tremblante:

—Et mon fils?

—Il est ici, répondit le curé; venez vous asseoir près de moi.

—Mais, M. le curé, dites-moi tout: il est arrivé malheur à mon fils, n'est-ce pas?

—Oui, mon ami, mais il est mieux maintenant.

—Où est-il? je veux le voir!

—Il est dans ma chambre, et le médecin est justement à panser ses blessures.

—Ses blessures, dites-vous? Grand Dieu! que lui est-il donc arrivé?

—N'eus étions depuis environ une heure dans le bois Panet. Votre fils s'était éloigné pour chasser, et moi je m'amusais à chercher des insectes pour ma collection. Devant mes yeux passa un lépidoptère d'une rare espèce; je voulus le saisir au vol, mais il disparut dans un buisson. Je m'élançai à sa poursuite et j'allais l'attraper, quand, du milieu du buisson, surgit une ourse qui se jeta sur moi et me renversa à terre. Je m'évanouis.

Que se passa-t-il ensuite? Dieu et votre brave, fils seuls le savent! lorsque je repris mes sens, j'étais étendu sur mon canapé, et j'avais à mes côtés Jean-Charles. Le cher enfant vous contera, le reste.

Tout ce que je sais, c'est que je dois la vie à l'héroïsme de votre fils... Son dévouement lui a valu plusieurs blessures, mais aucune n'est grave; et la meilleure preuve, c'est que mon sauveur, après avoir tué l'ourse, m'a porté dans ses bras depuis le bois-Panet jusqu'ici... Mais, comme ses vêtements étaient en désordre, et que le sang s'échappait de ses blessures, je n'ai pas voulu le laisser partir sans lui faire donner les soins que son état requérait.

A ce moment, le Dr Chapais entra, et le père Lormier le supplia de lui laisser voir Jean-Charles.

—Oui, je vous permets de le voir, mais ne lui parlez pas, car il repose sous l'influence d'un narcotique.

Le médecin conduisit le père Lormier dans la chambre où son fils reposait, la tête presque entièrement enveloppée de bandages.

Debout comme une statue, et la tristesse peinte sur la figure, le vieillard, muet, regardait ce spectacle navrant. Tout à coup, il s'approcha du lit et mit son oreille près de la bouche du malade, afin de s'assurer s'il vivait encore; puis ayant entendu sa respiration, il se releva un peu tranquillisé. Revenu auprès du docteur, il le pria de lui dire franchement toute la vérité.

—Votre fils n'est pas en danger, répondit le Dr Chapais, et je vous assure qu'il guérira complètement; mais je ne crois pas qu'il puisse quitter la chambre avant cinq ou six semaines. Et, d'ailleurs, c'est le désir de M. le curé que Jean-Charles se rétablisse ici.

—Eh! soupira le père Lormier, comment vais-je m'y prendre pour annoncer cette triste nouvelle à ma femme et à mes pauvres filles...

—Tenez, mon ami, dit l'abbé Faguy, voici ce que vous devez faire D'abord, vous êtes trop bon chrétien pour ignorer que rien ne peut arriver sans la permission de Dieu. Eh bien! allez dire franchement à votre famille: «Notre pauvre Jean-Charles a reçu des blessures en luttant contre une ourse pour sauver la vie du curé, mais ses blessures ne sont point graves. Cependant, il n'est pas revenu avec moi, parce que le curé, qui l'aime autant qu'un père aime son enfant, et qui est la cause de l'accident, a voulu absolument garder notre fils chez-lui, afin de le soigner lui-même. C'est un malheur, c'est vrai, qui nous arrive, mais à quelque chose malheur est bon. Grâce à cet accident, Jean-Charles ne pourra pas partir pour le champ de bataille, où sa bravoure l'aurait peut-être conduit à la mort.»

Ces dernières paroles parurent frapper l'esprit du père Lormier. Il répondit avec calme: «Vous avez raison, M. le curé, et je comprends qu'au lieu de murmurer, nous devons plutôt remercier le bon Dieu d'avoir permis ce malheur pour nous laisser notre fils!»




UN TRAIT D'HONNÊTETÉ
ET DE DÉVOUEMENT

Le serviteur du curé, François Latour, en vaquant dans le presbytère aux occupations de sa charge, avait saisi assez de bribes des conversations pour comprendre tout ce qui s'était passé, ce jour-là, dans le bois-Panet.

Le même soir, vers six heures, et sans dire où il allait, il prit un long couteau bien aiguisé et se rendit à l'endroit où son maître et Jean-Charles avaient failli perdre la vie.

Il trouva les deux fusils, l'un accroché à la branche d'un arbre et l'autre à demi enterré dans la mousse.

A quelques pas plus loin, il aperçut le cadavre de l'ourse sur lequel dormaient les deux oursons.

Ah! mes gueux! se dit-il, vous êtes la cause que votre mère a voulu dévorer mon maître et son ami Jean-Charles...Attendez un peu, mes petits gueux!

Il prit son couteau et le plongea jusqu'au manche dans la gorge de chaque ourson. Les pauvres petits ne semblèrent seulement pas se réveiller; ils firent entendre un léger râle, et ce fut tout... C'est bon pour vous, mes gueux! grommela le père François, en leur donnant à chacun un coup de pied.

Et toi, ma vieille gueuse! dit-il, en apostrophant l'ourse: c'est dommage que tu ne vives plus! Je te ferais promptement ton biscuit, à toi aussi!

Tiens, vieille gueuse! attrape ça toujours... Et il lui appliqua un coup de talon de botte sur le museau...

Bon! maintenant, à l'ouvrage!

Il se mit en devoir d'enlever la peau à l'ourse et aux oursons. Ce fut le travail d'une heure.

Il fit des trois peaux un paquet qu'il s'attacha en bretelle sur les épaules, prit les deux fusils et retourna au presbytère.

Le lendemain matin, ayant obtenu un congé de quelques jours, il partit, à pied et sac au dos, pour Montréal.

Il fit le trajet en deux jours.

*
*   *

François Latour avait été en service, autrefois à Montréal, chez un homme très riche, qui s'appliquait à l'étude de l'histoire naturelle, et qui possédait un vaste musée d'oiseaux et d'animaux.

Je sais, se disait François, que mon ancien maître a déjà des ours dans son musée; mais quand je lui aurai montré la peau de l'ourse qui a failli dévorer son ami, M. l'abbé Faguy, je suis sûr qu'il voudra se la procurer, et... il ne l'aura pas pour des prunes... Et je suis sûr aussi qu'il achètera les peaux des petits gueux pour les faire empailler et les mettre aux côtés de leur mère.

François arriva chez son ancien maître, M. Normandeau dit Deslauriers, qu'il trouva dans son musée, où il passait la plus grande partie de son temps.

Comme il connaissait bien les êtres, il entra sans se faire annoncer, et dit: «Salut, M. Normandeau! comment vous portez-vous?»

—Salut! salut! mon bon François! Je suis très bien, Dieu merci! et toi, comment va la santé?

—Très bonne, M. Normandeau. J'ai toujours bon pied et bon oeil! et la preuve, c'est que je suis venu de Sainte-R... à pied et sans lunettes...

—Pas possible! Et avec ce paquet-là sur le dos?

—Oui, M. Normandeau.

—Tu viens sans doute résider à Montréal, pour enseigner, comme autrefois, le catéchisme et la grammaire aux enfants pauvres de la ville. Et c'est ton bagage que tu as là?

—Non, M. Normandeau, j'ai renoncé pour toujours à l'enseignement. Du reste, je suis très bien chez M. l'abbé Faguy, et je ne voudrais pas quitter ce bon maître pour tout l'or du monde!

—Oh! c'est beau cela! J'aime à t'entendre parler ainsi. A propos, comment est-il, ce cher M. Faguy?

—Pas trop bien, allez! M, Normandeau!

Mardi dernier, il a été sur le point d'être écharpé par une ourse.

—Hein! qu'est-ce que tu baragouines là, François?

Le vieux serviteur raconta tout ce qu'il avait appris au sujet de cette tragique affaire.

—Mais! c'est effrayant ce que tu viens de me raconter! s'exclama M. Normandeau. Quel est donc le nom de ce valeureux jeune homme qui a ainsi risqué sa vie pour sauver celle de ton maître?

—Jean-Charles Lormier, monsieur.

—Jean-Charles Lormier, dis-tu? N'est-ce pas ce même jeune homme qui s'est tant distingué à la bataille de Châteauguay?

—Oui, monsieur.

—Oh! alors, je ne suis pas surpris d'une telle bravoure et d'un pareil tour de force de sa part, car on le dit aussi fort que brave.

—Oui, monsieur, et, de plus, il est sobre, honnête, pieux, instruit, laborieux et pas fier. Enfin, je ne lui connais que des qualités.

—Je te crois, mon cher François. Est-ce que le médecin espère le réchapper?

—Oui, monsieur. Le Dr Chapais a déclaré au père Lormier que son fils n'est pas gravement blessé et qu'il sera complètement rétabli dans. quelques semaines.

—Tant mieux! Et ton paquet? Je parie que c'est la peau de l'ourse?

—Tout juste, monsieur, et celle des oursons. Comme Jean-Charles n'est pas riche et que sa maladie va être pour lui et sa famille une occasion de dépenses, j'ai pris sur moi de vendre les trois peaux et d'en remettre le produit à ce jeune homme que j'aime et que j'admire. J'ai cru bien faire en venant vous prier d'acheter ces peaux.

—Certes! oui, tu as bien fait, et laisse-moi te dire que je trouve vraiment noble le motif qui t'anime! Je ne t'offrirai pas le prix que l'on offre ordinairement pour des peaux d'ours, parce que les peaux que tu me présentes ont une histoire intéressante pour moi et une valeur inestimable.

Viens avec moi, dit-il, en passant dans la pièce voisine, qui lui servait d'office et de cabinet d'étude.

Il ouvrit un coffre de sûreté et en retira quatre cents dollars qu'il remit à François, en lui disant: «Tu donneras cette somme à notre jeune héros.» Puis, lui remettant un billet de cent dollars, il ajouta: «Tu garderas cet argent pour toi.»

Maintenant, je te défends de retourner à Sainte-R... à pied! Mais comme je sais que tu es entêté, vieux Breton que tu es! et que tu pourrais bien enfreindre la défense, je vais te faire mener à Sainte-R... en voiture, par mon cocher Philippe...

François accepta avec plaisir le prix libéral que M. Normandeau lui offrit pour les trois peaux, mais il voulut refuser le cadeau personnel que son ancien maître lui faisait en même temps.

M. Normandeau lui dit sévèrement: «Si tu n'acceptes pas cette gratification, je serai bien fâché contre toi.»

François accepta. Il remercia le généreux donateur, le salua et se dirigea vers la porte.

-Arrête! mon vieux! lui cria M, Normandeau. T'imagines-tu que je vais te laisser partir sans dîner... Nenni, suis-moi!

Il appela Jacqueline, sa cuisinière, et lui recommanda de bien servir le vieux François, et donna ordre à son cocher d'aller, après le repas, mener son ancien serviteur à Sainte-R...

M. Normandeau parut sur le seuil de sa porte au moment où François allait partir, et il lui dit:

—Présente à M. le curé mes respects et à Jean-Charles Lormier le témoignage de ma sincère admiration! Bon voyage, mon cher François!

—Merci! M. Normandeau.

*
*   *

François était tout rayonnant de bonheur en songeant à l'agréable surprise qu'il allait causer à M. le curé et à Jean-Charles, et il fredonnait sans cesse.

—Vous êtes bien joyeux, père François, aujourd'hui! fit remarquer le cocher.

—Oui, mon fiston; tu ne sais pas le bonheur qui m'arrive, toi?

—Non, je ne le sais pas, bien sûr!

—D'abord, je dois te dire que mon bon maître, M. le curé Faguy, a manqué de laisser sa vie dans la gueule d'une ourse...

—Ah! et c'est pour cela que vous êtes si joyeux!

—Mais non, gros bêta! si tu m'avais donné le temps de finir, tu aurais compris la raison de ma joie.

—Excusez-moi de vous avoir coupé la parole, père François. Parlez, bourgeois, votre serviteur vous écoute!

Et le vieillard, qui connaissait l'honnêteté du cocher Philippe Trudel, mit celui-ci au courant de la tragédie qui s'était déroulée dans le bois-Panet. Il lui expliqua le but de son voyage, à Montréal, et lui en fit connaître l'heureux résultat. Puis il conclut: voilà pourquoi...

«Votre fille est muette!» lui crièrent en riant deux jeunes gens ivres qui passaient, bras dessus, bras dessous.

Le père François dévisagea les deux compères et tressaillit en reconnaissant, dans l'un des deux, Victor, le clerc notaire... Le vieux serviteur courba la tête et resta rêveur.

—Qu'est-ce que vous alliez dire, père François, lui demanda Philippe, quand ces deux polissons vous ont coupé le sifflet?

—Ah! j'allais dire... j'allais dire: voilà pourquoi je suis si... joyeux aujourd'hui!

—Oui, vous étiez joyeux tantôt, mais pas à présent, père François... «Votre fille est muette», ont-ils dit... Allez-vous vous offenser de cette folle remarque? Je ne connais pas ces jeunes gens par leurs noms, mais je les connais bien de vue, et je sais que le plus petit des deux est apprenti notaire chez M. Archambault. C'est un dépensier et une fine canaille que ce gaillard-là!

Le père François avait perdu sa belle humeur et ne répondait que par un triste sourire aux plaisanteries intarissables de Philippe.

A la fin, le cocher cessa de lui parler et se dit en lui-même: «C'est peut-être vrai que sa fille est muette... J'avais toujours cru pourtant que le bonhomme n'était pas marié... Enfin ça ne me regarde pas!»

—Hue! marche donc, paresseux! cria-t-il, en lançant un vigoureux coup de fouet au cheval, qui prit un train rapide.

«Victor est un dépensier et une fine canaille», se répétait le vieux serviteur... mais où prend-il l'argent? Est-ce que son père et Jean-Charles seraient assez naïfs pour se laisser exploiter par lui?»

Et le bonhomme reprenait son monologue: «C'est bon à savoir que Victor est un dépensier; mais je te promets, mon petit clerc notaire, que tu ne dépenseras pas à boire l'argent que j'ai dans ma poche! J'aurai l'oeil sur toi...»

*
*   *

Il est environ une heure.

Dans la nuit devenue sombre, le cheval va son train régulier, monotone. L'air plus vif, le cabotage du cabriolet, le bruit des sabots; tout cela engourdit l'esprit et le corps, paralyse la langue et favorise les réflexions ou le sommeil.

Tout à coup, comme on vient de s'engager dans un petit bois, le père François aperçoit deux hommes masqués qui s'approchent de la voiture, le pistolet à la main. L'un décharge son arme sur Philippe, qui culbute et va rouler, tête la première, dans la boue! L'autre forban dit à François: «Donne-moi ta bourse ou je te tue!»

Le vieillard se met à crier: «Au voleur! à mon secours! Jean-Charles, à mon secours!»

—Quoi! qu'est-ce qui vous prend, père François? demande Philippe, en se réveillant.

Et François se débat dans la voiture en continuant à crier: «A mon secours, Jean-Charles!»

—Aie! aie! réveillez-vous donc, père François! dit Philippe, en secouant le vieux serviteur; pourquoi criez-vous donc au secours?

—Ouf! fait le bonhomme, en se frottant les yeux; je te dis que je l'ai échappé belle...

—Échappé à quoi?

—Je rêvais que deux voleurs masqués nous avaient attaqués; l'un t'avait déjà tué, mon pauvre Philippe... et l'autre se préparait à m'en faire autant... mais il voulait d'abord avoir ma bourse, le brigand! Ah! quand j'y pense! brrr...

—Mais remettez-vous, père François; je ne suis pas mort, Dieu merci! et votre bourse est encore à la même place, je suppose!

—Oui, mon ami, répond François, après avoir palpé la bourse qui repose sur son coeur. Mais tout de même, ce n'est pas prudent de dormir, la nuit, en traversant des bois qui peuvent être infestés d'Américains...

—Mais, babiche! à qui la faute, père François?

Il y a quatre heures que vous êtes muet comme une cruche de sirop, et trois heures que vous dormez comme une marmotte!

A la fin des fins, ça m'embêtait de veiller et de parler tout seul, et je me suis endormi à mon tour... Vous étiez pourtant bien joyeux et bien jaseur en partant de Montréal; puis, crac! vous avez fermé votre boîte parce que deux p'tits polissons vous ont dit que votre fille était muette... Mais dites donc, père François, est-ce vrai, ça, que votre fille est muette? Je vous croyais encore garçon comme moi, par exemple...

—Mais je n'ai ni fille ni garçon, mon cher Philippe, puisque je suis célibataire.

—Ha bien! c'est ce que je pensais. Mais, alors, pourquoi avez-vous paru mécontent en entendant dire à ces muscadins: votre fille est muette? S'ils avaient dit ça à mon adresse, je leur aurais répondu qu'ils mentaient comme des arracheurs de dents, car je sais bien que ma fille—je veux dire celle que je vas voir—n'a pas la langue dans sa poche...

En effet, vous ne savez pas ça, vous, père François, que je fréquente Melle Jacqueline, la cuisinière de M. Normandeau?

Oui-da! tu n'as pas mauvais goût!

Non, n'est-ce pas? Eh bien, puisque ça parait vous intéresser, je vas vous faire connaître comment je m'y suis pris pour la demander en mariage.

D'abord, je dois vous dire que ce que je recherche, moi, c'est une fille sage, réservée, pieuse et, qui sait, faire usage de ses dix doigts! Eh bien! Melle Jacqueline possède toutes ces qualités-là. Elle est belle comme un coeur, bonne comme un ange, douce comme un agneau et vive comme un taon, à l'ouvrage! Elle va à confesse tous les mois, et elle n'hésiterait pas à y aller plus souvent, la chère créature, si elle commettait le mal! Mais je suis sûr qu'elle déteste trop les péchés pour en commettre!

Tenez! elle me fait si bien penser à moi: chaque fois que je vas à confesse, je ne trouve rien de sérieux à dire, mais j'y vas quand même et souvent parce que je sais que le démon nous guette partout, le venimeux qu'il est! Mais je sers le bon Dieu du mieux que je peux, je remplis fidèlement les devoirs de mon état, et j'espère que le ciel ne m'abandonnera pas...

Pardon, excusez-moi, père François, si je me suis éloigné un brin de mon sujet. J'y reviens. Donc, un jour, je dis à Melle Jacqueline: «Je gage que vous n'aimez pas les garçon, vous?»

Elle baissa la tête et devint aussi ronge qu'une cerise mûre!

J'ajoutai: «Si un honnête garçon, que vous connaissez bien, vous demandait en mariage, que lui répondriez-vous?»

Cette fois, par exemple, elle releva la tête, et, devenant rosé, elle répondit: «Je lui dirais que je vas penser sérieusement à sa demande.»

—C'est bien! Melle Jacqueline, lui dis-je; j'aime votre réponse autant que votre personne, et c'est moi qui vous demande en mariage! Je vous donne le temps d'y penser, car je ne suis pas pressé, moi! Je vous en reparlerai dans quinze jours, si ça vous plait.

—C'est bien! mesieu, me dit elle. Et elle se retira, la figure encore couleur de rosé!

Durant les quinze jours, je ne la reluquai seulement pas une seule fois du coin de l'oeil; mais le seizième jour, l'ayant rencontrée dans la cuisine, à six heures du matin, je lui dis carrément; «Eh bien, Melle Jacqueline, qu'est-ce que vous faites de ma demande en mariage?»

—Je la garde! dit-elle, en souriant.

Ce fut tout, mais ce fut assez pour ce jour-là...

Le lendemain matin, l'ayant encore rencontrée, je lui demandai: «Consentez-vous à devenir ma femme?»

—Oui, M. Philippe, avec plaisir, répondit-elle de sa voix si douce, si douce!

—Merci! lui dis-je; j'en parlerai à M. Normandeau.

Je ne sais pas si vous êtes comme moi, père François, j'ai pour habitude de remettre rarement à demain ce que je peux faire aujourd'hui. Or, ce même jour, j'allai trouver M. Normandeau dans son cabinet d'étude. Il se promenait les mains derrière le dos, et semblait penser à ses bêtes...

—Que veux-tu, Philippe? me demanda-t-il, en s'arrêtant.

—Ça vous déplairait-il, M. Normandeau, si je courtisais Melle Jacqueline, votre cuisinière, pour la marier à Pâques?

Oh! père François, le bourgeois était de bonne humeur ce jour-là, car je ne l'avais jamais encore entendu rire de si bon coeur... Il se jeta dans son fauteuil, et se tint les côtes cinq minutes de temps... Et moi je riais rien que de le voir rire! La bonne humeur de mon bourgeois me donna de la hardiesse, et je repris: «J'ai parlé de l'affaire à Melle Jacqueline, et elle a accepté ma demande en mariage; mais comme je ne voudrais pas la fréquenter sans votre permission, c'est pour ça que je vous en parle.»

M. Normandeau devint sérieux et me dit:

—C'est bien! Philippe, je t'accorde cette permission; mais si je m'aperçois que tu abuses de ma tolérance, je te flanquerai à la porte!

—N'ayez pas peur, M. Normandeau, je suis un honnête garçon, et Melle Jacqueline est une fille qui sait tenir sa place...

—Va! Philippe, ajouta M. Normandeau; je paierai le violon le jour de tes noces!

—Avez-vous compris ces paroles, père François: «Je paierai le violon le jour de tes noces!» Dans la bouche de M. Normandeau, ces paroles veulent dire: «C'est moi qui paierai toutes les dépenses...»

—Sais-tu bien que tu as de l'esprit, Philippe? dit en riant le père François.

—En voilà une demande! beau dommage que je le sais! C'est vrai que l'autre jour, s'étant fâché contre moi, M. Normandeau m'a dit: «Mon pauvre Philippe! je vois bien que tu n'as pas inventé les manches de pelle ni les poignées de portes!»

Mais je lui ai répondu:»Ce n'est pas de ma faute, M. Normandeau, car quand je suis venu au monde, les manches de pelle et les poignées de ports étaient déjà inventés!»

—C'est pas bête, cela, m'a dit M. Normandeau, en me tapant sur l'épaule. Si tu n'as pas inventé les manches de pelle ni les poignées de porte, je crois, par exemple, que tu as in venté la belle humeur!

—Pour ça, M. Normandeau, c'est possible! mais c'est une invention qui ne m'a pas encore enrichi!

—Console-toi, mon cher Philippe, car les qualités et les vertus clé ta Jacqueline valent cent fois mieux que la richesse...

—Je crois que M. Normandeau disait vrai. Qu'en pensez-vous, père François?

—Il a raison. L'homme perd tout s'il perd son âme; et la richesse, c'est souvent du bois qui sert à attiser le feu de l'enfer...

—Tiens! qu'est-ce qu'on voit là-bas, dans l'opuscule? s'écria Philippe...

—Dans l'opuscule, dis-tu? tu veux dire sans doute dans le crépuscule?

—Crépuscule ou opuscule, reprit Philippe, ça m'est bien égal; mais qu'est-ce qu'on voit la-bas? On dirait que c'est un clocher?

—Mais, oui! répondit François: c'est le clocher de l'église de Sainte-R...

—Quoi! déjà? Eh babiche! que le temps a passé vite depuis trois heures! s'exclama Philippe...

—C'est parce que tu as sans cesse parlé de Jacqueline, mon fiston!

—Bien, oui! père François; ça me ragaillardit quand j'en parle...

—Tu as bien de la chance, toi, d'être toujours joyeux! soupira François.

—De la chance, dites-vous? mais il me semble que tout le monde peut avoir cette chance-là. On n'a qu'à la prendre, et, quand on l'a prise, la tenir! Vous l'aviez comme moi cette chance-là, père François, quand nous avons quitté Montréal, hier l'après-midi, puis tout d'un coup, patata! vous l'avez lâchée en entendant les deux malotrus dire: votre fille est muette. Tenez, père François, j'ai dans la caboche, l'idée que vous pensez toujours à ces deux muscadins, et que c'est à eux que vous rêviez quand vous criiez: «Au voleur! Jean-Charles à mon secours!» Pas vrai, ça, père François?

—Oui, c'est vrai, Philippe!

—Alors, babiche! vous me cachez quelque chose! Vous n'avez donc pas confiance en moi? Je vous ai bien fait mes confidences, moi, au sujet de Jacqueline; pourquoi ne me feriez-vous pas les vôtres an sujet de ces deux gaillards?

—Es-tu capable de garder un secret, Philippe?

—Eh babiche! Je crois bien! Je me crois capable de garder un secret comme la statue Nallason...

—Tu veux dire la statue Nelson?

—Oui. C'est ça qu'est pas bavarde, la statue Melson! Elle n'a jamais dit à personne pour quoi ils l'ont perchée si haut...

—Eh bien, écoute! Philippe. Tu m'as dit que le clerc du notaire Archambault est un dépensier et une fine canaille; comment sais-tu cela?

—Vous savez que je passe presque tout mon temps dans les écuries de M. Normandeau. Je soigne les chevaux et je veille à l'entretien des harnais et des voitures. C'est pas pour me vanter, mais, babiche! je vous certifie que tout ça est à l'ordre. Or, en face de l'écurie qui touche à la rue, il y a, depuis deux ans, un restaurant appelé le Saumon d'or, qui sert de rendez-vous à la jeunesse crapuleuse de la ville. Ce restaurant est tenu par une femme à l'âme malpropre, à ce qu'on dit, mais, moi, je ne la connais que de figure, et ça m'en dit assez!

Souvent, le soir, le clerc notaire arrive au restaurant dans un carrosse traîné par deux chevaux. Souvent aussi je l'entends dire, à la porte du Saumon d'or, à ses amis: «C'est moi qui paye toutes les dépenses ça soir!» Une fois même, il y a deux ou trois mois de ça, je lui ai entendu dire: «Il me reste encore dix dollars sur les cinquante que mon imbécile de frère m'a donnés! nous allons les boire à sa santé ce soir!»

Le père François, dans la voiture, trépignait de colère et d'indignation...

—Le gueux! ah! le gueux! répétait-il... Et dire que sa famille s'imagine que ce gueux-là est le modèle des étudiants!

—Vous connaissez donc sa famille? interrogea Philippe.

—Oui, mon cher; ce gueux, ce misérable est le frère de Jean-Charles qui a arraché l'autre jour, M. le curé Faguy des griffes de l'ourse...

—Vous ne me dites pas ça?...

—Oui, c'est incroyable, mais c'est pourtant vrai! Tu comprends maintenant pourquoi je suis devenu si triste et si sombre en voyant ce sans-coeur sous l'influence de la maudite boisson... Ce misérable a jeté dans l'orgie et la débauche l'argent que Jean-Charles a gagné sur le champ de bataille, à Châteauguay... Et dépenser ainsi le prix du sang d'un héros, c'est un crime qui crie vengeance au ciel! Eh bien! notre devoir à nous, Philippe, c'est de démasquer ce misérable, afin de l'empêcher au moins d'extorquer d'autre argent à sa pauvre famille. Tu peux m'aider à atteindre le but que je me propose, en me tenant au courant des allées et venues de Victor Lormier, car tel est le nom de ce chenapan! Écris-moi, et garde le secret de la confidence que je viens de te faire!

—Ne craignez pas de coups de langue de ma part, père François; sur ce chapitre-là, je serai aussi muet que la tombe!

—Merci! mon cher Philippe. Dans tous les cas, je t'assure que ce vaurien de Victor ne mettra pas la patte sur l'argent que m'a donné M. Normandeau...

—Puis moi, dit Philippe, en faisant claquer son fouet, je vous assure qu'avec cet archet-ci, je vas faire danser à Victor un rigodon à la porte du Saumon d'or... Et en travaillant d'accord, vous à Sainte-R..., moi à Montréal, nous allons peut-être réussir à arracher aux griffes du diable ce gredin-là!

—Je le souhaite de tout mon coeur, dit le père François. Prions Dieu de nous aider et de nous éclairer.

—Nous y voici! nous y voila! fit Philippe. en arrêtant la voiture à la porte du presbytère.

—Fais le tour, dit François, et entre le cheval dans la cour.

—Non, merci! je prends un verre d'eau, et je tourne bride tout de suite, car il est trois heures, et je veux coucher à Montréal ce soir.

—Si tu crois, mon fiston, que je vas te laisser partir comme ça, tu te trompes grandement reprit le père François, en prenant le cheval par la bride et le faisant entrer dans la cour. Aide-moi à dételer, et vite! Bon! tu ne repartiras que lorsque tu auras mangé et que tu te seras reposé comme il faut, et ton cheval aussi.

D'ailleurs, tu n'as pas besoin de te gêner, car le presbytère, ici, n'est pas seulement la maison du bon Dieu et du prêtre, c'est la maison de tout le monde! La maison est petite, mais le coeur du curé qui l'habite est grand!

—Si j'accepte, père François, ce n'est pas pour moi, mais plutôt pour le pauvre cheval qui à le ventre vide et les béquilles fatiguées...

François mit le cheval dans l'étable, changea la litière et donna à l'animal une bonne portion d'avoine, de l'eau et une botte du foin.

Maintenant, pensons à nous, dit-il à Philippe.

Le vieux serviteur, qui paraissait avoir ses coudées franches au presbytère, dit à la ménagère: «Préparez-nous un bon déjeuner, et, après le repas, vous donnerez une chambre à mon ami, M. Philippe Trudel, qui a bien besoin de repos, car nous avons passé la nuit sur la route.»

A quatre heures, bien repu, mais insuffisamment reposé, Philippe reprit le chemin de Montréal, malgré les instances que François avait faites pour le retenir plus longtemps.

—Merci! père François, avait répondu Philippe, je tiens à être chez le bourgeois ce soir.

—Oui, je comprends, mon drôle! tu as hâte de revoir Jacqueline, hein?

—Eh babiche! vous avez deviné juste, père François!

—N'oublie pas de m'écrire au sujet de l'affaire, tu sais!

—N'ayez pas peur! mais ne faites pas encadrer mes lettres, par exemple! je ne suis pas comme vous un ancien maître d'école, moi! et je mets plus souvent la main au fouet qu'à la plume!

—Bonne santé! Philippe.

—Vous pareillement, père François... Hue! marche donc, blond...

«Quel honnête et joyeux garçon! pensait le vieillard, en regardant s'en aller son jeune ami. Jacqueline sera sûrement heureuse avec lui!»

*
*   *

Pendant que Philippe se reposait, François avait demandé des nouvelles du curé et de Jean-Charles à la vieille ménagère. Sachant celle-ci très curieuse, il supposait qu'elle devait être bien renseignée. Il ne se trompait pas, car la vieille s'était tenue au courant.

—M. le curé, répondit-elle, est parfaitement remis de son choc nerveux; mais il en est bien autrement de ce pauvre M. Jean-Charles, qui n'est pas près de guérir de ses blessures. Il a eu, avant-hier, des faiblesses telles que M. le curé a cru prudent de lui administrer les derniers sacrements.

Ces faiblesses, parait-il, étaient dues à la quantité de sang qu'il a perdu et aux efforts surhumains que, dans son état, il a dû faire pour transporter M. le curé jusqu'ici.

Mais hier, il a passé une assez bonne journée, et dans la soirée le Dr Chapais paraissait très confiant. Je vous ai dit, François, que M. le curé était parfaitement remis, mais je suis sûre que, au moral, il souffre le martyre. Hier soir je l'ai entendu dire au médecin: «Je vous recommande de ne rien épargner, et je vous supplie même de faire l'impossible pour sauver Jean-Charles. Puis, les yeux pleins de larmes, il ajouta: Si ce jeune homme venait à mourir, je ne pourrais jamais me consoler d'avoir été la cause de sa mort.»

—La mère et les soeurs de Jean-Charles interrogea François, comment ont-elles pris ce malheur?

—Oh! en courageuses et saintes femmes qu'elles sont! C'est M. Lormier, père, qui leur a annoncé la triste nouvelle. Il leur a répété, mot pour mot, les consolations que M. le curé lui avait dictées. D'abord, il leur a certifié que Jean-Charles n'était pas en danger et leur a fait comprendre que Dieu avait permis ce malheur pour empêcher leur fils de retourner sur le champ de bataille, où il aurait été probablement victime de son héroïsme. En un mot, il leur a fait accepter ce malheur comme une chose inévitable et qui devait tourner à l'avantage de la famille et à la gloire de Dieu.

—Ont-elles vu Jean-Charles?

—Oui, deux fois. Hier encore, elles ont eu avec lui une longue et bien touchante entrevue.

—Espérons, dit François, que le ciel, sensible à nos prières, rendra bientôt la santé à notre cher malade et le bonheur à sa famille.




IL FAUT SAUVEGARDER L'HONNEUR
DE SA FAMILLE!

François Latour—le lecteur s'en est déjà convaincu—était le prototype du serviteur fidèle et dévoué. Il appartenait à cette race de serviteurs d'élite qui menace de s'éteindre dans notre pays. Sa fidélité et son dévouement ne se restreignaient pas à celui qu'il était, par devoir, obligé de servir, mais ils s'étendaient à tous les parents et amis de son bon maître; et parmi les amis, Jean-Charles avait une place de choix dans le coeur du brave serviteur.

Il se trompe singulièrement le lecteur qui pense que le vieux François s'était mis au lit le matin de son retour de Montréal. Non, certes! Aussitôt après le départ de Philippe, il était accouru auprès de notre héros, qu'il avait trouvé en la compagnie du prêtre.

Le bon curé n'avait pas voulu, même pour une seule nuit, confier à d'autre la garde du malade. Le jour, il prenait deux ou trois heures de repos, mais, le soir, il s'installait au chevet du jeune homme, qu'il soignait avec la tendresse et le dévouement d'un père.

L'abbé Faguy et Jean-Charles firent au vieux

François l'accueil le plus cordial. On eût dit qu'ils recevaient un ami plutôt qu'un serviteur!

François remarqua, avec surprise, que Jean-Charles parut très ému lorsqu'il lui serra la main. Mais il attribua cette émotion à la faiblesse du malade.

—Je suis bien content de vous revoir, dit le curé, mais je ne vous attendais pas si tôt. Vous m'aviez laissé sons l'impression que vous seriez absent une huitaine de jours.

—J'ai eu la chance, répondit le vieillard, de rencontrer tout mon monde le même jour, ce qui m'a permis d'abréger de moitié la durée de mon voyage.

—J'ai, cependant, un reproche à vous faire, mon bon François; ma ménagère m'a dit qu'elle vous avait vu partir à pied avec un paquet sur le dos. Pourquoi n'avez-vous pas pris le cheval?

—Oh! je n'aurais pas voulu, pour beaucoup, surtout de ce temps-ci, vous priver des services de votre cheval D'ailleurs, bredouilla-t-il, en rougissant, je n'avais qu'un petit trajet à faire, et le paquet que je portais était léger.

—Vous considérez comme un petit trajet vous la distance qui sépare Sainte-R... de Montréal! et vous appelez cela léger, un paquet formé de trois peau d'ours...

Le bonhomme resta tout interloqué en entendant les remarques du curé.

Je suis trahi! se dit-il, en pensant à Philippe... Ce bavard-là a tout dit à la ménagère, pendant que je soignais le cheval; et la ménagère, cette pie! a tout rapporté à mon maître!

L'abbé Faguy, voyant l'embarras du vieux serviteur, lui dit en souriant: «M. Normandeau, dans une lettre qu'il m'a fait remettre par son cocher, me raconte le but de votre voyage à Montréal et la longue entrevue qu'il a eue avec vous. Il exalte votre honnêteté et votre dévouement, puis il termine ainsi sa lettre»: «Je suis heureux d'avoir pu me procurer les peaux de ces trois bêtes qui occuperont la meilleure place dans mon musée. Je placerai la mère entre les oursons, et au-dessus d'elle je mettrai l'inscription suivante: Tuée dans le bois-Panet, le 30 mai 1814, par le poing formidable de Jean-Charles Lormier, l'un des héros de Châteauguay, au moment ou elle allait dévorer M. l'abbé Frs. X. Faguy, curé de Sainte-R..., qui était alors sans arme

Le curé et Jean-Charles remercièrent tour à tour François pour le témoignage de dévouement qu'il leur avait donné en cette pénible circonstance.

Le vieux serviteur répondit qu'il ne croyait pas mériter autant de bienveillance de leur part, et qu'il n'avait fait que son devoir. Mais, ajouta-t-il, il y a un détail—et c'est le plus important—que M. Normandeau ne mentionne pas dans sa lettre, c'est le prix qu'il m'a payé pour avoir les trois peaux.

—Comment! dit le curé, est-ce que M. Normandeau vous a payé ces peaux?

—Certainement, M. le curé! et je vous prie de croire que je n'avais pas l'intention non plus de les lui donner. Je savais que M. Lormier était trop sérieusement blessé pour pouvoir aller à la guerre, et que, par ce fait, il perdait l'occasion de réaliser une centaine de piastres. Je pensais aussi que sa maladie allait être pour vous, pour lui et pour sa famille une cause de grandes dépenses; et, alors, pardonnez-moi-le, j'ai voulu en quelque sorte arracher à ces trois animaux la réparation des torts qu'ils vous avaient causés, et j'ai vendu leurs peaux!

—Non seulement je vous pardonne, dit le curé, en plaisantant, mais j'admire votre talent pour le commerce... Vous avez, je suppose, obtenu une trentaine de dollars pour ces peaux?

François tira de la poche de son veston les quatre cents dollars qu'il déposa sur la table en disant: «Voici le produit des trois peaux!»

—Quatre cents dollars! s'écrièrent à la fois le curé et Jean-Charles!

—Oui! M. Normandeau m'a dit que ces peaux avaient à ses yeux une valeur inestimable.

Mais ce n'est pas tout. M. Normandeau m'a donné cent dollars, et comme je ne voulais pas les accepter, il m'a menacé de se fâcher montre moi. J'avais bien raison, n'est-ce pas? de vous dire tantôt, que je ne méritais pas vos remerciements, puisque j'ai été récompensé au centuple pour des démarches que le devoir m'obligeait de faire.

—Vous êtes le plus généreux des hommes! dit Jean-Charles.

—Certes, oui! confirma le curé; et le serviteur le plus dévoué et le plus honnête que je connaisse!

En voyant l'argent sur la table, François pensa tout à coup au clerc notaire, et un frisson agita tout son être. Alors il prit les billets et les remit au curé en disant: «Cet argent, il est vrai, appartient à M. Lormier, mais comme sa maladie le rend incapable d'en disposer lui-même, pour le moment, je vous prierais, M. le curé, de bien vouloir placer les quatre cents dollars à la banque au nom de notre malade.»

—Bien volontiers, dit l'abbé Faguy, en serrant les billets dans son portefeuille.

Et le vieux serviteur respira librement...

—Il est cinq heures, maintenant, dit François, en s'adressant au curé: allez donc vous reposer pendant que je resterai auprès de M. Lormier.

—J'accepte votre offre non pas pour me reposer, car je ne suis pas fatigué, mais d'abord pour dire ma messe, et ensuite pour aller porter les secours de la religion à Gabriel Landry, qui demeure à l'extrémité de la paroisse.

—Dans ce cas, M. le curé, je dirai à Félix d'atteler le cheval pour six heures.

—Non, mon ami, merci! Par le temps ravissant que nous avons ce matin, je préfère marcher.

—Mais, M. le curé, y songez-vous? c'est une marche de six milles que vous ferez?

—Pourtant, mon cher François, cette marche n'est qu'une bagatelle comparée à celle que vous avez faite, l'autre jour, avec un lourd paquet sur le dos! Puis je n'ai pas encore trente ans, et vous en comptez soixante! Au revoir, mes amis!

*
*   *

—Savez-vous bien, M. Latour. dit Jean-Charles au vieux serviteur, que c'est une fortune que vous mettez à ma disposition!

—En tout cas, M. Lormier, personne ne contestera les droits que vous y avez. En tuant à coups de poing, comme vous l'avez, fait, le plus puissant ennemi de l'homme, vous avez mérité l'admiration de tout le monde; et puis avec votre vie, vous avez sauvé celle de notre vénérable curé.

—Mon mérite, dans cette affaire, n'est pas aussi grand, allez! que vous paraissez le croire; j'ai été plus gauche que brave. Après avoir logé une balle dans la tête de l'ourse, j'ai commis l'imprudence de jeter mon arme. La bête que je croyais morte, et qui n'était qu'étourdie, s'est précipitée sur moi...et je me suis défendu, voila tout!

—Mais ne comptez-vous pour rien la force extraordinaire et l'endurance merveilleuse que vous avez déployées dans le combat?

—Durant tout le combat, j'ai prié la Sainte-Vierge, et je crois fermement que c'est cette puissante protectrice qui m'a donné et la force et l'endurance dont vous parlez.

Le vieux François, tout en admirant ce bel esprit d'humilité et de foi, et en admettant l'intervention divine dans ce combat, n'en restait pas moins convaincu que Jean-Charles, en cette occurrence, s'était conduit comme un héros.

C'est aussi notre conviction.

—Quoi que vous en pensiez, M. Lormier, reprit le vieillard, vous pouvez, sans scrupule, accepter cette somme que M. Normandeau m'a chargé de vous transmettre, avec l'expression de sa plus grande admiration.

—Je l'accepte avec reconnaissance, d'abord parce qu'elle me vient d'un coeur noble et, généreux, et ensuite parce que j'en aurai bientôt besoin pour aider mon frère qui étudie avec succès le notariat à Montréal...

Comme s'il venait d'être piqué par un serpent, François fit un bond prodigieux, et retomba lourdement sur le plancher...

Juste à ce moment, le Dr Chapais, qui venait d'assister à la messe, entra et aperçut le vieillard gisant, inanimé, sur le plancher. Aidé de la ménagère, il transporta le serviteur dans la chambre voisine, et retendit sur un lit.

Ce n'est qu'au bout d'une demi-heure que le bonhomme recouvra sa connaissance.

La ménagère était allée chercher le curé, qui taisait alors son action de grâces dans la sacristie.

Quand François reprit ses sens, le prêtre et le médecin étaient auprès de lui.

—Ou suis-je? demanda-t-il, en promenant des regards effarés autour de lui; puis, tout à coup, il se mit à crier: «Au voleur! A mon secours, Jean-Charles! à mon secours!»

—Voyons, mon ami, dit le curé, en prenant la main du vieillard, tranquillisez-vous, car il n'y a pas de voleur ici!

François regarda le prêtre et sourit tristement.

—Qu'avez-vous? reprit l'abbé Faguy.

—Rien, monsieur! un peu de fatigue seulement...

«Non! pensait le médecin, en consultant le pouls du vieux serviteur: la fatigue ne produit jamais de commotion aussi violente!»

—Qu'en pensez-vous, docteur? interrogea le curé.

Le médecin éluda la question en demandant à la ménagère, qui venait de rentrer, d'ouvrir le carreau d'un châssis, afin de renouveler l'air de la chambre. Et il ajouta: «Je vais aller voir Jean-Charles un instant et ensuite je courrai chercher des remèdes pour François.»

Lorsqu'il fut seul avec notre héros, il lui demanda, en le regardant fixement: «Que s'est-il donc passé entre toi et le vieux serviteur?»

—Nous parlions de choses et d'autres, quand, soudain, il s'est levé et est retombé comme une masse sur le plancher...

—Tu sais que le vieux est sensible et nerveux; ne lui as-tu pas adressé des paroles qui auraient pu lui causer de la peine ou de la frayeur? En reprenant ses sens, il s'est écrié: «Au voleur! A mon secours, Jean-Charles! A mon secours!»

—Mais, mon Dieu, non! Au contraire, je lui exprimais ma reconnaissance pour un grand service qu'il venait de me rendre, et c'est précisément à ce moment-là que l'attaque a eu lieu.

—Je n'y comprends plus rien! murmura le médecin.

Il examina les blessures de Jean-Charles, s'informa comment il avait passé la nuit, et, lui ayant recommandé de ne manger encore que des choses très légères, il sortit.

Pendant ce temps, le curé, resté seul avec François, l'interrogeait pour tâcher de savoir réellement ce qui avait pu provoquer chez lui ce choc terrible.

—Mon Dieu! mon Dieu! fit le vieillard en sanglotant, ayez pitié de nous!

Habitué à consoler les affligés, le prêtre dit: «Oui, mon cher François, Dieu vient toujours en aide à ceux qui l'implorent dans les heures douloureuses; adressez-vous à lui en toute confiance. Mais comme je suis, par état, le représentant de Dieu auprès de mes ouailles, j'ai le droit de connaître tous leurs chagrins. Parlez sans crainte, mon vieil et bon ami!»

—Eh bien! M. le curé, je vais vous dire, en peu de mots, ce qui m'afflige aujourd'hui.

Et le vieux serviteur raconta la rencontre qu'il avait faite à Montréal, et tout ce que Philippe lui avait appris sur le compte du clerc notaire. Puis il répéta ces paroles de Jean-Charles qui l'avaient foudroyé:

«Je l'accepte (cette somme) avec reconnaissance, d'abord parce qu'elle me vient d'un coeur noble et généreux, et ensuite parce que j'en aurai bientôt besoin pour aider mon frère qui étudie avec succès le notariat à Montréal.»

Le saint prêtre, comme si le déshonneur l'eût atteint personnellement, courba la tête sous le poids de ces révélations, et resta longtemps pensif. Puis, paraissant avoir pris une résolution, il se leva et dit: «C'est grave, mon ami, ce que vous venez de m'apprendre; mais, avec la grâce de Dieu, nous triompherons de l'esprit du mal qui inspire le malheureux Victor.»

—Vous allez, M. le curé, avertir vous-même M. Jean-Charles, n'est-ce pas? afin qu'il soit sur ses gardes?

—Non, mon bon François; notre ami apprendra toujours assez tôt ce nouveau malheur, que, d'ailleurs, je vais m'efforcer de détourner. J'écris immédiatement à Victor.

—Et l'argent? demanda François.

—L'argent est en lieu sûr, répondit le curé, et j'en disposerai pour le plus grand bien de Jean-Charles. N'ayez pas d'inquiétude là-dessus. Pour le moment, mon ami, il faut sauvegarder l'honneur de sa famille.




LE COCHER PHILIPPE DANS SON
NOUVEAU RÔLE

Le soir même de son retour à Montréal. Philippe avait commencé à remplir le rôle que le père François lui avait assigné. Mais il s'était réservé la première partie de la soirée, de huit à neuf heures, pour aller faire la cour à sa dulcinée. Puis, après avoir soigné ses chevaux et tout mis en ordre dans l'écurie, il s'était placé, en observation, derrière les persiennes de la fenêtre qui faisait face au Saumon d'or.

Avant tout, s'était-il dit, il faut que je sache où demeure le muscadin; et lorsqu'il sortira, du restaurant, je le suivrai de loin.

Vers minuit, il vit sortir Victor avec quelques amis, et il se mit à le filer.

La bande était joyeuse. Évidemment on s'était amusé, ce soir-là! Le clerc notaire avait dû payer royalement; son nom était souvent répété et acclamé. Il était le héros de la soirée. En le quittant, pour se disperser, ses amis lui réitérèrent leurs flatteries intéressées, et Victor, tout gonflé de son importance, continua seul par les rues sombres et désertes.

Il paraît, pensa Philippe, que notre muscadin loge loin du Saumon d'or... Et dire que, tous les soirs, ce fou-là s'impose une aussi longue marche pour se damner... quand ce serait si facile pour lui de se sauver en restant tranquillement chez lui à servir le bon Dieu et à étudier...

Mon Dieu, que les méchants sont bêtes!

Moi si j'étais étudiant en loi, je sais bien ce que je ferais: j'étudierais la loi, babiche!

Mais!—et il s'arrêta comme saisi de frayeur—j'y pense tout d'un coup, si j'étais étudiant en loi, je ne fréquenterais que le grand monde, et je n'aurais peut-être jamais connu Jacqueline, qui ne va pas, elle, dans le grand monde... Eh bien, bonsoir, l'étude de la loi! bonsoir, le grand monde! J'aime mieux garder et mon état et ma Jacqueline....

Mais, voyons! qu'est-ce que je fais, ici, planté comme un champignon?... Il ne faut pas que je perde le muscadin de vue, car il ne m'attendra pas, bien sûr, ce polisson-là!

Il pressa le pas pour reprendre le terrain perdu et se mettre en bonne posture d'observation. Puis continuant son monologue: Nous sommes sur la rue Saint-Denis, je crois.

Tiens! voilà Victor qui s'arrête! Alors, il faut que je m'arrête moi aussi, je suppose! Il monte l'escalier de cette grande maison!

Eh. babiche! il ne couche pas à la belle étoile, le muscadin! Quoi! il a une clef!

C'est commode d'avoir une clef: on peut rentrer à l'heure qu'on veut! J'en ai une clef, moi aussi, mais c'est celle de l'écurie...

J'ai hâte de connaîtra le particulier qui loge cette canaille de Victor. Ça doit être du propre, car qui se ressemble s'assemble... Maintenant que l'oiseau est entré, approchons-nous et allumons une allumette pour voir le numéro de son nid. Bon, ça y est! ce numéro-là est gravé dans ma caboche pour longtemps! Il ne me reste plus qu'à savoir le nom du personnage qui donne asile au muscadin. Je prendrai mes renseignements de mon confrère Étienne qui connaît par coeur toute la rue Saint-Denis.

Philippe retourna sur ses pas en faisant les réflexions suivantes: J'ai accepté là une tâche qui ne me déplairait pas trop si je pouvais la remplir le jour... mais ça me chiffonne de veiller aussi tard que le muscadin! Je n'aime pas à me coucher après dix heures, moi! et même après neuf heures, les soirs que je ne vas pas voir ma blonde...

Ah! me disait dernièrement mon grand père, les parents élèvent mal les enfants aujourd'hui! Dans le bon vieux temps, les jeunes gens partaient à sept heures pour aller veiller et ils revenaient à neuf heures et demie. De nos jours, tout cela est changé: les jeunes gens soupent à la vapeur, partent de la maison à six heures et demie, se promènent avec les filles dans les rues jusqu'à neuf heures, puis, alors, ils vont veiller et ne rentrent au logis qu'à minuit! Ils font de même, paraît-il, parce que c'est la mode... A-t-on jamais entendu parler d'une mode plus stupide! C'est la faute des parents, bien sûr!

Moi, quand je serai père de famille, (et ça viendra avant longtemps, puisque je me marie à Pâques), oui, quand je serai père de famille, je dirai aux miens sur un ton terrible: Aie! là, vous autres, écoutez! allez veiller, si vous voulez, chez des gens respectables; mais, ici, il faut rentrer à neuf heures et demie, et la porte se barre à neuf heures et trois quarts juste,—c'est un quart d'heure de grâce que vous accorde ma bonté paternelle—, mais si, à cette heure-là, vous n'êtes pas arrivés: bonsoir, mes fistons! couchez dehors... Puis quand ils rentreront, le lendemain matin, je leur donnerai une raclée qui leur fera passer le goût de veiller tard...

Oui, babiche! c'est comme ça que je ferai quand je serai père de famille... Et si ceux qui aiment à suivre la mode viennent me corner dans les oreilles que tout cela est changé de nos jours, je leur répondrai que ce qui avait du bon sens autrefois doit en avoir encore aujourd'hui...

Je sais bien que les gens instruits ont coutume de dire que «plus ça change, plus c'est la même chose»; mais moi je trouve que quand ça change, ça n'est pas la même chose...

Sont-ils drôles un peu, parfois, ces gens instruits! Ainsi, par exemple, les deux muscadins qui ont coupé la parole au père François, l'autre jour, par ces mots: «Votre fille est muette», savaient-ils ce qu'ils voulaient dire? Mais, babiche! quel rapport ces mots-là «votre fille est muette» pouvaient-ils avoir avec les paroles du père François: «Voilà pourquoi?»... Aucun rapport, ce me semble! On ne dira pourtant pas que ces deux muscadins ne sont pas instruits, puisqu'ils ont peut-être usé chacun cinquante fonds de culotte sur les bancs du collège...

Je donnerais bien deux sous, par exemple, à celui qui pourrait m'expliquer comment il se fait que l'ignorant, lui, quand il parle, est compris de tout le monde, tandis que l'homme instruit, avec sa fricassée de grands mot? et de proverbes, n'est compris que de ses pareils...

A quoi sert donc l'instruction, babiche! si c'est l'ignorance qui rend le langage compréhensible!

L'année dernière, encore par exemple, je souffrais d'un mal d'yeux épouvantable. Je m'en vas chez le vieux Dr Buller, qui fait le métier spécial de soigner les maladies des yeux.

Il me regarde longtemps—je veux dire mes yeux.

—Bon! Je lui demande s'il connaît ma maladie..

—Oui, répond-il, en me jetant par la tête sept ou huit mots longs comme le bras...

—Pardon, docteur, lui dis-je: voulez-vous avoir la bonté de me mettre ça par écrit, et je l'étudierai quand je serai rendu chez-moi.

Il me donna par écrit les noms de mes maladies—car il parait que j'en avais plusieurs—...Une fois rendu chez-moi, je me mis. à épeler les mots suivants: Conjacquetuvite chronique; Hyp... hyp...—Ma foi! j'aime mieux dire: hip! hip! hourra!—Hypéros...resthésie... ratatine...—non, c'est pas ça—rétinienne,—oui c'est ça!—Obstruc... obstrucstation du conduit lacry...—non, pas encore ça—sacremal; Ratracissement des canaux ex... excré...—non—excrotteurs.

Bon! je les ai!

J'ai toujours de la misère à enfiler ces babiches de mots-là...

Je ne les comprenais pas, comme de raison! Alors, j'ai pris le plus gros dictionnaire de M. Normandeau, et j'ai tâché de faire avec ces grands mots une phrase qui pouvait avoir du bon sens, et je n'en suis pas venu à bout! A la fin des fins, j'y ai renoncé, car, ma foi d'honneur! je crois que je serais devenu fou!

Eh, babiche! on ne dira toujours pas que le vieux Dr Buller n'est pas un homme instruit, puisqu'il a étudié à Paris et à Londres...

Bon, me voila, rendu. Où est ma clef, à cette heure? Ah! la voilà...

Il ouvrit la porte de l'écurie en disant: «Comme Victor, j'ai l'avantage de rentrer à l'heure que ça me plait; mais, par exemple, j'ai assez d'esprit dans la caboche pour ne pas abuser de cet avantage! D'ailleurs, ça ne ferait pas longtemps avec M, Normandeau! babiche, non!

M. Normandeau! Ça, c'est un p'tit homme qui sait se tenir! On ne peut pas lui ôter un cheveu de la tète! Mais, j'y pense; ça ne serait pas facile non plus de lui en ôter des cheveux, à ce bon M. Normandeau, car il est chauve comme une citrouille!

N'importe! ce que je veux dire, c'est qu'il peut marcher la tête haute, même avec une perruque...»

*
*   *

En partant de Sainte-R..., Philippe avait conçu l'idée de faire danser à Victor un rigodon d'un nouveau genre. Mais le deuxième soir, il n'avait pas osé mettre son idée à exécution, parce que Victor se trouvait eu compagnie de plusieurs amis.

Le troisième soir, le clerc notaire était entré seul au Saumon d'or, et ses amis ne semblaient pas être venus l'y rejoindre.

Philippe était à son poste.

Il est minuit, pensa-t-il; c'est l'heure de sortie de notre muscadin.

Moi, je me contente de fréquenter Jacqueline trois soirs par semaine, et je ne fais qu'une heure de jasette avec elle. Le muscadin, lui, va voir les filles tous les soirs, et encore il ne déménage jamais avant minuit...

Arrête un peu, mon fiston! comme dit le père François, je vas stopper tes fréquentations!

Mais! il ne sort toujours pas, l'animal...

Oui, le voilà!

Victor avait dû prendre un verre de trop, car il marchait en titubant.

Philippe, qui avait l'agilité du singe, s'était costumé en fantôme, et, monté sur des échasses qui lui donnaient une taille de dix pieds, il attendait Victor, dans l'obscurité, un fouet à la main.

Quand Victor voulut tourner l'angle de la rue Sainte-C..., le fantôme se plaça devant lui, en disant d'une voix sépulcrale: «Misérable qu'as-tu fait de l'argent que ton frère a gagné, au prix de son sang, à la bataille de Châteauguay?»

Et, vlan! vlan! il lui cingla les jambes avec la corde à noeuds de son fouet!

—Pardon! pitié! miséricorde! supplia Victor, en retrouvant subitement toutes ses facultés.

—Marche! commanda le fantôme, en se rangeant pour laisser passer Victor.

Celui-ci profita de ce mouvement pour se sauver à toute vitesse; mais en quatre enjambées, le fantôme fut sur ses talons et lui administra des coups de fouet épouvantables, en criant:

—Danse le rigodon du diable! danse plus fort que ça, misérable! canaille! voleur! toi qui as dépensé dans la débauche le pur argent de ta famille!

Vlan! vlan! vlan!

Et, à chaque coup de fouet, Victor criait et sautait comme un chat enragé.

Pardon! miséricorde! hurlait-il!

—Danse maintenant le rigodon, du Saumon d'or! commanda l'impitoyable fantôme.

—Et les coups redoublèrent sur les maigres jambes du clerc notaire, qui perdit l'équilibre et roula sur la chaussée...

Puis le fantôme disparut en apercevant, dans le lointain, la binette d'un constable, que les cris du danseur avaient attiré.

Débrouille-toi comme tu pourras! pensa

Philippe, en regagnant l'écurie. Je ne veux pas avoir de démêlés avec la police, moi! Bonsoir, Victor! Bonsoir, la compagnie!

Victor, soutenu par le constable qui l'avait ramassé dans la rue, se rendit à son logis en boitant et en gémissant. Aux questions que lui posa le policier, il répondit d'une manière évasive. Il n'aimait pas du tout à mettre la police au courant de ses petites affaires; et s'il avait accepté l'aide du constable, c'est parce qu'il s'était senti incapable de se rendre seul chez-lui. D'ailleurs, il redoutait encore l'apparition du terrible fantôme...

C'est avec la plus grande difficulté qu'il réussit à gravir l'escalier qui conduisait à sa chambre.

La douleur était affreuse: il aurait crié, hurlé! mais il fallait que personne, dans la maison, n'eût connaissance de son odyssée!

Si, demain, pensa-t-il, il m'est impossible de sortir, je dirai à Mme de Courcy que l'excès de travail me force à prendre quelques jours de repos...

Ses jambes étaient enflées comme des traversins et bariolées comme des arcs-en-ciel! Il les lava, les frotta avec de la glycérine et les enveloppa du mieux qu'il pût avec des bandelettes de toile.

Malgré le besoin qu'il ressentait de se mettre au lit, il resta assis dans son fauteuil, les yeux grands et fixes comme ceux d'un halluciné...

Il lui semblait voir encore le fantôme s'approcher, le fouet à la main! Il lui semblait aussi entendre ces paroles: «Danse le rigodon du diable! Misérable! qu'as-tu fait de l'argent que ton frère a gagné, au prix de son sang, à la bataille de Châteauguay!

Parfois, il lui prenait des envies d'appeler à son secours, mais la crainte de laisser deviner la cause de ses souffrances, lui fermait la bouche...

Pauvre malheureux! il ne dépendait que de lui pourtant d'adoucir ses souffrances!

La prière lui aurait fait du bien; le crucifix doré l'y invitait, mais il en détournait les yeux! Ce jeune libertin n'avait qu'un regret: celui de ne pouvoir retourner le lendemain à ses plaisirs immondes...

«Alors, sembla lui dire le divin crucifié, puisqu'il en est ainsi, souffre donc, misérable!»

La frayeur de Victor se dissipa un peu quand l'aurore vint éclairer sa chambre.

Il souffla sa bougie et se mit au lit avec l'espoir de trouver bientôt dans le sommeil l'oubli de ses tortures. Mais le sommeil s'obstina longtemps à fuir ses paupières, et ce n'est que vers les six heures qu'il pût s'endormir.

Notre étudiant avait l'habitude de se lever

à sept heures, et de déjeuner à sept heures et demie. Mais, ce matin-là, à huit heures, Mme de Courcy constatant que le jeune homme n'était pas encore descendu, alla frapper à la porte de sa chambre. Ne recevant de lui, pour toute réponse, que des ronflements capables de réveiller les sourds, elle se retira discrètement, et recommanda à la servante de ne faire aucun bruit, afin de ne pas déranger ce cher enfant, qui méritait bien de prendre un petit congé...

Victor dormit jusqu'à onze heures.

Alors, il voulut se lever, mais le mouvement qu'il fit, eut l'effet de raviver toutes les douleurs de la veille, et il retomba sur son lit en poussant un gémissement!

En entendant ce bruit plaintif, Mme de Courcy accourut, ouvrit la porte et recula de surprise en voyant la figure pâle et souffrante du jeune homme.

—Mon Dieu! qu'avez-vous? s'écria-t-elle.

—Je suis un peu souffrant, madame, mais ce ne sera rien...

Je cours chercher un médecin!

—Merci! madame. Donnez-moi un crayon et une feuille de papier, s'il vous plait; je vais écrire à un médecin de mes amis.

Le jeune homme traça quelques lignes qu'il mit sous enveloppe, à l'adresse d'un jeune médecin qui recrutait sa clientèle parmi les habitués du Saumon d'or, et il remit ce pli à la brave femme, en la priant de le faire parvenir à son adresse.

A midi, le Dr Lamouche était auprès de Victor, qu'il trouva dans un piteux état. Le médecin resta longtemps en tête à tête avec son malade.

Leur entretien roula sur des choses qu'une plume honnête ne doit pas répéter.

—Tu es condamné, lui dit le Dr Lamouche, en se levant pour partir, à garder la chambre durant deux semaines. Je viendrai te voir souvent avec les amis pour te désennuyer.

—Merci. Répète bien à Mme de Gourcy et au notaire Archambault ce que je viens de te dire: ces bonnes âmes vont mordre tout de suite à cette blague-là!

Mme de Courcy, qui était très inquiète, guettait la sortie du jeune disciple d'Esculape.

—Eh bien! docteur, est-ce que notre cher Victor est sérieusement malade?

—Non, madame; il souffre de cette maladie qu'on appelle vulgairement le surmenage intellectuel, et qu'on rencontre fréquemment chez les jeunes gens qui sont, comme Victor, passionnés pour l'étude. Il en sera quitte pour un repos de quinze jours.

—N'épargnez rien, docteur, et c'est moi qui paierai la note.

—Oh, madame! Victor est mon ami, et je lui suis entièrement dévoué; je le visiterai souvent et lui prodiguerai tous mes soins.

En se rendant chez le notaire Archambault, le Dr Lamouche se disait, en pensant à Mme de Courcy: «Oui, ma vieille, tu peux être certaine de la payer, la note, et dans les grands prix, s'il vous plait...»

Le Dr Lamouche trouva le notaire à son étude. Il déclina ses titres et expliqua l'objet de sa visite.

—Ce cher jeune homme! dit le lion notaire; il y a longtemps que je remarque sur sa figure une pâleur étrange, que j'attribuais à l'ennui: il aime tant sa famille!

Mais si, comme vous le dites, il consacre toutes ses soirées à l'étude, je ne suis pas surpris de l'altération de sa santé. Je lui impose peut-être aussi trop d'ouvrage: je le ménagerai plus à l'avenir.

Soignez-le bien, docteur, et, comme ce garçon n'est pas riche, vous pourrez m'envoyer votre compte.

—Mais, vous n'y pensez pas, notaire! Victor est un de mes amis, et je n'entends pas me faire payer pour les soins que je lui donnerai!

—Écoutez, docteur, reprit le notaire; j'insiste pour que vous me présentiez votre compte.

—Enfin, puisque vous le voulez! Je me rendrai à votre désir! dit le Dr Lamouche, en prenant congé du généreux notaire.

En voilà encore un qui s'obstine à vouloir payer la note! Tant mieux! pas de refus, mon bonhomme! J'accepte avec d'autant plus de plaisir que je n'espérais rien de mon client Victor, excepté la politesse de quelques petits verres qu'il m'aurait payés par ci par la. Mais je compte toujours sur la politesse des petits verres... car je ne ferai jamais connaître à mon ami la générosité de Mme de Courcy et du notaire à mon égard. Je parle déjà de leur générosité, et je maintiens le mot. Il faudra bien qu'ils se montrent généreux, ou sinon.... je leur servirai du papier timbré!

Ces réflexions caractérisent suffisamment le Dr Lamouche et montrent qu'il était le digne émule de Victor Lormier!

*
*   *

Le cocher Philippe se trompait grandement s'il s'imaginait que le clerc notaire l'avait pris pour un fantôme. Car Victor n'était pas un superstitieux, mais un être excessivement nerveux et craintif.

Et si ou l'a vu trembler et se jeter aux pieds du fantôme, en implorant sa pitié, ce n'était pas parce qu'il croyait avoir affaire à un revenant, mais plutôt parce qu'il espérait, par ses lamentations, se soustraire aux coups du fouet qui sifflait à ses oreilles, après lui avoir déjà pincé les jambes! Mais comme toutes les personnes nerveuses, il avait l'esprit très impressionnable, et l'impression durait chez lui aussi longtemps que l'agitation des nerfs. Voila pourquoi il avait passé toute la nuit du rigodon à trembler. Mais, le lendemain, ses nerfs s'étant apaisés, il avait repris sa lucidité et son aplomb habituel. Il ne lui restait plus qu'à faire disparaître les ecchymoses qu'il portait sur les jambes.

Le clerc notaire, qui n'avait pas de secret pour le Dr Lamouche, avait conté à celui-ci la raclée que le pseudo-fantôme lui avait administrée, la veille, et tous les deux cherchèrent à découvrir quel pouvait être l'auteur de cette brusque et brutale attaque.

—Ne te connais-tu pas d'ennemis, à Montréal? lui avait demandé le Dr Lamouche.

—Ma foi, non! je n'ai que des relations amicales avec tous ceux que j'ai rencontrés au Saumon d'or ou ailleurs...

—Pourrais-tu reconnaître ton agresseur?

—Non. Sa figure était cachée sous un masque effrayant.

—Sa voix ne t'a-t-elle pas frappé?

—Non; c'est son fouet seulement qui m'a frappé...Sa, voix m'est complètement inconnue.

—Eh bien! mon cher, j'y perds mon latin.

Et tu ne veux pas confier cette affaire-là à la police?

—Non, certes! Je suis trop modeste, vois-tu, pour me mettre ainsi en évidence! Et d'ailleurs, je t'avouerai que je crains et les constables et leurs services: Timeo danaos et dona ferentes... Je préfère diriger moi-même mon enquête, et je compte sur ton précieux concours pour la mener à bonne fin.

—Tu peux y compter, mon cher ami; nous aviserons.

Quelques instants après le départ du Dr Lamouche, Victor reçut une lettre du curé de Sainte-R...

La lecture de cette épître agaça ses nerfs et lui mit la rage au coeur. Dans son mouvement de colère, il froissa le papier, et il allait le déchirer, lorsqu'il parut se raviser. Il ferma les yeux et réfléchit longtemps. Puis, devenu plus calme, il relut la lettre une seconde fois, et murmura: «Ce calotin! qui se permet de me donner des conseils! J'ai bonne envie de lui répondre de se mêler de ses affaires! Mais, pourtant, si je veux atteindre le but que j'ai en vue, j'ai besoin de ne pas perdre la confiance de mon curé. Je dois, au contraire, convaincre ce petit saint que je mérite son estime. Et quand j'aurai réalisé le rêve qui m'apportera la fortune, je me moquerai pas mal de l'estime du curé Faguy et de l'argent de Jean-Charles... Il me faut donc bien réfléchir avant de lui répondre.»

Le lecteur saura, plus tard, pourquoi le clerc notaire tenait tant à mériter la confiance de son curé, et pourquoi aussi il désirait obtenir le titre de notaire.

Le curé, pensa Victor, doit tenir ses renseignements du pseudo-fantôme, puisqu'il parle de mes fréquente? visites au Saumon d'or et de l'argent de Jean-Charles que j'y ai dépensé.

Je vois que j'ai une forte partie à jouer, si je veux ménager le diable et le curé... La partie est d'autant plus forte et difficile que j'ai à combattre, ici, des ennemis invisibles. Si encore je connaissais ce vengeur de la morale qui simule le fantôme, je pourrais peut-être lui tailler des croupières; mais... je ne le connais pas, l'animal!

N'importe! chaque chose viendra en son temps; et l'essentiel, pour le présent, c'est d'amadouer l'abbé Faguy. Je m'occuperai du fantôme une autre fois!

Il s'assit confortablement dans son lit, plaça un carton sur ses genoux, prit une plume et écrivit ce qui suit:

Vénérable et cher monsieur,

J'ai l'honneur d'accuser la réception de votre lettre du 7 du courant; et, en réponse, de vous dire que sa lecture m'a causé autant de surprise que de chagrin. Oui, je suis surpris qu'on m'accuse de mener, à Montréal, une vie de Sardanapale, quand, en réalité, je mène plutôt une existence d'anachorète, m'efforçant de remplir à la lettre mes devoirs de chrétien et d'étudiant.

J'ai bien quelques légères peccadilles à me reprocher, comme, par exemple, de m'être laissé entraîner deux fois, par de prétendus amis, au restaurant du Saumon d'or, que je ne connaissais pas, et d'y avoir vidé quelques verres de vin.

Mais, Dieu merci! J'ai eu la force de briser promptement les liens qui m'unissaient à ces amis d'un jour, et je ne suis plus retourné dans ce lieu infâme.

J'ai traité rudement ces misérables, et je crois que ce sont eux, qui, par vengeance, vous ont fait de faux rapports sur mon compte. Je leur pardonne ces calomnies, et je prie le bon Dieu de les leur pardonner aussi. Mais, comme je tiens à mériter la confiance que vous m'avez toujours témoignée, je vous supplie, avant d'ajouter créance à des accusations aussi graves, de bien vouloir vous adresser à des personnes dignes de foi pour obtenir des renseignements complets relativement à ma conduite. Et, à cette fin, je prends la liberté de vous mentionner Mme de Courcy, chez qui je demeure, et mon patron, M. le notaire Archambault. Je ne crains pas le verdict que rendront ces personnes si éminemment respectables, et qui sont, depuis plusieurs mois, les témoins quotidiens de ma conduite.

Quant à l'argent que j'ai reçu de mon bien-aimé frère et de ma famille, je vous certifie que j'en ai fait un usage honorable.

Je sais que j'ai des défauts (eh, mon Dieu! qui peut se vanter de n'en pas avoir!) mais je vous donne ma parole de gentilhomme que je mets en pratique, ici, les principes d'honneur et d'équité que vous proclamez avec tant d'éloquence du haut de la chaire de vérité, et de plus que je suis les bons exemples que n'ont cessé de me donner mes parents chéris.

Je souffre d'être obligé de vivre éloigné de ma famille et de ma paroisse natale; mais je m'impose ce cruel sacrifice pour étudier une profession que j'aime et que j'ai le désir d'exercer dans ma belle paroisse. Car, aussitôt que je serai admis à la pratique du notariat, je m'empresserai de fuir Montréal pour aller goûter, dans le travail, les ineffables joies de cette vie si paisible et si heureuse que l'on coule à l'ombre du clocher de Sainte-R...

Je vous remercie de l'intérêt que vous me portez, et je me recommande à vos bonnes prières et à celles de mes pieux parents.

Veuillez croire, vénérable et cher monsieur, à l'affection bien sincère et à la vive gratitude de votre paroissien toujours dévoué.

VICTOR LORMIER.

Hum! fit-il, après avoir relu sa lettre; je crois que le saint homme va mordre à l'hameçon...

*
*   *

La veille au soir, avant de se mettre au lit, Philippe voulut écrire au vieux serviteur François, et il le fit dans les termes suivants:

Cher père François,

Je mets la main à la plume pour vous dire que je viens de laisser le muscadin dans la rue, les quatre fers en l'air! Je lui ai fait danser, avec mon meilleur fouet, un rigodon qui a duré un quart d'heure. Je lui ai étrillé les jambes comme je fais à un poulain malpropre et fringuant!

J'aurais donné deux sous pour vous avoir comme témoin!

Le rigodon a eu lieu, à minuit, à quelques pas du Saumon d'or, d'où Victor venait de sortir seul et un peu gris.

Le muscadin était venu au restaurant la veille et l'avant-veille, mais je n'ai pas osé lui présenter mes saluts ces soirs-là, parce qu'il était avec d'autres gars qui devaient sentir le musc et le whiskey...

Pendant que je graissais mon archet—je veux dire mon fouet—pour faire danser encore le muscadin, j'ai vu venir un homme avec des boutons jaunes sur le ventre, et je me suis caché pour voir ce qui allait se passer. Le nouveau venu était un constable que je connais bien. Il a été obligé de relever notre danseur, qui était hors d'haleine, et d'aller le reconduire chez lui, car il ne pouvait plus se porter sur les béquilles, et il geignait à faire pleurer les cailloux!

A propos, je sais où niche l'oiseau et j'irai rôder autour de son nid, de temps à autre.

Mais je pense qu'il ne sortira pas d'ici à quelques jours...

C'est toujours autant de pris contre le diable et peut-être pour le bon Dieu... car qui sait si les noeuds de mon fouet n'auraient pas, par hasard, touché en passant le coeur du muscadin...

Je vous écrirai encore quand j'aurai des nouvelles fraîches.

J'ai retrouvé Jacqueline plus joyeuse et plus aimable que jamais. J'ai bien hâte que Pâques arrive! Je m'aperçois, à cette heure, que j'ai fait une sottise en fixant mon mariage à une date aussi éloignée...

Si c'était à recomm... mais c'est fait, n'en parlons plus!

Je suis pour la vie votre ami fidèle,

PHILIPPE.




UN TRIO DE NOBLES COEURS

Jean-Charles était toujours l'objet des soins empressés du Dr Chapais, de l'abbé Faguy et du vieux François. Tous rivalisaient de zèle et de délicatesse pour hâter son rétablissement, et tromper les ennuis de sa réclusion.

Tout danger avait disparu, et même le médecin assurait que, dans quelques jours, le blessé serait en pleine convalescence.

Les longues veilles au chevet du malade, les inquiétudes que lui avait inspirées son état, avaient lourdement pesé sur l'âme et le corps de l'excellent prêtre. Il s'était produit chez-lui une dépression grave, et un moment, on avait craint pour sa santé. Mais le repos du corps et la tranquillité de l'esprit eurent raison de ces défaillances, et bientôt, aux devoirs de son ministère, il put ajouter l'étude, qu'il avait négligée depuis quelque temps.

Le vieux serviteur, lui, bien que souvent préoccupé de l'inconduite de Victor, se montrait joyeux et assidu auprès de Jean-Charles.

Un matin, notre héros lui dit: «Je vous ai causé involontairement de la peine, l'autre jour, mon bon M. Latour, et je vous en demande bien pardon.»

—Mais non, M. Lormier, pas que je sache!

—Écoutez, mon bon ami; je sais tout. Ce sont les dernières paroles que je vous ai adressées, au sujet de mon malheureux frère, qui ont provoqué votre syncope. Du reste, je connais mon pauvre frère, et je vous avoue que je tremble pour son salut, si Dieu ne fait un miracle en sa faveur! Voyons, M. Latour, dites-moi franchement ce que vous avez appris, à Montréal, sur le compte de Victor.

Le vieillard baissa la tête, et une grosse larme, semblable à une perle, tomba de ses paupières.

—Ne craignez pas de m'offenser, reprit Jean-Charles, car je suis prêt à tout. Parlez!

Le vieux serviteur, d'une voix émue, mit le malade au courant de la vie désordonnée du clerc notaire.

—Est-ce que M. le curé sait comment mon frère se conduit à Montréal?

—Oui. Après mon indisposition, M. le curé m'a tellement pressé de questions, que j'ai été obligé de tout lui avouer. M. l'abbé Faguy a écrit à votre frère une lettre qui devra lui toucher le coeur.

—Vous avez bien fait d'en parler à M. le curé. Je crois que son concours nous permettra d'arrêter mon frère sur la pente de l'abîme. Je me reproche amèrement d'avoir donné de l'argent à Victor, et, par là, de lui avoir fourni l'occasion d'offenser le bon Dieu. Mais je me propose, à l'avenir, avant de débourser un sou pour lui, d'exiger la production des comptes, et je ne payer que les dettes d'une provenance honorable.

—Bonjour, bonjour, mes bons amis! dit le curé, en entrant dans la chambre du malade.

Mais remarquant la tristesse qui était peinte sur les figures de Jean-Charles et de François, il ajouta: «Ne dirait-on pas que vous vous amusez à broyer du noir!»...

En effet, M. le curé, reprit notre héros, nous nous livrions à des pensées bien sombres, puisqu'il était question de Victor! J'ai supplié mon vieil ami de me dire la vérité, toute la vérité, et maintenant je sais tout. Il m'est impossible d'abandonner mon frère, même au milieu de ses égarements; mais, voulant mettre un frein à ses passions, j'ai décidé de ne payer que les dettes qu'il aura contractées pour des fins utiles et honorables, et encore sur la production de comptes authentiques. D'ailleurs. je sens que j'ai besoin d'économiser si je veux aider mon père à payer la pension de mes deux soeurs qui entreront, après les vacances, au couvent des religieuses de la Congrégation de Notre Dame, à Montréal, Si Victor aime nos soeurs, comme je le crois, il les visitera souvent, et ses entrevues devront lui faire beaucoup de bien. C'est dans l'espoir d'obtenir cet heureux résultat que j'ai fait consentir mon père à envoyer mes soeurs à Montréal.

—Mon cher Jean-Charles, dit l'abbé Faguy, vous agissez avec sagesse, et je ne saurais trop approuver la décision que vous avez prise à l'égard de Victor. Mais savez-vous que je commence à croire qu'on a exagéré les torts de votre frère? A une lettre sévère que je lui ai adressée, ces jours-ci, je viens de recevoir une réponse aussi digne que rassurante. Écoutez en la lecture, ajouta le curé, d'un air triomphant.

Et il lut la lettre que nous avons citée plus haut.

—Quel tissu de mensonges et d'hypocrisies! ne put s'empêcher de s'écrier François, dans un moment de noble indignation.

—Que dites-vous? interrogea le curé, surpris de la hardiesse inaccoutumée de son serviteur.

—Pardon, M. le curé! ces mots m'ont échappé, et je les retire en vous offrant toutes mes excuses ainsi qu'à M. Lormier.

—Sur quoi vous basez-vous, insista le curé, pour dire que cette lettre est un tissu de mensonges et d'hypocrisie; voyons, parlez!

—Sur de nouveaux renseignements que je viens de recevoir de mon ami Philippe.

—Et ces renseignements?

—Les voici! fit simplement François, en tendant la lettre de Philippe.

La lecture de cette épître aussi franche que originale, parut convaincre l'abbé Faguy, et il la communiqua à Jean-Charles sans faire une seule remarque.

Le bon curé avait évidemment pris ses désirs généreux pour la réalité; et d'ailleurs il était si indulgent et si droit, qu'il croyait difficilement à l'hypocrisie et à la méchanceté chez les autres. C'était un optimiste dans le sens chrétien du mot.

—Peut-on ajouter foi aux paroles de ce Philippe? demanda Jean-Charles, en s'adressant au curé.

—Oui, répondit le curé; je connais le cocher de M. Normandeau depuis plusieurs années, et je le tiens pour un garçon de la plus grande respectabilité; et, du reste, je ne vois pas quel intérêt il aurait à nous tromper.

—Alors, que dois-je faire, M. le curé?

—Mettre en pratique la décision que vous avez prise, et prier beaucoup. Quelque chose me dit que Victor se convertira. Sera-ce tôt? sera-ce tard? c'est le secret de Dieu; mais nous pouvons, par nos prières, hâter sa conversion.

—Je vous demande mille pardons, M. Lormier, dit François, d'avoir augmenté votre chagrin, mais vous m'avez exprimé le désir de connaître toute la vérité, et je me suis conformé, avec regret, à votre désir.

—Merci, mon bon M. Latour; j'aime les positions nettes. Pour combattre un mal, il est essentiel de le bien connaître.

—Maintenant, Jean-Charles, interrompit le curé, j'ai une offre à vous faire, mais je veux que vous me promettiez tout de suite de l'accepter sans discussion.

—J'hésite grandement à vous faire cette promesse. Je redoute de votre part un nouveau sacrifice, et je sais que j'ai déjà trop abusé de votre générosité...

—Que dites-vous là, Jean-Charles! Oubliez-vous que vous m'avez sauvé la vie au péril de la vôtre, et que je ne pourrai jamais acquitter ma dette de reconnaissance?

D'ailleurs, soyez tranquille; il ne s'agit pas de sacrifice, mais d'un simple devoir. Écoutez-moi. Vous voulez aider votre frère, autant que l'honneur vous permettra de le faire: très bien! Vous voulez aussi contribuer aux frais de l'instruction et de la pension de vos soeurs: très bien encore! Mais avez-vous calculé la somme d'argent que toutes ces dépenses représenteront, d'ici à quelques années? Avez-vous songé que votre bon père se fait vieux,—très vieux même depuis sa dernière maladie—, et que tôt ou tard, vous serez le seul soutien de la famille? A toutes ces questions, je réponds: non! Je sais que vous ne tenez pas registre de vos bonnes actions, et que votre main gauche ignore ce que donne votre droite... Mais permettez-moi de compter pour vous et de m'associer à vos oeuvres. Dites-moi, n'est-ce pas? que vous acceptez, d'avance mon offre.

—Eh bien! M. le curé, je l'accepte, en priant Dieu de vous rendre au centuple le bien que vous me faites!

—Voila ce qui s'appelle parler en chrétien! Vous connaissez l'entraînement irrésistible qui m'attirait vers l'entomologie. Vous savez aussi que je possédais la collection d'insectes la plus complète peut-être qu'il y eût dans le pays. Eh bien! la tragédie du bois-Panet m'a guéri de cette passion, et je me suis débarrassé de ma collection en la vendant au Dr Provencher, de Québec, pour la somme de quinze cents dollars. Et c'est cette contribution que je vous offre de grand coeur.

—Mais! vous n'y pensez pas, M. le curé! se récria Jean-Charles.

—Oui. j'y pense, et l'affaire est bâclée, puisque vous m'avez promis d'accepter sans discussion...

Le produit des insectes et celui des peaux d'ours forment un capital de dix-neuf-cents dollars, que j'ai déposés à votre crédit à la caisse d'économie de N... Voici votre livret de banque.

—Mais, fit observer le vieux François, dix-neuf cents dollars ne forment pas une somme ronde, et je vous demande la permission de compléter les deux mille dollars en y ajoutant l'argent que M. Normandeau m'a donné, et dont je n'ai pas besoin à mon âge...

—Amen! dit le curé.

—Ha bien! je proteste de toutes mes forces! s'écria Jean-Charles. Non, mille fois non! mon bon M. Latour! Je ne peux pas et je ne dois pas accepter un pareil sacrifice de votre part...

—Pourquoi donc, M. Lormier? Je ne suis qu'un serviteur, c'est vrai, mais je n'ai pas besoin de cet argent, moi! J'ai, ici, le gîte, le vêtement, la nourriture et mes gages par dessus le marché. Puis je suis à la veille de mourir, et je n'ai pas d'héritiers naturels. Pourquoi refuseriez-vous à un vieillard, qui a déjà un pied dans la tombe, la satisfaction et l'honneur de contribuer à une bonne oeuvre?...

—Acceptez! acceptez! insista le curé. Je suis sûr que cette contribution portera bonheur et au donateur et au donataire!

Jean-Charles voulut parler, mais l'émotion qu'il ressentait le rendait incapable d'exprimer une seule parole.

Prenant les mains bienfaitrices du prêtre et du vieillard, il y déposa un baiser respectueux et une larme de reconnaissance.

Maintenant, dit le curé, mettons notre entreprise sous la protection de la Sainte-Vierge, et tout ira bien!




UN DOUBLE COMPTE DE MÉDECIN

Depuis trois semaines, Victor gardait sa chambre.

Une désolante solitude s'était faite autour de lui. Seul le Dr Lamouche était venu chaque jour lui apporter des soins et des distractions. Notre étudiant s'indignait de cet abandon des amis.

Les lâches! se disait-il; moi qui ai jeté l'argent à pleines mains pour leur procurer toutes sortes de plaisirs! Moi qui me suis sacrifié pour eux en mille circonstances! Ah! les lâches! les ingrats!

Pauvre malheureux! C'était plutôt un service que ses amis lui rendaient en ne le compromettant pas par leurs visites suspectes! Et puis cette abstention intelligente prouvait qu'il restait un fond de pudeur au coeur de ces jeunes compagnons de débauche.

Du reste, l'ami vrai, le seul qui n'abandonne personne, qui console et soutient toujours, était là, cloué au crucifix, les bras et le coeur ouverts!

Si Victor s'y était jeté, il aurait trouvé, avec la consolation, la force de dompter ses passions et de régner sur lui-même. Mais, l'insensé! au lieu de lever ses regards vers Dieu, il les abaissait sur les pages des romans les plus immoraux, dont il nourrissait son esprit...

Ce jeune homme, bien qu'il ne priât plus, n'était pourtant pas un incroyant. Il y avait encore dans un pli de son âme une parcelle de foi; mais les mauvaises lectures avaient paralysé sa conscience, faussé son jugement et contaminé son coeur...

*
*   *

Le premier matin que Victor alla à l'étude de maître Archambault, celui-ci le reçut avec la plus grande bonté.

—Êtes-vous réellement assez fort pour reprendre l'ouvrage? lui demanda-t-il.

—Je suis encore faible, répondit le jeune homme, mais je m'ennuyais trop pour rester plus longtemps à la maison!

—Je comprends cela parfaitement, mais je vous conseille de ne pas étudier autant que vous l'avez fait dans le cours des derniers mois. Pour ma part, je me reproche de vous avoir parfois accablé de travail, et je me propose de vous ménager plus à l'avenir.

—Vous êtes vraiment bien bon, mais je vous prie de ne pas vous gêner, car je m'aperçois que le travail me va à merveille.

*
*   *

Victor ne sortait pas du tout le soir, car il avait une peur terrible du fouet du pseudo-fantôme, et, au reste, il boudait encore ses amis qui l'avaient délaissé durant sa maladie.

Il n'avait pas revu non plus le Dr Lamouche à qui il avait témoigné sa reconnaissance et promis, pour plus tard, une généreuse rémunération.

—Allons donc! avait répondu le docteur, crois-tu, mon cher Victor, que je voudrais accepter une rémunération pour des soins donnés à un ami tel que toi? tu badines!

—Non. je ne badine pas, et c'est mon intention de te payer aussitôt que je toucherai de l'argent.

—Tiens, mon cher ami, si tu veux m'être agréable, ne me parle pins jamais de cela...

Un matin, pendant l'absence du notaire, Victor cherchait, parmi les papiers privés de M. Archambault, des notes dont il avait besoin pour dresser un contrat de mariage, lorsque, tout à coup, au bas d'un feuillet, il aperçut la signature du Dr Lamouche. Il jeta un coup d'oeil rapide sur le chiffon, et cette lecture le mit dans une colère folle. Voici quel était la teneur de cet écrit:

Reçu de M. le notaire Archambault la somme de cent dollars pour soins professionnels donnés à son clerc, M. Victor Lormier.

J. A. LAMOUCHE, M. D.

—Le misérable! l'hypocrite! le voleur! vociféra Victor, en lançant un affreux juron. Tu vas avoir de mes nouvelles, mon brigand de docteur!...

Puis, ayant trouvé les notes qu'il cherchait, il se mit à rédiger le contrat, et, tout en travaillant, il pensait au Dr Lamouche: «Puisque ce misérable-là a eu l'effronterie de se faire payer par le notaire Archambault, je ne serais pas surpris qu'il eût poussé l'impudence jusqu'à réclamer de l'argent de Mme de Courcy! Je m'en assurerai aujourd'hui même.»

En effet, au dîner, il amena la conversation sur le Dr Lamouche.

—Comment trouvez-vous ce jeune médecin? demanda-t-il à Mme de Courcy.

—Il me parait bien habile.

—Oui, mais il a la réputation de se faire payer promptement et grassement. Vous en savez peut-être quelque chose, chère madame?

Mme de Courcy se contenta de sourire.

—Pardon, madame, reprit Victor; voulez-vous avoir la bouté de me dire si vous avez reçu un compte du Dr Lamouche pour les soins qu'il m'a donnés, et si vous avez acquitté ce compte?

—Oui. mon cher Victor, il m'a réclamé cent. dollars, que je lui ai payés avant-hier.

Victor jeta sa serviette sur la table, s'excusa, prit son chapeau et se rendit tout droit chez le Dr Lamouche, qu'il trouva seul devant une table somptueusement garnie.

—Comme tu arrives bien! dit le docteur en approchant de la table un siège pour Victor.

—Oui, j'arrive pour te prendre à festoyer aux dépens du notaire Archambault, misérable que tu es!

—Mais, mon cher ami, si tu es sérieux, je ne comprends pas ce que tu veux dire!

—Je veux dire que tu as eu l'effronterie, pour ne pas dire plus, de te faire payer cent dollars par le notaire Archambault pour les soins que tu m'as donnés...

—C'est faux! dit le docteur, en jouant l'indignation.

—Quoi! tu as l'audace de nier! Eh bien, vas-tu me dire que ce reçu n'a pas été écrit et signé par toi?

La production du reçu désarma le docteur, qui se mit à ricaner cyniquement. Puis il dit: «Oui, c'est vrai; mais il a le moyen de payer, ce bonhomme-là!»

—Ne t'avais-je pas promis que je te paierais? alors, pourquoi ne m'as-tu pas attendu quelque temps?

—C'est que j'avais besoin d'argent, et je supposais, sans doute avec raison, que tu me ferais attendre trop longtemps... et tu sais que la patience n'est pas au nombre de mes vertus!

—D'ailleurs, est-ce que cent dollars n'est pas une somme exorbitante pour le gallon d'eau boriquée et l'onguent fait avec la graisse du diable que tu m'as donnés?

—Et mes soins, et les trente-cinq visites que je t'ai faites, ne comptent donc pas avec toi?

—Dans tous les cas, tu admettras que cette somme était plus que suffisante.

—Je conviens qu'elle est suffisante.

—Alors, comment se fait-il, lâche! voleur! que tu as réclamé la même somme de Mme de Courcy?...

Le docteur ne s'attendait pas à celle-là, évidemment, car il devint rouge comme un homard cuit, et resta coi!

—Ah! tu ne parles pas, brigand! mais écoute bien ce que je vais te dire. Si tu ne me remets pas l'argent que tu as filouté au notaire Archambault, je te dénoncerai partout comme un voleur! Quant à l'argent que tu as eu l'impudence de demander à Mme de Courcy, je m'engage à le lui remettre d'ici à quelque temps.

—A tes injures et à tes menaces aussi imprudentes que ridicules, je réponds ceci: tu n'auras pas un sou! entends-tu? pas un sou! Fais ce que tu voudras; je me moque de toi comme de ma première culotte... Comment! me crois-tu assez naïf pour te jeter cet argent avec lequel tu irais boire et rigoler au Saumon d'or?... alors, tu te trompes d'enseigne, mon vieux... Et, maintenant, houp! sors d'ici, et vite, ou je te lance par la fenêtre, écrevisse que tu es!

Victor, qui avait peur de son ombre, sortit en maugréant: «Ah! si j'avais la force de mon frère, tu ne me ferais pas sortir ainsi, misérable canaille!»

—Va danser le rigodon du diable! lui cria le docteur, en lui faisant claquer la porte sur les talons!

—Eh! babiche! il parait qu'il se fait sortir rondement, notre clerc notaire! pensa Philippe, qui passait en voiture juste au moment où Victor, frappé par la porte, descendait précipitamment l'escalier de la résidence du Dr Lamouche. Pourtant, quand j'ai rencontré Victor tantôt, il avait l'air d'un lion furieux! C'est bien le cas de lui appliquer le dicton de mon grand père:

Qui part comme un lion,

Revient comme un mouton!

Pas chanceux, le muscadin! non, pas chanceux! Il n'aura pas voulu payer le docteur je suppose, et, de plus, il l'aura insulté; puis le Dr Lamouche. qui est prompt comme un taon, l'aura flanqué à la porte!

Mais qu'il s'arrange! le père François ne m'a pas chargé de m'occuper de ces détails-là... Il me suffit de savoir que, depuis la scène du rigodon, le muscadin est sage comme un ermite; les noeuds de mon fouet ont sans doute rencontré en chemin son tout petit coeur...

Bonjour, le muscadin!

Blond! marche donc, blond!

*
*   *

Victor s'en revenait la tête basse, en effet, et il croyait avoir l'air si piteux, qu'il n'osa pas rentrer chez Mme de Courcy pour terminer son repas. D'ailleurs, la rage qui l'animait lui ôtait le goût du dessert!

Il se rendit à l'étude de son patron tout en faisant ces réflexions; «Et dire que je ne pourrai rien faire pour forcer le voleur à me rembourser cet argent... car si je dis un mot contre lui, il est capable de se venger, soit en me donnant la volée ou en dénonçant ma conduite à Mme de Courcy, à M. Archambault et même à mes parents... et je crains ses coups de langue autant que ses coups de poing... Ah! si j'avais le courage et la force de Jean-Charles, je lui en ferais danser un cotillon à ce bandit de docteur! Mais, hélas, je suis peureux comme une poule et faible comme un poulet!

Dans les conditions où la nature et le sort m'ont placé, ce que j'ai de mieux à faire, je crois, c'est de sortir le moins possible eh d'étudier le plus possible!

J'aime beaucoup la vie qu'on coule au Saumon d'or, mais elle peut nuire à mes affaires temporelles... Je pourrai la reprendre à grandes guides, plus tard, quand j'aurai réalisé mon rêve d'or!




UNE FÊTE PATRIOTIQUE

C'était le 23 juin au matin. L'animation la plus grande régnait dans la paroisse de Sainte-R..., d'ordinaire très paisible.

Le curé Faguy avait invité les jeunes gens à une corvée patriotique.

L'église et le presbytère étaient bâtis à quelques cents pas du rivage que baignaient mollement les flots du Saint-Laurent.

Sur le sable de la grève, s'élevait déjà un immense bûcher en forme de pyramide; le temple et le presbytère étaient pavoisés de drapeaux français et anglais, et les jeunes gens semblaient mettre la dernière main aux préparatifs, en plantant de beaux érables de chaque côté d'un large chemin qu'ils avaient tracé, depuis l'église jusqu'au bûcher.

Jean-Charles Lormier paraissait être l'âme dirigeante de l'organisation; il voyait à tout et corrigeait, dans les décorations, ce qui choquait le regard.

Notre héros, bien que très faible encore et incapable de travailler, avait obtenu du Dr Chapais la permission de prendre un peu d'exercice et de se créer des distractions.

Depuis environ deux semaines, un vieux prêtre français, l'abbé Failloux, qui voyageait pour sa santé, était venu se reposer au presbytère de Sainte-R...

C'était un patriote dont le coeur était rempli du noble désir d'implanter sur cette terre canadienne les vieilles coutumes de la patrie française.

Un soir, il dit à l'abbé Faguy: «Dans ma paroisse, M. le curé, et dans plusieurs paroisses de la France, nous fêtons, le 23 juin au soir, les feux de la Saint-Jean. Mes paroissiens préparent un bûcher auprès duquel nous nous rendons en procession; je bénis le bûcher et j'y mets le feu. C'est le signal de la fête qui dure deux heures. D'abord les assistants viennent tour à tour se plonger la tête dans la fumée pour recevoir le baptême du feu. Ensuite, les jeunes gens dansent autour du bûcher tandis que les hommes d'âge mûr et les vieillards entonnent des chants patriotiques.

C'est tout à fait charmant.

Puis, quand le feu est éteint, chacun prend un tison qu'il conserve précieusement au foyer domestique jusqu'à la fête suivante. Mais les feux de la Saint-Jean ne sont que le prélude de la fête religieuse et nationale qui a lieu le lendemain, et dont le programme se compose d'une messe solennelle avec sermon et musique, et d'une procession en plein air, quand la température le permet.

Ces manifestations ravivent dans les coeurs l'amour de la religion et de la patrie.

Pourquoi, M. le curé, n'implanteriez-vous pas ici ces belles coutumes de la France?

—Je le voudrais bien, répondit l'abbé Faguy, mais il ne faut pas oublier que la situation est encore tendue entre la France et l'Angleterre; et, en faisant ces manifestations, je craindrais de blesser certains Anglais qui y verraient peut-être une provocation.

—Allons donc! les Anglais d'aujourd'hui sont trop intelligents et trop généreux pour défendre aux Canadiens-français de manifester leur patriotisme... Du reste, rien ne vous empêche de donner à ces fêtes un caractère de loyauté, en déployant les drapeaux anglais à côté des drapeaux français, et, dans votre sermon, en exhortant vos paroissiens à respecter l'autorité britannique.

—J'y penserai, j'y penserai, dit le curé. Et, après y avoir sérieusement pensé, il décida de célébrer les fêtes dont l'abbé Failloux lui avait fait la description.

Donc, le 23 juin au soir, aux sons joyeux de la cloche de l'église, tous les habitants de Sainte-R..., précédés de leur vénérable curé, de l'abbé Failloux et des enfants de choeur, suivaient avec recueillement le chemin qui conduisait au bûcher.

La bénédiction fut faite par le prêtre français, et le bûcher fut allumé par l'abbé Faguy.

La température se prêtait admirablement à une fête de nuit. Le firmament était parsemé d'étoiles, et une brise légère et fraîche animait le bûcher d'où s'élevaient des gerbes d'étincelles qui scintillaient comme des diamants.

Alors, les jeunes gens se mirent à danser autour du feu, et bientôt ils dansèrent avec une telle frénésie, que les vieillards, stimulés par l'exemple, se prirent à danser comme à l'âge de vingt ans!

Ce fut une farandole, une furie, quoi!

Les hommes seuls dansaient.

Et pendant que la danse battait son plein, les cornets, les flûtes, les violons et les clarinettes jouaient nos airs nationaux. Puis des centaines de voix chantèrent en choeur, avec beaucoup d'ensemble, les refrains chéris de la vieille France!

Enfin, quand le feu fut éteint, chaque assistant ramassa un tison, qui avait à ses yeux la valeur d'une pierre précieuse, et l'on reprit le chemin du logis, emportant le plus doux souvenir de cette fête inoubliable.

Le lendemain matin, à huit heures, toute la population était réunie dans la jolie petite église qui avait été décorée avec autant de tact que de goût.

Des drapeaux français et anglais, disposés en un superbe faisceau, étaient liés à la croix du maître autel. Les colonnes du temple disparaissaient sous des guirlandes de fleurs et de verdure; et de la voûte s'échappaient des banderoles aux couleurs de la France et de l'Angleterre.

Le saint sacrifice de la messe fut célébré par l'abbé Failloux, et c'est le curé Faguy qui prononça le sermon, que nous regrettons de ne pouvoir reproduire in extenso. En voici un bien faible résumé.

Le prédicateur fit d'abord l'historique des feux de la Saint-Jean, dont il expliqua le sens mystique, et dit que ces feux n'étaient qu'une préparation à la fête du saint qui eut le privilège de baptiser Notre Seigneur. Il esquissa la vie si édifiante de Saint-Jean-Baptiste et dit que les Canadiens-français devraient choisir ce grand saint pour leur patron. Il exhorta ses paroissiens à prier Saint-Jean-Baptiste d'accorder au peuple du Canada des jours de prospérité, de paix et de bonheur. Et, remontant à la source de notre histoire, il retraça les luttes héroïques que les prêtres, les soldats et les laboureurs eurent à soutenir pour conserver leur religion, leur langue et leurs traditions. Il parla de la cession du Canada à l'Angleterre et dit que les Canadiens-français avaient aujourd'hui, comme avant la cession, le devoir de rester catholiques et français, mais qu'ils devaient aussi rester loyaux à l'Angleterre et la défendre contre tous ceux qui voudraient porter atteinte à son prestige sur le sol du Canada. Voyez au-dessus de l'autel de ce temple, ajouta-t-il, ce faisceau de drapeaux français et anglais liés à la croix du Christ: eh bien, ce faisceau est le symbole des devoirs que vous avez à remplir envers Dieu, envers la France et envers l'Angleterre!

A l'offertoire, Jean-Charles, qui possédait une belle voix de baryton, chanta, avec accompagnement d'orgue et de violon, un cantique approprié à la fête du jour.

Après la messe, toute la foule, bannière en tête, se forma en procession. Elle alla d'abord présenter ses hommages à son pasteur, et ensuite se rendit sur la place publique où une estrade avait été érigée pour les orateurs du jour.

Le maire parla le premier, et dans un discours familier et concis, il engagea ses compatriotes à resserrer de plus en plus les liens qui les unissaient déjà et à célébrer, chaque année, avec un éclat grandissant, la fête nationale.

Le maire invita le Dr Chapais à lui succéder, et aussitôt le nom populaire du docteur fut salué par les applaudissements de la foule.

Le Dr Chapais, qui maniait aussi bien la parole que le scalpel et le bistouri, fit un discours tout vibrant de foi, de patriotisme et de loyauté. Durant trois quarts d'heure, il tint l'assistance sous le charme d'une éloquence électrisante.

Le docteur possédait à un rare degré l'art de bien dire ce qu'il faut, tout ce qu'il faut, et rien que ce qu'il faut.

Il avait cessé de parler depuis deux ou trois minutes, et les vivats retentissaient encore en son honneur.

L'assistance commençait à se disperser, lorsqu'un homme, jeune encore, et portant l'uniforme militaire, gravit les degrés de la tribune. Les spectateurs se rapprochèrent de l'estrade, et le silence se fit aussitôt.

L'orateur inconnu prit la parole en ces termes:

«Mesdames et messieurs,

«Vous êtes sans doute surpris de me voir à cette tribune, et je vous avoue que je suis surpris moi-même de l'audace dont je fais preuve en osant prendre la parole après l'orateur éminent que nous venons d'entendre et qui nous a tant charmés.

«Mais je n'ai pas l'intention de vous entretenir longtemps, je ne dirai que quelques mots, et je réclame une part de votre bienveillante' indulgence.

«Laissez-moi vous dire, en toute franchise, ce que je suis venu faire à ces fêtes qui ont obtenu un si beau succès.

«Quand le chef parle, le soldat doit obéir. Or, mon uniforme vous dit que je suis soldat, et mon accent que je suis Anglais; eh bien, c'est pour obéir aux ordres de mon chef que je suis venu au milieu de vous.

«Le bruit des préparatifs de vos fêtes est parvenu aux oreilles de son excellence le gouverneur-général. Or, comme sir George Prévost sait que les Canadiens-français ont été traités injustement, et même tyrannisés, par plusieurs des gouverneurs qui l'ont précédé, et que son plus grand désir est de réparer les injustices qui ont été commises, il m'a chargé de m'enquérir du caractère des démonstrations que vous organisiez et de lui en faire un rapport. Car sachant que les Américains, depuis le commencement de la guerre, cherchent sans cesse à soulever les Canadiens-français contre les Anglais, son excellence a pu penser que l'idée de vos fêtes avait été inspirée par nos ennemis comme une manifestation anti-anglaise.

«Eh bien, mesdames et messieurs, j'ai été le témoin oculaire et auriculaire de votre fête d'hier et de celle d'aujourd'hui, et j'en suis tellement enthousiasmé que je n'ai pu résister au désir de vous en adresser publiquement mes compliments, et de vous faire connaître la conclusion du rapport que j'aurai l'honneur de soumettre à son excellence le gouverneur général.

«Je dirai à son excellence que l'Angleterre ne compte certainement pas dans tout l'empire britannique de sujets plus fidèles et plus loyaux que les Canadiens-français de Sainte-R...

«Oui, tout ce que j'ai vu et entendu ici fait l'éloge de votre loyauté. Les décorations, le sermon pathétique de votre digne curé, le discours de M. le maire et la pièce de haute éloquence que vient de prononcer M. le Dr Chapais; toutes ces choses, dis-je, proclament hautement la noblesse de votre patriotisme et de votre loyauté.

«Du reste, mesdames et messieurs, pour convaincre son excellence que vos fêtes ont été inspirées par un patriotisme de bon aloi, il me suffirait, je crois, de lui dire que celui qui les a organisées, est un des principaux héros de Châteauguay. Car j'ai pris part à la mémorable bataille de Châteauguay, et je puis vous assurer que les honneurs de cette glorieuse journée reviennent au colonel de Salaberry et au valeureux soldat, Jean-Charles Lormier...

«Je termine, mesdames et messieurs, en proposant trois hourras pour l'Angleterre, pour la brave population de Sainte-R... et pour le héros de Châteauguay!

La foule, après avoir crié trois hourra?, appela, à grands cris, Jean-Charles Lormier. Celui-ci, qui n'avait jamais fait de discours, chercha à se dérober, mais plusieurs vigoureux jeunes gens le hissèrent sur leurs épaules et le portèrent en triomphe sur l'estrade.

Jean-Charles paraissait plus ému à la tribune qu'il l'avait été sur le champ de bataille. Mais, réprimant son émotion, il dit:

«Mesdames et messieurs,

«J'avais préparé avec soin le programme do nos fêtes, et je le croyais complet, mais j'étais dans l'erreur; car mon distingué ami, le brave capitaine Johnson, est venu le compléter en nous gratinant d'un discours qui a remué les fibres les plus intimes de nos coeurs! Et je le remercie au nom de toute la population de Sainte-R...., dont je croîs être en ce moment le fidèle interprète.

«Je ne vous ferai pas un discours, d'abord parce que je n'ai pas reçu de Dieu le don de l'éloquence, et ensuite parce que je me sens trop ému pour pouvoir exprimer, comme je le désirerais, les nombreux sentiments qui se pressent dans mon âme. Cependant je ne veux pas descendre de cette tribune sans vous remercier pour le bienveillant concours que vous m'avez accordé dans l'organisation de nos fêtes et pour les sacrifices que vous vous êtes imposés, afin d'en assurer le succès.

«Le capitaine Johnson ne m'en voudra pas, je l'espère, si je me permets de protester contre les paroles trop flatteuses qu'il a prononcées à mon adresse, en parlant de la bataille de Châteauguay. S'il est un homme qui s'est conduit en héros, à cette bataille, ce n'est pas moi, mais c'est plutôt ce noble et modeste capitaine, qui, par un heureux hasard, est venu couronner, par sa mâle éloquence, la première fête nationale que les Canadiens-français célèbrent en ce pays!

«Oui, capitaine, vous aurez raison de parler à son excellence le gouverneur-général de la loyauté des Canadiens-français de notre paroisse; et vous pourrez lui dire que cette loyauté nous a été inculquée par notre vénérable et dévoué curé!

«Vous pourrez dire aussi à sir George Prévost que si, par impossible, la loyauté venait à disparaître un jour des autres paroisses du Canada, l'Angleterre la retrouverait toujours vivace dans le coeur de la population catholique et française de Sainte-R...»




UNE BOMBE QUI ÉCLATE

Depuis un mois Victor ne sortait plus le soir. Il avait peur du fouet du pseudo-fantôme; et la peur était sans doute pour lui le commencement de la sagesse.

Il se montrait pour Mme de Courcy de plus en plus aimable, et chaque soir, de huit à neuf heures, il descendait causer ou faire la partie d'échecs avec elle.

La brave femme était tout simplement enchantée de ce jeune homme.

Dans une lettre qu'elle avait récemment, écrite au père Lormier, après avoir fait de Victor; l'éloge le plus pompeux, elle terminait par ces mots: «Vous pouvez remercier le bon Dieu, mon cher cousin, de vous avoir donné un fils qui vous fait déjà tant d'honneur et qui fera avant longtemps honneur à la profession du notariat.»

La lecture de cette lettre avait mis la famille Lormier dans la jubilation; et Jean-Charles se surprenait encore à douter de l'exactitude des renseignements fournis sur le compte de son frère par Philippe et même par le vieux François. Après tout, se disait-il, Mme de Courcy et le notaire Archambault ne sont pas des imbéciles ni des aveugles, et ils s'accordent à dire constamment du bien de Victor...

Le lendemain de l'affront qu'il avait essuyé chez le Dr Lamouche, le clerc notaire, qui était sans le sou, avait écrit à son père pour lui demander de bien vouloir lui envoyer cent dollars. «Je voudrais, disait-il, acheter des livres pour me former une petite bibliothèque.»

Il avait toujours recours au mensonge.

En recevant la lettre, le père Lormier consulta sa femme, et tous les deux, sans en parler à Jean-Charles, décidèrent d'envoyer à leur cher enfant la somme qu'il demandait.

Dès qu'il eut cet argent, Victor s'empressa de l'offrir à Mme de Courcy en remboursement de la somme qu'elle avait payée au Dr Lamouche.

Mme de Courcy ne voulut pas l'accepter.

—Au moins, madame, faites-moi le plaisir de prendre les trente dollars que vous avez eu l'obligeance de me prêter, il y a déjà quelques mois.

Il espérait que cette offre ne serait pas plus agréée que la première, mais, à son grand désappointement, Mme de Courcy, sans doute pour lui faire plaisir, accepta les trente dollars...

—N'importe! je suis encore riche de soixante-dix dollars! Si je ne sors pas le soir, rien ne peut m'empêcher de m'amuser un peu le jour, entre quatre et six heures...

Mais où irai-je maintenant? Je ne veux plus retourner au Saumon d'or, car cette canaille de Lamouche y est toujours, et je n'aime pas a le rencontrer... puis je pourrais être vu par le pseudo-fantôme, qui écrirait encore à mon curé...

Bah! je n'ai que l'embarras du choix! Dans une grande ville comme Montréal, les amusements foisonnent...

*
*   *

Rien ne semblait manquer au bonheur des Lormier; leurs jeunes filles étaient des anges de piété, de douceur et de dévouement, Victor les édifiait toujours, et Jean-Charles se portait maintenant comme un charme.

Notre héros, une fois rétabli, avait voulu retourner sur le champ de bataille, mais le curé et le Dr Chapais avaient, de concert, conspiré contre lui auprès du lieutenant-colonel de Salaberry.

Cette conspiration portait l'empreinte de la véritable amitié.

A la lettre qu'il avait adressée au colonel de Salaberry. Jean-Charles reçut la réponse suivante:

Mon cher ami,

C'est avec le plus vif regret que je me vois dans l'obligation de décliner vos précieux services.

Avant de vous répondre, j'ai cru devoir consulter votre médecin sur l'état actuel de votre santé, et l'homme de l'art m'a déclaré qu'il vous jugeait incapable, d'ici à quelques mois, de reprendre le service militaire.

Le Dr Chapais m'a raconté la lutte que vous avez soutenue contre un ours dans le bois-Panet.

Je vous félicite d'avoir échappé vivant aux griffes de cet animal féroce, et, par la même occasion, d'avoir sauvé la vie à votre bon curé.

Vous avez, dans cette circonstance, déployé autant de force et d'héroïsme que sur le champ de bataille, à Châteauguay. J'espère que vous recouvrerez, bientôt la santé. Je serai heureux, plus tard, si nous sommes encore taquinés par les Américains, d'accepter votre valeureux concours.

Je vous prie de croire que je garde de vous le meilleur souvenir.

Cordialement à vous,

CHARLES-MICHEL DE SALABERRY.

Jean-Charles fut très attristé de cette décision; mais il se résigna à son sort, et prit, dès ce jour, la résolution de se livrer avec courage à la culture de la terre.

Il choisissait toujours le labeur le plus pénible, afin de ménager son vieux père, dont la santé était chancelante. Puis, le soir, pendant que les jeunes gens de son age s'adonnaient aux plaisirs, lui, penché sur ses livres, cherchait dans l'étude le développement de l'intelligence et le perfectionnement de la raison.

*
*   *

C'était par une belle journée du mois d'août.

Jean-Charles et son père travaillaient aux foins, Marie-Louise et Antoinette (les deux soeurs de notre héros) étaient allées prier a l'église, et Mme Lormier, restée seule à la maison, filait en fredonnant un joyeux refrain.

Elle pensait au cher absent, qui, suivant les paroles de Mme de Courcy, ferait avant longtemps honneur à la profession du notariat...

Elle avait rêvé que Victor serait, un jour, un mesieu, et elle entrevoyait déjà, avec orgueil, la réalisation de ce doux rêve... Donc, elle était heureuse, la mère Lormier, et elle chantait!

Oui, elle chantait à la brise qui lui versait, en passant, les suaves senteurs du bon foin vert; elle chantait aux oiseaux qui la saluaient de leurs mélodieux trémolos! elle chantait à l'astre du jour qui remplissait la maison de ses rayons dorés: enfin, elle chantait à tout, et, à tous le bonheur dont, son âme débordait...

Mais, son chant, fut interrompu par la voix d'une fillette qui lui dit: «Le maître de poste m'a remis cette lettre pour vous, madame Lormier.»

—Merci, ma belle, fit, l'heureuse femme: viens t'asseoir.

Elle brisa le cachet de la lettre, et en lut tout d'un trait, le contenu, que nous mettons sous les yeux du lecteur:

Montréal, 20 août, 1814.

A Madame Louis-Victor Lormier, Sainte-R...

Madame,

Pardonnez-moi si je me permets de vous écrire. Je viens, par la présente, vous prier de me faire parvenir le plus tôt possible la somme de $ 150.00 que votre fils, M. Victor, me doit, pour des dîners, bas, etc., qu'il a donnés ici à ses amis. Si je m'adresse à vous, c'est parce que je n'ai pas revu votre fils depuis plus d'un mois, et qu'il n'a pas même daigné répondre à deux lettres que je lui ai écrites!

Avouez que c'est choquant...

J'avais le droit de m'attendre à plus de gentillesse de sa part, car à dater du jour de son arrivée à Montréal jusqu'au mois dernier, il a passé presque toutes ses soirées ici, et il a été traité avec les plus grands égards par moi, par ma fille et par le personnel de mon hôtel.

J'espère que vous prendrez toutes ces choses en considération, et que vous me ferez parvenir la somme qui m'est due.

Veuillez agréer, madame, mes excuses et me croire votre dévouée servante,

LOUISE-ANGELE DODRIDGE, Propriétaire du «Saumon d'or», 128 rue B..., Montréal.

Mme Lormier devint pale comme une morte.

Une douleur infinie lui traversa le coeur: sa tête s'inclina sur sa poitrine, et des larmes silencieuses et brûlantes roulèrent sur le plancher.

Elle était effrayante à voir dans cette douleur muette! Aussi, la fillette qui lui avait remis le pli fatal, fut saisie d'épouvante, et elle courut donner l'alarme à M. Lormier qui travaillait avec Jean-Charles à trois arpents de la maison.

Quand ceux-ci arrivèrent, Mme Lormier, était toujours assise, la tête inclinée, et le visage baigné de larmes.

—Voyons, femme! qu'as-tu donc? lui demanda le père Lormier, en lui relevant doucement la tète.

Mme Lormier fit un haut-le-corps, comme une personne qui s'éveille en sursaut, et dit: «Où est-elle, cette femme?... où est sa lettre?...»

—Quelle femme, et quelle lettre? interrogea le père Lormier. Mais, en disant cela, il aperçut une feuille de papier dans un pli du tablier de sa femme. Il la parcourut rapidement, puis la jeta sur le plancher en s'écriant: «Mon Dieu, est-il possible!...»

Jean-Charles, à son tour, lut la lettre et ne put retenir ce cri d'indignation et de colère: «Le misérable! encore lui...» Mais il se calma aussitôt, et glissa le papier dans sa poche.

—Allons, femme! reprit le père Lormier: du courage, et remettons tout entre les mains de Dieu...

—Oui, ma mère, ajouta Jean-Charles, soyez courageuse, et je vous certifie, qu'avec l'aide de Dieu, tout va s'arranger pour le mieux.

D'abord, il ne faut pas ajouter entièrement foi aux paroles de cette femme; et qui nous assure que cette lettre n'a pas été forgée par un ennemi de Victor? Je sais que Victor s'est oublié parfois, mais je sais aussi que, depuis quelques semaines, il ne sort plus le soir et consacre tous ses loisirs à l'étude. Un ami m'a fourni ces renseignements qui, au reste, sont confirmés par la femme Dodridge. Elle nous dit, en effet, qu'elle n'a pas vu Victor depuis plus d'un mois.

Ainsi, la situation est loin d'être désespérée. D'ailleurs Marie-Louise et Antoinette doivent entrer au couvent dans quelques jours, n'est-ce pas? et bien! je les accompagnerai à Montréal, et je saurai bien faire la lumière sur toute cette affaire. Je paierai cette femme, si réellement Victor lui doit.

Il ne faut pas perdre de vue non plus que Victor se trouve au milieu d'étrangers et qu'il a dû rudement s'ennuyer parfois. Mais quand Marie-Louise et Antoinette seront près de lui, il ira les voir souvent, et les entrevues qu'il aura avec elles le rappelleront à ses devoirs et le ramèneront dans le droit sentier.

Allons, bonne mère! séchez vos larmes. Tachons de faire en sorte que Marie-Louise et Antoinette ne s'aperçoivent de rien. Tenez, appuyez-vous sur mon bras, et venez vous reposer un peu... Bon, comme cela, mère chérie!

—Tendre et généreux enfant! dit la pauvre mère, tes paroles m'ont sauvée... oui, je serai forte; viens!

Elle s'endormit en priant, et retrouva, dans la prière et le sommeil, ce calme et cette sérénité d'âme que la religion seule peut donner dans les jours malheureux...

*
*   *

Le premier septembre, Jean-Charles arriva avec ses deux soeurs à Montréal. Il les mena d'abord chez Mme de Courcy. qui leur fit la réception la plus cordiale.

Victor parut, fort content de voir son frère et ses soeurs, et il les accueillit avec la plus grande tendresse.

Ils prirent une partie de la journée pour visiter la métropole, et, à cinq heures, Marie-Louise et Antoinette entrèrent au couvent.

En se séparant d'elles, Victor leur promit d'aller les voir souvent.

Lorsque les deux frères furent seuls, Jean-Charles montra à Victor la lettre de la femme Dodridge.

Victor refusa d'abord de reconnaître qu'il devait à cette femme. C'est du chantage, dit-il. voilà tout!

A la bonne heure! reprit Jean-Charles; viens avec moi chez cette malheureuse, et nous allons la confondre et la faire châtier sévèrement!

Mais ainsi poussé au pied du mur, Victor s'excusa de ne pas accompagner son frère, en disant qu'il avait juré de ne plus remettre les pieds dans cette maison... puis, finalement, il avoua qu'il devait à cette femme la somme qu'elle réclamait...

—Je suis content de la résolution que tu as prise de ne plus retourner chez cette malheureuse. J'irai seul.

—Pourquoi donc veux-tu absolument te rendre chez la Dodridge?

—Mais pour régler ton compte, parbleu! Tu dois savoir que lorsqu'on a contracté des dettes, il faut les payer ou aller en prison!

—Ha! fit naïvement Victor: j'avais oublié cela,...

Jean-Charles se rendit au Saumon d'or.

—Est ce que je pourrais voir madame Dodridge? demanda-t-il à la jeune fille qui lui ouvrit la porte.

—Entrez! monsieur.

La jeune fille alla prévenir Mme Dodridge qu'un monsieur la demandait.

—Comment s'appelle-t-il?

—Il ne m'a pas dit son nom.

—Comment est-il?

—C'est un jeune homme très robuste et fort bien mis.

—Est-il joli?

—Il est assez joli, mais sa figure est très brune.

—C'est bien! fais-le entrer au salon.

La jeune fille introduisit Jean-Charles dans une pièce longue et étroite qui faisait songer au vestibule de l'enfer. Elle lui présenta un siège, mais Jean-Charles refusa de s'asseoir. Il avait hâte de sortir de ce mauvais lieu.

—La maîtresse du Saumon d'or parut presque aussitôt.

—Vous désirez me voir? dit-elle, en saluant familièrement, trop familièrement.

—Êtes-vous madame Dodridge?

—Eh, oui, mon cher monsieur, eh, oui! Et vous, qui êtes-vous?

—Je suis le frère de Victor Lormier, et je viens vous voir au sujet de la réclamation que vous avez osé adresser à ma mère...

—Quoi! vous êtes M. Jean-Charles? Que je suis donc contente de faire votre connaissance! J'ai entendu souvent, parler de vos exploits... et...

—Trêve de compliments, madame! Je suis venu ici pour régler le compte de mon frère, et voici le règlement que je vous propose. Vous demandez cent-cinquante dollars; je vous en offre soixante-quinze.

—Soixante-quinze dollars! Y pensez-vous? Cela ne paie seulement pas la musique...

—C'est à prendre ou à laisser, madame! Si vous refusez, vous n'aurez pas un sou, car mon frère n'a rien et ma famille est très pauvre!

—Voyons, mon cher M. Jean-Charles, mettez au moins jusqu'à cent dollars.

—Pas un sou de plus! dit Jean-Charles, en se dirigeant vers la porte.

—Arrêtez donc, M. Jean-Charles! vous êtes bien farouche... C'est bon, j'accepte!

—Alors, signez-moi cette quittance.

Elle alla chercher une plume, et signa la quittance que Jean-Charles avait préparée.

—Maintenant, madame, je vous prie de me remettre le portrait de mon frère que je vois ici, en compagnie d'une jeune tille.

—Ha! vous n'y pensez pas, mon cher ami C'est ma fille qui a posé avec Victor et elle tient à conserver un souvenir de son...

—Combien le vendez-vous?

—Vingt-cinq dollars, au moins!

—Je vous en donne cinq.

—C'est bon, prenez-le!

Elle décrocha le portrait qu'elle remit à Jean-Charles.

Au moment de partir, Jean-Charles dit à la femme Dodridge: «Vous avez commis une lâche action en écrivant à ma mère; votre lettre insolente a failli la tuer; mais elle se vengera de vous en priant le bon Dieu d'avoir pitié de votre pauvre âme...»

—Vraiment, vous me surprenez, monsieur! car c'est la première fois que j'entends dire qu'on peut tuer une femme en lui demandant poliment de payer ce qui est dû...

Jean-Charles sortit en levant les épaules de dégoût.

Il alla rejoindre Victor qui l'attendait chez, Mme de Courcy.

—Regarde! dit-il, en lui mettant sous les yeux la quittance signée par la propriétaire du Saumon d'or. J'ai payé cette dette pour deux raisons, d'abord pour sauver ton honneur et celui de la famille, et ensuite pour tranquilliser la conscience si délicate de notre mère; mais je te préviens que c'est la première et la dernière dette de cette nature que je paye! Si tu as le malheur d'en contracter d'autres, tu les paieras ou tu iras les acquitter en prison!

C'est la détermination formelle que mon père et moi avons prise. Nous sommes prêts à t'aider, mais nous ne voulons pas que l'argent que nous gagnons péniblement, à la sueur de notre front, contribue au maintien des auberges et des sentines de vices...

A l'avenir, nous ne te donnerons de l'argent que pour payer les choses de première nécessité, et encore il faudra que tu nous produises des comptes authentiques, authentiques, comprends-tu?

Regarde encore ceci! ajouta-t-il en lui montrant le portrait qu'il avait obtenu de la femme Dodridge. Quand j'ai vu ton portrait dans le salon de cette femme, j'ai senti la honte me monter au front, et j'ai acheté ce portrait pour avoir la satisfaction de le détruire moi-même...

Allons, Victor! j'espère que tu regrettes la vie honteuse et insensée que tu as menée ici, depuis quelques mois, et qui a déjà causé à nos parents tant de chagrins et à toi tant de désagréments! Tu as pu tromper Mme de Courcy, le notaire Archambault et nos bons parents avec tes mensonges et ton hypocrisie, mais j'aime à te dire qu'il y a longtemps que je suis an courant de tes faits et gestes: et je t'avertis qu'il n'y a pas que le fantôme qui a l'oeil sur toi; non! car la police aussi te surveille et se prépare à te loger au violon, à la première fredaine que tu feras...

Victor trembla comme une feuille en entendant parler du fantôme et de la police, car il éprouvait une grande répugnance pour le cachot et une frayeur non moins grande pour le fouet du fantôme...

Jean-Charles reprit:

—Allons, mon cher Victor, redeviens un homme! Songe à nos bons parents qui t'aiment tant, tu le sais, et à qui tu as eu la faiblesse de causer de la peine...

Promets-moi que, désormais, tu ne fréquenteras plus ces lieux ignobles, dégoûtants, infâmes, qui sont le tombeau de la foi, de la vertu, de la santé et de l'honneur!

Victor releva la tête, qu'il tenait baissée depuis quelques instants, et dit d'une voix ferme; «Oui, frère, je te le promets!»

—C'est bien! fit Jean-Charles en serrant à la broyer la main de Victor; oublions le passé et regardons l'avenir avec confiance!




UNE DERNIÈRE ÉPÎTRE DE PHILIPPE

Montréal, 1er octobre 1814.

Cher père François,

Je dépose le fouet pour prendre encore une fois la plume. Mais je sais que je réussis mieux avec mon arme qu'avec celle des écrivains. Que voulez-vous! chacun son métier, et les...

Ce n'est pas pour me vanter que je dis ça, mais je crois du fond du coeur que la conversion du muscadin est due à la raclée que je lui ai donnée, il y a deux mois! car, depuis ce temps-là, il n'a pas mis le pied au Saumon d'or, et j'ai appris qu'il passe toutes ses soirées le nez dans les livres... Voici comment j'ai appris la chose.

J'étais tanné de faire le guet à la fenêtre de mon office (je veux dire à la fenêtre de mon écurie), et, pour me dégourdir, j'ai été, cinq ou six soirs de suite, faire les cent pas comme disent les gens instruits, en face de la demeure du muscadin, pour épier ses simagrées. Mais chaque soir je revenais bredouille, n'ayant seulement pas aperçu le museau du clerc notaire! Le dernier soir, vers neuf heures, je vis quelqu'un sortir de la maison; j'écarquillai les yeux et allongeai les oreilles, et voici ce que je vis et entendis.

C'est la maîtresse de la maison qui parlait.

—Eh bien, notaire, êtes-vous toujours satisfait de votre clerc?

—Certainement, madame! Depuis deux mois, surtout, il semble s'appliquer à faire à la perfection tous les ouvrages du bureau. Je serai heureux de me l'associer aussitôt qu'il sera admis à la pratique du notariat.

—Je m'en réjouis pour lui-même et pour sa famille, dit la maîtresse de la maison. Je puis vous assurer qu'il parle avec respect de vous et avec enthousiasme de votre belle profession. Il ne sort plus le soir et il étudie constamment. Je suis convaincue que ce jeune homme fera son chemin.

—C'est aussi mon opinion. Bonsoir, madame!

—Bonsoir, notaire!

Je crois quasiment, père François, que le veuf Archambault se pousse pour la veuve de Courcy! Mais c'est entre-nous, ça! Je peux bien me tromper aussi. D'ailleurs, ce n'est pas de mon affaire!

Après avoir entendu ce bout de conversation entre les deux amou... pardon, entre les deux veufs, je dis à mon tour: bonsoir, la coin pallie! et j'allai me coucher...

J'ai compris que mon rôle était fini... ni... ni! je remercie mon fouet, pardon! je vous remercie, pardon encore! je remercie la Providence (oui, c'est, ça!) je remercie la Providence, dis-je, d'avoir fait, germer dans ma caboche l'idée de me costumer en fantôme et de m'armer d'un fouet pour faire danser le muscadin! Je ne sais pas si c'est mon apparence de fantôme ou les coups de fouet qui l'ont effrayé, mais dans tous les cas, je suis certain que c'est l'un on l'autre, et peut-être les deux!

A dire la vérité, ça me faisait de la peine de le fouetter comme je l'ai fait—moi qui ne voudrais pas faire de mal à une mouche!—mais j'avais souvent entendu dire qu'aux grands maux il fallait employer les grands remèdes; et, comme je ne tiens pas dans mon écurie une boutique de remèdes, j'ai pris celui que j'avais sous la main, c'est-à-dire mon plus grand fouet, et j'ai tapé, babiche! oui, j'ai tapé!

Mais remarquez bien que je n'ai frappé le muscadin que sur les jambes, car si je l'avais frappé sur le cou, je lui aurais tranché la tête comme à un pissenlit... et si je lui avais cinglé le corps, je l'aurais coupé en plusieurs bouts comme une anguille...

Avant de me mettre à la besogne, je m'étais dit: Ce gaillard-là a péché par les pieds et par les jambes surtout en courant la prétantaine, eh bien, tonnerre! c'est par les jambes qu'il faut le punir! Et, encore une fois, j'ai tapé au meilleur de ma connaissance et de ma conscience...

N'allez pas vous imaginer que je me servirai encore de ce fouet-là pour mes chevaux. Non, non! c'est un fouet historiche (je ne sais pas au juste comment les gens instruits écrivent ce mot) mais ce que je veux dire, c'est que ce fouet a une histoire, et je ne le donnerais pas pour tout l'or du monde... Il m'appartient ce fouet-là, savez-vous? Non, peut-être? Eh bien, voici comment j'en suis devenu le maître, l'ai été voir M. Normandeau, l'autre jour, et je lui ai dit: Je viens vous demander une faveur, M. Normandeau.

—Tiens! tu vas sans doute me parler de Jacqueline?

—Non, monsieur, pas de Jacqueline, à cette heure, mais de votre grand fouet à manche rouge.

—Quoi! déjà? s'est écrié M. Normandeau; pauvre Jacqueline, je la plains...

—Mais, monsieur, ce n'est pas pour fouetter ma petite Jacqueline que je veux avoir ce fouet, c'est pour le garder comme un souvenir de... de vous.

—Oh! je comprends, comme un cadeau de noce?

—Non, monsieur, pas à présent, puisque les noces n'auront lieu qu'à Pâques... malheureusement!

—C'est bon, mon drôle, garde-le! a dit M. Normandeau en riant.

Il rit toujours. M. Normandeau, quand je lui parle; quelle belle humeur il a, cet homme-là!

Puis, je le garde, ce fouet, avec autant de soin qu'un avare garde un trésor. Sa vue me fait du bien au coeur...

Je l'ai accroché dans une armoire-vitrée qui ferme avec une clef. Souvent je me place devant cette armoire, et, en fumant la pipe, je regarde longtemps le fouet qui me dit toutes sortes de choses. Je n'aurais jamais cru qu'un fouet pouvait tant jaser...

Il me disait que celui qui l'a fabriqué serait bien surpris d'apprendre que le bon Dieu m'a inspiré l'idée de m'en servir (pas du fabricant, du fouet) pour chasser le démon que le muscadin avait dans les jambes, et ailleurs itou, j'imagine... car cet animal-là, quand on le laisse faire, il se fourre partout!...

Le fouet me disait que le muscadin en avait une telle peur, qu'il n'osait plus sortir, le soir, pour aller voir les filles! (c'est pas dommage!)

Le fouet me représentait le muscadin, assis devant des gros livres, et étudiant tout ce qu'il faut savoir (généralement quelconque) pour être n'en notaire...

Le fouet me montrait le muscadin, dans deux ans, tout à fait corrigé, et se promenant sans crainte, le soir comme le jour, avec une jolie Jacqueline devenue sa femme. (Oh! la! la!)

Eh! que d'autres choses intéressantes me disait encore mon grand fouet à manche rouge! ce fouet que je ne donnerais pas pour une terre déchiffrée, pardon! défrichée...

Pourtant, père François, c'est mon rêve à moi de posséder un jour, dans un coin de notre belle province, une terre défrichée! mais je crains bien d'être obligé de la défricher moi-même.

N'importe! babiche! J'aime la vie du colon, pourvu que j'aie une colonne avec moi! car n'avoir que des épinettes pour compagnes, bonsoir! c'est trop embêtant! J'aimerais encore mieux rester au derrière... pardon... excusez! par derrière mes chevaux... et sur le devant de ma voiture!

Pour revenir à mon rôle, père François, j'aime à vous déclarer que c'est en tremblant que je l'ai accepté, parce que (ceci est entre nous) je ne me croyais pas assez futé pour le remplir comme il faut.

Mais maintenant qu'il est fini, je suis content de l'avoir accepté, puisque j'ai été un instrument dont le bon Dieu a bien voulu se servir pour punir le muscadin et, peut-être, le ramener dans le bon chemin...

Je vous remercie de m'avoir confié ce rôle, car je crois que le peu de bien qu'il m'a donné l'occasion de faire me portera toujours bonheur...

Je suis pour la vie votre dévoué ami.

PHILIPPE.




DEUXIÈME PARTIE.




LES FIANÇAILLES DE JEAN-CHARLES

Trois ans ont, fui depuis les événements que nous venons de raconter.

De terribles épreuves sont venues visiter le foyer des Lormier.

Le chef est disparu, emporté par une syncope du coeur, au moment où il faisait la conversation avec des amis.

Cette mort foudroyante a affecté Mme Lormier au point d'inspirer des craintes sérieuses pour sa vie. Elle a gardé longtemps le lit.

L'incorrigible Victor, de son côté, tenait les siens dans l'angoisse par ses nombreuses incartades. Il n'avait pas terminé sa cléricature.

Un échec, à l'examen décisif, le forçait à continuer son stage.

Pendant plusieurs mois, le clerc notaire s'était bien conduit; mais, s'obstinant à vivre éloigné des sacrements, il avait repris peu à peu ses anciennes habitudes. Cependant, il fut assez diplomate, nous voulons dire assez hypocrite, pour conserver les apparences du gentilhomme.

Bref, il avait trompe tout If inonde, excepté Jean-Charles et le curé Faguy qui le surveillaient, afin de réparer ses folies et d'éviter le scandale.

Victor tenait énormément à conquérir le titre de notaire, et il se préparait, avec ardeur cette fois, à subir l'examen qui devait avoir lieu dans quatre mois.

Jean-Charles venait d'avoir vingt ans, et, à cet âge encore si tendre, il était déjà le seul soutien de sa mère, de ses soeurs et de son frère.

*
*   *

Il y avait à cette époque, dans la paroisse de Sainte-R..., une famille du nom de LaRue qui se composait du père, de la mère et d'une jeune fille de dix-neuf ans.

Ce M. LaRue. qui avait fait fortune, à Montréal, dans la quincaillerie, était venu vivre de ses rentes à Sainte-R..., sa paroisse natale. C'était un homme dépourvu d'instruction, mais orgueilleux à l'excès, comme le sont ordinairement les parvenus.

Il avait ajouté à son nom la particule de, et lorsque quelqu'un l'appelait M. LaRue, tout court, il s'empressait de le reprendre en disant: «mon véritable nom est M. de LaRue, ainsi que je puis le prouver par l'arbre généalogique de ma famille que j'ai obtenu du maire de Marseille, d'où mes ancêtres étaient originaires...» Mais il ne montra jamais son fameux arbre généalogique... et ses co-paroissiens, un peu pour flatter sa vanité et beaucoup pour rire de lui, décidèrent, à l'unanimité, de l'appeler M. de LaRue, gros comme le bras! Ce brave rentier aspirait aux charges honorifiques, et, à force d'intrigues et d'argent, il était parvenu aux postes de préfet de son comté et de président de la commission scolaire de sa paroisse.

Mais il est nécessaire d'avoir de l'instruction pour remplir convenablement les devoirs de ces deux charges, et, M. de LaRue savait à peine lire et écrire. Le rentier se trouvait quelquefois dans l'embarras. Alors, il avait recours à la science de Jean-Charles.

C'est celui-ci qui rédigeait les lettres officielles, les annonces, les adresses, et les improvisations de M. de LaRue, car ce personnage aimait, à prendre la parole dans les occasions solennelles...

Jean-Charles, en un mot, était son inspirateur, son souffleur et son scribe: il faisait cuire les marrons et le rentier les mangeait! Au reste, M. de LaRue était le plus intègre des citoyens, et le plus dévoué des préfets.

Pénétrons dans le cabinet de ce personnage la veille au soir des vacances de 1817.

Jean Charles s'est éclipsé dans un coin et joue le rôle de souffleur.

Il s'agit d'un discoure que le président doit prononcer le lendemain dans les deux écoles de la paroisse.

L'orateur se promène majestueusement, fait des efforts de mémoire, se donne de l'importance. Mais, tout à coup, au beau milieu d'une période, il se perd, attend le mot, se retourne et... au lieu du mot qui reste dans la gorge de Jean-Charles, il entend une joyeuse voix qui lui jette ce cri: «Bonjour, cher papa!»

—Bonjour, ma petite Corinne! dit le bourgeois, en rendant à la jeune fille baisers et caresses; ta sauté est bonne, j'espère?

—Oui, cher papa, excellente!

—Tu dois être bien fatiguée, et de l'étude et du voyage, ma petite Corinne?

—Non, cher papa, pas trop! Le voyage a été charmant; je suis revenue de Montréal avec mes deux aimables compagnes, Antoinette et Marie-Louise Lormier.

—Ah! avec les soeurs de M. Lormier que ta vois ici, et que tu connais sans doute?

La jeune fille resta un peu confuse en présence de Jean-Charles qu'elle n'avait pas remarqué.

—Oui, dit-elle, j'ai eu l'honneur de connaître M. Lormier autrefois.

Jean-Charles s'était levé, et, ayant salué la jeune fille, il lui dit:

—Je suis heureux, mademoiselle, de renouveler votre connaissance. Je me rappelle fort bien avoir fréquenté la même école que vous il y a douze ans, et je n'ai pas oublié non plus que vous étiez toujours la première de la classe!

—C'est par un heureux hasard, reprit Melle de LaRue, que j'occupais ce rang.

—Mais, répliqua Jean-Charles en souriant, je vois que ce hasard vous a suivi à Montréal, puisque vous avez obtenu cette année la médaille d'or qui brille à votre cou et les jolis prix que vous venez de déposer sur la table! Je vous prie d'accepter mes respectueuses félicitations.

—Merci, monsieur! Ces prix m'ont été accordés sans doute en reconnaissance des bienfaits dont les religieuses sont redevables à mes bons parents.

Cette persistance que la jeune fille mettait à faire oublier ses mérites, charma vivement Jean-Charles. Cependant, voulant laisser la famille de LaRue à cette joie du retour, il manifesta le désir de se retirer.

Mais le vaniteux président, qui pensait à son boniment, ne voulait pas sacrifier la gloire aux joies de la famille: sa renommée avant tout, et son discours avant sa fille!

—Pardon, M. Lormier, dit-il, ne partez pas maintenant. Je veux terminer ce soir mon... notre affaire... vous savez?

La jeune fille comprit que sa présence gênait son père et Jean-Charles. Elle s'excusa de les avoir si brusquement dérangés, et sortit en saluant notre héros avec une grâce parfaite.

Le jeune homme reprit son rôle de souffleur au milieu des plus grandes distractions.

*
*   *

Quelle gracieuse et aimable jeune fille! pensait Jean-Charles, en regagnant, tout rêveur, son humble logis...

Corinne, nous l'avons dit, avait dix-neuf ans. Elle était, en effet, gracieuse et aimable, et, de plus, très jolie.

Il y avait beaucoup de modestie dans son langage et de distinction dans ses manières. Elle était aussi humble que son père était orgueilleux.

Douée d'heureux talents et d'un noble caractère, elle avait conquis tous les honneurs du couvent et mérité l'affection de ses maîtresses et de ses compagnes.

En se séparant d'elle, la supérieure du couvent lui avait dit: «Vous êtes libre maintenant de choisir entre la vie du monde et la vie religieuse. Mais que vous restiez dans le monde ou que vous reveniez vivre parmi nous, vous serez toujours utile et heureuse, parce que vous possédez l'esprit de piété et l'amour du devoir... Allez, ma chère enfant! et que Dieu vous ait sous sa sainte garde...»

Le dimanche suivant, Jean-Charles alla, avec ses deux soeurs, passer la soirée chez M. de LaRue.

Ils furent accueillis tous les trois avec la même affabilité.

Mme de LaRue était une femme sans instruction, mais sans prétention, et qui ne paraissait pas être offensée quand on oubliait la particule de en prononçant son nom.

Pour fuir la chaleur accablante, Mme de LaRue invita ses hôtes à passer une partie de la soirée sur le balcon.

Notre héros fut d'abord un peu intimidé en se trouvant assis en face de cette jeune fille, qui lui apparaissait couronnée de la triple auréole de la science, de la grâce et de la beauté!

Mais cette timidité, qui n'était pas d'ailleurs sans charme, ne l'empêcha pas, comme à l'entrevue qu'il avait eue, quelques jours avant, avec Corinne, de paraître très aimable. Il sut intéresser tout le monde par sa conversation agréable et instructive.

A neuf heures, ils rentrèrent au salon, et Jean-Charles invita Melle de LaRue à faire de la musique.

Corinne ne chantait pas du tout, mais, en revanche, elle jouait du piano d'une façon ravissante. Elle exécuta d'abord, seule, un morceau de maître, puis joua un duo avec Marie-Louise Lormier, duo que toutes deux avaient pratiqué au couvent.

Corinne, qui avait déjà entendu Jean-Charles, à l'église, et admiré sa belle vois de baryton, le pria de chanter.

Jean-Charles ne se fit pas répéter l'invitation et il rendit, avec beaucoup d'âme, un chant patriotique que le célèbre juge Bédard venait de composer.

Bref, notre héros créa une bonne impression sur l'esprit de la jeune fille et gagna aussi l'estime de Mme de LaRue.

*
*   *

La rencontre de cette jeune fille fut un rayon de soleil dans la vie depuis longtemps si triste de Jean-Charles.

Aussi une métamorphose complète s'opéra en lui.

Les relations entre les deux jeunes gens avaient pris un caractère intime qui n'échappait pas à la curiosité si vigilante de nos braves paysans. Ils avaient remarqué les visites régulières que Jean-Charles faisait à la famille de LaRue; et, le dimanche, après chaque office, ils voyaient Jean-Charles et Corinne revenir ensemble de l'église. Il y avait de quoi mettre les langues en mouvement; mais si on parlait beaucoup de Corinne et de Jean-Charles, ce n'était que pour en dire du bien.

La race des commères n'avait probablement pas encore fait son apparition sous le ciel du Canada...

Mais continuons.

Jean-Charles était ce que les gens appellent familièrement un parti avantageux.

La maison qu'il habitait et la terre qu'il cultivait appartenaient, il est vrai, à sa mère, mais il en était virtuellement le maître, et Mme Lormier ne cessait de le répéter chaque fois que l'occasion s'en présentait. D'ailleurs, il avait su faire fructifier les deux mille dollars qu'il avait, reçus du curé Fagny et du vieux François, comme un témoignage de reconnaissance ou d'admiration. De plus, ayant la légitime ambition de réussir dans la carrière que ses parents lui avaient ouverte, il travaillait sans relâche pour atteindre son but.

Il étudiait l'agriculture et savait tirer tous les avantages possibles des expériences faites par des agronomes intelligents.

Depuis quelques semaines, Jean-Charles était encore plus ardent à l'ouvrage.

Du matin au soir, sons la pluie comme sous les rayons brûlants du soleil, il travaillait sans s'accorder aucun repos et sans ressentir la moindre fatigue; car la belle figure de Corinne souriait toujours à son imagination, et lui faisait paraître les heures bien rapides et le travail ben doux!

Il l'aimait, cette jeune fille, et il savait qu'il en était aimé.

Il l'aimait, non pas parce qu'elle était jolie car il savait que la beauté extérieure ne dure que l'espace de quelques années, mais il l'aimait, parce qu'elle était bonne, tendre et pieuse.

Certes! il n'était paa insensible à l'éclat de ses grands yeux d'azur, ni aux charmes de son esprit, mais ce qu'il admirait le plus chez elle, c'était la candeur qui rayonnait aur son front et qui était le sublime reflet de la pureté de son âme.

*
*   *

Les vacances étaient terminées, et les soeurs de Jean-Charles se préparaient à partir pour le couvent, où elles devaient passer encore deux ans. Le jour du départ, elles allèrent faire leurs adieux à leur bonne amie, Comme de LaRue, qui remit à l'une d'elles une lettre à l'adresse de la supérieure du couvent. Cette lettre était ainsi conçue:

Chère madame la supérieure,

Je profite du départ des demoiselles Lormier, et de leur obligeance, pour vous faire parvenir encore de mes nouvelles. Vous me demandiez, dans votre honorée du 25 ultime, de vous dire comment j'avais passé les vacances, et si je me proposais d'entrer, cet automne, à votre noviciat.

Eh bien! je vous dirai que j'ai passé les plus heureuses vacances de ma vie, et que je n'ai nullement l'intention d'entrer au noviciat, malgré le respect et l'admiration que je porte à cette vénérable institution.

La vie de communauté est belle, sans doute, mais je suis persuadée que la vie de famille l'est bien davantage.

Du reste, j'ai prié longtemps la Sainte-Vierge avant de prendre une décision, et je crois sincèrement que celle que je viens vous annoncer aujourd'hui m'a été inspirée par cette divine mère à qui je suis déjà redevable de tant de faveurs!

Je m'efforcerai de mettre toujours en pratique les bons enseignements que j'ai reçus de vous et de vos dignes auxiliaires.

Je me recommande à vos prières, et vous prie de croire que le pieux souvenir de mes années du couvent restera à jamais gravé dans ma mémoire!

Veuillez agréer,

chère madame la supérieure,

l'hommage des sentiments les plus respectueux de votre affectionnée et dévouée servante..

CORINNE DE LARUE.

Le lecteur devine aisément que notre ami Jean-Charles n'était pas étranger à la décision que Corinne avait prise et qu'elle annonçait à la supérieure.

La haute perspicacité de Corinne lui avait permis de reconnaître promptement les qualités de coeur et d'esprit dont notre héros était doué.

Elle ne s'attachait pas, elle non plus, à la beauté du visage, mais elle ajoutait un grand prix à cette beauté de l'âme qui inspire à tous un respect irrésistible.

Jean-Charles, d'ailleurs, avait une physionomie imposante. C'était un colosse de six pieds et quatre pouces, à la figure douce, expressive et affable.

Corinne et, Jean-Charles étaient dignes l'un de l'autre, et leur pur amour s'était exhalé naturellement de leurs coeurs, comme le parfum s'exhale du calice des fleurs.

Et, ils formaient des rêves d'or en songeant à l'avenir.

—Eh! bonjour, Jean-Charles! Où allez-vous donc de ce pas? Vous êtes bien joyeux ce matin: vous sifflez connue un merle!...

—Bonjour! M. le curé. Je m'en allais justement au presbytère.

—Alors, nous ferons route ensemble, car je m'y rends.

—En effet, M. le curé, reprit Jean-Charles, je suis joyeux, et je crois que j'ai raison de l'être.

—Vraiment? interrogea le curé, en souriant avec malice.

—Oui, M. le curé, et j'espère que vous penserez comme moi.

—Peut-être... entrons! dit le curé en ouvrant la porte du presbytère.

—Permettez-moi, M. le curé, d'aller droit au but.

—C'est, du reste, votre louable habitude, mon cher. Parlez, je ne vous interromprai plus.

—J'ai vingt ans: j'aime Melle de LaRue; j'en suis aimé, et j'ai l'intention de la demander en mariage. Que me conseillez-vous. M. le curé?

—Sans hésiter, je vous conseille de l'épouser; c'est une jeune fille qui possède de rares qualités, et je suis certain qu'elle saura vous rendre heureux.

—Merci, M. le curé.

—A quand les noces, mon ami?

—Dans deux mois; est-ce trop tôt, M. le curé?

—Je ne crois pas; mais c'est un détail secondaire que vous réglerez facilement avec vôtre future épouse et ses parents.

Avant de faire la demande en mariage, je voulais vous consulter pour savoir si vous approuviez mon choix. Maintenant que j'ai votre approbation et celle de ma mère, je me sens plus à l'aise; et, dès ce soir, je parlerai à Corinne et à ses bons parents.

Encore une fois, M. le curé, merci! et au revoir!

—Au revoir, mon ami, et bonne chance!




UNE PÉNIBLE ÉPREUVE

Enfin, je le tiens! s'exclama Victor Lormier, en examinant un diplôme imprimé sur peau de vélin et muni du sceau de la chambre des notaires. Oui, je le tiens, ce diplôme tant désiré!

Je suis notaire! c'est-à-dire que j'ai le pouvoir de passer des contrats, des obligations, des transactions, etc.

Je le tiens, ce titre qui va me permettre d'épouser la...dot... je veux; dire la fille de cet imbécile et vaniteux de... Quand j'aurai mis la main sur le magot, je lui en ferai des niches au bonhomme... C'est moi qui rédigerai le contrat de mariage, et je te promets, mon bonhomme de futur beau-père, que j'y mettrai toute la science d'un notaire intéressé!

Je veux m'affranchir de l'humiliante tutelle de cet éléphant de Jean-Charles et devenir libre comme l'oiseau de l'air!

Vive l'or! vive la liberté! Mais! je ne sais seulement pas ai elle est jolie, la fille de mon futur beau-père... Bah! que m'importent sa figure et sa tournure: c'est sa dot qu'il me faut!

Vive donc mon futur beau-père! et vive la dot de sa fille!

La chambre des notaires, involontairement, venait de diplômer un fripon fieffé.

Il n'est rien de plus beau qu'un notaire honnête homme,

Mais dans tous les grands corps on a vu, de tout temps,

Se glisser des fripons parmi d'honnêtes gens;

Quand même on trouverait dans le corps un faussaire,

Cela ne blesserait aucun autre notaire...

Maintenant, s'écria Victor, en proie à une véritable démence, en route pour Sainte-R...

Le lendemain, vers midi, il arrivait à Sainte-R..., armes et bagages, et se rendait dans sa famille.

—C'est le notaire Victor Lormier qui vous fait sa première visite! dit-il, en embrassant sa mère et en serrant la main de son frère. Voyez mon diplôme! ajouta-t-il, avec orgueil... Sa mère et Jean-Charles le félicitèrent et lui firent leurs souhaits de bonheur et de prospérité.

Jean-Charles alla aussitôt lui acheter un joli pupitre, surmonté d'un casier, qu'il fit placer dans la meilleure pièce de la maison et qui devait, désormais, servir d'étude au jeune notaire. Puis sur une feuille de métal, fixée au centre de la porte, il fit peindre en lettres d'or; Victor Lormier, notaire.

Enfin, Jean-Charles fit l'impossible pour rendre la maison paternelle agréable au jeune notaire et lui offrit toutes les facilités de gagner sa vie avec sa profession.

Après avoir pris un copieux dîner, (car il avait toujours bon appétit) le jeune notaire fit sa plus belle toilette, puis, le diplôme d'une main et la badine de l'autre, il alla faire ce qu'il appelait les visites officielles de la paroisse.

Le curé Faguy fut le premier qui eut l'honneur de recevoir M. le notaire Lormier; le maire vint en deuxième lieu, et, the last, but not the least, M. de LaRue ferma, pour ce jour, la liste des heureux mortels de Sainte-R....

—J'ai bien l'honneur de vous saluer et de vous présenter mes plus respectueux hommages, M. le préfet, dit Victor, en présentant sa main gantée à M. de LaRue, qui se prélassait dans son fauteuil en lisant un journal.

—Vous êtes bien aimable, M. Lormier.. répondit le préfet en pressant la main à Victor, Comment va la santé?

—Très bonne, je vous remercie, et la vôtre, M. le préfet?

—Excellente, mon jeune ami, excellente! Vous ne venez pas souvent vous promener à, Sainte-R...?

—Non, mais je viens aujourd'hui y fixer mes pénates pour exercer ma profession de notaire.

—Comment! vous êtes notaire! glapit le vaniteux préfet, en se levant de son fauteuil pour l'offrir à Victor.

—Oui, M. le préfet, j'ai l'honneur d'appartenir à ce corps éminent qui compte dans son sein tant d'hommes de génie... Et il déroula sous les veux ébahis du préfet le parchemin portant le grand sceau de la chambre des notaires!

—Oh! Oh! je vous félicite! et je vous prie de croire. M. le notaire, que je suis très honoré de recevoir votre visite.

—Merci, M. le préfet; je vous offre mes humbles services. Les pouvoirs du notaire, vous le savez, sont très étendus. Je puis servir d'intermédiaire entre les parties pour prêter et emprunter des capitaux, pour accorder les intérêts respectifs et amener des conciliations entre les personnes divisées par des prétentions ou des droits mal entendus, pour procurer la vente ou l'acquisition des immeubles, pour recevoir les inventaires après décès ou faillite, etc. Et, le fait d'avoir étudié chez maître Archambault, le plus savant notaire du pays, me vaudra, je crois, la confiance du public.

—Certainement, M. le notaire! Vous pouvez me compter pour un de vos clients.

—Merci, M. le préfet. Maintenant, comme un service en attire un autre, voici le service que je me propose de vous rendre.

Tout en étudiant le notariat, je me suis occupé un peu de politique. J'ai eu l'occasion d'écrire des articles pour le Canadien et de prononcer plusieurs discours. Je me suis fait de la popularité parmi les politiciens les plus influents. Quelques-uns de ces messieurs sont venus oe'offrir la candidature pour notre comté, qui, vous le savez, est actuellement sans représentant depuis la mort de ce pauvre X... J'ai été très flatté et très touché de cette marque d'estime et de confiance, mais, dans l'intérêt de ma profession, j'ai cru devoir refuser. Mais comme je sais que votre haute position de préfet vous met déjà en évidence et que votre connaissance des affaires et votre fortune vous donnent des droits à la représentation nationale, j'ai pris la liberté de proposer votre nom aux principaux hommes de notre parti qui doivent choisir le candidat.

—Comment! vous avez fait cela, M. le notaire? mais vous êtes d'une amabilité incomparable!...

—Pas du tout, M. le préfet; je n'ai en vue que les intérêts de notre cher pays. Votre grande expérience dans les affaires vous mettra plus en position que tout autre de nous représenter pratiquement. Voyez-voua, il y a en chambre trop d'hommes de profession et pas assez d'hommes d'affaires. Ce sont des hommes pratiques qu'il nous faut à l'heure actuelle. Et si vous acceptez, la candidature, votre élection est assurée.

—Si je l'accepte! Avec le plus grand plaisir. M. le notaire!... Mais connue je n'ai pas encore le don de la parole, je vous prierai peut-être, parfois, de me préparer des discours, des petits, vous savez! car il y a longtemps que je ne cultive pas ma mémoire, et elle est, devenue rebelle... Votre frère... Jean-Charles, m'en compose de bien beaux, mais il est si occupé, de ce temps-ci, le cher homme! ça me gêne de m'adresser toujours à lui...

—Certainement, M. le préfet: ne vous gênez pas avec moi. Vous pouvez compter sur mon concours et sur mon entier dévouement.

Victor se leva, prit son chapeau, sa canne et son diplôme, et s'inclina en disant: «M. le préfet, j'ai l'honneur de vous saluer.»

—Déjà, M. le notaire? Promettez-moi de revenir et de revenir souvent.

—Certes, oui, M. le préfet! En attendant, je vais m'occuper de votre candidature, et, demain on après demain, je viendrai vous en donner des nouvelles...

Ça prend, se disait, le notaire, en retournant à son bureau. La prochaine fois, je tâcherai de faire la connaissance de l'héritière... et le reste marchera comme sur des roulettes... Je l'éblouirai avec mon titre de notaire; car doit doit être aussi vaniteuse et stupide que son Père, cette petite drôlesse-là...

Victor ignorait la nature des relations que Jean-Charles entretenait avec la famille de LaRue, et il était à cent lieues de se douter que la jeune fille, dont il convoitait la fortune, était fiancée à Jean-Charles! Mais trois ou quatre jours après son arrivée à Sainte-R...., en furetant parmi les papiers de son frère, il mit la main sur un document qui fut pour lui toute une révélation. Comment! quoi! est-ce possible! ne cessait-il de s'exclamer, en regardant fixement le papier révélateur! Quoi! Jean-Charles va épouser dans quelques semaines Corinne de LaRue!...

Ho! ho! il était temps que j'arrive!... Arrête un peu, mon éléphant, tu ne la tiens pas encore... Si tu t'imagines, m... habitant, que je vais me laisser souffler par toi cette fortune qui fait depuis trois ans l'objet de mes plus chers désirs, tu vas te tromper! A nous deux maintenant!... Il se leva en faisant un geste menaçant pendant que ses yeux lançaient des éclairs sinistres! Il était hideux à voir...

La mère Lormier, ayant entendu les éclats de voix de son fils, crut qu'il l'appelait, et elle entra en ce moment dans le bureau, mais elle recula, épouvantée, en voyant, cette figure de réprouvé...

Victor, avec cette souplesse de caractère que possèdent les hypocrites, se radoucit aussitôt et dit à sa mère, en souriant: «Qu'avez-vous donc, bonne maman?»

—Je croyais, dit la vieille en tremblant, que tu m'avais appelée.

—Mais, non, bonne maman! Je déclamais un discours politique une je dois prononcer prochainement et j'apostrophais, avec colère et indignation, les ennemis de nos droits...

—Mon Dieu! que tu m'as fait peur! fit la vieille, en se retirant.

Bête que je suis! murmura sourdement Victor. Il faudra que je réprime ma colère si je veux réussir. Ah! c'est une rude partie que j'entreprends... N'importe! je risquerai tout, tout, tout, pour la gagner! Allons voir le futur beau-père...

*
*   *

—J'ai bien l'honneur de vous saluer, M. le candidat! dit Victor, en s'inclinant respectueusement devant M. de LaRue.

—Moi pareillement, M. le notaire, répondit le vaniteux rentier en s'enflant comme la grenouille de la fable... Avez-vous du nouveau?

—Mais, oui, mais, oui! M. le candidat. J'ai si bien joué mes cartes, que tous les aspirants à la candidature ont consenti à s'effacer devant vous...

—Alors, je serai élu par acclamation?

—Je le crois sincèrement. M. le candidat.

—Comment pourrais-je jamais récompenser votre dévouement, mon cher M. le notaire!

—Simplement, en m'accordant votre bienveillant patronage et en conseillant, à vos amis de s'adresser ù moi lorsqu'ils auront, besoin des services d'un notaire.

—Rien que cela! certes, je n'y manquerai pas, soyez-en sûr!—Savez-vous si l'élection aura lien bientôt?

—Dans cinq on six semaines, je crois.

—Vraiment? Cette élection arrive dans un bien mauvais temps pour moi, car c'est dans cinq ou six semaines que doit être célébré le mariage de ma fille, et je désire m'occuper un peu de son trousseau, des préparatifs de la noce, du contrat de mariage, etc.

—Quoi! mademoiselle de LaRue se marie?

—Mais, oui! Est-ce que vous ne savez pas qu'elle se marie avec votre frère?

—Grand Dieu! que dites-vous là! avec mon frère?

—Eh bien, oui, M le notaire!

—Que c'est donc malheureux! M. le candidat...

—Comment cela? demanda M. de LaRue avec la plus grande surprise.

—Pardon! j'aurais dû retenir cette parole, car toute vérité n'est pas bonne à dire.

—Voyons. M. le notaire, expliquez-vous, je vous en prie...

—Je veux dire que mon frère sera plus chanceux que vous et mademoiselle de LaRue.

—Je comprends de moins en moins, M. le notaire!

—Écoutez M. le préfet. En laissant échapper ces mots: «Que c'est donc malheureux!» J'ai voulu exprimer qu'en permettant à votre fille d'épouser un habitant, vous portiez atteinte à votre dignité de candidat et que cette mésalliance pourrait vous susciter de l'opposition et vous conduire à une défaite... En supposant même que, malgré cela, vous remportiez la victoire, croyez-vous que les ministres et vos collègues, qui viendront vous visiter dans votre splendide villa, seront bien flattés de presser la main calleuse de votre unique gendre... Que dis-je? ces grands personnages briseront votre coeur en ridiculisant votre chère enfant... Vous perdrez, d'emblée: bonheur, prestige, influence!

—Vous avez mille fois raison, M. le notaire! et dire que j'ai été trop sot pour penser à cela!...

—Quant à moi, reprit Victor, je suis très heureux de ce mariage; mais c'est dans l'intérêt de votre candidature que je fais ces remarques. Si vous tenez à ce mariage, je vous conseille de renoncer à la candidature...

—Hélas! il est trop tard, trop tard, M. le notaire, pour empêcher ce mariage, dit le bonhomme en larmoyant...

—Comment, trop tard? Y avez-vous donné votre consentement?

—Pas tout à fait, mais quasiment. Quand Jean-Charles m'a fait la demande en mariage, je lui ai répondu en riant: «Obtenez d'abord le consentement de ma fille et celui de ma femme, et, après cela je verrai...»

Alors, il n'y a rien de fait!

—Mais, M. le notaire, ce n'est pas facile pour moi de déranger un mariage qui est du goût de ma fille, du goût de ma femme et qui était bien aussi du mien jusqu'à ce que... Ah! si je vous avais connu plus tôt, ce n'est pas à un habitant que j'aurais donné la main de ma fille, mais c'est à un homme de profession, à... à un notaire intelligent comme vous, par exemple! Et dire que j'ai été assez stupide pour ne pas penser à cela...

—J'aurais été très fier, probablement, d'accepter la main de Mademoiselle de LaRue; mais il n'est pas question de moi... D'ailleurs, il ne manque pas de jeunes gens haut placés qui se disputeraient l'honneur de devenir le gendre d'un préfet et d'un futur député... Néanmoins, si je connaissais Melle de LaRue, je me flatte de croire que j'aurais la bonne fortune de lui plaire, et que je serais assez habile pour faire renoncer mon frère à sa sotte ambition...

—Dans ce cas, M. le notaire, je vais vous présenter nia fille, et ensuite je vous laisserai seul avec elle.

—Très bien! M. le candidat, dit Victor, en ajustant le noeud de sa cravate blanche et en se tirant la moustache.

Après les présentations d'usage, qu'il fit de la manière la plus solennelle, M. de LaRue s'éclipsa, en priant M. le notaire de bien vouloir l'excuser.

Victor. qui s'était fait de mademoiselle de LaRue un portrait vulgaire, fut surpris de se trouver en présence d'une personne qui réunissait en elle la beauté, la grâce et la distinction.

Il perdit un instant, son audace ordinaire et ne sut que bredouiller des mots incohérents aux paroles que lui adressa Corinne. Cependant, grâce à la bienveillante courtoisie de Melle de LaRue, et à la bonne opinion qu'il avait de lui-même, il reprit un peu d'aplomb et risqua les réflexions suivantes:

—Oui, mademoiselle, j'ai été admis à la pratique du notariat avec la plus grande distinction, et c'est un honneur dont j'ai bien le droit de me glorifier; mais à quoi sert la gloire sans le bonheur...

—Mais le bonheur est partout, monsieur! il est surtout dans l'accomplissement des devoirs envers Dieu, envers la famille et envers la société.

—Peut-être... mais, mademoiselle, pour le. moment, je voudrais le trouver dans le coeur d'une jeune personne que j'aime,... et si j'étais assez heureux pour me faire aimer d'elle, je lui donnerais volontiers, en échange de son amour, mon beau titre de notaire avec les espérances d'un brillant avenir.

Ce garçon-la est fou! pensa Corinne, sans répondre.

Victor prenant ce silence pour une émotion que ses paroles avaient fait naître dans le coeur de la jeune fille, reprit sur un ton qu'il cherchait à rendre persuasif: «Vous ne me répondez pas, mademoiselle Corinne,... pourtant, un seul mot de votre bouche me donnerait ce bonheur après lequel je soupire depuis trois ans...»

—Eh! que voulez-vous que je vous dise monsieur?...

Victor, perdant la tête, se jeta à genoux en s'écriant: «Je vous aime, Corinne! Dites que vous m'aimez, et je dépose à vos pieds mon beau titre de notaire avec les espérances d'un radieux avenir!...»

—Monsieur! veuillez reprendre votre siège, s'il vous plait, et causons sérieusement.

Victor, semblable à un enfant qu'on relève de pénitence, reprit aussitôt son siège, en s'essuyant le front et en redressant le noeud de sa cravate blanche...

Il était d'une stupidité à faire lever le coeur!

Corinne parut le prendre en pitié.

—Votre déclaration, M. Lormier, dit-elle, me prouve que vous ignorez que je dois épouser prochainement monsieur votre frère.

—Non, mademoiselle, je sais tout...

—Ah!

—Mais j'ai pensé que... qui... qu'on... j'ai pensé que vous préféreriez un homme de profession à un simple habitant...

—C'est ce qui vous trompe, monsieur! je préfère un simple habitant à un notaire simple!

Victor, dans son excitation, ne parut pas saisir le sens de la transposition du mot «simple», car il continua:

—Ne savez-vous pas, mademoiselle, que votre père doit poser sa candidature pour la prochaine élection du parlement, et que votre mariage avec un simple habitant pourrait faire perdre à M. de LaRue son prestige et son influence auprès des ministres? Eh bien! si vous désirez que votre père réussisse dans la carrière politique, aidez-le en épousant un homme de profession qui pourra figurer dignement avec vous dans les grandes occasions...

—Monsieur, je ne m'amuserai pas à discuter ces questions avec vous; mais permettez-moi de vous dire seulement que les honneurs que vous avez fait miroiter aux yeux de mon père, me laissent bien indifférente, et que, si mon père était élu, personne n'aurait à rougir de votre frère; car, tout simple habitant qu'il est, il jouit de l'estime, de la confiance, du respect et de l'admiration de tous ceux qui le connaissent.

—C'est bien le cas de dire, mademoiselle, que l'amour aveugle... Libre à vous d'exagérer les mérites et les qualités d'un homme qui ressemble à un éléphant et que votre père n'acceptera point pour gendre. Car c'est sur moi qu'il a jeté les yeux, c'est à moi qu'il vient de donner son consentement, et aujourd'hui même il fera connaître sa décision à Jean-Charles. J'espère que la nuit vous portera conseil et que demain vous serez mieux disposée à écouter ma voix, qui est celle de la raison et de l'amour pratique... Mademoiselle, j'ai bien l'honneur de vous saluer!

Victor ne voulait pas quitter la villa de LaRue sans faire connaître au vaniteux préfet le résultat de l'entrevue qu'il venait d'avoir avec Corinne.

—Eh bien? demanda M. de LaRue au notaire, en voyant celui-ci revenir, la mine un peu renfrognée.

—J'ai obtenu un demi-succès, M. le candidat.

—Ma fille consent-elle à vous éponger, M. le notaire?

—Pas tout à fait... D'ailleurs, je n'espérais pas non plus triompher à la première attaque. Mais je crois que mes dernières paroles ont produit beaucoup d'effet sur l'esprit de mademoiselle de LaRue, car elle n'y a pas répliqué du tout. Je suis persuadé que la réflexion et vos bons conseils lui ouvriront complètement les yeux et lui feront regretter ses erreurs... Mais le moyen le plus sûr pour atteindre notre but, c'est, d'abord, de refuser à mon frère votre consentement, et, ensuite, s'il regimbe, de lui dire carrément qu'il vous insulte en osant,—simple habitant qu'il est,—aspirer à la main d'une personne aussi aristocratique et aussi distinguée que votre fille... Cette rebuffade va l'assommer net!

—Je serai clair et impitoyable, M. le notaire!

—De mon coté, M. le candidat, je vais tâcher de convaincre mon frère qu'il doit renoncer au fol et audacieux amour qu'il a laissé germer et grandir clans son coeur...

—A bientôt, M. le candidat!

—Au revoir, mon futur gendre!

Tout en marchant, Victor se promettait bien de se montrer énergique et courageux en présence de Jean-Charles; mais lorsqu'il fut rendu chez-lui, il vit le naturel, c'est-à-dire la peur, revenir an galop... Alors, pour se donner du courage, ou plutôt de l'audace, il lampa une roquille d'une liqueur forte qu'il cachait dans un placard de son étude.

Je suis bon maintenant! se dit-il, en lançant un épouvantable juron à l'adresse de son frère! Je vais aller rencontrer l'éléphant au champ, afin que notre mère ne s'aperçoive de rien, car elle a encore l'oreille fine et l'oeil clair, la vieille sorcière!

La liqueur commençait déjà à lui monter au cerveau!

Il aborda Jean-Charles par ces mots:

—Je viens t'annoncer une nouvelle qui va te surprendre, peut-être, mais dans le monde il faut s'attendre à tout... Je vais me marier prochainement, et devine avec qui...

—Déjà? Il faut que tu aies bien confiance en ton étoile pour oser te marier si tôt...

—Je n'ai guère besoin, pour le moment, de m'occuper de la question du pain quotidien, car ma future est une riche héritière et son père l'homme le plus généreux de la création...

—Tontes mes félicitations, mon cher! Quel est donc le nom de ma future belle-soeur?

—Mademoiselle Corinne de LaRue, prononça, emphatiquement le notaire.

—Farceur, va! fit Jean-Charles on riant. On a commis l'indiscrétion de te dire que je devais épouser Corinne prochainement. Eh bien, c'est vrai, Victor; si je ne te l'ai pas dit, c'est parce que je voulais te surprendre.

—Tu as en tort de ne pas me le dire; car, moi, ignorant tes prétentions et tes démarches, j'ai voulu connaître cette jeune fille, qui, entre parenthèse, est charmante, et je l'ai demandée en mariage. De plus, j'ai obtenu le consentement de son père... je ne fais pas les choses à demi, moi!

—Ce que tu me dis là, mon cher Victor, me prouve que tu es content du choix que j'ai fait, et je te remercie de la bonne opinion que tu as de mademoiselle de LaRue; c'est en effet, une personne très charmante.

—Laisse-moi te dire, mon cher Jean-Charles, que je te trouve bien prétentieux de croire que tu pouvais faire le choix d'une personne aussi distinguée que Melle de LaRue! N'as-tu jamais mesuré la distance qu'il y a entre elle et toi? c'est-à-dire entre la fille unique d'un riche préfet et un pauvre et simple habitant tel que toi?...

—Allons, mon cher Victor, je vois que tu as pris un verre de trop, car tu commences à perdre la carte! Je me moque bien de tes injures, mon petit...

—Je n'ai pas l'intention de te dire des injures, et d'ailleurs ce n'est pas de ma faute si la vérité ressemble parfois à des injures... mais c'est la vérité que je te dis; et je viens charitablement t'avertir que tu ferais mieux de ne plus remettre les pieds chez M. de LaRue, car ce monsieur veut donner la main de sa fille à un professionnel, entends-tu? et non à un habitant, et c'est le notaire Lormier qui est aujourd'hui le fiancé de Corinne!

—Victor, j'espère que tu n'es pas sérieux! mais, dans tous les cas, je te défends de profaner ainsi le nom de Melle de LaRue!

—Je suis très sérieux, an contraire! J'aime cette jeune fille; et le rang élevé qne j'occupe dans la société, en ma qualité seule de notaire public, me donne le droit d'aspirer à l'honneur de devenir son époux, tandis que ta condition inférieure d'habitant te défend même d'oser parler à cette jeune fille, dont le père, grâce à mon travail, occupera bientôt un siège au parlement... Vas-tu comprendre enfin la distance qu'il y a entre elle et toi?...

Je comprends que tu délires, et je te conseille d'aller te coucher... demain, tu penseras à autre chose... oui, va te coucher, mon petit!

—Demain comme aujourd'hui, vociféra Victor, je penserai à Corinne de LaRue, ma future épouse; et je te conseille, espèce d'éléphant, de penser à Josephte Bouliane: c'est une grosse habitante comme ça qu'il te faut pour épouse...

Jean-Charles leva les épaules de pitié et se remit à l'ouvrage en soupirant: «Pauvre frère! le voila encore sous l'influence de la boisson...»

Victor était joliment gris, en effet, car il chancelait en s'éloignant.

*
*   *

Le soir, après souper, Jean-Charles sortit et se dirigea vers la demeure de M. de LaRue.

La concierge entrebâillant seulement la porte, lui dit que Melle de LaRue était malade.

—Alors, je veux voir madame de LaRue.

—Elle est malade aussi! répondit la concierge, en fermant rudement la porte...

Surpris et indigné de la conduite grossière et inexplicable de la concierge, Jean-Charles alla frapper à la porte du cabinet de M. de LaRue. C'est le préfet lui même qui vint ouvrir.

—Que me voulez-vous? demanda-t-il à Jean-Charles, sans lui offrir à entrer.

Notre héros, de plus en plus étonné, garda cependant son calme ordinaire et dit sur un ton respectueux: «Je sollicite l'honneur d'avoir avec vous un moment d'entretien.»

—Entrez! mais soyez bref, car j'attends de la visite...

—Votre concierge vient de me fermer la porte au nez; dois-je comprendre qu'elle a été autorisée à agir ainsi à mon égard?

—Oui, c'est moi qui lui avais donné l'ordre de ne pas vous recevoir!

—Me permettez-vous de vous en demander la raison?

La raison? elle est bien simple: je ne veux pas que vous veniez ici avec l'intention de faire la cour à ma fille.

—Mais, pourtant, vous avez consenti tacitement à mon mariage avec mademoiselle de LaRue, puisque la date en a été fixée, en votre présence, par madame de LaRue.

—Oui... peut-être... mais je n'ai jamais donné mon consentement à ce mariage.

—Vous me considérez donc indigne de l'honneur d'épouser mademoiselle de LaRue?

—J'admets que vous êtes un brave et honnête garçon, mais je vous avouerai qu'il me répugne d'avoir pour gendre un simple habitant comme vous...

Trois petits coups secs, à ce moment, furent frappés à la porte.

M. de LaRue, visiblement embarrassé, se leva, se rassit, se leva de nouveau et cria: «entrez!»

Et Victor entra en disant: «J'ai l'honneur de vous saluer, M. le futur député!» Mais en apercevant Jean-Charles, qu'il ne s'attendait pas de rencontrer, il devint blanc comme un suaire... Car il était dégrisé maintenant, et la peur, dans son tout petit coeur, revenait encore au galop...

—Veuillez vous asseoir, mon cher M. le notaire, dit M. de LaRue.

—Me permettez-vous, M. de LaRue, dit Jean-Charles, de reprendre la conversation au point où elle était tantôt?

—Oui, sans doute, mais soyez bref, car... c'est bon... parlez!

—Il vous répugne, disiez-vous, d'avoir pour gendre un simple habitant comme moi. Mais ne sommes-nous pas tous des fils d'habitants?

—Vous savez que je n'ai pas assez d'instruction pour pouvoir discuter avec vous ces histoires-là; mais je vous dirai que la fille d'un futur député ne doit pas et ne peut pas épouser un homme qui est sans profession... et de plus, pour en finir, j'ajouterai que j'ai donné mon consentement à votre frère, M. le notaire Victor, qui m'a fait l'honneur de me demander ma fille en mariage...

—Et moi je refuse formellement de donner mon consentement au mariage de ma fille avec ce chercheur d'aventures! dit Mme de LaRue, en entrant avec Corinne dans le cabinet du futur député...

—Et moi, ajouta Corinne, permettez-moi de dire, mon cher papa, que j'éprouve pour ce petit notaire le plus souverain mépris!

—Venez avec nous, dit de Mme LaRue, en prenant le bras de Jean-Charles.............. .............................................

—Il ne me reste plus qu'à me retirer, je suppose? fit le notaire, en prenant sa canne, ses gants et son chapeau de soie...

—Pardon, M. le notaire, pardon! Il ne faut pas abandonner la partie si vite que cela! Je vous ai dit que je serais impitoyable, et je vous répète que je le serai jusqu'à la fin... Je ne donnerai jamais mon consentement à ce mariage, et je sais que ma fille respecte trop ma volonté pour se marier contre mon gré. Veuillez vous rappeler que «tout vient à point à qui sait attendre»; avec le temps et la patience, nous viendrons à bout de tout...

—Oh! si j'étais sûr de réussir, je me résignerais facilement à attendre; mais quelque chose me dit que, sans une action prompte et violente de votre part, je perdrai complètement la partie...

—Et que me conseillez-vous donc de faire, M. le notaire?

-A votre place, je dirais à mademoiselle

Corinne: «Je suis absolument opposé à ton mariage avec Jean-Charles, et je te défends de revoir ce garçon! Mon désir est que tu épouses le notaire, et je veux que, d'ici à deux semaines, tu prennes une décision. Telle est ma volonté de père!»

D'ailleurs, quand Jean-Charles ne sera plus admis ici, j'aurai mes coudées franches auprès de Melle de LaRue, et je saurai bien triompher de ses scrupules et de son prétendu mépris.

—C'est bien, M. le notaire! Dès demain, je parlerai énergiquement à ma fille...

—Je reviendrai après-demain, M. le candidat, et, en attendant, je m'occuperai activement de votre élection...

Le lendemain, en effet, le vaniteux rentier dit à sa fille: «Je suis absolument opposé à ton mariage avec Jean-Charles, et je te défends de recevoir ce garçon! Mon désir est que tu épouses le notaire, et je veux que d'ici à deux semaines, tu prennes une décision! Telle est ma volonté de père!»

—Mais, mon père, observa respectueusement Corinne, n'avez-vous pas approuvé mon mariage avec Jean-Charles?

—C'est-à-dire que j'ai eu un instant la faiblesse de le tolérer, mais aujourd'hui, je le répète, j'y suis absolument opposé, et je ne veux plus on entendre parler!

Cette mésalliance me couvrirait de ridicule aux yeux des chefs de mon parti et pourrait me faire perdre mon élection... que je veux gagner à tout prix, entends-tu? à tout prix!

—C'est bien! mon père, fit simplement Corinne. D'ici à, deux semaines, j'aurai pria une décision!

Et elle se retira, la mort dans l'âme...

Mme de LaRue, en femme sage et modeste qu'elle était, tenta l'impossible pour soustraire son mari à l'influence pernicieuse du jeune notaire.

En empêchant le mariage de Corinne et de Jean-Charles lui dit-elle, tu empoisonnes l'existence de ces deux coeurs si bien faits pour être unis; en recherchant l'amitié de ce misérable notaire, tu t'exposes à perdre ta réputation; puis en entrant dans la politique, tu risques de dépenser dans les luttes une partie de ta fortune, et, par ton ignorance, d'être la risée de la députation et du peuple...

Mais elle eut beau tourmenter et supplier son mari, celui-ci resta impitoyable, tel qu'il l'avait promis à Victor...

*
*   *

Le même jour, l'abbé Faguy reçut la visite de mademoiselle de LaRue.

—Asseyez-vous, mademoiselle, dit le bon prêtre, en désignant son meilleur fauteuil à la visiteuse. Vous venez, sans doute, me donner des nouvelles de nos chers pauvres, que vous visitez avec une régularité qui vous fait grandement honneur.

—Non, M. le curé, car la pénible épreuve que je subis depuis quelques jours m'a fait négliger ces chers clients.

—Quelle est donc cette épreuve, mademoiselle?

—Oh! la plus douloureuse que le coeur d'une fiancée puisse recevoir de la part d'un père bien-aimé...

—Expliquez-vous, je vous prie, mademoiselle!

—Vous aviez sans doute entendu parler de mon prochain mariage avec M. Jean-Charles Lormier?

—Oui, c'est mon ami Jean-Charles lui-même qui me l'a annoncé.

—Eh bien! mon père s'oppose formellement à ce mariage.

—Que me dites-vous là, mademoiselle?...

—Oui, M. le curé, mon père s'oppose à ce mariage parce que, dit-il, M. Jean-Charles Lormier n'est qu'un habitant; et il veut que j'épouse M. Victor Lormier, parce que ce dernier est un professionnel...

Ces mots blessèrent profondément le coeur si délicat du prêtre; mais, voulant cacher l'émotion qu'il éprouvait et se donner un peu de contenance, il se leva et fit semblant d'éternuer. Ce petit exercice lui permit de dissimuler le dégoût que le nom de Victor lui avait probablement inspiré.

—Je viens vous prier de me dire, M. le curé, reprit Corinne, si je puis épouser M. Jean-Charles contre la volonté de mon père?

—Non! mademoiselle; un enfant doit respecter l'autorité paternelle!

—Mais suis-je obligée de faire la volonté de mon père quand il me dit d'épouser Victor?

Le prêtre resta silencieux.

—Je comprends, M. le curé, votre hésitation à me répondre, car vous ne connaissez peut-être pas ce Victor; mais je le connais, moi! J'ai pris, ce matin, des renseignements à son sujet auprès de deux personnes dignes de foi, et j'ai la preuve que ce garçon est un libertin de la pire espèce... Si Victor était un jeune homme respectable, je n'hésiterais pas à accepter le sacrifice que mon père veut m'imposer. Mais, M. le curé, sachant que le notaire Lormier est un misérable, suis-je obligée de l'épouser?

—Non, mademoiselle. Mais, je vous le répète, vous ne pouvez pas non plus en épouser un autre sans le consentement de votre père.

—Alors, M. le curé, ma décision est prise: je resterai dans le célibat, et je prierai Dieu de me faire oublier Jean-Charles!

—Tenez, mademoiselle, vous allez avoir l'occasion de vous expliquer avec Jean-Charles, car le voilà!

—Oh! M. le curé, je me sauve... Mon père m'a même défendu de revoir Jean-Charles...

—Dans ce cas, mademoiselle, obéissez à votre père, et que Dieu et la Sainte-vierge vous protègent!

—Merci! M. le curé.

Les deux fiancés ne se rencontrèrent pas. Corinne sortit par une porte et Jean-Charles entra par une autre.

La figure de notre héros portait l'expression de la douleur la plus intense.

Il avait bu, pendant quelques jours, à la coupe d'un bonheur parfait,—trop parfait pour être durable,—et la coupe enchanteresse venait de se briser...

Il serra silencieusement la main tremblante du prêtre, et se laissa choir sur un siège en exhalant cette plainte: «Mon Dieu, que je souffre!»

—Oui, mon ami, je le sais, et je vous prie de croire que je ressens autant que vous le malheur qui vous frappe. Mais attendons tout de la bonté infinie de Dieu!

—Il n'y a donc pas de bonheur, ici-bas, M. le curé?...

—Oui, mon ami! Mais il ne faut pas croire que le bonheur réside toujours dans la réalisation de nos désirs les plus chers; Dieu le fait naître parfois du sein de nos malheurs! Le bonheur? il est partout, quand on le cherche avec les yeux de la foi; il est même dans la souffrance, si seulement on offre cette souffrance à Dieu en lui disant, comme autrefois Jésus avant de monter sur le calvaire: «Mon Père, s'il est possible, faites que ce calice s'éloigne de moi; néanmoins que ma volonté ne s'accomplisse pas, mais la vôtre!» Ah! si nous avions, la foi véritable, mon ami, que de maux, de peines et de misères nous nous épargnerions! Car la foi nous ferait accepter avec résignation toutes les épreuves, en nous faisant entrevoir, après cette vie, un bonheur parfait et éternel!

—J'admets volontiers, dit Jean-Charles, que ce n'est pas ainsi que nous agissons dans le monde pour mériter d'obtenir ce trésor qu'on nomme le bonheur, et après lequel tant de gens soupirent sans pouvoir l'atteindre...

—Pourtant, mon ami, je vous assure que c'est l'unique moyen de l'obtenir. Et quoi qu'il arrive, ne laissez jamais le découragement entrer dans votre coeur!

Priez! et si c'est la volonté de Dieu que vous épousiez mademoiselle de LaRue, il saura bien faire disparaître les obstacles qui s'élèvent en ce moment entre vous et elle.

Ah! mon cher enfant, secouez cette faiblesse qui s'est emparée de vous un instant; reprenez avec courage vos travaux manuels et intellectuels; et, encore une fois, attendez tout de la bonté infinie de Dieu, qui connaît mieux que nous ce dont nous avons besoin!

—Je comprends maintenant, M. le curé, que si nous sommes si souvent malheureux, c'est parce que nous ne prions pas assez. Et, advienne que pourra, je suivrai désormais la ligne de conduite que vous venez de me tracer!

*
*   *

Notre âme est une lyre

Aux sons mélodieux,

Mais qui ne doit redire

Que des accorda pieux!

Laissons chanter notre âme:

La prière est un chant

Que le Seigneur réclame

Du juste et du méchant!




L'OR VAINCU PAR L'ÉLOQUENCE

Victor avait cru prudent de déménager le soir même du jour, où, excité par la boisson, il était allé provoquer Jean-Charles aux champs.

Il avait loué deux chambres dans une maison, occupée par un vieux couple, et qui était située presque en face de la villa de LaRue. C'est une idée géniale que j'ai eue, pensait-il, de transporter mes pénates ici. De ma chambre, et sans me déranger, je pourrai voir aller et venir ma fiancée.

Elle est encore un peu farouche, ma fiancée! mais avec le temps je finirai bien par l'apprivoiser...

Pour faire l'assaut de son coeur, je commencerai par lui sourire, sans lui parler; puis, dans deux ou trois jours, je lui décocherai, en passant, des compliments sur sa beauté, sa grâce, sa taille, etc. Ces sortes de compliments chatouillent toujours agréablement l'oreille des jeunes filles...

Enfin, je me ferai si gentil, si insinuant, si spirituel, que, bientôt, elle raffolera de moi! Ce n'est plus moi qui courrai après elle, c'est elle qui courra après moi... Il en est de même de toutes les jeunes filles.... du moins de celles que j'ai connues à Montréal... Ici, je suis à l'abri des indiscrétions de ma bonne femme de mère et... des taloches de Jean-Charles!

Maintenant, si je veux conserver les bonnes grâces de mon futur beau-père et voir la couleur de son argent, il faut que je m'occupe sérieusement de sa candidature, car l'élection aura lieu avant les fêtes du nouvel an.

Victor rédigea un manifeste destiné à voir le jour dans les colonnes du Canadien, sous la signature de M. de LaRue, et il écrivit un petit discours mielleux que le candidat apprendrait par coeur et irait débiter dans toutes les paroisses du comté.

Après avoir élaboré soigneusement ces deux formidables pièces, il alla les soumettre à M, de LaRue, qui s'en déclara enchanté. L'appel nominal fut fixé au 15 décembre et le scrutin au 22 du même mois.

M. de LaRue lança son manifeste. Il le publia d'abord dans le Canadien et en fit tirer une impression sur des milliers de feuilles volantes que Victor se chargea de faire parvenir, le dimanche suivant, à tous les électeurs.

Puis le candidat, en compagnie de Victor, se mit à parcourir toutes les paroisses du comté, lisant partout son manifeste et récitant son petit boniment.

Victor, qui excellait dans le genre populacier, terminait chaque assemblée par une philippique échevelée, qui, dans l'esprit de son auteur, devait produire autant d'effet que les harangues de Démosthène contre Philippe de Macédoine... Le Macédoine, ici, était un avocat pauvre, mais doué de grands talents, qui venait d'entrer dans l'arène contre M. de LaRue.

M. de LaRue et Victor évitaient, naturellement, de se mesurer à la tribune avec leur éloquent adversaire...

Celui-ci jouissait d'une grande popularité, et il était évident pour tout le monde qu'il allait faire mordre la poussière au vaniteux rentier.

M. de LaRue, qui commençait à avoir des craintes sérieuses, dit un jour à Victor qu'il regrettait de s'être embarqué dans cette galère, car il avait compté sur une élection par acclamation...

—Je comprends, dit Victor, que cette opposition imprévue est bien désagréable pour vous, et j'admets que votre adversaire est un lutteur bien difficile à terrasser, mais, A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire! Et si vous triomphez contre lui, vous aurez certainement la chance de devenir ministre!

—Vous croyez, M. le notaire?

—Oui, franchement, je le crois! Cependant je regrette de constater que vous perdez du terrain tous les jour, mais par votre faute, et votre très grande faute! car jusqu'à présent vous n'avez presque pas dépensé d'argent.

—Mais, fit observer M. de LaRue, mon adversaire n'a pas dépensé d'argent, lui non plus, et il est incapable d'en dépenser, puisqu'il est pauvre comme un moine!

—Oui, c'est vrai, mais il possède cette puissance de la parole qui fascine le peuple...

—Vous le fascinez bien, le peuple, vous aussi, M. le notaire, par vos discours!

—Peut-être... mais ce n'est pas moi qui suis le candidat!

—Alors, que faut-il que je fasse, M. le notaire?

—Pour gagner une élection, sans le secours d'une forte éloquence personnelle, comme dans votre cas, par exemple, un candidat doit dépenser de l'argent, encore de l'argent et beaucoup d'argent! L'argent, voyez-vous, c'est le nerf de la guerre... En d'autres termes, pour tout dire, si vous mettez peu d'argent dans la lutte, vous serez battu; et si vous en mettez beaucoup, vous battrez votre adversaire! Choisissez entre la défaite, c'est-à-dire l'humiliation; et la victoire, c'est-à-dire la gloire et la renommée...

—Je veux écraser mon adversaire! s'écria le belliqueux rentier, avide de gloire et de renommée! M. le notaire, ajouta-t-il, je vous choisis pour mon agent et, mon trésorier; allez-y largement!

—Je vous remercie, M. le futur ministre, de ce témoignage de confiance. Je prendrai vos intérêts avec le même soin que je les prendrais si j'étais déjà votre gendre...

—A propos, M. le notaire, vous savez sans doute que ma fille est partie hier soir, avec son oncle Ulric, pour Montréal.

—Comment voulez-vous que je le sache, si vous ne me l'avez pas dit? Ce n'est pas Melle Corinne, bien sûr, qui m'aurait annoncé la nouvelle de son départ: car, depuis quelques jours, je me suis souvent placé sur son chemin, tantôt pour lui sourire, tantôt pour lui adresser des compliments délicats, et elle n'a pas fait plus de cas de moi que si j'eusse été un mannequin... A la fin, j'ai pensé qu'elle était myope et un peu sourde...

—Ma tille est très gênée, voyez-vous!

Oui, elle est partie pour Montréal, et voici dans quel but. Dernièrement, je lui ai défendu de revoir Jean-Charles, et je lui ai dit en même temps que je désirais vous avoir pour gendre. De plus, je lui ai déclaré que, d'ici à deux semaines, je voulais avoir une décision définitive au sujet de son avenir.

Or, hier matin, elle m'a tenu ce langage:

—Mon père, ma décision est prise pour ce qui concerne Jean-Charles: je ne l'épouserai pas! mais pour ce qui concerne son frère, j'ai besoin de réfléchir et de prier avant de me prononcer. Cette semaine, les élèves du couvent de la congrégation Notre Dame, à Montréal, font leur retraite annuelle, et je vous demande la permission de la suivre avec elles. J'espère que, après la retraite, je pourrai vous faire connaître la décision que vous attendez de moi.

Donc, M. le notaire, nous avons gagné le prin cipal point: ma fille renonce à Jean-Charles. J'ai confiance qu'elle va prendre maintenant une décision favorable à nos projets.

—Oui, M. le futur ministre, je partage entièrem... un peu... votre confiance. Mais dans le cas où cette décision me serait défavorable, vous pourriez forcer la main à Melle Corinne, en lui faisant un devoir de conscience de m'épouser; car elle me parait très scrupuleuse, votre charmante fille!

—Nous aviserons dans le temps, M. le notaire. En attendant, n'est-ce pas? ne négligeons rien pour assurer le succès de mon élection. Il faut que j'écrase mon adversaire...

—Tous mes instants vous appartiennent, M. le futur ministre; je sais qu'en m'absentant de mon bureau, comme je le fais depuis quelque temps, je perdrai un bon nombre de clients, mais n'importe! Je n'ai pour le moment qu'une seule ambition, celle de battre votre adversaire à plate couture...

—Merci, M. le notaire; je saurai reconnaître généreusement vos précieux services. Ha! tenez, pendant que j'y pense, je veux vous demander encore une faveur.

—Ne vous gênez pas, M. le futur ministre!

—Voulez-vous avoir la bonté de me préparer un autre petit discours que je pourrai prononcer dans les paroisses où j'ai déjà porté la parole? car je n'aime pas répéter toujours la même chose, vous savez!

Comme je veux capter le vote anglais je vous prie d'introduire dans ce discours quelques compliments bien tournés à l'adresse des Anglais,... sans sacrifier les principes, par exemple!... je tiens aux principes, vous savez!

—Je comprends; un discours assaisonné de bon sens, de patriotisme et de loyauté. Vous serez servi à souhait, M. le futur ministre!

*
*   *

Victor, qui ne se croyait heureux que lorsqu'il avait bien mangé et bien bu, se dit: «Je vais organiser dans toutes les paroisses de notre comté, au nom et avec l'or de M. de LaRue, des festins publics qui auront le double effet de rendre les gens heureux et d'assurer l'élection de mon candidat...»

Et il se mit à l'oeuvre avec une ardeur digne d'une meilleure cause.

Ce cabaleur sans vergogne inonda les paroisses de boisson, et y ouvrit un véritable marché de votes.

En un mot, il inaugura ouvertement, avec l'orgie et la débauche, ce mode d'intimidation et d'achat des consciences qui s'est répandu depuis, d'une manière alarmante, d'un bout à l'autre du pays!

Les fêtes—véritables bacchanales—duraient depuis environ un mois, quand, effrayé des désordres affreux qui régnaient par tout le comté, le dimanche comme la semaine, le clergé éleva la voix, pour rappeler les fidèles à leurs devoirs de chrétiens et de citoyens.

Les électeurs finirent par se ressaisir, puis la débandade se déclara parmi les partisans du candidat trop prodigue.

Le jour du scrutin—si ardemment attendu par M. de LaRue—arriva enfin, et le vaniteux rentier fut battu par une grande majorité!

L'or avait été vaincu par l'éloquence!

Les malins disaient: «Le bon Dieu s'est fâché et il a donné une bonne raclée au diable!»

Cette élection avait coûté à M. de LaRue la somme fabuleuse de dix mille dollars... Le rusé notaire—va sans dire—avait eu le soin d'empocher une partie de cette somme: la bagatelle de deux mille cinq cents dollars...

*
*   *

Oh! les ingrats! les ingrats! me trahir de la pareille façon! s'écriait M. de LaRue, le lendemain de sa défaite, en pleurant comme un enfant! Oh! les ingrats! moi qui les ai empiffrés de victuailles, moi qui... moi... Oh!

—Pour l'amour de Dieu! lui dit Mme de LaRue, tâche de te calmer et de cesser tes ridicules lamentations! Je comprends que c'est humiliant pour un homme de ton âge d'avoir été la dupe et la victime d'un blanc-bec tel que Victor Lormier... mais, enfin, c'est fait! et cela te prouve qu'il n'est pas toujours bon de mépriser les conseils de sa femme pour suivre aveuglement ceux du premier godelureau venu! Ton échauffourée te coûte dix mille dollars! C'est une grosse somme, j'en conviens; mais, pour ma part, je ne regretterais pas la perte de cette somme si elle pouvait avoir l'effet de corriger ta sotte vanité et ton ambition... Que dis-je? pour atteindre ce but, je sacrifierais volontiers toute notre fortune!

—Tu as une singulière manière de me consoler, toi! reprit M. de LaRue, en cessant de pleurer...

—Si mes consolations ne te plaisent pas, va en demander d'autres à ton charmant conseiller et ami, Victor Lormier!

M. de LaRue, que le lecteur a vu naguère si impérieux, si impitoyable, ne put répondre un seul mot aux reproches sanglants de sa femme. Il se retira dans son cabinet pour y faire d'amères, mais sérieuses réflexions.

Ma femme a raison, cent fois, mille fois raison! Si j'avais suivi ses conseils, je n'aurais pas aujourd'hui la conscience bourrelée de remords! Que d'erreurs regrettables, et peut-être irréparables, la vanité et l'ambition m'ont fait commettre depuis quelques semaines... J'ai scandalisé mes concitoyens, triplé le nombre de mes ennemis, perdu une partie de ma fortune, préféré le misérable notaire Lormier à son frère si doux et si honnête! J'ai obligé ma fille à aller s'enfermer dans un couvent; j'ai banni pour toujours de ma demeure la paix et le bonheur...

Oui, ma femme a raison, cent fois et mille fois raison!... A quoi, en effet, peuvent servir mes lamentations, sinon à me rendre plus ridicule encore! J'ai eu la faiblesse de commettre le mal,—et j'en demande bien pardon au bon Dieu,—mais il me reste le devoir de le réparer, dans la mesure du possible.

D'abord, je vais écrire à ma fille pour la prier la supplier même, de renoncer à la vie religieuse, qu'elle me dit vouloir embrasser, et de venir reprendre sa place à mon foyer. Et ensuite, je tâcherai de me réconcilier avec Jean-Charles en lui offrant,—gage de réparation et d'amitié,—la main de ma fille bien-aimée!

Ce qui fut pensé, fut fait. M. de LaRue n'était pas instruit, mais il savait lire et écrire passablement.

Il écrivit donc à sa fille une longue lettre dans laquelle il s'accusait de l'avoir contrainte, par ses duretés, à briser les doux liens qui l'unissaient à Jean-Charles, puis à fuir le foyer domestique pour aller ensevelir sa jeunesse et son bonheur entre les murs sombres du couvent... Il la priait de lui pardonner la peine qu'il lui avait causée et tous les torts qu'il avait eus envers elle. Il lui assurait que, si elle voulait revenir sous le toit paternel, elle aurait la liberté d'épouser Jean-Charles, qu'il regrettait d'avoir traité si durement.

Il lui annonçait sa défaite, et, au lieu de la déplorer, il remerciait Dieu de la lui avoir infligée, comme moyen de le guérir de sa vanité et de son ambition...

Par le retour du courrier, M. de LaRue reçut de sa fille une lettre dont voici la teneur:

Très cher et bien-aimé père,

Quoi! vous daignez vous accuser devant moi des torts et de la peine que vous croyez m'avoir causés! Quoi! vous me faites des excuses et vous me demandez de vous pardonner! Oh! père chéri, au lieu de vous accuser et de vous excuser, vous devriez plutôt remercier Dieu, comme je le remercie moi-même, d'avoir fait jaillir la lumière des ombres passagères qui ont enveloppé et attristé un instant notre chère famille.

Oui, père chéri, vous avez été pour moi le génie bienfaisant, l'heureux intermédiaire dont le ciel s'est servi pour me remettre dans la voie sûre où je suis maintenant et où je désire rester jusqu'au terme de ma vie!

Ne pleurez pas sur mon sort, père bien-aimé, car je suis heureuse autant, ce me semble, qu'il est possible de l'être ici-bas.

Et c'est aujourd'hui que je comprends tout ce qu'il y a de vrai dans ces paroles d'une sainte âme: «Mon coeur surabonde de joie et de consolation! Le couvent est pour moi la porte du paradis, le palais où le Roi des rois veut bien recevoir son indigne épouse.»

Que les desseins de Dieu sont grands et impénétrables!

Il y a quelques semaines à peine, je me croyais appelée à rester dans le monde, et j'écrivais à la révérende mère supérieure de notre couvent: «La vie de communauté est belle, sans doute, mais je suis persuadée que la vie de famille l'est bien davantage!»

C'était alors ma conviction. Je me préparais même à recevoir le sacrement de mariage! Mais tout cela n'était qu'un rêve que le bon Dieu s'est chargé de dissiper.

Je renonce sans regret, croyez-le, à l'union que vous me proposez avec M. Jean-Charles Lormier. Je ne veux pour époux que l'immortel et divin crucifié...

Oh! ne me plaignez pas, cher père et bien tendre mère, mais unissez vos prières aux miennes afin que Jésus affermisse de plus en plus le désir que j'ai de me sacrifier à lui pour toujours.

Ce saint désir, bien chers parents, est le fruit de vos bons exemples et de l'instruction religieuse que vous m'avez fait donner.

Pour vous récompenser de l'indicible bonheur que je ressens maintenant, et dont je vous suis redevable, je prierai Dieu de voua combler de ses faveurs et d'adoucir dans votre âme et dans la mienne l'amertume de notre séparation terrestre!

Veuillez agréer, cher père et bien tendre mère, l'assurance de mon profond respect et de ma vive affection, et me croire,

Votre fille tout aimante,

CORINNE DE LARUE.

La lecture de cette lettre plongea M. et Mme de LaRue dans une profonde tristesse. Ils aimaient tendrement leur fille, leur unique enfant, et il leur en coûtait de s'en séparer pour toujours...

Cependant, ils étaient trop bons chrétiens pour vouloir s'opposer aux desseins de la Providence.

M. de LaRue était un brave homme; il n'avait qu'un seul défaut—défaut bien détestable, il est vrai—la vanité. Mais il ne parlait plus maintenant de la noblesse de son origine; et s'il n'eût craint d'attiser contre lui les épigrammes de ses ennemis, il aurait biffé la particule de qu'il avait si amoureusement accolée à son nom...

Mais, hélas! il était condamné à la garder jusqu'à la mort, cette cruelle particule!

—Qu'allons-nous faire? demanda M. de LaRue, en s'adressant à sa femme.

A présent, il aimait à prendre conseil de sa femme.

—Ce que nous allons faire? Nous allons retourner à Montréal le plus tôt possible, afin d'être plus près de notre fille et d'avoir l'avantage de la visiter souvent. Puis, lorsqu'elle aura prononcé ses derniers voeux, si ses supérieures l'envoient à l'étranger, eh bien! nous reviendrons à Sainte-R... pour y finir nos jours.

—Très bien! ma femme; je vais mettre mes affaires en ordre, et nous partirons la semaine prochaine.

M. de LaRue voulait, avant son départ, revoir Jean-Charles, lui faire ses excuses, implorer son pardon et se réconcilier avec lui.

Il fallait aussi lui apprendre la décision de Corinne. Le malheureux père avait peine à s'y résoudre. Quel coup terrible cette nouvelle allait porter au coeur du brave garçon!

Un moment, il eut la pensée d'écrire pour éviter un entretien qui l'effrayait.

Mais comprenant que ce serait manquer de courage et de courtoisie, il se décida à aller trouver Jean-Charles, pour lui tout avouer, avec franchise et simplicité.

Dans l'entrevue qu'il eut avec notre héros, celui-ci se montra courtois, généreux, clément et courageux. Il considérait la décision de Corinne comme une inspiration du ciel, et, en bon chrétien qu'il était, il l'accepta avec une entière soumission à la volonté de Dieu.

*
*   *

Victor Lormier, qui avait entendu parler du prochain départ de M. de LaRue pour Montréal, résolut d'aller lui faire ses adieux et lui demander en même temps des nouvelles de Corinne, car il n'avait pas osé revoir M. de LaRue depuis l'élection.

Mme de LaRue ayant vu venir le notaire, voulut le recevoir elle-même.

—Bonjour, chère madame! dit Victor, en se mettant la bouche en coeur; comment est votre précieuse santé?

—Que vouiez-vous, monsieur?

—Est-ce que vous avez reçu, chère madame, des nouvelle de mademoiselle Corinne?

—Retirez-vous, monsieur!

—M. de LaRue est-il ici, madame?

—Oui, monsieur!

—Est-ce que je pourrais le voir, madame?

—Non, monsieur!

—Est-il malade, madame, ce cher M. de LaRue?

—Mon, monsieur!

—Alors, madame, je désirerais le voir pour une affaire très importante concernant son élection.

—Retirez-vous, monsieur, vous dis-je!

—Pardon, chère madame, si j'insiste pour voir M. de LaRue, mais je suis certain qu'il sera... content de me recevoir...

—Vous vous trompez! dit M. de LaRue, en se montrant; je ne tiens pas du tout à vous recevoir et vous prie de déguerpir, oiseau de malheur que vous êtes!

—Mais, M. le candidat... pardon! M. le préfet; vous savez...

Pan!

La porte fermée avec violence par M. de LaRue coupa la parole à l'obséquieux notaire, qui se retira, la rage au coeur...

Mais, avec cette faiblesse de caractère et ce cynisme que le lecteur lui connaît, Victor se consola presque aussitôt en faisant les réflexions qui suivent:

«Si je perds le gâteau (il voulait dire la dot de Corinne) j'en ai toujours bien pris une tranche de deux mille cinq cents dollars! Avec cette somme je pourrai m'amuser un brin, en attendant les clients... qui ne viennent pas vite, les imbéciles!

Mais, j'y pense, il n'y a aucun amusement pour moi, ici... Si j'allais vivre à Montréal? oh! oui, par exemple, c'est là qu'on s'amuse... Mais je n'attendrai pas mes ex-futurs beau-père et belle-mère, car je présume qu'ils aimeront autant ne pas m'avoir pour compagnon de voyage!»

Il fit ses préparatifs promptement et partit, le lendemain, sans daigner seulement aller voir sa vieille mère, que le chagrin conduisait au tombeau!

Jean-Charles n'avait pas revu son malheureux frère depuis qu'il l'avait rencontré chez M. de LaRue; mais il lui pardonnait du fond du coeur tout ce qu'il avait souffert à cause de lui..




VINGT ANS APRÈS

Nous sommes en 1837.

Jean-Charles vient d'atteindre sa quarantième année, et il est encore célibataire. Il a connu pourtant, dans le cours des vingt dernières années, de bonnes et charmantes filles qui auraient été heureuses d'unir leur destinée à la sienne. Pour toutes, indistinctement, il a été courtois, aimable, et très réservé.

Aux amis qui lui ont conseillé de se marier, Jean-Charles a répondu qu'il se croyait voué au célibat.

Corinne est maintenant soeur Sainte-Agnès de Jésus.

Jean-Charles, tout en bénissant les desseins de la Providence, garde au coeur, avec le souvenir de cette pieuse jeune fille, la blessure qu'y a faite un amour profond. Et sur cette plaie toujours saignante, il ne veut mettre le baume d'aucun autre amour terrestre. Ce serait, pense-t-il, une sorte de profanation. Son sacrifice est donc bien fait, et sa détermination inébranlable.

A ce premier sacrifice. Dieu en a ajouté d'autres. Les liens qui rattachaient notre héros à la terre se sont presque tous rompus. Depuis longtemps, sa mère est allée recevoir au ciel la récompense de ses vertus. Les deux soeurs qui lui restaient, ont toutes deux embrassé la vie religieuse...

Il parait donc bien seul sur la terre, cet homme, si jeune encore, si plein de vie, si digne d'être aimé, et si capable de rendre les autres heureux!

Cependant, au lieu de se renfermer dans une solitude égoïste et stérile, il emploie au bien de ses concitoyens et au soulagement des pauvres, l'activité débordante de sa grande âme.

Malgré sa modestie, il a dû accepter par dévouement et patriotisme des charges civiles qu'il remplit avec autant de zèle que de prudence.

Pour combler le vide fait à son foyer, il a donné l'hospitalité à une nombreuse famille, tombée dans le malheur.

Prosper Larose avait été l'ami d'enfance de Jean-Charles. Devenu infirme, et incapable de supporter les siens, il fut recueilli dans la demeure des Lormier, et y fut traité comme un frère par son ami d'autrefois.

Victor, lui, avait dissipé en peu de temps les deux milles cinq cents dollars que, à titre de rémunération, il s'était cru justifiable de soutirer à M. de LaRue, pendant la lutte électorale.

Il avait d'abord exercé sa profession sur une des principales rues commerciales de Montréal, mais sa conduite désordonnée lui ayant fait perdre la confiance du public, il dut fermer son étude, et fut bientôt réduit à travailler en qualité de copiste chez le notaire Archambault. Puis, quand il était à bout de ressources, il venait passer quelque temps chez Jean-Charles, dont la maison et le coeur lui étaient toujours ouverts. Mais Victor se lassait vite de la vie honnête et paisible qu'on menait à Sainte-R..., et, malgré la franche hospitalité de son frère, il reprenait le chemin de la métropole pour retourner à ses plaisirs...

*
*   *

Depuis environ deux ans, les Canadiens-français les plus en vue, et en particulier ceux... qui occupaient des sièges dans la Chambre d'assemblée du Bas-Canada, s'agitaient contre le gouverneur-général et ses ministres, qu'ils accusaient de bien des méfaits politiques.

Tous les historiens admettent que les griefs de nos compatriotes étaient fondés, mais plusieurs condamnent les chefs qui eurent recours, à la violence pour obtenir la réparation des injustices et des torts dont ils souffraient.

Des assemblées tumultueuses, et souvent provocatrices, avaient eu lieu dans les grandes paroisses des districts de Montréal et de Québec.

Les choses allaient de mal en pis. Et les hommes, bien intentionnés sans doute, qui s'étaient mis à la tête du mouvement, et qui voyaient maintenant la foule se livrer à des écarts regrettables, se crurent obligés, sous peine de trahison, de suivre ceux qu'ils avaient involontairement lancés dans une voie malheureuse.

La paroisse de Sainte-R... avait, jusque-là, échappé à cette agitation.

—Comment se fait-il, dit à ses amis le Dr Chénier, un des principaux agitateurs, que la paroisse de Sainte-R... n'ait pas encore suivi l'exemple des paroisses de Saint-Ours, de Saint-Denis, de Saint-Charles, etc., qui ont tenu des assemblées pour protester contre la tyrannie de ceux qui nous gouvernent? Le maire de cette paroisse, Jean-Charles Lormier, est pourtant un patriote ardent et le plus brave parmi les braves...

—C'est étonnant, en effet, remarqua le chevalier de Lorimier. Vous le connaissez bien, docteur; pourquoi n'allez-vous pas le voir pour vous entendre et organiser avec lui une assemblée monstre dans sa paroisse?

—J'irai bien, répondit le Dr Chénier

—Oui, allez-y! allez-y! approuvèrent plusieurs patriotes, qui connaissaient la réputation de bravoure que Jean-Charles Lormier s'était acquise.

*
*   *

C'était le 30 octobre au matin.

Le Dr Chénier n'était pas homme à remettre au lendemain ce qu'il pouvait faire plus tôt...

Il se mit en route et, le soir du même jour, vers huit heures, il arrivait chez le maire de Sainte-R... Il le trouva entouré de ses chers livres.

L'étude était devenue la passion dominante de notre héros.

—Je suis bien fâché de vous déranger, dit le Dr Chénier, en donnant à Jean-Charles une chaude poignée de main.

—Vous êtes le bien venu, mon cher docteur; asseyez-vous, et lisez ce journal pendant que j'irai dire à la servante de préparer le souper.

—Pas pour moi, dans tous les cas, M. le maire, car j'ai soupé au village voisin. D'ailleurs il faut que je reparte dans quelques minutes.

—Ah! vraiment! Vous êtes donc bien pressé, docteur?

—En effet, je suis venu vous voir pour une affaire de la plus haute importance.

—De quoi s'agit-il donc, docteur?

—Vous connaissez la campagne que nous avons entreprise d'un bout à l'autre de la province, pour obtenir du gouvernement impérial le redressement de nos griefs. Tous les patriotes des paroisses les plus importantes de la province ont adopté des résolutions dénonçant l'état de choses actuel et revendiquant les droits, les privilèges et les libertés qui nous sont dus. Or, à ce concert enthousiaste de revendications nationales, il manque une voix puissante: celle de votre patriotique paroisse! Et je suis en ce moment l'interprète d'un grand nombre de patriotes en vous priant de convoquer une assemblée dans le genre de celles qui ont eu lieu dans les autres paroisses. Vous pourriez, par exemple, soumettre à cette assemblée les résolutions que les patriotes de Saint-Ours ont adoptées, à l'unanimité, le 7 mai dernier. Voici le texte exact de ces résolutions:

1° Proposé par le Dr W. Nelson, secondé par M. J. Auger, et résolu:

—Que nous avons vu avec les sentiments de la plus vive indignation les résolutions proposées à l'adoption de la Chambre des Communes, le 6 mars dernier, résolutions dont l'effet nécessaire est de nous enlever toute garantie de liberté et de bon gouvernement pour l'avenir de cette province.

2° Proposé par L. F. Deschambault, écuyer secondé par le capitaine Jalbert, et résolu:

—Que l'adoption de ces résolutions sera une violation flagrante de la part des Communes et du gouvernement qui les a proposées, de la capitulation des traités, des actes constitutionnels qui ont été octroyés au pays. Que ces actes, ces traités, portant des obligations réciproques, savoir: de notre part, amour et obéissance; de la part de l'Angleterre, protection et garantie de liberté,—seraient virtuellement annulés par la violation des promesses d'une des parties contractantes.

3° Proposé par M. O. Chamard, secondé par M. O. Mignault, et résolu:

—Que, dans ces circonstances, nous ne pouvons regarder le gouvernement qui avait recours à l'injustice, à la force et à une violation du contrat social que comme un pouvoir oppresseur, un gouvernement de force pour lequel la mesure de notre soumission ne devrait être désormais que la mesure de notre force numérique, jointe aux sympathies que nous trouverions ailleurs.

4° Proposé par M. Moyen, secondé par M. Marchesseau, et résolu:

—Que le machiavélisme qui, depuis la session, a accompagné tous les actes du gouvernement, la mauvaise foi qui les a caractérisés jusqu'ici, la faiblesse qui perce à chaque page du rapport des commissaires et dans les discours des ministres où on ne rougit pas d'alléguer notre division et notre petit nombre, comme motif de nous refuser justice, ne nous inspirent que le plus profond dégoût, et le mépris le plus prononcé pour les hommes qui commandent à un des peuples les plus grands, les plus nobles de la terre ou qui sont attachés à un tel gouvernement.

5° Proposé par M. E. Durocher. Secondé par le capitaine Côté et résolu:

—Que le peuple de ce pays a longtemps attendu justice de l'administration coloniale d'abord, du gouvernement métropolitain ensuite, et toujours inutilement. Que pendant trente ans la crainte a brisé quelques-unes de nos chaînes, pendant que l'amour désordonné du pouvoir nous en imposait de plus pesantes. La haute idée que nous avons de la justice et du l'honneur du peuple anglais nous a fait espérer que le parlement qui le représente apporterait un remède à nos griefs. Ce dernier espoir déçu, nous a fait renoncer à jamais à l'idée de chercher justice de l'autre côté de la mer, et de reconnaître enfin combien le pays a été abusé par les promesses mensongères qui l'ont porté à combattre contre un peuple qui lui offrit la liberté, des droits égaux, pour un peuple qui lui préparait l'esclavage. Une triste expérience nous oblige de reconnaître que de l'autre côté de la ligne 45 étaient nos amis et nos alliés naturels.

6° Proposé par le capitaine Beaulac, secondé par le capitaine Chappedelaine, et résolu:

—Que nous nions au parlement anglais le droit de législater sur les affaires intérieures de cette colonie contre notre consentement, et sans notre participation et nos demandes, comme le non-exercice de ce droit par l'Angleterre nous a été garanti par la constitution et reconnu par la métropole, lorsqu'elle a craint que nous n'acceptassions les offres de liberté et d'indépendance que nous faisait la république voisine. Qu'en conséquence, nous regardons nul et non avenu l'acte de tenure, l'acte de commerce du Canada, l'acte qui incorpore la société dite «Compagnie des terres», et enfin l'acte qui sera sans doute basé sur les résolutions qui viennent d'être adoptées par les Communes.

7° Proposé par M. Ducharme, secondé par M. Tétreau, et résolu:

—Que nous ne nous regardant plus liés que par la force au gouvernement anglais, attendant de Dieu, de notre bon droit et des circonstances, un sort meilleur, les bienfaits de la liberté et un gouvernement plus juste. Que, cependant, comme notre argent public dont ose disposer sans aucun contrôle le gouvernement métropolitain va devenir entre ses mains un nouveau moyen de pression contre nous, et que nous regardons comme notre devoir comme de notre honneur de résister par tous les moyens actuellement en notre possession à un pouvoir tyrannique, pour diminuer autant qu'il est en nous ces moyens d'oppression, nous résolvons:

8° Sur la proposition du capitaine Doyen, secondé par M. L. Métivier, il est résolu:

—Que nous nous abstiendrons autant qu'il sera en notre pouvoir de consommer les articles importés, particulièrement ceux qui paient des droits plus élevés, tels que le thé, le tabac, les vins, le rhum, etc. Que nous consommerons, de préférence, les produits manufacturés dans notre pays; que nous regarderons comme bien méritant de la patrie quiconque établira des manufactures de soie, de drap, de sucre, de spiritueux, etc. Que, considérant l'acte de commerce comme non avenu, nous regarderons comme très licite le commerce désigné sous le nom de contrebande, jugerons ce trafic très honorable, tâcherons de le favoriser de tout notre pouvoir, regardant ceux qui s'y livreront comme méritant bien du pays; et comme infâme quiconque se porterait dénonciateur contre eux.

9° Sur motion de M. Olivier, secondé par M. Charles Lebeau, il est résolu:

—Que pour rendre ces résolutions plus efficaces, cette assemblée est d'avis qu'on devrait faire dans le paya une association dont le centre serait à Québec où à Montréal, dans le but de s'engager à ne consommer que des produits manufacturés en ce pays, ou importés, sans avoir payé de droits.

10° Sur motion de M. Labarre, secondé par M. Joseph Dudevoir, il est résolu:

—Que pour opérer plus suffisamment la régénération de ce pays, il convient, à l'exemple de l'Irlande, de se rallier tous autour d'un seul homme. Que cet homme, Dieu l'a marqué comme O'Connell, pour être le chef politique, le régénérateur d'un peuple; qu'il lui a donné pour cela une force de pensées et de paroles qui n'est pas surpassée, une haine d'oppression, un amour du pays, qu'aucune promesse, aucune menace du pouvoir ne peut fausser. Que cet homme, déjà désigné par le pays, est L. J. Papineau. Que cette assemblée considérant les heureux résultats obtenus en Irlande du tribut appelé «Tribut O'Connell», est d'avis qu'un semblable tribut, appelé «Tribut Papineau», devrait exister en ce pays; les comités de l'association contre l'importation seraient chargés de le prélever.

11° Sur proposition de M. Marchesseau, secondé par M. A. Lorendeau, il est résolu:

—Que cette assemblée ne saurait se séparer sans offrir ses plus sincères remerciements aux orateurs peu nombreux, mais zélés et habiles, qui ont fait valoir la justice de notre cause dans la Chambre des Communes, ainsi qu'aux hommes honnêtes et vertueux qui ont voté avec eux; que pareillement les industriels de Londres, qui ont présenté une requête à la Chambre des Communes, en faveur de ce malheureux pays, ont droit à notre plus profonde reconnaissance.

12° Sur proposition de S. Cherrier, écuyer, secondé par M. Godfroi Cormier, il est résolu:

—Que cotte assemblée entretient la conviction que dans une élection générale dont le pays est menacé, à l'instigation d'hommes faibles et pervers, aussi ignorants de l'opinion publique dans la crise actuelle qu'ils sont dépourvus d'influence, les électeurs témoigneront leur reconnaissance à leurs fidèles mandataires en les réélisant et en repoussant ceux qui ont forfait à leurs promesses, à leurs devoirs, et qui ont trahi le pays, soit en se rangeant du côté de nos adversaires, soit en s'abstenant lâchement, lorsque le pays attendait d'eux l'expression honnête de leurs sentiments.

—Comment trouvez-vous ces résolutions, M. Lormier? demanda le Dr Chénier.

—J'aurai la franchise de vous dire, mon cher docteur, que je les trouve diffuses, mal rédigées, illogiques, violentes et immorales; je les crois de nature à faire un tort immense à notre belle cause, et, de plus, à nous couvrir de ridicule aux yeux de tous les hommes sérieux.

—Mais, M. Lormier, il me semble que vous les jugez avec trop de sévérité!

—Non! mon cher docteur. Examinons-en quelques-unes ensemble.

Elles nous blâment d'avoir été soumis à l'autorité établie en 1775 et en 1812, et, par conséquent, nous reprochent d'avoir repoussé l'invasion américaine; c'est-à-dire qu'elles déchirent deux pages de notre histoire où l'héroïsme et la loyauté de notre race brillent, d'un pur éclat.

Elles menacent l'Angleterre de demander aujourd'hui contre elle la protection des Américains!... Vous savez bien que cette menace est puérile, puisque les États-Unis et l'Angleterre ont fait la paix depuis longtemps, et qu'ils sont liés maintenant par des intérêts commerciaux, et ne peuvent rompre leurs liens, sans se causer mutuellement des torts désastreux.

Vous savez, de plus, que les États-Unis traversent actuellement une crise commerciale terrible qui requiert leur attention, leur énergie et leur travail. Il est donc impossible pour les Américains de s'occuper de nous dans ce moment-ci.

Ces résolutions regardent comme très licite et très honorable le commerce désigné sous le nom ile contrebande, et comme infâme quiconque se porterait dénonciateur contre les contrebandiers...

En d'autres termes, elles érigent le vol en principe et déclarent dignes de mépris les citoyens qui voudraient dénoncer les voleurs!...

Jolie morale, n'est-ce pas?

Tenez, docteur! nul ne désire plus que moi voir notre peuple libre, heureux et prospère; mais je crois que nous travaillons à reculer cette ère de liberté, de bonheur et de prospérité après laquelle nous soupirons si ardemment!

—Que convient-il donc de faire, M. Lormier, suivant vous?

—Recommencer sur d'autres bases le travail qui a été fait. Organiser des assemblées publiques et y faire adopter des résolutions à la fois courtoises et fermes; car en employant les menaces et la violence, nous perdons notre droit et notre force. En un mot, je suis prêt à vous suivre partout, si vous voulez combattre avec des armes légales et constitutionnelles!

Permettez-moi de vous citer, à mon tour, quelques extraits du mandement que Mgr Lartigue, évêque-coadjuteur de Mgr Signaï, à Montréal, a adressé à ses diocésains, le 24 octobre courant, et dans lequel il prêchait l'obéissance au pouvoir établi:

Depuis longtemps, N. T. C. F. nous n'entendons parler que d'agitation, de révolte même, dans un pays toujours renommé jusqu'à présent pour sa loyauté, son esprit de paix, et son amour pour la religion de ses pères.

On voit partout les frères s'élever contre leurs frères, les amis contre leurs amis, les citoyens contre leurs concitoyens, et la discorde d'un bout à l'autre de la province, semble avoir brisé les liens de la charité qui unissait entre eux les membres d'un même corps, les enfants d'une même église, du catholicisme qui est une religion d'unité.

Encore une fois, nous ne vous donnerons pas notre sentiment politique, qui a droit ou tort entre les diverses branches du pouvoir souverain. Ce sont de ces choses que Dieu a laissées aux disputes des hommes; mais la question morale, savoir, quels sont les devoirs d'un catholique à l'égard de la puissance civile établie et constituée dans chaque état; cette question religieuse, dis-je, est de notre ressort et de notre compétence...

Ne vous laissez donc pas séduire, si quelqu'un voulait vous engager à la rébellion contre le gouvernement établi, sous prétexte que vous faites partie du peuple souverain; la trop fameuse convention nationale de France, quoique forcée d'admettre la souveraineté du peuple, puisqu'elle lui devait son existence, eut soin de condamner elle-même les insurrections populaires, en insérant dans la déclaration des droits, en tête de la constitution de 1795, que la souveraineté réside non dans une partie, ni même dans la majorité du peuple, mais dans l'universalité des citoyens.

Or, qui oserait dire que, dans ce pays, la totalité des citoyens veut la destruction de son gouvernement?...

Ce mandement, vous le voyez, mon cher docteur, est une condamnation formelle des résolutions que vous venez de me soumettre..

—Hélas! gémit le Dr Chénier, nous sommes donc condamnés à subir toujours la partialité injuste de ceux qui nous gouvernent, à sacrifier nos droits, nos libertés, et à baiser la main qui nous soufflette?...

—Non, mon cher docteur, tout n'est pas désespéré! J'ai foi dans l'avenir de notre cher pays et je suis persuadé qu'il n'est pas éloigné le jour où justice nous sera complètement rendue; mais, je le répète, ce n'est que par les moyens légaux et constitutionnels que nous l'obtiendrons, et de Dieu et des hommes!

—Nos intentions sont pures! s'écria avec exaltation le Dr Chénier, et Dieu ne nous abandonnera pas! D'ailleurs, eussiez-vous cent fois raison, il m'est impossible maintenant de reculer, car je passerais pour un lâche et un traître! Quoi qu'il advienne, j'irai jusqu'au bout!

—Mais, mon cher docteur, c'est la guerre civile que vous préparez!

—Peut-être!

—Vous allez au combat, et vous êtes sans armes!... c'est donc l'écrasement de notre peuple que vous voulez?

—Nous voulons la liberté! s'écria le Dr Chénier; et, pour l'obtenir, nous verserons, s'il le faut, jusqu'à la dernière goutte de notre sang...

Et le Dr Chénier enfourcha son cheval qu'il lança, ventre à terre, dans la direction de Saint-Charles...

*
*   *

Quelques jours plus tard, la guerre civile éclata dans toute son horreur, et l'infortuné Chénier fut tué à la bataille de Saint-Eustache, après avoir combattu vaillamment!

Jetons un voile sur les sombres événements de 1837-38, et admirons en silence l'héroïsme de ces Canadiens qui furent les victimes d'un patriotisme sincère, mais mal éclairé...

«On ne peut, dit notre grand historien, F. X. Garneau, lire sans être ému les dernières lettres du chevalier de Lorimier (une des victimes de l'insurrection de 1837-38) à sa famille et à ses amis, dans lesquelles il proteste de la sincérité de ses convictions. Il signa, avant de marcher au supplice, une déclaration de ses principes qui témoignent de sa bonne foi, et qui prouvent le danger qu'il y a de répandre des doctrines qui peuvent entraîner des conséquences aussi désastreuses.»

*
*   *

Jean-Charles Lormier agrandissait graduellement, en travaillant le soir, le cercle des connaissances qu'il avait acquises sous l'habile direction de l'abbé Faguy.

Déjà, en 1826, à la demande de son digne précepteur, Jean-Charles avait subi un examen particulier en présence du juge P. S. Bédard et du Dr Chapais. Les questions—soigneusement préparées par le juge Bédard—comprenaient les matières suivantes: la géographie, l'histoire, les préceptes de littérature et de rhétorique, un thème latin, une version latine, une version grecque, une composition, un thème anglais et une version anglaise; la chimie, l'histoire naturelle et l'astronomie, la philosophie, les mathématiques et la physique.

Jean-Charles était sorti triomphant de cette rude épreuve.

Un soir du mois de mai 1838, l'abbé Faguy entra, sans se faire annoncer, dans la chambre de Jean-Charles, qu'il surprit à lire un ouvrage du prince des théologiens, St-Thomas d'Aquin, traitant de la sainteté du prêtre.

—Ah! ah! dit l'abbé Faguy, je vous surprends encore en tête à tête avec l'ange de l'école! Si je n'ai pu jusqu'à présent vous convertir aux idées sacerdotales, j'espère que Saint-Thomas opérera en vous cette conversion...

—Non, M. le curé! car plus je réfléchis, plus je me reconnais indigne d'embrasser le sacerdoce! Écoutez, ajouta-t-il, en prenant un autre livre qui se trouvait sur sa table, en quels termes un pieux religieux parle du sacerdoce:

«Saint-Ambroise l'appelle une profession déifique, et il ajoute qu'elle surpasse infiniment toutes les grandeurs de ce monde. Il la met au-dessus non seulement de celle des rois et des empereurs, mais même au-dessus de celle des anges.

«Le pape Innocent III, considérant les immenses pouvoirs du prêtre, ne balance pas à le placer, en ce point, au-dessus de la très-Sainte-Vierge elle-même; et Saint-Bernardin de Sienne, si renommé pour sa tendre piété envers la divine mère, ose s'adresser à elle et lui dire: Virgo, benedicta, excusa me, quia non loquor contra te, sacerdotiun proetulit super te

—Quand, M. le curé, les plus grands saints ont exalté ainsi la grandeur de votre auguste profession, comment puis-je croire, faible et misérable créature qne je suis, que Dieu daigne m'appeler au sacerdoce!...

—Permettez-moi, mon cher ami, de vous répondre par ces rassurantes paroles que je trouve dans l'ouvrage même que vous venez de citer:

«Une bonne et légitime vocation à quelque profession que ce soit, obtient toujours de la bonté divine les grâces nécessaires pour la bien remplir, si le sujet est d'ailleurs bien disposé; et ces grâces sont plus ou moins considérables selon que l'état auquel on est appelé exige des secours plus ou moins abondants pour être dignement rempli.

«Or, d'après ce principe, avoué de tout le monde, de quelles grâces n'a pas besoin ce jeune ordinand qui, faible et sans expérience, va gravir la montagne de Dieu, devenir son confident particulier, l'exécuteur de ses grands desseins, le sacrificateur de son fils, le médiateur perpétuel entre la terre coupable et le ciel irrité? Obligé, par état, de travailler avec ardeur non seulement à son propre salut, mais encore au salut des milliers d'âmes qui lui seront confiées, n'est-il pas certain qu'il recevra, s'il n'y met obstacle, la plénitude de grâces dont il aura besoin pour lui et pour ses frères?

Aussi, qui pourrait savoir l'infusion de dons spirituels qui s'opère dans l'âme de ce jeune homme au moment on on peut lui dire avec vérité: Tu es sacerdos in aeternum? Il se passe en ce moment des mystères ineffables dont Dieu seul a le secret, mais qui, du reste, se traduisent souvent chez le nouveau prêtre en un saint frémissement d'abord, puis en soupirs et en larmes, puis enfin en des actes éminents de vertu et de sainteté.

«Oui, quand il est bien appelé, quand il répond fidèlement à sa vocation, quand il prend réellement Dieu pour son partage et qu'il renonce à tout jamais et de grand coeur aux frivolités de la terre et aux vains plaisirs du monde, le sang de Jésus-Christ dont il s'abreuve chaque jour, retombe en pluie de grâces sur son âme et lui communique cette foi qui fait des prodiges, ces vertus qui édifient, cette charité qui embrase, et ces transports de zèle qui touchent les pécheurs les plus endurcis.»

Ne dirait-on pas, mon cher Jean-Charles, que ces paroles ont été écrites expressément pour réfuter vos objections? Du reste, je vous connais assez pour pouvoir vous dire en toute certitude que le bon Dieu vous appelle à la vie religieuse. Vous faites du bien dans le monde, c'est vrai, mais vous auriez l'occasion d'en faire mille fois plus si vous étiez prêtre, car le prêtre est le continuateur des oeuvres bienfaisantes que Jésus-Christ est venu accomplir sur la terre.

Ecoutez bien ces autres paroles: «Partout où il y a une misère spirituelle ou corporelle, le prêtre doit se trouver là pour la soulager.

«Le pauvre endure les rigueurs de la pauvreté: quel est, dans une paroisse, le vrai père des pauvres, si ce n'est le prêtre?

«La souffrance diversifiée de mille manières, torture sans relâche une multitude d'infortunés: quel est le consolateur des affligés? si ce n'est le prêtre?

«Les passions tyrannisent le coeur des hommes et les exposent à d'effroyables dangers: qui s'oppose à leurs ravages? qui fait voir la fausseté de leurs promesses? qui met à nue l'illusion et le vide de leurs grossières jouissances, si ce n'est le prêtre?

«Le péché entraîne tous les jours des milliers d'âmes au fond des enfers: quel est l'ennemi déclaré du péché? quel est l'homme obligé pendant toute sa vie de combattre le péché par tons les actes de son ministère, si ce n'est le prêtre?»

Et ailleurs le même auteur dit:

«Le prêtre est, par la nature de ses fonctions, l'homme de la charité. Quand il assiste les pauvres par ses propres aumônes et par celles que les riches lui confient; quand il récite son office au nom de l'église, quand il instruit les enfants, quand il menace les pécheurs, quand il perfectionne les justes, quand il visite les affligés, quand il se penche sur la couche des mourants; partout et toujours il est l'ange de la charité, il s'efface, il s'oublie en quelque sorte pour épancher sur les autres les trésors de la charité; tout ce qu'il pense, tout ce qu'il dit, tout ce qu'il fait n'a qu'un principe et qu'un but: la charité, la charité, toujours et en tout la charité!»

Tout, dans votre vie, mon cher Jean-Charles, me prouve que Dieu vous appelle aux fonctions du sacerdoce. Car, dans des conditions tout à fait anormales, vous avez acquis la science qui éclaire l'intelligence, le zèle et, la charité qui font le véritable apôtre. Vous avez voulu vous marier, et Dieu, par une complication soudaine qui surpasse toutes les conceptions de l'esprit humain, vous a séparé pour toujours de celle que vous aimiez et qui vous avait promis son coeur et sa main.... Vous avez perdu votre père et votre mère. Vous aviez deux soeurs que vous chérissiez tendrement, et le ciel les a ravies à votre affection en les ensevelissant dans le même cloître. Il ne vous reste qu'un frère, et il vit loin de vous...

—Hélas! oui, M. le curé, il ne me reste qu'un frère... et ce malheureux semble m'avoir voué une haine implacable: car la dernière fois qu'il est venu me voir, il m'a abreuvé d'injures et m'a dit, en me quittant: «Quand je reviendrai, ce sera pour te brûler la cervelle!»

—Ne vous occupez, mon cher ami, ni de ses injures ni de ses menaces, et continuez à prier pour lui. Je suis persuadé qu'il ne mourra pas dans l'impénitence!

Vous désirez la conversion de votre frère; eh bien, ce seul motif doit être suffisant pour vous engager à devenir prêtre; car lorsque vous monterez à l'autel pour immoler le Fils de Dieu sur la pierre du sacrifice, c'est alors que vous aurez le pouvoir d'obtenir la conversion de votre pauvre frère!




TROISIÈME PARTIE.




LA FUITE

Je serai prêtre! Je convertirai mon frère! Voilà ce que Jean-Charles se répétait à tous les instants du jour, depuis sa touchante entrevue avec l'abbé Faguy.

Il avait même écrit à Mgr Signaï pour lui demander l'autorisation d'entrer au grand séminaire de Saint-Sulpice, à Montréal, et il avait accompagné sa lettre des documents suivants: un certificat de baptême et de confirmation, un certificat de bonne santé, et une lettre de l'abbé Faguy énumérant les qualités et les marques de vocation qu'il avait observées chez son élève.

Mgr Signaï, qui connaissait de réputation le héros de Châteauguay, s'était empressé de lui accorder l'autorisation demandée; et il lui disait que, vu son âge (41 ans) et les études particulièrement remarquables qu'il avait faites sous la direction de l'abbé Faguy, il pourrait, probablement avant deux ans, recevoir le sacrement de l'ordre.

Cette nouvelle avait fait renaître la joie et le bonheur dans le coeur de Jean-Charles.

Maintenant il se croyait réellement appelé à la vie religieuse, et il s'y préparait par la prière et l'aumône.

Il donna aux pauvres une partie de ses biens et laissa à son frère une rente viagère de trois cents dollars par année.

*
*   *

Prosper Larose, le vieil ami d'enfance que Jean-Charles héberge et soutient, est allé avec sa famille passer quelques jours de récréation à Saint-Denis.

C'est le soir. Notre héros est occupé à étudier, mais parfois il s'arrête pour livrer son âme aux espérances de la vie nouvelle.

A le voir, le front rayonnant de bonheur, on dirait qu'il ne souffre plus, et même qu'il a perdu la souvenir du passé... Que de choses consolantes lui montre l'avenir!

Son coeur est déjà enflammé d'amour et de zèle pour les pauvres, les riches, les vieux, les jeunes, pour tous ceux enfin qui souffrent ou jouissent sans songer à l'unique chose nécessaire: le salut de leur âme!

Et parmi ces malheureux qui ont été ou consolés par ses paroles ou convertis par son dévouement, il voit son frère, marchant dans le sentier du devoir et de la vertu... Puis Jean-Charles se remet au travail avec plus d'ardeur.

Cependant, vers minuit, l'esprit fatigué, il se jette sur un sofa pour se reposer une heure ou deux, car, depuis quelque temps, il travaille du soir au matin.

Il s'endort... et rêve qu'il est prêtre!

Il a revêtu les saints habits et va monter à l'autel. Il tremble et pleure de joie en pensant que tantôt ses mains toucheront au corps et au sang de Jésus-Christ... Soudain, une flamme monte, enveloppe l'autel et le consume....

Jean-Charles fait un effort, se réveille... et voit que la maison est en feu!

L'incendie, allumé au dehors, envahit tout, et déjà les appartements sont pleins de fumée.

Jean-Charles ne voit rien, il étouffe!

Impossible d'approcher des fenêtres, le feu y fait rage! Reste la porte, mais elle est solidement barricadée... Sa maison est devenue une prison...

Alors, dans un élan désespéré, le prisonnier donne un coup de pied dans la porte, et tout vole en éclats!

La flamme entre, et notre héros traverse un mur feu.

—Ah! ah! mon éléphant! hurle Victor, en braquant, sur Jean-Charles le canon d'un pistolet: tu as échappé au bûcher que je t'avais préparé, mais tu n'échapperas pas à mes balles!

En prononçant ces mots, le misérable presse la détente de son arme, et une balle siffle aux oreilles de Jean-Charles!

Prompt comme l'éclair, celui-ci arrache le pistolet de la main du meurtrier; dans ce mouvement rapide, son doigt rencontre la gâchette de l'arme, une détonation terrible éclate, et Victor roule sur le sol, la poitrine percée par une balle...

Fou de douleur, Jean-Charles se penche sur son frère, l'appelle, le couvre de baisers et de larmes, mais Victor ne donne aucun signe de vie...

An feu! au feu! crient plusieurs personnes qui viennent en courant vers le lieu du sinistre.

—Mon Dieu! j'ai tué mon frère! s'écrie Jean-Charles... Je suis perdu... Ils vont m'arrêter, me conduire en prison, et me condamner à mort...

Cette dernière pensée: «Je suis le meurtrier de mon frère», se fixe dans son cerveau! Il ne peut plus raisonner; il voit déjà l'échafaud si dresser devant ses yeux! Un seul instinct lui reste: fuir bien loin pour se soustraire à la poursuite des hommes...

Au feu! au feu! répètent les mêmes personnes en se rapprochant.

Jean-Charles se sauve et renverse, en chemin, un de ses amis, qui lui demande, en se relevant: «Où vas-tu donc ainsi, Jean-Charles?»

«Je suis reconnu!» pense le malheureux...

Un peu plus loin, il s'arrête, prête l'oreille un instant, et reprend sa course rapide dans une autre direction...

Au cri de au feu! au feu! se mêlent bientôt les sons lugubres du tocsin.

Les gens accourent de toutes parts pour travailler à éteindre les flammes, mais il est trop tard, car l'élément destructeur achève son oeuvre; la maison n'est plus bientôt qu'un amas de cendres...

—Où est donc M. Lormier! demande à la foule, d'une voix tremblante, le curé Fagny.

—Il se sauve par là-bas! répond Paul Normand, en montrant le bois.

—En êtes-vous sûr? interroge le prêtre.

—Certainement, M. le curé; et il courait avec tant de vitesse qu'il a failli m'écraser en passant! Je lui ai demandé où il allait, mais il ne m'a pas répondu!

—C'est étrange! pense le curé, le coeur rempli d'inquiétude.

—Mais, bonne Sainte-Anne! qu'est-ce que c'est que ça?... s'écrie une vieille femme, en reculant, épouvantée: on dirait que c'est un homme qui est étendu dans l'herbe!

Plusieurs spectateurs s'avancent, et un même cri de surprise s'échappe de leur bouche; «Le notaire Lormier!»

Ils relèvent le malheureux, et, à la lueur du brasier, on voit qu'il est couvert de sang...

—Tiens! un pistolet! fait Jos. Bélanger, en montrant à la foule terrifiée l'arme qu'il vient de ramasser...

—Un meurtre a été commis, disent quelques-uns!

—Et le meurtrier se sauve! ajoute, d'une voix méchante, la vieille femme...

—Silence! commande le curé: attendez avant de vous prononcer!

—Il n'est pas mort, dit Paul Normand; il a remué le bras droit...

—Non, il n'est pas mort! répète le Dr Chapais, après avoir consulté le pouls du blessé; transportez-le avec précaution chez Paul Normand.

Quatre solides gaillards placent le blessé sur une civière improvisée et le portent chez Paul Normand, dont la maison n'est qu'à deux arpents de distance.

Le Dr Chapais sonde la plaie, et dit au curé, qui l'interroge du regard, que la blessure est mortelle.

La balle avait traversé la poitrine de part en part.

Au moment où le médecin allait achever les pansements, le blessé parut faire un effort pour articuler quelques mots.

—Victor! prononce le Dr Chapais d'une voix forte, me reconnais-tu?

Le blessé tressaille en entendant ces mots, puis il ouvre les yeux et murmure: «Allez chercher le prêtre, pour l'amour de Dieu! allez chercher le prêtre!»

—Me voici, mon cher enfant! dit l'abbé Faguy.

—Mille pardons! M. le curé, interrompt le Dr Chapais; permettez-moi de faire avaler ceci au blessé.

Aidé du prêtre, le Dr Chapais soulève la tête du malheureux et lui verse dans le gosier quelques gouttes d'un cordial qui produit un effet merveilleux.

—Merci, docteur! fait Victor, avec la plus grande lucidité. Veuillez me laisser seul avec M. le curé.

—M. le curé, dit le blessé en fondant en larmes, je sens que je vais mourir et je veux me confesser avant de paraître devant Dieu, que j'ai si souvent offensé! Croyez-vous que puisse encore être pardonné?

—Oui. mon cher enfant, je vous l'assure!

Alors Victor fit sa confession qui dura près d'une heure.

—Courage, mon enfant, dit le prêtre; je vais aller chercher la sainte hostie; préparez-vous par la prière à recevoir le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

—Hélas! M. le curé; je ne sais plus une seule prière! murmure tristement le moribond...

—Prenez ce crucifix, mon enfant, et, en le regardant, dites, du fond de votre coeur: «Doux coeur de Jésus, miséricorde!»

Le curé, en sortant, souffle quelques mots à l'oreille du Dr Chapais, et prend sa course vers l'église.

Le docteur vient s'asseoir auprès du blessé, et, tout en lui prodiguant des soins, il écrit à la hâte quelques lignes sur une feuille de papier.

Au bout d'un quart d'heure, les sons argentins, d'une clochette annoncèrent que le prêtre entrait dans cette demeure. Tous les assistants se jetèrent à genoux en s'inclinant respectueusement sur le passage du prêtre qui portait le corps sacré du divin consolateur.

A ce moment, le blessé fut saisi d'un tremblement convulsif, puis il eut un évanouissement qui inspira au prêtre et au médecin les plus grandes craintes; mais il reprit presque aussitôt ses sens et on l'entendit réciter d'une voix sifflante cette belle invocation: «Doux coeur de Jésus, miséricorde!»

Il reçut le saint viatique avec une piété touchante.

Après avoir administré au moribond tous les secours de notre sublime religion, le curé lui dit: «Mon enfant, avant de quitter ce monde, il vous reste un devoir à remplir envers votre frère. Certaines gens supposent qu'un meurtre a été commis sur votre personne, et que le meurtrier est votre frère, Jean-Charles.

Vous m'avez dit, avant de faire votre confession, que vous avez été victime d'un simple accident, et que votre frère vous a blessé en vous arrachant l'arme avec laquelle vous vouliez le tuer. Eh bien! voulez-vous signer cette déclaration que j'ai fait préparer par le Dr Chapais, et qui me parait être l'expression de votre pensée? Je vais vous la lire:

Sainte-R..., 26 juin 1838.

Je, soussigné, déclare que la blessure dont je souffre en ce moment m'a été faite accidentellement par mon frère, Jean-Charles, alors qu'il venait de m'enlever un pistolet que, sous l'influence de la boisson, j'avais dirigé contre lui, avec l'intention de le tuer.

Je déclare de plus que mon frère m'a toujours témoigné la plus vive affection et que j'ai été sans cesse l'objet de sa plus grande sollicitude.

En foi de quoi j'ai signé.

—Oui, M. le curé, je vais signer cette déclaration avec bonheur, et je vous prie de demander à mon frère de bien vouloir me pardonner tout le mal que je lui ai fait, et de m'accorder l'aumône de ses bonnes prières.

Victor prit la plume que le curé lui présenta, mais elle lui échappa des mains; il était trop faible pour la tenir. Cependant, soutenu d'un côté par le curé et de l'autre par le Dr Chapais, il réussit enfin à écrire très lisiblement son nom au bas de ce précieux document, qui réhabilitait Jean-Charles dans l'opinion publique et lui ouvrait en même temps les portes du sacerdoce...

Épuisé par les efforts qu'il avait faits, le blessé ne pouvait plus prononcer une seule parole; mais au mouvement de ses lèvres et à la fixité de ses regards sur le petit crucifix, on devinait qu'il priait.

Le curé récita les prières des agonisants, auxquelles tous les assistants, émus, répondirent avec ferveur.

Puis avec les dernières paroles du prêtre, le mourant exhala le dernier soupir en disant, cette fois, d'une voix entre-coupée: «Doux... coeur... de Jésus..., mi... sé... ricorde!»

*
*   *

L'incendie, la fuite de Jean-Charles et la mort si tragique de Victor, avaient jeté l'émoi, la douleur et la tristesse parmi l'honnête et paisible population de Sainte-R...

Aussi, le lendemain matin, des centaines de personnes assistèrent à la messe qui fut dite à cinq heures par le curé Faguy. Il y avait presque autant de monde que le dimanche.

Après la messe, plusieurs groupes se formèrent à la porte de l'église, et chacun commenta à sa manière les tristes événements de la nuit.

Tous savaient que le notaire Lormier avait été blessé par une balle et qu'il était mort de sa blessure; mais la plupart, ignorant encore les détails de la tragédie, croyaient tout bonnement que Jean-Charles, dans un moment de colère et de découragement, avait tué son misérable frère afin de s'en débarrasser...

Avouons que la fuite précipitée de Jean-Charles était bien propre à accréditer cette croyance.

Cependant, les sympathies de la foule penchaient plutôt du côté du meurtrier que du côté de la victime...

Les propos et les suppositions allaient grand train, quand le curé parut sur le perron de l'église, tenant un papier à la main.

—Mes amis, dit-il, je crois de mon devoir de vous rappeler qu'il ne faut jamais juger les choses simplement sur les apparences.

Du fait que le notaire Lormier a été mortellement blessé, et que son frère a disparu, plusieurs personnes ont conclu qu'il y avait eu assassinat et que l'assassin était M. Jean-Charles Lormier.

C'était une conclusion aussi fausse que prématurée.

Dieu, heureusement, a permis que la lumière fût faite sur le sombre drame de la nuit dernière, et nous devons l'en remercier de tout notre coeur!

M. Jean-Charles Lormier est aussi innocent que vous et moi de la mort de son frère, et en voici la preuve.

Puis le curé donna communication à la foule de la déclaration que le lecteur connaît, et qui avait été signée par le mourant et contresignée par le curé, le Dr Chapais et Paul Normand.

L'assistance ne pouvant retenir la joie, fit entendre de frénétiques applaudissements.

—Ce n'est pas l'occasion d'applaudir, mes amis, reprit le curé d'une voix grave. Tout nous invite au calme, à la prière et à la tristesse. Oui, chacun de nous doit prier pour le repos de l'âme du compatriote que Dieu vient d'appeler à lui, et chacun de nous aussi doit déplorer amèrement le départ subit de notre bon ami, M. Jean-Charles Lormier.

Mes devoirs de pasteur m'ont empoché de vous faire connaître plus tôt les faits que je viens de vous exposer. Mais je comprends, et vous devez comprendre comme moi, que nous avons une autre tâche importante à remplir: celle de rechercher l'innocent, de le rassurer, de le consoler et de le ramener au milieu de nous.

Pour ma part, je n'aurai de tranquillité et de repos, que lorsque nous aurons retrouvé cet honorable citoyen.

Donc, mes amis, à l'oeuvre immédiatement!

Divisons-nous par groupes, et faisons toutes les recherches qu'il sera en notre pouvoir de faire...

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*   *

Pour dérouter les recherches, Jean-Charles avait traversé le Saint-Laurent en se servant d'un radeau qu'il prenait autrefois pour faire la pêche. Puis arrivé de l'autre côté, il avait défait son radeau et en avait jeté à la mer les différentes pièces, pour ne pas éveiller de soupçons. Rassuré, il avait pris sa course en suivant le bord de l'eau.

Au point, du jour, il s'enfonça dans la forêt, dont il connaissait tous les coins et recoins, et continua à marcher jusqu'à ce qu'il fût complètement exténué.

Il était trois heures de l'après-midi.

Dans la forêt, il y avait une petite caverne que Jean-Charles avait découverte, un jour, en chassant le gibier. Un buisson touffu en dérobait l'ouverture. Cette caverne lui avait déjà servi d'abri pendant l'orage. Il y entra et se coucha sur des branches de sapin qu'il avait étendues sur le roc vif qui formait le plancher de ce logis d'un nouveau genre.

Il n'espérait pas pouvoir dormir de sitôt, mais il voulait reposer ses membres endoloris, secouer le trouble qui agitait son esprit, et envisager la situation sous toutes ses faces.

Sa foi et son expérience lui avaient appris que la prière est un moyen puissant d'élever l'âme, et de la consoler dans les épreuves; or, ayant une dévotion toute particulière à la Sainte-Vierge, il se mit à réciter pieusement son chapelet.

Comme il disait le dernier Ave Maria, il éprouva cet engourdissement qui est le signe précurseur du sommeil; ses paupières s'appesantirent et bientôt il goûta les douceurs d'un long et paisible repos.

Quand il s'éveilla, le jour commençait à paraître. Il avait dormi douze heures... Le fugitif ne se sentait plus fatigué du tout, mais la faim et la soif lui causaient maintenant des douleurs insupportables.

Il sortit de sa cachette, et, après de longues recherches, ne put trouver rien autre chose à se mettre sous la dent que des fraises.

L'eau pure, dans ces parages, était presque aussi rare que les substances nutritives.

Enfin, il trouva un large et clair ruisseau on il étancha sa soif dévorante. Tout à coup, il aperçut son image dans le cristal de l'onde, et recula en poussant un cri de surprise et de douleur: il venait de constater que ses cheveux étaient devenus aussi blancs que la neige!

Dans deux jours, le malheur l'avait vieilli de vingt-cinq ans...

Il s'assit sur le bord du ruisseau en faisant cette amère réflexion; «Je n'ai que quarante-un ans et j'ai déjà l'apparence d'un vieillard!»

L'infortuné était là depuis longtemps, l'oeil perdu dans l'espace, lorsqu'il fut tiré de sa rêverie par un bruit vague, lointain, qui ressemblait à l'aboiement du chien.

«Voilà mes ennemis qui me poursuivent!»

A cette pensée, il se leva, comme mû pur un ressort, et se mit à courir de toutes ses forces vers sa caverne.

Son oreille ne l'avait pas trompé; l'écho lui apportait maintenant des aboiements distincts et fréquents.

Il se blottit, tout tremblant, dans l'étroite tanière qui lui avait servi de logis, et attendit, l'angoisse dans l'âme.

Le chien, surtout, l'effrayait. Connaissant l'intelligence et le flair exercé de cet animal. Jean-Charles était convaincu qu'il viendrait tout droit à la caverne et y attirerait ses maîtres.

Soudain, les branches du buisson s'écartèrent sous les griffes d'un énorme chien noir à l'oeil enflammé qui s'avança, en flairant le sol, jusqu'à l'ouverture de la caverne! Puis, apercevant Jean-Charles, le matin poussa un hurlement terrible et s'élança la gueule ouverte. Mais notre héros, qui guettait l'animal, le saisit à la gorge et l'étrangla avec ses doigts qui avaient la puissance d'une tenaille!

Il prit ensuite le chien par une patte et le lança au fond de la caverne.

Aussitôt, il entendit au dehors un bruit confus de pas, de sabres et de voix, et, à travers le feuillage, il vit six soldats anglais qui s'arrêtèrent en disant que le fuyard ne devait pas être loin, puisqu'ils venaient d'entendre aboyer le chien. Ils se mirent à siffler et à appeler: «Jack! Jack! come here!»

—C'est singulier! dirent-ils, le chien n'aboie plus et ne revient pas!

Et ils se mirent à fouiller partout; ils écartèrent même les premières branches de l'épais buisson qui masquait la caverne...

—C'est tout à fait singulier! où l'animal peut-il donc être allé?...

—Qu'il aille chez le diable! dit l'un des soldats, en s'asseyant au pied d'un arbre. Pour moi, je suis peu disposé à le suivre; mangeons et prenons un coup, en attendant que Jack revienne, car il va revenir, c'est sûr!

Les autres soldats suivirent son exemple, en prenant place au pied de l'arbre.

—Allons, William, sors les vivres et les bouteilles, surtout les bouteilles...

Et William se mit en frais de déboucler un gros sac qu'il portait en bandoulière.

—Servez-vous, mes petits coeurs, dit-il, en déposant le sac sur le sol. John! ajouta-t-il, je te confie les bouteilles.

John sortit du sac deux bouteilles de genièvre, et dit:

—Un coup d'appétit, pour ouvrir le chemin; quand nous aurons bien mangé, nous en prendrons un autre pour le refermer!

—Bravo, John! s'écria un grand gaillard, que ses camarades appelaient Ned Smith; verse-nous une bonne rasade!

—Voilà, mes boys! à votre santé, et à la, santé de Sir John Colborne!

—A la mort de Papineau! vociféra Ned Smith!

—Papineau! interrompit Herbert Thompson. nous ne le tenons pas encore... je crois qu'il est rendu aux États-Unis, et je ne serais pas surpris que Pierre-Rémi Narbonne, que nous poursuivons ce matin, serait allé rejoindre son chef.

—C'est impossible, reprit William, puisqu'il a été vu avant-hier, à Saint-Charles, avec Cardinal et Davignon.

—Ta! ta! ta! c'est le sergent Darlington qui t'a dit cela, mais il ne faut pas croire tout ce que Darlington dit, car depuis six jours il est plein comme un oeuf...

—C'est vrai que ce gueux-là n'a pas dérougi depuis longtemps!

—Dis donc, John! fit Ned Smith, d'un air railleur, si le chien ne revient pas, que vas-tu dire à son maître, sir John Colborne?

—Je lui dirai: «Excellence! ton chien est mort!»

—Mais il pourrait bien te faire pendre avec les Canadiens-français qu'il a enfermés dans les cachots, pour avoir soulevé le peuple ou pris part à la rébellion...

—Si je meurs avec eux, répondit John, je ne mourrai pas avec des lâches; car j'ai combattu contre eux à Saint-Denis, et je vous jure que, dans toute ma carrière de soldat, je n'ai jamais vu d'hommes plus braves et plus adroits que ces Canadiens-français! Ils n'étaient qu'une poignée et n'avaient pour armes que des vieux fusils à pierre, des faulx, des fourches, des bâtons, et cependant ils nous ont battus, archibattus...

—Est-ce pour te vanter que tu dis cela! demanda Ned Smith.

—Non, mais c'est pour rendre justice à qui justice est due!

—Badinage à part, fit observer William, nous allons être envoyés tous les six au black-hole, par sir John Colborne...

—Pourquoi cela? interrogea Ned.

—Primo, parce que nous avons laissé échapper Narbonne; seconde, parce que nous avons perdu le chien qui nous a été confié et qui était le toutou de sir John Colborne.

—Eh bien! riposta John, nous dirons à sir John Colborne, primo, que Narbonne s'est sauvé aux États-Unis par la voie de Mégantic, que personne n'a encore été chargé de surveiller; secondo, que le chien s'est tué sur les rochers en dégringolant de la cime d'une montagne, et voilà!

—Tu es bien sot, mon cher, si tu t'imagines que sir John va avaler ça comme il avale un verre de brandy...

—Eh bien! il le prendra comme il voudra, je me fiche pas mal de ce brûlot-là, moi!

—Chut! dit William en riant; la discipline nous oblige à respecter nos chefs! Puis il ajouta, en levant son verre: «A la santé de Lord Gosford, notre estimable gouverneur-général!»

—Oui! avec plaisir, dit John. J'aime et respecte Lord Gosford: c'est un gentilhomme; et si les Canadiens-français et les Irlandais n'obtiennent pas justice, nous ne pouvons pas en imputer la faute à Lord Gosford.

—Est-ce que nous retournons au camp, maintenant? demanda William.

—Oui, allons-y! répondirent les autres.

Ils étaient tous à moitié ivres!

Cinq minutes plus tard, ils s'en allaient en chantant: «For he's a jolly good fellow».

Les soldats étaient plutôt altérés qu'affamés, car ils avaient vidé leurs deux bouteilles de liqueur, et avaient laissé intactes au pied de l'arbre trois boites de conserves.

Chaque boîte contenait quatre livres de langues salées.

Cet oubli, dans les circonstances, était pour Jean-Charles le salut; il souffrait horriblement de la faim. Aussi, lorsque les soldats furent partis, s'empressa-t-il d'aller chercher le trésor.

Les langues salées étaient délicieuses, et notre héros aurait pu facilement en manger trois ou quatre, mais il n'en mangea que juste assez pour apaiser les douleurs de la faim. Car le voyage qu'il avait entrepris, et qu'il voulait faire seulement de nuit, afin de ne pas être reconnu, serait peut-être long; et dans les autres forêts où il avait l'intention de se cacher, le jour, il ne trouverait guère de nourriture. Il lui fallait donc veiller sur ses vivres aussi soigneusement que l'avare sur son argent.

C'est vers les États-Unis que le fugitif dirigeait sa course aventureuse.

Il avait eu d'abord l'intention d'aller à Plattsburg, dans l'état de New York, mais la conversation qu'il venait d'entendre, l'engageait à modifier son plan; il irait maintenant dans l'état du New Hampshire, en suivant la voie de Mégantic qui n'était pas encore surveillée, avaient dit les soldats.

La journée lui parut affreusement longue. Enfin les dernières lueurs du crépuscule s'éteignirent et la nuit vint. La lune brillait au ciel d'un vif éclat. Le fugitif reprit sa marche, ou plutôt sa course, car il courait presque continuellement, dans le but de rattraper le temps; perdu.

Le lendemain, à cinq heures, il rentra sous bois et choisit son gîte au milieu d'un bouquet d'arbres entrelacés et inextricables. Il cassa. quelques branches autour de lui et se coucha sur la mousse. Comme il. était fatigué, il s'endormit bientôt.

Sa nouvelle cachette lui avait semblé aussi sûre que la caverne qu'il avait habitée le jour précédent.

En effet, nul n'aurait pu supposer qu'un être humain se fût introduit dans ce labyrinthe apparemment sans issue.

Vers deux heures de l'après-midi, Jean-Charles fut réveillé par un vacarme épouvantable. Sans remuer, il prêta l'oreille, et il entendit siffler une balle au-dessus de lui!

«J'étais plus en sûreté dans ma caverne!» pensa le fugitif.

Pif! paf!

Et deux autres halles lui brûlèrent les cheveux!

Croyant sa dernière heure venue, Jean-Charles fit le signe de la croix et éleva son âme à Dieu.

—Nous le tenons, cette fois, crièrent trois hommes qui se rapprochaient, le fusil à la main!

—Tiens, le voilà! dit l'un d'eux; laisse-moi tirer.

Psitt!...

—Je l'ai! il est mort!...

«Hourra!» crièrent ensemble les trois disciples de Nemrod, en ramassant un lièvre qui gisait dans l'herbe, les quatre pattes en l'air!

Je l'ai échappé belle! pensa notre héros, en se frottant le cuir chevelu que les balles avaient effleuré... Aussi, quelle sottise de ma part d'être venu me gîter au beau milieu d'un bois pour servir de cible aux chasseurs maladroits! Décidément, je crois que j'ai perdu la tête.... Si encore ces chasseurs ne peuvent pas voir un autre lièvre rôder autour de moi...

Mais non, ils s'éloignaient, portant sur leurs épaules une longue perche à laquelle était suspendu leur unique trophée, nous voulons dire leur lièvre...

—Tas d'imbéciles! murmura Jean-Charles, en les regardant marcher: ne dirait-on pas, à les voir, qu'ils ont tué un lion!

Notre héros avait eu la précaution, avant de s'enfermer dans le bosquet, de puiser de l'eau pure dans une sorte de récipient qu'il avait fabriqué avec de l'écorce de bouleau. Il but pour se désaltérer et se rafraîchir, car il faisait une chaleur atroce, même à l'ombre, et il mangea à son appétit, afin de pouvoir supporter les fatigues de la longue course qu'il se proposait de faire dans la nuit.

Il avait hâte d'arriver aux États-Unis.

Ce pays lui offrait un abri certain contre toutes les perquisitions. Perdu dans cette agglomération humaine, où viennent se fondre tant de races diverses, il pourrait vivre, ignoré, et s'arranger une existence tranquille et sûre.

Le soir, à, huit heures, il se mit en route et marcha toute la nuit.

Il en fut de même la, nuit suivante.

Enfin, la cinquième nuit, il s'en allait à grands pas par un chemin que les arbres rendaient très obscur, quand, soudain, deux hommes d'une haute taille se placèrent devant lui, le pistolet au poing, eu lui disant en anglais: «Vous êtes, notre prisonnier!»

—Pourquoi cela? leur demanda Jean-Charles.

—Parce que vous désertez le pays, après avoir pris une part active à l'insurrection.

—Vous vous trompez!

—Non! nous vous reconnaissons, d'ailleurs: vous êtes Pierre-Rémi Narbonne!

—Vous vous trompez! vous dia-je.

—Suivez-nous toujours; vous vous expliquerez avec la justice.

—Très bien! dit Jean-Charles.

Les soldats étaient placés côte à côte devant lui.

Tout à coup, Jean-Charles fit un bond de travers et donna un coup de poing au premier soldat qui assomma l'autre avec sa tête, et tous les deux roulèrent dans la poussière!

Jean-Charles les désarma et les lia ensemble avec la corde qui devait sans doute servir à l'attacher lui-même; puis il prit ses jambes à son cou, sans leur laisser son adresse...

Le lendemain matin, il arrivait à Berlin, New Hampshire.

Il avait franchi, en cinq nuit, une distance de cent soixante-quatre milles!

*
*   *

Les beaux jours de l'été avaient fui, et les habitants de Sainte-R... pleuraient encore la disparition de Jean-Charles.

Pendant plusieurs semaines, le curé et ses paroissiens avaient fait les plus actives recherches sans avoir pu découvrir les traces du malheureux fugitif.

Quelques-uns croyaient que notre héros s'était noyé en voulant traverser le fleuve; car la marée montante avait ramené, le lendemain, au rivage, les pièces éparses du radeau dont le malheureux s'était servi.

Quoi qu'il en soit, des prières publiques furent dites à l'intention du cher disparu, et tous les habitants de Sainte-R... prirent le deuil en son honneur.

L'abbé Faguy, ce coeur pourtant si fort et qui savait si bien consoler les autres dans leurs afflictions, se montrait inconsolable de la disparition de son ami.

L'hypothèse de la noyade lui paraissait absurde: Jean-Charles était trop habile nageur; et d'ailleurs on aurait retrouvé son corps.

Il se représentait nettement la situation: Jean-Charles a dû croire que la balle avait tué son frère instantanément, et, craignant d'être arrêté et condamné comme assassin, il aura fui à l'étranger pour se soustraire à la justice.

Que d'innocents, hélas! ont été condamnés simplement sur des preuves de circonstances...

L'abbé Faguy espérait, cependant, que Dieu lui permettrait de retrouver bientôt le fugitif, afin de le rassurer et de le consoler.

Mais Dieu, dont les desseins sont aussi justes qu'impénétrables, en avait décidé autrement.

Jean-Charles devait boire jusqu'à la lie le calice de douleur...




L'EXIL

Que de fois appuyé sur sa bêche immobile,

Fixant sur l'horizon son oeil doux et tranquille,

Il semblait contempler tout un monda idéal.

Oh! sa jeunesse alors, avec sa sève ardente,

Déroulant les anneaux de cette vie errante,

Lui montrait le pays natal.

OCTAVE CRÉMAZIE.

On dirait que le barde canadien pensait à Jean-Charles Lormier—qu'il connaissait, sans doute—quand il a écrit ces beaux vers; car il est difficile de mieux peindre l'attitude que prenait parfois notre héros, quand, appuyé sur sa bêche, il revoyait, comme dans un rêve: sa paroisse natale où il comptait tant d'amis sincères, le Saint-Laurent dont il avait si souvent admiré le majestueux cours, son père, sa mère, ses soeurs, son curé si bon et si dévoué, l'angélique figure de Corinne, le vieux François, les heures consacrées à l'étude et au service des. pauvres, les félicités et les consolations que lui laissaient entrevoir les fonctions sacerdotales. .........................................

Puis la scène changeait.

Il se voyait emprisonné dans sa maison que le feu dévorait, et, par la fenêtre, à travers la flamme, lui apparaissait la figure de Victor exprimant une joie infernale! Il voyait son frère, la poitrine percée d'une balle, gisant inanimé à ses pieds!

Il lui semblait entendre la foule, indignée, lui jeter à la face cette terrible accusation: «Tu n'es qu'un fratricide!»

Il était condamné à vivre loin du sol aimé de la patrie, et à porter toute sa vie une honte et un déshonneur immérités... Et des larmes coulaient lentement à travers sa barbe devenue aussi blanche que ses cheveux.

Mais, se rappelant les conseils et les consolations que lui avait prodigués l'abbé Faguy, il disait, en levant les yeux au ciel: «O mon Dieu! faites-moi souffrir davantage, si vous le désirez, mais, je vous en supplie, soulagez l'âme de mon pauvre frère!»

Jean-Charles croyait, avec un pieux auteur, que entre la mort apparente et réelle, du corps, il y a place à la miséricorde divine. Et il espérait que son frère, à ce moment suprême, avait reconnu ses fautes et avait eu le bonheur d'en obtenir le pardon. Alors, réconforté par l'espérance que Victor avait trouvé grâce devant Dieu, l'exilé reprenait sa bêche et se remettait au travail avec un courage nouveau.

*
*   *

Dans le chapitre précédent, nous avons laissé Jean-Charles au moment où il arrivait à Berlin, petite ville située dans l'état du New-Hampshire.

Berlin, qui est aujourd'hui un centre industriel important, avec une population assez considérable, n'était pour ainsi dire à cette époque qu'un village peu remarquable et peu remarqué. Ses habitants étaient presque tous des catholiques qui avaient quitté l'Irlande pour échapper à la persécution.

Notre héros connaissait cela par les différents ouvrages américains qu'il avait lus. Berlin convenait bien à la vie ignorée qu'il se proposait de mener désormais; là il pourrait librement remplir ses devoirs religieux. C'était l'essentiel pour lui.

Mais le malheureux craignait de se compromettre en répondant franchement aux questions qui lui seraient posées. Il ne voulait avoir jamais recours au mensonge. Comment s'y prendre pour sortir d'embarras? Il résolut, en mettant le pied sur le sol américain, de faire le muet.

Il s'assignait là un rôle excessivement difficile à jouer. La moindre distraction pouvait le trahir. Pour ne pas être exposé à oublier son rôle, il prit l'habitude de garder toujours dans sa bouche un petit caillou, qui devait lui servir de moniteur au besoin.

C'est donc avec un petit caillou dans la bouche, que Jean-Charles, le 2 juillet au midi, se présenta, à Berlin, chez un nommé Patrick Kelly, fermier assez à l'aise, qui habitait, avec sa femme et deux grands garçons, une jolie maison blanchie à la chaux.

En voyant arriver cet homme, ce géant, sale, couvert de poussière et les habits en lambeaux, les membres de la famille Kelly éprouvèrent de la surprise et de la frayeur.

L'étranger les salua, et, par des signes qu'il avait longtemps pratiqués, leur fit comprendre qu'il ne parlait pas et qu'il désirait, en payant, avoir quelque chose à manger.

Douze dollars, qu'il avait pu soustraire aux flammes, composaient toute sa fortune.

Le vieux fermier lui répondit qu'il ne voulait pas accepter d'argent, et lui offrit de bon coeur de partager le modeste repas de famille. Il approcha de la table une chaise et invita l'étranger à s'y asseoir.

Mais celui-ci déclina la politesse et exprima, toujours par signes, qu'il mangerait quelques bouchées sur le perron de la maison.

La vieille fermière joignit ses instances à celles de son mari, mais sans plus de succès.

Le visiteur paraissait tenir à manger seul et à l'écart.

On lui servit de la bonne soupe, du lard, des pommes de terre, du pain de ménage très bien cuit, des crêpes, du lait et des brioches.

Le muet fit un excellent repas.

C'était le temps de la fenaison, et le vieux fermier avait une abondante récolte à faire.

Le matin même de ce jour, on avait commencé à faucher dans un vaste champ qui se trouvait à deux arpents de la maison.

Les faucheurs y avaient laissé les instruments de travail.

Jean-Charles se leva, se rendit au champ, prit une des faulx et se mit à abattre le foin.

La faulx, dans ses mains habiles, allait de droite à gauche avec un bruit clair et cadencé, et le foin tombait aussi dru que s'il eût été rasé par une faucheuse!

Le père Kelly, sa femme et les deux garçons s'étaient avancés sur le seuil de la porte et regardaient le faucheur avec une sincère admiration.

—Je n'ai jamais vu, dit le vieillard, un homme manier la faulx avec autant d'adresse et d'aisance; malgré la chaleur, il ne parait pas sentir la fatigue! Voyez donc, ajouta-t-il, en s'adressant à ses garçons, la large trouée qu'il a déjà faite dans le champ... de ce train-là, il ne mettrait pas de temps à faire nos foins!

—Vous avez raison, père, répondit l'aîné des garçons, cet homme est aussi adroit que fort, et ce serait un plaisir pour nous de travailler sous sa direction. Pourquoi ne l'engagez-vous pas?

—Oui, oui... dit le bonhomme, en se grattant l'oreille, mais on ne connaît pas ce géant-là, et je vous avoue qu'il me fait peur...

—Allons, allons! interrompit la mère Kelly, pourquoi aurais-tu peur de cet homme? Il a une figure très respectable, et il a l'air si bon et si malheureux!

C'est sans doute un chef de la rébellion canadienne qui a fui son pays pour ne pas tomber au pouvoir des tyrans...

Puis il est catholique, car il a fait dévotement le signe de la croix avant et après le repas; et je le crois Irlandais, vu qu'il comprend parfaite ment notre langue.

A ta place, bonhomme, je lui proposerais de l'engager.

—C'est bien, ma vieille, je verrai ça ce soir, répondit le fermier; et il sortit avec ses garçons pour aller rejoindre le faucheur.

Le vieillard félicita Jean-Charles sur son habileté à manier la faulx et lui dit: «Je n'ai pas voulu accepter d'argent pour le dîner, mais vous avez déjà trouvé moyen de le payer trois fois par votre travail... Allez maintenant vous reposer à la maison pendant que nous travaillerons.»

Le pseudo-muet se contenta de sourire à ces aimables paroles et continua, à faucher avec la même ardeur jusqu'au soir, ne s'arrêtant que pour boire ou aiguiser sa faulx.

Sans exagération, il avait, fait à lui seul une fois plus d'ouvrage que le vieillard et ses garçons ensemble!

C'était vraiment un homme extraordinaire que Jean-Charles Lormier!

Il avait marché toute la nuit et toute la matinée, ne s'était arrêté qu'une demi-heure pour dîner, et cependant il paraissait encore plus alerte que les garçons du père Kelly.

A sept heures, le vieux fermier invita l'étranger à venir prendre le souper.

Il accepta l'invitation, mais s'obstina encore à vouloir manger sur le perron.

Après le souper, Mme Kelley désigna à Jean-Charles la chambre qu'elle lui avait, préparée; mais celui-ci fit comprendre à la brave femme, par des gestes, qu'il ne devait pas occuper cette chambre, à cause de la malpropreté de ses vêtements, et qu'il irait passer la nuit dans la grange.

Toute la famille voulut le retenir à la maison, mais leur insistance fut inutile.

Le colosse se dirigea vers la grange et monta au fenil, où l'on avait déjà serré quelques bottes de foin.

Il fit sa prière, et, selon la pieuse habitude de toute sa vie, récita le chapelet; puis, s'étendant sur le foin parfumé, il s'endormit profondément.

Le lendemain matin, à trois heures, l'intrépide faucheur était debout, frais et dispos. Il alla d'abord faire une marche sur la grève d'une jolie petite rivière qui traversait les terres du père Kelly. Puis, à quatre heures, armé de la faulx, il reprenait sa besogne aux champs.

C'est le travail qu'il fallait à cette nature pleine de sève; et depuis qu'il avait repris l'ouvrage, il sentait ses forces se décupler et le calme revenir dans son esprit.

Le vieux fermier était matinal, mais il ne se rendait jamais aux champs avec ses garçons avant cinq heures; aussi fut-il surpris d'entendre, vers quatre heures, le rythme cadencé de la faulx, il courut à la croisée et vit le géant à l'ouvrage.

Déjà à l'oeuvre! pensa-t-il. Oh! oui, ma bonne femme—qui est une physionomiste—avait bien raison de dire que ce colosse serait pour moi un homme précieux. Mais j'hésite à le prendre à mon service, car il me semble qu'il va me demander des gages trop élevés pour mes moyens...

Quel homme!

—Bonne femme! cria, le vieillard, viens donc voir, par curiosité, travailler le muet; regarde ce long rang de foin qu'il a déjà aligné sur le champ!

—Mais, mais, mais! fit la vieille, en s'extasiant à son tour; cet homme-là va plus vite qu'une machine! Engage-le, bonhomme, engage-le, au plus tôt: c'est le conseil que je te donne!

—Je le veux bien! mais je suis sûr qu'il va me demander un prix fou!

—C'est encore drôle! parle-lui en au déjeuner.

—Oui, je lui en parlerai.

Quelques instants après, le fermier et ses garçons jouaient de la faulx avec le géant: et c'était beau d'entendre le bruit sonore et rythmé de l'acier que répétaient les échos d'alentour!

A huit heures, la vieille fermière alla avertir les travailleurs que le déjeuner était prêt, et tous revinrent à la maison avec elle.

Cette fois-ci, bon gré mal gré, Jean-Charles fut obligé de s'asseoir à la table de famille.

Il dut, naturellement, ôter le caillou qu'il avait dans sa bouche, ce qu'il fit avant d'entrer dans la maison; mais il se promit bien d'être sur ses gardes et d'ouvrir la bouche seulement pour manger.

Vers la fin du repas, le père Kelly dit à Jean-Charles: «Aimeriez-vous à rester ici pour nous aider aux travaux de la ferme?»

Notre héros fit un signe affirmatif.

—Combien me demandez-vous par mois?

Jean-Charles fit comprendre par des signes que la nourriture et le vêtement lui suffiraient.

—Oh! alors, repartit le vieillard en riant, vous pouvez, désormais, considérer ma maison comme la vôtre, et je saurai me montrer aussi généreux que vous êtes peu exigeant...

*
*   *

La mère Kelly était une femme de talent, d'ordre et de conduite; une de ces épouses et de ces mères qui sont l'honneur et assurent la prospérité d'une nation.

Elle était l'âme dirigeante de sa maison en même temps que l'idole de son mari et de ses enfants. Non contente de faire à la perfection tous les travaux du ménage, elle se livrait encore aux utiles industries qui savent tirer parti de tout et sont une source d'épargne au foyer du paysan.

Elle tissait la toile, la laine, taillait et confectionnait tous les vêtements et la lingerie de la famille.

Gardienne vigilante de la maison, toujours occupée à un travail intelligent et profitable, elle ne trouvait de temps ni pour les promenades futiles et dissipantes, ni pour les commérages fielleux et malsains.

Et le soir, en fermant ses paupières, elle pouvait dire, avec la satisfaction du devoir accompli: «Ma journée a été bien remplie, et je la présente devant vous, ô mon Dieu!»

Grâce à ses talents et à son travail, Mme Kelly donnait aux siens tout ce dont ils avaient besoin, et augmentait chaque année le joli pécule que son mari possédait déjà et qu'il avait placé à la banque.

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Jean-Charles, le lecteur s'en souvient, était, arrivé à Berlin, les habits en lambeaux; il avait déchiré ses vêtements dans ses longues courses, la nuit, à travers les bois.

La mère Kelly lui confectionna deux habillements.

Notre héros était fier d'être convenablement vêtu, non pas parce qu'il avait le désir de plaire, mais parce qu'il comprenait qu'un bon chrétien doit observer rigoureusement dans sa tenue les lois de la propreté et de la décence.

La propreté sur soi, a dit une belle âme, est comme une seconde pudeur.

Et comme Jean-Charles avait la noble habitude de s'approcher, chaque dimanche, de la sainte table pour y recevoir le corps adorable de Jésus-Christ, il lui semblait que, pour se présenter devant le Roi des rois, il devait se vêtir aussi proprement, sinon plus, qu'il convient de le faire, quand on se présente devant un roi ou un grand du monde.

Il n'est pas nécessaire d'apporter de la toilette au banquet de l'eucharistie, non! mais de la propreté et de la décence, oui!

Ce serait outrager Dieu que d'agir autrement.

Jean-Charles demeurait à plus d'un mille du village, et il n'y allait que le dimanche.

S'il fuyait la société, c'est parce qu'il craignait d'y rencontrer des compatriotes qui l'auraient reconnu et peut-être dénoncé à la justice comme assassin!

Pourtant, bien habile eût été celui qui aurait reconnu le jeune héros de Châteauguay dans cet homme, à la barbe et à la chevelure blanches, qu'on voyait passer, appuyé sur une canne comme un vieillard, portant le costume du paysan et coiffé d'un chapeau de paille à larges bord»!

Même une fois, en sortant de l'église, il s'était trouvé face à face avec un de ses plus intimes amis de Saint-Denis, qui l'avait regardé sans le reconnaître.

Ce fait avait quelque peu calmé ses appréhensions, mais il ne voulait pas s'exposer.

*
*   *

Jean-Charles était à Berlin depuis un an.

Il ignorait absolument ce qui s'était passé au Canada dans le cours de ces douze longs mois.

L'exilé recherchait la solitude; cependant—curiosité bien légitime—il désirait ardemment être renseigné sur les dispositions de ses amis à son égard, sur le sort des malheureuses victimes de l'insurrection et sur les affaires générales de son cher pays.

S'il avait pu seulement lire les journaux!

Mais il était privé de cette précieuse source de renseignements, caria famille Kelly ne recevait aucun journal...

L'exil lui aurait peut-être paru supportable s'il eût pu, au moins, satisfaire son goût pour l'étude; mais il n'avait pas de livres, et n'osait pas aller en acheter au village!

Un dimanche l'après-midi, Jean-Charles était monté au grenier de son logis pour chercher une médaille—souvenir de la bataille de Châteauguay—qu'il portait toujours dans une de ses poches, et qu'il avait perdue depuis quelque temps.

Il la trouva dans un coin, en arrière d'un vieux coffre poussiéreux.

En voulant remettre ce coffre à sa place, le chercheur en détacha le couvercle qui glissa sur le plancher.

Un cri mêlé de surprise et de joie, s'échappa, de la bouche de notre héros.

Que contenait donc ce coffre mystérieux?

Des livres... oui, un grand nombre de livres!

Jean-Charles, assis sur ses talons, restait ébahi en face de cette bibliothèque d'un nouveau genre!

Enfin, il se décida à faire l'examen de son trésor.

Le premier volume—grand format qu'il sortit, était un recueil des principales productions de Shakspeare: Othello, Hamlet, Macbeth, Henri VI, et la Mort de Richard III; puis un dictionnaire anglais et français; un volume renfermant le Paradis perdu et les poésies choisies de Milton; une grammaire anglaise; une histoire universelle; les principaux poèmes et drames de Byron.

Bref, il y avait dans ce coffre, entassés pêle-mêle, une centaine de volumes classiques et religieux, et plusieurs cahiers remplis de notes relatives à l'enseignement de la langue anglaise.

L'heure du souper était passée depuis longtemps et la famille Kelly attendait encore Jean-Charles pour se mettre à table.

—Que fait donc le géant? dit le vieux fermier.

—Il me semble que j'entends des pas, en haut, répondit sa femme. Va donc voir s'il est là.

Le vieillard se rendit au grenier et trouva notre héros, tout couvert de poussière, occupé à placer soigneusement les livres sur des tablettes.

En voyant le vieux fermier, Jean-Charles lui montra les livres avec une joie enfantine!

—Ces livres, fit le bonhomme, sont un héritage de mon frère aîné, ancien professeur, décédé à Cork, en Irlande, il y a quarante ans.

Venez-vous souper? ajouta-t-il.

Jean-Charles regarda à sa montre et constata, avec étonnement, qu'il était sept heures et quart!

Il descendit avec le père Kelly.

Les quelques heures qu'il venait de passer en tête à tête avec les livres, lui avaient paru bien courtes. Et cette trouvaille lui procurait autant de bonheur que la découverte d'un trésor en procure au mineur.

Il sentit se réveiller sa passion pour l'étude.

Sa connaissance de l'anglais était assez grande: il lisait et écrivait avec facilité en cette langue; mais il voulut en pénétrer les secrets et le génie, et se mit à l'oeuvre avec courage.

De temps à autre, quand les travaux de la ferme ne pressaient pas, et qu'il avait besoin de distraction, notre héros allait à la chasse ou à la pêche. Il pouvait aisément contenter ces goûts, car la rivière Wilson, qui traversait les terres du père Kelly, était très poissonneuse, et le gibier foisonnait dans les bois d'alentour.

En somme, pour un homme comme lui qui se croyait déchu de ses droits, de sa dignité, et exclu pour toujours de la société des honnêtes gens, une telle vie ne manquait pas d'agrément et d'utilité, et il en remerciait tous les jours le bon Dieu.

La maison du vieux fermier était fort habitable, et l'exil maintenant n'y pesait pas trop. Elle était petite, mais le coeur de son propriétaire était grand. On eût pu écrire sur le seuil de ce logis les mots du philosophe latin: Parva domus, magna quies!

Dans l'esprit des membres de la famille Kelly, le géant—comme ils appelaient notre héros—était un grand persécuté, un saint, et tous lui témoignaient la plus sincère vénération.

Ils le croyaient réellement muet.

Jean-Charles pouvait, depuis longtemps, se dispenser du caillou: à force de rester silencieux, il avait pour ainsi dire perdu l'usage de la parole.

Au milieu de ses épreuves, Jean-Charles avait reçu du ciel une consolation, la plus grande qu'il pût désirer: celle de croire que son frère était sauvé!

Une nuit, il vit, en songe, son frère s'approcher de lui, la figure toute rayonnante d'espérance, et lui dire: «Frère, console-toi, car j'ai reconnu mes fautes quelques instants avant de mourir, et Dieu a eu pitié de moi! Prie pour le soulagement de mes peines...»

C'était dans la première nuit de mai.

Chaque nuit de ce mois consacré à la Sainte-Vierge, le même songe revint flotter dans son imagination et la même figure lui apparut.

La dernière unit, l'ombre mystérieuse laissa tomber, en disparaissant, ces paroles qui allèrent droit au coeur du pauvre exilé: «Au revoir dans le ciel!»

Le matin, en s'agenouillant pour sa prière, Jean-Charles fît monter vers Dieu de vives actions de grâces!

Que m'importent, se dit-il, les jugements des hommes, le mépris de mes concitoyens et l'exil, si mon frère est sauvé!

Il ne me reste plus qu'à attendre, ici, l'heure où Dieu daignera m'appeler à lui.




L'ORPHELIN O'NEIL

Vers la fin de la quatrième année de son exil, Jean-Charles, en revenant un soir à la maison, après sa journée de travail, aperçut le corps d'un petit garçon qui gisait inanimé sur le bord d'un ruisseau. L'enfant portait à la tête une blessure d'où le sang coulait encore faiblement. Notre héros trempa son mouchoir dans l'eau glacée et, à plusieurs reprises, l'appliqua sur la figure du petit blessé, qui revint promptement à la vie.

En recouvrant ses sens, le bambin tressaillit de frayeur en sentant sur son visage le contact des larges mains du géant. Mais celui-ci lui adressa les paroles les plus tendres et réussit à le rassurer tout à fait.

L'enfant paraissait avoir une dizaine d'années. Ses grands yeux bleus exprimaient à la fois l'intelligence et la bonté.

—Veux-tu venir te reposer chez-moi; j'irai te reconduire chez tes parents, après le souper?

L'entant, pour toute réponse, se contenta de sourire.

Jean-Charles prit ce sourire pour un consentement, et il se dirigea avec son protégé vers la maison du vieux fermier.

—Tiens! vous nous amené le petit muet de Frank U'Neil! s'écria la mère Kelly.

Le géant expliqua par des signes qu'il l'avait trouvé évanoui sue le bord d'un ruisseau, le visage ensanglanté.

—Pauvre misérable! soupira la vieille fermière, c'est sans doute son père qui l'aura, encore battu. Et elle ajouta que l'enfant était orphelin de mère, et que son père—un ivrogne et un paresseux—lui faisait, subir les plus mauvais traitements.

En entendant ces paroles, notre héros prit l'orphelin dans ses bras et lui fit comprendre qu'il voulait être pour lui désormais un ami, un second père, un défenseur!

C'est Dieu, pensa-t-il, qui a mis cet infortuné sur mon chemin. Je m'efforcerai d'en faire un bon chrétien et un citoyen utile.

Toute la famille Kelly s'associa de grand coeur à un tel acte de charité et de dévouement.

La vieille fermière s'empressa de donner à l'enfant les soins que requérait son état. Elle lava la blessure qu'il portait à la tempe gauche et y appliqua une compresse: puis, après lui avoir fait prendre un bon souper, elle le fit coucher sur un lit bien moelleux. Le lendemain, qui était un dimanche, Jean-Charles, impatient de savoir si l'enfant avait fait sa première communion, se rendit au presbytère de Berlin.

Le curé lui apprit que le petit muet ne fréquentait aucune école depuis trois ans, c'est-à-dire depuis la mort de sa mère, et qu'il ignorait les vérités les plus élémentaires de la religion.

Alors notre héros résolut d'instruire l'orphelin et de le préparer du mieux qu'il le pourrait au sacrement de l'eucharistie.

Il se procura quelques livres pédagogiques à l'usage des muets.

Jean-Charles comptait un peu sur sa longue pratique du mutisme, pour se débrouiller dans les méthodes assez compliquées qu'il allait être obligé d'enseigner. Son illusion fut de courte durée. Des difficultés presque insurmontables se dressèrent devant lui dès les premiers pas.

L'intelligence de l'élève restait fermée, malgré les efforts du maître pour y introduire un peu de lumière.

Évidemment le maître s'y prenait mal; car l'élève paraissait apporter toute la bonne volonté désirable.

Il fallait donc étudier la méthode, en approfondir tous les secrets; il fallait aussi se bien mettre au niveau du pauvre enfant, savoir par quelles lentes et pénibles opérations il était possible d'éclairer cette raison, qui ne s'ouvrait sur le monde extérieur que par le sens de la vue!

Le professeur improvisé n'avait pas prévu tous ces obstacles. Mais avec son énergie et sa patience habituelles, il se mit sérieusement a l'oeuvre pour les surmonter.

Tous les soirs, on pouvait le voir, pendant deux ou trois heures, penché sur ses livres, apprenant tous les signes de l'alphabet, s'exerçant à les bien reproduire, et cherchant les moyens de les rendre intelligibles à son élève. Une pensée le soutenait dans ce travail ingrat et fatigant: sauver le corps et l'âme du cher orphelin!

Il y avait deux semaines que l'enfant vivait sous le toit de la famille Kelly, et son père ne semblait pas s'en occuper.

Un jour, Jean-Charles travaillait dans la grange, pendant que son protégé s'amusait au bord du chemin. Soudain des cris déchirants retentirent.

Prompt comme l'éclair, notre héros s'élance dehors et aperçoit un homme, ou plutôt une brute, qui tient le petit muet par les cheveux et le frappe à coup de pied dans le ventre!

Il bondit sur l'inconnu, le saisit par les flancs et le serre avec tant de force, que le misérable lâche prise et se met à crier à son tour comme un possédé!

Jean-Charles desserre ses tenailles, puis mettant son terrible poing sous le nez du père dénaturé, il lui fait comprendre qu'il l'assommera s'il maltraite encore son enfant.

Sur la promesse qu'il ne recommencera plus, l'ivrogne est remis en liberté, et s'éloigne en se tenant les côtes...

Le surlendemain au midi, Frank O'Neil se présentait chez le père Kelly pendant que toute la maisonnée était à table.

En l'apercevant, le petit muet se pressa contre le géant comme pour se mettre sous sa protection.

Le misérable était sobre. Il entra, le chapeau sous le bras, et demanda au vieux fermier s'il voulait bien lui donner de l'ouvrage.

—Non! répondit sèchement celui-ci.

—Pourquoi donc, monsieur, refusez-vous de m'employer?

—Parce que tu es un ivrogne, un paresseux et un père dénaturé!

—J'admets, monsieur, que j'ai été tout cela; mais j'ai bien réfléchi depuis deux jours, et j'ai pris la résolution de ne plus boire, de travailler comme un homme de coeur, et de bien traiter mon enfant.

—Bah! ce sont des promesses d'ivrogne que tu fais là...

—Je vous assure, monsieur, que je tiendrai mes promesses. Veuillez me mettre à l'épreuve.

La père Kelly interrogea Jean-Charles du regard, et celui-ci lui fit un signe qui voulait dire: donnez-lui une chance.

C'est bien, c'est bien! dit le fermier. Viens dîner. Mais je t'avertis que si tu recommences à boire ou si tu maltraites ton enfant, je te mettrai à la porte pour toujours!

—Ne craignez rien, M. Kelly, je n'ai qu'une parole, et je vous l'ai donnée...

*
*   *

L'ivrogne demeurait chez le vieux fermier depuis cinq semaines, et il avait tenu parole.

Mais il n'avait pas assisté une seule fois à la messe, ce qui chagrinait beaucoup Jean-Charles.

Le sixième dimanche, en entrant dans l'église avec l'orphelin, notre héros vit Frank O'Neil qui se tenait à genoux, à l'ombre d'un pilier, le front dans les deux mains.

Sa présence dans le temple causa à Jean-Charles et au petit muet une joie indicible. Ils avaient prié pour obtenir la conversion du malheureux, et ils voyaient que le ciel n'était pas resté insensible à leurs prières. Ce matin-la ils prièrent avec plus de ferveur que jamais.

Le dimanche suivant, l'ivrogne, après avoir fait une confession générale, eut le bonheur de s'approcher de la sainte table. Dieu venait de faire un miracle en faveur de cette victime de l'ivrognerie; car, à dater de ce jour, Frank O'Neil devint un fervent chrétien, un homme laborieux et un père au coeur tendre et aimant.

*
*   *

Jean-Charles était parvenu à se familiariser avec la méthode si ingénieuse de l'abbé de l'Epée, qui permet aux muets de se faire comprendre par des signes aussi bien que s'ils s'exprimaient par la langue. Et son élève, James O'Neil, après deux ans d'étude, lisait, écrivait et savait son catéchisme à la perfection. C'était un enfant excessivement intelligent.

Un jour, notre héros proposa au curé de Berlin d'interroger le petit muet par écrit.

L'épreuve eut lien en présence d'une centaine d'élèves de la paroisse.

Le curé écrivait des questions sur un tableau, et l'orphelin y répondait aussi par écrit.

L'épreuve dura une heure.

Elle fut un triomphe pour le petit muet et une belle leçon pour tous les élèves!

Puis le curé traça sur le tableau les mots suivants:

«James O'Neil, vous avez très bien répondu à toutes mes questions, et je vous en félicite. Vous ferez votre première communion dans un mois.»

L'enfant, ne pouvant contenir sa joie, sauta au cou du prêtre et l'embrassa avec effusion!

Un mois plus tard l'âme encore vierge de toute souillure, il eut l'ineffable bonheur de recevoir l'auguste sacrement de l'eucharistie.

Faire sa première communion!

Que de foi, d'amour et de grandeur dans ce premier acte de l'enfant! et que d'influence il exerce sur la vie entière de celui qui l'accomplit selon les vues de l'Eglise!

James se rendait parfaitement compte de l'importance de cet acte, et, sous le regard de Dieu, il formait la résolution d'en garder jusqu'à la mort le salutaire souvenir.

*
*   *

Le jeune muet venait d'atteindre sa vingt-unième année.

La moitié de sa courte existence s'était écoulée sous la sage direction de notre héros.

L'élève avait reçu une instruction saine et forte qui le rendait capable d'occuper une bonne situation dans le monde des affaires.

Il écrivait correctement les langues anglaise et française, et connaissait suffisamment les sciences exactes.

Le commerce avait pour son jeune esprit des attrait séduisants. Mais n'ayant pu se caser à Berlin, il résolut, après avoir consulté son protecteur, d'aller tenter fortune ailleurs.

Le maire de Berlin réussit à lui obtenir une position de sous-comptable dans le célèbre magasin des MM. Stewart, à New-York. Ses nouveaux maîtres lui demandaient de venir incessamment.

Ce fut bien pénible pour notre héros de consentir à cette séparation; mais il offrit à Dieu ce nouveau sacrifice.

Au moment de se séparer, peut-être pour toujours, de l'homme qui lui avait donné les bienfaits de l'instruction, le jeune muet se sentit accablé de douleur.

Il voulut exprimer, clans son langage mystérieux, toute la reconnaissance dont son coeur débordait, mais ses larmes seules parlèrent...

Il partit avec son père pour la métropole commerciale des États-Unis.

Jean-Charles s'était montré fort devant la faiblesse et la douleur de son protégé; mais, resté seul, il sentit un vide immense se faire autour de lui!

Depuis longtemps, il s'était résigné à son sort. La bonheur du jeune homme faisait son bonheur. Car James O'Neil n'était pas seulement son élève, il était son ami, son compagnon de tous les instants.

Ensemble—le matin au réveil et le soir au coucher—ils adressaient à Dieu leurs prières d'amour et de reconnaissance; ensemble ils avaient travaillé pour soustraire Frank O'Neil à l'ivrognerie et en faire un catholique fervent, et un bon père; ensemble, parfois, pour se distraire, ils couraient les bois et les grèves pour chasser ou pêcher; ensemble, enfin, chaque dimanche, ils allaient s'agenouiller à la table. sainte pour recevoir le divin consolateur!




LE RETOUR AU PAYS

Jean-Charles habitait Berlin depuis quinze ans.

Sa vie était maintenant monotone et, languissante.

Un matin, il éprouva les atteintes d'un mal qui l'avait fait souffrir pendant plusieurs années, mais dont il s'était cru guéri pour toujours.

C'était le mal du pays. Il sentait de nouveau s'allumer en son coeur le désir intense de revoir le pays natal. Désir mystérieux, dévorant, incontrôlable, qui s'enfonce dans le coeur comme la lame d'une épée, y pratique une blessure profonde, lancinante, insondable!

Pour combattre ce mal cruel, Jean-Charles eut recours à la prière, au travail, à l'étude, à la pêche, à la chasse, à tous les moyens enfin que la foi et la raison purent lui suggérer. Ce fut inutile. La blessure était là, se creusant tous les jours, et; tous les jours causant des douleurs plus intolérables.

L'image de la patrie lointaine se fixait dans son imagination et devant ses yeux; il la portait en tous lieux et à tous les instants.

Le jour, elle se mêlait à tous ses travaux et à toutes ses pensées; la nuit, elle lui souriait, en des rêves gracieux, ou l'épouvantait en d'affreux cauchemars..

Plus de repos pour le pauvre exilé!

Peu à peu, l'appétit et le sommeil l'abandonnèrent; il éprouva du dégoût pour le travail et l'étude, les deux choses qu'il aimait le plus an monde; son énergie de fer s'éteignit et un dépérissement lent, mais visible de sa santé lui fit comprendre que la mort serait le résultat inévitable du mal qui le minait.

Il se résolut à mourir.. Mais au-dessus, bien au-dessus de cette résolution flottait toujours cette pensée: revoir la patrie!

Que de fois appuyé sur sa bêche immobile,

Fixant sur l'horizon son oeil doux et tranquille,

Il semblait contempler tout un monde idéal.

Oh! sa jeunesse alors, avec sa sève ardente,

Déroulant les anneaux de cette vie errante,

Lui montrait le pays natal!

Mon Dieu! qu'il souffrait le pauvre exilé!

Il faut que je parte! se dit-il; car je sens que je mourrai bientôt si je reste sur cette terre d'exil, et je n'ai pas le droit d'abréger ainsi mes jours.

J'irai me livrer à la justice de mon pays, laissant à mes amis le soin de faire reconnaître mon innocence... et, avant de partir, j'écrirai à l'abbé Faguy pour lui annoncer mon prochain retour.. Écrire à M. l'abbé Faguy?... Pauvre insensé que je suis! se reprocha-t-il. Que de lettres, depuis quinze ana, n'ai-je pas écrites à ce vénérable ami, sans jamais oser les confier à la poste, de crainte qu'elles ne fussent interceptées! M. l'abbé Faguy doit être mort aujourd'hui, car le cher homme avait une santé si délicate...

Puis, s'exaltant, il s'écria: non, je n'écrirai pas! non, je n'irai pas me livrer à la justice aveugle des hommes! J'irai dans mon pays, soit! mais pour y continuer, dans l'obscurité, la vie que je mène ici...

J'irai finir mes jours sur les bords de la rivière Saint-Charles, à Québec; sur ce coin de terre qui rappelle à tout Canadien-français de si touchants souvenirs! C'est là, au fond de la riante vallée, dit l'historien, qu'est le berceau de la colonie; c'est là que se trouve l'empreinte des pas du découvreur, du premier colon, du premier missionnaire; c'est là qu'est le site de la première croix, du premier fort, du premier couvent; en un mot, c'est l'unique centre d'où rayonnèrent longtemps sur le reste du pays, les lumières de l'Evangile et de la civilisation!

Oui, j'irai à Québec; car Québec, c'est plus que Sainte-R..., plus que Montréal: c'est à la fois la tête et le coeur de la patrie canadienne-française!

Il planta sa bêche dans la terre et se rendit à la maison pour y faire ses préparatifs de départ.

Le soir, au souper, le père Kelly ayant remarqué que Jean-Charles paraissait plus triste que d'habitude, lui demanda s'il était malade.

—Non, mon bon ami, répondit Jean-Charles, d'une voix émue, mais je dois vous quitter ce soir, et j'en suis grandement peiné...

La foudre tombant sur la maison n'aurait pas causé plus de surprise et d'émoi que ces premières paroles sorties des lèvres de Jean-Charles.

—Comment! vous parlez! Quoi! vous nous quittez! s'écrièrent à la fois tous les membres de cette brave famille...

—Oui, je parle, mes bons amis! je parle! car il m'est impossible de vous exprimer par des gestes tout le chagrin que me cause cette séparation, et toute la gratitude que je vous dois! Sans savoir si je n'étais pas un malfaiteur, un criminel, vous avez eu la charité de m'accueillir sous votre toit si hospitalier, et vous m'avez témoigné sans cesse des égards et une tendresse qui m'ont fait oublier parfois les malheurs de mon existence... J'avais retrouvé ici les douceurs et les joies familiales, et j'espérais pouvoir finir mes jours au milieu de vous; Mais, hélas! le mal du pays s'est emparé de moi depuis quelque temps et ne me laisse pas un instant de répit, ni le jour ni la nuit... J'ai lutté sans succès, et je sens que je mourrai si je résiste à la voix puissante qui m'appelle, et cette voix, mes bons amis, c'est celle de la patrie!

Le père et la mère Kelly pleuraient.

Ah! c'est qu'il connaissaient, eux aussi, pour l'avoir ressenti autrefois, l'acuité de ce mal épouvantable... Ils s'étaient exilés de leur pays pour fuir la persécution, mais l'Irlande, la verte Erin, était toujours la patrie de leur coeur! Et bien des fois, par la pensée, ils s'étaient transportés au village natal pour revivre les jours heureux de leur jeunesse!

Mais Dieu, sur le sol américain, avait adouci l'amertume de leur exil en leur envoyant des enfants—ces doux anges du foyer—dont la vue seule suffit à faire oublier la patrie absente! Et ils s'étaient attachés à leur patrie d'adoption, puisqu'elle était le berceau et par conséquent la patrie réelle de leurs chers enfants...

Mais Jean-Charles, lui, était seul, seul avec ses douleurs, sur la terre étrangère! Et jamais cette terre, si hospitalière, ne pouvait remplacer le sol natal...

La séparation fut cruelle.

—Aurons-nous le bonheur de vous revoir ou au moins de recevoir de vos nouvelles? demanda, le vieux fermier.

—J'espère que nous nous reverrons; mais, dans tous les cas, je me ferai un devoir et un plaisir de vous écrire. Seulement, je vous prie de garder le secret sur tout ce qui me concerne.

—Vous pouvez compter sur notre discrétion qui sera éternelle comme l'affection que nous avons pour vous!

*
*   *

Quels grands coeurs! pensait Jean-Charles, en revenant, en voiture cette fois, par la longue route qu'il avait franchie à pied quinze années auparavant.

Il ne craignait plus d'être reconnu, car le malheur l'avait changé et vieilli au point de le rendre tout à fait méconnaissable!

Il n'avait que cinquante-six ans, mais paraissait en avoir soixante-dix...

Le voyage fut heureux et rapide.

Le 27 mai au soir, l'exilé arrivait à Lévis.

Il avait fait le trajet en vingt-deux heures.

Son plan était de se rendre immédiatement à Saint-Sauveur en côtoyant le fleuve et la rivière Saint-Charles, afin de ne pas être remarqué.

Il connaissait bien la ville et ses alentours pour les avoir, autrefois, parcourus en tous sens dans ses expéditions de chasse et de pèche, et il se rappelait avoir campé, une nuit, dans une petite cabane qui avait l'apparence d'une forge abandonnée.

C'est cette cabane qu'il avait l'intention d'adopter pour demeure, si elle existait encore; et si elle avait disparu, il se proposait d'en bâtir une autre au même endroit.

En passant près des bureaux de la douane, il vit un individu, suintant la misère, qui traînait vers le fleuve un gros chien noir attaché par le cou. Le chien, comme s'il eût deviné les desseins de son bourreau, faisait des résistances inouïes pour échapper à son sort.

—Où allez-vous avec ce chien? demanda Jean-Charles.

—Vous le voyez! Je m'en vas le jeter à l'eau.

—Pourquoi cela?

—Dame! parce que je n'ai pas le moyen de le nourrir. D'ailleurs, je pars demain matin pour les États-Unis, et je veux me débarrasser de cet animal.

—Quel âge a-t-il?

—Huit mois.

—Voulez-vous me le donner?

—Sans doute, avec plaisir!

Jean-Charles ouvrit son sac de voyage et en sortit une tranche de jambon qu'il présenta au chien, en le flattant. L'animal happa le morceau de jambon dont il ne fit qu'une seule bouchée, puis vint se coucher an pied de l'étranger, comme pour implorer sa protection.

Notre héros, pris de pitié pour le pauvre homme, lui donna deux dollars, et, après lui avoir souhaité bonne chance, s'éloigna avec le chien, qui parut fier de s'attacher à ses pas.

Il traversa la paroisse de Saint-Roch en suivant la rue du Prince-Edouard dans toute sa longueur, contourna l'hôpital général et se rendit à la grève en passant par les rues Bédard et Saint-Ambroise.

La forge était encore là, à peu près dans le même état qu'il l'avait vue autrefois.

Il y fit d'abord entrer son chien et alla couper des branches de sapin qu'il jeta sur le plancher en guise de matelas.

Puis, voulant s'assurer des sympathies de la pauvre bête, il lui donna une autre bonne tranche de viande.

Le terre-neuve, n'avait probablement pas fait pareil régal depuis longtemps, car il se mit à gambader autour de son nouveau maître avec une gaieté folle.

Dès ce moment, le colosse pouvait compter sur la fidélité et le dévouement du noble animal. Il avait en lui un ami et un compagnon de sa solitude.

Après avoir tout mis en ordre, et s'être fait un lit aussi confortable que possible, notre héros s'endormit d'un profond sommeil.

Il avait besoin de repos.

Le lendemain matin, vers quatre heures, il fut éveillé par les grognements de son chien, et aussitôt il entendit la détonation d'un fusil...

Il regarda par le carreau et vit un homme, grand et sec, qui venait d'abattre un canard.

Il s'habilla à la hâte et alla rejoindre le chasseur, qui n'était autre que feu Pierre Portugais, de joyeuse mémoire, dont les exploits de chasse ont si longtemps amusé les lecteurs des différents journaux de Québec.

Chaque printemps, on s'en souvient, un journal annonçait que Portugais avait tué la première bécassine. Le lendemain, un autre chasseur de l'Ile d'Orléans—un sorcier, sans doute—réclamait cet honneur!

Portugais se fâchait et affirmait que c'était lui-même il offrait d'exhiber l'innocente victime de son coup de fusil, et défiait son antagoniste d'en faire autant!

Celui-ci se contentait de répliquer que c'était la même bécassine que Portugais conservait dans l'alcool depuis vingt ans...

Mais Portugais avait toujours le dernier mot, et, du reste, il était d'une telle habileté à la chasse, que tout le monde disait avec conviction: «C'est bien lui qui a tué la première bécassine!»

Jean-Charles s'approcha du chasseur, et, ayant repris son rôle de muet, lui fit comprendre, par des signes, qu'il désirait acheter un fusil.

Portugais, qui était un brocanteur de profession, passa son fusil au colosse en lui disant qu'il était à vendre.

Notre héros examina l'arme minutieusement et même l'essaya sur un gibier qu'il tua au vol.

Il acheta le fusil et le paya rubis sur ongle vingt dollars.

Il chargea Portugais de lui acheter les articles suivants qu'il avait inscrits sur une feuille de papier: de la poudre, des balles, une gibecière, une perche de ligne, des hameçons, un filet, des ustensiles de cuisine, un chandelier, des bougies et quelques outils.

Nous avons connu intimement ce pauvre Portugais,—ancien chantre au choeur de la Congrégation, à Saint-Roch,—et nous nous plaisons à rendre hommage à son honnêteté. C'était aussi un coeur d'or, un homme extrêmement serviable.

Il remplit avec une fidélité scrupuleuse la commission qu'on lui avait confiée, et dans l'après-midi du même jour, il arriva chez Jean-Charles en criant de sa voix flûtée: «Hé! bonjour, mon oncle! bonjour! (Car lorsque Portugais ne connaissait pas le nom d'un homme, il l'appelait toujours mon oncle.) Hé! bonjour, mon oncle! bonjour! cria-t-il à Jean-Charles, en déposant sur le plancher tout le bataclan qu'il portait dans ses bras et sur son dos.

Il était chargé comme un mulet...

Jean-Charles paya le prix que Portugais lui demanda, et, de plus, le récompensa généreusement.

Le printemps suivant, ce fut Jean-Charles qui tua la première bécassine... mais les journaux—fidèles à la vieille coutume, annoncèrent que c'était Portugais qui l'avait tuée... et Jean-Charles ne réclama point!

Voilà pourquoi... Portugais aima toujours mon oncle le muet, comme il appelait notre héros.




ÉPILOGUE

Dans le prologue de ce livre, nous avons dit qu'il y avait déjà plusieurs années que le vieux muet (Jean-Charles Lormier) habitait la grève sud de la rivière Saint-Charles, lorsque nous l'avons présenté au lecteur.

Tout le monde l'aimait et l'admirait à cause de sa bonté, de sa force et de sa bravoure.

Il était le bon génie du rivage.

La grève sud de la rivière Saint-Charles était, parfois, à cette époque, surtout le dimanche l'après-midi, le théâtre de bien des désordres.

Les jeunes gens de toutes les parties de la ville s'y rendaient en grand nombre. Après s'être baignés, dans un costume très primitif, ils s'amusaient à boire, et leurs libations se terminaient, assez souvent, par des rixes sanglantes.

Le vieux muet crut de son devoir de faire cesser ces scènes honteuses qui le scandalisaient et empêchaient les honnêtes gens d'aller se reposer en cet endroit charmant.

Il inaugura une vraie campagne contre la licence de ces moeurs grossières, et la mena avec une vigueur et une sévérité impitoyables.

Les coupables, une fois pincés par lui, n'avaient nullement l'envie de renouveler l'expérience. Quand la persuasion des conseils ne suffisait pas, le colosse trouvait dans sa force musculaire des arguments irrésistibles!

Un dimanche, le pire de la bande, qui était connu sous le singulier surnom de Caillou Simard, voulut se mesurer avec le vieux muet. Mais le géant prit Caillou par un bras et le jeta dans la rivière... Le sale individu, qui ne savait pas nager, cala au fond de l'eau comme un caillou... Mais le vieux muet, heureusement, plongea et retira le misérable à moitié asphyxié!

Ce fut fini..

Les baigneurs indécents et les soûlards disparurent, et les gens respectables purent, après les offices du dimanche, fréquenter ces parages, et y chercher le bon air et un repos vraiment honnête.

*
*   *

Jean-Charles venait d'atteindre sa soixante-huitième année.

Depuis qu'il était revenu au Canada, il avait recouvré la santé et conservé sa merveilleuse force. La vie régulière, frugale et hygiénique qu'il, faisait était le secret de sa vieillesse robuste et exempte d'infirmités.

Sans être heureux, il supportait avec une grande et aimable résignation la singulière situation que le malheur lui avait créée dans le monde; et quand les douloureux souvenirs du passé lui revenaient à l'esprit, il les chassait comme des mauvaises pensées.

*
*   *

Un dimanche matin du mois d'août, le vieux muet était allé entendre la première messe selon son habitude. Il communiait tous les dimanches avec une piété et une ferveur qui édifiaient tout le monde.

Ce dimanche-là, il remarqua que le célébrant était un prêtre étranger qui paraissait courbé sous le poids des ans.

La vue de ce prêtre produisit sur lui une impression, étrange, indéfinissable; le son de sa voix lui alla au coeur, et y jeta un trouble indicible. Cette figure, il l'avait vue déjà... cette voix, il l'avait entendue... Mais où, quand?...

A la communion, lorsque le célébrant déposa l'hostie sur la langue du vieux muet, sa main tremblait comme une feuille, et les paroles liturgiques semblaient s'attacher à son gosier.

Jean-Charles revint à sa place avec une lenteur inaccoutumée et qui surprit les fidèles.

Sa figure était devenue d'une pâleur effrayante. Il fut obligé de s'asseoir dans le banc pour ne pas s'affaisser, et resta longtemps immobile comme une statue.

Enfin, le malheureux sortit de l'église sans même songer à prendre de l'eau bénite, traversa un groupe de ses connaissances sans saluer, et reprit, la tête basse, le chemin de sa cabane.

Le solitaire avait l'habitude, après la messe, de préparer son déjeuner, mais ce matin-la, il oublia de manger. En arrivant à la cabane, il se laissa choir sur une chaise et y resta environ trois heures comme immobilisé! Que se passait-il en lui? Il ne pouvait s'en rendre compte, car il éprouvait une pesanteur qui le rendait incapable de penser et de se mouvoir. Cependant, le chien, que la faim aiguillonnait vint lécher les mains de son maître en faisant entendre quelques plaintes. Ces plaintes tirèrent Jean-Charles de sa torpeur. Il se leva en disant: «Quoi! il est déjà neuf heures, et je n'ai encore rien donné à manger à ce pauvre animal!»

Il s'empressa de rassasier le molosse, mais se contenta, lui, d'un bol de lait et d'une croûte de pain. Puis il sortit et se mit à arpenter la grève.

Cette promenade au grand air lui fit un bien considérable. Au bout d'une heure, il put, suivant sa louable coutume, employer le temps de la grand'messe à lire l'Évangile du jour et l'office de la Sainte-Vierge.

A une heure, le Père Durocher foulait le sable de la grève, en compagnie du vieux prêtre dont la figure et la voix avaient si vivement ému notre héros.

Jean-Charles était debout sur le seuil de sa cabane, et en voyant venir les deux vénérables vieillards, il les salua respectueusement sans prononcer un seul mot, car il jouait toujours le rôle de muet.

Le Père Durocher lui dit en souriant: «M. Jean-Charles Lormier, j'ai l'honneur de vous amener une vieille connaissance qui aura, je crois, le pouvoir de vous délier la langue...»

—Une vieille connaissance?... fit Jean-Charles, en tremblant.

—Est-ce que vous ne me reconnaissez pas, mon cher Jean-Charles? lui demanda le visiteur.

—Oh! M. le curé Faguy! s'exclama Jean-Charles, en ouvrant ses deux bras...

Le vieux prêtre s'y précipita comme un enfant et longtemps les deux amis restèrent enlacés, coeur à coeur, incapables de proférer une parole...

Le bon Père Durocher se détourna pour essuyer les larmes d'attendrissement qui mouillaient son visage tout ridé...

—Oui. mon cher ami, dit enfin l'abbé Faguy. vous pouvez parler librement et vous réjouir, car votre frère, avant de rendre le dernier soupir, a proclamé votre innocence et il est mort comme un saint! Lisez ce document écrit par le Dr Chapais et signé par Victor.

Jean-Charles, après avoir lu le document, leva les yeux vers le ciel et s'écria: «Merci, mon Dieu! mille fois merci!»

—Hélas! reprit le vieux prêtre, vous avez payé par vingt-sept années de cruelles souffrances la liberté que vous recouvrez aujourd'hui, et que vous n'aviez pas mérité de perdre: c'est à ce prix, mon ami, que Dieu vous a accordé la conversion de votre frère...

—La joie que je ressens en ce moment, M. le curé, vaut bien vingt-sept années de souffrances! Je remercie le ciel d'avoir sauvé mon cher frère et je le remercie aussi de m'avoir donné, avant de mourir, l'ineffable bonheur de vous revoir!

Faites-moi le plaisir, ajouta-t-il, en s'adressant aux deux visiteurs, d'entrer dans mon humble demeure où nous pourrons causer plus à l'aise.




UNE NOBLE INDISCRÉTION

Le Père Durocher était le directeur spirituel et le consolateur de Jean-Charles, mais il lui eût été difficile de dire qu'il en était le confident.

Notre héros lui avait raconté son histoire, mais en omettant les dates ainsi que les noms de personnes et de lieux. Il avait été impossible d'obtenir le moindre renseignement qui eût pu mettre sur la voie des découvertes. Le bon Père ignorait encore le vrai nom du vieux-muet. Pourtant, il croyait à l'innocence de cet homme dont la conduite avait toujours été irréprochable depuis qu'il le connaissait. Bien des fois il avait demandé au malheureux des renseignements plus précis, lui promettant de travailler discrètement à faire reconnaître son innocence; mais Jean-Charlea était resté inébranlable.

—Pardonnez-moi, mon révérend Père, avait répondu notre héros, mais j'ai fait le voeu d'emporter mon secret dans la tombe...

Cependant, il ne devait pas en être ainsi, car Dieu avait choisi son heure pour révéler ce secret et faire éclater en même temps l'innocence de son fidèle serviteur.

Un dimanche, Jean-Charles donna, par méprise, au sacristain qui faisait la quête, une médaille d'argent en guise d'une pièce de monnaie.

Le sacristain s'aperçut de l'erreur, mais n'osa, pas, en présence des assistants à la messe, en faire la remarque au donateur. Je la donnerai, pensa-t-il, au révérend Père Durocher qui la remettra à son propriétaire.

En effet, le sacristain alla trouver le Père Durocher et lui dit: «Voici ce que le Vieux muet a déposé dans la tasse par erreur.»

Le Père Durocher prit la médaille sur laquelle il lut ces mots:

A Jean-Charles Lormier

de

Sainte-R..., P. Q.

l'un des héros de Châteauguay.

Témoignage d'admiration.

1813.

Le bon missionnaire, le coeur rempli de joie, remercia Dieu d'avoir permis cette méprise, et il écrivit confidentiellement au curé de Sainte-R... pour le prier de lui dire s'il avait déjà entendu parler d'un nommé Jean-Charles Lormier, l'un des héros de Châteauguay.

La cure de Sainte-R..., heureusement, était encore occupée par l'abbé Faguy, qui allait avoir bientôt soixante dix-neuf ans.

Nous renonçons à décrire la joie que ressentit ce vieux prêtre en recevant cette lettre.

Il télégraphia immédiatement au Père Durocher:

«Jean-Charles Lormier était mon meilleur ami. S'il vit encore, prière de me dire où il est. Répondez, s'il vous plaît, par dépêche télégraphique.»

Le P. Durocher s'empressa de répondre par la dépêche suivante:

«Votre ami Jean-Charles Lormier vit encore. Il est ici et en parfaite santé.»

Le surlendemain au soir—un samedi—l'abbé Faguy arrivait au presbytère de Saint-Sauveur.

Le P. Durocher raconta à son vieil hôte ce qu'il connaissait de Jean-Charles Lormier depuis que ce dernier habitait les bords de la rivière Saint-Charles, c'est-à-dire depuis douze ans, mais il avoua qu'il ignorait où notre héros avait vécu pendant les quinze années qui avaient précédé son arrivée à Québec.

L'abbé Faguy, impatient qu'il était de voir son ami, manifesta le désir de se rendre sur-le-champ auprès de lui.

—Permettez-moi, M. le curé, dit le Père Durocher, de ne pas acquiescer maintenant à votre légitime désir. D'abord, vous êtes trop fatigué, et ensuite, il fait trop noir pour aller à la grève ce soir.

Nous irons demain. Jean-Charles Lormier assiste à la première messe et il y communie toujours. Eh bien! vous direz cette messe et nous irons voir votre ami après le dîner.

—C'est bien! fit l'abbé Faguy, en exhalant un long soupir... Pauvre martyr! pauvre martyr! répéta-t-il plusieurs fois. Que j'ai donc hâte de le voir! qu'il me tarde de lui apprendre qu'il n'a jamais perdu l'affection et le respect de ses concitoyens...

*
*   *

Retournons à la cabane de la grève où nous avons laissé notre héros en la douce compagnie de l'abbé Faguy et du père Durocher.

—Maintenant, dit le père Durocher, en s'adressant à Jean-Charles, j'ai à vous faire une restitution et à vous présenter des excuses.

—Que dites-vous là, mon révérend père?....

—Oui, je vous restitue la médaille que voici, et que vous avez donnée à la quête dimanche dernier; et je vous prie de me pardonner l'indiscrétion que j'ai commise en me servant de l'inscription gravée sur cette médaille pour vous dénoncer à... l'amitié de votre bon curé!

—Comment! j'ai donné cette médaille à la quête?... Il faut que j'aie bien peu de piété, pour être capable de faire une aussi sotte méprise dans le lieu saint! Ce n'est que le lendemain que je me suis aperçu de la disparition de ma médaille; je l'ai cherchée longtemps, et à la fin je me suis persuadé que je l'avais perdue en revenant de l'église, et je tremblais à l'idée que cet objet,—bien insignifiant en lui-même,—pouvait servir à me dénoncer à la justice... J'étais loin de penser que la perte de cet objet serait la cause de mon bonheur. Oh! non seulement je vous pardonne votre indiscrétion, mon révérend Père, mais je bénis le ciel de vous avoir inspiré la pensée de la commettre...

—Tout est bien qui finit bien! ajouta le curé Faguy; il n'y a pas eu d'indiscrétion de commise, car c'est le doigt de Dieu que je vois dans toute cette affaire, dont le dénouement remplit nos coeurs d'une vive allégresse.

—M. Lormier, dit le Père Durocher, veuillez me faire le plaisir de venir demeurer au presbytère jusqu'au jour de votre départ pour Sainte-R..

—Je vous remercie infiniment, mon révérend père, mais je tiens à habiter ma cabane jusqu'au dernier moment.

—Pourquoi cela? Depuis une heure, vous avez abandonné le rôle de muet et vous devez renoncer aussi à celui de prisonnier; car, sans vouloir vous offenser, permettez-moi de vous dire que votre cabane ressemble à une prison; et tant que vous l'occuperez, il me semble que vous raviverez sans cesse les souffrances que vous y avez endurées. Allons, mon ami, suivez-nous!

—Mais mon pauvre vieux chien ne consentira pas à se séparer de moi, croyez-le!

—Amenez-le! vous le mettrez dans la cave du presbytère, au-dessous de la chambre qne vous occuperez.

—Que vont dire vos paroissiens, mon révérend père, en voyant le Vieux muet, comme ils m'appellent, habiter votre presbytère et surtout en l'entendant parler? Ils auront de moi une mauvaise opinion, et ne manqueront pas de dire que j'ai voulu les mystifier...

—Tout le monde, à Saint-Sauveur, connaît les relations amicales qui existent entre nous deux et nul ne sera surpris de vous voir passer quelques jours au presbytère. Puis, si le coeur vous en dit, vous continuerez à rester muet pour tous, excepté pour M. l'abbé Faguy et pour moi!

Jean-Charles ne trouva plus rien à répondre, et, suivi de son fidèle terre-neuve, il partit avec ses nobles visiteurs.

Trois jours plus tard, après avoir distribué aux pauvres le peu qu'il possédait, il quitta, le coeur ému, cette brave population de Saint-Sauveur, qu'il avait appris à aimer et dont il n'avait reçu que des marques de bienveillance et de bonté.

En se séparant du Père Durocher, il lui dit:

—Je garderai de vous et de vos paroissiens un souvenir impérissable!

Comme il allait mettre le pied sur le bateau traversier, Jean-Charles entendit une voix flûtée lui crier:

—Hé! bonjour, mon oncle! bonjour donc!

C'était l'ami Portugais qui venait lui faire ses adieux.

Nous avons oublié de dire que Jean-Charles avait donné à notre chasseur Québécois, son fusil, sa gibecière, etc.

—Bonjour! mon cher M. Portugais! répondit Jean-Charles.

—Quoi! mon oncle, vous parlez à c'tte heure eh bien! tonnerre! vous allez toujours bien me dire votre nom avant de partir?...

Jean-Charles lui apprit son nom et lui dit:

—Je vous invite à venir me voir à Sainte-R... pour faire la chasse.

—Tonnerre! oui, mon oncle... pardon, je voulais dire: M. Lormier; j'irai, je vous le promets!

—Au revoir! fit Jean-Charles, en serrant la main du brave Portugais.

*
*   *

Le lendemain soir, plusieurs citoyens étaient réunis sur la grève de la rivière Saint-Charles, devant la cabane déserte du vieux muet. Ils parlaient naturellement de notre héros. C'est le père Latourelle qui avait la parole, et il paraissait se donner beaucoup d'importance, le bonhomme!

—Ah! criait-il, je vous l'avais bien dit que ce sauvage-là parlait et qu'il se moquait de nous autres... Où est donc le p'tit Joachim Bédard? Ah! il n'a pas le caquet bien haut aujourd'hui! Oui ce sauvage-là parle, je l'ai entendu de mes deux oreilles, et je n'étais pas. seul: Louison Lasonde était avec moi. Pas vrai, Louison, que le vieux muet parle?

—Oui, oui, oui! fit Louison Lasonde, en grognant à la façon d'un goret. Il parle, c'est sûr, sûr, sûr!

—C'est toi, Louison, qui es sur! riposta Joachim Bédard. Et si vous n'avez pas d'autre témoignage que celui de Louison, vous feriez mieux, père Latourelle, d'aller faire une nouvelle visite à la tireuse de cartes; elle pourra vous laver encore une fois avec son torchon!

—Qui est-ce qui t'a dit cela? p'tit polisson?

—C'est mon petit doigt, père Latourelle! mais quand je le consulte, il ne me fait pas payer cinquante cents comme la Châtigny vous a fait payer pour vous laver la tête et rire de vous...

—Ce n'est pas de ton affaire, ça! Dans tous les cas, je soutiens qu'il parle, le vieux farceur!

—Tenez, père Latourelle, si c'est vrai que le vieux muet parle, je vous conseille de faire le muet à votre tour; et alors on pourra dire qu'il n'y a plus de mauvaise langue dans Saint-Sauveur...

Le père Latourelle, rouge de colère, montra le poing à Joachim Bédard, puis s'éloigna en disant: «Tu me paieras ça tout ensemble, mon petit malappris!»




UNE RÉCEPTION ENTHOUSIASTE

Avant de partir pour Québec, l'abbé Faguy avait convoqué tous les notables de sa paroisse pour leur apprendre l'heureuse nouvelle du retour prochain de Jean-Charles Lormier et les inviter à préparer une belle réception à leur distingué et si infortuné compatriote. Nous arriverons probablement jeudi matin, leur dit-il; d'ailleurs, je télégraphierai lundi à M. le maire.

Le jeudi suivant, en effet, vers neuf heures du matin, le curé Faguy et Jean-Charles arrivèrent à Sainte-R...

Tout le monde était en liesse.

La population de Sainte-R... avait considérablement augmenté depuis vingt-sept ans, et la paroisse avait marché à grands pas dans la voie des embellissements et du progrès.

A la place de la vieille église, détruite par la foudre, s'élevait un temple d'une belle architecture.

L'église, le presbytère, la plupart des demeures et les rues avaient été pavoisés, aux couleurs française et anglaise, en l'honneur de notre héros.

On avait érigé deux arcs de triomphe, un à l'entrée du village, l'autre en face du presbytère; et sur chacun de ces arcs brillaient, en lettres d'or, des inscriptions comme celles-ci:

Bienvenue au Héros de Châteauguay
—Sainte-R... acclame son plus illustre enfant!—
Il moissonne dans l'allégresse ce qu'il a semé dans les pleurs!
Reconnaissance, hommage et gloire
à M. Jean-Charles Lormier!

La gaieté—une gaieté bruyante—éclatait partout avec les détonations d'armes à feu et les fusillades de pétards.

La nature prêtait son concours à la fête, et les rayons dorés du soleil se jouaient gracieusement dans le feuillage et dans les plis des drapeaux.

A l'entrée de la paroisse, un superbe carrosse attelé de deux chevaux attendait notre distingué compatriote.

Il y prit place avec l'abbé Faguy, le maire de Sainte-R... et le député du comté. Et quand le carrosse, qui était précédé d'une fanfare, arriva sur la place de l'église, où la foule joyeuse était réunie, le canon fit entendre sa voix retentissante, puis les assistants agitèrent leur chapeaux ou leurs mouchoirs en criant:

«Vive Jean-Charles Lormier! Vive le héros de Châteauguay!»

Des centaines de personnes étaient accourues des paroisses environnantes pour assister à cette fête populaire et surtout pour acclamer Jean-Charles Lormier.

Il avait été décidé, par le comité d'organisation, que le maire, en arrivant sur la place publique, où une estrade avait été érigée, inviterait Jean-Charles à y monter et lui donnerait alors lecture d'une adresse. Mais la foule, impatiente et enthousiaste, interrompit longtemps l'ordre du programme; car dès que notre héros eût mis le pied à terre, il fut entouré, embrassé, félicité et questionné de mille manières.

Chacun voulait le voir de près, lui serrer la main, lui parler et l'assurer qu'il avait toujours joui de l'amitié et du respect de tous.

On entendait autour de lui ces exclamations: «Mon Dieu! qu'il est changé! Sainte-Vierge! qu'il a dû souffrir!» etc.

Enfin, au bout d'une heure, on permit à M. le maire d'accompagner Jean-Charles à l'estrade.

Nous citons quelques extraits de l'adresse que le maire lut à notre héros:

Monsieur et cher compatriote,

Depuis vingt-sept ans, la paroisse de Sainte-R... a consigné dans ses annales deux événements bien mémorables: votre départ et votre retour. Autant le premier avait mis de tristesse dans nos coeurs, autant le second les remplit de joie et de bonheur.

Il serait puéril de dire que nous vous avons cherché longtemps et regretté toujours.

Vous le devinez, surtout depuis que vous connaissez le résultat de l'accident qui a causé le malheur de votre vie.

Pardonnez-nous si nous osons faire allusion au drame douloureux, mais historique, dans lequel vous avez tenu le second rôle; car nous croyons que c'est Dieu qui en a été le principal acteur, et que c'est sa main qui a dirigé l'arme que vous portiez...

De ce sacrifice dépendait le salut d'une âme qui vous était chère.

Mais il fallait, de plus, satisfaire à la justice divine... et Dieu, qui n'éprouve que les nobles âmes, vous a présenté le calice d'amertume. Vous l'avez accepté, volontairement, et en avez bu jusqu'à la lie...

L'héroïsme que vous aviez déployé sur le champ de bataille, à Châteauguay, vous avait déjà valu notre admiration; mais le martyre que vous avez enduré depuis vingt-sept ans, vous a mérité notre vénération.

C'est, en effet, ce tribut que vous offre en ce moment la population de Sainte-R..., en vous souhaitant la plus cordiale bienvenue!

Cette vénération, elle est dans les milliers de voix qui vous acclament, dans les arcs de triomphe, dans les inscriptions, dans les drapeaux qui flottent au-dessus de cette paroisse dont vous avez été le maire le plus dévoué et qui se rappelle vos bienfaits et vos vertus.

Jean-Charles fut quelques secondes sans pouvoir parler; mais grâce à la fermeté de son caractère, il surmonta la vive émotion qu'il ressentait. Il prit la parole en ces termes:

M. le maire, mesdames et messieurs,

Pardon! merci! voilà les deux mots qui montent à cet instant de mon coeur à mes lèvres!

Avant de vous témoigner ma reconnaissance, je dois vous demander pardon d'avoir douté, à l'heure de l'épreuve, de votre loyale amitié. Oui, au lieu de quitter ma paroisse natale en déserteur, comme je l'ai fait, je comprends maintenant que j'aurais dû rester à mon poste, et vous laisser le soin de faire éclater mon innocence! Mais... mais, hélas! le malheur qui venait de m'atteindre était si grand et si inattendu, que mon esprit, en fut affecté autant, que mon coeur...

Je n'essaierai pas de vous peindre mes souffrances; vous les comprenez et vous les exprimez dans votre adresse par ce mot: le martyre!

Ah! oui, l'exil est vraiment un martyre! J'en ai senti toutes les tristesses et tous les ennuis pendant mon séjour de quinze ans aux États-Unis. C'est pour m'y soustraire, que je revins, il y a douze ans, à Québec, afin d'y continuer, sur les bords de la rivière Saint-Charles, ma vie obscure et ignorée.

Me croyant toujours l'objet des recherches de la justice, je n'osais revenir dans ma paroisse pour revoir ceux que j'aimais, et dont l'image était sans cesse présente à mon esprit.

Je retrouvai à Québec ce que le mal du pays m'avait fait perdre: le calme, la santé, l'amour du travail et la résignation à la volonté de Dieu.

L'air que je respirais, dans ce boulevard de la religion et du patriotisme, était bien, je le sentais, le même que j'avais respiré à l'ombre du clocher natal! Cependant, pas plus à Québec qu'aux États-Unis, je n'ai pu retrouver ce que retrouve aujourd'hui: le bonheur!

Mais si j'ai été privé du bonheur durant vingt-sept ans, je ne dois m'en prendre qu'à moi-même, puisque je me suis sans cesse dérobé à votre amitié qui pouvait me le donner...

Aussi que de regrets me cause la conduite ingrate que j'ai tenue à votre égard, et combien j'éprouve le besoin de vous en demander pardon...

Pardon, à vous, mesdames et messieurs!

Pardon, à vous, vénérable pasteur! d'avoir agi comme si j'eusse douté de votre tendresse et de votre dévouement!

J'espère que Dieu me permettra de réparer par mes actes bien plus que par mes paroles l'injure que j'ai faite à la noblesse de vos sentiments.

Maintenant, merci! pour la réception si chaleureuse que vous me faites, et qui me touche profondément!

Merci! d'avoir bien voulu rappeler les humbles services que j'ai pu rendre à ma paroisse lorsque j'avais l'honneur d'en être le maire.

Oh! que de changements ici depuis cette époque lointaine!

Sous la sage et progressive administration de mes successeurs, notre paroisse s'est transformée complètement. Mais, mesdames et messieurs, le spectacle grandiose et touchant qui s'offre en ce moment à mes regards, démontre que la population de Sainte-R..., tout en s'affranchissant de la vieille routine, est restée fidèle aux saines et pures traditions du passé. Oui, dans tout ce que j'ai vu et entendu depuis une heure, j'ai reconnu les traits caractéristiques des braves et anciens habitants de ma paroisse natale... Daigne le ciel vous les conserver, ces traits si beaux, et vous permettre de les transmettre comme un héritage à vos enfants!

Encore une fois, et du fond du coeur, mesdames et messieurs: pardon! merci!

Après ce discours, qui produisit une douce émotion dans l'âme des auditeurs, la procession se mit en marche, aux sons mélodieux de la fanfare, et parcourut toute la paroisse.

Puis la fête, comme toutes les bonnes fêtes canadiennes, fut couronnée dans le temple par un salut solennel.

C'est là, au pied de l'autel, que notre héros, si vivement ému en cette belle journée, épancha son coeur débordant d'amour et de reconnaissance.




LE VICAIRE DE SAINT-PATRICE

—Eh bien! mon cher Jean-Charles, lui dit un soir l'abbé Faguy, êtes-vous content de l'accueil que vous font vos compatriotes?

—Certes, oui, M. le curé, j'en suis très content et très reconnaissant.

—Et vous vous amusez bien, n'est-ce pas?

—A cette question, j'hésite à répondre affirmativement.

—Comment donc?

—Oui, M. le curé, je suis aussi flatté que touché de toutes ces démonstrations sympathiques, et je m'efforce d'y paraître heureux; mais mon coeur soupire sans cesse après un bonheur qui, je le vois maintenant, se trouve ailleurs que dans les fêtes bruyantes du monde. Le bonheur! je croyais pourtant l'avoir retrouvé, l'autre jour, en revoyant mon village natal...

—Que voulez-vous dire, mon cher ami?

—Je veux dire que, depuis mon retour, j'ai senti renaître le désir de me consacrer entièrement à Dieu; mais, ce qui me chagrine, c'est de penser que je suis trop vieux à présent pour être admis dans la sainte milice du sacerdoce...

—Trop vieux, dites-vous? je ne suis pas de votre opinion: et si vous voulez bien me le permettre, je vais soumettre votre cas exceptionnel à notre évêque, Mgr Bourget. Il me sera bien pénible, sur mes vieux jours, de me séparer de vous, mais ce que je désire avant tout, c'est votre bonheur et non le mien!

—Merci, M. le curé, mais notre séparation ne sera pas de longue durée, car aussitôt que j'aurai reçu les ordres sacrés, je demanderai la faveur et j'espère que je l'obtiendrai—de venir exercer le ministère à vos côtés. L'avenir nous réserve encore des jours heureux.

—Hélas! à mon âge, on ne doit plus compter sur l'avenir, car l'avenir, pour le vieillard, c'est la mort!

—Peut-être, M. le curé; mais après la mort, c'est le ciel, c'est-à-dire un avenir d'une éternelle félicité..

—Vous avez raison, mon cher ami, et j'espère en cet avenir glorieux et consolant..

*
*   *

Le lecteur se rappelle que Jean-Charles, en 1838, après avoir pris la résolution d'abandonner le monde, avait donné aux pauvres une partie de ses biens et laissé à son frère une rente viagère de trois cents dollars par année. Or, son frère étant mort, cette rente annuelle contribua à augmenter le capital que le notaire avait prêté à la fabrique de Saint-X... Et, maintenant, Jean-Charles possédait une fortune de vingt-cinq mille dollars.

Il pouvait vivre en bourgeois, aspirer à tous les honneurs, avoir villa, voitures et serviteurs; en un mot, couler une vieillesse douce et heureuse au milieu de ses concitoyens dont il était l'idole.

Mais de telles pensées n'effleurèrent seulement pas son esprit. Ses vues et ses aspirations portaient plus haut: il voulait être prêtre, monter à l'autel, sauver des âmes!

Il y avait en cette nature d'élite une sève forte et abondante, que le malheur avait longtemps comprimée, et qui, aujourd'hui, voulait déborder. Pour lui donner son cours, il ne fallait rien moins que les sublimes labeurs de l'apostolat.

Ce coeur, sanctifié par la souffrance, ne pouvait plus prendre contact avec les choses du monde: il ne s'ouvrait plus que du côté du ciel!

*
*   *

Jean-C'harles obtint facilement son entrée au grand séminaire de Saiut-Sulpice, à Montréal.

Il fit à l'hospice des soeurs de la charité de Sainte-R... un don de dix mille dollars; en laissa quatorze mille à l'abbé Faguy pour les pauvres de sa paroisse et ne garda pour lui-même que la minime somme de mille dollars.

Le cinq septembre, ayant fait ses adieux a son bon curé et à ses nombreux amis, il partit pour Montréal, le coeur plein d'une sainte allégresse.

Le lecteur connaît assez les talents et la piété de notre héros, pour deviner qu'il remporta au grand séminaire les succès les plus éclatants et que sa conduite y fut toujours exemplaire.

Après un séjour de vingt-deux mois dans cet asile de la science et de la vertu, Jean-Charles Lormier fut ordonné prêtre par sa grandeur Mgr Bourget.

Le curé Faguy manifesta à monseigneur le désir d'avoir le nouveau prêtre près de lui, en qualité de vicaire.

—Je regrette vivement de ne pouvoir acquiescer à votre désir, répondit le prélat. Vous savez que l'abbé O'Brien, ex-vicaire à l'église Saint-Patrice, de cette ville, est mort depuis deux mois, et qu'il est impossible au curé de desservir seul une paroisse aussi importante. Or je n'ai, dans le moment, aucun prêtre de langue anglaise dont je puisse disposer. Sachant que M. Lormier possède parfaitement cette langue, j'ai promis à M, le curé de Saint-Patrice de lui adjoindre votre protégé aussitôt qu'il serait reçu prêtre. Et je dois maintenant m'acquitter de ma promesse. Cependant, si vous le désirez, je pourrai mettre un autre prêtre à votre disposition.

L'abbé Faguy fit généreusement le sacrifice qu'on lui demandait et accepta volontiers de recevoir l'aide d'un vicaire.

Sa santé s'altérait de jour en jour, et il se sentait incapable de pourvoir seul aux besoins spirituels de ses paroissiens.

Le jour même de son ordination, l'abbé Jean-Charles Lormier fut informé qu'il avait été nommé vicaire à l'église Saint-Patrice. Cette nouvelle lui causa autant de peine que de surprise, car il connaissait les démarches que son protecteur devait faire auprès de Mgr Bourget, et il avait espéré qu'elles seraient couronnées de succès.

Il eût été heureux de soulager le curé Faguy, de veiller sur sa vieillesse... mais il se soumit sans hésiter à la volonté de son supérieur, et alla offrir ses services au curé de Saint-Patrice, l'abbé Foley, avec lequel il avait déjà eu quelques relations.

Notre héros était beaucoup plus âgé que l'abbé Foley, mais jouissait d'une santé plus robuste que celui-ci. Malgré ses soixante-dix ans, il se sentait aussi vigoureux qu'à l'âge de quarante ans.

L'étude et le travail ne paraissaient pas le fatiguer.

Pourtant, autrefois, le Dr Chapais lui avait dit qu'il le croyait atteint d'une maladie de coeur, comme son père, et lui avait recommandé d'éviter l'excès de travail et les émotions violentes.

Jean-Charles croyait à la science du Dr Chapais, mais les nombreux malheurs qu'il avait supportés depuis cette époque si éloignée, l'avait convaincu que le médecin, cette fois-la, s'était bien trompé...

Le nouveau vicaire apporta dans l'exercice de son ministère une piété, un zèle, un dévouement et une charité qui firent l'admiration des fidèles et la consolation de son curé.

La taille de ce prêtre géant eût seule suffi à en imposer à tous; mais sa sainteté à l'autel, son éloquence en chaire, sa douceur au confessionnal et sa patience au chevet des malades, lui gagnèrent toutes les sympathies et lui donnèrent bientôt une influence prodigieuse, dont il sut se servir pour la cause du bien.

L'ivrognerie faisait alors d'affreux ravages; elle avait déjà jeté la misère dans un grand nombre de familles et y soufflait maintenant la discorde et l'oubli de Dieu.

L'abbé Lormier résolut de la combattre avec les armes de la charité et de la parole.

Il fonda d'abord deux conférences de la société Saint-Vincent de Paul, et s'imposa la tâche de visiter personnellement les familles que le vice avait contaminées. Il soulagea leurs misères, leur parla de Dieu, puis les décida à venir à l'église pour prier et entendre ses sermons contre l'ivrognerie.

De plus, il établit une société de tempérance, et eut le bonheur, après six mois d'un travail opiniâtre, d'y recevoir huit cents membres, parmi lesquels figuraient les ivrognes les plus dégradés. C'était un succès. Mais l'apôtre constatait avec peine que les jeunes gens n'avaient pas répondu en assez grand nombre à son appel, et il n'épargna aucun sacrifice pour les gagner à la belle cause de la tempérance.

Le jour de la fête nationale des Irlandais approchait.

L'abbé Lormier voulut profiter de cette fête pour l'enrôlement solennel de nouveaux membres dans la société. Il acheta, avec ses deniers, un joli drapeau du Sacré-Coeur, et pria Mgr Bourget de venir en faire la bénédiction le jour de la Saint-Patrice.

Le 17 mars, une foule immense envahissait l'église Saint-Patrice, que des mains très habiles avaient décorée de banderoles et de verdure.

Quinze cents hommes et jeunes gens étaient groupés près d'un magnifique drapeau du Sacré-Coeur qui semblait fasciner leurs regards.

Avant la bénédiction, l'abbé Lormier monta en chaire. Les fidèles étaient toujours avides d'entendre la parole de cet apôtre, dont la voix sonore et le geste expressif impressionnaient fortement. Ce jour, laissant parler son coeur, le saint vieillard fit un sermon à l'emporte pièce. Dans la péroraison, s'adressant aux hommes, il prononça ces mots: «Soldats du Sacré-Coeur, debout! et, la main levée vers le drapeau que notre vénérable évêque va bénir, promettez de ne plus fréquenter les cabarets et d'observer partout et toujours la sainte vertu de tempérance!»

Tous les hommes se levèrent, et ce cri puissant fit retentir la voûte du temple: «Nous promettons!»

Cette fête mit le comble à l'enthousiasme des Irlandais. Quand ils parlaient de leur vicaire, ils l'appelaient: Holy father Lormier.

Et, dans leur pieuse naïveté, ils avaient trouvé le mot juste: l'abbé Lormier était un saint dans toute la force du terme.

*
*   *

Une nuit, notre héros fut réveillé par ce cri: au feu! au feu!

Il se leva, s'habilla à la hâte et sortit du presbytère. En l'apercevant, les Irlandais lui dirent que le feu était à l'église.

Le vicaire s'y rendit en courant et vit que l'élément destructeur exerçait ses ravages à L'interieur de l'église...

Les membres de la société de tempérance devaient faire la communion réparatrice le lendemain matin, et il y avait dans le tabernacle deux ciboires remplis d'hosties consacrées!

Que faire? L'abbé Lormier allait-il permettre aux flammes de dévorer les saintes espèces sans tenter de les sauver?... Mais! il risquait d'être rôti en pénétrant dans le temple, qui ressemblait à une fournaise ardente...

N'importe! il n'hésite pas un instant!

Plongeant son manteau dans l'eau, et s'en couvrant la tête, il s'élance au milieu des flammes, court à l'autel, ouvre le tabernacle, saisit les deux ciboires et revient sur ses pas.

La flamme faisait rage, surtout à l'entrée de l'église. Un véritable mur de feu se dressait sur le passage du prêtre, et semblait vouloir le retenir captif. Sans perdre courage, l'abbé Lormier élevé son âme à Dieu, se débarrasse du manteau qni gênait sa marche, et se précipite à travers le rempart brûlant...

La foule attendait, haletante, muette d'angoisse.

Soudain un cri de joie s'échappe de toutes les lèvres: le prêtre vient de paraître, enveloppé de flammes, mais portant fermement les deux ciboires!

L'abbé Foley s'empresse au devant de son vicaire, reçoit le précieux fardeau, qu'il transporte au presbytère, pendant que les pompiers. dirigent sur le héros un puissant jet d'eau qui éteint les flammes attachées à tous ses habits...

Après un travail et des efforts héroïques, on réussit à contrôler l'incendie.

L'église avait subi des dommages considérables, mais les pertes était couvertes par les assurances.

L'abbé Lormier ne s'était pas rendu compte tout d'abord de la gravité de son état. L'excitation avait paralysé la douleur, mais elle se réveilla d'une manière intense quand il enleva, ses vêtements.

Son corps était couvert de plaies... Il ne lui restait plus un seul cheveu, et sa figure était affreusement brûlée et tuméfiée...

Les brûlures le faisaient terriblement souffrir, mais le coeur paraissait être le siège principal de ses souffrances.

Il en parla aux médecins, qui lui dirent, après l'avoir examiné, qu'il était atteint d'une hypertrophie du coeur; puis ils ajoutèrent:

—Vous pouvez remercier Dieu, si vous n'avez pas été foudroyé!

L'abbé Lormier se rappela alors ce que lui avait dit le Dr Chapais, autrefois, et il se reprocha, d'avoir douté de la science de son vieil ami.

Notre héros inspira longtemps à ses médecins et à l'abbé Foley les plus vives inquiétudes; mais grâce à leurs bons soins et aux prières ferventes des fidèles, il put, au bout de trois mois, quitter la chambre et reprendre quelques unes de ses divines fonctions.

Mais il était excessivement faible, et sentait que ses forces l'avaient abandonné pour toujours!

De plus son oeil gauche avait tellement souffert à l'incendie, qu'il ne pouvait plus s'en servir.

«Bah! se dit-il, j'ai bien sacrifié un doigt à la patrie, au feu de Châteauguay; je devais, au moins, sacrifier un oeil à Dieu, au feu de notre église...»




LES NOCES D'OR

Un soir d'août, l'abbé Lormier reçut de sa grandeur Mgr Bourget cette courte missive:

Mon cher M. Lormier,

Je désirerais causer quelques instants avec vous. Veuillez donc me faire le plaisir de venir prendre le dîner avec moi, demain, sans cérémonie.

L'abbé Lormier se rendit à l'invitation de l'éminent prélat, qui l'accueillit avec cette courtoisie et cette bonté qu'il témoignait à tous, et qui sont l'apanage des âmes bien nées.

Le dîner fut très joyeux. Au dessert, Mgr Bourget dit à son hôte: «C'est pour vous demander un service que je vous ai prié de venir me voir.»

—Je suis entièrement à votre disposition, monseigneur, répondit l'abbé.

—Merci! Voici ce dont il s'agit. La supérieure du couvent de Villa-Maria m'a confié, il y a huit jours, l'agréable tâche de présider à une touchante cérémonie: celle de la célébration des noces d'or d'une vieille religieuse, arrivée récemment des États-Unis. J'avais accepté la tâche, mais je me vois maintenant dans l'impossibilité de la remplir. Cette cérémonie a lieu demain matin, à six heures, et je dois partir ce soir pour Québec, où m'appelle une affaire importante et urgente. Vous me rendriez un grand service en voulant bien me remplacer à cette fête.

—Quoi! monseigneur, vous remplacer à cette fête?... Mais il me semble que je ne puis y songer! Les bonnes religieuses attendent votre grandeur, et c'est le plus indigne de vos prêtres qu'elles seront obligées de recevoir... Je vous en prie, monseigneur, ne leur causez pas un tel désappointement!

—Elles n'éprouveront aucun désappointement, car je les préviendrai avant mon départ..

—Je n'ai jamais assisté à pareille fête, monseigneur, et j'ignore absolument le cérémonial qui doit être observé en cette occurrence.

—Rassurez-vous, mon ami, il est des plus simples: le Veni Creator avant la messe, le renouvellement des voeux par la vieille religieuse après la messe, puis le Te Deum. Lorsque vous aurez terminé votre action de grâces, vous irez à la communauté, où les soeurs seront réunies, et vous leur adresserez la parole.

—Le programme serait simple en effet, monseigneur, si le discours en était supprimé, mais, c'est justement le point qui m'embarrasse le plus.

—L'année dernière, cependant, vous avez, sans préparation, prêché tous les soirs aux exercices de la neuvaine de Saint-François-Xavier, et tout le monde a été enchanté de vos sermons. Ah! ah! vous rougissez en entendant ce compliment... je vous assure pourtant qu'il est bien mérité.

—Ne pourriez-vous pas, monseigneur, demander à la supérieure d'ajourner cette fête à plus tard, c'est-à-dire jusqu'à votre retour de Québec?

—Non, mon ami, car la vieille religieuse... dont on doit célébrer les noces d'or, est d'une faiblesse excessive, et même elle a failli mourir, la semaine dernière. Elle est relativement bien depuis deux jours et le médecin est d'opinion qu'elle peut vivre encore quelque temps, mais aussi elle peut mourir d'un jour à l'autre. Cette bonne soeur, qui est la modestie même, s'est opposée fortement à la démonstration qu'on organise en son honneur, mais la supérieure et toutes les religieuses de la communauté veulent lui donner, en ce grand jour, un témoignage d'affection, de respect et de reconnaissance. Cette bonne vieille digne émule de Marguerite Bourgeois a rendu de précieux services à son ordre, et elle a établie sur des bases solides, plusieurs couvents au Canada et aux États-Unis.

—Enfin, monseigneur, je n'ai qu'à m'incliner devant votre volonté qui est et sera toujours la mienne. Et si j'ai mis peu d'empressement à obéir à votre grandeur, c'est parce que je me sens tout à fait indigne de la remplacer à cette fête.

—Laissez-moi vous dire, mon ami, que je diffère d'opinion avec vous sur ce point, et je suis persuadé que les religieuses me sauront gré de vous avoir choisi pour présider à cette fête des noces d'or.

*
*   *

Ainsi que l'abbé Lormier l'avait prévu, les religieuses furent bien désappointées en recevant de Mgr Bourget une lettre par laquelle il leur apprenait qu'une affaire urgente l'appelait le même jour à Québec, et que M. l'abbé Jean-Charles Lormier le remplacerait avantageusement à leur fête.

Si les bonnes soeurs étaient déçues, c'est parce qu'elles avaient fait de grands préparatifs pour recevoir le distingué prélat qui était un insigne bienfaiteur de leur communauté. Mais avec l'esprit de soumission qui caractérise ces saintes femmes, elles acceptèrent de bonne grâce cette contrariété et se disposèrent à recevoir avec magnificence le représentant de sa grandeur Mgr Bourget, et à célébrer leur fête avec beaucoup d'éclat.

La supérieure ne fît d'abord connaître à personne le nom du prêtre qui devait remplacer l'évoque, car le nom de l'abbé Lormier lui était complètement inconnu. Elle pensa même que ce prêtre était un missionnaire en visite à Montréal.

D'ailleurs, elle se proposait de le présenter à la communauté après la cérémonie religieuse.

C'est la supérieure qui avait écrit la formule du renouvellement des voeux qui devait être lue par l'héroïne de la fête; mais l'absence de Mgr Bourget, l'obligea à en modifier comme suit la dernière partie: «Sous l'autorité de monseigneur l'illustrissime et révérendissime Ignace Bourget, évêque de Montréal, et en présence de son officiant-député, M. l'abbé Jean-Charles Lormier.»

Le lendemain matin, à six heures précises, l'abbé Lormier, revêtu des habits sacerdotaux, fit son entrée dans la petite chapelle de Villa-Maria.

Les décorations de la chapelle et de l'autel offraient un coup d'oeil ravissant.

Un goût véritablement artistique avait présidé à la disposition des drapeaux, des fleura et des lumières. Rien de confus ni d'exagéré nulle part, mais partout la simplicité unie à la distinction.

Trois fauteuils avaient été placés à quelques pas du balustre; celui du centre était occupé par la religieuse dont on célébrait les noces d'or, celui de droite par la supérieure, et celui de gauche par une religieuse étrangère à la communauté.

Le recueillement de l'abbé Lormier à l'autel, l'air de sainteté répandu sur sa figure, sa haute stature et sa voix grave et sonore produisirent sur les assistantes la plus salutaire impression.

Il était vraiment le digne représentant de Jésus-Christ, le héros de Châteauguay!

Lorsqu'il eût terminé la messe, le prêtre s'approcha du balustre pour entendre la lecture des voeux et bénir la religieuse qui devait les renouveler.

Il se tint debout, les mains jointes sur la poitrine.

La supérieure présenta à la vieille épouse du Christ la formule qu'elle devait lire, mais qu'elle n'avait pas encore vue.

La pieuse jubilaire prit le document, mais en voulant se mettre à genoux pour en faire la lecture, on crut qu'elle allait s'évanouir. Elle n'avait pas dormi de la nuit, et elle était si faible, que les religieuses avaient été obligées de la transporter à la chapelle dans une chaise roulante... Il lui fut permis de rester assise.

Alors, d'une voix faible, mais assez intelligible, elle lut:

«Je, soeur Sainte-Agnès de Jésus, née Corinne de LaRue....................................

En entendant prononcer ce nom, pour la première fois depuis un demi-siècle, et par celle qui le portait, l'abbé Lormier tressaillit et son coeur battit à se rompre; mais il ferma les yeux et éleva ses pensées vers l'Éternel.

La religieuse continuait sa lecture:

«................désire ardemment renouveler mes voeux.

Seigneur-Jésus, que j'ai choisi, il y a cinquante ans, pour mon céleste époux, sous la protection de votre glorieuse et immaculée mère, je renouvelle les voeux que j'ai faits à votre divine majesté, de garder pauvreté, chasteté et obéissance.

Ce joug de la vie religieuse que je porte depuis cinquante ans, est pour moi plus doux, plus léger que jamais, et je n'ai, ô Seigneur, qu'un seul regret, c'est de ne pas avoir assez fait pour répondre à la grande faveur de ma sainte vocation.

Daignez me pardonner et me faire la grâce de vous être fidèle jusqu'à la mort. Oui, je renouvelle mes voeux suivant les règles de cette congrégation et sous l'autorité de monseigneur l'illustrissime et révérendissime Ignace Bourget, évêque de Montréal, et en présence de son officiant-député, M. l'abbé Jean-Charles Lorm......

Elle ne put prononcer la dernière syllabe de ce nom, et la formule lui échappa des mains, Elle jeta un cri de surprise, saisit son crucifix qu'elle porta à ses lèvres, et expira entre les bras de la supérieure...

L'abbé Lormier, resté jusque-là impassible, leva la main et donna une suprême bénédiction à soeur Sainte-Agnès de Jésus.

Puis, avec ce calme que l'homme de Dieu sait conserver dans les moments les plus douloureux, il alla s'agenouiller devant le tabernacle et pria longtemps pour l'âme de celle dont les anges célébraient sans doute, là-haut, les noces éternelles...




MORT AU CHAMP D'HONNEUR

Six mois s'étaient écoulés depuis le sombre événement que nous venons de relater.

L'abbé Lormier avait tout à fait recouvré la santé. Du moins il semblait le croire. Car il avait repris les devoirs de son ministère avec une ardeur qui ne se ralentissait pas.

Ayant vaincu l'hydre de l'intempérance et fait renaître l'accord, le bonheur et la prospérité dans les familles, il voulut maintenir celles-ci dans le droit chemin et éloigner d'elles les dangers.

Pour arriver à son but, il transforma le rez-de-chaussée de l'église en une vaste salle pourvue d'une bibliothèque, de journaux et de jeux, qu'il mit à la disposition des hommes mariés et des jeunes gens de la paroisse.

Tous les soirs, des hommes de tout âge et de toute condition se réunissaient dans cette salle, où ils passaient des heures charmantes.

L'abbé Lormier assistait aussi régulièrement que possible à ces réunions, que sa science et sa franche gaieté rendaient instructives et agréables.

Il apprenait à ces hommes à se mieux connaître, à s'aimer et à s'aider les uns les autres dans le commerce de la vie.

L'abbé Lormier, nous l'avons déjà dit, soit qu'il fût à l'autel, au confessionnal ou en chaire, édifiait toujours. Mais c'est surtout par la prédication qu'il touchait et convertissait les âmes.

Dans l'automne de 18... il prêchait, depuis huit jours, une neuvaine à Saint-Patrice. On était venu de partout pour l'entendre.

Dans la péroraison de ses trois derniers sermons, le prédicateur avait éprouvé de violentes palpitations du coeur. Mais ces accents plaintifs de l'organe souffrant n'était pas de nature à modérer le zèle brûlant qui animait ce saint prêtre. Et pour s'exciter à combattre avec plus d'ardeur encore le vice, l'impiété et les ennemis de la religion, il se répétait souvent ce vers de Racine:

«Le Dieu que nous servons est le Dieu des combats.»

Le neuvième jour, il prêcha sur la destinée de l'homme dans l'ordre surnaturel. Durant une heure il tint l'auditoire captif sous le charme de sa parole.

Puis, s'inspirant d'un grand prédicateur italien, le Père Ventura, il conclut ainsi son admirable sermon:

«La terre, songeons-y bien, est le lieu du combat; c'est au ciel qu'est le lieu du triomphe.

«La terre est le lieu du travail; c'est au ciel le lien du repos.

«La terre est le lieu du mérite; c'est au ciel le lieu de la récompense.

«La terre est le lieu de l'exil; c'est le ciel qui est notre véritable et éternelle patrie.

«Habitons donc dans le ciel par la foi, l'espérance, le désir, afin que nous ayons le bonheur d'y habiter un jour par nos personnes.»

—Ainsi soit-il! répondit une voix mélodieuse qui parut sortir du tabernacle...

L'abbé Lormier, étonné et ravi, se tourna vers l'autel; mais soudain il chancela et s'affaissa dans la chaire!

Il venait d'être foudroyé par une syncope du coeur..................................

Le héros de Châteauguay, devenu un soldat du Christ, était mort au champ d'honneur!

FIN




TABLE

Préface.

Avant-Propos.

PROLOGUE

Un sauvetage émouvant.

La tireuse de cartes.

La Maison bleue.

PREMIÈRE PARTIE

La famille Lormier.

La loyauté des Canadiens-français.

Un héros de seize ans.

Convalescence et étude.

Un clerc notaire qui s'amuse.

Une partie de chasse.

Un trait d'honnêteté et de dévouement.

Il faut sauvegarder l'honneur de sa famille.

Le cocher Philippe dans son nouveau rôle.

Un trio de nobles coeurs.

Un double compte de médecin.

Une fête patriotique.

Une bombe qui éclate.

Une dernière épître de Philippe.

DEUXIÈME PARTIE

Les fiançailles de Jean-Charles.

L'or vaincu par l'éloquence.

Vingt ans après.

TROISIÈME PARTIE

La fuite.

L'exil.

L'orphelin O'Neil.

Le retour au pays.

ÉPILOGUE

Une noble indiscrétion.

Une réception enthousiaste.

Le vicaire de Saint-Patrice.

Les noces d'or.

Mort au champ d'honneur.